Approche Systémique Des Facteurs Humains Dans L'entreprise
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1. Définition et champ du FH Noulin [2] évoque même « l’impossible addition des connaissan-
ces (...) Les différentes disciplines qui se donnent l’Homme comme
objet de connaissance l’appréhendent non comme un système glo-
bal mais à travers des sous-systèmes particuliers et à partir de
■ Essai de définition méthodes hétérogènes. L’hétérogénéité des savoirs interdit toute
La définition suivante est parfois retenue : addition qui composerait LA science de l’homme ».
On peut donc raisonnablement penser qu’il n’existe pas de spé-
cialiste FH à proprement parler, bien que cette fonction fût souvent
Le facteur humain : attribuée à des ergonomes. Les grandes entreprises sont parfois
« L’homme, ses comportements et ses modalités de fonction- dotées d’équipes pluridisciplinaires rassemblant des spécialistes en
nement, les facteurs internes et externes qui influencent ces sciences humaines et des ingénieurs.
comportements. L’incidence de ces comportements sur la qua-
lité et la fiabilité. » ■ FH et notion de système
La définition même du FH nous renvoie directement à l’approche
systémique. Une intervention FH en entreprise ou dans une autre
Les modalités de fonctionnement concernent l’homme dans ses organisation, qu’elle soit de nature psychosociologique ou ergono-
dimensions physiologique, psychologique et sociologique. mique, ne peut se passer de la prise en compte de la complexité.
Les facteurs internes relèvent des caractéristiques individuelles Cette notion de complexité ne bénéficie pas non plus d’une défi-
de l’opérateur. Les facteurs externes concernent plus particulière- nition précise : « Interrelations nombreuses, incertitude et indéter-
ment l’organisation du travail et l’environnement. Le lecteur peut se mination, phénomènes aléatoires, imbrication des niveaux
référer au tableau 1. (0) d’organisation, des niveaux de représentation, recours aux modéli-
sations, hétérogénéité des connaissances et des savoir-faire, tels
Tableau 1 – Exemples de facteurs pouvant exercer une sont les ingrédients de la complexité » [3].
influence (positive ou négative) sur le comportement La complexité émerge dès que l’intervenant a franchi la porte de
de l’homme au travail l’entreprise. En effet, les facteurs qui influencent les comportements
sont infinis, volatils et variables. Sous-système humain complexe
Facteurs internes Facteurs externes dans un système global encore plus complexe, souvent qualifié de
« système sociotechnique », mêlant étroitement hommes et techni-
• L’âge, le sexe • L’organisation du travail : la répar- ques, le FH n’a donc pas de limites clairement définies.
• L’ancienneté dans tition des tâches, les cadences,
le contrôle, les horaires La séparation entre sous-systèmes humain et technique est
l’entreprise et dans le poste
• L’environnement physique (bruit, d’ailleurs souvent qualifiée d’artificielle. Opposer les facteurs
• L’état de santé humains aux facteurs techniques ne semble pas crédible, la techni-
• La formation : diplômes, chaleur, exposition à des produits
toxiques), le poste de travail que et l’organisation n’étant pas inhumaines ; il semblerait plus
expérience. opportun d’évoquer le clivage organisateurs/exécutants [2].
• Le parcours professionnel • Le mode de management :
participatif ou dirigiste, Les sociologues mettent en avant l’interdépendance des facteurs
• La motivation, le plaisir au paternaliste...
travail techniques et humains. Tout changement technique entraîne des
• Les aspects psychosociaux : réactions sur le FH, et ne pas en tenir compte expose à des échecs [4].
existence de conflits, ambiance
de travail, relations humaines, rôles, Pour illustrer ceci, reprenons un peu à notre compte le paradigme
statuts et attitudes qui a dominé la notion même de FH depuis la mise en œuvre des
• Les politiques de l’entreprise : grands systèmes à risques. L’idée qui a prévalu longtemps était que
développement, qualité, ressources l’homme était faillible et qu’il fallait donc le remplacer par des
humaines, économie, culture machines, en automatisant autant que possible les systèmes.
• Les dispositifs de travail :
interfaces homme-machine, Cette idée, bien que séduisante au départ, n’a pas apporté tous les
procédures, machines espoirs attendus. Les automatismes sont conçus, programmés,
câblés et maintenus par des hommes. Le FH ne commence donc pas
uniquement lorsque le système automatisé est remis « clés en
mains » aux opérateurs (les exécutants), dont on attend qu’ils
D’autres acceptions distinguent le facteur humain : la compo- auront le comportement idéal face aux défaillances possibles, bien
sante humaine de l’entité considérée (l’entreprise par exemple), et qu’incertaines, de ce système. Concrètement, on espère qu’ils sau-
les facteurs humains, c’est-à-dire les dispositions de base des équi- ront faire face aux nombreux aléas non prévus (ni prévisibles) par
pes et des individus (volonté et capacité collectives et individuelles) les concepteurs.
qui leur permettent d’accomplir leurs activités [1]. Ces systèmes mettent en fait les opérateurs en situation de sur-
veillance monotone, lors de longues séquences de production au
■ Y a-t-il un ou plusieurs spécialistes FH ?
cours desquelles il ne se passe rien ou presque. Lorsque survient
Il est tout aussi difficile de définir la compétence d’un spécialiste l’incident, les opérateurs ne sont plus « entraînés » à faire face et ne
FH. L’ergonome, le psychologue du travail ou le psychosociologue, le peuvent donc pas gérer cet incident d’une façon optimale. La
sociologue, le fiabiliste ou le médecin du travail, tous sont des inter- défaillance humaine peut alors entraîner des conséquences impor-
venants dans le domaine FH sans en avoir une vision exhaustive. tantes, ce qui ne fait que renforcer l’image négative du FH.
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Il existe bien un paradoxe de l’automatisation dans la mesure où 1.10–3. Cette probabilité ne prend pas en compte un certain nombre
les opérateurs, pour récupérer une situation dégradée, doivent tenir de variables (les facteurs qui influencent les comportements) telles
compte à la fois du fonctionnement de l’installation et des décisions que l’heure de l’intervention, les conditions temporelles, de tempé-
prises par les automatismes. La tâche devient alors plus rature, de bruit, d’exposition (à des produits chimiques ou des
compliquée [3]. rayonnements, etc.). Il est vrai que ces facteurs auront une influence
Il est donc logique, quoiqu’un peu provocateur, de reconnaître que différente sur des individus différents. Placés dans une situation
l’erreur humaine bénigne présente malgré tout un côté positif, dans donnée, les individus ne réagissent pas tous de la même manière.
le sens où elle « vaccine » contre la survenue d’erreurs plus graves. L’aspect collectif du travail n’est pas pris en compte. De plus, cette
Un système sûr tend donc à tolérer l’erreur en mettant en place des méthode ne permet pas d’établir des recommandations exactes
boucles de rattrapage et autres lignes de défense techniques ou d’amélioration de la situation de travail, qui pourraient faire baisser
organisationnelles qui rattrapent l’erreur ou en limitent les consé- cette probabilité [5].
quences. Cette idée fait son chemin dans les industries concernées. Un exemple de cette difficulté est donné par l’INRS [6]. Il a été
L’exemple 1 illustre l’arrivée d’un nouveau système technique demandé à des ingénieurs, spécialistes de la résistance des matériaux
dont la mise en place a posé quelques problèmes d’adaptation, dans l’industrie nucléaire, de quantifier la probabilité de défaillance
montrant ainsi qu’un système automatisé peut aller à l’encontre des d’un conduit en acier de haute qualité. Les conditions de temps, de
savoir-faire des opérateurs. Ces savoir-faire garantissaient la fiabi- température, de vibrations étaient données précisément. Les résultats
lité de l’ancien système. sont éloquents : la dispersion des résultats va de 5.10–6 à 10–10 !
Si l’on rencontre de telles difficultés de quantification dans un
Exemple 1 : « L’homme et l’automate »
domaine technique aussi limité, est-il réaliste de vouloir quantifier
Dans une industrie de process, la mise en place d’un nouveau sys- les probabilités de défaillance pour des interventions humaines
tème automatisé a entraîné des contraintes nouvelles pour les opéra- dont les conditions changent en permanence, ne serait-ce que par la
teurs. Cette situation est banale et constituerait presque une variabilité des opérateurs, des conditions d’intervention, des situa-
lapalissade car tout changement technologique génère des difficultés tions de travail ?
d’apprentissage, de prise en main et d’appropriation.
La commission d’enquête de l’accident de la navette spatiale
Sans dénier le gain en productivité et en sécurité apporté par ce sys- Challenger avait mis en évidence la différence d’estimation des pro-
tème, sa mise en place a révélé quelques lacunes de conception qui babilités de catastrophe chez les responsables de la NASA. Les res-
par la suite pouvaient s’avérer engendrer des risques. En effet, avec ponsables de projets techniques estimaient la probabilité à 1 risque
l’ancien système, les opérateurs avaient développé un savoir-faire et sur 200 lancements alors que les managers l’estimaient à 1 pour
des stratégies opératoires leur permettant de faire face à la variabilité 100 000 lancements ! [7].
des situations qu’ils pouvaient rencontrer.
A contrario, les études probabilistes concernant les facteurs
Ces savoir-faire étaient en quelque sorte des gages du bon fonction-
humains (EPFH) utilisées en centrale nucléaire arrivent à un résultat
nement et de la production, mais également des révélateurs de l’intel-
plus précis car elles sont utilisées dans la gestion des incidents. Les
ligence pratique développée et mise en œuvre pour faire face aux
actes à faire sont beaucoup plus limités et les quantifications four-
dysfonctionnements ou aux situations dégradées.
nies émanent de nombreuses séances de formation sur simulateur,
Le nouveau système, faisant plus largement appel à l’automatisa- au cours desquelles les équipes de conduite des centrales sont
tion, allait brutalement mettre en péril ces savoir-faire. L’introduction de entraînées régulièrement à faire face à tout incident.
boucles de rattrapage dans le système technique empêchait en effet
les opérateurs d’utiliser ces savoir-faire. Le message qui leur était Seules des données issues des observations de l’activité de tra-
adressé était : « maintenant que vous êtes dotés d’un nouveau sys- vail permettent d’approcher la variabilité des situations de travail et
tème performant, vous devriez faire moins d’erreurs ». d’apporter de la connaissance sur les éléments qui peuvent
conduire l’opérateur à se tromper.
Or, la remise en cause des stratégies opératoires – établies de lon-
gue date et ancrées dans le référentiel collectif des opérateurs – a eu ■ L’application du principe « il n’y a qu’à changer les
un effet contraire. Lors des opérations délicates, ces lignes de défense comportements » est souvent limitée et dangereuse
ne permettaient plus d’assurer la production. Il a donc été décidé de
La définition du FH citée plus haut pourrait laisser croire qu’il suf-
« shunter » ces protections lorsque le besoin s’en ferait sentir... et afin
fit de changer les comportements des salariés pour obtenir une
de pouvoir continuer la production.
meilleure production ou une fiabilité accrue. Le changement de
comportement constituerait donc la principale variable d’ajuste-
ment pour répondre aux besoins macroscopiques de l’entreprise.
2. Le FH doit souvent faire face Le comportement est la manière d’être et d’agir des êtres vivants.
C’est la partie observable de l’activité d’un sujet dans son interac-
à plusieurs présupposés tion avec l’environnement [8].
Vouloir changer les comportements aboutit souvent à une
La notion de FH véhicule encore un certain nombre d’idées pré- impasse. Il serait d’abord souhaitable de définir quel comportement
conçues, qui faussent la représentation qu’en ont les chefs d’entre- on souhaite développer et se poser quelques questions préalables :
prise et leur donne une idée erronée de ce qu’ils peuvent attendre • Quels sont exactement les comportements futurs souhaités ?
d’une intervention dans ce domaine.
• En quoi les comportements actuels ne répondent-ils pas aux
■ Il est très difficile de quantifier a priori les défaillances besoins de l’organisation ? Ou à ceux de la direction ? Quel est le
humaines diagnostic qui permet d’affirmer que les comportements actuels
Cette quantification probabiliste a été développée dans les décen- sont inadaptés ?
nies passées dans le nucléaire ou la pétrochimie. Plusieurs métho- • Très souvent, on souhaite que les salariés respectent davantage
des ont été élaborées, dont celle de Swain qui est l’un des les prescriptions. Souhaite-t-on vraiment que le comportement
principaux instigateurs de cette démarche [5]. Sa méthodologie per- idéal soit la stricte application de consignes et de méthodes (dont
met d’estimer la probabilité de défaillance humaine lors d’une inter- les salariés n’ont pas été associés à la conception la plupart du
vention. temps) ? Si oui, est-on prêt à faire le deuil de la créativité, de la
Par exemple, la probabilité de se tromper de vanne lors de la débrouillardise, de l’intelligence pratique ?
manœuvre en local d’une vanne, qui est étiquetée clairement et • Comment validera-t-on que les nouveaux comportements sont
sans ambiguïté, située à l’écart d’autres lui ressemblant, est de bien ceux que l’on espérait ? D’après les résultats de l’entreprise ?
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Les salariés bénéficient d’un niveau d’instruction croissant et Il n’est bien sûr pas envisageable d’analyser l’activité de tous les
n’ont plus le même rapport au travail, lequel n’est plus considéré opérateurs d’un système complexe de 2 000 salariés. Cependant, il
comme une obligation. Ils ont donc des attentes différentes par rap- est possible d’analyser en priorité les activités à risques pour les-
port à la nature du travail. Ils ont développé un esprit critique sur la quelles cette approche pourrait être utilisée avec profit, et d’y asso-
façon dont ils sont managés, sur l’organisation, sur leurs motiva- cier les opérateurs. Nul doute qu’une séance d’autodiagnostic sur ce
tions. Ils sont eux aussi en attente d’un changement de comporte- sujet serait certainement riche et créative.
ment de la part de ceux qui les managent.
D’un point de vue systémique, la procédure est la résultante de
Imaginons un dialogue entre un intervenant FH et un chef d’entre- facteurs organisationnels, managériaux et techniques. Elle est sou-
prise qui souhaite changer les comportements. L’intervenant cher- vent révélatrice de la façon dont le travail est conçu et de la place qui
che à comprendre et analyser la demande du chef d’entreprise. est attribuée à l’homme dans le système.
Deux autres problématiques peuvent se poser aux concepteurs
Exemple 2 : « Le dialogue imaginaire » de procédures.
Intervenant : Pourquoi voulez-vous changer les comportements ? 1. L’arrivée de jeunes embauchés et le départ des anciens
Chef d’entreprise : Les salariés ne me semblent pas assez motivés.
Les entreprises qui voient une part importante de leur personnel
I: Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
partir en retraite mettent souvent en place une Gestion Anticipée
CE : Les résultats ne sont pas à la hauteur. des Compétences, des démarches de système de Knowledge Mana-
I: Et vous pensez que cela vient du comportement des salariés ? gement (management des connaissances) ou tout autre système
d’anticipation de la perte de savoir, inévitable avec le départ de sala-
CE : Euh... peut-être pas uniquement mais ça me semble important.
riés expérimentés. Il apparaît alors urgent à l’entreprise d’élaborer
I: Quels sont les autres facteurs ? un système de transmission des savoirs entre jeunes et anciens.
CE : Je vais vous donner un exemple. Nous avons mis en place de Très souvent, il est demandé aux opérateurs expérimentés de consi-
nouvelles machines et des nouvelles méthodes de travail. Or gner leurs connaissances par écrit sous forme de modes opératoires.
nous avons constaté de l’absentéisme et des refus de se former
ou de mettre en œuvre ces nouvelles méthodes. Or, cette démarche se heurte à des écueils majeurs. L’un est lié
I: Les salariés ont-ils été impliqués ou associés dans la définition et aux savoirs eux-mêmes. Les opérateurs n’ont pas conscience de
la conception de ces nouveaux outils ou méthodes ? toutes leurs connaissances. Les ficelles de métier, l’intelligence pra-
tique, les savoir-faire, la connaissance du terrain sont des savoirs
CE : Non. qui ne sont pas totalement conscients. Il est difficile de faire verbali-
I: Pourquoi ? ser spontanément les opérateurs sur leur activité. De plus, les
CE : Nous n’avons pas eu le temps. Nous avons eu beaucoup de com- savoir-faire ne sont pas homogènes. Pour effectuer une même tâche
mandes suite au lancement de notre dernier produit. Les com- prescrite, des opérateurs différents mettront en œuvre des savoir-
mandes ont doublé. Nous avons bien augmenté la production faire différents pour arriver aux mêmes résultats.
mais pas encore assez pour répondre aux demandes. Pour illustrer ce propos, demandons à un proche de décrire sa
I: Si je comprends bien, l’entreprise est en plein développement ? façon de conduire. Il répondra certainement en termes de mode
opératoire : « je mets le contact, je desserre le frein à main, je
CE : Oui, oui, au-delà de nos espérances.
regarde dans le rétroviseur, etc. ». Maintenant, installons-nous dans
I: Mais n’est-ce pas aussi grâce aux salariés ? la voiture et filmons notre ami en train de conduire, puis
CE : Oui, il y a deux ans nous avons eu des difficultés, ils se sont for- « confrontons »-le au film. Les résultats seront surprenants et le pre-
tement mobilisés et n’ont pas compté leur énergie. Bien sûr il y a mier étonné sera notre acteur improvisé, très certainement surpris
eu des conflits, mais globalement ça s’est bien passé. de voir sa façon de conduire.
I: Donc ils ont eu un comportement plutôt positif et c’est aussi Ces connaissances procédurales sont automatiques et incons-
grâce à ce comportement que l’entreprise se développe ? cientes et ne nécessitent pas une gestion importante des ressources
CE : Oui. cognitives de l’opérateur (attention, mémoire).
I: Que souhaitez-vous changer comme comportement ? La démarche consistant à filmer l’opérateur est couramment utili-
CE : Euh... ce n’est peut-être pas un problème de comportement. sée en ergonomie, et il n’est pas rare que celui-ci s’étonne en
s’exclamant « je ne pensais pas que je faisais tout cela ».
Face à des comportements collectifs ou individuels qui paraissent
irrationnels, rappelons que ces comportements qui sont considérés La transmission des savoirs ne peut pas se faire uniquement par les
comme un problème peuvent être la solution [17]. procédures. Le compagnonnage doit garder une place importante, ce
qui n’empêche pas de définir des objectifs et des procédures.
■ L’application de la règle « il n’y a qu’à écrire des 2. Il existera toujours un écart entre le travail prescrit et le travail
procédures » n’est pas suffisante réalisé.
La place des procédures et des modes opératoires est incontour- Cet écart permet le plus souvent aux opérateurs de réaliser leurs
nable et nul ne saurait contester leur intérêt en matière de fiabilité objectifs en termes de délais et de qualité. Il est donc plus opportun
humaine. Aucun système industriel complexe ne saurait s’en passer. de chercher à savoir comment font les opérateurs et non pourquoi
ils dévient de la procédure.
Les procédures posent souvent des problèmes à leurs concep-
teurs lorsque celles-ci concernent des systèmes pour lesquels il est Le problème des procédures est largement posé aux intervenants
impossible de prévoir à l’avance toutes les configurations [8]. Citons FH. Quel niveau de détail les procédures doivent-elles comporter ?
entre autres les incidents et autres dysfonctionnements qui ne man- Si elles sont trop détaillées, elles démotivent les professionnels et
queront pas d’intervenir. L’ergonomie, souvent confrontée à la ne seont pas respectées. Si elles ne sont pas assez détaillées, elles
conception des procédures, part du principe que l’analyse de ce que paraîtront insuffisantes aux opérateurs novices. Si elles sont trop
fait réellement l’opérateur permet d’élaborer des procédures adap- nombreuses, l’opérateur risque de choisir celles qui lui convien-
tées. L’autre principe de base est d’associer les utilisateurs de cette dront le mieux. Nous appelons ce dilemme le « serpent de mer du
procédure lors de sa conception, au-delà de l’observation de leur FH », pour paraphraser de Montmollin [9] qui parlait du monstre du
activité de travail. Les psychosociologues ajouteraient d’ailleurs que « loch Ness » lorsqu’il évoquait la difficulté de définir les objectifs
l’homme ne soutient que ce qu’il a contribué à créer. d’une action de formation.
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Exemple 3 : « Soyez vigilants » 3.1.3 Les « jeux familiaux » dans les organisations
Un exemple type d’injonction paradoxale se retrouve dans une situa-
tion de travail d’une industrie à risques. Dans cette situation les opéra- Les praticiens de Palo Alto ont d’abord travaillé sur les « jeux »
teurs sont amenés à effectuer des manutentions avec un pont et à qui pouvaient s’établir entre membres d’une même famille, dans le
transporter des matières dangereuses. cadre de la relation entre conjoints ou entre parents et enfants. Ces
travaux ont permis le développement des thérapies familiales et
Ces opérations se font en 3 × 8 et dans des conditions de chaleur et systémiques. Ces méthodes ont ensuite été utilisées avec succès
d’hygrométrie importantes. Le travail est répétitif, voire monotone, et dans les organisations, dans lesquelles on retrouve souvent les
chaque séquence de manutention dure environ vingt minutes. La mêmes symptômes de dysfonctionnements relationnels entre indi-
conception du pont est relativement ancienne et les opérateurs comp- vidus. Il ne s’agit pas de jeu au sens ludique du terme, mais bien de
tent surtout sur leur vision pour manipuler sous l’eau ces matières dan- problèmes relationnels pouvant affecter durablement le fonctionne-
gereuses. ment d’une organisation. Le jeu consiste en une série de trans-
Il y a eu plusieurs incidents de fonctionnement que l’on a d’abord actions dont les protagonistes cherchent à tirer un bénéfice au détri-
attribués un peu hâtivement à l’erreur humaine. Les recommandations ment des autres. L’analyste va considérer cette situation comme un
d’amélioration qui ont été émises à la suite de ces dysfonctionnements système dont les comportements constitueront en quelque sorte les
ont consisté essentiellement en un renforcement des procédures et symptômes de dysfonctionnement.
des rappels au personnel sur l’importance de la rigueur, et la nécessité
d’être vigilant pendant ces phases. ■ Recadrer le problème
Or, tout contribue justement à baisser cette vigilance : la chaleur tout L’intervenant FH, sollicité pour résoudre des problèmes relation-
d’abord, le fort taux d’humidité, la posture de travail. Quoique peu con- nels ou organisationnels, s’attachera d’abord, à comprendre ces
traignante, cette posture est statique. L’opérateur est debout à son jeux et pourra être amené à utiliser la technique du recadrage.
poste de travail et l’exigence visuelle de la manutention renforce cette Watzlawick [13], citant Épictète, rappelait « que ce ne sont pas les
rigidité posturale. choses qui troublent les hommes, mais l’opinion qu’ils en ont ».
La situation est quelque peu paradoxale et se situe plutôt dans le Exemple 5 : « Le recadrage »
domaine du changement 1, dont on trouvera l’explication ci-après. Cet exemple provient de l’analyse d’interventions de spécialistes en
mesures physiques dans une industrie de process. Les techniciens
reprochaient aux contremaîtres de ne pas leur donner d’autonomie et
3.1.2 Changement 1 et changement 2 de ne pas les responsabiliser. Les contremaîtres, quant à eux, repro-
chaient aux techniciens de ne pas être autonomes et responsables. Il
s’était installé une espèce de « jeu » qui semblait avoir ainsi trouvé son
Les chercheurs de Palo Alto ont également mis l’accent sur le équilibre, chaque groupe renvoyant à l’autre la responsabilité de cet
changement ou plutôt les changements. Ils ont introduit la notion de état de fait. Cependant les tensions entre les deux groupes existaient,
changement 1 et changement 2. même si elles n’entravaient pas le fonctionnement de l’organisation.
Le changement 1 consiste à faire « toujours plus de la même « Vous n’êtes pas assez
chose ». Ce type de changement s’opère en restant dans les règles CONTREMAÎTRES TECHNICIENS
« personne ressource autonomes »
et ne modifie en rien ces règles de fonctionnement actuelles du sys- « ont besoin
pour les techniciens » d’une ressource
tème. Certains facteurs peuvent être modifiés mais le système reste
logistique »
relativement stable. On peut parler d’homéostasie, phénomène bien « Vous ne nous donnez pas
connu dans les systèmes vivants, et qui consiste en un réglage et un d’autonomie »
autoentretien, par rétroaction de l’état d’équilibre dans un système. L’analyse d’activité a montré que, sur le terrain, la grande variabilité
Le changement 2 affecte le système et le modifie. C’est le change- des interventions et des situations nécessitait d’avoir une personne
ment systémique. Un phénomène de rupture peut être associé à ce ressource qui, restant au bureau, pouvait être contactée facilement par
type de changement. C’est aussi le changement de changement. Il téléphone et apporter des renseignements aux techniciens sur le ter-
correspond à un changement de comportement (du système) et rain, leur acheminer du matériel si besoin, ou le plus souvent les aider
nécessite une intervention extérieure. à distance pour un diagnostic.
Cette personne ressource disposait en effet des documentations
techniques lui permettant de dispenser ces renseignements. Bien sûr,
Exemple 4 : Un exemple de changement 1 il s’agissait d’un contremaître, qui se prêtait au jeu de bonne grâce.
L’accident du DC10 de Turkish Airlines, survenu le 3 mars 1974 et La présentation des analyses d’activité aux techniciens a permis de
ayant entraîné le décès de 346 personnes, est révélateur de ces mettre à plat ce système et de le voir différemment en reformulant le
notions de changements 1 ou 2. problème : « vous avez besoin d’une personne ressource, cette per-
La cause de l’accident est la dépressurisation brutale d’une porte de sonne doit-elle être obligatoirement un contremaître ? ». La réponse à
soute, ayant rendu l’appareil incontrôlable. cette question a permis de responsabiliser les techniciens en les affec-
L’enquête a montré qu’au cours des 10 derniers mois 170 incidents tant dans cette fonction d’assistance, en reconnaissant ainsi leurs
relatifs à la fermeture des portes de soute avaient été recensés sur ce compétences.
type d’appareil. On retrouve ici les fameux signaux précurseurs décrits Ce type de changement modifie les prémisses qui gouvernent le
dans le paragraphe 2.4. système en totalité [13] et constitue en quelque sorte un
« recadrage ». Il permet de modifier le sens accordé à la situation et
La modification du mécanisme de fermeture de la porte qui en avait
pas ses éléments concrets. Il déplace le problème de son cadre symp-
résulté était insuffisamment étudiée. Mais surtout une notice en
tomatique et le met dans un autre ne comportant pas l’implication
anglais expliquait aux bagagistes comment refermer la porte. On peut
d’immuabilité.
donc considérer qu’il s’agit d’un changement 1 : toujours plus de
procédures.
L’approche de Palo Alto permet de comprendre la plupart des
Malheureusement le bagagiste d’origine étrangère à l’aéroport de conflits et de les résoudre. Les interventions qui sont demandées
Roissy était illettré. aux intervenants FH tendent à évoluer vers le champ psychosociolo-
Nul doute qu’une modification complète de la porte (un change- gique. Après une longue période pendant laquelle on a cru que la
ment 2) aurait évité cet accident. bonne santé d’une organisation tenait à l’absence de conflits, on
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reconnaît maintenant que « la réussite d’un groupe humain apparaît Watzlawick [13] cite des informations évoquant une pénurie
surtout conditionnée non par l’absence de conflits, mais plutôt par d’essence en 1979 et qui ont provoqué une ruée vers les stations-
une bonne gestion de ceux-ci et par leur clarification » [4]. service, déclenchant ainsi une réelle pénurie.
Gestion de conflits, cohésion d’équipes ou team-building, actions La littérature systémique [16] nous offre une parabole dont le
de diagnostic socio-organisationnel, amélioration de la communi- résultat s’apparente fortement à un recadrage.
cation, stratégies de management, coaching constituent le lot de
l’intervenant. On peut être surpris a priori par l’extension de ce Exemple 7 : « La parabole de la tête de pont du méthanier »
champ d’activités du FH. Quel est le lien entre ces interventions et la Des experts étaient confrontés à un problème apparemment
sûreté/fiabilité d’une installation ? complexe. Il leur était demandé de définir un nouvel alliage résistant à
Il n’y a pas de fiabilité humaine sans des équipes soudées. Le psy- la projection de méthane liquide (donc très froid) sur le pont en tôle du
chosociologue Beckard – un des pères du développement des orga- méthanier.
nisations – avait émis des postulats. Le premier est que « les La fissuration des flexibles de dépotage étant pratiquement inévita-
éléments de base d’une organisation sont les équipes ». ble, des gouttes de méthane tombaient sur le pont du méthanier,
Dans les systèmes à hauts risques – qualifiés également d’organi- chauffé par le soleil, entraînant ainsi des fissurations importantes, dues
sations à haute fiabilité – la sûreté est assurée par les hommes, nous aux chocs thermiques.
l’avons expliqué ci-dessus. Les hommes travaillent en équipe, l’acti- Un gros contrat avait été passé avec un bureau d’études pour trou-
vité est éminemment collective. Les équipes qui gèrent les salles de ver ce fameux alliage résistant à ces chocs.
commande des raffineries pétrolières ou des centrales nucléaires Jusqu’au jour où un ingénieur recadra le problème en s’interro-
ont donc tout intérêt à bénéficier d’un fonctionnement collectif sta- geant sur le « pourquoi » de ce problème. Il en déduisit que l’objectif
ble et à ne pas souffrir de conflits larvés. était plutôt d’éviter un contact du méthane sur la tôle. Il suffisait en fait
La plupart de ces conflits peuvent être assez facilement résolus, de dérouler du carton ondulé entre les flexibles et la tôle du pont.
pour peu qu’on se donne du temps et des moyens, ainsi qu’une En changeant le problème – en reformulant plus soigneusement le
méthodologie et une déontologie rigoureuses. projet – on suggérait la solution.
Bien heureusement, toutes les entreprises ne sont pas concer-
nées par des enjeux forts en matière de sûreté ou de risques. Dans Dans le séminaire de management suivant, l’intervenant recadre
toutes les organisations nous sommes confrontés – en tant le problème sur une perspective d’évolution plutôt que sur une
qu’observateur ou acteur – à des microconflits relationnels qui vont situation actuelle insatisfaisante, aux dires du demandeur.
parfois jusqu’à paralyser le bon fonctionnement d’un service. Exemple 8 : « Le séminaire de management »
Par exemple, qui n’a pas connu l’exemple d’un manager se plai- Un manager, souhaitant améliorer la qualité de management des
gnant de son subordonné et l’accusant d’incompétence ? Dissé- contremaîtres de son service, avait demandé à un consultant d’élabo-
quons ici le mécanisme subtil mis en jeu. rer un séminaire d’une journée. Dans ce séminaire, les contremaîtres
auraient pu identifier eux-mêmes leurs dysfonctionnements et
Exemple 6 : « Le mécanisme de la prédiction qui se réalise travailler à leur résolution. En fait le manager souhaitait que le groupe
elle-même » [14] travaille sur les dysfonctionnements qu’il avait lui-même répertoriés.
Le manager (Durant) estime qu’il aura des ennuis avec l’employé Une telle demande – bien qu’intéressante sur le fond – n’était pas
(Dupond) car celui-ci vient d’être affecté dans son service sans que recevable en l’état. En effet, on retrouvait les ingrédients qui ne pou-
Durant l’ait souhaité. vaient que faire échouer l’intervention :
Durant va donc s’efforcer de ne confier à Dupond que des tâches — un paradoxe du style : « identifiez vos dysfonctionnements et
mineures, par volonté de se prémunir. résolvez ceux que moi, manager, j’ai identifiés » ;
— le libellé de l’intervention (« la qualité de management » des
Dupond ne s’intéresse donc pas à sa tâche, il se sent persécuté, contremaîtres) ne pouvait que générer des attitudes défensives. Imagi-
montre des signes de démotivation et de mauvais résultats. nons un instant l’état d’esprit du collectif de contremaîtres, sommés
Ce comportement confirme la prédiction de Durant et conforte le de s’améliorer. Peut-on imaginer qu’ils auraient été motivés par une
mécanisme. telle journée ?
L’analyse de la demande a permis d’élargir la problématique de
On retrouve ce mécanisme dans le renforcement du système de départ d’un point de vue systémique. Les contremaîtres ne sont pas
procédures dans des industries à hauts risques [10]. isolés et fonctionnent en interaction avec les autres composants du
système global que constitue l’entreprise.
L’encadrement a tendance à exercer des pressions pour que le
personnel respecte strictement les consignes et prescriptions de Ils sont donc en interaction avec des techniciens (les « managés »),
sécurité, car les incidents et autres dysfonctionnements viendraient l’ingénierie, la hiérarchie, les interfaces clients, etc. La qualité du mana-
d’un non-respect de ces consignes. gement dépend en grande partie du résultat de ces interactions.
L’analyse de celles-ci a permis de montrer que les dysfonctionne-
Ces pressions génèrent des « stratégies défensives » et du
ments n’étaient pas dus aux compétences managériales des contre-
mécontentement, de l’insatisfaction du personnel. Les pratiques de
maîtres, mais plutôt à des facteurs organisationnels tels que de
travail tendent alors à devenir de plus en plus opaques.
nouvelles exigences de qualité et de fiabilité.
On constate alors une augmentation des pressions de la part de la Le nouvel objectif, reformulé, du séminaire fut donc : « devant l’aug-
hiérarchie, tendant à devenir du changement 1 « toujours plus de mentation des exigences, quelles valeurs de management devons-
procédures, de formations, de rappels d’obligations, etc. ». nous mettre en place ? ». En effet les exigences de qualité et de ser-
Cette prédiction qui se réalise d’elle-même nous autorise un rap- vice étaient en perpétuelle augmentation.
prochement avec la fameuse théorie des « prophéties autoréalisa- Le séminaire a donc pu se dérouler sans tension et donner l’occa-
trices ». La prophétie autoréalisatrice est une définition d’abord sion de dégager des axes d’amélioration organisationnels et managé-
fausse d’une situation, mais cette définition erronée suscite des riaux.
comportements qui la rendent vraie [15].
Ainsi un spéculateur, bien introduit sur les marchés boursiers, ■ Adopter une autre vision
peut faire courir la rumeur de l’imminence d’un krach. La réaction Un autre apport de l’analyse systémique, et pas le moindre, tient
des marchés peut être brutale et entraîner un véritable séisme éco- à la posture de l’intervenant FH. Ne doit-il pas adopter spontané-
nomique. ment une vision large et globale des choses ?
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Exemple 9 : « Une autre vision » L’exemple suivant [18] montre une analyse FH effectuée dans
l’industrie nucléaire et impliquant trois opérateurs. Il résume un cer-
Dans une grande entreprise, l’accueil de la clientèle se fait au télé- tain nombre de principes évoqués succinctement dans cet article :
phone ou au guichet. L’accueil téléphonique regroupe une dizaine — le comportement des opérateurs n’est pas celui qui est attendu
d’opératrices et il a fait l’objet d’une analyse ergonomique. par la hiérarchie, pourtant il a du sens dans la situation ;
En effet, pour la direction les résultats ne semblaient pas à la hau- — l’importance de l’expérience et des savoir-faire non écrits ;
teur, les opératrices se plaignaient de stress, l’absentéisme était — l’importance de l’équipe et de la gestion collective du risque ;
important ; tout cela constituait les ingrédients idéaux pour une inter- — l’intérêt d’opter pour une vision globale, macroscopique.
vention FH.
Celle-ci a permis d’apporter une autre vision du travail effectué par
les opératrices. Elles avaient développé un certain nombre de compé- Exemple 11 : « À petite dose »
tences, non reconnues ou plutôt non connues par la hiérarchie. Sans Dans le nucléaire, l’organisation prescrite d’une tâche de mainte-
être formées spécialement à la résolution des conflits, elles étaient nance en chaudronnerie est portée sur une fiche qui sert de check-list
devenues expertes dans la gestion de ceux-ci. Il faut rappeler que les et donne le détail de toutes les opérations élémentaires à faire et des
clients mécontents prennent directement leur téléphone pour expri- conditions de sécurité qui doivent être respectées.
mer leurs récriminations, souvent avec véhémence.
Un jour, on sanctionne le chef de chantier et les ouvriers profession-
Les opératrices devaient gérer trois sortes de dialogues : avec le nels car, au lieu de respecter la consigne selon laquelle l’un d’entre eux
client, avec l’ordinateur et avec le service technique. Pour gérer ce der- seulement doit pénétrer dans le générateur de vapeur, ce sont trois
nier, elles avaient dû acquérir un minimum de connaissances techni- d’entre eux qui se relaient pour faire le travail. En se succédant ils met-
ques afin de prévoir et de négocier au mieux l’intervention des tent plus de temps qu’un ouvrier seul.
techniciens chez le client en termes de délais et de nature de l’inter-
vention. Transgression des consignes, multiplication des ouvriers soumis aux
risques d’irradiation, ralentissement du travail, c’est-à-dire trois fautes
Le travail de ces opératrices était étroitement contrôlé, ainsi la hié- simultanément, liées apparemment à un comportement de mépris de
rarchie était capable de connaître le nombre d’appels traité par chacune la sécurité.
d’entre elles, ainsi que le temps passé pour chaque appel.
En s’efforçant toutefois de chercher chez les opérateurs une légiti-
Une opératrice avait des résultats bien inférieurs à la moyenne du mité ou des raisons éventuelles à la désobéissance, on apprend que
groupe et faisait l’objet de remarques de la part de la hiérarchie. Or si depuis des années qu’ils travaillent ensemble sur cette opération de
cette opératrice traitait deux fois moins d’appels que les autres, c’est maintenance, ils se sont rendu compte qu’à chaque fois ils « prenaient
parce qu’elle était la plus expérimentée ! Contradiction certes, mais qui des doses » de radioactivité, quelles que soient les précautions qu’ils
s’explique par le fait qu’elle était devenue – avec l’expérience – une aient pu prendre.
experte dans le traitement des cas difficiles. Les autres opératrices lui
basculaient les appels demandant plus de connaissances, voire des C’est ainsi qu’ils ont, sans se référer à la hiérarchie, décidé de se
capacités de négociation accrues. Bien évidemment le temps passé répartir le temps de travail, de façon que chacun d’eux reçoive seule-
par appel était deux fois plus long. Mentionnons aussi le rôle implicite ment un tiers de la dose d’irradiation totale, et chacun d’eux témoignait
de formatrice que cette opératrice assumait. ainsi de sa solidarité avec les autres membres de l’équipe.
Il est donc nécessaire de chausser une autre paire de lunettes et
d’opter pour une vision globale du système. Cet exemple illustre
aussi parfaitement l’un des « dix commandements » de l’approche
systémique [17] : ne pas ouvrir les boucles de régulation. Il s’agit 1) de
ne pas isoler les éléments : le comportement de l’opératrice n’a de
3.2 Les conflits sécurité/production
sens que dans le système, et 2) de chercher la contribution de cha-
que élément : cette opératrice ne constitue-t-elle pas un élément
essentiel à la production de ses collègues ?
Les conflits d’objectifs sont le lot quotidien de la plupart des orga-
nisations et nous avons montré, à travers quelques exemples,
L’exemple suivant montre l’importance de cette vision globale : comment ils pouvaient être source de contraintes pour les opéra-
teurs et source d’incompréhension pour la hiérarchie. « Cette con-
sans une analyse du travail, quel aurait été le résultat d’une réorga-
frontation à des situations d’arbitrage, dans le domaine financier
nisation menée hâtivement dans cette porcherie ? comme dans le domaine technique, devient de plus en plus fré-
quente (...) Les ouvriers eux-mêmes sont de plus en plus confrontés
à cette situation où il faut choisir entre qualité et quantité, mainte-
Exemple 10 : « La porcherie » nance et prévention, gestion et rapidité, court terme et long
Dans cette porcherie industrielle, une réorganisation était en cours. terme » [19].
Chaque poste de travail était passé au crible par les organisateurs. Ces conflits peuvent également se révéler potentiellement dange-
La question de l’utilité d’un des postes était largement posée. Il reux. Nous essaierons de le démontrer dans l’exemple 12. Certaines
s’agissait pour le salarié qui y était affecté de guider les porcs entre le industries comme le nucléaire ont mis en place des comités d’obser-
camion de livraison et les chaînes d’abattage et de conditionnement. vation des conflits mettant en opposition des objectifs contradictoi-
res tels que la sécurité ou la sûreté et un objectif de délai ou de
Au premier regard, ce poste n’apportait rien et semblait pouvoir être qualité.
supprimé facilement.
Le résultat qu’on peut attendre de ces instances est une meilleure
Or, avec une autre vision on pouvait s’apercevoir que ce poste était prise en compte et une meilleure communication sur les arbitrages
l’un des plus importants de l’établissement. En effet le savoir-faire de du terrain ou du management entre ces objectifs antagonistes. C’est
ce salarié expérimenté lui permettait de guider les animaux sans que surtout l’exemplarité qui est recherchée, à travers des actions de
ceux-ci fussent stressés, condition fondamentale à l’obtention d’une communication au personnel, rappelant le primat de la sûreté et de
viande de haute qualité. Supprimer ce poste revenait à remettre en la sécurité sur les autres objectifs du système. C’est une des carac-
cause la qualité de la viande ! téristiques d’une bonne culture de sûreté.
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Ces comités d’observation visent d’abord à expliquer comment Cet élément de variabilité – banal à première vue – est pourtant un
une décision ayant privilégié ou non l’aspect sûreté, a été prise et déterminant essentiel de la situation ayant conduit à l’accident.
non pourquoi. C’est donc plus la façon dont la décision a été prise
La fabrication de l’esquimau avec des morceaux de noisettes néces-
(le processus de décision) que la valeur de la décision elle-même
que l’on s’attache à analyser. site un réglage du process d’emballage. Les esquimaux présentent
une hauteur différente, rendant obsolète le réglage précédent. Il peut
D’un point de vue méthodologique, les difficultés sont nombreu- alors survenir des défauts de qualité lorsque l’esquimau emballé se
ses, mais une fois ces obstacles levés ou pris en compte, la démar- présente de travers sous le massicot. La coupe est dans ce cas oblique
che reste riche et productive. au lieu d’être à angle droit comme attendu.
Analyser les processus de décision est un exercice de style diffi-
cile. Il nécessite de se pencher sur les acteurs, la chronologie, la Lorsque l’esquimau se présente de travers devant le massicot,
méthodologie utilisée, l’argumentation, les informations dont dis- l’opératrice le pousse à la main vers une position correcte. Le lecteur
posaient les acteurs, leur perception du risque. Une décision est avisé devinera aisément la cause directe de l’accident : l’opératrice a
aussi la résultante de plusieurs microdécisions. eu un geste malencontreux et sa main s’est présentée sous le massi-
Le champ des sciences concernées par ce type de décision est cot.
vaste, on peut citer les suivantes (la liste n’étant pas exhaustive) : La direction peut bien sûr déplorer des comportements à risques,
— La psychologie cognitive : la décision peut être considérée symptomatiques d’une résistance aux campagnes de sécurité et
comme une résolution de problème. Quelles étaient les représenta- autres formations que la direction n’avait pas manqué de mettre en
tions et les connaissances des acteurs concernés ? Comment pren- place.
dre en compte les concepts, images opératives, schémas mentaux
que la prise de décision a nécessités ? Or, la réalité est autrement plus complexe. L’analyse a mis en évi-
— La psychologie sociale : les biais liés aux effets de groupe sont dence que les pratiques consistant à rendre inopérante une sécurité
bien connus. Des expériences célèbres ont bien démontré la confor- étaient fréquentes.
mité d’un individu à la décision du groupe ou la soumission à l’auto- Les changements de produit avaient lieu le même jour, pour des
rité. Les apports de la psychologie sociale montrent que si la prise questions d’ordre technique et organisationnel. Mais ils entraînaient
de décision est plus efficace en groupe, on constate également une une surcharge de travail pour les régleurs, qui n’arrivaient pas à faire
tendance à une prise de risques accrue. face à la demande. Il s’ensuivait des tensions entre régleurs et chefs
— La sociologie : Crozier [20] à travers l’analyse stratégique a de lignes. Ces derniers, généralement expérimentés, étaient tentés
bien mis en évidence les jeux d’acteurs dans les organisations. Ils faire certains réglages eux mêmes. Cela n’était pas sans augmenter la
s’expriment au travers des zones d’incertitude et de flou inhérentes crispation des régleurs qui leur rétorquaient : « que s’ils touchaient à la
à toute organisation. Dans ces zones, les acteurs renforcent leur machine, il ne fallait pas qu’ils s’étonnent que ça ne marche pas ! ».
autonomie et leur pouvoir. Ils agissent dans le cadre d’un système
d’action concret. Une analyse profonde des processus de décision Les chefs de ligne ayant à tenir des objectifs stricts en matière de
présente le risque de remettre en cause ces zones de pouvoir et les délais et de quantité, « autorisaient » les opérateurs à shunter les pro-
acteurs peuvent avoir intérêt à occulter certaines réalités. tections de la machine le temps que les régleurs interviennent. Ce
— Les sciences du danger (cyndiniques) : c’est le corps de temps était élastique... en fonction du niveau de conflit entre le régleur
connaissances qui a pour objet d’appréhender des événements non et les chefs de ligne.
souhaités. Leur apport est largement sous-utilisé. Elles peuvent Ce cas résume – d’une façon dramatique – la nécessité de dépasser
fournir un regard complémentaire sur la dangerosité des décisions la centration sur les comportements et l’existence d’un conflit
sécurité/production. Quel est le risque réel de la décision ? D’un sécurité/production. Un comportement est pertinent par rapport
point de vue global, l’entreprise prend-elle suffisamment en compte au résultat souhaité par la personne qui l’adopte [17].
ces arbitrages ?
L’analyse d’un accident de travail, dans l’exemple suivant, montre
l’intérêt de ne pas se centrer uniquement sur les comportements.
Exemple 12 : « L’accident »
Un accident grave dans une entreprise de fabrication de glaces avait
déclenché une analyse menée par un ergonome. Une opératrice avait
4. Conclusion
été amputée de trois doigts en tentant d’intervenir sur une machine en
fonctionnement. La sécurité de cette machine avait été shuntée. Si
cette protection avait été active, le simple fait d’ouvrir le capotage de la
machine (en l’occurrence une ligne de fabrication d’esquimaux) eut Nous avons tenté modestement de lancer un débat sur l’intérêt de
suffi à arrêter immédiatement celle-ci. la prise en compte du FH dans les projets, complexes ou non. Nous
La direction de l’entreprise avait alors conclu à un problème de avons voulu également apporter une vision différente de l’homme
comportement de l’opératrice. au travail et de sa contribution.
Prenons un peu de recul et descendons dans les profondeurs de Une plus grande collaboration entre ingénieurs, gestionnaires,
l’organisation et du travail réel. concepteurs et spécialistes FH est nécessaire. On ne peut que se
Pendant plusieurs jours, la ligne avait produit sans problème un réjouir de l’intérêt croissant porté par les écoles d’ingénieurs à la
esquimau vanille/chocolat. L’esquimau, une fois fabriqué, est ensaché. formation de ceux-ci à l’ergonomie, la dynamique des groupes ou à
L’emballage est ensuite thermoscellé puis massicoté. la compréhension du fonctionnement de l’homme. Cette collabora-
Le lundi matin, changement de produit ; il faut alors fabriquer le tion permettra certainement d’aider les décideurs à mettre leurs
même esquimau mais avec des noisettes. Mais il ne s’agit pas de salariés en situation de confiance, en partant du postulat qu’ils ont
minuscules morceaux de noisettes, le client exige de vrais morceaux, des compétences individuelles et collectives et qu’ils ne demandent
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