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Christian Rakovsky, Textes (1905-1930)

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cahiers

LEON TROTSKY

N 17

MARS 1984
RAKOVSKY
(lre partie: 1873-1923)

SOMMAIRE

Repres chronologiques

............................................. ......................

ARTICLE

Pierre Brou Rako (lre partie)

...................................................

DOCUMENTS (Textes de Rakovsky)

La Rvolte du P otem k ine (1905)


...................................................
Le Mouvement ouvrier en Roumanie (1906) ...............................
........................................................... ..................
Jean Jaurs (1914)
Un pisode de la Rvolution russe (1917)
...................................
LOrganisation communiste de lArme rouge (1920)
...............
La rvolution franaise et le droit de proprit (1922) ...............
Jules Guesde et le Communisme (1923) ...................................
Le Parti et la question nationale (1923) .........................................
Une nouvelle Etape: lU.R.S.S.............................................................

37
48
54
64
73
79
84
89
101

Sommaire du n 18

121

............................................................................

COURRIER DES LECTEURS

..............................................

122

Peng Shuzhi (1895-1983) ............................................................


Peter Sedgwick (1934-1983) ................................. ............................
Ernest Rice McKinney (1886-1984) ...............................................

124
126
126

Les Dparts

Avertissement

C'est l't 1981 que le num ro spcial sur Rakovsky a t conu et


com m en c. Il s'est h eu rt bien des difficults. Il fallait trou ver certains
tex tes, d ch iffrer les autres et ce n'tait pas une m ince affaire avant
d e les traduire. Q uand est venu le m om en t du choix, la m atire dpassait
le volu m e d'un num ro unique. P ersonne ne nous ayant reproch d'en
a v o ir fa it deux p o u r Sedov, nous avons d on c fa it deux num ros Rakovsky.
Ils seront prsen ts dans l'ordre chronologique, le p rem ier allant jusqu'en
1923 et le seco n d couvran t la dern ire partie de la v ie d e Rakovsky: les
textes indits d e la correspondance d'exil paratront d on c dans le second
n u m ro Rakovsky, le 18. Nous disposons encore d e nom breux docum ents
qui n'ont pas t utiliss dans ces deux num ros: les abonns intresss par
eux ou p a r les textes dans la langue originale (russe, roum ain, allemand)
p e u v en t se les p ro cu rer auprs d e n otre service de docum entation.
C om m ent appeler notre p erson n age principal, qui fu t d'abord Crastyu, puis Cristian Racovski avant d 'tre Khristian Rakovsky, la russe ?
Nous avons choisi la dernire graphie, puisque nous som m es venus lui
p a r l'histoire d e l'opposition de ga u ch e russe. En France, ses amis de tout
tem ps l'ont a p p el et nous l'appelons aussi m aintenant Rako,
qu'on p eu t crire aussi R aco si on l'crit.
Nous souhaitons que nos lecteurs aim ent Rako com m e nous l'aimons,
m aintenant que nous le connaissons.
Institut Lon Trotsky

Points de repre chronologiques


pour la biographie de Kh.G. Rakovsky
1873
1887
1890
1892
1893
1894
1895
1896
1897
1898
1899
1900
1901
1902
1903
1904
1905

Naissance de Crastyu Racovski.


Premire arrestation et premire expulsion du lyce.
Deuxime exclusion du lyce ; dpart Genve lautomne et dbut des
tudes de mdecine. Rencontre avec Plkhanov, Vra Zassoulitch, Rosa
Luxemburg.
Voyage Paris, rencontre avec Jules Guesde.
R. organise le second congrs des tudiants socialistes. Est dlgu au
congrs de Zurich de lInternationale.
Sjour en Prusse, rencontre des Liebknecht et Engels. Expulsion le 12
avril. A Nancy en novembre, inscription sur le carnet B.
R. arrive en juillet Montpellier pour continuer ses tudes de mdecine.
Rencontre avec Jaurs au cours dune excursion Saint-Guilhem-duDsert. Congrs de Londres de lInternationale et sjour en GrandeBretagne.
R. soutient le 31 juillet sa thse de docteur en mdecine, revient en
Roumanie et pouse E.P. Ryabova, tudiante russe avec qui il vivait depuis
Genve.
R. commence son service militaire en Roumanie comme mdecin.
Au cours dune permission, sjour Saint-Ptersbourg. Rencontre manque avec Lnine.
R. libr du service militaire, dlgu au congrs de Paris de lInternatio
nale.
R. demande la nationalit franaise. Il sjourne Saint-Ptersbourg do il
est expuls, puis y revient, ayant achet son retour.
Mort dE.P. Ryabova. R. revient en France o Clemenceau, le 10 octobre,
appuie sa demande de naturalisation.
R. exerce pendant six mois la profession de mdecin Beaulieu-sur-Loire.
Il rencontre Trotsky pour la premire fois. Mort de son pre.
R. revient en Bulgarie, puis se fixe en Roumanie. Il est dlgu au congrs
dAmsterdam de lInternationale.
R. fonde Rmania Moncitoare en mars, prononce le 1er mai son premier
discours roumain, accueille en juin les marins russes mutins du Potemkine Constantza.

REPERES CH RON O LO G IQ UES

R. rend compte dans l'Humanit des rvoltes paysannes. Il sjourne


Paris puis Stuttgart o il est dlgu au congrs de lInternationale. Le
gouvernement roumain le dchoit de sa nationalit.
1909 R. refoul de Roumanie deux reprises.
1910 Dlgu au congrs de lInternationale Copenhague, R. entre au B.S.I. Il
soutient Trotsky contre Lnine et Plkhanov.
1911 Refoul de Roumanie en mars, R. sinstalle en Bulgarie o il essaie de
runifier les socialistes et fonde le journal Napred.
1912 II recouvre sa nationalit roumaine, revient dans son pays, fonde Lupta , se
remarie. Dbut de son amiti avec Trotsky, venu comme correspondant de
guerre.
1914 R. inspire la position centriste du parti roumain sur la guerre; dbut de
la campagne le prsentant comme un agent de lAutriche.
1915 Voyage en Italie, en France, en Suisse, entretiens avec Serrati, Trotsky,
Lnine. R. fonde et dirige la fdration social-dmocrate des Balkans,
participe en septembre la confrence de Zimmerwald.
1916 La Roumanie entre en guerre aux cts des Allis le 27 avril et R. est arrt
le 27 septembre.
1917 Libr le 1er mai de la prison de Jassy par des soldats russes, R. participe
la confrence zimmerwaldienne de Ptrograd la fin du mois puis, revenu
Odessa, la tte du comit daction social-dmocrate roumain, prpare
les oprations militaires contre la Roumanie. Il adhre au parti bolchevi
que.
1918 R. dirige loffensive contre la Roumanie jusqu larmistice (mars) puis
ngocie avec les autorits ukrainiennes successives. Envoy en Allemagne
aprs la rvolution de novembre, il est refoul et, son retour, envoy en
Ukraine.
1919 Prsident du conseil des commissaires du peuple dUkraine, membre du
C.C. du parti bolchevique, chef de ladministration politique de lArme
rouge, membre du bureau de lInternationale communiste, R. est lauteur
de la motion proclamant cette dernire.
1920 A travers la guerre civile et les multiples problmes du KPB (U), R.
sefforce de dgager une politique rvolutionnaire adapte aux conditions
et aspirations ukrainiennes.
1921 R. est condamn mort en Roumanie. La situation stabilise dans le parti
ukrainien, il prend conscience du danger de russification.
1922 R. est membre et porte-parole de la dlgation sovitique Gnes. En tant
que chef du gouvernement ukrainien, il se heurte la politique nationa
le de Staline et formule ses critiques.
1923 R. prononce un discours trs critique au Congrs sur la question natio
nale. Il est nomm ambassadeur Londres en juillet, un exil politique.
1924 Reconnaissance de lU.R.S.S. par la Grande-Bretagne.
1925 R. ambassadeur Paris, prsente en dcembre ses lettres de crances.
1926 R. rejoint lOpposition unifie en U.R.S.S.
1927 Campagne de la presse franaise contre R. propos dun texte de lOppo
sition quil a sign. Le gouvernement franais rclame son rappel. R.
quitte la France le 16 octobre, est exclu du C.C. le 14 novembre, prend la
parole au XVe congrs le 5 dcembre, signe la dclaration de lOpposition
1907

1928
1929

1930
1932
1933
1934
1936
1937
1938
1941
1967
1973
1977

CAHIERS LEON TROTSKY 17

de gauche le 17, est exclu du parti le 18, relev de ses fonctions de


vice-commissaire du peuple le 30.
Dport le 20 janvier Astrakhan, R. correspond avec les autres exils,
notamment Trotsky et se consacre des travaux thoriques et historiques.
Il est transfr Saratov le 25 octobre.
Dirigeant moral de lOpposition de gauche aprs lexil de Trotsky, au
lendemain de la capitulation des trois en juillet, il enraie la dbandade
par la dclaration du 22 aot. Nouvelle dclaration le 4 octobre: il est
transfr Barnaoul.
R., malgr perquisitions et menaces, russit faire circuler sa dclaration
du 11 avril. En juillet-aot, il crit Au Congrs et dans le Pays.
R. est transfr en Iakoutie.
R. tente de svader, est repris, nouveau dport.
R. capitule en fvrier, sjourne en maison de repos. Vice-commissaire la
Sant, il est envoy en mission au Japon pour la Croix-rouge, hospitalis
plusieurs mois au retour.
La presse sovitique publie une dclaration de R. rclamant la mort pour
les accuss du procs de Moscou.
Arrestation de R.
A lissue du troisime procs de Moscou, R. est condamn 25 ans de
prison.
Excution de Rakovsky en prison (?).
Premier article favorable R. dans une revue samizdat en U.R.S.S.
Soutenance de la thse de Francis Conte sur R.
Publication en Roumanie des crits de R. sur la Roumanie.

Pierre Brou

Rako
(Khristian Georgivitch Rakovsky)

Prsentant au lecteur de 1982 la correspondance entre Trotsky et les


Rosmer,1 jai cru ncessaire de prsenter Alfred Rosmer qui a pourtant
t le sujet dune solide thse.2 La mme dmarche me parat souhaitable
pour Rakovsky lequel a bnfici aussi de lattention et du long travail
dun vrai chercheur.3
Est-il possible quel que soit le volume du travail de saisir, non
la personnalit, mais la dimension de cet homme exceptionnel? Cest
dautant plus difficile dans le domaine acadmique que les rgles de la
biensance sont censes y demeurer invioles, au moins en apparence, et
quon y est tenu garder mesure et pondration dans le ton. Or, dans le
cas Rakovsky, les rats de la contre-histoire qui ont statut officiel et
parfois mandarinal, pas seulement en U.R.S.S. et pas seulement gau
che se sont acharns et continuent de sacharner contre lhomme qui
fut notamment lami de Trotsky pendant un quart de sicle. Le G.P.U. a
confisqu en 1930 Barnaoul le manuscrit des M m oires de Rakovsky et
il sest trouv en 1980, en Occident, des hommes dits de science pour
estimer dplac que des historiens, runis pendant cinq jours pour
tudier Trotsky, sadressent au gouvernement sovitique pour lui deman
der de faire connatre ses M m oires aux chercheurs.4
1. Lon Trotsky, Alfred et Marguerite Rosmer, Correspondance (1929-1939),
Tmoins/Gallimard, 1982.
2. Ibidem , p. 8. Je faisais allusion au travail de Christian Gras, Alfred Rosmer et le
Mouvement rvolutionnaire international, qui a t publi chez Maspero.
3. Francis Conte, Christian Rakovski (1873-1941). Essai de biographie politique,
Thse, Bordeaux III, 1973. Nous avons utilis ldition de Lille III et abus de linpuisable
gentillesse de M. Conte dans le cours de la prparation de ce numro.
4. J ai personnellement prsent lors du colloque organis Follonica pour le 40e
anniversaire de la mort de Trotsky, en octobre 1980, une rsolution demandant la restitution
la communaut scientifique des documents saisis sous le rgime stalinien, mentionnant

CAHIERS LEON TROTSKY 17

Sagit-il de la difficult linguistique qui fait que Rakovsky relve de


lhistoire de tant de pays quaucun chercheur ne peut accder directement
aux documents le concernant? Cela ne suffit pas expliquer la lenteur
avec laquelle il merge aujourdhui des oubliettes.
Militant socialiste lge o dautres jouent aux billes, tudiant
marxiste avec Rosa Luxemburg, lve de Plkhanov, collaborateur de
1lskra de Lnine et Martov, dlgu 20 ans au congrs de lInternatio
nale, correspondant dEngels, Kautsky, Wilhelm Liebknecht, proche de
Guesde, bon camarade de Jaurs, dirigeant des socialistes bulgares et
roumains, animateur de la fdration social-dmocrate des Balkans, cor
respondant de tous les journaux socialistes europens, dfenseur des
marins mutins du Potemkine, plerin des rencontres socialistes interna
tionales pendant la guerre, Rakovsky tait dj en 1917 un grand de la
politique mondiale. Combien existerait-il dans le monde dinstituts Ra
kovsky si cet homme, la vie dj charge dhistoire, tait mort juste
avant 1917?
Or il navait encore vcu que son enfance politique: dirigeant de la
guerre civile en Ukraine, chef du gouvernement rvolutionnaire, auteur
de la motion qui fonda lInternationale communiste, dfenseur des natio
nalits opprimes contre le chauvinisme grand-russe incarn par Staline,
diplomate de premier ordre, il fut enfin, en dportation, des annes
durant, le symbole de la fidlit Trotsky et de lattachement aux ides et
aux principes du bolchevisme trahi et dfigur par la bureaucratie stali
nienne.
Cest l nen pas douter lunique raison pour laquelle Rakovsky est
rest si longtemps dans la terre inconnue des vous loubli. Les Cahiers
Lon Trotsky devaient-ils ly laisser parce que ce militant exceptionnel,
devenu un vieil homme et bris par une machine au-del de toute force
humaine, a effectu, le 7 fvrier 1934, un premier pas dans la voie du
reniement avant dy plonger tout entier face ses bourreaux ? Nous ne le
pensons pas : il existe, pour un militant, mille et une faons de mourir au
combat. Lombre de la mort ne peut suffire ternir lclat dune vie
entire.
Do ce numro spcial autour de textes indits ou peu connus de

en particulier les manuscrits confisqus Rakovsky. Le refus de la soumettre au vote de la


communaut dhistoriens runis cette occasion ma t communiqu par le regrett
professeur Del Bo, de la Fondation Feltrinelli, qui ma assur quune dmarche dans le sens
souhait par moi serait effectue auprs du gouvernement sovitique par les organisateurs.
C est une motion finale adopte par la prsidence et la direction scientifique du collo
que , reproduite dans le compte rendu dit sous le titre Pensiero et Azione Politica de
Leone Trockij, Olshki, Florence, 1982, t.II, p. 693 qui donne le contenu de cette dmarche;
le nom de Rakovsky ny figure pas. On trouvera un compte rendu chaud de cette
discussion dans L a RepubbLica du 11 octobre 1980.

RAKO

Khristian Georgivitch Rakovsky. Do cet article de prsentation qui na


dautre prtention que de faire le point de nos connaissances pour ceux de
nos lecteurs qui ne savent rien ou pas grand chose de lui.5
Le rvolutionnaire balkanique

Crastyu cest le prnom dorigine quil russifiera en Khristian


Racovski est n le 1er aot 1873 Gradets, prs de Kotel, en Bulgarie,
alors une province ottomane : lannexion de cette rgion par la Roumanie
en 1878 changera sa nationalit. Son pre, commerant et grand propri
taire, tait fort riche et cette fortune tait destine financer bien des
activits rvolutionnaires. Sa mre tait la nice du pote rvolutionnaire
de la libration nationale bulgare, Sava Rakovsky6 partisan de lunion
des peuples des Balkans avec les Russes. Le jeune garon fut impressionn
par les rcits maternels sur ce hros national, boulevers par liniquit des
reprsailles dchanes sur les siens. Lpope de son oncle, la guerre
russo-turque il se souvint davoir entendu dire par un officier russe:
Nous vous librons, mais nous, qui nous librera? lui ont inspir
une passion prcoce pour les rvolutionnaires russes.
C est cette guerre qui a oblig sa famille fuir et chercher refuge
dans la Dobroudja roumaine. Il achve ses tudes primaires, entre au
lyce de Varna. Ctait, raconte-t-il, une priode o mme les tudiants
les plus jeunes se passionnaient pour la politique. Il est lun des me
5. Le regrett Georges Haupt mavait fait part de son intention ancienne de travailler
sur Rakovsky. Mais cest Francis Conte qui a ouvert la brche. Quatre annes plus tard,
lEditura Politica de Bucarest publiait en effet Cristian Racovski, Scrieri social-politice
(1900-1916) un recueil de 325 pages de textes sur la Roumanie. La mme anne, dans le
volume Rom anian History (Utrecht) paraissait larticle dAb P. van Goudoever, Cristian
Racovski and Nashe Slovo (1914-1916), pp. 109-150. En 1980, en introduction au volume
Christian R ak ovsky: Selected Wntmgs on Opposition m the URSS 1923-1930, Londres,
Allison & Busky, une tude de Gus Fagan, pp. 7-64 en guise dintroduction. En 1982, dans
IW K (Internationale Wissenschafthche Korrespondenz f r Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung) septembre 1982, n 3, pp. 298-310, Manana Hausleitner, Christian Ra-

kovskis Bedeutung fr die Internationale Arbeiterbewegung und seine Lsungvorschlge der


Nationalittenprobleme rckstndiger Lnder. Enfin est venue dUnion sovitique mme
lunique rhabilitation qui et eu un sens pour Rakovsky, la publication dans la revue
sam izdat de Roy Medvedev, Pohtitcheskii Dnevnik n 7, davril 1965 de deux pages sur
Rakovsky. Outre ces tudes et des rfrences aux crits de Rakovsky auxquels nous avons
eu accs la bibliothque Doe de Berkeley et Hoover Stanford, nous avons utilis
lautobiographie de Rakovsky dans lencyclopdie Granat traduite en franais par J.J. Marie
dans Les Bolcheviks par eux-mmes, avec G. Haupt, chez Maspero, les articles et ouvrages
de Trotsky, ses notes et celles de Ruth Fischer la bibliothque Houghton de Harvard, ainsi
que le dossier Rakovsky au ministre de lintrieur Pans. Enfin le travail a t clair par
les souvenirs de Boris Souvarine dans Panait Istrati et le Communisme, Le Dbat, n 9,
fvrier 1981.
6. Sava (ou Sawa) Rakovsky (1821-1867) tait n Popovic et fut le combattant indomp
table de la cause nationale bulgare contre la domination turque.

10

CAHIERS LEON TROTSKY 17

neurs des manifestations de lycens que soutiennent quelques profes


seurs et contre lesquelles on envoie larme rtablir lordre dans la rue. Le
garon na encore que quatorze ans, il est pourtant arrt et immdiate
ment exclu de toutes les coles du pays. Remis en libert, il revient dans
sa famille Mangalia et y passe une anne entire dans la libert intellec
tuelle la plus totale, dvorant tout ce qui lui tombe sous la main. Un an
plus tard, en 1888, il est autoris reprendre ses tudes et admis au lyce
de Gabrovo dans lavant-dernire classe. Il a quinze ans.
Le jeune garon est dj atteint par le virus de la politique. Lin
fluence de lun de ses professeurs, de dix ans son an, fait le reste: Dabev
a fond en 1886 le premier hebdomadaire marxiste de Bulgarie et dit en
langue bulgare les premiers textes de Marx parus dans ce pays. Avec son
ami Slavi Balabanov, Rakovsky publie un journal hectographi illgal,
Zerkalo (le Miroir) o il y avait, avouera-t-il plus tard un peu de tout :
les ides de Jean-Jacques Rousseau sur lducation, la lutte entre les riches
et les pauvres, les mfaits des enseignants en gnral.7 Il aide la
diffusion de journaux socialistes qui arrivent de Suisse et apprend en
jouant les techniques de la clandestinit. Il est lentre de la dernire
anne de lyce quand il monte dans la chaire de la petite glise de Kotel
pour y prcher aux paysans, sans doute un peu bahis, lEglise chr
tienne primitive, le communisme chrtien. Il na pas tout fait termin
le lyce quand il est de nouveau exclu dfinitivement cette fois de
tout tablissement secondaire en Bulgarie. Il a dix-sept ans et sen va
Genve en 1890 faire ses tudes de mdecine avec Balabanov qui se
noiera accidentellement en 1893.
Sa dcision a t rflchie. Il a choisi Genve parce quelle est alors la
plaque tournante des rvolutionnaires des pays balkaniques et dEurope
orientale. Il a choisi la mdecine parce quil pense quelle lui donnera le
contact direct avec le peuple. Il devient lanimateur de la socit bulgare
des tudiants social-dmocrates, charg ce titre dorganiser Genve le
deuxime congrs mondial des tudiants socialistes. Li aux migrs rus
ses il vit avec Elisaveta P. Ryabova, une tudiante en mdecine, mili
tante social-dmocrate , il collabore avant tout rgulirement aux jour
naux bulgares, le Sotsial-demokrat, qui parat Genve, Den, Rabotnik,
D rttgar qui sont publis en Bulgarie mme. Il est dlgu par lunion
social-dmocrate bulgare au congrs de lInternationale Zurich en 1893.
Il revient rgulirement en Bulgarie, y fait des confrences, suivi pas pas
par la police. Son premier livre est publi en bulgare, en 1897: cest une
analyse-rquisitoire contre le tsarisme quil invite isoler, La Russie en
O rient. Dlgu au congrs de lInternationale Londres, en 1896, il
7.
p. 32.

Rakovski , autobiographie dans Haupt & Marie, Les Bolcheviks par eux-mmes ,

RAKO

11

la parole propos de la question nationale en Europe et affirme que


f>rend
ignorance des socialistes sur ce point constitue lune des grandes fai
blesses du mouvement socialiste international.
Sa thse acheve8 et son diplme de docteur en mdecine obtenu, il
fait son service militaire en Roumanie, comme mdecin au 9e de cavalerie.
Il commence alors se familiariser avec le mouvement socialiste roumain
quil avait un peu connu en France pendant son sjour Montpellier. Il
trouve le temps dcrire deux brochures, lune sur La Signification p oliti
que d e l'affaire D reyfus, lautre sur Science et M iracles, quil dite en
Bulgarie. Il ne tarde pas repartir cependant, ne revenant en Roumanie
que quelques annes plus tard, en 1903, la mort de son pre qui lui
laisse son domaine de la Dobroudja, valu 8000 livres sterling, une
somme considrable pour lpoque. Il stablit dabord en Bulgarie, o,
dans la scission social-dmocrate, il a choisi, non sans quelques rserves,
la fraction dure des tesnjaki les troits quivalents des bolche
viks. Mais, en 1905 et sans quon sache quels lments lont dtermin
prendre semblable dcision, il vient stablir en Roumanie, prs de
Constantza.
Il va consacrer toutes les annes qui suivent la renaissance du parti
socialiste roumain. Ce dernier, fond en 1893, a disparu en 1899, victime
de lopportunisme et du carririsme de ses dirigeants qui lont transform
en parti national-dmocrate, appendice du parti libral. Rakovsky ne
veut pas renouveler les erreurs qui avaient fait du P.S. roumain un parti
de lintelligentsia, extrieur la classe ouvrire. Il a lappui du vtran
Dobrogeanu-Gherea9 et de la minorit qui avait voulu maintenir le parti.
Le plan quil a labor consiste porter leffort de construction vers la
constitution de syndicats ouvriers solides, seules organisations suscepti
bles de donner au parti la base proltarienne qui lui est indispensable. Le
dveloppement politique se fera dans un premier temps sur la base de
cercles politiques fonctionnant partir de syndicats et de leur activit.
Lorientation gnrale, le cadre, la direction politique finalement, seront
donnes par un hebdomadaire. Dbut 1905, Rakovsky finance la parution
du nouvel hebdomadaire ouvrier et socialiste, Romnia M uncitoare
(La Roumanie laborieuse). Le premier numro parait le 5 mars, au mo
ment o une vague grviste sans prcdent stend et gonfle en Roumanie
aux premiers grondements de la rvolution en Russie. Les classes diri
geantes roumaines salarment et commencent diffamer systmatique

8. La thse de mdecine de Rakovsky est intitule Les Causes de la crime et de la


dgnrescence.

9. N Kharkov sous le nom de Katz, devenu roumain ultrieurement, Constantin


Dobrogeanu-Gherea (1855-1920), ancien populiste, fut le premier socialiste roumain, rdac

teur du programme du parti en 1866 et finana toute sa vie les activits socialistes et
syndicales.

12

CAHIERS LEON TROTSKY 17

ment celui quelles appellent ltranger, le Bulgare Rakovsky. Quand,


au mois de juin, le cuirass Potem kine, dont les marins se sont mutins
Odessa, vient chercher refuge en Roumanie, les clameurs de haine redou
blent: Rakovsky, en liaison avec ses camarades russes de Genve, a pris
contact avec les mutins, a tent de les convaincre de se porter au secours
des dockers de Batoum durement frapps par la rpression, puis a orga
nis et anim les comits daide en leur faveur.10 Ds cette poque, il
symbolise la rvolution, cible de la haine des classes dirigeantes. Mais les
progrs sont suffisants pour que les cercles politiques Romnia Muncitoare qui fonctionnent dsormais dans tous les centres industriels impor
tants puissent tenir leur premire confrence nationale et dsigner un
comit central dont il est le vritable dirigeant.11 On peut penser alors
que la cration formelle du parti nest plus quune question de mois.
En fait le parti social-dmocrate de Roumanie (Partidul Social Democrat n Romnia) ne natra quen 1910 et Rakovsky ne prendra pas part
son congrs de fondation. Le gouvernement libral roumain a russi le
tenir lcart du pays pour plusieurs annes. Cest en 1907 quil a tent sa
chance. Cette anne-l, une rvolte paysanne a clat en fvrier.12
Dabord dirige contre les fermiers juifs de Moldavie du Nord, nourrie
des thmes antismites du nationalisme roumain, elle se tourne vite ce
pendant contre lennemi naturel, le grand propritaire. Trs vite le gou
vernement se rend compte que lagitation paysanne donne un regain de
vigueur lagitation ouvrire et il dcide de frapper. Les coups tom
bent sur le mouvement ouvrier: perquisitions, attentats, arrestations,
condamnations, passages tabac. Rakovsky est la cible principale: on lui
tire dessus Constantza, dans le cours dun meeting o il parle, et la
police lenlve, couvert de sang, la sortie. Il appelle les soldats ne pas
tirer sur leurs frres paysans : il est de nouveau arrt. Lopinion socialiste
mondiale a t alerte par les correspondances quil envoie aux journaux
du monde entier, et il est rapidement mis en libert. Cest au mois daot,

10. Rakovsky prfaa et rdigea le premier chapitre de la premire publication consa


cre la rvolte du Potemkine, D ie Odyssee des Knias Potemkin qui parut en allemand
Vienne en 1906 et en russe Saint-Ptersbourg en 1907 : il sagissait du journal dun marin
qui signait Kirill, et sappelait A.P. Beresovsky. Dans un article paru dix-sept ans aprs ce
quon a appel la dstalinisation, Nekotorie Voprossy Istorii sotsial-demokratitcheskoi
Partii Rumijnii, Voprossy Istorii, n 10, 1973, lhistorien sovitique N.I. Vinogradov
raconte larrive et laccueil des marins Constantza en Roumanie sans mme mentionner le
nom de Rakovsky que le monde entier identifia lpoque et juste titre aux
potemkine ...
11. Voir larticle de Rakovsky, D er Arbeiterbewegung in Rmanien. Der konstituirende Kongress der Gewerkschaften und der socialistischen Organisationen in Rmanien,
Die N eue Zeit n 9, 15 septembre 1906, pp. 313-317, et ci-dessous, en traduction franaise.
12. Voir, de Rakovsky galement, La Question agraire en Roumanie, Le Mouve
ment socialiste, n 215/216, pp. 265-277.

RAKO

alors quil vient dtre dlgu au congrs de Stuttgart de la IIe Internatio


nale avec son camarade Constantinescu, le leader des syndicats, que le
gouvernement libral choisit de se dbarrasser de lui par un autre moyen.
La presse dchane contre lui une campagne froce: Rakovsky ne serait
quun tranger nest-il pas n en Bulgarie ? qui na fait son service
militaire en Roumanie que par erreur, et cet tranger est un espion,
un agent russe, pay par ltat-major du tsar. Et Rakovsky se trouve
Stuttgart quand il apprend fait sans prcdent lpoque quil a t
dchu de tous ses droits et expuls de son propre pays la suite de
poursuites que lui ont valu ses correspondances l'H umanit sur la
rvolte paysanne. Ds lors, comme il la relev lui-mme dans son auto
biographie :
Pendant les cinq annes suivantes, la lutte de classe des ouvriers roumains
tourna autour de la question de (son) retour, quils staient assign comme
objectif pratique .13

Trotsky, de son ct, commente en 1913 pour ses lecteurs ukrainiens:


Le retour de Rakovsky devint pour les ouvriers roumains plus quune
question dintrt politique en lui ils avaient perdu un dirigeant dune nergie
extraordinaire, dun horizon large et dune exprience internationale, mais une
question dhonneur.^

Dexil, Rakovsky continue collaborer au Romnia M uncitoare et au


Viitorul Social, publie en franais les brochures intitules Les Perscutions
politiques en R oum anie et La Roumanie des B oyards, en roumain, Du
R oyaum e d e l'arbitraire et d e la couardise. Il ne perd plus de vue la
question de la Roumanie et du dni de justice quil a subi et que le
proltariat roumain ressent profondment.
Au dbut de 1909, il estime que le moment est venu pour tenter sa
chance dimposer son retour. Mais il faut dabord entrer en Roumanie.
Parti dHermannstadt, o il rsidait depuis quelque temps, avec un passe
port franais du nom de Verner, il parvient franchir la frontire, mais
est reconnu, au moment o il se prparait monter dans le train, par un
policier roumain, et arrt sur-le-champ. Bien quil soit alors sous le coup
de poursuites judiciaires, il est immdiatement reconduit en Hongrie.
Mais les autorits refusent cet indsirable et le reconduisent en Roumanie
do il est immdiatement expuls de nouveau. Le chef du gouvernement,
le libral Bratianu, dclare la presse quil prfrerait anantir Ra
kovsky plutt que de le laisser revenir en Roumanie.15 Lopinion inter
13. Autobiographie, p. 34.
14. Trotsky, Le parti ouvrier, Kievskaia Mysl, 12 septembre 1913.
15. L Hum anit, 5 novembre 1909. Lmotion du journal socialiste est visible lallu
sion laite laffaire Ferrer. Francisco Ferrer Guardia (1859-1909), pdagogue libre-penseur,

14

CAHIERS LEON TROTSKY 17

nationale smeut juste titre des circonstances brutales de cette arresta


tion, des menaces du ministre. Le bruit court en Roumanie que Rakovsky
a t assassin par la police roumaine: de violentes manifestations cla
tent. Aprs un meeting Bucarest, des milliers douvriers de la capitale se
heurtent des forces de police considrables. Il en est de mme aprs sa
troisime expulsion, ressentie comme une vritable provocation, et il y a
des dizaines de blesss. La bataille est pourtant perdue, au moins pour le
moment.
Rakovsky et ses amis attendent le moment propice. Le gouvernement
libral est fortement branl par la rpression quil a dchan sur le pays
aprs un projet dattentat contre Bratianu et ladoption dune loi dexcep
tion. Les classes dirigeantes se tournent vers les conservateurs que dirige
Petrache Carp,16 qui laisse entendre quil serait prt revoir la situation
de Rakovsky. Candidat aux lections sans ltre, en mars 1911, Rakovsky
recueille 300 voix contre 1000 environ aux candidats bourgeois et reoit
lautorisation de rendre visite sa mre malade. Le gouvernement rou
main reconnat que son expulsion na pas t parfaitement rgulire et se
dclare prt tudier la question la condition quil soit pralablement
expuls dans les formes. Rakovsky refuse. Il est arrt, conduit de force
la frontire hongroise, Ilanlik et remis aux policiers hongrois qui le
malmnent et le renvoient. Immdiatement aprs, les policiers roumains
essaient de le faire entrer de force en Hongrie Karaomer, sous la menace
de leurs armes. Rakovsky reste ferme et, comme les Hongrois ne veulent
dcidment pas de lui, on lembarque sur le bateau Im peratul Trajan qui
va le dbarquer Constantinople o il est arrt, jet en prison jusqu
ce quune campagne des socialistes turcs arrache sa libration... qui pr
cde immdiatement son expulsion. Il stablit alors Sofia et y fonde le
quotidien, N apred, qui mne campagne contre le nationalisme bulgare
devenu le boute-feu des Balkans.
Mais la situation intrieure de la Roumanie volue trs vite. Dcids
pousser fond la lutte contre les libraux, aprs le scandale des
tramways, les conservateurs cherchent se concilier les dmocrates et
dsamorcer la colre ouvrire: ils veulent cette fois rgler la question
Rakovsky. Ce dernier est autoris revenir plaider sa cause devant le
tribunal qui doit statuer sur son appel. En avril 1912, la bataille est
gagne, larrt dexpulsion annul. Rakovsky sinstalle de nouveau en
fondateur de lEcole moderne, revenu dAngleterre la nouvelle du soulvement ouvrier de
Barcelone, accus de complicit, avait t jug, condamn et excut le 13 octobre 1909, ce
qui avait soulev une vague de protestation en Europe. Il est bien probable que la vie de
Rakovsky tait alors menace : telle tait en tout cas la conviction des dirigeants de lInterna
tionale et du parti socialiste en France.
16.
Petrache Carp (1837-1919), chef du parti conservateur et deux fois premier ministre
tait pro-allemand et anti-russe en politique extrieure.

RAKO

15

Roumanie la veille de la guerre des Balkans. Il se remarie avec une


Roumaine, Alexandra Codreanu, qui a un fils dun premier mariage.
Trotsky, alors correspondant de guerre, a vcu prs de lui plusieurs mois
et nous en a laiss une description trs vivante:
Le parti grandissait. Rakovsky tait le directeur de son journal quotidien et
lui fournissait des fonds. Au bord de la Mer noire, non loin de Mangalia,
Rakovsky possdait par hritage une petite proprit dont le revenu servait
soutenir le parti socialiste roumain et un bon nombre de groupes et personnalits
rvolutionnaires dans dautres pays. Rakovsky passait trois jours par semaine
Bucarest, crivant des articles, dirigeant les sances du comit central, parlant dans
les meetings, conduisant des manifestations. Ensuite, il prenait le train pour
regagner le rivage de la Mer noire, rapportant chez lui de la ficelle, des clous,
divers objets indispensables. Il allait aux champs, vrifiant le travail dun nouveau
tracteur, courant derrire la machine, dans le sillon, en redingote de citadin. Le
surlendemain, Rakovsky rentrait en ville au plus vite pour ne pas manquer un
meeting ou une sance. Je laccompagnais dans ses voyages et admirais son nergie
bouillonnante, infatigable, cette constante fracheur desprit, et tant de caressantes
attentions lgard des petites gens. Rakovsky, en un quart dheure, passait de la
langue roumaine au turc, du turc au bulgare, puis lallemand et au franais,
sadressant des colons et reprsentants de commerce ; il en venait au russe avec
les skoptsy qui habitaient les environs en grand nombre. Ses propos taient ceux
dun propritaire, dun docteur, dun Bulgare, dun sujet roumain, et, plus sou
vent encore, dun socialiste. C est ainsi quil passa devant les yeux, miracle vivant,
dans les rues de cette petite ville lcart, insouciante, paresseuse, du bord de la
mer. Mais, la nuit venue, il roulait dans le train toute vitesse vers le champ de
bataille. Et il se sentait aussi bien. Il avait la mme assurance Bucarest qu Sofia,
Paris, Ptersbourg ou Kharkov.*7

Nous verrons plus loin les hsitations de Rakovsky face la guerre et


la notion de guerre offensive ou dfensive. En 1915, il sest
prononc nettement contre la guerre et toute union sacre, devenant ainsi
le prestigieux porte-drapeau des socialistes internationalistes des Balkans.
Son journal, le Romnia M oncitoare a chang de titre pour devenir le Jos
R asboiul (A bas la Guerre), tout entier ax sur ce combat. Dj avantguerre, sur mandat du bureau socialiste international dont il tait mem
bre, il avait contribu la runion, en octobre 1911, Belgrade, dune
confrence social-dmocrate des Balkans avec les partis de Bulgarie (Tesnjaki), Serbie, Roumanie, et la Fdration de Salonique, et il y avait t le
dlgu de lInternationale. Mais la deuxime confrence, qui se runit
son initiative Bucarest du 6 au 8 juillet 1915, a videmment une porte
tout autre. Ainsi que le souligne lhistorien allemand A. Helmstaedt, elle
constitue, en pleine guerre, la premire runion internationale de partis
socialistes qui dcide dlibrment dappliquer les dcisions prises avant la
17. Trotsky, Ma Vie, 1 .11, pp. 80-81.

16

CAHIERS LEON TROTSKY 17

guerre par lInternationale et dexclure formellement les organisations


social-patriotes comme le parti bulgare large.18 En ce sens, elle
ouvre la voie la confrence de Zimmerwald, qui est elle-mme un jalon
sur la route qui conduit la fondation de la IIIe Internationale. En outre,
elle dcide la constitution en pleine guerre rappelons-le dune
fdration social-dmocrate balkanique qui se fixe comme objectif une
Rpublique fdrale des Balkans sur la base dun rgime totalement
dmocratique.
La dclaration de principes de la Fdration est extrmement
claire : elle est ouverte aux partis et syndicats qui reconnaissent les
principes du socialisme international, de la lutte des classes et de la
socialisation des moyens de production et qui reconnaissent videmment
ses rsolutions, tant entendu quil ne peut y avoir par pays quun parti et
une centrale syndicale adhrents. Cest Rakovsky qui devient le secrtaire
gnral de la Fdration social-dmocrate des Balkans.
On comprend que, dans ces conditions, la propagande chauvine se
soit dchane contre Rakovsky. La veille encore trait d agent russe, il
est maintenant accus dtre un agent autrichien, avant de devenir
agent allemand sous la plume de ceux qui touchent... largent franais,
comme, par exemple, lex-bolchevik devenu dlateur, Alexinsky.19 Bien
18. Il ne nous a pas t possible de consulter le travail dAntje Helmstaedt sur la
fdration communiste des Balkans, mais nous citons ici sa remarque mentionne par M.
Hausleitner.
19. Voir larticle de Trotsky Aux Calomniateurs , Nacb Slovo 25 avril 1915. Laccu
sation dtre vendu fut dirige contre cet homme riche partir du moment o il fut
vident que Rakovsky tait lun des rassembleurs des internationalistes. Les accusations des
Alexinsky, Amphiteatrov et autres, pendant la guerre, ont t reprises par certains histo
riens, sous des formes diverses, en liaison avec la dcouverte de documents dans les archives
allemandes. Les arguments de celui qui sert de rfrence tous, Z.A.B. Zeman, nous ont
paru pour tre modr dune insigne faiblesse. On ne peut pas prendre pour argent
comptant les affirmations de fonctionnaires allemands qui crivent aussi quil faudrait faire
reposer les positions allemandes sur une base plus large que lentourage de Lnine
(Zeman, Germany and the Rvolution in Russia 1915-1918, p. 109)! Dans une lettre au
Times Literary Supplment (20 octobre 1946), Roman Rosdolsky relve que Zeman, dans sa
biographie de Parvus (The Merchant of Rvolution, p. 138) crit que Rakovsky rencontra
lambassadeur allemand Bucarest. Il donne comme rfrence pour cette affirmation un
document publi dans son propre ouvrage, mais dans lequel lambassadeur parle seulement
de sa rencontre avec... Parvus. Roman Rosdolsky demande sil peut sagir l dune simple
bvue . Nous ne le croyons pas. Lempressement avec lequel les calomnies et les bvues
de Zeman ont t reprises ne relve ni de ltourderie ni de la btise. Ce que certains ont fait,
savoir mettre en relation ces accusations avec celles lances contre les victimes des procs
de Moscou, sans mme rappeler que Lnine et Trotsky ont t accuss dtre des agents
par des gens qui ltaient eux-mmes, ne relve pas non plus de lhistoire des ides. Disons
pourtant fermement que, mme pour des gens qui font profession danticommunisme aprs
avoir vcu du stalinisme et approuv ses procs, il est des associations dides et de formules
qui dshonorent leurs auteurs. Relevons comme rconfortant le mpris manifest par Ruth
Fischer lgard de ce genre dattaques contre Rakovsky et regrettons la faiblesse de Francis

RAK O

17

tt, le gouvernement roumain dfend Rakovsky de quitter le pays, ce


qui lempche de participer la confrence internationale de Kienthal.
Le 13 juin 1916, une manifestation ouvrire Galatz est durement
rprime par larme roumaine et huit ouvriers sont tus dans la rue. Le
gouvernement, dcid briser lopposition, arrte Rakovsky et les autres
dirigeants des syndicats et du parti socialiste et les accuse davoir foment
une insurrection. Mais la menace dune grve gnrale Bucarest loblige
reculer et les mettre en libert. Ce nest que partie remise. La
Roumanie entre en guerre le 27 aot aux cts des Allis. Le 23 septem
bre au matin, la police dbarque dans la maison de Rakovsky, lui signifie
son arrestation et le dtient dans lisolement, dans sa propre chambre, au
troisime tage de sa demeure occupe par des policiers arms. En dcem
bre, avec lvacuation de la capitale, il est emmen et emprisonn pendant
trois mois dans linfecte prison de Vasslui, coup du monde et de ses amis
qui connaissent seulement sa disparition. A la fin de fvrier, il est
transfr Jassy et, sur le quai de la gare de dpart, russit informer des
civils allemands en cours de rapatriement qui feront parvenir des nouvel
les de lui ses amis de Vienne. Ses conditions de dtention, relativement
librales au dbut de son sjour Jassy, sont srieusement aggraves avec
les nouvelles sur la rvolution russe et le dsir fou dtre l-bas lui fait
perdre le sommeil.20 Il labore des plans dvasion quil naura pas
besoin de raliser. Le 1er mai, ce sont des soldats russes mutins qui se
prsentent son lieu de dtention la tte dune colonne de manifestants
chantant YInternationale :
Camarade Rakovsky ! Au nom de la rvolution russe, vous tes libre !
Venez avec nous.21

C est de l, que, presque directement, et via Odessa, il va entrer dans


lhistoire de la rvolution russe.
Le socialiste internationaliste

Polmiquant en 1915 contre Alexinsky, Trotsky dcrivait dj Ra


kovsky comme un authentique socialiste russe:
Rakovsky est et restera lun des premiers socialistes russes. Il adhra au
groupe Emancipation du Travail et sen fit le propagandiste au sein des jeunes
ses russes et bulgares. Il rsida Saint-Ptersbourg en qualit dcrivain marxiste,
en rapport troit avec les social-dmocrates militants. Il fut expuls. Il prit une
Conte, apparemment perdu devant les calomnies et qui malheureusement fait la part trop
belle aux calomniateurs les plus disqualifis.
20. C. Racovski, Arrestation et Libration, Dem ain, n 20, dcembre 1920, p. 107.
Cet article, dans lequel Rakovsky raconte un pisode important de sa vie, ne semble pas
avoir attir lattention de Francis Conte, pourtant mticuleux dans la recension des sources.
21. Ibidem , p. 111.

18

CAHIERS LEON TROTSKY 17

part active la Ligue trangre de notre parti, collabora Ylskra, aida celle-ci
matriellement et mena la lutte contre les tendances populistes et terroristes au
sein du socialisme russe. Pendant la rvolution russe (de 1905), il se dvoua corps
et me celle-ci, secourut les migrs, fit campagne pour les mutins du Potemkine
rfugis en Roumanie, resta le collaborateur des publications socialistes russes,
soutint Golos, Sotsial-demokrat, Pravda et les journaux ouvriers lgaux.22

Ce nest pourtant pas en tant que militant russe que Rakovsky


vint rejoindre en 1917 ce quon appelait la Russie des soviets, mais en
tant que rvolutionnaire et internationaliste, en tant qu migr politique
socialiste comme il lcrivit de lui-mme. Ce ntait pas la premire fois
quil fixait le choix de sa rsidence en fonction de considrations politi
ques. En 1890, il avait choisi Genve cause de ses liaisons avec le
mouvement bulgare. C taient ses liaisons russes qui lavaient conduit
sinstaller Berlin lautomne 1893, do il devait tre expuls en avril
1894. Il avait sjourn en France, Nancy, Montpellier, puis Paris,
pendant trois ans et song srieusement sy fixer dfinitivement, ce dont
le refus de justesse de sa naturalisation le dtourna finalement.
Aprs son expulsion spectaculaire de Roumanie et pendant le long combat
pour ses droits, il avait sjourn en Italie, en Autriche, en Hongrie, en
Turquie, en Belgique, en Hollande, en Allemagne et en Grande-Bretagne.
Rakovsky est un Europen, socialiste et internationaliste et personne
dans le mouvement de lpoque na un horizon ou des relations compara
bles. Il navait que 18 ans quil tait avec Rosa Luxemburg animateur des
cercles marxistes tudiants de Zurich. A 20 ans il avait organis le congrs
international des tudiants socialistes. Il avait connu en Suisse, par sa
compagne, les vtrans du socialisme russe en exil, Plkhanov, Vra
Zassoulitch, Axelrod. C est un sjour en France, Mornex, chez Plkha
nov o se trouvait, selon les policiers franais limprimerie clandestine
des Russes qui lui avait valu dentrer dans les dossiers franais. Il navait
que 20 ans quand il avait rencontr successivement Jules Guesde puis
Friedrich Engels. Dans son bref sjour berlinois, il avait t reu par
Wilhelm Liebknecht, avait connu son fils Karl et, par lui, les cercles
socialistes russes qui lavaient marqu. Il tait devenu collaborateur du
Vorwrts de Berlin, mais ses liens avec les rvolutionnaires russes et la
dcouverte son domicile de brochures socialistes avaient justifi son
expulsion de Prusse, le 12 avril 1894.
En dpit dune tude attentive des dossiers de police le concernant,
nous ne savons rien des activits probables de Rakovsky Nancy, ni des

22.
Trotsky Notes sur Rakovsky, Papiers dexil, Houghton Library, bmsRuss 13,
T 4391. Il sagit de feuilles de brouillon, certaines manuscrites, dautres dactylographies,
esquisse dun portrait. Suivant la mthode de travail de Trotsky, ces feuilles sont colles les
unes aprs les autres en un long ruban et non pagines.

RAK O

19

raisons de son inscription lEtat B des anarchistes trangers non


expulss. Nous savons qu Montpellier il a milit dans les cercles
bulgares et russes, se mlant aussi aux Franais, quil a collabor La
J eu n esse socialiste de Lagardelle et au quotidien de Guesde, La Petite
R publique. Un de ses camarades la dcrit: Son visage danmique,
encadr dune barbe noire, tait clair dyeux noirs dont le regard,
ordinairement triste, mlancolique, devenait dur dans la discussion...
Rakovsky fut vite accept comme chef de file par les tudiants franais et
mme trangers qui taient socialistes et dont il faisait inlassablement
lducation.23 Il ne prend la parole que dans des runions prives mais
est tout de mme lun des hommes les plus en vue. En juillet 1896, au
retour dune excursion Saint-Guilhem-du-Dsert, il a une trs longue
discussion en tte--tte avec Jaurs qui fait beaucoup denvieux : dix ans
plus tard, il ira avec lui de Paris Londres. En 1897, en Roumanie, il a
pous sa compagne Elisaveta et en 1899, au cours dune permission,
pendant son service militaire, il est all lui rendre visite SaintPtersbourg: il sest mme arrt au retour Pskov pour essayer de
rencontrer Lnine. Commentant ces voyages, Trotsky note:
Lorbite gographique de Rakovsky au cours de ces annes prsente une
ligne trs complique. La tracer sur une carte serait impossible sans laide des
archives secrtes de la majorit des pays europens. La soif de connatre, de voir et
dagir le conduisait irrsistiblement en ces premires annes.24

Il revient Saint-Ptersbourg en 1901 et y frquente les marxistes


lgaux auxquels sa femme est lie, collabore au journal de Strouv,25
prte son appartement Vra Zassoulitch, venue clandestinement, pour
quelle y rencontre ses contacts. Repr par lOkhrana, il est expuls.
C est Revel, o il attend un bateau, quil termine son livre sur La France
con tem p ora in e, que ses amis russes signeront Insarov. Il achte un haut
fonctionnaire pour faire annuler larrt dexpulsion et revient quelques
mois plus tard.26 Cependant la mort prmature de sa compagne, son
isolement dans Ptersbourg vide par la rpression, le dcident au dpart
la fin de 1902.
Revenu en France, il exerce la mdecine, pendant six mois, Beaulieu sur Loire, dans le Loiret. Puis il sinscrit la facult de Droit o il a
23. Jules Vran, Les annes dapprentissage dun ambassadeur des soviets, L a Vie
des Peuples, janvier 1925, p. 7.
24. Ibidem.
25. Peter B. Strouv (1870-1944) tait au tournant du sicle le leader de ceux quon
appelait marxistes lgaux , socialistes qui pensaient pouvoir adapter leur action comme
leur propagande et leur agitation au cadre lgal de la Russie tsariste. Il allait rapidement
rejoindre le camp du parti constitutionnel-dmocrate (cadet) de la bourgeoisie russe.
26. Dans son Autobiographie, p. 349, Rakovsky indique quil versa cet argent dans ce
but un dnomm Gourvitch, dmasqu plus tard comme provocateur.

20

CAHIERS LEON TROTSKY 17

comme bons amis de jeunes radicaux de gauche qui feront leur chemin,
Emile Bur et Anatole de Monzie.27 Il demande sa naturalisation, quil
est prs dobtenir. Mais les rserves du prfet de police qui invoque ses
voyages ltranger et labsence de rsidence continue font reporter
une dcision qui semblait acquise. Malgr une intervention pressante de
Georges Clemenceau, Rakovsky ne deviendra pas citoyen franais.28
En fait, il est moins cosmopolite que solidement internationaliste.
Pendant lhiver 1903-1904, il prend la parole Paris dans un meeting
international sur la guerre russo-japonaise puis djeune avec Plkhanov
qui lui reproche son dfaitisme, comme Guesde pour qui la socialdmocratie ne peut jamais tre anti-nationale.29 Sans encore les formu
ler, il pressent les fractures venir entre camarades; lors de la scission
russe, ses sympathies sont alles Plkhanov, contre Lnine, mais, dans
celle du parti bulgare, il est avec les tesnjaki, petits cousins des bolcheviks
russes.
Dlgu au congrs dAmsterdam de lInternationale, il y reprsente
le parti bulgare et le parti serbe; il prend la parole, a nom des Russes,
dans un meeting sur lassassinat du comte Plehve. Au congrs de Stuttgart
en 1906, la Dlgation russe lui vote des remerciements pour services
rendus la rvolution russe et au proltariat dans sa lutte contre le
tsarisme : personne nignore quen dehors de la campagne pour aider les
marins du P otem k ine, il a galement financ, pendant la rvolution de
1905, diverses publications social-dmocrates.
Aucun militant ouvrier et socialiste dEurope au dbut de ce sicle ne
>eut ignorer le nom de Cristian Racovski (Khristian G. Rakovsky) dont
es articles sur les Balkans paraissent dans le Vorwarts comme dans
L 'H um anit de Jaurs dont il est le correspondant, dans Les Temps
N ouveaux, A vanti!, El Socialista, D ie A rbeiter-Zeitung de Vienne, Le
P euple de Bruxelles, Nepszava de Budapest et la revue D ie N eue Zeit.
Ainsi Rakovsky tait-il admirablement form et plac pour le rle
quil allait jouer partir de 1915. Son amiti avec Trotsky quil
connaissait depuis longtemps stait dfinitivement trempe en 1913
pendant la guerre des Balkans que ce dernier avait suivie comme corres
pondant de guerre, et lorientation des deux hommes, travers leur

27. Anatole de Monzie (1876-1947) fut pour la premire fois ministre en 1925; Emile
Bur (1876-1952) fut sans doute lun des journalistes les plus influents de son temps pendant
les annes trente; il crivait dans L Ordre.
28. On trouve une abondante correspondance administrative au sujet de cette demande
de naturalisation dans les archives du ministre de lintrieur (ancienne srie Panthon),
dossier Rakovsky-Insarov . Il semble que, dans un premier temps, le dossier de Rakovsky
comportant son inscription au carnet B nait pas t trouv car il portait par erreur 1837
(au lieu de 1873) comme date de naissance et avait donc t class...
29. Autobiographie., p. 350.

RA K O

21

volution, semble dsormais une affaire commune. On sait que Trotsky


est lme du quotidien internationaliste de Paris, N ach Slovo, dont
Rakovsky est un collaborateur rgulier et sans doute la principale source
de financement. Rakovsky a hsit au dbut de la guerre sur la position
que pouvait prendre un parti socialiste de pays non-belligrant: il rpu
gnait aux leons de morale et tait troubl par toutes les affirmations
tant des socialistes franais que des social-dmocrates allemands sur le
caractre dfensif de la guerre... Mais partir de 1915 il prend position
nettement contre la guerre et lunion sacre, bien que contre ce quil
appelle tout sabotage de la dfense nationale. Trotsky et N ach Slovo,
sur qui il sappuie dans la constitution de la fdration balkanique, ont
une position analogue. Et cest lui qui finance trs largement Nach
S lo v o .30
On connat bien les critiques adresses alors par Lnine partisan
du dfaitisme rvolutionnaire Trotsky et Rakovsky, parce quils
sont partisans dune paix sans indemnits ni annexions, sans vainqueurs
ni vaincus. La polmique est souvent injuste. Accus par Lnine dop
portunisme et qualifi de diplomate par Zinoviev, Rakovsky crivait
pourtant en 1915 Charles Dumas:
Le dsastre moral de notre parti nest pas le rsultat dune erreur passagre,
un simple incident parlementaire. Sa cause rside dans une altration profonde de
la conscience socialiste en Europe, empoisonne par le rvisionnisme et lopportu
nisme socialiste .31

Gus Fagan rsume bien les positions de guerre de Rakovsky:


Rakovsky tait contre la guerre et le vote des crdits de guerre ; il tait
depuis le dbut contre toute forme de collaboration gouvernementale avec la
bourgeoisie ; il tait contre le social-patriotisme dun point de vue internationaliste
principiel, mais voyait dans la position majoritaire de lInternationale le rsultat
final de lopportunisme et dune ambigut inhrente la position socialiste tradi
tionnelle sur la guerre et la dfense nationale; il nappelait pas une scission
dcisive avec la majorit ou la fondation dune nouvelle Internationale, comme le
faisait Lnine.32

C est dailleurs cette position centriste de gauche qui, au cours de


la premire partie de la guerre, donne tout son poids Rakovsky et fait de
30. M. van Goudoever, dans larticle cit note 5 a tudi avec attention la contribution
de Rakovsky Nach Slovo. Sur sa contribution financire, tout en rfutant soigneusement
non seulement les calomnies mais les hypothses comme celle de F. Conte, il fait apparatre
quelle faisait de lui un des principaux soutiens du journal internationaliste (notamment pp.
116-119).
31. Kh.G. Rakovsky, Les Socialistes franais et la Guerre , p. 28. Cest sous ce titre quil
avait publi en mai 1915 la lettre que lui avait adresse le chef de cabinet de Jules Guesde,
Charles Dumas, et sa propre rponse.
32. Gus Fagan, Introduction, Christian Racovksy. Selected Writings, p. 17.

22

CAHIERS LEON TROTSKY 17

lui le rassembleur de tous les adversaires du social-patriotisme. Ce sont


ses efforts qui aboutissent la tenue, en juillet 1915, de la confrence de
Bucarest des partis social-dmocrates. Il est dj en correspondance suivie
avec Trotsky et lquipe de N ach Slovo. Invit par le PSI un meeting
Milan, il en profite pour parler avec ses dirigeants de la ncessit dorgani
ser une confrence socialiste internationale et fait un dtour par la Suisse
afin de rencontrer les dirigeants socialistes et Lnine. Ce sont son activit,
sa pression, ses arguments, qui convainquent les dirigeants du P.S. italien
et suisse de reprendre leur compte lide de la confrence internationale.
A Paris, Morgari prpare le terrain pour lui et il vient n personne en mai
1915, discutant avec toute la gauche, mais surtout avec Trotsky et
revient en passant par la Suisse pour rencontrer de nouveau Lnine et les
socialistes suisses...
Bien entendu, il est Zimmerwald o il reprsente, cette conf
rence internationale quil a rendue possible, le parti roumain. Il y dfend
habilement la position centriste, la fois contre Martov, pour qui la
scission serait un crime et contre Lnine qui exige la rupture avec lInter
nationale, passe, selon lui, lennemi. Rakovsky est membre de la
commission de rdaction du manifeste, que Trotsky va rdiger et que
mme les bolcheviks votent, avec Lnine, parce quils le considrent
comme un pas en avant. Membre de lexcutif de Zimmerwald, Rakovsky
participe sa runion de Berne en fvrier 1916 et sentend avec Lnine
pour lenvoi dune circulaire appelant organiser la lutte des masses
contre tous les gouvernements belligrants, cette activit et lentre en
guerre de la Roumanie le conduisent en prison do les soldats russes le
librent, Jassy, le 1er mai 1917.
Il va plonger presque directement dans la rvolution russe. Quelques
heures aprs sa libration, Place de lUnion Jassy, sur une estrade
improvise, devant un auditoire enthousiaste de 20000 personnes, soldats
russes et bulgares et travailleurs roumains, il prend la parole en russe, en
roumain et en franais. Puis, dans un train spcial affrt par les soldats
rouges, en compagnie dun autre militant roumain galement poursuivi,
Mihai G. Bujor,33 il gagne Odessa. Il y reste deux semaines, le temps dy
fonder le comit daction social-dmocrate roumain et de relancer le
journal roumain Lupta (La Lutte). Puis il rejoint Ptrograd et prend part
33.
Mihai G . Bujor (1881-1964), avocat, avait rejoint en 1905 le parti roumain en
formation et milit avec Rakovsky. Mobilis en 1914, il tait lieutenant et tait poursuivi
pour un discours prononc lenterrement dun camarade, mdecin militaire. Il dirigea
ensuite le bureau dOdessa du parti communiste roumain. Revenu clandestinement en
Roumanie, il y fut condamn 20 ans de prison en 1920. Libr par une amnistie en 1934, il
prit position contre les procs de Moscou et nalla pas en U.R.S.S. ce qui lui permit sans
doute de survivre. C est Rakovsky qui mentionne, dans son article de Demain, sa participa
tion cette journe historique.

RAK O

23

du 26 au 28 mai, la confrence de Zimmerwald o il soppose Lnine


et Trotsky qui prconisent le boycottage de la confrence socialiste inter
nationale de Stockholm. Il est pourtant trs proche des bolcheviks et
plonge comme eux dans la clandestinit au lendemain des journes de
juillet. A la diffrence de son ami Trotsky, qui est, il est vrai, arriv avant
lui, il na pas encore rejoint le parti bolchevique, ce qui ne lempche pas
dtre recherch par la police de Kerensky, ce qui loblige se terrer
quelques semaines. Au lendemain de lcrasement du putsch militaire du
gnral Kornilov, il part pour Stockholm o il espre convaincre quelques
dlgus. Il y reste quelque temps, collaborant avec Radek ldition de
P ravda-K orrespondenz (Bote der russischen R volution), bulletin bolche
vique dinformation en direction de lAllemagne une activit videm
ment un peu surprenante de la part dun agent allemand, puisque cest
ainsi que Rakovsky, de mme que Lnine et Trotsky est dsormais
tiquet par la presse des social-patriotes et les services secrets des Allis.
Il est plong dans cette activit quand les bolcheviks prennent le pouvoir.
Il adresse par une letre que les Izvestija vont publier le 29 novembre 1917
un salut enthousiaste au gouvernement socialiste de Russie vers lequel se
tournent les regards des peuples du monde entier.
Cest son retour Ptrograd, au dbut de dcembre 1917, que
Rakovsky devient formellement membre du parti bolchevique. Doit-on
estimer avec Trotsky que son dveloppement ly conduisait de faon
organique et irrversible ? Les liaisons personnelles quil entretenait dans
lEurope socialiste depuis 1905 le situaient plutt du ct menchevique,
mais son parti, comme lui-mme, taient rsolument du ct des bolche
viks en Russie. Trotsky ajoute:
Rakovsky est venu personnellement vers Lnine comme un lve reconnais
sant, sans une ombre dorgueil ni de jalousie, bien quils naient eu que quatre ans
de diffrence. Il ne peut y avoir le moindre doute ce sujet pour qui connat la
personnalit de Rakovsky et son activit [...] Il nest pas tomb sous linfluence de
Lnine, trs jeune, quand celui-ci ntait encore que le chef de laile gauche du
mouvement dmocratique-proltarien en Russie. Rakovsky est venu Lnine
lge adulte, quarante ans, avec lexprience de nombreuses batailles internatio
nales alors que Lnine tait devenu un dirigeant lchelle mondiale. On sait que
Lnine a rencontr une forte opposition au sein de son propre parti lorsquil
abandonna les tches dmocratiques-nationales pour celles du socialisme interna
tional. Beaucoup de vieux-bolcheviks, quoique rallis la nouvelle plateforme,
restaient attachs au pass par toutes leurs racines, comme en tmoignent sans
conteste les pigones actuels. Rakovsky, au contraire, si, pendant longtemps il
navait pas assimil la logique nationale du bolchevisme, adopta dautant plus
profondment, sous son aspect ouvert, le bolchevisme dont il vit le pass sous un
angle diffrent.34

34. Trotsky, Notes... .

24

CAHIERS LEON TROTSKY 17

Lafflux de nouveaux bolcheviks de cette trempe est sans doute le


secret dune victoire. Nomm commissaire du gouvernement de la
R.S.F.S.R., Rakovsky prend la route dOdessa au dbut de 1918, sous la
protection dune escorte que commande un autre ralli clbre, lanar
chiste Jelezniakov.35
Lhistoire, pour un temps, le ramne vers la Roumanie dont larme
a attaqu en janvier le territoire sovitique, occupant rapidement la Bessa
rabie quelle prtend annexer. A Sebastopol, puis Odessa, o il trans
forme le comit daction en comit militaire rvolutionnaire roumain et
organise les premires units rouges avec des ouvriers vacus et des
marins volontaires, Rakovsky prpare une contre-offensive qui se rvle
si efficace tant sur le plan politique que sur le plan militaire quil ne faudra
pas plus de deux mois pour que le gouvernement roumain du gnral
Averescu36 signe larmistice, le 5 mars, en sengageant restituer sous
deux mois la Bessarabie occupe. Membre de lexcutif des soviets rou
mains Odessa o il organise la tchka pour lUkraine et la Roumanie,
on suit Rakovsky Nikolaiev, en Crime, puis Ekaterinoslav, o il
participe au 2e congrs des soviets dUkraine, Poltava, puis Kharkov.
Au terme dun sjour dun mois Moscou il est le chef de la dlgation
sovitique qui ngocie Koursk avec la Rada ukrainienne37 et apprend en
sance le coup dEtat de lataman Skoropadsky38 qui vient prcisment de
renverser la Rada. Il conclut larmistice avec les Allemands puis conduit
Kiev la ngociation avec Skoropadsky avec mission de dmasquer son
interlocuteur, crature de ltat-major allemand. En septembre il est en
voy Berlin en mission extraordinaire pour ngocier un trait de paix
entre lAllemagne et lUkraine et, au moment o il doit en partir pour

35. Anatoli G. Jelezniakov (1895-1919), ouvrier agricole, puis marin, avait command
un dtachement de Cronstadt pendant la rvolution dOctobre : ctait lun des principaux
anarchistes qui soutenaient les bolcheviks. Il devint commandant de la garde du Palais de
Tauride et lon sait que cest lui qui prit la dcision de disperser lAssemble constituante. Il
fut tu au combat en juillet 1919.
36. Alexandre Averescu (1859-1938), ancien ministre de la guerre et chef dtat-major,
tait alors premier ministre. Il avait t le suprieur direct de Rakovsky pendant le service
militaire de ce dernier.
37. La Rada (le mot ukrainien pour soviet ou conseil ) dUkraine stait forme
en mars 1917, avec des reprsentants des s.r., des sociai-dmocrates, des social-fdralistes
et des minorits nationales. Elle devint une sorte dassemble nationale embryonnaire et
proclama le 13 juin une rpublique ukrainienne autonome, puis, en novembre, la Rpu
blique populaire dUkraine. Fin dcembre 1917, un pouvoir sovitique rig Kharkov se
dressa contre elle.
38. Pavel P .Skoropadsky (1873-1945), gnral et grand propritaire, ancien aide du
camp du tsar, commandait, pendant la guerre, une division de cavalerie ; dabord comman
dant en chef des forces militaires de la Rada, il se dbarrassa de sa tutelle en se proclamant
ataman (chef suprme, en allemand hetman ) avec lappui allemand. En dcembre 1918,
il se rfugia en Allemagne.

RAK O

25

Vienne, est expuls en mme temps que tous les autres diplomates soviti
ques de Berlin, dont lambassadeur A.A.Joff.39 Cest sur le chemin du
retour, toujours sous escorte militaire allemande, Borissov, que les
militants-diplomates expulss apprennent lexplosion de la rvolution alle
mande tant attendue quil va clbrer et analyser dans les Izvestija du 11
dcembre.
Il repart presque aussitt, membre dune dlgation de lexcutif des
soviets au premier congrs des conseils douvriers et de soldats Berlin.
Mais ses camarades et lui sont arrts Kovno, refouls sur Minsk, sauf
Radek qui glisse entre les mailles.40 Rakovsky revient Moscou via
Gomel, pour y apprendre quil est dsign pour prsider le gouvernement
provisoire rvolutionnaire des ouvriers et paysans dUkraine.
Il lui restait couronner cette priode de son activit de militant
international en participant de faon dterminante la fondation de cette
IIIe Internationale dont il tait convaincu depuis 1916 quelle tait nces
saire. On sait aujourdhui que les bolcheviks, qui avaient primitivement
convoqu Moscou une confrence socialiste internationale pour lui
faire dcider la fondation de la IIIe Internationale, avaient un instant
renonc leur projet initial devant lopposition du dlgu allemand, Hugo
Eberlein, porte-parole de Rosa Luxemburg. Le troisime jour cependant,
la description de la rvolution en Europe centrale par un Autrichien leur
rend dtermination et audace. Rakovsky, dj rapporteur au congrs o il
reprsente la fdration balkanique, doit sa dimension internationale,
son autorit morale comme ses liens avec Luxemburg la charge de
prsenter la motion qui dclare fonde lInternationale communiste.41
Cest ainsi qu 44 ans, lancien lycen de Gabrovo et de Varna,
l tudiant de Genve, Paris, Montpellier, Saint-Ptersbourg, le journaliste
de Sofia et Bucarest, lhomme de Constantza et du Potem kine, le prison
nier de Jassy, lorganisateur de Zimmerwald, ralisa ce geste historique.
Il tait dj cette date membre du comit central du parti commu
niste russe (bolchevique), chef du gouvernement provisoire rvolution
naire dUkraine; il allait tre lu au comit excutif et au bureau de cinq
membres de lInternationale communiste. Chef de gouvernement, chef de
parti, chef de guerre. Chef rvolutionnaire en un mot.

39. On sait que cette expulsion fut dcide par le gouvernement allemand la veille de
la rvolution de novembre ; il est vrai que les diplomates sovitiques concevaient leur rle
comme celui dagitateurs internationalistes. Par ailleurs, il nous semble vraisemblable que
Rakovsky et Joff, tous deux amis personnels de Trotsky, devaient avoir eu des relations
personnelles auparavant, mais nous nen avons pas trouv trace.
40. Radek a fait de ce voyage pique qui le conduisit Berlin un rcit trs color paru
dans le numro 10 de K rasnaia N ov en 1926.
41. Texte de la motion Rakovsky et dbat dans Premier congrs de VInternationale
communiste (E.D.I.), troisime journe, 4 mars 1919, pp. 164-177.

26

CAHIERS LEON TROTSKY 17

Le chef de guerre rvolutionnaire en Ukraine

Ukrainien, Rakovsky ne lest pas plus que roumain, bulgare, russe


ou franais. Cest probablement pour cette raison quil est choisi. Boris
Souvarine rappelait rcemment ce quil avait crit ce sujet en 1975:
LUkraine, aprs le trait de Brest-Litovsk, prsentait un tableau de compli
cations, de confusions, de divisions et subdivisions politiques et ethniques, indes
criptible en quelques lignes, vritable pandmonium de partis antagoniques, dor
ganisations rivales, de groupements et sous-groupes couteaux tirs, quanimaient
les passions nationales, les haines politiques, les exigences sociales, les ferveurs
religieuses ou autres. Il y avait des bolcheviks et des mencheviks, russes et
ukrainiens, des socialistes-rvolutionnaires de droite et de gauche, des borotbistes,
des sionistes, des fdralistes, des anarchistes de diverses tendances spares, des
nationalistes, des cadets, des formations cosaques, des Cent-noirs (il faut abrger).
Lnine dut trancher dans le vif, et, pass matre dans lart dutiliser les compten
ces, habile placer the right man at the rightplace, dit son entourage: il faut en
Ukraine un homme qui ne soit ni russe ni ukrainien, ni bolchevik, ni menchevik,
ni socialiste rvolutionnaire, ni borotbiste, ni maximaliste, ni bundiste, ni sioniste,
ni fdraliste, ni..., ni..., etc.; cet homme existe: cest Rakovsky.42

Les circonstances ne sont pas ordinaires. Trotsky a rencontr


plusieurs reprises Rakovsky pendant cette priode et il en tmoigne:
En sa qualit de prsident du conseil des commissaires du peuple dUkraine
et de membre du Politburo du parti ukrainien, Rakovsky concentrait entre ses
mains le pouvoir et se trouvait au cur de tous les problmes de la vie
ukrainienne .43

Dans ses N otes, il bauche un tableau de sa politique extrieure et de


son activit de propagande insparables, linlassable dnonciation de la
guerre ouverte mene en Ukraine par les forces de lEntente et notamment
les units franaises dont il dpeint les horreurs rappelant lpoque la plus
sombre de la conqute de lAlgrie ou les mthodes barbares de la guerre
des Balkans . Il mentionne galement une mission radiophonique, du 25
septembre 1919 dans laquelle Rakovsky en personne prsente le dossier le
plus complet des pogroms et crimes antismites ce qui vaut ce
rvolutionnaire non juif dtre appel dsormais le Juif Rakovsky.
Pour concevoir limportance du rle assum dans cette priode par
Rakovsky, il faut se souvenir que lUkraine tait pratiquement indpen
dante. Trotsky crit ce sujet:
Nous ne nous htions pas vers la centralisation car nous ignorions comment
les rapports internationaux allaient voluer et sil ne valait pas mieux pour lUk

42. Boris Souvarine, Panait Istrati et le communisme, Le D bat n 9, fvrier 1981,


p. 121. Souvarine cite un article de lui dans Est et Ouest en 1975.
43. Trotsky, Notes....

RAKO

27

raine ne pas lier encore formellement son destin celui de la Grande Russie. Cette
prudence tait galement ncessaire par rapport au jeune nationalisme ukrainien
qui devait aboutir la ncessit dune fdration avec la Russie sur la base de sa
propre exprience.44

Trotsky poursuit:
Durant cette premire priode dindpendance de lEtat ukrainien, cest la
ligne du parti qui assurait lindispensable lien. En tant que membre du C.C.,
Rakovsky en appliquait videmment les dcisions. Il faut remarquer cependant
qu ce moment-l, il ntait pas question demprise du parti sur les soviets, plus
exactement, de la substitution du parti aux soviets. Il faut ajouter galement que
labsence dexprience signifiait labsence de routine. Les soviets taient pleins de
vie, limprovisation y jouait un grand rle. Rakovsky tait le vritable inspirateur
et dirigeant de lUkraine en ces annes. Ce ntait pas une tche facile.45

Cest en fait au service de la rvolution internationale que Rakovsky


est plac en Ukraine et cest ce service quil va apprendre, et
notamment comprendre la question nationale. En 1919, il dfinit luimme sa propre mission dans un article des lzvestija :
LUkraine est vraiment le nud stratgique du socialisme. Crer une
Ukraine rvolutionnaire signifierait dclencher un rvolution dans les Balkans et
donner au proltariat allemand la possibilit de rsister la famine et limpria
lisme mondial. La rvolution ukrainienne est le facteur dcisif dans la rvolution
mondiale.46

Partiellement occupe par les Blancs, mais aussi par les Allis qui ont
assur la relve des forces allemandes, lUkraine est alors la tte de pont
du monde capitaliste et la mission de Rakovsky est au contraire den faire
le fer de lance de la rvolution dans lEurope des Balkans ce qui donne
tout son relief aux choix dont il est lobjet, ce que Gus Fagan souligne
fort justement:
Rpandre la rvolution lchelle internationale, travers les Balkans et en
Europe, ce ntait pas seulement avec Rakovsky une affirmation thorique, mais
un objectif immdiat, matriel et pratique quil poursuivit avec tous les moyens,
diplomatiques, politiques, militaires, de 1918 1920 [...] Sa nomination la tte
du gouvernement rvolutionnaire de lUkraine, il la considrait non en termes de
consolidation du pouvoir ou de gains territoriaux, mais comme un moyen de faire
progresser la rvolution travers les Carpates et en Europe.47

Il ne sagit pas bien entendu de fomenter la rvolution: celle-ci


flambe en Ukraine depuis 1917, un incendie quont aggrav encore les
44.
45.
46.
47.

Ibidem.
Ibidem.
lzvestija, 21 janvier 1919, cit par Conte, op. cit. I, p. 215 et Fagan, op. cit. p. 24.
Fagan, op. cit., p. 24.

28

CAHIERS LEON TROTSKY 17

rigueurs de loccupation allemande. Mais il sagit de la mener la victoire


au-del des limites ukrainiennes qui sont pour linstant largement fran
chies par les armes ennemies... Et le problme nest pas si simple.
LUkraine, nation opprime depuis des sicles, aspire son indpendance
nationale et les nationalistes bourgeois, voire dmocrates, y jouissent
dune autorit sans commune mesure avec leur faible poids social. Quant
aux lments ractionnaires lis aux grands propritaires, ils utilisent eux
aussi, avec beaucoup de cynisme le nationalisme ukrainien et les senti
ments anti-russes leurs propres fins et avec une certaine audience...
En outre, dans ce pays prdominance rurale crasante 80% des
habitants vivent la campagne le clivage de nationalit renforce les
clivages sociaux: la campagne est ukrainienne, mais les villes sont russes.
Le parti bolchevique, lui, avant tout russe et juif, comme le note E.H.
Carr, est largement extrieur au milieu ukrainien et cest trs naturelle
ment quil nourrit un courant dsireux de mieux sintgrer au milieu et
sukrainiser. Quand le trait de Brest a contraint en 1918 les forces
bolcheviques vacuer lUkraine, un congrs bolchevique ukrainien tenu
Taganrog a dcid quil y aurait dsormais un P.C. indpendant en
Ukraine et dsign un comit dorganisation dirig par Skrypnik
incarnation de ce courant et Piatakov.48 A lt, il semble que le
congrs du P.C.U. tenu Moscou ait, sinon renvers, du moins singuli
rement entrav la tendance indpendantiste, domin quil est par ceux
quon appelle ceux dEkaterinoslav, les ouvriers, tous russes, de cette
rgion industrielle et du Donetz. La rsolution, prsente par Skrypnik,
prcisant que le P.C.U. avait son propre comit central et quil tait li au
P.C. russe par lintermdiaire du comit international de lInternationale
communiste, est rejete et Skrypnik lui-mme nest pas rlu au C.C.
Pendant ce temps, laction clandestine des bolcheviks contre le gou
vernement fantoche de lataman Skoropadsky se dveloppe sans succs.
Les social-dmocrates (mencheviks) ukrainiens et les s.r. participent en
juin 1918 au 2e congrs pan-ukrainien des soviets. Les s.r. de gauche
quon va appeller borotbistes du nom de leur journal, progressent
beaucoup dans les campagnes. En novembre 1918, avec la fin de loccupa
tion allemande, cest le soulvement national contre le rgime Skoropad
sky: les borotbistes ne rejoignent pas lunion nationale de Petlioura et

48.
Giorgi (Louri) L. Piatakov (1890-1937) tait le fils dun industriel dUkraine. Il
avait combattu la position de Lnine sur le droit lautodtermination nationale et son
centralisme navait gure t apprci en Ukraine o il avait dirig le premier gouverne
ment sovitique. Membre de lOpposition de gauche, il devait capituler en 1928 et fut
condamn mort au deuxime procs de Moscou. Mikola A. Skrypnik (1872-1933), mem
bre du parti en 1897, vieux-bolchevik envoy en Ukraine en 1917, sy tait montr sensible
aux aspirations nationales. Plus tard, il commena par soutenir Staline puis, accus de
dviation nationaliste, se suicida.

RAKO

29

Vinnitchenko, mais organisent leurs propres forces armes, sous le dra


peau rouge, et librent un important territoire sur la rive droite du Dniepr
tandis que le gouvernement Rakovsky, appuy sur lArme rouge, sins
talle Kharkov dans le cur de la rgion industrielle. Malgr les pres
sions de Lnine, et peut-tre parce quils prsument de leurs propres
forces, les bolcheviks ukrainiens rejettent les propositions dunification
des borotbistes.
Au printemps 1919, le gouvernement rvolutionnaire de Rakovsky
contrle toute lUkraine orientale et le 3e congrs du P.C. dUkraine se
tient Kharkov mme. Rakovsky y dfend la position centraliste qui est
celle du parti russe et qui y soulve beaucoup dopposition:
Le parti communiste dUkraine se considre comme membre dune seule
Internationale communiste. Il maintient des liens dorganisation troits avec le
P.C. russe dont il est le dtachement mridional.49

Pourtant cette politique centraliste dissimule en ralit une politique


trs courte vue qui tait, comme Rakovsky le reconnatra plus tard,
lexploitation maximale de lUkraine pour surmonter la crise de produc
tion de la rpublique sovitique, et ne pouvait en aucune faon, au moins
sous cette forme brutale, rencontrer un appui de la part des ouvriers et
paysans ukrainiens dans leur majorit. Leffondrement du pouvoir bol
chevique en Ukraine devant loffensive de Denikine lt 1919 va ouvrir
sur ce point les yeux de Rakovsky. Son gouvernement doit vacuer
Kharkov la mi-septembre, se replier sur Kiev, puis Tchernigov, Moscou
enfin. Doctobre 1919 janvier 1920, tout en conservant, au moins sur le
papier, ses responsabilits ukrainiennes, Rakovsky prend en main la
direction de ladministration politique de lArme rouge (P.U.R.) la
direction notamment de lensemble des commissaires politiques et
devient en cette qualit lun des principaux dirigeants de larme au
moment de la trs grave crise qui voit les troupes de Ioudnitch parvenir
aux portes mme de Ptrograd: en ces mois dcisifs, Rakovsky est lun
des organisateurs de la victoire. Trotsky lcrit, soulignant que la direc
tion politique de lArme rouge, avec les 600 personnes de son tat-major
et ses 16000 commissaires dans les diverses units, a t vritablement
lme de la victoire.50 Organisateur du corps des commissaires politi
ques, convaincu de la primaut de la politique dans la guerre et, bien
entendu, la guerre civile, Rakovsky relve que les armes capitalistes,
constitues en temps de paix ont manifest leur optimum de capacit de
combat au dbut de la guerre, cependant que lArme rouge, surgie du
49. Ravitch-Tcherkassy, Istorija Kommunistitscheskoi Partii (b) Ukrainy, Kharkov,
1923, cit par Jurij Borys, The Russian Communist Party and the Sovietization of Ukraine,
p. 146.
50. Trotsky, N otes..

CAHIERS LEON TROTSKY 17

30

chaos dans le cours mme de la guerre, et dans le flot de la rvolution, a


manifest sa supriorit et rvl ltendue de ses capacits de combat la
fin de la guerre civile.
Lorganisation de larme et la galvanisation du moral des combat
tants sont peut-tre plus faciles que le rglement des affaires du P.C.
ukrainien. Nourrie la fois par le problme national, les aspirations de la
masse paysanne, la politique sommaire des premiers gouvernements so
vitiques dUkraine qui ont trait leur propre pays comme un grenier
grain, une tendance indpendantiste sy dveloppe et sy renforce.
Replis avec lArme rouge, les bolcheviks ukrainiens sentredchirent et
la direction du parti russe dissout le comit central lu au 3e congrs
une initiative que dnoncent aussitt avec indignation les minoritaires
dcistes (tendance du centralisme dmocratique) du P.C. (b) qui se
lancent dans la dfense des ukrainiens ainsi brims. De plus, le jeune parti
communiste dit borotbiste (UKP(b)), n de la fusion des s.r. de gauche
et de la gauche menchevique rallis au communisme, qui a une base solide
dans les campagnes et dont les cadres sont rests clandestins en Ukraine
contre Denikine, rclame son admission dans lInternationale commu
niste. Trotsky commente:
LUkraine, qui tait passe en deux ans par des dizaines de rgimes, avec
son mouvement nationaliste qui stait rapidement dvelopp, tait devenue un
gupier pour la politique sovitique. Cest un pays neuf, disait Lnine, cest un
pays antre , et pourtant nos Grand Russiens ne le voient pas. Mais Rakovsky,
avec sa grande exprience du mouvement national dans les Balkans et lattention
quil portait aux faits et aux tres vivants, domina trs vite la situation ; il diffren
cia les petits groupes nationalistes et amena laile la plus dtermine et la plus
militante au bolchevisme. Cette victoire est le rsultat de grandes luttes, disait
Lnine au congrs du parti de 1920. Aux Grands Russiens qui tentaient de
sopposer la persvrance de Rakovsky, Lnine indiquait: Alors quen
Ukraine, au lieu du soulvement borotbiste qui tait invitable, nous avons russi
gagner notre parti [...] les meilleurs dentre eux, grce la politique juste du
comit central, admirablement applique par le camarade Rakovsky. 51

C est vraisemblablement en dcembre 1919 que les dirigeants bolche


viques ont tir les leons de la premire phase de la guerre civile et de
lexprience du gouvernement sovitique en Ukraine. Lobjectif dsor
mais est de gagner la majorit des borotbistes, de reconnatre la spcifi
cit ukrainienne sans affaiblir la capacit militaire ni lunit du comman
dement. Quand les militants ukrainiens du parti borotbiste seront enfin
entrs en mars 1920 dans le P.C. dUkraine, concrtisant ainsi la fusion
vritable de deux organisations communistes dorigines diffrentes, Ra
kovsky peut crire:
51. Ibidem .

RAKO

31

Le KPB(U) fut lui-mme influenc par lUKP(b). C est dans une large
mesure sous linfluence des borotbistes que les bolcheviks volurent du PCR en
Ukraine un vritable parti communiste de lUkraine. Le courant fdraliste
dans le P.C. dUkraine tait une tranche qui avait t creuse par les borotbistes.
Les deux partis, les bolcheviks et les borotbistes, travers de violentes discussions,
se rencontrrent mi-chemin, lun rectifiant sa ligne communiste, lautre sadap
tant aux particularits et aux conditions spcifiques de la vie sociale, conomique
et culturelle en Ukraine.52

Cette volution convergente exigea du temps et des efforts et aussi


beaucoup dhabilet de la part de Rakovsky. Au dbut de 1920, la suite
de la contre-offensive victorieuse de lArme rouge, son gouvernement se
r-installe Kharkov. Mais en mars, quand se runit le 5e congrs du
parti ukrainien, les dlgus manifestent leur indignation de la dissolution
du C.C. par les dirigeants du parti russe. Rakovsky se heurte de front aux
fdralistes qui exigent lindpendance de lorganisation commu
niste dUkraine, ncessaire leurs yeux dans un pays occup. Ra
kovsky ne fait pas de concession sur ce terrain. Tourn vers une majorit
de dlgus trs irrits, il affirme:
Nous navons pas en Ukraine un parti proltarien, nous avons un parti
intellectuel et petit-bourgeois qui a peur de ses tches communistes.53

La majorit le sanctionne en ne le rlisant pas au nouveau C.C. Mais la


direction bolchevique ne sincline pas et refuse de reconnatre les dci
sions de la confrence. Outrepassant les propositions de Lnine, le 9e
congrs dsigne un comit central temporaire de treize membres, dont
Rakovsky. En mai 1920 commencent des ngociations entre une commis

52. Ravitch-Tcherkassy, cit par Borys, op. cit. p. 261.


53. Ravitch-Tcherkassy, cit par Borys, p. 148. Le livre de Borys, par ailleurs fort
intressant, fait preuve pourtant de pas mal de ccit et fait trop de confiance des sources
douteuses, en se laissant aller parfois des jugements sommaires. Tous les auteurs saccor
dent par exemple pour souligner que Rakovsky (au dbut de son sjour en. Ukraine)
manifesta son hostilit lemploi de la langue ukrainienne dont il dclara quelle tait une
invention des intellectuels. Mais J. Borys transpose en parlant de son attitude hostile
lgard du mouvement national ukrainien dont il considrait quil tait une invention de
lintelligentsia ukrainienne . Cette remarque nest pas de nature pertnettre la comprhen
sion de lvolution ultrieure de Rakovsky. Autre exemple : prsentant ce dernier, il crit :
Rakovsky tait un bolchevik cosmopolite typique dorigines nationales douteuses, presque
pathologiquement ambitieux [...] et dmontra plus dune fois ses tendances anti
ukrainiennes . Mais il donne comme rfrence de cette affirmation une publication dmi
grs blancs en 1922. Relevons une tourderie de Gus Fagan sur cette mme question quand
il crit (op. cit., p. 27) que Rakovsky affirma au IIIe congrs que ctait pour les Ukrainiens
un luxe que davoir leur propre comit central. Il sinspire l, sans donner de rfrence,
de Borys, op. cit. p. 207, lequel fait rfrence, cette fois, non pas Rakovsky mais
Ratchkovsky... Ces ngligences gnent videmment leurs auteurs puisque leur base de
dpart sen trouve fausse.

32

CAHIERS LEON TROTSKY 17

sion du P.C.R. (b), forme de Trotsky, Kamenev et Joff, et le CC de


Rakovsky, dcids, les uns et les autres, aux ncessaires concessions.
La plupart des historiens de la rvolution en Ukraine expliquent ce
tournant, pris en dcembre 1919 Moscou, par une prise de
conscience de Lnine de la ncessit de faire des concessions pour gagner
les borotbistes et, avec eux, les masses paysannes. Ce nest pas contesta
ble. Mais le tournant lui-mme ne sexplique-t-il pas par un inflchisse
ment, une maturation de la pense et de la politique de Rakovsky luimme, pas seulement sur la question de la tactique employer vis vis du
p arti borotbiste, mais sur la stratgie quimpose une question natio
nale incandescente?
Rvolutionnaire balkanique, Rakovsky nignorait aucun des aspects
de loppression nationale et lon se souvient de ses appels pour sensibiliser
avant la guerre lopinion des partis socialistes occidentaux sur cette ques
tion. Ds le lendemain de la rvolution dOctobre, cest avec une
confiance et un optimisme rsolus quil envisage le rglement dfinitif de
la question nationale des pays opprims, puisque, ses yeux, la consti
tution du premier Etat ouvrier apporte la suppression totale des privil
ges nationaux et le dbut dun processus de suppression du particula
risme de tous les prjugs dmocratiques et nationaux. Il est, de ce point
de vue, significatif quil attaque les nationalistes ukrainiens en soulignant
que le nationalisme, en Ukraine, a t impos den-haut aux masses par
lintelligentsia qui sen est servie ensuite comme dune arme contrervolutionnaire. Le Rakovsky de 1919 nenvisage pas un instant quil
puisse exister pour lUkraine un danger doppression nationale sous le
nouveau pouvoir et il lcrit, dans les Izvestia, le 3 janvier de cette anne :
Le danger de russification sous lautorit sovitique ukrainienne existante
est dnue de tout fondement.54

Ce qui est remarquable cest que, sur ce point capital larticulation


de toute lhistoire de lUnion sovitique et aux sources mme du stalinisme
il revient trs vite sur sa conception premire, la lumire de lexp
rience de son propre gouvernement de lUkraine, du dbut de 1920 la
m i-1923. Cette exprience est certes originale, puisque le rle dcisif a t
jou dans les campagnes par les unions de paysans pauvres et une politique
assez souple pour gagner dans lensemble la petite et la moyenne paysanne
rie. Mais Rakovsky, dcouvrant les ralits et la pesanteur de loppression
nationale et sa persvrance sous de nouvelles couleurs, fait un pas suppl
mentaire: ds la fin de 1921, il revendique ouvertement une plus grande
mesure dindpendance relle pour lUkraine, insistant sur la ncessit
absolue de mesures pratiques en ce sens.
54. Cit par Fagan, op. cit., p. 24.

RAKO

33

On peut suivre ce cheminement travers la question du commerce


extrieur de lUkraine et de sa direction. De janvier juin 1919, le
premier gouvernement ukrainien de Rakovsky comprend un commissaire
du peuple au commerce extrieur. Le poste est supprim dans son second
gouvernement en 1920. A la fin de lanne, on cre seulement un bureau
du commerce extrieur plac sous le contrle du commissariat correspon
dant de Moscou. Mais en janvier 1922, sur proposition de Rakovsky
lui-mme, le conseil conomique dUkraine dcide de ne plus reconnatre
les traits commerciaux signs par la R.S.F.S.R. comme il la fait jusqu
prsent. Au 6e congrs du P.C. dUkraine, le 10 octobre 1921, dans une
intervention trs remarque, Rakovsky avait rclam une relle indpen
dance en matire de commerce extrieur, affirmant notamment que les
Russes devaient reconnatre que les Etats balkaniques se trouvaient dans
la zone dinfluence de lUkraine et les respecter en consquence.
LUkraine, sous limpulsion de Rakovsky, signe des accords particuliers
avec la France et la Pologne, puis dcide, au mois de juin 1923, de
subordonner toute concession une socit trangre lapprobation
pralable du conseil dconomie de lUkraine, ce qui annulait tous les
accords antrieurement signs par Moscou en la matire. Ce fut sa der
nire initiative importante.
Depuis un an dj, la bataille faisait rage au sein du parti autour de la
question des nationalits, une bataille aux visages et pisodes multiples
laquelle seul le conflit entre Lnine et Staline sur la question gorgienne a
donn quelque publicit. En aot 1922, la commission ad h oc pour
llaboration des thses sur les rapports entre la Russie et les autres
rpubliques nationales a commenc ses travaux. Les heurts sont conti
nuels entre Rakovsky dune part, Staline, Ordjonikidz et Molotov de
lautre. Rakovsky se bat: il dnonce par exemple le fait que des rpubli
ques, prtendument indpendantes et autonomes, doivent constamment
lutter pour dfendre non seulement leurs prrogatives, mais aussi leur
existence mme. Il cite des exemples dabus dautorit des ministres
centraux signant des accords internationaux qui engagent lUkraine alors
quils nen ont pas le droit de par la Constitution. Il ajoute: Si les
organismes centraux sont incapables de matriser leurs propres tendances
et instincts bureaucratiques, il sera impossible de construire le
socialisme.55 Au XIIe congrs, dans une intervention retentissante, Ra
kovsky rappelle les principes de Lnine pour les opposer la pratique du
moment sur la question nationale et pour dire combien cette pratique lui
inspire de crainte pour le pouvoir des soviets lavenir. Le profond
prjug, communiste dapparence , qui inspire selon lui le chauvinisme
55.

Rsum par F. Conte dans Rakovsky-Staline sur la question nationale, Cahiers

du monde russe et sovitique, janvier-fvrier 1975, pp. 111-117.

34

CAHIERS LEON TROTSKY 17

russe, Pinqutante distance, sans cesse croissante, entre linternationa


lisme proltarien et communiste et le dveloppement national de larges
couches de masses paysannes qui aspirent une vie nationale lui sem
blent des facteurs de crise grave, moindres toutefois que Ta divergence
fondamentale engendre tous les jours et grandissant sans cesse, entre
notre parti et notre programme, dun ct, notre appareil dEtat de
lautre, [...] la question centrale, cruciale.56
Dans ce discours qui tait en fait la premire attaque ouverte, au nom
du communisme et de ses principes, contre le stalinisme en pleine crois
sance, il attaque galement la Constitution centralisatrice de lUnion,
inspire par une centralisation bureaucratique, liminant, selon lui, initia
tive et indpendance et devenant synonyme de tyrannie. Il affirme que
les communistes sont les ennemis irrconciliables de toute tentative pour
faire de la vie politique le privilge dune poigne de gens . Et cest dans
la ligne de ce combat de communiste quil propose dajouter aux thses un
amendement extrait de celles du P.C. dUkraine :
La signification rvolutionnaire colossale qui transforme les luttes des na
tions et des colonies dOrient pour leur mancipation du joug des Etats imprialis
tes et la reconstitution de mouvements de libration en Europe dans diverses
provinces occupes, rend encore plus ncessaire pour le parti dassumer la respon
sabilit dapporter une solution thorique et pratique la question nationale dans
les frontires de lUnion sovitique.57

Il prcise, dans sa perspective internationaliste :


Seul laccord le plus troit entre, dune part, notre politique dans la ques
tion nationale lintrieur de notre pays et la politique que nous propageons dans
la question nationale dans notre Etat et, de lautre, la ligne du parti hors de nos
frontires, peuvent donner lUnion sovitique et au parti communiste lautorit
morale et la sincrit principielle qui feront deux, au sens le plus large, la base de
la lutte du proltariat mondial contre limprialisme.58

Cet amendement est rejet sur lintervention personnelle de Staline,


ainsi que celui du parti ukrainien qui proposait de limiter le nombre des
reprsentants de la rpublique russe dans les organismes dirigeants de
lUnion.
Quelques semaines plus tard, dans une brochure parue Kharkov et
consacre au problme de la constitution de lU.R.S.S., Rakovsky re
prend le rquisitoire quil a dj esquiss sur la bureaucratie en tant que
force sociale indpendante : son sort politique est dj scell ce moment.
Le 6 juillet 1923, la presse britannique annonce que Rakovsky est
envoy Londres comme ambassadeur, en remplacement de Krassine.
56. Intervention au XIIe congrs, traduction anglaise dans Christian Racovski, p. 82.
57. Ibidem, pp. 84-85.
58. Ibidem, p. 85.

RAKO

35

Lhomme qui a donn au XIIe congrs le signal du combat contre la


bureaucratie dominante et contre les hommes dappareil de Staline est
cart du champ de bataille au moment mme o va se constituer autour
de Trotsky lOpposition de 1923 qui dnonce la bureaucratisation dont il
a t lun des premiers dnoncer les mfaits et appeler la combattre.
Staline connat ses adversaires et Rakovsky est ses yeux, juste titre,
lun des plus dangereux.
(suite et fin dans le prochain numro des
Cahiers Lon Trotsky)

Documents

Les origines de la rvolte du Potemkine1


(1905)

On sait que la rvolte du Potemkine ne fut pas un vnement


inattendu. Elle fut lexplosion prmature et isole dun plan courageuse
ment prpar de soulvement gnral qui devait embraser de son anneau
de fer toute la flotte de la Mer noire. En semparant des bastions mariti
mes, la rvolution russe aurait dispos dune base inexpugnable pour de
nouvelles conqutes. De bombardements des rivages en siges des garni
sons, elle aurait gagn tout le Sud et, de l, se serait tendue au reste du
pays. Ce soulvement devait clater en juillet, au moment des grandes
manoeuvres de la flotte. Au signal convenu deux fuses tires lune
aprs lautre du pont du cuirass C atherine II. Les matelots qui taient
partie prenante devaient arrter ou tuer leurs officiers au nom du peu
ple, semparer de tous les navires et en prendre le commandement.
Comme on sait, le malheureux incident de la viande avarie suscita avant
lheure une rvolte sur le Potemkine, et tout le plan seffondra.
Les autres navires, mal prpars, ntaient pas avertis; parmi eux,
seuls purent prendre part au mouvement le G eorgi P obedonostzev qui,
pendant 24 heures, resta fidle la rvolution, et le navire-cole Prout qui
chercha vainement le P otem k ine afin de se rallier lui. Il faut mentionner
galement le Sinopia qui se joignit galement au Potemkine mais sloigna
dOdessa sur un ordre soudain donn par lamiral Krieger de se diriger
sur Sbastopol alors que la minorit des marins rvolutionnaires navait
pas encore russi vaincre les hsitations de la majorit indcise et
timore. Le plus malheureux fut la mise hors dtat dagir du cuirass
1.
Extraits de lintroduction ( Vvedenie) de Kirill, (pseudonyme dAnatoli Petrovitch
Berezovsky), de Odinadtsat dnei na Potemkine, St. Ptersbourg, 1907, souvenirs dun
marin du Potemkine : Rakovsky est galement lauteur du chapitre I. Traduit du russe par
Isabelle Lombard. Nous avons opr des coupures en liminant les dtails circonstanciels.
Le rcit a t rdig en 1905.

38

CAHIERS LEON TROTSKY 17

C atherine II, K atia comme disaient familirement les marins, Katia-laRouge, prte faire le pas le plus dcisif et qui fut victime de sa fougue
rvolutionnaire. Alors que la rvolte explosait sur le Potemkine, il se
produisit un conflit mineur entre les marins et les officiers du Catherine
II, un incident ridicule en comparaison du rle que le cuirass aurait pu
jouer deux jours plus tard, mais qui entrana la mise terre de la majorit
de lquipage. Ainsi le plus rvolutionnaire des cuirasss fut-il contraint
de demeurer Sbastopol pendant que les autres taient dirigs vers
Odessa contre le P otem k ine.
Une question se pose cependant: le soulvement gnral aurait-il
russi sil ny avait pas eu lvnement du Potemkine ? La flotte pouvaitelle escompter un succs dans sa tentative de prendre possession des villes
ctires et dy soulever la population ouvrire ?
En apprenant travers le rcit de Kirill les dtails de lhistoire
bouleversante, dramatique, de la lutte des marins rvolutionnaires, en
dcouvrant combien le succs tait proche alors mme quun seul bti
ment stait soulev, on acquiert presque la conviction quun soulvement
gnral pouvait lemporter [...] Dun point de vue purement militairetechnique, lide de lancer une rvolte arme gnrale par un soulvement
de la flotte tait excellente : dabord parce que les marins taient les plus
rceptifs de tous les militaires la propagande socialiste et surtout parce
quune flotte mutine est mieux mme de rsister et se dfendre que tout
autre formation. Une victoire du soulvement de la flotte aurait cr une
situation sans prcdent dans lhistoire des guerres civiles. Labsolutisme
russe, avec toute son arme, se serait montr impuissant lutter contre
cette poigne dhommes. La Russie des gouvernants se serait trouve dans
la position ridicule qui fut celle de la Roumanie lorsque le Potemkine
surgit au large de Constantza: on mobilisa toute la garnison, mme... la
cavalerie.
Mais lintrt historique vritable du soulvement de la flotte se
rvle dans lapprciation de ses causes. Le parti ouvrier social-dmocrate
russe et particulirement son organisation en Crime (lUnion socialdmocrate de Crime) a beaucoup contribu, par une action prolonge,
lmergence de rvolutionnaires parmi les marins. Mais cest la structure
de lEtat russe et notamment le rgime des casernes qui veillrent leur
esprit et leur apprirent comprendre les ides rvolutionnaires et socialis
tes. Il est impossible de comprendre le soulvement rvolutionnaire de la
flotte ni dautres mouvements analogues sans prendre en compte ces
lments-l. Lorsquon sait quel point laction rvolutionnaire est entra
ve en Russie, combien de victimes et defforts cote chaque pas des
victimes dont un nombre infime verra le but ralis et dont la majorit
tombera ds la premire bataille contre la multitude des obstacles dresss
par le rgime politique on comprend qu lorigine de la rvolte des
marins se trouvent avant tout leurs conditions de vie.

LES ORIGINES DE LA REVOLTE DU POTEMKINE

39

Il est plus que jamais ncessaire aujourdhui de bien connatre la


nature du rgime des casernes en Russie. La paix conclue et la Consti
tuante tablie, les partis politiques auront reconstituer le pays de faon
radicale. Mais la Russie ne sera rellement transforme que quand elle se
sera libre des erreurs du pass. Nous voulons [...] dcrire, sur la base
des documents en notre possession, le rle dans la rvolte des facteurs
con scien ts, cest--dire de la propagande socialiste, et celui des facteurs
in con scien ts, cest--dire le rgime militaire en Russie. Le rgime des
casernes nest quun reflet de la structure politique et sociale dun pays et
les conditions de vie bord du Potemkine taient les mmes dans lensem
ble de la flotte. On sy heurtait aux mmes abus. De la part des officiers,
des officiers suprieurs surtout, ctait partout la mme cruaut stupide, la
mme incomprhension de la ncessit dun comportement plus humain
envers les marins. Toute tentative de ces derniers pour obtenir une vie
plus supportable ne rencontrait chez les officiers que la dtermination
obstine de punir plus svrement encore. Les marins ne pouvaient donc
nourrir de bons sentiments lgard de leurs suprieurs. Ils taient dociles
en apparence, par crainte de la rpression, mais, au fond deux-mmes, ils
hassaient et mprisaient les dragons et les scorpions, des mots
quils ne se gnaient pas pour employer la moindre occasion. Au cours
de la mutinerie du 3 novembre, les marins pourchassrent leurs officiers
coups de pierre et en les injuriant grossirement. Les injures taient
dailleurs si courantes que les officiers, habitus, faisaient semblant de ne
pas les entendre [...] Lantagonisme et la mfiance entre officiers et
soldats sont un phnomne gnral, dans toutes les armes, mais il tait
plus aigu dans larme russe. Ce gouffre infranchissable entre eux se
creusait chaque vnement politique qui aboutissait lenvoi des soldats
contre grvistes et manifestants. [...]
Pour expliquer cette mfiance, ainsi que la haine double de mpris
des marins pour les officiers, il faut rappeler, outre les raisons politiques,
les dfauts propres au corps des officiers russes, en particulier dans la
flotte o ces derniers se recrutaient exclusivement dans la noblesse. Les
coles militaires taient peuples de la lie de la socit industrielle. La
jeunesse honnte et capable peuplait, elle, les prisons russes habituelle
ment et envahissait les professions intellectuelles. Seuls les gens incapables
et serviles se tournaient vers les carrires bureaucratiques et militaires [...]
Ces officiers-l considrent leur fonction comme un moyen de subsis
tance et sefforcent de travailler le moins possible avec le plus possible de
profit personnel. Cest sur ce terrain que se sont dveloppes les relations
entre officiers et marins qui eurent parfois des consquences catastrophi
ques.
Mais revenons au cuirass Potemkine. Les chtiments corporels les plus
cruels y taient habituels. En dpit de la parution dune circulaire secrte
qui insistait sur la ncessit de respecter la dignit humaine des sub

40

CAHIERS LEON TROTSKY 17

alternes , les officiers de marine continurent, par habitude, de distribuer


gifles et coups de poing. Des marins mont parl de cas de tympans crevs
par la violence des coups [...] Mais ils souffraient par-dessus tout des
injures et des humiliations de toute sorte qui portaient atteinte leur
dignit dhomme. Il fallait voir avec quelle arrogance ceux quon appelle
les aristocrates traitaient leurs subordonns pour comprendre la force de
haine que ces derniers nourrissaient leur gard [...].
Celui qui a vcu en Russie a peut-tre remarqu, dans certains jardins
publics, cette inscription barbare: Entre strictement interdite aux
chiens et aux rangs in frieu rs. Lamiral Tchoukhnine sut inventer pour
les matelots de Sbastopol une rgle pire encore. Lordre n 184 du 29
avril 1905 interdit aux marins, sous peine demprisonnement, laccs de
deux boulevards, de deux alles et dune rue. Quelques jours plus tard,
un groupe de marins mutils, revenant de Port-Arthur, emprunta lun de
ces boulevards, celui o se trouve le monument la mmoire du sige de
Sbastopol en 1855. Ils se heurtrent un officier qui les interpella
grossirement : Comment osez-vous venir ici ? Vous savez que le boule
vard est interdit aux rangs infrieurs! Lun des marins remarque:
Avons-nous le droit de fouler notre terre natale, pour laquelle nous
avons vers notre sang? Tu te permets de discuter, canaille! Et les
coups permirent ces hros qui venaient de rentrer de goter les joies
de la patrie reconnaissante. La mutinerie du 3 novembre fut provoque
par un ordre de lamiral Tchoukhnine interdisant aux marins toute sortie
en ville sans permission spciale, le billet rouge.
De telles mesures nauraient pas eu des consquences aussi graves
quelques annes auparavant. On peut mme affirmer que le rsultat aurait
t le mme sil y avait eu une amlioration et non une dtrioration des
conditions de vie dans la flotte: avant tout, ctaient les marins euxmmes qui avaient chang et mri. En quelques cinq ou six ans, le
sentiment de leur dignit personnelle avait mri. [...] Voici un fait carac
tristique de la nouvelle gnration: les recrues de 1904 du 36e quipage
celui du P otem k ine dposrent auprs de leurs suprieurs, avant
mme de prter serment, une srie de revendications. La secousse puis
sante impulse dans toute la Russie par le mouvement ouvrier dans les
cinq annes prcdentes avait veill chez les marins lespoir dune vie
nouvelle, meilleure et libre. De par les conditions de travail, le cuirass est
une vritable usine flottante; les marins sont plus proches de la classe
ouvrire que de tout autre. Au nombre important de condamnations pour
des lectures qui, bien que lgales, navaient pas lapprobation des offi
ciers, on apprcie le degr dintrt des marins pour la science et la
littrature, ainsi que leur soif de connaissances. Leur recherche dun
avenir meilleur se heurtait lobstacle des officiers [...] qui personnifiaient
labsolutisme.
Les marins discutaient avec ferveur de la question des rapports entre

LES ORIGINES DE LA REVOLTE DU POTEMKINE

41

officiers et soldats : le parti dirigeant de la Russie future doit sy intresser


tout autant. Rappelons que le premier point de lultimatum pos par le
cuirass au commandant militaire dOdessa tait la substitution larme
permanente des milices populaires. Les rapports des marins avec leurs
suprieurs taient une question de premier plan. Cest au regard du
comportement dun marin devant ses officiers et de ses sentiments leur
gard que les camarades rvolutionnaires dcidaient sil tait digne de
prendre part leurs activits secrtes [...]
Il
est important de sarrter sur la faon dont se menait le travail de
propagande bord du P otem k ine. Nombre de marins avaient dj ren
contr les ides de la social-dmocratie quand ils travaillaient sur les
chantiers navals Nikolaievsky. Ils taient en contact avec des ouvriers
civils, dont beaucoup avaient t touchs par la propagande socialiste.
Puis lquipage du Potem k ine prit directement contact avec le parti socialdmocrate Sbastopol o il avait dj tiss des liens solides avec la flotte
militaire. Seul un petit nombre de marins pouvaient videmment tre en
contact direct avec les rvolutionnaires. Parmi ceux du P otem k ine, jen ai
dnombr de quinze vingt qui frquentaient de manire irrgulire les
runions secrtes organises par les socialistes. Ces runions, appeles
volantes quand il ny avait gure de participants et de masse sil y en
avait beaucoup, rassemblaient des marins qui servaient sur les cinquante
vaisseaux de guerre ancrs Sbastopol. Dabord espaces, ces runions
furent de plus en plus frquentes; au cours des quatre mois prcdant le
soulvement, il sen tint presque une chaque dimanche (du 10 novembre
au 25 mars, il y en eut onze en tout). Le nombre des marins qui y
prenaient part passa de trente trois ou quatre cents. Afin dviter des
surprises dsagrables, on tenait ces runions hors de la ville, dans une
fort proche de la colline de Malakhov. Les marins sy rendaient par
petits groupes, empruntant dabord la route dInkerman, puis se spa
raient en passant par de petits chemins. Une garde poste tout au long
sassurait que la voie tait libre. Lorsquils arrivaient au pr qui servait de
lieu de runion, ils sinstallaient comme ils voulaient. Les interventions
commenaient. Les orateurs, souvent des femmes, expliquaient aux ma
rins les causes de lexistence du pouvoir oppresseur et intolrable, propo
saient des moyens pour lanantir et librer tout le pays. Puis on discutait,
on racontait, et, aprs avoir adopt une rsolution, on terminait la ru
nion par un chant rvolutionnaire. Voici le texte de lune de ces rsolu
tions qui fut adopte le 20 mars :
Nous, marins de la flotte de la Mer noire, runis au nombre de 194,
joignons notre voix celle des ouvriers russes reprsents par leur aile rvolution
naire, le parti ouvrier social-dmocrate russe; nous exigeons la destitution du
rgime autocratique et son remplacement par une rpublique dmocratique. Nous
sommes convaincus que seule la convocation dune Assemble Constituante, sur la
base du suffrage direct, gal pour tous et bulletin secret, peut affirmer le pouvoir

42

CAHIERS LEON TROTSKY 17

du peuple. Nous savons que le rgime tsariste a entrepris la guerre pour ses
intrts propres. C est pourquoi nous exigeons quil y soit immdiatement mis un
terme. En joignant notre voix celle de la Russie qui sveille la vie politique,
nous sommes srs que notre exemple, lexemple de la protestation de la flotte de la
Mer noire, sera suivi par toute larme russe. Le dernier soutien du rgime est en
train de scrouler. Notre libration est proche et nous appelons tous ceux que
lautocratie pourchasse et opprime rejoindre nos rangs, les rangs de notre parti.
Notre lutte ne sinterrompera que lorsque lhumanit se sera libre de lexploita
tion des araignes capitalistes. Nous luttons pour le socialisme. A bas lautocratie!
A bas la guerre ! Vive lAssemble Constituante ! Vive la rpublique dmocratique !
Vive le parti ouvrier social-dmocrate russe ! Vive le socialisme !

Cent cinquante marins qui navaient pas assist cette runion adop
trent cette rsolution.
Parmi les autres marins, la propagande tait mene par des brochures
et surtout des appels. Il faut noter que les marins demandaient au comit
de Sbastopol des appels spcialement rdigs leur intention. Lorsque le
comit et constat que la propagande parmi les marins tait efficace, il
seffora dclairer chaque vnement plus ou moins important de la vie
de la flotte. Ainsi, deux ou trois jours aprs la rvolte, lorsque les marins
se levrent et sortirent dans la cour, ils trouvrent des tracts sur les
derniers vnements, jonchant le sol. Le comit de Sbastopol appelait les
marins donner un caractre politique leur protestation. Cet appel fut
diffus 1800 exemplaires. De faon gnrale, le comit diffusa 12000
tracts de dbut novembre dbut avril. Voici quelques titres: Il est
temps den finir, Laide-mmoire des soldats, (2800 exemplaires),
Les deux Europes, Qui vaincra?, Mort aux tyrans, Le Mani
feste du tsar (9 janvier), etc. Certains se rapportaient au rgime russe en
gnral, dautres concernaient spcialement les marins. Ils dpeignaient les
pnibles conditions dexistence des marins quils opposaient au confort et
aux privilges dont disposaient leurs officiers. Ils soulignaient lnorme
diffrence entre les soldes des marins et celles des officiers de Russie, en
comparaison avec dautres pays. Alors quau Japon, cette poque, le
Grand Amiral Togo recevait 5600 roubles par an, le grand-duc Aleksei,
Grand Amiral de la flotte russe, recevait un salaire dix-huit fois suprieur
(108000 roubles). A loppos, la solde des marins tait incomparablement
plus leve au Japon quen Russie. Un marin cotait au gouvernement
japonais 54 roubles contre 24 au gouvernement russe, dont la moiti tait
vole par les officiers. On distribua des tracts particuliers au sujet du
dpart de 800 marins pour Libau, dautres au moment du procs de trente
marins accuss davoir t les instigateurs de la rvolte du 3 novembre.
Paralllement ces vnements particuliers, les questions dordre gnral
taient souleves : la guerre, la situation des ouvriers et des paysans, lEtat
russe, etc. La fin de la guerre tait le mot dordre le plus populaire.
Certains conseillaient de refuser de partir pour lExtrme-Orient. Un

LES ORIGINES DE LA REVOLTE DU POTEMKINE

43

tract produisit une impression particulirement vigoureuse : imprim par


le comit de Sbastopol, il avait t rdig et sign par des marins et
sous-officiers du cuirass Catherine II, runis avec le parti ouvrier socialdmocrate. Ctait dj le signe dactions plus importantes qui surgirent
en rsultat de la dfaite de Tsushima.
Aujourdhui, alors que la Russie est devenue un Etat prtendument
constitutionnel, la question de la rorganisation des forces armes de
meure pose. Toutes les revendications des marins visent une amliora
tion de leurs conditions de vie pendant la dure du service : ils ne men
tionnent qu la fin le lien troit entre lordre social en Russie et le rgime
militaire. Notons quelques-unes de ces revendications:
1. Rduction de la dure du service militaire dans la flotte 3 ans (il est
actuellement de 7 ans).
2. Dfinition prcise de la dure de la journe de travail (les manuvres
au front ou les exercices spciaux sont considrs comme un travail).
3. Contrle des marins sur les dpenses pour la nourriture qui leur est
destine. Les marins exigent de soccuper directement de lapprovisionne
ment, du choix du cuisinier: Nous vous enlevons ainsi la possibilit de
nous voler, disent leurs officiers les matelots du C atherine I I [...]
Une autre srie de revendications concerne les droits de lhomme et
du citoyen : suppression des formules que les marins doivent employer en
sadressant leurs suprieurs, de la coutume de rendre les honneurs aux
officiers; les marins demandent galement que les dlits soient jugs par
un tribunal ordinaire. En cas de maintien des tribunaux militaires, ceux-ci
doivent tre composs parit dofficiers et de marins lus par leurs
camarades [...]
Ces appels taient diffuss partout en centaines dexemplaires. Un
jour les marins du Potem kine eurent en se rveillant la surprise den
trouver sur les couvertures de leurs lits. Chacun se mettait ramasser les
pigeons et chercher un coin tranquille pour les lire. Il sensuivit
des discussions par groupes pendant plusieurs jours. Les marins ne com
prenaient peut-tre pas tout. Il arrivait que ceux du Potem kine crivent
[au comit] pour reprocher lemploi [dans les tracts] de trop dexpressions
incomprhensibles pour la majorit des marins, et demander de nouveaux
tracts. Mais ces tracts, petits, insignifiants, souvent illisibles, imprims en
secret sur des machines primitives, faisaient leur travail rvolutionnaire.
Ils taient la preuve vivante de lexistence dun parti insaisissable, qui se
dressait prs des marins isols et soumis pour couter leurs plaintes et
compatir leurs souffrances. Les gens de ce parti tendaient fraternelle
ment la main aux matelots, les traitaient dgal gal, mettaient leur
disposition leur temps, leurs moyens et leur vie ; ils les appelaient lutter
avec eux contre lennemi de toute la classe ouvrire. On ne pouvait
attendre de cette propagande quelle transformt les marins en socialistes
conscients. Elle fit beaucoup cependant en donnant leur mcontente

44

CAHIERS LEON TROTSKY 17

ment diffus un caractre politique et en popularisant les mots dordre du


programme socialiste minimum.
Initialement dsordonne, la lutte des marins devint consciente. Ils
reprirent leur compte le parti et son programme. Nous sommes 300
social-dmocrates prts mourir : cest par ces mots que maccueillit le
matelot Matioutchenko lorsque je montai sur le Potem kine Constantza.
Ces 300 social-dmocrates ne savaient peut-tre pas tout ce que rclamait
leur parti, mais le fait de se compter parmi ses membres leur donnait dans
leurs propres forces une confiance illimite.
Ainsi, avec une nergie et un esprit dinitiative grandissant, les ma
rins trouvaient en eux-mmes ce que les appels ne pouvaient leur offrir.
Ils compltaient leur formation politique en observant les faits environ
nants, en lisant livres et journaux autoriss par les officiers. Guids par la
haine du despotisme, ils dcouvraient des ides rvolutionnaires jusque
dans les livres religieux. Celui qui a connu de prs la vie quotidienne
bord du P otem k ine, a pu constater leur vie intellectuelle intense. Ctait
une vritable ruche dans laquelle chacun agissait dans la mesure de ses
forces. Il y avait une trentaine de non-violents qui prchaient la rsistance
passive la guerre, le refus de tirer sur des tres humains, cratures de
Dieu. Des discussions clataient presque tous les dimanches entre eux et
le commandant Golikov [...].
Si lon examine la personnalit des marins, on remarque quil y avait
parmi eux des hommes brillants, dont les possibilits de jouer un rle
taient entraves par les conditions sociales et politiques du pays. Parmi
eux, Nikichkine, vritable tribun populaire, exerait une grande influence
sur ses camarades (il est mort hroquement Feodosia). Dou dun
grand talent oratoire, imprgn de cet idalisme religieux profondment
enracin dans les masses populaires, surtout la paysannerie et qui nest pas
encore entam par le scepticisme superficiel, possdant une mmoire
remarquable, il maillait ses discours de citations. Il lana la mode dun
style de discours qui commenait par un extrait de lEvangile et se
terminait par un hymne rvolutionnaire.
Zvenigorodsky, apprenti-mcanicien de lcole pratique, tait dun
autre type; fils de journaliste, il faisait lui-mme des journaux o il
dcrivait les misres et les souffrances des marins et quil lisait ses
camarades. C est grce son action que de nombreux marins, comme
Reznitchenko, par exemple, devinrent rvolutionnaires. Nous discu
tions souvent pendant des heures entires me conta ce dernier
scrutant la surface lisse de la mer . Outre ces deux personnages, il y avait
toute une srie de meneurs actifs, Matioutchenko, Reznitchenko, Kourilov, Dymtchenko, Makarov et bien dautres. Ils discutaient des vne
ments qui agitaient la Russie tout entire. Lune des consquences de la
guerre russo-japonaise fut incontestablement lmergence dune vie sociale
et dune opinion publique [...] Les afflictions, la honte et les souffrances

LES ORIGINES DE L A REVOLTE DU POTEMKINE

45

communes rapprochrent la flotte et larme du peuple [...] Une fois,


Nikichkine lut un extrait de la pice de Gorky, Les Bas-Fonds, dans
lequel lun des habitants du cabaret de Vassilissa se lance dans un discours
rvolutionnaire: Votre loi, votre vrit, votre justice, ne sont pas les
ntres etc. Nikichkine rpandait ses lectures dans les coins et recoins du
navire et ses auditeurs sanimaient dun sentiment commun. Ils passaient
de la parole aux actes : les protestations collectives devenaient de plus en
plus frquentes. On les prparait le soir avant le coucher. Les marins,
assembls sur la plage arrire du navire pour la prire, refusaient de se
disperser malgr les ordres de lofficer de garde et commenaient discu
ter voix basse ; puis lun des plus courageux levait la voix et lanait des
mots dordre. Lorsquils avaient tout dit, les marins se dispersaient.
C est le soir du 3 novembre que, pour la premire fois, la protesta
tion des marins prit un caractre menaant de rbellion.2 Les fentres de
la caserne, les lampadaires de la cour, les appartements des officiers furent
en un instant saccags. Les officiers coururent se cacher dans tous les
endroits possibles et russirent esquiver la colre des marins. Les sol
dats, quon avait appels des casernes voisines, refusrent de tirer. Les
marins et les sous-officiers du Pam iat Merkuria parvinrent enfin, aprs
quelques salves, disperser les mutins [...] Les incidents clatrent de
plus en plus souvent sur les navires [...] Les marins du Catherine II
menarent de couler le bateau si on ne versait pas la solde de temps de
guerre. Les quipages de tous les navires soutenaient cette exigence. Ils
gagnrent, ainsi que sur la qualit du pain. Les marins rvolutionnaires
taient en gnral lorigine de ces actions. Chaque succs renforait leur
influence.
Mais ctait la guerre qui tait le stimulant le plus vif pour les marins.
Elle avait mis nu les innombrables carences de larme et de la flotte que
les marins imputaient lincapacit et la couardise des chefs. Les
officiers avaient perdu toute autorit et ninspiraient plus aucun respect ni
crainte. Les marins, eux, avaient compris que laction rsolue mne la
victoire et prirent de laudace. Les actes dinsoumission se firent de plus
en plus nombreux et taient ouvertement soutenus par tous.
Cest dans cette atmosphre o soufflait le vent de la rvolte et o la
discipline avait vol en clats, que naquit lide dun soulvement gnral.
O, quand et par qui, lide en fut-elle lance la premire fois ? Comme
toute ide vraiment populaire, elle na sans doute pas t lance volontai
rement par quelquun de prcis et surgit spontanment dans lambiance
despoir qui rgnait sur le navire. Dj, le 3 novembre, les marins avaient
demand au parti social-dmocrate si le moment ntait pas venu de
transformer la rbellion en mouvement organis. Le comit avait conseill
2. Il sagit du 3 novembre 1904.

46

CAHIERS LEON TROTSKY 17

le report un moment plus favorable. Lide dune intervention rvolu


tionnaire avait ainsi merg dj depuis un an. Plus tard, au dbut de cette
anne, lannonce dun pogrom juif, perptr par la police de Sbastopol,
150 marins arms sortirent en ville et se joignirent aux ouvriers pour
dfendre les Juifs.
Les vnements du 8 au 12 janvier (1905) Ptersbourg provoqu
rent une grande motion chez les marins [...] La centrale des marins
le comit central dirig par des reprsentants des marins de tous les
navires se mit laborer srieusement un plan de soulvement. Ce
ntait pas facile. Le projet suscitait une foule de questions concrtes :
quel comportement adopter avec les officiers? Devait-on les excuter ou
les arrter ? Quelles seraient les consquences du soulvement, quil lem
porte ou quil soit battu? Nallait-il pas disloquer la Russie? Chaque
marin donnait son point de vue. Dans une lettre adresse au comit de
Sbastopol [...] lquipage du P otem kine demandait une rponse toutes
les questions qui soulevaient des doutes. Cependant la dfaite de Tsushima, lannonce du massacre de 40 marins de lescadre Niebogatov prs
de Shanghai (parue dans un journal russe) poussrent bout la patience
des marins. Ils disaient: Si on doit mourir, autant que ce soit pour
librer la Russie, plutt que dtre tu par des officiers ou des Japonais.
Et lide du soulvement gagnait toujours plus de partisans.
Une question se pose ici : combien de marins du Potemkine taientils engags dans le complot? Au moins la moiti, ma-t-on rpondu. En
effet, les marins rvolutionnaires ne gardaient pas leur plan secret: ils
nobservaient que les prcautions lmentaires. Voici un fait qui rvle
leur audace : les officiers dun petit navire dont nous tairons le nom
allrent un jour en ville assister un mariage : pendant ce temps, les
marins tinrent un meeting bord [...] Il est trs probable que les officiers
aient su ce qui se prparait. On sait quil y avait une trentaine de
mouchards parmi les marins. Mais comment dmanteler ce plan? Qui
arrter ? On narrivait pas dcouvrir les membres du comit rvolution
naire du P otem k ine [...].
Le commandant du Potem k ine choua dans toutes ses tentatives de
rtablir la discipline bord par des mesures traditionnelles, drisoires et
inefficaces [...]. On cherchait empcher les marins de se runir; on leur
interdisait mme la lecture des journaux et revues et il tait difficile
davoir une permission pour aller en ville. Golikov, qui autrefois passait
souvent la nuit hors du navire, ne le quittait plus : il inspectait les cabines
pour vrifier lemploi du temps des marins: Pourquoi ce hamac est-il
vide? Qui est le matelot X? Il est de garde, rpondait le voisin, alors
que le matelot X discutait dans un coin sombre avec un camarade. Ces
mesures draconiennes avivaient les protestations. Il y en eut une, particu
lirement vive, dans les deux ou trois jours avant la Trinit. Golikov crut
pouvoir y mettre fin en prononant pendant la fte un discours sur la

LES ORIGINES DE LA REVOLTE DU POTEMKINE

47

discipline. Il raconta comment la rvolte, vingt ans plus tt, bord du


S vetlana o il se trouvait, stait termine par de nombreuses excutions.
Voil ce qui attend ceux qui oublient la discipline, lana-t-il [...] Aprs
la dfaite de Tsushima, de telles paroles taient dune grande lgret. Le
fait dapprendre les risques quils couraient permettait aux marins de
vaincre leur peur des consquences dune rvolte. Mais que pouvait faire
un malheureux commandant? Comme tout bon soldat de labsolutisme,
dfendre par tous les moyens la vieille Russie. Devant la difficult de la
tche, Golikov, comme les autres, perdait la tte et ne faisait quacclrer
le processus. Il tait dailleurs lui-mme convaincu de sa propre impuis
sance : Le poison rvolutionnaire se rpand sur le bateau mme chez les
sous-officiers, dit-il un jour un officier de gendarmerie. Toute tenta
tive dextirper la rvolution se soldait par un chec [...].
Reznitchenko cite un exemple significatif: Nous tions sur le point
de commencer la runion lorsque survint une patrouille commande par
un officier. Il voulait nous arrter tous. Lun dentre nous sapprocha de
lui et, aprs lavoir salu, lui demanda: Que vous importe que nous
soyions ici ? Je vous ordonne de vous disperser ! Pourquoi ? Parce
que je vous lordonne! Mais nous ne faisons rien de criminel!
Dispersez-vous ou je donne lordre de tirer Personne ne vous obira.
Aujourdhui, je suis de ce ct, mais demain je peux tre dans votre
patrouille et, si vous donnez lordre de tirer, cest sur vous que je tirerai
dabord. Lofficier rebroussa chemin sans mot dire. Les marins chang
rent de place et reprirent leur runion. Baranovsky, le commandant du
P rou t, fit, propos de ces runions, un discours dans lequel il accusa les
Juifs dtre lorigine des troubles dans la flotte. Il ajouta quil nhsite
rait pas dicter des arrts de mort contre tous ceux qui participeraient
des complots avec les socialistes. Quelques jours plus tard paraissait une
proclamation des marins: Tu as dit vrai. Nous savons que tu es un
bourreau. Le jour est proche o nous nhsiterons pas ttrangler.
Lheure de payer va venir.
Quelques semaines plus tard, Baranovsky tait arrt par les marins
et Golikov tombait, victime de lobstination de labsolutisme.

Le mouvement ouvrier en Roumanie


Le congrs constituant des syndicats
et des organisations socialistes
en Roumanie (1906) *
Le mouvement socialiste en Roumanie, qui tait en difficult depuis
plusieurs annes, se montre aujourdhui nouveau au grand jour et cette
fois-ci en tant que mouvement de classe vraiment proltarien. Dans ce
court rapport, qui ne retrace que les travaux du dernier congrs, il est
impossible dclaircir les causes de la crise, ou plutt de la disparition du
socialisme en Roumanie. Contentons-nous de citer comme causes princi
pales ltat darriration conomique de ce pays, le petit nombre des
proltaires de lindustrie et leur parpillement en un nombre infini de
petites entreprises.
Aujourdhui, cette situation est modifie en de nombreux points. Si
la Roumanie est certes reste un pays agricole, elle possde tout de mme
une grande industrie, qui joue un rle prpondrant dans la vie conomi
que. Les revenus de lindustrie, 250 millions par an, atteignirent ds 1901
la moiti de ceux de lagriculture (500 millions).
Ces chiffres nincluent pas lindustrie ptrochimique, dans laquelle,
selon un recensement rcent, a t investi un capital de 300 millions de
francs. Mais outre la grande industrie, qui emploie actuellement 50000
ouvriers, de grandes modifications ont eu lieu dans la petite et moyenne
industrie. Ces branches se sont capitalises, dans la mesure o les
petites entreprises se sont transformes en entreprises moyennes ou trs
grosses.
C est prcisment sous linfluence de ces transformations que les
petits producteurs les artisans ont donn naissance il y a maintenant
* Die Arbeiterbewegung in Rmanien, Die Neue Zeit, 9/15 septembre 1906, traduit
par M. Stobnicer. Rakovsky, ayant tir le bilan de la faillite du parti socialiste roumain aux
mains de lintelligentsia de gauche qui tait devenu un appendice du mouvement dmo
crate bourgeois, avait entrepris la reconstruction dun parti travers et sur la base de
lactivit syndicale. Il fait ici le compte rendu de la premire tape importante de cette
entreprise, le congrs ouvrier de 1906.

LE MOUVEMENT OUVRIER EN ROUM ANIE

49

six ans, un mouvement contre la concurrence trangre. Ce mouve


ment, marqu de fortes tendances antismites et nationalistes, et soutenu
par les dmagogues et les politiciens pour des raisons lectorales, amena la
constitution de corporations qui, par maints aspects, rappellent les guildes
du moyen-ge. La base fondamentale de cette organisation est son carac
tre obligatoire. Tous les ouvriers et les patrons, y compris ceux de la
grande industrie, sont obligs dappartenir la corporation de leur bran
che.
Les Juifs, qui sont chez nous soumis des lois dexception de mme
que les trangers artisans et ouvriers furent contraints de verser
leurs cotisations dans les caisses de la corporation, sans toutefois jouir des
mmes droits que les artisans et ouvriers roumains. Nul ne peut exercer
un mtier ni fonder une entreprise sans autorisation de la corporation, nul
ne peut tre embauch sans un livret dlivr par la direction de la corpora
tion. Cette loi ractionnaire eut, du point de vue politique et conomi
que, leffet exactement inverse de celui quen espraient le gouvernement
et les matres artisans.
Par la simple logique des faits, cest justement au sein mme de ces
corporations que se dveloppa le combat entre les patrons et les ouvriers.
Les questions fondamentales devinrent sources de conflits permanents : la
rglementation du travail dans lentreprise, lorganisation et ladministra
tion des caisses dentraide en cas de maladie, daccident ou de mort, le
choix des organes directeurs des corporations, etc. Des ouvriers runis
pour la premire fois, et runis par la force de la loi, comprirent la force
quils reprsentaient, et cest ainsi que naquit en leur sein la tendance
sorganiser en syndicats.
Le mouvement syndical proprement dit ne date que dun an, mais
durant cette seule anne il a pris un puissant essor. Des conditions
favorables la lutte contre le capital ont t cres par les bonnes rcoltes
des trois dernires annes et leur implication sur la production indus
trielle, par limportante croissance de lextraction du ptrole, surtout
depuis les incendies des puits de Bakou en Russie, ainsi que par lexposi
tion nationale qui a eu lieu cette anne. On peut dire que cette anne une
vritable pidmie de grves a eu lieu en Roumanie. Certaines grves,
comme celle des ouvriers de la chaussure Bucarest, laquelle particip
rent 7 8000 ouvriers, ou celle des ouvriers des tabacs et des allumettes,
avec 2000 participants, montrent bien combien la production industrielle
en Roumanie sest rapidement concentre. Dautres grves, telle celle des
empaqueteurs dans les docks nationaux de Galatz, ou celle des facteurs de
Bucarest sont caractristiques, car elles sont diriges contre lEtat-patron.
C est galement le cas pour les ouvriers des tabacs et allumettes. Ces
grves, dclenches pour une grande part par des travailleurs inorganiss
et diriges par des leaders improviss, ne disposaient daucun moyen pour
rsister, et donnrent aux syndicats une bonne occasion dintervenir, et

50

CAHIERS LEON TROTSKY 17

cest souvent ce qui fut dcisif pour le succs de ces grves. Lide
syndicale est devenue si populaire aujourdhui que mme un groupe de
policiers municipaux de Bucarest sest adress nous (au nom de 1300 de
leurs collgues), pour que nous dfendions leurs revendications salariales.
Evidemment, nous avons bien conscience que ces succs inattendus
de notre mouvement, de mme que lissue positive de presque toutes les
grves, sont ds la division dans les rangs de nos ennemis, plutt qu la
solidit et la richesse de nos organisations. Par la soudainet de sa
constitution, le mouvement ouvrier actuel en Roumanie a port la confu
sion dans les rangs des capitalistes, ce qui nous a permis maints succs.
Mais, lavenir, la classe des capitalistes ne se laissera plus attaquer ainsi
sans prparation.
Certaines grves taient remarquables par leur droulement mouve
ment. C est le cas pour la grve des dockers de Galatz, laquelle
participrent 600 ouvriers: le gouvernement envoya 500 soldats pour
remplacer les grvistes, et toute la garnison de la ville fut mobilise. Les
brutalits, les arrestations eurent lieu comme dans toute grande grve. En
rponse ces provocations, les dockers, rejoints par les sept syndicats
existant cette poque Galatz, organisrent une dmonstration qui
impressionna toute la population par son calme et par sa discipline. Le
gouvernement, qui tout dabord ne voulait pas entendre parler de conces
sions, se vit contraint de cder. Les ouvriers gagnrent sur tous les points,
obtenant mme quon libre leurs six camarades accuss d incitation la
rvolte, et que cesse toute procdure contre eux. Il est remarquer
quau cours de cette grve, nous fmes usage avec succs de lautorit du
Bureau socialiste international. Lauteur de ces lignes, qui appartenait la
dlgation charge de ngocier avec les autorits, dclara au prfet que si
le conflit ntait pas rgl nous serions obligs dutiliser le Bureau socia
liste international pour appeler nos camarades de Rotterdam et dAnvers
boycotter les bateaux chargs de bois en provenance de Galatz. Et pour
quil ne considre pas cet appel la solidarit internationale des travail
leurs comme une menace en lair, nous lui prsentmes lexemple de la
grve des menuisiers de Bucarest, o grce au boycottage de nos camara
des syndiqus de Stuttgart, une commande de meubles venant de Bucarest
ne fut pas honore, contraignant le patron cder.
La grve des facteurs de Bucarest, ainsi que celle des ouvriers des
tabacs furent galement mouvementes. Aux brutalits de la police, qui
voulait contraindre par la force les ouvriers reprendre le travail, le
proltariat de Bucarest rpliqua par une manifestation de rues aux accents
de YIn ternationa le. Cette vive rsistance enseigna la police, et surtout
aux commissaires de police, agir avec un peu plus de circonspection. Il
nous fallut convoquer la confrence cest ainsi que nous nommmes
notre premier congrs afin de runir les forces parpilles et constituer
des organes de centralisation. La premire tche fut mene bien grce

LE M O UVEM EN T OUVRIER EN ROUM ANIE

51

llaboration du statut gnral des syndicats ouvriers de Roumanie.


Lorgane central est reprsent par la Commission Gnrale des Syndicats
de Roumanie, qui a son sige Bucarest et un secrtaire appoint.
Par son intermdiaire, nos syndicats peuvent entrer en contact les
uns avec les autres, et avec les syndicats ltranger. Les trois principes de
base de notre organisation sont les suivants: lutte contre lexploitation
sous toutes ses formes, lutte des classes, solidarit internationale des
travailleurs.
Paralllement aux syndicats, et en contact actif avec ceux-ci, existent
galement des organisations ouvrires dont la tche est de mener une
propagande socialiste systmatique et de mener la lutte politique.
A la confrence participrent 94 dlgus de 36 organisations syndi
cales, reprsentant 4466 ouvriers cotisant rgulirement. Il faut y ajouter
sept camarades individuels, dont trois trangers: le camarade Ratchev,
reprsentant les socialistes bulgares, le camarade Auerbach, reprsentant
les socialistes roumains en Hongrie (membre du parti hongrois), et enfin
le camarade Grigorovic, reprsentant les socialistes roumains de Bukovone (appartenant au parti autrichien).
Les travaux de la confrence, prsids par Rakovsky (prsident),
Constantinescu et Sion (secrtaires), durrent trois jours du 13 (26) au 15
(28) aot, et furent marqus par une grande animation et lesprit rvolu
tionnaire des participants. Sur diffrentes questions de grande importance
pour notre mouvement, comme syndicats et corporations, ou syndi
cats et grves plus de vingt orateurs prirent la parole, alors que tous les
dlgus sauf sept ou huit taient des ouvriers. Ceci dmontre lintrt
profond de la classe ouvrire roumaine pour le socialisme.
Citons quelques unes des rsolutions adoptes par cette confrence,
afin de montrer quel esprit anime nos syndicats:
Syndicats et socialisme
Considrant que le dveloppement de la socit moderne tend
faire de la classe ouvrire (sans cesse augmente par la proltarisation des
couches moyennes dartisans, petits propritaires terriens et petits pay
sans) le principal fondement du monde conomique moderne, alors qu
linverse sa situation matrielle et morale saggrave de plus en plus en
raison de lexploitation capitaliste accrue;
considrant dautre part que lmancipation du travail ainsi que
llimination de toute misre sociale ne peut rsulter que de la transforma
tion de la proprit prive des moyens de production en proprit de la
nation entire, quau cours de cette transformation laquelle nous pousse
le dveloppement conomique dune part et le combat de classe du
proltariat dautre part, les syndicats sont appels jouer le rle dorgani
sations charges de la direction et de ladministration de la production
socialiste ;

52

CAHIERS LEON TROTSKY 17

considrant que le grand combat pour lmancipation du travail


ncessite que les travailleurs prennent conscience de leurs tches, quils
participent activement tous les combats contre le capital, quils fassent
preuve dun puissant sentiment de solidarit et dun grand esprit de
sacrifice ;
considrant que ce sont prcisment les syndicats qui par les com
bats incessants en faveur du proltariat, constituent les coles dducation
de la conscience de classe, raffermissant les esprits et les curs, et renfor
ant la puissance et lnergie de la lutte des classes proltarienne en luttant
pour les amliorations matrielles augmentation des salaires, raccour
cissement de la journe de travail, disparition de toutes les nuisances dans
la vie ouvrire;
La confrence recommande avec insistance tous les travailleurs
salaris de sorganiser en syndicats, selon les industries et les mtiers
auxquels ils appartiennent;
Elle dclare que tout travailleur nappartenant pas au syndicat de sa
profession trahit non seulement ses intrts de classe, mais galement les
intrts de sa famille, de ses enfants, et les siens propres;
Mais comme dautre part le combat syndical est surtout limit aux
intrts conomiques et corporatifs du proltariat, comme il est destin
rgler plutt les conflits naissant entre ouvriers et patrons durant le
processus de production dans les usines et les ateliers, et comme par
ailleurs le combat du proltariat doit tre dirig contre toutes les institu
tions politiques;
Comme un tel combat ne peut tre men avec succs que par le parti
ouvrier socialiste de Roumanie, dont le but est la ralisation des idaux de
la classe ouvrire par le combat au parlement et en dehors du parlement ;
La confrence recommande aux travailleurs de prendre conscience de
cette ncessit, et de chercher les voies et moyens propres rpondre
cette ncessit..
Lune des questions les plus vivement discutes fut celle de notre
position par rapport aux corporations. Une rsolution trs radicale, diri
ge contre les corporations et recommandant lentre dans les syndicats,
fut adopte la quasi-unanimit.
Comme nous lavons dj signal, cette anne fut en Roumanie une
vritable anne de lutte. Malheureusement, nous ne disposons daucune
statistique, mme imprcise, concernant le nombre et la nature des grvis
tes. A lavenir, cette tche sera confie la Commission Gnrale des
Syndicats de Roumanie.
A loccasion des grves, notamment celles des travailleurs inorgani
ss, la confrence a dict certaines rgles. Avant tout, lorsquil sagit
d'un conflit mettant en jeu des travailleurs inorganiss, les syndicats ont
galement le devoir dintervenir, et videmment ils doivent tout faire
cette occasion pour syndiquer les travailleurs.

LE M O UVEM EN T OUVRIER EN ROUMANIE

53

La confrence recommande aux syndicats de commmorer le 1er Mai


cette date, mais elle leur laisse toutefois la latitude de repousser la
commmoration au dimanche suivant.
Les mots dordre du proltariat roumain loccasion du 1er Mai sont
les suivants :
1. Journe de 8 heures.
2. Remplacement de larme permanente par la milice populaire.
3. Suffrage universel direct, secret et galitaire pour tous les sujets rou
mains, sans diffrence dorigine, de religion et de sexe.
4. Abrogation du droit dexpulsion et de toutes les lois dexception
diriges contre les Juifs.
En outre, la confrence a adopt quatre rsolutions: la premire
contre les brutalits policires loccasion des grves et contre lutilisation
de larme pour remplacer les grvistes ; la deuxime rsolution est consa
cre la situation russe ; la troisime la situation en Autriche-Hongrie et
la quatrime traite des luttes nationales sur la presqule des Balkans.
Toutes ces rsolutions sont empreintes dun esprit socialiste, de
mme que le discours final du prsident dans lequel celui-ci remercia les
dlgus trangers pour leur venue et leur prcieuse collaboration:
Dites aux camarades au-del des montagnes que cest leur famille
que vous avez retrouve ici, cest--dire la famille socialiste. Dites tous
nos camarades ltranger, qu partir de maintenant lInternationale peut
compter la Roumanie parmi les siens !
C est aux cris de Vive le socialisme international et aux accents de
YInternationale de Pottier que se conclut la confrence.

Tean Taurs 1
(1914)

Dans la soire du 18 juillet, un certain Raoul Villain, lve de lcole


darchitecture, nationaliste exalt, a assassin le grand socialiste Jean Jau
rs. Cet vnement trs douloureux, qui a fait verser des larmes non
seulement aux socialistes mais tous les honntes gens, tant Jaurs tait
aim pour la noblesse de son caractre et sa grandeur dme, a un
caractre particulirement tragique du fait des circonstances dans lesquel
les il sest produit.
Jamais lhumanit na eu autant besoin de lintelligence et du chaleu
reux amour de la paix de Jaurs, aujourdhui que lenfer vient de souvrir
pour engloutir dans ses tnbres le fruit du progrs humain. Le Lviathan
des forces obscures, symbole biblique du militarisme destructeur, dont
Jaurs parlait au cours dun congrs socialiste franais ne pouvait tre
affront victorieusement par personne mieux que par Jaurs, dont le gnie
oratoire, lidalisme, le caractre pos et la force de travail immense lui
avaient valu un norme prestige et une autorit morale tels que peu
dhommes en ont joui sur la terre. Cest prcisment pour cela quil a t
la premire victime de la guerre. Pour la destruction de lhumanit, pour
le triomphe des intrts bestiaux, pour la victoire de limprialisme, il
fallait que disparaisse le plus redoutable et le plus tenace adversaire de la
guerre.
Indpendamment des considrations politiques, la mort de Jaurs est
1.
Viitorul social, n 11, aot 1914, traduit du roumain. Larticle et la traduction nous
ont t aimablement adresss par le professeur Francis Conte. Ce texte, indit en franais,
nest sans doute que le moins important de ceux que Rakovsky consacra Jaurs. Le
second, quil rdigea en 1915 avec les notes de leur premire rencontre puis de leur voyage
commun Londres, demeura indit. Il tait encore dans ses papiers quand il rdige,
Astrakhan puis Saratov, le troisime, un chapitre Jean Jaurs de ses Mmoires. Ces textes
ont t saisis par le G.P.U. avec tous les manuscrits de Rakovsky.

JE A N JA U R E S

55

une catastrophe pour lhumanit qui perd en lui lun des plus parfaits des
siens. Jaurs, disait Jules Guesde,2 est une force de la nature. Il faudra
lhumanit des sicles avant de pouvoir de nouveau donner naissance
semblable gnie. Ce que Karl Marx a t pour le socialisme dans le
domaine de la thorie, Jaurs la t dans le domaine de la pratique. Une
imagination cratrice et une volont persvrante ont fait de Jaurs le
crateur le plus grand dun monde nouveau. Toutes les rformes impor
tantes qui ont t ralises en France au cours des dix ou quinze dernires
annes ont t excutes ou mises en chantier sous son influence. La loi
sur les associations, la sparation de lEglise et de lEtat, les assurances
sociales, limpt progressif sur le revenu et bien dautres rformes ont t
ralises avec sa collaboration. Il tait le reprsentant le plus loquent du
projet de la reprsentation proportionnelle auquel il a gagn la majorit de
la Chambre. Il a enfin russi populariser dans les rangs de la dmocratie
bourgeoise les milices nationales comme la seule forme darme qui cor
responde aux intrts de la dmocratie comme ceux du pays. Son intelli
gence, ses connaissances et sa vaste exprience le dsignaient pour le poste
dorganisateur de la future rpublique socialiste franaise laquelle est bien
plus proche que beaucoup ne le croient.
Jean Jaurs est n Castres, petite ville du midi de la France, le 3
septembre 1859. Il a achev ses tudes lEcole normale suprieure qui
tait linstitution universitaire la plus haute de France, lentre de
laquelle il y avait une slection rigoureuse. Il y a reu cette vaste culture
littraire, historique et philosophique qui devait tre pour lui, plus tard,
la source de son inspiration oratoire. Il parlait la perfection le grec, le
latin, lallemand et langlais. Un de ses plaisirs tait de revenir ses
auteurs favoris et de relire dans loriginal Eschyle ou Euripide, ou
Shakespeare, lauteur pour lequel il prouvait le plus dadmiration. Il lisait
sans cesse, au point davoir t surnomm dvoreur de livres , comme il
avait appel Pressenss.3
Dans ce trait de son caractre se manifeste non seulement le besoin
de lhomme de got, mais la ncessit de lhomme pratique, du militant
attir par les analogies psychologiques entre la vie relle et la vie imagi
naire de lhumanit. De cette confrontation entre ralit et posie, le
militant Jean Jaurs tirait les normes de sa propre conduite. Jaurs a
couronn ses tudes universitaires par une thse de doctorat publie plus
tard dans la Bibliothque de philosophie contemporaine et qui est
intitule La ralit du m on d e sensible : il nest pas jusquau titre de cet

2. Jules Bazile dit Jules Guesde (1845-1922) introduisit le marxisme en France son
retour dexil aprs la commune de Paris et fut le fondateur du parti ouvrier franais.
3. Francis de Pressenss (1854-1914), diplomate et journaliste, devint socialiste travers
laffaire Dreyfus, dput en 1902.

56

CAHIERS LEON TROTSKY 17

ouvrage qui tende prouver quil existe un monde que conteste lcole
idaliste anglaise de Berkeley.
Nomm professeur au Lyce dAlbi, il fut candidat aux lections de
1885 et lu dput rpublicain. A cette poque, avec lamour quil prou
vait pour la classe ouvrire et paysanne et quon peut voir dans ses discours
publis sous le titre Action socialiste, Jaurs ntait pas encore socialiste au
plein sens du mot. Il ne connaissait que partiellement notre doctrine. Plus
tard, aprs sa dfaite aux lections de 1889, il se retira de nouveau dans
l enseignement et commena tudier le socialisme. Le rsultat de ce travail
fut sa thse dagrgation: De la philosophie hglien n e au socialisme
scien tifiq u e, qui lui ouvrit les portes dune chaire luniversit de Tou
louse. Pour la premire fois et par-dessus le march, en latin la vrit
socialiste se faisait entendre dans les salles de luniversit franaise.
C est un vnement qui a ramen Jaurs lactivit politique et il y
est revenu cette fois en tant que socialiste. Je veux parler de la grande
grve de Carmaux qui a dur plusieurs mois et qui sest termine par le
triomphe des ouvriers. La grve avait t provoque parce que la compa
gnie, la tte de laquelle se trouvait deux aristocrates, le marquis de
Solages et la baron Reille ce dernier dput de la ville avait licenci
le mineur Calvignac,4 plac en tte de la liste socialiste sortante. Riche et
insolente, cette compagnie ne pouvait admettre que les ouvriers jouissent
de liberts politiques. Aprs le succs de cette grve, le dput local a t
oblig de dmissionner et Jaurs a t lu dput sa place.
Quelques mois plus tard, aux lections gnrales de 1894, il a t
rlu et avec lui une quarantaine de dputs socialisants: tous ntaient
pas socialistes, mais subissaient au moins linfluence de nos ides. Cest au
lendemain de ces lections de 1893 que commence lascension de Jaurs. Il
faut relever que lancien dput rpublicain, dont le talent oratoire tait
admir et reconnu ds 1885, na pu simposer la France et au monde que
par sa qualit de militant socialiste, et ce nest pas un hasard. Seul un parti
de lutte, un parti rvolutionnaire, pouvait donner au gnie de Jaurs
lespace dont il avait besoin pour dployer son activit. Cette force de la
nature , qui a port Jaurs dans le camp du proltariat, la sauv plus tard
de lerreur dans laquelle sont tombs quelques-uns de ses camarades.
Jaurs voyait le but de son activit seulement dans la marche pour raliser
son grand idal socialiste.
Il a exprim plusieurs reprises en public son tonnement de voir un
homme intelligent et dou courir aprs les honneurs. Il la crit lorsquil a
appris que Poincar5 pour lequel il avait beaucoup destime tait
4. Jean-Baptiste Calvignac (1854-1934) sidentifie lhistoire des mineurs de Carmaux.
5. Raymond Poincar (1860-1934) fut candidat et lu la Prsidence de la
Rpublique en 1913.

JE A N JA U R E S

57

candidat la Prsidence. Comment est-il possible, crivait-il dans UH um anit quun homme puisse ainsi priver son pays de ses services en
cherchant refuge dans un poste qui peut satisfaire sa vanit, mais pas son
patriotisme, puisquen loccupant il renonce du coup ses activits politi
ques ?
La lgislature 1893-1899 a eu une grande importance dans la vie
politique de Jaurs, par la lutte quil y a mene contre la ploutocratie
franaise qui stait empare des institutions de la Rpublique. Nous nous
loignerions du sujet si nous faisions ici lhistorique de la IIIe Rpublique.
Mais, pour expliquer les vnements qui ont suivi, il faut rappeler que la
bourgeoisie franaise a t dote du rgime rpublicain contre son gr. Ce
ne sont que la peur de mouvements populaires, comme celui de la
Commune, ainsi que le dsaccord entre les partis monarchistes lesquels
ntaient pas moins de trois, orlanistes, lgitimistes et bonapartistes
qui ont permis le maintien du rgime rpublicain. La Rpublique fran
aise tait une rpublique sans rpublicains, cest--dire que ne se trou
vaient la tte de ses gouvernements, pendant dix ans, jusqu llection
de Grvy6 la Prsidence, que des monarchistes notoires. Aprs les
monarchistes, les rpublicains sont arrivs au pouvoir, mais des rpubli
cains modrs quon pouvait considrer comme des monarchistes plus
que comme des rpublicains. Ils ont constitu le parti quon a appel
opportuniste et leur programme tenait dans les paroles de Thiers7 :
La Rpublique sera conservatrice ou ne sera pas. A gauche, il y avait
les radicaux-socialistes. Leur rle tait de fournir des ministres pour les
cabinets de concentration rpublicaine. Si on excepte la loi sur la libert
de la presse et la loi sur lenseignement laque, votes en 1881 et prconi
ses par le parti rpublicain depuis le Second Empire, aucune autre loi ou
rforme na t ralise. La dmocratie rpublicaine se rvlait irrmdia
blement strile.
Mais cela ne suffisait pas. Elle russit se compromettre dans des
affaires vreuses, comme celles du canal de Panama, dans laquelle 104
dputs et snateurs reurent de largent pour assurer le bnfice dem
prunts cette compagnie. Les dirigeants radicaux comme Floquet, Cle
menceau, Freycinet,8 sans avoir eux-mmes touch de largent, ont t
indirectement compromis. Pour expliquer cette impuissance politique de
la Rpublique, il faut ajouter que le mouvement ouvrier qui aurait pu lui
insuffler vie tait assez faible. La Commune avait pour des annes puis

6. Jules Grvy (1807-1891) fut prsident de la Rpublique de 1879 1887.


7. Adolphe Thiers (1797-1873), le vainqueur de la Commune fonda en fait la IIIe
Rpublique.
8. Charles Floquet (1828-1896), Georges Clemenceau (1841-1929) et Charles de Freyci
net (1828-1923) virent leur carrire politique seulement freine par laffaire.

58

CAHIERS LEON TROTSKY 17

les forces du socialisme franais. Ses principaux dirigeants taient tombs


sur les barricades et les autres ont vcu des annes en exil (lamnistie
gnrale a t accorde en 1880). En outre, les nouvelles conditions
politiques et conomiques imposaient une rvision des mthodes de lutte
du proltariat franais un honneur qui est presque intgralement re
venu au Parti ouvrier franais dirig par Guesde et Lafargue. Une telle
rvision exigeait du temps afin de prparer la classe ouvrire. Les lections
de 1893 marqurent un changement profond.
Le scandale de Panama, qui a clat en 1892, avait t luvre des
monarchistes dans lespoir de renverser la Rpublique. A cette poque, le
socialisme franais tait suffisamment puissant et mr pour dvoiler la
corruption et rpandre ses ides. Il tait en mesure de prouver que la
corruption ntait pas due la forme du gouvernement, mais au rgim e
capitaliste. La corruption disparatra avec la destruction du capitalisme et
l annihilation de la toute-puissante ploutocratie industrielle et financire.
La Rpublique est la forme de gouvernement la plus propice pour lutter
contre le capitalisme. Luvre de changement social sera accomplie par le
proltariat, mais par un proltariat organis, conscient, matriellement
prpar et intellectuellement tremp dans les luttes conomiques et politi
ques, dot dune exprience parlementaire.
Nous avons parl du succs remport par les socialistes aux lections
de 1893. Leurs dirigeants sont entrs au parlement. Un vaste champ
daction souvrait au parti. Affirmation de lidal socialiste, orientation
vers des rformes sociales et politiques, dfense de la classe ouvrire dans
sa lutte, combat contre la ploutocratie financire telles taient les
orientations principales de lactivit parlementaire du groupe socialiste.
Son activit est insparable du nom de Jaurs. Sans doute y a-t-il eu
dautres reprsentants habilits parler au nom du socialisme. Jules
Guesde sest impos par son clbre discours de lhiver 1894 et a presque
russi faire croire que le collectivisme est le rgime de lavenir.
Vaillant9 simposa par ses discours sur le droit du travail. Millerand,10
alors socialiste, se rvlait grand tacticien parlementaire. Mais Jaurs les
dpassait tous par limptueux temprament de lutteur infatigable qui tait
le sien. Il a prononc son premier grand discours lors des lections de
1893, dmontrant que le socialisme est lantithse du christianisme et que
ce dernier, pendant des sicles, a berc de promesses clestes la misre
humaine. Cest cette occasion quil a voqu la mythologie grecque
quand il a dit que le socialisme ntait pas sorti de lcume de la mer
comme la Vnus de Milo, ni tout arm de la tte de Jupiter comme

9. Edouard Vaillant (1840-1915) tait le dirigeant blanquiste.


10. Alexandre M illerand (1859-1943) devait tre ministre dans le gouvernement de
Waldeck-Rousseau en 1899 avec le fusilleur de la Commune, le gnral de Galliffet.

JE A N JA U RE S

59

Minerve. Tous alors, sans distinction de parti, ont reconnu en lui le plus
grand orateur du parlement franais. A partir de ce moment, il a march
de triomphe en triomphe, provoquant lenthousiasme des uns et la haine
des autres, mais ladmiration de tous dans cette poque riche en vne
ments o Jaurs menait la lutte au nom du parti socialiste.
En 1893, Charles Dupuy11 tait au pouvoir et cest sous son gouver
nement que lanarchiste Caserio12 a assassin le Prsident de la Rpubli
que Sadi Carnot.13 Dupuy est arriv la Chambre avec les fameuses lois
qui attentaient la libert de la presse et qui allaient ouvrir en France une
priode de perscution policire. Carnot a t remplac par Casimir
Prier,14 esprit troit et ractionnaire, dtest par les Franais. On a dit
que ctait l une provocation contre la dmocratie franaise. La lutte qui
a commenc alors a abouti la dmission de Casimir Prier, une anne
plus tard, alors quil lui restait encore six ans occuper ce poste. Cest
Jaurs qui porta Prier les coups les plus durs. Il ne se contenta pas de
prendre la parole au parlement et dans les runions publiques. Il se rendit
dans lenceinte du tribunal pour prendre la dfense du journaliste socia
liste Grault-Richard,15 traduit en justice pour la campagne mene contre
Prier dans le journal satirique Le Chambard. Jaurs a prononc l un
rquisitoire contre la famille Prier qui senrichissait sur le dos de la
France comme les requins autour des bateaux naufrags. GraultRichard a t condamn une anne de prison ferme, mais, un mois plus
tard, la population parisienne llisait dput et il tait libr. Harcel par
la presse et par tous les socialistes, Prier tait dans une situation impossi
ble et dmissionna.
On lisit sa place Flix Faure16 qui instaura un rgime de tolrance.
On accorda une amnistie gnrale pour tous les dlits de presse, de grve,
et pour les crimes politiques. La prsidence du conseil a t confie
dabord Ribot,17 puis Lon Bourgeois,18 un dmocrate convaincu, qui
suspendit les lois sclrates et commena une politique de rformes. Sous
sa prsidence, la Chambre a vot limpt sur le revenu. La raction
politique le parti rpublicain opportuniste en alliance avec les monar
chistes a fait campagne contre Bourgeois, en laccusant davoir subi
11. Charles Dupuy (1851-1923) devint prsident du conseil pour la premire lois en
1893.
12. Santo Caserio (1873-1894) tait un ouvrier boulanger italien, anarchiste.
13. Sadi Carnot (1837-1894) tait le petit-fils du lgendaire Lazare Carnot.
14. Jean Casimir-Prier (1847-1907), lu en 1894, dmissionna en 1895.
15. Lon Alphonse Grault-Richard (1860-1911); ancien ouvrier tapissier devenu jour
naliste fut dabord un socialiste indpendant.
16. Flix Faure (1841-1899) succda Casimir Prier.
17. Alexandre Ribot (1842-1923) fut prsident du conseil en 1892, puis de nouveau en
1896.
18. Lon Bourgeois (1851-1925) fut prsident du conseil rpublicain en 1895-96.

CAHIERS LEON TROTSKY 17

60

linfluence des socialistes. Le Snat est pass de leur ct et le gouverne


ment, qui avait perdu sa majorit, fut contraint de dmissionner. Avec
larrive de Mline,19 qui succda Bourgeois, commena une nouvelle
priode de raction. Ce gouvernement tait impitoyable avec les ouvriers,
touffait sauvagement les grves, parmi lesquelles est reste clbre la
grve des ouvriers verriers dAlbi, rgion o Jaurs tait lu. Rssguier,
la patron de lentreprise, faisant de cette grve un problme gnral,
parvint gagner sa cause le gouvernement, la presse et les capitalistes,
dans une croisade contre les organisations ouvrires. On a rarement vu un
tel acharnement dans une lutte ouvrire que dans celle qui sest dvelop
pe autour de la grve dAlbi. Le patron entt na pas cd, bien que la
grve se soit prolonge plusieurs mois, mais les ouvriers ont pourtant
trouv le moyen de le frapper en crant une cooprative de verrerie, grce
une souscription publique de 200000 lei, dont la moiti ont t donns
par une sympathisante du mouvement socialiste. Sous le ministre de
Mline, la fraction socialiste du parlement a recommenc sa lutte, qui
stait modre sous Bourgeois. Les occasions taient nombreuses: pers
cution par la police des organisations syndicales, politique coloniale du
gouvernement contre les Arabes dAlgrie, la crise agricole, les privilges
de la Banque de France et des chemins de fer (qui, en France, appartien
nent des socits prives), lalliance franco-russe, lintervention de la
France en faveur du Sultan Abdul Hamid et contre les Grecs de Crte et
les Armniens, toutes ces occasions et bien dautres comme les dbats
budgtaires ont donn Jaurs des occasions dintervenir.
Cest la fin de la lgislature 1893-1898 qua clat la clbre affaire
Dreyfus. Pour en comprendre toute limportance, il faut se souvenir de la
place tenue en France par les officiers. Aprs la dfaite de 1870-1871, la
France avait les yeux sur son arme, les officiers jouissaient du plus grand
respect et pouvaient ainsi prparer en secret la dfense et la revanche. Mais
limmense majorit dentre eux, et surtout limmense majorit des officiers
suprieurs, taient royalistes et catholiques. Ils avaient prcisment choisi
la carrire militaire parce quelle constituait une institution part, spare
du gouvernement par le mur dune neutralit politique mal applique.
Ltat-major stait peu peu transform en un nid de ractionnaires.
Pendant que la Rpublique avanait tant bien que mal vers la dmocratisa
tion, larme et surtout ses officers tombaient sous linfluence de lOrdre
des Jsuites. Cest de cette contradiction quest issue laffaire Dreyfus. On
sait que ce capitaine juif fut accus et condamn comme tratre. Quand on
dcouvrit plus tard quil ntait en ralit quune victime, lEtat-major
franais recourut des faux pour cacher son erreur et ne pas permettre
quun Juif lui chappe. La lutte pour la rvision du procs de Dreyfus a pris
19. Mline fut prsident du conseil de 1896 1898.

JE A N JA U RES

61

ds lors une importance politique extraordinaire. Il ntait plus question


ici dun individu, mais de la destruction de cette alliance militaro-clricale
devenue un bastion do lon tirait sur la dmocratie franaise.
On connat le rle jou par Jaurs dans cette bataille. On connat
aussi la srie de ses articles Les Preuves, dans lesquels il a dfinitive
ment dtruit tout le systme de dfense de lEtat-major. Linnocence du
malheureux prisonnier na pas trouv de meilleur dfenseur que Jaurs. Il
a pay son courage de sa dfaite aux lections de 1899. Hors du parle
ment, il a men la campagne dans des runions publiques et la presse.
Laffaire Dreyfus a eu une norme influence sur lhistoire de la France en
donnant sa politique intrieure une orientation nouvelle. Elle a signifi
le rejet du bloc militaro-clrical, lmergence de llment dmocratique et
la suprmatie morale du socialisme, reprsentant de la classe ouvrire et
du peuple franais tout entier. Les ministres Waldeck-Rousseau20 et
Combes21 resteront clbres dans lhistoire de la IIIe Rpublique pour
leur action dmocratique anti-clricale et sociale. Mme les ministres
ultrieurs (Briand22 et Barthou23), avec leurs tendances au conservatisme
social, nont pu compltement renoncer aux rformes qui se sont impo
ses la France aprs laffaire Dreyfus. Cette dernire a t le signal de la
prise de conscience et de la mobilisation des forces dmocratiques qui ne
peuvent tre dtruites que par des vnements nfastes pour la dmocra
tie, comme la guerre.
Jaurs ntait pas encore redevenu dput, mais son influence tait si
grande en France quil tait capable dinfluencer la politique du gouverne
ment dans lequel se trouvait dailleurs Millerand, un de ses amis et
camarades dides. Sous Combes, Jaurs a t rlu en 1903 et il a ds lors
assum le rle de dirigeant effectif de la Gauche rpublicaine. Nous avons
mentionn au dbut son influence dans llaboration des principales rfor
mes politiques, financires et sociales votes pendant ces dernires annes
en France. Mais une autre caractristique de lactivit de Jaurs en France
pendant cette priode a t sa lutte tenace contre la politique de conqutes
de la France, contre limprialisme et le militarisme franais, qui rongeait
les forces de la Rpublique, retardait le progrs social et politique et
prparait la catastrophe finale. Avec la claire vision dun homme modeste,
Jaurs a montr lenchanement des vnements. Il condamnait la bour
geoisie franaise qui, par sa conqute du Maroc, facilitait lAutriche
20. Pierre Waldeck-Rousseau (1864-1914) devint prsident du conseil en 1899 avec
Millerand et Galliffet comme ministres pour rgler laffaire Dreyfus.
21. Emile Combes (1835-1921), fut prsident du conseil de 1902 1905 et spara
lEglise de lEtat.
22. Aristide Briand (1862-1932), avocat venu de lextrne-gauche, ex-socialiste ind
pendant, fut prsident du conseil de 1909 1911.
23. Louis Barthou (1862-1934) dirigea le gouvernement franais de mars dcembre
1913.

62

CAHIERS LEON TROTSKY 17

lannexion de la Bosnie et lItalie celle de Tripoli. Ces faits ont dclen


ch la crise orientale, des deux guerres balkaniques qui ont t le prologue
de la catastrophique guerre daujourdhui. La campagne mene par Jaurs
contre la politique marocaine du gouvernement lui a valu les calomnies
les plus basses, celle dtre notamment un agent de lAllemagne.
Malgr tout cela, il aimait la France dun amour noble et pur. Il ne
pensait qu ses progrs et son bonheur. La France tait son pays et le
laboratoire dides pour lhumanit. Si Jaurs tait lennemi de toute
politique de conqute, sil repoussait toute ide de revanche, il nen tait
pas moins tout autant proccup par la dfense de son pays. Il voulait
changer le monde par le triomphe de la dmocratie, et le nationalisme,
lui, cherchait ce changement dans la guerre. Jaurs tait au parlement
franais lun des hommes les plus comptents sur les questions militaires,
comme le montre son livre LA rme n ou velle. Il a combattu pour dmon
trer la supriorit militaire des milices nationales. La rintroduction du
service militaire de trois ans, alors quil tait descendu deux ans sous le
ministre de Combes, a t un triomphe du militarisme franais. Jaurs
avait russi runir autour de lui une majorit la Chambre pour abaisser
la dure du service militaire. La balle meurtrire de Raoul Villain tait
dirige contre ladversaire du service militaire de trois ans.
Jaurs a t souvent attaqu il a t lhomme le plus attaqu de la
IIIe Rpublique, mais aussi lhomme le plus admir et le plus respect. Sa
probit politique et personnelle, sa lutte pour un idal, la bonne foi quil
manifestait en tout, la loyaut avec laquelle il reconnaissait ses fautes
invitables dans une lutte si gigantesque et diverse nont fait quaccro
tre son prestige et le charme de sa personnalit.
Dans la politique de ralisation du programme socialiste, Jaurs sest
pendant quelque temps montr partisan de la collaboration avec les partis
bourgeois et mme de lentre dans le gouvernement bourgeois. Cela a
provoqu la rupture de lunit des socialistes franais, la lutte entre les
deux courants et finalement le clbre dbat dAmsterdam en 1904. Mais
lorsque lInternationale socialiste et rendu son verdict dans cette discus
sion, Jaurs se soumit de lui-mme et abandonna loyalement les socialis
tes ministriels. Sa conscience lui disait que la vrit se trouvait du ct de
limmense majorit des socialistes.
Sa rputation lui valait une position exceptionnelle au parlement. A
loccasion de la fameuse affaire Rochette un banquier qui avait escro
qu 40 millions, avec le concours de quelques hommes politiques on
cra une commission denqute parlementaire qui le choisit comme prsi
dent. Mais son plus grand charme, il lexerait par son loquence.
Je me souviens de leffet quil a produit quand il a pour la premire
fois pris la parole au congrs socialiste international de Londres en 1896.
Le public tait en extase, frapp de stupeur comme devant un miracle.
J entends encore les paroles ( Quel discours puissant ! ) par lesquelles

JE A N JA URES

63

Singer et Liebknecht,24 deux vtrans de la social-dmocratie allemande,


salurent le discours de Jaurs. Il avait tout: une voix puissante, qui
faisait vibrer la toiture en verre de la salle de concert de Queens Hall o
se tenait le congrs, un timbre chaud, la phrase prcise et cette motion
concentre au moyen de laquelle lorateur sempare de son auditeur et le
fait vibrer lunisson avec lui. Il avait la vision puissante du pote,
voquant les images mouvantes suggres par les circonstances, des
comparaisons qui touchaient le public jusquau fond de lme. Dans le
discours quil a prononc au congrs international de Ble, il a voqu le
terrifiant tableau des cholriques couchs dans les champs de la Thrace et
dont les odeurs pntrantes arrivent lEurope comme un remords.
Quelle inspiration gniale, dans le mme discours, pour caractriser lacti
vit socialiste, quand il a invoqu dans le son des cloches de la cathdrale
de Ble les mots de Schiller25: Vivos voco, mortuos plango, fulgero
frango. Pleurons les morts, appelons les vivants la vie pour dtruire le
foudre de la guerre, de lexploitation et de la servitude!

24. Wilhelm Liebknecht (1826-1900), un des fondateurs du parti social-dmocrate


allemand, tait le pre de Karl Liebknecht qui fonda le P.C. Paul Singer (1864-1911) fut avec
lui et Bebel lun des dirigeants de la social-dmocratie allemande.
25. Il sagit de lcrivain Friedrich von Schiller (1759-1805) que Jaurs cita dans ce
fameux discours contre la guerre.

Un pisode de la rvolution russe:


Arrestation et libration1
(1917)
Pendant la matine du 23 septembre, approximativement un mois
aprs lentre en guerre de la Roumanie la police de Bucarest a fait
irruption dans ma maison et aprs une perquisition minutieuse de ma
chambre, me dclara en tat darrestation. Un sergent de ville et un agent
civil de la police secrte furent posts dans lantichambre pour me garder.
Les communications avec le monde extrieur me furent compltement
interdites. Ma femme, qui fut force dvacuer immdiatement notre
logement commun, mapportait les repas du dehors, mais sans avoir le
droit de monter au troisime tage o jhabitais. Cest lagent secret qui
avait lobligation de descendre au bas de lescalier pour recevoir de ses
mains ce quelle mapportait.
En outre des sentinelles de la maison, il y avait encore deux sergents,
posts, lun sur le trottoir den face et lautre la porte principale de la
maison. Pendant la nuit, la surveillance devenait plus troite.
On me permettait de recevoir des livres et des journaux, mais ce qui
tait fcheux, ctait le manque de promenade. Je devais rester jour et
nuit, enferm dans ma chambre et tourner continuellement comme dans
une cage.
Pourtant, je jouissais dune certaine libert, lorsque je pouvais pren
dre lair et cela pendant lapparition des aroplanes et des zeppelins
ennemis au-dessus de la capitale de la Roumanie. Durant ces moments,
1.
Arrestation et Libration (un pisode de la rvolution), Demain, dcembre 1917,
n 20, pp. 101-113. Le mensuel Dem ain, dirig par Henri Guilbeaux, tait lun des organes
internationalistes les plus connus. La rdaction, en prsentant le rcit quil lui avait envoy,
citait un passage de la lettre daccompagnement : Avant que je nentre en prison, la lecture
de Dem ain tait de celles qui nous donnaient nous, les zimmerwaldiens de Roumanie, la
force pour continuer la lutte. Nous avons mme traduit quelques morceaux parus dans votre
revue et les avons publis dans notre revue mensuelle Viitornl Social (LAvenir social) .

U N EPISODE DE LA REVOLUTION RUSSE

65

javais lautorisation de descendre les trois tages de la maison pour


mabriter, ainsi que mes gardiens, dans la cave ou dans une sorte de tunnel
situ dans la cour. L se trouvaient runis les autres locataires de la maison,
parmi lesquels un mdecin militaire, avec qui je passais mon temps en
causeries agrables. Ces promenades de ma chambre la cave saccomplis
saient surtout la nuit, des heures peu prs rgulires le zeppelin qui
nous visitait apparaissant, lui aussi, des heures fixes dhabitude entre
onze heures et minuit. Le son de toutes les cloches des glises de la ville, les
sifflets stridents des sergents de ville annonaient aux habitants que le
danger approchait et que le zeppelin avait t dj observ. Ces moments
pleins dangoisse pour les autres taient pour moi des moments de joie.
Je suis rest Bucarest, dans ma prison improvise jusqu lvacua
tion de la ville. Les armes ennemies se trouvaient peine quelques
dizaines de kilomtres de la cit, les fuyards des villages environnants
affluaient dj Bucarest lorsquune certaine nuit, je fus rveill quatre
heures du matin avec lordre de me prparer partir dans deux heures pour
une destination inconnue.
Pendant les premiers jours de dcembre, aprs un voyage de quelques
jours au milieu des troupes en retraite et dans des wagons o le manque de
place nous obligeait demeurer debout, je suis arriv Vasslui, chef-lieu
dun dpartement de la Moldavie centrale et situ sur la ligne Focsani-Jassi.
Ici, dans une prison infecte, dans une cellule obscure, o, mme pendant
les jours les plus clairs, il tait difficile de lire un livre, jai d passer trois
mois. Le directeur de la prison tait un ivrogne invtr, et jai d assister
comme tmoin des scnes barbares entre lui, ses fonctionnaires et les
prisonniers, quil injuriait et battait. De ma cellule, jentendais le bruit des
orgies organises la nuit par le directeur. Il faut ajouter que dans la mme
prison se trouvaient internes quelques chanteuses dorigine hongroise que
dhabitude le directeur invitait dans son domicile priv, spar de ma
cellule par un mur commun, et que, en compagnie dofficiers et de
fonctionnaires civils, il passait la nuit jouer aux cartes, sadonnant des
beuveries.
Dans la prison de Vasslui, jai souffert beaucoup cause de lisolement
et du manque absolu de nouvelles de ma mre et de ma famille reste dans
les territoires occups.
Lorsque jtais encore prisonnier Bucarest, des nouvelles alarmantes
taient parvenues, apportes par un colonel de larme roumaine et com
muniquant que des maraudeurs auraient assassin ma sur ane aprs
l avoir dvalise. Quelques mois plus tard, quand jtais dj libre
Ptrograd, ce bruit fut dmenti, mais jai appris dautres nouvelles, dont
javais le pressentiment Vasslui. Ma mre tait morte et mes deux neveux
avaient t arrts ds le dbut de la guerre et jets, lun en prison, lautre
dans un camp de concentration de la Moldavie du Nord. Ils y sont encore
maintenant.

66

CAHIERS LEON TROTSKY 17

Et pendant que nous trois, membres mles de la famille, tions


vacus par les autorits roumaines, les armes dinvasion avaient tout
emport dans ma proprit en Dobroudja. Dimmenses provisions de bl,
dorge, davoine, les bestiaux, un riche inventaire agricole, une charrue
moteur et dautres machines agricoles coteuses tout cela est devenu
butin de guerre. Mes livres mme ont t emballs dans des caisses et
transports on ne sait o.
Aux yeux des autorits roumaines, javais deux dfauts qui me dsi
gnaient leurs perscutions: celui dtre militant socialiste et en mme
temps un Bulgare dorigine. Pour les autorits bulgares, je restais le
socialiste militant abhorr. Ainsi sur ma personne et, par ricochet, sur ma
famille, des deux cts tombaient les coups.
Au moment o le commissaire de la sret gnrale, envoy de
Bucarest, est arriv avec moi Vasslui, jai pu parcourir lordre confiden
tiel adress au directeur de la prison. Chose significative: mon nom ny
tait plus. J tais signal en ces termes: Par ordre suprieur, vous inter
nerez la p erso n n e accompagne du commissaire Vladimir, etc. . Pourquoi
le gouvernement cachait-il mon nom ? Il cherchait tenir secret le lieu de
ma dtention, de peur que mes amis politiques nentreprissent quelque
chose pour ma libration. Il voulait dissimuler mon nom sur les actes
officiels pour un autre motif encore : supprimer les traces dune illgalit.
Mon arrestation tait absolument arbitraire et la meilleure preuve est que
pendant toute ma dtention, qui dura prs de huit mois, il na formul
contre moi aucune accusation et je nai t lobjet daucune poursuite et
daucune instruction judiciaire.
A Vasslui, javais comme compagnon de captivit un sous-lieutemant
roumain dorigine allemande, Beno Fischer, fils de lancien intendant de
la maison royale de Roumanie. Il est venu dans notre pays, accompagnant
la reine Elisabeth, et il resta comme fonctionnaire du palais durant
quarante-trois ans. Fischer pre tait devenu citoyen roumain et avait
trois fils dans notre arme. Deux dentre eux continuaient combattre,
lorsque leur frre an fut jet en prison sous laccusation despionnage.
Pour autant que jai pu juger, daprs ce qui me fut racont, cette
accusation ne reposait sur rien de srieux. On avait saisi les copies des
letres quil avait expdies avant la guerre sa fiance Berlin et dont la
police a compltement dnatur le sens.
Toute communication avec Fischer mtait interdite comme dailleurs
avec les autres prisonniers. J ai russi pourtant lui faire parvenir des
livres, que je me suis procur clandestinement, le rglement de la prison
ne permettant que des lectures religieuses. Voyant mon compagnon de
malheur triste, je lui ai prodigu mes encouragements. Un jour jai pu lui
transmettre sur une feuille de papier le lied allemand que je venais dap
prendre dans le roman de Romain Rolland, Jean-C hristophe :

U N EPISODE DE LA REVOLUTION RUSSE

67

Auf, a u f dein em Schmerzen


Und Sorgen sagt gu t Nacht
Lass fa h ren w as das H erzen
Trbt und traurig m acht.
De Vasslui, je fus transport Jassy. Ceci eut lieu vers la fin de
fvrier. A la gare, jai rencontr un groupe de prisonniers civils allemands,
dtenus jusqualors dans une prison improvise dans le poste de police de
Vasslui et qui se rendaient en Allemagne: cest du moins ce quils me
disaient, car personnellement jtais sceptique, supposant plutt quon les
conduisait dans un camp de concentration de la Moldavie ou en Russie. Je
les ai pris dapporter mon salut mes amis socialistes dAllemagne, mais
il mtait impossible de continuer plus loin la conversation, la police tant
parvenue et nous ayant spars.
A Jassy, je fus enferm pendant deux jours dans une caserne de
gendarmes ruraux au milieu dune salet repoussante, et nayant comme
lit quune chaise. Aprs quoi on menferma dans la maison dun souscommissaire de la Sret gnrale o on mavait improvis une prison
pareille celle de Bucarest. Jtais gard par des agents secrets qui, dans
les premiers temps, dormaient dans la chambre mme o jtais enferm.
Plus tard, jai obtenu quils soient posts dans lantichambre.
A Jassy, jai pu recevoir de nouveau des journaux et des livres. Un
petit dtail, mais trs important pour un prisonnier: jai pu prendre pour
la premire fois, ici, Jassy, un bain en ville. La prison de Vasslui ne
possdant pas de salle de bains et toutes mes dmarches pour obtenir
lautorisation de me rendre ltablissement de la ville taient demeures
sans rponse.
Le rgime plus libral, dont je jouissais Jassy fut brusquement
modifi aprs la proclamation de la rvolution russe. On a commenc par
me supprimer les journaux; les agents qui taient prposs ma surveil
lance avaient reu des ordres svres de ne pas me communiquer les
nouvelles politiques et de ne pas entrer en conversation avec moi. A ma
demande de recevoir la visite dun professeur ami et mme celle dun
snateur du parti gouvernemental que je connaissais il ne fut fait
aucune rponse. Ayant appris quon pouvait communiquer avec la partie
de la Roumanie occupe par lennemi par lintermdiaire de la CroixRouge, jai voulu tlgraphier aux miens, mais on ma interdit de leur
faire savoir que jtais toujours en tat darrestation.
La surveillance, elle aussi, fut renforce. Quatre agents secrets, au
lieu de deux au dbut, alternaient jour et nuit, faisant la garde devant ma
chambre. Deux sergents de ville furent posts sur le trottoir devant les
fentres de la maison. Un inspecteur de police venait contrler les postes
de surveillance et se convaincre de laccomplissement exact des instruc
tions. Le gouvernement tait devenu trs inquiet. La Sret gnrale
sentait que la rvolution russe soulevait le courage des rares militants so

68

CAHIERS LEON TROTSKY 17

cialistes qui ntaient pas dans les tranches, ou qui ntaient pas rests
dans les territoires occups par lennemi. Il avait des raisons de soupon
ner que mes amis avaient russi nouer des relations avec moi et que
mme je ntais pas tranger des polmiques engages dans les colonnes
du plus nationaliste des journaux roumains, La R ace Roumaine, lorgane
du professeur N. Jorga.
Ce que le gouvernement redoutait surtout, ctait mon vasion, et il
trahissait ses craintes par la nervosit peine contenue des agents qui me
gardaient. Mon impatience, elle aussi, avait grandi. Je maccommodais en
gnral trs mal du rgime de captif, de limmobilit force, de lisolement
et de la monotonie, mais, depuis la rvolution russe, ma captivit tait
devenue tout fait insupportable. J avais perdu le sommeil. Un dsir fou
dtre l-bas, parmi des camarades qui me liaient des souvenirs com
muns ayant particip moi-mme au mouvement rvolutionnaire russe
pendant longtemps mtait tout calme, toute possibilit de lire et
dcrire. Les plans les plus fantastiques se succdaient lun lautre dans
mon imagination.
Pourtant, mon vasion ntait pas chose facile. J tais gard vue
jour et nuit. Tous mes mouvements, tous mes gestes taient surveills de
prs. Pendant mes sorties dans la cour, lagent me suivait pas pas.
Devant la fentre de ma maison, basse, compose dun tage, le sergent de
ville faisait les cent pas en jetant des regards farouches vers la fentre
toutes les fois quil y apercevait mon visage.
Mais il nest rien de plus inventif et ingnieux quun prisonnier. J ai
russi quand mme entamer des pourparlers, au sujet de mon vasion,
avec des amis. Ce fut long et difficile. La premire difficult consistait
leur passer des lettres et recevoir la rponse. La seconde, de pouvoir
tout dire dans ces lettres sans pourtant trahir les dtails des prparatifs de
faon que, si elles tombaient entre les mains de la police, cette dernire ne
puisse pntrer nos secrets. Il fallait recourir un langage figur dans
lequel mon vasion tait prsente comme une aventure .romanesque,
dcrite par les historiens grecs et se rapportant au temps de la reine
Smiramis. Les personnes qui devaient jouer un certain rle dans mon
vasion, les diffrents endroits de la maison, les maisons, les jardins
environnants taient dsigns par des noms demprunt de lhistoire de
Babylonie. Des croquis, sur lesquels taient marqus lendroit de la cour
o je devais chercher escalader le mur et o une chelle devait tre
place et la partie de la rue o lautomobile devrait mattendre, tout cela
tait donn comme se rapportant la mme histoire.
Tous ces prparatifs devinrent absolument superflus lorsque je reus
la communication que ma libration serait faite au grand jour et par la
volont de larme rvolutionnaire russe en garnison Jassy. Elle devait
avoir lieu le jour du 1er mai, au cours de la dmonstration. Quand on
peut avoir un pareil alli toute une organisation militaire ! lvasion

U N EPISODE DE L A REVOLUTION RUSSE

69

laide de ruses de petite guerre, dailleurs tout fait incertaines, devient


indigne dun socialiste.
J ai admis avec joie ce plan qui me fut communiqu peine deux ou
trois jours avant sa mise excution.
La veille de cet vnement, une nouvelle, qui mtait parvenue par
mon canal habituel, a failli tout compromettre. J ai appris que dans la
matine, pendant le rapport journalier qui a lieu dans le cabinet du chef
de la sret, un agent a rapport que les soldats russes prparaient ma
mise en libert. Cet agent aurait mme donn certains dtails. Immdiate
ment il tait dix heures du soir jai pu communiquer qui de droit
cette nouvelle alarmante. Je mattendais, cette nuit mme, tre trans
port dans un autre lieu. Le lendemain matin, lorsque je me suis lev
toujours dans la mme chambre, ma joie tait extrme. J ai envoy imm
diatement un courrier pour communiquer cela mes amis et pour leur
dire quils continuent leurs prparatifs. J ai eu encore le temps de recevoir
une rponse, par laquelle on me prvenait que tous les prparatifs taient
dj faits et quon navait pas eu mme le temps de porter la connais
sance du Comit rvolutionnaire russe les bruits qui avaient couru la
Sret gnrale.
On me donnait les dernires dispositions. Ma libration aura lieu
dans laprs-midi, entre 4 et 5 heures. Le signal convenu est le chant de
l Internationale, que les soldats entonneront lapproche de ma maison.
A ce moment je chercherai descendre dans la cour.
La journe du 1er Mai ma paru la plus longue de toute ma captivit.
Je croyais dj la victoire demi gagne par le fait que la police navait
pris contre moi aucune mesure de prcaution. Mais voici qu trois heures
de laprs-midi, au seuil de la porte de ma chambre apparut le chef de la
Sret gnrale. Il tait venu me proposer une promenade en automobile,
dans les environs beaux et intressants de Jassy. Pour me rendre plus
agrable sa compagnie, il stait fait accompagner de ses deux enfants et de
son beau-frre mdecin.
Ah! voil tout mon plan tomb leau. Mon rve de libert sva
nouissait. Peut-tre tait-ce ma dernire chance qui sen allait. Je devais
faire un effort surhumain pour ne pas la perdre. Il y avait un assaut de
ruses et de politesses livrer. Je devais tout prix refuser la promenade,
mais tout en gardant mon calme afin de ne pas trahir mes intentions. Une
heure durant, le chef de la Sret est rest dans ma chambre, dpensant
toute son loquence dans lintention de me convaincre de le suivre. Pour
des raisons qui me sont inconnues, il na pas voulu employer la violence.
Il ntait sans doute pas certain du projet imagin par les Russes. Il est
encore supposer que linspecteur fut induit en erreur par mon attitude
paisible. Prtextant une indisposition, je refusai la promenade. La com
die dut tre assez bien joue, car, aprs une heure de discussion, qui roula
sur bien des sujets, linspecteur quitta ma chambre.

70

CAHIERS LEON TROTSKY 17

Dj quatre heures. Il tait temps. A peine un quart dheure stait coul,


depuis le dpart du policier, lorsquun bruit lointain, peine perceptible,
parvint mes oreilles. Plutt par intuition que par une perception nette
des sens, jai senti que la foule devait tre proche. Dun bond, je traversai
lantichambre o il ny avait personne et je sortis dans la cour. Les agents
y taient, mais en mme temps un groupe de cinq militaires russes,
conduit par un de mes amis, portant des cocardes et des brassards rouges,
parlementaient avec eux. Aprs quils meurent observ, ils se dirigrent
vers moi.
Vous tes le camarade Rakovsky?
Oui.
Camarade Rakovsky ! Au nom de la rvolution russe, vous tes libre.
Venez avec nous !
Nous nous sommes tous chaleureusement embrasss. Et, sans re
tourner dans ma chambre, je suivis mes librateurs vers la porte, en
passant ct des agents et des sergents qui restaient muets et impassibles
comme des statues. Dans la rue, devant la maison, attendaient deux
automobiles enguirlandes de verdure, de fleurs et de draperies rouges.
Montez camarade!
Je montai vite dans la seconde automobile, pouss vivement par les
camarades et tremblant dmotion. Ce qui se passait me semblait tre un
rve. Je nen croyais pas mes yeux. Devant moi se droulait un spectacle
inoubliable. La rue entire, assez large et montant par une pente douce,
tait couverte de soldats rangs par compagnies et bataillons, avec leurs
officiers cheval en tte. Au-dessus de cette multitude immense, une
fort de drapeaux rouges et dcriteaux portant des inscriptions rvolu
tionnaires, retenaient mon attention. Tous taient dcors de la cocarde
rouge. Un des membres du Comit prit la parole: Camarades, nous
venons daccomplir un acte rvolutionnaire, nous venons darracher aux
griffes du gouvernement roumain un camarade qui est li non seulement
au mouvement socialiste des Balkans, mais aussi celui de lEurope
entire et particulirement celui de la Russie. Jusqu prsent, nous
avions t forcs de nous rencontrer avec les faux reprsentants du peuple
roumain ; nous venons de librer maintenant son vritable mandataire !
Au milieu des acclamations enthousiastes, je pris la parole et map
puyant sur les paules de deux camarades, jadressai aux soldats des
remerciements et des salutations en russe et en roumain.
La dmonstration, les automobiles en tte et prcde de lorchestre
militaire, se dirigea vers le centre de la ville. Les autorits brillaient par
leur effacement complet. Elles ont fait preuve de prudence, car en ce
moment toute intervention de leur part aurait pu provoquer des conflits,
susceptibles dentraner des consquences rvolutionnaires. Il faut ajouter
que nous tions les matres de la ville, pour comprendre ce qui aurait pu
se produire. Quand nous approchmes du centre et que nos automobiles

U N EPISODE DE LA REVOLUTION RUSSE

71

eurent stopp, un inspecteur de la police sapprocha de nous. On suppo


sera certainement que ctait afin de demander ma nouvelle arrestation?
Non. Ctait pour me prier, dune voix bien humble, dintervenir auprs
du comit russe pour que litinraire de la dmonstration tabli entre lui
et la police ne ft pas chang. Je me rappelais comment je fus, deux mois
auparavant, la victime des procds policiers de ce mme inspecteur.
Ctait au moment o je me trouvais dans la caserne des gendarmes
ruraux. Ayant dj pass une nuit assis sur une chaise, je me suis risqu
en prendre une seconde, sans toutefois pouvoir me reposer. Il tait dj
neuf heures du soir et personne ne venait me chercher. La Sret gnrale
semblait mavoir oubli. Alors un des gendarmes prposs ma garde et
pris de piti pour moi, tlphona la prfecture de police pour demander
des instructions. Je pris lun des rcepteurs du tlphone et jcoutai.
Celui qui rpondait de la prfecture... ctait prcisment linspecteur de
police en question. J ai entendu le petit dialogue suivant, entre le gen
darme et lui.
Monsieur linspecteur, quelles sont vos instructions relatives M. le
docteur Rakovsky ? O va-t-il dormir ?
O a-t-il dormi la nuit dernire?
Sur une chaise.
Il peut bien faire la mme chose cette nuit encore.
...Enfin nous arrivmes au centre ville, sur la place de lUnion, prs
du grand monument du prince Ceuza. En quelques minutes, tout lespace
tait plein. Les escaliers, les terrasses du grand Htel Trajan taient noirs
de monde, de mme que les balcons et les fentres des maisons avoisinantes. La dmonstration des Russes, de mme que la nouvelle de ma
libration, rpandue dj en ville, avait runi une grande foule.
Un second meeting sensuivit, avec une srie de discours en russe, en
roumain et en franais, prconisant la Rpublique roumaine et la Rpubli
que des Balkans. Lenthousiasme tait gnral. A la fin, les churs
improviss des soldats, accompagns des musiques militaires, chantrent
la marche funbre des rvolutionnaires russes: Victimes, ils sont tombs
dans le grand combat, etc.. Toute la foule coutait, tte nue. Mon
automobile tait devenue le centre dun plrinage. Des amis connus et
inconnus, des civils et des militaires, des camarades et des hommes qui
taient tout simplement pris dans le courant venaient me serrer la main.
Avant de quitter le centre de la ville, nous avons soustrait la prison
qui le menaait, un camarade roumain, M. Bujor,2 ancien rdacteur de
Lupta et contre lequel tait lanc un mandat darrestation pour un discours
prononc lenterrement dun camarade mdecin militaire, mort des suites
du typhus. M. Bujor tait lui aussi sous les drapeaux comme lieutenant.
2. Cf. note 33 page 22.

72

CAHIERS LEON TROTSKY 17

Le soir mme, par train spcial, mis ma disposition par le comit


des soldats et officiers, et accompagn dune garde dhonneur, nous tions
dirigs sur le territoire de la nouvelle Rpublique russe. La Russie qui
avait rempli tous les pays dEurope et dAmrique de ses migrs, en nos
personnes, accordait pour la premire fois sur son sol, lhospitalit deux
migrs politiques socialistes.

Lorganisation communiste
de lArme rouge
(Discours du 8 octobre 1920 au Palais Ouritsky, Ptrograd)1

Voil bientt trois ans qua commenc la priode des guerres rvolu
tionnaires, et, depuis trois ans, la fdration russe des soviets rejette les
attaques insenses de ses mortels ennemis de lintrieur et de lextrieur. Il
est difficile de dire quand cette priode prendra fin. Cela dpendra avant
tout du dveloppement de la rvolution dans les autres pays. Mais on
peut affirmer ds maintenant avec certitude quau cours de ces trois
annes la fdration sovitique sest affirme comme vainqueur et quelle
possde avec lArme rouge la meilleure garantie qu lavenir galement
elle saura soutenir son honneur des guerres qui lui sont imposes.
Lexistence de lArme rouge constitue la meilleure preuve des capa
cits politiques des masses ouvrires et paysannes. Il est impossible dap
pliquer au proltariat daujourdhui ce que Saint-Simon, dans ses fameu
ses lettres de Genve de 1808, disait du proltariat franais, qui il
reprochait de navoir pas t capable, durant la Commune de Chaumette,
dapporter rien dautre que la faim. Dans le plus retard de tous les pays
capitalistes, en Russie, la classe ouvrire malgr les difficults les plus
incroyables, sest montre capable de crer un puissant appareil de com
bat, qui plonge dans leffroi tous les gouvernements imprialistes.
LArme rouge sest construite peu peu. Le processus de son
organisation nest mme pas encore achev. Elle laisse encore beaucoup
dsirer, tant dans le domaine de ladministration que dans celui de linten
dance et de la formation technique. Mais cest justement en cela que
rside la diffrence entre elle et les armes permanentes des tats
1.
Ch. Rakowski, D ie Seele des Sieges (zur Geschichte der roten Armee), avec un
discours de Zinoviev, Berlin 1920, Kleine Bibliothek der Russischen Korrespondenz , Nr
18. Traduit de lallemand par M. Stobnicer. Le titre indique par erreur que le discours a t
prononc en octobre 1919, au lieu de 1920. Rappelons que Rakovsky avait t le chef de
ladministration politique de lArme rouge, lun des crateurs du corps des commissaires
politiques.

74

CAHIERS LEON TROTSKY 17

capitalistes: alors que ces dernires, cres au cours de dcennies de


travail organisationnel, ont donn le maximum de leur puissance au dbut
de la guerre et se sont mises ensuite dcliner en qualit mesure que la
guerre durait, lArme rouge au contraire, ne dans le processus mme de
la guerre, ne cesse de se perfectionner chaque jour tous points de vue.
La tche principale du gouvernement sovitique, lors de la constitu
tion de lArme rouge, a t de regrouper des cadres de direction et
dorganiser un appareil administratif et conomique. Par manque de nos
propres cadres de direction et de nos propres spcialistes, il a fallu faire
appel aux lments les plus fiables et les moins compromis parmi lquipe
de commandement de lancienne arme tsariste. Pour assimiler ces offi
ciers au pouvoir des soviets, on a cr un institut des commissaires. Par
ailleurs, avec llargissement du thtre des oprations, lArme rouge
elle-mme ne put plus se contenter des seuls volontaires et dut avoir
recours la mobilisation des larges couches douvriers et de paysans, quil
fallut intgrer eux aussi au pouvoir des soviets et imprgner dune
conscience exclusivement rvolutionnaire. Cest cette fin que fut gra
duellement mise sur pied une puissante institution dEtat, qui grossit
jusqu devenir lactuel commissariat ladministration politique. La t
che de cette administration politique tant essentiellement de nature poli
tique, elle demeure, bien quappartenant, dans lorganigramme gnral,
au commissariat la guerre, en mme temps sous lautorit directe du
comit central du parti communiste. Habituellement, on nomme comme
chef de ladministration politique de la Rpublique un membre du comit
central du parti communiste, qui est en mme temps membre du conseil
militaire rvolutionnaire de la Rpublique.
Ladministration politique de la Rpublique est sans conteste une
institution propre la seule Arme rouge. Toutes les tentatives des
Gardes Blancs pour nous imiter et constituer chez eux des organismes
semblables se conclurent, comme ctait fatal, par un fiasco le plus total.
C est quen fait lArme rouge est la seule arme o le soldat ne cesse pas
dtre citoyen, car lEtat sovitique est le seul tat dans lequel lopposition
entre les tches de larme et les intrts de toute la masse laborieuse soit
abolie. Alors que, dans lArme rouge, la discipline repose sur le fait que
le soldat prend de plus en plus conscience de ses droits, la discipline des
armes capitalistes bourgeoises est base sur lobissance aveugle aux
ordres des chefs. Larme capitaliste bourgeoise nest forte que pour
autant que louvrier ou le paysan qui y entre suit le mot dordre: Taire
sa gueule. A linverse, dans lArme rouge, plus louvrier ou le paysan
refuse de taire sa gueule propos de ses intrts, et plus il comprendra
avec clart la ncessit dtre un soldat de lArme rouge honnte et
consciencieux.
Si les trois annes de guerre contre la contre-rvolution russe et
trangre ont ncessairement entrav le travail ddification conomique

L O RG A N ISA TIO N COMMUNISTE DE LARMEE ROUGE

75

socialiste, et si elles ont encore augment la dsorganisation conomique


hrite du tsarisme, elles ont pourtant prsent un important aspect
positif. Cette guerre a constitu une extraordinaire cole rvolutionnaire,
elle a soud en un seul ensemble les masses des villes et des campagnes.
Des millions et des millions de paysans, auprs de qui il aurait, sinon,
fallu se porter dans les campagnes pour influer sur leur mentalit, ont t
ainsi mis directement sous linfluence de notre propagande communiste
dans les casernes, les bivouacs, les tranches, les infirmeries et les hpi
taux.
Ladministration politique de la Rpublique reprsente une puissante
organisation qui compte dans son conseil central un tat-major denviron
600 personnes, et dispose, dans ses agences de larme et dans toutes les
institutions de larme, denviron 16000 collaborateurs. Du point de vue
organisationnel, ladministration politique de la Rpublique prsente une
structure hirarchique, linstar de la hirarchie militaire dans son ensem
ble. De mme que le conseil militaire rvolutionnaire de la Rpublique
coiffe les conseils militaires rvolutionnaires des diffrents fronts, qui
eux-mmes coiffent les conseils militaires rvolutionnaires des armes, qui
eux-mmes coiffent ceux des divisions, etc., de mme ladministration
politique de la Rpublique coiffe les administrateurs politiques des fronts,
qui elles-mmes coiffent celles des divisions, qui elles-mmes coiffent
celles des brigades, qui elles-mmes dirigent les Commissaires politiques
des rgiments. Aprs le congrs de dcembre des administrations politi
ques, fut cr linstitut des commissaires politiques ou, comme on les
appelle, des chefs politiques de compagnies. Ces derniers dirigent directe
ment les cellules communistes des compagnies. Tout cela concerne lar
me des fronts.
La structure de larme larrire est semblable. Aux commissariats
militaires des districts sont rattaches des sections de formation politique
qui dpendent directement de ladministration politique de la Rpublique.
Ces sections de district coiffent des sections de gouvernement, ellesmmes subdivises en sections de rgions. Ces dernires sont maintenant
supprimes, lexception de lUkraine.
Les tches des sections politiques de lArme ne se rduisent pas au
seul travail politique parmi les soldats de lArme rouge. Elles travaillent
aussi parmi la population dans la sphre daction de larme. Dans les
rgions libres de gardes blancs, elles doivent constituer lappareil admi
nistratif et conomique local provisoire, qui est maintenu en place jusqu
ce quil puisse tre remplac par des soviets lus. Ces organes provisoires
administratifs et conomiques sappellent les comits rvolutionnaires.
Outre les zones de combat, ils peuvent galement tre constitus lar
rire, lorsque la situation militaire le ncessite. Les comits rvolutionnai
res reoivent leurs directives de la section politique du soviet militaire
rvolutionnaire et, en mme temps, par voie hirarchique, de lchelon

76

CAHIERS LEON TROTSKY 17

adminstratif suprieur : le soviet des dputs du gouvernement, ou direc


tement le commissariat lintrieur lorsque le comit rvolutionnaire
englobe tout un gouvernement. Les organisations politiques de lArme
tant des organisations du parti, elles doivent tre en contact troit avec
les organisations locales du parti. Cest pour cette raison que la rsolution
sur les comits du parti et les sections politiques de lArme du front et
des divisions prescrit la participation du chef de la section politique au
comit local du parti, avec voix dlibrative.
Pour donner un aperu de lefficacit de lAdministration politique
de la Rpublique, nous allons citer quelques chiffres tirs du dernier
rapport prsent au congrs de dcembre 1919.
Durant le second semestre 1919, le budget de ladministration politi
que de la Rpublique a atteint la somme de 664217000 roubles, dont
215000000 roubles pour les sections politiques des fronts et 106000000
roubles pour les districts militaires. Sur cette dernire somme il a t
dpens 47000000 roubles pour lentretien dcoles dj existantes et
14000000 pour louverture de nouvelles coles. Le troisime chapitre
important de dpenses dans ce budget concerne les dpenses affectes au
matriel dagitation, bibliothques, livres, journaux, destination des
soldats de lArme rouge et de la population des zones de guerre. Ce
poste budgtaire slve 159000000 roubles. Il a t dpens 18 000000
roubles pour le fonctionnement de lappareil central. Dans la priode
aot-septembre-octobre, il a t envoy aux fronts, armes et contingents
6159999 exemplaires dimprims, 159864 exemplaires de matriel pda
gogique et sportif en tous genres, et 24 000 articles ayant trait au thtre,
la musique et au cinma. A la date du 1er novembre, ladministration
politique possdait en stock 7280000 exemplaires de littrature diverse,
167 exemplaires de livres didactiques et sportifs, et 225000 exemplaires
darticles concernant le thtre, le cinma et la musique. La quantit de
littrature transporte durant ces trois mois reprsente 60000 pouds. On
y trouve 3700 bibliothques, comptant en moyenne 140 titres et totalisant
518000 exemplaires. Sont inclus dans ce chiffre les seules brochures
dagitation, les tracts et affiches expdies directement par lappareil de
ladministration politique de la Rpublique. Mais en plus de tout cela, il
faut compter les 520000 exemplaires de journaux partant quotidienne
ment de Moscou destination des districts et de lArme, pour diffusion
aux soldats et la population des zones de guerre. Ces journaux partent
de la centrale de presse, et ne sont pas inclus dans les 60000 pouds
mentionns. Les journaux les plus diffuss sont: Bjednoto (La Misre),
383000 exemplaires quotidiennement, puis la Pravda (La Vrit), 70000
exemplaires, les Izvestia (Nouvelles) du comit excutif central, 40000
exemplaires, etc. De plus, environ vingt-cinq quotidiens sont dits par
les armes, avec une diffusion quotidienne de 250000 exemplaires. De
sorte que, chaque jour, et pour les seuls journaux, ce sont 800000 exem

LO RG A N ISA TIO N COMMUNISTE DE LARMEE ROUGE

77

plaires qui sont diffuss dans lArme rouge. Et pourtant, ce chiffre lui
seul ne suffit pas. En plus des journaux, les sections politiques des Fronts
et des Armes ditent une norme quantit de tracts, brochures, affiches,
dont le total dpasse largement lensemble des publications de ladminis
tration politique de la Rpublique. Le budget annuel que jai mentionn
sest rvl insuffisant: le projet de budget pour le 1er semestre dans la
cration dcoles, de clubs, de cours, duniversits pour lArme rouge,
de thtres, de cinmas, dassociations thtrales et musicales, de bi
bliothques, de salles de lecture pour les paysans. Du 1er mai au 1er
octobre de cette anne, le nombre des coles est pass de 674 3800, celui
des thtres de 642 1415, les cinmas de 138 250, les associations
thtrales de 12 161, les bibliothques de 1614 2492. En outre,
existaient au 1er octobre 1919: trois universits pour soldats de lArme
rouge, huit cours de formation et quatre cents salles de lecture. Ces
chiffres ne concernent que la formation gnrale, lexclusion de lins
truction militaire dispense par les sections politiques des fronts et des
armes.
J ai dj mentionn que les sections politiques de lArme dirigent le
travail des cellules communistes. Au 1er octobre 1919, le nombre de
communistes dans larme combattante tait de 60000, et autant dans
larme de larrire. En octobre, novembre, dcembre a eu lieu dans
toutes les armes une semaine du Parti durant laquelle des centaines de
milliers de soldats sont entrs au parti. Ces nouveaux communistes repr
sentent en moyenne 20 25% de toute lArme rouge. Certains rgi
ments, comme par exemple celui de Taman, adhrent en bloc au parti
communiste. Si lon prend en considration le fait que cette semaine du
parti eut lieu principalement en octobre, cest--dire lun des moments
les plus difficiles pour le gouvernement sovitique et lArme rouge, alors
que les Gardes Blancs taient au nord dOrel et menaaient Toula, on
peut affirmer en toute quitude que ce sont les meilleurs lments de
lArme rouge qui ont rejoint le parti communiste. Ladministration
politique et les sections politiques pntrent toutes les institutions militai
res, de lEtat-major pan-russe jusquaux hpitaux et infirmeries de campa
gne. Larme et la flotte (maritime, fluviale, arienne), le train des quipa
ges, les usines de larme, les services dintendance, tout cela est inclus
dans la sphre dactivit et de contrle politique de ladministration politi
que et de ses organes.
Pour le travail dagitation, ladministration politique dispose de trains
et davions spciaux. De plus, tous les nuds ferroviaires existent des
points dagitation qui distribuent aux convois militaires des informa
tions et du matriel crit, et qui travaillent galement au sein de la
population locale. La direction de ces points dagitation est partage entre
ladministration politique, le commissariat du peuple linstruction et
ladministration politique des chemins de fer. (Ladministration politique

78

CAHIERS LEON TROTSKY 17

des chemins de fer est une institution analogue celle de lArme. En ce


moment, en raison de la militarisation de lindustrie, des sections politi
ques se constituent dans les diffrentes branches. Cest ainsi, par exemple,
quil existe dj une section politique de lindustrie militarise dans lin
dustrie charbonnire du bassin du Donetz).
Cette puissante arme des travailleurs politiques comme on a
coutume de les appeler forme, avec les cellules communistes et le
personnel du commissariat, lme de lArme rouge. Son rle dcisif dans
les victoires de lArme rouge est attest mme par nos ennemis, qui
tentent en vain de btir des institutions analogues. Lofficier Kotomine,
pass chez les Blancs, a envoy aux koltchakistes un rapport que nous
avons intercept lors de notre offensive sur Tobolsk. Dans ce rapport, il
met les victoires de lArme rouge sur le compte du fanatisme de nos
commissaires, cest--dire de nos travailleurs politiques, et en cela il a
bien raison! Ce qui a rendu invincible lArme rouge, cest bien la
fermet de son organisation communiste.

La rvolution franaise
et le droit de proprit1

M. le professeur Aulard2 et le Temps enfoncent des portes ouvertes


quand ils affirment que la Rvolution franaise a dclar sacre la pro
prit prive. Cest une de ces vrits que nous, communistes, avons
cites cent mille fois quand il sagit de souligner le caractre bourgeois de
la Rvolution franaise. Nous affirmons autre chose dans notre mmoran
dum : 1. Que la bourgeoisie franaise, pour faire triompher le principe
de proprit capitaliste ne sest nullement embarrasse de renier le prin
cipe de proprit fodale; 2. Nous affirmons que, lorsque ses intrts
suprieurs lont impos, quand son existence tait en jeu, elle ne sest pas
gne de donner un croc-en-jambe srieux au principe mme de la pro
prit bourgeoise.
Je puis appuyer cette affirmation par de nombreux exemples. On na
que lembarras du choix. Mais tout dabord je tiens rectifier une erreur
de date qui sest glisse dans notre mmorandum. La dclaration de
Brissot de Warville3 : La souverainet des peuples nest pas lie par les

1. Cette interview, marque Rome, mai 1922 et signe de Bernard Lecache, a t


publie dans L Hum anit du 7 juin 1922. Nous navons conserv que les propos entre
guillemets qui appartiennent Rakovsky et supprim les quelques lignes dintroduction et
de conclusion. Nous reproduisons ce texte sans lautorisation de L Humanit qui a sali et
calomni Rakovsky, applaudi sa torture : on ne peut demander au complice dun meurtre
la permission de reproduire ce que dit ou crivit la victime.
2. Alphonse Aulard (1849-1928) tait professeur dhistoire la Sorbonne. Il tait
considr, depuis la publication, en 1901, de son Histoire politique de la Rvolution
franaise , comme le spcialiste de lhistoire de la Rvolution. On comprend combien
Rakovsky, fru de cette poque, se rgalait dune polmique avec lui dans le cadre de sa
fonction et de sa mission.
3. Jean-Pierre Brissot de Warville (1754-1793), journaliste plus couramment appel
aujourdhui Brissot tait le chef de file des Brissotins que le grand public appelle
Girondins depuis que Lamartine sen est fait lhistorien.
7)

80

CAHIERS LEON TROTSKY 17

traits des tyrans a t prononce non pas la sance de la Convention


le 22 septembre 1792, mais bien celle du 22 dcembre 1792.
Dailleurs, M. le professeur Aulard, qui reconnat dans cette phrase
le cachet de lpoque, nignore pas sans doute que ctait devenu expres
sion courante la Convention que de dclarer que la France de la
Rvolution ne se considrait pas comme lie par les traits contracts par
la royaut. Cette phrase se rpte dans la dclaration de Lamartine4 faite
au nom du gouvernement rpublicain provisoire de 1848. Les historiens
du droit international comme M. Martens,5 comme le professeur
Neitzendorf, dont le livre a aussi t traduit en franais, constatent que,
depuis la Rvolution franaise, les gouvernements forms la suite dune
insurrection ont ten d an ce rpudier non seulem ent les traits, mais les
d ettes des gou vern em en ts dfunts.
A leur fondation, les Etats-Unis ont rpudi les traits du gouverne
ment anglais. A sa formation, lEtat de Cuba a rpudi la part des dettes
que lEspagne voulait lui imposer proportionnellement sa population et
ses richesses: les Etats balkaniques ont rpudi les dettes qu leur
sparation de la Turquie cette dernire voulait leur imposer.
Le Temps a t particulirement afflig que nous ayons mentionn
dans notre mmorandum le fait quun gouvernement franais ait pure
ment et simplement amput ou pour nous servir de la terminologie que
le grave journal parisien applique quand il sagit des soviets) ait v o l des
deux tiers de leurs crances les dtenteurs de la dette publique franaise
qui avait dj subi une conversion fo r c e en 1793. Cette amputation
bolcheviste a t dcrte par la loi du 9 vendmiaire an VI (26 septembre
1797).
LEtat franais na reconnu comme dette fixe quun tiers le tiers
consolid inscrit dans le Grand Livre de la Dette, tandis que les deux
tiers furent remplacs par des bons mobiliss qui navaient pas plus de
valeur que nen ont des tickets de tramways usags, et que lEtat franais
racheta, conformment la loi du 21 mars 1801 en donnant cinq francs de
ren te p erp tu elle p o u r 2000 francs d e bons mobiliss.
LEtat na pas mme tenu ses obligations par rapport au fameux tiers
consolid, inscrit solennellement dans le Grand Livre de la Dette publi
que.
Ce nest quen 1801 que ces bons furent pays en espces sonnantes.
Antrieurement, les intrts taient toujours pays en bons dits bons du
tiers qui valaient la Bourse 20% de leur valeur nominale. Bref, quand

4. Alphonse de Lam artine (1790-1869) qui tait diplomate et pote, fut le ministre des
affaires trangres de la IIe Rpublique en 1848 dans le gouvernement provisoire.
5. Fedor F. Martens (1845-1909) tait le principal spcialiste russe du droit internatio
nal, auteur notamment dun ouvrage qui faisait autorit, Droit international des Nations
civilises.

LA REVO LUTIO N FRAN AISE ET LE DROIT DE PROPRIETE

81

toute cette opration fut termine, les porteurs de lancienne dette fran
aise n on t obtenu et en co re, en rente p erp tu elle que 36,7% d e leur
cra n ce, tandis que 63,3% fu ren t annuls ou vols.
Le Temps plaide aussi les circonstances exceptionnelles qua traver
ses la France cette poque et il nous demande si nous navons pas
entendu parler dun certain duc de Brunswick6 et de guerre de coalitions ?
Mais ici, le journal parisien se trompe dadresse. Nous navons jamais
contest le droit de tous les gouvernements issus de la Rvolution fran
aise et mme du Directoire de prendre les mesures que les circonstances
exceptionnelles leur dictaient: nous sommes surpris que le Temps ignore
la guerre de coalition organise contre la Russie et les noms des modernes
ducs de Brunswick. Il devrait les connatre, pourtant, ces noms, car les
plus retentissants parmi eux furent ports par des gnraux franais. Pour
ne pas parler de tous, je me contenterai de rappeler le nom du gnral
Janin et laccord conclu entre les Allis et lamiral Koltchak7 le 16 janvier
1919. Voici les premiers articles de ce document rvlateur publi en
annexe au premier mmorandum russe :
1. Le gnral Janin est le commandant en chef des troupes allies oprant
dans lEst de la Russie et en Sibrie lEst du Bakal.
Le gnral Janin tant investi dautre part par le gouvernement tchcoslova
que des fonctions de commandement des armes de cet Etat, les Tchcoslovaques
sen remettent lui pour rgler les questions dcoulant des changements dorgani
sation du front dont ils avaient jusquici la charge.
2.
En vue dassurer lunit daction sur lensemble du front, le commande
ment suprieur russe confirmera sa conduite des oprations avec les directives
densemble communiques par le gnral Janin, reprsentant du commandement
suprme interalli. Les textes originaux tablis en consquence porteront la signa
ture des deux parties.

Mais a-t-on manifest un mpris plus souverain pour le droit de


proprit que pendant la dernire guerre et surtout pendant la signature
des fameux et nombreux traits de paix?
Une rgle fixe de droit international confirme peu avant la guerre
par des conventions conclues La Haye, prcise que les Etats belligrants
doivent respecter le droit de proprit des particuliers dont les biens

6. Ferdinand, duc de Brunswick (1735-1806), gnral commandant les armes prussien


nes, lana en juillet 1792 un clbre manifeste qui menaait Paris de subversion totale
en cas d outrage Louis XVI. Il symbolisait la coalition des puissances contre la
rvolution...
7. Le gnral Janin qui avait t le conseiller et le bailleur de fonds, au compte du
gouvernement franais et de la Lgion tchque souleve en mai 1918 tait devenu le chef de
la mission inter-allie auprs du commandant suprme des Blancs, lamiral Aleksandr
V. Koltchak (1870-1920) qui tait la seule autorit reconnue par les Allis et dont le reprsen
tant participa la confrence de la Paix...

82

CAHIERS LEON TROTSKY 17

restent intacts. Les biens des citoyens particuliers surtout ne pouvaient


tre saisis pour les dettes de leurs gouvernements respectifs. Or, par le
trait de Versailles, tous les biens privs des Allemands, non seulement
sur le territoire des signataires trangers de ce trait, mais mme sur le
territoire de la Russie et de la Chine ont t dclars saisis en faveur de la
commission des rparations. LHistoire ne connat pas un dni plus grand
du droit de proprit. Il est vrai que ce dni a t commis par la
bourgeoisie des pays vainqueurs et au dtriment de la bourgeoisie des
pays vaincus.
Au moment mme o sigeait la confrence de Gnes, javais indiqu
dans une confrence aux journalistes que le gouvernement roumain pro
mulguait une loi par laquelle un tiers de toutes les terres des paysans turcs
et bulgares de la Dobroudja bulgare, annexe par la Roumanie en 1913
dans les conditions que lon connat, ont t dclars confisqus au
profit du Trsor roumain. Le motif rel, cest que le gouvernement
roumain voulait crer un fonds pour la colonisation de la Dobroudja o,
sur une population de 350000 habitants, il ny avait que 10000 Roumains.
Mais, comme lhypocrisie bourgeoise cherche toujours un motif juridi
que, le gouvernement roumain la trouv dans le fait quen Bulgarie le
droit de proprit nest pas absolu dans le sens du Code roumain en
vigueur en Roumanie. Le bonheur que les paysans dobroudjiens ont en
devenant sujets roumains et propritaires absolus leur cote un tiers de
leurs biens.
Tous ces exemples prouvent que la bourgeoisie a toujours outrag le
droit de proprit quand elle y trouvait son profit. Si elle a lev, la
confrence de Gnes, des protestations indignes, cest parce que les
nationalisations, en Russie, ont t fa ites en fa v eu r du proltariat et des
paysans.
D 'ailleurs, toutes les constitutions bourgeoises p rv o ien t l'expropria
tion dans un in trt d'utilit publique. Il est juste que cette expropriation
p r v o it l'indem nisation. C'est la seule chose que, du poin t d e v u e du droit
b ou rgeois, les ex-propritaires trangers auraient pu demander si, sur leur
demande, on navait pas organis l'intervention et le blocus contre la
Russie sovitiste. Mais, ayant perdu leur procs en instance pnale
cest--dire ayant perdu la guerre contre nous les ex-propritaires ne
peuvent pas lgalement le rouvrir devant les instances civiles. Leur droit
est devenu caduc. Ils ne peuvent sappuyer sur aucun argument juridique.
Et si, Gnes, une certaine priode des pourparlers, nous avons accept
de reconnatre certaines obligations, ce nest pas pour des motifs juridi
ques, mais pour des motifs dopportunit conomique et politique. La
Russie a besoin de crdits pour se refaire. Ces crdits peuvent lui tre
accords par les puissances trangres et, pour cela, elle sest dclare
dispose payer un norme pourboire.
Une autre considration spciale, cest celle relative aux petits por

L A REVO LUTIO N FRAN AISE ET LE DROIT DE PROPRIETE

83

teurs de dettes que nous avons voulu payer pour des motifs de justice
sociale et nullement pour des motifs de droit, que leurs gouverne
ments, par leur conduite, ont fait supprimer.
La caractristique de la politique ultra-ractionnaire que certains
gouvernements poursuivent, cest quils, sont, vis--vis de la Russie, plus
exigeants que lAllemagne imprialiste, qui, nous ayant vaincus? na pas
os demander la restitution et se contenta de demander lindemnisation.
Je termine en dclarant encore une fois : la politique d e la France et
d e la B elgique est cla ire: elles veu len t nous im poser la restauration du
rg im e capitaliste. Cest une folie, dont les dommages seraient supports
non seulement par la Russie, mais davantage encore peut-tre par la
France et la Belgique qui resteront lcart de luvre de rtablissement
conomique de la Russie.

Jules Guesde et le communisme1


(1922)

Il y a juste trente ans que, tout jeune, je dbarquai Paris, muni


dune lettre de recommandation de Plkhanov pour Jules Guesde, Je me
rappelle cette date, car je suis tomb juste au moment le plus dramatique
de la clbre grve des mineurs de Carmaux. Me conformant au rituel
suivi par les hommes qui sintressent la vie politique en France, je me
suis rendu la Chambre des dputs, porteur dun billet de Guesde pour
Ferroul,2 ce moment lunique dput guesdiste au Palais-Bourbon.
La sance tait trs mouvemente : on discutait justement la question
de la grve de Carmaux. Mais elle dgnra dans un tumulte extraordi
naire quand, au milieu de la discussion, Joseph Reinach3 demanda la
parole pour poser une question urgente au prsident du conseil Emile
Loubet.4 Il demandait confirmation de la nouvelle affiche dans les cou
loirs de la Chambre: des bombes avaient t trouves au sige de la
Socit des Mines de Carmaux et, au moment o les policiers les trans
portaient au commissariat de ma rue des Bons-Enfants, les bombes
avaient explos, tuant cinq policiers.
Aprs la confirmation du fait par le gouvernement, lhostilit pour
1. Jules Guesde et le communisme, L Humanit, 8 janvier 1923. Il sagit dun
rsum de larticle sur Guesde crit par Rako la demande de Lnine pour la revue
L Internationale communiste, Guesde, ralli lunion sacre en 1914, tait mort en juillet
1922. Il tait devenu un tratre social-chauvin aux yeux des communistes, mais lusage
ntait pas alors tabli de rcrire lhistoire en fonction des options politiques ultrieures de
ses protagonistes.
2. Le docteur Ernest Ferroul (1853-1921), mdecin Narbonne, avait t conquis par
Guesde en 1882 et devint son proche collaborateur. Elu dput en 1888, il fut un des
dfenseurs des grvistes de Carmaux la Chambre.
3. Joseph Reinach (1856-1921), journaliste, avait t lu dput en 1889.
4. Emile Loubet (1838-1929), dput en 1876 tait prsident du conseil de 1892 1894
et fut plus tard Prsident de la Rpublique.

JU L E S GUESDE ET LE COMMUNISME

85

Ferroul et Baudin5 dput blanquiste qui, tous les deux, venaient de


rentrer dune tourne Carmaux, devint trs grande. En outre, cette
sance prit la parole le marquis de Solages, dput, qui, ainsi que le baron
Reille galement dput taient les principaux actionnaires de la
Socit des Mines de Carmaux. Le marquis de Solages, pour prouver
lesprit anarchiste des grvistes, cita une petite chanson, une variante
de la C arm agnole, probablement trs rpandue au moment de la grve et
dont le refrain se terminait ainsi : Le baron au bout du canon, le marquis
au bout du fusil. La Chambre eut un mouvement dhilarit quand
Ferroul, se croyant au milieu dun meeting de Carmaux, commena sa
rplique par ces mots : Citoyens, camarades... A la suite de la grve le
baron Reille dut dmissionner de la dputation et Jaurs fut lu sa place.
Je venais dans la capitale franaise pour faire connaissance avec celui
pour qui le groupe des marxistes rvolutionnaires russes et trangers,
inspirs par Plkhanov, manifestait une profonde et relle admiration.
Avec Wilhelm Liebknecht, qualifi de Franais par la presse reptilienne
de Bismarck pour son internationalisme, Jules Guesde tait considr
comme un de ceux qui incarnaient le mieux les aspirations du marxisme
rvolutionnaire et internationaliste.
Aprs la mort du vieux Liebknecht, il devint vite la principale figure
marxiste internationale. Au congrs socialiste international de Paris, en
1900, cest autour de Guesde que se groupa la minorit marxiste rvolu
tionnaire qui ne voulait pas voter la fameuse rsolution Kautsky6
appele par Ylskra, lorgane des marxistes russes, rsolution d e caout
ch ou c. On se rappelle quen ralit cette rsolution, dont il sera question
plus loin, prsentait une justification rtrospective lacte de trahison de
Millerand, le premier socialiste officiel qui ft entr dans un gouverne
ment bourgeois. Cest encore autour de Guesde que se sont groups,
quatre ans plus tard, Amsterdam, les marxistes rvolutionnaires, y
compris Bebel7 absent de Paris en 1900 et Kautsky qui dut recon
natre lusage antiproltarien quon avait fait de sa motion Paris.

5. Eugne Baudin (1853-1918), ouvrier porcelainier, ancien condamn mort de la


Commune selon sa lgende, fut en tout cas exil de 1871 1880. Elu dput de Bourges en
1889, il fut lun des dputs ouvriers, ardent dfenseur des grvistes de Carmaux. Il
appartenait au C.R.C. (blanquiste) de Vaillant.
6. LAutrichien Karl Kautsky (1854-1938) tait alors considr comme le principal
thoricien de la social-dmocratie allemande.
7. August Bebel (1840-1913), tait, aprs Engels, le chef incontest de la socialdmocratie allemande.

86

CAHIERS LEON TROTSKY 17

Guesde marxiste

Le rle important de Guesde dans le mouvement proltarien interna


tional venait du caractre marxiste quil voulait imprimer et quil a russi
en partie imprimer au mouvement ouvrier franais, qui, aprs celui de
lAllemagne, tait cette poque la tte de tous les pays. Le mrite
personnel de Guesde consiste en ce quil a pu propager les ides marxistes
prcisment dans le pays qui, par tout son pass, leur paraissait le plus
rfractaire.
Le mouvement ouvrier rvolutionnaire en France avait une longue et
glorieuse histoire, mais lidologie dont ce mouvement tait pntr fut
toujours celle de la dmocratie petite-bourgeoise rpublicaine et pacifiste.
Outre cela, le mouvement ouvrier rvolutionnaire en France eut toujours
une teinte nationaliste, aussi bien avant que pendant la Commune. La
raction qui suivit la dbcle de la Commune fortifia encore ces tendances.
La classe ouvrire franaise, prive de ses meilleurs chefs, tus pen
dant la Commune ou vivant au loin en exil, tomba sous linfluence directe
des pires lments petits-bourgeois, souvent au service direct des partis
bourgeois et mme de la police.
Certainement, il fallut une grande intelligence, un grand courage,
une conception nettement socialiste et rvolutionnaire, un attachement
inbranlable la cause de la classe ouvrire, pour venir, dans un pays
mentalit petite-bourgeoise chauvine, un pays que la guerre civile sem
blait avoir guri des dsirs dune nouvelle rvolution, prcher une doc
trine allem ande cest ainsi quon qualifiait le socialisme scientifique et
marxiste , prcher la lutte de classes et la Rvolution.
Sous linfluence des partis bourgeois, les hommes qui se trouvaient
la tte du mouvement ouvrier lgal en France, lpoque de 1872-1878,
cherchaient rassurer la bourgeoisie par tous les moyens sur les inten
tions patriotiques et lgales de la classe ouvrire qui reniait tout son
pass.
Guesde, lui aussi, commena par critiquer le pass du mouvement
ouvrier franais. La Commune mme, ses hommes, son uvre, ne trou
vrent pas grce devant sa critique. Seulement Guesde ne reprochait pas
la Commune et aux organisations ouvrires en France, la veille de la
Commune, leurs ides rvolutionnaires. Au contraire, il trouvait que le
mouvement ouvrier en France mme durant la Commune, ntait pas
suffisam m ent rvolutionnaire.
Guesde oppose le collectivisme au socialisme petit-bourgeois

Au moment o Guesde, profitant dune premire loi damnistie


partielle, rentre en France et se jette dans la mle, une lutte sans merci
commence contre la bourgeoisie et le socialisme rformiste.
Cette lutte qui, dans la priode 1900-1905, avait acquis une grande

JU L E S GUESDE ET LE COMMUNISME

87

notorit internationale, dura plus dun quart de sicle. Elle aurait proba
blement continu encore si, retenu loin du contact direct avec les masses
ouvrires pendant une dizaine dannes par une cruelle maladie, Guesde
ne stait lui-mme laiss influencer plus tard par le courant rformiste qui
avait trouv en France un reprsentant de gnie dans la personne de
Jaurs. Mais cela se rapporte une poque o, de fait, Jules Guesde avait
cess dtre un chef militant.
Guesde a commenc sa campagne en fondant l'Egalit, un hebdoma
daire quil dut imprimer en province, nayant pu payer les 12000 francs
de caution que la Rpublique franaise demandait aux journaux imprims
Paris.
LE galit fut un vritable organe du marxisme rvolutionnaire du
com m u n ism e, dirai-je pour me servir de la terminologie contempo
raine. Le vaillant organe proltaire critiquait et ridiculisait mthodique
ment non seulement lchafaudage que la classe ouvrire, en France,
stait bti sous linfluence des proudhoniens et de la terreur versaillaise,
mais encore, lune aprs lautre, les idoles de toute cette idologie dmo
cratique et rpublicaine qui dominait les cerveaux des proltaires franais
sous le Second Empire.
Lpargne, la coopration, lenseignement professionnel, crit
Guesde, lvolution normale et pacifique des institutions rpublicaines, la
suppression des octrois, la lutte anticlricale et dautres joujoux avec
lesquels la bourgeoisie rpublicaine amusait si longtemps les esclaves de
notre poque, furent briss sans piti.
Aux chimres de toutes sortes de coopratives, l Egalit opposait
comme moyen de lutte la g r v e et aux illusions dm ocratiques promettant
la classe ouvrire monts et merveilles avec lintroduction de rformes
politiques et sociales, l Egalit opposait lexprience de lAmrique du
Nord. LEgalit nhsitait pas prvenir la classe ouvrire contre les
dceptions du suffrage u n iversel si la classe ouvrire ne voyait en lui non
pas un moyen pour son organisation en un parti de classes cherchant par
la Rvolution la conqute du pouvoir politique pour la socialisation des
moyens de production, mais un moyen suprme qui, par lu i-m m e,
pouvait rsoudre le problme social.
Au premier numro de l Egalit, dans un article-programme, la
rdaction prend soin de souligner : En notre qualit dadhrents de la
doctrine collectiviste, partage actuellement par les proltaires conscients
de lancien et du nouveau monde, nous sommes srs que le dveloppe
ment social et scientifique de lhumanit nous mne invitablement vers la
p r o p rit co llective du sol et des m oyens d e production.
Guesde emploie indiffremment dans certains articles le terme com
m u n ism e comme galement appropri sa doctrine. Mais quil appelle
ses ides communisme ou collectivisme, il tient souligner quil sagit
toujours du socialism e scintifique. Dans une lettre adresse Jules

88

CAHIERS LEON TROTSKY 17

Valls8 au moment de quitter son journal, le Cri du P eu ple, quil combat


tit pendant deux ans, Guesde crit: Vous saviez que ce qui entrait avec
moi dans votre Cri du P euple, ctait le sectarisme, comme il a plu
certains fantaisistes dappeler le socialisme scientifique labor par Marx
et mis, pour ainsi dire en action, par nos congrs de Marseille, du Havre
et de Roanne .

8.
Jules Valls (1832-1885), crivain et journaliste, tait plus dmocrate et mme
libertaire que marxiste.

Le Parti et la question nationale'


(avril 1923)
Camarades !
En liaison avec les thses de Trotsky, je veux prsenter une proposi
tion qui a t adopte par la confrence du parti ukrainien. Dans notre
travail conomique en Ukraine, nous avons nous occuper de lindustrie
lourde, comme les industries de la mtallurgie et des mines de charbon
qui sont importantes non seulement pour lUkraine mais pour toute
lUnion. Nous avons dress un bilan qui fait apparatre que, dans le cours
de la priode coule, les liens entre lindustrie lourde dUkraine, le parti
ukrainien local et les organes conomiques centraux nont pas t satisfai
sants. Il faut dire que mme aprs la liquidation du systme des glavk i2 et
le dbut de la Nep, on a continu la vieille routine.
Nos travailleurs de lconomie ladmettent eux-mmes et il en a t
tenu compte dans notre rsolution dfendue par le camarade Tchoubar
la confrence du parti. Je vais la lire et jaimerais que le camarade Trotsky
en tienne compte en faisant la rdaction finale de la rsolution. La voici :
Lexprience de la dernire priode a montr que, devant la pauvret du
pays et le bureaucratisme ossifi de lappareil, des tentatives pour diriger effective
ment lensemble de lU.R.S.S. partir dun centre unique, se sont transformes en
leur contraire. Il ny a eu aucune direction daucune sorte. Il semble donc que nos
tches doivent tre la rgionalisation conomique dans les oblasts, une tche quil
faut mener bien vite et compltement. Cela doit sappliquer aussi aux branches
industrielles qui ont de limportance pour toute lUnion et qui sont sous la
direction immdiate dorganismes centraux pour toute lUnion, comme le char
bon, lacier, le sucre et autres branches de lindustrie lourde ukrainienne. La
confrence considre comme absolument ncessaire le renforcement de linfluence
des organes centraux, aussi bien du parti que des soviets en Ukraine sur les
branches ci-dessus mentionnes de lindustrie lourde situes en Ukraine.

1. Dvenadtstyi S ezd R K P (b): Stenografitcheski Otcht, Moscou 1968, pp. 560-582,


traduit du russe par J. Sentier.
2. Les glavki sont les directions centrales.

90

CAHIERS LEON TROTSKY 17

Maintenant, en ce qui concerne la Nep. Ici jai t la cause involon


taire dun petit malentendu. Il nous faut reconnatre quau cours de la
confrence ukrainienne, comme cest montr dans ma propre intervention
et dans le dbat, nous avons donn une trs grande attention la question
de la Nep. Le camarade Zinoviev a fait au passage une petite citation de
mon intervention et vous pourriez en tirer certaines conclusions sur
limportance de la Nep dans notre polmique, mais elles ne seraient pas
tout fait justes. Il faut dire qu la fin de la seconde anne de la Nep,
nous avons ralis que, dans une partie importante de notre parti, les
objectifs ne se retrouvent pas dans le domaine de la thorie. Ce nest
peut-tre pas un phnomne gnral en particulier, ce nest peut-tre
pas le cas ici en Russie. Mais en Ukraine, nous avons dcouvert deux
dviations trs srieuses srieuses parce quelles se refltent dans diff
rentes plate-formes anonymes.
Nous avons trouv une dviation qui est sur la ligne de lexOpposition ouvrire; la seconde pourrait tre appele la dviation des
ouvriers de la production. La premire englobe nombre de bons camara
des qui dplorent encore la Nep et le glavkisme et veulent savoir quand la
retraite va prendre fin. Nous considrons leurs actions comme le pire
mal. Parce que certains de nos camarades sont tombs dans de telles
contradictions, nous avons fait rfrence des faits tragiques je ne vais
pas en parler ici on y a fait allusion, ici, une remarque en passant.
Cette dviation qui semble tre une rgurgitation des ides de lancienne
Opposition ouvrire, a vu les coups contre notre parti, notre classe
ouvrire, notre pouvoir sovitique, pendant la Nep. Ces camarades ont
un unique espoir : nous avons recul de cinquante ou de cent verstes, mais
au moins nous ne devons pas reculer de plus que cela tandis que nous
attendons la rvolution mondiale qui nous aidera reprendre cette cen
taine de verstes perdues. La seconde dviation sappuie aussi sur la rvo
lution mondiale, attend elle aussi des vnements en Occident lexpres
sion vnements en Occident a galement t employe par le cama
rade Smilga mais jusqu ce que vienne ce temps, il y a la large route de
la Nep. Lexistence de ces deux dviations, dangereuses lune et lautre
parce quelles apparaissent dans les masses du parti, nous ont obligs
consacrer plus de temps nos discussions. Il nous faut nous souvenir des
mots de Vladimir Ilitch qui ont t incidemment rpts par le camarade
Zinoviev dans lun de ses articles de la Pravda : la Nep est une manuvre
infiniment plus complexe quune simple retraite; elle est une vasion en
manuvrant. Nous navons aucun besoin de pleurer sur Jrusalem
comme les Juifs sur les montagnes de Sion ; et nous navons pas non plus
nous retourner sans cesse vers lge dor du glavkisme. Ce que nous
devons faire dans les conditions de la Nep, cest mener un combat pour la
production socialiste.
Quest-ce que cela veut dire ? Permettez-moi de vous rappeler encore

LE PARTI ET LA QUESTIO N NATIONALE

91

une autre citation de Vladimir Ilitch. Au 4e congrs de I.C., il disait:


par le capitalisme dEtat la production socialiste ! Cest cela que se
rduit la manuvre dvasion. Vous pouvez demander si la Nep est
couverte par le concept de capitalisme dEtat. Non, camarades, cette
ide serait une grosse erreur. Dans le cadre de la Nep, nous avons le
capitalisme dEtat mais dans la mesure, o lindustrie est aux mains de
lEtat. Mais si nous nous tournons vers les statistiques que le camarade
Trotsky nous a donnes hier, nous voyons que, sous la Nep, le capita
lisme priv, le petit capitalisme, le capitalisme paysan, le capitalisme
artisanal domestique, etc. tous fonctionnent. Ainsi la Nep nest pas
couverte par le concept de capitalisme dEtat et, de toute vidence, elle est
concerne aussi par toutes ces formes de capitalisme. Mais nous ne
pouvons pas perdre notre perspective. Le camarade Trotsky nous a dit
hier que le capitalisme dEtat rapporte 950 millions de roubles-or par an,
mais il na pas parl des statistiques donnes par Rykov selon lesquelles
notre industrie perd environ 400 millions de roubles-or de son propre
capital : ainsi devons-nous diviser ce chiffre de production de 950 millions
de roubles presque par deux. Il est vident que, dans les conditions de la
Nep, le capitalisme dEtat cest--dire le capitalisme que louvrier
dirige consciemment vers un objectif prcis est engag dans une lutte
avec le capitalisme priv. Et que dit la citation laquelle Zinoviev fait
rfrence? Elle dit que, quand le capitalisme dEtat a battu le capitalisme
priv dans les conditions du march capitaliste, un coup a t port la
Nep. Cest de cette faon, travers le capitalisme dEtat, que nous
avanons vers une conomie socialiste.
Camarades, je commencerai par rpter ce que jai dit dans ma
dclaration sur la question nationale au plnum du comit central de
fvrier. Si nous regrettons labsence de Vladimir Ilitch pour toute une
srie de raisons, lune delles est bien la question nationale. Nous avons
besoin de son autorit, de sa comprhension de la situation nationale et
internationale. Il faudrait quil puisse secouer notre parti par une dclara
tion ferme et autorise et montrer que sur la question nationale nous
commettons des fautes fatales.
Je dois dire franchement que, quand je vois le calme avec lequel en
particulier la partie russe de notre parti ragit des arguments qui ont
malheureusement un peu trop de couleur locale, jai des craintes pour
lavenir de notre parti. En fait, camarades, cest une des questions qui
touche les bases de la Russie sovitique et de notre parti. Il faut le dire
ouvertement et honntement dans un congrs du parti : la question natio
nale est lune de ces questions qui nous promettent une guerre civile si
nous ne manifestons pas la sensibilit et la comprhension indispensables
dans notre attitude son gard. Il sagit de lunion entre le proltariat
russe et les soixante millions de paysans non-russes qui exigent de partici
per la vie conomique et politique de lUnion sovitique sous leur

92

CAHIERS LEON TROTSKY 17

drapeau national. Et ainsi je dis que Lnine nous expliquerait la situation


avec lautorit dun dirigeant et toute la pntration de son gnie.
Camarades, pourquoi la question nationale a-t-elle t souleve pour
la troisime fois ? Je crains que cela ne se reproduise une quatrime et une
cinquime fois ; dans un an ou deux, nous discuterons encore la question
nationale. Je dois avouer que, pendant quelque temps avant le congrs,
nous avons nourri lespoir que la question nationale serait place au centre
du congrs, comme Lnine lavait propos. Mais elle en a t la queue.
Nos camarades supportent impatiemment ce dbat sur la question natio
nale. Je ne fais de reproche personne, car, sur cette question, nous
sommes tous coupables. Et quand je vois combien il est dur pour nos
organisations dUkraine, qui travaillent dans les conditions dune lutte
nationale, quand je vois combien il est dur pour nous de leur faire
comprendre la signification de la question nationale, je commence avoir
des craintes pour le pouvoir sovitique. Et cette question est encore plus
difficile en Russie.
De quoi sagit-il? Camarades, pourquoi soulevons-nous pour la troi
sime fois la question nationale ? Parce que, plus nous la posons et plus
nous nous loignons dune comprhension et dune solution communistes
de la question nationale. Dans la faon dont nous abordons la question
des nationalits, nous avons un prjug, un prjug profond et dautant
plus dangereux que cest un prjug communiste, parce quil a lair
communiste, parce quil a des racines dans notre programme et parce quil
masque notre ignorance sur la question des nationalits. Je me souviens
dune remarque caractristique du camarade Staline. Quand je rentrai de
ltranger aprs ladoption du programme sur lUnion, le camarade Staline
me dit: Vous savez, beaucoup de gens mont demand: est-ce long
terme, nest-ce pas une initiative diplomatique? Oui, camarades, toute la
politique des nationalits, toutes les relations internes lUnion de notre
gouvernement, ont t comprises par la majorit en Ukraine et par des
gens plus nombreux encore en Russie comme une espce de jeu stratgi
que diplomatique: Au nom du ciel, nous avons dj rgl la question
nationale dans la rvolution dOctobre. Notre pays est communiste; nous
sommes tous pour linternationalisme. Dites-moi, camarades, combien
dentre vous peuvent expliquer de quelle faon la rvolution dOctobre a
rsolu la question des nationalits? Noublions pas quen 1919 des cama
rades autoriss ont dclar au congrs du parti quil ny avait plus de
question des nationalits, et lun de ces camarades la redit ici devant vous
avant-hier. Ce ntait pas sa premire erreur nous faisons tous des
erreurs mais cela a t dit; et si des camarades autoriss, les auteurs de
Y
A BC du C om m unism e avouent stre tromps sur la question nationale,
3. Les auteurs de V A B C du Communisme taient Boukharine et Probrajensky. Au con-

LE PARTI ET LA QUESTION NATIONALE

93

alors, que doit faire la base? Et il y a une foule de camarades responsables


qui considrent la question nationale en souriant, en souriant de faon
sarcastique. Mais nous sommes dans un pays qui a dpass ltape des
nationalits, comme a dit un camarade, nous sommes dans un pays o
la culture matrielle et conomique soppose la culture nationale. La
culture nationale, cest pour les pays arrirs de lautre ct de la barri
cade, pour les pays capitalistes, et nous, nous sommes un pays commu
niste. Et je dois vous rappeler les justes paroles prononces hier par le
camarade Makharadz4 : Le pouvoir dEtat nest pas cr pour les com
munistes ; il existe pour tous les ouvriers et paysans . Nous parlons sans
arrt de lalliance entre ouvriers et paysans. Bon, je vous demande: sur
140 millions, combien y a-t-il dinternationalistes ? Et si on ne prend que
le parti communiste, alors jignore le pourcentage denracinement de
linternationalisme et le pourcentage de cas o linternationalisme coexiste
avec le nationalisme. Et sil sagit des masses sans-parti, des masses
paysannes, sous quel drapeau vont-elles accder la vie politique et
culturelle? Allons-nous vraiment obliger les Gorgiens apprendre le
russe comme le faisaient les gendarmes du tsar ? Cela se passait lpoque
du tsarisme et personne ne peut y revenir. Allons-nous vraiment envoyer
les tchkistes pour vrifier que les non-Russes apprennent le russe ? Aprs
tout, la langue indigne et lcole indigne mnent la conscience natio
nale et la conscience nationale conduit dsirer savoir o va le rouble du
paysan. Avant, il nous a fallu prendre au paysan pour dfendre le pays
contre les seigneurs et les gnraux, et les paysans donnaient sans sinter
roger parce quils savaient pour quoi. Mais quand la guerre civile a t
finie et quon a commenc faire les comptes, chacun a voulu savoir o
allaient ses roubles, combien il ou elle en donnait et combien on en
touchait. Et, troitement li avec la conscience nationale, apparat ce
sentiment dgalit dont parle Lnine, dans sa lettre. Et du fait des sicles
de domination tsariste, les nationalits font nouveau lexprience de ce
sentiment dgalit de faon plus profonde et plus forte que nous ne le
pensons.
Aussi, je dis que quand nous avons ces masses devant nous, quelle
est la question laquelle le parti est confront? Il est confront la
question de savoir comment trouver cette alliance entre notre internatio
nalisme proltarien et communiste et le dveloppement national de larges
grs, le premier avait t charg par Lnine de plaider contre Staline le dossier des commu
nistes gorgiens maltraits (Staline avait protg Ordjonikidz qui avait frapp un dirigeant
communiste de Gorgie). Quant Probrajensky il avait dj formul ses critiques contre la
concentration de pouvoirs excessifs aux mains de Staline.
4.
Filip I. M akharadz (1868-1941) tait lun des plus anciens des bolcheviks gorgiens,
militant depuis 1891. La question gorgienne tait sous-jacente tous les dbats sur la
question nationale .

94

CAHIERS LEON TROTSKY 17

couches de masses paysannes avec leurs aspirations une vie nationale,


leur propre culture nationale, leur propre tat national. Cest essentielle
ment travers le dveloppement national des rpubliques et des territoires
certains ricanent leur sujet spars, autonomes et indpendants,
cest essentiellement travers ces nouvelles rpubliques que nous amne
rons au pouvoir sovitique et au parti communiste les soixante millions de
paysans non-russes qui maintenant sy sentent trangers. Cest prcis
ment l la tche du parti. Je me permettrai de dire que le prjug
communiste qui existe chez tant de communistes, ne nous est pas propre
et a exist chez bien des socialistes. Je puis vous rappeler un passage de la
correspondance de Marx avec Engels, un passage trs caractristique que
Vladimir Illitch a aussi utilis dans ses vieux articles. Je vais vous le lire.
Discutant la guerre austro-hongroise dans une lettre Engels date du 20
avril 1866, Marx crivait:
Hier a eu lieu une runion du conseil de lInternationale sur la guerre
actuelle [...] Comme on sy attendait, on en est venu la question des nationali
ts et de notre attitude leur gard [...] Les reprsentants de Jeune France
(non ouvriers) ont assur que toutes les nationalits et mme les nations taient des
prjugs suranns [...] Les Anglais ont beaucoup ri quand jai commenc mon
discours en disant que notre ami Lafargue et dautres, qui en ont fini avec les
nationalits, nous ont parl en franais, cest--dire dans une langue qui est
incomprhensible aux neuf diximes des prsents dans la runion. J ai suggr
galement que, par ngation des nationalits, il semblait, presque inconsciemment,
comprendre leur absorption par la nation franaise modle.

Je vous demande, camarades communistes russes, combien de fois vous


avez expriment semblables sentiments dans vos rapports avec dautres
nations ? J ai entendu des camarades dire que la langue ukrainienne tait
une invention des Galiciens. Au bout du compte, nest-ce pas un senti
ment de chauvinisme de grande nation qui rampe ainsi travers tout le
peuple russe qui na jamais connu loppression nationale, mais au
contraire, a opprim pendant des sicles ? Il est regrettable que je ne voie
pas ici sur la liste ceux des camarades qui, au plnum sur la question
nationale, ont exprim ces mmes opinions que Lafargue5 avait soutenues
il y a soixante ans.
Je demande une prolongation de quinze minutes {Des voix : Dix
m in u tes ou Cinq m inutes). Je nai pas encore dit le plus important.
{Le P rsiden t: M ettons au v o te quinze, dix ou cin q ? Qui est p ou r
quinze m inutes f Pour dix f* La m ajorit est p o u r dix).

5.
Paul Lafargue (1842-1911), dascendance fort complexe (mlange, disait-il de M u
ltres, Juifs et Indiens) tait en 1866 reprsentant de lEspagne au conseil gnral de
lInternationale, mais galement membre de sa section londonienne la Jeune France qui
avait vivement critiqu laccent mis par Marx sur la question polonaise.

LE PARTI ET LA QUESTION NATIONALE

95

Camarades, de quoi sagit-il ? A mon avis, le prjug communiste est


encore une explication insuffisante. Je pense que Staline en est rest au
bord dune explication de la vritable situation sur la question nationale.
Je serais all plus loin et jaurais demand: pourquoi posons-nous cette
question pour la troisime fois ? Pas seulement en relations avec la Nep ou
avec la situation internationale cre par le commencement de la Nep ? Il
y a une autre raison, plus importante.
Je le rpte : il existe une deuxime raison, plus importante, savoir
la discordance qui se cre tous les jours et qui sagrandit toujours plus,
entre notre parti et son programme dun ct, notre appareil dEtat de
lautre. Cest la question centrale, la question cruciale. Nous disons
souvent quil faudrait que le parti dirige et nous ltayons en ajoutant
quelques faits de second ordre. Mais il existe un seul fait pour renforcer
cent fois la conviction que notre parti devrait diriger fermement notre
Etat. Et cest prcisment le fait que, souvent, particulirement sur la
quetion nationale, nos camarades du parti ne sont pas guids par une
psychologie proltarienne de parti, mais par ce quon pourrait appeler,
pour le dire de faon modre, la psychologie des organes dEtat. Et ces
organes centraux de lEtat, quest-ce quils reprsentent? Dans ses arti
cles, Vladimir Illitch en a donn une description approprie. Ils sont un
mlange dune administration tsariste et dune administration bourgeoise,
verni dun coup de pinceau sovitique et communiste, mais superficielle
ment et rien de plus.
Vous allez me dire que ce sont des communistes qui sont la tte des
organes sovitiques. Mais ce dont il sagit, cest que ces communistes
cdent la psychologie de leur propre appareil et deviennent eux-mmes
troits desprit. Je vous recommanderais de lire la prface dEngels La
G uerre civile en France, sa description gnrale de la bureaucratie. Nos
autorits centrales commencent par considrer ladministration du pays
tout entier du point de vue du confort des fauteuils de leurs bureaux.
Naturellement, cest fatigant dadministrer vingt rpubliques; comme ce
serait bien si tout a tait unifi et sil suffisait de presser sur un bouton
pour administrer le pays tout entier. Du point de vue bureaucratique, ce
serait plus simple, plus facile, plus agrable.
Si je devais vous raconter lhistoire de la lutte que les rpubliques
sont obliges de mener contre notre administration centrale, ce serait
lhistoire dune lutte pour survivre. Combien de ces appareils centraux
connaissent la Constitution sovitique ? J ai reu du Sovnarkhoz un docu
ment : Au Prsident de la Rpublique socialiste sovitique ukrainienne .
J en ai reu un du comit central : A tous les comits de gouvernement,
de district et aux comits centraux des rpubliques autonomes . Lappa
reil du comit central ne va pas plus loin : pour lui, rien dautre nexiste en
dehors des rpubliques autonomes. Je ne parle mme pas de la lutte que
nous sommes obligs de mener contre lappareil bureaucratique. Cama

96

CAHIERS LEON TROTSKY 17

rades, je ne suis pas intress ici par le seul sort de lUkraine, je parle de
toutes ces fautes parce que la justesse ou la fausset de la ligne sur la
question nationale se reflte directement sur le rle rvolutionnaire de
notre parti. Que sest-il pass aprs la cration de lUnion des Rpubli
ques ? Union : de nombreux organes centraux ont compris que cela
voulait dire quils pouvaient peser de tout leur poids sur les rpubliques
individuelles. Je pourrais prendre bien des exemples pour lillustrer. Par
exemple le commissariat du peuple lagriculture et le commissariat au
peuple dici a sign un accord international au nom de lUkraine, bien
que personne ne lui en ait donn le droit. Mme la fondation de la
Constitution de lUnion, ils navaient pas ce droit. Et quarrive-t-il en
core? Je vais vous donner quelques faits supplmentaires. Ds quon a eu
vot la Constitution de lUnion, les commissariats ont commenc cen
traliser. Une dpche de presse des Izvestija a indiqu quon cre des
secrtariats pour diriger les rpubliques dans les commissariats russes
suivants: conomie nationale, travail, finances. Quest-ce que cela signi
fie ? Cela signifie que ce sera pire que jamais et que ce nest que quand le
secrtariat du C.C. a commenc les contrler quils se sont abstenus de
faire ce pour quoi ils avaient t crs. Vous allez me dire, camarades,
quil y a un comit central, mais je dois dire que la tragdie rside pour
nous dans le fait que le point de vue de Ptroitesse pour lequel la
direction du pays nest pas une question politique, internationale, ou
intrieure, mais une question de commodit ce point de vue exerce une
telle pression sur le comit central quil constitue parfois un obstacle. On
a quelques vnements typiques extraordinaires. Au plnum du 24 fvrier
du comit central, on a dcid que : Il est confirm dans la procdure du
parti quavant dtablir des organes normaux de lUnion, on ne modifie
rait pas le systme existant des rapports entre organes sovitiques. On a
dcid cela en fvrier. Pas de changement dans les rapports mutuels. En
mars, on se trouve en prsence de toute une srie dactes lgislatifs signs
par lU.R.S.S. Soit dit en passant, le plus typique tait celui sur le comit
des concessions. Quest-ce que cela veut dire? Cela veut dire que le
comit des concessions va soccuper de la richesse de toutes les rpubli
ques, de lacier dUkraine, du charbon, du ptrole, du manganse, etc.
des zones priphriques. Cest cela, le comit des concessions. Bien sr,
sur le fond, je ne suis pas oppos la cration dun comit des conces
sions de toute lunion, et mme je la rclamerais. Mais pas en restant
indiffrent la faon dont il est dcid de le crer. Le secrtariat du
comit central nous a rpondu que le congrs Pan-Union des soviets avait
dcid que les fonctions de construction de lUnion seraient places de
faon temporaire sous le contrle du comit excutif russe, dans lequel il
ny a pas une seule rpublique ou une seule nationalit reprsentes et qui
peut maintenant trancher de tout ce qui touche la richesse des rpubli
ques. Mais je demande si le comit central excutif Pan-Union connaissait

LE PARTI ET LA QUESTION NATIONALE

97

la rsolution du comit central? Je ne sais pas ce que le secrtariat va


rpondre, mais le fait quil nen a pas t question dans la premire
rponse est une preuve manifeste. Bien que nous ayions eu dans le pass
bien des preuves indiscutables que nos organes centraux sovitiques c
daient une psychologie dtroitesse desprit, on leur a donn dix et
mme vingt fois plus de droits quauparavant dans la constitution de
lUnion. Au lieu de limiter leurs droits et de les restreindre, on leur
donne au contraire, comme une rcompense, une dcoration, une prime
pour ce gchis quils ont fait dans la question nationale au dtriment de la
politique du parti et de lEtat, au dtriment de notre politique trangre
(et jai une quantit de matriaux sur la faon dont notre politique est
perue ltranger), on leur donne encore plus de fonctions. Aprs
dcembre, aprs le premier congrs des soviets de lUnion, ils sont
devenus matres de notre vie tous. Il nexiste pas dinitiative qui puisse
tre prise par les rpubliques nationales dont on puisse dire davance
quelle serait autorise. Le comit excutif dun district connat mieux ses
droits que les rpubliques nationales.
Ma position, camarades, cest que la faon dont nous avons construit
lUnion ntait pas juste. Vous le savez, ce nest pas seulement mon
opinion, cest aussi celle de Lnine. J ai mis en garde contre lnorme
erreur que lon se prparait faire en septembre, dans un mmorandum
particulier au comit central. Camarades, quelle est la conclusion de tout
cela? La conclusion, cest que nous pouvons crire dix rsolutions suppl
mentaires, mais que, sauf quil faudra les classer dans les bibliothques et
les archives, il nen sortira rien. Il nous faut rsoudre cette question dans
la pratique. Le camarade Staline a dj dpos ici un autre amendement en
faveur dun systme deux chambres. Mais il faut aller plus loin de faon
dcisive, il nous faut enlever aux commissariats de lUnion les neuf
diximes de leur pouvoir et les donner aux rpubliques nationales. (Ap
plaudissem ents). Camarades, comme je dpose le premier amendement,
permettez-moi de lexpliquer. Le camarade Staline, dans son premier
discours, pas celui, tout fait oppos, daujourdhui, mais son premier
discours, dans lequel il a manifest beaucoup dattention la question
nationale, a indiqu quen plus des circonstances intrieures, il y a aussi
des circonstances de nature extrieure et il a indiqu en mme temps la
signification colossale que la question nationale aura dans la rvolution
qui vient, du fait de linvitable confrontation entre les nations dOrient
et les tats imprialistes dOccident. On pourrait ajouter aussi un autre
aspect, peut-tre insignifiant, mais qui oblige traiter la question natio
nale intrieure avec un soin particulier, cest la question nationale en
Occident. Mais malheureusement, le camarade Staline ny a mme pas fait
rfrence. Rien nest dit sur lOccident et lOrient; aujourdhui, en com
mission, Staline a dit que peut-tre, si on ajoutait un amendement sur
lOccident, cela affaiblirait les aspects orientaux, comme si ces aspects

98

CAHIERS LEON TROTSKY 17

taient inclus dans les thses. Mais cet aspect nest pas dans les thses.
Pour cette raison, camarades, je juge ncessaire que, dans ces thses
sous une forme ou sous une autre, je ne veux pas discuter ici de la
question de savoir quelle thse il faut ajouter, cest laffaire de Staline ou
du C .C . il soit mentionn ce que Vladimir Illitch nous a dit et rpt
dans le pass et que nous avons discut ici, savoir que, si nous devons
devenir le centre de la lutte des nationalits opprimes en dehors des
frontires de lU.R.S.S., il nous faut, lintrieur, dans les frontires de
lU .R.S.S., prendre une position juste sur la question nationale. Car, si
nous parlons dauto-dtermination nationale sur le front extrieur, mais
ne la permettons pas lintrieur, alors, de toute vidence, quelquun
nous reprochera notre hypocrisie. Je vous rappelle les paroles de Vladimir
Illitch : Nous ne pouvons pas nous permettre la moindre erreur dans ce
domaine, parce que, tout en sapant notre sincrit principielle ce sont
ses propres paroles cela peut aussi saper notre lutte de dfense des
nationalits opprimes contre limprialisme.
C est pourquoi je propose que vous incluyiez la thse qui suit.
Aujourdhui, en commission, ctait trop long, nous lavions pris nos
thses ukrainiennes, mais je lai raccourci et je propose ce nouveau texte
modifi :
La signification rvolutionnaire colossale qui transforme les luttes des na
tions orientales et des colonies pour leur libration du joug des tats imprialistes
et aussi la reconstitution de mouvements europens de libration dans diverses
provinces occupes, rend plus ncessaire encore pour le parti dassumer la respon
sabilit de raliser une solution thorique et pratique juste la question nationale
dans les frontires de lUnion sovitique.
Ce nest que laccord le plus strict entre notre politique sur la question
nationale lintrieur et la politique que nous propageons sur la question nationale
dans notre ligne du parti et de lEtat hors de nos frontires, qui peut donner
lUnion sovitique et au parti communiste lautorit morale et la sincrit princi
pielle qui feront deux, au sens le plus large, la base de la lutte du proltariat
mondial contre limprialisme.

(Staline intervient dem andant le rejet de l am endem ent. Il est rejet).


Camarades, mon deuxime amendement a une bien plus grande
signification, bien que le premier ait eu aussi une grande importance. Le
deuxime amendement concerne notre situation intrieure. Nous consid
rons et je parle ici au nom des camarades ukrainiens que la plus
grosse erreur a t commise aujourdhui dans le groupe o on a accept la
formulation de Staline sur le systme deux tages. Avant tout, camara
des, pour viter de perdre du temps, nous sommes les partisans les plus
dcids du systme deux tages. Aussi ce nest pas la question, mais
quelque chose dautre. Pourquoi a-t-on cr un systme deux tages?
Afin de donner des garanties aux rpubliques individuelles. Cest l la
base du systme deux tages. Mais, dans la rsolution qui a t adopte

LE PARTI ET LA QUESTION NATIONALE

99

aujourdhui, non seulement le systme deux tages ne nous donne


aucune garantie nous, rpubliques individuelles, au contraire, en ralit
il renforce encore plus le systme dj existant, un systme qui opre de la
faon suivante: sur les 360 dputs au comit central de lUnion, 280,
sinon plus, viennent de la R.S.F.S.R.6 et 80 au reste des rpubliques
indpendantes toutes ensemble.
Quest-ce que la commission a accept aujourdhui? Que, dans ce
quon lon appelle le second tage des nationalits notez bien ce mot
les nationalits participeront avec un nombre de voix gal. Ainsi, chacune
des rpubliques et rgions autonomes de la R.S.F.S.R. aura 4 voix. La
rgion centrale en aura 4, lUkraine 4 et la Bilorussie 4. A quoi arrive-ton ? En ralit, la R.S.F.S.R. aura 64 ou 70 voix, lUkraine et la Bilorus
sie 4 chacune. Oui, vraiment, la position du camarade Staline se rvle
trs confortable et pourtant il dit: Je reconnais toutes les nationalits et
vous ne voulez pas reconnatre les Kirghizes. (Des voix : C'est vrai).
Si cest vrai, alors permettez-moi de vous dire: je suis prt signer ce
projet trs radical de Staline sil est dispos ce que Kirghize, Turkestan
et toutes les rpubliques autonomes deviennent des rpubliques indpen
dantes. Alors chacune pourra entrer dans le second tage sur pied dga
lit.
Mais quoi aboutissons-nous en ralit? Pourquoi crons-nous un
second tage? Pour que chaque rpublique individuelle puisse recevoir,
en fonction de ses besoins et de ses capacits fiscales, de laide de lalloca
tion centrale. Mais les rpubliques autonomes ont une seule allocation
dans la R.S.F.S.R., un seul conseil de ministres gnral de la R.S.F.S.R.,
un seul commissariat central de la R.S.F.S.R. elles sont automatique
ment lies la R.S.F.S.R. Ainsi, il arrivera que, dans une seule pice au
comit central excutif de lUnion, ils poursuivront tous la mme ligne
unique, puis, dans la seconde pice, ils diront quils sont des rpubliques
indpendantes et individuelles. Non, permettez-moi, si elles sont ind
pendantes, alors elles doivent ltre rellement, cest--dire couper leurs
liens avec la Fdration. Je considre comme absolument ncessaire, tant
donn les diffrences de niveau de dveloppement politique et culturel, et
pour dfendre la Fdration, quil ny ait pas dans le second tage des
nationalits, mais des units tatiques. Il y a longtemps que nous avons
dit Staline que nous ne voulions pas avoir le mme nombre de voix que
la R.S.F.S.R. Non, nous sommes bien plus humbles. Nous serions satis
faits si la R.S.F.S.R. se contentait de navoir pas plus de deux cinquimes

6.
La R.S.F.S.R. (Rossisskaia Sotsiaiistitcheskaia Federativnaia Sovietskaia Respublika), ou Rpublique socialiste sovitique fdre de Russie, runissait les territoires et
populations proprement russes et, de loin, lunit la plus puissante parmi les rpubliques
socialistes et leur Union.

100

CAHIERS LEON TROTSKY 17

des voix dans le second tage et si ces deux cinqumes taient diviss entre
les rpubliques. Cest certes son affaire, mais si la R.S.F.S.R. voulait
donner un exemple de libralisme et de nationalisme dmocratique, que
Staline utilise contre notre systme deux tages comme argument, alors
elle devrait crer, en-dessous de son propre comit central excutif de
lUnion, un second tage o elle inviterait ces rpubliques.
Si nous nous opposons rsolument aux propositions du camarade
Staline, ce nest pas parce que nous avons moins dattachement que
dautres lgalit. Sil faut parler librement et franchement, il nest pas
ncessaire de crer un second tage et il nest pas ncessaire de dire que
cela va dvelopper une base pour la garantie des droits des rpubliques
individuelles. Cest pourquoi je soutiens lamendement suivant: Aucune
unit tatique unique participant au second tage ne peut avoir plus de
trois cinquimes des voix.

Une nouvelle tape: lU.R.S.S.'


(Juillet 1923)

La fin de Tanne 1922 a t une occasion spciale dans lhistoire des


rpubliques sovitiques, de passer en revue les relations qui ont exist
entre elles jusqualors. Le comit central excutif des diverses rpubliques
dabord, ensuite le comit central excutif pan-russe ont approuv des
rsolutions plus ou moins semblables sur la ncessit de formuler le
dveloppement de lUnion et de lui donner une apparence plus spcifique
et plus acheve.
Jusqu prsent, les rapports entre les rpubliques de lUnion ont t
rgls par des accords spars entre chacune delles et la R.S.F.S.R.
LUkraine et la R.S.F.S.R. avaient leur propre accord, de mme que la
Gorgie, lArmnie, TAzerbaidjan, etc. avaient leur propre accord avec la
R.S.F.S.R. De toute vidence un tel tat de choses ne peut pas tre tenu
pour normal. En outre, ces accords spars conclus entre les rpubliques
et la R.S.F.S.R. avaient un caractre tout fait gnral. Leur principale
faiblesse provenait de labsence dune claire distinction entre les fonctions
gnrales des commissariats unifis et leurs fonctions spcifiquement rus
ses.
Je souligne ces deux faiblesses dans le dveloppement de notre
Union, mais, bien entendu, il y en existe bien plus : il ne pouvait en tre
autrement pendant la guerre civile o toute lattention se concentrait sur
la ncessit de prserver les rpubliques sovitiques. Les questions
concernant leurs relations mutuelles formelles ntaient que dune impor
tance secondaire. Nanmoins, tout le monde sentait bien que, si nous
arrivions prserver notre existence en tant quEtat, le moment viendrait

1. Soyuz Sotsialistitcheskikh Republik. Novyi Etap v sovetskom Stroitelstvo, Kharkov,


1923. Traduit du russe par J. Sentier. La brochure a probablement paru au moins de juillet
aprs laffectation de Rakovsky Londres. Mais elle avait probablement t crite avant.

102

CAHIERS LEON TROTSKY 17

de rgler les relations entre les rpubliques sovitiques conformment aux


principes fondamentaux dun Etat proltarien qui rejette toute oppression
de classe ou nationale.
Ainsi que vous le savez, les principales fondations constitutionnelles
acceptes au 1er congrs des soviets de lUnion doivent encore tre revues
et examines par des sessions des comits excutifs centraux des rpubli
ques individuellement. Aprs quon ait introduit toutes les modifications
essentielles, ces fondations constitutionnelles seront ratifies une session
du comit central excutif de lUnion. En ce qui concerne la constitution
de lUnion, elle devrait finalement tre ratifie au deuxime congrs des
soviets. Il apparat dores et dj que les institutions gnrales de lUnion
auxquelles il est fait allusion ci-dessus (sur lesquelles, jusqu prsent, seul
le comit excutif central de lUnion a t lu) ont quelques dfauts
fondamentaux.
Comme on sait, le congrs des soviets de lUnion et le comit
excutif de lUnion sont lus par lensemble du soviet de lUnion confor
mment la loi sovitique. De cette faon, le congrs des soviets de
lUnion et le comit excutif central de lUnion lu par ce congrs sont un
reflet exact du nombre des lecteurs. En ralit, si on considre le nombre
de travailleurs dans les Rpubliques prises sparment, on dcouvre que
quelques rpubliques pourraient contrler toute la vie sovitique en ayant
une majorit dans les institutions sovitiques. Ce qui se produit, cest que
la majorit des dputs dans le congrs des soviets de lUnion et la
majorit des dlgus lus au comit excutif central de lUnion (propor
tionnellement au nombre total de dlgus) sont automatiquement assurs
la R.S.F.S.R. Pouvons-nous tirer la conclusion que le congrs des
soviets de lUnion et le comit excutif central de lUnion ne devraient
pas tre lus selon un systme sovitique de dmocratie ouvrire? Bien
sr que non. Si le congrs des soviets de lUnion cessait dtre une
expression directe des masses et si ses lecteurs ne bnficiaient pas de
droits gaux, il perdrait sa signification en tant quinstitution nationale
ouvrire-paysanne et cesserait de jouer son rle dorganisateur des larges
masses des rpubliques dans leurs intrts de classe.
Le danger que les rpubliques plus petites soient domines par les
plus grandes a dj t soulign dans les rsolutions de la commission
prvue par le C.C. du parti communiste russe en octobre dernier, bien
avant le premier congrs des soviets de lUnion. Pour carter ce danger, il
nous faut chercher ailleurs. En mme temps que la reprsentation de
classe du comit central excutif et de son prsidium, on devrait aussi
envisager la reprsentation des intrts nationaux des rpubliques indivi
duelles. Avec lgalit des votants assure par le droit lectoral sovitique,
on devrait prendre galement en considration la protection de lgalit
des rpubliques, ou, au moins, leur galit relative. Lide antrieure de la
cration dune seconde Chambre de lUnion a t retenue en principe et

UN E NO UVELLE ETAPE : L U .R .S.S.

103

sera sans aucun doute accepte la prochaine session des C.E.C. natio
naux et du C.E.C. de lUnion.
Des Etats bourgeois unifis ont utilis une telle mesure pour surmon
ter cette contradiction. Naturellement, nous ne sommes pas opposs
lutilisation dune exprience bourgeoise quand elle est profitable, puisque
la bourgeoisie a trs habilement protg ses propres intrts en organisant
son appareil contre la possibilit quil soit pris par sa propre bureaucratie.
Nous pouvons ici souligner trois exemples : les Etats-Unis, la Suisse et
lAllemagne. Tous trois sont des Etats unifis. Ils fonctionnent avec un
systme double chambre lune lue sur la base de la loi lectorale
gnrale, lautre reprsentant les Etats sparment membres de lUnion.
Les Etats-Unis signifient gou vern em en ts unis. Dans la deuxime cham
bre suisse, les tats spars ou cantons sont aussi reprsents de faon
gale, indpendamment des grandes diffrences de leur chiffre de popula
tion. Il est vrai que, dans le cas de lAllemagne, les Etats nont pas un
droit de vote gal, mais aucun ne peut obtenir une majorit contre et
malgr le vote collectif de la chambre fdrale. Par consquent, sur les
soixante voix au parlement fdral, la Prusse ne dispose que de dix-sept,
bien que sa population soit gale celle de tous les autres Etats runis.
Nous nallons pas maintenant entrer dans les dtails du systme
deux chambres. Il est important dindiquer et de souligner que les fonda
tions du dveloppement de lUnion sovitique qui ont t approuves au
premier congrs de lUnion vont subir une srie de modifications afin
dtre mieux adaptes aux exigences dun Etat ouvrier-paysan. De toute
vidence, mme aprs que la Constitution de lUnion ait t adopte dans
sa forme finale, il faut prendre le terme finale dans un sens relatif.
Notre nouvelle exprience dEtat, une situation internationale nouvelle et
de nouveaux rapports internes pourraient rendre ncessaires certains
changements.
Les fondations dune fdration sovitique anticipent le droit des
rpubliques individuelles faire scession de lUnion de leur propre
initiative. Et en outre chaque rpublique conserve le droit dintroduire
toutes sortes de changements dans la constitution de la mme manire
quun groupe de dlgus agissant conformment la procdure constitu
tionnelle reconnue. La destruction du capitalisme dans dautres pays, le
dveloppement de lindustrie dEtat, le dveloppement de la richesse du
pays et de sa situation financire, la croissance des ressources, etc., tout
cela va crer des conditions nouvelles o les rapports lintrieur de
lUnion seront tels que les rpubliques individuelles vont acqurir plus
dindpendance conomique, politique et administrative quil est possible
dans la situation internationale et intrieure actuelle. Incontestablement le
temps viendra encore dans un avenir lointain o aucune union ne
sera ncessaire parce quaucun Etat ne sera ncessaire. Bien que, je le
rpte, ces temps soient encore dans un avenir lointain, ils nous condui

104

CAHIERS LEON TROTSKY 17

ront sans doute tout prs de la transition vers une socit authentique
ment communiste. Je mentionne ce fait ici afin de clarifier la ncessit
dans laquelle nous sommes davoir une perspective marxiste srieuse sur
les relations internationales. Cela nous ferait prendre en considration des
dveloppements conomiques et politiques et adapter toutes nos institu
tions aux intrts de la classe proltarienne. A un moment donn, telle ou
telle forme institutionnelle accepte par les rpubliques socialistes soviti
ques est sans importance. Ce qui est important cest une faon daborder
la solution du problme national lui-mme un aspect du dveloppe
ment de lUnion sovitique. Pour y arriver, il nous faut un peu revenir en
arrire sur lattitude du parti communiste vis--vis de la question natio
nale avant et aprs la Rvolution dOctobre.
En tant que marxistes, nous soulignons constamment le rle
rvolutionnaire-progressiste norme du capital dans le dveloppement des
formes politiques et conomiques de vie. La question nationale (la recon
naissance de chaque groupe uni par son origine, sa langue, son territoire,
son pass et ses coutumes historiques, et de leur droit lexistence
indpendante) est ne du dveloppement capitaliste. Cest seulement le
capitalisme qui a bris les conditions particulires au moyen desquelles le
fodalisme retardait le dveloppement national et cest seulement lui qui a
surmont tous les obstacles et toutes les barrires que linsularit du
Moyen-Age avait places entre la ville et la campagne, un Etat et un autre.
Il a mlang les nations et cr des regroupements nouveaux conform
ment aux alignements de classes lintrieur de chaque nation particu
lire. Il suffit de rappeler le rle rvolutionnaire jou par la libert du
commerce. Cela na pas seulement permis dabsorber les masses paysan
nes tout fait arrires et culturellement isoles dans une vie conomique
globale. Cela les a introduits dans la vie politique et spirituelle du pays,
affectant les diffrences de classe lintrieur entre riches et pauvres et
allumant la lutte de classes dans le village mme. Au XVIIIe sicle, lappel
de la lutte nationale tait dj manifeste pour les nations commerantes
qui ont colonis lAmrique du Nord, surtout celles dorigine anglaise.
Mais le XIXe sicle garde la fiert de sa place dans lhistoire cet gard.
Indpendamment de tous ses autres titres, le XIXe a acquis celui dge
des nations. Le mouvement national, qui a commenc avec la Rvolu
tion franaise, se poursuit encore aujourdhui. Il suffit de rappeler les
principaux vnements pour comprendre sa puissance. Le dbut du XIXe
a marqu le dbut du puissant mouvement pour unifier lAllemagne.
Lhistoire de la Grce et de la Serbie est marque par des soulvements : la
premire acquit son indpendance, la deuxime son autonomie. Aprs la
guerre entre la France et lAutriche en 1859, lItalie ralisa son unification
la suite dune srie de rbellions contre la dynastie des Bourbons de
Naples, contre la domination autrichienne de lItalie du Nord et contre
lautocratie fodale en Italie centrale.

U N E NOUVELLE ETAPE : L U .R .S.S.

105

La chute de la Monarchie de Juillet en 1848 en France donna le signal


du dbut de soulvements nationaux en Fongrie, Bohme, Autriche.
Vingt ans plus tard commena une longue lutte insurrectionnelle en
Bosnie, Herzgovine et Bulgarie, se concluant par la guerre russo-turque
de 1877 et la dclaration dindpendance bulgare. Lhistoire ultrieure vit
commencer les mouvements nationaux en Macdoine, en Albanie et en
Arabie pour ne pas mentionner le bilan de presque un sicle de rvolte
et de guerre en Irlande. Dans certains cas, les nations elles-mmes ne
gagnrent pas autant que les Etats pillards qui aidrent leur libration.
Il faut rappeler ici les mouvements nationaux et les rvoltes nationales en
Russie par exemple linsurrection polonaise de 1863. La lutte nationale
en Autriche-Hongrie occupe une place spciale dans lhistoire. Au prix
dune lutte acharne sans relche de chaque nationalit contre loppression
allemande et hongroise, elles sont parvenues gagner pour elles-mmes
lautonomie nationale. Quelques-unes sont mme arrives soumettre
leur propre autorit des nationalits plus faibles (Croates, Serbes, Rou
mains et Slovaques).
A notre propre poque, la guerre imprialiste donne un nouvel lan
national. Nous avons vu la lutte irlandaise pour sa totale indpendance de
lAngleterre; la lutte des Flamands belges pour la complte galit des
circonscriptions lectorales flamandes et wallones; le large mouvement
national dans toutes les colonies, en Asie et dans les pays islamiques en
Afrique comme en Chine. On doit galement mentionner le mouvement
national actuel en Chine et mme auparavant au Japon. Sans dresser une
liste exhaustive, nous venons de citer suffisamment de faits historiques
pour dmontrer lampleur du mouvement national. Naturellement per
sonne ne mentionne que la bourgeoisie tait le soi-disant sujet ou chef
du mouvement national. Elle a incontestablement mis profit lindigna
tion des larges masses contre loppression nationale pour consolider sa
propre domination. La bourgeoisie a dchir la richesse du pays des
mains des trangers maudits dans une tentative pour sen emparer
elle-mme et pour prolonger lexploitation des masses ouvrires et pay
sannes. Dans la mesure o le capital national dtruit les vieux Etats
bureaucratiques fodaux comme la Russie tsariste bureaucratique et
lAutriche-Hongrie clrico-bureaucratique, et o il sape comme mainte
nant les grands Etats imprialistes coloniaux, il constitue un grand facteur
rvolutionnaire. Le parti communiste a toujours soutenu le mouvement
national de ce point de vue. Cependant, le parti tait toujours prt
frapper le nationalisme quand il se transformait dune attaque contre la
domination fodale ou semi-fodale en une attaque contre sa propre classe
ouvrire et quand, aprs avoir empoisonn la conscience des ouvriers par
le sentiment national, il sefforce de les obliger servir les intrts de la
bourgeoisie nationale.
Examinons maintenant la seconde tendance du dveloppement capi

106

CAHIERS LEON TROTSKY 17

taliste. Naturellement, le capitalisme a progress et na pas achev son


travail constructif-rvolutionnaire une fois quil a dtruit les Etats bureau
cratiques fodaux et construit sur leurs ruines de nouveaux Etats-Nations.
Pour se dvelopper, le capitalisme avait besoin dun march international
et dune concentration des moyens de production. Cela exigeait de grands
Etats consolids avec des populations nombreuses, de vastes territoires
avec diffrentes richesses nationales. Plus important par ses dimensions,
plus peupl, et plus diverse est la richesse nationale dun pays, plus rapide
est son dveloppement industriel commercial, la croissance de sa force
productive et laugmentation de la profitabilit du capital. Par ailleurs,
dans la lutte pour la domination du march mondial, le capitalisme dun
pays donn est prt marcher la main dans la main avec un autre contre
un troisime. Les trusts et cartels internationaux ont t constitus sous le
contrle des grandes institutions financires. Les gouvernements euxmmes ont t amens dans ces combinaisons. Naturellement, la cration
dun march international ntait possible que sur la base du consente
ment volontaire ou non des Etats une grande varit de traits commer
ciaux internationaux, de mme que les accords-postaux-tlgraphiques,
frroviaires et navals et toutes sortes de concessions, etc. En un mot, par
la force de persuasion, le capitalisme a internationalis la vie conomique
et politique partout o il sen est rendu matre. Naturellement, le capita
lisme considrait ses propres intrts, mais en mme temps il facilitait
contre son gr le dveloppement du mouvement proltarien. Les grandes
configurations tatiques ont galement favoris les puissantes organisations professionnelles et politiques et stimul le mouvement ouvrier inter
national. Lavantage dune vaste conomie nationale et dinstitutions poli
tiques tait si vident que tout ouvrier conscient sen rjouissait et le
comprenait.
Dans son programme, le parti communiste a toujours soulign les
deux tendances du dveloppement capitaliste: la libration nationale et
linternationalisation de la vie politique et conomique. De toute vi
dence, la reconnaissance du droit de chaque nation lexistence indpen
dante na pas exclu leur unification dans des fdrations dEtats plus
grandes avec la garantie de chacun de prserver loyalement les intrts de
chaque nation individuelle.
Le paragraphe 13 du premier programme du P.O.S.D.R. qui fut
confirm au deuxime congrs du parti en aot 1903, prvoyait le droit
r autodterm ination nationale. A lt 1913, une runion du comit
central du P.O.S.D.R. avec les ouvriers dirigeant le parti, fut adopte une
rsolution sur la question nationale. La rsolution tendait le paragraphe
13 du programme du parti, entre autre choses en mentionnant la possibi
lit dtablir lunit nationale dans le cadre du capitalisme. De mme que
lunit nationale est possible dans une socit capitaliste base sur
lexploitation, lusure et la concurrence de mme elle est possible dans

U N E NOUVELLE ETAPE : L U .R .S.S.

107

un systme dEtat rpublicain dmocratique aussi longtemps quil reste


consistant dans ses principes. Cest--dire, sil est consistant en donnant
lgalit complte toutes les nations et langues ; sil prserve lexistence
dcoles pour la population locale, enseignant dans la langue locale, et
inclut dans sa constitution les droits fondamentaux qui mettent un terme
aux privilges dune seule nation aux dpens des autres et arrte la
violation dun quelconque des droits des minorits nationales. Cette
conception trs large a t adopte la confrence du parti de 1917.
Naturellement la rvolution dOctobre elle-mme na pas introduit
de diffrence importante dans lattitude du parti lgard de la question
nationale. Au contraire, cest seulement aprs la rvolution dOctobre que
les conditions pour sa rsolution de la question nationale ont t cres.
Dans la Russie tsariste-seigneuriale pr-rvolutionnaire, o seigneurs et
capitalistes taient les agents de loppression nationale et incarnaient la
politique de russification, il nexistait pas de solution convenable la
question nationale. Et le mme sappliquait gnralement dans les condi
tions dune socit dmocratique bourgeoise. Ce fut affirm dans la
rsolution de 1917. Les conditions pour rsoudre la question nationale
napparurent quaprs la rvolution dOctobre qui abolit la domination
des capitalistes, des seigneurs et de la bureaucratie tsariste, cest--dire des
classes qui empchaient les nations de raliser leur droit lautodtermi
nation nationale.
Nanmoins, dans quelques cercles insignifiants du parti communiste,
la rvolution dOctobre cra certains prjugs qui empchaient une vue
raliste. Avec le renversement de la domination capitaliste et seigneuriale,
limpression fut cre que la question nationale avait dj t rgle. Pour
ces camarades, ctait comme si la discussion sur la question nationale
tait un rsidu des temps anciens davant la Rvolution. Les ides de ces
camarades rappelaient celles de certains socialistes franais. Bien quils
devinssent plus tard de bons marxistes, pendant la premire Internatio
nale, ils considraient les nationalits comme des prjugs dpasss.
Voici ce que Marx leur rpondit dans une lettre Engels en date du 10
juin 1866, au cur de la guerre austro-prussienne:
Hier il y avait une runion du conseil de lInternationale sur la guerre [...]
Comme on sy attendait, la runion en est venue la question des nationalits
et lattitude leur gard... Le reprsentant de la Jeune France2 (non ouvrier) a
proclam que toutes les nationalits et mme les nations taient des prjugs
antiques... Les Anglais ont ri de bon cur quand j'ai commenc mon discours
en disant que notre ami Lafargue et les autres, qui en avaient termin avec les
nationalits, nous avaient parl en franais, cest--dire dans une langue qui

2.
Cf. note 5, page 94. Ce reprsentant tait comme on sait le futur gendre de Marx,
Paul Lafargue.

108

CAHIERS LEON TROTSKY 17

tait incomprhensible aux neuf diximes dans la runion. Jai aussi suggr que,
par ngation des nationalits, il apparaissait, tout fait inconsciemment, compren
dre leur absorption par la nation-modle franaise.

Lnine crivit ladditif suivant aux paroles de Marx:


Une fois que les mouvements nationaux de masse sont apparus, les carter,
dnoncer en eux laspect dveloppement, signifie en ralit cder au prjug
nationaliste et reconnatre sa propre nationalit comme la nation exemplaire et,
pouvons-nous ajouter, la nation qui a le privilge exclusif du dveloppement
tatique.

En ralit, la rvolution dOctobre na fait que com m en cer rsoudre


la question nationale. Elle ne Ta pas rsolue. La rvolution dOctobre a
cr des conditions dans lesquelles les particularits nationales dvelop
pes dans le cours de lhistoire humaine survivraient. Le long procs de
changement qui suivra va probablement durer un sicle, pas seulement
des dcennies. La rvolution dOctobre na aboli ni la langue, ni les
coutumes particulires, conomiques et autres caractristiques de la na
tion, et elle na pas non plus aboli la nation en tant que produit dun
dveloppement historique spcifique. De toute vidence, la tche du parti
communiste aprs la rvolution dOctobre ne consistait pas ignorer le
problme, mais rechercher les meilleures relations entre les nations l o
le pouvoir sovitique avait vaincu.
Les prjugs sur la question nationale parmi quelques camarades dans
le parti communiste ont provoqu un dbat au VIIIe congrs en 1919. Le
congrs a conclu en approuvant lide traditionnelle sur la question natio
nale. Au congrs pan-russe du parti, en dcembre de la mme anne,
notre attitude sur cette question a t de nouveau discute. La question a
t pose en liaison avec lavance victorieuse de lArme rouge contre les
units blanches galiciennes et petliouristes en Ukraine. Je cite le premier
point de la rsolution adopte par le C.C. du parti russe, puis confirm
par le congrs: Aprs avoir discut des relations avec les travailleurs
dUkraine, un peuple qui se libre de loccupation temporaire des bandes
denikistes, le C.C. du P.C.R. (qui poursuit rsolument lapplication du
principe de lautodtermination) considre comme ncessaire de confir
mer nouveau son inbranlable attachement lide daccepter une Rpu
blique socialiste sovitique ukrainienne indpendante. Le comit central
du P.C. dUkraine, au mme moment, a adopt une rsolution sembla
ble. Le quatrime point est typique. Ici, tout en affirmant en mme temps
le droit de la nation lautodtermination, la rsolution avanait gale
ment lide quune ralisation authentique dun tel droit nest possible que
so u s la domination des soviets:
Lextension et le renforcement de lasolidarit entre les ouvriers et les
paysans de diffrents Etats et nations est conditionn par la reconnaissance de
lgalit absolue et du droit qui en dcoule lautodtermination. Une telle con

U N E NOUVELLE ETAPE : L U .R .S.S.

109

dition est ncessaire pour l'abolition du privilge national et racial, de toute


division possible entre nations petites ou grandes, de toute trace doppression
nationale. La ralisation du droit des ouvriers et des paysans lautodtermination
n est possible quavec labolition de la domination de classe et du gouvernement de
classe. En dautres termes, elle nest ralisable quavec la cration dun authentique
Etat ouvrier-paysan et la libration de lexploitation capitaliste-seigneuriale et de
loppression. Seule la structure de classe sovitique, qui exclut la domination de
classes exploiteuses privilgies et repose sur la dictature des proltaires et des
paysans, cre les conditions dans lesquelles les ouvriers et les paysans sont non
seulement les matres de leur activit conomique et politique, mais aussi les
matres de leurs affaires nationales-culturelles .

Lhistoire de lUkraine se porte en excellent tmoin de cette vrit. La


victoire de la bourgeoisie ukrainienne nationaliste naurait pas promis aux
ouvriers et paysans ukrainiens mme le type d autodtermination dont ils
jouissent dans les Etats baltes. Situe entre une Russie bourgeoise et une
Pologne et une Roumanie bourgeoises, lUkraine aurait t partage. Elle
aurait de nouveau t transforme en un grand tat vassal dpendant du
seigneur polonais, du boyard roumain ou du capitaliste russe. Si lUkraine
devait rester un Etat-tampon, conomiquement, elle aurait t totalement
dpendante du capital occidental. Les nationalistes ukrainiens nont jamais
cach leurs plans. Ils livraient un morceau du territoire la Pologne et la
Roumanie. Ils livraient les rapports conomiques et financiers de lUkraine
limprialisme international acqurant ainsi un certain droit participer
lexploitation des ouvriers et paysans ukrainiens. Deux accords seulement
servent dmontrer la justesse de notre thse de 1919 que lautodtermina
tion nationale ukrainienne nest possible que sous le pouvoir sovitique et
dmontre aussi combien lautodtermination nest possible quavec la
protection de la Russie sovitique. Dabord laccord entre le Directoire3 et le
commandement franais dans lhiver 1918-1919 remettait tout le commerce,
les chemins de fer, les finances, les affaires militaires et la justice aux mains
des Franais. Un deuxime accord, en dcembre 1919, entre le soi-disant
gouvernement de la rpublique nationale ukrainienne et Pilsudski4 livrait la
plus grande partie de lUkraine occidentale la Pologne.
Le rapport entre les rpubliques socialistes sovitiques actuelles est
apparu comme une question concrte aprs la rvolution dOctobre. Il va de
soi que les relations entre des Etats socialistes ouvriers-paysans ne peuvent
pas tre les mmes quentre les Etats bourgeois.

3. Le Directoire ukrainien, avec Vinnitchenko come prsident et Petlioura comme


commandant-en-chef et homme fort, stait form Kiev au moment de la chute du fantoche de
lAllemagne, lataman Skoropadsky.
4. C est en dcembre 1919 que Petlioura stait mis daccord avec le chef du gouvernement
polonais, Josef Pilsudski (1867-1935), pour faire de lUkraine indpendante un satellite de la
Pologne.

110

CAHIERS LEON TROTSKY 17

Comme nous lavons indiqu plus haut, la tendance internationali


ser les affaires conomiques et politiques est devenue claire. Il y a mme
des signes dune tendance au fdralisme, comme aux Etats-Unis, en
Allemagne, en Suisse, etc. Nanmoins, ce procs ne peut pas transcender
les traits particuliers du dveloppement de la socit capitaliste qui sex
prime dans le particularisme national. Les affaires entre Etats capitalistes
suivent deux tendances opposes. Tout le droit civil et international
bourgeois repose sur le principe de la proprit prive. A lintrieur des
Etats capitalistes joue la loi de la concurrence entre capitalistes indivi
duels. La loi qui domine les relations internationales est la concurrence
entre Etats capitalistes diffrents. Do la distinction entre droit interna
tional et socialiste et droit bourgeois international. J ai trait cette ques
tion un peu en dtail avant, aussi vais-je citer mon propre article dans la
revue mensuelle LInternationale com m uniste sous le titre Rapports
entre Rpubliques sovitiques.
La mme loi rgle galement le dveloppement des Etats bourgeois. Ils ont
des organisations de la mme faon en concurrence et avec les mmes caractristi
ques de la destruction des Etats plus faibles, ou, au moins de leur subordination
totale aux Etats les plus puissants. Lordre des Etats bourgeois est caractris par
la cration de tels Etats nationaux spars, luttant lun contre lautre.
De tels tats concluent des accords commerciaux, postaux, tlgraphiques et
concernant les chemins de fer: en accord avec la situation internationale, on
conclut des alliances dfensives et offensives ; mais toutes ont un caractre provi
soire, conjoncturel et inachev.
De telles alliances ne peuvent supprimer les antagonismes profondment
enracins entre ces Etats, qui sont inhrents lordre capitaliste dans son ensem
ble. Ds que la menace commune, ou lintrt mutuel qui les a runis a disparu, la
vieille inimiti ressurgit avec plus de violence encore quauparavant. Lhistoire de
la coalition des puissances de lEntente et de leurs allis pendant et aprs la guerre
imprialiste est caractristique cet gard.
Le nationalisme est lidologie de lordre de lEtat bourgeois. Les intrigues
diplomatiques, toutes les formes de lespionnage, labus de confiance mutuel, sont
ses mthodes ordinaires. Lorsque, dans le Manifeste de la l re Internationale,
Marx, parlant de la politique trangre des Etats capitalistes, lui opposait une
politique fonde sur la loi de la moralit, il ne voulait certainement pas dire que,
dans une socit bourgeoise, les socialistes devraient avoir sous les yeux la morale
chrtienne Comportez-vous avec les autres comme vous souhaitez quils se
comportent avec vous. Il soulignait au proltariat que seul le triomphe de la
rvolution proltarienne serait capable de crer les conditions de relations honn
tes et ouvertement franches entre les nations.
En opposition lordre de lEtat bourgeois, celui du proltariat, tout en
rpudiant toute proprit prive dans les moyens de production, renonce toute
proprit prive du territoire de lEtat lui-mme. Dans une socit socialiste, le
principe qui sert sorienter nest pas lintrt dun exploiteur particulier, mais les
intrts de la classe ouvrire tout entire. Les frontires entre Etats socialistes
cessent davoir un caractre politique et deviennent simplement des units admi

U N E NOUVELLE ETAPE : L U .R.S.S.

111

nistratives. De la mme faon disparaissent les limites qui divisent les industries
prives spares, units de production limites seulement par la loi de la concur
rence. Au lieu dune gestion capitaliste chaotique dans laquelle une production en
augmentation de biens et une exploitation intense des ouvriers sont suivies de
priodes de chmage et de crise industrielle, apparat une production nationalise
organise, se dveloppant nationalement selon un plan gnral et pas seulement
lchelle nationale, mais lchelle internationale. La tendance de la rvolution
socialiste est la centralisation conomique et politique sous la forme dune fdra
tion internationale temporaire. La formation dune telle fdration nest pas,
naturellement, luvre de la plume : elle rsulte dun processus plus ou moins long
de suppression des particularismes, de tous les prjugs dmocratiques et natio
naux, rsultat dune connaissance et dune adaptation mutuelles.
Les principes ci-dessus, proclams par la Premire Internationale ouvrire,
sont la base des relations entre la Russie sovitique et lUkraine sovitique.

Dans la premire partie nous avons considr les tendances du dve


loppement socialiste sur une priode particulire, puisque, dans toutes
nos conceptions jusqu prsent, nous avons t guids par la notion de
lEtat ; dans une telle situation, le rapport entre les Etats qui sont socialis
tes est avant tout dtermin par un seul facteur, le besoin dune conomie
planifie et du contrle. Cela signifie unification et centralisation un
degr dtermin par les conditions extrieures et intrieures.
Quest-ce qui doit caractriser les relations mutuelles entre les rpu
bliques sovitiques? Bien entendu, nous ne pouvons que souligner
quelques-uns des caractres les plus importants. Dabord la lutte contre la
contre-rvolution, au-dehors comme au dedans. Il va sans dire que pen
dant les trois annes terribles de guerre civile et internationale subie par
lUnion sovitique, il tait impratif que les affaires militaires soient
conduites sous un contrle et une direction unifies, la coordination la
plus rigoureuse et le plus haut degr de centralisme. Nous ne sommes pas
librs de ces exigences. Nous jouissons dun rpit bref, pas dune harmo
nie permanente. Les vnements quotidiens, comme ce qui est en train de
se produire dans la Ruhr5 pourraient dchaner une nouvelle guerre
imprialiste. Le second trait caractristique des relations mutuelles est la
construction conomique. Nous entendons par l lindustrie aussi bien
que lagriculture et le commerce. Etant donn la pauvret et les ruines
terribles dans les Rpubliques sovitiques actuelles un legs de la guerre
imprialiste il faut conserver rserves et force le plus possible. En dpit
du fait quune conomie socialiste implique une conomie planifie et
qu lavenir une coordination dans les affaires conomiques des rpubli
ques sovitiques deviendra une ncessit, en attendant, nous devons nous
5.
On sait que la dcision des gouvernements de France et de Belgique doccuper
militairement en janvier 1923 la Ruhr, comme la saisie dun gage productif avait ouvert
une crise trs grave.

112

CAHIERS LEON TROTSKY 17

incliner devant les impratifs de la pauvret et de la dsolation. Le


troisime facteur est la question financire. De toute vidence, aucune
rpublique isolment ne peut surmonter cette difficile situation par ses
propres forces. La question financire exige aussi la plus extrme coordi
nation et unit. Pendant une priode, cette question va tout dominer. La
reconstruction de lindustrie et de lagriculture dpend de sa solution
juste. Quatrimement, en ce qui concerne la situation internationale,
Gnes, La Haye et Lucerne6 ont dmontr que les capitalistes nont pas
abandonn leur objectif de ressusciter leurs privilges abolis par la rvolu
tion ouvrire et paysanne. Ils exigent non seulement la reconnaissance des
dettes, mais aussi le rtablissement de leur proprit prive. Si le capita
lisme international a momentanment cess ses sanglants assauts contre les
rpubliques sovitiques, il en sera dautant plus dcid les saper par des
sanctions conomiques. Il va retourner chaque pierre de notre vie cono
mique, saper tous les fondements du pouvoir sovitique le monopole
du commerce extrieur, lindustrie dEtat nationalise, etc. Lun des
moyens que limprialisme international est capable dutiliser pour miner
le pouvoir sovitique consiste attiser les inimitis nationales et la lutte
nationale. La Nep est un facteur de dcomposition dans les rapports entre
rpubliques sovitiques, parce quelle est un passage partiel dune cono
mie socialiste planifie une conomie montaire prive. Elle signifie
commerce priv, capital priv, un renforcement de la petite bourgeoisie
urbaine et rurale et la cration de conditions favorables laccumulation
socialiste prive. Nous sommes amens faire des efforts considrables
pour dfendre notre politique socialiste tandis quau mme moment le
rapport de forces interne est si dfavorable une conomie socialiste.
Tout indique que cette dernire lemportera. La Nep est en ralit un
grand moment stratgique, une manoeuvre du proltariat pour se dgager.
Mais comme tout autre plan stratgique et manoeuvre de dgagement
profond, elle exige lunit la plus totale et une concentration dattention et
defforts sur un objectif unique pour assurer son succs.
Naturellement, les conditions ci-dessus se refltent dans le gouverne
ment de lUnion. La ncessit de rsister au blocus capitaliste lext
rieur, la pression de la petite bourgeoisie lintrieur, la ncessit dex
ploiter les ressources du pays de la faon la plus rationnelle tout cela a
dict avec force la ncessit dun front uni dans les affaires politiques et
conomiques.
Occasionnellement, on rencontre dans la discussion lide que ltat
proltarien devrait tre un Etat centralis et que, par consquent, les
rpubliques sovitiques devraient fusionner en un seul Etat centralis. De
6.
Allusion toutes les discussions internationales pour rgler le contentieux des dettes
russes lgard de lOccident.

U N E NOUVELLE ETAPE : LU .R .S.S.

113

tels propos nont rien voir avec le communisme. La tche de centralisa


tion gnrale navait jamais figur dans le programme communiste. En ce
qui concerne lEtat, lattitude des communistes est claire galement. En
gels crivait dans son introduction La G uerre civile en France, L Etat
est un mal dont le proltariat hrite aprs sa lutte victorieuse pour la
suprmatie de classe. Comme avec la Commune de Paris, le proltariat
devra autant que possible liminer certains de ses pires aspects avant que
la nouvelle gnration soit capable denvoyer toute la charpente de lEtat
la ferraille. En dautres termes, lEtat qui apparat en tant que rsultat de
la division de la socit en classes disparat avec la disparition de ces
classes. La socit communiste sera une socit sans Etat. Bien entendu,
cest une affaire qui relve de lavenir lointain. Jusque l, le proltariat
utilisera, bien entendu, le pouvoir dEtat pour organiser la production
socialiste. Pour dmontrer que nous ne considrons pas lEtat comme un
ftiche, nous avons cit Engels. La centralisation nen est pas un non plus.
La centralisation est bonne dans la mesure o elle facilite la lutte de
classes. En ce qui concerne la rpublique sovitique, il faut dire que la
centralisation nest bonne que dans la mesure o elle renforce cette
rpublique et assure la domination du proltariat.
Naturellement le pouvoir sovitique ne peut avoir de pire ennemi
que la centralisation, si nous entendons par l une concentration de
pouvoir dans un organisme unique et la transformation de toute la popu
lation en instrument zl de lexcution des dcrets centraux. Le mme
sapplique si, par le mme terme, nous entendons la destruction de
linitiative et de lauto-motivation conomique, politique et administra
tive. En dautres termes, le pouvoir sovitique est lennemi du centralisme
tout crin. Le pouvoir sovitique signifie la participation des masses
laborieuses (et travers elle des masses paysannes) la vie politique du
pays. Mais si la vie politique devient le privilge dun petit groupe de
gens, alors, bien entendu, les masses ouvrires ne participeront pas au
contrle et le pouvoir sovitique va perdre son soutien le plus important.
Les communistes combattront toujours rsolument une telle centralisa
tion.
Dans la mme introduction La G uerre civile en France, Engels
montre comment le pouvoir dEtat sert ses propres intrts individuels ;
le serviteur de la socit devient son matre. En dautres termes, une
classe de bureaucrates sest forme avec ses propres intrts particuliers et
elle est avant tout attache conserver son appareil dEtat complexe et
centralis. Bien que se soient constitus des intrts bureaucratiques sp
cifiques, la bureaucratie sert normalement la bourgeoisie. A loccasion,
elle sacrifie les intrts de la classe bourgeoise dans son ensemble, choisis
sant de dfendre ses propres intrts gouvernementaux-bureaucratiques
troits. Entre autres, Engels cite lAmrique comme exemple de la cra
tion dune aussi norme bureaucratie borne: C est prcisment en

114

CAHIERS LEON TROTSKY 17

Amrique que lon voit plus clairement que partout ailleurs comment
lappareil dEtat devient indpendant de la socit mme dont il est par
essence linstrument . Pour cette raison, Engels considre quune fois que
le proltariat a pris le pouvoir, il doit changer la structure du nouvel
appareil dEtat, le rendant docile sa volont:
Ds le dbut, la Commune dt reconnatre quune fois que la classe
ouvrire avait pris le pouvoir, elle ne pouvait utiliser la vieille machine dEtat pour
raliser ses tches et que, pour viter de perdre ce pouvoir rcemment conquis, la
classe ouvrire doit dabord abolir tout lordre ancien, jusque l dirig contre elle,
la machine mme de loppression ; dun autre ct, elle doit se protger contre ses
propres fonctionnaires et responsables en les soumettant en tout temps la
rvocation .

Comment une bureaucratie cette couche distincte de fonctionnai


res qui lient leur sort la centralisation sest-elle constitue? Marx
crivait :
Le pouvoir dEtat centralis avec ses organismes omni-prsents de larme
permanente, de la police, de la bureaucratie, du clerg et de la justice organis
mes conus selon le plan dune division du travail systmatique et hirarchique
remonte lpoque de la monarchie absolue servant la classe moyenne naissante
comme une arme puissante dans sa lutte contre le fodalisme. Son dveloppement
tait encore entrav par toute sorte de dbris et rsidus du Moyen-Age, droits
seigneuriaux, privilges locaux, monopoles municipaux et de guildes, constitutions
provinciales. Llan gigantesque de la Rvolution franaise au XVIIIe sicle a
balay tous ces restes des temps rvolus, librant en mme temps le terrain social
des dernires barrires la superstructure de ldifice de lEtat moderne bti sous
le Second Empire, lui-mme sous-produit des guerres de coalition de lEurope
semi-fodale contre la France moderne.

Naturellement, une telle centralisation, qui exclut les masses du


contrle direct des organismes administratifs, conomiques et politiques,
ne peut pas tre un phnomne appropri aux intrts proltariens. Marx
oppose la Commune de Paris au vieil Etat bureaucratique centralis, une
affaire collective combinant le pouvoir excutif et lgislatif. Bien en
tendu, le pouvoir sovitique est, quant lui, la ralisation de cette mme
commune sur une chelle plus vaste. Les fondements constitutionnels du
pouvoir sovitique ont pris de ce qui tait le plus vital dans lexprience
de la Commune de Paris.
Ce qui a t dit de la centralisation sapplique aussi la dcentralisa
tion, si nous devons la concevoir sous la forme absolue que nous prsen
tent les lgislateurs bourgeois et les idologues petits-bourgeois. Si nous
entendons par le terme de dcentralisation lexistence spare, isole poli
tiquement, de rpubliques sovitiques, le particularisme national et le
sparatisme, la lutte entre Etats socialistes individuels et des provinces
spares du mme Etat, comme les efforts pour briser la solidarit des
intrts politiques et conomiques qui unissent les ouvriers et les pay

UNE NOUVELLE ETAPE : L U .R .S.S

115

sans alors, de toute vidence, une telle dcentralisation serait tout fait
contre-rvolutionnaire et aussi dommageable aux intrts proltariens de
classe que le phnomne du centralisme bureaucratique. Une semblable
dcentralisation serait naturellement tout fait profitable limpria
lisme international. Elle aiderait la politique de limprialisme saper le
front sovitique et ouvrirait la possibilit pour bien des voisins, loigns
ou proches, de dtruire le pouvoir sovitique dans chacune des rpubli
ques sovitiques. Combien ce serait satisfaisant pour limprialisme inter
national de voir des rpubliques sovitiques spares au lieu dune Union
de rpubliques sovitiques ! Chaque rpublique serait coupe de lautre
par des frontires dEtat et des douanes ; chacune possderait sa propre
arme indpendante, commande exclusivement dans sa propre langue et
chacun aurait sa propre politique intrieure et extrieure et particulire
ment sa propre lgislation sur les concessions. Ce serait surtout vrai si
celles des rpubliques qui ont des ressources minrales avait des rgles
pour les concessions qui seraient avantageuses pour les capitalistes tran
gers, etc. Naturellement, peu aprs ce type dindpendance, il ne
resterait mme pas lombre dune rpublique sovitique. Lhistoire de
toute notre guerre civile le confirme. Pour renverser le pouvoir soviti
que, la contre-rvolution internationale a donn un soutien financier et
fourni toutes les formes daide aux partis nationaux. Les nationalistes
ukrainiens de la Rada centrale et du Directoire, les menchviks gorgiens,
les dachnakistes armniens, les moussavatistes azerbadjanais, les Kiroulahaij de Crime, etc. quel tait leur dnominateur commun ? Ils taient
tous essentiellement des firmes nationales derrire lesquelles se dissimu
laient limprialisme tranger, les Anglais, Franais, Roumains, Polonais,
Turcs, etc. Les capitalistes trangers utilisent la question nationale (rsur
gence du prjug nationaliste, rsurrection des perscutions nationales,
lutte nationale) dans leur lutte contre le pouvoir sovitique.
Il faut dire ici que le sparatisme national et provincial est non
seulement lun des moyens les plus dangereux employ par la contrervolution contre la rvolution ouvrire et paysanne, mais quil est gale
ment utilis contre les rvolutions bourgeoises-dmocratiques.
Souvenons-nous de la Rvolution franaise. A cette poque, Robespierre
faisait rfrence au mot fdralisme, qui rpond au sens actuel de
dcentralisation, comme lune des hydres que les tyrans trangers d
chanaient contre la Rvolution : Cest en vain que le nid des Girondins
et les vils agents des tyrans trangers dchanent partout les serpents de
linfmie, le dmon de la guerre civile, lhydre du fdralisme et le
monstre de laristocratie pour trangler la Rpublique dans son berceau
(discours de Robespierre la Convention nationale, 17 octobre 1793).
Comme on le sait, lAngleterre tait au cur de ce complot. Elle convoi
tait Toulon, Dunkerque, les colonies franaises et, en outre, avait en tte
de restaurer le trne de France avec lun des fils du monarque anglais.

116

CAHIERS LEON TROTSKY 17

Ultrieurement, aprs avoir consolid le pouvoir en France, lAngleterre


comptait bien soumettre de nouveau lAmrique sa volont. Il faut
dire, dit Robespierre, que ce gouvernement (anglais) mne sparment
deux intrigues, lune en France, lautre aux Etats-Unis. Tout en seffor
ant de sparer le Nord et le Midi de la France, il complotait aussi de
sparer les provinces amricaines du Nord et du Sud. De mme que le
gouvernement anglais cherche fdraliser notre rpublique, de mme il
sefforce Philadelphie de couper le lien de la Confrence qui unit les
diffrentes parties de la rpublique amricaine.
Il faut bien nous rappeler ces exemples historiques. Pour nous ils
sont contemporains et vivants. La lutte entre les marxistes rvolutionnai
res incarns par Plkhanov et les fdralistes de lacabit de Dragomanov7
(au cours de laquelle le premier tait en faveur dun centralisme rvolu
tionnaire, le second le traitant de Jacobin) ne portait de toute vidence pas
sur le centralisme tsariste bureaucratique, mais sur le maintien dun front
commun, dune rsolution commune, sans laquelle le proltariat ne serait
pas venu bout du tsarisme et sans laquelle, lavenir, le proltariat ne
pourra pas conserver le pouvoir.
V.I. Lnine a souvent crit sur cette question. Pour ne pas surcharger
cet article de citations, nous recommandons au lecteur de se reporter au
volume XIX des uvres de Lnine. Il y traite exclusivement de la
question nationale. Nous nous en tiendrons une seule rfrence. Lnine
suivait deux principes : la reconnaissance du droit dune nation lauto
dtermination. Des considrations dgalit politique nationale devaient
marquer toutes les relations entre Etats. En comparaison avec des Etats
individuels, une union dEtats apporte de toute vidence beaucoup
davantages bien des gards. Cest vrai dans une poque dEtats socialis
tes comme ctait vrai pour leurs quivalents bourgeois. Cependant cette
union devrait tre volontaire: elle devrait respecter le droit des rpubli
ques individuelles et navoir rien de commun avec le centralisme bureau
cratique. Le second principe suivi par Lnine est lide du centralisme
dmocratique comme unique forme dEtat qui reflte les intrts prolta
riens. Cela sapplique aux Etats nationalement uniformes dont les popula
tions sont nationalement homognes. Engels, tout comme Marx, crivait
V.I. Lnine, pensait que le proltariat et la rvolution proltarienne
tabliraient un gouvernement centraliste dmocratique dans une rpubli
que unifie indivisible. Il considrait la rpublique fdre soit comme
une exception, soit comme un obstacle une rpublique centralise; ou
un pas en avant avec des conditions prcises et particulires. Cest dans
ces conditions particulires qumerge la question nationale.
7.
Mikhal Petrovitch Dragomanov (1841-1895), professeur dhistoire Kiev, dut
sexiler en 1876 et enseigna Sofia partir de 1888.

UN E NOUVELLE ETAPE: L U .R .S.S.

117

En dpit de la vigoureuse critique des petits tats ractionnaires et de


lutilisation quils font de la question nationale pour dissimuler leur
nature ractionnaire (dans des situations spcifiques), il ny a pas le
moindre soupon dun dsir, que ce soit chez Marx ou chez Engels,
dignorer la question nationale. Tel nest pas le cas chez les marxistes
hollandais et polonais qui ont souvent fait des erreurs dans ce domaine et
ont tendance considrer les choses du point de vue de la lutte contre
ltroit nationalisme petit-bourgeois de leurs petits Etats.
En Angleterre, o les conditions gographiques et nombre dannes
dune langue et dune histoire communes suggreraient que la question
nationale, dans des rgions particulires du pays a t rsolue mme
Engels indique ici le fait vident que la question nationale est encore
vivante (et par consquent, il considre la rpublique fdre comme un
pas en avant. Bien entendu, cela ne revient pas nier les insuffisances de
la rpublique fdre ni la ncessit dune propagande nette et de la lutte
pour une rpublique dmocratique centralise unique). Cependant, par le
centralisme, Engels na pas en tte le modle bureaucratique, le modle
dfendu par les idologues petits-bourgeois et les anarchistes. Pour En
gels, le centralisme nexclut daucune manire le type dautogouvernement large base qui rejette catgoriquement le bureaucratisme
et les ordres den-haut. Dans cette conception, les communes et les
diffrentes rgions soutiennent lunit de lEtat.
En ce qui concerne en particulier notre propre situation, nous ne
devons pas oublier les leons de nos matres. Le dveloppement tatique
dans chaque rpublique, aussi bien que le dveloppement densemble de
lUnion, devraient prendre place sur des fondations qui permettent un
contrle et un plan gnral mais qui nexcluent pas lautonomie civile,
administrative, conomique, financire et culturelle des rpubliques et
rgions individuelles. Lart de nos administrateurs sovitiques devrait
consister dans un dosage juste et un rapport correct entre ces divers
lments. Dborder dun ct ou de lautre aurait un rsultat destructif.
Les trois questions les plus fondamentales que nous avons rencon
tres dans le dveloppement de lUnion taient les suivantes. Dabord, la
question de quelles branches de la vie politique, conomique, administra
tive des rpubliques devaient passer sous lautorit de lUnion. Deuxime
ment, comment dterminer la comptence du gouvernement de lUnion et
des gouvernements de chaque Rpublique, quand il sagit de contrler les
agences de lUnion ? Troisimement, comment prserver la participation
relle de chaque rpublique au gouvernement de lUnion?
Comme on le sait, la premire question a t rsolue en faisant des
affaires militaires, des affaires trangres, du commerce extrieur et des
chemins de fer, de la poste et du tlgraphe, des agences de lUnion. Les
commissariats de ces cinq ministres nexisteront quau niveau du com
missaire des peuples de toute lUnion, tandis que les rpubliques, la

118

CAHIERS LEON TROTSKY 17

R.S.F.S.R. comprise, n'auront que leurs plnipotentiaires. Les commis


saires de ces cinq ministres auront le droit de donner des directives
oprationnelles directement leurs bureaux locaux. Toute la lgislation
concernant ces commissariats de lUnion sera concentre dans les agences
de lUnion.
Cela signifie-t-il que ces rpubliques, avec les commissariats pour
toute lUnion, vont perdre le droit de donner des directives? Cela
signifie-t-il que les gouvernements des diffrentes rpubliques nauront
pas de part dans le contrle des branches et entreprises de ces commissa
riats ? Prenons, par exemple, la question des chemins de fer. Le contrle
dun vaste rseau de 60 000 verstes nest pas au pouvoir dun commissariat
unique. En outre, les chemins de fer, qui sont un instrument pour le
dveloppement de la vie conomique, doivent tre accessibles aux agences
conomiques locales. Bien entendu le moment viendra o les chemins de
fer seront de nouveau diviss en deux catgories Tune lchelle de
lunion, lautre dintrt local. La premire sera place sous lautorit du
commissariat du peuple aux communications, la seconde au conseil des
commissaires du peuple des diffrentes rpubliques. Peut-tre cela ne se
fera-t-il pas tout de suite, mais on peut dire maintenant que la construc
tion des routes se fera sous les auspices des rpubliques. On peut faire les
mmes remarques propos des services tlgraphiques et tlphoniques.
Il y a dj une forte tendance la rgionalisation du rseau tlphonique.
Ce type de solution la question des transports et des communications
devrait satisfaire aussi bien lintrt gnral que les intrts locaux. Dun
ct, cela veut dire plan unique et tarif unique ; de lautre, il y a lintrt
des agences locales dans la prsentation des problmes concernant le
transport et les communications nationales quelles veulent lever un
certain niveau. Le mme est valable pour les problmes de contrle
militaire, commerce extrieur et affaires trangres, dans lesquels il fau
drait laisser linitiative des rpubliques individuelles toute une srie de
domaines. Cette question ne sera pas rsolue tellement par la constitution
que par des statuts particuliers dvelopps pour chaque commissariat. Il
nous faut souligner ici que ces statuts devraient tre empreints dun
centralisme dmocratique, et non bureaucratique.
Ce quon appelle les commissariats directifs des finances, sovnarkhoze, ravitaillement, inspection ouvrire et paysanne et travail, forment
une deuxime catgorie de commissariats. Ils existeront aussi bien dans les
commissariats du peuple de lUnion quau niveau des rpubliques indivi
duelles. LUnion formulera seulement plans et directives gnrales. Les
instructions de fonctionnement ne viendront que des commissariats natio
naux des rpubliques individuelles, qui seront subordonnes et responsa
bles devant le comit excutif central et le conseil des commissaires du
peuple de ces dernires.
Dans la troisime catgorie se trouvent les commissariats nationaux

UNE NOUVELLE ETAPE : L U .R .S.S.

119

des rpubliques. Ils couvrent les affaires intrieures, lagriculture, la sant,


la justice, lducation et la scurit sociale. Mais quand on en arrive la
question de lorganisation de la terre, lindpendance de chaque rpubli
que ne peut pas tre comprise dune faon o elle impliquerait labolition
de la nationalisation de la terre. Autrement, ce ne serait plus une rpubli
que sovitique. En consquence, une certaine lgislation de base concer
nant la terre, le code civil et criminel, etc. devrait tre de la comptence
de lUnion.
Finalement, la troisime question comment assurons-nous la par
ticipation relle des rpubliques individuelles dans le gouvernement de
lUnion? Des sauvegardes vont fonctionner travers deux mcanismes.
Dun ct, elles fonctionnent travers des institutions lgislatives centra
les, cest--dire des congrs de soviets et les deux chambres discutes plus
haut. L, ce ne sera pas seulement la reprsentation de classe, mais la
reprsentation nationale qui sera assure. Une seconde sauvegarde est la
formation dun bureau des commissariats de lUnion. Les rpubliques
devraient avoir le droit dy avoir leurs reprsentants. Les rpubliques
devraient avoir aussi des reprsentants dans les agences ltranger qui
traitent des questions commerciales et politiques. Une rpublique donne,
avec des liens conomiques et politiques plus dvelopps avec un Etat
tranger, devrait se voir reconnatre la prfrence pour y avoir des repr
sentants.
Voil donc les principes de base dans la fondation de lUnion soviti
que. Ils ne sont pas dfinitifs. Lesprit qui influence les commissions de
travail sur les divers statuts dpend de limportance quelles attachent la
question nationale dans la structure tatique. Cela jouera un rle impor
tant dans un avenir non dtermin. Dans cet article, je me suis proccup
de la question nationale dans le dveloppement de lUnion sovitique.
Bientt, jaimerais avoir dans C hervon yi Shlyakh loccasion de traiter de
la faon dont la question nationale affecte le dveloppement interne de la
Rpublique ukrainienne.

120

CAHIERS LEON TROTSKY 17

Les C ahiers Lon Trotsky ont dj publi, de Rakovsky, les textes


suivants :
Cahiers n 6
Dclaration au XVe congrs du P.C. de lU.R.S.S. concer
nant la demande dexclusion de lOpposition (17 dcembre
1927) - avec Smilga, Mouralov, Radek.
pp. 71-73
Dclaration au comit central et la commission centrale de
contrle (22 aot 1929) - avec Kossior et Okoudjava
78-86
Dclaration en vue du XVIe congrs du P.C. de lU.R.S.S.
(12 avril 1930) - avec Kossior, Mouralov, Kasparova
90-103
Cahiers n 7/8
Projet
de Dclaration (mars/avril 1929)
Thses
(3 aot 1929) - avec Kossior etOkoudjava
Lettre
Trotsky avec la Dclaration du 22aot1929
Lettre
Lon Sedov (novembre 1929)
Lettre
Trotsky (9 janvier 1930)

55-61
68-82
92-93
121
137-138

Le Centre de documentation de lI.L.T. peut fournir tout abonn


des C ahiers qui en fera la demande et contre paiement anticip des
photocopies et du port les textes suivants :
La dcadence de lide nationaliste en France (1905), en franais.
Introduction et 1er chapitre de Kirill, O dinnadtsat dnei na P otem
kine, 1907, 62 pages, en russe.
Die Arbeiterbewegung in Rmanien (1906), en allemand.
La Question agraire en Roumanie (1909), en franais.
La tactique social-dmocrate et la guerre (1914), en allemand et en
roumain.
Die rote Armee (1920), en allemand.
Lettre Renaudel sur les prisonniers politiques en U.R.S.S. (1925), en
franais.
La politique extrieure de lU.R.S.S. (1926), en anglais.
Lettres Lon Sedov (1928)
ainsi que des lettres dexil dAleksandra Georgievna Rakovskaia
Marguerite Rosmer et Natalia Ivanovna Sedova.

Sommaire du numro 18
Article
Pierre Brou: Rako (suite et fin)
Documents de Rakovsky
Lnine: Souvenirs dun vieux camarade (1924)
Dclaration du 4 septembre 1927
Opposition et troisime force (8 novembre 1927)
Intervention au XVe congrs (5 dcembre 1927)
Lettres dAstrakhan Trotsky (fvrier-juillet 1928)
Lettre Valentinov (2 aot 1928)
Au Congrs et dans le Pays (27 juillet - 7 aot 1930)
Textes de Rakovsky dj publis dans les C.L.T.

cahiers

LEON TROTSKY
N 18

JUIN 1984

RAKOVSKY
(2e partie: 1923-1941)
SOMMAIRE
ARTICLE
Pierre Brou Rako (2e et dernire partie)

.................................

.............................
Lnine: Souvenirs dun vieux camarade (1924)
Dclaration du 4 septembre 1927 ......................................................
Opposition et troisime force (8 novembre 1927) .........................
Intervention au XVe congrs (5 dcembre 1927) ...........................
Lettres dAstrakhan Trotsky (fvrier-juillet 1928) .....................
Lettre Valentinov (2 aot 1928) ......................................................
Au Congrs et dans le pays (27 juillet-7 aot 1930) .....................

24
28
29
38
44
82
96

DOCUMENTS (Textes de Rakovsky)

Les dparts
William Farrell (1910-1984) ................................................................
Pierre Frank (1905-1984) ............................................. ......................
Iannis Theodoratos dit Mastroyannis (1896-1983) .........................

124
124
127

Pierre Brou

Rako

(Khristian Georgivitch Rakovsky)


IIe partie: 1923-19411

C est la presse britannique qui est la premire lannoncer le 6 juillet


1923. Le prsident du conseil des commissaires du peuple dUkraine,
lami de Trotsky, Rakovsky est nomm ambassadeur Londres en rem
placement de Krassine.
De toute vidence, il sagit dune sanction ou plutt dune mesure de
guerre civile lintrieur du parti. La position prise par Rakovsky au XIIe
congrs sur la question nationale, les critiques quil formule lgard de la
politique de centralisation bureaucratique et de russification mene par
Staline ont dcid ce dernier lcarter dun poste-cl.
Souvent critiqu par Lnine lpoque de leur collaboration, accus
de mener une politique gauchiste la campagne, puis daventurisme
militaire quand il avait essay daller au secours de la rpublique hon
groise des conseils ouvriers, Rakovsky avait pourtant t maintenu la
barre en Ukraine et cest lui que Lnine avait confi le soin de corriger,
sans aucune autocritique, ses erreurs personnelles, aussi bien que celles
quils avaient commises ensemble. En 1923 cependant, les temps taient
changs. Rakovsky venait de sopposer de front, ouvertement, au com
missaire du peuple aux nationalits et secrtaire gnral du parti. Le
premier, il venait de dsigner du doigt les dangers encourus par le pouvoir
sovitique du fait de Ptroitesse bureaucratique de lhorizon de dirigeants
dsormais dvous Staline en qui la bureaucratie se reconnat. LOppo
sition de gauche ntait mme pas encore organise que dj lun de ceux
qui devaient en tre lme tait mis lcart et de fait exil malgr les
honneurs. Rakovsky quittait le territoire de lUnion pour aller servir dans
la diplomatie.

1.
Nous publions ici la seconde partie de l'tude de Pierre Brou dont la premire
partie a t publie dans les Cahiers Lon Trotsky, n 17, pp. 7-35.

CAHIERS LEON TROTSKY 18

La dcision, en tout cas, remplit daise les terroristes blancs qui


venaient prcisment dinscrire leur tableau de chasse le vieux-bolchevik
Vorovsky, abattu Lausanne.2 Les archives policires franaises ont
conserv la trace des prparatifs pour assassiner Rakovsky auxquels se
consacrent, sous lautorit de Boris Savinkov, lex-terroriste s.r., les colo
nels Hermann et Andreiev, installs Berlin. Lhomme qui doit labattre
est dj dsign, la victime suivante galement dailleurs : cest Trotsky
qui doit tomber aprs son ami Rakovsky. Les futurs assassins ne se
proccupent pas trop des ractions de lopinion en Occident: les classes
dirigeantes roumaines, dont la haine ne dsarme pas, ont en effet fait
condamner Rakovsky mort, le 21 mars 1921, par la cour martiale du 3e
corps darme sigeant Bucarest.
Diplomate communiste

Dans son tude sur les diplomates sovitiques, Trotsky proteste


contre lassertion qui fait de Rakovsky, dans lopinion, un diplomate,
alors que sa vritable profession, au sens bourgeois du terme, fut celle
de combattant politique. Il prcise:
Khristian Georgivitch fut avant tout un crivain, un organisateur, ensuite
un administrateur. Il fut un soldat et lun des principaux fondateurs de lArme
rouge. Enfin, et seulement ensuite, vient son activit de diplomate . *

Il semble dailleurs que Rakovsky, qui a excell dans sa nouvelle


profession et pas seulement en portant avec bon genre hauts-de-forme
et culottes de soie, jaquette et habit de soire, ait proprement dtest ce
travail et lait considr, pendant le temps quil lui fut assign, comme un
vritable bannissement du champ daction dans lequel il se retrouvait
entirement, celui du dirigeant rvolutionnaire.
Il faut pourtant admettre que Rakovsky fut un grand diplomate,
aussi bien du fait de sa personnalit propre, de ses qualits de caractre et
dintelligence en gnral que de la comprhension quil avait du contexte,
des objectifs et des moyens de son action. Sur Rakovsky le diplomate, les
tmoignages convergent, mme quand ils manent dennemis politiques.
Le vieil amiral Jaurs assure que lambassadeur est un homme distingu
et courtois jouissant dune excellente notorit et dun rel prestige.4
Le journaliste de L'Echo de Paris reconnat une faconde intarissable et

2. Les assassins de Vorovsky, danciens officiers de larme tsariste, qui avaient commis
le meurtre Lausanne, furent acquitts par le tribunal suisse qui eut les juger. La fille de
Vorovsky, Nina Vaclavova, fut, avec Sedov, le fils de Trotsky, lune des animatrices de
lOpposition de gauche dans les rangs des jeunesses.
3. Trotsky, N otes, Houghton Library, bMSRus 13, 3491.
4. Bulletin de l A .T .P ., 28 septembre 1927.

RAKO

beaucoup daplomb au plus aimable des bolcheviks, ce condottiere


du proltariat.5 Celui de L'Eclair, Lon Bailly, est visiblement plus
impressionn encore:
M. Rakovsky est grand, trs mince, vtu avec lgance. Il parat avoir une
uarantaine dannes. Il a le masque nergique et le menton volontaire, a parfois
es mots brusques qui disent que lhomme est habitu se battre. La bouche au
sourire amer et parfois nigmatique est parfois sans lvres. Le regard se fait tour
tour dur et profond, impntrable et enveloppant. La voix est sche et un peu
lente. M. Rakovsky parle un franais extrmement pu r.6

Lami politique quest Bernard Lecache ne parat pas excessif, dcri


vant cet homme quil considre comme redoutable et charmant :
Rakovsky est un homme que lon croit bien connatre parce quil met une
coquetterie quasi-fminine se laisser deviner. On nchappe pas sa sduction
qui est souveraine. On nchappe pas non plus lorgueil de se croire, aprs une
demi-heure de conversation, hiss son niveau. Plus on apprend lapprcier
cependant, plus on pntre dans son intimit, et plus on aime seffacer devant
cette intelligence suprieure, lumineuse m me.7

Tout contribue dans la socit parisienne nourrir le prestige de


Rakovsky, sa rputation de sducteur nourrie de confidences calcu
les qui viennent de milieux bien informs de Moscou8 qui va remuer
bien des femmes, les rumeurs sur sa fortune personnelle et la banque
Scandinave o elle serait dpose,9 le fait inou que cet amateur de
voyages rapides, nait, comme lcrit Paris-Soir, us que du biplan
depuis une anne, son immense culture enfin. Chaque interview, chaque
confrence de presse de celui que les journalistes prsents Gnes en 1922
avaient appel le professeur de communisme est une vritable leon
dhistoire franaise: rappel des traditions monarchiques et du rle de la
formule sur la protection des chrtiens pour couvrir une politique
dexpansion au Moyen-Orient, leons sur la Grande rvolution, polmi
5. L'Echo de Paris , 20 octobre 1923.
6. L Eclair, 7 novembre 1924.
7. B. Lecache, La confrence de Gnes et le proltariat, L Hum anit, 2 juin 1922.
8. Exemple d cho de ce genre dans Libert du 14 avril 1922 : Ce sduisant commissaire
du peuple a contract avec de nombreuses compagnes dtudes et didal ce quil appelle des
demi-unions, sortes de mariages court terme [...] dont le charme nest pas contestable [...].
Rien qu Gavi de Lavagne, o le tribun a pass plusieurs saisons, il y a trois ou quatre jeunes
femmes qui parlent de se venger de cet oublieux sducteur au cur par trop communiste.
Pour la source de ces racontars, citons un rapport dagent contenu dans le dossier RakovskyInsarov, dat du 3 novembre 1925. Il y est indiqu que dans les milieux sovitiques, on
reconnat son importance comme diplomate, mais on lui adresse de nombreux reproches du
point de vue de sa vie prive . Le mme poursuit : On fait ressortir que Rakovsky sengage
trop dans la vie frivole et quil abuse des femmes, ce qui, vu sa situation, est dangereux.
9. Ibidem, rapport du 3 novembre 1925: il sagit de la Svenska Handelsbank de
Copenhague.

CAHIERS LEON TROTSKY 18

ques victorieuses contre lhistorien Aulard sur l expropriation dans le


droit bourgeois, rappel enthousiaste, souvent lyrique, toujours exact,
des conditions de la lutte de la France rvolutionnaire contre lEurope
dAncien Rgime coalise, rfrences Jean Jaurs... Il faut tre Ra
kovsky pour trouver le ton qui lui permet de rpondre la campagne de
Pierre Renaudel pour la libration du s.r. Gotz, qui faisait en URSS une
grve de la faim, rappeler les pages de Jaurs sur la dfense de la France de
la Rvolution et de la Commune de Paris, la dfense de la Rpublique,
saluer l esprit noble et de toute probit morale qui dirige la rpression
en URSS, Dzerjinsky, et ajouter cette note personnelle qui est aussi un
engagement sans retour:
Nous avons tous aussi un peu pass par lcole de la prison et si nous
ntions pas inspirs dans notre gouvernement par des principes nouveaux qui sont
aussi dans notre Code notre exprience propre nous est garante que ce que
nous cherchons respecter avant tout chez le prisonnier politique, cest son
sentiment de dignit personnelle. ^

Ces qualits exceptionnelles, Rakovsky pourtant ne les prend que


comme des atouts entre ses mains, des atouts pour gagner les parties quil
doit jouer au nom de la rvolution. Comme tous les rvolutionnaires
ports au parti bolchevique par le flot de la rvolution russe la rencontre
de la rvolution mondiale, il ne pouvait videmment concevoir son rle
propre sous langle professionnel de la seule dfense des intrts de
puissance de lEtat quil reprsentait. Il lcrivait dj en 1918:
Nous attendrons jusquau moment o le proltariat international rassembl
se lvera pour combattre le capitalisme international. La Rpublique sovitique
russe, du seul fait de son existence, jouera alors un rle historique. Notre tche
nous est de tenir jusqu la rvolution internationale.11

Quelques semaines aprs la confrence de Gnes, o il avait t le


magnifique meneur de jeu de la dlgation sovitique et avait habilement
arrach, une dlgation allemande hsitante, la signature du trait de
Rapallo qui lui apportait pour lUnion sovitique les garanties de dvelop
pement militaire quil jugeait essentielles, il disait :
Notre seul problme est de tenir, de ne compter ni sur un prt, ni sur des
crdits [...]) Tout dpend intgralement de notre sang-froid, de la comprhension
que nous avons quil nous faut continuer la lutte et conserver notre tat desprit de
combattants .

10. Cette lettre, date du 4 novembre 1925 et adresse Renaudel, a t publie dans
Le Quotidien.
11. lzvestija, 4 aot 1918.

12. La confrence de Gnes et le proltariat, interview de Rakovsky par Bernard


Lecache, L H um anit, 9 juin 1922.

RAKO

Il nest donc pas question de miracle. Lintelligence, limagination,


les amitis et le charme de Rakovsky ne sont certes pas inoprants, mais
ils ne peuvent dsormais permettre de renverser la situation. Le mouve
ment ouvrier reflue aprs ses vaines offensives de limmdiat aprs-guerre
et le dbut dune stabilisation conomique permet aux puissances capita
listes denvisager nouveau la possibilit disoler lU.R.S.S. et mme de
contre-attaquer sur le terrain conomique.
Pourtant, au dbut, Rakovsky fait merveille. Il y a leffet de surprise
de son intervention: nomm commissaire au peuple adjoint aux affaires
trangres, il est plnipotentiaire Londres et va traiter avec Londres et
Paris des problmes de la reconnaissance du gouvernement sovitique.
Aprs quelques difficults avec les gouvernements conservateur anglais et
d union nationale franais, les choses sarrangent puisque les travaillis
tes de MacDonald et le cartel des gauches dEdouard Herriot arrivent
au pouvoir. Grce ses relations personnelles avec Arthur Ponsonby,
sous-secrtaire dEtat aux affaires trangres britannique et avec Anatole
de Monzie, prsident de la commission de prparation la reconnais
sance, il lve bien des obstacles. Par son audace raisonne, sa connais
sance de la psychologie des hommes politiques, son pari raisonnable sur
la victoire lectorale des travaillistes, la nettet de la dmonstration
quil fait publiquement que les banques britanniques sintressent avant
tout au rtablissement de la proprit prive et labolition du monopole
du commerce extrieur en U.R.S.S., il arrache trs rapidement la recon
naissance britannique. Dans les ngociations conomiques, il marchande
habilement, car son objectif, dans la perspective politique quil a analyse,
est dobtenir un prt important et long terme qui aidera lU.R.S.S.
tenir. La reconnaissance diplomatique, la signature des accords daot
1924, sont mettre lactif de celui que Trotsky appelle lambassadeur
de la rvolution. Et cest sur son lan, utilisant trs habilement, en
outre, ses relations de jeunesse parisiennes dans la presse, maniant la
rumeur et lexplication rassurante, gagnant la conviction de ses interlocu
teurs, quil obtient la reconnaissance franaise.
Pourtant, quand, au mois de novembre 1925, Rakovsky quitte lam
bassade de Londres cette ville quil na gure aime pour gagner
celle de la rue de Grenelle Paris o il va se retrouver littralement
chez lui il sait quil ne va pas au-devant dclatantes victoires et quil
lui faudra dsormais jouer une dfensive serre. Son principal objectif est
dviter que se constitue, contre lU.R.S.S., un nouveau regroupement
des puissances europennes, employer la ruse pour diviser et parpiller les
adversaires en les tentant ou en leur faisant craindre dtre devancs. La
leon britannique le triomphe lectoral de la droite conservatrice
regroupe sur la base de lanticommunisme le plus grossier lui a
montr avec quelle facilit la petite bourgeoisie se laisse entraner dans des
croisades contre le proltariat et des campagnes antisovitiques. Il en a

CAHIERS LEON TROTSKY 18

conclu la ncessit de surveiller ses paroles, dviter les outrances


verbales utilises ensuite par lennemi il interdit au personnel de
lambassade, sous peine de rappel, le moindre contact avec les membres
du P.C. 13 mais aussi de se dgager du traditionnel secret de la
diplomatie en coulisses. A partir du moment o les chancelleries claquent
les portes et o les diplomates ncoutent plus, mme quand ils enten
dent, lambassadeur sovitique nhsite pas sadresser directement, no
tamment dans la presse, aux masses voire, comme en 1927, aux petits
porteurs des emprunts russes pour leur expliquer comment ils sont en
ralit spolis par la politique de leur propre gouvernement.
Les succs ne sont pas spectaculaires. Bien que lactivit diplomati
que de Rakovsky ait considrablement facilit la conclusion de laccord
germano-sovitique davril 1926, pice matresse contre l'encerclement
redout, la confrence franco-sovitique ne rgle pas la question de lem
prunt et des dettes russes un rglement auquel Raymond Poincar tait
hostile, ce que toute lactivit de Rakovsky dmontre qui sait lire.
Pourtant, la campagne de presse qui va bientt se dchaner en France
contre Rakovsky montre combien le diplomate a su se faire craindre des
milieux les plus ractionnaires de la politique et du monde des affaires.
Au moment o la rvolution chinoise sert de dtonateur loffensive
britannique contre lU.R.S.S., une vritable campagne de haine se d
chane Paris contre Rakovsky. Le signal en est donn par un article du
Temps du 24 aot, vraisemblablement inspir par Poincar: lorgane
officieux du Grand Capital, commentant les manifestations en faveur de
Sacco et Vanzetti, affirme quon ne peut la fois rprimer les communis
tes en France, ce qui est une ncessit, et conserver des relations avec
Moscou. Francis Conte, biographe de Rakovsky, pense que le gouverne
ment franais savait dj que Rakovsky avait sign la dclaration de
lOpposition russe appelant les soldats des armes capitalistes, en cas de
guerre contre lU.R.S.S., lutter pour la dfaite de leurs gouvernements
et passer du ct de lArme rouge, une signature qui sera prtexte la
campagne.
On assiste alors en France une explosion de haine et de mauvaise
foi : ne reproche-t-on pas cet ambassadeur, qui manie les ides, la plume
et largument, ce quon appelle son ingrence, alors quon tolre dans
toutes les ambassades dhonorables correspondants dont le moins
quon puisse dire est quils nabattent pas leurs ides comme cartes sur
table ? Depuis plusieurs annes, les agents secrets franais observaient les
tueurs sur la piste de Rakovsky. Tout se passe comme si, soudain, ce que
.certains appellent aujourdhui la classe politique, savoir la classe
dirigeante, ses porte-parole, sa presse, sempressaient de donner une
13. Dossier Rakovsky-Insarov, instruction date du 20 novembre 1926.

RAKO

couverture aux assassins de lombre. Bien sr et Rakovsky ne se prive


pas de le souligner le magnat du ptrole Sir Henry Deterding a puis
dans ses caisses ce qui tait ncessaire au soutien de lenthousiasme
patriotique de la presse de droite et de sa dfense et illustration de la
moralit en politique. Mais cette dernire ne regarde pas de trop prs. Ds
le 10 janvier 1926, La Victoire, lhebdomadaire de Gustave Herv, avait
titr sur Son Excellence Rakovsky, agent des Boches, aprs avoir
assur en 1917 que le socialiste roumain tait en ralit un isralite
bulgare. Quant elle revient la charge, le 7 septembre 1927, sous le titre
L Aventurier diplomate, pour dnoncer lagent des Boches, agitateur
et tratre, elle est en bonne compagnie. Le 9 septembre, Libert assure
en manchette que M . Rakovsky, ambassadeur Paris, nest autre que le
terroriste bulgare Stanchev. Un important personnage anonyme intro
duit par M. Hubert Bourgin crit dans Le N ouveau Sicle que Rakovsky
est dfini par le fait quil a collabor au Vorwdrts dont on sait, dit-il,
lattitude quil eut pendant la guerre.14 Le Journal des Dbats parle aussi
de lespion de lAllemagne.15 Dans son livre C ontre le Communisme,
en 1927, le fameux parfumeur-magnat de la presse (et futur mcne des
Ligues fascistes) Franois Coty, du Figaro, consacre un chapitre S. ex.
M. Kristo Rakowsky (pp. 301-313), agitateur bulgare tout dvou aux
intrts allemands, tout imprgn du marxisme pangermaniste, directeur
dun luxueux quotidien, agitateur professionnel rassemblant autour
de lui une pgre de dmagogues et de malandrins, fondateur dune
cole terroriste Kharkov, agent servile de lAllemagne, diplomate
de sac et de corde, reprsentant, il est vrai, une association de malfai
teurs . Un anonyme encore plus bas que M. Coty et ce nest pas facile
compare Rakovsky .. Arsne Lupin, dans L ibert du 6 septembre
1927, parle obscurment de sa bamboula avec la valise diplomatique
quil a filoute au dcrochez-moi a de Moscou, une valise pleine dargent
vol, dappels la dsertion ou de faux passeports et affirme:
Signalement: boit du champagne, fume des havanes, engloutit du caviar,
porte un monocle, ressemble un galant homme comme un sou perc un louis.
Le faux nez de lhonntet est le seul qui ne reviendra jamais M. Rakovsky.

Les grands quotidiens font dans le mme ton. Le 18 septembre, Le


Matin, dont le directeur, Bunau-Varilla, avait djeun avec le prsident
du conseil Poincar avant le dbut de la campagne contre Rakovsky,16
rclame lexpulsion immdiate de lambassadeur de guerre civile, et
L'Echo d e Paris, sous la plume de Pierre Taittinger, est presque rafrachis

14. Le N ouveau Sicle, 28 dcembre 1926.


15. Le Jo u rn al des Dbats, 4 octobre 1927.
16. Dossier Rakovsky-Insarov.

10

CAHIERS LEON TROTSKY 18

sant quand il demande lexpulsion du manager rvolutionnaire avec cet


argument probablement sincre:
Il est superflu de dmontrer que M. Rakovsky est plus dangereux pour
lordre social, plus dangereux lui seul que des milliers dapaches et de
cambrioleurs .

Le 7 octobre 1927, le gouvernement franais demande officiellement


le rappel de lambassadeur dU.R.S.S. Rakovsky, parti de Paris le matin
du 16 octobre en voiture, franchit la frontire Waldwiese le mme jour
14h4518 en pleine tempte: les cris de joie se mlent ceux de la haine
triomphante.
La carrire de diplomate de Rakovsky est termine. A cinquantequatre ans, il va redevenir militant politique plein temps. Ctait certai
nement son dsir le plus vif. Son dpart dUnion sovitique lavait, depuis
1923, pratiquement mis lcart des affaires politiques du parti, du
combat de lOpposition de gauche dont il tait. Il ntait certes pas
totalement isol, rencontrant Paris amis et camarades trangers, les Max
Eastman, Rosmer, Boris Souvarine, les dirigeants du P.C. comme les
opposants et les exclus.19 Il avait des contacts avec lU.R.S.S. et sur place
avec dautres opposants, Boudou Mdivani, Piatakov, Chliapnikov, Reingold, Probrajensky, qui furent longtemps en poste Paris, rencontrait
occasionnellement les Solntsev et Perevertsev, organisateurs en 1927 de
lopposition internationale. On sait mme quau cours de ses trajets de
Paris Moscou il rencontra un ou deux opposants allemands de lOpposi
tion de Wedding. Politiquement, il tait cependant dans une semi-retraite
force. Loin des centres de dcision, il commettait des erreurs
17. L Echo de Paris , 18 septembre 1927.
18. Rapport du 16 octobre 1927, dossier Rakovsky-Insarov.
19. Il y avait Paris dans le personnel diplomatique et la reprsentation commerciale
nombre doppositionnels connus. Citons Chliapnikov, Mdivani, Obolensky-Ossinsky,
Aussem, Reingold, Probrajensky. Nous ne savons pas grand chose du premier secrtaire,
Davtian dont L Action franaise assurait quil tait le tchkiste Davydov, ni des deux
autres, Tikhmenov et Pirounian dit Pirounov. Nous ne savons rien non plus des collabora
teurs personnels de Rakovsky, venus de Grande-Bretagne avec lui, Robert Bredis, 27 ans,
Jan Veider et Jan Fengan, 37 ans, ainsi que le secrtaire-stnographe Vladimir Kronberg, 30
ans. Avec Aleksandra Georgievna se trouvent la fille du couple, Helena, Radu Codreanu (n
en 1904), enfant du premier mariage dAleksandra Georgievna, leur nice Liliane. Parmi les
nombreux visiteurs russes, mentionnons Slepkov, Pavlovsky, retour de Chine, les diploma
tes Rosengolz et Kandelaki, le Dr. Semachko, ancien commissaire la sant, lex-s.r.
Svertchkov, le journaliste russo-amricain Waldo Cahan, lancien attach militaire du tsar, le
colonel-comte Ignatiev. Parmi les visiteurs franais, les communistes sont nombreux : Mar
cel Cachin, Henri Barbusse, Paul Vaillant-Couturier, Charles Rappoport, Marcel Maizire
(dont la femme travaille lambassade), Renan Radi, comptable de la dlgation, Georges
Altman, grant du journal bolchevique de Paris. Parmi les officiels du tout-Paris,
mergent Anatole de Monzie, Edouard Herriot, Daladier, Yvon Delbos, Philippe Berthelot,
Alexis Lger, Jules Moch, Andr Citron. On entrevoit Eisa Triolet.

RAKO

11

dapprciation regrettables comme de donner deux reprises le feu


vert Max Eastman pour la publication des lments dont il disposait sur
le Testament de Lnine, une publication que lOpposition russe devait
considrer comme inopportune, ce qui contraignit Trotsky des dmentis
et dsaveux aussi retentissants. Certes, la prsence de Natalia Sedova, la
femme de Trotsky, arrive Paris en mme temps que Rakovsky la
mi-mars et repartie le 4 octobre, aprs une cure La Bourboule, ayant
rsid, le reste du temps, lambassade, facilite les choses et lui permet
dtre mieux inform. Peut-tre rend-elle aussi son retour plus urgent
ses yeux?
Toujours est-il que, de retour Moscou aprs une courte pause
Berlin, auprs de Krestinsky, Khristian Georgivitch manifeste clairement
le caractre dfinitif de son choix en refusant de remplacer Litvinov la
tte de la dlgation sovitique la confrence sur le dsarmement.
Dirigeant de lOpposition

Panait Istrati a fait avec Rakovsky le voyage de Moscou sans parvenir


tirer de lui une seule confidence touchant ses proccupations de
militant du parti. Il na pu que relever la pauvret de son compagnon et
lusure de ses chemises.20 Il a t galement tenu lcart de lentretien
que Rakovsky a eu lambassade de Berlin avec Kamenev et Krestinsky et
dont ce dernier parlera dans ses aveux de 1938, au procs, en prsence
de Rakovsky. Nous pouvons limaginer cependant, les trois hommes
reprsentant alors en gros les positions selon lesquelles les oppositionnels
de la vieille garde bolchevique allaient se diviser : partisans de la capitula
tion avant lexclusion, comme Krestinsky, de la capitulation pour la
rintgration, comme Kamenev, de la rsistance enfin, comme Rakovsky.
Il est Moscou quand souvre le plnum du C.C. et il nest mme
pas autoris prendre la parole sur la double question de la proposition
dexclure du parti Trotsky et Zinoviev et sur sa propre expulsion de
France. Il envoie donc le texte de son intervention au Bulletin de discus
sion. Sa responsabilit est lourde dsormais: Trotsky exclu, cest lui le
porte-parole de la fraction trotskyste de lOpposition encore unifie o
Kamenev a remplace Zinoviev exclu. Il se jette dans la mle et repart
presque immdiatement en Ukraine o les partisans de Trotsky ont des
positions solides et o il est lui-mme trs populaire dans les rangs du
parti. Lopposition y est dirige par un des ses anciens collaborateurs, un
Ukrainien authentique, Iouri Kotzioubinsky21 dont il avait dans les an
20. Panait Istrati, Vers Vautre flam m e (10/18), p. 66.
21. Iouri M. Kotzioubinsky (1895-1937 ou 38), fils dcrivain, membre du parti en
1913, Garde rouge en octobre 1917, chef de lArme rouge ukrainienne en 1918. Membre de
lOpposition de gauche, il avait capitul en 1928, fut nouveau arrt. Il a t vu Vorkouta

12

CAHIERS LEON TROTSKY 18

nes vingt fait le reprsentant de lUkraine Vienne. Pour ce qui est de se


battre, il est servi. Il y a parfois des foules pour venir lcouter: 4000
personnes, par exemple, au combinat gnral dlectricit de Kharkov le 8
novembre. Il a choisi de parler dans les centres solides noyaux oppositionnels, Kharkov, Dniepropetrovsk. Mais lappareil stalinien, dfaut de
le museler, empche quon lentende et terrorise ses auditoires. A une
poque o il ny a pas de sonorisation et dans des conditions o, de toute
faon, lappareil pourrait la couper, les hommes de main huant, hurlant,
sifflant, tapant des pieds, couvrent la voix de lorateur, terrorisent le
militant moyen qui mesure les risques prendre. Rakovsky selon
Kaganovitch22 quil na pas dmenti aurait qualifi ces mthodes de
social-fascistes et continu de se battre avec des ambitions rduites
puisquil est souvent empch et que seuls voteront pour lOpposition
ceux qui connaissaient dj ses positions et taient dcids le faire en
pleine conscience des risques encourus. Cest un succs que la grve de
deux jours dune usine de Kharkov protestant parce quon la empch de
parler. 23
Rakovsky termine sa tourne ukrainienne le 15 novembre et retourne
Moscou pour lenterrement de Joff, vieux militant qui a voulu donner
son suicide le sens dune protestation militante. Il y parle de sa voix
polie, crit Pierre Naville,24 juste aprs Trotsky et cest pour lun et
lautre leur dernier discours en U.R.S.S. Pierre Pascal note: Trotsky est
trs applaudi. Rakovsky le surpasse encore.25
Commence alors pour Rakovsky la dure preuve du XVe congrs au
terme duquel Zinoviev et Kamenev ont pris le parti de capituler. Ra
kovsky prend la tte des irrductibles, rdige, avec Smilga, Mouralov et
Radek, une dclaration pondre, destine branler les rangs zinovivistes. Il est exclu du parti le 18 dcembre, rvoqu de son poste de
vice-commissaire du peuple le 30. Il travaille quelque temps lInstitut
Marx-Engels. Le 17 janvier, le G.P.U. le garde plusieurs heures lappar
tement de Trotsky do ce dernier vient dtre enlev de force.
Le 20 janvier 1928, la suite de Trotsky, envoy Alma-Ata,
Rakovsky est son tour envoy en exil. Est-ce parce quil a plaid auprs
des dirigeants pour que Trotsky ne soit pas exil Astrakhan, quil juge
trop malsain, quil y est lui-mme envoy? Lhypothse est plus que
plausible, probable. Rakovsky est certainement, ds cette poque, lun
en 1938 bien que la date de sa mort soit officiellement 1937.
22. Les indications que nous suivons ici sont celles que lon peut extraire avec
prudence de lintervention-rquisitoire du stalinien Kaganovitch au XVe congrs du P.C.
(b), Piatnadtsatii S ezd V.K.P. (b), notamment pp. 152-153.
23. Pierre Pascal, Russie 1917, p. 255.
24. Pierre Naville, Trotsky vivant, p. 23.
25. Pierre Pascal, op. cit., p. 266.

RAKO

13

des hommes les plus has des bureaucrates au pouvoir et les causes en sont
plus profondes quun simple antagonisme politique.
Evoquant les annes du dbut de la guerre civile, Trotsky, en 1932,
trace un portrait de Rakovsky :
Lorsque les Rakovsky sont arrivs de Kharkov Moscou, la langue que
nous parlions table, chez nous au Kremlin, tait le franais, du fait, je pense, de
la prsence de Rakovsky, qui le connaissait mieux que nous tous. Imperceptible
ment et lgrement il lanait le mot ncessaire celui qui ne trouvait pas, et venait
gaiement et facilement en aide celui qui sembrouillait dans les subjonctifs et la
syntaxe. Les repas en compagnie de Rakovsky taient de vritables ftes, mme si
les conditions ne sy prtaient pas. Sa sociabilit et son esprit dobservation
faisaient son personnage. A lpoque o ma femme et moi vivions de faon trs
renferme, Rakovsky, au contraire, rencontrait beaucoup de monde, sintressait
tous, coutait chacun, retenait tout. De ses ennemis les plus invtrs et les plus
mauvais, il parlait avec un sourire, en plaisantant, plein dhumanit. A linflexibi
lit du rvolutionnaire salliait un inpuisable optimisme.26

C est dans ce qui tait lessence mme de lhomme Rakovsky que


plongent les racines de la haine que lui portent les bureaucrates, ce que
Trotsky explique:
En mme temps, il ne se fondait compltement ni dans le milieu environ
nant ni dans son propre travail; il demeurait lui-mme, non pas un barbare qui
sveille, mais un vritable Europen. Si les masses se reconnaissaient en lui, les
chefs bureaucrates demi-duqus prouvaient son gard une demi-hostilit
envieuse, comme lgard dun aristocrate de lesprit. Tel est le fondement
>sychologique de la lutte contre Rakovsky et de la haine particulire contre
u i .2^

Mais cest la personnalit mme de Rakovsky qui fait de lui prcis


ment un des chefs de file de lOpposition. Ce citoyen du monde, combat
tant de tant de pays, fondateur de lInternationale, comme il le rappelle
firement dans sa correspondance de dport, nest pas venu vivre en
Russie sovitique pour y jouir des privilges matriels dun bureaucrate
alors que sa fortune personnelle lui aurait assur tout le luxe imaginable.
Il nest pas venu pour accrditer la thse de la construction du socialis
me dans la seule Union sovitique, alors quil combattait depuis son
enfance pour une rvolution mondiale. Cet homme venu tard au bolche
visme lavait ralli parce quil incarnait la jeunesse de la rvolution euro
penne et ses premires tapes victorieuses. Les bureaucrates navaient
vraiment pas la moindre chance de le sduire.
Ils ne semblent pas y avoir song. A Astrakhan, Rakovsky loge
lhtel Kommounalnaia Goslinitza, o il occupe une petite chambre dans

26. Trotsky, Notes


27. Ibidem.

14

CAHIERS LEON TROTSKY 18

laquelle un paravent dissimule le lit et le lavabo et o sentassent des


malles, bourres de documents quil a t autoris emporter et de livres
quil a pu choisir. Panat Istrati, qui a pass huit jours prs de lui et log
dans le mme htel, quil dit plein de punaises ce que Rakovsky
conteste la trouv gros, enfl, mou, sindigne que cet homme
guerroyer puisse en tre rduit se consacrer la prparation dune Vie
d e Saint-Simon. Par un geste de courtoisie lgard de lcrivain roumain,
les autorits locales autorisent les touristes visiter la rgion en compa
gnie de Rakovsky. Istrati commente: Et nous voici officiellement admis
dans lintimit du grand proscrit, qui transforme notre sjour dans ce
cloaque pestilentiel en une joie de toutes les minutes.28
On saisit ici la profondeur des divergences dorientation entre les
tmoins en fonction de leur moral et de leurs convictions. Istrati, dmora
lis, admet que Rakovsky est convaincu et quil est toujours prt se
battre , mais avoue quil ne sait pas de quoi il est en ralit convaincu et
pour quelle cause il est prt se battre. Il lappelle le dsail. Trotsky,
lui, partage les convictions, les objectifs du combat de son vieil ami
Rakovsky. Il pense, pour sa part, que la vie de Rakovsky na jamais t
aussi active que pendant sa dportation et ajoute quelle naura peut-tre
jamais t aussi fconde.29
A peine arriv Astrakhan, Rakovsky y trouve un emploi comme
spcialiste-conomiste la commission rgionale du plan avec un sa
laire de 180 roubles. Il quitte lhtel, sinstalle dans un appartement avec
sa femme, qui vient le rejoindre, chappe, dans une large mesure dsor
mais, la curiosit de ceux qui veulent approcher un homme considr
comme encore dans les alles du pouvoir et que lon vient solliciter. Sa
nouvelle spcialit, qui lamne complter une formation thorique,
le conduit rapidement des tudes et projets en matire dinstruction et
de sant, des propositions concrtes dont certaines sont apprcies et
retenues par les dirigeants rgionaux. En mme temps il dcide de se
consacrer une activit intellectuelle quil considre comme un remde
aux maux dont il pourrait souffrir en dportation. Il a emport Don
Q u ich o tte, les uvres de Dickens en anglais , tout ce quil ne
connat pas trs bien dans la littrature sovitique, comme le roman de
Babel, C avalerie ro u ge, mais aussi Ovide. Il lit la presse sovitique et des
journaux trangers journaux allemands quil envoie Trotsky, mais
aussi L'H umanit que lui envoient les Rosmer. Il dcide daller au cinma
trois fois par semaine il y renoncera du fait de lmotion et de la
curiosit que suscitent ses apparitions en public et au thtre, rguli
rement. Il met enfin en chantier des travaux de recherche qui ont,
28. Istrati, op. cit., p. 131.
29. Trotsky, Notes...

RAKO

15

semble-t-il, tous abouti dans les annes suivantes: une biographie de


Saint-Simon, les premires notes qui serviront de base ses M m oires, les
premires tudes qui lui permettront de composer lHistoire d e la gu erre
civ ile en Ukraine. Enfin, il participe activement aux changes de corres
pondance entre dports communistes anxieux de dresser le bilan de cette
dcennie qui les a conduits au pouvoir, la prison et lexil. Ses lettres
et particulirement ses lettres Trotsky sont des documents exception
nels, dont on ne connaissait jusqu prsent que sa lettre Valentinov,
rdige du 2 au 6 aot 1928, parfois connue sous le titre Les dangers
professionnels du pouvoir.30
Depuis plusieurs annes, on peut noter que ce texte de Rakovsky est
utilis ici ou l pour lopposer Trotsky, dans la mesure o il caractrise
la bureaucratie comme une classe et tend faire de la bureaucratisa
tion une sorte de loi des priodes post-rvolutionnaires. Sur ce point,
nous publions des textes et souhaitons que le lecteur se forme sa propre
opinion. Indiquons seulement quil nous apparat que Rakovsky met
certes laccent sur des aspects diffrents de ceux que souligne Trotsky et,
par exemple, attache une grande importance, en tant que facteur auto
nome de dgnrescence du parti, son rgime, ltouffement de la
dmocratie dans ses rangs, la dictature de lappareil. Mais sur ce point, en
1928, Trotsky ne voit aucune contradiction avec ses propres positions;
mieux, il considre les remarques de Rakovsky comme des corrections
justifies. Cest ainsi par exemple quil crit le 2 juin 1928:
Je nai que trop insuffisamment trait de la question des mthodes de
direction dans le parti, lEtat, les syndicats. C est trs juste titre soulign par
le camarade Rakovsky dans une lettre que jai reue hier. Rakovsky avance lide
quune ligne politique juste est inconcevable sans des mthodes justes pour lla
borer et lappliquer.31

En octobre 1928, Rakovsky est transfr dAstrakhan Saratov, dont


le climat est beaucoup plus clment pour un cardiaque. Sa femme a
multipli les dmarches et essuy bien des avanies avant daboutir: il
semble que la dcision favorable ait t finalement obtenue sur linterven
tion de Krestinsky qui le paiera trs cher, dix ans plus tard. Ladaptation
de Rakovsky est rapide. Louis Fischer, qui obtint la permission de lui
rendre visite, dans le cadre de la prparation de son livre Les Soviets dans
les a ffa ires m ondiales, trace de la vie de lexil, dans Men and P olitics,32
un tableau infiniment moins sombre que celui quavait laiss Istrati du
sjour Astrakhan. Dans le principal htel de la ville o, avec sa femme,
il occupe deux pices contigus, lexil semble avoir normment travaill:
30. Reproduite ci-dessous, page 81-95.
31. Lettre circulaire du 2 juin 1928, Houghton, bMSRus 13, 1613.
32. Louis Fischer, Men and Politics. An Antobiography , pp. 131-133.

16

CAHIERS LEON TROTSKY 18

il a termin non seulement sa Vie de Saint-Simon, mais ses M m oires et


son H istoire de la g u erre civile en Ukraine. Surtout, il joue un rle
dterminant dans la vie de lOpposition, en particulier en enrayant la
panique qui semble prs de lemporter un moment aprs la capitulation
des trois dirigeants historiques de lOpposition de gauche , Probrajensky, Radek et Smilga en juillet 1929.33
Sur la base de thses qui analysent la situation et caractrisent les
capitulards, il rdige une dclaration conciliante dans la forme
(lOpposition se dclare prte abandonner toute activit fractionnelle)
afin de faire dmontrer par lappareil quil ny a dautre alternative que la
rsistance ou la capitulation sans condition.34 Un autre groupe danciens
lui chappe certes et accompagne Ivan Nikititch Smirnov dans une capitu
lation, moins dshonorante, il est vrai, que celle des trois.35 Mais il arrte
la dbandade, rassemble les cadres plus jeunes. Fort de lappui que
Trotsky lui fait parvenir en septembre, il saffirme comme le rassembleur
des irrductibles dans la lutte pour le redressement du parti. Les
critiques ne manquent pas, surtout gauche, mais, toujours ouvert la
discussion et ferme sur les principes, Rakovsky maintient sa ligne et
lautorit qui fait de lui le porte-parole, comme en octobre, o il dnonce
lerreur de la collectivisation force.
La colre de la bureaucratie qui a, elle, parfaitement compris la
porte de la dclaration du 22 aot, partir de laquelle lOpposition a pu
se ressaisir se traduit par des reprsailles et tout dabord le transfert
brutal de Rakovsky, lentre de lhiver, vers des conditions climatiques
pouvantables, mortellement dangereuses pour un cardiaque, Barnaoul.
IV y tient bon cependant, prpare un projet de dclaration que le G.P.U.
lui confisque, russit en avril 1930 rdiger et faire circuler un texte que
dautres anciens vont signer, militants lis Trotsky dans lArme rouge,
mais aussi ses proches compagnons darmes lui, Mouralov, Kasparova,
Grnstein, Aussem,36 entre autres. A lt 1930, il rdige un texte que
Trotsky ne recevra quune anne plus tard. Sous le titre Au congrs et
dans le pays, cest une tude des problmes conomiques de lU.R.S.S.
appele faire date.37
33. Voir P. Brou, Les Trotskystes en U.R.S.S., 1929-1939, Cahiers Lon Trotsky,
n 6.
34. Ibidem. Voir le texte de Rakovsky, Kossior et Okoudjava Dclaration au comit
central et la C.C.C. , 22 aot 1929, pp. 79-86.
35. Ibidem. I.N. Smirnov et M.S. Bogouslavsky, Dclaration au C.C. et la
C .C .C . , 27 octobre 1929, pp. 87-89.
36. Ibidem. Rakovsky, Kossior, Mouralov, Kasparova, Dclaration en vue du XVIe
congrs du P.C. (b), 12 avril 1930, pp. 90-103. Kasparova et Grnstein avaient t parmi les
principaux responsables de ladministration politique de lArme rouge que Rako avait
dirige, et Aussem, son proche collaborateur en Ukraine et en France.
37. Cf. pp. 96-123.

RAKO

17

LOpposition de gauche, constitue dans la priode des concessions de


Staline la droite et aux koulaks, doit maintenant expliquer la significa
tion de la nouvelle politique stalinienne. Car lindustrialisation outrance
et la collectivisation force ne constituent pas, comme elle la cru dabord,
une simple manuvre. Rakovsky, dans une recherche dautant plus remar
quable quil na que trs peu de documents sa disposition, dcrit ltat
catastrophique de lconomie sovitique, la fuite en avant qui constitue le
seul fondement thorique du tournant gauche, le cot exorbitant de
cette politique, lpuisement des rserves, lacclration des rythmes du
travail, lappauvrissement des campagnes... Dans un article rcent, R.W.
Davies, dressant le bilan du travail de Rakovsky, relve linsuffisance de
quelques analyses, la pertinence de bien dautres et conclut:
La crise conomique diagnostique par Rakovsky dans son article se rvla
profonde et durable. Mais le progrs industriel fut bien plus important, la dicta
ture politique bien plus puissante, impitoyable et permanente et les cots en vies
humaines furent bien plus leves que ne lavaient pens Rakovsky ou qui que ce
soit dautre.38

C est l le dernier texte de Rako qui soit sorti dU.R.S.S. Mais ce


nest pas le dernier quil ait crit. Le dport de Barnaoul est un homme si
important en lui-mme et par ce quil reprsente que la bureaucratie
tente encore de polmiquer et un article de Molotov dans Bolchevik,
donne des citations de textes dont on peut penser quil les avait adresss
au comit central.39 On sait aussi quen 1930, Rako a propos de lancer le

38. R.W. Davies, introduction The Five Years Plan in Crisis, traduction anglaise
du texte en question, Critique, n 13, p. 12.
39. Citons-en deux passages : Ce qui se met en place derrire la fiction du propritairekolkhozien, ce sont des relations qui restent trs en de de ce que nous voyons aujourdhui
dans les kolkhozes. Le problme, cest que les kolkhoziens ne travailleront pas pour
eux-mmes. Quest-ce qui va fleurir, pousser, se dvelopper sans trve dans les kolkhozes ?
C est la nouvelle bureaucratie kolkhozienne. Nous verrons des bureaucrates en tout genre.
Cration de limagination bureaucratique [...] les kolkhozes, qui runissent sous un mme toit
toutes les couches de la paysannerie lexception des koulaks avrs, seront enserrs de toutes
parts dans les cercles de fer de lappareil bureaucratique. Les kolkhozes connatront une
pnurie gnrale, mais elle sera largement compense en fonctionnaires et agents de la scurit
officiels ou secrets. Cela confirme une fois encore que le socialisme bureaucratique en vient
produire des bureaucrates et que la socit socialiste, laquelle nous sommes dj arrivs,
comme lassurent les gratte-papiers officiels, sera le rgne des bureaucrates. Et ce cri
dindignation de vieux rvolutionnaire : Comment est-il possible que notre pouvoir prolta
rien ait pu dicter une loi enchanant leur kolkhoze le paysan pauvre et le paysan moyen et
faisant obligation notre milice rouge darrter ceux qui se sont enfuis pour les ramener leur
lieu de rsidence ? (Bolchevik, n 7, 1930, pp. 18-19). Notons que ce sont ces deux passages,
cits par Molotov dans Bolchevik, qui constituent les seules lignes de Rakovsky oppositionnel
dans larticle qui lui est consacr par la revue Sam izdat Polititcheskii Dnevnik (avril 1965, n
7). Regrettons seulement que le lecteur sovitique puisse avoir, la lecture, le sentiment que
Rakovsky, en 1930, crivait encore dans Bolchevik...

18

CAHIERS LEON TROTSKY 18

mot dordre dun comit central tripartite, staliniens-droitiers-Opposition


de gauche, une proposition qui souleva de nombreuses critiques de
gauche mais qui fut entirement approuve par Trotsky. Des cartes
dAleksandra Georgievna apportent des informations de Barnaoul, le rcit
voil dune perquisition, lattente de larrestation et de la prison, une
description de dures conditions matrielles, des bulletins de sant suc
cincts. En 1932, Trotsky crit dans ses N otes:
La haine mortelle (de la bureaucratie) contre Rakovsky provient de ce quil
place la responsabilit pour les tches historiques de la rvolution au-dessus du
destin de la bureaucratie. Les thoriciens de la bureaucratie, eux, ne parlent que
douvriers et de paysans : le gigantesque appareil administratif nexiste absolument
pas dans les points de vue officiels. Quiconque prononce le mot mme de
bureaucratie devient lennemi. Ainsi Rakovsky, de Kharkov, a t expdi
Londres, puis Paris, et, son retour, envoy en exil Astrakhan, puis Barnaoul
[...] Rakovsky a pass plus de cinq ans Barnaoul, dans les montagnes de lAlta,
en compagnie de sa femme, son insparable compagne de voyage. Ce mridional
au cur fatigu, cet homme originaire de la pninsule des Balkans, ne supportait
pas cet hiver rigoureux o le froid pouvait atteindre 45 60 au-dessous de zro.
Les amis de Rakovsky et mme ses adversaires loyaux qui avaient avec lui des
relations amicales demandrent son transfert vers le Sud, dans un climat moins
rude [...] Les autorits de Moscou refusrent catgoriquement. Rakovsky est
demeur Barnaoul, luttant contre lhiver, attendant lt, retrouvant lhiver.40

Anne aprs anne, pourtant, ltau se resserre et la voix de Rako


cesse de parvenir lextrieur, puis lintrieur mme des isolateurs o
elle navait cess de se faire entendre. Aprs un long, trs long silence, le
bruit de sa mort se rpand. Trotsky et ses camarades se mobilisent,
pressent les diplomates sovitiques de questions dans le monde entier et
un peu de vrit finit par filtrer. Trotsky crit:
Lagence Reuter Moscou indique que Rakovsky est mdecin en Iakoutie.
Si cette information est exacte, cela signifie non seulement' que Rakovsky est
vivant, mais quil a t transfr de la lointaine et froide ville de Barnaoul encore
plus loin vers le cercle polaire [...] Ses amis pensent que Rakovsky doit vivre sous
un climat chaud, cause de son cur fragile ? Quil aille faire de la mdecine
au-del du cercle polaire ! Cette dcision porte lempreinte personnelle de Staline.
Il ne peut y avoir l-dessus aucun doute. Nous savons en tout cas prsent que
Rakovsky nest pas mort. Mais nous savons aussi que la dportation en Iakoutie
est une condamnation mort. Et Staline le sait encore mieux que nous.41

Puis le silence sinstalle nouveau. Rien ne perce dsormais de la vie


de lexil et de sa compagne. Sedov, particulirement alarm, organise un
voyage spcial pour tenter de dcouvrir la vrit. Finalement on aura

40. Trotsky, N otes...


41. Ibidem.

RAKO

19

quelques indices par la famille dAleksandra en Occident. Il semble que le


vieux militant indomptable ait compris que Staline voulait lenterrer vi
vant et ait dcid de jouer son va-tout dans une tentative dvasion par la
Mongolie extrieure : grivement bless, repris, il a t transfr et soign
dans un hpital de Moscou, interrog, puis... dport de nouveau,
Iakoutsk ou lon ne sait o : Trotsky en a confirmation par une lettre de
Moscou et par une visite de Van et Pierre Frank au fils de Gorky, en
cours descale Constantinople. 42 Ce silence dure jusquen 1934, plus
dune anne aprs larrive au pouvoir de Hitler et linterruption dfini
tive des relations entre Sedov et ses camarades rests actifs en Union
sovitique.
Un Mort vivant

C est le 7 fvrier 1934 que Rakovsky, dans un tlgramme qui parat


dans lz vestija du 23, dclare que ses dsaccords anciens avec le parti ont
perdu leur signification devant la monte de la raction internationale
dirige en dernire analyse contre la rvolution dOctobre. Capitulation
plus digne que dautres? Sans doute, mais capitulation tout de mme.
Parti de plus loin, Rakovsky va pourtant finir comme tous les vieux
rvolutionnaires briss avant lui par la police totalitaire. 43
En 1934, on a encore des gards avec lui, bien que les effets de sa
propre capitulation aient t plutt limits, en dehors, bien sr, du fait
que L.S. Sosnovsky la imit. Cest Kaganovitch qui le reoit Moscou.
On lui accorde deux mois de repos et la cure dont il a besoin depuis sept
ans avant de le nommer commissaire du peuple adjoint la sant o il
aura entre autres la responsabilit de la recherche mdicale. On lenvoie
mme au Japon la tte dune mission de la Croix Rouge en septembre
sans sa femme, reste en U.R.S.S., il est vrai. A son retour, une srieuse
alerte cardiaque lui vaut quatre mois dhpital. Cest pendant quon le
42. Les deux documents sont dans la partie non encore classe dans les archives de la
Hoover.
43. On connat bien les ractions de Trotsky, exprimes dans trois articles successifs,
L e vritable sens de la dclaration de Rakovsky (21 fvrier 1934), Que signifie la
dclaration de Rakovsky (31 mars 1934) et Derrire la capitulation de Rakovsky (19 avril
1934) qui ont t publis dans uvres 3, respectivement pp. 237-238, 303-310, 326-327. La
raction de Lon Sedov, dans un rapport adress au S.I. en mars 1934 mrite dtre cite:
Ne connaissant pas notre politique, nos apprciations, nos critiques, nos perspectives,
perdant dfinitivement la foi dans les possibilits rvolutionnaires de 1T.C. et nayant aucune
autre perspective celle de la IVe Internationale Rakovsky, avec un sentiment de
dsespoir, envoie son tlgramme [...] Si Rakovsky trouve quand mme des partisans, il ne
faudra pas sen tonner. Il faut plutt stonner que les bolcheviks russes tiennent encore,
car tenir, en U.R.S.S. maintenant, signifie non pas lutter, non pas vivre avec une
perspective rvolutionnaire, mais se sacrifier passivement au nom de lavenir, au nom de la
continuit historique de linternationalisme rvolutionnaire.

20

CAHIERS LEON TROTSKY 18

soigne que lassassinat de Kirov ouvre la priode de la terreur. On peut


seulement imaginer les normes pressions qui ont d sexercer sur lui
pour quil ait accept mais a-t-il accept ? de signer le texte abject
publi par la P ravda du 22 aot 1936 rclamant la peine de mort pour les
accuss du procs des seize, clamant un sentiment de honte aigu pour
(son) ancienne adhsion une opposition dont le texte affirme que les
chefs se sont transforms en contre-rvolutionnaires criminels et assas
sins .
Rien pourtant ne pouvait dsormais le sauver, pas mme de signer
des textes quil ne prenait sans doute pas la peine de lire. On a su par
Louis Fischer que le G.P.U., en dcembre 1936, avait effectu chez lui
une perquisition, le laissant sans nourriture ni repos pendant dix-huit
heures conscutives. On le laisse mijoter longuement dans sa peur pour
finalement larrter au dbut de lhiver 1937. Il rsiste pendant huit mois
encore, refusant de faire les aveux infamants quexigent ses tortionnaires.
Puis il cde et cest un homme mconnaissable, sous une longue barbe qui
contribue son allure de vieillard puis, qui comparat au troisime
procs de Moscou aux cts de Boukharine, longtemps son adversaire
politique, et dIagoda, le chef de cette police qui le perscuta... L, sous
les coups de knout du procureur, lancien menchevik Vychinsky, le vieux
rvolutionnaire se reconnat comploteur et espion, saboteur et criminel. Il
a pourtant des sursauts, relevant la tte, dupant quelques minutes le
procureur et russissant parler le langage de lhistoire et de la politique
au lieu de celui du droit commun. La fureur du procureur ainsi jou
prouve la crainte que Rakovsky inspirait lhomme qui dictait les
sentences du Kremlin : les rumeurs des conspirations de palais navaientelles pas fait de lui en 1932-1933 un possible successeur?44
Cest vraisemblablement pour tenir compte des relations personnelles
de Rakovsky dans lEurope entire, de lestime dont il jouissait en dehors
des frontires de lU.R.S.S. que Staline dcida finalement de lpargner
en ne le condamnant qu vingt-six ans de prison. On nose imaginer ce
que fut le calvaire du vieil homme livr la perscution organise des
prisonniers de droit commun. Selon des informations en forme de ru
meurs persistantes parvenues en Occident vers la fin de la guerre, Khris
tian Georgivitch fut fusill en 1941, lpoque o lArme rouge, dont il

44.
Dans ses mmoires indits conservs la Houghton Library de Harvard, dans le
cours du chapitre quelle consacre Trotsky en 1933, Ruth Fischer dresse un tableau trs
vivant de la crise de confiance dans les milieux dirigeants du P.C. (b) et de 1T.C., du courant
gnral contre Staline, et cite le nom de Rakovsky comme celui qui revenait le plus souvent,
dans les conversations de 1932-1933 parmi les noms de ceux dont on allait avoir besoin.
Signalons que nous avons trouv en 1983, dans ses papiers de la Houghton, un projet de
Ruth Fischer concernant un livre sur Rakovsky trs proche de ce que nous avons commenc
en 1981 pour les Cahiers Lon Trotsky (81M37 bMSGer 204, 2627 et 2628).

RAKO

21

avait t lun des crateurs, semblait seffondrer sous les coups des blinds
allemands souvrant la route de Moscou.
Pour se maintenir au pouvoir, Staline tait sans doute prt fusiller
mme les morts. Lordre quil donna alors dexcuter Rakovsky aurait t
si le fait est un jour vrifi lultime hommage rendu ce dernier en
mme temps que la preuve finale quil appartient, pour lHistoire et au
premier rang, au camp des pionniers communistes de la lutte contre le
stalinisme.

Documents

P arm i les docu m ents que nous publions la suite, les prem iers ont t
im prim s et leu r traduction n a d on c p o s aucun p rob lm e particulier. Il
n en est pas d e m m e de la correspondance d exil, crite la main.
Rakovsky crit en e ffe t si mal qu il a v ou e lui-m m e tre sou ven t lui-m m e
incapable d e se relire. Les fautes de russe quil fa it ajoutent la difficult
d e la traduction. Nous avons eu recours un dcryptage en deux tem ps;
dans un p rem ier tem ps, il a fallu d ch iffrer les manuscrits et les dactylogra
p h ier p ou r ob ten ir un texte cohrent et traduisible. La traduction ne sest
fa ite que dans un secon d temps. Q uelques mots ou expressions ont chapp
et nous nous en excusons. Mais nous tenons exprimer notre reconnais
sance toutes nos am ies qui ont collab or ce travail difficile et ingrat.
Cahiers Lon Trotsky

Lnine: Souvenirs
dun vieux camarade1
( 1924)

Il serait difficile de transcrire limpression que la mort de Lnine va


produire en Russie. Ce sera un sentiment dune immense catastrophe
nationale. Lnine ntait pas seulement la personnification de la grande
rvolution dOctobre et du combat victorieux des ouvriers et des paysans
russes pour lexistence de leur propre pays, mais, du fait de ses qualits
personnelles, il tait lhomme le plus aim et le plus populaire de toute
lUnion des rpubliques sovitiques. A la ville et dans les campagnes,
vieux et jeunes, hommes et femmes, tous connaissaient Lnine et lappe
laient par son patronyme Ilitch.
Les vnements ne lont jamais pris par surprise. Aussi, quand la
priode de lhistoire du gouvernement sovitique connue sous le nom de
communisme de guerre arriva son terme, et que nous fmes placs
devant la tche de reconstruction de notre pays et de notre vie conomi
que, Lnine nous expliqua ce quon appelait la nouvelle politique cono
mique (Nep), qui est une adaptation du parti et de lEtat sovitique la
Russie et aux conditions internationales. Ainsi, fort heureusement, avant
sa maladie, Lnine a-t-il dtermin la ligne du dveloppement venir de
lEtat sovitique.
Si on examine la stratgie de Lnine, on la trouve extraordinairement
simple. Lnine a fait reposer toute sa tactique de combat sur le principe
de la lutte des classes. Mais ce ntait pas pour lui une abstraction, mais
un principe de tactique logiquement transport dans la vie. Un des plus
grands services de Lnine est quil comprit, il y a longtemps, quen Russie,
si linitiative et la direction rvolutionnaires devaient tre aux mains de la
classe ouvrire qui constituait une fraction relativement rduite de la
1. An Old Comrades Memories of Lenin , The New Leader, 25 janvier 1924, pp. 4-5.
Rakovsky vivait Londres au moment de la mort de Lnine.

LENINE : SOUVEN IR D U N

VIEUX CAMARADE

25

population, il tait ncessaire que la paysannerie soit son allie naturelle.


Ce nest quen sen tenant cette alliance entre la classe ouvrire et les
paysans quil fut possible de mener bien la rvolution dOctobre et de
consolider ses conqutes. Ce quon appelle la nouvelle politique cono
mique, dans laquelle bien des gens ne voient quun appt artificiel pour
attirer le capital tranger, a, dans les rapports internes en Russie, une
cause mille fois plus srieuse. Cest une concession du proltariat, qui
combat pour lorganisation collective, aux paysans individualistes.
Le deuxime aspect important de la tactique rvolutionnaire de L
nine est limportance quil attache aux questions de nationalit. Il a t le
partisan le plus ardent dune relle galit des nations, non seulement
pendant ses activits pr-rvolutionnaires, mais aussi dans son travail la
tte du gouvernement sovitique. C est grce sa ferme direction que le
vieil empire russe, qui tranglait auparavant des dizaines de nationalits, a
maintenant t transform en lUnion de rpubliques indpendantes auto
nomes. Nombre de ses articles, crits au dbut de lanne dernire, taient
consacrs la question des nationalits. Ils constituent pour nous le
meilleur des hritages politiques.
Les ennemis de lUnion sovitique qui analysent les activits de
Lnine voient videmment en premier tous les aspects du pouvoir soviti
que qui ne lui sont pas inhrents (et qui ne sont pas non plus inhrents
la classe ouvrire) mais qui lui ont t imposs par les circonstances
extrieures et la ncessit de sa survie, mais qui disparatront peu peu,
au fur et mesure que lEtat sovitique se renforce et se consolide. Nos
ennemis ne peuvent pas comprendre quil tait impossible de conduire
une population de 150 millions dhabitants, dun rgime asiatique, fodal,
tsariste, bureaucratique, un rgime de la dmocratie des ouvriers et
paysans travailleurs impossible de faire une rvolution qui influence
lhistoire de lhumanit tout entire, sans le plus grand des bouleverse
ments. Il ne faut pas confondre la maison et les chafaudages!
Lnine tait n en 1870 Simbirsk. Il a t duqu dans un collge
dont le directeur tait le pre de Kerensky. Lnine nous a racont que,
quand il termina en tte ses tudes au collge, le pre de Kerensky hsita
lui donner la mdaille dor pour ses rsultats et entra ce sujet en
communication avec Ptrograd. A cette poque, Lnine navait pas encore
manifest ses tendances rvolutionnaires, mais la suspicion du pre de
Kerensky tait videmment due au fait quil tait le frre dAleksandr
Oulianov, qui fut pendu en 1897 pour un attentat contre Alexandre III.
Lnine reut sa premire ducation rvolutionnaire de son frre
Aleksandr, qui lui donna, entre autres livres, le Capital de Marx, bien
quAlexandr, personnellement, ne ft pas marxiste, mais ce quon appelle
en Russie un narodnik (populiste).
Au commencement des annes quatre-vingt-dix, Lnine avait dj
dfini sa propre position en tant que social-dmocrate. Il fut arrt et

26

CAHIERS LEON TROTSKY 18

exil en Sibrie pour avoir organis l Union pour lmancipation des


travailleurs ; de Sibrie, il fut transfr, la fin des annes 90 en Russie,
aprs quoi il partit ltranger o, ds les premiers moments, il devint,
avec Plkhanov, le chef du mouvement social-dmocrate russe.
Quelques mots supplmentaires sur le caractre de Lnine.
Vladimir Ilitch tait, dans sa vie personnelle, un homme dune
grande simplicit et modestie. Au Kremlin, il continua la modeste vie de
reclus quil avait mene en tant que rvolutionnaire professionnel, rece
vant peu.
Lnine tait trs aimable et souvent mme affectueux dans ses rela
tions personnelles, non seulement avec ses camarades et amis, mais aussi
avec tous ceux avec qui il tait en contact: tandis que, dans sa vie
publique et ses crits, il tait et resta un des polmistes les plus implaca
bles, il ne pouvait sacrifier les intrts de la cause ceux de la courtoisie.
Les vnements politiques lavaient spar de nombre de ses vieux
camarades : il continua nanmoins avoir leur gard les sentiments les
plus chaleureux. C est ce quil prouvait pour Martov, avec lequel il avait
t associ dans les annes 90 et qui devint plus tard le chef des mencheviks. Pendant lt o Ilitch commena rcuprer et o les mdecins lui
parlrent de certains vnements, lun deux, par hasard, pronona un
mot travers lequel Lnine comprit que Martov tait mort (on avait dit
aux mdecins de ne pas en parler devant lui). Le visage de Lnine
sassombrit et il fut triste un jour entier.
Ctait un homme dun courage, dun contrle de soi et dun calme
exceptionnels des qualits quil gardait dans le contexte le plus difficile
et qui ne lempchaient cependant pas dtre extrmement sensible aux
souffrances des autres. Pendant les priodes les plus difficiles de la vie de
la rpublique, alors quelle combattait pour son existence mme, il infor
mait ses camarades dexemples de pauvret qui lavaient atteint de toutes
les rgions du pays. Ctait lpoque o le pouvoir sovitique consid
rait comme idal davoir 200 millions de pouds de pain pour satisfaire la
faim des ouvriers et des citoyens.
Lloquence de Lnine est aussi bien connue que lhomme lui-mme.
Ctait quelque chose de nouveau et de sans prcdent. Expliquer une
situation aussi complexe que celle de la rvolution sociale dans un pays
comme la Russie, avec les changements rapides de rapports, exigeait lart
de traduire en un langage simple ltat de choses complexe lintrieur
comme lextrieur. Les gens qui ignoraient cet art pouvaient, partir
des discours de Lnine, le prendre pour un doctrinaire et un homme de
systme. Il ny a pourtant aucun homme au monde qui puisse tre aussi
raliste que Lnine. Bien quil ne contnt aucun lment pathtique, le
pouvoir oratoire de Lnine captivait ce point lesprit de ses auditoires
quils restaient captivs des heures entires.
Que deviendront lUnion sovitique et le parti communiste sans

LENINE : SO UVEN IR DUN VIEUX CAMARADE

27

Lnine? J affirme de la faon la plus catgorique quil ny aura pas de


changement important. On aurait pu nourrir des craintes pour le destin
de la rpublique sovitique, ainsi que du parti, si Lnine avait disparu
ces moments historiques du dveloppement du pouvoir sovitique, o il
fallait une orientation nouvelle. Mais, comme je lai dit, cest Lnine qui a
toujours conduit. Nous sommes dj sortis de ltape critique o le
moindre flchissement du pouvoir pouvait conduire la chute de la
rvolution russe. Les discussions sur la dmocratie qui se droulent
actuellement dans le parti sont un rsultat de sa croissance, et, en aucune
circonstance, de sa faiblesse. Il y a dailleurs dj un an et demi que nous
avons commenc gouverner le pays sans la direction de Lnine. Lnine a
cr les armes puissantes le parti communiste et lEtat sovitique
dont la base contient les conditions de leur dveloppement ultrieur.
Personne ne pouvait mieux que Lnine organiser la volont collective. Il a
organis des coles, il a organis des peuples, il a cr des traditions
prservant ainsi le dveloppement ultrieur du grand uvre de libration
des masses laborieuses.

Dclaration du 4 septembre 1927'

1. Je rprouve dune faon formelle et nette lide quun des repr


sentants de lUnion sovitique pourrait organiser linsurrection ou la
dsertion sur le territoire de la France avec laquelle le gouvernement de
lUnion sovitique entretient des relations pacifiques. Tout reprsentant
diplomatique, tout collaborateur des institutions sovitiques qui, dune
faon quelconque, simmiscerait dans les affaires intrieures de la France,
serait indigne de la confiance de son gouvernement et inapte remplir sa
mission de rapprochement entre la France et lUnion sovitique.
2. La dclaration signe aussi par moi en ma qualit de membre du
parti communiste russe, envisage lhypothse dune guerre ventuelle
contre lUnion sovitique et par consquent ne sapplique pas un cas
actuel et concret: encore moins sapplique-t-elle la France dont lopi
nion sovitique considre la politique vis--vis de la Russie comme une
politique de paix.
3. Ma signature sous le document incrimin ne peut autoriser, en ce
qui concerne mon activit diplomatique, quune seule conclusion, sa
voir: travailler avec une plus grande nergie encore pour carter les
diffrends entre la Russie et la France et augmenter ainsi les chances de la
paix gnrale.
Je proteste avec force contre toute autre interprtation de mes actes
contraire la politique de mon gouvernement, mes sentiments et mon
attitude jusqu prsent.

1. Dclaration de Rakovsky en rponse la campagne de la presse parisienne, dossier


Rakovsky-Insarov.

Opposition et troisime force1


(8 novembre 1927)

Camarades,
Je suis prt suivre le conseil du camarade Boukharine qui a appel
le plnum au calme. Mais il faut bien dire que la majorit ne la malheu
reusement pas entendu puisquelle na pas pour autant cess darracher de
la tribune les orateurs de lopposition ni de recourir des arguments aussi
peu convaincants que le jet de bouteilles, aprs celui de volumes relis.
J ai lintention dapporter le maximum de calme et de sang-froid lexa
men de la question de lexclusion du comit central des camarades Trot
sky et Zinoviev.
Le fait que, dix annes aprs la Rvolution dOctobre, nous nous
trouvions en prsence dune proposition du prsidium de la commission
de contrle tendant lexclusion de nos rangs de deux des personnalits
les plus en vue de notre parti, de deux des collaborateurs les plus proches
de Lnine, ne peut pas passer comme un vnement ordinaire. Vous avez
eu beau travailler le parti, vous avez eu beau le prparer une telle
ventualit, malgr cela, si cette proposition tait accepte, une telle
dcision porterait au parti tout entier un coup terrible.
J attendais avec impatience les discours des camarades responsables,
chefs de la majorit. J ai cout ces discours avec la plus grande attention,
sans les interrompre dun seul mot, ne voulant pas laisser chapper une
seule de leurs penses. Il tait pour moi de la plus haute importance
dlucider ce problme: Les chefs du parti, les membres du Politburo,

1.
Une copie de ce texte, intitule Oppositsia tretia sila se trouve dans les papiers
dexil dans la bibliothque Houghton Harvard, bMSRus 13, T 1042. Elle a t traduite par
Katia Vernet et elle est reproduite avec la permission de la Houghton Library. Une note
adresse au bulletin de discussion du parti prcise quil sagit de lintervention que Rakovsky
avait prpare mais quil na pu la prononcer.

30

CAHIERS LEON TROTSKY 18

les membres de cette assemble qui appartiennent la majorit, se


demandent-ils comment les exclusions massives du parti, comment les
arrestations des plus authentiques et des plus dvous des lninistes,
comment enfin lexclusion des camarades Trotsky et Zinoviev du comit
central vont ragir sur les rapports entre les classes lintrieur et
lextrieur du pays ? Tout cela va-t-il contribuer au renforcement du parti,
au renforcement de la dictature du proltariat, laccroissement de la
puissance sovitique, llargissement et lapprofondissement de lin
fluence de lInternationale communiste?
Voil la question que chaque membre du comit central aurait d
avoir prsente lesprit. Je pensais que cette question serait pose et jai
attendu avec une attention que je nai pas relche la rponse cette
question.
Que sest-il pass? Si quelquun dextrieur avait assist ici nos
dbats, il naurait pas manqu dtre frapp par la pauvret, je le dis tout
net, par le caractre misrable des arguments qui ont t avancs en faveur
de lexclusion. Contenaient-ils la moindre analyse de notre situation
intrieure ou extrieure ? Ont-ils pris en considration la lutte des classes ?
Pas le moins du monde. Tous ces arguments se ramnent un seul et
mme argument. Tous les orateurs ceux qui ont parl dix minutes
comme ceux qui ont parl des heures entires ont mis en avant,
quelques variantes prs, une unique argumentation: Trotsky et Zinoviev
ont enfreint la discipline du parti et lont fait en dpit des mises en garde
rptes des plnums. Cest pour cela quils doivent tre exclus. Cest ce
quexige, parat-il, lintrt du maintien de lunit du parti.
Reconnaissez, camarades, que cest l lessence de ce qui a t dit
tout au long dune journe par les orateurs de la majorit. Les camarades
Trotsky et Zinoviev ont pris la parole au nom de la minorit, mais ils se
trouvaient en posture daccuss. Quant au camarade Mouralov, il ne lui a
pas t permis plus quaux deux premiers dachever son discours. Seuls les
orateurs de la majorit ont eu la parole.
Car enfin il nest pas possible de tenir pour des arguments en faveur
de lexclusion ce qui a t produit ici par le camarade Staline, par exemple
lindication sur ldition, en 1904, par le camarade Trotsky, dune bro
chure quil ddiait son cher matre P.B. Akselrod. Je ne sais pas si le
camarade Staline a oubli moins quil ne lait jamais su que
Lnine, lui aussi, sensiblement avant Trotsky, considrait Akselrod
comme un cher matre ?
Il nest pas davantage possible de tenir pour des arguments toutes ces
fadaises, tous ces renseignements biographiques et autobiographiques
produits ici en abondance mais qui sont amplement contre-balancs par la
critique thorique solidement taye que nous avons entendue de la part
de lopposition.
Bien entendu, je comprends trs bien pourquoi les arguments pro

OPPOSITION ET TROISIEME FORCE

31

pos de la discipline sont si souvent mis en avant. Ils sont plus proches,
plus accessibles aux larges masses des membres du parti comme aux
masses des sans-parti qui sympathisent avec lui. En produisant ces argu
ments, rien de plus facile que dveiller la haine et la hargne contre
lopposition. Le parti ne sait pas qui a le premier, systmatiquement,
consciemment enfreint les statuts du parti, la discipline, lunit. Une
importante fraction de jeunes membres du parti incline encore consid
rer comme normal le rgime existant actuellement dans le parti et
considrer comme une infraction aux statuts, la discipline et lunit
du parti tout ce qui scarte non pas seulement de ses statuts, mais de ce
rgime caricatural. Ce qui doit pourtant lemporter dans notre discus
sion, un moment aussi critique, cest lintrt du parti, lintrt de la
dictature du proltariat, lintrt de la rvolution. La faon daborder la
question que nous avons entendue ici est sche, formaliste, bureaucrati
que. Ce nest pas pour les statuts quexistent le parti, le proltariat, la
puissance sovitique, lInternationale communiste; mais les statuts exis
tent pour que lavant-garde rvolutionnaire du proltariat puisse raliser
ses aspirations de classe. Lnine a dmontr plus dune fois que toutes
les discussions autour de la discipline rvolutionnaire sans liens avec la
ligne politique et la pratique rvolutionnaire ntaient que des criailleries,
ntaient que du vent.
Au moment o il apparat, avec une vidence clatante, quun dan
ger menace le parti de Lnine cause du rgime anormal du parti, au
moment o il devient clair pour nous quun danger menace la dictature
du proltariat du fait dune politique errone, tant lextrieur qu
lintrieur, les statuts du parti dans leur forme authentique, pas celle
que nous prsente notre appareil administratif les statuts du parti,
cela va de soi, ne perdent rien de leur force et ne passent pas au second
plan.
Le camarade Boukharine a parl dune troisime force. On aurait
dit quil voulait sortir de ce cercle vicieux de formalismes bureaucrati
ques dans lequel on avait russi faire entrer le dbat sur lexclusion des
camarades Zinoviev et Trotsky du comit central. Mais quoi se ramne
finalement cette troisime force du camarade Boukharine ? A une poi
gne daventuriers, danciens partisans de Koltchak, danciens s.r.
qui font joujou avec le projet insens dimiter Pilsudski. De quoi sagitil ? Dun simple bavardage devant une tasse de th ? Ou sommes-nous en
prsence des dbuts dune organisation? La suite de linstruction nous le
dira. Mais ce nest pas l le nud de la question. Si je marrte au
rapport du camarade Menjinsky, cest dabord pour accuser le camarade
Boukharine de navoir pas lev un seul mot de protestation contre le
procd inadmissible, indigne, qui consiste sefforcer dimpliquer lop
position dans une affaire avec laquelle elle na et ne peut avoir aucun

32

CAHIERS LEON TROTSKY 18

rapport, direct ou indirect.2 Cest ensuite pour laccuser davoir ramen


cette immense question, cette question dcisive pour le dveloppement
ultrieur de notre rvolution la question de la troisime force, de
nos rapports avec la troisime force ce quon appelle un fait divers
de prtoire, qui ne mrite pas doccuper autre chose que la dernire page
de nos journaux.
Le camarade Trotsky et aprs lui le camarade Zinoviev ont soulign
ici le caractre trange de lapparition du rapport du camarade Menjinsky
au moment o on discutait la question de lexclusion de Trotsky et de
Zinoviev, alors que la proposition de lopposition tendant rserver une
audience spciale laffaire de l officier de Wrangel tait repousse et
avec quelle nergie et quel scandale!
Pourquoi a-t-il fallu une heure durant, justement aujourdhui, au
cours de lexamen de la question concernant Zinoviev et Trotsky, lire les
dpositions de personnes impliques dans cette affaire de complot alors
que, dans ces dpositions, il ny a rien, absolument rien, qui touche de
prs ou de loin, directement ou indirectement, quelque relation que ce
soit de cette affaire avec la lutte de lopposition.
Je nai pu mempcher de penser un livre publi en franais lan
dernier. Le camarade Sokolnikov sest particulirement intress ce
livre, et en a vivement recommand la lecture. Lauteur est un Franais,
un certain Lentre. Il a pour titre R obespierre et la M re de D ieu. Il a t
crit sur la base de documents darchives. Voici quel en est largument:
quand la Convention commena prparer le renversement de Robes
pierre, le comit de salut public, la tte duquel se trouvaient les ennemis
de Robespierre se mit rassembler avec ardeur toute espce de renseigne
ments concernant une vieille femme moiti folle qui se prenait pour la
Mre de Dieu. Cette vieille femme recevait chez elle des thosophes et
des spirites. Elle avait eu nagure des rapports lointains, passagers, avec
Robespierre. (Si je ne me trompe, Robespierre, la demande de
quelquun, lavait sauve de la guillotine). Il semble que Robespierre ne
lavait jamais vue de sa vie. Cest pourtant sur ces btises que ses ennemis
ont fond leur acte daccusation ; cest grce ces btises quil devint un
contre-rvolutionnaire. Ces matriaux ont t utiliss pour accuser le chef
de la gauche de la Convention davoir particip un complot contre la
Constitution.
Allons-nous vraiment voir lhistoire se rpter dans ses dtails les

2.
Le plnum avait entendu un rapport du chef du G.P.U., Menjinsky, sur laffaire du
complot militaire et de lofficier de Wrangel. Staline avait, par lintermdiaire du
provocateur Tverskoy et du sympathisant de lopposition Chtcherbakov, propos des
moyens pour imprimer clandestinement la plate-forme de lOpposition ; lauteur des propo
sitions tait non seulement un... ancien officier de Wrangel mais aussi un agent du G.P.U.

OPPO SITIO N ET TROISIEME FORCE

33

plus mesquins ? Je suis convaincu que lintrigue de lofficier de Wrangel


aura un effet diamtralement oppos ce qui en tait attendu.
Revenons la troisime force.
Ce que reprsente cette troisime force qui essaie de profiter de nos
dsaccords lintrieur du parti, de nos difficults intrieures et extrieu
res, de laggravation de la lutte de classes dans les campagnes, de
laugmentation du chmage dans les villes, nous le savons bien. Il ntait
pas besoin de nous dbiter pendant une heure des dpositions sur lexis
tence dun complot ou dun projet de complot: semblables complots
nont pas manqu au dbut de lexistence du pouvoir sovitique et il y en
aura probablement plus dun encore, tant que nous ne russirons pas
nous dbarrasser de lencerclement du monde bourgeois et de la contrervolution. Ce nest pas la lutte contre ces aventuriers qui sera pour nous
difficile. Ce ne sont pas de pareils faits qui peuvent nous alarmer pour
lavenir du parti et de la dictature du proltariat.
Mais il existe dautres faits qui signalent une authentique troisime
force : des koulaks, des bureaucrates, des bourgeois de la Nep, des
capitalistes internationaux et leurs tentatives pour se glisser par la brche
de nos dsaccords et crer du haut en bas un schisme entre communistes
et ouvriers, entre ouvriers et paysans. Sur qui mise cette troisime
force? Voil de quoi il fallait parler. Mais de cette troisime force,
ractionnaire, menaante, le camarade Boukharine na pas souffl mot.
C est sur cette troisime force que je dsire marrter avec quelque
dtail.
Je veux pourtant au pralable exprimer une rserve: non seulement je
ne prends pas la responsabilit de ce quon peut dire ou crire sur tels ou
tels groupes lintrieur de notre parti, mais je dis de faon catgorique
que linterprtation faite des diffrents groupes est une apprciation sub
jective de nos ennemis de classe. Toutefois, mme subjective, une telle
apprciation est pour nous extraordinairement dangereuse. Mme lorsque
lintention attribue la majorit ne correspond pas la ralit, il nen est
pas moins vrai que le fait que la lutte qui se droule lintrieur de notre
parti soit reprsente, peu prs sans exception, comme une lutte entre
laile rvolutionnaire du parti (lopposition) et une fraction modre du
parti (la majorit), ce fait donne nos ennemis une grande rsolution dans
leur offensive contre nous.
J ai sous les yeux une apprciation sur nos rapports internes donn
par le clbre journaliste Ivy Lee,3 li de trs prs aux sphres dirigeantes

3. Ivy Ledbetter Lee (1877-1934) avait t journaliste jusquen 1903, puis conseiller des
Rockefeller, du prsident Wilson, puis du prsident Harding qui le considraient comme un
spcialiste des questions touchant lU.R.S.S. Il venait de publier un livre intitul U .S.S.R . A World Enigm a (LU.R.S.S., nigme mondiale).

34

CAHIERS LEON TROTSKY 18

des Etats-Unis. Voici ce quil crit: Il existe un groupe modr, dirig


par Staline, Rykov et Tchitchrine, qui considre que la Russie doit avant
tout dvelopper son conomie politique et sociale, que cela peut tre
ralis grce au dveloppement de relations normales avec les pays capita
listes matres des principales ressources financires du monde... Ce
groupe modr croit en la ncessit de renoncer, au moins pour le
moment, la thorie de la rvolution mondiale... Lautre groupe, dirig
par Trotsky, Zinoviev, Radek, Kamenev et autres, a t priv du pou
voir... Les vues fondamentales de ce groupe de gauche des communistes
se ramne ceci : il faut pousser de toute lnergie possible la rvolution
mondiale: la IIIe Internationale, avec toutes ses violences et son travail
illgal, doit tre soutenue dans ses efforts pour dtruire le monde capita
liste. Je doute quil existe en Russie une seule personne responsable qui
dcide confirmer que la thorie de la rvolution ci-dessus nonce repr
sente les vues de lun quelconque des chefs du P.C. Bien sr, le P.C. et la
IIIe Internationale continuent crier: A bas le capitalisme! A bas
limprialisme! Vive lArme rouge!. Mais bien que quelques-uns des
chefs du gouvernement russe rptent encore sans cesse ces vieux refrains,
en fait, dans les affaires quotidiennes, ils adaptent leur action aux condi
tions existantes.
Voil ce qucrit Ivy Lee et, avec lui, des dizaines et des centaines de
politiciens influents de la bourgeoisie mondiale.
Quelles conclusions pratiques en tire-t-on? Que se disent nos enne
mis ? Avant tout, suf la question des dettes : pas besoin de se presser pour
liquider la question des dettes, se disent les capitalistes le temps
travaille pour nous ; les bolcheviks, peu peu, sous la pression de limpla
cable ralit conomique, quand ils se seront librs de la critique des
gauches, nous feront les concessions quils nous refusaient, quils nous
refusent aujourdhui encore. Ils seront obligs de reconnatre les dettes et,
lavenir, de nous payer plus que ce quils sont disposs payer mainte
nant.
Je ne pense pas quun quelconque membre du Politburo ait linten
tion de reconnatre les dettes, mais cette ide que nous sommes faibles,
cette ide qui se renforce jour aprs jour grce nos propres checs et nos
propres fautes, donne nos adversaires laudace dtre de plus en plus
exigeants et de plus en plus insolents.
Je veux me limiter des faits de notre politique internationale. Notre
dernier conflit avec la France est la meilleure illustration de la manire
dont limprialisme mondial, misant sur la modration de la majorit du
comit central, nous livre des batailles, et, ce qui est plus grave, les gagne.
Laissez-moi vous dire, pour commencer, que je nai nullement lin
tention de raconter ici lhistoire de ce conflit. Je veux souligner un seul
aspect de cette affaire. La campagne contre la Reprsentation de
lU .R.S.S. Paris dcoule de cette conviction que Rakovsky ne trouverait

O PPO SITIO N ET TROISIEME FORCE

35

pas de dfenseur dans son propre gouvernement, puisquil appartient


lopposition, et cette conviction a donn la presse franaise, qui a exig
le rappel de lambassadeur, une insolence sans prcdent et une persv
rance qui ont, en fin de compte, contraint le gouvernement sovitique
rappeler son ambassadeur, bien que le gouvernement franais ait dclar
ds le 4 septembre, que lincident Rakovsky tait clos.
Pour preuve de ce que je viens de dire, je vais citer des faits. Il nest
peut-tre pas sans intrt, auparavant, pour caractriser la psychologie de
nos ennemis de classe, de produire ici quelques mots dordre du Matin
qui menait campagne contre moi et les imprimait en manchettes : Contre
les Soviets, une seule arme, la fermet, une seule ligne de conduite, la
rpression ! Malheureusement, la fermet sest manifeste totalement du
ct de lennemi et a t absente du ntre.
Et maintenant, je passe aux faits.
Le 6 septembre, M. Briand a dclar au correspondant de L uvre,
M. Bardoux: M. Rakovsky appartient la minorit du parti commu
niste, aussi est-il bien possible que la majorit soit trs heureuse de
profiter de loccasion pour le rappeler. Il faut rappeler qu ce stade du
conflit, Briand dclarait que, pour sa pan, le gouvernement franais tait
satisfait de la dclaration de Tchitchrine que la presse franaise prsentait
comme une condamnation de Rakovsky et que cest Moscou, et
Moscou seul, quil appartenait dsormais de dcider du maintien Paris
de ce dernier. Quant au gouvernement franais, il crivait dans sa toute
dernire note, je crois bien, du 4 octobre : Le rappel de Rakovsky est la
suite logique du fait quil ait t dsavou.
Le 17 septembre, LH om m e libre publie un article sign de son
rdacteur en chef, le dput Eugne Lautier, dans lequel il crit : Ce qui
est en train de se passer avec Rakovsky rappelle tout fait ce qui sest
pass avec lambassadeur allemand Paris, le prince Radolin. De mme
que Blow, le chancelier allemand, abandonna son sort le prince Rado
lin parce quil ne laimait pas, de mme, aujourdhui, Tchitchrine aban
donne Rakovsky son sort.
Je pourrais produire ici toute une srie dautres dclarations emprun
tes la presse franaise : par exemple, cette dclaration du Matin : Ra
kovsky est aussi indsirable Moscou qu Paris, mais je ne veux pas
prendre votre temps.
Je me limiterai ici aux seules citations de la presse franaise que
chacun dentre vous peut vrifier, et encore, je ne cite que la centime,
peut-tre la millime partie de ce qui a t crit, mais je peux en outre
vous faire part des dclarations des ministres eux-mmes ou dhommes
politiques influents qui ont plus de force et dautorit encore. Toutes ces
dclarations se rsument ainsi : Nous ninsisterions pas sur le rappel de
Rakovsky si le gouvernement sovitique lui-mme, par sa conduite, ne
nous faisait comprendre quil nest pas hostile lide de ce rappel...

36

CAHIERS LEON TROTSKY 18

Il nest pas possible de dfendre Rakovsky puisque Tchitchrine luimme ne le soutient pas.
Je veux encore ajouter une dclaration du dput socialiste Moutet. Il
a donn au journal s.r. Dni du 14 septembre une interview au cours de
laquelle il a dclar : En ce qui concerne lincident Rakovsky, ma rponse
vous tonnera probablement. Je suis personnellement convaincu que toute
lhistoire de la signature par Rakovsky de la fameuse dclaration nest
quun pisode de la lutte de Staline contre lOpposition. Il tait avantageux
pour Staline de se dbarrasser de tous les ambassadeurs qui appartenaient
lOpposition. On a trouv un moyen ou un autre de les faire signer, il en
est rsult des complications, vous savez la suite. .
Je veux bien que largument est faux. En tout cas il est en contradiction
avec la pratique habituelle du parti. Il est bien connu que ce sont justement
les opposants que lon envoie comme ambassadeurs ltranger.
Mais je vous ai apport tous ces faits pour vous montrer avec quelle
absolue certitude de victoire nos ennemis agissent. Et cette certitude leur
est venue de la conviction que, puisque Rakovsky appartenait la minorit,
la majorit ne le dfendrait pas. Cette certitude a trouv une apparence de
confirmation dans la passivit du ministre des affaires trangres et du
Politburo lgard de leur reprsentant Paris.
Revenant la question de lexclusion des camarades Trotsky et
Zinoviev, je vous dclare: Camarades, en prenant la responsabilit de
cette exclusion, il vous faut savoir que vous signez aujourdhui une traite
qui vous conduira payer cher aux imprialistes.
La signification historique du dernier conflit franco-sovitique
consiste en ce que les ngociations sur les bases que le Politburo considrait
comme seules compatibles avec nos intrts politiques et conomiques ont
chou. Le gouvernement franais va dsormais mettre en avant dautres
exigences. Une priode vient de sachever, une priode de quatre ans qui
avait commenc avec la reconnaissance de lEtat sovitique par les gouver
nements anglais et italien. Pendant cette priode, nous avons considr que
nous pouvions nous entendre avec les Etats capitalistes (bien entendu
provisoirement, car personne na jamais song la possibilit dun accord
durable avec eux, et bien entendu sur un pied dgalit). Nous entrons
maintenant dans une phase nouvelle o laccord ne sera possible que si
nous capitulons.
On ne peut modifier notre profit la situation ainsi cre que par un
changement radical de toute la ligne du parti. A lheure actuelle, on ne se
montre impitoyable qu lgard de lOpposition, on ne se montre conci
liant qu lgard de prtendus amis. Quant aux imprialistes, on na
vis--vis deux que versatilit et indcision. Que faire? Quest-il indispen
sable de faire ? Rtablir lunit vritable du parti sur une base rvolution
naire et, tous en sem b le, lOpposition comprise, unis dans un mme front
de combat, donner une riposte dcisive linsolence de nos ennemis.

O PPO SITIO N ET TROISIEME FORCE

37

Vous voyez, camarades, comme il est naf, comme il est peu ration
nel, comme il est peu bolchevique, de ramener le problme des dsac
cords existant lintrieur du parti une question dinfraction la
discipline du parti. Je sais bien quil existe des partisans de la formule
Tout le pouvoir ladministration qui affirment et il nest pas
douteux quils sont convaincus de la justesse de leur affirmation que, si
le parti russit se dbarrasser de sa gauche, sil ferme la bouche
Trotsky, Zinoviev et dautres membres du C.C., sil carte du parti les
opposants, sil met en prison une partie dentre eux, il en rsultera un
renforcement du parti. Cest l la plus terrible des illusions. Le moment
o ladministration triomphera du parti, le moment o ce dernier sera
convaincu dtre lapoge de sa puissance, cest le moment que nos
ennemis de classe jugeront le plus favorable pour porter un coup
lUnion sovitique. Un parti communiste qui cesse de discuter librement
bien entendu dans le cadre des statuts du parti les grandes questions
de la politique intrieure et extrieure, un tel parti ne serait plus capable
de conserver son rle de dirigeant de la dictature du proltariat et du
mouvement international.
Je plains les chefs du parti et du parti bolchevique sils continuent
destimer que, dans la conjoncture intrieure et internationale actuelle,
conjoncture trs difficile, il est possible de diriger un grand Etat rvolu
tionnaire en sappuyant non sur les membres conscients du parti, mais sur
les ronds-de-cuir de ladministration. Je plains ces camarades sils cher
chent un soutien dans les masses, car, ntant eux-mmes que lombre des
chefs, ils ne feront que rpter ce qui leur est prescrit par les sections de
propagande, ce qui est crit sur leur rolet... Gouverner un pays de cette
manire; cest impossible.
Vous parlez dunit ! Bien sr, sans unit, nous perdrons le pouvoir.
Dans un pays o le proltariat industriel constitue un pourcentage insi
gnifiant de la population totale, dans un tel pays, agricole, arrir, parler
de deux partis, cest condamner davance la rvolution la ruine.
Qui porte la responsabilit de ltat de choses dans lequel nous nous
trouvons ? Vous en rejetez toute la responsabilit sur la seule Opposition.
Moi, je vous dis que si, dans votre direction, il ny avait pas eu mme
dautre faute que celle qui consiste exclure dabord du Politburo, puis
du C .C ., les plus proches compagnons de Lnine, avoir rejet hors du
parti les meilleurs et les plus dvous des camarades parmi les vieux
bolcheviks, cette faute, elle seule, mriterait quon vous condamnt
comme de mauvais dirigeants.
Vous sera-t-il possible dchapper cette voie catastrophique dans
laquelle vous vous tes engags ? Vous vous tes laisss entraner trop loin
par vos antipathies, vos ides prconues, vos erreurs thoriques et prati
ques. La correction de la direction du parti ne peut tre ralise que par le
parti lui-mme.

Limprialisme mise
sur la majorit1
(5 dcembre 1927)

Camarades,
Le domaine de nos relations avec ltranger est de telle nature quil
exige la plus grande unit du parti. Lennemi extrieur est le plus dange
reux de tous les ennemis de notre parti et de la dictature proltarienne
(Cns). Si nous tenons un sixime de la terre, notre ennemi, lui en tient les
cinq siximes. Il a entre ses mains le pouvoir dEtat; il a entre ses mains le
Capital; il possde une technique formidablement dveloppe. Il possde
une grande exprience politique dans lexploitation du proltariat des pays
coloniaux et semi-coloniaux.
Au plnum daot, la minorit du parti (Cris) a remis une dclaration
dont je dois aujourdhui rpter au moins les parties les plus importantes.
Face lennemi extrieur qui veut porter un coup toute lUnion
sovitique, au pouvoir proltarien, au gouvernement ouvrier et paysan
(Cn's), nous soutiendrons rsolument et inconditionnellement les organis
mes du parti et de lInternationale communiste {Bruit, rires, cris). Et cela
indpendamment du sort collectif ou individuel de la minorit (Cris).
Camarades, cest parce que le danger extrieur est immense que nous,
comme tout communiste, comme tout membre du parti, avons le devoir
de souligner les fautes et les dfauts de notre direction.
Permettez-moi, camarades, avant tout, de dissiper une lgende qui
sest forme autour de mon intervention la confrence du parti de la
province de Moscou {Cris et rires). On ma attribu lide insense, tout
fait idiote, davoir propos de rpondre par la guerre aux provocations de
1.
Lintervention de Rakovsky, seul orateur de lOpposition unifie qui peut sexpri
mer partiellement, eut lieu le 5 dcembre 1927 au cours dune sance prside par Rykov.
Elle a t reproduite dans le compte-rendu officiel du congrs, t.I. Nous publions ici la
traduction franaise donne dans Correspondance internationale n 126 du 23 dcembre
1927, moins le texte des interruptions rapportes, sans intrt.

L IMPERIALISME MISE SUR LA MAJORITE

39

Shangha, Paris et Londres (bruits). Je me permets, camarades, de lire


dans le stnogramme la phrase non corrige qui, sans aucun fondement, a
servi de point de dpart la cration de cette lgende:
Camarades, lorsque ladversaire sentira notre faiblesse, il ne temporisera
pas, ne sabstiendra pas de faire la guerre, mais la prcipitera. Mais lorsque nous
disons la vrit, personne ne nous coute. Avec dautres rapports de force, dans
dautres conditions, avec la moiti de ce que nous avons fait, ce serait largement
suffisant pour provoquer la guerre !
Lorsquon nous a chasss de Pkin, lorsquon nous a provoqus Londres,
ne croyez-vous pas que, dans dautres conditions, il nous aurait fallu rpondre
avec une digne rsistance rvolutionnaire? Et ici, on ma parfois pos la question:
Mme par la guerre ? Oui, camarades, mme par la guerre (Rires, bruits, cris).
Car nous sommes un Etat rvolutionnaire proltarien, pas une secte de tolstoens !

Camarades ! Hier, vous avez pu lire dans les Izvestia une dclaration
dun communiste, dput au Parlement franais, le camarade Cachin, qui
dit que la paix na t prserve que grce la patience de lUnion
sovitique. Nous devons dire au monde bourgeois: Vos provocations
sont telles que, dans dautres circonstances, elles provoqueraient la guerre
si nous navions pas une telle patience. Lorsque le camarade Rykov dit
Kharkov que les complications dans nos relations extrieures se sont
aggraves au point quil y a eu un moment o nous avons craint des
conflits arms, il a dit au fond la mme chose.
Je reviens ici au sujet principal. Lorsque jai entendu le discours du
camarade Staline et ceux de nos autres camarades du C.C., je suis arriv
la conviction que le C.C. rpte, au 15e congrs, la mme faute que nous
avons commise au 14e congrs dans lestimation de la situation internatio
nale. Quavons-nous adopt au 14e congrs? Il est dit dans la rsolution:
Dans le domaine des relations internationales, il existe un renforcement et
une nouvelle extension du moment de rpit qui sest transform en une priode
tout entire de ce quon appelle la collaboration pacifique de lUnion sovitique
avec les pays capitalistes.

A peine quelques mois staient-ils couls aprs une telle valuation


de la situation que commenait le dveloppement rapide et tumultueux de
la rvolution chinoise se terminant en dfaite. Cette dfaite a entran la
rupture avec lAngleterre. De plus, nous emes le conflit avec la France et
maintenant nous lisons tous les jours des informations sur le caractre
invitable ou au moins vraisemblable de complications militaires srieuses
dans notre voisinage immdiat, ce qui peut modifier les rapports de force
rels dans une situation dfavorable pour nous (interruptions).
Je ne reviendrai pas, car le temps me manque, sur les discours des
camarades Rykov, Tomsky et Boukharine Kharkov, Leningrad et Mos
cou. Je marrterai seulement sur le discours du camarade Staline que je

40

CAHIERS LEON TROTSKY 18

nai malheureusement pas entendu en entier cause de la mauvaise acous


tique (ihilarit). Je lai cout et je peux en faire des citations dans la
mesure o je lai entendu.
Avant tout, je trouve que toute la faon dont le camarade Staline
pose la question est compltement fausse. Dune part il numre les
succs de ces deux dernires annes et termine par la liquidation de
lincident avec la Suisse; dautre part, il parle comme si lun compensait
lautre de la rupture entre la Grande-Bretagne et lUnion sovitique et du
dernier conflit avec la France.
Camarades ! Je dclare quon ne peut comparer ces deux ordres de
grandeur et que, si nous avions des succs dans un secteur de notre
politique internationale plus importants que ceux que nous avons en
ralit, mais si, par ailleurs, nous avions la rupture avec lAngleterre et le
conflit avec la France, conflit que la majorit apprcie diffremment le
B olchevik le prsente comme un premier pas, un pas rel vers la rupture
je dis que les seconds aspects lemportent de beaucoup sur les pre
miers. Et je dis en outre: mme si nous avions maintenu les relations
diplomatiques avec lAngleterre, mme si nous navions pas eu de conflit
avec la France, la dfaite de la rvolution chinoise a cr une situation
tellement dfavorable pour nous quon peut dire quelle a dpass tous les
succs de notre politique extrieure.{Bruits)
Le camarade Staline a juste titre trait de la question des rapports
de la classe ouvrire, du proltariat mondial, avec lUnion sovitique.
Oui, la classe ouvrire est notre axe, aussi bien dans la politique du parti,
de lI.C., que dans la politique de notre Etat. Nous comprenons tous que
lutilisation des antagonismes entre diffrents groupements bourgeois et
petits-bourgeois dans divers pays capitalistes, qui sont un des moyens de
la manuvre diplomatique, ont un caractre relatif par rapport au facteur
principal, lorientation vers la classe ouvrire. Mais je dois dire que je ne
partage pas les pronostics optimistes et lvaluation que le camarade
Staline fait de la situation {Interruptions). Sous ce rapport, nous avons
entendu la phrase suivante: Nous constatons une augmentation durable
de la sympathie de la classe ouvrire pour lUnion sovitique. Sous cette
forme gnrale, elle ne nous donne pas une ide exacte des regroupements
qui se produisent ltranger et peut provoquer de la confusion.
J ai dit que si les sympathies pour nous stendent, leur effet en
revanche se fait moins sentir {Interruption) et cest le fait le plus inqui
tant de notre politique internationale.
Prenons lAngleterre. Nous avons eu en 1923 un conflit au sujet de la
note Curzon.2 Nous avons eu en 1924 de srieuses discussions avec elle
2.
Il sagissait de la fixation de la frontire entre la Pologne et lU.R.S.S. Lord Curzon
(1874-1925) tait ministre britannique des affaires trangres.

L IMPERIALISME MISE SUR LA MAJORITE

41

et nous avons eu un conflit avec elle en 1927. (.Interruption). Or tous les


observateurs nont pas manqu de constater la passivit, lindiffrence des
masses vis--vis de notre dernier conflit avec lAngleterre, qui sest ter
min par la rupture des relations diplomatiques. Cest ce fait qui est le
plus effrayant et qui tmoigne des progrs social-dmocrates. En mme
temps que laugmentation des voix du parti communiste, il nous faut bien
constater une rgression de la classe ouvrire (.Interruption) et, le plus
inquitant, la diminution (Interruption), de sa capacit daction et de son
activit. Devant un phnomne aussi effrayant, je ne puis me contenter
dune dclaration gnrale constatant que les sympathies grandissent
notre gard. Que se passe-t-il aujourdhui?
A loccasion du 10e anniversaire de la rvolution dOctobre, la presse
bourgeoise dirige contre la dictature proltarienne un feu idologique
furieux (Interruption). Un journal qui a soi-disant des tendances amicales
notre gard, la K lnische Zeitung, crit dans son dition hebdomadaire
destine aux Allemands de ltranger (on peut lacheter au kiosque en face
du Kremlin), loccasion du 10e anniversaire de la rvolution dOctobre
(je fais lavance la rserve quil est vident que je ne souscris pas tout
ceci, mais que ce sont des faits inquitants) que, de faon gnrale, on ne
traite plus la Russie des soviets comme un ennem i idologique, mais, au
contraire, comme nimporte quel autre pays. (Bruits) LUnion sovitique
a cess dtre un danger idologique pour les autres pays (Bruits, interrup
tions). Un journal bourgeois, oui, mais je vous signale ce fait inquitant
(Bruits, interruptions). C est l un symptme nouveau dans la situation
internationale. Jamais le parti communiste ni lUnion sovitique ne se
sont trouvs sous un tel feu idologique quaujourdhui.
Comment le monde capitaliste juge-t-il notre conflit lintrieur du
parti? J ai l-dessus des documents intressants (Bruits). Je possde un
exemplaire dune publication de lInstitut de Londres pour les recherches
commerciales. Ce numro est consacr lUnion sovitique, il na pas de
nom dauteur, mais, comme il ressort du document, il a t crit par un
espion anglais qui a t mme de faire, pendant deux ans et titre non
officiel, des observations sur ce qui se passe en Union sovitique. Il me
faut rappeler que cet expos a t dj publi en dcembre de lanne
passe (Bruits). Que dit cet expos?
Il ressort de ltude des vnements en Russie que le sort du pays est
actuellement dtermin par deux forces diamtralement opposes. Dune part, le
communisme doctrinal sefforce toujours de conserver les idaux et le principe de
la rvolution bolchevique de 1917 (Bruits, hilarit), mais par ailleurs les faits
tenaces de la vie obligent tout le monde, la seule exception des communistes
fanatiques, accepter les uns aprs les autres les principes sur lesquels est btie la
civilisation occidentale.

Camarades! Je nai pas le temps de marrter longuement sur ce


qucrivent les journaux bourgeois. Je mentionne lA rbeiter-Zeitung, sou

42

CAHIERS LEON TROTSKY 18

vent cit par le camarade Boukliarine, et que publie Otto Bauer {Interrup
tion). Il suffit d'en lire le dbut {Bruits, cris d indignation). Dans les
numros des 16 et 20 novembre:
La critique de lopposition a difficilement permis jusqua prsent Staline
de marcher, sans aucun doute, de faon consquente et sans retomber dans des
illusions utopiques, dans une voie plus raliste dans le domaine de la politique
conomique et de la politique extrieure .

Mme chose le 20 novembre. En mme temps, la presse amricaine


{Interruptions). J ai ici le N ew York Times, il crit:
Conserver lopposition, cest conserver des matires inflammables qui mi
nent le monde capitaliste {Bruits, hilarit, protestations et cris d indignation).

Cest une concordance inquitante. Ici, on dit un coup contre


lopposition et ltranger, on dit galement un coup contre lopposi
tion (Bruits, protestations).
Un second facteur, camarades. La majorit ou, dans tous les cas,
beaucoup de journaux ractionnaires, disent que ce quon fait de lopposi
tion, cest bien, mais cest peu {Interruption). Jai sur moi le Temps du 8
novembre o, en liaison avec les rponses du camarade Staline aux ques
tions de la dlgation ouvrire internationale, il est dit:
Malgr une certaine apparence extrieure trompeuse, le rgime sovitique
ne peut se dvelopper sincrement et la Russie ne peut attendre son salut que de la
destruction complte de la dictature proltarienne, jusquau bout. {Bruits).

Camarades ! Je vous ai prsent de faon objective une infime partie


de ce qui est crit quotidiennement. J ai cit aussi bien ceux qui disent
C est bien et cest peu que ceux qui disent Il nous faut dautres
preuves {Bruits, interruptions). En quoi consiste le caractre inquitant
de ce phnomne ? Cest le plus rcent dans la situation internationale, ce
sont des tentatives insolentes de limprialisme mondial pour se mler de
nos querelles intrieures afin de miser sur la majorit.
Ce qui caractrise la situation actuelle, cest laggravation de notre
situation internationale. En mme temps, il y a toute la tentative de
limprialisme mondial, appuy sur la dviation de droite du parti, toute
la tentative de la bourgeoisie mondiale pour nous isoler idologiquement
du proltariat mondial. Camarades ! Nous nous souvenons tous du
conseil de Lnine {Interruption) sur la ncessit de manuvrer en politi
que internationale. Les Etats capitalistes nous reprochent souvent de
spculer sur leurs contradictions {Bruits). Mais ils utilisent eux-mmes
cette mthode entre eux. Il nous faut le faire plus encore. En tant quEtat
proltarien, nous vivons dans des difficults extraordinaires, incroyables,
mais, dans la manuvre, il nous faut partir de deux conditions pralables
essentielles : avant tout, reconnatre les limites de cette manuvre {Inter
ruption, bruits).

L IMPERIALISME MISE SUR LA MAJORITE

43

Le camarade Tomsky a regrett Leningrad que lopposition ait


empch le bureau politique de prendre des dcisions larges et rflchies :
il a dit que, pour pouvoir manuvrer librement, il fallait se dbarrasser
de lOpposition (Interruption, bruits).
Je vous le demande : si la gauche du parti est carte (Interruption, et
cris: Sortez du p a rti! Quittez la trib u n e!)...
Le prsiden t d e sance^ : Quels sont ceux qui veu len t que Von p ro
lo n g e le tem ps de p a role du cam arade Rakovsky ?
Personne.

3.
Rykov semble avoir en ralit cd aux hurlements des staliniens qui exigeaient que
la parole soit retire Rakovsky avant la fin de son temps de parole.

Lettres dAstrakhan Trotsky1

Astrakhan le 17 fvrier 1928


Cher Ami,
Ds rception de ton tlgramme, auquel jai rpondu, jai voulu
vous crire. Puis jai t absorb par un travail srieux qui, maintenant
encore, me prend tout mon temps et jai diffr. Ta carte postale reue
hier (comme tu vois, elle a circul un demi-mois puisquelle a t poste le
29 janvier) ma oblig interrompre ce travail et hter ma lettre. A
lavenir jessaierai dtre plus rgulier et, au moins par carte postale, de te
faire connatre ma vie ( propos, si on envoie les lettres en exprs, elles
doivent arriver plus vite).
Il y aura bientt un mois que je suis arriv ici, mais je suis encore
jusq prsent lhtel. J ai russi non sans difficult trouver une
chambre au centre de la ville (la priphrie et, de faon gnrale, toute la
ville, ne sont pas claires), avec pension (dner compris), o jemmnage
aprs-demain (Bradskaia ulitza n 14).
Il a fait trs froid tout le temps. Le froid est descendu jusqu -25.
Depuis une semaine, il fait dj plus tide. Le dgel a mme commenc.
Maintenant, il recommence faire froid modrment. Les indignes affir
ment quil ny aura plus de vritable hiver et que la Volga va tre libre
dans trois ou quatre semaines.
Maintenant, de faon gnrale, le climat est bon, mais avec la venue
de lt on dit quici il ny a presque pas de printemps cest la

1.
Les lettres de Rakovsky Trotsky, dAstrakhan Alma-Ata que nous avons rete
nues et dont nous publions ci-dessous avec la permission de la Houghton Library les
traductions par Katia Vemet se trouvent dans la srie b MSRus 13 avec les numros T 1128,
1166, 1193, 1237, 1451, 1479, 1546, 1604, 1676, 1854 et 1753.

LETTRES DASTRAK H AN A TROTSKY

45

chaleur qui menace. Pendant les deux dernires annes, la ville sest
amliore et il ny a plus les classiques flaques qui empoisonnaient lair de
miasmes (Astrakhan, comme tu sais, est 25 mtres au-dessous du niveau
de locan).
Il y a ici une bibliothque, mais elle nest pas encore bien organise.
De plus il y a 100000 volumes non classs dans des hangars. Dans la
partie utilisable, il y a une section spciale de Rpine, o se trouvent
environ 6000 volumes (bibliothque prive qui fait partie de la biblioth
que publique) o sont bien reprsents la littrature classique trangre et
russe, lhistoire, lart (histoire de lantiquit et du moyen ge), mais
lhistoire contemporaine, la sociologie et en gnral les sciences sociales
font presque compltement dfaut. Dans la salle de lecture, on ne reoit
que quelques journaux y compris Ekonomitcheskaia Jizn, mais aucune
revue (de sorte que, pour la presse conomique priodique, on nest pas
favoriss). Depuis le 1er fvrier, je suis au Gosplan,2 en tant que spcia
liste conomiste , avec le traitement maximum du 3e degr de membre du
parti (180 roubles). J assiste aux runions du Gosplan et je fais dans ma
chambre le travail qui doit tre ralis. Ds le premier jour, je me suis
heurt la question aigu de la dlimitation des rgions conomiques. La
rgion dAstrakhan veut prserver son indpendance conomique en op
position au plan dEtat et au conseil conomique de Saratov, qui propo
sent de mettre Astrakhan dans une rgion dont Saratov serait le centre.
On ma propos danalyser cette question et de donner mon avis. Aussi,
ds le premier jour, ai-je commenc tudier intensment la littrature
existante, ancienne et nouvelle, les matriaux statistiques et scientifiques.
J aurai fini ce travail dans quelques jours, mais il ma appris aussi quelque
chose de lhistoire et de lconomie non seulement des rgions de la
Volga, mais aussi des rgions avoisinantes et particulirement de votre
rpublique (Kazakhstan).
En mme temps, je travaille assidment sur Saint-Simon en tudiant
la littrature (ainsi que ses uvres compltes et celles dEnfantin)3 que jai
emporte avec moi de Moscou.
Je ne vais nulle part (except au cinma, o je vais deux ou trois fois
par semaine, ce qui me prend chaque fois une heure et demi, et une fois je
suis all au thtre), je ne lie aucune connaissance et, tant que je serai en
bonne sant, je travaillerai (il faut dire que je me suis un peu repos de la
fatigue de lt et de lhiver dernier).
Les lettres de Moscou arrivent ici le cinquime, quelquefois le

2. Administration du Plan dEtat.


3. On sait lintr que Rakovsky portait lcole saint-simonienne dont Louis de
Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825) avait t le fondateur et la tte de laquelle lui
avait succd Prosper Enfantin (1796-1864).

46

CAHIERS LEON TROTSKY 18

sixime jour, les journaux le troisime. Il y a ici un kiosque o on reoit


mme quelques journaux allemands, mais pas tous les numros. Je tche
de me promener une heure une heure et demi par jour, mais je ny
arrive pas tous les jours. J attends que commence la chasse quon vante
tellement ici (il y a beaucoup de canards dans les roseaux), pour tre
occup plus srieusement par ce sport. J ai pris des mesures pour rece
voir des fusils. Le cercle des collaborateurs du Gosplan avec lesquels je
dois travailler pour le moment est trs limit, mais en gnral, on va
au-devant de vous et on vous facilite linstallation.
En liaison avec mon travail sur Saint-Simon daprs un systme
pour reconstituer le milieu historique avec les vnements politiques,
ses courants idologiques, et les conditions conomiques il me faut
relire Marx et Engels (YAnti-Dhring, Le Capital, La Lutte des classes
en France) ainsi que les historiens bourgeois. J ai achev Engels et je suis
pass Marx. Des historiens bourgeois, jai sous la main l'Histoire p oli
tique d e la R volution franaise, dAulard, qui tait l par hasard, parce
quil a donn lui-mme la nouvelle dition Aleksandra Georgievna et
moi.4 Je lai termin hier, et jy ai trouv bien des matriaux intres
sants, quoique toute la lutte au cours de la Rvolution et du Consulat y
soit explique de faon archi-nave.
Je veux dire que ce travail me plat et quil sera utile pour rafrachir
mes connaissances et les complter. Jai pris avec moi les uvres de
Dickens (en anglais) et dautres ouvrages littraires, ainsi que de la litt
rature russe, que je connais trs peu en gnral. Des auteurs russes, je
nai lu jusqu prsent que C avalerie rouge de Babel.5 J ai laiss Dickens
pour bientt et, dans la bibliothque locale, jai pris Cervants (la tra
duction complte de Don Q uichotte avec une intressante prface de
Mrime) et Ovide (ce dernier pour me rappeler la Dobroudjatchina et
dautres steppes). Dans des circonstances analogues celles
daujourdhui, je relis toujours le Don Q uichotte et il me procure un
norme plaisir.
Comme tu vois, jessaie dutiliser mon temps en combinant lutile et
lagrable, afin de tirer quelque chose des loisirs dAstrakhan. Mon dsir
de travail est norme: jaurais dit que je travaille avec ardeur. Et pour
le moment, il me procure une grande satisfaction. Mais je dois rpter
ici la plainte de Saint-Simon, qui disait que son cerveau avait perdu sa
mallabilit. Il crivit cela un peu plus de quarante ans. Que dois-je
dire alors de la mallabilit du mien? Lge agit avant tout sur la m
moire et sur limagination. Mais Saint-Simon se consolait encore parce

4. Rakovsky avait connu Aulard Paris lors de son ambassade.


5. Isaak E. Babel (1891-1941), crivain juif, avait servi sous Boudienny. Son livre sur
la guerre civile avait t publi en 1926. Il mourut en prison.

LETTRES DASTRA K H AN A TROTSKY

47

que son matre dAlembert6 lui avait tiss un tamis mtaphysique reliant les
faits de quelque importance. J espre que notre tamis marxiste massu
rera la possibilit de me dbrouiller dans les faits quotidiens.
Nous tions trs inquiets dtre sans nouvelles de vous aprs votre
dpart. Bien que je sois parti trois jours aprs, nous avons espr recevoir
des nouvelles dans ce dlai. Linquitude sest dissipe quand jai reu votre
tlgramme, auquel jai tout de suite rpondu.
Comment le travail sarrange-t-il chez toi? Par rapport moi, tu as
dnormes incommodits. La premire, et la plus importante, cest ce
considrable loignement. Je pense cependant quon pourrait faire venir de
Moscou les livres qui te manquent. A mon avis, en plus du travail courant,
il serait extrmement important que tu choisisses un thme quelconque
dans le genre de mon Saint-Simon qui tobligerait revoir beaucoup de
choses et relire sous un certain angle.
Ecris-moi sur la ville et ses environs. Des descriptions de voyageurs (et
jen ai relu beaucoup jusque dans certains passages de la G ographie
dElise Reclus,7 qui se trouve la bibliothque locale), il rsulte que lAsie
centrale est un pays de merveilleuses ressources naturelles et humaines.
Qua cot un seul dplacement du lit de lAmou-Daria lancienne Oxus
(dailleurs elle est plus prs de toi que de moi) de la Mer Caspienne la
mer dAral? Et il parat que ce nest pas vieux! La dernire fois, ctait au
XVe sicle! Je ne le savais pas. J ai tant lu sur les steppes sablonneuses du
nord et de lest de la Mer Caspienne quelles commencent mattirer,
malgr leurs basaltes brlants, leurs serpents, leurs scorpions et leurs
tarentules, sans parler de la malaria, de la peste, du cholra, de la lpre. Un
crivain (Grimm) a suppos que Dante, pour dcrire les serpents de son
Enfer, avait en tte les environs de Krasnovodsk, et Aristote considrait
Karabogaz comme lentre de lEnfer.
Ecris-moi maintenant des nouvelles de ta sant. Ta fivre est-elle
passe? Natalia Ivanovna est-elle gurie et de quoi Liova soccupe-t-il?
Al[exandra] Georg[ievna], avec qui jentretiens une correspondance suivie,
menvoie toujours des nouvelles du petit Liovik8 qui est lobjet de latten
tion et de la distraction de toute notre famille. Je vous embrasse fort toi,
Natalia Ivanovna et Liova.
Ton Khristian
6. Jean d Alembert (1717-1783) fut avec Diderot diteur de L Encyclopdie.
7. Elise Reclus (1830-1905) tait non seulement connu comme gographe, mais en tant
que militant anarchiste.
8. Liovik, diminutif de Lev (Lon) dsigne un petit-neveu de Rakovsky.

48

CAHIERS LEON TROTSKY 18

Astrakhan, le 29 fvrier 1928


Cher Ami,
Tu es bien fond dattirer mon attention sur laggravation des rela
tions entre lAngleterre et lAmrique (E.U.) dont lantagonisme est ap
pel jouer un rle important dans la rvolution venir. A titre dexem
ple: dans un article paru il y a environ deux ans, dans L'Internationale
com m u n iste, intitul Les perspectives de la lutte des classes pour lanne
prochaine (avec trois petites toiles en guise de signature, comme dail
leurs dans mes autres articles de cette revue), ainsi que larticle intitul
La Chute du March mondial dans Le M onde contem porain, je prsen
tais cinq faits concernant le dveloppement de la lutte anglo-amricaine
pour la possession des marchs (lAustralie avait alors command ses
locomotives aux Etats-Unis, y ayant obtenu un crdit) et pour la posses
sion des matires premires [........... ]9 etc.
Depuis, lantagonisme entre ces deux pays sest encore fortement
aggrav, ce qui sest rvl de faon particulirement vidente la conf
rence sur le dsarmement naval de Genve.
Voici quelques faits que jai nots dans des priodiques internatio
naux : lviction des Anglais par les Etats-Unis dans le golfe du Mexique
et la Mer des Carabes se dveloppe lentement, mais progressivement,
sans parler de Cuba; la suprmatie conomique et politique des EtatsUnis est tablie Tahiti et Saint-Domingue et slargit tout en progressant
jusquaux confins de lAmrique latine et de lAmrique centrale, o elle
sest dj empare de Panama et du Nicaragua. Les Anglais et les Franais
vont tre obligs de retirer leur saint-frusquin de larchipel des Antilles.
Ce sont l des faits connus. En ce qui concerne lviction des Anglais de
lAmrique du Sud, les chiffres ce sujet, en ce qui concerne lArgentine
qui runit entre ses mains la moiti de lensemble des exportations et
probablement des importations de toute lAmrique du Sud, sont lo
quents. Le monde du capital amricain vincera, en premier lieu, progres
sivement, mais trs vite, les Anglais. Les investissement amricains se
montent dj un demi-milliard de dollars. Dans lensemble, les exporta
tions de capitaux amricains au cours de ces quatre annes (1924 1928
inclus) arrivent plus de 2,5 milliards de dollars, cest--dire 20 milliards
de marks, alors que, pour la mme priode, elle se monte seulement
120-130 millions de livres, cest--dire 4-5 milliards de marks.
Lapparition du capital amricain au Canada (dont le commerce se
fait 80% avec les Etats-Unis), en Australie, en Amrique du Sud, en
Chine, au Japon, est un fait davant-guerre ; sa pntration est de plus en
plus importante en Allemagne (o sest dirig un tiers du capital amricain
9. Plusieurs mots non dchiffrs.

LETTRES D ASTRAK H AN A TROTSKY

49

export au cours de ces quatre ans), en Italie, en Autriche, en Pologne, en


Yougoslavie (o un emprunt de 50 millions de dollars a t rcemment
contract auprs dun consortium anglo-amricain), en France, sont des
faits daprs-guerre. Mais ce qui me parat le plus caractristique de la
politique offensive du capital amricain, cest son apparition simultane
sur les rives orientales et occidentales de lAfrique (en Abyssinie, o les
Amricains ont obtenu des concessions et aussi dans la rpublique du
Libria. Cette dernire a accord aux Etats-Unis une concession de 4000
km carrs pour des plantations de caoutchouc et, dans les numros de
LH um anit que je tai envoys, tu trouverais demain que Ford a obtenu
une concession de 16000 kilomtres carrs dans lembouchure de lAma
zone, au Brsil, pour la culture des plantations de caoutchouc. Cela doit
librer les Etats-Unis de la dictature anglaise sur le caoutchouc qui nest
videmment pas une dictature caoutchouc).
Le directeur de lun des cinq gants (Big five, Barclay Bank) avait
raison rcemment de dire, dans son compte-rendu pour lanne 1927, que
lAngleterre devait lutter contre deux dangereux concurrents, les EtatsUnis et lAllemagne. La Bourse de Londres sest dj soumise dellemme la dictature de New York. La rcente monte du taux descompte
de la Fdral Reserve Bank 4% a dj provoqu une grosse panique
Londres, car une masse de lettres de change anglaises sont rescomptes
New York, mais pas vice-versa .
Do limplacable logique de la concurrence anglo-amricaine pour la
matrise de la mer. Les Etats-Unis, quoiquils aient gagn un nombre
incalculable de dollars pendant la guerre mondiale, ne peuvent pardonner
aux Anglais davoir gn leur commerce avec les Centraux et de ne pas
leur avoir ainsi donn la possibilit dpuiser simultanment suffisamment
les deux camps belligrants et de faire jouer lAmrique un rle plus
dcisif dans la fin de la guerre.
La haine des Anglais contre les Amricains se dveloppe. Aupara
vant, ce ntait que du mpris (lAmricain nest pas un gentleman),
prsent, cest de la haine. Rcemment, (le 12 janvier), le correspondant
du B erliner Z eitung de Londres crivait que lantagonisme avec lAmri
que occupe la premire place de la politique anglaise et quactuellement,
lambassadeur des Etats-Unis, Floughton,10 qui, auparavant, tait p ersona gratissim a, prim us inter pares, nest aujourdhui plus que lun des
sept ambassadeurs de Londres. Il est intressant de noter que les SaintSimoniens, dj, avaient crit au sujet de linvitable rivalit angloamricaine pour la matrise de la mer. Lun deux crivait dj en 1833
{uvres de Saint-Simon et Enfantin, Notices historiques, t. XXII, p. 92) :
Quelle que soit la force maritime actuelle de lAngleterre, je ne com
10. Alanson B. Houghton (1863-1941) fut en poste Londres de 1925 1929.

50

CAHIERS LEON TROTSKY 18

prendrais pas comment elle ne serait pas dpasse un jour par les flottes
de cette le gigantesque qui, suspendue au ple, partage lOcan lui-mme
en deux ocans, et je suis bien plus proccup de tracer une grande ligne
passant par Panama et Suez que je ne suis en mditation sur les intrts
particuliers de la compagnie des Indes, La marine amricaine deviendra,
par rapport celle de lAngleterre, ce que fut la marine de lAngleterre
par rapport celle de la Hollande; il y aura, quant aux proportions, toute
la distance qui spare aujourdhui une marine militaire dune marine
marchande.
Il est intressant de constater que les Anglais eux-mmes utilisent ce
langage lorsquils sefforcent dentrevoir lavenir de leur pays: Ce qui
attend lAngleterre est ce qui arriva la Hollande, disait lun de mes
amis Londres en 1925, sir William Tyrrell,11 alors secrtaire dEtat
auprs du ministre des affaires trangres, aujourdhui ambassadeur
Paris et indiscutablement lhomme le plus intelligent parmi les diplomates
anglais que je connais.
Mais peut-on en dduire quune guerre anglo-amricaine soit invita
ble et puisse se produire dans les annes qui viennent?
Je considre comme plus problable la seconde hypothse : que lAn
gleterre sera oblige de se mettre genoux devant lAmrique, cest--dire
de lui cder la premire place, tout en sefforant de compenser la perte de
la matrise des mers par quelques concessions ou garanties des Etats-Unis
et tout en orientant ses vises imprialistes dans une autre direction (ce
qui, videmment, ncarte pas la porte rvolutionnaire de lantagonisme
anglo-amricain, puisquil aura dj oblig lAngleterre tourner ailleurs
ses frontires et ses canons et se chercher des compensations).
Je ne puis mempcher de citer encore ces quelques lignes sur la
Russie :
De mme, quand je jette les yeux sur cet espace inconnu qui obit comme
un ocan presque toutes les contres de lEurope, je vois la Russie, avec ses
Tartares, ses Cosaques, ses Bachkirs, aids par sa constitution mme, transfor
mant dun seul signe ses nombreux bataillons en bras producteurs, sillonnant sa
terre de chemins de fer, qui partiraient de la statue de Pierre le Grand pour
sallonger vers la Chine, la Perse, la Turquie et lAllemagne.

Les Anglais, en raison de leur gographie, de la dispersion de leur


empire colonial et de leur infriorit conomique et financire par rapport
aux Etats-Unis, seront obligs davoir une attitude dfensive lgard de
lAmrique. La dfense nexclut videmment pas les attaques, ni les
interventions contre les Etats-Unis. Fidles leur pass, les Anglais
sefforceront dorganiser toutes sortes de coalitions contre les Etats-Unis

11. William George Tyrrell (1866-1947) et Rako staient connus Londres.

LETTRES D ASTRAKHAN A TROTSKY

51

(cest dans ce but, entre autres, quils cherchent les attirer dans la
Socit des Nations: Chamberlain12 a dit lambassadeur dEspagne,
Quinones de Len que les Etats-Unis ne veulent pas entrer dans la
S.D.N. parce quils sont forts et la Russie, parce quelle est faible).
Ils chercheront aussi les attaquer de flanc de toutes les manires et ainsi
de suite. La guerre avec les Etats-Unis, mme si elle tait victorieuse, ce
quon ne peut prvoir, dvelopperait davantage encore les forces centrifu
ges, comme lors de la dernire guerre imprialiste qui sest termine par
une victoire tactique militaire, mais par la dfaite de la stratgie conomi
que et politique de lAngleterre. Quoique les Anglais aient renforc leurs
positions en Irlande positions quils sont tout de mme arrivs faire
accepter ainsi quen Egypte (o se prpare, avec laide des nationalistes
eux-mmes, un accord cabalistique qui place entre les mains des Anglais
les affaires militaires, financires et politiques). Car, la suite de la
rgularisation des formalits sur la prise du Soudan, les Anglais sont
devenus les matres des eaux du Nil, de ses sources et, ainsi, de la vie
conomique de lEgypte. De mme, en Chine, (o ils nous ont battus), et
quoiquon ne puisse non plus considrer leur situation aux Indes comme
critique (car les Swarajistes 13 sont comme les tchiangkaichekistes et
mme pires). Nanmoins, une guerre peut dchaner tous les lments
nationalistes rvolutionnaires (et non seulement ceux des couches sup
rieures, mais aussi ceux de la petite bourgeoisie et de la classe ouvrire). Si
toutefois la guerre clatait, lAngleterre devrait trouver un moyen pour
acheter la neutralit du Japon contre lequel elle a construit sa base
defensive de Singapour sans parler de ce dont elle aura besoin contre
les allis des Etats-Unis, et je ne vois pas o elle pourra se le procurer.
LAustralie est ncessaire au Japon pour sa colonisation, mais nullement
lAmrique, ni mme les Philippines, qui jouent plutt un rle stratgi
que.
Les perspectives prochaines dune guerre (je ne parle pas pour lins
tant de nous-mmes) se situent de nouveau, mon avis, vers les territoires
de nos vieilles connaissances, les Balkans, et lAsie mineure. Quarante
millions ditaliens touffent sur leur troit territoire, manquant de mati
res premires de base ; lindustrie de ce pays est de plus en plus oblige de
diriger ses regards vers le march extrieur, et force ainsi de penser aux
colonies, mais elles sont toutes dj distribues, de sorte quil faut les
remplacer par le succdan des Balkans et de lAsie mineure. Dautre part,
le dveloppement capitaliste de la Yougoslavie est coinc par lanneau de

12. Il sagit dAusten Chamberlain (1863-1937) secrtaire du Foreign Office depuis


1924.
13. Les swarajistes taient les partisans de lindpendance de lInde au sein du parti
du Congrs, laile nationaliste avance.

52

CAHIERS LEON TROTSKY 18

fer italien des deux bords de lAdriatique, qui se trouve en fait rellement
dans les mains de lItalie (Zara, situe sur la rive dalmate dans les terres
yougoslaves et albanaises, est en fait entre les mains des Italiens). Evidem
ment, ici non plus, la situation nest pas facile pour ceux qui veulent faire
la guerre. Une guerre contre la Serbie signifierait un conflit avec la
France.14
C est partir de cela quapparat un danger pour nous, car les
contradictions capitalistes peuvent mener une ligne de diversion, les
tournant contre lUnion sovitique, et cette nouvelle possibilit dinter
vention peut unir les frres ennemis: donnant lun la Gorgie (vieux
projet italien dont la ralisation fut entreprise par Orlando15 avec laide
des Anglais), le Nord du Caucase aux Anglais eux-mmes, Bakou aux
Franais, lUkraine [........... ] 16 aux Japonais (la rgion ctire sur laquelle
ils se font les dents, car elle leur donnerait non seulement un territoire
pour la colonisation, mais renforcerait leur domination en Mandchourie).
C est justement sur tout cela que portent les efforts assidus des Anglais :
Locarno17 de lOuest supposant un Locarno de lEst (la rconciliation de
la Pologne avec lAllemagne sur le dos de la Lithuanie et le ntre), les
catholiques y travaillent activement (le Pape et le Zentrum allemand18
sont dans la conspiration) etc., etc.
Je crains quune certaine accalmie ne contribue laffaiblissement de
lattention de nos partis, sans mme mentionner quavec la totale conver
sion de la social-dmocratie (et son passage) dans le camp de la bourgeoi
sie (ce quon peut dj considrer comme un fait accompli: au cours de
ces quatre dernires annes, ce processus dans la social-dmocratie avance
avec une incroyable rapidit, en Angleterre, en France et en Allemagne),
cest sur nos partis que repose lentire responsabilit du rle de la
direction du proltariat dans sa lutte contre la guerre. A quel point
arriveront-ils sacquitter de cette tche?
A loccasion du conflit qui a surgi lan pass entre la France et
lItalie,19 lorsque les journaux socialistes comme le Midi socialiste
menaaient Mussolini des mitrailleuses rpublicaines de Poincar, jai pu
14. Il s'agit bien sr de la Yougoslavie qui avait sign le 11 novembre 1927 un trait
avec la France.
15. Vittorio Emmanuele Orlando (1860-1952) fut premier ministre italien de 1917
1919, puis dlgu la confrence de la Paix.
16. Plusieurs mots non dchiffrs.
17. C tait Locarno, en Suisse, quavaient t conclus le 16 octobre 1925 des accords
de non-agression impliquant France, Allemagne, Grande-Bretagne, Belgique, Italie, Tch
coslovaquie et Pologne.
18. Le parti du Centre (Zentrum), pivot des coalitions Weimar tait li la hirarchie
catholique.
19. La tension franco-italienne avait t contemporaine de la signature du trait francoyougoslave.

LETTRES D ASTRAKHAN A TROTSKY

53

parler nos camarades de France et me convaincre que leur esprit dfensiste na pas encore disparu, et que certains de leurs dirigeants sont encore
partags, comme lne de Buridan, entre leur bourgeoisie la plus progres
siste la rpublicaine et lItalie fasciste (se posant encore la question :
de qui la victoire serait-elle vraiment prfrable?). Par ailleurs, et quoique
cela paraisse vraiment bizarre, lemprise de lorganisation des masses se
dveloppe de faon proportionnellement inverse la croissance de la
sympathie quon leur porte et des voix quelles suscitent (ainsi le nombre
des votants augmente, tandis que le nombre des voix diminue, ce quon ne
peut attribuer uniquement lindispensable bolchevisation du parti, ac
compagne dun certain rejet des lments les moins srs, mais aussi la
bureaucratisation de lappareil qui laisse peu dinitiative aux membres du
parti). Et je ne dis rien ici de leffroyable provocation organise par la
police franaise, que lon peut considrer cet gard comme exemplaire
la tradition continue depuis le temps du clbre Fouch, lauteur du mot
dordre opportuniste [ .......]20, cest--dire tre toujours vigilant...
Entretemps, la situation internationale devient de plus en plus com
plexe et les vrais conflits ne font que commencer lorsque, ainsi que tu le dis
justement, face au capitalisme et avec larrive dune relative stabilisation
(en cartant les consquences secondaires et contradictoires de la guerre),
les contradictions fondamentales se font jour dans toute leur ampleur.
La semaine dernire, jai termimn mon travail de base sur la division
en districts pour le comit de Gubernya (prs dune page et demie) pendant
lequel il ma fallu relire et revoir un assez grand nombre de textes. A
prsent, jai entrepris ltude de lorganisation de linstruction publique (la
province dAstrakhan dpense plus de 4,5 millions de roubles). Ensuite...
dj pointe lhorizon le plan quinquennal dAstrakhan.
Ainsi que tu peux le constater, il ne me reste pas beaucoup de temps
pour mennuyer, car, part cela, je continue travailler assidment mon
autre travail.
J ai reu hier une carte de R. Mavr.,21 Karl,22 de Tobolsk, Ulitza
Svobody, 49. Il travaille sur Lnine, mais ne se sent pas bien du point de
vue sant (il sagit de ses reins). Ta lettre recommande a pris douze jours.
Je tai envoy la semaine dernire la V[i] 0 [u vrire] et L'Humanit.
Demain, je ten envoie encore. Certains numros peuvent manquer (un
numro de L'H umanit, ainsi que de la V.O.) car je ne les ai pas reus
moi-mme. Il fait tout le temps trs froid. Mais aujourdhui il dgle.
J embrasse N[atalia] Iv[anovna] et Liova et te serre trs fort dans mes
bras.
20. La citation na pu tre dchiffre. Joseph Fouch (1759-1820) fut ministre de la
police sous le Directoire, le Consulat, lEmpire et la Restauration.
21. Nous navons pas identifi R. Mavr. .
22. Karl Radek.

54

CAHIERS LEON TROTSKY 18

Astrakhan, le 3 mars 1928


Cher Ami,
Je tenvoie aujourdhui le deuxime paquet de journaux. Tu as proba
blement dj reu le premier ainsi que ma lettre recommande envoye il
y a trois ou quatre jours.
Je tcris sans attendre la rponse, parce que, dans ma dernire
lettre,23 jai peu parl de ma vie ici et aussi parce que je voudrais
complter mon analyse des rapports anglo-amricains (dj traite dans
ma lettre) en y apportant deux nouveaux facteurs.
Il y a presque deux semaines que jai dmnag dans un nouveau
logement. J ai lou une chambre un fonctionnaire dici, un homme avec
une famille de quatre personnes. Ils se sont tous installs dans la pice du
devant, qui communique avec la mienne, et la cuisine. Ma chambre est
claire et je suis au centre de la ville (mes fentres donnent sur le jardin
public), tout prs du comit excutif rgional. On me prpare mes repas
du midi, mais, matin et soir, jexerce mes dons culinaires laide dun
petit rchaud alcool.
Je tai dj crit quactuellement, tout en continuant ltude de la
rgion dAstrakhan et lexamen de ses forces productives, je suis pass
ltude des problmes de lducation nationale. Le rapport sur la division
en districts partira pour Moscou avec le prsident de la rgion et son
secrtaire. La question de la division en districts de la rgion au sud de la
Volga sera examine dans le cadre du Plan dEtat. Aux runions consa
cres au Plan rgional, on a jusqu prsent examin une srie importante
de problmes conomiques. Il savre quen dehors des industries pois
sonnires (dont le bnfice est de 70 millions de roubles et qui produisent
environ 60% des produits poissonniers de lUnion sovitique), toutes les
autres branches dactivit de la vie conomique sont trs en retard.
C est surtout avec les kolkhozes que lon na pas eu de chance. Pour
une tude plus complte, on a ordonn une enqute qui doit rendre ses
conclusions le 1er juin.
Je ne sors presque pas. Suis all une fois au thtre, mais jai fini par y
renoncer pour ne pas veiller la curiosit. Je rduis galement mes sorties
au cinma, jy vais peut-tre une fois par semaine. L, comme il ny a pas
dentractes, on peut passer inaperu. Quand jhabitais lhtel, surtout au
dbut et malgr la surveillance du portier, jtais sans cesse assig par
toutes sortes de solliciteurs: invalides, chmeurs, trangers (demandant
comment obtenir un passeport), de prtendus potemkines24 etc. Un de
23. Cf. page 48.
24. Un potemkine est un ancien marin du Potemkine. Le nom de Rakovsky tait li
lpope du cuirass.

LETTRES D ASTRAKHAN A TROTSKY

55

ces potemkines me raconta un tas de bobards, entre autres quil


mavait connu Constantinople, quil quitta en douce, quil parle neuf
dialectes et quil boit (il tait ivre), mais sans exagrer et, naturellement,
comme les autres il finit par demander une subvention, disant que le
comit excutif dOdessa, layant trouv sur la liste des potemkines , lui
avait donn cinquante roubles. Je lui en donnai un, il rclama encore 20
kopeks le prix dune chemise, 1,20. Le camarade directeur de lhtel
ma dit plus tard que 1,20, cest le prix dune bouteille de vodka.
Je sors rgulirement pour macheter des provisions (les jeunes filles
de la matresse du logis vont lcole et nont pas le temps de faire la
queue) ; au dbut jallais dans la cooprative locale, mais, depuis quon
ma pris mon tour dans la file, par hasard, je crois, je vais chez les
commerants privs. Pour le moment, je nai pas me plaindre de ma
sant. Le temps reste froid. Le dgel a commenc il y a trois jours, mais le
froid vif revient. On affirme que le temps va sadoucir, ce qui est pire que
le froid. Quand le dgel commence et avec lui la fonte des neiges, lair est
plein des mauvaises odeurs de la boue pourrie, ces odeurs qui restent
encore du temps des khans tartares (il ny a dans la ville ni canalisations,
ni conduites deau). Avec la venue de la chaleur et des vents, des nuages
de poussire et de sable slvent comme Alma-Ata et emplissent
les yeux, la bouche et les oreilles. [...]
Les deux aptres se sont aujourdhui transforms en trois mousque
taires.25 Le problme nest pas rsolu pour autant. Le parti gagne un
militant bon et capable, surtout si on le laisse au centre, mais ce nest pas
"pour cela, ni cause dun ventuel retour de tous au mme prix, que le
parti, ainsi que ses liens troits avec le proltariat, gagneraient quelque
chose. [...]
Parlant de nos camarades franais, jai omis de mentionner une
particularit: souvent, dans leurs interventions la Chambre, sur la
S.D.N., par exemple, ils tentent par leur argumentation de dmontrer la
bourgeoisie franaise quil nest pas avantageux pour elle de sallier aux
Anglais mais quil lest plus de sallier avec nous?
Tu trouveras dans L'H umanit des caricatures trs drles de Cabrol.
Il a peut-tre plus de talent que Gassier26 que tu apprcies tant. Les
Poincarines de Cabrol sont inimitables. Jai craint que tu ne reconnais
ses pas tous les personnages. Poincar nest pas difficile reconnatre; on
voit aussi Sarraut qui ressemble un singe, il est en costume de juge (avec
25. Les deux aptres sont videmment Zinoviev et Kamenev. Le troisime qui les
transforme en mousquetaires est Piatakov, qui venait de capituler et de demander sa
rintgration en condamnant ses erreurs. Tous trois allaient tre excuts en 1936-1937.
26. Raoul Cabrol (1895-1956) tait entr comme dessinateur L Humanit en 1926,
prsent par Vaillant-Couturier. Paul Deyvaux-Gassier, dit Henri-Paul Gassier (1883-1951)
avait dabord t dessinateur L a Guerre sociale.

56

CAHIERS LEON TROTSKY 18

une calotte sur la tte). Barthou, avec son museau pointu comme celui de
Mouraviev. Blum avec ses grosses joues gros bb. Painlev est l
aussi, de mme que Herriot et les autres.
Ecris-moi comment est ta fivre. Il est possible que la vieille histoire
recommence.
J embrasse N[atalia] I[vanovna] et Levou,27, je tembrasse fort.
Astrakhan, le 25 mars 1928
Cher Ami,
Il y a trois jours (le 23 mars), jai reu ta lettre ferme du 11 mars. Au
sujet de la rception de ton autre lettre ferme du 29 fvrier et de ta carte
postale du 28 fvrier, je tavais inform par carte postale. Tu as d aussi
prsent recevoir mes deux lettres fermes du mois de mars (la prsente tant
donc ma troisime de mars) ainsi que ma carte postale et enfin les trois
paquets de journaux (B erliner Zeitung et LHumanit). Je tenverrai le
quatrime paquet demain ( partir de maintenant, je compte te les envoyer
chaque semaine). Je dois aussi recevoir le Workers Life organe du parti
communiste anglais (comme tu les sais, il parat toutes les semaines) . Ta
lettre du 11 mars na pris que onze jours. Cest l une vitesse record. Une
lettre de Moscou prend parfois deux semaines pour arriver (en particulier
sil sagit dun nouveau correspondant, comme cela sest produit avec ma
nice E.P. qui ma crit, pour la premire fois, aprs trois mois dune
maladie grave: la paratyphode avec angine et complications rnales.
Je suis heureux quAl[eksandra] Georg[ievna] ait pu enfin vous join
dre. Elle stait constamment plainte moi que ses lettres ne vous parve
naient pas (elle mavait fait savoir aussi que Nat[alia] Iv[anovna] stait
plainte elle au sujet de trois lettres quelle maurait crites et que je
navais pas reues ; je pense que cest un malentendu et quil est question
de tes lettres ou, disons, de vos lettres communes que jai toutes
reues). Au sujet des traces de souffrances, cela se voit aussi sur tes
lettres, car je suis oblig de les ouvrir avec prcaution pour ne pas
dchirer les cts scells cause de la gomme arabique.
En ce qui concerne la sant de N[atalia] Iv[anovna] je considre que
lalarme est srieuse. Sil sagit dune simple grippe, comme cela sest dj
produit et rpt au cours de lhiver, il est craindre quelle ait invitable
ment des rpercussions sur la faiblesse du cur. Si ce nest quun nouveau
cycle de la malaria cest encore pire. Quoique je ne sois mdecin
quen gnral, je pense que votre dmnagement la montagne pour
les vacances peut jouer un rle bnfique pour sa sant.
27. Un des nombreux diminutifs de Lon Sedov.

LETTRES D ASTRAKHAN A TROTSKY

57

Contre les moustiques dAstrakhan, tout est dj prvu ici ds


maintenant. On me propose un traitement prophylactique de deux dcigrammes de quinine par jour (il ny a pas une seule personne ici qui
nait souffert de la malaria). Mais un traitement de quinisation aussi
suivi me dplat au point que jai dcid de men remettre au destin. Au
petit bonheur la chance! Peut-tre serai-je pargn!
J tais sur le point de proposer aux autorits dici lemploi dun
nouveau procd de lutte contre la malaria. En Amrique du Sud,
lembouchure de lAmazone, il y a dj longtemps quon pratique essen
tiellement ce procd: savoir llevage de petits poissons qui dvorent
les [ ]28 des moustiques. Il se trouve quon a dj fait venir ici de tels
petits poissons, mais on ignore sils sont tous morts (je vais men occu
per tout particulirement). J ai lu quelque part quil existe une certaine
interdpendance entre la diminution du btail cornes et laccroissement
endmique de la malaria (les troupeaux de btes cornes nont mme
pas t compltement reconstitus ici jusqu prsent; quant au petit
btail cornes comme les moutons son chiffre est la moiti de
celui davant-guerre, jinclus la province dAstrakhan, la rgion de
Kolmo et la steppe de Kirghizie). Les moustiques, manquant de sang de
vaches, sattaquent ainsi davantage aux hommes. Par consquent, le rta
blissement de llevage pourrait en quelque sorte rduire leur action
destructrice (je signale entre autres que le btail ne souffre pas de la
malaria).
Je vois quAstrakhan na rien envier Alma-Ata. Ici: la lpre (qui
se situe un [ ]),28 la peste, le cholra, la malaria, la tuberculose. Il ne
manque que les chiens enrags.
On dirait que, depuis aujourdhui, le temps est sur le point de
changer, cest vraiment le premier jour de printemps. On peut sattendre
ce que, dici une quinzaine de jours, la dbcle de la Volga se produise,
si toutefois il ny a pas encore de changement. Il est grand temps. Lhiver
trane en longueur. La migration printanire des bancs de poissons nous
pend au nez. Les pcheurs sont trs inquiets. Hier, un camionneur qui
je demandais, pendant une promenade sur la glace de la Volga, quand
aurait lieu la dbcle (or, hier encore, il soufflait un vent du Nord glacial),
ma rpondu : La Volga nous met les tripes vif. Il nous faut la mer, la
m er! (en hiver, les pcheurs soccupent du transport).
Mon existence se passe dans les mmes conditions de solitude (sauf
pour Tania,29 qui vient un fois par semaine). Chaque semaine aussi
jassiste aux runions du comit provincial et je fais parfois partie des
commissions. Quant aux matires tudier (documents etc., je moccupe
28. Un mot effac.
29. Tania Miagkova, dporte, oppositionnelle dUkraine.

58

CAHIERS LEON TROTSKY 18

en ce moment des problmes de la rvolution culturelle), tout cela, je


le fais la maison.
A partir du 20 avril (lundi prochain), je commence dicter mes textes
sur Saint-Simon. C est urgent si on veut le terminer avant le 1er juillet. A
cette poque-l commencent ici ces insupportables chaleurs (40) qui
rendent tout travail impossible pendant la journe. Des raisons de moral
jouent aussi un rle dans cette hte. Je pense dailleurs qu prsent jen ai
bien embrass la matire et que la hte ne nuira pas la qualit.
Ton conseil au sujet de mes mmoires correspond mes propres
intentions. Cependant, en y rflchissant, je maperois que, si je traitais
le sujet chronologiquement, il risquerait de stendre sur une priode
rellement imprvisible (en effet, il est question dune activit de presque
quarante ans, dans les conditions les plus varies, de trs nombreux pays
et travers des changements de situations et dpoques bien diffrentes).
J ai donc dcid dessayer de placer cette pyramide la tte en bas.
Mon premier travail, dans ce domaine des Souvenirs, consisterait
donc, en tout p rem ier lieu, ncrire que sur la base de mes expriences
strictement personnelles concernant Plkhanov, Vra Zassoulitch, les
Liebknecht (Wilhelm et partiellement Karl), Rosa Luxemburg, Jules
Guesde, Jaurs, Lnine.30
En ce qui concerne Plkhanov, jai dj termin le brouillon dun
essai de prs de 150 pages dun cahier ordinaire. Je lai revu et complt,
mais il faudra le revoir encore plusieurs fois (aprs cela, je prendrai
connaissance de sa correspondance (dite), ainsi que des recueils du
groupe Emancipation du Travail (il en est sorti cinq, le sixime parat
avoir t retard il devrait tre le dernier paratre sous la direction de
Deutsch).
Sur Jaurs, jai un important manuscrit remontant 1916, en Rouma
nie (il y a l beaucoup sur nos rencontres dans le midi de la France et
notre voyage commun Londres en 1913, avec des notes trs intressan
tes sur ses jugements politiques, littraires, artistiques et autres). Il faudra
le transformer radicalement supprimer certaines choses, en rajouter
dautres et changer le plan de lexpos (en le lisant, je me suis souvenu des
remarques de Lejnev sur Lassounskaia : Quelle que soit la personne dont
parle Daria Mikhailovna, cest toujours elle-mme qui est au premier
plan). Je serai videmment oblig de dire quelque chose sur mes dis30.
Georgi V. Plkhanov (1857-1918) avait introduit le marxisme dans lempire tsariste.
Rako lavait connu en Suisse en mme teps que Vra I. Zassoulitch (1849-1919), co-fondatrice
de 1lsk ra, quil avait retrouve et aide plus tard Saint-Ptersbourg. Rosa Luxemburg
(1870-1919) dirigeait le parti social-dmocrate de Pologne et de Lithuanie tout en tudiant en
Suisse quand Rako lavait connue. Il avait t li Berlin avec Wilhelm Liebknecht (18201900), lun des fondateurs du parti allemand et son fils Karl (1871-1919), futur fondateur du
P.C. Il avait connu Guesde Paris en 1892 et Jaurs Montpellier en 1896.

LETTRES D ASTRAKHAN A TROTSKY

59

eussions avec eux Amsterdam, Bruxelles, etc., etc., mais en les


rsumant davantage.
Au sujet de Jules Guesde, tu sais que jai crit sur lui en 1922, la
demande dIlitch. J ai mme crit Arkhangelsk (cest imprim dans
L 'Internationale com m uniste). Mais cela concernait ses opinions thori
ques. A prsent, je parlerai de lhomme et du rvolutionnaire tel que je
lai connu partir de 1892 lorsque, recommand par Plkhanov, jai fait
sa connaissance, tout au dbut, Paris.
Sur Liebknecht (je me reporterai ma vie Berlin, quand jallais le
voir tous les quinze jours), jai gard des relations personnelles avec lui
jusquen 1900 (le vieux mcrivait de temps en temps).
Je rve aussi de terminer ces essais avant le 1er juillet.
La seconde partie de ce travail sur mes souvenirs qui doit, lui aussi,
prsenter un caractre achev, se rapporte aux six congrs socialistes
internationaux (Zurich 1893, Londres 1896, Paris 1900, Amsterdam 1904,
Stuttgart 1907, Copenhague 1910). Te souviens-tu, lors de ce dernier
congrs, de lincident survenu au sujet de ta lettre sur les mouvements
russes V orwrts? J ai particip tous ces congrs. La difficult de la
tche consiste arriver reconstituer les lments dans la perspective de
lactuelle estimation idologique, tout en leur conservant leur vrit et
leur signification historique. Transmettre le ton, la couleur, P enfante
ment de ces temps-l (aujourdhui, mme un komsomol en sait plus que
Liebknecht sur la dictature du proltariat, de mme quun colier dun
niveau du primaire en sait plus quAristote sur les lois de lUnivers). Tu
peux timaginer quelle prtention pourrait se manifester si on adaptait
notre chelle actuelle ces temps-l.
Ce qui maurait permis de feuilleter avec succs les replis de ma
mmoire, cest les articles et correspondances que jenvoyais aux journaux
bulgares (mais je ne possde que la correspondance sur le congrs de
Zurich et larticle que javais crit dans le premier numro de Ylskra sur le
congrs de Paris). Il me faudra donc utiliser ici les procs-verbaux (sur
Amsterdam, il y a un livre de Daniel [
]31 dans lequel un chapitre
est consacr, entre autres, ma propre intervention lors de ce congrs. Ce
livre a t traduit en bulgare aux Etats-Unis en 1925. Je crois quIlitch
apprciait Daniel).
Dans ces essais biographiques, la thorie ne prendra place que dans
les limites indispensables pour une juste apprciation des personnalits
dont il sera question. Rien de plus, sinon ces essais se transformeraient en
livres.
La ligne gnrale se prsentera donc peu prs de la faon suivante
(cela au point de vue de lhistoire du mouvement ouvrier rvolutionnaire) :
31. Plusieurs mots non dchiffrs.

60

CAHIERS LEON TROTSKY 18

partir de la rvolution marxiste (se terminant par labrogation en Alle


magne de la loi dexclusion contre les socialistes, en passant par le Parle
ment socialiste puis du socialisme lopportunisme et au socialpatriotisme, enfin de la social-dmocratie au communisme (Lnine).
Autre travail particulier: Zimmerwald et Berne (je ntais pas
Kienthal, malgr les mensonges de Balthazar et de Smeral qui ont pr
tendu que jy aurais vot avec Martov.32 Tu sais fort bien aussi qu
Zimmerwald non plus, je nai pas vot avec Martov. En gnral et tant
donn que le mensonge et les sophismes ont acquis le droit de cit le plus
large, il ne faut pas stonner que lancien fonctionnaire de la socialdmocratie hongroise et le jusquau-boutiste du temps de guerre, soient
demeurs, mme aujourdhui simplement un bon [
]33 et ne se
manifestent plus dans le rle d accusateur ?
En mme temps, jcris aussi sur diffrents pisodes de ma vie. J ai
dcrit, mais pas encore termin, un pisode dans le genre de celui-ci: il
sagit de ma troisime dportation de Roumanie, en 1911 (le long de la
frontire roumaine) de la Mer noire au Danube (jai compt quil y
a eu dans ma vie huit dportations de rgions et de pays diffrents ; quant
aux arrestations, il y en a eu douze, dont la premire en 1888, alors que je
navais pas encore 15 ans).
Viendraient ensuite, sous toutes ces diffrentes parties, mes souvenirs
en ordre chronologique comme base de lensemble, somme toute.
Ce plan, comme tu vois, est envisag pour que, dans le cas o il
arrive quoi que ce soit, il y ait des travaux compltement termins sur
toutes sortes de priodes. [...]
Tes renseignements sur les rivires et les lacs dAsie centrale me sont
utiles. Si je tai crit que Syr Daria scoulait dans la mer Caspienne, je me
suis tromp. Il sagit de lAmour Daria.
J ai propos ici dcrire un manuel dethnographie. Je ne sais pas
comment ils vont ragir. Il faut bien dire que les domaines des manuels
dethnographie et de sciences sociales est incroyablement pauvre. Lorsque
j tais en Ukraine, je me suis toujours efforc dobtenir un manuel qui ne
ft pas du genre article de journal ou manifeste du parti. Je ny suis pas
arriv. Ilitch aussi se plaignait de cet tat de choses. Depuis, il sest coul

32. Il sagit des confrences socialistes internationales tenues en Suisse en 1915 et 1916.
Rako avait t lun des organisateurs de celle de Zimmerwald. Le Russe Iouli Martov
(1873-1923), leader des mencheviks, tait internationaliste pendant la guerre. Balthazar tait
le pseudonyme dElek Kbls (1877-1937), dorigine hongroise, qui tait devenu secrtaire
gnral du P.C. roumain en 1924; Bohumir Sm eral (1880-1941) tait celui du P.C. tchque
aprs avoir t pendant la guerre un des social-chauvins les plus bruyants en AutricheHongrie. Tous les deux participaient la campagne de calomnie contre Rakovsky.
33. Plusieurs mots non dchiffrs.

LETTRES D 'ASTRAK HAN A TROTSKY

61

cinq ans et le directeur de lInstruction publique sen plaint encore il


ny a pas de manuels.
Quels sont les rsultats de ta chasse ?
J attends toujours un fusil de Moscou. Mais pour linstant, toujours
rien.
J ai dcouvert ici le sport pigeons dAstrakhan (derrire le mur du
fort appel La petite bosse du nom de Tr), jai vu le march aux
pigeons. Il parat quici la population raffole de ce sport. Le prix des
pigeons qui arrivent attirer leurs voisins pigeons dans la cour de leur
propre matre monte jusqu 15 20 roubles. Je ne sais pas si notre
dpartement des armes a pens utiliser ces allis ails pour leurs besoins
militaires.
J attends Al[eksandra] Georg[ievna] pour Pques.
J embrasse Nat[alia] Ivanovna et Liova.
Je te serre bien fort dans mes bras.
Ton Khristian
P.S. En ce qui concerne ma sant, cela va mieux. En fait, et quoique
je travaille avec ardeur, jai introduit dans mon mode de vie concen
tration et rationalisation . Je ne me couche pas plus tard que minuit et
je me lve tt, dhabitude 7h., et parfois plus tt. Je me promne et
mme certains jours pendant deux heures daffile.
26.3 Je nai pas pu envoyer cette lettre hier. Je lenvoie
aujourdhui en mme temps que les journaux. Il fait aujourdhui aussi une
journe de printemps.
P.S. Au cours de ces derniers jours, je nai reu quune carte dE[vgenii] A[leksandrovitch].34 J ai crit tout le monde, du Nord au Sud.
J attends donc les rponses. Tania a promis de tcrire. A[leksandra]
G[eorgievna] mavait crit quelle a bien reu votre photographie.
Astrakhan, le 10 mai 1928
Cher Ami,
Dans les jours qui viennent, jai lintention de tcrire une lettre plus
dtaille. J ai reu tes deux lettres (la premire avec la copie de ta lettre
Grnstein,35 la deuxime, lchange de tes lettres avec Probrajensky,
toutes les deux accompagnes de tes lettres moi).

34. Probrajensky.
35. Karl Ivanovitch Grnstein (1880-1937?) avait t lun des chefs de lArme rouge,
puis directeur de lEcole de lA ir et secrtaire gnral de la socit des anciens bagnards
politiques. Ce Letton avait t exclu ds 1927 dans laffaire de limprimerie. Il tait dport
avec sa femme, Revekka Ashkenazi, et leur fille.

62

CAHIERS LEON TROTSKY 18

Il y a une semaine, je tai envoy un paquet de journaux trangers. Je


les ai envoys sous forme de paquets, car il y en avait beaucoup. Je nai
pas envoy de journaux [ ]36 car tu devais me faire savoir lesquels il
fallait tenvoyer. Mais, malgr cela, je les aurais expdis quand mme si
je ntais pas tomb malade entretemps. Nayant pas de lettres de toi, je
me suis demand si, dune manire gnrale, mes lettres et mes journaux
tarrivaient. C est pour cela que jai pos la question sur ton tat de sant.
Je tenvoie aussi le tlgramme pour le 1er mai. J en ai envoy tous
les amis^ com pris Grns[tein], Rafail, Sermuks, et El[tsine].37 Mais moi,
je nen ai reu que dIchtchenko, Mratchkovsky, Belob[orodov], Probraj[ensky]. J en ai galement reu de Sapronov et dOk[oudjava] aux
quels jai rpondu.
Entretemps, jai reu des lettres dIv[an] Nik[ititch Smirnovl, de
Kasparova, de Smilga, de Rafail (un tlgramme), de Sermouks, de
, de V[ratchev]38 et des autres (je nai rien eu de Karl [Radek], de
mme que de P[
] M[
]. J ai tlgraphi Karl loccasion du 1er
mai en le priant de mcrire. Jai reu galement une lettre de Prob[rajensky] que tu as reue aussi. Le sens de ma rponse; Wait and see. Il
y a plus de dix jours que la malaria ma lche et ma sant sest rtablie.
J ai t malade pendant un mois, je ne peux pas dire que la fivre me
secouait, car elle avait une forme originale, astrakhanienne. La
temprature ne dpassait pas 375. Pendant assez longtemps, jai cru avoir
la grippe et ne prenais pas de quinine, cest seulement aprs avoir consult
un professeur dici qui a constat une importante enflure du foie (4 cm)
que jai commenc me traiter systmatiquement la quinine. Je navais
pas arrt compltement mon travail, je maffaiblissais et jtais oblig de
limiter mon travail aux matines.
Pendant trois semaines, jai travaill assidment sur le rapport
concernant la situation de lducation nationale dans la rgion dAs
trakhan. Tout ce temps, il mtait impossible de faire autre chose et je
navais mme pas le temps dcrire des lettres. Aujourdhui au moins je
suis au courant de la situation dans la rgion et dans une certaine mesure
dans toute lUnion sovitique. Cela va mal. Une grande partie des dpen
ses nest pas productive. Si lon tient compte des chantiers de construction
scolaire (ou plutt de leur absence) de mme que du manque de fournitu
res scolaires, dquipements, de livres de classes convenables et densei
36. Un mot non dchiffr.
37. Rafail tait le nom de parti de Farbman, ex-membre du C.C. ukrainien, puis de
l Opposition ouvrire. N.I. Sermuks et V.B. Eltsine avaient t secrtaires de Trotsky.
38. De tous ces correspondants, seuls Aleksandr G. Ichtchenko et I.Ia, Vratchev
taient de la gnration de 1917. S.V. Mratchkovsky (1883-1936), A .G . Beloborodov (18911938), T.V. Sapronov (1887-1939), M.N. O koudjava ( -1938), I.N. Smirnov (1880-1936),
V.S. Kasparova, I.T. Smilga (1892-1938) taient ce quon appelle de vieux-bolcheviks.

LETTRES DASTRAK H AN A TROTSKY

63

gnants assez qualifis, lefficacit des dpenses se trouve fortement dimi


nue (ltat de sant des enfants est mauvais, mauvaise aussi la situation
des enfants des pauvres, etc.).
A[leksandra] G[eorgievna] est ici depuis trois semaines dj. Elle va
rester jusqu la fin mai. Sa sant est meilleure. Jai commenc par la
mettre au rgime de lecture de Don Quichotte. Aujourdhui (elle
lavait lu il y a trs longtemps) ce livre lui a fait une impression grandiose.
C est un livre gnial.
Le temps chez nous est beau. Ce nest pas encore la grosse chaleur.
Nous attendons les inondations. De Moscou, jai reu un fusil, mais je
nai pas pu men servir car il est arriv en retard et de plus je nai personne
avec qui aller la chasse, de mme qu la pche, dont cest la saison en ce
moment.
Ma fille mcrit que Srioja est dj parti chez vous.
A[leksandra] G[eorgievna] et moi embrassons tout le monde.
Ton Khristian
P.S. Maintenant, je tenverrai les journaux rgulirement.
Astrakhan, le 18 mai 1928
Cher Ami,
J ai rpondu votre tlgramme reu il y a trois jours. Toi, tu as
probablement dj reu ma lettre du 10 mai, ainsi que les journaux
trangers (un colis) presque pour un mois. Pour le moment, et jusqu
nouvel ordre, je me suis dbarrass de ma malaria. La maladie ma un peu
fatigu, je ressens le besoin dun cong et dun traitement, mais jignore si
jarriverai entreprendre quelques dmarches pour les obtenir et je ne sais
mme pas si jessaierai.
Ltude de lnorme dossier sur lducation nationale dans la rgion
dAstrakhan ma pris beaucoup de temps et de forces, de mme que la
rdaction du rapport qui a pris les proportions dune brochure de quatre
pages imprimes. Je doute fort quil y ait quelquun pour lire autre chose
que les conclusions et les propositions.
DIv[an] N[ikititch] qui jai crit une longue lettre, il y a plus dun
mois, et pour le 1er mai envoy un tlgramme (comme tout le monde),
je nai pas eu de rponse. Il est possible quil ait russi aller Tiflis
consulter un mdecin (il ne supporte pas une altitude de 2000 mtres
cause de son cur). Je reois rgulirement des lettres de Kasparova et
aussi de Belob[orodov]. J ai rpondu Probrajensky par une longue
lettre de 16 pages. J ai t amen aussi crire sur le mme sujet
Belob[orodov] qui a remarqu justement cet aspect de la crise dans le
parti et dans le pays qui a tout particulirement attir mon attention.
Nayant pas la possibilit de recopier, je rsume aussi brivement que
possible mes ides essentielles:

64

CAHIERS LEON TROTSKY 18

1. Probaj[ensky] avait not en exagrant normment leur impor


tance, les nouvelles mesures politiques prises lgard de la campagne et
du koulak. Il a laiss de ct des sries de processus scandaleux qui sont
des symptmes dune grande importance de la dsagrgation qui sest
empare du parti, des syndicats et du pays lui-mme.
2. On ne peut porter une apprciation juste que si lon aborde la
situation, trs complexe dans le parti et au-dehors, du point de vue
politique. Toute autre approche risque de laisser de ct 9/10 de faits
authentiques. La seule faon juste daborder le problme est de le faire de
faon politique: il ne sagit pas de faire de la philosophie de lhistoire,
mais de mettre en lumire et de corriger les erreurs qui ont conduit la
situation actuelle.
Lnine avait dj signal que, pour faire une apprciation globale, il
faut avoir une attitude politique, puisque la politique nest rien dautre
que de lconomie ltat concentr.
3. Quant la question des m thodes de direction par les dirigeants au
sommet du parti, du parti lui-mme, des syndicats et de lappareil dEtat,
elle devient dune importance primordiale. Sans des mthodes de direc
tion correctes, cest--dire sans les mthodes communistes et proltarien
nes, il est impossible de trouver une ligne de conduite la plus juste dans
les diffrentes branches dactivit politique et publique (industrie, agricul
ture, politique commerciale, Internationale communiste, politique ext
rieure), sous ce rapport, mme notre ligne (la ligne de lOpposition)
aurait pu avoir une importance, comme une ligne relativem en t correcte.
Mais si, par hasard, (en prenant appui sur la connaissance des faits et sur
les thses marxistes-lninistes irrfutables), on peut avoir une ligne de
conduite correcte, cette ligne, en prsence des mthodes incorrectes, sera
fausse et mnera la direction du parti et de lappareil de lEtat (et des
syndicats) aux rsultats diamtralement opposs (pseudo-coopratives au
lieu de coopratives et koulkhozes39 au lieu de kolkhozes (cest de la
Pravda). Rien quen Ukraine, on a dissous plus de 1500 pseudo
coopratives de koulaks qui avaient 1000 tracteurs.
4. La cause de tout cela est loubli, par nos dirigeants au sommet, de
lenseignement de Lnine sur lEtat en gnral et sur la dictature du
proltariat en particulier, bien que cet enseignement soit au cur du
bolchevisme et reprsente laspect du marxisme que Lnine lui-mme
considrait comme la contribution la plus importante de Marx et quil
dveloppa lui-mme par la suite.
5. Le rle de la dictature du proltariat consiste briser lappareil de
lEtat bourgeois tsariste et bureaucratique. Cela signifie quil ne sagit pas
39.
Jeu de mots intraduisible, puisque dans le mot koulkhoze, koul fait rfrence
koulak (paysan ais).

LETTRES DASTRAK H AN A TROTSKY

65

seulement de remplacer la bureaucratie par le centralisme des soviets ; les


anciens fonctionnaires tsaristes issus de la noblesse, du clerg et de la
paysannerie aise, par les ouvriers et les paysans (des classes pauvres et
moyennes), mais il sagit dextirper les vieilles habitudes : le centralisme de
lappareil, le formalisme, la bureaucratie, le manque dattention pour les
intrts des masses, le manque de respect pour les travailleurs, labus de
pouvoir, la violence, la grossiret, la corruption, les pots-de vin.
La dictature proltarienne est galement sans piti pour les pratiques
de la dmocratie bourgeoise parlementaire, dans laquelle les abus, les
violences et la corruption se prsentent sous couvert de dmocratie
lectorale et de libert de parole, o la force brutale du gendarme
tsariste prend les formes des procds parlementaires. Ces procds,
truquage des faits en coulisses, intrigues, truquage des lections, main
mise sur la presse par les cliques et les groupes oligarchiques, la dposses
sion des travailleurs de leurs droits, de lutilisation de tout ce qui donne
la bourgeoisie la possession du capital, de lappareil dEtat, de la presse,
de lcole, etc.
6. En dtruisant lappareil et les pratiques de lancien Etat, aussi bien
dmocratique quabsolutiste (en ce qui concerne la Russie, le rle de la
dictature du proltariat est de ne pas permettre que les institutions lecti
ves saccompagnent des pratiques pseudo-dmocratiques), la dictature du
proltariat cherche duquer et dvelopper des habitudes dignes dune
dmocratie ouvrire consciente, pour rapprocher lappareil, le fondre
mme avec les masses travailleuses. Cette forme nouvelle et suprieure du
gouvernement dun Etat apparat son tour elle aussi comme provisoire,
puisque lEtat lui-mme, avec la disparition de la lutte des classes, dispa
rat travers lextinction graduelle de ses fonctions.
7. Dans la mesure o, pendant une priode indtermine (situation
difficile lintrieur du fait de lexistence de lconomie capitaliste prive,
de la Nep et de lenvironnement capitaliste lextrieur), la dictature du
proltariat se ralise travers le parti, il appartient ce dernier dassumer
tous les problmes cits ci-dessus et concernant aussi bien lancien Etat
que le nouvel Etat sovitique.
8. Lnine avait dj attir lattention sur les conditions lmentaires
dont le parti doit tenir compte en dirigeant les masses ouvrires et les
travailleurs en gnral pour aider ce quelles soient effectivement la
direction de lavant-garde rvolutionnaire: le parti doit tre proche des
masses, il doit mme fusionner avec elles. Il doit tenir compte de ce qui se
passe dans les processus conomiques objectifs, de ce que les ouvriers
pensent, et vrifier sa ligne sur le mouvement rvolutionnaire rel et aussi
sur le mouvement rel des masses.
Dans les conditions de la dictature du parti, un pouvoir gigantesque
se trouve concentr entre les mains de la direction, un pouvoir quaucune
organisation politique na jamais connu dans lhistoire. Cest pour cela

66

CAHIERS LEON TROTSKY 18

quil faut plus que jamais prserver des mthodes de direction communis
tes et proltariennes, car toute dviation, toute hypocrisie se rpercutent
sur lensemble de la classe ouvrire et de la Rpublique.
10. Nous, je veux dire les membres dirigeants, avons t obligs
dtendre progressivement lattitude ngative de la dictature du proltariat
lgard de la pseudo-dmocratie bourgeoise ces garanties lmentaires
de la dmocratie consciente sur lesquelles le parti est fond et au moyen
desquelles il faut diriger la classe ouvrire et lEtat lui-mme. Au
contraire, sous le rgime de la dictature du proltariat, alors que
comme indiqu plus haut un pouvoir sans prcdent est concentr
entre les mains des dirigeants au sommet, violer cette dmocratie est un
grand mal et une lourde faute.
11. Lnine nous a dj mis en garde contre la contamination de notre
Etat ouvrier par les dformations bureaucratiques . La crainte de voir le
parti lui-mme contamin par ces dernires la toujours inquit, jusquaux
dernires minutes de sa vie. Il a plus dune fois rpt ce que devaient tre
les rapports entre la direction et le parti, entre le parti, les syndicats et les
masses laborieuses (courroies de transmission Pravda). Souvenonsnous de ses vives protestations contre les actes de brutalit (contrainte
physique, etc.), les manquements de la part de certains dirigeants,
premire vue anodins et qui expliqueraient mal lindignation de Lnine si
on ne gardait prcisment en vue son dsir de maintenir dans le parti
dautres mthodes de direction. Souvenons-nous de son appel passionn en
faveur de la culture (lutte contre les murs asiatiques) et finalement de tout
ce quil projetait au moment o il cra la commission centrale de contrle.
12. Du vivant de Lnine, lappareil du parti navait pas le dixime du
pouvoir et de la puissance dont il dispose aujourdhui (sa croissance a t
norme) et cest pourquoi tout ce que Lnine redoutait tellement est
devenu des dizaines de fois plus dangereux.
13. Lappareil du parti a t contamin par les dformations bureau
cratiques de lappareil de lEtat et par toutes les dformations engendres
par la fausse dmocratie parlementaire bourgeoise. Il en rsulte une direc
tion qui, la place de la dmocratie consciente du parti, donne :
a) Une falsification de la thorie lniniste dont on se sert pour
consolider la bureaucratie du parti.
b) Un abus de pouvoir lequel, vis--vis des communistes et des
ouvriers, dans les conditions de la dictature du proltariat, ne peut que
revtir des proportions monstrueuses.
c) La falsification de toute la mcanique lectorale.
d) . Lemploi dans la discussion de mthodes dont le pouvoir bour
geois et capitaliste se glorifie peut-tre, mais pas un parti proltarien
(sifflets, jets dobjets divers la tribune, etc.).
e) Labsence desprit dquipe, de bonne camaraderie dans les rap
ports, etc.

LETTRES DASTRAK H AN A TROTSKY

67

14.
Rsultats : isolement de la direction dans le parti, isolement du
parti, tomb dans une vritable lthargie, au sein de la classe ouvrire;
rupture de cette dernire avec lavant-garde rvolutionnaire du parti;
influences exerces par certains spcialistes (malgr leur petit nombre),
originaires de la couche petite-bourgeoise du parti, rendues possibles
cause de lisolement et du silence du sommet ; corruption des membres du
parti (laffaire des mines en tmoigne). Il faut tenir compte de toutes ces
donnes si lon veut comprendre quelque chose la situation actuelle.
Nous avons cru et nous continuons croire en la possibilit dun
redressement du parti. Si, dans la situation actuelle, nous ne sommes pas
en mesure de laider de faon active, nous ne devons pas lui nuire,
cest--dire le gner dans son redressement de lintrieur sous la pression
des masses laborieuses. Dans la rsolution concernant laffaire des mines,
on a reconnu une grande sensibilit rvolutionnaire et une conscience de
classe chez les travailleurs. Quant au parti, la rsolution y constate
laffaiblissement de lun et de lautre.
La proposition de Probraj[ensky]. Non seulement ils sont contami
ns par les tendances oligarchiques (ils ignorent tous les exclus et prf
rent faire figurer la signature dune dizaine de camarades la suite des
leurs). Cela, de faon flagrante, lencontre de lobjectif fix et ils font
ainsi chouer les efforts du parti lui-mme en vue de son amlioration.
Quant la [
] 40 ligne et lauto-critique, je les ai soumis dans
ma lettre une analyse spare. Je donne ici environ le quart de ma lettre
Probrajensky.
Je nai pas dautres nouvelles te communiquer, car je nen ai pas
moi-mme. Je sais seulement que lon a autoris Radek sinstaller
Tomsk, Smilga Minoussinsk. Le silence de Radek et son tlgramme
dans la Pravda ne sont pas tout fait fortuits (je pense sa lettre et son
mea-culpisme). Mais il est possible que a naille pas plus loin.41 A la fin
du mois Al[eksandra] Georg[ievna] retourne Moscou. Elle crit spar
ment Natalfia] Ivanovna. Jembrasse fort tout le monde. Je tenvoie un
paquet de journaux. Le 1er mai, jai reu un tlgramme de flicitations
dun groupe de travailleurs de Neglinka de Moscou.
Astrakhan, le 27 mai 1928
Cher Ami,
Si tu as bien reu ma lettre dans laquelle je rsumais (quoique pas
assez clairement peut-tre) ma rponse Evgenii Aleksandrovitch, la
40. Un mot non dchiffr.
41. Le reflux de Radek marqua en effet un temps darrt pendant lhiver 1928-1929,
pour aboutir sa capitulation en juin 1929, avec Smilga et Probrajensky.

68

CAHIERS LEON TROTSKY 18

raison de la rserve que jai formule dans mon tlgramme par rapport
un accord de principe doit tre tout fait claire pour toi prsent.
En tout premier lieu, je place les mthodes de direction dans les
partis, la classe et lEtat. Plus jobserve notre vie dans le parti et dans
lEtat, et plus jtudie Lnine, plus jen viens cette conclusion. Le
rgime de parti (pour moi le sens de ces termes a une signification
beaucoup plus large, et cest pourquoi je naime pas les utiliser), donc le
rgime de parti auquel on a consacr dans la plate-forme une place gale
aux autres sections, doit en fait occuper la tout premire place. Ce nest
quainsi que lon peut saisir lensemble du problme : celui de lextrieur
comme celui de lintrieur, ceux de lInternationale communiste, du parti,
du secteur priv, de lEtat, de lagriculture, de lindustrie. Il est vident
quil ne me vient mme pas lide de nier que le rgime de parti est
aussi un produit drivant de telles ou telles mutations au sein des classes
sociales. Mais le problme des mthodes de direction prend une significa
tion particulire du fait mme quil sagit l dun domaine o notre action
cratrice peut, jusqu un certain point, tre mise en pratique plus facile
ment. Et cela, parce que, l, tout dpend de nous, ou, tout au moins,
dpend plus de nous le parti que dans tous les autres domaines. En
second lieu, parce que, comme je lexpliquai dans ma lettre Probrajensky, ces mthodes sont la condition pralable pour pouvoir laborer et
appliquer une politique juste sur toutes sortes de questions.
Voici comment je mimagine peu prs la dclaration lInternatio
nale communiste (ce sont l videmment quelques ides de base) :
A u moment de notre dclaration au XVe congrs du parti, nous avons dit
que, bien que nous nous trouvions en dehors du parti, nous ne considrions pas
que nous sommes dlis de nos obligations en tant que communistes. Nous
continuons donc, de nos lieux de dportation, suivre avec le plus grand intrt la
marche effectue par le parti et Plnternationale communiste. Nous sommes par
consquent prts faire tout notre possible et prter tout notre concours toute
entreprise conduisant, sans grands bouleversements, lassainissement du parti et
de lInternationale. De ce fait nous soutenons sans rserve toutes les actions
entreprises par la direction du parti et par le comit excutif de lInternationale
communiste pour orienter le parti, lI.C., la classe ouvrire et lEtat sovitique
dans la vraie voie trace par Lnine. Nous considrons cependant que notre devoir
de communistes est de dclarer que les dmarches entreprises nous paraissent
insuffisantes et voues lchec si le parti ne tire pas toutes les consquences des
tristes expriences de ces dernires annes et tout particulirement de ces quatre
derniers mois.
Les dangers qui menacent ldification du socialisme et qui proviennent du
capital priv, surtout du koulak opposition dj clairement signale ont
entran une aggravation des tensions internes dans le parti, ainsi que des luttes
fractionnelles. Ils sont prsent reconnus par la plupart ou tout au moins une
partie importante des membres du parti et de sa direction. Cependant, la
politique disolement du koulak, ainsi que lorganisation des kolkhozes, et surtout

LETTRES DASTRAK H AN A TROTSKY

69

la politique conomique sovitique dans son ensemble la seule politique qui


puisse garantir lEtat une libert de manuvre en matire dapprovisionnement
ne peuvent nanmoins tre ralises sans le concours actif des paysans pauvres
et leur organisation. Car cette politique serait alors prive de ses bases politiques
fondamentales et elle naurait pas davantage les conditions conomiques ncessai
res sans une acclration du rythme de lindustrialisation du pays (la thse de
Probrajensky, la tienne et mon complment sur lorganisation de la pauvret). Il
reste la principale question, celle propos de laquelle le parti na pas encore donn
dexplication. Pourquoi des erreurs aussi grosses ont-elles t commises dans notre
politique la campagne ? Et pourquoi a-t-il fallu deux crises aussi effroyables pour
en comprendre les raisons, mme partielles? Crise du parti, dabord, dont le
rsultat fut lexpulsion de milliers de lninistes, suivie de la dportation dun
certain nombre dentre eux. Crise conomique ensuite, avec leffondrement de
lapprovisionnement, effondrement que seuls les fractionnistes et opportunistes
endurcis peuvent attribuer au fait que lattention du parti tait tout entire absor
be par un soi-disant dbat dans le parti, ou encore des erreurs accidentelles de
lappareil. Une crise enfin qui menaait dincalculables flaux lconomie et la
politique du pays (mcontentement provoqu par la faim dans les villes, chute de
lactivit industrielle, rupture ou effondrement du monopole du commerce ext
rieur) ?
Pourquoi enfin le parti a-t-il t amen une situation telle que, pour
protger le pays dune catastrophe imminente, il ait d mettre excution et en
revenir aux mesures administratives du communisme de guerre vider non
seulement les granges des koulaks, mais aussi les sacs des paysans pauvres, tout en
profrant des menaces contre la campagne de semailles et contre lunion entre le
proltariat et les paysans ?
Tout cela a t le rsultat des mthodes fausses de direction, causes par le
peu de cas quon faisait de lenseignement de Lnine sur les tches de la direction
du parti et la conduite du parti lui-mme, en tant que dictature proltarienne,
lgard des ouvriers et des masses laborieuses. Rsultat aussi du dveloppement du
bureaucratisme sovitique et de sa pntration dans lappareil du parti lequel, au
fur et mesure quil grandissait, tait contamin par les pires habitudes du
fonctionnarisme et de la pseudo-dmocratie parlementaire, aux dpens de la vri
table dmocratie ouvrire.
Consquence inluctable de tout cela : la direction du parti sest trouve isole
du parti lui-mme et sest transforme en un appendice de lappareil, lequel, son
tour, dducateur, sest chang en commandant. Do lisolement du parti
vis--vis de la classe ouvrire, qui va de pair avec la dcomposition interne des
membres du parti eux-mmes. Do galement laccs dans le parti des exigences
spcifiques et petites bourgeoises des Nepmen. Lnine enseignait que seule la
pratique dactions rvolutionnaires et celle de mouvements de masses pouvaient
servir vrifier la thorie rvolutionnaire du marxisme-lninisme. Mais un tel
contrle est devenu impossible la suite de la bureaucratisation et ce nest que
lorsque laggravation des contradictions de classes aboutit des conflits ouverts
que nous commenons nous rendre compte, et encore, seulement en partie, de
nos erreurs. Ainsi, contrairement la rgle qui dit que diriger, cest prvoir, nous
dcouvrons quil ny a aucune prvision et que ce nest qu la suite des calamits
que nous avons commenc chercher ttons les voies correctes de Lnine.

70

CAHIERS LEON TROTSKY 18

Un des maux les pires a t la pntration de ces mmes mthodes dans la


direction de lI.C. et des P.C. trangers. Ces derniers, dans leurs luttes spontanes
contre limprialisme sont placs dans des conditions bien meilleures que le
P.C.R. (b) pour conserver la ligne de classe proltarienne. Tandis que le P.C.R.
(b), qui ne reprsente pas seulement le parti du proltariat, mais aussi le parti
dirigeant du premier Etat sovitique, se dveloppe dans des conditions internatio
nales et intrieures extrmement dures et est soumis des influences nonproltariennes et mmes anti-proltariennes. Ces partis trangers auraient donc pu
jouer un rle de facteur modrateur et corriger parfois les valuations errones de
notre parti. Mais ils ne lont pas fait et leur prestige na fait que servir de
couverture aux fautes commises par notre appareil.
Le glissement gauche de lI.C., dont les rsultats positifs se sont manifests
lors des lections en Allemagne, ne peut cependant tre durable sil ny a pas de
changement dans lI.C. ainsi que dans chacun de ses partis, en particulier dans les
mthodes de direction et si lensemble de la masse du parti nest pas effectivement
entrane dans le travail et la direction des partis. Ce nest que de cette manire,
dailleurs, quon pourra carter ce qui, premire vue, semble paradoxal mais qui
est en fait parfaitement explicable par la perversion bureaucratique de la direction
du parti. Il sagit du phnomne suivant: alors que lintrt lgard du parti
communiste grandit dans le proltariat et que se multiplient aussi de faon consid
rable les votes en sa faveur, le nombre des membres des P.C., lui, augmente
lentement ou mme ne bouge pas, voire diminue.
La menace dune coalition imprialiste gnrale contre lUnion sovitique na
jamais t aussi forte quau cours de ces dernires annes (mais aussi en ces derniers
mois). Par la voie du trait de Locarno et autres traits de non-agression, etc.,
par celle des accords industriels et de llimination, quoique provisoire, dune srie
de contradictions politiques, conomiques, entre les Etats capitalistes, les efforts de
lAngleterre en vue de constituer un bloc anti-sovitique se trouvent facilits. Jamais
non plus ltroite dpendance mutuelle entre lUnion sovitique, premier Etat
proltarien et le mouvement ouvrier rvolutionnaire mondial na t aussi apparente
et aussi convaincante. Les erreurs commises chez nous dans le domaine du parti et
de la construction socialiste se rpercutent invitablement dans la politique de PI.C.
et vice versa , cest--dire quen retour, la politique fausse de lI.C. se rpercute elle
aussi sur la politique de notre parti et celle de notre Etat.
Les aventures insenses du genre de lEsthonie, de la Bulgarie,42 sont un
produit direct de laction de la bureaucratie et de lignorance quant linterprtation
de la situation rvolutionnaire en Allemagne et en Chine43 : elles psent dun tribu
lourd et identique sur le mouvement ouvrier et facilitent ainsi la tentative dencercler
lUnion sovitique.

42. Rako fait allusion ici deux pisodes tragiques de la ligne gauchiste de lI.C. sous
limpulsion de Zinoviev aprs le fiasco allemand de 1923. LI.C. avait en effet prpar un
vritable putsch en Esthonie : son chec, le 1er dcembre 1924, marqua le dbut dune
sanglante rpression. En Bulgarie, en 1925, le P.C. stait engag dans une alliance avec les
terroristes macdoniens et un certain nombre dattentats la bombe.
43. LOpposition de gauche pensait en revanche que les situations rvolutionnaires
dAllemagne en 1923, de Chine en 1927, avaient t perdues par une politique opportuniste
de lI.C.

LETTRES D ASTRA K H AN A TROTSKY

71

Je le rpte, je nai pas lintention dcrire une thse, mais seulement


de rpondre, de mon point de vue, la thse sur larrt de la rvolution
internationale. Toutefois, il faut souligner, ici aussi, le ct subjectif de ce
moment car, sur le plan objectif, tu ne soutenais pas, toi non plus, que la
ligne juste en Allemagne et en Chine aurait pu conduire indiscutablement
la rvolution. Tu soutenais seulement que cette ligne naurait pu que la
rendre plus aise, pour autant que cela dpendait de nous.
Nous avons toujours compris quel point la lutte fractionnelle tait dange
reuse pour le parti, la classe ouvrire, lI.C. et lUnion sovitique. Aussi bien chez
nous qu ltranger, nous nous sommes toujours opposs un deuxime parti (se
rfrer la directive du 15 janvier), car cela naurait pu que faciliter laction de nos
ennemis. Cependant la lutte fractionnelle a t le rsultat direct des mthodes
errones employes par la direction du parti et de llimination effective de toutes
les garanties inclues dans les statuts du parti et qui sont la condition mme de
lexistence du parti communiste en tant que parti de la classe ouvrire.
Seul le rtablissement dun rgime normal dans le parti et le respect de ses
statuts cartera le danger du fractionnisme.
Nous sommes prts collaborer avec le comit central pour atteindre ce but
aprs avoir repris notre place dans les rangs du parti, etc.

Voil peu prs le sens de ce que jestimais devoir tre dit. Ce nest
peut-tre pas tout. Tout cela videmment avec calme, sans arrogance ni
colre je ne pense pas que cette colre existe mme parmi nous, les
camarades qui souffrent le plus dtre dports et qui, plus que les autres,
avons t soumis toutes sortes dpreuves, mais aussi, sans hypocrisie.
Je ne cache pas les difficults que comporte llaboration dune telle
allocution. Elle naurait de sens que sil sagissait dune action collective et
non dune ou deux dizaines de camarades. De plus, il faudrait quelle soit
trs srieusement et profondment tudie, et quon tudie aussi lexp
rience des quatre derniers mois.
*

* *

J ai reu une carte postale dIv[an] Nik[ititch] mais il ne me dit pas ce


que sa famille a fait savoir de Moscou quon lautorise partir se faire
soigner (o, je ne sais pas exactement).
Je nai pas reu dautres lettres ces derniers temps, except un tl
gramme de Smilga et de Netchaiev minformant quils dsapprouvent la
proposition dEv[genii] A[leksandrovitch]. Ah, jai oubli; jai reu une
carte de Sopr [
] et Rosengaus44 (ce dernier me demande ce que je sais
du tlgramme de Radek sur le Leninbund45). Dans certains milieux, on

44. Nous ne savons pas qui est Sopr . Ilya Rosengaus, un homme jeune, de Kharkov,
avait t un des dirigeants de lOpposition en Ukraine,
45. Le Leninbund tait lorganisation des gauches allemands exclus du parti et dont

72

CAHIERS LEON TROTSKY 18

rpand le bruit quil est en train dcrire une dclaration. Mais daprs
la lettre de Kasparova, il ressort quil soriente vers la rdaction dun livre,
Tomsk, pendant deux ou trois ans. Je nai rien reu de lui. Tania
[Miagkova] a reu de Rosengaus le texte de leur protestation contre la
dportation de deux de leurs camarades dInissisk vers des sales
trous. Ils ont demand quon se joigne eux. J ai crit une lettre au
comit central, mais en faisant part de mes raisons et de mes dductions.
La semaine prochaine, A[leksandra] G[eorgievna] va repartir. Je continue
beaucoup travailler, ayant repris Saint-Simon pour gagner un peu dar
gent. Pour autant que cela dpende de moi, jirai pour un mois et demi
Kislovodsk en juillet. Il faut absolument que je me soigne. Ici les grosses
chaleurs et la poussire ont commenc. Les accs de malaria ne se sont pas
reproduits, mais jai parfois des maux de tte (une fois, cela a dur trois
jours daffile) et je me demande si ce nest pas l aussi une des formes de
la malaria. Depuis le 1er mai, je ne reois plus LH umanit \ jai fait le
ncessaire pour renouveler labonnement. Ainsi, en attendant, demain je
tenverrai seulement les journaux allemands et anglais.
Nous vous serrons tous dans nos bras.
Ton Khristian
P.S. Je tenvoie ma lettre, mais si tu le jugeais utile, tu peux la faire
suivre aux camarades.
P.S. J cris sparment Ljova, en le priant de me faire parvenir une
copie de ma lettre sur les relations anglo-amricaines. Ce serait magnifi
que si des complications survenaient entre les Amricains et les Japonais.
Bien que Tanaka46 ait les mains qui le dmangent, il finira par accepter un
quelconque compromis avec les Amricains.
Les Anglais, eux, se taisent, poursuivant en douce leurs affaires. Au
cours de 1925-1927, les Japonais sont parvenus les vincer srieusement
du march chinois. A prsent les Anglais vont sefforcer de rattraper le
temps perdu. Le fait que le conflit entre le Japon et la Chine trane en
longueur leur est mme politiquement favorable.
Astrakhan, 2 juin (1928)
Cher Ami,
J tais trs press en tcrivant ma dernire lettre et jai omis un point
capital [
],47 en plus, je nai pas eu le temps de rpondre ta lettre.
lorientation tait proche de celle vers un nouveau parti. Radek avait tlgraphi quil se
dsolidarisait de leur candidature aux lections contre le parti.
46. Giichi, baron Tanaka (1863-1929) tait depuis lanne prcdente premier ministre
du Japon aprs avoir t sous-chef dtat major gnral.
47. Un mot non dchiffr.

LETTRES D ASTRAKH AN A TROTSKY

73

Aujourdhui encore, je suis oblig de me dpcher cause du dpart


dA[leksandra Georgievna] qui je voudrais confier le transport dune
partie de mon travail en Union sovitique. Cest pourquoi je me limiterai
lessentiel. Tout dabord, bien que lide soit tout fait claire dans le
contexte, il me semble quil faut tout particulirement souligner et dve
lopper lide que, sans le concours actif du proltariat, cest--dire sans
une ligne juste dans le problme ouvrier, la mise en pratique de la ligne
lniniste dans les campagnes est impossible.
Je reviens ta lettre. Je te comprends et je partage tout fait ton
point de vue quaucune politique intrieure ny fera rien, sans une
orientation juste et intransigeante de la rvolution proltarienne interna
tionale, sans une orientation internationale approprie et largement
conue .
Lnine avait dj dfini notre rvolution comme le rsultat dune
exprience thorique et rvolutionnaire du mouvement proltarien inter
national qui sajoutait lexprience russe de 1905 et il ne lavait consid
re que comme le premier acte de la rvolution proltarienne internatio
nale. Puisque, sans cette dernire, le capitalisme aurait fini par nous
touffer et le rle historique de la dictature du proltariat en Russie se
serait rduit ce quattendaient de lui Oustrialov48 et compagnie, cest-dire quen notre qualit de jockeys nous entranerions le cheval lequel
serait mont par le capitalisme russe amricanis (je crois quil serait
tout fait logique dexpliquer la dfaite de lOpposition, de mme que
toutes nos difficults lintrieur du parti et du pays, par une norme
pousse des forces mondiales, surtout entre 1925 et 1928).
Je le rpte : je considre que cest une donne historique indiscuta
ble, mais elle nexplique pas encore les erreurs, la politique fausse, la
surestimation de certains faits, la sous-estimation dautres.
Puisquil sagit du mode de direction des partis de lInternationale
nuniste, je dois rechercher ici les causes objectives qui sont lori
gine de la ligne de conduite errone de la politique de lI.C. et de sa
politique intrieure.
Causes objectives : un relatif quilibre entre lUnion sovitique et les
pays capitalistes depuis la fin de 1923 jusqu la rupture avec lAngleterre
(dj, depuis larrive au pouvoir des forces conservatrices allies, la
situation a tourn notre dsavantage; la rvolution chinoise retarda la
rupture qui se produisit aprs la dfaite).
Causes objectives internes : chez nous une priode de relvement
conomique russie, avec un relatif quilibre entre les forces socialistes et

48.
Nikolai V. Oustrialov (1890-1937?), juriste et dirigeant cadet migr, leader des
smnavekhistes avait salu la Nep comme le dbut dun retour pacifique au capitalisme.
Revenu en U.R.S.S. il tait la bte noire de lOpposition de gauche.

74

CAHIERS LEON TROTSKY 18

lconomie prive capitaliste. La rvolte des koulaks, sans effusion de


sang, la fin de 1927 a dmontr et confirm ce que disait lOpposition,
cest--dire qu lintrieur mme du pays, lquilibre tait dj rompu
notre dtriment. La surestimation de lquilibre et la sous-estimation des
forces de ladversaire nous concernent directement, car ils sont ds un
changement lintrieur du parti mme. Or ce changement est devenu
possible la suite de sa bureaucratisation, de sa rupture avec les masses
laborieuses et de lapplication des mthodes errones dans la direction du
parti, des syndicats et du pays mme.
Evg[enii] Alek[sandrovitch Probrajensky] ma rpondu par une lon
gue lettre, dans laquelle il affirme que jai raison, que la situation dans
notre appareil dEtat et dans notre appareil du parti exige une rflexion
relative toutes ces questions, base sur lenseignement marxiste-lniniste
sur lEtat. Il est en train de travailler une brochure dont le titre est Les
S uccs e t les Echecs dans l dification du socialism e en U.R.S.S. pendant
les a n n es d e la dictature, il y aura un chapitre La Bureaucratie socialis
te. Il estime toutefois que mon point de vue est subjectif. Voil de
quoi il est question: le conflit avec le koulak est un fait objectif, qui
continuera de se dvelopper et dinfluencer le parti lui-mme. Mais le
dveloppement de ce conflit dans un sens ou un autre dpend du rapport
avec lui, puisquil sagit, soit dune capitulation complte devant lui, soit,
ce qui est pire encore, du retour la situation ancienne, soit enfin la
lutte contre lui jusqu la victoire finale cela dpendra du parti. Il est
impossible dviter le subjectivisme.
Il me semble tavoir dj crit en son temps, loccasion dun article
paru dans la Pravda, o lauteur prtend que, si le parti narrive pas
faire le point et tirer des conclusions appropries concernant aussi les
autres domaines, le nouveau cours ne sera quun coup dpe dans
leau.
Deux mots encore au sujet de notre ventuelle dclaration : elle doit
dire la vrit et exprimer en mme temps notre dsir sincre et ardent de
revenir dans le parti pour lui prter tout notre concours dans la conduite
de sa politique actuelle.
Il nexiste aucun indice que la direction du parti ait le mme dsir, et
il existe plutt des indices en sens contraire. Cela ne doit pas nous
empcher de faire notre devoir vis--vis du parti.
J ai eu des hsitations concernant le destinataire ; les formes constitu
tionnelles sont en faveur de lenvoi direct au Congrs, qui est lorgane
suprme du parti. Ainsi cette circonstance nous y oblige.
Etant donn que notre dclaration doit rpondre aux deux exigences
mentionnes ci-dessus, elle ne doit pas avoir le caractre dune rcrimina
tion.
A la fin de la semaine prochaine, je te donnerai mon avis sur le projet
de programme du Comintem.

LETTRES D ASTRAKH AN A TROTSKY

75

La semaine dernire, un de nos kolonist de la rgion (il ny en a pas


dautres dans la rgion dAstrakhan), le camarade Mintz, est arriv
Astrakhan. A cette occasion, nous avons pris une photo. Je te lenvoie. A
propos Tania [Miagkova] ta crit. As-tu reu ses lettres ? J ai reu une carte
postale de Srbriakov. Il est tomb malade Gagra et de nouveau essaie
dobtenir une permission de deux mois pour continuer son traitement.
Iv[an] Nik[ititch Smirnov] crit quil a t transfr, personne ne sait o. Je
tenvoie aussi les journaux. J embrasse trs fort tout le monde.

Astrakhan, le 14 juin 1928


Cher Ami,
J ai beaucoup de peine quand je pense Ninotchka,49 toi et vous
tous. Il y a longtemps que tu portes la lourde croix de rvolutionnaire
marxiste et aujourdhui, pour la premire fois, tu souffres en tant que pre.
Je suis de tout cur avec toi et je regrette seulement dtre aussi loin. Je
tlgraphierai sans faute , Al[leksandra] Georgievna. Il faut que tes amis
puissent te remplacer au moins en partie auprs du pauvre enfant.50
En vrit, labsurdit de nos propres malheurs est insondable. On est
souvent tonn de leur ampleur. On ta probablement parl des mesures
absurdes auxquelles on a soumis tes amis aprs tavoir trait de faon aussi
saugrenue Moscou.
Je suis arriv lappartement une demi-heure aprs ton dpart. Dans le
salon se trouvait un groupe de camarades, surtout des femmes et au milieu
seulement Mouralov. Qui est ici le citoyen Rakovsky? demande une
voix. C est moi, que dsirez-vous? Suivez-moi.
On ma conduit, en passant par le couloir, dans une petite pice, mais
devant la porte on ma ordonn: Haut les mains!. Et cest seulement
aprs avoir fouill mes poches que lon ma introduit dans la pice.
Que cherchaient-ils? Des armes, des tracts? On ma libr cinq
heures. Ivan Nik[ititch Smirnov], quon a soumis la mme procdure que
moi, a t gard tard dans la nuit. Je me suis dit Ils ont perdu la tte,
mais je nprouvais pas de haine, seulement de la honte pour nos propres
camarades. La lettre de Nina a d traner dans leurs bureaux cause de la
lenteur bureaucratique traditionnelle..51
49. Nina, seconde fille de Trotsky, marie Man Nevelson, venait de mourir de
tuberculose Moscou le 5 juin.
50. Nina laissait un enfant.
51. La lettre de Nina annonant son hospitalisation et la gravit de son mal avait mis
plusieurs mois atteindre ses parents qui avaient reu peu prs au mme moment la nouvelle
de sa mort.

76

CAHIERS LEON TROTSKY 18

Dans ma lettre dhier concernant le projet de programme du Comintern, jai laiss passer deux faits. Le problme concernant le parti ouvrier
et paysan est en fait en rapport avec ta lettre prcdente. Quant lEst, je
ne suis pas suffisamment au courant. Je sais quen Roumanie, par exem
ple, pour participer aux lections, le parti communiste, qui na pas dexis
tence lgale, se prsente sous la bannire du bloc ouvrier et paysan. Il
va de soi quil faut sinsurger nergiquement contre toute tentative de
substituer idologiquement au communisme un nouveau, mais en fait
vieux mlange didologie petite-bourgeoise et ouvrire-paysanne. Le
projet de programme est une occasion de rvler une telle substitution.
Le deuxime fait que jai laiss passer concerne le manque danalyse
et de mise en relief de la situation politique internationale. J ai dj
soulign que, dans la question des antagonismes anglo-amricain et
nippo-amricain, dune faon gnrale, ce sont des antagonismes, pour
ainsi dire, historiques, qui, au stade de conflits, se transforment en
guerres.
A ct de lantagonisme entre lU.R.S.S. et les pays capitalistes, on
ne peut pas ne pas mentionner la tentative (avec un succs partiel) dajour
nement des conflits capitalistes internationaux et de concentrer lattention
sur la lutte commune contre nous.
Locarno et la proposition de Kellogg.52. Les alliances et les traits de
non-agression (le dernier entre la Turquie et lItalie) qui, par la force des
choses, sont dirigs contre nous. Lanalyse de cette relative stabilisation
politique du capitalisme pour autant quil sagit de lU.R.S.S., nest pas
faite. Le passage qui concerne la rvolution lEst, dans les pays capitalis
tes et semi-capitalistes, souffre peut-tre dtre trop schmatique, car il y
manque lanalyse de la rvolution chinoise. Comme elle est trs gnrale,
il me semble quelle englobe ainsi ton point de vue.
Je suis tonn du peu dattention que notre presse accorde au ch
mage. Il marrive dobserver que, dans cette masse gigantesque, qui ne
cesse daugmenter et dont les intresss ne touchent pas dallocations de
chmage et sont rduits vivre dans la misre (au vrai sens du mot), une
certaine dsagrgation de ltat desprit se dessine. La bureaucratisation, le
chmage et lalcoolisme sont les trois mines qui feront sauter notre
dification socialiste si on ne les arrte pas temps.
Je tembrasse ainsi que tout le monde.
Ton Khristian
P.S. Ma lettre Belob[orodov] a t le rsum de ma lettre
Probraj[ensky]. Ma correspondance avec ce dernier avait continu et je
lui avais envoy encore deux longues lettres sur ce sujet.
52.
Frank B .Kellogg (1856-1937), secrtaire dEtat amricain, venait de proposer un
trait mettant la guerre hors-la-loi !

LETTRES D ASTRAKHAN A TROTSKY

77

Astrakhan le 2 juillet 1928


Cher Ami,
J ai reu aujourdhui de Smilga la copie de sa lettre adresse aux
camarades. Elle concide avec ton apprciation et la mienne. Je pense que
tu las reue aussi. Il est peut-tre temps de tirer les conclusions qui en
dcoulent ?
N ayant pas reu de rponse, je me suis adress Moscou pour
demander mon cong. Aujourdhui jai t convoqu au G.P.U. et on a
fait savoir au citoyen R[akovsky] ce qui suit:
Vous avez demand de changer Astrakhan pour Kislovodsk?. J ai
carquill les yeux, car je nai pas demand de changement, seulement six
semaines de cong pour faire ma cure Kislovodsk.
Je dois vous faire savoir quon vous a refus. Vous navez pas le droit de
choisir Kislovodsk ou une autre ville, au Caucase, en Crime, en Ukraine, pas
plus que Leningrad ou Moscou. A la place dAstrakhan, vous pouvez choisir
nimporte quelle ville sur la Volga ou dans le centre, sauf les villes mentionnes
ci-dessus.

Tania crit que ltat desprit chez les paysans est dtestable. Lap
provisionnement ayant port un coup toutes les couches, ils se sont
rallis sous la domination des koulaks.
Je crois tavoir dj crit que jai reu une carte postale de [
] 53
Radek. Smilga crit que Radek est sur le point de reconnatre quil a, dans
certaines de ses apprciations, dpass les limites.
Ici, le cholra a dj fait son apparition, il y a deux cas mortels. La
maladie a t diagnostique seulement cliniquement, lexamen microsco
pique na pas t concluant.
Tu sais, les trois cartes postales de ma fille, envoyes la mi mai (le
12, le 15 et le 16) sont arrives lune aprs lautre entre le 20 et le 25 juin !
Je vous embrasse fort.

Astrakhan, 21 juillet 1928


Cher Ami,
Au reu de ton tlgramme et ayant pris connaissance de ta lettre (jai
reu le dernier tlgramme 1-4 de conclusion), jai envoy un tlgramme
au congrs54 en mon nom personnel, en annexe ta lettre et jai gale

53. Un mot non dchiffr.


54. Il sagit du VIe congrs de lI.C.

78

CAHIERS LEON TROTSKY 18

ment pri les camarades den faire autant. J ai donc tlgraphi Beloborodov, Mratchkovsky, Probrajensky (qui se trouve dans sa datcha prs
de Moscou avec sa famille), Mouralov, Radek, Smilga, Kasparova, Rafail,
Ichtchenko (dont jai reu une lettre), Smirnov (chez qui Aussem est all)
et Sosnovsky. Je crois que cest tout.
Le texte de mon tlgramme est le suivant: Me rallie la lettre de
Trotsky adresse au VIe congrs au sujet des divergences apparues dans le
parti. En tant que lun des fondateurs du Comintern, je tiens exprimer
au congrs mon souhait quil intervienne courageusement et avec toute
son autorit contre les exclusions et les dportations et quil exige, dans
l intrt de la rvolution mondiale et de la rvolution russe le rtablisse
ment de lunit du P.C.R. (b) sur la base du lninisme, de la dictature du
proltariat et dune dmocratie honnte lintrieur du parti.
Je suis tout fait daccord avec la partie finale du texte et je ne doute
pas que lintroduction et la conclusion soient aussi bien composes.55 Si
je lavais rdig moi-mme (sans en modifier le contenu), jaurais davan
tage soulign lappel de ce groupe de personnes prcises que sont les
exclus. Au moment o/ressort ce point le caractre personnel des
individualits, la porte dun document aussi remarquable, mais par trop
objectif, naurait t que renforce.
Etant trs occup, je me suis content de parcourir la critique du
projet de programme de lI.C. .56 J y reviendrai plus tard. Sur le fond,
dans cette partie non plus, rien ne nous spare. Jai galement crit
Radek que je pense quen Chine, la rvolution dmocratique ouvrire et
paysanne a dit son dernier mot. En revanche, la Commune de Canton57
a pos de nouveaux jalons.
Je dois dire que le succdan bloc ouvrier et paysan le mot
dordre ouvrier et paysan est en train de gagner comme un vritable
cancer tout lorganisme du Comintern. Auparavant, on ne semblait pas y
attacher trop dimportance dans la mesure o lon nemployait ce terme
que pour lOrient et dans les pays balkaniques. Mais prsent je constate
avec effroi que mme L'Humanit appelle les dputs communistes d
puts du bloc ouvrier et paysan!!! Ainsi, le camarade dput du Bloc
ouvrier et paysan58 a pris la parole la Chambre. En lisant cela, je nen
croyais pas mes yeux et un doute mest venu : ny aurait-il pas, en plus du
parti communiste, un autre groupe politique, le bloc ouvrier et
paysan ?
55. Le texte de Trotsky a t publi dans L I.C . aprs Lnine.
56. Le texte a t publi dans le mme volume.
57. La Commune de Canton fut un bref soulvement du 11 au 13 dcembre 1927.
Dans un change de lettres avec Probrajensky, Trotsky avait reproch ce dernier de n'y
voir quune aventure alors quil sagissait pour lui dune exprience de laboratoire.
58. Le Bloc ouvrier et paysan tait le titre lectoral et parlementaire des listes du P.C.

LETTRES D ASTRAKHAN A TROTSKY

79

Linitiative denvoyer un tlgramme au sujet de la confrence a t


prise pour deux raisons :
1. En deux ou trois jours, javais reu trois lettres de Kasparova, Radek
et Ichtchenko (il est vrai que ce dernier proposait seulement quun groupe
de quatre personnes seulement se mettent daccord) proposant lide
dune confrence.
2. En fait, il est apparu quil y avait quatre cinq projets de thses en
cours et dappels, et cela alors quon ignorait si tu entreprenais toi-mme
la rdaction dun tel appel. Lide venait de toi, mais ni moi, ni apparem
ment personne dautre ne savait si tu lcrirais ou tais en train de lcrire.
Dans cette totale incertitude, lide de sadresser au Politburo pour obte
nir lautorisation de tenir une confrence constituait un pas pratique
dlibr dont le rejet probable nous mettrait dans lobligation de prendre
une nouvelle dcision.
Je me rendais videmment bien compte que notre demande dautori
sation pourrait tre inscrite sur le tableau noir du parti et tre utilise
contre nous. Mais jestimais aussi que deux ides matresses, claires et
essentielles, devaient tre dterminantes: dfendre nos ides et, quand
loccasion sen prsenterait, frapper la porte du parti. De mme, il ne
faut pas nous laisser aller des enthousiasmes sans fondement propos
du cours gauche, mais il ne faut pas non plus sabandonner la
routine dune psychologie de dports. Dautant plus que jestime que la
situation est trs grave en la circonstance.
Aprs quelques gesticulations, le Centre a t battu plate couture.
La victoire de la droite a t acquise sans lui avoir demand beaucoup
defforts. Ds la premire prise ds le premier moment o les pes se
sont croises, on sentait droite assurance et calme, tandis quau centre,
nervosit et manque dassurance taient manifestes. Nous verrons ce qui
se passera au prochain plnum. Mais dun plnum lautre, cest comme
si nous revivions toute une priode historique. Les vnements voluent
une vitesse incroyable.
A ma proposition denvoyer un tlgramme au bureau politique, tout
le monde a rpondu, et Mratchkovsky le premier (le premier aussi qui
vient de me tlgraphier quil a envoy sa signature au congrs). Rafail,
Aussem, Sosnovsky, Beloborodov galement. Seul V[ratchev] a envoy
un tlgramme dsespr, se prononant contre (sans parler dIv[an]
Nik[ititch] Smirnov, Kasparova, Probrajensky, Radek. De ce dernier,
jai reu une lettre et la copie de la lettre quil ta adresse ainsi que ses
thses).
Dans ta fraction, tu tes trouv avec Mouralov et Srbriakov, mais
avec des raisons diamtralement opposes pour vos explications de vo
te. Lonid Sr[briakov] ma rpondu par le tlgramme suivant: Pas
daccord. Recommande de charger Probrajensky Moscou de sentendre
sur la forme et le contenu de la dclaration si, bien entendu, la discussion

80

CAHIERS LEON TROTSKY 18

porte sur une dclaration recherchant la possibilit dun retour au parti.


J estime que le C.C. dirige correctement les problmes politiques fonda
mentaux et quil est temps de poser la question du retour dans le parti.
Salutations. Srbriakov .59
Je nai toujours pas de cong et suis toujours lhtel dans une
ambiance de bivouac (il me semble quil en a toujours t ainsi) avec une
chaleur de 38 et les miasmes dAstrakhan. Je reois des lettres de tout le
monde.
Je tembrasse bien fort.
Khristian

59. Lonid G. Srbriakov tait sur la voie de la capitulation.

Lettre Valentinov 1
(2 aot 1928)

Cher camarade Valentinov,2


Dans vos M ditations sur les Masses, dates du 9 juillet, en posant la
question de l activit de la classe ouvrire, vous touchez un problme
fondamental, celui du maintien par le proltariat de son rle hgmonique
dans notre Etat. Bien que toutes les revendications de lOpposition ten
dent vers ce but, je suis daccord avec vous que tout na pas t dit sur
cette question. Nous lavons jusqu prsent en effet toujours examine en
rapport avec le problme global de la conqute et de la conservation du
pouvoir politique, tandis que, pour mieux lclairer, il faudrait la traiter
part, comme une question particulire ayant sa valeur propre. Au fond,
dailleurs, les vnements eux-mmes lont dj mise en vidence avec ce
relief.
LOpposition conservera vis--vis du parti ce mrite, que nul ne
saurait lui enlever, davoir sonn temps lalarme propos de leffrayante
baisse dactivit de la masse ouvrire et de son indiffrence grandissante
lgard du sort de la dictature du proltariat et de lEtat sovitique.
Ce qui caractrise le flot de scandales qui vient de staler, ce quil

1. Une copie de cette lettre a t adresse par Rako Trotsky avec une lettre daccom
pagnement le 7 aot 1928. Elle se trouve la Houghton Library, bMSRus 13, T 2206. Elle a
paru dabord en franais dans Contre le Courant, n 27/28, 12 avril 1929, pp. 16-22, sous le
titre Transformations opres par le pouvoir sur le proltariat russe et le parti, puis en
russe dans le Biulleten Oppositsii, n 6, octobre 1929. Elle a t republie en franais depuis
dans IV e Internationale, vol. 6, octobre/novembre 1948, puis Les Bolcheviks contre Staline
o elle est titre Les dangers professionnels du pouvoir . La traduction en a t revue pour
ce numro par Katia Peresse.
2. G.N. Valentinov avait rejoint le parti bolchevique en 1915. Il avait t rdacteur en
chef de Troud, lorgane des syndicats. Signataire de la dclaration des 83, il avait t dport
au dbut de 1928 Oust-Koulom.

82

CAHIERS LEON TROTSKY 18

comporte de plus dangereux, cest prcisment cette passivit des masses


(passivit plus grande encore dans la masse communiste que chez les
sans-parti) envers les manifestations darbitraire inou qui se sont produi
tes : des ouvriers ont t tmoins, mais passaient outre sans protester ou
en se contentant de grommeler, par crainte de ceux qui dtiennent le
pouvoir ou, tout simplement, par indiffrence politique. Depuis le scan
dale de limpasse Tchoubarovsky3 (pour ne pas remonter des temps
plus reculs) jusquaux abus de Smolensk, Artemovsk,4 etc. on entend
toujours le mme refrain: Il y a longtemps que nous tions au cou
rant...
Vols, prvarications, violences, extorsions, abus de pouvoir inous,
arbitraire illimit, ivrognerie, dbauche : de tout cela, on parle comme de
faits connus, pas seulement depuis des mois, mais depuis des annes et
que tout le monde, on ne sait pourquoi, a tolrs.
Je nai pas besoin dexpliquer que, lorsque la bourgeoisie mondiale
crie sur les toits les vices de lEtat sovitique, nous pouvons passer outre
avec un tranquille mpris. Nous connaissons trop bien la puret des
moeurs des gouvernements et des parlements bourgeois du monde entier.
Mais ce nest pas sur eux que nous prendrons modle : il sagit chez nous
dun Etat ouvrier. Aujourdhui, personne ne peut plus nier les effrayants
ravages de lindiffrence politique au sein de la classe ouvrire.
Cest pourquoi la question des causes de cette indiffrence et des
moyens qui permettent dy remdier est une question essentielle.
Mais cela nous impose lobligation de laborder au fond, scientifique
ment, en lanalysant jusquau bout, intgralement. Un pareil phnomne
mrite que nous lui accordions notre attention la plus concentre.
Les explications que vous donnez de ce fait sont, sans aucun doute,
justes : chacun dentre nous les a dj exposs dans ses interventions et
elles sont dj partiellement refltes dans notre plate-forme. Nanmoins,
ces interprtations, ainsi que les remdes proposs pour sortir de cette
pnible situation, ont eu et ont encore un caractre empirique: ils se
rapportent chaque cas particulier et ne tranchent pas le fond de la
question.
A mon avis, cest parce que la question elle-mme est nouvelle.
Jusqu prsent nous avons connu bien des exemples de baisse, de dclin
de lactivit de la classe ouvrire, non seulement jusqu une vritable
veulerie, mais mme jusqu un esprit de raction politique. Mais ces

3. Il sagissait dun viol collectif commis par une douzaine de jeunes ouvriers de lusine
San Galli de Leningrad, dont plusieurs membres des J.C.
4. Ces scandales, dcouverts en 1928, avaient mis nu la corruption et la dcomposi
tion morale des couches dirigeantes du parti, leurs abus de pouvoir, violences sexuelles,
vols, etc.

LETTRE A VALENTINOV

83

exemples nous sont apparus, aussi bien chez nous qu ltranger, dans
des priodes o le proltariat luttait encore pour conqurir le pouvoir
politique.
Nous ne pouvions avoir dexemple de cet esprit de dclin du prolta
riat au moment o il tient le pouvoir entre ses mains pour la simple raison
que notre cas est le premier dans lhistoire o la classe ouvrire ait gard
le pouvoir aussi longtemps.
Jusqu prsent, nous savions ce quil peut arriver au proltariat, en
dautres termes les oscillations qui peuvent se produire dans son tat
desprit lorsquil est une classe opprime et exploite. Mais cest mainte
nant seulement que nous pouvons apprcier, en nous basant sur des faits,
les modifications qui seffectuent dans ltat desprit de la classe ouvrire
quand celle-ci devient la classe dirigeante.
Cette position politique (de classe dirigeante) nest pas exempte de
dangers : ceux-ci sont au contraire immenses. Je ne pense pas ici aux
difficults objectives qui dcoulent de lensemble des circonstances histo
riques, lencerclement capitaliste lextrieur et lentourage petitbourgeois lintrieur du pays. Non, il sagit ici des difficults inhrentes
toute classe dirigeante nouvelle, qui sont la consquence de la conqute
et de lexercice du pouvoir lui-mme, de son aptitude ou de son inapti
tude lutiliser.
Vous comprenez bien que ces difficults existeraient encore dans une
certaine mesure, mme si nous supposions un instant quil ny ait plus,
dans tout le pays, que les masses proltariennes, et, lextrieur, que des
Etats proltariens. On pourrait appeler ces difficults les dangers profes
sionnels du pouvoir.
En effet, la position dune classe en lutte pour la conqute du
pouvoir et celle dune classe qui dtient le pouvoir entre ses mains, sont
diffrentes. Je rpte encore que je nai pas en vue les rapports qui
existent avec les autres classes, mais bien ceux qui se crent au sein de la
classe triomphante.
Que reprsente une classe qui prend loffensive? Un maximum
dunit et de cohsion. Tous les intrts corporatifs et de groupe, sans
parler des intrts individuels, passent larrire-plan. Toute linitiative
est entre les mains de la masse militante elle-mme et de son avant-garde
rvolutionnaire, lie organiquement cette masse de la faon la plus
intime.
Quand une classe sempare du pouvoir, cest une partie delle-mme
qui devient lagent de ce pouvoir. Cest ainsi que surgit la bureaucratie.
Dans un Etat socialiste o laccumulation capitaliste est interdite aux
membres du parti dirigeant, la diffrenciation commence par tre fonc
tionnelle et devient ensuite sociale. Je pense ici la situation sociale dun
communiste qui dispose dune automobile, dun bon appartement, dun
cong rgulier, qui touche le salaire maximum autoris par le parti, une

84

CAHIERS LEON TROTSKY 18

situation bien diffrente de celle du communiste qui travaille dans les


charbonnages et touche de 50 60 roubles par mois. Et vous savez que les
ouvriers et les employs sont diviss en 18 catgories diffrentes...
Une autre consquence consiste en ce quune partie des fonctions
accomplies auparavant par tout le parti ou par toute la classe passe
maintenant dans les attributions du pouvoir, cest--dire une certaine
fraction seulement des gens de ce parti, de cette classe.
Lunit et la cohsion qui taient auparavant la consquence naturelle
de la lutte de classes rvolutionnaire ne peuvent dsormais tre mainte
nues que par tout un systme de mesures dont le but est de maintenir
lquilibre entre les divers groupements de la mme classe et du mme
parti afin de les soumettre lobjectif fondamental.
Mais cest l un processus long et difficile: il consiste duquer la
classe dominante du point de vue politique, lui apprendre ce savoir-faire
quelle doit acqurir, tenir entre ses mains lappareil de lEtat, du parti
et des syndicats, les contrler et les diriger.
Je le rpte : cest une affaire dducation. Aucune classe nest venue
au monde avec lart dadministrer. Celui-ci ne sacquiert qu lexp
rience, dans les erreurs quon commet, cest--dire en tirant les leons de
celles quon a commises. Aucune Constitution sovitique, si idale soitelle, nest en mesure dassurer la classe ouvrire lapplication sans
obstacle de sa dictature et de son contrle gouvernemental si le proltariat
ne sait pas utiliser les droits quelle lui accorde. Le dcalage entre les
capacits politiques dune classe donne, son savoir-faire en matire dad
ministration et les formes constitutionnelles et juridiques quelle labore
son usage en semparant du pouvoir, est un fait historique. On peut le
constater dans lvolution de toutes les classes et galement en partie dans
lhistoire de la bourgeoisie. La bourgeoisie anglaise, par exemple, a livr
bien des batailles pour mieux modeler sur ses intrts les formes de sa
Constitution, mais aussi pour profiter de ses droits et en particulier de
son droit de vote, intgralement et sans obstacles. Le roman de Charles
Dickens, A ventures d e M. Pickwick, comporte nombre de ces scnes de
lpoque du constitutionnalisme anglais o le groupe des dirigeants, aid
par lappareil administratif, faisait verser dans les fosss les diligences qui
transportaient les lecteurs de lopposition afin dempcher ces derniers
darriver temps aux urnes lectorales.
Ce processus de diffrenciation est parfaitement naturel chez la bour
geoisie qui a triomph ou qui est en train de triompher. Elle constitue en
effet dans lacception la plus large du terme une srie de groupes cono
miques et mme de classes. Nous savons quil existe la grande, la
moyenne et la petite bourgeoisie. Nous savons quil existe des bourgeoi
sies financire, commerciale, industrielle et agraire. A la suite de certains
vnements comme les guerres et les rvolutions, des regroupements
soprent au sein mme de la bourgeoisie; de nouvelles couches apparais

LETTRE A VALENTINOV

85

sent qui commence jouer leur rle propre, comme par exemple les
propritaires acheteurs de Biens nationaux, ou les nouveaux riches,
comme on les appelle, qui surgissent aprs toute guerre plus ou moins
longue. Pendant la rvolution franaise, lpoque du Directoire, ces
nouveaux riches constiturent un des facteurs de la raction.
De faon gnrale, lhistoire du Tiers-Etat qui a triomph en France
en 1789 est extrmement instructive. Tout dabord ce Tiers-Etat en luimme tait extrmement composite. Il comprenait tout ce qui ne faisait
pas partie de la noblesse et du clerg : il comprenait ainsi non seulement
toutes les varits de la bourgeoisie, mais aussi les ouvriers et les paysans
misrables. Ce nest que petit petit, aprs une lutte longue, des interven
tions armes plusieurs fois rptes que fut atteinte en 1792 la possibilit
en droit pour lensemble du Tiers-Etat de participer ladministration du
pays. La raction politique qui dbuta dj avant Thermidor consiste en
ce que le p o u v o ir com m ena passer, form ellem en t et en fa it, dans les
m ains d un nom bre d e plus en plus restreint de citoyens. Les masses
populaires, dabord par une situation de fait, puis ensuite galement en
droit, furent peu peu cartes du gouvernement du pays.
Il est vrai quici la pression de la raction se fit sentir avant tout le
long des coutures et soudures qui joignaient ensemble les lments de
classe constituant le Tiers-Etat. Il est vrai galement que si lon examine
un des groupements distincts lintrieur de la bourgeoisie, celui-ci ne
prsente pas de contours de classe aussi prcis que ceux qui sparent, par
exemple, la bourgeoisie et le proltariat, cest--dire deux classes qui
jouent un rle trs diffrent dans la production.
Mais au cours de la rvolution franaise galement, pendant la p
riode de son dclin, le pouvoir nagissait pas seulement en sparant, le
long des lignes de soudure ou de couture, les groupes sociaux qui, la
veille encore, marchaient ensemble, unis par le mme objectif rvolution
naire commun: il dsagrgeait aussi des masses sociales plus ou moins
homognes. La spcialisation dans la fonction la classe en question
produisant et faisant sortir de son sein des couches suprieures de fonc
tionnaires voil le rsultat des fissures qui, sous la pression de la
contre-rvolution, devinrent de profondes crevasses ; et cest la suite de
cela quau sein de la classe dominante elle-mme naquirent au cours de la
lutte des contradictions.
Les contemporains de la Rvolution franaise, ses protagonistes et
plus encore les historiens de lpoque ultrieure se sont intresss aux
causes qui ont favoris la dgnrescence du parti jacobin.
Robespierre, plus dune reprise, a mis ses partisans en garde contre
les consquences que pourrait entraner Yivresse du p ou voir : il les prve
nait que, dtenant le pouvoir, ils ne devaient pas trop prsu m er d euxm m es, senorgueillir, disait-il, ou, comme nous dirions maintenant, se
laisser contaminer par la vanit jacobine. Mais, ainsi que nous le

86

CAHIERS LEON TROTSKY 18

verrons plus tard, Robespierre lui-mme a beaucoup contribu faire


glisser le pouvoir des mains de la petite bourgeoisie appuye sur les
ouvriers parisiens.
Nous ne citerons pas ici les indications donnes par les contempo
rains au sujet des diffrentes causes de la dsagrgation jacobine, comme,
par exemple, la tendance senrichir, la participation aux adjudications,
aux fournitures, etc. Signalons plutt un fait curieux et bien connu:
lopinion de Babeuf5 qui pensait que la chute des Jacobins fut grandement
facilite par les dames nobles dont ils taient frus. Il interpella les
Jacobins en ces termes: Que faites-vous, plbiens pusillanimes? Au
jourdhui elles vous embrassent, demain elles vous trangleront ! (si les
automobiles avaient exist lpoque de la rvolution franaise, on aurait
eu aussi le facteur auto-harem dont le camarade Sosnovsky signale
quil a jou un rle assez important pour, prciser lidologie de notre
bureaucratie des soviets et du parti).
Mais ce qui joua le rle le plus important dans lisolement de Robes
pierre et du club des Jacobins, ce qui en carta brutalement les masses
(ouvrires et petites-bourgeoises), ce fut, ct de la liquidation de tous
les lments de gauche, en commenant par les Enrags, les Hbertistes et
les Chaumettistes6 (de faon gnrale, toute la Commune de Paris), ce fut
la liquidation graduelle du principe lectif et la substitution celui-ci du
principe des nom inations.
Lenvoi, aux armes ou dans les villes o la contre-rvolution relevait
la tte, de commissaires, tait une mesure non seulement lgitime, mais
indispensable. Mais, lorsque Robespierre se mit peu peu remplacer les
juges et commissaires des diverses sections de Paris qui avaient t
jusqualors lus au mme titre que les juges; quand il commena
nommer les prsidents des comits rvolutionnaires et en arriva substi
tuer des fonctionnaires toute la direction de la Commune, il ne pouvait
ainsi que renforcer la bureaucratie et tuer linitiative populaire.
Ainsi le rgime de Robespierre, au lieu de ranimer lesprit dactivit
des masses, dj atteint par la crise conomique et surtout la crise ,des
subsistances, aggravait encore le mal et favorisait le travail des forces
antidmocratiques. Dumas7, le prsident du Tribunal rvolutionnaire, se

5. Franois Nol, dit Camille, dit Gracchus Babeuf (1760-1797) avait t opposant de
gauche Robespierre avant de prir dans la Conspiration des Egaux .
6. La faction des enrags anime par Jacques Roux et Varlet se fit la porte-parole des
revendications du petit peuple de Paris et des aspirations galitaires : ils furent limins en 1793.
Leur place fut partiellement reprise par un groupe de responsables de la Commune parisienne,
plus dmagogues, semble-t-il, que militants. Pierre Cbaumette (1763-1794), orateur populaire
des Cordeliers, tait procureur-syndic de la Commune et Jacques Hbert (1757-1794) son
substitut. Tous deux furent abattus par le Comit de salut public de Robespierre.
7. Ren D um as (1753-1794), vice-prsident, puis prsident du Tribunal rvolutionnaire,

LETTRE A VALENTINOV

87

plaignait Robespierre de ne plus trouver de jurs pour ce tribunal,


personne ne voulant plus remplir cette fonction.
Mais Robespierre prouva son tour cette indiffrence des masses
parisiennes, sur son propre cas, lorsque, le 10 Thermidor, on le promena
bless et ensanglant dans les rues de Paris sans craindre une intervention
des masses populaires en faveur du dictateur de la veille.
Il serait videmment ridicule dattribuer la chute de Robespierre ainsi
que la dfaite de la dmocratie rvolutionnaire au principe des nominations.
Mais celui-ci acclra sans aucun doute laction des autres facteurs. Parmi
eux, le rle dcisif fut jou par les difficults de ravitaillement en partie
causes par deux annes de mauvaise rcolte (ainsi que par les perturbations
lies au passage de la grande proprit agraire des nobles lexploitation
parcellaire des terres par les paysans), par la hausse incessante des prix du
pain et de la viande, par le fait que les Jacobins ne voulurent pas, au dbut,
recourir des mesures administratives pour brider lavidit des paysans
riches et des agioteurs. Mais si, finalement, les Jacobins se dcidrent sous
la pression violente des masses, adopter la loi sur le maximum,8 celle-ci,
fonctionnant dans le cadre du march libre et de la production capitaliste,
ne pouvait invitablement tre quun palliatif.
Passons maintenant la ralit dans laquelle nous vivons.
J estime quil faut tout dabord signaler ce fait que, quand nous
utilisons les expressions de parti et de masses , il ne faut pas oublier le
contenu que lhistoire des dix dernires annes a mis dans ces termes.
La classe ouvrire et le parti pas plu s physiquem ent que m oralem ent
ne sont ce quils taient il y a dix ans. Je ne crois pas exagrer en disant
que le militant de 1917 se reconnatrait peine dans le visage que prsente
celui de 1928.
Un changement profond sest produit dans lanatomie et la physiolo
gie de la classe ouvrire. Selon moi, il faudrait concentrer notre attention
sur ltude de ces modifications dans les tissus et dans leurs fonctions.
Lanalyse des changements oprs devra nous indiquer lissue qui permet
tra de sortir de la situation ainsi cre.
Je ne prtends pas prsenter ici cette analyse et me bornerai seulement
quelques observations. Il faudrait, quand on parle de la classe ouvrire,
trouver une rponse toute une srie de questions, par exemple:
Quel est le pourcentage douvriers occups actuellement dans notre
industrie, qui y sont entrs aprs la rvolution, et celui de ceux qui y
travaillaient avant?

voulait organiser la rsistance larrestation de Robespierre, mais fut pris et excut en mme
temps que lui, le 10 Thermidor.
8.
Le maximum tait le prix maximal des grains, assurant en principe un prix
accessible tous pour le pain.

88

CAHIERS LEON TROTSKY 18

Quelle est la proportion de ceux qui ont particip autrefois au


mouvement rvolutionnaire, ont pris part aux grves, ont t dports ou
emprisonns, sont intervenus dans la guerre civile ou lArme rouge?
Quel est le pourcentage des ouvriers travaillant dans lindustrie qui y
sont occups de faon continue? Combien y travaillent occasionnelle
ment?
Quelle est dans lindustrie la proportion dlments semi-proltaires,
semi-paysans, etc. ?
Si lon descend la verticale pour pntrer dans le trfonds des
masses proltariennes, semi-proltariennes et, en gnral, travailleuses, on
rencontre des couches de population entires dont on entend trs peu
parler chez nous. Je nai pas ici en vue uniquement les chmeurs, qui
constituent un danger de plus en plus grand, pourtant bien signal par
lOpposition. Je pense aux masses de mendiants, aux masses moiti
pauprises qui, grce aux infimes secours accords par lEtat, campent
la limite du pauprisme, du vol et de la prostitution.
Nous narrivons pas nous reprsenter comment on vit, parfois
peine quelques pas de nous. Il arrive quon se heurte par hasard des
phnomnes dont on ne pouvait mme pas souponner lexistence dans
un Etat sovitique, et qui font leffet dun boulement soudain dcouvert.
Il ne sagit pas de plaider en faveur du pouvoir sovitique en invoquant le
fait quil na pu encore russir se dbarrasser du pnible hritage laiss
par le rgime tsariste et capitaliste: non, mais nous constatons notre
poque, sous notre rgime, lexistence, dans le corps mme de la classe
ouvrire, de crevasses o la bourgeoisie pourrait enfoncer un coin.
Autrefois, sous le pouvoir bourgeois, la partie consciente de la classe
ouvrire entranait avec elle cette grande masse, y compris les demivagabonds. La chute du rgime capitaliste devait amener la libration du
proltariat tou t entier. Les lments semi-vagabonds rendaient la bour
geoisie et lEtat capitaliste responsables de leur situation: ils attendaient
de la rvolution quelle y apporte un changement. Aujourdhui, ces
milieux ne sont pas contents : leur position ne sest pas amliore, ou
presque pas. Ils commencent considrer avec hostilit le pouvoir des
soviets et la partie de la classe ouvrire qui travaille dans lindustrie. Ils
deviennent particulirement hostiles aux fonctionnaires des soviets, du
parti et des syndicats. On peut parfois les entendre traiter le sommet de la
classe ouvrire de nouvelle noblesse.
Je ne mtendrai pas ici sur la diffrenciation qui a t introduite par
le pouvoir au sein du proltariat et que jai qualifie plus haut de fonc
tionnelle. La fonction a modifi lorgane lui-mme, cest--dire que la
psychologie de ceux qui sont chargs des diverses tches de direction dans
ladministration et lconomie de lEtat, a chang au point que, non
seulement objectivement, mais subjectivement, non seulement matrielle
ment mais moralement, ils ont cess de faire partie de cette mme classe

LETTRE A VALENTINOV

89

ouvrire. Cest ainsi par exemple quun administrateur dusine qui joue au
satrape, bien quil soit communiste, bien quil soit dorigine prolta
rienne, bien quil ait t ltabli encore quelques annes auparavant,
nincarnera nullement aux yeux des ouvriers les meilleures qualits du
proltariat. Molotov peut bien, tant quil lui plat, mettre un signe dga
lit entre la dictature du proltariat et notre Etat avec ses dgnrescences
bureaucratiques, et, par-dessus le march, les brutes de Smolensk, les
escrocs de Tachkent et les aventuriers dArtemovsk. Il ne fait ainsi que
compromettre cette dictature sans pour autant dsarmer le lgitime m
contentement des ouvriers.
Si nous passons au parti lui-mme, en plus de toutes les nuances que
nous rencontrons au sein de la classe ouvrire, il faut ajouter ici les
transfuges des autres classes sociales. La structure sociale du parti est
beaucoup plus htrogne que celle du proltariat. Il en a toujours t
ainsi, avec, naturellement, cette diffrence que lorsque le parti vivait une
vie intense du point de vue des ides, il transformait en un seul alliage
commun cet amalgame social travers la lutte de classes rvolutionnaires
active.
Mais le pouvoir est la cause, lintrieur du parti comme de la classe
ouvrire, de la mme diffrenciation qui fait apparatre les coutures qui
existent entre les diffrents lments sociaux.
La bureaucratie des soviets et du parti est un fait nouveau. Il ne sagit
pas ici de cas isols, de bavures dans la conduite de camarades individuels,
mais bien dune catgorie sociale nouvelle laquelle il faudrait consacrer
un trait tout entier.
Au sujet du projet de programme de lInternationale communiste,
jcrivais notamment ceci Lon Davidovitch:
A propos du chapitre IV (priode de transition). La manire de formuler le
rle des partis communistes lpoque de la dictature du proltariat est bien faible.
Il est certain que cette faon vague de parler du rle du parti lgard de la classe
ouvrire et de lEtat nest pas due au hasard. Lantithse entre dmocratie bour
geoise et dmocratie proltarienne est signale, mais il nest pas dit un seul mot pour
expliquer ce que le parti doit faire pour raliser dans les faits la dmocratie
proltarienne. Entraner les masses participer la construction , rduquer sa
propre nature (Boukharine aime bien parler de cette dernire question, et plus
particulirement en liaison avec la question de la rvolution culturelle) : ce sont l
des affirmations exactes du point de vue de lhistoire et depuis longtemps connues ;
mais elles deviennent des lieux communs si lon ny introduit pas lexprience
accumule pendant les dix annes de dictature du proltariat.
C est ici que se pose entirement la question des mthodes de direction dont le
rle est si important.
Mais nos dirigeants naiment pas en parler afin quil napparaisse pas au grand
jour queux-mmes sont loin davoir rduqu leur propre nature.

Si jtais charg dcrire un projet de programme de lInternationale

90

CAHIERS LEON TROTSKY 18

communiste, jaurais consacr pas mal de place dans ce chapitre (priode


de transition) la thorie de Lnine sur lEtat pendant la dictature du
proltariat et sur le rle du parti et de sa direction dans la cration dune
dmocratie proltarienne telle quelle doit tre, et non pas dune bureau
cratie des soviets et du parti telle quelle existe actuellement.
Le camarade Probrajensky a promis de consacrer dans son livre Des
conqutes d e la dictature du proltariat en l'an XI d e la R volution un
chapitre spcial la bureaucratie des soviets. J espre quil noubliera
pas non plus celle du parti, qui joue dans lEtat sovitique un rle plus
grand encore que sa consur des soviets. Je lui ai exprim mon espoir
quil tudiera sous tous ses aspects ce phnomne sociologique particulier.
Il nexiste pas de brochure communiste qui, tout en relatant la trahison du
parti social-dmocrate allemand le 4 aot 1914, ne signale en mme temps
le rle fatal jou par les sphres bureaucratiques tant du parti que du
syndicat dans lhistoire du glissement de ce parti. En revanche, on a dit
bien peu de choses, et encore en termes trs gnraux, sur le rle jou par
notre bureaucratie des soviets et du parti dans la dsagrgation de ce
dernier et de lEtat sovitique. C est l un phnomne sociologique de la
plus haute importance qui ne peut pourtant tre compris et saisi dans
toute son ampleur que si lon examine les consquences quil a entranes
en modifiant lidologie du parti et de la classe ouvrire.
Vous demandez ce quil est advenu de lesprit dactivit du p^rti et de
notre proltariat? O est passe leur initiative rvolutionnaire? O sont
passs leurs intrts pour les ides, leur vaillance rvolutionnaire, leur
fiert proltarienne? Vous vous tonnez quil y ait tant de lchet, de
couardise, de pusillanimit, darrivisme et tant dautres choses que jau
rais, pour ma part, ajoutes ? Comment se fait-il que des hommes qui ont
un pass rvolutionnaire valable, dont lhonntet personnelle ne fait pas
de doute, qui ont plusieurs reprises donn des exemples de leur dvoue
ment la rvolution, se soient transforms en bureaucrates minables?
Do vient cette horrible smerdiakovtchina dont parlait Trotsky dans
sa lettre sur les dclarations de Krestinsky et Antonov-Ovseenko9 ?
Si lon peut sattendre ce que des transfuges venus de la bourgeoisie
et de la petite bourgeoisie, des intellectuels, des individus isols en
gnral, glissent au point de vue des ides et de lthique, comment
expliquer le mme phnomne quand il sagit de la classe ouvrire? De
nombreux camarades constatent sa passivit relative et ne peuvent dissi
muler leur dsillusion.
Il est vrai que dautres camarades ont vu dans une certaine campagne
9.
Smerdiakov, dans Les Frres K aram azov , le fameux roman de Dostoevsky, est le
quatrime fils, illgitime, le meurtrier du pre, rpugnant surtout par sa servilit. C tait
cette servilit que Trotsky avait releve dans la capitulation de ses anciens camarades.

LETTRE A VALEN TINO V

91

lie au stockage des bls des symptmes de bonne sant rvolutionnaire,


une preuve de ce que les rflexes de classe sont encore vivants dans le
parti. Tout rcemment encore, le camarade Ichtchenko mcrivait (ou
plus exactement crivait dans les thses quil aura certainement envoy
aussi aux autres camarades) que le stockage des bls et lautocritique sont
le rsultat de la rsistance de la partie proltarienne du parti et de la
direction.10 Malheureusement, il faut bien le dire, ce nest pas vrai. Ces
deux faits rsultent dune combinaison arrange dans les sphres suprieu
res et qui nest pas due la pression de la critique ouvrire : cest pour des
considrations de caractre politique, parfois de groupe, je dirais de
fraction quune partie des sommets du parti a suivi cette ligne de
conduite. On ne peut parler que dune seule pression proltarienne, celle
qui a eu sa tte lOpposition. Mais il faut le dire nettement: cette
pression na pas t suffisante pour maintenir lOpposition dans le parti et
a fortiori elle nest pas parvenue modifier la position de ce dernier. Je
suis daccord avec Lon Davidovitch qui a montr, par une srie dexem
ples indiscutables, le rle rvolutionnaire, rel et positif, quont jou par
leur dfaite certains mouvements rvolutionnaires comme la Commune de
Paris, ou linsurrection de dcembre 1905 Moscou. La premire a assur
le maintien de la forme rpublicaine de gouvernement en France, la
deuxime a ouvert la voie aux rformes constitutionnelles en Russie.
Toutefois, leffet de ces dfaites triomphantes est de courte dure si elles
ne sont pas relayes par une nouvelle vague rvolutionnaire.
Ce qui est le plus attristant, cest quaucun rflexe ne se produit de la
part du parti et des masses. Pendant deux ans, il sest droul une lutte
acharne entre lOpposition et les sphres dirigeantes du parti. Au cours
des deux derniers mois, il sest produit des vnements qui sont capables
douvrir les yeux au pire des aveugles. Pourtant on ne sent pas que la
masse du parti soit encore intervenue.
Aussi le pessimisme dont font preuve certains camarades et que je
sens percer aussi sous vos questions, est-il comprhensible.
Babeuf,11 sa sortie de la prison de lAbbaye, aprs avoir jet un
regard autour de lui, commena se demander ce qutait devenu le
peuple de Paris, les ouvriers des faubourgs Saint-Antoine et SaintMarceau, ceux qui prirent la Bastille le 14 juillet 1789, le Palais des
Tuileries le 10 aot 1792, qui assigrent la Convention le 30 mai 1793
sans parler de leurs nombreuses autres interventions armes : il rsuma ses
observations en une seule phrase o perce lamertume du rvolutionnaire :
Il est plus difficile de rduquer le peuple dans lattachement la Libert
que de conqurir cette dernire.
10. A.G. Ichtchenko tait engag alors sur la voie de la capitulation.
11. Babeuf avait t emprisonn sous Robespierre et libr aprs sa chute.

92

CAHIERS LEON TROTSKY 18

Nous avons vu pourquoi le peuple de Paris avait dsappris lattrait de


la Libert: la famine, le chmage, llimination des cadres rvolutionnai
res (beaucoup de chefs avaient t guillotins), lloignement des masses
de la gestion du pays. Tout cela provoqua une usure si forte, physique et
morale, de la masse, que le peuple de Paris et du reste de la France eurent
besoin de trente-sept ans de repos avant de recommencer une nouvelle
rvolution.
Babeuf formula son programme en deux mots (je parle ici de son
programme de 1794): Libert et Commune lue.
Ici, je dois faire un aveu: je ne me suis jamais laiss emporter par
lespoir quil suffirait aux chefs dapparatre dans les assembles du parti
et les runions ouvrires pour entraner avec eux la masse du ct de
lOpposition. J ai toujours considr de telles esprances, qui venaient du
ct des chefs de Leningrad,12 comme une survivance de lpoque o ils
prenaient les ovations et les applaudissements officiels pour lexpression
du sentiment vritable des masses en les attribuant leur popularit
imaginaire.
Je dirai plus: cest cela qui explique, selon moi, le brusque revire
ment quils ont opr dans leur conduite.13 Ils taient passs lOpposi
tion en esprant prendre le pouvoir bref dlai. C est dans ce but quils
staient unis lOpposition de 1923. Quand un membre du groupe sans
chefs reprocha Zinoviev et Kamenev davoir abandonn leur alli
Trotsky, Kamenev rpondit : Nous avions besoin de Trotsky pour gou
verner; pour rentrer dans le parti, il constitue un poids mort.
Il aurait pourtant fallu prendre comme point de dpart, comme
prmice, que luvre dducation du parti et de la classe ouvrire est une
uvre difficile et de longue haleine, dautant plus que les cerveaux doi
vent encore tre nettoys de toutes les impurets quy ont introduit notre
pratique des soviets et du parti et la bureaucratie de ces mmes institu
tions.
Il ne faut pas perdre de vue que la majorit des membres du parti
(sans parler des jeunes communistes) ont la conception la plus fausse des
tches, des fonctions et de la structure du parti, savoir la conception que
la bureaucratie leur enseigne par son exemple, sa conduite pratique et ses
formules lemporte-pice. Tous les ouvriers qui sont entrs dans le parti
aprs la guerre civile ont adhr dans leur grande majorit aprs 1923
(promotion Lnine)14 et nont aucune ide de ce qutait autrefois le
12. Ce sont Zinoviev et Kamenev que Rako appelle ici les chefs de Leningrad (en
ralit les chefs de lOpposition de Leningrad de 1925).
13. Rako fait allusion la capitulation de Zinoviev et Kamenev devant Staline dans le
cours du X V e congrs, puis leur dnonciation de lOpposition de gauche au dbut de 1928.
14. C tait la XIIIe confrence du parti qui avait dcid, la suite de la mort de Lnine
et de la dfaite de lopposition, de recruter massivement 200000 ouvriers de lindustrie qui

LETTRE A VALENTINOV

93

rgime du parti. La majorit dentre eux est dpourvue de lducation


rvolutionnaire de classe qui sacquiert dans la lutte, dans la vie, dans la
pratique consciente. Autrefois cette conscience tait obtenue dans la lutte
contre le capitalisme ; maintenant, elle devrait se former en participant la
construction du socialisme. Mais, notre bureaucratie ayant fait de cette
participation une simple phrase creuse, les ouvriers nacquirent nulle part
cette ducation. J exclus videmment comme tant un moyen anormal
dducation de classe le fait que notre bureaucratie, en diminuant les
salaires rels, en aggravant les conditions de travail, en favorisant le
dveloppement du chmage, provoque les ouvriers la lutte et veille leur
conscience de classe, mais celle-ci est alors hostile lEtat socialiste.
Dans la conception de Lnine et celle que nous avons tous, la tche
de la direction du parti tait prcisment de prserver le parti et la classe
ouvrire de laction corruptrice des privilges, des faveurs et des tolran
ces inhrentes au pouvoir en raison du contact de celui-ci avec les dbris
de la vieille noblesse et de la petite bourgeoisie. Il fallait prvenir lin
fluence perverse de la Nep, la tentation des murs et de lidologie
bourgeoises.
En mme temps, nous avions lespoir que la direction du parti crerait
un nouvel appareil rellement ouvrier et paysan, de nouveaux syndicats
rellement proltariens et de nouvelles murs dans la vie quotidienne.
Il faut le dire franchement, nettement, ouvertement: lappareil du
parti na pas accompli cette tche, il a fait preuve, dans ce double rle de
prservation et dducation, de lincapacit la plus totale. Il a fait banque
route. Il a fait faillite.
Nous tions depuis longtemps convaincus, et les derniers mois doi
vent lavoir dmontr tous, que la direction du parti marchait dans une
voie extrmement dangereuse. Elle continue toujours marcher dans cette
voie.
Les reproches que nous lui adressons ne concernent pas, si lon peut
dire, le ct q u antitatif de son uvre, mais bien son ct qualitatif. Il faut
souligner ce point si nous ne voulons pas quon nous submerge de nouveau
de chiffres concernant les succs infinis et intgraux obtenus par lappareil
des soviets et du parti.
Il faut en finir avec ce charlatanisme statistique.
Ouvrez le compte-rendu du XVe congrs du parti. Lisez le rapport de
Kossior15 sur lactivit dorganisation. Quy trouve-t-on? Je cite

devaient constituer la promotion Lnine et taient admis toutes les responsabilits sans
stage. Cette masse politiquement arrire noya le vieux parti.
15.
Il sagit videmment de S.V. Kossior (1889-1939), alors supplant du bureau politi
que et vice-prsident du conseil des commissaires du peuple, non de son frre V.V. Kossior,
membre de lOpposition de gauche et dport.

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CAHIERS LEON TROTSKY 18

textuellement: Croissance norme de la dmocratie au sein du parti...


Lactivit dorganisation du parti sest normment tendue, etc.
Et alors, videmment, lappui: des chiffres, des chiffres et encore
des chiffres. Et on disait cela au moment o il y avait dans les cartons du
comit central des dossiers tmoignant de lpouvantable dsagrgation de
lappareil du parti et des soviets, de ltouffement de tout contrle des
masses, dune effrayante oppression, des perscutions, de la terreur
jouant avec la vie et lexistence des militants et des ouvriers.
Voil comment la P ravda du 11 avril caractrise notre bureaucratie :
Les lments fonctionnaristes, hostiles, paresseux, incapables et hau
tains, sont en mesure de chasser dU.R.S.S. les meilleurs inventeurs
sovitiques si nous ne les frappons pas de toute notre nergie, notre
rsolution implacable, etc.
Pourtant, connaissant notre bureaucratie, je ne serais pas tonn de
lire ou dentendre de nouveau quelque part parler de lnorme et
colossale croissance de lesprit dactivit des masses du parti, du travail
dorganisation du comit central implantant la dmocratie...
J estime que la bureaucratie du parti et des soviets qui existe actuelle
ment continuera avec le mme succs cultiver autour delle des abcs
purulents malgr les bruyants procs qui ont eu lieu le mois dernier.
Cette bureaucratie ne changera pas du fait quelle aura t pure. Je ne
nie videmment pas, en loccurrence, lutilit et labsolue ncessit de
cette puration. Je veux simplement souligner quil ne sagit pas seulement
de changer de personnel, mais surtout de modifier les mthodes.
A mon avis, la premire des conditions pour que notre direction du
parti puisse exercer un rle ducateur, cest de rduire les dimensions et
les fonctions de cette direction. Les trois quarts de lappareil doivent tre
licencis. Les tches du quart restant doivent se voir assigner des limites
svrement dtermines; cela sappliquera aussi aux tches, fonctions et
droits des organes centraux.
Les membres du parti doivent retrouver leurs droits qui ont t
pitins et recevoir des garanties sres contre larbitraire auquel nous ont
habitu les couches suprieures.
Il est difficile de simaginer ce qui se passe chez les cadres infrieurs
du parti. C est surtout dans la lutte contre lOpposition que se sont
manifestes la mdiocrit des ides de ces cadres ainsi que linfluence
corruptrice quils exercent sur la masse ouvrire du parti. Sil y avait
encore au sommet de celui-ci une certaine ligne de conduite du point de
vue idologique, une ligne errone et sophiste, mle certes dune bonne
dose de mauvaise foi, en revanche, aux chelons infrieurs, on a utilis
contre lOpposition, sans retenue, des arguments dmagogiques. Les
agents du parti ne se sont pas gns pour exploiter lantismitisme, la
xnophobie, la haine contre les intellectuels, etc....

LETTRE A VALEN TINO V

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Je considre que toute rforme du parti qui reposera sur la bureau


cratie du parti sera utopiqtie.
Je me rsume : tout en constatant avec vous labsence desprit dacti
vit de la masse du parti, je ne vois ce phnomne rien dtonnant. Il est
le rsultat de tous les changements qui se sont oprs dans le parti et dans
le proltariat lui-mme. Il faut rduquer la masse ouvrire et la masse du
parti dans les cadres du parti et des syndicats. Ce processus en lui-mme
est difficile et de longue dure, mais il est invitable, il a dj commenc.
La lutte de lOpposition, lexclusion de centaines et de centaines de
camarades, les prisons, les dportations, tout en nayant pas encore fait
beaucoup pour lducation communiste de notre parti, ont, en tout cas,
agi beaucoup plus que tout lensemble de lappareil. Au fond, il ny a
mme pas lieu de comparer ces deux facteurs: lappareil dpensait le
capital du parti laiss par Lnine, non seulement de faon inutile, mais de
faon nuisible. Il dmolissait, tandis que lOpposition construisait.
Jusqu prsent, jai raisonn en faisant abstraction des faits de notre
vie conomique et politique qui ont t analyss dans la plateforme de
lOpposition. Je lai fait dessein, car javais pour objectif de signaler les
modifications qui staient produites dans la composition et la psycholo
gie du parti en liaison avec la conqute du pouvoir lui-mme. Cela a pu
donner mon expos un caractre unilatral; mais, sans cette analyse
prliminaire, il serait difficile de comprendre lorigine des fautes politi
ques et conomiques commises par notre direction lgard des paysans
et dans les questions ouvrires de lindustrialisation, du rgime intrieur
du parti et enfin de ladministration de lEtat.

Au congrs et dans le pays1


(27 juillet - 7 aot 1930)

Cet article constitue une tentative pour illustrer, en se servant


dexemples concrets, quelques conclusions fondamentales qui, il y a en
core quelques mois, faisaient peur certains, mais qui, aujourdhui, sous
le poids des vnements qui se droulent rapidement, sont devenues des
vrits indiscutables. Notre deuxime objectif est davancer un peu plus,
tout en nous appuyant sur une analyse dtermine, notre comprhension
du caractre des processus qui se dveloppement dans le pays. Tout ce
que lon pouvait dire en gnral ce sujet a dj t dit. Il est grand
temps de passer, des considrations gnrales, de la rptition du fait que
le centrisme conduit Thermidor et des discussions autour de la question
de savoir jusqu quel point Thermidor est in vitable, une tude
co n crte des voies par lesquelles la politique actuelle prpare la possibilit
dune victoire de Thermidor. Cette tude concrte exige plus de travail,
plus de rflexion et plus dattention que les bavardages politiques sur des
thmes gnraux et la rptition continuelle, sous des formes diffrentes,
de lieux communs. Mais ce nest que par une telle tude que lon peut
avancer dans le sens dune meilleure comprhension de ce qui se passe
dans le pays. Mieux que quiconque, je me rends compte des faiblesses de
mon travail. Je ne parle mme pas du fait que nous sommes loin de
1.
N a Sezde i v Strane, Biulleten Oppositsii, n 25/26, novembre/dcembre 1931,
pp. 9-32. Nous avons utilis cette dition par Lon Sedov avec la suppression de quelques
redites, plutt que loriginal qui se trouve Harvard. La traduction franaise parue dans La
Lutte de Classes ne nous a pas paru devoir tre conserve, et Katia Peresse a fait de ce texte
une nouvelle traduction franaise. Nous avons galement utilis quelques notes de bas de
page empruntes lexcellente revue britannique Critique n 13, Economies of Left
Opposition, qui a publi une traduction anglaise trs soigne. Nous avons malheureuse
ment t obligs de couper au dernier moment une vingtaine de pages, et de les remplacer
par un rsum. Bien entendu, nous mettons la disposition de nos lecteurs contre le prix
des photocopies, une traduction franaise des pages ainsi rsumes.

A U CONGRES ET DANS LE PAYS

97

possder tous les matriaux, un tel travail est au-dessus des forces d'une
seule personne. Je sais que tout est loin dtre suffisamment convaincant
et que beaucoup de choses prteront discussion. Cest l la consquence
aussi bien de mes erreurs que du fait que beaucoup dlments nont pu
tre pris en compte; il a fallu se borner quelques observations sur des
problmes qui exigent une tude particulire et, bien souvent, seul las
pect conomique a pu tre abord. Je ne prtends nullement avoir pleine
ment russi cette analyse concrte et avoir surmont toutes les difficults
que prsente une telle analyse. Je veux dabord claircir concrtement une
srie de questions, pour moi (et, je jespre, pour dautres) et je souhaite
que ce travail pousse dautres camarades entreprendre des travaux dans
le mme sens.
Quelques mots sur le XVIe congrs2
Il ny a pas grand chose dire du congrs lui-mme. Sa tche a t
remplie 100%. Il na certes pas rsolu, ni mme pos, un seul des
problmes qui se posent au pays et la rvolution. Mais il ntait pas
cens le faire. La tche du XVIe congrs consistait consolider les
succs organisationnels de la fraction stalinienne, renforcer la posi
tion de lappareil au-dessus du parti, celle du groupe de Staline au-dessus
de lappareil et celle de Staline lui-mme en tant que chef reconnu couron
nant lensemble du colossal appareil qui sest confortablement install sur
le dos du parti. Do le gouffre, lcart immense entre ce qui sest pass
au congrs et ce qui se passe dans le pays. Les tches de la mcanique
organisationnelle ont refoul les tches politiques. Partant de cette mca
nique, Staline ne pou vait poser aucune des questions qui se posent effecti
vement la rvolution. Partant de l aussi, les droitiers nont pas os
poser ces questions. Le congrs est pass ct de la v ie. Cest la premire
conclusion, le premier sentiment quprouve tout lecteur de ses comptes
rendus. La deuxime conclusion est quil fut une des tapes les plus
importantes dans la voie de laccentuation (si cest possible encore !) de la
bonapartisation du parti. Ce nest plus le parti seulement qui est cart
des dcisions politiques: mme ce congrs soigneusement filtr et slec
tionn est tenu lcart! Lapprobation, aprs coup et sans rserves,
dune ligne gnrale dpourvue de tout contenu concret, ne peut signifier
quune approbation identique, davance, de nimporte quelle politique, de
nimporte quel tournant, dans nimporte quelle direction. Or il faudra
bien tourner quelque part, et vite ! C est prcisment en prvision de cela
que le groupe stalinien a voulu ce congrs avoir les mains libres des deux
cts et a obtenu du congrs carte blan ch e,3 Lappareil a, par rapport au
2. Le XVIe congrs stait tenu du 26 juin au 13 juillet (note C.L.T.).
3. En franais dans le texte.

98

CAHIERS LEON TROTSKY 18

parti, une libert daction toujours plus grande. De lOpposition, on a


prfr en rgle gnrale ne pas parler. Iaroslavsky, si prodigue en cita
tions, dhabitude, na de toute vidence pas pu en produire une seule,
mme falsifie, qui naurait pas port un coup la politique du centrisme.
C est pour la mme raison quils nont pas os rendre compte, mme dans
leur propre langage, de la dclaration de la direction de lOpposition.4
Tout lapparat externe tait en harmonie avec le contenu idologique
des travaux du congrs. Quand lhistorien futur crira lhistoire des
murs de lpoque de la reconstruction, il lillustrera dabord par les
procs-verbaux du XVIe congrs. Le tableau sauvage des bureaucrates et
des apparatchiki dchans rivalisant entre eux pour humilier en hurlant
un adversaire dj sans dfense et le dos au mur la droite symbolise
comme il convient le rgime actuel. Le plus rpugnant, cest que cette
comptition dans la bassesse lgard dun pcheur dj abattu est le prix
dont les bureaucrates doivent payer leur propre bien-tre. Qui, parmi
eux, est assez innocent pour se porter garant quil ne sera pas demain la
victime expiatoire, sacrifi la cause de la prservation du prestige de la
ligne gnrale ? Il est difficile de dire qui perd le plus de dignit person
nelle, celui qui, face aux sifflets et aux cris danimaux, baisse la tte et
ignore les insultes dans lespoir dun avenir meilleur, ou celui qui, tou
jours dans lespoir dun avenir meilleur, lance ces injures en sachant que
ladversaire ne peut que sincliner. Au XVe congrs,5 les apparatchiki ne
pouvaient pas encore se le permettre. Sur ce congrs, on sentait passer le
souffle de lhistoire, on avait le sentiment quil se passait quelque chose de
srieux et que le parti tait en train de vivre une tragdie. Maintenant, on
a essay de faire la mme chose avec la droite, mais, comme toujours, la
seconde fois est une farce bien ordinaire. Envisageant les consquences
possibles de la lutte des centristes contre les droitiers, L.D. a crit:
Si, dans la pratique, elle (la lutte contre les droitiers) peut signifier lpura
tion du parti des lments les plus ouvertement oustrialovistes, 6 le freinage ou le
ralentissement du glissement ou de la dgnrescence, elle signifiera en mme
temps la dsorganisation accentue de la pense du parti, lavilissement de la
mthode marxiste et, par l mme, la prparation dtapes beaucoup plus sombres
encore et plus dangereuses de lvolution du parti.

Ce programme tel que le traait Trotsky sest ralis en conformit


totale et indiscutable avec la loi du dveloppement ingal: si, en ce qui
4. Cette dclaration (cf. Cahiers Lon Trotsky n 6, pp. 90-103) avait t rdige par
Rakovsky et fut prsente au VIe congrs sous sa signature, ainsi que celles de V.V. Kossior,
N.I. Mouralov, V.S. Kasparova, O.Kh. Aussem, K.I. Grnstein, Kot M. Tsintsadz (note
C.L.T.)
5. Le XVe congrs stait droul du 2 au 19 dcembre 1927 et avait exclu les membres
de l Opposition de gauche dont Rakovsky avait t le porte-parole (note C.L.T.).
6. Sur N.V. Oustrialov, cf. note 48, page 73.

A U CO N G RES ET DANS LE PAYS

99

concerne la premire partie du pronostic, le programme na pas t mieux


ralis que les indicateurs qualitatifs pour lindustrie, en ce qui concerne
la seconde partie, en revanche, le programme a de toute vidence t
ralis et plus que ralis, au-del de ce qui tait prvu.
Dans le pays
Les vnements dans le pays suivent cependant leur cours. Si le
congrs a jug possible de passer ct de la vie, la vie a dautant plus de
raison de passer ct des rsolutions officielles du congrs. Plus on
sloigne du congrs et plus ce sur quoi les centristes7 ont gliss, quils
ont essay de cacher et dont les droitiers nont pas os parler, resurgira
avec tout son aspect dplaisant. Puisque le congrs na pas t capable de
dresser le bilan de toute la politique du centrisme pendant les deux ans et
demi couls (et en mme temps de toute la politique prsente du bloc
centre-droite), ce bilan, la vie, les classes et (sans qu on puisse encore
dire dans quelle mesure exactement) le parti lui-mme le dresseront. Le
trait le plus im portant de ce bilan consiste en ce que la rvolution devra
bien tt p a y er le prix historique norme quont cot sept annes de
politique opportuniste. Cest la politique, pas le destin, qui tranchera la
question de savoir si ce prix se traduira par le transfert dfinitif du
pouvoir entre les mains dautres classes. Et cela exige son tour non des
phrases gnrales, ou des schmas gnraux alambiqus (mme sils sont
trs gauches), mais llaboration dun programme daction concret et clair
pour rduire le cot historique et pour sauver tout prix la dictature. Il
est cependant impossible de mettre sur pied un tel programme, sans
reconnatre sans rserve et sobrement la situation concrte dans laquelle se
trouve le pays. Avant de dcider ce quon doit faire, il faut connatre
fond ce qui est. Et avant dlaborer un programme concret, on doit avoir
une notion concrte des positions de dpart partir desquelles on va
laborer.8
(Rakovsky exam ine ensuite la question de la quantit et de la qualit d e la
p rod u ction industrielle. Sur la base des chiffres disponibles, il dm on tre
qu e la p a rt dcisive dans laccroissem ent de la produ ctivit revien t
lintensification du travail et l augm entation du nom bre des ouvriers. En
ce qui co n cern e la qualit, il m ontre que l industrie en est arrive la
p rod u ction systm atique d e produits dfectueux. Les facteurs de l impasse
d m o n tre p a r ces rsultats tiennent dans la pn urie de personnel qualifi,
celle d e m atires prem ires agricoles pour l industrie lgre, ce qui lui
7. Le terme de centristes est utilis alors pour dsigner les partisans de Staline, le
bloc centre-droite dsignant lalliance Staline-Boukharine.
8. Ici commence notre coupure.

100

CAHIERS LEON TROTSKY 18

p e r m et d e m ontrer com m en t le retard du dveloppem en t industriel est


d e v en u son tour un obstacle au dvelop pem en t de lagriculture. Sa
conclu sion est que lintensification du travail est en dfin itive l unique
d om a in e dans leq u el le plan soit ralis ou dpass et quelle est essentielle
m en t ob ten u e p a r la dim inution et la pression sur les salaires ce qui fa it
ap p roch er du m om ent o les ouvriers sont physiquem ent incapables de
p o r te r le fardeau d un travail impossible.
Etudiant ensuite les norm es difficults rencontres dans ldification
du capital, il en analyse les causes fondam en tales dans la pn urie des
m atriaux d e construction, leffon drem en t total de la m canisation de cette
industrie, la pnurie d quipem ent, linexistence d un plan de construction,
aboutissant construire ce dont on n a pas besoin et rendre inutilisable ce
q u on a construit.)
Quelques rsultats de Industrialisation

La politique antrieure navait rien fait pour prparer la hausse de la


production totale ou ldification du capital exige par le plan. Dans
lindustrie, toute la politique prcdente pouvait en essence se ramener
lutilisation largie de lancien capital de base ; dans un certain nombre de
branches, cette utilisation a pris la forme dun pillage pur et simple, sans
le moindre souci du lendemain. Dans la sphre de la distribution du
revenu national, toute la politique particulirement celle des prix
aboutissait puiser mme les minces profits que lindustrie avait pu
produire, pour ne pas parler du fait quon ne disposait daucune ressource
externe. On ne commenait se soucier du lendemain que lorsquaujourdhui y obligeait. Cest si connu quil est superflu den parler. Je me
bornerai donner des exemples emprunts aux branches qui sont la base
de toute lindustrie. Caractrisant la situation dans la rgion de Krivo
Rog qui alimente notre sidrurgie et nos aciries en minerai de fer pour
72%, S. Doubinker crit: Il semblait, tant que la production ntait pas
intensive et tant q u il tait possible de sappuyer sur ce qui avait t
p rp a r ava n t-gu erre, que tout allait pour le mieux Krivo Rog. Mais on
a chang les rythmes dexploitation... les rserves existantes ont com m en c
s p u iser et la question sest pose de forcer ldification du capital, (Za
Industrializatsiou, 17 mai). Il n y a rien d e plus ajouter: la question de
l d ifica tion du capital dans lindustrie du m inerai de fe r n a t p ose que
q u an d les rserves existantes ont t puises. La situation est la mme
dans lindustrie minire. L, la planification se faisait en se reposant sur
le vieux Donbass, avec des travaux limits par le fonctionnement des
installations petite chelle, dpasses et puises du vieux Donbass (Za
Industrializatsiou, 9 mai). Personne na song construire de nouveaux
puits jusqu ce quon ait compltement puis le vieux Donbass. Comme
le note Cheltovsky (Na planovom Fronte, n 9/10): Nous sommes

AU CO N G RES ET DANS LE PAYS

101

scandaleusement en retard dans la prparation de rserves de production


dans lindustrie du charbon. En effet, lextraction de charbon dans toute
l U.R.S.S. en 1929-30 est presque le double du niveau d avan t-gu erre,
m ais en m m e temps, 90% p rovien t des m ines anciennes.
Ce nest qu la lumire de ces faits que lon peut comprendre sil est
juste dimputer aux ouvriers linexcution du plan daccroissement de la
production ou dabaissement du prix de revient. La situation est en gros
la mme dans les autres industries qui, mme dans le meilleur des cas, se
contentent de lentretien courant du capital de base existant. Le centrisme
avait espr surmonter cet hritage dun seul coup sauter les tapes et
passer directement des rythmes super-amricains en faisant pression
sur la classe ouvrire et en recourant ce quil appelle la comptition
socialiste et le travail de choc, alors que la situation matrielle de la
classe ouvrire allait en se dtriorant. Plus les checs taient patents et
plus, dans la pratique, on choisissait de suivre une ligne de moindre
rsistance, cest--dire de pressurer la classe ouvrire. Avec les ralisa
tions obtenues dans ce domaine, il nest pas tonnant que, trs vite, les
rserves se soient trouves puises du simple point de vue du profit et
des pertes. Lutilisation de ces rserves a atteint la limite: continuer
lappliquer, alors quelle puise louvrier, napportera rien lconomie et
lui fera mme du mal. Lexpression concrte en est la contradiction entre
quantit et qualit.
La politique des deux dernires annes a achev par lautre bout ce
que la politique des annes prcdentes avait commenc. Elargissant tou
tes les disproportions, approfondissant toutes les fissures, elle a exig des
ressources normes dont le pays en fait ne dispose pas. Aprs un temps,
le processus a commenc se caractriser par une croissance des indica
teurs quantitatifs au prix de lpuisement de la classe ouvrire. Une fois
cette rserve dpense, il est devenu clair quon se trouvait devant une
relle ab sen ce de ressources. C est ce fait qui commanda alors le cours de
ldification du capital. Quest-ce que cela va signifier pour lindustrie?
La non-excution de ldification du capital ne signifie pas seulement la
non-excution de ldification du plan pour un secteur isol de lconomie
nationale. Dans les conditions existantes, elle signifie lch ec des tentatives
p o u r asseoir l con om ie nationale sur une n ou velle base industrielle et pou r
p la cer l industrie elle-m m e sur une n ouvelle base technologique, dans un
a v en ir im m diat. Il est superflu de souligner que lchec de ldification
du capital dans une seule branche a un impact correspondant sur les
autres branches, quil provoque la baisse dindicateurs quantitatifs qui
leur tour affectent le progrs ultrieur de ldification du capital, etc.
Tout cela est indiscutable. Il est pourtant ncessaire de souligner un
des acteurs qui va, dans lavenir immdiat, revtir une signification dci
sive. Le fait de ne pas raliser un projet de construction, mme de 2 3 %,
signifie que la construction dans son ensem ble ne peut participer la

102

CAHIERS LEON TROTSKY 18

constitution du capital actif. Jusqu son achvement, toutes les ressources


qui lui sont consacres resteront du capital mort. Do limportance norme
du rythme de construction. Plus important est le projet, plus son retard est
lourd de consquences. Si le plan pour la construction est rempli, disons
70% cela ne signifie nullement que 70% du chiffre prvu dusines, de
combinats nouveaux, etc. commenceront fonctionner. Peut-tre 10 20%
seulement le pourront. Dans ces conditions tout peut dpendre de seulement
quelques points de pourcentage pour ce qui est de la ralisation du plan. Et
lorsquil sagit de dizaines de points, limpact rel sera dix fois plus grand.
Pour valuer la situation relle, non seulement nous pouvons tablir
sans aucun doute que leffondrement de lindustrialisation centriste est
invitable (en fait, il a dj commenc), mais on peut aussi mettre le doigt
sur la brche travers laquelle la crise va clater. Cette b rch e sera la ligne
d e rupture entre le vieux capital fixe hors service et le nou veau capital fixe
qu i n'aura pas t constitu en temps ncessaire. La valeur totale du capital
fixe restant, plus les ressources investies dans la construction, peuvent
bien dpasser la valeur du capital fixe avec lequel nous avons entam le
plan quinquennal, lindustrie va nanmoins prouver une crise svre de
capital fixe tant que les ressources investies dans des projets de construc
tion inachevs continuent tre immobilises comme capital mort. Au
dbut, la crise pourra prendre la forme dune baisse brutale des indica
teurs quantitatifs, qui se prpare bas bruit de diffrents cts : limpossi
bilit dune nouvelle augmentation de lintensit du travail (ou, plus
prcisment, une chute de lintensit du travail, puisquil est physique
ment impossible de maintenir pour un certain temps le niveau existant),
lchec du plan pour ldification du capital, ou (finalement) la svre
pnurie de matires premires agricoles dj lun des problmes les
plus srieux de lindustrie. Par toute une srie de chanons intermdiaires,
laggravation de la situation du ravitaillement va dans la mme direction.
Avec leffondrement des indicateurs quantitatifs (ou un peu plus tard), la
crise du capital fixe apparatra dans toute son acuit, cause de leffondre
ment dans ldification du capital. La crise de l'industrie ne p eu t plus tre
v it e en fait, elle est dj l..
Plus la politique actuelle se prolonge, plus brutal et soudain sera
leffondrement et plus accentu sera le recul. La tentative de passer
pa r-dessu s tout l'h ritage de l'ancienne politique, de la dpasser en transf
ra n t en ralit tout le poids de l'industrialisation sur la classe ouvrire, est
en train d'approcher inluctablem ent d e sa fin . Du fait de la faon dont les
centristes se sont lancs avec retard dans lindustrialisation, leffort tait
vou lchec. Leffondrement de lindustrialisation centriste va en mme
temps totalement discrditer lindustrialisation en soi aux yeux de la classe
ouvrire. Car, pour ce qui est de la politique actuelle, la classe ouvrire
lidentifie avec une pression sans prcdent et le dramatique dclin de son
niveau de vie.

A U CO N G RES ET DANS LE PAYS

103

I. LElectrification

Lnergie est lun des pires goulots dtranglement dans le dvelop


pement de lindustrie et de lconomie nationale, dit Kouibytchev dans
ses Thses pour le XVIe congrs. Traduisant cela en langage concret,
Koukel-Kraievsky crit qu Une famine dlectricit est imminente
(dans un article portant ce titre dans Za Industrializatsiou du 6 juin). Il
suffit, crit-il, de parcourir les numros de Za Industrializatsiou des deux
derniers mois pour se convaincre quil existe dj une vritable fam in e
d lectricit dans toutes les rgions industrielles de lU.R.S.S... Le pays
na plus un seul kilowatt/heure dnergie lectrique en rserve. Toute
panne et leur nombre grandit de faon importante car on continue
travailler avec du matriel qui a largement fait son temps provoque
larrt de la fourniture de courant. Mme si les nouvelles constructions
industrielles se faisaient conformment au plan, les nouvelles usines se
raient encore incapables de fonctionner parce quelles nauraient pas
dlectricit. Lexemple de ldification du capital pour le courant lectri
que est une preuve convaincante quon ne peut vraiment pas juger de la
situation relle partir de chiffres de ralisation du plan. Le plan pour
ldification de capital dans lnergie lectrique a t ralis 37%, un
chiffre lgrement plus lev que la moyenne gnrale pour lindustrie.
Pourtant le programme est dj interrom pu, a v ec les trois quarts des
p ro jets d e construction q u on a arrts {ibidem). Pourquoi donc? Tou
jours pour la mme raison : labsence de ressources relles, le manque de
matriaux de construction et dquipement. Le manque de matriaux de
con stru ction , crit Koukel-Kraievsky, n est d even u la raison vrita b le de
l c h e c q u e p a rce q u une im portante partie des chantiers de construction
a va ien t dj d tre ferm s, fa u te d qu ipem en t. Une importante pro
portion de commandes dquipement import a t annule, dautres,
bien quhonores, nont atteint les usines que 18 mois aprs le terme fix
par le plan. Cependant bien des commandes nont pu tre honores
lintrieur et ont t abandonnes dans lattente de commandes de ltran
ger. Lchec de ce plan de lanne pour la construction dnergie lectri
que a dj dtermin le sort de lanne prochaine ; la fin de laquelle nous
nous trouverons devant un dficit invitable dau moins un dem i-m illion
d e kilow atts. Pour Moscou et Leningrad, cela signifie un dficit de 30
33 % et mme condition quaucune centrale ne cesse de fonctionner
et quon ne consomme pas trop de fuel (ce qui pourrait perturber en sens
inverse le budget pour lnergie partir du fuel). Les nouvelles construc
tions pour lnergie lectrique en 1930/31 peuvent encore sauver la situa
tion en 1932, mais seulement si la construction de la nouvelle anne est
substantiellement plus importante que ce quexigent les chiffres prlimi
naires de contrle.
La situation en ce qui concerne llectrification rvle encore une

104

CAHIERS LEON TROTSKY 18

autre de nos innombrables disproportions cette fois, celle qui existe


entre lindustrie et sa base nergtique et une limite supplmentaire au
dveloppement industriel.
La construction pour lnergie lectrique, les transports et dautres
domaines a vu ses ressources dtournes et diriges vers lindustrie. Cette
anne les sommes pour la construction en vue de lnergie lectrique se
sont montes 14,1% du total des sommes alloues lindustrie, contre
32,7% en 1925/26. Mais, dans la mesure o le transfert de ressources ne
peut augmenter leur volume total, cela ne fait que crer des dispropor
tions supplmentaires. Koukel-Kraievsky donne une caractrisation excel
lente de la politique du centrisme qui cherche des rsultats rapides sans
aucun souci de lavenir quand il remarque avec mlancolie : Comme
les rsultats de la construction pour lnergie lectrique ne se feront pas
sentir avant plusieurs annes, personne ny a vraiment pens ni fait
attention aux protestations du Glavelektro9 . Pourtant il ne saisit pas le
cur du problme. Il ne voit quune attitude dconcertante de lgret
de la part des dirigeants de notre industrie quand, en fait, la question est
que nous navons pas les ressources relles.
II. Les Transports
La situation dans les transports est catastrophique au sens le plus
littral du mot, comme en tmoigne lacclration de la succession des
catastrophes ferroviaires. Dans les transports aussi, on a assist une
augmentation substantielle des indicateurs quantitatifs. Mais il est tout
fait clair ici que cela ne repose que sur le pillage du capital fixe sans aucun
effort srieux pour le renouveler. En 1928/29, notre systme de transport
par rails tait dans le monde celui qui utilisant le plus son matriel
roulant. Mais cela se faisait et se fait encore au prix dune dtrioration
massive. Au cours des annes prcdentes, les transports navaient pas t
moins ngligs que dautres secteurs de lconomie. Mais lorsquil appa
rut quil fallait dvelopper lindustrie, on essaya de le faire en sacrifiant
les transports. Loin de sauver la situation, cependant, cela cra une autre
disproportion dans Vconomie nationale. Les transports taient dj deve
nus peut-tre le problme le plus angoissant tant pour lindustrie que
pour lagriculture. La comparaison suivante donnera une ide de la ten
sion dans laquelle les transports et les matriaux du transport sont as
treints travailler:
En 1928/29 par rapport 1913 :
La quantit de marchandises transportes a augment de 62,5%.
La longueur du rseau ferr exploit a augment de 21%.
Le nombre de wagons a augment de 4,5%.
9. Il sagit du bureau central dlectricit (note du traducteur).

A U CONGRES ET DANS LE PAYS

105

Cette anne, lcart sest encore creus avec la poursuite de lusure


des voies et du matriel roulant. Ce que signifie matriellement cet cart
et combien il est vain desprer une quelconque amlioration court
terme apparat clairement ce qui suit: pour assurer le transport de la
quantit de frt prvu pour lautomne de cette anne, le plan quinquennal
envisageait la ncessit dinvestir sept milliards de roubles (dont 4,5 sur le
rseau ferr existant et 2,2 des constructions nouvelles). On peut poser
la question plus brutalement encore en soulignant ce que cela signifierait
concrtement: plus de 3000 locomotives nouvelles, 24000 kilomtres
nouveaux de rails, 17000 kilomtres de ballast, 7 millions de tonnes de
mtal, 95 millions de traverses, 59000 kilomtres de fils tlgraphiques
pour le contrle des trains et lintroduction gnralise des freins automa
tiques. Les transports nont rien reu de tout cela, et, comme le disait
Roudzoutak10 la confrence pan-ukrainienne du parti, ils ne recevront
rien dans un avenir proche. Pire encore, les transports ne reoivent
quun matriel peine suffisant pour compenser lusure courante. Le
pourcentage des grosses locomotives sur les diffrents itinraires oscille
entre 11,2 et 23,9% (Ordre du NKPS,11 Pravda, 13 juillet). Plus de
10000 kilomtres de rails ont dpass leur dure dutilisation. Dans les
chemins de fer du sud, pas moins de 37% des rails sont uss et on ne peut
rpondre des convois qui circulent dessus. Il existe des rails qui ont une
usure pouvant aller 10 ou 12 millimtres. Les rivets ne valent rien et il
faudrait remplacer tout de suite nombre de traverses. Il faut aussi rempla
cer 38% des conduites deau. Un certain nombre de ponts sont dans un
tel tat que non seulement ils ne peuvent porter de lourds vhicules, mais
ils mettent en danger la circulation. Lentreposage a t compltement
nglig. Les transports ne reoivent rien de tout ce dont ils ont besoin.
Pour obtenir quoi que ce soit, il faut se battre. Les livraisons relles de
lindustrie du bois du conseil suprme de lconomie nationale pour la
premire moiti de lanne ont t de 10% de traverses au lieu de 20, de
12% de poutres au lieu de 20, de 13% de matriaux de bois ncessaires au
roulage au lieu de 40, et de 9% des matriaux de bois ncessaires pour les
ponts, au lieu de 20% {Ekonomitcheskaia Jiz n , 10 juillet).
Bien que les transports aient besoin de 460000 tonnes de rails, ils
nont pu en commander que 420000, et mme cette commande na pas t
excute, les transports nayant obtenu que 115000 tonnes dans les six
premiers mois de lanne. Le conseil du travail et de la dfense a estim
ncessaire dadopter un dcret spcial prescrivant aux usines de laminages

10. Ian E. Roudzoutak (1887-1938), ouvrier sidrurgiste, bolchevik en 1915, ancien


bagnard et dirigeant syndical, fut commissaire aux transports jusquen 1930, puis viceprsident du conseil du travail et de la dfense. Il fut excut en secret sur ordre de Staline.
11. Il sagit du commissariat du peuple aux transports.

106

CAHIERS LEON TROTSKY 18

de commencer excuter cette commande, mais cela sest traduit rapide


ment par linterruption de la fourniture des poutres et poutrelles de fer
pour les constructions industrielles. Dans un certain nombre dendroits
particulirement en Sibrie o cest dune grande importance on a t
oblig dabandonner la construction de seconds ballasts. Il a fallu rduire
de 500 kilomtres la pose de rails sur les chantiers des nouvelles voies et
reporter la pose de rails sur les anciens ballasts. Pourtant, mme quand le
transport obtient des rails, leur pose constitue encore un vritable gaspil
lage : alors que les rails davant-guerre duraient entre trente et quarante ans,
nos rails actuels ne durent pas cinq ans (Ekonomitcheskaia Jizn , 21 juin).
En dpit de cette situation, les transports doivent faire face des exigences
grandissantes, ce qui provoque laugmentation constante du frt et aussi du
taux dusure. Dans de telles conditions, on nest gure surpris que les
transports souffrent dun nombre croissant dinterruptions. Le nombre de
ce quon qualifie d incidents augmente rapidement y compris des
accidents srieux comportant la destruction de matriel roulant et mme la
perte de vies humaines (Ekonomitcheskaia Jizn, 8 juillet). En juin, plus de
8000 locomotives, pour ne citer que cela, ont t endommages dans des
accidents. Dans la premire moiti de juillet, on en tait dj 5000 contre
1920 pour lanne passe tout entire. Les transports peuvent-ils vraiment
assurer la charge de travail qui leur est impose ? On ne peut pas le penser
srieusement. Il ny a pas de miracles. Si, lanne dernire, avec un
chargement quotidien moyen de 45 000 wagons, les transports connais
saient de srieuses interruptions, on peut tre sr que, cette anne, alors
que la situation a considrablement empir, il sera incapable dassurer un
chargement quotidien de 25000 wagons?12 Si, dans le cours de lanne, les
transports nont pu rpondre aux besoins de frt de la seule construction,
quelquun peut-il croire quils vont pouvoir faire mieux alors quil faudra
ajouter le grain et le fourrage ? Si les transports doivent assurer le frt du
grain, ils devront renoncer transporter les matriaux de construction. Et
nous voyons ainsi se renforcer encore un autre de ces facteurs qui sapent les
progrs de la construction.
La situation des transports fluviaux est pire encore la fois en terme
dindices quantitatifs et de constructions nouvelles. La situation du rseau
ferroviaire et du rseau fluvial est telle que mme lapplication de ces
grandes panaces, la comptition socialiste et le travail de choc (alors que
les retards dans le paiement des salaires sont encore plus importants dans
les transports que dans lindustrie), ne peut rien donner de bon. Ici aussi la
question se rduit Vabsence d e ressources relles dont une quantit
colossale est ncessaire. La tentative de forcer le dveloppement industriel
en privant la construction pour lnergie lectrique et le transport de
12. Il sagit probablement dune faute de frappe: lire 75 000 (Note Critique).

A U CONGRES ET DANS LE PAYS

107

ressources relles a eu pour consquence den faire des secteurs arrirs


qui, leur tour, sont en train de devenir des freins pour le dveloppement
industriel.
III. Les Finances et la circulation montaire
Les finances ne constituent pas en elles-mmes une branche de lco
nomie. Elles refltent plutt et nous permettent dvaluer les procs
conomiques dun certain point de vue.
Le plan financier unique (qui combine les budgets dtat et locaux et
les plans financiers de lindustrie, du transport, etc.) se montera cette
anne environ 20 milliards de roubles contre 12,4 lanne dernire. Le
budget consolid (cest--dire dEtat et local) sera de 13,06 milliards de
roubles contre un chiffre de 9,1 milliards lanne dernire. A cause du
rle considrable que lEtat joue dans lconomie, quelque 55 66% du
revenu national passe par le plan financier (A. Vainstein, Ekonomitcheskaia Jiz n , 26 juin). La plus grande partie plus de 80% du
revenu du plan financier provient des prix. Pour lanne en cours, les
ressources runies par les prix obtenus par les organisations conomiques
du secteur socialiste devraient compter pour 16,5 milliards de roubles sur
les 20. 15% du revenu proviendra des impts. (Ces chiffres viennent
dune runion du bureau du commissariat du peuple aux finances, Ekonom itcheskaia Jiz n , 28 mai).
Il est clair que le problme du plan financier et de ses sources est
dans une large mesure un problme de distribution du revenu national. Je
ne puis donc traiter de ce problme dans son ensemble, car cela nous
mnerait trop loin. Je prfre marrter surtout sur les raisons pour
lesquelles il existe maintenant un dsquilibre important et officielle
ment reconnu du plan financier, ainsi que sur les perspectives de son
limination.
Le mouvement de tendance opr dans le domaine de la politique
agricole la suite dvnements de grande importance a conduit dabord
la rduction des impts levs dans les campagnes, puis labandon dune
srie dautres prlvements obtenus grce aux moyens de pression de
ladministration. Lors dune runion du bureau du commissariat du peu
ple aux finances, Brioukhanov rapporta ce qui suit: Compte tenu de la
situation qui sest dveloppe la campagne au cours des derniers mois, il
est ncessaire dappliquer tout de suite et strictement la directive suivante :
il faut bannir lemploi de mesures administratives et fiscales pour collecter
des paiements de parts, des dpts ou des emprunts sur les conomies en
argent des paysans. La mme situation conomique oblige le gouverne
ment suivre une politique de rduction des impts la campagne
(Ekonomitcheskaia Jiz n , 25 mai). Ajoutant cela les autres concessions et
les hausses de prix, Brioukhanov conclut que cette anne il ne sera pos

108

CAHIERS LEON TROTSKY 18

sible de tirer de la campagne qul milliard 700 millions de roubles sur les
deux prvus par le plan. Il va donc y avoir un dficit de 300 millions de
roubles.
Les mmes circonstances conomiques ont rendu ncessaire une rvi
sion du plan pour le financement de lagriculture et de dgagement de 500
millions de roubles pour les kolkhozes. En tout, donc, la campagne
produit un dficit de 800 900 millions de roubles.
Comme on la dj signal, il existe un dficit dans le plan industrielfinancier pour lindustrie et les autres branches de lconomie, qui se
monte, selon une estimation officielle de Mindline, plus dun milliard de
roubles (Ekonomitcheskaia Jiz n , 21 juin). Ainsi, selon les donnes offi
cielles, le total du complment de ressources financires indispensables
sera de 2 milliards, ou mme dpassera ce montant de faon importante .
Ce dsquilibre, maintenant officiellement admis, soulve deux ques
tions: (1) Peut-il tre surmont, et comment? (2) Que signifie-t-il? Sur la
faon dont lEtat a lintention de couvrir ce dficit, nous trouvons la
rponse dans le mme article de Mindline qui numre les sources suivan
tes : rserves et revenus supplmentaires du fonds dassurances sociales, le
fond dassurances de lEtat et les montants pays la Banque dEtat et au
commissariat du peuple aux Finances par dautres organisations fourni
ront 250-300 millions de roubles, lexcdent de recettes des transports par
rapport au plan, environ 250-300 millions, lexcdent de ressources bud
gtaires par rapport au plan, de 600 700 millions de roubles, la mobilisa
tion supplmentaire des ressources internes de lindustrie, des transports,
etc. donnera de 150 200 millions de roubles; les rductions de dpenses
budgtaires et le report dune partie au budget de lanne suivante procu
reront de 200 250 millions de roubles. Au total, on obtient entre 1450 et
1700 roubles.
Mme en admettant que ces sources sont relles (voir ci-dessous), il
reste un dficit de 300 550 millions de roubles. Comment va-t-on le
combler? Daprs Mindline, on ne peut le combler que dpassant un
p eu les prvision s du plan p ou r l m ission m ontaire. Cela nous mne
directement la question de ltat de notre circulation montaire et donc
de savoir sil sagit bien l dune source relle. La question de ltat de la
circulation montaire ou, plus prcisment, de savoir sil y a ou non
inflation a t discute depuis plusieurs annes. Nous avons rpondu
par laffirmative au moins ds 1928. Lorsque Boukharine, dans ses Notes
d un con om iste, se fit prendre lui-mme dans un cercle vicieux et resta
muet de stupeur sans pouvoir expliquer comment il se faisait que toutes
les branches de lconomie pouvaient tre en retard les unes sur les autres,
et comment on pouvait manquer aussi bien des produits de lindustrie que
de ceux de lagriculture, Smilga lui expliqua ce qui se passait. Si lon
manque de toutes les marchandises, crivait Smilga dans sa rponse
Boukharine, cela signifie quzme d elles, c est--dire largent, est en ex

A U CONGRES ET DANS LE PAYS

109

ex cdent. En ralit, si lon part du concept dinflation fourni par la


thorie marxiste de la circulation montaire, seuls ceux qui ne connaissent
pas cette thorie peuvent nier que nous avons une inflation (comme on le
sait, il nest pas obligatoire pour ceux qui adhrent la ligne gnrale de
connatre cette thorie). Au cours de lanne dernire, laugmentation des
missions montaires a largement dpass les hypothses du plan et pro
gress beaucoup plus vite que la croissance des revenus montaires de la
population ; depuis lanne dernire, elle a dpass aussi la croissance de la
circulation des marchandises. Le tableau suivant donne une ide gnrale
de ce qui se passe.13
1926/1927

1927/1928

1928/1929

Accroissement annuel de la circulation


montaire (%)

[21]

[24]

34

Rapport entre le taux de croissance des re


venus montaires de la population et le taux
de croissance de la monnaie en circulation

66,7

33,3

37,7

Rapport entre le taux de croissance de la cir


culation de marchandises et le taux de crois
sance de la masse montaire

98,6

105,4

87,4

(Source: Diatchenko, Ekonomitcheskaia Jiz n , 29 juin, 2 juillet)

On avait projet pour cette anne daugmenter le volume montaire


jusqu concurrence de 3,1 milliards et maintenant on se prpare llever
encore plus, un moment o la famine de produits agricoles aussi bien
que de marchandises industrielles devient toujours plus aigu.14 Cela
voudra dire que cette unique marchandise largent qui est en ralit
en excdent, continuera tre de plus en plus abondante. Aucune justifi
cation nest donne pour ce plan, du moins si lon ignore largument
gnral selon lequel chez nous ce nest pas la mme chose quailleurs.
Incapable de dire quelque chose dlabor, Diatchenko propose de
faire une enqute scientifique sur la question de savoir ce que nous
devrions appeler inflation dans les conditions de lconomie sovitique,
dans quelles conditions elle devient invitable, et quels sont ses sympt
mes dans le domaine de la circulation montaire et dans celle des mar
13.
le texte
14.
octobre

Les chiffres entre crochets sont ceux de Diatchenko. Il y a une faute de frappe dans
de Rakovsky (Note Critique).
Le volume de largent en circulation atteignait 4,3 milliards de roubles le 1er
1930, fin de lanne conomique (Note Critique).

110

CAHIERS LEON TROTSKY 18

chandises. Pourtant, immdiatement aprs, il sempresse danticiper sur


les rsultats de cette enqute scientifique: proclamant quil est illgal
(?) de sengager dans une discussion sur une inflation qui menace (ou une
inflation qui serait dj l), il promet (avec Mindline) de taper sur les
doigts de ceux qui racontent des salades propos de lmission de
monnaie.
Dans la mesure cependant o la vie ne sembarrasse gure de telles
menaces et o nous navons aucune raison de redouter dtre accuss
dattaquer la ligne gnrale, nous allons essayer danalyser ce problme.
Que peut-on, dans lconomie sovitique, appeler inflation ? Exacte
ment ce que nous pouvons appeler inflation dans les conomies nonsovitiques: linflation, pour employer les termes de Smilga, se produit
lorsquil y a peu de toutes les marchandises et quune seule largent
est surabondante, quand laccroissement du volume montaire ne corres
pond pas aux besoins de lconomie nationale. Dans quelles conditions
linflation devient-elle invitable? En dpit de la trs relle diffrence
entre nous et les autres pays due au rle particulier de lEtat dans notre
systme dconomie nationale, les conditions dans lesquelles linflation
devient invitable sont les mmes pour nous que pour tous les autres. Elle
devient invitable lorsque lEtat ne dispose pas de valeurs relles suffisan
tes pour couvrir ses dpenses. Cest pour se procurer ces ressources que
lEtat met du papier-monnaie sans tenir compte ni de ce qui est nces
saire pour lchange des marchandises, ni de ce quexigent ses propres
estimations financires. Comme dans les autres pays, lmission de
papier-monnaie est un impt d'inflation qui permet lEtat dextorquer
les ressources relles dont il a besoin. La question nest cependant pas de
savoir si linflation existe ou quand elle devient invitable, mais quel est le
d e g r d'inflation et sur qui tom be cet im pt d'inflation.
En ce qui concerne les canaux travers lesquels cet impt dinflation
atteint le dernier des contribuables, nous avons ici une diffrence substan
tielle avec les autres pays. Dans les pays o lEtat joue un rle direct
minime dans lconomie nationale, il gagne tout ce que lconomie perd.
C est alors que commence une lutte entre les diffrentes classes et couches
de la population pour savoir sur qui cet impt va en dfinitive tomber.
Chez nous, cest diffrent. Chez nous, lEtat apparat immdiatement
comme un des sujets de lconomie (pour la seule industrie, la production
nette constitue 37,1% du revenu national); cest pourquoi il devrait
supporter une part correspondante de limpt dinflation. Il recevrait par
lintermdiaire du commissariat aux finances ce quil perdrait travers le
commissariat aux transports, le conseil suprme de lconomie nationale,
etc. Mais une telle opration, qui ne ferait que changer largent de poches,
naurait aucun sens. Cest pourquoi lEtat sefforce, par tous les moyens
dont il dispose, de rejeter ailleurs le poids de cet impt. Et il est clair quil
ne peut le rejeter que sur la paysannerie ou la classe ouvrire la

111

A U CONGRES ET DANS LE PAYS

condition bien entendu que les classes rurales et ouvrires disposent de


ressources relles quon puisse leur enlever. Si elles navaient pas de
ressources, lEtat devrait payer lui-mme cet impt, et, en termes rels,
ne gagnerait rien.
En ce qui concerne la paysannerie, au cours de ces dernires annes,
elle a labor un certain nombre de mesures au moyen desquelles se
librer de tous paiements y compris limpt-inflation et les rejeter
sur dautres groupes. La mthode de base qui dcoule de faon trs
naturelle de la nature marchande-capitaliste de notre agriculture
consiste lever les prix. Selon les donnes fournies par Maimyn (Na
p la n ovom F ronte, n 9/10) lindex gnral des prix agricoles sest modifi
de la faon suivante: (1913 = 100)

_l

00

O'

1927-1928

1928-1929

1929-1930

198,8

217,4

Conformment cela, les ciseaux se sont referms :


1926-1927

1927-1928

1928-1929

140,6

126,6

110,7

Il n'y a aucun dou te que cette anne, les ciseaux se referm eron t tout
fa it. C'est p ou rq u oi nous constatons des accumulations plus im portantes de
m archandises et d'argen t mises de c t dans les campagnes. Si lon suit les
calculs de Maimyn (ib id.), la campagne, aprs avoir rgl lEtat tous ses
paiements, cette anne, augmentera son fonds de consommation de mar
chandises de lindustrie de 600 millions de roubles, aprs quoi il lui
restera encore quelque deux cent millions de roubles. Mais il ne sagit
l que d'accroissem en t: je nai russi trouver aucune estimation de la
quantit dargent qui a t accumule cette anne la campagne. Un
rapport du bureau du commissariat du peuple aux finances a tabli cette
somme pour lanne prochaine 2 milliards de roubles. Nanmoins, dans
nos conditions, une hausse des prix des produits agricoles ne signifie pas
encore que la paysannerie chappe limpt dinflation. Elle y chappe
rait si elle recevait des produits de lindustrie en change de ses billets de
papier. Mais du fait de la svre famine de biens et de la virtuelle
disparition de toute marchandise industrielle du march, la paysannerie
reoit moins de biens quelle naccumule dargent; et quand elle en
15.
Critique).

Il y a ici une autre faute de frappe dans le texte de Rakovsky qui porte 185,8. (Note

112

CAHIERS LEON TROTSKY 18

obtient, comme ces dernires annes, cest seulement en change de ses


produits agricoles. Ainsi, pour la paysannerie, laccumulation montaire
est dnue dsormais de toute signification. La paysannerie refuse de plus
en plus de vendre contre de largent. Elle na besoin dargent que pour
effectuer ses paiements lEtat et acheter ce quelle peut esprer trouver
sur le march libre. Aussi, mme quand elle vend, elle fixe ses prix par
rapport ceux quelle doit payer au march libre pour se procurer ce dont
elle a besoin, cest--dire un taux denviron 20 kopeks pour un rouble
(lindice du march priv a dj dpass 500). Ayant atteint la limite de la
quantit dargent dont elle a besoin, la paysannerie refuse de plus en plus
de vendre quoi que ce soit pour de largent et exige des valeurs relles en
change de ses propres produits. Ainsi la paysannerie cherche-t-elle
chapper linflation premirement en refusant largent et deuximement,
quand elle laccepte, en ne lacceptant qu la mesure de sa dvaluation sur
le march libre. Certainement, elle na pas russi se librer entirement
de cet impt, mais elle nen porte certainement pas un fardeau propor
tionnel son poids dans lconomie nationale si on le mesure sa
production nette (27%).
Reste la question de savoir comment limpt-inflation est rparti
entre lEtat et la classe ouvrire. Il nest pas douteux quune partie de cet
impt retombe sur lEtat, mais ce dernier dispose dun certain nombre de
leviers pour viter davoir la payer et qui lui permettent de la rejeter sur
la classe ouvrire. La forme sous laquelle est pay cet impt-inflation est
palpable en toute vidence : les salaires rels restent en-dessous des salaires
nominaux. Limportance de cet cart donne la mesure de la proportion
dimpt-inflation qui tombe sur la classe ouvrire. La classe ouvrire, elle,
ne peut pas se protger de limpt, puisque, la diffrence de la paysan
nerie et de lEtat, elle na aucun moyen de le transfrer ailleurs ; le rsultat
est que la classe ouvrire supporte le gros de son poids hors de
proportion en tout cas avec sa part dans le revenu national. Cest de tels
faits et non de ladhsion la ligne gnrale quon peut dduire les
vraies rponses la question de savoir si nous avons ou non inflation et
qui supporte la charge la plus lourde de cet impt dinflation.
La prochaine tape qui dcoulera de notre politique montaire sera
videmment le retrait de la circulation du tchervonetz. Les missions ne
se font virtuellement aujourdhui quen billets de banque (un, trois et cinq
roubles). On freine dessein lmission de tchervonetz,16 lide tant de
le prserver et de sacrifier les billets de banque. Il ne fait peu prs aucun
doute que si la tendance actuelle persiste, nous allons reproduire une
nouvelle tape le mme systme particulier de monnaies parallles que
16.
Le tchervonetz tait un billet ou une pice de dix roubles en principe gag sur lor
(Note C.L.T.).

AU CONGRES ET DANS LE PAYS

113

nous avons eu la fin de 1923 et au dbut de 1924, lorsque le tchervonetz


restait au-dessus du billet sovitique qui se dvaluait. Mais il tait possible
alors de sauver le tchervonetz par cette mthode. La situation actuelle est
que le billet de banque, ayant assum la fonction du billet sovitique17
(et en essence, il ny a virtuellement aucune diffrence de nature entre
eux), peut entraner avec lui le tchervonetz dans sa chute. Si on essayait
comme on va probablement le faire de sauver le tchervonetz en
limitant son mission et en le sparant compltement des billets de ban
que, il disparatrait rapidement de la circulation. Ces symptmes mon
trent lchelle de linflation. Cette dernire, cest clair, a atteint le point
o elle menace de ruiner notre systme montaire tout entier. Cest l la
vritable rponse la question de savoir dans quelle mesure nous sommes
touchs par linflation.
J en viens maintenant la question du plan financier. Pour voir o
lon pourrait trouver les ressources permettant de combler le dficit du
plan, il nous faut examiner de plus prs ses sources totales de revenus.
Comme nous lavons dj indiqu, les canaux fondamentaux pour la
mobilisation des ressources sont les prlvements directs sur les ressour
ces de la population (de 15 18%) et les prix (75 80%). La premire
source comprend limpt agricole, lauto-imposition paysanne, limpt
sur le revenu sur les ouvriers et les employs, les emprunts, les dpts
dans le systme coopratif, etc. Comment cela affecte-t-il les diffrents
groupes et classes de la population ? Limpt agricole, avec lautoimposition rurale rapporte relativement peu (probablement de 300 350
millions au grand maximum); en tout cas, il nest pas possible de les
augmenter plus encore. Laccroissement des dpts dans les coopratives
continue, comme on sait, avec succs de la part de ceux qui touchent
un salaire, reste extrment faible la campagne, surtout depuis quil a
fallu abandonner la coercition pour la collecte de ces versements volontai
res. Limpt sur le revenu des ouvriers et des employs retombe naturel
lement sur eux et eux seuls. Quant aux emprunts, la faon dont ils se
rpartissent entre les classes fondamentales apparat lvidence daprs
les donnes qui suivent, sur les souscriptions au troisime emprunt din
dustrialisation, et o la part prise par les paysans est son niveau
maximum :

Ouvriers et employs
Paysannerie
Divers autres

17. Sovznak

En millions de roubles

En %

671,4
205,9
64,3

71,3
21,9
6,8

114

CAHIERS LEON TROTSKY 18

De toute vidence, lemprunt provient de ce quont gagn ouvriers et


employs. LEtat, suivant la ligne de moindre rsistance, semble avoir
pressur cette source autant quil tait possible. Il a mme fallu limiter la
souscription volontaire lemprunt deux semaines de salaires. Quant
la paysannerie, il a fallu ici renoncer au plan initial, de sorte quil ny
aura pas de ce ct daugmentation venir, au moins pour le moment
(cest--dire si on ne tient pas compte du prlvement direct de ressources
en nature par des mesures extraordinaires). En consquence, cette pre
mire source est tarie.
Tournons-nous maintenant vers les ressources qui proviennent des
prix. Partant du rle jou par la fixation des prix dans le plan financier,
Toumine, parlant une runion du bureau du commissariat du peuple
aux finances, a dit: Les trois piliers qui dfinissent notre politique
financire tout entire sont les prix, les cots de production et les salai
res. Desquels peut-on tirer des ressources supplmentaires? Toumine,
sans dire un mot sur les salaires et considrant quil ne nous est pas
possible daugmenter les prix, conclut naturellement que lunique res
source supplmentaire est la rduction des cots de production. Tou
mine a donn une dfinition trs prcise de lobjectif de la politique
actuelle, et, quand il la prend comme point de dpart, ce nest pas par
hasard quil nglige de mentionner les salaires. S il nest pas possible
pour nous daugmenter les prix, il est clair quon peut obtenir des
ressources soit en abaissant les cots de production ce quon ne peut
obtenir dans la situation actuelle quen augmentant lintensit du travail
ou en amputant les salaires. Cependant, le fait que, de toute vidence,
on a trs peu fait pour obtenir une baisse des cots de production signifie
quil devra y avoir une baisse correspondante des salaires. A cette ru
nion, lunique personne qui ait abord ces problmes a t le reprsentant
de la rgion centrale des Terres noires, Malakhovsky. Il est significatif
quil ait t muet sur les cots de production et au contraire affirm la
ncessit de garantir une augmentation de 10 15% des salaires rels.
Aprs cela, il lui fut facile de dmontrer que, si les prix demeuraient
stables, il serait possible dobtenir un quilibre formel du plan financier
et du budget en laissant de 2 1,5 milliards en ressources montaires la
campagne qui ne peut pas les utiliser . Estimant que le fait de ne pouvoir
rpondre la demande, si forte, de la paysannerie signifierait laisser sans
dfense et sans protection la base du plan conomique national, il
propose de prendre ce montant la campagne en levant les prix, ce qui
implique une importante et significative extension du systme de dualit
des prix.18
18.
Bien que tous ces prix soient prvus pour lan prochain, nos arguments valent pour
cette anne (Note Kh.G.R.).

A U CONGRES ET DANS LE PAYS

115

Je traiterai plus loin la question de savoir ce que cela pourrait


rellement donner. Le fait est cependant que le centrisme nest pas en
train de sengager sur cette route... Il peut encore prendre un peu plus la
classe ouvrire travers les rserves et les surplus du fonds dassurance
sociale et quelques autres sources, mais le fait quil ait dj d rduire
dun mois deux semaines de salaire la souscription lemprunt dmontre
que mme le centrisme commence comprendre quon ne peut pas
pressurer indfiniment le budget de louvrier. Il nest pas douteux que les
centristes vont sengager dans la voie dune double pression sur la classe
ouvrire: laugmentation de lintensit du travail et la baisse des salaires
rels. Pourtant sils ne comprennent pas ou sils ne veulent pas com
prendre les consquences politiques de cette faon de se procurer des
ressources, le caractre irrationnel de cette pratique simposera eux du
simple point de vue conomique. Le fait quil soit encore possible de tirer
quelque chose de louvrier peut suffire attiser son mcontentement aigu,
mais cela ne pourra suffire pour combler le dficit en ressources relles.
Et, dans la mesure o le fardeau retombe nouveau sur lconomie
dEtat, cela ne fait quachever le cercle vicieux. On ne peut obtenir ainsi
aucune ressource n o u velle, autre que celles quon pourrait trouver par un
redploiement plus rationnel et lutilisation de celles qui existent dj.
Cependant, du fait que toutes les rserves dans lconomie dEtat sont
tendues lextrme, cette rationalisation napportera pas beaucoup. Elle
peut permettre seulement de joindre les deux bouts en termes de stricte
comptabilit, cest--dire dquilibrer formellement les choses, mais elle
ne peut rien fournir de nouveau. Cela signifie qutant donn la minceur
des rserves maintenant disponibles pour lconomie dEtat et lextrme
puisement physique de la classe ouvrire, on ne trouvera dans ce but
aucune ressource supplmentaire.
Et quarrive-t-il au-del du noyau de lconomie tatique et de la classe
ouvrire ? Ici il faut garder lesprit trois circonstances fondamentales :
1.
Premirement, tout ce qui se passe la campagne se situe dans un
contexte de dclin des forces productives de lconomie. Lune des ex
pressions en est que laccumulation prend la forme dune accumulation
m ontaire et nest pas transforme en moyens de production. Un prlve
ment sur les ressources de la campagne au moyen de mesures conomi
ques, prendrait avant tout la forme dun prlvement sur cette accumula
tion montaire. De toute vidence cela aboutirait dans une certaine me
sure faire baisser la demande la campagne et permettre dutiliser ces
ressources dautres fins. Comme je lai soulign pourtant, leffet nen
sera pas considrable, puisque la paysannerie aujourdhui ne peut trans
former son accumulation montaire en ressources relles que dans une
faible mesure. L'accumulation d e la paysannerie reste g e l e sous la fo rm e
d'argent p a rce que, cet argent, ne correspond pas dans le pays une
quantit suffisante de ressources relles.

116

CAHIERS LEON TROTSKY 18

Quelles que soient les ressources relles que le prlvement de ces


accumulations montaires puisse librer, elles savreront totalement insuf
fisantes pour combler le gouffre profond qui sest creus dans lconomie.
Il y a quelques annes, quand le trou tait moins profond et que la
campagne prosprait, cela aurait pu tre vraiment positif; maintenant le
gouffre est trop large et les forces productives trop affaiblies la campagne.
2. La seconde circonstance quil faut garder prsente lesprit, cest
que le rapport des classes sociales est tel que le fait denlever des ressour
ces la campagne, tout en tant susceptible de se rvler trs efficace du
point de vue con om iq u e, va produire des complications politiques extr
mement graves.
3. Le dern ier point est qu'il fa u t considrer que, m m e si lon pou vait
tro u v er d es ressources relles la cam pagne en nature, la fo rm e sous
la quelle on les obtiendrait serait telle quon ne pourrait les utiliser directe
ment pour fermer la brche ouverte dans lconomie tatique. Cela veut-il
dire quon peut rduire cette question une simple redistribution du
revenu national? C ertainem ent pas. Mais cest sa signification qui est
change. Il fa u t com prendre clairem ent que le pays dans son ensem ble ne
p ossd e pas les ressources ncessaires pour raliser le program m e aven tu riste des centristes. Cest ce qui, en fa it, rend ce program m e aventuriste.
Jusqu maintenant, je suis parti du dficit de deux milliards de roubles
mentionn par Mindline. Mais il nest que le chiffre ncessaire pour
parvenir un quilibre formel. Il suffit de rappeler que les transports ont
besoin de sept milliards de roubles pour mener bien le travail quils ont
commenc accomplir pour comprendre quelle est ltendue des besoins
rels et la profondeur du dficit. Le fait que lindustrie ait bnfici de
progrs relatifs au prix de labandon des transports signifie seulement
quon a ouvert de nouvelles brches dans ces deux secteurs. A ucune
redistribution du reven u national ne peu t rem d ier cette situation. Il faut
une redistribution du revenu national pour raliser les investissements
sans lesquels ce serait la base de la dictature proltarienne qui serait
menace: des investissem ents dans la classe ou vrire. Pour ces investisse
ments, une redistribution du revenu national pourrait donner des ressour
ces suffisantes, quantitativement comme qualitativement. Mais aucune
redistribution du revenu national ne peut rparer les brches ouvertes par
des annes de politique opportuniste.
IV. La Situation la campagne

Les problmes qui se posent la campagne sont trop vastes pour


pouvoir tre puiss dans un espace aussi restreint. Aussi je me bornerai
aux commentaires les plus gnraux (jai dailleurs partiellement trait
cette question plus haut). Dire que la politique de collectivisation int
grale et de liquidation des koulaks a chou est une banalit. En fait, les

AU CO NGRES ET DANS LE PAYS

117

centristes eux-mmes ont d labandonner, conservant cette remarquable


politique pour leurs rsolutions. Il ne reste plus qu dresser un bilan de
quelques rsultats gnraux et esquisser les lignes fondamentales selon
lesquelles ils vont se manifester.
Le premier rsultat est l'affaiblissem ent des fo rces productives de
l'agriculture ; rendu possible par les annes de la politique prcdente et
aggrav par la priode daventurisme ultra-gauchiste, il sest manifest
dans la diminution du cheptel et en partie de la culture des plantes
industrielles et commence se faire sentir dans la culture des crales. Les
semailles du printemps doivent tre considres comme un chec. Ici aussi
les indicateurs de quantit (mme l o ils existent vraiment) dpendent
de ceux de la qualit. Le retard pris pour lensemencement (qui nest pas
d au mauvais temps, mais la mauvaise humeur de la paysannerie) et la
mdiocrit des soins de culture auront une influence palpable sur la
moisson. Et non moins sensible pour lconomie dans son ensemble
apparatra lattitude de rapacit vis--vis des moyens de production jets
dans la campagne et leur dispersion un vritable gaspillage qui tait
linvitable corollaire de la politique actuelle.
Un second facteur rside dans le fait quune grande partie de ce qui
existe la campagne ne peut pas tre pris aussi facilement que, par
exemple, la production industrielle. A la cam pagne, il fa u t encore p ou voir
s em parer du p rod u it, et, dans la situation prsente, ce ne sera pas facile.
Il nest cependant pas douteux que les kolkhozes ne feront pas preuve de
meilleure volont que les exploitations individuelles dans la livraison de
leur grain et quil faudra prendre contre eux des mesures
extraordinaires19 avec dautres mesures de persuasion sociale.
Mais ce sera la fin de la construction des fermes collectives. Leffondre
ment des kolkhozes a t empch au printemps par le fait que les
semailles ont t faites par les fermes collectives et que celui qui les
quittait serait en fait priv de sa part. Cest pourquoi les paysans des
fermes collectives attendent avec impatience la fin de la moisson pour
commencer se la rpartir. Une lutte sourde est en train de se dvelopper
au sujet du partage de la moisson. Quand la lourde main de lEtat se
mlera ce combat, cela affaiblira la lutte interne et renforcera le front uni
de la campagne, rassemblant les paysans non en tant que membres de
fermes collectives, mais en tant que petits propritaires. Et l sarrtera
leur existence de collectivistes.
19.
Les mesures extraordinaires contre la crise du ravitaillement due la grve des
livraisons des koulaks, avaient t dcides, mais non publies par une runion du bureau
politique le 6 janvier 1928 qui stait content de les communiquer au parti: application aux
koulaks de larticle 107 du Code criminel sur la confiscation des stocks des spculateurs,
la distribution du quart du grain ainsi saisi aux paysans pauvres, considre comme une
incitation dlation. Ces mesures avaient t rapportes quelques mois plus tard.

118

CAHIERS LEON TROTSKY 18

Les paysans moyens quitteront le kolkhoze dus dhier et inquiets


pour aujourdhui. Dans ces conditions, il serait hors de question de les
obliger tendre leur zone densemencement cet automne. Le dclin des
fo r ce s p rod u ctives la cam pagne est m aintenant invitable dans toutes les
circon stan ces, soit quon poursuive la politique actuelle (qui renforce le
front unique la campagne), soit quon adopte une politique juste cher
chant briser ce front unique en introduisant la lutte de classes au village.
Ni lune ni lautre ne creront les conditions dun dveloppement des
forces productives. Et cependant un dclin des forces productives de
lagriculture constitue lun des obstacles les plus srieux au dveloppe
ment industriel. La boucle est boucle. Le retard du dveloppement de
lindustrie est dj devenu lune des causes de la dgradation de lagricul
ture, laquelle, son tour, est en train de barrer la route du dveloppement
industriel.
Quelques rsultats et propositions20
Nous navons jamais dout quant nous que, tt ou tard, la politique
opportuniste conduirait la rvolution une crise grave. Et bien que nous
nayons pas eu de doutes sur ce que seraient les rsultats finaux de cette
politique, nous navions aucune ide de la fo rm e concrte que la crise
revtirait en clatant. Maintenant que nous pouvons pratiquement sentir
les rsultats de toute la politique antrieure et toucher du doigt les blessures
ouvertes de la rvolution, ces rsultats apparaissent dans leur nudit sous
une forme tragiquement simple : le manque de ressources relles pou r m en er
bien l'industrialisation un rythm e qui nous perm ettrait de sortir de la
crise. Nous avons le devoir de dire que nombre dentre nous avaient depuis
quelque temps pressenti cette simple vrit, mais que nous avions peur
dappeler un chat un chat tant que nous avions encore certains doutes et
tant que la vrit ne stait pas encore impose sans discussion.
Et elle nexiste pas moins pour tre dissimule derrire les ressources
fictives, inventes pour quilibrer formellement des plans fantasmagori
ques et aventuristes. Peut-tre les centristes nont-ils eux-mmes pas eu
conscience du point o ils taient en train de se laisser prendre dans le
cercle vicieux de ces ressources fictives, sur le papier. Perdant leurs bases
dans la ralit, ils commenaient ressembler au chien qui court en rond
toujours plus vite en essayant de mordre sa queue. Plus sa tte avance et
plus sa queue sen loigne vite.
20.
Dans la mesure o ces conclusions gnrales sont en rapport direct avec ce que
javais dire dans des articles antrieurs et je nai nulle raison de ne plus tre daccord
avec leurs ides fondamentales je me bornerai ajouter un certain nombre de points qui
dcoulent dune analyse concrte de la situation (Note de Kh.G.R.). Nous devons malheu
reusement ajouter que nous navons pas les articles en question et que Trotsky ne semble pas
non plus les avoir eu en main.

A U CO N G RES ET DANS LE PAYS

119

Ils augmentent aujourdhui le programme pour le charbon et le fer


afin de pouvoir raliser le programme de construction des machines;
demain, il faudra largir le programme de construction de machines pour
remplir le programme largi de charbon et de fer ; plus tard, ils dcouvri
ront quil faut augmenter le programme pour le charbon et le fer afin
dassurer le nouveau programme de construction de machines. Au cur
de cette spirale, on dcouvre brusquement que cela impose aux transports
des tches quils ne peuvent rsoudre moins de recevoir lacier et le fer
ncessaires et ainsi le programme pour le charbon et le fer est
augment nouveau et on recommence tout.
De l les rythmes exagrs, les chiffres exagrs, les plans exagrs
qui seffondrent ds quils prennent contact avec la ralit. Et cet instant
apparaissent des camarades qui, sans avoir la moindre ide de ce qui se
passe, parlent du rarmement de lOpposition propos du fait (cest ce
quils prtendent) que lOpposition, aprs avoir t dans le pass en
faveur de rythmes levs, maintenant que Staline a adopt ces rythmes, se
prononce contre eux simplement pour pouvoir rester dans lopposition. Il
faut prendre ces camarades par le bout du nez et le leur mettre dans le
monde rel, leur montrer que ces rythmes levs nexistent que sur le
papier, dans les livres, les articles et les plans, que tout progrs dans une
sphre quelconque se produit aux dpens de la violation de tous les
quilibres, de la cration de terribles difficults dans dautres branches, de
la cration de nouvelles disproportions gigantesques. A ces camarades, on
doit expliquer que notre arme na jamais t les formules rigides, mais la
mthode marxiste qui nous permet chaque moment dlaborer les for
mules les plus utiles une tape donne. Ce que certains camarades chez
nous prennent pour un rarmement de lopposition reprsente en fait un
changement radical dans lensemble de la situation. Les questions sont
maintenant, tout diffrentes de ce quelles taient et sur ce point,
Staline a raison. Il est vrai quil est incapable de comprendre en quoi elles
sont diffrentes et pourquoi elles le sont devenues. Dailleurs, mme sil
pouvait le comprendre, il ne le dirait pas. Nous navons, pour notre part,
jamais adhr la politique de lautruche. Aussi dure que soit la ralit,
personne na jamais trouv le salut en refusant de la reconnatre. Et la
ralit nous murmure cette simple vrit que jai indique plus haut.
Ici se pose naturellement la question : dans quelle mesure la politique
de Staline est-elle responsable de cete situation? Sommes-nous vraiment
convaincus quil y aurait eu les ressources relles, si nous nous tions
embarqus dans lindustrialisation plus tt, quand nous la revendiquions,
et si elle avait repos sur les mthodes que nous prconisions? Cela
dpend. Si lon pose la question de savoir si nous aurions eu les ressources
pour garantir la construction complte du socialisme, la rponse est non.
Si lon veut dire: aurions-nous dispos des ressources pour renforcer la
base de la dictature, prvenir lruption des contradictions sociales et pr

120

CAHIERS LEON TROTSKY 18

venir toute dtrioration brutale de la crise, la rponse est oui. Nous


avons le droit de le dire : nous voyons trs clairement comment la politi
que de lopportunisme a affaibli la base de la dictature, acclr lexplo
sion antagoniste des rapports sociaux, ht lapparition de la crise. A
lpoque o les centristes se sont embarqus dans lindustrialisation, il
tait dj invitable que nous ayons payer partiellement le prix du
retard, le prix du fait que, pendant des annes, non seulement lindustrie
navait pas accumul mais quelle avait bazard ses propres ressources ; on
aurait pu cependant surmonter les difficults nes de ce retard par une
politiq u e juste, m m e si cela avait pris plus d e temps. L 'aventure ultraga u ch iste (les courses de chevaux) a rapidem ent puis toutes ces
possibilits, violant tous les quilibres dans lconomie nationale, appro
fondissant toutes les fissures.
Lautre aspect de cette politique aventuriste la politique de collec
tivisation intgrale et de liquidation du koulak a sap les forces pro
ductives de la campagne, provoqu le conflit brutal avec le village auquel
menait toute la politique antrieure, et finalement abouti notre exclusion
de la division internationale du travail car, dans limmdiat, nous ne
pourrons y participer convenablement que par des exportations de pro
duits agricoles. Les mthodes au moyen desquelles le centrisme essaie
aujourdhui de combler ces trous, aussi bien que celles par lesquelles il
cherche entrer dans la division internationale du travail (cest--dire en
utilisant les emprunts) ne feront quapprofondir fissures et disproportions
et resserrer le nud coulant autour du cou de la rvolution.
Nous entrons dans toute une poque (nous ne pouvons que deviner
sa dure) durant laquelle nous devrons payer pour tout notre pass.
Combien apparaissent pitoyables, la lumire de cela, tous ces commen
taires sur le fait que lOpposition a rejet lindustrialisation! Nous
navons quune seule exigence : quon regarde la ralit bien en face, quon
reconnaisse et quon fasse aujourdhui ce quil sera peut-tre trop tard,
demain, pour faire. Quand une arme est au bord de la droute et a
commenc spontanment reculer, il est ridicule de dire que ceux qui
essaient de mettre un peu dordre dans la retraite, de prvenir la panique
menaante et de sauver tout ce qui peut ltre, sont ceux qui appellent
reculer. Quelle est, demandent-ils, la diffrence entre nous et la Droite?
Car eux aussi, en fin de compte, sont pour la retraite. En poursuivant
lanalogie militaire, on pourrait dire que la diffrence entre nous et la
Droite est celle quil y a entre une arme qui bat en retraite et les
dserteurs qui courent dans le mme sens. Cest prcisment cependant
cause de cette ressemblance extrieure avec la Droite que nous ne devons
pas nous borner rpter quil faut battre en retraite. Nous traons entre
nous et la droite une ligne trs claire par le fait que nous formulons
clairement et prcisment la fo r m e que doit prendre cette retraite, quel est
son o b jectif, com m ent et vers quelles positions nous battons en retraite.

AU CO N G RES ET DANS LE PAYS

121

Quant la forme que devrait prendre la retraite, elle dcoule de


lessence mme du point de vue que nous venons dexposer. Il est indiscu
table quon ne peut tenir trs longtemps sur la base dun niveau dclinant,
voire stable, des forces productives. Il est donc naturel que nous ayons
toujours pos leur dveloppement comme un objectif essentiel. Cepen
dant la double nature de notre conomie signifie que le dveloppement
des forces productives peut se faire dans une double direction: dans une
situation o le bilan global de cette croissance ne peut tre que dfavora
ble au proltariat, il devient essentiel de subordonner la tche du dvelop
pement des forces productives celle, plus gnrale, de salut de la
dictature. Cest ce que nous avons fait sous le communisme de guerre.
Cest galement le cas aujourdhui: du fait de la politique passe, nous
sommes incapables de dvelopper le secteur tatique de lconomie un
rythme qui nous garantirait la prdominance sur la base dune croissance
densemble des forces productives du pays. Aussi notre premire conclu
sion est-elle que la retraite, dsorm ais invitable, doit se fa ire sur le fro n t
des fo r ce s produ ctives. Soit dit en passant, cest dire seulement dans un
langage diffrent et plus prcis ce que, avec le camarade L.D., jai propos
dans mon article davril, quand je disais quil ny a pas dissue purement
conomique cette situation . Lobjection selon laquelle il nexiste jamais
de mthodes purement conomiques et quon ne peut rellement parler
que des pourcentages, nest pas srieuse : elle plonge ses racines dans une
tentative tout fait non-dialectique pour rduire une diffrence qualitative
une diffrence quantitative. Une voie purement conomique de renfor
cement des bases de la dictature signifie, dans notre situation, son renfor
cement sur la base de lindustrialisation. Cependant, quand il est devenu
impossible de maintenir le rythme dindustrialisation ncessaire cette
tape pour ce renforcement, une fois que la tentative de violer lconomie
a cr les prmisses dun recul et rendu la retraite ncessaire y compris
sur le front de lindustrialisation , cela signifie qu cette tape, il ny a
pas dissue conomique. C est au moins de cette faon que je comprends
ma propre formulation.
Cela nous mne invitablement la question de savoir quel est
lobjectif de la retraite. L aussi, nous avons dj rpondu: nous reculons
sur le fr o n t des fo rces p rod u ctives afin de sauver la dictature, de regrou per
nos fo r ce s ce niveau infrieur, et, sur cette base, de repartir l'attaque
sur une base conom ique saine.
Il est vrai que toutes les questions fondam entales de notre rvolution
sont maintenant poses dans toute leur acuit. Il est vrai que les contra
dictions d e base de la rvolution apparaissent maintenant au grand jour.
Mais il serait faux den tirer la conclusion (si on ne peut le dmontrer)
quil sagit l de lruption fin a le des contradictions de notre rvolution et
que, par consquent, le proltariat ne peut mener quune lutte dfensive,
des actions darrire-garde. Il est incontestable quune tentative deffec

122

CAHIERS LEON TROTSKY 18

tuer un regroupement des forces de classe un niveau infrieur des forces


roductives, ou mme alors quelles sont en train de dcliner (lune et
autre consquences de lemploi gnralis de mthodes de coercition
non-conomiques) est lourde de dangers. La seule garantie (et encore pas
absolue) est une politique juste, une formulation claire et prcise des
objectifs et des mthodes et une ligne de classe claire. Il me semble que la
tche centrale de lOpposition doit tre llaboration, partir de notre
position stratgique fondamentale et de notre valuation globale de la
situation, dun programme minimal de mesures concrtes pour la priode
actuelle, comme nous lavons dj fait dans une priode prcdente avec
notre Plateforme. Le caractre gnral de classe de ce programme est clair
et se rduit mon sens deux propositions fondamentales: 1) Il est
ncessaire de battre en retraite avec la classe ouvrire et de ne pas nous
loigner delle, comme le font et le feront les centristes. Do lurgence
exceptionnelle dadopter des mesures q u el q u en soit le prix afin de
modifier radicalement la position matrielle et lgale de la classe ouvrire.
Il faut tout prix disloquer le front unique de la campagne, porter la lutte
de classes au village et librer le paysan pauvre de lautorit du koulak.
Il est bien plus difficile de traduire ce programme gnral en un
systme de mesures concrtes. Il me semble que les mesures les plus
importantes sont les suivantes :
1. Dans le dom aine d e l industrie et d e l conom ie d Etat, rduire
considrab lem en t le n om b re des projets d e construction en se concentrant
sur les plus importants et p eu t-tre en dim inuant leur chelle dans des cas
particuliers. Il faudra arrter temporairement le travail sur certains pro
jets. Des pertes en rapport avec cette opration sont dores et dj
invitables. Avec les ressources libres par labandon de ces plans fantas
tiques, il serait possible de relever des secteurs arrirs (transports, lectri
fication, etc.).
2. Dans lagriculture : Imposer au koulak un contrat svre, sans
cependant le priver de toute incitation lactivit conomique. En ce qui
concerne le paysan moyen, passer un im pt en nature de faon lui
laisser un certain contrle sur le reste de sa production (ou au moins den
voir la possibilit), pour lui donner la possibilit de disposer dans une
certaine mesure de ce quil a accumul. Dans ces conditions, il serait
peut-tre possible de fixer la taxe un niveau suprieur celui de lactuel
impt agricole. Lessentiel de la production, conserve par le paysan
moyen, pourrait tre obtenue en lui vendant des produits industriels des
prix plus levs. Ce pourrait tre utile, dans ces conditions, daugmenter
le fonds des marchandises de lindustrie en ngociant une partie de nos
produits agricoles contre des importations trangres. Il faut catgorique
m en t rejeter (en fait, cest dj fait) toute extension de la collectivisation
intgrale et de la liquidation du koulak. Empcher toute liquidation des
moyens de production jets dans les campagnes lpoque de la crois

A U CO N G RES ET DANS LE PAYS

123

sance fivreuse des fermes collectives. C oncentrer ces moyens de pro


duction sur les kolkhozes les plus viables, fo rm s de faon prdom inante
d e paysans pau vres et en fa ire une base m atrielle de lorganisation
d unions d e paysans pa u vres.
3. Dans le dom aine des finances, mettre les dpenses en stricte
conformit avec les ressources relles. Rduire nergiquement les dpen
ses non-productives. Rduire de faon importante lmission de papiermonnaie.
4. A vec les ouvriers. Assigner des ressources spciales provenant de
toutes les branches de lconomie nationale, le secteur dEtat compris,
(mais essentiellement de la campagne par une redistribution du revenu
national) afin damliorer de faon rapide et palpable la position de la
classe ouvrire; en mme temps, changer radicalement sa position dans la
production.
Il va sans dire que je considre que le centrisme est incapable de
raliser ce programme. Sa ralisation implique la reconstruction de fond
en comble de lensemble du systme politique, une mobilisation de classe
du proltariat et des paysans pauvres, une rforme du parti et le remplace
ment de la direction centriste avec tout ce que cela implique. Il va aussi
sans dire que personne ne peut nous garantir le succs de ce programme,
ni quil sera facile mettre en oeuvre. Jai mieux que personne conscience
des obstacles qui sont sur sa route. Ainsi je puis connatre davance toute
une srie dobjections que lon peut lui opposer, et quon lui opposera. A
ceux des camarades qui feront des objections, je veux seulement souligner
que nous navons pas choisi entre la meilleure et la pire des solutions,
mais entre la meilleure dun certain nombre de mauvaises solutions. Celui
qui fera des objections sur telle ou telle mesure devra pouvoir proposer
une mesure meilleure pour la remplacer. On ne doit pas non plus simagi
ner que ce programme pourra tre ralis sans secousses. Cest un pro
gramme de lutte de classes pre la campagne, de lutte entre les petits
paysans et les koulaks et, trs probablement contre des fractions significa
tives de la paysannerie moyenne galement. Finalement, il ne faut pas
croire que cela se ralisera rapidement. Ce programme prendra des an
n es. Une situation o la lutte de classes saggrave nest pas le meilleur
terreau pour faire fleurir les forces productives, dont un dclin est in vi
table dans les premires annes venir. Les difficults et le temps nces
saire continueront jusqu ce que, ayant ralis ce programme de retraite,
il soit nouveau possible de passer lattaque.

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