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Le Fantome de La Liberté

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Les Cahiers du GRIF

Le fantôme de la liberté
Anne-Marie Lugan

Citer ce document / Cite this document :

Lugan Anne-Marie. Le fantôme de la liberté. In: Les Cahiers du GRIF, n°26, 1983. Jouir. pp. 115-120.

doi : 10.3406/grif.1983.1378

http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1983_num_26_1_1378

Document généré le 14/10/2015


Le fantôme de la liberté

Anne-Marie Lugan Dardigna

plus
«Et je ne
deviens
peux plus
captive,
courir
retenue
vers cepar
queunj'aime.
engourdissement
Et plus j'aime,
qui
me fige sur place. Et je me mets en colère, je me débats je
crie je veux m 'en aller de cette prison.
Mais quelle prison ? Où suis-je recluse ? Je ne vois rien qui
m'enferme. C'est dedans que je sub maintenue, en moi que
je suis prisonnière. Comment aller dehors? Et pourquoi
suis-je détenue en moi?»
Luce Irigaray
«Et l'une ne bouge passons l'autre»

Poser la question de la jouissance des femmes, c'est immanquab


lement,pour moi se heurter à l'Absence... A quelque chose
d'entrevu parfois, mais pourtant toujours insaisissable, quelle
que soit l'humilité avec laquelle on l'envisage. Une absence dont
je détiendrais en moi le secret parce qu'en moi s'organiseraient
sans cesse des stratégies de renoncement au désir et de mise à dis
tance de la jouissance...

C'est dire à quel point il me semble avancer sur un terrain


bien étrange pour ce qui est d'en écrire: j'y suis «par
nature» dans une position de non-savoir, et «savoir» et
«comprendre» ne m'apporteront rien si j'en fais un
enjeu. Simplement j'aimerais décrire un peu, explorer,
un de ces scénarios du désir féminin tels qu'il y en a quel
ques uns dans notre littérature (si peu) et qui parlent si
bien, selon moi, de l'impossibilité de la jouissance fémi
nine, qu'ils nous aveuglent presque entièrement lorsque
nous les lisons : certains texte de Colette, de Marguerite
Duras ont sur nous le même effet que La Princesse de
Clèves de Madame de Lafayette. Ils irradient une sorte
de féerie, de magie, qui nous séduit, nous conduit à
l'écart du sujet trop brûlant pour être regardé en face *
notre refus devant les risques de la jouissance.

Jusqu'à maintenant a été faite la critique de l'imaginaire


masculin qui donne toujours à voir une femme consent
ante,une femme qui ne sait pas dire non, qui ne veut
pas, ou qui ne peut pas. Il semble aujourd'hui plus
important de me demander pourquoi, au fond de moi, 115
toujours quelque chose dit non : à l'Autre, à celui qui est
différent, au désir, et surtout, au delà de à qui cela
s'adresse, dit non à ma propre jouissance.

La Princesse de Clèves, trois siècles après son invention


et son écriture par une femme me paraît condenser bon
nombre de nos représentations imaginaires sur «qu'est-
ce qu'une femme? ». Le personnage de la Princesse, tout
comme l'intrigue qui enchâsse le refus de la jeune-
femme, sont présentés dans une atmosphère si laudative
et si proche du rêve qu'il est quasi impossible de ne pas y
voir un scénario du désir féminin :

«Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de
tout le monde, et l'on doit croire que c'était une beauté
parfaite» puisqu'elle donna de l'admiration dans un lieu
où l'on était accoutumé à voir de belles personnes». (P.
247 éd. Garnier).

L'étonnante précision du «on doit croire», la notion de


perfection qui accompagne toujours le personnage, enfin
l'ambiguïté du mot «admiration», autre thème favori du
Le mot «admiration» et le verbe récit, tout cela nous place sur le terrain de l'imaginaire, et
«admirer» si fréquents dans le nous annonce que nous allons errer aux limites du repré
roman, ont au XVII* siècle,
encore plus qu'aujourd'hui, deux sentable.
sens contigus: l'un dérivé du latin
admirari, signifie «considérer avec L'éducation que lui a donnée Madame de Chartres sa
stupeur, avec surprise»; tandis mère, fait de la Princesse dès le début du récit un être
que l'autre (celui qui l'emporte d'exception. Quelqu'un de fort différent des autres fem
généralement dans l'usage mes et il est implicite qu'elle est au-dessus des autres fem
aujourd'hui) veut dire «contemp
ler avec émerveillement et res mes. Non seulement elle réunit toutes les qualités qu'on
pect». Dans le cas de la Princesse, peut souhaiter à une jeune personne - très belle, très
et tout au long du roman, il sem riche, intelligente et cultivée, on dirait que des bonnes
ble que les regards portés sur elle fées se sont penchées sur son berceau à sa naissance. Sa
participent d'un mélange de stu
peur, surprise, émerveillement et mère ajoute à cela une connaissance particulière de la
respect. vie:
«Elle faisait souvent à sa fille des peintures de l'amour;
elle lui montrait ce qu'il a d'agréable pour la persuader
plus aisément sur ce qu'elle lui en apprenait de dange
reux;elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs
tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où
plongent les engagements; et elle lui faisait voir, d'un
autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d'une honnête
femme, et combien la vertu donnait de l'éclat et de l'él
évation à une personne qui avait de la beauté et de la nais
sance», (p. 248).

Education morale réussie : la jeune femme devient pro


116 gressivement le prolongement glorieux de sa mère, appli-
quant en toutes circonstances les conseils que lui a prodi Mes conditions d'éducation
guéscelle-ci, entre autres : «d'avoir une extrême défiance fort différentes socialement de cel
les de Mademoiselle de Chartres
de soi-même». Silhouette stoïcienne sur le fond agité de m'ont cependant appris cette
la cour, la Princesse ne semble rien ressentir - ou presque défiance permanente de moi-
rien - n'est touchée par rien, même pas par son mariage même, et m'ont amenée à me voul
et paraît frappée d'une sorte d'autisme: elle ne com oir différente des autres femmes
du moins de l'idée que je me
prend pas ce que son mari lui demande lorsqu'il se plaint faisais des autres femmes. Il était
de n'être pas aimé; on peut dire aussi qu'elle ne «voit» interdit dans ma tête de me laisser
pas les hommes de la cour avant la rencontre de aller à mes désirs sensuels,
Nemours, enfin elle a l'air sourde aux louanges perman sexuels ou autres car ils repré
sentaient une menace terrible pour
entes que l'on répand sur son passage à tous moments:
mon avenir, notamment pour la
« Elle les recevait avec une modestie si noble qu 'il ne semb poursuite de mes études. Je ne
lait pas qu'elle les entendit, ou du moins qu'elle en fût pense pas être la seule dans ce
touchée»... (P 250). cas...

Quel rêve maternel, cette virginité inaccessible, sans trou


bleet sans désir... un ange - peut-être - qui passe à dis
tance de la vie, suscitant l'admiration fascinée de tous:

«Elle avait un air qui inspirait un si grand respect et qui


paraissait si éloigné de la galanterie que le maréchal de
Saint-André, quoique audacieux et soutenu de la faveur
du roi, était touché de sa beauté, sans oser le lui faire
paraître que par des soins et des devoirs. Plusieurs autres
étaient dans le même état; et Madame de Chartres joi
gnait à la sagesse de sa fille une conduite si exacte pour
toutes les bienséances qu'elle achevait de la faire paraître
une personne où l'on ne pouvait atteindre». (P 260).
(C'est moi qui souligne).

Distancée d'elle-même la Princesse ne vit que par le


regard des autres et atteint cet idéal d'être protégée des
agressions sexuelles par sa pureté même, si bien mise en
scène par la mère.

Toute la rigueur de cette éducation cependant, la fro


ideur et l'indifférence de Madame de Clèves, ne me sem
blent nécessaires à l'économie du récit que parce qu'elles
vont faire apparaître avec plus d'éclat, le moment venu,
la toute puissance du désir. .

Ce moment nous est présenté par la narratrice avec tous


les privilèges du discours mythique. Comme la rencontre
de Michael Richardson et d'Anne-Marie Stretter, c'est le
prétexte théâtral, dramatisé à souhait, d'une fête et d'un
bal, qui présente l'un à l'autre deux êtres qui jusque là ne
s'étaient jamais vus : 117
«Le bal commença et comme elle dansait avec M. de
Guise, il se fît un assez grand bruit vers la porte de la
salle, comme de quelqu'un qui entrait et à qui on faisait
place. Madame de Clèves acheva de danser et, pendant
qu'elle cherchait des yeux quelqu'un qu'elle avait dessein
de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait.
Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut d'abord ne
pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par dessus
quelques sièges pour arriver où l'on dansait (...). Quand
ils commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un
murmure de louanges. Le roi et les reines se souvinrent
qu'ils ne s'étaient jamais vus et trouvèrent quelque chose
de singulier à les voir danser ensemble sans se
connaître», (p. 262).

Voilà que celle qui ne ressentait rien, qui n'était touchée


par rien - ne voyait pas, n'entendait pas et ne voulait ni
voir ni entendre -à partir de cette rencontre, se trouble,
rougit, pâlit, bref se met à vivre enfin. Elle qui méprisait
cela jusqu'à présent s'intéresse aux intrigues de la cour
pour apprendre les secrets du Duc. Surtout, elle le voit,
elle le regarde intensément et le récit s'accélère dans la
répétition passionnée du verbe voir.

Or l'efficacité de la parabole en dépend le désir de


Madame de Clèves est un désir partagé. Le Duc de
Nemours semble, lui aussi, avoir découvert en elle l'objet
du désir tel qu'il ne l'avait jamais rencontré auparavant.
Son comportement change en tout et il n'y a rien dans sa
conduite jusqu'à la dernière page du roman qui puisse
fondamentalement décevoir la Princesse. La perfection
physique et morale du Duc, répondant si exactement à
celle de la jeune femme rend donc possible de manière
évidente la jouissance...

Que ce désir enfin mette en jeu le corps et la sexualité


c'est là encore évident; plusieurs détails symboliques
l'attestent dans le fil du roman, notamment l'épisode où
le Duc, caché dans le parc, observe sans être vu la Prin
cesse, et la voit tenant dans ses mains une canne «une
canne des Indes fort extraordinaire, qu'il avait portée
quelques temps»... La Princesse l'a ni plus ni moins
empruntée à la sur du Duc «sans faire semblant de la
reconnaître». Et Madame de Clèves, dans la solitude de
la nuit d'été, noue des rubans de couleur jaune (signe de
reconnaissance entre elle et Nemours) autour de la
canne, puis va rêver longuement devant un grand tableau
des personnages de la cour où se trouve un portrait du
118 Duc...
Toutes les conditions paraissent réunies pour que le
roman nous apprenne par quelles péripéties devra passer
cette femme pour arriver à sa jouissance.

Mais c'est le contraire qui se produit: le roman n'est


qu'une longue stratégie du refus de cette jouissance et
nous raconte l'histoire d'un renoncement, parce que le
désir, pour une femme, est insoutenable.

Insoutenable pour la mère: dès qu'elle perçoit les mar


ques du désir chez la Princesse et alors que celle-ci encore
ne se l'est pas avoué à elle-même, qu'elle comprend
ensuite que ce désir là a pour objet le Duc de Nemours,
c'est-à-dire quelqu'un contre lequel elle ne pourra pas
lutter, Madame de Chartres est prise d'une fièvre mort
elle qui la fait disparaître en quelques jours.

Même si le rapport de cause à effet n'est pas explicite


dans le roman, il est flagrant dans la dynamique narra
tive ; les propos même de Madame de Chartres sur son lit
de mort sont sans équivoque « Vous êtes au bord du pré
cipice» dit-elle à sa fille, «Si quelque chose était capable
de troubler le bonheur que j'espère en sortant de ce
monde, ce serait de vous voir tomber comme les autres
femmes mais si ce malheur vous doit arriver, je reçois la
mort avec joie, pour n'en être pas le témoin», (p. 278).

C'est là que nous pouvons revenir à ce qu'écrit Luce Ir


igaray : « Et je ne peux plus courir vers ce que j 'aime (...).
Je me mets en colère, je me débats, je crie - je veux m'en
aller de cette prison. Mais quelle prison?

(...) Et pourquoi suis-je détenue en moi?». -

Madame de Clèves va crier, se débattre, à sa manière...


Elle n'en meurt pas comme sa mère. Elle vit, mais pour
dire non à Nemours, pour refuser la réalisation de son
désir pour lui, alors que rien ne s'y oppose si ce n'est elle-
même par une obstination qui peut paraître étrange:
« Je n 'espère pas aussi de surmonter l'inclination que j'ai
pour vous. Elle me rendra malheureuse et je me priverai
de votre vue, quelque violence qu'il m'en coûte».
(p. 389)..

Surtout, l'argument essentiel que donne la Princesse, au


delà de la mort de son mari, c'est qu'un jour Nemours ne
l'aimera plus, et comme c'est à ses yeux - dit-elle - la
chose la plus terrible qui puisse lui arriver, elle préfère ne
jamais plus le revoir... 119
Ce qui m'a toujours frappée dans cet implacable raiso
nnement de Madame de Clèves, c'est qu'elle se situe, elle,
comme en dehors du mouvement de la vie. La vie sup
pose certes qu'un jour Nemours n'aime plus Madame de
Clèves de la manière dont il l'aime alors qu'elle se refuse
à lui. Mais elle suppose aussi, symétriquement, le risque
pour Madame de Clèves, de ne plus aimer le Duc, par le
jeu dialectique que représente le fait de vivre. Peur, refus
de la vie, au fond. Peur et refus de se situer dans le mou
vement, d'avoir une histoire, un devenir. Refus, aussi,
des femmes, à travers la femme qu'elle est, d'entrer dans
l'Histoire. La jouissance suppose la vie, le mouvement,
les passions et la souffrance. A tout cela Madame de Clè
ves préfère son «repos» et sa «tranquillité» comme seule
voie possible pour la conquête de son autonomie.

Sans doute serait-il intéressant Dans le refus final de la Princesse à Nemours, la malédic
d'analyser comment dans les liens tion de la mère, le poids de l'éducation donnée par celle-
qui entravent la mère et la fille ci ont certes pesé de manière décisive. Quelque chose est
viennent interférer les représenta bien passé, transmis par la mère. Pourtant la fille a fran
tions mentales de nos sociétés sur
la sexualité, le désir, la jouissance. chipar rapport à celle-ci un pas qualitatif exemplaire:
Comment toute réflexion réelle alors que Madame de Chartres, face au désir de sa fille
sur la maternité est oblitérée par (prolongement idéal d'elle-même) choisit de disparaître,
cette impossibilité des femmes à choisit la mort, comme seule réponse possible au désir,
assumer leur jouissance. Peut-être Madame de. Clèves, elle, choisit de vivre, mais une vie
n'est-ce pas exactement la matrice
ou l'utérus qui vient occulter le hors de l'histoire - anhistorique pourrait-on dire -, hors
sexe des femmes, mais peut-être la du réel de la jouissance. Elle a «réussi » ce que sa mère ne
représentation du sexe, faussée pouvait réaliser: soutenir le choc du désir et renoncer à
par effet idéologique, permet-elle jouir. Ce qu'elle prend alors, c'est la place de La Femme,
le non-pensé de la maternité? Ce telle que nous la vivons encore aujourd'hui.
ne sont que des hypothèses que
j'avance prudemment.
Il serait intéressant un jour d'analyser l'impasse du fémi
nisme dans le mouvement précieux: les femmes y ont
éludé le rapport à l'histoire, au réel, qu'aurait supposé le
fait d'assumer le désir et la jouissance et d'en chercher la
juste position. Les précieuses ont pensé au contraire qu'il
fallait éviter les passions au même titre que le mariage,
pour arriver à vivre libre et trouver la sérénité de l'auto
nomie. Nous avons, je crois, à interroger la représenta
tion des femmes qui s'est élaborée à ce moment là du pre
U faudrait analyser l'influence de
Descartes, du Jansénisme, mais ce mier mouvement féministe de l'histoire.
serait une autre perspective; à la
fois par choix et par manque de Dans le roman de Madame de Lafayette, Madame de
temps, j'ai décidé d'emprunter de Chartres est encore une femme de la génération précé
nombreux raccourcis et d'en rester dente, Madame de Clèves annonce les femmes de l'âge
à l'épure du roman dans ce qui moderne telles que les ont souhaitées les précieuses : hors
pouvait le rendre proche de mes
représentations personnelles et de de la question du sexe, du désir, de la jouissance et donc,
celles, je pense, d'un certain nomb de l'histoire. Etrange exemple, la Princesse choisit de
red'entre nous aujourd'hui. vivre en filigrane la liberté des fantômes.

120 Anne-Marie Lugan Dardigna

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