La Révolution Trahie (1936), Leon Trotsky
La Révolution Trahie (1936), Leon Trotsky
La Révolution Trahie (1936), Leon Trotsky
Objet de ce travail
Le monde bourgeois a commencé par feindre de ne pas remarquer les succès économiques du régime des soviets, qui
sont la preuve expérimentale de la viabilité des méthodes socialistes. Devant l'allure, sans précédent dans l'histoire, du
développement industriel, les savants économistes au service du capital tentent encore souvent de garder un silence profond ou se
bornent à invoquer "l'exploitation excessive" des paysans. Ils laissent ainsi échapper une excellente occasion de nous expliquer
pourquoi, par exemple, l'exploitation sans frein des paysans en Chine, au Japon, en Inde, n'a jamais entraîné un développement
industriel accéléré tant soit peu analogue à celui de l'U.R.S.S.
Les faits accomplissent cependant leur œuvre. La librairie des pays civilisés est envahie par les ouvrages consacrés à
l'U.R.S.S. Rien d'étonnant à cela: de tels phénomènes ne se produisent pas souvent. La littérature dictée par une haine aveugle
tient dans cette production une place de moins en moins importante; au contraire, une très grande partie des œuvres récentes se
colore de plus en plus de sympathie sinon d'admiration. On ne peut que se féliciter de l'abondance des ouvrages pro-soviétiques
comme d'un indice de l'amélioration de la réputation de l'Etat-parvenu. Il est d'ailleurs infiniment plus louable d'idéaliser l'U.R.S.S.
que d'idéaliser l'Italie fasciste. Mais c'est en vain que le lecteur chercherait dans les pages de tous ces livres une appréciation
scientifique de ce qui se passe en réalité au pays de la révolution d'Octobre.
Les œuvres des "amis de l'U.R.S.S" se classent en trois grandes catégories. Le journalisme des dilettantes, le genre
descriptif, le reportage "de gauche" — plus ou moins — fournissent le plus grand nombre de livres et d'articles. A côté se rangent,
quoique avec de plus hautes prétentions, les couvres du "communisme" humanitaire, lyrique et pacifiste. La troisième place est
occupée par les schématisations économiques, dans l'esprit vieil-allemand du socialisme universitaire. Louis Fisher et Duranty sont
suffisamment connus comme les représentants du premier type d'auteurs. Feu Barbusse et Romain Rolland représentent le mieux
la catégorie des "amis humanitaires": ce n'est certes pas sans raison qu'avant de venir à Staline l'un écrivit une Vie de Jésus et
l'autre une biographie de Gandhi. Enfin, le socialisme conservateur et pédant a trouvé dans l'infatigable couple fabien des Webb
ses représentants les plus autorisés.
Ce qui réunit ces trois catégories si différentes, c'est la vénération du fait accompli et le penchant pour les généralisations
rassurantes. Tous ces auteurs n'ont pas la force de s'insurger contre leur propre capitalisme. Ils sont d'autant plus disposés à
s'appuyer sur une révolution étrangère, du reste apaisée. Avant la révolution d'Octobre et de nombreuses années après, aucun de
ces hommes, aucun de leurs pères spirituels ne se demandait sérieusement par quels chemins le socialisme pourrait bien venir en
ce monde. Il leur est d'autant plus facile de reconnaître le socialisme dans ce qui se passe en U.R.S.S.; ce qui leur confère une
apparence d'hommes de progrès allant avec leur époque, et aussi une certaine fermeté morale, sans les engager à rien. Leur
littérature contemplative et optimiste, nullement destructive, qui ne voit de désagréments que dans le passé, exerce sur les nerfs
du lecteur une influence rassérénante qui lui assure un bon accueil. Ainsi se forme insensiblement une école internationale que l'on
peut appeler celle du "bolchevisme à l'usage de la bourgeoisie éclairée" ou, dans un sens plus étroit, celle du "socialisme pour
touristes radicaux".
Nous ne songeons pas à polémiquer avec les productions de ce genre, car elles ne fournissent pas d'occasions sérieuses
à la polémique. Les questions finissent pour elles où, en réalité, elles commencent. L'objet de la présente étude est de donner une
juste appréciation de ce qui est pour mieux comprendre ce qui se fait. Nous ne nous attarderons sur la journée écoulée que dans la
mesure ou cela nous aidera à mieux prévoir la journée de demain. Notre exposé sera critique. Quiconque s'incline devant le fait
accompli n'est guère capable de préparer l'avenir.
Le développement économique et culturel de l'U.R.S.S. a déjà passé par plusieurs phases, sans atteindre encore — loin
de là — à l'équilibre interne. Si l'on considère que l'objet du socialisme est de créer une société sans classes, fondée sur la
solidarité et la satisfaction harmonieuse de tous les besoins, il n'y a pas encore, en ce sens fondamental, le moindre socialisme en
U.R.S.S. Il est vrai que les contradictions de la société soviétique diffèrent profondément, par leur nature, de celles du capitalisme;
elles n'en sont pas moins très âpres. Elles s'expriment par l'inégalité matérielle et culturelle, par la répression, par la formation de
groupements politiques, par la lutte des fractions du parti. Le régime policier assourdit et déforme la lutte politique, sans l'éliminer.
Les idées mises à l'index exercent à chaque pas leur influence sur la politique du gouvernement, qu'elles fécondent ou contrarient.
Dans ces conditions, l'analyse du développement de l'U.R.S.S. ne peut être séparée un seul instant des idées et des mots d'ordre
sous lesquels se déroule dans le pays une lutte politique étouffée mais passionnée. L'histoire se mêle ici à la politique vivante.
Les philistins bien-pensants "de gauche" aiment à répéter que la plus grande circonspection est de mise dans la critique de
l'U.R.S.S., afin de ne point nuire à l'édification du socialisme. Quant à nous, nous ne pensons pas que l'Etat soviétique soit si
fragile. Ses ennemis sont beaucoup mieux informés à son sujet que ses amis véritables, les ouvriers de tous les pays. Les états-
majors des Etats impérialistes tiennent un compte précis de l'actif et du passif de l'U.R.S.S., et ce n'est pas seulement d'après les
rapports publiés. Les ennemis peuvent, par malheur, mettre à profit les faiblesses de l'Etat ouvrier, mais ils ne sauraient en aucun
cas tirer parti de la critique des tendances de cet Etat qu'ils considèrent eux-mêmes comme positives. L'hostilité de la plupart des
"amis" officiels de l'U.R.S.S. envers la critique dissimule en réalité l'anxieuse fragilité de leurs propres sympathies bien plus que la
fragilité de l'U.R.S.S. elle-même. Ecartons donc calmement ces avertissements et ces craintes. Les faits décident et non plus les
illusions. Nous voulons montrer un visage et non un masque.
L. T., 4 août 1936.
Post-scriptum: Ce livre était terminé et venait d'être envoyé aux éditeurs au moment où fut annoncé le procès des
"terroristes" de Moscou, qui n'a donc pas pu y être commenté. Il n'en est que plus important de souligner que ce travail explique
par avance le procès des "terroristes" et fait ressortir sa mystique comme une mystification.
Septembre 1936.
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L'ACQUIS
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héroïque sur lequel les aiguilleuses récompensées font leurs rapports au Kremlin devant les plus hauts représentants du pouvoir.
Malgré l'acquis des dernières années, les transports maritimes sont très en retard sur les chemins de fer. On retrouve
périodiquement dans les journaux des entrefilets sur le "travail déplorable des transports maritimes", la qualité
"invraisemblablement basse des réparations dans la flotte", etc.
Dans les branches de l'industrie légère, la situation est moins favorable encore que dans l'industrie lourde. On peut
formuler ainsi, pour l'industrie soviétique, une loi assez particulière: les produits sont en règle générale d'autant plus mauvais qu'ils
sont plus près du consommateur. Dans l'industrie textile, à en croire la Pravda, "le pourcentage des malfaçons est déshonorant,
l'assortiment faible, les basses qualités prévalent". Les plaintes concernant la mauvaise qualité des articles de première nécessité
se font jour périodiquement dans la presse soviétique: "la ferblanterie est gauchement travaillée"; "les meubles sont laids, mal
cloués, bâcles", "on ne peut pas trouver de boutons passables"; "les établissements de l'alimentation publique travaillent d'une
façon absolument regrettable", etc.
Caractériser les succès de l'industrialisation par de seuls indices quantitatifs c'est à peu près vouloir définir l'anatomie d'un
homme par sa seule taille, sans indiquer le tour de poitrine. Une plus juste estimation de la dynamique de l'économie soviétique
exige d'ailleurs, en même temps que le correctif concernant la qualité, que l'on se souvienne toujours du fait que les prompts
succès acquis dans un domaine s'accompagnent de retards dans d'autres. La création de vastes usines automobiles se paie de
l'insuffisance et de l'abandon du réseau routier. "L'abandon de nos routes est extraordinaire, constatent les Izvestia, on ne peut pas
faire plus de dix kilomètres à l'heure sur la chaussée si importante Moscou-Iaroslav." Le président de la commission du plan affirme
que le pays conserve encore les traditions des "siècles sans routes".
L'économie municipale est dans un état analogue. De nouvelles cités industrielles se créent en peu de temps, tandis que
des dizaines d'anciennes tombent dans l'abandon le plus complet. Les capitales et les villes industrielles croissent et embellissent,
on voit s'élever ça et là des théâtres et des clubs coûteux, mais la crise du logement est intolérable, les habitations sont
habituellement tout à fait négligées. "Nous construisons mal et cher, l'ensemble des logements s'use et ne s'entretient pas, nous
faisons peu de réparations et mal." (Izvestia.)
Ces disproportions sont communes à toute l'économie. Elles sont dans une certaine mesure inévitables, puisqu'il a bien
fallu et qu'il faut encore commencer par les secteurs les plus importants. Il n'en reste pas moins vrai que l'état arriéré de certains
secteurs diminue de beaucoup l'efficacité du travail de certains autres. Si l'on se représente une économie dirigée idéale, assurant
non la plus vive allure de développement de certaines branches, mais les meilleurs résultats pour l'économie entière, le coefficient
statistique de croissance y sera moindre dans la première période, mais l'économie tout entière et le consommateur y gagneront.
Par la suite, la dynamique générale de l'économie y gagnera aussi.
Dans la statistique officielle, la production et la réparation des automobiles s'additionnent pour former un total de production
industrielle; du point de vue de l'efficacité économique, mieux vaudrait ici procéder par soustraction que par addition. Cette
observation concerne aussi d'autres industries. C'est pourquoi toutes les évaluations globales en roubles n'ont qu'une valeur
relative: on ne sait pas ce qu'est le rouble et on ne sait pas toujours ce qui se cache derrière lui, de la fabrication ou du bris
prématuré d'une machine. Si, évaluée en roubles "stables", la production globale de l'industrie lourde a sextuplé par rapport à ce
qu'elle était avant-guerre, l'extraction du pétrole et de la houille, comme la production de la fonte exprimée en tonnes, n'ont été
multipliées que par trois ou trois et demi. La cause principale de cette discordance, c'est que l'industrie soviétique a créé de
nouvelles branches, inconnues de la Russie des tsars. Mais il faut rechercher une cause complémentaire de la manipulation
tendancieuse des statistiques. On sait que toute bureaucratie éprouve le besoin organique de farder la réalité.
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tonnes; aux Etats-Unis à près de 3 tonnes (contre o,4 en 1913); en Allemagne à près de 2 tonnes. Acier: U.R.S.S., près de 67
kilogrammes par tête d'habitant; Etats-Unis, près de 250. Les proportions sont analogues pour la fonte et les aciers lamines.
Energie électrique, 153 kilowatts-heure par tête d'habitant en U.R.S.S., en 1935; en Grande-Bretagne, 443 (1934), en France, 363,
en Allemagne, 472. En règle générale, les mêmes indices sont plus bas encore dans l'industrie légère. Il a été fabriqué en 1935
moins de cinquante centimètres de tissus de laine par habitant, huit à dix fois moins qu'aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne. Le
drap n'est accessible qu'aux citoyens soviétiques privilégiés. Les masses doivent se contenter des indiennes, fabriquées à raison
de seize mètres par habitant et employées comme par le passé même pour les vêtements d'hiver. La cordonnerie fournit
actuellement en U.R.S.S. 0,5 paire de chaussures par an et par habitant; en Allemagne plus d'une paire, en France, 1,5 paire, aux
Etats-Unis près de trois paires, et nous négligeons l'indice de qualité, qui aggraverait la différence. On peut admettre à coup sûr
que le pourcentage des personnes possédant plusieurs paires de chaussures est sensiblement plus élevé dans les pays
capitalistes qu'en U.R.S.S.; par malheur, l'U.R.S.S. occupe encore l'une des premières places quant au pourcentage des va-nu-
pieds.
Les proportions sont les mêmes, et partiellement plus désavantageuses, en ce qui concerne les produits alimentaires, en
dépit des succès incontestables obtenus dans les dernières années: les conserves, le saucisson, le fromage, pour ne point parler
des biscuits et des bonbons, restent pour le moment tout à fait inaccessibles à la grande majorité de la population. La situation est
même mauvaise quant aux produits lactés. En France et aux Etats-Unis, il y a, ou peu s'en faut, une vache pour cinq habitants, en
Allemagne une pour six, en U.R.S.S. une pour huit; et deux vaches soviétiques comptent en somme pour une sous le rapport de la
production du lait. Ce n'est que pour la production des céréales, du seigle surtout, et aussi de la pomme de terre, que l'U.R.S.S., si
l'on envisage le rendement par tête d'habitant, dépasse sensiblement la plupart des pays d'Europe et les Etats-Unis. Mais le pain
de seigle et la pomme de terre, considérés comme principales nourritures de la population, constituent l'indice classique de
l'indigence!
La consommation du papier est un des indices culturels les plus importants. En 1935, il a été fabriqué en U.R.S.S. moins
de 4 kilos de papier par habitant. aux Etats-Unis plus de 34 kilos (contre 48 kilos en 1928), en Allemagne, plus de 47 kilos. Si, aux
Etats-Unis, il y a pour chaque habitant douze crayons par an, il y en a moins de quatre en U.R.S.S., et de si mauvaise qualité que
leur travail utile s'établit à la valeur de un à deux tout au plus. Les journaux se plaignent à tout moment de ce que le manque
d'alphabets, de papier et de crayons paralyse le travail scolaire. Rien d'étonnant à ce que la liquidation de l'analphabétisme,
envisagée pour le dixième anniversaire de la révolution d'Octobre, soit encore loin d'être achevée.
On peut faire la lumière sur cette question en s'inspirant de considérations plus générales. Le revenu national par tête
d'habitant est sensiblement inférieur à celui des pays occidentaux. Et comme les investissements dans la production en absorbent
près de 25 à 30%, c'est-à-dire une fraction incomparablement plus grande que nulle part ailleurs, le fonds de consommation des
masses populaires ne peut manquer d'être de beaucoup inférieur à ce qu'il est dans les pays capitalistes avancés.
Il est vrai qu'il n'y a pas en U.R.S.S. de classes possédantes dont la prodigalité doive être contrebalancée par la sous-
consommation des masses populaires. Le poids de cette remarque est cependant moins grand qu'il ne peut paraître à première
vue. La tare essentielle du système capitaliste n'est pas dans la prodigalité des classes possédantes, si répugnante qu'elle soit en
elle-même, mais dans ce que, pour garantir son droit au gaspillage, la bourgeoisie maintient la propriété privée des moyens de
production et condamne ainsi l'économie à l'anarchie et à la désagrégation. La bourgeoisie détient évidemment le monopole de la
consommation des articles de luxe. Mais les masses laborieuses l'emportent très fortement dans la consommation des articles de
première nécessité. Nous verrons aussi plus loin que, s'il n'y a pas en U.R.S.S. de classes possédantes au sens propre du mot, il y
a une couche dirigeante très privilégiée qui s'approprie la part du lion dans la consommation. Et si l'U.R.S.S. produit moins
d'articles de première nécessité par tête d'habitant que les pays capitalistes avancés, cela signifie que la condition matérielle des
masses y est encore au-dessous du niveau de celle des pays capitalistes.
La responsabilité historique de cet état de choses incombe naturellement au passé lourd et sombre de la Russie et à tout
ce qu'il nous lègue de misère et d'ignorance. Il n'y avait pas d'autre issue vers le progrès que la subversion du capitalisme. Il suffit
pour s'en convaincre de jeter un coup d'œil sur les pays baltes et la Pologne qui furent naguère les parties les plus développées de
l'empire et ne sortent plus du marasme. Le mérite impérissable du régime des soviets est dans sa lutte si âpre et généralement
efficace contre une barbarie séculaire. Mais la juste appréciation des résultats est la première condition de la progression
ultérieure.
Le régime soviétique traverse sous nos yeux une phase préparatoire dans laquelle il importe, assimile, emprunte les
conquêtes techniques et culturelles de l'Occident. Les coefficients relatifs de la production et de la consommation attestent que
cette phase préparatoire est loin d'être close; même dans l'hypothèse peu probable d'un marasme complet du capitalisme, cette
phase devrait encore durer toute une période historique. Telle est la première conclusion, d'une extrême importance, à laquelle
nous arrivons et à laquelle nous aurons encore à revenir au cours de cette étude.
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Il s'agit de Trotsky lui-même.
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l'industrie continue à être en retard, les ciseaux s'ouvrant toujours davantage, la rupture entre les villes et les campagnes
deviendra inévitable.
Les paysans distinguaient nettement entre la révolution agraire démocratique accomplie par les bolcheviks et la politique
de ceux-ci tendant à donner une base au socialisme. L'expropriation des domaines privés et de ceux de l'Etat apportait aux ruraux
plus d'un demi-milliard de roubles-or par an. Mais les paysans perdaient cette somme, et bien au-delà, à cause des prix élevés de
l'industrie étatisée. Tant que le bilan des deux révolutions, la démocratique et la socialiste, solidement réunies par le nœud
d'Octobre, se soldait pour les cultivateurs par une perte annuelle de plusieurs centaines de millions de roubles, l'alliance des deux
classes demeurait problématique. Le morcellement de l'agriculture, hérité du passé, augmentait du fait de la révolution d'Octobre;
le nombre des parcelles était passé dans les dix précédentes années de 16 à 25 millions, ce qui accroissait naturellement la
tendance de la plupart des paysans à ne satisfaire que leurs propres besoins. Telle était l'une des causes de la pénurie des
produits de l'agriculture.
Une faible production de marchandises forme inévitablement des exploiteurs. Au fur et à mesure que les campagnes se
remettaient, la différenciation grandissait au sein des masses paysannes: on suivait l'ancienne voie du développement facile. Le
koulak ó le paysan riche ó s'enrichissait plus vite que ne progressait l'agriculture. La politique du gouvernement, dont le mot
d'ordre était: "Face aux campagnes!" favorisait en réalité les koulaks. L'impôt agricole était beaucoup plus lourd pour les paysans
pauvres que pour les cossus, qui en outre écrémaient le crédit de l'Etat. Les excédents de blé, possédés principalement par les
paysans les plus riches, servaient à asservir les pauvres et étaient vendus à des prix spéculatifs à la petite bourgeoisie des villes.
Boukharine, alors théoricien de la fraction dirigeante, jetait aux paysans son fameux slogan: "Enrichissez-vous!" Cela devait
signifier en théorie l'assimilation progressive des koulaks par le socialisme. Cela signifiait dans la pratique l'enrichissement de la
minorité au détriment de l'immense majorité.
Le gouvernement, captif de sa propre politique, était réduit à reculer pas à pas devant la petite bourgeoisie rurale.
L'emploi de la main-d'œuvre salariée dans l'agriculture et la location des terres furent légalisés en 1925. La paysannerie avait
deux pôles: le petit capitaliste et le journalier. L'Etat, démuni de marchandises industrielles, était ainsi éliminé du marché rural. Un
intermédiaire surgissait comme de dessous terre entre le koulak et le petit patron artisan. Les entreprises étatisées devaient elles-
mêmes recourir de plus en plus souvent aux commerçants pour la recherche des matières premières. On sentait partout le flot
montant du capitalisme. Tous ceux qui réfléchissaient étaient aisément convaincus que la transformation des formes de la
propriété, loin de trancher la question du socialisme, ne fait que la poser.
En 1925; tandis que la politique favorisant le koulak bat son plein, Staline se met à préparer la dénationalisation du sol. A
la question qu'il se fait poser par un journaliste soviétique: "Ne serait-il pas indiqué, dans l'intérêt de l'agriculture, d'attribuer pour
dix ans sa parcelle à chaque cultivateur?" ó Staline répond: "Et même pour quarante ans!" Le commissaire du peuple à
l'agriculture de la République de Géorgie, agissant sur l'initiative personnelle de Staline, présenta un projet de loi de
dénationalisation du sol. Le but était de donner au fermier confiance en son propre avenir. Or, dès le printemps 1926, près de 60%
du blé destiné au commerce étaient entre les mains de 6% des cultivateurs! L'Etat manquait de grains pour le commerce extérieur
et même pour les besoins du pays. L'insignifiance des exportations l'obligeait à renoncer à l'importation des articles manufacturés
et à restreindre au minimum celle des matières premières et des machines. Entravant l'industrialisation et nuisant à la grande
majorité des paysans, la politique favorisant le koulak révéla sans équivoque dès 1924-26 ses conséquences politiques: inspirant
à la petite bourgeoisie des villes et des campagnes une confiance extraordinaire, elle l'amenait à s'emparer de nombreux soviets
locaux; elle accroissait la force et l'assurance de la bureaucratie; elle pesait de plus en plus lourdement sur les ouvriers; elle
entraînait la suppression complète de toute démocratie dans le parti et dans la société soviétique. La puissance croissante du
koulak effraya deux membres notables du groupe dirigeant, Zinoviev et Kamenev, qui étaient aussi ó et ce n'est certes pas un
effet du hasard ó présidents des soviets des deux centres prolétariens les plus importants, Leningrad et Moscou. Mais la province
et surtout la bureaucratie soutenaient Staline. La politique d'encouragement du gros fermier remporta la victoire. Zinoviev et
Kamenev, suivis de leurs partisans, se joignirent en 1926, à l'opposition de 1923 (dite "trotskyste").
Il va de soi que la fraction dirigeante ne répudia jamais le "principe" de la collectivisation de l'agriculture. Mais on la
repoussait à des dizaines d'années. Le futur commissaire du peuple à l'agriculture, Yakovlev, écrivait en 1927 que si la
transformation socialiste des campagnes ne peut s'accomplir que par la collectivisation, "ce ne sera naturellement pas en un, deux
ou trois ans et peut-être pas même en une dizaine d'années..." "Les kolkhozes et les communes, écrivait-il plus loin, ne sont et ne
seront certainement longtemps encore que des îlots au milieu des parcelles..." En effet, il n'entrait alors dans les exploitations
collectives que 0,8% des familles de cultivateurs. Dans le parti, la lutte pour la prétendue "ligne générale" s'affirma au grand jour
en 1923 et revêtit à partir de 1926 une forme particulièrement âpre et passionnée. Dans sa vaste plate-forme embrassant tous les
problèmes de l'économie et de la politique, l'opposition écrivait: "Le parti doit condamner sans merci toutes les tendances à la
liquidation ou à l'affaiblissement de la nationalisation du sol qui constitue une des bases de la dictature du prolétariat." L'opposition
remporta sur ce point la victoire: les attentats directs à la nationalisation du sol cessèrent. Mais il ne s'agissait pas uniquement de
la forme de propriété du sol.
"A l'importance grandissante des fermes individuelles dans les campagnes, disait encore la plate-forme de l'opposition, on
opposera la croissance plus rapide des exploitations collectives. Il y a lieu d'assigner chaque année, systématiquement, des
sommes importantes au soutien des paysans pauvres organisés en exploitations collectives." ... "L'action tout entière de la
coopération doit être pénétrée de la nécessité de transformer la petite production en grande production collective". On s'obstinait à
considérer comme utopique pour un avenir rapproché tout large programme de collectivisation. Pendant la préparation du XV°
congrès du parti, destiné à exclure l'opposition, le futur président du Conseil des commissaires du peuple, Molotov, répétait: "On
ne peut pas se laisser choir (!), dans les conditions présentes, au niveau des illusions des paysans pauvres sur la collectivisation
des grandes masses." Le calendrier indiquait la fin de 1927. Et la fraction dirigeante était très loin de concevoir la politique qu'elle
allait faire ensuite dans les campagnes!
Ces mêmes années (1923-28) furent celles de la lutte de la coalition au pouvoir (Staline, Molotov, Rykov, Tomsky,
Boukharine; Zinoviev et Kamenev étaient passés à l'opposition au début de 1926) contre les "superindustrialisateurs" partisans du
plan. L'historien futur s'étonnera de découvrir la malveillante suspicion envers toute initiative économique hardie qui dominait alors
dans la mentalité du gouvernement de l'Etat socialiste. L'allure de l'industrialisation s'accélérait empiriquement, selon des
impulsions extérieures, tous les calculs étaient brutalement remaniés en cours de travail, non sans une augmentation
extraordinaire des frais généraux. Quand l'opposition exigea, à partir de 1923, l'élaboration d'un plan quinquennal, elle fut
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accueillie par des railleries dignes du petit bourgeois qui redoute le "saut dans l'inconnu". En avril 1927, Staline affirme encore en
séance plénière du comité central que commencer la construction de la grande centrale électrique du Dniepr ce serait, pour nous,
ce que serait pour le moujik acheter un gramophone au lieu d'une vache. Cet aphorisme ailé résumait tout un programme. Il n'est
pas superflu de rappeler que toute la presse bourgeoise de l'univers, suivie de la presse socialiste, reprenait avec sympathie les
accusations officielles de romantisme industriel adressées à l'opposition de gauche. Tandis que le parti discutait bruyamment, le
paysan répondait au manque de marchandises industrielles par une grève de plus en plus opiniâtre: il s'abstenait de porter ses
grains au marché et d'augmenter les emblavures. La droite (Rykov, Tomsky, Boukharine), qui donnait alors le ton, exigeait plus de
liberté pour les tendances capitalistes des campagnes: augmenter le prix du blé, dût cette mesure ralentir le développement de
l'industrie. La seule solution, étant donné cette politique, eût été d'importer, en échange des matières premières livrées par les
fermiers à l'exportation, des articles manufacturés. C'eût été, au lieu de faire la soudure entre l'économie paysanne et l'industrie
socialiste, la faire entre le paysan riche et le capitalisme mondial. Ce n'était pas la peine d'avoir fait la révolution d'Octobre.
"L'accélération de l'industrialisation", objectait à la conférence du parti de 1926 le représentant de l'opposition "et plus
particulièrement par une imposition plus forte du koulak, donnera plus de marchandises, ce qui permettra d'abaisser les prix... Les
ouvriers en bénéficieraient ainsi, de même que la plupart des paysans... Nous tourner vers les campagnes ne veut pas dire
tourner le dos à l'industrie, cela veut dire tourner l'industrie vers les campagnes, car les campagnes n'ont nul besoin de contempler
le visage d'un Etat dépourvu d'industrie."
Staline, pour nous répondre, pulvérisait les "plans fantastiques de l'opposition"; l'industrie ne devait pas "prendre trop
d'avance en se détachant de l'agriculture et en négligeant le rythme de l'accumulation dans notre pays". Les décisions du parti
continuaient à répéter les mêmes vérités premières de l'adaptation passive aux besoins des fermiers enrichis. Le XV° congrès du
parti communiste, réuni en décembre 1927, pour infliger une défaite définitive aux "superindustrialisateurs", donna un
avertissement concernant "le danger d'engager trop de capitaux dans la grande édification industrielle". La fraction dirigeante ne
voulait pas encore voir les autres dangers.
L'année économique 1927-28 voyait se clore la période dite de reconstruction, pendant laquelle l'industrie avait surtout
travaillé avec l'outillage d'avant la révolution; et l'agriculture avec son ancien matériel. La progression ultérieure exigeait une vaste
édification industrielle. Il était devenu impossible de gouverner à tâtons, sans plan.
Les possibilités hypothétiques de l'industrialisation socialiste avaient été analysées par l'opposition dès 1923-25. La
conclusion générale à laquelle elle était arrivée était qu'après avoir épuisé les possibilités offertes par l'outillage hérité de la
bourgeoisie, l'industrie soviétique pourrait, grâce à l'accumulation socialiste, avoir un rythme de croissance tout à fait inaccessible
au capitalisme. Les chefs de la fraction dirigeante se moquaient ouvertement des coefficients de 15 à 18%, formulés avec
prudence comme de la musique fantastique d'un avenir inconnu. Et c'est en quoi consistait à ce moment la lutte contre le
"trotskysme".
La première esquisse officielle du plan quinquennal, faite enfin en 1927, le fut dans un esprit dérisoirement mesquin.
L'accroissement de la production industrielle devait varier, en suivant d'année en année une courbe moins montante, entre 9 et
4%. En cinq ans, la consommation individuelle ne devait s'accroître que de 12%! L'invraisemblable timidité de cette conception
ressort avec plus de clarté encore du fait que le budget de l'Etat ne devait embrasser à la fin de la période quinquennale que 16%
du revenu national, alors que le budget de la Russie des tsars, qui ne songeait certes pas à bâtir une société socialiste, absorbait
18% de ce revenu! Il n'est peut-être pas superflu d'ajouter que les auteurs de ce plan, ingénieurs et économistes, furent, quelques
années plus tard, sévèrement condamnés par les tribunaux comme saboteurs obéissant aux directives d'une puissance étrangère.
Les accusés auraient pu, s'ils l'avaient osé, répondre que leur travail, dans l'élaboration du plan, avait été accompli en parfait
accord avec la "ligne générale" du bureau politique dont ils recevaient les instructions.
La lutte des tendances se trouva exprimée dans le langage des chiffres. "Formuler pour le dixième anniversaire de la
révolution d'Octobre un plan aussi mesquin, aussi profondément pessimiste, disait la plate-forme de l'opposition, c'est travailler en
réalité contre le socialisme." Un an plus tard, le bureau politique sanctionna un nouveau projet de plan quinquennal selon lequel
l'accroissement moyen annuel de la production devait être de 9%. Le développement réel manifestait une tendance obstinée à se
rapprocher des coefficients des "superindustrialisateurs". Encore un an plus tard, quand la politique du gouvernement se fut
radicalement modifiée, la commission du plan arrêta un troisième projet, dont la dynamique coïncidait étrangement avec les
pronostics hypothétiques de l'opposition en 1925.
L'histoire véritable de la politique économique de l'U.R.S.S. est tris différente, on le voit, de la légende officielle. Déplorons
que d'honorables auteurs tels que les Webb ne s'en soient pas du tout rendu compte.
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la même raison à étendre largement son influence parmi les ruraux. Les seules mesures de répression seraient manifestement
insuffisantes contre le sabotage des paysans aisés; il fallait changer de politique. Les hésitations prirent du temps.
Rykov, encore chef du gouvernement, n'était pas seul à déclarer en juillet 1928 que "le développement des exploitations
paysannes individuelles" constituait la tâche la plus importante du parti". Staline lui faisait écho: "Il y a des gens, disait-il, qui
pensent que la culture des parcelles individuelles a fait son temps et ne vaut plus d'être encouragée... Ces gens n'ont rien de
commun avec la ligne générale de notre parti." Moins d'un an après, la ligne générale du parti n'avait plus rien de commun avec
ces paroles: l'aube de la collectivisation complète se levait à l'horizon. La nouvelle orientation résulta de mesures aussi
empiriques que la précédente, à la suite d'une lutte sourde au sein du bloc gouvernemental. "Les groupes de la droite et du centre
sont unis par leur hostilité commune à l'opposition dont l'exclusion hâterait infailliblement le conflit entre eux." Cet avertissement
était donné dans la plate-forme de l'opposition. C'est bien ce qui arriva. Les chefs du bloc gouvernemental en voie de
désagrégation ne voulurent cependant à aucun prix reconnaître que cette prédiction de l'opposition s'était vérifiée, comme bien
d'autres. Le 19 octobre 1928, Staline déclarait encore: "II est temps d'en finir avec les racontars sur l'existence d'une droite envers
laquelle le bureau politique de notre comité central se montrerait tolérant." Les deux groupes tâtaient cependant les bureaux du
parti. Le parti étouffé vivait de rumeurs confuses et de conjectures. Quelques mois se passèrent et la presse officielle écrivit avec
son impudence coutumière que le chef du gouvernement, Rykov, "spéculait sur les difficultés du pouvoir des soviets", que le
dirigeant de l'Internationale communiste, Boukharine, s'était révélé "l'agent des influences libérales-bourgeoises"; que Tomsky, le
président du conseil central des syndicats, n'était qu'un misérable trade-unioniste. Tous les trois, Rykov, Boukharine et Tomsky,
appartenaient au bureau politique. Si, dans la lutte antérieure contre l'opposition de gauche, on s'était servi des armes empruntées
à l'arsenal de la droite, Boukharine pouvait maintenant, sans attenter à la vérité, accuser Staline de se servir contre la droite de
fragments de la plate-forme de l'opposition condamnée.
Quoi qu'il en soit, le virage s'accomplit. Le mot d'ordre: "Enrichissez-vous!" et la théorie de l'assimilation indolore du
koulak par le socialisme furent réprouvés, tardivement mais avec une énergie d'autant plus grande. L'industrialisation fut mise à
l'ordre du jour. Le quiétisme content de lui-même fit place à une impétuosité panique. Le mot d'ordre de Lénine, à demi publié,
"rattraper et dépasser" fut complété en ces termes: "dans le plus bref délai". Le plan quinquennal minimaliste, déjà approuvé en
principe par le congrès du parti, fit place à un plan nouveau dont les principaux éléments étaient entièrement empruntés à la plate-
forme de l'opposition de gauche défaite la veille. Le Dnieprostroï, comparé hier à un gramophone, retint toute l'attention.
Dès les premiers succès, une nouvelle directive fut donnée: achever l'exécution du plan quinquennal en quatre ans. Les
empiriques bouleversés en arrivaient à croire que tout leur était désormais possible. L'opportunisme s'était transformé, comme il
arriva maintes fois dans l'histoire, en son contraire, l'esprit d'aventure. Le bureau politique, prêt en 1923-28 à s'accommoder de la
philosophie boukharinienne de "l'allure de tortue", passait aujourd'hui avec aisance de 20% à 30% de croissance annuelle, en
s'efforçant de faire de tout succès momentané une norme et en perdant de vue l'interdépendance des branches de l'économie.
Les vignettes imprimées bouchaient les brèches financières du plan. Au cours de la première période quinquennale, le papier
monnaie en circulation passa de 1,7 milliards de roubles à 5,5 ó pour atteindre au début de la deuxième période 8,4 milliards. La
bureaucratie n'avait pas seulement secoué le contrôle des masses pour lesquelles l'industrialisation à toute allure constituait une
2
charge intolérable, elle s'était aussi émancipée du contrôle automatique du tchervonietz . Le système financier affermi au début de
la Nep fut de nouveau profondément ébranlé.
Mais les plus grands périls, pour le régime comme pour le plan, apparurent du côté des campagnes.
La population apprit avec stupeur, le 15 février 1928, par un éditorial de la Pravda, que les campagnes n'avaient
nullement l'aspect sous lequel les autorités les avaient dépeintes jusqu'à ce moment, mais ressemblaient fort au tableau qu'en
avait tracé l'opposition exclue par le congrès. La presse qui, la veille, niait littéralement l'existence du koulak, le découvrait
aujourd'hui, sur un signal d'en haut, non seulement dans les villages mais encore dans le parti. On apprenait que les cellules du
parti étaient fréquemment dirigées par des paysans riches, propriétaires d'un outillage agricole varié, qui employaient une
abondante main-d'œuvre salariée, cachaient des centaines et même des milliers de pouds de céréales et se montraient en outre
les adversaires irréconciliables de la politique "trotskyste". Les journaux rivalisaient d'informations sensationnelles sur des koulaks,
secrétaires de comités locaux, qui avaient fermé aux paysans pauvres et aux journaliers les portes du parti. Toutes les vieilles
valeurs étaient renversées. Les signes plus et moins avaient été intervertis.
Pour nourrir les villes, il fallait d'urgence prendre aux koulaks le pain quotidien. On ne le pouvait que par la force.
L'expropriation des réserves de céréales, et pas seulement chez le koulak, chez le paysan moyen, fut qualifiée de
"mesure extraordinaire" dans le langage officiel. Cela signifiait qu'on reviendrait demain aux vieilles ornières. Mais les campagnes
ne crurent pas aux bonnes paroles et elles avaient raison. La réquisition forcée du blé ôtait aux cultivateurs aisés toute envie
d'étendre les ensemencements. Le journalier agricole et le cultivateur pauvre se trouvaient sans travail. L'agriculture était une
nouvelle fois dans l'impasse, et avec elle l'Etat. Il fallait à tout prix transformer radicalement la "ligne générale".
Staline et Molotov, continuant à attribuer la première place aux cultures parcellaires, commencèrent à souligner la
nécessité d'élargir rapidement les exploitations agricoles de l'Etat, les sovkhozes, et les exploitations collectives des paysans, les
kolkhozes. Mais comme la grave pénurie de vivres ne permettait pas de renoncer aux expéditions militaires dans les campagnes,
le programme de relèvement des cultures parcellaires se trouva suspendu dans le vide. Il fallut "glisser sur la pente" de la
collectivisation. Les "mesures extraordinaires" provisoires, adoptées pour prendre le blé, donnèrent naissance, sans que l'on s'y
attendît, à un programme de "liquidation des koulaks en tant que classe". Les mandements contradictoires, plus abondants que
les rations de pain, mirent en évidence l'absence de tout programme agraire, non pour cinq ans, mais même pour cinq mois.
D'après le plan élaboré sous l'aiguillon de la crise du ravitaillement, l'agriculture collectivisée devait toucher au bout de la
cinquième année près de 20% des foyers paysans. Ce programme, dont l'aspect grandiose se révèle si l'on tient compte que la
collectivisation avait touché au cours des dix années antérieures moins de 1% des foyers, fut très largement dépassé dès la
première moitié de la période quinquennale.
En novembre 1929, Staline, rompant avec ses propres hésitations, annonce la fin de l'agriculture parcellaire: "Par villages
entiers, par cantons, par arrondissements même, les paysans entrent dans les kolkhozes." Yakolev qui, deux ans avant,
démontrait que les kolkhozes ne seraient pendant de longues années "que des oasis au milieu des parcelles innombrables", reçoit
2
Unité monétaire provisoire établie sur le prix du seigle.
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en qualité de commissaire à l'agriculture la mission de "liquider les paysans riches en tant que classe" et d'implanter la
collectivisation complète "dans le plus bref délai". En 1929, le nombre des foyers entrés dans les kolkhozes passe de 1,7% à
3,9%, il atteint 23,6% en 1930, 52,7% en 1931 et 61,5% en 1932.
Il ne se trouvera vraisemblablement personne pour répéter le galimatias libéral qui veut que la collectivisation ait été tout
entière le fruit de la seule violence. Dans la lutte pour la terre qui leur faisait défaut, les paysans se soulevaient autrefois contre les
seigneurs, et parfois allaient coloniser des contrées vierges; ou bien ils formaient des sectes religieuses où les moujiks
compensaient le manque de terres par le vide des cieux. Depuis l'expropriation des grands domaines et l'extrême morcellement
des parcelles, la réunion de celles-ci en des cultures plus étendues était devenue une question de vie et de mort pour les paysans,
pour l'agriculture, pour la société entière.
Cette considération historique générale ne tranchait pourtant pas la question. Les possibilités réelles de la collectivisation
n'étaient déterminées ni par la situation sans issue des cultivateurs ni par l'énergie administrative du gouvernement; elles l'étaient
avant tout par les ressources productives données, c'est-à-dire par la mesure dans laquelle l'industrie pouvait fournir de l'outillage
à la grande exploitation agricole. Ces données matérielles faisaient défaut. Les kolkhozes furent organisés avec un outillage qui ne
convenait généralement qu'aux parcelles. Dans ces conditions, la collectivisation exagérément accélérée devenait une aventure.
Le gouvernement, surpris par l'ampleur de son virage, ne put pas et ne sut pas préparer si peu que ce fut, politiquement,
sa nouvelle évolution. Comme les paysans, les autorités locales ne savaient pas ce qu'on exigeait d'elles. Les paysans étaient
exaspérés par les rumeurs de "confiscation" du bétail. Ce n'était pas si loin de la vérité, on le vit bientôt. Le dessein prêté naguère
à l'opposition, pour caricaturer ses vues, se réalisait: la bureaucratie "pillait les campagnes". La collectivisation fut tout d'abord
pour le paysan une expropriation complète. On socialisait non seulement les chevaux, les vaches, les moutons, les porcs, mais
jusqu'aux poussins. "On confisquait aux koulaks" ó un témoin oculaire l'a écrit à l'étranger ó "jusqu'aux bottes en feutre ôtées aux
petits enfants." Le résultat de tout ceci fut que les paysans vendirent en masse leur bétail à bas prix ou l'abattirent pour en tirer de
la viande et du cuir.
En janvier 1930, Andreïev, membre du comité central, traçait au congrès de Moscou le tableau suivant de la
collectivisation: d'une part, le puissant mouvement de collectivisation qui a gagné le pays entier "emportera sur son chemin tous
les obstacles"; d'autre part, la vente par les paysans à la veille d'entrer dans le kolkhoze, dans un grossier esprit de lucre, de leur
outillage, du bétail et même des semences "acquiert des proportions nettement menaçantes..." Si contradictoires qu'elles fussent,
ces deux affirmations définissaient avec justesse, de deux points de vue opposés, le caractère épidémique de la collectivisation,
mesure désespérée. "La collectivisation complète, écrivait l'observateur critique que nous avons déjà cité, a plongé l'économie
dans une misère comme on n'en avait pas vu depuis longtemps; c'est comme si une guerre de trois ans avait passé par là."
A vingt-cinq millions de foyers paysans isolés et égoïstes qui, hier encore, étaient les seuls moteurs de l'agriculture ó
faibles comme la rosse du moujik, mais des moteurs tout de même ó, la bureaucratie tenta de substituer d'un seul geste le
commandement de deux cent mille conseils d'administration de kolkhozes, dépourvus de moyens techniques, de connaissances
agronomiques et d'appui parmi les ruraux eux-mêmes. Les conséquences destructrices de cette aventure ne tardèrent pas à se
faire sentir, pour durer des années. La récolte globale de céréales, qui avait atteint en 1930 835 millions de quintaux, tomba dans
les deux années suivantes au-dessous de 700 millions. Cette différence ne paraît pas catastrophique en elle-même; mais elle
représentait exactement la perte de la quantité de blé nécessaire aux villes avant qu'elles ne s'habituent à des rations de famine.
Les cultures techniques étaient encore plus mal en point. A la veille de la collectivisation, la production de sucre avait atteint près
de 109 millions de pouds pour tomber deux ans plus tard, en pleine collectivisation générale, par suite du manque de betteraves, à
48 millions de pouds, soit à moins de la moitié. Mais l'ouragan le plus dévastateur passa sur le cheptel des campagnes. Le
nombre des chevaux tomba de 55%; de 34,6 millions en 1926, à 15,6 millions en 1934; celui des bêtes à cornes tomba de 30,7
millions à 19,5, soit de 40%; les porcs, de 55%, les moutons, de 66%. Les pertes en hommes dues à la faim, au froid, aux suites
des épidémies et de la répression n'ont malheureusement pas été enregistrées avec autant d'exactitude que les pertes en bétail;
mais elles se chiffrent aussi par millions. La responsabilité n'en incombe pas à la collectivisation, mais aux méthodes aveugles,
hasardeuses et violentes avec lesquelles on l'appliqua. La bureaucratie n'avait rien prévu. Le statut même des kolkhozes, qui
tentait de lier l'intérêt individuel du paysan à l'intérêt collectif, ne fut publié qu'après que les campagnes aient été cruellement
ravagées.
La précipitation de cette nouvelle politique résultait de la nécessité d'échapper aux conséquences de celle de 1923-28. La
collectivisation pouvait et devait cependant avoir un rythme plus raisonnable et des formes mieux calculées. Maîtresse du pouvoir
et de l'industrie, la bureaucratie aurait pu régler la collectivisation sans mettre le pays au bord de l'abîme. On pouvait et on devait
adopter un rythme correspondant mieux aux ressources matérielles et morales du pays. "Dans des conditions intérieures et
internationales satisfaisantes, écrivait en 1930 l'organe de l'opposition de gauche à l'étranger, la situation matérielle et technique
de l'agriculture peut être radicalement transformée en quelque dix ou quinze ans et assurer à la collectivisation une base dans la
production. Mais au cours des années qui nous séparent de cette situation, on peut réussir à renverser plusieurs fois le pouvoir
des soviets..."
Cet avertissement n'était pas exagéré: jamais encore le souffle de la mort n'avait flotté si bas sur le territoire de la
révolution d'Octobre que pendant les années de la collectivisation complète. Le mécontentement, l'insécurité, la répression
déchiraient le pays. Un système monétaire désorganisé; la superposition des prix maximum fixés par l'Etat, des prix
"conventionnels" et des prix du marché libre; le passage d'un simulacre de commerce entre l'Etat et les paysans à des impôts en
céréales, viande et lait; la lutte à mort contre les vols constants de l'avoir des kolkhozes et la dissimulation de ces vols; la
mobilisation purement militaire du parti pour combattre le sabotage des koulaks après la liquidation des koulaks en tant que
classe; en même temps, le retour au système des cartes de vivres et aux rations de famine, le rétablissement enfin des
passeports intérieurs ó toutes ces mesures ramenaient dans le pays l'atmosphère de la guerre civile depuis longtemps finie.
Le ravitaillement des usines en matières premières empirait de trimestre en trimestre. Les intolérables conditions
d'existence entraînaient la fluidité de la main-d'œuvre, les manquements au travail, le travail négligé, les bris de machines, le
pourcentage élevé des malfaçons, la mauvaise qualité des produits. Le rendement moyen du travail tomba en 1931 de 11,7%.
D'après un aveu échappé à Molotov et reproduit par toute la presse soviétique, la production industrielle n'augmenta en 1932 que
de 8,5%, au lieu des 36% prévus par le plan. Il est vrai que le monde apprit un peu plus tard que le plan quinquennal avait été
exécuté en quatre ans et trois mois. Ce qui signifie seulement que le cynisme de la bureaucratie à l'égard des statistiques et de
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l'opinion publique n'a pas de bornes. Mais là n'est pas le plus important: l'enjeu de cette partie n'était point le plan quinquennal,
mais le sort du régime.
Le régime tint bon. Le mérite lui en revient, car il a poussé des racines profondes dans le sol populaire. Le mérite en
revient tout autant à des circonstances extérieures favorables. En ces années de chaos économique et de guerre civile dans les
campagnes, l'U.R.S.S. se trouva en réalité paralysée devant l'ennemi extérieur. Le mécontentement des paysans gagnait l'armée.
L'insécurité et l'instabilité démoralisaient la bureaucratie et les cadres du commandement. Une agression à l'ouest ou à l'est
pouvait avoir à ce moment des conséquences fatales.
Par bonheur, les premières années de la crise industrielle et commerciale plongeaient le monde capitaliste dans une
expectative désorientée. Personne n'était prêt à la guerre, personne n'osait la risquer. D'ailleurs, aucun de ses adversaires ne se
rendait compte assez précisément de la gravité des convulsions sociales qui bouleversaient le pays des soviets sous les coups de
cymbales des orchestres officiels en l'honneur de la "ligne générale".
Quelle que soit sa brièveté, notre aperçu historique montre, nous l'espérons, combien le tableau idyllique d'une
accumulation progressive et continue de succès est loin du développement réel de l'Etat ouvrier. Nous tirerons plus tard d'un
passé riche en crise d'importantes indications pour l'avenir. L'étude historique de la politique économique du gouvernement des
soviets et des zigzags de cette politique nous semble également nécessaire pour détruire le fétichisme individualiste qui recherche
les causes des succès réels ou faux dans les qualités extraordinaires des dirigeants et non dans les conditions, créées par la
révolution, de la propriété socialisée.
Les avantages objectifs du nouveau régime social trouvent naturellement aussi leur expression dans les méthodes de
direction; mais ces méthodes expriment également, et pas dans une mesure moindre, l'état économique et culturel arriéré du pays
et l'ambiance de petite bourgeoisie provinciale dans laquelle se sont formés ses cadres dirigeants.
On commettrait une faute des plus grossières en déduisant de là que la politique des dirigeants soviétiques est un facteur
de troisième importance. Il n'y a pas d'autre gouvernement au monde qui tienne à ce point entre ses mains les destinées du pays.
Les succès et les insuccès d'un capitaliste dépendent dans une très large mesure, parfois même dans une mesure décisive,
quoique ce ne puisse être entièrement, de ses qualités personnelles. Mutatis mutandis, le gouvernement soviétique s'est mis à
l'égard de l'économie dans son ensemble dans la situation du capitaliste à l'égard d'une entreprise isolée. La centralisation de
l'économie fait du pouvoir un facteur d'une énorme importance. Mais c'est justement pourquoi la politique du gouvernement doit
être jugée non sur des bilans sommaires, non sur les chiffres nus de la statistique, mais d'après le rôle spécifique de la prévision
consciente et de la direction planifiée dans l'acquisition des résultats.
Les zigzags de la politique gouvernementale traduisaient, en même temps que les contradictions de la situation,
l'insuffisante capacité des dirigeants à comprendre ces contradictions et à réagir à leur égard au moyen de mesures
prophylactiques. Les erreurs de direction ne se prêtent pas facilement à des estimations de comptabilité. Mais le seul exposé
schématique des zigzags permet de conclure avec assurance qu'elles ont imposé à l'économie soviétique d'énormes frais
généraux.
On ne peut, il est vrai, comprendre, tout au moins si l'on aborde l'histoire d'un point de vue rationaliste, pourquoi et
comment la fraction la moins riche en idées et la plus chargée de fautes sut vaincre tous les autres groupes et concentrer entre
ses mains un pouvoir illimité. L'analyse ultérieure nous donnera la clef de cette énigme. Nous verrons aussi les méthodes
bureaucratiques du gouvernement absolu entrer de plus en plus en contradiction avec les besoins de l'économie et de la culture,
et avec quelle nécessité coulent de là de nouvelles crises et de nouvelles secousses dans le développement de l'U.R.S.S.
Mais, avant d'aborder l'étude du double rôle de la bureaucratie "socialiste", il faudra que nous répondions à la question
suivante: Quelle est donc la balance générale de l'acquis? Le socialisme est-il réellement réalisé? Ou, plus prudemment: Les
succès économiques et culturels obtenus nous prémunissent-ils contre le danger d'une restauration capitaliste, de même que la
société bourgeoise s'est trouvée à une certaine étape prémunie par ses conquêtes contre la restauration de la féodalité et du
servage ?
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LE SOCIALISME ET L'ETAT
LE REGIME TRANSITOIRE
Est-il vrai, comme l'affirment les autorités officielles, que le socialisme soit déjà réalisé en U.R.S.S.? Si la réponse est
négative, les succès acquis garantissent-ils tout au moins la réalisation du socialisme dans des frontières nationales,
indépendamment du cours des événements dans le reste du monde? L'appréciation critique des principaux indices de l'économie
soviétique doit nous donner un point de départ dans la recherche d'une réponse juste. Mais nous ne pouvons nous passer d'une
remarque théorique préalable.
Le marxisme procède du développement de la technique, comme du ressort principal du progrès, et bâtit le programme
communiste sur la dynamique des forces de production. A supposer qu'une catastrophe cosmique ravage dans un avenir plus ou
moins rapproché notre planète, force nous serait de renoncer à la perspective du communisme comme à bien d'autres choses.
Abstraction faite de ce danger, problématique pour le moment, nous n'avons pas la moindre raison scientifique d'assigner par
avance des limites, quelles qu'elles soient, à nos possibilités techniques, industrielles et culturelles. Le marxisme est profondément
pénétré de l'optimisme du progrès et cela suffit, soit dit en passant, à l'opposer irréductiblement à la religion.
La base matérielle du communisme doit consister en un développement de la puissance économique de l'homme tel que le
travail productif, cessant d'être une charge et une peine, n'ait besoin d'aucun aiguillon et la répartition — comme aujourd'hui dans
une famille aisée ou une pension "convenable" — d'autre contrôle que ceux de l'éducation, de l'habitude, de l'opinion publique. Il
faut, pour parler franc, une forte dose de stupidité pour considérer comme utopique une perspective aussi modeste en définitive.
Le capitalisme a préparé les conditions et les forces de la révolution sociale: la technique, la science, le prolétariat. La
société communiste ne peut pourtant pas succéder immédiatement à la société bourgeoise; l'héritage matériel et culturel du passé
est insuffisant. A ses débuts, l'Etat ouvrier ne peut encore ni permettre à chacun de travailler "selon ses capacités", en d'autres
termes, tant qu'il pourra et voudra, ni récompenser chacun "selon ses besoins", indépendamment du travail fourni. L'intérêt de
l'accroissement des forces productives oblige à recourir aux normes habituelles du salaire, c'est-à-dire à la répartition de biens
d'après la quantité et la qualité du travail individuel. Marx appelait cette première étape de la société nouvelle "le stade inférieur du
communisme", le distinguant du stade supérieur où disparaît, en même temps que le dernier spectre du besoin, l'inégalité
matérielle. "Nous n'en sommes naturellement pas encore au communisme complet, dit la doctrine soviétique officielle d'aujourd'hui,
mais nous avons déjà réalisé le socialisme, c'est-à-dire le stade inférieur du communisme." Et d'invoquer à l'appui de cette thèse,
la suprématie des trusts d'Etat dans l'industrie, des kolkhozes dans l'agriculture, des entreprises étatisées et coopératives dans le
commerce. A première vue, la concordance est totale avec le schéma a priori — et partant hypothétique — de Marx. Mais du point
de vue du marxisme précisément, la question ne concerne pas les seules formes de la propriété, indépendamment du rendement
obtenu du travail. Marx entendait en tout cas par "stade inférieur du communisme" celui d'une société dont le développement
économique serait dès le début supérieur à celui du capitalisme avancé. En théorie, cette façon de poser la question est
irréprochable, car le communisme, considéré à l'échelle mondiale, constitue, même dans son stade initial, à son point de départ, un
degré supérieur par rapport à la société bourgeoise. Marx s'attendait d'ailleurs à ce que les Français commencent la révolution
socialiste, que les Allemands auraient continuée et les Anglais achevée. Quant aux Russes, il restaient loin à l'arrière-garde. La
réalité a été inverse. Et tenter d'appliquer mécaniquement au cas particulier de l'U.R.S.S., dans la phase actuelle de son évolution,
la conception historique universelle de Marx, c'est tomber aussitôt dans d'inextricables contradictions.
La Russie n'était pas le chaînon le plus résistant mais bien le plus faible du capitalisme. L'U.R.S.S. actuelle ne dépasse
pas le niveau de l'économie mondiale, elle ne fait que rattraper les pays capitalistes. Si la société qui devait se former sur la base
de la socialisation des forces productives des pays les plus avancés du capitalisme à son époque représentait pour Marx le "stade
inférieur du communisme", cette définition ne s'applique manifestement pas à l'U.R.S.S. qui reste à ce jour beaucoup plus pauvre,
quant à la technique, aux biens et à la culture, que les pays capitalistes. Il est donc plus exact d'appeler le régime soviétique
actuel, avec toutes ses contradictions, non point socialiste mais transitoire entre le capitalisme et le socialisme, ou préparatoire au
socialisme.
Ce souci d'une juste terminologie n'implique aucun pédantisme. La force et la stabilité des régimes se définissent en
dernier lieu par le rendement relatif du travail. Une économie socialisée en train de dépasser, techniquement, le capitalisme, serait
réellement assurée d'un développement socialiste en quelque sorte automatique, ce que l'on ne peut malheureusement dire en
aucune façon de l'économie soviétique.
La plupart des apologistes vulgaires de l'U.R.S.S. telle qu'elle est sont enclins à raisonner à peu près ainsi: même en
reconnaissant que le régime soviétique actuel n'est pas encore socialiste, le développement ultérieur des forces productives, sur
les bases actuelles, doit tôt ou tard amener le triomphe complet du socialisme. Seul le facteur temps est en ce cas discutable. Est-
ce donc la peine de faire tant de bruit? Si incontestable que paraisse ce raisonnement, il est en réalité très superficiel. Le temps
n'est nullement un facteur secondaire quand il s'agit d'un processus historique: il est infiniment plus dangereux de confondre le
présent et le futur en politique qu'en grammaire. Le développement ne consiste pas, comme se le représentent les évolutionnistes
vulgaires du genre des Webb, en l'accumulation planifiée et "l'amélioration" constante de ce qui est. Il comporte des
transformations de la quantité en qualité, des crises, des bonds en avant et des reculs. Précisément parce que l'U.R.S.S. n'en est
pas encore au premier stade du socialisme, système équilibré de production et de consommation, le développement n'y est pas
harmonieux, mais contradictoire. Les contradictions économiques font naître les antagonismes sociaux qui déploient leur propre
logique sans attendre le développement des forces productives. Nous venons de le voir dans la question du koulak, qui n'a pas
consenti à se laisser "assimiler" par le socialisme et a exigé une révolution complémentaire à laquelle les bureaucrates et leurs
idéologues ne s'attendaient pas. La bureaucratie, entre les mains de laquelle se concentrent le pouvoir et la richesse, consentira-t-
elle à se laisser assimiler par le socialisme? Il est permis d'en douter. Il serait en tout cas imprudent de se fier à sa parole. Dans
quel sens évoluera, au cours des trois, cinq, dix années à venir le dynamisme des contradictions économiques et des
antagonismes sociaux de la société soviétique? Il n'y a pas encore de réponse définitive et incontestable à cette question. L'issue
dépend de la lutte des forces vives de la société et pas seulement à l'échelle nationale, mais aussi à l'échelle internationale.
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Chaque nouvelle étape nous impose dès lors l'analyse concrète des tendances et des rapports réels, dans leur connexion
et leur constante interdépendance. L'importance d'une analyse de ce genre va ressortir à nos yeux dans la question de l'Etat
soviétique.
PROGRAMME ET REALITE
Après Marx et Engels, Lénine voit le premier trait distinctif de la révolution en ce qu'expropriant les exploiteurs elle
supprime la nécessité d'un appareil bureaucratique dominant la société, et avant tout de la police et de l'armée permanente. "Le
prolétariat a besoin de l'Etat, tous les opportunistes le répètent", écrivait Lénine en 1917, deux ou trois mois avant la conquête du
pouvoir, "mais ils oublient d'ajouter que le prolétariat n'a besoin que d'un Etat dépérissant, c'est-à-dire tel qu'il commence aussitôt à
dépérir et ne puisse pas ne pas dépérir" (L'Etat et la révolution). Cette critique était en son temps dirigée contre les socialistes
réformistes du type des mencheviks russes, des fabiens anglais, etc.; aujourd'hui, elle se retourne avec une force doublée contre
les idolâtres soviétiques et leur culte de l'Etat bureaucratique qui n'a pas la moindre intention de "dépérir".
La bureaucratie est socialement requise toutes les fois que d'âpres antagonismes sont en présence et qu'il faut les
"atténuer", les "accommoder", les "régler" (toujours dans l'intérêt des privilégiés et des possédants et toujours à l'avantage de la
bureaucratie elle-même). L'appareil bureaucratique s'affermit et se perfectionne à travers toutes les révolutions bourgeoises, si
démocratiques soient-elles. "Le fonctionnariat et l'armée permanente, écrit Lénine, sont des "parasites" sur le corps de la société
bourgeoise, des parasites engendrés par les contradictions internes qui déchirent cette société, mais précisément des parasites qui
en bouchent les pores..." A partir de 1918, c'est-à-dire du moment où le parti dut considérer la prise du pouvoir comme un
problème pratique, Lénine s'occupa sans cesse de l'élimination de ces "parasites". Après la subversion des classes d'exploiteurs,
explique-t-il et démontre-t-il dans l'Etat et la révolution, le prolétariat brisera la vieille machine bureaucratique et formera son propre
appareil d'ouvriers et d'employés, en prenant, pour les empêcher de devenir des bureaucrates, des "mesures étudiées en détail par
Marx et Engels: 1° éligibilité et aussi révocabilité à tout moment; 2° rétribution non supérieure au salaire de l'ouvrier; 3° passage
immédiat à un état de choses dans lequel tous s'acquitteront des fonctions de contrôle et de surveillance, dans lequel tous seront
momentanément des "bureaucrates", personne ne pouvant pour cela même se bureaucratiser." On aurait tort de penser qu'il s'agit
pour Lénine d'une œuvre exigeant des dizaines d'années; non, c'est un premier pas: "On peut et on doit commencer par là en
faisant la révolution prolétarienne."
Les mêmes vues hardies sur l'Etat de la dictature du prolétariat trouvèrent, un an et demi après la prise du pouvoir, leur
expression achevée dans le programme du parti bolchevique et notamment dans les paragraphes concernant l'armée. Un Etat fort,
mais sans mandarins; une force armée, mais sans samouraïs! La bureaucratie militaire et civile ne résulte pas des besoins de la
défense, mais d'un transfert de la division de la société en classes dans l'organisation de la défense. L'armée n'est qu'un produit
des rapports sociaux. La lutte contre les périls extérieurs suppose, cela va de soi dans l'Etat ouvrier, une organisation militaire et
technique spécialisée qui ne sera en aucun cas une caste privilégiée d'officiers. Le programme bolchevique exige le remplacement
de l'armée permanente par la nation armée.
Dès sa formation, le régime de la dictature du prolétariat cesse de la sorte d'être celui d'un "Etat" au vieux sens du mot,
c'est-à-dire d'une machine faite pour maintenir dans l'obéissance la majorité du peuple. Avec les armes, la force matérielle passe
directement, immédiatement, aux organisations des travailleurs telles que les soviets. L'Etat, appareil bureaucratique, commence à
dépérir dès le premier jour de la dictature du prolétariat. Telle est la voix du programme qui n'a pas été abrogé à ce jour. Chose
étrange, on croirait une voix d'outre-tombe sortant du mausolée... Quelque interprétation que l'on donne de la nature de l'Etat
soviétique, une chose est incontestable: à la fin de ses vingt premières années, il est loin d'avoir "dépéri", il n'a même pas
commencé à "dépérir"; pis, il est devenu un appareil de coercition sans précédent dans l'histoire; la bureaucratie, loin de
disparaître, est devenue une force incontrôlée dominant les masses; l'armée, loin d'être remplacée par le peuple en armes, a formé
une caste d'officiers privilégiés au sommet de laquelle sont apparus des maréchaux, tandis que le peuple, "exerçant en armes la
dictature", s'est vu refuser en U.R.S.S. jusqu'à la possession d'une arme blanche. La fantaisie la plus exaltée concevrait
difficilement contraste plus saisissant que celui qui existe entre le schéma de l'Etat ouvrier de Marx-Engels-Lénine et l'Etat à la tête
duquel se trouve aujourd'hui Staline. Tout en continuant à réimprimer les œuvres de Lénine (en les censurant et en les mutilant, il
est vrai), les chefs actuels de l'U.R.S.S. et leurs représentants idéologiques ne se demandent même pas quelles sont les causes
d'un écart aussi flagrant entre le programme et la réalité. Efforçons-nous de le faire à leur place.
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dans la première phase de la société communiste sous la forme qu'il revêt en naissant de la société capitaliste après de longues
douleurs d'enfantement. Le droit ne peut jamais s'élever au-dessus du régime économique et du développement culturel
conditionné par ce régime ".
Lénine, commentant ces lignes remarquables, ajoute: "Le droit bourgeois en matière de répartition des articles de
consommation suppose naturellement l'Etat bourgeois, car le droit n'est rien sans un appareil de contrainte imposant ses normes. Il
apparaît que le droit bourgeois subsiste pendant un certain temps au sein du communisme, et même que subsiste l'Etat bourgeois
sans bourgeoisie!" Cette conclusion significative, tout à fait ignorée des théoriciens officiels d'aujourd'hui, a une importance
décisive pour l'intelligence de la nature de l'Etat soviétique d'aujourd'hui, ou plus exactement pour une première approximation
dans ce sens. L'Etat qui se donne pour tâche la transformation socialiste de la société, étant obligé de défendre par la contrainte
l'inégalité, c'est-à-dire les privilèges de la minorité, demeure dans une certaine mesure un Etat "bourgeois", bien que sans
bourgeoisie. Ces mots n'impliquent ni louange ni blâme; ils appellent seulement les choses par leur nom.
Les normes bourgeoises de répartition, en hâtant la croissance de la puissance matérielle, doivent servir à des fins
socialistes. Mais l'Etat acquiert immédiatement un double caractère: socialiste dans la mesure où il défend la propriété collective
des moyens de production; bourgeois dans la mesure où la répartition des biens a lieu d'après des étalons capitalistes de valeur,
avec toutes les conséquences découlant de ce fait. Une définition aussi contradictoire épouvantera peut-être les dogmatiques et
les scolastiques; il ne nous restera qu'à leur en exprimer nos regrets.
La physionomie définitive de l'Etat ouvrier doit se définir par la modification du rapport entre ses tendances bourgeoises et
socialistes. La victoire des dernières doit signifier la suppression irrévocable du gendarme, en d'autres termes la résorption de
l'Etat dans une société s'administrant elle-même. Ce qui suffit à faire ressortir l'immense importance du problème de la
bureaucratie soviétique, fait et symptôme.
C'est précisément parce qu'il donne, de par toute sa formation intellectuelle, à la conception de Marx sa forme la plus
accentuée, que Lénine révèle la source des difficultés à venir, y compris les siennes propres, bien qu'il n'ait pas eu le temps de
pousser son analyse à fond. "L'Etat bourgeois sans bourgeoisie" s'est révélé incompatible avec une democratie soviétique
authentique. La dualité des fonctions de l'Etat ne pouvait manquer de se manifester dans sa structure. L'expérience a montré ce
que la théorie n'avait pas su prévoir avec une netteté suffisante: si "l'Etat des ouvriers armés" répond pleinement à ses fins quand il
s'agit de défendre la propriété socialisée contre la contre-révolution, il en va tout autrement quand il s'agit de régler l'inégalité dans
la sphère de la consommation. Ceux qui sont privés de propriété ne sont pas enclins à créer des privilèges et à les défendre. La
majorité ne peut pas se montrer soucieuse des privilèges de la minorité. Pour défendre le "droit bourgeois", l'Etat ouvrier se voit
contraint de former un organe du type "bourgeois", bref de revenir au gendarme, tout en lui donnant un nouvel uniforme.
Nous avons fait de la sorte le premier pas vers l'intelligence de la contradiction fondamentale entre le programme
bolchevique et la réalité soviétique. Si l'Etat, au lieu de dépérir, devient de plus en plus despotique; si les mandataires de la classe
ouvrière se bureaucratisent, tandis que la bureaucratie s'érige au-dessus de la société rénovée, ce n'est pas pour des raisons
secondaires, telles que les survivances psychologiques du passé, etc., c'est en vertu de l'inflexible nécessité de former et
d'entretenir une minorité privilégiée, tant qu'il n'est pas possible d'assurer l'égalité réelle. Les tendances bureaucratiques qui
étouffent le mouvement ouvrier devront aussi se manifester partout après la révolution prolétarienne. Mais il est tout à fait évident
que plus est pauvre la société née de la révolution et plus cette "loi" doit se manifester sévèrement, sans détour; et plus le
bureaucratisme doit revêtir des formes brutales; et plus il peut devenir dangereux pour le développement du socialisme. Ce ne sont
pas les "restes", impuissants en eux-mêmes, des classes autrefois dirigeantes qui empêchent, comme le déclare la doctrine
purement policière de Staline, l'Etat soviétique de dépérir et même de se libérer de la bureaucratie parasitaire, ce sont des facteurs
infiniment plus puissants, tels que l'indigence matérielle, le manque de culture générale et la domination du "droit bourgeois" qui en
découle dans le domaine qui intéresse le plus directement et le plus vivement tout homme: celui de sa conservation personnelle.
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l'U.R.S.S., il faut beaucoup plus de temps et de moyens que pour importer d'Amérique des fabriques d'automobiles toutes prêtes et
même pour s'approprier leur technique. Combien d'années faudra-t-il pour donner à tout citoyen la possibilité d'user d'une
automobile dans toutes les directions sans rencontrer de difficultés de ravitaillement en essence? Dans la société barbare, le
piéton et le cavalier formaient deux classes. L'auto ne différencie pas moins la société que le cheval de selle. Tant que la modeste
Ford demeure le privilège d'une minorité, tous les rapports et toutes les habitudes propres à la société bourgeoise survivent. Avec
eux subsiste l'Etat, gardien de l'inégalité.
Procédant uniquement de la théorie marxiste de la dictature du prolétariat, Lénine n'a pu, ni dans son ouvrage capital sur la
question (L'Etat et la révolution), ni dans le programme du parti, faire, concernant le caractère de l'Etat, toutes les déductions
imposées par la condition arriérée et l'isolement du pays. Expliquant les résurgences de la bureaucratie par l'inexpérience
administrative des masses et les difficultés nées de la guerre, le programme du parti prescrit des mesures purement politiques pour
surmonter les "déformations bureaucratiques": éligibilité et révocabilité à tout moment de tous les mandataires, suppression des
privilèges matériels, contrôle actif des masses. On pensait que, sur cette voie, le fonctionnaire cesserait d'être un chef pour devenir
un simple agent technique, d'ailleurs provisoire, tandis que l'Etat quitterait peu à peu, sans bruit, la scène.
Cette sous-estimation manifeste des difficultés futures s'explique par le fait que le programme se fondait entièrement, sans
réserves, sur une perspective internationale. "La révolution d'Octobre a réalisé en Russie la dictature du prolétariat... L'ère de la
révolution prolétarienne communiste universelle s'est ouverte." Telles sont les premières lignes du programme. Les auteurs de ce
document ne se donnaient pas uniquement pour but l'édification du "socialisme dans un seul pays" — cette idée ne venait alors à
personne et à Staline moins qu'à tout autre — et ils ne se demandaient pas quel caractère prendrait l'Etat soviétique s'il lui fallait
accomplir seul pendant vingt ans les tâches économiques et culturelles depuis longtemps accomplies par le capitalisme avancé.
La crise révolutionnaire d'après-guerre n'a cependant pas amené la victoire du socialisme en Europe: la social-démocratie a sauvé
la bourgeoisie. La période qui paraissait à Lénine et à ses compagnons d'armes devoir être une courte "trêve" est devenue toute
une époque de l'histoire. La structure sociale contradictoire de l'U.R.S.S. et le caractère ultra-bureaucratique de l'Etat soviétique
sont les conséquences directes de cette singulière "difficulté" historique imprévue, qui a en même temps amené les pays
capitalistes au fascisme ou à la réaction préfasciste. Si la tentative du début — créer un Etat débarrassé du bureaucratisme —
s'est avant tout heurtée à l'inexpérience des masses en matière d'auto-administration, au manque de travailleurs qualifiés dévoués
au socialisme, etc., d'autres difficultés n'allaient pas tarder à se faire sentir. La réduction de l'Etat à des fonctions "de recensement
et de contrôle", les fonctions de coercition s'amoindrissant sans cesse, comme l'exige le programme, supposait un certain bien-
être. Cette condition nécessaire faisait défaut. Le secours de l'Occident n'arrivait pas. Le pouvoir des soviets démocratiques se
révélait gênant et même intolérable quand il s'agissait de favoriser les groupes privilégiés les plus indispensables à la défense, à
l'industrie, à la technique, à la science. Une puissante caste de spécialistes de la répartition se forma et se fortifia grâce à
l'opération nullement socialiste qui consistait à prendre à dix personnes pour donner à une seule.
Comment et pourquoi les immenses succès économiques des derniers temps, au lieu d'amener un adoucissement de
l'inégalité, l'ont-ils aggravée en accroissant encore la bureaucratie qui, de "déformation", est devenue système de gouvernement?
Avant de tenter de répondre à cette question, écoutons ce que les chefs les plus autorisés de la bureaucratie soviétique disent de
leur propre régime.
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précisément la socialisation des vaches qui les fit abattre en masses par les paysans. Les conflits sociaux engendrés par
l'indigence peuvent à leur tour amener le retour à "tout l'ancien fatras". Telle fut notre réponse.
Dans sa résolution du 20 août 1935, le VII° congrès de l'Internationale communiste certifie solennellement que "la victoire
définitive et irrévocable du socialisme et l'affermissement à tous égards de l'Etat de la dictature du prolétariat" sont en U.R.S.S. les
résultats des succès de l'industrie nationalisée, de l'élimination des éléments capitalistes et de la liquidation des koulaks en tant
que classe. En dépit de son apparence catégorique, l'attestation de l'Internationale communiste est profondément contradictoire: si
le socialisme a vaincu "définitivement et irrévocablement", non comme principe, mais comme vivante organisation sociale, le
nouvel "affermissement" de la dictature est une absurdité évidente. Et, inversement, si l'affermissement de la dictature répond aux
besoins réels du régime, c'est que nous sommes encore loin de la victoire du socialisme. Tout politique réaliste, pour ne pas dire
marxiste, doit comprendre que la nécessité même d'"affermir" la dictature, c'est-à-dire la contrainte gouvernementale, prouve non
le triomphe d'une harmonie sociale sans classes, mais la croissance de nouveaux antagonismes sociaux. Quelle est leur base? La
pénurie des moyens d'existence, qui est le résultat du bas rendement du travail.
Lénine donna un jour du socialisme la définition suivante: "le pouvoir des soviets, plus l'électrification". Cette définition en
forme d'épigramme, dont l'étroitesse répondait à des fins de propagande, supposait en tout cas, comme point de départ minimum,
le niveau capitaliste de l'électrification. Mais aujourd'hui encore l'U.R.S.S. dispose, par tête d'habitant, de trois fois moins d'énergie
électrique que les pays capitalistes avancés. Tenant compte du fait que les soviets ont entre-temps cédé la place à un appareil
indépendant des masses, il ne reste à l'Internationale communiste qu'à proclamer que le socialisme c'est "le pouvoir de la
bureaucratie, plus le tiers de l'électrification capitaliste". Cette définition sera d'une exactitude photographique, mais le socialisme y
tiendra peu de place.
Dans son discours aux stakhanovistes, en novembre 1935, Staline, se conformant à la fin empirique de cette conférence,
déclara brusquement: "Pourquoi le socialisme peut-il, doit-il vaincre et vaincra-t-il nécessairement le système capitaliste? Parce
qu'il peut et doit donner... un rendement plus élevé du travail." Réfutant incidemment la résolution de l'Internationale communiste
adoptée trois mois auparavant, et aussi ses propres déclarations réitérées sur ce sujet, Staline parle cette fois de la "victoire" au
futur: le socialisme vaincra le système capitaliste quand il le dépassera dans le rendement du travail. On le voit, les temps du verbe
ne sont pas seuls à changer avec les circonstances, les critères sociaux évoluent aussi. Et il n'est assurément pas facile au citoyen
soviétique de suivre la "ligne générale".
Le 1er mars 1936, enfin, dans son entretien avec M. Roy Howard, Staline donne une nouvelle définition du régime
soviétique: "L'organisation sociale que nous avons créée peut être appelée soviétique, socialiste, elle n'est pas complètement
achevée, mais elle est au fond une organisation socialiste de la société." Cette définition intentionnellement confuse renferme
presque autant de contradictions que de mots. L'organisation sociale y est qualifiée "soviétique, socialiste". Mais les soviets
représentent une forme d'Etat et le socialisme un régime social. Loin d'être identiques, ces termes, du point de vue qui nous
occupe, sont opposés; les soviets devraient disparaître dans la mesure où l organisation sociale deviendrait socialiste, comme les
échafaudages sont enlevés quand la bâtisse est construite, Staline apporte un correctif: "Le socialisme n'est pas complètement
achevé." Que veut dire ce "pas complètement"? S'en faut-il de 5%, ou de 75%? On ne nous le dit pas, de même qu'on s'abstient
de nous dire ce qu'il faut entendre par le "fond" de l'organisation socialiste de la société? Les formes de la propriété ou la
technique? L'obscurité même de cette définition signifie un recul par rapport aux formules infiniment plus catégoriques de 1931 et
de 1935. Un pas de plus dans cette voie et il faudrait reconnaître que la racine de toute organisation sociale est dans les forces
productives, et que la racine soviétique est précisément trop faible encore pour la plante socialiste et le bonheur humain qui en est
le couronnement.
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LE PLAN ET L'ARGENT
Nous avons essayé de mettre le régime soviétique à l'épreuve sous l'angle de l'Etat. Nous pouvons faire de même sous
l'angle de la circulation monétaire. Les deux problèmes de l'Etat et de l'argent ont plusieurs aspects communs parce qu'ils se
réduisent tous les deux, en fin de compte, au problème entre tous les problèmes, celui du rendement du travail. La contrainte
étatique et la contrainte monétaire appartiennent à l'héritage de la société divisée en classes qui ne peut déterminer les rapports
entre les hommes qu'à l'aide de fétiches religieux ou laïcs, et qu'en mettant ces fétiches sous la protection du plus redoutable
d'entre eux, l'Etat — un grand couteau entre les dents. Dans la société communiste, l'Etat et l'argent auront disparu. Leur
dépérissement progressif doit donc commencer en régime socialiste. On ne pourra parler de victoire réelle du socialisme qu'à partir
du moment historique où l'Etat ne sera plus un Etat qu'à demi et où l'argent commencera à perdre sa puissance magique. Cela
signifiera que le socialisme, se libérant des fétiches capitalistes, commence à établir des relations plus limpides, plus libres et plus
dignes entre les hommes.
Les revendications d'"abolition" de l'argent, d'"abolition" du salariat ou d'"élimination" de l'Etat et de la famille,
caractéristiques de l'anarchisme, ne peuvent présenter d'intérêt que comme modèles de la pensée mécaniste. L'argent ne saurait
être arbitrairement "aboli", pas plus que l'Etat ou la famille ne sauraient être "éliminés", ils doivent épuiser leur mission historique,
perdre leur signification et disparaître. Le fétichisme de l'argent ne recevra le coup de grâce que lorsque la croissance
ininterrompue de la richesse sociale délivrera les bipèdes de leur avarice quant à toute minute supplémentaire de travail et de leur
inquiétude humiliante quant à la taille des rations. En perdant son pouvoir d'apporter le bonheur et de jeter l'homme dans la
poussière, l'argent se réduira à un moyen de comptabilité commode pour la statistique et le plan. Par la suite, on se passera
probablement de cette sorte de quittance. Mais ce souci, nous pouvons l'abandonner à nos arrière-neveux, qui ne manqueront pas
d'être plus intelligents que nous.
La nationalisation des moyens de production et du crédit, la mainmise des coopératives et de l'Etat sur le commerce
intérieur, le monopole du commerce extérieur, la collectivisation de l'agriculture, la législation sur l'héritage supposent d'étroites
limites à l'accumulation personnelle de l'argent et gênent la transformation de l'argent en capital privé (usuraire, commercial et
industriel). Cette fonction de l'argent, liée à l'exploitation, n'est pourtant pas liquidée dès le début de la révolution prolétarienne,
mais transférée, sous un nouvel aspect, à l'Etat commerçant, banquier et industriel universel. Par ailleurs, les fonctions plus
élémentaires de l'argent, mesure de valeur, moyen de circulation et de paiement, sont conservées et acquièrent même un champ
d'action plus large que celui qu'elles avaient en régime capitaliste.
La planification administrative a suffisamment révélé sa force et, en même temps, les limites de sa force. Un plan
économique conçu a priori, surtout dans un pays arriéré de 170 millions d'habitants, souffrant de contradictions profondes entre la
ville et la campagne, n'est pas un dogme immuable, mais une hypothèse de travail à vérifier et à transformer en cours d'exécution.
On peut même énoncer cette règle: plus la directive administrative est "serrée de près" et plus la situation est gênante pour les
dirigeants de l'économie. Deux leviers doivent servir à régler et à adapter le plan: un levier politique, créé par la participation réelle
à la direction des masses intéressées, ce qui ne se conçoit pas sans démocratie soviétique; et un levier financier résultant de la
vérification effective des calculs a priori au moyen d'un équivalent général, ce qui est impossible sans système monétaire stable.
Le rôle de l'argent dans l'économie soviétique, loin d'être fini, doit encore se développer à fond. L'époque transitoire entre
le capitalisme et le socialisme, considérée dans son entier, exige non la diminution de la circulation des marchandises, mais bien
son extrême élargissement. Toutes les branches de l'industrie se transforment et grandissent, il s'en crée sans cesse de nouvelles
et toutes doivent, quantitativement comme qualitativement, déterminer réciproquement leurs situations. La liquidation simultanée
de l'économie rurale, qui produisait pour consommer sur place, et de la famille fermée signifient l'entrée dans la circulation sociale
et, dès lors, dans la circulation monétaire, de toute l'énergie de travail qui se dépensait auparavant dans les limites de la ferme ou
dans les murs de l'habitation. Pour la première fois dans l'histoire, tous les produits et tous les services peuvent être échangés les
uns contre les autres.
D'autre part, une édification socialiste couronnée de succès ne se conçoit pas sans intégration dans le système planifié de
l'intérêt personnel immédiat, de l'égoïsme du producteur et du consommateur, facteurs qui ne peuvent se manifester utilement que
s'ils disposent de ce moyen coutumier, sûr et souple, l'argent. L'augmentation du rendement du travail et l'amélioration de la qualité
de la production sont absolument impossibles sans un étalon de mesure pénétrant librement dans tous les pores de l'économie,
c'est-à-dire sans une ferme unité monétaire. Il ressort clairement de là que, dans l'économie transitoire comme en régime
capitaliste, la seule monnaie véritable est celle qui se base sur l'or. Toute autre monnaie ne sera qu'un succédané. Il est vrai que
l'Etat soviétique est le maître à la fois des masses de marchandises et des organes d'émission. Mais cela ne change rien: les
manipulations administratives concernant les prix fixés des marchandises ne créent nullement une unité monétaire stable et n'y
suppléent pas davantage, ni pour le commerce intérieur ni, à plus forte raison, pour le commerce extérieur.
Privé d'une base propre, c'est-à-dire d'une base-or, le système monétaire de l'U.R.S.S., comme celui de divers pays
capitalistes, est nécessairement un système fermé; le rouble n'existe pas pour le marché mondial. Si l'U.R.S.S. peut supporter les
désavantages d'un système de ce genre beaucoup mieux que l'Allemagne ou l'Italie, c'est en partie grâce au monopole du
commerce extérieur et principalement grâce aux richesses naturelles du pays: seules ces richesses lui permettent de ne pas
étouffer dans les tenailles de l'autarcie. Mais la tâche historique n'est pas de ne point étouffer, elle est de créer, en face des plus
hautes acquisitions du marché mondial, une puissante économie tout à fait rationnelle assurant le meilleur emploi du temps, et dès
lors l'essor le plus élevé de la culture.
L'économie soviétique est précisément celle qui, traversant d'incessantes révolutions techniques et des expériences
grandioses, a le plus besoin d'une constante vérification au moyen d'un étalon fixe de valeur. En théorie, on ne peut douter que, si
l'U.R.S.S. avait disposé d'un rouble-or, le résultat des plans quinquennaux eût été infiniment meilleur qu'à présent; mais on ne
saurait juger de ce qui fait défaut. Ne faisons pourtant pas de pauvreté vertu, car cela nous mènerait à de nouvelles pertes et à de
nouvelles erreurs économiques.
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L'INFLATION "SOCIALISTE"
L'histoire du système monétaire soviétique est, en même temps que celle des difficultés économiques, des succès et des
échecs, celle des zigzags de la pensée bureaucratique. La restauration du rouble en 1922-24, en connexion avec le passage à la
Nep, est indissolublement liée à la restauration des "normes du droit bourgeois" dans le domaine de la répartition des articles de
consommation. Le tchervonietz fut l'objet des attentions du gouvernement tant que l'on s'orienta sur le fermier. Au contraire, toutes
les écluses de l'inflation furent ouvertes pendant la première période quinquennale. De 0,7 milliard de roubles au début de 1925, la
somme totale des émissions passe au début de 1928 au chiffre relativement modeste de 1,7 milliard, égalant à peu près la
circulation de papier-monnaie de l'empire à la veille de la guerre, mais évidemment sans l'ancienne base métallique. Plus loin, la
courbe de l'inflation donne d'année en année les sautes fébriles que voici: 2 — 2,8 — 4,3 — 5,5 — 8,4! Le dernier chiffre, 8,4
milliards de roubles, est atteint au début de 1933. Puis commencent des années de réflexion et de retraite: 6,69 — 7,7 — 7,9
milliards (1935).
Le rouble de 1924, officiellement coté à 13 francs, tombe en novembre 1935 à 3 francs, soit moins du quart, presque au
niveau du franc français après la guerre. Les deux cotes, l'ancienne et la nouvelle, sont très conventionnelles; le pouvoir d'achat du
rouble, confronté aux prix mondiaux, n'atteint probablement pas 1 franc 50. Mais l'importance de la dévaluation montre déjà quelle
fut la glissade vertigineuse de la devise soviétique jusqu'en 1934.
Au plus fort de son aventurisme économique, Staline promit d'envoyer la Nep, c'est-à-dire le marché, "au diable". Toute la
presse parla, comme en 1918, de la substitution définitive à la vente-achat d'une "répartition socialiste directe"; dont la carte de
vivres était le signe extérieur. L'inflation fut catégoriquement niée comme un phénomène étranger, de façon générale, au système
soviétique. "La stabilité de la devise soviétique, disait Staline en janvier 1933, est avant tout assurée par les énormes quantités de
marchandises que l'Etat possède et met en circulation aux prix fixés." Bien que cet aphorisme énigmatique n'ait été ni développé ni
commenté (et, en partie, pour cette raison même), il devint la loi fondamentale de la théorie monétaire soviétique, plus exactement,
de la négation de l'inflation. Le tchervonietz n'était plus désormais un équivalent général, il n'était que l'ombre générale d'une
"énorme" quantité de marchandises, ce qui lui permit de s'allonger et de se raccourcir comme toute ombre. Si cette doctrine
consolante avait un sens, ce n'était que celui-ci: la monnaie soviétique avait cessé d'être une monnaie; elle n'était plus une mesure
de valeur; les "prix stables" étaient fixés par le gouvernement; le tchervonietz n'était plus que le signe conventionnel de l'économie
planifiée, une sorte de carte de répartition universelle; en un mot, le socialisme avait vaincu "définitivement et sans retour".
Les idées les plus utopiques du communisme de guerre reparaissaient sur une base économique nouvelle, un peu plus
élevée, il est vrai, mais, hélas! encore tout à fait insuffisante pour la liquidation de l'argent. Dans les milieux dirigeants, l'opinion
prévalut tout à fait que l'inflation n'est pas à craindre dans une économie planifiée. Ce qui revient à peu près à dire qu'une voie
d'eau n'est pas dangereuse à bord, du moment qu'on possède un compas. En réalité, l'inflation de la monnaie, conduisant
inévitablement à celle du crédit, substitue des valeurs fictives aux valeurs réelles et dévore de l'intérieur l'économie planifiée.
Inutile de dire que l'inflation signifiait le prélèvement d'un impôt extrêmement lourd sur les masses laborieuses. Quant à ses
avantages pour le socialisme, ils sont plus que douteux. L'appareil de la production continuait, il est vrai, à croître rapidement, mais
l'efficacité économique des vastes entreprises nouvellement construites était appréciée d'après les critères de la statistique et non
d'après ceux de l'économie. Commandant au rouble, c'est-à-dire lui donnant arbitrairement divers pouvoirs d'achat dans les
diverses couches de la population, la bureaucratie se priva d'un instrument indispensable à la mesure objective de ses propres
succès et insuccès. En l'absence de comptabilité exacte, absence masquée sur le papier par les combinaisons du "rouble
conventionnel", on en arrivait en réalité à la perte du stimulant individuel, au bas rendement du travail et à une qualité plus basse
encore des marchandises.
Le mal prit, dès la première période quinquennale, des proportions menaçantes. En juillet 1931, Staline formula ses
célèbres "six conditions", dont le but était de diminuer le prix de revient. Ces "conditions" (salaire conforme au rendement individuel
du travail, calcul du prix de revient, etc.) n'avaient rien de nouveau: les "normes du droit bourgeois" dataient du début de la Nep et
avaient été développées au XII° congrès du parti, au commencement de 1923. Staline ne s'y heurta qu'en 1931, sous l'empire de
l'efficacité décroissante des investissements dans l'industrie. Pendant les deux années suivantes, il ne parut presque pas un article
dans la presse soviétique qui n'invoquât la puissance salvatrice des "conditions". Or, l'inflation continuant, les maladies qu'elle
engendrait ne se prêtaient naturellement pas au traitement. Les sévères mesures de répression prises contre les saboteurs ne
donnaient pas plus de résultats.
Il semble aujourd'hui presque invraisemblable que la bureaucratie ait, tout en déclarant la guerre à l'"anonymat" et à
l'"égalitarisme" dans le travail, c'est-à-dire au travail moyen payé d'un salaire "moyen" égal pour tous, envoyé "au diable" la Nep, en
d'autres termes l'évaluation monétaire des marchandises, y compris la force de travail. Rétablissant d'une main les "normes
bourgeoises", elle détruisait de l'autre le seul instrument utile. La substitution des "magasins réservés" au commerce et le chaos
des prix faisaient nécessairement disparaître toute correspondance entre le travail individuel et le salaire individuel; et le stimulant
de l'intérêt personnel était tué chez l'ouvrier.
Les prescriptions les plus sévères concernant les calculs économiques, la qualité des produits, le prix de revient, le
rendement du travail se balançaient dans le vide. Ce qui n'empêchait nullement les dirigeants d'imputer tous les échecs à la non-
exécution intentionnelle des six recettes de Staline. L'allusion la plus prudente à l'inflation devenait un crime. Les autorités faisaient
preuve de la même bonne foi en accusant parfois les maîtres d'école de négliger les règles de l'hygiène tout en leur défendant
d'invoquer le manque de savon.
La question des destinées du tchervonietz avait été au premier plan dans la lutte des fractions du parti bolchevique. La
plate-forme de l'opposition (1927) exigeait "la stabilité absolue de l'unité monétaire". Cette revendication demeura un leitmotiv
pendant les années suivantes. "Arrêter d'une main de fer l'inflation", écrivait l'organe de l'opposition à l'étranger en 1932, "et rétablir
une ferme unité monétaire", même au prix d'une "réduction hardie des investissements de capitaux..." Les apologistes de l'"allure
de tortue" et les superindustrialisateurs semblaient avoir interverti les rôles. Répondant à la fanfaronnade du marché "envoyé au
diable", l'opposition recommandait à la commission du plan de faire placarder chez elle que "l'inflation est la syphilis de l'économie
planifiée".
Dans l'agriculture, l'inflation eut des conséquences non moins graves. Au temps où la politique à l'égard du paysan
favorisait le koulak, on supposait que la transformation socialiste de l'agriculture, sur les bases de la Nep, se ferait en des dizaines
d'années par la coopération. Embrassant l'un après l'autre les domaines du stockage, de la vente, du crédit, la coopération devait à
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la fin socialiser la production. Le tout s'appelait le "plan de coopération de Lénine". La réalité suivit, nous le savons, un chemin tout
à fait différent, plutôt opposé, celui de l'expropriation par la force et de la collectivisation intégrale. Il ne fut plus question de la
socialisation progressive des diverses fonctions économiques au fur et à mesure que les ressources matérielles et culturelles la
rendraient possible. La collectivisation se fit comme s'il s'était agi d'établir immédiatement le régime communiste dans l'agriculture.
Ce qui eut pour conséquence, outre la destruction de plus de la moitié du cheptel, un fait plus grave encore: l'indifférence
complète des kolkhoziens pour l'avoir socialisé et pour les résultats de leur propre travail. Le gouvernement opéra une retraite
désordonnée. Les paysans eurent de nouveau des poules, des porcs, des moutons, des vaches à titre privé. Ils reçurent des
parcelles voisines de leurs habitations. Le film de la collectivisation se déroula en sens inverse.
Par ce rétablissement des entreprises individuelles, le gouvernement acceptait un compromis, payant une sorte de rançon
aux tendances individualistes du paysan. Les kolkhozes subsistaient; dès lors, cette régression pouvait à première vue paraître
secondaire. A la vérité, il serait difficile de surestimer sa portée. Si l'on néglige l'aristocratie du kolkhoze, les besoins quotidiens du
paysan moyen sont pour le moment couverts dans une mesure plus grande par son travail "pour lui-même" que par sa participation
au kolkhoze. Il arrive souvent que le revenu de sa parcelle individuelle, surtout s'il se livre à une culture technique, à l'horticulture
ou à l'élevage, soit deux ou trois fois plus élevé que son salaire dans l'entreprise collective. Ce fait, attesté par la presse soviétique,
fait ressortir avec vigueur d'une part le gaspillage tout à fait barbare de la force de travail de dizaines de millions d'hommes et, plus
encore, de femmes, dans des cultures naines, et de l'autre le rendement très bas du travail dans les kolkhozes.
Pour relever la grande agriculture collective, il fallut de nouveau parler au paysan un langage qu'il pût entendre, revenir, en
d'autres termes, de l'impôt en nature au commerce, rouvrir les marchés, bref redemander au diable la Nep mise prématurément à
sa disposition. Le passage à une comptabilité monétaire plus ou moins stable devint ainsi la condition nécessaire du
développement ultérieur de l'agriculture.
REHABILITATION DU ROUBLE
La sage chouette, on le sait, prend son vol après le coucher du soleil. Ainsi la théorie du système "socialiste" de l'argent
n'acquit sa pleine signification qu'au crépuscule des illusions de l'inflation. Des professeurs obéissants avaient réussi à bâtir sur les
paroles de Staline toute une théorie selon laquelle le prix soviétique, contrairement à celui du marché, était exclusivement dicté par
le plan ou par des directives; ce n'était pas une catégorie économique, mais une catégorie administrative destinée à mieux servir la
nouvelle répartition du revenu national dans l'intérêt du socialisme. Ces professeurs oubliaient d'expliquer comment on peut
"diriger" les prix sans connaître le prix de revient réel, et comment on peut calculer ce prix si tous les prix, au lieu d'exprimer la
quantité de travail socialement nécessaire à la production des articles, expriment la volonté de la bureaucratie. En effet, le
gouvernement disposait, pour une nouvelle répartition du revenu national, de leviers aussi puissants que les impôts, le budget et le
système du crédit. D'après le budget des dépenses de 1936, plus de 37,6 milliards sont consacrés directement aux diverses
branches de l'économie; d'autres milliards y vont indirectement. Les mécaniciens du budget et du crédit suffisent parfaitement à la
répartition planifiée du revenu national. Pour ce qui est des prix, ils serviront d'autant mieux la cause du socialisme qu'ils
exprimeront plus honnêtement les rapports économiques d'aujourd'hui.
L'expérience a déjà dit son mot décisif là-dessus. Le prix "directif" n'a pas acquis dans la vie l'aspect impressionnant qu'il
possédait dans les livres savants. Des prix de plusieurs catégories étaient établis pour une seule marchandise. Dans leurs larges
interstices se casaient librement toutes les sortes de spéculation, de favoritisme, de parasitisme et autres vices, et ce plutôt à titre
de règle que d'exception. Le tchervonietz lui-même qui devait être l'ombre stable de prix fermes ne fut plus que l'ombre de lui-
même.
Il fallut de nouveau changer brusquement d'orientation, cette fois en raison des difficultés nées de succès économiques.
L'année 1935 débuta avec la suppression des cartes de pain; les cartes de vivres furent supprimées pour les autres produits en
octobre, les cartes de ravitaillement en articles de première nécessité disparurent vers janvier 1936. Les relations économiques
des travailleurs des villes et des campagnes avec l'Etat revenaient au langage monétaire. Le rouble se révélait un moyen d'action
de la population sur les plans économiques, à commencer par la qualité et la quantité des articles de consommation. L'économie
soviétique ne peut être rationalisée d'aucune autre façon.
Le président de la commission du plan déclarait en décembre 1935: "Le système actuel des rapports entre les banques et
l'économie doit être révisé et les banques sont appelées à exercer effectivement le contrôle par le rouble." Ainsi succombaient les
superstitions du plan administratif et les illusions du prix administratif. Si l'approche du socialisme signifie dans la sphère de l'argent
le rapprochement du rouble et de la carte de répartition, il faudrait considérer les réformes de 1935 comme éloignant le socialisme.
Mais cette appréciation serait grossièrement erronée. L'élimination de la carte par le rouble n'est que le renoncement à une fiction
et la franche reconnaissance de la nécessité de créer les bases premières du socialisme en revenant aux méthodes bourgeoises
de répartition.
A la session du comité exécutif central des Soviets de janvier 1935, le commissaire du peuple aux finances déclarait: "Le
rouble soviétique est plus ferme qu'aucune autre devise au monde." On aurait tort de ne voir là qu'une fanfaronnade. Le budget de
l'U.R.S.S. donne chaque année un excédent des recettes sur les dépenses. Le commerce extérieur, peu important, il est vrai, a
une balance positive. La réserve d'or de la Banque du rouble dépasse aujourd'hui le milliard. L'extraction de l'or augmente
rapidement; sous ce rapport, l'U.R.S.S. compte avoir la première place dans le monde en 1936. L'accroissement de la circulation
des marchandises est devenu considérable depuis la renaissance du marché. L'inflation est pratiquement arrêtée depuis 1934. Les
éléments d'une certaine stabilisation du rouble sont donnés. La déclaration du commissaire aux finances doit néanmoins être
expliquée par une certaine inflation d'optimisme. Si le rouble soviétique trouve un puissant appui en l'essor général de l'économie,
le prix de revient excessif de la production est son talon d'Achille. Il ne deviendra la plus stable unité monétaire du monde que
lorsque le rendement du travail soviétique dépassera le niveau mondial, c'est-à-dire lorsqu'il lui faudra penser à mourir.
Du point de vue technique, le rouble est encore moins en mesure de prétendre à la parité. Avec une réserve d'or de plus
d'un milliard, le pays a près de huit milliards-papier en circulation; la couverture n'est donc que de 12,5%. L'or de la Banque d'Etat
est en ce moment bien plus une réserve intangible pour le cas de guerre que la base du système monétaire. Sans doute le recours
à l'étalon-or, pour donner plus de précision aux plans économiques et simplifier les relations avec l'étranger, n'est-il pas exclu en
théorie, dans une phase plus avancée de l'évolution. Avant d'expirer, le système monétaire peut recouvrer une fois encore l'éclat
de l'or pur. Ce problème, en tout cas, ne se pose pas pour demain.
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Il ne peut pas être question de la parité-or dans un avenir rapproché. Mais dans la mesure où le gouvernement, formant
une réserve d'or, s'efforce d'augmenter le pourcentage, fût-il théorique, de la couverture, dans la mesure où les émissions sont
limitées pour des raisons objectives indépendantes de la volonté de la bureaucratie, le rouble soviétique peut acquérir une stabilité
au moins relative. Les avantages en seraient énormes. En renonçant désormais fermement à l'inflation, le système monétaire, bien
que privé des avantages de la parité-or, contribuerait certainement à panser bien des plaies profondes résultant pour l'organisme
économique du subjectivisme bureaucratique des années antérieures.
LE MOUVEMENT STAKHANOV
"A l'économie de temps, dit Marx, se réduit en définitive toute l'économie", c'est-à-dire la lutte de l'homme contre la nature à
tous les degrés de civilisation. Réduite à sa base primordiale, l'histoire n'est que la poursuite de l'économie du temps de travail. Le
socialisme ne pourrait se justifier par la seule suppression de l'exploitation; il faut qu'il assure à la société une plus grande
économie de temps que le capitalisme. Si cette condition n'était pas remplie, l'abolition de l'exploitation ne serait qu'un épisode
dramatique dépourvu d'avenir. La première expérience historique des méthodes socialistes a montré combien vastes sont leurs
possibilités. Mais l'économie soviétique est encore loin d'avoir appris à tirer parti du temps, cette matière première la plus précieuse
de la civilisation. L'importation de la technique, principal moyen de l'économie de temps, ne donne pas encore sur le terrain
soviétique les résultats qui sont normalement les siens dans sa patrie capitaliste. Sur ce point, décisif pour la civilisation entière, le
socialisme n'a pas encore vaincu. Il a prouvé qu'il peut et doit vaincre. Il n'a pas vaincu à ce jour. Toutes les affirmations contraires
ne sont que fruits de l'ignorance ou du charlatanisme.
Molotov, qui — rendons-lui cette justice — se dégage parfois un peu plus de la phrase rituelle que les autres leaders
soviétiques, disait en janvier 1936, à la session de l'Exécutif: "Le niveau moyen du rendement du travail... chez nous, est encore
sensiblement inférieur à ce qu'il est en Amérique et en Europe." Il eût fallu préciser: ce niveau est trois, cinq et jusqu'à dix fois
inférieur à ce qu'il est en Europe et en Amérique, ce qui fait que le prix de revient est chez nous beaucoup plus élevé. Dans le
même discours, Molotov fait cet aveu plus général: "Le niveau moyen de culture de nos ouvriers est encore inférieur à celui des
ouvriers de divers pays capitalistes." Il faudrait ajouter: leur condition matérielle moyenne l'est aussi. Il est superflu de souligner
l'impitoyable rigueur avec laquelle ces paroles lucides, prononcées incidemment, réfutent les vantardises d'innombrables
personnages officiels et les douceâtres digressions d'"amis" étrangers!
La lutte pour l'augmentation du rendement du travail, jointe au souci de la défense, constitue le contenu essentiel de
l'activité du gouvernement soviétique. Aux diverses étapes de l'évolution de l'U.R.S.S., cette lutte a revêtu diverses formes. Les
méthodes des "brigades de choc" appliquées pendant l'exécution du premier plan quinquennal et au début du deuxième, étaient
fondées sur l'agitation, l'exemple personnel, la pression administrative et toutes espèces d'encouragements et de privilèges
accordés aux groupes. Les tentatives pour établir une sorte de travail aux pièces sur les bases des "six conditions" de 1931 se
heurtèrent à une monnaie fantôme et à la diversité des prix. Le système de la répartition étatique des produits substitua, à la
souple différenciation des rémunérations du travail, des "primes" qui signifiaient en réalité l'arbitraire bureaucratique. La chasse aux
privilèges faisait entrer dans les rangs des travailleurs de choc, en nombre grandissant, les débrouillards forts de certaines
protections. Le système entier finit par se trouver en contradiction avec les buts qu'il se proposait.
Seuls la suppression des cartes de ravitaillement, le début de la stabilisation du rouble et de l'unification des prix permirent
le travail aux pièces ou à la tâche. Le mouvement Stakhanov succéda sur cette base aux brigades de choc. Ayant en vue le rouble
qui acquiert une importance plus réelle, les ouvriers se montrent plus attentifs à leurs machines et tirent un meilleur parti de leur
temps. Le mouvement Stakhanov se réduit dans une très grande mesure à l'intensification du travail et même à la prolongation de
la journée de travail: les stakhanovistes mettent leurs établis et leurs outils en ordre, préparent les matières premières, donnent (les
brigadiers) leurs instructions aux brigades en dehors du temps du travail. De la journée de sept heures, il ne reste souvent que le
nom.
Le secret du travail aux pièces, ce système de surexploitation sans contrainte visible, les administrateurs soviétiques ne
l'ont pas inventé. Marx le considérait comme "correspondant le mieux au monde capitaliste de la production". Les ouvriers
accueillirent cette innovation sans sympathie et même avec une hostilité fort nette; il eût été anormal de s'attendre de leur part à
une autre attitude. La participation de véritables socialistes enthousiastes au mouvement Stakhanov n'est cependant pas
contestable. Il est malaisé de dire de combien ils l'emportent sur les arrivistes et les bluffeurs. La masse des ouvriers aborde la
nouvelle rétribution du travail du point de vue du rouble et est fréquemment obligée de constater que le rouble s'est amenuisé.
Bien que le retour du gouvernement soviétique au travail aux pièces après la "victoire définitive et sans retour du
socialisme" puisse à première vue paraître une retraite, il faut en réalité répéter ici ce qui a été dit de la réhabilitation du rouble: il
ne s'agit pas d'un renoncement au socialisme, mais de l'abandon de grossières illusions. La forme du salaire est simplement mieux
adaptée aux ressources réelles du pays: "Jamais le droit ne peut s'élever au-dessus du régime économique."
Mais les milieux dirigeants de l'U.R.S.S. ne peuvent plus se passer du camouflage social. Le président de la commission
du plan, Méjlaouk, proclamait à la session de l'Exécutif de 1936 que "le rouble devient le seul et le véritable moyen de réaliser le
principe socialiste(!) de la rémunération du travail". Si tout était royal dans les vieilles monarchies, tout, jusqu'aux vespasiennes, il
n'en faut pas conclure que tout devient socialiste par la force des choses dans l'Etat ouvrier. Le rouble est le "seul et véritable
moyen" d'appliquer le principe capitaliste de la rémunération du travail, fût-ce sur la base des formes socialistes de la propriété;
nous connaissons déjà cette contradiction. Pour justifier le nouveau mythe du travail aux pièces "socialiste", Mejlaouk ajoute: "Le
principe fondamental du socialisme c'est que chacun travaille selon ses capacités et est payé selon le travail fourni." En vérité, ces
messieurs ne se gênent pas avec la théorie! Quand le rythme du travail est déterminé par la chasse au rouble, les gens ne
travaillent pas selon leurs "capacités", c'est-à-dire selon l'état de leurs muscles et de leurs nerfs, ils se font violence. Cette méthode
ne peut être justifiée à la rigueur qu'en invoquant la dure nécessité; en faire le "principe fondamental du socialisme", c'est fouler
aux pieds les idéals d'une culture nouvelle et plus haute, afin de les enfoncer dans la boue coutumière du capitalisme.
Staline fait dans cette voie un autre pas en avant quand il présente le mouvement Stalkhanov comme "préparant les
conditions de la transition du socialisme au communisme". Le lecteur voit maintenant combien il importait de donner des définitions
scientifiques des notions dont on se sert en U.R.S.S. à des fins d'utilité administrative. Le socialisme, phase inférieure du
communisme, exige sans doute le maintien d'un contrôle rigoureux des mesures du travail et de la consommation, mais il suppose
en tout cas des formes plus humaines de contrôle que celles qu'inventa le génie exploiteur du capital. Or nous voyous en U.R.S.S.
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un matériel humain arriéré impitoyablement dressé à l'usage de la technique empruntée au capitalisme. Dans la lutte pour les
normes européennes et américaines, les méthodes classiques de l'exploitation, telles que le salaire aux pièces, sont appliquées
sous des formes si brutales et si nues que les syndicats réformistes eux-mêmes ne pourraient pas les tolérer dans les pays
bourgeois. La remarque que les ouvriers de l'U.R.S.S. travaillent "pour leur propre compte" n'est justifiée que dans la perspective
de l'histoire et à la condition, dirons-nous, anticipant sur notre sujet, qu'ils ne se laissent pas juguler par une bureaucratie toute-
puissante. En tout cas, la propriété étatique des moyens de production ne transforme pas le fumier en or et n'entoure pas d'une
auréole de sainteté le sweating system, le système de la sueur, qui épuise la principale force productive: l'homme. Quant à la
préparation de la "transition du socialisme au communisme", elle commence exactement à l'opposé, c'est-à-dire non par
l'introduction du travail aux pièces, mais par l'abolition de ce travail, considéré comme un legs de la barbarie.
Il est encore trop tôt pour dresser le bilan du mouvement Stakhanov. Mais on peut dégager les traits qui le caractérisent et
qui caractérisent aussi le régime dans son ensemble. Certains résultats obtenus par des ouvriers sont à n'en pas douter
extrêmement intéressants en ce qu'ils indiquent des possibilités accessibles au seul socialisme. Mais il reste à franchir un grand
bout de chemin entre ces résultats et leur extension à l'économie entière. Dans l'interdépendance étroite des processus de la
production, le haut rendement ininterrompu du travail ne peut pas être le fruit des seuls efforts individuels. L'augmentation du
rendement moyen est impossible sans une réorganisation de la production à l'usine et dans une réorganisation des rapports entre
les entreprises. Et il est infiniment plus difficile d'élever de quelques degrés les connaissances techniques de millions de
travailleurs que de stimuler quelques centaines d'ouvriers avancés.
Les chefs eux-mêmes se plaignent, nous l'avons entendu, de l'insuffisante culture des ouvriers soviétiques dans le travail.
Ce n'est là qu'une partie de la vérité et la moindre. L'ouvrier russe est compréhensif, débrouillard et bien doué. N'importe quelle
centaine d'ouvriers russes placée dans les conditions de la production américaine, par exemple, n'aurait besoin que de peu de
mois, sinon de semaines, pour cesser d'être distancés par les catégories correspondantes d'ouvriers américains. La difficulté
réside dans l'organisation générale du travail. Devant les tâches modernes de la production, le personnel administratif soviétique
est généralement beaucoup plus arriéré que les ouvriers.
Avec la nouvelle technique, le salaire aux pièces doit inévitablement mener à l'accroissement du niveau actuellement très
bas du rendement du travail. Mais la création des conditions nécessaires à cela exige de la part de l'administration, à commencer
par les chefs d'atelier pour finir par les dirigeants du Kremlin, une qualification plus haute. Le mouvement Stakhanov ne répond que
dans une très faible mesure à cette nécessité. La bureaucratie tente fatalement de sauter par-dessus les difficultés qu'elle n'est pas
en état de surmonter. Le salaire aux pièces ne donnant pas par lui-même les miracles immédiats qu'on en attend, une pression
administrative frénétique vient à la rescousse: primes et publicité d'une part, châtiments de l'autre.
Les débuts du mouvement ont été marqués par des mesures massives de répression contre le personnel technique, les
ingénieurs et les ouvriers accusés de résistance, de sabotage et, dans certains cas, de meurtre de stakhanovistes. La sévérité de
ces mesures attestait la force de la résistance. Les dirigeants expliquaient ce prétendu "sabotage" par une opposition politique; en
réalité ses causes résidaient le plus souvent dans des difficultés techniques, économiques et culturelles dont une grande partie
provenait de la bureaucratie même. Le "sabotage" fut, semble-t-il, promptement brisé. Les mécontents prirent peur, les clairvoyants
se turent. Il plut des télégrammes annonçant des succès sans exemple. Le fait est que tant qu'il fut question de pionniers isolés, les
administrations locales, obéissant aux ordres reçus, s'appliquèrent à leur faciliter le travail, fût-ce en sacrifiant les intérêts des
autres ouvriers de la mine ou de l'atelier. Mais dès que les ouvriers s'inscrivirent comme stakhanovistes par centaines et par
milliers, les administrations tombèrent dans un désarroi total. Ne sachant pas mettre de l'ordre à bref délai dans le régime de la
production et n'ayant pas la possibilité objective de le faire, elles s'efforcent en pareil cas de faire violence à la main-d'œuvre et à la
technique. Quand le mécanisme de la montre ralentit sa marche, on stimule ainsi les petites roues dentées avec un clou. Le
résultat des "journées" et des décades Stakhanov, c'est d'introduire dans la vie de beaucoup d'entreprises un chaos complet. Ce
qui nous explique le fait, étonnant au premier abord, que l'accroissement du nombre des stakhanovistes s'accompagne
fréquemment, non d'une augmentation, mais d'une diminution du rendement général des entreprises.
La période "héroïque" de ce mouvement paraît être dépassée. L'activité quotidienne a commencé. Il faut apprendre. Ceux-
là surtout ont beaucoup à apprendre qui enseignent aux autres. Mais ce sont eux qui ont le moins envie d'apprendre. L'atelier qui,
dans l'économie soviétique, retarde et paralyse les autres a pour nom bureaucratie.
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LE THERMIDOR SOVIETIQUE
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Ce phénomène au sein du prolétariat fit naître de grandes espérances et une grande assurance dans la petite bourgeoisie
des villes et des campagnes qui, appelée par la Nep à une vie nouvelle, s'enhardissait de plus en plus. La jeune bureaucratie,
formée au début pour servir le prolétariat, se sentit l'arbitre entre les classes. Elle fut de mois en mois plus autonome.
La situation internationale agissait puissamment dans le même sens. La bureaucratie soviétique gagnait en assurance au
fur et à mesure que la classe ouvrière internationale subissait de plus lourdes défaites. Entre ces deux faits, la relation n'est pas
seulement chronologique, elle est causale et réciproque: la direction bureaucratique du mouvement contribuait aux défaites; les
défaites affermissaient la bureaucratie. La défaite de l'insurrection bulgare et la retraite sans gloire des ouvriers allemands en 1923.
l'échec d'une tentative de soulèvement en Estonie en 1924, la perfide liquidation de la grève générale en Angleterre et la conduite
indigne des communistes polonais lors du coup de force de Pilsudsky en 1926, l'effroyable défaite de la Révolution chinoise en
1927, les défaites plus graves encore qui suivirent en Allemagne et en Autriche — telles sont les catastrophes historiques qui ont
ruiné la confiance des masses en la révolution mondiale et permis à la bureaucratie soviétique de s'élever de plus en plus haut
comme un phare indiquant la voie du salut.
Pour les causes des défaites du prolétariat mondial au cours des treize dernières années, l'auteur se voit contraint de se
référer à ses ouvrages précédents, dans lesquels il s'est efforcé de faire ressortir le rôle funeste qu'ont joué, dans le mouvement
révolutionnaire de tous les pays, les dirigeants conservateurs du Kremlin. Ce qui nous intéresse surtout ici, c'est le fait édifiant et
incontestable que les défaites continues de la révolution en Europe et en Asie, tout en affaiblissant la situation internationale de
l'U.R.S.S., ont extraordinairement affermi la bureaucratie soviétique. Deux dates surtout sont mémorables dans cette série
historique. Dans la seconde moitié de 1923, l'attention des ouvriers soviétiques se concentra avec passion sur l'Allemagne où le
prolétariat paraissait avancer la main vers le pouvoir; la retraite panique du Parti communiste allemand fut pour les masses
ouvrières de l'U.R.S.S. une pénible déception. La bureaucratie soviétique déclencha aussitôt sa campagne contre la "révolution
permanente" et infligea à l'opposition de gauche sa première cruelle défaite. En 1926-27 la population de l'U.R.S.S. eut un nouvel
afflux d'espoir; tous les regards se portèrent cette fois sur l'Orient où se déroulait le drame de la Révolution chinoise. L'opposition
de gauche se remit de ses revers et recruta de nouveaux militants. A la fin de 1927, la Révolution chinoise fut torpillée par le
bourreau Tchang Kai-chek auquel les dirigeants de l'Internationale communiste avaient littéralement livré les ouvriers et les
paysans chinois. Une vague glacée de désenchantement passa sur les masses de l'U.R.S.S. Après une campagne frénétique
dans la presse et les réunions, la bureaucratie se décida enfin à procéder à des arrestations en masse d'opposants (1928).
Des dizaines de milliers de militants révolutionnaires s'étaient, il est vrai, rassemblés sous le drapeau des bolcheviks-
léninistes. Les ouvriers considéraient l'opposition avec une sympathie certaine. Mais une sympathie qui restait passive, car on ne
croyait déjà plus pouvoir modifier la situation en luttant. Or la bureaucratie affirmait: "L'opposition se prépare à nous jeter dans une
guerre révolutionnaire pour la révolution internationale. Assez de bouleversements! Nous avons mérité quelque repos. Nous
bâtirons chez nous la société socialiste. Comptez sur nous qui sommes vos chefs!" Cette propagande du repos, cimentant le bloc
des fonctionnaires et des militaires, trouvait à n'en pas douter un écho chez les ouvriers fatigués, et plus encore dans les masses
paysannes. On se demandait si l'opposition n'était pas disposée à sacrifier les intérêts de l'U.R.S.S. à la "révolution permanente".
En fait, c'étaient les intérêts vitaux de l'U.R.S.S. qui étaient en jeu. En dix ans, la politique erronée de l'Internationale communiste
avait assuré la victoire de Hitler en Allemagne, c'est-à-dire un grave danger de guerre à l'ouest; une politique non moins erronée
fortifiait l'impérialisme japonais et rapprochait au plus haut point le danger à l'est. Mais les périodes de réaction sont surtout
caractérisées par le manque de courage intellectuel.
L'opposition se trouva isolée. La bureaucratie battait le fer tant qu'il était chaud. Exploitant le désarroi et la passivité des
travailleurs, dressant les plus arriérés contre les plus avancés, s'appuyant toujours plus hardiment sur le koulak et de façon
générale sur l'allié petit-bourgeois, la bureaucratie réussit à triompher en quelques années de l'avant-garde révolutionnaire du
prolétariat. Il serait naïf de croire que Staline, inconnu des masses, sortit tout à coup des coulisses armé d'un plan stratégique tout
fait. Non. Avant qu'il n'ait lui-même entrevu sa voie, la bureaucratie l'avait choisi. Il lui donnait toutes les garanties désirables: le
prestige d'un vieux-bolchevik, un caractère ferme, un esprit étroit, une liaison indissoluble avec les bureaux, seule source de son
influence personnelle. Staline fut au début surpris lui-même par son succès. C'était l'approbation unanime d'une nouvelle couche
dirigeante qui cherchait à s'affranchir des vieux principes comme du contrôle des masses et qui avait besoin d'un arbitre sûr dans
ses affaires intérieures. Figure de second plan pour les masses et la révolution, Staline se révéla le chef incontesté de la
bureaucratie thermidorienne, le premier d'entre les thermidoriens.
Il apparut bientôt que la nouvelle couche dirigeante avait ses idées, ses sentiments et, ce qui importe davantage, ses
intérêts propres. La très grande majorité des bureaucrates de la génération actuelle étaient, pendant la révolution d'Octobre, de
l'autre côté de la barricade (c'est le cas, pour ne considérer que les diplomates soviétiques, de MM. Troyanovski, Mayski,
Potemkine, Souritz, Khintchouk et autres...) ou, dans le meilleur des cas, à l'écart de la lutte. Ceux d'entre les bureaucrates
d'aujourd'hui qui, aux jours d'Octobre, étaient avec les bolcheviks, n'avaient pas, pour la plupart, de rôle tant soit peu important.
Quant aux jeunes bureaucrates, ils sont formés et sélectionnés par les vieux et souvent dans leur propre progéniture. Ces hommes
n'auraient pas fait la révolution d'Octobre. Ils se trouvèrent les mieux adaptés pour l'exploiter.
Les facteurs individuels n'ont pas été, naturellement, sans influence dans cette succession de chapitres historiques. Il est
certain que la maladie et la mort de Lénine ont hâté le dénouement. Si Lénine avait vécu plus longtemps, l'avance de la puissance
bureaucratique eût été plus lente, tout au moins dans les premières années. Mais, dès 1926, Kroupskaïa disait à des opposants de
gauche: "Si Lénine était vivant, il serait certainement en prison." Les prévisions et les appréhensions de Lénine étaient encore
fraîches dans sa mémoire et elle ne se faisait pas d'illusions sur sa puissance à s'opposer aux vents et aux courants contraires de
l'histoire.
La bureaucratie n'a pas vaincu la seule opposition de gauche, elle a aussi vaincu le parti bolchevique. Elle a vaincu le
programme de Lénine, qui voyait le danger principal dans la transformation des organes de l'Etat "de serviteurs de la société en
maîtres de la société". Elle a vaincu tous ses adversaires — l'opposition, le parti de Lénine — non à l'aide d'arguments et d'idées,
mais en les écrasant sous son propre poids social. L'arrière-train plombé s'est trouvé plus lourd que la tête de la révolution. Telle
est l'explication du Thermidor soviétique.
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Du bureau politique du temps de Lénine, il ne reste que Staline: deux de ses membres, Zinoviev et Kamenev, qui furent
pendant les longues années d'émigration les collaborateurs les plus intimes de Lénine, purgent, au moment où j'écris, une peine de
dix années de réclusion pour un crime qu'ils n'ont pas commis; trois autres, Rykov, Boukharine et Tomsky sont tout à fait écartés
du pouvoir, bien qu'on ait récompensé leur résignation en leur accordant des fonctions de second plan; enfin, l'auteur de ces lignes
est banni. La veuve de Lénine, Kroupskaïa, est tenue en suspicion, n'ayant pas su, quels qu'aient été ses efforts dans ce sens,
s'adapter à Thermidor.
Les membres actuels du bureau politique ont occupé dans l'histoire du parti bolchevique des places secondaires. Si
quelqu'un avait prophétisé leur élévation dans les premières années de la révolution, ils en eussent été stupéfaits eux-mêmes. La
règle selon laquelle le bureau politique a toujours raison, et que personne ne saurait en tout cas avoir raison contre lui, n'en est
appliquée qu'avec plus de rigueur. Mais le bureau politique lui-même ne saurait avoir raison contre Staline qui, ne pouvant se
tromper, ne peut par conséquent avoir raison contre lui-même.
La revendication du retour du parti à la démocratie fut en son temps la plus obstinée et la plus désespérée des
revendications de tous les groupements d'opposition. La plate-forme de l'opposition de gauche de 1927 exigeait l'introduction dans
le code pénal d'un article "punissant comme un crime grave contre l'Etat toute persécution directe ou indirecte d'un ouvrier en
raison de critiques qu'il aurait formulées..." On trouva plus tard dans le code pénal un article à appliquer à l'opposition.
De la démocratie du parti, il ne reste que des souvenirs dans la mémoire de la vieille génération. Avec elle, la démocratie
des soviets, des syndicats, des coopératives, des organisations sportives et culturelles s'est évanouie. La hiérarchie des
secrétaires domine tout et tous. Le régime avait acquis un caractère totalitaire plusieurs années avant que le terme ne nous vint
d'Allemagne. "A l'aide des méthodes démoralisantes qui transforment les communistes pensants en automates, tuent la volonté, le
caractère, la dignité humaine", écrivait Rakovsky en 1928, "la coterie gouvernante a su devenir une oligarchie inamovible et
inviolable; et elle s'est substituée à la classe et au parti." Depuis que ces lignes indignées ont été écrites, la dégénérescence a fait
d'immenses progrès. La Guépéou est devenu le facteur décisif de la vie intérieure du parti. Si Molotov a pu, en mars 1936, se
féliciter devant un journaliste français de ce que le parti gouvernant ne connaisse plus de luttes fractionnelles, c'est uniquement
parce que les divergences de vues y sont désormais réglées par l'intervention mécanique de la police politique. Le vieux parti
bolchevique est mort, aucune force ne le ressuscitera.
Parallèlement à la dégénérescence politique du parti s'accentuait la corruption d'une bureaucratie échappant à tout
contrôle. Appliqué au gros fonctionnaire privilégié, le mot "sovbour " — bourgeois soviétique — entra de bonne heure dans le
vocabulaire ouvrier. Avec la Nep, les tendances bourgeoises bénéficièrent d'un terrain plus favorable. Lénine mettait en garde le
XI° congrès du parti, en mars 1922, contre la corruption des milieux dirigeants. Il est plus d'une fois arrivé dans l'histoire, disait-il,
que le vainqueur ait adopté la civilisation du vaincu, si celle-ci était supérieure. La culture de la bourgeoisie et de la bureaucratie
russes était misérable, sans doute. Mais, hélas! les nouvelles couches dirigeantes le cèdent encore à cette culture-là. "Quatre mille
sept cents communistes responsables dirigent à Moscou la machine gouvernementale. Qui dirige et qui est dirigé? Je doute fort
qu'on puisse dire que ce sont les communistes qui dirigent..." Lénine n'eut plus à prendre la parole dans les congrès du parti. Mais
toute sa pensée, dans les derniers mois de sa vie, fut tendue vers la nécessité de prémunir et d'armer les ouvriers contre
l'oppression, l'arbitraire et la corruption bureaucratiques. Il ne lui avait été donné cependant que d'observer les premiers
symptômes du mal.
Christian Rakovsky, l'ancien président du Conseil des commissaires du peuple d'Ukraine, qui fut plus tard ambassadeur
des Soviets à Londres et à Paris, se trouvant en déportation, envoya en 1928 à ses amis une courte étude sur la bureaucratie à
3
laquelle nous avons déjà emprunté quelques lignes plus haut, car elle reste ce qui a été écrit de mieux sur ce sujet . "Dans l'esprit
de Lénine et dans tous nos esprits, écrit Rakovsky, l'objet de la direction du parti était précisément de préserver le parti et la classe
ouvrière de l'action dissolvante des privilèges, des avantages et des faveurs propres au pouvoir, de les préserver de tout
rapprochement avec les restes de l'ancienne noblesse et de l'ancienne petite bourgeoisie, de l'influence démoralisante de la Nep,
de la séduction des mœurs bourgeoises et de leur idéologie... Il faut dire franchement, nettement, bien haut, que cette tâche, les
bureaux du parti ne l'ont point remplie, qu'ils ont fait preuve dans leur double rôle de préservation et d'éducation d'une incapacité
complète, fait banqueroute, manqué au devoir..."
Il est vrai que Rakovsky, brisé par la répression bureaucratique, a par la suite renié ses critiques. Mais le septuagénaire
Galilée fut contraint, dans les tenailles de la Sainte Inquisition, d'abjurer le système de Copernic, ce qui n'empêcha pas la terre de
tourner. Nous ne croyons pas à l'abjuration du sexagénaire Rakovsky, car il a lui-même fait plus d'une fois l'analyse impitoyable
d'abjurations de ce genre. Mais sa critique politique a trouvé dans les faits objectifs une base beaucoup plus sûre que dans la
fermeté subjective de son auteur.
La conquête du pouvoir ne modifie pas seulement l'attitude du prolétariat envers les autres classes, elle change aussi sa
structure intérieure. L'exercice du pouvoir devient la spécialité d'un groupement social déterminé, qui tend avec d'autant plus
d'impatience à trancher sa propre "question sociale" qu'il a une idée plus haute de sa mission. "Dans l'Etat prolétarien, où
l'accumulation capitaliste n'est pas permise aux membres du parti dirigeant, la différenciation est d'abord fonctionnelle, puis elle
devient sociale. Je ne dis pas qu'elle devienne une différenciation de classe, je dis qu'elle devient une différenciation sociale..."
Rakovsky explique: "La position sociale du communiste qui a à sa disposition une auto, un bon logement, des congés réguliers et
qui reçoit le maximum d'appointements fixé par le parti diffère de celle du communiste qui, travaillant dans les houillères, gagne de
50 à 60 roubles par mois."
Enumérant les causes de la dégénérescence des jacobins au pouvoir, l'enrichissement, les fournitures de l'Etat, etc.,
Rakovsky cite une curieuse remarque de Babeuf sur le rôle joué dans cette évolution par les femmes de la noblesse, très
recherchées des jacobins. "Que faites-vous, s'exclame Babeuf, lâches plébéiens? Elles vous embrassent aujourd'hui, elles vous
égorgeront demain." Le recensement des épouses des dirigeants, en U.R.S.S., donnerait un tableau analogue. Sosnovsky,
journaliste soviétique connu, indiquait le rôle du "facteur auto-garage" dans la formation de la bureaucratie. Il est vrai que, avec
Rakovsky, Sosnovsky s'est repenti et est revenu de Sibérie. Les mœurs de la bureaucratie n'en ont pas été améliorées. Au
contraire, le repentir d'un Sosnovsky prouve les progrès de la démoralisation.
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Reproduite dans Les Bolcheviks contre Staline.
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Les vieux articles de Sosnovsky, qui passaient naguère de mains en mains à l'état de manuscrits, contiennent précisément
d'inoubliables épisodes de la vie des nouveaux dirigeants montrant bien à quel point les vainqueurs se sont assimilé les mœurs
des vaincus. Sans revenir aux années révolues — Sosnovsky ayant en 1934 troqué définitivement son fouet contre une lyre —,
bornons-nous à des exemples récents empruntés à la presse soviétique, en choisissant non les "abus", mais les faits ordinaires,
officiellement admis par l'opinion publique.
Le directeur d'une usine moscovite, communiste connu, se félicite dans la Pravda du développement culturel de son
entreprise. Un mécanicien lui téléphone: "M'ordonnez-vous d'arrêter le martin ou de patienter?" — "Je réponds, dit-il, attends un
moment..." Le mécanicien lui parle avec déférence, le directeur tutoie le mécanicien. Et ce dialogue indigne, impossible dans un
pays capitaliste civilisé, le directeur le relate lui-même comme tout à fait banal! La rédaction n'y fait pas d'objections, ne remarquant
rien; les lecteurs ne protestent pas, ayant l'habitude. Ne nous étonnons pas non plus: aux audiences solennelles du Kremlin, les
"chefs" et les commissaires du peuple tutoient leurs subordonnés, directeurs d'usines, présidents de kolkhozes, contremaîtres et
ouvrières invités pour être décorés. Comment ne pas se rappeler que l'un des mots d'ordre révolutionnaires les plus populaires
sous l'ancien régime exigeait la fin du tutoiement des subordonnés par les chefs ?
Etonnants par leur sans-gêne seigneurial, les dialogues des dirigeants du Kremlin avec le "peuple" attestent sans erreur
possible qu'en dépit de la révolution d'Octobre, de la nationalisation des moyens de production, de la collectivisation et de la
"liquidation des koulaks en tant que classe", les rapports entre les hommes, et ce, tout au sommet de la pyramide soviétique, loin
de s'élever jusqu'au socialisme, n'accèdent pas encore sous bien des rapports au niveau du capitalisme cultivé. Un très grand pas
en arrière a été fait dans cet important domaine au cours des dernières années, le Thermidor soviétique qui a donné à une
bureaucratie peu cultivée une indépendance complète, soustraite à tout contrôle, et aux masses la fameuse directive du silence et
de l'obéissance, étant incontestablement la cause des récidives de la vieille barbarie russe.
Nous ne songeons pas à opposer à l'abstraction dictature l'abstraction démocratie pour peser leurs qualités respectives sur
les balances de la raison pure. Tout est relatif en ce monde ou il n'est de permanent que le changement. La dictature du parti
bolchevique fut dans l'histoire l'un des instruments les plus puissants du progrès. Mais ici, comme dit le poète, Vernunft wird
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Unsinn, wohltat Plage . L'interdiction des partis d'opposition entraîna l'interdiction des fractions; l'interdiction des fractions aboutit à
l'interdiction de penser autrement que le chef infaillible. Le monolithisme policier du parti eut pour conséquence l'impunité
bureaucratique, qui devint à son tour la cause de toutes les variétés de démoralisation et de corruption.
4
La raison devient folie, le bienfait tourment.
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question est par elle-même évidente: selon la réponse que nous lui donnerons, nous devrons ou réviser radicalement nos idées
traditionnelles sur la société socialiste en général ou repousser tout aussi radicalement les appréciations officielles sur l'U.R.S.S.
Prenons dans un numéro récent d'un journal de Moscou la caractéristique stéréotypée du régime soviétique actuel, l'une
de ces caractéristiques que l'on répète chaque jour et que les écoliers apprennent par cœur. "Les classes parasites des
capitalistes, des propriétaires fonciers et des paysans riches sont à jamais liquidées en U.R.S.S. où l'on a de la sorte mis fin pour
toujours à l'exploitation de l'homme par l'homme. Toute l'économie nationale est devenue socialiste et le mouvement Stakhanov
grandissant prépare les conditions du passage du socialisme au communisme." (Pravda, 4 avril 1936). La presse mondiale de
l'Internationale communiste ne dit pas autre chose, comme de juste. Mais si l'on a mis fin "pour toujours" à l'exploitation, si le pays
est réellement engagé dans la voie du communisme, c'est-à-dire dans la phase supérieure, il ne reste à la société qu'à jeter bas,
enfin, la camisole de force de l'Etat. Au lieu de quoi — et c'est là un contraste à peine concevable! — l'Etat soviétique prend un
aspect bureaucratique et totalitaire. On peut faire ressortir la même contradiction fatale en évoquant le sort du parti, La question se
formule à peu près ainsi: Pourquoi pouvait-on en 1917-21, quand les anciennes classes dominantes résistaient encore les armes à
la main, quand les impérialistes du monde entier les soutenaient effectivement, quand les koulaks armés sabotaient la défense et
le ravitaillement du pays, discuter librement, sans crainte, dans le parti, de toutes les questions les plus graves de la politique?
Pourquoi ne peut-on pas maintenant, après la fin de l'intervention, la défaite des classes d'exploiteurs, les succès incontestables de
l'industrialisation, la collectivisation de la grande majorité des paysans, admettre la moindre critique à l'adresse de dirigeants
inamovibles? Pourquoi tout bolchevik qui s'aviserait, conformément aux statuts du parti, de réclamer la convocation d'un congrès
serait-il aussitôt exclu? Tout citoyen qui émettrait tout haut des doutes sur l'infaillibilité de Staline serait aussitôt traité à peu près
comme un comploteur terroriste. D'où vient cette terrible, cette monstrueuse, cette intolérable puissance de la répression et de
l'appareil policier? La théorie n'est pas une lettre de change que l'on puisse à tout moment faire acquitter. Si elle s'est trouvée en
défaut, il convient de la réviser ou de combler ses lacunes. Dévoilons les forces sociales réelles qui ont fait naître la contradiction
entre la réalité soviétique et le marxisme traditionnel. On ne peut pas, en tout cas, errer dans les ténèbres en répétant les phrases
rituelles, peut-être utiles au prestige des chefs, mais qui soufflettent la réalité vivante. Nous le verrons à l'instant grâce à un
exemple convaincant.
Le président du conseil des commissaires du peuple déclarait en janvier 1936 à l'Exécutif: "L'économie nationale est
devenue socialiste (applaudissements). Sous ce rapport, nous avons résolu le problème de la liquidation des classes
(applaudissements)". Le passé nous laisse pourtant encore des "éléments foncièrement hostiles", débris des classes autrefois
dominantes. On trouve en outre parmi les travailleurs des kolkhozes, les fonctionnaires de l'Etat, parfois même parmi les ouvriers,
de "minuscules spéculateurs", des "dilapidateurs des biens de l'Etat et des kolkhozes", des "colporteurs de potins antisoviétiques"
etc. De là la nécessité d'affermir encore la dictature. Contrairement à ce qu'attendait Engels, l'Etat ouvrier, au lieu de "s'assoupir"
doit devenir de plus en plus vigilant.
Le tableau peint par le chef de l'Etat soviétique serait au plus haut point rassurant s'il ne recélait une contradiction mortelle.
Le socialisme s'est définitivement installé dans le pays: "sous ce rapport" les classes sont anéanties (si elles le sont sous ce
rapport, elles le sont aussi sous tout autre). Sans doute l'harmonie sociale est-elle çà et là troublée par les scories et débris du
passé. On ne peut tout de même pas penser que des gens dispersés, privés de pouvoir et de propriété, rêvant de la restauration
du capitalisme, puissent avec de "minuscules spéculateurs" (ce ne sont pas même des spéculateurs tout court!) renverser la
société sans classes. Tout est, semble-t-il, pour le mieux. Mais encore une fois, pourquoi dans ce cas la dictature d'airain de la
bureaucratie?
Les rêveurs réactionnaires disparaissent peu à peu, il faut le croire. Des soviets archidémocratiques se chargeraient bien
de "minuscules spéculateurs" et de "cancaniers". "Voyous ne sommes pas des utopistes", répliquait Lénine en 1917 aux
théoriciens bourgeois et réformistes de l'Etat bureaucratique, "nous ne contestons nullement la possibilité et l'inéluctabilité d'excès
commis par des individus et aussi la nécessité de réprimer ces excès... Mais point n'est besoin à cette fin d'un appareil spécial de
répression; le peuple armé y suffira avec autant d'aisance et de facilité qu'une foule civilisée sépare des hommes en train de se
battre ou ne laisse pas insulter une femme." Ces paroles paraissent avoir été destinées à réfuter les considérations de l'un des
successeurs de Lénine à la tête de l'Etat. On étudie Lénine dans les écoles de l'U.R.S.S., mais visiblement pas au Conseil des
commissaires du peuple. Ou bien la décision pour laquelle un Molotov emploie sans y réfléchir les arguments contre lesquels
Lenine dirigeait son arme acérée ne s'expliquerait pas. Flagrante contradiction entre le fondateur et les épigones! Alors que Lénine
tenait pour possible, sans appareil bureaucratique, la liquidation des classes d'exploiteurs, Molotov, pour justifier après la
liquidation des classes l'étouffement de toute initiative populaire par la machine bureaucratique, ne trouve rien de mieux que
d'invoquer les "débris" des classes liquidées!
Mais il devient d'autant plus difficile de se nourrir de ces "débris" que, de l'aveu des représentants autorisés de la
bureaucratie, les ennemis de classe d'hier sont assimilés avec succès par la société soviétique. Postychev, l'un des secrétaires du
comité central, disait en avril 1936 au congrès des Jeunesses communistes: "De nombreux saboteurs se sont sincèrement
repentis... et ont rejoint les rangs du peuple soviétique..." Vu le succès de la collectivisation, "les enfants des koulaks ne doivent
pas payer pour leurs parents". Ce n'est pas tout; "Le koulak lui-même ne croit sans doute plus aujourd'hui pouvoir recouvrer sa
situation d'exploiteur au village." Ce n‘est pas sans raison que le gouvernement a commencé l'abolition des restrictions légales
résultant des origines sociales! Mais si les affirmations de Postychev, approuvées sans réserve par Molotov, ont un sens, ce ne
peut être que celui-ci: la bureaucratie est devenue un monstrueux anachronisme et la contrainte étatique n'a plus d'objet sur la
terre des soviets. Ni Molotov ni Postychev n'admettent cependant cette conclusion rigoureusement logique. Ils préfèrent garder le
pouvoir, fût-ce en se contredisant. En réalité, ils ne peuvent pas y renoncer. En termes objectifs: la société soviétique actuelle ne
peut pas se passer de l'Etat, et même — dans une certaine mesure — de la bureaucratie. Et ce ne sont pas les misérables restes
du passé, mais les puissantes tendances du présent qui créent cette situation. La justification de l'Etat soviétique, considéré
comme un mécanisme de contrainte, c'est que la période transitoire actuelle est encore pleine de contradictions sociales qui, dans
le domaine de la consommation — le plus familier et le plus sensible à tout le monde — revêtent un caractère extrêmement grave,
menaçant à tout moment de se faire jour dans le domaine de la production. La victoire du socialisme ne peut dès lors être dite ni
définitive ni assurée.
L'autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte contre tous qui en résulte. Quand
il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les
acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d'un agent de police
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s'impose pour le maintien de l'ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle "sait" à qui donner et qui doit
patienter.
L'amélioration de la situation matérielle et culturelle devrait, à première vue, amoindrir la nécessité des privilèges, rétrécir le
domaine du "droit bourgeois" et par là même dérober le sol sous les pieds de la bureaucratie, gardienne de ces droits. Mais c'est
l'inverse qui s'est produit: l'accroissement des forces productives s'est accompagné jusqu'ici d'un développement extrême de
toutes les formes de l'inégalité et des privilèges et aussi de la bureaucratie. Et ce n'est pas non plus sans raison.
Le régime soviétique a incontestablement eu dans sa première période un caractère beaucoup plus égalitaire et moins
bureaucratique qu'aujourd'hui. Mais son égalité était celle de la misère commune. Les ressources du pays étaient si restreintes
qu'elles ne permettaient pas de détacher des masses des milieux tant soit peu privilégiés. Le salaire "égalitaire", en supprimant le
stimulant individuel, devenait un obstacle au développement des forces productives. L'économie soviétique devait sortir quelque
peu de son indigence pour que l'accumulation de ces matières grasses que sont les privilèges devint possible. L'état actuel de la
production est encore très loin d'assurer à tous le nécessaire. Mais il permet déjà d'accorder des avantages importants à la
minorité et de faire de l'inégalité un aiguillon pour la majorité. Telle est la raison première pour laquelle l'accroissement de la
production a jusqu'ici renforcé les traits bourgeois et non socialistes de l'Etat. Cette raison n'est pas la seule. A côté du facteur
économique qui commande dans la phase présente de recourir aux méthodes capitalistes de rémunération du travail, agit le
facteur politique incarné par la bureaucratie elle-même. De par sa nature, celle-ci crée et défend des privilèges. Elle surgit tout au
début comme l'organe bourgeois de la classe ouvrière. Etablissant et maintenant les privilèges de la minorité, elle s'attribue
naturellement la meilleure part: celui qui distribue les biens ne s'est encore jamais lésé. Ainsi n'ait du besoin de la société un
organe qui, dépassant de beaucoup sa fonction sociale nécessaire, devient un facteur autonome et en même temps la source de
grands dangers pour tout l'organisme social.
La signification du Thermidor soviétique commence à se préciser devant nous. La pauvreté et l'inculture des masses se
concrétisent de nouveau sous les formes menaçantes du chef armé d'un puissant gourdin. Congédiée et flétrie autrefois, la
bureaucratie est, de servante de la société, devenue maîtresse. En le devenant, elle s'est, socialement et moralement, éloignée à
tel point des masses qu'elle ne peut plus admettre aucun contrôle sur ses actes et sur ses revenus.
La peur, mystique au premier abord, de la bureaucratie en présence de "minuscules spéculateurs, de gens sans scrupules
et des cancaniers" trouve là son explication naturelle. N'étant pas encore en mesure de satisfaire les besoins élémentaires de la
population, l'économie soviétique engendre à chaque pas des tendances à la spéculation et à la fraude intéressée. D'autre part, les
privilèges de la nouvelle aristocratie incitent les masses à prêter l'oreille aux "rumeurs antisoviétiques", c'est-à-dire à toute critique,
serait-elle formulée à mi-voix, des autorités arbitraires et insatiables. Il ne s'agit donc pas des fantômes du passé, des restes de ce
qui n'est plus, en un mot de la neige de l'an dernier, mais de nouvelles et puissantes tendances, sans cesse renaissantes, à
l'accumulation personnelle. Le premier afflux de bien-être, fort modeste, a, précisément à cause de sa faiblesse, non affaibli mais
fortifié ces tendances centrifuges. Les non-privilégiés cependant ont senti s'accroître le sourd désir de modérer sans ménagement
les appétits des nouveaux notables. La lutte sociale s'aggrave de nouveau. Telles sont les sources de la puissance de la
bureaucratie. Ce sont aussi celles des périls qui menacent cette puissance.
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queue une chemise d'indienne. On en manque comme auparavant! Il est beaucoup plus difficile d'assurer le nécessaire au grand
nombre que le superflu à quelques-uns. Toute l'histoire le démontre.
Enumérant ses acquisitions, Mikoyan nous fait savoir que "l'industrie de la margarine est nouvelle". L'ancien régime n'en
avait pas, c'est vrai. N'en concluons pas que la situation ait empiré: le beurre, le peuple ne le voyait pas plus alors qu'aujourd'hui.
Mais l'apparition d'un succédané signifie en tout cas qu'il y a en U.R.S.S. deux classes de consommateurs: l'une qui préfère le
beurre et l'autre qui s'accommode de margarine. "Nous fournissons à volonté le gros tabac en grains, la makhorka", déclare
Mikoyan, oubliant d'ajouter que ni en Europe ni en Amérique on ne consomme de tabac d'aussi triste qualité.
L'une des manifestations les plus frappantes, pour ne pas dire les plus provocantes, de l'inégalité, c'est l'ouverture à
Moscou et dans d'autres villes importantes de magasins vendant des marchandises de qualité supérieure et portant le nom très
expressif, quoique étranger, de "luxe" ("liouks"). Mais les plaintes incessantes pour vols dans les épiceries de Moscou et de la
province montrent qu'il n'y a de produits que pour la minorité et que tout le monde voudrait pourtant se nourrir...
L'ouvrière qui a un enfant est liée au régime social et son critère "de consommation", comme disent dédaigneusement les
gros personnages, très attentifs eux-mêmes à leur propre consommation, est en définitive celui qui décide. Dans le conflit entre la
bureaucratie et l'ouvrière, nous nous rangeons avec Marx et Lénine du côté de l'ouvrière contre le bureaucrate qui exagère les
résultats acquis, camoufle les contradictions et bâillonne l'ouvrière.
Admettons que la margarine et le tabac en grains soient aujourd'hui tristement nécessaires. Point n'est besoin en ce cas de
se flatter et de farder la réalité. Des limousines pour les "activistes", de bons parfums pour "nos femmes", de la margarine pour les
ouvriers, des magasins de luxe pour les privilégiés, la seule image des mets fins exposés à la vitrine pour la plèbe, ce socialisme-là
ne saurait être aux yeux des masses qu'un capitalisme retourné. Appréciation qui n'est pas si fausse. Sur le terrain de la "misère
socialisée", la lutte pour le nécessaire menace de ressusciter "tout l'ancien fatras" et le ressuscite partiellement à chaque pas.
Le marché d'aujourd'hui diffère de celui de la Nep (1921-1928) en ce qu'il doit se développer sans intermédiaires ni
commerce privé, mettant face à face les organisations de l'Etat, les coopératives, les kolkhozes et les citoyens. Mais il n'en est
ainsi qu'en principe. L'accroissement rapide du commerce de détail (Etat et coopératives) doit le porter à 100 milliards de roubles
en 1936. Le commerce des kolkhozes, qui est de 16 milliards en 1935, doit s'accroître sensiblement cette année. Il est malaisé de
dire quelle place revient au sein et à côté de ce chiffre d'affaires aux intermédiaires illégaux et semi-illégaux. Une place nullement
insignifiante, en tout cas! De même que les cultivateurs, les kolkhozes et, surtout, certains membres des kolkhozes sont enclins à
recourir aux intermédiaires. Les artisans, les coopérateurs, les industries locales traitant avec les paysans suivent la même voie. Il
apparaît parfois et soudainement, que le commerce de la viande, du beurre, des œufs, dans tout un grand rayon, est tombé aux
mains des "mercantis". Les articles les plus nécessaires, tels que le sel, les allumettes, la farine, le pétrole, qu'on trouve en
abondance dans les stocks de l'Etat, font défaut des semaines et des mois durant dans les coopératives rurales bureaucratisées; il
est clair que les paysans se les procurent ailleurs. La presse soviétique mentionne à tout moment les revendeurs, comme s'il allait
de soi qu'il en faille.
Les autres aspects de l'initiative et de l'accumulation privées jouent visiblement un moindre rôle. Les cochers possédant un
attelage et les artisans indépendants sont, comme le cultivateur indépendant, à peine tolérés. De nombreuses échoppes de
réparations appartenant à des particuliers existent à Moscou et on ferme les yeux parce qu'elles comblent d'importantes lacunes.
Un nombre infiniment plus grand de particuliers travaille sous les fausses enseignes des artels (associations) et des coopératives
ou se met à l'abri dans les kolkhozes. Et le service des recherches criminelles, comme s'il se plaisait à faire ressortir les lézardes
de l'économie, arrête de temps à autre à Moscou, comme spéculatrices, de pauvres femmes affamées qui vendent les bérets
qu'elles ont elles-mêmes tricotés ou les chemises d'indienne qu'elles ont cousues.
"La base de la spéculation est détruite dans notre pays", proclamait Staline (automne 1935), "et si nous avons encore des
mercantis, cela ne s'explique que par l'insuffisante vigilance de classe des ouvriers et par le libéralisme de certaines instances
soviétiques à l'égard des spéculateurs." Voilà bien le raisonnement bureaucratique idéal! La base économique de la spéculation
est-elle anéantie? En ce cas, point n'est besoin de vigilance. Si, par exemple, l'Etat pouvait fournir aux citoyens des coiffures en
nombre suffisant, quel besoin y aurait-il d'arrêter les malheureuses marchandes des rues? On doute du reste qu'il soit nécessaire
de les emprisonner même dans l'état actuel des choses.
Les catégories de l'initiative privée que nous avons énumérées ne sont à redouter en elles-mêmes ni par la quantité ni par
l'ampleur des affaires. On ne peut tout de même pas craindre l'attaque des remparts de la propriété étatisée par des voituriers, des
marchandes de bérets, des horlogers et des revendeurs d'œufs! Mais la question ne se résout pas à l'aide des seules proportions
arithmétiques. La profusion et la variété des spéculateurs de toutes sortes surgissant, à la moindre tolérance administrative,
comme des taches de fièvre sur un corps malade attestent la constante pression des tendances petites-bourgeoises. Le degré de
nocivité de ces bacilles de spéculation pour l'avenir socialiste est déterminé par la capacité générale de résistance de l'organisme
économique et politique du pays.
L'état d'esprit et la conduite des ouvriers et des travailleurs des kolkhozes, c'est-à-dire 90% environ de la population, sont
déterminés au premier chef par les modifications de leur salaire réel. Mais la relation entre leur revenu et celui des couches
sociales plus avantagées n'a pas une importance moindre. C'est dans le domaine de la consommation que la loi de la relativité se
fait sentir le plus directement! L'expression de tous les rapports sociaux en termes de comptabilité-argent révèle la part réelle des
diverses couches sociales au revenu national. Même en admettant la nécessité historique de l'inégalité pendant un temps encore
assez long, la question des limites tolérables de cette inégalité demeure posée, de même que celle de son utilité sociale dans
chaque cas concret. La lutte inévitable pour la part du revenu national deviendra nécessairement une lutte politique. Le régime
actuel est-il socialiste ou non? Cette question sera tranchée non par les sophismes de la bureaucratie, mais par l'attitude des
masses, c'est-à-dire des ouvriers et des paysans des kolkhozes.
LA DIFFERENCIATION DU PROLETARIAT
Les données concernant le salaire réel devraient, semble-t-il, faire l'objet d'une étude particulièrement attentive dans un
Etat ouvrier; la statistique des revenus, par catégories de la population, devrait être limpide et accessible à tous. En réalité, ce
domaine, touchant du plus près aux intérêts vitaux des travailleurs, est couvert d'une brume opaque. Si incroyable que ce soit, le
budget d'une famille ouvrière en U.R.S.S. constitue pour l'observateur une grandeur beaucoup plus énigmatique qu'en n'importe
quel pays capitaliste. En vain tenterions-nous de tracer la courbe des salaires réels des diverses catégories d'ouvriers pendant la
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deuxième période quinquennale. Le silence obstiné des autorités et des compétences sur ce sujet est aussi éloquent que leur
étalage de chiffres sommaires et dépourvus de signification.
D'après un rapport du commissaire du peuple à l'industrie lourde, Ordjonikidzé, le rendement moyen mensuel du travail
d'un ouvrier a été multiplié par 3,2 en dix ans, de 1925 à 1935, tandis que le salaire a été multiplié par 4,5. Quelle part de ce
dernier coefficient, de si belle apparence, est dévorée par les spécialistes et les ouvriers bien payés? Quelle est la valeur effective
de ce salaire nominal, chose non moins importante? Nous n'en apprenons rien ni par ce rapport ni par les commentaires de la
presse. Au congrès de la jeunesse soviétique d'avril 1936, le secrétaire des Jeunesses communistes, Kossarev, disait: "Depuis
janvier 1931 jusqu'en décembre 1935, le salaire des jeunes a augmenté de 340 %." Mais même parmi les jeunes décorés, triés sur
le volet et disposés à prodiguer les ovations, cette fanfaronnade ne provoqua pas un claquement de mains: les auditeurs savaient
trop bien, comme l'orateur, que le brusque passage aux prix du marché aggravait la situation de la grande majorité des ouvriers.
Le salaire moyen annuel, établi en réunissant les salaires du directeur de trust et de la balayeuse, était en 1935 de 2 300
roubles et doit atteindre en 1936 environ 2 500 roubles, soit, au cours nominal du change, 7 500 francs, et quelque chose comme 3
500 à 4 000 francs français d'après la capacité d'achat. Ce chiffre des plus modestes s'amenuise encore si l'on tient compte du fait
que l'augmentation des salaires de 1936 ne représente qu'une compensation partielle à la suppression des prix de faveur et de la
gratuité de divers services. L'essentiel en tout ceci, c'est encore que le salaire de 2 500 roubles par an, soit 208 roubles par mois,
n'est qu'une moyenne, c'est-à-dire une fiction arithmétique destinée à masquer la réalité d'une cruelle inégalité dans la rétribution
du travail.
Il est tout à fait incontestable que la situation de la couche supérieure de la classe ouvrière et surtout de ceux qu'on appelle
les stakhanovistes, s'est sensiblement améliorée au cours de l'année écoulée; la presse relate en détail combien de complets, de
paires de chaussures, de gramophones, de vélos et même de boîtes de conserves les ouvriers décorés ont pu s'acheter. On
découvre par la même occasion combien ces biens sont peu accessibles à l'ouvrier ordinaire. Staline dit des causes qui ont fait
naître le mouvement Stakhanov: "On s'est mis à vivre mieux, plus gaiement. Et quand on vit plus gaiement, le travail va mieux." Il y
a une part de vérité dans cette façon optimiste, propre aux dirigeants, de présenter le travail aux pièces: la formation d'une
aristocratie ouvrière n'est en effet devenue possible que grâce aux succès économiques antérieurs. Le stimulant des
stakhanovistes n'est pourtant pas la "gaieté", mais le désir de gagner davantage. Molotov a modifié dans ce sens l'affirmation de
Staline: "L'impulsion vers un haut rendement du travail est donnée aux stakhanovistes par le simple désir d'augmenter leur salaire."
En effet, toute une catégorie d'ouvriers s'est formée en quelques mois, que l'on a surnommés les "mille", car leur salaire dépasse 1
000 roubles par mois. Il y en a même qui gagnent plus de 2 000 roubles, alors que le travailleur des catégories inférieures gagne
souvent moins de 100 roubles.
La seule amplitude de ces variations de salaires établit, semble-t-il, une différence suffisante entre l'ouvrier "notable" et
l'ouvrier "ordinaire". Cela ne suffit pas à la bureaucratie. Les stakhanovistes sont littéralement comblés de privilèges. On leur donne
de nouveaux logements, on fait des réparations chez eux; ils bénéficient de séjours supplémentaires dans les maisons de repos et
les sanatoriums; on leur envoie à domicile, gratuitement, des maîtres d'école et des médecins; ils ont des entrées gratuites au
cinéma; il arrive qu'on les rase gratuitement ou en priorité. Beaucoup de ces privilèges paraissent intentionnellement consentis
pour blesser et offenser l'ouvrier moyen. L'obséquieuse bienveillance des autorités a pour cause, en même temps que l'arrivisme,
la mauvaise conscience: les dirigeants locaux saisissent avidement l'occasion de sortir de leur isolement en faisant bénéficier de
privilèges une aristocratie ouvrière. Le résultat, c'est que le salaire réel des stakhanovistes dépasse souvent de vingt à trente fois
celui des catégories inférieures. Les appointements des spécialistes les plus favorisés suffiraient en maintes circonstances à payer
quatre-vingts à cent manœuvres. Par l'ampleur de l'inégalité dans la rétribution du travail, l'U.R.S.S. a rattrapé et largement
dépassé les pays capitalistes!
Les meilleurs des stakhanovistes, ceux qui s'inspirent réellement de mobiles socialistes, loin de se réjouir de leurs
privilèges, en sont mécontents. On les comprend: la jouissance individuelle de divers biens, dans une atmosphère de misère
générale, les entoure d'un cercle d'hostilité et d'envie et leur empoisonne l'existence. Ces rapports entre ouvriers sont plus éloignés
de la morale socialiste que ceux des ouvriers d'une fabrique capitaliste réunis par la lutte commune contre l'exploitation.
Il reste que la vie quotidienne n'est pas facile à l'ouvrier qualifié, surtout en province. Outre que la journée de sept heures
est de plus en plus sacrifiée à l'augmentation du rendement du travail, beaucoup d'heures sont prises par la lutte complémentaire
pour l'existence. On indique comme un signe particulier de bien-être que les meilleurs ouvriers des sovkhozes - exploitations
agricoles de l'Etat -, les conducteurs de tracteurs et de machines combinées, formant déjà une nette aristocratie, ont des vaches et
des porcs. La théorie selon laquelle mieux valait le socialisme sans lait que le lait sans socialisme est donc abandonnée. On
reconnaît maintenant que les ouvriers des entreprises agricoles de l'Etat, où ne manquent pas, semble-t-il, les vaches et les porcs,
doivent, pour assurer leur existence, avoir leur propre élevage miniature. Le communiqué triomphal suivant lequel 96 000 ouvriers
de Kharkov ont des potagers personnels n'est pas moins stupéfiant. Les autres villes sont invitées à imiter Kharkov. Quel terrible
gaspillage de forces humaines signifient la "vache individuelle", le "potager individuel" et quel fardeau pour l'ouvrier, et plus encore
pour sa femme et ses enfants, que le travail médiéval, à la pelle, du fumier et de la terre!
La grande majorité des ouvriers n'a, cela va de soi, ni vache ni potager, et manque souvent d'un gîte. Le salaire d'un
manœuvre est de 1 200 à 1 500 roubles par an, moins parfois, ce qui, avec les prix soviétiques, équivaut à la misère. Les
conditions de logement, l'un des indices les plus caractéristiques de la situation matérielle et culturelle, sont des plus mauvaises et
parfois intolérables. L'immense majorité des ouvriers s'entasse dans des logements communs beaucoup moins bien installés,
beaucoup moins habitables que les casernes. S'agit-il de justifier des échecs dans la production, des manquements au travail, des
malfaçons? L'administration, par le truchement de ses journalistes, donne elle-même des descriptions de ce genre des conditions
de logement des ouvriers: "Les ouvriers dorment sur le plancher, les bois de lits étant infestés de punaises, les chaises sont
démolies, on n'a pas de gobelet pour boire", etc. "Deux familles vivent dans une chambre. Le toit en est percé. Quand il pleut, on
recueille de l'eau à pleins seaux." "Les cabinets sont indescriptibles..." Des détails de ce genre, qui valent pour le pays entier, on
en pourrait citer à l'infini. Par suite des conditions d'existence intolérables, "la fluidité du personnel", écrit par exemple le dirigeant
de l'industrie pétrolière, "atteint de très grandes proportions... Nombre de puits ne sont pas exploités faute de main-d'œuvre..."
Dans certaines contrées défavorisées, seuls les ouvriers congédiés ailleurs pour indiscipline consentent à travailler. Ainsi se forme
dans les bas-fonds du prolétariat une catégorie de misérables privés de tout droit, parias soviétiques qu'une branche de l'industrie
aussi importante que celle du pétrole est obligée d'employer largement.
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Par suite des inégalites criantes dans le régime des salaires, aggravées encore par les privilèges arbitrairement créés, la
bureaucratie réussit à faire naître des antagonismes très âpres au sein du prolétariat. De récents comptes rendus de presse
traçaient le tableau d'une guerre civile en réduction. "Le sabotage de machines constitue le moyen préféré(!) de combattre le
mouvement Stakhanov", écrivait par exemple l'organe des syndicats. "La lutte de classe" est évoquée à chaque pas. Dans cette
lutte "de classe", les ouvriers sont d'un côté, les syndicats de l'autre. Staline recommande publiquement de "taper sur la gueule"
des résistants. D'autres membres du comité central menacent à diverses reprises "les ennemis impudents" d'un anéantissement
total. L'expérience du mouvement Stakhanov fait puissamment ressortir l'abîme qui sépare le pouvoir et le prolétariat et l'opiniâtreté
sans frein de la bureaucratie dans l'application de la règle: "Diviser pour régner." En revanche, le travail aux pièces, ainsi imposé,
devient, pour consoler l'ouvrier, "émulation socialiste". Ces seuls mots sont une dérision.
L'émulation, dont les racines plongent dans la biologie, demeure sans nul doute en régime communiste - épurée de l'esprit
de lucre, de l'envie et des privilèges - le moteur le plus important de la civilisation. Mais dans une phase plus proche, préparatoire,
l'affermissement réel de la société socialiste peut et doit se faire non selon les humiliantes méthodes du capitalisme arriéré
auxquelles recourt le gouvernement soviétique, mais selon des moyens plus dignes de l'homme libéré et avant tout sans la trique
du bureaucrate. Car cette trique est elle-même le legs le plus odieux du passé. Il faudra la briser et la brûler publiquement pour
qu'il soit possible de parler de socialisme sans que le rouge de la honte vous monte au front!
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Sans vouloir exagérer l'importance de faits monstrueux de ce genre qui ne peuvent naturellement pas être enregistrés par
la statistique, nous ne pouvons négliger leur énorme signification symptomatique. Ils attestent infailliblement la force des tendances
bourgeoises dans la branche arriérée de l'économie qui embrasse la grande majorité de la population. Et l'action du marché
renforce inévitablement les tendances individualistes et aggrave la différenciation sociale des campagnes en dépit de la structure
nouvelle de la propriété.
Le revenu moyen d'un foyer, dans les kolkhozes, s'est élevé en 1935 à 4 000 roubles. Mais les moyennes sont encore plus
trompeuses en ce qui concerne les paysans qu'en ce qui concerne les ouvriers. On rapportait par exemple au Kremlin que les
pêcheurs collectivisés avaient gagné en 1935 deux fois plus qu'en 1934, soit 1 919 roubles par travailleur. Les applaudissements
qui accueillirent ce chiffre montrent combien il dépasse le gain moyen du grand nombre dans les kolkhozes. D'autre part, il y a des
kolkhozes où le revenu s'est élevé à 30 000 roubles par foyer, sans compter le rapport en nature et en argent des exploitations
individuelles, ni les revenus en nature de l'exploitation collective dans son ensemble: le revenu d'un gros fermier de kolkhoze de
cette catégorie dépasse en général de dix à quinze fois le salaire du travailleur "moyen" ou inférieur des kolkhozes.
La gradation des revenus n'est que partiellement déterminée par l'application au travail et les capacités. Les conditions
d'exploitation des kolkhozes, de même que des parcelles individuelles, sont nécessairement très inégales selon le climat, le sol, le
genre de culture, la situation par rapport aux villes et aux centres industriels. L'opposition entre les villes et les campagnes, loin de
s'atténuer au cours des périodes quinquennales, s'est extrêmement développée par suite de la croissance fiévreuse des villes et
des nouvelles régions industrielles. Cette antinomie fondamentale de la société soviétique engendre inéluctablement des
contradictions entre les kolkhozes et au sein de ceux-ci, surtout à cause de la rente différentielle.
Le pouvoir illimité de la bureaucratie est une cause de différenciation non moins puissante. La bureaucratie dispose de
leviers tels que le salaire, le budget, le crédit, les prix, les impôts. Les bénéfices tout à fait exagérés de certaines plantations de
coton collectivisées de l'Asie centrale dépendent bien plus des rapports entre les prix fixés par l'Etat que du travail des paysans.
L'exploitation de certaines couches de la population par d'autres n'a pas disparu, mais a été dissimulée. Les premiers kolkhozes
"aisés" - quelques dizaines de milliers - ont acquis leur bien-être au détriment de l'ensemble des autres kolkhozes et des ouvriers.
Assurer l'aisance à tous les kolkhozes est autrement difficile et demande bien plus de temps que d'offrir des privilèges à la minorité
au détriment de la majorité. L'opposition de gauche constatait en 1927 que "le revenu du koulak s'est accru sensiblement plus que
celui de l'ouvrier" et cette situation persiste aujourd'hui, sous une forme, il est vrai, modifiée: le revenu de la minorité privilégiée des
kolkhozes s'est accru infiniment plus que celui des masses des kolkhozes et des centres ouvriers. Il y a même probablement plus
d'inégalité dans les conditions qu'il n'y en avait à la veille de la liquidation des koulaks.
La différenciation en cours au sein des kolkhozes s'exprime en partie dans le domaine de la consommation individuelle et
en partie dans celui de l'économie privée du foyer, les principaux moyens de production étant socialisés. La différenciation entre
les kolkhozes a dès maintenant des conséquences plus profondes, le kolkhoze riche pouvant user de plus d'engrais, de plus de
machines et par conséquent s'enrichir plus vite. Il arrive souvent que les kolkhozes prospères louent la main-d'œuvre des
kolkhozes pauvres, les autorités fermant les yeux. L'attribution définitive aux kolkhozes de terres d'inégale valeur facilite au plus
haut point la différenciation ultérieure et, par voie de conséquence, la formation d'une sorte de "kolkhozes bourgeois" ou de
"kolkhozes millionnaires" comme on les appelle déjà.
L'Etat a, certes, la possibilité d'intervenir en qualité de régulateur dans la différenciation sociale. Mais dans quel sens et
dans quelle mesure? Frapper les kolkhozes riches, les kolkhozes-koulaks, serait ouvrir un nouveau conflit avec les éléments les
plus "progressistes" des campagnes qui, surtout maintenant, après un douloureux intervalle, éprouvent un désir particulièrement
avide de "bonne vie". En outre, et c'est le principal, l'Etat devient de moins en moins capable d'exercer un contrôle socialiste. Dans
l'agriculture comme dans l'industrie, il cherche l'appui et l'amitié des forts, des favoris de la réussite, des "stakhanovistes des
champs", des "kolkhozes millionnaires". Ayant commencé par se préoccuper des forces productives, il finit inévitablement par
penser à lui-même.
Dans l'agriculture précisément, où la consommation se rattache si étroitement à la production, la collectivisation a ouvert
d'immenses possibilités au parasitisme bureaucratique qui commence à gagner les dirigeants des kolkhozes. Les "cadeaux" que
les travailleurs des kolkhozes apportent aux chefs dans les séances solennelles du Kremlin ne font que représenter sous une
forme symbolique le tribut nullement symbolique qu'ils paient aux pouvoirs locaux.
Et c'est ainsi que, dans l'agriculture bien plus encore que dans l'industrie, le bas niveau de la production entre
continuellement en conflit avec les formes socialistes et même coopératives, kolkhoziennes, de la propriété. La bureaucratie, née
en dernière analyse de cette contradiction, l'aggrave à son tour.
5
Voir Appendice II.
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Les bureaux centraux de l'Etat comptaient au 1er novembre 1933, d'après les données officielles, environ 55 000
personnes appartenant au personnel dirigeant. Mais ce nombre, très fortement accru au cours des dernières années, ne comprend
ni les services de l'armée, de la flotte et de la Guépéou ni la direction des coopératives et de ce qu'on appelle les sociétés,
Aviation-Chimie (Ossoaviakhim) et autres. Chaque république a au surplus son appareil gouvernemental propre. Parallèlement aux
états-majors de l'Etat, des syndicats, des coopératives, etc., et se confondant partiellement avec eux, il y a enfin le puissant état-
major du parti. Nous n'exagérons certainement pas en estimant à 400 000 âmes les milieux dirigeants de l'U.R.S.S. et des
républiques appartenant à l'Union. Il se peut qu'ils atteignent aujourd'hui le demi-million. Ce ne sont pas de simples fonctionnaires,
mais de hauts fonctionnaires, des "chefs", formant une caste dirigeante au sens propre du mot, sans doute divisée
hiérarchiquement par de très importantes cloisons horizontales.
Cette couche sociale supérieure est soutenue par une lourde pyramide administrative à base large et à face multiple. Les
comités exécutifs des soviets de régions, de villes et de secteurs, doublés par les organes parallèles du parti, des syndicats, des
Jeunesses communistes, des transports, de l'armée, de la flotte et de la sûreté générale doivent donner un chiffre de l'ordre de
deux millions d'hommes. N'oublions pas non plus les présidents de soviets de 600 000 bourgs et villages.
La direction des entreprises industrielles était en 1933 entre les mains de 17 000 directeurs et directeurs-adjoints. Le
personnel administratif et technique des usines, des fabriques et des mines, y compris les cadres inférieurs et jusqu'aux
contremaîtres, comptait 250 000 âmes (dont 54 000 spécialistes ne remplissant pas de fonctions administratives au sens propre du
mot). Il faut ajouter à cela le personnel du parti, des syndicats et des entreprises administrées, comme on sait, par le "triangle"
direction-parti-syndicat. Il n'est pas exagéré d'estimer à un demi-million d'hommes le personnel administratif des entreprises de
première importance. Il faudrait y ajouter le personnel des entreprises relevant des républiques nationales et des soviets locaux.
Sous un autre angle, la statistique officielle compte pour 1933 plus de 860 000 administrateurs et spécialistes dans
l'économie soviétique tout entière. Sur ce nombre, plus de 480 000 sont dans l'industrie, plus de 100 000 dans les transports, 93
000 dans l'agriculture, 25 000 dans le commerce. Ces nombres comprennent les spécialistes n'exerçant pas de fonctions
administratives, mais non le personnel des coopératives et des kolkhozes. Et ils ont été sensiblement dépassés au cours des deux
dernières années.
Pour ne considérer que les présidents et les organisateurs communistes, 250 000 kolkhozes comptent un million
d'administrateurs. En réalité, il y en a beaucoup plus. Avec les dirigeants des sovkhozes et des stations de machines et tracteurs,
le commandement de l'agriculture socialisée dépasse de beaucoup le million.
L'Etat disposait en 1935 de 113 000 établissements commerciaux; la coopération en avait 200 000. Les gérants des uns et
des autres ne sont pas à la vérité des commis, mais des fonctionnaires et des fonctionnaires d'un monopole de l'Etat. La presse
soviétique elle-même se plaint de temps à autre de ce que "les coopérateurs ont cessé de voir dans les paysans des kolkhozes
leurs commettants". Comme si le mécanisme de la coopération pouvait se distinguer qualitativement de celui des syndicats, des
soviets et du parti!
La catégorie sociale qui, sans fournir un travail productif direct, commande, administre, dirige, distribue les châtiments et
les récompenses (nous ne comprenons pas les instituteurs) doit être estimée à cinq ou six millions d'âmes. Ce nombre global, de
même que ses composantes, ne prétend en aucune façon à la précision; il vaut comme première approximation et nous prouve
que la "ligne générale" n'a rien d'un esprit désincarné.
Aux divers échelons de la hiérarchie, examinée de bas en haut, les communistes sont dans une proportion variant de 20 à
90%. Dans la masse bureaucratique, les communistes et jeunes communistes forment un bloc de un million et demi à deux millions
d'hommes; plutôt moins que plus en ce moment par suite des incessantes épurations. C'est là l'ossature du pouvoir. Les mêmes
hommes constituent l'ossature du parti et des Jeunesses communistes. L'ex-parti bolchevique n'est pas l'avant-garde du
prolétariat, mais l'organisation politique de la bureaucratie. L'ensemble des membres du parti et des Jeunesses ne sert qu'à fournir
des activistes; c'est, en d'autres termes, la réserve de la bureaucratie. Les activistes sans parti jouent le même rôle.
On peut admettre comme une hypothèse probante que l'aristocratie ouvrière et kolkhozienne est à peu près égale en
nombre à la bureaucratie: soit cinq à six millions d'âmes (stakhanovistes, activistes sans parti, hommes de confiance, parents et
compères). Avec les familles, ces deux couches sociales qui se pénètrent peuvent comprendre vingt à vingt-cinq millions
d'hommes. Nous donnons une estimation modeste des familles, tenant compte du fait que la femme et le mari, parfois aussi le fils
ou la fille, font fréquemment partie de l'appareil bureaucratique. D'ailleurs, les femmes des milieux dirigeants limitent beaucoup plus
facilement leur progéniture que l'ouvrière et surtout la paysanne. La campagne actuelle contre les avortements, faite par la
bureaucratie, ne les concerne pas. Au minimum 12%, peut-être 15% de la population, telle est la base sociale authentique des
milieux dirigeants absolutistes.
Alors qu'une chambre individuelle, une alimentation suffisante, un vêtement convenable ne sont encore accessibles qu'à
une petite minorité, des millions de bureaucrates grands et petits tendent à mettre le pouvoir à profit avant tout pour assurer leur
propre bien-être. De là l'immense égoïsme de cette couche sociale, sa forte cohésion, sa peur du mécontentement des masses,
son opiniâtreté sans bornes dans la répression de toute critique et enfin son adoration hypocrite du "chef" qui incarne et défend les
privilèges et le pouvoir des nouveaux maîtres.
La bureaucratie elle-même est encore moins homogène que le prolétariat ou la paysannerie. Il y a un abîme entre le
président du soviet de village et le gros personnage du Kremlin. Les fonctionnaires subalternes des diverses catégories ont en
réalité un niveau de vie très élémentaire, inférieur à celui de l'ouvrier qualifié d'Occident. Mais tout est relatif: le niveau de vie de la
population environnante est beaucoup plus bas. Le sort du président de kolkhoze, de l'organisateur communiste, du coopérateur
de la base, comme celui des fonctionnaires un peu plus haut placés, ne dépend en rien des "électeurs". Tout fonctionnaire peut
être sacrifié à tout moment par son supérieur hiérarchique, afin de calmer quelque mécontentement. En revanche, tout
fonctionnaire peut à l'occasion s'élever d'un degré. Tous - jusqu'à la première secousse sérieuse en tout cas - sont collectivement
responsables devant le Kremlin.
Par leurs conditions d'existence, les milieux dirigeants comprennent tous les degrés, de la petite bourgeoisie la plus
provinciale à la grande bourgeoisie des villes. Aux conditions matérielles correspondent des habitudes, des intérêts et des façons
de penser. Les dirigeants des syndicats soviétiques d'aujourd'hui ne diffèrent pas tellement, comme types psychologiques, des
Citrine, Jouhaux, Green. Ils ont des traditions différentes, une autre phraséologie, la même attitude de tuteurs dédaigneux envers
les masses, la même habileté dénuée de scrupules dans les petites intrigues, le même conservatisme, la même étroitesse
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d'horizon, le même souci égoïste de leur propre paix et enfin la même vénération des formes les plus triviales de la culture
bourgeoise. Les colonels et les généraux soviétiques diffèrent peu de ceux des cinq autres sixièmes parties du monde et
s'efforcent en tout cas de leur ressembler le plus possible. Les diplomates soviétiques ont repris, sinon le frac, du moins les façons
de penser de leurs collègues d'Occident. Les journalistes soviétiques, bien que selon des méthodes autochtones, bernent tout
autant leurs lecteurs que les journalistes des autres pays.
S'il est difficile de donner des estimations numériques de la bureaucratie il est plus malaisé encore d'en apprécier les
revenus. Dès 1927, l'opposition protestait contre le fait que "l'appareil administratif enflé et privilégié dévorait une partie très
importante de la plus-value". La plate-forme de l'opposition révélait que le seul appareil commercial "dévorait une énorme part du
revenu national; plus du dixième de la production globale". Le pouvoir prit aussitôt ses précautions pour rendre impossibles de
pareils calculs. Ce qui eut pour résultat une augmentation et non une diminution des frais généraux.
La situation dans les autres domaines n'est pas meilleure que dans celui du commerce. Il fallut, comme l'écrivit Rakovsky
en 1930, une brouille momentanée entre les bureaucrates du parti et ceux des syndicats pour que la population apprenne que 80
millions de roubles, sur un budget syndical total de 400, étaient dévorés par les bureaux. Notons qu'il n'était question que du
budget légal. La bureaucratie syndicale reçoit en outre de la bureaucratie industrielle, en signe d'amitié, des dons en argent,
logements, moyens de transport, etc. "Que coûte l'entretien des bureaux du parti, des coopératives, des kolkhozes, des sovkhozes,
de l'industrie, de l'administration avec toutes leurs ramifications?" demandait Rakovsky, et il répondait: "Nous manquons même de
données hypothétiques là-dessus."
L'absence de tout contrôle a pour conséquence inévitable les abus et en premier lieu les dépenses exagérées. Le 29
septembre 1935, le gouvernement, contraint de poser une nouvelle fois la question du travail défectueux des coopératives,
constatait, sous la signature de Staline et de Molotov, "des vols et des dilapidations en grand et le travail déficitaire de beaucoup
de coopératives rurales". A la session du comité exécutif de l'U.R.S.S. de janvier 1936, le commissaire du peuple aux finances se
plaignait de ce que les exécutifs locaux fissent un emploi tout à fait arbitraire des ressources de l'Etat. Le commissaire du peuple
ne faisait le silence sur les organes centraux que parce qu'il y avait sa place.
Aucune possibilité ne nous est donnée de calculer la part du revenu national que s'approprie la bureaucratie. Et ce n'est
pas seulement parce qu'elle dissimule ses revenus légalisés, pas seulement parce que, frôlant sans cesse l'abus pour y tomber
souvent, elle se fait de larges revenus illicites, c'est surtout parce que le progrès social dans son ensemble, urbanisme, confort,
culture, arts, s'accomplit principalement sinon exclusivement au profit des milieux dirigeants.
De la bureaucratie, en tant que consommatrice, on petit dire avec quelques correctifs ce qui a été dit de la bourgeoisie:
nous n'avons pas de raisons de nous exagérer sa consommation d'articles de première nécessité. L'aspect du problème change
radicalement dès que nous considérons qu'elle monopolise toutes les conquêtes anciennes et nouvelles de la civilisation. Du point
de vue formel, ces conquêtes sont accessibles à toute la population, à celle des villes du moins; en réalité, la population n'en
bénéficie qu'exceptionnellement. La bureaucratie, par contre, en dispose comme elle veut et quand elle veut, comme de ses biens
personnels. Si l'on ajoute aux émoluments tous les avantages matériels, tous les profits complémentaires à demi licites, et pour
finir la part de la bureaucratie aux spectacles, aux villégiatures, aux hôpitaux, aux sanatoriums, aux maisons de repos, aux
musées, aux clubs, aux installations sportives, on est bien obligé de conclure que ces 15 ou 20% de la population jouissent
d'autant de biens que les 80 à 85% restant.
Les "amis de l'U.R.S.S." songeront-ils à contester ces chiffres? Qu'ils en produisent d'autres, plus précis. Qu'ils obtiennent
de la bureaucratie la publication des rentrées et des dépenses de la société soviétique. Nous maintiendrons jusque-là notre
opinion. La répartition des biens de la terre est en U.R.S.S. beaucoup plus démocratique qu'elle ne l'était sous l'ancien régime
russe et même qu'elle ne l'est dans les pays les plus démocratiques de l'Occident; mais elle n'a encore presque rien de commun
avec le socialisme.
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L. Trotsky La révolution trahie
THERMIDOR AU FOYER
La révolution d'Octobre a tenu honnêtement parole en ce qui concerne la femme. Le nouveau pouvoir ne s'est pas
contenté de donner à la femme les mêmes droits juridiques et politiques qu'à l'homme, il a fait — et c'est beaucoup plus — tout ce
qu'il pouvait et en tout cas infiniment plus que tout autre régime pour lui ouvrir réellement l'accès à tous les domaines économiques
et culturels. Mais, pas plus que le "tout-puissant" Parlement britannique, la plus puissante révolution ne peut faire de la femme un
être identique à l'homme ou, pour mieux dire, partager également entre elle et son compagnon les charges de la grossesse, de
l'enfantement, de l'allaitement et de l'éducation des enfants. La révolution a tenté héroïquement de détruire l'ancien "foyer familial"
croupissant, institution archaïque, routinière, étouffante, dans laquelle la femme des classes laborieuses est vouée aux travaux
forcés, de l'enfance jusqu'à la mort. A la famille, considérée comme une petite entreprise fermée, devait se substituer, dans l'esprit
des révolutionnaires, un système achevé de services sociaux: maternités, crèches, jardins d'enfants, restaurants, blanchisseries,
dispensaires, hôpitaux, sanatoriums, organisations sportives, cinémas, théâtres, etc. L'absorption complète des fonctions
économiques de la famille par la société socialiste, liant toute une génération par la solidarité et l'assistance mutuelle, devait
apporter à la femme, et dès lors au couple, une véritable émancipation du joug séculaire. Tant que cette œuvre n'aura pas été
accomplie, quarante millions de familles soviétiques demeureront, dans leur grande majorité, en proie aux mœurs médiévales, à
l'asservissement et à l'hystérie de la femme, aux humiliations quotidiennes de l'enfant, aux superstitions de l'une et de l'autre. A ce
sujet, aucune illusion n'est permise. Et c'est précisément pourquoi les modifications successives du statut de la famille en U.R.S.S.
sont celles qui caractérisent le mieux la nature véritable de la société soviétique et l'évolution de ses couches dirigeantes.
On n'avait pas réussi à prendre d'assaut l'ancienne famille. Ce n'était pas faute de bonne volonté. Ce n'était pas non plus
qu'elle eût une si ferme assise dans les cœurs. Au contraire, après une courte période de défiance envers l'Etat, ses crèches, ses
jardins d'enfants, ses divers établissements, les ouvrières et après elles les paysannes les plus avancées apprécièrent les
immenses avantages de l'éducation collective et de la socialisation de l'économie familiale. Par malheur, la société se révéla trop
pauvre et trop peu civilisée. Les ressources réelles de l'Etat ne correspondaient pas aux plans et aux intentions du parti
communiste. La famille ne peut pas être abolie: il faut la remplacer. L'émancipation véritable de la femme est impossible sur le
terrain de la "misère socialisée". L'expérience confirma bientôt cette dure vérité formulée par Marx quatre-vingt ans auparavant.
Au cours des années de famine, les ouvriers se nourrissaient autant que possible — avec leurs familles, en certains cas —
dans les réfectoires d'usines ou les établissements analogues et ce fait fut officiellement interprété comme l'avènement de mœurs
socialistes. Point n'est besoin de nous arrêter ici sur les particularités des diverses périodes — communisme de guerre, Nep,
premier plan quinquennal — à cet égard. Le fait est que, dès la suppression des cartes de pain, en 1935, les ouvriers les mieux
payés commencèrent à revenir à la table familiale. Il serait erroné de voir dans ce retour au foyer une condamnation du système
socialiste, qui n'avait pas été mis à l'épreuve. Les ouvriers et leurs femmes n'en portaient pas moins un jugement impitoyable sur
l'"alimentation sociale" organisée par la bureaucratie. La même conclusion s'impose en ce qui concerne les blanchisseries
socialisées où l'on vole et abîme le linge plus qu'on ne le lessive. Retour au foyer!
Mais la cuisine et la lessive à la maison, aujourd'hui louées avec quelque gêne par les orateurs et les journalistes
soviétiques, signifient le retour des femmes aux casseroles et aux baquets, c'est-à-dire au vieil esclavage. Il est fort douteux que la
motion de l'internationale communiste sur "la victoire complète et sans retour du socialisme en U.R.S.S." soit après cela bien
convaincante pour les ménagères des faubourgs!
La famille rurale, liée non seulement à l'économie domestique, mais encore à l'agriculture, est infiniment plus conservatrice
que la famille urbaine. En règle générale, seules les communes agricoles peu nombreuses établirent chez elles, au début,
l'alimentation collective et les crèches. La collectivisation, affirmait-on, devait amener une transformation radicale de la famille:
n'était-on pas en train d'exproprier, avec les vaches du paysan, ses poules? En tout cas, il ne manqua pas de communiqués sur la
marche triomphale de l'alimentation sociale dans les campagnes. Mais quand commença la reculade, la réalité perça tout de suite
les brumes du bluff. Le kolkhoze ne donne en général au cultivateur que le blé dont il a besoin et le fourrage pour ses bêtes. La
viande, les produits lactés et les légumes proviennent presque entièrement de la propriété individuelle des membres des
kolkhozes. Du moment que les aliments essentiels sont les fruits du travail familial, il ne peut pas être question d'alimentation
collective. De sorte que les parcelles naines, donnant une nouvelle base au foyer, accablent la femme sous un double fardeau.
Le nombre des places fixes dans les crèches, en 1932, était de 600 000 et il y avait près de quatre millions de places
saisonnières pour la durée du travail des champs. En 1935, il y avait près de 5 600 000 lits dans les crèches, mais les places
permanentes étaient comme auparavant beaucoup moins nombreuses. Du reste, les crèches existantes, même à Moscou, à
Leningrad et dans les grands centres, sont loin de satisfaire aux exigences les plus modestes. "Les crèches, dans lesquelles les
enfants se sentent plus mal qu'à la maison, ne sont que de mauvais asiles", dit un grand journal soviétique. Il est naturel après cela
que les ouvriers bien payés se gardent d'y envoyer leurs enfants. Or, pour la masse des travailleurs ces "mauvais asiles" sont
encore trop peu nombreux. L'Exécutif a tout récemment décidé que les enfants abandonnés et les orphelins seraient confiés à des
particuliers; l'Etat bureaucratique reconnaît ainsi, en la personne de son organe le plus autorisé, son incapacité de s'acquitter de
l'une des fonctions socialistes les plus importantes. Le nombre des enfants reçus dans les jardins d'enfants a passé en cinq ans,
de 1930 à 1935, de 370 000 à 1 181 000. Le chiffre de 1930 étonne par son insignifiance. Mais celui de 1935 est encore infime eu
égard aux besoins des familles soviétiques. Une étude plus poussée ferait ressortir que la plus grande et en tout cas la meilleure
partie des jardins d'enfants est réservée aux familles des fonctionnaires, des techniciens, des stakhanovistes, etc.
L'Exécutif a dû constater également, il n'y a pas longtemps, que "la décision de mettre un terme à la situation des enfants
abandonnés et insuffisamment surveillés est faiblement appliquée". Que cache ce terne langage? Nous n'apprenons
qu'occasionnellement par les entrefilets publiés dans les journaux en caractères minuscules que plus d'un millier d'enfants sont
placés à Moscou, "au foyer même, dans des conditions extrêmement pénibles"; que les maisons d'enfants de la capitale
renferment 1 500 adolescents qui ne savent que devenir et sont voués à la rue; qu'en deux mois d'automne (1935), à Moscou et à
Leningrad, "7 500 parents ont fait l'objet de poursuites pour avoir laissé leurs enfants sans surveillance". De quelle utilité ont été
ces poursuites? Combien de milliers de parents les ont évitées? Combien d'enfants "placés au foyer dans les conditions les plus
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pénibles" n'ont pas été comptés par la statistique? En quoi les conditions "les plus pénibles" diffèrent-elles des conditions
simplement pénibles? Autant de questions laissées sans réponse. L'enfance abandonnée, visible ou dissimulée, constitue un fléau
qui atteint d'énormes proportions par suite de la grande crise sociale au cours de laquelle l'ancienne famille continue à se
désagréger beaucoup plus vite que les nouvelles institutions ne peuvent la remplacer.
Les mêmes entrefilets occasionnels des journaux, joints à la chronique judiciaire, apprennent au lecteur que la prostitution,
dernière dégradation de la femme au profit de l'homme capable de payer, sévit en U.R.S.S. L'automne dernier, les Izvestia
publièrent tout à coup que "près de mille femmes se livrant dans les rues de Moscou au commerce secret de leur chair" venaient
d'être arrêtées. Parmi elles: cent soixante-dix-sept ouvrières, quatre-vingt douze employées, cinq étudiantes, etc. Qu'est-ce qui les
avait jetées sur le trottoir? L'insuffisance du salaire, le besoin, la nécessité "de se procurer quelque supplément pour s'acheter des
chaussures, une robe". Nous avons vainement essayé de connaître, ne fût-ce qu'approximativement, les proportions de ce mal
social. La pudique bureaucratie soviétique prescrit le silence à la statistique. Mais ce silence contraint suffit à attester que la
"classe" des prostituées soviétiques est nombreuse. Et il ne peut pas être question ici d'une survivance du passé puisque les
prostituées se recrutent parmi les jeunes femmes. Personne ne songera à faire particulièrement grief au régime soviétique de cette
plaie aussi vieille que la civilisation. Mais il est impardonnable de parler du triomphe du socialisme tant que subsiste la prostitution.
Les journaux affirment, dans la mesure où il leur est permis de toucher à ce sujet délicat, que la prostitution est en décroissance; il
est possible que ce soit vrai en comparaison avec les années de famine et de désorganisation (1931-33). Mais le retour aux
relations fondées sur l'argent entraîne inévitablement une nouvelle augmentation de la prostitution et de l'enfance abandonnée. Où
il y a des privilégiés, il y à aussi des parias!
Le grand nombre d'enfants abandonnés est indiscutablement la preuve la plus tragique et la plus incontestable de la
pénible situation de la mère. Même l'optimiste Pravda se voit réduite à d'amers aveux sur ce sujet. "La naissance d'un enfant est
pour beaucoup de femmes une menace sérieuse..." Et c'est précisément pourquoi le pouvoir révolutionnaire a apporté à la femme
le droit à l'avortement, l'un de ses droits civiques, politiques et culturels essentiels tant que durent la misère et l'oppression
familiale, quoi qu'en puissent dire les eunuques et les vieilles filles des deux sexes. Mais ce triste droit devient, de par l'inégalité
sociale, un privilège. Les renseignements fragmentaires fournis par la presse sur la pratique des avortements sont saisissants:
"cent quatre-vingt-quinze femmes mutilées par les faiseuses d'anges", dont trente-trois ouvrières, vingt-huit employées, soixante-
cinq paysannes de kolkhoze, cinquante-huit ménagères passent en 1935 par un hôpital villageois de l'Oural. Cette région ne diffère
des autres qu'en ce que les renseignements la concernant ont été publiés. Combien de femmes sont chaque année mutilées par
des avortements mal faits dans l'U.R.S.S. entière?
Ayant démontré son incapacité à fournir aux femmes obligées de recourir à l'avortement le secours médical nécessaire et
des installations hygiéniques, l'Etat change brusquement de voie et s'engage dans celle des prohibitions. Et, comme en d'autres
cas, la bureaucratie fait de pauvreté vertu. Un des membres de la Cour suprême soviétique, Soltz, spécialisé dans les questions se
rapportant au mariage, justifie la prochaine interdiction de l'avortement en disant que la société socialiste ne connaissant pas le
chômage, etc., la femme ne petit y avoir le droit de repousser les "joies de la maternité". Philosophie de curé disposant par surcroît
de la poigne du gendarme. Nous venons de lire dans l'organe central du parti que la naissance d'un enfant est pour beaucoup de
femmes — et il serait plus juste de dire pour la plupart — "une menace". Nous venons d'entendre une haute autorité soviétique
constater que "la décision concernant l'enfance abandonnée et délaissée s'accomplit faiblement", ce qui signifie certainement un
accroissement du nombre des enfants abandonnés; et voici qu'un haut magistrat nous annonce qu'au pays où "il est doux de vivre"
les avortements doivent être punis de prison, exactement comme dans les pays capitalistes où il est triste de vivre. On voit
d'avance qu'en U.R.S.S., comme en Occident, ce seront surtout les ouvrières, les paysannes, les domestiques, auxquelles il sera
malaisé de dissimuler leur péché, qui tomberont entre les pattes des geôliers. Quant à "nos femmes", qui demandent des parfums
de bonne qualité et d'autres articles de ce genre, elles continuent à faire ce qu'il leur plaît sous le nez d'une justice bienveillante.
"Nous avons besoin d'hommes", ajoute Soltz en fermant les yeux sur les enfants abandonnés. Des millions de travailleuses
pourraient, si la bureaucratie n'avait mis sur leurs lèvres le sceau du silence, lui répondre: "Faites donc vous-mêmes des enfants!"
Ces messieurs ont visiblement oublié que le socialisme devait éliminer les causes qui poussent la femme à l'avortement et non
faire bassement intervenir le policier dans la vie intime de la femme pour lui imposer les "joies de la maternité".
Le projet de loi sur l'avortement a été soumis à une discussion publique. Le filtre serré de la presse soviétique dut tout de
même laisser passer nombre de plaintes amères et de protestations étouffées. La discussion cessa aussi brusquement qu'elle
avait commencé. L'Exécutif a fait, le 27 juin 1936, d'un projet infâme une loi trois fois infâme. Plusieurs des avocats patentés de la
bureaucratie en furent même incommodés. Louis Fisher écrivit que la nouvelle loi était en somme un déplorable malentendu. A la
vérité, cette loi dirigée contre la femme, mais qui institue pour les dames un régime d'exception, est l'un des fruits légitimes de la
6
réaction thermidorienne .
La réhabilitation solennelle de la famille qui a lieu — coïncidence providentielle! — en même temps que celle du rouble,
résulte de l'insuffisance matérielle et culturelle de l'Etat. Au lieu de dire: "Nous avons été trop pauvres et trop incultes pour établir
des relations socialistes entre les hommes, mais nos enfants et arrière-neveux le feront", les chefs du régime font recoller les pots
cassés de la famille et imposent, sous la menace des pires rigueurs, le dogme de la famille, fondement sacré du socialisme
triomphant. On mesure avec peine la profondeur de cette retraite!
La nouvelle évolution entraîne tout et tous, le littérateur comme le législateur, le juge et la milice, le journal et
l'enseignement. Quand un jeune communiste honnête et candide se permet d'écrire à son journal: "Vous feriez mieux d'aborder la
solution de ce problème: Comment la femme peut-elle s'évader des tenailles de la famille?" il reçoit une paire de bonnes bourrades
7
et se tait. L'ABC du communisme est déclaré exagération de gauche. Les préjugés durs et stupides des classes moyennes
incultes renaissent sous le nom de morale nouvelle. Et que se passe-t-il dans la vie quotidienne des coins perdus de l'immense
pays? La presse ne reflète que dans une infime mesure la profondeur de la réaction thermidorienne dans le domaine de la famille.
La noble passion des prédicateurs croissant en intensité en même temps que grandissent les vices, le septième
commandement devient très populaire dans les couches dirigeantes. Les moralistes soviétiques n'ont qu'à renouveler légèrement
la phraséologie. Une campagne s'ouvre contre les divorces trop faciles et trop fréquents. La pensée créatrice du législateur
annonce déjà une mesure "socialiste" qui consiste à faire payer l'enregistrement du divorce et à augmenter la taxe en cas de
6
Cette loi a été abrogée depuis lors.
7
Livre de présentation populaire du communisme, écrit par Boukharine et Preobrajensky dans les premières années de la révolution.
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répétition. Nous n'avons donc pas eu tort de noter que la famille renaît en même temps que s'affirme de nouveau le rôle éducatif
du rouble. La taxe ne sera pas une gêne pour les milieux dirigeants, il faut l'espérer. Les personnes qui disposent de bons
appartements, d'autos et d'autres éléments de confort arrangent d'ailleurs leurs affaires privées sans publicité superflue et dès lors
sans enregistrement. La prostitution n'est humiliante et pénible que dans les bas-fonds de la société soviétique; aux sommets de
cette société, où le pouvoir s'unit au confort, elle revêt la forme élégante de menus services réciproques et même l'aspect de la
"famille socialiste". Sosnovski nous a déjà fait connaître l'importance du facteur "auto-harem" dans la dégénérescence des
dirigeants.
Les "amis" lyriques et académiques de l'U.R.S.S. ont des yeux pour ne rien voir. La législation du mariage instituée par la
révolution d'Octobre, et qui fut en son temps un objet de légitime fierté pour la révolution, est transformée et défigurée par de
larges emprunts au trésor législatif des pays bourgeois. Et comme si l'on tenait à joindre la dérision à la trahison, les arguments
mêmes qui servirent autrefois à défendre la liberté inconditionnée de l'avortement et du divorce — "l'émancipation de la femme", la
"défense des droits de là personnalité", la "protection de la maternité" — sont aujourd'hui repris pour limiter ou interdire l'un et
l'autre.
La reculade revêt des formes d'une écœurante hypocrisie et va beaucoup plus loin que ne l'exige la dure nécessité
économique. Aux raisons objectives du retour à des normes bourgeoises, telles que le paiement d'une pension alimentaire à
l'enfant, s'ajoute l'intérêt social qu'ont les milieux dirigeants à approfondir le droit bourgeois. Le motif le plus impérieux du culte
actuel de la famille est sans nul doute le besoin qu'éprouve la bureaucratie d'une stable hiérarchie des rapports et d'une jeunesse
disciplinée par quarante millions de foyers servant de points d'appui à l'autorité et au pouvoir.
Tant qu'on a espéré confier à l'Etat l'éducation des jeunes générations, le pouvoir, loin de se soucier de soutenir l'autorité
des aînés, du père et de la mère en particulier, s'est efforcé au contraire de détacher les enfants de la famille pour les prémunir
contre les vieilles mœurs. Récemment encore, dans la première période quinquennale, l'école et les jeunesses communistes
faisaient largement appel aux enfants pour démasquer le père ivrogne ou la mère croyante, leur faire honte, tenter de les
"rééduquer". Autre chose est de savoir avec quel succès... Cette méthode ébranlait en tout cas les bases mêmes de l'autorité
familiale. Une transformation radicale s'est accomplie dans ce domaine non dépourvu d'importance. Le cinquième commandement
est remis en vigueur en même temps que le septième, sans invocation de l'autorité divine pour le moment, il est vrai; mais l'école
française se passe aussi de cet attribut, ce qui ne l'empêche pas d'inculquer la routine et le conservatisme.
Le souci de l'autorité des aînés a d'ailleurs déjà entraîné un changement de politique à l'égard de la religion. La négation
de Dieu, de ses auxiliaires et de ses miracles était bien l'élément de division le plus grave que le pouvoir révolutionnaire ait fait
intervenir entre pères et enfants. Mais, oublieuse du progrès de la culture, de la propagande sérieuse et de l'éducation scientifique,
la lutte contre l'Eglise, dirigée par des hommes du type Yaroslavsky, a souvent dégénéré en cocasseries et vexations. L'assaut des
cieux a cessé comme l'assaut de la famille. Soucieuse de sa bonne réputation, la bureaucratie a commandé aux jeunes athées de
déposer les armes et de se mettre à lire. Ce n'est qu'un commencement. Un régime de neutralité ironique s'institue peu à peu à
l'égard de la religion. Première étape. Il ne serait pas difficile de prédire la deuxième et la troisième si le cours des choses ne
dépendait que des autorités établies.
Les antagonismes sociaux élèvent toujours et partout au carré ou au cube l'hypocrisie des opinions dominantes: telle est à
peu près la loi historique du développement des idées traduite en termes mathématiques. Le socialisme, s'il mérite son nom,
signifie entre les hommes des rapports désintéressés, une amitié sans envie ni intrigue, l'amour sans calcul avilissant. La doctrine
officielle déclare d'autant plus autoritairement que ces normes idéales sont déjà réalisées que la réalité proteste avec plus
d'énergie contre de semblables affirmations. Le nouveau programme des Jeunesses communistes soviétiques adopté en avril
1936, dit: "Une famille nouvelle, de l'épanouissement de laquelle se préoccupe l'Etat soviétique, se crée sur le terrain de l'égalité
réelle de l'homme et de la femme." Un commentaire officiel ajoute: "Notre jeunesse n'est mue dans le choix du compagnon ou de
la compagne que par l'amour. Le mariage bourgeois d'intérêt n'existe pas pour notre génération montante." (Pravda, 4 avril 1936.)
C'est assez vrai tant qu'il s'agit de jeunes ouvriers et ouvrières. Mais le mariage d'intérêt est assez peu répandu parmi les ouvriers
des pays capitalistes. Par contre, il en va tout autrement dans les couches moyennes et supérieures de la société soviétique. Les
nouveaux groupements sociaux se subordonnent automatiquement le domaine des rapports personnels. Les vices engendrés par
le pouvoir et l'argent autour des relations sexuelles fleurissent dans la bureaucratie soviétique comme si elle se donnait pour but à
cet égard de rattraper la bourgeoisie d'Occident.
En contradiction absolue avec l'affirmation de la Pravda que nous venons de citer, le "mariage d'intérêt" a ressuscité; la
presse soviétique en convient, soit par nécessité soit par accès de franchise. La profession, le salaire, l'emploi, le nombre de
galons sur la manche acquièrent une signification grandissante, car les questions de chaussures, de fourrures, de logement, de
bains et — rêve suprême — d'auto s'y rattachent. La seule lutte pour une chambre unit et désunit à Moscou pas mal de couples
chaque année. La question des parents a pris une importance exceptionnelle. Il est bon d'avoir pour beau-père un officier ou un
communiste influent, pour belle-mère la sœur d'un gros personnage. Qui s'en étonnera? Peut-il en être autrement?
La désunion et la destruction de familles soviétiques où le mari, membre du parti, membre actif du syndicat, officier ou
administrateur, a évolué, a acquis de nouveaux goûts, tandis que la femme, opprimée par la famille, est demeurée à son ancien
niveau, forme un chapitre très dramatique du Livre de la société soviétique. Le chemin de deux générations de la bureaucratie
soviétique est jalonné par les tragédies des femmes arriérées et délaissées. Le même fait peut être observé aujourd'hui dans la
jeune génération. C'est sans doute dans les sphères supérieures de la bureaucratie, où les parvenus peu cultivés, qui considèrent
que tout leur est permis, forment un pourcentage élevé, qu'on trouvera le plus de grossièreté et de cruauté. Les archives et les
mémoires révéleront un jour les vrais crimes commis contre les anciennes épouses et les femmes en général par les prédicateurs
de la morale familiale et des ce "joies" obligatoires "de la maternité" inviolables au regard de la justice.
Non, la femme soviétique n'est pas encore libre. L'égalité complète présente encore sensiblement plus d'avantages pour
les femmes des couches supérieures, vivant du travail bureaucratique, technique, pédagogique, intellectuel en général, que pour
les ouvrières et particulièrement pour les paysannes. Tant que la société n'est pas en état d'assumer les charges matérielles de la
famille, la mère ne peut s'acquitter avec succès d'une fonction sociale qu'à la condition de disposer d'une esclave blanche, nourrice
bonne cuisinière ou autre. Des quarante millions de familles formant la population de l'U.R.S.S., 5% et peut-être 10% fondent
directement ou indirectement leur bien-être sur le travail d'esclaves domestiques. Le nombre exact de domestiques en U.R.S.S.
serait tout aussi utile à connaître pour apprécier d'un point de vue socialiste la situation de la femme que toute la législation
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soviétique, si progressiste soit elle Mais c'est précisément pourquoi la statistique cache les domestiques dans la rubrique des
ouvrières ou des "divers"!
La condition de la mère de famille, communiste respectée, qui a une bonne, un téléphone pour passer ses commandes,
une auto pour ses déplacements, etc., a peu de rapport avec celle de l'ouvrière qui court les boutiques, fait son dîner, ramène ses
gosses du jardin d'enfants à la maison — quand il y a pour elle un jardin d'enfants. Aucune étiquette socialiste ne peut cacher ce
contraste social, non moins grand que celui qui distingue en tout pays d'Occident la dame bourgeoise de la prolétaire.
La vraie famille socialiste, délivrée par la société des lourdes et humiliantes charges quotidiennes, n'aura besoin d'aucune
réglementation et la seule idée des lois sur le divorce et l'avortement ne lui paraîtra pas meilleure que le souvenir des maisons de
tolérance ou des sacrifices humains. La législation d'Octobre avait fait vers elle un pas hardi. L'état arriéré du pays aux points de
vue économique et culturel a provoqué une cruelle réaction. La législation thermidorienne recule vers les modèles bourgeois, non
sans couvrir sa retraite de phrases menteuses sur la sainteté de la "nouvelle" famille. L'inconsistance socialiste se dissimule ici
encore sous une respectabilité hypocrite.
Des observateurs sincères sont frappés, surtout en ce qui concerne les enfants, de la contradiction entre les principes
élevés et la triste réalité. Un fait tel que le recours à d'extrêmes rigueurs pénales contre l'abandon d'enfants peut suggérer la
pensée que la législation socialiste en faveur de la femme et de l'enfant n'est qu'hypocrisie. Des observateurs d'un genre opposé
sont séduits par l'ampleur et la générosité du dessein qui a pris forme de lois et d'organes administratifs; à la vue des mères, des
prostituées et des enfants abandonnés en proie à la misère, ces optimistes se disent que l'accroissement des richesses matérielles
donnera peu à peu la chair et le sang aux lois socialistes. Il n'est pas facile de dire laquelle de ces deux façons de penser est la
plus fausse et la plus nuisible. Il faut être atteint de cécité historique pour ne pas voir l'envergure et la hardiesse du dessein social,
l'importance des premières phases de son accomplissement et des vastes possibilités ouvertes. Mais on ne peut pas non plus ne
pas s'indigner de l'optimisme passif et en réalité indifférent de ceux qui ferment les yeux sur la croissance des contradictions
sociales et se consolent à l'aide des perspectives d'un avenir dont ils proposent respectueusement de laisser les clefs à la
bureaucratie. Comme si l'égalité de l'homme et de là femme n'était pas devenue, devant la bureaucratie, une égalité dans le déni
de tout droit! Et comme s'il était écrit que la bureaucratie est incapable d'instituer un nouveau joug, au lieu de la liberté!
L'histoire nous apprend bien des choses sur l'asservissement de la femme à l'homme, et des deux à l'exploiteur, et sur les
efforts des travailleurs qui, cherchant au prix du sang à secouer le joug, n'arrivaient en réalité qu'à changer de chaînes. L'histoire,
en définitive, ne raconte pas autre chose. Mais comment libérer effectivement l'enfant, la femme, l'homme, voilà ce sur quoi nous
manquons d'exemples positifs. Toute l'expérience du passé est négative et elle impose avant tout aux travailleurs la méfiance
envers les tuteurs privilégiés et incontrôlés.
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couche dirigeante qui, d'après la fiction officielle, a fait la révolution d'Octobre. A l'usine, au kolkhoze, à la caserne, à l'université, à
l'école et même au jardin d'enfants, si ce n'est à la crèche, les principales vertus de l'homme sont la fidélité au chef et l'obéissance
sans discussion. Bien des aphorismes pédagogiques des derniers temps pourraient avoir été copiés chez Goebbels si Goebbels
lui-même ne les avait pas empruntés, dans une large mesure, aux collaborateurs de Staline.
L'enseignement et la vie sociale des écoliers et des étudiants sont profondément pénétrés de formalisme et d'hypocrisie.
Les enfants ont appris à participer à quantité de réunions où l'on étouffe d'ennui, avec leur inévitable présidium d'honneur, leur
encensement des chefs aimés, leurs débuts conformistes étudiés à l'avance pendant lesquels, tout comme chez les adultes, on dit
une chose et l'on en pense une autre. Les cercles d'écoliers les plus innocents, s'ils tentent de créer une oasis dans ce désert,
s'attirent de cruelles mesures de répression. La Guépéou intervient à l'école dite "socialiste" pour y introduire par la délation et la
trahison un terrible élément de démoralisation. Les plus réfléchis des pédagogues et des auteurs de livres pour enfants, en dépit
de leur optimisme officiel, ne cachent pas toujours leur effroi devant la contrainte, l'hypocrisie et l'ennui qui accablent l'école.
Dépourvus de l'expérience de la lutte des classes et de la révolution, les jeunes générations ne pourraient se préparer à
une participation consciente à la vie sociale qu'au sein d'une démocratie soviétique, en s'appliquant à l'étude des expériences du
passé et des leçons du présent. La pensée et le caractère personnels ne peuvent se déployer sans critique. Or la plus élémentaire
possibilité d'échanger des idées, de se tromper, de vérifier et de rectifier les erreurs, les siennes propres et celles d'autrui, est
refusée à la jeunesse soviétique. Toutes les questions, y compris celles qui la concernent, sont tranchées sans elle. Il ne lui est
permis que d'exécuter et de chanter hosannah. A toute parole critique, la bureaucratie répond en tordant le cou à celui qui l'a
prononcée. Tout ce qu'il y a de doué et d'indocile dans la jeunesse est systématiquement réprimé, éliminé ou physiquement
exterminé. Ainsi s'explique le fait que les millions et les millions de membres des Jeunesses communistes n'ont pas formé à ce jour
une seule personnalité marquante.
En se jetant dans la technique, les sciences, la littérature, les sports, les échecs, la jeunesse semble faire l'apprentissage
de plus grandes activités. Dans tous ces domaines, elle rivalise avec l'ancienne génération, mal préparée, qu'elle rejoint et
dépasse parfois. Mais à chaque contact avec la politique elle se brûle les doigts. Il lui reste par conséquent trois possibilités:
s'assimiler à la bureaucratie et faire carrière; se soumettre en silence, s'absorber dans le travail économique, scientifique ou dans
sa petite vie privée; se jeter dans l'illégalité, apprendre à combattre et se tremper pour l'avenir. La carrière bureaucratique n'est
ouverte qu'à une petite minorité; à l'autre pôle, une petite minorité vient à l'opposition. Le groupe intermédiaire est fort hétérogène.
Des processus cachés mais extrêmement significatifs s'y accomplissent sous le rouleau compresseur, qui seront pour beaucoup
dans la détermination de l'avenir de l'U.R.S.S.
Les tendances ascétiques de l'époque de la guerre civile firent place dans la période de la Nep à des états d'esprit plus
épicuriens, pour ne pas dire plus jouisseurs. La première période quinquennale fut de nouveau celle d'un ascétisme involontaire,
mais seulement pour les masses et la jeunesse; les dirigeants avaient réussi à s'installer sur les positions du bien-être personnel.
La deuxième période quinquennale est certainement teintée de vive réaction contre l'ascétisme. Le souci des avantages
personnels gagne l'ensemble de la population et surtout les jeunes. Le fait est que la petite minorité qui parvient à s'élever au-
dessus des masses a, dans la jeune génération soviétique, la possibilité de se joindre aux milieux dirigeants. D'autre part, la
bureaucratie forme et sélectionne consciemment ses fonctionnaires et ses arrivistes.
"La jeunesse soviétique ignore le désir de s'enrichir, la mesquinerie petite-bourgeoise, le bas égoïsme", assurait le principal
rapporteur au congrès des jeunesses communistes d'avril 1936. Ces paroles sonnent manifestement faux en présence du mot
d'ordre dominant d'aujourd'hui: "aisance et belle vie", des méthodes du travail aux pièces, des primes et des décorations. Le
socialisme n'est pas ascétique, il s'oppose profondément à l'ascétisme chrétien comme à toute religion, par son attachement à ce
monde et rien qu'à lui. Mais il a sa hiérarchie des valeurs terrestres. La personne humaine ne commence pas pour lui avec le souci
de la vie aisée, mais là où expire ce souci. Seulement, il n'est donné à aucune génération de sauter par-dessus sa propre tête.
Tout le mouvement Stakhanov est pour le moment fondé sur le "bas égoïsme". Son seul étalon de mesure, qui est le nombre de
pantalons et de cravates gagnés au prix du travail, atteste précisément la "mesquinerie petite-bourgeoise". Que cette phase soit
historiquement nécessaire, soit; il faut alors la voir telle qu'elle est. Le rétablissement des relations commerciales ouvre
incontestablement la possibilité d'une amélioration sensible du bien-être individuel. Si les jeunes gens soviétiques veulent pour la
plupart devenir ingénieurs, ce n'est pas que l'édification socialiste les séduise tant, c'est plutôt que les ingénieurs sont beaucoup
mieux payés que les médecins et les instituteurs. Quand des tendances de cette sorte se précisent dans une atmosphère
d'oppression spirituelle et de réaction idéologique, tandis que les dirigeants lâchent consciemment la bride aux instincts des
arrivistes, la formation de la "culture socialiste" se réduit à tout moment à une éducation égoïste des plus antisociales.
Ce serait pourtant calomnier grossièrement la jeunesse soviétique que la présenter comme dominée exclusivement ou
principalement par les intérêts personnels. Non, elle est dans son ensemble généreuse, intuitive, entreprenante. L'arrivisme ne la
colore qu'en surface. Dans ses profondeurs vivent des tendances variées, encore informes souvent, dont l'héroïsme foncier se
cherche emploi. Le nouveau patriotisme soviétique se nourrit en partie de ces aspirations. Il est certainement très profond, sincère
et dynamique. Mais il souffre aussi de la mésentente entre les jeunes et les vieux.
Les jeunes poumons bien portants trouvent irrespirable l'atmosphère d'hypocrisie, inséparable du Thermidor, c'est-à-dire
de la réaction encore contrainte de se vêtir du manteau de la révolution. Le criant contraste entre les affiches socialistes et la
réalité vivante ruine la confiance dans les canons officiels. Beaucoup de jeunes gens adoptent à l'égard de la politique une attitude
dédaigneuse et affectent, dans leurs manières, la grossièreté, voire la licence. Dans bien des cas, peut-être même dans la majorité
des cas, l'indifférentisme et le cynisme ne sont que les formes primitives du mécontentement et du désir contenu de marcher à son
propre gré. L'exclusion des Jeunesses et du parti, puis l'arrestation et l'exil de centaines de milliers de jeunes "gardes-blancs" et
d'"opportunistes", d'une part, de bolcheviks-léninistes, de l'autre, attestent que les sources de l'opposition politique consciente, de
droite et de gauche, ne tarissent pas; au contraire, elles ont jailli avec une nouvelle force au cours des deux ou trois dernières
années. Enfin, les plus impatients, les plus ardents, les moins équilibrés, blessés dans leurs sentiments et leurs intérêts, se
tournent vers la vengeance terroriste. Tel est à peu près, aujourd'hui, le spectre des états d'esprit politiques de la jeunesse
soviétique.
L'histoire du terrorisme individuel en U.R.S.S. marque avec force les étapes de l'évolution générale du pays. A l'aube du
pouvoir des soviets, les Blancs et les socialistes-révolutionnaires organisent des attentats terroristes dans l'ambiance de la guerre
civile. Quand les anciennes classes possédantes ont perdu toute espérance de restauration, le terrorisme cesse. Les attentats des
koulaks, qui se sont prolongés jusqu'à ces derniers temps, ont eu un caractère local; ils complétaient une guérilla contre le régime.
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Le terrorisme le plus récent ne s'appuie ni sur les anciennes classes dirigeantes ni sur les paysans cossus. Les terroristes de la
dernière génération se recrutent exclusivement dans la jeunesse soviétique, dans les Jeunesses communistes et le parti, souvent
même parmi les fils de dirigeants. Tout à fait incapable de résoudre les problèmes auxquels il s'attaque, le terrorisme individuel a
pourtant la plus grande importance symptomatique en ce qu'il caractérise l'âpreté de l'antagonisme entre la bureaucratie et les
vastes masses populaires, et plus particulièrement la jeunesse.
Griserie économique, parachutisme, expéditions polaires, indifférentisme démonstratif, "romantisme du voyou", mentalité
terroriste et actes terroristes occasionnels — le tout prépare une explosion du mécontentement des jeunes contre l'insupportable
tutelle des vieux. La guerre pourrait évidemment servir de soupape de sûreté aux vapeurs accumulées de ce mécontentement. Pas
pour longtemps. La jeunesse acquerrait promptement la trempe des combattants et l'autorité qui lui manque aujourd'hui. Dans le
même temps la réputation de la plupart des vieux subirait une irréparable atteinte. Dans le meilleur des cas, la guerre n'accorderait
à la bureaucratie qu'un moratoire; à la fin des hostilités, le conflit politique n'en serait que plus aigu.
Il serait naturellement unilatéral de ramener le problème de l'U.R.S.S. à celui des générations. Parmi les vieux, la
bureaucratie compte pas mal d'adversaires avoués ou cachés, de même qu'il y a des centaines de milliers de bureaucrates finis
parmi les jeunes. Mais de quelque côté que parte l'attaque contre les couches dirigeantes, que ce soit de droite ou de gauche, les
assaillants recruteront leurs forces principales dans la jeunesse étouffée, mécontente et privée de droits politiques. La bureaucratie
le comprend parfaitement. Elle est d'une sensibilité extrême à tout ce qui la menace. Elle s'efforce naturellement de consolider à
l'avance ses positions. Et ses tranchées capitales, ses plates-formes de béton, elle les dresse précisément face à la jeune
génération.
Nous avons déjà mentionné le X° congrès des Jeunesses communistes qui s'est réuni en avril 1936 au Kremlin. Personne n'a
tenté, naturellement, d'expliquer pourquoi, contrairement aux statuts, ce congrès ne s'était pas réuni pendant cinq ans. Par contre,
il s'est tout de suite révélé que, sélectionné et filtré avec le plus grand soin, il se réunissait pour exproprier, au sens politique, la
jeunesse: d'après ses nouveaux statuts, le Komsomol — la Jeunesse communiste — perd, même juridiquement, tout droit de
participer à la vie sociale. L'instruction et l'éducation sont désormais ses seules sphères d'action. Le secrétaire général des
Jeunesses communistes déclara, sur l'ordre de ses supérieurs: "Nous devons... cesser de bavarder sur le plan industriel et
financier, à propos de la baisse du prix de revient, de l'équilibre des comptes, des semailles et de toutes autres tâches du
gouvernement, comme si nous en décidions." Le pays entier pourrait répéter ces derniers mots: "Comme si nous en décidions!"
L'ordre arrogant de "cesser les bavardages" qui n'a suscité, dans un congrès archi-soumis, aucun enthousiasme, semble d'autant
plus étonnant que la loi soviétique fixe la majorité politique à dix-huit ans en accordant à partir de cet âge le droit de vote aux
jeunes gens des deux sexes, tandis que la limite d'âge des Jeunesses communistes était d'après les anciens statuts de vingt-trois
ans, le tiers des membres de l'organisation la dépassant du reste. Le congrès vota simultanément deux réformes: il légalisa la
participation des adultes aux Jeunesses, augmentant ainsi le nombre des komsomols-électeurs, et il priva l'organisation du droit de
s'immiscer non seulement dans la politique générale (chose dont il ne pouvait être question), mais encore dans les questions
courantes de l'économie. Le relèvement de la limite d'âge est dicté par le fait qu'il est de plus en plus difficile de passer
automatiquement du Komsomol au parti. La suppression des derniers droits politiques et même de leur seule apparence est due à
la volonté d'assujettir complètement et définitivement les Jeunesses communistes au parti épuré. Les deux mesures, évidemment
contradictoires, ont la même cause, et c'est la peur que la jeune génération inspire à la bureaucratie.
Les rapporteurs du congrès, s'acquittant, à les en croire, des missions que leur avait confiées Staline — ces
avertissements tendaient à exclure toute discussion — expliquèrent le but de la réforme avec une franchise plutôt étonnante:
"Nous n'avons pas besoin d'un second parti." C'était reconnaître que, de l'avis des dirigeants, le Komsomol, si on ne le matait pas
définitivement, menacerait de devenir un second parti. Et comme pour déterminer les tendances possibles de ce parti virtuel, le
rapporteur ajoutait cet avertissement: "Trotsky tenta en son temps d'inculquer à la jeunesse, avec laquelle il flirtait par démagogie,
l'idée antiléniniste et antibolchevique de la nécessité d'un second parti." Etc. L'allusion du rapporteur renferme un anachronisme: à
la vérité, Trotsky se borna à l'époque à avertir que la bureaucratisation ultérieure du régime amènerait inévitablement la rupture
avec les jeunes et menacerait de faire naître un second parti. Peu importe: les événements, en confirmant l'avertissement, en ont
fait un programme. Le parti dégénéré n'a gardé son pouvoir d'attraction que pour les arrivistes. Les jeunes gens et les jeunes filles
honnêtes et capables de penser doivent être écœurés par la servilité byzantine, la fausse rhétorique couvrant les privilèges et
l'arbitraire, la vantardise de bureaucrates médiocres accoutumés à s'encenser les uns les autres, et par tous ces maréchaux qui,
s'ils n'ont jamais décroché les étoiles du ciel, s'en sont mis sur toutes les coutures. Il ne s'agit donc plus de la menace d'un second
parti, comme il y a douze ou treize ans, mais de la nécessité de ce parti, seule force capable de continuer la révolution d'Octobre.
La modification des statuts des Jeunesses communistes, serait-elle renforcée par de nouvelles mesures policières, n'empêchera
pas la jeunesse, cela va de soi, d'acquérir la force virile et d'entrer en conflit avec la bureaucratie.
De quel côté s'orientera la jeunesse en cas de bouleversement politique? Sous quels drapeaux se rassemblera-t-elle?
Personne ne peut donner en ce moment de réponse assurée à ces questions, et la jeunesse elle-même moins que personne. Des
tendances contradictoires travaillent sa conscience. En dernier lieu, des événements historiques d'une importance mondiale
détermineront ses masses à se prononcer: guerre, succès nouveaux du fascisme ou, à l'inverse, victoire de la révolution
prolétarienne en Occident. La bureaucratie se convaincra en tout cas que cette jeunesse sans droits constitue dans l'histoire un
facteur explosif de première force.
L'autocratie russe, s'exprimant en 1894 par le truchement du jeune tsar Nicolas II, répondait aux membres des zemstvos
qui exprimaient timidement le voue d'être admis à la vie politique: "Rêves insensés!" Mémorables paroles. En 1936, la bureaucratie
répond aux aspirations encore confuses de la jeune génération soviétique par l'injonction brutale de "cesser les bavardages!" Ces
mots entreront aussi dans l'histoire. Le régime stalinien ne les paiera pas moins cher que le régime à la tête duquel se trouvait
Nicolas II.
NATION ET CULTURE
La politique nationale du bolchevisme, en assurant la victoire de la révolution d'Octobre, a aidé l'U.R.S.S. à tenir par la
suite, en dépit des forces centrifuges à l'intérieur et de l'hostilité des pays voisins. La dégénérescence bureaucratique de l'Etat a
lourdement handicapé cette politique. Sur la question nationale précisément, Lénine se préparait à livrer un premier combat à
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Staline au XII° congrès du parti, au printemps de 1923. Mais il dut quitter le travail avant la réunion du congrès. Les documents qu'il
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rédigeait alors sont encore sous le boisseau de la censure .
Les besoins culturels des nations réveillées par la révolution réclament la plus large autonomie. Mais l'économie ne peut se
bien développer que si toutes les parties de l'Union se soumettent à un plan d'ensemble centralisé. Or l'économie et la culture ne
sont pas séparées l'une de l'autre par des cloisons étanches. Il arrive donc que les tendances à l'autonomie culturelle et à la
centralisation économique entrent en conflit. Il n'y a pas cependant entre elles d'antagonisme irréductible. Si, pour réduire ces
conflits, nous n'avons pas et ne pouvons pas avoir de formule toute prête, la souple volonté des masses intéressées existe, et
seule leur participation effective à la décision quotidienne de leur propre destinée peut, à chaque étape donnée, tracer la limite
entre les revendications légitimes de la centralisation économique et les exigences vitales des cultures nationales. Tout le malheur
vient de ce que la volonté de la population de l'U.R.S.S., incarnée par ses divers éléments nationaux, est complètement falsifiée
par la bureaucratie, qui n'envisage l'économie et la culture que sous l'angle des intérêts spécifiques de la couche dirigeante et des
facilités de gouvernement.
Il est vrai que la bureaucratie continue à accomplir dans ces deux domaines un certain travail progressif, quoique au prix
d'énormes frais généraux. Cela concerne avant tout les nationalités arriérées de l'U.R.S.S. qui doivent nécessairement passer par
une période plus ou moins longue d'emprunts, d'imitations et d'assimilation. La bureaucratie leur construit un pont vers les bienfaits
élémentaires de la culture bourgeoise et, partiellement, pré-bourgeoise. A l'égard de plusieurs régions et nationalités, le régime
accomplit dans une large mesure l'œuvre historique que Pierre I° et ses compagnons ont accomplie pour la vieille Moscovie; mais
sur une plus vaste échelle et à une plus vive allure.
L'enseignement se donne en ce moment dans les écoles de l'U.R.S.S. en quatre-vingts langues au moins. Il a fallu, pour la
plupart de ces idiomes, créer des alphabets ou remplacer les alphabets asiatiques, trop aristocratiques, par des alphabets latinisés,
plus à la portée des masses. Des journaux paraissent en autant de langues et font connaître à des bergers nomades et à des
cultivateurs primitifs les éléments de la culture. Les lointaines régions de l'empire naguère négligées, voient surgir des industries.
Le tracteur détruit les vieilles mœurs qui tiennent encore du clan. En même temps que l'écriture apparaissent la médecine et
l'agronomie. Il n'est pas facile d'apprécier cette mise en œuvre de couches nouvelles de l'humanité. Marx n'avait pas tort de dire
que la révolution est la locomotive de l'histoire.
Mais les locomotives les plus puissantes ne font pas de miracles: elles ne changent pas les lois de l'espace, elles ne font
que hâter le mouvement. La nécessité de faire connaître à des dizaines de millions d'hommes l'alphabet, le journal, les règles les
plus simples de l'hygiène, montre quel chemin reste à parcourir avant que puisse être réellement posée la question d'une nouvelle
culture socialiste. La presse publie par exemple que les Oyrates de la Sibérie occidentale, qui jusqu'ici ne savaient pas se laver,
ont maintenant, "dans bien des villages, des bains où l'on vient de trente kilomètres à la ronde". Cet exemple de progrès
élémentaire fait fortement ressortir le niveau de nombre d'autres conquêtes et pas seulement dans les régions éloignées et
arriérées. Quand le chef du gouvernement, pour montrer l'accroissement de la culture, dit que la demande de "lits en fer,
d'horloges, de linge tricoté, de sweaters, de vélos" augmente dans les kolkhozes, cela signifie seulement que les paysans aisés
commencent à se servir des produits de l'industrie entrés depuis longtemps dans la vie des paysans d'Occident. La presse répète
chaque jour ses prédications sur "le commerce socialiste civilisé". Il s'agit en réalité de donner un nouvel aspect, propre et
attrayant, aux magasins de l'Etat, de les outiller, de leur fournir un assortiment suffisant, de ne pas laisser pourrir les pommes, de
vendre en même temps que les bas du fil à repriser, et enfin d'accoutumer les vendeurs à traiter les clients avec attention et
politesse, en un mot d'atteindre un niveau qui est banal pour le commerce capitaliste. Et on est encore assez loin d'accéder à ce
but, où d'ailleurs il n'y a pas un grain de socialisme.
Si nous nous détournons un moment des lois et des institutions pour considérer, sans nous bercer d'illusions, la vie
quotidienne de la grande masse de la population, nous sommes bien obligés de conclure que l'héritage de la Russie absolutiste et
capitaliste l'emporte encore, et de loin, dans les mœurs sur les germes du socialisme. C'est la population elle-même qui l'exprime
de la manière la plus convaincante dans son avidité à se saisir, à la moindre amélioration, des modèles tout faits d'Occident. Les
jeunes employés soviétiques et souvent même les jeunes ouvriers s'efforcent d'imiter les manières et le costume des ingénieurs et
des techniciens américains qu'ils rencontrent à l'usine. Les employées et les ouvrières dévorent des yeux la touriste étrangère,
pour s'habiller comme elle et imiter ses manières. Celle qui a la chance d'y réussir devient à son tour un objet d'imitation. Au lieu
des papillotes d'autrefois, les mieux payées se font faire l'ondulation permanente. La jeunesse apprend volontiers les "danses
modernes". En un certain sens, ce sont là des progrès. Mais ils expriment pour le moment non la supériorité du socialisme sur le
capitalisme, mais la prédominance de la culture bourgeoise sur la culture patriarcale, de la ville sur la campagne, du centre sur la
province, de l'Occident sur l'Orient.
Les milieux soviétiques privilégiés quant à eux empruntent aux plus hautes sphères capitalistes, et ce sont les diplomates,
les directeurs de trusts, les ingénieurs qui, se rendant souvent en Europe et en Amérique, deviennent arbitres en la matière. La
satire soviétique n'en dit mot, car il est rigoureusement interdit de toucher aux "dix mille" dirigeants. On ne peut pourtant pas
s'abstenir de noter avec quelque amertume que les hauts émissaires soviétiques à l'étranger n'ont pas su manifester devant la
civilisation capitaliste un style propre ou même une façon d'être un peu personnelle. Ils n'ont pas eu la fermeté intérieure qui leur
eût permis de dédaigner les apparences et de garder leurs distances. Ils mettent généralement leur ambition à se distinguer le
moins possible des snobs bourgeois les plus achevés. En un mot ils se sentent, pour la plupart, non des représentants d'un monde
nouveau mais des parvenus, et se conduisent en conséquence.
Dire que l'U.R.S.S. poursuit en ce moment l'œuvre culturelle que les pays avancés ont achevée depuis longtemps sur la
base du capitalisme, ce n'en serait pas moins formuler une demi-vérité. Les nouvelles formes sociales ne sont nullement
indifférentes; elles ne se bornent pas à ouvrir à un pays arriéré la possibilité de rattraper le niveau des pays avancés, elles lui
permettent d'y arriver beaucoup plus vite que ne l'a fait l'Occident. La clef de cette énigme se trouve sans peine: les pionniers de la
bourgeoisie ont dû inventer leur technique et apprendre à l'appliquer à l'économie et à la culture, tandis que l'U.R.S.S. trouve un
acquis tout prêt, moderne, et, grâce à la socialisation des moyens de production, l'applique non partiellement et peu à peu, mais
d'un seul coup à une immense échelle.
Les chefs militaires du passé ont maintes fois vanté le rôle civilisateur des armées, surtout envers les paysans. Sans nous
leurrer sur la civilisation spécifique répandue par le militarisme bourgeois, on ne peut cependant pas contester que nombre
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Ces documents n'ont été publiés en U.R.S.S. qu'en 1956, trois ans après la mort de Staline.
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d'habitudes utiles au progrès ont été apportées aux masses populaires par l'intermédiaire de l'armée; ce n'est pas sans cause que
les soldats et les sous-officiers se sont trouvés à la tête des révoltés dans tous les mouvements révolutionnaires et principalement
dans les mouvements paysans. Le régime soviétique a la possibilité d'agir sur la vie des masses populaires, en utilisant non la
seule armée, mais tous les organes de l'Etat, du parti, des Jeunesses communistes et des syndicats confondus avec l'Etat.
L'assimilation des modèles tout prêts de la technique, de l'hygiène, des arts, des sports, dans des délais beaucoup plus brefs que
ceux qui furent nécessaires à l'élaboration de ces mêmes modèles dans leurs patries d'origine, est assurée par les formes
étatiques de la propriété, par la dictature politique, par la direction planifiée.
Si la révolution d'Octobre n'avait apporté que cette accélération d'allure, elle serait déjà justifiée du point de vue historique,
car le régime bourgeois déclinant ne s'est pas montré capable, dans le dernier quart de siècle, de faire progresser nettement un
seul pays arriéré, dans aucune partie du monde. Le prolétariat russe a fait la révolution en vue de fins beaucoup plus élevées. Quel
que soit aujourd'hui le joug politique qu'il subit, ses éléments les meilleurs n'ont pas renoncé au programme communiste et aux
grands espoirs qu'il représente. La bureaucratie est tenue de s'adapter au prolétariat par l'orientation de sa politique, et plus encore
dans l'interprétation de celle-ci. C'est pourquoi chaque pas en avant dans l'économie ou dans les mœurs, indépendamment de son
explication historique véritable ou de sa signification réelle pour la vie des masses, devient officiellement une conquête inouïe, une
acquisition sans précédent de la "culture socialiste". Sans doute, mettre la brosse à dents et le savon de toilette à la portée de
millions d'hommes qui ne connaissaient pas hier encore les plus simples exigences de la propreté, c'est une œuvre civilisatrice des
plus grandes. Mais ni le savon ni la brosse à dents, ni même les parfums réclamés par "nos femmes" ne font la culture socialiste,
surtout quand ces pauvres attributs de la civilisation ne sont accessibles qu'à 15% de la population.
La "transformation des hommes" dont on parle si souvent dans la presse soviétique s'accomplit en effet à toute allure.
Dans quelle mesure est-ce une transformation socialiste? Le peuple russe n'a connu dans le passé ni grande réforme religieuse
comme les Allemands, ni grande révolution bourgeoise comme les Français. Dans ces deux creusets, si nous écartons la
révolution-réforme des insulaires britanniques du XVII° siècle, s'est formée l'individualité bourgeoise, phase des plus importantes
dans le développement de l'individualité humaine en général. Les révolutions russes de 1905 et 1917 indiquaient nécessairement
l'éveil de l'individualité au sein des masses et son affirmation dans un milieu primitif; elles s'acquittaient donc sur une moindre
échelle, hâtivement, de l'œuvre éducative des réformes et des révolutions bourgeoises d'Occident. Mais bien avant que cette
œuvre fût terminée, au moins dans ses grandes lignes, la révolution russe, née au crépuscule du capitalisme, se trouva lancée par
la lutte des classes sur les rails du socialisme. Les contradictions dans le domaine de la culture ne font que refléter et dévier les
contradictions sociales et économiques résultant de ce bond. L'éveil de l'individualité acquiert dès lors nécessairement un
caractère plus ou moins petit-bourgeois dans l'économie, la famille, la poésie. La bureaucratie est devenue l'incarnation d'un
individualisme extrême, parfois sans frein. Admettant et encourageant l'individualisme économique (travail aux pièces, parcelles
des cultivateurs, primes, décorations), elle réprime durement d'autre part les manifestations progressistes de l'individualisme dans
la sphère de la culture spirituelle (vues critiques, formation d'opinions personnelles, dignité individuelle).
Plus le niveau d'un groupe national est élevé, plus la création culturelle y est haute, plus les problèmes de la société et de
la personnalité lui tiennent à cœur et plus les tenailles bureaucratiques lui sont douloureuses sinon intolérables. Il ne peut être en
vérité question de l'originalité des cultures nationales quand une seule baguette de chef d'orchestre — ou plus exactement une
seule matraque policière — prétend diriger les fonctions intellectuelles de tous les peuples de l'Union. Les journaux (et les livres)
ukrainiens, blancs-russiens, géorgiens ou turks ne font que traduire dans ces langues les impératifs bureaucratiques. La presse
moscovite publie chaque jour la traduction russe des odes dédiées aux chefs par des poètes, lauréats nationaux, misérables
versifications en vérité, qui ne diffèrent l'une de l'autre que par le degré de servilité et d'insignifiance.
La culture grand-russienne, souffrant tout autant que les autres de ce régime de corps de garde, vit surtout au compte de la
vieille génération formée avant la révolution. La jeunesse semble être broyée sous une dalle. Nous ne sommes donc pas en
présence de l'oppression d'une nationalité par une autre, au sens propre du mot, mais de l'oppression de toutes les cultures
nationales, à commencer par la grande-russienne, par un appareil policier centralisé. Nous ne pouvons cependant pas négliger le
fait que 90% des journaux de l'U.R.S.S. paraissent en russe. Si ce pourcentage est en contradiction frappante avec la proportion
numérique des Russes dans la population, il correspond mieux, il est vrai, à l'influence propre de la civilisation russe et à son rôle
d'intermédiaire entre les peuples arriérés et l'Occident. Ne faut-il pas voir cependant dans la part exagérément grande attribuée
aux Russes dans les éditions (et pas seulement là, naturellement) un privilège national de fait, privilège de grande puissance
obtenu au détriment des autres nationalités? C'est fort possible. Mais à cette question extrêmement sérieuse on ne peut répondre
en termes aussi catégoriques qu'on le voudrait, car, plus que par la collaboration, l'émulation et la fécondation réciproque des
cultures, elle est tranchée dans la vie par l'arbitrage sans appel de la bureaucratie. Et comme le Kremlin est le siège du pouvoir,
comme la périphérie doit imiter le centre, la bureaucratie centrale prend inévitablement une allure russificatrice tout en attribuant
aux autres nationalités un seul droit incontesté: celui de chanter dans leurs propres langues les louanges de l'arbitre.
La doctrine officielle de la culture change avec les zigzags économiques et les considérations administratives; mais dans
toutes ses variations, elle garde un caractère absolument catégorique. En même temps que la théorie du socialisme dans un seul
pays, celle de la "culture prolétarienne", jusqu'alors laissée à l'arrière-plan, a reçu l'investiture officielle. Ses adversaires
soutenaient que la dictature du prolétariat est rigoureusement transitoire; qu'à la différence de la bourgeoisie, le prolétariat ne
songe pas à dominer pendant de longues époques historiques; que la tâche de la génération présente de la nouvelle classe
dominante est avant tout de s'assimiler ce qu'il y a de précieux dans la culture bourgeoise; que plus le prolétariat reste un
prolétariat, en d'autres termes plus il porte les traces de son assujettissement de la veille, et moins il est capable de s'élever au-
dessus de l'héritage du passé; que les possibilités d'une œuvre créatrice nouvelle ne s'ouvriront réellement qu'au fur et à mesure
que le prolétariat se résorbera dans la société socialiste. Tout ceci veut dire que la culture socialiste — et non une culture
prolétarienne — est appelée à prendre la succession de la culture bourgeoise.
Polémiquant avec les théoriciens d'un art prolétarien, produit de laboratoire, l'auteur de ces lignes écrivait: "La culture se
nourrit des sèves de l'économie et il faut des excédents matériels pour qu'elle croisse, se complique et s'affine." La solution la plus
heureuse des problèmes économiques élémentaires "ne signifierait encore en aucun cas la victoire complète du socialisme,
nouveau principe historique". La progression de la pensée scientifique sur des bases populaires et l'essor du nouvel art
attesteraient seuls que le grain a fait mieux que lever et que la plante a fleuri. Sous ce rapport, "le développement de l'art est la
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plus haute épreuve de la vitalité et de l'importance d'une époque ". Ce point de vue, admis la veille, fut tout à coup déclaré, dans
un texte officiel, "capitulard" et dicté par l'"incroyance" en les forces créatrices du prolétariat. La période Staline-Boukharine s'ouvrit;
Boukharine se faisait depuis longtemps le héraut de la culture prolétarienne; Staline n'y avait jamais pensé. Tous les deux
professaient en tout cas que la marche au socialisme se ferait "à pas de tortue" et que le prolétariat disposerait de dizaines
d'années pour former sa culture propre. Quant au caractère de celle-ci, les idées de nos théoriciens étaient aussi confuses que peu
ambitieuses.
Les années orageuses du premier plan quinquennal renversèrent la perspective du pas de tortue. Dès 1931, le pays, à la
veille d'une cruelle famine, "entra dans le socialisme". Avant que les écrivains et les artistes officiellement protégés n'aient pu créer
un art prolétarien ou tout au moins les premières œuvres marquantes de cet art, le gouvernement fit savoir que le prolétariat s'était
résorbé dans la société sans classes. Restait à s'accommoder du fait qu'il n'avait pas eu pour créer sa culture ce facteur
indispensable: le temps. La conception d'hier fut instantanément livrée à l'oubli et l'on mit à l'ordre du jour la "culture socialiste".
Nous en connaissons déjà le contenu.
La création spirituelle a besoin de liberté. L'idée communiste de soumettre la nature à la technique et la technique au plan
pour contraindre la matière à donner à l'homme, sans refus, tout ce dont il a besoin et bien au-delà, cette idée vise une fin plus
élevée: libérer à jamais les facultés créatrices de l'homme de toutes entraves, dépendances humiliantes ou dures contraintes. Les
relations personnelles, la science, l'art n'auront à subir aucun plan imposé, aucune ombre d'obligation. Dans quelle mesure la
création spirituelle sera-t-elle individuelle ou collective? Cela dépendra entièrement des créateurs.
Autre chose: le régime transitoire. La dictature exprime la barbarie passée et non la culture future. Elle impose
nécessairement de rudes restrictions à toutes les activités, y compris à l'activité spirituelle. Le programme de la révolution y voyait
dès le début un mal temporaire et s'engageait à écarter peu à peu, au fur et à mesure de l'affermissement du nouveau régime,
toutes les restrictions à la liberté. En tout cas, dans les années les plus chaudes de la guerre civile, les chefs de la révolution
voyaient bien que le gouvernement, s'il pouvait, en s'inspirant de considérations politiques, limiter la liberté créatrice, ne pouvait en
aucune façon prétendre au commandement dans le domaine scientifique, littéraire et artistique. Avec ses goûts assez
"conservateurs", Lénine, faisant preuve de la plus grande circonspection en matière d'art, invoquait volontiers son incompétence.
La protection accordée par le commissaire du peuple à l'instruction publique, Lounatcharsky, à diverses formes de modernisme
troublait souvent Lénine, mais il se bornait à des remarques ironiques dans ses entretiens privés et restait fort éloigné de l'idée de
faire de ses goûts littéraires la loi. En 1924, au seuil d'une nouvelle phase, l'auteur de ce livre formulait en ces termes l'attitude de
l'Etat à l'égard des tendances de l'art: "Mettant au-dessus de tout le critère: pour ou contre la révolution, leur laisser sur leur propre
terrain unes liberté complète."
Tant que la dictature eut l'appui des masses et devant elle la perspective de la révolution mondiale, elle ne craignit pas les
expériences, les recherches, la lutte des écoles, car elle comprenait qu'une nouvelle phase de la culture ne pouvait être préparée
que dans cette voie. Toutes les fibres du géant populaire frémissaient encore; il pensait à haute voix, pour la première fois depuis
mille ans. Les meilleures jeunes forces de l'art étaient saisies au vif. C'est en ces premières années, riches d'espoir et d'intrépidité,
que furent créés les modèles les plus précieux de la législation socialiste et aussi les meilleurs ouvrages de la littérature
révolutionnaire. A la même époque se rapportent aussi les meilleurs films soviétiques qui, malgré la pauvreté des moyens
techniques, étonnèrent le monde par la fraîcheur et l'intensité du réalisme.
Dans la lutte contre l'opposition au sein du parti, les écoles littéraires furent, l'une après l'autre, étouffées. Et il ne s'agissait
pas de la seule littérature. La dévastation s'étendît à tous les domaines de l'idéologie, d'autant plus énergiquement qu'elle était à
demi inconsciente. Les dirigeants actuels se considèrent à la fois comme appelés à contrôler politiquement la vie spirituelle et à
diriger son développement. Leur commandement sans appel s'exerce de la même manière dans les camps de concentration,
l'agronomie et la musique. L'organe central du parti publie des articles anonymes, assez semblables à des ordres de chefs
militaires, régissant l'architecture, la littérature, la dramaturgie, le ballet, sans parler naturellement de la philosophie, des sciences
naturelles et de l'histoire.
La bureaucratie a une crainte superstitieuse de tout ce qui ne la sert pas et de tout ce qu'elle ne comprend pas. Quand elle
exige une liaison entre les sciences naturelles et la production, elle a raison, à un certain niveau; mais quand elle ordonne aux
chercheurs de ne s'assigner que des fins immédiates, elle menace de tarir les sources les plus précieuses de la création, y compris
celles des découvertes pratiques qui se font le plus souvent dans des voies imprévues. Instruits par une expérience cuisante, les
naturalistes, les mathématiciens, les philologues, les théoriciens de l'art militaire évitent les grandes généralisations, de peur qu'un
"professeur rouge", qui est le plus souvent un arriviste ignorant, ne leur oppose brutalement quelque citation de Lénine ou de
Staline. Défendre en pareil cas la pensée et la dignité scientifiques, c'est à coup sûr s'attirer les rigueurs de la répression.
Les sciences sociales sont les plus malmenées. Les économistes, les historiens, les statisticiens même, sans parler des
journalistes, sont surtout préoccupés de ne point se mettre, ne serait-ce qu'indirectement, en contradiction avec les positions
actuelles de la politique officielle. On ne peut traiter de l'économie soviétique, de la politique intérieure et extérieure qu'en se
protégeant de tous côtés sous des banalités empruntées aux discours du chef et en se donnant pour objet de démontrer que tout
se passe comme il a été prévu ou mieux. Le conformisme à cent pour cent délivre des ennuis terrestres, mais comporte son propre
châtiment: la stérilité.
Bien que le marxisme soit formellement en U.R.S.S. la doctrine officielle, il n'a pas été publié au cours des douze dernières
années une seule œuvre marxiste — traitant d'économie, de sociologie, d'histoire, de philosophie — méritant l'attention ou la
traduction. La production marxiste ne sort pas des limites de la compilation scolastique, qui ne fait que ressasser les vieilles idées
approuvées et resservir les mêmes citations selon les besoins du moment. Tirés à des millions d'exemplaires, des livres et des
brochures dont personne n'a le moindre besoin, fabriqués avec de la colle, de la flagornerie et d'autres ingrédients pâteux, sont
répandus par les soins de l'Etat. Les marxistes qui pourraient dire quelque chose d'utile et de personnel sont sous les verrous ou
tenus de se taire. Alors que l'évolution des formes sociales pose à tout instant des problèmes grandioses!
L'honnêteté, sans laquelle il n'est pas de travail théorique, est foulée aux pieds. Les notes explicatives jointes aux écrits de
Lénine sont à chaque réédition remaniées de fond en comble afin de servir les intérêts personnels de l'état-major gouvernemental,
magnifiant les "chefs", noircissant leurs adversaires, effaçant certaines traces... Les manuels d'histoire du parti et de la révolution
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Les citations proviennent du livre de Trotsky Littérature et révolution.
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subissent le même traitement. Les faits sont déformés, des documents cachés ou, au contraire, fabriqués, les réputations forgées
ou détruites. La simple comparaison des éditions successives du même livre en douze ans permet de se rendre compte de la
dégénérescence de la pensée et de la conscience des dirigeants.
Le régime totalitaire n'est pas moins funeste à la littérature. La lutte des tendances et des écoles a fait place à
l'interprétation des volontés des chefs. Tous les groupements appartiennent obligatoirement à une organisation unique, sorte de
camp de concentration des lettres. Des écrivains médiocres mais bien-pensants comme Gladkov et Sérafimovitch sont proclamés
classiques. Les écrivains doués qui ne savent pas se faire violence autant qu'il est désirable sont traqués par des meutes de
mentors sans scrupules armés de citations. De grands artistes se suicident; d'autres cherchent la matière de leur travail dans un
passé lointain ou se taisent. Les livres honnêtes et portant la marque du talent ne paraissent que par hasard, comme s'ils
échappaient à l'étouffoir; ils forment une sorte de contrebande.
La vie de l'art soviétique est un martyrologe. Après l'article-directive de la Pravda contre le formalisme, on voit naître parmi
les écrivains, les peintres, les régisseurs et même les chanteuses d'opéra, une épidémie de repentir. Tous désavouent à l'envi
leurs péchés d'hier, en s'abstenant d'ailleurs, par prudence, de préciser ce qu'est le formalisme. Les autorités ont dû à la fin arrêter,
par une nouvelle directive, ce flot trop abondant d'abjurations. Les jugements littéraires sont révisés en quelques semaines, les
manuels remaniés; les rues changent de noms et on dresse des monuments parce que Staline a fait sur Maïakovsky une remarque
élogieuse. L'impression qu'un opéra produit sur de hauts dignitaires devient une directive pour les compositeurs. Le secrétaire des
Jeunesses communistes dit à une conférence d'écrivains que "les indications du camarade Staline font la loi pour tous", et on
applaudit, bien que certains aient au front le rouge de la honte. Et comme si l'on tenait à infliger à la littérature un suprême outrage,
Staline, incapable de construire correctement une phrase en russe, est sacré l'un des classiques du style. Ce byzantinisme et ce
règne de la police ont quelque chose de profondément tragique en dépit de leurs aspects bouffons.
La formule officielle énonce que la culture doit être socialiste par son contenu et nationale par sa forme. Le contenu de la
culture socialiste ne peut toutefois faire l'objet que d'hypothèses plus ou moins heureuses. Il n'est donné à personne de greffer
cette culture sur une base économique insuffisante. L'art est bien moins que la science susceptible d'anticiper sur l'avenir. Quoi
qu'il en soit, des recettes telles que: "représenter l'édification future", "montrer la voie du socialisme", "transformer l'homme"
n'apportent pas beaucoup plus à l'imagination que le prix courant des scies ou l'indicateur des chemins de fer.
Forme populaire de l'art et mise des œuvres à la portée de tout le monde sont identifiées. "Ce qui n'est pas utile au peuple,
10
déclare la Pravda, ne peut pas avoir de valeur esthétique." Cette vieille idée de narodniki , qui écarte l'éducation artistique des
masses, acquiert un caractère d'autant plus réactionnaire que la bureaucratie se réserve le droit de décider de l'art dont le peuple a
ou n'a pas besoin; elle publie les livres à son gré et elle en établit la vente obligatoire sans laisser le moindre choix au lecteur. Tout
se réduit finalement pour elle à ce que l'art s'inspire de ses intérêts et trouve à son service de quoi rendre la bureaucratie
attrayante pour les masses populaires.
En vain! Aucune littérature ne résoudra ce problème. Les dirigeants eux-mêmes se voient obligés de reconnaître que "ni le
premier ni le deuxième plan quinquennal n'ont encore suscité une vague de création littéraire plus puissante que celle qui naquit de
la révolution d'Octobre". L'euphémisme est d'une grande douceur. A la vérité, en dépit de quelques exceptions, l'époque
thermidorienne entrera dans l'histoire comme celle des médiocres, des lauréats et des malins.
10
Mouvement populiste des années 1870, avant que le marxisme ne pénètre en Russie.
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11
L'Internationale communiste a été dissoute par Staline en 1943.
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Après la période d'intervention et de blocus, la pression économique et militaire du monde capitaliste sur l'Union soviétique
fut, il est vrai, beaucoup moins forte qu'on n'avait pu le craindre. L'Europe vivait encore sous le signe de la guerre passée et non
sous celui de la guerre prochaine. Survint ensuite une crise économique mondiale d'une extrême gravité qui plongea les classes
dirigeantes du monde entier dans la prostration. Cette situation permit à l'U.R.S.S. de s'infliger impunément les épreuves du
premier plan quinquennal, le pays redevenant la proie de la guerre civile, de la famine et des épidémies. Les premières années du
deuxième plan quinquennal, apportant une amélioration évidente de la situation intérieure, coïncidèrent avec le début d'une
atténuation de la crise dans les pays capitalistes, avec un afflux d'espérances, de convoitises, d'impatience et enfin avec la reprise
des armements. Le danger d'une agression combinée contre l'U.R.S.S. n'est à nos yeux un danger concret que parce que le pays
des Soviets est encore isolé; parce que "la sixième partie du monde" est pour une grande part de ses territoires le royaume de la
barbarie primitive; parce que le rendement du travail y est encore, en dépit de la nationalisation des moyens de production,
beaucoup plus bas que dans les pays capitalistes; enfin parce que — et c'est en ce moment le fait capital — les principaux
contingents du prolétariat mondial sont défaits, manquent d'assurance et de direction sûre. Ainsi la révolution d'Octobre, que ses
chefs considéraient comme le début de la révolution mondiale, mais qui, par la force des choses, est temporairement devenue un
facteur en soi, révèle dans cette phase nouvelle de l'histoire à quel point elle dépend du développement international. Il devient de
nouveau évident que la question historique "qui l'emportera?" ne peut pas être tranchée dans des limites nationales; que les
succès ou les insuccès de l'intérieur ne font que préparer les conditions plus ou moins favorables d'une solution internationale du
problème.
La bureaucratie soviétique, rendons-lui cette justice, a acquis une vaste expérience dans le maniement des masses
humaines, qu'il s'agisse de les endormir, de les diviser, de les affaiblir ou tout bonnement de les tromper afin d'exercer sur elles un
pouvoir absolu. Mais, précisément pour cette raison, elle a perdu toute possibilité de leur donner une éducation révolutionnaire.
Ayant étouffé la spontanéité de l'initiative des masses populaires dans son propre pays, elle ne peut pas susciter dans le monde la
pensée critique et l'audace révolutionnaire. Elle apprécie d'ailleurs infiniment plus, en tant que formation dirigeante et privilégiée,
l'aide et l'amitié des radicaux bourgeois, des parlementaires réformistes, des bureaucrates syndicaux d'Occident que celle des
ouvriers séparés d'elle par un abîme. Ce n'est pas le lieu de faire l'histoire du déclin et de la dégénérescence de la III°
Internationale, sujet auquel l'auteur a consacré plusieurs études spéciales traduites dans presque toutes les langues des pays
civilisés. Le fait est qu'en sa qualité de dirigeante de l'Internationale communiste, la bureaucratie soviétique, ignorante et
irresponsable, conservatrice et imbue d'un esprit national très borné, n'a valu au mouvement ouvrier du monde que des calamités.
Comme par une sorte de rançon historique, la situation internationale de l'U.R.S.S. à l'heure actuelle est bien moins déterminée par
les conséquences des succès de l'édification du socialisme dans un pays isolé que par celles des défaites du prolétariat mondial. Il
suffit de rappeler que la débâcle de la Révolution chinoise en 1925-27, qui délia les mains au militarisme japonais en Extrême-
Orient, et la débâcle du prolétariat allemand qui a conduit au triomphe d'Hitler et à la frénésie des armements du III° Reich, sont
pareillement les fruits de la politique de l'Internationale communiste.
Ayant trahi la révolution mondiale, mais s'estimant trahie par elle, la bureaucratie thermidorienne s'assigne pour objectif
principal de "neutraliser" la bourgeoisie. Elle doit, à cette fin, se donner l'apparence modérée et solide d'une véritable gardienne de
l'ordre. Mais pour le paraître durablement, il faut à la longue le devenir. L'évolution organique des milieux dirigeants y a pourvu.
Reculant ainsi peu à peu devant les conséquences de ses propres fautes, la bureaucratie a fini par concevoir, pour assurer la
sécurité de l'U.R.S.S., l'intégration de celle-ci dans le système du statu quo de l'Europe occidentale. Quoi de meilleur qu'un pacte
perpétuel de non-agression entre le socialisme et le capitalisme? La formule actuelle de la politique étrangère officielle, largement
publiée par la diplomatie soviétique, à laquelle il est bien permis de parler le langage conventionnel de la carrière, et aussi par
l'Internationale communiste, qui devrait, semble-t-il, s'exprimer dans la langue de la révolution, dit: "Nous ne voulons pas un pouce
de territoire étranger, mais nous n'en céderons pas un du nôtre." Comme s'il s'agissait de simples conflits territoriaux et non de la
lutte mondiale de deux systèmes inconciliables!
Quand l'U.R.S.S. a cru sage de céder au Japon le chemin de fer de la Chine orientale, cet acte de faiblesse préparé par la
défaite de la Révolution chinoise a été loué comme une manifestation de force et d'assurance au service de la paix. Livrant en
réalité à l'ennemi une voie stratégique extrêmement importante, le gouvernement soviétique facilitait au Japon ses conquêtes
ultérieures dans le nord de la Chine et ses attentats contre la Mongolie. Le sacrifice obligé ne signifiait pas une neutralisation du
danger, mais, au mieux, un bref répit; et il excitait au plus haut point les appétits de la camarilla militaire de Tokyo.
La question de la Mongolie est celle des positions stratégiques avancées du Japon dans la guerre contre l'U.R.S.S. Le
gouvernement soviétique s'est vu contraint de déclarer cette fois qu'il répondrait par la guerre à l'invasion de la Mongolie. Or il ne
s'agit pas ici de la défense de "notre territoire": la Mongolie est un Etat indépendant. La défense passive des frontières soviétiques
paraissait suffisante quand personne ne les menaçait sérieusement. La véritable défense de l'U.R.S.S. consiste à affaiblir les
positions de l'impérialisme et à affermir les positions du prolétariat et des peuples coloniaux dans le monde entier. Un rapport
désavantageux des forces peut nous amener à céder bien des pouces de territoire, comme c'est arrivé au moment de la paix de
Brest-Litovsk, puis à la signature de la paix de Riga et enfin lors de la cession du chemin de fer de la Chine orientale. La lutte pour
la modification favorable du rapport des forces mondiales impose à l'Etat ouvrier le devoir constant de venir en aide aux
mouvements émancipateurs des autres pays, tâche essentielle qui est justement inconciliable avec la politique conservatrice du
statu quo.
LA SOCIETE DES NATIONS ET L'INTERNATIONALE COMMUNISTE
Dû à la victoire du national-socialisme, le rapprochement avec la France, devenu bientôt un accord militaire, assure à la
France, gardienne principale du statu quo, beaucoup plus d'avantages qu'à l'U.R.S.S. Le concours militaire de l'U.R.S.S. à la
France est, d'après le pacte, promis sans conditions; au contraire, le concours de la France à l'U.R.S.S. est conditionné par le
consentement préalable de l'Angleterre et de l'Italie, ce qui ouvre un champ illimité aux machinations contre l'U.R.S.S. Les
événements ont montré, à l'occasion de l'entrée des troupes hitlériennes dans la zone rhénane, que Moscou pouvait en faisant
preuve de plus de fermeté, obtenir de la France des garanties bien plus sérieuses, si tant est que les traités puissent constituer des
garanties à une époque de tournants brusques, de crises diplomatiques permanentes, de rapprochements et de ruptures. Mais ce
n'est pas la première fois qu'on voit la diplomatie soviétique se montrer infiniment plus ferme dans la lutte contre les ouvriers de
son propre pays que dans les négociations avec les diplomates bourgeois.
L'argument selon lequel le secours de l'U.R.S.S. à la France serait peu efficace faute d'une frontière commune entre
l'U.R.S.S. et le Reich ne peut pas être pris au sérieux. En cas d'agression allemande contre l'U.R.S.S., l'agresseur trouvera
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évidemment la frontière indispensable. En cas d'agression allemande contre l'Autriche, la Tchécoslovaquie, la France, la Pologne
ne pourra pas rester neutre un seul jour: si elle remplit envers la France ses obligations d'alliée, elle ouvrira immédiatement ses
frontières à l'armée rouge; si, au contraire, elle déchire le traité d'alliance, elle devient l'auxiliaire de l'Allemagne, et l'U.R.S.S.
découvre sans peine la "frontière commune". Les "frontières" maritimes et aériennes joueront d'ailleurs dans la guerre future un
rôle tout aussi grand que les frontières terrestres.
L'entrée de l'U.R.S.S. dans la Société des Nations, présentée au pays, à l'aide d'une propagande digne de Goebbels,
comme le triomphe du socialisme et le résultat de la "pression" du prolétariat mondial, n'est devenue acceptable pour la
bourgeoisie que par suite de l'extrême affaiblissement du danger révolutionnaire et n'a pas été une victoire de l'U.R.S.S. mais une
capitulation de la bureaucratie thermidorienne devant l'institution de Genève, profondément compromise, et qui, d'après le
programme bolchevique que nous connaissons déjà, "consacre ses efforts immédiats à réprimer les mouvements révolutionnaires
". Qu'est-ce donc qui a changé si radicalement depuis le jour où fut adoptée la charte du bolchevisme? La nature de la Société des
Nations? La fonction du pacifisme dans la société capitaliste? Ou la politique des Soviets? Poser la question, c'est y répondre.
L'expérience a promptement montré que la participation à la Société des Nations n'ajoutait rien aux avantages pratiques
qui pouvaient être assurés par des accords séparés avec les Etats bourgeois, mais imposait par contre des restrictions et des
obligations méticuleusement remplies par l'U.R.S.S. dans l'intérêt de son récent prestige conservateur. La nécessité d'adapter sa
politique à celle de la France et de ses alliés a imposé à l'U.R.S.S. une attitude des plus équivoques dans le conflit italo-abyssin.
Tandis que Litvinov, qui n'était à Genève que l'ombre de Laval, exprimait sa gratitude aux diplomates français et anglais pour leurs
efforts "en faveur de la paix", si heureusement couronnés par la conquête de l'Abyssinie, le pétrole du Caucase continuait à
ravitailler la flotte italienne. On peut comprendre que le gouvernement de Moscou ait évité de rompre ouvertement un contrat
commercial; mais les syndicats soviétiques n'étaient nullement tenus de compter avec les obligations du commissariat du
commerce extérieur. De fait, la cessation de l'exportation du pétrole soviétique en Italie, par décision des syndicats soviétiques, eût
certainement été le point de départ d'un mouvement international de boycottage beaucoup plus efficace que les perfides
"sanctions" mesurées à l'avance par les diplomates et les juristes d'accord avec Mussolini. Et si les syndicats soviétiques, qui en
1920 recueillaient ouvertement des fonds, par millions de roubles, pour soutenir la grève des mineurs britanniques, n'ont
absolument rien fait cette fois-ci, c'est que la bureaucratie dirigeante leur a interdit toute initiative de ce genre, principalement par
complaisance envers la France. Mais, dans la guerre qui vient, aucune alliance militaire ne compensera pour l'U.R.S.S. la perte de
la confiance des peuples des colonies et des masses laborieuses en général.
Est-il possible qu'on ne le comprenne pas au Kremlin? "Le but essentiel du fascisme allemand, nous répond l'organe
officieux de Moscou, était d'isoler l'U.R.S.S... Eh bien? l'U.R.S.S. a aujourd'hui dans le monde plus d'amis que jamais." (Izvestia, 17
septembre 1935.) Le prolétariat italien est sous le talon du fascisme; la Révolution chinoise est vaincue; le prolétariat allemand est
si profondément défait que les plébiscites hitlériens ne rencontrent de sa part aucune résistance; le prolétariat d'Autriche a pieds et
poings liés; les partis révolutionnaires des Balkans sont hors la loi; en France et en Espagne les ouvriers se sont mis à la remorque
de la bourgeoisie radicale. Mais le gouvernement des Soviets a, depuis son entrée dans la Société des Nations, "plus d'amis que
jamais dans le monde"! Cette vantardise, fantastique à première vue, cesse d'être une vantardise si on la rapporte, non plus à l'Etat
ouvrier, mais à ses dirigeants. Car ce sont justement les cruelles défaites du prolétariat mondial qui ont permis à la bureaucratie
soviétique d'usurper le pouvoir dans son propre pays et d'obtenir plus ou moins les bonnes grâces de l'"opinion publique" des pays
capitalistes. Moins l'Internationale communiste est capable de menacer les positions du capital et plus le gouvernement du Kremlin
paraît solvable aux bourgeoisies française, tchécoslovaque et autres. La force de la bureaucratie, à l'intérieur et à l'extérieur, est
ainsi en proportion inverse de celle de l'U.R.S.S., Etat socialiste et base de la révolution prolétarienne. Mais ce n'est encore là que
l'avers de la médaille; et il y a un revers.
Lloyd George, dont les variations et les manifestations sensationnelles ne sont pas dépourvues d'éclairs de perspicacité,
mettait en garde, en novembre 1934, la Chambre des communes contre une condamnation de l'Allemagne fasciste appelée à
devenir le plus sûr rempart de l'Europe en face du communisme. "Nous la saluerons un jour comme une amie!" Paroles
significatives! Les éloges mi-protecteurs, mi-ironiques décernés par la bourgeoisie mondiale au Kremlin ne garantissent pas le
moins du monde la paix et n'entraînent même pas une atténuation du danger de guerre. L'évolution de la bureaucratie soviétique
intéresse surtout la bourgeoisie mondiale sous l'angle de la modification des formes de la propriété. Napoléon I°, bien qu'il eût
radicalement rompu avec les traditions du jacobinisme, pris la couronne et restauré la religion catholique, demeura un objet de
haine pour toute l'Europe dirigeante semi-féodale parce qu'il continuait à défendre la nouvelle propriété issue de la révolution. Tant
que le monopole du commerce extérieur n'est pas aboli, tant que les droits du capital ne sont pas rétablis, l'U.R.S.S., malgré tous
les mérites de ses gouvernants, reste aux yeux de la bourgeoisie du monde entier un ennemi irréconciliable et le national-
socialisme allemand un ami sinon d'aujourd'hui, du moins de demain. Lors des négociations entre Barthou et Laval et Moscou, la
grande bourgeoisie française se refusa obstinément à jouer la carte soviétique malgré la gravité du péril hitlérien et la brusque
conversion du parti communiste français au patriotisme. Après la signature du pacte franco-soviétique, Laval fut accusé à gauche
d'avoir, en agitant à Berlin le spectre de Moscou, recherché en réalité un rapprochement avec Berlin et Rome contre Moscou. Ces
appréciations anticipent peut-être quelque peu sur les événements sans être toutefois en contradiction avec leur cours normal.
Quelque opinion qu'on puisse avoir des avantages et des inconvénients du pacte franco-soviétique, nul politique
révolutionnaire sérieux ne contestera à l'Etat soviétique le droit de rechercher un appui complémentaire dans des accords
momentanés avec tel ou tel impérialisme. Il importe seulement d'indiquer aux masses avec netteté et franchise la place que tient
un accord tactique, partiel, de ce genre dans le système d'ensemble des forces historiques. Point n'est besoin, en particulier, pour
mettre à profit l'antagonisme entre la France et l'Allemagne, d'idéaliser l'allié bourgeois ou la combinaison impérialiste
momentanément camouflée par la Société des Nations. Or, la diplomatie soviétique, suivie en cela par la III° Internationale,
transforme systématiquement les alliés épisodiques de Moscou en "amis de la paix", trompe les ouvriers en parlant de "sécurité
collective" et de "désarmement" et devient dès lors une filiale politique des impérialistes au sein des masses ouvrières.
La mémorable interview donnée par Staline au président de la Scripps-Howard Newspapers, M. Roy Howard, le 1er mars
1935, constitue un document inappréciable caractérisant l'aveuglement bureaucratique dans les grandes questions de la politique
mondiale et l'hypocrisie des relations entre les chefs de l'U.R.S.S. et le mouvement ouvrier mondial. A la question: "La guerre est-
elle inévitable?" Staline répond: "Je considère que les positions des amis de la paix s'affermissent; ils peuvent travailler au grand
jour, ils sont soutenus par l'opinion publique, ils disposent de moyens tels que la Société des Nations." Pas le moindre sens des
réalités dans ces mots! Les Etats bourgeois ne se divisent nullement en "amis" et "ennemis" de la paix; d'autant moins qu'il n'y a
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pas de "paix" en soi. Chaque pays impérialiste est intéressé au maintien de sa paix et l'est d'autant plus que cette paix est plus
lourde à ses adversaires. La formule commune à Staline, Baldwin, Léon Blum et autres: "La paix serait vraiment assurée si tous les
Etats se groupaient dans la Société des Nations pour la défendre", signifie seulement que la paix serait assurée s'il n'y avait pas de
raison d'y porter atteinte. L'idée est sans doute juste, mais peu substantielle. Les grandes puissances restées à l'écart de la
Société des Nations préfèrent visiblement leur liberté de mouvement à cette abstraction "la paix". Pourquoi ont-elles besoin de leur
liberté de mouvement? C'est ce qu'elles montreront le temps venu. Les Etats qui se retirent de la Société des Nations, comme le
Japon et l'Allemagne, ou "s'en écartent" momentanément, comme l'Italie, ont aussi pour cela des raisons suffisantes. Leur rupture
avec la Societé des Nations ne fait que modifier la forme diplomatique des antagonismes existants sans leur porter atteinte
fondamentalement et sans toucher à la nature même de la Société des Nations. Les justes, qui vont jurant fidélité inébranlable à la
Société des Nations, entendent tirer résolument parti de celle-ci pour le maintien de leur paix. Mais il n'y a pas d'accord entre eux.
L'Angleterre est parfaitement disposée à prolonger la paix en sacrifiant les intérêts de la France en Europe ou en Afrique. La
France est disposée à sacrifier la sécurité des communications maritimes de l'Empire britannique pour obtenir l'appui de l'Italie.
Pour défendre ses propres intérêts, chaque puissance est néanmoins prête à recourir à la guerre, à une guerre qui serait
naturellement la plus juste des guerres. Les petits Etats enfin, qui, faute de mieux, cherchent un abri sous le toit de la Société des
Nations, se trouveront finalement non du côté de la paix, mais du côté du groupement le plus fort dans la guerre.
La Société des Nations défend le statu quo; ce n'est pas l'organisation de la "paix", mais celle de la violence impérialiste de
la minorité contre l'immense majorité de l'humanité. Cet "ordre" ne peut être maintenu que par des guerres incessantes, petites et
grandes, aujourd'hui aux colonies, demain entre les métropoles. La fidélité impérialiste au statu quo n'a qu'un caractère
conventionnel, temporaire et limité. L'Italie se prononçait hier pour le statu quo en Europe, mais pas en Afrique; quelle sera demain
sa politique en Europe, nul ne le sait. Mais la modification des frontières en Afrique a déjà sa répercussion en Europe. Hitler ne
s'est permis de faire entrer ses troupes dans la zone rhénane que parce que Mussolini envahissait l'Ethiopie. Il serait malaisé de
compter l'Italie parmi les "amis" de la paix. La France, cependant, tient bien davantage à l'amitié italienne qu'à l'amitié soviétique.
L'Angleterre, de son côté, recherche l'amitié de l'Allemagne. Les groupements changent, les appétits subsistent. La tâche des
partisans du statu quo consiste en réalité à trouver dans la Société des Nations la combinaison de forces la plus favorable et le
camouflage le plus commode pour la préparation de la prochaine guerre. Qui la commencera et quand, cela dépendra de
circonstances secondaires, mais il faudra bien que quelqu'un commence, car le statu quo n'est qu'une vaste poudrière.
Le programme du "désarmement" n'est qu'une fiction des plus néfastes tant que subsistent les antagonismes impérialistes.
Même s'il se trouvait réalisé par des conventions — hypothèse vraiment fantastique! — ce ne serait pas un empêchement à la
guerre. Ce n'est pas parce qu'ils ont des armes que les impérialistes font la guerre; ils forgent au contraire des armes quand ils ont
besoin de faire la guerre. La technique moderne crée la possibilité d'un réarmement extrêmement rapide. Toutes les conventions
de désarmement ou de limitation des armements n'empêcheront pas les usines de guerre, les laboratoires, les industries
capitalistes dans leur ensemble de garder leur potentiel. L'Allemagne désarmée sous le contrôle attentif de ses vainqueurs (seule
forme réelle de "désarmement", soit dit en passant) redevient ainsi, grâce à sa puissante industrie, la citadelle du militarisme
européen. Elle se prépare à "désarmer" à son tour certains de ses voisins. L'idée du "désarmement progressif" se réduit à la
tentative de diminuer en temps de paix des dépenses militaires exagérées; il s'agit de la caisse et non de l'amour de la paix. Et
cette idée aussi se révèle irréalisable! Par suite des différences de situation géographique, de puissance économique et de
saturation coloniale, toute norme de désarmement entraînerait une modification du rapport des forces en faveur des uns et au
détriment des autres. De là la stérilité des tentatives genevoises. En près de vingt ans, les négociations et les conversations sur le
désarmement n'ont amené qu'une nouvelle rivalité d'armements qui laisse loin derrière elle tout ce qu'on avait vu jusqu'ici. Fonder
la politique révolutionnaire du prolétariat sur le programme du désarmement, ce n'est même pas la bâtir sur le sable, c'est tenter de
la fonder sur l'écran de fumée masquant le militarisme.
Le refoulement de la lutte des classes au profit de la guerre impérialiste ne peut être assuré qu'avec le concours des
leaders des organisations ouvrières de masses. Les mots d'ordre qui permirent en 1914 de mener cette tâche à bien: la "dernière
guerre", la "guerre contre le militarisme prussien", la "guerre de la démocratie", sont trop dévalorisés par l'histoire des vingt années
écoulées. La "sécurité collective" et le "désarmement général" les remplacent. Sous prétexte de soutenir la Société des Nations,
les leaders des organisations ouvrières d'Europe préparent une réédition de l'union sacrée, non moins nécessaire à la guerre que
les tanks, l'aviation et les gaz asphyxiants "prohibés".
La III° Internationale est née d'une protestation indignée contre le social-patriotisme. Mais le contenu révolutionnaire que lui
avait insufflé la révolution d'Octobre est depuis longtemps dilapidé. L'Internationale communiste se place maintenant sous le signe
de la Société des Nations, comme la II° Internationale, mais avec une provision plus fraîche de cynisme. Quand le socialiste
anglais Mr. Stafford Cripps, appelle la Société des Nations une association internationale de brigands, ce qui n'est sans doute pas
poli mais ne manque pas de vérité, le Times demande ironiquement: "Comment expliquer en ce cas l'adhésion de l'U.R.S.S. à la
Société des Nations?" Il n'est pas facile de lui répondre. La bureaucratie moscovite apporte un puissant concours au social-
patriotisme auquel la révolution d'Octobre porta en son temps un coup terrible.
M. Roy Howard a aussi tenté d'obtenir à ce sujet une explication. "Qu'en est-il, a-t-il demandé à Staline, de vos plans et de
vos intentions de révolution mondiale?" — "Nous n'avons jamais eu de semblables desseins." — "Mais pourtant..." — "C'est le fruit
d'un malentendu." — "Un tragique malentendu?" — "Non, comique ou plutôt tragi-comique." Nous citons textuellement. "Quel
danger (continue Staline) les Etats environnants peuvent-ils voir dans les idées des citoyens soviétiques, si ces Etats sont vraiment
bien en selle?" L'interviewer aurait pu demander ici: Et s'ils ne sont pas bien en selle? Staline fournit d'ailleurs un autre argument
rassurant: "L'exportation des révolutions est une blague. Chaque pays peut faire sa révolution s'il le désire, mais s'il ne le veut pas,
il n'y aura pas de révolution. Ainsi, notre pays a voulu faire une révolution et il l'a faite..." Nous citons textuellement. De la théorie du
socialisme dans un seul pays, la transition est toute naturelle à la théorie de la révolution dans un seul pays. Mais pourquoi dès lors
l'Internationale existe-t-elle? aurait pu demander l'interviewer, s'il n'avait connu, visiblement, les légitimes limites de la curiosité. Les
rassurantes explications de Staline, lues par les ouvriers autant que par les capitalistes, sont pleines de lacunes. Avant que "notre
pays" n'ait voulu faire la révolution, nous y avions importé les idées marxistes empruntées à d'autres pays et nous avions mis à
profit l'expérience d'autrui... Nous avons eu pendant des dizaines d'années une émigration révolutionnaire qui dirigeait la lutte en
Russie. Nous avons été moralement et matériellement soutenus par les organisations ouvrières d'Europe et d'Amérique. Nous
avons organisé au lendemain de notre victoire, en 1919, l'internationale communiste. Nous avons maintes fois proclamé que le
prolétariat du pays révolutionnaire victorieux est moralement tenu de venir en aide aux classes opprimées et révoltées, et ce, non
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seulement sur le terrain des idées mais aussi, si possible, les armes à la main. Nous ne nous sommes pas contentés de le
déclarer. Nous avons soutenu par la force des armes les ouvriers de Finlande, de Lettonie, d'Estonie, de Géorgie. Nous avons
tenté, en faisant marcher sur Varsovie les armées rouges, de donner au prolétariat polonais l'occasion d'un soulèvement. Nous
avons envoyé des organisateurs et des instructeurs militaires aux révolutionnaires chinois. Nous avons, en 1926, réuni des millions
de roubles pour les grévistes anglais. Il apparaît à présent que ce n'était qu'un malentendu. Tragique? Non, comique. Staline n'a
pas eu tort de dire que la vie en U.R.S.S. est devenue "gaie": l'Internationale communiste elle-même, de personne sérieuse est
devenue une personne comique.
Staline eût mieux convaincu son interlocuteur si, au lieu de calomnier le passé, il avait nettement affirmé l'opposition de la
politique thermidorienne à celle d'Octobre. "Aux yeux de Lénine, pouvait-il dire, la Société des Nations était destinée à préparer de
nouvelles guerres impérialistes. Nous y voyons l'instrument de la paix. Lénine tenait les guerres révolutionnaires pour inévitables.
Nous considérons l'exportation des révolutions comme une blague. Lénine flétrissait comme une trahison l'alliance du prolétariat et
de la bourgeoisie impérialiste. Nous y poussons de toutes nos forces le prolétariat international. Lénine raillait le mot d'ordre du
désarmement en régime capitaliste; il y voyait une duperie pour les travailleurs. Nous bâtissons toute notre politique sur ce mot
d'ordre. Et votre malentendu tragi-comique, pouvait conclure Staline, consiste à nous prendre pour les continuateurs du
bolchevisme alors que nous en sommes les fossoyeurs."
L'ARMEE ROUGE ET SA DOCTRINE
Le soldat russe d'autrefois, formé dans les conditions patriarcales de la "paix" villageoise, se distinguait surtout par son
esprit aveuglément grégaire. Souvorov, généralissime des armées de Catherine II et de Paul I°, fut le maître incontesté d'armées
de serfs. La grande Révolution française liquida à jamais l'art militaire de la vieille Europe et des tsars. Sans doute l'empire ajouta-
t-il plus tard à son histoire de grandes conquêtes, mais il ne connut plus de victoires sur les armées des pays civilisés. Il fallut des
défaites dans les guerres étrangères et des convulsions à l'intérieur pour retremper le caractère national des armées russes.
L'armée rouge ne pouvait naître que sur une base sociale et psychologique nouvelle. La passivité, l'esprit grégaire et la soumission
à la nature firent place, dans les jeunes générations, à l'audace et au culte de la technique. En même temps que l'individu
s'éveillait, le niveau culturel s'améliorait. Les conscrits illettrés devenaient de moins en moins nombreux; l'armée rouge ne libère
pas un homme qui ne sache lire et écrire. Tous les sports y sont pratiqués avec fougue et s'étendent hors de l'armée. L'insigne du
bon tireur est devenu populaire parmi les employés, les ouvriers, les étudiants. Les skis prêtent en hiver aux unités de troupe une
mobilité inconnue auparavant. Des résultats remarquables ont été obtenus dans le parachutisme, le vol à voile et l'aviation. Les
exploits de l'aviation dans l'Arctique et dans la stratosphère sont présents à tous les esprits. Ces sommets indiquent toute une
chaîne de hauteurs conquises.
Point n'est besoin d'idéaliser l'organisation ou les qualités opératives qui furent celles de l'armée rouge pendant la guerre
civile. Ces années furent pour les jeunes cadres celles d'un grand baptême. De simples soldats de l'armée impériale, des sous-
officiers, des sous-lieutenants se révélaient organisateurs et capitaines; leur volonté se trempait en de vastes luttes. Ces
autodidactes furent souvent battus, mais ils finirent par vaincre. Les meilleurs d'entre eux se mirent ensuite à l'étude avec
application. Des chefs militaires d'aujourd'hui qui, tous, ont passé par l'école de la guerre civile, la plupart ont achevé leurs études
à l'Académie militaire ou suivi des cours spéciaux de perfectionnement. Près de la moitié des officiers supérieurs ont reçu une
instruction militaire adéquate, les autres ont une instruction moyenne. La théorie leur a donné la discipline indispensable de la
pensée, sans tuer l'audace stimulée par les opérations dramatiques de la guerre civile. Cette génération a maintenant entre
quarante et cinquante ans, l'âge de l'équilibre des forces physiques et morales, où l'initiative hardie s'appuie sur l'expérience sans
être alourdie par elle.
Le parti, les Jeunesses communistes, les syndicats, indépendamment même de la façon dont ils s'acquittent de leur
mission socialiste, forment d'innombrables cadres d'administrateurs accoutumés à manier les masses humaines et les masses de
marchandises et à s'identifier avec l'Etat: telles sont les réserves naturelles des cadres de l'armée. La préparation de la jeunesse
au service militaire constitue une autre réserve. Les étudiants forment des bataillons scolaires capables, en cas de mobilisation, de
devenir des écoles d'aspirants.
Il suffit, pour se rendre compte de l'importance de ces ressources, d'indiquer que le nombre des étudiants sortis des écoles
supérieures atteint en ce moment 80 000 par an, le nombre total des étudiants dépassant le demi-million et celui des élèves de
l'ensemble des établissements d'enseignement approchant de vingt-huit millions.
Dans le domaine de l'économie et surtout dans celui de l'industrie, la révolution sociale a assuré à la défense du pays des
avantages auxquels l'ancienne Russie ne pouvait pas songer. Les méthodes de planification signifient en réalité la mobilisation de
l'industrie et permettent de se placer du point de vue de la défense dès la construction et l'outillage de nouvelles entreprises. On
peut considérer le rapport entre la force vive et la force technique de l'armée rouge comme étant au niveau de celui des armées les
plus avancées d'Occident. Le renouvellement du matériel d'artillerie s'est accompli avec un succès décisif pendant la première
période quinquennale. Des sommes énormes sont consacrées à la construction des autos blindées et des camions, des tanks et
des avions Le pays a près d'un demi-million de tracteurs et il doit en fabriquer 60 000 en 1936, d'une force globale de 8,5 millions
de chevaux-vapeur. La construction des chars d'assaut se poursuit parallèlement. On prévoit de trente à quarante cinq chars pour
un kilomètre de front actif en cas de mobilisation.
A la suite de la Grande Guerre, la flotte se trouvait réduite de 548 000 tonnes en 1917 à 82 000 tonnes en 1928. Il fallait
commencer par le commencement. En janvier 1936 Toukhatchevsky déclarait à l'Exécutif: "Nous créons une flotte puissante en
concentrant nos premiers efforts sur les sous-marins." L'amirauté japonaise est, il faut l'admettre, bien informée des succès
obtenus dans ce domaine. La Baltique fait à présent l'objet d'une attention équivalente. Et pourtant, dans les années à venir, la
flotte de haute mer ne pourra prétendre qu'à un rôle auxiliaire dans la défense des frontières maritimes.
En revanche, la flotte aérienne a pris un bel essor. Il y a plus de deux ans qu'une délégation de techniciens français de
l'aviation exprimait à ce sujet, d'après la presse, "son étonnement et son admiration". Elle avait pu, notamment, se convaincre que
l'armée rouge construit en nombre grandissant de lourds avions de bombardement d'un rayon d'action de 1 200 et 1 500
kilomètres. En cas de conflit en Extrême-Orient les centres politiques et économiques du Japon seraient donc exposés aux coups
de l'aviation de la région maritime de Vladivostok. Les renseignements livrés à la presse font savoir que le plan quinquennal
prévoyait la formation de soixante-deux régiments d'aviation capables de mettre en ligne cinq mille appareils (pour 1935). Il n'y a
pas lieu de douter qu'à cet égard le plan ait été exécuté, et il a probablement été dépassé.
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L. Trotsky La révolution trahie
L'aviation est indissolublement liée à un domaine de l'industrie qui n'existait pas autrefois en Russie, mais qui a fait de très
grands progrès au cours des derniers temps: la chimie. Ce n'est pas un secret que le gouvernement soviétique, comme d'ailleurs
tous les gouvernements, n'a pas cru un seul instant aux "interdictions" répétées de la guerre des gaz. L'œuvre des civilisateurs
italiens en Abyssinie a montré une nouvelle fois ce que valent les limitations humanitaires du brigandage international. On peut
penser que l'armée rouge est prémunie contre les surprises catastrophiques de la guerre chimique ou bactériologique — ces
régions les plus mystérieuses et les plus terrifiantes de l'armement — autant que les armées d'Occident.
La qualité des produits de l'industrie de guerre doit provoquer des doutes légitimes. Rappelons à ce propos que les
moyens de production sont en U.R.S.S. de meilleure qualité que les articles de consommation. Là où les commandes sont passées
par les groupements influents de la bureaucratie dirigeante elle-même, la qualité de la production s'élève sensiblement au-dessus
de son niveau ordinaire, qui est très bas. Les services de la guerre sont les clients les plus influents de l'industrie. Ne nous
étonnons donc pas que les appareils de destruction soient d'une qualité supérieure aux articles de consommation et même aux
moyens de production. L'industrie de guerre reste pourtant une partie de l'industrie en général et reflète, bien qu'en les atténuant,
tous les défauts de celle-ci. Vorochilov et Toukhatchevsky ne manquent pas une occasion de dire publiquement aux
administrateurs: "Nous ne sommes pas toujours satisfaits de la qualité de la production que vous donnez à l'armée rouge." Il y a
lieu de croire qu'on s'exprime en termes plus nets entre dirigeants de la défense. En règle générale, les fournitures de l'intendance
sont inférieures en qualité à celles de l'armement et des munitions. Les bottes sont moins bonnes que les mitrailleuses. Le moteur
d'avion, en dépit des grands progrès réalisés, est encore en retard sur les meilleurs modèles de l'Occident. L'ancien objectif — se
rapprocher le plus possible du niveau atteint par l'ennemi futur — subsiste quant à la technique de la guerre.
La situation est plus fâcheuse dans l'agriculture. On répète fréquemment à Moscou que, le revenu de l'industrie ayant
dépassé celui de l'agriculture, la prépondérance est passée en U.R.S.S. de l'agriculture à l'industrie. A la vérité, les proportions
nouvelles des revenus sont déterminées moins par l'accroissement de l'industrie, si important qu'il soit, que par le niveau
extrêmement bas de l'agriculture. L'esprit extraordinairement conciliant dont la diplomatie soviétique a fait preuve pendant des
années à l'égard du Japon était dû, entre autres causes, à de graves difficultés de ravitaillement. Les trois dernières années ont
pourtant amené une amélioration réelle et permis de créer des bases de ravitaillement sérieuses pour la défense de l'Extrême-
Orient.
Si paradoxal que cela paraisse, c'est le manque de chevaux qui constitue pour l'armée le point le plus vulnérable. La
collectivisation totale a provoqué la perte de près de 55% des chevaux. Or, malgré la motorisation, l'armée actuelle a besoin d'un
cheval pour trois soldats, comme au temps de Napoléon. Un tournant favorable a été marqué l'année passée à cet égard, le
nombre des chevaux ayant commencé à s'accroître. En tout cas, même si la guerre éclatait dans quelques mois, un pays de 170
millions d'habitants aura toujours la possibilité de mobiliser les ressources et les chevaux nécessaires pour le front, au détriment,
cela va de soi, de l'ensemble de la population. Mais en cas, de guerre les masses populaires de tous les pays ne peuvent
s'attendre en général qu'à la faim, aux gaz et aux épidémies.
La grande Révolution française créa son armée en amalgamant les formations nouvelles et les troupes de lignes de
l'armée royale. La révolution d'Octobre liquida complètement l'armée de l'ancien régime. L'armée rouge fut une création nouvelle,
commencée par la base. Née en même temps que le régime soviétique, elle partagea toutes ses vicissitudes. Sa supériorité
incommensurable sur l'armée du tsar, elle la dut exclusivement à la profonde transformation sociale. Elle n'a pas été épargnée par
la dégénérescence du régime soviétique; celle-ci, au contraire, a trouvé dans l'armée son expression la plus achevée. Avant
d'essayer de déterminer le rôle possible de l'armée rouge dans le prochain cataclysme, il faut que nous nous arrêtions un moment
sur l'évolution de ses idées maîtresses et de sa structure.
Le décret du conseil des commissaires du peuple du 12 janvier 1918, qui créa une armée régulière, fixait en ces termes sa
destination: "Le passage du pouvoir aux classes laborieuses et exploitées rend nécessaire une armée nouvelle qui sera le rempart
du pouvoir des soviets... et l'appui de la prochaine révolution socialiste de l'Europe." En répétant le 1er mai le "serment socialiste"
dont le texte a été maintenu depuis 1918 et l'est encore pour le moment, les jeunes soldats rouges s'engagent "devant les classes
laborieuses de la Russie et du monde" à combattre "pour le socialisme et la fraternité des peuples sans ménager leurs forces ni
leur vie". Quant Staline dit aujourd'hui que l'internationalisme de la révolution est un "malentendu comique", il manque, entre
autres, de respect envers les décrets fondamentaux du pouvoir des soviets, non abrogés à ce jour.
L'armée vivait, naturellement, des mêmes idées que le parti et l'Etat. La législation, la presse, l'agitation s'inspiraient au
même titre de la révolution mondiale, conçue comme un objectif. Le programme de l'internationalisme révolutionnaire revêtit
maintes fois un aspect excessif dans les services de la guerre. Feu Goussiev, qui fut pendant un certain temps le chef du service
politique de l'armée, et plus tard l'un des plus proches collaborateurs de Staline, écrivait en 1921 dans une revue militaire: "Nous
préparons l'armée de classe du prolétariat... non seulement à la défense contre la contre-révolution bourgeoise et seigneuriale,
mais aussi à des guerres révolutionnaires (défensives et offensives) contre les puissances impérialistes." Goussiev reprochait au
12
chef de l'armée rouge de préparer insuffisamment cette armée à ses tâches internationales. L'auteur expliqua dans la presse au
camarade Goussiev que la force armée étrangère est appelée à jouer dans les révolutions un rôle auxiliaire et non principal; elle ne
peut hâter le dénouement et faciliter la victoire que si des conditions favorables sont données. "L'intervention militaire est utile
comme les forceps de l'accoucheur; employée à temps, elle peut abréger les douleurs de l'enfantement; employée prématurément,
elle ne peut aboutir qu'à des avortements." (5 décembre 1921.) Nous ne pouvons malheureusement pas exposer ici comme il
conviendrait l'histoire des idées sur cet important chapitre. Notons cependant que Toukhatchevsky, aujourd'hui maréchal, proposa
en 1921 au congrès de l'Internationale communiste de constituer auprès du bureau de l'internationale communiste un "état-major
international": cette lettre intéressante fut publiée à l'époque dans un volume d'articles intitulé La Guerre des classes. Doué pour le
commandement, mais d'une impétuosité exagérée, ce capitaine dut apprendre d'un article écrit à son intention que "l'état-major
international pourrait être créé par les états-majors nationaux des divers Etats prolétariens; tant qu'il n'en est pas ainsi, un état-
major international deviendrait inévitablement caricatural". Staline évitait le plus possible de prendre position sur les questions de
principe, surtout nouvelles, mais nombre de ses futurs compagnons se situaient en ces années-là, "à gauche" de la direction du
parti et de l'armée. Leurs idées comportaient nombre d'exagérations naïves ou, si l'on préfère, de "malentendus comiques". Une
grande révolution est-elle possible sans cela? Nous combattions la "caricature" extrémiste de l'internationalisme longtemps avant
de devoir tourner nos armes contre la théorie non moins caricaturale du "socialisme dans un seul pays".
12
A l'époque Trotsky était commissaire du peuple à la guerre et président du Conseil supérieur de la guerre.
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L. Trotsky La révolution trahie
A l'encontre des conceptions qui s'établirent rétrospectivement par la suite, la vie idéologique du bolchevisme fut très
intense précisément à l'époque la plus pénible de la guerre civile. De larges discussions se poursuivaient à tous les degrés du
parti, de l'Etat ou de l'armée, surtout sur les questions militaires; la politique des dirigeants était soumise à une critique libre et
13
souvent cruelle. Le chef de l'armée écrivait alors dans la revue militaire la plus influente, à propos des excès de zèle de la
censure: "Je conviens volontiers que la censure a fait énormément de bêtises et je tiens pour très nécessaire de rappeler cette
honorable personne à plus de modestie. La censure a pour mission de veiller sur les secrets de guerre... Le reste ne la regarde
pas." (23 février 1919.)
L'épisode de l'état-major international fut de peu d'importance dans la lutte idéologique qui, tout en ne sortant pas des
limites tracées par la discipline de l'action, amena la formation d'une sorte de fraction d'opposition dans l'armée, tout au moins dans
ses milieux dirigeants. L'école de la "doctrine prolétarienne de la guerre", à laquelle appartenaient ou adhéraient Frounzé,
Toukhatchevsky, Goussiev, Vorochilov et d'autres, procédait de la conviction a priori que l'armée rouge, dans ses fins politiques et
sa structure comme dans sa stratégie et sa tactique, ne devait rien avoir de commun avec les armées nationales des pays
capitalistes. La nouvelle classe dominante devait avoir à tous égards un système politique distinct. Il ne restait qu'à le créer.
Pendant la guerre civile, on se borna à formuler des protestations de principe contre l'utilisation des généraux, c'est-à-dire des
anciens officiers de l'armée du tsar, et à fronder le commandement supérieur en lutte avec les improvisations locales et les
atteintes incessantes à la discipline. Les promoteurs les plus décidés de la nouvelle parole tentèrent même de condamner, au nom
des principes de la "manœuvre" et de l'"offensive", érigés en impératifs absolus, l'organisation centralisée de l'armée, qui risquait
d'entraver l'initiative révolutionnaire sur les futurs champs de bataille internationaux. C'était au fond une tentative pour élever les
méthodes de la guerre des partisans du début de la guerre civile à la hauteur d'un système permanent et universel. Des capitaines
se prononçaient avec d'autant plus de chaleur pour la nouvelle doctrine qu'ils ne voulaient pas étudier l'ancienne. Tsaritsyne
(aujourd'hui Stalingrad) était le foyer principal de ces idées; Boudienny, Vorochilov (et un peu plus tard Staline) y avaient
commencé leur activité militaire.
Ce n'est que la paix venue qu'on tenta de coordonner ces tendances novatrices et d'en faire une doctrine. L'un des
meilleurs chefs de la guerre civile, un ancien forçat politique Frounzé, prit cette initiative, soutenu par Vorochilov et, partiellement,
par Toukhatchevsky. Au fond, la doctrine prolétarienne de la guerre était fort analogue à celle de la "culture prolétarienne", dont
elle partageait entièrement le caractère schématique et métaphysique. Les quelques travaux laissés par ses auteurs ne renferment
que peu de recettes pratiques et nullement neuves, tirées par déduction d'une définition-standard du prolétariat, classe
internationale en cours d'offensive, c'est-à-dire d'abstractions psychologiques et non inspirées par les conditions réelles de lieu et
de temps. Le marxisme, prôné à chaque ligne, faisait place au plus pur idéalisme. Tenant compte de la sincérité de ces errements,
il n'est pas difficile d'y découvrir néanmoins le germe de la suffisance bureaucratique désireuse de penser et d'obliger les autres à
penser qu'elle est capable d'accomplir en tous domaines, sans préparation spéciale et même sans bases matérielles, des miracles
historiques.
Le chef de l'armée répondait à l'époque à Frounzé: "Je ne doute pas de mon côté que, si un pays pourvu d'une économie
socialiste développée se voyait contraint de faire la guerre à un pays bourgeois, sa stratégie aurait un tout autre aspect. Mais cela
ne nous donne pas de raisons de vouloir aujourd'hui imaginer une stratégie prolétarienne... En développant l'économie socialiste,
en élevant le niveau culturel des masses, ... nous enrichirons sans nul doute l'art militaire de nouvelles méthodes." Pour cela,
mettons-nous avec méthode à l'école des pays capitalistes avancés, sans tenter "de déduire, par des procédés logiques, de la
nature révolutionnaire du prolétariat une stratégie nouvelle" (1er avril 1922.) Archimède promettait de soulever la Terre, pourvu
qu'on lui donnât un point d'appui. C'était bien dit. Mais si on lui avait offert le point d'appui, il se serait aperçu que le levier lui faisait
défaut. La révolution victorieuse nous donnait un nouveau point d'appui. Mais pour soulever le monde, les leviers restent encore à
construire.
La "doctrine prolétarienne de la guerre" fut repoussée par le parti comme sa sœur aînée, la doctrine de la "culture
prolétarienne". Par la suite, leurs destinées furent différente. Staline et Boukharine relevèrent le drapeau de la "culture
prolétarienne", sans résultats appréciables, il est vrai, pendant les sept années qui séparent la proclamation du socialisme dans un
seul pays de la liquidation de toutes les classes (1924-1931). La "doctrine prolétarienne de la guerre", en revanche n'a pas connu
de renaissance, bien que ses anciens promoteurs se fussent assez promptement trouvés au pouvoir. La différence entre les
destinées de deux doctrines si parentes est très caractéristique de la société soviétique. La "culture prolétarienne" embrassait des
impondérables et la bureaucratie proposait d'autant plus généreusement cette compensation au prolétariat qu'elle l'écartait plus
brutalement du pouvoir. La doctrine militaire, au contraire, touchait au vif les intérêts de la défense et ceux de la couche dirigeante.
Elle ne laissait pas de place aux fantaisies idéologiques. Les anciens adversaires de l'utilisation des généraux étaient dans
l'intervalle devenus eux-mêmes des généraux; les promoteurs de l'état-major international s'étaient assagis sous l'égide de l'"état-
major dans un seul pays"; la doctrine de la "sécurité collective" se substituait à celle de la "guerre des classes"; la perspective de la
révolution mondiale cédait la place au culte du statu quo. Il fallait, pour inspirer confiance aux alliés hypothétiques et ne point trop
irriter les adversaires, ressembler le plus possible aux armées capitalistes et non s'en distinguer à tout prix. Les modifications de
doctrine et de façade dissimulaient cependant des processus sociaux d'une importance historique. L'année 1935 fut marquée pour
l'armée par une sorte de coup d'Etat double: à l'égard du système des milices et à l'égard des cadres.
13
Il s'agit toujours de Trotsky.
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dans des conditions voisines de celles de la classe ouvrière au travail". Les diverses unités devaient finalement correspondre aux
usines, aux mines, aux bourgs, aux communes agricoles et à d'autres formations organiques "pourvues d'un commandement local
et de réserves locales d'armement et de ravitaillement". La cohésion régionale, scolaire, industrielle et sportive de la jeunesse
devait remplacer avantageusement l'esprit militaire inculqué par la caserne et implanter une discipline consciente sans recourir à
un corps d'officiers de métier dominant l'armée.
Etant ce qui répond le mieux à la nature de la société socialiste, la milice exige une économie avancée. L'armée
encasernée est placée dans des conditions artificielles; l'armée territoriale exprime beaucoup plus directement l'état réel du pays.
Plus la culture est primitive, plus grande est la différence entre la ville et la campagne, moins la milice sera homogène et bien
organisée. L'insuffisance des voies ferrées, des routes et des voies fluviales, le manque d'autoroutes, la faiblesse du transport
automobile condamnent l'armée territoriale, dans les premières semaines critiques et les premiers mois de la guerre, à une
extrême lenteur. Pour assurer la couverture des frontières pendant la mobilisation, ainsi que les transports stratégiques et la
concentration des forces, il importe de disposer en même temps que des milices d'une armée permanente. L'armée rouge fut dès
le début conçue comme un compromis obligatoire des deux systèmes, l'armée permanente y prévalant toutefois.
Le chef de l'armée écrivait en 1924: "Il faut avoir toujours en vue les deux considérations suivantes: si l'établissement du
régime soviétique crée pour la première fois la possibilité d'un système de milices, le temps que nous mettrons à y parvenir sera
déterminé par l'état général de la culture du pays — technique, communications, instruction, etc. Les assises politiques des milices
sont fermement établies chez nous, mais leurs assises économiques et culturelles sont très arriérées." Si les conditions matérielles
souhaitables étaient données, l'armée territoriale, loin de le céder à l'armée permanente, lui serait nettement supérieure. L'U.R.S.S.
paie cher sa défense parce qu'elle est trop pauvre pour avoir une armée territoriale qui reviendrait moins cher. Ne nous en
étonnons pas: c'est précisément parce qu'elle est pauvre que l'U.R.S.S. ploie sous le fardeau d'une coûteuse bureaucratie.
Le même problème se présente à nous avec une remarquable constance dans tous les domaines de la vie sociale sans
exception, et c'est celui de la disproportion entre le fondement économique et la superstructure sociale. A la fabrique, au kolkhoze,
dans la famille, à l'école, dans la littérature, à l'armée, tous les rapports reposent sur la contradiction entre le bas niveau (même du
point de vue capitaliste) des forces de production et les formes, socialistes en principe, de la propriété.
Les nouveaux rapports sociaux provoquent une hausse de la culture. Mais la culture insuffisante rabaisse les formes
sociales. La réalité soviétique est la résultante de ces deux tendances. Dans l'armée, grâce à la structure parfaitement nette de
l'organisme, la résultante est mesurée par des chiffres assez exacts. Les proportions des unités permanentes et territoriales
peuvent servir d'indices, mesurer la progression vers le socialisme.
La nature et l'histoire ont attribué à l'U.R.S.S. des frontières ouvertes, à 10 000 kilomètres l'une de l'autre, avec une
population espacée et de mauvaises routes. Le 15 octobre 1924, l'ancienne direction de l'armée, dans les derniers mois de son
activité, invitait une nouvelle fois le pays à ne pas l'oublier: "L'organisation des milices ne pourra avoir dans l'avenir immédiat qu'un
caractère nécessairement préparatoire. Toute progression dans ce sens doit nous être commandée par la vérification rigoureuse
les résultats acquis." Mais en 1925 s'ouvre une ère nouvelle: les anciens protagonistes de la "doctrine prolétarienne de la guerre"
arrivent au pouvoir. En vérité, l'armée territoriale était radicalement en contradiction avec l'idéal d'"offensive" et de "manœuvre" qui
avait été celui de cette école. Mais on oubliait peu à peu la révolution mondiale. Les nouveaux chefs espéraient éviter les guerres
en "neutralisant" la bourgeoisie. Dans les années qui suivirent, 74% des effectifs de l'armée passèrent au système des milices!
Tant que l'Allemagne resta désarmée, et d'ailleurs "amie", le quartier général de Moscou compta, en ce qui concerne les
frontières occidentales, avec les forces les voisins de l'U.R.S.S.: Pologne, Roumanie, Lithuanie, Lettonie, Estonie, Finlande, ces
adversaires devant être probablement appuyés par de plus grandes puissances et surtout par la France. En ces temps lointains (ils
prirent fin en 1933), la France n'était pas encore l'amie providentielle de la paix. Les Etats limitrophes pouvaient, tous ensemble,
mettre en ligne près de 120 divisions d'infanterie, soit 3 500 000 hommes environ. Le plan de mobilisation de l'armée rouge tendait
à assurer la concentration à la frontière occidentale de forces à peu près équivalentes. En Extrême-Orient, les conditions
particulières du théâtre de la guerre obligent aussi à compter avec des centaines de milliers de combattants. Pour 100 hommes au
feu, il faut en un an 75 remplaçants. Deux années de guerre devaient coûter au pays — en négligeant les soldats qui, au sortir lies
hôpitaux, repartiraient pour le front — 10 à 12 millions d'hommes. L'armée rouge ne comptait jusqu'en 1935 que 562 000 hommes,
620 000 hommes avec les troupes de la Guépéou, dont 40 000 officiers. De ces forces, répétons-le, 74% appartenaient aux
divisions territoriales et 26% seulement à des unités encasernées. Pouvait-on souhaiter meilleure preuve de la victoire du système
des milices — dans une mesure non de 100%, mais de 74% — et en tout cas à titre "définitif et irrévocable"?
Tous ces calculs, assez précaires par eux-mêmes, furent mis en question à l'arrivée de Hitler au pouvoir. L'Allemagne
s'arma fiévreusement, et ce fut en premier lieu contre l'U.R.S.S. La perspective d'une cohabitation pacifique avec le capitalisme
s'estompa tout de suite. La menace de guerre, de plus en plus précise, obligea le gouvernement soviétique à modifier radicalement
la structure de l'armée rouge, tout en portant ses effectifs à 1 300 000 hommes. A l'heure actuelle, l'armée comprend 77% de
divisions dites "de cadres" et 23% de divisions territoriales! Cette élimination des formations territoriales ressemble fort à l'abandon
du système des milices, si l'on songe que ce n'est pas une paix sans nuages, mais bien la possibilité de la guerre qui rend l'armée
indispensable. L'expérience historique révèle ainsi que, surtout dans un domaine où les plaisanteries sont, moins que dans tout
autre, de mise, l'on ne conquiert "définitivement et irrévocablement" que ce qui est assuré par la base de production de la société.
La chute de 74% à 23% paraît tout de même excessive. Il faut croire qu'elle ne s'est pas produite sans une pression
"amicale" de l'état-major français. Il est plus probable encore que la bureaucratie a saisi l'occasion propice d'en finir avec ce
système pour des raisons dictées dans une large mesure par la politique. Les divisions territoriales sont par définition sous la
dépendance directe de la population et c'est, du point de vue socialiste, le gros avantage des milices; c'est aussi leur inconvénient
du point de vue du Kremlin. C'est, en effet, à cause de la crainte d'une trop grande proximité de l'armée et du peuple que les
autorités des pays capitalistes avancés, où techniquement le système des milices serait parfaitement réalisable, le repoussent. La
vive fermentation de l'armée rouge pendant l'exécution du premier plan quinquennal a certainement été un motif de plus pour
réformer les divisions territoriales.
Notre hypothèse serait, à coup sûr, confirmée par un diagramme donnant la composition de l'armée rouge avant et après la
réforme; mais nous ne l'avons pas et, si nous l'avions, nous ne nous permettrions pas de le commenter ici. Un fait est notoire, qui
n'est susceptible que d'une interprétation: au moment où le gouvernement soviétique réduit de 51% l'importance spécifique des
milices territoriales, il rétablit les unités cosaques, seules formations territoriales de l'ancien régime! La cavalerie est toujours
l'élément privilégié et conservateur d'une armée. Les cosaques formèrent autrefois la partie la plus conservatrice de la cavalerie.
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Pendant la guerre et la révolution, ils servirent de force de police, au tsar d'abord, à Kerensky ensuite. Sous le régime des Soviets,
ils furent invariablement des Vendéens. La collectivisation, poursuivie parmi eux avec une violence particulière, n'a pu modifier ni
leurs traditions ni leur mentalité En revanche, le droit leur a été accordé à titre exceptionnel de posséder des chevaux. D'autres
faveurs ne leur manquent pas cela va de soi Les cavaliers des steppes se trouveront de nouveau du côté des privilégiés, contre les
mécontents faut-il en douter? En présence des incessantes mesures de répression prises contre la jeunesse ouvrière d'opposition,
la réapparition des galons et des cosaques aux coiffures batailleuses devient l'un des signes les plus frappants de Thermidor!
Le décret rétablissant le corps des officiers dans toute sa splendeur bourgeoise a porté aux principes de la révolution
d'Octobre un coup encore plus dur. Avec leurs défauts, mais aussi leurs qualités inappréciables, les cadres de l'armée rouge
s'étaient formés dans la révolution et la guerre civile. La jeunesse, privée d'activité politique libre, donne encore d'excellents
commandants rouges. D'autre part, la dégénérescence progressive de l'Etat n'a pas manqué de se faire sentir dans le
commandement. Vorochilov, énonçant dans une conférence publique des vérités premières sur l'exemple que les commandants
doivent donner à leurs subordonnés, crut bon d'avouer: "Je ne puis, à mon grand regret, m'en flatter"; "les cadres n'arrivent pas
assez souvent à suivre les progrès" réalisés dans le rang; "les commandants sont souvent incapables de bien faire face aux
situations nouvelles", etc. Ces amers aveux du plus haut placé des chefs de l'armée, formellement du moins, peuvent inquiéter,
mais non étonner: ce que Vorochilov dit du commandement se rapporte à toute la bureaucratie. Il est vrai que l'orateur n'admet pas
lui-même que l'on puisse ranger les dirigeants parmi les "arriérés", puisqu'ils tancent en toutes circonstances tout le monde et
multiplient les injonctions d'être à la hauteur. Mais la réalité, c'est que la corporation incontrôlée des "chefs", à laquelle appartient
Vorochilov, est la principale cause des états arriérés, des routines et de bien d'autres choses.
L'armée n'est qu'un élément de la société et souffre de toutes les maladies de celle-ci; elle souffre surtout quand monte la
température. Le métier de la guerre est trop sévère pour s'accommoder de fictions et de falsifications. L'armée d'une révolution a
besoin du grand air de la critique. Le commandement a besoin d'un contrôle démocratique. Les organisateurs de l'armée rouge le
virent bien dès le début, qui crurent nécessaire de préparer l'éligibilité des chefs. La décision capitale du parti à ce sujet dit:
"L'accroissement de l'esprit de corps des unités et la formation de l'esprit critique des soldats à l'égard d'eux-mêmes et de leurs
chefs créent les conditions favorables à l'application de plus en plus large du principe de l'éligibilité des chefs". Mais quinze ans
après l'adoption de cette motion — temps bien suffisant, semble-t-il, pour affermir l'esprit de corps et l'autocritique — les dirigeants
soviétiques prennent le chemin opposé.
Le monde civilisé, ami et ennemi, apprit non sans stupeur, en septembre 1935, que l'armée rouge aurait désormais une
hiérarchie d'officiers commençant au lieutenant et finissant au maréchal. Le chef réel de l'armée, Toukhatchevsky, expliqua que "le
rétablissement des grades créait une base plus stable aux cadres de l'armée, tant techniques que de commandement". Explication
intentionnellement équivoque. Le commandement s'affermit avant tout grâce à la confiance des hommes. C'est précisément
pourquoi l'armée rouge commença par la liquidation du corps des officiers. Le rétablissement d'une caste hiérarchique n'est
nullement exigé par l'intérêt de la défense. Ce qui importe pratiquement, c'est le poste de commandement et non le grade. Les
ingénieurs et les médecins n'ont pas de grades; la société trouve néanmoins le moyen de les mettre à leurs places. Le droit à un
poste de commandement est assuré par les connaissances, le talent, le caractère, l'expérience, facteurs qui nécessitent une
appréciation incessante et individuelle. Le grade de major n'ajoute rien au commandant d'un bataillon. Les étoiles des maréchaux
ne confèrent aux cinq chefs supérieurs de l'armée rouge ni de nouveaux talents ni plus d autorité. La "base stable" est en réalité
offerte non à l'armée, mais au corps des officiers au prix de son éloignement de l'armée. Cette réforme poursuit une fin purement
politique: donner au corps des officiers un poids social. Molotov le dit en somme quand il justifie le décret par le besoin
"d'augmenter l'importance des cadres dirigeants de l'armée". On ne se borne pas, ce faisant, à rétablir les grades. On construit à la
hâte des habitations pour les officiers. En 1936, 47 000 chambres doivent être mises à leur disposition; une somme, supérieure de
57% aux crédits de l'année précédente, est consacrée à leurs traitements. "Augmenter l'importance des cadres dirigeants", c'est
donc rattacher plus étroitement les officiers aux milieux dirigeants, en affaiblissant leur liaison avec l'armée.
Fait digne d'être souligné, les réformateurs n'ont pas cru devoir inventer pour les grades des appellations nouvelles; au
contraire, ils ont manifestement tenu à imiter l'Occident. Ils ont, par la même occasion, révélé leur talon d'Achille en n'osant pas
rétablir le grade de général qui, en russe, suscite trop d'ironie. La presse soviétique, commentant la promotion de cinq maréchaux
— choisis, notons-le en passant, plus pour leur dévouement personnel à Staline que pour leurs talents et les services rendus — ne
manqua pas d'évoquer l'ancienne armée du tsar, "avec son esprit de caste, sa vénération des grades et sa servilité hiérarchique".
Pourquoi donc l'imiter si bassement? La bureaucratie, créant des privilèges, use à tout instant des arguments qui servirent naguère
à la destruction des anciens privilèges. L'insolence se combine ainsi avec la pusillanimité et se complète de doses de plus en plus
fortes d'hypocrisie.
Si inattendu qu'ait pu paraître le rétablissement de "l'esprit de caste, de la vénération des grades et de la servilité
hiérarchique", le gouvernement n'avait probablement pas le choix. La désignation des commandants en vertu de leurs qualités
personnelles n'est possible que si la critique et l'initiative se manifestent librement dans une armée placée sous le contrôle de
l'opinion publique. Une rigoureuse discipline peut très bien s'accommoder d'une large démocratie et même y trouver appui. Mais
aucune armée ne peut être plus démocratique que le régime qui la nourrit. Le bureaucratisme, avec sa routine et sa suffisance, ne
dérive pas des besoins spéciaux de l'organisation militaire, mais des besoins politiques des dirigeants. Ces besoins trouvent
seulement dans l'armée leur expression la plus achevée. Le rétablissement de la caste des officiers, dix-huit ans après sa
suppression révolutionnaire, atteste avec une force égale quel est l'abîme creusé entre les dirigeants et les dirigés, combien
14
l'armée a déjà perdu les qualités essentielles qui lui permettaient de s'appeler une armée rouge et quel est le cynisme de la
bureaucratie qui fait loi des conséquences de cette démoralisation.
La presse bourgeoise ne s'est pas trompée sur le sens de cette contre-réforme. Le Temps écrivait, le 25 septembre 1935:
"Cette transformation extérieure est un des signes de la transformation profonde qui s'accomplit en ce moment dans l'Union
soviétique tout entière. Le régime maintenant définitivement consolidé se stabilise graduellement. Les habitudes et les coutumes
révolutionnaires font place, à l'intérieur de la famille et de la société soviétique, aux sentiments et aux mœurs qui continuent à
régner à l'intérieur des pays dits capitalistes. Les Soviets s'embourgeoisent." Nous n'avons presque rien à ajouter à cette
appréciation.
14
Elle a pris depuis lors le nom d'"armée soviétique".
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L. Trotsky La révolution trahie
L'U.R.S.S. ET LA GUERRE
Le danger de guerre n'est que l'une des expressions de la dépendance de l'U.R.S.S. à l'égard du monde et, par
conséquent, l'un des arguments contre l'utopie d'une société socialiste isolée; argument redoutable qui se présente maintenant au
premier plan.
Il serait vain de vouloir prévoir tous les facteurs de la prochaine mêlée des peuples: si un calcul de ce genre était possible,
le conflit des intérêts se résoudrait toujours par quelque paisible transaction de comptable. Il y a trop d'inconnues dans la sanglante
équation de la guerre. L'U.R.S.S. bénéficie en tout cas de gros avantages hérités du passé et créés par le nouveau régime.
L'expérience de l'intervention pendant la guerre civile a démontré que son étendue constitue comme par le passé pour la Russie
une très grande supériorité. La petite Hongrie soviétique fut renversée en quelques jours par l'impérialisme étranger, aidé, il est
vrai, du malencontreux dictateur Bela Kun. La Russie des Soviets, coupée, dès le début, de sa périphérie, résista trois ans à
l'intervention; à certains moments, le territoire de la révolution se réduisit presque à celui de l'ancien grand-duché de Moscovie;
mais il n'en fallut pas davantage pour tenir et vaincre par la suite.
La réserve humaine constitue un second avantage considérable. La population de l'U.R.S.S., s'accroissant de trois millions
d'âmes par an, a dépassé les 170 millions. Une classe comprend actuellement 1 300 000 jeunes gens. La sélection la plus
rigoureuse, physique et politique, n'en élimine pas plus de 400 000. Les réserves, que l'on peut estimer à dix-huit ou vingt millions
d'hommes, sont pratiquement inépuisables.
Mais la nature et les hommes ne sont que la matière première de la guerre. Le "potentiel" militaire dépend avant tout de la
puissance économique de l'Etat. Sous ce rapport, les avantages de l'U.R.S.S. sont immenses relativement à l'ancienne Russie.
Nous avons déjà indiqué que c'est précisément dans le domaine militaire que l'économie planifiée a donné le plus de résultats
jusqu'à présent. L'industrialisation des régions éloignées, de la Sibérie principalement, donne aux étendues de steppes et de forêts
une nouvelle importance. L'U.R.S.S. reste pourtant un pays arriéré. Le bas rendement du travail, la médiocre qualité de la
production, la faiblesse des transports ne sont compensés que partiellement par l'étendue, les richesses naturelles et la population.
En temps de paix, la mesure des forces économiques de systèmes sociaux opposés peut être différée — pendant longtemps, mais
pas à jamais — par des initiatives politiques et principalement par le monopole du commerce extérieur. En temps de guerre,
l'épreuve est directe, sur les champs de bataille. De là le danger.
Les défaites, bien qu'elles provoquent d'habitude de grands changements politiques, sont loin de mener toujours à des
bouleversements économiques. Un régime social assurant un haut niveau de culture et une grande richesse ne peut pas être
renversé par les baïonnettes. Au contraire, on voit les vainqueurs adopter les usages du vaincu quand celui-ci leur est supérieur
par son développement. Les formes de la propriété ne peuvent être modifiées par la guerre que si elles sont gravement en
contradiction avec les assises économiques du pays. La défaite de l'Allemagne dans une guerre contre l'U.R.S.S. entraînerait
inévitablement la chute de Hitler et aussi du système capitaliste. On ne peut guère douter, d'autre part, que la défaite ne soit fatale
aux dirigeants de l'U.R.S.S. et aux bases sociales de ce pays. L'instabilité du régime actuel de l'Allemagne provient de ce que ses
forces productives ont depuis longtemps dépassé les formes de la propriété capitaliste. L'instabilité du régime soviétique, au
contraire, est due au fait que ses forces productives sont encore loin d'être à la hauteur de la propriété socialiste. Les bases
sociales de l'U.R.S.S. sont menacées par la guerre pour les raisons mêmes qui font qu'en temps de paix elles ont besoin de la
bureaucratie et du monopole du commerce extérieur, c'est-à-dire du fait de leur faiblesse.
Peut-on espérer que l'U.R.S.S. sortira de la prochaine guerre sans défaite? Répondons nettement à une question posée en
toute netteté: si la guerre n'était qu'une guerre, la défaite de l'U.R.S.S. serait inévitable. Sous les rapports de la technique de
l'économie et de l'art militaire, l'impérialisme est infiniment plus puissant que l'U.R.S.S. S'il n'est pas paralysé par la révolution en
Occident, il détruira le régime né de la révolution d'Octobre.
A quoi l'on peut répondre que l'impérialisme est une abstraction, puisqu'il est déchiré par ses contradictions propres. Il est
vrai; et sans elles, il y a beau temps que l'U.R.S.S. aurait quitté la scène. Les accords diplomatiques et militaires de l'U.R.S.S.
reposent en partie sur ces contradictions. Mais on commettrait une funeste erreur en se refusant à voir qu'il y a une limite au-delà
de laquelle ces déchirements doivent cesser. De même que la lutte des partis bourgeois et petits-bourgeois, des plus
réactionnaires aux plus social-démocrates, cesse devant le péril immédiat de la révolution prolétarienne, les antagonismes
impérialistes se résoudront toujours par un compromis pour empêcher la victoire militaire de l'U.R.S.S.
Les accords diplomatiques ne sont que "chiffons de papier"; selon le mot non dépourvu de sens d'un chancelier du Reich. Il
n'est écrit nulle part qu'ils dureront jusqu'à la guerre. Aucun traité avec l'U.R.S.S. ne résistera à la menacé d'une révolution
imminente dans quelque partie que ce soit de l'Europe. Il suffirait que la crise politique de l'Espagne (pour ne point parler de la
France) entre dans une phase révolutionnaire pour que l'espoir en Hitler-Sauveur, prôné par Lloyd George, gagne irrésistiblement
tous les gouvernements bourgeois. D'ailleurs, si la situation instable de l'Espagne, de la France, de la Belgique avait pour issue
une victoire de la réaction, il ne resterait pas trace davantage des pactes soviétiques. Enfin, en admettant que les "chiffons de
papier" gardent leur force dans la première phase des opérations militaires, on ne peut douter que le groupement des forces dans
la phase décisive ne soit déterminé par des facteurs d'une puissance beaucoup plus grande que les engagements solennels des
diplomates précisément spécialisés dans la félonie.
La situation changerait du tout au tout si les gouvernements bourgeois obtenaient des garanties matérielles leur assurant que le
gouvernement de Moscou se place non seulement de leur côté dans la guerre, mais encore dans la lutte des classes. Mettant à
profit les difficultés de l'U.R.S.S. tombée entre deux feux, les "amis" capitalistes "de la paix" prendront, cela va de soi, toutes les
mesures pour entamer le monopole du commerce extérieur et les lois soviétiques régissant la propriété. Le mouvement de défense
nationale qui grandit parmi les émigrés russes de France et de Tchécoslovaquie se nourrit de ces espoirs. Et s'il faut compter que
la lutte mondiale ne sera résolue que par la guerre, les alliés auront de grandes chances d'atteindre leur but. Sans intervention de
la révolution, les bases sociales de l'U.R.S.S. doivent s'effondrer en cas de victoire comme en cas de défaite.
Il y a plus de deux ans qu'un document-programme intitulé La IV° Internationale et la guerre esquissait en ces termes cette
perspective: "Sous l'influence du vif besoin d'articles de première nécessité éprouvé par l'Etat, les tendances individualistes de
l'économie rurale seraient renforcées et les forces centrifuges s'accroîtraient de mois en mois au sein des kolkhozes... On pourrait
s'attendre... dans l'atmosphère surchauffée de la guerre, à un appel aux capitaux étrangers "alliés", à des atteintes au monopole du
commerce extérieur, à l'affaiblissement du contrôle de l'Etat sur les trusts, à l'aggravation de la concurrence des trusts entre eux, à
des conflits entre trusts et ouvriers, etc. En d'autres termes, une guerre longue, si le prolétariat international demeurait passif,
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L. Trotsky La révolution trahie
pourrait et devrait même amener les contradictions internes de l'U.R.S.S. à se résoudre par une contre-révolution bonapartiste."
Les événements des deux dernières années n'ont fait que doubler cette probabilité.
Tout ce qui précède ne commande cependant en aucune façon des conclusions "pessimistes". Nous ne voulons ni fermer
les yeux sur l'énorme supériorité matérielle du monde capitaliste ni ignorer l'inévitable félonie des "alliés" impérialistes, ni nous
leurrer sur les contradictions internes du régime soviétique; mais nous ne sommes pas enclins du tout à surestimer la solidité du
système capitaliste dans les pays hostiles comme dans les pays alliés. Bien avant que la guerre d'usure n'ait pu mettre à l'épreuve
le rapport de forces, elle soumettra la stabilité relative de ces régimes à un rude examen. Tous les théoriciens sérieux du futur
massacre des peuples comptent avec la probabilité et même avec la certitude de révolutions. L'idée, de plus en plus souvent
émise dans certaines sphères, de petites armées professionnelles, idée à peine plus réaliste que celle d'un duel de héros inspiré
du précédent de David et Goliath, révèle, par ce qu'elle a de fantastique, la crainte que l'on éprouve du peuple en armes. Hitler ne
manque pas une occasion de souligner son désir de paix en faisant allusion à l'inéluctable déferlement du bolchevisme que la
guerre provoquerait en Occident. La force qui contient encore la guerre prête à se déchaîner n'est ni dans la Société des Nations ni
dans les pactes de garantie, ni dans les référendums pacifistes, mais exclusivement dans la crainte salutaire que les puissants ont
de la révolution.
Les régimes sociaux doivent, comme tous les phénomènes, être jugés par comparaison. En dépit de ses contradictions, le
régime soviétique a, sous le rapport de la stabilité, d'immenses avantages sur les régimes de ses adversaires probables. La
possibilité même de la domination des nazis sur le peuple allemand est due à la tension prodigieuse des antagonismes sociaux en
Allemagne. Ces antagonismes ne sont ni écartés ni atténués; la dalle du fascisme ne fait que les comprimer. La guerre les
extérioriserait. Hitler a beaucoup moins de chances que n'en avait Guillaume II de mener la guerre à bonne fin. Une révolution faite
à temps pourrait seule, en épargnant la guerre à l'Allemagne, lui éviter une nouvelle défaite.
La presse mondiale présente les assassinats de ministres japonais par des officiers comme les manifestations imprudentes
d'un patriotisme passionné. En réalité, ces actes se classent, malgré la différence des idéologies, dans la même rubrique que les
bombes jetées par les nihilistes russes contre la bureaucratie du tsar. La population du Japon étouffe sous le joug combiné d'une
exploitation agraire asiatique et d'un capitalisme ultra-moderne. Au premier relâchement des contraintes militaires, la Corée, le
Mandchoukouo, la Chine se lèveront contre la tyrannie nipponne. La guerre plongera l'empire dans un cataclysme social.
La situation de la Pologne n'est pas sensiblement meilleure. Le régime institué par Pilsudsky, le plus stérile qui soit, n'a pas
même réussi à adoucir l'asservissement des paysans. L'Ukraine occidentale (la Galicie) subit une cruelle oppression qui lèse tous
ses sentiments nationaux. Les grèves et les émeutes se suivent dans les centres ouvriers. La bourgeoisie polonaise, en cherchant
à assurer l'avenir par l'alliance avec la France et l'amitié avec l'Allemagne, ne réussira qu'à hâter la guerre pour y trouver sa perte.
Le danger de guerre et celui d'une défaite de l'U.R.S.S. sont des réalités. Si la révolution n'empêche pas la guerre, la
guerre pourra aider la révolution. Un second accouchement est généralement plus facile que le premier. La première révolte ne se
fera pas attendre, dans la prochaine guerre, deux ans et demi! Et, une fois commencées, les révolutions ne s'arrêteront pas à mi-
chemin. Le destin de l'U.R.S.S. se décidera en définitive non sur la carte des états-majors, mais dans la lutte des classes. Seul le
prolétariat européen, irréductiblement dressé contre sa bourgeoisie, y compris ses "amis de la paix", pourra empêcher l'U.R.S.S.
d'être défaite ou poignardée dans le dos par ses "alliés". Et la défaite même de l'U.R.S.S. ne serait qu'un épisode de courte durée
si le prolétariat remportait la victoire dans d'autres pays. Par contre, aucune victoire militaire ne sauvera l'héritage de la révolution
d'Octobre si l'impérialisme se maintient dans le reste du monde.
Les suiveurs de la bureaucratie vont dire que nous "sous-estimons" les forces intérieures de l'U.R.S.S., l'armée rouge, etc.,
comme ils ont dit naguère que nous "niions" la possibilité de l'édification socialiste dans un seul pays. Ces arguments-là sont de si
basse qualité qu'ils ne permettent pas même un échange de vues tant soit peu fécond. Sans armée rouge, l'U.R.S.S. eût été
vaincue et démembrée à l'instar de la Chine. Sa longue résistance héroïque et opiniâtre pourra seule créer les conditions
favorables au déploiement de la lutte des classes dans les pays impérialistes. L'armée rouge est ainsi un facteur d'une importance
historique inappréciable.
Il nous suffit qu'elle puisse donner une puissante impulsion à la révolution. Mais seule la révolution pourra accomplir la
tâche principale, qui est au-dessus des forces de l'armée rouge.
Personne n'exige du gouvernement soviétique qu'il s'expose à des aventures internationales, cesse d'obéir à la raison,
tente de forcer le cours des événements mondiaux. Les tentatives de ce genre faites par le passé (Bulgarie, Estonie, Canton...)
n'ont servi qu'à la réaction et ont été en leur temps condamnées par l'opposition de gauche. Il s'agit de l'orientation générale de la
politique soviétique. La contradiction entre la politique étrangère de l'U.R.S.S. et les intérêts du prolétariat mondial international et
des peuples coloniaux trouve son expression la plus funeste dans la subordination de l'Internationale communiste à la bureaucratie
conservatrice et à sa nouvelle religion de l'immobilité.
Ce n'est pas sous le drapeau du statu quo que les ouvriers européens et les peuples des colonies peuvent se lever contre
l'impérialisme et la guerre qui doit éclater et renverser le statu quo, aussi inéluctablement que l'enfant venu à terme vient troubler le
statu quo de la grossesse. Les travailleurs n'ont pas le moindre intérêt à défendre les frontières actuelles, surtout en Europe, que
ce soit sous les ordres de leurs bourgeoisies ou dans l'insurrection révolutionnaire. La décadence de l'Europe résulte précisément
du fait qu'elle est économiquement morcelée en près de quarante Etats quasi nationaux qui, avec leurs douanes, leurs passeports,
leurs systèmes monétaires et leurs armées monstrueuses au service du particularisme national, sont devenus les plus grands
obstacles au développement économique de l'humanité et à la civilisation.
La tâche du prolétariat européen n'est pas d'éterniser les frontières, mais de les supprimer révolutionnairement. Statu quo?
Non! Etats-Unis socialistes d'Europe!
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L. Trotsky La révolution trahie
RAPPORTS SOCIAUX
La propriété étatisée des moyens de production domine presque exclusivement l'industrie. Dans l'agriculture, elle n'est
représentée que par les sovkhozes, qui n'embrassent pas plus de 10% des surfaces ensemencées. Dans les kolkhozes, la
propriété coopérative ou celle des associations se combine en proportions variées avec celles de l'Etat et de l'individu. Le sol,
appartenant juridiquement à l'Etat, mais donné en "jouissance perpétuelle" aux kolkhozes, diffère peu de la propriété des
15
associations. Les tracteurs et les machines appartiennent à l'Etat ; l'outillage de moindre importance à l'exploitation collective.
Tout paysan de kolkhoze a, en outre, son entreprise privée. Environ 10% des cultivateurs demeurent isolés.
D'après le recensement de 1934, 28,1% de la population étaient des ouvriers et des employés de l'Etat. Les ouvriers
d'industries et les ouvriers du bâtiment célibataires étaient environ 7,5 millions en 1935. Les kolkhozes et les métiers organisés par
la coopération formaient à l'époque du recensement 45,9% de la population. Les étudiants, les militaires, les pensionnés et
d'autres catégories dépendant immédiatement de l'Etat, 3,4%. Au total, 74% de la population se rapportaient au "secteur socialiste"
et disposaient de 95,8% du capital du pays. Les paysans isolés et les artisans représentaient encore (en 1934) 22,5% de la
population, mais ne possédaient qu'un peu plus de 4% du capital national.
Il n'y a pas eu de recensement depuis 1934 et le prochain aura lieu en 1937. On ne peut douter, cependant, que le secteur
privé de l'économie ne se soit encore rétréci au profit du "secteur socialiste". Les cultivateurs individuels et les artisans forment
aujourd'hui, d'après les organes officiels, 10% environ de la population, soit 17 millions d'âmes; leur importance économique est
tombée beaucoup plus bas que leur importance numérique, Andreiev, secrétaire du comité central, déclarait en avril 1936: "Le
poids spécifique de la production socialiste dans notre pays, en 1936, doit former 98,5%, de sorte qu'il ne reste au secteur non
socialiste que quelque 1,5% insignifiant..." Ces chiffres optimistes semblent à première vue prouver irréfutablement la victoire
"définitive et irrévocable" du socialisme. Mais malheur à celui qui, derrière l'arithmétique, ne voit pas la réalité sociale!
Ces chiffres mêmes sont un peu forcés. Il suffit d'indiquer que la propriété privée des membres des kolkhozes y est comprise
dans le "secteur socialiste". Le nœud de la question ne gît cependant pas là. L'énorme supériorité statistique indiscutable des
formes étatiques et collectives de l'économie, si importante qu'elle soit pour l'avenir, n'écarte pas un autre problème, non moins
sérieux: celui de la puissance des tendances bourgeoises au sein même du "secteur socialiste", et non seulement dans
l'agriculture, mais encore dans l'industrie. L'amélioration du standard de vie obtenue dans le pays suffit à provoquer un
accroissement des besoins, mais ne suffit pas du tout à satisfaire ces besoins. Le dynamisme même de l'essor économique
comporte donc un certain réveil des appétits petits-bourgeois et pas uniquement parmi les paysans et les représentants du travail
"intellectuel", mais aussi parmi les ouvriers privilégiés. La simple opposition des cultivateurs individuels aux kolkhozes et des
artisans à l'industrie étatisée ne donne pas la moindre idée de la puissance explosive de ces appétits qui pénètrent toute
l'économie du pays et s'expriment, pour parler sommairement, dans la tendance de tous et de chacun à donner le moins possible à
la société et à en tirer le plus possible.
La solution des questions de consommation et de compétition pour l'existence exige au moins autant d'énergie et d'ingéniosité
que l'édification socialiste au sens propre du mot; de là en partie le faible rendement du travail social. Tandis que l'Etat lutte sans
cesse contre l'action moléculaire des forces centrifuges, les milieux dirigeants eux-mêmes forment le lieu principal de
l'accumulation privée licite et illicite. Masquées par les nouvelles normes juridiques, les tendances petites-bourgeoises ne se
laissent pas facilement saisir par la statistique. Mais la bureaucratie "socialiste", cette criante contradictio in adjecto, monstrueuse
excroissance sociale toujours grandissante et qui devient à son tour la cause des fièvres malignes de la société, témoigne de leur
nette prédominance dans la vie économique.
La nouvelle constitution, bâtie tout entière, comme nous le verrons, sur l'identification de la bureaucratie et de l'Etat — comme
de l'Etat et du peuple par ailleurs — dit: "La propriété de l'Etat, en d'autres termes celle du peuple tout entier..." Sophisme
fondamental de la doctrine officielle. Il est incontestable que les marxistes, à commencer par Marx lui-même, ont employé en ce qui
concerne l'Etat ouvrier les termes de propriété "étatique", "nationale" ou "socialiste" comme des synonymes. A une grande échelle
historique, cette façon de parler ne présentait pas d'inconvénients. Mais elle devient la source de fautes grossières et de duperies
dès qu'il s'agit des premières étapes non encore assurées de l'évolution de la société nouvelle, isolée, et en retard au point de vue
économique sur les pays capitalistes.
La propriété privée, pour devenir sociale, doit inéluctablement passer par l'étatisation, de même que la chenille, pour devenir
papillon, doit passer par la chrysalide. Mais la chrysalide n'est pas un papillon. Des myriades de chrysalides périssent avant de
devenir papillons. La propriété de l'Etat ne devient celle du "peuple entier" que dans la mesure ou disparaissent les privilèges et les
distinctions sociales et où, par conséquent, l'Etat perd sa raison d'être. Autrement dit: la propriété de l'Etat devient socialiste au fur
et à mesure qu'elle cesse d'être propriété d'Etat. Mais, au contraire, plus l'Etat soviétique s'élève au-dessus du peuple, plus
durement il s'oppose comme le gardien de la propriété au peuple qui la dilapide, et plus clairement il témoigne contre le caractère
socialiste de la propriété étatique.
"Nous sommes encore loin de la suppression des classes", reconnait la presse officielle, et elle se réfère aux différences qui
subsistent entre la ville et la campagne, entre le travail intellectuel et le travail manuel. Cet aveu purement académique offre
l'avantage de justifier par le travail "intellectuel" les revenus de la bureaucratie. Les "amis", auxquels Platon est bien plus cher que
la vérité, se bornent aussi à admettre en style académique l'existence des vestiges de l'inégalité. Les vestiges ont bon dos, mais
sont loin de suffire à l'explication de la réalité soviétique. Si la différence entre la ville et la campagne s'est atténuée sous certains
rapports, elle s'est approfondie sous d'autres, du fait de la rapide croissance de la civilisation et du confort dans les villes, c'est-à-
dire pour la minorité citadine. La distance sociale entre le travail manuel et intellectuel s'est accrue au cours des dernières années
au lieu de diminuer, en dépit de la formation de cadres scientifiques venant du peuple. Les barrières millénaires de castes isolant
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En 1959, les stations de tracteurs et machines ont été dissoutes, et ceux-ci vendus aux kolkhozes.
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l'homme de toutes parts — le citadin policé et le moujik inculte, le mage de la science et le manœuvre — ne se sont pas seulement
maintenues sous des formes plus ou moins affaiblies, elles renaissent largement et revêtent un aspect provocant.
Le mot d'ordre fameux: "Les cadres décident de tout" caractérise, beaucoup plus franchement que ne le voudrait Staline, la
société soviétique. Les cadres sont, par définition, appelés à exercer l'autorité. Le culte des cadres signifie avant tout celui de la
bureaucratie. Dans la formation et l'éducation des cadres, comme dans d'autres domaines, le régime soviétique en est à accomplir
une œuvre que la bourgeoisie a depuis longtemps terminée. Mais comme les cadres soviétiques paraissent sous le drapeau du
socialisme, ils exigent des honneurs presque divins et des émoluments de plus en plus élevés. De sorte que la formation de cadres
"socialistes" s'accompagne d'une renaissance de l'inégalité bourgeoise.
Il peut sembler qu'aucune différence n'existe sous l'angle de la propriété des moyens de production entre le maréchal et la
domestique, le directeur de trust et le manœuvre, le fils du commissaire du peuple et le jeune clochard. Pourtant, les uns occupent
de beaux appartements, disposent de plusieurs villas en divers coins du pays, ont les meilleures automobiles et, depuis longtemps,
ne savent plus comment on cire une paire de bottes; les autres vivent dans des baraques où manquent même souvent les
cloisons, la faim leur est familière et, s'ils ne cirent pas de bottes, c'est parce qu'ils vont nu-pieds. Le dignitaire tient cette différence
pour négligeable. Le manœuvre la trouve, non sans raison, des plus sérieuses.
Des "théoriciens" superficiels peuvent se consoler en se disant que la répartition des biens est un facteur de second plan par
rapport à la production. La dialectique des influences réciproques garde pourtant toute sa force. Le destin des moyens nationalisés
de production sera décidé en fin de compte par l'évolution des différentes conditions personnelles. Si un paquebot est déclaré
propriété collective, les passagers restant divisés en première, deuxième et troisième classes, il est bien compréhensible que la
différence des conditions réelles finira par avoir, aux yeux des passagers de troisième, une importance beaucoup plus grande que
le changement juridique de propriété. Les passagers de première, au contraire, exposeront volontiers, entre café et cigare, que la
propriété collective est tout, le confort des cabines n'étant rien en comparaison. Et l'antagonisme résultant de ces situations
infligera de rudes secousses à une collectivité instable.
La presse soviétique a relaté avec satisfaction qu'un garçonnet visitant le jardin d'acclimatation de Moscou et ayant demandé à
qui appartenait l'éléphant, s'est entendu répondre: "A l'Etat" et a aussitôt conclu: "Il est donc un petit peu à moi aussi." S'il fallait en
réalité partager l'éléphant, les bons morceaux iraient aux privilégiés, quelques heureux apprécieraient le jambon du pachyderme et
les plus nombreux n'en connaîtraient que les tripes et abattis. Les petits garçons lésés seraient vraisemblablement peu enclins à
confondre leur propriété avec celle de l'Etat. Les jeunes clochards ne tiennent pour leur appartenant que ce qu'ils viennent de voler
à l'Etat. Le garçonnet du jardin d'acclimatation était fort probablement le fils d'un personnage influent habitué à procéder de l'idée
que "l'Etat, c'est moi".
Si nous traduisons, pour nous exprimer, plus clairement, les rapports socialistes en termes de Bourse, nous dirons que les
citoyens pourraient être les actionnaires d'une entreprise possédant les richesses du pays. Le caractère collectif de la propriété
suppose une répartition "égalitaire" des actions et, partant, un droit à des dividendes égaux pour tous les "actionnaires". Les
citoyens, cependant, participent à l'entreprise nationale et comme actionnaires et comme producteurs. Dans la phase inférieure du
communisme, que nous avons appelée socialisme, la rémunération du travail se fait encore selon les normes bourgeoises, c'est-à-
dire selon la qualification du travail, son intensité, etc. Le revenu théorique d'un citoyen se forme donc de deux parties, a + b, le
dividende plus le salaire. Plus la technique est développée, plus l'organisation économique est perfectionnée, et plus grande sera
l'importance du facteur a par rapport au facteur b — et moindre sera l'influence exercée sur la condition matérielle par les
différences individuelles du travail. Le fait que les différences de salaires sont en U.R.S.S. non moindres, mais plus considérables
que dans les pays capitalistes, nous impose de conclure que les actions sont inégalement réparties et que les revenus des
citoyens comportent en même temps qu'un salaire inégal des parts inégales de dividendes. Tandis que le manœuvre ne reçoit que
b, salaire minimum que, toutes autres conditions étant égales, il recevrait aussi dans une entreprise capitaliste, le stakhanoviste et
le fonctionnaire reçoivent 2a + b ou 3a + b et ainsi de suite, b pouvant d'ailleurs devenir aussi 2b, 3b, etc. La différence des
revenus est, en d'autres termes, déterminée non par la seule différence du rendement individuel, mais par l'appropriation masquée
du travail d'autrui. La minorité privilégiée des actionnaires vit au détriment de la majorité bernée.
Si l'on admet que le manœuvre soviétique reçoit davantage qu'il ne recevrait, le niveau technique et culturel demeurant le
même, en régime capitaliste, c'est-à-dire qu'il est tout de même un petit actionnaire, son salaire doit être considéré comme a + b.
Les salaires des catégories mieux payées seront en ce cas exprimés par la formule 3a + 2b; 10a + 15b, etc., ce qui signifiera que
le manœuvre ayant une action, le stakhanoviste en a trois et le spécialiste dix; et qu'en outre leurs salaires, au sens propre du mot,
sont dans la proportion de 1 à 2 et à 15. Les hymnes à la propriété socialiste sacrée paraissent dans ces conditions bien plus
convaincants au directeur d'usine ou au stakhanoviste qu'à l'ouvrier ordinaire ou au paysan kolkhozien. Or, les travailleurs du rang
forment l'immense majorité dans la société, et le socialisme doit compter avec eux et non avec une nouvelle aristocratie.
"L'ouvrier n'est pas, dans notre pays, un esclave salarié, un vendeur de travail-marchandise. C'est un libre travailleur."
(Pravda.) A l'heure actuelle, cette formule éloquente n'est qu'inadmissible fanfaronnade. Le passage des usines à l'Etat n'a changé
que la situation juridique de l'ouvrier; en fait, il vit dans le besoin tout en travaillant un certain nombre d'heures pour un salaire
donné. Les espérances que l'ouvrier fondait auparavant sur le parti et les syndicats, il les a reportées depuis la révolution sur l'Etat
qu'il a créé. Mais le travail utile de cet Etat s'est trouvé limité par l'insuffisance de la technique et de la culture. Pour améliorer l'une
et l'autre, le nouvel Etat a eux recours aux vieilles méthodes: l'usure des muscles et des nerfs des travailleurs. Tout un corps
d'aiguillonneurs s'est formé. La gestion de l'industrie est devenue extrêmement bureaucratique. Les ouvriers ont perdu toute
influence sur la direction des usines. Travaillant aux pièces, vivant dans une gêne profonde, privé de la liberté de se déplacer,
subissant à l'usine même un terrible régime policier, l'ouvrier pourrait malaisément se sentir un "travailleur libre". Le fonctionnaire
est pour lui un chef, l'Etat un maître. Le travail libre est incompatible avec l'existence de l'Etat bureaucratique.
Tout ce que nous venons de dire s'applique aux campagnes avec quelques correctifs nécessaires. La théorie officielle érige la
propriété des kolkhozes en propriété socialiste. La Pravda écrit que les kolkhozes sont déjà en réalité comparables à des
"entreprises d'Etat du type socialiste". Elle ajoute aussitôt que la "garantie du développement socialiste de l'agriculture réside dans
la direction des kolkhozes par le parti bolchevique"; c'est nous renvoyer de l'économie à la politique. C'est dire que les rapports
socialistes sont pour le moment établis non dans les relations véritables entre les hommes, mais dans le cœur tutélaire des
supérieurs. Les travailleurs feront bien de se défier de ce cœur-là. La vérité est que l'économie des kolkhozes est à mi-chemin
entre l'agriculture parcellaire individuelle et l'économie étatique; et que les tendances petites-bourgeoises au sein des kolkhozes
sont on ne peut mieux affermies par la rapide croissance de l'avoir individuel des paysans.
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N'occupant que 4 millions d'hectares contre 108 millions d'hectares d'emblavures collectives, soit moins de 4%, les parcelles
individuelles des membres de kolkhozes, soumises à une culture intensive, surtout maraîchère, fournissent au paysan les articles
les plus indispensables à sa consommation. La majeure partie du gros bétail, des moutons et des porcs appartient aux membres
des kolkhozes, non aux kolkhozes. Il arrive constamment que les paysans fassent de leurs parcelles individuelles le principal et
relèguent au second plan les kolkhozes d'un faible rapport. Les kolkhozes qui paient mieux la journée de travail gravissent par
contre un échelon en formant une catégorie de fermiers aisés. Les tendances centrifuges ne disparaissent pas, elles se fortifient et
s'étendent au contraire. En tout cas, les kolkhozes n'ont réussi pour le moment qu'à transformer les formes juridiques de
l'économie dans les campagnes et en particulier le mode de répartition des revenus; ils n'ont presque pas touché à l'ancienne isba,
au potager, à l'élevage, au rythme du pénible travail de la terre, et même à l'ancienne façon de considérer l'Etat qui, s'il ne sert plus
les propriétaires fonciers et la bourgeoisie, prend néanmoins trop aux campagnes pour donner aux villes et entretient trop de
fonctionnaires voraces.
Les catégories suivantes figureront sur les feuilles du recensement du 6 janvier 1937: ouvriers, employés, travailleurs de
kolkhozes, cultivateurs individuels, artisans, profession libres, desservants du culte, non-travailleurs. Le commentaire officiel
précise que la feuille ne comporte pas d'autres rubriques parce qu'il n'y a pas de classes en U.R.S.S. La feuille est en réalité
conçue de manière à dissimuler l'existence de milieux privilégiés et de bas-fonds déshérités. Les véritables couches sociales que
l'on eût dû repérer sans peine à l'aide d'un recensement honnête sont plutôt celles-ci: hauts fonctionnaires, spécialistes et autres
personnes vivant bourgeoisement; couches moyennes et inférieures de fonctionnaires et spécialistes vivant comme de petits
bourgeois; aristocratie ouvrière et kolkhozienne placée à peu près dans les mêmes conditions que les précédents; ouvriers
moyens; paysans moyens des kolkhozes; ouvriers et paysans voisinant avec le Lumpen proletariat ou prolétariat déclassé; jeunes
clochards, prostituées et autres.
La nouvelle constitution, quand elle déclare que "l'exploitation de l'homme par l'homme est abolie en U.R.S.S.", dit le contraire
de la vérité. La nouvelle différenciation sociale a créé les conditions d'une renaissance de l'exploitation sous ses formes les plus
barbares qui sont celles de l'achat de l'homme pour le service personnel d'autrui. La domesticité ne figure pas dans les feuilles de
recensement, devant évidemment être comprise dans la rubrique "ouvriers". Les questions suivantes ne sont pas posées: Le
citoyen soviétique a-t-il des domestiques et lesquels? (bonne, cuisinière, nourrice, gouvernante, chauffeur); a-t-il une auto à son
service? de combien de chambres dispose-t-il? Il n'est pas question non plus du montant de son salaire! Si l'on remettait en
vigueur la règle soviétique qui prive de droits politiques quiconque exploite le travail d'autrui, il apparaîtrait tout à coup que les
sommets dirigeants de la société soviétique devraient être privés du bénéfice de la constitution! Par bonheur, une égalité complète
des droits est établie... entre le maître et les domestiques.
Deux tendances opposées grandissent au sein du régime: développant les forces productives — au contraire du capitalisme
stagnant — il crée les fondements économiques du socialisme; et poussant à l'extrême, dans sa complaisance envers les
dirigeants, les normes bourgeoises de la répartition, il prépare une restauration capitaliste. La contradiction entre les formes de la
propriété et les normes de la répartition ne peut pas croître indéfiniment. Ou les normes bourgeoises devront, d'une façon ou d'une
autre, s'étendre aux moyens de production, ou les normes socialistes devront être accordées à la propriété socialiste.
La bureaucratie redoute la révélation de cette alternative. Partout, dans la presse, à la tribune, dans la statistique, dans les
romans de ses écrivains et les vers de ses poètes, dans le texte enfin de sa nouvelle constitution, elle emploie les abstractions du
vocabulaire socialiste pour voiler les rapports sociaux dans les villes et les campagnes. Et c'est ce qui rend si fausse, si médiocre
et si artificielle l'idéologie officielle.
CAPITALISME D'ETAT?
En présence de nouveaux phénomènes les hommes cherchent souvent un refuge dans les vieux mots. On a tenté de
camoufler l'énigme soviétique à l'aide du terme "capitalisme d'Etat", qui a l'avantage de n'offrir à personne de signification précise.
Il servit d'abord à désigner les cas où l'Etat bourgeois assume la gestion des moyens de transports et de certaines industries. La
nécessité de semblables mesures est un des symptômes de ce que les forces productives du capitalisme dépassent le capitalisme
et l'amènent à se nier partiellement lui-même dans la pratique. Mais le système, se survivant, demeure capitaliste en dépit des cas
où il en arrive à se nier lui-même.
On peut, sur le plan de la théorie, se représenter une situation dans laquelle la bourgeoisie tout entière se constituerait en
société par actions pour administrer, avec les moyens de l'Etat, toute l'économie nationale. Le mécanisme économique d'un régime
de ce genre n'offrirait aucun mystère. Le capitaliste, on le sait, ne reçoit pas, sous forme de bénéfices, la plus-value créée par ses
propres ouvriers, mais une fraction de la plus-value du pays entier proportionnelle à sa part de capital. Dans un "capitalisme d'Etat"
intégral, la loi de la répartition égale des bénéfices s'appliquerait directement, sans concurrence des capitaux, par une simple
opération de comptabilité. Il n'y a jamais eu de régime de ce genre et il n'y en aura jamais par suite des profondes contradictions
qui divisent les possédants entre eux — d'autant plus que l'Etat, représentant unique de la propriété capitaliste, constituerait pour la
révolution sociale un objet vraiment trop tentant.
Depuis la guerre, et surtout depuis les expériences de l'économie fasciste, on entend le plus souvent par "capitalisme d'Etat" un
système d'intervention et de direction économique de l'Etat. Les Français usent en pareil cas d'un terme beaucoup plus approprié:
l'étatisme. Le capitalisme d'Etat et l'étatisme ont certainement des points communs; mais en tant que systèmes, ils seraient plutôt
opposés qu'identiques. Le capitalisme d'Etat signifie la substitution de la propriété étatique à la propriété privée et conserve par
cela même un caractère radical. L'étatisme, que ce soit dans l'Italie de Mussolini, l'Allemagne de Hitler, les Etats-Unis de Roosevelt
ou la France de Léon Blum signifie l'intervention de l'Etat sur les bases de la propriété privée, pour sauver celle-ci. Quels que
soient les programmes des gouvernements, l'étatisme consiste inévitablement à reporter des plus forts aux plus faibles les charges
du système croupissant. Il n'épargne aux petits propriétaires un désastre complet que parce que leur existence est nécessaire au
maintien de la grande propriété. L'étatisme, dans ses efforts pour diriger l'économie, ne s'inspire pas du besoin de développer les
forces productives, mais du souci de maintenir la propriété privée au détriment des forces productives qui s'insurgent contre elle.
L'étatisme freine l'essor de la technique en soutenant des entreprises non viables et en maintenant des couches sociales
parasitaires; il est en un mot profondément réactionnaire.
La phrase de Mussolini: "Les trois quarts de l'économie italienne, industrielle et agricole, sont entre les mains de l'Etat" (26 mai
1934) ne doit pas être prise à la lettre. L'Etat fasciste n'est pas propriétaire des entreprises, il n'est qu'un intermédiaire entre les
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capitalistes. Différence appréciable! Le Popolo d'Italia dit à ce sujet: "L'Etat corporatif unifie et dirige l'économie, mais ne la gère
pas (dirige e porta alla unità l'economia, ma non fa l'economia, non gestice), ce qui ne serait pas autre chose, avec le monopole de
la production, que le collectivisme" (11 juin 1936). A l'égard des paysans et en général des petits propriétaires, la bureaucratie
intervient comme un puissant seigneur; à l'égard des magnats du capital, comme leur premier fondé de pouvoir. "L'Etat corporatif,
écrit fort justement le marxiste italien Ferocci, n'est que le commis du capital des monopoles... Mussolini fait assumer à l'Etat tous
les risques des entreprises et laisse aux capitalistes tous les bénéfices de l'exploitation." Hitler marche, sous ce rapport, sur les
traces de Mussolini. La dépendance de classe de l'Etat fasciste détermine les limites de la nouvelle économie dirigée et aussi son
contenu réel; il ne s'agit pas d'augmenter le pouvoir de l'homme sur la nature dans l'intérêt de la société, il s'agit de l'exploitation de
la société dans l'intérêt d'une minorité. "Si je voulais, se flattait Mussolini, établir en Italie le capitalisme d'Etat ou le socialisme
d'Etat, ce qui n'est pas en question, je trouverais aujourd'hui toutes les conditions requises." Sauf une: l'expropriation de la classe
capitaliste. Et pour réaliser cette condition-là le fascisme devrait se placer de l'autre côté de la barricade, "ce dont il n'est pas
question", se hâte d'ajouter Mussolini, et ce dont il ne sera certainement pas question, car l'expropriation des capitalistes nécessite
d'autres forces, d'autres cadres et d'autres chefs.
La première concentration des moyens de production entre les mains de l'Etat que l'histoire connaisse a été accomplie par le
prolétariat au moyen de la révolution sociale et non par les capitalistes au moyen des trusts étatisés. Cette brève analyse suffit à
montrer combien sont absurdes les tentatives faites pour identifier l'étatisme capitaliste et le système soviétique. Le premier est
réactionnaire, le second réalise un grand progrès.
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composition sociale des milieux dirigeants plus profondément que ses idées. La bureaucratie étant, de toutes les couches de la
société soviétique, celle qui a le mieux résolu sa propre question sociale, elle est pleinement satisfaite de ce qui est et cesse dès
lors de donner quelque garantie morale que ce soit de l'orientation socialiste de sa politique. Elle continue à défendre la propriété
étatisée par crainte du prolétariat. Cette crainte salutaire est nourrie et entretenue par le parti illégal des bolcheviks-léninistes, qui
est l'expression la plus consciente du courant socialiste contre l'esprit de réaction bourgeoise dont est profondément pénétrée la
bureaucratie thermidorienne. En tant que force politique consciente la bureaucratie a trahi la révolution. Mais la révolution
victorieuse, fort heureusement, n'est pas seulement un programme, un drapeau, un ensemble d'institutions politiques, c'est aussi
un système de rapports sociaux. Il ne suffit pas de la trahir, il faut encore la renverser. Ses dirigeants ont trahi la révolution
d'Octobre, mais ne l'ont pas encore renversée. La révolution a une grande capacité de résistance, qui coïncide avec les nouveaux
rapports de propriété, avec la force vive du prolétariat, avec la conscience de ses meilleurs éléments, avec la situation sans issue
du capitalisme mondial, avec l'inéluctabilité de la révolution mondiale.
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phases du phénomène, d'en faire ressortir les tendances progressistes et réactionnaires, de révéler leur interaction, de prévoir les
diverses variantes du développement ultérieur et de trouver dans cette prévision un point d'appui pour l'action.
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SOVIETS ET DEMOCRTIE
Sur le plan politique, la nouvelle constitution diffère de l'ancienne par le retour du système électoral soviétique, fondé sur les
groupements de classes et de production, au système de la démocratie bourgeoise, basé sur ce que l'on appelle le "suffrage
universel, égal et direct" de la population atomisée. Bref, nous voici devant la liquidation juridique de la dictature du prolétariat. Là
où il n'y a pas de bourgeoisie, il n'y a pas non plus de prolétariat, nous expliquent les auteurs du projet, de sorte que l'Etat
prolétarien devient celui du peuple tout court. Ce raisonnement, à coup sûr séduisant, retarde de dix-neuf ans ou avance d'un
grand nombre d'années. En expropriant les capitalistes, le prolétariat commença réellement à se liquider lui-même en tant que
classe. Mais de la liquidation en principe à la résorption effective dans la communauté, le chemin est d'autant plus long que le
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nouvel Etat doit plus longtemps s'acquitter du gros travail du capitalisme. Le prolétariat soviétique existe encore comme classe,
profondément différent des paysans, des techniciens intellectuels et de la bureaucratie; plus, il est la seule classe absolument
intéressée à la victoire du socialisme. La nouvelle constitution tend à le résorber politiquement dans la "nation", bien avant qu'il ne
se soit économiquement résorbé dans la société.
Sans doute les réformateurs ont-ils décidé, après quelques hésitations, de laisser à l'Etat le dénomination de "soviétique". Ce
n'est là qu'un grossier subterfuge, dicté par des raisons analogues à celles qui firent que l'empire napoléonien garda un certain
temps l'appellation républicaine. Les soviets sont essentiellement les organes de l'Etat de classe et ne peuvent pas être autre
chose. Les organes démocratiquement élus de l'administration locale sont des municipalités, des doumas, des zemstvos, tout ce
que l'on voudra, mais pas des soviets. L'Assemblée législative démocratiquement élue sera un Parlement attardé ou plus
exactement une caricature de Parlement, mais ne sera en aucun cas l'organe suprême des soviets. Les réformateurs montrent une
fois de plus, en s'efforçant de mettre à profit l'autorité historique des soviets, que l'orientation nouvelle en principe qu'ils donnent à
la vie de l'Etat n'ose pas encore porter son propre nom.
Considérée en elle-même, l'égalisation des droits politiques des ouvriers et des paysans peut ne pas modifier la nature sociale
de l'Etat si l'influence du prolétariat sur les campagnes est assez assurée par la situation générale de l'économie et le degré de
civilisation. Le développement du socialisme doit aller dans ce sens. Mais si le prolétariat, restant la minorité du peuple, cesse
réellement d'avoir besoin d'une suprématie politique pour garantir l'acheminement vers le socialisme, c'est que le besoin même
d'une contrainte cesse de se faire sentir, cédant la place à la discipline de la culture. L'abolition de l'inégalité électorale devrait,
dans ces conditions, être précédée d'une atténuation évidente des fonctions coercitives de l'Etat. Mais de cela la nouvelle
constitution ne souffle mot et, ce qui est plus grave, la vie n'en laisse rien voir.
La nouvelle charte "garantit" aux citoyens "les libertés" de parole, de presse, de réunion, de manifestation dans la rue. Mais
chacune de ces garanties revêt la forme d'une solide muselière ou de chaînes et menottes. La liberté de la presse signifie le
maintien d'une censure préalable sans merci, dont les fils se rejoignent au secrétariat du comité central, que personne n'a élu. La
liberté d'imprimer des litanies byzantines au Chef est naturellement "garantie" dans son intégrité. En revanche, quantité de
discours, d'articles et de lettres de Lénine, pour finir par son "testament", resteront sous le boisseau parce que les chefs
d'aujourd'hui y sont traités avec quelque sévérité. Que dire dans ces conditions d'autres auteurs? Le commandement grossier et
ignorant institué dans les sciences, la littérature et l'art est maintenu. La "liberté de réunion" signifiera, comme par le passé, la
liberté pour certains groupes de venir aux réunions convoquées par les autorités pour y prendre des résolutions décidées à
l'avance. Sous la nouvelle constitution comme sous l'ancienne des centaines de communistes étrangers qui se sont fiés au "droit
d'asile" resteront dans les prisons et les camps de concentration pour avoir péché contre le dogme de l'infaillibilité. Rien de changé
en ce qui concerne les libertés. La presse soviétique ne tente même pas de nous leurrer à cet égard. Au contraire, elle proclame
que la réforme constitutionnelle a pour objet principal "l'affermissement ultérieur de la dictature". La dictature de qui et sur qui?
Nous l'avons déjà vu, la liquidation des antagonismes de classe a préparé l'égalité politique. Il ne s'agit pas d'une dictature de
classe, mais d'une dictature "populaire". Pourtant, quand le peuple émancipé des antagonismes de classes devient le porteur de la
dictature, cela ne peut signifier que la résorption de la dictature dans la société socialiste et, avant tout, la liquidation de la
bureaucratie. Telle est la doctrine marxiste. Peut-être s'est-elle trompée? Mais les auteurs mêmes de la constitution invoquent,
avec grande prudence il est vrai, le programme du parti écrit par Lénine. On y peut lire: "...La privation des droits politiques et les
restrictions, quelles qu'elles soient, apportées à la liberté ne s'imposent qu'à titre de mesures provisoires... Au fur et à mesure que
disparaîtra la possibilité objective de l'exploitation de l'homme par l'homme, la nécessité qui impose ces mesures provisoires
cessera de se faire sentir..." Les mesures "de privation de droits" sont donc inséparables des "restrictions, quelles qu'elles soient,
apportées à la liberté". L'avènement de la société socialiste s'atteste, non par la mise sur un pied d'égalité des paysans et des
ouvriers et la restitution des droits politiques à tant pour cent de citoyens d'origine bourgeoise, mais par la liberté véritable de la
totalité des citoyens. Avec la liquidation des classes disparaissent la bureaucratie, la dictature et aussi l'Etat. Essayez donc d'y faire
une allusion! La Guépéou trouvera bien dans la nouvelle constitution de quoi vous envoyer dans un de ses nombreux camps de
concentration. Les classes sont supprimées, des soviets il ne reste que le nom, mais la bureaucratie subsiste. L'égalité de droits
des ouvriers et des paysans n'est que leur égale privation de tout droit devant la bureaucratie.
Non moins significative est l'introduction du vote secret.
S'il fallait admettre que l'égalité politique répond à l'égalité sociale, on se demanderait vraiment pourquoi le vote doit encore
bénéficier du secret. Que craint la population du pays socialiste et contre qui faut-il la défendre? La constitution soviétique
d'autrefois voyait dans le vote public, comme dans la privation du droit de vote, des armes de la classe révolutionnaire contre ses
ennemis bourgeois et petits-bourgeois. On ne peut admettre que le vote secret soit maintenant rétabli au profit de la minorité
contre-révolutionnaire.
Il s'agit évidemment de défendre les droits du peuple. Que craint donc le peuple socialiste après avoir renverse le tsar, les
nobles et la bourgeoisie? Les sycophantes ne se posent même pas cette question, plus édifiante pourtant que les œuvres des
Barbusse, Louis Fisher, Duranty, Webb et tutti quanti.
Dans la société capitaliste, le vote secret a pour objet de soustraire les exploités à l'intimidation des exploiteurs. Si la
bourgeoisie a fini par y consentir sous la pression des masses, c'est qu'elle se sentait intéressée à protéger quelque peu son Etat
contre la démoralisation qu'elle y semait. Mais il ne peut pas y avoir, semble-t-il, d'intimidation des exploiteurs dans la société
socialiste. Contre qui faut-il donc défendre les citoyens soviétiques? Mais contre la bureaucratie. Staline en convient assez
franchement. Interrogé: Pourquoi avez-vous besoin du vote secret? il répond en toutes lettres: "Parce que nous entendons donner
aux citoyens soviétiques la liberté de voter pour ceux qu'ils veulent élire." Le monde apprend de la sorte, de source autorisée, que
les citoyens soviétiques ne peuvent pas encore voter selon leurs désirs. On aurait tort de conclure de là que la constitution de
demain leur assurera cette possibilité. Mais un autre aspect de la question nous intéresse en ce moment. Quel est ce nous qui peut
octroyer ou ne pas octroyer au peuple la liberté du vote? La bureaucratie, au nom de laquelle parle et agit Staline. Ses révélations
visent le parti dirigeant et l'Etat, puisqu'il occupe lui-même le poste de secrétaire général grâce à un système qui ne permet pas
aux membres du parti dirigeant d'élire qui leur plaît. Les mots: "Nous entendons donner aux citoyens soviétiques la liberté du
vote..." sont infiniment plus importants que les constitutions soviétiques anciennes et nouvelles prises ensemble, car leur
impudence fait ressortir quelle est la constitution effective de l'U.R.S.S., telle qu'elle s'est faite, non sur le papier, mais dans la lutte
des forces sociales.
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DEMOCRATIE ET PARTI
La promesse d'offrir aux citoyens soviétiques la liberté de voter "pour ceux qu'ils veulent élire" est plus une métaphore
esthétique qu'une formule politique. Les citoyens soviétiques n'auront le droit de choisir leurs "représentants" que parmi les
candidats que leur désigneront, sous l'égide du parti, les chefs centraux et locaux. Le parti bolchevique exerça sans doute un
monopole politique dans la première période de l'ère soviétique. Mais identifier ces deux phénomènes, ce serait prendre
l'apparence pour la réalité. L'interdiction des partis d'opposition fut une mesure provisoire dictée par les nécessités de la guerre
civile, du blocus, de l'intervention étrangère et de la famine. Et le parti gouvernant, qui était à ce moment l'organisation authentique
de l'avant-garde prolétarienne, vivait d'une vie riche. La lutte des groupes et des fractions dans son sein tenait lieu, dans une
certaine mesure, de lutte des partis. Maintenant que le socialisme a vaincu "définitivement et irrévocablement", la formation de
fractions dans le parti est punie de l'internement dans un camp de concentration, si ce n'est d'une balle dans la nuque.
L'interdiction des partis, mesure provisoire autrefois, est devenue un principe. Les Jeunesses communistes perdent le droit de
s'occuper de politique au moment précis où le texte de la nouvelle constitution est publié. Or, les jeunes gens des deux sexes
jouissent du droit de vote à partir de dix-huit ans et la limite d'âge des Jeunesses communistes (vingt-trois ans) n'est pas ramenée
plus bas. La politique est une fois pour toute déclarée le monopole d'une bureaucratie échappant à tout contrôle.
Au journaliste américain qui lui demande quel sera le rôle du parti sous le régime de la nouvelle constitution, Staline répond:
"Du moment qu'il n'y a plus de classes, que les limites s'effacent entre les classes ("il n'y en a plus", mais "les limites s'effacent"
seulement entre ces classes inexistantes!), il reste une certaine différence superficielle entre les couches diverses de la société
socialiste, mais elle ne saurait être un terrain nourricier pour la rivalité des partis. Là où il n'y a pas plusieurs classes, il ne saurait y
avoir plusieurs partis, car un parti est une fraction de classe. "Autant de mots, autant d'erreurs et parfois davantage! Comme si les
classes étaient homogènes! Comme si leurs frontières étaient nettement délimitées une fois pour toutes! Comme si la conscience
d'une classe correspondait exactement à sa place dans la société! La pensée marxiste n'est plus ici qu'une parodie. Le dynamisme
de la conscience sociale est exclu de l'histoire dans l'intérêt de l'ordre administratif. A la vérité, les classes sont hétérogènes,
déchirées par des antagonismes intérieurs, et n'arrivent à leurs fins communes que par la lutte des tendances, des groupements et
des partis. On peut reconnaître avec quelques restrictions qu'un parti est une "fraction de classe". Mais comme une classe est faite
de nombre de fractions — les unes regardant en avant et les autres en arrière —, la même classe peut former plusieurs partis.
Pour la même raison, un parti peut s'appuyer sur des fractions de plusieurs classes. On ne trouvera pas dans toute l'histoire
politique un seul parti représentant une classe unique si, bien entendu, on ne consent pas à prendre une fiction policière pour la
réalité.
Le prolétariat est la classe la moins hétérogène de la société capitaliste. L'existence de couches sociales telles que l'aristocratie
ouvrière et la bureaucratie suffit cependant à nous expliquer celle des partis opportunistes qui deviennent, par le cours naturel des
choses, l'un des moyens de la domination bourgeoise. Que la différence entre l'aristocratie ouvrière et la masse prolétarienne soit,
du point de vue de la sociologie stalinienne, "radicale" ou "superficielle", cela nous importe peu; c'est de cette différence, en tout
cas, que naquit en son temps la nécessité de rompre avec la social-démocratie et de fonder la III° Internationale. S'il n'y a "pas de
classes" dans la société soviétique, elle n'en est pas moins beaucoup plus hétérogène et complexe que le prolétariat des pays
capitalistes et peut, par conséquent, offrir un terrain nourricier bien suffisant à plusieurs partis. S'étant imprudemment aventuré
dans le domaine de la théorie, Staline démontre plus qu'il n'eût souhaité. Son raisonnement établit non qu'il ne peut pas y avoir en
U.R.S.S. de partis différents, mais qu'il ne peut pas y avoir de partis du tout; car là où il n'y a pas de classes, la politique n'a que
faire en général. Mais à cette loi, Staline fait une exception "sociologique" en faveur du parti dont il est le secrétaire général.
Boukharine essaie d'aborder la question par un autre biais. Le problème des chemins à suivre vers le capitalisme ou vers le
socialisme n'est plus à discuter en U.R.S.S.; dès lors, "les partisans des classes ennemies et liquidées ne peuvent être autorisés à
former des partis". Sans insister sur ce fait qu'au pays du socialisme victorieux les partisans du capitalisme devraient paraître de
ridicules don Quichottes incapables de former un parti, il est clair que les désaccords politiques existants ne s'épuisent nullement
par l'alternative: vers le socialisme ou vers le capitalisme? D'autres questions se posent: comment s'acheminer vers le socialisme?
à quelle allure? Le choix du chemin n'est pas moins décisif que le choix du but. Qui donc choisira les chemins? Si rien ne peut
réellement nourrir les partis, point n'est besoin de les interdire. Il faut, par contre, appliquant le programme bolchevique, supprimer
"toutes les entraves, quelles qu'elles soient, à la liberté".
Staline, s'efforçant de dissiper les doutes fort naturels de son interlocuteur américain, émet ici une nouvelle considération: "Les
listes électorales seront présentées, en même temps que par le parti communiste, par diverses organisations apolitiques. Nous en
avons des centaines"... "Chaque couche [de la société soviétique] peut avoir ses intérêts spéciaux et les refléter [exprimer?] à
travers les nombreuses organisations sociales..." Ce sophisme ne vaut pas mieux que les autres. Les organisations "sociales"
soviétiques — syndicats, coopératives, sociétés culturelles — ne représentent pas les intérêts de "couches sociales", car elles ont
toutes la même structure hiérarchique; même lorsqu'elles sont en apparence des organisations de masses, comme les syndicats et
les coopératives, les milieux dirigeants privilégiés y jouent seuls un rôle actif et le dernier mol y appartient toujours au "parti", c'est-
à-dire à la bureaucratie. La constitution ne fait que renvoyer l'électeur de Ponce à Pilate.
Ce mécanisme est très exactement exprimé dans le texte de la loi fondamentale. L'article 126, axe de la constitution, au sens
politique, "assure aux citoyens le droit" de se grouper en organisations sociales: syndicats, coopératives, associations des
jeunesses, sportives, de défense nationale, culturelles, techniques et scientifiques. Quant au parti qui concentre le pouvoir entre
ses mains, y appartenir n'est plus un droit mais un privilège de minorité. "Les citoyens les plus actifs et les plus conscients [c'est-a-
dire reconnus tels par les autorités. L. T.] de la classe ouvrière et des autres couches de travailleurs s'unissent dans le parti
communiste..., qui constitue le moyen dirigeant de toutes les organisations de travailleurs, tant sociales que de l'Etat." Cette
formule d'une franchise stupéfiante, introduite dans le texte même de la constitution, réduit à néant la fiction du rôle politique des
"organisations sociales", ces succursales de la firme bureaucratique.
Mais s'il n'y a pas de lutte de partis, peut-être les diverses fractions du seul parti existant pourront-elles se manifester aux
élections démocratiques? A un journaliste français qui l'interrogeait sur les groupements au sein du parti gouvernant, Molotov
répondit: "On a tenté de former dans le parti des fractions..., mais voilà plusieurs années que la situation s'est radicalement
modifiée à cet égard et que le parti communiste est réellement uni." Rien ne le démontre mieux que les épurations incessantes et
les camps de concentration! Le mécanisme démocratique est parfaitement clair après les commentaires de Molotov. "Que reste-t-il
de la révolution d'Octobre, demande Victor Serge, si tout ouvrier qui se permet une revendication ou une appréciation critique est
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voué au pénitencier? Ah! l'on peut bien ensuite instituer je ne sais quel vote secret!" En effet; et Hitler n'a pas, lui non plus, renoncé
au vote secret.
Les raisonnements théoriques de réformateurs sur les rapports des classes et du parti sont tirés par les cheveux. La sociologie
n'est pas en question, il s'agit d'intérêts matériels. Le parti gouvernant de l'U.R.S.S. est la machine politique d'une bureaucratie,
exerçant un monopole, qui a quelque chose à perdre, mais n'a plus rien à conquérir. Le "terrain nourricier", elle entend le garder
pour elle seule.
Dans un pays où la lave de la révolution est encore chaude, les privilégiés sont aussi gênés de leurs privilèges que le voleur
débutant est embarrassé de la montre en or dont il vient de s'emparer. Les milieux dirigeants soviétiques éprouvent devant les
masses une peur purement bourgeoise. Staline justifie théoriquement les privilèges grandissants en invoquant l'Internationale
communiste; et défend l'aristocratie soviétique à l'aide des camps de concentration. Pour que le système puisse tenir, il faut que
Staline se range de temps à autre du côté du "peuple", contre la bureaucratie, avec le consentement tacite de celle-ci, bien
entendu. Il se voit obligé de recourir au vote secret pour nettoyer un peu l'appareil de l'Etat d'une corruption dévorante.
Dès 1928, Rakovsky écrivait, à l'occasion d'histoires de gangsters arrivées au sein de la bureaucratie et révélées au grand
public: "Le plus caractéristique dans cette vague de scandales, et le plus dangereux, c'est la possibilité des masses, des masses
communistes encore plus que des masses sans parti... Dans leur crainte des puissants ou par indifférence politique, elles n'ont pas
protesté ou se sont bornées à murmurer." Au cours des huit années écoulées depuis lors, la situation s'est infiniment aggravée. La
corruption de l'appareil, se manifestant à chaque pas, a fini par menacer l'existence de l'Etat, non comme l'instrument de la
transformation socialiste de la société, mais comme la source du pouvoir, des revenus et des privilèges des dirigeants. Staline a dû
laisser entrevoir ce motif de la réforme. "Bon nombre de nos institutions, dit-il à M. Howard, travaillent mal... Le vote secret servira
à la population d'aiguillon contre les organes du pouvoir fonctionnant mal." Remarquable aveu: après que la bureaucratie ait, de
ses mains, créé la société socialiste, elle éprouve le besoin d'un... aiguillon? Et c'est le mobile de la réforme constitutionnelle! Il en
est encore un autre, non moins important.
En liquidant les soviets, la nouvelle constitution dissout la classe ouvrière dans la masse de la population. Les soviets, il est
vrai, ont depuis longtemps perdu toute portée politique. Mais la croissance des antagonismes sociaux et l'éveil de la nouvelle
génération eussent pu les ranimer. Il faut surtout craindre les soviets des villes à l'activité desquels prennent part les jeunes et
notamment des jeunes communistes exigeants. Le contraste de la misère et du luxe est trop saisissant dans les centres. Le
premier souci de l'aristocratie soviétique est de se débarrasser des soviets des ouvriers et des soldats rouges. On fait face plus
facilement au mécontentement des campagnes dispersées. On peut même, avec un certain succès, se servir des paysans des
kolkhozes contre les ouvriers des villes. Ce n'est pas la première fois que la réaction bureaucratique s'appuie sur les campagnes
contre les villes.
Ce qu'il y a dans la nouvelle constitution d'important en principe, ce qui la met réellement bien au-dessus des constitutions les
plus démocratiques des pays bourgeois, n'est que la transcription prolixe des documents essentiels de la révolution d'Octobre.
L'appréciation des conquêtes économiques qu'on y trouve déforme la réalité à travers le prisme du mensonge et de la vantardise.
Tout ce qui concerne les libertés et la démocratie n'est qu'usurpation et cynisme.
Faisant un énorme pas en arrière, reculant des principes socialistes aux principes bourgeois, la nouvelle constitution, coupée et
cousue sur mesure pour la caste dirigeante, se situe dans la ligne historique du renoncement à la révolution mondiale au profit de
la Société des Nations, de la restauration de la famille petite-bourgeoise, de la substitution de l'armée permanente aux milices, du
rétablissement des grades et des décorations, de l'accroissement des inégalités. Consacrant l'absolutisme "hors classe", la
nouvelle constitution crée les conditions politiques de la renaissance d'une nouvelle classe possédante.
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OU VA L'U.R.S.S.?
La divinisation de plus en plus impudente de Staline est, malgré ce qu'elle a de caricatural, nécessaire au régime. La
bureaucratie a besoin d'un arbitre suprême inviolable, premier consul à défaut d'empereur, et elle élève sur ses épaules l'homme
qui répond le mieux à ses prétentions à la domination. La "fermeté" du chef, tant admirée des dilettantes littéraires de l'occident,
n'est que la résultante de la pression collective d'une caste prête à tout pour se défendre. Chaque fonctionnaire professe que "l'Etat
c'est lui". Chacun se retrouve sans peine en Staline. Staline découvre en chacun le souffle de son esprit. Staline personnifie la
bureaucratie et c'est ce qui fait sa personnalité politique.
Le césarisme ou sa forme bourgeoise, le bonapartisme, entre en scène, dans l'histoire, quand l'âpre lutte de deux adversaires
paraît hausser le pouvoir au-dessus de la nation et assure aux gouvernants une indépendance apparente à l'égard des classes,
tout en ne leur laissant en réalité que la liberté dont ils ont besoin pour défendre les privilégiés. S'élevant au-dessus d'une société
politiquement atomisée, s'appuyant sur la police et le corps des officiers sans tolérer aucun contrôle, le régime stalinien constitue
une variété manifeste du bonapartisme, d'un type nouveau, sans analogue jusqu'ici. Le césarisme naquit dans une société fondée
sur l'esclavage et bouleversée par les luttes intestines. Le bonapartisme fut un des instruments du régime capitaliste dans ses
périodes critiques. Le stalinisme en est une variété, mais sur les bases de l'Etat ouvrier déchiré par l'antagonisme entre la
bureaucratie soviétique organisée et armée et les masses laborieuses désarmées.
L'histoire en témoigne, le bonapartisme s'accommode fort bien du suffrage universel et même du vote secret. Le plébiscite est
un de ses attributs démocratiques. Les citoyens sont de temps à autre invités à se prononcer pour ou contre le chef, et le votant
sent sur sa tempe le froid léger d'un canon de revolver. Depuis Napoléon III, qui fait aujourd'hui figure d'un dilettante provincial, la
technique plébiscitaire a connu des perfectionnements extraordinaires. La nouvelle constitution soviétique, instituant un
bonapartisme plébiscitaire, est le couronnement du système.
Le bonapartisme soviétique est dû, en dernier lieu, au retard de la révolution mondiale. La même cause a engendré le fascisme
dans les pays capitalistes. Nous arrivons à une conclusion à première vue inattendue, mais en réalité irréprochable, et c'est que
l'étouffement de la démocratie soviétique par la bureaucratie toute-puissante et les défaites infligées à la démocratie en d'autres
pays sont dus à la lenteur dont le prolétariat mondial fait preuve dans l'accomplissement de la tâche que lui assigne l'histoire. En
dépit de la profonde différence de leurs bases sociales, le stalinisme et le fascisme sont des phénomènes symétriques. Par bien
des traits ils se ressemblent d'une façon accablante. Un mouvement révolutionnaire victorieux en Europe ébranlerait aussitôt le
fascisme et aussi le bonapartisme soviétique. La bureaucratie stalinienne a raison, quant à elle, de tourner le dos à la révolution
internationale; elle obéit, ce faisant, à l'instinct de conservation.
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philosophie délirante, née de la nécessité de justifier de nouvelles situations au moyen de vieilles formules, ne peut naturellement
pas donner le change sur le déplacement réel des antagonismes sociaux. D'une part, la création de "notables" ouvre les carrières
aux rejetons les plus ambitieux de la bourgeoisie, car on ne risque rien à leur accorder l'égalité des droits. De l'autre, le même fait
provoque le mécontentement aigu et très dangereux des masses et principalement de la jeunesse ouvrière. Et c'est ce qui explique
la campagne contre "les reptiles et les furies trotskystes".
Le glaive de la dictature, qui frappait auparavant les partisans de la restauration bourgeoise, s'abat maintenant sur ceux qui
s'insurgent contre la bureaucratie. Il frappe l'avant-garde prolétarienne et non les ennemis de classe du prolétariat. En relation avec
la modification capitale de ses fonctions, la police politique, composée naguère des bolcheviks les plus dévoués, les plus disposés
au sacrifice, devient l'élément le plus gangrené de la bureaucratie.
Les thermidoriens mettent à proscrire les révolutionnaires toute la haine que leur inspirent des hommes qui leur rappellent le
passé et leur font craindre l'avenir. Les bolcheviks les plus fermes et les plus fidèles, la fleur du parti, sont dans les prisons, les
coins perdus de la Sibérie et de l'Asie centrale, les nombreux camps de concentration. Dans les prisons mêmes et les lieux de
déportation, les opposants sont encore en butte aux perquisitions, au blocus postal, à la faim. On arrache la femme à son mari, afin
de les briser tous deux et de les contraindre aux abjurations. L'abjuration d'ailleurs n'est pas le salut: au premier soupçon ou à la
première dénonciation, le repenti est doublement châtié. L'aide apportée aux déportés, même par leurs proches, est considérée
comme un crime, l'entraide comme un complot.
La grève de la faim est, dans ces conditions, le seul moyen de défense laissé aux persécutés. La Guépéou y répond par
l'alimentation forcée, à moins qu'elle ne laisse a ses prisonniers la liberté de mourir. Des centaines de révolutionnaires russes et
étrangers ont été au cours des dernières années poussés à des grèves de la faim mortelles, fusillés ou acculés au suicide. En
douze ans, le gouvernement a plusieurs fois annoncé l'extirpation définitive de l'opposition. Mais au cours de l'"épuration" des
derniers mois de 1935 et du premier semestre de 1936, des centaines de milliers de communistes ont de nouveau été exclus du
parti; de ce nombre, plusieurs dizaines de milliers de "trotskystes". Les plus actifs ont été aussitôt arrêtés, jetés en prison ou
envoyés dans les camps de concentration. Quant aux autres, Staline ordonna aux autorités locales, par le truchement de la
Pravda, de ne point leur donner de travail. Dans un pays où l'Etat est le seul employeur, une mesure de ce genre équivaut à une
condamnation à mourir de faim. L'ancien principe: "Qui ne travaille pas ne mange pas" est remplacé par cet autre: "Qui ne se
soumet pas ne mange pas." Combien de bolcheviks ont été exclus, arrêtés, déportés, exterminés à partir de 1923, l'année où
16
s'ouvre l'ère du bonapartisme, nous ne le saurons que le jour où s'ouvriront les archives de la police politique de Staline .
Combien demeurent dans l'illégalité, nous ne le saurons que le jour où commencera l'effondrement du régime bureaucratique.
Quelle importance peuvent avoir vingt ou trente mille opposants dans un parti de deux millions de membres? Sur ce point, la
simple confrontation des chiffres n'est pas parlante. Il suffit d'une dizaine de révolutionnaires dans un régiment pour le faire passer,
dans une atmosphère surchauffée, du côté du peuple. Ce n'est pas sans raison que les états-majors ont une peur bleue des petits
groupes clandestins et même des militants isolés. Cette peur-là, qui fait trembler la bureaucratie stalinienne, explique la cruauté de
ses proscriptions et la bassesse de ses calomnies.
Victor Serge, qui a passé en U.R.S.S. par toutes les étapes de la répression, a apporté à l'Occident le terrible message de ceux
qu'on torture pour fidélité à la révolution et résistance à ses fossoyeurs. Il écrit:
"Je n'exagère rien, je pèse mes mots je puis étayer chacun d'eux de preuves tragiques et de noms...
"Parmi cette masse de victimes et d'objecteurs, silencieux pour la plupart, une héroïque minorité m'est proche entre toutes,
précieuse par son énergie, sa clairvoyance, son stoïcisme, son attachement au bolchevisme de la grande époque. Ils sont
quelques milliers, communistes de la première heure, compagnons de Lénine et de Trotsky, bâtisseurs des républiques soviétiques
quand existaient les soviets, à invoquer contre la déchéance intérieure du régime les principes du socialisme, à défendre comme
ils peuvent (et ils ne peuvent plus que consentir à tous les sacrifices) les droits de la classe ouvrière...
"Les enfermés de là-bas tiendront tant qu'il faudra, jusqu'au bout, dussent-ils ne pas voir se lever sur la révolution une nouvelle
aurore. Les révolutionnaires d'Occident peuvent compter sur eux: la flamme sera maintenue, ne serait-ce que dans les prisons. Ils
comptent aussi sur vous. Vous devez, nous devons les défendre, pour défendre la démocratie ouvrière dans le monde, restituer à
la dictature du prolétariat son visage de libératrice, rendre un jour à l'U.R.S.S. sa grandeur morale et la confiance des travailleurs..."
16
Boukharine, Iagoda, Kamenev, Bela Kun, Radek, Rakovski, Rykov, Sosnovski, Toukhachevski et Zinoviev, pour ne iter que des adversaires
de Trotsky mentionnés dans cet ouvrage, ont été exécutés ou sont morts en déportation. Ordjonikidzé et Tomski se sont suicidés.
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l'Etat et la classe ouvrière sont beaucoup plus complexes que ne l'imaginent les "démocrates" vulgaires. Sans économie planifiée,
l'U.R.S.S. serait rejetée à des dizaines d'années en arrière. En maintenant cette économie, la bureaucratie continue à remplir une
fonction nécessaire. Mais c'est d'une façon telle qu'elle prépare le torpillage du système et menace tout l'acquis de la révolution.
Les ouvriers sont réalistes. Sans se faire illusion sur la caste dirigeante, tout au moins sur les couches de cette caste qu'ils
connaissent d'un peu près, ils voient pour le moment en elle la gardienne d'une partie de leurs propres conquêtes. Ils ne
manqueront pas de bouter dehors la gardienne malhonnête, insolente et suspecte, dès qu'ils verront la possibilité de s'en passer. Il
faut pour cela qu'une éclaircie révolutionnaire se produise en Occident ou en Orient.
La cessation de toute lutte politique visible est présentée par les agents et les amis du Kremlin comme une "stabilisation" du
régime. A la vérité, elle ne signifie qu'une stabilisation momentanée de la bureaucratie, le mécontentement du peuple étant refoulé.
La jeune génération souffre surtout du joug de l'"absolutisme éclairé", beaucoup plus absolu, du reste, qu'éclairé... La vigilance de
plus en plus redoutable de la bureaucratie face à toute lueur de pensée, de même que l'insupportable encensement du "chef"
providentiel attestent le divorce entre l'Etat et la société et aussi l'aggravation des contradictions intérieures qui, faisant pression
sur les cloisons de l'Etat, cherchent une issue et la trouveront inévitablement.
Les attentats commis contre les représentants du pouvoir ont souvent une grande importance symptomatique qui permet de
juger de la situation d'un pays. Le plus retentissant a été l'assassinat de Kirov, dictateur habile et sans scrupule de Leningrad,
personnalité typique de sa corporation. Les actes terroristes sont par eux-mêmes tout à fait incapables de renverser l'oligarchie
bureaucratique. Le bureaucrate, considéré individuellement, peut craindre le revolver; la bureaucratie dans son ensemble exploite
avec succès le terrorisme pour justifier ses propres violences, non sans accuser ses adversaires politiques (l'affaire Zinoviev,
17
Kamenev et autres) . Le terrorisme individuel est l'arme des isolés impatients ou désespérés, appartenant eux-mêmes, le plus
souvent, à la jeune génération de la bureaucratie. Mais, comme sous l'autocratie, les crimes politiques annoncent que l'air se
charge d'électricité et font pressentir une crise.
En promulguant la nouvelle constitution, la bureaucratie montre qu'elle flaire le danger et entend y parer. Mais il est plus d'une
fois arrivé que la dictature bureaucratique, cherchant le salut dans des réformes à prétentions "libérales", n'ait réussi qu'à s'affaiblir.
Révélant le bonapartisme, la nouvelle constitution offre en même temps pour le combattre une tranchée à demi-légale. La rivalité
électorale des cliques peut être le point de départ de luttes politiques. L'aiguillon dirigé contre les "organes du pouvoir fonctionnant
mal" peut devenir un aiguillon contre le bonapartisme. Tous les indices nous portent à croire que les événements amèneront
infailliblement un conflit entre les forces populaires, accrues par le développement de la culture, et l'oligarchie bureaucratique.
Cette crise ne comporte pas de solution pacifique. On n'a jamais vu le diable se rogner les griffes de son plein gré. La bureaucratie
soviétique n'abanonnera pas ses positions sans combat; le pays s'achemine manifestement vers une révolution.
En présence d'une pression énergique des masses, et étant donné la différenciation sociale des fonctionnaires, la résistance
des dirigeants peut être beaucoup plus faible qu'elle ne paraît devoir l'être. Sans doute ne peut-on se livrer, à ce propos, qu'à des
conjectures. Quoi qu'il en soit, la bureaucratie ne pourra être écartée que révolutionnairement et ce sera, comme toujours, au prix
de sacrifices d'autant moins nombreux qu'on s'y prendra plus énergiquement et plus hardiment. P réparer cette action et se mettre
à la tête des masses dans une situation historique favorable, telle est la tâche de la section soviétique de la IV° Internationale,
encore faible aujourd'hui et réduite à l'existence clandestine. Mais l'illégalité d'un parti n'est pas son inexistence: ce n'est qu'une
forme pénible de son existence. La répression peut se montrer parfaitement efficace contre une classe qui quitte la scène, la
dictature révolutionnaire de 1917-1923 l'a pleinement démontré; le recours à la violence contre l'avant-garde révolutionnaire ne
sauvera pas une caste qui se survit, dans la mesure naturellement où l'U.R.S.S. a un avenir.
La révolution que la bureaucratie prépare contre elle-même ne sera pas sociale comme celle d'octobre 1917: il ne s'agira pas
de changer les bases économiques de la société, de remplacer une forme de propriété par une autre. L'histoire a connu, outre les
révolutions sociales qui ont substitué le régime bourgeois à la féodalité, des révolutions politiques qui, sans toucher aux
fondements économiques de la société, renversaient les vieilles formations dirigeantes (1830 et 1848 en France, février 1917 en
Russie). La subversion de la caste bonapartiste aura naturellement de profondes conséquences sociales; mais elle se maintiendra
dans les cadres d'une transformation politique.
Un Etat issu de la révolution ouvrière existe pour la première fois dans l'histoire. Les étapes qu'il doit franchir ne sont inscrites
nulle part. Les théoriciens et les bâtisseurs de l'U.R.S.S. espéraient, il est vrai, que le système souple et clair des soviets
permettrait à l'Etat de se transformer pacifiquement, de se dissoudre et de dépérir au fur et à mesure que la société accomplirait
son évolution économique et culturelle. La réalité s'est montrée plus complexe que la théorie. Le prolétariat d'un pays arriéré a du
faire la première révolution socialiste. Il aura très vraisemblablement à payer ce privilège historique d'une seconde révolution, celle-
ci contre l'absolutisme bureaucratique. Le programme de cette révolution dépendra du moment où elle éclatera, du niveau que le
pays aura atteint et, dans une mesure très appréciable, de la situation internationale. Ses éléments essentiels, suffisamment
définis dès à présent, sont indiqués tout au long des pages de ce livre: et ce sont les conclusions objectives de l'analyse des
contradictions du régime soviétique.
Il ne s'agit pas de remplacer une coterie dirigeante par une autre, mais de changer les méthodes mêmes de la direction
économique et culturelle. L'arbitraire bureaucratique devra céder la place à la démocratie soviétique. Le rétablissement du droit de
critique et d'une liberté électorale véritable sont des conditions nécessaires du développement du pays. Le rétablissement de la
liberté des partis soviétiques, à commencer par le parti bolchevique, et la renaissance des syndicats y sont impliqués. La
démocratie entraînera, dans l'économie, la révision radicale des plans dans l'intérêt des travailleurs. La libre discussion des
questions économiques diminuera les frais généraux imposés par les erreurs et les zigzags de la bureaucratie. Les entreprises
somptuaires, Palais des Soviets, théâtres nouveaux, métros construits pour l'épate, feront place à des habitations ouvrières. Les
"normes bourgeoises de répartition" seront d'abord ramenées aux proportions que commande la stricte nécessité, pour reculer, au
fur et à mesure de l'accroissement de la richesse sociale, devant l'égalité socialiste. Les grades seront immédiatement abolis, les
décorations remisées aux accessoires. La jeunesse pourra respirer librement, critiquer, se tromper et mûrir. La science et l'art
secoueront leurs chaînes. La politique étrangère renouera avec la tradition de l'internationalisme révolutionnaire.
Plus que jamais, les destinées de la révolution d'Octobre sont aujourd'hui liées à celles de l'Europe et du monde. Les
problèmes de l'U.R.S.S. se résolvent dans la péninsule ibérique, en France, en Belgique. Au moment où ce livre paraîtra, la
situation sera probablement beaucoup plus claire qu'en ces jours de guerre civile sous Madrid. Si la bureaucratie soviétique
17
Allusion au premier procès de 1935. L'assassinat de Kirov entraînera également plus tard l'ouverture des célèbres "procès de Moscou".
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réussit, avec sa perfide politique des "fronts populaires", à assurer la victoire de la réaction en France et en Espagne — et
l'Internationale communiste fait tout ce qu'elle peut dans ce sens — l'U.R.S.S. se trouvera au bord de l'abîme et la contre-révolution
bourgeoise y sera à l'ordre du jour plutôt que le soulèvement des ouvriers contre la bureaucratie. Si, au contraire, malgré le
sabotage des réformistes et des chefs "communistes", le prolétariat d'Occident se fraie la route vers le pouvoir, un nouveau
chapitre s'ouvrira dans l'histoire de l'U.R.S.S. La première victoire révolutionnaire en Europe fera aux masses soviétiques l'effet
d'un choc électrique, les réveillera, relèvera leur esprit d'indépendance, ranimera les traditions de 1905 et 1917, affaiblira les
positions de la bureaucratie et n'aura pas moins d'importance pour la IV° Internationale que n'en eut pour la III° la victoire de la
révolution d'Octobre. Pour le premier Etat ouvrier, pour l'avenir du socialisme, pas de salut si ce n'est dans cette voie.
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APPENDICE I
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dans ses frontières géographiques. On pourrait affirmer avec autant de succès que le socialisme vaincrait si la population du globe
était douze fois moins nombreuse qu'elle ne l'est. En réalité, la nouvelle théorie cherchait à imposer à la conscience sociale un
système d'idées plus concret: la révolution est définitivement achevée; les contradictions sociales ne feront plus que s'atténuer
progressivement; le paysan riche sera peu à peu assimilé par le socialisme; l'évolution, dans son ensemble, indépendamment des
événements extérieurs, demeurera régulière et pacifique. Boukharine, qui tenta de fonder la nouvelle théorie, proclama, comme
étant irréfutablement prouvé: "Les différences de classes dans notre pays ou notre technique arriérée ne nous mèneront pas à
notre perte; nous pouvons bâtir le socialisme sur cette base de misère technique elle-même; la croissance de ce socialisme sera
très lente, nous avancerons à pas de tortue, mais nous construirons le socialisme et nous en achèverons la construction..."
Ecartons l'idée du "socialisme à construire même sur une base de misère technique" et rappelons une fois de plus la géniale
divination de Marx qui nous apprend qu'avec une faible base technique "on ne socialise que le besoin, la pénurie devant entraîner
des compétitions pour les articles nécessaires et ramener tout l'ancien fatras..."
L'opposition de gauche proposa en avril 1926, à une assemblée plénière du comité central, l'amendement suivant à la théorie
du pas de tortue: "Il serait radicalement erroné de croire qu'on peut s'acheminer vers le socialisme à une allure arbitrairement
décidée quand on se trouve entouré par le capitalisme. La progression vers le socialisme ne sera assurée que si la distance
séparant notre industrie de l'industrie capitaliste avancée... diminue manifestement et concrètement au lieu de grandir." Staline vit à
bon droit dans cet amendement une attaque "masquée" contre la théorie du socialisme dans un seul pays et refusa
catégoriquement de rattacher l'allure de l'édification à l'intérieur aux conditions internationales. Le compte rendu sténographique
des débats donne sa réponse en ces termes: "Quiconque fait intervenir ici le facteur international ne comprend pas même
comment se pose la question et brouille toutes les notions, soit par incompréhension, soit par désir conscient d'y semer la
confusion." L'amendement de l'opposition fut repoussé.
L'illusion du socialisme se construisant tout doucement — à pas de tortue — sur une base de misère, entouré de puissants
ennemis, ne résista pas longtemps aux coups de la critique. En novembre de la même année la XV° conférence du parti, sans la
moindre préparation dans la presse, reconnut nécessaire de "rattraper dans un délai historique représentant un minimum relatif [?]
et ensuite de dépasser le niveau industriel des pays capitalistes avancés". C'était "dépasser" en tout cas l'opposition de gauche.
Mais tout en donnant le mot d'ordre de "rattraper et dépasser" le monde entier "dans un délai minimum relatif", les théoriciens qui
préconisaient la veille la lenteur de la tortue devenaient les prisonniers du "facteur international" dont la bureaucratie prouve une
crainte si superstitieuse. Et la première version, la plus nette, de la théorie stalinienne se trouva liquidée en huit mois.
Le socialisme devra inéluctablement "dépasser" le capitalisme dans tous les domaines, écrivait l'opposition de gauche dans un
document illégalement répandu en mars 1927, "mais il s'agit en ce moment, non des rapports du socialisme avec le capitalisme en
général, mais du développement économique de l'U.R.S.S. par rapport à celui de l'Allemagne, de l'Angleterre et des Etats-Unis.
Que faut-il entendre par un délai historique minimum? Nous resterons loin du niveau des pays avancés d'Occident au cours des
prochaines périodes quinquennales. Que se passera-t-il pendant ce temps dans le monde capitaliste? Si l'on admet qu'il puisse
encore connaître une nouvelle période de prospérité appelée à durer des dizaines d'années, parler de socialisme dans notre pays
arriéré sera d'une triste platitude; il faudra reconnaître alors que nous nous sommes trompés du tout au tout en jugeant notre
époque comme étant celle du pourrissement du capitalisme; la République des Soviets serait en ce cas la deuxième expérience de
la dictature du prolétariat, plus large et plus féconde que celle de la Commune de Paris mais rien qu'une expérience... Avons-nous
cependant des raisons sérieuses de réviser aussi résolument les valeurs de notre époque et le sens de la révolution d'Octobre
conçue comme un chaînon de la révolution internationale? Non. Achevant, dans une mesure plus ou moins large, leur période de
reconstruction (après la guerre), les pays capitalistes se retrouvent en présence de toutes leurs anciennes contradictions
intérieures et internationales mais élargies et de beaucoup aggravées. Et telle est la base de la révolution prolétarienne. C'est un
fait que nous bâtissons le socialisme. Le tout étant plus grand que la partie, c'est un fait encore plus certain que la révolution se
prépare en Europe et dans le monde. La partie ne pourra vaincre qu'avec le tout... Le prolétariat européen a besoin de beaucoup
de moins de temps pour monter à l'assaut du pouvoir qu'il ne nous en faut pour l'emporter au point de vue technique sur l'Europe et
l'Amérique... Nous devons dans l'intervalle amoindrir systématiquement l'écart entre le rendement du travail chez nous et ailleurs.
Plus nous progresserons et moins nous serons menacés par l'intervention possible des bas prix et par conséquent par
l'intervention armée... Plus nous améliorerons les conditions d'existence des ouvriers et des paysans et plus sûrement nous
hâterons la révolution prolétarienne en Europe, et plus vite cette révolution nous enrichira de la technique mondiale et plus
assurée, plus complète sera notre édification socialiste, élément de celle de l'Europe et du monde". Ce document, comme bien
d'autres, resta sans réponse, à moins qu'il ne faille considérer comme des réponses les exclusions du parti et les arrestations.
Après avoir renoncé à la lenteur de la tortue, il fallut renoncer à l'idée connexe de l'assimilation du koulak par le socialisme. La
défaite infligée aux paysans riches par des mesures administratives devait cependant donner un nouvel aliment à la théorie du
socialisme dans un seul pays: du moment que les classes étaient "au fond" anéanties, le socialisme était "au fond" réalisé (1931).
C'était la restauration de l'idée d'une société socialiste "à base de misère". Nous nous souvenons qu'un journaliste officieux nous
expliqua alors que le manque de lait pour les enfants était dû au manque de vaches et non aux défauts du système socialiste.
Le souci du rendement du travail ne permit pas de s'attarder aux formules rassurantes de 1931 destinées à fournir une
compensation morale aux ravages de la collectivisation totale. "Certains pensent — déclara soudainement Staline, à l'occasion du
mouvement Stakhanov — que le socialisme peut être affermi par une certaine égalité dans la pauvreté. C'est faux... Le socialisme
ne peut vaincre en vérité que sur la base d'un rendement du travail plus élevé qu'en régime capitaliste." Tout à fait juste. Mais le
nouveau programme des Jeunesses communistes adopté en avril 1935, au congrès qui les priva des derniers vestiges de leurs
droits politiques, définît catégoriquement le régime soviétique: "L'économie nationale est devenue socialiste." Nul ne se soucie
d'accorder ces conceptions contradictoires. Elles sont mises en circulation selon les besoins du moment. Personne n'osera émettre
la moindre critique, quoi qu'il arrive.
La nécessité même du nouveau programme des Jeunesses communistes fut justifiée en ces termes par le rapporteur: "L'ancien
programme renferme une affirmation erronée, profondément antiléniniste, selon laquelle "la Russie ne peut arriver au socialisme
que par la révolution mondiale". Ce point du programme est radicalement faux; des idées trotskystes s'y reflètent"; les idées
mêmes que Staline défendait encore en avril 1924! Il resterait à expliquer comment un programme écrit en 1921 par Boukharine,
attentivement revu par le bureau politique avec la collaboration de Lénine, se révèle "trotskyste" au bout de quinze ans et nécessite
une révision dans un sens diamétralement opposé. Mais les arguments logiques sont impuissants là où il s'agit d'intérêts. S'étant
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émancipée par rapport au prolétariat dans son propre pays, la bureaucratie ne peut pas reconnaître que l'U.R.S.S. dépend du
prolétariat mondial.
La loi de l'inégalité de développement a eu ce résultat que la contradiction entre la technique et les rapports de propriété du
capitalisme a provoqué la rupture de la chaîne mondiale à son point le plus faible. Le capitalisme russe arriéré a payé le premier
pour les insuffisances du capitalisme mondial. La loi du développement inégal se joint tout au long de l'histoire à celle du
développement combiné. L'écroulement de la bourgeoisie en Russie a amené la dictature du prolétariat, c'est-à-dire un bond en
avant, par rapport aux pays avancés, fait par un pays arriéré. L'établissement des formes socialistes de propriété dans un pays
arriéré s'est heurté à une technique et à une culture trop faibles. Née elle-même de la contradiction entre les forces productives du
monde, hautement développées, et la propriété capitaliste, la révolution d'Octobre a engendré à son tour des contradictions entre
les forces productives nationales trop insuffisantes et la propriété socialiste.
L'isolement de l'U.R.S.S. n'a pas eu immédiatement, il est vrai, les graves conséquences que l'on pouvait redouter: le monde
capitaliste était trop désorganisé et paralysé pour manifester toute sa puissance potentielle. La "trêve" a été plus longue que
l'optimisme critique ne permettait de l'espérer. Mais l'isolement et l'impossibilité de mettre à profit les ressources du marché
mondial, fût-ce sur des bases capitalistes (le commerce extérieur étant tombé au quart ou au cinquième de ce qu'il était en 1913)
entraînaient, outre d'énormes dépenses de défense nationale, une répartition des plus désavantageuses des forces productives et
la lenteur du relèvement de la condition matérielle des masses. Le fléau bureaucratique fut cependant le produit le plus néfaste de
l'isolement.
Les normes politiques et juridiques établies par la révolution d'une part exercent une influence favorable sur l'économie arriérée
et, de l'autre, souffrent de l'action paralysante d'un milieu arriéré. Plus longtemps l'U.R.S.S. demeurera dans un entourage
capitaliste et plus profonde sera la dégénérescence de ses tissus sociaux. Un isolement indéfini devrait infailliblement amener, non
l'établissement d'un communisme national, mais la restauration du capitalisme.
Si la bourgeoisie ne peut pas se laisser assimiler paisiblement par la démocratie socialiste, l'Etat socialiste ne peut pas non
plus s'assimiler au système capitaliste mondial. Le développement socialiste pacifique "d'un seul pays" n'est pas à l'ordre du jour
de l'histoire; une longue série de bouleversements mondiaux s'annonce: guerres et révolutions. Des tempêtes sont aussi
inévitables dans la vie intérieure de l'U.R.S.S. La bureaucratie a dû, dans sa lutte pour l'économie planifiée, exproprier le koulak; la
classe ouvrière aura, dans sa lutte pour le socialisme, à exproprier la bureaucratie, sur la tombe de laquelle elle pourra mettre cette
épitaphe: "Ici repose la théorie du socialisme dans un seul pays."
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APPENDICE II
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existences: l'une banale, dans le cercle des intérêts quotidiens, l'autre plus élevée. Les "amis" visitent de temps à autre Moscou. Ils
prennent note des tracteurs, des crèches, des parades, des pionniers, des parachutistes, de tout, en un mot, sauf de l'existence
d'une nouvelle aristocratie. Les meilleurs d'entre eux ferment les yeux par aversion pour la société capitaliste. André Gide l'avoue
avec franchise: "C'est aussi, c'est beaucoup la bêtise et la malhonnêteté des attaques contre l'U.R.S.S. qui font qu'aujourd'hui nous
mettons quelque obstination à la défendre." La bêtise et la malhonnêteté des adversaires ne sauraient pourtant justifier notre
propre aveuglement. Les masses, en tout cas, ont besoin d'amis qui voient clair.
La sympathie de la plupart des bourgeois radicaux et radicaux-socialistes pour les dirigeants de l'U.R.S.S. a des causes non
dénuées d'importance. En dépit de différences de programmes, les tenants d'un "progrès" acquis ou facile à réaliser prédominent
parmi les politiciens de métier. Il y a beaucoup plus de réformistes que de révolutionnaires sur la planète. Beaucoup plus d'adaptés
que d'irréductibles. Il faut des époques exceptionnelles de l'histoire pour que les révolutionnaires sortent de leur isolement et que
les réformistes fassent figure de poissons tirés hors de l'eau.
Il n'y a pas dans la bureaucratie soviétique actuelle un seul homme qui n'ait considéré en avril 1917, et même sensiblement
plus tard, l'idée de la dictature du prolétariat en Russie comme fantaisiste (cette fantaisie était alors qualifiée... "trotskysme"). Les
"amis" étrangers de l'U.R.S.S. appartenant à la génération des aînés ont, des dizaines d'années durant, considéré comme des
politiques "réalistes" des mencheviks russes, partisans du "front populaire" avec les libéraux et qui repoussaient la dictature
comme une évidente folie. Autre chose est de reconnaître la dictature du prolétariat quand elle est réalisée et même défigurée par
la bureaucratie; ici, les "amis" sont justement à la hauteur des circonstances. Ils ne se bornent plus à rendre justice à l'Etat
soviétique, ils prétendent le défendre contre ses ennemis; moins, il est vrai, contre ceux qui le tirent en arrière que contre ceux qui
lui préparent un avenir. Ces "amis" sont-ils des patriotes actifs, comme les réformistes anglais, français, belges et autres? Il leur est
alors commode de justifier leur alliance avec la bourgeoisie en invoquant la défense de l'U.R.S.S. Sont-ils au contraire des
défaitistes malgré eux, comme les social-patriotes allemands et autrichiens d'hier? Ils espèrent, en ce cas, que la coalition de la
France et de l'U.R.S.S. les aidera à venir à bout des Hitler et des Schuschnig. Léon Blum, qui fut l'adversaire du bolchevisme de la
période héroïque et ouvrît les pages du Populaire aux campagnes contre l'U.R.S.S., n'imprime plus une ligne sur les crimes de la
bureaucratie soviétique. De même que le Moïse de la Bible, dévoré du désir de voir la face divine, ne put que se prosterner devant
le postérieur de la divine anatomie, les réformistes, idolâtres du fait accompli, ne sont capables de connaître et de reconnaître que
l'épais arrière-train bureaucratique de la révolution.
Les chefs communistes d'à présent appartiennent en réalité au même type d'hommes. Après bien des pirouettes et des
acrobaties, ils ont tout à coup découvert les avantages de l'opportunisme et s'y sont convertis avec la fraîcheur de l'ignorance qui
les caractérisa en tout temps. Leur servilité, pas toujours désintéressée, en présence des dirigeants du Kremlin suffirait à les
rendre absolument incapables d'initiative révolutionnaire. Aux arguments de la critique, ils ne répondent que par des aboiements et
des mugissements; sous le fouet du maître, en revanche, on les voit donner des signes de satisfaction. Ces peu attrayantes gens
qui, au premier danger, se disperseront vers tous les horizons, nous tiennent pour de "fieffés contre-révolutionnaires". Qu'y faire?
L'histoire ne se passe pas de farces, malgré sa sévérité.
Les plus clairvoyants des "amis" consentent à admettre, tout au moins dans le tête-à-tête, qu'il y a des taches sur le soleil
soviétique, mais, substituant à la dialectique une analyse fataliste, ils se consolent en disant qu'une certaine dégénérescence
bureaucratique était inévitable. Soit! La résistance au mal ne l'est pas moins. La nécessité a deux bouts: celui de la réaction et
celui du progrès. L'histoire nous apprend que les hommes et les partis qui la sollicitent en des sens contraires finissent par se
trouver des deux côtés de la barricade.
Le denier argument des "amis", c'est que les réactionnaires s'emparent des critiques adressées au régime soviétique. C'est
indéniable. Ils tenteront même, vraisemblablement, de mettre cet ouvrage à profit. En fut-il jamais autrement? Le Manifeste
communiste rappelait dédaigneusement que la réaction féodale tenta d'exploiter contre le libéralisme la critique socialiste. Le
socialisme révolutionnaire n'en a pas moins fait son chemin. Nous ferons le nôtre. La presse communiste en arrive sans doute à
dire que notre critique prépare... l'intervention armée contre l'U.R.S.S.! Il faudrait évidemment entendre par là que les
gouvernements capitalistes, apprenant grâce à nos travaux ce qu'est devenue la bureaucratie soviétique, vont sans désemparer la
châtier pour avoir foulé aux pieds les principes d'Octobre? Les polémistes de la III° Internationale ne manient pas l'épée mais la
trique, ou des armes encore moins acérées. La vérité est que la critique marxiste, appelant les choses par leur nom, ne peut
qu'affermir le crédit conservateur de la diplomatie soviétique aux yeux de la bourgeoisie.
Il en est autrement en ce qui concerne la classe ouvrière et les partisans sincères qu'elle compte parmi les intellectuels. Ici,
notre travail peut en effet faire naître des doutes et susciter la défiance, non envers la révolution, mais envers ceux qui l'étranglent.
Et tel est bien le but que nous nous sommes proposé. Car c'est la vérité, et non le mensonge, qui est le moteur du progrès.
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