Atlante 9 14
Atlante 9 14
Atlante 9 14
Émilie Picherot
En 1492, lorsque Abou Abdallah dit Boadbil se rend et abandonne son palais, il
signe la fin de la présence musulmane politique en Espagne1. S’il se dirige d’abord,
avec sa cour, vers les montagnes des Alpujarras, qu’il abandonnera plus tard pour
se réfugier au Maghreb, les musulmans2 eux, restent dans des aljamas de moins en
moins bien tolérées au cours du XVIe siècle. La communauté musulmane puis
crypto-musulmane d’Espagne3, très importante à Grenade, ne provoque pas
seulement des débats au sein de l’autorité espagnole catholique, qui décide
finalement de l’expulsion totale en 1609, elle est pendant un siècle l’incarnation
d’un Autre à la fois rejeté pour son appartenance religieuse supposée ou réelle et
admiré pour sa culture proche et différente. La littérature reprend cette même
esthétique exotique destinée à se propager par la suite dans toute l’Europe. La
« littérature maurophile », comme la désigne Georges Cirot dans les articles où il
analyse sa naissance et son développement, s’enracine dans une littérature de
1
Cet article reprend et développe des remarques publiées dans un travail précédent : « Le suspiro del
moro, vestige d’un “adieu aux vestiges” ? », in Anne DUPRAT et Émilie PICHEROT, dir., Récits
d’Orient dans les littératures d’Europe, Paris, PUPS, 2009, p. 23-32.
2
Nous les appelons « musulmans » en rapport avec leur pratique religieuse ; pour ce qui est de leur
statut, si très rapidement les musulmans de Grenade obtiennent d’abord le statut des Mudéjars déjà
bien ancré dans les provinces passées plus anciennement de l’islam au christianisme (comme en
Aragon par exemple), ils deviendront, dès les premières années du XVIe siècle, des « Morisques »,
c’est-à-dire, officiellement, des chrétiens.
3
Suivant la note précédente, on comprend qu’il n’y a plus de « musulman » dans le Royaume dès le
début du XVIe siècle, pourtant, des témoignages et des écrits (notamment les manuscrits dits
aljamiados) témoignent d’une pratique clandestine de l’islam jusqu’à l’expulsion de 1609. Pour
mieux comprendre le processus de conversion des musulmans d’Espagne, on peut se reporter au
travail d’Isabelle POUTRIN, Convertir les musulmans, Paris, Presses universitaires de France, 2012.
frontière qui décrit les guerres de Grenade4. Le Moro, ou musulman d’Espagne, est
un personnage progressivement stéréotypé dans les romances du XVIe siècle
espagnol, il obéit à des caractéristiques récurrentes qui sont, par la suite, reprises
par les autres littératures européennes, notamment française5. Si Georges Cirot
parle de « maurophilie littéraire », c’est que certains poèmes de ce corpus sont
composés à partir d’un point de vue musulman6. Depuis le roman de Pérez de Hita
au moins, se pose la question d’une origine arabe de ce corpus et l’idée de cette
origine arabe supposée des romances de frontera a soulevé de nombreux débats, sans
que l’on puisse jamais mettre la main sur les textes arabes en question. Un certain
nombre de motifs apparaissent comme des marqueurs immédiatement identifiables
d’arabité par les auteurs du XVIe siècle qui les reprennent à l’envi : les pleurs du
musulman, qui sont rattachés à sa défaite et à sa sincérité, font partie de cette
panoplie littéraire qui permet d’identifier immédiatement le personnage. Le Maure
de Grenade n’est pas le seul à pleurer dans la littérature espagnole du Siècle d’Or.
L’article de Klara Csuros, complété, pour les siècles suivants, par l’ouvrage d’Anne
Vincent-Buffault, montre à quel point le débordement lacrymal irrigue la littérature
chrétienne. Klara Csuros cite ainsi, dès le début de son étude, les œuvres de
Góngora, auteur bien connu de romances moriscos dans sa jeunesse. Elle rattache
sans surprise ces pleurs à des questions chrétiennes post-tridentines, ce qui lui
permet de montrer la large diffusion de ce motif dans toute l’Europe chrétienne
4
Voir Georges CIROT, « La maurophilie littéraire en Espagne au XVIe siècle », Bulletin hispanique,
XL, 1938, p. 50-157, 281-296, 433-447 ; XLI, 1939, p. 65-85, 345-351 ; XLII, 1940, p. 213-227 ; XLIII,
1941, p. 265-289 ; XLIV, 1942, p. 96-102 ; XLVI, 1944, p. 5-25.
5
Pour une étude de ce personnage dans les littératures d’Europe, on peut se reporter aux travaux de
María Soledad CARRASCO URGOITI, notamment El Moro de Granada en la literatura, del siglo XV al
XX, Madrid, Revista de Occidente, 1956, ou aux travaux d’Augustin REDONDO, par exemple son
article « Moros y moriscos en la literatura española de los años 1550-1580 », in Irene ANDRÉS-
SUÁREZ, dir., Las dos grandes minorías étnico-religiosas en la literatura española del Siglo de Oro: los
judeoconversos y los moriscos: actas del Grand séminaire de Neuchâtel, Neuchâtel, 26 a 27 de mayo de 1994,
Paris, Les Belles Lettres, 1995.
6
Cette théorie sur l’origine arabe des romances fronterizos est développée pour la première fois par
Ginés Pérez de Hita qui s’appuie pour le démontrer sur le point de vue adopté par ces poèmes.
Ginés PÉREZ DE HITA, Historia de los Vandos de los Zegries y Abencerrages Cavalleros Moros de
Granada, de las civiles guerras que hemos en ella y batallas particulares que huvo en la Vega entre Moros y
Cristianos, hasta que el Rey don Fernando Quinto la gaño, Saragosse, 1595. Cette édition a été reprise
par Paula BLANCHARD-DEMOUGE, Madrid, E. Bailly-Baillière, 1913, et plus récemment par
Shasta M. BRYANT, Newark, Delaware, Juan de la Cuesta – Hispanic Monographs, 1982.
autour des figures de Madeleine ou de Pierre7. Mon article propose une autre
source possible du motif, même s’il est évident que les influences chrétiennes sont
vivaces dans les littératures des crypto-musulmans d’Espagne du XVIe siècle8. Sans
qu’il soit possible d’affirmer de manière définitive « l’origine arabe » du personnage
pleurant, on peut rappeler d’abord qu’il rappelle un élément récurrent de la
littérature arabe la plus classique. Nous verrons ensuite que le motif circule, sans
doute influencé par d’autres textes, et devient constitutif du personnage : le Maure
d’Espagne, raffiné, sensible, musicien et noble, pleure sans retenue.
7
Klara CSUROS, « Les larmes du repentir, un topos de la poésie catholique du XVIIe siècle », Revue
XVIIe siècle, 151, avril-juin 1986 et Anne VINCENT-BUFFAULT, Histoire des larmes XVIIIe-XIXe siècle,
Paris, Rivages, 1986, même si la période envisagée par cette deuxième étude est postérieure à ce que
l’on propose d’étudier ici.
8
J’ai pu montrer l’importance de ces références multiples dans mes études du corpus dit aljamiado ;
voir par exemple mon travail sur le manuscrit 27 de la Biblioteca de la Junta in Catherine
GAULLIER BOUGASSAS, dir., La création d’un mythe d’Alexandre le Grand dans les littératures
européennes (XIe siècle - début XVIe siècle), Turnhout, Brepols, 2014.
9
Comme en témoigne par exemple l’ouvrage de Luis del MÁRMOL CARVAJAL, Primera parte de la
Descripciòn general de Affrica, Granada, en casa de R. Rabut, 1573, ouvrage traduit en français en
1667, L’Afrique de Marmol, traduction de Nicolas Perrot, sieur d’Ablancourt, Paris, chez Thomas
Jolly, en la petite salle du Palais, à la Palme, & aux Armes de Hollande, 1667.
10
María Soledad CARRASCO URGOITI, El Moro retador y el moro amigo: estudio sobre fiestas y
comedias de Moros y Cristianos, Grenade, Universidad de Granada, 1996. Elle analyse de plus, dans
son ouvrage sur Pérez de Hita, ses relations avec les Morisques. L’auteur des Guerras civiles de
Granada fut en effet aussi soldat lors de la répression des guerres dites des Alpujarras contre les
Morisques (1570), ce qu’il relate dans la deuxième partie, beaucoup moins connue, des Guerras civiles
de Granada. Bon connaisseur de cette communauté, son expérience témoigne, comme le montre
l’analyse, des contacts entre les communautés. Sur ce sujet, on peut lire l’ouvrage de María Soledad
CARRASCO URGOITI, Los moriscos y Ginés Pérez de Hita, Barcelone, Bellaterra, 2006.
11
On peut citer Augustin Redondo sur le sujet : « Durante siglos, ha existido efectivamente entre
moros y cristianos una amplia zona común de separación, y de unión al mismo tiempo, conocida
bajo el nombre de frontera », art. cit., p. 51.
fixent les romances de frontera, les chrétiens sont suffisamment en contact avec les
crypto-musulmans pour que la question de la vraisemblance des personnages
arabophones dans ce corpus fasse l’objet d’une recherche plus approfondie que
celle qui se fonderait sur un fantasme collectif. Si un personnage arabophone
apparaît dans un poème, et plus encore, si le poème lui-même doit être ressenti
comme émanant de cette autre culture, il faut que l’univers de référence évoqué par
le poème soit en adéquation vraisemblable avec ce que la société qui goûte ce
poème connaît de l’Autre. Le phénomène est d’autant plus remarquable que les
Moros des premiers romances ne sont pas caricaturaux, comme le seront plus tard
ceux de la littérature maurophile qui reprennent les stéréotypes mis en place
antérieurement. Le romance, qui met en scène le célèbre épisode du « Soupir du
Maure » ou Suspiro del Moro, montre admirablement les enjeux de cette
représentation.
Dans ce romance on ne trouve aucun personnage chrétien ; le poème est
entièrement composé du point de vue du Maure.
En l’an quatre cent / quatre-vingt-douze,
le Petit Roi de Grenade / perdit le royaume qu’il avait.
Il sortit de la ville / un lundi à midi,
entouré de chevaliers / la fleur de la chevalerie maure.
Il avait avec lui sa mère / qui lui tenait compagnie.
C’est par le Genil, en bas / que le Petit roi sortit,
il mouilla ses étriers / étriers de grande valeur.
Pour mieux faire voir la douleur / qu’il avait au cœur,
c’est vers l’aride Alpujarra / qu’il dirigeait sa route.
Depuis une hauteur / Grenade lui apparut.
Il se tourna pour voir Grenade / et il parla ainsi :
« Oh ! Grenade la fameuse / mon réconfort et ma joie !
Ô mon Albaycín, le haut quartier / et ma riche Alcayzería !
Ô Alhambra et Alijares, ma demeure / et la précieuse mosquée !
Mes bains, mes jardins, mes fleuves / où j’aimais à me reposer !
Qui vous a éloignés de moi / vous que je ne verrai plus ?
12
[Traduction de l’auteure de] «El año de cuatrocientos que noventa y dos corría, / el rey Chico de granada
perdió el reino que tenía. / Salióse de la ciudad un lunes a medio día, / cercado de caballeros la flor de la
morería. / Su madre lleva consigo que le tiene compañía. / Por ese Genil abajo que el rey Chico se salía, / los
estribos se han mojado que eran de gran valía. / Por mostrar más su dolor que en le corazón tenía, / y aquesta
áspera Alpujarrara su jornada y vía ; / desde una cuesta muy alta Granada se parecía; / volvió a mirar a
Granada, desta manera decía: / “¡Oh Granada la famosa, mi consuelo y alegría ! / ¡oh mi alto Albayzín y mi
rica Alcayzería ! / ¡oh mi Alhambra y Alijares y mezquita de valía ! / ¡mis baños, huertas y ríos, donde holgar
me solía ! / ¿quién os ha de mí apartado que jamás yo os vería ? / Ahora te estoy mirando desde lejos, ciudad
mía ; / mas presto no te veré pues ya de ti me partía. / Oh rueda de la fortuna, loco es quien en ti fía / que ayer
era rey famoso y hoy no tengo cosa mía !” / Siempre el triste corazón lloraba su cobardía, / y estas palabras
diciendo de desmayo se caía. / Iba su madre delante con otra caballería / viendo la gente parada la reina se
detenía, / y la causa preguntaba porque ella no lo sabía. / Respondióle un moro viejo conhonesta cortesía : /
“Tu hijo mira a Granada y la pena le afligía.” / Respondido había la madre desta manera decía : / “Bien es
que como mujer llore con grande agonía / él que como caballero su estado no defendía» Pedro CORREA,
Los romances fronterizos, Grenade, Universidad de Granada, 1999, p. 422.
comme en témoigne l’étude des poèmes du Diwan d’Al Qaysî al Bastîdont dont les
pièces les plus tardives relatent des événements des années 148013.
On aimerait ainsi faire de ce romance un poème quasi-documentaire ou du moins
émanant, malgré sa langue, de la communauté morisque. L’attention portée, dans
ce court poème, aux éléments arabo-musulmans est en effet redoublée par une
anecdote qui semble confirmer l’origine arabo-musulmane de la thématique du
Suspiro. Le sujet du poème circulait dans la Grenade du début du XVIe siècle,
comme l’atteste une lettre d’Antonio de Guevara14, où il fait allusion à sa rencontre
avec un vieux Moro ayant vécu la chute de la ville ; le vieillard lui raconte, dans un
espagnol approximatif, comment le roi Boabdil se serait tourné vers l’Alhambra,
pleurant sur son destin et sur la perte de son royaume, avant que sa mère ne lui
reproche d’agir comme une femme et de n’avoir pas su protéger Grenade.
Les termes choisis sont très proches de ceux du romance. Antonio de Guevara
présente simplement l’anecdote comme quelque chose d’« amusant », montrant
ainsi que le romance, pourtant devenu si célèbre par la suite, n’était pas connu à
l’époque. De plus Antonio de Guevara, qui visiblement s’amuse à ce récit, crible
son texte d’approximations phonétiques et de défauts de langue typiques des
musulmans de Grenade : l’objet de son déplacement dans la ville est en effet non
seulement de vérifier que les processus de christianisation se déroulent
correctement mais aussi que l’apprentissage du castillan se développe.
La restitution de la langue déformée des Morisques, procédé comique utilisé
dans de nombreuses comedias, est ici le témoin d’un processus d’acculturation en
marche ; dans la lettre, le musulman est ridicule parce que son roi est misérable
mais aussi parce que sa langue est déformée. Antonio de Guevara cite cette
anecdote dans l’intention évidente de dresser un tableau méprisant de la
communauté musulmane de Grenade. Or, vraisemblablement à son insu, il cite en
fait un des passages les plus célèbres de la littérature arabe classique :
13 ʿAbd al-Karīm al-Qaysī al-Andalusī ; taḥqīq Ğumat Šayat, Muḥammad al-Hādī al-Ṭarābulusī, Dīwān/
??�����, ﻋﺒﺪ ﺍاﻟﻜﺮﻳﯾﻢ ﺍاﻟﻘﻴﯿﺴﻲ ﺍاﻷﻧﺪﻟﺴﻲ ; ﺗﺤﻘﻴﯿﻖ ﺟﻤﻌﺔ ﺷﻴﯿﺨﺔ ﻭوﻣﺤ ّﻤﺪ ﺍاﻟﻬﮭﺎﺩدﻱي ﺍاﻟﻄﺮﺍاﺑﻠﺴﻲ, Qarṭāj : Bayt al-ḥikmat, 1988.
14
Il était chargé de vérifier l’état d’avancement de la christianisation et de la castillanisation des
Morisques de Grenade.
Esto todo no obstante, todavía os quiero contar una cosa que me contaron
avrá un mes, la qual, si no fuere de reýr será al menos digna de saber.
Viniendo, pues, al caso, avéys, señor, de saber que en toda esta visita
traygo conmigo diez vallesteros, assí para mi guarda, como para que me
enseñen la tierra, y como subiesse a un recuesto, encima del cual se pierde
la vista de Granada y se cobra la del Valdeleclín, díxome un morisco viejo
que yva comigo, estas palabras mal aljamiadas : “Si querer tú, alfaquí,
parar aquí poquito poquito a mí contar a tí cosa a la grande que rey
Chiquito y madre suya fazer aquí.” Como yo oý que me quería contar lo
que al rey Chiquito y a su madre allí avía acontescido, amelo oýr, y
començómelo en esta manera a contar : “[…] Yvan con el rey Chiquito
aquel día la reyna su madre delante, y toda la cavallería de su corte
detrás ; y como llegassen a este lugar a do tú y yo tenemos agora los pies,
bolbió el rey atrás la cara para mirar la ciudad y Alhambra, como a cosa
que no esperava ya más de ver, y mucho menos de recobrar. Acordándose,
pues, el triste rey, y todos los que allí ývamos con él, de la desventura que
nos avía acontescido y del famoso reyno que avíamos perdido, tomámonos
todos a llorar, y aun nuestras barbas todas canas a mesar, pidiendo a la
misericordia, y aun a la muerte que nos quitasse la vida. Como a la madre
del rey, que yva delante, dixessen que el rey y los cavalleros estavan todos
parados, mirando y llorando la Alhambra y ciudad que avían perdido,
dio un palo a la yegua en que yva, y dixo estas palabras: “Justa cosa es
que el rey y los cavalleros lloren como mugeres, pues no pelearon como
caballeros15.
15
Antonio de GUEVARA, Obras completas, III, Epístolas familiares, Alcalá – Madrid, Fundación José
Antonio de Castro, Biblioteca Castro, 2004, lettre II-19, p. 653-654, « Letra para Garcí Sanchez de la
Vega, en la cual le escribe el autor una cosa muy notable que le contó un morisco en Granada ». « Malgré
tout cela, je voudrais encore vous raconter une anecdote qu’ils m’ont racontée il y a un mois, et qui,
si ce n’est pour vous faire rire, me semble au moins digne d’être rapportée. Venons-en donc au fait,
Monsieur, mais avant cela, il faut que vous sachiez que pendant ma visite, j’étais accompagné de dix
arbalétriers, autant pour ma protection personnelle que pour qu’ils me montrent le pays ; alors que
j’étais monté sur un promontoire d’où l’on voyait tout Grenade jusqu’au Valdeleclín, un vieux
Morisque qui était à mes côtés me dit dans ce langage approximatif : “Si toi vouloir, Alfaquí, arrêter
ici, un petit petit, moi te raconter une chose très grande, que le roi Le Tout Petit et sa mère faire
ici.” Comme je compris qu’il voulait me raconter ce qu’il s’était passé dans cet endroit pour le roi
Chico et sa mère je lui demandai de poursuivre, et il me dit : “[…] Ils étaient ce jour-là avec le roi
Chiquito [surnom de Boabdil] et la reine sa mère était devant, alors que toute la cavalerie de sa cour
était derrière ; et au moment où ils arrivèrent à ce lieu, où toi et moi sommes à cet instant, il regarda
vers l’arrière pour voir la ville et le palais de l’Alhambra, comme des objets qu’il ne pourrait plus
voir par la suite, et encore moins posséder. Se souvenant alors de tout ce que nous y avions vécu, du
terrible malheur qui nous était arrivé et du merveilleux royaume que nous avions perdu, le roi affligé
et nous-mêmes nous commençâmes à pleurer, à arracher nos barbes blanches, en demandant pitié à
Allah, et même qu’il accepte de nous faire mourir pour que nous quittions cette lamentable
existence. Alors qu’on informa la mère du Roi (qui était à l’avant de la colonne) que le Roi et ses
chevaliers étaient tous arrêtés, pour regarder et pleurer l’Alhambra et la ville qu’ils avaient perdus,
elle cravacha sa jument et dit ces mots : Il est juste que le Roi et les chevaliers pleurent comme des
femmes, puisqu’ils n’ont pas su se défendre comme des chevaliers.” » La traduction est mienne,
cette lettre est absente de la traduction de Guterry, Les Épistres dorées, moralles et familières de don
Antoine de Guevare, Traduites d’espagnol en françoys par le seigneur de Guterry Lyon, M.
Bonhomme, 1558.
l’adieu aux vestiges du campement, les pleurs du bédouin poète sur les traces
laissées par les tentes dans la dune du désert. Ce passage obligé appelé al-atlal (les
ruines), contient une leçon sur le monde dont les plaisirs et les biens sont fugitifs.
Il appelle avec lui le motif de la roue du destin que l’on ne peut arrêter. Il s’agit là
d’une source différente de ce que le corpus chrétien utilise et si elle la rencontre en
partie (l’idée des pleurs comme témoignage de l’impuissance du personnage n’est
pas spécifiquement arabo-musulmane bien sûr), elle s’intègre dans une histoire
poétique savante et donne au poème une saveur nouvelle. Le rapprochement avec
le romance du Suspiro s’impose jusque dans l’attitude des personnages décrits dans
le poème castillan. On peut ainsi citer la grande ode d’Imrû’ al- Qaîs reconnue
comme étant la première qasîda, celle qui impose le schéma canonique du poème
classique. Les premiers vers de l’ode sont connus de tous les arabophones en tant
qu’exemple même de la langue la plus pure et constituent donc un fonds de culture
poétique commune, quasiment identitaire bien au-delà des minorités lettrées :
ﻗﻔﺎ ﻨﺑﻙك ﻤﻥن ﺬﻜﺮﻯى ﺤﺒﻴﯿﺐ ﻮﻤﻨﺯزﻝل * ﺒﺴﻘﻂ ﺍاﻠﻠﻮﻯى ﺒﻴﯿﻦ ﺍاﻠﺪﺨﻮﻝل ﻓﺤﻮﻤﻝل
ﻓﺗﻮﻀﺢ ﻓﺎﻠﻤﻘﺮﺍاﺓة ﻠﻢ ﻴﯿﻌﻑف ﺮﺴﻤﻬﮭﺎ * ﻠﻤﺎ ﻨﺴﺠﺗﻬﮭﺎ ﻤﻦ ﺠﻨﻭوﺐ ﻭوﺷﻤﺄﻞ
ﻨﺮﻯى ﺒﻌﺮ ﺍاﻷﺮﺁآﻡم ﻔﻲ ﻋﺮﺻﺎﺗﻬﮭﺎ * ﻮﻘﻴﯿﻌﺎﻨﻬﮭﺎ ﻜﺄﻨﻪﮫ ﺤﺐ ﻔﻠﻔﻞ
ﻜﺄﻨﻲ ﻏﺪﺍاﺓة ﺍاﻠﺒﻴﯿﻦ ﻴﯿﻮﻢ ﺘﺤﻤﻠﻮﺍا * ﻠﺪﻯى ﺴﻤﺮﺍاﺖ ﺍاﻠﺤﻲ ﻨﺎﻘﻒ ﺤﻨﻈﻞ
ﻮﻘﻮﻔﺎ ﺑﻬﮭﺎ ﺼﺤﺑﻲ ﻋﻟﻲ ﻤﻄﻴﯿﻬﮭﻢ * ﻴﯿﻘﻮﻟﻮﻦ ﻻ ﺘﻬﮭﻟﻚ ﺃأﺴﻰ ﻮﺗﺠﻤﻞ
16
ﻮﺇإﻦ ﺸﻔﺎﺌﻲ ﻋﺒﺮﺓة ﻤﻬﮭﺮﺍاﻘﺔ * ﻔﻬﮭﻞ ﻋﻨﺪ ﺮﺴﻢ ﺪﺍاﺭرﺱس ﻤﻥن ﻤﻌﻭوﻞ
16
Dîwân Imrû al-Qaîs wa mulahqâtihi, étude et édition Anwar ‘Alyân Abû Suwaylim et Muhammad
‘Alî al-Shawâbikat, Al-’Ayn, Markaz Zâyid li-l-turât wa-al-târîh, 2000, p. 174 et suivantes. Traduction
de Jacques Berque, Les Dix grandes odes arabes de l’Anté-Islam, Arles, Actes Sud, 1995, p. 17
« Halte, que nous pleurions au rappel
De l’Amie et du site au défaut de la dune
Entre Dakhûl et H’awmal / et Tûd’ih’ et Miqrât
La forme n’en demeure que par le tissage
Des vents du nord et du sud /
On ne voit plus sur ses aires et ses places
Que les crottes de gazelle, serrées comme graines de piment. /
Tel au matin de la séparation, le jour de la levée du campement
Moi, dans les gommiers du clan, triste broyeur de coloquinte /
Mes amis arrêtant sur moi leurs montures me dirent : “Ne meurs
Pas de chagrin, supporte bellement” /
Quand ma seule guérison eût été une larme
Si j’en avais pu verser
Qu’attendre d’une trace évanescente ? »
17
Il serait par exemple maladroit de faire reposer cette intertextualité sur la seule lecture morale du
destin. L’image des changements qu’il impose aux hommes peut être rapprochée aussi bien d’une
esthétique arabe que d’une esthétique latine par exemple qui mettrait en scène le fatum classique.
18
Manuel MILÁ Y FONTANALS, De la poesía heroico-popular castellana, Barcelone, Álvaro
Verdaguer, 1874.
19
Art. cit.
20
« Bref répertoire de notre Sainte loi et sunna », le mot sunna étant le terme arabe qui désigne la
« tradition », ici l’ensemble des lois issues tant du Coran que des hadiths, paroles rapportées du
Prophète. Le titre laisse entendre qu’il s’agit d’une sorte de vademecum de la pratique musulmane à
l’usage des Mudéjars et des Morisques crypto-musulmans qui, par la perte de leurs structures
communautaires, auraient pu oublier les principes de base de leur religion.
21
Leonard Patrick HARVEY, « Un manuscrito aljamiado en la biblioteca de la universidad de
Cambridge », Al-Andalus, XXIII, 1958 Luis Fernando BERNABÉ PONS, « Nueva hipótesis sobre la
personalidad de Baray de Reminŷo », Sharq al Andalus, 12, 1995, p. 299-314.
22
Alvaro GALMES DE FUENTES, « La literatura aljamiado-morisca, una literatura tradicional », in
Les Morisques et leur temps, Table ronde internationale, 4-7 juillet 1981, Montpellier, éd. CNRS, Paris,
1983 : « En cuanto a la actividad poética de los moriscos, ésta se manifiesta fundamentalmente, dado
su carácter tradicional, en dos formas métricas populares, referidas a las dos culturas en las que se
desarrolla la vida de los moriscos, es decir, el zéjel y el romance. » (« Quant à l’activité poétique des
Morisques, elle se manifeste fondamentalement, étant donné son caractère traditionnel, sous deux
formes métriques populaires, qui se réfèrent aux deux cultures dans lesquelles se déroule la vie des
Morisques : le zéjel et le romance. »)
23
Il s’agit bien de deux religieux, donc de deux spécialistes de ce problème ; leur proximité
« professionnelle » semble les rapprocher, en dépit de leur appartenance respective à deux
communautés différentes.
24
L’allusion à la salle de travail ou d’étude faite par Baray est éloquente : c’est une rencontre entre
deux personnages qui se reconnaissent pleinement comme pairs, tous deux lettrés, cultivés et
respectant la religion propre à l’autre dont ils acceptent les différences.
celui du Turc comme j’ai pu le montrer ailleurs25. Dans ce cas, les larmes sont le
signe de la sincérité des deux amis : compassion de l’un à la douleur de l’autre et
réaction émue à cette preuve de compassion. Plus fort qu’un pacte de sang, ce
pacte de larmes est le témoin d’un respect mutuel et d’un engagement définitif de
la part du frère en faveur des musulmans. Cette sincérité dont Baray tient à
témoigner ici est un problème tout à fait central ; la principale accusation portée
contre les Morisques, tout au long du XVIe siècle, est précisément celle de
l’hypocrisie26. Hypocrisie dans les conversions (et le texte de Baray montre assez
bien qu’il est hors de question pour lui de se convertir sincèrement au
catholicisme) ; hypocrisie aussi face à l’Espagne elle-même, puisque le XVIe siècle
voit grandir l’accusation de haute trahison portée contre les musulmans d’Espagne,
coupables de faire appel, dans des lettres désespérées, à l’Empire ottoman et au
Maghreb pour qu’on les aide à reconquérir Grenade27. Plus que toute parole, les
pleurs, qui constituent dans ce contexte particulier la manifestation de la sincérité
par excellence, rejoignant, peut-être, ce que les textes chrétiens font de ce motif,
deviennent ainsi le dernier recours accordé aux musulmans d’Espagne pour effacer
cette accusation d’hypocrisie qui les frappe de façon permanente.
Dans le deuxième tome de Don Quichotte, Cervantès met en scène un Morisque,
Ricote, qui pleure lui aussi dans les bras de Sancho, ému de retrouver son « voisin
et ami » après les souffrances dues à l’exil de 160928. Les pleurs, qui scellent l’amitié
entre les deux hommes, sont une preuve de sincérité face à une accusation sous-
entendue de fausseté. Le passage distingue très clairement le propos et l’habit :
certes, Ricote est déguisé en pèlerin afin de pouvoir passer en Espagne, ce qui est
une forme de tromperie ; mais sous ce déguisement, il fait état d’une véritable
conversion, et son retour en Espagne, motivé d’abord par son amour pour sa patrie,
25
Voir mon livre, Le Lieu, l’histoire, le sang : l’hispanité des musulmans d’Espagne, Paris, Classiques
Garnier, à paraître en 2019.
26
Voir sur cette question l’ouvrage d’Isabelle POUTRIN, Convertir les musulmans, Paris, Presses
Universitaires de France, 2012.
27
Voir par exemple Abdeljelil TEMIMI, « Une lettre des Morisques de Grenade au Sultan Suleimân
al-Kânûnî, en 1541 », Revue d’histoire maghrébine, 3, 1975, p. 100-105.
28
Chapitre LIV et suivant.
est ici la pierre de touche de sa sincérité. Le Morisque qui pleure est un Morisque
sincère.
29
Jules de la MESNARDIERE, La poétique de Jules de la Mesnadière tome premier, Paris, A. De
Sommaville, 1639, p. 123, je souligne.
présente modestement dès son titre comme une simple traduction. La Palme de la
fidélité, ou Récit véritable des amours infortunées et heureuses de la Princesse Orbelinde et
du Prince Clarimant, Mores grenadins, par le Sieur Lancelot. Divisé en cinq livres, Lyon,
M. Chevalier, 1620, une main ayant rajouté à la plume30 la mention « traduit de
l’Espagnol en Français ». De fait, cette seconde manifestation romanesque originale
de la matière de Grenade en France suit pas à pas la nouvelle insérée du roman de
Mateo Alemán31 en changeant uniquement les noms des protagonistes mais en
conservant l’essentiel de l’histoire originale32. L’auteur utilise le topos du manuscrit
retrouvé et traduit, pour mieux donner l’illusion de la nouveauté alors même que la
nouvelle d’Alemán était déjà très connue en France33.
On peut résumer ainsi ce roman : Orbelinde, aussi vertueuse que Daraja, subit le
même terrible sort. Fille du gouverneur de Baza, ville andalouse dont les Rois
catholiques s’emparent après un long siège, elle devient l’otage de Ferdinand et
Isabelle qui la retiennent à la cour autant par calcul politique que parce qu’ils sont
tombés sous le charme de cette délicieuse princesse, parée de toutes les vertus des
héroïnes romanesques du genre. Mais Orbelinde est aimée d’un parent, Clarimant.
Très proches depuis leur enfance, les deux amants étaient promis à un brillant
mariage, voulu par les familles. Tout le roman consiste à relater les différentes
épreuves que doivent subir les deux amants avant de se retrouver. Orbelinde est
bien sûr courtisée par de nombreux chevaliers chrétiens à la cour des Rois
catholiques, mais elle résiste toujours vaillamment à ces multiples et séduisantes
tentations et ne trahit jamais son secret amour. Clarimant, lui, est condamné à
suivre sa maîtresse dans les différents lieux où ses hôtes l’emmènent. Usant de
toutes les ressources romanesques du genre hispano-mauresque mises en place en
30
Sur l’exemplaire numérisé par la Bibliothèque Nationale de France.
31
Il s’agit de la nouvelle intitulée « Ozmín y Daraja » insérée dans Guzman de Alfarache de Mateo
Alemán (Livre I, ch. VIII), De la Vida del picaro Guzman de Alfarache, Milan, impr. por J. Bordon,
1603.
32
Op. cit., dédicace.
33
Dans sa Bibliographie critique de la littérature espagnole en France au XVIIe siècle. Présence et influence,
Genève, Droz, 1999, José Manuel Losada Goya rappelle qu’il existe une pièce d’Alexandre Hardy qui
date vraisemblablement des mêmes années et dont le titre Ozmín cite la nouvelle du Guzmán. Cette
tragi-comédie mettait en scène les amours des deux amants maures ; elle a été perdue. Elle témoigne
du moins de la vogue de l’époque pour la nouvelle insérée qui n’était donc pas lue uniquement dans
le cadre du roman mais qui était connue pour elle-même.
34
Op. cit., p. 270.
35
Nicolas BAUDOT DE JUILLLY, Relation historique et galante de l’invasion de l’Espagne par les
Maures, tirée des plus célèbres auteurs de l’histoire d’Espagne, comme de Don Rodrigue Ximenez Archevêque
de Tolède, des Mémoires de Jean Baptiste Pérez, de ceux de Garcia, de Loüisa, de Rasis, Auteur Maure, & de
Don Diego de Castilla, tome premier, Chez Adrian Moetjens, La Haye, 1699, quatre tomes. Voir mon
édition du texte précédée d’une introduction, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2015.
36
Op. cit., tome 2, p. 175.
âge du prince explique en partie cette attitude dans la première moitié du roman
mais pour mieux justifier encore son personnage, le narrateur fait toujours
référence à un stade premier de l’islam européen, comme s’il s’agissait de le voir
par la suite évoluer d’une autre façon, plus en accord avec ce à quoi la tradition
romanesque a habitué le lectorat français. Le tournoi, étape obligée des jeux de
séduction, voit encore une fois le jeune Maure être l’objet de toutes les attentions
féminines, mais le séducteur passif esquive le commerce des dames et préfère s’en
tenir à un strict entourage masculin.
À la fin du XVIIe siècle, le romancier français reprend donc le cliché qui veut
que la galanterie espagnole soit un héritage principalement musulman. Jusqu’à sa
rencontre forcée avec la princesse Egilone, veuve de Rodrigue, Abdelasis reste ainsi
dans une situation d’entre-deux qui souligne le caractère tout à la fois guerrier et
féminin du jeune prince. Ses esquives récurrentes, sa passivité et son physique
charmant l’exposent à de régulières moqueries de la part des dames espagnoles, la
comtesse en tête, qui aimeraient se charger de son éducation. L’anecdote de
Guevara rapportée plus haut rapprochait déjà les pleurs du musulman d’une
féminité coupable de passivité et trop éloignée du courage viril pour avoir su
défendre sa terre. Dans le dernier tiers du XVIIe français, le Maure de Grenade,
toujours aussi sensible, est jugé de façon beaucoup plus clémente par les
romanciers, souvent proches des milieux protestants, qui se servent du modèle
grenadin pour promouvoir une mixité religieuse pacifique, voire bénéfique, dans le
cas de Baudot de Juilly. Victimes de l’histoire, les Maures de Grenade sont
légitimement attristés et leurs larmes témoignent moins d’un manque de courage
que d’une sensibilité valorisée par les romans.
Le personnage grenadin, progressivement stéréotypé par une série de
caractéristiques récurrentes, est un personnage hybride. En partie issu de la
tradition arabe des grandes odes bédouines dans laquelle même les plus grands
guerriers pleurent d’impuissance et de désespoir en début de poème, le motif se
greffe vraisemblablement aussi sur les textes de saint Augustin qui font des pleurs
la marque extérieure de la sincérité. Il est pourtant intéressant de voir de quelle
manière les musulmans d’Espagne ont pu contribuer à l’élaboration de cette
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Pour la traduction française, voir l’anthologie La Terre nous est étroite et autres poèmes, trad. Elias
Sanbar, Paris, Poésie Gallimard, 2000, p. 284 et suivantes.