Christian Rakovsky, Textes (1905-1930)
Christian Rakovsky, Textes (1905-1930)
Christian Rakovsky, Textes (1905-1930)
LEON TROTSKY
N 17
MARS 1984
RAKOVSKY
(lre partie: 1873-1923)
SOMMAIRE
Repres chronologiques
............................................. ......................
ARTICLE
...................................................
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Sommaire du n 18
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126
Les Dparts
Avertissement
1928
1929
1930
1932
1933
1934
1936
1937
1938
1941
1967
1973
1977
Pierre Brou
Rako
(Khristian Georgivitch Rakovsky)
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Rakovski , autobiographie dans Haupt & Marie, Les Bolcheviks par eux-mmes ,
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teur du programme du parti en 1866 et finana toute sa vie les activits socialistes et
syndicales.
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part active la Ligue trangre de notre parti, collabora Ylskra, aida celle-ci
matriellement et mena la lutte contre les tendances populistes et terroristes au
sein du socialisme russe. Pendant la rvolution russe (de 1905), il se dvoua corps
et me celle-ci, secourut les migrs, fit campagne pour les mutins du Potemkine
rfugis en Roumanie, resta le collaborateur des publications socialistes russes,
soutint Golos, Sotsial-demokrat, Pravda et les journaux ouvriers lgaux.22
22.
Trotsky Notes sur Rakovsky, Papiers dexil, Houghton Library, bmsRuss 13,
T 4391. Il sagit de feuilles de brouillon, certaines manuscrites, dautres dactylographies,
esquisse dun portrait. Suivant la mthode de travail de Trotsky, ces feuilles sont colles les
unes aprs les autres en un long ruban et non pagines.
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comme bons amis de jeunes radicaux de gauche qui feront leur chemin,
Emile Bur et Anatole de Monzie.27 Il demande sa naturalisation, quil
est prs dobtenir. Mais les rserves du prfet de police qui invoque ses
voyages ltranger et labsence de rsidence continue font reporter
une dcision qui semblait acquise. Malgr une intervention pressante de
Georges Clemenceau, Rakovsky ne deviendra pas citoyen franais.28
En fait, il est moins cosmopolite que solidement internationaliste.
Pendant lhiver 1903-1904, il prend la parole Paris dans un meeting
international sur la guerre russo-japonaise puis djeune avec Plkhanov
qui lui reproche son dfaitisme, comme Guesde pour qui la socialdmocratie ne peut jamais tre anti-nationale.29 Sans encore les formu
ler, il pressent les fractures venir entre camarades; lors de la scission
russe, ses sympathies sont alles Plkhanov, contre Lnine, mais, dans
celle du parti bulgare, il est avec les tesnjaki, petits cousins des bolcheviks
russes.
Dlgu au congrs dAmsterdam de lInternationale, il y reprsente
le parti bulgare et le parti serbe; il prend la parole, a nom des Russes,
dans un meeting sur lassassinat du comte Plehve. Au congrs de Stuttgart
en 1906, la Dlgation russe lui vote des remerciements pour services
rendus la rvolution russe et au proltariat dans sa lutte contre le
tsarisme : personne nignore quen dehors de la campagne pour aider les
marins du P otem k ine, il a galement financ, pendant la rvolution de
1905, diverses publications social-dmocrates.
Aucun militant ouvrier et socialiste dEurope au dbut de ce sicle ne
>eut ignorer le nom de Cristian Racovski (Khristian G. Rakovsky) dont
es articles sur les Balkans paraissent dans le Vorwarts comme dans
L 'H um anit de Jaurs dont il est le correspondant, dans Les Temps
N ouveaux, A vanti!, El Socialista, D ie A rbeiter-Zeitung de Vienne, Le
P euple de Bruxelles, Nepszava de Budapest et la revue D ie N eue Zeit.
Ainsi Rakovsky tait-il admirablement form et plac pour le rle
quil allait jouer partir de 1915. Son amiti avec Trotsky quil
connaissait depuis longtemps stait dfinitivement trempe en 1913
pendant la guerre des Balkans que ce dernier avait suivie comme corres
pondant de guerre, et lorientation des deux hommes, travers leur
27. Anatole de Monzie (1876-1947) fut pour la premire fois ministre en 1925; Emile
Bur (1876-1952) fut sans doute lun des journalistes les plus influents de son temps pendant
les annes trente; il crivait dans L Ordre.
28. On trouve une abondante correspondance administrative au sujet de cette demande
de naturalisation dans les archives du ministre de lintrieur (ancienne srie Panthon),
dossier Rakovsky-Insarov . Il semble que, dans un premier temps, le dossier de Rakovsky
comportant son inscription au carnet B nait pas t trouv car il portait par erreur 1837
(au lieu de 1873) comme date de naissance et avait donc t class...
29. Autobiographie., p. 350.
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35. Anatoli G. Jelezniakov (1895-1919), ouvrier agricole, puis marin, avait command
un dtachement de Cronstadt pendant la rvolution dOctobre : ctait lun des principaux
anarchistes qui soutenaient les bolcheviks. Il devint commandant de la garde du Palais de
Tauride et lon sait que cest lui qui prit la dcision de disperser lAssemble constituante. Il
fut tu au combat en juillet 1919.
36. Alexandre Averescu (1859-1938), ancien ministre de la guerre et chef dtat-major,
tait alors premier ministre. Il avait t le suprieur direct de Rakovsky pendant le service
militaire de ce dernier.
37. La Rada (le mot ukrainien pour soviet ou conseil ) dUkraine stait forme
en mars 1917, avec des reprsentants des s.r., des sociai-dmocrates, des social-fdralistes
et des minorits nationales. Elle devint une sorte dassemble nationale embryonnaire et
proclama le 13 juin une rpublique ukrainienne autonome, puis, en novembre, la Rpu
blique populaire dUkraine. Fin dcembre 1917, un pouvoir sovitique rig Kharkov se
dressa contre elle.
38. Pavel P .Skoropadsky (1873-1945), gnral et grand propritaire, ancien aide du
camp du tsar, commandait, pendant la guerre, une division de cavalerie ; dabord comman
dant en chef des forces militaires de la Rada, il se dbarrassa de sa tutelle en se proclamant
ataman (chef suprme, en allemand hetman ) avec lappui allemand. En dcembre 1918,
il se rfugia en Allemagne.
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Vienne, est expuls en mme temps que tous les autres diplomates soviti
ques de Berlin, dont lambassadeur A.A.Joff.39 Cest sur le chemin du
retour, toujours sous escorte militaire allemande, Borissov, que les
militants-diplomates expulss apprennent lexplosion de la rvolution alle
mande tant attendue quil va clbrer et analyser dans les Izvestija du 11
dcembre.
Il repart presque aussitt, membre dune dlgation de lexcutif des
soviets au premier congrs des conseils douvriers et de soldats Berlin.
Mais ses camarades et lui sont arrts Kovno, refouls sur Minsk, sauf
Radek qui glisse entre les mailles.40 Rakovsky revient Moscou via
Gomel, pour y apprendre quil est dsign pour prsider le gouvernement
provisoire rvolutionnaire des ouvriers et paysans dUkraine.
Il lui restait couronner cette priode de son activit de militant
international en participant de faon dterminante la fondation de cette
IIIe Internationale dont il tait convaincu depuis 1916 quelle tait nces
saire. On sait aujourdhui que les bolcheviks, qui avaient primitivement
convoqu Moscou une confrence socialiste internationale pour lui
faire dcider la fondation de la IIIe Internationale, avaient un instant
renonc leur projet initial devant lopposition du dlgu allemand, Hugo
Eberlein, porte-parole de Rosa Luxemburg. Le troisime jour cependant,
la description de la rvolution en Europe centrale par un Autrichien leur
rend dtermination et audace. Rakovsky, dj rapporteur au congrs o il
reprsente la fdration balkanique, doit sa dimension internationale,
son autorit morale comme ses liens avec Luxemburg la charge de
prsenter la motion qui dclare fonde lInternationale communiste.41
Cest ainsi qu 44 ans, lancien lycen de Gabrovo et de Varna,
l tudiant de Genve, Paris, Montpellier, Saint-Ptersbourg, le journaliste
de Sofia et Bucarest, lhomme de Constantza et du Potem kine, le prison
nier de Jassy, lorganisateur de Zimmerwald, ralisa ce geste historique.
Il tait dj cette date membre du comit central du parti commu
niste russe (bolchevique), chef du gouvernement provisoire rvolution
naire dUkraine; il allait tre lu au comit excutif et au bureau de cinq
membres de lInternationale communiste. Chef de gouvernement, chef de
parti, chef de guerre. Chef rvolutionnaire en un mot.
39. On sait que cette expulsion fut dcide par le gouvernement allemand la veille de
la rvolution de novembre ; il est vrai que les diplomates sovitiques concevaient leur rle
comme celui dagitateurs internationalistes. Par ailleurs, il nous semble vraisemblable que
Rakovsky et Joff, tous deux amis personnels de Trotsky, devaient avoir eu des relations
personnelles auparavant, mais nous nen avons pas trouv trace.
40. Radek a fait de ce voyage pique qui le conduisit Berlin un rcit trs color paru
dans le numro 10 de K rasnaia N ov en 1926.
41. Texte de la motion Rakovsky et dbat dans Premier congrs de VInternationale
communiste (E.D.I.), troisime journe, 4 mars 1919, pp. 164-177.
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raine ne pas lier encore formellement son destin celui de la Grande Russie. Cette
prudence tait galement ncessaire par rapport au jeune nationalisme ukrainien
qui devait aboutir la ncessit dune fdration avec la Russie sur la base de sa
propre exprience.44
Trotsky poursuit:
Durant cette premire priode dindpendance de lEtat ukrainien, cest la
ligne du parti qui assurait lindispensable lien. En tant que membre du C.C.,
Rakovsky en appliquait videmment les dcisions. Il faut remarquer cependant
qu ce moment-l, il ntait pas question demprise du parti sur les soviets, plus
exactement, de la substitution du parti aux soviets. Il faut ajouter galement que
labsence dexprience signifiait labsence de routine. Les soviets taient pleins de
vie, limprovisation y jouait un grand rle. Rakovsky tait le vritable inspirateur
et dirigeant de lUkraine en ces annes. Ce ntait pas une tche facile.45
Partiellement occupe par les Blancs, mais aussi par les Allis qui ont
assur la relve des forces allemandes, lUkraine est alors la tte de pont
du monde capitaliste et la mission de Rakovsky est au contraire den faire
le fer de lance de la rvolution dans lEurope des Balkans ce qui donne
tout son relief aux choix dont il est lobjet, ce que Gus Fagan souligne
fort justement:
Rpandre la rvolution lchelle internationale, travers les Balkans et en
Europe, ce ntait pas seulement avec Rakovsky une affirmation thorique, mais
un objectif immdiat, matriel et pratique quil poursuivit avec tous les moyens,
diplomatiques, politiques, militaires, de 1918 1920 [...] Sa nomination la tte
du gouvernement rvolutionnaire de lUkraine, il la considrait non en termes de
consolidation du pouvoir ou de gains territoriaux, mais comme un moyen de faire
progresser la rvolution travers les Carpates et en Europe.47
Ibidem.
Ibidem.
lzvestija, 21 janvier 1919, cit par Conte, op. cit. I, p. 215 et Fagan, op. cit. p. 24.
Fagan, op. cit., p. 24.
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48.
Giorgi (Louri) L. Piatakov (1890-1937) tait le fils dun industriel dUkraine. Il
avait combattu la position de Lnine sur le droit lautodtermination nationale et son
centralisme navait gure t apprci en Ukraine o il avait dirig le premier gouverne
ment sovitique. Membre de lOpposition de gauche, il devait capituler en 1928 et fut
condamn mort au deuxime procs de Moscou. Mikola A. Skrypnik (1872-1933), mem
bre du parti en 1897, vieux-bolchevik envoy en Ukraine en 1917, sy tait montr sensible
aux aspirations nationales. Plus tard, il commena par soutenir Staline puis, accus de
dviation nationaliste, se suicida.
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Le KPB(U) fut lui-mme influenc par lUKP(b). C est dans une large
mesure sous linfluence des borotbistes que les bolcheviks volurent du PCR en
Ukraine un vritable parti communiste de lUkraine. Le courant fdraliste
dans le P.C. dUkraine tait une tranche qui avait t creuse par les borotbistes.
Les deux partis, les bolcheviks et les borotbistes, travers de violentes discussions,
se rencontrrent mi-chemin, lun rectifiant sa ligne communiste, lautre sadap
tant aux particularits et aux conditions spcifiques de la vie sociale, conomique
et culturelle en Ukraine.52
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Documents
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C atherine II, K atia comme disaient familirement les marins, Katia-laRouge, prte faire le pas le plus dcisif et qui fut victime de sa fougue
rvolutionnaire. Alors que la rvolte explosait sur le Potemkine, il se
produisit un conflit mineur entre les marins et les officiers du Catherine
II, un incident ridicule en comparaison du rle que le cuirass aurait pu
jouer deux jours plus tard, mais qui entrana la mise terre de la majorit
de lquipage. Ainsi le plus rvolutionnaire des cuirasss fut-il contraint
de demeurer Sbastopol pendant que les autres taient dirigs vers
Odessa contre le P otem k ine.
Une question se pose cependant: le soulvement gnral aurait-il
russi sil ny avait pas eu lvnement du Potemkine ? La flotte pouvaitelle escompter un succs dans sa tentative de prendre possession des villes
ctires et dy soulever la population ouvrire ?
En apprenant travers le rcit de Kirill les dtails de lhistoire
bouleversante, dramatique, de la lutte des marins rvolutionnaires, en
dcouvrant combien le succs tait proche alors mme quun seul bti
ment stait soulev, on acquiert presque la conviction quun soulvement
gnral pouvait lemporter [...] Dun point de vue purement militairetechnique, lide de lancer une rvolte arme gnrale par un soulvement
de la flotte tait excellente : dabord parce que les marins taient les plus
rceptifs de tous les militaires la propagande socialiste et surtout parce
quune flotte mutine est mieux mme de rsister et se dfendre que tout
autre formation. Une victoire du soulvement de la flotte aurait cr une
situation sans prcdent dans lhistoire des guerres civiles. Labsolutisme
russe, avec toute son arme, se serait montr impuissant lutter contre
cette poigne dhommes. La Russie des gouvernants se serait trouve dans
la position ridicule qui fut celle de la Roumanie lorsque le Potemkine
surgit au large de Constantza: on mobilisa toute la garnison, mme... la
cavalerie.
Mais lintrt historique vritable du soulvement de la flotte se
rvle dans lapprciation de ses causes. Le parti ouvrier social-dmocrate
russe et particulirement son organisation en Crime (lUnion socialdmocrate de Crime) a beaucoup contribu, par une action prolonge,
lmergence de rvolutionnaires parmi les marins. Mais cest la structure
de lEtat russe et notamment le rgime des casernes qui veillrent leur
esprit et leur apprirent comprendre les ides rvolutionnaires et socialis
tes. Il est impossible de comprendre le soulvement rvolutionnaire de la
flotte ni dautres mouvements analogues sans prendre en compte ces
lments-l. Lorsquon sait quel point laction rvolutionnaire est entra
ve en Russie, combien de victimes et defforts cote chaque pas des
victimes dont un nombre infime verra le but ralis et dont la majorit
tombera ds la premire bataille contre la multitude des obstacles dresss
par le rgime politique on comprend qu lorigine de la rvolte des
marins se trouvent avant tout leurs conditions de vie.
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du peuple. Nous savons que le rgime tsariste a entrepris la guerre pour ses
intrts propres. C est pourquoi nous exigeons quil y soit immdiatement mis un
terme. En joignant notre voix celle de la Russie qui sveille la vie politique,
nous sommes srs que notre exemple, lexemple de la protestation de la flotte de la
Mer noire, sera suivi par toute larme russe. Le dernier soutien du rgime est en
train de scrouler. Notre libration est proche et nous appelons tous ceux que
lautocratie pourchasse et opprime rejoindre nos rangs, les rangs de notre parti.
Notre lutte ne sinterrompera que lorsque lhumanit se sera libre de lexploita
tion des araignes capitalistes. Nous luttons pour le socialisme. A bas lautocratie!
A bas la guerre ! Vive lAssemble Constituante ! Vive la rpublique dmocratique !
Vive le parti ouvrier social-dmocrate russe ! Vive le socialisme !
Cent cinquante marins qui navaient pas assist cette runion adop
trent cette rsolution.
Parmi les autres marins, la propagande tait mene par des brochures
et surtout des appels. Il faut noter que les marins demandaient au comit
de Sbastopol des appels spcialement rdigs leur intention. Lorsque le
comit et constat que la propagande parmi les marins tait efficace, il
seffora dclairer chaque vnement plus ou moins important de la vie
de la flotte. Ainsi, deux ou trois jours aprs la rvolte, lorsque les marins
se levrent et sortirent dans la cour, ils trouvrent des tracts sur les
derniers vnements, jonchant le sol. Le comit de Sbastopol appelait les
marins donner un caractre politique leur protestation. Cet appel fut
diffus 1800 exemplaires. De faon gnrale, le comit diffusa 12000
tracts de dbut novembre dbut avril. Voici quelques titres: Il est
temps den finir, Laide-mmoire des soldats, (2800 exemplaires),
Les deux Europes, Qui vaincra?, Mort aux tyrans, Le Mani
feste du tsar (9 janvier), etc. Certains se rapportaient au rgime russe en
gnral, dautres concernaient spcialement les marins. Ils dpeignaient les
pnibles conditions dexistence des marins quils opposaient au confort et
aux privilges dont disposaient leurs officiers. Ils soulignaient lnorme
diffrence entre les soldes des marins et celles des officiers de Russie, en
comparaison avec dautres pays. Alors quau Japon, cette poque, le
Grand Amiral Togo recevait 5600 roubles par an, le grand-duc Aleksei,
Grand Amiral de la flotte russe, recevait un salaire dix-huit fois suprieur
(108000 roubles). A loppos, la solde des marins tait incomparablement
plus leve au Japon quen Russie. Un marin cotait au gouvernement
japonais 54 roubles contre 24 au gouvernement russe, dont la moiti tait
vole par les officiers. On distribua des tracts particuliers au sujet du
dpart de 800 marins pour Libau, dautres au moment du procs de trente
marins accuss davoir t les instigateurs de la rvolte du 3 novembre.
Paralllement ces vnements particuliers, les questions dordre gnral
taient souleves : la guerre, la situation des ouvriers et des paysans, lEtat
russe, etc. La fin de la guerre tait le mot dordre le plus populaire.
Certains conseillaient de refuser de partir pour lExtrme-Orient. Un
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cest souvent ce qui fut dcisif pour le succs de ces grves. Lide
syndicale est devenue si populaire aujourdhui que mme un groupe de
policiers municipaux de Bucarest sest adress nous (au nom de 1300 de
leurs collgues), pour que nous dfendions leurs revendications salariales.
Evidemment, nous avons bien conscience que ces succs inattendus
de notre mouvement, de mme que lissue positive de presque toutes les
grves, sont ds la division dans les rangs de nos ennemis, plutt qu la
solidit et la richesse de nos organisations. Par la soudainet de sa
constitution, le mouvement ouvrier actuel en Roumanie a port la confu
sion dans les rangs des capitalistes, ce qui nous a permis maints succs.
Mais, lavenir, la classe des capitalistes ne se laissera plus attaquer ainsi
sans prparation.
Certaines grves taient remarquables par leur droulement mouve
ment. C est le cas pour la grve des dockers de Galatz, laquelle
participrent 600 ouvriers: le gouvernement envoya 500 soldats pour
remplacer les grvistes, et toute la garnison de la ville fut mobilise. Les
brutalits, les arrestations eurent lieu comme dans toute grande grve. En
rponse ces provocations, les dockers, rejoints par les sept syndicats
existant cette poque Galatz, organisrent une dmonstration qui
impressionna toute la population par son calme et par sa discipline. Le
gouvernement, qui tout dabord ne voulait pas entendre parler de conces
sions, se vit contraint de cder. Les ouvriers gagnrent sur tous les points,
obtenant mme quon libre leurs six camarades accuss d incitation la
rvolte, et que cesse toute procdure contre eux. Il est remarquer
quau cours de cette grve, nous fmes usage avec succs de lautorit du
Bureau socialiste international. Lauteur de ces lignes, qui appartenait la
dlgation charge de ngocier avec les autorits, dclara au prfet que si
le conflit ntait pas rgl nous serions obligs dutiliser le Bureau socia
liste international pour appeler nos camarades de Rotterdam et dAnvers
boycotter les bateaux chargs de bois en provenance de Galatz. Et pour
quil ne considre pas cet appel la solidarit internationale des travail
leurs comme une menace en lair, nous lui prsentmes lexemple de la
grve des menuisiers de Bucarest, o grce au boycottage de nos camara
des syndiqus de Stuttgart, une commande de meubles venant de Bucarest
ne fut pas honore, contraignant le patron cder.
La grve des facteurs de Bucarest, ainsi que celle des ouvriers des
tabacs furent galement mouvementes. Aux brutalits de la police, qui
voulait contraindre par la force les ouvriers reprendre le travail, le
proltariat de Bucarest rpliqua par une manifestation de rues aux accents
de YIn ternationa le. Cette vive rsistance enseigna la police, et surtout
aux commissaires de police, agir avec un peu plus de circonspection. Il
nous fallut convoquer la confrence cest ainsi que nous nommmes
notre premier congrs afin de runir les forces parpilles et constituer
des organes de centralisation. La premire tche fut mene bien grce
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Tean Taurs 1
(1914)
JE A N JA U R E S
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une catastrophe pour lhumanit qui perd en lui lun des plus parfaits des
siens. Jaurs, disait Jules Guesde,2 est une force de la nature. Il faudra
lhumanit des sicles avant de pouvoir de nouveau donner naissance
semblable gnie. Ce que Karl Marx a t pour le socialisme dans le
domaine de la thorie, Jaurs la t dans le domaine de la pratique. Une
imagination cratrice et une volont persvrante ont fait de Jaurs le
crateur le plus grand dun monde nouveau. Toutes les rformes impor
tantes qui ont t ralises en France au cours des dix ou quinze dernires
annes ont t excutes ou mises en chantier sous son influence. La loi
sur les associations, la sparation de lEglise et de lEtat, les assurances
sociales, limpt progressif sur le revenu et bien dautres rformes ont t
ralises avec sa collaboration. Il tait le reprsentant le plus loquent du
projet de la reprsentation proportionnelle auquel il a gagn la majorit de
la Chambre. Il a enfin russi populariser dans les rangs de la dmocratie
bourgeoise les milices nationales comme la seule forme darme qui cor
responde aux intrts de la dmocratie comme ceux du pays. Son intelli
gence, ses connaissances et sa vaste exprience le dsignaient pour le poste
dorganisateur de la future rpublique socialiste franaise laquelle est bien
plus proche que beaucoup ne le croient.
Jean Jaurs est n Castres, petite ville du midi de la France, le 3
septembre 1859. Il a achev ses tudes lEcole normale suprieure qui
tait linstitution universitaire la plus haute de France, lentre de
laquelle il y avait une slection rigoureuse. Il y a reu cette vaste culture
littraire, historique et philosophique qui devait tre pour lui, plus tard,
la source de son inspiration oratoire. Il parlait la perfection le grec, le
latin, lallemand et langlais. Un de ses plaisirs tait de revenir ses
auteurs favoris et de relire dans loriginal Eschyle ou Euripide, ou
Shakespeare, lauteur pour lequel il prouvait le plus dadmiration. Il lisait
sans cesse, au point davoir t surnomm dvoreur de livres , comme il
avait appel Pressenss.3
Dans ce trait de son caractre se manifeste non seulement le besoin
de lhomme de got, mais la ncessit de lhomme pratique, du militant
attir par les analogies psychologiques entre la vie relle et la vie imagi
naire de lhumanit. De cette confrontation entre ralit et posie, le
militant Jean Jaurs tirait les normes de sa propre conduite. Jaurs a
couronn ses tudes universitaires par une thse de doctorat publie plus
tard dans la Bibliothque de philosophie contemporaine et qui est
intitule La ralit du m on d e sensible : il nest pas jusquau titre de cet
2. Jules Bazile dit Jules Guesde (1845-1922) introduisit le marxisme en France son
retour dexil aprs la commune de Paris et fut le fondateur du parti ouvrier franais.
3. Francis de Pressenss (1854-1914), diplomate et journaliste, devint socialiste travers
laffaire Dreyfus, dput en 1902.
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ouvrage qui tende prouver quil existe un monde que conteste lcole
idaliste anglaise de Berkeley.
Nomm professeur au Lyce dAlbi, il fut candidat aux lections de
1885 et lu dput rpublicain. A cette poque, avec lamour quil prou
vait pour la classe ouvrire et paysanne et quon peut voir dans ses discours
publis sous le titre Action socialiste, Jaurs ntait pas encore socialiste au
plein sens du mot. Il ne connaissait que partiellement notre doctrine. Plus
tard, aprs sa dfaite aux lections de 1889, il se retira de nouveau dans
l enseignement et commena tudier le socialisme. Le rsultat de ce travail
fut sa thse dagrgation: De la philosophie hglien n e au socialisme
scien tifiq u e, qui lui ouvrit les portes dune chaire luniversit de Tou
louse. Pour la premire fois et par-dessus le march, en latin la vrit
socialiste se faisait entendre dans les salles de luniversit franaise.
C est un vnement qui a ramen Jaurs lactivit politique et il y
est revenu cette fois en tant que socialiste. Je veux parler de la grande
grve de Carmaux qui a dur plusieurs mois et qui sest termine par le
triomphe des ouvriers. La grve avait t provoque parce que la compa
gnie, la tte de laquelle se trouvait deux aristocrates, le marquis de
Solages et la baron Reille ce dernier dput de la ville avait licenci
le mineur Calvignac,4 plac en tte de la liste socialiste sortante. Riche et
insolente, cette compagnie ne pouvait admettre que les ouvriers jouissent
de liberts politiques. Aprs le succs de cette grve, le dput local a t
oblig de dmissionner et Jaurs a t lu dput sa place.
Quelques mois plus tard, aux lections gnrales de 1894, il a t
rlu et avec lui une quarantaine de dputs socialisants: tous ntaient
pas socialistes, mais subissaient au moins linfluence de nos ides. Cest au
lendemain de ces lections de 1893 que commence lascension de Jaurs. Il
faut relever que lancien dput rpublicain, dont le talent oratoire tait
admir et reconnu ds 1885, na pu simposer la France et au monde que
par sa qualit de militant socialiste, et ce nest pas un hasard. Seul un parti
de lutte, un parti rvolutionnaire, pouvait donner au gnie de Jaurs
lespace dont il avait besoin pour dployer son activit. Cette force de la
nature , qui a port Jaurs dans le camp du proltariat, la sauv plus tard
de lerreur dans laquelle sont tombs quelques-uns de ses camarades.
Jaurs voyait le but de son activit seulement dans la marche pour raliser
son grand idal socialiste.
Il a exprim plusieurs reprises en public son tonnement de voir un
homme intelligent et dou courir aprs les honneurs. Il la crit lorsquil a
appris que Poincar5 pour lequel il avait beaucoup destime tait
4. Jean-Baptiste Calvignac (1854-1934) sidentifie lhistoire des mineurs de Carmaux.
5. Raymond Poincar (1860-1934) fut candidat et lu la Prsidence de la
Rpublique en 1913.
JE A N JA U R E S
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candidat la Prsidence. Comment est-il possible, crivait-il dans UH um anit quun homme puisse ainsi priver son pays de ses services en
cherchant refuge dans un poste qui peut satisfaire sa vanit, mais pas son
patriotisme, puisquen loccupant il renonce du coup ses activits politi
ques ?
La lgislature 1893-1899 a eu une grande importance dans la vie
politique de Jaurs, par la lutte quil y a mene contre la ploutocratie
franaise qui stait empare des institutions de la Rpublique. Nous nous
loignerions du sujet si nous faisions ici lhistorique de la IIIe Rpublique.
Mais, pour expliquer les vnements qui ont suivi, il faut rappeler que la
bourgeoisie franaise a t dote du rgime rpublicain contre son gr. Ce
ne sont que la peur de mouvements populaires, comme celui de la
Commune, ainsi que le dsaccord entre les partis monarchistes lesquels
ntaient pas moins de trois, orlanistes, lgitimistes et bonapartistes
qui ont permis le maintien du rgime rpublicain. La Rpublique fran
aise tait une rpublique sans rpublicains, cest--dire que ne se trou
vaient la tte de ses gouvernements, pendant dix ans, jusqu llection
de Grvy6 la Prsidence, que des monarchistes notoires. Aprs les
monarchistes, les rpublicains sont arrivs au pouvoir, mais des rpubli
cains modrs quon pouvait considrer comme des monarchistes plus
que comme des rpublicains. Ils ont constitu le parti quon a appel
opportuniste et leur programme tenait dans les paroles de Thiers7 :
La Rpublique sera conservatrice ou ne sera pas. A gauche, il y avait
les radicaux-socialistes. Leur rle tait de fournir des ministres pour les
cabinets de concentration rpublicaine. Si on excepte la loi sur la libert
de la presse et la loi sur lenseignement laque, votes en 1881 et prconi
ses par le parti rpublicain depuis le Second Empire, aucune autre loi ou
rforme na t ralise. La dmocratie rpublicaine se rvlait irrmdia
blement strile.
Mais cela ne suffisait pas. Elle russit se compromettre dans des
affaires vreuses, comme celles du canal de Panama, dans laquelle 104
dputs et snateurs reurent de largent pour assurer le bnfice dem
prunts cette compagnie. Les dirigeants radicaux comme Floquet, Cle
menceau, Freycinet,8 sans avoir eux-mmes touch de largent, ont t
indirectement compromis. Pour expliquer cette impuissance politique de
la Rpublique, il faut ajouter que le mouvement ouvrier qui aurait pu lui
insuffler vie tait assez faible. La Commune avait pour des annes puis
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JE A N JA U RE S
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Minerve. Tous alors, sans distinction de parti, ont reconnu en lui le plus
grand orateur du parlement franais. A partir de ce moment, il a march
de triomphe en triomphe, provoquant lenthousiasme des uns et la haine
des autres, mais ladmiration de tous dans cette poque riche en vne
ments o Jaurs menait la lutte au nom du parti socialiste.
En 1893, Charles Dupuy11 tait au pouvoir et cest sous son gouver
nement que lanarchiste Caserio12 a assassin le Prsident de la Rpubli
que Sadi Carnot.13 Dupuy est arriv la Chambre avec les fameuses lois
qui attentaient la libert de la presse et qui allaient ouvrir en France une
priode de perscution policire. Carnot a t remplac par Casimir
Prier,14 esprit troit et ractionnaire, dtest par les Franais. On a dit
que ctait l une provocation contre la dmocratie franaise. La lutte qui
a commenc alors a abouti la dmission de Casimir Prier, une anne
plus tard, alors quil lui restait encore six ans occuper ce poste. Cest
Jaurs qui porta Prier les coups les plus durs. Il ne se contenta pas de
prendre la parole au parlement et dans les runions publiques. Il se rendit
dans lenceinte du tribunal pour prendre la dfense du journaliste socia
liste Grault-Richard,15 traduit en justice pour la campagne mene contre
Prier dans le journal satirique Le Chambard. Jaurs a prononc l un
rquisitoire contre la famille Prier qui senrichissait sur le dos de la
France comme les requins autour des bateaux naufrags. GraultRichard a t condamn une anne de prison ferme, mais, un mois plus
tard, la population parisienne llisait dput et il tait libr. Harcel par
la presse et par tous les socialistes, Prier tait dans une situation impossi
ble et dmissionna.
On lisit sa place Flix Faure16 qui instaura un rgime de tolrance.
On accorda une amnistie gnrale pour tous les dlits de presse, de grve,
et pour les crimes politiques. La prsidence du conseil a t confie
dabord Ribot,17 puis Lon Bourgeois,18 un dmocrate convaincu, qui
suspendit les lois sclrates et commena une politique de rformes. Sous
sa prsidence, la Chambre a vot limpt sur le revenu. La raction
politique le parti rpublicain opportuniste en alliance avec les monar
chistes a fait campagne contre Bourgeois, en laccusant davoir subi
11. Charles Dupuy (1851-1923) devint prsident du conseil pour la premire lois en
1893.
12. Santo Caserio (1873-1894) tait un ouvrier boulanger italien, anarchiste.
13. Sadi Carnot (1837-1894) tait le petit-fils du lgendaire Lazare Carnot.
14. Jean Casimir-Prier (1847-1907), lu en 1894, dmissionna en 1895.
15. Lon Alphonse Grault-Richard (1860-1911); ancien ouvrier tapissier devenu jour
naliste fut dabord un socialiste indpendant.
16. Flix Faure (1841-1899) succda Casimir Prier.
17. Alexandre Ribot (1842-1923) fut prsident du conseil en 1892, puis de nouveau en
1896.
18. Lon Bourgeois (1851-1925) fut prsident du conseil rpublicain en 1895-96.
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cialistes qui ntaient pas dans les tranches, ou qui ntaient pas rests
dans les territoires occups par lennemi. Il avait des raisons de soupon
ner que mes amis avaient russi nouer des relations avec moi et que
mme je ntais pas tranger des polmiques engages dans les colonnes
du plus nationaliste des journaux roumains, La R ace Roumaine, lorgane
du professeur N. Jorga.
Ce que le gouvernement redoutait surtout, ctait mon vasion, et il
trahissait ses craintes par la nervosit peine contenue des agents qui me
gardaient. Mon impatience, elle aussi, avait grandi. Je maccommodais en
gnral trs mal du rgime de captif, de limmobilit force, de lisolement
et de la monotonie, mais, depuis la rvolution russe, ma captivit tait
devenue tout fait insupportable. J avais perdu le sommeil. Un dsir fou
dtre l-bas, parmi des camarades qui me liaient des souvenirs com
muns ayant particip moi-mme au mouvement rvolutionnaire russe
pendant longtemps mtait tout calme, toute possibilit de lire et
dcrire. Les plans les plus fantastiques se succdaient lun lautre dans
mon imagination.
Pourtant, mon vasion ntait pas chose facile. J tais gard vue
jour et nuit. Tous mes mouvements, tous mes gestes taient surveills de
prs. Pendant mes sorties dans la cour, lagent me suivait pas pas.
Devant la fentre de ma maison, basse, compose dun tage, le sergent de
ville faisait les cent pas en jetant des regards farouches vers la fentre
toutes les fois quil y apercevait mon visage.
Mais il nest rien de plus inventif et ingnieux quun prisonnier. J ai
russi quand mme entamer des pourparlers, au sujet de mon vasion,
avec des amis. Ce fut long et difficile. La premire difficult consistait
leur passer des lettres et recevoir la rponse. La seconde, de pouvoir
tout dire dans ces lettres sans pourtant trahir les dtails des prparatifs de
faon que, si elles tombaient entre les mains de la police, cette dernire ne
puisse pntrer nos secrets. Il fallait recourir un langage figur dans
lequel mon vasion tait prsente comme une aventure .romanesque,
dcrite par les historiens grecs et se rapportant au temps de la reine
Smiramis. Les personnes qui devaient jouer un certain rle dans mon
vasion, les diffrents endroits de la maison, les maisons, les jardins
environnants taient dsigns par des noms demprunt de lhistoire de
Babylonie. Des croquis, sur lesquels taient marqus lendroit de la cour
o je devais chercher escalader le mur et o une chelle devait tre
place et la partie de la rue o lautomobile devrait mattendre, tout cela
tait donn comme se rapportant la mme histoire.
Tous ces prparatifs devinrent absolument superflus lorsque je reus
la communication que ma libration serait faite au grand jour et par la
volont de larme rvolutionnaire russe en garnison Jassy. Elle devait
avoir lieu le jour du 1er mai, au cours de la dmonstration. Quand on
peut avoir un pareil alli toute une organisation militaire ! lvasion
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Lorganisation communiste
de lArme rouge
(Discours du 8 octobre 1920 au Palais Ouritsky, Ptrograd)1
Voil bientt trois ans qua commenc la priode des guerres rvolu
tionnaires, et, depuis trois ans, la fdration russe des soviets rejette les
attaques insenses de ses mortels ennemis de lintrieur et de lextrieur. Il
est difficile de dire quand cette priode prendra fin. Cela dpendra avant
tout du dveloppement de la rvolution dans les autres pays. Mais on
peut affirmer ds maintenant avec certitude quau cours de ces trois
annes la fdration sovitique sest affirme comme vainqueur et quelle
possde avec lArme rouge la meilleure garantie qu lavenir galement
elle saura soutenir son honneur des guerres qui lui sont imposes.
Lexistence de lArme rouge constitue la meilleure preuve des capa
cits politiques des masses ouvrires et paysannes. Il est impossible dap
pliquer au proltariat daujourdhui ce que Saint-Simon, dans ses fameu
ses lettres de Genve de 1808, disait du proltariat franais, qui il
reprochait de navoir pas t capable, durant la Commune de Chaumette,
dapporter rien dautre que la faim. Dans le plus retard de tous les pays
capitalistes, en Russie, la classe ouvrire malgr les difficults les plus
incroyables, sest montre capable de crer un puissant appareil de com
bat, qui plonge dans leffroi tous les gouvernements imprialistes.
LArme rouge sest construite peu peu. Le processus de son
organisation nest mme pas encore achev. Elle laisse encore beaucoup
dsirer, tant dans le domaine de ladministration que dans celui de linten
dance et de la formation technique. Mais cest justement en cela que
rside la diffrence entre elle et les armes permanentes des tats
1.
Ch. Rakowski, D ie Seele des Sieges (zur Geschichte der roten Armee), avec un
discours de Zinoviev, Berlin 1920, Kleine Bibliothek der Russischen Korrespondenz , Nr
18. Traduit de lallemand par M. Stobnicer. Le titre indique par erreur que le discours a t
prononc en octobre 1919, au lieu de 1920. Rappelons que Rakovsky avait t le chef de
ladministration politique de lArme rouge, lun des crateurs du corps des commissaires
politiques.
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77
plaires qui sont diffuss dans lArme rouge. Et pourtant, ce chiffre lui
seul ne suffit pas. En plus des journaux, les sections politiques des Fronts
et des Armes ditent une norme quantit de tracts, brochures, affiches,
dont le total dpasse largement lensemble des publications de ladminis
tration politique de la Rpublique. Le budget annuel que jai mentionn
sest rvl insuffisant: le projet de budget pour le 1er semestre dans la
cration dcoles, de clubs, de cours, duniversits pour lArme rouge,
de thtres, de cinmas, dassociations thtrales et musicales, de bi
bliothques, de salles de lecture pour les paysans. Du 1er mai au 1er
octobre de cette anne, le nombre des coles est pass de 674 3800, celui
des thtres de 642 1415, les cinmas de 138 250, les associations
thtrales de 12 161, les bibliothques de 1614 2492. En outre,
existaient au 1er octobre 1919: trois universits pour soldats de lArme
rouge, huit cours de formation et quatre cents salles de lecture. Ces
chiffres ne concernent que la formation gnrale, lexclusion de lins
truction militaire dispense par les sections politiques des fronts et des
armes.
J ai dj mentionn que les sections politiques de lArme dirigent le
travail des cellules communistes. Au 1er octobre 1919, le nombre de
communistes dans larme combattante tait de 60000, et autant dans
larme de larrire. En octobre, novembre, dcembre a eu lieu dans
toutes les armes une semaine du Parti durant laquelle des centaines de
milliers de soldats sont entrs au parti. Ces nouveaux communistes repr
sentent en moyenne 20 25% de toute lArme rouge. Certains rgi
ments, comme par exemple celui de Taman, adhrent en bloc au parti
communiste. Si lon prend en considration le fait que cette semaine du
parti eut lieu principalement en octobre, cest--dire lun des moments
les plus difficiles pour le gouvernement sovitique et lArme rouge, alors
que les Gardes Blancs taient au nord dOrel et menaaient Toula, on
peut affirmer en toute quitude que ce sont les meilleurs lments de
lArme rouge qui ont rejoint le parti communiste. Ladministration
politique et les sections politiques pntrent toutes les institutions militai
res, de lEtat-major pan-russe jusquaux hpitaux et infirmeries de campa
gne. Larme et la flotte (maritime, fluviale, arienne), le train des quipa
ges, les usines de larme, les services dintendance, tout cela est inclus
dans la sphre dactivit et de contrle politique de ladministration politi
que et de ses organes.
Pour le travail dagitation, ladministration politique dispose de trains
et davions spciaux. De plus, tous les nuds ferroviaires existent des
points dagitation qui distribuent aux convois militaires des informa
tions et du matriel crit, et qui travaillent galement au sein de la
population locale. La direction de ces points dagitation est partage entre
ladministration politique, le commissariat du peuple linstruction et
ladministration politique des chemins de fer. (Ladministration politique
78
La rvolution franaise
et le droit de proprit1
80
4. Alphonse de Lam artine (1790-1869) qui tait diplomate et pote, fut le ministre des
affaires trangres de la IIe Rpublique en 1848 dans le gouvernement provisoire.
5. Fedor F. Martens (1845-1909) tait le principal spcialiste russe du droit internatio
nal, auteur notamment dun ouvrage qui faisait autorit, Droit international des Nations
civilises.
81
toute cette opration fut termine, les porteurs de lancienne dette fran
aise n on t obtenu et en co re, en rente p erp tu elle que 36,7% d e leur
cra n ce, tandis que 63,3% fu ren t annuls ou vols.
Le Temps plaide aussi les circonstances exceptionnelles qua traver
ses la France cette poque et il nous demande si nous navons pas
entendu parler dun certain duc de Brunswick6 et de guerre de coalitions ?
Mais ici, le journal parisien se trompe dadresse. Nous navons jamais
contest le droit de tous les gouvernements issus de la Rvolution fran
aise et mme du Directoire de prendre les mesures que les circonstances
exceptionnelles leur dictaient: nous sommes surpris que le Temps ignore
la guerre de coalition organise contre la Russie et les noms des modernes
ducs de Brunswick. Il devrait les connatre, pourtant, ces noms, car les
plus retentissants parmi eux furent ports par des gnraux franais. Pour
ne pas parler de tous, je me contenterai de rappeler le nom du gnral
Janin et laccord conclu entre les Allis et lamiral Koltchak7 le 16 janvier
1919. Voici les premiers articles de ce document rvlateur publi en
annexe au premier mmorandum russe :
1. Le gnral Janin est le commandant en chef des troupes allies oprant
dans lEst de la Russie et en Sibrie lEst du Bakal.
Le gnral Janin tant investi dautre part par le gouvernement tchcoslova
que des fonctions de commandement des armes de cet Etat, les Tchcoslovaques
sen remettent lui pour rgler les questions dcoulant des changements dorgani
sation du front dont ils avaient jusquici la charge.
2.
En vue dassurer lunit daction sur lensemble du front, le commande
ment suprieur russe confirmera sa conduite des oprations avec les directives
densemble communiques par le gnral Janin, reprsentant du commandement
suprme interalli. Les textes originaux tablis en consquence porteront la signa
ture des deux parties.
82
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teurs de dettes que nous avons voulu payer pour des motifs de justice
sociale et nullement pour des motifs de droit, que leurs gouverne
ments, par leur conduite, ont fait supprimer.
La caractristique de la politique ultra-ractionnaire que certains
gouvernements poursuivent, cest quils, sont, vis--vis de la Russie, plus
exigeants que lAllemagne imprialiste, qui, nous ayant vaincus? na pas
os demander la restitution et se contenta de demander lindemnisation.
Je termine en dclarant encore une fois : la politique d e la France et
d e la B elgique est cla ire: elles veu len t nous im poser la restauration du
rg im e capitaliste. Cest une folie, dont les dommages seraient supports
non seulement par la Russie, mais davantage encore peut-tre par la
France et la Belgique qui resteront lcart de luvre de rtablissement
conomique de la Russie.
JU L E S GUESDE ET LE COMMUNISME
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Guesde marxiste
JU L E S GUESDE ET LE COMMUNISME
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notorit internationale, dura plus dun quart de sicle. Elle aurait proba
blement continu encore si, retenu loin du contact direct avec les masses
ouvrires pendant une dizaine dannes par une cruelle maladie, Guesde
ne stait lui-mme laiss influencer plus tard par le courant rformiste qui
avait trouv en France un reprsentant de gnie dans la personne de
Jaurs. Mais cela se rapporte une poque o, de fait, Jules Guesde avait
cess dtre un chef militant.
Guesde a commenc sa campagne en fondant l'Egalit, un hebdoma
daire quil dut imprimer en province, nayant pu payer les 12000 francs
de caution que la Rpublique franaise demandait aux journaux imprims
Paris.
LE galit fut un vritable organe du marxisme rvolutionnaire du
com m u n ism e, dirai-je pour me servir de la terminologie contempo
raine. Le vaillant organe proltaire critiquait et ridiculisait mthodique
ment non seulement lchafaudage que la classe ouvrire, en France,
stait bti sous linfluence des proudhoniens et de la terreur versaillaise,
mais encore, lune aprs lautre, les idoles de toute cette idologie dmo
cratique et rpublicaine qui dominait les cerveaux des proltaires franais
sous le Second Empire.
Lpargne, la coopration, lenseignement professionnel, crit
Guesde, lvolution normale et pacifique des institutions rpublicaines, la
suppression des octrois, la lutte anticlricale et dautres joujoux avec
lesquels la bourgeoisie rpublicaine amusait si longtemps les esclaves de
notre poque, furent briss sans piti.
Aux chimres de toutes sortes de coopratives, l Egalit opposait
comme moyen de lutte la g r v e et aux illusions dm ocratiques promettant
la classe ouvrire monts et merveilles avec lintroduction de rformes
politiques et sociales, l Egalit opposait lexprience de lAmrique du
Nord. LEgalit nhsitait pas prvenir la classe ouvrire contre les
dceptions du suffrage u n iversel si la classe ouvrire ne voyait en lui non
pas un moyen pour son organisation en un parti de classes cherchant par
la Rvolution la conqute du pouvoir politique pour la socialisation des
moyens de production, mais un moyen suprme qui, par lu i-m m e,
pouvait rsoudre le problme social.
Au premier numro de l Egalit, dans un article-programme, la
rdaction prend soin de souligner : En notre qualit dadhrents de la
doctrine collectiviste, partage actuellement par les proltaires conscients
de lancien et du nouveau monde, nous sommes srs que le dveloppe
ment social et scientifique de lhumanit nous mne invitablement vers la
p r o p rit co llective du sol et des m oyens d e production.
Guesde emploie indiffremment dans certains articles le terme com
m u n ism e comme galement appropri sa doctrine. Mais quil appelle
ses ides communisme ou collectivisme, il tient souligner quil sagit
toujours du socialism e scintifique. Dans une lettre adresse Jules
88
8.
Jules Valls (1832-1885), crivain et journaliste, tait plus dmocrate et mme
libertaire que marxiste.
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5.
Paul Lafargue (1842-1911), dascendance fort complexe (mlange, disait-il de M u
ltres, Juifs et Indiens) tait en 1866 reprsentant de lEspagne au conseil gnral de
lInternationale, mais galement membre de sa section londonienne la Jeune France qui
avait vivement critiqu laccent mis par Marx sur la question polonaise.
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rades, je ne suis pas intress ici par le seul sort de lUkraine, je parle de
toutes ces fautes parce que la justesse ou la fausset de la ligne sur la
question nationale se reflte directement sur le rle rvolutionnaire de
notre parti. Que sest-il pass aprs la cration de lUnion des Rpubli
ques ? Union : de nombreux organes centraux ont compris que cela
voulait dire quils pouvaient peser de tout leur poids sur les rpubliques
individuelles. Je pourrais prendre bien des exemples pour lillustrer. Par
exemple le commissariat du peuple lagriculture et le commissariat au
peuple dici a sign un accord international au nom de lUkraine, bien
que personne ne lui en ait donn le droit. Mme la fondation de la
Constitution de lUnion, ils navaient pas ce droit. Et quarrive-t-il en
core? Je vais vous donner quelques faits supplmentaires. Ds quon a eu
vot la Constitution de lUnion, les commissariats ont commenc cen
traliser. Une dpche de presse des Izvestija a indiqu quon cre des
secrtariats pour diriger les rpubliques dans les commissariats russes
suivants: conomie nationale, travail, finances. Quest-ce que cela signi
fie ? Cela signifie que ce sera pire que jamais et que ce nest que quand le
secrtariat du C.C. a commenc les contrler quils se sont abstenus de
faire ce pour quoi ils avaient t crs. Vous allez me dire, camarades,
quil y a un comit central, mais je dois dire que la tragdie rside pour
nous dans le fait que le point de vue de Ptroitesse pour lequel la
direction du pays nest pas une question politique, internationale, ou
intrieure, mais une question de commodit ce point de vue exerce une
telle pression sur le comit central quil constitue parfois un obstacle. On
a quelques vnements typiques extraordinaires. Au plnum du 24 fvrier
du comit central, on a dcid que : Il est confirm dans la procdure du
parti quavant dtablir des organes normaux de lUnion, on ne modifie
rait pas le systme existant des rapports entre organes sovitiques. On a
dcid cela en fvrier. Pas de changement dans les rapports mutuels. En
mars, on se trouve en prsence de toute une srie dactes lgislatifs signs
par lU.R.S.S. Soit dit en passant, le plus typique tait celui sur le comit
des concessions. Quest-ce que cela veut dire? Cela veut dire que le
comit des concessions va soccuper de la richesse de toutes les rpubli
ques, de lacier dUkraine, du charbon, du ptrole, du manganse, etc.
des zones priphriques. Cest cela, le comit des concessions. Bien sr,
sur le fond, je ne suis pas oppos la cration dun comit des conces
sions de toute lunion, et mme je la rclamerais. Mais pas en restant
indiffrent la faon dont il est dcid de le crer. Le secrtariat du
comit central nous a rpondu que le congrs Pan-Union des soviets avait
dcid que les fonctions de construction de lUnion seraient places de
faon temporaire sous le contrle du comit excutif russe, dans lequel il
ny a pas une seule rpublique ou une seule nationalit reprsentes et qui
peut maintenant trancher de tout ce qui touche la richesse des rpubli
ques. Mais je demande si le comit central excutif Pan-Union connaissait
97
98
taient inclus dans les thses. Mais cet aspect nest pas dans les thses.
Pour cette raison, camarades, je juge ncessaire que, dans ces thses
sous une forme ou sous une autre, je ne veux pas discuter ici de la
question de savoir quelle thse il faut ajouter, cest laffaire de Staline ou
du C .C . il soit mentionn ce que Vladimir Illitch nous a dit et rpt
dans le pass et que nous avons discut ici, savoir que, si nous devons
devenir le centre de la lutte des nationalits opprimes en dehors des
frontires de lU.R.S.S., il nous faut, lintrieur, dans les frontires de
lU .R.S.S., prendre une position juste sur la question nationale. Car, si
nous parlons dauto-dtermination nationale sur le front extrieur, mais
ne la permettons pas lintrieur, alors, de toute vidence, quelquun
nous reprochera notre hypocrisie. Je vous rappelle les paroles de Vladimir
Illitch : Nous ne pouvons pas nous permettre la moindre erreur dans ce
domaine, parce que, tout en sapant notre sincrit principielle ce sont
ses propres paroles cela peut aussi saper notre lutte de dfense des
nationalits opprimes contre limprialisme.
C est pourquoi je propose que vous incluyiez la thse qui suit.
Aujourdhui, en commission, ctait trop long, nous lavions pris nos
thses ukrainiennes, mais je lai raccourci et je propose ce nouveau texte
modifi :
La signification rvolutionnaire colossale qui transforme les luttes des na
tions orientales et des colonies pour leur libration du joug des tats imprialistes
et aussi la reconstitution de mouvements europens de libration dans diverses
provinces occupes, rend plus ncessaire encore pour le parti dassumer la respon
sabilit de raliser une solution thorique et pratique juste la question nationale
dans les frontires de lUnion sovitique.
Ce nest que laccord le plus strict entre notre politique sur la question
nationale lintrieur et la politique que nous propageons sur la question nationale
dans notre ligne du parti et de lEtat hors de nos frontires, qui peut donner
lUnion sovitique et au parti communiste lautorit morale et la sincrit princi
pielle qui feront deux, au sens le plus large, la base de la lutte du proltariat
mondial contre limprialisme.
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6.
La R.S.F.S.R. (Rossisskaia Sotsiaiistitcheskaia Federativnaia Sovietskaia Respublika), ou Rpublique socialiste sovitique fdre de Russie, runissait les territoires et
populations proprement russes et, de loin, lunit la plus puissante parmi les rpubliques
socialistes et leur Union.
100
des voix dans le second tage et si ces deux cinqumes taient diviss entre
les rpubliques. Cest certes son affaire, mais si la R.S.F.S.R. voulait
donner un exemple de libralisme et de nationalisme dmocratique, que
Staline utilise contre notre systme deux tages comme argument, alors
elle devrait crer, en-dessous de son propre comit central excutif de
lUnion, un second tage o elle inviterait ces rpubliques.
Si nous nous opposons rsolument aux propositions du camarade
Staline, ce nest pas parce que nous avons moins dattachement que
dautres lgalit. Sil faut parler librement et franchement, il nest pas
ncessaire de crer un second tage et il nest pas ncessaire de dire que
cela va dvelopper une base pour la garantie des droits des rpubliques
individuelles. Cest pourquoi je soutiens lamendement suivant: Aucune
unit tatique unique participant au second tage ne peut avoir plus de
trois cinquimes des voix.
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103
sera sans aucun doute accepte la prochaine session des C.E.C. natio
naux et du C.E.C. de lUnion.
Des Etats bourgeois unifis ont utilis une telle mesure pour surmon
ter cette contradiction. Naturellement, nous ne sommes pas opposs
lutilisation dune exprience bourgeoise quand elle est profitable, puisque
la bourgeoisie a trs habilement protg ses propres intrts en organisant
son appareil contre la possibilit quil soit pris par sa propre bureaucratie.
Nous pouvons ici souligner trois exemples : les Etats-Unis, la Suisse et
lAllemagne. Tous trois sont des Etats unifis. Ils fonctionnent avec un
systme double chambre lune lue sur la base de la loi lectorale
gnrale, lautre reprsentant les Etats sparment membres de lUnion.
Les Etats-Unis signifient gou vern em en ts unis. Dans la deuxime cham
bre suisse, les tats spars ou cantons sont aussi reprsents de faon
gale, indpendamment des grandes diffrences de leur chiffre de popula
tion. Il est vrai que, dans le cas de lAllemagne, les Etats nont pas un
droit de vote gal, mais aucun ne peut obtenir une majorit contre et
malgr le vote collectif de la chambre fdrale. Par consquent, sur les
soixante voix au parlement fdral, la Prusse ne dispose que de dix-sept,
bien que sa population soit gale celle de tous les autres Etats runis.
Nous nallons pas maintenant entrer dans les dtails du systme
deux chambres. Il est important dindiquer et de souligner que les fonda
tions du dveloppement de lUnion sovitique qui ont t approuves au
premier congrs de lUnion vont subir une srie de modifications afin
dtre mieux adaptes aux exigences dun Etat ouvrier-paysan. De toute
vidence, mme aprs que la Constitution de lUnion ait t adopte dans
sa forme finale, il faut prendre le terme finale dans un sens relatif.
Notre nouvelle exprience dEtat, une situation internationale nouvelle et
de nouveaux rapports internes pourraient rendre ncessaires certains
changements.
Les fondations dune fdration sovitique anticipent le droit des
rpubliques individuelles faire scession de lUnion de leur propre
initiative. Et en outre chaque rpublique conserve le droit dintroduire
toutes sortes de changements dans la constitution de la mme manire
quun groupe de dlgus agissant conformment la procdure constitu
tionnelle reconnue. La destruction du capitalisme dans dautres pays, le
dveloppement de lindustrie dEtat, le dveloppement de la richesse du
pays et de sa situation financire, la croissance des ressources, etc., tout
cela va crer des conditions nouvelles o les rapports lintrieur de
lUnion seront tels que les rpubliques individuelles vont acqurir plus
dindpendance conomique, politique et administrative quil est possible
dans la situation internationale et intrieure actuelle. Incontestablement le
temps viendra encore dans un avenir lointain o aucune union ne
sera ncessaire parce quaucun Etat ne sera ncessaire. Bien que, je le
rpte, ces temps soient encore dans un avenir lointain, ils nous condui
104
ront sans doute tout prs de la transition vers une socit authentique
ment communiste. Je mentionne ce fait ici afin de clarifier la ncessit
dans laquelle nous sommes davoir une perspective marxiste srieuse sur
les relations internationales. Cela nous ferait prendre en considration des
dveloppements conomiques et politiques et adapter toutes nos institu
tions aux intrts de la classe proltarienne. A un moment donn, telle ou
telle forme institutionnelle accepte par les rpubliques socialistes soviti
ques est sans importance. Ce qui est important cest une faon daborder
la solution du problme national lui-mme un aspect du dveloppe
ment de lUnion sovitique. Pour y arriver, il nous faut un peu revenir en
arrire sur lattitude du parti communiste vis--vis de la question natio
nale avant et aprs la Rvolution dOctobre.
En tant que marxistes, nous soulignons constamment le rle
rvolutionnaire-progressiste norme du capital dans le dveloppement des
formes politiques et conomiques de vie. La question nationale (la recon
naissance de chaque groupe uni par son origine, sa langue, son territoire,
son pass et ses coutumes historiques, et de leur droit lexistence
indpendante) est ne du dveloppement capitaliste. Cest seulement le
capitalisme qui a bris les conditions particulires au moyen desquelles le
fodalisme retardait le dveloppement national et cest seulement lui qui a
surmont tous les obstacles et toutes les barrires que linsularit du
Moyen-Age avait places entre la ville et la campagne, un Etat et un autre.
Il a mlang les nations et cr des regroupements nouveaux conform
ment aux alignements de classes lintrieur de chaque nation particu
lire. Il suffit de rappeler le rle rvolutionnaire jou par la libert du
commerce. Cela na pas seulement permis dabsorber les masses paysan
nes tout fait arrires et culturellement isoles dans une vie conomique
globale. Cela les a introduits dans la vie politique et spirituelle du pays,
affectant les diffrences de classe lintrieur entre riches et pauvres et
allumant la lutte de classes dans le village mme. Au XVIIIe sicle, lappel
de la lutte nationale tait dj manifeste pour les nations commerantes
qui ont colonis lAmrique du Nord, surtout celles dorigine anglaise.
Mais le XIXe sicle garde la fiert de sa place dans lhistoire cet gard.
Indpendamment de tous ses autres titres, le XIXe a acquis celui dge
des nations. Le mouvement national, qui a commenc avec la Rvolu
tion franaise, se poursuit encore aujourdhui. Il suffit de rappeler les
principaux vnements pour comprendre sa puissance. Le dbut du XIXe
a marqu le dbut du puissant mouvement pour unifier lAllemagne.
Lhistoire de la Grce et de la Serbie est marque par des soulvements : la
premire acquit son indpendance, la deuxime son autonomie. Aprs la
guerre entre la France et lAutriche en 1859, lItalie ralisa son unification
la suite dune srie de rbellions contre la dynastie des Bourbons de
Naples, contre la domination autrichienne de lItalie du Nord et contre
lautocratie fodale en Italie centrale.
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2.
Cf. note 5, page 94. Ce reprsentant tait comme on sait le futur gendre de Marx,
Paul Lafargue.
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tait incomprhensible aux neuf diximes dans la runion. Jai aussi suggr que,
par ngation des nationalits, il apparaissait, tout fait inconsciemment, compren
dre leur absorption par la nation-modle franaise.
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nistratives. De la mme faon disparaissent les limites qui divisent les industries
prives spares, units de production limites seulement par la loi de la concur
rence. Au lieu dune gestion capitaliste chaotique dans laquelle une production en
augmentation de biens et une exploitation intense des ouvriers sont suivies de
priodes de chmage et de crise industrielle, apparat une production nationalise
organise, se dveloppant nationalement selon un plan gnral et pas seulement
lchelle nationale, mais lchelle internationale. La tendance de la rvolution
socialiste est la centralisation conomique et politique sous la forme dune fdra
tion internationale temporaire. La formation dune telle fdration nest pas,
naturellement, luvre de la plume : elle rsulte dun processus plus ou moins long
de suppression des particularismes, de tous les prjugs dmocratiques et natio
naux, rsultat dune connaissance et dune adaptation mutuelles.
Les principes ci-dessus, proclams par la Premire Internationale ouvrire,
sont la base des relations entre la Russie sovitique et lUkraine sovitique.
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Amrique que lon voit plus clairement que partout ailleurs comment
lappareil dEtat devient indpendant de la socit mme dont il est par
essence linstrument . Pour cette raison, Engels considre quune fois que
le proltariat a pris le pouvoir, il doit changer la structure du nouvel
appareil dEtat, le rendant docile sa volont:
Ds le dbut, la Commune dt reconnatre quune fois que la classe
ouvrire avait pris le pouvoir, elle ne pouvait utiliser la vieille machine dEtat pour
raliser ses tches et que, pour viter de perdre ce pouvoir rcemment conquis, la
classe ouvrire doit dabord abolir tout lordre ancien, jusque l dirig contre elle,
la machine mme de loppression ; dun autre ct, elle doit se protger contre ses
propres fonctionnaires et responsables en les soumettant en tout temps la
rvocation .
115
sans alors, de toute vidence, une telle dcentralisation serait tout fait
contre-rvolutionnaire et aussi dommageable aux intrts proltariens de
classe que le phnomne du centralisme bureaucratique. Une semblable
dcentralisation serait naturellement tout fait profitable limpria
lisme international. Elle aiderait la politique de limprialisme saper le
front sovitique et ouvrirait la possibilit pour bien des voisins, loigns
ou proches, de dtruire le pouvoir sovitique dans chacune des rpubli
ques sovitiques. Combien ce serait satisfaisant pour limprialisme inter
national de voir des rpubliques sovitiques spares au lieu dune Union
de rpubliques sovitiques ! Chaque rpublique serait coupe de lautre
par des frontires dEtat et des douanes ; chacune possderait sa propre
arme indpendante, commande exclusivement dans sa propre langue et
chacun aurait sa propre politique intrieure et extrieure et particulire
ment sa propre lgislation sur les concessions. Ce serait surtout vrai si
celles des rpubliques qui ont des ressources minrales avait des rgles
pour les concessions qui seraient avantageuses pour les capitalistes tran
gers, etc. Naturellement, peu aprs ce type dindpendance, il ne
resterait mme pas lombre dune rpublique sovitique. Lhistoire de
toute notre guerre civile le confirme. Pour renverser le pouvoir soviti
que, la contre-rvolution internationale a donn un soutien financier et
fourni toutes les formes daide aux partis nationaux. Les nationalistes
ukrainiens de la Rada centrale et du Directoire, les menchviks gorgiens,
les dachnakistes armniens, les moussavatistes azerbadjanais, les Kiroulahaij de Crime, etc. quel tait leur dnominateur commun ? Ils taient
tous essentiellement des firmes nationales derrire lesquelles se dissimu
laient limprialisme tranger, les Anglais, Franais, Roumains, Polonais,
Turcs, etc. Les capitalistes trangers utilisent la question nationale (rsur
gence du prjug nationaliste, rsurrection des perscutions nationales,
lutte nationale) dans leur lutte contre le pouvoir sovitique.
Il faut dire ici que le sparatisme national et provincial est non
seulement lun des moyens les plus dangereux employ par la contrervolution contre la rvolution ouvrire et paysanne, mais quil est gale
ment utilis contre les rvolutions bourgeoises-dmocratiques.
Souvenons-nous de la Rvolution franaise. A cette poque, Robespierre
faisait rfrence au mot fdralisme, qui rpond au sens actuel de
dcentralisation, comme lune des hydres que les tyrans trangers d
chanaient contre la Rvolution : Cest en vain que le nid des Girondins
et les vils agents des tyrans trangers dchanent partout les serpents de
linfmie, le dmon de la guerre civile, lhydre du fdralisme et le
monstre de laristocratie pour trangler la Rpublique dans son berceau
(discours de Robespierre la Convention nationale, 17 octobre 1793).
Comme on le sait, lAngleterre tait au cur de ce complot. Elle convoi
tait Toulon, Dunkerque, les colonies franaises et, en outre, avait en tte
de restaurer le trne de France avec lun des fils du monarque anglais.
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Sommaire du numro 18
Article
Pierre Brou: Rako (suite et fin)
Documents de Rakovsky
Lnine: Souvenirs dun vieux camarade (1924)
Dclaration du 4 septembre 1927
Opposition et troisime force (8 novembre 1927)
Intervention au XVe congrs (5 dcembre 1927)
Lettres dAstrakhan Trotsky (fvrier-juillet 1928)
Lettre Valentinov (2 aot 1928)
Au Congrs et dans le Pays (27 juillet - 7 aot 1930)
Textes de Rakovsky dj publis dans les C.L.T.
cahiers
LEON TROTSKY
N 18
JUIN 1984
RAKOVSKY
(2e partie: 1923-1941)
SOMMAIRE
ARTICLE
Pierre Brou Rako (2e et dernire partie)
.................................
.............................
Lnine: Souvenirs dun vieux camarade (1924)
Dclaration du 4 septembre 1927 ......................................................
Opposition et troisime force (8 novembre 1927) .........................
Intervention au XVe congrs (5 dcembre 1927) ...........................
Lettres dAstrakhan Trotsky (fvrier-juillet 1928) .....................
Lettre Valentinov (2 aot 1928) ......................................................
Au Congrs et dans le pays (27 juillet-7 aot 1930) .....................
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Les dparts
William Farrell (1910-1984) ................................................................
Pierre Frank (1905-1984) ............................................. ......................
Iannis Theodoratos dit Mastroyannis (1896-1983) .........................
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127
Pierre Brou
Rako
1.
Nous publions ici la seconde partie de l'tude de Pierre Brou dont la premire
partie a t publie dans les Cahiers Lon Trotsky, n 17, pp. 7-35.
2. Les assassins de Vorovsky, danciens officiers de larme tsariste, qui avaient commis
le meurtre Lausanne, furent acquitts par le tribunal suisse qui eut les juger. La fille de
Vorovsky, Nina Vaclavova, fut, avec Sedov, le fils de Trotsky, lune des animatrices de
lOpposition de gauche dans les rangs des jeunesses.
3. Trotsky, N otes, Houghton Library, bMSRus 13, 3491.
4. Bulletin de l A .T .P ., 28 septembre 1927.
RAKO
10. Cette lettre, date du 4 novembre 1925 et adresse Renaudel, a t publie dans
Le Quotidien.
11. lzvestija, 4 aot 1918.
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des hommes les plus has des bureaucrates au pouvoir et les causes en sont
plus profondes quun simple antagonisme politique.
Evoquant les annes du dbut de la guerre civile, Trotsky, en 1932,
trace un portrait de Rakovsky :
Lorsque les Rakovsky sont arrivs de Kharkov Moscou, la langue que
nous parlions table, chez nous au Kremlin, tait le franais, du fait, je pense, de
la prsence de Rakovsky, qui le connaissait mieux que nous tous. Imperceptible
ment et lgrement il lanait le mot ncessaire celui qui ne trouvait pas, et venait
gaiement et facilement en aide celui qui sembrouillait dans les subjonctifs et la
syntaxe. Les repas en compagnie de Rakovsky taient de vritables ftes, mme si
les conditions ne sy prtaient pas. Sa sociabilit et son esprit dobservation
faisaient son personnage. A lpoque o ma femme et moi vivions de faon trs
renferme, Rakovsky, au contraire, rencontrait beaucoup de monde, sintressait
tous, coutait chacun, retenait tout. De ses ennemis les plus invtrs et les plus
mauvais, il parlait avec un sourire, en plaisantant, plein dhumanit. A linflexibi
lit du rvolutionnaire salliait un inpuisable optimisme.26
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38. R.W. Davies, introduction The Five Years Plan in Crisis, traduction anglaise
du texte en question, Critique, n 13, p. 12.
39. Citons-en deux passages : Ce qui se met en place derrire la fiction du propritairekolkhozien, ce sont des relations qui restent trs en de de ce que nous voyons aujourdhui
dans les kolkhozes. Le problme, cest que les kolkhoziens ne travailleront pas pour
eux-mmes. Quest-ce qui va fleurir, pousser, se dvelopper sans trve dans les kolkhozes ?
C est la nouvelle bureaucratie kolkhozienne. Nous verrons des bureaucrates en tout genre.
Cration de limagination bureaucratique [...] les kolkhozes, qui runissent sous un mme toit
toutes les couches de la paysannerie lexception des koulaks avrs, seront enserrs de toutes
parts dans les cercles de fer de lappareil bureaucratique. Les kolkhozes connatront une
pnurie gnrale, mais elle sera largement compense en fonctionnaires et agents de la scurit
officiels ou secrets. Cela confirme une fois encore que le socialisme bureaucratique en vient
produire des bureaucrates et que la socit socialiste, laquelle nous sommes dj arrivs,
comme lassurent les gratte-papiers officiels, sera le rgne des bureaucrates. Et ce cri
dindignation de vieux rvolutionnaire : Comment est-il possible que notre pouvoir prolta
rien ait pu dicter une loi enchanant leur kolkhoze le paysan pauvre et le paysan moyen et
faisant obligation notre milice rouge darrter ceux qui se sont enfuis pour les ramener leur
lieu de rsidence ? (Bolchevik, n 7, 1930, pp. 18-19). Notons que ce sont ces deux passages,
cits par Molotov dans Bolchevik, qui constituent les seules lignes de Rakovsky oppositionnel
dans larticle qui lui est consacr par la revue Sam izdat Polititcheskii Dnevnik (avril 1965, n
7). Regrettons seulement que le lecteur sovitique puisse avoir, la lecture, le sentiment que
Rakovsky, en 1930, crivait encore dans Bolchevik...
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44.
Dans ses mmoires indits conservs la Houghton Library de Harvard, dans le
cours du chapitre quelle consacre Trotsky en 1933, Ruth Fischer dresse un tableau trs
vivant de la crise de confiance dans les milieux dirigeants du P.C. (b) et de 1T.C., du courant
gnral contre Staline, et cite le nom de Rakovsky comme celui qui revenait le plus souvent,
dans les conversations de 1932-1933 parmi les noms de ceux dont on allait avoir besoin.
Signalons que nous avons trouv en 1983, dans ses papiers de la Houghton, un projet de
Ruth Fischer concernant un livre sur Rakovsky trs proche de ce que nous avons commenc
en 1981 pour les Cahiers Lon Trotsky (81M37 bMSGer 204, 2627 et 2628).
RAKO
21
avait t lun des crateurs, semblait seffondrer sous les coups des blinds
allemands souvrant la route de Moscou.
Pour se maintenir au pouvoir, Staline tait sans doute prt fusiller
mme les morts. Lordre quil donna alors dexcuter Rakovsky aurait t
si le fait est un jour vrifi lultime hommage rendu ce dernier en
mme temps que la preuve finale quil appartient, pour lHistoire et au
premier rang, au camp des pionniers communistes de la lutte contre le
stalinisme.
Documents
P arm i les docu m ents que nous publions la suite, les prem iers ont t
im prim s et leu r traduction n a d on c p o s aucun p rob lm e particulier. Il
n en est pas d e m m e de la correspondance d exil, crite la main.
Rakovsky crit en e ffe t si mal qu il a v ou e lui-m m e tre sou ven t lui-m m e
incapable d e se relire. Les fautes de russe quil fa it ajoutent la difficult
d e la traduction. Nous avons eu recours un dcryptage en deux tem ps;
dans un p rem ier tem ps, il a fallu d ch iffrer les manuscrits et les dactylogra
p h ier p ou r ob ten ir un texte cohrent et traduisible. La traduction ne sest
fa ite que dans un secon d temps. Q uelques mots ou expressions ont chapp
et nous nous en excusons. Mais nous tenons exprimer notre reconnais
sance toutes nos am ies qui ont collab or ce travail difficile et ingrat.
Cahiers Lon Trotsky
Lnine: Souvenirs
dun vieux camarade1
( 1924)
LENINE : SOUVEN IR D U N
VIEUX CAMARADE
25
26
27
Camarades,
Je suis prt suivre le conseil du camarade Boukharine qui a appel
le plnum au calme. Mais il faut bien dire que la majorit ne la malheu
reusement pas entendu puisquelle na pas pour autant cess darracher de
la tribune les orateurs de lopposition ni de recourir des arguments aussi
peu convaincants que le jet de bouteilles, aprs celui de volumes relis.
J ai lintention dapporter le maximum de calme et de sang-froid lexa
men de la question de lexclusion du comit central des camarades Trot
sky et Zinoviev.
Le fait que, dix annes aprs la Rvolution dOctobre, nous nous
trouvions en prsence dune proposition du prsidium de la commission
de contrle tendant lexclusion de nos rangs de deux des personnalits
les plus en vue de notre parti, de deux des collaborateurs les plus proches
de Lnine, ne peut pas passer comme un vnement ordinaire. Vous avez
eu beau travailler le parti, vous avez eu beau le prparer une telle
ventualit, malgr cela, si cette proposition tait accepte, une telle
dcision porterait au parti tout entier un coup terrible.
J attendais avec impatience les discours des camarades responsables,
chefs de la majorit. J ai cout ces discours avec la plus grande attention,
sans les interrompre dun seul mot, ne voulant pas laisser chapper une
seule de leurs penses. Il tait pour moi de la plus haute importance
dlucider ce problme: Les chefs du parti, les membres du Politburo,
1.
Une copie de ce texte, intitule Oppositsia tretia sila se trouve dans les papiers
dexil dans la bibliothque Houghton Harvard, bMSRus 13, T 1042. Elle a t traduite par
Katia Vernet et elle est reproduite avec la permission de la Houghton Library. Une note
adresse au bulletin de discussion du parti prcise quil sagit de lintervention que Rakovsky
avait prpare mais quil na pu la prononcer.
30
31
pos de la discipline sont si souvent mis en avant. Ils sont plus proches,
plus accessibles aux larges masses des membres du parti comme aux
masses des sans-parti qui sympathisent avec lui. En produisant ces argu
ments, rien de plus facile que dveiller la haine et la hargne contre
lopposition. Le parti ne sait pas qui a le premier, systmatiquement,
consciemment enfreint les statuts du parti, la discipline, lunit. Une
importante fraction de jeunes membres du parti incline encore consid
rer comme normal le rgime existant actuellement dans le parti et
considrer comme une infraction aux statuts, la discipline et lunit
du parti tout ce qui scarte non pas seulement de ses statuts, mais de ce
rgime caricatural. Ce qui doit pourtant lemporter dans notre discus
sion, un moment aussi critique, cest lintrt du parti, lintrt de la
dictature du proltariat, lintrt de la rvolution. La faon daborder la
question que nous avons entendue ici est sche, formaliste, bureaucrati
que. Ce nest pas pour les statuts quexistent le parti, le proltariat, la
puissance sovitique, lInternationale communiste; mais les statuts exis
tent pour que lavant-garde rvolutionnaire du proltariat puisse raliser
ses aspirations de classe. Lnine a dmontr plus dune fois que toutes
les discussions autour de la discipline rvolutionnaire sans liens avec la
ligne politique et la pratique rvolutionnaire ntaient que des criailleries,
ntaient que du vent.
Au moment o il apparat, avec une vidence clatante, quun dan
ger menace le parti de Lnine cause du rgime anormal du parti, au
moment o il devient clair pour nous quun danger menace la dictature
du proltariat du fait dune politique errone, tant lextrieur qu
lintrieur, les statuts du parti dans leur forme authentique, pas celle
que nous prsente notre appareil administratif les statuts du parti,
cela va de soi, ne perdent rien de leur force et ne passent pas au second
plan.
Le camarade Boukharine a parl dune troisime force. On aurait
dit quil voulait sortir de ce cercle vicieux de formalismes bureaucrati
ques dans lequel on avait russi faire entrer le dbat sur lexclusion des
camarades Zinoviev et Trotsky du comit central. Mais quoi se ramne
finalement cette troisime force du camarade Boukharine ? A une poi
gne daventuriers, danciens partisans de Koltchak, danciens s.r.
qui font joujou avec le projet insens dimiter Pilsudski. De quoi sagitil ? Dun simple bavardage devant une tasse de th ? Ou sommes-nous en
prsence des dbuts dune organisation? La suite de linstruction nous le
dira. Mais ce nest pas l le nud de la question. Si je marrte au
rapport du camarade Menjinsky, cest dabord pour accuser le camarade
Boukharine de navoir pas lev un seul mot de protestation contre le
procd inadmissible, indigne, qui consiste sefforcer dimpliquer lop
position dans une affaire avec laquelle elle na et ne peut avoir aucun
32
2.
Le plnum avait entendu un rapport du chef du G.P.U., Menjinsky, sur laffaire du
complot militaire et de lofficier de Wrangel. Staline avait, par lintermdiaire du
provocateur Tverskoy et du sympathisant de lopposition Chtcherbakov, propos des
moyens pour imprimer clandestinement la plate-forme de lOpposition ; lauteur des propo
sitions tait non seulement un... ancien officier de Wrangel mais aussi un agent du G.P.U.
33
3. Ivy Ledbetter Lee (1877-1934) avait t journaliste jusquen 1903, puis conseiller des
Rockefeller, du prsident Wilson, puis du prsident Harding qui le considraient comme un
spcialiste des questions touchant lU.R.S.S. Il venait de publier un livre intitul U .S.S.R . A World Enigm a (LU.R.S.S., nigme mondiale).
34
35
36
Il nest pas possible de dfendre Rakovsky puisque Tchitchrine luimme ne le soutient pas.
Je veux encore ajouter une dclaration du dput socialiste Moutet. Il
a donn au journal s.r. Dni du 14 septembre une interview au cours de
laquelle il a dclar : En ce qui concerne lincident Rakovsky, ma rponse
vous tonnera probablement. Je suis personnellement convaincu que toute
lhistoire de la signature par Rakovsky de la fameuse dclaration nest
quun pisode de la lutte de Staline contre lOpposition. Il tait avantageux
pour Staline de se dbarrasser de tous les ambassadeurs qui appartenaient
lOpposition. On a trouv un moyen ou un autre de les faire signer, il en
est rsult des complications, vous savez la suite. .
Je veux bien que largument est faux. En tout cas il est en contradiction
avec la pratique habituelle du parti. Il est bien connu que ce sont justement
les opposants que lon envoie comme ambassadeurs ltranger.
Mais je vous ai apport tous ces faits pour vous montrer avec quelle
absolue certitude de victoire nos ennemis agissent. Et cette certitude leur
est venue de la conviction que, puisque Rakovsky appartenait la minorit,
la majorit ne le dfendrait pas. Cette certitude a trouv une apparence de
confirmation dans la passivit du ministre des affaires trangres et du
Politburo lgard de leur reprsentant Paris.
Revenant la question de lexclusion des camarades Trotsky et
Zinoviev, je vous dclare: Camarades, en prenant la responsabilit de
cette exclusion, il vous faut savoir que vous signez aujourdhui une traite
qui vous conduira payer cher aux imprialistes.
La signification historique du dernier conflit franco-sovitique
consiste en ce que les ngociations sur les bases que le Politburo considrait
comme seules compatibles avec nos intrts politiques et conomiques ont
chou. Le gouvernement franais va dsormais mettre en avant dautres
exigences. Une priode vient de sachever, une priode de quatre ans qui
avait commenc avec la reconnaissance de lEtat sovitique par les gouver
nements anglais et italien. Pendant cette priode, nous avons considr que
nous pouvions nous entendre avec les Etats capitalistes (bien entendu
provisoirement, car personne na jamais song la possibilit dun accord
durable avec eux, et bien entendu sur un pied dgalit). Nous entrons
maintenant dans une phase nouvelle o laccord ne sera possible que si
nous capitulons.
On ne peut modifier notre profit la situation ainsi cre que par un
changement radical de toute la ligne du parti. A lheure actuelle, on ne se
montre impitoyable qu lgard de lOpposition, on ne se montre conci
liant qu lgard de prtendus amis. Quant aux imprialistes, on na
vis--vis deux que versatilit et indcision. Que faire? Quest-il indispen
sable de faire ? Rtablir lunit vritable du parti sur une base rvolution
naire et, tous en sem b le, lOpposition comprise, unis dans un mme front
de combat, donner une riposte dcisive linsolence de nos ennemis.
37
Vous voyez, camarades, comme il est naf, comme il est peu ration
nel, comme il est peu bolchevique, de ramener le problme des dsac
cords existant lintrieur du parti une question dinfraction la
discipline du parti. Je sais bien quil existe des partisans de la formule
Tout le pouvoir ladministration qui affirment et il nest pas
douteux quils sont convaincus de la justesse de leur affirmation que, si
le parti russit se dbarrasser de sa gauche, sil ferme la bouche
Trotsky, Zinoviev et dautres membres du C.C., sil carte du parti les
opposants, sil met en prison une partie dentre eux, il en rsultera un
renforcement du parti. Cest l la plus terrible des illusions. Le moment
o ladministration triomphera du parti, le moment o ce dernier sera
convaincu dtre lapoge de sa puissance, cest le moment que nos
ennemis de classe jugeront le plus favorable pour porter un coup
lUnion sovitique. Un parti communiste qui cesse de discuter librement
bien entendu dans le cadre des statuts du parti les grandes questions
de la politique intrieure et extrieure, un tel parti ne serait plus capable
de conserver son rle de dirigeant de la dictature du proltariat et du
mouvement international.
Je plains les chefs du parti et du parti bolchevique sils continuent
destimer que, dans la conjoncture intrieure et internationale actuelle,
conjoncture trs difficile, il est possible de diriger un grand Etat rvolu
tionnaire en sappuyant non sur les membres conscients du parti, mais sur
les ronds-de-cuir de ladministration. Je plains ces camarades sils cher
chent un soutien dans les masses, car, ntant eux-mmes que lombre des
chefs, ils ne feront que rpter ce qui leur est prescrit par les sections de
propagande, ce qui est crit sur leur rolet... Gouverner un pays de cette
manire; cest impossible.
Vous parlez dunit ! Bien sr, sans unit, nous perdrons le pouvoir.
Dans un pays o le proltariat industriel constitue un pourcentage insi
gnifiant de la population totale, dans un tel pays, agricole, arrir, parler
de deux partis, cest condamner davance la rvolution la ruine.
Qui porte la responsabilit de ltat de choses dans lequel nous nous
trouvons ? Vous en rejetez toute la responsabilit sur la seule Opposition.
Moi, je vous dis que si, dans votre direction, il ny avait pas eu mme
dautre faute que celle qui consiste exclure dabord du Politburo, puis
du C .C ., les plus proches compagnons de Lnine, avoir rejet hors du
parti les meilleurs et les plus dvous des camarades parmi les vieux
bolcheviks, cette faute, elle seule, mriterait quon vous condamnt
comme de mauvais dirigeants.
Vous sera-t-il possible dchapper cette voie catastrophique dans
laquelle vous vous tes engags ? Vous vous tes laisss entraner trop loin
par vos antipathies, vos ides prconues, vos erreurs thoriques et prati
ques. La correction de la direction du parti ne peut tre ralise que par le
parti lui-mme.
Limprialisme mise
sur la majorit1
(5 dcembre 1927)
Camarades,
Le domaine de nos relations avec ltranger est de telle nature quil
exige la plus grande unit du parti. Lennemi extrieur est le plus dange
reux de tous les ennemis de notre parti et de la dictature proltarienne
(Cns). Si nous tenons un sixime de la terre, notre ennemi, lui en tient les
cinq siximes. Il a entre ses mains le pouvoir dEtat; il a entre ses mains le
Capital; il possde une technique formidablement dveloppe. Il possde
une grande exprience politique dans lexploitation du proltariat des pays
coloniaux et semi-coloniaux.
Au plnum daot, la minorit du parti (Cris) a remis une dclaration
dont je dois aujourdhui rpter au moins les parties les plus importantes.
Face lennemi extrieur qui veut porter un coup toute lUnion
sovitique, au pouvoir proltarien, au gouvernement ouvrier et paysan
(Cn's), nous soutiendrons rsolument et inconditionnellement les organis
mes du parti et de lInternationale communiste {Bruit, rires, cris). Et cela
indpendamment du sort collectif ou individuel de la minorit (Cris).
Camarades, cest parce que le danger extrieur est immense que nous,
comme tout communiste, comme tout membre du parti, avons le devoir
de souligner les fautes et les dfauts de notre direction.
Permettez-moi, camarades, avant tout, de dissiper une lgende qui
sest forme autour de mon intervention la confrence du parti de la
province de Moscou {Cris et rires). On ma attribu lide insense, tout
fait idiote, davoir propos de rpondre par la guerre aux provocations de
1.
Lintervention de Rakovsky, seul orateur de lOpposition unifie qui peut sexpri
mer partiellement, eut lieu le 5 dcembre 1927 au cours dune sance prside par Rykov.
Elle a t reproduite dans le compte-rendu officiel du congrs, t.I. Nous publions ici la
traduction franaise donne dans Correspondance internationale n 126 du 23 dcembre
1927, moins le texte des interruptions rapportes, sans intrt.
39
Camarades ! Hier, vous avez pu lire dans les Izvestia une dclaration
dun communiste, dput au Parlement franais, le camarade Cachin, qui
dit que la paix na t prserve que grce la patience de lUnion
sovitique. Nous devons dire au monde bourgeois: Vos provocations
sont telles que, dans dautres circonstances, elles provoqueraient la guerre
si nous navions pas une telle patience. Lorsque le camarade Rykov dit
Kharkov que les complications dans nos relations extrieures se sont
aggraves au point quil y a eu un moment o nous avons craint des
conflits arms, il a dit au fond la mme chose.
Je reviens ici au sujet principal. Lorsque jai entendu le discours du
camarade Staline et ceux de nos autres camarades du C.C., je suis arriv
la conviction que le C.C. rpte, au 15e congrs, la mme faute que nous
avons commise au 14e congrs dans lestimation de la situation internatio
nale. Quavons-nous adopt au 14e congrs? Il est dit dans la rsolution:
Dans le domaine des relations internationales, il existe un renforcement et
une nouvelle extension du moment de rpit qui sest transform en une priode
tout entire de ce quon appelle la collaboration pacifique de lUnion sovitique
avec les pays capitalistes.
40
41
42
vent cit par le camarade Boukliarine, et que publie Otto Bauer {Interrup
tion). Il suffit d'en lire le dbut {Bruits, cris d indignation). Dans les
numros des 16 et 20 novembre:
La critique de lopposition a difficilement permis jusqua prsent Staline
de marcher, sans aucun doute, de faon consquente et sans retomber dans des
illusions utopiques, dans une voie plus raliste dans le domaine de la politique
conomique et de la politique extrieure .
43
3.
Rykov semble avoir en ralit cd aux hurlements des staliniens qui exigeaient que
la parole soit retire Rakovsky avant la fin de son temps de parole.
1.
Les lettres de Rakovsky Trotsky, dAstrakhan Alma-Ata que nous avons rete
nues et dont nous publions ci-dessous avec la permission de la Houghton Library les
traductions par Katia Vemet se trouvent dans la srie b MSRus 13 avec les numros T 1128,
1166, 1193, 1237, 1451, 1479, 1546, 1604, 1676, 1854 et 1753.
45
chaleur qui menace. Pendant les deux dernires annes, la ville sest
amliore et il ny a plus les classiques flaques qui empoisonnaient lair de
miasmes (Astrakhan, comme tu sais, est 25 mtres au-dessous du niveau
de locan).
Il y a ici une bibliothque, mais elle nest pas encore bien organise.
De plus il y a 100000 volumes non classs dans des hangars. Dans la
partie utilisable, il y a une section spciale de Rpine, o se trouvent
environ 6000 volumes (bibliothque prive qui fait partie de la biblioth
que publique) o sont bien reprsents la littrature classique trangre et
russe, lhistoire, lart (histoire de lantiquit et du moyen ge), mais
lhistoire contemporaine, la sociologie et en gnral les sciences sociales
font presque compltement dfaut. Dans la salle de lecture, on ne reoit
que quelques journaux y compris Ekonomitcheskaia Jizn, mais aucune
revue (de sorte que, pour la presse conomique priodique, on nest pas
favoriss). Depuis le 1er fvrier, je suis au Gosplan,2 en tant que spcia
liste conomiste , avec le traitement maximum du 3e degr de membre du
parti (180 roubles). J assiste aux runions du Gosplan et je fais dans ma
chambre le travail qui doit tre ralis. Ds le premier jour, je me suis
heurt la question aigu de la dlimitation des rgions conomiques. La
rgion dAstrakhan veut prserver son indpendance conomique en op
position au plan dEtat et au conseil conomique de Saratov, qui propo
sent de mettre Astrakhan dans une rgion dont Saratov serait le centre.
On ma propos danalyser cette question et de donner mon avis. Aussi,
ds le premier jour, ai-je commenc tudier intensment la littrature
existante, ancienne et nouvelle, les matriaux statistiques et scientifiques.
J aurai fini ce travail dans quelques jours, mais il ma appris aussi quelque
chose de lhistoire et de lconomie non seulement des rgions de la
Volga, mais aussi des rgions avoisinantes et particulirement de votre
rpublique (Kazakhstan).
En mme temps, je travaille assidment sur Saint-Simon en tudiant
la littrature (ainsi que ses uvres compltes et celles dEnfantin)3 que jai
emporte avec moi de Moscou.
Je ne vais nulle part (except au cinma, o je vais deux ou trois fois
par semaine, ce qui me prend chaque fois une heure et demi, et une fois je
suis all au thtre), je ne lie aucune connaissance et, tant que je serai en
bonne sant, je travaillerai (il faut dire que je me suis un peu repos de la
fatigue de lt et de lhiver dernier).
Les lettres de Moscou arrivent ici le cinquime, quelquefois le
46
47
que son matre dAlembert6 lui avait tiss un tamis mtaphysique reliant les
faits de quelque importance. J espre que notre tamis marxiste massu
rera la possibilit de me dbrouiller dans les faits quotidiens.
Nous tions trs inquiets dtre sans nouvelles de vous aprs votre
dpart. Bien que je sois parti trois jours aprs, nous avons espr recevoir
des nouvelles dans ce dlai. Linquitude sest dissipe quand jai reu votre
tlgramme, auquel jai tout de suite rpondu.
Comment le travail sarrange-t-il chez toi? Par rapport moi, tu as
dnormes incommodits. La premire, et la plus importante, cest ce
considrable loignement. Je pense cependant quon pourrait faire venir de
Moscou les livres qui te manquent. A mon avis, en plus du travail courant,
il serait extrmement important que tu choisisses un thme quelconque
dans le genre de mon Saint-Simon qui tobligerait revoir beaucoup de
choses et relire sous un certain angle.
Ecris-moi sur la ville et ses environs. Des descriptions de voyageurs (et
jen ai relu beaucoup jusque dans certains passages de la G ographie
dElise Reclus,7 qui se trouve la bibliothque locale), il rsulte que lAsie
centrale est un pays de merveilleuses ressources naturelles et humaines.
Qua cot un seul dplacement du lit de lAmou-Daria lancienne Oxus
(dailleurs elle est plus prs de toi que de moi) de la Mer Caspienne la
mer dAral? Et il parat que ce nest pas vieux! La dernire fois, ctait au
XVe sicle! Je ne le savais pas. J ai tant lu sur les steppes sablonneuses du
nord et de lest de la Mer Caspienne quelles commencent mattirer,
malgr leurs basaltes brlants, leurs serpents, leurs scorpions et leurs
tarentules, sans parler de la malaria, de la peste, du cholra, de la lpre. Un
crivain (Grimm) a suppos que Dante, pour dcrire les serpents de son
Enfer, avait en tte les environs de Krasnovodsk, et Aristote considrait
Karabogaz comme lentre de lEnfer.
Ecris-moi maintenant des nouvelles de ta sant. Ta fivre est-elle
passe? Natalia Ivanovna est-elle gurie et de quoi Liova soccupe-t-il?
Al[exandra] Georg[ievna], avec qui jentretiens une correspondance suivie,
menvoie toujours des nouvelles du petit Liovik8 qui est lobjet de latten
tion et de la distraction de toute notre famille. Je vous embrasse fort toi,
Natalia Ivanovna et Liova.
Ton Khristian
6. Jean d Alembert (1717-1783) fut avec Diderot diteur de L Encyclopdie.
7. Elise Reclus (1830-1905) tait non seulement connu comme gographe, mais en tant
que militant anarchiste.
8. Liovik, diminutif de Lev (Lon) dsigne un petit-neveu de Rakovsky.
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prendrais pas comment elle ne serait pas dpasse un jour par les flottes
de cette le gigantesque qui, suspendue au ple, partage lOcan lui-mme
en deux ocans, et je suis bien plus proccup de tracer une grande ligne
passant par Panama et Suez que je ne suis en mditation sur les intrts
particuliers de la compagnie des Indes, La marine amricaine deviendra,
par rapport celle de lAngleterre, ce que fut la marine de lAngleterre
par rapport celle de la Hollande; il y aura, quant aux proportions, toute
la distance qui spare aujourdhui une marine militaire dune marine
marchande.
Il est intressant de constater que les Anglais eux-mmes utilisent ce
langage lorsquils sefforcent dentrevoir lavenir de leur pays: Ce qui
attend lAngleterre est ce qui arriva la Hollande, disait lun de mes
amis Londres en 1925, sir William Tyrrell,11 alors secrtaire dEtat
auprs du ministre des affaires trangres, aujourdhui ambassadeur
Paris et indiscutablement lhomme le plus intelligent parmi les diplomates
anglais que je connais.
Mais peut-on en dduire quune guerre anglo-amricaine soit invita
ble et puisse se produire dans les annes qui viennent?
Je considre comme plus problable la seconde hypothse : que lAn
gleterre sera oblige de se mettre genoux devant lAmrique, cest--dire
de lui cder la premire place, tout en sefforant de compenser la perte de
la matrise des mers par quelques concessions ou garanties des Etats-Unis
et tout en orientant ses vises imprialistes dans une autre direction (ce
qui, videmment, ncarte pas la porte rvolutionnaire de lantagonisme
anglo-amricain, puisquil aura dj oblig lAngleterre tourner ailleurs
ses frontires et ses canons et se chercher des compensations).
Je ne puis mempcher de citer encore ces quelques lignes sur la
Russie :
De mme, quand je jette les yeux sur cet espace inconnu qui obit comme
un ocan presque toutes les contres de lEurope, je vois la Russie, avec ses
Tartares, ses Cosaques, ses Bachkirs, aids par sa constitution mme, transfor
mant dun seul signe ses nombreux bataillons en bras producteurs, sillonnant sa
terre de chemins de fer, qui partiraient de la statue de Pierre le Grand pour
sallonger vers la Chine, la Perse, la Turquie et lAllemagne.
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(cest dans ce but, entre autres, quils cherchent les attirer dans la
Socit des Nations: Chamberlain12 a dit lambassadeur dEspagne,
Quinones de Len que les Etats-Unis ne veulent pas entrer dans la
S.D.N. parce quils sont forts et la Russie, parce quelle est faible).
Ils chercheront aussi les attaquer de flanc de toutes les manires et ainsi
de suite. La guerre avec les Etats-Unis, mme si elle tait victorieuse, ce
quon ne peut prvoir, dvelopperait davantage encore les forces centrifu
ges, comme lors de la dernire guerre imprialiste qui sest termine par
une victoire tactique militaire, mais par la dfaite de la stratgie conomi
que et politique de lAngleterre. Quoique les Anglais aient renforc leurs
positions en Irlande positions quils sont tout de mme arrivs faire
accepter ainsi quen Egypte (o se prpare, avec laide des nationalistes
eux-mmes, un accord cabalistique qui place entre les mains des Anglais
les affaires militaires, financires et politiques). Car, la suite de la
rgularisation des formalits sur la prise du Soudan, les Anglais sont
devenus les matres des eaux du Nil, de ses sources et, ainsi, de la vie
conomique de lEgypte. De mme, en Chine, (o ils nous ont battus), et
quoiquon ne puisse non plus considrer leur situation aux Indes comme
critique (car les Swarajistes 13 sont comme les tchiangkaichekistes et
mme pires). Nanmoins, une guerre peut dchaner tous les lments
nationalistes rvolutionnaires (et non seulement ceux des couches sup
rieures, mais aussi ceux de la petite bourgeoisie et de la classe ouvrire). Si
toutefois la guerre clatait, lAngleterre devrait trouver un moyen pour
acheter la neutralit du Japon contre lequel elle a construit sa base
defensive de Singapour sans parler de ce dont elle aura besoin contre
les allis des Etats-Unis, et je ne vois pas o elle pourra se le procurer.
LAustralie est ncessaire au Japon pour sa colonisation, mais nullement
lAmrique, ni mme les Philippines, qui jouent plutt un rle stratgi
que.
Les perspectives prochaines dune guerre (je ne parle pas pour lins
tant de nous-mmes) se situent de nouveau, mon avis, vers les territoires
de nos vieilles connaissances, les Balkans, et lAsie mineure. Quarante
millions ditaliens touffent sur leur troit territoire, manquant de mati
res premires de base ; lindustrie de ce pays est de plus en plus oblige de
diriger ses regards vers le march extrieur, et force ainsi de penser aux
colonies, mais elles sont toutes dj distribues, de sorte quil faut les
remplacer par le succdan des Balkans et de lAsie mineure. Dautre part,
le dveloppement capitaliste de la Yougoslavie est coinc par lanneau de
52
fer italien des deux bords de lAdriatique, qui se trouve en fait rellement
dans les mains de lItalie (Zara, situe sur la rive dalmate dans les terres
yougoslaves et albanaises, est en fait entre les mains des Italiens). Evidem
ment, ici non plus, la situation nest pas facile pour ceux qui veulent faire
la guerre. Une guerre contre la Serbie signifierait un conflit avec la
France.14
C est partir de cela quapparat un danger pour nous, car les
contradictions capitalistes peuvent mener une ligne de diversion, les
tournant contre lUnion sovitique, et cette nouvelle possibilit dinter
vention peut unir les frres ennemis: donnant lun la Gorgie (vieux
projet italien dont la ralisation fut entreprise par Orlando15 avec laide
des Anglais), le Nord du Caucase aux Anglais eux-mmes, Bakou aux
Franais, lUkraine [........... ] 16 aux Japonais (la rgion ctire sur laquelle
ils se font les dents, car elle leur donnerait non seulement un territoire
pour la colonisation, mais renforcerait leur domination en Mandchourie).
C est justement sur tout cela que portent les efforts assidus des Anglais :
Locarno17 de lOuest supposant un Locarno de lEst (la rconciliation de
la Pologne avec lAllemagne sur le dos de la Lithuanie et le ntre), les
catholiques y travaillent activement (le Pape et le Zentrum allemand18
sont dans la conspiration) etc., etc.
Je crains quune certaine accalmie ne contribue laffaiblissement de
lattention de nos partis, sans mme mentionner quavec la totale conver
sion de la social-dmocratie (et son passage) dans le camp de la bourgeoi
sie (ce quon peut dj considrer comme un fait accompli: au cours de
ces quatre dernires annes, ce processus dans la social-dmocratie avance
avec une incroyable rapidit, en Angleterre, en France et en Allemagne),
cest sur nos partis que repose lentire responsabilit du rle de la
direction du proltariat dans sa lutte contre la guerre. A quel point
arriveront-ils sacquitter de cette tche?
A loccasion du conflit qui a surgi lan pass entre la France et
lItalie,19 lorsque les journaux socialistes comme le Midi socialiste
menaaient Mussolini des mitrailleuses rpublicaines de Poincar, jai pu
14. Il s'agit bien sr de la Yougoslavie qui avait sign le 11 novembre 1927 un trait
avec la France.
15. Vittorio Emmanuele Orlando (1860-1952) fut premier ministre italien de 1917
1919, puis dlgu la confrence de la Paix.
16. Plusieurs mots non dchiffrs.
17. C tait Locarno, en Suisse, quavaient t conclus le 16 octobre 1925 des accords
de non-agression impliquant France, Allemagne, Grande-Bretagne, Belgique, Italie, Tch
coslovaquie et Pologne.
18. Le parti du Centre (Zentrum), pivot des coalitions Weimar tait li la hirarchie
catholique.
19. La tension franco-italienne avait t contemporaine de la signature du trait francoyougoslave.
53
parler nos camarades de France et me convaincre que leur esprit dfensiste na pas encore disparu, et que certains de leurs dirigeants sont encore
partags, comme lne de Buridan, entre leur bourgeoisie la plus progres
siste la rpublicaine et lItalie fasciste (se posant encore la question :
de qui la victoire serait-elle vraiment prfrable?). Par ailleurs, et quoique
cela paraisse vraiment bizarre, lemprise de lorganisation des masses se
dveloppe de faon proportionnellement inverse la croissance de la
sympathie quon leur porte et des voix quelles suscitent (ainsi le nombre
des votants augmente, tandis que le nombre des voix diminue, ce quon ne
peut attribuer uniquement lindispensable bolchevisation du parti, ac
compagne dun certain rejet des lments les moins srs, mais aussi la
bureaucratisation de lappareil qui laisse peu dinitiative aux membres du
parti). Et je ne dis rien ici de leffroyable provocation organise par la
police franaise, que lon peut considrer cet gard comme exemplaire
la tradition continue depuis le temps du clbre Fouch, lauteur du mot
dordre opportuniste [ .......]20, cest--dire tre toujours vigilant...
Entretemps, la situation internationale devient de plus en plus com
plexe et les vrais conflits ne font que commencer lorsque, ainsi que tu le dis
justement, face au capitalisme et avec larrive dune relative stabilisation
(en cartant les consquences secondaires et contradictoires de la guerre),
les contradictions fondamentales se font jour dans toute leur ampleur.
La semaine dernire, jai termimn mon travail de base sur la division
en districts pour le comit de Gubernya (prs dune page et demie) pendant
lequel il ma fallu relire et revoir un assez grand nombre de textes. A
prsent, jai entrepris ltude de lorganisation de linstruction publique (la
province dAstrakhan dpense plus de 4,5 millions de roubles). Ensuite...
dj pointe lhorizon le plan quinquennal dAstrakhan.
Ainsi que tu peux le constater, il ne me reste pas beaucoup de temps
pour mennuyer, car, part cela, je continue travailler assidment mon
autre travail.
J ai reu hier une carte de R. Mavr.,21 Karl,22 de Tobolsk, Ulitza
Svobody, 49. Il travaille sur Lnine, mais ne se sent pas bien du point de
vue sant (il sagit de ses reins). Ta lettre recommande a pris douze jours.
Je tai envoy la semaine dernire la V[i] 0 [u vrire] et L'Humanit.
Demain, je ten envoie encore. Certains numros peuvent manquer (un
numro de L'H umanit, ainsi que de la V.O.) car je ne les ai pas reus
moi-mme. Il fait tout le temps trs froid. Mais aujourdhui il dgle.
J embrasse N[atalia] Iv[anovna] et Liova et te serre trs fort dans mes
bras.
20. La citation na pu tre dchiffre. Joseph Fouch (1759-1820) fut ministre de la
police sous le Directoire, le Consulat, lEmpire et la Restauration.
21. Nous navons pas identifi R. Mavr. .
22. Karl Radek.
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une calotte sur la tte). Barthou, avec son museau pointu comme celui de
Mouraviev. Blum avec ses grosses joues gros bb. Painlev est l
aussi, de mme que Herriot et les autres.
Ecris-moi comment est ta fivre. Il est possible que la vieille histoire
recommence.
J embrasse N[atalia] I[vanovna] et Levou,27, je tembrasse fort.
Astrakhan, le 25 mars 1928
Cher Ami,
Il y a trois jours (le 23 mars), jai reu ta lettre ferme du 11 mars. Au
sujet de la rception de ton autre lettre ferme du 29 fvrier et de ta carte
postale du 28 fvrier, je tavais inform par carte postale. Tu as d aussi
prsent recevoir mes deux lettres fermes du mois de mars (la prsente tant
donc ma troisime de mars) ainsi que ma carte postale et enfin les trois
paquets de journaux (B erliner Zeitung et LHumanit). Je tenverrai le
quatrime paquet demain ( partir de maintenant, je compte te les envoyer
chaque semaine). Je dois aussi recevoir le Workers Life organe du parti
communiste anglais (comme tu les sais, il parat toutes les semaines) . Ta
lettre du 11 mars na pris que onze jours. Cest l une vitesse record. Une
lettre de Moscou prend parfois deux semaines pour arriver (en particulier
sil sagit dun nouveau correspondant, comme cela sest produit avec ma
nice E.P. qui ma crit, pour la premire fois, aprs trois mois dune
maladie grave: la paratyphode avec angine et complications rnales.
Je suis heureux quAl[eksandra] Georg[ievna] ait pu enfin vous join
dre. Elle stait constamment plainte moi que ses lettres ne vous parve
naient pas (elle mavait fait savoir aussi que Nat[alia] Iv[anovna] stait
plainte elle au sujet de trois lettres quelle maurait crites et que je
navais pas reues ; je pense que cest un malentendu et quil est question
de tes lettres ou, disons, de vos lettres communes que jai toutes
reues). Au sujet des traces de souffrances, cela se voit aussi sur tes
lettres, car je suis oblig de les ouvrir avec prcaution pour ne pas
dchirer les cts scells cause de la gomme arabique.
En ce qui concerne la sant de N[atalia] Iv[anovna] je considre que
lalarme est srieuse. Sil sagit dune simple grippe, comme cela sest dj
produit et rpt au cours de lhiver, il est craindre quelle ait invitable
ment des rpercussions sur la faiblesse du cur. Si ce nest quun nouveau
cycle de la malaria cest encore pire. Quoique je ne sois mdecin
quen gnral, je pense que votre dmnagement la montagne pour
les vacances peut jouer un rle bnfique pour sa sant.
27. Un des nombreux diminutifs de Lon Sedov.
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32. Il sagit des confrences socialistes internationales tenues en Suisse en 1915 et 1916.
Rako avait t lun des organisateurs de celle de Zimmerwald. Le Russe Iouli Martov
(1873-1923), leader des mencheviks, tait internationaliste pendant la guerre. Balthazar tait
le pseudonyme dElek Kbls (1877-1937), dorigine hongroise, qui tait devenu secrtaire
gnral du P.C. roumain en 1924; Bohumir Sm eral (1880-1941) tait celui du P.C. tchque
aprs avoir t pendant la guerre un des social-chauvins les plus bruyants en AutricheHongrie. Tous les deux participaient la campagne de calomnie contre Rakovsky.
33. Plusieurs mots non dchiffrs.
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34. Probrajensky.
35. Karl Ivanovitch Grnstein (1880-1937?) avait t lun des chefs de lArme rouge,
puis directeur de lEcole de lA ir et secrtaire gnral de la socit des anciens bagnards
politiques. Ce Letton avait t exclu ds 1927 dans laffaire de limprimerie. Il tait dport
avec sa femme, Revekka Ashkenazi, et leur fille.
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quil faut plus que jamais prserver des mthodes de direction communis
tes et proltariennes, car toute dviation, toute hypocrisie se rpercutent
sur lensemble de la classe ouvrire et de la Rpublique.
10. Nous, je veux dire les membres dirigeants, avons t obligs
dtendre progressivement lattitude ngative de la dictature du proltariat
lgard de la pseudo-dmocratie bourgeoise ces garanties lmentaires
de la dmocratie consciente sur lesquelles le parti est fond et au moyen
desquelles il faut diriger la classe ouvrire et lEtat lui-mme. Au
contraire, sous le rgime de la dictature du proltariat, alors que
comme indiqu plus haut un pouvoir sans prcdent est concentr
entre les mains des dirigeants au sommet, violer cette dmocratie est un
grand mal et une lourde faute.
11. Lnine nous a dj mis en garde contre la contamination de notre
Etat ouvrier par les dformations bureaucratiques . La crainte de voir le
parti lui-mme contamin par ces dernires la toujours inquit, jusquaux
dernires minutes de sa vie. Il a plus dune fois rpt ce que devaient tre
les rapports entre la direction et le parti, entre le parti, les syndicats et les
masses laborieuses (courroies de transmission Pravda). Souvenonsnous de ses vives protestations contre les actes de brutalit (contrainte
physique, etc.), les manquements de la part de certains dirigeants,
premire vue anodins et qui expliqueraient mal lindignation de Lnine si
on ne gardait prcisment en vue son dsir de maintenir dans le parti
dautres mthodes de direction. Souvenons-nous de son appel passionn en
faveur de la culture (lutte contre les murs asiatiques) et finalement de tout
ce quil projetait au moment o il cra la commission centrale de contrle.
12. Du vivant de Lnine, lappareil du parti navait pas le dixime du
pouvoir et de la puissance dont il dispose aujourdhui (sa croissance a t
norme) et cest pourquoi tout ce que Lnine redoutait tellement est
devenu des dizaines de fois plus dangereux.
13. Lappareil du parti a t contamin par les dformations bureau
cratiques de lappareil de lEtat et par toutes les dformations engendres
par la fausse dmocratie parlementaire bourgeoise. Il en rsulte une direc
tion qui, la place de la dmocratie consciente du parti, donne :
a) Une falsification de la thorie lniniste dont on se sert pour
consolider la bureaucratie du parti.
b) Un abus de pouvoir lequel, vis--vis des communistes et des
ouvriers, dans les conditions de la dictature du proltariat, ne peut que
revtir des proportions monstrueuses.
c) La falsification de toute la mcanique lectorale.
d) . Lemploi dans la discussion de mthodes dont le pouvoir bour
geois et capitaliste se glorifie peut-tre, mais pas un parti proltarien
(sifflets, jets dobjets divers la tribune, etc.).
e) Labsence desprit dquipe, de bonne camaraderie dans les rap
ports, etc.
67
14.
Rsultats : isolement de la direction dans le parti, isolement du
parti, tomb dans une vritable lthargie, au sein de la classe ouvrire;
rupture de cette dernire avec lavant-garde rvolutionnaire du parti;
influences exerces par certains spcialistes (malgr leur petit nombre),
originaires de la couche petite-bourgeoise du parti, rendues possibles
cause de lisolement et du silence du sommet ; corruption des membres du
parti (laffaire des mines en tmoigne). Il faut tenir compte de toutes ces
donnes si lon veut comprendre quelque chose la situation actuelle.
Nous avons cru et nous continuons croire en la possibilit dun
redressement du parti. Si, dans la situation actuelle, nous ne sommes pas
en mesure de laider de faon active, nous ne devons pas lui nuire,
cest--dire le gner dans son redressement de lintrieur sous la pression
des masses laborieuses. Dans la rsolution concernant laffaire des mines,
on a reconnu une grande sensibilit rvolutionnaire et une conscience de
classe chez les travailleurs. Quant au parti, la rsolution y constate
laffaiblissement de lun et de lautre.
La proposition de Probraj[ensky]. Non seulement ils sont contami
ns par les tendances oligarchiques (ils ignorent tous les exclus et prf
rent faire figurer la signature dune dizaine de camarades la suite des
leurs). Cela, de faon flagrante, lencontre de lobjectif fix et ils font
ainsi chouer les efforts du parti lui-mme en vue de son amlioration.
Quant la [
] 40 ligne et lauto-critique, je les ai soumis dans
ma lettre une analyse spare. Je donne ici environ le quart de ma lettre
Probrajensky.
Je nai pas dautres nouvelles te communiquer, car je nen ai pas
moi-mme. Je sais seulement que lon a autoris Radek sinstaller
Tomsk, Smilga Minoussinsk. Le silence de Radek et son tlgramme
dans la Pravda ne sont pas tout fait fortuits (je pense sa lettre et son
mea-culpisme). Mais il est possible que a naille pas plus loin.41 A la fin
du mois Al[eksandra] Georg[ievna] retourne Moscou. Elle crit spar
ment Natalfia] Ivanovna. Jembrasse fort tout le monde. Je tenvoie un
paquet de journaux. Le 1er mai, jai reu un tlgramme de flicitations
dun groupe de travailleurs de Neglinka de Moscou.
Astrakhan, le 27 mai 1928
Cher Ami,
Si tu as bien reu ma lettre dans laquelle je rsumais (quoique pas
assez clairement peut-tre) ma rponse Evgenii Aleksandrovitch, la
40. Un mot non dchiffr.
41. Le reflux de Radek marqua en effet un temps darrt pendant lhiver 1928-1929,
pour aboutir sa capitulation en juin 1929, avec Smilga et Probrajensky.
68
raison de la rserve que jai formule dans mon tlgramme par rapport
un accord de principe doit tre tout fait claire pour toi prsent.
En tout premier lieu, je place les mthodes de direction dans les
partis, la classe et lEtat. Plus jobserve notre vie dans le parti et dans
lEtat, et plus jtudie Lnine, plus jen viens cette conclusion. Le
rgime de parti (pour moi le sens de ces termes a une signification
beaucoup plus large, et cest pourquoi je naime pas les utiliser), donc le
rgime de parti auquel on a consacr dans la plate-forme une place gale
aux autres sections, doit en fait occuper la tout premire place. Ce nest
quainsi que lon peut saisir lensemble du problme : celui de lextrieur
comme celui de lintrieur, ceux de lInternationale communiste, du parti,
du secteur priv, de lEtat, de lagriculture, de lindustrie. Il est vident
quil ne me vient mme pas lide de nier que le rgime de parti est
aussi un produit drivant de telles ou telles mutations au sein des classes
sociales. Mais le problme des mthodes de direction prend une significa
tion particulire du fait mme quil sagit l dun domaine o notre action
cratrice peut, jusqu un certain point, tre mise en pratique plus facile
ment. Et cela, parce que, l, tout dpend de nous, ou, tout au moins,
dpend plus de nous le parti que dans tous les autres domaines. En
second lieu, parce que, comme je lexpliquai dans ma lettre Probrajensky, ces mthodes sont la condition pralable pour pouvoir laborer et
appliquer une politique juste sur toutes sortes de questions.
Voici comment je mimagine peu prs la dclaration lInternatio
nale communiste (ce sont l videmment quelques ides de base) :
A u moment de notre dclaration au XVe congrs du parti, nous avons dit
que, bien que nous nous trouvions en dehors du parti, nous ne considrions pas
que nous sommes dlis de nos obligations en tant que communistes. Nous
continuons donc, de nos lieux de dportation, suivre avec le plus grand intrt la
marche effectue par le parti et Plnternationale communiste. Nous sommes par
consquent prts faire tout notre possible et prter tout notre concours toute
entreprise conduisant, sans grands bouleversements, lassainissement du parti et
de lInternationale. De ce fait nous soutenons sans rserve toutes les actions
entreprises par la direction du parti et par le comit excutif de lInternationale
communiste pour orienter le parti, lI.C., la classe ouvrire et lEtat sovitique
dans la vraie voie trace par Lnine. Nous considrons cependant que notre devoir
de communistes est de dclarer que les dmarches entreprises nous paraissent
insuffisantes et voues lchec si le parti ne tire pas toutes les consquences des
tristes expriences de ces dernires annes et tout particulirement de ces quatre
derniers mois.
Les dangers qui menacent ldification du socialisme et qui proviennent du
capital priv, surtout du koulak opposition dj clairement signale ont
entran une aggravation des tensions internes dans le parti, ainsi que des luttes
fractionnelles. Ils sont prsent reconnus par la plupart ou tout au moins une
partie importante des membres du parti et de sa direction. Cependant, la
politique disolement du koulak, ainsi que lorganisation des kolkhozes, et surtout
69
70
42. Rako fait allusion ici deux pisodes tragiques de la ligne gauchiste de lI.C. sous
limpulsion de Zinoviev aprs le fiasco allemand de 1923. LI.C. avait en effet prpar un
vritable putsch en Esthonie : son chec, le 1er dcembre 1924, marqua le dbut dune
sanglante rpression. En Bulgarie, en 1925, le P.C. stait engag dans une alliance avec les
terroristes macdoniens et un certain nombre dattentats la bombe.
43. LOpposition de gauche pensait en revanche que les situations rvolutionnaires
dAllemagne en 1923, de Chine en 1927, avaient t perdues par une politique opportuniste
de lI.C.
71
Voil peu prs le sens de ce que jestimais devoir tre dit. Ce nest
peut-tre pas tout. Tout cela videmment avec calme, sans arrogance ni
colre je ne pense pas que cette colre existe mme parmi nous, les
camarades qui souffrent le plus dtre dports et qui, plus que les autres,
avons t soumis toutes sortes dpreuves, mais aussi, sans hypocrisie.
Je ne cache pas les difficults que comporte llaboration dune telle
allocution. Elle naurait de sens que sil sagissait dune action collective et
non dune ou deux dizaines de camarades. De plus, il faudrait quelle soit
trs srieusement et profondment tudie, et quon tudie aussi lexp
rience des quatre derniers mois.
*
* *
44. Nous ne savons pas qui est Sopr . Ilya Rosengaus, un homme jeune, de Kharkov,
avait t un des dirigeants de lOpposition en Ukraine,
45. Le Leninbund tait lorganisation des gauches allemands exclus du parti et dont
72
rpand le bruit quil est en train dcrire une dclaration. Mais daprs
la lettre de Kasparova, il ressort quil soriente vers la rdaction dun livre,
Tomsk, pendant deux ou trois ans. Je nai rien reu de lui. Tania
[Miagkova] a reu de Rosengaus le texte de leur protestation contre la
dportation de deux de leurs camarades dInissisk vers des sales
trous. Ils ont demand quon se joigne eux. J ai crit une lettre au
comit central, mais en faisant part de mes raisons et de mes dductions.
La semaine prochaine, A[leksandra] G[eorgievna] va repartir. Je continue
beaucoup travailler, ayant repris Saint-Simon pour gagner un peu dar
gent. Pour autant que cela dpende de moi, jirai pour un mois et demi
Kislovodsk en juillet. Il faut absolument que je me soigne. Ici les grosses
chaleurs et la poussire ont commenc. Les accs de malaria ne se sont pas
reproduits, mais jai parfois des maux de tte (une fois, cela a dur trois
jours daffile) et je me demande si ce nest pas l aussi une des formes de
la malaria. Depuis le 1er mai, je ne reois plus LH umanit \ jai fait le
ncessaire pour renouveler labonnement. Ainsi, en attendant, demain je
tenverrai seulement les journaux allemands et anglais.
Nous vous serrons tous dans nos bras.
Ton Khristian
P.S. Je tenvoie ma lettre, mais si tu le jugeais utile, tu peux la faire
suivre aux camarades.
P.S. J cris sparment Ljova, en le priant de me faire parvenir une
copie de ma lettre sur les relations anglo-amricaines. Ce serait magnifi
que si des complications survenaient entre les Amricains et les Japonais.
Bien que Tanaka46 ait les mains qui le dmangent, il finira par accepter un
quelconque compromis avec les Amricains.
Les Anglais, eux, se taisent, poursuivant en douce leurs affaires. Au
cours de 1925-1927, les Japonais sont parvenus les vincer srieusement
du march chinois. A prsent les Anglais vont sefforcer de rattraper le
temps perdu. Le fait que le conflit entre le Japon et la Chine trane en
longueur leur est mme politiquement favorable.
Astrakhan, 2 juin (1928)
Cher Ami,
J tais trs press en tcrivant ma dernire lettre et jai omis un point
capital [
],47 en plus, je nai pas eu le temps de rpondre ta lettre.
lorientation tait proche de celle vers un nouveau parti. Radek avait tlgraphi quil se
dsolidarisait de leur candidature aux lections contre le parti.
46. Giichi, baron Tanaka (1863-1929) tait depuis lanne prcdente premier ministre
du Japon aprs avoir t sous-chef dtat major gnral.
47. Un mot non dchiffr.
73
48.
Nikolai V. Oustrialov (1890-1937?), juriste et dirigeant cadet migr, leader des
smnavekhistes avait salu la Nep comme le dbut dun retour pacifique au capitalisme.
Revenu en U.R.S.S. il tait la bte noire de lOpposition de gauche.
74
75
76
Dans ma lettre dhier concernant le projet de programme du Comintern, jai laiss passer deux faits. Le problme concernant le parti ouvrier
et paysan est en fait en rapport avec ta lettre prcdente. Quant lEst, je
ne suis pas suffisamment au courant. Je sais quen Roumanie, par exem
ple, pour participer aux lections, le parti communiste, qui na pas dexis
tence lgale, se prsente sous la bannire du bloc ouvrier et paysan. Il
va de soi quil faut sinsurger nergiquement contre toute tentative de
substituer idologiquement au communisme un nouveau, mais en fait
vieux mlange didologie petite-bourgeoise et ouvrire-paysanne. Le
projet de programme est une occasion de rvler une telle substitution.
Le deuxime fait que jai laiss passer concerne le manque danalyse
et de mise en relief de la situation politique internationale. J ai dj
soulign que, dans la question des antagonismes anglo-amricain et
nippo-amricain, dune faon gnrale, ce sont des antagonismes, pour
ainsi dire, historiques, qui, au stade de conflits, se transforment en
guerres.
A ct de lantagonisme entre lU.R.S.S. et les pays capitalistes, on
ne peut pas ne pas mentionner la tentative (avec un succs partiel) dajour
nement des conflits capitalistes internationaux et de concentrer lattention
sur la lutte commune contre nous.
Locarno et la proposition de Kellogg.52. Les alliances et les traits de
non-agression (le dernier entre la Turquie et lItalie) qui, par la force des
choses, sont dirigs contre nous. Lanalyse de cette relative stabilisation
politique du capitalisme pour autant quil sagit de lU.R.S.S., nest pas
faite. Le passage qui concerne la rvolution lEst, dans les pays capitalis
tes et semi-capitalistes, souffre peut-tre dtre trop schmatique, car il y
manque lanalyse de la rvolution chinoise. Comme elle est trs gnrale,
il me semble quelle englobe ainsi ton point de vue.
Je suis tonn du peu dattention que notre presse accorde au ch
mage. Il marrive dobserver que, dans cette masse gigantesque, qui ne
cesse daugmenter et dont les intresss ne touchent pas dallocations de
chmage et sont rduits vivre dans la misre (au vrai sens du mot), une
certaine dsagrgation de ltat desprit se dessine. La bureaucratisation, le
chmage et lalcoolisme sont les trois mines qui feront sauter notre
dification socialiste si on ne les arrte pas temps.
Je tembrasse ainsi que tout le monde.
Ton Khristian
P.S. Ma lettre Belob[orodov] a t le rsum de ma lettre
Probraj[ensky]. Ma correspondance avec ce dernier avait continu et je
lui avais envoy encore deux longues lettres sur ce sujet.
52.
Frank B .Kellogg (1856-1937), secrtaire dEtat amricain, venait de proposer un
trait mettant la guerre hors-la-loi !
77
Tania crit que ltat desprit chez les paysans est dtestable. Lap
provisionnement ayant port un coup toutes les couches, ils se sont
rallis sous la domination des koulaks.
Je crois tavoir dj crit que jai reu une carte postale de [
] 53
Radek. Smilga crit que Radek est sur le point de reconnatre quil a, dans
certaines de ses apprciations, dpass les limites.
Ici, le cholra a dj fait son apparition, il y a deux cas mortels. La
maladie a t diagnostique seulement cliniquement, lexamen microsco
pique na pas t concluant.
Tu sais, les trois cartes postales de ma fille, envoyes la mi mai (le
12, le 15 et le 16) sont arrives lune aprs lautre entre le 20 et le 25 juin !
Je vous embrasse fort.
78
ment pri les camarades den faire autant. J ai donc tlgraphi Beloborodov, Mratchkovsky, Probrajensky (qui se trouve dans sa datcha prs
de Moscou avec sa famille), Mouralov, Radek, Smilga, Kasparova, Rafail,
Ichtchenko (dont jai reu une lettre), Smirnov (chez qui Aussem est all)
et Sosnovsky. Je crois que cest tout.
Le texte de mon tlgramme est le suivant: Me rallie la lettre de
Trotsky adresse au VIe congrs au sujet des divergences apparues dans le
parti. En tant que lun des fondateurs du Comintern, je tiens exprimer
au congrs mon souhait quil intervienne courageusement et avec toute
son autorit contre les exclusions et les dportations et quil exige, dans
l intrt de la rvolution mondiale et de la rvolution russe le rtablisse
ment de lunit du P.C.R. (b) sur la base du lninisme, de la dictature du
proltariat et dune dmocratie honnte lintrieur du parti.
Je suis tout fait daccord avec la partie finale du texte et je ne doute
pas que lintroduction et la conclusion soient aussi bien composes.55 Si
je lavais rdig moi-mme (sans en modifier le contenu), jaurais davan
tage soulign lappel de ce groupe de personnes prcises que sont les
exclus. Au moment o/ressort ce point le caractre personnel des
individualits, la porte dun document aussi remarquable, mais par trop
objectif, naurait t que renforce.
Etant trs occup, je me suis content de parcourir la critique du
projet de programme de lI.C. .56 J y reviendrai plus tard. Sur le fond,
dans cette partie non plus, rien ne nous spare. Jai galement crit
Radek que je pense quen Chine, la rvolution dmocratique ouvrire et
paysanne a dit son dernier mot. En revanche, la Commune de Canton57
a pos de nouveaux jalons.
Je dois dire que le succdan bloc ouvrier et paysan le mot
dordre ouvrier et paysan est en train de gagner comme un vritable
cancer tout lorganisme du Comintern. Auparavant, on ne semblait pas y
attacher trop dimportance dans la mesure o lon nemployait ce terme
que pour lOrient et dans les pays balkaniques. Mais prsent je constate
avec effroi que mme L'Humanit appelle les dputs communistes d
puts du bloc ouvrier et paysan!!! Ainsi, le camarade dput du Bloc
ouvrier et paysan58 a pris la parole la Chambre. En lisant cela, je nen
croyais pas mes yeux et un doute mest venu : ny aurait-il pas, en plus du
parti communiste, un autre groupe politique, le bloc ouvrier et
paysan ?
55. Le texte de Trotsky a t publi dans L I.C . aprs Lnine.
56. Le texte a t publi dans le mme volume.
57. La Commune de Canton fut un bref soulvement du 11 au 13 dcembre 1927.
Dans un change de lettres avec Probrajensky, Trotsky avait reproch ce dernier de n'y
voir quune aventure alors quil sagissait pour lui dune exprience de laboratoire.
58. Le Bloc ouvrier et paysan tait le titre lectoral et parlementaire des listes du P.C.
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Lettre Valentinov 1
(2 aot 1928)
1. Une copie de cette lettre a t adresse par Rako Trotsky avec une lettre daccom
pagnement le 7 aot 1928. Elle se trouve la Houghton Library, bMSRus 13, T 2206. Elle a
paru dabord en franais dans Contre le Courant, n 27/28, 12 avril 1929, pp. 16-22, sous le
titre Transformations opres par le pouvoir sur le proltariat russe et le parti, puis en
russe dans le Biulleten Oppositsii, n 6, octobre 1929. Elle a t republie en franais depuis
dans IV e Internationale, vol. 6, octobre/novembre 1948, puis Les Bolcheviks contre Staline
o elle est titre Les dangers professionnels du pouvoir . La traduction en a t revue pour
ce numro par Katia Peresse.
2. G.N. Valentinov avait rejoint le parti bolchevique en 1915. Il avait t rdacteur en
chef de Troud, lorgane des syndicats. Signataire de la dclaration des 83, il avait t dport
au dbut de 1928 Oust-Koulom.
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3. Il sagissait dun viol collectif commis par une douzaine de jeunes ouvriers de lusine
San Galli de Leningrad, dont plusieurs membres des J.C.
4. Ces scandales, dcouverts en 1928, avaient mis nu la corruption et la dcomposi
tion morale des couches dirigeantes du parti, leurs abus de pouvoir, violences sexuelles,
vols, etc.
LETTRE A VALENTINOV
83
exemples nous sont apparus, aussi bien chez nous qu ltranger, dans
des priodes o le proltariat luttait encore pour conqurir le pouvoir
politique.
Nous ne pouvions avoir dexemple de cet esprit de dclin du prolta
riat au moment o il tient le pouvoir entre ses mains pour la simple raison
que notre cas est le premier dans lhistoire o la classe ouvrire ait gard
le pouvoir aussi longtemps.
Jusqu prsent, nous savions ce quil peut arriver au proltariat, en
dautres termes les oscillations qui peuvent se produire dans son tat
desprit lorsquil est une classe opprime et exploite. Mais cest mainte
nant seulement que nous pouvons apprcier, en nous basant sur des faits,
les modifications qui seffectuent dans ltat desprit de la classe ouvrire
quand celle-ci devient la classe dirigeante.
Cette position politique (de classe dirigeante) nest pas exempte de
dangers : ceux-ci sont au contraire immenses. Je ne pense pas ici aux
difficults objectives qui dcoulent de lensemble des circonstances histo
riques, lencerclement capitaliste lextrieur et lentourage petitbourgeois lintrieur du pays. Non, il sagit ici des difficults inhrentes
toute classe dirigeante nouvelle, qui sont la consquence de la conqute
et de lexercice du pouvoir lui-mme, de son aptitude ou de son inapti
tude lutiliser.
Vous comprenez bien que ces difficults existeraient encore dans une
certaine mesure, mme si nous supposions un instant quil ny ait plus,
dans tout le pays, que les masses proltariennes, et, lextrieur, que des
Etats proltariens. On pourrait appeler ces difficults les dangers profes
sionnels du pouvoir.
En effet, la position dune classe en lutte pour la conqute du
pouvoir et celle dune classe qui dtient le pouvoir entre ses mains, sont
diffrentes. Je rpte encore que je nai pas en vue les rapports qui
existent avec les autres classes, mais bien ceux qui se crent au sein de la
classe triomphante.
Que reprsente une classe qui prend loffensive? Un maximum
dunit et de cohsion. Tous les intrts corporatifs et de groupe, sans
parler des intrts individuels, passent larrire-plan. Toute linitiative
est entre les mains de la masse militante elle-mme et de son avant-garde
rvolutionnaire, lie organiquement cette masse de la faon la plus
intime.
Quand une classe sempare du pouvoir, cest une partie delle-mme
qui devient lagent de ce pouvoir. Cest ainsi que surgit la bureaucratie.
Dans un Etat socialiste o laccumulation capitaliste est interdite aux
membres du parti dirigeant, la diffrenciation commence par tre fonc
tionnelle et devient ensuite sociale. Je pense ici la situation sociale dun
communiste qui dispose dune automobile, dun bon appartement, dun
cong rgulier, qui touche le salaire maximum autoris par le parti, une
84
LETTRE A VALENTINOV
85
sent qui commence jouer leur rle propre, comme par exemple les
propritaires acheteurs de Biens nationaux, ou les nouveaux riches,
comme on les appelle, qui surgissent aprs toute guerre plus ou moins
longue. Pendant la rvolution franaise, lpoque du Directoire, ces
nouveaux riches constiturent un des facteurs de la raction.
De faon gnrale, lhistoire du Tiers-Etat qui a triomph en France
en 1789 est extrmement instructive. Tout dabord ce Tiers-Etat en luimme tait extrmement composite. Il comprenait tout ce qui ne faisait
pas partie de la noblesse et du clerg : il comprenait ainsi non seulement
toutes les varits de la bourgeoisie, mais aussi les ouvriers et les paysans
misrables. Ce nest que petit petit, aprs une lutte longue, des interven
tions armes plusieurs fois rptes que fut atteinte en 1792 la possibilit
en droit pour lensemble du Tiers-Etat de participer ladministration du
pays. La raction politique qui dbuta dj avant Thermidor consiste en
ce que le p o u v o ir com m ena passer, form ellem en t et en fa it, dans les
m ains d un nom bre d e plus en plus restreint de citoyens. Les masses
populaires, dabord par une situation de fait, puis ensuite galement en
droit, furent peu peu cartes du gouvernement du pays.
Il est vrai quici la pression de la raction se fit sentir avant tout le
long des coutures et soudures qui joignaient ensemble les lments de
classe constituant le Tiers-Etat. Il est vrai galement que si lon examine
un des groupements distincts lintrieur de la bourgeoisie, celui-ci ne
prsente pas de contours de classe aussi prcis que ceux qui sparent, par
exemple, la bourgeoisie et le proltariat, cest--dire deux classes qui
jouent un rle trs diffrent dans la production.
Mais au cours de la rvolution franaise galement, pendant la p
riode de son dclin, le pouvoir nagissait pas seulement en sparant, le
long des lignes de soudure ou de couture, les groupes sociaux qui, la
veille encore, marchaient ensemble, unis par le mme objectif rvolution
naire commun: il dsagrgeait aussi des masses sociales plus ou moins
homognes. La spcialisation dans la fonction la classe en question
produisant et faisant sortir de son sein des couches suprieures de fonc
tionnaires voil le rsultat des fissures qui, sous la pression de la
contre-rvolution, devinrent de profondes crevasses ; et cest la suite de
cela quau sein de la classe dominante elle-mme naquirent au cours de la
lutte des contradictions.
Les contemporains de la Rvolution franaise, ses protagonistes et
plus encore les historiens de lpoque ultrieure se sont intresss aux
causes qui ont favoris la dgnrescence du parti jacobin.
Robespierre, plus dune reprise, a mis ses partisans en garde contre
les consquences que pourrait entraner Yivresse du p ou voir : il les prve
nait que, dtenant le pouvoir, ils ne devaient pas trop prsu m er d euxm m es, senorgueillir, disait-il, ou, comme nous dirions maintenant, se
laisser contaminer par la vanit jacobine. Mais, ainsi que nous le
86
5. Franois Nol, dit Camille, dit Gracchus Babeuf (1760-1797) avait t opposant de
gauche Robespierre avant de prir dans la Conspiration des Egaux .
6. La faction des enrags anime par Jacques Roux et Varlet se fit la porte-parole des
revendications du petit peuple de Paris et des aspirations galitaires : ils furent limins en 1793.
Leur place fut partiellement reprise par un groupe de responsables de la Commune parisienne,
plus dmagogues, semble-t-il, que militants. Pierre Cbaumette (1763-1794), orateur populaire
des Cordeliers, tait procureur-syndic de la Commune et Jacques Hbert (1757-1794) son
substitut. Tous deux furent abattus par le Comit de salut public de Robespierre.
7. Ren D um as (1753-1794), vice-prsident, puis prsident du Tribunal rvolutionnaire,
LETTRE A VALENTINOV
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voulait organiser la rsistance larrestation de Robespierre, mais fut pris et excut en mme
temps que lui, le 10 Thermidor.
8.
Le maximum tait le prix maximal des grains, assurant en principe un prix
accessible tous pour le pain.
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LETTRE A VALENTINOV
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ouvrire. Cest ainsi par exemple quun administrateur dusine qui joue au
satrape, bien quil soit communiste, bien quil soit dorigine prolta
rienne, bien quil ait t ltabli encore quelques annes auparavant,
nincarnera nullement aux yeux des ouvriers les meilleures qualits du
proltariat. Molotov peut bien, tant quil lui plat, mettre un signe dga
lit entre la dictature du proltariat et notre Etat avec ses dgnrescences
bureaucratiques, et, par-dessus le march, les brutes de Smolensk, les
escrocs de Tachkent et les aventuriers dArtemovsk. Il ne fait ainsi que
compromettre cette dictature sans pour autant dsarmer le lgitime m
contentement des ouvriers.
Si nous passons au parti lui-mme, en plus de toutes les nuances que
nous rencontrons au sein de la classe ouvrire, il faut ajouter ici les
transfuges des autres classes sociales. La structure sociale du parti est
beaucoup plus htrogne que celle du proltariat. Il en a toujours t
ainsi, avec, naturellement, cette diffrence que lorsque le parti vivait une
vie intense du point de vue des ides, il transformait en un seul alliage
commun cet amalgame social travers la lutte de classes rvolutionnaires
active.
Mais le pouvoir est la cause, lintrieur du parti comme de la classe
ouvrire, de la mme diffrenciation qui fait apparatre les coutures qui
existent entre les diffrents lments sociaux.
La bureaucratie des soviets et du parti est un fait nouveau. Il ne sagit
pas ici de cas isols, de bavures dans la conduite de camarades individuels,
mais bien dune catgorie sociale nouvelle laquelle il faudrait consacrer
un trait tout entier.
Au sujet du projet de programme de lInternationale communiste,
jcrivais notamment ceci Lon Davidovitch:
A propos du chapitre IV (priode de transition). La manire de formuler le
rle des partis communistes lpoque de la dictature du proltariat est bien faible.
Il est certain que cette faon vague de parler du rle du parti lgard de la classe
ouvrire et de lEtat nest pas due au hasard. Lantithse entre dmocratie bour
geoise et dmocratie proltarienne est signale, mais il nest pas dit un seul mot pour
expliquer ce que le parti doit faire pour raliser dans les faits la dmocratie
proltarienne. Entraner les masses participer la construction , rduquer sa
propre nature (Boukharine aime bien parler de cette dernire question, et plus
particulirement en liaison avec la question de la rvolution culturelle) : ce sont l
des affirmations exactes du point de vue de lhistoire et depuis longtemps connues ;
mais elles deviennent des lieux communs si lon ny introduit pas lexprience
accumule pendant les dix annes de dictature du proltariat.
C est ici que se pose entirement la question des mthodes de direction dont le
rle est si important.
Mais nos dirigeants naiment pas en parler afin quil napparaisse pas au grand
jour queux-mmes sont loin davoir rduqu leur propre nature.
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91
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LETTRE A VALENTINOV
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devaient constituer la promotion Lnine et taient admis toutes les responsabilits sans
stage. Cette masse politiquement arrire noya le vieux parti.
15.
Il sagit videmment de S.V. Kossior (1889-1939), alors supplant du bureau politi
que et vice-prsident du conseil des commissaires du peuple, non de son frre V.V. Kossior,
membre de lOpposition de gauche et dport.
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possder tous les matriaux, un tel travail est au-dessus des forces d'une
seule personne. Je sais que tout est loin dtre suffisamment convaincant
et que beaucoup de choses prteront discussion. Cest l la consquence
aussi bien de mes erreurs que du fait que beaucoup dlments nont pu
tre pris en compte; il a fallu se borner quelques observations sur des
problmes qui exigent une tude particulire et, bien souvent, seul las
pect conomique a pu tre abord. Je ne prtends nullement avoir pleine
ment russi cette analyse concrte et avoir surmont toutes les difficults
que prsente une telle analyse. Je veux dabord claircir concrtement une
srie de questions, pour moi (et, je jespre, pour dautres) et je souhaite
que ce travail pousse dautres camarades entreprendre des travaux dans
le mme sens.
Quelques mots sur le XVIe congrs2
Il ny a pas grand chose dire du congrs lui-mme. Sa tche a t
remplie 100%. Il na certes pas rsolu, ni mme pos, un seul des
problmes qui se posent au pays et la rvolution. Mais il ntait pas
cens le faire. La tche du XVIe congrs consistait consolider les
succs organisationnels de la fraction stalinienne, renforcer la posi
tion de lappareil au-dessus du parti, celle du groupe de Staline au-dessus
de lappareil et celle de Staline lui-mme en tant que chef reconnu couron
nant lensemble du colossal appareil qui sest confortablement install sur
le dos du parti. Do le gouffre, lcart immense entre ce qui sest pass
au congrs et ce qui se passe dans le pays. Les tches de la mcanique
organisationnelle ont refoul les tches politiques. Partant de cette mca
nique, Staline ne pou vait poser aucune des questions qui se posent effecti
vement la rvolution. Partant de l aussi, les droitiers nont pas os
poser ces questions. Le congrs est pass ct de la v ie. Cest la premire
conclusion, le premier sentiment quprouve tout lecteur de ses comptes
rendus. La deuxime conclusion est quil fut une des tapes les plus
importantes dans la voie de laccentuation (si cest possible encore !) de la
bonapartisation du parti. Ce nest plus le parti seulement qui est cart
des dcisions politiques: mme ce congrs soigneusement filtr et slec
tionn est tenu lcart! Lapprobation, aprs coup et sans rserves,
dune ligne gnrale dpourvue de tout contenu concret, ne peut signifier
quune approbation identique, davance, de nimporte quelle politique, de
nimporte quel tournant, dans nimporte quelle direction. Or il faudra
bien tourner quelque part, et vite ! C est prcisment en prvision de cela
que le groupe stalinien a voulu ce congrs avoir les mains libres des deux
cts et a obtenu du congrs carte blan ch e,3 Lappareil a, par rapport au
2. Le XVIe congrs stait tenu du 26 juin au 13 juillet (note C.L.T.).
3. En franais dans le texte.
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I. LElectrification
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sible de tirer de la campagne qul milliard 700 millions de roubles sur les
deux prvus par le plan. Il va donc y avoir un dficit de 300 millions de
roubles.
Les mmes circonstances conomiques ont rendu ncessaire une rvi
sion du plan pour le financement de lagriculture et de dgagement de 500
millions de roubles pour les kolkhozes. En tout, donc, la campagne
produit un dficit de 800 900 millions de roubles.
Comme on la dj signal, il existe un dficit dans le plan industrielfinancier pour lindustrie et les autres branches de lconomie, qui se
monte, selon une estimation officielle de Mindline, plus dun milliard de
roubles (Ekonomitcheskaia Jiz n , 21 juin). Ainsi, selon les donnes offi
cielles, le total du complment de ressources financires indispensables
sera de 2 milliards, ou mme dpassera ce montant de faon importante .
Ce dsquilibre, maintenant officiellement admis, soulve deux ques
tions: (1) Peut-il tre surmont, et comment? (2) Que signifie-t-il? Sur la
faon dont lEtat a lintention de couvrir ce dficit, nous trouvons la
rponse dans le mme article de Mindline qui numre les sources suivan
tes : rserves et revenus supplmentaires du fonds dassurances sociales, le
fond dassurances de lEtat et les montants pays la Banque dEtat et au
commissariat du peuple aux Finances par dautres organisations fourni
ront 250-300 millions de roubles, lexcdent de recettes des transports par
rapport au plan, environ 250-300 millions, lexcdent de ressources bud
gtaires par rapport au plan, de 600 700 millions de roubles, la mobilisa
tion supplmentaire des ressources internes de lindustrie, des transports,
etc. donnera de 150 200 millions de roubles; les rductions de dpenses
budgtaires et le report dune partie au budget de lanne suivante procu
reront de 200 250 millions de roubles. Au total, on obtient entre 1450 et
1700 roubles.
Mme en admettant que ces sources sont relles (voir ci-dessous), il
reste un dficit de 300 550 millions de roubles. Comment va-t-on le
combler? Daprs Mindline, on ne peut le combler que dpassant un
p eu les prvision s du plan p ou r l m ission m ontaire. Cela nous mne
directement la question de ltat de notre circulation montaire et donc
de savoir sil sagit bien l dune source relle. La question de ltat de la
circulation montaire ou, plus prcisment, de savoir sil y a ou non
inflation a t discute depuis plusieurs annes. Nous avons rpondu
par laffirmative au moins ds 1928. Lorsque Boukharine, dans ses Notes
d un con om iste, se fit prendre lui-mme dans un cercle vicieux et resta
muet de stupeur sans pouvoir expliquer comment il se faisait que toutes
les branches de lconomie pouvaient tre en retard les unes sur les autres,
et comment on pouvait manquer aussi bien des produits de lindustrie que
de ceux de lagriculture, Smilga lui expliqua ce qui se passait. Si lon
manque de toutes les marchandises, crivait Smilga dans sa rponse
Boukharine, cela signifie quzme d elles, c est--dire largent, est en ex
109
1927/1928
1928/1929
[21]
[24]
34
66,7
33,3
37,7
98,6
105,4
87,4
Les chiffres entre crochets sont ceux de Diatchenko. Il y a une faute de frappe dans
de Rakovsky (Note Critique).
Le volume de largent en circulation atteignait 4,3 milliards de roubles le 1er
1930, fin de lanne conomique (Note Critique).
110
111
_l
00
O'
1927-1928
1928-1929
1929-1930
198,8
217,4
1927-1928
1928-1929
140,6
126,6
110,7
Il n'y a aucun dou te que cette anne, les ciseaux se referm eron t tout
fa it. C'est p ou rq u oi nous constatons des accumulations plus im portantes de
m archandises et d'argen t mises de c t dans les campagnes. Si lon suit les
calculs de Maimyn (ib id.), la campagne, aprs avoir rgl lEtat tous ses
paiements, cette anne, augmentera son fonds de consommation de mar
chandises de lindustrie de 600 millions de roubles, aprs quoi il lui
restera encore quelque deux cent millions de roubles. Mais il ne sagit
l que d'accroissem en t: je nai russi trouver aucune estimation de la
quantit dargent qui a t accumule cette anne la campagne. Un
rapport du bureau du commissariat du peuple aux finances a tabli cette
somme pour lanne prochaine 2 milliards de roubles. Nanmoins, dans
nos conditions, une hausse des prix des produits agricoles ne signifie pas
encore que la paysannerie chappe limpt dinflation. Elle y chappe
rait si elle recevait des produits de lindustrie en change de ses billets de
papier. Mais du fait de la svre famine de biens et de la virtuelle
disparition de toute marchandise industrielle du march, la paysannerie
reoit moins de biens quelle naccumule dargent; et quand elle en
15.
Critique).
Il y a ici une autre faute de frappe dans le texte de Rakovsky qui porte 185,8. (Note
112
113
Ouvriers et employs
Paysannerie
Divers autres
17. Sovznak
En millions de roubles
En %
671,4
205,9
64,3
71,3
21,9
6,8
114
115
116
117
118
119
120
121
122
123