J.-M. G. Le Clézio Et Le Sable Des Mots J.-M. G. Le Clézio and The Sand of Words
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Tangence
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J.-M. G. Le Clézio
et le sable des mots
Claude Cavallero,
Université de Savoie
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Ambivalence de l’ailleurs
Il faut bien l’admettre, le mot désert désigne avant tout un
espace de la négation, espace envisagé par référence à ce qu’il n’est
pas, à ce qu’il n’a pas : « C’est le pays où il n’y a pas d’hommes, pas de
Images minérales
Ce n’est pas le moindre intérêt de ces pages poétiques que de
dépasser les représentations archétypales du désert saharien. Sous
la plume de Le Clézio, le poncif de la « mer de sable » s’efface au
profit d’une évocation élémentaire beaucoup plus fruste. C’est ici
la minéralité abrupte de l’espace physique qui se trouve soulignée.
Jamais les collines et les plateaux désertiques n’apparaissent à Lalla
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sous les traits d’une nature accueillante, loin s’en faut. Roches et
cailloux se signalent par leur dureté, à tel point que les champs de
pierres « aiguës » et « coupantes » ressemblent à un immense
« chaos » de gypse et de mica (D, p. 202). Sous ses aspects divers, la
matière minérale révèle une dureté saillante, acérée, qui en fait
l’instrument d’une confrontation organique du corps au monde
— et l’on sait combien cette expérience géomorphologique devien-
dra centrale dans Le chercheur d’or (1985). Une telle dureté se
conjugue naturellement à la violence des météores et va jusqu’à
s’imprégner de façon rhétorique dans le corps des Hommes Bleus :
Ils étaient les hommes et les femmes du sable, du vent, de la
lumière, de la nuit. Ils étaient apparus, comme dans un rêve, en
haut d’une dune, comme s’ils étaient nés du ciel sans nuages, et
qu’ils avaient dans leurs membres la dureté de l’espace (D, p. 9).
Voici donc un monde hostile, en opposition avec les images
paradisiaques des brochures touristiques dédiées de nos jours aux
randonnées trekking. Aucun sentier, aucune marque distinctive ne
peut guider ceux qui s’aventurent en ce domaine : « Lalla doit cher-
cher son chemin à travers les rochers. Elle saute de pierre en pierre,
au-dessus des torrents secs, elle contourne les murailles des falaises »
(D, p. 199). Dans son ouvrage Le Clézio ou la Quête du désert,
Simone Domange examine l’aspect référentiel de cette évocation
saharienne, laquelle s’exprime surtout à travers les toponymes cités
dans le récit des Hommes Bleus 4. Mais si l’on se penche sur la
géomorphologie qu’élabore la fiction, nous découvrons que la mise
en scène s’éloigne subrepticement des ergs du Sahara et nous fait
plutôt songer aux glacis d’érosion des déserts américains d’où
émergent les silhouettes fantasques de reliefs résiduels, pitons, buttes
escarpées — que les géographes appellent inselberg (montagne-île).
Il semble édifiant que Le Clézio, qui jamais n’était allé dans la Saguia
el Hamra avant d’écrire son roman, compare souvent ce lieu, dans
Gens des nuages, à la vallée du Rio Grande au Nouveau-Mexique,
aux canyons de l’Arizona ou aux plateaux dénudés de Californie 5.
Faut-il davantage s’en convaincre, comme l’indique Pierre Lepape,
le désert de Désert impose à notre imagination « un espace nouveau
qui n’apparaîtra jamais sur les atlas les plus précis 6 ».
Fascination du regard
La terre des confins se définit par excellence comme espace de
l’écart et de l’altérité, et, en ce sens, la fréquentation des marges
désertiques atteste la marginalité sociale des personnages. De façon
exemplaire, Lalla refuse de cautionner la violence de Zora, la
marchande de tapis (D, p. 178) ; elle s’oppose d’emblée au mariage
qu’on veut lui imposer avec un homme de la ville, « l’homme au
complet veston gris-vert » (D, p. 180-183). Les collines de pierre
deviennent son refuge. Mais les approches du désert, si elles sus-
citent l’émerveillement, symbolisent aussi une permanence de
l’absence. À nouveau s’exprime toute l’ambivalence de ce lieu
utopique sur lequel le temps semble n’avoir de prise, et qui exerce
sa fascination sur Lalla par le médium du regard d’Es Ser, le Secret :
Elle ne voit de lui que ses yeux, parce que son visage est voilé
d’un linge bleu, comme celui des guerriers du désert. Il porte un
grand manteau blanc qui étincelle comme le sel au soleil. Ses
yeux brûlent d’un feu étrange et sombre, dans l’ombre de son
turban bleu, et Lalla sent la chaleur de son regard qui passe sur
son visage et sur son corps, comme quand on s’approche d’un
brasier (D, p. 89).
7. Cette précision est apportée par le narrateur : « C’est comme pour sa nais-
sance, dans les montagnes du Sud, là où commence le désert » (D, p. 82).
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traces, sans se laisser dérouter par ce qui est autour, les herbes, les
fleurs ou les cailloux qui brillent » (D, p. 142). Personnage aty-
pique, le jeune garçon se prête à ce jeu à la manière d’un animal :
« Quand le Hartani suit une trace, il est tout à fait pareil à un chien
de chasse. Ses yeux sont luisants, ses narines sont dilatées, tout son
corps est tendu en avant. De temps en temps, même, il se couche
sur le sol pour mieux sentir la piste » (D, p. 142). Guetter les traces,
c’est ici se familiariser avec l’espace élémentaire.
À l’échelle macroscopique, le problème est tout autre. L’im-
portance des distances est telle que même avec une carte et une
balise, le désert, comme la mer, est un espace qu’il faut penser,
reconstruire mentalement. Cette attention de chaque instant im-
prègne la pensée des hommes qui, pendant des siècles, ont appris à
traverser l’immensité du désert. Leurs yeux regardent « à peine »
l’étendue du sable lorsqu’ils cherchent « la trace de la piste entre les
vagues des dunes » (D, p. 8), car quelle que soit sa couleur, « le
sable ocre, jaune, gris, blanc » glisse et couvre « toutes les traces »
(D, p. 12). La trace remplace une signalétique, mais sa présence
n’offre aucune certitude, c’est pourquoi les Hommes Bleus ont
recours à la géographie céleste. Dans le ciel (c’est l’unique avan-
tage) les nuages sont rares, la marche à l’étoile permet donc de se
fonder sur des repères fiables. Aussi le guide indique-t-il à Nour
« la route qu’ils suivraient le jour, comme si les lumières qui s’allu-
maient dans le ciel traçaient les chemins que doivent parcourir les
hommes sur la terre » (D, p. 11).
Dans la représentation commune, le désert induit dans la
pensée sa continuité infinie comme celle de l’infinité des grains de
sable qui le composent. Il induit de surcroît une méditation sur le
Temps, car son paysage est souvent jalonné de ruines, de cités
fantômes, de vestiges laissés par les hommes ayant vécu dans ce
lieu. Rappelons que le latin vestigium signifie précisément le pas,
l’empreinte laissée sur le sol, le signe du passage, visible mais
éphémère : aujourd’hui apparent, il sera recouvert demain au gré
des vents. Le corps de l’homme mourant de fatigue ne saurait
échapper à la règle : « Le vent qui souffle jetterait les poignées de
sable sur lui, le recouvrirait bientôt, sans qu’on ait besoin de
creuser de tombe » (D, p. 221).
Si les traces s’effacent, les marques, par essence, sont gage de
durée. Mais comme le temps, pour être mesuré, suppose des
repères, les rares stigmates du passé deviennent vite inintelligibles.
C’est le cas des marques que découvre Lalla sur le plateau de
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Désertion-déception
C’est dans Le livre des fuites que l’on trouve la première inser-
tion narrative de l’espace-désert, lorsque le protagoniste, anti-
héros de cet anti-roman d’aventures, entame une traversée où les
heures de marche, les pauses et le bivouac alternent d’abord sans
incident. Or le désert, on l’imagine, ne se laisse pas aussi facilement
gagner : victime naïve de la soif et de l’épuisement, Hogan ne devra
son salut qu’à la diligence d’un camionneur complaisant ! Le désert
de Genna, que découvre l’enfant Gaspard dans la nouvelle « Les
bergers », apparaît davantage conforme à l’image d’un continuum
spatial ouvert sur l’infini. Partageant l’existence nomade du groupe
de bergers qu’il rencontre, Gaspard accède à un désert initiatique.
Comme cela sera le cas pour Lalla aux côtés du Hartani et comme
souvent chez Le Clézio, la découverte de soi passe ici par une
rencontre avec l’altérité. Toutefois la vallée désertique de Genna,
telle un rêve qui s’écroule, devient soudain « inaccessible, comme
si elle n’avait pas existé 17 ». À nouveau désert, nouvel échec.
On peut dire que l’initiation au désert de Lalla est mieux
réussie, car pour elle, le Hartani devient l’initiateur le plus éminent
15. Ruth Amar envisage les implications narratives de cet « ordre vide » dans l’ou-
vrage tiré de sa thèse, Les structures de la solitude dans l’œuvre de Le Clézio,
Paris, Publisud, 2004, p. 63-68.
16. Jemia et J.-M. G. Le Clézio, Gens des nuages, ouvr. cité, p. 40.
17. J.-M. G. Le Clézio, « Les bergers », dans Mondo et autres histoires, Paris,
Gallimard, 1978, p. 277.
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qui soit. Grâce à ce frère des sables qui n’entend pas le langage des
hommes, la jeune fille renoue, sur les plateaux de pierre, avec les
racines immémoriales de ses ancêtres, les Hommes Bleus. La vacuité
du désert prend dès lors, comme l’écrit Elena Réal, « une valeur
bénéfique […] à travers une sorte d’apologétique […] qui fait du
vide non une lacune ou une absence, mais au contraire une
présence, un point vibrant 18 ». L’appel du désert s’amplifie sous la
menace d’un destin social qui peu à peu étreint l’adolescente. Un
jour, Lalla s’enfuit, et toute son enfance semble après coup se tendre
vers cette évasion qui la mène, à la suite du berger, au cœur du
désert. Une nouvelle étape initiatique s’accomplit, mais le lecteur
devine, du même coup, que se franchit un seuil de non-retour.
Marquant l’apogée d’une plénitude, la merveilleuse nuit cosmique
qui unit les personnages précipite le récit dans une ellipse : Lalla sera
finalement expulsée du désert, comme jadis Hogan et Gaspard. Le
désert reste une nouvelle fois le lieu d’une expérience inachevée.
18. Elena Réal, « Un espace pour le vide », Sud, Marseille, nos 85/86, 1989, p. 182.
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19. L’allusion aux croyances touarègues est ici manifeste ; les kel-esuf sont des
êtres maléfiques qui errent sans repos aux frontières des espaces habités et qui
représentent un danger pour les hommes. On se reportera à ce propos aux
notations de Dominique Casajus, Gens de parole, langage, poésie et politique en
pays touareg, Paris, La Découverte, 2000, p. 49.
20. Voir à ce sujet l’interprétation symbolique de Simone Domange, Le Clézio,
ouvr. cité, p. 27-30.
21. Nous renvoyons en particulier à l’ouvrage de Ruth Holzberg (L’œil du serpent,
dialectique du silence dans l’œuvre de J.-M. G. Le Clézio, Sherbrooke, Naaman,
1981), rédigé avant la publication de Désert, mais dont les analyses conservent
ici leur pertinence.
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22. « Peut-être qu’il parle avec le bruit léger du vent qui vient du fond de l’espace,
ou bien avec le silence entre chaque souffle du vent. Peut-être qu’il parle avec
les mots de la lumière, avec les mots qui explosent en gerbe d’étincelles sur les
lames de pierre, les mots du sable… » (D, p. 90).
23. Dominique Casajus, Gens de parole, ouvr. cité, p. 12.
24. Michel Vieuchange, Smara. Carnets de route d’un fou du désert, Paris, Phébus,
1990, p. 205.
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25. Jemia et J.-M. G. Le Clézio, Gens des nuages, ouvr. cité, p. 56-57.