Humaniser Pour Mieux Capitaliser, Par Danièle Linhart (Le Monde Diplomatique, Janvier 2023)
Humaniser Pour Mieux Capitaliser, Par Danièle Linhart (Le Monde Diplomatique, Janvier 2023)
Humaniser Pour Mieux Capitaliser, Par Danièle Linhart (Le Monde Diplomatique, Janvier 2023)
Q
uand Frederick Winslow Taylor (1856-1915)
a conçu son modèle d’organisation
scientifique du travail, il avait une vision
claire de ce qu’il voulait obtenir des
ouvriers : qu’ils n’interviennent pas sur les
méthodes et les rythmes de travail selon leurs intérêts, au
détriment de la productivité. « Le remplacement du mode
empirique de direction par le système scientifique de
direction ne consiste pas seulement en une étude de la
vitesse convenable d’exécution d’un travail et des outils à
utiliser dans l’atelier ; il nécessite également un
changement complet de l’état d’esprit des ouvriers de
l’atelier vis-à-vis de leur travail et de leurs
employeurs (1) », explique-t-il alors. Il s’agit d’arracher
leur docilité, voire leur adhésion, afin d’obtenir le
meilleur rendement possible. De ses analyses en atelier,
Taylor avait tiré cette conclusion : il ne faut pas laisser le
savoir aux ouvriers car il représente un pouvoir, celui de
décider de l’organisation de leur travail. Il faut être en
mesure de leur imposer les méthodes jugées les plus
efficaces et faire en sorte qu’ils s’en satisfassent.
Promettre suffit
Bien entendu, il ne s’agit pas de combler réellement les
besoins des travailleurs, mais de leur donner le sentiment
que c’est ce que veulent les dirigeants, afin de les motiver
pour être le plus productifs possible. « La bonne nouvelle
que l’on peut tirer de l’effet Hawthorne (…), c’est que
vous n’avez pas à introduire d’énormes changements
pour obtenir des résultats, précise l’auteur. Comme pour
l’exemple de l’éclairage, ce sont au contraire les petits
changements qui feront des merveilles sur votre
productivité. En tant qu’équipe, mais aussi de manière
individuelle ! Que vous changiez la disposition de vos
bureaux, la décoration de votre open space, ou que vous
y installiez des plantes, cela aura un effet positif sur la
productivité de votre équipe. » On connaît les séances de
yoga, de méditation, de fou rire, sans oublier les salles de
jeux vidéo, de baby-foot et de sieste, ou encore les
conciergeries, etc. La liste s’étend à n’en plus finir.
En retour, les salariés sont censés donner tout d’eux-
mêmes selon la rationalité imposée par la direction en
matière de finalité, de rentabilité et de qualité. Pour
nourrir cette orientation, on ne lésine pas sur les cabinets
de consultants, qui sont les éclaireurs omniprésents de la
politique managériale. Le marché du conseil en
ressources humaines (RH), qui réunit psychologues,
psychanalystes, sociologues, philosophes, ergonomes,
économistes, informaticiens, sportifs de haut niveau, a
doublé entre 2009 et 2019, selon Syntec Conseil, et
devrait encore doubler d’ici à 2031. Il compte plus de
15 000 entreprises en France et 120 000 salariés, dont
80 % de cadres. Il a représenté 20 milliards d’euros de
chiffre d’affaires en 2021 (4). « Les expériences
d’Hawthorne ont marqué un tournant significatif dans les
recherches en sciences sociales et en management.
Comme toutes les théories, le tout est d’y puiser ce qui
est pertinent pour votre entreprise, et pourra s’y
appliquer sans bouleverser complètement son
organisation », conclut l’Edhec. Chacun y prend en effet
ce qui lui sera utile. Les modalités d’instrumentalisation
des sentiments des salariés sont de multiples natures, et
elles peuvent parfois surprendre, comme le montre cet
entretien avec deux jeunes commerciaux, passés par une
grande école de commerce et embauchés au même
moment dans une start-up (5) :
Danièle Linhart
Chercheuse émérite au Centre national
de la recherche scientifique (CNRS),
sociologue du travail. Dernier ouvrage
paru : L’Insoutenable Subordination des
salariés, Érès, Toulouse, 2021.