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Pierre Bourdieu - Le Sens Pratique (Le Sens Commun) - Editions de Minuit (1980)

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pierre bourdieu

le sens pratique

autres ouvrages de pierre bourdieu


SOCIOLOGtll DE L'ALGÉRIE, P. U. F., 2" éd., 1961.
THE ALGERIANS, Boston, Beacon Press, 1962.
LE DÉRACINEMENT, Ed. de Minuit, 1964, nouvelle édition, 1977 (en collabora-
tion avec A. Sayad).
LES ÉTUDIANTS ET LEURS ÉTUDES, Ed. Mouton, 1964 (en collaboration avec
J.-c. P a s s e r o n ) . '
LES HÉRITIERS, Ed. de Minuit, 1964 (en collaboration avec J.-C. Passeron).
TRAVAIL ET TRAVAILLEURS EN ALGÉRIE, Ed. Mouton, 1964 (en collaboration
avec A. Darbel, J.-P. Rivet et C. Seibel).
UN ART MOYEN, Ed. de Minuit, 1965 (en collaboration avec L. Boltanski,
R. Castel et J."c. Chamboredon).
RAPPORT PÉDAGOGIQUE ET COMMUNICATION, Ed. Mouton, 1965 (en colla-
boration avec J.-c. Passeron et M. de Saint-Martin).
L'AMOUR DE L'ART, Ed. de Minuit, 1966, nouvelle édition 1969 (en colla-
boration avec A. Darbel).
LE MÉTIER DE SOCIOLOGUE, Ed. Mouton/Bordas, 1968, nouvelle édition, 1973
(en collaboration avec J.-c. Passeron et J.-c. Chamboredon).
ZUR SOZIOLOGIE DER SYMROLISCHEN FORMEN, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp,
1970.
LA REPRODUCTION, Ed. de Minuit, 1970, nouvelle édition 1971 (en colla"
boration avec J.-C. Passeron).
ESQUISSE D'UNE THÉORIE DE LA PRATIQUE, précédée de trois études d'ethno-
logie kabyle, Ed. Droz, Genève, 1972.
ALGÉRIE 60, Ed. de Minuit, 1977.
LA DISTINCTION, Ed. de Minuit, 1979.

LES ÉDITIONS DE MINUIT


avec le concours de la maison des sciences de l'homme
Quelles affinités particulières lui paraissaient exister entre
la lune et la femme?
Son antiquité qui a précédé la succession des générations
telluriennes et leur a survécu; sa prédominance nocturne;
sa dépendance de satellite; sa réflexion luminaire; sa cons-
tance durant toute ses phases, se levant et se couchant aux
temps fixés, grandissante et déclinante; l'invariabilité obli-
gée de son aspect; sa réponse indéterminée aux interroga-
tions non affirmatives; sa puissance sur le flux et le reflux;
son pouvoir de rendre amoureux, de mortifier, de revêtir
de beauté, de rendre fou, de pousser au mal et d'y aider;
la calme impénétrabilité de son visage; l'horreur sacrée de
son voisinage solitaire, dominateur, implacable et resplen-
dissant; ses présages de tempête et de bonasse; l'excitation
de son rayonnement, de sa marche et de sa présence; l'aver-
tissement de ses cratères, ses mers pétrées, son silence; sa
splendeur quand elle est visible; son attirance quand elle
est invisible.
J. Joyce, Ulysse.

Le progrès de la connaissance, dans le cas de la science


sociale, suppose un 0 rè . ·s fJncg,-,,4~§.._ÇJ2l!llik_
tip/~ ~e la c0!11JaiJsatiLe; c'est pourquoi il exige des retoUrs
o stmes aux tiiefiies~obiets (ici, ceux de l'Esquisse d'une
théorie de la l~!~a~ti21.~_ et, secondairement, de ~!incti()E1.
qui sont autanta'occasions d'objectiver plus compTrterJient
le rapport objectif et subjectif à l'objet. Et, s'il faut essayer
d'en reconstruire rétrospectivement les étapes, c'est que ce
travail qui s'exerce d'abord sur celui qu~ l'accomplit, et que
certains écrivains ont tenté d'inscrire ?.ans l'œuvre même en
train de se faire, work in progress, CJmme disait Joyce, tend
à faire disparaître ses propres traces. Or}:.lfMfntielde ce que
j'essaie de communiquer ici, et qui n'a rien de'pèrsonnel, ris-
querait de perdre de son sens et de son efficacitési~ en'l~'"
kTssàn'Ts'e disSociér de la pratique d'où il est parti et à
laquelle il devrait revenir, .012 lui ..p~t:rn.etta.it. d.'gxistex.d.e.~.
cette existence irréelle et neutralisée qui est celle des « thè-
ses» .théoriques ou des discours épist~molog{quei. .
© 1980 by LEs EDITIONS DE MINUI!
. Il n'est pas facile d'évoquer les effets sociaux qu'a produits,
7 rue Bernard-Palissy - 75006 Pans
Tous droits réservés pour tous pays 7
ISBN 2-7073-0298-8
PRÉFACE
LE SENS PRATIQUE

dans le champ intellectuel français, l'apparîtion de l'œuvre une question de vie ou de mort) un livre comme Race et
de Claude Lévi-Strauss et les médiations concrètes à travers histoire étaît autre chose qu'une prise de posîtîon intellec-
lesqueliess'eù imposée à toute une génération. une nou~elle tuell~ contre l'évolutionnisme) il est plus difficîle de com-
manière de concevoir l'actîvîté intellectuelle qut s'opposatt de muntquer le choc inséparablement intellectuel et émotion-
façon tout à faît dialectîque à la fîgure 4~ l'intell;~tuet nel que pouvait suscîter le faît de voir analyser comme un
« total » décîsoirement tourné vers la poltttque) qu tncar- langage ayant en lui-même sa raison et sa raison d'être les
nait lea~-Paul Sartre. Cette confrontation exemplaire n'a mythologies des Indiens d'Amérique. Cela surtout lorsqu'on
sans doute pas peu contribué à encourager, chez nomk re de venaît de lire, au hasard de la recherche telle ou telle des
ceux qui se sont orientés à ce moment vers les mences innombrables recollections de faits rîtuels, enregistrés sou-
socîales l'ambition de réconcîlîer les intentions théoriques vent sans ordre ni méthode et voués à apparaître comme
et les i~tentîons pratiques) la vocation sci.entifiq~e et la voca- total~me.nt dépourvus de rime et de raison, dont regorgent
tion éthique, ou polîtique, si souvent dédouh,lees, da~s une les bzbltOthèques et les bibliographies consacrées à l'Afrique
manière plus humble et plus responsable d accomflt; ~eu~ du Nord. La minutie et la patience respectueuses avec les-
tâche de chercheurs, sorte de métier milîtant, auSSt elotgne quelles Claude Lévi-Strauss, dans son séminaire du Collège
de la scîence pure que de la prophétie exemplaire. de. ,France, décomp?saît et recomposaît les séquences à pre-
Travailler dans l'Algérie en lutte pour son indépendance, mœre apparence depourvues de sens de ces récîts ne pou-
à une anal;se scîentifîque de la socîété algérienne, c'était vaient manquer d'apparaître comme une réalîsation exem-
essayer de comprendre et de faire comprendre. le~ fonde- . plaire d'une sorte d'humanisme scîentifîque. Si je risque cette
ments et les objectifs réels de cette lutte, obfecttfs dont expression malgré tout ce qu'elle peut avoir de dérisoire,
îl était clair qu'ils étaient socîalement différencîés, voire c'est qu'elle me paraît dire assez exactement cette espèce
antagonistes, par-delà l'unité stratégiquement nécessaire., et 4,'e.nthousias~e ,n;étascîentifîque pour la scîence avec lequel
tenter ainsi non, évidemment, d'en orienter le cours, mats de f az entreprts l etude du rîtuel kabyle, objet que j'avais
rendre prévîsibles, donc plus difficîles, les 4étournements d'abord exclu de mes recherches, au nom de l'îdée qui porte
probables. C'est pourquoi je ne puis pas renter, dans leurs aujourd'hui certains, surtout dans les pays ancîennement
naïvetés mêmes des écrits qui, bien qu'ils m'aient paru colonisés, à tenir l'ethnologie pour une manièred'essentîa-
alors réaliser la' réconcîliation poursuivie de l'intention pra- lîs:ne fîxiste, attentif aux aspects de la pratique les mieux
tîque et de l'intention scîentifique, doivent beaucoup au fatts pour renforcer les représentations racîstes. Et de faît,
contexte émotionnel dans lequel ils ont été écrits 1, et la quasi-totalité des travaux partiellement ou totalement
moins encore les anticîpatîons ou, plus exactement, les mises consacrés au rîtuel qui étaient disponibles au moment où je
en garde par lesquelles se concluaient les deux étud~s empiri- préparais ma Sociologie de l'Algérie me paraissaient coupa-
ques sur la société algérienne, Travail et travaIlleurs e~ bles, au moins dans leur intention objective et dans leurs
Algérie et Le déracinement, même si ces études ont servt effets socîaux, d'une forme particulièrement scandaleuse
depuis (surtout la deuxième) à justifier certains des détou~­ d'ethnocentrisme, celle qui consiste à livrer, sans autre
nements probables qu'elles s'efforçaient par avance de pre- justification qu'un vague évolutionnisme frazérien bien faît
pour justifier l'ordre colonial, des pratiques vouées à être
venir. , aperçues comme injustifiables. C'est pourquoi je m'orientais
S'il n'est pas besoin de dire que, dans un tel contexte, ou
le problème du racîsme se posait, à chaque moment, comme alors dans de to~t autres directions, désignées par quelques
travaux exemplatres : ceux de Jacques Berque, dont Les
str?\tures SOCIales du Haut Atlas, modèle, particulièrement
1. Cf. P. Bourdieu, « Révolution dans la révolut!on ,", Esprit, pO 1, preczeux sur ce terrain, de méthodologie matérialîste et les
janvier 1961, p. 27·40 et « De la guerre révolutionnaire a la revolutlon ", très beaux articles, « Qu'est-ce qu'une tribu nord-africdine ? »
in Algérie de demain, Paris, P. U. F., 1962, p. 5·13.
9
8
LE SENS PRATIQUE

et « Cent vingt-cinq ans de sociologie maghrébine 2 », m'ont bles » immobiles (puisque « maçonnés ») avait été
fourni des points de départs innombrables et des points de lorsque ses habitants avaient été expulsés par l'armée
référence inestimables j ceux d'André Nouschi, dont les étu- çaise. Il n'était donc pas besoin d'être d'une lucidité epilstl~"m
des d'histoire agraire m'ont incité à chercher dans l'histoire de mologique particulière ou d'une vigilance éthique ou po/:ztz11U(i
la politique coloniale et en particulier dans les grandes lois spéciale pour s'interroger sur les déterminants
foncières le principe des transformations qu'ont connues l'éco- d'une libido sciendi si évidemment « déplacée ». Cette inquié-
nomie et la société paysannes, et cela jusque dans les régions tude inévitable trouvait quelque apaisement dans l'intérêt
en apparence les moins directement touchées par la coloni- que les informateurs prenaient toujours à cette recherche
sation 3 j ceux de Emile Dermenghem et Charles-André Julien lorsqu'elle devenait aussi la leur, c'est-à-dire un effort pour
enfin qui, dans des domaines différents, ont orienté mes se réapproprier un sens à la fois « propre et autre ». Il reste
regards de débutant. que c'est sans aucun doute le sentiment de la « gratuité »
Je n'aurais jamais pu venir à l'étude deu traditions rituelles de l'enquête purement ethnographique qui m'incita à entre-
si la même intention de « réhabilitation » qui m'avait porté prendre, dans le cadre de l'Institut de statistiques d'Alger,
à exclure d'abord le rituel de l'univers des objets légitimes avec Alain Darbel, Jean-Paul Rivet, Claude Seibel et tout un
et à suspecter tous les travaux qui lui faisaient une place ne groupe d'étudiants algériens, les deux enquêtes qui devaient
m'avait poussé, à partir de 1958, à essayer de l'arracher à la servir de base aux deux ouvrages consacrés à l'analyse de la
fausse sollicitude primitiviste et à forcer, jusque dans ses structure sociale de la société colonisée et de ses transforma-
derniers retranchements, le mépris raciste qui, par la honte tions, Travail et travailleurs en Algérie et Le déracinement,
de soi qu'il parvient à imposer à ses propres victimes, contri- ainsi qu'à différents articles plus ethnographiques, dans les-
bue à leur interdire la connaissance et la reconnaissance de quels j'essayais d'analyser les attitudes temporelles qui sont
leur propre tradition. En effet, pour grand que puisse être au principe des conduites économiques précapitalistes.
l'effet de licitation et d'incitation que peut produire, plus b~L_glos~s.philosophiques qui ont entouré un m01J1ent le
inconsciemment que consciemment, le fait qu'un problème /,rttr:t.urflliJ.111~",-piitoublié et fait oublier ce qui en faisait sans
ou une méthode vienne à être constitué comme hautement APUN ,la nouveauté esse.1Jtkjle : introduire dqns'les scieiiées
légitime dans le champ scientifique, il ne pouvait faire oublier ,~~kL,~=W!lh.~str~stt!!3Ii:.Oii:iJi~Jlfiii~ment!.lej~fiffe
complètement l'incongruité, voire l'absurdité d'une enquête (Je pensee re1atlpnm:ra,ui" rompqntal!ec lemp~âe[{el1S~e
sur les pratiques rituelles menée dans les circonstances tra- . ~e., iP.J1èit ~~_Etiféif~~f[iii{QZfi=?ltÎi!~~Zy:ir,Iei
giques de la guerre : j'en ai revécu récemment l'évidence en felaltOns, ,., z 1 unzssentaux autres en un système, efdpntlt
retrouvant des photographies de jarres maçonnées, décorées fientsol1 sens et sa onctzon,equTestélTfflê''trrautanfi]ui/
de serpents, et destinées à recevoir le grain pour la semence, rare, ce n'est pas le 7azT,!'Zwoir ce .:tue l'on appelle des « idées
que j'avais prises vers les années 60 au cours d'une enquête per~o~nelles », mais de contribuer tant soit peu à produire
menée dans la région de Collo et qui doivent leur bonne et a zmposer de ces modes de pensée impersonnels qui per-
qualité, bien qu'elles aient été prises sans flash, au fait que mettent aux personnes les plus diverses de produire des
le toit de la maison à laquelle étaient incorporés ces « meu- pensées jusque-là impensables. Si l'on sait la difficulté et la
lenteur avec lesquelles le mode de pensée relationnel (ou
2. ]. Berque, Les structures socîales du Haut Atlas, Paris, P. U. P., 1955 ; structural) s'est imposé dans le cas des mathématiques et de
« Qu'est-ce qu'une tribu nord-africaine? », Hommage à Lucîen Febvre,
Paris, 1954; « Cent vingt-cinq ans de sociologie maghrébine », Annales,
la physique elles-mêmes et les obstacles spécifiques qui
1956. s'opposent, dans le cas des sciences sociales, à sa mise en
3. A. Nouschi, Enquête sur le niveau de vie des populations rurales œuvre, on mesure la conquête que représente le fait d'avoir
constaminoises de la conquête jusqu'en 1919, Essai d'histoire économique
et socîale, Paris, P. U. F., 1961; La naissance du nationalisme algérien, éte~~u aux syst!mes, syn:boliques « naturels », lan~ue, mythe,
1914-1954, Paris, Ed. de Minuit, 1962. relzgzon, art, 1applzcatzon de ce mode de pensee. Ce qui

10 11
LE SENS PRATIQUE PRÉl'lACE

supposait entre autres choses que, comme le remarque Cas- chaque si~nifiant au signifié correspondant, faire l'économie
.sirer, onpcz.rvienne à wrWQr.1.tf!.J!,ratiquement ll2. distincti~!1 _ d~ long detour par le système complet des signifiants à l'inté-
établie7àtL~~tout le ratîonfimiiie-élq~sJque;entrél~ neur duquel se définit la valeur relationnelle de chacun d'eux
vérités de . rais~'l ..§Ll~LviJ:i!~S. de.. ll2ttJ.QtJ!~lraite.rJ~~~it}.i{lù. (qui ,n'a rien à voir avec un « sens » intuitivement appré-
_&J1Q!jquef..if11EEf_d&s~SsJJèiJiei=(Ie~_r!lcI!igJJJ intei!jgikl~~J..gL. hende.), c'est se vouer à un discours approximatif qui, dans
c.!la a.ns.~~..pxatique.sdcrztifiq1if, et pas seulement dans le le mezlleur des cas, tombe sur les significations les plus appa-
discours où cela se faisait depuis Hegel 4. rentes (par exemple, la correspondance entre le labour et
En effet, ce qui, autant que l'apparence de l'absurdité l'acte sexuel) en s'armant d'une sorte d'intuition anthropo-'
ou de l'incohérence, protège les mythes ou les rites contre logique de type jungien, soutenue par une culture compara-
l'interprétation relationnelle, c'est le fait qu'ils offrent parfois tive d'inspiration frazérienne qui prélève dans l'univers des
l'apparence du sens à des lectures partielles et sélectives qui systèmes mythiques et des religions universelles des thèmes
attendent le sens de chaque élément d'une révélation spéciale décontextualisés 6.
plutôt que d'une mise en relation systématique avec tous les Ainsi isolés, ces thèmes n'opposent plus aucune résistance
éléments de la même classe. C'est ainsi que la mythologie aux recontextualisations que leur font inévitablement subir
comparée qui, plus attentive au vocabulaire du mythe ou du les interprètes inspirés lorsque, prêchant le « ressourcement
rite qu'à sa syntaxe, identifie le déchiffrement à une traduc- spiri~~el » par le retour aux sources communes des grandes
tion mot à mot, ne travaille en définitive qu'à produire une tradztzons, zls cherchent dans l'histoire des religions ou dans
sorte d'immense dictionnaire de tous les symboles de toutes l'et,h~ol?gie des civilisations archaïques le fondement d'une
les traditions possibles, constitués en essences susceptibles relzg~o.szté ~av~nte et d'une science édifiante, obtenues par une
d'être définies en elles-mêmes et pour elles-mêmes, indépen- respmtualzsatzon de la science déspiritualisante. C'est un
damment du système, et donne ainsi une image concrète autre mérite de Claude Lévi-Strauss que d'avoir donné les
de ces bibliothèques rêvées par Borges qui enfermeraient moyens. d'accomplir jusqu'au bout la rupture, instaurée par
« tout ce qu'il est possible d'exprimer dans toutes les lan- D.urkhezm et M~uss, avec l'usage du mode de pensée mytholo-
gues 5 ». Prendre le raccourci qui conduit directement de gzque dans la sczence des mythologies, en prenant résolument
pour objet ce mode de pensée au lieu de le faire fonctionner,
c~mme l'ont toujours fait les mythologues indigènes, pour
resoudre mythologiquement des problèmes mythologiques.
4. Ma seule contribution au discours sur le structuralisme (dont la
surabondance et le style n'ont sans doute pas peu contribué à me décou- Commè on le voit bien lorsque les mythologies étudiées som
rager de déclarer plus fortement ma dette) est née d'un effort pour d:s enje~x sociaux, et en particulier dans le cas des religions
expliciter - et, par là, mieux maltriser - la logique de ce mode de dztes unzverselles, cette rupture scientifique est inséparable
pensée relationnel et transformationnel, les obstacles spécifiques auxquels
il se heurte dans le cas des sciences sociales et, surtout, pour préciser les d'une rupture sociale avec les lectures équivoques des mytho-
conditions auxquelles il peut être étendu, au-delà des systèmes culturels,
aux relations sociales elles-mêmes, c'est·à-dire à la sociologie (cf. P. Bour-
dieu, « Structuralism and theory of sociological knowledge », Social Near East, de Th. H. Gaster (New York, Anchor Books, Doubleday and
Research, XXXV, 4, hiver 1969, p, 681-706). Company I~c., 1961) ou encore Themis, A Study of the Social Origins of
5. La table des matières du Traité dihistoire des religions de Mircea Greek Rellf.,lon, de J. Harrison (Londres, Merlin Press, 1963, Fe éd. 1912).
Eliade, publié en 1953, donne une idée assez îuste de la thématique ?' ~ean-Plerre Vernant indique de même que la rupture avec les inter-
qui a orienté la plupart des recollections de rites réalisées en Algérie (par p.retatlons de type frazérien (qui voient par exemple en Adonis une incarna-
exemple, la lune, la femme et le serpent; les pierres sacrées; la terre, la tion de l' ~ esprit de l~ yég.étatio.n ») et le refus d'un « comparatisme
femme et la fécondité; sacrifice et régénération; les mOrts et les semences; global, procedant par aSSimilatIOn directe, sans tenir compte des spécificités
divinités agraires et funéraires, etc.) La même inspiration thématique se de chaque systè.me de culture » sont la condition d'une lecture adéquate
retroUVe dans les travaux de l'école de Cambridge, avec par exemple From des ~ycles de. le~endes grecques et d'un déchiffrement juste des éléments
mYFhlques, defiOis par leur position relative au sein d'un système parti.
Religion ta Philosophy, A Study in the Origins of Western Speculation, de
F. M. Cornford (New York and Evanston, Harper Torchbooks, Harper and r
culi~r (cf. P. Vernant, Introduction à M. Détienne, Les iardins d'Adonis,
Patis, Gallimard, 1972, p. III-V).
Row, 1957, 1'" éd. 1914), Thespis, Ritual, Myth and Drama in the Ancient

12 13
LE SENS rRATIQUE PRÉFACE

logues « philomythes » qui, par} une sorte de double jeu tées de lacunes d'autant plus g~aves que leurs auteurs sont
conscient ou inconscient, transforment la science comparée plus complètement dépourvus de formation spécifique, donc
des mythes en une quête des invariants des grandes Tradi· démunis à la fois de méthodes d'enregistrement et d'hypothè-
tions, tâchant ainsi de cumuler les profits de la lucidité scien· ses capables d'orienter l'observation et l'interrogation (bien
tifique et les profits de la fidélité religieuse. Sans parler de qu'il arrive souvent que les amateurs - ou du moins les
ceux qui jouent de l'ambiguïté inévitable d'un discours savant professionnels d'une autre discipline, comme les linguistes -
empruntant à l'expérience religieuse les mots employés à fournissent des matériaux rigoureusement enregistrés qui ne
décrire cette expérience pour produire les apparences de la sont pas amputés de tout ce que les attentes constitutives
participation sympathique et de la proximité enthousiaste et d'une problématique « savante » portent à tenir pour insi-
trouver dans l'exaltation des mystères primitifs le prétexte à gnifiant). C'est ainsi que, sur fond des recolleetions impar-
un culte régressif et irrationaliste de l'originel. faites et incomplètes de calendriers agraires, de rituels de
C'est dire qu'il est à peine besoin d'i~voquer la situation mariage ou de contes, pour la plupart collectés et interprétés
coloniale et les dispositions qu'elle, favorise pour expliquer dans une logique vaguement frazérienne, se détachaient quel·
ce qu'était l'ethnologie des pays maghrébins autour des an· ques sources de grande qualité. Je citerai le Fichier de docu-
nées GO et tout spécialement dans le domaine des traditions mentation berbère (en particulier les excellents travaux des
rituelles. Ceux qui aiment aujourd'hui à se constituer en R. P. Dallet - Le verbe kabyle - et Genevois - sur la
juges et à se faire plaisir, comme on dit, en distribuant le maison, le tissage et maint autre objet --, de Yasmina At-S.
blâme et l'éloge entre les sociologues et les ethnologues du et Sr Louis de Vincennes - sur le mariage et le tournant de
passé colonial feraient un travail plus utile s'ils s'efforçaient l'année) sans lequel la plupart des travaux publiés depuis
de comprendre ce qui fait que les plus lucides et les mieux la guerre n'auraient pas été ou pas été ce qu'ils sont, les
intentionnés de ceux qu'ils condamnent ne pouvaient pas textes berbères publiés par les linguistes (et en particulier
comprendre certaines des choses qui sont devenues évidentes les travaux de E. Laoust et de A. Picard) et quelques mono-
pour les moins lucides et parfois pour les plus mal intention- graphies comme celles de Germaine Chantréaux, étude capi-
nés : d,e1Jb1' i11JJ1.(!!sqbJ~~~~' tilLe, ~Pf2quËLi{ . J'Cl .. Y2f1t!g.}lur:. tale, publiée dès 1941 dans la Revue africaine, sur le tissage
l'on nef!?:utpas pênser laute de ?Epg~itiOttL~~iqttes Ptt à Aït Hichem, qui m'a déterminé à m'intéresser à la fois à
porrrti..ii~J!!.clirliffit 'te rendre co te et en c(Lnsiê1~ç;Cltigfi~ Aït Hichem et au rituel, celles de Slimane Rahmani sur les
..Bet1~f;t.IIJ.Ul~.~~i'1!tr1:1.1r!.e tttf. . .
fiiâh~gJ!lJi..f.LtlfJ:~.LÇ!)J~.tl.€.P~J/;U2lli populations du Cap Aokas et en particulier ses études sur le
g;:pens.éUfl,t.$.ue E~oblématiques, concePis,. métboq#.J,cIecf;: tir à la cible, sur le mois de mai, sur les rites relatifs à la
t5!i!:f§..U ce quz explzque que les bons sentzments fassent sz vache et au lait, celles du R. P. Devulder (dont l'hospitalité
.souvent de la mauvaise sociologie 7) . . chaleureuse m'a offert un des lieux d'asile qui m'étaient
Il reste qu'on se trouvait en présence d'une masse dt nécessaires pour mener mes enquêtes) sur les peintures mura-
recolleetions dont on peut dire simplement qu'elles sont les et les pratiques magiques chez les Ouadhias. 't

d'autant plus imparfaites dans leur qualité technique et affee- A côté de ces contributions ethnographiques sont apparues,
après que j'eus entrepris de travailler sur le rituel, trois ten·
7. Cf. P. Bourdieu, « Les conditions sociales de la production sociologi-
tatives d'interprétation ethnologique qui méritent une men-
que : sociologie coloniale et décolonisation de la sociologie », in Le Mal de tion spéciale. L'article de Paulette Galand-Pernet, paru en
voir, Cahiers Jussieu, na 2, Paris, 10/18, 1976, p. 416-427. Les conditions 1958, sur « les jours de la vieille» s'efforce de dégager la
d'une véritable science de l'ethnologie et de la sociologie coloniale seront
remplies lorsqu'il sera possible de mettre en relation l'analyse du contenu signification d'une tradition particulière, très anciennement
des œUvres et les caractéristiques sociales des producteurs (telles que les attestée et sur une aire culturelle très vaste, par un reCense-
établissent par exemple les travaux de Victor Karady) et en particulier leur ment et une analyse « dumézilienne » des variantes visant à
position dans le champ de production (et spécialement dans le sous-champ
colonial). établir les traits invariants (période de transition, laideur et

14 15
LE SENS PRATIQUE PRÉFACE

cruauté tourbillon, rocher, forces mauvaises, etc.) : il est contribution qui est par soi extrêmement précieuse (comme
remarq~able que cette forme de comparatisme méthodique, suffit à l'attester l'index du Conte kabyle).
qui resitue le trait culturel. consi1éré ~ans l'~niv.ers de~.. On ne voit que trop bien en quoi les signes mythiques,
variantes géographiques, parvtenne a des znterpretatzons tres plus « motivés » dans leur apparence sensible et leurs réso-
proches de celles auxquelles on arrive en le replaçant dans le nances psychologiques, donnent prise à toutes les formes
système culturel où il fonctionne 8, Parmi les très nombreuses d'intuitionnisme qui tentent de dégager directement la signi-
publications dont ont fait l'objet le cycle de l'ann~e. ~graire fication (par opposition à la valeur) des traits culturels pris
dans les populations berbérophones et, plus preczsement, isolément ou fondus dans l'unité sentie d'une vision globale;
l'opposition entre les labours et les moissons, les deux ouvra- et cela d'autant que la compréhension que l'on dit intuitive
ges de Jean Servier, Les portes de l'année, paru en 1962, et est le produit inévitable de l'apprentissage par familîarisation
L'homme et l'invisible, en 1964 9, se distinguent en ce qu'ils qui est imp?iqué dans tout travail approfondi d'enquête et
s'efforcent de montrer, en s'appuyant sur' un très riche maté- d'analyse. Mais on voit moins qu'on n'a pas à choisir entre
riel ethnographique, que tous les gestes de la vie quotidienne l'évocation de l'ensemble des traits intuitivement maîtrisables
se conforment au symbole de chaque saison, instaurant une et la compilation indéfinie d'éléments épars ou l'analYSe!!
correspondance entre le symbolisme des rites agraires et le (apparemment) impeccable de tel canton bien délimité et
symbolisme des rites de passage. Mais l'interprétation pro- imprenable dont on ne pourrait rendre raison vraiment qu'en
posée doit Sans doute ses limites au fait qu'elle chercke dans le réinsérant dans le réseau complet des relations constitutives
le symbolisme universel du cycle de la mort et de la resurrec- du système.AEl!réhender leuL~!!1ff}ltult:LÇf}ZPJ:Ltçg!!Lm~~det
tion, plut6t que dans la logique même de~ pratiques et des thèJnes susceptible~l1'être i l1terprétqs.à l'état isolé ()t{ q
objets rituels appréhendés dans leurs re1atlons mutuelles, le rI~ber;rrrên.Ii1EmtKU#iiz,~(s!~~'~~.t:2t;tlliir~.èt~L§ilQnlt! fgr;
principe des correspondances aperçues entre l~s différents ~ule e ,Sa~ssur'l' «~trËej.?jffqtl]JligL:sQti.t:i!~~~.qiJffU;
domaines de la pratique. Bien que les contes quz sont le plus tes c.,9JZ~l..§!lJ1Z~L~....»~;Ji.1f,Ë~.f.~Cl.C:Ji!!AIi . . Ç~~jrCl.z.tS' . sz.~n~Ü~~l~u.Je­
souvent des variations relativement libres sur des thèmes fon- ment ceùque les autres1Je signilietltpas et qu,e, eit tt;tî:11Jgmg
damentaux de la tradition introduisent moins directement aux
schèmes profonds de l'habitus que les pratjq~es rituelles.elles- fff:~~m~~~~~:{~?tl~H~;i:1~f~~~ff!:id!ti;:EJJ:~i~.
mêmes ou, dans l'ordre du discours, les enzgmes, les dzctons ~?'êsr-;!~t1 ..Ltl1Jl.q.~f .~~~~~.<:115~~~,qc1JL~/t"~J:§J:.~mk.c"d~ ...diilé.r.en:
~ï'linsi, par exempte, si rrittuition armée de l'ethnologue
ou les proverbes, le livre de Camille Lacoste sur Le conte
kabyle, paru en 1970 lO, rassemble des informati?ns etkn~g~a­ . voit d'emblée dans un trait comme le carrefour, lieu dange-
phiques intéressantes, en particulier s~~ le monde femz.nzn, reux, fréquenté par les esprits, et souvent marqué de tas de
et il a.le mérite de rompre avec les faczlztes du comparatzsme pierres, comme les endroits où le sang a été versé, le point
en ce qu'il cherche la clé d'un discours historique dans c.e dis- où se croisent, se mêlent, s'accouplent deux directions oppo-
cours même. Mais il ne suffit pas de prendre acte du fazt que sées, l'Est, masculin, sec, et l'Ouest, féminin, humide, c'est
le langage mythico-rituel ne peut jamais être appréhendé ~n évidemment qu'elle le rapproche implicitement de tous les
dehors d'une langue déterminée pour aller au-delà d~un zc- .1 lieux ou les actes de croisement, comme l'endroit où se:
croisent les fils du tissage et le montage, dangereux, du
tionnaire des traits fondamentaux' d'une culture partzculzere,
métier à tisser, ou comme l'eau de trempe et la trempe du
8. P. Galand·Pernet, « La vieille et les jours d'emprunt au Maroc », fer, ou encore comme le labour et. l'acte sexuel. Mais, en fait,
Hespetis, 1958, l or et 20 trimestre, p. 29·94. . la relation de ce trait avec la fécondité, ou, plus exactement,
9. J. Servier, Les portes de l'année, Rites et symboles, Paris, Laffont,
1962' L'homme et l'invisible, Paris, Laffont, 1964.
la.' c. Lacoste, Le conte kabyle, Etude ethnologique, Paris, Maspe~o, 11. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, 2e partie, ch. 4,
1970; et aussi Bibliographie ethnographique de la Grande Kabylie, Pans,
§ 3, Paris, Payot, 1960, p. 163.
Mouton, 1962.

16 17
LE SENS PRATIQUE PRÉ:FACE

avec la fertilité masculine, attestée par certains rites 12, ne d~rectement et, de proche en proche, dans le système mythico-
peut être comprise réellement que par la reconstruction de rztu:l en son entier,. et aussi, simultanément, à l'intérieur de
l'ensemble des différences qui, de proche en proche, le déter- la ~equence syntagmatique qui le définit dans sa singularité et
minent: ainsi, par opposition à la fourche qui, comme dit un quz, en tant qu'intersection de tous les ensembles de diffé-
informateur, « est le lieu OÛ les chemins se divisent, se sépa- r~nce.s (carrefour, point du jour, eau de trempe, etc.), limite
rent » (anidha itsamfaraqen ibardhan), c'est-à-dire un lieu 1 arbItraIre de ses propres éléments. C'est ainsi que l'on peut
vide (à la façon de thigejdith, la fourche centrale de la maison décrire le prosrès de toute recherche, structurale, (Jans les
que doit venir remplir asalas, la poutre principale), il se
trouve constitué comme lieu « oû les chemins se rencon- ZO~~i::Z~;~h;~~!!1!t!f~~!J)Jjlf#lfff;ltf~~t~::p'jlq;;~{=
trent » (anidha itsamyagaran ibardhan), c'est-à-dire comme n~e1l.e{ retoudes. (jonnent (je pTfiS 'e-ii:Jjfgt -'à'h~~t!'i1f:e~
plein,. par opposition à la maison, c'est-à-dire au plein fémi- !.!!.nzte (. ..5! tandzlJlue.~CJ}!!9..Zf! 4J.tail de l'e1Jsemblf découpé
nin (1aâmara) et aux champs ou à la forê.t, comme vide mas- et iSCfféaü]2.!t! per(!~.tt}.!.!j"gnTJication et ne représêiiië'PJüs
culin (1akhla), il se trouve défini eomme le plein masculin, rzen ». '.'~ .._.. ..
~, ..,.,......
,._-~.~ .•,._._.,-
_~"-_.,,,...

etc. Pour rendre raison complètement du moindre rite, pour --ra hrase de Duhem évoque bien les innombrables retou-
l'arracher complètement à l'absurdité d'une séquence immo- ~hes, toutpJ in zmes'9üTëônauzsen7aês7/r~mièresês(iurssês
tivée d'actes et de symboles immotivés, il faudrait ainsi d.!ssin~!!t.~{~~J1:q1J-ei]Jifgsat(TjX!_?tf!.f, ..~q fl!~lëa.ïE1riv.TiQt
resituer chacun des actes et des symboles qu'il met en jeu r~menl:JIZlrj[~YJ..J..1J1~!2!1~.Eaucou plus ~àe . (lits aans un
dans le système des différences qui le déterminent le plus !eseau beaucQ1dp--/llus serré e ',' telati(jns. aute e savoir
évoquer, comme seuT'j;ôû;~aii1eJàtréun journal de la recher-
12. « Lorsqu'une jeune fille est atteinte de la djennaba - une malédiction che, t?US ~..J2/Jit~. progrès s'iCf.tl.tjj~l.~.!e..s inn0'1'!bra.bl~s
qui empêche son mariage et la laisse solitaire près du foyer - , c'est le trou'p'a7flë's, vouees a echapper aux regards peu avertis, les
forgeron qui lui donne de l'eau prise dans Lbilu, la cuve à tremper, pour
qu'elle fasse seS ablutions nue, avant le lever du soleil, à la fontaine d'un .~31ll;1!.lif.~.!.e.ll!Jifturalionf. e.nXra2nant à"cliaqUTTozs···une",redJ-
marché, à un carrefour ou sur la place du village. Cette eau a en effet la flnztzan du sens der faitLaljà]ŒmrerâaiîT7é~modèfe~ je -me
propriété de rendre féconds les instruments de fer rougis au feu. » Jean content;rai ,de reproduire une de ces synopsis anticip~es qui,
Servier qui rapporte ce rituel (J. Servier, 1962, p. 246), le livre sans autre
commentaire, comme un exemple du rôle du forgeron dans certains rites de proposee des 1959 au colloque d'ethnologie méditerranéenne
fécondité (rôle qu'il explique en invoquant les ressources de la mythologie de Burg Wartenstein, pourrait servir encore, au prix de
comparée - avec le thème du vol du feU,' rapproché du vol de la semence
sur l'aire à battre tel qu'il se pratique chez les Bambara, où il symboliserait
qu:lr~es retouches, de « résumé » de l'analyse finale, si
la mort suivie de la résJlrrection - et aussi le rôle du forgeron dans la preczsement le propre de cette sorte d'analyse n'était qu'elle
fabrication du soc et l'inauguration des labours). Un rite très semblable est ne souffre pas d'être résumée: « L'automne et l'hiver s'op-
rapporté par le R. P. Devulder : pour libérer une jeune fille de elbur
(la friche, la virginité forcée), la qibla (<< sage-femme ») place un pot posent au printemps et à l'été comme l'humide s'oppose au
plein d'eau pendant toute une, nuit Sur un arbre, puis lave avec cette eau sec, le bas au haut, le froid au chaud, la gauche à la droite
la jeune fille placée debout sur un plat à galette où est posé un morceau
de fer. Ensuite, elle allume la lampe, symbole de l'homme, puis va verser
l'?uest, et le .nor~ à l'est et au sud, la nuit au jour. Le prin~
l'eau .lU marché, « où les hommes passent et à l'endroit où les bouchers czpe d organzsatzan de la succession temporelle est le même
égorgent les animaux » (Devulder, 1951, 35-38). Ces différents rites appa- qui détermine la division des travaux entre les sexes la
raissent comme u,ne variante du rite qui est pratiqué à la veille du mariage
et dans lequel la' qibla lave la jeune fille, placée debout dans un grand plat, distinction entre la nourriture humide de la saison humid~ et
entre deux lampes allumées, avant de lui appliquer le henné. Ce rituel la nourriture sèche àe la saison sèche, les alternances de la
est désigné, dans les formules magiques qui l'accompagnent, comme destiné vie sociale, fêtes, rites, jeux, travaux, l'organisation de l'es-
à enlever la tucherha, mot à mot l'association, c'est-à-dire la malchance
et toute, les formes d'inaptitude à la procréation. (Afin de faciliter la pace. C'est le même principe 9qi fonde certains traits struc-
lecture et le travail d'édition, on a adopté ici, la transcription la plus
commune et la plus économique - dont le principe a été décrit en détail
in P. Bourdieu et A. Sayad, Le déracinement, Paris, Ed. de Minuit, 1964, 13.. ~; Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, Paris,
p. 181·185). M. RIViere, 1914, 2e édit., p. 311.

18 19
LE SENS PRATIQUE PRÉFACE

turaux du groupe, comme l'opposition entre les « ligues » couleurs et les interprétation traditionnelles des rêves, etc. A
(s'ufI), qui détermine l'organisation .intérieure de ~'espace quoi il faut ajouter les informations que m'a permis de décou-
de la maison et l'opposition fondamentale du system,e .d~ vrir, dans la dernière phase de mon travail, une interrogation
valeurs (nif, point d'honneur e~ h'urma, .~o~neur( Az~s:, a des informateurs et des textes systématiquement orientée non
l'opposition entre la saiso~ hum.,zde, assocz~; aJa fecondzte et vers des « symboles » mais vers des pratiques symboliques
à la germination, et la sazson s~che, a~s?czee a la mort de la telles que entrer et sortir, remplir et vider, fermer et ouvrir,
nature cultivée, correspondent l opposztzon. e~tre le labo.ur et l!er et délier, etc. 12-'11Jes }aitsn(}J:peaXi'iiJaif{1Jl imp'orta.nts '.
le tissage associés à l'acte sexuel, d'un coteJ et la momon, fi,mes 1!.eu~ mS2iJ1J..J)lfz:JËur«not1veq!f:.té)~. (on ne finira jamais,
associée dla mort, de l'autre et l'opposition entre la charrue auSsi longtemps que fonc/tonnera quelque part un habitus
qui donne la vie et la faucille qui !a détruit. Toutes c~s opp~­ générateur, de « découvrir » des données nouvelles), que
sitions s'intègrent dans un systeme plus v~ste, ou la me par ,leur rôlg st~a!1.gi!l!!.~~.~~~!.1Jt e~.Lnt~r1'!!éd/qire§>~>,ÇQ1J:11!l't
s'oppose à la mort, l'eau au feu, les;.pouvozrs de la natur~ fës nomme Wttt enstein, permettant d'établir des cgrréla,-
qu'il s'agit de se concilier aux t,echmques de la culture quz ,.tJô~nse par exemp e-au7îêiZëiïir;TTe~soc et fâfo:it7ire
doivent être maniées avec précaution 14 ». ., . '7jüêrévèle J outre l'étymologie populaire des deux mots, le
Pour aller au-delà de cette construction promsOtre quz des- fait que le soc peut être employé à titre d'euphémisme pour
sinait la première esquisse d'un réseau de relations d'opposi- dire la foudre ou la croyance que la foudre laisse dans le sol
tion demandant à être complété et compliqué, (ai entrepris, une trace identique à celle du soc, ou la légende selon laquelle
en 1962, de reporter sur des cartes ,à perforatzon margzn~le l'ancêtre de la famille chargée de faire « la sortie vers le pre-
(au nombre de 1 500 environ) l ensemble des donnees mier des labours» aurait vu la foudre tomber dans une de ses
publiées que j'avais pu contrôler par l.' e~quête. et les. données parcelles et, ayant creusé la terre à cet endroit, aurait trouvé
nouvelles que j'avais moi-même recue~llzes, SOtt en t~cha~t de Un morceau de métal qu'il aurait « greffé » sur le soc de sa
mener l'observation et l'interrogatzon plus systematzque- charrue j ou au lien marqué par le verbe qabel entre les
ment dans des domaines déjà beaucoup étudiés,. comme !e valeurs d'honneur et les orientations spatiales et tempo-
calendrier agraire, le mariage, le ~issa~e, soit ~n fa!sa~t surgz~, relles j ou encore à celui qui, à travers le métier à tisser et les
en fonction d'une autre problematzque (c est:a-~zre, est-z! propriétés associées à sa position différentielle dans l'espace
besoin de le préciser, d'une autre culture theorzque). des de la maison, unit l'orientation de l'espace, la division du
domaines entiers de la pratique que les auteurs anterzeurs travail entre les sexes et les valeurs d'honneur j ou, enfin,
avaient à peu près systématiquement ignoré~ (bien que l'on à tous les liens qui, par l'intermédiaire de l'opposition entre
puisse toujours trouver, ici ou là, des .n?~atzons), ,com~e la l'oncle paternel et l'oncle maternel, s'établissent entre le sys-
!
structure et l'orientation du temps (dzvzszons de a~neeJ .de tème officiel des relations de parenté et le système mythico-
la journée, de la vie humaine), la str,ucture ~t ~ ~rzentatzon rituel.
de l'espace - et en particulier de l espace zntmeur de la La constitution d'un fichier permettant de procéder faci-
maison -, les jeux d'enfants et les mouve.ments du corps, lement à tous les tris croisés possibles devait permettre de
les rituels de la prime enfance et les parttes du corp~, les dessiner, pour chacun des actes ou des symboles fondamen-
valeurs (nif et h'urma) et la division sexuelle du travaz!, les taux, le réseau des relations d'opposition et d'équivalence
qui le déterminent, cela au prix d'un codage simple permet-
tant de repérer manuellement les co-occurrences et les
14 P Bourdieu « The Attitude of the algerian Peasant toward Time », exclusions mutuelles. Parallèlement, j'avais pu trouver une
in MedÙerranean 'Countrymen, J. Pitt-Rivers. e.d., Paris-La Haye, Mou~on,
1963, p. 56-57; cf. aussi, pour une eXp?SltlOn ~nalogue, p'. ~ourdIeu, solution aux antinomies pratiques découlant de la volonté de
« The sentiment of honour in Kabyle SOCiety»,. ln J.-G. Penstlany ed., réaliser la mise en relation systématique de la totalité des
Honour and Shame, Chicago, The University of ChIcago Press, 1966, notam-
détails observés, en me limitant à lJanalyse de l'espace inté-
ment p. 221-222.

20 21
LE SENS PRATIQUE PRÉFACE

rieur de la maison qui, en tant que cosmos en mtnzature, "voir les corrélations" 16 », don~aient une forme visible aux
constituait Un objet à la fois complet et circonscrit. En fait, relations d'homologie ou d'opposition tout en restituant
l'article, écrit en 1963 et publié dans le recueil de textes l'ordre linéaire de la succession temporelle. Le « groupement.
réunis par Jean Pouîllon et Pierre Maranda, en hommage à du matériau actuel» u'opère le schéma constztue bten par
Claude Lévi-Strauss, est sans doute mon dernier travail de SOt seu un acte de construct!o1'!J!!1jS~~11.rt_f!ctetJ'j!!Je!..E!Eil~
structuraliste heureux 15. En effet, il commençait à m'ap- en ce qu'tl porteaulôüY7~n~emble.Cfu: sY,stèn:~(JerelatiortL.
paraître que pour rendre raison de la nécessité quasi mira- 'et qu'il fait disE.araître les laCF!ités que Ion se donne }Q!S-
culeuse, et par là un peu incroyable, que l'analyse révélait, "!J.u'on manip1f:.~~)I~~'!lg.tion~èlJ'itCl.I.~fiEfé,·-ait "!asard de~
et cela en l'absence de toute intention organisatrice, il fallait rencontres âe 1intuition, en contratgnant prattquement a
chercher du côté des dispositions incorporées, voire du rapporter chacune des oppositions à toutes les autres.
schéma corporel, le principe ordonnateur (principium impor- C'est cette ro riété même du schéma synoptig3~uim'a..
tans ordinem ad actum, comme disait la scolastique) capable amené à écquvrir1squLla.. qr7'tl;(Ç4es.contradictions tlJi!!Lfl€~~
d'orienter les pratiques de manière à la fois inconsciente et tées par l'êffétileiynchronisation qurzl opêre-;TéslTmites de
systématique : j' avais etLmeC~té. f!i!:P1!~Pl!~Je fait que .les lâ70g7ïjiié~7iiiiiianente'auxpritiiques qu'il s'efforçait de mani-,
r1gles de transformation permettant de passet~ de l'espace .lester. En elfet, ayantëSsayétIe"cumuZer sur un même schéma
i~~rietÙ-(Ti;Ti;iiâis2J:Lpetfve!ltêJre.rame: ctrcu1âire l'ensemble des informations disponibles à propos
t!.!!lw~A(ÇI7'tl;Quve7'tl;entlçl~~fQrllt, tels que le demi-tour, dont du « calendrier agraire », je me heurtais à d'innombrables
on sait par ailleurs le rôle qu'ils jouent dans les rites où il contradictions dès que je m'efforçais de fixer simultanément
s'agit sans cesse de retourner, de mettre sens dessus dessous, plus d'un certain nombre d'oppositions fondamentales, quelles
ou devant derrière, des objets, des animaux, des vêtements, qu'elles fussent. Etçles dy!/Eult~J û!!.a!()gu.nJJ:.f .cJ!.ssaien;LAe
ou de tourner dans un sens ou dans l'autre, vers la droite ou surgir lorsque j'essayais e superposer les . schén:as corres-
vers la gauche, etc. ponâânt aux différents aomatfies dè trpralifjue : siyétablis-
Mais ce sont surtout les ambiguïtés et les contradictions SciîS71;r-êfis.e:iii1lrL7Iré?jiitva1ënêes ;-:.t.Ë[k.. iYl!e-J.qüt.~alenfe,
que l'effort même pour pousser l'application de la méthode incontestablement~~ att(ÇsliL~4~1J~~'!f!it. in:po~sikle,et ainsi de
structurale jusque dans ses dernières conséquences ne cessait suite. Si j'évoque les heures que j'ai }assées, avec Abdelmalek
de faire apparaître qui m'ont amené à m'interroger moins Sayad (avec qui j'avais entrepris, pour le même résultat, un
sur la méthode elle·même que sur les thèses anthropologiques travail analogue sur différentes variantes du rituel du mariage,
qui se trouvaient tacitement posées dans le fait même de son et qui m'a beaucoup aîdé dans mon analyse du rituel), à
application conséquente à des pratiques. Pour fixer les dif- essayer de résoudre ces contradictions au lieu d'en prendre
férentes oppositions ou équivalences que l'analyse me per- acte d'emblée et d'y apercevoir l'eftet d~lJJt!!.i1!f. i1JJzére1Jlf.l-
mettait de dégager, j'avais construit, pour les différents à la l$i<J.ll~~J.:gJ!qlle.,q~L~l1'~sijqmqjs 02~fr.~lJi€ .. qf"'e;.lL gr.Çj.s,
domaines de la pratique, rites agraires, cuisine, activités fémi- /iiS(jü'à!!:JJ c~r1ail:LR()i111, c'est surtout pour fmre vOtr c011lfJ!tL
nines, périodes dit cycle de vie, moments de la journée, etc., il haît diJ:Üçilecf.éc~apperà. cett(Ç s9~te de doe112ande soc~alet .
des diagrammes qui, tirant pratiquement parti de cette pro- renforcé!Jac.Lf!~..1!Jf:.1gqte... structu~tf!!E~, ..3!:!;l._'!!U2!tatL.q;j
priété qu'a le schéma synoptique, selon Wittgenstein, « de .~!!Ja (Q.bJz~J:Lçgpq!~~.D..~'-~'E~~.· Sans parler du
nous permettre de comprendre, c'est-à-dire précisément de
16. L. Wittgenstein, « Remarques sur le Rameau d'or de Frazer »,
Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 16, septembre 1977, p. 35.42.
17. S'il n'est évidemment pas inscrit dans la pensée de Claude Lévi-
Strauss toujours attaché à rappeler l'existence de décalages entre les
15. P. Bourdieu, « La maison kabyle ou le monde renversé », in Echan- différe~ts aspects de la réalité sociale (mythe, rituel ou art et morphologie
ges et communications. Mélanges offerts à C. Lévi-Strauss à l'occasion de ou économie), ce panlogism~.~sts.1lns allc.tm.cl()ute.p~Etie intégxal1ted~
son 6()e anniversaire, Paris-La Haye, Mouton, 1970, p. 739-758. l'image sociale du structuralIsme et cre ses effets socIaux.

22 23
LE SENS PRATIQUE

faît que l'intention même de comprendre les logiques prati-


ques suppose une véritable conversion de toutes les dispo--
sitions acquises, et en particulier une sorte d'oblation de tout
ce qui s'associe d'ordinaire à la réflexion, à la logique et à la
théorie, activités « nobles », tout entières dressées contre les
modes de pensées « communs », la difficulté était d'autant
plus grande que l'interprétation ne peut avancer d'autre
preuve de sa vérité que sa capacité de rendre raison de la
totalité des faîts et de manière totalement cohérente. Ainsi
s'explique, il me semble, que j'aie eu tant de p'eineà ,!çǧJ!-,
ter et à e!Ët:1tire-rit:.ll~1f1~1JLe~1J.çQmJ2t,~l~n~l1zonqttql~s: l'a11t--
~(èjecti1Je (du point de, vue m§me 71u système de
cassement) fie. tout un ensemble de sY1J!koldou, 4eprati7
'i!!,es (la braise~ fa' louche, la poupée utilisée dans' certains
rites, etc.), à les classer com1J'Ze inclassables et àins,crir~fetlç
~~fn~:i~c!lifiJiiÜ!~.~~~s.l~ l()ii{iu~1J'ZlfrJi_Cl.îrtiXtlrJié·4<:.._
"~~j

J'ai été aussi très long à comprendre que tonttÇ.Pf}!fl


saisir la l2.fjq.tl:e de la pratiqu~ ...qu,e,p.ClrAe~~!t;Jtçti9.nJqf:li
!i:.1.#.!rujfif nt...!n .[{ln! qyetelle au,s!ifc!,!~gtef!Zp.!...!l!!.e l'o,:!-ne .
s'est asinterrogésur ce quesont ou, 11'!ieux,ce que fontTëS
mstrumf1Jt!i.._g.:QJdjjJJ:;;êi1;;on;7,êhéillogi~s, scP1.?JZC{!i, !akleaux
synÔPJ[q!!eS,~ns'B!~te,~, à quoi j'ai ajouté depuis;' grdce
aux travaux les plus récents de Jack Goody, la simple trans-
cription écrite 18. Sans doute parce que cette interrogation ne 19. « Par rapport au tissu qui se crée en lui, le métier est comme le
s'est jamais inspirée d'un souci pur et purement théorique champ par rapport à la moisson qu'il porte. Tout le temps que le grain
de clarification épistémologique, Î.§~1J~qjÉ11!{{JS,§g11gL("'l!asser, est en lui, le champ vit d'une vie merveilleuse dont la récolte est le pro-
duit. Cette vie germe avec le grain, croIt avec les épis, s'épanouit en
comme cela se fait volontiers aujourd'hui, a'urzf: arzalys~.çri­ même temps qu'eux, et se retire au moment où ils tombent sous la faucille
tique des conditions sociales et techniques de l'obNçtivation du moissonneur. Le champ demeure alors comme mort: il mourrait tout à
et de la définition des limites de validité des produits obtenus fait si par d'habiles pratiques le laboureur ne savait lui restituer une
parcelle de cette vie, pour que l'année d'après il puisse encore une fois
dans ces conditions, à une critique « radicale » de toute renaltre, et prêter sa force au grain. Croyanèes analogues, et rites très
gbjectivation et, par là, de la science elle-même : sous ;Eeine semblables. Entre la cérémonie de l'enlèvement du tapis et celle de la
moisson, il y a une analogie frappante. C'est de part et d'autre le même
de. n'être que projection d'états d'âme, la sciencgS2;iI!ifejpjj~ respect religieux devant cette vie magique qu'on va supprimer, en prenant
j[§.lD éc..qs!i!iYe1nn1l:Temo111 eiif Cl~,J'o!jjectivati()n gLg;JJ2t1L toutes ies plécautions pour qu'elle puisse renaltre. De même, que dans le
~!!E'l!..rles.-.:e~
..a.c.-._.· ~z..s.'.?..e.....T'OI
. . .o...b.j.e.~.c. .t.. .zE..z.·.s..11Z..<Lst!~ct1frali!i~equjJfj_nr1~)ll
premier cas, c'est la maltresse ouvrière qui joue le principal rôle, de même
.u..
P.riiliflBJr:J!:f1!JlH§.1f1.en,t .fj,y'zle.X.til·
la coupe des premiers épis doit être faite par le maltre du champ ou par
le chef des moissonneurs qui porte le titre de raïs ou celui d'agellid (roi)
Cela dit, il n'est pas si facile de comprendre et de faire com- chez les Berbères. Comme le fer est prescrit pour couper les fils de laine,
de même ces épis doivent être cueillis à la main. Dans l'un et l'autre cas,
prendre pratiquement que, ~JZL.qJd&m_o.4ile..f!~Y/le.dJ:a.ll:éf!!!. on chante des formules et, ce qui montre le mieux combien la similitude
des deux opérations est sentie profondément par les indigènes eux-
mêmes, c'est que ces formules sont identiques. Les tisseuses ont adopté
18. J. Goody, La raison [!,fqphique, traduction et présentation de J. Bazin sans en changer un mot les formules même de la moisson » (H. Basset,
et A. Bensa, Paris, Ed. de Minuit, 1979. « Les rites du travail de la laine à Rabat », Hesperis, 1922, p. 157-158).

24 25
LE SENS PRATIQUE PRÉFACE

humaine>, ceci} bien sûr} à condition que l}on s}en tienne au du métier la famille mange un repas fait de couscous et de
plus petit commun dénominateur des trois cycles dont les beignets " le montage se fait à l'automne et le gros du travail
« correspondances » sont évoquées} par pièces et par mor- s'accomplit pendant l'hiver>, l'art de décorer le tissage fut
ceaux} en fonction de la logique de la situation considérée} enseigné par Titem Tahittust, qui avait trouvé un fragment
tant par les informateurs que par les interprètes qui repro- d'un tissage merveilleux dans du fumier " les triangles, vides
duisent sans le savoir la logique de la compréhension pratique ou pleins, qui décorent le tissage, représentent une étoile lors-
du système mythico"rituel. C'est dire que} dans le cas parti- qu'ils sont accolés par leur base (ou s'ils sont plus grands, la
culier} le modèle complet pourrait se résumer par la formule lune) et sont appelés thanslith, symbole qui, comme son nom
suivante,' le métier à tisser est au tissage} produit d}une opé- l'indique, « se trouve à l'origine de tout dessin », lorsqu'ils
ration dangereuse d}union des contraires} qui lui Sera arraché sont accolés par leur pointe " les jeunes filles ne doivent pas
par une opération violente de coupur~} ce que le ,champ (ou enjamber le tissage>, le lieu où se croisent les fils est dit
la terre) est au blé et ce que ICI; femme (ou le ventre de la erruh', l'âme " lorsqu'on souhaite la pluie, on place le peigne
femme) est à l'enfant. Qtte construction, qu'accepteraient à carder sur le seuil et on l'asperge d'eau, etc. 20 •
sans doute les utilisateurs, et qui permet(fe rendre compte I! faudrait surtout montrer comment, guidées par une
de la quasi-totalité des faits pertinents (ou produits par une sorte de sens des compatibilités et des incompatibilités qui
observation ou une interrogation armée de ce modèle), ou} laisse beaucoup de choses dans l'indétermination, les prati-
mieux, de les réengendrer (théoriquement) sans être obligé ques rituelles peuvent appréhender le même objet de manière
d'entrer dans un récit interminable, n'est pas en tant que très différente} dans les limites définies par les incompatibi-
telle le principe des pratiques des agents " formulE généCIJ:... lités les plus criantes (et aussi, bien sûr, par les contraintes
~i-12!Lmé'L_cié'n r~pr()4~ J-e§!E1I~1 .~aé'LpraJiques techniques), ou des objets différents de manière identique,
!~aitées cO~~9I2US oJ!.eratu:;,J]~:PrÜzcip~gén~­ traitant pratiquement le métier à tisser tantôt comme une
:r.fEf!JfJ" des l?~ÜE~eJ".lL!P.JL!ll'~1.2~L!lncli. S'il en était autre- personne qui naît, grandit et meurt, tantôt cOmme un champ
ment, et si les pratiques avaient pour principe la formule qui est ensemencé puis vidé de son produit ou comme une
génératrice que l'on doit construire pour en rendre raison, femme, ce qui assimile le tissage à un enfantement, ou encore,
c'est-à-dire un ensemble d'axiomes à la fois indépendants et dans tel autre de ses usages sociaux, comme un hôte - il
cohérents, ?!~~pra!jgJ!EJroduites sel9J1 des r~&eL4'é'ngendre­ est adossé comme lui au mur de la lumière - à qui on
ment EarlClité'IJJJ!!1Lffll1~{iet!L~~§é'nl~()uveraie~ dép0u,iIYes. de souhaite la bienvenue, ou comme un asile sacré ou un sym-
tout ce qui les définit en propre en tant que pratiqués} c'est-à- bole de « droiture» et de dignité 21. B.t!.tJf!.i,.P1a.LigEg..LQ..bser-
êlTrë~iltfdJ?fL1ULqJLrésY:JLCJJ1{·~{1,i1.}azt ,qy'e!les ont pour vées sont aux pralique~ ~.ui se régleraient expressément§ZJf'
p!inci~e n(jfJAes rè~les_.fJl1Jl.çif!1té's.é'tc.Q.n§la.tUe.smais cies_ Tes prtnczt!êsgürrr;.m7irysrraôzU!.~âuTt!-~~01f! .e,t! rendre
scT.;[iiiêLptfEi(iu~s:opaques qeux.-ffl~mes, sujets à varier selon ~~'!!.p!!. - si tant eSl,q!J:ecelu.oitppssTfJee,t souhaitabk qpns
!iliifiE.Lfle la SilüatjcTij~le~p0J.~12Ke,prf!§gJté' t()1}:jQ!!:ts
Bllt!ffL.fltt~ellé'jfflpose,.etç~tJ..sz. les dgmarches ae la logi9.!:!:f- 20. J'ai choisi, pour éviter un effet facile de disparate, de ne retenir
1?!atifjùe.. m1f.t_!ar~fflé'nt.!()11.L..èLlqit..Eghét"enlF-_et.. rar1?J!l.!rzt ici que ceux des faits pertinents qui ont été recueillis par le même obser-
vateur (G. Chantréaux, « Le tissage sur métier de haute lisse à Ait Hichem
.!::f.Ll.Jait,i11..f9Èerentes. Pour le faire vo~r, il fau.d~ait, au et dans le Haut Sébaou », Revue africaine, LXXXV. 1941, p. 78-116,.
rzsque de lasser,ëil'ëren vrac tous les faus recuezllzs, sans 212-229, LXXXVI, 1942, p. 261-313) dans le même lieu (le village d'Ait
même leur imposer ce minimum de construction que repré- Hichem) et que j'ai pu vérifier (en les complétant sur certains points).
21. La logique pratique réussit aussi en plus d'un cas (par exemple,
sente l'ordre chronologique (dans la mesure où il évoque dans l'orientation de la maison et de son espace intérieur ou dans l'usage
pratiquement la correspondance entre les cycles et, en partz- du métier à tisser) des conciliations qui peuvent paraître miraculeuses,
culier, avec le cycle agraire) " la ff/mme qui commence le tis- pour une pensée portée à les dissocier, entre les contraintes que nous
appellerions proprement techniques et les contraintes que nous dirions
sage s'abstient de toute nourriture sèche et le soir du montage rituelles.

26 27
LE SENS PRATIQUE PRÉFACE

!E~JJlA!jgJj!! . ()Ù la cokérenceparfaite n'est pastouiours.avan- surdéterminées et indéterminées à la fois qui, même lorsqu'on
tag~[t§e - ciJjiie.mi!.ifilJés._1J!.a.fsons, qvec leurs adjonctions en a compris le principe, restent très difficiles à mattriser
. suéces~et JOtt§ les objets, .Rartieflemenràis~ô.,:tIal1ti~ et' complètement, sinon dans une sorte de paraphrase lyrique qui
rijtdaf!Jë1itçilimgnl(J,éCiiF4ès.:i.~ilYJ9.nt .a~cum.ulés au cours est aussi inadéquate et stérile que le discours ordinaire sUr
dutemp~,.sotztgux4p..p(Jrt!1J!.~ntsagenç~s.4e pàrt enJil!L§~lo..tz l'œuvre d'art. Je pense par exemple aux innombrables conso-
un parti esthétique, imposé (ffU1t co'up et~auâëE~rs par un nances et dissonances qui résultent de la superposition d'ap-
dlêoratfjif T;l èo75érence-sans intention àpparëfife ~et Tunïfé' plications approximatives des mêmes schèmes de pensée :
sêiii-S-principe unificateur immédiatement visible de toutes les ainsi, le métier à tisser qui est lui-même un monde, avec son
réalités culturelles qui sont habitées par une logique quasi haut et son bas, son est et son ouest, son ciel et sa terre, son
naturelle (n'est-ce pas là ce qui fait le « charme éternel de champ et ses récoltes, ses labours et ses moissons, ses car-
l'art grec » dont parlait Marx?) sont le produit de l'appli- refours, entrecroisements dangereux de principes contraires,
cation millénaire des mêmes schèmes "de perception et d'ac- doit une part de ses propriétés et de ses usages (par exemple,
tion qui, n'étant jamais constituJs en principes explicites, ne dans les serments) à sa position, déterminée selon le prin-
peuvent produire qu'une nécessité non voulue, donc néces- cipe même de ses divisions internes, dans l'espace de la mai-
sairement imparfaite, mais aussi un peu miraculeuse, et très son, elle-même placée dans le même rapport, celui du micro-
proche en cela de celle de l'œuvre d'art. L'ambiguïté de cosme au macrocosme, avec le monde dans son ensemble.
nombre de symboles et d'actes rituels, les contradictions qui, .
~.~. !e maîtrise, r~e!{e. 4~ E~tl~!()giqu.e ,qu(J po~rquf ~Sl.
bien qu'ils soient pratiquement compatibles, les opposent sur JomP1J1em ~!1L!JJ1JJir.lSJLP~~Jdlf!J3J:!.Llap()ss ede,'mazs a.u.poznt
tel ou tel point, et l'impossibilité de les fai~e tous entrer dans 'l'enêtr~ 1.?-ta!em~1J1,.1!o;s.édé, , c'est-à-dire d'4P.()!s.l4~ ..Ji!l...s'.~L
un seul et même système qui se déduirait de façon simple à en est !!!!1s.~).JL~.s.!.q"!il. nya d apPt(Jntissage que pratique }les.
partir d'un petit nombre de principes, tout cela résulte du fait SëJiIiiù..s._d~12(JrfE21jo~~PP!~Eitl;t~()]lf.t. rf.'aCLi()~Cf...t'!L s0rtLlfJ.
que les agents, conduits par une compréhension pratique de ,condition de toute pe1Jlk!:! a~_.touteR!..atique sel1séesetq[ti,
l'équivalence globale entre tel moment du cycle agraire et tel continuellenzent . renforcés par~actro~ns. .et des .Aiscottrs
moment du tissage (par exemple, le montage du métier et l;oâulii"s)J1Q!iJés.~mlmeisêhè11Zés, sont giçlus de l'univers.
l'ouverture des labours), appliquent, sans avoir besoin d'éta- Jes objets de pensée. ..
blir explicitement l'homologie, les mêmes schèmes de percep- Lomme je n'aZ-"ceisé de le suggérer en multipliant les rap-
tion et d'action à l'une et à l'autre situation ou transfèrent de prochements délibérément ethnocentriques, j'aurais sans
l'une à l'autre les mêmes séquences ritualisées (c'est par doute été moins porté à faire un retour critique sur les actes
exemple le cas des chants funèbres qui peuvent être chantés élémentaires de l'ethnologie si je ne m'étais senti mal à l'aise
par les hommes à l'occasion de la moisson et par les femmes dans la définition du rapport à l'objet que proposait le struc-
à l'occasion de la coupe du tissage). Ce sens pratique n'a rien turalisme en affirmant, avec une audace qui m'était inacces-
de plus ni de moins mystérieux, quand on y songe, que celui sible} le privilège épistémologique de l'observateur. Si, contre
qui confère leur unité de style à tous les choix qu'une même l'intuitionnisme, qui nie fictivement la distance entre l'ob_
personne, c'est-à-dire un même goût, peut opérer dans les servateur et l'observé, je me tenais du côté de l'objectivisme
domaines les plus différents de la pratique, ou celui qui per- soucieux de comprendre la logique des pratiques, au prix
met d'appliquer un schème d'appréciation tel que l'opposi- d'une rupture méthodique avec l'expérience première, je ne
tion entre fade et savoureux ou plat et relevé, insipide et cessais de penser qu'il fallait aussi comprendre la logique
piquant, douceâtre et salé, à un plat, une couleur, une per- spécifique de cette forme de « compréhension » sans expé-
sonne (et plus précisément à ses yeux, ses traits, sa beauté), rience que donne la maîtrise des principes de l'expérience;
et aussi à des propos, des plaisanteries, un style, une pièce qu'il fallait non abolir magiquement la distance par une
de théâtre ou un tableau. Il est au principe de ces réalités fausse participation primitiviste mais objectiver cette distance

28 29
PRÉFACE
LE SENS PRATIQUE
C'est ~an~ ~e cas de mes recherches sur le mariage que les
objectivante et les conditions sociales qui la rendent pos- e!fe~s sctenttftq~es de ce ~rav~!l d'obÎectivation du rapport à
sible, comme l'extériorité de l'observateur, les techniques lobJet me paratssent parttculœrement visibles. Ayant essayé,
d'obÎectivation dont il dispose, etc. Peut-être parce que ?avais ~vec ~bdelm~lek Sayad, de calculer - à partir de généalogies
une idée moins abstraite que d'autres de ce que c'est que etablœs en d~fférents villages de Kabylie, puis dans la région
d'être un paysan montagnard, ?avais aussi, et dans cette de Collo, enfzn dans la vallée du Chélif et dans l'Ouarsenis ~
mesure même, une plus grande conscience de la distance la fréqu.ence, dans l'univers des formes de mariage possibles,
insurmontable, ineffaçable, sous peine de double Îeu ou, si d~ manage. a~e~ la cousine parallèle que la tradition ethnolo-
l'on permet le Îeu de mots, de double Îe. "fg!!Lg..!!!~ lat!?1g!J~,~ gtque constderatt comme la « norme » dans cette aire nous
le mot le dit.L"gIl.J~ctacl~ui~ng,pe.Et.se c0tltern.pler qu'à avions aperçu que les taux obtenus étaient totalement d~pour~
p"artir d'un point de vue situébors de las,~è1Je,9Ù§e ]9u,e. vus de sens du fait qu'ils dépendaient de l'étendue de l'unité
[actionJ. la-distance est Sâiis-âô.~të-111:ohÙJàoÙon la chercke sociale par rapport à laquelle s'effectuait le calcul et qui
{Qinaire, c'est-à-diref!ânSl'lcani entre les'tJ:aditions Cu,Üu::. loin de pouvoir être déterminée en toute obÎectivité était u~
,rëllesL que dans l'écart entre deux~rappo;:iS-~u~~m!in(leJ=th~p: enÎeu de, stratégies dans la réalité sociale elle-même. Par suite,
rruë et praii(iUe~~ elfe est ppr)à.1]t~111:e.,4"~,mfi~e.. dqns let ayant du abandonner une recherche qui n'apportait d'ensei-
.JE1J_A. ütiê··ârslânce sociale, qu'il fa!}l!ef()f!tza)~re. comme gnements. que négatifs et reporter tous les efforts sur l'ana-
telle et dont il faut conna,ître levhitable principe, c'est-à- lyse du rttuel du mariage, il m'est apparu que les variations
dire la.s!isJaiçearn~rente[fan~ceSsT1:(sÛis~peine de s'ex-=-. observées dans le déroulement des cérémonies loin de se
poser.à iW'p-~à l'écart dés « cultures» 'at/etes « mentalités» r!duire ~ d~ simples variantes comme prédispo~ées à servir
~i est un e1léLikJ.:iiirL.le.L.fQdlfii:gnf("ëF quzse ren- 1 znterpretattOn structurale, correspondaient à des variations
contre dans l'expérience indigène de l'ethnologue sous la dans les relations généalogiques, économiques et sociales
forme de différences de classe). La familiarité, qui . 11Ls!JlÇ.:. entre le~ conÎo~nts et du même coup dans la signification et
2uiert pas dansJ.es.-liv.r.es, avec le mode (['ëXîsTenéépratique la f~nc.tton soctales des unions sanctionnées par le rituel : il
~e ceux qU~J1L/2.asJqjib.t;!té de ;;;;;;;:ere;;wnae à distance" sufftsatt en effet d'observer que le rituel qui se déploie dans
1ifut qj!fjJJJ.E.4!:L~..taut:àTi.lQTS.3:.'.u1J.!.CC}!!.sc7e!!ce pl"iis' tout~ son am,pleur. à J'occasion des mariages entre grandes
a..igEë de la distanq!. gt 4;une proximité. réelle, sorte de solida- famtlles. de trtbus dtfferentes se trouve réduit à sa plus simple
rité 1Jltt.:èraTes différences cUlitirëllès. expresstOn da~s le cas du mariage entre cousins parallèles
, C'est dtièque;~Sâiis-y appôYiëY, il me semble, aucune pour apercevotr que chacune des formes du rituel qui acc0tft =
complaisance, rai été contraint de m'interroger sans cesse sur
mon rapport à l'obÎet dans ce qu'il avait de générique, et aussi
eg~e~.~~1?Jp d~_~aria~~~~~~L~91t.Une 'Sj1?iPl~
p"'~nante,! nee d une sorte de Jeu semtOlogtque,< nzajs u,n.~
de particulier. Et il se pourrait que l'obÎectivation de la rela- dtmenstOn f!::f:t!1e~!l~t~~!e9..ul prend son .se~! "à l'intérieu,r. cle.~
tion générique de l'observateur à l'observé que rai essayé
rëifjiêé-aès st!até,~igLPJ2I'fiJli[g~te-st~'1t~gie~tanll eprq-
d'accomplir, par une série d' « épreuves» qui tendaient tou- dUtt'~'!011 tJe l O"bell!Id!1fe. a~Jme1J.otnze explicitetftent posée. et
Îours davantage à devenir des expérimentations, constitue le
?Jjéie gJi-(filt{ri.f,1:f1qJjJ!/leJS.~r.cie pqr t:t1J.« .1JlQd~le. >?incg1t.s-
principal produit de toute mon entreprise, non en elle-même,
au titre de contribution théorique à une théorie de la pratique, pent~ ~qJL~~1!.1t.~ é'E.q,L~!!io~_tJ~J~J!!Eii.~Cl'!.felqti1Je."desgrQu:pe.s
,co~~tderes~ ..!I4s.ve!!§lLP7.atcqtt ()1J.1tgP~ttt e 11 . rgndre rafsqn
mais en tant que principe d'une définition plus rigoureuse,
qjf ,t{E2.'1;4lf!QtL(liLP..~e.1t.tJ~~p.~,'lE0.1!!J!!~L..Q1f.tr.:.,iaE~lqtion
. pt/te-
moins livrée au hasard des dispositions individuelles, du rap- ment en.ealo t ue entre [~.conÎoinls· (r;uipeut elle-même
port Îuste à l'obÎet qui est une des conditions les plus déter-
~~re 1'0 le~ de marEE.ufal.io}:!lJt!.al.~giques2, 19u,tttne1Jsem1Jle
minantes d'une pratique proprement scientifique en sciences
sociales.
a znformattOns sur .~~f_~!CJ.up'eS unis par le mariage, comme

31
30
LE SENS PRATIQUE

leur position relative dans le groupe, l'histoire de leurs monde étranger 22. Alerté par une simple phrase prc)nonct~e
échanges passés et le bilan de ces transactions au momen t situation réelle (<< les Untel se sont découverts très parents
considéré, sur les conjoints (leur âge, leurs mariages anté- des Untel depuis qu'il y a un polytechnicien chez eux »),
rieurs, leur aspect physique, etc.), sur l'histoire de la négo- j'avais pu voir ce que toutes les sociétés et toutes les théories
de la parenté s'attachent à refouler en faisant comme si les
ciation qui a conduit à cette union et les échanges auxquels
relations réelles entre les parents se déduisaient des relations
elle a donné lieu, etc. . de parenté telles que les définit le modèle généalogique: on
« Il suffisait d'observer que le rituel... pour aperce- est plus ou moins « parent », à distance généalogique égale,
voir... » La rhétorique a des raccourcis qIfijer qiefltp resque . selon que l'on y a plus ou moins intérêt et que les parents
. OJtk!!~~CL~J~1!.fqlJâiljs{ii1f1lf'i~1,{~ 1J{Pt:~1JdjClfJ1ais la. forme considérés sont plus ou moins « intéressants ». Apercevoir
4!J~-Cf).mécutjotL}'Jéf~sJClir~ d'actes. intellectuels miracu que les relations entre les parents sont aussi des relations
-
leux,~in()n dans la méthodologie de' manuel et ,l'épist d'intérêt, que la relation socialement exaltée entrtJ...les frères
émo-
lJii!!cf~!E?Ze. Comment évoquêr' sans emphase" ni recons- peut, dans le cas de la Kabylie, cacher des conflits structu-
truction rétrospective le long travail sur soi qui conduit peu raux d'intérêt ou, dans le cas du Béarn, servir de masque
à peu à la conversion de toute la vision de l'action et du et de justifîcation à l'exploitation économique, le cadet étant
monde social que suppose l' « observation » de ces faits tota- souvent pour l'aîné, de l'aveu de tous, un « domestique sans
lement nouveaux, parce que totalement invisibles pour la salaire », souvent voué au célibat,. apercevoir 'que l'unité
vision antérieure : le rituel du mariage conçu non plus seu- domestique, lieu d'une concurrence pour le capital écono-
lement comme ensemble d'actes symboliques signifiant par mique et symbolique (terres, nom, etc.) dont elle a la pro-
leur différence dans un système de différences (ce qu'il est priété exclusive, est divisée par des luttes pour l'appropria-
aussi) mais comme stratégie sociale définie par sa position tion de ce capital dans lesquelles la force de chacun dépend
dans un système de stratégies orientées vers la maximisation du capital économique et symbolique qu'il possède en propre
du profit matériel et symbo lique? Ou le mariage « préféren- en fonction de sa position inséparablement généalogique et
tiel » traité non plus comme le produit de l'obéissance, à économique et du degré auquel il sait mettre le groupe de son
une norme ou de la conformité à un modèle inconscient côté en se mettant en règle avec les règles régissant officielle-
mais comme une stratégie de reproduction, prenant son ment les rapports de parenté,. qPc!!s'~1JJ!.i~gJ:ffLl~,L~fkq1JggL
sens dans un système de stratégies engendrées par l'habitus ntatrimoniaux de. la t~Cld..l!ig1Jù§.trus.turqlis.tg.JJ/LJJ2.1J:tqt(~U1J
et orientées vers la réalisation de la même fonction sociale? m'ciment d' ~rJi:".~5;9nomi~.d~,§,~fh~Dg~ê ..~l1tr~J~ss~x:ç§ . ~tel1 tl:~ ..
Ou les conduites d'honneur, appréhendées non plus comme les géné~ations quinec esse pqs.t!'o.kéir à.lqlog ique .deJ. coûts
le produit de l'obéissance à des règles ou de la soumission à ~t!1~~plijJl~~S:qg!!at?:iLdetEO~!s qu',e1Jtraîne lq transgressi0
. aeta~brm}()fficielle etaes profit~.t!erespectqbilitéqu'assure 1t
des valeurs (ce qu'elles sont aussi, puisqu'elles sont vécues
comme telles) mais comme le produit d'une recherche plus JLriiiiiC12e.la.,.rggk.. ,. apercevoir tout cela non dans une de
ou moins consciente de l'accumulation du capital symbo- ces relations sociales hautement neutralisées que connaît d'or-
lique? dinaire l'ethnologue (si tant est que ce sqit alors possible,
Je crois que ce n'est pas par hasard qu'entre le momen t parce qu'il est partout des choses qu'on ne dit pas ou qu'on ne
où j'ai dû abandonner le problème du mariage en Kabylie fait pas devant un étranger), mais dans une relation d'enquête
et le momen t où j'ai pu le reprendre, vers les années 70, qui était une sorte de relation de parenté, c'était opérer une
j'avais entrepris une sorte de révision de l'enquête que j'avais 'i

menée, en 1960, dans un village du Béarn et que j'avais 22. Cf. P. Bourdieu, « Célibat et condition paysanne », Etudes rurales,
1962, 5·6, p. 32·136, et « Les stratégies matrimoniales dans le système
consciemment conçue comme une sotte de contre-épreuve de stratégies de reproduction », Annales, 4·5, juillet·octobre 1972, p. des
1105-
mon expérience ethnologique de la familiarisation avec un 1125.

32 33
LE SENS PRATIQUE PRÉFACE

véritable conversion de tout le rapport à l'objet et à soi· pouvoir reconnu sur le monde social, pouvoir que l'on peut
même et une rupture pratique avec l'humanisme naïf qui s'approprier en se les appropriant par l'interprétation 23,
n'est peut·être qu'une forme de complaisance à une image Est-ce assez de rendre raison des pratiques par un « grou-
complaisante de soi·même et qui, associé à la volonté de pement du matériel factuel » qui permet de « voir les cor-
réhabiliter, compréhensible en ces temps de mépris, m'gvait rélations » et n'est-ce pas une autre façon de les abandonner
porté à emprunter parfois, pour parler de l'honneur kabyle, à l'absurdité que de les réduire tacitement aux jeux d'écriture
un langage proche des dissertations sur les héros de Cor- sémiologique qu'en fait le discours d'interprète? Ce n'est
neille. (Je dois dire que, sur ce point décisif, la fréquentation pas dans une intention polémique que je rappellerai que
de ~~b~r(JJf.b loi~~r à MarlfJ. com~~~glzJec!qi~~'or. l'.gjhl1f)lQ2.ye rt:ndrait sans dout~. 11tieyx. raiso.tt. desritttels9tt
dinak~!~une tblOYte jJJirlLual!sl~igl'12l.E2!.~~LJ:!p'grt~ le mode ~des relatio~slê~Earentls'tl .introauisàit .. 4.qtt~Jll:. t.~~c!rie.Lq
(i:~.é(:. 111Iab:iI!liug§JjJ' des. ~rrqitlL.!lZfeJe11!atérialis1?te
marxistettbq1JdJJJ1!1u:tl-fait au rpirit u alis.1J!!.J. m'a bea!:Ë9/:ilL
-;;gé.~.··ê/fSéâerà cettesorteAe 'matérialisme généralisé : ceci
Î'u7fff!;/!f/;/t!{i~~~t .._:4~~~~,,1~~~~~~7o/;!~eî~it:!~e~~~:
les. foungillgJ~th~!:~L4e . la.. disciplitte oU·sQ~ ..i.rl jli.sflàilier
n'appàraitra commrUitparacfôXèqû'-rceux· rjüÇpàr l'effet .aüUiiiJ.elr rociaux.de1tL.JLieJlff!.4.f.miq'ldJ? Pour échapper vrai-
conjugué de la rareté des traductions, de l'unilatéralité des ment, dans l'analyse d'un rituel, à l'ethnocentrisme d'obser-
premières interprétations françaises et américaines et des vateur sans retomber dans la fausse participation intuitive
anathèmes, fort économiques, de l'orthodoxie « marxiste », des nostalgiques des origines patriarcales ou dans le culte néo-
ont de la pensée de cet auteur une représentation simpliste.) frazérien des survivances, il faut et il suffit en effet de com-
La distance que l'ethnologue met entre lui-même et son prendre cette compréhension pratique, celle qui fait que,
objet - et qui se trouve institutionnalisée dans la coupure devant un rite dont la raison nous échappe, nous comprenons
entre l'ethltologie et la sociologie - est aussi ce qui lui au moins qu'il s'agit d'un rite, et ce qui la sépare de l'inter-
permet de se mettre hors jeu, avec tout ce par quoi il parti- prétation que l'on ne peut se donner qu'en se situant à l'exté-
cipe réellement de la logique de son objet. Il n'est sans rieur de la pratique 24. Autrement dit, il faut réintégrer dans
doute pas de plus bel exemple de ce dédoublement qui
empêche les chercheurs d'inscrire dans leur pratique scientifi·
23. Le corpus sur lequel travaille le philologue ou l'ethnologue est
que la compréhension pratique qu'ils ont de la logique de la lui-même pour une part le produit de ces lùttes entre les interprètes
pratique que ce que Volochinov appelle le philologisme, indigènes qu'évoque si bien Mouloud Mammeri (cf. M. Mammeri et
c'est-à-dire la propension à traiter les mots et les textes P. Bourdieu, « Dialogue sur la poésie orale en Kabylie », Actes de la
recherche en sciences sociales, 23, septembre 1978, p. 51-66) et que la
comme s'ils n'avaient d'autre raison d'être que d'être déchif- . défiance à l'égard de l'erreur (symbolisée par l'œuvre de Griaule) consis-
frés par les savants : rien de plus paradoxal par exemple tant à reprendre les théories indigènes, m'avait conduit à sous-estimer
(au profit d'une représentation durkheimienne de la production culturelle
que le fait que des gens dont toute la vie se passe à lutter à comme collective, impersonnelle, bref, sans producteurs).
propos de mots puissent essayer de fixer à tout prix ce qui 24. Le fait que l'ethnologue, en tant qu'observateur étranger, soit
leur apparaît comme le seul sens vrai de symboles, de mots, nécessairement renvoyé à cette position d'extériorité n'est en rien un
privilège, d'autant que rien n'interdit que l'indigène puisse occuper une
de textes ou d'événements qui, étant objectivement ambi- telle position par rapport à ses propres traditions, pouvu qu'il soit en
gus, surdéterminés ou indéterminés, doivent souvent leur rnesure de s'approprier les instruments d'objectivation et qu'il soit disposé,
survie et l'intérêt même dont ils sont l'objet au fait qu'ils ce qui ne va pas nécessairement de pair, à assumer le coût de la mise
hors jeu que l'objectivation suppose et en~endre. On comprend l'impor-
n'ont cessé d'être l'enjeu de luttes visant précisément à fixer tance que revêt le développement d'une ethnologie de l'Algérie faite par
le seul sens « vrai» ,. c'est le cas de tous les textes sacrés qui, des Algériens. Je pense en particulier aux recherches menées dans le cadre
du CRAPE, autour de Mouloud Mammeri, dont on connaît les très beaux
étant investis d'une autorité collective comme les dictons, les travaux sur la « littérature» orale - et en particulier, l'ahellil du Gourara
sentences ou les poèmes gnomiques dans les sociétés sans (Je citerai seulement à titre d'exemple l'étude de R. Bassagana et A. Sayad,
écritU1'e, peuvent fonctionner comme les instruments d'un Habitat traditionnel et structures familiales en K<1bylie, Préface de M. Mam-
meri, Alger, Mémoires du CRAPE, 1974).

3'4 35
LE SENS PRATIQUE PRÉFACE

la théorie des rituels la théorie de la compréhension pratique la théorie4es . pratique: . qu)il.~iseà .prqduire .u,ne théofi~
de tou~ les actes et de tous les discours rituels auxquels nous . -(j'iifne se âécoùv~e piifr.pàt la.s~t4l."~ijJfri~.t':c~t&éotique-:­
nous ltvrons, et pas seulement à l'église ou au cimetière, et .de ce .!1!jfL.<est tJ.ue;retré i1iéltgène, c' eE:4:gè~ ... ?anscett~
dont la particularité réside précisément dans le fait que nul ~~{ation ...d.fULti9ç!çign()rq.t':çe....>~!_d.e.•c..011fpréhèt':sion im11fédiate
ne s'avise de les vivre comme absurdes, arbitraires ou immo- !!!E.~~J!.~eugle à elle-min:.~!qZfiA~tini!.lerapport pratique au
tivés, bien qu'ils n'aient d'autre raison d'être que d'être ou ~11i12l:lIf!.' (C'ettédémarcne est strictement à l'opposé - faut-il
d~être socialement reconnus comme dignes d'exister 25. Les le dire? - de celle qui consiste à fonder la compréhension
rttçs so'!!.clI3Sl!!Cltiqu~s,qu:i sont à elles:11Jf!pes}eur jiJ:t~'itf!i .. historique ou sociologique soit sur une « participation psy-
,!(2lfll~1Jt leur acco/!lPÉ.ssement dans leur accomplissement chique » ou une « reproduction psychique », pour parler
m~!!).~~~.~4~~,.iiÇiesq1i~.t.Q!J~q:fjpÇlEfe que'«
f!i~s'~ I~it"'Fou que comme Dilthey, soit sur une « modification intentionnelle»
ou une « transposition intentionnelle en autrui », pour parler
*
«ilSJgjqtr.~.~~fllLa.YS{t~E!2J21s..,.parce qu'gn . . tKR~,u.1]qfrg·
~rf!!J§JJl.q ..tt.e. tesfaire.;...H!!!J a1!2iJli~esôin .a~Jt1;lloir pOlfr:
i!:!!l!-!t p0!iLqUt on leslqL~.llis:eJJ.lf:'ils sigilifient) comme les
comme Husserl) autant de retraductions faussement savantes
de la théorie spontanée de la compréhension comme « se
,Cff.!fs .de.pigté funét'qire:St.'estfeEHe...!e trqyqi?rj'interpréta- mettre à la place. »)
~i1JüeAJ~rJesjiltl.er..ul1 senS, à. en .ressaisir la logique, La représentation que l'on se fait d'ordinaire de l'oppo-
.porte ~ oubli.er_~i~Lpeuvent n'avoirqproprem.entparler ni . sition entre le « primitif » et le « civilisé » vient de ce que
~f'!{ 7J. t ]Q1jJ tt2'h smonta fonction qu'i!nplique leur existence l'on ignore que la relati0t':qui.~:.éJ(Jblit) enÇecascomme
,!!êm.~, et le senT7J1J!éctivefifeiù inscrit dans la logique des ailleu!:JJ._~J1lrLl'ofiiE1;;;i.~f:JL~t1.:Qbs.e.rvéest un. ças. particulier
ge~tes ou des paroles que l'on fait ou dit « pour dire ou 'ffé1a rela{i!2ILKn.l!~ l§.. connqüreeLkJaire, entre.. l'in!e.rprg~
fatre quelque chose» (lorsqu'il n'y a « rien d'autre à faire»), tatiotLfLl'utili~atiQ!l._L~ntre la maîtrise symbolique et la maî-
ou plus exactement dans les structures génératives dont ces frise pratique, entre lcUg.i,is..tI;~ logique,c'est~à-dire armée de
gestes ou ces mots sont le produit - ou, cas limite, dans tous les in§1!.lf11J~n.!s.accumulés {le l'objectivation, et la logî-
l'espace orienté où ils s'accomplissent. 'l'le 3-mîverse1!~lTIe.ntpiélqgî.qlle.. de .la pratique 26~t cette~
, Qe mêmefl~~?!!n~,peut parler justement du rituel que si dîH~I~pse)qui.~stcottstittttive de l'aqtivité intellectuelle et
1 on.sait1f!:...E.e.~t!EâH rtJ.ue] c9m.11Jecpn.guiteà}a joissensée et dii!1,..f()'J{lltioii7nteilectuelle est sat':s. doyte ce que le. cliscotlr~.
~!!!P'g...fk~r.aiso1J et. !a~vérité.de l'intentlon'scientifique:
.intellequ,f.L. ~l~_".m. ot.'n.s effet,
'Ct quz... est EL1!.lf~_en ~e c.ha.n.ELd.~~.x .prj;n,.e.r d.a.n..s. .s.a vér.t.'t.é..
crest le degre.q1j-qlfe.l celui qui.
E2!!J.me l1~le!3'::._~eE~r~ .. E;;llSb!}{ de 11J~t!!e, ..on '!.I3J!.f!.ELte.1Jdrè
t:,2.m1;!!..te.e..llf11JJ/!'H a,es usages. sQciaux (Us· parents et de la 0t?~,.Ç.fe.l!(Lcl'êtrepris .âansson travail d'objectivq.ti()'J.
~u' à~on~ition Tobjectiver la relation objectivante et" Le raEpgrt 9bie.çtjvtj7eq7'ôtzieteS1Jl.'Jf. .manière de maintenir
~cevX;if..~~qu'elle dissÙrzu:le.: les agents (et l'observateur rëSèfistances,tfJJ..retu~de se pre~dr~p()ur objet, d'être pris
lui-mê!!Z.~ 1~squ)u cessed'être o~servateur) n'entretiennent' aansl~9.kiet,Ainsi, par exemple, je ne suis pas sûr que j'au-
P;;;-;;~ijjJ::kaf{iît[ëqëîlryarente?a~e)ation quis'ù'!stttttre..· rats "approché ce qui me paraît être aujourd'hui le sens de
atimj)bservattOn et 'IUt suppose que l'onn'(lifen vue attCU!J. l'expérience rituelle et la fonction des schèmes générateurs
Jq..qg~ pra.!.!!i!!é:~és::Êa!~.tgfQti.(Je ra pare'Jté. Bref, il faut tout qu'elle met en œuvre si je m'étais contenté de pousser l'anam-
{!!!1PlemenŒt,~~~_e:.,!~~er.dans le travail scientifique et dans nèse du refoulé social jusqu'à me rappeler que, comme les
",'>,-", •. '~ "'-'-'-'-:-~"-C_-'_>"'_'_"'_'C

,?5; L'analys~ ,s~ciologique doit, aussi établir les conditions de possi-


bilite et de validIte de cette comprehensIOn et de ces actes (cL P, Bourdieu 26, II ne faut pas nier évidemment, et c'est le mérite de Jack Goody
«, Le lan~age autorisé, note sur les conditions sociales de l'efficacité dtl de l'avoir rappelé, que les différentes formations sociales soient séparées
dIscours rituel », Actes de la recherche en sciences sociales, 5-6, novembre par des différences considérables du point de vue des techniques d'objecti-
1975, p. 183-190; et P. Bourdieu avec y, Delsaut « Le couturier et sa vation (à commencer par l'écriture et tout ce que rend possible la « raison
gr!ffe, contribution ~ un~ théorie de la magie », A~tes de la recherche en graphique »), donc des conditions génériques d'accès à la logique
sczences soclules, 1, JanVIer 1975, p. 7-36), s'arme de ces techniques.

36 37
LE SENS PRATIQUE PRÉFACE

Kabyles condensettt dans le mot qabeI, faire face} faire face à tionnent dans les champs les plus différents de la pratique
l'est} à l'avenir) tout leur système de valeurs} les vieux et qui sont au principe des valeurs ultimes, indiscutées et
paysans béarnais disaient capbat (mot à mot) tête vers le ineffables) qu'exaltent tous les rituels sociaux} et en parti-
bas) pour signifier vers le bas} en descendant} mais aussi culier le culte de l'œuvre d'art 29.
vers le nord} et capsus ou catsus (mot à mot) tête vers le Mais je n'aurais sans doute pas levé les derniers obstacles
haut) pour vers le haut} en montant} mais aussi vers le sud qui m'empêchaient de reconnaître dans la logique de la pra-
(ou encore cap-abàn, tête vers l'avant) pour l'est} et cap-arré, tique les formes de pensée les plus caractéristiques de la
tête vers l'arrière, pour l'ouest), et que des mots comme logique prélogique si je n'avais rencontré} un peu par hasard,
capbachà, baisser le front) ou capbach étaient associés à l'idée cette logique « sauvage » au cœur même du monde familier}
de honte} d'humiliation} de déshonneur ou d}affront>, ou dans les jugements que des Français interrogés en 1975 par
même de découvrir que les garants les plus légitimes de ma un institut de sondage portaient sur leurs hommes politi-
culture la plus légitime succombaient' parfois à cette logique ques 30 : possédant en ce cas la pleine maîtrise indigène du
dite prélogique} que Platon} aU livre X de la République} système de schèmes qui inclinent à attribuer à Georges Mar"
, associe les justes à la droite} au mouvement vers le haut} a~ chais le sapin} le noir ou le corbeau et à Valéry Giscard
ciel} au devant, et les méchants à la gauche} à la descente} d'Estaing le chêne} le blanc ou le muguet} je pouvais tenir
à la terre et à l'arrière 27} ou encore que la théorie des climats ensemble et l'expérience indigène de la familiarité pares-
de Montesquieu repose sur des oppositions mythiques dont seuse avec un symbolisme ni tout à fait logique ni tout à fait
le principe n'est autre que tout ce que nous mettons dans illogique} ni tout à fait contrôlé ni tout à fait inconscient} et
l}antithèse entre le « sang froid » et le « sang chaud » la connaissance savante de la logique} surprenante pour l'expé-
et} par là} entre le nord et le midi 28. Il fallait aller à des rience indigène} qui se dégage de l'ensemble des attributions,
usages plus proches, plus quotidiens} avec l'analyse du goût} et l'observation quasi expérimentale du fonctionnement de
ce système de schèmes générateurs et classificatoires (mani- cette pensée par couples qui} laissant dans l'indétermination
festés dans des couples d'adjectifs antagonistes comme unique les principes de ses distinctions ou de ses assimilations} ne
et commun) brillant et terne, lourd et léger} etc.) qui fonc- précise jamais sous quel rapport s'oppose OU se ressemble
ce qu'elle oppose ou rassemble. Découvrir que} dans nombre
27. « Ils ordonnaient aux justes de prendre à droite la route qui montait de ses opérations} la pensée ordinaire} guidée, comme toutes
dans le ciel, après leur avoir attaché par devant un écriteau relatant leur les pensées que l'on dit « prélogiques »} c}est-à-dire pratiques}
jugement, et aux criminels de prendre à gauche la route descendante, portant par un simple « sentiment du contraire »} procède par oppo-
eux aussi, mais par derrière, un écriteau où étaient marquées toutes leurs
actions » (Platon, République, X, 614 c-d).On voit en passant que,si sitions} forme élémentaire de spécification qui la conduit par
l'on a beaucoup usé de la Grèce, surtout dans l'ethnologie maghrébine, exemple à donner au même terme autant de contraires qu'il
pour faire des effets humanistes (à tous les sens du terme), on peut aussi
se servir d'une connaissance de la Grèce ethnologisée (et non héroïsée) y a de rapports pratiques dans lesquels il peut entrer avec ce
pour comprendre les sociétés sans écriture (et réciproquement) et en parti-
culier tout ce qui touche à la production culturelle et aux producteurs
culturels.
28. Pierre Gourou, qui relève toutes les inconséquences des livres XIV 29. Cf. P. Bourdieu et M. de Saint-Martin, « Les catégories de l'enten-
à XVII de l'Esprit de lois sans apercevoir le principe, proprement mythi- dement professoral », Actes de la recherche en sciences sociales, 3, mai
que, qui donne sa véritable cohérence à ce discours apparemment incohé- 1975, p. 69-93; P. Bourdieu, « L'ontologie politique de Martin Heideg-
rent, a raison d'observer : « Il était intéressant de relever ces vues de ger », Actes de la recherche en sciences sociales, 5-6, novembre 1975,
Montesquieu parce qu'elles dorment en nous - prêtes à se réveiller - p. 109-156 et La distinction, Paris, Ed. de Minuit, 1979.
comme elles vivaient en lui. Nous aussi, nous pensons, quelque démenti 30. Pour une description précise de ce « test » (dans lequel l'enquê-
que puisse apporter une observation plus correcte qu'au temps de Montes- teur présentait des listes de six objets - couleurs, arbres, héros cIassi-
quie~, que les gens ,du Nord sont plus grands, plus calmes, plus ques, etc. - en demandant d'en attribuer un et un seul à l'un des six
travatlleurs, plus honnetes, plus entreprenants, plus dignes de foi plus grands leaders de partis politiques) et une analyse de la logique selon
désintéressés que les gens du Sud» (P. Gourou, « Le déterminism~ phy- laquelle s'opèrent les attributions, voir P. Bourdieu, La distinction, op.
sique dans l'Esprit des lois », L'homme, septembre-décembre 1963, p. 5-11). ci!., p. 625-640.

38 39
LE SENS PRATIQUE

qui n'est pas lui, c'est apercevoir concrètement que IL!1ili.-


cation de l'objet de la science. qa1Jsl'altérit:ée.sse.ntie.lled:ttne. de la raret~'.le..~?11Z.n:un dans lare.cberche de l:ttniqttËllêl
~<<..JJê.g1:1i1i"Ifil.>)csuppose .Z'adpé$iQn.. triQmpf;qnLe.àt!ILsy}et. non' . . iÈcJo}p},Tirn 'il ]5as 'settte.1itenj)7Jtif. ~effet7J:è?~1Jo1JCËrtOttigi
.'113 s i1fl.P!2l1J!i?ljjJLl~tg()1{$11!f1Jqtci$$Ül!d.(L;'deJkgjj!!L.un moye.n,
1iJC~iV.e.;.o Pg;~.~....C!.l.ir.. fq.q!!tqn.. .ce.,..i.l.. :JJe . . s.'.a.g.t.·.f..'.. p.. as,...conzme
on .'7iIi:t1!âxdmatte, .CleœrapproçJZer~ fJI1!.1!.el!1e.nt.l'etranger â'un
peut-être le seulLde contribuer,nejût-ce qttepar laco1JS~
ê!ence'aes'tfliermrn~tions, {fti construcûon,qutrerrzeJ1t .aban.-
i~.dig~~+itJ:za.giJJllire :c'e~L,e.'!.~loif{'!qfttp!!r.Ew!E1lvation donnée aux forces tfü1iioitde,-ae' quelque chose comme un
l tndtg!~e. +qJ!iTJ.;~t.+e!!:JOtf!.f!~Servateur étranger qu'on Te' sujet. .., .__
'_'.~C····~··"~····-~··_""··~_d'~.. .~o.~ ...__.•·- ..
_,.œ·~ ....
rctp1?!()cfJe dê . .~. etrqn ger~
Ce dernier exemple n'est pas là, pas plus que tous les
autres, pour faire voir et faire valoir les difficultés parti-
culières (qui sont très réelles) de la sociologie, ou les mérites
particuliers du sociologue, mais pour~essayer de faire sentir,
ou mieux, de faire comprendre pratiquement, d'une compré-
hension impliquant la pratique, que toute entreprise sociolo-
gique véritable est, inséparablement, une socia-analyse, et
tâcher de contribuer ainsi à ce que son produit devienne à
son tour l'instrument d'une socio-analyse 31. Il ne s'agit pas
seulement de faire de l'analyse de la position sociale à partir
de laquelle se produisent les discours sur le monde social
- à commencer par le discours prétendant à la scientifi-
cité - une des armes les plus efficaces de la critique scienti-
fique et politique du discours scientifique et politique, et tout
spécialement des usages politiques de la légitimité « scienti-
fique ». A l'opposé de la dénégation personnaliste qui, refu-
sant l'objectivation scientifique, ne peut construire qu'une
personne de fantaisie ou de phantasme, l'analyse sociologique,
en particulier lorsqu'elle se situe dans la tradition proprement
ethnologique de l'exploration des formes dé classification,
rend possible une véritable réappropriation de soi par l'objec-
tivation de l'objectivité qui hante le lieu prétendu de la sub-
jectivité, telles ces catégories sociales de pensée, de perception
et d'appréciation qui sont le principe impensé de toute repré-
sentation du monde dit objectif. IJll+odiQJ:f.qnt .à.JMfp1ftJrir
!!.!.xtérioriJ.LaJLccg.ttrcle. l'intériorité, 7a banaliildans l'iltusiôn

31. Plutôt que d'argumenter longuement sur les fonctions libératrices


que peut remplir la sociologie en fournissant les instruments d'une réappro-
priation des schèmes de perception et d'appréciation qui sont souvent au
principe d'une misère proprement sociale, je me contenterai de renvoyer
à l'article d'Abdelmalek Sayad, « Les enfants illégitimes » (Actes de la
recherche en sdences sodales, 25, janvier 1979, p. 61-82 et 26, mars 1979,
p. 68-83) et à l'ensemble de ses travaux sur les émigrés algériens.

40 41
livre 1
CRITIQUE DE LA RAISON
THÉORIQUE

m.n~n,"' ""ni,""
Comment puis-je suivre une règle? - Si ce n'est pas une
question sur les causes, alors c'en est une concernant la
justification que j'ai pour agir ainsi d'après elle.
11 Si i"i 'vu"' Je. ","".., ,lm' je mi'
, au rocher dur, et ma bêche se recourbe. J'incline à ce moment-
j là à dire : « C'est ainsi, tout simplement, que j'agis ».
""'""" 1. Wittgenstein, Investigations philosophiques.

L'homme (...) est le plus mimeur (mimetikotaton) de tous


les animaux et c'est en mimant (dia mimeseos) qu'il acquiert
ses premières connaissances.
Aristote, Poétique.

pe toutes les opp2§iti91l~1l! ..9iy.i§-Ë!l:L.~E!.i§cielletp<:l1tJ~


Êence' soclale::Jâ~plt,l§"J912EI~illeBtg!~,,~elJ~,fŒll§.Elli,l1~1l§~I""
est celle qui s'.#ablitentre le .su.~iecti\Tistl!~.~!J'()l?j~<:tivis1l1e.
Le fait même qlieëettedlvislori renaisse' sans cesse soùs des
formes à peine renouvelées suffirait à témoigner que les
modes de connaissance qu'elle distingue sont également indis-
pensables à une science dU monde social qui ne peut se
réduire ni à une phénoménologie sociale ni à une physique
sociale. Pour dépasser l'antagonisme qui oppose ces deux
modes de connaissance tout en conservant les acquis de
chacun d'eux (sans omettre ce que prOduit la lucidité inté-
ressée sur la position opposée), il faut exJiliSÜ~EJ~sPt~§EP,:
Bosés .~tüls ont eQc()~111un. en tant .gl:l~tE(.)d~§.2!<::()1111gi§:
sance saYl!ll!§z.. également -oëf6seCati.ill2~I~4t::~,,~onllaissallce
pratigue gui ~t au l?!!!19,pe~ (:l.~lixpériellS~ gfdinaJtt::du
mond<: soc@.:" Ce qui suppose que l'on soumette à une objec-
tiVatIon critique les conditions épistémologiques et sociales
qui rendent possibles aussi bien le retour réflexif sur l'expé-
rience subj~ctive du monde social que l'objectivation des
conditions objectives de cette expérience.
Le mode du{)nllai~s~l1~e qu~l'()flpeut~ppel~r p~ên()lp~:
nologique se donnepoÙi'oojèCoe.réffécnirîil1e expéiïellSË
qüi, par aéflrîlt1ûn',-'ï1ë-·seiéflecnîCpas;'la.rèlittI()l1.'première
_ _- , ~ - , - _ ·;..>;;;.c""""",co-o~c--""'","·"'··~~_c~""·-'-'_>-~N_~~=",,,",,,",OH_,~~._,._-__ _.. --,_"._./.. ~ •... " ' .•...,.- ---- -. ······.·.-.-.·,·.._.·.·.·.··'_· ..0·.·.·.·,· .. _,,·

43
LE SENS PRATIQUE
AVANT·P1{OPOS

o
de familiaritéav:pc
~.,~_~_~c~",
l'e . r '1'
''''~ .:~Jlv:.u:olll:lem~Pt 1l:l1l11.1Ër? et de porter
a1~Sl au ,Jour la. verIte de cette expérience qui, pour si illu-
SOIre qu e1~e pUIsse paraître d'un point de vue « objectif » science
reste parfaItement ~ertaine en tant qu'expérience 1. Mais
ne peut aller au-dêla d ' d " d .
il
_ .._...,.....
et phénoménologie, à des « construc-
'-' .•. •" ' ; ",.' .une',escnptlon. e ce qUI caractéris.e second degré, c'est-à-dire à des constructions des
en propre 1expenence « vecue » d T···~r···'· , constructîons produites par les acteurs sur la scène sociale 2 »
éffie"rappr~efiswh ae·~~·~·ôndê··"c~m~~~~vfa~;i,' ~o~~~ ou, comme Garnnkel et l'ethnométhodologie, à des « comptes
allant de SOI (ta~en for granted) : s'il en est ainsi, c'estJlli'il rendus des comptes rendus» (accounts) que produisent les
exc~.:; Ia9~es.!Io~ ,descO!lditiQ!l~depossibilitéde cette' agents 3. Ith.Ü...!1!rgir,. au moins objectivement, la qUe;stîon
~;El:~~:L.asaYQ.!~Ja coïncidence, des' structures objectives oubliée dès condüi()nsPlirticuJi~r~§qui wenqenLpossible
,et ues structures lncornorées
-7'·-·;'·-~;~·-·':.r '
q ..
.. Ul procure
1"11'
1' USlOn de 1a .rëx~riel}<:~<loxique du, m()nde sociaL Ainsi, par exemple, en
~~R:e~~?slO~~rr:~~diat~,.,:~r.~.~~~'fi~tique de l'expérience rappefant que la compréhension immédiate n'est possible que
PI~t19.t!.e,~t ufll\,ers[mlh~r, et. exclut du même coup de si et seulement si les agents sont objectivement accordés de
c~tte expenen~e. ~o:lte !nterrogatlOn sur ses propres condi- manière à associer le même sens au même signe, parole,
tlOns de posslbl~1te. C est aussi, plus profondément, que, pratique ou œuvre, et le même signe au même sens ou, en
c0J:!1m~)l:l SO,l1l1,~l~sal1ç~.. pratique 911'i1 prend, pour objet il d'autres termes, de manière à se référer, dans leurs opéra-
.exclut .t:0~~tF~fl!~r~0~atl0n "sur J~sproprès-cônari[ons soci~lès tions de chiffrement et de déchiffrement, à un seul et même
a,e poss~btI1te .et p1uSl?fédsémentsur la signification sociale de système de relations constantes, indépendantes des conscien-
l.epoche pratIque qUI est nécessaire pour accéder à l'inten- ces et des volontés individuelles et irréductibles à leur
tIon de comprendre la compréhension première ou si l'on exécution dans des pratîques ou des œuvres (par exemple,
veut, sur le, rapport s~ial :o~t à fait paradoxal que 'suppose la langue comme code ou chiffre), la sémiologie s~u§stlrienne
le r~to~r r.e~exlf su~ 1expenence doxique. (ou ses dérivés, comme le structuralisme ~ânil1topologique)
~oble.~tly~smeqU1 secicmnepour projet d'établir des régu- !le contreditPil.LApE2prementp~rler l'analyse; phén 2tnéno-
~l!n.t<=.S.()~l~~!!Y~s (structures, lois, systèmes de relations etc.) .logique de, l'e){périence" prelllièr~,dl!mQ119e:S()Ciil.1..,<:(}rr:me
~P5:~ggntc~,s.Cfes..c()11sci~nCËs~t. des., yplontés individ~eiIes ëompréhefi~l§n illl1héâiàte;~]e "en,définit ,seulement les
JQtroAll.lLll11edisconÛPl1ité ,tranchéê enùe, la connaissanc~ limites de va1lcIité'en' établissantlesconditionsl?articuli~res
sl!Va~~LJ~CQ!lnai~sa11.CË_REitIqiiè:."rejetant à l'état ,.,qe aans lesqueJ1es-areest possible (c'est-à-dire la coïncidence
~~,12!.lahs~t!onL>~.1._~~« j:>rénotions » ouA' « idéologies »les parfaiièdes chiffres employés dans le codage et le décodage)
,::~,res:~~!~(}.11~..J:l,~~9JL lTIQin$ explicités dont elle s'arme. et que"J~~11~.Y§~_J2M!12tn~gQl()gi.911~,jg11(}~~"
~te que, dans toutes ces opérations, l'objectivisme ne
prend nullement en compte ce qui est inscrit dans la distance
,1; ~'est l'évidence et la transparence à soi-même de l'expérience se et l'extériorité par rapport à l'expérience première qui est
reflechlssant )celle ~u cogito),. que le phénoménologue (par exemple, le à la fois la condition et le produit des opérations d'objectiva·
Sartre de L.lmaglnalre) opposaIt comme le « certain » au « probable »
deo: la c0r,malssance objective : «. II est nécessaire de répéter ici ce qu'on tion : oubliant ce que rappelle l'analyse phénoménologique
salt depUIS I?escart~s : une c01?sclence réflexive nous livre des données abso- de l'expérience du monde familier, à savoir l'apparence de
~~mer:t certa!nes; 1homme. qUI, dans un acte de réflexion, prend conscience l'immédiateté avec laquelle se livre le sens de ce monde, il
aV9!r une" Image ne sauraIt se tromper. (...) Ce qu'on est convenu d'appe-
ler Imag.e se donn~ !mmédiat.ement comme telle à la réflexion. (...) Si
ces, llonsclences, se dlstI~guent }m~édiatement de toutes les autres, c'est
qu e ~s. s.e present.ent, a la reflexlOn avec certaines marques, certaines
ca,ractenstJq~es, .qUl determinent aussitôt le jugement "j'ai une image".
L acte de re~exlOn a do~~ un contenu immédiatement certain que nous Maurice N1thanson ed., La Haye, Martinus Nijhoff, 1962, p. 59.
--.
2. Cf. A. Schütz, Collected Papers, l, The Problem of Social Reality, '1
~
appellerons ,1 essence de lImage » (]. P. Sartre L'imaginaire Paris GalIi 3. H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs,
mard, 1948, p. 13-14). " , - N. J., Prentice-HalI, 1967.

44 45
LE SENS PRATIQUE
AVANT-PROPOS

omet d'objectiver la relation objectivante, c'est-à-dire la savant a pour fin non de discréditer la connaissance savante
rupture épistémologique qui est aussi une rupture sociale. sous l'une ou l'autre de ses formes pour lui opposer ou
~t, cill fai.~ql1:.U;!g~Q!"~J.~!"~laJi().!u~m1:eJ~ !.!ns vécu gU:~KPE: lui substituer, comme on l'a souvent fait, une connaissan~e
~~.EbeIt()~~neI9g!~g,)fiaJ.~ çt.le Sglll.Jèi~çtjfq1.le coris~ pratique plus ou moins idéalisée ; .n;ais de la ~o~der comple-
trUlt lap:QysIC}ue socIale. (Ju 1~ sérniol()~ie obiect iviste il tement en l'affranchissant des bIaIS que IUl Imposent. les
~t~rdit~'â'7ui~1lsËfJ~§ ~çonaitIoris~~a~Ja. production .et' q)i conditions épistémologiques et sociales ,de .s~ ~roduct1~)ll.
fônction:nemei~lJ~~LJe!L~o~Q..ui p~~-\iiYJ;~ .', Tout à fait étrangère à l'intention de r~habI11tatlo?, qUl a
~Çk.~s2lIe.sens ()bjectlve dans les.InstitutiQ!ls. dévoyé la plupart des discours sur la prauque, el~e VIse seule·
~~yt dOlJE::d~.w~~eLt~!ntil).~l11i<:_~arente des . deux ment à porter au jour la théorie de la pratIque que. l~
~~gLçc2.!1!1aJ§§~.çe .. et.. e!1..jl].t~rerJ~§Jlf.gJi!~[ü'·à--condi: •. ' connaissance savante engage implicitement et à rendr.e aInSI
Üon de ~b:ord<:)~n~L!u;>.r~lique scienti~~n.~_c()nnais­ possible une véritable connaissance savante de la pratIque et
«
§a!1ce. du SUjet de connaIssance. », çpnnaissance essentielle- du mode de connaissance pratique.
rnelltc~itiquedes .. lilllites·lnli~t~;--a-ioutè~ connaiS~ance
~rigr~l· subjectiviste autant ',iü'objectiviste, qui aurait L' ana~"g~.)ll... I()~iillte~È.~_I~12.~aJiq~Ë.s~E~!~~s_ ..~
p'luTa vancée_.§Ll11. Jr.adi.ti()!1 . . sc~ge;;J:l.ayaIt . . t()lljol1~s . . . P2sÇ.
toutes es apparences d'une théorie négative, n'étaient les fa question de~ ,_t~E()rt§w~.!I!!.eJ~. th.e()rI~_çLIll. RraJ!gl.J.een
effets proprement scientifiques qu'elle produit en contrai- terni[ifI~ÎJqleur, C'est ainsi que, dans le passage fameux du
gnant à poser les questions occultées par toute connaissance Tb'i~t~te . Platon fausse d'emblée le jeu lorsque, au tr.avers
savante. La science sociale ne doit pas seulement, comme le d'une de~cription toute négative de la logique de la ~rat;que:
veut l'objectivisme, rompre avec l'expérience indigène et la qui n'est que l'envers d'une exaltation de la skhole! hberte.
représentation indigène de cette expérience; il lui faut à l'égard des contraintes et des urgences de ,la rra,uque, qu~
encore, par une seconde rupture, mettre en question les est donnée pour la condition sine qua non de 1 acce. s a la vent:
présupposés inhérents à la position d'observateur « objec- (<< nos propos sont à nous c0r;:tm~ ,des domesuques »)~ ~l
tif » qui, attaché à interpréter des pratiques, tend à importer offre aux intellectuels une « theodIcee de leur propre PrIVI-
dans l'objet les principes de sa relation à l'objet, comme en lège ». A ce discours justificateur qui, dans ~es f?rmes le~
témoigne par exemple le privilège qu'il accorde aux fonctions plus extrêmes, défini~ l'acti~n comme. «' In;pUl~Sal?ce. ~
de communication et de connaissance et qui l'incline à réduire contempler » (astheneza theorzas)" la, phl1os?phle (s agIr~l.t-l1
les interactions à de purs échanges symboliques. La connais- de la philosophia plebeia ,?ue ~ anstocr~tls~e pl~tomc;en
sance ne dépend pas seulement, comme l'enseigne un rela- constitue négativement) n'a JamaIs oppose qu une InverSlOn
tivisme élémentaire, du point de vue particulier qu'un de signe, un renversement de la, table des valeurs, c~~me
observateur « situé et daté » prend sur l'objet : c'est une dans ce texte idéaltypique où NIetzsche conclut la cr,lt1que
altération beaucoup plus fondamentale, et beaucoup plus per- la plus aiguë de la connaissance «"pure. » ~n, revendlquant
nicieuse, puisque, étant constitutive de l'opération de connais- pour le mode de connaissance ~u ~l 1~1. ~refere les vertus
sance, elle est vouée à passer inaperçue, que l'on fait subir à mêmes qu'elle professe, comme l obJecuvIte .: « Tenons-nous
la pratique par le seul fait de prendre sur elle un « point de dorénavant mieux en garde, messieurs les phIlosophes, contre
vue » et de la constituer ainsi en objet (d'observation et
d'analyse). Etant entendu que ce point de vue souverain ne
se prend jamais aussi aisément que depuis les positions 4. A travers l'évocation des intellectuels « pra.tiques », Platon
élevées de l'espace social d'où le monde social se donne deux des propriétés les plus importantes ~e la pratlgue, cett~ « coursedégage
comme un spectacle que l'on contemple de loin et de haut, la vie» (peri psychès a dromos), à savoIr la pressIOn. e 1 u~gence pour
1
relle (<< l'eau de la clepsydre se hâte de couler »). qUI mt.erdlt de stempo-
a~rêter
comme une représetztation. aux problèmes intéressants, de les reprendre p!uste~rs fOIS, ~~ ,revenir
arrière, et l'existence d'enieux pratiques, parfoIs vztaux (Theetete, en
Cette réflexion critique sur les limites de l'entendement 172c -
173b).
46 47
LE SENS PRATIQUE
AVANT-PROPOS

cette fabulation de concepts anciens et dangereux qui a fixé liers des groupes particuliers et d'échapper aux erreurs qui
un "sujet de connaissance, sujet pur, sans volonté sans dou- ont pour principe le paralogisme de composition (fallacy of
leur, libéré du temps", gardons-nous des tentacules 'de notions composition 6). Toute connaissance objectiviste enferme une
contradictoires telles que "raison pure", "esprit absolu", prétention à la domination légitime : de même que, dans
"connaissance en soi" : - ici l'on demande de penser à un Troïlus et Cressida} les idées générales du général réduisent
œil qui ~e peut pas du' tout être imaginé, un œil dont, à l'aveuglement intéressé les critiques que Thersite, le simple
à tout p~IX, le regard ne doit pas avoir de direction, dont soldat, oppose aux grands desseins stratégiques, de même la
les fonctions actives et interprétatives seraient liées, seraient prétention du théoricien au point de vue absolu, « géométral
absentes, ces fonctions seules qui donnent son objet à de toutes les perspectives », comme aurait dit Leibniz,
l'action de voir, on demande donc quelque chose d'insensé enferme la revendication d'un pouvoir fondé en raison sur
et d'absurde. Il n'existe qu'une vision perspective, une les simples particuliers voués à l'erreur, qui est privation, par
"connaissance" perspective; et plus 'notre état affectif entre la partialité partisane de leurs points de vue particuliers.
en jeu vis-à-vis d'une chose, plus nous avons d'yeux, d'yeux L'inanalysé de toute analyse savante (subjectiviste autant
différents pour cette chose, et plus complète sera notre qu'objectiviste) est le rapport subjectif du savant au monde
"notion" de cette chose, notre "objectivité" 5. » Le .9ifficil~ social et le rapport (social) objectif que suppose ce raPl?0rt
~sJsans dou~equ'ol1nepeut sortir dll jËudespréférenê~s subjectif 7. 11ntellect~alisme est,.si.l'oB . permet l'expre.ssl~:m,
i~y~s~~~.J'9.tIr produire une yéritable description de là logi- un inte!1ectualocenttlsme condUIsant a .met.tre . au .pnnppe
que ê:[e:Ja pratique Sans mettre en jeu la situation théorique, dëTa~P.taÜill!~~!~~~l. ~. traversJ~sreprésentationsconstrui­
cg!ll~illPl~tive, sc()Iaire, à .partir (le Ig9tlËlle.se tiennetlttous .tes...R9.l!! ~l1crC;:11~E~sa}~9n. (r~gles,. ,l11odèles, etc.»J~r~~2.rt
1§..di§ÇQurs,yc()mpds]ës 'plus' acharnés à valoriser la pra- au mondé. socIal qtl1 est celUI de. 1observateur et, par la, le
tiqJJ~.. .taQp9ii-:'sociaIqui ie~d~:pQssilile:l~Q?se~v~tiQtl~ Le fai~ de
Mai~.Jepltl.s J:Ë90utabJË .QhgaçlË~J!! .coostrucUon.. d 'une projeter un rapport theotlque non objective dans la pratique
~~ce.~C!éqtlate5!Ë I~.pra!iqtle résige sans. domË_dans.le fait que l'on s'efforce d'objectiver est au principe d'un ensemble
'1l:L~ 1;.s~Ig~tIt~~qlliIiË l~ss~va~Es.:A ~t:u~.sc;iËr;çe Tèr au d'erreurs scientifiques, toutes liées entre elles (en sorte que
ptlvI1ege SOCIal qUI la rend pOSSIble et qu elle justifie ou pro- ce serait déjà un progrès considérable ~WJl9,J~is~lt.Er~<:~~dËf~
cure) ~!~9isE9se .~ . 1?rQf~ser la.. s1Jl'~.r!()rité.de 1ellr savoir, tout discours savant sllr le monde. socIal.d un SIgne qUI se
souvent conquis, au prix d'immenses efforts, contre le sens Imiit«tOî:î.L..s~ passe c.Qmm~.si.:.»et qui, fonctionnant à l.a
commun, voire à trouver dans cette supériorité une justifica- Taçoll~q~LHn~tltifi.Çateurs de l~ logique, rappellerait contI-
tion de leur privilège, B!ut9.L9u'à produire une contlaissance n~ent le statJJ.Lépist~l11()IQgique.dlJ,9~Ç2JJ.fê~cêa.y~~nt). Ce
scientifique du m<lde .de cOl1na[s§aQ~~r~tique et.cleslimites iî'"êStdôi1C~pa;pour sacrifier à une sorte de goût gratl;tlt des
qii;:Ja=~()~n~is~~nces~ya.n::}oit.a~ f~it7qu'elle repose sur le préalables théoriques m~is afin. de. répondr~ aux bes01?s le~
priVilège. itmsl, tel traite etasSlquè <Peconomie n'évoquera plus pratiques de la pratique SCIentifique qu Il faut proc~d.er a
la lOg1qùe spécifique de la pratique et du sens commun que une analyse de la logique spécifique et des condltlons
pour la rejeter dans l'indignité : dénonçant la prétention des
agents économiques à posséder une connaissance adéquate des
mécanismes économiques, l'économiste « saVant» revendique 6. P. A. Samuelson, Economies, New York, Londres, Mac Graw Hill Co,
le monopole du point de vue total sur le tout et s'affirme 1951, p. 6-10 (trad. fse, Paris, Armand-Colin, 1972, p. 33).. .
capable de transcender les points de vue partiels et particu- 7. Le producteur de discours sur. des objets. du mor:de soc~al qUi omet
d'objectiver le point de vue à partir duquel il pro~Ult ce discours, a .de
bonnes chances de ne rien livrer d'autre que ce pOint de vue : temolns
tous ces discours sur le « peuple » qui parlent moins du peuple que de
5. F. Nietzsche, La généalogie de la morale, trad. H. Albert, Paris, la relation au peuple de celui qui les tient ou, plus simplement, de la
Mercure de France, 1948, p. 206. position sociale à partir de laquelle il parle du peuple.

48 49
LE SENS PRATIQUE

sociales de possibilité de la connaissance savante (et tout l'objectivation


spécialement des théories de la pratique qu'elle engage impli-
citement) qui est inséparablement une analyse de la logique
spécifique de la connaissance pratique.

Il n'est sans doute pas de moyen plus approprié de saisir


les présupposés épistémologiques et sociologiques de l'objec-
tivisme que de revenir aux opérations inaugurales par les-
quelles Saussure a construit l'objet propre de la linguistique:
ignorées et occultées par tous les emprunts mécaniques à la
discipline alors dominante et par toutes les traductions litté-
rales d'un lexique autonomisé sur lesquels se sont hâtivement
fondées les nouvelles sciences dites structurales, ces opéra-
tions sont devenues l'inconscient épistémologique du struc-
turalisme 1.
Poser, comme le fait Saussure, que le médium véritable
de la communication n'est pas la parole comme donnée immé-
diate considérée dans sa matérialité observable mais la iangue
comme système de relations objectives qui rend .possibles et
. la production du discours et son déchiffrement, c'est opér~r
un renversement complet des apparences en subordonnant
à un pur constructum, dont il n'est pas d'expérience sensible,
la matière même de la communication, ce qui se donne comme
le plus visible et le plus réel 2. Conscient de la rupture para-

1. Il est 5ignificatif par exemple que, si l'on excepte Sapir, prédisposé


par sa double formation de linguiste et d'ethnologue à poser le problème
des rapports entre la culture et la langue, auCun anthropologue n'ait essayé
de ®Jager toutes les lpplications de Xh9Jng!ogie (que Leslie White est à
peu près le seul à fOrmuler exphcitement) entre leL01>J2.Çl~ltiQl1§qlJL.§9!1t.
TI! fu.~enL.5l~.J:l!mh!()J20Iggit; .çl.lltJll:~lle (ou structurale) ~!_ deJa . .
,Jn~istig~e.~fe délaJanggeet de la parpleet celle de la cultureetdf-
Ta condUIte. .
~. 2. pn ~.éutéte. l1dre à. l.a t.e.lation.. entre la cu
. . • l
. t ure et.. . •.la c.on duit..e tout c. e
oue aussure"'lrrf oe~~tell!ttQil~hehtre Jâ là.Vgue et la 'pa!p1,eq}Ji~l1est ..
l,!D.e4iroen.~.~5W : aeffiêine que Saussure pose que le médium de la commu-
nication n'est pas le discours mais la langue, de même l'anthropologie
culturelle (ou l'iconologie, au sens de Panofsky) pose que l'interprétation
scientifique traite les propriétés sensibles de la pratique ou des œuvres
comme des &Ignes ou des « symptômes culturels » qui ne livrent complète-
ment leur sens qu'à une lecture armée d'un chiffre culturel transcendant
à ses actualisations (entendant ainsi que le « Sens objectif » de l'œuvre ou
de la pratique est irréductible à la volonté et à la conscience de son auteur
aussi bien qu'aux expériences vécues de l'observateur).

50 51
LE SENS PRATIQUE OBJECTIVER L'OBJECTIVATlON

doxale avec l'expérience doxique qu'implique la thèse fonda- rapport à l'objet qui s'y affirme et tout ce qui en découle,
mentale du primat de la langue (en faveur de laquelle il invo- à commencer par une théorie déterminée de la pratique. Ce
que cependant l'existence des langues mortes et le mutisme qui suppose qu'on abandonne un moment, pour tenter de
tardif qui atteste que l'on peut perdre la parole tout en l'objectiver, la place d'avance assignée et reconnue de l'obser-
conservant la langue ou encore la faute de langue qui désigne vateur objectif et objectivant qui, tel un metteur en scène
la langue comme norme obj'ective de la parole), Saussure jouant à sa guise des possibilités offertes par les instruments
remarque bien que tout incline à croire que la parole est « la d'objectivation pour rapprocher ou éloigner, grandir ou
condition de la langue » : en effet, outre que la langue ne réduire, impose à son objet ses propres normes de construc-
peut être appréhendée en dehors de la parole, l'apprentissage tion, dans une sorte de rêve de puissance.
de la langue se fait par la parole et la parole est à l'origine Se situer. dans l'ordre de l'intelligibiUté comme le fait
des innovations et des transformations de la langue. Mais il SatÎSSiIré-' <:>est adoJ2t~JeJ?oint de VUe du« spectateur i1Ilpa~~
observe aussitôt que les deux processus invoqués n'ont de tiar;>'q~I; aùaëb~tc017ZP!P1dre .PQur cornpre11dre,est porté
priorité que chronologique et ,que la relation s'inverse dès à mettre cette intg,!1liO,!1hel'llli.1JeJ1tZque .1HL2!:m<iPegeht pr~~
que l'on quitte le terrain de l'histoire individuelle ou collec- aque~des agegl~, à fairefP!I1!I1e s:!k~~_lJgsaiel1t le; q1.1estions
tive pour s'interroger sur les conditions logiques du déchif- qg11 sLPpse à leur PTOPP~. A la différence de,; or~teur, le
frement : de ce point de vue, la langue, en tant que médium grammairien n'a rien à faire du langage que de l etudIer pour
qui assure l'identité des associations de sons et de sens opérés le codifier. Par le traitement même qu'il lui fait subir, en le
par les interlocuteurs et, par là, la compréhension mutuelle, prenant pour objet d'analyse au lieu de s'en servir pour pen-
est première, en tant que condition de l'intelligibilité de la ser et parler il le constitue en tant que logos opposé à la
parole 3. Saussllre qui professe ailleurs que « le point de vue praxis (et au~si, bien sûr, au langage pratiqué) : est-il besoin
crée l'objéT' », désigne ici très clairement le point de vue de dire que cet!e,oppositipl1 typiquement .scolai~e .est~l1 pro~
auquel il faut se situer pour produire « l'objet propre» de la duit de lfL.§l!Yllti()nscolqire" au sensfort.,.9Ë,~ltll~!l(}.11.Qe.ù
nouvelle science structurale: on ne peut fairege la parole le, skholè, d'otium, d'inacti0n.,51uj n'a. quepeuclechançes.
2~odtlli geJ~IaD,g:t:t!:,921e siet seulement sCon se situe dans ~~Eaf!redans'sa' vé~ité aûx, ès?'rTtstaçà~n~s par l'institu-
~~!l!:!e de l'int~lligtbimé. tion scolaIre? Faute dune theone de la dlfference entre le
Il vaudrait sans aüi:ite la peine d'essayer d'énoncer com- rapport purement théorique au langage de celui qui, comme
plètement l'ensemble des postulats théoriques qui se trouvent lui, n'a rien d'autre à faire du langage que de le comprendre
impliqués dans le fait d'adopter ce point de vue, comme le et le rapport pratique au langage de celui qui, attaché à com-
primat de la logique et de la structure, synchroniquement prendre pour agir, se sert du langage en vue de fins prat~q':les,
appréhendée, sur l'histoire individuelle ou collective (c'est-à- juste assez pour les besoins de la pratique et dans les hmltes
dire l'apprentissage de la langue et, pour parler comme Marx, de l'urgence pratique, le grammairien est enclin à traiter taci-
« le mouvement historique qui lui a donné naissance »), ou tement le langage comme un objet autonome et autosuffisant,
le privilège accordé aux relations internes et spécifiques, justi- c'est-à-dire comme finalité sans fin, sans autre fin, en tout cas,
ciables d'une analyse « tautégorique » (selon le mot de que d'être interprété, à la façon de l'œuvre d'art. ~.e I2tinÇm.L
Schelling) ou structurale, par rapport aux déterminations de§J;.rte:urs.~de~ogrammlliri~l1~, ne ré~ide donc pas tllt1tdlll1.sJ~.
externes, économiques et sociales. Mais, outre que cela a été iait9}}~S:()l1:l1IlÇ le l~ur repr()cht: la~oci()lil1gui~E~que.1 ilsp!~,n:
souvent fait, au moins partiellement, il paraît plus important hellLP9ttr objet un langllgescolaire ou savant 1 malS dans Je.
de porter l'attention sur le point de vue lui-même, sur le fait gu'i1§el1gt:t!el111~11J .sansJe~gygir llvec le lal1gag~,popu­
Jaire au§~i bLt:n~9ltË..:§~Y,~11J,ttn rapport scolaire ou sa,;,ant.
3. F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1960, " Les teriëfances les plus constantes de cette grammaIre for-
p. 37·38. melle qu'est et qu'a toujOllt'S été la linguistique sont inscrites
52 53
LE SENS PRATIQUE OBJECTIVER LJOB]ECTIVATION

dans la situation scolaire qui, au travers du rapport au langage feront comme si la.. fl1~itrise ... dl1 .cü<:fe .§l1ffisJÛt~~.çQnf~J:'ËJ:'Jl!
qu'elle favorise et de la neutralisation des fonctions inscrites maîtrise . ~.l:l~~i~_.~ppt2Jirlcffqî.if2fl1fl1~ •..s!I'?!\P2l:lygJt..
dans l'usage ordinaire du langage qu'elle opère, commande rnlérerërtine analyse deJeuL§lJ:'1!f1!1re J2!fl1~1l~_J.!lsM'~<::t Jé:
de mainte façon le traitement savant de la langue. Que l'on .Sens {les~:el~J:'~§sj()l1§.Ji!1glligi911.~§,_ comme si l~. gram111ati~
songe seulement à ces inimitables exemples qu'engendre l'ima- il:t'éétait conditi(jn ..l1 écessaire et .suffis~l1te4ela er~ctiQfl
gination grammairienne, rois de France chauves ou Wittgen- (füsens, bre1;C9.!Airi~::§[l'o1iIgfioiaiL3~~.I~1~~g;~g~..Ëst fait
steins faisant la vaisselle, et qui, à la façon des paradoxes E2ur~.§.!!:U~rlt~t_Pl1Û~_ànrg.J?Qs.. : rien etonnan"t .si les ?'
chers à tous les formalismes, ne doivent de pouvoir déployer apories de la linguistique chomskyenne, qUI a pousse Jusque
toutes leurs ambiguïtés et leurs énigmes qu'à la mise entre dans leurs dernières conséquences les présupposés de toutes
parenthèses de toute situation pratique qu'assure l'epochè les grammaires, obligent à redécouvrir aujourd'hui que,
scolaire. Le discours scolaire a pour « condition de satisfac- comme le note Jacques Bouveresse, ce qui fait problème,
tion » l'institution scolaire, et toat ce qu'elle implique, ce n'est pas la possibilité de produire des phrases « gramma-
comme la disposition des locuteurs et des récepteurs à accep- ticales » en nombre infini mais la possibilité de produire un
ter, sinon à croire ce qui est dit. Cela n'a pas échappé à nombre infini de phrases réellement adaptées à un nombre
Valéry : « Quia nominor Leo ne signifie point : Car Lîon je infini de situations.
me nomme, mais bien: Je suis un exemple de grammaire 4. » L'indépendance du discours par rapport à la situation dans
La chaîne des commentaires déclenchés par les analyses aus- laquelle il fonctionne et la mise entre parenthèses de toutes
tiniennes des actes illocutionnaires n'a aucune raison de les fonctions Se trouvent impliquées dans l'opération initiale
s'interrompre aussi longtemps que l'ignorance des conditions qui produit la langue en réduisant l'acte de parole à une
de production et dé: circulation du commentaire autorise et simple exécution. Et l'on n'aurait pas de peine à montrer
incline à chercher dans le seul discours commenté des « condi- que tou.s .le§~Pt~§llPJJJ)sés_ ...J~LtQJ;lj;~Je.§.<:iifJ1c:lIlt~§.mnsé-
tions de satisfaction » qui, indissociables, théoriquement et cutives :..:.:: de tous les.stJ:'1;lç.t1;lt':lli§rn.çs . découl~!l!A~ç~tt~., ...,
pratiquement, des conditions institutionnelles du fonctionne- sorte lade parole,
dIV.ision'c'est-à-
"~--' .
orig[n"aaire ..l. a l..angue e..t s·.a r.·.e'a li.sa.t
e.n.tr.e l~
---r~~~ ~ ~_ _~._._ ~ .. l·..on.
~ ~.

ment du discours, ont été renvoyées, dès l'origine, dans "dans ire Cl~fl.s. pratique) et aUSSI uans
l'ordre de la linguistique externe, c'est"à-dire abandonnées l'histoire, .et .?eJ'inc-;Pl1citr<ieeel1serJa .r.el ati q!1 .~mE~..l~.§
à la sociologie. dëu:x.. è.rîtIiés ~utrell1~nLq1;l~COrnl11~.<:elle dumqdèle et de
Instrument d'intellection et objet d'analyse, la langue saus- fèXécuiÎori' de l'essence et de l'existence - ce qui revient
surienne est bien la langue morte, écrite et étrangère dont àplacef l~savarit,aéfenteur duiu()dèle, dans la position
parle Bakhtine, le système autosuffisant qui, arraché à l'usage d'un Dieu leibnizien possédant en acte le sens objectif des pra-
réel et totalement dépouîllé de ses fonctions, appelle une tiques.
compréhension purement passive (avec pour limite la séman-
tique pure à la manière de Fodor et Katz). L'illusion de l'auto- Pour délimiter, à l'intérieur des faits de langage, le « ter-
nomie de l'ordre proprement linguistique qui s'affirme dans rain de la langue », Saussure écarte « la partie physique
le privilège accordé à la logique interne de la langue au de la communication », c'est-à-dire la parole en tant qu'objet
détriment des conditions sociales de son utilisation oppor- préconstruit, puis il isole, à l'intérieur du « circuit de
tune 5 ouvre la carrière à toutes les recherches ultérieures qui
d'action ont été les premiers à poser comme tel le problème du kairos, du
moment' op~rtun ou favorable et des paroles justes et appropriées au lieu
4. P. Valéry, « Tel Quel », in Œuvres, II, Paris, Gallimard (La Pléiade), et au moment : rhéteurs, ils étaient prédisposés à faire une philosophie
p.696. de la pratique du langage comme stratégie (il est significatif que le sens
5. Ce n'est pas par hasard que les Sophistes (on pense en particulier à original du mot kairos, point vital, donc mortel, et point visé, cible, but,
Protagoras et au Gorgias de Platon) qui, à la différence des purs grammai- soit aussi présent dans nombre d'expressions du langage ordinaire : déco-
riens, visaient à s'assurer et à transmettre la maîtrise pratique d'un langage cher()1U.n trait~"
u.. trait d'esprit, des mots qui portent, qui font mouche, etc.).

~.
. "-. r'
'jer~e
54 .. ~ 55
LE SENS PRATIQUE OBJECTIVER L)OBJECTIVATION

parole », ce qu'il nomme « le côté exécutif », c'est-à-dire entretient avec son objet, celle de l'étranger, exclu du
la parole en tant qu'objet construit, défini par opposition réel des pratiques sociales par le fait qu'il n'a pas sa
à la langue comme l'actualisation d'un certain sens dans place - sauf par choix et comme par jeu - dans Fe~pace
une combinaison particulière de sons, qu'il élimine aussi
en invoquant que « l'exécution n'est jamais faite par la observé et qu'il n'a pas à s'y faire une place, es;, la hmlte, et
masse », mais « toujours individuelle », Le mot d'exécu- la vérité de la relation que l'observateur, qu tl le veUllle
tion, qui se dit à propos d'un ordre ou d'une partition et ou non, qu'HIe sache ou non, entretie~t av~c son obj~t : le
plus généralement d'un programme ou d'un projet artis- statut de spectateur qui se retire de la Sltuatlon pour lobser-
tique, condense toute la phîlosophie de la pratique et de ver implique une r,uptu,re épis~émol~gique, m~is ~u.ss,i s~ial~,
l'histoire de la sémiologie, forme paradigmatique de l'objec- qui ne gouverne Jarnals aUSSI subtilement 1 actlvlte SCIentI-
tivisme qui, privîlégiant le constructum par rapport à la fique que lorsqu'elle cesse de s'apparaîtr~ com~e telle,
matérialité de la réalisation pratique, réduit à une actualisa- conduisant à une théorie irnplicite de la pratique qUl est cor-
tion d'une sorte d'essence anhistorique, c'est-à-dire à rien, rélative de l'oubli des conditions sociales de possibilité de
la pratique individuelle, le' faire, la facture, et tout ce qui l'activité scientifique. La situation de l'ethnologue r~ppelle la
se détermine dans le moment pratique, par référence à des vérité de la relation que tout observateur entretient avec
fins pratiques, c'est-à-dire le style, la manière et, à la limite,
les agents 6, l'action qu'il énonce et analyse: à savoir la ~ptur,e indépas-
sable avec l'action et le rnonde, avec les fins Imffilnentes de
l'action collective, avec l'évidence du monde farnilier, que
Mais c'est sans doute l'ethnologie qui, étant prédisposée par suppose l'intention même de dire la pratique et surtout, de la
l'identité de point de vue sur l'objet aux emprunts incon- comprendre et de la faire comprendre autrement qu en la
trôlés de concepts, présente sous une forme grossie toutes les produisant et en la reproduisant pr~tiquemen.t. Il n'y a pas,
implications des pétitions de principe de l'objectivisme. si l'on sait ce que parler ve~t dlr;, de dIs<:ou~s (~u, de
ç:h~El~.s.B~Jly remarquait que les recherches linguistiques roman) d'action : il n'y a qu un dISCOurS qUI dlt 1actIon
s'orientent dans des directions différentes selon qu'elles por-
et qui, sous peine de tomber d~ns l'i~~ohéren~e ou l'i~­
tent sur la langue maternelle ou sur une langue étrangère;
posture, ne do~t ~as ~esser de d;re qu zl ,ne, fazt, que. dz~e
et il ~~l~t en particlllier sur la tendance à .1'inte,flgçtttqtisme . l'action. La prOjectIon mdue du SUjet dan.s .1 obJet n e.st .J~~aIs
qu:iml!lÜ:weJç~I~iL.9r~lœ.~~1i~:n.~~~ l~}~ngue dLi'point de vue aussi évidente que dans le cas de la partzczpatzon przmztzvzste
du sUJet. entendant .plutotqllË ~ll.J?girjtdËVlle du sujet de l'ethnologue ensorcelé ou mystiqu~ qui, com~e ,l'immer-
parlaî1t:7~ c'êst-à-dire comme. instrument de déchiffrement
~.•>,.~" •. ~h ~~'~'-"-~"'~~"~'"''''d-'~'-~''''' ....• . . '--. sion populiste, joue encore de la dIstance objective avec
.lllill9J·.... CJ..lle. comh1e«~oyer:.'.~ç_~i()p ...é id'expression » : l'objet pour jouer le jeu com~e, un jeu ;n atten~ant d'e?
« L'entendeur esCdücofé' de la langue, c'est avec la langue
qu'il interprète la parole 7, » La relation pratique que l'ethno- sortir pour le raconter, Cela sIgmfie que Job,~~~Y§lt!<:InpartI:,
cipante .eshËl}. qllelque s()rte,.Yl}.rs()~trad,IctlOp, dans l~s
"t~ëSjèùmme quiconque a tente d en faI:e, 1 expetle~ce ,a p~
6. On comprend mieux les implications sociales du langage de l'exécu- Té vérifier pratiquement) ;st que la...crlllqUe?e J QPJ~tI­
tion si l'on sait que le débat sur le primat de la signification ou de visrne et deson incapacité à appréhender la pratlque comlne
l'exécution, de l'idée ou de la matière et de la manière (la « facture » ou,
comme disait Caravage, la manifattura) est au centre de l'histoire de l'art te~kn'impljqué lmcunernentla réha.bilitation de l'immersiQn
et de l' « émancipation » de l'artiste et aussi au centre des débats 'danûU.riÜ<:H1Ë c: le parti pris participation~iste n'~st qu'~ne
méthodologiques entre les histoirens de l'art (cf. R. W. Lee, Ut Pictura 'aü'tre façon d'évacuer la question de la rela}lOn vraIe d,e.l ob-
Poësis, New York, 1967; F. Bologna, Dalle arti minori all'industrial
design, Storia di una ideologia, Bari, Laterza, 1972; et « l metodi di servateur à l'observé et surtout les consequences ctltIques
studio dell'arte italiana e il problema metodologico oggi », in Stori.. qui s'ensuivent pour la pratique, scientifique. ,
dell'arte italiana, I, Rome, Einaudi, 1979, p. 165-273). A ce titre, il n'est pas de meIlleur exem~le que ~elul de
7. Ch. Bally, Le langage et la vie, Genève, Droz, 1965, p. 58, 72,
102. l'histoire de l'art qui, trouvant dans le caractere sacre de son

56 57
LE SENS PRATIQUE
OBJECTIVER
objet tOutes les justifications d'une herméneutique hagio-
graphique, attachée à l'opus operatum plutôt qu'au modus prend pour objet, sinon des usages cognitifs, 1'~thnQlogySL
peut traiter la terminologie indigène de la parenté comme
opef'andi, traite l'œuvre comme un discours destiné à être
un système fermé et cohérent de relations logiquement né<;es.
déchiffré par référence à un chiffre transcendant, analogue à
saires une fois pour toutes définies comme par constructIOn
la langue saussurienne, et oublie que la production artistique
est toujours aussi - à des degrés différents selon les arts et dans 'et par l'axiomatique implicite d'une ~r~di~ion c~ltu­
selon les manières historiquement variables de les pratiquer _ relIe : faute de s'intetroger sur le statut epistemologique
le produit d'un « art », « pratique pure sans théorie », comme de sa pratique et de la neutralisation des fonctions pratiques
dit Durkheim, ou, si l'on préfère, d'une mimesis, sorte de qu'elle suppose et consacre, il s'attache. au .seul ~ffet syn;-
gymnastique symbolique, comme le rite ou la danse, et qu'elle bolique de catégof'isati.0n . collective 'lm. f~l~ voz~. et f~l~
enferme toujours de ce fait quelque chose d'ineffable, non par croire, imposant des ?bhgatlo~s et ~es prohlblt1on,s d mten~lt~
excès comme le veulent les célébrants, mais par défaut. Là inversement proportIOnnelle a la dIstance dans l espace amSI
enco;e , l'insuffisance du discours'savant tient, comme le arbitrairement produit; ce faisant, il met entre parenthèses
.
suggérait déjà Nietzsche, à ce qu'il ignore tout ce que sa sans le savoir les différents usages qui peuvent être faits
théorie de l'objet doit au rapport théorique à l'objet : en pratique de relations de parenté sociologiquement id~nti­
« Kant comme tous les philosophes, au lieu de viser le pro- 'lues. Les relations3iillt~?s?qtll1 çgl1sttl!Ît sont. au~ relatIOns
blème ~sthétique en se fondant sur l'expérience de l'artiste ~~ pratiqueLl~, .. c'est-à-dir~ . .c()11tin~œ;.l'lt ;p~atlq~e~s, el1.!E~:.
(du créateur) n'a médité sur l'art et le beau qu'en "specta. tenues et cultivées, ce que l'espilcege()1ll~mque .~.tJ11~ carte.
teur" et insensiblement a introduit le "spectateur" dans le comme represet=:!.ilt!()11 ...9.~1().tJ.§,les,. ~§~1l1ins . p()ssl§leê.. JlQ.tJt
concept de "~eau 8". », L'~ntell~clo1d~lJ.~m~.~stin~sgit~d~s. le tous les .sUJ~!§.~ibles~~esL€!1J_Xe§e~1J ....9Ëê ..S§~1ll1l1ê1~dl~_­
fait d'intLQdJ:ille d~ns 1objet rera'pp()~~mt~rrectuel a lobjet, ti1ërit"ëi1trétenus, fréquentés, fraY~êL<i()l1Ç réelle1l1el1t .P~iltl~
de substit~~raltiapfoit· priffsue à. la. prati9-11~J<:E~pJ?ortà êâbles eour ul'lagel1 f ·P"ili1ISuIIÙ. Schéma spatial ?us~ep-tlble
~L?~~ê~ui _de l'05serv~i~€f.?Les e!fmolo~es ne ëI'être appréhendé uno intuitu et ,d'être. parcou~.u mdIfferem-
pourraient écnapper à tout~s leurs m:errogatlo~s metaphy- ment dans n'importe quel sens a partIr de n Importe quel
siques sur le statut ontologIque ou meme le « heu » de la point, l'arbre généalogique fa~t existe~ selon ,ce. mode d,'exi~­
culture qu'à condition d'objectiver leur. propre rapport à tence temporelle qui est ~e}m des obj~ts theo;:q~es, c ~st-a­
l'objet, celui de l'étranger qui doit se, donner !e sub~tltt;lt ,de dire tota simul en totahte dans la simultanelte, le reseau
la maîtrise pratique sous la forme d un modele objectlve : complet des r~lations de parenté .à plusie~rs géné:ations,
les généalogies ct autres modèles savants sont au se?s de mettant sur le même plan les relatlons offiCIelles 'lm, faute
l'orientation sociale qui rend possible le rapport d'Imma- de recevoir un entretien continu, tendent à devenir ce qu'elles
nence immédiate au monde familier ce qu'une carte, modèle sOnt pour le généalogiste, c'est-à-dire des relations th~oriques,
abstrait de tous les itinéraires possibles, est au sens pratique pareilles à des routes abandonnées sur une carte anCienne, et
de l'espace, ce « système d'axes invariablement liés à notre les relations pratiques qui fonctionne?t réellemen.t parc.e
corps, que nous transportons partout avec nous », comme qu'elles remplissent des fonc.tions p~at1ques. Ce fals,ant, l.L
disait Poincaré. ~~ à~,blier.~ql;l~JË~~E:~tl5?~~JS~151~:s . . ~~,EilE:1'l~?. ..~ll~:
Il est peu de domaines où l'effet de la situation d'étranger ~lil ....tt~gLt.i91'1 .. strllsmEâ1lste . a5~()ra,e •.. un~ . . ,a~tono~1~ . . a
soit aussi directement visible que dans l'analyse des relations peu pres entler<:.J?at.J!P.P()E!~ll:l{êIeterrrl1nants econo1TIlques,
de parenté. N'ayant rien à faire de la parehté et des parents, n'eXIstent sur . le1l1QqePr~t1queqll~ paretpQu:r .le.susilg~s
ou au moins de la parenté et des parents des autres, qu'il officie1S"et::QttiÇJ~x. qU:eU.~JQnL~_e~..~~gi~!m ..... 9'.~.1l!a!l!,l?ll1s.
~~~1l1~intenir. et), ~ta.Ldê.:IOiîCi1QlJll~m~!l.t~t.)l J~;;
.faire fo.!ls!i.()1l11.e.L!2luL1J1t~!I~tlJl~1}1.: - donc, en, raIson de
8. F. Nietzsche, op. cit., p. 175. l!êtfê'tde frayage, toujours plus facIlement - qu elles rem-
, "_.. ~----'~_.,->.,-

58 59
LE SENS PRATIQUE OBJECTIVER L'OBJECTIVATION

?lis~~~~"~"~ctt;:~!~rne!lt?~yirtuellelllentdes fonctions plus à l'objet que l'on dit objectif, et qui implique la dis-
!g~el1.S~l?1~~1" .• qu'~l1es satisfont'ou. peuvent satisfl'tite des tance et l'extériorité, entre en contradiction, de manière
ù!térêts . (lllat~r:klsQu symboliques) plus vitaux 9. tOut à fait pratique, avec le rapport pratique qu'il doit nier
- ~n'Iait,'la projection dans l'objet d'un rapport d'objecti- pour se constituer et constituer du même coup la représen-
vati?n non objectivé produit des effets chaque fois différents, tation objective de la pratique : « Sa vision (celle du simple
qUOIque issus d'un même principe, dans les différents domai- participant à un rite) est limitée par le fait qu'il occupe une
nes de la pratique: soit gue Lon 4<:m~p()ur priIlcipe objectif position particulière ou même un ensemble de positions
de la~.QEli!igue q,:, qlli est cgngyis et . construit par le travail conflictuelles à la fois dans la structure durable de sa société
~2bkctivgti()IlLprojetant dans laFéalitécËgui n'existe que et dans la structure d'un rituel déterminé. Plus, le partici-
swJ€.pgpier, par~ei:pou.r-Ta scieriëe ; soit que l'on interprète pant a toutes les chances d'être gouverné dans ses actions
des acti$Ll1s gui, comme les rites et les mythes,visent à agir par un certain nombre d'intérêts, de desseins et de sentiments
iELle l1]Qnde-"nàIill_eL!ÎJe."~mQnde~s()ci~l, comme .§'il s'agis- qui dépendent de sa position particulière et qui compromet-
sait d'opérat~ons~,~~~!~~"l!~?i!lteEEréter 10, Là encore, le rap- tent sa compréhension de la situation totale. Un obstacle plus
sérieux encore à son accès à l'objectivité réside dans le
fait qu'il tend à considérer comme axiomatiques et fonda-
9. Pour expliciter complètement la demande implicite qui est inscrite, mentaux les idéaux, valeurs ou normes qui sont ouvertement
comme en toute interrogation, dans l'enquête généalogique, il faudrait
d'abord faire une histoire sociale de l'outil généalogique, en s'attachant exprimés ou symbolisés dans le rituel ( ... ). Ce qui est
particulièremtnt aux fonctions qui, dans la tradition dont les ethnologues dépourvu de sens pour un acteur jouant un rôle déterminé
sont le produit, ont produit et reproduit le besoin de cet instrument, peut être hautement significatif pour celui qui observe et
c'est-à-dire les problèmes d'héritage et de succession et, indissociable-
ment, le souci d'entretenir et de conserver le capital social comme possession analyse le système total 11, » C'est seulement par une rup-
effective d'un réseau de relations de parenté (ou autres) susceptibles d'être ture avec la vision savante, qui se vit elle-même comme une
mobilisées ou, au moins, manifestées. Cette généalogie sociale de la généa- rupture avec la vision ordinaire, que l'observateur pourrait
logie devrait se prolonger dans une histoire sociale des rapports entre les
usages « scientifiques » et les usages sociaux de cet instrument. Mais le prendre en compte dans sa description de la pratique rituelle
plus important serait de soumettre l'interrogation qui est la condition de le fait de la participation (et dù même coup le fait de sa propre
la production du diagramme généalogique à une interrogation épistémo-
logique, visant à déterminer la signification complète de la transmutation rupture) : seule en effet une conscience critique des limites
ontologique que produit l'interrogation savante par le seul fait d'exiger inscrites dans les conditions de production de la théorie per-
un rapport quasi théorique à la parenté impliquant une rupture avec le mettrait d'introduire dans la théorie complète de la pratique
rapport pratique, diréctement orienté vers des fonctions.
10. La situation de l'ethnologue n'est pas si différente de celle du philo- rituelle des propriétés qui lui sont aussi essentielles que le
logue et de ses lettres mortes : outre qu'il est contraint de s'appuyer sur caractère partiel et intéressé de la connaissance pratique ou
ces quasi-textes que sOnt les discours officiels des informateurs, enclins à le décalage entre les raisons vécues et les raisons « objec-
mettre en avant l'aspect le plus codifié de la tradition, il doit souvent avoir
recours, dans l'analyse des mythes et des rites par exemple, à des textes tives » de la pratique. Mais le. tri0lllp halisme de la raison
établis par .. d'autres, dans des conditions souvent mal définies; leJait théori.qu~j!.J?9.w:.-rançonl'incap~ité à dépasser, et çela deplli~
même de l'enregistrement copstitue le mythe ou le rite comme ob;et -d'ana- l'origine le simple enregistrement de la dualité des voies
Jv.Sèën-l'it9lâi1fa.c~ référents concrets (tels les.l1()!Us. propres de lieux,
d\ê-Br.()BP~s,:]ëJérrfs,JlêJ)ëî"sonnes, etc), âêSsrruatioR~ dans lesquelles il de conn~s~nçe,voie de l'aEparence et. voie cIe ll't .vérité,
fOnctionne et9.s.s !pc!.iyidus qùi· le .foritf6riCfionner par référence à des cloxa et~Jiiif~tiJ.~,ê~flsS()l11l1111Il et sciel1ce, .et l'illlpuissaIlce...~
r0l!ctiOnI:l2:r:atiq~~s Jp3(e?Céinpl~, . d.~s Jonctions qe l~gitimation des hiérar- " . _ :..c."'''-",c·.-, .... _~ . ."

chIes ou desŒstrIDutl0.nsl1e propnetes~t de p()uyqlrs). Comme le montre


Bâtesoii\Nëiven, -Siarîfàr(f,Sti1l1fbrdUriivérsTty'~ress, 1958, 1,. édition,
1936; trad. fse, Paris, Editions de Minuit, 1971), la culture mythologique rendre raison complètement de la structure du corpus mythique et des
peut devenir l'instrument et, en certains cas, l'enjeu de stratégies extrê- transformations qui l'affectent au cours du temps par une analyse stric-
mement complexes (ce qui explique, entre autres choses, que l'on s'im- tement interne ignorant les fonctions qu'il remplit dans les relations de
pose l'immense effort de mémorisation nécessaire pour en acquérir la compétition ou de conflit pour le pouvoir économique ou symbolique.
maîtrise) même dans des sociétés qui ne disposent pas d'un appareil 11. V. Turner, The Forest of Symbols, Ithaca-Londres, Cornell University
religieux fortement développé et différencié. Il s'ensuit qu'on ne peut Press, 1970, p. 27.

60 61
LE SENS PRATIQUE OBJECT IVER L'OBJEC TIVATI ON

Ç?nguérir J>()ur)a. ssie1}ce.la véritéd~ ceC()l1tre quoi la science surtout dans des analyses plus anciennes, comme « la Geste
0

se constriîit. . .. C'~. ~",. .~ d'Asdlwal 14 » - ou qu'il en fait un de ces lieux où, à la


Projetant dans la perception du monde 'social l'impensé manière de la Raison dans l'histoire selon Hegel, l'Esprit
inhérent à sa position dans ce monde, c'est-à-dire le mono-. universel se pense lui-même IS, donnant ainsi à observer
pole de la « pensée » que lui assure en fait la division du « les lois universelles qui régissent les activités inconscien-
travail social et qui le porte à identifier le travail de la pensée tes de l'esprit .l6 ». .
à un travail d'expression, de verbalisation, d'explicitation L'indétermination où est laissée la relation entre le pomt
dans le discours ou l'écriture ~ « la pensée et l'expression de vue de l'observateur et le point de vue des agents se retlète
se constituent simultanément », disait Merleau-Ponty - , ~_' dans l'indétermination du rapport entre les constructions
~U§~1ll:.»tl:~1J.its~S5>n~ction_!~r~t~qu.e)'açt!Qn~l1e.trouve
(schémas ou discours) que l'obsêrvateur produit pour rendre
s~.jl$QillPli§§~.l1}ent,9.11~IQ!§.sE':ell~."c~~L.fQmpJ:ise,..interpré- raison des pratiques et ces pra~iques mêmes~ incertit?d~ 9ue
ts-!s!l:t!2?,~~~)d~l1!ii~!l t l'i.!ll..e!kile~àJ:i1!lP~nsé ~tell refu~
viennent redoubler les interferences du discours mdlgene
_sc~l2:t à la fJett~~e_~qcU§__~LP1ClfiqZf~quJesLjnh~t~nte . ~ toute
visant à exprimer ou à régler la pratique, règles coutumières,
l'ratr'Îi.1ê-~s~ii§é~J~ §tlltl:lL,g,e. pe sée authe tique 12. Le la!k théories officielles dictons, proverbes, et les effets du mode
'~aie
ll ll
-J0~t s~ontanémentCcofumkedêf~ccc:êtte.philosoFhi~
de pensée qui s'y 'exprime. Par le se.ul fait deJaisse.r ,entiè~~
~ermeneu!Lciilli=SuLporte~. :pellser . l:,~çtion comme .qu~lqlle la question du principe de productlo~ des regular~.t,e~ 'lu Il
cfuse gu'iL.D!gil~3I§f1J.iffijr; ~ii-di~nt PJ!r~:x:~tppl~. d'u[1 enregistre et de laisser jouer le pOUVOlr « myt~opOl.etlque »
gest~ ()l;!s:l~1,1!1J:lç~.t!tu~lqu'il eX'pr;'neqll~lque chose, au lieu
du langage qui, comme l'indiquait Wittg~nstem, gl~'Sse. s.ans
g~ dire, to~~L~m.eEttqu'Ilésfs-ènsé.ou, comme l'anglais, cesse du substantif à la substance, !.Ldlscours<:>!?Je~cy~s!~.
mül.:;l.aiL.s~lJs. Sans êfou1:e~'parée· qh'il ne connaît et ne tend à constîtller le modèle construit pour rendre rais<:>!üles
reconnaît d'autre pensée que la pensée de « penseur », et ·pratlques·en~pouv9.!!_r@êrilei1fë~Rab~~.I§ 9~~l:fu~g..é:!:c.:
qu'il ne peut accorder la dignité humaine sans accorder ce têlfiant des abstractiQns (étans des pnrases telIes que « la
---------_.~..
qui lui paraît constitutif de cette dignité, l'ethnologue n'a
jamais pu arracher les hommes qu'il étudiait à la barbarie du 14. C. Lévi-Strauss, « La Geste d'Asdiwal »'. Ecole pratique d~s
prélogique qu'en les identifiant aux plus prestigieux de ses études, Section des sciences religieuses, Annuatre (1958-59), ?ans, hautes
15. « L'analyse mythique n'a pas ou ne peut avoI~ pour objet 1958.
collègues, logiciens ou philosophes (on pense au titre célèbre,
trer comment pensent les hommes (...). Nous ne pretendons pas de mon·
« Le primitif comme philosophe ») : « Il y a longtemps, comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes montrer
se
dit Hocart, que l'homme a cessé de se borner à vivre et pensent dans les hommes et à leur insu» \c., Lévi-Strauss, Le
cru. et. le
qu'il s'est mis à penser la vie. Il a élaboré, à partir de tous les cuit Paris Plon 1964 p. 20). Bien que, pm a la lettre, ce texte
par{aiteme~t ma,'1ec!ure de la dernière théorie lévi:straussiepne de la Justifie
phénomènes qui contribuent à la vie, une idée de la vie, de mythique, je dOIS dIre - surtout en ces .temps ou se prat~quent raison
beaucoup
la prospérité et de l'énergie vitale 13. » Et Claude Lévi- l'écriture semi-automatique, la lecture diagonale et la cntl9u~
du sO,up·
çon - qu'on pourrait aussi trouver dans cette formule trop Johe pour
Strauss ne fait pas autrement lorsqu'il confère au mythe le à l'abri des détou~n~me.nts mét~physiques~ une mise e!1 g~rde c?l!treetre
soin de résoudre des problèmes logiques, d'exprimer, de tentation de la partlClpatlOn mystlque et meme une cop!rIbutlon preC:leuse l~
médiatiser et de masquer des contradictions sociales - ceci une théorie du rapport pratique au mythe (Claude LevI"Strauss a raIson a
rappeler que, dans la production du mYI;he comme d~ns la prodUC!IO de
discours, la prise de conscienc.e des. lOIS .ne p~ut etre. que partIelle n du
intermittente parce que « le sUjet qUI apphquerait consciemment. et
12. Pour montrer que le triomphalisme théorique ou théoréticiste discours les lois phonologiques et grammaticales,. à suppo~er qu'ildans son
fait
la science et la virtuosité nécessaires, n'en perdraIt pas moms tout possè~e
partie de l'air que respirent tous ceux qui prétendent au statut d'intellec
tuel, il faudrait citer les innombrables professions de mépris pour · de SUIte
puissance ou l'incapacité du « vulgaire » à accéder à la pensée l'im- le fil de ses idées », ibid.).
digne de 16. C. Lévi-Strauss, « Language and the Analysls ."
ce nom (et pas seulement les plus affichées, comme les « Personne of S?Clai
médite » ou « La bêtise n'est pas mon fort » des intellectuels à ne American Al1thropologist, avril-juin 1951 ; cit~ 'par J. POUIllon, Laws » In

à la Monsieur Teste) dont sont pavées la littérature et la philosopcanotier de Claude Lévi-Strauss », Postface à C. LeVI-Strauss, Race et« L'œuvre
Histoire,
13. A. M. Rocart, Rois et courtisans, Paris, Seuil, 1978, p. 108.hie. Paris, Médiations, 1968.

62 63
LE. SENS PRATIQUE
OBJECTIVER L'OBJECTIVATION

culture détermine l'âge du sevrage »), ~l trait~~.,L.Ç9n~.:. où l'on peut supposer que le lexique de la norme, du modèle
ru
ttuct!9ns,«ClJhure »,«st ctures », « classes sociales » ou
«mod~s de pro(Iu~tio11»è0!11!11edes réalités dotées d'u~e
ou de la règle fait l'objet d'un usage particulièrement contrôlé
puisqu'il est consacré à la distinction entre « systèmes préfé-
Ëf1i~a~~~'socraré;~â1?aI>l~(leëontraindtè~dlréëte§nt.les pra- rentiels » et « systèmes prescriptifs » : « Réciproquement, un
tigJJ~_;_2lLEi~Q'_AScs>!~all.t.~.~!~ç2.nceptI-l~.p()uvoir . d'agir système qui préconise le mariage avec la fille du frère de la
dans l'~!§JQ!l:~._.cQ'mme.,ag!~s~1l..t~~tl~. .!e§JJhE~§~§ ..9~._di~cours mère peut être appelé prescriptif même si la règle est rare-
hisl()!.!~u~J~~)p.ots 911i)e§ ~fs!gn~nt, if personnifie les collec- ment observée : il dit ce qu'il faut faire. La question de
i!1L~j en fait d~s sujets Eesp()ll.~ables d'actions historiquell savoir jusqu'à quel point et dans quelle proportion les
(avec des phtaséScomme-« la bourgeoisie Veut que... » ou membres d'une société donnée respectent la norme est fort
« la classe ouvrière n'acceptera pas que 17 ... »). Et, lorsque la intéressante, mais différente de celle de la place qu'il convient
question ne peut être éludée, il sauve les apparences en recou- de faire à cette société dans une typologie. Car il suffit d'ad-
rant à des notions systématiquement"llmbiguës, comme disent mettre, conformément à la vraisemblance, que la conscience
les linguistes pour désigner des phrases dont le contenu de la règle infléchit tant soit peu les choix dans le sens pres-
représentatif varie systématiquement avec le contexte d'uti- crit et que le pourcentage des mariages orthodoxes est supé-
lisation. C'est ainsi que la notion de règle qui peut évoquer rieur à celui qu'on relèverait si les unions se faisaient au
indifféremment la régularité immanente aux pratiques (une hasard, pour reconnaître, à l'œuvre dans cette société, ce
corrélation statistique, par exemple), le modèle construit par qu'on pourrait appeler un opérateur matrilatéral, jouant le
la sdence pour en rendre raison ou la norme· consciemment rôle du pilote : certaines alliances s'engagent au moins dans
posée et respectée par les agents, permet de concilier ficti- la voie qu'il leur trace, et cela suffit pour imprimer une cour-
vement des théories de l'action mutüellement exclusives. On bure spécifique à l'espace généalogique. Sans doute y aura-
pense évidemment à Chomsky qui affirme à la fois (dans t-il un grand nombre de courbures locales et non une seule;
des contextes différents) que les règles de grammaire sont sans doute, ces courbures locales se réduiront le plus sou-
des instruments de description de la langue, que ce sont des vent à des amorces, et elles ne formeront des cycles clos
systèmes de normes dont les agents ont une certaine connais- que dans des cas rares et exceptionnels. Mais les ébauc~es de
sance et enfin qu'il s'agit de mécanismes neurophysiologiques structures qui ressortiront çà et là suffiront pour falre du
(<< Une personne qui connaît une langue possède dans son système une version probabiliste des systèmes plus rigides
cerveau un système très abstrait de structures en même temps dont la notion est toute théorique, où les mariages seraient
qu'un système abstrait de règles qui déterminent, par libre rigoureusement conformes à la règle qu'il plaît au groupe
itération, une infinité de correspondances son-sens 18 »). social d'énoncer 19. » La tonalité dominante dans ce passage,
Mais il faut aussi relire tel paragraphe de la préface à la comme dans toute la préface, est celle de la norme, alors que
deuxième édition des Structures élémentaires de la parenté l'Anthropologie structurale est écrite dans la langue. du
modèle ou, si l'on préfère, de l~ structure ;, non que ce l~xlque
soit ici tout à fait absent, pUlsque les metaphores qUl orga-
. r- 17. En postulant l'existence d'une « conscience collective » de groupe nisent le passage central (<< opérateur », « courbure >~ de
1ou de classe et en. portant au compte des g:-oupes ?es. ~ispositions ,qui ni; « l'espace généalogique »',~ st:-uctures >~) évoq~ent la IO~lque
i peuvent se constituer que' dans les consciences mdlvlduelles, mem.e SI
j elles sont le produit de conditions collectives, comme la prise de consczence du modèle théorique et 1eqUlvalence, a la fOlS professee et
1des intérêts de classe, la personnification des collectifs dispense d'analyser répudiée, du mod~le.et de la norm~ : ~< Un systèt;le préfé-
1ces conditions et, en particulier, celles qui déterminent le degré d'homo- rentiel est prescnpuf quand on 1envlsage au ntveau du
i généité objective et subjective du groupe considéré et le degré de cons·
i cience de ses membres.
"'-, 18. N. Chomsky, « General Properties of Language », in Brain Mecha-
nism Underlying Speech and Language, 1. L. Darley ed., New York·Lon· 19. C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris,
dres, Grune and Straton, 1967, p. 73·88. Mouton, 1967, p. XX-XXI (souligné par moi).

64 65
LE SENS PRATIQUE OBJECTIVER L'OBJECTIVATION

modèle, un système prescriptif ne saurait être que préféren- il se réfère au moment de se servir des signes; ou celle qu'il
tiel quand on l'envisage au niveau de la réalité 20. » Mais, nous donne en réponse à notre question quand nous lui'
pour qui a en mémoire les textes de l'Anthropologie structu-· demandons quelle est sa règle? - Mais si notre observation
raie sur les rapports entre langage et parenté (par exemple, ne permet de reconnaître clairement aucune règle, et que
« Les "systèmes de parenté" comme les "systèmes phono- la question ne détermine rien à cet égard ? Car, à ma ques-
logiques" sont élaborés par l'esprit à l'étage de la pensée tion de savoir ce qu'il entend par "N", il m'a en effet donné
inconsciente 21 ») et la netteté impérieuse avec laquelle les une explication, mais il était prêt à la reprendre et à la modi-
« normes culturelles » et toutes les « rationalisations » ou fier. - Comment devrais-je alors déterminer la règle d'après
« élaborations secondaires » produites par les indigènes y laquelle il joue? Il ignore lui-même. - Ou plus exactement:
étaient écartées au profit des « structures inconscientes », que pourrait bien signifier ici l'expression: "La règle d'après
sans parler des textes où s'affirmait l'universalité de la laquelle il procède 24"? »
règle originaire de l'exogamie, les wncessions faites id à la Passer de la réiularitéL c\~§.~:~:~i!e~e. ce..9l;li..se Pl'e>2~it
« conscience de la règle » et la distance marquée à l'égard a'y'ec une~ç~~~Lifgl:l~l'l,çe .staj;i~tqq~m~IlLm~sl:lra1:).le . . et de
de ces systèmes rigides « dont la notion est toute théorique » la for~ulei!tl.·.~.JlÇ.1.J'nl;:J: d 'eD x.l;:ndr..e..rl!is.Ql'l,,€lJL.rggt;l(f.??t(f.t':L..CQl'l,.ê-
~~~~~;e·it~~~ec2§~~~~;~ .r~~~q~~~·ë~iit:ile~~~~~
peuvent surprendre, comme cet autre passage de la même
préface : « Il n'en reste pas moins que la réalité empirique
des systèmes dits prescriptifs ne prend son sens qu'en la sociale ufêlfeS]:oii1:Jesgellx' manièrç:s les plus communes de
rapportant à un modèle théorique élaboré par les indigènes gusser 'durnodèle de .la réalité à la réalité du modèle. Dans le
eux-mêmes avant les ethnologues 22 »; ou encore : « ceux premîercas,' on passe d'une règle qui, selon la distinction de
qui les pratiquent savent bien que l'esprit de tels systèmes ne Quine entre to fit et to guide 25, s'ajuste de manière pure-
se réduit pas à la proposition tautologique que chaque groupe ment descriptive à la régularité observée, à urie règle qui
obtient ses femmes de "donneurs" et donne des filles à des commande, dirige ou oriente le comportement - ce qui sup-
"preneurs". Ils sont aussi conscients que le mariage avec la pose qu'elle est connue et reconnue, donc susceptible d'être
cousine croisée matrilatérale offre l'illustration la plus simple énoncée- succombant à la forme la plus élémentaire du
de la règle, la formule la mieux propre à garantir sa perpé- juridisme, cette espèce' de finalisme qui est sans doute la plus
tuation, tandis que le mariage avec la cousine croisée patri- répandue des théories spontanées de la pratique et qui
latérale la violerait sans recours 23. » On ne peut s'empêcher consiste à faire comme si les pratiques avaient pour prin-
d'évoquer un texte où Wittgenstein rassemble, comme en se cipe l'obéissance consciente à des règles consciemment éla-
jouant, toutes les questions esquivées par l'anthropologie borées et sanctionnées : « Considérons, dit Ziff, la diffé-
structurale et, sans doute plus généralement, par l'intellectua- rence entre "le train a régulièrement deux minutes de
lisme, en tant qu'il transfère la vérité objective établie par la retard" et "il est de règle que le train ait deux minutes de
science dans une pratique qui exclut par essence la posture retard" : (. .. ) dans ce dernier cas, on suggère que le fait que
théorique propre à rendre possible l'établissement de cette le train soit en retard de deux minutes est conforme à une
vérité: « Qu'est-ce que je nomme "la règle d'après laquelle il politique ou à un plan ( ...). Les règles renvoient à des plans
procède" ? L'hypothèse qui décrit de façon satisfaisante son et à des politiques, et non pas les régularités (... ). Prétendre
usage des mots que nous observons; ou la règle à laquelle

20. Ibid., p. XX, cf. aussi le haut de la p. XXII. 24. 1. Wittgenstein, Investigations philosophiques, Paris, Gallimard,
21. C. Lévi-Strauss, L'anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 41. 1961, p. 155. . ' ..
22. C. Lévi.Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, loc. cit., 25. W. V. Quine, « Methodological Reflectlons on Current LmgulStlC
p. XIX. Theory », in Harman and Davidson (eds), Semantics of Natural Language,
. 23. Ibid. Dordr.echt, D. Reidel Publishing Company, 1972, p. 442-454.

66 67
LE SENS PRATIQUE
OBJECTIVER L'OBJECTIVATION

qu'il doit y avoir des règles dans la langue naturelle cela


revient à prétendre que les routes doivent être rouges 'parce I~~:~:~i~'i l'on comprend du même coup le crédit qui
'- accordé à la tentative de Claude Lévi-
rI'o",,,,.,,,,,,
qu'elles correspondent à des lignes rouges sur une carte 26. » Strauss pour dépasser l'alternative de l'action consciemment
Dans le second cas, on se donne le moyen de faire comme si orientée vers des fins rationnelles et de la réaction méca-
l'action avait eu pour principe (sinon pour fin) le modèle nique à des déterminations en inscrivant la finalité dans le
théorique que l'on doit construire pour en rendre raison,sans mécanisme, avec la notion d'inconscient, cette sorte de Deus
tomber pour autant dans les naïvetés les plus criantes du ex machina qui est aussi un Dieu dans la machine. k.ll.n;;iJ1..1.-.
juridisme, en plaçant au principe des pratiques ou des insti- ralisation de la finalité ..9..ui est impliquée dans ,l'oubli de
tutions objectivement régies par des règles inconnues des l'action~-h1stori911e-êt~quiconduit à inscrire les fins de l'his-
agents, significations sans intention signifiante, finalités sans t01rê,~à-tra~ers, l~" notion. d'inconscient, dans les mystères
fins consciemment posées, qui sont autant de défis lancés à èPüi1ë1'\1Ihfre, es~ saris doute ce qui a permis à l'anthropo-
la vieille alternative du mécanisme e~t du finalisme, un incons- logie structurare' d'~pparaître comme la plus naturelle des,
cient défini comme un opératel1r mécanique de finalité. Ainsi, SCIences socIales et la: plus'scienti~que des métaphysiques
à propos des tentatives de Durkheim pour « expliquer la âë1."a'natUrè'.·« Comme l'esprit est aussi une chose, le fonc-
genèse de la pensée symbolique », Claude Lévi-Strauss écrit : tiOiinemèiîfête cette chose nous instruit sur la nature des
« Les sociologues et les psychologues modernes résolvent de choses; même la réflexion pure se résume en une intériori-
tels problèmes en faisant appel à l'activité inconsciente de sation du cosmos 28. » On voit l'oscillation, dans la même
l'esprit; mais, à l'époque Où Durkheim écrivait, la psycho- phrase, entre deux explications contradictoires de l'identité
logie et la linguistique moderne n'avaient pas encore atteint postulée de l'esprit et de la nature, identité de nature - l'es-
leurs principaux résultats. Ce qui explique pourquoi Dur- prit est chose ~ ou identité acquise pat apprentissage -
kheim se débattait dans ce qu'il regardait comme une anti- , intériorisation du cosmos - , deux thèses qui 'se trouvent
nomie irréductible (et c'était déjà là un progrès considérable confondues à la faveur de l'ambiguïté de telle autre formu-
sur la pensée de la fin du XIX· siècle telle que l'illustre par lation - « image du monde inscrite dans l'architecture de
exemple Spencer) : le caractère aveugle de l'histoire et le l'esprit 29 » - et qui s'accordent en tout cas pout exclure
finalisme de la conscience. Entre les deux se trouve évidem- explicitement l'histoire individuelle et collective. ~qldL!~~,,~
ment la finalité inconsciente de l'esprit 27. » airs d'u!1rnatérialisme radical, cette philosophie de la nature
r On imagine ce que pouvaient avoir de séduisant, pour des
1esprits dressés à récuser la naïveté des explications finalistes
i et la trivialité des explications causales (spécialement « vul-
tfs~~'~Âr#r~~{?~i~~'it~i~fit~~ltr~i~i~lt~n~~ir~~tf~~11:~
logiques 3ELt:é"g[siËQt.« J'~<:tiyiÎ:é)ncorisciente de l'esp*»,
gaires » lorsqu'elles invoquent des facteurs économiques et elle ignotËJ!!c:lil1le<:tiqu~de~structuressociales et des dISpO-
sociaux), toutes les mystérieuses mécaniques finales, pro- sitions struCturées et ,structurantes .,dafls, Il1qllelle '. sejgrrnent
duits sensés et apparemment voulus et pourtant dépourvus de et se transfQrm~prI~i scnèmes,de pensée : qu'il s)a~isse des
producteur, que le structuralisme faisait surgir en faisant ·~ohes· logigues,principe~ dedivisicrn-qui,~·par Tjnter-
disparaître les conditions sociales de production, de repro- mé iaire-cres prillcip~scfè la division /!JfJrQ1J.ail,correseo.r1.:
duction et d'utilisation des objets symboliques dans le mou- 'dent à-la siiustuJ:~c:ltl 1pQ11.i:fésgcTal (et non du monde natu-
. vement même par lequel il en faisait apparaître la logique rel) oudês··stru~t~restellIporelfês-qui sont ins~nsiblement
, inculgué~~«~Ji .s§t,îf.<Î~.,pression des raPP?rts économi-.
26. P. Ziff, Setnantic Analysis, New York, Comell University Press, . ques->>;êomme dit Marx, c'~st-à-dire par le systerne des sanc-
__ ..'''- -.'- .'..':.- -.
1960, p. 38.
;,;~·c",>;,;-:-,_:,,,,:",:,,: ,»_,,_-"_,":_~~;,,,·,,,,,,",",_,-_·_:-.'.'

27. C. Lévi-Strauss, in G. Gurvitch et W. E. Moore, eds, La sociologie 28. C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1964, p. 328,
au XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1947, t. II, p. 527 souligné par moi.
(souligné par moi). 29. C. Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p. 346.

68 69
LE SENS PRATIQUE

tions é~Qn9J!!iqlJs:~~,,<~tsYmk2U91;1~L!!§S.QÇj~~~§à .. ~une position imaginaire


,sléte1.1!lJuée _QgnsJ~<~.-Mtuçture~ économiques, ces. schèmes
s~.~l1e ges ~gl~tioE!...par ~u§IëSlëss.llilÇmf~t gbj~ç~
tives parviennent à structurer toute l'expérience,
-~<~w·l··<~··~<·_·---~-·-~<·-··~··-~·· ...- -à. - com-
_.. ~.

mencerpar'expérience économi9.!:l~-,~.san.s.em12l1lQ!er Ies


vOîëS-â'tin~~iIéttJ:IDIiiiiiQn-méC@fgueQU d'llDeprise de~ éons-'
cience adé..m!g!Ë~
--rrs~rliit d'ignorer la dialectique des structures objectives Il faut reconnaîtreà ..Sartrele mérite d'ay()irgonIlé U:Q..ç
et des structures incorporées qui s'opère dans chaque action formulation ultrg::.çQris~çlli~ij~~~q~Ji-1ili!Iqsé>Qhie de l'~:iction
pratique pour s'enfermer dans l'alternative canonique qui, gu'acceEtent, l?E~~9~~~t<:>~i<:>u~.si~pJ~~i!~~~11~t,.c.eux qui d~cri­
renaissant sans cesse sous de nouvelIes formes dans l'histoire y~ prll!l9Eesfg~~,9~.sStr/!te.gte~ ~:xp1ICgËl1}e:l:lt orf~l1­
de la pensée sociale, voue ceux 'lui entendent prendre le tées par reférence à des fins .explicite111ent posées P:ir ynhbre
contrepied du subjectivisme, comme aujourd'hui les lecteurs "projet ou~niême,:ç"bez~çertaiI1s inter~cti()I1!1is!~§,:par f~f.~r(;l1<:.e .
structuralistes de Marx, à tomber dans le fétichisme des lois aux réactions. anticipées. des autres agents. C est amsl que,
sociales ; convertir en entités transcel1?am~sL qui s()nt aux 1âUtêüe~rëèoiil1altré-'rlen-qûl-ressêmoIe "à des dispositions
p~tiq~~sda112J~~1)g!Lde tes~ence à 'l'existence, les cons.- durables et à des éventualités probables, Sartre fait de chaque
tructi0l1 s au:&:gueIres la .sciellce(f<)it avoir recollrs.p()ur rendre action une sorte de confrontation sans antécédent du sujet et
·r~q-g·~§':~illeiiibl~~:~strgctliiés et_sen.ses_ glle. Produit l'ac:. du monde. Cela se voit clairement dans les passages de L'Etre
cumul~n QjnnQ!!lbra~les~~~!!Q!l..LhlSt()!iques,s'est réduirè et le néant où il confère à la prise de conscience révolution-
l'histoire à un « processus sans suiet .1>. et s!Jostituer simole-
.. ~ - ' , ' , .~ -.,,-_.<-_.. _~.-~-- ..,_._..
naire « conversion » de la conscience produite par une sorte
de v~riation imaginaire, le pouvoir de créer le sens du pré-
...' , ,: ,', '-,,- .,', -- """'-'-,- ....•,.,.••.•....".,." , , .

ment au « SUjet créafèUr » dusubje~tivisme ul111utomate suo.


j~é J2<~f_Iestots n'r6ft~s~d'un~h.isioirf~1a·-natur~ Ce.ti~_. sent en créant le futur révolutionnaire qui le nie: « Il faut
yisi0!l.~man...~ qui fait <le fâ S'trticiure, Capital ou Mode de inverser l'opinion générale et convenir de ce que ce n'est pas
production, une entéléchie se développant elle-même dans un la dureté d'une situation ou les souffrances qu'elle impose

l,
processus d'autoréalisation, réduit lesagel1tshistorigues au
~le ~•.~s'!p.,eg!j~. >~~rr[é!z~rr4e str€",,§is:<~fleurs a~tion~ .
a de slmpfes mamfestatlons epIphenomenales du pOUVOlr qUI
qui sont motifs pour qu'on conçoive un autre état de choses
où il en irait mieux pour tout le monde; au contraire, c'est
à partir du jour où l'on peut. concevoir un autre état de
appartient à la structure de se développer selon ses propres choses qu'une lumière neuve tombe sur nos peines et sur nos
lois et de déterminer ou de surdéterminer d'autres structures. souffrances et que nous décidons qu'elles sont insupporta-
bles 1. » Si le monde de l'action n'est autre chose que cet
univers imaginaire de possibles interchangeables dépendant"
entièrement des décrets de la conscience qui le crée, donc
totalement dépourvu d'objectivité, s'il est émouvant parce
que le sujet se choisit ému, révoltant pa~ce qu:il se ch<;>isit
révolté les émotions et les passions, malS aussI les actlons
elles-mêmes ne sont que des jeux de la mauvaise foi : « Ce
n'est pas par hasard que le matérialisme est sérieux, ce

1. J. P. Sartre, L'Etre et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 510


(souligné par moi) ; cf. aussi J. P. Sartre, « Réponse à Lefort », Les temps
modernes, avril 1953, n° 89, p. 1571·1629.

70 71
LE SENS PRATIQUE L'ANTHROPOLOGIE IMAGINAIRE DU SUBJECTIVISME

n'est pas par hasard non plus qu'il se retrouve toujours et Sans doute opposera+on à cette analyse de l'anthropo-
partout comme la doctrine du révolutionnaire. C'est que les logie sartrienne les textes (fort nombreux, surtout dans les
révolutionnaires sont sérieux. Ils se connaissent d'abord à premières et les dernières œuvres) où, Sartr~ reconnai.t t.: ar
partir du monde qui les écrase (... ). L'homme sérieux est du exemple les « synthèses passives » d un umvers ~e sIgmfi-
monde et n'a plus aucun recours en soi; il n'envisage même cations déjà constituées - ainsi, tel passage où Il entend
pas la possibilité de sortir du monde (... ), il est de mauvaise se distinguer de la philosophie instantanéist~ de Descartes 5
foi 2. » La même impuissance à rencontrer le « sérieux » ou telle phrase où il annonce l'étude « des aet10ns saù:s ~gents,
autrement que sous la forme réprouvée de « l'esprit de des productions sans totalisateur, des contre-finahtes, des
sérieux» s'observe dans une analyse de l'émotion qui, chose circularités infernales 6 ». Reste qu'il repousse avec une répu-
significative, est séparée par L'imaginaire des descriptions gnance viscérale « ces réalités gélati~euses et ph-:s o.u.moins
moins radicalement subjectivistes de L'esquisse d'une théorie vaguement hantées par une conSCIence supra-llldividuelle
des émotions: « Qui me décidera à choisir l'aspect magique ql.1'unorganicisme honteux cherche encore à retrouver, cont~e
ou l'aspect technique du monde? Ce ne saurait être le monde toute vraisemblance, dans ce champ rude, complexe ~al.s
lui-même qui, pour se manifester, attend d'être découvert. Il tranché de l'activité passive où il y a de~ orgamsmes lll~~­
faut donc que le pour-soi, dans son projet, choisisse d'être viduels et des réalités matérielles inorgamques 7 »; et 'lu il
celui par qui le monde se dévoile comme magique ou ration- ne fait aucune place à tout ce qui, du côté des. choses. du
nel, c'est-à-dire qu'il doit, comme libre projet de soi, se monde aussi bien que du côté des agents, pour~a1t b.rouiller
donner l'existence magique ou l'existence rationnelle. De la limite que son dualisme rigoureux entend mallltemr entre
l'une comme de l'autre, il est responsable; car il ne peut la transparence pure du sujet et l'opacité ~inér~e de la chose.
être que s'il s:est choisi. Il apparaît donc comme le libre. Le monde s()Ciallieu de ces colllpromis « batards » entre
fondement de ses émotions comme de ses volitions. Ma peur la êIïoSëêtle·~seris~9.ui (l~~J:lissent)e « s~ns obj~tif »fOillil1e
est libre et manifeste ma liberté 3. » Pareil au Dieu de Des- .sens fait. clio~~:~t l~s~ di~.pQ§lJi()lf~.çolllme. sens faIt c0tP,s, ~ons­
cartes dont la liberté ne peut trouver sa limite que dans "iTtUë un vérita]:>le..4~!ip211rglll Ile re.spII~Lglledanst,umvers
une décision de liberté, celle par exemple qui est au principe ~. d~.L~S2,J:lSfJC:;J:lçeOuge:J?~~pr9:.~~~»' ~t S.artre s .lllsu.rg~,
de la continuité de la création -- et en particulier de la non sans raIson, contre la sOClOlogle « obJe~t1y~ »}Je ~1ra1S
constance dès vérités et des valeurs - , le sujet sartrien, objectiviste) qui ne peut saisir qu.'une « soclahte d l1~ert1e. ~.
sujet individuel ou sujet collectif, ne peut s'arracher à la Son volontarisme activiste, impatient de toutes les necessites
discontinuité absolue des choix sans passé ni avenir de la transcendantes, le porte à refuser la classe c?mm~. classe de
liberté que par la libre résolution du serment et de la conditions et de conditionnements, donc de dlspOSltlOns et de
fidélité à soi-même ou par la libre démission de la mauvaise
foi, seuls fondements des deux seules formes concevables, la pensée humaine; c'est le seul Di~u créateur» (]. P. Sartre, Descm:tes:
authentique ou inauthentique, de la constantia sibi 4. Genève-Paris, Editions des Tr.ois collI~es, 1946, p: 44:45). Et plu~ lOIn...:.
, Il faudra deux ,siècles de ctlSe - etlse de la FOI, cnse de la SCIence .
;our que l'homme récupère cette liberté créatric;. que Descartes 'e!la m~e
en Dieu et pour qu'on soupçonne enfin c~tte v~r.Ite, ba.se es~entl e e
2. J. P. Sartre, L'Etre et le néant, op. cit., p. 669. l'humanisme : l'homme est l'être do~t 1apparltlon, fa~t qu un mo~de
3. ]. P. Sartre, op. cit., p. 52!. e iste Mais nous ne reprocherons pas a Descartes d aVOIr donné. à DIeu
4. Sartre opère lui-même le rapprochement entre la liberté du sujet c: q~i nous revient en propre : nous l'admirero?s plu~ôt d:avo\r, dll:n~
tel qu'il la conçoit et la liberté divine selon Descartes dans un texte une époque autoritaire, jeté les ~as,es ~e la de,?ocratIe; d fl vOlr SUl.vI
paru à peu près en même temps que L'Etre et le néant,' « S'il (Descartes) 'us u'au bout les exigences de Ildee d autonomze et d ~vo\r comprIS,
a conçu la liberté divine comme toute semblable à sa propre liberté, j,ie~ avant le Heidegger de Vom Wese? des Grundes, que 1umque fonde-
c'est donc de sa propre liberté, telle qu'il l'aurait conçue sans les entraves ment de l'être était la liberté » (op. czt., p. 51·52).
du catholicisme et du dogmatisme, qu'il parle lorsqu'il décrit la liberté 5. J. P. Sartre, L'Etre et le néant~ op. cft., p; 543. .
de Dieu. Il y a là un phénomène évident de sublimation et de transpo- 6. J. P. Sartre, Critique de la razson dzalectzque, op. czt., p. 161.
sition. Or, le Dieu de Descartes est le plus libre des Dieux qu'a forgés 7. J. P. Sartre, op. cit., p. 305.

72 73
LE SENS PRATIQUE L'ANTHROPOLOGIE IMAGINAIRE DU SUBJECTIVISME

styles de vie durables, dans laquelle il voit une classe chose, ment de ses besoins, il reconnaît la loi que lui imposent
une classe essence, enfermée dans son être réduite à l'înertîe les autres en dépassant les leurs (il la reconnaît : cela ne
~onc à l'impuissance,. et à laquelle il oppo~e « le groupe tota~ veut pas dire qu'il s'y soumette), il reconnaît sa propre auto·
hsant dans une praXIS », né de la classe chose, mais contre nomie (en tant qu'elle peut être utilisée par l'autre et qu'elle
elle 8. Toutes les descriptions « objectives » de cette classe l'est chaque jour, feintes, manœuvres, etc.) comme puissance
« objective» lui paraissent s'inspirer d'un pessimisme sour- étrangère et l'autonomie des autres comme la loi inexorable,
noisement démob~lisateur, qui vise à enfermer, voire à enfon. qui permet de les contraindre 12. » La transcendance du social
cer la classe ouvrIère dans ce qu'elle est et à l'éloigner ainsi ne peut être que l'effet de la « récurrence », c'est-à-dire, en
d~ ce qu'elle a à être, de la classe mobîlîsée, dont on pourrait dernière analyse, du nombre (de là l'importance accordée à
dIre, comme du sujet sartrien, qu'elle est ce qu'elle se fait. la « série ») ou de la « matérialisation de la récurrence »
Pareille théorie de l'action individuelle et collective s'ac- dans les objets culturels 13, l'aliénation consistant dans l'abdi-
complit naturellement dans le projet désespéré d'une genèse cation libre de la liberté au profit des exigences de la « matière
transcendentale de la société et de l'histoire (on aura reconnu ouvrée» : « L'ouvrier du XIX' siècle se faît ce qu'îl est, c'est·à-
la Crîtîque de la raîson dîalectîque) que semble désigner dire qu'il détermine pratiquement et rationnellement l'ordre
Durkheim lorsqu'il écrit dans Les règles de la méthode socîo- de ses dépenses - donc il décide dans sa libre praxis- et
logîque : « C'est parce que le milieu imaginaire n'offre à par cette liberté il se fait ce qu'il était, ce qu'il est, ce qu'il
l'espr~t aucune résistance que celui-ci, ne se sentant contenu doit être: une machine dont le salaire représente seulement
par rIen, s'abandonne à des ambitions sans bornes et croit les frais d'entretien (... ). L'être-de·classe comme être pratico-
possible de construire ou, plutôt, de reèonstruire le monde par inerte vient aux hommes par les hommes à travers les syn·
ses ~eules forces .au gré de ses désirs 9. » Et l'on pourrait thèses passives de la matière ouvrée 14. » L'affirmation du
contlnl;ler avec NIetzsche : « La philosophie est cet instinct primat « logique» de la « praxis individuelle », Raison consti·
tyrannIque, celle volonté de puissance la plus intellectuelle de tuante, sur l'Histoire, Raison constituée, conduit à poser le
toutes, la volonté de "créer le monde", la volonté de la cause problème de la genèse de la société dans les termes mêmes
.,
pre~mere .»
10 Ne pouvant vOlr« . dans les arrangements
qu'employaient les théoriciens du contrat social : « L'His-
SOCIaux que des combinaisons artificielles et plus ou moins toire détermine le contenu des relations humaines dans sa
arbitraires », comme dit Durkheim 11, cet artificialisme social totalité et ces relations (... ) rel).voient à tout. Mais ce n'est
subordonne sans délibérer la transcendance du sbCial réduite pas elle qui faît qu'il y ait des relations humaines en général.
à la « réciprocité des contraintes et des autonomie; » à la Ce ne sont pas les problèmes d'organisation et de division du
« transcendance de l'ego », comme disait le premier Sa~tre : travail qui ont fait que des rapports se soient établis entre
« Au cours de cette action, l'individu découvre la dialectique ces objets d'abord séparés, les hommes 15. »De même que chez
comme transparence rationnelle en tant qu'il la fait et Descartes Dieu se trouve investi de la tâche à chaque instant
c~mme nécessité absolue en tant qu'elle lui échappe, c'est-à. recommencée de créer ex nîhîlo, par un libre décret de sa
dIre tout sîmplement, en tant que les autres la font; pour volonté un monde qui n'enferme pas en lui-même le pouvoir
finir, dans la mesure même où il se reconnaît dans le dépasse. de sub~ister, de même le refus typiquement cartésien de
l'opacité visqueuse des « potentiali!és,.o.bjec.tives » et du
8. J. op. cit., p. 357. Le problème des classes sociales est sens objectif conduit Sartre a donner a l lnltlatlve absolue des
un des terrains par excellence de l'opposition entre l'objectivisme et le « agents historiques », individuels ou collectifs, comme « le
subjectivisme, qui enferme la recherche dans une série d'alternatives
fictives.
9. E. Du;kheim, Les règles de la méthode sociologique, op. cit., p. 18. 12. J. P. Sartre, op. cit., p. 133.
10. F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Paris, Mercure de France, 13. Op. cit., p. 234 et 281.
1948, p. 22. 14. Op. cit., p. 294.
11. E. Durkheim, op. cit.,p. 19. 15. Op. cil.) p. 179, souligné par moi.
74 75
LE SENS PRATIQ UE L'ANTH ROPOL OGIE IMAGINAIRE DU SUBJE.CTIVISME

Parti », hypostase du sujet sartrien, la tâche indéfinie d'arra- .


caEable de VIvre comme l'11es d't t comrn epour les dire des
l e ~-- '--F~'"
cher le tout social, ou la classe, à l'inertie du « pratico- x ériences » produi tes par.~t ..p()u.r ~tla yse, ~'j._-~' l' ,c es~-a- .;r~
d'-'
inerte ». Au terme de l'imrnense roman imaginaire de la mort ~=-
ae ces cnOses: "~"', ···-""'T ·td'ê.tre vécues parce 'lu. elles men-
'lm men en ~~ ...,.... " ' , "b'; '. •.
et de la résurrection de la liberté, avec son double rnouve- ". 'A •.•• n

tent d etre racontees, raIt vo


•••• " ···c~·--·lr ue comme 10 jeCnVISme um-.
ment, « l'extériorisation de l'intériorité » qui conduit de la . . qY.·····
-~·IF····T·_··~P.·.no··r··l-s.,tia··n<"tX l'obiet {le a scIence ·J··'l···· ···.··· .. "1"'1:,-.
versa ' . ' d, ed'su jec-
o'

liberté à l'aliénation, de la conscience à la matérialisation Ise le ra r · .....,.... , .... .


tIV"ism;-universalisel'~~J2~ri~tlceque .. le s~Jet. u l~cours
de la conscience, ou, comme le dit le titre, « de la praxis au ant se fâitde1 ui-mêm e el1.t:§l1Lgll.Ë.Sl!lË.t~ Pr~fesslOnnel
pratico-inerte », et « l'intériorisation de l'extériorité » qui, s~.
par les raccourcis abrupts de la prise de conscience et de de la conscIence voue' a' l'illusion de la « conscœlnce sans '
inertie », sans passé et sans extérieur, i: do~e ~ou~ es sUje~s
la « fusion des consciences », mène « du groupe à l'histoire »,
auxquels il accepte de s'iden!ifie.r -. c e~t-addlre a P~d ~~fi~
de la réification du groupe aliéné à l'existence authentique de
exclusivement le peuple projecnf 'lm naIt ,~ cette : en de
l'agent historique, la conscience et la chose sont aussi irré- . ge'ne'reuse » - de sa propre expenence vecue
médiablement séparées qu'au commencement, sans que rien canon « .
qui ressemble à une institu tion ou un agent socialement cons- su' et pur, sa~.s attaches ni racmes. .' 1
titué (le choix même des exemples en témoigne) ait pu jamais jL'intérêt de l'analyse sartrienne e~t ~e f.al;e VOlr {lue ~
, . et l'enjeu de la lutte entre lobjeetlVISme et e su.-
être constaté ou constr uit; les apparences d'un discours dia- ft1I~Cl?e est l'l'de'eq ue la science de l'homme se faIt
lectique ne peuvent rnasquer l'osciIlation indéfinie entre l'en- jectlvlsme . . 'd . a la
soi et le pour-soi, ou, dans le langage nouveau, entre la maté- de l'homme, c'est-à-dire de l'objet malS aUSSI u sUl~t b':cti.
rialité et la praxis, entre l'inertie du groupe réduit à son science (et qui varie sans doute dans le sens d~ 0 j d
« essence », c'est-à-dire à son passé dépassé et à sa nécessité visme ou du subjectivisme se~on.qu'est pl~s o~ n;O~~tgd; 1:
(abandonnés aux sociologues), et la création continuée du l distance objective et subjectlve du SUjet a 10 j ,
a. ' oser explicitement les ql1e:.sll(),E:s
libre projet collectif, série indéfinie d'actes décisoires, indis- SCIence), Elle contramt a, ~.~ .._...t1 -a·.·.,·. ·:':r.
pensables pour saUver le groupe de l'anéantissement dans la .
anthr(~:E9 1()gt9,ll˧ ..l:l:ll~'luee Il s, par.....un melang
;'•....." . .•e" mu.l··.rr
. . . . . . . .'~'
. érence
Il ...~~.-
1
pure matérialité. et 'éfincbnsciencé théoriques, ~1~s"~e~o~s>nl1stes(cornrne~s
Comment ne pas attribuer à l'inertie d'un habitus la cons- ---,.,:-~~~,c-01es liiigU1stes1 reponae~t sans les. ayQlt
antur°E.~12.Bues_}:! ,•...... "'b' "'~~"'f" de manière incohé-
tance avec laquelle l'intention objective de la philosophie osées - c'est-a-dlre, len souven ,
sartrienne s'affirme, au langage près, contre les intentions e~.~::::- et gui recouvrent trèse){§S!~m~.fl.tç~ll~s,ql;l~}~s .E..h'l'..
rente _ OSaient . ' ...·"'a....r''''..· "d"e 1a b ourg.eo. i.s.i.e
subjectives de son auteur, c'est-à-dire contre un projet perma- loso~. h ~.~_) age . ..... na...... Issante , sous)
···.. ··'L-:·
nent de « conversion », jamais aussi manifeste et manifeste-
P .!. ·.. ~ra· "{Iestl( )naesrap p()rts~I l tre la li[X:;rt~
Taform
....--.. e su1iIf'm ee cIe . ~~ .... ~~....~. . " ,"
ment sincère que dans certains anathèmes qui ne revêtiraient cIïvme ~- et Tes .~~ ...~~'''-'''''''' 'L'
essences~. Jna 9~.. ~
1 ie histonq ue ai'de en.erret a
Il.. ...•.,
~-~lâthéorie de l'acnon et, plus 'p:eCI?e
" , F ,..... cI
sans doute pas une telle violence s'ils n'avaient pas upe ment, es
saveur d'autocritique, consciente ou inconsciente? Ainsi, il ~l;l!··-~····T cOl1ditions obJeet1ves (ou les
rapp0J:ts, e~tre les agents et v:: l'économie oscille perpétuel-
faut avoir à la mémoire l'analyse fameuse du garçon de café sfructures) que met en œu
pour apprécier pleinement une phrase comme celle-d : ·....·..···_ ..·d' ......' 'd' ' l' utre dans
1ement, un ec···r·-l·t 'a'hnitr e et parfOls . une ., page a a
« A tous ceux qui se prennent pour des anges, les activités l'ë'-"m e écrit entre une vision objeCtlVlste q~l. socumet les
Ifb~~és et les 'vohmtésâ~ un'détérminisme. ~x,téneur.et ~l~f~
"f'
de leur prochain semblent absurdes parce qu'ils prétendent
transcender l'entreprise humaine en refusant d'y partici-
per 16. » L'exemple de Sartre, l'intellectuel par excellence,
nlclUe~
"~1""'1'
llintérieur 'bstlt ue ..
et ,intellectuel e~ ~d.ne vlS.laone·' . i~tlpe.l.c.i.t.la.v.·.ti.on
et Ilnalst e qm SUd aux. tantece en ts . . ,. ....
t de
c"ausale les fins futures •u proJe e .' , l'action intentionnelle
~..;-~~.-

. '. C' que


'.~··"·'l' o····n···v
ou, S Ieut. , 1.'espérance des .profits'1' ayelllE · est l' l
16. ]. P. Sartre, op. cit., p. 182-183. lâtl1eorie dite de « l'acteur ranonne » b a1ance entre u tra-

76 77
LE SENS PRATIQUE
L'ANTHROPOLOGIE IMAGINAIRE DU SUBJECTIVISME

sU?je~tivisme,finaliste de la consdence « sans inertie 17 » qui de' la conduite rationnelle, de rexpliquer, à grand renfort de
cree a neuf, a chaque .moment, le sens du monde et qui ne modèles formels, alors que, faute de reconnaître aucune autre
peu~ tr~uver la continuité et la constance que dans la fidélité manière de la fonder en raison que de lui donner la raison
a ,sol-meme par laquell~ ,elle « se lie elle-même» à la manière pour fondement, on ne fait qu'introduire, à titre de vis
d l!lys~e dev~nt les ,Slr~nes, et le déterminisme intellectuel dormitiva, cet être de raison, ce devoir-être, qu'est un agent
q~l, ~len qu Il se defimsse SOuvent Contre lui, n'est en fait dont toutes les pratiques auraient la raison pour principe 20.
separe. que l?ar .quelques effets de langage d'un déterminisme Cela parce qu'~ gclutJ~ftLgËfin!t!2!!,_S~!.:.~:ciir~.par l~
m,écam~te ~edUlsa~t l'action à une réaction mécanique à des seul fl!!Ld'flç:f~~~~Jj9.é~~(fl1n ..sJ:de.L~ml1Q.m.ique mco~g~­
dete~mmatI.on~ mecaniques et les agents économiques à des 'tionnééconomique1llent,-.- en ... partiC:l1!i~E.d.fllls ses.prçfe:
pa;tIc~les mdlscernable~ sou,mises aux lois d'un équilibre Feriees"- : foute [ri terr~ tiOn~s.llEJe~s.·5()naiti()fl§~Çg.fl()~l1J~$
mecan~que : en effet, fu!rt~ependre le. choix,(tlJ!l~ . part des et sociales ... de disp?sitions~co.fl().miqJJes . . ql1~ .les .sanctlOns
c.<;ntramte~tructur~les,J teêtmtqt1es; ·'économiques ou juri~P
g'un e!~U?@1êu.g~Ê,4'ull~.écoll()~çparticuli~!;lEr()nLa;~p~·
d~ques) délIiiïTI;~~t.I., ~m ~ ~<:.t.L()ns.P9ssibles raître. com1lle. plus oumoills raisonnaofes .(pllltot queratlon-
'l!:!l . .'7!l.s.. .,. b..le.... ...e..s.
d. autre part de prefér~1"l<:~s ~t1Pposees universelles
<2.ente~ ou soumises à des prindpes universels _ c'est
et
cons- neTIêsJselon qu'elles seront pIusc)U moins ailJstçesi§.:s·~j:F "., ln
G~sser ~ux.. agents:.. contraints .?,a~ .l'évidence des rais~ùSef~ ~~~~e~~:~~I1:~btL~ên~d~~t~~i!0&~i~s··~~iE~:f~r~s·J::~ ,a~

a ne~ess~~19ue âu«catcül rationnel », â'autreliberté la plus indi~cllJ~t5~;:ê$Sk~:gireJelJl:p()uvoirCIer~Y§!~E~..:.on:, -{ Co"
que ~,~h<:~l0!1.~l1 vrai - c'est-à-dire aux chances ohjec- tra;.io Tâ""·f~mJ?r~ii.!t dll,.~é~l.q1.l'ils; ~util~nt,.que .1()rs~u'IT.s.
t~ves - ou Terreur de la pensée subjective, c'est-à-dire par- 'téëIüiSêrrt à l'al:)surde l'antlir9P()10gle.1!I!!lg,lnliltÇ dll .SlJl:'H~Çtl:
tielle et partiale 18.
'Vlsme hbétifên'cnerë1îintà tOllte .forceà dissoudreçta.l1s ll11
, I~.Ir!;.ag.i!lation .~ltE~~~~L~<:.ti.Yiste de Sartre s'est trouvée.
depassee . riat maugurafTart>ltraitê' ae"tinstitlieêt.à m~t!Ee~~c,isg!r~:
·nar le volontar;~rnA:r::-7.:·-~·"-~-·'~l:. ..'. . " .
-_.-lr-t=···;~·········d~""-UeL.ilCl1f)l:lLani[JropQlQgtques ''iiiëIi:'rI~c1îhrêaeCISi6nêl'uh-süîên:on:scieiite t ratlOnllel au
a~rqll.e, :s les def~nset1rs de l'idé910gi~ cie « l'acteur ration-'- principe. dèS'pratiqUëSlës .mOIns râiiOnnene~, au moins e?
ne » aO!\I'~1"lL~~~~E..$~C:21lrs (lorsqu'ils se posent la question . apparenët.~·;-·cbmme-Iês·cioyances de la coutume ou les pre-
ord.1nalrement ecartee) Qour fonder sur la seul d'" ' férences du goût 21.
r t Il 1 d' .• ~. . . .. .. e eClSlon
a 10~1"l~,ej .a con ulte rationneIIe de «J'actëu,1:'raiiol1rièl »
ptout s~ecla[e!E~EtJf!,S()flê.t~!!f~_;~tl~LC()Mxeric.~,de ses pré-
~E~.~e.s a tr.avers }~JetnPs. En mvoquant par exemple les 20. Jon Elster livre en toute clarté la vérité d'une entreprise éthique
visant à suppléer par la volonté aux faiblesses de la volonté lorsque, à
str~tegles qUl consIstent.à « se lier soi-même » __ par une propos du thè~e, cher à la phi~osophie cla~sique, de la 'passion cO,~battue
?U
va~l~n,te. ser~ent sartrIen qui est décrite comme le « moyen par la passion, Il oppose au projet « analY~I9ue » l~ projet « strategique. »
pr~vde~\~ de resoudre le problème de la faiblesse de la de modifier le comportement par la déCISIon rationnelle : « Le projet
analytique consisterait à déterminer dans quelle mesure, chez les hommes
volonte »-, on se donne l'apparence de rendre raison tels qu'ils sont, les passions tendent en fait à se neutraliser l'une par
l'autre. Les perspectives stratégiques et manipulatrices opp.oseraient la
Ir « ,Il n'y a a~cune inertie dans la conscience» (J. P. Sartre, L'Etre
et, e neant,. op. clt.~ p. 101). Et ailleurs : « Descartes a com ris ( )
passion à la passion afin de modifier le comportement, celUi des au,tres
dans le cas de la manipulation, le sien propre dans le cas de la stratégie »
(J. Elster, op. cit., p. 55). C'est dire que « les préférences cohérentes et
qu un ac~e ,lIbre étaIt une production absolument neuve dont l~ er~~ complètes à n'importe quel point ?U ~emps » 'lui définiss,e':lt en pr.opre
ne pouvait etre .contenu dans un état antérieur du monde » (J P sg tr « l'acteur rationnel» sont le prodUit d une«attltude strategique» visant
Descartes, op. clt., p. 47). . . ar e,
à les contrôler rationnellement, c'est-à-dire d'une morale rationnelle..
. 18. Para?oxalement, la théorie de « l'acteur rationnel» (dans sa version 21. Il est significatif que Jon Elster, qui exclut de sa théorie les
I
lnteldl~ffct,ualIste) ne p~ut, donc rapporter qu'aux seules conditions objectives
es 1 erenc~s ~nreg.lStrees dans les pratiques.
concepts dispositionnels, attribue « au dégoût a~istocratique pour les
calculs et à la prédilection non moins aristocratzque pour la fermeté
1.9. Ces CItatIOns .Idéaltypique~ sont empruntées au livre, lui-même idéal- absolue du caractère si excentrique soit-elle », la préférence qu'accorde
tyPlqu~ et, a ce tItre, tort utile, de .JrrllS1~tk"Q!ysses and the SÙ'ens Descartes à la décisi~n non fondée à laquelle on se tient une fois qu'elle
C~lllbridge U. ::>2."~~?9 (notamment p.
-~~,,~
et 37).' ···~~~w~_·__'."... , . est prise (J. Elster, op. cit., p. 60).
78 79
LE SENS PRATIQUE
L'ANTHROPOLOGIE IMAGINAIRE DU SUBJECTIVISME

, La v~rit~ des constructions formelles qui abondent en votre mari ne soit plus à <~os yeux celui qui aujourd'hui
economI~ (Je pe~se par exemple à toute la série des articles vous demande de lui faire cette promesse, mais un autte.
engendres par 1 artIcle que l'on aime à dire seminal de
c.;::. von Weisûicker sur les changements endogènes des
Promettez-moi que vous ne fetez pas ce que cet autte vous
demandera!". » (D. Parfit, « Later selves and motal prin-
gouts - «.Notes on endogenous change of taste », Journal ciples », in A. Montefiote ed.,· Philosophy and Personal
of. E:onomtc Theory, 1971,3, p. 345-372 - ) se révèle dans Relations Londres, Routledge and Kegan Paul, 1973,
l:mdI~ence et ~'ir~é~1ité. des propositions auxquelles elles p. 137-169.) Est-il besoin de dire que la production et
s appIrquent : amSI 1 artlcle mentionné suppose d'abord que l'acceptation de cette sorte d' « exemples » et, plus géné-
les l?références actuelles dépendent seulement de la consom- ralement certain exercice « absurdement raisonnable »,
ma~Ion ~e la période immédiatement précédente _ ce qui comme dit Nietzsche 23, de la pensée formelle, qui, portant
r~vle~t ~ exc1ur~, par~~ ,que, trop complexe, donc ttop sur des objets quelconques, permet de parler du monde
dlf~crIe .a formaIrser, lidee d une genèse des préférences social comme si on n'en parlait pas, supposent et favorisent
qUI seraIt coex,tensive à toute l'histoire de la consomma- la dénégation du monde social ?
tIOn - et ensuIte, et pour les mêmes raisons, que le revenu
du conson:mateur doit être placé sur deux biens seulement.
On peut donc faire fonctionner comme un modèle heuris-
~t qu~ due de tous l:s exemples fictifs, si évidemment tique a contrario l'analyse pasc~lienne de Œa plus i?solite, ,la
Inventes pour }es besOln~ de la, démonstration qu'ils ne
peuvent r~en de!?ontrer, SInon qu on peut démontrer n'im- plus invraisemblable, la plus Improbable, la moms SOCIO-
por.te qUOI ~u prIX de quantifications décisoires et de calculs logique en un mot, de toutes les décisions rationnel~es 2\ la
arbItraIres a propos de « groupes imaginaires » : 20 avia- décision de croire, suite logique de l'argument du pan. Etant
teurs, 5 promus, .15 qui échouent; 20 étudiants, 6 qui donné, dit à peu près Pasca'l, que celui qui joue l'existence
gagnent. 200;,8 qUI ~agn~nt 100 et 6 qui gagnent a 22. Mais, de Dieu hasarde un investissement fini pour gagner des profits
pour farre 1 economle d une longue énumération de toutes infinis, la croyance s'impose sans discussion comme la seu!e
l~s.« récréations mathématiques » qui se donnent très stratégie rationnelle; pourvu, évidemment, ql!e l'on crOle
serI:usement pour des analyses anthropologiques tels que aSSez en la raison - Pascal le rappellera, mais Jon Elster
«. drIen:mes ~u prisonnier» et autres patadoxes ~oués à la et tous ceux qui, comme IuCont accoutumé de vivre dans le
~Ir~ulatIOn CIrculaire, il suffira d'un exemple qui est la monde pur de la logique l'oublient résolument - 'pour ~tre
IrmIte de tous les fumeurs qui décident de cesset de fumer et
de tous les obèse; q.~i déci~ent de jeûner : « Imaginons
sensible à ces raisons. Il reste qu'on ne peut condU1re ratIon-
un Ru.sse du, ~IX sIec1e qUI, dans quelques années, doit nellement le projet de fonder la croyance sur une décision
rec~v~Ir en. her:I~age de vastes domaines. Ayant des idéaux rationnelle sans être conduit à demander à la raison de colla-
sociaIrstes, rI deslre donner la terre aux paysans. Mais il sait borer à son propre anéantissement dans la ctoya,nce, c~
qu'ave~ le te~ps .son .idéal peut s'affaiblir. Pour paret à « désaveu de la raison » suprêmement « conforme a la raI-
cette event~ahtéj rI faIt d~ux choses. D'abord il signe un son » : pour passer de la décis,ion de croi:e,. que la raison
document legal par lequel rI abandonnera automatiquement peut susciter, à la croyance durable, c:est+dIre capable d,e
ses terres et qui ne pourra être annulé que du consentement surmonter les intermittences de la conSCIence et de la volonte,
de sa fe~m,e; ensuite il dit à sa femme : "Si jamais je on est obligé d'invoquer d'.autres pouvoirs que c~ux d~ la
change d Idee et vous demande de faire annuler ce docu- raison; cela parce que la rarson, dont on ve~t crOlre qu elle
ment, promettez-moi que vous n'y consentirez pas." Il se
est capable de conduire à la décision de crOIre, ne peu,t en
peut qu'il ajoute: "Je considère mon idéal comme faisant
parti~ de moi-même. Si je le renie, je veux que vous aucune façon soutenir durablement la croyance: « Car Il ne
penSIez que j'ai cessé d'être; je Veux qu'à ce moment-là
23. F. Nietzsche, Le crépuscule des Moles, Paris, Mercure de France,
22,. R. Baudon, Effets pervers et ordre social, Paris, P. U:F., 1977, 1951, p. 100. . l" .• 1 t .
paSSim, et pour le « groupe imaginaire de personnes », p. 39. 24. Et, par là, la mieux faite pour susciter mtéret et e commen aire
de Jon Elster (op cit.) p. 47~54).
80
81
LE SENS PRATIQUE
L'ANTHROPOLOGIE IMAGINAIRE DU SUBJECTIVISME

faut pas se méconnaître : nous sommes automate autant commencé : c'est en faisant tout comme s'ils croyaient,
qu'espr~t; et ~e l~ vient que l'instrument par lequel la en prenant de l'eau bénite, en faisant dire des messes, etc.
persuaSIOn se faIt n est pas la seule démonstration. Combien Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira 26. »
y a-t-il peu de choses démontrées! Les preuves ne convain- En faisant comme si la volonté et la conscience étaient au
quent que l'esprit. La Coutume fait nos preuves les plus fortes principe de la disposition qui, « sans violence, sans art, sans
et les plus crues; elle incline l'automate qui entraîne l'es- argument, nous fait croire les choses », Pascal laisse entier le
.prit sans qu'il y pense. Qui a démontré' qu'il sera demain mystère du premier commencement, emporté dans la régres-
lO,ur, et que nous mourrons? Et qu'y a-t-il de plus cru? sion à l'infini des décisions de décider ;en faisant de la
C .est donc la c?1;1tume qui nous en persuade; c'est elle qui croyance le produit d'une décision libre, mais autodestructive
faIt ta?~ de chretIens; c'est elle qui fait les Turcs, les païens, de se libérer de la liberté, il se voue à l'antinomie de la
les metlers, les soldats, etc. (... ). Enfin, il faut avoir recours croyance décisoire, qui ne pouvait échapper aux amateurs ~e
à la coutume quand une fois l'esprit a vu où eSt la vérité, paradoxes logiques: de fait, comme l'observe Bernard WIl-
afin de nous abreuver et de nous teindre de cette créance liams même s'il est possible de décider de croire p, il n'est
qui nous échappe à toute heure; car en avoir toujours le~ pas possible à la fois de croire p et de croire que le fait de
pr;uves présente~, c'est. trop d'affaire. Il faut acquérir une croire p découle d'une décision de croire p; en sorte que,
c~eance plus faCIle, qUI est celle de l'habitude qui, sans si l'on veut accomplir la décision de croire p, il faut aussi
VIOlence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses effacer cette décision de la mémoire du croyant. Autrement
et inclifle toutes nos puissances à cette croyance, en sorte qu~ dit la décision de croire ne peut réussir que si elle s'accom-
notre ame y tombe naturellement. Quand on ne croit que pagne d'une décision d'oublier, c'est-à-dire d'une décision
par la force de la conviction, et que l'automate est incliné d'oublier la décision de croire 27. .
à croire le contraire, ce n'est pas assez. Il faut donc faire Inutik de dire gue toutes.. ce~ .•lintip9lJ,]i~§.gécoule,n~ .de
croire nos deux pièces : l'esprit, par les raisons, qu'il suffit la VOlOnté .4~. BËnser la ratiq~edans la, !9g!q~e ~e Ia.?~~lslOt1
d'avoir vues une fois en sa vie; et l'automate, par la cou- VOlontaire. En ait, on comprend que les phTIOSop11es anglo-
tume, et en ne lui permettant pas de s'incliner au contraire 25. » ~so[ent contraints de s'avouer incapables de fonder la
~.ett,~~~~tr,~:~in~!~ .analY§_e_d~s .~~~de~.tL<i~fr.QYflllce, distinction si indispensable à une théorie volontariste, entre
hvree~!a meâftat!2!: ~~t()~s~~x qUI s'ash!ll'!l~PL~.n~n§J~r omission ~t commission : les actes de commission, c'est-à-
la ct~anE.e ~nI~!ll1~~ a~.!epresentf:p~n!,z n'a Qas"~r;:pêS~~ dire les engagements conscients et volontaires, ne font, le
PaScal ge...t2IBR~!Nc[@§=:I,er~InaIre âes protesSIOtl1iels plus souvent, que sanctionner le~ ~l.issem~nts 'p:~gressifs d~
~l~.~t oe lalQgmlJ~J)?1110U!S inClinés a prendre, comme l'omission innombrables non-decIslOns mfinItesImales qUI
éIli'B arx ,~JUkJ~J2.gIgue pour la logique .4ç§slms.es•.
PartI au souci réaliste de penserÏa décîsrciiîVolontaire de
pourront être décrites rétrospectivement comme « destin »
ou comme « vocation» (et ce n'est pas par hasard que les
croire sur le modèle de l'acquisition ordinaire de la croyance exemples de « décision » les plus so~vent invoqués ~ont à
ordinaire, il finit par mettre la décision volontaire du sujet peu près toujours des ruptures) . .MaIs1..,.plu~l'Iot9m!Ërne!1t,
de la pratique au principe de la pratique originaire et généra- commen.l..!1~_2~LY9jt~gJle.la.décisiQl), .§l d.~5i~i()!1Ay a,et
trice de l'inclination durable à pratiquer: « Vous voulez aller le « système de prétérence~.~3111.~~tJs()nPrillcip~~~p~1l:~ellt
à la foi, et vous n'en savez pas le chemin; vous voulez vous ---... --
guérir de l'infidélité, et vous en demandez le remède : 26. Pascal, Pensées, 233.
apprenez de ceux qui ont été liés comme vous, et qui parient 27. B. A. O. Williams, « Deciding to believe », in Problems ?/ the Self,
maintenant tout leur bien (... ). Suivez la manière par où ils" Cambridge U. P., 1973, p. 136·151, ;ité par ]. Elster: op., pt.,. p. 151.
Les amateurs de paradoxes trouveraient .un aU,tre objet d ele~t10!1 dans
la « décision » d'aimer, ou de ne plus aimer (a la façon de 1Ahdor de
25. Pascal, Pensées, 252. La place Royale qui rompt avec celle qu'il aime à seule fin de se prouver
sa liberté).
82 8.3
LE SENS PRATIQUE
L'ANTHROPOLOGIE. IMAGINAIRE DU SUBJECTIVISME

nOV~~~J,lJ~tp~.!1t?eto.~~les c~?i){ a:9t~rieJ,lr~. de. c~lLliqui décide


",0<,

contraintes ponctuellement définies 29. La ~rj~.<ie ..~<l'açl~J:lL


mals ~lI_ssl.~e.~ 5:2'ncfl~12g§ ~~ns~sqù.dre;sse)ont. effé:ctués ses rationnel .k..s.illLçperch~.5<J'0Eig!Q~.>~:sresact~s,stricten:lem
<~x » eta.Qn~ f2:9.U?aEti~~Q.Y§.J~~.sboii~ç!~~<:~~U1{ql1i 0l1 t économiques 9JL..fl'l11,sl~11.~J,ll1e « illt~l1!.ioll »ç!e I~l.« .c2I!~:
êle'§Ek.p~llLrLlI,~sa. p!~ce,préjug~antdesesjugemeiits ét cience », s' aS§Q~.sRllyelltJl;!n~...ÇQllÇ~pti9Il~~!E(,)i!~~.ç!~J~m.
f~5onnan.t par là son. jugement, Lés p'âfadoxes qué rêhCo~tre « .rationalité» des pratiqlles!àunéconolTIislTIe.quit!~l1tJ)(:>g!
1effOrt pour penser la croyance dans la logique de la décision §2EESlkiI2Y~~~ql!i.l~yj!~!_~E?~~~.dflE§~J;~.1~~jQg.jq1Le,.
font voir que l'acquisition réelle de la croyance se définit par
le fait qu'elle résout en pratique ces antinomies, La genèse
implique l'amnésie de la genèse : la logique de l'acquisition
t~1~~~id~~5tè~~ia~'~~~di(/foiiireé~çili6fulq~~)1~e~~if~11~'
dë'~prôfits(écbnomiques)~ L'économisme finaliste qui, pour
de la croyance, celle du conditionnement insensible c'est-à- renare falson des pratiques, les rapporte de manière directe
dire continu et inconscient, qui s'exerce au travets d~s condi- et exclusive aux intérêts économiques traités comme fins
tions d'existence autant que par l'intermédiaire d'incitations consciemment posés a ainsi en commun avec l'économisme
o,u, de r~ppel~ à l'ord~e e~'p~icites" implique l'oubli de l'acqui- mécaniste qui les rapporte de manière non moins directe et
sltlon, 1~llus,~on de 1 mnette ~e 1 acquis, En sorte qu'il n'est exclusive aux intérêts économiques définis de manière tout
pas besom d mvoquer ce dermer asile de la liberté et du point aussi étroite, mais traités comme causes, le fait d'ignorer
d'honneur de la personne, la « mauvaise foi» comme décision que les pratiques peuvent avoir d'autres principes que les
d'oublier la décision et mensonge à soi-même, pour rendre causes mécaniques ou les fins conscientes et obéir à une logi-
co~pte du fait que la croyance, ou toute autre espèce d'ac- que économique sans obéir à des intérêts étroitement éco-
qUlS culturel, peut se vivre comme à la fois logiquement néces- nomiques : il .. YJ. urJ."§"'~~Q!LoJnùL~~4§A~!.t1!itlt/~~LS~~~L~:dire
saire et sociologiquement inconditionnée 28. une raison immanent~ù~g1SEE~!LqJ,l~.~,.ql;!i ne youye SPl1
Ainsi, les constructions anthropologiques auxquelles les '« origi~~l1L411~§« décisi'lPùs..» ~e la ralso~. c~l}}me.
défenseurs de la théorie de « l'acteur rationnel » doivent calcul consci~n tni dans le~ç!éterlTIinatlonSê.lë!i1écan1sl1}es
avoir recours pour assumer les conséquences du postulat
théorique selon lequel l'action rationnelle ne saurait avoir
extérielÎrsei ~sgRçrieU'Ù . aux..
a,ge~ t~~l1Lfgl1.§JitHliYËg~.JCl
·strt;êtt/~g.gs; . . ll1pratiqu~~.ratiol1n~lle,ç'Ëst~à-dir~la,mie.llxJ~!te
d'autre principe que l'intention de rationalité et le calcul Éour &!~!l1,ç!EË.~i!bLm()incJ.tç .. ç()Y.Lle~'L,QQj~çtit~. igsçri ts.da~sI.~
libre et informé d'un sujet rationnel constituent une réfuta. logi~l~t~çl'Ul1.~ç,Ërtain spa,mpJ. cette ec~n()mJçI:?~Ht. se defirl1:
tion par l'absurde de ce postulat et invitent à chercher le ~~r rapport à .toutç~.§QW=§(!~ l()ncgons,.Lç!211LHfle:p arrn.1
principe des pratiques dans la relation entre des contraintes aut.tes. est Iama,ximisatiol1 Q..ll pr()fu.e:l1.a,Xg~l1t, sell!ç rçC:C't1~
externes qui laissent au choix une marge très variable et des 'nuepa;îé~C't1()mislTI~ 30, Autrt=11le:nJ:<:lÎ!, falltr:: . ge reç()nnaÎtre
dispositions qui sont le produit de processus économiques et -aucune. autre.fgrme:g'action (lue .l'action rationnelle Ol;! la
sociaux plus ou moins complètement irréductibles à ces réactIon mecanlque, on s'.iqtergjt de, comprendre la logique
-~.... _.. __ .>~.""'"-"'<-'-'''"'-'"'-'-''''-'''''''-'-''''"

29. Les préférences effectives se déterminent dans la relatio? entre


l'espace des possibilités et des in;possibilités offer,te,s, ~t le, syst,eme des
28.. Il. est certain que, comme cela a été montré ailleurs (P, Bourdieu, dispositions tout changement de 1espace des pOSSIbIlites determmant un
La 4z~tznctlOn, op. Clt., notamment p, 58-59), cette illusion trouve les changemènt' des préférences subordonnées à la logique de l'habitus (cf.
CO~dI.t1ons les plus favorables à son accomplissement lorsque l'influence P. Bourdieu, La distinction, op. cit., p. 230 s q , ) , - - .
prmcIpa.~e des, c~nditions ~atérie!les d'existence s'exerce, paradoxalement, 30. Rompre avec l'économisme pour décrire l'univers des économies pos- !
de mantere negatIve, par defaur, a travers la neutralisation des contraintes sibles, c'est échapper à l'alternative de l'intérêt purement matériel, étroi~e- ;
économ,iques les plus directes et les plus brutales; et qu'elle trouve une ment économique, et dt; désintéressement. et se do~?er ,le ~oyen de, sa.tls-
expr~sslOn . e! ,un renforcement exemplaires dans toutes les formes de faire au principe de raIson suffisante qUi veut qu Il n y aIt pas d actIon
pensee antzgenetzque (dont la plus accomplie est fournie, encore une fois Sans raison d'être, c'est-à-dire sans intérêt ou, si l'on préfère, sans investis-
par Sartre, avec la notion de « projet originel »). ' sement dans un jeu et un enjeu, illusio, c o m m i t m e n t . J

84 85
LE SENS PRATIQUE
3
habitus;' pratiques

L'objectivisme constitue le monde social comme un spec-


tacle offert à un observateur qui prend « un point de vue »
sur l'action et qui, important dans l'objet les principes de sa
relation à l'objet, fait comme s'il était destiné à la seule
connaissance et si toutes les interactions s'y· réduisaient à
des échanges symboliques. Ce point de vue est celui qu.'on
prend à partir des positions élevées de la structu;-e socI.ale
d'où le monde social se donne comme une representatl?n
- au sens de la philosophie idéaliste mais aussi de la pern-
ture et du théâtre - et d'où les pratiques ne sont que rôles
de théâtre exécutions de partitions ou applications de plans.
La théori~ d~J?!a~tiqu,~"_~IL~t~~hqll.epE~tiqlIeE~PP~1!e,"
è2E~trelehin~~!iaIishQ1~ . .1'()S!1iyis.!~1"'hq~~h.!~~," ..29J~,Lgr_.Ç~l1Q~1§:.
sance sont construit~" . . et n()n "..QasslveIJ:le"t:t~t:!~glstres,.et:
contre l'idéâIlSffiê'ln t~l1ec:~tuaf[ste ;Wgti~J~ .• pl:il1c:ipe~l:i~·cçtlç
construction est le' sY-stè~~~-d~f'çg~p~~it!()t:~.~stElIc:t.tlI~~§ ~L
structllr~l1t,çê.qt1i. se .C:()l1stitlJ.~h~l1s . . . 1~ . . . "p'r~tl9.11~ e.t.. . qm . ~§t
toujours orient~. versdesf()l1ctl()l1spratlqu~~. ~n peut .en
e1tëF avede1VIàrx~aes Thèses sur Feuerbach, qUItter le pornt
de ~ue souverain à partir duquel l'idéalisme objectiviste
ordonne le monde sans être obligé de lui abando~mer
« l'aspect actif » de l'app.réhension ~u monde en rédUIsant
la connaissance à un enregIstrement: Il s.:'f~t~()lI~ce.la 4es.e
situer dgns « l'activité réelle comme tê1I~~>~LS~~!:~-9..!E~~~l1S
"Ië-rapport' 2.rai:lgue au mOllde~ç~tt~ pré~~l1c~.Pr~gçç1Jl?ee et
active au monde Pll.L2~J~JE()E.de j~r.pPR~~,sa..PE~~~l1ç~,.g'yec
·s~._1Jl'B~Eces, ses c~o~~s ~Iaire.()tl.atIire,. s~§ .• choses faItes
pour êtreëf1tes, .qUI somrpal1~e~L.~lE:C:!.~œeE.t.k~.ge.~t~§gll.
les l2aroI~~.§~~~1Eais s<}:Téployer comllle un ~P~ft~~le .. Il
31. de principes invariants de la logique des champs permet ~îfdjéchapper au réalisme âe la structure auq~el l,o.blec-
un usage de concepts communs qui est tout autre chose que le simple tivisme, moment nécessaire de la rupture ayec l ex~en~nce
transfert analogique, que l'on y voit parfois, des concepts de l'économie.
première et de la construction des relatJIons obJectives,
86
87
LE SENS PRATIQUE
STRUCTURES, HABITUS, PRATIQUES

condu~t nécessairement lorsqu'il hypostasie ces relations en tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de
l~s, tra~tant co~m~ ~es réalités déjà constituées en dehors de l'action orgamsàrfîêêcl>û11.'ch~rd'Ôrêhêsti:e2.
l hzstozre de l md~vId~ .et du groupe, sans retomber pour -S'11 n'estâïIéûnement exclu que les réJlQl1§~$..,g~étbgQims.
autant dans le s;rbJe~t~vIsme, totalement incapable de rendre s'accompagnent d'un calcul stratégique-tendant à réaliser sur
comp!e ~e la .necess~te du monde social : pour cela, il faut le mode conscient l'opération que l'habitus réalise sur un
.!~Y:~.l1!r~J:~at~qlle, II~u de la dialectique de l'onus ope7ëiiüiii autre mode, à savoir une estimation des chances supposant
et au moil d ' d ' d ,... ; •... ;.. , J:f
-~~__.-;,_ttL9.P'fiEt z', es pr? ~ obJectly,es et des produits la transformation de l'effet passé en objectif escompté, il
~~~~Œ()rl·e;Scle; .a praq@~ hIstOrIque,
naoltus . . .-
des structures et des reste qu'elles .se définis~~~,.<:L'.!Ü)2~!Ld~hors ...d.e . t;'~t.calc~L
~r rapport aaes;E()L~'!.tia.lit~s,?bL~ctjvp\_~1l1. 1l1.~êll~t~1l1_~W
t~:§. ;ÇQl1.c1it,i()~!l~.l1J~l.l!s ..gs~o~i~~..~une c1ass<:. particuli~re de inscrites dans .le present,êllosesa faIre 0ll a ne pasfarre, a
d8ndg~()~1i . ~. <:J{Istence. J>ro9111~~11~ cle~~hClbit~!,
IlZS tlosztzonsdur<> bles t rI . systèmes .. d.e... èfi'të'"OU1:-ne" Ëas'èlite',. par rapport). un il"venir probable
';';;;Fr;"'-~''''7''''~'''''' . L!!anspos~o. es, structures structur.ées qui, ~ 1:0PEosé _811.iu.E~E~~~pn1e~<_.Eossibilitéabsoluç: » (a.bs~­
' o . . _ •••• - •..•

nreaISf'losees
.ç;)• •~~.t'.;
a fonctIon .. . -"~"'-"'" .
' .. ", ..... .. ..n~L.~9!1LlIl~§tructures.sU'uçtu.tan tes, lute Môglichkeit), au sens de Hegel (ou de Sartre), prOjetee
~~~:~lt~ ~.l1.t.~ntquË-PtlncIpesgénéJ.:ateurset organisateurs par le projet pur d'une « liberté négative », se ..E!2f>9s~aveç
e pr~H91L~~.et~g~.r~f~~e;l1t~Ei9nsquipeuvent être objective. une urgence et une prétenti()l1 à exister excluant la délibéra-
~ne~t"t~dlap!ee~.l)eur
nns e a m"'~"'~<e exnrrf>SSI "f
.but.~ag~ .~l:!.e12()s~EJil Yisée consciente de tion. Les sumu1i')î'cXIStëîit pas pour la prati9ue dans . leur
vérité'ôbfeet[;e- d~géÇIeIîçl1~ur§~conditionnerreiconventio1J-
,. ," ..... . ..
--~''''~'':~~,a~s _operatlOns. necessaires pour
~es attet~r~~~fj:.!V~}nËIlL~.réglées.. » .et .~< régLllières » san; nël':Gll~at1LillI<:smlL~Ql1giti().l1.<:!erellco11Jrer. des a.g~llts
e~e.l1.rIen 1~p~9~~'?~éissaiicé'à des règles, et, étaQt conditiOll11ésà les reconflûître 3. Le monde pratlque qUl se
èonstitlië~ Jâns la relation avec l'habitus comme système de
structures cognitives et motivatrices est un monde de fins

2. Il faudrait pouvoir éviter complètement de parler des concepts


tiv}~t La ,mise au j~ur des ~résupposés inhérents à la cOnstruction objec. pour eux-mêmes, et de s'exposer ainsi à être à la fois schématique et forme!.
e ~ est ~rouye~ retardee, paradoxalement, par les efforts de tous Çomme tous le~scms.eJ?t§. <fup;o~s.iti(mn~Js,.I;.s()ncep!.d'ha~itus, que rens~n;ble
feux q~I, en hnguIs.tIqUe COn;me en anthropologie, ont tenté de « corri el' » éle ses us~sJ)i§toriquespreçhsp9se a desl~ner un systeme. de dISpOSItIOnS
e modele structurahste en faISant appel au « contexte » ou a' la 't t~ '. acquises, permanen.~e~,$t~gËD.Ëm.ttiçe,~) . . . .Y~.ut.>.P~ut:.êtr~av!l,n!.JollF ..par. l;s
pour rend . d ., . « SI ua IOn »
.

~s
1t, re. raIson es vanatIons, cres exceptions et des accidents (au
~eu en farre, comme .les structuralistes, de simples variantes absorbées
sàructurci) eà qUI on,t ain~i f~i~ l'économie d'une mise ~n question
faux problèmes et fes fatlsses SolutIons. qtlŒ.efimme, les questlons .qu ~
~rde"mîeùx·pôseroudefésoudre;les dIfficultés proprement sCIentI"
fiques qu'il fait surgir. .,. , ,.
ra Ica e u IPo e e pensee obJectIvIste, lorsqu'ils ne sont as sim le 3. La notion de reli!f~ strlfstUl:..1fl9S~ . .at!EIbu!s. d un objeh c est-a-dlre le
Ai~~~ rlatomm~eths s~ns le Ili]:Jre choix d'un pur sujet sans attaches ni raci~es:
P
caracŒre qui fait qu'un attribut (par'exempTe la couleur ou la forme)
le . e~.Q.=.appe ee r sztuatlQJl
, S"ëIâ'i1;d'ff" n l analysl's
· _ " , · · · "" ..... " = L . q
UI' consIste
. a, « 0 bservel' « est plus facilement pris en compte dans un traitement s~mant~que
s gens . a~s. 1 erentes SItuatIOns SOCIales »9afin de déterminer « co "

quelconque du signifié qui le comporte » (J. F. Le Ny, La semantIque


:~r:I~e~~~~~vII~~s peu'(er t MerGI dks choix dans les limi~es d'une struct~e psychologique, Paris, P. U. F., 1979, p. 19~ sq.), to~:s?mme .la notIon
social ~nthro~ol~g~ ':" S;ciol~gicitÇR~i/!;w« i3t(lr~~:~ f96î i~ b;ii~~ ~cri@l}~•. <:t~.J~.sh.anc~~.JllQY~lm~,L>' q,uI en est 1 ~qulval~nt1làns un
autre contexte, eg 'ù'ne aDstra.r;jlOn, pUIsque le re,hef..vane selon les
et aussI]. Van Velsen, The Politics of Kin;hip A Study in 5 .'1 M' -. ' dispositions. mais q~L~~t; ..g.e~PPé:r.au.J2YL s\lb;ectI"IsIPe ep.Rren~n.t
lat/on among~I!'~Lakeside T 1\1' oCla anzpu-
Press 1964 "d 1971) onfga" anchester, Manchester University acte de l'existencei:1edétèrnunatlOns oblectIyesdes Jl.erf~P!lon~,,-r.,)llgsIOn
d ( ? ree . ~-~l.Utr~!Lcifjm l'alteruativede lJlrè le et de la créatloJÎ1191f..:....®.·2EQ~riét~~~~é:l~=~itulltlon et, par là! des .lins~
~ aC)p~ que Leach (souvent invoqué"par les tenah;:; degcetfè de l'action ttouve sans .doute une. justmcatlon apparel1té:91l11SJé:.. cersle)
me 0 e expnme en toute clarté : « Je postule que des s s ' caractéristi~ ae(ô;rre:stlgHiThtf~îi S?~§i't1()l1E1ènèlCJtiivé:ut.CJ\lË . l 'hllbitus
~ur~ux . dans. lesquels toutes les voies d'action sociale so:t t~~f~te~ruc. ~e.J'lI:9çlllireral]p()ns~~ ?ÈJeStl~~ment .111.s<:nted~1?s, sa «. fonTlulé: »
m~tItutIonnahsées sont impossibles. Dans tout système viabl '1 de~t . que .J2QY.l:.J.ll.,I,g}'!LCJg'iI con~re a .Ta. sltuatl?n ~on. efficacIte de, déc:lellc?é:lIr
e
eXIr \ un d?main,e où l'individu est libre de faire des choix ;bu: ma~i: e111a constItual1t 8:10 11 sesprIl1cIpes. cest:a-dlré: ellJllf!l,Isal1texIster
pu el' e systeme a son avantage " (E. Leach, « On certain unconside cÔriïiiiëëiûeslîiJ1'I.);ertineizie pàE référence à .1111~ ... lP9:11ièEé:Pllr!icI.1Ii~ré:
aspects of double descent systems >', Man, LXII, 1962, p. 133). red
.--,....
a'interrogerra" r{~m<§z..
~.-
.. ....., "'"' .. "."'-
.. .-"-'-'---.,,~
... . .
88
89
LE SENS PRATIQ UE STRUCTURES, HABITU S, PRATIQ UES

déjà réalisées, modes d'emploi ou marches à suivre et d'objets tique et des relations familial;s. ou, mieux, au travers des
dotés d'un « caractère téléologique perma nent» ' comme dit manifestations proprement familiales de <:ette nécessité
~u~serl, oU,tils ou ins~i~utions ; cela parce que le~ régularités externe (forme de la division du travail entre les sexes,
mherentes a une condItIOn arbitraire (au Sens de Saussure ou univers d'objets, modes de consommation, rapport aux
de Mauss) tendent à apparaître comme nécessaires voire parents, etc.), produisent les structures de l'habitus qui sont
naturell.es, du fait qu'elles sont au principe des schè:nes de à leur tour au principe de la perception et de l'appréciation de
perceptIon et d'appréciation au travers desquels elles sont toute expérience ultérieure.
appréhendées. J2:2s1l!iL9~1tis19lr_~~_1~1l,~ittl_s,.Pf9~(tt!it c1es pr~tiques, il19-i
§.Ll'o!3 obse!v~ r~~èrement un~ corrélation tl:~s. eUoite viduelles et collectivesLdoncde l'histoire, conformément aux-
entre les PJ'pI2ahlitéL~kj~ctivfs sCleiifinquement construites ~chèmes engendrés pa:.!hi stiire' ; il3§.2t l!da ..e~ts~~,~E!iY~
~mple, les C~i!!}Et:s.~l!~~~--=t~L211t~lJ;i~nfet les des e~eiiInè~~Ell~!=<:sCJ}-!I,;Ç[épos~.<:s.en cl)aqlle organisme
:!1!.:~ce!..!u13l!EJ-1!~L(les « :nQj:1Y.l1J.1$~>..~de.s ~<b~§()ins' »), sous la forme de sCl1èmes de percepti2nLg~.1~~.n..§.~~.e:t4'llcti".11,
.~e.~es.t_J>~~ gU,~~n1UJl.!§.tent.C::()Es(te1p.ment J~llrs aspi- tê1iëf~n},R[i~.=~~Ëfu~i[=9§~=t()ut~s.les_!~g.1e~ J()rll1.ell~.s<:t
t~e.~ ~t Jeur,.c:.~~()~12~.:
:~tIons ~llne.~~~~a}.I~~~)(~ct~c1~.Jeu.~s, chanç:es de réussite, .,e: s.· .n.9Jn1. . _e!l?!!sg<:~.~j~~~f~n.~.Ü. da c.~gt2.r_.m.~.iI~. 4. ~~ ..P!a.
to.tl.t<:..s.·· Iê
.l.t~.Y<:f2..1.t:...t.~;nps . p~s.~~ ~L~llJ:
glll1s.j:ll<::tu~.. et.9.tlit<:.nÇ,[~ '. se: perpet uer]Ill ns .1 avel1lr..vit
~ rataÇO~ O'Un Joueur qUl reg1eraIt son Jeu en fonction d'une
m~ormatlon parfaite sur ses chances de gain. En -réalité en
. dll
f~1~ 9~e les .,c1~Rg~i!i~n.~~~r.ab.!~m.e~! iD.c21l9uées par le~po~::­ s'actul!!isant .cIarîS de.~.prati9ues strll~!.tl,~§.e..s.se.l.2!!_sË~J'!il1st:.
slbdItes et les I:n oss.15I1gË'L IËfliDertés et les nécessités, les FOl1 ntèrie ûre'f traversJ~lj~~.~:exerEe...çontinûment la
faCIIt~S_et eS_ln;.Ë.r9Jj:.§.~(llÜ ..s_2..nt)nscrits dans les conditions ai de nécesSItés exrernes-irréductil,les aux contraintes immé-
oDi~~hv~~. (~~9Eel~~nce a~préhenqË à .travers des r~u­ ~dê·]iç2riJ2DS!~i~JËjy~!.è..tl1e.clËs.disl?()sitions .est. au
larlte~J_S!~tIStl911es comme res probabilttés 'obfect ivemen t principe g~J.l!S9PJin.1lÜé Ët de la régglarité 9ue tobjectivistil.e
a~ees ~ u~ groupe ou à u~e classe) en~~~EËnt<!Ë~~t~Eg~ accorde aux pratiques sociales . sans pollyoir ~n.r~~dr~.,!ai~()ll
~ons .obJectlvement .co patlbles avec ces condltions et en ëtaiïSSiOëSu-àhSformatlonsiéglées"dëmf né peuvent. rendr~
l11
quelqpe sorteprêaaEp!I~~~~~~E~ .ex~genc~1>J:atiql1es les
e1us Impro6a6Ies se trouvent. exclues .ayal1t tout examen
~~-~ ens~b!e ,~~ç~ti;~'~~Qr'ie~de '. soumission. itnml 4. Dans les formations sociales où la reproduction des
domination (et du capital économique ou culturel) n'est pas rapports de
~ate.a or re qUllnslHl.~JgU:.~.cle_.néç~ssité .vertu, c'est-à- assurée par
des mécanismes objectifs, le travail incessanr qui est nécessair
~_~.~Je refusé et à vouloir l'inévitable. Les condi~ entretenir les rapports de dépendance personnelle serait d'avancee pour
à l'échec s'il ne pouvait compter sur la conStance des habitus socialem voué
tIOns mêmes éIëTa produc tion de 1'11abitus,necessité faite constitués et sans cesse renforcés par les sanctions individuelles ou ent
~ertu, font que les anticipations qu'il engendre tenden
t à tives : dans ce cas, l'ordre social repose principalement sur l'ordrecollee·
règne dans les cerVeaux et l'habitus, c'est-à-dire l'organisme en qui
Ignorer la restriction à laquelle est subordonnée la validité
le groupe se l'est approprié et qu'il est d'avance accordé aux tant que
de tout c~lcul des probabilités, â savoir que les conditions du groupe, fonctionne comme la matérialisation de la mémoire collectiv
exigences
de .l'ex~énence n'aient pas été modifiées: à la différence des reproduisant dans les successeurs l'acquis des devanciers. La tendance e,
groupe à persévérer dans son être qui se trouve ainsi assurée fonctionn du
estImatIOns ~avant~s qui se corrigent après chaque expérience à un niveau beaucoup plus profond que les « traditions familiale e
s~lon. des regles r~goureu~es de c~lcul, les anticipations de dont la permanence suppose une fidélité consciemment entretenu s »,
l.habItus, s~rtes d ?ypotheses p.ratlq~es fondées sur l'expé. aussi des gardiens, et qui ont, de ce fait, une rigidité étrangère e et
stratégit's de l'habit:us, capable d'inventer, en présence de situation aux
nen~~ passee, conferent un pOIds demesuré auX premiè s nou-
res velles, des moyens nouveaux de remplir les fonctions ancienne
e:pene nces; ce, sont. e~ effet les ~t:uctures caractéristiques profond aussi que les stratégies conscientes par lesquelles les agentss; plus
dent agir expressément sur leur avenir et le façonner à l'image enten·
d une classe determmee de COndItIOnS d'existence qui à du
trave~s l~ nécessité. économique et sociale qu'elles font p~ser passé, comme les dispositions testamentaires ou même les normes
expli-
cites, simples rappels à l'ordre, c'est-à·dire au probable, dont ils redouble
sur l UnIvers relatlvement autonome de l'économie domes· nt
l'efficacité.

90 91
LE SENS PRATIQUE
STRUCTURES, HABITUS, PRATIQUES

c~~pt~.p.i l~§détermi.t1islUes.~x.trlns~t. instantanés. d'@ n'existetH qPé: p;;tr~tpqut un.ËsPf!t armé d'Yll ty.pe .déter-
S?ClolOEl~c:':p,léça.t1iste.. .t1iJ.a . è[é!~!'m!uatigxr .pure!i1entil1té- roîhe ode schèmes et des solutions obten11es par 1appltcatlQl1 .de
tl~.YL<:lTI~lS eg3:lemellt ponctuelle. du subjectivisme Sponta-
~~!§te. E~Ii.appant à l'~lternative des forces-'inscrites dans œs mêmes schèm~œ~~i~~çflQ~2!e~s~~cl~~ transformer, que se
1 etat ap.te,tl~ur du sys~em~, à l'extérieur des corps, et des constitue cet.teunité desensqui,après coup'. peut sembler
.avoirprécédé Tes'âctes et fes3~u~~L~l1ronciatrices de .la ,signi-
fO,r~e~ znt~rzeures, motlvatlons surgies, dans l'instant, de la
~eCIS;O? ~l~re, l~§ ciis129siüons intérieures, intériorisationd.e fication finale transformant retroactlvement les dIfferents
-momentsael~ série temporelle en simples esquisses p.répa-
1ex,terzorzte ,-.E!f~~tteut,.a.H-~rç~ extérieures de s'exercer, ratoires. Si la)~enèseducsystème des.. ~,t1yres oU<1e~ pratlques
mals selo~)~ 10glque,~Clfique des organismes dans lesquels
engendrées Qar k~m~.I11ë.11a15itus~(ou par cIes habltus. ho~o­
!~_~91lt...!11~orI'~<:~~. cè~~ëtî'fe~e-~r::a111ère durable, sys- rogues tels que ceuxql,li fQl1tt~nit~~f!ll... stYJ~(k VIe d, l,ln
~~g~ et ,ngn:~c3:mq~stem~~.~_.sch~lnes ~~.~~~~'::~: eIa~~e), ne peut etre d~ctlte m cO?Ime ~eve­
generateurs:-T'EabItus rendp()~slbI~ la productIon libre de
loppement autonome d une essen~e umqu~ et toujours Ide~­
.s()u~~s esIeu)~nSé.<:§L!()l!t~§.~,§p~rceEtions eJ--!Q..utes les actions tique à elle-même, ni comme créatlon contmue de no.uvea~te,
mscr:t: .~a.ns l<:sJin,:titesJnMr:erttesaux con~iti~ns particu-
l!è_res _~.~.Si!_P!OductlOn,et de œIfes-là séulement. A travers c'est qu'elle s'acçqmpli!.~an§.Ëtp~t)a confron~~tl?n a la
l~ la .str~tur~~q:ij[IL ysI1ëj;rodultgouverneblpratlque, fois nécessair~ ...~L!lTI.Qr~yisib.le cle).'h.ab~tus. avec 1 ~venement
qui ne ~l,li:exerç~rsur l'habl!USUIIeJl1Clt?tlOP. pertmente que
~on seI2uJes ...Y2.1~~.Lci:lJ,1l_d~tetl::r1Ïnisme mécanigue, mais au
~ver~i!:.s_~~12!E~ln.t~s,.~t7CLes lin;it~s<:J.Eiginairement assignées si celut.çi l'arr.li!çhe à la contmgell<:c:.de1açqq;el1tet }e cons-
~n problèmeen.lui.appliqu~nt les prinCIpes me~es de
a ~~LlnVeI!j:l()lli .•J;a,t2aÇlte.ae ge.t1eratlOn infinie et pourtant
s~~tp.Ënt 1!~ité~,.. l'h~iI.u.§ ..J:l:;~tc:l~~ficPËà penser qu'aussi Si SOlutlOl1 .; c'ëSrIl,lssTque l'h~§!t:us,comI11e.Eoutart d'znven:-
tëi;est'Ce<EL~erII1Ët .de pr<!(lulre des pratIques en, nC)I1:bre
l<:Jn~t~mps q~ on. reste en[erme dansles alternatives ordi. infim et-re1ativernent.ilUprévisibles {comme les sltua~lOns
n~re~Lqt;.'iIviseà-dépasser~ du détermInisme et de la liberté
au condItiQIiri~m~Ét er-âe-1a' creàtivité, cIe la conscienc~ èorre~1?2Dê!~§I.rrÙiIs~)i~it~es cepencian~ dall.s Jeur d~!:.
~ltref. ét@lJ~.prQELtt?tdl,ll1e çlgsse determlnee de reg~­
~.Lcie.l'~~~cient.~u·~e y'indi~idu, et de la soS~!.é~~tçe.'.llie ïarifés obiect!Yes,J'haJ?itus.. tel1qà,.. é:IJ,gé:l1~reL!O~t~~lesçQ~d 11 1­
1 h~2D;l§est.llIJ,.<:c:aEaclte mfime . dengendrer en toute libeité
~ntrôlé~) cks...~()~s •.. ~--pensée§,perceptions, expres- tes « raisonnables», de« sepsç.9rolUlln », qUIsont pOSSIbles
daii:Slësllrii1i:és de ces régularitésL.~lç<:11es-là . seulement, et
sl.ons,. astt.9Eê..::::-::)ll1IJ2nL t011jollr~pC?.utliro!té:.ê les conditions
~ui on!....tQl!!i§]ei chanç~s d' êtreBosi;ivelJl~m.s~pctio.t1nées
~l et )2f.ialemel!!..êitY©es de S;;t production, la ~ée gu 't:Ue_§ .§.9nL29jecgYe~e?t.ullJ,t1~t~es~1 13:. l?glque, caras-
hberte condltlOnnee et. condltlOIJ,l1elle .qu'il assure est aussi
é~é è"~at~orf~d'in:p.rËY.isi5I~.no\1vèauté que d'une teri~~ique..ci'u!l champ détermln~."dentelles aptlClpent} avemr
ô1?Iéctif; il tencI du même coup a exclure.« sans vlOle~ce,
~e
tlaux. reproductlOn -_~coC ..
mecamque des conditionnements ini-
san; art, sans argument », toutes les « foItes ~> (<< ce ? es~
~RIen n'e~t plu,s trompeur que l'illusion rétrospective qui pas pour nous »), c'est-à-dire toutes les condUItes vouees a
faIt apparaltre 1ensemble des traces d'une vie telles les
œuvres d'u~ ~rti~te o~ les événemen!s d'une 'biographie, 5. « Cette probabilité subjective, yariabl~, 9ui parfoi~ eX,clut le, doute
comme la reahsatlOn d une essence qUI leur préexisterait : et engendre une certitude sui generzs, qUI d autres fOlS n apparalt ~l?s,
que comme une lueur vacillante, est ce que nous nommons l~ probapzltte
de même que la vérité d'un style artistique n'est pas inscrite philosophique parce qu'elle tient à l'exercice de cette facuIte s~pét1eure
e~ g~rme dans, ur:e ins~ir~tion origineIIe mais qu'elle se par laquelle nous nous rendons compte de l'ordr~. e; de .la raIson des
defi~lt et ,se :ed~fim.t contmume~t dans la dialectique de l'in- choses. Le sentiment confus de semblables probablIrtes ,exls~e .che,z tous
les hommes raisonnables; il détermine alors ou du moms l! JustIfie les
tentlon d obJectlvatlOn et de l'Intention déjà objectivée de croyances inébranlables qu'on appelle ,de sens commun » (A" Cournot,
même c'est la confrontation entre des questions' qui Essai sur les fondements de la connazssance e~. s~r. tes caracteres de la
critique philosophique, Paris, Hachette, 1922, 1 edmon, 1851, p. 70).
92
93
LE SENS PRATIQUE STRUCTURES, HABITUS, PRATIQUES

S'oppc)se pas moins à la nécessité mécanique qu'à la liberté


aux choses sans histoire des théories mécanistes
sujets « sans inertie » des théories rationalistes,
A la vision dualiste qui ne veut connaître que l'acte de
conscience transparent à lui-même ou la chose déterminée en
extéri()rité, il faut donc opp()se~la l()giqll~r~l1e,de r~c~i~t:
r
qui me~."eflJ)rés~fl<:ç7dêuSi:o,l,ie.c!b~a ti~ns,ae l'hls to~~e, o~le~
fivatiOn oansle s corps. et 1()bJectIv9:tIol!-~~§...l.1.1.~.tlElltl()Q§~
ou, ce ~r~§'ritàu=~ei1i~,=~elîiétats d;t capital, ~bjectivé
et incoryoré;'"par lesqu~~~ ~lllst.allrC:ll.fl~ ...glS!~rlC~ à) eg~E.d qe
la nécessité et (le ses llrgences. LogIque dont on peut vo:r
une formê~paiadigmatique' dans l~ dialec:ique, de,s ~iSp?Sl­
tions expressives et des moyens d express,1On mstltues (.m~­
truments morphologiques, syntaxiques, lexlca~:" gen~es htte-
raires etc.) qui s'observe par exemple dans Imven tlon, sans
inten;ion de l'improvisation réglée. Sans ces~e devance par
ses propres paroles, avec lesquelles, il entretient l~ re1.atlo~
du « porter » et de « l'être porte », c~mme dIt N:cola1
Hartmann le virtuose découvre dans son dIscours les dec1e?-
che~rs de' son discours, qui progresse à la façon d'un tral~
àpportant ses propres rails 7; autrement dit, .étant produ:t
selon un modus operandi qui n'est .l?as C0t.J-scl~mment mal-
trisé le discours enferme une « intentIon objective », comme
dit Îa scolastique, qui dépasse les, int~ntions conscient~s d~
son auteur apparent et il ne cesse d o~rlr de nouveau~ stImul~
pertinents au modus operandi dont Il est le produ~t, et qUI
fonctionne ainsi comme une sorte d' « automate s~mtu~l, >~.
Si les mots d'esprit imposent l'évidence de leur ImprevIsI-
bilité et de leur nécessité rétrospective, c'est ,que la trou-
vaille qui met au jour des r~ssour~es ~epuis ,longtemps
enfouies suppose un habitus qUI possed~ SI 1?arfaItem~.nt les
moyens d'e:xpression objectivement dIsI:on1b~es qu Il est
, 6, « En, c,hacun, de nous, s~ivant de~ prop0t:tions variables il y possédé par eux au point d'affirmer sa hberte, ~~r ,rapp?,rt
1homme d hier; c est même 1homme d hier qUi, par la force , des a de
à eux en accomplissant les plus rares des posslblhtes qu Ils
est prédominant en nous, puisque le présent n'est que bien peu dechoses
comparé à ce long passé au cours duquel nous nous sommes formés chos~ impliquent nécessairement. La dialectique du .sen~ de la la~­
d'où nous résultons. Seulement, cet homme du passé nous ne le et gue et des « mots de la tribu » est un cas partIcuher et, parti-
pas, parce qu'il est invétéré en nous; il forme la partie inconsciesentons
nte de culièrement significatif de la dialectique entre l;s ~ab.1tus, et
nous-mêm~s, Par s~i~e? on f'st porté à .n'en pas tenir
compte, non
de ses ~~I?en~es legltlmes. Au contral~e, les acquisitions les plus plus que
récentes
les institutions, c'est-à-dire entre deux modes d objectivation
de la clvlhsatlon, nous en avons un vif sentiment parce qu'étant récentes
elles n'ont pas encore eu le temps de s'organiser dans l'inconscient
(E. Durkeim, L'évolution pédagogique en France Paris »
p. 16). Alcan 1938 7. R. Ruyer, Paradoxes de la conscz'ence et limites de l'automatisme,
' , , , Paris, Albin-Michel, 1966, p. 136,

94 95
STRUCTURES, HABITUS, PRATIQUES STRUCTURES, HABITUS, PRATIQUES

d~ l'~istoire passée, dans laquelle s'engendre continûment une tuent viablegut: si .t:I1e s'objectiyédllrablement non seulement
hIstOIre vouée à apparaître, à la manière du mot d'esprit aans-lës"êhoses,~{:'est:à~dire dans la logique, transcendante
comme à la fois inouïe et inévitable. ' âüXagenfs-sfrigulïêî:S:~<:I'tin ç~,l:lrp"pP§ltticuIier, m~is aussi dans
, P;incip'e g~nérateur durablement monté d'improvisations les corQ.s, c'est-à-dire dl:lns les dispositions durables à recon-
reglees, l h~bIt~s comme sens pratique opère la réactivation naître et àjff~Stll~tJes.~~igé:~S~sJfu!ri~nefltes à ce champ..
d~ sens ~bJect1vé dans les institutions : produit du travail --C'est dans lamestlreet d~l1s larnesllre selllel11ent où les
d mculcatI?n et d:appr?priation qui est nécessaire pour que habirus soniTinf:orpoÙtion de la mê~e histoire ..•._ 9H..I.J?J:llâ_
ces. p~odU1ts d~ l hIstOIre collective que sont les structures éxactémen-i;<:1élalIlême histoire objectivée ~ des habitus
ObjectIVes parVIennent à se reproduire sous la forme des dis- ëTëIëSStrüëtUres:::"":: que le~l~ratiqtles qu'ils engendrent sont
positions durables et ajustées qui sont la condition de leur mutuellem~nt.. compréhensible~~~J.rnrnédillt~ri1~fl!.~hl~tée§
fonctionnement, thabitu~)9ui.se constitue. au cours d'une aux sttu'ëturesèt aussiobjectivement cOflcertées. et dotées
histoi~é:J)aEticulièrë;Impo~~1?!·.sa·lo~lq·ùe.pàfücûlfèrè à J'in- d'un sens 06jectif}Ta foisÙnitaire et systématique, trapscen-
S~~E2~~m,_et par. qui;.Je~Jlg~r:!~.pl:lttjçipe}l~. çle . l'histoire clant aûx"intentions subjeëtives" et aux projets conscients,.
,obLect~e.~~~Je~..!.n..s!!E.~EI()I!~,~~stçequi permet d 'habi ter maividù~lS'Qtl coJIectifs. Un. cies"<:trets . f(mdam~.ntauxde
.l?f I~E!!_~Elons ~ ;r~.2~.J~s:apPrqprier prlltiquement, et par l~
~e ~.s~ ~~.In}~Œ!r,..~!2l:lctIYI.t~, en vie, en vigueur, êIeTés arra.
dièr ~ontIm~ment à l'état de lettre motte, de langue morte,
~~~?~'~~~~~~~~~~21isl:;~~~~~~~t!~~~~jl~~r~;~~lf:~~~
~laIr~ ré:\lly~~J~_s.en.s-qui ..s'YJ.mgye déposé, m~is en leur t~~~e J:s <i~ri~t~~~~~(~~fit~~~~1~~1;~Cth:i~~~i:~~;~
~WPQs.f!nt l~s révisions et les transfotrnations qui sont la es ex ériences et. le renfor<.:erneflt .contintlque ". chacune
cO~Erepl:lrH~~U~ S.o~dition deJa réaétivation. Mieux, il est' e es reçoite . . é){i'rei~19n1ndiviclueI1e ou çoIlecdve (dans
ce p~r quOI ImstItutlOn trouve sa pleine réalisation : la vertu ~ fê!~:=i:'~f:êXem.ple): iffiproYi~ie OU prQgral11l11~e (Iieu:l{çOl11~
de l'~Q.çorp()Ll:lti()~? 911! exploit~~~ ~.~acité du corps à prëüdte- muns, dictons),
.. d'expériences semblables
.
ou identiques.
&!U s~~IeY.l{la!llil~IePé:ds)J~~!iye.C:1tl sodal, eg ce qui fait que
--~-~ ~~ ,

le -!o~Js:.~.kl:l3qll!er'!~Np~~tEe S211 t J§l..rnQPatchie héréditaire, L'homogénéité des habitus qui s'observe dans les limites
I~Itl:lh.sme hPapc:ier.9u .1'E,.glig];~its.bsl!nrn~L~.~p.ropriété d'une classe de conditions d'existence et de conditionne-
~Le..-S.Q11.~.p.t~tÇ!!te~t.Icarpant sous la forme ments sociaux est ce qui fait que les pratiques et les œuvres
~'un~~,~tructuE~~~~trlcede pratiques parfaitement confor- sont immédiatement intelligibles et prévisibles, donc per-
ffié:.sJ s.ilogique et à sesêiigences. Si l'on est fondé à dire çues comme évidentes et allant de soi : th~bitl,l..Ll?~rtIl.et
l'éconollliedeJ'int~ntion, non seulement dans la produc~
a~ec Marx., qu~ « le bénéficiaire du majorat, le fils premier~
·~·=ma:i~:~Ys.Si31?nsJe:.çlécbiffr~tIl~f1t çlespr.atiques et des.
ne, appartIent a la ter~e ~>, qu' « elle en hérite » ou que les . '~r~?.. ~~ Automatiques et impersonnelles, signifiantes sans
« personnes » des capItalIstes sont la « personnification » du
capital, c'es.t 9ue }e p~ocessuLJ2lf.Eé:!ll:ent. social et quasi magi-
~_S~Çlll~!s.gf!()!l!.!n~u~.~:~~p~~laste .g~ 112arquage insti:.. 8. Un des mérites du subjectivisme et du moralisme de la conscience
{!Jan! un .mdIVldu comme alllé, néritier, successeur, chrétIen, (ou de l'examen de conscience) qu'il dissimule souvent est de démontrer
par l'absurde, dans les analyses qui condamnent comme « inauthen-
~121etp$pt comlTIe.homme (par Opposition à femme) tiques » les actions soumises aux sollicitations objectives du monde (qu'il
~ç.Jol1..Lks.JlrivTIègeYëf toutes lesÔ@igarionscorrélatives' s'agisse des analyses heideggeriennes de l'existence quotidienne et du
el-P-tQ19_~gL E~nforcé, c0nh!1l1.~~pai:'lés-<traitetnenis sociau~ « on » ou des analyses sartriennes de « l'esprit de sérieux »), l'impossibilité
pratique de l'existence « authentique » qui reprendrait dans un projet
p.r012res~~gl .. yansrormer la.. 9ifflkepce d'institution en distinc- de la liberté toutes les significations prédonnées et les déterminations
tL2ll..!2glt.l:!~~J~u~·d.:~s~ff~E_,bieh.~éels, parce que dura- objectives : la recherch~)lrell1ent éthigut': . de.I'. «. autpentiçité» .t':.st.l~
~l~mt:rtt }nsctlts dans le corps .et. dans la croyanc~. L'insti~ privilè~de ffiU'I"~qW:-ayanfJeJ61slrd~'péÎ1ser,esten.ffieS:uregt': faire'
t~~. s'agirait-il <d'éco~?r§:r~:I1'~sLSo~Ie.'te et <X>in1JIète~
. ,.~',_'~<.'-'~. " . ---'0,-
~,--. _
T'ëConomlè"êIé I·ééonomi~. '. qu'autorise Tà" conduite « inautpen-
... . . .(Je pénsée

96 97
LE SENS PRATIQUE STRUCTURES, HABITUS, PRATIQUES

intention de signifier, les pratiques ordinaires se prêtent à mutuelle; la deuxième est d'y attacher un ouvrier habile
une compréhension non moins automatique et imperson- qui les redresse, et les mette d'accord à tous moments; la
nell~, la reprise de l'intention objective qu'elles expriment troisième est de fabriquer ces deux pendules avec tant d'art
n'eXIgeant aucunement la « réactivation » de l'intention et de justesse, qu'on se puisse assurer de leur accord par la
~< véc~e » de celui qui les accomplit, ou le « transfert
suite 10. » Aussi longtemps que l'on ignore le véritable prin-
IntentlOnnel en autrui », cher aux phénoménologues et à
tous l:s ~éfenseurs d'une conception « participationniste » cipe de cette orchestration sans ~hef d'orchestre qui confère
de .1'hIst01re o.u. de la sO,ciologie ou encore l'interrogation régularité, unité et systématicité aux pratiques en l'absence
tacIt,e ou .explIcIte (<< qu est-ce que tu veux dire? ») sur même de toute organisatioh spontanée ou imposée des pro-
les IntentlOns des autres. La « communication des cons- jets individuels, on se condamne à l'artificialisme naïf qui ne
c$?ce~?~gIQPos~, .. la~_>SRmii1@~l;~"g~~=~:IiifQi!§:Çi~nts";>. reconnaît d'autre principe unificateur que la concertation

t?~~~!;~~~;!.~~rl1;i~~~i~~~~~~t~lr~ii~~~;es2~
consciente Il : si les pratiques des membres du même groupe
ou, dans une société différenciée, de la même classe, sont
~~t;vre~~n arIe~a ,VQlf, , av§:Ja.« ,. rep~99uction » toujours plus et mieux accordées que les agents ne le savent
(!!ac7Jbzlaung, comme dit le premier Dilthey) des expé- et ne le veulent, c'est que, comme le dit encore Leibniz, « en
rIences vécues, et la reconstitutionin.uÜle et incertaine 3es ne suivant que ses propres lois », chacun « s'accorde pourtant
si?gülari:ffi..;Pir§Q~lle.s-q)îÎ1e«in·tention »' qlli n'es~ pas avec l'autre ». f/habitus n'est autr~chos~g:)1ecell~19ijlIl}Plk
ré?I§~ip.ta leurPtil1cipe~ ;Lente1 lex insita jmçiIfè_a~ns--re~~S:()r.ei.i1iC:g~Lhis12ir~s .
L'hom~F~"éisat~on Ebj~Div~cl~s"JlJ:d;ÛJ!:t~9Ë.gtg)1pe ou de 19s n tiqll.e§... ~!JL esLlahçQ!1slitiQJLnQ!L~et11em~11 t,,cie 1~. E().I"lfer-
classe gUI r~~)11te~.t ...2_mogénéitéciesC2!1clÜiO.l"ls d'existence J$tion des t2ratigu~).nai~w~l1~~L<i~hl'rllt!qt1es~ cre conç~­
ti0l1hw~2. En effet, les rëdtessements et les ajustements cons-
est ce ;:lui J~it~ql!~"kLPi~!1qyi~"~f'~~y~~t ê.trè objectivement ciemment opérés par les agents eux-mêmes supposent la
accordees. en dehors de tout calcul stratégiqllee t de toute
maîtrise d'un code commun et les entreprises de mobilisation
~.I"lée~.~îîisl~~Glle nbxPJ~.~~.m~,:~I~ment·ajustées collective ne peuvent réussir sans un minimum de concor-
en 1 ;;;se1J.f.g.Af-.1Q]J1LJ1;z.t.eLiJ{tJQ1J.J1zrectg~t, a fortiori, de dance entre les habitus des agents mobilisateurs (prophète,
t2.!:!.te concertaÛQ1JeZé.PliçÜe ~ l'interaction erIë-ffiêmedevant meneur, etc.) et les dispositions de ceux qui se reconnais-
sa forme aux structures objectives qui ont produit les dispo-
sent dans leurs pratiques ou leurs propos et surtout sans
sitions des agents en interaction et qui leur assignent encore
l'inclination au regroupement que suscite l'orchestration
à travers elles leurs positions relatives dans l'interaction et spontanée des dispositions.
ailleurs 9. « Figurez-vous, dit Leibniz, deux horloges ou mon-
tres qui s'accordent parfaitement. Or cela se peut faire de
trois manières. La première consiste dans une influence 10. Leibniz, Second éclaircissement du système de la communication des
substances (1696), in Œuvres philosophiques, t. II. P. Janet éd., Paris, de
Ladrange, 1866, p. 548.
11. C'est ainsi que l'ignorance du fondement le plus sûr, mais le mieux
9. Contre toutes les formes de l'illusion occasionnaliste qui incline à caché, de l'intégration des groupes ou des classes peut conduire les uns
rapporter directement les pratiques à des propriétés inscrites dans la à nier l'unité de la classe dominante sans autre preuve que l'impossibilité
situation, il faut rappeler que les relations « interpersonnelles " ne sont d'établir empiriquement que les membres de la classe dominante ont une
jamais qu'en apparence des relations de personne à personne et que la politique explicite, expressément imposée par la concertation, voire le
vérité de l'interaction ne réside jamais tout entière dans l'interaction (chose complot, et les autres à faire de la prise de conscience, sorte de cogito
que l'on oublie lorsque, réduisant la structure objective de la relation entre révolutionnaire qui ferait accéder la classe ouvrière à l'existence en la
les individus rassemblés ou leurs groupes d'appartenance - c'est-à-dire constituant comme « classe pour soi ", le seul fondement possible de
les distances et les hiérarchies - à la structUre conjoncturelle de leur l'unité de la classe dominée.
interaction dans une situation et un groupe particuliers, on explique tout 12. On comprend que la danse, cas particulier et particulièrement spec-
ce qui se passe dans une inl\eraction expérimentale par les caractéristiques taculaire de synchronisation de l'homogène et d'orchestration de l'hétéro-
expérimentalement contrôlées de la situation, comme la position relative gène, soit prédisposée à symboliser partout l'intégration du groupe et à la
dans l'espace des participants ou la nature des canaux utilisés). renforcer en la symbolisant.

98 99
LE SENS PRATIQUE
STRUCTURES, HABITUS, PRATIQUES
Il ne fait pas 'de doute que tout effort de mobilîsation
visant à organiser une action collective doit compter avec Pour définir les rapports entr-~ l'habitu s de classe et l'habi-
la dialectique des dispositions et des occasions qui s'effectue tus individuel (indissociable de l'individualité organique,
en chaque agent singulier, qu'il soit mobilisateur ou mobilisé immédiatement donnée à la perception immédiate ~ intuitus
(l.:&stÇ!~stsçl~s hl:l!Jitus~tl!P:L~l:lp:§doute un des fonde- personae - et socialement désignée et reconnue - nom
I!}~c1lIcl~E!l!~ae~egtr~ . !esocS!isi()lls·et res dispositions. à propre, personnalité juridique, etc.) ~, on pouri!litçg~l1êL
Ies.~!lWtqU1 faIt les occasions manquées :~n'pglt!SllIier de dérer l'habitus de classe (ou de grou~~), c'est~7d1re l'habi~us
l1r!1pgf~§,!lItce, souvent observée, à-Eenser . les criseshisto~" i;;jividüër~cëq-û"'iI exprTriië"ou reflète la classe (ou le
rJs~es . . ~~L<il}.cl~§"S~t~!l~s deI p~!'.~epti.on.·ii êfe-peu'see groupe) comme un système subjectif. !nais non individuet
autF~~'llt<;~ c~U~~. d,~ passé, Rlt-i révolutionnaire); et aussi de structures intériorisées,. sc~~mes cOmmuns de perception,
a:,~c l' orch.est~ation OGjeëtTvequl s'établît entre des dispo-
de con_~r[}tcr'4cti9ijJ:q]iiçonstitllent la cOl1~~~ion. de
sltlons obJectlvement coordonnées parce qu'ordonnées à tolite.'Qbiectivation et de toute aperce ption, ef fonder la
des nécessités objectives partiellement ou totalement iden-
tiques. Il reste qu'il est extrêmement dangereux de penser concertation objective des pratiques et l'unicité de la vision
l'action collective sur le modèle de l'action individuelle en du monde sur l'impersonnalité et la substituabilité parfaites
ignorant tout ce qu'elle doit à la logique relativement auto- des pratiques et des visions singulières. ~ais c~la reviend~ait
nome des institutions de mobilisation (avec leur histoire à tenir toutes les pratiques ou les representatlons prodUItes
propre, leur organisation spécifique, etc.) et aux situations selon des schèmes identiques pOlIr impersonnelles et inter-
institutionnalisées ou non dans lesquelles elle s'opère. changeables, à la façon des intuitions singulières de l'espace
qui à en croire Kant, ne reflètent aucune des particularités
La sociologie traite comme identiques tous les individus du 'moi empirique. En fait, c'est un<:.r~lationd'hoJnoIQgi~~
biologiques qui, étant le produi t des mêmes conditions objec- c'est-à-dire . de diversTte~èfirî.sT'hQm9gén~ité reflétant la
dIvëfsrtrd.a~s =.f.~.;F.o ~.n~i
tives, sont dotés des mêmes habitus : classe de conditions
d'existence et de conditionnements identiques ou semblables, dons sociâleS.. de prod
'111.'o.·.J.·•.'g
.• co~di-
..t.e.' . ca.. r.act..e.'.r.i.5. ..ti8ue.. d.e ,.le.ur..s
ll<:t1<)l1,qu}uniUes ha,lmus smguliers
la cla~se sociale (en soi) est ipséparablement une classe d'in- àëS-éhHérents- e bres '. d 'llne même classe. : '. c.haque syst~me
dividus biologiques dotés du même habitus, comme système û1
aecnspoSffi.~nsi.ndiv rn icluel··est.llee'vari
de dispositions commun à tous les produits des mêmes condi- ante..stru:t~tal~.des
autres, oU s'exprime la singular~te .cie Ja,pos!1mQg l.mt~neJJr
tionnements. S'il est exclu que tous les membres de la même dë1(ëfâsse.é~t. dë'la trajectoire.. Le-s'tyle~,:R~r?Ql1neL.»,
classe (ou même deux d'entre eux) aient fait les mêmes expé- 2ëst:f arië' éette marglle .Pa,rtifllH~teque PQrtent tous .les
riences et dans le même ordre} il est certain que tout membre 'produits d'un même habillAs.,.JJ.J:gJiqll.Ë.~ .•~.ll•. ~uvres,; n'est
de la même clas~e a des chances plus grandes que n'impo rte jamais gu 'un .~qClrtpar r~pp~rt,au. st?!lepropre aune epoqJJe
quel membre d'une autre classe de s'être trouvé affronté aux 'ou àllnecl a,sse, si bien 'lu 11 renVOIe au style commun non
situations les plus fréquentes pour les membres de cette seuleiilent par la conformité, à la façon de Phidias qui, selon
classe : les ~ructures objective.s.. gll~ la science appréhende Hegel, n'avait pas de « manière », mais aussi par la différence
~ous I~J9_rtn~~llitËsÇl~accès.~desbiens, des services qui fait la « manière ».
~.Eg}l~~ir~.dE~~!ql:le:':l!,".LtE.!lY-~r§J~§ e:ll:périences toujours ~çip~L d~dif!~I~l1.ces ~l}j;teJes .. hilbitus individuels
c.2!lvergeQ!.eLgl:l!co~fèEfnLs!llhysiono'?ti~àlln. el1vir()l1tl~~ réside dans la singula rité des trajectoires sociales ,auxqu elles
msl1Ls9.fh,lI, avec ses carrières «teiin ées », ses « places » ·c.2:rrê~né1ênt-:·aes:::sWëS~=~=Pft::Ër.111iiliti911S.çhr()n()l()giqJJe~
inaccessibles ou ses « horizons bouchés », cette sorte d'. « art ment ordonnées et irréductibles les unes aux autres : l'habitus
d'estimer les vérisimilitudes.», comme disait LeibrlÎi,'c'est-à~-' .qui ,'àêhâqUê~mômerit;-;'tJ:uctùtê"êi1f6ridi6û'" cTês"'slï:uctures
~aciper PilVèn ifobjec tif, sens de la réalité ou produites par les expériences antérieures les expériences nou-
des
réalités qui est sans doute le principe le mieux caché de leur velles qui affectent ces structures dans les limites définies par
ef.~i-re. ---- .'.~ .." leur pouvoir de sélection, réalise une intégration unique,
100 101
LE SENS PRATIQ UE
STRUCTURES, HABITUS, PRATIQUES
dominée par les premières expériences, des expériences statis-
situations imprévues et sans cesse renouvelées que produit
tiquement communes aux membres d'une même classe 13.
l'habitus ne sont qu'en apparence déterminées par le futur
~lq§.-E~tJEY1t~r et~se){.e~Ei~nces rimitiy~§ ."xés.ulte en si elles semblent orientées par l'anticipation de leurs propres
c;.Het pour .1'esse~t!ËLgt;tJiliL.cm~J'h~,i~lls.Jel1d à assurer sa conséquences, encourageant ainsi l'illusion finaliste, c'est en
tr.2.ere.~onstance et sa P.r.Qlt~e.g~rensecontrË k changement réalité que, tendant toujours à reproduire les structures
à tLa.Y.ers~~ sélection u'il opère~JltreJ~2'TnformaÛQns nou- objectives dont elles sont le produit, elles sont déterminées
Y~J1~.~en r~ietanl>-eJ.LÇaL~:Xl:>()siti()n fortuite. ()uJ()Jç~e, les par les conditions passées de la production de leur principe
informat!on§.s~ables.s1~. mettre en question' l'informatioI}
de production c'est-à-dire par l'avenir déjà advenu de prati-
accumulée et surtout en CIffiVorisanti'êXposition à de telles ques passées, 'identiques ou substituables, qui coïncide ave~
informat12iis:quel'on~ f:ïense'-15ar' exéiriple à l'homogamie
leur avenir dans la mesure et dans la mesure seulement ou
comme paradigme de tous les « choix » par lesquels l'habitus les structures dans lesquelles elles fonctionnent sont identi-
tend à favoriser les expériences propres à le renforcer (comme ques ou homologues aux structures objectives dont elles
le fait empiriquement attesté que l'on tend à parler de poli- sont le produit. Ainsi par exemple, dans l'interaction entre
tique avec des personnes de même opinion). œ.le « chQi"lL~~ deux agents ou groupes d'agents dotés des mêmes habitus
~stématigue gl!'il~1:~_~!H!~.1es lieux, k§. ~Yénements, les (soit A et B), tout se passe comme si les actions de chacun
.e,~§Q!L~~..l-u~tib.I.~§.cl~~tEe,jr~~~~~!J:b~itl!.~. ~enq.à se d'eux (soit al pour A) s'organisaient par rapport aux réactions
mettre à l'abri des crises et. dëS miseselL9..11~giQn critiques qu'elles appellent de la part de tout agent? oté du ~êm~
ç!Ls: assutanL~!?!zlie!c:a.i1gE.:~tp·~eSt· a.u..s.sj pr~~clapté. que habitus (soit hl, réaction de B à aI) ; par suIte; elles Imph-
p~slble,__c'e§j;-'&Qire un. uI}Jyers . EelîltlVement constant de
quent objectivement l'anticipation de la réaet10n que ces
. S proQres_.g.~.rËn. [()!<:~Ls7_s.. ~i~2sit
Sit..u• a.t!.2.11._
marché k.plus Jayora 6le à ses produits. iO!lS. e!l offrant le réactions appellent à leur tour (soit a2, réaction à hI). Mais
Et c'est une fois la description téléologique, la seule qui convienne à un
encore dans la propri éiéla-P lus paradoxale de l'h~bitu~ « acteur rationnel » possédant une information parfaite sur
12Ji.l!E.ipe non choisi de tous leJ.è'LE~.9.!)( », que résidel a solu- les préférences et la compétence des autres acteurs, et. selon
tion du paradoxe de l'information nécessaire pour éviter laquelle chaque action aur,ait pour ~n d~. re~~re posslb!e la
l'information : 1~~Lq.~41etkePti()~ et 9jlJ.Wr~çjîlJignde réaction à la réaction qu elle SUSCIte (1mdlvldu A faIsant
.l'!llt2iJ1!~ qui sont au principe de toutes les stratégies d'évi- une action al, un don par exemple, pout détermir;.er l'ir;di:
tement sQQt...Q.our une gJ:.i!ll~rt leprod uit.d'u n évitement vidu B à produire l'action bl, un contre-don, et etre alnSl
non conscient et. non voulu, sokffiüI·'résulteautOl11.îltiqlle- en mesure d'accomplir l'action a2, surenchère dans le don)
ment a~i:'J;mulliio'ns'~a'e:iiStence (comme--cëltWqui est l'effet est tout aussi naïve que la description mécaniste qui ferait
Clël"aségrégation-;PitIilêfsoTt'qu'il ait été produi~ pa: Ull~ de l'action et de la riposte autant de moments d'une séquence
i!lt~miQn.srrl!!.égigue (telle celle qui Vlse"li1ëarterIe&'«' niâU- d'actions programmées produite par un dispositif mécani·
vaises fréquentations » ou les « mauvaises lectures ») mais que 14, L.'habitus enferme la solution des P!J:~~2::x'~U!11.~~J1S
dont la responsabilité incombe à des adultes eux-mêmes ------=ü"~~~_·.'.O'.._.c_:_:·~""">,,>:,
i __ "'~·_'_~:_:,· ..c_:_·.c_;.,,~~-~

façonnés dans les mêmes conditions.


Lors même qu'elles apparaissent comme la réalisation de 14 Pour donner à mesurer les difficultés auxquelles se heurterait
une
fins explicites, les stratégies permettant de faire face à des théo~ie mécaniste de la pratique comme réaction mécaniqu
e, dire~tement
déterminée par les conditions antécédentes et entièrement réduettbl
e au
fonctionnement mécanique de montages préétablis? qu'on d~vrait d'ai~leur~
suppos"r en nombre infini comme les configurations fortUites de stimulI
capabl;s de les déclenche~ du dehors, il suffira d'évoquer l'entrepr
13. II est facile de voir que les combinaisons en nombre infini grandiose et désespérée de cet ethnologue qui, armé d'un beau ise
lesquelles peuvent entrer les variables associées aux trajectoires de dans cou~age
chaque positiviste, 'enregis~re 480 uni~é~ ,élémentaires de comportem,ept, e?
individu et des lignées d'où il est issu peuvent rendre compte de l'infinité vmgt
minutes d'observation de l'actlVlte de sa femme dans sa CUlsme, evaluant
des différences singulières. à 20000 par jour et par acteur, donc à plusieurs millions
par an pour
102 10.3
LE SENS PRATIQUE
STRUCTURES, HABITUS, PRATIQUES

_<?pi~c~ij sanLi!tt~nti9Jl . sllQjective : il est au principe de ces la forme de l'habitus, de l'eftêt des conditionnements pri-
enchamements de /<. coups » 9ui SOnt objectivement organisés maires rend raison aussi et aussi bien des cas où les disposi.
~omm~ des st~a~egles sans etr.e le produit d'une véritable tions fonctionnent à contretemps et où les pratiques sont
In:entlon str~teglq;-re - ce qUI supposerait au moins qu'ils objectivement inadaptées aux conditions présentes parce
sOler: t a~fre?endes comme une stratégie parmi d'autres qu'objectivement ajustées à des conditions révolues ou abo-
posslbl~s . SI c~acu? des ~omen~s de la séquence d'actions lies. !"'~.I~l}cIanç~gl?Ë'1:§~~~t~t (:lal1s letlX çtre que les groupes
~rdonnees et onentees qUI constltuent les stratégies objec- doivent, entre autres raisons, au fait que les agents qui les
tIves pe~t 1?araître déterminé par l'anticipation de l'avenir et composent sont dotés de dispositions durables, capables de
e,n part.lcuher de ses propres conséquences (ce qui justifie survivre aux conditions économiques et sociales de leur
1e~plol du ~onc~Pt de st~atégie), c'est que les pratiques propre production, peut être ~auj)Ein<:!pec d~l'i!1a.claptation
q.u engend~e 1habItus et qUI. sont commandées par les condi- aussi bien que de )'a.cla.pta.!!on,. de la révolt~..a.ussi bie!1~CE:e:.
tlOns p'assees de la productlOn de leur principe générateur de Iar~siinit1()n.
SO?t d avance ada?~ées aux conditions objectives touteS les -~II suffii d'évoquer d'autres formes possibles de la relation
fOlS que les condltlOns dans lesquelles l'habitus fonctionne entre les dispositions et les conditions pour voir dans l'ajus-
sont demeurées identiques - ou semblables - aux conditions tement anticipé de l'habitus aux conditions objectives un « cas
da?s l~squelles il s'est constitué, l'ajustement aux conditions particulier du possible» et éviter ainsi d'universaliser incons-
~?Jec:lves parfaitement et immédiatement réussi procurant ciemment le modèle de la relation quasi circulaire de repro-
llYuslOn la plus ~omplète de la finalité ou, ce qui revient au duction quasi parfaite qui ne vaut complètement que dans
meme, du mecalllsme autoréglé. le cas où les conditions de production de l'habitus et les
~a prése~~e_du~E~~s{d~111.s . c~Ue sQJ:t.e. de .. fausse antlCl- conditions de son fonctionnement sont identiques ou homo-
~op9~.}~v:eniE q~:9~!.ËJ~ha!?ÜltL!1~.§~.YQitjamaÎ$ aussi thétiques. Dans Ce cas particulier, les dispositiçms durable-
~le2:' pa~aaoxaœ:ment,. que_lQI§ffi!~)e ~~ns de l'avenir proba,- ment inculquées par les conditions objectives et par une
pTe se trouve êI~r.raelltLet9ue. descIispositions mal ajust~es action pédagogique tendanciellement ajustée à ces conditions
~ux.~11ces 95fe.ctlves :n...E~i~()l1 d'un effetd'hystérésis (c'est' tendent à engendrer des pratiques objectivement compatibles
1exer:nple de DonQUlcnotte, cher à Marx) re oivent des avec ces conditions et des attentes d'avance adaptées à leurs
~tlOn§~ll~tiy~s parce que~l:~l1virQnnemeni auque"êlfèS exigences objectives (amor fati 17). En conséquence, elles ten-
§....affroll.1,en~~1l~11.l~11.I eS3J1~p~JQigné. . de.. celui •ill1queL elles dent à assurer, en dehors de tout calcul rationne! et de toute
s9-lli 01:>1~stlvetp~~1t alustee~ . En effet, la rémanence, sous estimation consciente des chances de réussite, la correspon-
dance immédiate entre la probabilité a priori ou ex ante qui
un g~oupe de plu,sieur.s centaines de classes d'acteurs, les « épisodes » que est accordée à un événement (avec ou sans accompagnement
la sCIence auraIt a traIter. (Cf. M. Harris, The}::l,ature of Cultural T hings, -l'expériences subjectives telles qu'espérances, attentes,. crail}
New York, Random House, 1964, p. 74-75.) ~\
r 15..Les straté~ies les plus rentables sont le plus souvent celles que
! prodUIt, ~n deça de t0l;!t calcl;!1 ~t dans l'.iIIusion de la sincérité la plus
tes, etc.) et la probabilité a posteriori ou ex post qUI peut
! « authen~lque », un habItus obJ~c~!Vement ajusté aux structures objectives :
J ce~ stra~egles ,~ans calcul strategIque procurent à ceux dont on peut à 17. On trouve dans la littérature psychologique quelques ex~mples de
peille dIre qu Ils en sont les auteurs un profit secondaire d'importance tentatives pour vérifier d.irectem~nt cette relation (cf. E. Bru,nswlk, « Sy,s-
'J'approbation s~ciale qui, e,st .assurée à l'apparence du désintéressement.' tematic and representatlve deSign of psychologlcal expenments », III
16., Les conflits de ~~n~ratlOn opposent, non point des classes d'âge J. Neymen (ed.), Proceedings of the Berkeley Symposium on Mathematical
séparees par des, J;rolmetes. ~e natur~, m,.ai~ des habitus produits selon Statistics and Probability, Berkeley, Univ. of California Press, 1949, p. 143-
des mod~s de. generat/on dlfferents, c est-a-dlre par des conditions d'exis- 202; M. G. Preston and P. Baratta, « An experimental stndy of the
t~nce qUI, en Imposant des définitions différentes de l'impossible, du pos- action-value of an uncertain income », American Journal of Psychology (61),
sJ?le et du probable, donnent à éprouver aux uns comme naturelles ou 1948, p. 183-193; F. Attneave, « Psychological Probability as a Function
ralsonna?les des pratiques ou des aspirations que les autres ressentent of Experienced Frequency », Journal of Experimental Psychology, 46 (2),
Impensables ou scandaleuses, et inversement. 1953, p. 81-86).

104 105
LE SENS PR.ATIQUE
STRlJCTURES, HABITUS, PRATIQUES

ê~re. établie à partir de l'expérience passée; elles permettent opportunities) ou, plus précisément, à des ch~nces moye~~s
amSI de comprendre que les modèles économiques fondés (comme les « taux de profit moyens» assures par les dlff:-
sur le postulat (tacite) qu'il existe une « relation de causalité rents marchés) convertit la loi immanente de l'économIe
ÎJ;1telligible »~ comme dit Max Weber, entre les chances géné- en norme universelle de la pratique économique convena:
nques (<< tYPIques»), « existant objectivement en moyenne» ble : elle dissimule par là que l'habitus.« ratlOnne1 » qUI
~t les .« attentes subjectives 18 » -et, par exemple, entre le~ est la condition d'une pratique économIque conforme est
mvestlssements ou la propension à investir et le taux de profit le produit d'une condition éco~1Omique p~rticulière, celle
es~ompté ou réellement obtenu dans le passé _ rendent que définit la possession du capItal économIque. et culturel
raIson assez exactement de pratiques qui n'ont pas la connais- nécessaire pour saisir effectivem~nt les « OCCaSlO?S poten-
sance des chances objectives pour principe. tielles » formellement offertes a tous; et aUSSI que les
mêmes dispositions, en adaptant les I?l~s dé~t:nis écono-
En rappelant que l'action rationnelle, orientée « judicieu- miquement et culturellement à la ~ondlt1on specIfique don;
sement » d'après ce qui est « objectivement valable 19 », elles sont le produit et en contrtbuant du même. coup a
est celle qui « se serait déroulée si les acteurs avaient eu rendre improbable ou impossible leur. adaptatlOn. aux
connaissance de toutes les circonstances et de toutes les inten- exigences génériques du cosmos économIque (e? faIt de
tions des particuliers 20 », c'est-à-dire de ce qui est « valable calcul ou de prévision, par exemple), les portet,'lt a acce~ter
aux yeux du savant », seul en mesure de construire par le les sanctions négatives résultant de cette madaptatIon,
calcul le système des chances objectives auxquelles devrait c'est-à-dire leur condition défavorisée. Bref, l'art d'estimer
s'ajuster une action accomplie en parfaite connaissance de et de saisir les chances, l'aptitude à devancer l'avenir par
une sorte d'induction pratique ou même à jouer le possible
cause, M~:1f.}X'eber fait~.y.Qü:~.çlMte1I1.~nLque_Je.modèle pur
contre le probable par un risque c~lculé, sont autant. de
d~ l:~ction rationne:rre .Q~~ut~!E~ ..E9!l~iq~t~~()nllTIe une des- dispositions qui ne peuvent être aC9U1ses qu~ .~ous cert~mes
cnptlOn anth!,Qpolog,lqu.eùaeJ!LPl'atiHu~. Et pas seulement conditions c'est-à"dire dans certames condltlons socIales.
parce que les agents réels ne détiennent que par exception Comme l~ propension à investir ou. l'esprit d'entr~prise,
l'information complète et l'art de l'apprécier que supposerait l'information économique est .fonctIon du pOUV01r sur
une action rationnelle. En dehors du cas exceptionnel où se l'économie : cela parce que la propension à l'acquérir
trouvent réunies les conditions (économiques et culturelles) dépend des chances d'utilisation réussie e: qt:e les chances
de l'action rationnelle orientée par la connaissance des profits de l'acquérir dépendent des chances de l utIllser avec s';\c-
susceptibles d~être assurés par les différents marchés, les pr~ cès' et aussi parce que, loin d'être uhe simple capaCIté
!i'lli~§..MQ.rn~temLtl2..!l des chances. moyennes de profit, notion technique acquise dans certaines ~ondition.s, l~ c?mpétenc.e
abstraite et irréelle, qui nj~§i~" que par . le .calcul~. m~~...4es économique, comme tout: co~petence (lmgulSt;que, poll:
chânces fE.écifiques gue. possède_~a~~t.. ~i:n~ûTic~r. o~.. ~ne
tique, etc.), est un pOUVOIr tacItement reconn~ a ceux qUl
ont un pouvoir sur l'économie ou, le mot le dIt, une sorte
classe d~a~!ê- en.}opctlOn ilL~Qn capitaTent~ndll, sOlls.IË d'attribut statutaire.

-----
r!!l?J2Qtl con&déré.iE1, I()E:ïii<::.itlstrurrieiit·a~appropriatiot1 dês
sb~ances théoriquement offertes à tous.
..~~.~ ''-'.

La théorie économique qui ne connaît que les « répon-


C'est seulement dans l'expérience îmaginaire (celle du
conte, par exemple), 9ui ne~traHse le sen~ des ~éaHtés socia-
les, que le monde SOCIal revet la form~ d un ~mvers de pos-
ses » rationnelles d'un agent indéterminé et interchangeable
à des « occasions potentielles » (responses to potential sibles également possibles po?r tOU! s~Jet pOSSIble. ~;~~gIêc .._
se déterminent par raPE.<mJLdes ..wdzces cQ.ncrets deJ~cc;e§:
SINe et ae l'friâCcessibIe dU«E.()ur!l0us» et du « pas pour
18.
Paris,
Cf. M. Weber, Essais sur la théorie de la science, trad. J. Freund,
Plon, 1965, p. 348. n~ .» ,g!YI§i()E~Y§§I12rléI~;illipt~Ie.~etauss} f()l:l~~~~!1 t.al~.­
19. M. Weber, op. cit., p. .335-336. ment reconnue . gy~.• çJ;:11e~g]J!§ep?:~e . le..,§.~ç!.~ .. e~Jepr6r.a!le .
20. M. Weber, Economie et société, Paris, Plon, 1967, t. I, p. 6. Tes droits de préemption sur le futur que defimt le drOIt et
106
107
LE SENS PRATIQUE STRUCTURES, HABITUS, PRATIQUES

le monopole de certains possibles qu'îl assure ne SOnt que sation tend à s'ajuster aux chances objectiv.es de la satisfac-
la forme explicitement garantie de tout cet ensemble de . ci besoin ou du désir inclinant à VIvre « selon ses
chances appropriées par où les rapports de force présents se tIO~t u c'est-à.dire« confor~ément à sa condition », comme
gou S », . d .. plice des
projettent sur l'avenir, commandant en retour les disposi- dit la maxime thomiste, et à se ren re amsi corn
tions présentes, et en partîculîer les dispositions à l'égard de processus qui tendent à réaliser le probable.
l'avenir. En fait l le rappqtLE~tî9u~wqll'un agent. particllJî<;r
.~ntre~~;-~.çwJ'aveniL~eL;-q.ui~CDll1J1lgnde2§L.eta.tÎ3ue .• pr.~:
sente se defilllLdaps 19 relation entre d'un côté son habitus et
~artîc~lier:=<!~§=_~t;YS!lli:~'=!~l11përê1reset'desdispositions à
1.!g~r(lj:reJ'gy<;nir qui se sont constItuées dans la durée d'une
relation particulîère à un univers partîculîer de probables, ~L
j'ayt~Qart !,Elttat <!él!L~t~é des chances qui lui sont objec-
tjV<:!!!~Dt_~c:c~dées .par .le inontre-~oC'îal.~Le rapport aux
p'oss!.klgs.gsL --ôYlâiix---oUVotiF;-et le sens de l'avenir
probable se constitue dans la re atiôi1 prolongée à un monde
structuré selon la catégorie du possible (pour nous) et de
l'impossible (pour nous), de ce qui est d'avance approprié par
d'autres et à d'autres et de ce à quoi on est d'avance assigné.
Principe d'une perception sélective des indîces propres à le
confirmer et à le renforcer plutôt qu'à le transformer et
matrîce génératrîce de réponses d'avance adaptées à toutes les
conditions objectives identiques ou homologues aux condi.
tions (passées) de sa production, l'habitus se détermine en
fonction d'un avenir probable qu'il devance et qu'îl contribue
à faire advenir parce qu'îlle lît directement dans le présent du
monde présumé, le seul qu'îl puisse jamais connaître 2\ Par
là, îl est au fondement de ce que Marx appelle la « demande
effective 22 » (par opposition à la « demande sans effet »,
fondée sur le besoin et le désir), rapport réalîste aux possi-
bles qui trouve son fondement et du même coup ses limites
dans le pouvoir et qui, en tant que disposition incluant la
référence à ses conditions (sociales) d'acquisition et de réalî.

21. Exemple limite d'une telle anticipation, l'émotion est une présenti-
fication hallucinée de l'à venir qui, comme en témoignent les réactions
corporelles, tout à fait identiques à celles de la situation réelle, porte à
vivre comme déjà présent, ou même déjà passé, donc nécessaire, inévitable
- « je suis mort '>, « je suis foutu », etc. - un avenir encore suspendu,
en suspens.
22. K. Marx, « Ebauche d'une critique de l'économie politique », in
Œuvres, Economie, II, Paris, Gallimard, 1968 (Pléiade), p. 117.

109
4
la croyance et le corps

Visée quasi corporelle du monde qui ne suppose aucune


représentation ni du corps ni du monde, et moins encore de
leur relation, immanence au monde par où le monde impose
son imminence, choses à faire ou à dire, qui commandent
directement le geste ou la parole, k. seI!§J:~r3.ti9l!Ëo.ri~l1tË4Ë~.
« choix »gltLnQllLn'.être ~Ld~JiJ:,.ér:.~.2Ù!1§9.l}LP~~~.m9i]J§
systémag51~es.z.-.et ~1!i) sans êtr~LQrdOE.!1és~!.9!MtÜ.§~L1?~r

4~:B~~~=~1E.Wi~2.~Tie.:~;~~~~=~~~~ITf~~~U!~t1~~~GT;~
dU sens Qratl91!.Ëcomme ajustement antIcIpe auxexIgel1<:es
d'un .. ch~.l!lp~.ce quîrfIânga~ se2Ë!iC~Ëi>Ër~ I~.« s.~!ls çflt .
jeu » (com1l1e~~ ..sËns.aiLPJâcernem», art d' « antiçip~t»)0
etc.) donne ullej,êIé~~l!§§~~~exaEte de la .rencontrequasi rnira:.
t culeuse entre 1'habitus et .1lncIi~il1p, . . elltre .l'~i~t()ire . inçQt-
-12e0rée et l.:hlilliir.e...QbiëCtrvée~ gui rend possible l'atitiCipatio11:.
quasi parfai te.c!~,XaYËl1ir.i,l1~~it .~ans,!oll:es!:'~k:?~?l11l:ati~.l1~
concretes a'lfn~~~ç~.~.$l1~Prgg:l,lg]~ I:expË~lencË.cnrrËlf1. '
Clone cres:~ructtlEes . . qbjËçJ!YeU:le J~e§paçe.q~jËtl,J~.§en§..Alf·
jeu est ce ~q! faj..LQIle.le.ieu a u1l. sel1.§su~jectif, c'est:à.gite
une significaticm et une raisou"d'ê'tré';'miisâussl Une direction,
• __
.'7-3;''"'''.AA.-~_,''; __
·.·"",.....,,,'''·_M''1r-;''<-:'_·_:...;.c''''·<·_.~~r~N'r__ ;W"~_·_"~''''';~ .. >.-·-;"·-'-------~.
';';'''-~»_~~,"",""":"",_··.-·

une orIentatIon? un~-Y~l:}lr~olfr ceux JllJLY RartlclpËnt et qUl


~rêëOnnalssent-par1à même-les enjeux (c'estT'îtlûSioa'ù sens
d'înves/Îssement dans le jeu et les enjeux, d'întérêt pour le
jeu, d'adhésion aux présupposés - doxa - du jeu). Et aussi .,.
un sensobjectif, du fait que le senes ?~.l'~venir Et9J?f!ble.. que

'~~Ç~~~~fi~~~if~~~~~~1~~i~~~~Ë9~i~~t~:
tiguesJ:en~~~s, c'est-à-dire liê~esE.~:~~,!~~~.~r.;!.~t~l:l~eint~!1lg!hlt;."
aux conêlffions de leur eHêëiUà1ton, et aUSSl.el:}tre eI1Ës,99UÇ,
'Imme'ëI1âte'iiièntdQtees .de. seIls, eL4etilis()fi4'~trep()gLtQ!g
1OdIVlaÙp-âofr::au~~§.ÇQ§:~QY:·j~à!jd; où l:~.g.et~e v.aHc!~Ü2.l:l..e·
conse1}.~l!ËJ!Ë.3!!i fonde la.~J·()J7~IlS~.c()IIect~ye CT~l1s1.e. Jeu et ses.
E.Ü~~~§) . C'est 2~..Buel:~.E.Egn~.n~Ç~.n~JiY~·i~Ji·gjjrnp·
'.1mpIIque le sens du Jeu c0t::rl.~.Ëi.lItclJmt1.f!per pri.ltlqUËrn~m

111
LE SENS PRATIQUE LA CROYANCE ET LE CORPS

tà:Y~l1i~~çJJJS" cll!l1§; l~px~~~J:lL@~tol1 t . ce qui .s'y passe leur bon fonctionnernent,estàpell près àl'aP1?relltissa~~ d'lIn
~l!ttfl~~Q§.<hs'stst;:à:drteclQtéd~ sens. et ()bjectiveriïeni orienté ~ cUlli~_râCq~is!:~~rl~~~!~}al1~lIern~teEl1~llê e~t àl'appr,e11-
4ansIT1.!f1e.,,~Etig!lj1l9ici~pse.. ,Et, dë"1âîi::-rr sufnt de suspen- tIssage d'ul1(;]~ngue. etrangere: : dans ce dermer cas, c est
re adhesIot;! au Jeu qu ImplIque le sens du jeu pour jeter unê~êI1spos[tlon 'a'éjàcoris~tituée qui s'affronte à une langue
clans l'absurdIté le monde et les actions qui s'y accomplissent perçue comme telle, c'est-à-dire comme un jeu arbitraire,
et pour faire surgir des questions sur le sens du monde et de explicitement constitué comme tel sous forme de grammaires,
l'existe~ce qu'on .ne pos,e jamais quand on est pris au jeu, pris de règles, d'exercices, et expressément enseigné par des
par le Jeu, questlOns d esthète enfermé dans l'instant ou de institutions expressément aménagées à cette fin; dans le
spectateur désœuvré: c'est exactement l'effet que produit le cas de l'apprentissage primaire, au contraire, on apprend en
roma?lorsqu'il se. veut miroir, contemplation pure, et que, même temps à parler le langage (qui ne se présente jamais
pulvensant les actIons en une série d'instantanés détruisant qu'en acte, dans la parole propre ou autre) et à penser dans
le dessein, l'intention qui, comme le fil d'un di~cours uni- ce langage (plutôt qu'avec ce langage). !t'ignol~l1ce.9~e:...!9.yt<::e:
fierait la représentation, il réduit les actes et les act~urs à
l'ab~~rde, à la façon .de, ces danseurs que l'on voit gesticuler q~i e.$.Ltacit~. mep..J., aCC9tcl~ Lt.rJlyg.:1:.. s.J'iZZ.1J.~. ~.~.tis.s etn.,e t . d..a.n,.s.l.e.
'c amI' et l'intérêt que l'on a à s..<?fl,~~.igÇJ::lç..LtD~m~ .. e:t a sa
n.

dernere une porte VItree sans entendre la musique dans tel ~lJ?étY~1LQii~1~:.tom~-=œ~iu["§'ij2.ll-eLe:~.1' il1so1]SÇie:115e:cl.e.S,
rO,man, d: Vi;ginia Wo~lf 1. Quand iL(~~it~ge_iel1,J~ champ 12résuf?l?osé~jJE.e.~sé~.qtle:Je:jell..Rro4111 t .,. etreprodult,}an§
a
(c est-a-dl!:eJ ~space cle JeU, les-tègles ll jeu, les enjeux, etc.) .cesse l:r.el?.L04E!.~~nÜ'li11§.Ue$cQ11.gitiQD§~cle. §?21Û.Pte.perpe.ttl a-
,se dOll.ll~.daiJ:ementP.Q_YLS.~.BlÜl est, une . constructicm sociale tionsûntA'atltantplus totales que l'entrée dans le Jeu et les
arl>itŒk~l:t artificielle, u.n artefact qür se -rappelle 'commè tèl ;ëjiiI~i~i~s~gi~:Qfif§..~§~:~J-OJ:l.C:~l!~Etlé2~.4e.tD~ni~re ..gllls
dans tout ce qui définit son autonomie} règles explicites et jp..sensibJe etpJm; Jl11fl.~J:l!1e, la limite étant bien sur de naltte
spécifiques, espace et temps strictement délimités et extra- dans le jeu, de naître avec le jeu. .
ordinaires; et l'entrée dans le jeu prend la forme d'un L:Lft'Q)!tJ11fe ,est donc col1gitllliye" de l'aPJ?artenap.ce .~.1l.11
quaskontrat qui est parfois explicitement évoqué (serment chaml? Dans sa forme la plus accomplie, donc la plus naïve,
olympique, appel au fair-play et, surtout, présence d'un arbi- 'c'ëst-à-dire dans le cas de l'appartenance natale, indigène,
~re) ou expressément rappelé à ceux qui « se prennent au originaire, elle s'oppose diamétralement à la « foi pragma-
Jeu » au point d'oublier qu'il s'agit d'un jeu (<< ce n'est tique » dont parle Kant dans la Critique de la raison pure,
qu'un jeu »). 4g CQI1tŒi.te....2.ans.le;c;:tsdescbl!.Q1Rs~soçi:lll:x adhésion décisoirement accordée, pour les besoins de l'ac-
'l,ui, .~~EtJ.Ë.J?tQ~iLd'1l11.J9_tlg . eLlf11,Lpr.QcessJ.!scl'autonb- tion, à une proposition incertaine (selon le paradigme carté-
t:::~a~~Q111j s~p!z.sLI'ol1P~ut .gire, d~sjell:X.e11.soi eLnQnpour sien des voyageurs égarés en forêt qui se tiennent à une
sOlI.2n.lleJ:ltr~p~<laJ1~,kE!!.P~t.l1fL~conscient on naît
aal1§.Je~iem... ~YecJe j~.l!Let le. rapPQttfklr-ôyi11feLd'illusio~.
~isse11lË.tlt~~td~~lltll,iit.:Prùs total, inc911cliüol1nel, qu'il
~t:~~~;~.i~~~~~~,~~~,.t~~s ..l~;~~F~~ e;".~~119!~~î~;;~{t~
sanctionnant et en exçIull,l1tç<eU)( qUI ~trUlsent le Jeu, malS
.ŒnO!~91l1.m.e_t.el...J:,~~m9L.de.Çl~1!deh« c()nnaître, c'est ~ fiisanL~!i:=_§'Q.tte:· Î';rllÛ9.11emenhque.. le§ opér:lti?ns "de
naître.ayeC », s'appliq~~ isiàplein, e!JeJ9ilg~QrQÇe.§§l:l§).lia­ sélection et de formatlon, de:s nouveaux entrants (tltescle
SSl1le., souvent décrit comme « vôêâtion », par lequel «on fussage, exarnens:etS.) SQIen'[Sfenatü:te à obtenirqll'ils
se fait » à ce par quoi on est fait et on « choisit » ce par accôTêlent . ~üx1?resllPposés fon~arnent~u){ . . 4uch31111PtJl4h~:
quoi on est « choisi », et aU.Je!me.All9.11~11es, différents sion TnâiScutée,.p~é~,~f1.~~1~ê·L:nàïte1~natiyeL_qui définit la
champs s' assu!:.~L~~ntS..~~ot.é:~.deJ'habitus' nécessaü:eâ crc;x;;-cQQlm~ ....C!9.YllnÇ.~ ..,Qt!gin~ixe. Les actes de
2. Le terme d'obsequium qu'employait Spinoza pour désigner cette
1. Cf. M. Chastaing, La philosophie de Virginia Woolf, Paris, P. U. P., " volonté constante ", produite par le conditionnement, par lequel « l'Etat
1951, p. 157-159. nous façonne à sop usage et qui lui permet de se conserver 1> (A. Matheron,

112 113
LE SENS PRATIQUE
LA CROYANCE ET LE CORPS

§c~!IÇ~illll<?!l1bE~ÈIË~JlliL s<?m l~ ,~aie de 1'.~dh~~ion cons- leur appartenance à d'autres champs, comme le champ de la
tltutlve de l'appartenance et où s'erii!i arecon tinûme nt la science, pour objectiver l~s jeux. où s'engendr~nt leurs prop;es
-~éç9ilIi'â.fsSance coTIeètive sont à la fOl;-li"ccondition et le croyances, leurs propres mvestlssem~n.ts et s appropn;~ reel-
Eroduit .çlu foncti?n~nement du c~~1jJE et!~re~entent donc lement, par cette objectivation p~rt1c~p~nte, les expe~lences
~etLnjlestîssemênts dans l'entreprisè'.:ollectivè'dë'er'éà- équivalentes de celles qu'ils ont a decr.lre, donc ~es. Instru-
tion}u",~~E~!~LsY!l1~olique .gl!I~ne . ,peut s'lJccomplir que ments indispensables pour donner une Juste descnptlon des
,moyennant 'lue.:ra logique du fonctionnement .du champ
unes et des autres 3.
_ë0E:1~=t~LEêi;Ë!l1~~gl111ue: Ou'Comprend qûe l'on n'entre La croyance pratique n'est pas un c.« ~tat d'âme » ou,
pas âans ce cercle magique par une décision instantanée de moins encore, unesorte.cl'aêl11és§{fécisolte ~.t:I11s()rpS?e
la volonté mais seulement par la naissance ou par un lent
processus de cooptation et d'initiation qui équivaut à une dé r~
. t.. eOét ifn.,.es'.· i..n st.itu.. . •.e.:~.s.·.J.~.~.~.le.s cro.yances »), m~l~,
si 'on Ee!Q2~tJ'Ë:'(l )reSSlon;.un/fatd.e corpf- La d?x~ ,ong~-
seconde naissance. . naire est cette. relati() A ~c!hesl()Il Jmme, hate'lU l s e~abht
On ne peut vivre réeIIement la 'croyance associée à des l1
dans la rati ûe'en~rë un habitl::l~ !L1e.ch~l]E.~1l'ltlelllc.~st.
conditions d'existence profondément différentes, c'est-à-dire 'accor é, cette expéî:lence muette du monde comme ana?t cre
à d'autres jeux et à d'autres enjeux, et moins encore donner soi qûêpro cure le sens pratique. La croyance en actes, l1:cul-
à d'autres le moyen de la revivre par la seule vertu du dis- quée par les apprentisages primaires qui, selon une logIque
cours. II est juste de dire en ce cas, comme on fait parfois typiquement pascalienne, traitent le c?rps, com:n e un pe~se­
devant l'évidence de l'ajustement réussi à des conditions bête comme un automate « qui entrame 1esprIt sans qu Il y
d'existence perçues comme intolérables: « il faut y être né ». pen;e » en même temps que comme un dépôt où sont conser-
Tous les efforts des ethnologues pour s'ensorceler ou s'en- vées les valeurs les plus précieuses, est la forme par excel-
chanter des sorceIIeries ou des mythologies des autres n'ont lence de cette sorte de « pensée aveugle ou encore ?y~­
d'intérêt, pour si généreux qu'ils soient parfois, que de bolique » (cogitatio caeca vel symbolica) dont parl~ Lelb~lz
réaliser, dans leur volontarisme, toutes les antinomies de la en pensant d'abord à l'algèbre 4 ~t qui es} le prodUlt de dIS-
décision de croire, qui foht de la foi décisoire une créa- positions quasi corporelles, schemes operatoIres, analog~es
tion continue de la mauvaise foi et du double jeu (ou je). au rythme d'un vers dont on a perdu les mots, ou au fil d un
Ceux qui veulent croire de la croyance des autres se condam- discours qui s'improvise, procédés transposables, tours, tr~~s,
nent à ne ressaisir ni la vérité objective ni l'expérience sub- coups ou astuces engendrant par la vertu du tra,nsfert d l?-
jective de la croyance : ils ne savent ni profiter de leur nombrables métaphores pratiques, sans doute a peu pres
exclusion pour constituer comme tel le champ où s'engendre
la croyance et que l'appartenance interdit d'objectiver, cons-
tituant ainsi les conditions de la croyance, ni tirer parti de

3 L'ethnologue parlerait beaucoup mieux des croyances et des rit~s


Individu et société chez Spinoza, Paris, Ed. de Minuit, 1969, p.
pourrait être réservé pour désigner les témoignages publics de reconnais
sance que tout groupe exige de ses membres (particulièrement dans -
349), aut;es s'il commençait par se rendre maître et po~sesseur de s.es
de ses crovances propres, qu'il s'agisse de ceux qUi sont enfo~lls lites
des
ans es
t
lis de son corps et les tours de S011 langage ou de c~ux
opérations de coopt~tion), c'est-à-dire les tributs symboliques attendus les Pratique scientifique eIle-même, ses notes prophylactiques,qUiseshante?t sa
individus dans les échanges qui s'établissent en tout groupe entre des prefaces
individus et le groupe : parce que, comme dans le don, l'échange les ~ropitiatoires ou ses références d'exorcisme, sans parler de son IIult~
lui-même sa fin, l'hommage que réclame le groupe se réduit généralem est à foundin fathers et autres ancêtres éponymes, et où se, :a~pe eraIt des
moins Jue les enjeux du dehors les plus l?arfaiteme~t densOlre au
à des riens, c'est-à-dire à des rituels symboliques (rites de passage, ent s peuvent
monials de politesse, etc.), à des formalités et à des formalism céré- sous certaines conditions devenir des questIOns de vie ou de mort.
es dont 4. « Ce genre de pensée que j'ai l'hab.itud~ .d'appeler 1veugZe ou
l'accomplissement « ne coûte rien » et qui paraissent si « naturelle s 'mboZique nous sert en algèbre, en anthmetlque. et mem.e presque encore
exigibles (<< c'est la moindre des choses ... », « ça ne lui coûterait ment » t~ut » (Leibniz, Medita~iones. d.e cognitione, verltate et ldels, OpuseuZapar-
de... ») que l'abstention a valeur de défi. pas cher
phiZosophica seZecta, Pans, BOlVtn, 1939, p. 3).
114 115
LE SENS PRATIQUE
LA CROYANC~ ET LE CORPS
aussi <~ vides de percep,tion, e~ de sentiments 5 » que les
«. ~ense~s sourdes » de l algebnste, ke sens pratique:, néç~§:~ déformant le ~ot de Proust, dire que les
§I t~. SQC1:!l1.e~de.Yenl:l~ .I1~tl1.re.,.c()l]yerti~ei~~·:~ëfièines 1Ilote rs sont pleins d'impératifs engourdis. Et l'on
e.teL:!llJtDmatismes corporel§, ~stë~ 8.ill.l~[tJiu~e J~s-'pra­ l1 d'énumérer les valeurs faites corps, par la
lliLues4cg.~nseLP:!lL..ç~g.tJL;eDelles rm..~ obscgr:!tl!~ Yel1:x:ge tral11ssu])stantiation qu'opère la persuasion clandestine d'une
leu~s P~Qdu.c.tellts eLparouse trahissent 1esprincipes trans. pédagogie capable d'i,nculquer tou~e. une ~osmQlo­
~ÈI~s~lf~ç.!~Jç1J.r ..pr9dllf.tiQ!L._~QJlt.J.(;'JJJ.f~~,J"c:.e.st~à:dire. habi- gie, une éthique, un~ I?é~ap~ysIque, une pol~tIque,. a tra;.rers
des injonctions. aUSSl mSIgmfiantes que, « tIens-tOI dro~~ »
~ee~J)~E.c!:l:.I1s~.I1§.E?E2..I11un, C'est parce que les agents ne savent
JamaIs complètement ce qu'ils font que ce qu'ils font a plus ou « ne tiens pas ton couteau de la mam ~au~he, » et d ms-
de sens qu'ils ne le savent, crire dans les détails en apparence les plus mSIgmfiants de la
, To~s .les ordres sociaux tirent systématiquement parti de la tenue, du maintien ou des manièr~s c.orporelles et v:er~ales h;s
dISPOSltlon du corps et du langage à fonctionner comme principes fondamentaux de l'arbItraIre, cu1t~~el, ,amsI place,s
d~pôts de pensées différées, qui potirront être déclenchées à hors des prises de la conscience et de l eXphC1tatIOn. ~a logI-
dIstance et à retardement, par le simple fait de replacer le que du transfert de schèmes qui fait de chaque techmque du
corps dans une poSture globale propre à évoquer les senti- corps une sorte de pars totalis, prédispos,ée, à fonct~onner
ments et les pensées qui lui SOnt associés dans un de ces selon le paralogisme pars pro toto, d?nc a ,evoquer, a tout
états inducteurs du corps qui, comme le 'savent les comé- moment tout le système dont elle faIt partIe, confere UJ?-e
dien~, ~ont su~gir des états d'âme. CesLainsLq.lJeJ':!ltt~ntion portée générale aux observances en apparence le~ plus ,C1r-
~-.&.la mZ~Ë~.'! scèn,e cl~.Qs les grange§ c~ré1IlQnies collec- conscrites et circonstancielles. ~~LXus~_ d~_, la raISon 'l"E~~~-
tive~s~iE~Eire.l1gpseul~~J;lLdlLsQUd (évident par exemple
âans ~ appareil des têtes baroques) 9~ don•.I1.~~Lg.Qe .. repré: ~~Ti;~~'~~~~relkt:ià~~li~rdI~F~sI~~i~a~~t~;§1~J~ ~;i~~~~ • ·
SentatlOn solellue.lle du grou~ mais al1 ssi comme le mon- des formes et res formes de respect 'lm constItuent la mam
trent tant d'usages de la danse-;tdU cha~t, de l'intentio.Q festation la plus visible et en même temps la plus « n,atu-
sans doute p!us QbscuEe d'Qrd9nnet:Jes'pem~esetae suggJ: relle » de la soumission à l'ordre établi, ou 1~2?~~SSl()~~
rer_le§~ .. ~ngpen;s ...~ . . tr~vers . . l'ordonpance rigoureuse des de la polite..s..~~Lql1içnferment toujours des conceSSIOns polz-
..E.!]tifl9..td.J..la~~sition·f~gree'aes·corps, et en particulier
~~~

del'~.xPfe~~j<:>.I1 cOrporelle 'd:l'aff:ction, . rires ou larmes. ~~;;ê~is corporelle est la mythologie politiq~e
réalisée,
.I:"'ëfncacité symbOTIéiïrepourrait tiouvër son principe dans incorporée, devenue disposition permanente~ mamere ?urable
le pouvoir que donne sur les autres, et spécialement sur leur de se tenir, de parler, de marcher, ~t, par la" d~ !entzr ~t ~e
corps et leur croyance, la capacité collectivement reconnue penser. L'opposition entre le mascuhn et le femmm se reahse
d'agir, par des moyens très divers, sur les montages verbo- dans la manière de se tenir, de porter le corps',de se compor-
moteurs les plus profondément enfouis, soit pour les neutra- ter sous la forme de l'opposition entre le drOIt et le, courb~
liser, soit pour les réactiver en les faisant fonctionner mimé- (ou le courbé), entre la fermeté, la ~roiture, la franchIse ('lm
tiquement, regarde en face et fait front et qUI porte son regard ou ses
\
6. Ainsi, la maltrise pratique de ce que l'on appelle les {ègl de ~~Ii­
5. Leibniz; No~~eaux E~sais,. I~, chap. XXI, § 34 (Ed. Janet, l, p. 163).
« Quelle nece~sIte y ~-t-Il, .dlsaIt encore Leib~iz, qu'on sache toujours ( par
. exemp, 1e, a' la fin d'une lettre). aux
d.
tesse et en particulier, l'art d'ajuster chacune des formu es Ispom. _es
.. différentes1 classes de . destmataJres
d'un
comment on, faIt ce qu on faIt? Les sels, les metaux, les plahtes les ani. ossibles supposent la maltrise ImphClte, .donc. a ~ecor:n.àlssa~ce,
m~ux, et ~l1Il1e autre corps animés ou inanimés savent-ils co~ment se ~hsemble d'oppositions constitutives de l'axIomatIque ImFlJcI;e d un ordre
fait .ce qu'Ils fon~, et ont-ils besoin de le savoir? Faut-il qu'une gOUtte politique déterminé : oppositions entre les hommes et es e~t;1es, ep.tre
d'hude ou de graIsse entende la géométrie pour s'arrondir à là surface de les plus jeunes et le~ plus âgés, entre le personnel,. ou le pnve, fiet Im-
l'eau? » (Leibniz, Théodîcée, Ed. Janet, I, p. 401). personnel ~ avec I~s lettres adn;il1~s!ratives ou d'affaIres - et en n entre
les supérieurs, les egaux et les mfeneurs.
116
117
LE SENS PRATIQUE
LA CROYANCE ET LE CORPS
lOUPS droit au but) et, de }'au~re côté, la retenue, la réserve, -
qu'elle doive passer devant l'assemblée des hom~es ;
a soupl~sse, ~omme en temOlgne le fait que la plupart des sa démarche doit éviter le déhanchement trop marque que
mots qUI désIgnent des postures corporelles évoquent des l'on obtient en appuyant fortement sur le pied; elle doit
vertus et des états d'âme, ces deux rapports au corps sont toujours être ceinte de la thimeh'remtk, pièc: d'étoffe rec-
gros de deux rapports aux autres, au temps et au monde et tangulaire à rayures jaunes, rouges et nOIres qUl, se porte par-
par là, ~e de~x ~ystèm~s de valeurs. « Le Kabyle est comm~ dessus la robe, et veiller à ce que son fichu ne VIenne pas a se
l~ bruyere, 11 aime mIeux ca~ser que plier. » Le pas de dénouer, laissant voir sa chevelure. Bref,, la vertu
l homme d'honneur est décidé et résolu; sa démarche celle . propre-
ment féminine, lah'ia, pudeur, retenue, reserve, or~~nt~ .tout
. .. ... .. .

de quelqu'un qui sait où il va et qui sait qu'il y ;era à le corps féminin vers le bas, vers la terre, ~ers Im~etIe?r,
te~ps.' qu~ls que soient les obstacles, s'oppose par sa déter- vers la maison, tandis que l'excellence masculme, le mf, s af-
mmatlOn ~,la, dém~rche hésitante (thikli thamahrnahth) qui firme dans le mouvement vers le haut, vers le dehors, vers
annonce l Irresolution, la promesse. hésitante (awal amah- les autres hommes.
mah), la peur ~e s'engager (que l'on attend au contraire de Pour rendre raison complètement de cette seule dimension
!a femme) et l'l1npuissance à tenir ses engagements (mesuré des usages masculin et féminin du corps propre, il faudrai~
11 s'oppose.auss~ bien à la précipitation de celui qui « fait d~ évoquer toute la division du travail entre les sexes et aUSSI
grande~ enJ.ambe~s », comme un « danseur », qu'à la lenteur la division du travail sexuel. Mais on s'en tiendra à un exem-
de CelUl qUI <~, trame»). Les mêmes oppositions se retrouvent ple, celui de la division des tâches ,dans l~ cuei~l~tte des
dans la mall1ere de manger : dans la manière de tenir la olives, qui suffit à montrer que les systemes d Oppos1t1ons que
bouche d'abord, l'homme étant tenu de manger avec toute la l'on aurait tort de décrire comme des systèmes de valeurs
b ouc~e, franchement, et non, comme les femmes du bout
(le discours des informateurs leur accorde l'évidence perfor-
des, levres" c'est-à-dire à moitié, avec réserve ave~ retenue mative de l'arbitraire naturalisé: l'homme fait ced - attache
malS aUSSI de. n;anière dissimulée, hypocrÙe (toutes le~ les bêtes - la femme fait cela) tiennent leur efficacité sym-
« ~ertus ~ ~omtnees étant ambiguës, comme les mots mêmes bolique de 'leur retraduction pratique dans des gestes qui
qUI les ~eslgnent et qui, comme elles, sont toujours prêts à vont de soi comme celui de la femme qui tend à l'homme le
tourner a mal) ; dan.s le rythme ensuite, l'homme d'honneur tabouret o~ qui marche à quelques pas derrière .lui. Ici,
n~ devant manger 111 trop vite, avec gloutonnerie et avidité, l'opposition entre le droit et le courbe, entre le raIde et I.e
n! ~rop ~entemen.t, deux façons de céder à la nature. L'homme souple prend la forme de la distinction entre l'homme drOIt
v1t11 qUl va drOIt au but, sans détours, est aussi celui qui, et dress~ qui fait tomber (a~ec.la gaule) et de ~a fe,m~e, ~ou:­
excluant .les regards, les mots, les gestes, les coups tors et bée qUI ramasse : ce prmclpe pratIque, c est-a-dire mse-
r~tors, fait fro~t .et rega:~e au visage celui qu'il veut accueil. par~blement logique et axiologique, qui s'énonce souvent de
lIr ~:m vers qUI 11 se d1t1ge; toujours en alerte parce que manière explicite - « la femme ra,masse ce 9ue l'h,o~me a
toujours me~acé, il ne laisse rien échapper de ce qui se passe fait tomber à terre » - se combme avec l Oppos1t1on du
a~tou; de lUI, un :-egard perdu en l'air ou rivé au sol étant le grand et du petit pour laisser à la femme les tâches à la fois
fal;. d un hO,mme Irresponsable, qui n'a rien à craindre parce basses, inférieures, demandant soumissio~ et souplesse, et
qu Il ~st depourvu de poids au sein de son groupe. Au minutieuses mais aussi mesquines (<< le hon ne ramasse pas
COntraIre, on att~nd de la femme bien élevée, celle qui ne les fourmis '») comme le ramassage des brindilles de, bois q~i
c0l:?met ~ucune mco~venance « ni avec sa tête, ni avec ses ont été coupées par l'homme (chargé de tout ~e qUl est dIS-
mams, 111 a.ve~ ses pieds », qu'elle aille légèrement courbée, continu ou produit la discontinuité). On VOlt au passage
le~ yeu; baIsses, se gardant de tout geste, de tout mouvement comment une telle logique tend à produire sa propre confir-
~eplace du corps, de la tête ou des bras, évitant de regarder mation, en suscitant la « vocation» pour les tâches auxquelles
tIen d'autre que l'endroit où elle posera le pied, surtout s'il on est voué, amor fati qui renforce la croyance dans le sys-
118
119
LE SENS PRATIQUE LA CROYANCE ET LE CORPS

tème,de dassem~n~ ~n vigueur, en le faisant apparaître comme


-
ainsi par exemple que l'opposition e~t~e, le ?roit et !e
fond~ dans ~a realIte -;- .c~ qu'il est en fait, puisqu'il contri- courbe dont on a vu la fonction dans la dIVISIon mcorporee
bue,a prod~lre cette realIte et que les rapports sociaux incor- du tta~ail entre les sexes, est au principe de la plu~~rt des
pores se presentent avec toutes les apparences de la nature ~ marques de respect ou de mépris ';lue la politesse utIlIse, e?
et cela pas seulement aux yeux de ceux que sert le système d~ beaucoup de sociétés, pour symbolIser des r:apports de domI-
classement dominant. nation : d'un côté, on baisse ou courbe la tete ou le front en
Qualifier socialement les propriétés et les mouvements du signe de confusion ou de soumission, on baisse les yeux, par
corps, c'est à la fois ~aturaliser les choix sociaux les plus humilité ou par timidité mais aussi par pudeur ou ~ar honte,
fonda~entaux et constItuer le corps, avec ses propriétés on regarde en dessous ou par-dessous, on, se plIe, ~n se
et
"ses deplacements, en opérateur analogique instaurant toutes couche on se soumet, on s'incline, on s'abaIsse, on faIt de~
sortes d'équivalences pratiques entre les différentes divisions coutbe~tes des bassesses, des révérences, on se prosterne
d~A monde social, divisions entre les,. sexes, entre les classes (devant u~ supérieur ou un dieu); à l'opposé, on regarde de
d ag~ e~ ent~e les classes sociales ou, plus exactement, entre haut ou dans les yeux (le regard droit), on dresse, redresse,
les sIgmficatlOns et les valeurs associées aux individus occu- lève' ou relève la tête ou le front, on refuse de cou,r?er la
p~nt d~s positions pratiquement équivalentes dans les espaces tête, on se dresse contre, on fait face (au sens de reslst~r),
dete~mI?és par ces divisions. Tout permet de suppos on prend le dessus. Mouvements vers le haut, masculins,
er en
partIculIer que les déterminations sociales attachées à une mouvements vers le bas, féminins, droiture contre sou~le~se,
position déterminée dans l'espace social tendent à façonner, volonté d'avoir le dessus, de surmonter, cont~e soumISSIon,
a t:avers le,.rapp?r;: au corps propre, les dispositions consti- les 0pP51~Ü!2g.s"" f()nçlameJltgle~,Ae. ~'Qrdre .. sgç~gLtgnteJJ.tl"7
tutIves de 11dentIte sexuelle (comme la démarche, la manière cfÔffilnanu.eCQominés. qu'entredo~Inl1al1ts~d?mmants et ~omI­
de parl~r, etc.) et, sans doute aussi, les dispositions sexuelles han tS~çloI:1Ïl1és1'':soijt't ollicluis ·.surdéterminée~,.~.~~l1elle!11en t, ,
elles-memes 7. ~m~kJg~3Ke,~oEeOÈ~I:d~:la=crommall()l)etg~ la sou~
.~Jlt!~m~gt,~it, sur~harg~Xwgew_~ig.nificationsetde valeurs "misslQnsex:uelles avait fourm au 1angage ~orporel et ,ve~bal
.socI~t~S~JS;LJIÇt~S.:~t~ŒeiJ.fak~§ge lajy~nasti9ue"""corporelle Jë1;'dornil1ati(lJJ.~t de la soumission SOCIales ses prInCIpeS
r~1ér vers le haut ou vers le bas, vers l'àvant ou vers fondamêniàux 9.
l'ar- ".
nere, et~.) e:, tout spécial~ment, l.'aspect proprement sexuel, -nu'1ii it'que' lês schèmes classificatoires à :r~~ers lesqu~ls le
donc bIOlogIquement preconstrult, de cette gymnastique corps est pratiquement appréhendé et apprecIe sont tO?J,o~rs
(pénétrer ou être pénétré, avoir le dessus ou le dessous etc) doublement fondés, dans la division sociale et d,a~s la dIVISIOn
~;~§ljnç~JqJJe.tJ~~g!t.s_cie?!équivalences "'e?Jtre l' espac~ p';y~ sexuelle du travail, le rapport au corps se speCIfie s~lon les
SJ,~e?Uespace social et entre les déplacemènts (par exemple sexes et selon la forme que revêt la divisi~n du travaI~ ~n.tre
l asce?SIOn ou la chute) dans ces deux espaces et, par là, les sexes en fonction de la position occupee dans la dIVISIon
enracmer les ,s~ructures .l~s plus fondamentales d'un groupe sociale du travail : ainsi, la valeur de l'opposition entre le
da~s l~s expene~ces ?rlgmalres du corps qui, comme on grand et le petit qui, comme nombre d'expériences l'~nt
le montré est un des principes fondamentaux de la perceptIOn
VOlt bIen dans l emotIon, prend au sérieux les métaphores 8.
que les' agents ont de leur corps et ?ussi de tout leur rappo: t
" 7, C:e~i sans exc1ur~ que les d~terminations proprement biologiqu au corps, varie selon les sexes qUI sont eux·memes penses
1Identit e, sexuelle pUIssent contrtbuer à déterminer la position es de
(e? ~ayons~nt par ex~mple des dispositions plus ou moins proches sociale
def1nltlon et,abhe de 1excellence, donc, dans une société divisée en de la
plus ou moms favorables à l'ascension sociale). classes 9. L'opposition entre les sexes peut aussi s'organiser sur la base
' de
, 8, A .la mani~re de l'hystérie qui, selon Freud, « prend à la l'opposition, intensément utilisée ~an.s l'injure gestuelle ou verbale,
l,expressl~n parIee, ressentant comme réel le déchirement
lettre
de cœur ou la gifle
le devant (du corps), lieu ~e la d'ffer~n:e. sexuelle~ et le dernère, entr 1
sexue-
cont un mterlocuteur parIe métaphoriquement ». lement indifférencié, potentiellement femmm, soumiS.

120 121
LE SENS PRATIQUE
LA CROYANCE ET LE CORPS
selon cette opposition (la représentation dominante de la d'acquisition, mimesis~ (ou, mimétisme) pratique
division du travail entre les sexes accordant à l'homme la en tant que faire-semblant, ImplIquant un rapportl~lof­
position dominante, celle du protecteur, qui embrasse, d'identification, n'a rien d'une imitation supposant e-
entoure, enveloppe, surveille, regarde de haut, etc.); et conscient pour reprod~ire un acte, une parole ou ~:­
l'opposition ainsi spécifiée reçoit à son tour des valeurs dif- obJ'et explicitement constitue en tant que ~od~le, ~t le Pt'
férentes selon les classes, c'est-à-dire selon la force et la cessus de repro ductlon , qUI,, en tant que reactlvatlon
" , pra 1-
rigueur avec laquelle l'opposition entre les sexes y est affir- ue s'o ose aussi bien à un souvenir qu a un saVOIr, ~en­
mée, dans les pratiques ou dans les disçours (depuis l'alter- d ~ à s~~comp1ir en deçà de la conscience et de l'expressIOn,
native tranchée - être un « mec» ou une « tante» _ jus-
qu'au continuum) et selon les formes que doit revêtir le
d~~c de la distance réflexive qu'elles suppose~t,
Le ~lrps
' q u ' i l joue : il pleure s'il mime la trIStesse. , n,el
compromis inévitable entre le corps réel et le corps légitime crOIt en ce "1 . 1 'morise pas le passe, 1
(avec les propriétés sexuelles que ll}i assigne chaque classe représente pas ce qu 1 Joue, 1 ne me l' 11 revit Il Ce qui
agit le passé, ainsi annulé en tant quel te , 1 he 'l'on a
sociale) pour s'ajuster aux nécessités qui sont inscrites dans la t appris par corps n'est pas que que c ose ,que, l'
condition de classe.
Dimension fondamentale de l'habitus qui est inséparable
~~mme
. h
un savoir que l'on peut t~nir d~va~~
SOI, ~a~ta~Ule~.
l'on est. Cela se vOIt..EarlIcul!!;'L~~_~. __~~_ .. _
d'un rapport au langage et au temps, le rapport au corps ne q\.l~,C ,ose queécrit..ure .os"le savo11: Iiérit~~ne...p.e.uL§_1,lfY!YI~.
se réduit pas à une « image du corps », représentation sub- :-q';~~rtl~t;t1~cê>!:PQt~:,,-J;111ai;'-~ corPds qui le p~rte,
jective (la psychologie parle à peu près indifféremment de ~" .._-"-.-".,, . , , pnx d'une sorte e gymnastlque
body image ou de body concept) qui serait constituée pour ïrfi'ëpeut etre restItue qu. au. . Platon le notait déjà,
destinée à l'évoquer, mzmeszs qUI, f d 'd t'fi
l'essentiel à partir de la représentation du corps produite et
implique un investissement totl~l bet uneEP:-o °AnH e~v:~~k­
renvoyée par les autres : on ne peut suivre la psychologie . , , 11, omme 0 serve nc . . ;
sociale lorsqu'elle situe la dialectique de l'incorporation au catIOn emotIOnne e . c , 1 trouve ainSI
' ui cette analyse est empruntee, e corps se ,. d .'
niveau des représentations, l'image du corps, feed-back des-
criptif et normatif renvoyé par le groupe (parents, pairs, etc.) ~o~tin,ûm~nt ~êlé ~ tl~oubteJ'esclt:~it~onqn:~sscÎ~~~~ l~o~j:~E~~ti~~
t qUI n ont JamaIS , 11 12
engendrant l'image de soi (self-image ou looking-glass self), dans l'écrit et la liberté par rapport au corps qu e e assure .
c'est-à-dire la représentation qu'un agent a de ses « effets»
sociaux (séduction, charme, etc.) et qui implique un degré
(<< elle est trop g~ande po~r u.~~) c~ >;ont tous les schèmes et toutes .les
déterminé d'estime de soi (self-esteem). D'abord, parce que fill ou« pour un garçon, ce n'est pas
tous les schèmes de perception et d'appréciation dans lesquels grave » - d aVOir ~ne Clcatn, 1 ments sociaux ou des ~bJets
réalisations des schemes dans d?~S , c ~~e masculins ou féminins, nch~s
un groupe dépose ses structures fondamentales et les schèmes - outils, ornements, etc. - IVI~es arlent directement au corps, parfoIs
d'expression grâce auxquels il leur assure un commencement - de luxe - ou pauvres, etc., qUi Pd
. 1 t e même que eman e
d leur utilisation convenable,
, ..
d'objectivation et, par là, un renforcement, s'interposent par la taille ou a pos ur oire l'ex érience du corps. C est amsl
façonnant par là. le rapp<;m ~u cor~~, vosition e~tre le grand (physiquement,
dès l'origine entre l'individu et son corps : ~l?1~~l:!li9JLé que dans ~n U1:lIvers qUi fait fe 1nfJP et le petit le principe fondamental
~è~e~Af11entm.nLJl1,lç9rp§~p.t:QPr~'L~t en particulier mais aussI SOCialement, mora el:?e, as étonnant que, selon 1!ne ?bs~r­
aux parties du corps les plus pertin~Dj;es,d1,lpointde vue,de de la différence entre les sexes, Ihl n est Pt d nt a' se montrer msatlsfalts
P · hIes ommes en e . que 1es
é:êSSëhèUiës7esrsans dôufê,-~au-fii1t- des. investissementsdont .
vation de Seymour ISC er, ,. . ent « trop petites » tandiS
des parties de leur,corlPs qU.I!s Jug rs les régions de leur corps qui leur
le corps esfrôDrei~ uneaeÇ()CCâsiQ!ls-irivilé~i~esde Pincor-
femmes portent plutot eur critique ve . .
paraissent « trop. gr~ndes ». .. 1 Bergson de Matière et mémOIre qUi
porat:IOnaes-sênèmes-lo:-.rvralsaussi et surtout'parce que le
~.~.-;.".:,;"," •...,".:,~_ ••._.•-_-_,;,-:"",'..v-""'~" __ '_",'4-:.",, _ _.,.'••,-,-c
11. On pourral~ mvoql;le,r ICI ~m ortants pour. une description de la
fournit, en négatIf) des el.ement(s 1 Pxemple la « pantomine » et « les
10. Outre tous les verdicts sociaux directement appliqués au corps propre logique propre de la pratique par e "')
. . ompaO'nent le passe agi . H d
ou au corps des autres qui, dotés de toute la violence arbitraire d'un mots naissants » qUi
12. Cf. E. A. Have oc,alcc k pO f
re ace to Plata ) CambridO'e,
0
Mass., arvar
arbitraire naturalisé, constituent la factivité corporelle comme destin
D.P., 1963.
122
123
LE SENS PRATIQUE
LA CROYANCE ET LE CORPS
Et l'on pourrait montrer que le passage d'un mode de , . d' . nombre de principes pratiquement
conservation de la tradition fondé sur le seul discours oral
à un mode d'accumulation fondé sur l'écriture et, au-delà,
~~h::~~~: d~n~~1tredondance
et, infinie, la il1i~:e raisf:r~~
tout le processus de rationalisation que rend possible, entre toutes les séries sensibles qui se~a appropne.e, sou: la
autres choses, l'objectivation dans l'écrit, se sont accom. d'un principe générateur de pratiques organIsees elon
pagnés d'une transformation profonde de tout le rapport même raison 13.
au corps ou, plus exactement, de l'usage qui est fait du
,. 1 d l'apprentissage qui éta·
corps dans la production et la reproduction des œuvres Les analyses eXPfenme~ta es Papplication d'un concept
culturelles : cela se voit particulièrement bien dans le cas blissent que « la or~~tlOn ou. d éléments ou des
de la musique, où le processus de rationalisation tel que ne requiert pas la ~alSly co,nscd~~e le: s exemples particu-
le décrit Max Weber a pour envers une véritable « désin. rapports communs lmp lques l d' l '. de l'objec-
carnation » de la production ou de la reproduction musi. liers 14 » permettent de com~rendre a la ec~qUlaque11e les
cale (qui, la plupart du temps, ne sont pas distinctes), un tivation et de l'incorporatIOn au. ter~.e e émati ues
« désengagement » du corps doih la plupart des musiques objectivations sy~tématiqïes de dISP~Sltd~~~ :Y:~gendr~r à
archaïques jouent comme d'un instrument total. que sont les pra.tlqu~s. et es œ~~~~~ ::s '
en présence de
leur tour des diSpOSltlOns syst , q h' "(H 11) ou des
' , d b I d e s caracteres c IllOIS u
Aussi longtemps que le travail pédagogique n'est pas insti. senes e sym 0 es - l' 1 couleur la nature
dessins faisant varie~ simu t~nem~nt(H~idbreder') _ distri-
tué comme pratique spécifique et autonome et que c'est tout
un groupe et tout un environnement symboliquement struc. ebt !e n~~~~~e~e:ff~~~~~~ d:P~~~~t:~bitraires ~ais objective:
ues e " u i ne parviennent pas a
turé qui exerce, sans agents spécialisés ni moments spécifiés, ment fondés, l.es ,suJets mem.es a~ion attei nent des scores
une action pédagogique anonyme et diffuse, l'essentiel du eXP:Î1;ner le, pnnCIpe ~'l c~b~:~~draient s'ifs devinaient .au
modus operandi qui définit la maîtrise pratique se transmet supeneur~ a ,ceux qu 1 \ , u'ils accèdent à une maîtnse
;~ti~~etd~t~è~efb~lr'~~;'tbi;:stq~~~;l;~;)~:d:~:n~
dans la pratique, â l'état pratique, sans accéder au niveau
du discours. On ne mime pas des « modèles », mais les
actions des autres. L'hexis corporelle parle immédiatement ment la maltnse sym lqd 0 'd respratiquement
l' . verbale - es proce u l d'
à la motricité, en tant que schéma postural qui est â la fois
singulier et systématique, parce que solidaire de tout un sys- e~~~~~~~.n L'analyse de l'acquisit~~ e~ ~ilito;cÎtu~e par~i~
tème d'objets et chargé d'une foule de significations et de matériel structuré que p,ropode
de l'étude de la formatlon u g~s ar,
zr
b~rde y~ugoslave,
d l' érimen-
valeurs sociales. Mais, que les schèmes puissent aller de la s'accorde parfaitement a,:,ec leds resultats l'o~ ae:~pelé la
pratique à la pratique sans passer par le discours et par la . 1 maîtrise pratlque e ce que .
conscience, cela ne signifie pas que l'acquisition de l'habitus tatlon
«méthode: af I 'aIre », c
ormu 'est.à.dire l'aptitude
d à imprOViser
'0-
se réduise à un apprentissage mécanique par essais et erreurs.
A la différence d'une suite incohérente de chiffres qui ne peut ti~r~~~~~n~:p1~;é: ~:::u~~~ >~:~~~e~~~dit~:o~é~r[~~~;
être apprise que par essais répétés, selon un progrès continu
et prévisible, une série numérique s'acquiert plus facilement
parc~ qu'eUe enferme une structure qui dispense de retenir 13, Si l~s sociétés sans ecrlt~rf ~e;:;en~nl':thnologue, c'est SOuvent à des
, ' bl voir une inclination pal ticulière
mécaniquement la totalité des nombres pris un à un : qu'il pour les Jeux st;ucturaUlhqUl 1a ~ remarquable entre la structure de la
s'agisse de discours tels que dictons, proverbes, poèmes gno. fins mnémotechmqu~s: omo o)le g 1 structure de la distribution des
distribution des f.amI1~~s dan~ l~ bl a : :~ Kabylie (Aït Hichem, Tizi Hibel)
miques, chants ou énigmes, d'objets tels que les outils, la tombes dans le ClmetIer,e (u~rs 0 ler~eperage des tombes traditionnellement
maison ou le village ou encore de pratiques, jeux, joutes contribue évidemm.en~ a aCllter e. ' joutant des repères expressément
~nonymes (aux principes structuraux, s a
d'honneur, échanges de dons, rites, etc" le matériel qui se
propose à l'apprentissage est le produit de l'application sys. 14 B Berelson an d G "A Steiner , Human Bebavior, New York, Har·
transmis).
court', Brace and World, 1964, p. 193.
124
125
LE SENS PRATIQUE
LA CROYANCE ET LE CORPS
pour exp!-"in;er.une idée déterminée IS » s'acquiert par sim- partICIpation quotidienne aux échanges de dons et à leurs
ple famIlIarIsatIOn, « à force d'entendre des poèmes 16 » et subtilités qu'assure aux jeunes garçons leur qualité de mes-
sans que les apprentis aient jamais conscience d'acquérir
et, par suite, de manipuler telle ou telle formule ou tel sagers et, tout spécialement, d'intermédiaires entre le monde
en~et;nble de formules 17; les contraintes de rythme ou de féminin et le monde masculin; c'est l'observation silencieuse
metrIque sont intériorisées en même temps que la mélodie des discussions de l'assemblée des hommes, avec leurs effets
et le sens sans jamais être perçues pour elles-mêmes. d'éloquence, leurs rituels, leurs stratégies, leurs stratégies
rituelles et leurs utilisations stratégiques du rituel; ce sont
l' Entre ~'a'ppr~ntis.sagep.ar simple familiarisation, dans lequel les interactions avec la parenté qui conduisent à jouer dans
.apprentI,acqUlert msensIblement et inconsciemment les prin- tous les sens les relations objectives de parenté au prix de
cIpes de l « art» et de l'art de vivre, y compris ceUx qui renversements imposant au même qui se conduisait ici
ne SOnt. p~s, connus du producteur des pratiques ou des comme neveu de se conduire là comme oncle paternel et d'ac-
œuvre.s I;1hItees, et la transmission explicite et expresse par quérir ainsi la maitrise des schèmes de transformation per-
preSCrIptIOn et préceptes, toute société prévoit des exercices mettant de passer des dispositions attachées à une position à
str~ct.uraux ~endant à transmettre telle ou telle forme de celles qui conviennent à la position inverse; ce sont les com-
maItrIse pr~tIque : .dans le cas de la Kabylie, ce sont les énig- mutations lexicales et grammaticales (le je et le tu pouvant
mes et les Jo~tes rItuelles qui mettent à l'épreuve le « sens désigner la même personne selon la relation au locuteur)
de la langu~ rItuelle» e.t tous les jeux qui, souvent structurés par où s'acquiert le sens de l'interchangeabilité des positions
selon la logIque du parI, du défi ou du combat (lutte à deux et de la réciprocité ainsi que des limites de l'une et de l'autre;
ou,par groupes, tir à la cible, etc.), demandent des garçons ce sont, plus profondément, les relations avec le père et la
qu Ils ~ettent, e~ œuvre sur le mode du « faire semblant » mère qui, par leur dissymétrie dans la complémentarité anta-
les schemes generateurs des stratégies d'honneur 18; c'est la goniste, constituent une des occasions d'intérioriser insépara-
blement les schèmes de la division sexuelle du travail et de
la division du travail sexuel.
1996: :,. ~Ô. Lord, The Singer of the Tales, Cambridge, Harvard U. P.,
Mais ce sont en fait toutes les actions accomplies dans un
16. A. B. Lord, op. cit., p. 32. espace et un temps structurés qui se trouvent immédiatement
17. A: B.. Lord, op. cit., p. 24.
18.. Am~l, dans le jeu de la qochra, que les enfants pratiquaient aux
qualifiées symboliquement et fonctionnent comme autant
pr~mlers ~~urs du p,rmtemps (à Aïn Aghbel), la balle de liège (qochra) d'exercices structuraux à travers lesquels se constitue la
qu on se Ispu~e, qu on se passe et qu'on défend est l'équivalent pratique maîtrise pratique des schèmes fondamentaux. Les disciplines
d~ la femme : J1 faut to~t à la f?is et selon les cas, se défendre d'elle et la sociales prennent la forme de disciplines temporelles et c'est
d1fendre contre ceux qUI voudraIent se l'approprier. Au début de la partie
a ors que. le meneur de jeu demande et redemande « de qui est-elle l~ tout l'ordre social qui s'impose au plus profond des dispo-
fille? »'. I~ ne se trouve aucun joueur pour en accepter délibérément la sitions corporelles au travers d'une manière particulière de
~amp Il h
« patd'ntt ». et en assurer la protection : une fille affaiblit toujours le
ommes. Force est dt;>nc de t,irer la balle au sort et de la recevoir
rebtil e ement comme un destm : le Joueur désigné doit en effet protéger
régler l'usage du temps, la distribution dans le temps des
activités collectives et individuelles et le rythme convenable
a a.e contre t?US les autres, tout en s'efforçant de la transmettre à un pour les accomplir.
êU1r~ JOU,~t' mahls seulement dans des conditions honorables et approuvées

r e u~ qu 1 to,:c e ~e sa crosse en lui disant « c'est ta fille » ne peut qu~


ci
1ec1~{t amcu , a la façon de celui qui est momentanément l'obligé de
a ami e, :un rang soci~l souvent inférieur, dans laquelle il a ris
« Ne nous nourrissons-nous pas tous de la même galette
(ou de la même orge)? » « Ne nous levons-nous pas tous
fedme. Tai;dls que le « pere » souhaite le mariage qui le libère deP sa à la même heure ? » Ces formules communément employées
gar de .et ~I perm~t de rentrer dans le teu, les prétendants recherchent la
cOd ufte. e .prestlge, le rapt, coup de force sarts contrepartie. Celui qui pour réaffirmer la solidarité enferment une définition impli-
per a 'partie est. exc1.u du, monde. des hommes; on noue la balle dans cite de la vertu fondamentale, la conformité, dont l'envers
sa chemIse, ce qUI revient a le traiter comme une fille a' . f' est la volonté de se singulariser. Travailler quand les autres
enfant. qUI on ait un
se reposent, demeurer à la maison quand les autres tra-
126
127
LE SENS PRATIQUE
LA CROYANCE ET LE CORPS
v~illent aux ,champs, aller par les routes quand elles sont moment et surtout le tempo," des pratiques, c'est inscrire
desertes, tramer par les rues du village quand les autres durablement dans le corps, sous la forme du rythme des
dorment ou sont au marché, autant de conduites suspectes. gestes ou des paroles, tout un rapport à la durée, v~cu
« .Il y a une heure pour chaque chose » et il importe ,de comme constitutif de la personne (à la façon de la graVitas
faIre « chaque chose en son temps » (exactement : « chaq~e des sénateurs romains) et contribuer ainsi par exemple à
temps en son. temps » - kul waqth salwaqth-is). Ainsi, un décourager toutes les formes de course, d'ambition comI:é-
homm~ conSClent de ses responsabilités doit être matinal : titive (thah'raymith), propres à transformer 1 temps CIr-
« QUI ne conclut pas ses affaires tôt le matin ne les 7
culaire en temps linéaire, la simple reproductIOn en accu-
concluera jamais 19. » Se lever tôt pour sortir le bétail pour mulation indéfinie.
aller à l'école coranique ou tout simplement pou~ être
dehors avec .les pommes, en même temps que les hommes,
e~t un d~v01r d honneur dont le respect est inculqué très On n'a jamais affaire, dans un tel univers, avec la « n.ature »
tot aux Jeunes garçons. Celui qui sait partir à temps sera telle que la connaît la science, ce fait de culture qUI est le
comme il convient, à l'endroit voulû au moment convenable' produit historique d'un long travail de « désenchantement ».
sans avoir à se précipiter. On raille celui qui se Mte, qui C'est tout le groupe qui s'interpose entre l'enfant et le monde,
c~ur~ pour rattraper q~elq~'un, qui, tant il met de préci- non seulement par ses mises en garde (warnings) propres à
pltatIon dans son travalI, rIsque de <<' maltraiter la terre » inculquer la crainte des dangers surnaturels 22 n:ais par tout
Les trav,aux agricoles, horia erga, comme disaient les Grecs: l'univers de pratiques rituelles et de discours, qUI le peuplent
sont definis autant dans leur rythme que dans leur de significations structurées conformément aux principes de
mom~nt 20. Les tâches vitales, comme les labours et les l'habitus conforme. L'espace habité - et au premier chef
semaIlles, incombent à. ceux qui sont capables de traiter la la maison ~ est le lieu privilégié de l'objectivation des
t~rre avec le r~spect qu',elle mérite,. d'aller à elle (qabel)
~ un pas mesure, comme a un partenaIre qu'on veut accueil- schèmes générateurs et, par l'intermédiaire des divisions et
hr et honorer. C'est ce que rappelle la légende (racontée des hiérarchies qu'il établit entre les choses, entre les pe~­
par un t'alel; ?es Mat~atas) de l'origine de l'orge et du sonnes et entre les pratiques, ce système de classement faIt
ble. Adam etalt en tram de semer du blé; Eve vint lui chose inculque et renforce continûment les principes du clas-
ap~orter la galette. Elle vit Adam qui semait grain par sement constitutif de l'arbitraire culturel. Ainsi, l'opposition
gra~n, « ramenant de la terre» et invoquant Dieu à chaque entre le sacré droit et le sacré gauche, entre le nif et le h'aram,
gram. Elle lui fit reproche de perdre son temps. Profitant entre l'homme, investi de vertus protectrices et fécondantes,
de ce que son mari était occupé à manger, elle Se mit à et la femme, à la fois sacrée et chargée de vertus maléfiques, se
seme~ le grain à la volée et sans invoquer le nom de Dieu. trouve matérialisée dans la division spatiale entre l'espace
~a. recolt~ venue, Adam vit dans son champ d'étranges masculin avec le lieu d'assemblée, le marché ou les champs,
epls, fraglIes, cassants, faibles comme la femme. Il appela
et l'esp;ce féminin, la maison et son jardin, refuges du
---- cette plante (l'orge) châir, « faible 21 ». Contrôler le
19. Principe qui appartient à la magie autant qu'à la morale. On dit,
h'aram ; et, secondairement, dans l'opposition qui, à l'inté-
rieur de la maison elle-même, distingue les régions de l'espace,
par . exe~ple : « L~!tar n-esbah' d-esbuh' n-erbah', le petit-déjeuner au
matm, c est la premlere rencontre de bon augure » (erbah' réussir pros- les objets et les activités selon leur appartenance à l'univers
pérer). ' , masculin du sec, du feu, du haut, du cuit ou du jour ou à
, 20. Un '?es effets de la ritualisation des pratiques consiste précisément l'univers féminin de l'humide, de l'eau, du bas, du cru ou de
a leur asslgn~r un tety,Ips - c.'est-à-dire un moment, un tempo et une
durée. -, qUI est relatIvement mdépendant des nécessités externes celles la nuit. Le monde des objets, cette sorte de livre où toute
du cI!mat: ?e la. te~hniqu~ 0t; d~ l'économie, lui conférant ainsi cett~ sorte chose parle métaphoriquement de toutes les autres et dans
de nece~sIte a:~ltralre qUi defimt en propre l'arbitraire culturel.
}2!. L OppOSItIOn ;ntre .le. blé, masculin, et l'orge, féminine, semble très leque11es enfants apprennent à lire le monde, se lit avec tout
~eneral~m~nt a;t~stee.} Amsl, dans ~1}e devinette rapportée par Genevois,
1. est ~It . « J ~I seme d? vert" dernere la montagne; je ne sais si ce sera
du ble ou de 1orge - 1enfant dans le sein de sa mère ». 22. Cf. ]. M. W. Whiting, Becoming a Kwoma, New Haven, Yale U. P.,
1941, p. 215.
128
129
LE SENS PRATIQUE
LA CROYANCE ET LE CORPS
le corps, dans et par les mouvements et les déplacements qui L'opposition entre l'orientation centrifuge, masculine, et
font l'espace des objets autant qu'ils sont faits par lui 23. Les centripète, féminine, qui est le principe de l'or-
structures qui contribuent à la construction du monde des de l'espace intérieur de la maison, est sans doute
objets ~e construisent ?ans la pratique d'un monde d'objets au fondement des relations que les deux sexes entre-
construIts selon les memes structures, Ce « sujet » né du tlelnlllent avec leur corps et, plus précisément, leur sexu~lité,
monde des objets ne se dresse pas comme une subjectivité "''"''U.'U," en toute société dominée par des valeurs masculmes,
face à une objectivité : l'univers objectif est fait d'objets qui les sociétés européennes ne faisant pas exception, qui
sont le produit d'opérations d'objectivation structurées selon vouent l'homme à la politique, à l'histoire ou à la guerre et
les str~ctures mêmes que l'habitus lui applique. ~9"Üus..est,. les femmes au foyer, au roman et à la psychologie. -;-, le rap:
l!~ne t~~h~J!1Ql}Jle~desQbjets quin'est lui-meme qu'un port proprement masculin au corps et à la sexualIte est c~IUl
.~nfin!.çl~ tnttaphQresse~répQndantmutueIlement, de la sublimation, la symbolique de l'honneur tendant a la
loutes les manipulations symboliEJues de l'expérience cor- fois à refuser à la nature et â la sexualité toute expression
porelle: à commencer par les déplacements dans un espace directe et à en encourager la manifestation transfi~r~e sou~
symbolIquement structuré, tendent à imposer l'intégration de la forme de la prouesse virile : les hommes, qUI n ont nI
l'espace corporel, de l'espace cosmique et de l'espace social conscience ni souci de l'orgasme féminin et qui cherchent
e~ pensant selon les mêmes catégories, au prix, évidemment, dans la répétition plutôt que dans la prolongation de l'acte
d un gran~ laxisme logique, la relation entre l'homme et le sexuel l'affirmation de leur puissance virile, n'ignorent pas
monde naturel et les états et les actions complémentaires et
opposés des deux sexes dans la division du travail sexuel et
que, par l'intermédiaire du bavardage féminin, ?
la fois
redouté et méprisé, le regard du groupe menace touJour.s leur.
dans la division sexuelle du travail, donc dans le travail de intimité; quant aux femmes, on ne peut dir~, avec Enkson,
reproduction biologique et sociale: par exemple, l'opposition que la domination masculine tend à « restremdre leur cons-
entre le mouvement vers le dehors, vers le champ ou le mar. cience verbale 25 » qu'à condition d'entendre par là n?n que
ché, vers la production et la circulation des biens, et le mou- tout discours sexuel leur est interdit mais que leur dIscours
vement vers le dedans, vers l'accumulation et la consom- reste dominé par les valeurs masculines de virilité, en s?rt,e
~a,tion d~~ produits du travail, co~respond symboliquement que toute référence aux « intérêts » sexuels proprement ~eml­
a 1Opposltlon entre le corps masculm, fermé sur soi et tendu nins se trouve exclue de cette sorte de culte agreSSIf et
vers le dehors, et le corps féminin, semblable à la maison honteux de la virilité masculine.
sombre, humide, pleine de nourriture, d'ustensiles et d'en~ La psychanalyse, produit désenchanteur du désenchante-
fants, où l'on entre et d'où l'on son par la même ouverture ment du monde qui tend à constituer en tant que tel un
inévitablement souillé 24. '
domaine de signification surdéterminé ~ythiq';lement, p.one .à
23. C'est dire que l'hypothèse, associée au nom d'Arrow, du learning by
oublier que le corps propre et le corps d autrUl. ne so~~ Jama~s
d.ozng (cf. K.]. Arrow, « The Economie Implications of learning by doing » perçus qu'au travers de catégories ~e pe~cept1on qu Il ~era~t
1he Review of Econo.mi~ Stu1ies, vo.1. ~XI~ (1), n° 80, June 1962, p. 155: naïf de traiter comme sexuelles meme SI, comme en temOl-
173) est un cas particulIer dune 101 tres generale : tout produit fabriqué
:- à commencer par les produits symboliques, comme les œuvres d'art, les gnent les rires retenus des femmes au cours des entr~tiens
Jeu:" les my,th~~, e~c. - 7xerce par ~bn fonctionnement même, et en parti- et les interprétations qu'elles livrent des .symboles grap~lques,
culIer par l utlhsatlOn qUI en est faite, un effet éducatif qui contribue à
l'en,dre plus facile l'acquisition des dispositions nécessaires à son utilîsation
peintures ~urales, .ornements :les potenes ,ou des tapIS,' etc"
adequate. elles renVOlent touJours, parfOIS tres concretement, a loppo-
?4. On pourrait interpréter dans la même logique les analyses que
Etlksoa co~sacre aux Yul'ok (cf. E. H. Erikson, « Observations on the
Yurok : ~hlldhood and world image », University of California Publications
ln Amertcan Archaeology and Ethnology, University of California Press
25. E. H. Erikson, « Childhood and tradition in two ameriean indian
vol. 35, n° 10, 1943, p. 257-302). ' tribes », in The Psychoanalytic Study of the Child, International Univer-
sities Press, 1945, vol. 1.
130
131
LE SENS PRATIQUE
~A CROYANCE ET LE CORPS
sition entre les propriétés biologiquement définies des
sexes. Aussi naïf que de réduire à leur dimension strlctlement des différences sexuelles et la distinctio~ entre !eslfonc;-
sexuelle les mille actions d'inculcation diffuse par les.quell<es tions paterneIle et materne Ile se constItuent. Slmu d'ft'tane-
ment 28 Des nombreuses analyses de la perceptlOn l, eren-
on tend à mettre de l'ordre dans le corps et dans le monde,
tielle d~ père et de la mère, on peut retenir q,ue le pere l~~
au moyen d'une manipulation symbolique du rapport au le lus souvent perçu comme plus competent et p
corps et au monde visant à imposer ce qu'il faut appeler, sévle que la mère qui, de son côté, est t~nue pour. pl~~
avec Mélanie Klein, une « géographie corporelle », cas parti- « entilIe» et plus affectueuse que le pere ~t qUi a
culier de la géographie ou, mieux, de la cosmologie 26. La l'of'et d'une relation à la fois plus chargée affect1vem,en~ et
relation originaire au père et à la mère ou, si l'on préfère, 1 J aaréable 29. En définitive, comme le remarque tr~s J~s­
au corps paternel et au corps maternel, qui offre l'occasion fe:enf Emmerich, ces différences ont toutes pou,r prmc~pe
la plus dramatique d'éprouver toUtes les oppositions fonda- le fait que les enfants attribuent plus de pouvozr au pere
mentales de la pratique mythopoïétique, ne peut se trouver qu "1 ' 30 .
a a mere
au fondement de l'acquisition des principes de la structura-
tion du moi et du monde et, en particulier, de toute relation On ima ine aisément combien doit pes~r. sur la construc-
homosexuelle et hétérosexuelle, qu'en tant qu'elle s'instaure tion de l'i~age de soi et du monde l'opposltlon ent~e l.a mas-
avec des objets symboliquement et non biologiquement sexués. culinité et la féminité lorsqu'elle constitue le Pdnclpe bde
L'enfant construit son identité sexuelle, élément capital de division fondamental du monde social et du mo.n e ~ym 0-
son identité sociale, en même temps qu'il construit sa repré- lique Comme le rappelle le double sens du .mot ~zf, pu;s:ance
sentation de la division du travail entre les sexes, à partir du insé ~rablement physique et sociale, ce qm est l.mp~se a tra-
même ensemble socialement défini d'indices inséparablement verspune cer ta l'ne de'finition sociale
h de la mascuhmte
l' (et,
l' . par
biologiques et sociaux, Autrement dit, la prise de conscience " ' d e la féminité) , c'est
d envauon, une myt oogle po ltlque,
,. . Il ' mmen-
de l'identité sexuelle et l'incorporation. des dispositions asso- qui commande toutes les expenences corpore es,. a ,COI'
ciées à une définition sociale déterminée des fonctions sociales cer par les expériences sexuelles elles-mêm. es . Amsl, btP~O­
incombant aux hommes et aux femmes vont de pair avec sition entre la sexualité masculine,. p~bhque et sI' > ll~ee,
l'adoption d'une vision socialement définie de la division et la sexualité féminine, secrète et, sl,l?n .v:ut, ~< a lenee >:>
sexuelle du travail. 'férence à l' « utopie de la gemtahte umv:r~elle . ;
(par re dit Erikson c'est-à-dire de la « pleine reClpr~~lte
Les travaux des psychologues sur la perception des diffé- comme , .: 'une s écification de l'opposltlon
rences sexuelles permettent d'établir que les enfants éta-
blissent très tôt (autour de l'âge de cinq ans) des distinctions
~~~:~l'~~~~~e;:io~d~tlaq~olitiqu~ ou de la religion publi'lue
et l'introversion de la magie privée, ~rme ~onte,use et s~crete
tranchées entre les fonctions masculines et féminines, aux de dominés, faite pour l'essentiel de rltes VIsant a domesuquer
femmes et aux mères incombant les tâches domestiques et les hommes.
le soin des enfants, aux hommes et aux pères les activités
économiques 27, Tout concourt à indiquer que la conscience

. h D b' «Children's social perceptions:


28. R. Dubin and Ehzabeth Ruc u ~~' vol 38 n0 3, september 1965;
29026.n M.
1.
Klein, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1967, p. 133 n 1, a review of research », C,h.tld fevflopme t i an~lysi's of children's sex-role
27. Cf. par exemple M. Matt, « Concept of mother : a study of four. 1. Kohlberg,
concepts «. A cognlt.lveTreD~:;;I~p~ent
and attitudes », ln e of Sex Differences, E. Mac-
and live· year old children », Child Development, 1954, 23, p. 92.104. On a coby ed., Londre~, Javistock,. 1967. E Dubin, loc. cit.
29. Pour les re~erences'yVOlr R. h·tldr~n's discriminations of parents and
pu montrer que lorsque le père accomplit des tâches féminines ou la mère
des tâches masculines, ils apparaissent aux enfants Comme « apportant une 30. W. EmmerIch,« oung C I O 403-419'« Family role
aide» (cf. R. E. Hartley, « Children's concept of male and female raIes »,
Merrî/·Palmer Quaterly, 1960, 6, p. 83.91). child raIes »'. Child Dev~lopll1ent, 19~bitJ Dee~lopment, i961, 32, p. 609.
concepts of chl1dren ages SiX to ten ».
624.
132
133
bapitre 5
logique de la prâtique

Il n'est pas facile de parler de la pratique autrement que


façon négative; et surtout de la pratique dans ce qu'elle
a de plus mécanique en apparence, de plus opposé à la logi-
que de la pensée et du discours. Tous les automatismes de
la pensée par couples sont là pour exclure que la poursuite de
fins conscientes, dans quelque domaine que ce soit, puisse
supposer une dialectique permanente entre la conscience orga-
nisatrice et les automatismes. L'alternative ordinaire du lan-
gage de la conscience et du langage du modèle mécanique
ne s'imposerait sans doute pas aussi largement si elle ne cor-
respondait à une division fondamentale de la vision domi-
nante du monde : pensant différemment selon qu'ils se
pensent eux-mêmes ou qu'ils pensent les autres (c'est-à-dire
les autres classes), ceu);:. .c.mL911t Je1Il9n9pole ,dudiscollrs
sur le l1}2rld~s9çiaL'S9i:lt,,9lo11tiers spirituaHùe's pour etlX 7
·~iiiêi1ië5,"·mat~rigli§t~§ J?9tlr les fllJtrË.s~~li2,~!~.lJ2L.,t?QlJX., ..eJJX:
rnê.1n~s, a:i~*istes pOlIr les alltres, et,tout aussil9giqlletIlËl1!'
fiiia!istes. etîIit~llectl1alistesJ?ol1r .' ell ){-1l1êi1}es, mécanistes pour
les'autrês.'Celà: se voit en éconéimiê où l'onosci11eraentre
I1ilcTIfi:atlon à prêter aux agents économiques, et plutôt à
« l'entrepreneur », la capacité d'apprécier rationnellement
les chances objectives et la tendance à conférer aux mécanis-
mes autoréglés du marché le pouvoir absolu de régler les
préférences t. Quant aux ethnologues, ils auraient été moins
. enclins au langage du modèle mécanique si, sous l'idée
d'échange, ils avaient pensé non seulement potlatch ou kula,
mais aussi leurs propes jeux de sociabilité qui se disent dans
le langage du tact, du doigté, de la délicatesse, de l'adresse
ou du savoir-faire, autant de noms du sens pratique; et si,
abandonnant l'échange de dons ou de paroles, ils avaient
songé à des échanges où les erreurs herméneutiques se paient

1. Le populisme réalise une combinaison plus inattendue, puisqu'il


tend à penser le peuple comme le bourgeois se pense lui-même,

134 135
LE SENS PRATIQUE
LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE

sur-le-champ, comme les échanges de coups, évoqués


G~orges H. Mead 2, où chaque position du corps de uifai.tJa rçl'lllté temporelle cIe Iapratique.elltrgin cIe. Se
saIre enferme des indices qu'il faut saisir à l'état nallss8iDt, tâ·pr~tiSEËseAér()l1IediJ.ns letel1}1',? e~ eUe, a, t?~tes les
devinant dans l'esquisse du coup ou de l'esquive caractèrtStiques corrélatives, comme;; l IrreversIbIlIte" q,,:e
qu'eUe enferme, c'est-à-dire le coup ou la feinte, Revenant aux détruit la synchronisation; ~iJ._.sn:ll.Emr~.. !<:111P2FeII~,çest:;k
.plus mécaniques et aux plus ritualisés en apparence des échan- ~Sol1..rZth111e, ê()!!.. . te111P()~t~llrtout .sor: ()rlentat1()n; est
S9llsiitlJt!Ye âe. son sens : comme dans !e ~as, ~e l~ mU~lque,
ges, c~~me la c?nversa~ion ô~ligée, enchaînement stéréotypé tOute manipulation de cette structure, s aglralt-l~ d un slmpl:
de, stereotypes, ,Ils auraIent decouvert la vigilance incessante
qUI est necessaIre pour faire fonctionner cet engrenage de changement de tempo, a~célé~at~on Su r~le?t1ssem~nt, ,lm
fait subir une destructuratlOn IrreductIble a l effet d un sIm-
ge~tes e~ d~ mots tout montés, l'attention à tous les signes ple changement d'axe de référence" Bref, du fai,t d~ :on imma-
q,UI est mdIspensable; dans l'usage des plaisanteries les plus
nence entière à la durée, la prat1qlle .~partleJleeaYeÇ le
tltueUes, pour s: laIsser porter pa! le jeu sans se laisser temps, nonseulel1}ent paréë-qtl"ë1r~ Se joue dans le temps,
emporter p~r le }eu a:z-de1à du jeu, comme il arrive lorsque
~e c?mbat sImule domme les combattants, l'art de jouer des EmiS.ausSI:pg}ce qu'elle joue stratégIquement du temps et en
eqmvoques, des sous-entendus et des doubles ententes de la particuli~E du temp2: , , .. ,
symbolique corporeUe ou verbale qu'il faut posséder, dans
tous les cas, où la juste distance objective est en question, ;o~îisi~:I}~~:p~~.~~~~lIt ~~~t~~~~~~t~~~~~;~~
pour prodUIre des conduites ambiguës donc révocables au l'a beaucou~ répété ~epu!sMax Web~r, p'~rce 9ue, venant
mo~nd~e in~ice de recul, ou de refus,' et capables d'entre- toujours apres la bataIlle, Il ne peut avo,lt d mcertltude sur ce
tenIr Imcertltude sur des Intentions sans cesse balancées entre qui peut advenir, mais aussi flarce gg'lll:lJe.temps cI.etQta,~ .
l'abandon et la distance, l'empressement et l'indifférence, liser c'est-à-çliredesur111()nter.Jeseffet§,c:ll} . t e111?§: La pra-
- dqu~iffi-tifîque est sidétemiJoralisée qu'elle tend à exclure
~I ,~ffit ~~ rleyef;1it~i!l~sill ~e!..pr_o.pres jeu2C!à sa propre pra-
tIque du l~lL sogaLpour decouvrIr qlle 1:sens du jeu est à même l'idée de ce qu'elle exclut: parce qu'elle n'est possible
la 1Q}~.J~.rhé~!t~.~i~t1 ~à~t7[é?Eieaii Têu et sa négation en
que dans un rapport au temps qui s'oppos~ à, ce~ui de la ~ra­
tant que t eorle, . . tique, elle tend à ignorer le temps et, par ~a, a d:temporal~ser
C'est une seule et même chose de découvrir l'erreur théo- la pratique, ~<il;:lL.q~i.y5gepgflgé,(I~~s .le )eu"prls,pa~IeJ~H,
rique qui consiste à donner la vision théorique de la pratique .s'aiH§J5U}Q!!.~ac:~ qud VOlt, m,alsase Cl.u il pre-VOlt, a ce
pour le rapporot p'ratique à la t:ratique et, plus précisément, qu'il voit à l'avance dans le present dIrectement per.çu, pa~­
a place: au prInCIpe de la pratIque le modèle que l'on doit sant la balle non au point où se trouve son part~nalre malS
COnStrUIre pour en rendre raison et d'apercevoir que cette au point que ce~u!-ci atteindra :-:- a~ant l'adversaIre -, da~s
erreur a pour pr!ncipe l~~l1}i~le.l!tr~Je temps de la science un instant, antICIpant les antIClpatlOns des autres, c es~-~­
~J~. !~œ.ps.~<:Lactl()l1 qUI porte à détruire la pratique en lui dire, comme dans la feinte, qui vise à les déjsuer, des antICI-
ImP?Sant Te temps intemporel de la science, ~.ass~.g1!schème pations d'anticipations, H. décige~. en,fO!!~tlgl1. cIes ;W()P~­
EE~!I9.ge ~lJ. sché111l!..Jhéo!i911e, construit après la bataille, du bilités . obj:cti~:s, . c'est-à-cl1re enfonctlo~ d une .:~?:.e~la!lOl1
sens pratique au modèle théorique, qui peut être lu soit gIobale .etin~t~ntal1§e.a~J'~Dsemblemdeçadver~alres et ,de
comme un projet, un plan ou une méthode, soit comme un T'ensemble aes partenaires saisis dans leur de,vem,r potentIel.
programme mécanique, ordonnance mystérieuse mystérieuse- Et cela, commeol\.dit,.rur:lé?:c:haJ?Zp,~Il ul1,~IlDd ~,Il et d lll1s
ment reconstruite par le savant, c'est laisser échapper tout
-~"""".-~ . if[~~~J~~~I~i~î~-~~;~î~1~~d~~T;1~~~i~~~e~~~tCif~~i
embar'lu{dans l'à-~enir,-présent à l'à-venir, e~ abdiquan,t la
3/' G. H. Mead, L'esprit, le soi et la société, Paris, P. U. P., 1963, p. 37- possibilité de suspendre à chaque moment 1extase qm le
projette dans le probable, il s'identifie à l'à-venir du monde,
136
137
LE SENS PRATIQUE LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE

postulant la continuité du temps. Par là, il exclut la POSSl!J1l1te


. . 1· ndition du déchiffrement
des relatlons qUI est 11 cOI chances d'ignorer les
D f' t qu'il a toutes es :r:
à la fois suprêmement réelle et toute théorique de réduc- adéquat. u .aI . d changement ae nature
tion soudaine au présent, c'est-à-dire au passé, de la rupture conditions SOCIales et l~gIques ,u produits et du même
brusque des adhérences et des adhésions à l'à-venir qui, qu'il fait subir à la pratlçue et. a selogiques qu'il impose li
Comme la mort, jette toutes les anticipations de la pratique coup la n?ture des .tr.ans ~rmatl~~s est 91:J~à.tou!eS )~s
interrompue dans l'absurdité de l'inachevé. L'ut ence,g~ l'informatIOn recueIllIe, l analysd~_··w.:;. 12 . fondre le. pomt
l'on . . ~... r.aison de "oir Jdn~..despropriétés .ess.~gtiel es e la . d'
'.
l t de la ten ance a con.. h
erreurs qUI.:"C()ll ~ï ·····'nt: de vue du spectateur, à cherc er
pr~!BŒ<:,~~g_Ie~~f22:uit.9~ Ja.pa[tic!p?tio~.au, j~ll,~~t
. cIe ll!.. de .~C!~a~teur et e. pOl 'des uestions de spectateur que
p~~.§ence__ê..gJHtuCgl1'elk JmpJique : Il suffit de se mettre par _c:~~~ple des solutlonsice u~eIle n'a pas à se les pos.er,.
nors-jeu, hors-enjeux, comme fait l'observateur, pour faire JaPratique ne pose pas I:a ., q de la pratique ne réSIde
disparaître les urgences, les appels, les menaces, les marches 'auTieudê' se demander SI le propre .
à suivre qui font le monde réel, c'est~à-dire réellement habité. pas dans le fait qu'elle exclut ces questlons.
C'est seulement pour qui se retire du jeu complètement, qui
é istémologique fondamen-
rompt totalement le charme, l'illusio, renonçant à tous les Le paradigme de fedtte efre~r e~versité » de ces écrivai~s
enjeux, c'est-à-dire à tous les paris sur le futur, que la succes- tale peut être trouve ans a I?b t à un « homme prtS
E Lawrence attrt uen
sion temporelle peut apparaître comme pure discontinuité qui, se1on T . . , '1 . t de vue «d'un homme
et que le monde peut se livrer dans l'absurdité d'un présent tout entier par sa ta~?e » E~ IM~:ime Chastaing, qui cite
dépourvu d'à-venir, donc de sens, à la façon des escaliers assis dans un ~auteul ». Ramuz convertit le labeur des
oUvrant sur le vide des surréalistes. Le sens...cillieJLeHJe sens. ce texte, contmue ; « t du paysage . quand le
vements apparen s .
.~1:Y~!lÜ·Q1Lj~lh)e~.sens.4H.~eE.ê.9~)'his~9.i~e
onne .s()n . sel1.s .aUJe.13..
du. j~l1 qui
paysans en m?u , bisse éniblement, ce n'est pour-
ft
cultivateur qUI be~he se ~ ou bêche et il ne voit pas le
tant pas le sol qUI monte . bl monter et ce n'est plus le
-<:'(;5t"' cIrrê qu'on n'a quelque chance de rendre compte sol monter; o.u le sol sem. el' areÙ cinématographique
scientifiquement de la pratique - et en particulier des pro- cultivateur qUI regarde maIS ap;térieusement substitué à
priétés qu'elle doit au fait qu'elle se déroule dans le temps _ de quelque artiste en fva~t~~:~aIT~t loisirs » (M. Chastai?g,
que si l'on sait les effets que produit la pratique scientifique ses yeux ; Ramuz co~ on h ard que le roman OSCIlle
par le seul fait de la totalisation : qu'on pense au schéma op. cif., p. 86). C,e n est pas par îta:ussi la science sociale :
synoptique qui doit précisément son efficacité scientifique entre les deux I?oles, que cobnnla d'un Dieu omniprésent et
d " 1 OInt de vue a sou (d'
à l'effet de synchronisation qu'il produit en permettant, au 'un cote, e I: ,. 1 vérité de ses personnages eno~-
prix d'un travail demandant beaucoup de temps, de voir dans omniscient qUI detIent a. ant leurs silences, etc.) et qUI,
le même instant des faits qui n'existent que dans la succes- çant leurs men~onges, eh'pltqï e objectiviste, interprète,
à la façon d un anlt ro~otoâ~ vue qui se donne comme
sion et de faire apparaître ainsi des relations (et, entre autres explique; de l'autre e pom
choses, des contradictions) autrement imperceptibles. tel d'un spectateur berkeleyen.
Comme on le voit dans le cas des pratiques rituelles, .lit.
cumulati()l1.et ~~. s~riation de relati()ns d'oppositiono119'éql1 i- Le privilège .de la tota
rI:at1~~.
. suppose d'une part la neu-
) des fonctions pratiques
'valence guinésontili maîtrisées ni maîtrisables par Un selll
infprmllt~l1r:~et Jamais en tout cas dans l'instant, et qui ne tralis~tio~ ~ratl'àue (1~ncCasIm~rIt~~t~lier, la mise entre paren-
P;i.iV~hth·être produites que pat référence à des situations - c est-a-dIre, ans. Pd repères temporels _, neu-
thèses des usages pratlques . els lation d'enquête comme
différentes, c'est-à-dire dans des univers de discours différents 1· , , xerce par SOI a re
tra Isatlon qu e .
l
h' tique» supposant a mIse en
.
et avec des fonctions différentes, est ce gui assure à l'a~te situation d'interrogatlon « t eo . et d'autre part la mise
le_.pr.irilèg,ecle la totalisation, c'est"à-dite la capacité de se suspens des investissemendts pratlquds, ces instruments d'êter-
d'onner'et de donner la vue synoptique de la totalité et de en œuvre, qui demande u temps, e
138 139
LE SENS PRATIQUE
LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE
nisation, accumulés au cours d l'h' .
de temps que sont 1'" e IstOtre et acquis au x, ou x suit y), tout ei1 visualisant simplement les
d ,enregIstrement
.' ecnture et toutes 1 ' . OJ)pclsitiotlS fondamentales entre le haut et le bas, la droite et
et d'anal h" es ,autres techlllques
. yse, t eones method h' gauche, permet de contrôler les relations entre les repères
e tc. E n juxtaposant dans 1 ' 1 ,. ' es, sc emas,
la série complète des oPpo:it~~~~ ~:nelté 1;un espace uni9ue les divisions successives, faisant surgir toutes sortes de
en œuvre successivement. d mpore .es qUI sont mIses relations (certaines contraires aux lois de la succession) qui
situations différentes et par es agen~s dl~érents dans des exclues de la pratique du fait que les différentes divi-
pratiquement toutes en;~bl peuvent JamaIS être mobilisées sions au subdivisions que l'observateur peut cumuler ne sont
l'existence n'exigent J'am 1.' e parICIe que les nécessités de pas systématiquement pensées et utilisées comme moments
'
que et 1a decouragent m a sA unel te e appr e' h '
enslOn synoptt-. d'une succession mais entrent, selon le contexte, dans des
calendrier crée de tout eme.par eurs Ërgences, le schéma du oppositions de niveaux très différents (depuis la plus large,
simultanéité, de successi~~ ~~ds une, ~ule de relations (de entre les points culminants de l'été et de l'hiver, jusqu'à la
des repères de niveau différen e syme;ne p~r ex.emple) entre plus étroite, entre deux points de telle· subdivision de l'une
dans la pratique SOnt . t qUI, n~tant JamaIs confrontés ou l'autre de ces périodes).
SOnt logiquemen~ contrPrda.tlq~ement compatibles même s'ils Comme la généalogie qui substitue un espace de relations
A 1' , a lct01res.
oppose de la prati que ' . univoques, homogènes, établies une fois pour toutes, à un
comme le discoursqul· , « ~ene essentiellement linéaire» ensemble spatialement et temporellement discontinu d'Hots
tructlOn,. nous obli "e à ex en. raISon d e«. son mo de d e cons-' de parenté, hiérarchisés et organisés conformément aux
linéaire de signes gdes rapnmer succes,slve~ent, par une série besoins du moment et portés à l'existence pratique par
devrait ,percevoir' simulta~~C:::~tque ~ esprIt perçoit ou qu'il à-coups, ou comme le plan qui remplace l'espace discontinu
les schemas ou diagramm . e.t ans un autre ordre » et lacunaire des parcours pratiques par l'espace homogène
.
tIques, arbres atlas hl' t es. sCIentIfiques , « ta bl eaux synop-' et continu de la géométrie, le calendrier substitue un temps
, ' s onques sortes d bl 'd linéaire, homogène et continu au temps pratiqué, fait d'îlots
entree », permettent comm 1" b Ce ta es a ouble
un parti plus ou moi~s heure: cl sl,r;e ournot, de « tirer de durée incommensurables, dotés de rythmes particuliers,
figurer des rapports et d l : ' e ete,ndu~ en surface pour celui du temps qui presse ou qui piétine, selon ce que
démêler dans l'enchaÎneme~St tnd' systen;atlques difficiles à l'on en fait, c'est-à-dire selon les fonctions que lui confère
le s~héma synoptique permet d'a ISCO;ltS ». A.utrement dit, l'action qui s'y accomplit; en distribuant ces points de repère
et d un seul coup d"l . ~prehender sImultanément que sont les cérémonies ou les travaux sur une ligne continue,
· .
d Isalt œl , uno tntUttu et t t 1 . 1 il en fait des points de division, unis par une relation de
Descartes monoth 't' 0 a stmu, comme
significations qui sont pr~d~~:;:nt ~fn;me dit Husserl 4, des simple succession, créant ainsi de toutes pièces la question
c'est-à-dire non seulement l' e utt ,lseels polythétiquement, des intervalles et des correspondances entre des points métri-
une apres 'a t .
une, coup par coup. En Outre le sch' •. u r.~, mal~ une à quement et non plus topologiquement équivalents.
de représenter les relations' d'o em.a.smusoldai qUI permet
entre les éléments tOut en 1 . p~osltlOn ou d'équivalence Selon la précision aVec laquelle l'événement considéré
calendrier)., selon les lois deej dlstnbu~nt (à la manière d'un doit être localisé, selon la nature de cet événement, selon
suit y ; y suit x et Z suit a s~ccesslOn (y suit x exclut x la qualité sociale de l'agent concerné, la pratique aura
y entrainent z suit x ; et enfin ou recours à des oppositions différentes : ainsi, la « période »
cUte eliali, loin de se définir, comme dans une série parfaite-
ment ordonnée, par rapport au moment qui la précède et à
3, ~. Cournot, Essai sur les tondem d celui qui la suit, et par rapport à eux seulement, peut
caracteres de la critique philosophiqu epts. eI-ia hconnaissance et sur les
4 . E. Husserl, Idées directrices e,. ans, .ae e~te, 1922, p. 364. s'opposer aussi bien à esma'im qu'à el h'usum ou thimgha-
mard, 1950, p. 402.407. pour une phenomenologie, Paris, GalIi. rine ; elle peut aussi s'opposer, comme « eliali de décem-
bre », à « eliali de janvier », ou encore, selon une autre
140
141
LE SENS PRATIQUE
LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE
logique, COmme les« r d '
de furar » et aux « p~tft~s e~u7~Its » aux « petites en cas de deuil) au-delà de latamille étendue (akham) et en
com~ien est artiticiel, voire irréel sl:e ra~h:es »'. On deçà du dan (adhrum ou takharubth) ; ~s.J.litu~LdYlll!g:Ü9EË•.
et alIgne des unités de' ~ , ca en rter qUI assimiles incessante . d'lllütésQl1i se font .etse déf()nt .continûment
turel très inégal Etantn~rau~ dIfferents et de poids aanTJ:TiliEèé.. selo11.1~ t()glqjj'eê:tef·~11iî~5dQll.~~Qi!.g~·Iiis[()11~'è'
les subdivisions' que l' b
nne
que toutes les divisions (ainsi à Aït Hichem, les Aït Isaad regroupent en un seul
cumuler Sont produites °et serv1~e~r ~eut enregistrer plusieurs clans - thakhatubth - diminués) ou des scissions
différentes et séparées dans ut1Isees ans des
relation que chacune d' 11 le tem~s, la question de
(au même lieu, les Aït Mendil, unis à l'origine, se sont divisés
td
niveau supérieur Ou à 1e S entr~t1ent avec l'unité de
ou les subdivisions des }';~ . te raIson, avec les divisions
en deux clans); enfin, le flou qui est consubstantiel aux
notions indigènes dans leur usage pratique (par opposition
ne se pose jamais dans 1 erto ~s » auxquelles elle s'oppose aux artefacts semi-théoriques que la situation d'enquête, ici
distribués selon les loi a IralIque. La .série de moments comme ailleurs, ne peut manquer de susciter), parce qu'il est à
l'observateur guidé in: e. a succeSSIOn que construit la fois la condition et le produit de leur fonctionnement :
calendrier e~t aux 0 O?~CIemqlent par le modèle du plus encore que dans le cas des taxinomies temporelles du
tique suc~essivement ~~osl~~n~ temporell;~ mises en pra- calendrier agraire, l'usage des... m.Q~LillL.9~ê .. ()PP()sjtiCJl1~ql1i
.1
homogène des échelles d' q . espace pohtI9ue continu et ,serventà.classer,c'est:à.c1ire ici, à. produire des groqpes,
politiques pratiques qui 0~In1~m est aux P~lses de position
d'une situation particuliêre ~~Jd~~s effectuees en fonction ~l.~$~~r~".~It~~~~?n . "~!L.pl~~,Pt~.Ç,i.ê~1l!~Q!L9~ Jll·.·J911eti()n
poursl.llvIe~tra\7ers Ii pr()911CtlOn. de classes, nlO1:)1hs~r ou
saires particuliers mob'l' d InterlOcuteurs ou d'adver-
d'ff' drvlser;"'annexerou exclure.
1 erent selon la distance 1" es oppos't'
,lIsent 1 Ions de nIveau
.
(gauche : droite . . gau hPo 1dtlqule entre les interlocuteurs
gauch e : : gauche 'de. la cee a gauche : d ' de la
gauche de la gauche etc rauch roIte
e de la gauche : droite de la
successivement à s;pro'p' endsor.te que l'on peut se trouver
Sans entrer dans une discussion approfondie de la pré-
sentation schématique que Jeanne Favret donne de la termi-
nologie recueillie par Hanoteau (cf. J. Favret; « La segmen-
dans l'espace« absolu » re de 1roIte' et ,à. sa propre gauche tarité au Maghreb », L'homme, VI, 2, 1966, p, 105·111
troisième des lois de la ~ geometrte, contredisant la et J. Favret, « Relations de dépendance et manipulation
SUcceSSIon,
de la violence en Kabylie », L'homme, VIII, 4, 1968,
p. 18·44), îI reste que dans le cas du village d'Aït Hichem
La même analyse s' l' (cf. P. Bourdieu, The Algerîans, Boston, Beacon Press,
~éslil}~ŒLii5Ité;·;~c.·f.·a1?.1·.1?1~ule;.
. ...<...... .....
termil1010.gies servan~ à
allx
es. I no . 1962, p, 14·20) et en beaucoup d'autres lieux, la hiérarchie
es amb!gl1 ïté . . ' ....--;..g.]anCe deslJ)cel.'Ptlldes et des unités sociales fondamentales, celles que désignent les
yell t]]eurs f~~~lo~~s~r~~~lts d'~n.e logique pratique doi. mots de thakharubth et adhrum, est l'înverse de celle que
c~nduit~~.RE2c1uire des artet.act condI~I~n~~J~~.r utilisation propose Jeanne Favret suivant Hanoteau ; cela bien qu'on
enet p·l·········~S.~l!.SSLlm~~l~
men n'est en .7:1'::.... us suspect l ' gllImpeccabl.es
.... ...... puisse trouver quelques cas où comme le veut Hanoteau,
de tant de schémas de 1'0 . q~e a ttgueur ostentatoire thakharubth englobe adhrum, sans doute parce que les
les ethnologues. Ainsi rgamsatIon sociale que dessinent terminologies recueillies en des temps et des lieux déter-
et parfait de la sociét/b~rl/e peut accepter le modèle put minés désignent l'aboutissement d'hîstoîres différentes, mar·
tées que de Hanotea 'Je, comme série d'unités embOÎ. quées par des scissions, des disparitions - sans doute assez
Durkhei~, les ethnol~ ua eanne Favret, en passant par fréquentes - ou des annexions de lignées, Il arrive aussi
que ces deux mots soient employés indifféremment pour
d'ignorer d'abord l'arbitr~ir~d~~t profosé~ .q.u'à condition
fluctuantes et variables selon
dans le continuum des rel t'
t
ut s
l'
es dIvI~lOns, d'ailleurs
eds Ieux, qUI sont opérées
désigner la même division sociale : c'est le cas darts la
région de Sidi Aïch où l'on distingue, en partant des unités
les plus restreintes : (a) el h'ara, la famille indivise (dési-
'f a tons e parenté ( '.,
mam este par exemple le d' d" . COntInUIte que gnée à Aït Hichem du nom de akham, la maison, akham
egra e InsenSIble des obligations n'Aït Alî), (b) akham, la famille étendue, groupant les
142
143
LE SENS PRATIQUE
LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE
gens qui sont désignés du nom d A A

~r?i.sièr:"e ou .qu?trième génération) u_m~~ie o~nc~re §ystèmes2YmbnliquesdQiyçn~'. le:ur cohére,!ce . pratique,


g::~~1~e kus~h~~~ tdrm~ sans doute suggéré par'la c'est-~::.~JiEc:lellrlmité ~t leurs. r~gll~~!ités~lIlaisaussi lel1r
d'u kh " esstnant un coude quand on Hou etleurs irrégularités, voire leurs incohérences, les unes
akh~r=b ~~kh:;:b::aghamurth, le coude, (c) aat.1rUln.
(C: et le§_'llutres egalement nécessaires parce qu'inscrites dans la
logiquecle.Jeur genèse et de leur fonctionnement, au. fait
dont l'origine ) ou aharum, rassemblant des gens
, commune remonte au deI' d l ' qU'lis ':i2Rt.. kproduit de pratiques qui ne peuvent remplir
genération, (d) le s'uff ou 1 . - 1 a e a quatnème
haut» ou « ceux d'en b p us sImp ement « ceux d'en leur~fonctions pratiques qu'en tant qu'elles engagent, à l'état
spatiale, groupant ici lesad:>' (el! le vI11age, unité purement pratiqll~' . des principes qui sont non seulement cohérents
1 '1 f '
q~e s l aut ajouter thaârifth (d
ux Igues. fLes synonym es, aux-
A A
-c'est-à:dire capables d'engendrer des pratiques intrinsè-
mon de perso d e aar , se connaltre) réu- queme~.t5oIi~x~m~s en m~me telIlPs que cOll1patiblesa\l~çJ~~§
ou de adhrumnf:il1e e c(~tnaissances, équivalent de akham éonditions objectives - mais aussi pratiques, au sens de
pas employés stricte~~~t :uttakhdufth), pourraient n'être commodes, c'est"à"dire aisément maîtrisés et maniables parce
l'accent sur l'intégration et la asafr..' . es l!ns mettant plutôt qu'61:?elssgm.àJlne .logique pauvre et économique.
adhrum) et les autres sur l' co .e~lOn tnterne (akham ou L'appréhension successive de pratiques qui ne s'accomplis-
(taghamurth aharum) Le s' °fPfposI~lOn aux lautres groupes
, . u qUI est emp' , sent que dans la succession est ce qui fait passer inaperçue
quer une unité « arbitraire » . oye pour eva-
la « confusion des sphères », comme disent les logiciens, qui
par, OPposition aux autres te~;:~e d~h~nce cOdver:tio~l1~elle
dotes d'une appellation commu eSI~?ant es Ir:dI~lldus résulte de l'application, hautement économique, mais néces"
SOuvent d'adhrum avec lequel il n~. (~It.)A'..se ?Isttngue sairement approximative, des mêmes schèmes à des univers
en d'autres lieux. COtnCI e a It HIchem et logiques différents. Nul ne se soucie d'enregistrer et de
confronter systématiquement les produits successifs de l'appli-
Il faut reconnaître à l a ' . cation des schèmes générateurs : ces unités discrètes et auto-
cell.e de la logique pour Pé:~~~~uedun; !ogIque qui n'est pas suffisantes doivent leur transparence immédiate' non seule-
logIque qu'elle n'en peut d e UI demander plus de ment aux schèmes qui s'y réalisent mais aussi à la situation
soit à lui extorquer des incoh~~:r et de. se, co~~amner ainsi appréhendée selon ces mêmes schèmes dans un rapport pra-
cohérence forcée. L'anal d n~es: SOIt a lUI Imposer une tique. tt~~c()!l0mie de logique qui veut que l'Qn.nell1g1Jgise~
e.'troitem. d r··~·~~··d·~Œ~~ .. ~s dlfferents aspects d'a.i.lleurs p.~.J~luLcleJQgique qq'iI n'en faut pour les bes2iIlsdeJg
'- Ënt Inter epen ants d e ' '
.4~~.!Morisll#on(snchJ:o . ' . c~ q~on peut app~ler l'effet eratiq.t!~Jait que l'univers de discours par rapport auqqeLest
.lli.~on·artifidêU~.·.
......> .......,
n-e'u'·t···r~.PI~sat~on 'dforc~e d~ successif et tota-
a ISatIOn es IOnctIOns b . . çonstituée telle ou telle classe. (d2.12S1lPt1mmplé.mentaite)
d~tème des produits ".1'- .' • et su stItutlon peut x~ili(Ill1plicite parce qu'il est implicitement défi.lJi ,eIl
tion, eiCTfiita 'a A. ~u sys;em~ aes P~Inclpesdëj)fbduc_ chaque cas dans et par le rapport pratique à la situation.
~.·.~"·1-.' '-.. p.p ralt re , en negatlf
~d.iL OgIgue de la prati . " certaInes de s .proprIetes
.) ) Etatl'[ë!'QI1t1é qu'il y at~ès peu de chances que deqx appli-
l'appréhension thé()J:iqlle~e qu~ e~happent par définition à êW91J.s~~LQntradictoires des mêmes. schèmes. se trouvent
ble sens du terme _ n~ ~~tte ogzqz:e pratique - au dou- c:onfrgptées dans ce qu'il fautappeler un univers de pratique
les perceptions et les actio!
s orgamser toutes les pensées, (plut§j:gll'lln qnivers d~ discQurs), la même chose peut,dgp§.
générateurs étroitement liés e~u moyen de quel9ues principes cr~univ~rsçlepratique.différent§J avoir pour complémen-
pratiquement intégré tre eux et constItuant un tout ÙlÏr~.. êlê"s éhoses différentes et elle peut donc, selon l'univers,
qui reI:0se sur le pridci~~ed!i;~~on~~ietd~tl0 s?n économie, recevoir .' des . propriétés différen tes, voire. opposées 5. C'est
le saCrIfice de la rigueur au rofi d l ' g~q.u~, suppose âïrlsf,ûii-Pii vu, qûe la maison qui est globalement définie
généralité et parce qu'elle tr p i
t e SImplICIte et de la
conditions du bon usage d luve ld a~s. a «'p0lythétie » les
e a po ysemle. C est dire que les, 5. La logique de la pratique doit nombre de ses propriétés au fait que
ce que la logique appelle univers de discours y reste à l'état pratique.
144
145
LE SENS PRATIQUE LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE

âo~mh féminine,. humide, etc., lorsqu'elle est appréhendée l d'opposition; en d'atltres termes, elle exclut la
.u. e ors, du pomt de vue masculin, c'est-à-dire par 01'1'0-; socratique du rapport sous lequel le référent est
S1tIO? a~ ~~nde extér~eur, peut se trouver divisée en une < appr(~h~~nClé (forme, couleur, fonction, etc.), se dispensant par
partIe femmme-mascuhne et une partie féminine-féminine définir en chaque cas le critère de sélection de l'aspect
lors9 ue , cessant d'être saisie par référence à un univers de retenu et, a fortiori, de s'obliger à s'en tenir continûment
pr~t1ques coextensif à l'univers, elle est traitée comme un à ce critère. Du fait que le principe selon lequel s'opposent
un~vers aut~n?me (de pratique autant que de discours), ce les termes mis en relation (par exemple, le soleil et la lune)
'lu elle es~ d a1l1eurs pour les femmes, surtout en hiver 6. n'est pas défini et se réduit le plus souvent à une simple
1?ê.l,l)l1vers de sens correspondant à différents univers de contrariété, l'analogie (qui, lorsqu'elle ne s'opère pas sim-
p'rat15I::e sO~L.~_l~ f2;isi~r1!l~s~ ..§l1L eUJ(:trlêmes - donc à plement à l'état pratique, est toujours exprimée de manière
T.~êIU contro~e ~oglque par systématisation ~ .e.L2bieç: elliptique : « la femme, c'est la lune ») établit un rapport
tzve~e~t.ac:.sgE1~§. ~ .tol1.s. }es autr~~ etl . tant que prodllits d'homologie entre des rapports d'opposition (homme :
ill2l1e~~tlf.. Sl§!Ë.1!l.i!#9H7Ë~.}!Jtl~~~~EËE:~AË p~incipes généra.- femme : : soleil : lune), eux-mêmes indéterminés et sur-
~~~SP~<;lI~g~Ë1!lËnt . ltltegr.es.9ul f2nst1211p.ep tCIa.l1 s .1Ës<:1Ia.rnPs déterminés (chaud : froid : : masculin : féminin : : jour :
~es,'pll1s c11~rents. de la pr.a!lque. Dans la logique de l'à-peu- nuit: : etc.), mettant en jeu des schèmes générateurs diffé-
pres e~ du. flou qUI accepte immédiatement comme équivalents rents de ceux qui permettent d'engendrer telle ou telle des
les ~dJect1fs « pla~ », « terne » et « fade », mots favoris autres homologies où l'un ou l'autre des termes concernés
du Jugement. esthete ou professoral, ou, dans la tradition pourrait venir à entrer (homme: femme: : est: ouest oU
kabyle, ,« pleIn, >~, « fermé », « dedans » et « dessous », soleil : lune : : sec : humide). C'est dire que l'abstraction
l~s schemes ~e?erateurs sont pratiquement substituables; incertaine est aussi une fausse abstraction qui procède à des
c est, po~rquol Ils. ne peuvent engendrer que des produits mises en relation fondées sur ce que Jean Nicod appelle
sys.tematlq~es, malS d'une cohérence approximative et floue la ressemblance globale 7. Ne se limitant jamais expres-
qUI ne r~slste pas à l'épreuve de la critique logique. La sément et systématiquement à l'un des aspects des termes
..Jrm.Jl~tqe}4lQl1 ... kQlô.'!! po~r par.1er comme les Stoïcie~;'­ qu'il relie, ce mode d'appréhension prend chaque fois chacun
1 affitl!t~~sle!2.u.sJË~s 2bJetS.<:i un llnIvËrs. oÙ le sens est partout d'eux comme un seul bloc, tirant tout le parti possible du
ËLp.artou! suraQQ.114l:l;ill1.. a po~. fondem~n CQ1,LEgur .sontre- fait que deux « réalités » ne se ressemblent jamais par tous
parITêJ'IndététmmatlOn et la surdétetluination...·de- chacun les aspects mais se ressemblent toujours, au moins indirecte-
.cTe~IEel1tLËtslËçha.çl,ll1e5:1,es.rela.üO'ris quT1es unissèt'1t : lâ ment (c'est-à-dire par la médiation de quelque terme
§~9YËDe'pellt être Pa.t.fgutqlle parce qu'elle n'estrllinep·art~.. i)I commun), par quelque aspect. Ainsi s'explique d'abord que,
~~
parmi les différents aspects des symboles à la fois indéter-
.La pratique r~tuelle opère une abstraction incertaine qui minés et surdéterminés qu'elle manipule, la pratique rituelle
faIt ;ntre: le meme symbole dans des relations différentes n'oppose jamais clairement des aspects qui symbolisent quel-
en 1apprehendant sous des aspects différents ou qui fait que chose et des aspects qui ne symbolisent rien et dont elle
entrer des aspects différents du même référent dans le même ferait abstraction (comme, dans le cas des lettres de l'alpha-
bet, la couleur des traits ou leur dimension): si par exemple
l'un des trois aspects différents par lesquels une « réalité »
6. On voit en pa~sant q~e les points de vue adoptés sur la maison s'op. comme le fiel peut être mise en relation avec d'autres « réali-
poseni ,selon la logIque ~eme (masculin/féminin) qu'ils lui appliquent :
un te red0.u?I~ment, 9U1 trouve son fondement dans la correspondance tés » (elles-mêmes également « équivoques »), soit l'amer-
e!1 tre !es dl~lslOns. sociales et. les divisions logiques, et le renforcement
circulaire qUI en resulte, COntrIbuent sans doute beaucoup à enfermer les
agents dans un monde clos et fini et dans une expérience doxique de ce 7. J. Nicod, La géométrie dans le monde sensible, Préface de B. Russel,
monde.
Paris, P. U. F., 1961, p. 43-44.
146
147
LE SENS PRATIQUE LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE

tum (il a po~r équivalents. le laurier-rose, l'absinthe ou


d
g~)U ron ~t s Oppose au mIel), la verdeur (il s'associe
dans sa forme la plus réussie, redouble par la nécessité
d'une connexion linguistique la nécessité d'une connexion
leza~d,et a !a,couleur verte) et l'hostilité (inhérente aux deux mythique 9. Ainsi le schème ~uvrir-fer~er ~rouve u.ne
9uahtes precedentes), vient nécessairement au premier plan expression partielle dans la racme FTH qUI peut dire
Il ne ~esse pas d'être attaché, comme la tonique aux autre; indifféremment et aussi bien au sens propre qu'au sens
sons d un accord, aux autres aspects qui restent sous-entendus figuré, ouvrir, ~'agissant d'une porte ou d'un chemin (dans
les usages rituels et extraordinaires), du cœur (ouvrir son
et par ~es,quels il pou~ra être opposé à d'autres aspects d'un cœur), d'un discours (par exemple, par une formule rituelle),
autre referent qans d autres mises en rapport. Sans vouloir d'une séance d'assemblée, d'une action ou de la journée,
pous~er trop lOIn la métaphore musicale, on peut toutefois etc., ou être ouvert, s'agissant de la « porte » entendue
sugger~r que nombre d'enchaînements rituels peuvent être comme le début d'une série quelconque, du cœur (c'est-à-dire
compns comme des modulations: particulièrement fréquentes de l'appétit) ou d'un bourgeon, du del ou d'un nœud, ou
pa~ce. que l; .souci de mettre toutes les chances de son côté, encore s'ouvrir, s'agissant d'un bourgeon, d'un visage, d'une
p~InCIpe specIfique de l'action ritueIIe, porte à la logique du pousse, d'un œuf, donc, plus largement, inaugur:r, bénir,
developpemflnt, ~vec ses variations sur fond de redondance, rendre facile, placer sous de bons augures (<< que DieU ouvre
ces mo?ulatIOns Jouent des propriétés harmoniques des sym- les portes »), ensemble de sens qui recouvre à peu près
?ol~s rItuels, soit qu'on redouble un des thèmes par un strict l'ensemble des significations attachées au printemps. Mais,
eq:l1val~nt sous tous les rapports (le fiel appelant l'absinthe, plus large et plus vague que la racine linguistique, la racine
mythique prête à des jeux plus riches et plus divers et le
qUI UnIt comme lui .l'~mertun:e ~t la verdeur), soit qu'on schème ouvrir-s'ouvrir-être ouvert permettra d'établir entre
n:o~ule e~ des tonahtes plus elOlgnées en jouant des asso- tout un ensemble de verbes et de noms des liens d'asso-
CIatIOns d une des harmoniques secondaires (lézard ~ cra- ciation irréductibles aux relations de simple affinité morpho-
paud 8).
logique. Elle pourra ainsi évoquer les racines FSU, délier,
dénouer, résoudre, s'ouvrir, apparaître (s'agissant de jeunes
L'association par assonance qui peut conduire à des pousses, d'où le nom de thafsuth donné au printemps) ;
rapprochements sans signification mythico-rituelle (Aman FRKh, éclore, donner naissance (d'où asafrurakh, l'éclosion,
d ,ta';1an, l'eat;! c'est la confiance) ou au contraire surdéter- ou lafrakh les rejetons d'arbres qui poussent au printemps
mmes symb~hquement (azka d azqa, demain c'est le tom- et plus largement la progéniture, les suites de toute affaire),
beau) constItue une autre technique de modulation. La proliférer, se multiplier; FRY, se former, être formé (en
concurrence de la relation selon l'assonance et de la relation parlant des figues), commencer à croître (en parlant du blé
selon le .sens constitue une alternative, un carrefour entre ou du bébé), se multiplier (en parlant de la nichée des
deux VOles c~:m~urre~tielles qui pourront être empruntées oiseaux: ifruri el âach, le nid est plein d'oisillons), écosser,
sans contra.dl~t10nS a des moments différents, dans des être écossé (en parlant des fèves ou de petits pois) et, par
cont~xtes differents. La pratique rituelle tire tout le parti suite, entrer dans la période où les fèves peuvent être
pOSSIble de ~a polysémie des actions fondamentales, « raci- cueillies fraîches (Zah'lal usafl'uri); elle évoquera encore la
nes .» mythIques que les racines linguistiques recouvrent racine FLQ, casser, faire éclater et éclater, fendre, déflorer
part1el~emen~ : ~u~ique imparfaite, la correspondance entre et se fendre comme l'œuf ou la grenade que l'on brise lors
les racmes hngu~st1ques et les racines mythiques est assez des labours ou du mariage. Il suffirait de se laisser porter
forte pour fourmr un de ses supports les plus puissants au par la logique des associations pour reconstruire tout le
sens .anal~glque, à tr~v~rs les associations verbales, parfois
sanctlOnnees et explOltees par le dicton ou la maxime qui,
9. On peut, pour se faire une idée du fonctionnement de ces montag~s
verbaux, penser au rôle dévolu, dans les jugements de l'exis!enc~ ?rd~­
8. q. pou~ des observa~ion.s analogues, M. Granet, La civilisation chinoise naire, aux couples d'adjectifs, qui donnent un corps aux verdIcts InJustI-
op. Clt., passIm et en partIculier p. 332. '
fiables du goût.
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LE SENS PRATIQUE
LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE
réseau des synonymes et des antonym
synonymes et des antonymes d'antonyes, des synonymes 1 l'idée de « résurrection » ou
pourrait donc entrer dans une infin mes. Le même exe de « g~nfle-
nombre des manières d'entrer en rappité de rapports si men t ») mp e,
pou r ren dr~__com te des iden
"~,.œ.. ........ "tifi cationsprll:t2:~~e§
'0 èrentlë"s··âêfes. rit els s~J:ltt()l "'f'., ,. r .. '. rs a la,
pas lui n'était limité à quelques opp ort avec ce qui .lE. ;E...~~...·; ;··· · .. r l1ils rass 1t. a3J tetr ang e . ; .•..
liées par des relations d'équivalence ositions fondamentales ora tlqu equ lJg ll ore emblements des effectuatlOnS
~êIfés'd'un mêmepa e. ...•..
schème e..utl!L,
. ...
précision (c'est-à-dire d'imprécision) pra tiqu e: au degré de de rapports
différents principes que la pratique où ils sont définis, les fels ue hau t et bas ou sec et hum §~2fSl1P~)101l .. _... ., '"
ide ou meme ~e conc~pts,
--'-<3
mal,a~···
s e-h··.· .-.... -'~'-'.".'''.''r
ou simultanément dans la mise en engage successivement c ose s sens z b.''l~s ,. c.o.n.sidé rées abso··1···;
. ..... .. . ·..········· lum~1ZtlIlllsqll~d.!lPL.
dans la sélection des aspects rete relation des objets et lë'û!ipropri~t~s l~s P1l1S . typiqut' lJ1erg..r~ a.tl()l1ne.es.el1.a pn a-
équivalents, en sorte que cette taxi
nus sont pratiquement X •.~
nom rence,
mêmes « réalités » de plusieurs poin ie peut classer les
classer jamais de manîère totalement ts de vue sans les
différente. Pour convam. c~e que l,es_diffé renteS sigp ifiS ati(ll1§....PlQ::..
_'_ ,"-'- -'''t' àl'é tat, Pri: ltiq lle
..Jl!~es~Ra.~ .. ··1..···;·. ···.· .. ec··. autant de Jlten,";..
d . le mem e scl:! t'lJ1e.!1·.eXI
Mais le langage de la ressemblance 'ans la situa tIOnS part . ' '1"
re atlon av .'
e g: __.. ... '. ··· g:.qlerËs,
9l!~ ·T~' l fa on'.. d'un ... ..... ..;
tion incertaine est encore trop inte globale et de l'abstrac- il suffit de rassemb er, a ~. ç ntre dlCtlOnnalre, que ques
.', l
llectualiste pou r exprimer · ' d l'arr ière et l'av ant.
une logique qui s'effectue directem
ent dans la gymnastique apI'11~~tlOnS le rl'opposltlon e ie
corporelle, sans passer par l'ap L'arnere est e leu ou'l'o n envo ce dont on veut se
préhension expresse des débarrasser; par exemp~e, dd s te l ' du métier à tisser, on
dit: « que les anges sOlent eva ît r~~i et le diable derrière
« asp ects » retenus ou écartés, des
« pro fils » ressemblants ou
dissemblables. En suscitant une iden vais œil on frotte
tité de réaction dans une moi »; dans tel autre, contre
diversité de situations, en imprim
ant au corps la même pos- l'enfant derrière l'oreille pour ~u.~,tlmau . 1 'ma l« der-
ture dans des contextes différen ~envole ,e, un niveau
ts, rière son orei lle» (f,eieter ~er=lere,
peuvent pro duir e l'équivalent d'un les schèmes pratiques c ~<st:~~~~ derrière son
don t il est impossible de rendre
acte de généralisation plu?llsuperficiel, nélgslg~[~pi~~~~~r ne
raison sans recourir au orel e » - ou, p U pas faire face, ne pas
con cep t; cela bien que la général ff ) C'est de derrière ou' par-dertl'ère ient le
qui s'engendre dans le fait d'ag ir
ité agie et non représentée ~a~::~r ~ort : la femme qui va vendre au que, v
semblablement dans des .marche un Jrd~
duit de son industrie, couverture, fil
circonstances semblables, mais sans
« penser la ressemblance ded~~~nepa:tc';e~arder
indépendamment du semblable », son élevage, poules, œufs, ~t~.,
comme dit Piaget, fasse ne aise ven te'
derrière elle sous peine ~e reahper
l'économie de toutes les opérations
qu'exige la construction selon une légende rapportee par, ' Gï: nd~ ~;n et le tour~
d'un concept. C'e st en fonction de
« ce don t il s'agit », prin- billon attaque par derrière celu~ qUI. a . -f "la ibla
cipe de pertinence implicite et prat prl~ll ace a Cf, ~
« sélectionne » certains objets ou
ique, que le sens pratique O n compren dqu e l'arrière solt par al eurs assocle a
d d
f:, .
certains actes et, par là, dedans, au féminin (la porte e eva d l' tes t masCU-
certains de leurs aspects et, en rete e, e)
nan t ceux don t il a quelque Il'ne , la porte de derrière, de l'ouest, emm,me, 'à l'int imité
chose à faire ou ceux qui déterminen .' r là a ce qUI. su l't , ce'
la situation considérée, ou en trai
des objets ou des situations diff
t ce qu'i l y a à faire dans
tant comme équivalents
au caché, au secret; malS aus
d,
qui traîne sur la terre, source le f:rtili~é abru& la traîne,
l orte bonheur le bon heu r: a man. , ' i en~re dans la
~o~vell~ maison' mu~tipldie les gfestds ti~oê~:n
érents, distingue des pro- ee qu .
priétés qui son t pertinentes et d'au
De même qu'o n a peine à appréhe
tres qui ne le son t pas. derrière elle des frUIts, es œu s, ~i~n~fic~~I~~~
façon des dictionnaires, les différen
nder simultanément, à la définissent par opposition à toutu .
es celles qUI sont
, assO-
ts sens d'un mot qu'o n s~, 'l'av ant aller de l'av ant,
peu t .facilement mobiliser dans Clees a , '1 1 faire .face (qabel), aller vers
particuliers pro duit s dans des
la succession des énoncés l'avenir, vers l'est , vers a uml.,ere,
situations singulières, de
même les Le logîcisme inhé rent aU poi nt de
à ignorer que la construction savante vue objecti.v~st1 incli?-e
l'analyste est contraint d'employ
er
150 ne peu t saIsIr es prm-

151
LE SENS PRATIQUE LA LOGIQUE DE LA PRATIQ
UE

~~~~ ~~~afe~n~;;;~~t~~lï~;:~~el:se- d~taf~17d'Z'~1~~" ~t~~~ prat


cipes de la logique pratique qu'en leur
connais
gement de nat ure : l'explicitation réfl faisant subir un chan-
succession pratique en succession
échissante convertit une
représentée, une action ou de la curiosité anecdotique, par iqu~
lant, tOUjours parf nO~r
orientée par rapport à un espace d ersonnes ou de lieux, et 19noran
objectivement constitué
comme structure d'exigences (les cho
ses « à faire ») en opéra- ~~:bkr l:s ~emps morts, le~ généralités, vag t, sau po.
tion réversible, effectuée dans un , d hoc qui sont de m1se avec les etrange ues et les exph-
gène. Cette transformation inévitab
espace continu et homo- catlons a
s ers,sou ce la~gage,
le est inscrite dans le fait qu e l'on n'ad resse pas au prem' ier ven u, pas ' b s sl1ence
que les. agents ne peuvent maîtrise tout ce qUl'vad l
r adéquatlement le tJ10dus '
sans 1re parce que cela va de sOl ; sem able
Q.Pe(~~C9uf1eurpermet d '~ng au discours de « l'historien orig d H' l ' ivan
çorrectet\1énffor éès qu' en le fàis
endrer des. pratiques rituelles
d s l'esprit de l'événement »,ina l» e 1 ege 9Ul ,« v, det
ant fonctionner pratique- assume es presuppose~
tne1lf}.}Q.§nl1~ÜQp.11l
, êtp ar référence à des fonction c: : dont il raconte l'histoire, il don
(Celui qui possède une maîtrise prat s pratiques, ne dl,esbchancej de f~~~~~~
ique, un art, quel qu'il . 0 obscurité même et par a senc e es
vnr , ,radr s n
(soit, est capable de mettre en clartes es propos demi-habiles à l'usage des profanes, 1a
i l'acte, cette disposition qui ne luiœuv app
re, dans le passage à
vérité de la pratique comme cécité , . , 10
\la relation avec une situation (il saur araît qu'en acte, dans A 1'0 osé de la logique, travail àdesa propre, ven te., t'
:que la situation le demandera, la
a refaire, autant de fois
FP la
'1 d la pensée la pratique pen see cons1~ta~ ha
exclut tout mter~t
comme la seule chose à faire) ; il n'es
feinte qui s'impose à lui
f~~~~l. eL~a;:t~l1re réHexif s~r l'a,ctiQn elle-mê
t
,apercevoir et porter à l'ordre du disc pas mieux placé pour . J~~f'Tà-dire presque touJours ffij:, Ihrsq~:~
, en cas • ec~c . •. . . .
IJment sa pratique que l'observateu
ours ce qui règle réelle-
;';t~~~i~~::),reste subordonné, àla p,oursu,i
r
ide pouvoir appréhender l'action du qui a sur lui l'avantage te durest11~~
'ë~eçherçlJe.(q~i ~e .sedPlerçoldpas necjss
•et surtout de pouvoir totaliser les
dehors, comme un objet,
réal telle) de la maxIm1satlOn u ren ernle if~ ~~P.d~~~sé,
l'habitus (sans avoir nécessairement isations successives de ltîIssin'a.~t-il den de commun n,~ . e. d' l'u er
la maîtrise pratique qui lu: ten tlO nexp .1q ..·..
est au principe de ces réalisations côm~nt lerËsultat a été atteint,avec
'--""-~-~dl'e ( our comprendre) et ml o~ns endcorle de \~Cque:
h
l de~~tte11laî:~i~e), Et tout porte à croietre laquethéo rie adéquate
la og~q ue.
êlii t sur sap tàti que , se plaçant ains , dès qu'il réflé- ad ,cfio~Plraenlogiqu~ logique, On voit e a pra ,
i
théorique, l'agent perd toute chance dans une posture quasi e a l l'antlnom1e prat1que que
~~e~ci~~~~e de~~è::rx~~~~~ti;~~~li~~:uq&:1~ccedPtalnt l ta~i~~
' d'une rupture
sa pratique et surtout la vérité du d'exprimer la vérité de
rapport pradque à la
pratique : l'interrogation savante ment l es pre'pp
propre pratique un point de, vue
l'incline à prendre sur sa su ose 's les plus fondamentaux e a og q
qui n'est plus celui de
l'action sans être celui de la scie
nce, l'incitant à engager
dans les explications qu'il propose de 10 Le fait que le sens prati,que (sauf entrainem
sa pratique une théorie ne p~ut t'on condamne ent spécial)
de la pratique qui vient au-devant "
fonctIOnn er a" d d hors de toute à l'irréalité
du légalisme juridique, VI e, en e ,
toutes les enquêtes p~r questl0pn ' sItua 1 ,
' enre istrent comme des pro dUlts '
éthique ou grammatical auquel incl
ine la situation d'obser- authentiques de l'h~bltus les repoalre qUI itée ; par les stimuli abstraits de
vateur, l2!L.~~l1JJait qu'i l est interrog la situation d'enquete, arrfac~s
nses bUS\oire qui sont aux réact
ions en
raison et la. raison d'être. de .sa. prat é .et s'interroge sur la situation réelle ce que es ritesdef IlkJ~~tsés accomplis à l'intention des
ique, il ne peut trans- touristes ('?~ des, ethnologul~)' sont0 rit~s imposés par les impé
@§§§~ijfièJ;à~ sa\Toir·9u.~ fe.. d;~ne situation dramatique, Celaratifs
propre de la pratique est d'un e tradlt~on Vivante ou urge ne
gg'ell~~.:Jfçll1}:fettfqu~strôn: se voit jamais aussi bien que dansnce 1 s en uêtes Qui demandant aux
ses tout~ s
vérité première de T'expér1ence prempropos ne livrent cette d f'
enquetes e se aIre , leu rs prop
A' 1e
" res ' SOCIO ogu
es qpour dire' à quel le classe
au travers des silences et des ellip ière que par omission,
" 1 n eux des classes SOCla , les t
Ils estIment appar te nlr , ou
" s Il eXistde se n0 défaut dans une e
et

ses de l'évidence, Ceci combien, n'on t pas d~ peme ~ pre!lf
i~n:s
'
situation
dans le meilleur des cas, c'est-à-dire devant une interrogatIOn auSSI i le se~s de la place
même de ses questions, le questio lorsque, par la qualité adrtl c SI'tue'r et de situer les autre
dans J'espace social , "qui permetd" e se s
nneur autorise l'informa- quement, dans les Situations or maIr de l'exI.stenc -
e,
es
152
153
LE SENS PRATIQUE

pratique, ne peut les ob'ecti Il LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE


elle-même et pour elle-m} ver, e e veut comprendre
réformer, la logique d 1 eme,. et non. pour l'améliorer ou de faciliter 13. Par opposition à la métaphore et à l'ana-
agir. e a pratIque qUI ne comprend que explicites, la représentation mimétique établit entre
L'idée de logique pratique 10 . . phénomènes aussi différents que le gonflement des grains
consciente ni contrôle l . ' glque en SOI, sans réflexion la marmite, le gonflement du ventre de la femme
les termes qui défie 1 logl,que, lest. une contradiction dans enceinte et la pousse du blé dans la terre, une relation qui
doxale est' celle de toat Oglqu~ oglque. Cette logique para- n'implique aucune explicitation des propriétés des termes
. h u e pratIque ou mieu d mis en relation ou des principes de leur mise en relation.
prattque: appée par ce d t '1 }.' x, e tout sens
au présent et aux f . on t s. agtt, totalement présente Les opérations les plus caractéristiques de sa « logique »
onctIons pratIques qu' Il d' - inverser, transférer, unifier, séparer, etc. - y prennent
SOus 1a forme de potentialités ob" e e recouvre
l~ retour sur soi (c'est-à-dire sur rctlve~, l~ pratIque exc~ut la forme de mouvements corporels, tourner à droite ou à
clpes qui la commandent et le e P~b~f.)" 19no~ant les prIn- gauche, mettre sens dessus dessous, entrer ou sortir, nouer ou
et qu'elle ne peut découvrir ,s POSSI l,ltes qu elle enferme couper, etc. Cette logique qui, comme toute logique pratique,
l~s déployant dans le temp ~u;r les agISSant, c'est-à-dire en ne peut être saisie qu'en acte, c'est-à·dire dans le mouvement
tIques qui, autant ue les rf' est sans ~oute peu de pra- temporel qui, en la détotalisant, la dissimule, pose à l'analyste
combien il est fauxqd'enfer~:;'dem~ent faItes pour rappeler un problème difficile, qui n'a de solution que dans une théorie
qui est faite pour se asser d ans es concepts ~.me logique
des relations et des t, .u lon,cept; de traIter comme
pratiques et des mouve~:~:lOds oglque des manipulations
de la logique théorique et de la logique pratique. Les pro-
fessionnels du logos veulent que la pratique exprime quelque

ou d'homologies (comme ~n ~s~orPbli ,e sarler d'?nalogiesd chose qui puisse s'exprimer par un discours, de préférence
logique, et ils ont peine à penser que l'on puisse arracher une
comprendre et faire com rendre ? l?e, e, l~ faire pour pratique à l'absurdité, lui restituer sa logique autrement qu'en
de transferts pratiques de ~ h' ) ,la ou Il s agIt seulement lui faisant dire ce qui va sans dire, en projetant sûr elle une
raux 12. En tant que rati ~eemes mcorp.orés e~ q~asi postu- pensée explicite qui en est exclue par définition: on imagine
faire êtr~ Ce qu'elle faft ouqdit ")erf?rmaftve qUt s efforce de tous les effets philosophiques ou poétiques qu'un esprit accou-
d'un cas, qu'une mimesis pratiqu: rd~ p~~st, en effet, eln plus tumé par toute une tradition scolaire à cultiver les « corres-
cessus nature qu'il pondances » swédenborgiennes ne manquerait pas de tirer
du fait que la pratique rituelle traite comme équivalents
l'adolescence et le printemps avec leurs avancées vers la
maturité suivies de brusques régressions, ou qu'elle oppose les
11 , ~>~~!..stt§_RcJÇ~~qlJ\uLhabitlJs ne ~.~--I •• ' • • ,.
interventions masculines et féminines dans la production et
pa.s 1a sltuatlpn. dans laquelle·irp--·-';"""J,4,.\,".j,l.IJs~.Jami'lls ulne rencontre
sait par ;xemple- qîië1ês·s1lliâtionsOt[~a.It.a~uahser§es potentialités.: on la reproduction comme le discontinu et le continu 14,
certainS 1occasion de révéler des pot /i~s, ~s temps de crise donnent à
autres., C'e~t sur cette interdépend~~c~ I~es II~hob~ues d'eux·mêmes et des 13. Georges Duby qui, rompant avec le « mentalisme » de la plupart
que. s appUient les metteurs en sc' de. ,a Itus et de la situation des descriptions de la religion, indique que la religion des chevaliers « se
r~latlOn un habitus (choisi intuitiveene e Cinema lorsqu'ils mettent en résolvait tout entière en des rites, des gestes, des formules» (G. Duby, Le
Cl un style particulier de ~ots de ment, en tant que principe générateur temps des cathédrales, L'art et la société de .980 à 1420, Paris, Gallimard,
lent amé~agée de manière à 'le d ?jstes etc.) ,et un~ s,ituation artificielle.
a production de pratiques (qui ;~ encher~ creant ainSI les conditions de
1976, p. 18) insiste sur le caractère pratique et corporel des pratiques
conformes à leurs attentes uvent etre complètement improvisées) rituelles : « Lorsqu'un guerrier prêtait serment, ce qui comptait à ses yeux
d'abord, ce n'était pas l'engagement de SOn âme, mais une posture corpo·
12. C~s schèmes ne peu~ent être " relle, le contact que sa main, posée sur la croix, sur le livre de l'Ecriture
des ,actions rituelles qu'ils engendr~~~'~ 't~: dans, la co~érence objective ou sur un sac de reliques, prenait avec le sacré. Lorsqu'il s'avançait pour
apprehe?der, presque directement da ns i d' n qu on pUisse parfois les devenir l'homme d'un seigneur, c'était une attitude encore, une position
« associe )J, sans raison apparente d e Is~ours, lorsqu'un informateur des mains, une suite de mots rituellement enchaînes et dont le seul fait de
commun qu'un schème. ' eux pratiques rituelles qui n'ont en
les proférer nouait le contrat » (op. cit., p. 62·63).
14. La limite de ce qui constitue l'inclination inhérente à la fonction
154 d'interprète est représentée par les spéculations des théologiens qui, tou-

155
LE SENS PRATIQUE
LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE
Sans doute ne peut-on rendre raison de la cohérence
que des pratiques et des œuvres qu'à condition de COJnstruitl du logos mythique à la praxis rituelle, qui ~et ~n .scène,
des modèles générateurs qui reproduisent dans leur forme d'actions réellement effectuees, c est-a-dIre de
propre la logique selon laquelle elle s'engendre et d'é:lat)or(~r corporels, les opérations que l'analyse savant~
d~s s,chémas qui, gr~ce à leur pouvoir synoptiq~e de SYl1ctlro- dans le discours mythique, opus operatu~ qUl
filsatlOn et de totalIsation, font apparaître, sans phrases sous ses significations réifiées le mo.ment constItuant
parap~7ases, ,l~ systém~ticité objective de la pratique et de pratique« mythopoïétique ». AUSSI longtemps que
lorsqu 11s utIlIsent adequatement les propriétés de l'~,, __ ,._ l'espace mythico-rituel est appréhendé comme. opus op~ratu,m,
(haut/bas, droite/gauche), peuvent même avoir la vertu c'est-à-dire en tant qu'ordre des choses coexIst~ntes, Il n ~st
parler directement au schéma corporel (comme le savent bien jamais qu'un espace théorique, balisé par les POInts de repere
tous ceux qui doivent transmettre des dispositions motrices), que sont les termes des relations d'opposition (haut/b~s,~st/
Il reste que l'on doit avoir conscien"e de la transformation ouest, etc.) et où ne peuvent s'effectuer que des operatlons
que. ces jeux d'~criture théorique font subir à la logique théoriques, c'est-à-dire des ?~pl?ce~ents et des transforma-
pratIq~e par. le s}mple, fait de l'explicitation. De même qu'on tions logiques, qui sont aUSSI eloIgn~s des mouvements et des
s~ seraIt mOInS etonne, au temps de Lévy-Bruhl, des bizarre- transformations réellement accomplIs, comme un~ chut~ ou
rIes de la.« mentalité primitive» si l'on avait pu concevoir une ascension, que le chien animal céleste du. ch}~n ammal
que la logIque de la magie et de la « participation» ait quel- aboyant. Ayant établi par exem~le q~e l'~space Inteneu~ de la
que rapport avec l'expérience la plus ordinaire de l'émotion maison kabyle reçoit une sigmficatlon I~v..ers~ lorsqu on le
ou de la passion (colère, jalousie, haine, etc,), on s'émerveille- replace dans l'espace total, on n'est .fonde a dIr,e que chacu~
rait moins aujourd'hui des prouesses « logiques » des indi- des deux espaces, intérieur et exténeur, peu,t, etre ~b.tenu a
gènes australiens si, par une sorte d'ethnocentrisme inversé partir de l'autre par une demi-rotation qu a condI~Ion de
on ne prêtait inconsciemment à la « pensée sauvage » l~ rapatrier le langage dans lequel la mathém~tique expnme se~
rapport au monde que l'intellectualisme prête à toute « cons- opérations sur le sol originaire de la pratIque en donna?t a
cience » et si l'on ne passait sous silence la transformation qui des termes comme déplacement et rotation leur sens pratIque
conduit des opérations maîtrisées à l'état pratique aux de mouvements du corps, tels qu'aller vers l'avant ~u vers
opérations formelles qui leur sont isomorphes, omettant du l'arrière, ou faire demi-tour; et d'observer. que SI ~ette
même coup de s'interroger sur les conditions sociales de cette « géométrie dans le monde ~ensible »,.comme, dIt )e.an NlCO~,
transformation. géométrie pratique ou, mIeUX, pratIque geometr;que, faIt
La science du mythe est en droit d'emprunter à la théorie un tel usage de l'inversion, c'est sans doute que, a, l~ fa~on
des groupes le langage dans lequel elle décrit la syntaxe du du miroir qui porte au jour les paradoxes,de la syme~ne bIla:
mythe, mais à condition de ne pas oublier (ou laisser oublier) térale, le corps fonctionne con::me u? operateur pratlque qUl
que, lorsqu'il cesse de s'apparaître et de se donner comme cherche à gauche la main droIte qu Il faut se.rr~r,. e~gage.le
une traduction commode, ce langage détruit la vérité qu'il bras gauche dans la manche du vêten:ent qUl etaIt a dr~Ite
permet d'appréhender. On peut dire que la gymnastique est lorsqu'il était posé ou inverse la droIte et. la gauche, l ~st
géométrie à condition de ne pas entendre que le gymnaste est et l'ouest, par le seul fait d'effectuer un demI-tour~ ~e « farre
géomèt~e: Et l'on serait moins tenté de traiter implicitement face» ou de « tourner le dos », ou encore « met a 1envers t
ou explIcItement les agents comme des logiciens si l'on remon- ce qui était « à l'endroit », autant de mouv.ements .que a
vision mythique du monde charge de significatlons SOCIales et
jours portés à projeter leurs états d'âme dans l'analyse du religieux sont dont le rite fait un usage intensif.
passés ~ans drame, par une reconversion homologue de celle des an~lystes
de la htt~ra~ure, à u!1e forme spiritualisée c;le sémiologie où Heidegger ou
Congar cotOlent LévI·Strauss ou Lacan, VOIre Baudrillard. Je me surprends à définir le seuil
Comme étant le lieu géométrique
156
157
LE SENS PRATIQUE LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE
..."'"
Des arrivées et des départs du fonctionnement combinatoire d'un petit nombre
Dans la Maison du Père IS. schèmes générateurs unis par des relations de substitua·
c'est-à-dire capables de produire des résultats
, Le poète trouv~ d'emblée le principe des relations point de vue des exigences « logiques» de la
l espace de la maISon et le monde extérieur dans les mou- >pl~atique. Si cette systématicité reste floue et approximative,
vements de sens inverse (au double sens du mot sens) que ces schèmes ne peuvent recevoir l'application quasi
s0D:t l'en!r~r et. le sort~r : petit producteur attardé de univé~rs(~lle qui leur est donnée que parce qu'ils fonctionnent
10g1es prIvees, Il a mOInS de peine à traverser les m(~taphor($ l'état pratique, c'est-à-dire en deçà de l'explicitation et,
n;0rt~s ~our aller au principe de la pratique m)Tthopoïériqlue, conséquent, en dehors de tout contrôle logique et par
c est-a"dlre aux mouvements et aux gestes comme réf,ére'nce à des fins pratiques propres à leur imposer et à leur
telle p~rase d'Albert.l~ Grand reprise par Char, peu- COllférer une nécessité qui n'est pas cene de la logique.
vent decel~r la duahte sous l'unité •apparente de l'objet : 1:esdiscy§§i()l1squi se sont dével()PP~~§~JatlLJ!@tmi les
« Il ~ avait, en Allemagne, des enfants jumeaux dont l'un ethnologUes [~thDosciC=l1cc=l.qt.Ie parmi les sociologues (ethno-
ouvraIt l~s portes en les touchant avec son bras droit, l'autre !lléth9cl0logie), alltollr des systèmes de classement ont en
les fermait .en.les touchant avec son bras gauche IS. » cotî1irÙd!2-9' oublI~!.f11:Lçc~§jnst~11l~~Si .~~ . conn.aissance rem-
. Il faut ~InSI aller de l'ergon à l'energeia, suivant l'opposi- p~nt en tal1 tque tels cl~sJ()l:lctlol1~9U~~11~,s~nt pas de pure
tIOn ~e ~Ilhem von Humboldt, des objets ou des conduites connarssàn.ç~,Produits par la pratique des generatlons succes-
au prInCIpe de leu~ production ou, plus précisément, de l'ana- sives~'dans un type déterminé de conditions d'existence, ces
logIe ou de la metaphore effectuée, fait accompli et lettre schèmes de perception, d'appréciation et d'action qui sont
r:'~rte (~ : b : :.c : d), que considère l'herméneutique objec- acquis par la pratique et mis en œuvre à l'état pratique sans
tIVISt~, a .la prat~que analogique comme transfert de schèmes accéder à la représentation explicite fonctionnent -comme des
.rue l habitus ~pere. s.u: la, base d'équivalences acquises, faci- opérateurs pratiques à travers lesquels les structures objec·
Itant la subst!t~abIlIte d une réaction à une autre et per- tives dont ils sont le produit tendent à se reproduire dans les
mettant de maIttlSer par une sorte de généralisation pratique pratiques. Les. t~xinorniespr~tiques, instruments de C()l1!1.l!ts-
tous .les problèmes de même forme pouvant surgir dans sance et. d~Sqmrn.~~icatignqJJisontla·conditi0ri"d.e la. cgns-
d:s .sl;uatIOr:s n~)Uvelles. Ressaisir au travers du mythe comme iitution.-'du sens .c=tcluCüDSemussutJc=sens, 11'~xercent leur
r~ahte const1t~ee l'acte mythopoïétique comme moment cons. eff1cacité-7trüctüran.te.. ~lJe•...p.Qmùauta11t"",qlJ'elks.sQl1 L.enes~ '.
tltuant, ce n est ~as, comme le pense l'idéalisme, recher- mI'mt;S ~;'.ttt1:çtuiée.s.:.-Ce qui ne signifie pas qu'elles soient
cher. dans la conSCIence les catégories universelles de ce que justiciables d'une analyse strictement interne (<< structurale »,
CasSlter appelle une « subjectivité mythopoïétique »ou dans « componentielle » ou autre) qui, en les arrachant artificielle·
l~ lan!5age de .Lévi-Strauss, « les structures fondamentales de ment à leurs conditions de production et d'utilisation, s'inter-
l esp~l~ humal~ » qui gouverneraient, indépendamment des dit d'en comprendre les fonctions sociales 16. La cohérence
C?n91~IOns ~oclales, tout~s les configurations empiriquement
reahsees. C est .re~OnstrU1re le système socialement constitué
des s~ructures Inse~arablementcognitives et évaluatives qui
16. Le préjugé antigénétique qui incline au refus inconscient ou affirmé
de rechercher dans l'histoire individuelle ou collective la genèse des st.ruc;
orgamse ,la perceptIOn du monde et l'action dans le monde tures objectives et des structures intériorisées se conjugue avec le préjuge
conformement ~ux st!uctures objectives d'un état déterminé antifonctionnaliste pour renforcer l'inclination de l'anthropologie structu·
raliste à accorder plus de co~érence qu'il~ n'en ont ~t qu'il, ,:,e ~eur e?
~u monde social.. SI les pratiques et les représentations faut pour fonctionner aux systemes symboliques, prodUits de l histOire qUi,
rItuelles sont pratiquement cohérentes, c'est qu'enes sont le comme la culture selon Lowie, restent « faits de pièces et de morceau~ ;>
(thÎngs of shreds and patches), même si les morce.au,x que les ,:,éc~ssltes
de la pratique contraignent à emprul'\ter so,:,t contm:,men~ soumis a des
p. 15.
201.
Cité par G. Bachelard, La poétique de l'espace' Paris ,P. .
U.F, 1961 , restructurations et des remaniements mconsclents et mtentlonnels tendant
à les intégrer au système.
158
159
LE SENS PRATIQUE LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE

q~i s'obse:ve d~ns tous les produits de l'application at~gl~ê~is'l!Ppliguentaux autres hommes, sous certaines
meme habItus n a pas d'autre fondement que la cohére igSm.§, . ç'ç§t-à:,dü:~des ,stLa,t~gies d'autorité. og '.' de. réci-
qu~ les principes générateurs constitutifs de cet ité, de luisignifier des intention~, dessouhl'lits, des désirs
tOlvent aux structures sociales (structure des relations es'orêfres, par des mots ou des actes performatifs, qui
es. groupes, s~xes ou classes d'âge, ou entre les Jis~l1s ~n dehors de toute intention de signifier 19. La
sÜ<;Iales) dont Ils sont le produit et qu'ils tendent à classes manière la moins inappropriée de « comprendre » cette pra-
~UI;e sous une forme transformée et méconnaissable, tique pourrait consister à la rapprocher de ces rites privés,
Inserant dans la structure d'un système de relations svrnboli. que les situations de détresse extrême, la mort d'une per-
ques 17. sonne aimée, l'attente anxieuse d'un événement ardemment
~r4~~12~me fait Lévi·Strauss, cOntre les lectures désiré, portent à inventer et qui, bien qu'ils n'aient d'autre
(V~~qu~c~~,~entJç 1l1Ythe dans la « stupidité primitive » justification que de dire ou de faire quelque chose plutôt
r, ummoelt) ~ortant direct~ment les structures des que rien lorsqu'il n'y a rien à faire ni à dire, empruntent iné-
sWe~~s~YmbQJ!gJlc~S, aux structures sociales 18 ne doit vhablement la logique d'un langage et d'un corps qui, même
cQ.nql,1!r~l'lPyblrer que les actions magiques ou religü~us,es et surtout lorsqu'ils tournent à vide, produisent du sens
J~E.t f?~~_~~~talel11~nt~<, .tp<mdaine.s » (diesseitig), COlmnle commun, pour engendrer des mots ou des gestes à la fois
.JtWe~fr,;etque" tout e~tl~res dommées par le souel sensés et insensés.
ter J~~JIS§l!~ de la productIon et de la reproduction bref la On voit ainsi à la fois les erreurs ordinaires et leur fon-
~url;lled~J1;~~L~QDJ:=orientées vers les fins les plus dra~atique. dement dans un objet qui, comme le rite et le mythe, se prête,
~EJJ;~~tIques, yitl'llçs çt urgente~Lextrl'lordil1aire ambj. par son ambiguïté intrinsèque, aux lectures les plus contra-
guge.nent,auJ!!!t qu'ellçsin~ttent au service des fins tragi- dictoires : d'un côté, la distance hautaine que l'herméneutique
~~!ltJe:e1Jç7 et totalement ifreâlisŒs qui s'engendrent en objectiviste entend maintenir à l'égard des formes élémen-
SI~ll1'1tJ.Qn~qçc <:!~tresse .(sw:.toutcollecdye), çomme le' désir de taires de la pensée, traitées comme prétexte à exercices de
1J]~er,deJa. mQrt QU du 1l1alheur, une logique pratique, virtuosité interprétative, et dont le désenchantement, voire
P!()91!Jt~~rLdehors.d~..toutuntetI!Lon. consciente, par un l'horreur esthète de l'Afrique fantôme 20, représentent en fait
.~().EQLË~~,~_ l~Eg~~.~tru<:tllréL~t . ~truéi:uran ts, générateurs la limite; de l'autre, la participation exaltée et l'enchante-
.lilltQmatlques.a actessymb01iques, Les pratiglles rituelles sont ment déréalisant des grands initiés de la tradition gnostique
c?mme ?e~ sou~aits ou des supplications-ce la détresse collec- qui font fonctionner comme sens vécu le sens commun, qui se
t~ve, qUI s ~xpnment dans une langue (par définition) collec- font les sujets inspirés d'un sens objectif 21. La réduction
tIve (ce qUI les apparente très étroitement à la musique) , objectiviste permet de mettre au jour les fonctions dites
de~E()Let~ insensés d'agir sur le monde naturel comme o~ objectives que remplissent les mythes ou les rites (fonctions
a~t.~~: Te monde social, d'appliquer au monde naturel des
19. La propension à penser l'économie magique sur le modèle de l'écono-
17: L'histoire. de la l?erspective que propose Panofsky (E. Panofsky, mie politique se voit par exemple dans tous les cas où le principe de
W Dte Persp.ek~lve aIs. Symbolische Form" », Vortrage der Bibliothek réciprocité intervient pour déterminer le sacrifice, comme échange d'une
ar u;rg,. Leipzig, BerIlr~, 1924-25, p. ?58-?30; trad. fse, Paris, Editions vie contre une vie. Cas typique, le sacrifice d'un mouton que l'on accom·
de. MmUlt, 1976) constltu~ une contnbutlOn exemplaire à une histoire plit au terme du dépiquage, au nom de l'idée qu'une bonne récolte
SOCiale des modes conve~tlOnnels de connaissance et d'expression : cela doit être payée de la disparition d'un membre de la famille, le mouton
poubvu. que, rompant radicalement avec la tradition idéaliste des « formes servant de substitut.
srm olIques », o~ s'efforce de référer systématiquement les formes histo- 20. M. Leiris, L'Afrique fantôme. Paris, Gallimard, 1934.
rlqdes ?e perceptlon et de représentation aux conditions sociales de leur 21. De même la difficulté à trouver la juste distance entre le racisme
p,ro ~cd:on ~t de leur reproduction (par une éducation expresse ou diffuse) de classe et le populisme, entre le préjugé défavorable et le préjugé favo-
c est-a- ~re a la. ~tructure des groupes qui les produisent et les reprodui: rable, qui est encore une forme de condescendance, conduit à penser le
sent et a la, ~OsltlOn de ces groupes dans la structure sociale. rapport aux classes dominées selon la vieille alternative platonicienne de
18. C. LeVI-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 229. la coupure (chorismos) et de la participation (methexis).

160 161
LE SENS PRATIQUE
LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE
d'intégration morale comme chez Durkheim, fonctions kabyle qui monte son métier .à tisser n'accomp~it. pa~
b'fTlITI'"
gration logique comme chez Lévi-Strauss) ; mais, en sél)aranl[ acte cosmogonique : elle monte SImplement son metier a
k sens objectif qu'elle porte au jour des agents qui tisser pour produire un tissage destiné à remplir une fonction
fonctionner et, par là, des conditions objectives et des technique; il se trouve que, étant donné l'~quipement sym-
pratiques par référence auxquelles se définit leur pnltiq'ue, bolique dont elle dispose pour penser prat!quement ~a pra-
elle interdit de comprendre comment s'accomplissent ces tique - et en particulier son langage qUi la renv01e sans
fonctions 22. De son côté, l'anthropologie « partici pante» s'au- cesse à la logique du labour - , elle ne peut penser ce qu'elle
torise des invariants anthropologiques et de la communauté tait que sous la forme enchantée, c'est-à-dire mystifiée, dont
des expériences ultimes - quand ce n'est pas tout simple- s'enchante le spiritualisme assoiffé de mystères éternels.
ment de la nostalgie des paradis agraires, principe de toutes Les rites. ont lieu et ils l1'()ntJi~ll qlle . parcequ'il~ tF()ll-
les idéologies conservatrices -- pour chercher des réponses vent 1'ëUrraISûn-et'êtreêfans'les conditi()l1s4'e~istel1ce et les
éternelles aux interrogations éternelles des cosmologies et des Hispositions. êfagen tsqtiI n(peui~l1J§~.payer le .lux~ de.)a
cosmogonies dans les réponses pratiques que les paysans de ·spëculâfioriJeiiiq1.1é,.deJ'effllsionmystique ou qe l'IP9~lé­
Kabylie ou d'ailleurs ont données aux questions pratiques tuaeîriétapnysiqus, Il ne suffit pas. de t~urner en densAlOn
et historiquement situées qui s'imposaient à eux dans un état IëS~formes les plus naïves du fonctlOnnahsme pour en etre
déterminé de leurs instruments d'appropriation matérielle et quitte avec la question d.es ,t~nctions pr~tiques ~es pra-
symbolique du monde 23 : en coupant les pratiques de leurs tiques. On ne comprendrait eVldemment nen au muel du
conditions réelles d'existence pour leur prêter des intentions mariage kabyle à partir d'une définition universelle des
étrangères, par une fausse générosité qui favorise les effets fonctions du mariage comme opération destinée à assurer la
de style, l'exaltation des sagesses perdues les dépossède reproduction biologique du groupe selon des formes approu-
de tout ce qui fait leur raison et leur raison d'être et les vées par le groupe. Mais on n'y comprendrait guère plus~
enferme dans l'essence éternelle d'une « mentalité 24 ». La malgré les apparences, à partir d'une analys.e struc~urale qUi
ignorerait les fonctions spécifiques des pr~~lques, t1tuell~s et
22. Ainsi par exemple, pour comprendre comment peut fonctionn qui omettrait de s'int~rroger su~ les .c~:mdm~n~ ec~nomlques
malédiction, limite de la parole performative par laquelle s'exerce er la et sociales de production des dlsposmons generatn~es et de
conti"
nûment le pouvoir des anciens, il faudrait avoir à l'esprit l'ensemb
conditions sociales qui doivent être remplies pour qu'en ce cas la le des
ces pratiques et de la définition collectiv~ des tonctlOns pra-
performative agisse : en particulier, la P\'ofonde misère, matérielle et magie tiques au service desquelles elles. ~onctio~ne~t. Le pay:sa~
(et en premier lieu celle que produit la croyance en la magie, la morale..
kabyle ne réagit pas à des « condmons obJecti~es », m~ls a
autres, de la parole des autres, de. l'opi Ilion, dont la croyance au peur des
œil n'est sans doute que la limite) et aussi la puissance que donne mauvais ces conditions appréhendées à travers les schemes SOCIale-
parole de sens commun, et à celui qui l'énonce, le fait d'avoir pour à la ment constitués qui organisent sa perception. Co~prend~e la
tout l'ordre social, toute l'expérience passée, et cela dans une situation soi
pratique rituelle, lui rendre ?on seulement.sa raIS~)ll mals sa
de profonde insécurité, où, comme dans les situations de catastrop
évite de défier le sort.
he, on raison d'être sans la convertit en construction logIque ou en
23. La lecture mystique des mythes dogons que propose Griaule
et
exercice spirituel, ce n'est pas seulement en reco~stituer la
l'exégèse inspirée des présocratiques qu'élabore Heidegger sont deux logique intern e' c'est lui restituer sa nécessité pratique en la
tes paradigmatiques du même effet, séparées seulement par la « noblesse varian-
de leur prétexte et de leurs références. » rapportant aux' conditions réelles de sa genès~, ~'est-à-dire
24. Il est à peine besoin de dire que, dans cette affaire, les « primitifs aux conditions dans lesquelles se trouvent defimes et les
(comme ailleurs le peuple) ne sont qu'un prétexte à des batailles idéologiq » fonctions qu'elle remplit et les moyens qu'elle emploie pour
dont le véritable enjeu réside dans les intérêts présents des idéologu ues
es; et
il ne serait sans doute pas plus difficile de le montrer à propos des dénon- les atteindre 25 ; c'est décrire les fondements les plus bruta
ciations tapageuses et faciles de l'ethnologie coloniale qui sont de
aujourd'hui qu'à propos de la vision enchantée des sociétés archaïqu mode
paysannes qui, en un autre temps, accompagnait la dénonciation es ou 25. Il faut ici citer Arnold van Gennep, qui rappelle. que
manda- rési~s
rinale du « désenchantement du monde ». anciens étaient agis dans une sorte de drame total, et non slmplemles
ent rec!-
162
163
LE SENS PRATIQUE LA LOGIQUE DE LA PRATIQUE

lement matériels de l'investissement dans la magie, comme de circuits de causalité circu1aIre qui font, par exemple.
la faiblesse des forces productives et reproductives qui fait que les pratiques techniques ou rituelles sont déterminées
de toute une vie dominée par le sentiment de détresse qu'en- par les conditions matérielles d'existence appréhendées par
gendre l'incertitude concernant les enjeux les plus vitaux, des agents dotés de schèmes de perception qui sont eux·
une lutte aléatoire contre l'aléa; c'est tenter de nommer, mêmes déterminés au moins négativement par ces conditions
sans espérer vraiment l'évoquer, cette expérience collective (retraduites dans une forme particulière de rapports de pro-
d'impuissance qui est au principe de toute la vision du monde duction), il suffit d'indiquer qu'une des fonctions des rites
et de l'avenir (elle s'exprime aussi bien dans le rapport au ~ en particulier lors du mariage et des labours, ou encore de
travail conçu comme un tribut inconditionnel que dans la la moisson - est de surmonter pratiquement la contradic-
pratique rituelle) et qui constitue la médiation pratique à tion proprement rituelle que la taxinomie rituelle fait surgir
travers laquelle s'établit la relation entre les bases économi- en divisant le monde en principes contraires et en faisant
ques et les actions ou les représentations rituelles. C'eg apparaître comme violences sacrilèges les actes les plus indis-
en effet par l'intermédiaire de la fonction qui, dans la -;~îa-~ pensables à la survie du groupe.
tion complèxe entreu l1mod e de produc tion et uh mode de
E~~E.llifii t~1~iive:1.Î1,~E! autonome, se .trouve assig;née. à la
pr~tique inséparablemeiittechnicfuè· et rituelle, et dessch o

è-·
mes~p~:~~~i:~.~i~T~l1 ~ll~!epollr)a r~mp!ir qu~ se trouve
1lli!lqlJ.~l11~l1t relih~~e, êlll11SÇIiaqye prlitl'lue, et hon dans je
ol1~ .•~~is quell~.« !lrticll.llltion>~~nge leêsyst~mes, la relation
ep!!~ ...lfsÇollçlitions écoll~p:pjÇll1~§.~tJË~. prlitiglles symbo-
II~~: . Pour donner une Idee de la complexité de ce réseau

tés : « La production littéraire dite populaire est une activité utile


saire !lU maintien et au fonctionnement de l'organisation sociale néces-
de son lien aveC d'autres activités, matérielles celles-ci. Surtout p~r suite
dé~u!s; elle ,e~t un élément organique et non, comme
à ses
on le croyait, une
a~tlVIte esthe~Ique super~ue, un luxe » (A. van Gennep,
La formation des
legendes,. PatIS, Flat;tt?anon, .1913, p. ,8). Dans la même logique,
MammerI met en eVIdence les foncttons pratiques de la sagesseMouloud
et des poètes qui en sont les gardiens (cf. M. Mammeri et P. Bourdieu kabyle
« Dialogue sur la poésie orale en Kabylie », Actes de la recherch
ces sociales, 19, 1978, p. 67-76). e en scien:
26. On essaiera de montrer que, au niveau des fonctions le
exprime l'état des forces productives qui le déterminent négativerituel
par l'intermédiaire de l'incertitude et l'insécurité sous la forme ment
sorte d'immense effort pour faire durer une vie naturelle et humained'une
cesse suspendue, menacée, tandis que, au niveau des structures sans
duit d~~s ~'opposition entre deux types de rites, rites d'euphém il retra-
et de hCItatlon des labours ou de la moisson, rites propitiatoires des isation
des de gestation et d'attente, l'opposition qui domine toute la vie pério-
entre le temps de travail (c'est-à-dire ce qui dépend de l'homme agraire
temps de production (c'est-à-dire ce qui dépenq de la seule nature)) et le
est pensée dans les mêmes termes que la division du travail et qui
sexes, avec d'un côté les interventions brèves, violentes discontin entre les
contre nature de l'homme dâns la production (labours o~ moisson)ues et
et la
reproduction et de l'autre la lente et longue gestation la gestion l'entretie
et la défense de la vie, qui incombent à la femme. ' n
,

164 165
6
J'action du temps

A s'en tenir à des pratiques qui, comme les pratiques


rituelles, doivent certaines de leurs propriétés les plus impor-
tantes au fait qu'elles sont « détotalisees » par leur déploie-
ment dans la succession, on risquerait de laisser échapper
les propriétés de la pratique que la science détemporalisante a
le moins de chances de restituer, c'est-à-dire celles qu'elle
doit au fait qu'elle se construit dans le temps, qu'elle reçoit
du temps sa forme comme ordre d'une succession et par là
son sens (au double sens). C'est le cas de toutes les pratiques
qui, comme l'échange de dons ou les luttes d'honneur, se défi·
nissent, au moins aux yeux des agents, comme des séquences
irréversibles et orientées d'actes relativement imprévisibles.
On se rappelle que, COntre la représentation ordinaire et
l'analyse célèbre de Mauss à qui il reproche de' s'être situe
au niveau d'une « phénoménologie» de l'échange de dons,
Lévi-Strauss tient que la science doit rompre avec l'expérience
indigène et la théorie indigène de cette expérience pour poser
que rechange « constitue le phénomène primitif, et non les
opérations discrètes en lesquelles la vie sociale le décom-
pose 1 », ou, autrement dit, que les « lois mécaniques» du
cycle de réciprocité sont le principe inconscient de l'obliga-
tion de donner, de l'obligation de rendre et de l'obligation de
recevoir 2. En posant que le modèle objectif, obtenu par la
réduction du polythétique au monothétique, de la succes-
sion détotalisée et irréversible à la totalité parfaitement réver-
sible, est la loi immanente des pratiques, le principe invisible
des mouvements observés, le savant réduit les agents au
statut d'automates ou de corps inertes mus par des méca-
nismes obscurs vers des fins qu'ils ignorent. Les « cycles de

1. Cf. C. Lévi-Strauss, « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss », in


Sociologie et anthropologie, Paris, P. U. F., 1950, p. XXXVIII.
2. Cf. C. Lévi-Strauss, loc. cit., p. XXXVI.

167
LE SENS PRATIQUE
L'ACTION DU TEMPS

r~ci~rocité », engrenages mécaniques de pratiques obligées familiales, celles du troisièm~ ou du septième jour après la
n eXlst~nt ;Iue pour. le ~eg~rd absolu du spectateur omniscien~ naissance, de la première dent ou du premier pas du bébé,
d~AomnIpreSent,qU1 dOIt asa science de la mécanique sodale de la première coupe de cheveux, du premier marché ou du
etre capable de se :e~dt'e présent aux différents moments premier jeûne du garçon. Associés à des moments du cycle
du ~< cycle »,: en r~alIte, le. don peut rester sans contre- de vie des hommes ou de la terre, ils engagent ceux qui
partIe, lorsqu on oblIge un .1ngrat; il peut être repoussé entendent faire part de leur joie et ceux qui, en contre-
C?~:n~ une offense en ce qu '11 affirme ou revendique la pos- partie, prennent part à cette joie, dans un véritable rite de
SIbIlIte de la réciprocité, donc de la reconnaissance 3. Sans fécondité : on ne rend jamais le récipient dans lequel était
contenu le cadeau sans y mettre, « pour le bon augure »
p~r1er des trouble-fête qui mettent en question le jeu lui- (elfal), ce que l'on appelle parfois thititith (de er, rendre),
meme et sa belle mecanique apparente (à la façon de celui que c'est-à-dire un peu de blé, de semoule (jamais de l'orge,
~.s Ka!'rles appellent amahbul) et même dans le cas où les plante féminine, symbole de fragilité) ou, mieux, des
:sposltlons de.s agents sont aussj parfaitement harmo- légumes secs, pois chiches, lentilles, etc., appelés ajedjig,
n~see~ que pOSSIble e.t où l'enchaînement des actions et des offerts afin que « le garçon (qui est l'occasion de l'échange)
r~actIons se~ble entIèrement prévisible du dehors l'incer- fleurisse ». On oppose clairement ces présents ordinaires
tItude su; l'Issue ~e l'interaction demeure, aussi l;ngtemps (auxquels il faut ajouter certains de ceux qu'on désigne du
que. la. seque~ce n est pas ac~evée : !g éch!!ng~IiJes plus nom de tharzefth et qui sont faits à l'occasion des visites)
2.r5h~~IEes.'v.()lre les pll:l~ ..r()llt]l1i~l'sJ;:lUmparence, de l'exis- aux présents extraordinaires, elkhir, elahdya ou lehna,
lfQf$.;gt9m!l!re, comme « les petits cadeaux~ènf offerts lors des grandes fêtes appelées thimeghtîwîn (sing.
thameghra), mariages, naissances, circoncisions, et à plus
amltle », sup~~.~~~i1l1P~ovisation, donc une incerti- forte raison à lwâada, le don obligé à un saint. Et, de fait,
-atde
~1l1~n~nt~1~911I!.~o1l1me on dit,
-2!lft~()1}te1.efftcace sociale.. ..
en font tout le charme
, les petits cadeaux entre parents et voisins sont au cadeau
en argent et en œufs qu'offrent les alliés éloignés tant dans
l'espace que dans la généalogie, et aussi dans le temps
Situés à mi-chemin entre les dons « gratuits» (elmaâtar - puisqu'on ne les voit que de loin en loin, de manière
le don sans retour, « pareil au lait d'une mère» ou thikch/ discontinue, dans les « grandes occasions » - et qui, par
l~ chose donnée sans contrepartie) et les do'ns les plu; son importance et sa solennité, est toujours une sorte de
t1goureuse~ent ,?bligés (elahdya ou lehna), les petits défi contrôlé, ce que les mariages dans la lignée ou le voi-
cadeaux. dOIvent e..tre de faible valeur, donc faciles à rendre, sinage, si fréquents et si étroitement insérés dans la trame
90nc ~alts ~our et,re rendus et rendus facilement 4; mais des échanges ordinaires qu'ils passent complètement inaper-
Ils .d?IVe~t etre f~~quents et en quelque sorte continus, ce çus, sont aux mariages extraordinaires, entre villages ou
qUI ImplIque qu d~ fonctionnent dans la logique de la tribus différents, destinés parfois à sceller des alliances ou
« surprI~e » ou de.l « attention » plus que selon la mécani- des réconciliations, toujours marqués par des cérémonies
~ue du nt~~!. Des.tlnés à ~ntretenir l'ordre ordinaire des rela- solennelles, plus prestigieux mais aussi infiniment plus
tIOns famIIIeres, Ils conSIstent à peu près toujours en un périlleux.
plat de nourriture cuite, de couscous (accompagné d'Un
n;orceau de froma~e, lorsqu'ils marquent le premier lait
d une vache) et SUIvent le cours des petites réjouissances Il suffit que la possibilité existe qu'il en aille autrement
que ne le veulent les « lois mécaniques » du « cycle de réci-
procité » pour que toute l'expérience de la pratique et du
d,.3· « Ne ,vou~ offensez pas de cette offre (...). J'ai tellement conscience même coup sa logique s'en trouvent changées. l:S-ll~lSS~c;~~~
,etre un zero a vos yeux que vous pOuvez accepter de ma part même de de .la pro1Jabilit~lapIll§ ~Iey~e. iJa. c<=rtit1}de abso11}e rept~~
~ argent. U? cade~u de moi est sans conséquence » (Dostoïevski Le s'ë?iI[llt1'siÛtqùalitatif qui n'est pas proportionné à l'écll;tt
loueur, ParIs! Gallimard, ~958, p. 47). '
. 4. Nous dIsons « ~es nens » et, en réponse à des remerciements « de numétiql1è.t'ince!ti!u~degl1i ~g()llyeson fondement .obie.ctif
rIen» ou « ce n'est nen ».

168
'
-~. __
dâfisli loglcjue'piobaoi1istedes
.. -'~""'--"-_., -.
.. -
l()is sociales
..
suHità
-" ..
moddier
_._._ .. -,_.,-,,"---~.--/_ _ ,~-" .. ,.- "".-. . • . .-._.~_." _---~_ .. _.- .•. , , -,- '.-,-, .. _" '-'.",._'" ~--'--' _. ~

169
LE SENS PRATIQUE L'ACTIO N DU TEMPS

non. seule1llent l'expérience. de . la. pratique, Inais. Iaprati<;J1.! et de le bien jouer : c'est po~:~uoi. i! fait hOl1l1e=~i ~~ râ~fi
_eI1e~!ÎÎê.m~n_·§~~()liflig~~ntpii exemple··les strat~gies q1.1Î.
visent à évit~l"l'issue la . plus. probable.. ~éin.tr?dllir~ l'i11c~J;~
progue de ce postulat de reclpro~l,te eds,~ que
, ' al en honneur mente etre re eve"l'ac. ,
tei
tIm;ré~···fèST .réintro(lulrè~·têiilps;-a"ec·sôn.. rythme, S011 ~h~~:e~r ~~es~gcomplètement co~stitué cdmt~g~l~tiu:nPhro~~
0~ientlgi211Ls()n irréversibilité, substituant fa dialectique des riposte, qui implique la re~onnalsdndéfi ~omme acte d'hon-
stratég ie.sà la mécanique du modèle, mais sans. retomber neur, c'est-à-dire la reconna1ss~C~m~ d'honneur. Le principe
.dan"s l'anthropologie imaginaire des théories de 1'« acteur neur et de son auteur comme ~,
ràtionnel· ». , leur tour que
fondamental et sa réci~rhque l~h~~~~~~ (~n lançant ou en
-r:7ëirs"inveniendi est une ars combinatoria. Et l'on peut celui qui entre dans un ec ang,e ui n'est pas son égal en
construire un modèle générateur relativement simple qui per- relevant un ~é~) avec. qued~fi ~~ ~ supérieur, il s'expose au
met de rendre compte théoriquement de la logique de la honneur se des onore ,en e a . 1 d' honne ur' en défiant
pratique, c'est-à-dire d'engendrer, sur Je papier, l'univers des mépris, qui fera retomb er sur lUi de 'fiesl'l se dé;honore lui.
pratiques (conduites d'honneur, actes d'échange) réeIIement . f' . en re levant son e,
observées ou potentieIIement observables qui frappent à la u~ 10 erZ~~i o~lbahadla l'humiliation total~,. retombe sur
mem e., ' our humilIer son ad ver-
fois par leur diversité inépuisable et par leur nécessité appa- celui qui abuse de ~on avartagdePle laisser « se couvrir
rente, sans recourir à l'impossible « fichier de représentations de
saire au-delà des limItes au leu t lbahadla retomberait sur
préfabriquées » dont parIe Jakobson 5 et qui permettrait de honte lui-n;ên:e »: nversemen,nedéfi insensé : en s'abste-
« choisir » la conduite convenant à chaque situation. Ainsi, celui qui ~ aVlsera~tl fd~ t r~l~~:b~r sur le présomptueux tout
pour rendre compte de toutes les conduites d'honneur obser- nant de rIposter, l al ,e, 7
vées et de ceIIes-là seulement, il suffit de se donner un prin- le poids de ses actes arblt~alr~s .
cipe fondamental, celui de l'égalité en honneur, qui, bien On a ainsi un schéma tres sImple
qu'il ne soit jamais posé explicitement comme axiome de
toutes les opérations éthiques, paraît orienter les pratiques,
parce que le sens de l'honneur en donne la maîtrise pratique.
En effet, l'échange d'honneur, comme tout échange (de dons,
DE'PI
DON
PAROLE
l MISE
EN QUESTION / ' NON-RIPO

(déshon neur
'\i
STE /
comme refus (mépris)
'\i comme
.
mcapaclte
(déshonneur)
. ,

de paroles) se définit comme tel - par opposition à la vio- RIPOsTE


lence unilatérale de l'agression - c'est-à-dire comme impli- potenti el) CONTRE-DON ~ etc.
quant la possibilité d'une suite, d'un retour, riposte, contre- RÉPART IE
don, répartie, en ce qu'il enferme la reconnaissance du par-
tenaire (auquel dans le cas particulier il accorde l'égalité en C modèle générateur qUi. re'd' l'ec
'h
ange à. une série
b de
e ) , ' ult d'un tout petit nom
d
re e
honneur 6). Le défi, comme tel, requiert la riposte et s'adresse choix successifs opéres a parbt~r , très simple et qui
donc à un homme estimé capable de jouer le jeu de l'honneur, " " à une com 1Oat01re '.
pr10elpes grace d' manière très écononuque
permet de rendre compte. [ne d'échanges phénoménale-
d'une infi~it~ ~e cas parulcu l~rhanges de dons, de paroles
5. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Editions ment auSSI dlfferents que es ec
Minuit, 1963, p. 46. de
6. Le don enferme touiours un défi plus ou moins dénié. « Il lui
honte », disaient, selon Marcy, les Berbères marocains à propos a fait
en forme de défi (thawsa) qui marquait les grandes occasions (G. du don , , .. d f n déductive, ces propositions n'.ont
Marcy, 7 . Si elles .sont presentee
cl ' d '
s ICI e aÇo , . nt les versions succeSSlVC5
omme en temOigné'
bi \
« Les vestiges de la parenté maternelle en droit coutumie pas été prodUites par .~ uctlO . d 1
r berbère et le en 1965, étah encore très proch,,:, e a
régime des successions touarègues », Revue africaine, n° 85, 1941, de l'analyse (la .pr~~œre, ~u I,e ·
211). Ceci permet de voir que la logique du défi et de la ripostep. 187· officielle ' la seconde,
représentation .llldlgene , c e~t:a-ddl~~t des de ~as et présentait le publiee d~r
limite vers laquelle tend l'échange de dons lorsque l'échange est la mo e e
généreux 1972 s'appuyait sur une sene e ,!, ')
tend vers l'assaut de générosité. proPbsé ici, mais sous une forme moms economlq ue .

170 171
L'ACTION DU TEMPS
LE SENS PRATIQUE
le vol commis de nuit dans une- maison, atteinte sacrilège
rh~~~t~~~~'l:ef~~~~~ ~~n{a son ?rdre l~,~fonc!~()Illle01ent ,de au h'aram qui en fait une offense d'honneur, et à l'autre
<Iê èIiôix i.r.r.e.'. .v.·.ersl.'5.'lr.e.·.·.·s ·······~eLi:e-c··NtPl:;a.Jtd911Ë.·.9.!:!l'L:er~c~~~J.)ar
ce ~érle~ extrême le vol commis de jour dans un champ éloigné), Ces
'---- ..~
avec d.. .e. . . gros enjeux ~
t f;"'r';'"
ues ans urge:ll et souvent principes pratiques ne sont énoncés, par exception, que
ges d'honneur ou l par O.IS a VIe, comme dans les échan- lorsque la nature de l'objet volé o,!?1ige à en suspendre la vali·
' a magIe) en répons 'd' h' dité : ainsi par exemple, le qanun d'Ighil Imoula, rapporté
obéIssant à la meAm e loglque ' 8
, e a autres c OlX
par Hanoteaux et Letourneux, prévoit que « celui qui volera,
cation très générale obtenus pa:rl que qb~s ~tlnClpeS d'appli-
Il suffit de même de se donn l " par ruse ou par force, un mulet, un bœuf ou une vache,
fondamentaux de la vision . a c?m maIson des schèmes paiera 50 réaux à la djemâa et aU propriétaire la valeur de
nuit, masculin/féminin dehm~thlco-t1tuelle du monde (jour/ l'animal volé, que le vol ait été commis de nuit ou de jour,
comme tel le sacré (h;ara ') s/dcidaïs'l et~.) qui constituent dans une maison ou au-dehors, que les animaux appartiennent
sociaux (le principe d'isoti:ie et e a °flque des échanges au maître de la maison ou à autrui Il ». Ce sont les mêmes
compte de tous les articles de t et sis coro lalr.es) p.0u~ rendre schèmes fondamentaux qui, fonctionnant toujours à l'état
tradition ethnographique et ouds es coutumIers bvres par la implicite, permettent de produite l'évaluation appropriée de
. 1 se onner même les m d la gravité des bagarres: on retrouve en effet les oppositions
prodU1ree corpus possible des act d ' . oyens e entre la maison et les autres lieux (le meurtre d'une personne
mes au « sens de l'éq it' fes e Jutlsprudence confor-
, u e » en sa orme kabyle 9 C surprise dans une maison n'étant suivi d'aucune sanction en
semes,
ch presque jamais énon ' . e sont ces
tique 10, qui, s'agissant d'évaluecel com111;e, tels dans la pra- tant que riposte légitime à une atteinte à la h'urma), entre
ront à prendre en compte d rIa gr~vlte d un vol, condui· la nuit et le jour, entre les fêtes et les jours ordinaires,
les circonstances (lieu et 'm;~s a) l~glque du h'aran,z, toutes auxquelles viennent s'ajouter les variations selon la valeur
opposant la maison (ou la mo ent, e .son accomphssement, socialement reconnue à l'agresseur et à la victime (homme/
autres lieux l a ' . squee).' heux sacrés, à tous les femme, adulte/enfant) et selon les instruments et les procédés
d' ,nult au Jour les 'Jours de V '
~~e:~:e:~r~~~laa::~~it~;ntkup;1~sC~?S~S e~\iik~r~~u:~
employés (par traîtrise - pendant le sommeil, par exem-
é(gales ple _, ou d'homme à homme) et le degré d'accomplissement
evere avec a un extrême de l'agression (simple menace ou passage à l'acte). Mais la
spécificité de la logique pratique qui engendre une infinité de
pratiques adaptées à des situations toujours différentes à par-
tir de schèmes d'application si générale et automatique qu'ils
8, Les
font yoir, rites
à titre de limite, ouued'I~oreIsme
de possession . et !outes les luttes magiques
« logIques » accomplies dans ~ . ac~es magIques sont des opérations ne sont qu'exceptionnellement convertis en principes expli-
de vie et de mort, la « stéréotypi~a~~~atlon~ d'urgence vitale, où il s'agit cites se révèle dans le fait que les coutumiers de différents
tant sans doute pour une part d f' magique » dont parle Weber résul· groupes (villages ou tribus) présentent des variations dans
conséquence. u ait que les erreurs sont de grande
l'importance de la sanction infligée pour la même infrac-
âtlCU1Ie~ ne représentent qu'une très faibl: un. clan o~ ~'un village par·
. 9., Les énoncés enfermés dans la coutu d'
tion : compréhensibles s'agissant de mises en pratique des
e Jurtsprudence possibles dont l'add'( • jartl,e de 1UnIvers des acteS mêmes schèmes implicites ,ces incertitudes et ce flou seraient
es mêmes principes et co~signés da \ IOn es e~oncés produits à partir
ne donne elle.même qu'une faible idée es coutumIers de différents groupes exclus d'une série d'actes de jurisprudence produits par l'ap-
plication d'un même code explicite, expressément produit
. 10. Le qanun propre à cha u 1 . (
f
tlellement en une énumérationq d~ an ou c~aqt:~ village) consiste essen·
par un travail proprement juridique visant à prévoir toUS
~or:espondante, les principes à parti~U~~s partlcu!Ieres suivies de l'amende
JurIsprudence consacrés étant laissés ' ~~els ~ont. ~roduits ceS actes de les cas possibles de transgression et de sanction et capables de
exe~ple, que .le qanun d'Agouni.n.Tes~lIe etat .lmplIcIte. C'est ainsi, par
AkbI!, comptait, sur un ensemble de 249 nt,. l'illage de .la tribu des Ath
(au sens de Durkheim) soit 88 % artlc es, ~19 lOIS « répressives »
1.0 %, et 5 articles se~lement touch anco;tre
tique.
25 lOIS « restitutives », soit
aux fondements de l'ordre poli- 11. A, Hanoteau et A. Letourneux, op. cît., t. Ill, p. 338.
173
172
LE SENS PRA TIQUE L'AC TIO N DU TEMPS

~~~ir de b~se ~ ~es actes de juri principes, dissi!I1tllantaitlsi, ~. l~lI


sprudence de leur~fiJ.~îtEIsepratiqué comme doct rsJ?topresyeux,. la. yérit~
pra:i~~~Sq~i e:t;~~~re ~ré~isibles et calc
ulables, La 10StIQlle com!I1,:Jfl<:l(J~.cle connaissance prati9,.etgn
u~ql
(Jrance,s'est:à-clit~.
teurs et organisa
à l'ét t '
teur~ru~?pe,un système de schèmes gellera-
0
connais~!lnçe de ses propres principes. li.Lesn' ~nre ri1:iépas !a
, a pratIque commeJect lvement cohérents
un prin gènes sont en eftet moins redoutables théo ries indi-
Imprécis mais syst
qUI caractérisent la 10 i '1 ,ni
a
,l
ématique n'a c' pe .de se'1"
rzgu
e~tlOn souvent la recherche vers des explications
illus
en'ce qu'elles orientent
apportent un renforcement dont elle oires qu'en ce qu'elles
tion rationnelle des g ;~eci ogique, eur ni la constance
~apable de déduire l'ac- rie de la pratique qui est inhérente n'a pas besoin à la théo-
contrôlés et systématis~s d' pes e::,p
aussi les siennes si ell ,u,ned~xdIO~hcI~es et explicitement
à l'approche objectiviste
des pratiques et qui, ayant extrait
etait e uIteatlq
de l'opus operatum les
ue
du 01(etd'lqui seraient
principes supputés de sa production
pour en rendre raison)e C' des pratiques (avec des phrases telle
, les institue en normes
une sorte d'unité de st' l est. Pb~ . 0 e e construit

ment perceptible n'a ri~ne dqul' I~


rqu01 elle se révè le dans que .., », « la bienséance demand
s que « l'honneur veut
e que ... », « la coutume
gu'elle soit immédiate-
prise des pr~dui;s concertés ed,~~opl exige que ... », etc.),
~~ence stricte et sans sur-
En produIsant au-dehors dans l' b:
,0 J~ctlvIte, sous la form
de principes maîtrisables ' ce '" k travail. péd ago giqu ed'i nc
dedan.s, l'analyse savante ;en d qUI.
gUIde le~. pratiques du
e !ionn~tion~=(ltlL!acc,g!Upagnel1l<:a tiortest, avec l'ipsti!u-
consczence, transmutation (01 Pt~s~I~lle â~.ftiYaJ.iQ!1.. ~hlOS J~,cIiscour~ Tet~en-parffculierminimum
toujours., d'un
' a erla Isee, uneparven1· table prise de droit, chargé de dans le
prévenir ou de punir les ratés de
Sch eme en représentation
des principes pratiques ~U\ onn . d. ~ ,e sc ema
h') d
e la m,aItnse symboliqueu
lisation) ,2!;Ll~L~uJc::Lautrç support symb~liqtle (~y~b?}es
la socia-
ou instruments rituels, etc.), ~
de formuler etd e con stitu er les schè osçgS19nS..P!1.YMgl~~s
représenter ou en s'en doq e e Jen
et inadéquates. De mêmenn~~t l' es s pr~tlque.agit sans les
de.L

violon, des échecs de la d q


r~presentatIOns partielles ~~s,,~ér:i'esCsinsaôiii:é~pasparmes pratigpes.C::11l:l9Ewe
'hasara' que la quess-
ensd tigrt .dtO§ r:a.m?or.t§.~ng~thabituS. .
,,
posItIOns, en pas ,ouaen n s e ou eIgln eme du tennis, du
e a boxnt d' et.l a. <L.règle» sÇJNtlYC::
l'ortéC::ll\.Lj.Ql1r ..cIès.qtl'ilPparaltUis
toutes ces unités élémentC?UPSd es d . e ecompose en
pratIques qui intègrent d'iîlétllç.~tiOl1. !Qti'l'Llernent ne
e:l{preSSe et expliçite. Comme Te .t1 .acti()n
'suggère fa
n;ent isolées, dans l'unitéad',:sne e reCfure dU Ménon de Platon, J'ap
tion cI'une égllC::il!iQn.
tee, de même les informat co:nportemen.t" artificielle·
instituti9rmalis~e. e§tcPHélatiye .d'upari
, 1
mes genéra es (toujours eurs asso
prdatlque organisee et orien-
ten ent à livrer . d cITft,~~,:qt1i directement de 1~ pratneiquecrise
va . de l'éducati()n
à lap ràti que sans
« coups » remarquables 12 f rties d' . SOit es nor- l'il§§Ër -par le:: d,isc()urs. 1.,' ee,gelle!l(
:e
théoriquement la matrice ' a.ute d exceptl?ns), soit des pratique en sa forme accomplie) a (c'est-à-dire la maitrise
cessé d'~:l{ister dès qu'g n
coups peuvent être en dPr,atlque ,e pOUVOIr s'approprier se demande si elle peut s'ertseig
ner; dès que l'on ente nd
. a partir de laquelle ces fcinaE'1a pr~Ü@I::f21lf()rtIiê::§gt ges règl
pratIque, « en tant qu'i gen res et qu'i
ls ls ne 'd esdégagée~J,..J?()ur"
'ln he-E~~J,-ply§ §yk~'ltt;l1.u :::d~~t~ domie lit
" posse ent qu'en les bes()insdc .lalr ansm issi ùp+ com e
m fpDt tPtl s les. acadé-
Pl.t misme~: Cie' la.pril!iqtle.ges.ép()'lt1esan
%t~~§a.gent§ recourent volonti 'r I:>r()ëI~its. Tandis que les nouveaux maî tériel1res •Oll de lel1 rs
ri&{{ ~ ce1.l!lsJe.k!lt~,",'Jn.i";d,;"[;' ••.u ~ng1!g.,,,,b
ans e aIt
~ .0.1, rîsque 'mettre au défi les kaloi tres peuvent sartS
Iqu~:_~n_e_~fr~tiql1~ ....soci~le .•• quimgb:lf~t jeu~iir~~ir~~
kagathoi, incapables de
exp port er au niveau du discours ce qu'i
comment, apo tou automatou, ls ont acquis on ne sait
et qu'ils ne possèdent
qu' « en tant qu'ils sont ce qu'i
ls sont », les tenants de
l'éducation à l'ancienne n'on t pas
. j2. On en verra toutes sortes de peine à dévaloriser un
savoir qui, comme celui des mat
T ~s ans I~s analyses présentées
ci:h essou d'exem P1 d
s, qce ce soit elbahadla l'hum hon
o~1neur,
momaux. ou le mariage avec I~ cousi~elaptlonll~xl cedsslve, da~s les échanges
savoir, porte la trace de l'apprentissa thes, les hommes de
ge. Et cela sans doute
ara e e ans les echanges matri- parce que la « dév iatio n» que déno
rtce le mot d'académisme
174 175
LE SENS PRATIQUE
LJACTION DU TEMPS
est inhérente à toute tentative pour expliciter et codifier
pratique qui ne s'appuie pas sur une connaissance manière de porter le corps ou le regar~, de parler, de mangdr
principes réels de cette pratique. Ainsi par exemple ou de marcher) que dans les automausmes du lanpag~ et ~
recherches qu'ont réalisées certains éducateurs (tels la pensée, à travers lesquels l'hom~e s,'aaf~rm~ ~ï~;m~me e
Deleplace) dans leur effort pour rationaliser l'apprentissage tant u'homme vraiment homme, c est-a- 1re ~1tl . .e ~ens
des pratiques sportives ou artistiques en essayant de favo- prati~ue qui ne s'embarrasse ni de hl de lrm 1p s r~gles
riser la prise de conscience des mécanismes qui Sont réelle-
ment à l'œuvre dans ces pratiques, montrent que, faute de
(sauf en cas de raté ou d'échec), moms encor~ e ca cu s
d de'ductions de toute façon exclus par 1ur~ence de
11
se fonder sur un modèle formel portant à l'état explicite ou e qui « ne ,souffre aucun d e'1 al. »'. est dce .qUil.f
permet
les principes que le sens pratique (ou, plus précisément, le l'action d
« sens du jeu» ou l'intelligence tactique) maîtrise à l'état
1 h d
d'apprécier sur- e-c amp, '·un coul' d'œd et d . ans e 'tAteu lae
pratique et qui s'acquièrent pratiquement par mimétisme, l'action le sens de la situation et de pro ulre daUSS1? .
l'enseignement des pratiques sportives doit se rabattre sur ,
reponse 'portune
op 14 Seule en effet cette sorte
. , . d' e maltnse
. ti ct
des règles, voire des recettes, et concentrer l'apprentissage acquise fonctionnant avec la sûrete automauque· u ms. n
sur des phases typiques (des coups), s'exposant ainsi à pro-
duire bien souvent des dispositions dysfonctionnelles faute
eut ermettte de répondre dans l'instant à to,:,tes es Sl.tu~­
fïons l'd'incertitude et aux ambiguïtés des pr.auqu.es : ai?Sl
1
de pouvoir fournir une vision adéquate de la pratique prise 1 .ma ine la maîtrise des taxmomles et ar t
dans son ensemble (c'est le cas par exemple lorsque, au ~~:nej~~~f~~eo~u~po~e le fait d'imposer l'~bs~nce de dpoite
rugby, l'entraînement attire l'attention sur les liaisons entre
partenaires au lieu de donner la priorité à la relation aux comme une marque de dédain lorsque '1 la dlfference
, . entre t Aes
antagonistes n'est pas très marquee et que e mepns peu e tre 1
adversaires d'où se déduit la relation juste entre parte- soupçonné de masquer la dérobade; dans c~ cas, comm)e ~
naires).
montrent les transgresslOns. des« sages l» '(zmusnawen
1 h te 15qUi il
violent la règle officielle au nom d'une 01 pus· au ,
On comprend mieux pourquoi cette . productio11. demi
sav~nte qu'est la règle constitue l'ob-stade par excellence à
r~:ç.9iistruction d'ure théorie adéquate de la pratique : en . . f teurs donnent pour une sorte
o~<::l:lR-a,fltbussement la place des deux notions fondamentales, 13. Le verbe qabel, que plusieurs
d'expresslO? ramasse~ ~'l d"
.
In orma d'honneur rassemble en fait
e à la fois des postures corporel es ~Ire
• d toutes les va leurs , 1 (f'
l~ matriSe: rhé2FJf111l: et
la m~tricepratique,Je .m.odèle théo- tous ces mveaux, p~lsqu 1 . eSlgn ) des vertus reconnues (comme 1 a~t
rique etJesens.J?tat~que,elle interdit de poser la question face regarder au visage, fflr~ fhnt, à n invité ou le fait de savOir
de ~ecevoir en hôte et de aire. onneur. o~ le ire en les regardant au
aê]~l1r relation. Le modèle abstrait que l'on doit cons- p~ur myt
le mh~J11e~~
truire (pour rendre raison par exemple des pratiques d'hon-
affronter
visage) etlesdesautres;
categories ICO-rl ueIÏet (comm~ le' fait de faire face à
neur) ne vaut complètement que si on le donne pour ce qu'il l'est, à la lumièr.e, à l'avemr). d' e logique partielle ou disco~tipue
14. Si la pratique ~e c~nte.nte un r ..
e » (satisficing or llmlted
est, un artefact théorique totalement étranger à la pratique et d'une « rationalite satisfaisante ou Imite on l'a noté le recours
~ bien qu'une pédagogie rationnelle puisse lui faire servir . , lement parce que comme
rationaltty), c,e n est.l?as seu 'd rincipes' de décision déjà éprouves per-
'.
des fonctions pratiques en permettant à celui qui en pos- à des procedes empmgues ou a. es p •• ar le rassemblement et l'analyse
met de faire !'économle du .cout eAtrb~ha~oral theory of rational choice,
sède l'équivalent pratique de s'approprier réellement les prin- de l'information (.d. H. Slm<?n, 69 1954 P 99-118); c'est surtout que
cipes de sa pratique, soit pour les porter à leur plénitude, Quarterly Tournai of Economl~s, ' •.. ' . rise au juger à vue de nez,
soit pour tâcher de s'en libérer. Le moteur de toute la dia- l'éçgnofflie de logiq~g qu'aut9~s~é~bn~;;1~19de }~IItP$jit!I,~l11êmeen. l11a~i~re."
7iy rule of thumb! ll!lP!!.'l}l~.)I.e. ··a· e si T'on sait que le propre dçJa
lectique du défi et de la riposte, du don et du contre-don, ciu;bS1i~_{c2n9~!I1ICJ.t!Ç~kl1est pa~ ,ep ~Cê et ue la meilleure dêcisiondy
n'est pas une axiomatique abstraite mais le sens de l'hon- pratique>e§.t.cl~JO!1ctlolnner~lTs l r::~ après 1a bataille, une fois passes
monde ne vaut tien orsque e V · · ( , ublient l'analyste e~
neur, disposition inculqUée par tOUte la prime éducation et ".,..-- ...•... ·~·~t
J oecasl.on oppor une. ou le moment mue1 uCest
si celui cçCJ.u..o
engagé.~. •. •. . . .~dans•.
~ ".1apil:rtl~.
constamment exigée et renforcée par le groupe, et inscrite l'exp§nl11~miltÇlJtql1!fPl1tS9P}l11~
~v~it wendreson te l11 Pspour . ee 1
'h'ffrer 51115 ·5'exposer à subir la sane-
.. .. .' ..••
aussi bien dans les postures et les plis du corps (dans la tion pratlquç.de son retard). . .
·v:cr.M:"Mammeri et P. Bourdieu, art. Ctt.
176
177
L'ACTION DU TEMPS
LE SENS PRATIQUE

ne s'agit pas seulement de faire, mais de faire croire, et moins objectivement irréversible et relat~vemen~ im?r~visible
le-champ, en imposant simultanément une réponse et que les agents produisent par leur pratIque, c est-a-dlt~ par
définition de la situation capable de la faire les séries de choix irréversibles dans et par lesquels Ils se
comme la seule légitime : cela grâce à une connaissance temporalisent. Une analyse de l'écha.nge. de do~s, de paroles
juste de sa propre valeur symbolique et de la valeur SO(:lale- ou de défis, pour être vraiment obJectIve, dolt prendre, en
ment reconnue à l'adversaire et du sens probable compte le fait que, loin de se dérouler ~elon U? en~ame­
conduite qui dépend d'abord du 'jugement que les ment mécanique, la série des actes qUl, apprehend~s. du
porteront sur elle et sur son auteur. dehors et après coup, se prés:n~ent co~me, cycle de re~lpro­
:rout concourt à montrer que le bon usage du modèle, cité suppose une véritable creation contInuee et peut s mter-
~UI suppose la coupure, exige que, dépassant l'alternative rompre en chacun de ses moments ; e; que chacun des, actes
r~tuelle de la coupure et de la participation, on fasse la théo- inauguraux qui la constitue risque tOUjours d,e tombe~ a faux
rle de ce qu'est, dans son principe, la~logique de la pratique et, laissé sans réponse, de se trouver , ~e~rosp~ctI,:ement
comme participation pratique au jeu, illusio, et du même dépouillé de son sens intentionnel (la vente subjective du
coup, de la coupure théorique, de la distance qu'elle suppose don ne pouvant s'accomplir, on l'a vu, que dans l~ .cont~e:
et produit. Cette théorie qui n'a rien à voir avec une parti- don qui le consacre comme tel). C'est ~ire que si l~ reclproclte
cipation à l'expérience pratique de la pratique est ce qui per- est la vérité « objective » des actes d~scr,ets,. et, vecus comme
met d'échapper aux erreurs théoriques ordinairement encou- !
tels que l'expérience commune aSSOCIe ~ l,de~ de don~ on
rues par les descriptions de la pratique. Pour convaincre de peut douter qu'elle constitue ~o~t,e la :ver~te d ~.ne. pr.atIque
la nécessité de trouver dans cette théorie de la pratique (et qui ne pourrait exister si sa vente subjective comcldalt par-
de la théorie) le principe d'un contrôle méthodique de toute faitement avec cette vérité « objective »..On observe en effcr
p~atique scientifique, il faut revenir à l'exemple canonique de
en toute société que, sous peine de constltuer u.ne ?ffer;se, ,e
l'echange ~e dons où la vision objectiviste, qui substitue le contre-don doit être différé et diffé;ent, ~a r~stItutIon Imme-
modèle objectif du cycle de réciprocité à la succession vécue diate d'un objet exactement identique eqUlvalant de toute
des dons, s'oppose de manière particulièrement claire à la évidence à un refus : l'échange de do?s s'o~po~e donc au
vision subjectiviste : elle privilégie en effet la pratique telle donnant-donnant qui, comme le modele theonque de, la
qu'e!le apparaît du dehors et dans l'instant par rapport à la structure du cycle de réciprocité, télescope dans le meme
mamère dont elle est vécue et agie, expérience qui se trouve instant le don et le contre-don; il s'oppose aussi au ~rê:,
renvoyée, sans autre forme de procès, à l'état de pure appa- dont la restitution explicitement garantie par un acte l~n­
rence. S'arrêter à la vérité objectiviste du don, c'est-à-dire dique est comme déjà effectuée dans l'instant mê,m.e .d~ .l':t~­
au modèle, c'est écarter la question de la relation entre la blissement d'un contrat capable d'assurer la preVlSl?lhte et
vérité que l'on appelle objective, celle de l'observateur et la la calculabilité des actes prescrits. S'il faut i?,tr~?Ulre dans
vérité que l'on peut à peine appeler subjective, puisqu'elle le modèle la double différence, et tout partIcuherement le
représente la définition collective et même officielle de l'ex- délai, qu'abolit le modèle « monothéti9,ue », ce .n'est pas,
périence s~bjective de l'échange, à savoir le fait que les comme le suggère Lévi-Strauss, pour obeIr au SOUCI « ph~no­
agents pratIquent comme irréversible une séquence d'actions ménologique » de restituer l'expérience vécue de la pratique
que l'observateur constitue comme réversible. La connais- de l'échange; c'est que le fonct~on?,~ment de l'écha~ge de
sance de l'effet détemporalisant du regard « objectif » et dons suppose la m!co~naissance ~ndl:Vlduell~ ,et collective d~
de la relation qui lie la pratique à la durée contraint à se la vérité du « mecamsme » objectif de 1echange, celle-la
demander s'il y a lieu de choisir entre le cycle objectivement même que la restitution imm~diat~ dévoi!e br~talement" et
rév~r~ible et qua~i mécani~ue que produit l'appréhension
du travail individuel et collectif qUI est necessalre pour 1as-
exteneure et totalIsante de 1observateur et la succession non surer l'intervalle de temps qui sépare le don et le contre-
179
178
L'ACTION DU TEMPS
LE SENS PRATIQUE

tout cas d'avoir des égards poure'lui, de le ménager, de ne


don est ce qui permet pe percevoir comme irréversible une
pas empioyer contre lui tou~es les armes don~ il dispose, ,sous
relation d'échange, tou~ours ~en~cé~ d'apparaître et de s'ap-
paraître comme reverslble, c est-a-dlre comme à la fois obli- peine d'être accusé d'ingratItude et de se VOIr con?amne pa::
gée et intéressée. « Le trop grand empressement que l'on a ~Jl!J?~19h~d~sgens», qui décide d}l sens des act~ons. CelUI
de s'acquitter d'une o15ligation, dit La Rochefoucauld est une qui n'a pas vengé le meurtre, rachete sa ~erre acq~Ise par un~
famille rivale marié ses filles à temps, VOlt son capItal entame,
~sp~c,e d'i~gra.titu,de ». Trahir, la hâte que l'on éprou~e d'être chaque jourclavantage, par le temps qui passe; à moins qu'il
II,bere de l oblIgatlon contractee et manifester ainsi trop osten-
sIblement la volonté de payer les services rendus ou les dons ne soit capable de transformer le retard en retardement stra-
reçus, d'être quitte, de ne rien devoir, c'est dénoncer rétro- tégique : différer la restitution du don p.eut ê~re une faç~:m
activement le don initial comme inspiré par l'intention d'obli- d'entretenir l'incertitude sur ses propres Intentlons, le POInt
étant impossible à fixer, comme le moment :éell~ment ~alé­
fique dans les périodes funestes du calendtl~~ tltu~l, ,ou la
ger. Si tout est ici affaire de manière, c'est-à-dire en ce cas
d"?-propos, s,L~m~1?emot,
'l A l '
e même-geste, le même acte,, courbe rebrousse et où la non-réponse cesse d etre negllge?ce
(a!E~,llndo~ ou. le rehdre, faire une visite ou la rendre,
pour devenir refus méprisant; c'est aussi une ~açon d'Im-
~~~cer!::ll1.<:I~h.OU le relever, lal1cer UQ~ iQvitation ou l'ac- poser les conduites déférentes qui s'imposent aUSSI longtemps
que les relations ne sont pas rompues. On compren~ dans
cepter, etc., changecomplèteinel1tcle-sensselon son moment
~:.~~!:~:9~.t:e se~?nq~~i1,~i;n tItetnps ou~àco~trete111PJ.L~FE()~, cette logique que celui dont on d~man~e la ~le se dOIve, de
J>~.~ouIl0rsdepropos, c est que le temps qUI, comme on dit,
répondre le plus rapidement possIble SI sa reponse est ne,ga-
sefare le do~ du cOhtre-don, autorise le mensonge à soi·
tive sous peine de paraître abuser de son avantage et d ?f-
mem~ ,collectlvem~nt soutenu et approuvé qui constitue la
fen;er le demandeur, alors qu'il est libre dans le cas CO?tral~e
condItIOn du fonctIOnnement de l'échange. L'échange de dons
de différer autant qu'il le peut la réponse,. pour. maIn~e,n~r
~st un de ces jeux sociaux qui ne peut se jouer que si les
l'avantage conjoncturel que lui donne sa posltlon de solllcIte,
Joueurs se refusent à connaître et surtout à reconnaître la
et qu'il perdra d'un coup, au moment où il donnera son
v,é~ité objective ~u jeu, celle-là même que le modèle objec-
tlVIste porte au Jour et s'ils sont prédisposés à contribuer accord définitif, T()ut se passe c0lnm.~si}.a ritl1a!isation4~§.
en efforts, en soins, en attentions, en temps, à la productio~
interaçtions avair"pour effet pâradoxal de donner toute son.
efficacité sQcialeau telnps,jarnais a~ssi agissant que dans ces
de la méconnaissance collective. Tout se passe comme si les
'moments où .il nesepasse rien;s1non du temps : « Le. temp~,
stE~tégies,eten particulier celle~'q1JC~Qnsist~flt~jouer avec dit-bU" iti\7~ail1epàur lui »; l'inverse peut être vraI aussI.
fe tempo de l'action ou, dans l'interaction '~vec l'intervâlte
~~~J~êact!S?fls;~'~rganisaient .en vue de dissimule~~} soi et C'est'clif~qlleleternps tie~t son efficacité de. l'état.de la,
structure'des relations dans laquelle il intervIent; ce qUI
aU.J{.~ll!r~s)JLvJ:r~!.~. ~:t~ J~..Ef~j:lgy~.~.qy~J~e.!hnologue déVoilè" . ne sigl1ifiip~s queJe modèle ge c~tte.sttuct:rrepl;1isse~'2.Ja.i~~..
btutalement, par le seul fait de substituer aux pratiques qui
aQ:§trl'lction. Lorsque le déroulement de l'actIOn est tres
?e s'effectuent qu'en leur temps et dans le temps les moments
Interchangeables d'une séquence réversible.
~fort~ment ritualisé comme dans la dialectique de l'offense
;4bol~EJ~il1ter~alle, ~'e~t abolir. aussi la stratégie. Cette
h'
(attentat contre le aram) et de la vengeance, où toute espèce
de dérobade même convertie en mépris, se trouve exclue,
pe:I()(le~l1!efçalalre,.q;~I ne doit pas être trop courte (comme
il y a encor~ place pour les stratégies qui co~sis~ent à jou~r
~~_VO!!.b!.~Ild~l1s 1ech~nge de dons) mais qui ne peut pas avec le temps ou mieux, avec le tempo de l actlOn, en laiS-
etr~~trQpIongue (en paruculier dans l'échange de meurtres
sant traîner la v'engeance, de manière à faire d'un capi~al
a:~.Jl!. vleflgeance), est tout le contraire du temps mort du de provocations reçues ou de con,flits s~spendus et de ,la VIr-
~mQ.s-ll9]J~~gJ.•qu'enfait le modèle objectiviste, Aussi l~ng­ tualité de vengeances ~u de confl1ts ,q~ Il enferme, ~? :~st~u­
temps qu'Il .n'a pas rendl;1, celui qui a reçu est 'un obligé, ment de pouvoir fonde sur la capacIte de prendre l Inltlatlve
tenu de mamfester sa gratltude envers son bienfaiteur ou , en
181
180
LE SENS PRATIQUE L'ACTIO N DU TEMPS

de la reprise ou de la cessation des hostilités. Et il en est et le contre:d()J:lE:§tce qllip~rmçt qe laJ!.~ {;'~lO:~ist~rLq!lom


à plus forte raison, dans toutes les occasions moins .f.ë'fPériËJ:l~~.I~.clJy~cl"llellE:. ~()IT1IT1~; •. ~ilJ:ls;Je.}"llg~ment . co~mlll1'
~ent régl~es qui off:e?~ libre carrière aux stratégies visant .une vérité suEiectIve et une vénte objectl\Te te>llt .il.. faltaru l-
tIter partI ~es posslblhtes .offertes par la manipulation riOiiü<fu.e~16:Cësrlàmatéâîêfîôndërôojectivismequ'il n~
t~mpo de .1 actIon, temp0tlSer ou atermoyer, ajourner fâIFqi?etabIir à grand-peine, ici comme dans tous les cas ou
dlfferer, faIre attendre et faire espérer ou au il s'affronte à la croyance collective, des vérités qui sont moins
brusquer, précipiter, devancer, prendre d~ CO~rt, surprendre, ignorées que refout,ées 17; et qu'il l1e peut englob~r da~~ le
prendre les devants, sans parIer de l'art d'offrir oSlt'e:ntatc!i- modèle qu'il produIt pour rendre ralS?n de ~a pratIqu e l.zllu-
remen~ du temps (<< consacrer son temps à quelqu 'un») ou au sion subjective individuelle ou collectIve, pnvee ou offiCIelle,
contraIre de le ;-e.fuser (manière de faire sentir qu'on réserve contre laquelle' il a dû conquérir sa vérité, c'est-à-dire en fait
un « temps precleu ; »). Q!L~!!!t ..Pilr e;xem pktout le panL l'illusio, la croyance, et les conditions de la ~roduction et .du
~~:!e,~t~lJr.Q"ll11 .. pouYQlF .• trilnsnUssible peut l'indéte tirer de fonctionnement de cette dénégation collectIve. La relatIon
~t._:l1alff~:er la; transmIssIon et de . ITlainte
s
nir r- entre le modèle objectiviste et l'habitus, entre le schéma théo-
~Inatlon. ,et 1 ll1c~J.tlt l1qs: sur s~sj1"l tention llItimes .. Cela rique et le schème du sens pratique (que dou?lent le.s règles
s~ns oublIer toutes les stratégies qui, n'ayant d'autre fanc- pratiques comme explicitations par,tielles ~t .tmparfaltes des
tlO~ ,que de ne~tral~ser l'action du ternps et d'assurer la conti- principes), se complique donc d un trolSleme terme, la
nuIte d~s relatIons Interpersonnelles, visent toutes à produire norrne officielle et la théorie indigène qui renforcent en le
du COn~l?U avec du discontinu, à la façon des mathérnaticiens redoublant au niveau du discours le refoule ment de la vérité
en addItlOnnant à l'.infini l'infiniment petit, sous la forme pa; <:< objective » (c'est-à-dire 0.bjectiviste ~ 9ui
e~t insc:it dal1s
exemple .des attentIons, des égards, des prévenances ou de la structu re même de la pratIqu e et qUl, a ce tItre, faIt partIe
ces « petIts cadeau x» dont on dit qu' « ils nouent l'amiti é» de la vérité complète de la pratique. L'inculcation n'est
(<< 0 cadeau - thuntic ht - , tu ne m'enrichis pas mais tu jamais si parfaite que l'on puisse faire, l'éconornie de to~te
noues l'amitié »). explicitation, cela même dans des cas ou, comme en Kabyl.le,
,on .est loin ~u modèle objectiviste et de l'encha1nement l'objectivation des schèmes générateurs dans une gr.am;na~re
rneca;l1que ~'actlons. à l'avance réglées que l'on associe com- des pratiques, un code, écrit ?es cond~ites, est aUSSI redulte
rnuneme~t a la notIon de r~tuel : seul le virtuose parfaite- que possible. ~:~~r~s~l1tilt!~11~.2i~cle!!S21.~illl...11().gÜ?tË..5ks:....
ment maltre d~ son art de VIvre peut jouer de toutes les res-
sources qu~ IUl offrent les ambiguïtés et les indéterminations 16. Les dictons qui exaltent la générosité,. vertu. suprême de l'?omme
de~ con~Ultes et des situations pour produire les honorable, coexistent avec des proverbes qUi trahlss~nt, la dt~ntatlon
actions de
et un
ce l'esprit de calcul : « Le cadeau est un malheur », dit l un eux,
qUl convle~nent en chaque cas, pour faire à point nornmé
autre ; « Le présent est une poule et la récompense un chameau
~; enfin,

dont. on dIra q~'« il n'y avait pas autre chose à faire », et jouant sur le mot lehna qui signifie à ~a fois le cadeau. et la paiX
et sur

le faIre comme tI f~ut. L~i~ règles : aJ;>portez la


le: mùt elahdya qui signifie cadeau, ~n dit ; « 0 :,OUS qUi nous pall~
aussi des normes et des
paix (le cadeau), laissez·nous en paix », ou « lalssez.nou~ en paiX ».
(lahna)
sans doute connaI t-on, ICI comme ailleurs , les fautes de
avec votre cl'deau (elahdya) » ou « le meilleur cadeau, c est la
l~ngue, les maladresses et les bévues ; et aussi les grammai- c~lte
17. C'est le cas par exemple ~e t0l;ltes l~s recherch~s portan! ~~r «le oble -
de l'art et de la culture : la SOCIOlogie qUi port~ au Jour la verite
rIens .des conv~nances qui ~avent ?ire, et fort bien, ce qu'il
7
~pporte .(le
tive » doit s'attendre à voir opposer au.x éVldenc~s qu'elle
est bIen de faIre et de dIre, mals qui ne prétendent pas pense par exemple à la relation entre le niveau scolaire et la frequent atlon
enfer~er dans un catalogue des situations récurrentes et des
~reu~)
des musées établie dans L'Amour de l'art) ~n, dé'!1enti (~u .sensetdeqUi, dOit
la denegatton ordmalre
co~du~tes. co?venables 1'« art» de l'improvisation nécessa qui n'est que la forme défensive de
ire re la
conduire à intégrer dans la constructio? t~éo.riq~e l'illusion, c.'~st.à-dl
qUI defin~t 1 ex~e.uence. prad-
La structu re tempor elle de la qu'elle a dû combattr e et lobJectIVatlOn des conditIOn s de,sa
croyance
producti~n e:t de son fonctionnement (c'est le sens des on recherches menees
9ue fonctlOnne ICI comme un écran empêchant la totalisaletion: don depuis L'Amour de l'art sur les conditions de producti de la croyance
Instrument de dénégation, l'intervalle interposé entre dans la valeur de l'œuvre d'art),
182 183
LE SENS PRATIQUE L'ACTION DU TEMPS

qu~gËS ..i l. faut F9tl1pte!, outre les règles co t .,


s'ensuit que la difficulté intrinsèqùe de toute explicitation
28ËJ!ltS~Sb~iq~es,.Ies dictons ou~Jes proverbeimlerËs, de la logique de la pratique se trouve redoublée par l'obs-
Wpeces .. ? Jectlvatlon des schèmes de '
tacle que constitue l'ensemble des représentations auto-
~ns d!s~()t~1 ~:s choses ou des prati ues
risées dans lesquelles le groupe accepte de se reconnaître 19.
15lend!lle vocabulaIre de l'honneur olt'd~ la parente,' La critique objectiviste est fondée à mettre en question la
mo e e du mariao-e qu'il' r avec
définition officielle des pratiques, à découvrir les déter-
d~tes ~i~els) ~n!f~t!Ëll11ent l:~ l;~t;ti:e les objets ou
minants réels qui se cachent sou~ les motivations procla-
~1~R()sltl()n~q111 sy e:xpiiment et qu'ils co;ntr'ibllle11t mées. La réduction brutalement matérialiste qui décrit les
~~Eenf()rceE·Les.habitll1) sont sp'Qnta il
rléllqerlt
. valeurs comme des intérêts collectivement méconnus, donc
~~()!J.naître toutes' les êxpressions reconnus, et qui rappelle, avec Weber, que la règle offi-
parc~,q~'ils SOnt spontanément incliné ,sI se redC0t;nalsSent,
cielle ne détermine la pratique que lorsque l'intérêt à lui
de~s l:bit~~rl~se~l
i~lits .exeu;plair:§conserv
~:~b:~;9.t;iso~ts~rpc.ËËs.e ~~ obéir l'emporte sur l'intérêt à lui désobéir exerce toujours un
' - - : J . ' ; , ·-; .ectlOnnes.et és par 1 h b' effet de démystification salutaire; mais elle ne doit pas faire
~l.!t.}l.Ë~gt.ll.e:~atlons successives tq ' . . d es a 1-
IntrInsèque de 1'.·0·12 •... ••... • • e Ul§oI1t lfiVestls e la force oublier pour autant que la définition officielle du réel fait
reallsat :T:....
::<"'::lOn PJectl vatlO
p ubl' n et
' ...•..' , d•...... .. ....att ach'ee a, toute
.... ..... ..... 'te'
e l'autorl partie d'une définition complète de la réalité sociale et que
Le ro re . lquepl~nt aut?rlsË e .de. . l'hllbitu s~ cette anthropologie imaginaire a des effets bien réels : Q!L~.
prrriéT:es Pd'-' des repreSenta~lon s officieI Ies estcf'ln stituer les peutte fuser à la règle l'efficacité queJui accord.ele juridisme
dans des m~~· rjPEort,pratlque llll,mo nde naturel et social Sans ignorer 9u'il y a un intérêt à être en règle qui p~l1têtr~
inaiilIéstatiol1s' cone~t~~:~s, e~es Pbt~lqlleS et surtout dans les au prin~pe de sfra'regies visant à se mettre en r~gre:wà mettre,
fituels les cl' .• • pu l'lues, comme··lesII grands .,. 'êOrh1'îfê~On dit, le droit de son côté, àpren. dre en qûèfque.
-Ci-W' , ~pu.tanQl:1SeL.lesPtocess~-·~r

~~~r~~:~
,ii~~~j~~;~-l~~~f~~~·····~l :~r~::~~~i~
fO!tl1~ SeF111~!ls~Lç˧
maQ!fe.stations ritueIIes SOnt'
l'habitus linguistique légitime suppose l'objectivation (et plusgrammai
la thésaurisation et la formalisation opérée par le corps des
et l'inculcation, opérée par la famille et le système d'enseign
précisément
riens)
ement, du
sens duiEiéâtre d aUSSI es representatlons - au système de règles (la grammaire) qui est le produit de cette objectiva
tion.

tOut le groupe ai~si ~~~;rt~cles mettant en jeu et en scène


ent, de
Dans ce cas, comme dans le domaine de l'art et, plus généralem catégories
la culture savante, c'est la norme demi-savante (grammaire, qui,
tation visible 'de ce qui It~e en spectateur d'une représen- scolaires de perception, d'appréciation et d'expression, etc.) production
incor·
Ul~:>nde. naturel eCsOc1a.rll~ esl . ~a~ llnde . représentation du porée (sous forme de « culture »), devient le principe de la
que les
et de la compréhension des pratiques et des discours. Il s'ensuit définis
~Tm~Tgiie~ll1ai~Ù!1e't;e1ado:v~SI(:n u mon.de aux », comme
choses rapports à la culture (et à la langue) savante sont objective ment
du •..mond . . 'of'f' . t;
e.L .. " p atlque et tllClte
ar le l 1 par le degré d'incorporation de la norme légitime ; l'aisance de des
ceux.
_.._ ~.:....~__.}:ta. tsatton est le processus qui, ayant une maîtrise précoce et profonde de la grammaire ses savante
!U·Oll12e...(QlL.ceuxqQr~le··dôl'ninen f" . dp que e
pratiques et des discours, sont si manifestement en règle avec exigences
~~pr.()prËyérité en ~e Hant: ar~LS appre~. Ët se. masque. qu'ils peuvent se permettre les jeux avec la règle qui définissent l'excellen
ce,
n p~bhque qlll
hc~~e .Ët i111pQs.e.cequ'd1è
~H~.~cl.u pensable et de l'Î mpe,abl
é;ün n J
PJofesslO
ç~s e .n~s~a?tt~~Item~nt . le~
s'oppose à la tension et à la prétention de ceux qui, par leurdeconform
stricte à la règle, rappellent qu'ils Sont voués à l'exécution
ité
la règle,
règle
sans parler de ceux qui ne peuvent, quoi qu'ils fassent, être en
au maIntIen de l'(r~ <,' e. et contrIbuant ainSI avec des règles qui sont faites contre eux.
< ...• or r:~s?cI~ldont elle tlent son pouvoir 18. Il 19. Ceux qui sOnt désignés pour parler du groupe au nom du groupe,
les porte-parole autorisés auxquels est d'abord voué l'ethnologue (hommes
r offiCielle
i
l~. L'effet d'imposid'un
se double
tion symb oli' erce
effet 1que q[ eci
.
par SOl la représentation
plutôt
plutôt
que
que
femmes,
marginau
hommes
x) proposen
m<irs
t
ou
un
âgés plutôt
discours
que
conforme
jeunes
à la
et respectés
vision que
sayante, .description normative p [:i PF
o~ lo;-sque la. grammaire demi- le groupe veut donner et se donner de lui-même , mettant l'accent
(différentlellement) par une institut" t O~J~tfi d un enseIgne ment octroyé en présence d'un étranger) sur les valeurs (par exemple, les valeurssur
cipe d'un habitus cultivé . . . lOci speCI que ~t devient ainsi le prin- neur) plutôt que sur les intérêts, sur les règles plutôt que
. amSI, ans une société divisée en classes, stratégies, etc.
184 185
L'ACTION DU TEMPS
LE SENS PRATIQUE
point de vouloir imposer sa raison 'privée (idi6tès en grec et
s5>rte .l~ùgE9tI~ecAs()QPE()jJ!<: i<:t1"enPE~s~:lltat}t .les int~ amahbul en kabyle).
solïS1es apparences 111econl1aissables ~es valeurs reconn
~par le ·groupe. Les'" strategIes 'Cffiecte:méi1T oriënteesvers L comme dans la Kabylie ancienne, il.n'existe pas
profit primaire (par exemple, le capital social par d'apopr:~yt'judiciaire doté du monop~le de lad vlolalencco~t~ni~
mariage reussi) se doublent souvent de .~~~E~ËLQli..§~~Ç91}~ .
slque A symb 0 l'lque, les preceptes e, habilement
ou meme
deMË~ visant à donner une satisfaction apparente
gences de la règle officielle et à cumuler ainsi ls:.s....sa:tisf.açtiQ!l~.
n'on~ qU,elque Ifficd~it~n~~~sdd~s l,l:u:;t~d::; le clan (les
mampules par es ) ils viennent « réactiver » des
deIm~r~t et)~ prestige ou le respect qui sont à peu près « garants» ou les « sages» , d' En effet l'assem-
ûïïiversellement promis aux actions-sans autre determination dispositions capables de les repro u~rbe. al qui é~once des
' f . pas comme un trl un
apparente que le respect de la règle. ILn:e~Lrletl.J~tl.effet q'lle blee ne onctlOn~e, ' d réexistant mais comme
les.group~s Ile detrlandent avec plu§crin§i~t~nce et ne recom- verdicts ~n ~e r.eferant adunf coHIe ~ui s'efforce de concilier
'pel1sél1f avecpll.ls de générosité que sette révérel1 ce affichée un consel1 d arbmar oU e al? et de leur faire accepter
p~u( ce' ql.l'ils affeètent de révérer 10• .. . les points de vute. ecs'eastdvd~~:lreq~e le fonctionnement du
un arrangemen. h b' . la
. Les'siratégles',;fsanirproduire des pratiques en règle sont syste'me suppose l'orchestration A
des a ttus, pUlsque t
" q e du consen e-
un exemple particulier de toutes les stratégies d'officialisa- , . . de l'arbitre ne peut etre executee u .
deClslon d
, (f d quOl le eman-
tion, qui ont pour objectif de transmuer des intérêts « égoïs. ment de la partie « condamne,e » l ~ude l ef ) et qu'elle
tes », privés, particuliers (notions qui ne Se définissent que deur n'a d'autre recours que l emp 01 e a orce
dans la relation entre une unité sociale et l'unité englobante n' de chances d'être acceptée que si elle est conforme au
a de l'équité » et imposée selon les formes reco,nnues
de niveau supérieur), en intérêts désintéressés, collectifs, « sens , Et mment ne pas VOlr que
publiquement avouables, légitimes. En l'absence d'instances par le « sends de l ~opneuyrr::boliq~~s tels que la malédiction
politiques constituées et dotées du monopole de fait de la les moyens e coercltlon s . d 'l du marché
(<< Celui qui emportera du fumler es eta ages. l'
violence légitime, l'action proprement politique ne peut . d 50 douros et on lancera contre IUl une ma,~­
s'exercer que par l'effet d'officialisation. Elle suppose donc sera pum e . il mourra sans herl'
diction qui fera .de IUl Cundamengur d'Adni rapporté par
laE()111pét~nce (au sens de capacité socialement reconnue à t' »Artlcle X u qanun , .
ufie autori iéT g;;L.~~,t"il1c1iSp~t1s~ble,_.e1"1 ..pgJ:tiçulierdatls les 1er . ' 527) ou le bannissement ne dOlvent
"~et1J§.Ae.çnse.QQ... le.Jugement collectiLcbancelle, pour Bdo;ùifa , 19 l;, effic;ci~é qu'à la complicité objective (la
ON~. t Ieu . .' .' . ?
manIpuler lll.définition collective de la situation de manière croyance) de ceux qu'ils contralgnent .
rrafâppioch~r.de Iaclé~nition ()fficielle et àlll 0!:>iliser le
La olitique offre aux straté~ies(l'()f§~iali~ati()n letI r)erraill
gr()~:l~-~pIl.lslarge possible en universalisant un incident
"1 _1' . ôànslèif eftortpour attner sur eux-memes la
PFvép~IJ~sol~nni§~tiQn(en presentant par exemp1e J'injure
~;~'~du groupe et pour la retirer ~ leur~ .concurren:~,
adressée à une femme particulière comme une atteinte portée
à la h'urma de tout le groupe) ou, alJ.colltra.ire, ~:IeclémQ!:>i-. les agents en concurrence p~u: le pouvolr pOdlt1q~e
vent s'opposer que des strategIes ntuelles e! eSdntu~ St~reAts
Ptra~ nt
liser end~sa.YQlJantl'individu.~eti1émt·concernéet en le .
~nt·~l.l ~~~È~tge.sÜpple.Pi;lE!içl11ier, privé de raison au tégiques, Vlsant a'l"umversa l'Isa t'I~n symbolIque
. , A esfficiels
me 21
privés ou à l'appropriation symbolIque des mterets 0 .
20. Entre celui que l'excellence d'une pratique « naturellement »
conforme à la rèp.le officielle prédispose à remplir les fonctions de délégué . fficiel est circonscrite aux homme~,
et de porte-parole et celui qui, non content de transgresser les règles (21) La concurrence pour le pOUVOIr c~ncurrence que pour un po~vOlr
du jeu, ne fait rien pour masquer ou atténuer ses manquements, il y a les femmes ne pouvant entrer en t r euX l'ordre social tout entier et
une place reconnue pour celui qui, en accordant les apparences ou voué à rester offîcîeux. L~s ho~mes on pou par les structures mythico-
l'intention de la conformité, c'est-à-dire la reconnaîssance, à la règle qu'il toute l'institution <;>fficlelle,. a nC°:éd:i~~~~ l'opposition entre l'officiel ~t
ne peut ni respecter ni· refuser, contribue à l'existence, tout officielle, rituelles et généa~o.glques qUIl'de h t le dedans, donc entre le mascuhn
de la règle. le privé à l'oPPositIOn entre e e ors e
187
186
LI;! SENS PRATIQUE L'ACTION DU TEMPS

C'est dire que toutes 1es espèces de représentations otJ!lciellc désenchantement qui conduit au~dévoiIernent pro,gressif des
et en particulier celles qui sont objectivées dans le la sighifications et des fonctionsd.r~foulées ?l
~edte rl~ul~~~s~~~
sous forme de dictons, de proverbes, de poèmes gnomiq d'un effondrement des con mans S?Cla e.
sont parrni les enjeux les plus disputés de leurs luttes. S croisée que chacun peut subir avec dPrle~ce d~nia cd~~~~
EE9BE}~t « les.. mots .de la tribu de la faire subir à tous les autres et e a ctlse
voi~.cl'ggiIS1Jtk.gro1Jpe ~11 s'al::>pr'opnall t gation collective qui en résulte 12.
groupe exerce sur lui-même à travers son
en effet, le principe de l'efficacitémagique ce langa.€:e
formatif qui fait exister ce qu'il énonce, qui institue
quement ce qu'il dit dans des constats constituants, ne
pas, comme le croient certains, dans le langage lui-même,
mais dans le groupe qui l'autorise et qpi s'en autorise, qui le
reconnaît et qui s'y reconnaît.
4insi J'ol:Jjectivisme matlqu~ à l'objectivité en omettant
cl'intégr~r dahs.~2ECornPte rendu du réel la représentation du
réel. col1 trë]'aq uelfe il ... a clû constr1Jir~ sa .représentation
~Tc;bi~stiye •>~ .lllais .• qui,lorsqu'~I1e J! p01JreIIe l'unanimité
chi groupe,. réalise la forme la plus indiscutable de l'objecti~
v~eêhange de dons est le paradigme de toutes les
opé.
raoons grâce auxquelles l'alchimie symbolique produit ce ____-:- d u e s dotés de traditions diffé·
réel déniant le réel que vise la conscience collective comme 22, L'urbanisation, qui rapproc}1e es %r.o Pou la simple « dépaysanni-
rentes et qui affaib~it les ~o~ttrles, crodes,échanges monétaires et
méconnaissance collectivement produite, soutenue et entre- sation » que détermme la genera Isa;l~t des ment de la fiction collective l'int~o'
tenue de la vérité « objective ». La vérité officielle que pro- duction du salariat, provoquent I! e o~ r,e fait réelle qu'était la
religion
duit le travail coIIectif d'euphémisation, forme élémentaire collectivement e~tr~tenue et pa\ a,tOïa :onfiance se substitue
de l'honneur (ainSI" par e~rmp e, a. risé comme en témoign e..' le /r~dit
du travail d'objectivation qui conduira à la définition juri- ~ talq ~, autrefOIS n;au It ou m~p " er étuellement humihe, mlure
dique des pratiques convenables, n'est pas seulement ce qui' cesse
« Ô face de crédit », visage deI cil,!l qUi, fa lépudiation sans restitution,
permet au groupe de sauver son « point d'honneur spiritua- i
de ressentir le déshonneur, ou e l\ 'tCrappo rt doxique au monde
offense suprême, s'app~ll~ berru ~ata/ ~i i'exerce toutes les fois que est la
liste» ; elle a aussi uhe efficacité réelle, parce que, serait-elle manifestation la plus ~Islble de 1 effe, qfaible dispersion (courbe en les pra-
J) et que
démentie par toutes les pratiques, à la façon d'une règle de '!b
tiques d'un groupe presentent e tt~s faire subir à tous les autres,
chacun de ses m<;mbres ,contn u~Us a lui font subir : en effet, l'idé;
volens
grammaire qui n'aurait que des exceptions, elle reste la vérité
nolens, la contramte meme'l q, l' e qui ne pourrait être dénonce de
des pratiques qui se veuleht convenables. La morale de rompre cette sorte de co?tro e Clrcu a1~ontrat collectifs est exclue que
par la
l'honneur pèse sur chacun du poids de tous les autres et par une prise de consclend~ et, u~ • tout à fait irréductible à un
logique mêm,e de l'effet /n~ni7z e r;; de ce que croyaie!l.tlestI:~
?rle!.
I
effet d'imitatlO?, ou de Ole (~~'f~f~pé.Î1:~~
.lb! conga~~ ()El~lne!~ selle. cpn e sanctionnarrad1er àla con,-rrainre san,s
e lelâisser
et le féminin, établissent une hiérarchisation systématique vouant
les con1:l]..t:j1eslTIecan1sme~, socdaux qu munautés fortement -f~lre), Le fait
integrees est l~
interventions féminines à une existence honteuse, clandestine ou, au qué la croyance pr~mlere., es corn l e exerce sur lui.même (et qUi
officieuse : lors même qu'elles détiennent le pouvoir réel, comme mieux, produit de la contramte senelle que e, group
c'est c'était le cas pour le
souvent le cas, en matière de mariage au moins, les femmes ne peut être très impatiemment, ressentze, ~o~~n~ pouvoir jamais
l'exercer complètement Qu'à condition d'en laisser aux hommes peuvent susciter
contrôle religieux dans lei villages ~~ra~u~stion) permet sans doute
rence, c'est·à-dire la manifestation officielle; elles ne peuvent avoir l'appa. une révolte capable de a mettre d~
pouvoir que si elles acceptent de se contenter du pouvoir quelque le en matière de pratique reh-
comprendre que les ruptures (par exem P , e brutalement
l'éminence grise, pouvoir dominé qui ne peut s'exercer que officieux de
gieuse) prennent b'len so uvent une f0 rm collective, le
'b'l' '
contrôle circulaire perdant son efficaCl't'e dès qu'apparaît la possz t zte
par procu-
ration, sous couvert d'une autorité officielle, en sorte qu'il sert
l'autorité dont il se sert, encore
réelle de le rompre,

188 189
1
le capital symboliqu~e

La construction théorique qui projette rétrospectivement


le contre-don dans le projet du don n'a pas pour effet seule·
ment de transformer en enchaînements mécaniques d'actes
obligés l'improvisation à la fois risquée et nécessaire des~stra·
tégies quotidiennes qui doivent leur infinie complexité au
fait que le calcul inavoué du donateur doit compter avec le
calcul inavoué du donataire, donc satisfaire à ses exigences
en ayant l'air de les ignorer. Elle fait dispar~tre, dans la
même opération, les conditions de possibilité de la mécon-
naissance institutionnellemertt otganisée et garantie, qui est
au principe de l'échange de dons et, peut-être, de tout le
travail symbolique visant à transmuer, par la fiction sincère
d'un échange désintéressé, les relations inévitables et inévi·
tablement intéressées qu'imposent la parenté, le voisinage
ou le travail, en relations électives de réciprodté et, plus
profondément, à transformer les relations arbitraires d'exploi-
tation (de la femme par l'homme, du cadet par l'aîné ou des
jeunes par les anciens) en relations durables parce que fondées
en nature. Dans le travail de reproduction des relations
établies - fêtes, cérémonies, échanges de dons, de visites ou
de politesses et surtout mariages - , qui n'est pas moins
indispensable à l'existence du groupe que la reproduction des
fondements économiques de son existence, le travail néces-
saire pour dissimuler la fonction des échanges entre pour
une part qui n'est pas moins importante que le travail exigé
pour le remplissement de la fonction 1. S'il est vrai que
l'intervalle de temps interposé est ce qui permet au don ou au

1. Il suffit pour s'en convaincre d'évoquer la tradition grâce à laquelle


la ptofession médicale entretient la l'dation de « confraternité » et qui,
en excluant le versement d'honoraires entre médecins, contraint à rechercher,
en chaque cas, à l'intention d'un confrère dont on ne connait pas néces-
sairement les go(itS et les besoins, un cadeau qui· ne soit ni trop au-dessus
ni trop au-dessous du prix de la consultation, mais sans trop de précision
évidemment, parce que cela reviendrait à déclaret le prix de ce service
et à dénoncer du même coup la fiction intéressée de la gratuité.

191
LE SENS PRATIQUE LE CAPITAL SYMBOLIQUE

contre-don d'apparaître et de s'apparaître comme ont, si l'on peut dire, une écon~mie en soi et
d:act~s .inauguraux de générosité, sans passé ni non pour soi. Ainsi, toute objectivation partlelle ~u ~otale
c. est-a-dlre sans calcul, on voit qu'en réduisant le polvthé- de l'économie archaïque qui n'inclut pas une theorI~ d~
tIque au monothétique l'objectivisme anéantit la rapport subjectif de méconnaissance que les agents .faIts a
toutes, les prati~ues qui, comme l'échange de dons, ten:deIlt cette économie c'est-à-dire par et pour elle, entretIennent
ou preten dent a suspendre pour un temps l'exercice de la avec sa vérité «'objective », c'est-à-dire objectiviste, succombe
loi de l'intérêt. Parce qu'il dissimule, en l'étalant dans le à la forme la plus subtile et la plus irréprochable de l'et~no­
temps, la transaction que le contrat rationnel resserre dans centris me' celle-là même que l'on encourt lorsque, oubbant
l'~nstant, l'échange de dons est le seul mode de circulation des que la co~stitution de l'art en tant qu'art est, corrélative de
bIens qui puisse être, sinon pratiqué, du moins pleinement la constitution d'un champ artistique relatlvement auto-
reconnu, en des sociétés qui, selon le mot de Lukâcs nient nome, on pense comme esthétiques certaines pratiques « pri-
« le sol ~éritable de leur v~e », en même temps que ie seul mitives » ou « populaires », qui ne peuvent se penser comme
moy~n d Insta~rer. des ~~latlons durab1es de réciprocité mais telles.
aUSSI de domInatlon, 1Intervalle interposé représentant un Tout se passe comme si le propre de l'économie « archaï-
com?!encem~nt d'institutionnalisation de l'obligation. que» résidait dans le fait que l'action économique ne peut
b:~()l101I1Isme est une forme d'ethnocentrisme : traitant reconnaître explicitement les fins économiques par rapport
les économies précapitalistes, selon le mot de Marx «comm e auxquelles elle est objectivement orientée : « l'idôlatrie de
les Pè:e~ d~ l'EgIis~ traitaient les religions qui avaie~t précédé la nature » qui interdit la constitution de la nature comme
le chrIStlamsme », Il leur appliqued~s catégories, des métho- matière première et du même coup la constitution de l'action
d~lLJç~Ues d~ la compta ?1Iitee côlf0tn ique,p ar exemple} ou humaine comme travail, c'est-à-dire comme lutte de l'homme
d,~"~ c()n"c~I.'ts (coiTIme les notions Cl'intérêt, d'investissement contre la nature, se con!jugue avec l'accentuation systémati-
.Q!1,]~"_<:llQl.t:gL étc,J ,qui, étan~ le produi t historique du capi- que de l'aspect symb~lique des act~s e,t des ni~ports d,e
tar~~tne,J()l1tsllbll'a lellr objet une . . transformation radicale production pour empecher la constitutlOn de 1econ?mle
s~;T.1?l~~~~~à""L~"J;,al1sformati()_n ~ls~t()Eique d'où ils sont isslls: en tant que telle, c'est-à-dire en tant que système r~gI pa,r
AInSI, p,arce qu Il ?e ,connaît pas d'autre espèce d'intér êt les lois du calcul intéressé, de la concurrence ou de l explOI-
~ue C~IUl qu~ le capI.tahsme.a produit, par une sorte d'opéra tation. En réduisa tcette. éco omie à. sa.véri té« ()bjective. »,
~'économisme' êl1.ari ~a~tit}i llspécificité, qur réside. précis~~.
- l1
tlOn reelle d abstractlOn, en Instaurant un univers de relations
fondées sur « le f,roid paiemen.t a17 comptant », ~IJ)lll~ g~p.é- ~ffièrrtClâiiSle'~clécarage socialement entretenu entre la vérité
, r~!~tnel1t en favons antla constitUtlon de champs relativement « 05ièCtÎ\~e » et la représentation sociale de la producti0l1 et
~'~l;I!"()nolTIes, c'est-à-dire. ~apab.l~sge J'oser. leur deJ'é;h ange. Ce n'est pas un hasard si le lexique de l'écono-
#/,2!~~!$Jparla tautologIe ongma ue,« les affaires sont
axiomatique mi~"· archaïque est tout entier fait de ces notions à double
les face que l'histoire même de l'éconOI~:1Î~ voue à la. dissocia,tion
~1f"aJ.t~~,}SSj,itJl'lqll~I1es.e fonde l' « économie »} l'écono-
mlsmt_E~~p~llt il1 tégrer dans ses analyses et moi~s encore parce que, en raison de leur duahte, les relatlOns. sOCIales
Sla,ns.ses calculs aucune des formes de l'intérê t « non écono- qu'elles désignent r~présentent, autant ~e st.ru~tures Instab!es,
m:que » : coz;nme ~i 1~ calcul ec?u6miqûè nravait pu s'appro- condamnées à se dedoubler des que s affaIblIssent les meca-
pner ~. te!,r~In obJectlvement bvré à la logique impitoyable nismes sociaux qui les soutenaient 2. Ainsi, pour prendre un
de « lIn~eret tout n~ », comme dit Marx, qu'en abandon-
nan~ un Ilot de sacre, miraculeusement épargné par «
l'eau
glacIale ~u calcul égo~ste », asi~e de ce qui n'a pas de prix, 2, Cf, E, Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-e,uropéennes
par exces ou par defaut. MalS, surtout, il ne peut rien Paris, Editions de Minuit, 1969 (notamment t. l, « Economie, parenté,,
comprendre à des univers qui, n'ayant pas opéré une telle société »),

192 193
LE SENS PRATIQUE LE CAPITAL SYMBOLIQUE

e,xemple extrên;e, l~ co~~ d'an:~~hrè~~,(r!!k~ig) par lequel du prix de sa journée de travail~(l 000 francs), un dédom-
l emprunteur cede au preteuTI'ùsuffiùt cI'une terre jusqu'à magement de 200 francs pour le prix du repas : réclamer
la date ~u rembo~rsement et ~i ~§_U:enu~Q1Jt.J~.JQpp:~j~ l'équivalent en monnaie du repas, c'était opérer un renver-
P~us. 091,eus,e ,dsdJd§1tr~.1~rs9,u I~ ~on~uit à. la dépossession, sement sacrilège de la formule par laquelle l'alchimie sym-
n eS:.~.~J'areqll~paLIa9uante s()cIafe de l~. relation entre les bolique visait à transfigurer et le travail et son prix en dons
EartIes, et.~llrnêmçC2uP par lesmodalités de la convention gracieux, dévoilant ainsi le procédé le plus constamment
ge.J'assigllllçe.llçc~!ÊËç.]jjiji~r~.~.L?ar:~Ill détresse pour fui utilisé pour sauver les apparences par un faire-semblant
e~!!~;~.g~.}7.~!!4~e 11lle J~rJ:~ qUI,10rs même que l'usage en est collectivement concerté. En tant qu'acte d'échange par lequel
1à1sse. a son propriétaire, ~onstitue une sorte de gage 3. « Ce on scelle les alliances (<< je mets entre nous la galette et le
sont Justement les Romams et les Grecs, écrit Mauss qui sel »), le repas final, lors de la thiwizi de la moisson ou de la
peut-être à la suite des Sémites du Nord et de rOues; on~ construction d'une maison, était prédisposé à jouer le rôle
i~venté, la ,distinction des droits petsonnels et des droits d'un rite d'alliance destiné à transfigurer rétrospectivement
reels, separe la vente du don et de l'échange, isolé l'obligation une transaction intéressée en échange généreux (à la façon
morale et ~e contrat, et surtout conçu la différence qu'il y a des dons du vendeur à l'acheteur qui couronnaient souvent
entre ~e~ rItes, des droits et ,de,s intérêts. Ce sont eux qui, par les marchandages les plus acharnés). Alors que l'on accor-
une ventable, gr~n~e .e~ ~enerable r~volution, ont dépassé dait la plus grande indulgence aux subterfuges que certains
toute cette moral~te vIe:lhe et cette economie du don trop employaient pour minimiser les frais entraînés par les repas
chanceu~e~ tr~p dIspendIeuse et trop somptuaire, encombrée marquant la fin de la thiwizi (par exemple, l'invitation des
de conslderatlOns de personnes, incompatible avec un déve- seuls « notables » de chaque groupe, ou d'un homme par
loppement du marché, du commerce et de la production et au famille), manquement aux principes où s'exprimait encore
f?nd, à l'époque, anti-économique 4. » Les situations histo- la reconnaissance de la légitimité des principes, on ne peut
t1~ues. dans lesquelles s'opère, en relation avec la géné- que ressentir comme un scandale ou une provocàtion la pré-
rahsatlOn des échanges monétaires, la dissociation conduisant tention de celui qui, en proclamant la convertibilité du repas
des structures artificiellement maintenues de l'économie de la en monnaie, trahit le mieux et le plus mal gardé des secrets,
b.o?ne ,fo~ aux ~tructures claires et économiques (par oppo- puisque tout le monde en a la garde, et qui viole la loi du
sltlOn a.dIspen~~euses) ~e l'écon?mie de ~'intérêt sans masque silence assurant à l'économie de la « bonne foi» la compli-
font VOlr ce qu 11 en coute de faIre fonctionner une économie cité de la mauvaise foi collective.
qui, en refusant de se reconnaître et de s'avouer comme telle Fondée sur un ensemble de mécanismes tendant à limiter
s~, con~amne à d~p~nser à peu 'p'r~s autant d'ingéniosité e~ et à dissimuler le jeu de l'intérêt et du calcul « économi·
d energie pour dISSImuler la vente des actes économiques ques » (au sens restreint), l'économie de la bonne foi appelle
que pour les accomplir. Ainsi, par exemple, un maçon kabyle cette étrange incarnation de l'homo economicus qu'est le
fort réputé, qui avait appris son métier en France, fit scandale, buniya (ou bab niya), l'homme de la bonne foi (niya ou
autour de 1955, en rentrant chez lui, son travail terminé sans thiâuggants, de aâggun, l'enfant qui ne parle pas encore, par
prendre le repas traditionnellement offert en son ho~neur opposition à thah'raymith , l'intelligence calculatrice) qui ne
lors de la construction des maisons, et en demandant, en plus songerait pas à vendre à un autre paysan certains produits de
consommation immédiate, lait, beurre et fromages, légumes
3. « T~ m'as sauvé de la vente », dit-on en pareil cas au bailleur de et fruits, toujours distribués aux amis ou aux voisins, qui ne
fopds qUI, par ufol~ ~orte d~ v~nte fictive (il donne de l'argent tout en pratique aucun échange faisant intervenir la monnaie et qui
laIssant au propn~talre, la J,oUlssance de son bien), évite que la terre n'établit que des relations fondées sur la confiance entière,
ne tombe aux mams d un etranger.
4. M. Mauss, « Essai sur le don ", in Sociologie et anthropologie Paris ignorant, à la différence du maquignon, les garanties dont
P. U. F., 1950, p. 239. ' , s'entourent les transactions mercantiles, témoins, gages, actes
194 195
LE SENS PRATIQUE LE CAPITA L SYMBOLIQUE
,
écrits. Les ~c()p.ye ntions sont d'autan t plus faciles à instaur er
moins de substituer une relation personnalisée à une relation
(dons...eI}fu!ap.!p!}1S, fré9tleD!ejl ~,~!d'autant, p~us complète- complètement impersonnell~ et anonyme. On tr,ouve tous les
mentlir,anêfonnees a Iabonn e,..fOl" que les ,1ndIVidus ou les passages depuis la transactIon fondee sur la defiance ~otale,
gro.upes, qu'elles unis,sent sont: plus proches dans la généa- telle celle qui s'établit entre le paysan ~t le maqUl~~on,
~~~~1~erse111~t:t~~ ,a mesure 'lue la relation devien t plus incapable d'exiger et d'obtenir des garantl~s parce qu lllCa-
l~§()~I1~rr~, cjest-à, -~re àillesu re que l'on va de la relation pable de garantir la qualité de son prodUlt, et de t,rouver
entre f:eres a la relatlon entre ces quasi-é tranger s que sont des garants, jusqu'à l'échange d'honneur qUl peut Ig?Orer
les .habitants. de deux villages différents, la transacti()n a de les conditions et se fonder sur la seule bonne fOl des
mOlllS ,en mOllls de chances de s'établir maisè1Tê-p~1,l..Ldl:;ve1l.ir « contractants ». Mais, <1~p.!J~&ran4~~J:!laj()rité des tra,~sac,­
.e~.4~~Y!~llLQl:;J;>1~s eI1~,pl}1s Ptlrement « économiqueique », c'est-à- tions .les notions d'ache teur et de "ende}1r tendent a s~
d1re de plus en plus conform e à sa vérité économ
l~
et le
dIsso~drèdans~le .réseau'des intèrlllédillires et des g,arants qUI
c~1c~l intéressé qu~ n'est, jamais abseqt de l'échan ge plus
vise1l.i'âtran:Sformer-la relation .i?urement économIque ellt;~
l'offr~~t la dernân.4e ell un~relation généalogiquem.-en~ fon,de~
genereu x, transac tlOn ou les deux parties trouven t leur
en plus
èfgaranti'ë:' Le niariag ene fait ~as exc~etion. qUl s'etabht a
compte, donc comptent, peut se dévoiler de plus
ouver.t;ment 5, Les transactions à l'amiable entre parents peu'pr ès toujours entre des famtlles dela ~mes par tout un
e~ allIes SO~t aux transactions du marché ce que la guerre réseau d'échanges antérieurs, véritable cautlOn de la con~~n­
rttuelle est a la guerre totale: on oppose traditionnellement tion particulière. Il est significatif que, ?ans la, prem!ere
« les denrées ou les bêtes de fellah » et les « denrées ou les phase de.s négociations très complex~s qUl condu,lsent a .la
bêtes du marché » et les vieux informateurs sont intarissables conclusion du mariage, les deux famIlles fasser:t mtervemr,
lorsqu'il s'agit d'évoquer les ruses et les fourberies qui sont au titre de « garants », des par~nt.s ou .d~s alhé~ de gr:md
de bonne guerre sur les « grands march és» c'est-à-dire dans prestige, le capital symbolilJ.u~ aInSI exhIbe COr:s~ltua?t a Ida
les échanges avec les inconnus. Ce ne son~ qu'histoires de fois une arme dans la négoclatlOn et une garantie de l accor
mulets qui se sauven t à peine rendus chez le nouvel acheteur une fois conclu. ,
de b~ufs que l'on ~rotte avec une plante qui fait enfle; Et la vérité de la pr041lcEi(),I1 p'~~tJ:>~s, t;'1()i?s refoule e, qu~
(adhrzs) afin de les faIre paraître plus gras, d'acheteurs qui se la véfi"fê" ~e]a:dfculation. Les dIscours md1gnes qu; susc~tent
c?ncertent pour proposer un prix très bas et contraindre 1êSéon duites hérétiques des paysans dépaysannes attlren;
aInsi à l.a vente. L'incarnation de la guerre économique est l'attention sur les mécanismes qui inclinaient le pa!,~an a
le maqUlgnon, l'homme sans foi ni loi. On se garde de lui entretenir une relation enchantée avec la terr~ et IUl, Inter-
~cheter des bêtes, de même qu'à toute personne complètement disaient de découvrir sa peine comme un travazl :. « C est, un
Incon?ue. : comme l'indiquait un informateur, pour des biens sacrilège, ils Ont profané la terre; ils o,?t ~boh Ja cramte
sans eqUlvoque, comme les terres, c'est le choix de la chose (elhiba), Rien ne les effraie, rien ne les arrete, Ils menent tout
ach~tée qui commande le choix de l'acheteur; pour des biens de travers. Je suis sûr qu'ils finiront par laboure: pend~~t
é.quIV<;'lU~S, con;me les bêtes de somme, mulets en particu e au
.
lakhrîf (la saison des figues) s'ils sont trop presses et s ds
r qui décide, et l'on s'efforc
her, c est le ChOIX du vendeu comptent consacrer lah'lal (période li~~te pou~ les labou~s)
à d'autres occupations ou pendant rbza (le prmtemp~) s tls
ont été trop paresseux pendant lah'lal. Tout leur est egal. »
est
5, La réticence que suscite le recours à des garanties formelles
d'~utant plus grand~ qu~ la di~tance sociale entre les contractants part
est plus
Toute la pratique du paysan actualis~, sur un. au~re m~d~,
faIble et les garanties In~oquees plus solennelles, De même, la
du
d?mm~ge que les partenaires accepten t d'assumer lorsqu'un accident sur. l'intention objective que révèle le ntuel : l~mals trattee
tout au tout selon l'appréciation des
Vient a une bête peut varier du comme matière première qu'il s'agirait d'ex,pIOlter, la terre
respon~abiIité~ qu:iIs sont portés à faire en fonction deprOche
la relation qui
les U~I~, ,celUI qUI a con~~ ~ne bête à un parent très se devant est l'objet d'un respect mêlé de crainte (elhzba) ; .elle saur~,
de minimiser la responsabilite de son partenaire, dit-on, « exiger des compt es» et tirer réparation des mauvalS
196 197
LE SENS PRATIQUE LE CAPITAL SYMBOLIQUE

traitements que lui inflige le paysan précipité ou m~ùaclro:it. ~nçJiQt:l entre le travail pr()ductif et le travail impro-
Le paysan accompli se « présente» à la terre avec l'attitude ~llJmtre.le]rîiYail·reritaêle .• efJé't}:ava.iTn()n ,~entable
qui convient à un homme et devant un homme, c'est-à-dire reste.Jgnor.~~, qui dépouillerait de leur raIson d eue les
face .à face, dans la disposition de familiarité confiante qui innômbrables petits travaux destinés à assister la nature en
co~vlent envers ~n parent respecté. Il ne saurait déléguer le travail, actes indissociablement techniques et rituels, dont
som de mener 1attelage pendant le labour et laisse seule- nul ne songerait à évaluer l'efficacité technique ou le rende-
ment aUx « clients » (ichikran) le soin de piocher la terre ment économique, et qui sont comme l'art pour l'art du
après le passage de la charrue : « Les vieux disaient qu'il paysan, clôture des champs, taille des arbres, protection des
fallait être le maître de la terre polit labourer comme il faut. jeunes pousses contre les bêtes ou « visite» (asafqadh) et
Les jeunes étaient exclus: c'eût été faire injure à la terre que surveillance des champs, sans parler des pratiques que l'on
de lui ''présenter'' (qabel) des hommes qu'on n'oserait présen- range communément dans l'ordre des rites, comme les actes
ter à d'autres hommes. » « C'est celui qui fait face aux hom- d'expulsion du mal (as'ifedh) ou les actes d'inauguration du
mes, dit le proverbe, qui doit faire· face à la terre. » Le printemps, ou de tous les actes sociaux que l'application de
paysan ne travaille pas à prpprement parler, il peine, selon catégories étrangères porterait à juger improductifs, comme
l'opposition .que faisait Hésiode entre ponos et ergon. ceux qui incombent au chef de famille en tant que repré.
~~. ,l)oq!).~~.~)~,Je:rreL eUe .. t~. cI9!!nerlL», dit . le .PEOv~l'be .. On sentant et responsable du groupe, ordonnancement des tra-
peut_entendre _que la ,nature,og~issant à la. lQgiqlle .de vaux, palabres à l'assemblée des hommes, discussior:s d;t
r'èêh~nge::aë:!Ion~,JfÏfÇë:<?tq,~3eshienfaits.qll: à cell:X qui Jui marché, lectures à la mosquée 7. « Si le paysan comptait, dit
cl'O'i1iîerltleur peine entribut. Et la conduite de ceux qui lais- le proverbe il ne sèmerait pas ». Peut-être faut-il entendre
serit à des jeunes Té soin « 'd'ouvrir la terre et d'y enfouir la que la relation entre le travail et son produit n'est pas vrai-
richesse de l'année nouvelle » détermine les anciens à expri- ment ignorée mais socialement refoulée, parce que la produc.
mer le principe de la relation entre l'homme et la terre qui tivité du travail est si réduite que le paysan doit éviter de
pouvait demeurer informulé aussi longtemps qu'il allait de compter son temps et de mesurer, comme fait Marx, qui
soi: « La terre ne donne plus parce qu'on ne lui donne rien. raisonne ici en agronome objectiviste, l'écart entre le temps
On se moque ouvertement de la terre et c'est justice qu'en de travail et le temps de production, qui est aussi le temps
retour elle nous paie aussi de mensonges. »b1!oITlmeql1i§~ de consommation, pour éviter d'ôter tout sens à son travail ;
,!§pecte 9oittol1j?ur~ être oc~upé à quelque chose : s'il ne
trouve nen·à -raire~<cqu'îl taille au moins sa cuillère ».
Autant qu'un impératif économique, l'activité est un devoir agricole pendant un certain temps, l'ancien émigré ?U le. ~onvalescept.
En droit d'exiger de chacun qu'il se donne une occupatIon: SI Im?roductIve
de la vie collective. Ce qui est valorisé, c'est l'activité en soit-elle, le groupe se doit d'as~urer à tous Ul,;e. oCC,upatI?n, meme p~re·
elle-même, indépendamment de sa fonction proprement ment symbolique : le paysan qUI procure aux olSlfs,.1 OCCaSI(;.n de .tra:ra!ller
sur ses terres reçoit l'approbation de touS parce qu 11 offre a ces. mdIvIdus
économique, en tant qu'elle apparaît comme conforme à la marginaux la possibilité de s'intégrer crans le groupe en remplIssant leur
fonction propre de celui qui l'accomplit 6. tâche d'homme. .
7. Cette distinction (comme la distinction corrélative que faIt Marx
entre le temps de travail, c'est-à-dire, ici, la période consacrée aux labours
et à la moisson, et le temps de production, ';lui englobe, ou~re le tem?~
6. On condamne les individus dépourvus d'utilité pour leur famille de travail les neuf mois séparant les semaIlles de la mOIsson) a ete
et pour le groupe, ces « morts que Dieu a tirés de vivants » comme imposée p~r les effets de la domination économique liée à la colonisation
dit un verset du Coran .souvent cité à leurs propos, et qui sont i~capables et en particulier par la généralisation des échanges monétaires : c'e~t
de « provoquer la plUIe ou le beau temps ». Demeurer oisif, surtout ainsi que la conscience du chômage, mesurée au décalage entre le faIt
pour qui appartient à une grande famille, c'est se dérober aux devoirs de se déclarer occupé et l'activité réelle dans les jours précédant l'enquête,
et aux tâches qui sont inséparables de l'appartenance au groupe. Aussi varie comme la pénétration de l'économie capitaliste et des dispositions
s'empresse-t-on de replacer dans le cycle des travaux et dans le circuit associées (Cf. P. Bourdieu, Travail et travailleurs en Algérie, Paris,
des échanges de services celui qui est demeuré à l'écart de l'activité Mouton, 1962, p. 303-304).

198 199
LE CAPITAL SYMBOLIQUE
LE SENS PRATIQUE

o.u, ce 9ui n'est.contradictoire qu'en apparence, qu'il ne peut sance) qui constitue sans doute, avecle.capitalrel~gieu:x:9~ 19,.
tIen ~aIr~ de mI~ux, dans un univers où la rareté du temps seuf:!!Jorrit.EpQs~ikle ..d)accûmti}Clti()l1lof§qlle le. c~pltal écono-
est sz fazble et st grande la rareté des biens, que de dépenser m.!.9p_e.!ù.§t1>~sr<:sol1nu: . '
son temps sans compter, de gaspiller du temps la seule chose Pour si grands que so~ent les ,efforts CO?Sc.lents ou m~o~s-
qui soit en abondance 8. dents pour régler la routme de l ordre ordmaIre par la st~reo­
typisation rituelle et pour rédu~re la, cris.e en la prodUl,s!nt
'

~:!:<:fLl~"~i1?"eJl1e»est au travail ce que le don est au


~Illerç~ cette activité pour laquellé,ê6irIme
symboliquement ou en la ritualIsant ~ peme survenue, l ~co­
EmIle Benveniste, les langues indo-européennes n'avaient nomie archaïque n'ignore pas l'OppO.slt~on entre les occasl~ns
~as de nom : laAécouverte dutravaiI, suppose la constitu-
ordinaires et les occasions extraordmalres, entre les besom~
t10E~B .s()l c()111ml1n dela production, c'est-à-dire le qésen-
réguliers, susceptibles d'être satisfaits par la co~t?unaute
çTialltem~.Qtd'u.Q mondenatlIr<:I dés()rm~is rédllit à sa seule
domestique, et les besoins except~onnels, tant l:?atetIels q?e
è!fili.~risfQn~écQn()mi'll!<:; cessal1"t ~d'êtte .letribut payé à un symboliques, en biens et en serVIces, que susc1tl:nt le.s. CIr-
0;:2.!:§ n~çessaire, l'activité peut s'orienter vers une fin exclu-
constances d'exception, crise économique ou. conflIt pOlI~lqU~
S~ePt économique, celle-là même que la monnaie désor-
ou, plus simplement, urgence du travail agt1~ole, et qUI ~XI­
gent l'assistance bénévole d'un groupe plus etendu. Aussda~..
..maismesure de toutes choses, désigl1e en toute c1ar;é. C'en
strat~ç .. S()I}Sistatltà accum1Jler Je.çal'it~~ . d~h()tltlel1L~t .$.
restie~ l'.r.".odu.it.1~~~li~~~e.' I~ l~.en
est ?ni dès lors de l'indifférenciation originelle, qui permettait
les Jeux de la méconnaissance individuelle et collective: mesu- ..i_... . . .autan.t qu est le prod.u.tt
rées à l'étalon sans ambiguïté du profit monétaire, les activités ournit-elle Ta' solutIon optlmale au. probleme que poseraIt
les plus sacrées se trouvent négativement constituées comme 't~n:ttetien continu de toute la force de travail qui este:xi~ée
symboliques, c'est-à-dire, en un sens que revêt parfois ce Eend;nt le temps de travall (nécessaire~ent très restremt,
mot, comme dépourvues d'effet concret et matériel bref duIâIi: Je la rigueur du climat et de la falblesse des, ,moyens
gratuites, c'est-à-dire désintéressées mais aussi inutile;. techniques : « La récolte, dit-on, est comme ~ ecl~lr »
Dans une économie qui se 'définit comme refusant de _ lerzaq am lebraq ; « Quand l'année est mauvals~, Il, y a
reconnaître la vérité « objective » des pratiques « économi- toujours trop de ventres; quand elle est bonne, Il n y a
ques », c'est-à-dire la loi de « l'intérêt toUt nu » et du jamais assez de bras ») : elle permet ~n effe~ aux grandes
familles de disposer de la ,for~e ~e travaIl ~~xlmum pendant
« :a1cul ég~!ste »,!~. SM1it~« ~~?~omique ~ lui-même ne peut la période de travail tout en redUlsant au ~1n1mUm la consom-
agIr que s Il parVIent a setaIre reconnaItre au prix d'une
mation' la contrepartie de ces prestatlons ponctuelles et
fëëOriversl~Ii])topre. ~ rendre m~connaissable le véritable prin-
limitées' aux périodes d'urgence, comme la moisson, est d'au-
S.~_a:ë.sQrl_~f~cacIte : le capItal symbolique est ce capital
4~nzé, reconnu comme légitime, c'est-à-dire méconnu comme
tant moins lourde qu'elle sera fournie, soit. sous ~o.r~e d,e
'c~pîfa~ (la reconna~ssance au sens de gratitude suscitée par les
travail mais en dehors de la période de pleme aCtlVlte, SOIt
bIenfaits pouvant etre un des fondements de cette reconnais- sous d'autres formes, protection, prêt de bêtes, et~. On est
en droit de voir là une forme déguisée d'achat de, la forc~ d~
. ~', Le prix du, temps ne cessant de croître à mesure que croît la produc-
travail ou une extorsion clandestine de cor~e~s, malS a
tIvIte (et du meme coup l'abondance des biens offerts à la consommation condition de tenir ensemble dans l'analyse ce qUI tient e.nse~­
et le pouvoir .d'achat, donc la con~ommatio~, .qui prend aussi du temps), ble dans l'objet, à savoir la double vérité de pratiques mtrm-
~e temps ~evlent p!us rare, tandIS que dImInue la rareté des biens :
II peut ~eme se faIre que le gaspillage des biens soit la seule manière sèquement équivoques et ambiguës, p~ège tendu à tous ceux
d:~conom~ser un temps plus préc,ieux que les produits qu'i! permettrait qu'une représentation naïvement dualIste des rapports entre
d economlser - par le traval! d entretien, de réparation, etc. (cf, G. S.
B;cker « A theory of the allocation of time », The Economie Journal,
n 299, voL L:XXY, sept. 1965, p. 493-517). C'est là sans doute un des
fonde11?ents O,bJeStlfs de l'opposition, souvent décrite, qui s'observe dans
r 9. Cf. P. Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue
les attItudes a l'egard du temps. 1 française de sociologie, XII, 3, 1971.

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200
1\=
201
LE SENS PRATIQUE LE CAPITA L SYMBOLIQUE

l'économie « indigè ne» et la représentation « indigè ne» de lique, cortèges de parents et d'aIIrés qui sol,epmd'sent le défart
l'économie voue aux démystifications automystificatrices d'un ou le retour du pèlerin, escorte de la manee ont a va eur
matérialisme réduit et réducte ur ; la vérité complète de cette s'apprécie au nombre des « fusils» et à l'amp!e~r des salves
appropriation de prestations réside dans le fait qu'elle ne peut tirées en l'honne ur des mariés, présents preStlg.Ieux, ~om~e
s'effectuer que sous le déguisement de la thiwizi, aide béné- les moutons qui sont offerts à l'occasion du ~anage, temOlflS

d,
vole qui est aussi corvée, corvée bénévole et aide forcée, et et garants que l'on peut mobiliser en tout lt.e et en toute
occasion que ce soit pour atteste r la bonne fOl u~e t;ansac-
qu'elle suppose, si l'on permet cette métaphore géométrique,
une double demi-rotation reconduisant au point de départ,
c'est-à-dire une conversion de capital matériel en capital sym-
tion de ~arché ou pour renforcer la position d~ la
une négociation matrimoniale et pour solennIser a conc u-
hr
ee dalns

bolique lui-même reconvertible en capital matériel 10. sion du contrat .


Au-delà de la force de travail d'appo int qu'il assure lors des
grands travaux, 1.Ë>~::PJ1~1 symboHque apPQrte tout ce que Le caJ'-ital symbolique vallttrl~m~~I,l.!Je,marché. : commb~
met sous le. nOlll Çfe1Jesba., c'est..à.. dire .le réseau d.'alIiés et o~ peut tirer gIOiréd'âvoir fait un achat a un flX exor ~­
tant, par point d'honneur, pour « ,mo~trer q~ o-n pouvaIt
r
rêIâtiônsgu~ThI1tiel1t(et·~ll:XCL1.L~kQILtjef1I)J.tr;;tYerSr~11:-. le faire », on peut s'enorgueillir d aV01r réussI. a conclub":
~l?!e. ges . ef1gageinerîI~ et des dettes .cl:honQeurj.des .cIroits une affaire sans débourser un sou compta~t, s~1t en mo 1-
et des devoirs accumulés.llu cours desgénératiQns successives lisant un certain nombre de répondants, SOIt, mIeux encore,
~~~.it- êJt<:Ltn~if~f4~Q~Je§,.SkS()t}§J~1l~e§_e:xtt~Qtcli­ au nom du crédit et tlu capital de confi~nce que dopne ,une
naires. Capital économique et capital symbolique sont si inex- ré utation d'honneur autant que de rIchesse. ~race a ,.la
tncâBlement mêlés que l'exhibition de la forcell latériel le et c~fiance dont ils jouissent et au c~pital,. de relations ls qbl
.êY-nili91i'lu_e_ représel1t~e'J?argès .alliés prestigIeux est de ont pu accumuler, ceux dont on dl~ qu l~~ sont « ca~a es
~tur~.~ ::pp.c!Œ~!parsoi des profits matériels, dans une écc!~ de revenir avec tout le marché, meme s ds lslont partis lhe~
nomie de la bonne foiôu ' üriebo nne renommée constitue . VI'des »
mams peuvent se pe rmettre d' « a er au marc e
. la 1i1e1Trëurê.-=sIno11.1lseÜTêJâral1tIe~éconômlqtléll·:Ôri avec pour seule monnaie leur visage, leur nom, 1eur h~.n­
comprend gùe ·les gran:d esfami I1es ne· manqu ent pas une neur » et même de « parier (au sens d'entreprendre), 9u l~S
occasion d'organiser de ces exhibitions de capital symbo- aient ou qu'ils n'aient pas ». Le jugement co,nectIf qUI faIt
« l'homme de marché» (arg,az nasuq) est ;t? )ugel?ent total
r l'homme total qui comme en toute SOCIete les Jugements
10, Dans les faits, thizl)ïzi profite surtout au plus riches et aussi
au d~ cette sorte engag~ les valeurs ultimes let qUIi bP~rn~ len
t'aleb (dont la terre eSt labourée et semée en commun) : les pauvres
n'ont comote au m~ins àutant one la richesse et a so va lIte, ~s
pas besoin d'aide pour la récolte; mais thiwizi peut aussi bénéficie
un pauvre dans le cas de la construction d'une maison (pour le r à qualité~ strictement attachées à, l~ pe!,sonne d~nt I~n dit
transport qU' « elles ne peuvent être ni pretees nI empruntees ».
des pierres et des poutres). La mise en quarantaine est une
terrible et pas seulement symbolique : du fait de la déficience dessanction
ques, nombre d'activités seraient impossibles sanS l'aide du groupe; techni-
en est ainsi de la construction d'une maison, avec le transport des il Si l'on sait que le capital symbolique e,st .un crédit, m,ais
ou du transport des roues du moulin, qui mobilisaient une quaranta pierres, au sens le plus large du terme, c'est-a-dire une espece
d'hommes se relayant sans cesse pendant plusieurs jours; en outre, ine d'avance. d'escompte, de créance, .que la croyance du groupe
cette économie de l'insécurité, un capital de services rendus et dans
octroyés constitue la meilleure et la seule assurance contre les de dons peut seule accorder à ceux qui lUI donnen t le plus de garan-
continge nces" dont dépend, comme le remarque Marx, la conserva« mille
la perte des conditions de travail, depuis l'accident qui frappe tion ou
une bête
12 A celui qui veut démentir sa définitio. n d' d" hommhe, de) saonmal~~
jusqu'aux intempéries brutales qui anéantissent la récolte.
r""- 11. Il faut en effet avoir à l'esprit que la distinction entre le capital ' . 'r' n à «homm e e marc e », ~ >:
\économique et le capital symbolique est le produit de l'applica (arlZa~ ukhamls , - p,ar °hPPosl IOd thakwath . reste un homme de thakwath
.
tion « PlIIsque tII n es QU un omme e
lprincipe de différenciation étranger à l'univers auquel il s'appliqu d'un 'd 1 d 1 maison et
(thakwat h dé~igne la petite nhic;he CtrvepuJ~aelelem~~~ fémin~~s ~ut
·\qu'elle ne peut appréhender l'indifférenciation de ces deux états du e et ne doivent
;que sous la forme de leur convertibilité parfaite. capital servant à cacher lesd menus
' 0 le t s
'11' s ·chiffons instruments a, tisser,
' )
pas paraître au gran lour, cUi ere , ' etc..
""'202
" 203
LE SENS PRATIQUE LE CAPITA L SYMBOLIQUE

ties. matérielle~ et symboliques, on voit que l'exhibition dg aussi que les profits '.lu'un groupe a chances de tirer de
~~t~1~~p?olI9~:~to~L<:>~Esf0l'tcoûteuse sur le pf;n éconO-~~ cette transaction totale sont d'autan t plus grands qu'est plus
~~g§:Lç§tgn.d~m~ca1lJsmes qui tom
(sans doute univer- important son patrimoine matériel et surtou.t symboliq~~ ou,
s..~lle~en!)'!~~~,l<: C~!)l.t~lv~ ~~~ca~ital: si l'on accorde cet emprunt au langage bancaIre, « le credit de
~ ~~, a~ c()ndltlOl1 d ~tabliruné comptabilité totale notori été» sur lequel il peut compter. Ce crédit qui dépend
,!e~s-tt1;offissYmbOIiqu'es, tout en ayant à l'esprit l'indifférencia- de l'aptitu de du point d'honn eur à assurer l'invulnérabilité
tIon des~,Çomp.os3.?tes sYmboliques et des composantes maté- de l'honneur constitue un tout indivis associant la quantité
r@es ~t1l~~trlm01n~, '.Ille l'on peut saisir la rationalité écono- et la qualité des biens et la quantité et la qualité des hommes
ttplque ~~~,;~~ E()~cluItes que. l'~conomisme rejette dans capables de les faire valoir : il est ce qui permet d'acquérir,
ri!it1 r cllte; : alOSl, par exemple, le choix d'acheter une seconde surtout par le mariage, les alliés prestigieux, c'est-à-dire la
palr~ de oœufs ~p~ès la moisson, en prétextant qu'on en a richesse en « fusils » qui se mesure non seulement au nom-
b;som pO,u: le deplquage - façon de- faire entendre que la bre des hommes mais aussi à leur qualité, à leur point d'hon-
recoIte a ete abondante - , pour se voir obligé de la revendre neur, et qui définit l'aptitu de du groupe à sauvegarder sa terre
faute de fourrage, avant les labours d'automne moment o~ et son honneur et, en particulier, celui des femmes, bref le
elle serait technique.m~nt néce~saire, ne paraît' économique- capital de forc~ matérielle et symbolique susceptible d'être
ment a?erran t que SI 1on oublIe tous les profits matériels et effectivement mobilisé pour les transactions du marché, pour
syn,tbolIques '.lu; peut procurer une teIIe augmentation, même les combats d'honneur ou pour le travail de la terre.
fi~t~ve et truquee, du capital symbolique de la famiIIe en une ~~s:g!!clllitËs.{r4011PËl1r 9I1tP()~r~~E:ïnc,~pe",un in,térêt "po~r
perlO,d:, la fin de l'été, où se négocient les mariages. Si cette ~U'éçonomismetl'qj)a,scle nom et '.lu d fa t1 t bIen appel~r
stra~egle de bluff .est parfaitement rationneIIe, c'est que le 'sJmt@.fSm~_qt1~iqi~!l:s?itde nature à déte~n:iner d:sacti Il est
ons
des
; de A
meme '.lu aIlleurs
ma:lage est l'occaslOn d'une circulation économique (au sens tres-airectement maténe lles
plelO) ,dont on ne peut aVoir ,qu'une idée très imparfaite professIons: comme ce1k c:knotaire ou de médecin, dont les
10rs5lu on .prend en compte seulement les biens matériels : tItulaires doivent être COmme Otlclit, « au'-dessus ". d~ tou,t
la cIrculatlOn d:s bi~ns. matériels. immédiatement perceptibles soupçû ri» de même u'iJ.e famille a ici un intérêt vital à tenir
comm~ le douaIre dIssImule la cIrculation totale actuelle ou son'~êâpital d'honneur c'est-à-dire son crédit d'honorabilité, à
potentleIIe,. de biens indissociablement matériels' et symboli- l'abri de la suspicion: La sensibilité exacerbée aux moindres
ques dont ds ne sont que l'aspect visible à l'œil de l'homo atteintes aux moindres allusions (thasalqubth), s'explique,
econo,!,i~us; le montant du douaire ne justifierait pas les comme l~ foisonnement des stratégies destinées à les démen-
négoclatlOns acharnées dont il fait l'objet s'il ne revêtait tir ou à les écarter, par le fait que le capital symbolique ne
une valeur sy~b?lique de la plus haute importance en mani- se laisse pas aussi facilement mesurer et dénombrer que .la
festant sans eqUlvoque la valeur des produits d'une famiIIe tette ou le bétail et que le groupe qui peut seul, en dermer
sur l~ m~rché des échanges matrimoniaux, en même temps ressort, l'accorder est toujours porté à retirer sa confiance, sa
que l aptltude ?e ses porte-parole à obtenir le meilleur prix croyance, en portan t ses soupçons sur les .tlus grands, cO,mm.e
de leurs prodUlts par leurs qualités de négociateurs 13. C'est si en matière d'honneur, comme en matlere de terre, 1enn-
chissement de l'un ne pouvait se faire qu'au détriment des
autres.
13. La pre17ve de l'irréd~ctibi1ité de l'enjeu des stratégies matrimon
iales
au seul douaI~e est fourme par l'hiStoire qui, ici encore, a en dissocié les
aspec~s symbohques et les aspects matériels des transactions : se rédui. La, défense du capital « symbolique » peut ainsi déter"
.miiieI:::etèS:~oJidi.:iites rûIneuses «.économiquement ». C'~st
é aux
sant a ,sa pure valeur monétaire, le douaire s'est trouvé déposséd
ue, et les débats
~eux ~em.es .des, a&ents,. de. sa signification de cote symboliqages, sont peu il le cas lorsqu'en fonction d'une définition socialement admise
ont Il faisait 1 obJ~t, amsl rabattus au plan des marchand
peu venus à apparaltre comme honteux. du patrimoine symbolique une pièce de terre prend une

204 205
LE SENS PRATIQUE LE CAPITA L SYMBOLIQUE

valeur symbolique disproportionnée avec ses qualités pro- (au sens de l'économie et de la psychanalyse) qui ne peuvedt
prement techniques et « économiques », celles qui font que nforcer continùment, par l'effet de la concurrence
les terres les plus proches, les mieux entretenues, donc les que re , . . "l'illu sion bien fondée que la valeuret dese
la rarete amS1 creees, . . d 1 t re
plus « productives », les plus accessibles aux femmes (grâce biens qu'elle incline à poursuivre est ms~t1te
à des chemins privés, thikhuradjiyin) sont prédisposées à ans a na u
'intérêt pour ces blens dans la nature
se voir accorder une plus forte valeur par un acheteur d es ch oses, co mme l
quelconque. ~()!s.fl.!:l'l:lne terre de possessi()n très a1!Si~l!QÇ, des hommes.
~ donc très fortement associée au nom de la fanillTe, ~tc
~,. ~..12.mbet ame mains d'étrangci'S;-la....r~cheter. devi~
.u~
.a.f!aire d'hoJ1!1eur, analogue à la vengeance d'une offense,
et elle peut littèTiîdre un prix exorbitant. Prix tout théo-
rique, la plupart du temps, puisque, dans cette logique, les
profits symboliques du défi..sont plus grands que les profits
matériels que procurerait l'exploitation cynique (donc
condamnable) de la situation. Les possesseurs mettent donc
autant d'acharnement à conserver la terre, surtout si
l'appropriation est asseZ récente pour garder sa valeur de
défi, que les autres à la racheter et à tirer vengeance de
l'atteinte portée à la h'urma de leur terre. Et il peut se faire
qu'un troisième groupe vienne surenchérir, défiant ainsi,
non le vendeur, qui y trouve son compte, mais les proprié-
taires « légitimes ».

Seul un matérialisme inconséquent, parce que partiel et


réducteur, peut ignorer que des stratégies qui ont pour enjeu
la conservation ou l'augmentation du capital symbolique du
groupe (comme la vengeance du sang et le mariage) obéissent
à des intérêts non moins vitaux que les stratégies successorales
ou les stratégies de fécondité. L'intér êt qui détermine à défen-
dre le capital symbolique est inséparable de l'adhésion tacite,
inculquée par la prime éducation et renforcée par toutes les
expériences ultérieures, à l'axiomatique objectivement inscrite
dans les régularités de l'ordre économique (au sens large),
investissement originaire qui fait exister comme digne d'être
recherché et conservé un type déterminé de biens. L'harmonie
objective entre les dispositions des agents (ici, leur propension
et leur aptitud e à jouer le jeu de l'honne ur) et les régularités
objectives dont elles sont le produi t fait que l'appartenance
à ce cosmos économique implique la reconnaissance incondi-
tionnelle des enjeux qu'il propose par son existence même
comme allant de soi, c'est-à-dire la méconnaissance de l'arbi-
traire de la valeur qu'il leur confère. Cette croyance originaire
est au principe des investissements et des surinvestissements

206 207
chap itreS
les mod es de dom inat ion

L~.tb~5~rie,~es~ pr!"-tiques.proprement économiques est un


cas particulier. d.'ul1e ,th~()~f~g~nér~lede l'écOl10tIlieQ~s pra~
'tlqueS.LOrS mémé qu'elles donnent toutes les. apparences du
uesirii'éressement parce qu'elles échappent à la logique de
l'intérêt « économique» (au sens restreint) et qu'elles s'orien-
tent vers des enjeux non matériels et difficile1llent quanti-
fiables, comme dans les sociétés « précapitalistes » ou dans la
sphère culturelle des sociétés capitalistes, les pratiques ne
cessent pas d'obéir à une logique économique, Les correspon-
dances qui s'établissent entre la circulation des terres vendues
et rachetées, celle des vengeances « prêtées » et « rendues »
ou celle des femmes accordées ou reçues, .c'est-à-dire entre les
espèces différentes du capital et les modes de circulation
correspondants, obligent à ablJnd(m.JJ~rJ~Qich()tomiede.l' éco-
nomigue et du n()n-éconoOliq1Jeemi.jme!,Q!t.d'àppréhender
'la science- aés ". pFatiS1.les «écollo1lliques.» c()mme un cas
partICulier. a'url~ science- Capableqett~iter t9U!es .les prati-
·èjüe~Yèori:J.pris celles qui se veulent désintéressées ou
gra-
g~~..pr~ :
tuites, donc affranchies de l' « écono1llie », Ç2m!p-e.
tiques éc()no11li9ues,orienté~s.vers . . la .11l~xi1llis~J.i.()~Lc1tlpr oft!J
iiiâtèiiêl ()usYIIib(jtt9.ùe;'J:e' c3.pilàl'acèumuTé par les groupes,
~'énergie de la' physique sociale 1, peut exister sous

1. Bien qu'il n'en ait tiré aucune conséquence réelle, Bertrand It1,Jssell
a fort bien exprimé l'intuition de l'analo.&~,,~ntl".e)'éneqÙe .ef~;:iJq!îi9ff
qui pourrait constituer l.s2rim;i.Q~d'uneunification 'de III sClences()Clll1e: es,J~UJ;~à./
« Comme l'énergie, lWQ.~Lexw:~.~ql.i~1Jeat1coup.ge !()rll:1 .ou l'ppinipl 1.-''::...-
que la. richesse, Illforcl: militaire , eautorité dvilê,J'i nfluence
AucUlle 'd'entre elles ne peut être tenue pour subordon née ou au contraire
Toute
considérée comme un principe d'où dériveraient tous les autres. la
tentative pour traiter isolémen t une forme de pouvoir, par exemple
l'étude
richesse, ne peut conduire qu'à une réussite partielle, de même que' certain
séparée d'une forme d'énergie se révélera insuffi~ante au-delà d'un ~§§.e_.'?/·'
point si l'on ne prend pas en compte les autres formes. La_.J:i,fh
peutJ!é~91l1er dupouvoirITIilitair~ 0 11 de l'influencl: exercel:
sllrJ:opini<ll1 ,~.
.(jii( de IellicQté,PeIlYenLau~sigéc()\lleLdeJaricb<::~se» (B. Russell,
and Unwin Ltd,
~r;·A New Social Analysis, Londres, George Allen

209
LE SENS PRATIQUE LES MODES DE DOMINATION

différentes espèces (dans le cas particulier, le capital de symétriques ou en ne retenant que l'effet, économ ique des
de combat, lié à la capacité de mobilisation, donc au nOlnbJre échan es dissymétriques, on s'expose a ou 1er ...s.1~'
br l' tkt
et à la combativité, le capital « économique », terre, bétail, u'ex~rce la circulationçi!ct:llait~,.9l1,.§.'e.n.ger:dr~ la plus-v~ une
force de travail, liée aussi à la capacité de mobilisation, et le ~-li~,-""
sLmbo ,,·w·-···
que, a .·.··.·.I
savOlr. . .·a..
· .1..e!L._
'. lt.l.·m.atl on de';-
l'arbltr O e e
o,.w-; . alre,J t:'§ql1 .
capital symbolique assuré par un usage conforme des autres recouvre un rapport de force alssr1l1~tf!9..t:l~·
espèces de capital) ; bien qu'elles soient soumises à de strictes ~. -. _... _,-_..>_.•-:,'~.".-"

lois d'équivalence, donc mutuellement convertibles, chacune


d'elles ne produit ses effets spécifiques que dans des condi-
tions spécifiques. Mais l'existence du capital symbolique,
c'est-à-dire du capital « matéri el» en tant qu'il est méconnu
et reconnu, rappelle, sans invalider pour autant l'analogie
entre le capital et l'énergie, que la science sociale n'est pas
une physique sociale; que les actes de connaissance qu'im-
pliquent la méconnaissance et la reconnaissance font partie de
la réalité sociale et que la subjectivité socialement constituée
qui les produi t appartient à l'objectivité.
On passe par degrés de la symétrie de l'échange de dons
à la dissymétrie de la redistribution ostentatoire qui est à la
base de la constitution de l'autorité politiq ue: à mesure que
l'on s'éloigne de la réciprocité parfaite, qui suppose une rela-
tive égalité de situation économique, la part des contre-pres-
tations qui sont fournies sous la forme typiquement symbo-
lique de témoignages de gratitude, d'hommages, de respect,
d'obligations ou de dettes morales s'accroît nécessairement.
S'ils avaient été conscients de cette continuité, ceux qui, " h ossède de force sociale, plus ra!tach~
2. « Moin~ l'instrument d ec an~e 1rect du travail et aux unme:
comme Polanyi et Sahlins, ont bien vu la fonction détermi- il se trOuve a la nature du prr~llt,~ e grande la force de labesoins
commun
nante de la redistribution dans l'établissement d'une auto- diats des échangeurs, e! dP~u~d 01~ ep~triarcat communauté antique,. aute
qui lie entre eux les m IVI, us . féoda-
rité politique et dans le fonctionnement de l'économie tribale i~dividu possède la pUissance
lisme, régime des corp?ratl°b~' Cgtq:;u s ôtez à cet objet la puissanc
(où le circuit accumulation-redistribution remplit des fonc· sociale sous la forme d un 0 lei des personnes sur des personnes. e
tions analogues à celle de l'Etat et des finances publiques) sociale, vous devrez la donner II (d'abord purement naturels) Les
l'appol'ts de dépendan,ce personn~ e des uelles la productivité humam~so,nt les
n'auraient sans doute pas manqué d'apercevoir l'opération premières formes SOCiales au sem se
6rtions réduites et dans des heux
centrale de ce processus, c'est-à·dire la reconversion du capital développe, encore que dans des pror ndées SUl' la dépendance matériell
isolés. L'indépendance des pel'son ,es °lement se constitue un système e
économique en capital symbolique, qui produit des relations
de dépendance économiquement fondées mais dissimulées est la deuxième .gran~e }orome : .a 1 d: de
relations, de facultés, de. ?esoins
métabolisme soCial generah~é,. faitd' e critique de l'économie politlque
sous le voile des relations morales. En ne considérant que le universels» (K. Marx, « Prmclpes . 210) ':t)
in Œuvl'eS, l, Paris, ,GallimpdlgJl1la~~!r' and 'the economy in ~rimitive
»,
cas particulier des échanges visant à consacrer des relations
3. Cf. M. D. Sahhns ,« °dltRa L Carneiro Essays in
society» , in G. E. Dole an y' érowell C~mpany, 1%0,thep. Sczence of
399-415 ;
1938, p. 12·13). Et il définit bien le programme d'une Culture, New 'york, Th~mas n' chief: politicaltypes in Melanesl a and
conversions des différentes formes de l'énergie sociale : « On science des
doit consi·
« Poor man, rlch man,. big smj.' . Society and History, V, 1962-63,
Polynesia », Comparatzve. tu zes z,: .' exchange », in M. Banton
dérer que le pouvoir, Comme l'énergie, passe continuellement ed.,
forme dans une autre, la tâche de la science sociale étant de recherchd'une
er
p. 285-303; « On the soclOloGY
The Relevance of Models f01' ocza
01
PI;til~~~hl'opology, Londres, Tavistock
les lois de ces transformations » p. 13-14). publications, 1965, p. 139-236.

210 211
LES MODES DE DOMINATION
LE SENS PRATIQUE

comme la charka du bœuf, a tolit~s les al?par~nces d'~:v~b~~


11lents de crédit 4. Cette analyse vaut, a fortiori} pour la est
Kabylie ancienne, qui ne disposait pas des instruments les à intérêt : dans cette transac~lOn ~Ul. J?'d cOdroit de
plus rudimentaires d'une institution économique. Les terres qu'entre les plus, ét~angers parml les ln~l~b~:s ede villages
contracter c'est-a·dlre surtout entre m d'
~~~~~dnt~,'~is;r~~l;rd{ï,~~~::t~~~s ~:~1:~~t ~~c~~~~~
étaient à peu près totalement exclues de la circulation
~ mê11le si, servant parfois de gage, elles se trouvaient
exposées à passer d'un groupe à un autre. Les marchés de
dénuement et laisser croire que le. bœulf es~ sa Pl·ntlrêt à
village ou de tribu restaient isolés et ne pouvaient en aucune · . 'd 'teur qUl a e meme
façon s'intégrer en un mécanisme unique. L'opposition avec la comp1lClte . u pre 'd obéir au strict
(marquée par la distinction spatiale entre le lieu de rési· cacher une tra~sac.tl~n susbecci ~ ~~J~s par son proprié.
dence, le village, et le lieu des transactions, le marché) entre sentiment de 1equlte), un œ es . d' r e ou de
taire, contre un certain nombre de me~ure~ h~t ~ ou bien
blé, à un paysan tr~p pau~te p~u~ne~~::~e;o~~ qu~il achète
la « malice sacrilège », de bonne guerre dans les transactions
du marché, et la bonne foi convenant aux échanges entre
un paysan pauvre s enten aye fi our un deux ou trois
parents et familiers, avait surtout pour fonction de main·
tenir les dispositions calculatrices favorisées par le marché
hors de l'univers des relations de réciprocité et elle n'em-
une paire Ide bœufs ~t t s
~uf~~o~tvendus' le bénéfice est
ans selon, es cas e,t, il ;s Là où l'on serait' tenté de voir
pêchait nullement le petit marché local de rester « immergé
dans les relations sociales » (embedded in social relation-
~~rt~r~pie p;~~~, er: baÙleur de fonds confian ublébœl~~
d
moyennant un intérêt de quelqu.es mesures e tout' ré-
ships), comme dit Polanyi 5.
D'une façon générale, les biens n'étaient jamais traités agents voient net lran~al:i~~êt~~~l~~~~eelac1fu~~~ tra~ail
de
comme capital. Cela se voit dans le cas d'un contrat qui, ~:e~~~f d~fïsui;r~~~é' est satisfaite, puisqu~ l:e~prunt~urt
, '1 b f ue le prêteur eut ete contram
nourrit et sOlgne e œu, ce q d blé n'ét.ant qu'une
4. M. 1. Finley, « Technical innovation and economic progress in the de faire ~n tout lcas " les m.esurd~ ~uf entraînée par le
Ancient World >', The Economie History Review, vol. XVIIII, n° 1, août mpensatlOn de a devaluatlon l' .'
1965, p. 29·45, spécialement p. 37; cf. aussi, M.!. Finley, « Land debt, C? . .. L différentes variantes de assoclatlOn
and the man of property in cIassical Athens », Political Science Quarterly, vlellllSsement. es . mmun de faire suppor-
LXVIII, 1953, p. 249-268. concernant les chèvres ont ~uss; en co d 'tal initial dû
5. K. Polanyi, Primitive Archaic and Modern Economies, George Dalton, ter aux deux parties l'amomdmsement u capl . lace
ed., New York, Doubleday and Co, 1968, et The Great Transformation,
New York, Rinehart, 1944. II est paradoxal que, dans sa contribution à un
au vieillissement. Le propriétaire, une femn::e qUl
ainsi son pécule confie ses chèvres, pour tr01S .ans, "1 1 s
1 un
ouvrage collectif édite par Karl Polanyi, Francisco Benet, pour être trop
attentif à l'opposition entre le marché et le village, passe à peu près sous cousin éloigné, :elativement pauvre, d?nt eille bS~lttesquetll'~n
silence tout ce qui fait que le suq local reste contrôlé par les valeurs de nournra. et 1es sOlgnera
. b'len. On estlme es e
l'économie de la bonne foi (Cf. F. Benet, « Explosive markets: The berber convient que le produit (lait, toison, beul!e) en sel:b~::~
highlands », in K. Polanyi, C. M. Arensberg and H. W. Pearson, eds, , Cha ue semaine l'emprunteur envOle une ca .
Trade and Market in the Early Empires, New York, The Free Press,
1957). En fait, le suq, qu'il s'agisse du petit marché tribal ou des grands
d:l~it pa; un enfant.'Celui-ci ne saura.it repartir les ih:~s
marchés régionaux, représentait nn mode de transaction intermédiaire vides (el/al le porte-bonheur ou la conJuratlon du ma '1 '
entre deux extrêmes, jamais complètement réalisés: d'un côté, les échanges a une significatio~ magique ~u fait querend~~su~r~~te~s\=
vide, r.e~ddre Ile vl~e, c)e, s~~af~i d~~~~ed~: fiuit;' de l'huile,
de l'univers familier, fondés sur la confiance et la bonne foi qu'autorise
le fait que l'on dispose d'une information à peu près totale sur les produits
échangés et sur les stratégies du vendeur et que la relation entre les respon- fécondlte e a malson . l' ron-
sables de l'échange préexiste et doit survivre à l'échange; de l'autre, les des olives, des œufs, selon le moment. Au terme, emp
stratégies rationneIIes du self-rellulating market que rendent possible la
standardisation des produits et la nécessité quasi mécanique des processus. . '1" ble susceptibles d'être engendrées
Le suq ne propose plus toute l'information traditionneIIe, il n'offre pas 6. Du fait que les co?ven.tI?ns a , ~mla les transactions entre familiers
encore les conditions de l'information rationnelle : c'est pourquoi toutes à partir des princ.ipes. Imjlicltes ~d,lssantextrêmement différentes dans le
les stratégies des paysans visent à limiter l'insécurité qui est corrélative de sOnt en nombre Ihfim, 1 es, proc ur~~Pt» par les taxinomies indigènes :
l'imprévisibilité en transformant les rdations impersonnelles et instanta- détail sont rang~es sous e mdeme «. cO~es de la charka du bœuf qu'il y a
nées, sans passé ni avenir, de la transaction commerciale en relations dura- ainsi, on enregIstre autant e vartan
bles de réciprocité par le recours à des garants, des témoins, des médiateurs. d'informateurs.
213
212
LES MODES DE DOMINATION
LE SENS PRATIQUE
lence des sociétés dépourvues d'écriture 9; elk.,pe1:m~et.
teur rend dles bêtes
troupeau ' h 'et on partage les prodUIts, ' Variantes: ~~whJigl.1Ae.la culture jusque-là conservée à .l'état
rn:
e SIX c evres ayant ét' , 1 ' , incorporé. et, corrélative nt, l'accumulation . primUive du
le gardien rend 15000 fran e eva ue ,a,}O 000 francs,
initial, ·c'est.à-dire trois vl'el'llcs ethJa mOltlle ëapital. ~u1tEtêr éoi:ririitf.~œgAoJ:1~!i"§~ltg[:r(jmtë .oupartiette'
, es c evres' egdu dtroupeau
'cl
a
l D tota1'Ite du troupeau m i'l d ' 1 ~r len ren très' r'ëssoûrces . . symboliques, . religion, .. phi1osoPl11é;atf,
a s l gar e toute a tOIson sdenêe;àtrâvefsJa lllonopolisatig{l de.s instru,l1lents d'appro:
. e meme que la richesse économi u
tlOnner comme capital q 'e l'
.
q e ne peut fonc- prhi-t!Q!ui~~Gesr.~sS01Jl:g:~J§SEiture,.lecture. et ,autres, t~çF{li­
mique de m' 1 u n re atlon avec un champ écono- ques de déchiffrement), âésormals conservees dans des
forme~ ne se e~e a comp~te~ce culturelle sous toutes ses tèxtëSêtnbn";Iàns 'Iêsmémoires, Mais le capital ne trouve
d,ans les relatio~~v~bf~c~~~~~e~uf°;P'~b{aPital culturel que les conditions de sa pleine réalisation qu'avec l'apparition
teme de production écon' e a lssent entre le sys- du système scolaire, qui décerne des titres consacrant de
des producteurs (lUI' me' omlque e~ le, système de production façon durable la position occupée dans la structure de la
, - me constitue par 1 el '
l sf~te!lle scolaire et la ramille), Les soci:tIs dt;on entre
cf distribution du capital culturel.
e ecnture, qui permet de conserver et d'accumeuPloeurrvues
une ,formedOb'Jectl~ee " 1es ressources culturelles héritéessous S'il est mille fois justifié de rappeler ces conditions néga-
d
asse, et u systeme d'enseignem . d u tives du recours privilégié ou exclusif aux formes symboliques
~::P~~~~~i~~s s~rnt~1i~:~~~~~on~eined1~p;~~abk~ep~~r as~eî~:
P du pouvoir, il faut se garder d'ignorer qu'elles ne rendent
pas plus compte de la logique spécifique de la violence symbo-
. peuve~~ 'par
ressources culturelles qu'a' l'e'tat zncorpore conserver
't leurs
Il lique que l'absence de paratonnerre ou de télégraphe électri-
ne peuvent assurer la perpétua t'lOn d ' Sul e, e es que qu'évoque Marx dans l'Introduction générale à la Criti-
vouées à disparaître en rnêm t e ressfurces culturelles
sont les porteurs u'a ,e ,emps q~e e,~ agents qui en que de l'économie politique n'expliquent Jupiter ou Hermès,
f
comme le montre ca~ a;~\ d un travatl, d mcu1c,ation qui, c'est-à.dire la logique interne de la mythologie grecque.
le temps d'utilisation On a b~des~ PbÏ. rre aUSSI long que
t Pour aller au-delà, il faut prendre aU sérieux la représentation
que rend possibles u~ i tIen eta 1 l es transformations que les agents proposent de l'économie de leur propre prat~­
détachant les ressourœs~ rllme!}t}e que l'écriture 8: en que dans ce qu'elle a de plus opposé à sa vérité « économi-
perm:êtàe{fèi)a;~-,-;~w:erresaeJa personne, l'écriture que », Le chef est bien, comme dit Malinowski, « un banquier
cuIier ,cellese~~sl; l:é~~t::s i~di~~â~~ikgique:tlib? padrti- tribal» qui n'accumule de la nourriture que pour la dépenser
contramtes qu'impIi uent d
tels que la poésie
,
1;
techni es dmoyens mn~motechnique~
ere es
que e conservatlOn par excel- 9, « Le poète est le livre incarné des traditions orales » (J, A. Notopou-
los, Mnemosyme in Oral Literature, Transactions and Proceedings of the
American Philological Association, LXIX, 1938, p, 465-493, spt. p, 469).
Dans un très bel article, William C. Greene fait voir comment ctionun change-
7" La croyance, souvent observée d Ir' .,., ment du mode. g'accumulation, de circulation et de repr()clll "rte la Ç$
saVOIr peut se transmettre par diff' afs es re IglOns InItIatIques, que le
erent~s ormes de contact magique ~ dont -ture Ç.!iuji1Jiê-l!l1cfÎlll1gemel1t de.lafollcti()ll qui Iui.t:stimpartieet, ..cl.'!,
la plus typique est le baiser
limites de ce mode de conservati;~p.resente ,!n e~ort pour transcender les ~.J:QUPFUO: 'mMgemel1tdeJa:sttuét,ge cle~ééuyres!W,Co. Greene.. ,
l'apprend d'urt autre dukun . .« QUOI qu tl apprenne, le spécialiste
apprenne, il appelle cela son i~~ (:~ie~~~) gpru .~maître); et, quoi qu'il
hee.~.,2~.\{~.n
)ogy~J:X,
« T.11 s. lIn.g the w. .~l·tter;~qrd >~,fIarvartl, Studi<:sjn~O(/SSlc4tl'12il(Ço
1951, I,?' ~LF~8), "Errc A. Have10ck montre de meme tenuque ~t~->"
. ,"", .

ment Ul~e sorte de connaissance abstraite ' ~r 1. mu, on ent~nd générale- sourcêf~cüll\1reni::s. ,se trquvent tran~f()rD:l~e~,.cllll1S leuretCPl1e même, p~
les esprIts « concrets » et un peu d' ~. d aptltu~e exceptIonnelle mais ra transfOrmation de Ii' t~çlirÎ01owede ra c()nservatio.11, a.
la tran.stnissi()l1
'i ~e~'(t7ie tééhnolôgy'-or'pr-eservêâ 7féimliiitiifcaiion). el~e.!!,~l?lIX~iculier ,
de pouvoir magique tout à fai e!ll0 es » y VOlent parfois une sorte
transmission plus directe qu \,ree .qUl peut en ce cas faire l'objet d'une par.JLl1~s~age de la mim()Sis, comme .réacti~ati.on pratlqt;e, qUI mooillse
of JLava, New York, The Fre~ p~~sssel~feGI~nt » (LC.dGeertz, T,he R~ligion
.toUtes-les ressources d'une « configuratIon d actIons organtsees » (pattern
of organised actions) à fonction mnémonique, m'Usique, rythme, paroles,
dans un acte d'identification affective, au di~gH!s.~s!:i!~f.l'~P~,;!l?Je ..~L
an td., 1960, p. 88). ncoe, on res, Coiller-Mac Mil-
l
teracy », Comparative Studies in loCZertmd,.ntt,~,«The.co~segllences pf
, 8. Cf. en particulier J_Good. and l W réversible~ détaché de la situati()neL~()se par sa petmanence àèleve- .
.Ji~et.:..i:tatiii1YSë;aeëonÙQIê"de~cs?l1t!QllJll;tPl1et <ierégexi<:>.11 JE. A, Have-
U. P'., t~~~~ (ed.), Literacy in Traditio~al Soci~~~?)c~~~TI~~~'ë~~gdJ~ lock, Prefaêe 'to··Pràt~Cambridge, Mass., Harvard D.P., 1963).
215
214
LE SENS PRATIQUE LES MODES DE DOMINATION

et pour thésauri.se~ ainsi un capital d'obligations et de dettes, euphémisée, c'est-à-dire méconnaissable et rec~nn.?e. La
qUI, ~e:ont acqult;ee~ sous forme d'hommages, de respect, de « façon de donner », manière, forme, est ce qUI, ser:are, le
fidellte, et, le cas echeant, de trayail et de services, bases possi- don du donnant-donnant, l'obligation morale de 1 obhga~I,on
b,les d ~ne nou~elle accumulation de biens matériels. Mais économique : mettre d~s. formes, ~'es~ faire ~e ,la ~all1ere
1.analo~Ie ne dOIt pas tromper et les processus de circulation d'agir et des formes extene ures de l actIon la denegatIon pra-
clrc;I1alte tels '1.ue la collecte d'un tribut suivi d'une redistri- tique du contenu de l'action ~t de la v~olence potentIelle
butIo? recondUIsant en apparence au point de départ seraient qu'elle peut recéler 12, ,La ;:-el,atlon est claIre :ntre ces d~ux
parfaltement absurdes s'ils n'avaient pour effet de transmuer formes de violence qUI coeXIstent dans la meme formatIon
la ?a~ure de la relation sociale entre les agents ou les groupes sociale et parfois dans la même relation : c'est p~~ce que. la
qUI s y trouvent engagés. Partou t où ils s'observent de tels domination ne peut s'exercer que sous sa forme elementazre,
crcles de consécration ont pour fonction de réaliser' l'opéra- c'est-à-dire de personne à personne, qu'elle ne peut s'~ccom­
tIO!LJ2n~am~nt~le de l'alchimie sooiale, transfo rmêtC fes' plir ouvertement ~t qu'elle doit se ~issimuler sous le VOIle des
!$hltI~l1,S~!?lt.ral~~senrelations lé&itimes, des différences relations enchantees dont les relatIons entre parents offr~nt
9.~Jalt.~n dIstInctIons Officiellement reconnues. le modèle officiel, bref se faire méconnaître pour ~e faIre
on e~t « riche pour donner aux pauvres 10 ». Expression reconnaître. Si l'économie précapitaliste est le heu ,par
excellence de la violence symbolique, c'est que l~s relatIons
exemp~alre de la d.énégation pratique de l'intérê t qui, telle
la de domination ne peuvent y être instaurées, malUten~es ou
Verneznung freudIenne, permet de satisfaire l'intérê t mais
seulement sous une forme (désintéressée) tendan t à montre r restaurées qu'au prix de stratégies qui doive,n~, ,sous pelUe ~e
q~'on ne le satisfait pas (l'Aufhebung du refoulement n'im- s'anéantir en trahissant ouvertement leur vente, se travestIr,
plIquant, pas pour autant « une acceptation du refoulé »). se transfigurer, en un mot, s'euphémiser; c'est que ~es cen-
On possed~ po,ur donner. ~ai; on possède aussi en donnant. sures qu'elle impose à la. manifestation ouve~te de l~ VIOlence,
Le ,do~ qUI n est pas restItue peut devenir une dette, une en particulier sous sa forme bru~ale:nent ~,COnomlq~e.' font
obllgatIOn durabl e; et le seul pouvoir reconnu la reconnais- que les intérêts ne peuvent se satISfaIre qUA a la Co~dI~IOn d~
s~nce, la fidélité personnelle ou le prestige, est 'celui que l'on se dissimuler dans et par les stratégies memes qUI VIsent a
s ass~re en don?an t. Dans un tel univers, il n'y a que deux les satisfaire.
mall1er~s d~ tell1r quelqu 'un durabl ement: le don ou la dette, ne faut donc pas voir une contradiction dans le faIt .
Il , l que
l~s ~bhgatlons ouverte ment économiques qu'imp cse la violence est à la fois plus presen ' 13 C'
te et.p us ma~quee. es t
l'usu- parce qu'elle ne dispose pas de la VIOlence Implacable et
rIer ,~u les obliga~ions morales et les attachements affectifs
que cree et entr~tIent le don généreux, bref la violence
ouverte ou la VIOlence symbolique, violence censurée et 12 Il suffit de voir que le temps et le travail consasrés à m~t~d
form~s est plus grand parce que le refus de r.econ!laltre les eVI ences
des

10: !--a richesse, do? qt:e Dieu fait à l'homme pour qu'il puisse
telles qJe « les affaires sont les affaires.». ou «dtzml e
quelles repose l'art de vivre si peu artIStIque e a ame h ~>
m·01:pl sur J~~~
alléger e;sure .
la Ïl1Se.re ?es ~utres, Imphqu~ surtout des devoirs. Sans doute, la
croyance
des sociétés dites avancées impose une censure plus forte .~e, 1 expre,~sl
directe de l'intérêt personnel, pour comprendre que les s~cletes ard:halquOn
en a JustIce IJ:nmanent~, qUI commande nombre de pratiques (comme es
s~rl?e~t c~l~ectIf), contrIbue-t-elle à faire de la générosi
le offrent aux amateurs de belles formes l'enchantement d un art
té un sacrifice des" e Vivre
tI?e, a mer;ter en retour cette bénédiction qu'est la prospérit porté à l'ordre de l'art pour l'art.
é. « Le 13. L'histoire du vocabulaire, des .mstl~U!l
. ..'
OnS mdo-europeennes
'
Emile Benveniste saisit les reperes lIngUIstIques ~u processu~ de d~ ecy:
genereux, dit-on, est a!Ui ?e Dieu » «< les deux mondes lui appartien " .
ne,nt ») : « Mange, celUI qUI a .coutume de .clonn~r à manger »; « -
evoZ e
DIeu, dit-on encore,. donne-mOI pour que Je puisse donner » (seulOh, mon ment et de désenchantement qui conduit de la vlOl~nce !,hysl,qu~ h SY~r
peut donner sans rIen posséder). .le saint bolique au droit « économique », du rachat (du pflSonme
d Il. Le~ us~riers sont voués au mépris et certains d'entre eux rix (pour une action d'éclat) au salaire, et aussi, de l~r) reconnais
a 1ac .at, u
sance
e se vOIr mIs. au ~~n du ,groupe, préfèrent accorder de nouve;uxde peur ~oraJe à la reconnaissance de dettes, de la croyance a la creance, ou .enc?re
délais de l'obligation morale à l'obligation exécutoire devant une cour de
(P~~l eX~ll?ple, ,Jusqu a la recolte d'olives) à leurs débiteurs JustIce.
qu 1 s n aIent a vendre des terres pour s'acquitter. afin d'éviter
(E. Benveniste, op. cît., p. 123-202).

216 217
LE SENS PRATIQUE LES MODES DE DOMINATION

cachée des mécanismes objectifs qui autorisent les dominaints,i OU du maître sans merci, se heurte à la réprob~tion c~llective
à se conten ter de stratégies de reproduction, souvent et s'expose à susciter soit la riposte violen~e, fo~t Id fl~~bs~:~:
ment négatives, que cette économie a recours sit.'1u.ttanémt~nt victime c'est-à-dire, dans les deux cas, u l a~t emême que
à des formes de domination qui, du point de vue de l'obsetva- , l' 'antissement de la re atlon
teur contemporain, peuven t paraîtr e plus brutales, plus pri- f~:o~~t;~d~r;s~xpi~~ter, la violence symbo~i9ue, violen~~
mitives, plus barbares et tout à la fois plus douces, plus douce, invisibdle, Imécon~ue cOd:l'~bgge~t~~~lslde ar:afidéfité
humaines, plus respectueuses de la personne 14. Cette coexis- subie celle e a connance, ' d l
tence de la violence ouvette , physique ou économique, et de " 11 de l'hospitalité, du don, de la dette, e a rccon-
pe~sonne e, l iété de toutes les vertus en un mot
la violence symbolique la plus raffinée, se retrouv e dans
naIssance, Ide a Pl d' l'honne ur s'impose comme le mode
toutes les institutions caractéristiques de cette économie et au qu'hon ore a mora e e
cœur même de chaque relation sociale : elle est présente dans de domination le plus économique ,parce que le p lus con forme
la dette aussi bien que dans le don qui, malgré leur oppo- à l'économie du système.
sition apparente, ont en commun le pouvoir de fonder la
dépendance et même la servitude aussi bien que la solidarité, C'est ainsi qu'une relation sociale au~s\ prolhe~r:~aiiP:~~
selon les stratégies qu'ils servent 15. Cette ambiguïté essen- rence, d'un si~p~e rapport entr~ le caPkha~~:s (sorte de
tielle de toutes les institutions que les taxinomies modernes celle qui un1s~alt le. m:î~~e:e~ai:o~u'une part très faible
portera ient à ttaiter comme « économiques » témoigne que
les stratégies opposées qui, comme dans la relation entre le
métayer au qumt ~u: ï
de la récolte, en ~enera ~n Cl~qu
. ième avec des variantes
'ar une combinaison
maître et Son khammes, peuven t coexistet, sont des moyens locales) ne pouvalt sI ~t~ï:~~~rm;~~rfelle et de la viol:nce
ou une alternance de a .,'
substituables de remplir la même fonction, le « choix» entre symbolique directement apphquees a 1a pe rsonne meme
, tenir son
la violence ouverte et la violence douce et invisible dépendant ' . . d' ttacher Le maltre pouv
A
ait
de l'état des rapports de force entre les deux parties et de qu'i1 s aglssalt a d ' · 1 contraignait à renouveler
khamm es par U1:e ette qUl ~1 • trouvait pas un nou-
l'intégration et de l'intégr ité éthique du groupe qui arbitre. son éontrat aUSSl longtemps qu 1 nIe ontant de sa dette

Aussi longtemps que la violence ouverte, celle de l'usurie r veau martre qu i fût prêt"àd verser e m
' indéfiniment. Il pouvalt .
à l'~ncien eJ?p~oYdeur, c est-a-
auSSl recounr a es mesures u
b: tales telles que la saisie
1 tant de
14. La question cie Illl:'t1letirrelatiY<ic:l~smocles (}ç.9gmination -
que de la totalité de la récolte ro~r re~~~~~lfèr: ~~~ le pro-
posentaltE1éÎ1i1~Cjml?liçft<:rnent lesé'lQç atjons roussemJistes.çl.~
<It~.J.i...I§....,aissertations "a1!l~x.içgtI]Qçentriql!~s sur.
s" paradis ses avances. ~.ais chaqïe re d~~~ l?efficacité dépendait non
la « modernisa- duit de strategles comp exe~. 11 et symbolique des parties
tion ,'> :st totaletrienf·depo~rvue.,de sens, et Pte JJ:ut. donner ,lieu qu'à
'i:lë'SêreI5'âts par défiriftion-întermînat:>le§sur les âVaI,!lâges eUes incorive:
'JiJènts dr,l'àVii"':TTni~l'fflJrès'qur'n'ont d'autre intérêt que de réy:éJ~L
l~
dl
seulement de l~ forc~ a erle h:bileté à mobiliser le groupe
en présence malS aussl. ,e ~ur l'indignation. Sous peine
pbtintasmes soczâUX'aUëhercneUr,-c'<:st-à;olr<: le rapport ng!'L irïâfysé.
êJjttetlênr:a'l~·"'S(Jdêtê. ComIll<: dil,riii6ÎlS' Ie~::'Ç~i:
qu'il en suscitant la commls:ratlOn .~u it souvent tout le profit
1QiUPilièrliîïSYsième a Un autrè;on"pé~t ,opposer à l'tati.ni:~Q~LjL.s' Mit de
.geS"rep~.
de se priver de ce. qUl ~on~tldfr: our nombre de maîtres
tatlo11LlW:.~!~mc!.es·deüx systèmes (enchantelllent ysdése.o.
chantement-L,Es,r. procuré p~r la relatl?n , c est-a- 1 rt khammes auraient eu
exemple) , dont..ra ço1ôratlôn affective et les connotations éthiques vlltlent qui, à peme plus nch e~ que eu 1 st~tut même de
SèûTêffieflTsèlori Cfu--eUè's sonr","c on:stitué esJpartir çl.e l'un. ou l'autre
" ~ste~:Êr.11::'~()~lTIeJ2oînt.d~ yue.Le seul objet IégitirÎ1e.?~. c()lTIp'arai
des intérêt à cultiver emkhemes \eu te~~itr: avait intérêt à
..ce sont les systemes çonslderes en ta t qlle teIs, ce qUI InterdIt s-'?Jl, maître (ou de non- ammes , 1een excluant de la relation
'~yaluation!iütreuéjueçellê"qut eSL implique l1 e en faTl' dans lalogtqt toute manifester les vertus de son r.ang la fidélité exigée
ie imma-
nentedè TeVôlût ion:--·· « économique » toute. garantle autre que ., on khammes
'~Os êsL Finley montre que la dette qui était parfois l'h traltant comme un assocle s .
créer une situation de servitude pouvait aussi servir à créer des
ménagée pour pa~ onneur .et, en demandait qu'à entrer, avec la ,compl.l-
de solidarité entre égaux (M."L. Finley, « La setvitude pour relations qUl, de son cIte, ne dans cette fiction intéressee malS
dettes »,
Revue d'histoire du droit français et étranger, 4" série, XLIII,
avril-juin, n° 2, p. 159·184). 1965, cité de ,tau t fo~;~kP~ne représentation honorable de sa
propre a lui
218 219
LES MODES DE DOMINATION
LE SENS PRATIQUE
teS2t1y~r§i()Il du capital qui est la condition de son efficacité
~~a~~Woe~'l;t~~:e~o(d~n~af:e~=r~e:)undvel'fitable mlarché n'a rien d'automatique: elle ~Eg~.outre ut1eparülite:c()l:lp~i§:
ne p .. . . e argent, e
l . ouvalt mIeux servIr ses Intérêts qu'en tissant au ~nce de .la logique de l'économie de la dénégatioll,cies soins
é~hJfur, au prffix d.e soins et d'attentions incessants les
inœssaiîi:s Net .. t()utyn travail, indispensable pour' établir et
~mte:t~l1iLJesrelations, et aussi des investissements impor-
ques et a ectl f sautant "
saient durablement à son l'ha: . '
economl,,!ue.s » qui l'unis· tants, tant matériels que symboliques ~ qu'il s'agisse de
(ui, Jour se l'attacher, faisait le n;:~ri~g~ ~:I~o~okhel.1t
lui l'assistance politique contre les agressions, vols, offenses ou
p~~pr= ~~is~~)' el qui ~install~it, ~vec sa famille, d:~:Z~~ injures, ou de l'assistance économique, souvent très coûteuse,
communauté d~ b~~nesn(atnts, eleveshen commun dans la en particulier en cas de disette; et aussi la disposition
. roupeau camps etc) , (sincère) à offrir de ces choses qui sont plus personnelles,
nalent souvent leur condit'-' " : ' n appre-
n'était pas rare qu'un de fitd qkh tres tardivement. Il
en ville comme ouvrier sIs., u a;:zmes partît travailler
donc plus précieuses que les biens ou l'argent, parce que,
comme on dit, elles ne peuvent « ni se prêter ni s'emprun-
fils du r .,.. sa an~ en rneme temps qu'un des ter », comme le temps 16 __ celui qu'il faut prendre pour faire
économi~ opBrlretfalrel' auq,uel Il rapportait comme lui ses de ces choses « qu'on n'oublie pas », parce qu'elles sont faites
. e, e ma/tre ne po . b .
khammes qu'il se,d'evouat durablemeuvalt
A
t ' 0 temr . , de son
A
comme il faut, quand il faut, « attentions », « gestes », « gen-
d point de ma~quer eassrza.zt comp ete~ent à Interets
au
ans la mesure où il l' . . l'n a ses que
ses intérêts,
tillesses », Si l'autorité est toujours perçue comme une pro-
ses comporteme d'
i a ma,nt. symbolIquement dans tous
sait à lUI' . le khnts , a lssymlet~le de la relation qui l'unis-
priété de la personne, c'est que la violence douce exige de
celui qui l'exerce qu'il paie de sa personne 17.
. ammes est ce UI' . l' fi
sa maison, son honneur corn a qUI on con e ses biens, La domination douce est très coûteuse pour celui qui
compte sur toi ,aSSOCI'e'
m O( l..JemevalS ~e m'a'
rappelle la formule , « je .
e
l '" maître partant trav~iller e n VI e ou en rance)'emplOie
'1 1 ssoclepr », qu '1
l'exerce. Et d'abord économiquement. Du fait que leur
action s'ajoutait aux obstacles objectifs liés à la faiblesse
ce1UI qUI « traite la terre en ." ' 1 est des moyens de production et à l'absence d'institutions
dans la cond . d propnetalre » parce que rien
« économiques », les mécanismes sociaux qui, en imposant
ulte e son maître
naître des droits sur la ter n,~ UI m~er lt de se recon-
1" d'
le refoulement de l'intérêt économique, tendaient à faire
rare d'entendre un khamm~e q~ Il tr~vaille et il n'est pas de l'accumulation de capital symbolique la seule forme
avoir quitté son «maître cl s autorIser, l.ongtemps après
cueillir des fruits ou pénét;~r cl la srur qu'Il a versée, pour
~u'il ne se sent jamais corn /ns a pr~p:i~té. Et de même
reconnue d'accumulation, suffisaient sans doute à freiner,
voire à interdire la concentration du capital matériel 18. Les
plus aisés devaient compter avec le jugement collectif,
tlons envers son ancie~ maîfreetciment. hbe~e de ses obliga- parce qu'ils tenaient de lui leur autorité et en particulier
à celui-ci, après ce qu'il a 'eUe Terne Il ~eut reprocher leur pouvoir de mobiliser le groupe pour ou contre des
« lâcheté » consistant '
« adopté ».
Pb cl e « revIrement », la
a a an onner celui qu'il avait

16. A celui qui « ne sait pas consacrer à autrui le temps qu'il lui doit »,
. Les formes douces et larvées d l ' 1 on lance des reproches: « A peine arrivé, te voilà déjà parti ». « Tu nous
plus de chances de s'imposer e a VlO ehce ont d'autant quittes? Nous nous sommes à peine assis... Nous n'avons pas parlé du
cer la domination et l'e l ' c0!llme la seule manière d'exer-
xp Oltatlon que l' l' . l' tout.
17. »La fides, comme le rappelle Benveniste, n'est pas la « confiance »
et brutale est plus difficile et l ' exp oltatlOn Olrecte
faux d'identifier cette économP us rep~oÜvee. Il serait aussi
mais la « quaUté propre d'un être qui lui attire la confiance et qui s'exerce
sous forme d'autorité protectrice sur qui se fie en lui » (E. Benveniste,
vérité officielle que de la réd~~res~entle ,e~~nt do~bl~ à sa op.18.cit.,Et t.ill,était
p. 117 sq).
v?yant dans l'entraide une corvée
e
da~: lvek~e
« objective
es »,
sans doute exceptionnel que l'assemblée fût obligée d'in-
tervenir expressément, comme dans tel cas rapporté par Maunier, pour
"1 « e,economlq
d esclave, et ainsi de suite . Le capIta amn: une sorte
,. sommer quelqu'un de « cesser de s'enrichir » (R. Maunier, Mélanges de
que sous la forme euphé mlsee '-'-~dN'~""> . '1" symbolique.
u caplta ue » nCette
agIt sociologie nord-africaine, Paris, Alcan, 1930, p. 68).
221
220
LE SENS PRATIQUE
LES MODES DE DOMINATION

la ' gro~pes ,' !'1 s devalent


individus ou des . compter aussi avec valeurs que reconnaît le groupe 19: l~L&:~nds"~~J?euvc:rlt
~l~~~;~~~~:~;l~~s~~~~.e~:h~r;::~ss~:r:~;i~ï~e:=~t a~:sri~:
l'h'b es contr: utIOns à l'entretien des pauvres à
llloins gue.smjc0llaue sË..~rme~~re .dU~l}4!:~~<:ks~JIE~rt~§
aVec les l1orm~~ .. 2!!i~.i~.!1es .et.iTs goivent payerlell!.surcroît
Le: ch::;:nt~l~:sq~~a~~l~sd~u/ l'organisation des fê~es. de valeur d'un surcroît de conformité àux valeurS' du groupe.
Aussnôngtêîiips'~ciii'e~n'esT~pas~'~consi:Ttur]e"systè-rrîê~·âëS·
« garant» ' , . amen, «' responsable » ou
l'assemblée l~l hepresentaIt Jon groupe aux réunions de mécanismes qui assurent de leur propre mouvement la repro-
solennelles (receva~~n;,:~ ~~er:;ie t1utes le drconstances duction de l'ordre établi, il ne suffiLl2fi!LJ1].l.:JCd()rnjrn:lntsde
d laisser tairLlf s)'stème qu'ils dominc:-nt pOl1re){ercer durllble-
~~~ié~u e~afr~~:tai~ollectif) n'étaieln~ ~~~re ed:~~t~~~u~i men!. laI0J1:lfiiii"t[qi1:; il leur EnitJt€\Yfli1kLfLQ()!E!i~l}g~m~l1t
influent~ et les pl p.as rare que es personnages les plus etR~t§ftll11~lkI:11el}t.Jl't()c1lJ!!:~~.t ~.r~l'r2411ire les conditions
cette fonction ou d~~:~~~~t~~~~d~~e~tU~ ~;~u~e refu~ent toujours inS~ftllill~sdeJa.clolllillation. Ne pouvant se conten-
les tâches de représentation et.J,... 'd" e~places : iercre-s\lpproprier les profits d'une' machine sociale encore
b . ). ut: me latIon qUl incom
ê
p:t~~t Ut amen lXlgeaient en effet beaucoup de temps et d~
de . eu: que e g~oupe crédite du nom de « sages » ou
incapable de trouver en elle-même le pouvoir de se perpé-
tuer, ils sont condamnés aux formes élémentaires de la domi-
offi. <~ gran s » et qUl, en l'absence même de tout mand nation, c'est-à-dire à la domination directe d'une personne sur
.d cIel, se trouven't investis d'une sorte de d'l" ,at une personne dont la limite est l'appropriation personnelle,
e l'autorité du ' e egatlon tacIte
exprimer l'obli ~~oupe, se dOtv~ntA (comme on dit pour c'est-à-dire l'esclavage; ils ne peuvent s'aPP!9Prier le travail,
haute idée de s~~.~~~e)endvers sOll-meme. qu'implique une les servicesl.Je.shiens,les ,Jîornmag~S';·le..• respect deS a].l.tr~s
e rappe er contmûment le sans sld!':5SLgagner .»personnellement, .sans se les « atta-
aux ,,:aleurs qu'i~ reconnaît officiellement t groupe
9ier~~J)Lt:.f saI1 scrée! tlnJienp~xsonnel,cl~p~rs()nlle à per-
~~n~~~tte exempl~Irel que par leurs interven;ion~n~x~::ss~~u: sonll~' Opération fondamentale de l'alchimie soc~ale, dont
eux qUl, orsque deux fem dl'
venaient se querell d ' , mes e eur groupe le paradigme est l'échange de dons, la transformation d'une
(s'il" . der, evalent les separer, voire les battre
s agISSaIt e veuves ou si les h d Il espèce quelconque de capital en capital symbolique, pos·
da~ent manquaient d'~utorité) ou le~~~flige~n~nee :~~~~:n~ session légitime fondée dans la nature de son possesseur,
d~~ai:~t c~p:cle~ok~l~;:a:t l:~t:~tr~e~bres de leur clan:
suppose toujours une forme de travail, une dépense visible
(sans être nécessairement ostentatoire) de temps, d'argent et
n'allaitljam~is sans difficulté et parfois s:n;ap~~ft~se, .cedqui d'énergie, une redistribution qui est nécessaire pour assurer
toutes es sItuations de nature ' A ,qUI, ans la reconnaissance de la distribution, sous la forme de la
les clans (en cas de ctime a entraIner un conflit entre
assemblée avec 1 b, par exemple) se réunissaient en reconnaissance accordée par celui qui reçoit à celui qui,
, à e mara
nistes' c'est fi out,: pourreconCller
' 'l' 1es antago- mieux placé dans la distribution, est en mesure de donner,
~~~1e;à~nt,~~~t:Si~~: ~~u~e;lule~nd~~~l~~~;; d~aI:~r ~:i~rd:~
es co ectes traditionnelles d 1 19. Les marabouts sont dans une situation différente, du fait qu'ils
envoyer de la nourriture lors des fêtes d'apporte; 1 e ~;:r disposent d'une délégation institutionnelle en tant que membres d'un
aux veuves, d'assurer le mariage des ~rpheli eur al e corps respecté de « fonctionnaires du culte » et qu'ils se maintiennent
nes, etc. dans un statut séparé - en particulier par une endogamie assez rigou-
reuse et par tout un ensemble de traditions propres, comme la réclusion
de leurs femmes, Il reste que ceux dont on dit que, « pareils au torrent,
ils grossissent par temps d'orage », ne peuvent, comme le suggère le dic-
ton, tirer profit de leur fonction quasi institutionnalisée de médiateurs
que s'ils trouvent dans leur connaissance des traditions et des personnes
le moyen d'exercer une autorité symbolique qui n'existe que par la délé·
fiation directe du groupe : les marabouts ne sont le plus souvent que
1alibi objectif, la « porte » comme on dit, qui permet aux groupes en
conflit de s'accorder sans perdre la face,
222
22.3
LE SENS PRATIQUE
LES MODES DE DOMINATION
reconnaissance de dette qui est aussi reconnaissance de valeur.
L'opposition entre des univers de relations sociales qui,
QILYQit que, défiant.1es usages simplistes de la distinction n'ayant pas en eux-mêmes le principe de leur reproduction,
eE.!.~ËJ)n!rastructure et la superstructure 20, les méçanismes ne peuvent subsister qu'au prix d'une véritable création
~5)ci~H:Jl:qlli JlSSll rel:l t laprp9.llçdpl:l des habitus conformes font continuée et un monde social qui, emporté par sa propre
parti~j91~gl'~l:lt~J .!çic()mtneailleurs, des conditions de repro- vis insita, dispense les agents de ce travail incessant et indé-
.ê1:;.ç!i2!Lge.l'Qrdre.. SQfi~.~t.de·1'appareil de production lui- fini d'instauration ou de restauration, trouve son expression
me!l1~,g,ui Ile . pOlltrait fonctionlle.r sans . les .dispositions que directe dans l'histoire ou la préhistoire de la pensée sociale.
Ir~gtgYil~IJiègJqll~ .renforce continûtnent et qui rendent « Pour Hobbes », écrit Durkheim, « c'est un acte de volonté
impensables des pratiques que l'économIë désenchantée d~ qui donne naissance à l'ordre social et c'est un acte de
« l'intérêt tout nu » fera apparaître comme légitimes ou même volonté perpétuellement 'renouvelé qui en est le support 21 ».
comme allant de soi. Mais. le .PQids particulièrelll~n tgranda.ui Et tout permet de supposer que la rupture avec cette vision
artificialiste qui est la condition de l'appréhension scienti-
t~YkllLaux habitus etAJellr~. str~tégies dans l'instauration fique ne pouvait être opérée avant que ne soient constitués,
etlaperpétll ation·de relations durables de domination est dans la réalité, les mécanismes objectifs tels que le self-
éiicore un effet de la strùctur~ du champ : faute d'offrir les regulating market qui, comme le remarque Polanyi, était
con~itions institutionnelles de l'accumulation de capital éco- bien fait pour imposer la croyance dans le déterminisme 22.
nomIque ou de capital culturel (qu'il décourage même expres-
sément par une censure imposant le recours à des formes L'QQ1ectivatic)h dan.s des. il:lstitllûgDsgarantit la perma-
euphémisées de pouvoir et de violence), cet ordre économique neoce etIaçuîTItilailvi1:(d~~3ceillis, tant matériels que symbo-
fait que les stratégies orientées vers l'accumulation de capital ÜgyS~Ji!iLpëtly:ent sllbsister sans que les agen~s aient à les
symbolique qui s'observent dans toutes les formations sociales recréer continûl11entetigt~gt:~leD:1ç:nt pgrl111~ gçtlOn expresse;
sont en ce cas les plus rationnelles, puisque les plus efficaces mais, du ~fâJ.t'güe1es~profits assurés par ces institutions sont
dans les limites des contrainte,s inhérentes à l'univers. C'est l'objet d'une appropriation différentielle, elle tend aussi à
dans le degré d'objectivation du capital que réside le fonde- assurer, inséparablement, la reproduction de la structure de la
ment de toutes les différences pertinentes entre les modes distribution du capital qui, sous ses différentes espèces, est la
de domination : les univers sociaux où les relations de domi-
9.atton .Se f()nt L ~ëJ3~f§rit ~1.~~=refont. dans . et par. l'inter- 21. E. Durkheim, Montesquieu et Rousseau prüufseuys de la sociolog!e,
aç!!gn. ~~l1!fe1ës personnes~R2~11taux .formations soda- Paris, Rivière et Cie, 1953, p. 195-197. La c~mespondance est pa~fal.te
ISS211~_.}~?~~iatisées par des mécanismes-objectifs et institu- avec la théorie cartésienne de la création contInuée. Et lorsque LeibnIZ,
critiquant ce Dieu qui est COndamné à mouvoir. le ~o?de « comme le
!~n~ltsés .!els que le « marché autoréglé » (self-regulating charpentier meut sa hache ou comme le meumer dIrIge sa meul~ ~n
marléet) aU§ens de KadPolallyi, le syst~me d'enseignement détournant les eaux ou en les dirigeant vers la roue » (G. W. LeibnIZ,
pu l'apPllfei1juridique, elles ont l'opacité e(la permanence De Ipsa Natura, Opuscula philosophica selecta, Paris, Boivin, 1939, p. 92),
oppose au monde cartésien, incapable de subsister sans une assistance de
"?"êschoses et échappent aux prises de la conscience et du pou- tous les instants, un monde physique doté d'une vis propria, il annonce.la
voir individuels. critique de toutes les formes du refus de reconnaître au monde SOCial
une « nature » c'est-à-dire une nécessité immanente, qui ne trouvera son
expression que' beaucoup plus tard (c'est-à-dire très précisément dans
l'introduction aux Principes de la philosophie du droit de Hegel) ..
22 L'existence de mécanismes capables d'assurer la reproduction
. f~' La pensée. en termes d' « instances» doit son succès social presque l'ord~epolitique en dehors de toute intervention expresse incline à. son
inevitable au fait que, comme le montrerait l'analyse la plus élémentaire tour à accepter une définition restreinte de la politique et. des l?ratlques
des usages! el!e permet de mobiIis~r à des fins classificatoires et apparem- orientées vers l'acquisition ou la conservation du l?ouvolr qUI exclut
ment explIcatives toute la symbolIque rassurante de l'architecture struc- tacitement la compétition pour la maîtrise des mécamsmes de reproduc-
t~re bien sûr, donc infrastructure. et superstructure, mais aussi fonl fonda- tion. C'est ainsi que, lorsqu'elle se donne pour. ?bjet principal ~ comme
tion, fon~ement, base, sans oublier les inimitables paliers (en profondeur) aujourd'hui ce que l'on appelle la « science polItique» - la sphe~e de l~
de Gurvitch. politique légitime, la science sociale reprend à son compte l'objet pre-
construit que lui impose la réalité.
224
225
LE SENS PRATIQUE
LES MODES DE DOMINATION

condition de cette appropriation et, du même coup, la repro- d'alIto-affjnnati9111égitiœ~trice . par laquelle le pouvoir se
duction de la structure des rapports de domination et de fart connaître et reconnaître. En s'affirmal1t de manière visi-
dépendance. ble, publi911e, et en se faisant- accept~i·~omme doté du droit
!?!!r~42~~lç1llen t. L . E'çst l 'çJi:istç~<:e .d~_shamps.[~!~!iy~mel1t à la visibilité~ par opposition à tous les pouvoirs occultes,
ill:1 t<m0!ESJ ,1~1}stiQl1111111 t .s~l()n .dçs mécaQ!.s~ll1es.~x!goureux et cachés, secrets, officieux, honteux, inavouables (comme ceux
ca~1ifes._crilIlP()ser ~ux agents leur nécessité, qui fail.CllIejes de la magie maléfique), et par conséquent censurés,k..P~._
détenteurs des ùl.noîtns de maîtriser ces mécanismes et de
~f'r~p~I§J~s~p~()ts.lJJatériel~ù.§Xil'lgQJigl-!~s"pJ:()duits par voir l"!lt!.o~~.. çette forme él..é.m
.• entaire.. . d. '~s.t..it.. ?.t.io.nna.li.s.. ati.o.n
.
qu'estToŒE.i~li~atj.Qn. Ma!s.g:~ pleme; :nstttutlol1~ah-
lc:..ur f().QÇi:19.11De:œ~t~Lf'euY~ill~<YLil'içonQtn.i.Ldes ~tratégies satlori-petlt pertIlettre,.sinon de. fatre cOlJJpletement 1eco-
0Éentét:)s.express~m~l1t.et.dirçctement. vers la domination des
personn~s. Il s'agit bien d'une ecoriomie, parce que les stra-

nomie de la montre »du"lnolns de ne~~S11cléP~flfk~
ëOmplèt~mË~t"p()urobte~ir la croyance et ~'obéissance des
tégies visant à instaurer ou à maintenir.des relations durables autres et pour mobiliser leur force de travatl ou leur force
de dépendance de personne à personne sont, on l'a vu, extrê- de combat: et tout permet de supposer que, comme dans le
mement coûteuses, ce qui fait que le moyen mange la fin cas de la féodalité selon Georges Duby, l'accumulatioj:lA~
et que les actions nécessaires pour assurer la durée du pouvoir capital «. écon<)l1lique » devient possible lorsque apparaît la
contribuent à sa fragilité. Il faut dépenser de la force pour pos~sibiIiièd'assurer~a reproduction du capital symbolique
produire du droit et il arrive qu'une grande part de la force de f~çoïlâuiable~ et au moindre coût, et. de p.ou.rsui.vre la
y passe 23. gllerrel'ropre rn eht p()litiqlIepou~ le rang, la dtstInctIon, la
Le point d'honneur est du politique à l'état pur. Il porte ptéerninence;par d'~utresmoyens,pIus «. économique~ ».
à accumuler des richesses matérielles qui n'ont pas leur jus- fuix--fdatîons entre des agents Indissociables des fonctIOns
tification « en elles-mêmes », c'est-à-dire dans leur fonction qu'ils remplissent et qu'ils ne peuvent perpétuer qu'en payant
« économique» ou « technique », et qui, à la limite, peuvent sans cesse de leur personne, nQ§!ÜE!!().nnal!s~!i().n "§tlbgi-
être totalement inutiles, comme les objets échangés dans tue.. les rçlatiol1ssgictern.ent étabIieset juridiquement garan-
nombre d'économies archaïques, mais qui valent comme ti~s .enire'-aespositions reconnues,. définies par leur rqng
instruments de démonstration du pouvoir par la monstration âans·l.m-espaée reIâtivement autonome de positions et e:xis7
- ce que Pascal appelle « la montre » - , comme capital tant de leur existenc;çprQp~~,djstin~~ et. i11dé pendllp;te. d~
symbolique propre à contribuer à sa propre reproduction, 1ëiïrSûccup'ants ~ acttlels etp()Js:gt~, elIx-mêmes défims par
c'est-à-dire à la reproduction et à la légitimation des hiérar-
chies en vigueur. L'accumulation de richesses matérielles
e
des titres gÎt!, . col1lrrl ~les titres de noblesse, les titres de
prondété bu .les .titres scolaires, . . . autorisent à occuper ces
n'est, dans un tel contexte, qu'un moyen parmi d'autres ]?oSid;;ns24. Par opposition à l'autorité personnelle, qui ne
d'accumuler du pouvoir symbolique comme pouvoir de faire .peut être ni déléguée ni transmise héréditairement, !0itrË'
reconnaître le pouvoir : k. dépefl~~q4(: l'o11 . . f'eut ~appel(:r
.9ém()!1§!.t:~tiye, par opposition à « productive » (ce qui la
tait dire « gratuite» ou « symbolique») représente, au même 24. Une histoire sociale.. de la.potion d<etitre, dont le tige)}()biliaire ou
titre que toute autre dépense visible des signes de richesse scolaire sont. des cas-É~Efiç.ylI<e.tÇaevràit·rrïcintrerlêS conditions social~s
et les eTfêtSâtfpassage de l'autorité personnelle (par exemple, la gratta,
reconnus dans la formation sociale considérée, une SOE!Ç considération, influence, des Romains), au titre ou si l'on veut de l'honneur
au jus honorum : c'est ainsi qu'à Rome l'usage des titres (par exemple,
eques romanus) définissant une dignitas, comme position officiellement
23. On a maintes fois indiqué que la logique qui fait de la redistribution reconnue dans l'Etat (par opposition à une simple qualité personnelle),
des biens la condition de la perpétuation du pouvoir tend à freiner ou à s'est trouvé progressivement soumis ~ de même que l'usage des insignia ~
empêcher l'accumulation primitive du capital économique et l'apparition aux contrôles minutieux de l'usage ou du droit (cf. CI. Nicolet, L'ordre
de la division en classes (cf. par exemple E. Wolf, Sons of the Shaking équestre à l'époque républicaine, l, « Définitions juridiques et structures
Barth, Chicago, Chicago U. P., 1959, p. 216). sociales », Paris, 1966, p. 236-241).

226 227
LE SENS PRATIQUE LES MODES DE DOMINATION

el} taIlt qlJ~ rnesureclerqttg oudJordre,~à:dire~Ën tant ~~Llox§,l(js l:'elation&de pouvoir etdecléP<=ll<i@çË.ne~s'étIJ­
''Ii'instrUlnent form~l d'évaluation dela position des agents blis~el1t plus direct~ment entre des personnes; elles s'ins-
dans ~~e distribu.#on, permet d'établir des relations d'équi- taurent: ~ans TobjectIvité mêm(j, entre des institutions,~k~:" ..
valen~eJou?e~collllllenslJrabilité) à peu. près parfaite entre dirË~ntre.gesJitr~s socialemept garantis et des postes socia-
dëS3~~Î1ts(féfinis comme prétendants à l'appropriation d'une lement déf1niset,ttraYel:'& ewç,e!ltJ'~ lesmécanisnws sociaux
aass~ particulière de biens, propfiétés immobilieiês, dignités, qü[P rod'u.l.;·.s.ë.n.-.t.·.et.··..g.ara.0.tlSS.ëh.. t. a valeur.sociale des titres et
1.

éliârg~~J.PÛyH~ge&,et. ces biens, eux-mêllles classés, réglant dëspoiiei'j~fTa distribution de c~s attributs sociaux entre
ain~i,de.lllanière .durable., les rapports(jlltre ces agents du les iE4h'!4l:l~1?i~logiques.
polntaevue de~leur ordre légitime d'accès à ces biens et aux Le dr()it .~Jait qlle.collSllçl:'e!~lllJ:,oliquement, par un
.groupe~s '~déffnis .. par la propriété exclusive de ces biens. enregisfrement gui éternise et univer&IJlise, l'état du rapport
Ainsi, par exempIë~'-en donnant la même valeur à tous les ~fiiice!)entre les groupes et les classes que produit et garan-
détenteurs du même titre et en les rendant par là substitua- tit pratiquement le fonctiollnemenLde ces. mécanismes. Par
hIes, le système d'enseignement réduit au maximum les obsta- exemple, il enregistre et légitime la distinction entre la fonc-
cles à la circulation du capital culturel qui résultent du fait tion et la personne, entre le pouvoir et son détenteur, en
qu'il est incorporé à un individu singulier (sans anéantir pour même temps que la relation qui s'établit à un moment donné
autant les profits associés à l'idéologie charismatique de la du. temps entre les titres et les postes (en fonction du bar-
personne irremplaçable 25); il permet de rapporter l'en- gaining power des vendeurs et des acheteurs de force de
semble des détenteurs de titres (et aussi, négativement, l'en· travail qualifiée, c'est-à·dire scolairement garantie) et qui
semble de ceux qui en sont dépourvus) à un même étalon, se matérialise dans une distribution déterminée des profits
instaurant ainsi un marché unifîé de toutes les capacités matériels et symboliques attribués aux détenteurs (ou non-
culturelles et garantissant la convertibiIitÇ en monnaie du détenteurs) de titres. 4igsi.L ilap~~te Ja cO.Q,!!ibution de sa
capital culturel acquis au prix d'une dépense déterminée de f()l:se propre, c'est-à-dire proprement symbolique, à l'action
temps et de travail. Le titre scolaire, comme la monnaie, a dé l'ènsemble. desmécanis1lles qui permettent de faire l'éco-
une valeur conventionnelle, formelle, juridiquement garantie, nomie .deIa:-réaffirmation continue des rapports de force par
donc affranchie des limitations locales (à la différence du capi- l'usâgé 'déClaré. ete la force.
tal culturel non scolairement certifié) et des fluctuations tem- 'T,'éffet-de légitimation de l'ordre établi n'incombe pas
porelles : le capital culturel qu'il garantit en quelque sorte seulement, on le voit, aux· mécanismes traditionnellement
une fois pour toutes n'a pas besoin d'être continûment considérés comme appartenant à l'ordre de l'idéologie, comme
prouvé. L'objectivation qu'opèrent le titre et, plus généra- le droit. je s:y!)t~llledeprocluctionde biens culturels ou le
lement, toutes les formes de « pouvoirs » (credentials) , §ysttt.IJ."~L_~pr()dllction des producteurs remplissent, P?r
au sens de « preuve écrite de qualification qui confère crédit !)Ul:crolb.c'est:à-dire par la logigllemême. de leur fonction-
ou autorité », est inséparable de celle que garantit le droit nement, des fonctions idéologiques du fait que les méca-
en définissant des positions permanentes indépendantes des iîiSm~s.èr l~sqlJels ils contribuent à la reproduc!i()!lq~
individus biologiques qu'elles réclament et susceptibles d'être l'0l:9.re SQCilll eUt l?perm~n~ce des relations de domination
occupées par les agents biologiquement différents mais inter- demeurent cachés. Comme on l'a montré ailleurs, ce !l'est pas
changeables sous le rapport des titres qu'ils doivent détenir. tant ~llltr~.Y~!).Aes.idéologies9tl'il produit ou 911:1[in.cllJqlle.
cme J~>§Y§J~t.IJ.ecl'el}sei~nernellt contribue à fournir à la classe
doih11.laIl t~. .1.lne.« .. thé()~icée .cle . S011. pr()preprivilège . . »mai &.
25. Mesure de rang, qui indique la position d'un agent dans la structure plutÔF~~trây~ii'de'la justification pratique de l'ordre établi
de la distribution du capital culturel, le titre scolaire est socialement perçu
comme garantissant la possession d'une quantité déterminée de capital qü'1f P!~1Çlll:'~.~~Q .dissimllJa11t !)OllS la relation patente, qu'il
culturel. garantit, entre les titres et les postes, la relation qu'il enre-
228 229
LES MODES DE DOMINATION
LE SENS PRATIQUE

dominants s'assurent un capital de « crédit » qui semble


gt~'!.~_~'tfÉ~eptif~11Zent,.S()11s~p~are,nc~d'é~aIité formeIIe, entre ne rien devoir à la logique de l'exploitation 28 OU encore la
~~ tltr~s?J:,!.e,l}l:l.~e,tlecapItal cuIturèT hérité, c'est-à-dire au
thésaurisation de biens de luxe attestant le goût et la dis-
~raversae1a l~gÜi1p.atiOn qu'il apporte ainsi à la transfuÏSslOn"
tinction de leur possesseur. Lâ déné~3!ionAe 1:~çoI!9J111~~~! ..4ec
9~çëfte formed'hé!itage. Les effets idéologiques les plus
" .' . .. ", . . . ) , -..
s~r~.~Oa!.Ç~ll11gJ~1 our s exe!~~S~~9.11Lpasbesoill de mots,
- - l'intét~.L_écoQomiqll~ qui, dan~s les sociétés précapitalistes,
s'exerçait d'abord sur le terrain même des transactions « éco-
.mal~. @J~ls~r-faIr~.<:.t_".l:l~':.nc~_complice20:'" .....
nomiques », d'où il a fallu l'exclure pour constituer comme
S 11 est vraI que fa vlOlence symbolique est la forme douce telle « l'économie », trouve ainsi. s()!}. refu&e de prédilec-
et larvée que prend la violence lorsque la violence ouverte est
imp~ssi~le, o~ comprend que les formes symboliques de la tion dans le s!2J:t!lllgeAecJ'a:rt.etAeTâ« C11lture~!>lJi~!Lgetll>~ ..
J?!:l.r~ ëOnsommation~. (J'argent bien sûr mais aussi de temps,
dOmI~atl~n aIent progressivement dépéri à mesure que se
îlOfàë-sacréqürs""ôppose de manière ostentatoire à l'univers
constItuaIent les mécanismes objectifs qui, en rendant inutile
profane et quotidien de la production, asile de la gratuité et
l~ .travail d'euphémisation, tendaient à produire les dispo-
du désintéressement qui propose, f9mill~.gl1 d'autres temps la
SItlons « désenchantées » qu'exigeait leur développement 27.
théologie, un~~!lthr()pQI9gie imaginaire obtenue par la déné-
On comprend aussi que le développement des forces de sub-
~~~ë-1:ol1·res l~s p~gations qu'opère réellement « l'éco-
version et de critique que les formes les plus brutales de
l'exploitation « économique » ont suscitées et la mise au nomie ».
jour des effets idéologiques et pratiques des mécanismes assu-
rant la reproduction des rapports de domination détermi-
nent un retour à des modes d'accumulation fondés sur la
conversion du capital économique en capital symbolique,
comme toutes les formes de redistribution légitimatrice,
publique (politique « sociale ») ou privée (financement de
~on~ati?ns « désintéressées », donation à des hôpitaux, à des
InstItutIOns scolaires et culturelles, etc.) par lesquelles les

26.. C'est d!re, en pas~~t.' 9';le ~~aIl1l!ys~g~siMQ19g!gL all.seIls


ne;
.r~stremt~ ~~~c.Q.t:J1"4s.,.~.. le~mE!lIngIl'dqUI cotnQ9Jtuas uIle .analyse des
.me~amslIl~s lI'l~!i:ùt!8nners: cor:e~p,onant~ . s e,xpos:..:à n'être qh'une coIltri.
DH!I9I'l. sU~êmentaIE:..à.I.~~~:~e._de ces~qogIe~: c'es~ ~e cas de toutès 28. ç~.-!Ù~st.QI!S~J~§Qçiolggl!~~m!!!s .. g!Lgrgll1?e d'industriels allléric!!iIls . . .
res. ~naryses'lti1~e~ (sêmIo~ogIque!) - des Ideologies politiques, scolaires, fi~1 pfi~r rendrË~.E2lPlJte del:ËfIËt des.«rel~tions pu~lique§.»,9Ilt~()~g~
:ehgIeU~eS ou artIstI9ue~ qUI oubhent que la fonction politiqué de ces a« t()rIe êlûcomptebancalre », qUI « e,xI~e que 1on f~sse des de,pots
IdéologieS peut, en ~ertams cas, se réduire à l'effet de déplacement et de i'ê'gff!illi ef}requenrL11\l~~~~D:I~J:OJ?!t:ÜQ1.1publique(Bank of Public"
détourn~ment, de dissimulation e! ?e légitimation, qu'elles produisent en
repr?dUIsant,. par défaut, par omISSIOn, dans leurs silences volontairement
Good -wzm Fmaniè~.llouvolr ~ tirer des chèques sur ce comptË quaIl(;!
~Scess~îiê·;; (cftépar IJaYfôhMac Kean,~"Party and Pressure Polities,
ou mvolontairement complices, les effets des mécanismes objectifs. C'est New York; 1't6tighton Mifflin Company, 1944). On pourra consulter aussi
le c~s, 1?,ar exemple, de l'idéologie charismatique (ou méritocratique), forme Richard W. Gable, « N. A.,M:. : InfiuentiaI lobby or kiss of death? »,
partIcuhere du don du « don », qui explique par l'inégalité des dons The Journal of Polities, vol. 15, n° 2, May 1953, p. 262 (sur les différents
~aturels les •cha?ces di~ére?ti.elles d'accès aux titres, renforçant ainsi modes d'action de la N. A. M., action sur le grand public, action sur les
1 effet de~ mecamsmes qU,I dISSImulent la relation entre les titres obtenus éducateurs, les ecclésiastiques, les leaders de clubs féminins, les leaders
le capItal culturel herité. agricoles, etc.) et H. A. Turner, « How pressure groups operate», The
27. Dans la lutte idéologique entre les groupes (classes d'age ou classes Annals of the Ameriean Aeademy of Politieal and Social Science, vol. 319,
~exuell~s, par exemple) ou les classes sociales pour la définition de la réalité, septembre 1958, p. 63·72 (sur la manière dont l'organisation s'élève elle·
a. ~a. vIole~ce symbohqlfe, comme ;riolence méco!1ll~e et reconnue, donc même dans l'estime du public et conditionne les attitudes de façon à créer
Ieglt!me, s o~pose la prISe de conSCience de l'arbItraire qui dépossède les un état de l'opinion publique tel que le public accueille favorablement
d0!llmants d une part de leur force symbolique en abolissant la mécon- les programmes désirés par le groupe).
naIssance.
231
230
9 .~

l'objectivité du subjectif

L'ot4~l?établi, et la distribution du capital qui enestle


f9_ndemeni:,contribllent à .leur propre perpéimÜ:ion par' leur
exlSi:enëë·~même, .. c'est-à~dire pa~~~tl::Jfet . symbqlique qu'ils
e}{ercen.~. dès .9.l1)ls~~~f~!!l1~ll!pu1:>li'luement et officieIlemeiif
et qu'ils sont par là même (iné)connus et reconnus. En
conséquence, la sdenc~~o.ci.~!~!!.~.Ps:!!L«. trajter l~s faits
sociauxçqmm~ges~CKps~(;», selon le précepte durkheimien,
Sâi1s lalsser~échapp~rtoutce qu'ils doivent au fait qu'ils s()nt
âës .o5JéTs U ae
èpnnaissance{ s'agirait-il d'une .méconnaissance)
-aans]'olYiêctivité même de l'existence sociale. Et elle doit
réintroduire dans sa définition complète de l'objet les repré-
sentations premières de l'objet, qu'elle a dû détruire d'abord
pour conquérir la définition « objective ». ~aIcegue l~~~lldi~
vidus..ou. les. groupes,§Ql:ggbjectivemetlt ,défillis ·l1ol1.. sell~­
·me:n!.liLÇ~jiijU§(;Qnt)m~i~a.t.iê~fpâr ~~qt1'i1ss()llt .~épI:Hé§,
~tr~ar. un être perçu qui, même s'il"dépend étroitement de
leur être," peJl!Ll::st ja1l1ll.istqtal~1l1~m.rédt1<:!iple, elle doit,
prendre en compte k§.~9~mL..~§RËf~ê.(kpr()pEi~t~s . . 91l.ilel1~
~()l1L<:>!?j~&tivement . . gtt~<:hËl::~.;3tlln . .Ç91Ë.. ,i:k§..• R~gpEféf~s' . .1llat.é-
riel~ qui, à commencer par le corps, se laissent dénombrér
et mesurer comme n'importe quelle chose du monde physi-
que, et...&lt: l'alIj;g~ ..Q~LPfQl'~iétés symbolique~.gllLl'l.~ ..§2~1"lL.
~l:L.d'.autr.e.queJes . propriétés· matérielles lorsqu'elles .S911 t
perçyes_~t.ll.PPf~Ç.i~~§qa.t1$ l~tl~§!:<clll.tions mutuelles, c'est-à-
dire com1l1~cl~s propriétés distinctives 1.

1. Il va de soi que cette distinction indispensable a quelque chose de


fictif : en effet, la science ne peut connaître la réalité qu'en mettant en
œuvre des instruments logiques de classement et en effectuant sur nn
mode conscient et contrÔlé l'équivalent des opérations de classement de
la pratique ordinaire. Sans doute ceux qui font de la critique des repré-
sentations individuelles la condition de l'accès à une réalité « objective »
tout à fait inaccessible à l'expérience commune (<< Nous croyons féconde »,
dit Durkheim, « cette idée que la vie sociale doit s'expliquer non par la
conception de ceux qui y participent, mais par des causes profondes qui
échappent à la conscience ») peuvent-ils admettre, comme Durkheim lui-

233
LE SENS PRATIQUE L'OBJECTIVITÉ DU SUBJECTIF

Pareille ::éalité i1}trinsèquement double exige le dépasse- des frontières inscrites dans le réel 2) ; de l'autre, les défi-
m~nt de 1. alternatlve dans laquelle se laisse enfermer la nitions subjectivistes ou nominalistes, qu'il s'agisse de la
sC1,ence ~oc1ale~ celle de la physique sociale et de la phéno- théorie weôérienne du « groupe de statut» qui privilégie
menolog1e soc1ale. La physique sociale qui s'accomplit sou- les propriétés symboliques constitutives du style de vie ou
des analyses empiriques visant à établir si et comment les
vent dans un économisme objectiviste s'attache à saisir une classes existent dans la représentation des agents ou encore
« réalité objective » tout à fait inaccessible à l'expérience de toutes les formes de marginalisme social qui, faisant des
c<:>m~un: par l'analyse des relations statistiques entre des actes d'autorité et de soumission le principe des structures
d1,stnbutlons ,de p:opriétés n:atérielles, expressions quanti- de domination et de dépendance, conçoivent le monde
fiees de la repartltlOn du capItal (sous ses' différentes espè- social, à la façon des philosophies idéalistes, « comme repré-
c~s) entre les, individ~s en, conc~rrence pour son appropria- sentation et volonté », proches en cela du spontanéisme
tl?n., Quant a. la. ph~nomenologte sociale qui enregistre et politique qui identifie la classe sociale (et en particulier le
dech1ffre les s1gmficatlons que les agents produisent comme prolétariat) à une sorte de surgissement pur 3.
teI!;s, pa~ u?e per.cet:tion différentielle de ces mêmes pro-
pYletes, amS1 Co~stltuees en signes distinctifs, elle peut trou- .La visi09~objectivist~.ne peut conquérir la vérité « objec-
v~r s?n acco~phssement et sa limite dans une sorte de mar- tive » des rapports entre les classes comme rapports de force
gtnaltsme soctal : « l'ordre social» se trouve ainsi réduit à un qu'à condition de détruire tout ce qui est de nature à confé-
classement collectif obtenu par l'addition des jugements clas- rer à la domination les apparences de la légitimité; mais elle
sants. et classés par lesquels les agents classent et se classent manque à l'objectivité en omettant d'inscrire dans la théorie
ou, S1 l'on préfère, par l'agrégation des représentations (men- des classes sociales la vérité première contre laquelle elle
tales) que les uns se font des représentations (théâtrales) s'est construite et en particulier le voile de rapports sym-
que leur d?nnent les autres et des représentations (mentales) boliques sans lesquels les rapports de classe ne. pourraient,
que ceuX-Cl se font d'eux. en plus d'un cas, se réaliser dans leur vérité « objective »
de rapports d'exploitation. Autrement dit, elle \m1::>l!ç.qtl~.I~
~:"Oppo~it:iOl:L/el1J.l'e";.l1..De..U1écaniql1e .des rapports de force
t;E.Y.~~;!l()~()!.?~!e?t; une cyp~rhétique des rapports de 2, Si on laisse de côté les interrogations existentielles qui hantent les
s~.4!,e~Llap.als-.Jl,)l~s.sLYI;slble, ..et.j[lSJblem.em.. stérile que dans adolescences bourgeoises (Suis-je un petit ou u!). grand bourgeois? Où
I3:c!h~().rIe ~s51asses SOCIales. D'un côté les définitions stric- finit la petite bourgeoisie et où commence la grande?) et les interrogations
te~e~t (i6reê~[vistesqur; comme le vers~nt économiste de la stratégiques de ceux qui entendent compter (ou escompter) les amis et les
theone marxIste, cherchent le principe de la détermination adversaires, « se compter » Ou « cataloguer » (bonne traduction, après
tout, de kathègoresthail, !lL~ion des limites «réelles.» entre les gr011-
des ,cl~sse~ dans des propriétés ne devant rien à la perception pes est I:Jr~sqt1e toujours, da.ns. là pratrque~'soctatel une ·question. de....E2Ii-
ou a 1actlon des agents (sans parler de celles qui identifient tlql1e '~adfuini§trative : l'administratiol} .. sait. (mieux 'qt1~Ies .sociologue'!!}
les classes à des populations dénombrables et séparées par ~:::raPl'~a.rt~"!ii'!Î.si:I:qê.:::\;ràs§~§Ls'agirait:rr .aes c.arego...rie..s.... · .s.·.·.t.~.at.·-.I..·.t.
.s iq.~. u..~.esî.'. e.·s.·.·.
plus rormeITes; comme les Classes d'âge, ~s\ assortle.A'_$<I'!Yl!ntl!&es » ou
. d'obligi!t!QIl.S, tels que le droit à la retraite, ou 1'obligation du service
militaire; et. qu'en conséJluel1ce les frontières el1tre les. groupes ainsi
délimités . sont~desenjeux~e luttes (lutte par exemple pour la retraite
àWlxân1ë'arisDü-pétir l'assimTIation de telle catégorie d'auxiliaires à la
classe deds titlflaires) .e~ qUâI~scla.§s.ific,ati21l§éta.plissa.Q,Lce~JfgmièfesreEf~
dêm~, qu'on ne pelft connaître cette « réalité » qu'en mettant en œuvre sentent~..eS ..lJlllrlJm~L e pouvOIr. .
.~s mst!Um~nts loglq~es. II reste qu'on ne saurait nier l'affinité particu- 'TIf faut faire une pIiiéea' part à tous ceux qui, se situant pour les
here qUI. UnIt le phYSicalisme et l'inclination positiviste à voir les classe- besoins de la cause au point de vue de la physique sociale, s'appuient sur
dentî SOIt 'crTme des découpages arbitraires et « opératoires » (à la façon la continuité objective de la plupart des distributions pour refuser aux
~s c asses age ou des tranches de revenus), soit comme le simple enre- classes sociales toute autre réalité que cene de concepts heuristiques ou de
gls~réement d~ c.oup?res « objectives » saisies sous la forme de disconti- catégories statistiques arbitrairement imposées par le chercheur, seul res-
nUIt s des distrIbutions ou d'inflexions des courbes. ponsable selon eux de la discontinuité introduite dans une réalité continue.

234 235
L'OBJE CTIVIT É DU SUBJEC TIf'
LE SENS PRATIQ UE

bourse des valeurs mondaines, qu'enregistrent les Echos


~~~91lnaiss~ng~.ci~ Ja,yéfi técies rappl)rtsci~slassefait partie mondains, se mesurent à ces deux critères, c'est-à-dire à un
illtegflJ.!lt~}~ la verIte deceS!~PF()rts, Lorsque, étant ensemble de nuances infimes, qui demandent un œil averti.
app~ehendees en fonction d'un système de schèmes de per- Dans lIn univers où tout est classé, donc classant, les
Ceptlon et d'appré ciation objectivement accordé aux struc- ëi1droits .par exemple où il faut être vu, restaurants chics,
t~re,s objectiv~s, ~lles sO,nt re~onnues comme légitimes, les concours hippique, conférences, expositions, les monuments
~fferences arbItraIres qu enregIstrent les distributions statis- et les spectacles qu'il faut avoir vus, Venise, Florence, Bay-
tIques de proprié tés deviennent des signes de distinction reuth, les Ballets russes, les endroits réservés enfin, où il
(naturelle), qui fonctionnent comme un capital symbolique faut être admis, salons et clubs chics, s~}:!le.J:l!!~J!l~î!r!s~ par~
capable d, assurer, une rente de dîstînction d'autan t plus Jaite.desclas§ernel1!§Jqlle les arbitres de:s éléganc~s s'e1ll~.
g!ande qu elles sont plus rares (ou, à l'inverse, moins acces- presse ntde« déclas ser»en les« démodant » dès qu'ils
SIbles" « ,communes », divulguées, « vulgaires »), En effet devie l1nenttro p communs) permet d'obtenir lemeilleul' ren-
dellien tdes' investissemel1ts mondains et d'éviter au moins
~qUI faIt ,la valeur. des prqprié téscapa 'bles de fonètionne; d'être identifié à des groupes peu cotés 5,
~?l1:ln:e.ÇaPHal sYt;nboIique~ce n'esLp as, bien que-"tout ·inêfine
~ S!9tre con1talr~~l~~k out~l~e.5ap'lçtéristique intrinsèque
le .I:~~ IUll.˧.Qt1j§e ci.~r<ml~nt 8:1:1 seil1~l1:l~l1:le d'esPa.Cles si shomo-
~..P!2t1~tl~§ gYQ~t btensc onslde res mais leur valeur mar- gènes, au moins pour un observ ateur étranger, qu'elle sem-
gznafe ,qlll:,-~taIlt fonction de leur nombre, tend nécessaire- bfêilic réer la différence ex nihilo l!PQQ!l~nt un démen ti
n:en~ a dImIpue; avec l~llE .tnultipIication et leur divulga- .abs21.!!JJfl philos()phie conservatrice de l'histoire-B.l:li. iden-
tlgn ,'" Ef?clu ItcI Ul1~)l;IE!~.a.ans Iaquell le chaqtleag~nt est à tlhant l'ordre à la différence, génératrice d'énergie (c'est-à-
la 121s.1:In .cQIlcyxrent sans merci et un juge suprême (donc dire selon le credo libéral, d'énergie créatrice, d'espri t d'en-
dans les tern:es de la ~ieille alterna,tive, à la fois lupus e~ treprise, etc,),~nc~~_~L~9.~plQt~.. lQllt ce qui menace .la
deus), ~~aplt~l symhohque ou les tItres qui le garantissent
r e Ple11.tetredefendu, surtou t en cas d'inflation, que par une
l:lfte .perma,nente pour s'égaler et s'identifier (réellement,
.distil}cti9QCQmIl1e entropîe,.. rechutecii1ns.l'homogène1J'}p(Iif~
t~~l1Ci~~ l'indifférent. Cette vision « thermodynamique » au
monde, qui inspire la hantise du « nivellement », de la dis-
avec,le manag e par exemple et toutes les formes d'alliance tributio n aléatoire, de l'anéantissement dans la « moyenne »,
publiqu~ et ,d:agrégation officielle, ou symboliquement) au dans la « masse », coexiste avec le rêve de la bourgeoisie sans
.~r()u~e)mmeclI2Jen;~9! supérieur et se distinguer du groùp'e proléta riat, incarné aujourd 'hui dans la théorie de 1'« em-
ImmedIatement Iîîfenetir,
bourgeoisement de la classe ouvrièr e » ou de l'expansion
des classes moyennes jusqu'a ux limites de l'univers social,
Le monde des salons et du snobisme tel que le décrit qui se nourrit de l'idée que, quand la différence diminue,
Pr0';1st ,o~re une belle illustration de ces luttes par lesquelles l'énergie sociale, c'est-à-dire, cette fois, la lutte des classes,
les mdlVldus ou les groupes s'efforcent de modifier à leur
avantage l'ordre global des préférences, résultante de l'en-
sem~leA des jugements qui se confrontent ,et se cumulent u e:L4es
c?ntm~ment sur le m~rché des va!eurs symboliques, Le pres- 5, ~()ygl\it'prendre aussi .bie.Ilpo uf:j{emp le_n'ilIl l'0;te, leq de la
SOUS'Ufllv~ts du .chalIlP de productIOn culturell e, comme 1 Univers
tIge d,un salon (ou d un club) depend de la rigueur de ses peinture: ôU-li'v aléurde chaque artiste se définit dans un semblabl
e jeu
e~clusives (on ne peut admettre une personne peu considé- de jugements indéfiniment réfléchis : la connaissance parfaite du même),
« jeu »
ree sans perdre en considération) et de la « qualité » des là
(qui n'a de « règles» que pour ceux qui en sont exclus, et par les autres
personnes reçues, qui se mesure elle-même à la « qualité » conduites qu'il faut adopter avec les critiques, les marchands,
faut fré-
peintres, propos qu'il faut tenir avec les mêmes, personnes qu'il être ou
des salons qui les reçoivent : les hausses et les baisses de la quenter ou éviter, lieux (d'exposition, en particulier) où il faut ement
qu'il faut fuir, groupes de plus en plus étroits qu'il faut successiv
l'accumu-
ttavetser, fait ici aussi partie des conditions les plus absolues de
.' 4, SLut dl7S .1ut~es autour des titres nobiliaires ou scolaires, voir ->...
P Bour-
d_l.:~:.. aZ!tlnct lgth op. cit., p. 180-185. lation de la valeur fiduciaire qui constitue la notoriété.

236 237
L'OBJECTIVITE DU SUBJECTIF
LE SENS PRATIQUE
les marques de respect, appareil et ~p?arat q:1Î ont pour e~et
diminue. EllJ!clit, c~ntre l'év!dence phy,si~aliste qui veut que, non seulement de manifester la pOSItIOn SOCiale malS aussI la
en cas d.e distributIon contInue, la dlfference soit d'autant reconnaissance collective qu'on lui accorde par le seul fait
plus petIte q~e, la proximité dans la distribution est plus de l'autoriser à faire pareille montre de son importance.
gr~nd~, l~êdIffer~p.ces pe~Ç11es ne sont p~s lesdiiférerlces Cette reconnaissance officielle implique le droit et le devoir
~l;>JSÇ!!y~s~LJe"P9t~ÜJqggo~QçùLJje!:L d~Ja }etnzlre . âiffé~ (<< noblesse oblige») d'exhiber officiellement et publiquemer:t
,"oen~~J ... ~ . to~tes les . . cbaI1~~s .cl' être aussi. Ie.poIiit--aè- plus la distinction dans des signes distinctifs, officiellement codI-
gra <:fe Jel1slOn. -~.' . ... ..._.
I1 fiés et garantis (comme les décorations), .de tenir le .rang
'·}~~i§j;.€l!1.C;~eftive minimale dans l'e~ce. social peut assigné en adoptant les pratiques et les attnbuts symbohques
,comcU:k~e.çJLdistance su~ieçti\7e maxirnale- ;èelaentre qui lui sont associés. Les « groupes cIe statut.». !lejomql}~.
'; .1 ...J §Iutres raI~ons, .P.l!~s~~~e kl1Jl!S~~<YQ~Ip.»est"Ce gui ~enace donner .!!l1}(grat~ts.]~ ~if!fuçfr()Q.~I1~ .forrn~ imtiJtlti()~~
\rf~ i;1('''~~~k . "l1Il!s_J'lC:!;QJI~ socgI~J,- C'Ëê!:à-dire.. . Ill_.gUl~t~iiç~·IetaussI iiêIIë.Voire codifiée en conttQll:1DLsJrIçtem~nt 1~~4~l}x()1'~'-_
" p,a!,s<:-qy~J aJl!st~1,1l~12t . . (f.e~espérll!1.feja'U:X: chllnces tend à 'ratio~s fondamental~s·(ÇraT()g!qu~<s2E~lll~2f.tt.~ionet(a sépa-
1~a7ifé:~~~d~~~~~J~l}~~~;~~~r~~à~~rkll~~~I~r~~1~
cIrconscrIre . al} v0!§1!111ge,irnrnéqiat.. Iesprétentions subjecti-
\Tes). Le J?rQP.te_~~aJ2gIq1Je.du.s.}.'ml:lQliqpeesfae transfor- -
mer en dit!' th 1 d - .
._.~~~.". ~nç~s;.JL so 1l.eS, .Y t()utauJienl~~ différences ~ussi bien sur <le terrain proprement symbolique, en réglant
I2limtesI11111le§.J_ces_Lpar .exe111J:1le l'effet de frontière juri- l'usage des attributs symboliques propres, à re?d:-e visibl~s les
.dtq,!.~.()~ .de .nWJ1erusc[()usu.s: (spécialèmefffVîsible dans le différences et à manifester les rangs, c est-a-dIre les sIgnes
C?~C?urs) ®L~ÂtL$.U{t1Ltl!!tl'g ... dett~ il1cligernables (l'héritier distinctifs de la richesse symbolique, comme le vêtement ou
legltl:ne et le; batard, l'aîné et le cadet, le dernier reçu et le l'habitation, ou les emblèmes de la reconnaissance sociale,
premier, colle, et~.)~~e distiDçÛ0I1.."al;>~.2hle et dm able, à la comme tous les attributs de l'autorité légitime, que dans les
place ~ u?e COntInUIte associée à des coupures différentes échanges réels, pouvant impliquer une 'forme d'identific~tion
sous dIfferents.,rapp~rt~. 111..JY.t!ep()l}r. la_diff~rence spéci- ou, à tout le moins, de reconnaissance mutuelle, manage,
~.9.Y~lJJL.deX!1l~rJ;~_ ..d.!!kr.eI1çe, .masque •les . propriétés géné- échange de dons ou de repas ou simple commerce. J:"~êttll­
r~l!es.LJ~g~n~eos()mrn~I1LJeoêo . ~ligllritéÊ.« Qbi~ç!ives », la tégies . . illstitutionllalisé~s . . de. distinction par lesquelles le~
classe q~l n eXIstent que pour le regard extérieur de l'obser- '«gtêîûpes -aë-statut » visent à rendre permane~tes et qu~sI
v~teur etranger et que le travail de « politisation » veut naturelles donc légitimes, les différences de faIt, en redo~­
faIre surgir à la consdence des agents en surmontant les effets blant sy~boliquement l'effet de distinction qui est ass?Clé
?es lu~tes de concurrence: en effet, outre qu'elles visent non au fait d'occuper une position rare dans la structure SOCIale,
~ aboh.r le classen:~nt ou à en transformer les principes mais sont l~ consdence de soi dedass~. dominaI1~'
a modIfier la l?oSltlOn dans I.e classement, et qu'elles impli- 'lI-n'est pas d'unlvers-soCfaroù. chaque agent ne doive
quent de ce faIt une reconnaIssance tacite du classement les compter, à chaque moment, avec la valeur fiduciaire qui l~i
luttes de concurrence, qui divisent les proches les voi~ins est accordée et qui définit ce qu'il peut se permettre, c'est-a-
les semblables, sont l'antithèse la plus parfaite e't la négatio~ dire entre autres choses, les biens, eux·mêmes hiérarchisés,
la plus efficace de la lutte contre une autre classe dans qu'ri peut s'approprier ou les stratégies qu'il peut adopter
laquelle se constitue la classe. ' et qui, pour avoir des chances d'êt.re re~onn~es, donc effi-
. Si ~~ lutte,~~Yrnb()nque tend â se circonscrire au voisinage caces symboliquement, doiv~nt se slt~er a la Juste. h~uteur,
lmm.e lat et, SI elle n.e pe~t jamais opérer que des révolutions ni trop haut ni trop bas. MalS le degre auqu~l les dlffere~ces
partIelles, ~.est. au~sl qu .elle. trouv~.sa limite, comme on l'a sont objectivées dans des barrières statutaIres et sanctlon-
vu, d~I1.Ll.!!1~tl~t1tlOn~llhslltl0n. des indices de consécration nées par des frontières juridiques imposant un~ limite .ré~lle
et d~s brevets ?e chansme tels que les titres de noblesse ou aux aspirations au lieu de se marquer par de SImples hmltes
les tItres scolaIres, marques de respect objectivées appelant
239
238
LE SENS PRATIQUE
\ LJOBJECTIVITÉ DU SUBJECTIF

statistiques e~t au princip.e de différences très importantes ç1i§t!pctives. L'art de vivre même des détenteurs du pouvoir
dans les pr.atlques symb?l~ques : .~"l!~trl~)~indiqller contrfBiïeau' pouvoir qui le rend possible du fait que ses
l~~f'l~cefalt~. aux strategies symboliques ne peut véritables conditions de possibilité demeurent ignorées et
ç~9l§§ant, .s()!11trl.~l~§ cha13~~s. cl'e,fficacité quilèursont qu'il peut être perçu non seulement comme la manifest~ti.oP
tl,,:~~ent ImpartIes, lorsqu'on va des sociétés où les légitime du pouvoir mais comme le fondement de sa legItl"
.c:.~g~ Je,§gr9ifI?e,s pr~1313e13tlaJorme de fronti~re,.~ . juridiques mité. Les « groupes de statut » fondés sur un « style de
e:t8l:l1~sm~nlfe,statl()ps cI~ la .différence sont régies par de vie» et une « stylisation de la vie », ne sont pas, comme le
yentables lOIs somptll alres, à des univers spciaux où _ comme croyait Max Weber, une espèce de groupe différente des cla~­
da~s l~s classes moyennèsaméricaines, que décrit 1'inter- ses, mais des classes dominantes dénîées ou, si l'on veut, sublI-
a~t~onmsme. - .!1nd~terrninationobjective de la valeur fidu- mées et, par là, légitimées. .
clalre..al!torlse et. favorise la prétention (c'est-à-dire le décà- S'ilflIlltmanifester, contre l'objectivisme mécaniste, que
lage ent~e la valeur que le sujet se reconnaît et celle qui lui les 1orfue§sY!11holiques ont une logique et une efficacité
est officIellement ou tacitement reconnuè) et les stratégies de propies"qui leur confèrent une autonomie relative par .rat:-
bluff par lesquelles elle vise à se réaliser 6. port'~lUx conditions objectives appréhendée~ d~n~ les dIstr~­
g~ fait., q.l1stitutionnllHg~i()l1 cle:.la distinction, c'est-à-dire bution~ il fagLlI.llssirappeler, contre le subJeCtlVISme margl-
SOrl ~nsc~lpt~on dans la réalité dure et durable des choses ou naliste,. que l'ordre spcial n'est pas formé, à la faço? du
des IpstltutlOns, y~~~..plliLavec son încorporatîon, qui est résultat d'un vote ou d'un prix de marché, P..~fJ~ sImple
}a V~le la plus .sûre vers la naturalisation : lorsqu'elles sont sOlllma.tion mécanique des ordres individuels. Dansla déter-
adml~es et. ~cqU1se.s comme allant de soi, dès la prime enfance, tnin~tion du classement collectif et.4elahiérarchie des valeurs
les dlspos1t1ons dIstinctives Ont toutes les apparences d'une fiduciaires . . accgrdées .a..ll:lfj!i:ê:1tiiCItl§e:till1'l{groupes, tous les
nature n,at.u~elle~ent distinguée, différence qui enferme sa jugelllents n'ont p'as le. même poids, et les dominants sont
propre leg1t1matlOn. La rente de distinction se trouve ainsi :~l1mèiUte;~<rlm1?Q§~IJ'~çh~lle:des préféren,:e,s .l~ plus favo-
redoublée par.le fait que l'idée de distinction suprême (donc rable. ~Je,t1r§, pr9cltl!ts.1U.91a..l1Jœen tparce .'lu Il~ detlenneIlt un
le profit maXImum) se trouve associée à la facilité et au guaêi:mQl1gt:lQl~d~~,6Ji! des i.11stit.~Ü(),~squi, comme le systeme
n~ture1 dans la production des conduites distinguées, c'est-à- scôlaire,éta~lissent et garantissent officiellement lesr~gs,).
~Ire au coût de production minimum. Ainsi ..avec la .distinc- En outre1lireprésentation que lesâgeptê sçJ()nt deJ~t1r
!l~m. que l'on dit naturelle bien que';-Tê' :Uor le dit, elle p~ê'2Q:~liIQn e:t. de la position ,de:s . a~ tre:§. d~.ns l'espace
n e~l~te que dans et par la relation distinctive avec des dis- social (ainsi d'ailleurs gue la representatlon qu 11s en don-
p~SltlOns plus « ~?mm.une.s », ~'~st.-à-dire statistiquement plus iient' consciemtrlent ou inconsciemment, par . leurs pratiques
fre9uen tes,' l!lJ~e,fl !!~ll.sa tlon !~BI!lrn.~!r!~~L9()!lt s'accOlnpagne . ouJ~t1}~s_2r()priétés) est }e_E~oduif.d'un sy'stè:neàe~ scnèm~s~
t9);lJ9 ur§ 1 ~:xe~cI~e. du pOllv()i~ .s'étenCI.à t9u~es les pratiques de perception et d'appreclatlon ~ul.est l,ul-lTI~~e._1.~ p:o~tl,lt ..
~~~~~n ·.RartI.c~ller aux . C:<Jns<;J.lTItrlati()ns>.-9:l!i n'O!lt PlIS pe,§pin fncorporéd't111e coIlSt!t!9.11.Jc'est-a-dlre dune pos1t1on âeter-
?_~!l":.'~r:sp!l"~:s.par!a recherche de la distinction pour être minéé dans les drS'tdhutions des propriétés matérielles et du
capital symbolique) et qui s'appuie non seulement sur les
indices du jugement collectif mais aussi sur les indica~eur.s
, 6. La yision du. m~nde, soci~l que pr?pos~ l'interactionnisme correspond
aUt; {tUlVers sO~lal a tres faIble degre d'Institutionnalisation du capital objectifs de la position réellement occupée dans les dIstrI-
sym .0 Ique, ce!U1, des, classes moyenn.es urbaines, avec leurs hiérarchies butions que ce jugement collectif prend déjà en compte.
multIples, broUlI!~es (~est le cas des tItres scolaires « moyens ») et chan- Même dans le cas limite du « monde », lieu par excellence des
geantes, dont 1Incertitude objective est redoublée pour la conscience
ci°mflUne, p~r le faib}e. degré d'interconnaissance e~ l'absence corrélative jeux de bourse symboliques, la valeur des individus et ~es
e al connalbs~an~e mtUlmale des caractéristiques économiques et sociales
les groupes ne dépend pas aussi exclusivement des stratégIes
p us « 0 jectIves ».
.11' mondaines que ne le suggère Proust lorsqu'il écrit «Notre
240
241
L'OBJECTIVITÉ DU SUBJECTIF
LE SENS PRA'l'IQUE

personnalité sociale est une création de la pensée des catégories de l'habitus, les propriétés symbolisent la capacité
autres 7. » Le capital symbolique de ceux qui dominent le différentielle d'appropriation, c'est-à,.dire le capital et le pou-
« monde », Charlus, Bergotte ou la duchesse de Guer-
voir social, et fonctionnent comme capital symbolique, assu-
mantes, suppose autre chose que les dédains ou les refus les rant un profit positif ou négatif de distinction. L'oppositi911_
froideurs ou les empressements, les signes de reconnaiss~nce ~nJrËJ~l J9zi~e_mflt~r!e!1~.~te!~. rareté et la JQ~ique sym"
et .les, témoignages de discrédit, les marques de respect ou de .hofuI1!eJ.le Ifl9isj:im:tiou(que réunit l'usage saussunen du mot
mepns, bref tout le jeu des jugements croisés. Il est la forme valeur) (constitue_Aja JoJs le principe de l'oppo.§!t!<:ltl entre
exaltée que revêtent des réalités aussi platement objectives Eme 2Yna;mlH.~ sociale,_~neJ;ounaissa.l'lt qtle .des rapports de
que celles qu'enregistre la physique sociale, châteaux ou '.orce, et un~cy1Jemétiqtl.e.sgciale, ~m~l1tiye @!!:8:se!!l§rl1E::.
terres, titres de propriété, de noblesse ou d'université, lors- .Qôrts.~~.iêp3~..et Je,prindpecle.son..dépassement,
Les luttes symboliques sont toujours beaucoup plus effi-
qu'~lles sont t!ansfig~ré~s ~ar la percepti,pn enchantée, mys-
caces (donc réalistes) que ne le pense l'économisme objecti-
tIfiee et complIce, qUI defimt en propre le snobisme (ou à un
viste et beaucoup moins que ne le veut le pur marginalisme
autre niveau, la prétention petite-bourgeoise),
social : la relation entre.les distributions et les r~présetl t.aliotls
~'alte:native de la physique sociale et de la phénoméno-
est à lafoi§~ïiodu:ü . . et J'enjeu d'une lutte permanente
l~gIe SOCIale n~ peut être dépassée que si l'qILse§itue~_!l]l-pril1~
<:l~e~cl~~arel!l!.Lon dilllectLqu~..9.ui s'établit entre les régularités entre..ce:92LH.tli~.clllJ.~h .d~ l~p()§iti9tlqt:!~ils.Y;QCcupent,ont
intér§t . àSt:!1Jv~rtir .les . . . distrÏ1J1Jti911s en modIfiant les clas-
~~"tll~Ivers. ~rnat~riel. {Iespro~riétéS~t les sc~èmes classifica- sffications~'011.el1~~~5;expriment et . se. légitiment ou au
tQi~e§~ cle J'h~~itlls~ ée pYoâliit' des 'régularités du monde
SOCial po~r lequel et par lequel il y a un monde social. C'est ëO~traiÎ:ç' à·per~tt:!e.~.l~méf()tlll~i~§am~e ,.S2.fn,!!le .<:()nBaissat;c~ .
dans la dIalectique entre la condition de classe et le « sens de aliénée 'lllÎ,.flPJ21iClllantau .monde des categones lmposees
classe », ~nt~e l~s conditions « objectives », enregistrées .paiTë·in2.tlAeL..~.ill?réh~n~e . . . le !!l0nde •sgcial.,com.me m~nde
naturéCConnaissance chose qui, ignorant qu elle prodUIt ce
dans les dIstrIbutIons, et les dispositions structurantes, elles-
qu'elle 'reconnait, ne veut pas savoir que ce qui fait le charme
mêmes structurées par ses conditions, c'est-à-dire conformé-
le plus intrinsèque de son objet, son charisme, n'est que le
'\ ment aux distributions, que la structure d'ordre continue des
produit des innombrables opérations de crédit par lesquelles
.l-Jdi~tribut~ons s'accomplit sous une forme transfigurée et
les agents accordent à l'objet les pouvoirs auxquels ils se
f J meconnaissable dans la structure d'ordre discontinue des
styles de vie hiérarchisés et dans les représentations et les
pratiques de reconnaissance qu'engendre la méconnaissance
~~~~~t~ed~~sL;:::~~~~~r • Jeéc::;Jr&i~a~'aIatifuis:u~:e~~~s~
de leur vérité 8, Expressions de l'habitus perçues selon les
cietlée~-l~~=c~téiorjesde pensée qui contribuent à orienter
les~1'atiql.1~§j:ll4Ü~iclm~ne~et Cgll~cJiye~ et en pa.rtic.ulie~ les
7. M. Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard (Pléiade) catégories' de perception et d'appreCIatIOn des dIstnbutIOnS,
\ t. l, p. 19. (q. aussi .Goffmann :, «, l'individu doit s'appuyer sur le;
" autres pour réal!ser .so~ ~mage de IUl-meme » E. Goffmann, art. cit.).
8,. La ,pe;c~ptlOn m~lvlduelle et collective, ou, plus exactement, la per-
L.e.~f!l:pit~L SYmbolique ne serait ,q1.1'ur:e •autre f~çon .de
ception md1V1duelle onentée par les représentations collectives tend à engen-
drer des représentat.ions contrastées, chaque groupe tendant à définir les ~~l~{î~ae~:y~~e~i~~e~~f~~:~~f5f~~iS~) ~~:od~~~~
valeurs auxquelles Il associe sa valeur par opposition aux valeurs des le mieux compris que la sociologie de la religion était un
autres gr5lupes,. supérieurs et surtout inférieurs, c'est-à-dire réputés tels : chapitre, et pas le moindre, de la soci?lo~~e du pouvoi:,
les !'epres:ntatlOns"(mentales) que les différents groupes se font des
representatlons (theatrales) que donnent (intentionnellement ou non) les l1'a~aitj~it<:lu charisme .:une f()1:'me l)~nlçullere de p()UV011'
a!1!res gro~pes, se l?résentent à l'observation comme des systèmes d'oppo- au1ieu cl'y v()ir une dimension det()ut. p°tlvoir,c'e.s.!::.~:~i.!:..~~
~lt1ons qUI reprodUIsent en les accentuant et en les simplifiant (parfois ·un autre nom de la légitimité, produit de la reconnaIssance,
Jusqu:à la caricature) les différences réelles entre les Styles de vie et qui êlë1a méconnaissance, de la croyance « en vertu de laquelle
co.ntrlbuent à la fois à produire des divisions et à les légitime; en les
faisant apparaitre comme fondées en nature. les personnes exerçant de l'autorité sont dotées de pres-
243
LE SENS PRATIQUE
livre 2
tige». Snobisme ou prétention sont des dispositions de
croyants, sans cesse hantés par la crainte du manquement, LOGIQQES PRATIQgES
faute de ton ou péché contre le goût, et inévitablement do-
minés par les pouvoirs transcendants auxquels ils se livrent
par le seul fait de les reconnaître, art, culture, littérature,
haute couture ou autres fétiches et par les dépositaires de
ces pouvoirs, arbitres arbitraires des élégances, couturiers,
peintres, écrivains ou critiques, simples créations de la
croyance sociale qui exercent un pouvoir réel sur les De toutes les transformations de la pratiqu~ s~ier;tifique
croyants, qu'il s'agisse du pouvoir de consacrer les objets que détermine la transformation du rapport a 1objet ~u,
matériels en transférant sur eux le sacré collectif ou du pou- plus précisément, l'objectivation de ce rapport, la p~us. c~alre
voir de transformer les représentations de ceux qui leur
confèrent leur pouvoir. est sans doute celle qui conduit à rompr~Jl,Y~~le_l1,lnt_S1P~_
déclaré ou larv~et avec le langgg~_ 9S; la règl~ ;t 1urltu<: h~Ul . .
. Ç~~9m des.A1ats dU1E()nde social11'est ainsi qu'un équi- ~~.'l~j)~:ft~n:d~of~~:v~~~~rd~i~~~i~~~t;ei ~I~~Ji~.Î'i i~~i~i! ~~ .
!!È!<:"p!'QY1~Qit~, un. moment de la dynamique Bat laquelle
-de ces limites. En fait, les pratiqu es o~dlhal re~ sont d autint
se~.E9mpteLse restaure sans cesse l'ajustement entre les
plus réussieS-socialement, donc. plu~ .tnconscœntes, que Is
illsr.rl!n.lÜohseJJe·sç:lassifica.tions incorporées ou institution-
conditions de production des dlspos1tlo,n~ dont elles sonl e
n-aIisées.• ~.~J1,ltt~,.gl,li est au principe même des distribu-
produit sont moins éloignées des conditIons d~ns l~s,que les
·tl~11s.~.eSLl1lSéB~qtllèle~C:1).UJJJ.eJUtte pour l'appropriatio n des
elles fonctionnent : l'ajustement objectif des ~ISpOSltIOnS et
Elen~.Jares et une lutte pour l'impos ition de la manièr e
des structures assure une conformité auX eXlge~cls et EUX
!I&!Ù?1edê j)erceyoir le rappor t de~forces manifesté par les urgences objectives qui ne doit rien à la règle det afi a{o,n or:
f!isJxi1:mliQP sJ.. représentation qui peut, par s01).efficacité mité consciente à la règle, et une app~rence e na lt~ q~l
!?!2.eE~!:C:9Pt~~J:,l,ler . à la. perp~t1,latiQnou à la subversion de n'implique nullement la position conSCIente des, fins ob1e,cy-
S~QrtCIe forces. Les classifications, et la notion même de vement atteintes. Ai.nsi, ,para49xalemens..J~ sClencr~f~Çl~:
classe sociale, ne seraient pas un enjeu de lutte (des classes) .~enfin~é­
aussi décisif si elles ne contribuaient à l'existence des classes n~ parle sans._~?~~l~~!lS,~:lta,x:.:]e.!an~a~~.~e !~~;-r~ "'-'d
dans le CaS preÇl~~11lçJ:l!oU_IL~§!. te.__gl:l"~J9
sociales en ajoutant à l'efficacité des mécanismes objectifs
guat, c'est-à-dire. da1).~J'a.1).9JY$~.deJo!!Il~tl.oIlss~~ esoub'e~
qui déterminent les distributions et en assurent la reproduc- fait de la cqnstanée au cours du tempsêfes . colld yons.o .J;.:..
tion le renforcement que leur apporte l'accord des esprits .. ~!Ë!~mna~~?d •.
qu'elles structurent. L'Qkj~t de la. science sociale est une lh~~s.>-.I~_l'~rt.sL!L!~'yi~~_~l~_ règle_9ap$~,13:_wt~
réelk.. des pratiques est partlcu.de lièrem~n:_!~<i ......J-:~$~.e__d_~
~é!1lité qui~nglobe toutes lis lûttes, individuelles et collec- --.-- - --':=~.- - rismes l'habItus. Ce qUI ten a
gvesj.yts~ant àconserYËr OU à transformer 1::1 réalité, et en par- ·~~~~,~~~Je,a~: a~61iisa êl1cecas,-!e'~di~cours sur l'objet
tict;JterC<:TI~s qui ont pour enjeu l'i1!1Qosi!iol} de la définition exprime moins l'objet que le rapport ,a 1 o~let. , .
~t!m~ dela réalité .et dont Pëfl1caçité propre à
ment symbo-
la subversion Le mouve ment qui condui t de la re~le a la strategI e est le
ou
même qui mène de la pensée « prélogIque » ou « sauvage>~
liqtlep eutcol ltribue r à la conserv ation
dè'T'ordre établi, c'èst-à-dire de la réalité.
~""",=>O"-_-/"'_'_C:'""""_"_",,,,, __.....__.. _"__
au corps géomètre, corps conducteur d~ pa~t en pa:-t tra:rerse
par la nécessité du monde social : celUI qUI ~o:te a se sltl~r
au principe même de la pratique pour la s~lslr, comme lt
Marx « en tant qu'activité humaine concrete, en tant que
ratigue, de façon subjective ». On peut entend r; .qu~, dans
Fa mesure où il surmonte la distance distante qUI lhstItue la
244 245
AVANT·PROPOS
LE SENS PRATIQUE
. - t elles qui touchent à
pratique comme un objet} posé devant l'observateur comme diffé.r~n~es âiolo~l~~tdee~r~:~:~:et cde reproduction, elle

:~~~~~ti~::e~~S à~=i~1o~::i~U~~~ drt;~


un corps étranger, ce mode de pensée permet de se faire le
sujet théorique de la pratique des autres ou de la sienne
propre, mais tout autrement que ne le croient les chantres du
« vécu ». Cette appropriatîon suppose tout le travail néces- vail et le temps de production et qui sont au '~~~~~:nt il
saire pour objectiver d'abord les structures objectives ou la division du travail entre les sexeds. ~lus ge r une action
, d . 1 i ne ten e a exerce
incorporées, pour surmonter ensuite la distance inhérente à n'est p~s d or. re ~OCla qu er étuation
l'objectivation, et pour se faire ainsi le sujet de tout ce qui symbohque orientee vers s.a pr?~re p p ar là des en dotant
pratiques
est autre, en soi et dans les autres. C'est dire que le travail réellement l~s ~ge~ts des dlsposltl~l~setp~priétés visibles du
t des proprlétes, a commencer pa . ., l
scientifique procure, en ce cas, une expérience étrange, rap- ~orps que leur reconnaissent les principes.te dl-v!sl ln.,sÛ~~
prochant l'étranger sans lui enlever rien de son étrangeté, par
le fait d'autoriser la familiarité la plus familière avec le plus
de 1; réalité sociale, ces principe~ contdrl uenlt a a re:
" d l'ordre social en se reahsant ans es corps, ous
étrange de l'étranger et de contraindre du même coup à une ~efu~mee de dispositions qui, produitesbpar.fles cl~sser:;~~~
distance, qui est la condition d'une véritable appropriation, l' arence d'un fondement 0 jectl aux juge
avec le plus étranger du plus personnel.
L'ethnologie cesse alors d'être cette sorte d"art pur, tota-
~~~~ili~~tof~~, comme l'inclination des ,femmes pour s~~~
"h h mbles et faciles » ou les pensees souples ou.
lement affranchi, par la vertu distanciante de l'exotisme, de ta~ es «t ;ui sont encore à l'œuvre dans toutes les prat!qules
tous les soupçons de vulgarité attachés à la politique, pour ~lses, e la ma ie et tant d'autres formes de revO ~e
devenir une forme particulièrement puissante de socio-ana- Vlsant, comme g , 'aliser l'intention de subvertlr
plus libérées en apparence, a re ,
lyse. En poussant aussi loin que possible l'objectivation de l'ordre établi dans des pratiques ou des propos ord 'Ion
ormes se
la subjectivité et la subjectivation de l'objectivité, elle
des principes issus de cet ordre.
contraint par exemple à découvrir, dans cette réalisation
hyperbolique de tous les phantasmes masculins que propose
le monde kabyle, la vérité de l'inconscient collectif qui hante
aussi les Cerveaux des anthropologues et de leurs lecteurs,
au moins masculins. La fascination complice ou horrifiée que
peut susciter cette description ne doit pas dissimuler en effet
que les mêmes discriminations qui vouent les femmes aux
occupations continues, humbles et invisibles, sont institués,
sous nos yeux mêmes (et d'autan t plus indiscutablement à
mesure que l'on descend dans la hiérarchie sociale), tant dans
les choses que dans les cerveaux, et que l'on n"aurait pas de
peine à trouver dans le statut accordé aux homosexuels (et
plus généralement peut-être aux intellectuels) l'équivalent
de l'image que les Kabyles se font du « fils de la veuve » ou
du « garçon des filles », renvoyé aux plus féminines des
tâches masculines.
Produit d'e la division du travail sexuel telle qu'elle est
transfigurée dans une forme particulière de division sexuelle
du travail, la di-vision du monde est la mieux fondée des
illusions collectives et, par là, objectives : fondée dans les
247
246
chap itre 1
la terre et les stratégieg..matrimoniales

« Le bénéficiaire du majorat, le fils premier-né, appartient


à la terre. Elle en hérite. »
K. Marx,
Ebauche d'une critique de l'économie politique.

Si la plupart des analystes ont caractérisé le.~tème suc-


cessoral béarnais_par le « drQiLd~ssejnt4t~ », pouvant
:favoriser la fille aussi bien que le garçon, c'est que les lunet-
tes de leur culture juridique les condamnaient à appréhender
l'octroi aux femmes non seulement d'une part d'héritage
mais du statut d'héritier comme le trait distinctif de ce sys-
tème 1; en fait, cette transgression du principe de la pré-
séance masculine, instrument principal de la défense des inté-
rêts de la lignée, ou, ce qui revient au même, du patrimoine,
ne représentait qu'un ulti!lfe recours dans la défense de la
lignée et du patrimoine 2. C'est seulement dans le cas de force
majeure constitué par l'absence de tout descendant mâle que
la nécessité de maintenir à tout prix le patrimoine dans la
lignée peut conduire à la 'solution du désespoir qui consiste
à conner à une femme la charge d'assurer la transmission du
patrimoine, fondement de la continuité de la lignée (on sait
que le statut d'héritier n'échoit pas au premier-né, mais au
premier garçon, lots même qu'il vient au dernier rang par
la naissance). Le maria~e de chacun de ses.enfa1?tsLal1!~t(2~t
cadet, arçon ou fineJj?osëTtoutêTamilleNu~-pr()bIèmeI>~~rt~.
culier qu'e e ne peut résou~~:<iti~en~Uaritdê Toutes les
-.....--~
._~·._·~""'.,·.··_>.·.~_d·_·._'·_~·~
"-~~ __ ·c"" . -', ,'" .... -. -'''--.. -' . _··"_·~.-·
..;..-.--.,._.~:~~\
__ ·_··_>·.-,._>·.-.,·~._~._"._v;·_

a
1. Ce texte est une version profondément remaniée d'un articlep. qui 1105-
paru pour la première fois dans Annales, 4-5, juillet-octobre 1912,
1125. s
2. Les erreurs inhérentes au juridisme ne sont jamais aussi évidente toute
gue dans les travaux des historiens du droit et de la coutume tque les
leur formation et aussi la nature des documents qu'ils utilisaien s (tels
par les
actes notariés, combinaison des précautions juridiques produite procé-
notàires professionnels, conservateurs d'une tradition savante, et des por-
dures effectivement proposées par les utilisateurs de leurs services) ales
taient à canoniser sous forme de règles formelles les stratégies successor
et matrimoniales.
249
LE SE:NS PRATIQUE LA TERRE ET LES STRATÉGIES MATRIMONIALES

pO. ssfbilités offertes


. 1 ..... . . par Si elle a pour fonction première et directe de procurer les
on~l!e pour assurer '. .. latrad't'
l Ion successorale
. ...., ... u m~t:tl~
.
.m9~~ .g!LS~--O~r rentT@llQl;Ld ·_!1~l
0 ' moyens d'assurer la reproduction du lignage, donc la repro·
la..J?erpétua'
t nIDome·7°us les'
m
duction de la force de travail; la stratégie matrimoniale doit
arrIve gue l'on'." P ••......~ Ir cette fonc: !9 supreme et il aussi assurer la sauvegarde de l'intégrité du patrimoine et
du juridisme an~~r~;~l~ri li .e~ strat~gies ,qlle Jc=s J~iiï2!pI~~___ cela dans un univers économique dominé par la rareté de
patible , soit que l' ~n t; qlle portya lent ~ tc:mr p(>1Jt.j!1f..Q!!1:~
minancs
l'argent. Du fait que la part de patrimoine traditionnellement
e du lignag e» ch:~~g~esse e« pnnClpe de la. prédo- . héritée et la compensation versée au moment du mariage ne
la perpétuation du 12' t' a. orte~, pour confier aux femmes font qu'un, c'est la valeur de la propriété qui commande le
. a rlmome solt que l'on t d ' ,.
mIser ou même a annul r e ' d . en e a mlm· montant de l'adot (de adoutà, faire une donation, doter),
les conséquences néfas~e~ ~-ce par es. artlfi~es juridiques, celui-ci commandant a son tour les ambitions matrimoniales
régime bilatéral de s . es c.oncesslOns mévita de son détenteur au même titre que le montant de l'adot
, f uccesslOn solt plus " 1 bles au
1on asse subir aux r I ' ' . ' . genera ement, que exigé par la famille du futur conjoint dépend de l'importance
~'ar~re généalogique tou~::I~~S obJ.ectr~mênt }nscri.tes dans de ses biens. Il s'ensuit que, par la médiation de )'tl4()~!
JustIfier ex ante ou ex t 1 mampu atlons necessalres pour téconQ~iLks__éch.l1l1g~~ illirtFimol1iaux, , les ... mariages
les plus conformes a 1~~t ,e~ raJPloc7~m:nts ou les alliances
sauvegarde ou a l'augm ere~ e a Ignee, .c'est-a-dire a la
~Edant a, se faire el1.tre famil1esdë--mê11létàni-~tip()int_~~,
vue éconOmique:" - ----- .
symbolique. entatlon de son capItal matériel ou _ L'opposition qui sépare de la masse des paysans une
« aristocratie » distincte non seulement par son capital
se~~l lrune famiIieFé{iî.iiV~enfd, .~Sul1.d~s~l1fa
Si l'on admet que le maria e de h
~~~§l_rtes, on voiiqu e la ~aleurde un coup clal1 s nts.r~l 'ré" matériel, mais aussi par son capital social qui se mesure a la
unC=..Qarti~ valeur de l'ensemble des parents, dans les deux lignées et
les critères du système) d" d d c~ coup (mesurée selon sur plusieurs générations 3, par son style de vie. qui doit
double sens, c'est-a-dire dee):n e a qualité du jeu, au manifester son respect des valeurs d'honneur et par la consi-
cartes reçues, dont la force est dd~fin~ comTe ensemble des dération sociale dont elle est entourée, entraîne l'impossibilité
et de la manière, plus ou moins hn~e par, ~s. règles du jeu, (de droit) de certains mariages tenus pour ]1és]nif:lpc:~§_, Le
En d'autre s termes étant d ' abl1e, d utlhser §.tf:l!!!L4esgr~ndes familles n:est jamais ni tout a fait
'1' ' onneg ue les str t' ces .
cartes. dépen-
dl1f.lt_~t~~Jaitjl1~é~l1.d~tl.Ld~J~!!!§.J?g~~~_éS()1]-()m!sl':!.~ et,
moma es VIsent toujours 'd a egles matrl-.
fav~risées, a faire un « i,::u mOl!~s ans les familles les plus si la considération de l'intérêt économique n'est jamais
marIage, c'est-a-dire am . ~anlage» et pas seulement un absente dans le refus de la mésalliance, une « petite maison »
. aXlmlser es profits é . peut se saigner aux quatre veines pour marier une de ses
symb 0 1Iques associés a l'inst . d' conomiques et
elles sont commandées . huratlOn une nouvelle relation, filles à un « grand aîné », tandis qu'un aîné de « grande mai-
moine matériel et symbC:h c u~que ,cas parA la valeur ,du patri- son » peut repousser un parti plus avantageux au point de
transaction et par le. dq d qUl peut etre engage dans la vue économique pour se marier selon son rang. Mais la ma~g~.~
systèmes d'intérêts r mo e e tr~ns,mission qui définit les
propriété du patrimJn~P:~sl aux d.Ifferents prétendants a la
de~diSE~_~ité._~l}1~~.~i~~~E~~t~J9~l()~r.~re?trei~~eet~e!a,
~ur l'1patrimoine selon leu:~~:~s':i:~rd;:n~rol~s ~i!Iérents -
p'rtU~n'"
3. Du fait que les agents possèdent une information généalogique
d~e ;aneg~~d~~~ succeSîiol1 hspécifie,el1 [ol1ction dua~:=~c:t à l'échellè de l'aire de mariage (ce qui suppose une mobilisation totale \
,,,,,oll,,tiOO d, b oompét<nœ), l, bluff dt à P'''
et une
pre' lm_
génédqu~m anhc:, es S .ances trlat~imoniaresqülSOiî"t sible (<< Ba. est très grand, mais dans sa famille, près d'Au., c'est
-"'f >. ent attac ees aux descendants petit »), tout individu pouvant être à tout instant rappelé à sa vérité très
en.. onctlon dé sa position so . l d' .' -T"~"r- 'm- objec-
tive, c'est-à-dire à la valeur sociale (selon les critères indigènes) de l'ensemb 1
ma~~non exclusivement 'à 1Cla e rep~ree ' ,une tyetye atrlL'<:'
pr~ncipalep~ de seS parents sur plusieurs générations. Il n'en va pas de même le t
patrImo
"_~~_.
_ _...
ine. î
, a va eur economique de son
,._·~~o. _ _._ _"
cas d'un mariage lointain : « Celui qui se marie loin, dit-on, ou il dans l e ,
ou il est trompé (sur la valeur du produit). »
trompe, 1
.... ......-/

250 251
LA TERRE ET LES STRATÉGIES' MATRlMONIALES
LE SENS PRATlQUE

9'~n certai? seuil, les différences éCon91IlL ues em h


~socialse mesur~ientÈ'a~(mLà !~_.!~lg~ Ae:!aEr()J?xi.çré1Jllit
taIt les alliances. Bref les iné r t ;. d 9., h' .... J2~f.<.ent eJ:L que, en dépIt aela possibilité fOurme par la coutume d'éche-
A

déterm' d . 'd ga l es e rlc esse tendent à lonner les paiements sur plusieurs années et parfois jusqu'à
, dmerh es pomts e 'segmentation particuliers à l'inté la mort des parents, le versement de la compensation se
~~eufr ~ll c damp dIes hipartenaires possibles que la p~sition d~ révélait parfois impossible : on était alors contraint d'en
amI eindividu,
à chaque ans a 'érarchie SOCla ' 1e assIgne
. b'
0 Jectivement venir au partage, lors du mariage d'un des cadets ou à la
mort des parents, pour payer les adots ou les acquitter sous
l , . ue ,auqueIl es l'nformateurs empruntent
Le 'discours J'uridiq forme de terres, avec l'espoir de restaurer un jour l'unité du
vo ontters l?our ~ecnre la norme idéale ou pour rendre com te
~eJe!
patrimoine, en rassemblant' l'argent nécessaire au rachat des
ca,s rngfher traité et réinterprété par le notaire rélit
a es lieg es ormelles les stratégies complexes et ~ubtiles
terres vendues 5.
dux6ïe es o~ recours les familles, seules compétentes (au Bien qu'on n'ait pas songé, au moment de l'enquête, à
ou e sens ,u, terme) en c~s matières : chaque cadet ou procéder à une interrogation systématique visant à déter-
ca~ette a dro~t a une part determinée du patrimoine l'adot miner la fréquence des partages au cours d'une période
qUI, parce q,:'d est en général octroyé au moment du ~aria e donnée, il semble que les exemples en soient rares, voire
presq,:~ !ouJours en espèces afin d'éviter l'émiettement degl~ exceptionnels et, du même coup, fidèlement conservés par
a~oprlete, ;t exceptionnellement sous la forme d'une parcelle la mémoire collective. Ainsi, on raconte que, vers 1830, la
terre (sImple mort-gage toujours susceptible d'être dé<Ya é propriété et la maison Bo. (grande maison à deux étages,
:c::eennta~dt 'fiv~rs,ement
le ?'une somme fixée à l'avancet
_~Y111 entt e a tort a une dot bien u'·l. . L
~t a dus soulès) furent partagées entre les héritiers qui
n'avaient pu s'accorder à l'amiable : depuis lors, elle est

~!I~u~h~:~o~~~:e~~n~rf:~~~~·ât~r!dés·"-q;'ëueauxla·..9.Ifc~4ltlsn~n-lt~â-;:~~.
toute « croisée de fossés et de haies ». « A la suite des
partages, deux ou trois ménages vivaient parfois dans la
.. d ·f amI e ne compte même maison, chacun ayant son coin et sa part des terres.
~~l:ure~t ln ants ~~ part du cadet est fixée au tiers de la La pièce avec cheminée revenait toujours en ce cas à l'aîné.
e a propnete. Dans les autres cas un quart de la C'est le cas des propriétés Hi., Qu., Di. Chez An., il y a
va
l' Al eur
, 1 la propnet;
de . " ,etant exclu du partage
' et réservé à des pièces de terre qui ne sont jamais rentrées. Certaines
dame, e~/~d~ts reçOIvent chacun une part égale à la valeur ont pu être rachetées ensuite, mais pas toutes. Le partage
u reste IlVIsee par le nombre d'enfants (l'aîné recevant donc créait des difficultés terribles. Dans le cas de la propriété
un quart 12 us une part) 4, . Qu., partagée entre trois enfants, l'un des cadets devait
,ErJj:;i!, le parta~e ne ;on~titu~ jam@,is 9!L1!!le-.sQ.lu.1i9n de faire le tour du quartier pour conduire ses chevaux dans
~.~seSpQlr. !:&!~~~te ~xtreme de l'argent liquide (gui tenait . un champ éloigné qui lui avait été attribué» (P. 1.).
eour une part au mOinS, au fait que là richesse et le St3.tu~
Mais la propriété familiale el'lt été fort mal protégée si la
formule définissant le montant de l'adot et, par là, le mariage
4. On procédait à une estimation aussi é. e
propriété, en recourant en cas de litig 'd pr cise qï possible de la
. s'était imposée avec la rigueur d'une règle juridique et si
les différentes parties On s'accord'/ a jS ex~erts ocaux, choisis par l'on n'avait connu d'autres moyens pour écarter la menace
(;ournade) de cham s . d b ' al sur .e prix de la « journée »
l'évaluation le prix Pd~ v~nt~ISd~~ede fou~~r~ld' en pr:nant pour base de
voisin. Ces calculs étaient aSsez exa~;~pr:etd u qrrtler ou ,d'un village 5. En application du principe selon lequel les propres appartiennent
« Par exemple pour la ., 'T e,' e ce ait, acceptes par tous
(vers 1900). II 'y avait le p;èfetli~e .t-' 1est!mati<r fut de 30 000 franc~
moins à l'individu qu'au lignage, le retrait lignager donnait à tout membre

à diViser en six parts La art d' d


r:r:
fille~ ..A l'aîné, on accorde le q~art 7e10~xf en ant~ un garçon et cinq
rancs. estent 22 500 francs
du lignage la possibilité de rentrer en possession de biens qui avaient pu
être aliénés. « La "maison mère" (la maysou mayrane) conservait des
.. droits de retour" (lous drets de retour) sur les terreS données en dot ou
se convertir en 3 000 'franc; versé~s eca ettes est de 3 750 francs, qui peut vendues. C'est-à-dire que quand on vendait ces terres, on savait que telles
trousseau, draps de lit torchon ~ espèces et 750 francs de linge et de maisons avaient des droits et on allait les leur proposer» (J.-P. A.).
(l'armoire) toujours apPorté par sl~ s:::ié~e:, (tp~~~): édredons, Zou cabinet
253
252
LE SENS PRATIQUE
LA TERRE ET LES STRATÉGIES MATRIMONIALES

du. partage, l:manimelIlent considéré comme une calalIlité. En l'équivalent serait versé aux autres- soit au moment de leur
fatt, ce sont les parents qui, comme on dit « font l'aîné » mariage, soit à la mort des parents.
et ?ifférents Jnfo,rn:at~ursaffir~~nt q,u'à ~ne époque plus
anCIenne le pere etaIt lIbre de decider a sa guise du lIlontant Le chef de famille pouvait sacrifier ~ l'in~érê~ .du pa:ri-
de la soulte octroyée aux cadets, les proportions n'étant fixées moine la tradition qui voulait que le tltre d hérltler reVInt
par. aucune règle; en tout cas, sachant qu'en nombre de normalement au premier-né des garçons : tel était le cas
famIlles les enfants et, en particulier, le jeune ménage étaient lorsque l'aîné était indigne de son rang ou qu'il y avait un
totalement dépossédés, jusqu'à la mort des « vieux » de avantage réel à ce qu'un autre enfant .héritât (par e.xemple,
dans le cas où un cadet pouvait faCllement faVOrISer par
toute information et, à plus forte raison, de tout con;rôle son mariage la réunion de deux propriétés v~isines). Le
sur. les ~nances familiales (les produits de toutes les trans- père détenait une autorité morale si grande et SI fortement
actIons Importantes, telles les ventes de bétail étant confiés approuvée par tout le groupe q~e l'héri~i~r .selon.la coutume
à la vieille maîtresse de maison et « serrés. » d~ns l'armoire), ne pouvait que se soumettre a une declSlon di.ctée par le
on p'eu~ d~uter que les règles juridiques se soient jamais souci d'assurer la continuité de la maison et lUI donner la
applIquees a la lettre, en dehors des cas que le droit et ses meilleure direction possible. L'aîné se trouvait aut0t?ati-
notaires ont à connaî~re, c'est-à-dire les cas pathologiques, quement déchu de son titre s'il venait à quitt.er la !Uaison,
0:' de ceux.que p'roduit par anticipation le pessimisme juri- l'héritier étant toujours, comme on le VOlt claIrement
dIque et qUI, touJours prévus dans les contrats sont statisti- aujourd'hui, celui des enfants qui reste à la terre.
que?1 en t,excep.tionnels 6.];:n ~ffet',J~.ch~f~eJ~m'~U~_~~<:>uig1!!§_
l::t 19,~rte._ d~. J.().l!.:r avec l~s .. « r~g!e~. ». (à commencer par
Mais c'est encore se laisser prendre au piège du juridisme
ceJl~s_Q:u Code cIvil) pour favoriser, pIi.ls·()iim:()inssecrète~ que de multiplier les exemples de transgressions anomiques
ou réglées des prétendues règles successorales: s'il n'est pas
r;ten,t, l'un. ou l'autre de ses enfants, par des dons en argent
JIql.1~de ou par des ventes fictives. Rien ne serait plus nàYf sûr que « l'exception confirme la règle », elle tend en tout
cas, en tant que telle, à flccréditer l'existence ~e la ~~gl~. ?~
que d~ se lai~ser pren?:e au lIlot de « partage » que l'on
emploIe parfOIs pour deSIgner les « arrangements » de famille fait, tous les moyens étaient bons. pour. proteg~r .l.Integnte
du patrimoine et pour écarter les VIrtualItes .de dIVISIon ~e la
destinés a~. co?tr~ire à é;i~e!-" le partage de la propriété,
comme « l InstItutIOn de l hentier », qui s'effectuait le plus propriété et de la famille dont chaque manage enfermaIt la
souvent à l'~miable à l'occasion du mariage de l'un des
enfants, parfOIs par ~estalIlent (beaucoup firent ainsi, en 1914,
mer~~eprincipes qui, par la mê,diation de. l:adot, tendent à
au moment de partir à la guerre) : après une estimation de exclure les mariages entre famIlles trop megales, au ~er.me
la propriété, le chef de famille définissait les droits de chacnn d'une sorte de calcul imJ2l!gte q'gp!ÎmUffi.sis!J.nt à 11J.PJ'tm!se"r
ceux de l'héri~ier, qui. pouvait ne pas être le plus âgé, et ceu~
~e~ cadets qUI souscnvaient souvent de bon gré à des dispo- ~i~i~H~~.·~~~I:~~Ë·:iaiii~~1~irm~~êtdePf~d~~
SItIOns plus avantageuses pour l'héritier que celles du Code pendance économique de la famIlle, se combment avec les
ou même de la coutume et qui, lorsque leur lIlariaO"e était principes qui accordent la ~uprématie ,ar;x homI?es 7t le
l'occasion de cette procédure, recevaient une soulfe dont primat aux aînés pour défimr les strate~les mat!-"ImomaI7s.
Le primat des h()~~~_~~s_llr Les_!.~11lmes faIt que, SI l~s dr_~~~.
Je_1'~ peu.Yê1L'p.arf01s~Ë.gaIl~1!l~ttre..p3:fLtn.terme:_
r
-~
l'~P''''rip.blllté
6. Tout inclipe à SUppOser que les protections innombrables dont les
C(:lI;t~ats .de matIage entourent l'adot et qui visent à en assurer « l'inaliéna- diaire des 'femmes et si l'on peut abstraItement Ident1Iler la
•. bill"'. " l'i''''i.i''',blll,' , ("u",,", • ct> Uo".on , ··fâiTITIIê(ti«--maison »), groupe monopoliste défini par l'appro-
etc.) .sont le produ~t de .1'imagina~iot; juridique. Ainsi,' la séparation deJ priation d'un ens~mble déterI?!n,é de biens, ~ l'~nseI?bl~ des
I
l
conJOInts, cas d~ ~ISsolutlOn de 1UnIon dont les contrats stipulent qu'il
détenteurs de droIts de proprIete sur le patrImome, mdepen-
1 entratne la restItutIon de dot, est pratiquement inconnue de la société
paysanne.
damment de leur sexe, ~_~tat~._<:l~h~riti~re_1J.e.pel1tiI1çQ1p~~~
'"~ -~'254
255
LE SENS PRATIQUE LA 'TERRE ET LES STRATÉGIES MATRIMONIALES

!~:q!lt::~f~mme, on l'a vu, qlJ'l.::rldl.::j:'rli~:rt~çq1J!§~ c'est-à-dire que le « droit d'aîness~...>>. n'est, ~u~ l'~ffirma.ti~n transfiguré,e
à défaut èfêtout descendant mâle, les filles se trouvant vouées des droits d1i patrimoine sur 1ame, 1 oppos~tlon ent~e aî?es
au statut de cadettes, quel que soit leur rang de naissance, et cadets n'est pertinente que dans les farmlles dotees d un
par l'existence d'un seul garçon, même plus jeune; ce qui patrimoine et elle ~~<i.~Qtl.t~.§i~!!ifiçaj:iQn.cbez .. !es.p~Y're.§ ....
se comprend si l'on sait que le statut de « maître de maison» .P~!Î!SiJ:?l:".OW'iliaires,,,ouv.tlers ~gtIc:ol~s. Ot1 <l.()!!lest1~;~ .. «. Il
(capmaysouè), dépositaire et garant du nom, du renom et des n'y a ni aîné ni cadet, dit un mformateur, quand11 n ~ a ~Ien
intérêts du groupe, implique non seulement des droits sur à brouter ».) L'arbitraire de l'acte par le~u~l O? mstz~ue
la propriété mais aussi le droit proprement politique d'exercer héritier l'aîné des enfants, accrochant une dzstmctzon s~ctale
l'autorité à l'intérieur du groupe et surtout de représenter à une différence biologique, souvent marquée par des SIgnes
et d'engager la famille dans ses relations avec les autres visibles d'apparence naturelle, comme la taille, n'est pas perçu
groupes 7. Dans la logique du système, ce droit ne peut comme tel: c'est en apparence la nature q~i, ~ traver~ le
incomber qu'à un homme, soit l'aîné des agnats, ou à défaut, rang de naissance, désigne, dès l'origine, celu~ ~Ul appa;~le~t
le mari de l'héritière, héritier par les femmes qui, en devenant à la terre et à qui la terre appartient ; et la differen~e ~ m~tl­
le mandataire de la lignée, doit en certains cas sacrifier jusqu'à tution tend, sauf exception, à se transmue! en dlSt1nC~lOn
son nom de famille à la « maison» qui se l'est approprié en naturelle du fait que le groupe a le pOUVOlr de vouer a la
lui confiant sa propriété 8. différenc~ objective, donc subjective, ceux qu'il soumet. à un
Le deuxième principe, le primat de l'aîrlé.§IJX,,!~~ç,g,cf~etsJ. traitement différent l'aîné et le cadet, comme allieurs
tend à faire du patrimoine le véritable sujet des décisi()l1s. l'homme et la femm~ ou le noble et le roturier. L'institution
éCOQ2Qligues et politiques de la f~mill~. En identifiant les de l'héritier: qui, co:Ume tout acte d'~nstit?t~on,. ressortit à
intérêts du chef de famille désigné aux intérêts du patrimoine, la logique de la magie, ne trouve sa plel?e reahsatlOn q.ue ~ar
on a plus de chances de déterminer son identification au la vertu de l'incorporation: si, comme dit Marx, le pa.trim?me
patrimoine que par n'importe quelle norme expresse et s'approprie son propriétaire, si la terre hérite celUI qUl. en
explicite. Mfi.J:m~r l'indivisibilité. du pQuvoir.sQt:.lg,_Jer~.~~ hérite c'est que l'héritier, l'aîné, est la terre (ou l'entreprise)
imparti à l'aîné, c'est affirmer l'indivi~i.bil~ttqe..J31JeE~~çt faite homme, fàite corps, incarnée sous la, fO,~me ,d'u?e struc-
déterminer l'aîné à s'en faire le défens~1JL~t1~g;!:r::lm, {Preuve ture génératrice de pratiques conformes a Ilmpera~lf fonda-
mental de la perpétuation de l'intégrité du patri111<?me.
Le privilège accordé à l'aîn~" simplfr .ret.raductlo~ g~n~a:
,7. Le chef de « maison» avait le monopole des relations extérieures et,
en particulier, des transactions importantes, celles qui se traitaient sur le logique du primat absolu ccnfere au mamtlen de 1mteg;-ite
marché, et il se trouvait ainsi investi de l'autorité sur les ressources du patrimoine, et la préséance reconnue aux .membres mâl~s
monétaires de la famille et par là sur toute sa vie économique; le plus
souvent confiné à la maison (ce qui contribuait à réduire ses chances de
de la lignée concourent à favoriser :t;Qe...S!rlc:t.~ ..Pomggagne
mariage), le cadet ne pouvait acquérir quelque indépendance économique en interdis.3JlJ~au~homtxlçs Jes«manages de ~~~.etlb~tl.~ »
qu'en se constituant (par exemple, avec le produit d'une pension de guerre) que-p<;Uttait~§.ÇjterJa _recherch~ _qe la 1l1aXl1I11sa~._au.~.
un petit pécule envié et respecté. profit matéri~l~tsymboligue •. : l'aî~ç n~ ~eut s~ marlel' _!,I9P__ .
8. Pour se convaincre de l'autonomie relative des droits politiques par
rapport aux droits de propriété, il suffit de considérer les formes que revêt haut non seulement par crainte d avOlr a restituer. un...lolJ!'..
la gestion de l'adot. Bien que la femme restât théoriquement propriétaire f'ad;t mais al1ssiet surtout patce que sa position . dansJa.
de l'adot (l'obligation d'en restituer l'équivalent en quantité et en valeur
pouvant toujours venir à prendre effet), le mari détenait le droit d'en -struct~re des relations de pouvoir domestique s'en trouverait
uSer et, la descendance une fois assurée, il pouvait s'en servir pour doter menacée' il ne peut se marier trop bas, de pçur dl.::_.~e
les cadets (les limites à son droit de jouissance étant évidemment plus -aéS1i6nor~r paf Iâ mésalliance et de se mettre~an.sl'itrl12()s~i.
strictes s'agissant de biens immobiliers et en particulier de terres). De son
côté, l'héritière ayant sur les biens dotaux apportés par son mari des droits bilité de doter les cadets; Quant au caâët qUl, plus que
identiques à ceux d'un homme sur la dot de sa femme, ses parents jouis- l'aîfJ.ê~doft évitètlestlsques et les coûts matériels et symbo-
saient des revenus des biens apportés par leur gendre et en exerçaient lique; de la mésalliance, il peut moins encore, sans s'exposer
l'administration tant qu'ils étaient en vie.
257
256
LE SENS PRATIQUE LA TERRE ET LES STRATÉGIES MATRIMONIALES
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à une condition dominée et humiliahte, s'abandonner à la de marier l'aîné, trois cadettes étaient déjà mariées. Le garçon
tentation de faire un mariage trop manifestement au-dessus aimait une fille qui n'avait pas un sou. Le père lui dit : "Tu
de sa condition 9. . veux te marier? J'ai payé (pour) les cadettes, il faut que tu
Malgré le travail d'inculcation exercé par la famille et ramène_s des sous pour payer (pour) les deux autres. La femme
continûment renforcé par tout le groupe qui rappelle sans n'est pas faite pour être mise au vaisselier (c'est-à-dire pour
cesse à l'aîné, surtout de grande maison, les privilèges et les être exposée). Elle n'a rien; que va-t-elle apporter?" Le
devoirs attachés à son rang, l'identification de l'héritier à garçon se maria avec un fille E. et reçut une dot de 5 000
l'héritage ne s'opère pas toujours sans conflits et sans drames francs. Le mariage ne marcha pas bien. Il se mit à boire et
et elle n'exclut ni les contradictions entre les dispositions devint décrépit. Il mourut sans enfant Il. » Ceux qui voulaient
et les structures qui peuvent être vécues comme des conflits se marier contre la volonté des parents-n'avaiëiiC(f'autre
entre le devoir et le sentiment, ni davantage les ruSes destinées ressourêif que de. quitter la m~ison,~.au risque de se voir
à assurer la satisfaction des intérêts individuels dans les ~Iiétitei'~.au-prefit-4'un~tt~.frète_OlJ.§~I!r~ Tenu d'être
limites des convenances sociales. C'est ainsi que les parents à la hauteur de son rang, l'aîné de grande maison pouvait
qui, en d'autres cas, pouvaient eux-mêmes jouer avec la moins que tout autre recourir à cette solution extrême :
coutume pour satisfaire leurs inclinations (en permettant par « L'aîné de chez Ba. ne pouvait pas partir. Il avait été le
exemple à leur enfant favori de se constituer un petit premier du hameau à porter la veste. C'était un homme
pécule 10), se sentaient tenus d'interdire les mésalliances et important, un conseiller municipal. Il he pouvait pas partir.
d'imposer, au mépris des sentiments, les unions les mieux Et puis, il n'était pas capable d'aller gagner sa vie. Il était
faites pour sauvegarder la structure sociale en sauvegardant trop "enmonsieuré" (enmoussurit, de moussu, monsieur). »
la position de la lignée dans cette structure, bref, d'obtenir De plus, tant que les parents étaient vivants~ les dJ;oits de l'hé-
de l'aîné qu'il paye la rançon de son privilège en subordonnant ritier sur la propriété restaient virtuels, en sorte qu'il ne dis-
ses intérêts propres à ceux de la lignée: « J'ai vu renoncer posait pas toujours des moyens de tenir son rang et avait
à un mariage pour 100 francs. Le fils voulait se marier. moins de liberté que les cadets ou les aînés de rang inférieur :
"Comment vas-tu payer les cadets? Si tu veux te marier « "Tu auras tout" (qu'at aberas tout), disaient les parents et,
(avec celle-là), va-t-en !" Chez Tr., il y avait cinq cadettes; en attendant, ils ne lâchaient rien. » Cette formule, souvent
les parents faisaient un régime de faveur pour l'aîné. On lui prononcée ironiquement, parce qu'elle apparah comme le
donnait le bon morceau de "salé" et tout le reste. L'aîné est symbole de l'arbitraire et de la tyrannie des « vieux »,
souvent gâté par la mère jusqu'à ce qu'il parle de mariage ... conduit au principe des tension~(~W5~llclré~sj)l1r tOtlt mo4Ë
Pour les cadettes, pas de viande, rien. Quand vint le moment de..IJl12ZQ.cluction. qui, comme celui-ci, fait passer sanstransitioll
dsdadass~de§ héritiers démunis à celle d~s propriétaIres
r- 9. Dans la mesure où il offtait aux familles paysannes une des occasions légitimes.: il s'agit en effet d'obtenirdeshéritl.m~.4u'lIS.:=_
l' les plus importantes de réaliser des échanges monétaires en même temps
acceptent les servitudes et les sacrifices d'tln état de minorlté.
' que des échanges symboliques propres à affirmer la position des familles
./
1
alliées dans la hiérarchie sociale et à réaffirmer du même coup cette hiérar-
chie, le mariage qui pouvait déterminer l'augmentation, la conservation ou
prolongée au nom des gratifications lointaines attachées --
..............
Ia dilapidation du capital matériel et sy;nbolique était sans doute au

L principe de la dynamique et de la statique de toute la structure sociale,


cela évidemment dans les limites de la permanence du mode de production.
10. Parmi les subterfuges employés pour favoriser un enfant, un des
plus courants consistait à lui octroyer, bien avant son mariage, deux ou
11. La suite de l'histoire n'est pas moins édifiante : « A la suite de
disputes, il fallut rendre la dot entière à la veuve, qui s'en retourna chez
elle. Peu après le mariage de l'aîné, vers 1910, une des cadettes avait été
mariée, avec une dot de 2 000 francs également. Au moment rie la guerre,
. trois têtes de bétail qui, données en gasalhes (contrat à l'amiable par ils firent revenir la cadette qui était mariée chez S. (propriété voisine)
lequel on confie à un ami sûr, après en avoir estimé la valeur, une ou pour prendre la place de l'aîné. Les autres cadettes, qui vivaient plus
plusieurs têtes de bétail, les produits étant partagés entte les contractants, loin, furent très mécontentes de ce choix. Mais le père avait choisi une
ainsi que les bénefices et les pertes sur la viande), rapportaient de bons fille mariée à un voisin pour accroître Son patrimoine» (J.·P. A., 85 ans
profits. en 1960).

258 259
LE SENS PRATIQUE LA TERRE ET LES STRATÉGIES MATRIMONIALES

lllajprat. Et l'autorité parehtale, qui constituait l'instrument Soit maintenant le cas où la descendance comporte au
principal de la perpétuation de la lignée, pouvait se retourner moins un garçon, quel que soit son rang: l'héritier peut être
contre sa fin légitime et vouer au célibat, seul moyen de enfant unique ou non, dans ce dernier cas, il peut avoir un
s'opposer à un mariage refusé, les ainés qui ne pouvaient ni· frère (ou plusieurs) ou une sœur (ou plusieurs) ou un frère
se révolter contre l'emprise de leurs parents, hi renoncer à et une sœur (ou plusieurs frères et!ou sœurs dans des pro-
leurs sentiments. portions variables). Chacun de ces jeux qui offre, par soi,
Ce que l'on n'obtient pas toujours sans peine de l'héritier, des chances très inégale~ de réussite à stratégie équivalente,
privilégié du système, comment l'obtenir des cadets que la loi autorise différentes stratégies, inégalement faciles et inégale-
de la terre sacrifie? Sans doute faut-il se garder d'oublier, ment rentables. Lo!~_gl:l_e:l'hérÜi~r~tfils.!!riliLl:l~.13, la stratégie
comme inciterait à le faire l'autonomisation des stratégies matrimoniale n'aurait pas d'autre enjeu que l'obtention, par
matrimoniales, que les stratégiesde féconditépet1vental:l~~L le mariage avec une riche cadette, d'un adot aussi élevé que
~contribuel'à .résouclre-1a difficulté en là faisa:ntj:li§2.a:ia~t!~? possible, entrée d'argent sans contrepartie, si la recherche
rorsque, avec la complicité du hasard biologique qui fait que de la maximisation du profit matériel ou symbolique qui peut
le premier-né est un garçon, on peut confier la succession être attendu du mariage, serait-ce par des stratégies de bluff
à un enfaht unique. De l~J'-i.gœc:'~tan~~__ ~tale <:luh~ê:~rd­ (toujours difficiles et risquées dans un univers d'intercohnais-
biologique qui fait queIe premier-né est ungarçollou"_uJ~~ __ . sahce quasi parfaite), ne trouvait sa limite dans les risques
6ile. Dans le premier cas, on peut limiter là l~ iiombx~. économiques et politiques qu'enferme un mariage dispropor-
d'enfants, et non dans l'autre. Si la venue au monde d'une tionné ou, comme on dit, de bas en haut. Le ~~~~ÇQl1o­
fille n'est jamais accueillie avec enthousiasme (<< quahd nait mique_est représenté par la restitution de dot (tournadot)
une fille dans une maison, dit le proverbe, il tombe une qui peut être exigée dans le cas où le mari ou l'épouse vient
poutre maitresse .»), c'est qu'elle représente dans tous les à mourir avant la naissance d'un enfant et qui fait peser des
cas une mauvaise carte, biel1 que, circulant de bll~ ~n hjlyj:.J craintes disproportiohnées avec sa probabilité : « Supposons
~l1.e ignore les obstacles sociaux qui s'imposent au garçonet un homme qui se marie avec une fille de grande famille.
qu'elle puisse, en fait et en droit, se marier au-dessus de sa Elle lui apporte une dot de. 20 000 francs. Ses parents lui
condition : héritière, c'est-à-dire fille unique (cas fort rare, disent: "Tu prends 20 000 francs, tu crois faire une bonne
puisqu'on espère toujours avoir un « héritier ») ou ainée affaire. En fait, tu te mets dehors. Tu as reçu une dot par
d'une ou de plusieurs sœurs, elle ne peut assurer la conser· contrat. Tu vas en dépenser une partie. 11 va t'arriver un
vation et la transmission du patrimoine qu'en exposant la accideht. Comment vas-tu rendre si tu dois le faire? Tu ne
lignée, puisqu'en cas de mariage avec un ainé la « maison» pourras pas". » De façon générale, on évitait de toucher à
se trouve en quelque sorte annexée à une autre et que, en cas l'adot 14. gJisgue que l'on peut appeler politigue est sans
de mariage avec un cadet, le pouvoir domestique· est confié
toute sa vie. On l'a abêtie. On n'a pas rait grand-chose pour qu'elle se
(après la mort des parents, au moins) à un étranger; cadette, marie. Comme ça la dot restait, tout restait. Elle se charge des parents. »
on ne peut que la marier, donc la doter, parce qu'on ne peut 13. Le risque de voir disparaitre la lignée par le célibat de l'ainé est à
souhaiter, comme pour un garçon, ni qu'elle parte au loin, peu près huI dans la période organique du système.
14. Versé normalement au père ou à la mère du conjoint et, par
ni qu'elle reste à la maison, célibataire, du fait que la force exception seulement, c'est-à"dire au cas où il n'avait plus ses parents, à
de travail qu'elle peut fournir n'est pas à la meSure de la l'héritier lui-même, l'adot devait s'intégrer au patrimoine de la famille
charge qu'elle impose 12. issue du mariage; en cas de dissolution de l'union, ou de mort de l'un
des époux, il passait dans les mains des enfants, lorsqu'il y en avait, le
conjoint survivant en conservant l'usufruit; ou bien, dans le cas contraire,
12. Il arrivait dans certaines grandes familles qui avaient les moyens de il revenait dans la famille de celui qui l'avait apporté. Certains contrats
se permettre ce surcroh de charge, que l'on gardât une des filles à la de mariage prévoient qu'en cas de séparation le beau-père peut se contenter
maison. « Chez L., de D., Marie était l'ainée, elle aurait pu se marier. de payer les intérêts de l'adot apporté par son gendre, qui peut espérer
Elle est devenue cadette et, comme toutes les cadettes, bonne sans salaire rentrer dans sa maison après réconciliation.

260 261
LE SENS PRATIQUE LA TERRE ET LE~ STRATÉGIES MATRIMONIALES

doute plus directement pris en compte dans les stratégies, d'une condition trop haute (relativement), consciente qu'elle
parce qu'il touche un des principes fondamentaux de toutes plierait plus facilement à son autorité une jeune fille de basse
les pratiques : la dissymétrie que la tradition culturelle établit extraction qu'une de ces jeunes filles de grande famille dont
.~tlJaveur de l'homme et qui veut que l'on se place aup()iil.'t: . on dit qu'elles « entrent (en) maîtresses de maison (daune) »
de vue masculin pour juger d'un mariage (<< de haut en bas » dans leur nouvelle famille (l'évocation de l'apport initial est
signifiant toujours implicitement entre un homme de rang l'argument ultime dans les crises du pouvoir domestique où
supérieur et une femme de rang inférieur), fait que, mis à se dénonce la vérité « économique », ordinairement déniée:
part les obstacles économiques, rien ne s'oppose à ce qu'une « Quand on sait ce que tu as apporté! » ; le déséquilibre est
aînée de petite famille épouse un cadet de grande famille, parfois tel que c'est seulement à la mort de la belle-mère
alors qu'un aîné de petite famille ne peut épouser une cadette qu'on pourra dire de la jeune bru : « Maintenant elle est
de grande famiIJe. Autrement dit, ~l1tre4 tOlls.lt::§111ari:lg~~ daune »). Le risque de dissymétrie n'est jamais aussi grand
.sile la néçessité économique impose, seules sont pleinement que dans le cas où l'héritier épouse une cadette de famille
reconnues les unions où]a dissymétrie que l'aibHl'~if~~S~ nombreuse : étant donné l'équivalence approximative (dont
~~!ablit. en faveur de l'homme est redoublée par llne. di~s,y:~ témoigne l'amphibologie du mot adot) entre l'adot versé à
métrie de même Sens entre les situations écon01niqueê~L l'occasion du mariage et la part du patrimoine, donc, toutes 1
s~ociales des époux. Plus le montant de l'adot est élevé et choses égales d'ailleurs, entre les patrimoines qui ont des
pfUs la position du conjoint adventice s'en trouve renforcée. chances de s'apparier, l'adot d'une jeune fille issue d'une
Bien que, comme on l'a vu, le pouvoir domestique soit famiIJe rîehe, mais nombreuse, peut n'être pas supérieur ài
relativement indépendant du pouvoir économique, l~ mg1}t:'l!1t . celui d'une cadette unique de famille moyenne. L'équilibre!
Qe 1'adot constitue un des fondementsdeJacl.istribQtian de qui s'établit alors en apparence entre la valeur de l'adotf
l'autorité au sein de la famille et, en particu1i~r;·des forces - apporté et la valeur du patrimoine de la famille peut dissi-/
respectives de la belle-mère et de la bru dans 1~.cohfITtstruc~· muler une discordance génératrice de conflits, dans la mesur~
tural qui les oppose. ... '. ... - où l'autorité et la prétention à l'autorité dépendent autant
du capital matériel et symbolique de la famille d'origine q~e
D'une belle-mère autoritaire, on avait coutume de dire: du montant de la dot. Ainsi, en défendant son autor~té,
« Elle ne veut pas abandonner la louche », symbole de c'est-à-dire ses intérêts de maîtresse de maison, avec dne
l'autorité sur le ménage. Le maniement de la louche est autorité qui dépend elle-même de son apport initial (ce bui
l'apanage de la maîtresse de maison : au moment de passer fait que toute l'histoire matrimoniale de la lignée est engagée
à table, pendant que le pot bout, elle met « les soupes » dans chaque mariage), la mère ne fait que défendre les
de pain dans la soupière, y verse le potage et les légumes ; intérêts de la lignée contre les usurpations extérieures. En
quand tout le monde est assis, elle apporte la soupière sur
la table, donne un tour avec la louche pour tremper la effet, le mariage « de bas en haut» menace la prééminence
soupe, puis tourne la louche vers le chef de famille que le groupe reconnaît aux membres mâles, tant dans la vie
(aïeul, père ou oncle) qui se sert le premier. Pendant ce sociale que dans le travail et les affaires domestiques 15.
temps, la belle-fille est occupée ailleurs. Pour rappeler la Le mariage de l'héritier avec une aînée pose avec la plus
belle-fille à son rang, la mère lui dit: « Je ne te donne pas extrême acuité la question de l'autorité politique dans la
encore la louche. » famille, surtout lorsqu'il existe une dissymétrie en faveur de
l'héritière. Sauf dans le cas où, en associant deux voisins, il
Ainsi, en tant que maîtresse de l'intérieur, la mère qui,
en d'autres cas, pouvait user de tous les moyens en son 15. ,La mère est d'autant mieux placée pour suivre la voie ouverte par
son mariage, c'est-à-dire pour marier son fils dans son village Ou son
pouvoir pour empêcher un mariage « de haut en bas » était quartier d'origine, et pour renforcer par là sa position dans la famille,
la première à s'opposer au mariage de son fils avec une femme qu'elle a apporté une dot plus importante.

262 263
LE SENS PRATIQUE LA TERRE ET LE~ STRATÉGIES MATRIMONIALES

réunit deux propriétés, ce type de mariage tend à installer les layropriété et s~ns .faire pour autant pe§erstltle 1?atrimoine
conjoints dans l'instabilité entre les deux foyers, quand ce ~ ~~!1a~e . d'lïfieréstitution de dot excessive,.. ou imp()ssible~
n'est pas dans la séparation pure et simple des résidences. C~st Clire "èiLQ~ês.a!i!,~oiltre . . la tradition. àiithropologigueS}ui
(D'où la réprobation unanime qu'il suscite : « C'est le cas .!!~1t~. ~~~gye 1lla.~ia.gec0tl11ll.e une 'uniféalltonome,' que dlaqtÏe'
de Tr. qui a épousé la fille Da. Il fait la navette d'une pro- transactlOn matrImoniale n_~. P~llt être comptise"qtle. comme
priét~ à l'aut~e. Il est toujours en chemin, il est partout, un m011!~nt .cfJ!.ns>unes~~ie d'échanges matériels et. symboli-
Jama1S chez lm. Il faut que le maître soit là. ») Dans le conflit qu~s, le cap1tal econom1que. et symbolique qu'uneJamiIléc~
ouvert ou larvé à propos de la résidence, ce qui est en jeu, peut engager dans le mariage de l'un de ses enfants dépendant
ici comme ailleurs, c'est la domination de l'une ou l'autre pour une bonne part du rangque cet échange occupe dans
lignée, c'est la disparition d'une des deux « maisons» et du l'~12êe1TIbrë-aésmarîage&deSérifàrits'dë la. famille. et du biIan
nom qui lui est attaché. (Il est significatiLque, dans tous les 9~. cs:§§énariges. Cela se voit lorsque le premier marié absorbe·
cas attestés, les propriétés un moment réunies se sont sépa· toutes les ressources de la famille. Ou bien lorsque la cadette
rées, souvent dès la génération suivante, chacun des enfants se marie avant l'aînée, désormais plus difficile à « placer» sur
recevant l'une d'elles en héritage.) le marché matrimonial parce que suspecte d'avoir quelque
Peut-être parce que la question des fondements écono- défaut caché (on disait du père, en ce cas : « Il a mis au
miques du pouvoir domestique y est abordée avec plus de joug la jeune génisse - l'anouille - avant la génisse
réalisme qu'ailleurs (on! raconte que, pour assurer son autorité - la bime - »). Malgré les apparences, la situation est très
sur le ménage, le marié devait poser le pied sur la robe de la différente selon que l'aîné a une sœur (ou des sœurs) ou un
mari~e, si possible au moment de la bénédiction nuptiale, frère (o~ des frères) : si, comme l'indiquent spontanément
tand1s que la mariée devait plier le doigt de manière à éviter tous,l.es mformateurs, l'adot des filles est à peu près toujours
que le marié puisse enfoncer complètement l'anneau nuptial), supeneur à celui des garçons, ce qui tend à accroître leurs
peut-être parce que, du même coup, les représentations et chances de mariage, c'est qu'il n'y a pas d'autre issue, on l'a
les. stratégies y sont plus proches de la vérité objective, la vu, ':lue de marier ces bouches inutiles, et le plus rapidement
soc1été béarnaise suggère que las()ciologie de .la famille, si poss1ble. Le cas des cadets laisse plus de liberté. D'abord,
souvent .1iv~ée aux bons. sent.rments,. pourra,iL ll'ê!!i i!:un._ l'abondance, voire la surabondance de main·d'œuvre que crée
cas__part1cuher de la soc1010g1e polit1que : la position des leur présence dans la famille, suscitent une faim de terre qui
,conjoints dans les rapports de force domestiques et leurs, ne peut que profiter au patrimoine. Il s'ensuit que l'on est
cnances de succès dans la concurrence pour l'autorité fami- moins._p~é .9_~!lJ:;1rier. Je. cadet. (sinon, peut-être, J~
'lia.Ie, c'est-à-dire pour le monopole de l'exercice légitime-du' grandes familles, le premier cadet) que de marier la cadette
pouvoir dans les affaires domestiques,. ne sont jamais inclé~ ou même l'aî~~ On peut, et c'est le"caslepllls"iiôrmar;êtIë'
pendants du capital matériel gt sy.mbulique (dont là"l1ature plus conforme à ses intérêts, sinon le plus conforme aux
peut v,~rier selon les ~poques et les sociétés) ~11~ détiennent intérêts de la lignée, le marier à une héritière. S'il se marie
ou qU11s onLapporte. -,,-,,---- d~ns une famille de même rang (cas le plus fréquent), bref,
Mais l'héritier unique reste malgré tout· relativement rare. s'tl ~pporte un bon ado: et s'il s'impose par sa force de pro-
Dans les autres cas, c'est du mariage de l'aîné que dépend duct1;-m. et de repr?d~ctlOn (le proverbe le dit avec beaucoup
pour une bonne part le montant de l'adot qui pourra être d~ reahsme : « S1 c est un chapon, nous le mangerons; si
versé aux cadets, donc le mariage qu'ils pourront faire et c est un coq, nous le garderons »), il est honoré et traité
,même s'ils pourront se marier : aussi la bOl1ne§tra,J~gi~, comme le véritable maître; dans le cas contraire c'est-à-dire
consiste-t-elle, en ce cas, à obtenir de la famille de l'épouse lorsqu'il se marie « de bas en haut », il doit to~t sacrifier à
url, adot suffisant pour payer l'adot des cadets Ol! des cadettes la nouvelle maison, son adot, son travail et quelquefois son
sans être obligé de recourir au partage ou d'hypothéquer' nom (Jean Casenave devenant par exemple « Yan dou

264 265
LE SENS PRATIQUE LA TERRE ET LES STRATÉGIES MATRIMONIALES

Tinou », Jean de la maison Tinou), par une transgression très « maison », entité collective et unité économique, entité col-
sévèrement jugée du principe de la préséance masculine dont lective définie par son unité économique. L'adhésion incul-
la limite est le mariage entre le domestique et la patronne. quée dès l'enfance aux valeurs traditionnelles et à la division
Etant donné d'une part que très rares étaient ceux qui ne coutumière des tâches et des pouvoirs entre les frères, l'at-
reculaient pas devant les aléas du mariage avec une cadette, tachement au patrimoine familial, à la maison, à la tette, à
parfois appelé « stérile » (esterlou) ou « mariage de la faim la famille et, surtout peut-être, aux enfants de l'aîné, pou"
avec la soif » (auxquels les plus pauvres ne pouvaient échap- vaient incliner nombre de cadets à accepter cette vie qui,
per qu'en se plaçant avec leurs femmes comme « domestiques selon la formule superbement fonctionnaliste de Le Play,
à pension »), et d'autre part que la possibilité de fonder un « donne la quiétude du célibat avec les joies de la famille ».
foyer tout ~n restant dans là maison paternelle était un pri- Du fait que tout les incite à investir et même à surinvestir
~ilège réservé à l'aîné, ~e~ cadetsqui~ne.1?fltvenaientPl1L!..
dans une famille et un patrimoine qu'ils ont toutes les raisons
~P.Q1!.§~.r~ une, héri!ièt~.grace à leur adot, parfois augmenté de considérer comme les leurs, les cadets casaniers représen-
d'un petit pécule laborieusement amassé (tou cabau), tent (du point de vue de la « maison », c'est-à-dire du sys-
n'avai,ent pas d'autre choix que l'émigration v~rs lay:i1k~Q..u_ tème) la limite idéale du domestique qui, souvent traité
vers 1Amerique et l'espoir d'un métier et d'un établis§<:ffiê1t) comme « membre de la famille », voit sa vie privée envahie
ou le célibat et la condition de domestique, chez soi ou ch~~_ et comme annexée par la vie familiale de son patron, se
les autres (pour les plus pauvres). trouve consciemment ou inconsciemment encouragé à inves-
Ce n'est pas assez de dire que l'on n'est pas pressé de tir une part importante de son temps et de ses affections pri-
marier les cadets; on y met peu d'empressement, et, dans un vées dans sa famille d'emprunt et en particulier dans les
univers de dirigisme matrimonial, ce laisser-faire suffit à enfants et doit payer la plupart du temps du renoncement
affaiblir très considérablement leurs chances de mariage. On au mariage la sécurité économique et affective' assurée par
peut même aller jusqu'à subordonner la remise de l'adot à la la participation à la vie de ,la famille.
condition que le cadet consente à travailler auprès de l'aîné
pendant un certain nombre d'années, ou passer avec lui de On raconte que parfois, dans le cas où l'aîné n'avait pas
d'enfant ou venait à mourir sans descendance, on demandait
véritables contrats de travail, ou même lui faire espérer une à un vieux cadet, demeuré célibataire, de se marier afin
augmentation de sa part d'héritage. Mais il y avait mainte d'assurer la continuité de la lignée. Sans qu'il s'agisse d'une
autre façon pour un cadet de devenir célibataire, depuis le véritable institution, le mariage du cadet avec la veuve de
mariage manqué jusqu'à l'accoutumance insensible qui faisait l'aîné dont il hérite (lévirat) était relativement fréquent.
« pas~er l'âge» du mariage, avec la complicité des familles, Après la guerre de 1914"1918, les mariages de ce type ont
conSCiemment ou inconsciemment portées à retenir au service été assez nombreux : « On arrangeait les choses. En
de la maison, au moins pour un temps, ce « domestique sans général, les parents poussaient en ce sens, dans l'intérêt de
salaire ». Par des voies opposées, celui qui partait gagner sa la famille, à cause des enfants. Et les jeunes acceptaient.
vie à la ville ou qui allait chercher fortune en Amérique et On ne faisait pas de sentiment» (A. B.).
celui qui restait à la maison, apportant sa force de travail sans
accroître la charge du ménage et sans entamer la propriété, Les formes larvées ou, mieux, déniées, de l'exploitation
contribuaient à la sauvegarde du patrimoine. (Le cadet avait, et en particulier celles qui empruntent une part de leu;
en principe, la jouissance viagère de sa part, gui, s'il était efficacité à la logique spécifique des relations de parenté
demeuré célibataire, revenait après sa mort à l'héritier.) c'est-à-dire à l'expérience et au langage du devoir et du senti~
Ainsi le cadet est, si l'on perm,et l'expression, la victime ment, doivent être appréhendées dans leur ambiguïté essen-
Jt:ucturale, c'est"à-dire socialement désignée, donc résignée, tielle : la vision désenchantée qui réduit brutalement ces
d un système qui entoure de tout un luxe de protections la relations à leur vérité « objective » n'est pas moins fausse,

266 267
LA TERRE ET LES STRATÉGIES MATRIMONIALES
LE SENS PRATIQUE
famille. C'est en outre que la pri!Jle éducation, renforcée par
en tou.terigueur, que la vision qui, à la manière de Le Play, toutes les expériences sociales, tend à imposer des schèmes
!l;e ,retIent que l~ représen~ation .subjective, c'est-à-dire mys- de perception et d'appréciation, en un mot des goûts} qui
t~fiee, de la relatlOn ; la meconnaissance de la vérité « objec.
s'appliquent, entre autres objets, aux partenaires potentiels
tive » de la relation d'exploitation fait partie de la vérité et qui, en dehors même de tout calcul proprement écono-
complète de cette relation qui ne peut s'accomplir comme mique ou social, tendent à écarter la mésalliance : t3:tl1()l.lr
t~pe que. dans l~ mesure où elle est méconnue. Loin que ~()c~ll.1~ement approuvé,donc prédisposé à la réussite,:n'çsf
l economle des echanges entre les conjoints ou entre les
~~..shQ.!).e~~._cet~tl1ol.lr.~~s()ILQr()p~e,<:lt::~till s()fial,. gui~.
ascendants et les descendants, qui ne se vit et ne s'exprime !C:l;1Ill~Jc:S. paEten,aires socialement prédestinés par le:s •vQ!~s'
que d~n~ la ~é~égati~n et la sublimation et qui, à ce titre, ~pparemmellt haslirdeuses et 'arbitraires d'une. élection libre.
est predIsposee a servIr de modèle à toutes les formes douces Et les cas pathologiques, toujours exceptionnels, où l'autorité
(p~te~nalistes) d'exploitation, puisse être Jéduite au modèle doit s'affirmer expressément pour réprimer les sentiments
theonque de la relation « objective » entre les détenteurs individuels, ne doivent pas faire oublier tous les cas où la
des moyens de production et les vendeurs de force de travail norme peut demeurer tacite parce que les dispositions des
elle contra~nt à apercevoir que la vérité « objective » d~ agents sont objectivement ajustées aux structures objectives,
cette relation elle-même n'aurait pas été aussi difficile à cette « convenance » spontanée dispensant de tout rappel aux
conquérir et à imposer si elle était dans tous les cas la vérité convenances.
du rapport subjectif au travail, avec toutes les formes d'in- Le langage de l'analyse, et les propos mêmes des informa-
v.estissement dan~ l'activité elle-même, les gratifications maté- teurs qui, choisis pour leur lucidité spéciale, sont provoqués
nelle~, et, symboliques qu'elle procure, les enjeux spécifiques à la luci~ité par l'interrogation, ne doivent pas tromper. J9. .
as~ocies a la profession et aux relations professionnelles et
comme .Jl!Jkt!ts,Jes age:nts obéissent l'lllX impulsions du sen-
meme, en. ~e~ucoup de cas, l'attachement à l'entreprise ou à tllllt:nt Oll aux. injonctions du devoir plus qu'liux calculs de
son propnetaire. 1'in.t.érê.t,Jors même que, ce faisant, ils se conforment àl'éco-
~n ~ompr:?d combien est artificielle et tout simplement n8tl1!e: du système de contraintes et d'exigences' dont leuts
extnnseque llnt~rrogation sur les rapports entre les struc- {IJ~po.§itions éthiques et affectives. sont le prodllit. La vérité
tures et les sentIments : les individus et même les familles déniée de l'économie des échanges entre parents ne s'exprime
peuvent ne reconnaître que les critères les plus ouvertement ouvertement qu'à 1'occasion des crises qui ont précisément
avot;tab~e~, co~me la vertu, la santé et la beauté des filles, pour effet de faire resurgir le calcul contim1ment refoulé ou
la dIgmte et l,ardeur au travail des garçons, sans pour autant sublimé dans la générosité aveugle du sentiment. Cette vérité
cesser de reperer, sous ces travestissements, les critères réel- objective (ou objectiviste) reste une vérité partielle, ni plus
lement pertinents, c'est-à-dire la valeur du patrimoine et le ni moins vraie que l'expérience enchantée des échanges ordi·
montant d~ l:a1ot. Si le système peut fonctionner dans la n~ires. Les action~.vi~al1t.à surmonter!li fOf}.t!adictiQrtsp~ci:.
grande majOrlte des cas sur la base des critères les moins fzque de ce sy..§!kme et, plus précisément, les menaces que
p,ertinents du point de vue des principes réels de son fonc- tout mariage fait peser sur la propriété, et à travers elle sur
tlOnnement, c'est d'abord que l'éducation familiale tend à la lignée, du fait que les dédommagements dus aux cadets
assurer une corrélation très étroite entre les critères fonda- risquent de déterminer le morcellement du patrimoine,
m~ntaux du point de vue du système et les caractéristiques c'est-à-dire cela même que le privilège accordé à l'aîné a pour
primordial~s aux yeux des agents : de même que l'aîné de fonction d'éviter, .!1~§()nt pas, comme le lallglige inévitable- .
grande maIson est plus que tout autre incliné aux vertus qui 1DJ:nt~rnJ;ll()yé pour les décrire pourrait le faire croire, de:ce:§:
font « l'homn;e. ~:honneur » et le « bon paysan », de même ..el8Ç~9.tl!~sque l'itl1 agination juridique invente pour tourne:r
la « grande hentiere » ou la « bonne cadette » ne saurait se le droit ni même des stratégies savamment ca1<:l:Il~e§,._à_I~ __.,_
permettre la petite vertu qui est laissée aux filles de petite
269
268
LE SENS PRATIQUE chapitre 2
faç ol1 cles«çoups » deJ'escri11legy ,d~s~çheÇi~ C'est l'habitus les usages sociaux de la parenté
qui, parce qu'il est le produit des structures qu'il tend à repro-
duire et parce que, plus précisément, il implique la soumis-
sion « spontanée» à l'ordre établi et aux ordres des gardiens
de cet ordre, c'est·à·dire aux anciens, enferme le principe des
solutions, phénoménalement très différentes, limitation des
naissances, émigration ou célibat des cadets, ,etc., que, en « Il y a les réponses ordinaires de la routine coc;lifiée, I~
fonction de leur position dans la hiérarchie sociale, de leur bréviaire des us et des coutumes, des valeurs admises, qUI
rang dans la famille, de leur sexe, les différents agents appor- constitue une sorte de savoir inerte. Au.dessus, il yale
niveau de l'invention, qui est le domaine de l'amusnaw (le
tent aux antinomies pratiques engendrées par des systèmes sage), capable non seulement de mettre en pratique le code
d'exigences qui ne sont pas automatiquement compatibles. admis, mais de l'adapter, de le modifier, voire de le révolu-
Inclissociables des stratégies successorales; des strfltégies de tionner. »
Mouloud Mammeri,
fécondité, ou même des straté&ies, pédagogiqlll:s~ c'est:à-dire Dîalogue sur la poésie orale en Kabylie.
de l'ensemble des stratégies de .reproduction biologique,
culturelle et sociale que tout groupe met en ceuvrepOJ.1t
transmettre à la génération suivante, maintenus ou, augmen- Quasi·inceste légitime, kmll~ia,ge3YecJgço.llsine p.aLaUèl~~.
tés, les pouvoirs et les privilèges hérités, les stratégies lllàiti.~, patrilinéaire (bent âam, la fille du frère du père) 1, ne peut
moniales n'ont pour principe ni la raison calculatrice ni les appâfàîffe~<tcomme une sorte de scandale 2 », selon les termes
d~tertninati()rlsglécaniques de lanéç~ssité,éCQPQ.mLqJJe,iiùii.s. de Claude Lévi-Strauss, que par référence aux taxinomies
les dispositions inculquées par les conditionscl'existence, de la tradition ethnologique : mettant en question la notion
sorte. d'instinct socialement constitué qui pot:i~' I,~~:yi,\Œe: d'exogamie, qui est la condition de la reproduction de lignées
comme nécessité inéluctable du devoir ou comme appel irr~­ séparées et de la permanence et de l'identification aisée des
sistible du sentiment les exigences objectivemel1Lcê.l<::!1lahles unités consécutives, il oppose un redoutable défi tant aux
d'une forme particulière d'éc0tl0J;nie, théories des groupes d'unifiliation qu'à la théorie de l'al-
liance de mariage, qui construit le mariage comme échange
d'une femme contre une femme supposant le tabou de l'in-
ceste, c'est-à-dire l'impératif de l'échange. Tandis que la règle
d'exogamie distingue nettement des groupes d'alliance et des
groupes de filiation qui, par définition, ne peuvent coïncider,
la lignée généalogique se trouvant du même coup définie de
façon claire, puisque les pouvoirs, les privilèges et les devoirs
se transmettent soit en ligne maternelle, soit en ligne pater-
nelle, l'endogamie a pour effet d'effacer la distinction entre
les lignées: ainsi, dans le cas limite d'un système qui serait
1. Ce texte propose une analyse nouvelle de certaines des donné~s initia·
lement présentées en détail dans un article, écrit en collaboration avec
Abdelmalek Sayad, à l'intention de l'ouvrage édité par John Peristiany,
Mediterranean Family Structures (Cambridge D.P., 1972).
2. Cf. C. Lévi-Strauss, « Le problème des relations de parenté », in
J. Berque éd., Systèmes de parenté, intervention aux entretiens interdisci·
plinaires sur les sociétés musulmanes, Paris, Ecole pratique des hautes
études, 1959, p. 1.3-14.

270 271
LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

réellement fondé sur le mariage avec la cousine parallèle, un même implicitement, l' « algèbre de parenté », comme disait
individu déterminé se rattacherait à son grand-père paternel Malinowski, pour une théorie des pratiques de parenté et de
aussi b~e? par son père que par sa mère. Mais, d'autre part, la parenté « pratique» sans postuler tacitement qu'il existe
en cholSlssant de conserver au sein de la lignée la cousine une relation déductive entre les noms de parenté et les « atti-
parallèle, cette quasi-sœur, le groupe se priverait du même tudes de parenté »? Et peut-on donner une signification
coup de recevoir des femmes de l'extérieur et de contracter anthropologique à cette relation sans postuler que les rela·
ainsi des alliances. On est donc contraint de se demander s'il tions réglées et régulières entre les parents sont le produit
suffit de voir dans ce type de mariage l'exception (ou de l'obéissance à des règles qui, bien qu'un dernier scrupule
l' « aberration ») qui confirme la règle ou d'aménager les durkheimien porte à les appeler « jurales » (jural) plutôt que
catégories de perception qui l'ont fait surgir pour lui ména- juridiques ou légales, sont censées commander la pratique à la
ger une place, c'est-à-dire un nom, ou si, tout à l'opposé, il façon des règles du droit 4 ? Peut-on enfin faire de la défini-
fa~t révoquer en doute radicalement les catégories de pensée tion généalogique des groupes le seul principe du découpage
qUl produis.ent cet impensable. Ainsi par exemple suffit-il des unités sociales et de l'attribution des agents à ces groupes,
d'observer que, légitime dans le cas d'une société pourvue postulant ainsi implicitement que les agents sont définis sous
de groupes exogames et distinguant rigoureusement entre tous les rapports et une fois pour toutes par leur apparte-
parents parallèles et croisés, l'usage de la notion de « préfé- nance au groupe et que, pour aller vite, le groupe définit les
rence de mariage» ne se justifie plus dans le cas d'une société agents et leurs intérêts plus que les agents ne définissent des
qui ne connait pas de groupes exogames? Ou bien faut-il groupes en fonction de leurs intérêts?
aller plus loin et trouver dans cette exception une raison de
m~tt:e en question non seulement la notion même de pres-
cription ou de préférence, et, plus généralement, la notion L'état de la question.
de règle et de comportement gouverné par des règles (au
double sens de conforme~ objectivement à des règles et de 1es tllé9ries les plus J'~centes du mariage avec laçousil1e
déterminé par l'obéissance à des règles) mais aussi la notion Q~rl1gèle, celle. de Fresirik Barth et celle de Roper t Mllrphy,~!.
de groupe défini généalogiquement, entité dont l'identité de L~()fl~rcl1<~icl@~ant diamétE.al~.1l1eflE .. ()ppo.~~~s,.;.Ql)l.~
sociale serait aussi invariante et univoque que les critères de ~ç:Qrnmun de faire interveniraeTsonctions que ]a... !h~9riË
sa délimitation et qui conférerait à chacun de ses membres .'StrtlctH~li§le:::ignore:<il.l.··merentre.parenthèses;·qu 'ils' agisse
une identité sociale également distincte et fixée une fois de fonctions économiques comme'la'cOiiservation du patri-
pour toutes. moine dans la lignée, ou de fonctions politiques comme le
L'inadéquation du langage de la prescription et de la règle renforcement de l'intégration de la lignée 5. Et on ne voit pas
est si évidente dans le cas du mariage patrilatéral que l'on
4. Sur la relation déductive qui unit les noms de parenté ou le système
ne peut manquer de retrouver les interrogations de Rodney des appellations aux attitudes de parenté, voir A. R. Radcliffe·Brown,
Needham sur les conditions de validité, peut-être jamais Structure and Function in Primitive Society, Londres, 1952, p. 62, trad.
remplies, d'un tel langage, qui n'est autre que celui du franç. par Fr. et L. Marin, Paris, Les Editions de Minuit, 1968; African
Systems of Kinsbip and Marriage, 1960, introduction, p. 25; C. Lévi·
droit 3. Mais cette interrogation sur le statut épistémologique Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 46. Sur le terme
d~ c~ncepts d'usag~ ~ussi courant que ceux de règle, de pres- de jural et l'emploi qu'en fait Radcliffe-Brown, voir L. Dumont, Intro-
cnption ou de preference, ne peut manquer d'atteindre la duction à deux théories d'anthropologie sociale, Paris, Mouton, 1971,
p. 41 : les relation « jurales » sont celles « qui sont l'objet de prescriptions
théorie de la pratique qu'ils présupposent : peut-on donner, précises, formelles, qu'il s'agisse de personnes ou de ·choses ».
5. F. Bartl1, « Principles of social organization in southern Kurdistan »,
3.. R. Nee?ham, « The formal analysis of prescriptive patrilateral cross. Universitets Etbnografiske Museum Bulletin, nO 7, Oslo, 1953; R. F.
COUSin mamage », Southwestern Journal of Anthropolog" t. 14 1958 Murphy and L. Kasdah, « The structure of paralle1 cousin marriage »,
p. 199-219. '" , , Arnerican Anthropologist, vol. 61, février 1959, p. 17-29.

272 273
LE SENS PRATIQUE LES USAl;iES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

comment elles pourraient faire autrement sous peine d'aban- Jean Cuisenier ne fait que tirer les conséquences de ce
donner à l'absurdité un mariage qui ne remplit manifestement constat dans une construction qui tâche de rendre compte
pas la fonction d'échange ou d'alliance communément recon- des discordances relevées déjà par tous les observateurs entre
nue au mariage avec la cousine croisée 6. Barth insiste sur le le « modèle » et les pratiques, en même temps que des
fait que le mariage endogamique « contribue de façon déter" fonctions externes, au moins économiques, des échanges
minante » à renforcer la lignée minimale et à en faire un matrimoniaux: « C'est la pensée indigène elle-même qui met
groupe intégré dans la lutte entre factions. Au contraire, sur la voie d'un modèle explicatif. Celle-ci représente en
Murphy et Kasdan, qui reprochent à Barth 'd'expliquer l'ins- eHet les alliances nouées dans un groupe à partir d'une oppo-
titution par « les buts consciemment visés des acteurs indi- sition fondamentale entre deux frères, dont l'un doit se
viduels », c'est-à-dire, plus précisément, par les intérêts du marier dans le sens de l'endogamie pour maintenir au groupe
c~ef de lignée à s'attacher ses neveux, sttués en des points sa consistance, et l'autre dans le sens de l'exogamie po.,
de segmentation virtuels, rapportent ce type de mariage à sa donner au groupe des alliances. Cette opposition des
« fonction structurale », à savoir de contribuer à la « fission deux frères se retrouve à tous les niveaux du groupe agna-
extrême des lignées agnatiques et; par l'endogamie, à l'iso- tique; elle exprime, dans le langage généalogique habi-
lement et au repliement des lignées sur elles-mêmes ». Claude tuel à la pensée arabe, une alternative représentable
Lévi-Strauss est parfaitement fondé à dire que les deux posi- selon le schéma d'un "ordre partiel", où les valeurs numé-
tions opposées reviennent exactement au même : de fait, la riques de a et b sont respectivement 1/3 et 2/3. Si a est le
théorie de Barth, qui fait de ce mariage un moyen de ren- choix de l'endogamie, b le choix de l'exogamie, et si l'on
forcer l'unité de la lignée et de limiter sa tendance au frac- suit les ramifications de l'arbre dichotomique à partir de la
tionnement, et celle de Murphy, qui y voit le principe d'une racine le choix de a au niveau le plus superficiel des cercles
recherche de l'intégration dans des unités plus larges, englo- généaÎogiques est le choix de la cousine parallèle (un tiers
bant à la limite tous les Arabes et fondées sur l'invocation des cas) 8. » On pourrait être tenté de mettre au crédit de ce
d'une origine commune, s'accordent pour admettre que le modèle le fà:it qu'il s'eHorce de rendre compte des données
mariage avec la cousine parallèle ne peut s'expliquer dans statistiques, à la diHérence des théories traditionnelles du
la logique pure du système des échanges matrimoniaux et
renvoie nécessairement à des fonctions externes, économiques
ou politiques 7. protagonistes individuels. Nous n'avons pas cherché à expli9uer l'origine
de la coutume mais, l'ayant prise comme ,une, d~nnée de fait" n?us pous .
sommes efforcés d'analyser sa fonction, c est-a-dIre son rôle a 1!nterIeur
6. La plupart des analystes anciens reprenaient l'explication indigène de la structure sociale bédouine, et il est apparu que le marIage des
selon laquelle le mariage endogame avait pour fonction de garder la pro· cousins parallèles contribue à l'extrême fission des lignées agna~i9u~s. dans
priété dans la famille, mettant en évidence, à juste raison,. la relation la société arabe et, par l'endogamie, enkyste les .segm~nts patrIhneaIr;s. »
qui unit le mariage à la coutume successorale. A cette explication, Murphy (F. Murphy et L. Kasdan, op. cit., p. 27). Ceux qUi exp!Iquent les str.ategles
et Kasdan objectent très justement que la loi coranique qui accorde à la matrimoniales par leurs effets - par exemple, la fiSSIon et la fUSIOn de
femme la moitié de la part d'un garçon n'est que rarement observée et que Murphy et Kasdan sont des effets que l'on ne gagne rien à désigner du
13 famille pourrait compter en tout cas sur l'héritage apporté par les filles nom de fonction - ne sont pas moins éloignés de. la réalité des pratiques
importées (H. Granqvist, « Marriage conditions in a palestinian village », que ceux qui invoquent l'efficacité de la règle. Dire .que le mariage entre
Commentationes Humanarum Societas Scientiarium Fennica, vol. 3, 1931 ; cousins parallèles a une fonction de fission ou de f~sIon san~ se demander
Rosenfield, « An analysis of marri age statistics for a moslem and christian pour qui et pour quoi et dans quelle mesure (qu Il faudraIt mesurer) et
arab village », International Archives of Ethnography, 48, 1957, p. 32·62). sous quelles conditions, c'est recourir, honteusement bien sûr, à une
7. Ces deux théories ont surtout en commun d'accepter nne définition explication par les causes finales au lieu de se demander co!?ment .les
indifférenciée de la fonction du mariage ainsi réduite à la fonction pour conditions économiques et sociales caractéristiques d'une formatIon SOCIale
le J!.roupe dans Son ensemble. Ainsi, par exemple, Murphy et Kasdan imposent la recherche de la satisfaction d'un type déterminé d'intérêts qui
écrivent : « La plupart des explications du mariage entre cousins parallèles conduit elle-même à la production d'un type déterminé d'effets collectifs.
sont des explications par les causes et les motivations, suivant lesquelles 8. J,Cuisenier, « Endogamie et exogamie dans le mariage arabe »,
l'institution doit être comprise par référence aux buts conscients des L'Homme, II, 2, mai"août 1962, p. 80-105.

274 275
LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE L,A PARENTÉ

« mariage préférentiel » qui se contentent du constat de la ou le mariage avec la fille du fils du père 10 », écrit: « Il
divergence, imputée à des facteurs secondaires, démographi- arrive au contraire qu'Ego se marie avec la petite-fille de
ques par exemple, entre lâ « norme » (ou la « règle ») et la son oncle paternel ou avec la fille du grand-oncle paternel.
. Du point de vue structural, ces unions sont· assimilables,
pratique 9. Mais, lorsqu'on observe qu'il suffit de se donner
l'une au mariage avec la fille de l'orl,cle paternel, l'autre au
une définition plus ou moins restrictive des mariages assimi- mariage avec la petite-fille du grand-oncle paternel» (J. Cui-
lables au mariage avec la cousine parallèle pour s'écarter, en senier, loc. cit., p. 84). Lorsqu'il combine le nominalisme
plus ou en moins, du pourcentage providentiel (36 % qui consiste à prendre la cohérence du système des appel-
:::::: 1/3?) qui, accouplé avec un propos indigène, engendre lations pour la logique pratique des dispositions et des
un « modèle théorique », on n'a pas de peine à se convaincre pratiques avec le formalisme d'une statistique fondée sur
que le modèle n'est si parfaitement ajusté aux faits que parce des découpages abstraits, l'ethnologue est conduit à opérer
. qu'il a été construit par ajustement, c'est-à-dire inventé ad des manipulations généalogiques qui ont leur équivalent
hoc pour rendre raison d'un artefact statistique, et non éla- pratique dans les procédés que les agents emploient pour
boré à partir d'une théorie des principes de production des masquer les discordances entre leurs pratiques matrimoniales
pratiques. Il y a, disait Leibniz, une équation pour la courbe et la représentation idéale qu'ils s'en font ou l'image offi-
de chaque visage. Et, par les temps qui courent, on trouvera cielle qu'ils entendent en donner (ils peuvent ainsi, pour
les besoins de la cause, subsumer sous le nom de cousine
toujours quelque mathématicien pour démontrer que deux parallèle non seulement la fille de l'oncle paternel mais aussi
cousines parallèles à une même troisième sont parallèles entre les cousines patrilinéaires au second ou même au troisième
elles. degré, telles par exemple la fille du fils du frère du père ou
Mais, l'intention de soumettre les généalogies à l'analyse la fille du frère du père du père ou encore la fille du fils du
statistique a au moins pour vertu de révéler les propriétés frère du père du père, et ainsi de suite; on sait aussi les
les plus fondamentales de la généalogie, cet instrument d'ana- manipulations qu'ils font subir au vocabulaire CIe la parenté
lyse qui n'est jamais lui-même pris pour objet d'analyse. On lorsque, par exemple, ils utilisent le concept de âamm
voit d'emblée ce que peut avoir d'étrange le projet de cal- comme terme de politesse susceptible d'être adressé à tout
culer des taux d'endogamie dans un cas où, comme ici, c'est parent patrilinéaire plus âgé). Le calcul des « taux d'endo-
la notion même de groupe endogame qui est en question, donc gamie » par niveau généalogique, intersection irréelle de
la base de calcul. . « catégories» abstraites, conduit à traiter comme identiques
par une abstraction du second ordre des individus qui, bien
qu'ils soient situés au même niveau de l'arbre généalogique,
Jean Cuisenier, qui suit ici Claude Lévi-Strauss faisant peuvent être d'âges très différents et dont les mariages,
observer que « du point de vue structural, on peut traiter pour cette raison même, ont pu être conclus dans des
comme équivalent le mariage avec la fille du frère du père conjonctures différentes correspondant à des états différents
du marché matrimonial; ou, au contraire, à traiter comme
9. « On sait depuis longtemps, et les simulations sur ordinateur entre- .
différents des mariages généalogiquement séparés, mais
prises par K. Kundstadter et sOn équipe ont achevé de le démontrer, que chronologiquement simultanés - un homme pouvant par
les sociétés qui préconisent le mariage entre certains types de parents ne exemple se marier en même temps qu'un de ses oncles.
.réussissent à se conformer à la norme que dans un petit nombre de cas.
Les taux de fécondité, et de reproduction, l'équilibre démographique des
sexes, la pyramide des ages, n'offrent jamais la belle harmonie et la régu- Faut-il se contenter des découpages abstraitement opérés
larité requises pour que, dans le degré prescrit, chaque individu soit sur le papier, c'est-à-dire au vu de généalogies qui ont la
assuré de trOuver au moment du mariage un conjoint approprié, même si même étenduê que la mémoire du groupe, elle-même fonction
la nomenclature de parenté est suffisamment extensive pour confondre des
. degrés de même type mais inégalement éloignés et qui le sont souvent
au point que la notion d'une descendance commune devient toute théori-
que » (c. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Préface 10. C. Lévi-Strauss, « Le problème des relations de parenté », loc. cit.,
à la 2e édition, Paris, Mouton, 1968, p. XVII). p.55.

276 277
LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

dans sa structure et son étendue des fonctions accordées par le patrilatérale (ou même matrilatérale) ; au contraire, une cou-
groupe à ceux qu'elle mémorise et oublie? Voyant dans le sine plus éloignée dans l'espace généalogique peut être l'éq~1έ
schéma de la lignée une représentation idéologique à laquelle valent pratique d'une bent âamm lorsque les deu:c cO~lS1ns
les Bédouins ont recours pour se donner une « compréhension font partie d'une même « maison » fortement ume, VIvant
première» de leurs relations présentes, E. 1. Peters 11 remar- en indivision totale, sous la conduite d'un ancien. Et lorsque
que que ce schéma ignore les rapports de force réels entre les les informateurs répètent avec beaucoup d'insistance qu'on se
segments équivalents généalogiquement, qu'il oublie les fem- marie moins dans la lignée aujourd'hui qu'on ne le faisait
mes et qu'il traite comme de simples « accidents contingents» autrefois, peut~être sont-ils simplement victimes d:une Jllt:-
les facteurs écologiques, démographiques et politiques les plus sion suscitée par le dépérissement des grandes famllles mdl-
fondamentaux 12. Ou bien faut-il reprendre les découpages vises.
que les agents eux-mêmes opèrent en fonction de critères qui
ne sont pas nécessairement généalogique~? Mais c'est pour
découvrir que les chances qu'un individu fasse un mariage Les fonctions des relations et le fondement des groupes.
socialement tenu pour assimilable au mariage avec la bent
âamm, sont d'autant plus grandes que la lignée « pratique », Il ne suffit pas, comme font les observateurs les plus avi-
c'est-à-dire pratiquement mobilisable, est plus grande (et sés, de glisser prudemment de la notion de mariage préféren-
aussi, du même coup, le nombre des partenaires potentiels) et tiel avec la cousine parallèle à la notion d' « endogamie de
que sont plus fortes les pressions et plus probables les urgen- lignage » et de chercher dans ce langage vague et ?istingué
ces capables de l'incliner ou de le contraindre à se marier dans une manière de fuir les problèmes que pose la notlon d'en-
la lignée. Lorsque l'indivision est rompue et que rien ne vient dogamie, ceux-là mêmes que recèle le concept trop familier
rappeler et entretenir la relation généalogique, la fille du de groupe. Il faut se demander d'abord ce qùi se tro~ve
frère du père peut n'être pas plus proche, dans l'espace social impliqué dans le fait de définir un groupe par la relatlOn
pratiquement appréhendé, que n'importe quelle autre cousine généalogique unissant ses membres et par cela seule~e.nt,
donc de traiter (implicitement) la parenté comme cond1tlon
11. E. 1. Peters, « Sorne structural aspects of the feud among the nécessaire et suffisante de l'unité d'un groupe. En fait, poser
camel-herding Bedouin of Cyrenaica », Africa, vol. XXXVII, nO 3, juillet réellement la question des fonctions des relations de paren~é
1967, p. 261-282. Murphy ne disait pas autre chose, mais sans en tirer
les conséquences, lorsqu'il remarquait que les généalogies et la manipulation ou, plus brutalement, de l'utilité des parents, c'est apercevOlr
des généalogies ont pour fonction principale de favoriser l'intégration aussitôt que les usages de la parenté que l'on peut appeler
verticale d'unités sociales que le mariage avec la cousine parallèle tend à généalogiques sont réservés aux situations officielles, dans
diviser et à refermer sur elles-mêmes.
12. De fait, les généalogies les plus rigoureusement contrôlées présentent lesquelles ils remplissent une fonction de mise en ordr~ ~u
des lacunes systématiques : la force du souvenir étant proportionnelle à monde social et de légitimation de cet ordre. Par quOl Ils
la valeur que le groupe accorde à chaque individu au moment de la recol·
lection, les généalogies conservent mieux les hommes (et par suite leurs s'opposent à d'autres espèces d'usages pratiq~es .des rel~ti~r:s
mariages), surtout quand ils ont produit une nombreuse descendance de parenté, qui sont eux-mêmes un cas partlcuher de l '":tlh-
masculine, que les femmes (sauf, évidemment, quand celles-ci se sont sation des relations. Le schéma généalogique des relatlOns
mariées à l'intérieur de la lignée); elles enregistrent les mariages proches
mieux que les mariages lointains, les mariages uniques plutôt que la série de parenté que construit l'ethnologue ne fait que reproduire
complète de tous les mariages contractés par un même individu (polygamie, la représentation officielle des structures sociales', représer;ta-
remariages multiples après divorces et veuvages). Et tout incite à supposer
que des lignes entières peuvent être passées sous silence par les informateurs
tion produite par l'application d'un pri.ncipe de str~ctu~atl?n
l0rsque le dernier représentant est mort sans descendance masculine qui n'est dominant que sous un certam rapport, c e.st-a-due
(donnant ainsi raison à la théorie indigène qui fait de toute naissance une dans certaines situations et en vue de certames fonctlOns.
résurrection et de l'individu sans descendance masculine quelqu'un que Rappeler que les relations de parenté sont quelque chose
personne ne viendra « évoquer » - comme on évoque les esprits - et
ressusciter) . que l'on fait et dont on fait quelque chose, ce n'est pas seu-
279
LE SENS PRATIQUE
LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTE

lement, comme les taxinomies en vigueur pourraient le faire Ath Yahia, c'est-à-dire d'une tribu (âarch), le groupe le plus
croire, substituer une interprétation « fonctionnaliste » à une large. Le relativisme absolu qui confèrerait aux agents le
interprétation « structuraliste »; c'est mettre radicalement pouvoir de manipuler sans aucune limite leur propre identité
en question la théorie implicite de la pratique qui porte la sociale ou celle des adversaires ou des partenaires qu'ils pré-
tradition ethnologique à appréhender les relations de parenté tendent assimiler ou exclure en manipulant les limites de la
« sous forme d'objet ou d'intuition », comme dit Marx, plu- classe dont les uns et les autres font partie aurait au moins
tôt que sous la forme des pratiques qui les produisent, les le mérite de rompre avec le réalisme naïf qui ne sait pas
reproduisent ou les utilisent par référence à des fonctions caractériser un groupe autrement que comme une population
nécessairement pratiques. Si tout ce qui touche à la famille définie par des frontières directement visibles. En fait, la
n'était pas entouré de dénégations, il ne serait pas besoin de structure d'un groupe (et en conséquenç:e l'identité sociale
rappeler que les relations entre ascendants et descendants des individus qui le composent) dépend de la fonction qui est
elles-mêmes n'existent et ne subsistent qu'-au prix d'un travail au principe de sa constitution et de son organisation. C'est
incessant d'entretien et qu'il y a une économie des échanges ce qu'oublient ceux-là mêmes qui s'efforcent d'échapper à
matériels et symboliques entre les générations. Quant aux l'abstraction généalogique en opposant la ligne d'unifiliation
relations d'alliance, c'est seulement lorsqu'on les enregistre (descent line) et la ligne locale (local line) ou la ligne dia-
comme fait accompli, à la façon de l'ethnologue qui établit grammatique locale (local descent group), portion d'un
une généalogie, que l'on peut oublier qu'elles sont le produit ensemble d'unifiliation que l'unité de résidence autorise à
de stratégies orientées en vue de la satisfaction d'intérêts agir collectivement en tant que groupe 13. Les effets de la dis-
matériels et symboliques et organisées par référence à un type tance spatiale dépendent eux aussi de la fonction en vue de
déterminé de conditions économiques et sociales. laquelle s'instaure la relation sociale : si l'on peut admettre
Parler d'endogamie et vouloir même, dans une intention par exemple que l'utilité potentielle d'un partenaire tend à
louable de rigueur, en mesurer les degrés, c'est faire comme décroître avec la distance, il cesse d'en être ainsi toutes les
s'il existait une définition purement généalogique de la lignée fois que, comme dans le cas du mariage de presti.ge, l~ 'pro~t
alors que chaque adulte mâle, à quelque niveau qu'il se symbolique est d'autant plus grand que la relatlOn s etabht
trouve dans l'arbre généalogique, représente un point de entre personnes plus éloignées ; de même, si l'unité de rési-
segmentation potentiel, susceptible d'être actualisé en fonc- dence contribue à l'intégration du groupe, l'unité que confère
ti.on d\m usage social particulier. Plus on situe le point d'ori- au groupe sa mobilisation en vue d'une fonction c.ommune
gme lom dans le temps, et dans l'espace généalogique - et contribue à minimiser l'effet de la distance. Bref, qUOIque l'on
rie~ n'interdit, dans cet espace abstrait, de régresse!; à l'in- puisse théoriquement considérer qu'il existe autant de grou-
fim - , plus on recule les frontières de la lignée et plus la pes possibles que de fonctions, il reste qu'on ne peut 'pas
pui.ssance assimilatrice de l'idéologie généalogique s'accroît, faire appel à n'importe qui pour n'importe quelle occaSlOn,
malS ~u détriment de sa vertu distinctive, qui augmente .au pas plus qu'on ne peut offrir ses services à n'importe qui pour
contraIre quand on rapproche l'origine commune. C'est ainsi n'importe quelle fin. Pour échapper au relativisme sans tom-
que l'usage que l'on peut faire de l'expression ath (les des~ ber dans le réalisme, on peut donc poser que les constantes
cendants de, ceux de... ) obéit à une logique positionnelle du champ des partenaires à la fois. utilisables en fait, J::arce
tout à fait semblable à celle qui caractérise les usages du mot que spatialement proches, et utIles, parce que SOCIale-
cieng selon Evans-Pritchard : le même individu pouvant, ment influents font que chaque groupe d'agents tend à
selon la circonstance, la situation, l'interlocuteur, donc selon maintenir à l'~xistence par un travail continu d'entretien
la fonction assimilatrice et distinctive de l'appellation, se dire un réseau privilégié de relations pratiques qui comprend
membre des Ath Abba, c'est-à-dire d'une « maison »
(akham), l'unité la plus restreinte, ou, à l'autre extrême, des 13. L. Dumont, op. cit., p. 122-123.

280 281
LE SENS PRATIQUE
LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

non seulement l'ensemble d~s relations généalogiques main- le frère ~îné et l'oncle maternel, puis, dans un second temps,
tenu.es en état de marche, appelées ici parenté pratique, mais l'oncle paternel et un des notables du groupe, puis les
~USSl l'en~e.m?le des relations n~)U généalogiques qui peuvent mêmes accompagnés de plusieurs notables, Ceux du groupe
etre mobllisees pour les besOlns ordinaires de l'existence et ceux du village ainsi que le t'aleb, auxquels s'adjoindront
appelées ici relations pratiques. ' plus tard les marabouts du village, puis le père accompa~né
des notables des' villages proches et meme de la tnbu
voisine, etc.) qui présentent leur sollicitation (ah'allal) à
La négociation et la célébration du mariage fournissent des hommes de la famille de la mariée de plus en plus
une. bonne occasion d'observer tout ce qui sépare, dans la éloignés généalogiquement et spatialement. Au terme, ce
pratlque, la parenté officielle, une et immuable définie une sont les plus grands et les plus lointains des parents de la
f~is pour toutes par les normes protocolaires d~ la généalo- jeune fille qui viennent intercéder auprès du père et de la
gIe, et la parenté pratique, dont les frontières et les défini- mère de la jeune fille de la part des parents les plus proches
tions sont aussi nombreuses et variées (;}ue les utilisateurs et et les plus prestigieux du jeune homme qui les ont eux-
les occ~sions de l'utiliser. C'est la parenté pratique qui fait mêmes sollicités. Enfin, l'acceptation (aqbal) est proclamée
les manages; c'est la parenté officielle qui les célèbre. Dans devant le plus grand nombre d'hommes et. portée à la
les mari~ges ordinaires, les COntacts qui précèdent la deman" connaissance du plus éminent des parents du Jeune homme
de offiCIelle (akht'ab) et les négociations les moins avoua- par le plus éminent des parents de la jeune @le qui a été
bles, portant sur ce que l'idéologie officielle entend io-norer sollicité pour appuyer la demande. Si, à mesure que les
comme les conditions économiques du mariage, le b statu; négociations avancent et qu'elles s'acheminent vers la
offert à la femme dans la' maison de son mari, les rapports réussite, la parenté pratique peut céder la place~~l~ .~arent~
avec la mère du mari, sont laissés aux personnages les officielle la hiérarchie sous le rapport de Î"'utzlzte et!int a
moins qualifiés pour représenter le groupe et pour l'engager peu prè~ exactement l'inverse de la hiérarchie sous le
donc toujours susceptibles d'être désavoués, soit une vieill~ rapport de la légitimité généalogique, c'est d'abbr~ que l'on
femme, le plus souvent une sorte de professionnelle de ces n'a pas intérêt à engager d'emblée des parents qUi, par leur
con~acts secrets, une sage-femme ou quelque autre femme
position généalogique et sociale, compromettraient trop
h.ab~tuée ~ se. déplacer de village en village. Dans les négo" fortement leurs matldants, - et d'autant moins que la
cmtlons dIfficIles entre groupes éloignés, la déclaration des situation d'infériorité conjoncturelle qui est liée à la position
intentions (assiwat' wawal) incombe à un homme connu et de solliciteur s'associe souvent à une supériorité structurale,
prestigieux appartenant à une unité assez distante et dis-
tincte du groupe des preneurs pour apparaître comme du fait que l'homme se marie plutôt, de,?aut en ba~. C'est
ensuite que l'on ne peut demander a n Importe qUI de se
neutre et être en mesure d'agir de conserve avec un person- mettre dans la position de solliciteur exposé à un refus' et,
nage occupant à peu près la même position par rapport au
à plus forte raison, d'entrer dans des négociations peu
groupe des donneurs (ami ou allié plutôt que parent) : la
personne ainsi mandatée évite de procéder à une démarche glorieuses, souvent pénibles, parfois d~shono:"antes pour ~es
deux parties (comme la pratique appelee thaJaalts et conSIS-
expresse et s'arrange pour trouver une occasion apparem-
tant à acheter contre de l'argent l'intervention de parents de
men.t fortuite (le hasard impliquant une dénégation de l'in" la jeune. fille demandée en mariage auprès des parents
tentlOn, donc du calcul) de rencontrer une personne située
responsables de la décision). C'est enfin, que, ~a?s la phase
« du côté de la jeune fille» et de s'ouvrir à elle des inten-
utile des négociations, la recherche de l efficaclte maXImum
tions de la famille intéressée, Quant à la demande officielle oriente les choix vers les personnes connues pour leur
(akht'ab), elle' est présentée par le moins responsable des habileté ou pour leur autorité particulière auprès de la
responsables du mariage, c'est-à-dire le frère aîné et non le famille recherchée ou pour leurs bonnes relations avec une
père, l'o~~le pa.ternel et non le grand-père, etc., accompagné, personne capable d'influencer la décision. Et il est naturel
surtout s 11 est Jeune, d'un parent d'une autre lignée. Ce sont que ceux qui ont réellement « fait » le mariage aient à se
des homm.e~ de plu~ en plus proches du marié et de plus en contenter, dans la phase officielle, de la place qui leur est
plus prestIgieUX (SOlt, par exemple, dans un premier temps, assignée non par leur utilité mais par leur position dans la
282
28.,
LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

généalogie, se trouvant amSI voués, comme on dit au relation la plus étroite généalogiquement, celle qui unit les
théâtre, à « jouer les utilités» au profit des «( grands rôles ». frères, est aussi le lieu de la plus forte tension et seul un
travail de tous les instants peut maintenir la solidarité. Bref,
Ainsi, pour schématiser, la parenté de représentation s'op- la simple relation généalogique ne prédétermine jamais com·
pose à la parenté pratique comm,e l'officiel s'oppose au non- pIètement la relation entre les individus qu'elle unit. L'éten·
officiel (qui englobe l'officieux et le scandaleux) ; le collectif due de la parenté pratique dépend de l'aptitude des membres
au particulier; le public, explicitement codifié dans un for- de l'unité officielle à surmonter les tensions qu'engendre la
malisme magique ou quasi juridique, au privé, maintenu à concurrence des intérêts à l'intérieur de l'entreprise indivise
l'état implicite, voire caché; le rituel collectif, pratique sans de production et de consommation et à entretenir des rela·
sujet, susceptible d'être accomplie par des agents interchan- tions pratiques conformes à la représentation officielle que
geables parce que collectivement mandatés, à la stratégie, s'en donne tout groupe qui se pense en tant que groupe
orientée vers la satisfaction des intérêts ptatiques d'un agent intégré, donc à cumuler les avantages que procure toute rela-
ou d'un groupe d'agents particuliers. Les unités abstraites tion pratique et les profits symboliques qu'assure l'approb~­
qui, étant le produit d'un simple découpage théorique, tion socialement accordée aux pratiques conformes à la repre-
comme ici la ligne d'unifiliation (ou, ailleurs, la classe d'âge), sentation officielle des pratiques, c'est-à-dire à l'idéal social
sont disponibles pour toutes les fonctions, c'est-à-dire pour de la parenté.
aucune en particulier, n'ont d'existence pratique que par et Toutes les stratégies par lesquelles les agents visent à se
pour les usages les plus offîcîels de la parenté : la parenté de mettre en règle et à mettre ainsi la règle de leur côté sont là
représentatîon n'est autre chose que la représentation que le pour rappeler que les représentations, et en particulier les
groupe se fait de lui-même et la représentation quasi théâtrale taxinomies de parenté, ont une efficacité qui, bien que pure-
qu'il se donne de lui·même en agissant conformément à la ment symbolique, n'en est pas moins tout à fait réelle. C'est
représentation qu'il a de lui-même. A l'opposé, les groupes en tant qu'instrument de connaissance et de construction du
pratiques n'existent que par et pour les fonctions particu- monde social que les structures de parenté remplissent une
lières en vue desquelles ils sont effectîvement mobîlîsés et fonction politique (à la façon de la religion ou de toute autre
ils ne subsistent que parce qu'ils ont été maintenus en état représentation officielle). Les termes d'adresse et de référence
de marche par leur utilisation même et par tout un travail sont avant tout des catégorîes de parenté, au sens étymolo-
d'entretien (dont font partie les échanges matrimoniaux qu'ils gique d'imputations collectives et publiques (katègoreîsthaî
. rendent possibles) et parce qu'ils reposent sur une commu- signifiant à l'origine accuser publiquement, imputer quelque
nauté de dispositions (habitus) et d'intérêts telle que celle chose à quelqu'un à la face de tous), collectivement approu-
que fonde l'indivision du patrimoine matériel et symbolique. vées et attestées comme évidentes et nécessaires : à ce titre,
S'il arrive que l'ensemble officiel des individus suscep- ils enferment le pouvoir magique d'înstîtuer des frontîères et
tibles d'être définis par la même relation au même ascendant de constîtuer des groupes, par des déclarations performatîves
situé au même niveau (quelconque) de l'arbre généalogique (il suffit de penser à tout ce qu'enferme une expression comme
constitue un groupe pratique, c'est qu'en ce cas les décou· « c'est ta sœur », seul énoncé pratique du tabou de l'inceste),
pages à base généalogique recouvrent des unités fondées sur investies de toute la force des groupes qu'elles contribuent à
d'autres prindpes, écologiques (voisinage), économiques faire.
(indivision) et politiques. Que la valeur descrîptîve du critère Le pouvoir symbolique des catégorèmes ne se voit jamais
généalogique soit d'autant plus grande gue l'origine com- aussi bien que dans le cas des noms propres, qui, en tant
mune est. pl~s rapprochée et l'unité sociale plus restreinte, qu'emblèmes concentrant tout le capital symbolique d'un
cela ne sIgn1fie pas nécessairement que son effîcacîté unîfî- groupe prestigieux, sont l'enjeu d'une concurrence intense
catrîce s'accroisse corrélativement : en fait, on le verra, la s'approprier ces indices de la position généalogique (un tel,

284 285
LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

fils d'un tel, fils d'un tel, etc.), c'est en quelque sorte s'em. « droit » à s'approprier le prénom le plus convoité, parce
parer d'un titre donnant des droits privilégiés sur le patri- qu'il proclame continûment la relation généalogique à
moine du groupe. Donner à un noUveau-né le nom d'un l'ancêtre dont la mémoire est conservée par le groupe et
grand ancêtre, ce n'est pas seulement accomplir un acte de hors du groupe, se distribue selon une hiérarchie analogue
piété filiale mais prédestiner en quelque sorte l'enfant ainsi à celle qui régit les obligations d'honneur en cas de
désigné à « ressusciter» l'ancêtre éponyme, c'est-à-dire à lui vengeance ou les droits sur une terre du patrimo~ne en ca.s
succéder dans ses .charges et ses pouvoirs. (Ici comme ailleurs, de vente : ainsi, le prénom se transmettant en hgne patn-
linéaire directe, le père ne peut donner à un enfant le nom
l'état présent des rapports de force et d'autorité commande de' son propre âamm ou de son propre frère (âamm de
ce que sera la représentation collective du passé : cette pro- l'enfant) dans le cas où ces derniers ont laissé des fils déjà
jection symbolique des rapports de force entre des individus mariés, donc en mesure de reprendre le nom de leur père
et des groupes en concurrence contribue encore à renforcer pour l'un de leurs fils ou petits·fils. Ici comme ailleurs, le
ces rapports de force en accordant aux dbminants le droit à langage commode de la norme et de l'obligation (doit, ne
professer la mémoire du passé le mieux fait pour légitimer peut, etc.) ne doit pas tromper : ainsi, on a pu voir un
leurs intérêts présents.) frère cadet profiter d'un rapport de force favorable pour
donner à ses enfants le prénom d'un frère prestigieux,
mort en ne laissant que des enfants très jeunes qui mirent
On préfère éviter de donner à un nouveau-né le nom par la suite leur point d'~onneur à s.e réapprol?ri~r,. au
d'un parent encore vivant : ce serait le « ressusciter» avant risque de confusions, le prenom dont Ils se cons1dera~ent
qu'il ne soit mort, lui lancer un défi injurieux et, chose plus comme les détenteurs légitimes. La concurrence est part1cu-
g~~ve! .~ne malédiction,; cela même lorsque la rupture lièrement évidente lorsque plusieurs frères souhaitent
d md1v1slOn est consacree par le partage solennel du patri- reprendre pour leurs enfants le prénom de leur. père : alors
moine ou à la suite de l'éclatement de la famille consécutif que le souci de ne pas laisser un nom à l'abandon commande
à l'émigration en ville ou en France. Un père ne peut donner qu'on l'attribue au premier des garçons qui vient à naître
sOn prénom à son fils et lorsqu'un fils porte le nom de son après la mort de son porteur, l'aîné peut en différer l'attri-
père, c'est que celui-ci est mort en le laissant « dans le bution afin de le décerner à l'un de ses petits-fils, au lieu
ventre de sa mère ». Mais, en ce domaine comme ailleurs de le laisser pour le fils d'un de ses. frères plus jeune,
échappatoires et' subterfuges ne manquent pas. Il arrive qu~ sautant ainsi un niveau généalogique. Mais il peut arriver
l'on ch~nge le prénom initialement attribué à l'enfant, afin aussi, à l'inverse, qu'en l'absence de toute descendance
de lui donner un nom rendu disponible par la mort de son masculine un nom se trouve exposé à tomber en déshérence
père ou de son grand-père (le premier nom, que la mère et que la charge de le « ressusciter» incombe d'abord aux
et les femmes de la famille continuent à utiliser, se troüvant collâtéraux, ensuite plus largement à tout le groupe qui
alors réservé aux usages privés). Il arrive que le même manifeste par là que son intégration et sa richesse en
prénom soit donné sous des formes légèrement différentes hommes le mettent en état de reprendre les noms de tous
à plusieurs enfants, au prix d'une addition ou d'une suppres- les ascendants directs et de réparer par surcroît les défail-
sion (Mohand Ourabah au lieu de Rabah ou l'inverse), ou lances survenues ailleurs 14,
d'une altération légère (Beza au lieu de Mohand Ameziane,
Ramimi ou Dahmane à la place de Ahmed). De même, si
l'on évite de désigner un enfant du même nom que son Les catégories de parenté instituent une réalité. Ce que
frère aîné, certaines associations de noms très proches ou l'on appelle communément conformisme est une forme de
dérivés d'un même nom sont très prisées (Ahcène et sentiment du réel (ou, si l'on veut, un effet de ce que Dur-
Elhocine, Ahmed et Mohamed, Meziane et Moqrane, etc.),
surtout si l'un de ces noms est celui d'un ancêtre.
14. C'est ainsi qu'une des fonctions du mariage avec la fille de da~m,
Les prénoms les plus prestigieux, comme les terres les quand celui·ci meurt sans descendance m~sculine, .est d~ permettre a la
plus nobles, sont l'objet d'une concurrence réglée et le fille de veiller à ce que le nom de son pere ne disparaisse pas.

286 287
LE SENS PRATIQUE LES USAGJj:S SOCIAUX DE LA PARENTÉ

kheim appelait le « conformisme logique»). L'existence deçà de celui que l'on entend annexer ou exclure. On peut
d'une vérité officielle qui, ayant pour elle tout le groupe, se faire une idée de ces habiletés en considérant les usages du
comme c'est le cas dans une société peu différenciée, a l'ob- terme de khal (au sens strict, frère de la mère) : prononcé
jectivité de ce qui est collectivement reconnu, définit une par un marabout à l'intention d'un paysan roturier et laïc,
forme d'intérêt spécifique, attachée à la conformité à l'offi- il exprime la volonté de se distinguer en marquant, dans les
ciel. Le mariage avec la cousine parallèle a pour lui toute la limites de la courtoisie, l'absence de toute relation de parenté
réalité de l'idéal. Si, à prendre trop au sérieux le discours légitime; entre paysans, au contraire, ce terme d'adresse
indigène, on risque de donner la vérité officielle pour la manifeste l'intention d'instaurer une relation minimale de
norme de la pratique, à trop s'en défier, on risque de sous- familiarité en invoquant une lointaine et hypothétique rela-
estimer l'efficacité spécifique de l'officiel et de s'interdire de tion d'alliance.
c9mprendre les stratégies du second orqre par lesquelles on C'est la lecture officielle qu'accepte l'ethnologue lorsque,
VIse par exemple à s'assurer les profits associés à la: conformité par exemple, il assimile à un mariage entre cousins parallèles
en dissimulant les stratégies et les intérêts sous les apparen- la relation entre des cousins parallèles patrilinéaires au second
ces de l'obéissance à la règle 15. degré dont l'un - ou a fortiori les deux, dans le cas où il y
Le statut véritable des taxinomies de parenté, principes _a eu échange de femmes entre fils de deux frèt;es -- est lui-
de structuration du monde social qui, en tant que tels, rem- même issu d'un mariage avec le cousin parallèle. La lecture
plissent toujours une fonction politique, ne se voit jamais masculine, c'est-à-dire dominante, qui s'impose avec une
aussi bien que dans les usages différents que les hommes et urgence particulière dans toutes les situations publiques, offi-
les femmes peuvent faire du même champ de relations généa- cielles, bref, dans toutes les relations d'honneur où un homme
logiques, notamment dans leurs « lectures » et leurs « usa-. d'honneur parle à un homme d'honneur, privilégie l'aspect le
. ges » différents des relations de parenté généalogiquement plus noble, le plus digne d'être proclamé publiquement,
équivoques (que l'étroitesse de l'aire matrimoniale rend assez d'une relation à plusieurs faces: elle rattache chacun des indi-
fréquentes). Dans tous les cas de relation généalogiquement vidus qu'il s'agit de situer à ses ascendants patrilinéaires et,
équivoque, on peut toujours rapprocher le parent le plus par l'intermédiaire de ceux-ci, aux ascendants patrilinéaires
éloigné ou se rapprocher de lui en mettant l'accent sur ce
qui unit, tandis qu'on peut tenir à distance le parent le plus
proche en portant au premier plan ce qui sépare. L'enjeu de
ces manipulations, qu'il serait naïf de considérer comme fic-
tives sous prétexte qu'elles ne trompent personne, n'est autre
chose que la définition des limites pratiques du groupe, que
l'on peut ainsi faire passer, selon les besoins, au-delà ou en Ahmed

Ardjab
15. Ainsi, les actes les plus ritualisés en apparence de la négociation
matrimoniale et des manifestations cérémonielles dont s'accompagne la
célébration du mariage et qui, par leur plus ou moins grande solennité, ............. 1
ont pour fonction secondaire de déclarer la signification sociale du mariage '. -~ Athman
(la cérémonie étant, en gros, d'autant plus solennelle que le mariage unit ..........,., 1
des familles plus élevées ·dans la hiérarchie sociale et plus éloignées dans
l'espace généalogique), représentent autant d'occasions de déployer des
==== ... Khcdoudja

stratégies visant à manipuler le sens objectif d'une relation jamais complè-


tement univoque, soit en choisissant l'inévitable et en se conformant
scrupuleusement aux convenances, soit en masquant la signification objective CAS 1 CAS 1
du mariage sous le rituel destiné à le célébrer.

289
LE SENS PRATIQUE
-
LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

q.ui leur son.t commu~s. Elle refoule l'autre cheminement pas- direct entre les deux frères; dans ce dernier cas, selon qu'ils
s~~le, parfoIs plus dIrect, souvent plus commode, celui qui ont été conclus alors que les futurs époux étaient encore
s e.tabht par les femmes : ainsi, la bienséance généalogique enfants ou, au contraire, alors qu'ils étaient déjà en âge de se
eXIge que l'on considère que Zoubir a épousé en Aldja la marier (sans parler du cas où la fille a déjà passé l'âge) ;
fille du fils du frère du père de son père ou la fille de la fille selon que les deux frères travaillent et vivent séparément ou
du frère de son père plutôt que la fille du frère de sa mère qu'ils ont maintenu l'indivision totale de l'exploitation (terre,
quoique cette relation soit en fait à l'origine de ce mariag~ troupeaux et autres biens) et de l'économie domestique
(cas 1); ou encore, pour citer un autre cas emprunté à la (<< marmite commune »), sans parler du cas où ils ne main-
même généalogie, elle veut que l'on voie en Khedoudja la tiennent que les apparences de l'indivision; selon que c'est
fille du fils du frère du père du père de son mari Ahmed au l'aîné (dadda) qui donne sa fille à son cadet ou, au contraire,
lieu de la traiter comme une cousine croisée (fille de la s~ur qui prend sa fille, la différence d'âge et surtout de rang de
du père), ce qu'elle est tout autant (cas 2). La lecture héré- naissance pouvant être associée à des différences de rang
ti;:Iue, qui pri:rilégie les relations par les femmes, exclues du social et de prestige ; selon que le frère qui donne sa fille a
dIscours officIel, est réservée aux situations privées, quand un' héritier mâle ou qu'il est dépourvu de descendance mas-
ce n~e~t pas à l~ magie qui, comme l'injure, désigne l'homme culine (amengur) ; selon que les deux frères sont vivants au
voue a ses malefices, comme « fils de sa mère » : en dehors moment de la conclusion du mariage ou l'un des deux seule-
des cas où des femmes parlent des relations de parenté d'une ment et, plus précisément, selon que le survivant est le père
femme à d'autres femmes et où le langage de la parenté par du garçon, protecteur désigné de la fille qu'il prend pour son
les ~emm.es s'impose comme allant de soi, ce langage peut fils (surtout si elle n'a pas de frère adulte) ou, au contraire,
aUSSI aVOIr cours dans la sphère la plus intime de la vie fami- le père de la fille qui peut user de sa position dominante pour
liale, c'est-à-dire dans les conversations d'une femme avec procéder ainsi à une captation de gendre. Et, comme pour
son père et ses frères ou avec sOn mari ses fils ou à la ajouter à l'ambiguïté dè ce mariage, il n'est pas rare que l'obli-
.
ngueur, 1e f rère de son mari, revêtant alors" la valeur d'une gation de se sacrifier pour se constituer en « voile des hontes »
affirmation de l'intimité du groupe des interlocuteurs. et pour protéger telle fille suspecte ou disgrâciée incombe à
Mais la multiplicité des lectures trouve un fondement un homme de la branche la plus pauvre de la lignée dont il
objectif dans le fait que des mariages identiques sous le seul est facile, utile et louable de louer l'empressement à accom-
rapport ~e la ~én,éalogie pe~vent avoir des significations et plir un devoir d'honneur à l'égard de la fille de son âamm ou
des fonctIOns dI.fferentes, VOIre opposées, selon les stratégies même à exercer son « droit» de membre mâle de la lignée 16.
dans .17squel~es Ils .se trouvent insérés et qui ne peuvent être
Dans la pratique, le mariage avec la cousine parallèle ne
ressa~sIes qu au pnx de la reconstitution du système complet
s'impose de façon absolue qu'en des cas de force majeure,
des echanges entre les deux groupes associés et de l'état à tels que celui de la fille de l'amengur, celui qui « a failli »,
un moment donné du temps de ces relations. Dès que l'on qui n'a pas eu d'héritier mâle. Dans ce cas l'intérêt et le
cess~ de s'en ten!r aux seules propriétés généalogiques des
ma.na~es po~r S'Intéresser aux statégies et aux conditions
16. Les disgraces physiques et mentales posent un problème extrêmement
objectIves qUI les ont rendues possibles et nécessaires c'est-à- difficile à un groupe qui n'accorde aucun statut social à une femme sans
dire ~u~ fonctions individuelles et collectives qU'elIes ont mari et même à un homme sans femme (le veuf lui-même devant se Mter
de conclure un nouveau mariage). Et cela d'autant plus qu'elles sont perçues
remphes, ~n ne peut manquer d'apercevoir que deux mariages et interprétées à travers les catégories mythico-rituelles : on conçoit le
entre COUSInS parallèles peuvent n'avoir rien de commun selon sacrifice que représente, dans un univers où il arrive que l'on répudie
qu'ils ont été conclus du vivant du grand-père paternel Com- une femme parce qu'elle est réputée porter malheur, le mariage avec une
femme gauchère, borgne, boiteuse ou bossue (cette difformité représentant
mun et, éventuellement, par lui (avec l'accord des deux l'inversion de la grossesse) ou simplement malingre f.t chétive, autant de
pères, ou « par-dessus eux ») ou, au contraire, par accord présages de stérilité ou de méchanceté.

290 291
LE SENS PRATIQUE LBS USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

devoir se conjuguent : le frère de l'amengur et ses enfants situations limites où le choix de la cousine parallèle s'impose
hériteront de toute façon Mn seulement la terre et la mai· avec une rigueur extrême, il n'est pas besoin de faire appel
son de celui qui a « failli » mais aussi les obligations à à la règle éthique ou juridique pour rendre compte de
l'égard de ses filles (en particulier en cas de veuvage ou pratiques qui sont le produit de stratégies consciemment ou
de répudiation) ; d'autre part, ce mariage est la seule façon inconsciemment orientées vers la satisfaction d'un type
d'écarter la menace que ferait courir à l'honneur du groupe déterminé d'intérêts matériels ou symboliques..
et peut-être au patrimoine le mariage avec un étranger
(awrith). L'obligation d'épouser la c01;lsine parallèle s'îm- Les informateurs ne cessent de rappeler, par leurs incohé-
pose aussi dans le cas où une fille n'a pas trouvé un mari rences et leurs contradictions mêmes, qu'un mariage ne se
ou, à tout le moins, un mari digne de la famille. « Qui a laisse jamais définir complètement en termes généalogiques et
une fille et ne la marie pas en doit supporter la honte. » qu'il peut revêtir des significations et des fonctions différentes
La relation entre frères exclut que l'on puisse refuser sa
fille lorsqu'elle est demandée pout son fils par un frère, et même opposées selon les conditions qui le déterminent;
surtout plus âgé : dans ce cas limite où le preneur est en que le mariage avec la cousine parallèle peut représenter le
même temps le donneur, en tant qu'équivalent et substitut pire ou le meilleur selon qu'il est perçu comme électif ou
du père, la dérobade est à peine pensable, de même que forcé, c'est-à-dire d'abord selon la position relative des famil-
dans le cas où l'oncle demande sa nièce pour un autre les dans la structure sociale. Il peut être le meilleur (<< épou-
auprès de qui il s'est engagé; plus, ce serait offenser ser la fille de âamm, c'est avoir le miel dans la bouche »), et
gravement ses frères que de marier sa fille sans les infor· pas seulement du point de vue mythique mais sur le plan des
mer et les - consulter, et le désaccord du frère, souvent satisfactions pratiques, puisqu'il est le moins onéreux écono-
invoqué pour justifier un refus, n'est pas toujours un miquement et socialement - les tractations, les transactions
prétexte rituel. Les impératifs de solidarité sont plus et les coûts "matériels et symboliques se trouvant réduits au
rigoureux encore et le refus est impensable quand c'est le minimum - en même temps que le plus sûr ; on emploie,
père de la fille qui, enfreignant tous les usages (c'est
toujours l'homme qui « demande» en mariage), propose pour opposer le mariage proche au mariage lointain, le lan-
celle-ci pour son neveu, par une allusion aussi discrète qu'il gage même par lequel on oppose l'échange entre paysans aux
se peut, encore que, pour oser pareille transgression, il transactions du marché 18. Il peut être aussi la pire des unions
faille s'autoriser d'une relation très forte entre des frères
très unis. Il reste que, l'honneur et le déshonneur étant les « parents pauvres » qui, tenus par toutes sortes d'obligations, sont tenus
indivis, les deux frères ont le même intérêt à faire disparaî- à toutes les obligations. Et il n'est pas de meilleure preuve de la fonction
idé.ologique du mariage avec la cousine parallèle (ou avec toute cousine de
tre la menace que représente la femme tard mariée en 'la lignée paternelle, si éloignée soit-elle) que l'usage que l'on peut faire,
« couvrant la honte avant qu'elle se dévoile » ou, dans le en de pareils cas, de la représentation exaltée de ce mariage idéal.
langage de l'intérêt symbolique avant que ne se dévalue le 18. « On donne du blé, on ramène de l'orge. » « On donne du blé à de
mauvaises dents. » « Façonne de ton argile ta progéniture, s'il ne te vient
capital symbolique d'une famille incapable de placer ses fil- pas une marmite, il te viendra un couscoussier. » Parmi les éloges du
les sur le marché matrimonial 17. C'est dire que, même en ces mariage avec' la cousine parallèle que l'on a pu recueillir, on retiendra
ceux-ci, particulièrement typiques : « Elle ne te demandera pas beaucoup
17. Mais, là encore, on connait toutes sortes d'accommodements et, bien pour elle-même et il n'y aura pas· à faire des dépenses importantes pour
sûr, de stratégies. Si dans le cas des terres, le parent le mieux placé peut le mariage. » « Il fera ce qu'il voudra de la fille de son frère et il ne
se sentir talonné par des parents moins proches, désireux de s'assurer viendra d'elle auc:un mal. Ensuite l'unité se renforcera avec son frère,
le profit matériel et symbolique procuré par un achat aussi méritoire, ou, c:onformément à la recommandation que leur faisait leur père pour la
dans le cas de la vengeance d'honneur, par celui qui est prêt à le remplacer fraternité (thaymats) : "N'écoutez pas vos femmes !". » « L'étrangère te
et à prendre à son compte la vengeance et l'honneur qu'elle procure, il n'en méprisera; elle sera une insulte pour tes ancêtres, considérant que les
va pas de même dans le cas du mariage et on a recours à toutes sortes -siens sont plus nobles que les tiens. Tandis que la fille de ton âamm, ton
de subterfuges pour se dérober : il est arrivé que le fils s'enfuie, avec la , grand-père et le sien sont un, elle ne dira jamais "que soit maudit le père
complicité de ses parents, fournissant à ceux-ci la: seule exc:use recevable de ton père!". » .« La fille de ton âamm ne t'abandonnera pas. Si tu n'as
en face de la demande d'un frère; sans aller jusqu'à ce moyen extrême, pas de thé, elle ne t'en réclamera pas et, quand même elle mourrait de
il est fréquent que l'obligation d'épouser les filles délaissées retombe sur faim chez toi, elle supportera et ne se plaindra jamais de toi. »

292 293
LE SENS PRATIQUE

(<< Le mariage des "oncles pnternels" - azwaj el laâmum -


en mon cœur est aigre; je t'en prie, ô mon Dieu, préserve·
moi de ce malheur 19 ») et aussi la moins prestigieuse (<< Sont
venus des amis qui te surpassent, tu restes, toi qui es noir »)
toutes les fois qu'il s'impose comme un pis-aller. Bref, l'in-
cohérence apparente du discours des informateurs attire en
fait l'attention sur l'ambiguïté pratique d'un mariage uni-
voque généalogiquement et, du même coup, sur les manipula-
tions du sens objectif de la pratique et de son produit qu'au-
torise et favorise cette combinaison de l'ambiguïté et de
l'univocité.
Il suffira d'un exemple pour donner une idée des
inégalités économiques et symboliques qui peuvent se
dissimuler sous la relation généalogique entre des cousins
parallèles classificatoires, en même temps que pour mettre
au jour les stratégies proprement politiques qui se couvrent
de la légitimité de cette relation. Les deux conjoints appar-
tiennent à la « maison de Belaïd », grande famille, tant par
son volume (soit une dizaine d'hommes en âge de travailler
et une quarantaine de personnes) que par son capital
économique. Du fait que l'indivision n'est jamais que la
division refusée, les inégalités qui séparent les « parts »
virtuelles et les apports respectifs des différentes lignées
sont fortement ressenties : c'est ainsi que la ligne des
descendants de Ahmed, d'où est issu le garçon, est infini·
ment plus riche en hommes que la ligne de Youcef, d'où
est issue la fille et qui, corrélativement, est plus riche en
terres. De la richesse en hommes, considérés comme force de
reproduction, donc comme promesse d'une richesse en
hommes encore accrue, sont corrélatifs, à condition qu'on
sache faire valoir ce capital, tout un ensemble d'avantages
dont le plus important est l'autorité dans la conduite des
affaires intérieures et extérieures de la maison : « La maison
des hommes », dit-on, « surpasse la maison des bœufs. »
La position éminente de cette ligne se désigne par le fait
qu'elle a su et pu reprendre les prénoms des ancêtres
lointains de la famille et qu'elle compte parmi ses membres
Ahcène qui représente le groupe dans toutes les grandes
rencontres extérieures, conflits ou solennités, et Ahmed, le
« sage », celui qui par ses médiations et ses conseils, assure

19. A. Hanoteau. Poésies populaires de la Kabylie du D;urd;ura, Paris, >


Imprimerie impériale, 1867, p. 475.

294
LE SÊNS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

l'unité du groupe. Le père de la jeune fille, Youcef, se trouve vement, pour le meilleur ou pour le pire, c'est-à-dire généa-
totalement exclu du pouvoir, non pas tant à cause de la logiquement, pour être contraintes d'unir leurs richesses
différence d'âge qui le sépare de ses oncles (Abcène et complémentaires. Et l'on pourrait multiplier à l'infini les
~hmed), puisq.ue les fils de Ahmed, pourtant beaucoup plus exemples de ce double jeu de la mauvaise foi collective.
Jeunes que IUl, sont associés aux décisions mais surtout
parce qu'il s'est exclu lui-même de III compé~ition entre les Il n'est pas de cas où le sens objectif d'un mariage soit si
hommes, de toutes les contributions exceptionnelles et fortement marqué qu'il ne laisse pas de place pour le traves-
même, dans une certaine mesure, du travail de la terre tissement symbolique. Ainsi le mariage de celui que l'on
(garçon unique et, de surcroît, « fils de la veuve », choyé appelle mechrut (<< qui est sous condition ») et par lequel un
comme le seul espoir de la lignée par tout un entourage de homme dépourvu de descendance masculine donne sa fille en
femmes, soustrait pour l'école aux jeux et aux travaux des mariage à un « héritier» (awrith) moyennant que celui-ci
autres e~~ants, il s:est mai~tenu l'ou.! au long de sa vie dans
vienne résider dans sa maison, ne revêt que dans les contes
une pOS1t10~ mar~Ina,l; : d abo~d engagé dans l'armée, puis
ouvner agncole a 1etranger, 11 s'autorise de la position ou les_ livres d'ethnographie la forme de cette sorte d'achat
favorab~e q:re lui assure la p,ossession d'une part importante d'un gendre, embauché pour sa force de production et de
du patnmOIne par rapport a un faible nombre de bouches reproduction, que les principes, mécaniquement appliqués,
à nourrir pour se cantonner à son retour au village dans les de la vision officielle du monde porteraient à y voir 20. Ceux
travaux .de surveillance, de jardinage et de gardiennage, qui en parlent, en quelque région que ce soit, ont raison de
ceu:, qUI demanden.t. l~ moins d'initiative et engagent le dire que cette forme de mariage, inconnue chez eux, ne se
mOIns de responsablhte, bref, les moins masculins des tra- rencontre qu'en d'autres contrées : en effet, l'examen le plus
vaux masculins). Ce sont là quelques-uns des éléments qu'il attentif des généalogies et des histoires de famille ne permet
f~ut p~endre en compte pour comprendre la fonction poli- pas de découvrir un seul cas qui soit parfaitement conforme à
tIque, Interne et externe, du mariage de Belaïd dernier fils la définition (<< je te donne' ma fille, mais tu viendras chez
de Amal', lui-même fils de Ahmed, oncle de Yo~cef, avec la
moi »). Néanmoins, on peut tout aussi légitimement pré-
fil~e de ce Youcef, Yamina, sa cousine parallèle classifica-
t01re (fille de fils de frère du père du père) : par ce mariage, tendre qu'il n'est pas une famille qui ne compte au moins un
q~e les détenteurs du pouvoir, Ahmed le sage et Abcène le awrith, mais masqué sous l'image officielle de l' « associé»
dlplomate,.ont conclu, comme à l'accoutumée, sans consulter ou du « fils adoptif» : le mot awrith, l' « héritier », n'est-il
Youcef, laIssant Sa femme protester vainement contre une pas un euphémisme officiel permettant de nommer décem-
union de peu de profit, la ligne dominante renforce sa ment l'innommable, c'est-à-dire un homme qui ne pourrait
position, resserrant ses liens avec la ligne riche en terres et être défini, dans la maison qui l'accueille, que comme le mari
cel~ sans entamer son prestige aux yeux de l'extérieur, de sa femme? Il va de soi que l'homme d'honneur, averti des
pUlsque la structure du pouvoir domestique n'est jamais
déclarée au-dehors. Ainsi, la vérité complète de cette union 20. La passion des juristes pour les survivances de parenté matrilinéaire
réside dans sa double vérité. L'image officielle, celle d'un les a portés à s'intéresser au cas de l'awrith, qu'ils ont perçu, pour parler
mariage entre cousins parallèles appartenant à une grande" leur langage, comme un"« contrat d'adoption de mâle majeur» (cf., pour
f~mille . soucieuse de manifester son unité par une union l'Algérie, G. H. Bousquet, « Note sur le mariage mechrouth dans la région
de Gouraya », Revue algérienne, janvier-février 1934, p. 9-11 et L. Lefèvre,
bIen faIte pour la renforcer en même temps que de témoi- Recherches sur la condition de la femme kabyle, Alger, Carbonel, 1939;
gner son attachement à la plus sacrée des traditions ances- pour le Maroc, G. Marcy, « Le mariage en droit coutumier zemmoûr »,
trales, coexiste sans contradiction, même chez les étrangers Revue algérienne, tunisienne et marocaine de législation et jurisprudence,
au groupe, toujours assez informés, dans cet univers juillet 1930; « Les vestiges de la parenté maternelle en droit coutumier
berbère », Revue africaine, nO 85, 1941, p. 187-211; Capitaine Bendaoud,
d'i?terconnaissance, pour n'être jamais dupes des représen- « L'adoption des adultes par cQhtrat mixte de mariage et de travail chez
tatIons qu'on leur donne, avec la connaissance de la vérité les Beni Mguild », Revue marocaine de législation, doctrine, jurisprudence
objective d'une union qui sanctionne l'alliance forcée entre chérifiennes, nO 2, 1935, p. 34-40; Capitaine Turbet, « L'adoption des
deux unités sociales assez attachées l'une à l'autre négati. adultes chez les Ighezrane », ibid., p. 40 et nO 3, 1935, p. 41).

296 297
LE SENS PRATIQUE LES US.t\YES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

usages, peut compter sur la complicité bienveillante de son (leur position dans la hiérarchie sociale, leur éloignement dans
propre groupe lorsqu'il s'efforce de déguiser en adoption une l'espace, etc.) que les caractéristiques de la cérémonie elle-
union qui, sous la forme cynique du contrat, représente l'in- même et en particulier sa solennité, correspondent très étroi-
version de toutes les formes honorables de mariage et qui, à tement aux caractéristiques mêmes des relations sociales qui
ce titre, est aussi déshonorante pour awrith (<< c'est lui qui les ont rendus possibles et qu'ils tendent à reproduire. La
fait la mariée », dit-on) que pour des parents assez intéressés parenté officielle, publiquement nommée et socialem(~nt
pour donner leur fille à cette sorte dç domestique sans reconnue, est ce qui rend possibles et nécessaires les mar~a.ges
salaire. Et comment le groupe ne s'empresserait-il pas d'en- officiels qui lui donnent la seule occasion de se mobl1ll;er
trer dans le jeu des mensonges intéressés qui tendent à dis- pratiquement comme groupe et de réaffirmer par là s0t,l unité,
simuler qu'il n'a pas su trouver le moyen honorable d'éviter aussi solennelle et artificielle à la fois que les occaSlOns de
à l'amengur de recourir à une telle ex!rémité pour éviter la sa célébration. C'est dans la parenté pratique, c'est-à·dire
« faillite » de sa famille ? dans le champ des relations sans cesse utilisées et ainsi ré~c­
Les stratégies du second ordre qui tendent toutes à trans- tivées pour de nouvelles utilisations, que se trament les marla-
muer des relations utiles en relations officielles, donc à faire ges ordinaires voués par leur fréquence même à l'insignifiance
que des pratiques obéissant en réalité à d'autres principes du non-marqué et à la banalité du quotidie~. La loi génér.ale
paraissent se déduire de la définition généalogique, attei- des échanges veut qu'un groupe consacre a la reproductlon
gnent par surcroît une fin imprévue, en donnant une repré- des relations officielles une part de son travail de reproduction
sentation de la pratique comme faite pour confirmer la repré- d'autant plus importante qu'il est plus haut situé dans la hié-
sentation que l'ethnologue « ritualiste » se fait spontanément rarchie sociale, donc plus riche en relations de cette sorte :
de la pratique. Le recours à' la règle, cet asile de l'ignorance, il s'ensuit que les pauvres, qui n'ont ~ère à .d~pe?ser en
permet de faire l'économie de cette sorte de comptabilité solennités, tendent à se contenter des marlages ordmaltes que
complète des coûts et des profits matériels et surtout symbo- la parenté pratique leur assure, tandis que les riches, c'~st-à­
liques qui enferme la raison et la raison d'être des pratiques. dire les plus riches en parents, demandent plus et sacnfient
plus à toutes les stratégies plus ou moins institutionnalisées
visant à assurer l'entretien du capital social, dont la plus
L'ordinaire et l'extra-ordinaire. importante est sans aucun doute le mariage extraordinaire
avec des « étrangers » de grand prestige.
Loin d'obéir à une norme qui désignerait, dans l'ensemble Parmi les déformations inhérentes à l'ethnologie sponta-
~e la parent~ officielle, tel ou tel conjoint obligé, la conclu- née des informateurs, la plus insidieuse réside sans doute
SIOn des manages dépend directement de l'état des relations dans le fait qu'elle accorde une place disproportionnée aux
de parenté pratiques, relations par les hommes utilisables par mariages extra-ordinaires qui se distinguent des mariages ordi-
les hommes, relations par les femmes utilisables par les fem- naires par une marque positive ou négative. Outre ces sortes
mes, et de l'état des rapports de force à l'intérieur de la de curiosa que l'ethnologue se voit souvent offrir par les
« maison », c'est-à-dire entre les lignées unies par le mariage informateurs de bonne volonté, tels le mariage par échange
conclu à la génération précédente, qui inclinent et autorisent (abdal, deux hommes « échangent» entre eux leurs sœurs),
à cultiver l'un ou l'autre champ de relations. par « ajout » (thirni, deux frères épousent deux sœurs, la
Si l'on admet qu'une des fonctions principales du mariage seconde « s'ajoutant » à la première, le fils épouse la sœur
est de reproduire les relations sociales dont il est le produit, ou même la fille de la seconde femme de son père) ou encore
on comprend immédiatement que les différentes espèces de le lévirat, cas particulier des mariageS par « réparation »
mariage que l'on peut distinguer en prenant pour critère (thiririth, de err, rendre ou reprendre), le discours indigène
aussi bien les caractéristiques objectives des groupes réunis privilégie les cas extrêmes: le mariage entre les cousins paral-

298 299
LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX. DE LA PARENTÉ

lèles, le plus accompli mythiquement, et le mariage unissant matrimoniales originales; les autres mariages lointains
(26 %) ne font que renouveler des relations déjà établies
les grands de deux tribus ou de deux clans différents, le plus (relations « par les femmes » ou « par les oncles mater-
accompli politiquement.
nels », continùment entretenues à l'occasion des mariages,
des départs et des retours de voyage, des deuils et parfois
C'est ainsi que le conte, discours semi-ritualisé à fonction même des grands travaux). Les deux tiers des mariages
didactique, simple paraphrase en forme de parabole du (66 %) sont conclus dans l'aire de la tribu (composée de
proverbe ou du dicton qui lui sert de morale, retient neuf villages) : si l'on excepte les alliances avec le clan
exclusivement les mariages marqués et marquants. D'abord, opposé, très rares (4 %), qui ont toujours une signification
les différents types de mariage avec la cousine parallèle, politique (surtout pour les générations anciennes), en
qu'ils aient pour fin de préserver un héritage politique ou en raison de l'antagonisme traditionnel qui oppose les deux
d'empêcher l'extinction d'une lignée (dans le cas de la fille groupes, les autres unions entrent dans la classe des
unique). Et ensuite les mésallianc~s les plus flagrantes, mariages ordinaires. Alors que l'on compte 17 % de
comme le mariage du chat"huant et de la fille de l'aigle, mariages dans d'autres lignées et 39 % dans le champ des
modèle pur du mariage de bas en haut (au sens social, mais relations pratiques, 6 % seulement des unions sont conclues
aussi au sens mythique, le haut s'opposant au bas comme à l'intérieur de la lignée, soit 4 % avec la cousine parallèle
le jour, la lumière, le bonheur, la pureté, l'honneur, s'oppo- et 2 % avec une autre cousine (les deux tiers des familles
sent à la nuit, à l'obscurité, au malheur, à la souillure et considérées ayant en outre rompu l'indivision) 21.
au déshonneur) entre un homme situé en bas de l'échelle
sociale, un awrith, et une femme issue d'une famille supé- Conclus entre familles unies par des échanges fréquents et
rieure, dans lequel la relation d'assistance traditionnelle anciens, ces mariages ordinaires sont ceux dont on n'a rien à
se trouve inversée du fait de la discordance entre les posi-
tions des conjoints dans les hiérarchies sociale et sexuelle. dire, comme de tout ce qui a toujours été ainsi de tou~ temt;>s,
C'est celui qui a donné, en ce cas le plus haut, qui doit ceux qui n'ont pas d'autre fonction, hors la reproductlOn blO-
aller au secours de celui qui a pris, en ce cas le plus bas : logique, que la reproduction des relations sociales qui les ren-
c'est l'aigle qui doit prendre sur le dos son gendre, le chat- dent possibles 22. Ces mariages, qui sont généralement célébrés
huant, pour lui éviter une défaite humiliante dans la com- sans cérémonie, sont aux mariages extra-ordinaires, conclus
pétition avec les aiglons; situation scandaleuse que dénonce. par les hommes entre villages ou tribus différents ou, plus
le proverbe : « lui donner sa fille et lui ajouter du blé. » simplement, hors de la parenté usuelle, et toujours scellés de
ce fait par des cérémonies solennelles, ce que. le~ échanges de
Contre ces représentations officielles, l'observation et la la vie ordinaire sont aux échanges extra"ordinalres des occa-
statistique établissent que, dans tous les groupes observés, sions extra-ordinaires qui incombent à la parenté de repré-
les unions de loin les plus fréquentes sont les mariages ordi- sentation.
naires, noués le plus souvent à l'initiative des femmes, dans
l'aire de la parenté ou des relations pratiques quî les rendent 21. .Au terme d'une recherche récente, Ramon Bassagana et Ali Sayad
possibles et qu'ils contribuent à renforcer. (op. cit., 1974) ont trouvé, aux Ath Yenni, un taux infime (2/610) de
mariages avec la cousine parallèle ou avec un proche agnat (6/610) et une
proportion significativement plus élevée de mariages avec la fille de l'oncle
Ainsi, par exemple, dans une grande famille du village de maternel (14/610) ou un proche allié (58/610).
Aghbala en Petite Kabylie, sur 218 mariages masculins (le 22. Soit un témoignage particulièrement significatif .: « Dès qu'elle eut
premier pour chaque individu), 34 % ont été contractés son premier fils, Fatima se mit donc en peine de lUi chercher.sa future
épouse; elle essayait plusieurs choix, l'œil ou~ert en toutes Occ~slons, chez
avec des familles situées hors des limites de la tribu; 8 % les voisines dans sa proche souche, dans le village, chez les amiS, dans les
seulement, conclus avec les groupes les plus éloignés à la noces les pèlerinages à la fontaine, à l'étranger et même aux condoléances
fois spatialement et socialement, présentent tous les traits en le~quelles elle est' tenue de paraître : c'est ainsi qu'elle maria tous ses
des mariages de prestige: ils sont le fait d'une seule famille enfants sans problème et comme sans s'en apercevoir » (Yamina Aït Amar
Ou Saïd, 1960).
qui entend se distinguer des autres lignées par des pratiques

300 301
LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

Les mariages. ex!ra-or~in~ires ont en commun d'exclure étranger coupé de son groupe et réfugié dans le village est
les fe~mes ..M~IS a l~ d}fference du mariage entre cousins totalement déconsidéré, le mariage avec un étranger habitant
par~llelesqUl, etant regle entre frères ou entre homme au loin est pestigieux, parce qu'il témoigne de l'ampleur du
s de rayonnement de la lignée ; de même, à l'inverse des mariages
l~ lIgnée, ~vec la bénégiction du. patriarche, se distingue par
la et ~~: la se~ement des manages ordinaires, impensables ordinaires qui suivent des « frayag es» anciens, les mariages
sans.l Interventlon des femmes, le mariage lointain se donne politiques ne sont pas et ne peuvent pas être répétés, parce
officlelle~ent comme politique : conclu en dehors du champ que l'alliance se dévaluerait en devenant ordinaire}. Par là
~es relatlOns usuelles, célébré par des cérémonies qui encore, il est fondamentalement masculin et il oppose sou-
mobi- vent le père à la mère de l'épousée, moins sensible au profit
lIsent, de v~st.es groupes, il n'a de justification que politique
tels, a !a lImIte, les mariages destinés à sceller une paix o~ symbolique qu'il peut procurer et plus attentive aux incon-
une ~llIance. entre les « têtes » de deux tribus 24. Plus com- vénients qu'il présente pour sa fille vouée à la condition d'exi-
munement, il est le mariage du marchê, lieu neutre d'où les lée {thaghribth, l'exilée, l'égarée à l'ouest} 25. Dans la mesure
femmes sont exclu:s et où les lignées, les clans et ies tribus où, par l'intermédiaire des familles et des lignées directement
se rencon,trent, touJ?urs s~r le qui-vive. Il est « publié » sur concernées, il met en relation de vastes groupes, il est de part
le .marche par .le crIeur, a la dIfférence des autres mariages en part officiel et il n'est rien dans la célébration qui ne soit
qUl, ne rassembl~nt que les parents, excluent les invitations strictement ritualisé et magiquement stéréotypé : cela sans
solennelles. Il tra1te la femme comme un instrument politique, doute parce que l'enjeu est si grave, les risques de rupture si
comme ~ne sorte de gage, ou comme une monnaie d'échange, nombreux et si grands, que l'on ne peut s'en remettre com-
p;opre, a 'pro~u~~r des pr.ofits symboliques. Occasion de pro- plètement à l'improvisation réglée des habitus orchestrés.
c~~e: a 1 exhlb1t~on publIq~e et officielle, donc parfaitement
l~gltlme, d~ capItal sy~bolIque de la famille, de donner L'intensité et la solennité des actes rituels' s'accroissent
, si quand on va des mariages conclus dans la famille indivise
Ion reut, dIre, une ~epresentation de sa parenté, et d'accroître
ou dans la parenté pratique aux mariages extra-ordinaires,
par l~. meme ce capItal, au prix de dépenses très importantes, occasions de saisir sous sa forme accomplie un cérémonial
~ obeIt, dans tous ses moments, à la recherche de l'accum
ula- qui se trouve réduit à sa plus simple' expression lorsque le
tIon du capital symbolique (alors que le mariage avec un mariage se situe dans l'univers ordinaire. Les mariages
conclus dans le sous-marché privilégié (celui de l'akham)
23. Si on laisse de côté l'idéalisation mythique (le sang que l'autorité de l'ancien et la solidarité des agnats consti-
ded~ns, etc.) et l'exaItati<?n éthique (honneur, vertu, etc.) q~i laentouren
pureté le
t le tuent en zone franche d'où toute surenchère et toute
ma~lag~ purement agnatlque, on ne dit pas autre chose des mariages
ordmaIres que ce qu'on dit du mariage avec la cousine parallèle
concurrence se trouvent d'emblée exclues, se distinguent par
par exemple, le mariag~ ave~ la fille de la sœur du père est te~u Ainsi un coût incomparablement plus faible que celui des maria-
lapable dlssurer , au meme titre que le mariage avec la cousine parallèle pau; ges extra-ordinaires. La plupart du temps, l'union s'impose
a conco~ e entre les femmes et le respect de l'épouse pour les parents comme allant de soi et, lorsqu'il n'en est pas ainsi, l'inter-
son m~n (so~ k,?a} .et s~ .khalt) ; cela au moindre coût, puisque la d~
'lue cree là nvalIte ImpliCitement déclenchée par tout mariage entre tensio~ cession discrète des femmes de la famille suffit à la réaliser.
~trangers, propol.s du stat~t et des conditions. d'existen
groupes La célébration du mariage est ramenée au strict nécessaire.
ce offerts à la jeune En premier lieu, les dépenses (thaqufats) entraînées par la
epouse n a pas. leu de s msta.ur~r, à ce degré de familiari té.
24. Ces mar!ag~s extra-ordmaires échappent aux contraintes et
c~nvenanced qUi p~sent sur les mariages ordinaires (notamm
aux
ent en ce qu'ils
n ~:mt pas ~«sUlte »). E!1 dehors des cas où le groupe vaincu 25. « Le mariage au loin, c'est l'exil »; « mariage à l'extérieur,
(clan o~ d'exil » (azwaj ibarra, azwaj elghurba), disent souvent les mères mariage
t~lbl}~ donn~y a~ groupe ~amqueur une .femme et où les dont la
slgnI er qu 1. n y avait nI vamqueur nI vaincu procédaideux groupes, pour fille a été donnée à un groupe étranger où elle n'a aucune connaissa
1e fem~el~' il pouvait. aussi arriver que le grdupe vainqueur donnât
ent à un échan e (thamusn i) et encore moins de parenté même éloignée; c'est ce
nce
u:e que chante
1emme.a autre sans r!en prendre. en retour, le mariage unissant aussi la mariée qui a fait ce mariage d'exil : « 0 montagne, ouvre
alors non porte pour l'exilée. Qu'elle voie le pays natal. La terre étrangère est la
,es famillesdles pll}lsl PdUlss~ntes, maiS une petite famille du groupe vainqueu sœur
a une gran e fami e e 1autre groupe. r de mort. Pour l'homme comme pour la femme. »

302 30,
LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

réception ~u c,ort~ge nuptial dans la famille de la jeune mariage par sa foi et sa science. L'accord conclu, la cérémo·
fille son~ tres redUItes ; la cérémonie d'imensi où sera remis
J
nie de l' « engagement » (asarus le dépôt du gage, thim-
J

!e douaIre, groupe seulement les représentants les plus risth), qui a fonction de rite d'appropriation (aâayam, la
I~portants des deux familles qui s'allient (soit une vingtaine désignation ou encore aâallam J le marquage, semblable à
d h?mmes); le trousseau de la mariée (ladjaz) se réduit à celui de la première parcelle labourée, ou mieux, amlak,
trOIS ro~es, deux foulards et quelques autres menus objets l'appropriation au même titre que la terre), est à elle seule
(~ne R~I~e?e chaussures, un haïk) ; le montant du douaire, comme une noce. On y vient chargé de cadeaux non seule-
~egocle a 1 av.ance en fonction de ce que les parents de la ment à l'intention de la mariée (qui reçoit le « gage »
Jeune fille dOIvent a7heter au marché pour doter leur fille qu'on lui destine, un bijou de valeur, et de l'argent de tous
(un matelas, un o~eIller, une malle, à quoi s'ajoutent les les hommes qui la voient ce jour-là - thizri -), mais aussi
couvertures, prodUIts de l'artisanat familial, qui se trans- à l'intention de toutes les autres femmes de la maison; on
mettent de m~re en fille), est remis sans grande cérémonie y ajoute des vivres (semoule, miel, beurre, etc.), des têtes
et sans bluff m camouflage; quant aux dépenses de la noce, de bétail, qui seront égorgées et consommées par les invités
on s'arrange pour les limiter au minimum en faisant ou constituées en un capital appartenant à la mariée. On y
coïncider la fête avec l'Aïd: le mouton traditionnellement vient en nombre, les hommes de la famille annonçant leur
. ~ac:~é à cette occasion couvre les besoins de la noce et les force par les coups de fusil qu'ils tirent comme au jour du
InVItes, retenus chez eux en cette occasion sont plus mariage. Toutes les fêtes célébrées dans l'intervalle qui
n?1?breux à s'excuser. A ces mariages ordin~ires que la sépare cette fête de la noce, sont autant d'occasions d'appor-
VIeIlle n;orale paysanne entoure d'éloges (par contraste avec ter à la fiancée (thislith) sa « part » : de grandes familles
les manages qUI, comme « celui des filles de veuves » séparées par une grande distance, ne peuvent se contenter
dép~ssent les l~mites socialement reconnues à chaqu~ d'échanger quelques plats de couscous; on y joint des
famIlle), les manages extra-ordinaires s'opposent sous tous cadeaux à la mesure de ceux qu'ils unissent. Accordée,
les rapports. PQur concevoir l'ambition d'aller chercher au c'est-à-dire « donnée », « appropriée» et « rappelée au sou-
l~in une ~pouse, il ~aut y être prédisposé par l'habitude venir» par les multiples « parts» qu'on lui a réservées, la
d entre!emr des re!atIOns hors de l'ordinaire, donc par la jeune'fille n'est pas pour aUtant acquise: on met un point
posse~sI~n des aptItudes, en particulier linguistiques, qui d'honneur à laisser à sa famille le temps qu'il lui plaît
s~nt IndIspens~bles en ces .occasions ; il faut aussi disposer d'attendre et de faire attendre. La célébration du mariage
d.un fo.rt capItal. de relatIOns lointaines, particulièrement constitue évidemment le point culminant de l'affrontement
dIspendIeuses, qUI seules peuvent fournir les informations symbolique des deux groupes et aussi le moment des plus
sûres ~t procurer les médiateurs nécessaires à la conclusion fortes dépenses. On dépêche dans la famille de la jeune fille .
du: prolet. Bref, p~ur'pouv~ir mobiliser ce capital au moment thaqufats, soit deux quintaux de semoule et un demi de
u~ile: Il faut aVOIr InVestI beaucoup et depuis longtemps. farine au moins, de la viande (sur pied) en abondance
AInSI, r.:ar exemple, p.our ne considérer que ce cas, les chefs - dont on sait qu'elle ne sera pas toute consommée - , du
de famIlle maraboutlque que l'on prie de servir d'inter- miel (20 litres), du beurre (l0 litres). On cite un mariage où
c~sseurs sont payés en retour de mille manières : le taleb du l'on a conduit dans la famille de la jeune fille un veau, cinq
vIllag~ et ,à pl?s for.t~ raison le ~ersonnage religieux de rang moutons sur pied et une carcasse de mouton (ameslukh).
plus eleve qUI partIcIpe au cortege (iqafafen) est habillé et La délégation des iqafafen était, il est vrai, de quarante
chaussé de neuf par le « maître de la noce » et les dons qui hommes portant fusils, auxquels il faut ajouter tous les
lui. s~mt traditionnellement offerts, en argent lors des fêtes parents et tous les notables que leur âge dispense de tirer
relIgieuses, et;! vi~res, l~~s des récoltes, sont en quelque des coups de feu, soit une cinquantaine d'hommes, Le
sorte proportIOnnes a IImportance du service rendu' le trousseau de la mariée qui en ce cas peut compter jusqu'à
mouton de l'A;ïd qu'on lui offre cette année-là n'est quiune une trentaine de pièces se double d'autant de pièces offertes
des compensatIOns de la « honte» qu'il a encourue en allant aux diverses autres femmes de la famille. Et si l'on entend
solliciter un laïc (qui,. si puissant soit-il , ne détient pas « en souvent dire qu'entre grandi il n'y a pas de chrut (conditions
son cœur » 1a SCience coranique) et en consacrant le exigées par le père pour sa fille avant d'accorder sa main),
304 305
LE SENS PRATIQUE'
LES US~ES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

c'est parce que le statut des familles constitue par soi une Quant au mariage avec la cousine parallèle, il doit la posi-
assurance que les « conditions» ailleurs explicitement stipu-
lées seront ici dépassées en tout cas. Le rituel de la céré-
tion éminente qu'il occupe dans le discours indigène et, par
monie de remise du douaire est l'occasion d'un affrontement voie de conséquence, dans le discours ethnologique, au fait
total des deux groupes dans lequel l'enjeu économique est qu'il est le plus parfaitement conforme à la représentation
aussi indice de capital symbolique et, par là, un prétexte. mythico-rituelle de la division du travail entre les sexes, et,
Exiger un douaire élevé contre sa fille ou payer un douaire en particulier, de la fonction impartie à l'homme et à la
élevé pour marier son fils, c'est dans les deux cas affirmer femme dans les rapports entre les groupes. D'abord, parce
SOn prestige et, par là, acquérir du prestige : les uns et les qu'il constitue l'affirmation la plus radicale du refus de recon-
autres entendent prouver ce qu'ils « valent », soit en naître la relation d'affinité en tant que telle, c'est-à-dire lors-
faisant voir à quel prix les hommes d'honneur, qui savent qu'elle ne se présente pas comme un simple redoublement
apprécier, évaluent leur alliance, soit en manifestant avec de la relation de filiation: « la femme, dit-on, n'unit ni ne
éclat à quel prix ils s'estiment au "travers du prix qu'ils sépare » (on sait la liberté qui est - théoriqu~ment - lais-
sont prêts à payer pour avoir des partenaires dignes d'eux.
sée au mari de répudier son épouse, la situation de quasi-
Par une sorte de marchandage inversé, qui se dissimule
sous les dehors d'un marchandage ordinaire, les deux grou- étrangère qui est celle de l'épouse exogène aussi longtemps
pes s'accordent tacitement pour surenchérir sur le montant qu'elle n'a pas produit un descendant mâle et parfois au-delà,
du douaire, parce qu'ils ont le même intérêt à élever cet enfin l'ambivalence de la relation entre le neveu et l'oncle
indice indiscutable de la valeur symbolique de leurs pro- maternel). On aime à louer l'effet propre du mariage entre
duits sur le marché des échanges matrimoniaux. Et il n'est cousins parallèles, à savoir le fait que les enfants qui en sont
pas de prouesse plus louée que celle du père de l'épouse issus (<< ceux dont l'extraction est sans mélange, dont le sang
qui, au terme d'un marchandage acharné, restitue solennel. est pur ») peuvent être rattachés à la même lignée en passant
nellement une part importante de la somme reçue. Plus la par le père ou par la mère (<< là où il avait sa racine, il a pris
part rendue était importante, plus on en retirait d'honneur, ses oncles maternels », - ichathel ikhawel - ; ou encore,
j
comme si, en couronnant la transaction par un· geste en arabe, « son oncle maternel est son oncle paternel »,
généreux, on entendait convertir en échange d'honneur un
- khalu âammu). Sachant en outre que la femme est ce par
marchandage qui ne pouvait être aussi ouvertement acharné
que parce que la recherche de la maximisation du profit quoi l'impureté et le déshonneur menacent de s'introduire
matériel s'y dissimulait sous la joute d'honneur et sous la dans la lignée (<< la honte », dit-on, « c'est la jeune fille» et le
recherche de la maximisation du profit symbolique 26. gendre est parfois appelé « le voile des hontes 27 »), on voit
aussi que la meilleure, ou la moins mauvaise des femmes,
26. Produits de stratégies élaborées, dont on attend des alliances, les est la femme issue des agnats, la cousine parallèle patrili-
mariages lointains représentent une sorte de placement à court et à lon~ néaire, la plus masculine des femmes - dont la limite, impos-
terme, par lequel on vise à maintenir ou à augmenter le capital social, sible produit d'une imagination patriarcale, est Athéna, sor-
notamment à travers la qualité sociale des « oncles maternels » qu'ils
procurent : on comprend qu'on évite de les défaire à la légère, les relations tie de la tête de Zeus. « Epouse la fille de ton âamm : si elle
les plus anciennes et les plus prestigieuses étant évidemment les mieux
protégées contre la rupture inconsidérée. En cas de répudiation inévitable,
on recourt à toutes sortes de subterfuges pour éviter de dilapider le donc intérêt à sauvegarder les rapports avec ceux dont on ~e sépare et
capital d'alliances. Il arrive qu'on aille « supplier » les parents de la plus la rupture est discrète; on n'exige pas le douaire immédIatement, de
femme répudiée pour qu'ils la rendent, invoquant la jeunesse, l'étourderie, même qu'on ne le refuse pas (la répudiation « g~~tuite » ~t~nt une ?ffense
la brutalité verbale, l'irresponsabilité d'un mari trop jeune pour savoir grave), on attend même q~e la ~emme S?It remanee; o~ eVIte de faIre ?es
apprécier le prix des alliances, ou le fait que la formule n'a pas été comptes trop stricts et d aSSOCIer au reglement du dIvorce des témOInS,
prononcée trois fois, mais une seule, par étourderie, sans témoins. Le surtout étrangers. .
divorce devient une simple fâcherie (thutchh'a). On va jusqu'à offrir de 27. La précocité du mariage s'explique en partie par là.: la leune, fill.e
célébrer une nouvelle noce (avec imensi et trousseau). Si la répudiation est l'incarnation même de la vulnérabilité du groupe. AUSSI le pere n a+I1
se révèle définitive, il y a plusieurs manières de se « séparer » : plus d'autre souci que de se débarrasser au plus tôt de cette menace en la
le mariage a été important, solennel, plus on y a « investi », plus on a plaçant sous la protection d'un autre homme.
306 307
LE SENS PRATIQUE
LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

t~ mâch~,.a~ ?loins elle ne t'avalera pas. » La cousine paral- lignée et la relation à la terre, ce propos d'un informateur
lele patnlineaIre, femme cultivée et redressée s'oppose à la masque la relation réelle, infiniment plus complexe, qui
fiousme p~rallèle matrilinéaire, femme naturell~, tordue, malé- unit un individu à sa cousine parallèle. En fait, le prétendu
. 9u~ .et }m'p~re, ~om~e. le féminin-masculin s'oppose au droit sur la fill~ du frère du père peut être un· devoir, qui
femtntn-femznzn, c est-a-dire selon la structure (du type obéit aux mêm~s principes que l'obligation de venger un
a : b :: hl : b) qui organise aussi l'espace mythique de la mai- parent ou de racheter une terre familiale convoitée par des
son ou du calend~ier agraire 28. On comprend que le mariage étrangers et qui ne s'impose lui-même en toute rigueur que
av~c la fille du frere du père soit béni entre tous et propre à dans des circonstances assez exceptionnelles. Le fait que,
dans le cas de la terre, le droit de préemption (achfad) soit
a;tlrer, les ~énéd,ictions sur le groupe. On lui faisait jouer le formulé et codifié par la tradition juridique savante (dotée
role d un n.te d ouverture de la saison des mariages, chargé d'une autorité institutionnalisée et garantie par les tribu-
fomme le rIte homologue en matière de labours d'exorciser naux) ainsi que par la « coutume » (qanun) n'implique
cl f~n~c~ enfermée dans la mise ert contact du masculin et
u em~mn, du feu et de l'eau, du ciel et de la terre du soc
aucunement que l'on puisse faire de la règle juridique ou
coutumière le principe des pratiques effectivement observées
et d u sIllon, sacrilège inévitable 29. ' en matière de circulation des terres : la vente d'une terre
du patrimoine étant avant tout une affaire interne à la
Il n'est pas d'informateur, ni d'ethnologue, qui ne pro- lignée, le recours aux autorités qui transmuent l'obligation
fesse que, .dans les pays a.rabes et ?erbères, chaque garçon d'honneur en obligation de droit (s'agirait-il de l'assemblée
a un « drolt,» sur sa co~sme. parallde : « Si le garçon veut du clan ou du village) est tout à fait exceptionnel et l'invo-
la fille du fre~e d~ son pere, Il a un droit sur elle. Mais, s'il cation du droit ou de la coutume de chafad (ou achfad)
n~ veut pas, I~ n. est pas consulté. C'est comme la terre. » s'inspire presque toujours de principes quî n'ont rien à
BIe~ qu Il SOIt l~fir.l1l;nent plus proche de la réalité des voir avec ceux du droit, comme l'intention de défier
pr~t1ques q~e le Jurt~hsme ethnologique qui ne soupÇonne l"acquéreur en demandant l'annulation d'une v'ente de terre
meme pas l homologIe entre la relation aux femmes de la tenue pour illégitime, et qui commandent la plupart des
pratiques d'achat et de vente de terres. L'obligation d'épou-
ser une femme qui est dans une situation semblable à celle
28.. lé Chelhod, qui rapporte que « dans le langage trivial d'Alep les de la terre en friche, abandonnée par ses maîtres (athbur, la
prOstltu es sont. appe!ées les "filles de la tante maternelle" » cite 'u . jeune fille, el bur, la friche) s'impose seulement avec moins
un proverbe Frtfien ou se manifeste la même désapprobation à' l'égard d~ d'urgence que l'obligation d'acheter une terre mise en
fartage. avec ,a ll,e de la sœur de la mère : « A caUSe de son caractère
mppr,.l1 a epouse la. fille de sa tante maternelle » (J. Chelhod « L vente par l'un des membres du groupe ou de racheter une
~iY;~~~déc~:brel\96~us~e l~~alJèl~ dtr; 1~5 sBtème, arabe », L:bomme~ terre tombée entre les mains étrangères, terre mal défendue
exprimer. l':lbsence t~tale de reiati~ngénéal~giq~emeOmne deiPt ~abY1Qle, ,pour et mal possédée, et avec infiniment moins de force que
pour mOl ? Pa ' 1 fil d , . « Ues-tu l'impératif de ne pas laisser sans vengeance le meurtre d'un
khalti.» s meme e s e la fille de la sœur de ma mère _ mis 'illis
membre du groupe. Dans tous les cas, l'impérativité du
29. qn peut voir un~ confirm~tion indirecte de la signification accordée devoir est fonction de la position des agents dans la généa-
~u . mariage entre COUSinS paralleles dans le fait ue le erso . logie et aussi, évidemment, de leurs dispositions: ainsi,
etal~ ch:::rgé d'ouvrir ~olerolUellement les labours, qaction Phom~l~~~~ ~u~ dans le cas de la vengeance, l'obligation d'honneur peut
manage Inaugur~l: ne Jouait aucun rôle politique et que sa char e etait
Pfiement honortfzque ou, si l'on veut, symbolique, c'est-à-dire à gla fois devenir un droit à l'honneur aux yeux de certains (le
In me et. respectée. Ce personnage est désigné sous les noms de ameZUJar même meurtre s'étant parfois trouvé vengé deux fois) tandis
(le 2:re{\er), .aneflus (l'h,?mme de confiance) ou encore aqdhim (l'ancien) que d'autres se dérobent ou ne s'exécutent que sous la
:~;l:;, a~gh~~~~t.~~:~a(l~ ~l:e~fe~~cph~~~~' J'~u:o~fi=~~:ml~n~ie~~ed~a{ contrainte; dans le cas de la terre, l'intérêt matériel à
~i:r~x~iic~~;:;:n~ul'g~~~l~~~rr~~fr~ ti:~~;eePtluls sign~fi~atif,
racheter étant évident, la hiérarchie des droits à l'honneur
Ile pabrcel.qu'iÎ et des obligations d'achat est à la fois plus visible et plus
l'homme de 1 (f E •e manage, est u aaras
linguistique et d~~thno~r;Phj/p~~i:: ~~lfa~~l,chl~;~). berbères, Notes d~ souvent transgressée, ce qui ne va pas sans entraîner des
conflits et des transactions très complexes entre les membres
308
309
LE SENS PRATIQUE
LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

de la famille qui se sentent obligés d'acheter mais ne le un douaire trop important: aussi n'est-il pas de manière plus
peuvent pas et ceux qui ont moins de droits-devoirs d'ache- réussie de faire de nécessité vertu et de se mettre en règle.
ter mais ont les moyens de le faire.
Mais un mariage quel qu'il soit ne prend son sens que par
rapport à l'ensemble des mariages compossibles (c'e~t.à-dire,
En fait, contre toute la tradition ethnologique, qui ne fait plus concrètement, par rapport au champ des partenaIres pos-
que reprendre à son compte la théorie officielle (c'est-à-dire sibles) ; en d'autres termes, il se situe sur un continuum qui
c~nforme aux intérêts masculins) selon laquelle tout homme va du mariage entre cousins parallèles au mariage entre mem-
dIspose d'une sorte de droit de préemption sur sa cousine bres de tribus différentes : ces deux mariages marquent les
parallèle (conformément à la représentation officielle accor- points d'intensité maximum des deux valeurs que tout
dant à l'homme la supériorité, donc l'initiative, dans toutes mariage s'efforce de maximiser, soit, d'un côté, l'intégration
les relations entre les sexes), il faut rappeler que le mariage de l'unité minimale et la sécurité et, de l'autre côté, l'alliance
avec la cousine parallèle peut en certains cas s'imposer avec et le prestige, c'est-à-dire l'ouverture vers le dehors, vers les
une nécessité qui n'est pas pour autant celle de la règle étrangers. Le choix entre la fusion et la fission, entre le
généalogique. dedans et le dehors, entre la sécurité et l'aventure, s'impose
Dans la pratique, en effet, ce mariage idéal est souvent à propos de chaque mariage: s'il assure le maximum d'inté-
un choix forcé que l'on s'efforce parfois de donner pour le gration au groupe minimum, le mariage avec la cousine paral-
choix, de l'idéal, faisant ainsi de nécessité vertu , et qui , comme lèle ne fait que redoubler la relation de filiation par la relation
on l a vu, se, rencontre souvent dans les lignées les plus pau- d'alliance, gaspillant ainsi, par cette sorte de redondance, le
v~es ou les lignes les plus pauvres des lignées dominantes (les pouvoir de créer des alliances nouvelles que représente le
cl1ents). Il est en tout cas le .fait de groupes caractérisés par mariage; le mariage lointain, au contraire, ne p~ut procurer
une. forte volonté d'affirmer leur distinction) parce qu'il a des alliances prestigieuses qu'en sacrifiant l'intégration de la
t?uJ?~rs 'p~ur effet obje,cti~de renforcer l'intégration de lignée et la "relation entre les frères, fondement de l'unité
1umte mmimaie et, correlatIVement, sa distinction par rap- agnatique. C'est ce que répète obsessionnellement le discours
port aux autres unités. Prédisposé par son ambiguïté à jouer indigène. Le mouvement centripète, c'est-à-dire l'exaltation
le rôle de beau mariage du pauvre, il offre une issue élégante du dedans, de la sécurité, de l'autarcie, de l'excellence du
à tous ceux qui, à la façon du noble ruiné incapable de mar- sang, de la solidarité agnatique, appelle toujours, même pour
quer autrement que sur le terrain symbolique son souci de s'y opposer, le mouvement centrifuge, l'exaltation de l'al-
n.e pas déroger, entendent trouver dans l'affectation du rigo- liance de prestige. Sous les dehors de l'impératif catégorique
rISme un moyen d'affirmer leur distinction, comme telle ligne se dissimule toujours le calcul de maximum et de minimum,
séparée de son groupe d'origine et soucieuse de rtlaintenir son la recherche du maximum d'alliance compatible avec le main-
originaHté, telle famille prétendant affirmer les traits distinc- tien ou le renforcement de l'intégration entre les frères. Cela
tif~ de s~ lignée par une surenchère de rigueur (c'est à peu se voit à la syntaxe du discours, qui est toujours celle de la
pres toujours le cas d'une famille particulière dans les com- préférence: « Mieux vaut protéger son point d'honneur (nif)
~un.-aut~s Ta~~boutiques), tel clan entendant marquer sa que de le dévoiler aux autres » ; « je ne sacrifie pas adhrum
dIstmction a 1egard du clan opposé par une observance plus (la lignéè) à aghrum (la galette) ». « Le dedans est mieux
rigoureuse des traditions (c'est le cas des Aït Madhi à Aït que le dehors. » « Première folie (audace, coup risqué) :
Hichem), etc. Du fait qu'il peut apparaître comme le mariage donner la fille de âamm aux autres hommes; deuxième folie:
le plus. sacré et, dans certaines conditions, le plus « distin- aller au marché sans bien; troisième folie : rivaliser avec
gue », Il est la forme de mariage extra-ordinaire que l'on peut les lions sur la cime des montagnes. » Ce dernier dicton est le
s'off~ir au moindre coût, sans avoir à dépenser pour la céré- plus significatif, puisque, sous l'apparence d'une condamna-
mome, à entrer dans des négociations hasardeuses et à verser tion absolue du mariage lointain, il reconnaît expressément
310 31.1
LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

la logique dans laquelle il se situe, celle de l'exploit, de la les notables les plus repésentatifs de la parenté de représenta-
prouesse, du prestige. Il faut un prestige fou et une audace tion qui, agissant en garants expressément n:~ndatés de la
folle pour oser se rendre au marché sans argent avec l'inten- volonté de leur groupe et en porte-parole explicItement auto-
tion d'y faire des achats, comme il faut un courage fou pour risés, apportent leur médiation et leur ~ntercessio!l; en m~me
défier les lions, les étrangers courageux auxquels les fonda- temps qu'un témoignage éclatant du capItal sYrn.boliqu~ ~ une
teurs de cité doivent arracher leur femme, d'après nombre de famille capable de mobiliser des hommes aUSSI ptestI~I~UX ~
légendes d'origine. ce sont en définitive les deux groupes dans leur totalite qUI
interviennent dans la décision en soumettant à une discussion
passionnée les projets matrimoniaux, les comptes r~ndus. de
Stratégies matrimoniales et reproduction sociale. l'accueil accordé aux propositions des délégués et l'onentatlon
à donner aux négociations ultérieures. C'est dire, à l'intention
Les caractéristiques d'un mariage d, en particulier, la posi- des ethnologues qui s'estiment sat~sfait~ 10~squ'i1~ ~nt c~rac­
tion qu'il occupe en un point déteminé du continuum qui va térisé un mariage par sa seule determmatton genealoglque,
du mariage politique au mariage avec la cousine parallèle qu'au travers de 'la représen~at~on qt;tasi théâtra~e que chaque
dépendent des fins et des moyens des stratégies collectives groupe donne de lui-même a l ?CCaSlOn, du ~ana~e, les ,d~ux
des groupes intéressés. L'issue de chacune des parties du jeu groupes procèdent à une enq~ete systema:u!u~ VIsant a eta-
matrimonial dépend d'une part du capital matériel et symbo- blir l'univers complet des vanables caractenstl:ques non seu-
lique dont disposent les familles en présence, de leur richesse lement des deux conjoints (âge et surtout écart des âges, his-
en instruments de production et en hommes, considérés à la toire matrimoniale antérieure, rang de naissance, rapports
fois comme force de production' et de reproduction et aussi, de parenté théorique et prat~que a-yec le dét~nteyr de l'a';to-
dans un état ancien, comme force de combat et par là comme rité dans la famille, etc.) malS auSsI de leur lignee : les nego-
force symbolique, et d'autre part de la compétence qui permet ciations et les transactions de toutes sortes que supposent les
aux responsables de ces stratégies de tirer le meilleur parti de grands mariages 'lointains sont une occasion d'exhiber et ~e
ce capital, la maîtrise pratique de la logique économique (au mesurer le capital d'honneur et d'hommes d'honneur dont dis-
sens le plus large) étant la condition de tla production des posent les deux lignées, la qualité du réseau d'alliances sur
pratiques tenues pour « raisonnables» dans le groupe et posi- lequel elles peuvent compter ~t des gr0t;t~es auxquels e~les
tivement sanctionnées par les lois objectives du marché des sont traditionnellement opposees, la pOSItIon de la famIlle
biens matériels ou symboliques. dans son groupe - information particulièrement importante,
La stratégie collective qui conduit à tel ou tel « coup » parce que l'étalage de parents presti~iet;tx peut dissi~~ler une
(dans le cas du mariage ou en tout autre domaine de la pra- position dominée dans un groupe emment - et l etat des
tique) n'est autre chose que le produit d'une combinaison des relations qu'elle entretient avec les autres membre.s de. so?-
stratégies des agents intéressés qui tend à accorder à leurs groupe, c'est-à-dire le degré d'intégration de la famtl!e (m~h:
intérêts respectifs le poids correspondant à ,leur position au vision, etc.), la structure des rapports ~e ~orce ~t ~ autonte
moment considéré dans la structure des rapports de force au dans l'unité domestique (et, en partIculier, s agIssant de
sein de l'unité domestique. Il est remarquable en effet que les marier une fille, dans l'univers féminin), etc. .
négociations matrimoniales sont réellement l'affaire de tout Dans une formation sociale orientée vers la reproductlOn
le groupe, chacun jouant son rôle à son moment et pouvant simple, è'est-à-dite vers la reproduction biologique du groupe.
de ce fait contribuer à la réussite ou à l'échec du projet: ce et la production de la quantité de biens nécess~ites à sa SUbSIS-
sont d'abord les femmes, chargées des contacts officieux et tance et, indissociablement, vers la reproduction de la struc-
révocables, qui permettent d'entamer les négociations semi- ture des rapports sociaux et idéologiques dans lesquels. et par
officielles sans risquer quelque rebuffade humiliante ; ce sont lesquels s'accomplit et se légitime l'activité de production, les

312 313
LE SENS PRATIQUE
LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

stratégies des différentes catégories d'agents dont les intérêts reproduction et, moins encore, de marchandises ou même de
peuvent s'0f.'poser à l'intériel7r de l'unité domestique (entre « propriétés » : les agressions contre ces biens inséparable·
a,?tres o~cas}~ns, lo:s du manage) ont pour principe les sys- ment matériels et symboliques sont des agressions contre
tem~s d mter~ts qUi leur sont objectivement assignés par ·le leur maître, contre son nif} c'est-à..di.re sa « puissance », son
syste.me d~s dIs:positions caractéristiques d'un mode de repro- être tel que le groupe le définit. La terre aliénée, comme le
d~ctton determmé. Ces dispositions qui orientent la fécon. viol ou le meurtre non vengés, représentent des formes dif-
d~t~ la fi~ation~ la résid~nce" l'hér~tage et le mariage par férentes de la même ùffense, qui appellent dans tùus les cas
r~ference a l~ meme fonctlon, a saVOIr la reproduction biolo- la même riposte du point d'honneur : de même qu'on
gIque et socIale du groupe, sont objectivement concertées 30. « rachète» le meurtre, mais dans la logique de la surenchère
Dans une économie caractérisée par là distribution relative- symbolique, en frappant s'il se peut la personne la plus pr~che
m~nt é~ale.d.e~ moyens d~ production (le plus souvent possé. du meurtrier ou le notable le plus en vue du groupe, de meme
d~~ ~n md1VlslOn par le lIgnage) et par la faiblesse et la sta- on « rachète » à tout prix une terre ancestrale, même peu fer·
h,I1lte des ~orces productiyes qui excluent la production et tile, pour effacer ce défi permanent lancé au point d'honneur
1 accumulatIOn de surplus Importants, donc le développement du groupe; cela parce que, dans la logique du défi, la meil-
d'u?e .différen~i.ation économique nettement marquée, l'ex- leure terre, techniquement et symboliquement, est la plus
plOItatIOn famIlIale a pour but l'entretien et la reproduction intégrée au patrimoine, comme l'homme en qui l'on peut
de la famille, non la production de valeurs. Dans de telles atteindre le plus solennellement, donc le plus cruellement,
conditions, l'abondance d'hommes constituerait sans doute le groupe, est celui qui en est le plus représentatif. La morale
une surcharge si, adoptant un point de vue strictement éco- de l'honneur est l'expression transfigurée de cette logique
nomique, on y vùyait seulement des « bras» et, du même économique; plus généralement, elle est la mùrale de l'inté-
coup, des « ventres» (cela d'autant plus que la Kabylie a rêt des formations sociales, des groupes ou des classes dùnt
cor;n~ ~~ tous temps une main-d'œuvre flottante de pauvres le patrimoine, comme ici, fait une place importante au capital
qUi, a l epoque d~s grands t;avaux, se constituaient en équi- symbolique.
~es pass~nt, de vI~lage en vIllage). En fait, l'insécurité poli-
t~que ql7 I ,s entretIent elle-même en engendrant les disposi- On fait une différence tranchée entre le nif, le point
tIOns eXIgees par la riposte à la guerre, à la rixe au vol ou à d'honneur, et la h'urma} l'honneur, l'ensemble de ce qui est
la vengeance était sans doute au principe de 1;
valorisation h'aram, c'est-à-dire interdit, ce qui fait la vulnérabilité du
groupe, ce qu'il possède de plus sacré (et du même coup
des hommes comme « fusils », c'est-à-dire non seulement entre le défi, qui atteint seulement le point d'honneur, et
comme force de travail mais aussi comme force de combat : l'outrage sacrilège). Le simple défi lancé au point d'honneur
la terre ne vaut que par les hommes qui la cultivent mais (thirzi nennif, le fait de mettre au défi ; sennif, par le nif,
aussi la défer:der;t. Si le patrimoine de la lignée, que symbolise chiche! je te mets au défi!) se distingue de l'offense qui
le nom, se defihlt Mn seulement par la possessiùn de la terre attente à l'honneur. On tourne en dérision l'attitude de ce
et de la. maison, biens précieux, donc vulnérables, mais par la nouveau riche qui, pour tâcher de réparer une atteinte à
posseSSIOn des moyens d'en assurer la protection, c'est-à-dire la h'urma, mit soh offenseur au défi de le battre à la course
l~s ~ommes, c'est que .la terre et les femmes ne sont jamais ou d'étaler sur le sol plus de billets de mille francs que lui,
redUItes au statut de SImple instrument de production ou de confondant l'ordre du défi et l'ordre de l'offense. L'atteinte
à la h'urma tend à exclure les dérobades ou les arrangements
tels que la diya, compensation versée par la famille du
meurtrier à la famille de la victime. De celui qui l'accepte,
. 30. Dan~ u~ tel système, les ratés des mécanismes de reproduction c'est-à-
fml·la ,mesallzance matrimwniale, la stérîlité qui entraîne la disparition de on dit : « C'est un homme qui a accepté de manger le sang
a. I~nee, la rupture de l'indivision, constituent sans doute les facteurs de son frère; pour lui, il n'y a que le ventre qui compte. »
prmClpaux des transformations de la hiérarchie économique et sociale. Dans le cas d'une offense, serait-elle commise indirecte-
314
315
LE SENS PRATIQUE
LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

ment ou par mégarde, la pression de l'opinion est telle qu'il


n'y a .lilaS d'autre choix que la vengeance ou le déshonneur l'imposition de sa domination et de la satisfaction de ses inté-
et l'eXIl. rêts ; par suite, la seule menace contre la puissance du groupe,
.Seule la vigilance pointilleuse et active d~ point d'honneur en dehors de la stérilité des femmes, est la fragmentation du
(m/) est c~pable de garantir l'intégrité de l'honneur (h'urma) patrimoine matériel et symbolique qui résulte de la discorde
___ expose par nature, en tant que sacré, à l'outrage sacri- entre les hommes. De là les stratégies de fécondité qui visent
lege -: et, de p~ocu:er la considération et la respectabilité à produire le plus d'hommes possible et le plus vite possible
accordees a celUI qUI a assez de point d'honneur pour tenir (par la précocité du mariage) et les stratégies éducatives qui,
son ,honneur à l'abri de l'offense. La h'urma au sens de en inculquant une adhésion exaltée à la lignée et aux valeurs
sacre. (h:aram), le nif, la h'urma au sens de respectabilité, d'honneur, expression transfigurée du rapport objectif entre
s0l?-t Ins~parables. Plus une famille est vulnérable, plus elle les agents et leur patrimoine matériel et symbolique toujours
dOIt aVOIr de nif J??ur défendre ~es •valeurs sacrées et plus menacé, concourent à renforcer l'intégration de la lignée et à
sont grand~ l~ m~rIte et la consIdération que l'opinion lui détourner vers l'extérieur les dispositions agressives. « La
a~~o~de ; aInSI, lOIn de contredire ou d'interdire la respecta-
bd~te, .la pauvreté ne fait que redoubler le mérite de celui terre ,c'est du cuivre (neh'as) ; les bras, c'est de l'argent. »
5lUI , bIen que particuli,è~ement exposé à l'outrage, parvient à L'ambiguïté même de ce dicton - neh'as signifie aussi jalou-
dmp~se~ le ~espect. ReCIproquement, le point d'honneur n'a sie -. introduit au principe de la contradiction que la cou-
. e sI~nIficatlOn et de fonction que chez un homme pour qui tume successorale engendre en attachant au patrimoine, par
~l eXIS!e des choses qui méritent d'êtres défendues. Un l'héritage à parts égales, tous les hommes disponibles mais
d~re depourvu ~e sa~ré (comme le célibataire) pourrait se en menaçant du même coup la terre ancestrale d'émiettement
I~penser de ,POInt d honneur, parce qu'il serait d'une cer- en cas de division égale entre des héritiers très nombreux, et
taIne façon Invulnérable. Ce qui est h'aram (c'est-à-dire surtout en plaçant au cœur même du système. le principe
exactement, tabou), c'est essentiellement le sacré gauche' d'une compétition pour le pouvoir sur l'économie et la poli-
}a, h:u~ma, c'est-à-dire le dedans et plus prédsément l'univer~ tique domestiques: compétition et conflit entre le père et les
emIn~n.' le monde du secret, l'espace dos de la maison par fils, que ce mode de transmission du pouvoir maintient en
O?pOSI!lOn au dehors, au monde ouvert de la place publique
reserve a.ux hommes. Le sacré droit, Ce sont essentiellemen~ tutelle aussi longtemps que vit le patriarche (nombre de
i~ les fusIls », c'est-à-dire le groupe des agnats, des « fils de mariages entre cousins parallèles étant conclus par le « vieux »
oncle paternel », tous ceux dont la mort doit être vengée sans que les pères soient consultés) ; compétition et conflit
par e sang et t~us ceu~. qui ont à accomplir la vengeance entre les frères ou entre les cousins qui, au moins lorsqu'ils
du sang. Le. fusd est 1Incarnation symbolique du nif du deviennent pères à leur tour, sont inévitablement voués à se
g~o~pe agnatl.que, du nif entendu comme ce qui peut être découvrir des intérêts antagonistes 31. Les stratégies des agnats
h'
âefit ce qUI permet de ~el~v7r le défi. Ainsi, à la passivité
e. a durm~, de nature femInIne, s'oppose la susceptibilité
sont dominées par l'antagonisme entre les profits symboliques
de l'unité politique et de l'indivision économique qui la
d~6v7. u mf, l~ vertu masculine par excellence. C'est en garantit et les profits matériels de la rupture, sans cesse rap-
e nItlye, du mf comme capadté de combat (physiqu~ ou pelés par l'esprit de calcul qui, refoulé chez les hommes, peut
symbotqu.e) que dépend la défense du patrimoine matériel plus ouvertement s'exprimer chez les femmes, structurale-
et sym ,ohbq.ul.e du groupe, qui fait à la fois sa puissance et
sa vu lnera 1 Hé.
31. Et, de fait, les coutumiers qui prévoient tous sans exception des
sanctions contre celui qui se fait le meurtrier de celui dont il doit hériter
~es hommes :~nstituent une force politique et symbolique témoignent que les conflits ouverts étaient fréquents : « Si un individu
tue un parent (dont il est héritier) injustement et pour en hériter, la
qUI .est .la condlt1on, de la protection et de l'expansion du djemaa prendra tous les biens du meurtrier » (Qanun de la tribu des
patrIm01~e, de la defense du groupe et de ses biens contre Iouadhien rapporté in A. Hanoteau et A. Letourneux, La Kabylie et les
les empletements de la violence, en même temps que de coutumes kabyles, Paris, Imprimerie nationale, 1873, t. III, p. 432; cf.
aussi p. 356, 358, 368, etc.).
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317
LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

ment inclinées à être mbins sensibles aux profits symboliques cas où le détenteur du pouvoir domestique a de longue date
procurés par l'unité politique et plus libres de s'attacher aux préparé sa succession par la manipulation des aspirations, par
profits proprement économiques. l'orientation de chacun des frères vers la « spéciadité » qui
lui convenait dans la division du travail domestique, la
Le prêt entre femmes est considéré comme l'antithèse de concurrence pour le pouvoir interne est à peu près inévitable,
l'échange d'honneur; et, de fait, il est plus près de la et elle ne peut se sublimer en compétition d'honneur qu'au
vérité économique de l'échange que le commerce masculin. prix d'un contrôle incessant des hommes sur eux-mêmes et du
De celui qui, à l'opposé de l'homme d'honneur soucieux de groupe sur chacun d'eux; mais les forces de cohésion que
ne pas gaspiller son capital de « crédit », se laisse trop
facilement aller à emprunter, surtout de l'argent, et qui, à constituent l'indivision de la terre et l'intégration de la
force de pâlir de honte toutes les fois qu'il sollicite un prêt, famille - institutions qui se renforcent mutuellement - se
a le visage « jaune », on dit que,.« pour lui, le prêt est heurtent continûment aux forces de fission telles que la
pareil à celui des femmes ». L'opposition entre les deux « jalousie» que suscite la distribution inégale des pouvoirs ou
« économies» est si marquée que l'expression err arrt'al, des responsabilités ou encore la discordance entre les contri-
employée aussi pour exprimer le fait d'accomplir la ven- butions respectives à la production et à la consommation (<< le
geance, signifie restitution de don, échange, dans le langage travail du laborieux a été mangé par celui qui est adossé au
des hommes, tandis qu'elle signifie « rendre le prêt» dans mur 33 »). En général, l'autorité sur la répartition des travaux,
le langage des femmes. Les conduites de prêt sont effecti- le contrôle des dépenses et la gestion du patrimoine, ou sur
vement plus fréquentes et plus naturelles chez les femmes les relations extérieures de la famille (alliances, etc.), incombe
qui prêtent et empruntent n!importe quoi pour n'importe en fait ou en droit à un seul, qui s'approprie ainsi les profits
quel usage; il s'ensuit que la vérité économique, contenue
dans le donnant-donnant, affleure plus nettement dans les
symboliques procurés par les sorties au marché, la présence
échanges féminins qui connaissent les échéances précises aux assemblées de clan ou aux réunions plus exceptionnelles
(<< jusqu'à l'accouchement de ma fille ») et le calcul précis de notables de la tribu, etc. Et cela sans parler du fait que
des quantités prêtées. ces charges ont pour effet de dispenser celui qui les assume
des travaux continus, qui ne souffrent ni délai, ni interruption,
Bref, les intérêts symboliques et politiques attachés à c'est-à-dire les moins nobles.
l'unité de la propriété foncière, à l'étendue des alliances, à la Objectivement unis, pour le pire sinon pour le meilleur,
force matérielle et symbolique du groupe des agnats, et aux les frères sont subjectivement divisés, jusque dans la solida-
valeurs d'honneur et de prestige qui font la grande maison rité : « Mon frère », disait un informateur, « est celui qui
(akham amoqrane), militent en faveur du renforcement des défendrait mon honneur si mon point d'honneur venait à être
liens communautaires; au contraire, comme ie montre le fait en défaut, donc celui qui me sauverait du déshonneur mais en
que la fréquence des ruptures d'indivision n'a cessé de croître me faisant honte ». « Mon frère », disait un autre, rappor-
avec la généralisation des échanges monétaires et la diffusion tant les propos d'une personne de sa connaissance, « est
(corrélative) de l'esprit de calcul, les intérêts économiques
(au sens étroit), notamment ceux gui touchent à la consom- travail pour le. consacrer à des biens de consommation plutôt qu'à des
mation, poussent à la rupture d'indivision 32. Mème dans les biens symboliques, capables d'accroître le prestige ou le rayonnement de
la famille.
33. Sans prendre parti sur le sens de la relation entre ces faits, on
32. L'affaiblissement des forces de cohésion, qui est corré'atif de peut noter que les « maladies de jalousie aiguë » (aigre) font l'objet d'une
l'effondrement du cours des valeurs symboliques, et le renforcem~nt des attention extrême de la part des parents et en particulier des mères, qui
forces de disruption qui est lié à l'apparition de sources de revenus disposent de tout un arsenal de rites curatifs et prophylactiques (pour
monétaires et à la crise consécutive de l'économie paysanne, conduisent exprimer une haine irréductible, on évoque le sentiment du petit garçon
au refus de l'autorité des anciens, de la vie paysanne dans ce qu'elle a qui, brutalement privé de l'affection de sa mère par la venue d'un nouveau-
d'austère et de frugal, et à la prétention de disposer du profit de son né, est maigre et pâle comme le moribond ou le « constipé »).

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LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

celui qui, si je mourais, pourrait épouser ma femme et qui belle-sœur), c'est qu'il vise à neutraliser pratiquement les
serait loué pour cela. » L'homogénéité du mode de produc- principes de division entre les hommes. Cela va tellement de
tion des habitus (c'est-à-dire des conditions matérielles d'exis- soi que la recommandation rituelle du père à ses fils
tence et de l'action pédagogique) produit une homogénéisa- « N'écoutez pas votre femme, restez unis entre vous! »
tion des dispositions et des intérêts qui, loin d'exclure la s'entend naturellement : « Mariez vos enfants entre eux. »
concurrence, peut en certains cas l'engendrer en inclinant Tout se passe en effet comme si cette formation sociale avait
ceux qui sont le produit des mêmes conditions de production dû s'accorder officiellement cette possibilité refusée par la
à reconnaître et à rechercher les mêmes biens, dont toute la plupart des sociétés comme incestueuse, pour résoudre idéolo-
rareté. peut tenir à cette concurrence. Groupement monopo- giquement la tension qu'elle porte en son centre même. On
liste défini, comme dit Max Weber, par l'appropriation exclu- aurait sans doute mieux compris l'exaltation du mariage avec
sive d'un type déterminé de biens (terres, noms, etc.), l'unité la bent âamm (cousine parallèle) si l'on avait noté que bent
domestique est le lieu d'une concurrence pour ce capital ou, âamm a fini par désigner l'ennemi ou, du moins, l'ennemi
mieux, pour le pouvoir sur ce capital qui menace continû- intime et que l'inimitié se dit thabenâammts) « celle des
ment de détruire ce capital en détruisant la condition fonda- enfants de l'oncle paternel ». Il faut se garder de sous-estimer
mentale âe sa perpétuation, c'est-à-dire la cohésion du groupe la contribution que le système de valeurs et les schèmes de la
domestique. pensée mythîco-rituelle apportent à la réduction symbolique
Clé de voûte de la structure familiale, la relation entre les des tensions, de celles notamment qui parcourent l'unité
frères en est aussi le point le plus faible, que tout un ensemble agnatique, qu'il s'agisse des tensions entre frères ou des ten-
de mécanismes visent à soutenir et à renforcer 34, à commen- sions entre générations.
cer par le mariage entre cousins parallèles, résolution idéologi- S'il n'eSt pas besoin d'insister sur la fonction de légitima-
que, parfois réalisée en pratique, de la contradiction spécifi- . tion de la division du travail et du pouvoir entre les sexes
que de ce mode de reproduction. Si le mariage avec la cousine que remplit un système mythico-rituel tout entier dominé
parallèle est une affaire d'hommes 35, conforme aux inté- par les valeurs masculines, il est sans doute moins évident
rêts des hommes, c'est-à-dire aux intérêts supérieurs de la que la structuration sociale de la temporalité, qui organise'
lignée, conclue souvent à l'insu des femmes et contre leur les représentations et les pratiques et dont les rites de passage
volonté (lorsque les épouses des deux frètes s'entendent mal, sont la réaffirmation la plus solennelle, remplit une fonction
l'une ne souhaitant pas introduire chez elle la fille de l'autre, politique en manipulant symboliquement les limites d'âge)
l'autre ne voulant pas placer sa fille sous l'autorité de sa c'est-à-dire les limites entre les âges, mais aussi les limites
imposées aux différents âges. Le découpage mythico-rituel
34. Il est significatif que les coutumiers qui n'interviennent qu'exception- introduit dans le cours continu de l'âge des discontinuités
nellement dans la vie domestique favorisent explicitement l'indivision absolues, socialement et non biologiquement constituées
(thidukli bukham ou zeddi) : « Les gens qui vivent en association de
famille, s'ils se battent, ne paient pas d'amende. S'ils se séparent, ils
(comme le sont les signes corporels de vieillissement), mar-
paient comme les autres » (A. Hanoteau et A. Letourneux, op. cit., III, quées par le symbolisme des attributs cosmétiques et vesti-
p. 423. mentaires, décorations, ornements ou insignes, par où s'ex-
35. Voici une description typique de la conclusion de cette sorte de
mariage : « Il n'avait pas encore commencé à marcher que son père le prime et se rappelle la représentation des usages du corps
maria. Un soir, après avoir soupé, Arab s'en fut chez son frère plus âgé convenant à chaque âge social ou, au contraire, inconvenants,
(dadda). Ils bavardèrent. La femme de son frère tenait sa fille sur s/'- parce que propres à disloquer le système des oppositions
genoux; la petite fille Se mit à tendre les bras vers son oncle qui la prit
en disant : « Que celle-ci Dieu en fasse celle d'Idir! N'est-ce pas ainsi entre les générations (comme les rites de jouvence, inversion
dadda, tu ne refuseras pas? » Son frère lui répondit : « Que veux-tu parfaite des rites de passage). Les représentations sociales des
aveu~17? La lumière!. Si tu m'ôtes le souci qu'elle me procure, oue Dieu' différents âges de la vie et des propriétés qui leur sont atta-
t~ deltvre de tes SOUCIS. Je te la donne avec son grain et sa paille, pour
rIen! » (Yamina Aït Amar Ou Saïd, op. cit.). chées par définition expriment, dans leur logique propre, les

320 321
LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

rapports de force qui s'établissent entre les classes d'âge et négatif capable de suppléer à la déficience des principes posi-
dont elles contribuent à reproduire à la fois l'union et la tifs 37. « Je hais mon frère, mais je hais celui qui le hait. »
division par des divisions temporelles propres à produire à la S'il est vrai que le mariage représente une des occasions
fois la continuité et la rupture. A ce titre, elles font partie principales de conserver, d'augmenter ou d'amoindrir (par
des instruments institutionnalisés de maintien de l'ordre sym- la mésalliance) le capital d'autorité que confère une forte
bolique et, par là, des mécanismes de reproduction de l'ordre intégration et le capital de prestige attaché à un réseau d'al-
social dont le fonctionnement même sert les intérêts de ceux liés étendu (nesba), il reste que tous les membres de l'unité
qui occupent une position dominante dans la structure sociale, domestique qui interviennent dans la conclusion du mariage
les hommes d'âge mûr 36, ne reconnaissent pas au même degré leurs intérêts particu·
En fait, les forces de cohésion techniques et symboliques liers dans l'intérêt collectif de la lignée. La tradition succes-
s'incarnent dans la personne de l'ancien, djedd, dont l'auto- sorale qui exclut la femme de l'héritage, la vision mythique
rité se fonde sur le pouvoir d'exhérédation et sur la menace du monde qui ne lui accorde qu'une existence diminuée et ne
de malédiction et surtout sur l'adhésion aux valeurs symboli- lui octroie jamais la pleine participation au capitalsymbo-
sées par thadjadith (de djedd, père du père, l'ensemble des lique de sa lignée d'adoption, la division du travail entre les
ascendants communs à ceux qui se réclament d'un même sexes qui la voue .aux tâches domestiques, laissant à l'homme
ancêtre, réel ou mythique), la communauté d'origine et d'his- les fonctions de représentation, tout concourt à identifier les
toire qui fonde les unités officielles. Le patriarche assure intérêts des hommes aux intérêts matériels et surtout symbo-
l'équilibre entre les frères par son existence même, puisqu'il liques de la lignée, cela d'autant plus complètement qu'ils
concentre tous les pouvoirs et tous les prestiges, et aussi, détiennent une autorité plus grande au sein du groupe des
bien sûr, en maintenant èntre eux (et leurs épouses) la plus agnats. Et de fait, les mariages d'hommes que som le mariage
stricte égalité tant dans le travail (les femmes assurant par avec la cousine parallèle et le mariage politique témoignent
exemple à tour de rôle le travail domestique, préparation des sans aucune équivoque que les intérêts des hommes sont plus
repas, transport de l'eau, etc.) que dans la consommation. directement identifiés aux intérêts officiels de la lignée et que
Ce n'est pas par hasard que la crise survient si souvent lors- leurs stratégies obéissent plus directement au souci de ren-
que le père meurt alors que tous ses fils sont à l'âge d'homme forcer l'intégration de l'unité domestique ou le réseau d'al-
et qu'aucun d'eux ne dispose d'une autorité affirmée (en liances de la famille. Quant aux femmes, ce n'est pas par
vertu de l'écart d'âge ou de tout autre principe). Mais au hasard que les mariages dont elles sont responsables appar-
niveau de l'unité domestique comme dans des unités plus lar- tiennent à la classe des mariages ordinaires ou, plus exacte-
ges, clan ou tribu, la force relative, extrêmement variable, ment, qu'on leur laisse seulement la responsabilité de ces
des tendances à la fusion et à la fission dépend primordiale- mariages 38 : étant exclues de la parenté de représentation,
ment du rapport qui s'instaure entre le groupe et les unités
37. J. Chelhod rappelle à juste raison que toutes les observations
extérieures, l'insécurité fournissant un principe de cohésion s'accordent sur le fait que la tendance au mariage' endogamique qui est
plus marquée dans les tribus nomades en perpétuel état de guerre que dans
36. Que Ce soit par l'intermédiaire de leur droit sur l'héritage,qui se les tribus sédentarisées, tend à réapparaître ou à s"accentuer en cas de
prête à toutes sortes d'utilisations stratégiques, depuis la menace de menace de guerre ou de conflit (J. Chelhod, loc. cit.). De même, en Kabylie,
l'exhérédation jusqu'au simple retardement de la transmission effective ceux qui perpétuent l'indivision - ou les apparences de l'indivision -
des pouvoirs, ou par l'intermédiaire du monopole des négociations matrimo- invoquent souvent le danger qu'il y aurait à se séparer tant que des
niales, qui leur est officiellement reconnu et qui autorise aussi toutes sortes familles rivales demeurent unies.
de stratégies, les anciens disposent des moyens de jouer avec les limites 38. Il arrive que la « vieille» (thamgharth), parvenant à ,s'immiscer, à
socialement reconnues de la jeunesse. (On trouvera une analyse des stratégies la faveur des négociations secrètes, dans un mariage entièrement réglé par
par lesquelles les chefs de maison noble maintenaient leur héritier à l'état les hommes, fasse promettre à thîslith, sous peine d'empêcher le mariage,
de « jeune », voué aux aventures dangereuses, loin de la maison paternelle, de lui laisser toute l'autorité dans la maison. Les fils soupçonnent souvent
in G. Duby, Hommes et structures du Moyen Age, Paris-La Haye, Mouton, leur mère, non sans raison, de leur donner pour épouse des filles qu'elles
1973, p. 213-225, et spécialement p. 219.) pourront aisément dominer.

322 323
LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE. LA PARENTÉ

elles se trouvent renvoyées vers la parenté pratique et vers peut s'instaurer le dialogue officiel entre les hommes si le
les usages pratiques de la parenté, investissant dans la recher· mariage de leur fils n'enfermait la virtuaHté de la subv~rsion
che d'un parti pour leur fils ou leur :fille plus de réalisme de leur pouvoir. En effet, la femme importée, selon qu'elle
e~t ~iée au père de son mari - et cela par son père, et plus
économique (au sens restreint) que les hommes 39. C'est sans generalement par un homme, ou par sa mère - ou à la
doute lorsqu'il s'agit de marier une fille que les intérêts mas- mère de son mari et, là encore, par son père ou par sa mère,
culins et féminins ont le plus de chances de diverger: outre détient un poids très différent dans le rapport de force avec
que la mère est moins sensible que le père à la « raison de la .mère de son mari (thamgharth), ce rapport variant aussi,
famille » qui porte à traiter la fille comme instrument du éVidemment, selon le Hen généalogique de la « vieille» aux
renforcement de l'intégration du groupe des agnats ou comme hommes de la Hgnée (c'est-à-dire au père de son mari). Ainsi,
monnaie d'échange symbolique permettant d'instaurer des la cousine parallèle patriHnéaire se trouve d'emblée dans
alliances prestigieuses avec les groupes étrangers, c'est aussi une position de force lorsqu'elle a affaire à une « vieille»
que, en mariant sa fille dans sa propre lignée et en intensifiant étrang~r~ à la Hgnée, tandis. qu'au contraire, la position de
ainsi les échanges entre les groupes, elle tend à renforcer sa la « Vieille » peut se trouver renforcée, dans ses rapports
position dans l'unité domestique. Le mariage du fils pose avec thislith, mais aussi, indirectement, dans ses rapports
avec son propre mari, lorsque thistith est la fille de sa
avant tout pour la vieille maîtresse de maison la question de propre sœur et, plus encore, de son propre frère. En fait les
sa domination sur l'économie domestique, en sorte que son i~térêts du « vieux » ne sont pas nécessairement ant~go­
intérêt ne se trouve ajusté à celui de la lignée que négative- lllstes à ceux de la « vieille » : conscient de l'intérêt que
ment, dans la mesure où, en prenant une fille là où elle a été présente le choix d'une femme pleinement dévouée à une
prise elle-même, elle suit la voie tracée par la lignée et dans « vieille » elle-même dévouée à la lignée, il saura l'autoriser
la mesure surtout où le conflit entre les femmes résultant à rechercher dans sa Hgnée une fille docile. Plus, toute la
d'un mauvais choix menacerait à terme l'unité du groupe des structure des relations. pratiques entre les parents étant
agnats. présente dans chaque re1ation particulière, il pourra délibé-
rément choisir de prendre pour son fils la fille de sa propre
Le mariage du fils est souvent l'occasion d'un affronte- sœur (cousine croisée patrilinéaire) ou même encourager,
ment, nécessairement larvé, puisque la femme ne peut pas sans y paraître, sa femme à le marier avec la fille de son
avoir de stratégie officielle, entre la mère et le père, celui-ci frère (cousine croisée matrilinéaire) plutôt que de renforcer
tendant à privilégier le mariage dans la Hgnée, c'est-à-dire l'em~rise d'un frère déjà dominant (par son âge ou son
celui que la représentation mythique, légitimation idéologi- prestige) en acceptant de prendre sa fille (cousine parallèle
que de la domination mascuHne, présente comme le meilleur, patrilinéaire).
celle-là orientant vers sa propre Hgnée ses démarches secrè-
tes, dont son mari sera invité, le moment venu, à sanction- L'intérêt des hommes s'impose d'autant plus complète-
ner officiellement les résultats. Les femmes· ne déploieraient ment que l'intégration du groupe des agnats est plus forte
pas autant d'ingéniosité et d'efforts dans l'exploration (c'est ce que l'on signifie indirectement lorsque, parmi les
matrimoniale que la division du travail entre les sexes leur arguments en faveur de l'indivision, on invoque le fait qu'elle
abandonne le plus souvent, au moins jusqu'au moment où permet une meilleure surveillance des femmes) et que la
lignée du père est au moins égale dans la hiérarchie sociale à
39. Les mariages des pauvres (surtout en capital symbolique) sont à ceux celle de la mère. Il est en effet à peine exagéré de prétendre
des riches, mutatis mutandis, ce que les mariages de femmes sont aux que toute l'histoire matrimoniale du groupe est présente dans
mariages d'hommes. Les pauvres, on le sait, ne doivent pas se montrer
trop sourcilleux en matière d'honneur. « Il ne reste plus au pauvre qu'à les discussions internes à propos de chaque projet de
se montrer jaloux. » C'est dire que, à la façon des femmes, ils prennent mariage: l'intérêt de la lignée, c'est-à-dire l'intérêt masculin,
moins en compte les fonctions symboliques et politiques du mariage que qui commande que l'on évite de placer un homme dans une
ses fonctions pratiques, attachant par exemple beaucoup plus d'attention
aux qualités personnelles de la mariée et du marié. position dominée au sein de la famille en le mariant à une

324 325
LE SENS -PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

fille nettement au-dessus de sa condition - l'homme, dit-on, officiels et extraordinaires, réalisés ou du moins consacrés par
peut élever la femme, mais non l'inverse; on donne (une les hommes, comme les mariages, mais aussi des échanges offi-
fille) à un supérieur ou un égal, on prend (une fille) chez un cieux et ordinaires, continûment assurés par les femmes, avec
inférieur - , a donc d'autant plus de chances de s'imposer que la complicité des hommes et parfois à leur insu, médiation par
celui qui a la responsabilité (au moins officielle) du mariage où se préparent et se réalisent les relations objectives qui pré-
n'a pas été lui-même marié au-dessus de sa condition. En fait, disposent deux groupes à s'apparier.
tout un ensemble de mécanismes, parmi lesquels le montant
du douaire et les frais de la noce, d'autant plus lourds que Si le capital économique est relativement stable, le capital
le mariage est plus prestigieux, tendent à exclure les alliances symbolique est plus labile : la disparition d'un chef de
entre groupes trop inégaux sous le rapport du capital écono- famille prestigieux, sans parler de la rupture d'indivision,
mique et symbolique: les cas, fréquents, où la famille d'un suffit, en certains cas, à l'affecter fortement. Corrélative-
des deux conjoints est riche d'une espèce de capital - par ment, toute la représentation que la famille entend donner
d'elle-même et les objectifs qu'elle assigne à ses mariages
exemple en hommes - tandis que l'autre possède plutôt l'au- - alliance ou intégration - suivent les fluctuations de la
tre espèce de richesse - par exemple la terre - ne consti- fortune symbolique du groupe. Ainsi, en l'espace. de deux
tuent pas des exceptions, bien au contraire. « On s'allie, générations, telle grande famille, dont la situation écono-
dit-on, avec ses égaux. » mique allait pourtant en s'améliorant, est passée de mariages
Bref, la structure des relations objectives entre les parents d'hommes, unions dans la parenté masculine proche' ou
responsables de la décision matrimoniale, en tant qu'homme unions extra-ordinaires, à des mariages ordinaires, le plus
ou femme et en tant que membre de telle ou telle lignée, souvent tramés par les femmes, dans leurs réseaux propres
contribue à définir la structure de la relation entre les lignées de relations : ce changement' de politique matrimoniale a
unies par le mariage projeté 40. En fait, il serait plus juste de coïncidé avec la mort des deux frères les plus âgés, l'absence
dire que la relation déterminante, entre la lignée de l'individu prolongée des hommes les plus âgés (partis pour la France)
et l'affaiblissement de l'autorité de la « vieille », devenue
à marier et la lignée offrant un partenaire possible, est tou- aveugle. Plus, la succession de la « vieille », celle qui fait
jours médiatisée par la structure des rapports de pouvoir régner l'ordre et le silence (<< l'obéissance à la vieille est
domestique. En effet, pour caractériser complètement la rela- silence »), n'ayant pas été assurée, la structure des rapports
tion multidimensionnelle et multifonctionnelle entre les deux entre les épouses reflète la structure des rapports entre les
groupes, il ne suffit pas de prendre en compte là distance époux, laissant vacante la position de maîtresse de maison:
spatiale et la distance économique et sociale qui s'établit les mariages, dans ces conditions, tendent à aller vers les
entre eux au moment du mariage, sous le rapport du capital lignées respectives des différentes femmes.
économique et aussi du capital symbolique (mesuré au nom-
bre d'hommes et d'hommes d'honneur, au degré d'intégration Les caractéristiques structurales qui définissent générique-
de la famille, etc.); il faut aussi faire intervenir l'état, au ment la valeur des produits d'une lignée surIe marché des
moment considéré, de la comptabilité de leurs échanges maté- échanges matrimoniaux sont évidemment spécifiées par des
riels et symboliques, c'est-à-dire toute l'histoire des échanges caractéristiques secondaires telles que le statut matrimonial
de l'individu à marier, son âge, son sexe, etc. Ainsi les stra-
tégies matrimoniales du groupe et le mariage qui peut en
40. La valeur de la fille sur le marché matrimonial est en quelque résulter varient du tout au tout selon que l'homme à marier
sorte une projection directe de la valeur socialement attribuée aux deux
lignées dont elle est le produit. Cela se voit clairement lorsque le père est un célibataire « en âge de se marier» ou au contraire ayant
a eu des enfants de plusieurs mariages : alors que la valeur des garçons déjà « passé l'âge », ou un homme déjà marié qui cherche une
est indépendante de la valeur de la mère, celle des filles est d'autant plus co-épouse, ou encore un veuf ou un divorcé qui cherche à se
grande que leur mère appartient à une lignée plus haute et occupe une
position plus forte dans la famille. remarier (la situation variant encore selon qu'il a ou qu'il

.326 327
LE SENS PRATIQUE LES USAGES SOCIAUX DE LA PARENTÉ

n'a pas d'enfants de son premier mariage). Pour une fille, les mariage et que la veuve, même encore très jeune, est
principes de variation sont les mêmes, avec la différence que exclue du marché matrimonial par son statut de mère tenue
la dévaluation entraînée par les mariages antérieurs est infi- d'élever l'enfant de son mari, surtout s'il s'agit d'un garçon:
niment plus grande (en raison du prix attaché à la virginité et « une femme ne peut rester (veuve) pour une autre
bien qu'une réputation d' « homme qui répudie» soit au femme », dit-on de la veuve qui, n'ayant que des filles, est
moins aussi nuisible au demeurant qu'une renommée de encouragée à se remarier tandis que, mère de garçons, elle
« femme à répudier»). est louée pour son sacrifice, d'autant plus méritoire qu'elle
est plus jeune et qu'elle s'expose ainsi à supporter la
condition d'étrangère parmi les sœurs de son mari et les
Ce n'est là qu'un des aspects de la dissymétrie entre la épouses des frères de son mari. Mais sa situation varie
situation de la femme et celle de l'homme devant le encore selon qu'elle a quitté la famille de son mari en lais-
mariage : « L'homme », dit-on, « reste toujours un homme sant des enfants ou qu'elle est revenue avec ses enfants
quel que soit son état; c'est à 'lui de choisir. » Ayant dans sa propre famille (auquel cas elle est moins libre, donc
l'initiative de la stratégie, il peut attendre : il est assuré moins aisée à marier). Alternative intéressante, elle peut,
de trouver une épouse, même s'il doit payer la rançon de selon le cas, être épousée par la famille de son mari (ce qui
ce retard en épousant une femme qui a déjà été mariée, ou représente la conduite officielle, particulièrement recom-
de statut social inférieur, ou affligée de quelque infirmité. mandée si elle a des enfants mâles) ou remariée par la
La fille étant traditionnellement « demandée » et « donnée » famille de son père (pratique plus fréquente lorsqu'elle est
en mariage, ce serait le comble du ridicule pour un père de sans enfants) ou remariée par la famille de son mari. Il est
rechercher un parti pour sa fille. Autre différence, « l'hom- difficile de déterminer l'univers des variables (parmi les-
me peut attendre la femme (que la femme soit en âge), quelles, sans doute, des traditions locales), qui déterminent
la femme ne peut attèndre l'homme» : celui qui doit placer le « choix» de l'une ou l'autre de ces stratégies.
des femmes peut jouer avec le temps pour perpétuer l'avan-
tage conjoncturel que lui donne sa position de sollicité, Mais il faut aussi avoir à l'esprit, contre la tradition qui
mais dans des limites restreintes, sous peine de voir son traite chaque mariage comme une unité isolée, que le place-
produit dévalué comme suspect d'être « invendable » ou
par le seul effet du vieillissem~nt. Une des contraintes les ment sur le marché matrimonial de chacun des enfants d'une
plus importantes est l'urgence du mariage, qui tend évidem- même unité familiale (c'est-à-dire, selon les cas, des enfants
ment à affaiblir le jeu. Parmi les raisons de presser le du même père ou des petits-enfants du même grand-père)
mariage, il yale grand âge des parents, qui souhaitent dépend du mariage de tous les autres et varie donc en fonc-
assister à la noce de leur fils et avoir une bru pour s'occuper tion de la pOSition (définie principalement par le rang de
d'eux, ou la crainte de voir donnée à un autre la fille naissance, le sexe et la relation au chef de famille) de chacun
recherchée (pour éviter cela, les parents <~ présentent un des enfants à l'intérieur de la configuration particulière de
soulier », « marquant» ainsi la fille dès son plus jeune âge, l'ensemble des enfants à marier, elle-même caractérisée par sa
et parfois font même dire la fatih'a). Le garçon unique est taille et sa structure selon le sexe. Ainsi, s'agissant d'un.
aussi marié tôt, afin qu'il perpétue la lignée le plus rapide- homme, sa situation est d'autant plus favorable que la rela-
ment possible. Le profit symbolique que procure le fait de tion de parenté qui l'unit au détenteur statutaire de l'autorité
se remarier, après un divorce, avant l'ancien conjoint, porte
souvent chacun des conjoints à conclure un mariage dans sur le mariage est plus étroite (elle peut aller de celle du fils
la précipitation, les mariages ainsi contractés ayant peu de au père, à celle du frère cadet à l'aîné, ou même à la relation
chances d'être stables, ce qui explique que certains hommes entre cousins éloignés). En outre, bien qu'on ne reconnaisse
ou femmes soient « voués» à des mariages répétés. Mais la officiellement aucun privilège à l'aîné (des garçons, évidem-
dissymétrie est très grande sur ce point encore entre ment), tout concourt à le favoriser au détriment des cadets,
l'homme qui, divorcé ou veuf, est tenu de se remarier, à le marier le premier et le mieux possible, c'est-à-dire plutôt
alors que la femme divorcée est dévaluée par l'échec de son à l'extérieur, les cadets étant vouée à la production plutôt
328 329
LE SENS PRATIQUE LES USAGJ?S SOCIAUX DE LA PARENTÉ

qu'aux échanges du marché ou de l'assemblée, au travail de tion défavorable et se voit contrainte de contracter des dettes
la terre plutôt qu'à la politique extérieure de la maison 41. Sa envers les familles qui reçoivent ses femmes, la famille riche
situation est toutefois très différente selon qu'il est l'aîné de en hommes dispose d'une très grande liberté de jeu : elle
plusieurs garçons ou qu'il porte tous les espoirs de la famille, peut choisir de placer chacun des garçons de façon différente
étant fils unique ou suivi de plusieurs filles. selon la conjoncture, d'accroître les alliances grâce à l'un
d'eux, de renforcer l'intégration grâce à un autre et même de
La « psychologie spontanée » décrit parfaitement « le se faire un obligé de tel cousin qui n'a que des filles en lui
garçon des filles » (aqchich bu thaqchichin) qui, couvé et en prenant une pour un troisième fils. Dans ce cas, l'habileté
choyé par les femmes de la famille toujours inclinées à le du responsable peut se donner libre cours et concilier, comme
garder auprès d'elles plus longtemps que les autres garçons, en se jouant, -l'inconciliable, le renforcement de l'intégration
finit par s'identifier au destin social qu'on lui ménage, deve- et l'élargissement des alliances. Au contraire, celui qui n'a
nant un enfant malingre et maiadif, « mangé par ses que des filles ou qui en a trop est condamné aux stratégies
nombreuses sœurs trop chevelues » : et les mêmes raisons
qui conduisent à ménager et à protéger de mille façons ce négatives et toute son habileté doit se limiter à tendre le
produit trop précieux et trop rare pour qu'on lui laisse marché en manipulant la relation entre le champ des parte-
courir le moindre risque, à lui éviter les travaux agricoles et naires possibles et le champ des concurrents possibles, en
à lui donner une éducation plus· longue, le séparant ainsi de opposant le proche et le lointain, la demande du proche à la
ses camarades par un langage plus raffiné, des vêtements demande de l'étranger (pour la refuser sans offense ou pour
plus propres, une nourriture plus recherchée, porteront à lui faire attendre), de façon à se réserver de choisir le plus noble.
assurer· un mariage précoce. A l'opposé, la fille a d'autant On est loin, on le voit, de l'univers pur, parce qu'infini-
plus de prix qu'elle a plus de frères, gardiens de son honneur ment appauvri, des « règles de mariage » et des <~ structures
(en pariculier, de sa virginité) et alliés potentiels de son élémentaires de la parenté ». Ayant défini le système des
futur mari. C'est ainsi que les contes disent la jalousie principes à partir desquels les agents peuvent produire (et
qu'inspire la fille aux sept frères, sept fois protégée telle comprendre) des pratiques matrimoniales réglées et régulières,
une « figue parmi les feuilles » : « Une fille qui avait le
bonheur d'avoir sept frères pouvait être fière et les préten- on pourrait demander à une analyse statistique des informa-
dants ne manquaient pas. Elle était sûre d'être recherchée tions pertinentes d'établir les poids des variables structurales
et appréciée. Mariée, son mari, les parents de son mari, ou individuelles qui leur correspondent objectivement. En
toute la famille et même les voisins et les voisines la fait, l'important est que la pratique des agents devient intelli-
respectaient : n'avait-elle pas sept hommes de son côté, gible dès que l'on peut construire le système des principes
n'est-elle pas la sœur de sept frères, sept protecteurs? A qu'ils mettent en pratique lorsqu'ils repèrent de façon immé-
la moindre dispute, ils viendraient remettre de l'ordre et, diate les individus socio-Iogiquement appariables dans un
si leur sœur était fautivé ou si elle venait à être répudiée, . état donné du marché matrimonial; ou, plus précisément,
ils la reprendraient chez eux, entourée d'égards. Aucun lorsque, à propos d'un homme déterminé, ils désignent par
déshonneur ne pouvait les atteindre. Nul n'oserait pénétrer exemple les quelques femmes qui, à l'intérieur de la parenté
dans l'antre des lions. » pratique, lui sont en quelque sorte promises, et celles qui lui
sont permises à la rigueur - et cela de manière si claire et si
Alors que la famille qui compte beaucoup de fiJles, surtout indiscutable que toute déviation par rapport à la trajectoire
mal « protégées » (par des garçons), donc peu cotees parce la plus probable, un mariage dans une autre tribu par exem-
que procurant peu d'alliés et vulnérables, est dans uneposi~ ple, est ressentie comme un défi lancé à la famille concernée,
mais aussi à tout le groupe.
41. De même, quand deux sœurs se suivent de très près, sauf cas de
force majeure (infirmité, maladie, etc.), on évite de donner la plus jeune
avant que l'ainée soit mariée ou déjà promise.

330 331
chapitre 3
le démon de l/analogi~

« Par sa destination et sa forme, la cuiller se prête admi-


rablement à la figuration du geste qui. traduit le désir qu'on
a de voir tomber la pluie. Le geste inverse, consistant à retour-
ner une cuiller doit provoquer, pour ainsi dire mécanique-
ment, une action contraire. Ainsi opère la femme d'un fqih,
chez les Mtougga, afin de conjurer une pluie qui menace de
tomber. »
E. Laoust,
Mots et chôses berbères.

« Je crois que j'ai fait une découverte théologique...


- Laquelle?
- Si on tient les mains tournées vers le bas (upside
down), on obtient le contraire de ce pour quoi on prie. »
Ch. M. SchuIz,
There's No One Like You, Snoopy.

L'objectivation des schèmes de l'habitus dans des savoirs


codifiés et transmis comme tels est très inégale selon les
domaines de la pratique : la fréquence relative des dictons,
des interdits, des proverbes et des rites fortement réglés
décroît quand on va des pratiques qui sont liées à l'activité
agricole ou qui lui sont directement associées, comme le tis-
sage, la poterie et la cuisine, aux divisions de la journée ou
aux moments de la vie humaine, sans parler des domaines
apparemment abandonnés à l'arbitraire, comme l'organisa-
tion intérieure de la maison, les parties du corps, les couleurs
ou les animaux. Bien qu'ils soient parmi les aspects les plus
codifiés de la tradition culturelle, les préceptes de la coutume
qui régissent la distribution des activités dans le temps
varient fortement selon les lieux et, au même lieu, selon les
informateurs 1. Et l'on retrouve ici encore l'opposition entre
1. Beaucoup d'observateurs (Lévi-Provençal, 1918; Laoust, 1920; Hass-
ler, 1942; Galand.Pernet, 1958) ont mis en lumière les incertitudes de
toutes les références calendaires qui résultent du fait que nombre de rites
et de pratiques agraires ont été superficiellement islamisés, les marabouts
étant souvent invoqués comme experts et intervenant sOuvent dans nombre

333
LE SENS PRATIQUE
LE DÉMON DE L'ANALOGIE

l~s savoirs officiels, les plus marqués d'ailleurs par les inter- les informateurs 2. Il faut donc se garder de voir autre chose
feren.ces avec la t~adition islamique (et, témoignage de la qu'un artefact théorique dans le schéma qui rassemble sous
c~nmvence entre l ethnologie et toutes les formes de juri- une forme resserrée et synoptique l'information accumulée
disme, les plus fortement représentés dans les recollections par un travail de recollection initialement orienté par l'inten-
ethn?graphiques) et to~tes sortes de savoirs ou de pratiques tion à demi consciente de cumuler toutes les productions enre-
officIeux. ou secrets, VOIre clandestins qui, bien qu'ils soient gistrées pour construire cette sorte de partition non écrite
le prodUit des mêmes schèmes générateurs obéissent à une dont tous les « calendriers » recueillis seraient comme autant
autre logique. Ce que l'on appelle « le ca1c~1 des moments » d'exécutions imparfaites et appauvries. Toutefois, bien qu'ils
(~awq,at .lah'sab) est plus spécialement "imparti aux notables, soient parfaitement inadéquats théoriquement, le schéma
c est-a-dIre aux hommes les plus anciens des familles les plus synoptique 3 et l'exposé linéaire qui en explicite le contenu
r:sRecté~s, à qui i~ appa~tient de rappeler la date des grandes en déroulant successivement des « moments » et des « pério-
cere~omes c~HectIves, ntes officiels et impératifs qui, comme des » (et en traitant comme « variantes » les « leçons »
le~ rites agraIres, engagent tout le groupe parce qu'ils rem. concurrentes) sont utiles à deux titres différents : première-
plissent une seule et même fonction pour tous les membres du ment, ils offrent un moyen économique de donner au lecteur
groupe, ou d'établir et d'imposer le ban des récoltes «< Lors- une information réduite aux traits pertinents et ordonnée
que les épis de blé sont mûrs », dit un informateur d'Aïn selon un principe d'ordre à la fois familier et immédiatement
Ag~bel, « les notables se réunissent et fixent le jour de la visible; deuxièmement, ils permettent de faire voir cernaines
mOIsson. Ce sera un jour de fête; ils réalisent un accord. des difficultés que fait surgir l'effort pour cumuler et linéa-
Tous. c?mmencent le même jour »). Au contraire, c'est parmi riser les informations disponibles et de rendre sensible le
les VIeIlles femmes (et les forgerons) que se rencontre le plus caractère artificiel du « calendrier-objet » dont l'idée, admise
so,uven.t la pllfs grande c~mpét~nce ~n J?1atière de magie pri- comme allant de soi, a orienté toutes les recollections de rites,
vee, ntes ~Ineurs, de~tlnes ,a satIsfaIre des fins privées, de proverbes ou de pratiques, à commencer par les miennes 4.
comme les rIt~s de magIe malefique ou curative ou de magie
~moureuse, qUi mettent en œuvre, le plus souvent, un symbo-
2. On a ici adopté uniformément le présent de narration pour 9écr!re
lIsme assez transparent et des stratégies 'rituelles assez sim. des pratiques qui, présentes à un moment. donné du temps. dans la ~emOire
pIes ;omme l~ transfert du mal sur une personne ou un objet. des informateurs, ont disparu de la pratique plus ou moms completement
Des. que l on entreprend de dresser un « calendrier » et depuis plus ou moins longtemps.
3. Le schéma sinusoïdal s'est imposé, parce qu'il permet de mettre en
syn0t;Jtlque cumulant les traits les plus fréquemment attestés évidence les points de retournement ou, si l'on préfère, le~ seujls (pri!lte~ps,
e.t faIsant ,apparaît;e les variantes les plus importantes (au automne) tout en présentant les' moments marqués de 1annee agraire a la
lIeu de presenter l enregistrement de ce qui a été réellement fois comme les points ordonnés d'une séquence linéaire et orientée (de
l'automne vers l'été c'est-à-dire de l'ouest vers l'est, du soir vers le matin,
obtenu ~~près d'~n in~ormateur particulier), on aperçoit que etc.) ou comme les' points d'un cercle qu'on peut se donner en repliant la
des « penodes » Identlques reçOIvent des noms différents et figure selon l'axe XY.
que~ l?lus souvent encore, des noms identiques recouvrent des 4. Etant donné l'intention même de cette exposition, il n'a pas paru utile
de donner pour chaque rite, légende, symbole, dicton ou proverbe, la liste
«. penodes » de longueur très variable et situées à des dates (d'ailleurs nécessairement incomplète) des références aux auteurs qui en
dIfférentes selon les régions, les tribus, les villages et même ont fait mention et de procéder à une sorte de critique philologique qui
serait nécessaire pour déterminer dans quel1e mesure les différentes obser-
vations se recouvrent en totalité ou en partie (soit par emprunt, déclaré ou
hon, soit par recollection séparée: au même lieu. ou en des lieux diffé-
de rites agraires tels que les rogations de pluies. Hassler est à ma connais- rents, etc.), en quoi elles se completent, se contredisent, etc. On se conten-
sance, le seul à no~er les variations selon les lieux et sel~n les informa- tera donc de donner ici la liste des ouvrages ou des articles dans lesquels
teurs, : «, Le calendrier. tel que nous le présentons offre une vue d'ensemble se trouvent ou se retrouvent (la redondance étant évidemment énorme)
de 1 ~nne~ kabyle, mais,. selon. les tribus et souvent, selon les personnes certaines des informations (limitées à l'aire kabyle) qui ont été utilisées
questzonnees, dans la meme tribu, les détails diffèrent ou sont ignorés » dans cette reconstruction (en y adjoignant ceux des ouvrages ou articles
(Hassler, 1942).
consultés à titre comparatif, sur la base de l'hypothèse d'une unité cultu-

335
LE SENS PRATIQUE
LE DÉMON DE L'ANALOGIE
Une question aussi anodine en apparence que « et
après? », par laquelle on invite un informateur à situer Outre la forme que le questionnement doit prendre pour
deux « périodes» l'une par rapport à l'autre dans une durée susciter une succession ordonnée de réponses, tout dans la
continue et qui ne fait qu'énoncer ce que le schéma chrono- relation d'enquête même trahit la disposition « théorique »
logique fait implicitement,. a pour effet d'induire un rapport de celui qui interroge, invitant celui qui est interrogé à
à la temporalité en tout opposé à celui qui s'investit adopter aussi une posture quasi théorique : du fait qu'elle
pratiquement dans l'utilisation ordinaire de termes tempo- exclut toute référence à l'emploi et aux conditions d'emploi
rels et de notions qui, comme celle de « période », ne vont des repères temporels, l'interrogation substitue tacitement à
pas du tout de soi. Preuve par exemple que eliali, cité par des repères discontinus, utilisés à des fins pratiques, le calen-
tous les informateurs, n'est pas une « période de quarante drier en tant qu'objet prédisposé à être déroulé comme une
jours » (on dit seulement : « nous entrons dans eliali ») totalité existant en dehors de ses « applications » et indépen-
mais une simple scansion de la durée, les différents infor-
mateurs lui attribuent des durées et. des dates différentes : damment des besoins et des intérêts de ses utilisateurs. Ainsi
l'un d'eux situe même le premier jour d'ennayer à la fois s'explique que, en dehors des oppositions primordiales comme
au milieu de l'hiver et au milieu de eliali bien qu'il ne place eliali et es'maïm, les informateurs qui sont invi,tés à dire le
Ras elial~ au t;nilie~ (géom~trique) de l'hiver, prou.van~ par calendrier restituent souvent en priorité ce qu'ils peuvent
là que l apprehenslOn pratIque de la structure qUl lUI fait mobiliser de séries savantes telles que mwalah', swalah' et
penser eliali comme l'hiver de l'hiver l'emporte sur la fwatah' ou izegzawen, iwraghen, imellalen et iquranen. Bref,
raison calculatrice. (Cette logique se retrouve dans la en excluant tacitement toute référence à l'intérêt pratique
croyance selon laquelle certaines « périodes» au demeurant que peut avoir en chaque cas telle personne particulière
bénéfiques, comportent un moment funeste, dont on ignore - un homme ou une femme, un adulte ou un berger, un
la localisation, et pendant lequel il convient d'éviter agriculteur ou un forgeron, etc. - à découper l'année ?e
certaines actions, la « période» n'étant ainsi que le champ
d'i.ncertitude entre deux repères 5). telle facon et à utiliser tel ou tel repère temporel, on constrUlt,
sans le 'savoir, un objet qui n'a d'existence que par.cette cons-
truction inconsciente d'elle-même et de ses opératIOns 6.
relIe, qui contiennent des informations ou des interprétations utiles) : Ano. C'est cet effet inévitable de la construction graphique
nyme, B. E. I., 1934; Anonyme F. D. B., 1954; Balfet, 1955; Boulifa, 1913 ;
Calvet, 1957; Chantréaux, 1941; Dallet, 1953; Devulder, 1951 et 1957; qu'il faut avoir sans cesse à l'esprit ~n «.lisant » le s.ch~ma
Genevois, 1955, 1962, 1967, 1969, 1972; Hassler, 1942; Hénine, 1942; présenté ci-dessous et son commentaIre, SImples descrzptzons
Lanfry, 1947; Laoust, 1918, 1920, 1921; Sr Louis de Vincennes, 1953; sténographiques destinées à permettre au lecteur d.e se
Marchand; 1939; Maury, 1939; Ouakli, 1933; Picard, 1958; Rahmani,
1933, 1935, 1936, 1938, 1939-1, 1939·2; Rolland, 1912; Servier, 1962, donner au moindre coût une vue d'ensemble des pratlques
1964; Schoen, 1960; Yamina (Aït Amar ou Saïd), 1952. Pour la compa. que le modèle générateur devra re-produire.
raison, o~ a spécialement consulté : Basset, 1922; Ben Cheneb, 1905'
Biarnay, -1909, 1924; Bourrilly, 1932; Destaing, 1907, 1911; Galand~
Pernet, 1~58, 1969; Gaudry, 1929; Laoust, 1912, 1918; Lévi.Provençal
1~1?; Màrçais et Guiga, 1925; Menouillard, 1910; Monchicourt, 1915:
TIlhon, 1938; Westermarck, 1911, 1926 (ces références renvoient à la
bibliograPhie, en fin de volume).
ment le secret) et pendant lequel tout arbre touché ou toute bête piquée
5. C'est le cas d'une « période» de froid redoutable, laâdidal, dont on ne (et versant du sang) mourrait aussitôt. C'est là une illustration .exemplair~
sait à que1 moment elle Se situe (évoquée par un informateur du Djurdjura, de la dialectique de la misère et de l'insécurité engendrant le rituel magi-
elle est aussi mentionnée dans une chanson que chantent les femmes en que qui, destiné à les combattre, contri~ve. en fait, à les redouble~.
travaillant au moulin à farine : « Si pour moi laâdidal sont cOmme les nuits 6. De façon plus générale, la compliCite que 1ethnologue obtient au
de h'ayan; vous direz aux bergers de se réfugier au village »). C'est aussî fond si facilement lorsqu'il s'intéresse aux thèmes culturels les plus fon-
selon différents informateurs du Djurdjura, au cours d'une nuit que l'o~ damentaux résulte du fait que l'activité intellectuelle que ses interroga-
ne connaît pas que, durant le mois de ;ember, l'eau se change en sang' : si
on en boit, on peut mourir ou on a soif toute la journée. De même nisan tions provoquent chez ses informateurs peut leur appara,ît~e com~~ ~den­
tique à celle à laquelle ils s'adonnent spontanement et d ou est deJa Issue
mois bénéfique, comporte un moment funeste (eddbagh), inconnu de tou~ la meilleure part des productions culturelles qu'ils lui offrent : proverbes,
(ou connu seulement de quelques rares paysans qui en conservent jalouse. dictons, énigmes, sentences, poèmes gnomiques, etc.
.3.36
.3.37
LE SENS PRATIQUE

Le calendrier et l'îllusion synoptique.

La plupart des informateurs font spontanément


commencer l'année à l'automne (lakhrif). Certains
d'entre eux situent le début de cette saison autour du
premier septembre, d'autres autour du 15 août du
calendrier julien, au jour dit « la porte de l'année »
(thabburth usugas) qui marque l'entrée dans la
période humide, après la canicule de es'maïm : à ce
jour, chaque famille sacrifie un coq et on procède au
renouvellement des contrats et. des associations. En
fait, d'autres informateurs situent la « porte de
l'année» à l'ouverture des labours (lah'lal natsh'arats
ou lah'lal n thagersa) qui marque le tournant le plus
décisif de la période de transition.
La « période » consacrée aux labours (le plus sou-
vent appelée lah'lal, mais aussi h'artadem) commence
avec l'ouverture des labours (awdjeb), précédée du
sacrifice d'un bœuf acheté en commun (thimechreth)
dont la viande est partagée entre tous les membres du
clan (adhrum) ou du village. Labours et semailles,
commencés dès que la cérémonie d'ouverture (qui est
en même temps un rite de pluie) a été accomplie et
dès que la terre est suffisamment humide, peuvent se
prolonger jusqu'à la mi-décembre, ou même au-delà,
selon les régions ou les années.
En réalité, il est sans doute abusif de parler de
période à propos de lah'lal : ce terme (et l'unité tem-
porelle qui lui correspond) se définit pratiquement,
dans l'univers de la saison humide, par opposition à
lakhrîf (labours et semailles s'opposant alors à la
cueillette et au séchage des figues, aux travaux de
jardinage dans thabh'irth, le jardin d'été, et à laâla/,
soins spéciaux donnés aux bœufs affaiblis par le dépi-
quage pour les préparer aux labours); mais il peut
aussi se définir, dans le même univers, par opposition
à eliali, moment creux de l'hiver; dans une tout autre
logique, il peut être aussi opposé à toutes les autres
périodes dites licites pour un type déterminé de
travaux qui, effectués hors de ces moments, seraient
h'aram (l'illicite) : par exemple lah'lal la/th, période
licite pour les semis de navets (à partir du 17e jour
de l'automne, 3 septembre du calendrier julien), lah'lal

.338
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGI:E

yifer, période licite pour l'effeuillage des figuiers (fin est fini! ». Certains informateurs disent âazri, le
septembre), etc. célibataire, pour âazla, la séparation « parce qu'à
L'hiver (chathwa) commence, selon les informa- partir de cette date on approche du pnntemps et
teurs, au 15 novembre ou au 1er décembre, sans aucun qu'on commence à célébrer les mariages ») par ~ne
rite spécial (ce qui tend à montrer que l'opposition sorte de jeu de mots qui recouvre sans doute un Jeu
entre l'automne et l'hiver est peu marquée) ; d'autres avec les racines mythiques. C'est le début d'une lon-
informateurs disent même qu'on ne peut pas connaître gue période de transition et d'attente qui est recou-
le premier jour de l'hiver. Le cœur de l'hiver est verte d'une terminologie aussi riche que confuse : si
appelé eliali, les nuits, période de quarante jours l'automne, comme le dit un informateur, « est un
dans laquelle presque tous les informateurs distin- tout », le passage de l'hiver au printemps est une
guent deux parties égales, eliali thimellaline, les nuits mosaïque de moments mal définis et presque tous
blanches, et eliali thiberkanine, les nuits noires, dis- maléfiques dont les noms varient.
tinction qui, comme en témoigne l'étendue de ses C'est ainsi que le terme de thimgharine, les vieilles,
applications, est le produit d'un principe de division ou de thamghart, la vieille (noms évoquant ra légende
tout à fait abstrait et formel bien que les informateurs des jours d'emprunt qui raconte comment, en emprun-
lui trouvent des justifications dans les variations tant quelques jours à la période suivante, l'hiver - ou
climatiques. Les travaux de l'automne achevés c'est janvier, ou février, etc. - put châtier une vieille
la morte-saison, qui, en tant que telle, s'oppose à femme ~ ou une chèvre, ou un nègre ~ qui l'avait
es'maïm, le temps mort de la saison sèche, ou bien, défié), ou le nom de amerdil, le prêt, désignent soit le
comme on l'a vu, à lah'lal, temps de pleine activité, moment du passage d'un mois à un autre (de décembre
mais qui s'oppose aussi sous un autre rapport à la à janvier, ou de janvier à février ou de février à
transition entre l'hiver et le printemps (es-sbaât ou mars et même de mars à avril à Ain Aghb.el), soit le
essubuâ, les « septaines ») ; d'up autre point de vue moment du passage de l'hiver au printemps. H'usum,
encore, ce sont les « grandes nuits » (eliali kbira) par nom savaht d'origine arabe qui se réfère à une sourate
opposition aux «' petites nuits » (eliali esghira) de du Coran, est utilisé concurremment avec h'ayan (ou
février et de mars, aux « nuits du berger » et aux ah'gan) pour désigner le passage de furar à maghres.
« nuits de H'ayan ». Situé au cœur de l'hiver, le (Sans oublier que le fait de réunir un ensemble de
premier jour d'ennayer (janvier) est marqué par tout traits présents dans une région sous la forme d'une
un ensemble de rites de renouvellement et d'interdits série constitue déjà une opération syncrétique tout à
(en particulier le balayage ou le tissage) que certains fait artificielle, on a porté sur le schéma les trois
informateurs étendent à toute la période des issemaden séries principales : 1) imirghane, amerdil, thamghart,
(les froids) qui couvre le passage de décembre à ah'gan ou thiftirine, nisan; 2) thimgharine, ha'yan,
janvier. nisan ; 3) el mwalah', el qwarah', el swalah', el fwa-
La fin de eliali est marquée par la célébration tah', h'usum, natah', nisan, qui correspondraient, en
rituelle de el âazla gennayer, la séparation de ennayer : simplifiant beaucoup, à la Kabylie du Djurdjura, à la
la vie est apparue à la surface de la terre, les premières petite Kabylie, et enfin, pour la dernière, aux régions
pousses pointent sur les arbres, c'est l'ouverture (el les plus islamisées ou aux informateurs lettrés).
ftuth'), Le cultivateur va dans les champs planter des Mais la logique magique qui veut que le moment le
rameaux de laurier-rose qui ont le pouvoir de chasser plus défavorable d'une période globalement incertaine
maras le ver blanc, en disant: « sors, ô ver blanc! le ne puisse jamais être exactement situé, fait que les
khammès te brisera les reins! » (selon d'autres termes de thimgharine ou de h'usum, périodes émi-
informateurs - Collo - , ce rite est accompli le nemment défavorables, sont parfois utilisés pour
premier jour du printemps), Ce même jour, avant le désigner toute la période de transition de fin janvier
lever du soleil, on se rend, dit-on, à l'étable et on à la mi-mars : dans ce cas, on leur fait englober les
crie à l'oreille des bœufs: « Bonne nouvelle, Ennayer quatre « semaines» qui découpent le mois de février

340 341
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

et dont l'ensemble est appelé es-sbaât (les sept) : el l'équinoxe de printemps (adhwal gitij, l'allongement
mwalah' (appelé parfois imirghane), les salés el du soleil). On frappe sur un bidon pour faire du bruit
qwarah', les piquants, el swalah'} les bénéfique;, el et empêcher les bœufs, qui, ce jour-là, comprennent
fwatah', les ouverts; cette série demi-savante est et entendent le langage des humains, d'entendre ce
parfois appelée ma, qa} sa, fin, par un procédé mnémo- qui se dit sur l' « allongement des jours », car « ils
technique employé par les marabouts et consistant à prendraient peur d'avoir à travailler davantage ». En
d~signer c~a~une des dénominations par leur initiale ; raison de sa position, h'usum (ou encore h'ayan) se
c e~t aussI. a. .ses vertus mnémotechniques que la trouve investi d'un caractère inaugural et augural très
~éne des ~lvlslons du début de l'été - izegzawen, semblable à celui qui, dans la journée, est imparti au
zw.raghen, zmell~!en, iquranen - , désignée aussi par- matin : par exemple, s'il ne pleut pas, les puits ne se
fOIS par la premlere consonne radicale des noms berbè- rempliront pas de l'année; s'il pleut, c'est signe
res qui les expriment, za, ra, ma, qin, doit d'être à peu d'abondance; s'il neige au début, il y aura beaucoup
près toujours citée par les informateurs. On se d'œufs de perdrix; il est de ce fait l'occasion d'actions
trouve ici devant une de ces dichotomies demi- propitiatoires (distributions d'aumônes) et divinatoi-
savantes, analogues à celle des nuits de janvier, qui ne res.
vont pas sans une tentative de rationalisation : les Une fois passés les jours de la vieille et h'usum, on
deux premières périodes, néfastes, prennent place à considère que le troupeau est sauvé ; c'est el fwatah',
la. fin de l'hiver, les deux dernières, bénéfiques, au le temps des sorties et des naissances, sur la terre
prmtemps. De même, les informateurs qui localisent cultivée comme dans le troupeau, où les petits n'ont
h'usum dans les deux semaines situées à cheval sur plus à craindre les rigueurs de l'hiver. On a déjà fêté
janvier et février, concentrant sur lui tous les traits le premier jour du printemps (thafsuth), la fête du
caractéristiques de· la période dans son ensemble, vert et de l'enfance. Tout le rituel de ce jour inaugural
distinguent une première semaine, redoutable, et une d'une période augurale est placé sous le signe de la
autre, plus favorable. De même encore nombre joie et des objets qui portent bonheur et prospérité.
d:intormateurs (surt?ut dans la Kabylie du Djurdjura) Les enfants sortent dans les champs à la rencontre du
d~stmguent d~ux ah gan (ou h'ayan), ah'gan bu akli, printemps. Ils mangeront au-dehors une semoule de
h ayan du nou, sept jours de froid intense pendant céréales grillées et de beurre. Le couscous servi ce
les~uels tous les travaux sOnt suspendus, et ah'gan u jour-là (seksu wadhris) est cuit à la vapeur d'un
hart, h'ayan de l'homme libre, sept jours pendant bouillon contenant adhris, la thapsia, plante qui fait
lesquels « tout revit sur la terre ». gonfler. Les femmes abandonnent les interdits des
Pendant la « semaine de h'ayan » (première labours et se teignent les mains de henné. Elles vont
semaine de mars), la vie accomplit son œuVre. On ne par groupes chercher de la bruyère pour faire des
doit pas déranger son travail en pénétrant dans les balais dont le nom euphémistique est thafarah'th de
champs ou dans les vergers. Autres interdits de h'ayan farah', la joie, et qui, fabriqués dans la joie, apporte·
et de h'usum : les labours, le mariage, les rapports ront la joie.,
sexuels; travailler la nuit; façonner et cuire la Les jours s'allongent. Il n'y a pas grand travail à
poterie; travailler la laine, tisser. A Aïn Aghbel, faire (mis à part les labours- dans les figueraies); il
pendant la période de el h'usum, il est rigoureusement faut attendre que la vie fasse son' œuvre : « En
~nterdit ?e travaill~r la terre, c'est el faragh (le vide) ; mars », dit·on en Grande Kabylie, « va vGir tes récol.
11 est nefaste « d entreprendre une construction de tes et regarde bien » ; et ailleurs : « le soleil de la flo-
célébrer un mariage ou de donner une fête, d'acheter raison » (celle des légumineuses et surtout des fèves,
une bête ». De façon générale, on s'abstient de toute tant attendues) « vide le douar ». Les provisions sont
activité engageant l'avenir. Chez les animaux aussi épuisées, l'allongement des journées est d'autant plus
la cr?~ssan~e semble achevée .: on procède au sevrage durement ressenti qu'on n'est pas autorisé à pénétrer
(et h zyaz) a la fin de la semame de h'ayan, le jour de dans les champs (natah' n'étant pas passé), encore
342 343
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L)ANALOGIE

m?i?s à se nourrir de fèves et d'herbes comestibles. ibril, mois particulièrement bénéfique (<< avril, dit-on,
D ou !es proverbes .: « ~ars (maghres) grimpe comme est une descente »), commence une période de facilité
~ne cote >~ ; « Les Journees de mars sont des journées et de relative abondance. Les travaux reprennent
a sept gouters ». partout : dans les champs où, le temps critique de la
Av.e~ natah' ou thiltirine prend fin le temps de croissance étant passé, on peut procéder au sarclage, la
tr~~s1tlon. ~es termes, tous deux d'origine arabe, qui seule activité importante, et dans les jardins où l'on
designent a quelques jours près la même période, cueille les premières fèves. Pendant la période de
sopt ~areme~t connus des paysans de la Kabylie du nisan, dont la pluie bénéfique, propre à apporter la
Djurdjura (ou h'ayan, ou plutôt, dans le parler local fécondité et la prospérité à tout ce qui vit, est appelée
ah'gan, s'est déplacé vers cette époque). Duran~ par toutes sortes de rites, on procède à la tonte des
nat~h', « les arbres s'agitent et se heurtent »; on brebis et on marque au fer et au feu les agneaux de
cralO~ l'excès de pluie et il fait si froid que « le l'année. Le fait que nisan, comme toutes les périodes
sanglter tremble ». Comme à h'usum, on ne doit pas de transition, natah', par exemple, est une période
en~rer dans les champs cultivés et les vergers (sous ambiguë, mal définie sous le rapport de l'opposition
p~lOe d'entraîner la mort d'une personne où d'une entre le sec et l'humide, s'exprime ici non dans la
bete). Natah' est aussi la saison du réveil de la nature division en deux périodes, l'une faste, l'autre néfaste,
de ~'épano~issement des cultures, de la vie et de~ mais par l'existence' de moments néfastes (comme
manages. C est (avec l'automne) le moment des noces eddbagh) dont nul ne sait exactement où ils se situent
(selon une tradition lettrée, « tous les êtres vivants et pendant lesquels il faut éviter de tailler ou greffer
sur la terre se marient »; il est recommandé aux les arbres, de célébrer les noces, de blanchir les
fem.t.?~s stériles de manger bouillies des herbes maisons, de monter le métier, de mettre des œufs à
cueIlltes pendant natah') et des fêtes champêtres. Par couver, etc. .
un. ~r~)Cédé familier, certains informateurs divisent Lorsque s'achève la période appelée izegzawen,
thilttrme ou natah' en une période défavorable en « les verts », les dernières traces de verdure disparais.
mars (<< les difficiles »), et une autre favorable (<< les sent peu à peu de la campagne; les céréales, jusque·là
faciles ») en avril. « tendres » (thaleqaqth) comme le bébé qui vient de
Situé pendant natah' au jour dit le retour d'azal, naître, jaunissent. Les noms des décades ou semaines
dont la date varie selon les régions en raison des qui découpent le mois de magu (ou mayu) désignent
différences de climat (au mois de mars, après le les apparences successives des champs de céréales :
sevrage, ou un peu plus tard, en avril, au moment de après izegzawen, viennent iwraghen, les jaunes, imel-
la tonte ou peu après, la limite extrême étant le début lalen, les blancs, iquranen, les secs. L'été (anebdhu)
mai), le passage de la saison humide à la saison sèche est en fait commencé. Les travaux caractéristiques de
se marque par un changement du rythme de l'activité la saison humide, labours (des figuiers) et semailles,
~iurne : .àpartir de ce jour-là, le troupeau qui, jusque- encore tolérés pendant « les verts », sont absolument
la, sortalt tard le matm et rentrait relativement tôt bannis de la période appelée « les jaunes ». On se
part très tôt le matin et revient à la fin de la matiné~ soucie seulement de protéger les récoltes mûrissantes
p~~r passer a~ vi!lage le moment appelé azal (mot qui contre les dangers qui les menacent (grêle, oiseaux,
desIg~e le plelO jour, le grand jour, par opposition à sauterelles, etc.) par des jets de pierres, des cris
la nult et au matin et plus précisément le moment le (ah'ah'i) ou des épouvantails. Les rites collectifs
plus chaud, voué au repos, de la journée) puis ressort d'expulsion (as'iledh) auxquels on a aussi recours
en ~~but d'après-midi e~ rentre au coucher du soleil. pour transférer les forces maléfiques hors du terri·
L epoque du mauvaIS temps est définitivement toire qu'on veut protéger, dans une grotte, un arbuste
achevée ~ dé~ormais l~s champs verts et les jardins ou un tas de pierres, après les avoir « fixées» sur des
sont prets a receV01r les rayons du soleil. On objets (poupées) ou des animaux (par exemple, un
entre dans le cycle du sec et du mûrissement; avec couple d'oiseaux) voués au sacrifice, ne sont que

344 345
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

l'application du schème du transfert du mal » qui d'amende. Quand vient ichakhen (ichakh lakhrif,
est mis en œuvre dans la cure d'un grand nombre lakhrir s'est généralisé), la récolte bat son plein, ras-
de maladies - fièvre, folie comme « possession » semblant hommes, femmes et enfants; au premier
par un djin ou stérilité - ou dans des rites pratiqués octobre, on situe lah'la:l yifer, moment où l'on est
à date fixe, en certains villages. autorisé à effeuiller les figuiers (achraw, de chrew,
Selon la plupart des informateurs, le premier jour effeuiller) pour nourrir les bœufs. Cette date marque
de l'été se situe au 17 du mois de magu. De même que le signal de la « retraite de la vie » à laquelle on se
les actes de fécondation sont exclus du mois de mai, consacre pendant les iqachachen (les« dernières »),
le sommeil est exclu du premier jour de l'été: on se voués au nettoyage complet des potagers, des vergers
garde de dormir dans la journée sous peine de tomber et des champs, avec thaqachachth lakhrif (on fait tom-
malade ou de perdre le courage ou le sens de l'honneur . ber les derniers fruits et on dépouille les arbres de
(dont le siège est le foie). C'est sans doute pour la leurs feuilles) et l' « arrachage du jardin », Toutes les
même raison que la terre prélevée-en ce jour est utili- traces de vie qui s'étaient perpétuées sur les champs
sée dans les rites magiques visant à déterminer l'affai- au-delà de la moisson ayant ainsi disparu, la terre est
blissement ou l'anéantissement du point d'honneur prête pour les labours.
(nif) chez les hommes ou de l'indépendance qui rend
rebelle au dressage chez les animaux. Au dernier jour
des iquranen appelé « une braise est tombée dans
l'eau », expression qui évoque la trempe du fer, action La formule génératrice.
propre du forgeron, tout le monde doit avoir commen-
cé la moisson (essaïf) qui s'achève autour de insla, le Le diagramme et son commentaire ne valent pas seulement
jour du solstice d'été (24 juin), où l'on allume partout pour les commodités d'une exposition plus rapide et plus
des feux. On attribue à la fumée, réunion du sec et de économique : ils ne se di~tingueraient des plus riches des
l'humide que l'on obtient en brûlant l'humide (plan- recol1ections antérieures que par la quantité et la densité de
tes, branchages et herbes verts arrachés en des lieux l'information pertinente qu'ils rassemblent si leur vertu syn-
humides comme les peupliers ou le laurier-rose), le thétique et synoptique ne permettait de pousser plus loin le
pouvoir de « féconder » les figuiers, identifiant ainsi
fumigations et caprification. A la fin du dépiquage et contrôle logique et du même coup la mise lau jour simultanée
du vannage commencent les quarante jours de es'. et de la cohérence et des incohérences. En effet,. l'intention
maïm, la canicule, période pendant laquelle les tra- proprement « structuraliste » de construire ,le réseau des rela-
vaux sont interrompus, comme pendant eliali à qui tions constitutives du système des pratiques et des objets
elle est toujours opposée (par exemple, on dit souvent rituels comme « système de différences », lorsqu'on s'efforce
que s'il y a beaucoup de sirocco pendantes'maïm il y de l'accomplir jusqu'au bout, a pour effet paradoxal de rui-
aura de la neige et du froid pendant eliali). ner l'ambition qui s'y trouve impliquée: trouver l'attestation
Par opposition à la moisson et au dépiquage, de la validité de cette sorte d'auto-interprétation du réel dans
lakhrif apparaît comme un temps mort de l'année la cohérence et la systématicité de l'interprétation et de la
agraire ou plutôt du cycle du grain. C'est aussi une réalité interprétée. L'analyse la plus rigoureuse ne peut mani-
période consacrée au repos et aux réjouissances fester toute la cohérence possible des produits du sens pra-
qu'autorise l'abondance: au grain récemment récolté
s'ajoutent les figues, les raisins et divers légumes tique qu'en faisant surgir du même coup les limites de cette
frais, tomates, poivrons, courges, melons, etc. On fait cohérence, et en contraignant ainsi à poser la question du
parfois commencer lakhrif dès la mi-août, à thissemtith fonctionnement de cette sorte de sens analogique qui produit
(de semti, commencer à mûrir), moment où apparais- des pratiques et des œuvres moins logiques que ne le veut le
sent les premières figues mûres et où l'on instaure panlogisme structuraliste et plus logiques que ne le croit
l'interdiction (el h'aq) de cueillir des figues, sous peine l'évocation inchoative et incertaine de l'intuitionnisme.

346 347
LE SENS PRATIQUE
LE DÉMON DE L'ANALOGIE

La pratique rituelle trouve son principe dans la nécessité bien vu Arnold Van Gennep, tous les rites de passage ont
de r,é-unir de manière socio-logique, c'est-à-dire de la seule quelque chose en commun, c'est qu'ils visent à régler magi-
mamère à la fois logique et légitime étant donné un arbitraire quement le franchissement d'une limite magique où, comme
c~lturel déterminé, lescontr~ires que la socio-logique a sépa- au seuil de la maison, le monde « pivote 8 ».
:-es ,( ~e sont par ~~empl~ les r~tes de labour ou de mariage) ou Le sens de la limite, qui sépare, et du sacré, qui est séparé,
a diviser de mamere soclO-Ioglque le produit de cette ré-union est indissociable du sens de la transgression réglée, donc légi-
(comme dans les rites de moisson). La vision du monde est time, de la :limite qui est la forme par excellence du rituel :
une division du monde, qui repose sur un principe de division le principe de la mise en ordre du monde est encore au fon-
fondamental, distribuant toutes les choses du monde en deux dement des actions rituelles visant à rendre licites, en les
classes complémentaires, Introduire l'ordre, c'est introduire déniant, les transgressions nécessaires ou inévitables des limi-
la distinction, c'~st diviser l'univers en entités opposées, celles tes. Tous les actes qui défient la diacrisis originaire sont des
q~~ la spéculatlOn primitive des Pythagoriciens présentait actes critiques, qui font courir un danger à tout le ~rou~e ~t,
deJa sous la forme de « colonnes de contraires» (sustoichiai). d'abord à celui qui les accomplit pour le groupe, c esH-dire
La limite fait surgir la différence et les choses différentes à sa pl;ce, en son nom et en sa faveur, Les transgressions de
« par une institution arbitraire », comme disait Leibniz tra- la limite (thalasth) menacent l'ordre du monde naturel et du
duis~nt le ~x instituto de l~ scolastique, acte proprement monde social: « chacun pour soi », dit-on, « la poule chante
~aglq,~e qUI Suppose et produit la croyance collective, c'est-à- (à la façon du coq) sur sa tête », c'est-à-dire à ses risques et
dIre 1Ignorance de son propre arbitraire; elle constitue les périls (elle sera égorgée). L'arc-en-ciel ou le mélange de grêle,
choses séparées comme séparées et par une distinction abso- de pluie et de soleil, que l'on appelle la,« n?C~ du chaca~ » est
lue, qui ne p~ut ê~re franchie que par un autre acte magique, un autre cas d'union contre nature, c est-a-dlre contraire au
latransgresslOn rItuelle. Natura non facit saltus : c'est la classement à la façon du mariage du chacal et de la chamelle,
magie de l'institution qui, dans le continuum naturel, réseau évoqué da~s un conte comme forme exemplaire de la mésal-
de la parenté biologique ou monde naturel, introduit la cou- liance, La Hmite par excellence, celle qui sépare les sexes, ne
pure, ,le partage, nomos, la frontière qui fait le groupe et sa souffre pas d'être transgressée. Ainsi, celui qui fui~ auco~ba~
coutume singulière (<< vérité en deçà des Pyrénées, erreur se voit soumis à un véritable rituel de dégradation : lIgote
au-delà »), la nécessité arbitraire (nomô) par laquelle le par les Femmes -le monde renversé - , qui lui nouent un
groupe se constitue comme tel en instituant ce qui l'unit et foulard, attribut typiquement féminin, autour de. la tête,-
le sépare. L'acte culturel par excellence est celui qui consiste l'enduisent de noir de fumée, lui arrachent les pOlIs de la
à tracer la li~ne qui.. produit un espace séparé et délimité, tels barbe et de la moustache, symbole du nif, « afin que le lende-
le nemus, bOlS sacre donné en partage aux dieux, le templum, main il soit visible qu'une femme vaut mieux que lui », il est
enc,einte délimitée pour les dieux, ou tout simplement la
maison qui, avec le seuil, limen, lieu dangereux où le monde
se renverse, où s'inverse le signe de toute chose, fournit le femme prononce à l'intention de son mari lorsqu'il part pour le marché :
« Coupe ça repousse, que Dieu rende les choses faciles et ouvertes »,
modèle pratique de tous les rites de passage 7. Si, comme l'a Genevois; 1968, J, 81). On évite de même tous les termes qui évoquent une
violence contre la vie, comme le mot sang remplacé par eau, pendant les
7. On remplace par des euphémismes, et cela tout particulièrement en quarante jours qui suivent le ve1age ou la naissance de l'enfant. C'est en
présence ~e personnes vulnérables, menacées dans leur vie parce que situées tant qu'elle implique l'imposition d'une limite, d'une coupure (on ne coupe
a un ~eutl ~ntre deux. états, nouveau-nés, jeunes mariés, enfants récem. pas le pain avec un couteau), que l'opérati?n de m~surage est entouré~ ~h
ment CIrconCIs (GeneVOIS, 1955), tous les mots qui enferment une idée de toutes sortes d'euphémismes et de précautions magIques :Ie maitre eVlte
Coupure, de finitude, d'achèvement : finir, remplacé par « être heureux» d'opérer lui·même le mesurage de la récolte et le c~nfie à pn kham~ès. op
0l! « devenir riche », être fini, s'agissant de la moiSSOn, des provisions du à un voisin (qui le fait en son absence) ; on use d expressIOns eup~emlstl­
l,ait! remplacé 'par ~ne ex~ression signifiant « il y a abondance », mo~rir, ques pour éviter certains nombres j on prononce des formules rituelles
etemdre, partir, brISer, repandre, fermer (cf. la formule rituelle que la comme : « Que Dieu ne nous mesure pas ses largesses! »
8. A. Van Gennep, Les rites de passage, Paris, Emile Nourry, 1909, p. 17.
348
349
LE SENS PRATrQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

conduit devant l'assemblée, qui l'exclut solennellement du


-
souvent remplacés par des euphémismes construits sur dher,
monde des hommes (Boulifa, 1913, 278-279). Considéré être propre) la protection qui, comme le suggère Durkheim 10,
comme lkhunta: c'est-à-dire neutre, hermaphrodite, asexué, est nécessaire pour affronter les forces redoutables qu'en-
b~ef .ex,clu ,de 1?nivers du pensable et du nommable, il est ferme le sexe de la femme 11 et surtout celles qui sont inscrites
r;dUlt ,a neant, a la façon de ces objets que l'on jette, pour dans l'acte de réunion des contraires. De même, le laboureur
~ en debarra,sser .to~alement et à jamais, sur la tombe d'un se coiffe d'une calotte de laine blanche, se chausse de arkasen,
etranger ou a la limIte entre deux champs 9. sandales de cuir qui ne doivent pas entrer dans.la maison,
comme pour éviter de se faire le lieu de rencontre du ciel et
Le cara~tère redoutable de toute opération de réunion de la terre et de leurs forces antagonistes dans le moment
des contraIres se rappe~e to.ut. p~rticulièr~ment à propos même où il les met en contact 12. Quant au moissonneur, il
de la tre!llpe du fer, asqt, qUI sIgmfie aUSSI bouillon, sauce revêt un tablier de cuir que l'on a raison de rapprocher de
et .empOIsonnem,ent : seqi, arroser, tremper le sec, c'est celui du forgeron (Servier, 1962,217) et dont le sens s'éclaire
umr le sec ,et 1 h~mide dans l'actIon d'arroser de sauce le complètement si l'on sait que, selon Devaux, il était porté
couscou~, c e~t umr le chaud et le froid, le feu et l'eau, le
!
sec et humIde ~a~s la trempe du fer (seqi uzal), c'est aussi dans les combats (Devaux, 1859, 46-47).
Les actions rituelles les plus fondamentales sont en fait
ve~ser 1 « eau b:ulee » -- et brûlante - (seqi essem), le
pOIson (et .aussI, selon Dallet, immuniser magiquement des transgressions déniées. Le rite doit résoudre par une opé-
c~ntre le pOIson). La trempe du fer est un acte terrible de ration socialement approuvée et collectivement assumée,
VIOlence et de ruse, accompli par un être terrible et fourbe c'est-à-dire conformément à l'intention objective de la taxino-
le ~orgeron, do~t l'ancêtre, Sidi-Daoud, était capable d~ mie même qui la fait surgir, la contradiction spécifique que
temr de ses maIns le fer rouge et de punir les mauvais la dichotomie originaire rend inévitable en constituant
pa~eurs en leur tendant d'un air innocent un de ses produits comme séparés et antagonistes des principes qui doivent être
p:ealablement chauffé à blanc. Exclu des échanges matrimo- réunis pour que soit assurée la reproduction du groupe : par
nIaux ~ « forgeron fils de forgeron » est une injure -, le une dénégation pratique, non point individuelle comme celle
forgeron, producteur de tous les instruments de violence
socs de charrue, mais aussi couteaux, faucilles, haches à que décrit Freud, mais collective et publique, il vise à neu-
de~x tranch~nts et herminettes, ne siège pas à l'assemblée traliser les forces dangereuses que peut déchaîner la trans-
malS son aVIS est pris en considération lorsqu'il s'agit de gression de la limite sacrée, le viol du h'aram de la femme ou
guerre ou de violence. de la terre que la limite a produit.
Au nombre des protections magiques que l'on met en
On ne s'aventure pas sans danger au carrefour des forces œUvre dans toutes les occasions ollia reproduction de l'ordre
antagonistes. On demande à la circoncision {khatna ou th'ara < ,
vital exige la transgression des limites qui sont au fondement
même de cet ordre, et en particulier toutes les fois qu'il faut
9., A Aït ~iche!}1, la .terre, contenue dans le plat où est recueilli le sang couper, tuer, bref interrompre le cours normal de la vie, il y a
d~ 1enfant clrc0J;1cls é.talt prelevée à la limite entre deux champs et rappor-
tee en cet .endrolt (meme observation. chez Rahmani, 1949, qui indique que
<

!e plat qUI a reçu le san~ sert ,de clb!e pour le tir). On sait le rôle que 10. E. Durkheim, Les formes elementaires de la vie religieuse: le système
J?Ut; dan~ bea~cOl!p de rites d expulSIOn du mal la terre prise entre les totemique en Australie, Paris, A1can, 1912, p. 450.
l~mttes, heu. qUI, etant situé hors de l'espace pensable, en dehors des dîvi- 11. On sait l'usage du cauris, symbole de la vulve, comme instrument
ions prodUItes par les principes de division, représente le dehors absolu de prophylaxie homéopathique contre le mauvais œil : la vue de la vulve
a « to~be de l'étranger » ou de l'homme mort sans descendance un autr~ est censée porter malheur (cf. l'injure qui se pratique entre femmes et qui
de ces heux hors esp~se où l'on ex~ulse le mal, représente plutÔt la mort consiste à relever sa robe, chemmer). On sait aussi le pouvoir destructeur
absolue, sans retour, 1etranger (aghrtb) n'étant pas seulement celui qui est qui est attribué au sang menstruel. C'est là un des fondements de la crainte
en quelque sor~e deu:, fois. mOFt puisque mort à l'ouest, au couchant, lieu de la femme.
de la mort, mals aussI c~IUl. qUI, mort en terre étrangère, en exil (elghorba) 12. Au contraire, lors du sarclage ou du glanage, les femmes qui parti-
ne trouvera personne qUI VIenne le ressusciter (seker). cipent des choses terrestres vont pieds nus dans les champs.

350 351
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

d'abord les personnages ambivalents, tous également mépri- logique magique ne s'imposerait pas aussi impérativement
sés et redoutés, agents de la violence qui, comme les instru- si les contraires réunis n'étaient la vie même, et leur disso-
ments de violence qu'ils utilisent, le couteau, la faucille, etc., ciation un meurtre, condition de vie; s'ils ne représentaient
pel;1Vent aussi écarter le mal et protéger contre la violence,. la reproduction, la substance et la subsistance, terre et femme
nOIrs, forgerons, bouchers, mesureurs de grains, vieilles fem- fécondées, ainsi arrachées à la stérilité mortelle qui est celle
mes qui, participant par nature des forces maléfiques qu'il du principe féminin lorsqu'il est abandonné à lui-même. En
s'agit d'affronter ou de neutraliser, sont prédisposés à jouer fait, l'union des contraires n'abolit pas l'opposition et les
le rôle d'écrans magiques, en s'interposant entre le groupe et contraires, lorsqu'ils sont réunis, s'opposent tout autant, mais
les forces dangereuses qu'engendrent la division (coupure) ou tout autrement, manifestant la vérité double de la relation
la réunion (croisement) contre-nature: c'est presque toujours qui les unit, à la fois antagonisme et complémentarité, neikos
le forgeron qui est préposé aux actes sacrilèges et sacrés de et philia, et ce qui pourrait apparaître comme leur « nature»
coupure, égorgement du bœuf du sacrifice ou circoncision (ou double si on les pensait en dehors de cette relation. C'est
encore castration des mulets), et il arrive même qu'on lui ainsi que la maison qui possède toutes les caractéristiques
confie. l'ouverture des labours; dans tel village de Petite négatives du monde féminin, obscur, nocturne, et qui est,
KabylIe, la personne chargée d'ouvrir les labours, dernier des- sous ce râpport, l'équivalent du tombeau ou de la jeune fille,
cendant de celui qui trouva dans la terre, à l'endroit où était change de sens lorsqu'elle devient ce qu'elle est aussi, le lieu
tombée la fondre, un morceau de fer dont il fit le soc de sa par excellence de la cohabitation et du mariage des contraires
charrue, est chargée d'opérer tous les actes de violence par le qui, à la façon de l'épouse, la « lampe du dedans », enferme
fer et le feu (circoncision, scarification, tatouage, etc.). Plus sa propre lumière 15 : lorsqu'on finit de poser la toiture sur
généralement, celui qui est chargé de faire l'ouverture solen- une maison nouvelle, c'est à la lampe de mariage que l'on
nelle des labours et que l'on appelle parfois « l'homme de demande d'apporter la première lumière. Toute chose reçoit
la noce », agit en délégué du groupe et en bouc émissaire ainsi des propriétés différentes, selon qu'elle est appréhendée
désigné pour affronter les dangers inhérents à la transgres- à l'état d'union ou de séparat10n, sans qu'aucun de ces deux
sion 13. Et la fonction première du sacrifice, accompli publi- états puisse être considéré comme sa vérité, dont l'autre ne
que~ent et collectivement, à l'occasion des grandes trans- serait qu'une forme altérée ou mutilée. C'est ainsi que la
gresslOns, lors des labours ou du montage du métier à tisser nature cultivée, 'le sacré gauche, le féminin-masculin ou mas-
(où l'on enduit du sang d'un animal sacrifié la chaîne et le culinisé, comme la femme ou la terre fécondée, s'oppose non
montant supérieur du métier -- Anonyme, F D B, 64), est seulement au masculin dans son ensemble - à l'état d'union
encore d'écarter le malheur enfermé dans la transgression 14. ou de séparation - mais aussi et surtout à la nature natu-
Mais, comme on le voit particuli,èrement bien dans le cas de relle, encore sauvage et indomptée - la jeune fille et la
l'égorgement du bœuf sacrifié ou <:le la coupe de la dernière friche - ou revenue au naturel tordu et maléfique qui est
gerbe, c'est toujours la ritualisation"'\elle-même qui tend à le sien en dehors du mariage - le champ moissonné ou la
transmuer le meurtre inévitable en sacrifice obligé en déniant vieille sorcière, avec ses ruses et ses traîtrises, qui l'apparen-
le sacrilège dans son accomplissement même. tent au chacal.
La transgression magique de la frontière instaurée par la
Cette opposition entre un féminin-féminin et un féminin-
masculin est attestée de mille manières. La femme féminine
. 13. Il faut sans doute comprendre dans la même logique la défloration par excellence est celle qui ne dépend d'aucune autorité
rItuelle telle qu'elle se pratique en certaines sociétés.
14. La qibla, vieille femme qui a en commun avec le forgeron de pouvoir
affronter les dangers liés à l'entrecroisement des contraires s'asseoit sur 15. Comme on l'a vu, la dualité de la femme se retraduit dans la logique
l'ensouple inférieure du métier à tisser pour la maint~nir lorsqu'on des relations de parenté sous la forme de l'opposition entre la cousine
enroule la nappe de fils sur l'ensouple supérieure. parallèle patrilatérale et la cousine parallèle matrilatérale.

352 .353
LE SENS PRATIQUE ... LE DÉMON DE L JANALOGIE

masculine, qui, sans mari, sans enfants, n'a pas d'honneur


(h'urma); stérile, elle participe de la friche (la femme
2. Schéma synoptique des oppositions pertinentes stérile ne doit pas planter au jardin ni transporter des
semences) et du monde sauvage; elle a rapport à la nature
indomptée, aux forces occultes. Ayant aussi partie liée avec
tout ce qui est tordu (aâwaj, tordre; « elle est d'un mauvais
bois », « d'un bois tordu ») et avec tout ce qui est gauche
et qui gauchit (on lui prête thiâiwji, l'adresse et l'habileté
suspectes qui caractérisent aussi le forgeron), elle est pré-
disposée à la magie, et spécialement à celle qui emploie la
main gauche, la main cruelle et fatale (un « coup de gau-
cher » est un coup mortel), et procède par giration de
droite à gauche (par opposition à l'homme qui emploie la
main droite, la main du serment, et tourne de gauche à
droite). Elle est aussi experte dans l'art de « tordre le
regard » (abran walan), de manière sournoise, dans la
direction opposée à celle où se trouve la personne à qui elle
veut signifier sa désapprobation ou son mécontentement
~ abran, tourner de droite à gauche, fourcher (la langue),
retourner en arrière, bref tourner dans le mauvais sens,
s'oppose à qeleb, tourner (le dos), renverser, comme un
mouvement discret, furtif, passif, une dérobade féminine, un
coup « tordu », un procédé magique, à une agression mani-
feste, ouverte, droite, masculine. Limite négative de la
femme, la vieîlle, qui condense toutes les propriétés négati-
ves de la féminité (c'est-à.dire tout ce qui, en la femme, sus-
cite la terreur des hommes, si caractéristique des sociétés
« masculines »), a elle-même pour limite la vieîlle sorcière
(stut) qui sévit dans les contes (Lacoste.Dujardin, 1970,
333·336) et que l'on crédite de pouvoirs extraordinaires
{«' sans dents, elle croque les fèves, aveugle, elle file le coton,
sourde, elle colporte partout les nouvelles »). Tandis qu'en
vieîllissant les hommes gagnent en sagesse, les femmes,
elles, gagnent en méchanceté. Cela bien que, « étant
finies pour ce bas monde » (du fait qu'elles ne sont plus
concernées par la sexualité), elles puissent faire la prière
quotidienne (Anonyme; 1964). Les discordes entre fem-
mes sont souvent attribuées aux vieîlles étrangères à la
famîlle (on les appelle « la ruine de la maison »). L'homme
qui veîlle à la bonne harmonie de sa maison les éloigne ;
et elles se gardent de fréquenter les famîlles où il y a de
l'autorité (elhiba).
La vieîlle affranchie et stérile, qui n'a plus aucune
«retenue », porte à leur plein accomplissement les virtua-
lités inscrites en toute femme. Comme la jeune pousse qui,

354 355
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

laissée à elle-même, va vers la gauche et qui n'est ramenée nes de contraires » sur lesquelles repose chaque système cul-
vers la droite (ou vers le droit) qu'au prix d'une distorsion, turel dans sa singularité arbitraire, c'est-à-dire historique, per-
d'un « nœud » (<< la femme est un nœud dans le bois »), met de ressaisir -le principe de la séparation fondamentale,
toute femme participe de la nature diabolique de la femme nomos originaire que l'on est tenté de penser comme situé à
féminine, en particulier pendant la période menstruelle, où l'origine, dans une sorte d'acte initial de constitution, d'ins-
elle ne doit pas préparer les repas, travailler au jardin, tauration, d'institution, et qui est en fait institué dans chacun
planter, prier ou jeûner. « La femme, dit-on, est comme la
mer» (où s'accumulent les immondices). Elkhalath, nom des actes ordinaires de la pratique ordinaire, comme ceux
collectif donné à la « gent féminine », c'est aussi le vide, que règle la division du travail entre les sexes, cette sorte de
le néant, le désert, la ruine. création continuée, à la fois inconsciente et collective, étant
La préséance qui est accordée au principe masculin et au principe de sa durée et de sa transcendance par rapport aux
qui lui permet d'imposer ses effets dans toute union fait consciences individuelles.
que, à la différence du féminin-fémirlin, le masculin-masculin On peut rendre raison de la distribution des activités entre
n'est jamais ouvertement condamné, malgré la réprobation les sexes (telle qu'elle apparaît sur le tableau synoptique
qui pèse sU!' certaines formes de l'excès des vertus mascu- ci-dessous) en combinant trois oppositions cardinales: l'oppO"
lines à l'état pur, comme le « point d'honneur (nif) du sition entre le mouvement vers le dedans (et, secondairement,
diable » (dont une des incarnations est le rouquin 16, qui vers le bas) et le mouvement vers le dehors (ou le haut) ;
jette partout la zizanie, qui n'a pas de moustache, dont on l'opposition entre l'humide et le sec; l'opposition entre les
ne veut pas comme compagnon au marché et qui, au juge-
ment dernier, quand tout le monde pardonne les offenses, actions continues et visant à faire durer et à gérer les contrai-
se refuse à l'indulgence, etc., ou, d'une tout autre façon, res réunis et ,les actions brèves et discontinues visant à unir
l'amengur, l'homme sans descendance masculine). li"s contraires ou à séparer les contraires réunis. U n"est pas
besoin de revenir sur l'opposition entre le dedans, la maison,
La divisi0!1 fondamentale traverse le monde social de part la cuisine, ou le mouvement vers le dedans (mise en réserve)
en part depuis la division du travail entre les sexes et, à et le dehors, le champ, le marché, l'assemblée, ou le mouve-
travers elles, la division du cycle agraire en périodes de travail ment vers le dehors, entre l'invisible et le visible, le privé et
et périodes de production, jusqu'aux représentations et aux le public, etc. L'opposition entre l'humide et le sec, qui
valeurs, en passant par les pratiques rituelles. Ce sont les recouvre partiellement la précédente, donne à la femme tout
mêmes schèmes pratiques, inscrits au plus profond des dispo- ce qui a rapport avec l'eau, le vert, l'herbe, le jardin, les
sitions corporelles, qui sont au principe de la division du tra- légumes, le lait, le bois, la pierre, la terre (elle sarcle pieds nus
vail et des rites ou des représentations propres à la renforcer et pétrit la glaise des poteries ou des murs intérieurs à mains
ou à la justifier 17. Le travail empirique qui établit les « colon- nues). Mais la dernière opposition, la plus importante du
point de vue de la logique rituelle, distingue les actes mascu-
16. On sait que le roux et le rouge - en particulier sous la forme du
lins, affrontements brefs et dangereux avec les forces limina-
hènné - sont associés à la virilité (qu'on pense à la pose du henné à la les, labour, moisson, égorgement du bœuf, qui font intervenir
veille des grandes cérémonies de la virilité, mariage, circoncision); le bœuf des instruments fabriqués par le feu et qui s'accompa-
du sacrifice (dont on attend qu'il apporte la pluie) ne doit pas être roux.
17. « Tous les jours ils se promènent et il sont le bon couscous. Les gnent de rites prophylactiques, et les actes féminins de ges-
femmes ont 1e'couscous grossier (abelbul) » (Picard, 1968, 139). Les chants tation et de gestion, soins continus visant à assurer la conti-
de femmes, et en particulier les complaintes qui accompagnent la mouture nuité, cuisson des aliments (analogue à la gestation), élevage
du grain, sont pleins de telles déclarations. Mais c'est surtout dans la
magie, arme de lutte dominée, qui reste soumise aux catégories dominantes des enfants et des animaux (qui implique nettoyage, trans-
(<< L'ennemi de l'homme, c'est la femme »; « c'est la rivalité des femmes
qui l'a tué sans qu'il soit malade »), que s'exprime la résistance des fem-
mes à la domination masculine. Ainsi, par exemple, pour réduire l'homme à l'arabe), c'est-à·dire à l'état d'esclave privé de volonté, les femmes
à l'état d'âne (aghiul, mot tabou remplacé par un euphémisme emprunté utilisent un cœur d'âne séché, salé et moulu comme potion magique.

356 357
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L}ANALOGIE

port du fumier dont l'odeur fait dépérir le bétail et l'enfant,


balayage), tissage (conçu par un de ses aspects comme l'éle-
3. La division du travail entre les sexes vage d'une vie), gestion des réserves, ou simple cueillette,
autant d'activités qui s'accompagnent de simples rites pro-
travaux masculins travaux féminins
pitiatoires. Suprêmement vulnérable en elle-même, c'est-à-
DEDANS dire dans sa vie et sa fécondité (<< la femme enceinte a un pied
nourrir les bêtes la nuit rentrer les réserves, l'eau dans ce monde et un pied dans l'autre » ; « sa tombe est
veiller sur les réserves ouverte de la conception au quarantième jour après l'accou-
attacher les bêtes de retour des
champs chement »), et dans les vies dont elle a la charge, celle des
cuire (cuisine, feu, marmite, couscous enfants, du bétail, du jardin, la femme, gardienne des contrai·
nourrir les enfants, les bêtes (vaches, res réunis, c'est-à·dire de la vie, doit gérer et protéger la vie
poules)
soigner les enfants à la fois techniquement et magiquement.
(tabou du balai) balayer (tenir propre)
tisser (et mer la laine) Sans cesse menacées en tant que gardiennes de la vie, les
moudre femmes sont responsables de toutes les pratiques magiques
pétrir la terre (poterie et crépir les
destinées à sauvegarder la vie (par exemple, tous les rites
murs) d'asfel contre le mauvais œil). Tous les rites qu'elles prati-
traire la vache (baratter le lait) quent ont pour intention de faire durer la vie dont elles
ont la charge et le pouvoir générateur dont elles sont
DEHORS porteuses (la stérilité leur étant toujours imputée). Pour
sortir le troupeau éviter la mort de l'enfant qu'elle porte, la femme enceinte
aller au marché fait des ablutions à côté d'une chienne que l'on a séparée
travailler les champs (loin, ouvert, soigner le jardin (proche, clos, vert, de ses petits. Lorsqu'une femme a perdu un enfant en bas
jaune, céréales) légumes)
labourer (soc, chaussures) (tabou de l'aire à battre) âge, elle s'asperge d'eau dans l'étable et on enterre les
semer vêtements du bébé près de la tombe ainsi que la bêche qui
moissonner (faucille, tablier) a servi à les enfouir (c'est « vendre la bêche» ; on souhaite
dépiquer à la mère qui a perdu un enfant : « Que cette bêche soit
vanner
irrémédiablement vendue! »). A contrario, tous les actes
transporter et dresser les poutres transporter les semences, le fumier
(<<corvée» des hommes) et faire le (sur le dos), l'eau, le bois, la pierre et liés à la fertilité (planter, mettre le henné sur les mains du
toit l'eau (<<corvée» des femmes pour la fiancé, isli, peigner la fiancée, thislith, toucher à ce qui doit
transporter le fumier aux champs construction de la maison) se multiplier et s'accroitre) sont interdits à la femme stérile.
à dos de bête
Il appartient aussi à la femme d'écarter les dangers qui
faire tomber (monter aux arbres et ramasser (cueillette) les olives (tabou adviennent par les paroles : pour l'enfant comme pour le
gauler les olives, abattre les arbres gaulage), les figues, les glands, le bois
-pour la maison) (branchages, brindilles, broussailles) jardin, on parle par euphémismes, voire par antiphrase
et lier (les fagots) «<. quel petit nègre », dira-t-on d'un enfant) afin d'éviter de
couper le bois, le diss (fabri~er les glaner défier le sort (par une sorte d'hubris ou de jactance) et de
ustensiles de cuisine en bois a la sarcler (pieds nus, robes à traîne)
hachette ou au couteau) faire envie aux autres, attirant ainsi le mauvais œil, c'est-à-
fouler les olives aux pieds (cf. pétrir) dire le regard avide et jaloux du désir envieux, surtout
égorger (tabou de l'égorgement) féminin, qui porte malheur et auquel les femmes, en tant
pétrir l'argile (pour la maison et pour que dépositaires et gardiennes de la vie, sont particulière-
}:aire à battre -avec bouse) à la main ment exposées (celui, dit-on, qui voit une vache, la trouve
anrès l'avoir extraite) belle et voudrait la posséder, la rend malade; les compli.
ments sont dangereux: l'envie s'exprime par des louanges).
« Les jardins », dit-on, « aiment le secret (esser) et la

358 359
LE SENS PRATIQUE _ LE DÉMON DE L'ANALOGIE

politesse. » L'euphémisme, qui est bénediction, s'oppose à réunion des contraires ou la séparation des contraires réunis"
la malédiction, au blasphème. La parole du médisant est c'est·à-dire les actes proprement agricoles (par opposition aux
dangereuse « comme la femme qui monte le métier à tisser »
(le seul cas où la femme opère un croisement, courant un actes de simple cueillette, plutôt laissés aux femmes), sont
danger analogue à celui de l'homme dans la moisson ou le marqués par des rites de licitation collectifs tout à fait dif-
labour). C'est aussi la femme qui met en œuvre les antidotes férents, par leur gravité, leur solennité et leur impérativité,
magiques, qui ressortissent tous à l'ordre du feu et du sec, des rites prophylactiques et propitiatoires qui, pendant tout
de la concupiscence humide (le mauvais œil, thit' se dit aussi le reste de la période de production, où le grain, comme la
parfois nefs), comme les fumigations odorantes, les tatoua· poterie mise à sécher ou l'enfant dans le ventre de sa mère,
ges, le henné, le sel et tous les produits amers, assa fœtida, subit un processus purement naturel de transformation, sont
laurier.rose, goudron, etc., qui sont employés pour séparer, accomplis surtout par les femmes et les enfants (les bergers)
éloigner, écarter (Devulder, 1957, .343·347). et qui ont pour fonction d'assister la nature en travail (cf.
schéma 4).
Ainsi, l'opposition entre le discontinu masculin et le
continu féminin se retrouve aussi bien dans l'ordre de la
reproduction ~ avec l'opposition entre la conception et la
gestation - que dans l'ordre de la production, avec l'op. 4. L'année agricole et l'année mythique
positioll, qui structure le cycle agraire, entre le temps de
travail et le temps de production, voué à la gestation et la
gestion des processus naturels. « Les occupations de l'homme,
un soupir et c'est terminé. Pour la femme, sept jours se pas·
sent et ses affaires ne sont pas terminées» (Genevois, 69).
« La femme suit son mari; elle termine ce qu'il laisse der·
rière lui» ; « le travail de la femme est léger (fessus), mais
il n'a pas de cesse ». C'est par l'intermédiaire de la division
entre les sexes d'un travail qui est inséparablement technique
et rituel que la structure de la pratique et des représentations
rituelles s'articule avec la structure de la production : les
grands moments de l'année agricole, ceux que Marx désigne
comme périodes de travailla, et où les hommes opèrent la
Iillm temps de travail
l,',','·','! temps de gestation
18. K. Marx, Le Capital, II, deuxième section, chal'. VII, « Temps de
travail et temps de production », Paris, Gallimard (Pléiade), II, p. 655. Le c::J temps mort
calendrier agraire reproduit sous une forme transfigurée les rythmes de
l'année agricole, c'est-à·dire plus précisément les rythmes climatiques eux-
mêmes retraduits dans l'alternance du temps de travail et du temps de
production qui confère sa structure à l'année agricole. Le régime des pluies ~ pour les labours ~ et de la précarité des techniques utilisées ~ araire,
est caractérisé par l'opposition entre l'a saison froide et pluvieuse, qui va faucille. De même l'équipement symbolique que les rites peuvent utiliser
de novembre à avril ~ le maximum des précipitations, situé en novembre dépend évidemme~t de ce que sont les produits de la saison (bien qu'en
et décembre, étant suivi d'une décroissance en janvier et d'un relèvement, certains cas on fasse des réserves, de grenades par exemple, tout exprès
qui peut se faire plus ou moins attendre ou manquer complètement, en pour les besoins du rituel); mais les schèmes générateurs permettent de
février ou mars ~ et la saison chaude et sèche, qui va de mai à octobre - trouver des substituts et de tirer parti des nécessités et des contraintes
avec un minimum des chutes de pluie en juin, juillet et aoùt, et une reprise, externes dans la logique même du rite (par là s'explique la concordance
très attendue, en septembre. La dépendance à l'égard du climat était évi- parfaite de la raison technique et de la raison mythique qui S'observe en
demment très étroite en raison de la faible force de traction disponible plus d'un cas, par exemple dans l'orientation de la maison).

360 .361
LE DÉMON DE L'ANALOGIE
LE SENS PRATIQUE
en fait un bouquet appelé aussi azal qu'on suspendra au-des-
Il n'~st.1?as besoin de montrer comment, par l'intermédiaire sus du seuil. Pendant ce temps, la maîtresse de maison a pré-
de la dIvIsIon du travail technique et rituel entre les sexes, paré un flan au lait... » (Hassler, 1942). Derrière chacune
l~ tabl~ .des valeurs masculines et féminines se rattache à des phrases ordinaires d'une description ordinaire comme
.1,opposltlOn, fondamentale de l'~r:née agraire : le prix qui, celle-ci, il faut savoir non seulement déceler un sens qui n'est
s agIssant d un garçon, est confere aux valeurs de virilité et pas consciemment maîtrisé par les agents, mais aussi voir une
de .~ombativité se comprend si l'on sait que l'homme, parti· scène banale de la vie quotidienne, un vieilllard assis devant
cuherement dans le labour la moisson et l'acte sexuel est sa porte pendant que sa bru prépare le flan au lait, les bêtes
celui. qui, pour p:oduire l~ ~ie et les moyens de satisfair~ les qui rentrent, la femme qui les attache, le jeune garçon qui
besoms ~es plus vitaux, dOIt, par une violence propre à déchaî- arrive, une poignée de fleurs à la main, qu'il a cueillies avec
r:er la vlOlence, opérer la réunion des contraires ou la sépara- l'aide de sa grand-mère, la mère qui les prend et va les sus-
t~on des co~traires réunis i à l'opposé t la femme, vouée aux pendre au-dessus de la porte, le tout accompagné de paroles
taches, contmues de g~sta~lon et de gestion, est logiquement ordinaires (<< montre-moi », « bravo, elles sont jolies », « j'ai
appelee aux vertus negatlves de protection de réserve de faim », etc.) et de gestes ordinaires.
secret, qui définissent la h'urma. ' ,
La frontière magique, on le voit, est partout, à la fois dans
les choses et dans les corps, c'est-à·dire dans l'ordre des Et rien ne ferait sans doute mieux sentir la fonction et
le fonctionnement pratiques des principes sociaux de divi-
c.h~ses, dans.l~ nature des choses, dans la routine et la bana-
sion qu'une description à la fois réaliste et évocatrice de la
hte du quOtIdI~n. En :e?dre raison, c'est aussi rappeler cela, transformation brusque et totale de la' vie quotidienne qui
9~e font. oubher l~ reclt aveugle, « histoire contée par un s'opère au « retour d'azal ». Tout, sans exception, dans les
1~lot, pleme de brUit et de fureur, qui ne signifie rien» aussi activités des hommes, des femmes, des enfants, se trouve
bIen. qu~ l'.évo,:a:ion myst.ique qui transforme en une' sorte brusquement changé par l'adoption d'un nouveau rythme
de hturgle msplree la routme un peu mécanique et maniaque temporel : les sorties du troupeau, bien sûr, mais aussi le
des ~ravaux et des jours, les chapelets de mots stéréotypés travail des hommes et l'activité domestique des femmes,
expnmant des pensées pré-pensées (de là les « on dit » le lieu où se fait la cuisine (c'est le moment où on sort le
« com~e on dit », « nous disons », qui ponctuent les dis~ feu pour installer le kanun dans la cour), les heures de
~ours ~ mforma~eurs), les lieux communs où l'on se sent bien, repos, l'endroit où se prennent les repas, la nature même de
a la f?ls chez sOl et ~vec tous .les autres, les séries d'actes pré- l'alimentation, le moment et l'itinéraire des déplacements
et des travaux des femmes à l'extérieur de la maison, le
form~s, plus ou mo~ns machmalement opérés. Il faut avoir
rythme des réunions de l'assemblée des hommes, des céré-
conSCience que, la sImple description fait subir un change- monies, des prières, des réunions hors du village, des
~ent ?e statut a toutes les paroles ou les actions sensées sans
marchés.
intention de sens ~ont est fai~ l'ordre ordinaire et qui, par A la saison humide, le matin, avant doh'a, tous les
la seule vert? ~u. d!scours, deVIennent des propos médités et hommes se trouvent au village : à l'exception de la réunion
des actes premedites; et que cet effet s'exerce tout spéciale- qui se tient parfois le vendredi après la prière collective,
ment sur tous les gestes du rituel qui, éternisés et banalisés c'est toujours à ce moment que se tiennent l'assemblée du
pa: la « stéréotypisation magique », comme dit Weber, tra- clan et toutes les commisions de conciliation (à propos de
dUisent en mouvements impensés, tourner à droite ou à gau- partages, de répudiations, etc.); c'est encore à ces heures
che, mettre sens dessus dessous, entrer ou sortir nouer ou que sont lancés, du haut du minaret, les appels qui concer-
c?uper, les .opérat~ons les plus caractéristiques de' Ia logique nent l'ensemble des hommes (comme la convocation à des
ntuelle, ~mfier, separer, transférer, inverser. travaux collectifs). C'est aux alentours de doh'a que le
berger part avec son troupeau et que les hommes se rendent
« Ce Jour-là, le berger part de grand matin pour revenir
aux champs ou aux jardins, que ce soit pour accomplir les
à azal. Il cueille un peu de toutes les herbes sauvages (... ). Il
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LE DÉMON DE L'ANALOGIE
LE SENS PRATIQUE -
sèche 19. Le réveil du village, fort discret à la saison hu~ide,
grands travaux saisonniers, tels les labours ou le piochage, s'accompagne, dès le retour d'azal, de beaucoup de bruit et
ou pour se livrer aux petites occupations qui meublent les d'agitation : aux pas de~ mu1~ts anno?,ç~nt le passage de
« temps morts» de l'année ou de la journée agraire (ramas- ceux qui vont au marche s.ucc~~e le pIetmeme~t des trou-
sage d'herbe, creusement et nettoiement de fossés, ramassage peaux qui sortent en une sUite mmterrompue, pUIS le martel-
du bois ou extraction de souches, etc.). Quand la pluie, la lement des sabots des ânes, qui signale le départ des ho~mes
neige ou le froid interdisent tout travail dans les champs vers les champs ou la forêt. Aux alentours de do!, a, le
ou que la terre, trop détrempée, ne peut être foulée sans petit berger ramène son troupeau et une partie des
dommage pour la récolte future ou pour les labours à venir, hommes reviennent prendre au village le repos de la
quand le mauvais état des routes et la crainte de se trouver mi-journée. L'appel du muezzin pour la prière de ed-dok or
retenu loin de la maison suspendent les relations tradition- est le signal de la deuxième sortie de la journée. En moms
nel1es avec l'extérieur, l'impératif qui impose aux hommes d'une demi-heure, le village se vide, presque totalement
de se tenir au-dehors pendant le milieu de la journée les cette fois : le matin, les femmes étaient retenues à la
rassemble tous à la maison commune, par-delà même les maison par leurs tâches domestiques et surtout par l'incon-
divisions. A cette époque de l'année en effet, il ne manque venance qu'il y aurait à prendre au dehors, sous un arbre, le
pas un homme dans le village où les habitants de l'azib repos de la mi-journée (lamqil), à la façon des hommes, ou
- hameau - se replient dès thaqachachth (fin octobre). à se hâter sur le chemin de retour pour se trouver à la
Le repas du soir (imensi) est servi très tôt, dès que les maison, comme il sied à une femme, en ce moment réservé
hommes, débarrassés de leur mocassins et de leurs vêtements à l'intimité; au contraire, l'après-midi, il n'en est guère, au
de travail, ont pris un moment de repos. A la tombée de la moins à certaines occasions, qui n'accompagnent les
nuit, chacun est déjà rentré chez soi, à l'exception de ceux hommes : ce sont d'abord les « vieilles » qui, après avoir
qui tiennent à faire la prière du soir à la mosquée où l'on donné leurs ordres à cel1e de leurs belles-fil1es dont le tour
avance généralement la dernière prière (el âicha) pour la est venu de préparer le repas du soir, vont "apporter leur
dire en même temps que cel1e de maghreb. Du fait que les contribution aUx travaux et affirmer à leur façon leur
hommes prennent à l'intérieur tous les repas (à l'exception autorité en visitant les jardins, en réparant les négligences
du goûter), les femmes, dépossédées de leur espace propre, des ho~mes ~ le morceau de bois qui traîne, la poignée de
s'efforcent de reconstituer un univers séparé en faisant les fourrage tombée en cours de route ou la b~anche aban-
préparatifs du repas du côté du mur de l'ombre, l'après-midi, donnée sous un arbre ~ et en rapportant, le SOIr, par-dessus
pendant l'absence des hommes, et en évitant d'attirer la jarre d'eau fraîche puisée à la source du jardin, un
l'attention, lors même qu'el1es s'affairent, ou de se laisser paquet d'herbes,. de feuilles de vig~e o~ de ma,ïs, pour le.s
surprendre sans occupation : le métier à tisser, qui reste animaux domestiques. Ce sont aUSSI les Jeun~s epouses qUI:
dressé pendant toute la saison humide, leur offre une sorte notamment lors de la récolte des figues, SUivent leur man
de voile derrière lequel el1es peuvent s'isoler, en même pour ramasser les fruits ~u'il a gaulés, l~s trier. et le~
temps que l'alibi d'une activité toujours disponible. Mêmes disposer sur les claies et qUI rentreront le SOIr, chemmant a'
stratégies dans l'utilisation de l'espace villageois : la pré- quelques pas derrière lui, seules ou accompagnées de la
sence des hommes interdit à la femme de se rendre à la « vieille ».
fontaine .pendant toute la matinée, d'autant que les risques. Ainsi la double sortie délimite azal, sorte de temps mort,
de chute l'obligent à des précautions particulières; c'est au sens fort du terme, que chacun se doit de respecter : tout
donc la « vieille» qui, le matin, assure l'approvisionnement est silencieux, tendu, austère; c'est le « désert » dans les
en eau et qui, à défaut de fil1ette, défend contre les poules
et les animaux la natte sur laquel1e sont étendus les olives
ou le grain qui attendent d'al1er au pressoir ou au moulin. 19. La saison humide est l'époqu~ des enseign~me1?ts oraux,. où se ~or~e
Au repliement du groupe sur soi-même, et aussi sur son la mémoire du groupe. A la saison seche, ,c~tte lI.lemOlr~ est agie e~ e1?r!chle
par la participation aux actes et aux cere:nomes .qUl scelle~t l umte du
propre passé, sur ses traditions - avec les récits et les groupe . c'est en été que les enfants font l apprentissage pratique de leurs
contes des longues veillées dans la pièce réservée aux taches f~tures de paysans et de leurs obligations d'hommes d'honneur.
hommes ~ s'oppose l'ouverture vers le dehors de la saison
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LE SENS PRATIQUE
L~ DÉMON DE L'ANALOGIE

rues.. La pl~part des hommes sont dispersés hors du village, des contraites séparés} dont le mariage, le labour ou la trempe
certaIns résIdent ~ans l'azîb (hameau), d'autres sont retenus
en perm~nen~e lOIn de l~ maison par les soins que deman- du fer sont des actualisations exemplaires et qui engendre la
de?t le Jard;n ~t !a paIre de bœufs à l'engrais, d'autres vie comme réunion réalisée des contraires, et, d'autre part,
ve!llent au sech01r a figues (chaque famille redoute, en cette la ;éparation des contraires réunifiés, destruction et mise à
saIson, de ne pouvoir rass~mbler ses· hommes en cas mort avec par exemple le sacrifice du bœuf et la moisson
d'urge~lce). On ne sait à qui, de l'homme et de la femme com~e meurtres déniés 20. Ces deux opérations, réunir ce que
appartIent à ce moment l'extérieur. L'un et l'autre se gar: ta partition fondamentale - nomos, partage et loi, loi de
dent donc de l'occuper. Celui qui s'aventure dans les rUes à partition, principe de division - sépare, le masculin et le
cet.te heure a quelque chose de suspect. Les rares hommes féminin, le sec et l'humide, le ciel et la terre, le feu (ou les
qUI ne SOnt pas restés aux champs à dormir sous un arbre instruments fabriqués par le feu) et l'eau, et séparer ce que
f~nt leur. sieste étendus çà et là, à l'ombre d'un porche ou la transgression rituelle, labour ou mariage, conditio.n, de
~.un; .hale, devant la mosquée, sur les pierres plates, Ou à toute vie a réuni ont en commun leur caractère de sacnleges
1 ~ntet1eur, dans la co~: de, la maison ou, quand ils en " .

dIspOSent, dans une pIece ecartée. Des ombres furtives inévitables, de transgressions à la fois nécessaire~ et contr~-
sortent d'une maison, traversent la rue, entrent dans une nature d'une limite à la fois arbitraire et nécessaIre. Bref, tl
autre : ce sont les femmes qui, elles aussi désœuvrées, suffit de se donner le principe de division fondamental et ces
profitent ?e ~e que la p:ésence des hommes est fort discrète deux classes d'opérations pour re-produire l'ensemble des
pour se reuD:lr ou se VISIter. Seuls les petits bergers qui sont informations pertinentes dans une description construite,
rentré~ au vdlag: avec leur troupeau animent de leurs jeux tout à fait irréductible à l'énumération interminable et pour-
- thzgar, lutte a coups de pieds, thîghuladth tir à la cibl~ tant incomplète des rites et des variantes qui donne à la plu-
avec des pierres, thîmrîsth, la « pose », so~te de jeu de part des analyses antérieures leur allure abracadabrante ou
d~m~s, etc. -, l~s carrefours périphériques et les lieux de mystique.
reumons secondaIres.
La partition originaire, gui oppose le masculin et le fémi-
nin, le sec et l'humide, le chaud et le froid, est au principe
La partition fondamentale. de l'opposition, toujours citée par les informateurs,. entre les
deux temps forts, eliali, les nuits, temps de l'humIde et du
féminin ou mieux, des contraires réunis, du masculin dans le
. Seul un modèle générateur à la fois très puissant et très féminin: du féminin domestiqué, de la maison pleine, de la
sImple pe~~~t d'échapper à l'alternative de l'intuitionnisme femme et de la terre fécondées, et esmaïm. la 'Canicule, temps
et du pOS1tlVlsme sans tomber dans l'interprétation intermi- du sec et du masculin à l'état pur, à l'état séparé, deux
nable a laquelle. se. voue,J~ structuralisme lorsque, faute de moments qui condensent, en les portant à leur plus haute
remonter aux prmclpes generateurs, il ne peut que reproduire intensité les propriétés de la saison sèche et de la saison
s.ans. fin les opérations logiques qui en sont autant d'actua- humide. 'Autour de ces deux pôles, les rites vont s'organiser
hsatlons contmgentes. Connaissant le principe de division en deux classes : d'une part, les rites de licitation, visant à
fondamental (dont le paradigme est l'opposition entre les
sexes), on peut. réengendrer, donc comprendre complètement}
toutes les pratIques et tous les symboles rituels à partir de 20. Les opérateurs fondamenta1.1x, unir et séparer, sont l'équ.ivale!,!t pra-
tique de remplir et vider : se marier, c'est âammar, être plem. Lieu de
deux schèmes opératoires qui, en tant que processus naturels convergence des quatre directions cardinales et de ceux qui vont ou vie~­
?Jl~urellement constitués dans et par la pratique rituelle sont nent selon ces quatre directions, le carrefour. est le symbole du plem
mseparable~ent.logiq~es et biologiques comme les pro~essus masculin la compagnie (elwans), qui s'oppose d'une part au vide du
rhamp et de la forêt (lakhla), à la solitude, à la peur, au « sauvage »
naturels qu ds VIsent a reproduire (au double sens) lorsqu'ils (elwah'ch), et d'autre part au plein féminin (laâm~ra), .le v!llage ou la
sont pensés dans la logique magique : d'une part la réunion maison; ce qui lui vaut de jouer un rôle dans certaIns rites visant à assu-
rer la fertilité féminine.
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LE SENS PRATIQUE
LE DÉMON DE L'ANALOGIE

dé-?-ier ou à euphémiser la vio~ence inhérente à tous les actes faire qu'essayer d'anticiper l'avenir: c'est pourquoi les rites
qUI opèrent l'union des principes antagonistes, dans le labour, de pronostication concernant la vie familiale et surtout la
la trempe .du fe;, l:acte sexuel, ou, à l'inverse, la séparation récolte de l'année en cours sont à rapprocher de ceux dont
des ~ontralres reums, par le meurtre, la moisson ou la coupe fait l'objet la femme enceinte.
du tIssage; d'autre part, les rites propitiatoires visant à assu-
.rer ou à faciliter ~es. transitions insensibles et toujours mena- Le champ fécondé, dûment protégé - à la façon de la
cées entre les prmclpes opposés, à gérer la vie, c'est-à-dire femme 21 - d'une clôture d'épineux (zerb), limite sacrée qui
les contraires réunis, et à faire que les éléments et les hommes produît le sacré, le tabou (h'aram), est le lieu d'un travail
respectent « l'ordre du temps» (chronou taxis), c'est-à-dire mystérieux et imprévisible que rien ne trahit à l'extérieur
l'ordre du monde : féminisation du masculin, à l'automne, et qui est semblable à la cuisson des grains de blé et de fèves
avec les labours, les semailles et les rites de pluie qui les dans la marmite ou au travail de gestation qui s'accomplit
accompag~ent, .masculinisat~on du fé~inin, au printemps, dans le ventre de la femme. Ce temps est bien l'hiver de
avec la separatlOn progressIve du graIn et de la terre qui l'hiver, la nuit de la nuit. Homologue de la nuit, l'hiver est
s'achève avec la moisson. le temps du sommeil des bœufs dans l'étable, nuit et nord
Si la période appelée eliali, « les nuits », est évoquée par de la maison, et des rapports sexuels : comme le sanglier 22,
tous les informateurs et toujours en relation avec esmaïm la la perdrix dont les œufs sont des symboles de fécondité s'ac-
canicule, c'est d'abord parce que l'hiver de l'hiver et l'été' de couple pendant eliali. C'est le moment où le monde naturel
l'été concentrent en quelque sorte toutes les oppositions qui est livré aux forces féminines de fécondité dont on n'est
structurent le monde et l'année agraire. La période de qua- jamais certain qu'elles soient parfaitement et définitivement
rante jo~rs,qui est censée représenter le temps que la semence, masculinisées, c'est-à-dire cultivées et domestiquées. Les
enfouIe a tautomne, met à sortir, est l'exemple par excellence retours offensifs de l'hiver, du froid et de la nuit, sont là pour
de ces temps creux où il ne se passe rien, où tous les travaux rappeler cette violence cachée de la nature féminine qui
sont suspendus et qui ne sont marqués par aucun rite impor- menace toujours de tourner à mal, à gauche, à la friche, à la
tant (sauf quelques rites de pronostication). stérilité de la nature naturelle. Dans la « controverse entre
l'hiver et l'homme» (Anonyme, DB, 1947), l'hiver est pré-
C'est surtout lors du premier jour d'ennayer (situé au senté comme une femme (le nom de la saison, chathwa, étant
milieu de elialî, au seuil entre les nuits « noires » et les traité comme un nom féminin personnifié), et sans doute une
nuits « blanches ») et à l'occasion des rites de renouvelle- vieille femme, incarnation des forces maléfiques de destruc-
ment qui marquent le début de la. nouvelle année (rempla- tion et de mort (<< Ton bétail, je le tuerai, dit-elle. Quand je
cement des trois pierres du foyer, blanchiment des maisons) me lèverai, les couteaux se mettront à l'œuvre»), de désordre
et qui ont pour centre la maison - et le kanun - que et de division, qui doit renoncer à ses appétits de violence et
les pratiques de divination sont les plus nombreuses : par montrer plus de modération et qe clémence, à la suite de sa
exemple, on appelle dès l'aurore les moutons et les chèvres défaite dans sa joute avec l'homme. Cette sorte de mythe
voyant un mauvais augure dans le fait qu'une chèvre' d'origine rappelle que l'hiver, comme la femme, est double:
animal associé au féminin-féminin, comme la vieille (le~ il y a en lui la femme purement féminine, non mélangée, non
jours 1e la vieille sont dits aussi « jours de la chèvre »),
a~paraIss~ la première; on enduit d'une pâte d'argile trem-
domptée, qu'incarne la vieille femme, vide, sèche, stérile,
pee les pIerres du foyer, tenant que l'année sera humide si
au matin elle est humide, et inversement. Ce qui se com- 21. Ehdjeb, c'est protéger, masquer, cacher, claustrer (la femme) : d'où
prend non seulement en raison du rôle inaugural du premier leh'djubeya, la claustration de la femme (Genevois, 1968, II, p. 73).
Jour de ennayer mais aussi parce qu'on se trouve alors dans 22. Si c'est « à eliali que le sanglier s'accouple », « c'est à ah'gan,
une période d'attente et d'incertitude où l'on ne peut rien dit-on, que tremble la cuisse du sanglier »; ou encore à en-natah', appelé
parfois « les jours du tremblement du sanglier ».
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LE DÉMON DE L'ANALOGIE
LE SENS PRATIQUE
travaux s'arrêtent, un informateur évoquait une légende
c'est-à-dire le principe féminin réduit par la vieillesse à sa qui touche à la transgression des limites constitutives de
vérité purement négative (les retours du mauvais temps sont l'ordre social: un noir voulait épouser la fille d'un homme
parfois explicitement attribués à l'action maléfique des « vieil- blanc; soucieux d'éviter cette union impie, le père demanda
les » de tel ou tel village de la tribu ou des tribus environ- au prétendant de se placer pendant sept jours sous une
nantes, c'est-à-dire de sorcières qui ont chacune leur jour cascade pour se blanchir. Le noir supporta l'épreuve pendant
de la semaine) ; mais il y a aussi la femme domptée et domes- six jours : le septième, Dieu, qui était hostile à ce mariage,
tiquée, la femme pleine et pleinement femme, et la fertilité, déchaîna une pluie accompagnée de l'arc-en-ciel (comme
le travail de gestation et de germination, qu'accomplit la pour le mariage du chacal) et une gelée qui tuèrent le noir
nature fécondée par l'homme. Toute la nature cultivée, la (on trouve une variante de cette légende in Bourrilly, 1932).
Selon une variante recueilHe à Aïn Aghbel, c'est une vieille
terre où sont enfouies les semailles.mais aussi le ventre de la
femme qui, inversant la division ordinaire des rôles et
femme, est le lieu d'une lutte pareille à celle qui oppose le transgre~sant la limite assignée aux différents âges, demande
froid et les ténèbres de l'hiver aux forcès de lumière du prin- à ses enfants de la marier : ceux-ci lui imposent de résister
temps, de l'ouverture, de la sortie (hors de la terre, du ventre, au froid pendant sept nuits et elle en meurt. C'est encore
de la maison), avec lesquelles l'homme a partie liée. C'est un mariage contre-nature qui est invoqué dans le conte inti-
dans cette logique qu'il faut comprendre les « jours de la tulé « le mariage du chacal » : cet animal qui, comme la
vieille », moment de transition et de rupture entre l'hiver et vieille impie ou la chèvre impudique, incarne le désordre
le printemps (ou entre deux mois de l'hiver) : une vieille, naturel, la nature non domestiquée (<< il n'a pas de mai-
qui porte des noms variés, insulte un des mois de l'hiver (jan- son »), fait un mariage hors de son espèce, contre nature,
vier, février ou mars) ou la vieillè Hiver elle-même, la défiant avec la chamelle et, pour comble, il ne célèbre pas les noces :
de causer du tort à ses bêtes; le mois (ou l'hiver) demande là encore, le ciel envoie grêle et tempête, comme si la
à son voisin de lui prêter un ou plusieurs jours pour châtier transgression des limites temporelles qui font l'ordre naturel
ne pouvait se justifier que par la nécessité d'empêcher ou
la vieille (Galand-Pernet, 1958, 44 et bibliographie). Dans de châtier une transgression des limites sociales. Dans la
toutes les légendes des jours d'emprunt (amerdil, le prêt), qui plupart des variantes, la vieille se caractérise par son intem-
ne sont sans doute pas seulement une manière de rendre rai- pérance verbale, qui la porte au défi, à l'insulte, à l'injure et
son des retours inattendus du mauvais temps, c'est un être à cette forme d'hubris consistant à présumer de l'avenir, à
participant de la nature, même de l'hiver, une vieille femme passer la limite par excellence, qui est temporelle (<< adieu,
le plus souvent (comme Hiver elle-même), une chèvre oncle Ennayer, tu es sorti sans m'avoir rien fait »). Mais
(Ouakli, 1933, Hassler, 1942), ou un noir, qui est sacrifié surtout, laide, méchante, stérile, sauvage, outrepassant les
par l'hiver ou, sans doute, selon la logique du bouc émissaire, limites de la décence (dans telle légende, la vieille d'ennayer
sacrifié à l'hiver: ce sacrifice est ce qu'il faut payer pour que compisse les enfants; son substitut, la chèvre, a toujours la
la vieille sorcière Hiver accepte, par le fait même de demander queue levée sans pudeur, le ventre plat et vide, les dents
à la période suivante le prêt de quelques jours, de respecter voraces et destructrices, qui dessèchent), elle est prédisposée
à affronter les forces mauvaises dont elle participe et qu'il
les limites qui lui sont assignées. s'agit de renvoyer au passé, d'exorciser, dans les périodes
Cette hypothèse trouve une confirmation dans le fait que, inaugurales et liminales; bref, proche en cela du noir et
dans un.e légende recueillie à Aït Hichem, le rôle de la du forgeron, elle est toute désignée pour combattre le mal
vieille est tenu par un noir, personnage méprisé et maléfi- par le mal (comme elle fait lors du montage du métier à
que. Distinguant dans la période appelée ah'ayan une tisser), pour mener, au nom du groupe, le combat contre
période bénéfique dite ah'aJ1an u h'uri (ah'ayan de l'homme l'hiver, son alter ego, dans lequel elle se sacrifie ou est
libre, du blanc) pendant laquelle on peut semer et planter, sacrifiée.
et une période maléfique appelée ah'ayan bu akli (ah'ayan
du noir), semaine de froid et de gelées pendant laquelle les

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LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE
_ LE DÉMON DE L'ANALOGIE
LE SENS PRATIQUE

(lakhla) des champs moissonnés, le temps du fer et du feu, mime visiblement cette inversion paradoxale : engendrée
de la violence et de la mort (du fil de l'épée, s'emm), est le selon le schème de la trempe du sec, l'alimentation de l'au-
temps masculin par excellence. tomne est faite de denrées sèches (céréales, légumes secs,
viande séchée) que l'on fait bouillir à l'eau, sans épices, dans
la marmite ou, ce qui revient au même, que l'on cuit à la
Seuils et passages. vapeur ou que l'on fait lever au levain. La même intention
objective habite aussi tous les rites qui, à l'automne, sont des-
Les périodes de transition ont toutes les propriétés du tinés à favoriser la pluie, c'est-à-dire la descente du sec mascu-
seuil, limite entre deux espaces, où les principes antagonistes lin, de la semence fécondante, dans l'humidité féminine de
s'affrontent et où le monde se renverse. Les limites sont des la terre: le sacrifice d'un bœuf (thimechreth), qui ne doit pas
lieux de lutte : limites entre les champs. qui sont le lieu ou être roux, couleur associée au sec (<< le bœuf roux laisse sa
l'occasion de luttes bien réelles (tel refrain connu de tous part en friches », dit-on à propos du rouquin paresseux) ou
évoque les vieillards qui « déplacent les limites »); limites l'ouverture des labours (awdjeb) qui, en tant qu'elle mime
entre les saisons, avec par exemple la lutte entre l'hiver et le rituellement l'union redoutable des contraires, est par soi
printemps; seuil de la maison, où se heurtent les forces une invocation de la pluie.
antagonistes et où s'opèrent tous les changements d'état liés
au passage de l'intérieur vers l'extérieur (ce sont toutes les Dans les situations de détresse où la ·logique du désespoir
« premières sorties» de l'accouchée, de l'enfant, du lait, du s'impose avec une force particulière, les pratiques qui sont
veau, etc.) ou de l'extérieur vers l'intérieur (comme la pre- destinées à appeler le passage du sec à l'humide en faisant
mière entrée de la jeune mariée, conversion de la friche en jouer l'attraction que le sec exerce sur l'humide (comme
fécondité) ;' limite entre le jour et la nuit (on parle de dans l'invocation collective, où des vieux portant une
« l'heure où la nuit et le jour se combattent »). Les rites louche habillée en poupée vont dans le village quêter de la
associés à ces moments obéissent aussi au principe de la farine - cf. Picard, 1968, 302 sq.) ou en opérant des
renversements et des retournements (dans la région de
maximisation du bénéfice magique : ils visent à assurer la
Collo, on fait une prière collective en portant des vêtements
concordance de la chronologie mythique et de la chronologie mis à l'envers) prennent souvent la forme de rites de sup-
climatique, avec ses sautes et ses caprices, en faisant que la plication et de sacrifice, dans lesquels on offre en tribut la
pluie survienne à point nommé au temps des labours, en misère et la souffrance, voire la vie. Ainsi, à Sidi Aïch, les
accompagnant ou en accélérant s'il le faut le passage du sec familles pauvres se réunissent pour implorer la pluie. On
à l'humide à l'automne, ou de l'humide au sec au printemps, choisit une veuve vertueuse, qu'on fait monter sur un âne
bref, en tâchant de précipiter la venue des bienfaits apportés maigre, vêtue d'un burnous sale, et qui, escortée par les
par la saison commençante, tout en essayant de conserver enfants et les pauvres, va quêter (geste de miséreux) de
aussi longtemps que possible les profits attachés à la saison maison en maison. On l'asperge. On fait un repas collectif
déclinante. où l'on mange un couscous comportant des fèves concassées,
L'automne est le lieu où le cours du monde se retourne appelé tatiyaft (on trouve ce rite en différents endroits
sous des formes simplifiées : par exemple, ce sont trois
où tout est mis sens dessus dessous, le masculin dans le fémi~ vieux d'une famille traitée comme maraboutique qui vont
nin, la semence dans les entrailles de la terre, les hommes et recueillir les dons). Le rite de supplication destiné à faire
les bêtes dans la maison, la lumière (avec la lampe) dans les pitié (en même temps qu'à attirer l'humide sur le sec et le
ténèbres, le sec dans l'humide, jusqu'au nouveau retourne- stérile, la vieille femme) trouve son accomplissement avec
ment qui, au printemps, remettra sur ses pieds ce monde la cérémonie appelé « demande de miséricorde »: à Aïn
renversé, abandonné un moment à la domination du principe Aghbel, en cas de sécheresse prolongée, l'assemblée se
féminin, ventre, femme,' maison, nuit. Et la consommation réunissait; un homme pieux se désignait; on le soumettait

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LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

aux rites mortuaires (lavage, linceul, etc.) et on le couchait principes. Devant ce combat, pareil à celui que se livrent, au
dans la mosquée, le visage face à l'est. L'imam disait la matin, les ténèbres et la lumière, les humains sont condam-
prière, on le ramenait chez lui et il mourait (Genevois, nés à l'anxiété du spectateur impuissant: de là, peut-être, la
1962, raconte de même que Si Lhadj Azidan a offert sa vie floraison des termes calendaires qui presque tous décrivent
pour son village, Tawrirt n-At"Mangellat). Ce rite représente des états du temps ou des cultures. En ces temps d'attente,
san~ doute la limite de toutes les pratiques collectives, dont où le sort des semailles dépend d'une nature féminine et
les Jeux de balle comme la kura, affrontements symboliques ambiguë, où l'homme ne peut intervenir sans danger, l'acti-
du sec et de l'humide, de l'est et de l'ouest, qui donnent lieu vité est très réduite, à la mesure du pouvoir des humains
à de terribles violences, sont un cas particulier, et qui sem"
blent avoir pour fonction de faire l'offrande des souffrances sur des processus qui, germination ou gestation, leur échap-
et des humiliations qu'ils infligent à des souffre"douleur pent : il incombe à la femme, préposée au rôle d'accou"
désignés, en général des vieux, ou qu'ils s'infligent mutuelle. cheuse, d'offrir à la nature en travail une sorte d'assistance
ment. Telle cette sorte de bataille collective, appelée awad- rituelle et technique, avec le sarclage par exemple, seule
;ah (l'humiliation publique), dont le même informateur de activité agraire qui soit exclusivement féminine. Analogue
Aïn Aghbel donnait le récit : après une prière dirigée par au travail du jardin, cette cueillette du vert (on appelle
le taleb et réservée aux hommes, l'assemblée demande en waghzaz, de la famille de azegzaw, le vert, le cru, l'herbe
secret à deux ou trois hommes et deux ou trois femmes verte et crue, par exemple les pissenlits, que les femmes
(en évitant de prendre le mari et la femme) de mener le ramassent dans les champs cultivés à l'occasion du sarclage et
jeu; les hommes s'habillent en femmes (înversion), fabri- que l'on mange crus), qui se pratique pieds nus et à la houe,
quent avec deux morceaux de bois une poupée qu'ils le corps courbé vers la terre, s'oppose aussi bien aux labours
habillent en femme (avec un foulard de tête) . les femmes
s'habillent en hommes et font un mannequin d'homme. qu'à la moisson, activités de défloration ou de meurtre, qui ne
Ils sortent de leur maison, les femmes d'abord, et les habi- peuvent incomber à une femme (ni davantage à un'gaucher) 25.
tants de lazeriba (clan) les frappent à coups de bâton ou Le moment dit « la séparation en ennayer » (el âazla gen-
de pierres (parfois de hache); les femmes leur griffent nayer), est associé à l'idée de rupture. Il y a « séparation »
le visage (de là, dit-on, le nom donné à la cérémonie, dans les champs: certains procèdent au rituel de l'expulsion
awad;ah, de wad;h, le visage). Si le jeu commence le de « Maras » en plantant dans les champs des branches de
matin, on ne mange pas à midi. Lorsqu'on rencontre un laurier-rose. Il y a « séparation» dans la vie, avec la première
des travestis, on doit soit lui jeter del'eau et lui donner un coupe de cheveux des garçons. Ce temps de rupture est au
'coup (avec le pied ou la main), soit à défaut d'eau, mettre cycle du grain ce que sont au cycle de vie les rites visant à
une pièce dans sa manche, ou au moins le frapper. Les assurer la masculinisation progressive du garçon, à l'origine
femmes déguisées, elles, attendent jusqu'à ce qu'on leur
ait donné quelque chose. Cela toujours en silence. Les chose féminine, qui commencent dès la naissance, et en par-
hommes masqués (mais pas les femmes) peuvent rendre les ticulier toutes les cérémonies qui marquent les étapes du
coups, mais toujours sans parler. Il s'ensuit une bataille passage au monde masculin, comme la première entrée au
générale qui se prolonge jusqu'à la tombée de la nuit. marché, ou la première coupe' de cheveux, et qui trouveront
leur couronnement avec la circoncision.
En fait, plus que l'automne, dominé par la rupture que
marquent les labours et par la logique propre de la féconda-
25. La femme qui, en cas de force majeure, est obligée d'accomplir ces
tion, qui s'entrecroise avec le travail rituel d'humidification actions proprement masculines, doit se soumettre à des précautions rituelles:
du sec, le printemps est une interminable transition, toujours selon une observation de Servier (1962, 124), une femme contrainte de
suspendue et menacée, entre l'humide et le sec, qui com" labourer met un poignard à sa ceinture et chausse les arkasen et, selon
Biarnay (1924, 47), les femmes qui, au Maroc, étaient obligées de sacrifier
mence aussitôt après diali ; ou, mieux, une lutte incertaine, un animal, autre activité interdite à une femme, devaient placer une cuillère
marquée par des renversements incessants, entre les deux - symbole phallique - entre leurs cuisses, sous leurs vêtements.

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LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

Tous les rites de séparation présentent des analogies Quand le moment venait pour l'enfant d'accompagner pour
évidentes, en dépit des variations de détail, du fait qu'ils la première fois son père au marché, à un âge variable selon
mettent en œuvre le même schème, à savoir couper, séparer, les familles et selon la position particulière de l'enfant qans
et un ensemble d'objets propres à symboliser ces opérations la famille, on l'habillait de neuf et son père lui ceignait la
(couteau, poignard, soc, pièce d'argent, etc.) 26. Ainsi, après tête d'une ceinture de soie. Il recevait un poignard, un
la naissance, l'enfant est déposé à la droite de la mère, cadenas et un petit miroir; dans le capuchon de son bur-
elle-même couchée sur le côté droit et l'on d,épose entre nous, sa mère mettait un œuf frais. Il partait à dos de
les deux un peigne à carder, un grand couteau un soc une mulet, précédant son père. A la porte du marché, il brisait
des pierres du foyer et un pot plein d'eau Ù'inform'ateur l'œuf (acte viril, accompli aussi à l'occasion de l'ouverture
qui attribuait à certains des objets énumérés des fonctions des labours), ouvrait le cadenas et se regardait dans le
transparentes - le couteau « pour qu'il soit combatif », miroir, opérateur de renversement (<< afin, disait-on, que
le soc « pour qu'il travaille la terre » - indiquait que plus tard il puisse voir tout ce qui se passe au marché »).
seule la présence d'acier, et non dè l'un ou l'autre des Son père le guidait dans le marché, le présentant aux uns
objets de cette matière, est considérée comme indispensa- et aux autres et lui achetant toutes sortes de friandises. Au
ble). S~I01: une autre source, on dépose de l'argent, une tui- retour, ils faisaient l'acquisition d'une tête de bœuf, sans
le, de l aCIer, une grosse pierre plate et une calebasse pleine doute un symbole phallique (comme les cornes) associé au
d'eau (Genevois, 1968). Jusqu'à sa première sortie de la mai- nif ~ « pour qu'il devienne une "tête" du village» - et
son, le petit garçon est sous la protection féminine, symboli- partageaient avec toute la parenté un repas de fête.
sée par les poutrelles, qui cessera dès qu'il aura passé le
seuil. On choisit donc pour cette première sortie une Tous les traits caractéris.tiques de cette transition difficile
période favorable, soit le moment des labours et l'enfant se concentrent en quelque sorte dans la série des moments
conduit aux champs, ira toucher le manche de la charrue: critiques, comme h'usum et natah', temps de crise où toutes
soit le printemps (de préférence le jour inaugural de la les puissances mauvaises de l'hiver semblent se raviver pour
saison).
L'importance de la première coupe de cheveux est liée mettre en péril une dernière fois la croissance et la vie, ou
au fait que la chevelure, féminine, est un des liens symbo- nisan, tenu pour bénéfique, mais non exempt de menaces,
liques qui rattache l'enfant au monde maternel. C'est au périodes ambiguës qui, même pour les pires, enferment
père qu'il incombe de faire la première coupe de cheveux l'espérance du meilleur, et, pour les meilleures, la menace
(au rasoir, instrument masculin), le jour de « la séparation du pire. Tout se passe comme si chacune portait en elle le
en ennayer » (el âazla gennayer), rite qu'il accomplissait conflit qui hante toute la saison. Et aussi l'incertitude de
peu avant de l'emmener pour la première fois au marché, l'avenir qui fait que ces périodes augurales (et en particulier
c'est-à-dire à un âge situé entre six et dix ans' aux enfants h'usum ou le premier jour du printemps) sont vouées, comme
plus petits, le père rasait seulement la te~pe droite 27. le matin, aux rites de pronostication et aux pratiques inau-
gurales.
26. Lors du départ de la fiancée hors de sa maison, on manifeste sym- Cette ambiguïté est inscrite dans la saison elle-même.: le
boliquement la coupure avec sa famille d'origine (et tout spécialement son printemps est croissance et enfance, voué donc à la joie,
père) en lui mettant un burnous (apporté par la famille du fiancé) en
glissant dans son soulier de l'argent (donné par le père du fiancé)' en comme le premier jour de la saison: thafsuth, le printemps,
accrochant à son cou un couteau (prêté par le père du fiancé) et en lui se rattache à la racine FS, efsu, défaire (les piles de claies
recommandant d'éviter de se retourner et de parler. Pendant que son père
lui fait boire de l'eau au creux de ses mains, on chante une chanson dont
une vari~nte est chant~e au~s.i lors de !a preJ!lière sort.i~ du garçon pour
le marche, lors de la ClrconClSlon, lorsqu on VOIle la marœe et lorsqu'on lui premier marché pour acheter de la viande. Ailleurs, le père coupait le bout
met du henné sur les mains, autant de passages et de ruptures. de l'oreille d'une chèvre, qui devenait, ainsi que ses petits, la propriété du
27. On mettait les cheveux de l'enfant dans un plateau de la balance garçon. Les femmes du voisinage apportaient des œufs, et la mère faisait
et l'équivalent en argent dans l'autre : cette somme servait à acheter de la des galettes aux œufs. La fête avait un caractère familial, et chacun lui don-
viande ou bien à constituer un pécule que l'enfant utilisait lors de son nait les proportions qu'il voulait.

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LE SENS PRATIQUE
LE DÉMON DE L'ANALOGIE

à,~gues),. dénouer, étir;r (la la~ne) ~t au passif, bourgeonner, Cette intention Se voit aussi très clairement dans tous les
s epanOU1r (les fleurs), eclore, s ouvnr, monter en épi (Laoust, rites associés à la vache et au lait qu'il s'agit de faire durer en
1920, Dallet, 1953, n° 714, Servier, 1962, 151). Mais il est évitant l'assèchement (la sieste d'azal, jour du jour, sec du
aussi vulnérabilité et fragilité, comme tout ce qui commence. sec est le moment le plus favorable au vol du lait). C'est
Il est à l'été ce que le vert et le cru (aze gZClW ), le tendre ain~i que, combattant le sec par le sec, la maîtresse de maison
(thalaqaqth), blé en herbe ou bébé, et les produits verts, dont qui veut protéger la vache, le veau et le lait contre les per-
la consommation est considérée comme destruction avant sonnes qui ont « le regard salé », c'est-à-dire sec et desséchant
terme (a~dham), sont aux produits achevés, jaunes (iwra- (sel est synonyme de stérilité: « semer le sel »), ramasse une
ghen), murs, secs, endurcis 28. En tant que mère, dépositaire poignée de terre à l'endroit qu'a touché le veau en tombant
et gardienne des contraires réunis, la femme se trouve logi- et la mélangeant avec du sel, de la farine de blé et sept
quement préposée à toutes les tâches qui consistent à proté- épines (-piquant est l'équivalent d'épicé, de salé) d'aubépine
ger ce qui « pousse », ce qui est vert et tendre' c'est à elle ou de figuier de Barbarie, en fait un paquet qu'elle attache à
qu'il appartient de veiller sur la croissance d;s petits des la corne de la vache, puis à la baratte; de même, pendant
humains ou des animaux, le matin de la vie espérance mena. les trois jours qui suivent le vêlage, elle évite de sortir le
cée. On sait que, outre le sarclage, la récolte'des herbes et des feu; elle ne peut sortir le petit lait qu'au quatrième jour,
légumes du jardin lui incombe et aussi le soin de la vache la après avoir versé quelques gouttes sur le bord du foyer et sur
traite du lait et la fabrication du beurre, produit fémi~in le seuil et jeté une braise dans le récipient qui reçoit le petit
qui s'oppose à l'huile comme le dedans ou l'humide et l~ lait destiné à être distribué aux voisins (Rahmani, 1936). De
dehors ou le sec. même pour « rendre le lait» à une vache à qui il a été enlevé,
Le printemps est le moment du jardin et des légumineuses elle prend, entre autres choses, une faucille, un soc de char-
(asafruri) , -et en particulier des fèves, dont une partie est rue, de la rue, un grain de sel, un fer à cheval,' un anneau
consommée en vert ; le temps du lait que produit en abon- d'acier et un peson de fuseau qu'elle fait tourner sept fois
d~n~e un bétail nourri de fourrage vert, à l'étable ou à proxi- au-dessus de la vache en demandant le retour du lait et du
mlte de la maison, et que l'on consomme sous toutes ses beurre (Genevois, 1968, II, 77).
formes (petit lait, lait caillé, beurre, fromage, etc.). Et l'in-
tention d'avoir tout à la fois, de tenir à la fois, comme les Parmi les rites que les femmes accomplissent pour la
enfants selon Platon, l'un et l'autre, de maintenir le plus protection des enfants, les plus typiques sont ceux qu'on
lo?gt:mps l?ossi~le l'équilibre entre les forces contraires, qui appelle les rites d'association du mois (thucherka wayur) et
qui ont pour fin de défendre l'enfant contre les rites de
defimt la VIe, d entrer dans le sec, comme le voulaient les transfert du mal (aqlab) que peut opérer la mère d'un enfant
rites de séparation, tout en gardant l'humide et en empê- né le même mois: les femrpes, dit un informateur, surveil-
chant le sec de tarir le lait et le beurre, s'affirme explicite- lent celles avec lesquelles elles partagent le mois (icherqen
ment dans ce rite, pratiqué le jour d'azal, où la femme ayur). De crainte que l'autre ne renvoie tous les malheurs
enterre devant l'entrée de l'étable un nouet contenant du sur son bébé, chacune dira en s'efforçant d'être la première
cumin, du benjoin et de l'indigo en disant: « 0 vert rends à découvrir le haut du front : « Je retourne sur toi le
l'équilibre, il (le beurre) ne partira pas et ne penchera' pas. » transfert » (aqlab, le changement). D'un enfant qui est
ainsi frappé, on dit : « On me l'a transformé, tourné dans
le mauvais sens ». Pour se prémunir, les deux femmes
28. Azegza.w désigne le bleu, le vert et le gris; il peut qualifier un fruit peuvent partager le pain, s'engageant ainsi à ne pas se
(yert) , une vIand~ (crue), les ~Iés (et:J herbe), un ciel de pluie gris (il qua-
lIfie. souv~nt le cœl dan~ les Invocations chantées à l'occasion des rites de trahir l'une l'autre. Une femme qui a été victime de aqlab
plUIe; Picard, 302), grIS Comme le bœuf du sacrifice de l'automne (Ser- et qui a découvert la cause de son malheur fait griller du blé
Vier, 1962, 74, 368). Azegzaw porte bonheur: offrir quelque chose de vert sur bufrah' (le plat noirci) mis à l'envers, c'est-à-dire tourné
surtout le matin, donne de la chance. ' dans le mauvais sens, et va le jeter en cachette sur le toit
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LE DÉMON DE L}ANALOGIE
LE SENS PRATIQUE

de la maison de l'autre femme en disant: « Je te rends ce


-
d'être nourri d'herbe tendre et verte venue dans les champs
cultivés pour aller paitre les plantes sauvages et sèches. Les
que tu m'as donné ». Le rite appelé thuksa thucherka herbes, les fleurs, les branchages que rapporte le berger lors
wayur, le fait d'ôter l'association du mois, se pratique le
3", le 7·, le 14·, le 30· et le 40· jours après la naissance de sa première rentrée a l'heure d'azal et qui entrent dans le
(jours dits d' « association du mois »). On prépare une bouquet appelé aussi azal et rituellement placé au-dessus du
poudre faite de cumin, d'encens, d'alun, de sel, de « noix seuil, fougère, cyste, ronce, thym, lentisque, branches de
de l'association» (ldjuz ech-cherkL de zanjar, de henné; on figuier mâle, asperge, ormeau, thapsia, frêne, myrte, romarin,
dépose pendant toute la nuit à la tête de l'enfant un œuf bruyère, genêt, bref, « tout ce que le vent agite dans la cam-
placé dans un bol plein d'eau. Au matin, à l'heure du pagne» (Rahmani, 1936 et Yamina, 1952), sont le produit
premier repas si c'est une fille, au milieu de la journée si sauvage de la terre en friche - et non le produit, même para·
c'est un garçon (on dit: « La fille, c'est le matin », elle se sitaire, de la terre cultivée comme les plantes que les femmes
doit de faire un bon accueil sur le champ; « le garçon, c'est ramassent a l'occasion du sarclage. Le changement est plus
le soir », on peut compter sur lui à long terme), la sage- visible encore dans l'alimentation: les plats spéciaux du
femme mêle la poudre et l'eau du pot, l'œuf servant de « retour d'azal » font une grande place au lait, comme dans
battoir, et trace un cercle autour de toutes les articulations
avec l'œuf plongé dans la solution; elle trace aussi une ligne la période précédente, mais que l'on consomme plutôt cuit
allant d'une tempe à l'autre sur le front et une autre allant ou bouilli.
du milieu du front au menton en récitant une formule
rituelle. C'est le même rite qui, avec différentes variantes,
est pratiqué lors des autres « jours d'association » (par La transgression déniée.
exemple, le 14· jour on plante cent épines d'ajonc dans un
roseau de la taille de l'enfant et on jette le tout dans un Les temps de séparation où les principes a.ntagonistes
ruisseau; le 30· jour on plante cent grains de blé dans un sont en quelque sorte a l'état pur, comme la canicule,
oignon qu'on va planter aux limites entre deux parcelles). ou menacent d'y retourner, comme l'hiver, et les temps de
La sage-femme procède de même (avec un œuf aspergé du transition, où le sec revient a l'humide, a l'automne, et où
sang du mouton sacrifié) le jour de l'Aïd. En fait, la thu- l'humide retourne au sec, au printemps, processus entre eux
cherka désigne tous les empêchements, les obstacles qui opposés mais où la réunion et la séparation s'opèrent en
s'opposent à la chance, au mariage, au succès, à la réussite. dehors de toute intervention humaine, s'opposent a leur tour,
Ainsi, pour une fille qui n'arrive pas à se marier, la sage- mais autrement, aux temps où la réunion des contraires et la
femme « coupe » la thucherka; c'est elle qui défait la
thucherka à la veille du mariage en lavant la mariée dans séparation des contraires réunis revêtent une forme critique
un grand plat. parce qu'elles incombent a l'homme lui-même. L'opposition
entre les rites propitiatoires, a peu près exclusivement fémi-
Le lieu précis du seuil, où l'ordre des choses se renverse nins, des périodes de transition et les rites de licitation, qui
« comme une galette dans le plat », se trouve explicitement s'imposent impérativement a tout le groupe, et d'abord aux
marqué, avec le « retour d'azal » (tharurith wazal), point de hommes, pendant les périodes d'intervention, moissons et
division entre la saison sèche et la saison humide où l'année labours, retraduit en effet dans la logique spécifique du rituel
bascule : le rythme de la journée de travail - défini par la l'opposition, qui confère sa structure a l'année agraire, entre
sortie du troupeau - change, et avec lui, comme on l'a vu, le temps de travail et le temps de gestation (c'est-a-dire le
toute l'existence du groupe. C'est le moment où l'on sort le reste du cycle de production), pendant lequel le grain subit
feu pour installer le kanun dans la cour. Le troupeau et le un processus purement naturel de transformation 29.
jeune berger, la ménagère occupée a le recevoir, a traire et a
manipuler le lait, introduisent dans les rites des éléments qui 29. On peut voîr une preuve a contrario du lien entre le rituel et la
participent du sec plus que de l'humide. Le troupeau cesse transgression sacrilège dans le fait qu'un certain nombre d'activités sont

382 383
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

Les rite~ qui accompagnent les labours ou le mariage ont croyance collective est enfermée dans ce jeu de la double
pour fonctIOn de rendre licite, en la dissimulant, la collision vérité objective, dans ce double jeu avec la vérité, par lequel
des deux principes opposés, coïncidentia oppositorum, opé- le groupe, responsable de toute objectivité, se ment en quel-
rée par l'action du paysan qui est contraint de forcer la que sorte à lui-même, en produisant une vérité qui n'a de
nature, de lui faire viol et violence, en mettant en œuvre sens et de fonction que de nier une vérité connue et reconnue
des instruments par soi redoutables, puisque produits par le de tous, mensonge qui ne tromperait personne si tout le
forgeron, maître du feu, le soc, le couteau, la faucille. Il s'agit monde n'était résolu à se tromper.
de transformer en actions rituelles savamment euphémisées Dans le cas de la moisson, la vérité sociale qu'il s'agit de
les action~ ?bjectivement sacrilèges qui consistent à séparer, dénier collectivement est sans ambiguïté : la moisson (tha-
couper, diviser (avec la moisson, la coupe du fil du tissage, megra) est un meurtre (thamgert', désigne la gorge, la mort
l'égorgement d'un bœuf lors du sacrifice) ce que la nature violente, la vengeance; et amgar, la faudlle) au terme duquel
(c'est-à-dire le nomos, la taxinomie) a réuni 30 ou à l'inverse la terre, fécondée par les labours, est dépouillée des produits
à réunir - avec la trempe du fer, le mariage ou ie labour ~ qu'elle a portés à leur maturité. Le rituel de la dernière gerbe,
ce que la nature (c'est-à-dire la taxinomie) a séparé. Les trans- dont on détient d'innombrables descriptions, sans doute parce
gressions sacrilèges peuvent être déléguées à un être infé- qu'il avait été désigné à l'attention par les analyses ftazé-
rieur, à la fois redouté et méprisé, qui, agissant en sacrifica- tiennes 32, donc presque autant de variantes, consiste toujours,
teur et en bouc émissaire, « enlève le malheur 31 » : c'est le dans son principe, à nier symboliquement le meurtre inévi-
cas avec la trempe du fer impartie au forgeron, ou l'égorge- table du champ ou de « l'esprit du grain » (ou « du champ »),
ment du bœuf des sacrifices collectifs, confié au forgeron ou principe de sa fécondité, en le transfigurant en sacrifice
à un noir. Et lorsqu'elles doivent être assumées par ceux-là propre à assurer la résurrection de la vie sacrifiée .et en l'ac-
mêmes qui en sont les responsables et les bénéficiaires, compagnant toujours de différents tributs compensatoires qui
comme la défloration de l'épouse, l'ouverture du premier sil- semblent être des substituts de la vie du « maître du champ »
lon, la coupe du dernier fil du tissage et la moisson de la lui-même : comme dans le cas du tissage où l'on justifie le
dernière gerbe, elles sont transfigurées par une mise en scène sacrifice précédant la coupe en énonçant explicitement le prin-
collective visant à leur imposer une signification collective- cipe « une vie contre une vie », on se situe en fait dans la
ment proclamée, celle d'un sacrifice, qui est l'exact opposé de logique de la vengeance du sang (thamgert'), une « gorge »
leur vérité socialement reconnue, donc non moins objective, contre une « gorge », et le « maître du champ» est exposé
celle d'un meurtre. Toute la vérité de la magie et de la à payer de sa vie la vie qu'il enlève au champ en égorgeant
la dernière gerbe, acte qui lui incombe toujours (même lors-
accomplies avec un accompagnement .très réduit de rites : ce sont toutes que ce qui paraît être la forme originaire du rituel a disparu
les activités de cu.eill~tte (des figues, des olives), auxquelles on peut annexer - comme c'est le cas en Grande Kabylie - , il reste que c'est
le sarclage et le JardInage, la tonte des moutons la plantation des figuiers
le dépiquage ou le barattage du lait. Ainsi, les ri{es qui entourent les arbre; toujours le maître du champ qui coupe la dernière gerbe et
sont à la fois trè~ peu nombre.ux, très variables et très « transparents » qui la rapporte à la maison où on la suspend à la poutre prin-
(com~e .tous les rItes. « facultatifs ») : par exemple, contre la « tristesse " cipale). C'est ce que rappellent les traitements que l'on inflige
des olIVIers, on endUIt leurs troncs de henné pour « les rendre heureux »
on accroche une tête d'âne à leurs branches, etc. ' souvent au « maître du champ » comme pour obtenir de lui
30. La circoncision, la taille des arbres, comme les scarifications et les l'équivalent d'une diya, compensation par laquelle on inter-
~atouages, partic.ipe~t de la logique de la purification, dans laquelle les
ll;struments fabrIques par,.1e feu rel1lplissent une fonction bénéfique d'exor- rompait parfois la chaîne des vengeances répondant aux
CIsme, comme les feux d znsla, plutot que de la logique du meurtre. vengeances : ainsi, dans tel cas exemplaire, les moissonneurs
31. La famille qui est chargée de l'ouverture des labours occupe une
posit!on qui n'est pas moins ambiguë que celle du forgeron (on ne parle
JamaIs d'el/al à son propos) et sa fonction d'écran magique ne lui assur" 32. J. G. Frazer, The Golden Bough, Part V, vol. 1 «< The spirits of the
pas une place élevée dans la hiérarchie du prestige et de l'honneur. corn and the wild »), chap. VII, p. 214·269.

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LE DÉMON DE L'ANALOGIE
LE SENS PRATIQUE

du champ» à la façon d'un mort, on enterre dans une tombe


se jettent sur lui au moment où il va couper la dernière
orientée face à l'est la dernière gerbe où il s'est en quelque
gerbe, le ligotent, l'entraînent à la mosquée où il discute sa sorte réfugié (Servier, 1962, 227-230). Et l'interféren~e
rançon, miel, beurre, moutons, immédiatement sacrifiés pour de la dénégation du meurtre et de l'échange d'une Vie
un festin réunissant les moissonneurs (Bourrilly, 126). contre une vie se voit bien dans le fait que l'on chantait
ces mêmes chants au moment où l'on détachait le tapis du
A travers les noms donnés à la dernière gerbe, il semble métier à tisser : « Meurs, meurs, ô notre champ d'orge;
que « l'esprit du champ », dont il importe d'affirmer la gloire à celui qui ne meurt pas! Mais Notre Seigneur peut
perpétuation, soit identifié pratiquement, selon les variantes, te rendre la vie » ou « Meurs, meurs, Ô champ d'orge;
soit à un animal (on parle de la « crinière du champ », de gloire à Celui qui ne meurt pas ! Notre Seigneur te rendra
la « queue du champ»), soit à une jeune épousée, thislith, la vie après la mort : nos hommes te laboureront et ,:os
qui est vouée à mourir après avoir donné son fruit (on bœufs te dépiqueront » (Basset, 1922, p. 158, et malfit
parle de la « frisette du champ », deJa « tresse du champ »). autre auteur antérieur, comme Westermarck, sur les chants
A ces représentations différentes correspondent des rituels des moissons).
différents : les uns, qui tiennent pour un péché le fait de
couper la dernière gerbe, l'abandonnent au milieu du champ,
à l'intention des pauvres ou des bœufs ou des oiseaux ; Le rituel de dénégation du meurtre se double d'actes pro-
d'autres la' fauchent (ou la déracinent à la main pour lui pitiatoires visant à favoriser la résurrection, que le langage
éviter le contact de la faucille) mais toujours selon un rituel performatif des chants rituels annonce et appelle à la fois,
particulier. Le meurtre rituel du champ peut être accompli en mettant en œuvre le schème de l'union des contraires :
au travers du sacrifice (compensation magique du crime la résurrection n'est autre chose que la réunification ou, si
inévitable) d'un animal qui en est à la fois l'incarnation et l'on veut, le mariage des principes de vie que le meurtre
le substitut (on s'approprie les vertus miraculeuses qu'en- inévitable sépare, ciel et terre, masculin et féminin : c'est
ferme la viande de l'animal sacrifié par un repas communiel : pourquoi les rites de moisson retrouvent la logique des rites
en -plusieurs cas, la. queue de l'animal sacrifié fait l'objet
d'un traitement spécial - elle est suspendue à la mos- de pluie à un moment où la pluie n'est pas souhaitée pour sa
quée - , comme si, à la façon de la dernière gerbe, appelée fonction proprement technique (jamais autonomisée) et ne
parfois la « queue du champ », elle en concentrait la peut avoir pour objet que de revivifier le grain ou le champ.
puissance de vie). Il peut aussi être accompli sur la dernière On voit ainsi réapparaitre tout l'appareil des rites de pluie,.
gerbe elle-même, traitée comme un animal sacrifié : dans avec les personnages (Anzar, mari de Ghonja, personnifiant
tel cas (Servier, 1%2, 227-230), le maître du champ se l'un la pluie et le ciel, l'autre la terre jeune et vierge, la fian-
tourne vers l'est, couche la dernière gerbe à terre, la tête cée, etc.) et les objets (poupées, bannières) qu'il met en
face à l'est, à la façon d'un bœuf, et simule l'égorgement scène.
des épis en faisant couler de la main gauche une poignée de Pour comprendre complètement cet autre rituel visant à
terre au milieu de la blessure comme pour mimer l'écoule- rendre licite la réunion· des contraires, la cérémonie des
ment du sang; ailleurs, le « maître du champ» ou son fils
labours, il faut savoir que la période qui suit la moisson et
coupe la dernière gerbe en prononçant la prière rituelle des
agonisants, chahada (cf. Lévi-Provençal, 1918, 97 et ses rites visant à assurer la perpétuation du principe fécon-
Bourrilly, 1932, 126-128), ou avec tout un accompagnement dant, est un temps de séparàtion, voué aux vertus viriles, au
de chants qui l'exhortent à accepter la mort en lui annon-
çant la résurrection 33 : « Meurs, meurs, ô champ, notre maî- dans lesquelles on demande au champ ou au grain de se faire le complice
tre te ressuscitera! » Il arrive même que, traitant « l'esprit de son propre sacrifice, de toutes les précautions rituelles par. lesquelles. les
anciens Grecs s'efforçaient d'obtenir du bœuf voué au sactlfice un signe
d'assentiment à son propre meurtre, ainsi dénié (cf. M. Détienne et
33. Malgré toute la défiance que doivent, en bonne méthode, inspirer J. P. Vernant, La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979,
les comparaisons entre des éléments dissociés des systèmes histo:iques ?'OÙ spécialement p. 18). .
ils tiennent leur valeur, on ne peut manquer de rapprocher ces Invocatlons,

386 387
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

point d'honneur et aux combats 34. Lakhrif, du verbe arabe de fusils, dans la semaine précédant la cérémonie (rite qui se
kherref (Dallet, 1953, n° 1191), cueillir et manger des figues pratique aussi avant le mariage et qui est appelé aghrum, la
fraîches, et aussi plaisanter (akherraf, le boute-en-train), par- galette, nourriture sèche et masculine par excellence 36). Le
fois déraisonner, divaguer, est une période extra-ordinaire champ lui-même se trouve dépouillé de toute trace de vie
d'abondance et de repos qui ne peut être définie ni comme avec l'effeuillage des arbres, la cueillette des derniers fruits
temps de travail, à la façon des labours et de la moisson, ni et l'arrachage des derniers vestiges de végétation dans les
<;omme temps de gestation, à la manière de l'hiver et du prin- champs et les jardins. L'état de séparation s'achève, pour le
temps : c'est le temps masculin par excellence, où le groupe monde naturel, avec awdjeb, l'ouverture solennelle des
s'ouvre vers le dehors et doit affronter les étrangers, dans la labours, qui célèbre le mariage du ciel et de la terre, du soc
fête et la guerre, pour nouer des alliances qui,comme les et du sillon, par la mise en scène collective d'un ensemble
mariages extra-ordinaires, sont loin d'exclure le défi 35. A la de pratiques mimétiques, au nombre desquelles le mariage
façon du grain réservé pour la semence, qui va subsister à des humains.
l'état séparé, le jeune garçon se trouve arraché symbolique- Le retour à l'ordre ordinaire se trouve aussi marqué par la
ment au monde maternel et féminin par la circoncision : cette primauté accordée au renforcement de l'unité consanguine au
cérémonie dont les femmes sont rigoureusement exclues a détriment de la recherche des alliances lointaines, avec la
pour fonction d'agréger le garçon au monde des hommes par thimechreth, le sacrifice de la « porte de l'année », égorgement
une opération qui est considérée comme une seconde nais- d'un bœuf dont le sang arrose la terre, appelant la pluie, et
sance, purement masculine celle-là, et qui, comme on dit, dont la viande consacrée est partagée entre tous les membres
« fait les hommes ». Dans telle variante du rituel, les jeunes de la communauté. Le partage à parts égales qui traite le
circoncis sont entourés de deux ou trois cercles concentriques bœuf sacrifié comme une sorte d'image pratique du corps
d'hommes tenant leurs fusils et assis sur des socs de char- social, un schéma de la division en familles, délimite le groupe
rue : les hommes qui font cercle sont tous les membres du en réaffirmant solennellement, par le fait de leur accorder
clan et du sous-clan, auxquels s'ajoutent les parents masculins une part, les liens de consanguinité réelle ou officielle qui
de la mère, les alliés à qui on a présenté le jeune garçon, unissent tous les membres vivants (thaymats) du clan
escorté par une délégation d'hommes du sous-clan, porteurs (adhrum) dans et par la communauté d'origine (thadjadith),
en même temps qu'il institue la loi proprement politique de
34. La fréquence des combats de plus ou moins grande envergure à la cette participation, à savoir l'isonomie, tacitement reconnue
saison des figues amenait les observateurs, encouragés par les dires indigènes dans le fait d'accepter de prendre part au repas communau-
(on dit d'une personne exaltée qu' « elle a mangé trop de figues» ou de taire et d'y prendre une part égale à celle de tous les autres.
quelqu'un qui se conduit de façon inconsidérée qu' « il frotte des figues
sur sa tête »), à se demander si les figues n 'enfermaient pas des vertus Par là, il prend son plein sens d'acte nomothétique de pro-
capables d'expliquer l'excitation qui était de convention en cette période duction et de reproduction collective et solennelle de la loi
de l'année : « Il est une saison surtout où il semble véritablement que les fondamentale de partition et de distribution qui constitue le
cerveaux soient plus exaltés qu'à toute autre époque : c'est la saison des
figues (...). En parlant de la saison des figues, qu'ils appellent kherif, groupe comme groupe proprement humain par opposition au
l'automne, il semble qu'il est convenu qu'on sera excité à cette époque, monde sauvage, incarné par le chacal, sorte de hors-la-loi :
comme il est de convention qu'on sera gai en temps de carnaval » (Devaux
1859). '
35. A ce temps purement masculin de la violence et du point d'honneur
correspond, dans l'ordre de l'espace, la forge, maison entièrement masculine: 36. Séparer du monde maternel, c'est aussi séparer des parents mater-
« le foyer » (elkanun), partie surélevée, avec d'un côté le foyer propre- nels. C'est dire que cette cérémonie a toutes les chances de varier selon
ment dit et de l'autre les soufflets (séparés par un petit mur sous lequel le rapport de forces matériel et symbolique entre les deux lignées et qu'il
p.assent les tubes des soufflets), s'y oppose à « l'enclume », région infé- faudrait pouvoir soumettre les différentes variantes du rituel à une analyse
rteUre de la forge, proche de la porte, où se trouvent aussi les bacs remplis analogue à celle qui a été faite à propos des variations du rituel de
d'eau où l'on plonge la pièCe de fer que l'on vient de chauffer et de mariage (et, en particulier, les rapporter à l'histoire du rapport de forces
battre (Boulifa, 225-226). entre les groupes concernés).

388 389
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

être anomique, ignonmt la loi tacitement reconnue par le recèle les forces mal domptées d'une nature sauvage (celles
serment impliqué dans la commensalité (on jure par le par- qu'incarne et mobilise la vieille sorcière), l'ordre social né
tage de la galette et du sel), il se nourrit de chair crue et va du serment qui arrache l'assemblée des hommes au désordre
jusqu'à dévorer les cadavres qu'il est chargé d'enterrer; des intérêts singuliers reste hanté par la nostalgie réprimée
dépourvu de « maison », il manifeste la même sauvagerie de l'état de nature.
dans l'ordre de la sexualité en faisant un mariage contre Le rituel des labours qui représente le point culminant de
nature, hors de son espèce, avec la chamelle 37. l'année agraire doit sa complexité au fait que, selon la logique
essentiellement multifonctionnelle de la pratique magique
Cette philosophie de l'histoire, présente à l'état implicite qui, en tant que pratique, ignore la différenciation rigoureuse
dans toute la pratique rituelle, s'exprime dans un conte en des fonctions et en tant que pratique magique vise à mettre
forme de mythe d'origine: « Jadis, les animaux, réunis en toutes les chances de son côté, il met en œuvre des schèmes
assemblée, jurèrent de ne plus s'entredévorer et de vivre en générateurs différents, dont le poids relatif peut varier selon
paix sur la terre. Ils nommèrent le lion roi (... ), élaborèrent les traditions locales, « lois municipales », comme disait
des lois et prévirent les sanctions (... ). Les animaux vivàient
en paix ( ... ). Ils auraient eu la belle vie si le Chàcal, conseil- Montaigne, historiquement constituées et souvent perpétuées
ler du Lion, n'avait tout détruit. Coutumier de toutes les par le souci de distinction, et qui, bien qu'ils soient en der-
traîtrises (... ), il regrettait l'ancien état de choses et, au nière analyse réductibles les uns aux autres, ont assez d'au-
souvenir de la chair fraîche et du sang chaud, désormais tonomie pour produire des gestes ou des symboles partielle-
interdits, il se sentait devenir fou (... ). Il se décide à user ment discordants ou, du moins, surdéterminés, polysémiques
de ruse, à inciter secrètement, l'un après l'autre, les courti· et multifonctionnels 38. On voit ainsi se projeter, comme en
sans à désobéir, véritable travail de démon » (Zellal, 1964). surimpression, les produits de plusieurs schèmes .pratiques :
d'abord le schème, déjà rencontré, de la dénégation de la
Le sacrifice du bœuf, acte de violence dénié qui vise à violence inscrite dans le labour ou la défloration et, au second
dénier la violence inscrite dans l'imposition de l'ordre humain degré, dans le meurtre-sacrifice du bœuf qui, dans la logique
à la nature féconde mais sauvage, friche ou jeune fille, est un de l'échange de dons (do ut des), représente une contrepartie
repas d'alliance, un serment collectif par lequel le groupe se de la violence faite à la terre; ensuite le schème, qui en est
fonde en proclamant l'ordre proprement humain, c'est·à-dire l'envers positif, de la réunion, avec tous les symboles du
masculin, contre la nostalgie de la lutte de tous contre tous, couple et de l'accouplement, de la paire de bœufs à la lampe
incarnée aussi par le chacal - ou la femme, qui est exclue et de mariage, et les schèmes, appelés par le souci de la réussite
de l'accomplissement du sacrifice et de la participation à l'or-
dre politique qu'il instaure - et sa ruse sacrilège (thah'ray- 38. L'autonomie relative de la logique du rituel, qu'attestent les cons·
mith). Comme le monde naturel, dont la fertilité domestiquée tantes observées, malgré les différences climatiques et économiques, à
l'échelle du Maghreb, n'exclut pas les variations qui ont sans doute pour
principe d'abord les variations des conditions économiques et en particulier,
37. Le chacal a beaucoup de propriétés communes avec la femme ou, des limites du temps de travail, liées au climat et au type de culture
mieux, la vieille femme. C'est lui qui est chargé de la corvée d'eau. Il est corrélatif, avec par exemple l'opposition entre les agriculteurs.arboriculteurs
irrémédiablement tordu : « on a mis la queue du chacal dans le canon du des régions hautes et les céréaliculteurs (nombre de plaisanteries rituelles
fusil pendant quarante jours, on l'a retirée comme avant ». Il est soumis des gens de la plaine raillent le retard avec lequel les gens de la montagne
au désir immédiat et insatiable : « comme disait le chacal, je voudrais sèment ou moissonnent), et ensuite l'histoire singulière de chaque unité
que le printemps dure deux ans ». Conseiller, éminence grise, il menace locale, étroitement fermée sur elle·même (au point que, comme Germaine
toujours de réintroduire le désordre, la division, la zizanie (on ne parle de Tillion l'enseignait, les unités de mesure variaient d'un village à l'autre),
lui que par euphémisme :. il est le « court » ou « celui des arkasen » parce qui, comme dans le Cas des coutumes enregistrées dans le qanun ou les
qu'il tralne des charognes semblables aux sandales de cuir brut, faites avec décorations des tapis et des poteries, fixe et éternise des produits différents
la peau du bœuf du sacrifice). On assimile aussi le chacal au rouquin des mémes schèmes, et qui trouve souvent une raison de perpétuer ces
sans barbe ni moustache, qui, on l'a vu, sème la discorde, refusant au juge: différences dans la recherche de la distinction (par rapport à un autre clan
ment dernier de pardonner à qui lui avait volé une pioche. ou un autre village).

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LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

de la réunion, de la virilisation du masculin (avec les coups Il s'ensuit qu'on peut mesurer le degré de légitimité (et
de feu et le tir à la cible) et de la fertilisation du féminin l'importance sociale) d'un rite à la forme d'organisation col-
avec tous les rites de fécondité (qui se trouvent autonomisé~ lective qu'il impose : on a ainsi les grands rites d'intérêt
lorsque la .femme stérile renouvelle les rites du mariage; public qui rassemblent dans le même lieu et le même temps
cf. GenevOls, 1968, II, 26-27); et enfin, très secondaire- tout le groupe, comme le sacrifice d'un bœuf (thimechreth
ment, le schème de la séparation et du renversement de sta- « de la porte de l'année » ou pour un défunt ou pour
t~t \q~i s'appli~u~ s~rtout à la fiancée, séparée de sa famille obtenir la pluie); les rites qui sont accomplis en même
d ongIne et agregee a la nouvelle famille dans un rite de pas- temps mais par chaque famille séparément, telle sacrifice du
sage au sens de Van Gennep). mouton de l'Aïd ou les rites d'intérêt privé mais accomplis
La ritualisation qui officialise la transgression, qui en fait publiquement, comme l'immolation en faveur d'une maison
un act~ à la fois réglé et public, accompli à la face de tous, ou de l'aire à battre ou du tissage; les rites qui sont accom-
collectIvement assumé et approuvé, même s'il est délégué à plis sans dissimulation et n'importe quand, comme le rite
un seul, est, par soi, une dénégation, la plus puissante de pour la cure des orgelets; et enfin les rites privés et secrets
tOl7tes, pui~qu'elle a p.our elle tout le groupe. La croyance, qui ne peuvent être pratiqués qu'en cachette et à des heures
qUlest toujours collectIve, s'accomplit et se légitime en deve- indues, comme les rites de magie maléfique. Tout semble
nant publique et officielle, en s'affirmant et en s'affichant indiquer que le symbolisme mis en œuvre est d'autant plus
a~ lieu d.e se cacher, comme fait le rituel illégitime (c'est-à~ inconscient (en tant que produit d'une histoire oubliée)
dIre dommé, comme la magie féminine) qui, comme le voleur que les rites sont plus officiels et collectifs, et d'autant plus
~el,ot;- .w~~er, reconnaît par là même la légitimité, et sa propre conscient, parce que plus instrumental, que les fins qu'ils
11legltlmlte. Dans le cas particulier où l'on recherche la lici- servent sont plus privées et, du même coup, plus secrètes..
1;
t~tion .d~ la-.transgres~ion 39, ,c'est groupe qui, par le travail
d officlahsatlOn, consIstant a collectiviser la pratique consi-
dérée en la rendant publique, déléguée et synchronisée s'au- Ainsi, les rites de transfert du mal (asfel), comme les
torise lui-même à faire ce qu'il fait. ' rites de naissance, les rites de pronostication, etc., font
appel à des associations d'idées très simples et transparentes
. 39. Ce .n:est. sans d~ute pas par hasard qu'il est explicitement fait men- (un peu à la façon de contes) du fait que leur logique se
tion de IrCltatlOn ([ah lal) et de tabou (h'aram) dans le cas des labours déduit très directement de leur fonction, qui en donne le
et du mariage. ~e fait de commencer les labours avant le mOment licite schème directeur : par exemple, s'agissant de guérir un
(lah'la,l) e,st conSIdéré comme un acte h'aram qui est voué à engendrer un
prodUIt. h ~ra'!1' A pr?P?s du i?ur de l'automne appelé yum chendul, où le panaris, la qibla enfouit le membre malade dans la terre
vent fait 10bJet de dlfferents rItes de pronostication (Calvet 19) un infor- (de la tombe de l'étranger), fait le rite de giration avec un
ma~eur ~aconte qu'un sage nommé Chendul refusa de labou;er, bien que la œuf et l'enterre un moment; 'puis elle cuit l'œuf jusqu'à ce
plUIe" fut abeondan~e, parce 9u~ les. présages, qui, ne s~ révèlent que ce qu'il éclate, procédant ensuite à l'immolation d'un pigeon
Jour-la, !e 33 de 1 aut~mne, mdlqualent que 1annee seràlt mauvaise. Dans
ce que Ion appe!le el .h aq (paF exemple, el h'aq lakhrif, le ban de la récolte qui est enterré dans le trou avec l'œuf. Après des ablutions
des fi~ues), .la ,111!1enslOn magIque n'est pas non plus absente, puisque l'as- et des fumigations d'herbes amères, on laisse sur place les
se?1blee qUI 1edIcte appelle la malédiction sur les contrevenants' toute- instruments utilisés et on s'en va au moment où le soleil
fo!s, le caractère de convention sociale de l'interdiction se rappelle au touche la mer. Eclatement, transfert, expulsion, accentuation
faIt, que I~ transgr~ssion est sanctionnée par une amende (appelée aussi
el, ~ aq). BIen que Ion ne parle de lah'lal dans le cas du mariage que pour des ruptures (on laisse à la nuit les objets et le mal), le sym-
deslg?er la somme d'argent que le fiancé donne à sa fiancée (en sus du bolisme mis en œuvre est transparent. Même chose dans tel
doua.I~e ~t des cadeaux) avant la consommation du mariage, la fonction rite pour obtenir la pousse des dents : on recouvre d'un
de Ircltatlon de, la cérémonie du mariage se rappelle par nombre de traits linge la tête du bébé et On confectionne des crêpes (thibuâ-
(par exemple,. Imensi lah'l~l) : c'est ainsi, on l'a vu, que l'on ouvrait
so~v~nt l~, sals0r:. d~s manages par un mariage entre cousins parallèles, jajin) avec de la semoule qui cuit en faisant des bulles immé-
predI~pose a ce role maugural par sa conformité aux principes de la vision diatement crevées. Les rites de pronostication sont encore
mythIque du monde. plus clairs, parce qu'ils empruntent moins au symbolisme
392 393
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

profo~d : par ~xemple, on touchera de l'argent si l'on ressent time (on embrouille tout en identifiant la distinction entre
des demangealsons dans la paume de la main droite . on en magie légitime et magie illégitime à la distinction, qui est un
donnera si c'est dans la main gauche. Il arrive très ;ouvent enjeu de luttes sociales, entre religion et magie). C'est sur
que la signification explicitement conférée au rite soit dans l'autorité circulairement autorisée que le groupe s'accorde à
la pratique même, soit en réponse à la demande de l'enquê- lui-même, dans son entier ou en la personne de l'un des siens,
teur, ~asq~e le sensl?rofond : c'est le cas, par exemple, mandataire autorisé, que repose la force illocutionnaire qui
lors'!u on dit que le rIte du cadenas, lors de la première est à l'œuvre dans tous les rituels sociaux. Le caractère pro-
ent!ee du garçon au marché, a pour but de rendre la vie prement magique de cette force de part en part sociale
facde; ou encore que la femme jette les feuilles enlevées échappe aussi longtemps qu'elle s'exerce seulement sur le
aux cou~ges à un endroit o,ù passe le bétail, pour que la
c~)Urge etende de tous cotes ses fruits, comme le bétail
A monde social, séparant et unissant des individus ou des grou-
l~che ses excréments. Les enjeux n'étant pas graves, on est pes par des frontières ou des liens (mariage) non moins magi-
la dans l'ordre du .facultatif ~le fairè ne peut pas faire de ques que ceux qu'instituent le couteau ou le nœud de la
ma~ et .ne .P?S le faIre peut faIre du mal), laissé à l'improvi- magie, transmuant la valeur sociale des choses (comme la
satlon lndlVldueIIe. griffe du couturier) ou des personnes (comme le titre sco-
laire). Il apparaît au contraire dans toute son évidence lors-
. ~n .fait, le ~egré de liberté varie selon le degré de collec- que, par une sorte d'innocence, de confiance, de remise de
t~vlsatlOn du rIte et selon le degré de ritualisation d'institu- soi imposée par la détresse et le désarroi extrêmes, les groupes
tlO~nalisat.ion, d'officialisation qui en est corrélatif; mais il tentent d'exercer le pouvoir qu'ils s'octroient eux-mêmes, par
varl~ aUSSI s~lon la position des individus dans la hiérarchie un de ces cercles qui sont au principe de la magie très réelle-
o~ficlelle, qUl ~st toujours une hiérarchie par rapport à l'offi- ment efficace du collectif, au-delà de ses limites de validité,
CIel. Les dO~lnants ont partie liée avec l'officiel (1a compé- c'est-à-dire sur ce qui ne dépend pas d'eux, sur le monde
tence statutairement reconnue prédispose à reconnaître et naturel dont ils dépendent; lorsqu'ils veulent faire de la
à .acquérir la compétence). Au contraire, les dominés, c'est-à- citrouille un carrosse comme ils font du fils du roi un roi ou
dIre, en ce cas, les femmes, sont voués à l'officieux ou au du baptisé un chrétien, lorsqu'en un mot ils s'efforcent d'ins-
secret.: instruments de lutte contre l'officiel qui leur est taurer avec les choses les formes de relation qui ont cours
refuse.. Comme~e mon~re l'analyse de la magie féminine, le entre les hommes, donnant des ordres ou faisant des dons,
symbohsme est a la fOlS et sans contradiction un code com- proférant des souhaits ou des supplications.
mun et un instrument de lutte : luttes domestiques entre les Dans le labour comme dans la moisson, le sacrilège est
femmes - et en particulier la belle-mère et la belle-fille _ symboliquement nié dans son accomplissement même : celui
luttes ;~t:e les .femmes et les hommes. De même qu'il y ~ qui est chargé d'accompJir l'ouverture des labours, « l'homme
u~e. yente. offiCIelle du mariage, qui est masculine, et une de la noce », comme on le nomme parfois, agit, au moment
vente prat.lque, d~nt jouent les femmes, de même il y a un désigné par le groupe, en mandataire du groupe pour accom-
us~ge offiCIel, ~ubhc, solennel, extra-ordinaire du symbolisme plir la réunion sacrilège du feu du ciel et de la terre humide,
q~l1 est n;ascuhn, et un usage secret, privé, honteux et quoti- du soc, équivalent de la foudre céleste dont il porte le nom,
dien, qUl est féminin. thagersa (à la fois béni et redouté, il ne doit pas être lavé ou
, L,'inst!tution de pério~es o,u de moments licites (lah'lal), la trempé dans l'eau ni rentré dans la maison entre deux jour-
deslgnatlOn de mandatalres-ecrans (famille chargée d'ouvrir nées de labour), et du sillon 40.
les .1ab~)Urs, mariage ina~~ural de cousins parallèles) et l'or-
gamsatlon de grandes ceremonies collectives, dans lesquelles 40. Laoust (1920, 189) indique Clue la foudre est appelée parfois « le
soc du ciel », que, dans l'Aurès, le mot tha}!.ersa désigne à la fois le soc
le groupe s'autorise de sa propre autorité, sont trois aspects et le feu du ciel et que « c'est une croyance très répandue chez les Berbères
de la même opération, qui est constitutive de tout rituellégi- que la foudre tombe sous la forme d'un soc » (la chute de la foudre sur

394 395
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L)ANALOGIE

A. Sidi Aïch, l'ouyerture des labours (exactement, « la d'ailleurs n'a pas de commencement, puisqu'elle est éternel
sortIe ~ers le premIer labour »), c'est-à-dire le soin de recommencement, mais un seuil, période d'incertitude et d'es-
tracer, ntue~lement .le premier sillon, incombe à une famille poir (<< on entend à tout propos les mots "s'il plaît à Dieu~' »)
que Ion dIt abrua, porte-bonheur (abruâ s'emploie aussi où tout se renouvelle, à commencer par les contrats et les
~our la longue queue du bœuf choisi pour le sacrifice de
associations (Maury, 1939), un moment inaugural où l'année,
1automne et pour la longue robe à traîne de la femme qui
transporte la semence - on le relève dans les invocations pareille à la maison, qui doit rester toujours ouverte à la
que ne cesse de formuler la femme occupée à jardiner . lumière fécondante du soleil, s'ouvre au principe masculin qui
« Accorde à toute parcelle que le pan de ma robe abrui la féconde et la remplit. Les labours et les semailles marquent
et la plante de mes pieds ont touchée une récolt~ abon: l'aboutissement du mouvement du dehors vers le dedans, du
dante » - Genevois, 1969). « Les gens, c'est-à-dire tous vide vers le plein, du sec vers l'humide, de la lumière solaire
les .membres du .clan, sortent par la maison de Yusef » vers les ténèbres terrestres, du masculin fécondant vers le
(qUI, com~e on dIt encore, « sort à l'intention des autres »). féminin fertile.
Pour ~xphquer les fonctions imparti.es à cette famille, qui
~ aUSSI .le monopole de tous les actes techniques faisant On peut, dans ce contexte, évoquer un conte très connu,
Intervemr le feu ou le~ objets fabriqués par le feu (pointes l'histoire de Heb-Heb-er-Remman, où, autour du serpent,
d~ feu .c~ntre la m~ladle, tatouages, réduction des fractures, souvent représenté sur les jarres maçonnées dans lesquelles
clrconclSlon), on dIt que la foudre serait tombée dans la sont déposés les grains réservés pour la consommation et la
parcelle d'un de ses ancêtres qui « greffa» sur le soc de sa semence, s'organise toute la symbolique de la fécondité qui
c~arrue le mor~eau ,.de fer aiguisé et trempé qu'il avait est à l'œuvre dans les rites de mariage et de labour. Une
. deco~vert a.u POInt d ;mpact, et a~ssi qu'un jour d'orage une jeune fille, qui avait sêpt frères et qui était donc sept fois
breb~s ~uyaIt rapP?rte dans sa tOIson une petite faucille qui bénie, puisque sept fois protégée, est victime de la jalousie
au~aIt ete « greffee » sur la faucille utilisée pour faire des de ses belles-sœurs, qui lui font manger s~pt œufs de
pOIntes de feu. . serpent dissimulés dans des boulettes. de pâte : son ventre
gonfle; on la croit enceinte; elle est chassée. Un sage décèle
Les rites de labour doivent aussi favoriser un état para- l'origine du mal : pour l'en débarrasser, il faudra égorger
doxa~ d~ l'union des contraires dans lequel le dessus revient un mouton, en faire rôtir la viande en la salant beaucoup,
provlsolr~m~nt, au principe féminin: la semence, un rnomen~ la faire manger à la jeune fille, puis la suspendre pas les
~onda~nee a la sécher~sse et à la stérilité, ne peut tetourner pieds, la bouche ouverte au-dessus d'une bassine pleine
d'eau. Les serpents sortent, on les tue. La jeune fille se
a la VIe q';le ~ar son Immersion dans l'humidité fertile. La marie; elle a un enfant qu'elle appelle Heb-Heb-er-
terre, pareIlle a la ~rebis, ye~t, ne ~as p~rter (thamazgulth), Remman, « les grains de grenade ». Elle retourne chez ses
elle peut ret,ourn~r a la sterIlIte ou a la fecondité sauvage de frères qui la reconnaissent lorsqu'elle raconte l'histoire
l~ fr.lc~e et l aVe?lr de la semence est à la merci des puissances tout en leur montrant les sept serpents qu'elle avait salés
femmmes que l acte de fécondation a dû forcer. La « porte et séchés. On voit immédiatement que, pour produire ce
de l'année» n'est pas le moment où commence l'année, qui récit ou en déchiffrer au moins confusément le sens, il suffit
de posséder l'ensemble des schèmes qui sont à l'œuvre dans
le sol ét,ant ,a.insi pratiquement identifiée à la trempe du fer). Les mots qui
la production de tout rite de fécondité. Féconder, c'est
servent a des!gner la charrue, thagersa (thayirza) , mais aussi saâqa ou sihqa pénétrer, faire entrer quelque chose qui gonfle ou fait
SO!?t employes, sans d.o~tecomn;e 7uphémismes, pOur désigner la foudr~ gonfler: l'ingestion de nourriture et de nourriture qui gonfle
d~I. to~be (par OPPOSItI0P aux .ecl~Irs). La charrue elle-même est souvent est l'homologue de l'acte sexuel ou du labour. Dans un
eSIgnee par un mot, lmaun, qUI, etant donné sa racine (entraide s'entrai- autre conte, le serpent qu'une femme stérile avait élevé
<;I~r, ~vec une ~onnotation de bénédiction que rappelle l'expression Allah
zaaumk, salutatIop .que l'on ~dre~se à celui qui travaille), apparait aussi comme son fils se voit repoussé par sa première épouse :
comme u,n .euphefIlISme. Çe~UI. qUI est frappé par la foudre est considéré il se dresse, s'enfle, et souffle sur elle un jet de flamme
comme VICtime dune maledIctJOn et, s'il en réchappe, il sacrifie un bœuf. empoisonnée qui la consume et la réduit en cendres. Mais
396 397
LE DÉMON PE L)ANALOGIE
LE SENS PRATIQ UE
C'est le bœuf qui dit : ;;. Là où' je se.rai c0l;lché, il n'y
ici, il s'agit d'une fausse fécondation: les serpents, symbole aura pas de famine » et « Mouh l Sors" toI, la falm~ e; entfe
du principe de vie masculin, de la semence, qui doit mourir la satiété ». (Genevois, 1968, l, 29), C est. pourquoI 1 en~re~
pour renaître, donc du sec, sont ingérés sous forme d'œufs, de la nouvelle paire de bœu~s dans la ,matson est ,une bene-
c'est-à-dire à l'état féminin, et retournent à l'état masculin diction marquée par des rItes confies a la maltresse de
à contretemps, dans le ventre de la jeune fille. (Dans un maison : comme pour l'entrée de la mariée, elle pose s~r le
rite de fécondité rapporté par Westermarck, c'est le cœur seuil alemsir, la peau de mouton .sur laquelle on reço:t le
- partie masculine des serpents - qui est consommé). Le grain moulu et qui est appelée aUSSI « la p~rte des den~e~s,»
gonflement qui résulte de cette procréation inversée est (bab-errazq), afin qu'ils apportent le plezn,. la pro~perIte ;
stérile et néfaste. La cure s'impose logiquement. Il faut elle leur souhaite la bienvenue - « SOIS le bIenvenu,
obtenir du sec qu'il opère un mouvement' de sens inverse, l'heureux l » - ; elle leur offre de l'eau, le~ .caresse, l~s
du haut vers le bas - un simple renversement du bas en attache et les détache, passe sous eux. Ces. trad1tlons recueIl-
haut y suffit - et du dedans vers le dehors - ce qui ne lies à Aït Hichem ont beaucoup de traIts communs avec
peut se faire par une simple opérati<m mécani que: il s'agit celles qui s'observent lors d~ la ren~rée des troupeaux à
d'assécher le sec, de l'assoiffer, en lui ajoutant le sec par azal (Rahmani, 1936). En Petlte KabylIe, la peau de mouton
excellence, le sel, et de renforcer ainsi la propension vers est remplacée par un tamis de fèves et on ne leur ?ffre pas
l'hun;lÏde qui, dans la fécondation normale, procréation ou d'eau. Autres couples bénis : l'épi double (sur la meme
semaIlles, le porte vers le dedans, vers le sein humide de tige), appelé « épi de bénédiction », en l'honneu.r duquel
la femme ou de la terre ouverte par le soc. Lorsque le conte on égorge un bouc et qu'on conserve dans la maI~on ; les
s'a~hève, la fécondité de la jeune fille est attestée par jumeaux (selon certains informateurs, la mère de Jume~ux
la
naIssance de Heb-Heb-er-Remman, « les grains de grenad e» aurait le privilège de procéder licitel?ent à l'i~molatlon
(symbole par excellence de la fertilité féminine, identifié au d'animaux) 41. Dans les présages ce qUI va par paIre est de
ventre de la femme), c'est-à-dire les nombreux garçons nés bon augure (même s'il s'agit de chos~s fUl!estes, cO~':le les
(ou à naître) du ventre fécond de la femme aux sept frères corbeaux). Au contraire, l'impair, le smgulIer, le solItaIre, le
issuê elle-même d'un ventre fécond (en hommes). Et le; célibataire par exemple, est funeste, en tant que sy~bole de
sept serpents se retrouvent séchés et salés c'est-à-dire à stérilité (on appelle afrid la jeune fille non marIee et le
l'état qui leur est structuralement imparti' en tant que bœuf qui ne se laisse pas mettre le joug).
symboles de la semence masculine, capable de croître et de
multiplier par le cycle de l'immersion dans l'humide suivi Autre manière de signifier la réussite de l'accoul?leme?t, le
de l'émergence vers le sec.
traitement auquel est soumise la semence. Selon dIvers mfor-
La réunion du masculin et du féminin du sec et de l'hu· mateurs le grain destiné à être semé n'est jamais mélangé au
mide, par le labour ou le mariage, est ~ppelée par tout le grain d~stiné à la consommati~~ ou à la vente, : comp?rtant
symbolisme ~erformatif du rituel qui est là pour signifier, toujours des grains de la dernlere gerbe coupee~, parfo:s d~s
au sens de dIre avec autorité) la réunion des principes qui grains de la dernière gerbe battue ou de la po~ssiere prelevee
sont voués à la stérilité aussi longtemps qu'ils demeurent à dans la dernière parcelle moissonnée ou sur l'atre.!ors d~ bat-
l'état séparé, impair) imparfait. D'où la mise en œuvre dans tage de la dernière gerbe, ou encore de la pousslere prISe au
l~s :ituels du. mariage ou ?es labours, de tout ce qui peut mausolée d'un saint (Servier, 1962, 229, 253), du sel, etc.,
SIgnIfier le parr, le couple, 1accouplement, et d'abord la paire la semence est conservée dans la maison même, dans des
de ?~ufs (t?ayuga ou thazwÏÎ) de ezwej, se marier, être
matIe), le paIr par excellence, parce que le bœuf est par soi - 41. Ici encore, le symbolîsme pratique n'est pas sans ambiguït
é; Bénie,
symbole et présage de prospérité, de plénitude. Celui qui est la mère de jumeaux est aussi suspecte de ma~le : en eftet, le~
JUJ,TIeaux
évoquent l'idée de haine; plus encore que les mulba,:, enfants sep~res
manda.té pour ouvrir les labours et que l'on appelle parfois par
un écart d'âge très faible qui se disputent le sem de leur
m~re, les
jumeaux (akniwan) se jal~lUsent et se dét~stent, comme les co-epous
« le vIeux de la noce » est aussi appelé « le vieux à la paire es,
de bœufs » (amghar natyuga). appelées thakniwi n (singulter, thakna) , les Jumelles.
.
398
399
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE.

coffres ou des petites jarres - thikufiyin - posés sur le mur qui l'a préparée met du sei, du miel et un produit aussi
présent dans les rites d' « association du mois» et appelé
de séparation et préparée selon des rites et des interdits des- « noix de l'association » (Devulder, 1957); on voit un
tinés à lui garder ses propriétés. Autrement dit, elle est mauvais présage - que la vieille, par sa parole, s'efforce de
domestiquée par le séjour prolongé dans le lieu par excel- prévenir - dans le fait qu'elle vienne à s'éteindre en chemin
lence de la procréation, de la réunion du masculin au fémi- et elle doit brûler pendant la nuit du mariage et les jours
nin, que manifeste, dans l'architecture même, l'union de la suivants jusqu'à ce que l'huile en soit épuisée, sans qu'on
fourche, féminine, et de la poutre qu'elle supporte, comme l'éteigne jamais. Le motif des peintures murales qui est
la terre le ciel 42. Mais l'attestation la plus claire de la réunion appelé « lampe de mariage » comporte à la fois le M, le
signifiée est la lampe allumée (mes'bah') que l'on portait carrefour et thanslith (de la racine NSL,commencer, engen-
devant le cortège nuptial (Devulder, 1957, Yamina, 1953) drer), motif fait de deux triangles accolés par leur pointe
et qui brûlait toute la nuit dans la chambre nuptiale, de qui est « au commencement de tout tissage et de toute vie »
même que, selon certaines traditions, elle accompagnait le (Chantréaux, 1942, 219-221 ; Servier, 1962, 132). Quant
laboureur, le premier jour des labours, jusqu'au champ où au motif appelé aussi lampe de mariage dans lequel la
lampe est surmontée de deux triangles blancs figurant des
on la tenait allumée jusqu'à ce que soit ensemencée la pre- œufs, if évoque une autre lampe de mariage appelée mes'bah'
mière parcelle délimitée (thamtirth). thamurth, la lampe du pays, dont j'ai recueilli la description
La lampe ordinaire est le symbole de l'homme par qui (Ouadhias) et qui se caractérise par le fait que la mèche
vient la lumière (<< l'homme, dit-on, c'est la lumière, la traverse de part en part un œuf (équivalent pratique de la
femme les ténèbres » ; le motif qui représente la lampe, dans grenade ou du ventre de la femme) percé de deux trous.
les peintures murales, lorsqu'il est surmonté d'une sorte de
M, symbole de la femme couchée avec les jambes écartées Symbole d'union, autant que lumière du dedans, la lampe
- à la façon de la fourche de la maison - , figure l'accou- est aussi, en tant que symbole de l'homme et de sa virilité,
plement - Devuldêr, 1951). Mais, comme le foyer, elle parti- principe de virilisation, comme les coups de feu, en nombre
cipe de l'ambiguïté du masculin-féminin: elle est la lumière pair, qui accompagnent la mariée et surtout ceux que les
du dedans, le masculin dans le féminin, qu'il s'agit justement parents masculins du fiancé, gardiens et garants de sa virilité,
de reproduire 43. tirent sur la cible dressée sur leur chemin (rite qui se prati-
quait aussi lors de la naissance d'un garçon et lors de la
Dans la lampe de mariage qui est portée dans le cortège circoncision). On raconte en effet qu'autrefois les enfants
conduisant la fiancée de sa maison à celle du fiancé, la vieille dressaient une sorte d'embuscade, à la sortie du village, à là
délégation des parents du fiancé qui emmenaient la fiancée
42. Le rapport entre la fourche et la poutre est celui de la femme et de dans Sa nouvelle maison : plantant une pierre (féminine) ou
l:homme (devinette : « la femme soutient l'homme »; « grand-mère sou- 'un œuf cru, symbole du ventre féminin et de sa fertilité, dans
~Ient grand-père », etc.), de l'esclave et du maître (devinette : « l'esclave les trous d'un talus ou d'un tronc d'arbre, ils attiraient l'at-
etrangle son maître »), de la terre et du ciel (Genevois 1955 et 1963
21-22). Le thème de l'étranglement doit sans doute être as;ocié au dicton; tention· des membres de l'escorte sur cette cible, les mettant
« L':nnemi d~ l'homIl?e, c'est la femme. » La poutre équarrie qui constitue au défi de l'abattre. Le cortège s'arrêtait jusqu'à ce que la
le faite du tOit et qUi repose sur les deux fourches est identifiée à l'hon- cible fût touchée et couchée à terre. En cas d'échec, la délé-
n~uF du. ma~tre. de maison (le transport de la poutre donne lieu à un
ceremomal reumssant tous les hommes du village comme le transport du gation devait passer sous le bât d'un âne (symbole, on le sait,
corps lors de l'enterrement). ' de soumission, souvent invoqué dans les luttes domestiques,
43. Il fau.t, écarter (entre autres raisons, parce que l'huile est sans équi-
voque a~s~cl.ee au sec, au chaud, au -masculin) la théorie indigène, sans magiques surtout). En fait, les adultes veillaient à éviter
doute d ongIne savante (elle se rencontre dans d'autres traditions) de la pareille humiliation (excessive) aux visiteurs étrangers et la
corr~spondance entre la division tripartite de la lampe et la division tri- tradition du tir à la cible - du fait sans doute des risques
partite de l'être humain, l'argile représentant le corps l'huile l'âme sens;ble
Ilefs, et la flamme l'âme subtile, ruh' (Servier, 1964: 71-72). ' qu'elle comportait - a été peu à peu abandonnée, ressusci-

400 401
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

tant, mais dépouillée de son caractère de compétition d'hon- ber sa chevelure 45. Outre les actes de fermeture, les interdits
neur, sous la forme d'un jeu, auquel les membres de la délé- entourant les labours et le mariage excluent tous les actes de
gation se livrent, dans leur propre village, c'est-à-dire à purîfîcatîon et d'expulsîon, balayer, blanchir la maison, se
l'intérieur du groupe (les étrangers étant de simples invités), raser, couper les cheveux ou les ongles et to~t c?ntac! avec
le lendemain de l'arrivée de la fiancée, en attendant le repas. des objets secs ou associés au sec, comme le fait d endUlre les
Le symbolisme proprement sexuel du tir, dont a maint autre yeux de koheul, de teindre les. main,s, ~e henné ou, dans l'or-
indice 44, se voit particulièrement au fait que, pour faire dre alimentaire, la consommatlon d epices.
manquer le but, on faisait passer trois fois (de haut en bas) Actes de procréation, c'est-à-dire de re-création, le mariage
sous la robe d'une jeune fille, les œufs qui devaient servir et' le labour sont pratiquement traités comme 46 actes mascu-
de cible afin qu'ils restent « vierges» (Rahmani, 1949) ; et lins d'ouverture et d'ensemencement destinés à provoquer
que, pour rompre le charme, quelqu'un (un homme étranger une action féminine de gonflement : la mise en scène rituelle
au village et à l'escorte) devait percer les œufs avec une joue de toutes les ambiguïtés des objets ou des pratiques,
aiguille. mobilisant d'une part tout ce qui ouvre, clé, clou, et tout ce
Les coups de feu, fréquents dans les rites de pluie en tant qui est ouvert, ~heveux et ceinture .dénoués, tr~îne, t~ut ce
que symboles de l'aspersion masculine propres à dénouer ce qui est doux faCIle et blanc, sucre, miel, dattes, lalt, et d autre
qui est noué, s'associent naturellement à tous les interdits de part tout ce 'qui enfle, gonfle, lève, cr~pes, beign~ts, blé, poi~
l'action de nouer qui s'oppose aussi bien à l'action masculine chiches, fèves (ufthyen), tout ce qUi est multlple et se.rre
d'ouvrir qu'à l'action féminine d'être ouvert, de s'ouvrir et (grains de seksu, couscous, ou de berkukes, couscous grossi~r,
de gonfler. Le rite, qui obéit toujours à la recherche de la de grenade ou de figue), tout ce qui est plein (œuf, nOD/:,
maximisation des profits magiques, fait en quelque sorte amande, grenade, figue), le plùs haut rendement revenan! ,a~x
d'une pierre deux coups en jouant de la coïncidence -- qu'ex- objets et aux actions qui cumulent plusieurs de c~s propri.etes.
priment bien, dans leur ambiguïté, les verbes d'état -- entre Ainsi de l'œuf, symbole par excellence de ce qUl est plelO et
ouvrîr et s'ouvrîr pour interdire les actions propres à défa- gros de vie, ou de la grena~e, à la foi~ pleine, go~flée ,et ,~u!­
voriser l'action, féminine dans sa forme passive et masculine tiple, dont une devinette dlt : « greOler sur greOler, a llOte-
dans sa forme active, d'ouverture (de même qu'à l'inverse rieur le blé est rouge » ; et une autre : « pas plus grosse
les rites dits de ferrure qui visent à rendre l'homme ou la qu'un galet à piler et ses enfants sont plus de cent» (Gene-
femme inaptes aux rapports sexuels mettent en œuvre le vois, 1963,73). Et tout un aspect de l'action multifonction-
schème de la coupure). La mariée doit rester sans ceinture nelle qui s'accomplit dans le labour et le mariage se résume
pendant sept jours et c'est une femme dotée d'un grand nom- dans le geste du laboureur brisant (/eUeq, faire éclater, fen·
bre de fils qui noue sa ceinture le septième jour; de même, la dre, déflorer) sur le soc de sa charrue une grenade ou un œuf.
femme qui transporte la semence doit éviter de trop serrer
sa ceinture et elle doit aussi s'habiller d'une robe longue qui Les rites auxquels donnent lieu la première entrée de
forme derrière elle une traîne (abruâ) porte"bonheur. La che- la paire de bœufs, les premiers labours et l'arrivée de la
velure de la mariée doit rester dénouée pendant les sept pre-
miers jours ; la femme qui transporte la semence laisse tom- 45. On sait que toutes les formes de nouement (croiser les bras ou les
jambes porter des nœuds ou des ceintures, des anneaux, etc.) ou de fer·
44. Dans les chansons, l'homme est souvent désigné comme « le fusil meture' (des portes, des coffres, des serrures, etc.) sont interdites au moment
de la maison ». A une femme qui n'a que des filles, on dit : « Ma pauvre, de l'accouchement et les actions inverses recommandées.
je te plains, je te souhaite qu'un fusil soit accroché à ton mur du métier 46. Je dis « p;atiquement tra!tés comme » pour évit~r de mettre dans
à tisser » (tasga). Thamazgulth, qui se dit d'un animal stérile, ou qui a la conscience des agents (en dIsant par exemple « vecus. comme » ou
avorté, vient de la racine zgel, manquer la cible. Lorsque le mariage est « concus comme ») la représentation que l'on doit constrUIre pour com-
consommé, le marié sort de la chambre nuptiale en tirant des coups de prendre les pratiques objectivement orientées par le schème pratique et pour
feu. communiquer cette compréhension.

402 403
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

fiancée dans sa nouvelle maison donnent une idée assez - promesse d'abondance d'hommes ~ qu'elle prend
exemplaire des produits du sens pratique qui, orienté vers (Aït Hichem) par trois fois dans ses mains et remet dans le
l'accomplissement d'une pluralité de fonctions mal séparées, tamis après les avoir embrassés (ces graines resteront sur la
tire tout le parti possible de la polysémie des actions et natte où la mariée sera assise pendant les trois jours suivants,
des choses pour produire des actions symboliquement et afin qu'elle soit féconde). On voit en passant que l'analyse
fonctionnellement surdéterminées, propres à atteindre cha- des variantes confirme la liberté inhérente au fait d'impro-
cune plusieurs fois les fins poursuivies. Le tamis que l'on viser selon des schèmes pratiques non explicités au lieu
présente à la mariée au seuil de la porte évoque les tamis d'exécuter un modèle explicite : les mêmes objets et les
des labours (Servier, 1962, 141) : il contient en effet du mêmes actes se retrouVent partout, et aussi le sens global
blé, des noix, des figues sèches, des dattes, symboles de la de la pratique, mais avec toutes sortes de substitutions, tant
fécondité masculine, des œufs, des beignets, des grenades. des agents (la qibla, la belle-mère, la fiancée, par exemple)
Mais, comme on l'a vu en plus d'un autre cas (par exemple, ou des objets que des actions accomplies (ce qui condamne
avec les rites pour accueillir la paire. de bœufs et les rites la recherche de la bonne variante, la plus complète, la plus
d'azal), c'est seulement dans les usages qui en sont faits que signifiante, qui a orienté, au moins au début, ma recollec·
se définit complètement le sens pratique de ces objets tou- tian). Tout se passe comme si les agents engendraient, au
jours substituables et toujours ambigus et que se révèle hasard de l'improvisation semi-codifiée par les traditions
l'équivalence avec des rites en apparence différents mais locales, toutes les pratiques susceptibles d'être engendrées
produits selon les mêmes schèmes et orientés vers les à partir d'un (ou de plusieurs) schème( s), sélectionnés en
mêmes fonctions : la fiancée casse les œufs sur la tête de fonction de l'intention dominante du rite : schème du
la mule, s'essuie les mains sur sa crinière, puis jette derrière « croître et multiplier », schème du « briser » (ou
elle le contenu du tamis et les enfants qui ont suivi se « déflorer »), avec le bris de l'œuf constituant la cible, de
bousculent (nombre signifiant abondance) pour s'en emparer l'œuf du tamis ou de l'assiette qui a contenu le henné et
(Genevois, 1955, n° 49). Dans une autre variante, le tamis que le fiancé doit casser d'un coup de pied (Sidi Aïch),
contient des branches de grenadier, d'ortie, un miroir, des schème du renversement du monde, avec le passage du
œufs et du blé; la mariée lance derrière elle de l'eau et seuil sans contact (sur le dos d'un « écran magique »,
casse l'œuf contre le linteau de la porte, tandis que la belle- parfois un noir) et le miroir.
mère va enduire d'œuf le mur du métier à tisser (Yamina, De même, « le tamis des labours » (agherbal elh'erth,
1953). Selon un autre informateur (Aït Hichem), la mère du d'où le nom du rite, thagerbalt) qu'apporte la femme du
marié étend devant la porte une natte sur alemsir, « la porte laboureur, suivie par les enfants, symbole de multiplication,
des denrées» (l'analogie avec le rite de « la première entrée à des moments différents selon les lieux (le matin, lorsque
de la paire de bœufs », destinée à faire le plein, est le laboureur quitte la maison, ou à son arrivée sur le champ,
évidente), elle y met du blé et des fèves (ajedjig) et prépare quand il attèle les bœufs, ou au moment du repas de
un œuf et un pot à eau; la fiancée procède aux mêmes la mi-journée), contient toujours des crêpes, des fèves
opérations (elle ira jeter ajedjig à la fontaine quelques jours sèches, du blé, une grenade. Dans telle tradition, le labou"
plus tard). Le tamis qui est aussi appelé « tamis des cou- reur s'interrompt, donne à manger aux. bêtes puis, se
tumes » (laâwayed) peut aussi contenir, outre le blé, les plaçant devant les bœufs, jette, en ayant soin de toucher
fèves et les œufs, des beignets, nourriture qui gonfle, les bœufs, d'abord les graines, puis les crêpes, que les
comme ajedjig, et qui est censée faire gonfler (Boulifa, enfants essaient d'attraper au vol, sur les bœufs, sur la
1913 ). De façon générale, la mariée est aspergée par la charrue ou à même le sol, geste de générosité qui garan"
qibla ou par la mère du fiancé qui, dans un cas au moins tit la prospérité et aussi sacrifice. Après avoir éloigné les
(Sidi Aïch), lui donne à boire de l'eau (ailleurs, du petit enfants, il lance enfin la grenade, que le plus malin doit
lait) dans le creux de ses mains, cbmme le fait le père attraper. Les enfants vont ainsi courant de champ en
au moment du départ (mais il arrive aussi qu'elle asperge) ; champ. Selon une autre recollection de ce rite (Hénine,
elle jette derrière elle le contenu du tamis (noix, dattes, 1942), le tamis contient en outre un peigne à tisser; la
beignets, œufs durs), à l'exception du blé et des fèves femme, après avoir psalmodié quelques paroles religieuses,

404 40.5
LE SENS PRA TIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

va placer les deux œufs frais dans le dernier sillon tracé effrayés, refuseraient toute nourriture et dépériraient si
et le mari trace un nOuveau sillon, puis laisse les bœufs se toute la famille ne menait grand bruit dans l'étable en
reposer et manger : si les œufs sont intacts l'année sera frappant sur des récipients et en disant : « Ne craignez
bonne; après que la femme a enterré une ~mulette dans rien, ô bœufs, c'est le soleil qui décline. » A l'équinoxe de
un ~oin du c?amp, les participants mangent le contenu du printemps, lorsque « le soleil tourne » et que les jours
tamIS. ParmI les innombrables variantes on retiendra vont s'allonger, « pour éviter que les bœufs n'entendent
encore celle-ci : le lab.oureur brise deux grenades, quel- que leur temps de travail va s'accroître », on fait aussi du
ques galettes. et des beIgnets sur le soc, puis distribue le bruit dans l'étable (selon d'autres informateurs, c'est le
re~te a~x assIstants; on enterre les offrandes dans le pre- jour du « prêt », à la fin de ennayer, que l'on va dans
mIer sIllon. l'étable, aVant le lever du jour, crier à l'oreille des bœufs
On pourrait multiplier à l'infini les exemples de ren- « Réjouissez-vous, ô bœufs, efznayer est fini! »).
contres entre les deux rituels: on asperge de lait la mariée
(et s~n cor~ège) qui procède souvent elle-même à des Meurtre dénié, le sacrifice de l'animal quasi humain, inter--
asperSlOns d eau et de lait au moment d'entrer dans sa médiaire et médiateur entre le monde naturel et le monde
no~velle maison, de la même façon que la maîtresse de humain, dont le corps est traité comme une image et un
n:alson asperge la charrue d'eau ou de lait au moment substitut du corps social, s'accomplit dans le repas commu-
o~ elle part pour le cha~p. On présente à la mariée une niel, qui réalise pratiquement la résurrection des morts dans
cle dont elle frappe le hnteau de la porte (ailleurs on
passe une clé sous ses vêtements quand on l'habille): on les vivants, par une application ultime de l'axiome « une vie
met dans .le sac de la semence une clé que l'on jette pa~fois contre une vie » qui conduisait au sacrifice accepté du vieil-
dans le sIllon. lard le plus proche des ancêtres, en échange de la pluie et de
la survie du groupe. Et cela d'autant que le repas communiel
La dénégation du meurtre et la promesse de résurrection réunissant tout le groupe enferme une évocation des morts:
qu'e?f~rm?it le rit?el de la moisson s'accomplissent ici dans comme le rappelle le statut de l'étranger (aghrib), qui ne peut
la denegatlon du v101 et de la violence qui est la condition de « citer» aucun ancêtre et qui- ne sera « cité» (asker, citer et
, . de 1a semence 47 . Le sacrifice et la consomma-
1a resurrectlon ressusciter) par aucun descendant, l'appartenance au groupe,
tion , collec~ive d.u ?~uf peuvent être compris comme une qui s'affirme par le rassemblement et la commensalité, impli-
representatlO? mlmetlque ?U cycle du grain qui doit ( accep- que le pouvoir d'invoquer et d'évoquer des ancêtres et l'as-
ter de) mounr pour nOUrrIr le groupe, sacrifice d'autant plus surance d'être invoqué et évoqué par des descendants 48,
rema~quable qu'il est le fait de l'animal le plus proche des
humallls, le plus étroitement associé à leur vie, à leurs tra. La résurrection des morts dans les vivants est appelée
vaux et surtout à leur anxiété devant l'incertitude des ryth- par tout le symbolisme, et en particulier culinaire : ainsi,
mes cosmiques (dont il dépend et participe aussi étroitement
que les hommes). 48. La « tombe de l'étranger » ou de l'homme sans descendance mâle
est un des lieux sur lesquels on transfère le mal : on la trouve à peu près
Au solstice d'hiver, lorsque la terre, qui repose sur les dans chaque village, couverte de tessons, de vases, de plats, qui ont servi
à « fixer le mal ». En certains endroits (Sidi Aïch), on ne connaît pas de
cornes d'un taureau, passe d'une corne à l'autre il en tombe de l'étranger, mais c'est un lieu-dit, « Sidi Ali Alghrib », qui rem-
résulte un grand vacarme, entendu des bœufs seuls , qui , plit· la même fonction; ailleurs, on parle de « la dernière tombe ». Les
femmes qui veulent se débarrasser d'un mal (en particulier d'une maladie
de bébé) apportent un pot plein d'eau et un œuf, mangent l'œuf, laissent
4~. C'est cette d.ialectique de la mort et de la résurrection qu'exprime les coquilles et le pot : « Le mal, dit-on, ne revient pas, comme l'étranger
le dl~ton (so~v~nt .Invoqué aujourd'hui, en un sens détourné, à propos des n'est pas revenu chez lui: » Pour « endormir un enfant dans le ventre de
c~:mfhts de. generatlo?s) : «. De la vie, ils tirent la mort, de la mort ils sa mère 'J, on prend une « pierre » du foyer que l'on tourne sept fois dans
tIrent ,la Vl~ » (schem~ qUI se retrouve dans la devinette : « Un mort un sens et sept fois dans l'autre autour de la ceinture de la femme enceinte
sort d un vIvant » : 1œuf; « un vivant sort d'un mort » : le poussin). et on va l'enterrer dans la tombe de l'étranger. De même, pour éviter

406 407
LE SENS PRA TIQUE
LE DÉMON DE L'ANALOGIE
la fève, la semence masculine et sèche par excellence, paysan dessine, en commençant son labour, et à l'intérieur
apparentée aux os qui sont le refuge de l'âme attendant la duquel on tisse de bas en haut, c'est-à-dire face à l'est; la
résurrection, compose, avec les pois chiches et le blé,
ufthyen (ou ilafthayen), grains qui se multiplient et qui
femme qui va entreprendre le tissage s'abstient de toute
augmentent en cuisant (49) et que l'on mange lors du pre- nourriture sèche; le repas du soir, dit « repas de la chai-'
mier labour (et aussi la veille de ennayer et spécialement nette », se compose invariablement de nourriture humide,
de l'Achura) ; elle entre aussi dans abisar, plat réservé aux couscous et beignets (thighrifin), etc. (Chantréaux, 88).
hommes; elle fait partie des choses que l'on jette dans le Nombre d'indices montrent que le cycle du tissage, à la
premier sillon. Symbole quasi transparent des morts (de- façon du cycle du grain, est pratiquement identifié à un poro-
vinette ; « j'avais mis une fève en terre, elle n'a pas levé cessus d'enfantement, c'est-à-dire de résurrection: thanslzth,
le motif triangulaire par lequel on commence le tissage et
- le mort ; Genevois, 1963, 10) dont elle constitue la
qui, on l'a vu, entre dans la représentation de la « lampe de
nourriture (<< j'ai vu les morts grignoter des fèves» : j'ai mariage », est un symbole de fécondité; on raconte que
failli mourir), elle est prédisposée à porter le symbolisme l'art du tissage fut enseigné par Titem Tahittust, femme
de la mort et de la résurrection en tant que semence des· d'un forgeron de Ihittusen, des Aït Idjer, lieu réputé pour
séchée qui, enfouie selon les rites dans le sein humide de ses tapis, qui aurait pris pour modèle un fragment d'un
la nature, gonfle pour resurgir, multipliée, première appa- tissage merveilleux, découvert dans le fumier, et évoquant
rition de la vie végétale, au printemps. un dos de serpent, autant de symboles de résurrection
(Chantréaux, 219).
Dans le cas du tissage (cf. schéma 5) qui, comme on l'a
noté depuis longtemps (Basset, 1922, 154), présen te une Le momen t décisif de l'opéra tion dangereuse d'union des
structu re parfait ement homologue (jusque dans son ambi- contraires, et en particu lier le ~roisement des fils qui produi t
guïté) de celle du cycle agraire, mais plus claire encore, parce erruh', l'âme, euphém isme ,d,ésignant un~ chos~ dan!?ereus~,
que réduite à ses deux temps forts, le montage du métier, lié est toujour s confié à une vIeIlle femme, a la fOlS mOIn~ pre-
à l'ouver ture des labours, et l'enlèv ement du tissage, associé cieuse et moins vulnéra ble (Chant réaux, 110). Selon un Infor-
à la moisson, l'axiome qui commande toute la logique du mateur l'entrée dans la maison du métier à tisser, c'est-à-
sacrifice s'énonce d'une manière quasi explicite. dire d'~ne person ne nouvelle, doit être payée d'une vie; pour
Outre l'homologie de structure, un très grand nombre
d'indices attestent directement la correspondance entre le
cycle agraire et le cycle du tissage ; le montage du métier à 5. Le cycle des travaux féminin,s
tisser se fait en lune croissante à l'automne (<< les figues et
les ronces sont mûres, nous n'avons pas de couvertures ») ;
l'ensouple supérieure, dite de l'est (Aït Hichem) ou du ciel
(Servier, 1962, 65), et l'ensouple inférieure, dite de l'ouest
ou de la terre, délimitent un espace analogue à celui que le

d'avoir des enfants, la femme prend une poignée de laine peignée, \-_-7. -- _,_tion_d_.~lars_'_;lt
-t_....... _---"'~ _ _"'__~--Jl
sous l'oreiller pendant la nuit; le lendemain, eIIe se lève très tôt, la met
sept fois, les mains derrière le dos, son mari encore couché et enjambe
fois fait un nœud dans la laine, puis, sans regarder derrière eIIe, à chaque
rer la laine dans la tombe de l'étranger va enter-
0

490 On appelle aussi ajedjig cet ensemble de plantes à croissance rapide


et prolifiques, blé, fèves et pois chiches, qui sont prédisposées à exprimer
vœux de bonheur et de prospérité (<< pour qu'ils fleurissent », « pour les
se multiplient et se reproduisent »). qu'ils

408
409
LE DÉMON DE L'ANALOGIE
LE SENS PRATIQUE

utilisé dans les rites de masculinisation et les J"ites prophy-


conjurer cette menace, on égorge s,ur le seuil une poule, dont
lactiques destinés à écarter les maladies du soir et de
on verse le ~ang sur un des. montants du métier et que l'on
l'humide.
mange le SOlr (on peut aUSSI laver dans la cour une livre de
laine « qui n'a pas vu l'eau» et asperger le métier de cette
eau). De même q,ue la dernière gerbe est souvent coupée à la
mam, par le maitre du champ, de même c'est parfois à la
Transferts de schèmes et homologies.
maîtres~~ de maison qu'~ a~partient de détacher le tissage,
Comme le montre bien le c~s du tissage, la mise en œuvre
sa~s utIhser I.e fer et apres 1 avoir aspergé d'eau, comme on
de schèmes pratiquement substituables est au principe des
faIt aux agomsants, en chantant des chants de moisson (Bas-
homologies que l'analyse découvre entre les différents domai·
set, 1922, 159); en d'autres lieux, cette opération dange-
nes de la pratique. Ainsi, par exemple, pbut comprendre dans
reuse est confiée à une vieille femme, qui, dit-on, « égorge »
ses grands traits la série des plats ordinaires ou extraordinai-
la chaîne au moyen d'un cbuteau, après l'''avoir aspergée, et en
res qui, en raison de la fonction de rite mimétique conférée
prononçant le chahada (Basset, 1963, 70; Genevois, 1967,
71). Ces différentes manières de dénier le meurtre, et
à la consommation de nourriture 50, sont associés aux diffé-
rentes périodes de l'année agraire (cf. schéma 6), il suffit de
d'échapper ainsi à la loi de réciprocité des vies, une « âme »
se donner l'opposition entre deux classes de denrées et deux
cont~e une « âme », qui fait qu'on évite de réaliser la coupe
classes d'opérations : d'un côté, les denrées sèches, céréales
du tissage en présence d'un homme, sont aussi destinées à
(blé et orge), légumes secs (fèves, pois chiches, pois, lentil-
appeler la résurrection comme les rites de pluie de la moisson
qu'évoque l'aspersion, en appelant la pluie fécondante d~
ciel sur le métier alors revenu, comme le champ moissonné
à l'état d~ sécheresse stérile. ' 6. Le cycle de la cuisine
La laine et la poterie, produits naturels, ont un cycle à
peu 'près semblable. Issue de la terre, la poterie participe de
la ';'le du champ: la collecte de l'argile se fait à l'automne;
malS on ne la travaille jamais à cette saison ni en hiver,
quand la terre, fécondée, est pleine, mais au printemps. La
poterie crue (azegzaw) sèche lentement à l'ombre (sec-
humide) pendant que mûrissent les épis (période sèche-
humide) (Servier, 1962, 164-166). On ne saurait cuire la
terre aussi longtemps qu'eUe porte les épis: c'est seulement
après la moisson, lorsque la terre, nue, ne produit plus et
que le feu ne risque plus de dessécher les épis (période
sèche-sèche) que l'on peut procéder à la cuisson à ciel ouvert
(sec-sec). La laine, que l'on a tondue dès la fin du froid est
lavée à l'eau et au savon, au moment ou tout s'ouvre ~t se
gonfle, et bouillie dans une marmite ou l'on a jeté du blé
et d~s. fèves (utthyen) pou,r que ses flocons gonflent comme
les ~p~s. EU; seche, ~n meme temps que les poteries, dans
l~ penode seche-~umlde. On la c~rde au cœur de la période
seche, avec des mstruments ausSl typiquement « secs » et 50. Cette fonction est parfois explicitement formulée : on dit par exemple
masculins que le peigne à carder, symbole de la séparation et que, quand on sème des céréales, denrées tendres, il faut « manger ten·
de la rudesse virile, produit du travail du forgeron qui est dre ».
411
410
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

les, etc.) ou viande séchée, que l'on fait bouîllir à l'eau, sam rien n'est si simple : les boulettes de semoule qui, parce
épices, dans la marmite, à l'intérieur de la maison, ou que qu'elles sont bouillies à l'eau, pe~vent appara~tre con;m~
l'on fait cuire à la vapeur ou lever au levain (beignets), opé- féminines sont aussi la plus masculine des nourrltures femI-
rations qui ont toutes en commun de faire gonfler; et, de nines, donc parfois consommées par les~lOmmes, parce
l'autre, les denrées crues, vertes ou fraîches (autant de sens qu'elles peuvent s'accompag.ner de vi~nde; mverse~ent, le
du mot azegzaw, associé au printemps et au blé en herbe) berkukes, nourriture mascuhne, peut etre consomme par les
que l'on mange crues (comme c'est plutôt le cas au printemps) femmes, parce qu'il est bouilli, à la différence du couscous,
et/on rôties ou grillées dans le plat (bufrah'), hors de la mai- qui est simplement arrosé.
son, et fortement épicées SI. Et, pour rendre raison complète-
ment des variations observées, il suffit de noter en outre que Sans entrer dans une description, à proprement parler
interminable en raison des variantes innombrables, des
la première combinaison est caractéristique de la fin de l'au- plats de fêt; qui concentrent les propriét~s caractéristiques
tomne et de l'hiver, moment de l'humidification du sec où de la cuisine associée aux différentes pérlOdes, on peut en
l'on attend de la terre et de la femme fécondées qu'elles gon- rappeler rapidement les traits pertinents. en ~>:ant à l'e.sprit
flent, tandis que la seconde est associée au printemps, saison que les plats diffèrent moins par les mgredlen~s q~ les
de transition, et à l'été, temps de dessication de l'humide et composent que par les traitem.e~ts qU,'on l~ur. fait subIr. et
de rupture avec le féminin, où tout ce qui s'est développé à qui définissent en propre la CUlsme. C est amsl que certams
l'intérieur, comme les grains de fèves et de blé, doit s'ouvrir produits polysémiques se retrouvent à des moments de
au-dehors et mûrir au grand jour. l'année et dans des rites très différents : par exemple le
La nourriture de l'hiver est, globalement, plus féminine, blé bien sûr mais aussi la fève, présente dans le repas des
la nourriture de l'été, plus masculine. On comprend que la lab~urs, du 'premier jour de janvier, de. ~a, m?is.s~n, de~
nourriture féminine soit en toute saiSon une forme humide funérailles etc. ou l'œuf, symbole de fertthte femmme qUl
de la nourriture masculine correspondante : la nourriture des est aussi ~tilisé dans des rites de virilisation, au premier
jour du printemps. Si, le jour des labours, le repas pris
hommes, solide et nutritive, a pour base la galette (aghrum) au-dehors, dans le champ, est, comme c'est toujour~ le cas,
et le couscous; à l'hôte que l'on veut honorer, le masculin plus masculin, c'est-à-dire plus « sec », que la t;0umture. ~e
par excellence, on offrira au moins un couscous, fût-il d'orge l'automne et de l'hiver dans leur ensemble qUl est bouzllze
et, si possible, un couscous à la viande; jamais une soupe, ou cuite à la vapeur, comme celle que l'on prend à l'?ccasion
même de blé, ou de la semoule bouillie. La nourriture des des mariages et des enterrements, le repa~ du SOIr d~ ~a
femmes, liquide, moins nourrissante, moins épicée, repose première journée de labour est. toujours faIt, d:une bO.Ullhe
sur les bouillies, les bouillons, les sauces; leur couscous est ou d'Un couscous à gros grams et sans eplces qUl, au
fait d'orge ou même de son et de farine (abulbul 52 ). En fait, contraire, est parfois exclu explicitement du repa~ du
premier jour du printemps (<< parce que les fourmIS se
51. Sauf de rares exceptions (lorsqu'on a égorgé une bête ou qu'on a des
malades, par exemple), on ne prépare jamais la viande, trop rare et trop goûter (poignée de figues, lait). Les jeux masculins sont compétitifs. et
précieuse, sur la braise. En été, on cuit sur le kanun des poivrons, des agonistiques; pour les filles, ils consistent .en tâ~hes a~ultes accomphe~
tomates. Toutefois, on fait toujours bouillir la viande en automne, tandis sur le mode du faire·semblant (le garçon qUi, chétif, malIngre ou entoure
qu'on peut la faire rôtir au printemps. de beaucoup de sœurs, joue à des jeux de filles est appel,é «, l~ garçon des
52. La séparation <ontre les sexes est marquée dès l'enfance. Parmi les filles» ou « Mohand de sa mère »). ~e garço~ est a 1 extert~ur) ~vec ~~
signes publics d", la valeur sociale accordée au garçon, les plus typiques troupeau ou bien avec les hommes, à 1assemblee ou au traVaIl (de.s qu 11
sont les youyous qu; :-narquent sa naissance et tous les rites de passage : sait marcher les femmes le chassent en disant : « Sors et tu deVIendras
« Si le premier venu peut me chasser de ma maison, pourquoi ma mère un homme :»; la femme qui va apporter ~ux hommes leurs re?as est
aurait·elle poussé des youyous » (pour ma naissance) (Boulifa, 167). Ce accompagnée de son fils, même tout petit, qUi est co~me un .su.bstltut du
privilège se marque dans la nourriture.. le vêtement, les jeux. Le jeune mari (nombre d'hommes surveillent leur femme par 1intermédIaIre de leur
garçon mange avec les hommes dès qu'il commence à marcher et à aller fils). Les filles restent à l'intérieur à balayer, cuisiner ou à s'occuper des
aux champs. Quand il est en âge d'aller paître les chèvres, il a droit au petits.

412 413
LE SENS PRATIQUE LE DEMON DE L'ANALOGIE

multiplieraient comme les grains de semoule »), ou d'uf- humide et féminin) et de figues sèches et aussi, pour les
thyen, composé de grains de blé et de fèves cuits dans l'eau repas pris à la maison, de légumes frais que l'on mange
ou à la vapeur, le symbole de fécondité par excellence, ou grillés.
d'abisar, plat par excellence du laboureur, sorte de purée
épaisse de fèves, le plat des morts et de la résurrection (on La structure de la journée (qui intègre très naturellement
associe toujours à ces plats des fruits à graines multiples,
grenades, figues, raisins, noix ou des produits sucrés, miel, les cinq prières musulmanes) constitue un autre pr?dt;it, 'par-
dattes, etc., symboles de« facilité »). II est interdit de ticulièrement lisible, de l'application des mêmes prlnClpes. L.a
faire cuire la galette, la nourriture sèche et masculine par journée de la saison humide est nocturne jusque dans sa par~1e
excellence, pendant les trois premiers jours des labours; on diurne : du fait que le troupeau sort et entre une seule fOlS,
dit même que, si l'on mangeait de la viande rôtie (celle du elle apparaît comme une forme inachevée de la journée de la
bœuf de thimechreth est mangée bouillie), les bœufs vien- saison sèche (cf. schéma 7). En effet, à partir du jour appelé
draient à se blesser au cou. Le cquscous (berkukes) du « le retour d'azal », qui marque le seuil de la saison sèche et
premier jour d'ennayer contient de la viande de volaille, où la ménagère sort le feu dans la cour, on passe brusque-
typiquement féminine (notamment parce qu'elle est la ment à un rythme plus complexe, défini par la double allée
propriété personnelle des femmes). Mais c'est sans doute lors et venue du troupeau : la première sortie a lieu à l'aube, le
de la vei1le du; premier jour d'ennayer (appelé parfois les retour se faisant dès que la chaleur commence à peser,
« vieilles » d'ennayer) que le schème générateur de la
nourriture hivernale, rendre humide le sec, transparait le
plus clairement: en cette occasion, on ne doit pas manger
autre chose que des grains secs bouillis (avec, parfois, des
beignets) et s'en rassasier; on ne doit pas manger de viande
(<< pour ne pas casser les os ») ou de dattes (<< pour ne pas
découvrir les noyaux »). Le repas du premier jour
d'ennayer (Achura) est très proche de celui de l'ouverture
des labours : toujours copieux (rite augural), il est fait
d'abisar ou de berkukes et de beignets, ou de bouillie.
Dès le premier jour du printemps, à côté des composantes
traditionnelles de la nourriture de fertilité, couscous cuit à
la vapeur d'adhris, la thapsia, qui fait gonfler, œufs durs,
dont il faut se rassasier, etc., on voit apparaître, en même
temps que les femmes se teignent pour la première fois les
mains au henné, les céréales (semoule) grillées que les
enfants mangent au-dehors, les produits crus et verts (fèves
et autres légumes) et le lait (consommé chaud ou cuit).
Au retour d'azal, thasabwath, crêpes sèches émiettées et
trempées en soupes dans du lait bQuillant, thiklilth, fromage
fait de lait baratté cuit qu'on he mange que ce jour-là
(Hassler) et la semoule au beurre annoncent la nourriture·
sèche et masculine de l'été. La combinaison caractéristique
des repas de fête de la saison sèche est la galette et la
viande gri1lée associée ou non (principalement selon qu'elle
est prise dans le champ ou à la maison) au couscous, les 7. Les rythmes diurnes en
repas plus ordinaires étant faits de galette trempée dans hiver et en été
l'huile (nourriture sèche et masculine, opposée au beurre,

414 415
LE DÉMON DE eANALOGlE'
LE SENS PRATIQUE
il s'agit d'accélérer et d'accentuer la rupture avec l'obscurité,
c:est-à-dire aux environs de doh Ja ; la deuxième sortie coïn- le mal et la mort afin d' « être au matin », c'est-à-dire ouvert
cIde av.ec l? prière du milieu de la journée, dohor J le retour à la lumière, au bien et à la chance qui lui sont associés. Les
ayant heu a la tombée de la nuit.
De même que l'année va de l'automne vers l'été, avançant
d'oue~t e~ est, !e jour (as) va. du soir vers le midi: le repas
?u so;r (zr:zensz) est le premIer et le principal repas de la 8. La structure de la journée de la saison sèche
Journee. BIen que tout le système s'organise selon le cycle
parfait d'un éternel retour, le soir et l'automne, vieillesse et
mort, étant aussi le lieu de la procréation et des semailles le
temps est orienté vers le point tulminant que représent~ le
midi, l'été ou l'âge mûr (d. schéma 8). La nuit dans sa partie
la plus obscure, les « ténèbres » du «' milieu de la nuit »
qui rassemble hommes, femmes et enfants dans la partie l~
plus secrète de la maison, auprès des animaux dans le lieu
clos, humide et froid des rapports sexuels associé au tombeau
et a, l a mort, s'oppose au jour et, plus précisément,
' à ce qui
en est le sommet, azal, le moment où la lumière et la chaleur
du soleil à son zénith sont les plus fortes. Le lien entre la
nuit et la mort, qui se rappelle dans les bruits nocturnes tels
que les hurlements du chien ou du chacal ou le grincement
des dents des dormeurs, pareil à celui des mourants, se mar-
que d~ns tous les. interdits du soir: les pratiques prohibées,
se baIgner, ou SImplement rôder autour des eaux, surtout
stagnantes, noires, vaseuses et nauséabondes, se regarder rites d'inauguration et de séparation qui marquent les jours
de transition se pratiquent au point du jour, qu'il s'agisse du
dans. un miroir, s'enduire la chevelure
. ' toucher aux. .,
cendres
.. .
réveil des bœufs dans l'étable au solstice d'hiver, des rites
auraIent pour effet de redoubler en quelque sorte la charge
de la première neige, des rites de renouvellement du premiér
maléfique de l'obscurité nocturne en mettant en contact avec
de l'an (ennayer), de la recherche des rameaux de laurier-
d~s substances dotées des mêmes propriétés (et, pour cer-
rose qui lors d'âazla seront plantés dans les champs, du départ
tames, à peu près substituables, chevelure, miroir, eaux noi-
res). des bergers à la recherche de plantes au premier jour du
printemps, de la sortie du troupeau au « retour d'azal », etc.
Le matin est un moment de transition et de rupture un
Chaque matin est une naissance. Le matin est sortie, ouver-
seuil. C'e~t dur~nt les heures qui précèdent le lever du jour,
ture et ouverture vers la lumière (fatah', ouvrir, éclore, est
~uand le .Jour l em~orte ~ans s~n combat contre la nuit, que
synonyme de s'ebah', être au matin). C'est le moment où le
l ~n pratIque. les rItes d expulslOn (asfel) et de purification
jour naît (thallalith waSs, la naissance du jour), où « l'œil de
(c est au matm, par exemple, que, au pied d'un roncier isolé
la lumière » s'ouvre et où la maison et le village clos sur
on verse sur l,e bé}Jé jalou:c ou victime d'un transfert, aqlab:
eux-mêmes pour la nuit déversent dans les champs hommes
la semoule deposee la veIlle auprès de sa tête' de même
dans certains rites d'expulsion, on va au soir dans un lie~
et troupeau. Le matin est le meilleur moment pour décider
- par exemple, un lieu de rupture comme la limite entre et entreprendre.
deux champs - que l'on quitte tôt le matin afin d'y laisser
le mal). Comme dans nombre de rites pratiqués au printemps,
417
416
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

« Le matin, dit-on, c'est la facilité ». « Le marché, c'est n'est qu'appaxente, puisque c'est au nom de l'hypothèse du
le matin » (c'est le matin que se font les bonnes affaires). système fatal que l'on essaie de refaire l'avenir annoncé par
« Le gibier, c'est le matin qui le partage; malheur aux
endormis ». Le matin du premier jour du printemps, matin le présent en refaisant un nouveau présent. On combat la
du matin de l'année, on réveille les enfant en disant : magie par la magie, on combat l'efficace magique du présent-
« Levez-vous, les enfants, plus vous marcherez avant le présage par une conduite qui vise à modifier le point initial,
lever du soleil, plus votre vie sera longue ». Se lever de au nom de la croyance, qui faisait la vertu du présage, que le
bon matin, c'est se placer sous des augures favorables système admet pour cause son point initial.
(leftah', l'ouverture, le bon augure). Celui qui se lève tôt est
à l'abri des rencontres qui portent malheur; celui qui On scrute les signes (esbuh la première rencontre du
J
J
s'engage le dernier sur la route, au contraire, ne peut avoir matin, de bon ou mauvais augure) par lesquels les forces
d'autre compagnon que le borgne (associé à la nuit, comme mauvaises peuvent s'annoncer et on s'efforce d'en exorciser
l'aveugle), qui attend le plein jour pO,ur partir ou le boiteux l'effet : celui qui rencontre une personne portant du lait y
qui est à la traîne. Se lever au chant du coq, c'est placer sa voit un bon présage; celui qui, encore couché, entend des
journée sous la protection des anges du matin et leur rendre cris de dispute, en tire un mauvais augure; celui qui croise,
grâce. C'est aussi au matin, moment inaugural, que se font à l'aube, un forgeron, un boiteux, un borgne, une femme
bien souvent les rites de pronostication : par exemple, on portant une outre vide, un chat noir, devra « refaire son
appelle très tôt les chèvres et les brebis ou les vaches et matin », retourner à la nuit en franchissant le seuil en sens
selon que les premières à se présenter sont les brebis' (ou inverse, dormir à nouveau et refaire sa «( sortie ». Il y va
les vaches) ou les chèvres, l'année sera bonne ou mauvaise. de la journée tout entière, et parfois de toute l'année ou de
toute la vie, quand il s'agit du matin d'une journée inaugu-
Le matin, comme les périodes homologues de l'année rale comme le premier jour du printemps. C'est parce que
agraire ou de la vie de l'homme, le printemps ou l'enfance, l'efficace magique des mots et des choses s'y exerce avec une
serait totalement favorable - puisqu'il marque la victoire intensité particulière que l'usage des euphémismes s'impose
de la lumière, de la vie, de l'avenir, sur la nuit, la mort, le alors avec une rigueur spéciale : de tous les mots interdits,
passé - si sa position ne lui conférait le pouvoir redoutable les plus redoutables, au matin, sont tous ceux qui expriment
de déterminer l'avenir dont il participe et qu'il commande des actes ou des moments terminaux, fermer, éteindre,
au titre de terme inaugural de la série: intrinsèquement béné- couper, Ol,l, à un moindre degré, finir, épuiser, partir,
fique, il est dangereux en tant que virtualité de malheur, répandre, propres à évoquer une interruption, une destruc-
parce que capable de déterminer le sort, faste ou néfaste, de tion avant terme, le vide ou la stérilité. La foi dans le
la journée. Il faut s'arrêter un moment à cette logique, que pouvoir des mots implique que l'on mette des formes dans
les rapports avec le monde, toute transgression, verbale ou
l'on ne comprend pas complètement parce qu'on la comprend gestuelle, des formes prescrites pouvant avoir des effets
trop bien à demi, à partir de l'e:x:périence quasi magique du cosmiques. C'est ainsi, on le sait, qu'on doit surveiller
monde qui, dans l'émotion par exemple, s'impose même à spécialement son langage en présence d'enfants en bas âge,
ceux que leurs conditions matérielles d'existence et un envi- d'enfants récemment circoncis ou de jeunes mariés, autant
ronnement institutionnel propre à la' décourager protègent le d'êtres hautement vulnérables dont l'avenir, c'est-à-dire la
mieux contre cette « régression ». Lorsque le monde est perçu croissance, la virilité et la fécondité, sont en question; de
comme un système fatal admettant pour cause son point ini- même, nombre des tabous et des interdits du printemps sont
tiaI, ce qui advient dans le présent du monde ou ce que l'on des euphémismes pratiques visant à éviter de mettre en
y fait commande ce qui doit y advenir. Cet avenir qui est péril la fécondité de la nature en travail par l'efficace perfor-
déjà inscrit dans le présent sous forme de présages, il faùt le mative du mot ou du geste. C'est, à la limite, le fait même
déchiffrer non pas pour s'y soumettre comme à un destin de la ritualisation des pratiques qui, par la stéréotypisation,
mais pour pouvoir, au besoin, le modifier: contradiction qui tend à éviter les erreurs associées à l'improvisation et cana-
bles de déclencher des conflits sociaux ou des catastrophes
418 419
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

naturelles. De même que, dans les rapports entre groupes Azal, et en particulier le milieu d'azal (thalmas'th uzal), le
étrangers, la ritualisation des échanges et des conflits (qu'il moment où le soleil est au zénith, où « azal est le plus
s'agisse de la thawsa, du tir à la cible ou de la politesse et de chaud », le grand jour, s'oppose aussi bien à la nuit qu'au
ses formalismes) tend à réduire à l'avance les virtualités matin, le petit jour, partie nocturne du jour. Homologue du
d'actes ou de mots malheureux, de même, dans les rapports temps le plus chaud, le plus sec, le plus lumineux de l'année, .
avec les forces naturelles, les grands rites collectifs, menés il est le jour du jour, le sec du sec, qui porte en quelque sorte
par les personnes les plus capables d'engager l'avenir de tout à leur pleine puissance les propriétés caractéristiques de la
le groupe, tendent à régler strictement, sans laisser place à saison sèche. Il est le temps masculin par excellence, le
l'invention ou à la fantaisie individuelle, ceux d'entre les
échanges entre les humains et le monde naturel qui sont les moment où les marchés, les chemins et les champs sont pleins
plus vitaux - au sens vrai, puisque, comme dans les (d'hommes), où les hommes sont dehors, à leurs tâches
échanges d'honneur, on y donne « une vie contre une vie ». d'hommes. (Dans tel rite pratiqué pour favoriser le mariage
Comme le montre la comparaison aveè les rites facultatifs ou d'une jeune fille, la magicienne allume la lampe, mes'bah',
clandestins, où la fonction psychologique et l'intérêt privé symbole de l'homme recherché, à l'heure d'azal). Il n'est pas
viennent au premier plan, commandant directement les· jusqu'au sommeil d'azal (lamqîl) qui ne soit la limite idéale
gestes et les paroles, les rites obligatoires et collectifs ont du repos masculin, comme les champs sont la limite des lieux
pour effet non seulement d'éviter les effets funestes de habituels du sommeil, tels que l'aire à battre, la région la plus
l'intempérance de langage ou d'action ou de la précipitation sèche et la plus masculine de l'espace proche de la maison,
génératrices d'entreprises intempestives en réglant les où dorment sOuvent les hommes; on comprend qu'azal, qui,
pratiques dans leur forme, leur lieu et leur moment, mais par soi, participe du sec et du stérile, soit fortement associé
aussi de censurer l'expérience psychologique, aU point
parfois de l'annuler ou, ce qui revient au même, de la au désert (lakhla) des champs moissonnés.
produire, en faisant de l'action le produit de l'obéissance Eddohor, la deuxième prière', coïncide à peu près avec la
à une sorte d'impératif catégorique : c'est le fait de la fin du repos d'azal : c'est le début du « déclin d'azal », la fin
pratique collective qui tient lieu d'intention et qui peut de la grosse chaleur (azghal) et le moment de la deuxième
avoir pour effet de produire une expérience subjective et sortie du troupeau vers les champs et du second départ pour
une émotion d'institution 53. le travail. C'est à la troisième prière, elâasar, que se situe la
fin d'azal et que commence thameddith (ou thadugwath) :
5.3. Le propre de l'impératif culturel est d'opérer une sorte de cultu- c'est l'heure où « les marchés se sont vidés» ; c'est aussi le
ralisation ou, si l'on préfère, de dénaturalîsation de tOur ce qu'il touche,
qu'il s'agisse des nécessités biologiques Ol! psychologiques, ainsi trans" moment où les interdits du soir entrent en vigueur. Le
figurées et sublimées, comme le rire ou les larmes, ou des nécessités clima- « déclin du soleil» qui « penche vers l'ouest» est en quelque
tiques ou morphologiques. C'est le cas des divisions rituelles du temps, sorte le paradigme de toutes les formes de déclin, et en par-
qui sont aux divisions climatiques ce que les rires ou les larmes d'insti-
tution sont aux rires et aux larmes « sporttanés ». On observe ainsi que ticulier de la vieillesse et de toutes les espèces de décadence
le rythme caractéristique de la journée d'hiver se maintient aussi bien dans politique (<< son soleil est tombé ») ou de déchéance physi-
les moments les plus froids que dans les périodes les plus chaudes et
déjà « printanières » de la sa~son humide. L'autonomie de la logique du que : aller vers l'ouest, vers le couchant (ghereb, par oppo-
rituel par rapport aux conditions objectives est plus évidente encore dans sition à cherraq, aller vers le levant), c'est aller vers l'obscu-
le cas du vêtement qui, en tant que symbole d'urt statut social, ne saurait rité, la nuit, la mort, à la façon d'une maison dont la porte
se subordonner aux variations du climat. Comment se dépouiller en été du
burnous quand un homme sans burnous est déshonoré? Comment ne pas orientée vers l'ouest ne peut recevoir que les ténèbres.
chausser les mocassins d'hiver pour faucher ou pour faire un grand trajet On pourrait, poursuivant l'analyse des différents champs
en montagne quartd on sait que ces chaussures caractérisent en propre le d'application du système des schèmes générateurs, bâtir aussi
paysan authentique ou le bon marcheur? Comment la maîtresse de maison
renoncerait-elle à la traditionnelle paire de couvertures qu'elle porte agrafée un schéma synoptique du cycle de vie tel qu'il est structuré
à l'avant et qui symbolise son autorité, son ascendant sur les belles-filles par les rites de passage: c'est toute l'existence humaine qui,
et son pouvoir sur la gestion domestique, au même titre que la ceinture
où sont suspendues les clés de la resserre à provisions? étant le produit du même système de schèmes, s'organise de

420 421
LE DÉMON DE L'ANALOGIE
LE SENS PR,A.TIQUE
s'applique aussi bien au blé en herbe" e?cor~ « lié, entravé,
manière homologue à celle de l'année agraire et des autres noué» (iqan), qu'aux membres du bebe qUI ne marche ~a~
grandes « séries» temporelles. C'est ainsi que la procréation encore (aqnan ifadnis) et reste en quel9ue sorte attac?,e ~
(akhlaq, création) est très évidemment associée au soir, à l'au- la terre. Quant aux rites de passage qUI ne sont pas hes a
tomne et à la partie nocturne et humide de la maison. De une période déterminée de l'année, fl~ qoivent .toujours une
même, la gestation correspond à la vie souterraine de la part de leurs propriétés. aux caractenst~ques .tltuel!es de .ra
graine, c'est-à-dire aux « nuits» (elîali) : les tabous de la gro~­ période où ils s'accomphssent - ce qUI exphque 1essentiel
sesse, ceux de la fécondité, sont les tabous du soir et du demI des variantes observées. Par exemple, l'eau bénéfique de
(se regarder dans un miroir, à la tombée de la nuit, etc.) ; nisan, composante nécessaire des., rites .propres . à cette
la femme enceinte, pareille à la terre gonflée au printemps, période (comme le lait de la premlere traite au r.rmten;ps-,
les épis de la dernière gerbe en été, etc.~, apparalt aUSS1, ~
participe du monde des morts (jul, qui désigne le ventre de titre d'élément supplémentaire, dans les rltes de passage qUI
la femme enceinte, signifie aussi le nord, homologue de la s'y trouvent situés.
nuit et de l'hiver). La gestation, commè la germination, est
identifiée à la cuisson dans la marmite: on sert à l'accouchée La moisson, bien qu'elle soit décrite comme une destruc-
la nourriture bouillie de l'hiver, des morts et des labours, en tion avant terme (anâadam) n'est pas une mort sans descen-
particulier abisar (repàs des morts et des cérémonies funé- dance (maâdum, le célibataire mort sans descendance) et on
raires) qui, sauf en cette occasion, n'est jamais mangé par les attend de la magie, qui permet de cumuler sans contradiction
femmes et, lors des re!evailles, le quarantième jour, le gros les profits d'actions contradictoires, la rés~rrection .d~ns et
couscou's bouilli à l'eau (abazin), signe de fécondité, de mul- par un nouvel acte de fécondation: de meme, la vledlesse,
tiplication, consommé aussi le premier jour des labours, d7~ orientée vers l'ouest, le couchant, l'obscurité et la mort,
crêpes, des beignets et des œufs. L'accouchement est assoCle direction funeste par excellence, est en même temps ~ournée
à l' « ouverture» de la fin de l'hiver et l'on y retrouve tous vers l'orient de la résurrection dans une nouvelle nalssance.
les interdits de fermeture qui s'observent à cette époque Le cycle ne s'achève avec la mort, c'est-~-dire à, l'o~e~t, que
(croiser les-jambes, les mains, les bras, porter bracelet, bague pour l'étranger (aghrib) : dans un umvers ou l eXlstence
ou anneau, etc.). L'homologie entre le printemps, l'enfance sociale implique que l'on soit rattaché aux ancêtres par ses
et le matin, périodes d'incertitude et d'attente inaugura!es, ascendants et que l'on soit « cité » et « ressuscité » par ses'
se manifeste entre autres choses dans l'abondance des tltes descendants, la mort de l'étranger, l'homme de l'ouest (el
de pronostication qui s'y pratiquent et aussi d.es rites desti- gharb) et de l'exil (el ghorba), dépourvu de descendance
nés à favoriser la rupture avec le monde domestlque et mater- (anger), est la seule forme de mort absolue.
ne! et la sortie vers le monde masculin (comme la première
coupe de cheveux et la première entrée au marché). Les différentes générations occupent des positions diffé-
rentes dans le cycle ainsi dessiné: diamétralement opposées
Nombre de rites de passage sont explicitement associés à pour les générations successives, celles du père et du fils
un moment homologue de l'année: par exemple, le début de (puisque le premier conçoit quand l'autre est conçu ou
l'automne convient à la circoncision, mais non l'hiver, et entre dans la vieillesse quand l'autre est dans l'enfance),
elâazla gennayer, moment de séparation, est le moment identiques pour les générations alternées, celles du grand-
favorable à la première coupe de cheveux, un des moments père et du petit-fils (cf. schéma 9). Telle est bien la logique
importants de la transition vers le monde masculin; l'au- gui, faisant de la naissance une renaissa?ce, co~duit le père
tomne et le printemps (après elâazla) conviennent au mariage à donner à son premier fils, toutes les fOlS que c est posslble,
qui est exclu du dernier jour de l'année, de h'usum, de le nom de son propre père (nommer se disant asker, « ressus-
nisan et des mois de mai ou juin. Les rites du printemps citer »). Et le champ connaît un cycle parfaitement homo-
(et en particulier, ceux' du premier jour de cette saison et logue, celui de l'assolement biennal: de même que le cycle
du' retour d'azal) mettent en œuvre un symbolisme qui
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422
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

tAta.nit. d&4
trait avec au moins un autre élément d'une autreserleet
qu'elles aient toutes en commun une sorte d' « air de
1'\o\s14nce ode l!J
famille », immédiatement sensible à l'intuition. Ce n'est pas
par hasard en effet que les difficultés des exégètes grecs ou
chinois commencent lorsqu'ils s'efforcent de construire et de
superposer des séries (au sens de relation asymétrique, tran-
sitive et « connectée» que Russel donne à ce mot dans son
Introduction to Mathematical Philosophy) semblables à celles
qui ont été successivement examinées ici : il suffit d'essayer
de pousser l'identification des différentes séries au-delà d'un
certain degré de finesse, pour voir surgir, derrière les homo-
logies fondamentales, toutes sortes d'incohérences 54. La
9. Le cycle de reproduction
rigueur véritable n'est pas du côté d'une analyse qui pousse-
rait ce système au-delà de ses limites, en abusant des pou-
de génération s'achève avec la mort et la résurrection de A, voirs du discours qui fait parler les silences de la pratique,
c'est-à-dire quand B conçoit C, de même le cycle du champ en jouant de la magie de l'écriture qui arrache la pratique et
s'achève quand le champ A qui est resté à l'état de friche,
attendant sa résurrection, pendant tout le temps que durait le discours à la durée et surtout en posant à la plus typique-
la vie du champ fécondé, est « ressuscité » par le labàur et ment pratique des pratiques des questions proprement man-
les semailles, c'est-à"dire au moment où le champ B retourne darinales de cohérence ou de correspondance logique 55.
à la friche. C'est seulement lorsque le transfert de schèmes qui
s'opère en deçà du discours devient métaphore' ou analogie
On voit comment la dénégation du meurtre par la cycli- que l'on peut par exemple se demander, avec Platon, si
sation tend à englober la mort « naturelle» elle-même : en « c'est la terre qui a imité la femme devenant grosse et met-
sorte que, contrairement à l'illusion savante, l'attente de la tant un être au monde, ou la femme qui a imité la terre »
« résurrection» des morts pourrait n'être que le produit d'un (Ménexène, 238 a). La lente évolution qui conduit « de la
transfert de schèmes constitués sur le terrain de la pratique religion à la philosophie », comme disaient Cornford et
la plus directement tournée vers la satisfaction des besoins
temporels. 54. Par exemple, au titre d'ouverture et de commencement, la naissance
peut être rattachée, selon les occasions et les besoins de la pratique rituelle,
Ainsi, la logique pratique doit son efficacité au fait qu'elle soit à la naissance de l'année - elle-même située en différents moments
s'ajuste en chaque cas, par le choix des schèmes fondamentaux selon les occasions -, soit à la naissance du printemps dans l'ordre de
l'année, soit encore à l'aube s'il s'agit de la journée, ou à l'apparition de la
qu'elle met en œuvre et par un bon usage de la polysémie nouvelle lune s'il s'agit du mois ou à la pousse du blé si l'on Se réfère au
des symboles qu'elle utilise, à la logique particulière de cha- cycle du grain; aucune de ces relations n'exclut que la mort, à laquelle
que domaine de la pratique. Avec pour conséquence les incer- elle s'oppose, soit identifiée soit à la moisson si l'on pense au cycle de vie
du champ, soit à la fécondation comme résurrection, c'est-à-dire à la
titudes, voires les incohérences que l'on rencontre dès que naissance de l'année, si l'on considère le cycle du grain, etc.
l'on veut confronter méthodiquement toutes les applications 55. Granet donne de très beaux exemples de ces constructions, fantas-
particulières du système de schèmes. Comme le même mot tiques à force de vouloir être "impeccables, qu'engendre l'effort pour résou-
dre les contradictions nées de l'ambition désespérée de donner une forme
reçoit un sens différent dans chacun de ses grands domaines in.tentionnellement systématisée aux produits objectivement systématiques de
d'utilisation tout en demeurant dans les limites d'une « fa- la raison analogique. C'est par exemple la théorie des cinq éléments
mille de .significations », les structures fondamentales se élaboration savante du système mythique, qui met en correspondance le~
points cardinaux (auxquels on ajoute le centre), les saisons les matières
réalisent dans des significations qui sont très différentes (eau, feu, bois, métal), les notes de musique (M. Granet, La civilisation
selon les champs, bien qu'elles partagent toujours quelque chinoise, Paris, Armand Colin, 1929, p. 304-309).

424 425
LE DÉMON DE L'ANALOGIE
LE SENS PRATIQUE
de l'efficacité, tirant tout le parti possible des doubles enten-
l'école de Cambridge, c'est-à-dire de l'analogie comme schème tes et des coups doubles qu'autorise l'indétermination des
pratique de l'action rituelle à l'analogie comme objet de pratiques et des symboles. Ainsi, la mise en scène pr~P!tia­
réflexion et comme méthode rationnelle de pensée, est cor- toire par laquelle l'action rituelle vise à créer les ~onditlons
rélative d'un changement de fonction : le rite et surtout le favorables à la résurrection du grain en la reprodUlsant' sym-
mythe, qui étaient « agis » sur le mode de la croyance et qui boliquement dans un ensemble d'actes mimétiques, au nombre
remplissaient une fonction pratique au titre d'instruments desquels il faut compter le mariage, présente un certa!n nom-
collectifs d'une action symbolique sur le monde naturel et bre d'ambiguïtés, particulièrement visibles dans le rltuel de
social, tendent à n'avoir plus d'autre fonction que celle qu'ils la dernière gerbe. Comme si l'on hésitait entre un cycle de
reçoivent dans les relations de concurrence entre les lettrés la mort et de la résurrection du grain et un cycle de la mort et
qui en interrogent et en interprètent la lettre par référence de la résurrection du champ, la dernière gerbe est pratique-
aux interrogations et aux lectures des iqterprètes antérieurs ment traitée selon les endroits, comme une personnification
ou contemporains. C'est alors seulement qu'ils deviennent féminine du' champ (<< la force de la terre », la « fiancée »)
explicitement ce qu'ils ont toujours été, mais seulement à sur laquelle e~t appelée la pluie masculine, parfois personni-
l'état implicite ou pratique : un système de solutions aux fiée sous le nom d'Anzar 56, ou comme un symbole masculin
problèmes cosmologiques ou anthropologiques que la (phallique) de « l'esprit du grain », destiné à retourner pour
réflexion lettrée croit y découvrir et qu'elle fait en réalité un temps à la sécheresse et à la stérilité avant d'inaugurer un
exister comme tels par une erreur de lecture qui est impliquée nouveau cycle de vie en se déversant en pluie sur la ~erre
dans toute lecture ignorante de sa vérité. assoiffée. Les mêmes ambiguïtés se retrouvent dans le rltuel
C'est ainsi que, faute d'avoir su penser tout ce qui se des labours, bien que le& actes tendant à favoriser le retour
trouvait impliqué dans son statut de lecture savante des pra- du monde à l'état humide, et en particulier les rites propre-
tiques et en particulier son ignorance de la logique de la ment destinés à provoquer la pluie qui se pratiquent aussi,
pratique, dont les sociétés archaïques n'ont pas le monopole, identiques, au printemps, se combinent à première vue très
l'anthropologie s'est enfermée dans l'antinomie de l'altérité logiquement avec les actions destinées à ~avoris~r l'acte, de
et de l'identité, de la « mentalité primitive» et de la « pensée fécondation, labour ou mariage, comme lmmerSlOn ?u sec
sauvage », dont Kant livrait déjà le principe dans l'Appen- dans l'humide de la semence céleste dans la terre fertl1e. En
dice à la Dialectique transcendantale lorsqu'il indiquait que, présence de 1; pluie, eau sèche, qui, par son origine céleste,
selon les intérêts qui l'animent, la « raison » obéit soit au participe de la masculinité solaire tandis que d'autre p,art elle
« principe de spécification » qui la conduit à rechercher et participe de la féminité humide et terrest~e, le systeme de
à accentuer les différences, soit au « principe de l'agrégation» classement hésite. La même chose est vrale des larmes, de
ou de l' « homogénéité », qui la porte à retenir les ressem~ l'urine ou du sang, abondamment utilisés dans les stratégies
blances, et que, par une illusion qui la caractérise, elle situe homéopathiques des rites de pluie, et aussi de la semence
le principe de ces jugements non en elle-même mais dans la qui, pareille à la pluie, revigore la terre ?u la femme, et ~ont
nature de ses objets. on peut dire indifféremme~t qu'elle falt ?onfler o,u qu elle
gonfle, tels la fève ou le ble dans la marmlte. De la les flot-
tements de la pratique magique qui, loin de s'embarrasser
Le bon usage de l'indétermination. de ces ambiguïtés, en tire parti pour maximiser le profit
La logique pratique n'a rien d'un calcul logique qui serait .56. Ce sens est clairement indiqué par ce jeu de corde (Laoust, 1920,
à lui-même sa fin. Elle fonctionne dans l'urgence, et en 146-147) qui oppose les hommes et les fem~es et au cours. duquel les
réponse à des questions de vie ou de mort. C'est dire qu'elle femmes en tombant à la renverse lorsque lon coupe soudaIn la corde,
montre~t au ciel leur sexe, appelant sur lui la semence fécondante.
ne cesse de sacrifier le souci de la cohérence à la recherche
427
426
LE SENS PRATIQUE LE DEMON DE L'ANALOGIE

sy~bolique, L,e recensement systématique des multiples louche? », expression que l'on adresse à un maladroit qui
van,antes des n~es de pluie au terme duquel Laoust, seul à se sert gauchement d'un outil; manger avec la louche, c'est
aV01r aperçu claIrement la contradiction (Laoust, 1920, 192- s'exposer à être dupé. (h) Si un homme gratte le fond de la
193 et 204 sq,), conclut à la nature féminine de thislith la marmite avec la louche, il pleuvra certainement le jour de
son mariage. Liée de façon évidente au mariage, à la pluie,
fiancée, ou de thlonja, la louche, poupée faite d'une lou'che à la fécondité, la louche qui, par ailleurs, verse la sauce,
parée comme UI;e marié~ que l'on promène en cortège en eau brûlante, à la fois chaude et épicée, qui virilise, est à
my~quant la pl~~e~ fou~mt par sa minutie même le moyen de la marmite, qu'elle pénètre et qu'elle féconde, comme le
sals,lr les pr?prletes qUI font de la « poupée » des rites de masculin au féminin (d'où l'interdiction faite aux hommes,
plUIe, des rItes de sarclage (c'est « Mata» dont on simule du fait de l'équivalence entre ingestion de nourriture et
l'enlèvement) et de la moisson, un être inclassable du point sexualité, de manger avec la louche, équivalent de la sexua-
de, vue du système de classement même dont elle est le pro- lité passive, féminine, associée, comme dans la plupart des
dUIt ,: ~e nom fémi,n~n, thislith, qui pourrait n'être qu'un traditions masculines, à l'idée d'être dominé, dupé).
euphemlsme pour deSIgner un symbole phallique, et le vête-
ment (foulard de tê~e, colFer, !obe) dont on revêt le plus Tout indique que la pratique hésite entre deux usages :
so~vent la l?~che (bIen qu on aIt vu que, dans tel cas parti- l'objet peut être traité comme quelque chose qui demande
culIer, les VIeIlles femmes portent une poupée masculine, les à être arrosé, à la façon de la femme ou de la terre qui
hommes une poupée féminine), entrent sans doute en conflit appelle la pluie masculine ou comme quelque chose qui
dans la pratiq~e ave~ les propriétés de la louche qui sert le arrose, à la façon de la pluie céleste, En fait, pour la pra·
p~us so~vent a fabnquer la poupée (désignée en beaucoup tique, la distinction, qui a hanté les meilleurs des interprètes,
d endr01ts du nom de la louche) et qui, bien qu'elle ne soit est sans importance: arroseurs ou arrosés, arroseurs arrosés,
pa~ dépourvu~ d'am~i~uïté pour la taxinomie même, puis- les vieux et les vieilles qui accomplissent les rites de pluie,
qu ~lle pe~t etre trmtee comme un objet creux rempli de les objets qu'ils portent, eux-mêmes arroseurs et arrosés,
1I9UIde ,qUI arrose ou comme quelque chose de creux et de miment l'effet attendu, signifient la pluie qui est inséparable-
VIde qUI ~emande à être rempli, appartient plutôt à l'ordre ment arroser et être arrosé, selon le point de vue, masculin
du masculm, ou féminin, auquel on se place, les deux perspectives étant
par définition admissibles dans tous les cas où il s'agit de
susciter la réunion des contraires, La pratique rituelle qui
Voici un ense~ble de notations éparses qui tendent à le vise à réaliser symboliquement le désir collectif et à contri-
confirm~r : (a) Rlte de pronostication : la mariée, le jour de
son manage, ~ans la maison de ses parents, plonge la louche buer ainsi à le satisfaire réellement s'enchante des rencontres
dans la marmIt~ ; elle fera autant de fils qu'elle aura saisi de qui, comme ici, permettent de tout avoir à la fois, et l'on ne
morce.aux de VIande. (b) Proverbe : « Ce qu'il y a dans la voit pas pourquoi elle soumettrait à l'analyse une réalité
~armlte, la louche le remontera ». (c) Rite de pronostica- double qui la satisfait doublement, Cela, particulièrement,
tlon : on place la louche, en équilibre au bout d'une ficelle dans des situations comme la sécheresse où l'importance de
~~v~nt un morce,a~ de galette.; si elle penche vers la galette: l'enjeu, c'est-à-dire la récolte de toute une année, impose
1e.venement espere se prodUIra. (d) Celui qui ne sait rien d'abaisser encore le seuil des exigences logiques pour « faire
faIre de s~s t;lam~ : «' II eSt comme la louche », (e) Interdit : flèche de tout bois »,
on ne do~t JamaIS frapper quelqu'un avec une louche; on Du fait que le sens d'un symbole n'est jamais complète-
la c~sseralt ~ elle est umque dans la maison) ou on casserai t ment déterminé que dans et par les actions où on le fait
~elUI. que Ion frappe. (1) Interdit : Un homme ne doit
JamaIS manger dans la louche (pour goûter la sauce comme entrer et que,' outre les libertés qu'elle se donne en vue de
fon~ les femmes); il ~'expose à avoir de l'orage ~t de la maximiser le profit magique, la logique du rite est souvent
plUIe lors de son manage. (g) « Aurais-tu mangé avec la intrinsèquement ambiguë puisqu'elle peut utiliser le même

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LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

objet pour produire la propriété qui le caractérise (par exem- de ses propriétés et de ses usages (dans ~es. serme?ts, par
ple, le sec) ou pour neutraliser cette propriété (par exemple, exemple) à la position, définie selon les prmclpes meme.s de
détruire le sec), comme la faucille qui peut être employée ses divisions internes, qu'il occupe dans l'espace d 7 la mal.son,
pour tarir la vache ou pour lui rendre le lait, les incertitudes qui est à son tour dans le même rapport, celuI du mIcro-
de l'interprétation savante ne font que refléter les incertitudes cosme au macrocosme, avec le monde dans son ens~mble.
de l'utilisation que les agents eux-mêmes peuvent faire pra- Rien ne définit mieux la logique pratique de la magIe que
tiquement d'un symbole tellement surdéterminé qu'il en son aptitude à tirer pa~ti de ce,s ambig~ït~s! celles par ex,em-
devient indéterminé du point de vue même des schèmes qui pIe qui résultent du fait que 1espace mteneur, de la ma1~on
le déterminent 57. L'erreur consisterait, en ce cas, à vouloir a son orientation propre, inversée par rappor~ a celle ~e 1es-
décider l'indécidable. pace extérieur, en sorte que l'on peut à la fOlS en sortir et y
Il est un autre facteur d'indétermination qui tient au fon- entrer en faisant toujours face à l'est.
dement même de la connaissance pratique : du fait que,
comme toute connaissance, elle repose, on l'a vu, sur une Parmi les objets dont les propriétés sont un défi au
opération fondamentale de division, et que le même prin- système de classement, le plus caractérist~que est sans doute
cipe de division peut s'appliquer non seulement à l'ensemble la braise (times, mot qui est tabou en presence des. ~omme~
(qui peut être une distribution continue) mais aussi à ch~cune et remplacé par des euphémismes) : feu fémmm, 9-UI
de ses parties, elle peut opérer, selon le même principe de consume et se consume sous la cendre, comrr:e la paSSI?n
(thinefsith, diminutif de nefs)~ feu sour~ols, hypocrite
division, une partition à l'intérieur de la partie, faisant par comme une vengeance inasSOUVIe (<< ce qUl ne pard?~ne
exemple surgir une division entre le petit et le grand à pas» ),la braise évoque le. sexe .de la f:mme (par opposltlon
l'intérieur même du petit et engendrant ainsi ces séquences à la flamme, ah'ajaju, qUl punfie, qUl embrase, co~~e le
de partitions emboîtées (de la forme a : b : bl : bl) qui sont soleil, le fer rouge, la foudre - ~u. ~a charr~~) . On
si fréquentes tant dans l'organisation des groupes que dans pourrait citer aussi le clair de lune (tznzrz), la luml:re de l~
l'organisation des systèmes symboliques. Il s'ensuit néces- nuit, symbole de la chance inespérée; ou l~ faucdle, qUl,
sairement que tous les produits d'une partition du second en tant qu'objet fabriqué par le feu et ~nstrum~nt d~
degré, comme celle qui divise la maison, elle-même globale- violence, de meurtre, est nettement masculme, ~als. qUl,
ment féminine, en une partie féminine et une partie mascu- en tant qu'objet courbe, tordu, rusé, é~oquant ~a ~lzame,.et
line, portent en eux la dualité et l'ambiguïté. C'est le cas la discorde (<< ils sont comme des fau~llles » s~gn~fie qu ds
de toutes les activités féminines qui se situent du côté du ne s'entendent pas - ce qu'on exp!'lme aUSSl d un ge,ste
consistant à tenir accrochés deux dOlgts de chaque mam~,
feu, du sec, de l'est, comme la cuisine et surtout le tissage, participe du féminin. Même un objet aussi clairement attri-
activité féminine qui réalise au sein de l'espace féminin une bué que l'œuf, symbole par excellence de la fécondité. fémi-
opération de réunion des contraires et de division des contrai- nine, n'est pas sahs ambiguï~é, c~~me :~ témOl~nent
res réunis tout à fait semblable aux labours, à la moisson ou certains de ses usages, du fait qu d partiClpe aUSSI du
au sacrifice du bœuf, activités typiquement masculines et masculin par sa couleur (le blanc) et par. son nom \ thamel-
interdites aux femmes. Et le métier à tisser, qui est lui- lalts, l'œuf; imellalen, les blanc, les testi.cules de l,adulte;
même un monde, avec son haut et son bas, son est et son thimellalin, les blanches, les œufs, les testicules de l enfant).
ouest, son ciel et sa terre, doit, comme on l'a vu, certaines
58. Selon un informateur, le lieu du sang versé .(~nza) es; .fa!t de ~?is
57. Produit de l'anxiété et de la détresse, la magie produit l'anxiété et pierres disposées à la façon de celles du foyer (lm) et dehmltant 1 a~re
la détresse : ainsi, par exemple, la vigilance incessante dont fait l'objet le de la t~rre qui a bu le sang. Et la devinette ,.dit du kanun, le. foyer allu~e :
langage tient pour une part au fait que seule, bien souvent, la situation peut « par "ici un bord, par là un bord, dans 1 m~ervalle du p~lson, » ,fe~ em).
déterminer le sens de paroles (ou d'actes) propres à produire, selon la (On sait que l'idée de poison, eau qui bruIe;, e,st as~oclée a. lldee de
circonstance, soit eux-mêmes (par exemple, le sec) soit leur contraire. trempe du fer et aussi, par la racine, au fil de 1epee et a la camcule.)
--.,
430 431
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

Tous les facteurs d'indétermination semblent réunis dllns du grain ou de la personne (on dit aussi de III laine qu'elle
le cas d'un objet technique comme le métier à tisser qui, « mûrit »). On peut s'attacher plutôt au métier à tisser et
plus encore que la thislith, façonnée pour les besoins spéci- plus précisément au montage du métier et au commencement
fiques du rite, peut entrer dans des usages propres à lui confé- du tissage, c'est-à-dire à l'acte dangereux qui consiste à croi-
rer des significations différentes, voire opposées, selon qu'on ser, à nouer, à opérer, comme le Illbour, la trempe du fer ou
le considère en tant que totalité, ou dans telle ou telle de ses le mariage, la réunion des contraires, ou au produit de cet
parties, elles-mêmes susceptibles d'être affectées de valeurs acte, à la chose nouée, au nœud comme croisement durable
différentes, dans certllines limites, selon le contexte pratique des contraires réunis, être vivant qu'il faut sauvegarder ou
(syntagmatique) dans lequel elles sont insérées, selon que couper (tuer) à III façon du blé et du grain, mais. en déniant
l'on accentue telle ou telle des propriétés de sa forme ou de ce meurtre inévitable, L'objet bénéfique est aussi un objet
sa fonction, etc. On peut ainsi privilégier l'llpparence exté- dangereux, qui, comme le carrefour ou le forgeron, peut
rieure de l'objet lui-même et, attentif. à sa verticlllité, sa apporter la stérilité aussi bien que la fécondité (ainsi III
rigidité, sa tension, en faire un symbole de droiture (Lefé- femme répudiée qui souhaite se remarier chevauche un des
bure, 1978). Et cela d'autant plus facilement que, par sa roseaux et court en poussant des cris; mais on ne doit jamais
place dans la maison, devant le mur de l'est (intérieur), enjamber le métier, sous peine d'entraîner la mort d'une per-
« mur de la lumière », « mur des anges» lluquel on fait face sonne de III famille et on dit de la Illngue du médisant qu'elle
en entrant, auquel on adosse l'hôte (en certains cas, on le est dangereuse comme la femme en train de monter le métier
trllite lui-même comme un hôte nouveau, à qui l'on souhllite à tisser),
III bienvenue), il évoque la posture de l'homme d'honneur,
l'homme « droit» qui fait face et à qui on fait face. Ces pro- Le caractère dangerèux du métier à tisser, qui réunit en
pri,étés, et sans doute aussi le fait qu'il produit le tissage, lui les deux formes de la violence masculine, le croisement
et la coupure, se trouve renforcé par les propriétés attachées
v,Olle et protection de la nudité et de l'intimité (la femme qui à certaines de ses parties, comme le fil de la lisse (Uni),
tisse couvre son mari, « à l'inverse de Cham qui a découvert objet ambivalent qui, évoquant la coupure et le nœud,
son père »), font qu'il est invoqué comme « la barrière des est employé dans des rites de la magie maléfique aussi bien
ll?ges », ~'est-à-dire ~omme un asile, un refuge, une protec- qu'à des fins prophylactiques: la femme mesure son mari à
tion magIque, et qu on le cite comme garant dllns les ser- son insu avec le fil de la lisse, y fait sept nœuds, prend un
ments (<< pllr les nappes de III chaîne à tisser », « pllr la morceau d'un vêtement lui ayant appartenu, y enveloppe
chaîne aux sept âmes », etc. ; cf. Genevois, 1967, 25) ou le fil avec un bouquet d'asa fœtida (souvent employée dans
qu'on fait appel à lui (<< par le métier à tisser») pour exhorter les rites d'expulsion) et va enterrer le tout dans la tombe
quelqu'un, lui interdisant de se dérober. Mais il va de soi d'un étranger (Chantréaux, 1944, 93) ou à la limite entre
que les plus importantes de ses déterminations lui adviennent deux champs. Prendre la mesure, c'est prendre un double,
par ses fonctions et, spécialement, au travers de l'homologie un substitut de la chose mesurée et s'assurer ainsi sur elle
un pouvoir (le roseau avec lequel on mesure le cadavre est
entre les labours et le tissage, entre le cycle du tissacre ou du toujours enterré au fond de la tombe pour éviter que les
métier et le cycle du grain ou du champ. Tous les us:ges sym- femmes n'en fassent des usages magiques). Cette opération
boliques du métier à tisser SOnt marqués par l'ambiguïté qui de mesure, c'est-à-dire de coupure, réalisée au moyen d'un
résulte du fait que, comme la définition pratique du cycle objet associé à l'idée de coupure et de sécheresse, est aussi
agrai:e hésite entre le cycle du champ et le cycle du grain, appliquée à la vache afin d'éviter le vol du lait (Rahmani,
certaInes pratiques traitent le métier à tisser lui-même comme 1936) ou à l'enfant dans les rites destinés à le protéger
une personne qui naît, grandit et meurt tandis que d'autres contre le mauvais œil (Genevois, 1968, II, 56).
le traitent comme un champ qui est ensemencé, puis vidé du
produit qu'il a porté, le cycle du tissage étant identifié à celui

432 433
J
LE DÉMON DE L ANALOGIE
LE SENS PRATIQUE
La liberté avec les contraintes de la logique rituelle que
Il faut s'arrêter là, mais on n'aurait pas de peine à mon- donne la maîtrise parfaite de cette logique est ce qui fait que
trer, à propos de cet objet particulièrement chargé et sur- le même symbole peut renvoyer à des réalités opposées .du
chargé de sens du fait de la pluralité de ses usages et de ses point de vue de l'axiomatique même du système. Par sUlte,
fonctions, que, sans tomber pour autant dans l'incohérence, s'il n'est pas impensable que l'on puisse écrire un jour une
la logique pratique renvoie parfois les choses du monde à la algèbre rigoureuse des logiques pratiques, ce sera seulement
pluralité d'aspects qui est la leur jusqu'à ce que la taxinomie à condition de savoir que la logique logique, qui n'en parle
culturelle les en délivre par la sélection arbitraire qu'elle jamais que négativement dans les opérations mêmes par les-
opère. quelles elle se constitue en les niant, n'est pas préparée à les
En fait, la logique pratique ne peut fonctionner qu'en pre- décrire sans les détruire. Il s'agit en fait de restituer la
nant toutes sortes. de libertés avec les principes les plus élé- logique floue, souple et partielle de ce système partiellemen,t
mentaires de la logique logique. Le sens pratique comme maî- intégré de schèmes générateurs qui, parüellement mobt-
trise pratique du sens des pratiques et d.es objets permet de tisé en fonction de chaque situation particulière, produit en
cumuler tout ce qui va dans le même sens, tout ce qui s'as- chaque cas, en deçà du discours et du contrôle logique qu'il
sortit au moins grossièrement tout en s'ajustant aux fins rend possibles, une « définition » pratique de la situation et
poursuivies. La présence d'objets ou d'actes symboliques des fonctions de l'action - presque toujours multiples et
identiques dans les rituels associés à des événements de imbriquées - et qui engendre, selon une combinatoire à la
l'existence de l'homme ou du champ aussi différents que les fois simple et inépuisable, les actions propres à remplir au
funérailles, les labours, la moisson, la circonci~ion ou le mieux ces fonctions dans les limites des moyens disponibles.
mariage, ne s'explique pas autrement. A la coïncidence par- Plus précisément, il suffit de comparer les schémas corres-
tielle des significations que les taxinomies pratiques confè- pondant aux différents domaines de la pratique, ann~e
rent à ces événements correspond la coïncidence partielle agraire, cuisine, travaux féminins, journée, pour apercevoir
des actes et des symboles rituels dont la polysémie convient que la dichotomie fondamentale s'y spécifie en chaqu~ cas
parfaitement à des pratiques essentiellement multifonction- dans des schèmes différents qui en sont la forme effiCiente
nelles. On peut, sans que cela suppose la maîtrise symbolique dans l'espace considéré: opposition entre l'humide et le sec,
des concepts de gonflement (durable) et de résurrection, asso- le froid et le chaud, le plein et le vide, dans le cas de l'année
cier le plat appelé ufthyen, mélange de blé et de fèves qui agraire; entre l'humide et le sec, le bouilli et le rôti, les. ~eux
gonfle lorsqu'on le fait bouillir, aux cérémonies du mariage, variantes du cuit, le fade et l'épicé, dans le cas de la CUlsme ;
des labours ou des funérailles par l'intermédiaire de ce qui entre l'obscur et le clair, le froid et le chaud, le dedans (ou
s'y subordonne à la fonction de « résurrection », ou au le fermé) et le dehors, dans le cas de la journée; entre le
contraire exclure ce plat (<< parce que la gencive resterait fémin.in et le masculin, le tendre (vert) et le dur (sec),dans
enflée ») des occasions comme la pousse des dents (au profit le cas du cycle de vie. Il suffirait, d'ajouter d'autres univers
de thibuâjajin, sorte de crêpes qui cuisent en faisant des bulles structurés, comme l'espace de la maison ou les parties du
aussitôt éclatées) ou comme la circoncision, rite de purification corps, pour voir à l'œuvre d'autres principes, le haut et le
et de virilisation, c'est-à-dire de rupture avec le monde fémi- bas, l'est et l'ouest, la droite et la gauche, etc.
nin, quise situe dans le registre du sec, du feu, de la violence Ces différents schèmes'sont à la fois partiellement indé-
(le tir à la cible y occupe une place déterminante) et qui est pendants et partiellement interchangeables, donc plus ou
accompagné de viande rôtie. Ce qui n'empêche pas que, dans moins étroitement interconnectés. Par exemple, on passe
telle variante du rituel d'une cérémonie multifonctionnelle très naturellement de devant/derrière à masculin/féminin.
comme le mariage, qui combine des « intentions» de virili- Non seulement par l'intermédiaire de la division réelle des
sation (ouvrir) et de fertilisation (gonfler), ufthyen puisse tâches qui laisse à la femme le soin de ramasser ce que
se trouver associé au tir à la cible.
435
434
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

l'homme a coupé ou laissé tomber; ou, de la règle de main- le fait dè tourner un objet, la tête, le regard, la langue
tien, qui demande à la femme de marcher quelques pas en (fourcher) de droite à gauche, en arrière, bref, dans le
arrière de son mari. Mais c'est par le devant que l'homme mauvais sens, s'oppose. à qalab (QLB), tourner le dos, le
se distingue de la femme : dans les peintures murales, la regard, franchement, comme le féminin au masculin, le refus
passif, la dérobade, la fuite, à l'agression active, manifeste,
femme est représentée par deux losanges correspondant à franche. Par-là, l'opposition entre aller vers la gauche,
l'anus et à l'utérus, l'homme par un seul (Devulder, 1957) ; tourner de droite à gauche, mouvements funestes, rejoint la
l'homme est celui qui va de l'avant, qui fait front (et l'on distinction entre aller vers l'ouest, l'exil, le malheur, et
rejoint là toutes les connotations de qabel). Et l'on pourrait faire face à l'est, faire front (qabel), posture du corps et
de même réengendrer la totalité des relations constitutives manière de se présenter qui convient à l'homme d'honneur
du système à partir d'une opposition relativement secondaire et à partir de laquelle peuvent être réengendrées les valeurs
comme celle qui s'établit entre la droite et la gauche, la les plus fondamentales de la culture et en particulier celles
main droite et la main gauche, le dron ou le courbe (ou le qui sont inscrites dans les schèmes de l'orientation spatiale:
tordu). qabel, c'est aussi, on l'a Vu, faire face à l'est (lqibla) ,
direction noble par excellence, celle des jours heureux, des
Le gaucher, malhabile, maladroit (et proche du pied-bot bons présages, de l'avenir (qabel) (et qebbel, c'est orienter
et du borgne), est porteur de malchance; le rencontrer au vers l'est comme on fait par exemple de la bête que l'on veut
matin est de mauvais augure. Personne ne l'emploie comme égorger de la main droite ou des morts dans la tombe); c'est
laboureur. Il ne peut égorger le bœuf, ou seulement de la recevoir et bien recevoir quelqu'un qui arrive, faire
main droite (on rejoint ici l'opposition entre le masculin et honneur; c'est aussi accepter, exaucer. Cherreq, aller vers
le féminin, le sec et l'humide). S'il attache une bête, le l'est, c'est de même se diriger du bon côté, vers la chance.
lien cassera et l'animal s'enfuira. Manger, donner l'aumône, A l'opposé, le mouvement vers l'ouest (lgharb) , l'exil
offrir ou recevoir de la nourriture, de la boisson, saluer, se (lghorba), souvent identifié à la mort ou au tombeau, est
fait de la main droite qui, à l'inverse, ne doit pas être funeste : « L'ouest, dit-on, c'est l'obscurité ». « Une
utilisée pour accomplir les actes sales comme se toucher les jeune fille », dit-on à propos d'un père qui a beaucoup de
parties génitales ou se moucher (de même, il faut cracher filles, c'est le crépuscule « (lmaghreb).
à gauche). La main gauche est la main de la magie maléfi-
que; par opposition aux amulettes licites, fabriquées par Autrement dit, toutes les oppositions constitutives du sys-
le marabout, qui sont portées sur le côté droit, les amulettes tème sont unies à toutes les autres mais par des cheminements
« magiques» (dent, phalange de cadavre, soc de charrue en
plus ou moins longs (qui peuvent être ou ne pas être réver-
miniature, etc.) sont portées du côté gauche (de même, la
magie médicale, bénéfique, s'accomplit face à l'est, tandis sibles), c'est-à-dire au terme d'une série d'équivalences qui
que la magie maléfique s'oriente vers l'ouest). Manger de vident progressivement la relation de son contenu. De plus,
la main gauche, c'est donner à manger au diable. La main toute opposition peut être unie à plusieurs autres sous
gauche est aussi la main cruelle: un « coup de gaucher » différents rapports par des relations d'intensité et de sens dif-
(qu'il s'agisse d'un coup de fusil ou de caillou) est un coup férents (par exemple, épicé/fade peut se rattacher directe-
mortel. La femme est associée à la gauche : vouée à pencher ment à masculin/féminin et à chaud/froid et plus indirecte-
vers la gauche, elle ne va à droite que si elle est redressée ment à fort/faible ou vide/plein par l'intermédiaire, dans le
(c'est « un nœud dans le bois»). La main droite est la main dernier cas, de masculin/féminin et de sec/humide, eux-
par excellence, la main du serment. Thiâaw;i, quî désigne mêmes interconnectés). Il s'ensuit que toutes les oppositions
l'habileté de l'artisan, pourrait, selon une étymologie popu- n'ont pas le même poids dans le réseau des relations qui les
laire, se rattacher à l'idée de tordre et de tordre vers la
gauche, dans le mauvais sens (le méchant, dit-on, est comme unissent et que l'on peut distinguer des oppositions secon-
un morceau de bois tordu, il vous r~nd aveugle ou vous daires qui spécifient les oppositions principales sous un rap-
éborgne). De même, le verbe abran (BRN) qui désigne port particulier et qui ont de ce fait un rendement relative-

436 437
LE SENS PRATIQUE LE DÉMON DE L'ANALOGIE

ment faible (jaune/vert, simple spécification de sec/humide) réengendrer tout l'univers des pratiques enregistrées, consi-
et des oppositions centrales (c'est le cas de masculin/féminin dérées dans ce qu'elles ont de sociologiquement déterminé,
ou de sec/humide), fortement interconnectées avec toutes les est séparé de ce que maîtrisent à l'état pratique les agents et
autres par les relations logiquement très diverses qui sont dont sa simplicité et sa puissance donnent une juste idée"
constitutives d'un arbitraire culturel (par exemple, les oppo- par la distance à la fois infinitésimale et infinie qui définit la
sitions entre féminin/masculin et dedans/dehors ou gauche/ prise de conscience ou, ce qui revient au même, l'explicitation.
droite, tordu/droit, dessous/dessus), Etant donné que, dans
la pratique, on ne mobilise jamais qu'u"n secteur déterminé du
système de schèmes (sans que tOutes les connections avec les
autres oppositîons soient jamais totalement coupées) et que
les différents schèmes mobilisés dans les différentes situations
sont partiellement autonomes et partiellement reliés à tous
les autres, il est normal que tous les produits de la mise en
œuvre de ces schèmes, qu'il s'agisse de tel rite singulier ou
de telle séquence d'actîons rituelles, comme les rites de pas-
sage, soient partiellement congruents et qu'ils apparaissent à
quiconque détient la maîtrise pratique du système de schèmes
comme grossièrement, c'est-à-dire pratiquement, équiva-
lents 59.
C'est pourquoi, au risque d'être parfois comprise comme
une régression vers l'intuitionnisme (qui, dans le meilleur des
cas, mime la maîtrise pratique d'un système de schèmes non
maîtrisé théoriquement), la description par construction que
rend possible la maîtrise de la formule génératrice des pra-
tiques, se doit de rester dans les limites que la logique pra-
tique doit précisément au fait qu'elle a pour principe, non
cette formule, mais ce qui en est l'équivalent pratique, c'est-à-
dirè un système de schèmes capables d'orienter les pratiques
sans accéder à la conscience autrement que de manière inter-
mittente et partielle 60. Le modèle théorique qui permet de
59. La familiarité avec ce mode de pensée qui s'acquiert dans la pratique
scientifique même permet d'avoir une idée (encore très abstraite) du senti-
ment subjectif de nécessité qu'il procure à ceux qu'il possède : il est exclu
que cette logique laxiste de relations surdéterminées et floues, que sa
faiblesse même protège contre la contradiction ou l'erreur, puisse rencontrer
en elle·même l'obstacle ou la résistance capables de déterminer un retour
réflexif ou une mise en question. L'histoire ne peut donc lui advenir que du
dehors, au travers des contradictions qu'engendrent la synchronisation
(favorisée par l'écriture) et l'intention de systématisation qu'elle exprime
et qu'elle rend possible. "
60. C'est pour des raisons opposées qu'il a fallu renvoyer en annexe
l'analyse de l'espace intérieur de la maison qui, bien qu'elle garde toute sa
valeur probatoire, participe encore, dans son mode d'exposition, de la
logique structuraliste. .

438 439
annexe
la maison ou le monde renversé

L'intérieur de la maison kabyle présente la forme d'un


rectangle qu'un petit mur à claire-voie s'élevant à mi-hauteur
divise, au tiers de sa longueur, en deux parties : la plus
grande, exhaussée de 50 cm environ et recouverte d'un enduit
fait d'argile noire et de bouse de vache que les femmes
polissent avec un galet, est réservée aux humains, la plus
étroite, pavée de dalles, étant occupée par les bêtes. Une porte
à deux battants donne accès aux deux pièces 1. Sur la murette
de séparation sont rangés d'un côté les petites jarres de terre
ou les paniers d'alfa dans lesquels on conserve les provisions
destinées à la consommation immédiate - figues, farine,
légumineuses - , de l'autre, près de la porte, les jarres d'eau.
Au-dessus de l'étable, une soupente où sont accumulés, à
côté d'ustensiles de toute sorte, la paille et le foin destinés
à la nourriture des animaux, et où dorment le plus souvent les
femmes et les enfants, surtout en hiver. Devant la construc-
tion maçonnée et percée de niches et de trous servant au
rangement des ustensiles de cuisine (louche, marmite, plat à
cuire la galette et autres objets de terre cuite noircis par le
feu) qui est adossée au mur de pignon, appelé mur (ou, plus

1. Ce texte est une version légèrement modifiée d'un article publié


pour la première fois dans Echanges et communications, Mélanges offerts
à C. Lévi-Strauss à l'occasion de son 60' anniversaire, Paris-La Haye, Mouton,
1970, p. 739-758. Bien que les principes des analyses ultérieures y soient
déjà présents, au moins à l'état d'esquisse (comme en témoigne l'attention
accordée aux mouvements et aux déplacements du corps), cette interpré-
tation de l'espace de la maison kabyle reste inscrite dans les limites du
mode de pensée structuraliste. S'il a paru bon de la reproduire ici, en
annexe, c'est d'abord que, en raison du statut de microcosme - inversé -
qui est celui de la maison, l'image réduite du monde qu'elle procure vaut
comme une introduction aux analyses plus complètes et plus complexes
qui ont été présentées ci-dessus; c'est aussi que, tout en fournissant des
éléments de preuve supplémentaires pour les analyses précédentes, elle
donne une idée de la reconstruction objectiviste du système de relations
par laquelle il a fallu passer pour accéder à l'interprétation finale, parfois
apparemment plus proche d'une appréhension intuitionniste.

441
LE SENS PRATIQUE
ANNEXE
e~actement, « côté ») du haut ou du kanun, et de part et '""~.

. da~tre de laquelle sont placées de grandes jarres emplies de mur de l'obscurité, ou du sommeil, ou de la jeune fille, ou
gram, se :ro~ve le foyer (kanun), cavité circulaire de quel- du tombeau (on dit aussi : « la jeune fille c'est :te crépuscule»
ques centl1~etres de profondeur en son centre autour de ou encore « la jeune fille c'est le mur de l'obscurité » ou
laque~l~ trOls gro~ses pierres destinées à recevoir les ustensiles encore, « lorsqu'un garçon naît, les murs de la lumière se
de CUIsme sont disposées en triangle 2. réjouissent, lorsqu'un mort quitte la maison, les murs de
l'obscurité pleurent» - Bassagana et Sayad) ; une banquette
assez large pour recevoir une natte déployée y est adossée ;
elle sert d'abri au petit veau ou au mouton de la fête, parfois
au bois ou à la cruche à eau. Les vêtements, les nattes et les
couvertures sont suspendus, dans la journée, à une cheville
ou à une traverse de bois, contre le mur de l'obscurité ou bien
déposés sous la banquette de séparation. Ainsi, on le voit, le
mur du kanun s'oppose à l'étable comme le haut et le bas
(adaynin, étable, se rattache à la racine ada, le bas) et le mur
du métier à tisser au mur de la porte comme la lumière aux
ténèbres. On pourrait être tenté de donner à ces oppositions
une explication strictement technique, puisque le mur du
thadek
métier à tisser, placé face à la porte, elle-même tournée vers
Jean' l'est, est le plus fortement éclairé et que l'étable est effective·
ment située en contrebas (la maison étant le plus souvent
construite perpendiculairement aux courbes de niveau, pour
grand. jarre faciliter l'écoulement du purin et des eaux usées), si nombre
poUfJa.

O ~~
. 1coffres 1 d'indices ne suggéraient que ces oppositions s'insèrent dans
un système d'oppositions parallèles qui ne doivent jamais
toute leur nécessité aux impératifs techniques.
La partie basse, obscure et nocturne de la maison, lieu des
objets humides, verts ou crus, jarres d'eau déposées sur des
Devant le mur q~i fait face à la porte et qui est appelé, le banquettes de part et d'autre de l'entrée de l'étable ou contre
plus souvent, du meme nom que le mur de façade extérieur le mur de l'obscurité, bois, fourrage vert, lieu aussi des êtres
donnant sur la cour (tasga 3) ou encore, mur du métier à tisser naturels, bœufs et vaches, ânes et mulets, des activités natu-
ou u:u.r d:en. face (on lui fait face lorsqu'on entre), est dressé relles, sommeil, acte sexuel, accouchement, et aussi de la
le metler a tIsser. Le mur opposé, celui de la porte, est appelé mort, s'oppose à la partie haute, lumineuse, noble, lieu des
humains et en particulier de l'invité, du feu et des objets
fabriqués par le feu, lampe, ustensiles de cuisine, fusil, attri·
2j Toutes le~ des<;riptions de la maison berbère, même les plus précises
et es plus methodlques. (Laoust, 19}2, 12-15 et 1920, 50-53; Maunier, but du point d'honneur viril (nif) qui protège l'honneur
1930, 120-177; GenevoIs, 1955) presentent, dans leur minutie extrême féminin (h'urma), métier à tisser, symbole de toute protection,
des lacunes systéma~iques ;lU 'il a fallu combler par l'enquête directe. ' lieu aussi des deux activités proprement culturelles qui s'ac-
3. A cette e~ceptlon pres,. l~s. murs sont désignés par deux noms diffé-
r7nts selon. qU,Ils sont consideres de l'extérieur ou de l'intérieur. L'exté. complissent dans l'espace de la maison, la cuisine et le tis-
rlel:r est. c~epi a l~ truelle par les hommes, tandis que l'intérieur est blanchi sage. En fait, le sens objectivé dans des choses ou des lieux
edt ecore a la main par les femmes. Cette opposition entre les deux points de l'espace ne se livre complètement qu'au travers des prati-
e vue est, on le verra, fondamentale.
ques structurées selon les mêmes schèmes qui s'organisent par
442
443
ANNEXE
LE SENS PRATIQUE

rapport à eUx (et réciproquement). C'est devant le métier offrir à un hôte de dormir dans la soupente qui entretient
à tisser que l'on fait asseoir l'invité que l'on veut honorer avec le mur du métier à tisser la même relation d'opposition
qabel, verbe qui signifie aussi faire face et faire face à l'est: que le mur du tombeau. C'est aussi devant le mur du métier
Lorsqu'on a été mal reçu, on a coutume de dite: « Il m'a à tisser face à la porte, en pleine lumière, que l'on assoit ou,
fait asseoir devant son mur de l'obscurité comme dans uh mieux, 'que l'on expose, à la façon des plats décorés qui y so~t
tombeau. » Le 'mur de l'obscurité est aussi appelé mur du suspendus, la jeune épousée, le jour du mariage. Si, l'on ~,aIt
malade et l'expression « tenir le mur» signifie être malade et que le cordon ombilical de la petite fi}le est en.te~r~ ~err;ere
par extension, oisif: on y dresse en effet la couche du malade' le métier à tisser et que, pour proteger la virgmite dune
surtout en hiver. Le lien entre la partie obscure de la maiso~ jeune fille, on la fait passer au travers de la chaine, en allant
et la mort se révèle encore au fait que c'est à l'entrée de de la porte vers le mur du métier à tisser, on voit la fonction
l'étable que l'on procède au lavage du mort. Il s'établit aussi de' protection magique qui est impartie à cet inst.rument 5. Et
par l'intermédiaire de l'homologie entre le sommeil et la de fait, du point de vue de ses parents mascuhns, to~t~ la
mort qui s'exprime explicitement dans le précepte recomman- vie de la fille se résume en quelque sorte dans les posltlons
dant que l'on Se couche un moment sur le côté droit, puis sur successives qu'elle occupe symboliquement par rapport au
le côté gauche, parce que la première position est celle du métier à tisser, symbole de la protection virile : avant le
mort dans la ~ombe. Les chants funèbres représentent le tom- mariage elle est située derrière le métier à tisser, dans son
beau, « la maIson de sous la terre », comme une maison inver- ombre, 'sous sa protection, comm~ elle es~ placée so~s la
sée {blanc/obscur, haut/bas, ornée de peintures/grossière- protection de son père et de ses freres ; le Jour du marIage,
ment. ,creusée), en exploitant au passage telle homonymie elle est assise devant le métier à tisser, lui tournant le dos,
assoclee à une analogie de forme : « J'ai trouvé des gens creu~ en pleine lumière, et, pat la suite, elle s'assoiera pour tisser,
sa?t .une tombe, De leur pioche ils sculptaient les murs, Ils y le dos au mur de la lumière, derrière le métier.
faIsaIent des banquettes (thiddukanin) Avec un mortier infé- La partie basse et obscute s'oppose aussi à l~ 'p~rtîe haute
rie.ur à la boue », dit un chant de veillée mortuaire (cf. Gene- comme le féminin au masculin : outre que la dlvlslOn du tra-
V~I~, 1955, nO 46, p. 27). Thaddukant (plur. thiddukanin)
vail entre les sexes confie à la femme la charge de la plupart
designe la banquette adossée au mur de séparation et oppo- des objets appartenant à la partie obscure de la maison, et en
sée à celle qui s'appuie sur le mur de pignon (addukan) et particulier le transport de l'eau, du bois destiné au chauffa&e
aussi la banquette de terre sur laquelle repose la tête' de ou du fumiet et le soin des bêtes, l'opposition entre la partIe
l'homme dans la tombe (le léger creux où l'on dépose la tête haute et la partie basse reproduit à l'intérieur de l'espace de
de la femme étant appelé thakwath, comme les petites niches
creusées ~ans l~s ~~rs de la maison et servant à ranger les
menus objets femmms). On a coutume de dire que la sou- forme cérémonielle qu'il revêt et par l'étendue du groupe qu'il mobilise,
pente, tout entière faite de bois, est portée par l'étable comme ce travail collectif (thîwîzî) n'a d'équivalent que l'enterrement: les hommes
le cadavre par les porteurs, thaârichth désignant à la fois la se rendent sur les lieux de la coupe, après avoir été appelés d~ ~au~ de la
mosquée comme pour un enterrement. On attend de la partlCIl?atlOn au
soup~nte et le brancard qui sert au transport des morts 4. transport des poutres, acte pieux toujo,urs. effectué sa~s. c?ntrepart~e, au~~nt
AUSSI comprend-on que l'on ne puisse sans lui faire offense de h'assana (mérite) que de la partlCIpat~on aux actlVltes col!ectlves liees
aux funérailles (creuser la tombe, extraIre les dalles de pIerre ou les
transporter, aider à porter le cercueil o~ assiste~ à l'enterrement). ., ,
5. Chez les Arabes, pour opérer le rlte magIque de. la ferrure destl!~e a
rendre les femmes inaptes aux rapports sexuels, on fait passer la fiancee à
4. ~e tr~n.sport des poutres, identifiées au maître de la maison, est aussi travers la chaîne détendue du métier à tisser, du dehors vers le dedans,
appele thaarzchth, comme la soupente et comme le brancard sur lequel on c'est-à-dire du centre de la pièce vers le mur contre lequel travaillent les
transporte !e mort ou une bête blessée qui sera abattue loin de la maison tisseuses; la même manœuvre, exécutée en sens inverse, détruit la ferrure
et donne !J,eu à une cérémonie sociale dont la signification est tout à fait
semblable a cclle de l'enterrement. Par son caractère impérieux, par la (Marçais et Guiga, 395).
445
444
LE SENS PRATIQUE ANNEXE

la maison celle qui s'établit entre le dedans et le dehors, entre dans les grandes jarres de terre ,cuite adossées a~ mur du
l'espace féminin, la maison et son jardin, et l'espace masculin. haut de chaque côté du foyer, c est dans la pa~tle obscure
qu'e~t déposé le grain réservé à la semence, solt dans des
L'opposition entre la partie réservée à la réception et la peaux de mouton ou des coffres placé~ au pied.du mur de
partie intime (qui se retrouve dans la tente nomade, séparée l'obscurité, parfois ~ous la couche conjugale, ~Olt dans des
par une tenture en deux parties, l'une ouverte aux hôtes, coffres de bois placés sous la banquette adossee au mur ?e
l'autre réservée aux femmes) s'exprime dans tel rite de séparation (Servier, 19?2, 229, 25,3) 6~ Sachant que la naIS-
pronostication : lorsqu'un chat, animal bénéfique, entre .dans sance est toujours renaIssance de 1~ncetre, on compr~n? que
la maison portant sur lui une plume ou un brin. de laine la partie obscure puisse être ~ l~ fOlS et sans contradIctIon le
blanche et qu'il se dirige vers le foyer, cela présage l'arrivée . lieu de la mort et de la procreatlOn. .
d'invités auxquels on offrira un repas avec de la viande; s'il C'est au centre du mut de séparation, entre « la maIson de~
se dirige vers l'étable, cela signifie qu:on achètera une vache humains» et « la maison des bêtes », que se trouve dresse
si l'on est au printemps, un bœuf si l'on est à la saison des
labours. Le chat, intrus qui entre par hasard et que l'on le pilier principal, soutenant la poutre maîtresse (a:alas
chasse, n'est là que comme porteur de symboles réalisant alemmas, terme masculin) et tOl,lte la charpen~e de la malso~.
pratiquement le mouvement d'entrer. La plume est implici- Or la poutre maîtresse, qui étend sa p::otectlOn .de l~larde
tement traitée comme l'équivalent de la laine, sans doute masculine à la partie féminine de l~ maIson, est ldentl l~h e
parce que l'une et l'autre de ces matières sOnt appelées à façon explicite au maître de la maIson, protecteur de on-
fonctionner comme supports d'une qualité bénéfique, le neur familial tandis que le pilier principal, ~ronc d'arbre
blanc. Il suffit de combiner l'opposition entre le foyer et fourchu (thig~jdith, terme féminin) sut leq~el rl r.epo~e, eît
l'étable, qui structUl:e toute la séquence, entre la partie identifié à l'épouse (selon Maunier, les Bem Khelhli 1appe -
noble où l'on rôtit la viande, le mets de réception par lent Masâuda, prénom féminin qui signifie « l'h~ureuse »~,
excellence, et où l'on reçoit les invités, et la partie infé- leur emboîtement figurant l'accouplement, --. qUi est repre-
rieure, réservée aux animaux, avec l'oPposition entre deux senté dans les peintures murales, comme 1umon de la poutre
saisons, l'automne, temps du sacrifice collectif, du bœuf et
des labours et le printemps, moment du lait, pour obtenir et du pilier, par deux fourches superposées (Devulder, 1951).
le bœuf et la vache.
C'est autour de la poutre maitresse, symbole de l~ puis-
La partie basse de la maison est le lieu du secret le plus sance virile, que s'enroule cet autre sY,mbole ~e la pUIssance
fécondante de l'homme et aussi de la resu~rect1on: le s~rpent,
intime à l'intérieur du monde de l'intimité, c'est-à-dire de tout « gardien » de la maison, qui est parfOIS ~epresente, dans
ce qui concerne la sexualité et la procréation. A peu près ,.
1a reglOn de Collo par exemplef' sur les1 Jarres. de terre,
vide le jour, où toute l'activité, exclusivement féminine, se r la
maçonnées par les femmes, en ermant e gram. pou 1
concentre autour du foyer, la partie obscure est pleine la semence, et dont on dit aussi qu'il desc~~d parfol~ dani a
nuit, pleine d'humains, pleine aussi de bêtes, les bœufs et maison, dans le giron de la femme stenle, en. appe,ant
les vaches ne passant jamais la nuit dehors à la différence 'r A Darma la femme stérile attache sa cemture a la
des mulets et des ânes, et elle n'est jamais aussi pleine, si ~~:~e centrale (Maunier, 1930); c'est. à cett~ poutr~ que
l'on peut dire, qu'à la saison humide, où les hommes cou- f.on suspend le prépuce et le roseau qUl ~ serVI a la C1t~n­
chent à l'intérieur et où les bœufs et les vaches sont nourris cision; lorsqu'on l'entend craquer, on s e;npresse de ~re
à l'étable. La relation qui unit la fécondité des hommes et du « que ce soit du bien », parce que cela presage la mort u
champ à la partie obscure de la maison, cas privilégié de la
relation d'équivalence entre la fécondité et l'obscur, le plein . . . . s lieu à l'occasion du
6. La constructIOn d,e la bmal,lson , qu~ a tou~~~e nouvelle famille est
(ou le gonflement) et l'humide, s'établit ici directement : mariage d'un fils et qUI sym o,lse l a nals~ance • '
alors que le grain destiné à la consommation est conservé interdite en mai, comme le marIage (Maumer, 1930).

446 447
LE SENS PRATIQ UE
ANNEXE
chef de famille. A la naissance d'un garçon, on fait le vœu cation sociale d'un sacrilège : ainsi, le vol dans une maison
qu' « il soit la poutre maîtresse de la maison» et, quand il
accomplit le jeûne rituel pour la première fois, il prend son habitée est traité dans les coutumiers comme une faute
premier repas sur le toit, c'est-à-dire sur la poutre centrale très grave, au titre d'outrage à la h'urma de la maison et
(afin, dit-on, qu'il puisse transporter des poutres). Nombre d'offense au nif du chef de famille.
de devinettes et de dictons identifient explicitement la On n'est fondé à dire que la femme est enfermée dans
femme au pilier central : « La femme, c'est le pilier cen- la maison que si l'on observe simultanément que l'homme
traI ». A la jeune mariée, on dit: « Que Dièu fasse de toi le en est exclu, au moins le jour. La place de l'homme est
pilier planté solidement au milieu de la maison ». Une autre dehors, dans les champs ou à l'assemblée : on l'enseigne
devinette dit: « Elle se tient debout et n'a pas de pieds ». très tôt au jeune garçon. De là cette formule que répètent
Fourche ouverte vers le haut, elle est la nature féminine, les femmes et par laquelle elles donnent à entendre que
féconde ou, mieux, fécondable. l'homme ignore beaucoup de ce qui se passe à la maiso n:
« a homme, pauvre malheureux, toute la journée au champ
Résumé symbolique de la maison, l'union de asalas et de comme bourricot au pacage! » Sitôt le jour levé, il doit en
thigejdith, qui étend sa protection fécondante sur tout été se tenir au champ ou à l'assemblée; en hiver, s'il n'est
mariage humain, eSt, comme le labour, un mariage du ciel pas au champ, au lieu d'assemblée ou sur les banquett~s
et de la terre: « La femme, c'est les fondations, l'homme la placées à l'abri de l'auvent qui surmonte la porte d'entree
poutre maîtresse », dit un autre proverbe. Asalas, qu'une de la cour. La nuit même, au moins pendant la saison sèche,
devinette définit comme « né dans la terre et enterré dans les hommes et les garçons circoncis couchent à l'extérieur
le ciel» (Genevois, 1963), féconde thigejdith, plantée dans de la maison, soit près des meules, sur l'aire à ba,ttre~ a~
la terre et ouverte vers le ciel. côté de l'âne et du mulet entravés, soit sur le sechOlr a
Ainsi, la maison s'organise selon un ensemble d'oppositions figues, soit en plein champ, plus rarement à la .thajmaâth 7.
homologues : sec : humide : : haut : bas : : lumière : Celui qui demeure trop à la maison pendant ~e Jour est sus-
ombre : : jour: nuit : : masculin : fémini n: : nif: h'urma : : pect ou ridicule : c'est « l'homme de la maison », comme
fécond ant: fécondable. Mais, en fait, les mêmes oppositions on dit du gêneur qui reste parmi les femmes et qui « couve
s'établissent entre la maison dans son ensemble et le reste à la maison comme une poule dans son nid ». L'homme
de l'univers. Considérée dans son rapport avec le monde qui se respecte doit se donner à voir, se l?lacer sans .cesse
proprement masculin de la vie publique et des travaux des sous le regard des autres, les affronter, faire face : d. est
champs, la maison, univers de la femme, est h'aram, c'est-à- l'homme parmi les hommes (argaz yer irgazen). Les relatlOns
dire à la fois sacrée et illicite pour tout homme qui n'en fait entre hommes se nouent au dehors : « les amis sont les
pas partie (de là l'expression usitée dans les prestations de
amis du dehors et non du kanun ».
serment : « Que ma femme -- ou ma maison - me devienne On comprend que toutes les activités biologiques, man-
illicite, h'aratn, si...). Le parel1t éloigné (ou proche, mais par ger, dormir, procréer, enfanter, soient bannies de l'~nivers
les femmes, comme le frère de l'épouse) qui est introduit extérieur (<< La poule, dit-on, ne pond pas au marche ») et
pour la première fois dans une maison, remet à la maîtresse reléguées dans l'asile de l'intimité et des secrets de la nature
de maison une somme d'argent que l'on appelle « la vue »
(thizri). Lieu du sacré gauche, de la h'urma, à laquelle sont
attachées toutes les propriétés associées à la partie obscure 7. La duaHté de rythme liée à la division entre saison sèche et saison
de la maison, elle est placée sous la sauvegarde du point humide se manifeste aussi dans l'ordre domestique : à l'opposit
partie basse et la partie haute de la maison se substitue en été ion entre la
d'honneur masculin (nif) comme la partie obscure de la entre la maison proprement dite, où les femmes et les enfants l'opposit ion
maison est placée sous la protection de la poutre maitresse. pour dormir et où l'on entrepose les réserves, et la cour où l'on se retirent
Toute violation de l'espace sacré prend dès lors la signifi- le foyer et le moulin à bras, où l'on prend les repas et où l'on seinstalle
tient
à l'occasion des fêtes et des cérémonies.
448
449
LE SeNS PRATIQUE

qu'est la maison, monde de la femme, vouée à la gestion les deux systèmes d'oppositions qu'elle oppose. L'applica-
de la. nature et eJrclue de la vie publique. Par opposition au tion à des domaines opposés du principium divisionis qui
travaIl de l'homme, accompli au grand jour, le travail de constitue leur opposition même assure une économie et un
la femme est condamné à rester obscur et caché (<< Dieu le surcroît de cohérence, sans entraîner en contrepartie la
dissimule », dit-on) : « au-dedans, elle n'a pas de cesse, elle confusion entre ces domaines. La structure du type a : b : :
se débat com:ne une mouche dans le petit lait; au-dehors bi : b2 est sans doute une des plus simples et des plus puis-
(au-dessus), rIen n'apparaît de son travail. » Deux dictons santes que puisse utiliser un système mythico-rituel, puis-
très semblables définissent la condition de la femme, qui ne qu'elle ne peut opposer sans unir simultanément, tout en
saurait connaître d'autre séjour que le tombeau : « Ta mai· étant capable d'intégrer dans un ordre unique un nombre
son, c'est ton tombe au» ; « la femme n'a que deux demeu· infini de données, par la simple application indéfiniment réi-
res, la maison et le tombeau. » térée du même principe de division. Chacune des deuJr par-
Ainsi, l'opposition entre la maison. des femmes et l'as- ties de la maison (et, du même coup, chacun des objets qui
semb!ée des hommes, entre la vie privée et la vie publique, y sont déposés et chacune des activités que l'on y accomplit)
ou, SI l'on veut, entre la pleine lumière du jour et le secret est en quelque sorte qualifiée à deux degrés : premièrement,
de l.a nuit, recouvre très exactement l'opposition entre la comme féminine (nocturne, obscure, etc.) en tant qu'elle
partIe basse, obscure et nocturne de la maison et la partie participe de l'univers de la maison et, secondairement,
~~ute, .noble et lumineuse 8 : autrement dit, l'opposition qui comme masculine ou féminine en tant qu'elle appartient à
s etabltt entre le monde extérieur et la maison ne prend son l'une ou l'autre des divisions de cet univers. Ainsi, par
sens complet que si l'on aperçoit que l'un des termes de exemple, quand le proverbe dit « l'homme est la lampe du
cette relation, c'est-à-dire la maison, est lui-même divisé dehors, la femme est la lampe du dedans », il faut entendre
selon les mêmes principes qui l'opposent à l'autre terme. Il que l'homme est la vraie lumière, celle du jour, la femme
est donc à la fois vrai et faux de dire que le monde extérieur la lumière de l'obscurité, l'obscure clarté; et l'on sait par
s'oppose à la maison comme le masculin au féminin, le jour ailleurs qu'elle est à la lune ce que l'homme est au soleil.
à la nuit, le feu à l'eau, etc., puisque le deuJrième terme de De même, par le travail de la laine, la femme produit la pro·
ces oppositions se divise chaque fois en lui-même et son tection bénéfique du tissage, dont la blancheur appelle le
opposé. bonheur (<< les jours blancs » sont les jours heureuJr et nom-
Microcosme organisé selon les mêmes oppositions qui bre de pratiques accomplies lors du mariage, comme l'as-
ordonnent l'univers, la maison entretient une relation d'ho- persion de lait, visent à rendre la femme « blanche »); le
mologie avec le reste de l'unive rs; mais, d'un autre point métier à tisser, instrument par excellence de l'activité fémi-
de vue, le monde de la maison pris dans son ensemble est nine, dressé face à l'est comme un homme et comme la char-
avec l~ r~ste du monde dans une relation d'opposition dont rue, est en même temps l'est de l'espace intérieur et détient
les prInCIpeS ne sont autres que ceux qui organisent tant une valeur masculine comme symbole de protection. De
l'espace intérieur de la maison que le reste du monde et même encore, le foyer, nombril de la maison (elle-même
p1us généralement, tous les domaines de l'existence. Ainsi, ' , identifiée au ventre d'une mère), où couve la braise, feu
l'opposition entre le monde de la vie féminine et le monde secret, dissimulé, féminin, est le domaine de la femme,
de la cité des hommes repose sur les mêmes principes que investie d'une autorité entière pour tout ce qui concerne la
cuisine et la gestion des réserves 9; c'est auprès du foyer
. 8. l:'opposition entre !a ,maison et la maison d'assemblée (tha;madth)
se
qu'elle prend ses repas, tandis que l'homme, tourné vers
ltt clairement da~s la ,dlfference entre les plans des deux constructions
tandIS que)a maIson s ouvre par la porte de la façade, la maison d'assem-:
blée se presente comme un long passage couvert entièrement ouvert 9. Le forgeron est l'homme qui, comme la femme, passe toute sa journée
deux pignons, que l'on traverse de part en part.' aux
à l'intérieur, auprès du feu.

450 451
LE SENS PRATIQUE ANNEXE

le dehors, mange au tnilieu de la pièce ou dans la cou;!.'. quent le passage de la saison sèche à la saison humide ou le
Toutefois, dans tous les rites où ils interviennent, le foyer début de l'année, et, plus généralement, de tous les rites
et les pierres qui l'entourent tiennent leur efficace magique, accomplis à l'intérieur de la maison, image réduite du cos-
qu'il s'agisse de protéger du mauvais œil ou de la maladie ou mos : lorsque les femmes interviennent dans les rites propre·
de provoquer le beau temps, de leur participation à l'ordre ment agraires, c'est encore l'homologie entre la fécondité
du feu, du sec et de la chaleur solaire 10. La maison elle- agraire et la fécondité humaine, forme par excellence de
même est dotée d'une signification double. S'il est vrai toute fécondité, qui fonde leurs actions rituelles. On n'en
qu'elle s'oppose au monde public comme la nature à la finirait pas d'énumérer les rites accomplis à l'intérieur de la
culture, sous un autre rapport elle est aussi culture : ne maison qui n'ont que les apparences de rites domestiques
dit-on pas du chacal, incarnation de la nature sauvage, qu'il parce qu'ils tendent indissociablement à assurer la fécondité
ne fait pas de maison ? du champ et la fécondité de la maison. Il faut en effet que
La maison et, par extension, le village, le pays plein (laâ- la maison soit pleine pour que le champ soit plein et la
mara ou thamurth iâamaran), l'enceihte peuplée d'hommes, femme contribue à la prospérité du champ en se vouant,
s'opposent sous un certain rapport aux champs vides d'hom- entre autres choses, à accumuler, à économiser et à conserver
mes que l'on appelle lakhla, l'espace vide et stérile; ainsi les les biens que l'homme a produits et à fixer en quelque sorte
habitants de Taddert-el-Djeddid croyaient que ceux qui cons- dans la maison tout le bien qui peut y ehtrer. « L'homme,
truisent hors de l'enceinte du village s'exposent à l'extinction dit-on, est comme la rigole, la femme comme le bassin »,
de leur famille (Maunier, 1930); la même croyance, se l'un apporte, l'autre retient et conserve. L'homme est « le
retrouve ailleurs et l'on ne fait exception que pour le jardin, crochet auquel sont suspendus les paniers », le pourvoyeur,
même s'il est éloigné de .la maison, pour le verger ou le tel le scarabée, l'araignée ou l'abeille. C'est la femme qui
séchoir à figues, lieux qui participent en quelque sorte du dit : « Manie ton bien comme un tison. Il y a aujourd'hui,
village et de sa fécondité. Mais l'opposition n'exclut pas il y a demain, il y a le tombeau; Dieu pardonne à celui qui
l'homologie entre la fécondité des hommes et la fécondité du a laissé et non à celui qui a mangé. » « Mieux vaut, dit-on
champ, qui sont l'une et l'autre le produit de l'union du encore, une femme épargnante qu'une paire de bceufs au
principe masculin et du principe féminin, du feu solaire et labour. » Comme « le pays plein » s'oppose à « l'espace
de l'humidité terrestre. C'est en effet cette homologie qui vide », « le plein de la maison» (laâmmara ukham), c'est-à-
sous-tend la plupart des rites destinés à assurer la fécondité dire, le plus souvent, « la vieille» qui épargne et accumule,
des humains et de la terre, qu'il s'agisse de la cuisine, stricte- s'oppose au « vide de la maison » (lakhla ukham), le plus
ment soumise aux oppositions qui organisent l'année agraire souvent la belle-fille. En été, la porte de la maison doit rester
et, par là, aux rythmes du calendrier agricole, ou des rites oUverte tout le jour pour que la lumiêre fécondante du soleil
de renouvellement des pierres du foyer (iniyen) qui mar- puisse pénétrer et avec elle la prospérité. La porte fermée,
c'est la disette et la stérilité : s'asseoir sur le seuil, c'est
fermer le passage au bonheur et à la plénitude. Pour souhai-
10. Le foyer est le lieu d'un certain nombre de rites et l'objet d'interdits ter à quelqu'un la prospérité, on dit : « Que ta porte
qui en font l'opposé de la partie obscure. Par exemple, il est interdit de
toucher aux cendres pendant la nuit, de cracher dans le foyer, d'y laisser demeure ouverte » ou « Que ta maison soit ouverte comme
tomber de l'eau ou d'y verSer des larmes (Maunier). De même, les rites une mosquée. » L'homme riche et généreux est celui dont
destinés à obtenir un changement du temps et fondés sur une inversion on dit : « Sa maison est une mosquée, elle est ouverte
utilisent l'opposition entre la partie sèche et la partie humide de la mai·
son : par exemple, pour passer de l'humide au sec, on place un peigne il à tous, pauvres et riches, elle est de galette et de couscous,
tasser la laine (objet fabriqué par le feu et associé au tissage) et une elle est pleine» (thaâmmar ; âammar, c'est, s'agissant d'une
braise ardente sur le seuil pendant la nuit; inversement, pour passer du femme, être économe et bonne ménagère) ; la générosité est
sec à l'humide, on asperge d'eau les peignes à tasser et à carder, sur le
seuil, pendant la nuit. une manifestation de la prospérité qui garantit la prospérité.

452 453
LE SENS PRATIQUE
ANNEXE

La plupart des actions techniques et rituelles qui incombent lakhla} à l'espace vide et stérile (comme celui dont on dit
à la femme sont orientées par l'intention objective de faire ikhla) l'homme dépensier et isolé), ou certaines personnes,
de la maison, à la façon de thigejdith qui ouvre sa fourche à comme les vieilles, parce qu'elles apportent avec elles la
asalas alemmas} le réceptacle de la prospérité qui lui advient stérilité et que nombreuses sont les maisons qu'elles ont fait
du dehors, le ventre qui, comme la terre, accueille la semence, vendre et celles où elles ont introduit les voleurs. A l'op-
et, inversement, de contrecarrer l'action de toutes les forces posé, nombre d'actes rituels visent à assurer l' « emplisse-
centrifuges, capables de déposséder la maison du dépôt qui ment» de la maison, comme ceux 'lui consistent à jeter dans
lui a été confié. les fondations, sur la première pierre, après avoir versé le
sang d'un animal, les débris d'une lampe de mariage (qui
Ainsi, par exemple, il est interdit de donner du feu le
jour de la naissance d'un enfant ou d'un veau ou encore lors joue un rôle dans la plupart des rites de fécondité) ou à
des premiers labours 11; à la fin du battage, rien ne doit faire asseoir la jeune mariée, à son entrée dans la maison,
sortir de la maison et la femme fait rentrer tous les objets sur une outre pleine de grains. Toute première entrée dans
prêtés; le lait des trois jours qui suivent le vêlage ne doit la maison est une menace pour la plénitude du monde inté-
pas sortir de la maison; la mariée ne peut franchir le seuil rieur que les rites du seuil, à la fois propitiatoires et prophy-
avant le septième jour qui suit son mariage; l'accouchée lactiques, doivent conjurer : la nouvelle paire de bœufs est
ne doit pas quitter la maison avant le quarantième jour; le reçue par la maîtresse de maison, « le plein de la maison »,
bébé ne doit pas sortir avant l'Aïd Seghir ; le moulin à bras 'lui place sur le seuil la peau de mouton où l'on dépose le
ne doit jamais être prêté et, le laisser vide, c'est attirer la moulin à bras et qui reçoit la farine. La plupart des rites
famine sur la maison ; on ne doit pas sortir le tissage avant destinés à apporter la fécondité à l'étable et, par là, à la mai-
qu'il ne soit achevé; comme les prêts de feu, le balayage, son (<< une maison sans vache est, dit·on, une maison vide»),
acte d'expulsion, est interdit pendant les quatre premiers
jours des labours; la sortie du mort est « facilitée » afin tendent à renforcer magiquement 'la' relation qui unit le lait,
qu'il n'emporte pas avec lui la prospérité 12; les « pre- le vert-bleu (azegzaw) qui est aussi le cru, thizeg:t.awth),
mières sorties », par exemple, celle de la vache, le qua- l'herbe, le printemps, l'enfance du monde naturel et de
trième jour après le vêlage, ou celle du petit lait, sont mar- l'homme: à l'équinoxe de printemps, lors du retour d'azal}
quées par des sacrifices. le jeune berger qui participe doublement de la croissance
du champ et du bétail, par son âge et par sa fonction, cueille,
Le « vide » peut résulter d'un acte d'expulsion; il peut pour le suspendre au linteau de la porte, un bouquet de
aussi s'introduire avec certains objets comme la charrue, qui « tout ce que le vent agite dans la campagne » (Rahmani,
ne peut entrer à la maison entre deux journées de labour, 1936) ; on enterre aussi un nouet contenant du cumin, du
ou les chaussures du laboureur (arkasen), qui sont associés à benjoin et de l'indigo au seuil de l'étable en disant : « a
vert-bleu (azegzaw), fais que le beurre ne décline pas! » On
11. A l'inverse, l'entrée dans la maison des nouvelles pierres du foyer, suspend à la baratte des plantes fraîchement cueillies et on
à des dates inaugurales, est remplïssement, introduction du bon et du bien; en frotte les ustensiles destinés à recevoir le lait. L'entrée de
aussi les prévisions faites en ces circonstances portent-elles sur la prospérité
et la fécondité : si l'on trouve un ver blanc sous une des pierres, il y aura la jeune mariée est, entre toutes, lourde de conséquences
une naissance dans l'année; une herbe verte, une bonne récolte; des pour la fécondité et la plénitude de la maison: alors qu'elle
fourmis, un troupeau accru; un cloporte, de nouvelles têtes de bétail. est encore assise sur le mulet qui l'a transportée depuis la
12. Pour consoler quelqu'un, on dit: « Il vous laissera la baraka », s'il
s'agit d'une grande personne ou « la baraka n'est pas sortie de la maison », maison de son père, on lui présente de l'eau, des grains de
s'i! s'agit d'un bébé. Le mort est placé près de la porte, la tête tournée blé, des figues, des noix, des œufs cuits ou des beignets,
vers le dehors ; l'eau est chauffée du côté de l'étable et le lavage est fait autant de choses (quelles que soient les variantes selon les
à l'entrée de l'étable; les tisons et les cendres de ce feu sont dispersés
hors de la maison; la planche qui a servi à laver le mort reste pendant lieux) associées à la fécondité de la femme et de la terre,
trois jours devant la porte. et elle les lance en direction de la maison, se faisant ainsi
454 455
ANNEXE
LE SENS PRATIQUE
ment masculin, qui conduit vers les autre~ h.ommes, et au~si
précéder, en quelque sorte, par la fécondité et la plénitude vers les dangers et les épreuves auxquels ,11 \mRort~ de fatre
qu'elle doit apporter à la maison, Elle franchit le seuil front, en homme aussi rugueux, quand 11 s aglt d ~onneur,
portée sur le dos d'un parent de l'époux ou parfois (Maunier, que les pointes du peigne à carder 14, ~'hom~e qUI se re~­
1930) sur le dos d'un noir (jamais en tout cas sur le dos de pecte doit sortir de la maiso? dè~ le pomt du. Jour, la SO~t1~
l'époux) qui, en. s'interposant, intercepte les forces mau- hors de la maison, au matm, etant une naIssance : d ou
vaises, capables d'affecter sa fécondité, dont le seuil, point l'importance des choses rencontrée.s qui augurent de ~oute la
de rencontre entre des mondes opposés, est le siège : une journée, en sorte qu'il vaut mieux, en cas d~ mauyalse te?-
femme ne doit jamais s'asseoir auprès du seuil en tenant son contre (forgeron, femme portant une outre VIde, CtlS ou. dIS-
enfant; le jeune enfant et la jeune épousée qui, comme tous pute, être difforme), « refaire son matin» ou « sa sortl~ »;
les êtres situés en position liminale sont spécialement vulné· On comprend dès lors l'importance qui ~st acc?r~ee a
rables, ne doivent pas le fouler trop souvent, Ainsi, la l'orientation de la maison: la façade de la maIson prmcIpale,
femme, par qui la fécondité advient à la' maison, contribue celle qui abrite le chef de famille et qui comporte une, ét~ble,
pour sa part à la fécondité du monde agraire : vouée au est presque toujours orientée ~ers. l'est, la port~ prl~cIpale
monde du dedans, elle agit aussi sur le dehors en assurant la __ par opposition à la porte etroite et basse, reser~ee aux
plénitude au-dedans et en contrôlant, au titre de gardienne femmes, qui s'ouvre vers le jardin, à l'arrière de la maIson -
du seuil, ces échanges sans contrepartie què seule la logique étant communément appelée la porte de l'est (thabburth
de la magie peut concevoir et par lesquels chacune des parties thacherqith) ou encore la porte de la rue, la porte.du haut,
de l'univers entend ne recevoir de l'autre que le plein tout la grande porte 15, Etant donné l'exposition des vl1lag~s et
en ne lui offrant que le vide 13, la position inférieure de l'étable, la partie haute de la maIson,
Mais l'un ou l'autre des deux systèmes d'oppositions qui avec le foyer, se trouve au nord, l'étable au sud et le mur
définissent la maison, soit dans son organisation interne, soit du métier à tisser à l'ouest, Il s'ensuit que le déplacement
dans son rapport avec le monde extérieur, se trouve porté par lequel on se dirige vers la maison pour y entrer est
au premier plan selon que l'on considère la maison du point orienté d'est en ouest, à l'opposé du mouvement par lequel
de vue masculin ou du point de vue féminin: tandis que, on en sort conforme à l'orientation par excellence, vers
pour l'homme, la maison est moins un lieu où l'on entre qu'un l'est c'est-à:dire vers le haut, la lumière, le bon et le bien
lieu d'où l'on sort, la femme ne peut que conférer à ces deux le l;boureur oriente ses bœufs vers l'est au moment de les
déplacements, et aux définitions différentes de la maison atteler et de les dételer et il commence à labourer d'ouest en
qui en sont solidaires, une importance et une signification est· de même les moissonneurs se disposent face à l'est, et
inverses, puisque le mouvement vers le dehors consiste avant , qu'est égorgé le bœu f du sactl'fice ; on n 'en
c'est, face à l'est
tout pour elle en actes d'expulsion et que le mouvement vers
le dedans, c'est-à-dire du seuil vers le foyer, lui incombe en
14 Alors qu'à la naissance la fille est enveloppée dans un foulard de
propre, La signification du mouvement vers le dehors ne se soie, 'doux et souple, le gar(:on est .emma~lIoté avec les liens secs et rugueux
voit jamais aussi bien que dans le rite qu'accomplit la mère, qui servent à nouer les gerbes mOissonnees. .
au septième jour de la naissance, « pour que son fils soit 15. Il va de soi qu'une orientation inve!se (celle qu~ l'on a~erçOlt en
regardant par transparence le plan de 1!1 lI?alson) es~ poSSible, qUOique rare.
courageux» : enjambant le seuil, elle pose le pied droit sur On dit explicitement que tout ce qUi vient de 1 o';1estpo~te ma~h;ur et
le peigne à carder et simule un combat avec le premier gar- une porte tournée dans cette direction ne peut recev~:l1~ que 1obSCUrite e~ la
çon qu'elle rencontre, La sortie est le mouvement propre- stérilité. En fait, si le plan inverse du plan « Id~a1 » es~ rare, c e~t
d'abord que les maisons secondaires, lorsqu elles se disposent a angle droit
autour de la cour, sont souvent de simples pièces d~ séjour,. d,épourvu,es de
cuisine et d'étable, et que la cour est souvent ferme~, du c?t.e oppose ~ la
13. A la porte sont suspendus différents objets qui ont en commun de façade de la maison principale, par le dos de la maison VOlSlne, elle-meme
manifester la double fonction du seuil, barrière sélective, chargée d'arrêter tournée face à l'est.
le vide et le mal, tout en laissant entrer le plein et le bien.
417
456
LE SENS PRATIQUE
ANNEXE
finirait pas d'énumérer les actions qui s'accomplissent
conformément à l'orientation cardinale c'est·à-dire toutes que l'on désigne par tharkunt, c'est-à-dire, à peu près, le
les actions d'importance, qui engagent la 'fécondité et la pros. côté) qui détient un sens symétrique et inverse dans le sys-
périté du groupe 16. tème des oppositions internes; chacun des deux espaces
Si .l'on revient maintenant à l'organisation intérieure .de peut donc être obtenu à partir de l'autre par une demi-rota-
la maIson, on observe que son orientation est exactement l'in- tion prenant le seuil pour axe. On ne comprendrait pas com·
verse de celle de l'espace extérieur, comme si elle avait été pIètement le poids et la valeur symbolique qui sont impartis
obtenu~ pa:- une demi-rotation autour du mur de façade ou au seuil dans le système si l'on n'apercevait qu'il doit sa
du seUlI pns comme axe. Le mur du métier à tisser auquel fonction de frontière magique au fait qu'il est le lieu d'une
on fait face, sitôt le seuil franchi, et qui est éclairé' directe- réunion des contraires en même temps que d'une inversion
ment par le soleil du matin, est la lumière du dedans (comme logique et que, au titre de point de passage et de rencontre
la femme est la lampe du dedans), c'est-à-dire l'est du dedans obligé entre les deux espaces, définis par rapport à des mou-
symétrique de l'est extérieur, dont il tient sa clarté d'emprun~ vements du corps et à des trajets socialement qualifiés 17, il
(c'es.t du côté du métier à tisser, on l'a vu, que le maître est le lieu où le monde se renverse 18.
reçoit son hôte). La face interne et obscure du mur de Ainsi, chacun des univers a son orient et .les deux dépla-
façade représente l'ouest de la maison, lieu du sommeil cements les plus chargés de significations et de conséquences
qu'on laisse derrière soi lorsqu'on s'avance de la porte ver~ magiques, le déplacement du seuil au foyer, qui doit apporter
le k~nun~ la po~te correspon.daht sym~oliquement à la « porte la plénitude et dont l'eftectuation ou le contrôle rituel
de 1annee », debut de la saIson humide et de l'année agraire. incombe à la femme, et le déplacement du seuil vers le
Et, de même, les deux murs de pignon, le mur de l'étable monde extérieur qui, par sa valeur inaugurale, enferme tout
et le. ~ur 1u foyer, reçoivent: deux sens opposés selon qu'on ce que sera l'avenir et en particulier l'avenir du travail
conSIdere 1une ou 1autre de leurs faces : au nord extérieur agraire, peuvent s'accomplir conformément à l'orientation
correspond le sud (et l'été) de l'intérieur c'est-à-dire le côté bénéfique, c'est-à-dire d'ouest en est 19. La double orientation
de la maiso~ que l'on a devant soi et à s; droite lorsque l'on de l'espace de la maison fait que l'on peut à la fois entrer
entre en faisant face au métier, à tisser; au sud extérieur et sortir du pied droit, au sens propre et au sens figuré,
correspond le nord (et l'hiver) intérieur, c'est-à-dire l'étable avec tout le bénéfice magique attaché à cette observance,
située derrière et à gauche lorsqu'on se dirige de la port~ sans que soit jamais rompue la relation qui unit la droite au
ve;s,le foyer. La division de la maison en une partie obscure haut, à la lumière, et au bien. La demi·rotation de l'espace
(cotes ouest et nord) et une partie lumineuse (côtés est et
sud), correspond à la division de l'année en une saison 17. En ~ertaines régions de Kabylie, ces deux personnes en situation
humide et une saison sèche. Bref, à chaque face externe du lîmînale que sont la jeune épousée et un jeune garçon circoncis à l'occasion
mur (essur) correspond une région de l'espace intérieur (ce de la même fête doivent se croiser sur le seuil.
18. On comprend par là que le seuil soit associé, directement ou indirec-
tement, aux rites destinés à déterminer une inversion du cours des choses
en opérant une inversion des oppositions fondamentales, les rites destinés
. 1.6. On ,sait q~e le~ d~ux s'uft, Ii~ue~ p?litiques et guerrières qui se mobi- à obtenir la pluie ou le beau temps par exemple ou ceux qui sont pratiqués
lIsaient des. qu un Incident venait a eclater (et qui entretenaient des aux seuîls entre des pérîodes (par exemple, la nuit précédant En-nayer, pre-
rapports va~l~bles, .allant de, la superposition à la dissociation complète, mier jour de l'année solaire, où l'on enterre des amulettes au seuil de la
avec les UnItes SOCiales fondees sur la parenté) étaient nommés s'uff du porte).
haut (ufella) et s'uff du bas (buadda), ou s'uff de droite (ayafus) et s'uff 19. La correspondance entre les quatre coins de la maison et les quatre
de gauc~e (azelmadh1: ou encore s'uff de l'est (acherqî) et s'uff de l'ouest points cardinaux s'exprime clairement dans certains rites propitiatoires
(af!.,?urbz), cette dernIer~ app~lIation, moins usuelle, s'étant conservée pour observés dans l'Aurès : lors du renouvellement du foyer, au jour de l'an,
~eslgner I~s camps des .Jeux rituels (dont les combats traditionnels entre les la femme chaouïa fait cuire des beignets, partage le premier cuir en quatre
s uff. tenaient I~ur logique) et survivant aujourd'hui dans le vocabulaire morceaux, qu'elle jette en direction des quatre coins de la maison. Elle
des Jeux enfantInS. fait de même avec le plat rituel du premier jour du printemps (Gaudry,
58-59).
458
459
ANNEXE

mais qui reste toujours subordonné parce que, bien qu'il


enferme toutes les propriétés et toutes les relations qui défi-
LE SENS PRATIQUE nissent le monde archétypal, il reste un monde à l'envers, un
reflet inversé. « iL'homme est la lampe du dehors, la femme
OUEST la lampe du dedans. » L'apparence de symétrie ne doit pas
, tromper: la lampe du jour n'est qu'apparemment définie par
",, est sec rapport à la lampe de la nuit; en fait, la lumière nocturne,
' ...
printclllps
masculin féminin, reste ordonnée et subordonnée à la
" ....
' ... "', lumière diurne, à la lampe du jour, c'est-à-dire au jour du
jour. « L'homme espère en Dieu, la femme attend tout de
""'"", '"
SUD Dard bas .... haut sud NORD
hiver l'homme » « La femme, dit-on encore, est tordue comme
une faucille »; aussi la plus droite de ces natures gauches

humide
1--
gauche
J
,'
;f/f
automne
ouest
" ...
......"
...
n'est.elle jamais que redressée. La femme mariée trou~e
aussi son orient, à l'intérieur de la maison de l'homme, malS
qui n'est que l'inversion d'un occident. Ne dit-on pas : « La
If
jeune fille, c'est l'occident » ? Le privilège accordé au mou·
~/} La double orientation de l'espace de vement vers le dehors, par lequel l'homme s'affirme comme
droite .~ la maison (les équerres noires repré-
sentant les positions du corps du homme en tournant le dos à la maison pour faire face aux
EST sujet). hommes en choisissant la voie de l'orient du monde, n'est
qu'une forme du refus catégorique de la nature, origine
autour du seuil assure donc, si l'on permet l'expression, la inévitable du mouvement pour s'en éloigner.
maximisation du bénéfice magique, puisque le mouvement
centripète et le mouvement centrifuge s'accomplissent dans
un espace ainsi organisé que l'on y entre face à la lumière et
que l'on en sort face à la lumière 20.
Ces deux espaces symétriques et inverses ne sont pas
interchangeables mais hiérarchisés. L'orientation de la mai-
son est primordialement définie de l'extérieur, du point de
vue des hommes et, si l'on peut dire, par les hommes et
pour les hommes, comme le lieu d'où sortent les hommes
(<< Les hommes, dit-on, regardent les choses du dehors de
la porte; les femmes les choses du dedans de la porte »;
« Une maison prospère par la femme; son dehors est beau
par l'homme »). La maison est un empire dans un empire,

20. Pour faire voir qu'il s'agit sans doute là d'une démarche très générale
de la logique magique, il suffira d'un autre exemple, très semblable : les
Arabes du Maghreb tenaient pour un bon signe, rapporte Ben Cheneb,
qu'un cheval ait la patte antérieure droite et la patte postérieure gauche
de couleur blanche; le maltre d'un tel cheval ne peut manquer d'être
heureux, puisqu'il monte vers du blanc et descend aussi vers du blanc
- on sait que les cavaliers arabes montent à droite et descendent à gauche
(Ben Cheneb, 312).
461
460
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214-215, 221, 224, 227, 302. BIARNAY, S., 336n, 373, 377n.
Age (limites d'), 321-322. Bluff, 251n; stratégies de - , 204,
Alchimie (symbolique et sociale), 240, 261.
188, 195, 216, 223; v. aussi BOLOGNA, F., 56n.
dénégation, échange de dons, BOUDON, R., 80.
magie, méconnaissance. BOULIFA, S., 336n, 350, 388n, 404,
Alliances, 195, 202, 274-275, 280, 412n.
296, 311, 324, 326, 330-331, 388. BOURRILLY, J., 336n, 371, 386.
Ambiguïté, 427-434; v. aussi poly- BOUSQUET, G. H., 297n.
sémie, rite. BOUVERESSE, J., 55.
Analogie, transfert analogique, 147. BRUNSWIK, E., 105n.
148, 155, 158, 333, 347, 425-426.
Anticipation, 90, 100, 111, 137; Calendrier, 20, 23, 141-142, 333-
v. aussi habitus. 439; critique du '-, 333-337.
Arbitraire, 90, 112, 113, 117, 119, CALVET, L., 336n, 392n.
122n, 128n, 129, 230n, 348, 438 ; Capital, 94-95, 106, 181, 211, 231 ;
légitimation de 1'-, 211, 216. - culturel, 214-215, 228, 230;
ARISTOTE, 43. ~ économique, 200-201, 220,
ARROW, K. J., BOn. 224; - symbolique, 32, 114,
Art, 126, 183n, 193, 231, 244, 191, 197, 201-203, 205-206, 220-
246; - de vivre, 126, 241; 221, 223-224, 226, 236, 240n,
histoire de 1'-, 56n, 57; œu- 242-243, 292, 302, 313, 315,
vre d'--, 28-29, 39, 53. 327; ~ symbolique comme -
ATTNEAVE, F., 105n. économique dénié ou reconverti,
200-202, 210, 221, 230; v. aussi
échange de dons, économie de la
BACHELARD, G., 158. bonne foi, honneur, intérêt, mé-
BAKHTINE, M., 54. connaissance, mode de domina-
BALFET, H., 336n. tion.
BALLY, Ch., 56. CASSIRER, E., 158.
BARTH, F., 273-274. Censure, 189, 217, 224, 227, 420;
BASSAGANA, R. (et SAYAD, A.), 35n, v. aussi euphémisation, forme.
301n, 443. Centrifuge/centripète, 131, 311,
BASSET, A., 410. 454, 460.
BASSET, H., 25, 336n, 387, 408, Champ, 10, 39, 85·86, 93, 97, 111,
410. . 112-115, 211, 224, 226, 331, 424.
BATESON, G., 60n. CHANTRÉAUX, G., 15, 27n, 336n,
Bt,:CKER, G. S., 200n. 401, 409, 433.
BEN CHENEB, M., 336n, 460n. CHASTAING, M., 112, 139.
BENET, F., 212n. CHELHOD, J., 308n, 323n.
BENVENISTE, E., 193n, 200, 217n, CHOMSKY, N., 55, 64.
221n. . Classe (sociale), 73-74, 100-102,
BERELSON, B. (et •STEINER, G. A.), 122, 233·244 ; - dominante,
125. 229, 239, 241.

469
LE SENS PRATIQ UE INDEX

Classement (classé, classant), 24, Démarche, 118-119. Echange, 87, 114n, 135, 161n, 167, Formule génératrice, 257, 438; v.
120, 123n, 129, 159, 233-234, Dénégation (dénier), 40, 81, 182- 170, 178, 194-195, 210-211, 265, aussi habitus.
235n, 237, 238, 241, 427-428 183, 188, 189, 200, 216-217, 221 269, 271, 274, 290, 293, 299, FRAZER, J-C., 385.
431; v. aussi goût, habitus. ' 231, 241, 267, 269, 280, 351: 327; - entre générations, 280; FREUD, S., 120n, 351.
Codification (objectivation) 309 352, 368, 387, 390-392, 406-407 v. aussi don, honneur, institution, FrontièreS, 280-281, 348, 395;
333. " 410, 424, 433. mariage. manipulation des -s, 288-289;
Collectifs ' Economie, 111, 144-145, 161, 177n, v. aussi institution.
(personnification des), DERMENGHEM, E., 10.
64; v. aussi objectivisme. DESCARtES, 72, 73, 78n 79n 140. 193, 226, 229; - archaïque, 193,
Compétence, 98, 107, 186, 312, Désintéressement, 85n, '104n,' 186, 201; - de la bonne foi, 194- GABLE, R. W., 231n.
394 i .cult!1relle , 214; v. 191, 231. , 195, 202; - des pratiques, 85· GALAND-PERNEt, P., 15-16, 333n,
aussI pOUVOIr, tltre. DEStAING, E., 336n, 372n, 373n. 86, 209; - féminine, 318. 336n, 370.
Compréhension, 17, 26, 28 29 35 DEVAUX, c., 351, 388n. Economisme, 79-80, 85-86, 106- GARFINKEL, H., 45.
36. ' , , 107, 135, 192-193, 204, 234; v.
DEVULDER, M., 15, 18n, 336n, .360, GAStER, Th. H., 13rt.
Concurrence, 285-286 319-320 ; v. 400-401, 436, 447. aussi objectivisme. GAUDRY, M., 336n, 459n, 466.
aussi lutte. ' Diactisis (di-vision), 246, 348-349 ' Ecriture, 24, .37, 123-124, 125n, GEERtz, c., 214n.
Conjoncture, 91, 98n. v. aU3si 1::Iistinction. 140, 214-215, 438n. Généalogie, 33, 58-59, 60n, 141,
Conscience, 66, 71, 76, 85, 97n, 98, '
Dialectique, 92, 100, 181; - des Education, 175-176. 276-285.
239, 438; - collective 64n' structures objectives et des dis· ELIADE, M., 12n. Génération, 104n, 317, 321, 423-
prise de - , 64n, 71, 76, 174 176' positions, 69'?0, 88, 95, 122, ELStER, J., 78n, 79n, 81. 424; échanges entre -s,280 .
243, 439. ' , 125; - du defi et de la riposte, EMMERICH, W., 133. GENEVOIS, H., 15, 336n, 348n,
Conte, 300, 330, 390, 397. 176; - entre la condition de Emotion, 72, 108n, 120, 123, 156, 349n, 360, 369n, 376, 378, 381,
Contradiction (spécifique), 269, 320. classe et le « sens de classe », 418; - d'institu tion, 420. 392, 396, 399, 400n, 403-404,
CORNFORD, F. M., 12n, 425. 242. ERIKSON, E. H., 130n, 131, 133. 408, 410, 432-433, 442n, 444,
Corps, 87, 95·97, 99, 111-134 150 Différence, 17, 237-239, 348. Espace, 120, 130; - de la mai· 448.
156-157, 233, 245, 356, '441n: DILtHEY, W., 37, 98. son, 20-22, 27n, 29, 129, 441- GLUCKMAN, M., 88n.
459; - comme opérateur prati- 461; - masculin et - fémi- GOFFMAN., E., 242n.
que, 120, 157; - comme pense- Dispositions, 71, 73, 84, 85n, 87- GOODY, J. (and WAtt, 1.), 24,
88, 90, 92, 97, 101, 117, 120, nin, 129, 446.
bête, 115-116, 123-124; - de Essentialisme, 9, 12, 55-56, 70, 76, 37n, 214n.
classe, 122; - et mimesis, 123- 163; v. aussi habitus.
92, 162. GOUROU, P., 38n.
124; - masculin et - féminin Distance, 30, 34, 45 57 95 178 Ethnocentrisme, 29, 35, 156, 192- Goût, 28, 38, 80, 149n, 231, 269.
117-119, 121-122, 130; langag~ 245-246. "" Grammaire, 53, 55, 64, 113, 152,
193.
-orel, 121; rapport au - , 118, Distinctif, 233-234, 239, 280. Ethnométhodologie, 45, 159. 174, 183, 184n, 185n.
121-122, 123n, 124, 131; sché- Distinction, 96, 231, 238-239, 243, Euphémisation (euphémisme), 188, GRANQVISt, H., 274n.
ma -el, 22, 156; v. aussi 257, 310, 348, 391 ; rente de - , 217, 220, 297, 359-360, 368, 384. GRANEt, M., 148n, 425n.
croyance, domination, schème 236,240 . 396n, 409, 419, 428. GREENE, W. c., 215n.
travail (division entre les sexes): Docte ignorance, 37, 175. EVANS.PRItCHARD, E. E., 280. GRIAULE, M., 162n.
COURNOt, A., 93n, 140. Domination (modes de), 209-231, Excellence, 119, 175, 182, 185n. Groupe, 114n, 143, 239, 242n, 272-
Cousine parallèle, 174n, 271-331. ~24; v; aussi capital symbolique, Exécution, 45, 55-56, 87, 185n. 273, 278, 348, 389; - et généa·
Crédit, 203, 205, 231. economle. Exploitation (douce), 267-268; v. logie, 279-285; v. aussi frontière.
Crise, 154n, 175, 186 189 201 Don, 167-169, 172, 176, 178-180, aussi domination, violence. GURVItCH, G., 224n.
269, 318n, 322. ' , , 188, 210, 216, 218-219, 223, 239, Extra-ordinaire1ordinaire, 168-169,
Croyance, 81·84, 96, 111-134, 183'.1 318, 391, 456; - et contre·don, 282, 298-306, 310, 327, 388-389,
189n, 203, 206, 227, 244, 348, Habitus, 88, 89n, 90-93, 95,96,
176, 182-183, 191-192. 394. 130, 1.34, 154n, 224; - cultivé,
385, 392, 426; v. aussi doxa Doxa (expérience doxique), 44-45,
illusio, jeu. 184n; - de classe et - indivi·
' 61, 111, 113, 115, 146n. Familiarité, 30, 39, 44, 153, 198, duel, 101; - et histoire, 103-
CurSENIER, J., 275-277.
Droit, 174-175, 185, 226-227 229' 246, 438n. 104; - et pratiques, 93-94, 97-
- coutumier, 172-173. ' , Famille, 264, 320. 99; - et« règle », 175,24 5;
DALLEt) ]. M., 15, 336n, 350 380 DUBIN, R. et E., 133n. FAVREt, ]., 142-143. _ individuel et trajectoire so-
388. ' , Fécondité, 17, 206. ciale, 1Q1-102; dialectique des
DUBY, G., 155n, 227, 322n.
DARBEL, A., Il. DUHEM, P., 19. Finalité (finalisme), 67-69, 77-78, structures et des - , 88, 105;
Défi, 126, 169-172, 176, 206, 315- DUMONt, 1., 273n, 281n. 85-86, 103-104, 135. orchestration des - , 97, 187;
316, 388. FINLEY, M., 211-212, 218n. v. aussi champ, dialectique, for·
Durée, 128n, 129, 137. mule génératrice, histoire.
Delai, 179. DURKHEIM, E., 13, 58, 68, 74, 94n, Forme (mise en - ou mettre des
Délégation, 187, 222, 223n, 313, -s), 114n, 217, 419; v. aussi HANOtEAU, A. (et LEtOURNEUX, A.),
142, 162, 225, 233n, 287-288 142-143, 173, 294n, 317n, 320n.
352, 392. 351. euphémisation.
'
470 471
LE SENS PRATIQUE
INDEX
HARRIS, M., 103n, 104n.
HARRISON, ]., 13n. Intervalle de temps 179-180 182 Logique pratique, v. pratique. Modèle, 55, 58, 63-68, 79, 106, 124,
191, 192. ' " LORD, A. B., 125.
HARTLEY, R. E., 132n. 135, 167, 170, 176, 183, 438.
HARTMANN, N., 95. Intuitionnisme, 17-19, 347, 366 LOUIS DE VINCENNES, Sr., 15, 336n. Modus operandi (vs opus opera-
438 , 441 n.- ' LOWIE, R. H., 159n.
HASSLER, A., 333n 334n, )36n, tum), 26, 58, 88, 95, 124, 152, 157,
363, 370, 414. ' Investissement (et surinvestisse- LUKACS, G., 192. 175.
HAVELOCK, E. A., 123, 215n. ment), 85n, 111-114 122-123 Lutte, 34, 35n, 86, 235n, 236-237, MONCHICOURT, c., 336n.
HEGEL, 12, 63, 89, 153, 225n. 1?9, 16~, 206, 221, 268. ' 243-244, 374, 394; - de con- Monnaie, 200, 228.
. HEIDEGGER, 73n, 156n 162n Isotlmle (egalité en honneur) 170- currence et - des classes, 238. MOTT, M., 132n.
172. '
HÉNINE, 336n, 405.' . Multifonctionnalité (du rituel, du
Herméneutique, 53 58 62 158 rite), v. rite.
161. "" JAKOBSON, R., 170. MURPHY, R. (et KASDAN, L.), 273·
Jeu, 57, 85n, 112-113 125n 126 MAC KEAN, D., 231n.
HÉSIODE, 198. Magie, 384, 393, 395, 419, 456; 274, 275n, 278n.
Hexis. (corporelle), 117, 124; v. 135-138, 170, 178' 180' 402'
aussI corps. 413n, 158n; espace' de ~, 111~ - féminine, 394; v. aussi insti-
112; regles du - , 112; sens du tution. Naturalisation (nature), 69, 94, 116,
Histoire, 64, 69-70, 88, 91, 96, 103- Maison (kabyle), 129-131, 145, 119-120, 122, 191, 240.
104, 143, 159, 237,. 438n; - et - , 111-112, 136, 138 176 .
théorie du - , 136; ~. aussI 146n, 157, 173, 353, 441-46l. NEEDHAM, R., 272.
structu:e, .52; - Incorporée et Maîtrise pratique, 37, 111, 124- Neutralité (neutralisation), 54, 59,
- ~blectIvée, 95-97, 111; in- champ, croyance,' illusio.
JOYCE, ]., 7. 126, 152, 175, 177, 312, 434, 84n, 107, 139, 144, 321, 351;
conscient et - , 94. 438. v. aussi distance.
HOCART, A. M., 62. JULIEN, Ch. A., 10.
Juridisme, 67-68 152 185 245 MALINOWSKI, B., 215, 273. NEYMEN, J., 105n.
Honneur, 20-21, 32 118 126 128 MAMMERI, M., 35, 164n, 177n, 27l. NICOll, J., 147.
131, 167-177, 188 i89n' 197' 249n, 250, 252 , 255',308,, 334;,
MARÇAIS, A. (et GUIGA, A.), 336n, NICOLET, CI., 22'7n.
201-206, 219, 291-292 306 315~ v. aUSsi règle.
445n. NIETZSCHE, 47-48, 58, 74, 8l.
316, 443, 447. " MARCHAND, H. F., 336n. Nom, 285-287, 314.
HUMBOLDT, W. von, 158. Kairos (moment opportun), 55n. Marché, 106, 196, 212, 293, 302; Nomos (nomothétique), 348, 357,
HUSSE~L, E., 37, 90, 140. KANT, E., 58, 101, 113, 426.
KARADY, V., 14n.
autoréglé, 135, 224-225. 367, 389; v. aussi diacrisis, fron·
Hystéresis, (effet d'), 100, 104-105. MARCY, G., 170n, 297n. tière.
KLEIN, M., 132. Marginalisme social, 234-235, 241; Norme, 64-65, 175, 183.
KOHLBERG, L., 133n. v. aussi subjectivisme. NOToPouLOs, J. A., 215n.
KUNDSTADTER, K., 276n.
Iden~ification, 77, 123, 151, 239. Mariage (matrimonial), 20, 23, 31- Nourriture, 411-415.
IllUSIO, 85n, 111-112, 138, 178 32, 65-66, 163, 169, 174n, 191, NOUSCHI, A., 10.
183; v. aussi champ, jeu. ' LACOSTE-DuJARDIN, c., 16, 355. 197, 203-205, 271-331, 403-405; Numerus clausus, 238-240.
Impens~bl~, 14, 90, 184, 224, 272. LANFRY, ]., 336n. stratégies de - , 245-270, 312,
ImprOVisatIon, 95 168 182 191 Langue (et parole), 51"52, 55-56. 331.
303, 405. ' , , , LAOUST, E., 15, 308n, 333 336n MARX, K., 28, 34, 52, 69-70, 87, Objectivation (instruments d'), 24,
380, 395n, 427n, 428, 442n. ' 104, 108, 192, 199, 202n, 211, 123-124, 140, 183, 185n, 214-
Inconsciet:t, ?1, .68-69, 94, 98, 246 ; 215.
v. aussI histOire. LAWRENCE, T. E., 139. 215, 245, 249, 257, 280, 360.
Incorporation, 88, 92, 94"97, 117, LEACH, E. R., 88n. MATHERON, A., 113n. Objectivisme (vs subjectivisme), 24,
1~2, .125, 214, 228, 240, 257. LEE, R. W., 56n. MAUNIER, R., 221n, 442n, 447, 452, 29, 37, 43·46, 56, 77, 87, 97n,
Institution (magique), 348, 357 LEFEBURE, C., 432. 456. 151, 161, 182, 241, 441n.
Officiel (officialisation), 60n, 183-
395; - de l'héritier, 256-257: LEFEVRE, L., 297n. MAURY, M., 336n, 397.
188, 227, 233, 240, 279, 296·
- de parenté, 285. ' Légitimation, 229-230 240 279 MAUSS, M., 13, 90, 167, 194.
Institutionnalisation, 95-96 175 321, 324, 392. ' , , MEAD, G. R, 136. 298, 302-303, 310, 329, 392;
225, 227, 238-240. ' , LEIBNIZ, 12, 49, 98-100 115 116n, Méconnaissance, 114, 179-180, 191, - et officieux, 59, 187n, 188n,
225n, 276. " 193, 200, 210, 217, 236, 242- 282-285, 327, 334, 394.
Intellectualisme 49 56 58 66 135 Opérations logiques (et mouvement
156. """ LEIRIS, M., 161n. 243,268.
LE Ny, ]. P., 89n. MENOUILLARD, 336n. du corps), 22, 155, 157.
Intellectuels 8-9 37 76-77 246 Orale (transmission) , v. écriture.
426. ' " , , LE PLAY, P., 267. MERLEAU-PONTY, M., 62.
LEVI-PROVENÇAL, E. 333n336n Métaphore (vs transfert analogique), OUAKLI, S., 336n, 370.
Interactionnisme, 71 98n 240· v 386. '"
aussi marginalismd. ' ,. 115, 120, 129-130, 155, 425.
LÉVI-STRAUSS, CI., 8-9 13 22 23n Mimesis (mimétique), 58, 123, 154- PANOFSKY, E., 51n, 16On.
Intérêt, 33, 60, 85n, 111, 113, 185- 62-69, 156n, 158, i60, '162' 16/ 155, 176, 406, 411, 427; v. aussi Parenté, 21, 36, 64"66, 127, 141,
187,. 194-195, 318, 323; - éco-
nomique, 85, 85n, 192 209 221
p9, 271, 273n, 274, 276, 277. ' corps, rite. 142, 191, 217; - officielle et
231, 251-252. '" LEVY-BRUHL, L., 156. Mise en scène, 116, 184, 384, 389, - pratique, 58-59, 279-285, 299,
Logos (vs praxis), 53, 82, 155. 403, 427. 323-324; catégories de - , 285,
472
473
LE SENS PRATIQUE
INDEX
287' fonctions de la 271- Reconnaissance, 89, 113, 114n, 170- Secret (et intimité), 118-119, 133, TILLION, G., 336n, 391n.
331.'
PARFIT, D., 81. 171, 186n, 210, 217, 223~224 151, 316, 393, 446, 449-450. Titre, 215, 227, 236, 286; - de
PASCAL, 81. 226-227, 239, 242-243. ' Sens, 46, 73, 93, 111, 116, 136, 138, noblesse, 227, 238, 242; - de
Paternalisme, 268. Redistribution, 210 216 223 226n 150, 153-154, 176-177; - ana- propriété, 227, 242; - et poste,
230. "" logique, 148, 347; - commun, 229; - et rang, 227·228;
Patrimoine, 249·270, 314~317. R~foulement (social), 183, 199, 221. 93, 97, 116, 161; ~ de classe, scolaire, 228, 238.
Performatif (force illocutionnaire) Regle, 33, 64-68, 88, 174-176, 183, 242; - de la langue, 95, 126; Totalisation, 138·139, 144, 156.
119, 154, 161, 162n, 188, 285; 185, 186, 245, 272, 298; se met. - de l'honneur, 170, 176, 187; Trajectoire sociale, 101, 102n.
387, 395, 398, 419; v. aussi ins. tre en - , 185, 285, 288 311' ~ de l'orientation sociale, 58; Transgression, 351-352, 371, 383·
titution, magie. v. aUSsi officiel. "
PETERS, E. 1., 278. - du jeu, 46, 111-112, 136, 138, 411.
Relations, 191-192, 202. 176; - pratique et - objec· Travail, 193, 221, 223; division du
Phénoménologie, 43, 98, 234 242· Représentation, 46, 82, 87, 111, tivé, 96-97; v. aussi habitus. - entre les sexes, 19-21 , 119,
v. aussi subjectivisme. ' ,
122-123, 155, 174, 183-185, 188, SERVIER, J., 16, 18n, 336n, 351, 121·122, 127, 130, 132, 164n,
Physique sociale, 43, 46, 209~21O, 215, 233-234, 241, 242n 243 3770, 380, 386-387, 399, 400n, 246·247, 307, 321, 323, 356·362,
2.31, 235n, 242; v. aussi objec. 284-285, 302, 313. ' , 401, 404, 408, 410, 447. 445; division du - sexuel, 119,
tlvlsme.
PIAGET, J., 150. Reproduction sociale, 91n, 191, 223. Seuil (liminal), 348, 373n, 374~383, 127, 130, 246; - et peine, 197-
226, 229~230, 249-270, 312,331; 397, 416, 419, 456, 458-459. 198, 200; temps de - et temps
PICARD, A., 15, 336n 356n 375 Sexualité, 446; rapport masculin et de production, 199, 360·361, 383,
380n. '" mode de - , 259, 314; stratégie
PLATON, 38, 47, 123, 380, 425. de -, 249-270, 312-331; v. aussi rapport féminin à la - , 131. 388.
POINCARÉ, H., 58. mariage, stratégie. Signifier (dire avec autorité), 161, TURNER, H. A., 231n.
Rite (rituel), 12n, 16, 18, 22, 35- 398-399, 429; v. aussi institu- TURNER, V., 61n.
POLANYI, K., 210 212 224-225 tion, magie, performatif.
Politique, 40, lr7n, 1.33,186~187, 36, 60, 114n, 138, 146-165, 303.
3.06 , 333-439; degré d'officialisa- SIMON, H., 177n. VALÉRY, P., 54.
225n, 226, 264, 285, 302-303 tIOn des -s, 393-395' multifonc. Situation, 55, 88n, 91n, 138, 151- VAN GENNEP, A., 163n, 164n, 349,
390; autorité ~, 210. '
tionnalité du -, 39i, 403-404, 152, 153n, 177, 435. 392.
Polysémie (bon usage de la), 424, 434, 456. Skholè, 47. VAN VELSEN, J., 88n.
427, 434, 456; v. aussi multi. Ritualisation (fonction sociale de), SPINOZA, 113n, 114n. VERNANT, J. P., 13n, 387n.
fonctionnalité.
181, 201, 300, 303, 419-420. Spontanéisme, 235. Violence, 165, 216.220, 352, 362,
Populisme, 57, 98 135n 161n ROLLAND, c., 336n, 465. Stimulation (conditionnelle), 89. 390-391, 433; - douce ou sym~
Possib~es. (univers' des), '107.10'8. ROSENFIELD, 274n. Stratégie, 31, 32, 55n, 60n, 71, 86, bolique, 186, 215-221, 224, 230.
Potent!alItés objectives, 89, 94. RUSSELL, B., 2090, 425. 91n, 102, 104, 127, 137, 161,
POUVOIr, lON08, 133, 181-182 188 RUYER, R., 95n. 170, 180-182, 185, 206, 217, 219,
209n, 215-216, 224, 226~227: 240; Rythmes, 127-129, 137, 141, 170. 261, 312, 331; - de fécondité,
WEBER, M., 34, 106, 124, 137, 160,
243-244; - domestique, 263~ 206; - de reproduction, 32,
185, 241, 243, 320, 362, 392.
264, 312, 320, 326. WEISzACKER, C. C. von, 80.
218, 249-270, 312, 331 ; - d'of· WESTERMARCK, E., 336n, 372n, 387,
Pratique, 97; logique - 23-24 26 ficialisation, 186-187.
37, 142-146, 152-155,' 160, '172: Sacr~, 129, 172, 315-316, 349, 448. Structuralisme, 11, 12n, 23, 29, 51- 398.
174, 424, 426, 431, 434-435, 438 ; Sacnfice, 161n, 222, 352, 370, 384- WHITE, 1., 51n.
structure temporelle de la _ 52, 55, 68, 88n, 347, 366; v. WHITING, J. M. W., 129n.
385, 390, 406.408. aussi objectivisme.
127-129, 137-138, 140-141, 178~ SAHLINS, M. D., 210-211. Style, 28, 92·93, 101, 174, 241-242. WILLIAMS, B. A. O., 83.
179, 182; temps de la _ et SAMUELSON, P. A., 49. WITTGENSTEIN, L., 21-23, 43, 63,
Succession (mode de), 250. 66-67.
temps de la science, 136; uni- SAPIR, E., 51n.
vers de - , 145-146. SARTRE, J. P., 8, 44n, 71-78 84n WOLF, E., 226n.
Tempo, 128n, 137, 180-182.
PRESTON, M. G. (et BARATTA P) 89. ' ,
Temps, 127-129, 136·138, 140-141,
WOOLF, V., 112.
105n. ' .,
SAUSSURE, F., de, 17, 51-53, 55, 90. 167, 170, 177n, 180-182, 221;
Probabilités objectives (et aspira- SAYAD, A., 23, 31, 40n, 271n. attitudes à l'égard du - , 2000. ZIFF, P., 67-68.
tions subjectives), 90, 93, 100 SCHELLING, 52.
105, 107-109, 137. ' Schèmes (de pensée, de perception
PRO,?S'l', ~., 117, 236, 241-242. d'appréciation et d'action' das:
PublIc/privé, v. officiel/officieux. sificatoires; générateurs·' incor-
porés), 28, 69-70, 90-91, Î15 117
QUINE, W. V., 67. 121, 123n, 147, 151, 154,' 158:
159, 172, 241, 405, 411-426 435
RADCLIFFE-BROWN, A. R., 273n. 437-438, 444. "
RAHMANI, S., 15, 336n, 350n 381 SCHOEN, P., 3360, 465.
383, 399, 402, 433, 455.' ,
SCHÜTZ, A., 45.
474 475
table des matières

Préface 7
Livre 1. Critîque de la raison théorique 4.3
Avant-propos 4.3
Chapitre 1. Objectiver l'objectivation 51
Chapitre 2. L'anthropologie imaginaire du subjecti-
visme 71
Chapitre 3. Structures, habitus, pratiques 87
Chapitre 4. La croyance et le corps 111
Chapitre 5. La logique de la pratique .......••... 135
Chapitre 6. L'action du temps 167
Chapitre 7. Le capital symbolique 191
Chapitre 8. Les modes de domination 209
Chapitre 9. L'objectivité du subjectif 2.3.3
/ ' Livre 2. Logiques pratiques 245
Avant-propos 245
~Chapitre 1. La terre et les stratégies matrimoniales 249
Chapitre 2. Les usages sociaux de la parenté .... 271
• L'état de la question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 27.3
• Les fonctions des relations et le fondement des
groupes 279
• L'ordinaire et l'extra·ordinaire 298
• Stratégies matrimoniales et reproduction sociale .312
Chapitre .3. Le démon de l'analogie .3.3.3
• La formule génératrice . . .. .347
• La partition fondamentale .366
• Seuils et passages .374
• La transgression déniée .38.3
• Transferts de schèmes et homologies . . . . . . . . .. 411
• Le bon usage de l'indétermination 426
Annexe. La maison ou le monde renversé 441
Bibliographie 46.3
Index 469
Erving Goffman, ASILES. Etudes sur la condition sociale des malades
mentaux. _ LA MISE EN SCÈNE DE LA VlE QUOTIDIENNE : 1. LA PRÉSEN-
TATION DE SOI _ 2. LES RELATIONS EN PUBLIC. - LES RITES D'INTER-
ACTION. _ STIGMATE. Les usages sociaux des handicaps.
Jack Goody, LA RAISON GRAPHIQUE. La domestication de la pensée sauvage.
« LE SENS COMMUN » Claude Grignon, L'ORDRE DES CHOSES. Les fonctions sociales de l'enseigne-
ment technique.
Maurice Halbwachs, CLASSES SOCIALES ET MORPHOLOGIE.
Theodor W. Adorno, MAHLER, Une physionomie musicale. Richard Hoggart, LA CULTURE DU PAUVRE. Etude sur le style de vie des
Mik~ail. Bakhtine, LE MARXISME ET LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE. Essai d'ap- classes populaires en Angleterre.
pltcatton de la méthode sociologique en linguistique. William Labov, SOCIOLINGUISTIQUE. - LE PARLER ORDINAIRE. La langue dans
C. Bally, .K. Bühler, E. Cassirer, W. Doroszewski, A. Gelb, R. Goldstein, les ghettos noirs des Etats-Unis(2 tomes).
G. GUIllaume, A. Meillet, E. Sapir, A. Sechechaye, N. Trubetzkoy, Alain de Lattre, L'OCCASIONALISME D'ARNOLD GEULINCX. Etude sur la consti-
ESSAIS SUR LE LANGAGE.
tution de la doctrine.
Greg0tY, B,ateson, LA .CÉRÉMONIE DU NAVEN. Les problèmes posés par la
Ralph Linton, DE L'HOMME.
descrtptton sous trots rapports d'une tribu de Nouvelle-Guinée Herbert Marcuse, CULTURE ET SOCIÉTÉ. - RAISON ET RÉVOLUTION. Hegel
Emile Benveniste, VOCABULAIRE DES INSTITUTIONS INDO-EUROPtENNES et la naissance de la théorie sociale.
1; ÉCONOM~E, PARENTÉ, SOCIÉTÉ. - 2. POUVOIR, DROIT, RELIGION. Louis Marin, LA CRITIQUE DU DISCOURS. Sur « La logique de Port-Royal »
Basil B:rnstel~, LANGAGE ET CLASSES SOCIALES. Codes sociolinguistiques et et « Les pensées » de Pascal.
controle soctal. Alexandre Matheron, INDIVIDU ET COMMUNAUTÉ CHEZ SPINOZA.
Jean Bol1ack, EM~ÉDOCLE : L, INTRODUCTION A L'ANCIENNE PHYSIQUE. - 2. Marcel Mauss, ŒUVRES: 1. LES FONCTIONS SOCIALES DU SACRÉ - 2. REPRÉ-
LES ORIGINES, EDITION CRITIQUE ET TRADUCTION DES FRAGMENTS ET TÉMOI- SENTATIONS COLLECTIVES ET DIVERSITÉ DES CIVILISATIONS - 3. COHÉSION
GNAGES. - 3. LES ORIGINES, COMMENTAtRES. SOCIALE ET DIVISIONS DE LA SOcIOLOGIE.
Jean Bollack, LA PENSÉE DU PLAISIR. Epicure : textes moraux, commentaires. Raymonde Moulin, LE MARCHÉ DE LA PEINTURE EN FRANCE.
Jean Bollack, M. Bollaek, H. Wismann, LA LETTRE D'ÉPICURE. Georges Mounin, INTRODUCTION A LA SÉMIOLOGIE.
Jean Bollack, Heinz Wismann, HÉRACLITE OU LA SÉPARATION. S. F. Nadel, LA THÉORIE DE LA STRUCTURE SOCIALE.
Mayotte .Bollaek, LA RAISON DE LUCRÈCE. Constitution d'une poétique phi" Erwin Panofsky, ARCHITECTURE GOTHIQUE ET PENSÉE SCOLASTIQUE, précédé
losophzque . avec un essai d'interprétation de la critique lucrétienne. DE L'ABBÉ SUGER DE SAINT-DENIS. ~ LA PERSPECTIVE COMME FORME SYM-
Luc Boltanskl, LE BONHEUR SUISSE. BOLIQUE.
Pierre Bourdieu,. LA DISTINCTION. Critique sociale du jugement. - LE SENS Luis J. Prieto, PERTINENCE ET PRATIQUE. Essai de sémiologie.
PRATIQUE. A. R. Radcliffe-Brown, STRUCTURE ET FONCTION DANS LA SOCIÉTÉ PRIMITIVE•
Pierre Bourdieu, ~. Boltanski, R. Castel, J .-C. Chamboredon, UN ART MOYEN. Edward Sapir, ANTHROPOLOGIE: 1. CULTURE ET PERSONNALITÉ - 2. CUL-
. Les usages soctaux de la photographie. TURE. - LINGUISTIQUE.
Pler;e Bourdieu, ~lain, Darbel (avec Dominique Schnapper), L'AMOUR DE Joseph Schumpeter, IMPÉRIALISME ET CLASSES SOCIALES .
. L ART. Les. musees d art européens et leur public. Charles Suaud, LA vOCATION. Conversion et reconversion 'des prêtres ruraux.
PIerre BourdIeu, ].-c. Passe;on, LES HÉRITIERS. Les étudiants et la culture. Peter Szondi, POÉSIE ET POÉTIQUE DE L'IDÉALISME ALLEMAND.
- LA REPRODUCTION. Elements pour une théorie du système d'enseigne- Jeannine Verdès"Leroux, LE TRAVAIL SOCIAL.
ment.
Ernst Cassirer, LA PHILOSOPHIE DES FORMES SYMBOLIQUES : 1. LE LAN"
GAGE - 2. LA PENSÉE MYTHIQUE - 3. LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA
CONNAISSANC
7. - LANGAGE ET MYTHE. A propos des noms de dieux. ~
EhSS,AI • SUR LHOMME. - SUBSTANCE ET FONCTION. Eléments pour une
t eorte du concept.
Robert Castel, L'ORDRE P~YCHIATRIQUE. L'iÎge d'or de l'aliénisme.
Darras, LE PARTAGE DES BENÉFICES. Expansion
~m . .-
et inégalités en France (1945

François de Dainville, L'ÉDUCATION DES JÉSUITES (XVIe-XVIIIe SIÈCLES)


Os~ald Ducrot et autres, LES MOTS DU DISCOURS. •
Emde Durkheim, TEXTES : 1. ÉLÉMENTS D'UNE THÉORIE SOCIALE - 2 RELI-
GION, MO~ALE, A~?MIE - 3. FONCTIONS SOCIALES ET INSTITUTIONS.'
M oses 1. Fmley, L ECONOMIE ANTIQUE.
François. Furet, Jacques Ozouf, LIRE ET ÉCRIRE. L'alphabétisation des
Françazs de Calvin à Jules Ferry (2 tomes).

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