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Socialism Fascite

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DRIEU LA ROCHELLE

SOCIALISME
FASCISTE

Hommage de VAuteur
EDITIONS DE LA
NOUVELLE REVUE
FRANÇAISE
ruy 43, RUE DE
PARIS-VII*
TÉL. : LITTRÉ 28-QI A 28-93
BEAÜNE

R. C. : SEINE N° 35.807

DRIEU LA ROCHELLE

SOCIALISME
FASCISTE
UN VOLUME IN-16 DOUBLE-COURONNE 15 fr.

Je suis plus européen que jamais et plus que jamais je dénonce la


guerre comme un geste perverti, inverti qui, entraînant ce qui reste de
virilité en Europe, la détruira sans gloire, en un instant.
Mais je ne crois pas le fascisme particulièrement coupable de cette
folie, bien que je la dénonce chez lui comme dans les autres; mouve-
ments mondiaux. Par ailleurs^, je vois ^ans le fascigm^naMBBMBM|jS3Ë

—soiii nullëmètrt en Europe-n^ c.«


et masquent sous des mot*ieyîl^5®uTrx±.:!^mcès et incompris, une vieille
tendance démocratique complètement gâteuse, il m’a bien fallu me
rabattre sur la seule force capable en Europe de porter des coups au
sinistre et mortel complexe : démocratie et capitalisme.
J’apprécie le risque où je me jette, mais aussi j’ai approché d’assez
près la politique pour savoir que la politique est le lieu même du
risque et de l’épreuve. Il est temps de se jeter à l’eau.
DRIEU LA ROCHELLE.

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRA GE 25 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN


PUR FIL LAFUMA : 40 FR. ET 50 EXEMPLAIRES SUR ALFA : 28 FR.
DU MÊME AUTEUR :
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LA COMÉDIE DE CHARLEROI (Prix de la Renaissance 1934) 15 fr.
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DE LA NOUVELLE » 15 fr.

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GENÈVE OU MOSCOU. (N. R. F.)
L’EUROPE CONTRE LES PATRIES. (N. B. F.)
DRIEU IA ROCHELLE

SOCIALISME
FASCISTE

GALLIMARD
Paris — 43, rue de Beaune
S. P.
U Édition originale de cet ouvrage a été tirée à cent vingt
exemplaires, soit quarante-cinq exemplaires sur vélin pur
fil Lafuma-Navarre dont vingt-cinq exemplaires numérotés
de 1 à 25 et vingt exemplaires hors commerce marqués de
SL à t, et soixante-quinze exemplaires sur alfa Navarre,
dont cinquante exemplaires numérotés de 26 à 75 et vingt-
cinq exemplaires hors commerce numérotés de 76 à 100.

Tous les droits d’adaptation, de reproduction et de traduc-


tion réservés pour tous les pays, y compris la Russie.
Copyright by Librairie Gallimard 1934.
I

CONTRE MARX
I

L’IDÉE DE PROLÉTARIAT

L’existence du prolétariat comme une nouvelle forme


sociale s’est imposée, voici plus d’un siècle.
La forme prolétarienne n’a été connue ni de l’Anti-
quité ni du Moyen Age. Le prolétaire n’est ni un esclave
ni un serf, étant libre de tout lien personnel avec un
maître ; il a une indépendance théorique qui d’un côté
l’avantage et de l’autre le désavantage par rapport à
l’esclave et au serf. Le prolétaire n’est pas non plus
l’artisan du Moyen Age, encadré dans la forme tuté-
laire et disciplinaire de la corporation. Mais c’est d’élé-
ments pris dans ces classes antérieures que le prolétariat
s’est formé, d’artisans, de paysans destitués de leur état.
Avec des caractères effrayants, le prolétariat s’est
manifesté peu à peu dans les grandes villes du monde
à mesure que s’y développait le règne complexe de
l’industrie scientifique, du capitalisme et de la démo-
cratie.
Les économistes et les littérateurs ont commencé de
le signaler, puis de le déterminer au commencement du
xixe siècle, en Angleterre et en France. A peine l’a-t-on
aperçu qu’on a dû le prendre en pitié. On a ensuite
sollicité en sa faveur l’indignation des esprits libres.
Plus tard on a jugé plus efficace de provoquer et de
cultiver sa propre colère : ce second procédé a donné
d’assez grands résultats. Mais ce que le prolétariat a
gagné d’un côté, il l’a reperdu d’un autre. Plus il gagne
d’avantages plus il perd d’être. D’autre part, ses diffi-
cultés se confondent de plus en plus avec celles de toutes
les autres classes.
La gravité du problème posé par une condition qui
fut longtemps tout à fait particulière a été ressentie dans
les esprits à travers les différentes formes de la pensée
socialiste. Une forme de cette pensée socialiste a bientôt
et pour longtemps dominé toutes les autres ; et aux
yeux de la plupart des Français, ennemis ou amis, mal
informés des grands événements dont autour d’eux se
gorge le monde elle semble encore dominante : c’est la
forme marxiste. Le marxisme est tout entier dans la
conception précise et étroite qu’il se fait du prolétariat,
de son origine, de ses souffrances, de ses vertus, de ses
possibilités, de son destin. Il fait de cette conception
tranchée le fondement de toute pensée socialiste.
Cette conception s’est affirmée à plein dans le Mani-
feste Communiste de 1847 ; et, en dépit de plus longs
et subtils travaux, elle ne s’est pas modifiée depuis
foncièrement ni dans l’esprit de Marx, ni dans l’esprit
des Marxistes. Étant brutalement simple, elle peut se
résumer sans perte dans deux sentences : 1° De même
que la bourgeoisie a renversé la féodalité, le prolétariat
renversera la bourgeoisie ; 2° La révolution qui libérera
1 ensemble des classes du règne capitaliste se fera par
la classe prolétaire et par elle seule.
Nous voudrions analyser ces deux sentences à la
lumière de Thistoire, montrer leur fausseté fondamen-
tale — mais en même temps que cette négation amener
au jour l’affirmation qu’elle implique.
La première sentence exprime le thème de la lutte
de classes ; la deuxième en dégage le motif de la révo-
lution prolétarienne.

1. — MYTHOLOGIE DE LA LUTTE DES CLASSES.

Prenons quelques phrases essentielles du Manifeste.


« Toute l’histoire de la société humaine jusqu’à ce
jour est l’histoire de luttes de classes (§ 2). » Voilà le
principe.
<( classe (la bourgeoisie) écrasée sous la toute-
puissance des seigneurs féodaux, association armée de
pouvoirs et autonome dans les communes ; ici répu-
blique urbaine indépendante ; là, tiers-état taillable et
corvéable de la monarchie ; puis, une fois venu l’âge
des manufactures, contrepoids faisant équilibre à la
noblesse aussi bien dans la monarchie aristocratique que
dans la monarchie absolue, pierre d’assise et base essen-
tielle des grandes monarchies quelles qu’elles fussent ;
— l’institution de la grande industrie et du marché
universel lui livre enfin, par droit de conquête, la souve-
raineté politique totale dans l’État représentatif moderne.
La puissance gouvernementale moderne n’est autre
chose qu’une délégation qui gère les intérêts communs
de la classe bourgeoise tout entière (§ 5)...
« Ainsi les armes dont la bourgeoisie s’est servie pour
abattre la féodalité, se retournent à présent contre elle-
même. Ce n’est pas tout. Ce ne sont pas les armes seule-
ment, dont elle périra, qu’elle a forgées. Les hommes
aussi qui useront de ces armes — les ouvriers modernes,
les prolétaires, c'est elle qui les aura engendrés » (§ 15).
(Manifeste communiste, écrit en 1847 par Karl Marx
et Frédéric Engels pour la Fédération des Commu-
nistes).
Tel est le raisonnement. L’histoire n’étant que lutte
de classes, puisque la bourgeoisie a remplacé la noblesse,
le prolétariat remplacera la bourgeoisie. Puisqu’on a été
de A à B, on ira de B à C.
Nous laisserons de côté le raisonnement économique
sur quoi prétend se fonder ce raisonnement politique
et social. Il n’est nullement de notre compétence, mais
puisque les deux raisonnements sont liés, il semble que
frappant l’un nous frappons l’autre.
On suppose donc qu’il y a entre B et C le même rap-
port qu’entre A et B, qu’il y a entre le prolétariat et
la bourgeoisie le même rapport qu’entre la bourgeoisie
et la noblesse. Mais avant d’examiner la légitimité de
ce parallèle, remarquons que le raisonnement repose
sur certains postulats qui n’ont jamais été approfondis
psychologiquement, ni démontrés dans le détail histo-
rique par Marx. A savoir :
1° une classe peut exercer effectivement en tant que
classe la souveraineté politique totale, elle peut donc
être remplacée dans cette souveraineté par une autre
classe.
2° la lutte des classes qui s’exerce à propos de cette
souveraineté se résout finalement dans la lutte entre
deux classes.
3° il y a un véritable remplacement dans l’ordre des
avantages matériels et moraux et non pas seulement
politiques par une classe plus nombreuse, plus jeune,
mieux adaptée d une classe moins nombreuse, dépassée,
fatiguée.

a) Mythe de la classe gouvernante.

Examinons d’abord cette idée qu’on se fait de la vie


des classes dans le plan politique.
On croit qu’une classe, à tel moment, domine politi-
quement par sa masse la masse des autres classes, qu’elle
détient le pouvoir politique en tant que masse. Par
exemple, on croit que la noblesse et le clergé ont détenu
collectivement le pouvoir, et qu’ensuite la bourgeoisie
a repris collectivement ce pouvoir.
Cette prémisse peut être absolument niée. Une classe
est formée d’un grand nombre d’individus ; or, le pou-
voir n’est jamais tenu et exercé en fait que par un petit
nombre d’individus. Il est donc a priori abusif et erroné
de dire qu’une classe détient le pouvoir politique, « la
souveraineté politique totale ».
Détenir le pouvoir, ce n’est pas avoir accès à la
plupart des fonctions moyennes ou inférieures de l’admi-
nistration, ce n’est pas non plus avoir un accès presque
exclusif dans certaines branches, c’est avoir en main
les leviers de commande (1). Ainsi la primauté qu’avait
sous l’Ancien Régime en France la noblesse dans les
fonctions de l’Église, de l’Armée et jusqu’à un certain
point de l’Administration, ne représentait qu’un privi-
lège social et non un pouvoir politique. On l’a bien vu
en 1789, où la noblesse n’a pas pu lutter parce qu’elle
était politiquement désarmée en tant que classe. Ce
qu’elle avait bien compris, puisque lors de la minorité
de Louis XIII, de Louis XIV et de Louis XV, elle avait
essayé tout utopiquement de conquérir dans sa masse
le pouvoir politique, les leviers de commande. De même

(1) « A prendre le terme dans la rigueur de Facception, il n'a


jamais existé de vraie démocratie, et il n’en existera jamais. Il est
contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le
petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste
incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l’on
voit aisément qu’il ne saurait établir ponr cela des commissions,
sans que la forme de Vadministration change. En effet, je crois
pouvoir poser en principe que, quand les fonctions de gouverne-
ment sont partagées entre plusieurs tribunaux, les moins nom-
breux acquièrent tôt ou tard la plus grande autorité, ne fût-ce
qu’à cause de la facilité d’expédier les affaires, qui les y amène
naturellement. » J.-J. ROUSSEAU, Contrat Social, Livre III,
Chapitre IV.
aujourd’hui la bourgeoisie riche tient les avenues dans
la diplomatie, certaines administrations publiques ou
privées ; mais elle ne détient pas le pouvoir politique.
On le verra bien lors de la prochaine révolution, comme
on l’a vu à Rome et à Berlin.
En réalité, il n’y a jamais qu’une petite élite qui
gouverne et qui, pour gouverner, s’appuie sur une ou
plusieurs classes, en fait toujours sur un complexe de
classes. Cette élite est formée d’éléments d’aventure.
Chaque personne qui y entre s’impose individuellement.
Ces personnes sont plus nombreuses que les places à
pourvoir : derrière celles qui sont occupées, les autres
demeurent en réserve. Cela forme un ensemble où cer-
tains ne font que passer, tandis que d’autres demeurent.
Il y a des hommes qui n’ont fait que traverser la Cour
de Versailles ou le Palais-Bourbon, d’autres y sont
demeurés cinquante ans. Mais l’ensemble donne l’idée
de la permanence.
Une telle équipe disparate et persistante accepte des
personnes qui sont souvent étrangères aux classes sur
lesquelles elle s’appuie. La complexité de l’évolution
des classes, qui à chaque moment crée une situation
sociale beaucoup plus confuse que celle que traduit
Marx, exige cette variété dans la composition de l’élite
gouvernementale. Par exemple, avant 89, les agents du
pouvoir royal qui s’appuyaient sur la noblesse et le
clergé et, d’ailleurs, en même temps sur la bourgeoisie
pouvaient être des bourgeois et même de mince extrac-
tion. Témoins : le cardinal Fleury, le cardinal Dubois,
et plus haut Mazarin. Richelieu, issu de la noblesse, a
combattu sur le terrain politique la noblesse. De même
depuis 89, la bourgeoisie riche a laissé le plus souvent
le pouvoir à des hommes issus de la plus petite bour-
geoisie, parmi lesquels les plus aggressifs contre elle ont
été de hauts bourgeois isolés comme Caillaux et
Waldeck-Rousseau.
Il faut insister sur les caractères humains qui pré-
sident à la formation de l’élite gouvernementale. Ce
sont des caractères psychologiques qui semblent cons-
tants dans l’espèce humaine et qui donc débordent le
point de vue des classes. Le fait de la valeur individuelle
implique un nombre trop grand d’éléments subtils pour
pouvoir être soumis aux conditions d’une époque et
d’un milieu. La subtilité de ces éléments fait qu’on
parle du hasard si, dans une époque soi-disant aristo-
cratique, on voit des hommes sortis de rien qui accèdent
au plus haut pouvoir, ou si, au contraire, dans une
époque soi-disant démocratique des aventures indivi-
duelles restituent le fait aristocratique dans sa plus
rude évidence. L’ambition et le génie sont de rares et
inévitables retours qui transcendent les moments pas-
sagers'de d’évolution de la société, les luttes et change-
ments de classes.
Une classe ne gouverne pas, elle appuie une équipe
de gouvernement. Cette idée du gouvernement des
autres classes par une classe vient de l’erreur suivante :
on confond le pouvoir politique avec les privilèges
sociaux. La noblesse ne touchait même pas par beau-
coup d’individualités issues de ses couches anciennes
le pouvoir sous les rois, qui l’exerçaient le plus souvent
par le truchement de roturiers ou d’anoblis récents ;
mais elle jouissait de privilèges sociaux comme contre-
partie de sa soumission, puis de son appui à l’institution
de la monarchie absolue. De même au xixe siècle, la
bourgeoisie riche n’a tenu le pouvoir directement par
des individus qu’à quelques instants ; mais elle jouissait
dans son ensemble, auprès du pouvoir, de privilèges
sociaux dont elle se contentait, dont il lui fallait bien
se contenter, parmi plusieurs classes — par exemple,
la liberté et même la licence dans le maniement des
masses industrielles.
Cette distinction entre le pouvoir politique effectif et
l’exercice de privilèges, ce n’est pas une nuance subtile
et qu’on puisse dédaigner, c’est un fait capital dont la
méconnaissance représente un grave manque d’obser-
vation, une grande ignorance de l’histoire, et ne peut
engendrer qu’erreurs et déceptions comme il arrive aux
Marxistes. Mais les Marxistes ne font que rappeler, dans
le cycle de leurs vantardises et de leurs dépits, les zéla-
teurs de tout exclusivisme de classe (les Ultras français
du début du xixe siècle, les Tories de la fin du xvne siècle
et du début du XVIII6 en Angleterre, les conservateurs
prussiens).
La masse d’une classe ne gouverne pas ; en consé-
quence, lors d’un grand changement politique et social,
une classe gouvernante n’est pas remplacée par une des
classes gouvernées. Il y a un simple remplacement d’une
élite de gouvernement par une autre élite, animée d un
nouvel esprit, armée d’une nouvelle technique. En 1789,
la bourgeoisie n’a pas remplacé au gouvernement la
noblesse pour la bonne raison que celle-ci ne gouvernait
pas, n’avait jamais gouverné ; mais une équipe de gou-
vernement d’un nouveau type a remplacé une équipe
d’un type périmé. Une élite où se mêlaient les anciens
nobles d’épée, les anciens anoblis de robe, avec les rotu-
riers récemment blasonnés, a été remplacée par une élite
où l’on retrouve encore des nobles, des anoblis et des
roturiers. Parmi les chefs révolutionnaires, nous trou-
vons des aristocrates comme Mirabeau, Talleyrand,
Sieyès, Barras ; anoblis comme Héraut de Séchelles ;
petits nobles comme Robespierre, Saint-Just, Bona-
parte ; anciens prêtres comme Fouché, Billaud-Varennes,
Le Bon (1). En Angleterre, d’ailleurs, le régime parle-
mentaire a été défendu au xvine siècle par les plus
grands noms de l’aristocratie, et le régime démocratique
instauré au xixe par ces mêmes noms.
Ce qui change surtout c’est la technique : sous les
apparences du régime représentatif, la technique bureau-
cratique s’est définitivement abstraite, compliquée,
raffinée. Et autour de la nouvelle élite politique, il s’est
formé une nouvelle sphère sociale de privilégiés et de
profiteurs. De même que la nouvelle élite obéit à de

(1) Si, plus tard, les noms nobles se font plus rares, du moins
en France, c’est que ne fonctionne plus la « savonnette à vilains »
comme en Angleterre. Voir plus loin nos vues sur la circulation
sociale.
nouveaux mots d’ordre (action sur l’opinion par les
manifestes, les discours, la presse, les élections, les
manœuvres parlementaires, et non plus par les intrigues
de cour, par une pression indirecte sur les classes), la
sphère privilégiée, suivant un nouveau désir, recherche
l’argent donnant le prestige et non plus le prestige
donnant l’argent.
Il n’y a pas eu une masse gouvernante plus nombreuse
qu’auparavant. Dans le cadre des institutions démocra-
tiques et parlementaires, la bourgeoisie n’a pas exercé,
en dépit des simulacres du système représentatif, un
pouvoir plus collectif que les classes soi-disant domi-
nantes de l’ancien régime. S’il écarte les mots, quelle
différence pour l’observateur cynique entre le « monde
parlementaire » et le « monde de la Cour »? Il y a tou-
jours quelques centaines d’ambitieux faibles et ineffi-
caces, qui ont trouvé le moyen d’arriver jusqu’aux
antichambres et aux couloirs et qui se remuent autour
des cent ministrables. Ce cercle des ministrables s’agite
lui-même autour des cinq ou six chefs de gouvernement
possibles. L’élite gouvernementale est concentrée dans
ces deux cercles. En dépit des remous révolutionnaires
ou électoraux, ces deux cercles, depuis 1789, sont restés
immuables dans leur tradition politique, et se sont
typifiés dans certains personnages, des revenants.
Par exemple : Fouché et Talleyrand, plus tard Thiers,
plus tard Clemenceau. Ces cercles restent seuls efficaces,
tant que la technique qu’ils emploient répond à l’état
économique, est souhaitée ou tolérée par l’histoire. Et
sous ces cercles gouvernants, s’épanouissent passivement
les classes d’appui, les classes privilégiées.
L’évolution économique (1) exige à un moment donné
une nouvelle technique gouvernementale et un nouvel
esprit dans la législation sociale. Une société commer-
çante et industrielle a besoin d’autres lois et d’autres
chefs qu’une société agricole et militaire. En 89, les
hommes d’épée et les grands propriétaires terriens
étaient depuis toujours écartés en gros du gouverne-
ment ; mais les bourgeois, les nobles de robe ou de cour
qui gouvernaient devaient se prêter à des habitudes
anciennes et fatiguées, où persistaient d’un poids acca-
blant les souvenirs de l’époque agricole et militaire.
En Angleterre, le passage d’un état à l’autre s’est
fait aussi difficilement et violemment qu’en France dans
l’ordre politique, mais d’une façon plus insensible dans
l’ordre social. Une aristocratie terrienne et militaire
s’est métamorphosée peu à peu en une grande bour-
geoisie industrielle et commerciale, qui fut titrée d’ail-
leurs. Cependant, le pouvoir de fait n’a jamais été
qu’aux mains d’un cercle de quelques personnes minis-
trables, gentlemen de plus ou moins ancienne date.

(1) Nous semblons admettre le point de vue du matérialisme


historique ; mais il n’en est rien. Si nous parlons constamment
de la pression des événements économiques sur les événements
politiques, dans notre esprit qu’est-ce qui caractérise un événement
économique ? Comme pour Marx le changement dans les forces
de production. Mais qu’est-ce qui change les forces de production ?
Les inventions. Rien de moins matériel. L’invention de la vapeur
n’est pas un fait plus matériel que l’invention du calcul différentiel
ou l’invention de la Joconde.
En Allemagne, la caste prussienne s’est adaptée à sa
manière.
Après cette analyse, nous pouvons revenir au raison-
nement de Marx : De A à B... Nous pouvons nier que
le pouvoir politique soit passé de A à B, de la noblesse
à la bourgeoisie. Nous pouvons affirmer, ce qui est tout
différent, que le pouvoir est passé d’un type d’élite
politique hors classe à un autre type hors classe ; et
qu’en dessous de cette élite, de nouveaux privilèges
ont engendré une nouvelle classe privilégiée. Bempla-
cement d’une technique politique par une autre tech-
nique politique, remplacement en dessous d’un ordre
de privilèges par un autre ordre de privilèges.
Mais aucun changement dans le rapport des nombres.
En dépit des figures du suffrage universel et de la
représentation parlementaire, il n’y a point de rempla-
cement dans la souveraineté d’une classe moins nom-
breuse par une classe plus nombreuse, il n’y a point
d’élargissement à la base dans l’ordre du gouvernement.
Le rapport des nombres reste fixe : le flot social passe
à travers ces termes comme l’eau d’une rivière à travers
des écluses.
D’après cette analyse du rapport A B, nous pouvons
induire ce que peut être le rapport B G. Nous étant
placés sur le terrain choisi par lui des précédents dont
la répétition doit faire apparaître l’action d’une loi
historique nous avons le droit de retourner le raison-
nement de Marx et de proposer : « De même que la
bourgeoisie n’a pas remplacé la noblesse en tant que
classe gouvernante, le prolétariat ne remplacera pas la
bourgeoisie sous ce rapport. » La dictature politique du
prolétariat semble être un mythe construit comme
contre-partie du mythe d’une dictature de la bourgeoisie,
une impossibilité dans le futur en face d’une irréalité
dans le passé.

b) Le mythe du duel entre deux classes.

Qu’on ne nous dise pas qu’au cours de notre raison-


nement nous avons joué sur les mots : ce sont Marx et
Engels qui se servent des mots avec légèreté. Car, ou
bien ils se contredisent, ou bien dans leur esprit l’un
des termes de la contradiction dans laquelle ils tombent
à leur insu, est plus fort que l’autre. En effet, quand
ils avancent que « la puissance gouvernementale moderne
n’est autre chose qu’une délégation qui gère les intérêts
de la classe bourgeoise », leur analyse sommaire a l’air
d’approcher un peu du rapport réel d’une classe dans
sa masse avec la sphère gouvernementale. Ils entre-
voient qu’il y a une distance entre la classe profiteuse
et le cercle gouvernant. Mais, par ailleurs de façon con-
tradictoire, ils parlent de la souveraineté politique totale
dévolue à la classe bourgeoise. Et ils promettent cette
souveraineté politique totale à une autre classe, la prolé-
taire. C’est bien là le fond de leur conception.
Or, non seulement cette dernière conception est fausse
pour la raison que nous venons de voir, à savoir l’impos-
sibilité psychologique pour une masse même restreinte
d’exercer une fonction qui est le fait du petit nombre,
mais encore la conception qu ils effleurent du pouvoir
d’ime classe délégué à une élite, est fausse aussi, en
dernière analyse. La puissance gouvernementale ne peut
être la délégation d’une classe, parce qu’il y a plusieurs
classes.
Ici, nous touchons un autre postulat sur lequel repose
le raisonnement central du marxisme sur la lutte des
classes : la réduction du nombre des classes à deux (1).
Nous avons feint d’admettre ce postulat et de croire
avec Marx que le théâtre social avait tout entier été
rempli par le duel de la bourgeoisie et de la noblesse,
puis de la bourgeoisie et du prolétariat. Mais il n’en
est rien.
Il y a toujours eu plusieurs classes en présence. Au
Moyen Age, à côté du clergé de composition complexe,
il y avait la bourgeoisie naissante ou renaissante de
l’Antiquité, diverses noblesses, l’aristocratie souveraine
et deux ou trois espèces de paysans. Sous la monarchie,
il y avait cinq ou six classes. Peut-on confondre noblesse
d’épée et noblesse de robe, haut et bas clergé, clergé
séculier et clergé régulier, bourgeois des villes et paysans
libres ou serfs, anciens artisans et nouveaux manufac-
(1) Marx semble faire des réserves sur le passé. Il écrit . « Aux
époques de l’histoire qui ont précédé la nôtre, nous voyons à peu
près partout la société offrir toute une organisation complexe de
classes distinctes, et nous trouvons une hiérarchie de rangs sociaux
multiples... et chacune de ces classes comporte à son tour une
hiérarchie particulière. » § 2.
Mais cette observation est en contradiction avec tout ce qu il
dit du rapport de lutte entre féodalité et bourgeoisie.
turiers ? Enfin, de notre temps, nous savons bien qu’il
en est de même. Comme nous aurons plus loin l’occasion
de le voir de près, la société va en s’embrouillant infi-
niment. Mais cela lui donne une apparence d’indéter-
mination ; et l’on prend l’indétermination pour de la
simplification.
Marx ne s’est guère soucié de la paysannerie tout
d’abord ; et ensuite ne sentant pas sa durée, il n’a pas
compris son esprit et son rôle. (Dans Le 18 Brumaire
de Louis Bonaparte, écrivant en 1852, il annonce le
proche renversement de celui-ci par la révolte des
paysans pauvres.) Il a aussi sous-estimé les classes
moyennes. En dépit des efforts d’observation qu’il a
faits en avançant en âge, il n’a pu aller jusqu’à détruire
ce qui était, du reste, la cheville ouvrière de son sys-
tème. Cheville qui est déterminée dans ces deux phrases
du Manifeste : « De plus en plus la société tout entière
se partage en deux grands camps ennemis, en deux
grandes classes directement opposées : la bourgeoisie
et le prolétariat (§ 3). » « Les classes moyennes d’autre-
fois, les petits industriels, les commerçants et rentiers,
les artisans et paysans, tous tombent dans le proléta-
riat (§ 18). »
Les Marxistes, après Marx, se sont épuisés à corriger
ces formules absolues ; mais ils n’ont jamais voulu y
renoncer. De là, leur continuelle déception devant l’his-
toire européenne depuis trois quarts de siècle. (Nous
verrons plus loin comment l’histoire russe ne contredit
qu’officiellement l’histoire européenne.)
Donc, il ne peut pas y avoir de gouvernement de
classe — ni direct, pour la raison psychologique que
peu d’hommes peuvent gouverner à la fois — ni indi-
rect, pour la raison sociale que placé toujours devant
un complexe de classes, un gouvernement ne peut
subsister qu’en reconnaissant toutes les classes qui sont
dans ce complexe et non pas en niant ce complexe au
profit de l’une d’entre elles.
La monarchie en France s’était établie autrefois entre
la noblesse ancienne d’épée, la noblesse nouvelle de
robe, le clergé, le tiers-état. Et elle a succombé parce
qu’elle n’a pas été capable de renouveler son calcul
d’équilibre. Les gouvernements qui se sont succédé
depuis 1789 ont dû travailler constamment à l’équilibre
entre la bourgeoisie riche, la bourgeoisie moyenne et
petite, la paysannerie et le prolétariat, entre l’industrie,
le commerce, l’agriculture, les professions libérales. Tous
ceux qui ont négligé ou mal calculé cet équilibre ont péri.

3. Le mythe du remplacement d'une classe par une autre


classe.

Il y a encore une autre notion qui est sous-entendue


par le raisonnement marxiste. Il faut aussi l’analyser.
Ayant en vue le passage de A à B, Marx suppose non
seulement qu’une classe se substitue à une autre classe
dans l’exercice effectif du pouvoir politique, mais encore
qu’elle la remplace dans la jouissance de nouveaux pri-
vilèges, par une translation matérielle, physique, numé-
rique. Là où était assis un noble, maintenant est assis
un bourgeois.
Or, en dépit des images qui encombrent la mémoire
d’un lecteur d’histoire, surtout d’histoire française, nous
nions cela. Nous nions qu’il y ait remplacement d’une
classe par une autre classe. Nous alléguons un tout autre
phénomène.
Nous nous attacherons à une remarque que fait Marx.
Marx, à propos du rapport A > B, remarque que la classe
qui conquiert la supériorité politique a déjà la supé-
riorité intellectuelle. Cette classe, inférieure politique-
ment, lui apparaît tout à fait supérieure intellectuelle-
ment et moralement, comme représentant la réalité du
présent contre l’illusion du passé.
Là encore, nous voyons Marx se rapprocher un ins-
tant de la simple et subtile vérité. Il aperçoit l’unique
ressort de la révolution politique, la nécessité d’inven-
ter une nouvelle technique gouvernementale, mais il
lui faut le décrire dans son langage de lutte de clas-
ses. Or, à nos yeux, sous le signe de cette nécessité,
il n’y a pas eu remplacement d’une classe intellec-
tuellement mal adaptée par une autre mieux adaptée,
mais modification progressive des mœurs et de l’esprit
d’une société tout entière, entraînant la confusion
d’éléments venant de toutes les classes dans une nouvelle
classe.
Contrairement à ce que croit Marx, il ne se constitue
jamais une nouvelle classe en face de l’ancienne. Il y a
toujours eu les éléments d’une bourgeoisie dans les villes
du haut Moyen Age, continuant la bourgeoisie gallo-
romaine. Mais le recrutement se fait plus fort d’un côté
que de l’autre. Les classes ne sont jamais immobiles,
elles perdent et elles gagnent sans cesse. Le recrutement
continuel qui se fait en partant du bas s’oriente à chaque
époque dans un sens nouveau, selon les besoins de la
technique. Et de plus, selon ces besoins, des éléments
de haut parage changent leur idéal et leurs désirs. Au
Moyen Age, les nouveaux apports ne se faisaient à la
classe dominante que par la voie des armes : un indi-
vidu qui perçait allait à la noblesse d’épée. Mais, de
bonne heure, la justice et l’administration parurent aussi
importantes que les armes ; l’atmosphère des hautes
classes ne fut plus tant la guerre que le gouvernement.
Les ambitieux allèrent donc de ce côté-là et dans l’Église.
Aux approches de 89, nouveau changement. Dans une
nouvelle classe dominante tendent à se confondre la
noblesse d’épée, la noblesse de robe, et une nouvelle
noblesse issue des finances, du commerce, de l’industrie.
Les mariages et l’ennoblissement sanctionnent et hâtent
cette fusion. Dans cette nouvelle classe, l’atmosphère
est celle de l’argent plus que du gouvernement. Les
ambitieux des basses classes et des hautes classes vont
donc de ce côté.
La noblesse commençait de vivre bourgeoisement
et depuis longtemps prenait les idées de l’époque, les
inventait elle-même en partie. (Fontenelle, Montesquieu,
Bufïon, Mirabeau.) Seul, l’exercice des privilèges d’une
autre époque l’empêchait d’exploiter pleinement des
privilèges plus féconds de l’époque nouvelle. Si la révo-
lution de 89 a précipité ce phénomène, elle l’a aussi
retardé. Elle a empêché l’évolution normale de la
noblesse et de la bourgeoisie l’une vers l’autre. Elle a
mis autour de la noblesse un écran de méfiance stérile,
tant dans un sens que dans l’autre et a fait du snobisme
quelque chose de plus sournois et de moins fécond
qu’en Angleterre.
Marx et Engels ont eu le tort de toujours ramener
leurs yeux sur la France, et de présenter en conséquence
le processus bruyant et apparent de 89, comme le
modèle de toute évolution sociale. En Angleterre, selon
une marche plus longue et plus souple, nous voyons
une aristocratie militaire et agricole se transformer en
une grande bourgeoisie mercantile et industrielle. Ce
qui vient de l’ancienne aristocratie garde quelques pri-
vilèges d’apparat, mais profondément s’adapte aux
nouveaux moyens de puissance. Et d’autre part, la
bourgeoisie, recevant des apports de cadets nobles et
de plébéiens ambitieux, recherche et partage les anciens
privilèges, après s’être pourvue des nouveaux. Ainsi,
il n’y a point remplacement d’une classe par une autre,
mais fusion de deux classes en une seule sous une nou-
velle règle de vie. Ce qui, après tout, a fini par se faire
aussi en France. Et ce qui se fait aussi, enfin, en Italie
et en Allemagne.
Des vues un peu détaillées sur la circulation sociale
nous permettent d’avancer plus profondément dans la
réalité que Marx qui prétend nous en traduire le secret
dans ses schémas simplistes. Il suppose que les classes
ont un contenu qui, une fois constitué, reste en gros
immuable. Pour qu’il y ait lutte de classes, il faut en
effet supposer une certaine stabilité dans les groupes
antagonistes. Mais son thème de la lutte de classes
repose là encore sur une proposition nullement démontrée.
Sur ce point comme sur d’autres, Marx a accepté les
préjugés de son temps. On avait encore peu réfléchi sur
cette question de la circulation sociale, et on y a, somme
toute, encore peu réfléchi. Pourtant, un contemporain
de Marx, Gobineau avait soulevé la question, dans son
livre d’0//ar Jarl. Gobineau se demande si ce sont tou-
jours les mêmes familles qui détiennent, à travers les
siècles, le haut du pavé : il tranche naturellement dans
le sens de l’affirmation. Son envie de prouver qu’il
descend en droite ligne d’Odin par un pirate norvégien
du ixe siècle, l’amène à improviser une thèse qui a au
moins le mérite de soulever des questions ignorées de
plus d’un sociologue. Il s’efforce de prouver par l’exemple
des siens que les familles prédestinées peuvent être
victimes des révolutions économiques et tomber dans
un abaissement momentané, mais que, par la force du
sang, elles reprennent bientôt le dessus et reparaissent
dans de nouveaux avatars. Les Gobineau, après avoir
perdu leurs privilèges féodaux à Gournay-en-Bray,
auraient affleuré de nouveau dans la noblesse de
robe à Bordeaux. Et de la sorte toute la nouvelle
classe de robe aurait été formée des surgeons de l’an-
cienne classe d’épée. Mais tout ceci est fort problé-
matique et sans doute ne pourra jamais être démontré.
J’insiste sur ce point de profonde incertitude. Gobi-
neau a touché là un point non moins grave et non moins
mystérieux de l’économie humaine que celui des
races, le point de l’origine des classes. Pour lui, l’un et
l’autre se confondaient : les classes n’étant que l’expres-
sion des races superposées. Mais pour nous rien n’est
moins sûr, mais nous continuons à discuter du problème
social, comme si cette question préalable de l’origine des
classes ne pesait pas sur nos raisonnements de tout
le poids de son mystère.
En attendant, nous ne pouvons qu’user des faits
tout proches de nous. Si nous examinons la composition
des classes dites dirigeantes en France et en Angleterre
dans les trois derniers siècles, nous voyons que les
familles ne durent pas longtemps dans les hautes sphères
et que les noms — les mots — seuls résistent un peu.
(De là, la nécessité pour Gobineau d’imaginer de longues
plongées.) Combien de familles ducales subsistent en
droite ligne depuis Louis XIY ? Trois, je crois. Et
en Angleterre, quel mouvement depuis Guillaume
d’Orange I II y a presque toujours quelque truquage
dans la continuité d’une famille — passage de la branche
aînée à quelque branche plus ou moins lointaine, ou
franche substitution d’un sang par un autre sang, sous
le même nom. Et tout le mystère de l’alcôve où passent
les amis et les valets.
D’autre part, que de noms nouveaux et, semble-t-il,
issus du plus bas. Nous devons en conclure, contraire-
ment à Gobineau et à Marx (1), que les classes ne forment
pas des ensembles homogènes et durables.
Ainsi, le processus que Marx nous propose du rem-
placement des classes les unes par les autres achève de
se dissoudre à nos yeux. Il y a toujours une vaste et
vague classe supérieure qui change d’époque en époque
de mœurs, de technique, d’esprit, et sans doute en partie
de contenu humain, mais il n’y a pas de substitution
de classes.

2. MYTHE DU PROLÉTARIAT, CLASSE CAPABLE


LE

DE RÉVOLUTION.

Réfléchissons sur cette dernière constatation que nous


venons de faire. Il n’y a pas eu de passage de A à B,
selon la conception de Marx. Il y a eu métamorphose
d’un complexe de classes supérieures dans un nouveau
complexe de classes supérieures. Rt, à 1 intérieur de
chacun de ces complexes, nous avons d’abord noté
qu’un certain rapport de nombre se maintient toujours
entre le cercle gouvernant et les classes d’appui et de
profit ; il nous faut noter maintenant ce qui se passe
au-dessous de ces classes. Les nécessités de la division

(1) On se récriera que Marx est fort loin des vues de Gobineau, et
qu’il considère dans les classes des états économiques dont il lui
importe peu que changent ou ne changent pas les participants.
Mais cela ne lui importe peu que jusqu’à un certain point. Il aurait
combattu et nié l’idée d’une trop vive circulation sociale qui tend
à désagréger évidemment les points d’appui de la lutte de classes.
du travail maintiennent au-dessous d’un complexe de
classes vaguement supérieures un complexe de classes
vaguement inférieures. Nous constatons ainsi une divi-
sion sommaire entre un haut et un bas social. Le point
sur lequel se fait la division, c’est en gros la distinction
de l’intellectuel et du manuel.
Cette distinction va en s’atténuant du fait de l’évo-
lution de l’économie ; et, sans doute, sera-t-elle toujours
un peu plus réduite. Il y aura une confusion de plus
en plus grande dans la grande masse sociale où s’oppo-
seront de moins en moins l’ordre manuel et l’ordre
intellectuel. Mais en attendant ?
Il importe d’insister sur le changement de plans qui
se produit ici. La discussion menée dans cet essai change
de terrain. Nous avons montré dans le passage de la
féodalité à la bourgeoisie le simple remplacement d’une
aristocratie de privilèges par une nouvelle aristocratie
de privilèges. Nous n’avons trouvé aucune novation
dans la structure de la société. Mais le passage de la
bourgeoisie au prolétariat, au contraire, ne pourrait se
faire que par un bouleversement complet des règles
historiques — bouleversement pour lequel contraire-
ment à ce que dit Marx il n’y a ni précédent ni amorce.
Ce ne serait pas une continuation de l’histoire, comme
il le prétend, mais une altération de l’histoire.
On peut croire, selon une autre formule que celle de
Marx, à la réduction progressive de la hiérarchie sociale.
Mais encore faut-il reconnaître pleinement les difficultés
actuelles de cette réduction. Ces difficultés se rassemblent
sur la division du travail qui, d’une part, oppose une
étroite élite de gouvernement à la masse des classes et,
d’autre part, oppose les masses intellectuelles aux masses
manuelles. Certes, Marx a vu le lien entre la division
du travail et la division des classes, mais il a cru, en
bon rationaliste, en bon mécaniste qu’il était, que la
division des classes était devenue la cause de la division
du travail, après en avoir été l’effet, et qu’en suppri-
mant cette cause on supprimerait cet effet. Il n’en est
rien et la division du travail qui ne préoccupe nullement,
semble-t-il, l’État russe recommence à y produire une
division des classes.
En nous plaçant donc sur un tout autre terrain de
discussion que celui où nous avions suivi Marx au début
de cet essai, sans plus nous soucier du rapport A > B,
nous pouvons nier le rapport B ]> C, en nous fondant
sur les réflexions nouvelles qu’appelle ce prétendu
rapport nouveau.
Nous devons considérer que la fatalité persistante
du manuel se présente comme une difficulté décisive —
à supposer que n’existent pas les impossibilités que nous
avons montrées — pour le prolétariat (qui est une des
classes manuelles, la paysannerie étant l’autre) de faire
à lui seul une révolution.
Comment le prolétariat pourrait-il produire une révo-
lution et un gouvernement ? En effet, la raison même
qui l’obligerait à faire une révolution, à savoir qu’il lui
faut sortir de la condition misérable qui le destitue des
vertus humaines, l’empêche de faire cette révolution.
Où prendrait-il les vertus intellectuelles et morales qu’il
s’agit précisément pour lui de conquérir ? Certes, on
peut admettre qu’il les ait en germe, mais c’est de ces
vertus déjà toutes déployées qu’il aurait besoin pour
concevoir et mener à bien la révolution et ensuite pour
prendre en main le gouvernement — ce qu’aucune classe
mieux armée n’a jamais fait dans sa masse. Il y a là
un cercle vicieux dont il ne peut sortir — du moins,
par lui-même.
Qu’on ait imaginé qu’il le puisse, serait incompréhen-
sible, si l’on ne se rappelait pas que ce le fut par des
bourgeois, par des gens sortis, après un nombre plus
ou moins grand de générations, de la condition de prolé-
taires, ayant pu étudier et réfléchir, et qui ont incarné
dans le mythe du prolétariat jeune, fort et victorieux
leur besoin de modifier la société actuelle, besoin certes
naturel et raisonnable en soi. Ces bourgeois utopistes,
apportant au prolétariat ces vertus dont il manquait,
ont cru les voir en lui, du moins comme des germes qui
allaient éclater.
Et, en effet, tous les germes des vertus sont dans le
prolétariat, mais ils ne peuvent y éclater sous une
forme collective. Ils ne peuvent qu’éclater dans des
individus, en les faisant sortir de leur classe. Et l’exode
de ces individus les meilleurs maintient d’autant mieux
le prolétariat dans son état de relative pauvreté
intellectuelle et d’impuissance. Les prolétaires qui
manifestent des dons politiques deviennent des agita-
teurs du prolétariat constitué en parti ; parfois, au delà,
ils deviennent des chefs de l’ensemble du peuple. Res-
tant des chefs prolétariens, ils ne se détachent pas moins
de leurs classes qu’en entrant dans le cercle hors-classe
des gouvernants, car plus ou moins, ils vivent d’une vie
pareille à la vie de ceux-ci et perdent insensiblement
leur souci de classe et le besoin pressant de faire une
révolution prolétarienne. D’ailleurs, les chefs du prolé-
tariat issus directement du prolétariat sont en réalité
peu nombreux et peu efficaces. Les hommes politiques
qui s’appuient sur la doctrine prolétarienne sont en
général des bourgeois (Marx, Engels, Bakounine, Trotsky,
Lénine, Jaurès. Les despotes comme Staline, Mussolini,
Hitler sont d’origine plus modeste que ceux-là) — c’est-
à-dire des gens qui profitent d’une évolution d’une ou
deux générations au-dessus du niveau le plus modeste.
Le rêve que des bourgeois comme Marx firent sur le
prolétariat s’explique aussi par les traits que le prolé-
tariat montrait dans les débuts de son histoire et qui
se sont émoussés depuis.
Avant 1848, Marx avait vécu assez longtemps à Paris
et prenait exemple avant tout sur le prolétariat de cette
ville. Or, ce prolétariat était jeune. Il présentait encore
les caractères propres aux classes dont il était issu :
artisans et paysans. De ces classes anciennement consti-
tuées, ayant longtemps participé de la profonde civili-
sation du Moyen Age, et ayant bénéficié de forts usages
particuliers, le jeune prolétariat des grandes villes neuves
tirait des vertus de fierté, de courage, de résistance et
d’indignation. Pris dans un nouvel univers de machines,
d’usines, de faubourgs, il manifestait sa force avec sa
violence, sa foi avec sa naïveté. Les ressources de son
tempérament nourrissaient également des sentiments
contradictoires : l’espoir dans la civilisation nouvelle
et la haine de ses premières nécessités. Laborieux et
patient dans les ateliers, il se montra ardent sur les
barricades. Les premiers ouvriers montrèrent les vertus
du citoyen et du soldat. Fort éloignés des subtilités
citadines, des relâchements modernes, ils étaient près
des paysans ; même quand ils étaient réduits au rôle
de manœuvres, ils demeuraient des artisans. Déchus,
ils gardaient le sentiment de ce qu’ils avaient perdu
et le transposaient dans un beau rêve d’avenir. Ce prolé-
tariat, à peu près ignoré de Balzac, soupçonné par
Stendhal, a été senti par Hugo, Eugène Sue, George
Sand. Il s’est exprimé dans Proudhon, Michelet, Courbet.
Marx a vu ces vertus que le prolétariat tenait de son
origine en plus de celles que lui apportaient des bour-
geois. Dans ce temps-là, le prolétariat était encore le
peuple, la matière même de la race. Marx a pu figurer
en lui un destin extraordinaire faisant suite à celui qu’il
prêtait à la bourgeoisie. Ainsi dans l’imagination des
poètes les dieux s’engendrent les uns les autres.
Mais aujourd’hui, nous n’en sommes plus là. Et déjà
Marx aurait pu réfléchir davantage sur l’exemple que
son ami Engels lui apportait d’Angleterre. Il y avait
déjà plus d’un demi-siècle, au temps du Manifeste
Communiste, que le prolétariat anglais était entassé
dans les villes et on pouvait déjà voir les effets de ce
fatal séjour. Le prolétariat anglais était abâtardi : il
avait oublié le meilleur de lui-même, son origine paysanne
et artisane. Contrairement aux prophéties de Marx, il
se montrait incapable de révolution, à peine de révoltes
spasmodiques. Tour à tour la misère et l’aisance, au
rythme des crises et des rebonds, semblaient pour lui
les prétextes à ne rien faire pour changer radicalement
sa situation. La sensation devenait à peine sentiment ;
elle ne se transmuait pas en conception et en action.
Le prolétariat produisait seulement une obscure diffé-
renciation intime. D’une part, des manœuvres, fort
déchus, fort bas ; d’autre part, des ouvriers qualifiés
qui, de même que les artisans subsistants, tendaient
en montant à se confondre avec la petite bourgeoisie.
Les uns semblaient trop bas, les autres déjà trop haut
pour faire une révolution. Plèbe ou petite bourgeoisie.
Cette décadence du prolétariat s’est produite en
France, en Allemagne, en Italie, de même qu’en Angle-
terre. Et son seul retard en Russie a été un des motifs
nullement marxistes qui ont permis la révolution léni-
nienne. D’autre part, même dans les pays les plus indus-
trialisés, le prolétariat reste une minorité dans la nation,
une classe entre plusieurs autres classes.

Pourtant ce second état de demi-isolement dans une


demi-décadence dans laquelle se sont trouvés longtemps
les prolétariats européens — et dans laquelle se trouvent
encore beaucoup de prolétariats de la planète — tend
à être remplacé par un troisième. Dans cette nouvelle
situation, nous voyons pour le prolétariat la perspective
marxiste de son ascension vers des conditions révolu-
tionnaires de plus en plus nettes s’effacer sous le fait
de plus en plus accusé de la multiplicité et de l’indéfinité
des classes.
Voyez aujourd’hui en Europe la situation sociale et
comme elle est loin, après quatre-vingt-dix ans, de ce
que Marx en attendait, de ce que ses disciples impéni-
tents continuent d’en attendre. Certes, il y a encore
dans les grandes villes une immense masse vaguement
intellectuelle, qui recouvre l’immense masse plus ou
moins manuelle. Mais entre les deux masses, il y a une
zone d’interpénétration répandue partout, inégale, fluc-
tuante, subtile, où les différences sont impossibles à
marquer. A quel moment l’ouvrier devient-il petit bour-
geois, soit comme ouvrier d’élite, soit comme contre-
maître, soit comme artisan JDIUS OU moins indépendant,
soit comme employé, soit comme petit commerçant ?
A quel moment le petit bourgeois, ainsi en devenir,
cesse-t-il d’être tout à fait ouvrier ? Et combien d’indi-
vidus vont et viennent entre les deux masses ?
Comment définir la bourgeoisie ? La bourgeoisie ne
s’est point encore tout à fait confondue avec la noblesse.
L’histoire laisse d’abondants résidus derrière elle. Il n’y
a plus de réelles différences entre ces deux classes, mais
pourtant quelques velléités intellectuelles dans la
noblesse de se maintenir différente. La bourgeoisie, et
non pas seulement la plus haute et la plus riche, a
emprunté par imitation des traits à l’idéal de la noblesse.
D’autre part, elle a gardé beaucoup de traits qui lui
viennent d’un temps où le capitalisme ne régnait pas
d’une façon écrasante, où il n’apportait qu’un appui
aux mœurs spirituelles de la bourgeoisie, au lieu de
broyer ses usages et ses vertus comme il le fait aujour-
d’hui. Et beaucoup d’individus dans cette grande masse
montrent, à travers divers états intermédiaires, un trait
commun avec l’autre grande masse, les contacts persis-
tants avec la province et la campagne d’origine. En
province, à la campagne, les différences sont encore
plus difficiles à prononcer entre l’ouvrier, le petit bour-
geois et le paysan. Sur ce mot <Je bourgeoisie il y a un
malentendu. Marx le confond avec le mot capitalisme.
Mais cette masse complexe et flottante, le mot capita-
lisme n’épuise nullement sa définition.
D’autre part, comment définir le prolétariat ? Il a
gardé, bien qu’amoindris et privés de presque toute leur
vertu active, les usages de la paysannerie et de l’arti-
sanat. Il vit sur cet héritage appauvri comme la bour-
geoisie sur le sien. Et il le mêle de tout ce qu’il partage
naturellement dans une même vie avec la bourgeoisie.
Nous pouvons nous demander, en dernière analyse, si
le mot bourgeois n’est pas un terme extrêmement général
qui désigne l’état des mœurs depuis la fin du Moyen
Age. Est bourgeois tout ce qui vit du commerce, de
l’industrie — de la paix et non pas de la guerre. A ce
point de vue-là, aujourd’hui tout le monde serait bour-
geois : anciens nobles et ouvriers vivant pacifiquement
comme les bourgeois. Un ouvrier est un bourgeois, en
ce sens qu’il partage la même vie paisible et qu’il n’y a
dans cette vie aucun ressort décisif qui le rende plus
belliqueux que les autres.
L’ouvrier va à son usine, en revient, comme le bour-
geois va à son bureau et en revient. Il va au bistro et
au cinéma comme le bourgeois ; il a une famille, ou il
vit dans l’ambiance d’une femme. Vie régulière et sans
à-coup. Les traits de la vie ouvrière qui passent pour
en faire une école de courage ne sont pas décisifs, si on
les regarde de près. L’ouvrier a une vie économique
plus instable ? L’ouvrier a une vie physique plus dure ?
Mais combien de bourgeois ont une vie économique
stable, du haut en bas de l’échelle ? Le confort dont vit
le bourgeois est toujours menacé par la ruine. Quant à
la dureté du travail, elle est fort inégale pour l’ouvrier
selon les métiers. Le machinisme tend dans un nombre
de cas de plus en plus grand à faire de l’ouvrier un homme
assis et inerte comme le bourgeois. Et d’autre part,
le sport restitue la force physique au bourgeois.
Toutes ces considérations peuvent nous faire douter
de cette dernière idée du Marxisme qu’il y a une classe
préparée mieux que les autres par ses conditions de vie
à cette guerre qu’est la révolution, et de ce fait prédis-
posée à la victoire.
Aujourd’hui plus qu’à aucune époque la lutte de
classes à sens unique est rendue impossible par la multi-
plicité indéfinie des classes. Nous ne pouvons reconnaître
ce que Marx entend par classes, — c’est-à-dire des
groupes homogènes, autonomes, durables, — dans cette
suite indéfinie de nuances qui flue et reflue sans cesse
entre trois grandes masses obscures et sans limites.
Dans ce faible chaos, le prolétariat ne peut arriver à
constituer un véritable parti de classe. Ce parti est tou-
jours impuissant, soit que trop exclusif dans son recru-
tement il se rende trop petit ; soit que trop latitudi-
taire, il cesse d’être.

Ainsi s’achève notre analyse du thème de la lutte de


classes. En cours de route, nous avons établi les points
suivants :
1° Une classe ne peut exercer le pouvoir politique
qui appartient toujours à une élite indépendante des
classes. Il n’y a donc pas eu de pouvoir exercé suc-
cessivement par la noblesse et la bourgeoisie. Il n’y
en aura point par le prolétariat. La lutte de classes
de Marx pour la conquête du pouvoir, est donc sans
objet.
2° D’ailleurs, nous sommes toujours en présence d’un
complexe de classes qui sont sans cesse en mouvement
et en renouvellement. S’il y a lutte à l’intérieur de ce
complexe, c’est une lutte diffuse et infinie qui ne peut
donc se réduire définitivement ainsi que le dit Marx
en un duel aboutissant au triomphe net et total d’une
classe.
3° Si nous remplaçons l’idée de deux classes qui
luttent pour conserver ou conquérir la primauté poli-
tique par l’idée de plusieurs classes qui s’agitent autour
des privilèges sociaux et d’avantages matériels, nous
voyons qu’il n’y a pas remplacement d’une classe par
une autre, mais fusion d’éléments anciens dans une
nouvelle formation qui correspond à de nouveaux besoins
et qui vit sous le signe d’une nouvelle technique. Il n’y
a pas remplacement d’une classe moins nombreuse, fati-
guée, inférieure virtuellement, par une classe plus nom-
breuse, fraîche, bientôt supérieure. Mais la masse supé-
rieure de la société, sans cesse renouvelée par les pertes
et le recrutement, s’oriente dans une nouvelle direction,
à travers des violences plus ou moins caractérisées. Si
la distribution sociale, l’inégalité relative tendent à
s’atténuer entre cette masse et la masse inférieure,
c’est d’une façon insensible, par un processus indé-
fini.
Il nous faut donc rejeter la thèse de la lutte de classes
aboutissant dans la perspective de la révolution par
le prolétariat.
Mais il convient d’administrer les dernières preuves
historiques qui s’offrent à nous de l’erreur de Marx.
Nous avons montré de premières preuves, celles que
nous offre le soi-disant rapport décelé par Marx entre
la noblesse et la bourgeoisie. Il nous reste à examiner
les preuves que nous offre l’autre rapport.
Le lecteur a pu songer : « Alors même que votre néga-
tion du schéma marxiste serait vraie jusqu’aujourd’hui,
elle peut cesser d’être vraie demain. Après tout, le
raisonnement par analogie A > B > C qui est dans le
Manifeste communiste, n’est pas indispensable. Foin de
la sociologie de Marx, mais aussi foin de la vôtre. Si la
bourgeoisie n’a pas fait à elle seule de révolution, le
prolétariat le peut demain, de par les miracles toujours
possibles d’une évolution créatrice. »
Mais comme nous venons déjà de l’entrevoir, le
rapport entre la bourgeoisie et le prolétariat n’est
pas dans l’avenir, il est déjà dans le passé — dans un
passé qui pour certains pays est vieux de plus d’un
siècle.
La doctrine marxiste s’est déjà affirmée depuis près
d’un siècle, on est donc en droit dans toute discussion
qu’on mène contre elle de faire état du commencement
de preuve que nous offre ce siècle. Pourtant nous admet-
tons que cette procédure ne peut suffire, car un mouve-
ment, aussi vaste que s’est avéré le mouvement prolé-
tarien, peut toujours revendiquer pour lui tout le temps
et réclamer ses preuves à un second ou à un troisième
siècle, si le premier qu’il a parcouru ne les lui a pas
apportées. C’est ainsi que le christianisme aurait eu
tort de s’avouer battu cent ans après la mort du Christ,
en dépit du contraste entre ses échecs et sa prétention
au prochain triomphe. Aussi bien, nous nous sommes
servi d’autres arguments. Pourtant, usons de ceux que
la sagesse et l’honnêteté semblent nous concéder dans
l’ordre historique — d’autant plus que Marx, du moins
à l’époque du Manifeste, s’est montré d’une arrogante
assurance dans le succès proche.
L’étude de toutes les révolutions européennes du
xixe siècle nous paraît imposer les conclusions sui-
vantes (1) =
1° dans une révolution, le prolétariat est un facteur
nécessaire mais insuffisant.
2° une révolution tentée par le prolétariat seul
échoue toujours.
Résumons les études qui, à travers les principaux
pays, imposent ces conclusions.
D’abord revenons à l’Angleterre. L’Angleterre est le
premier pays européen qui ait fait des révolutions dans
les temps modernes, après la fin du Moyen Age. Dans
le cours du xvne et du xvm6 siècles, à travers une
série de mouvements où se mêlaient plusieurs classes,
aussi sanglants mais moins nombreux que ceux qu’a
connus la France, l’Angleterre a établi solidement une
constitution parlementaire (où se fondent les facteurs
démocratique, aristocratique et monarchiste). En réalité,
elle n’a fait que rétablir et développer celle dont elle
avait joui depuis le xnie siècle qui avait été presque
interrompue par la monarchie absolutiste du xve au
xviie siècle.
En conséquence, quand le prolétariat anglais a signalé
son existence, ce qu’il n’a fait que tardivement après
les guerres napoléoniennes, alors qu’il existait et souffrait
depuis longtemps, il a trouvé la démocratie politique
bien amorcée. La pression qu’il a exercée depuis lors

(1) J'ai repris et concentré ici des idées déjà exprimées, plus
longuement et moins énergiquement, dans Genève ou Moscou
(1928)— 2e partie : Au delà du capitalisme et du communisme.
n’a donc rencontré qu’une résistance élastique. Pouvant
toujours avancer dans des succès partiels, il n’a jamais
eu l’occasion de se buter et de se contracter en effort
violent et révolutionnaire.
L’histoire du prolétariat anglais est une continuelle
dérision des principes et des prophéties de Marx. Le
prolétariat anglais (1), le plus anciennement constitué
de tous les prolétariats européens, ayant souffert plus
longtemps que tous les autres, s’est pourtant montré le
moins révolutionnaire de tous. En contre-coup des révo-
lutions françaises, il a à peine ébauché un mouvement
un peu vif, le mouvement chartiste entre 1830 et 1848,
mouvement qui s’est dissous dans les réalisations démo-
cratiques. Plus tard, le parti socialiste qui a représenté
ce prolétariat est toujours resté une force vague^instable,
débile en dépit de la solidité coutumière des cadres
quasi-corporatifs dans lesquels tour à tour il se gonfle
et se dégonfle. L’histoire du parti anglais nous propose
un enseignement que nous vérifierons partout ailleurs,
à savoir que le prolétariat est incapable de se poser

(1) Nous avions dit une fois pour toutes au début que nous
n’entrerions pas dans le jeu du matérialisme historique et que
nous ne suivrions pas Marx dans son va-et-vient entre les actes
et les explications matérielles qu’il en donne. Ces explications ne
sont en effet que des justifications. Par exemple, à propos du
prolétariat anglais, Marx aurait pu remarquer — ce que d’ailleurs
ses disciples ont fait après lui — que l’existence de Y Empire colo-
nial explique l’absence de force révolutionnaire chez les ouvriers
anglais. Car YEmpire appelle les plus énergiques d’entre eux et
nourrit de la sportule des chômeurs ceux qui restent en trop.
Mais, pour être expliqué, le résultat n’en est pas moins le même.
Dans l’ordre de l’action rien ne justifie rien.
isolément comme une force suffisante, de se constituer
comme une armée, où soldats et chefs de même origine
sont sûrs les uns des autres, capable d’engendrer une
victoire créatrice. Ce parti apparaît tantôt comme un
reflet des formations politiques anciennes et adverses,
tantôt comme un symptôme de sens fort discutable de
la décomposition du présent ordre politique et social.
Fondé par des bourgeois, recrutant encore partielle-
ment des cadres bourgeois, le parti socialiste anglais
reste paralysé dans la mesure où il prétend à être un
parti de classe. Après avoir montré, avant la guerre,
une infinie lenteur dans son développement, il s’est
montré depuis aussi impuissant dans la victoire que
dans la défaite. Il a perdu la gageure d’une grève géné-
rale, puis vainqueur dans des élections, il n’a rien fait
de sa victoire, de même que le parti socialiste en Alle-
magne. En conséquence, il a essuyé tranquillement une
énorme défaite. Pourquoi, si ce n’est parce qu’il a senti
sa base de classe trop étroite et qu’il n’a pas eu le cou-
rage de l’élargir, en rompant avec le mythe prolétarien ?
Ensuite, la France. La France a vécu dans un mou-
vement continuel de révolutions entre 1789 et 1870.
Dans ces révolutions nous voyons — ici comme ailleurs
— un rythme parfaitement régulier. La révolution com-
mence confuse et vaste, englobant des éléments sociaux
divers, confluant tout d’abord vers une vague conquête
démocratique (1789, 1830, Février 1848, 1870). Ensuite
ces éléments se distinguent entre eux et entrent en
conflit. Les éléments modérés cèdent d’abord aux plus
violents où ne se dégage que lentement et insuffisam-
ment l’élément prolétarien (1793, Mars-Juin 1848, 1871).
Ensuite les éléments modérés refluent et balaient les
éléments violents. C’est la réaction thermidorienne,
continuée et complétée pendant les quatre ans du Direc-
toire par une série de coups d’Ëtat dirigés en partie
contre les jacobins en passe de devenir socialistes et
même communistes (babouvistes). Le dernier et le plus
grave de ces coups d’Ëtat est celui du 18 Brumaire.
En 1830, l’élément modéré noie tout de suite l’élément
violent qui éclate après coup dans des insurrections
spasmodiques et sous un aspect assez vaguement socia-
liste entre 1832 et 1839. En 1848, après les tentatives
des premiers mois, ce sont les réactions de Juin et du
2 Décembre 1851. En 1871, après la Commune, qui n’est
point encore très précisément socialiste, c’est la réaction
de Versailles.
Et depuis lors, rien. Depuis soixante ans, l’histoire
française ressemble à l’histoire anglaise. Il se constitue
d’abord un parti radical qui a bientôt épuisé sans éclats
sa veine de réformes démocratiques et qui devient en
fait un élément de conservatisme social. Ensuite, une
série de partis socialistes (1880-1904) finit par s’agglo-
mérer, pour se disjoindre de nouveau moins de vingt
ans plus tard (scission communiste 1920, scission néo-
socialiste 1934), et maintenant se rapprocher encore à
travers des difficultés qui montrent l’absence d’homo-
généité dans la soi-disant classe ouvrière.
Le parti français se montre moins solidement constitué
que le parti anglais ; plus audacieux en paroles, il est
encore moins efficace dans l’action. Il hésite aussi entre
la conception prolétarienne et une autre plus large. Le
prolétariat français, n’étant pas encore né, ne pouvait
certes se dégager dans la première révolution française,
mais il a échoué nettement dans ses tentatives de révo-
lution autonome en 1848 et en 1871. Et depuis il a
nourri des partis divisés, incertains, sans force décisive,
qui depuis un demi-siècle s’étiolent autour d’une idée
fausse.
Passons à l’Italie. Au lendemain de la guerre de 1914-
1918, les partis appuyés sur le prolétariat, socialiste et
communiste, semblaient avoir le pouvoir à portée de
la main. Ils se sont laissé écraser et disperser facilement
par un ancien ouvrier qui a fondé son pouvoir sur la
négation de la lutte de classes.
En Allemagne, le prolétariat a tenté une révolution
en 1918, une autre en 1923. Ici, l’impuissance des partis
construits sur la doctrine prolétarienne apparaît plus
cruellement qu’ailleurs. En 1918, le parti socialiste se
dérobe, se refuse à la révolution prolétarienne ; il ne
se montre ni désireux ni capable de la produire. Ce qui
prouve que la doctrine prolétarienne n’est qu’une pré-
tention dans les partis socialistes. Le parti communiste
qui en dépit de son cuisant échec de 1923 semble plus
cohérent, conscient et violent, s’effondre pourtant sans
bruit en 1932. En Allemagne comme en Italie tout cède
devant une formule qui nie la lutte de classes.
La Russie. Il n’y a de contrariété entre l’enseignement
d’un siècle européen et l’enseignement russe de quelques
années, que pour une vue superficielle. La Russie,
en 1917, était encore au Moyen Age, elle n’avait atteint
que la première des étapes qu’avaient parcourues depuis
la Renaissance les principaux États européens : l’étape
de la monarchie absolue. Décomposée par une longue
guerre malheureuse, elle a soudain parcouru, ou plutôt
brûlé, deux ou trois étapes. Les équipes de rechange
qui attendaient dans l’ombre du tzarisme, se sont pré-
sentées au pouvoir successivement. Comme dans la
France de 89, ou l’Angleterre de 1650, mais plus rapi-
dement, les modérés ont cédé aux violents. Le pouvoir
s’est trouvé aux mains de l’équipe bolchévique. Cette
équipe était nourrie de la doctrine prolétarienne de
Marx, qui, née en Europe mais y ayant fait long feu,
a semblé trouver un terrain plus favorable en Russie.
L’équipe léninienne a enveloppé sa méthode de gouver-
nement dans le vocabulaire de Marx, elle a même appli-
qué brutalement et presque entièrement à deux moments
les thèses de Marx.
On a cru au triomphe du Marxisme. Mais voyons la
réalité. Le prolétariat n’a pas fait seul la révolution
russe. Il y a contribué comme il a contribué à toutes
les révolutions. D’abord, les équipes révolutionnaires
ont bénéficié de l’immense appui de toutes les classes
russes, qui dans l’état économique où elles entraient,
ne pouvaient plus supporter le régime tzariste. Le grand
capitalisme naissant, la bourgeoisie, les intellectuels,
la noblesse, les paysans — tous autant que le proléta-
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riat, considéraient comme insupportable l’absolutisme.
N’oublions pas que Lénine ne peut se comprendre
sans Kérensky, que Février précède Octobre. Et cela,
après la destruction de la société russe par une force
extérieure, l’armée allemande, l’armée japonaise (1).
Selon le langage marxiste, on a proclamé la dictature
de la classe prolétaire. Mais ce n’est qu’un mot : la masse
prolétarienne ne gouverne pas plus sous Staline, à tra-
vers le subtil filtrage de la hiérarchie soviétique que la
masse bourgeoise sous les Napoléon, ou à travers les
équipes ministrables de la Restauration. Et le proléta-
riat n’est pas la classe privilégiée : la nouvelle classe
privilégiée en Russie est une bureaucratie, une nouvelle
classe qui se compose, selon le processus que nous avons
indiqué, d’éléments pris partout. Les bolcheviks, intel-

(1) Le nœud qu’on voit toujours se faire entre révolution inté-


rieure et guerre extérieure mériterait une étude particulière. Là
encore nous verrions la thèse de la lutte de classes complètement
débordée ou controuvée. Toute révolution reçoit de la nécessité
de faire face à l’étranger un appoint de force énorme qui facilite
l’avènement, puis le maintien des factions extrémistes, jusqu’au
jour où celles-ci donnent naissance au despotisme personnel
qu’elles portent en germe. Les puritains ont tiré leur force de la
lutte contre les Écossais et les Irlandais, de la jalousie contre les
Hollandais, de la haine contre les Français — tous sentiments
dont les Stuarts prenaient le contre-pied. Et Cromwell fut adoré
comme vainqueur des Irlandais encore plus que du Roi. Les Jaco-
bins ont pris le pouvoir à la faveur de l’invasion prussienne, et
l’ont gardé dans la guerre perpétuelle jusqu’à le céder à Bonaparte.
Lénine a bientôt profité de la défense nationale, Staline en profite
plus que jamais. Mussolini et Hitler sont nés de réactions au traité
de Versailles. La passion nationaliste fait plus que toute autre pour
le triomphe des révolutions et des dictatures qui en découlent.
lectuels nourris d’histoire, ont prétendu, selon une fausse
interprétation de cette histoire, confisquer la révolution
russe immense et vague au profit du prolétariat comme
ils croyaient qu’on avait fait avant eux pour la bour-
geoisie. Mais ils ont seulement créé une nouvelle équipe
gouvernementale aussi étroite ou plus étroite que les
autres, et une nouvelle classe de privilégiés. Sous ce
double cercle, la masse russe (paysans et ouvriers)
demeure forcément exclue du pouvoir politique —
cette réalité à jamais interdite aux masses. D’autre
part, la dictature exercée au nom du prolétariat n’a
aboli ni l’existence des classes, ni leur multiplicité. On
voit subsister, ou se reformer, les unes en face des
autres, au moins trois classes : ouvriers, paysans et
bureaucrates. Et cette division tripartite dissimule mal
déjà une plus grande variété.
La force prolétarienne ne se dégage pas non plus de
façon décisive au Japon, ni en Chine (où les Soviets
sont simplement démocrates), ni aux Indes. D’autre
part, les États-Unis n’ont encore que de maigres partis
prolétariens : ils viennent seulement de découvrir l’acti-
vité syndicale, alors que déjà les nouveaux mots d’ordre
de collaboration de classe élaborés en Europe passent
l’Océan.
Tel est le bilan, quatre-vingt-six ans après la parution
du Manifeste Communiste où s’inscrit la thèse proléta-
rienne. En Europe, des révolutions démocratiques ou
fascistes faites par toutes les classes ; aucune révolution
prolétarienne qui réussisse. En Russie, à peine la révo-
lution démocratique est-elle bloquée sous le nom du
prolétariat, que les règles qui excluent les classes intel-
lectuelles du gouvernement, à cause de leur nombre
sans cesse renaissant et de leur instabilité, et main-
tiennent les classes manuelles dans une infériorité rela-
tive, manifestent de nouveau leur puissance, et la
manifestent même extrêmement.

Que ressort-il de tout cela ? Que le procédé de l’évo-


lution n’est pas ce que croit Marx.
Les formes sont stables. La société présente toujours
une hiérarchie. Cercle gouvernant, classe d’appui,
double masse des classes intellectuelles et manuelles.
Les révolutions renouvellent le contenu mais n’altèrent
pas le contenant. Marx croit que d’une révolution à
l’autre, il y a un élargissement de la base qui participe
au gouvernement et profite des avantages économiques.
Mais cela est faux sur le premier point et cela n’est vrai
sur le second que sous un aspect tout à fait diffus qui
n’est pas celui qu’entendait Marx.
Notre conclusion est-elle donc réactionnaire ?
Nullement. La réaction croit que les révolutions sont
inutiles. Nous croyons joyeusement qu’elles sont néces-
saires. La réaction s’oppose à de nouvelles révolutions,
du moins qui prolongeraient pour quelque côté les
précédentes. Nous les voyons en train et nous en
réjouissons.
En effet, après la série des révolutions commencées
en Angleterre au xvne siècle et finies en Espagne en
1930, il y a une nouvelle série de révolutions qui che-
vauche sur la première et qui débute en Russie en 1917.
Après les révolutions démocratiques et parlementaires,
des révolutions socialisantes et autoritaires.
La révolution qui s’est faite à Moscou, plutôt la pre-
mière du xxe siècle que la dernière du xixe, à Rome, à
Berlin, à Washington, viendra aussi à Paris et à Londres.
Cette révolution pour ne pas être prolétarienne n’en
est pas moins profonde. Rendue nécessaire par la ruine
de l’économie capitaliste, du système parlementaire, de
la civilisation démocratique, elle détruit le complexe
des vieilles classes et en crée un nouveau.
Pour ne pas être marxiste, elle ne sonne pas moins
le glas pour tous ceux qui ne sont antimarxistes que
du point de vue de la conservation de la vieille technique
et des vieux privilèges.

3. — LES RÉVOLUTIONS DU xxe SIÈCLE.

Selon le nouveau besoin économique de notre siècle


déterminé par la dislocation du capitalisme, nous sommes
en plein dans une nouvelle série de révolutions depuis
la guerre. Cette nouvelle série, commencée en 1917 par
la Russie, continuée par l’Italie et par l’Allemagne, ne
sera-t-elle en Angleterre et en France qu’un contre-
coup atténué ? De même que la plus grande partie de
l’Europe Centrale et Orientale n’a subi que tardivement
et partiellement le grand mouvement occidental des
révolutions parlementaires et démocratiques, il se peut
qu’à son tour l’Occident n’enregistre que faiblement le
grand mouvement des révolutions autoritaires et socia-
lisantes que cette Europe nous renvoie maintenant.
Il se peut que le monde occidental reste libéral de quelque
manière, alors que le monde central et oriental, qui ne
l’a jamais été beaucoup, a cessé tout à fait de l’être.
Mais dans quelle mesure le pourra-t-il ?
Pour mettre les choses au point de ce côté-là, voyons
de près l’application à la série des révolutions autori-
taires des règles que nous avons induites de la série des
révolutions parlementaires.
Allons tout de suite au fond, au changement écono-
mique. L’économie exigée par les temps nouveaux est
une police de la production. Les forces de production
sont devenues immenses et folles, on le voit au mieux
dans la guerre ; il faut une main de fer pour les tenir.
De là cette police qui institue et gère un capitalisme
d’État. Le capitalisme défaillant ne peut se survivre
qu’en mourant à lui-même, en se métamorphosant dans
quelque chose qui est peu ou prou son contraire. Il
devient une institution d’État. Il n’y a plus qu’un
capitaliste ; sous ce capitaliste-là se rangent tous les
capitalistes comme autrefois les hauts fiefs se sont
résorbés dans la monarchie absolue. De même que le
Moyen Age des libertés a donné naissance à l’absolu-
tisme de la Renaissance, aujourd’hui la fin du capita-
lisme démocratique nous amène à l’absolutisme fasciste,
inventé au pays des Tzars.
Selon cette nécessité de la nouvelle technique poli-
tique, de la technique policière, on voit aisément se
renouveler le mouvement qui nous est devenu familier.
Une nouvelle élite de gouvernement apparaît et alen-
tour se forme une nouvelle classe d’appui et de profit.
Examinons d’abord cette « classe » d’appui et de
profit. Les régimes directement ou indirectement ins-
pirés de Marx dégagent brutalement et cyniquement
ce qui transparaissait à la longue du régime parlemen-
taire : le principe du parti. On achève la perversion du
système des partis, et on en extrait le truc de la dicta-
ture de parti. Un Tartare, barbare réaliste, a fait cela.
Ce que le Corse, autre barbare, avait esquissé avec sa
Légion d’Honneur, Lénine l’a largement achevé. Ce mot
dictature, qui chez Marx montrait d’ailleurs déjà que
l’esprit socialiste dans le monde était infecté de la féro-
cité jacobine, de l’astuce napoléonienne, Lénine le rat-
tache franchement à la réalité éternelle du despotisme,
manifestée tour à tour par les Dominicains, les Jésuites,
les Francs-Maçons — ces ordres dans l’Église, ces partis
dans l’État. En Russie, dictature du prolétariat veut
dire tout au plus dictature du parti prolétarien et plus
exactement, au nom du parti, dictature du chef du
parti. Dans les pays fascistes, l’escamotage est plus
cynique, mais non point tout à fait.
Dans ce parti qui noyaute la nation, il nous faut
reconnaître notre classe d’appui et de privilège. Mais
ce ne sont plus là ces formes spontanées, ouvertes,
ondoyantes, fleurant la bonhomie que nous avons vues
— noblesse, bourgeoisie ; c’est une formation certes
encore plus lâche quant à son recrutement social, mais
beaucoup plus abstraite et systématique dans son rôle
politique. On voit à cette force de l’abstraction que
chez Mussolini et Hitler le marxisme est passé tout aussi
bien que chez Lénine et Staline. Il est frappant que,
voulant réaliser le rêve historique de Marx (A B > G),
les marxistes — ou ceux qu’ils ont influencés — soient
arrivés à établir plus rigoureusement que quiconque la
classe d’appui mise en valeur par notre étude, dans son
double caractère d’hybridation et de subordination.
Nous avons vu qu’une telle « classe » habituellement
se formait des apports venus de plusieurs anciennes
classes. Ici, ce caractère de confusion éclate à l’extrême.
On recrute systématiquement cette classe et n’importe
où. On voit dans les partis fascistes ou communistes se
coudoyer anciens aristocrates, bourgeois, prolétaires
qui avouent qu’ils n’ont en commun qu’un caractère
abstrait : celui de membre du parti. Dans une époque
d’extrême conscience historique et, d’autre part,
d’immense déliquescence sociale, il est naturel d’aboutir
ainsi à une institution volontaire. Squelettiquement
réduite à son rôle politique, la formation d’appui n’est
plus qu’un parti.
Aussi aura-t-elle encore moins que la bourgeoisie ou
la noblesse de part au gouvernement même. Le parti
est un ordre où l’on prononce des vœux : obéissance,
sinon pauvreté. Là nous voyons le second caractère des
anciennes classes d’appui poussé à l’extrême, le carac-
tère de subordination. Toutes les places, toutes les pré-
bendes, mais en revanche l’obéissance la plus absolue.
Bien loin qu’il y ait une dictature de classe, il n’y a
même pas dictature de parti ; il y a obéissance du parti.
Cela à Moscou comme à Rome ou Berlin.
Mais, en marge, on maintient le principe de la repré-
sentation du peuple, de la souveraineté du peuple.
Comment pourrait-on l’abolir tout à fait ? Sauf à
quelques courts instants de paroxysme dynastique et
despotique à l’époque de la Renaissance, ni en France,
ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni en Espagne, on
n’a songé à le nier absolument. Quand une dynastie est
morte, ne faut-il point, par exemple, revenir à la source
du droit divin, le droit humain, populaire ? Issu direc-
tement de ce droit, un dictateur peut le nier moins
qu’un roi. Donc il y a encore un fantôme de parlement
en Allemagne et Italie (comme en Angleterre sous les
Tudors, ou en France de 1614 à 1789, où persista
l’ombre des États Généraux, ou en Allemagne, où som-
meillait la Diète). Et, en Russie, il y a les Soviets, un
tamisage subtil d’élections à plusieurs degrés. Partout,
on propose et on impose des candidats comme le firent
souvent les Stuarts et les Jacobins. (Les Conventionnels
se firent réélir d’office pour les 2 /3 aux Cinq-Cents,
usage continué par le Directoire.)
L’élite nouvelle — au-dessus du parti, couronnant le
parti — de quoi est-elle formée ? Plus que jamais d’élé-
ments empruntés à toutes les classes. Quelquefois des
assimilés récents sinon étrangers (Staline caucasien,
Hitler autrichien, Valéra espagnol, comme autrefois
Mazarin, Bonaparte, Disraeli, Gambetta). Il y a des
nobles (Pilsudski), des hommes formés dans le capita-
lisme (Krassine), des petits bourgeois (Lénine) ou fils
d’ouvriers, d’employés (Mussolini, Hitler). L École
Unique est l’institution type de notre civilisation où les
renouvellements de l’élite doivent être de plus en plus
rapides pour remplir les vides qui se multiplient dans
les hauts rangs (comme dans la Rome des Césars, qui
était la Rome des affranchis). Comment se rassemble-
t-elle ? Par cette mystérieuse cooptation, cette subtile
complicité des concurrents que nous connaissons, qui
est éternelle.
Cette élite affichera un nouvel esprit et se forgera
une nouvelle technique. Les instruments ne sont plus
la tribune parlementaire, l’influence indirecte par les
discours prononcés devant des rassemblements restreints.
Les instruments sont plus directs et plus rayonnants :
la Presse et la Radio.
La Presse, comme autrefois la Chaire, est devenue
le véritable instrument de gouvernement, au début du
xxe siècle. Elle le reste, se fondant peu à peu dans la
Radio. La Radio détruit la nécessité de la procédure
parlementaire et ramène aux formes anciennes de la
vie publique. Les gouvernants de nouveau peuvent
parler directement à la foule et à toute la foule : cela
nous rejette à la cité antique ou moyenâgeuse, à la
horde germanique ou gauloise et à une plus intense
démagogie et à la forme par excellence de la démagogie,
la dictature. Dans la paix comme dans la guerre les
progrès de la science se retournent facilement contre
les hommes. Plus besoin d’intermédiaires, plus besoin
de députés. Depuis que M. Doumergue lui-même parle
au peuple, les députés français pourraient mettre un
uniforme comme les allemands. Le Parlement est une
institution tuée par la Presse et la Radio comme les
chemins de fer, où les parlementaires ne paient pas leur
place, sont tués par l’auto et l’avion. Le dictateur est
un journaliste comme Mussolini et mieux, un somnam-
bule du haut parleur et de la radio comme Hitler.
Démagogie du xxe siècle, le héros chuchotant vient
vous séduire dans votre lit.
Mais le héros est aussi un policier. En effet, il exprime
les décisions d’un comité d’économistes. L’économie
aujourd’hui est une police de la production et donc
indirectement de la répartition des biens. Cette police
ne peut s’exercer que par les moyens éternels de la
police. Dans les périodes troubles, la police qui impose
une nouvelle loi est formée pour une part des hors-
la-loi d’hier ; elle montre la manière des hors-la-loi.
C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de voir à Hitler
ou à Staline, qui furent longtemps dans l’illégalité, des
façons de gangsters. Nous sommes la proie en Europe
de quelques bandes de gangsters. Les monarques absolus,
et les Bonaparte, les Metternich, les Bismarck, étaient
de faibles araignées à côté de ces monstres sans-fd.
Au-dessous de tout cela la masse changeante des
classes intellectuelles et manuelles profite de ce renou-
veau de la technique et de l’élite de gouvernement —
toujours cruel et déconcertant comme tous les renou-
veaux — par le nouvel aménagement qui en résulte
pour elle du progrès matériel et le rebondissement du
rêve social.

Dans ces conditions, qu’en sera-t-il pour nous, en


Occident ?
Pour les libertés, messieurs les corporatistes, repassez
dans deux ou trois siècles, aurions-nous envie de dire
si nous nous laissions emporter par l’apparence irrésis-
tible du mouvement. Mais, il se peut que l’Occident
biaise avec ce mouvement de l’histoire qui lui arrive
de loin. A voir les lents réflexes de ces dernières années,
on peut imaginer que nous nous en tenions à cette
espèce de colmatage qui est en cours. En France, nous
avons les débris de la première ébauche du système poli-
cier laissé par les Jacobins et les Bonaparte : le Parti
Radical. En Angleterre, il y a le parti conservateur avec
sa dictature de presse et sa science électorale.
Il faudra bien pourtant faire un peu plus. En France,
un nouveau parti moyen remplacera le parti radical et
confondra Église et Franc-Maçonnerie, capitalisme et
syndicalisme, droite et gauche, hypocrisie pacifiste et
sournoiserie impérialiste. Ce parti sera mené sinon comme
à Moscou ou à Berlin, du moins comme à Roim.
Pour finir, répétons-nous. Il est bien évident que,
du moment qu’il n’y a pas de classes gouvernantes, il
n’y a pas non plus de classes révolutionnaires. Si la
masse d’une classe ne peut détenir le fait précis qui est
de gouverner, cette masse ne peut détenir davantage
le fait, somme toute aussi précis, qui consiste à modifier
méthodiquement les conditions politiques et sociales
d’un pays en vue d’établir un nouveau gouvernement.
Une classe peut se révolter, encore faut-il qu’elle soit
appelée efficacement par une élite à la révolte ; mais
seule cette élite peut faire la révolution consécutive à
la révolte. Non seulement une classe ne peut exercer
une dictature, mais elle ne peut même pousser la révo-
lution jusqu’au point où celle-ci se concentre et se fixe
dans une dictature.
S’il faut fort peu de gens pour tenir le gouvernement,
il n’en faut guère plus pour subvertir ce gouvernement.
Quelques centaines de meneurs qui viennent au hasard
de toutes les classes et qui se répandent dans la foule
et qui travaillent pour quelques chefs : voilà qui suffit.
Tout cela même peut être passablement improvisé. En
dehors de cela, en marge, il faut des groupements intel-
lectuels cohérents. Et plusieurs factions d’abord emmê-
lées peuvent concourir à une révolution.
Mais on me dira que je m’en remets à une philosophie
de l’arbitraire et du hasard. Quoi, je n’ai pas dit que
la prise ou la garde du gouvernement par une minorité
se faisait au hasard ; mais dans le sens où les conditions
économiques inclinent toute la machine.
Conditions économiques, transformation des forces
de production, mouvement des inventions. Mouvement
de l’invention, mouvement de l’esprit.
L’esprit engendre les maux et les remèdes.
A travers les formes brutales et impures que produit
inlassablement l’Histoire, à travers la dictature des
gangsters radiophoniques, par exemple, on peut entre-
voir une renaissance qui satisfait probablement dans
son plus profond l’aspiration humaniste que Marx avait
attachée selon l’inclination d’une époque au mythe du
prolétariat.
Les gangsters apportent l’ordre économique, du moins
à l’état embryonnaire dans le cadre trop étroit des
patries. Grâce à cet ordre élémentaire, l’homme pourra
peut-être se libérer de la machine, de la grande ville et
renaître — l’homme, bourgeois, paysan ou prolétaire.

Juin 1934.
II

NIETZSCHE CONTRE MARX

Nous nous demandons aujourd’hui si Nietzsche n’a


pas été la plus grande influence des trente dernières
années dans le domaine de la philosophie sociale.
Certes, nous savions déjà que plusieurs de ceux qui
nous intéressent en France et ailleurs parmi les artistes,
qu’ils soient nos prédécesseurs, nos contemporains ou
nos successeurs, ont été assaillis et terrassés à quelque
moment par ce furieux psychagogue.
Mais une série de plus en plus accrue d’événements
nous incite à pressentir les marques de Nietzsche bien
au delà des cercles où nous pouvons les toucher.
Est-ce que l’esprit de Nietzsche n’est pas au cœur
de tous les grands mouvements sociaux qui se sont,
depuis vingt ans, développés sous nos yeux ?
Nietzsche a déterminé Mussolini, nous le savons.
Mais n’a-t-il pas eu une influence sur Lénine ?
Si lui-même n’a pas eu une influence personnelle sur
Lénine, je me permets d’avancer en tout cas que la
philosophie dont il fut le plus brillant représentant a
atteint Lénine — plus précisément a répandu un air
favorable au tempérament de Lénine. Si l’on m’assurait
que Lénine n’a jamais lu une ligne du philosophe anti-
socialiste, je l’admettrais volontiers ; mais j’en appelle-
rais à l’ambiance. Est-ce que les milieux sont si étanches?
Les influences sont littéralement l’air qu’on respire. Or,
je remarque que Lénine a vécu dans cette Suisse, où
Mussolini, jeune marxiste, était venu et avait respiré
un air nouveau. Cette Suisse était certainement par-
courue en tous sens par l’esprit qui a complètement
renouvelé la philosophie à la fin du xixe siècle et dont
le génie de Nietzsche a été le véhicule le plus rapide.
Nous pouvons entrevoir, en attendant qu’un historien
nous assure du fait dans tout son détail, qu’une philo-
sophie travaillait là — où enseignait Vilfredo Pareto —
comme en d’autres points d’Europe, qui a donné tant
de fruits inattendus et dans des terrains divers. Philo-
sophie de critique de la raison, philosophie de l’irra-
tionnel ; philosophie de l’action, philosophie pragma-
tique. La pensée de Nietzsche est l’agent principal de
cette philosophie — pensée de poète, plus impérieuse
et efficace sur les artistes et les politiques qu’une pensée
de philosophe comme celle de Bergson.
Or, certes, cette philosophie allait essentiellement à
l’encontre du rationalisme déterministe qui est la base
du marxisme. Voilà véritablement la force qui, par un
enchaînement de chocs indirects, a porté au marxisme
des coups terribles — des coups dont nous commençons
à mesurer l’efficacité.
Mais pourtant, quand le futur chef du parti socialiste
italien, Mussolini, se met à lire Nietzsche — il serait
curieux de savoir si c’est au même moment qu’il lit
Marx ou peu de temps après — peut-on dire qu’il laisse
ainsi entrer dans son esprit une substance qui purement
détruira l’autre ? Non ; Nietzschéisme et Marxisme se
détruisent dans leur exclusivité essentielle, mais renais-
sent par parties importantes dans la forme sociale toute
neuve à laquelle l’amalgame de leurs influences donne
le jour.
Eh bien ! est-ce que l’inverse n’a pas pu se produire
chez Lénine, par la voie plus détournée des contagions
inconscientes ? Car il y a chez Lénine autre chose que
Marx. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de léninisme,
là où l’on pourrait attendre qu’il ne fût parlé que de
Marxisme. Lénine, autodidacte en philosophie tout
comme Mussolini, a donné à fond, pourrait-on croire,
dans la défense rationaliste et déterministe héritée
comme mot d’ordre de Marx et Engels par les socialistes
et communistes russes et continuée tant bien que mal
par eux contre les tendances néo-criticistes, antira-
tionalistes qui se faisaient jour partout vers la fin du
siècle dernier et jusque dans leurs rangs. Oui, quand
il gribouille son compendium philosophique Matéria-
lisme et Empirio-criticisme, il en semble ainsi. (Livre
qui déçoit fort, mais aurait-on été plus satisfait si l’on
avait demandé à Napoléon de paraphraser, en attendant
5
le commandement de l’armée d’Italie, quelques articles
de l’Encyclopédie ?) Et est-ce que le génie de Lénine,
tout tactique, tout à l’aise dans ses écrits de combat,
n’est pas imprégné de quelque chose qui ressemble à
cette philosophie de la mobilité et de l’action, qui était
propagée à ce moment à la fois par Yilfredo Pareto et
Georges Sorel dans la philosophie, par Poincaré dans
la science — et qui allait déboucher dans les arts sous
les espèces du futurisme, du cubisme, du surréalisme,
toutes doctrines fondées sur la négation de la raison et
de l’être, sur un phénoménisme idéaliste, commandant
une morale pragmatique.
Pour moi, je ne me rangerai jamais à croire que le
génie de Lénine s’accorde avec la leçon dominante qu’à
juste titre la plupart des disciples de Marx ont dégagée
de l’ensemble des écrits de ce dernier. Lénine a feint
de se complaire dans le climat qui a été le plus commu-
nément admis comme celui de Marx, mais en fait il s’en
est évadé. Il s’est évadé du marxisme sur les pas de
Marx lui-même, de ce Marx vigilant et secret qui, à la
fin de sa vie, niait le marxisme — comme sans doute
le Christ aurait nié le christianisme — mais que n’ont
pas voulu suivre des apôtres conscients de leur médio-
crité et qui avaient besoin d’un système arrêté. Ainsi
il n’a retenu de Marx que ce qui est transportable d’une
époque à l’autre, cela seul qui pouvait convenir à notre
temps relativiste — des conseils pratiques et l’élan. Sa
souplesse, son sens de l’opportunité font fi de la rigidité
doctrinale. Et, sans doute, si Lénine avait vécu se
serait-il tout à fait soumis, comme tous les grands
hommes d’action, à la nécessité du possible. Et sous
cet angle du possible, se serait-il rapproché de Mussolini
aussi bien que de Staline.
Les marxistes les plus alertes, à force de mettre
l’accent sur la souplesse tactique de Marx, recommandée
et pratiquée par lui dans tous ses écrits de circonstance,
dans toutes ses analyses des événements, en viennent
à oublier que cette souplesse n’est que là, qu’elle n’est
pas dans ses constructions doctrinales. Elle n’est ni
dans le Manifeste communiste ni dans le Capital. Chez
Marx, en dernier ressort, les éléments efficaces de son
œuvre — ceux qui sont garantis par sa puissance de
visionnaire, d’exhortateur, par sa vivacité d’intuition
littéraire dans les domaines historique, philosophique,
économique — se trouvent trop lourdement dominés
par la philosophie à la mode dans sa jeunesse, l’histo-
risme hégélien, et aussi par la philosophie qui prévalait
dans son âge mûr, le rationalisme déterministe. Leur
effet en a été entravé dans l’époque suivante qu’émou-
vait une autre philosophie.
Chez Marx, ces deux philosophies s’emboîtent l’une
dans l’autre et s’alourdissent l’une l’autre. Et c’est en
vain que lui — et encore mieux Engels — ont toujours
essayé de mettre au premier plan le relativisme qui se
rebellait d’ailleurs au fond de leurs esprits, mais qui
n’y a pas pris le dessus — ce relativisme qui n’a triomphé
dans le temps où Marx et Engels vieillissaient qu’en
détruisant ces philosophies trop attachées à l’être.
C’est sans doute pourquoi l’œuvre de Marx a rencontré
tant de résistance dans les milieux philosophiques et
scientifiques du commencement de ce siècle et déjà de la
fin de l’autre. C’est qu’au moment où il laissait inachevée
mais imposante, sa vision économique et sociale, déjà
la philosophie à laquelle il l’avait liée était de toute
part battue en brèche par ceux que nous avons
nommés. Or Nietzsche, dans le milieu de sa carrière et
de son œuvre, avait manqué de se rattacher étroitement
aussi à ce déterminisme, mais il s’en était par la suite
totalement affranchi. C’est grâce à cette libération de
Nietzsche qu’à nos yeux d’aujourd’hui, qui ont vu plu-
sieurs révolutions, il finit par prendre figure d’anti-
marxiste par excellence. Dans son influence finalement
se sont concentrées toutes les conséquences sociales de
la réaction anti-scientiste. Ces conséquences partent
toutes de cet antirationalisme rigoureux et essentiel chez
le dernier Nietzsche — celui de la Volonté de puissance.
Et elles vont toutes, pour le moment du moins, à
l’antimarxisme.
Si je pouvais déborder ici les lignes de simplification
d’un simple article, je ne manquerais pas de montrer
qu’il y a pourtant des points communs sur le terrain
philosophique entre Marx et Nietzsche et que par là
leurs influences ont pu être convergentes. L’un et l’autre
ont critiqué et bafoué la philosophie classique allemande,
la philosophie idéaliste. L’un et l’autre ont fait ou pré-
tendu faire table rase de tous les anciens concepts —
Dieu, être, substance, âme. L’un et l’autre se sont
appuyés dans leur effort relativiste sur le sensualisme
du xvine rebondissant au xixe siècle. Il serait curieux
d’étudier aussi comment l’un et l’autre se sont inspirés
à certains moments et de façon diverse de l’idée darwi-
nienne de lutte et de sélection. Mais Nietzsche a été
beaucoup plus loin dans la destruction : Marx est resté
accroché à l’un des concepts, à celui de cause.
En tous cas, les succès certains remportés par l’anti-
marxisme dans les derniers lustres en Europe Centrale
et sans doute secrètement en Russie — nous engagent
à proposer cette formule : Nietzsche contre Marx,
Nietzsche succédant à Marx, Nietzsche véritable pro-
phète et inspirateur des révolutions d’après-guerre.

Il est bien entendu que l’on ne peut parler de


l’influence politique d’un Nietzsche qu’après avoir
nettement pris conscience des graves malentendus au-
devant desquels court l’idée de toute influence de cet
ordre. Nietzsche est un poète, un artiste. Son enseigne-
ment est multiface, sibyllin comme celui de tous les
artistes. Cet enseignement se dérobera toujours à toute
prise de possession définitive par les gens d’un parti et
d’un moment et il sera toujours ouvert par quelque
côté à la quête d’un autre parti dans un autre moment.
D’un côté ou de l’autre ce ne sera jamais qu’un résidu
de sa pensée qui aura été livré à la brutale exploitation
des gens de main. Ceci dit, essayons de surprendre
ceux-ci en train d’apposer leurs grilles sur les textes du
solitaire.
Nietzsche dit essentiellement : « L’homme est un
accident dans un monde d’accidents. Le monde n’a pas
de sens général. Il n’a de sens que celui que nous lui
donnons, un moment, pour le développement de notre
passion, de notre action. »
Sur cette base métaphysique, l’époque fasciste a pu
poser ses affirmations de départ.
1° Si le monde n’a pas de sens, il n’est sûrement pas
ce monde marxiste qui, en dépit des rétractations qu’ont
multipliées Marx et Engels, est au fond un monde
hégélien et induit un sens du « progrès », aboutissant
au « triomphe prolétarien ». Le principe nietzschéen,
épars dans l’air, entre 1900 et 1920, a préparé les esprits
à briser l’horizon déterminé dans lequel les marxistes
avaient cru les enfermer.
2° Cet appel constant, qui sort de chaque ligne de
la Volonté de Puissance, au déploiement à tout prix des
passions et de l’action a trouvé son écho certain et
prompt dans le sentiment moteur du fascisme mussoli-
nien ou hitlérien, la croyance dans l’action quelle qu’elle
soit, dans la vertu de l’action. « D’abord l’action, ensuite
la pensée », tel est bien le premier mot d’ordre des arditi
et des « Baltikum » de 1919. Au contraire, pour les
marxistes, il y avait deux choses avant l’action : d’abord
le développement de la matière, l’enchaînement des
conditions matérialistes de l’histoire ; ensuite la pensée
qui épousait ce mouvement ; et, enfin seulement,
l’action.
3° Nietzsche, en posant sous la forme de la Volonté
de Puissance l’autonomie de l’homme au milieu de
l’univers, et l’autonomie de l’action de l’homme, indique
par voie de conséquence que la cellule de l’énergie
humaine, du mouvement social, c’est l’individu capable
du maximum d’action, l’individu d’élite, le maître. Il
pose ainsi de façon implicite le double élément social
sur quoi se fonde le fascisme : le chef et le groupe qui
entoure le chef.
Voilà l’essentiel, et il serait suffisant de s’en tenir là.
Ainsi, sous l’éclairage des événements actuels, cette phi-
losophie nietzschéenne paraît plus certainement géné-
ratrice de mouvement que la philosophie hégélienne
qui est dans Marx. Certes, on peut répondre que Hegel
et encore plus Marx ont été victimes de la paresse
d’esprit de leurs disciples. Je l’admets volontiers et je
ne voudrais pas qu’on se méprenne sur le sens des pré-
sentes réflexions. Imbu moi-même de relativisme
nietzschéen, je ne crois pas que telle philosophie (ou
telle religion) soit liée jamais par une communauté de
sens à telle attitude sociale. Dans la même philosophie,
l’histoire nous montre qu’on peut chercher des points
d’appui pour des politiques opposées. N’y a-t-il pas eu
un hégélianisme de droite et de gauche ? Il peut y avoir
un nietzschéisme de droite et de gauche. Et il me semble
que déjà la Moscou de Staline et Rome, celle-ci consciente,
celle-là inconsciente, posent ces deux nietzschéismes.
Mais il n’est pas abusif de noter le côté par où une
philosophie se trouve à un moment donné, au milieu
d’un ensemble complexe de circonstances, favoriser le
faiblissement d’un mouvement social tandis qu’une
autre philosophie favorise la croissance d’un autre mou-
vement. A voir ce qui vient de se passer en Allemagne,
on est entraîné à admettre qu’il y a dans cette idée du
développement objectif de l’histoire, du mouvement
matérialiste de l’histoire, une tentation énorme offerte
au fatalisme et au relâchement. Le hégélien conçoit —
dans une déviation, certes, de son propre système, mais
les événements nous prouvent qu’il l’a ainsi compris —
que l’histoire marche toute seule, le marxiste conçoit
que le capitalisme de lui-même prépare sa propre
destruction. Le résultat est sommeil et au jour du
réveil lâcheté. Le nietzschéen au contraire croit que
dans un monde contingent, à l’instant même, son
action peut faire explosion et transmuer la face de
l’univers.
Cette réflexion en tout cas nous offre un moyen
de comprendre ce fait considérable que toutes les
révolutions qui ont été faites depuis vingt ans ont
été accomplies en dépit de l’esprit marxiste ou contre
lui.
Encore une fois, la révolution de 1917 a été léniniste
et non pas marxiste. Lénine a agi en dehors du marxisme,
en prenant ce qu’il y a de plus vivant mais de plus
subtil dans la leçon de Marx. En effet, de deux choses
l’une : ou il y a Marx ou il y a le marxisme. Si Marx est
aussi souple, aussi pragmatique que nous en assurent
certains rares exégètes, alors le marxisme qui est un
système de l’histoire, une prophétie organisée du sens
prolétarien de l’histoire n’existe pas. Ou bien le marxisme
existe, et le Marx agile et répondant à tout, que nous
goûtons dans certains écrits de circonstance, s’évanouit
derrière le solide schéma historique qu’on a exigé et
obtenu de lui, par ailleurs.
Si Lénine et Trotski (celui-là a sûrement lu Nietzsche)
ont porté si allègrement le fardeau marxiste c’est qu’ils
avaient dû en jeter en route la plus grosse part.
Ensuite, il est évident que les révolutions de Rome
et de Berlin ont tiré directement tout leur allant de
l’antimarxisme par excellence, du relativisme et du
pragmatisme nietzschéen.
Mais nous ne pouvons nous empêcher, en terminant,
de nous risquer dans de dernières considérations qui
paraîtraient frôler la calomnie si l’on ne se rappelait
pas le sentiment tout ironique que nous avons des rap-
ports de la philosophie — ou de la poésie philosophique
— et de la politique.
Nous ne pouvons nous empêcher de songer que nul
plus que Nietzsche n’a critiqué l’esprit allemand, et que
pourtant nul plus que Nietzsche n’a été allemand, par
un côté. De même Goethe. C’est ainsi que sur cette
pente à la solitude héroïque, au défi romantique où se
précipite aujourd’hui le peuple allemand, Nietzsche a
précédé son peuple. Et certes cette comparaison n’est
qu’une fantasmagorie de malentendus triviaux, mais le
trivial et le social ne font qu’un. Et après tout au trivial
d’un décret ministériel la métaphysique d’un Nietzsche
ne fait qu’un juste retour, elle qui est partie du trivial
d’une table d’hôte dans quelque morne pension de
famille.
Si les politiques s’emparent d’une pensée comme celle
de Nietzsche dès l’endroit précis de sa courbe où elle
décline, ils ne s’assouvissent vraiment sur elle qu’à
l’endroit où elle rejoint le sol d’où elle était partie. Or,
certes, Nietzsche a fait un effort gigantesque, unique,
pour s’arracher — et pour arracher avec lui l’humanité
— à la stagnation sociale. Mais il n’en est pas moins
vrai que dans certaines indications secondaires de son
œuvre, on le surprend à favoriser ce dont il avait hor-
reur, l’immobilité. Dans La Volonté de puissance, quand
il sort des grandes lignes de cette méthode idéale par
laquelle il voulait tenir l’humanité dans un état de
révolution permanente, on le voit se spécifier soudain
dans une apologie du système des castes, dans une com-
plaisance pour les beautés de la loi de Manou.
Évidemment, là, il est la proie d’un de ces étranges
retours du mouvement dialectique de la vie. Soudain,
une philosophie relativiste comme celle de Nietzsche,
ou une philosophie du devenir comme celle de Hegel
et de Marx se confondent devant cette nécessité que
pour donner la réalité au mouvement, il faut bien en
marquer les points et les moments, qu’il faut donc poser
l’être, l’arrêter. Les révolutions tendent à créer des
institutions. Et dans les institutions, l’être, posé pour
un instant, tend à persévérer en soi-même.
En tout cas, avec son autarchie économique, son
conservatisme eugénique, sa volonté de définir l’esprit
allemand qui menace de le fixer, Hitler rejoint fâcheu-
sement le Nietzsche de la loi de Manou.
Et c’est ici qu’on voit la prompte ironie de l’histoire :
après l’hégélianisme, le nietzschéisme deviendrait un
prétexte à l’inertie. Telle est la loi.

Juin 1933.
II
LA SITUATION EN FRANCE
I

LES ÉVÉNEMENTS DE FÉVRIER


OU LA RALANÇOIRE

Qu’est-ce qui ressort des événements de février 1934 ?


La faiblesse de toutes les vieilles formations politiques.
Chacune de ces formations a montré qu’elle renfer-
mait en elle un élément qui ne peut être négligé, mais
chacune aussi a laissé voir qu’elle ne peut devenir le
centre d’attraction. Chacune de ces formations est
isolée ; de ce fait, elle est privée de la puissance de com-
plément d’une ou deux ou trois autres forces, et elle
prive de sa propre puissance de complément une ou
deux ou trois autres forces.
Démontrons-le par une analyse rapide de chaque
formation, telle qu’elle a été mise à l’épreuve par les
événements. Commençons par la droite. A droite, nous
trouverons deux formations, deux mondes.

1. — IL Y A DEUX DROITES.

D’abord, Y Action Française. Quinze jours avant le


6 février, Y Action Française avait donné le branle à
la réprobation active du scandale Stavisky. Mais le
6 février, il apparaissait que le rôle de Y Action Fran-
çaise s’était réduit à mesure que les effets de son premier
élan se propageaient dans une certaine masse. Elle n’a
pas joué un rôle important ce jour-là, et un cri de « Vive
le Roi » sur la Place de la Concorde aurait été emporté
dans les Marseillaise et les Internationale.
Or, n’y a-t-il pas là un fait qui vient s’ajouter à dix
autres et qui les souligne définitivement ? Depuis trente
ans, le petit parti de Maurras joue un rôle de levain
dans la pâte française, mais quand la pâte lève pour
quelques semaines, on la voit substantiellement répu-
blicaine. Il en a été ainsi après l’affaire Dreyfus dans
toute la période de réveil nationaliste de 1905 à 1914,
pendant la guerre, lors de la Ruhr.
Dans les moments de tension nationale, deux ou trois
cent mille Français lisent Daudet et Maurras, gonflant
les quarante mille habitués de Maurras et Daudet. En
même temps, ils regardent un peu s’agiter une poignée
de camelots. Puis, ils en tirent des conséquences plus
ou moins violentes, plus ou moins durables dans le plan
où ils vivent, dans le plan où vit une certaine masse
française. Ce plan est à la fois bien voisin et bien éloigné
de celui où Maurras meut son propre esprit et celui de
ses zélateurs de stricte observance. Cela revient à dire
que la France n’est pas blanche, et qu’elle a perdu à
tout jamais le contact avec le monde d’aristocratie
monarchique qui lui-même s’est détaché d’elle progres-
sivement depuis la Fronde, depuis Louis XIY.
Après les Valois italianisés, Henri IV a été le dernier
roi français. Louis XIII, en dépit de Richelieu, mais
surtout Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, se sont
enfermés dans un univers hispano-autrichien, dans un
idéal de grande politique de cour qui n’avait plus aucun
rapport avec la France des petits nobles, des bourgeois,
des paysans et des artisans — si près du cœur des pre-
miers Capétiens. L’allusion que Maurras semble faire
à cet univers de la monarchie exorbitée lui est fatale.
Et pourtant l’A. F. a des racines, et des racines qui
atteignent au tuf. Mais les formations républicaines
nationales, qui ont repris et développé l’initiative de
l’A. F., aussi. Les racines de l’A. F. se nourrissent au
tuf de cinquante mille familles : celles des Jeunesses
Patriotes, des Croix de Feu, dans un tuf à peine moins
profond mais plus large de trois ou quatre cent mille
familles.
A la fin du compte, on le voit aux élections, les quatre
cent mille familles dont je parle sont entourées de beau-
coup d’autres. Le monde républicain, national, conser-
vateur, additionne presque la moitié des suffrages en
France. Mais la masse active, ce sont ces quatre cent mille
familles.
Le point de rencontre entre ces deux groupes inégaux
de familles, c’est le service militaire, le dévouement
militaire, c’est l’exercice d’une fonction humaine élémen-
taire. Ce lien plus élémentaire, plus fort que le lien
patriotique, est aussi plus fort que le lien religieux.
Plus fort aussi que le lien économique : car parmi ces
6
cinquante ou quatre cent mille familles dont je parle,
il y a des riches et des pauvres, des petits commerçants,
des employés, des artisans, aussi bien que des nobles
et des bourgeois de tout rang, et beaucoup de paysans.
Il faudrait peut-être joindre à ces deux mondes-là
un certain monde radical-national, libre-penseur, plus
délié socialement, mais qui, dans les moments de presse,
fait bloc avec les deux autres, étant lui aussi activement
national. ^
Et il y a toutes les variétés du monde catholique qui
circulent parmi eux.
Je parle des familles, non de classes. Pourquoi telle
famille est-elle attachée à telle tradition plutôt qu’à
telle autre ? Il est difficile, parfois, de le dire. On ne
peut jamais assez subtiliser les explications géogra-
phiques, économiques, pour y ramasser toutes les
nuances.
L’opposition de Paris et de la province n’est d’aucun
usage, là comme ailleurs. Paris communique sans cesse
avec la province par toutes les provinces qu’il renferme.
Ce va-et-vient incessant des tendances entre les provin-
ciaux de Paris et les provinciaux de la province est
beaucoup plus important que l’apparente opposition :
influence parisienne, méfiance provinciale.
Mais pour ample qu’ait été la vague républicaine
nationale qui a recouvert le court élan royaliste, elle a
aussi bientôt atteint ses limites.
Certes, le monde républicain national s’étend sur
diverses classes de la société, certes, il est à cheval sur
Paris et la province, il a pourtant ses limites. Il porte
en lui ses limites qui sont dans sa complaisance en lui-
même et dans son propre excès. Pour cela, il y a tou-
jours un moment où il se heurte à quelque chose qu’il
suscite.
Bien que ce monde, beaucoup plus que celui de TA. F.,
soit engagé dans la vie économique du pays, quand il se
manifeste politiquement, il se montre comme étranger
aux réalités dont est faite son souci quotidien, et il ne
manifeste aucune conception vivante et neuve de l’uni-
vers matériel où se meuvent pourtant ses plus habi-
tuelles protestations contre le régime actuel. L’A. F.
autrefois a du moins esquissé le programme du corpo-
ratisme, mais le monde républicain national s’en tient
à un vague anti-socialisme, à un libéralisme qui tombent
dans un néant de silence entre ces murs de socialisation
ouverte ou sournoise qu’élèvent de toute part Moscou,
Rome, Berlin, Washington.
Le mot qui désigne ce monde marque sa force et sa
faiblesse : national. Ce monde ne s’anime que sur une
réaction tournée vers l’extérieur ; il a un sentiment très
aigu de la superficie nerveuse du corps français, mais
il n’a pas une conception vivante, active de l’intérieur,
des problèmes sociaux et organiques du pays. Il en a
une conception profondément périmée.
C’est un monde national, ce n’est pas un monde social.
Ce monde ne comprend pas ; et, ne comprenant pas,
il se montre ombrageux, inquiet. Bien qu’il touche et
rejoigne le populaire par moments, il n’a pas un sens
permanent du populaire. Tout ce qu’il sait et sent du
peuple, ne lui sert pas d’une façon permanente. Il
retombe toujours sur son axe de morgue et de peur.
Toutes ses velléités et ses élans s’épuisent dans la
traduction compassée, conventionnelle, infiniment attar-
dée qu’en donne le monde mort des grands journaux,
des grandes revues, de l’Académie, de toute l’intellec-
tualité officielle qui se nourrit de lui et pèse sur lui.

2. — IL Y A DEUX GAUCHES.

Passons à gauche.
Passons au monde radical et au monde socialiste.
Voilà encore deux mondes voisins et solidaires et débor-
dants l’un sur l’autre. Plus égaux par la quantité que
les mondes nationalistes. Un peu plus provinciaux que
les deux mondes précédents ? Mais ceux-ci sont aussi
fortement provinciaux : alors disons moins parisiens.
Et pourtant, la masse des petits bourgeois, des employés,
des ouvriers radicaux et socialistes n’est pas négligeable
dans l’ensemble du grand Paris — du vrai Paris avec
toute sa banlieue — et c’est à Paris qu’elle a sa tête,
puisqu’elle tient le gouvernement et remplit les admi-
nistrations, mais, dans le climat de Paris qui est passion-
nel et intellectuel, et qui sublime dans la polémique
quotidienne, les réalités, et se réduit aux extrêmes anti-
thétiques, elle est prise entre deux mythes, nationaliste
et communiste.
Il y a aussi un monde de familles radicales et de
familles socialistes, à cheval sur la province et Paris,
à cheval sur toutes les classes. Il y a de la bourgeoisie
des deux côtés, de la paysannerie des deux côtés, du
prolétariat des deux côtés. De la richesse, de la pauvreté,
car il y a des riches radicaux ou même socialistes. Le
monde des affaires se partage entre les mondes national
ou monarchiste, et le monde radical, voire le monde
socialiste.
Quelle est la caractéristique du monde radical et du
monde socialiste ? C’est un monde plus social que natio-
nal. C’est un monde de politique intérieure plus qu’exté-
rieure. C’est un monde qui prétend parler plus social
que national. En fait, le monde radical n’est guère moins
national que les mondes dits nationaux. Le monde socia-
liste de même. Mais là le nationalisme est plus négatif,
plus honteux. Il se veut honteux en face de l’autre qui
se veut arrogant en face de lui. Mais à l’occasion il se
réveille contre l’anti-nationalisme de certaines fractions
socialistes ou en face du communisme. D’ailleurs c’est
un monde qui est bien content qu’on l’oblige à discuter
du nationalisme. Pendant longtemps, ce monde a pré-
texté la question cléricale, maintenant il prétexte la
question de la guerre et de la paix. Il est bien content
qu’on l’oblige à faire du nationalisme mineur contre le
nationalisme majeur de la droite, parce qu’ainsi il peut
laisser en sommeil ses prétentions sociales. La masse
de gauche ne fait du pacifisme que pour ne pas faire
du socialisme. La preuve, c’est qu’elle gagne les élections
sur la question de la paix et de la guerre (1924-1932),
puis, achoppant sur la question fiscale qu’elle ne peut
se résoudre à trancher par le socialisme, elle passe la
main au cours de sa législature à la droite (1926-1934)
qui l’emporte dans la législature suivante (1919-1928).
Il doit tout de même y avoir quelque chose qui
explique la permanence des formations opposées, en
dépit de la facilité pour un bon nombre de passer de
l’une à l’autre, prouvée par l’alternance des succès élec-
toraux. Ce quelque chose nous expliquera en même
temps pourquoi, malgré tout, c’est la gauche en France
qui a fait la plupart de nos pauvres lois sociales si arrié-
rées, si insuffisantes, si maladroites qu’elles soient.
Eh bien ! voilà : le monde de droite et le monde de
gauche, qui reposent sur les mêmes bases mêlées —
géographiques et sociales — participent de la même
combinaison politico-économique, mais ils se séparent
sur le partage des bénéfices.
En gros, le monde « national » de droite est plutôt
celui qui prend les bénéfices économiques, et le monde
« social » de gauche les bénéfices politiques. En gros,
le monde radical est le monde qui s’attache à la machine
politique plutôt qu’à la machine économique. Et le
monde socialiste, par les syndicats des employés, fonc-
tionnaires et des ouvriers travaillant dans les grands
services publics, aussi. Le monde de gauche, secrètement
national, vaguement social, n’est nullement socialiste,
encore moins prolétarien. Il est bourgeois et paysan
bien plus qu’ouvrier, et très fonctionnaire.
Il y a un troisième monde de gauche, certes, le petit
monde communiste. Celui-là est prolétarien, mais nous
verrons plus loin que son rôle est limité, comme celui
de FA. F.
Le monde radical et socialiste a besoin des deux choses
les plus contradictoires dans le régime : des apparences
les plus générales, des réalités les plus immédiates. Il se
console avec celles-ci de FinsufFisance de celles-là. C’est
le monde des places et des prébendes, des bureaux de
tabac et des recettes, des croix et des retraites.
Mais voyez comme toutes les définitions que nous
essayons sont insuffisantes tant se dérobe un univers
entièrement roublard.
Le monde républicain-national et même le monde
monarchiste-national a aussi des croix et certaines
places. Et il y a beaucoup de fonctionnaires dans la
droite : officiers, professeurs, grands administrateurs.
Inversement le monde radical et socialiste touche et
participe aux bénéfices économiques, soit par quantité
de commerçants et d’industriels qui sont de ses mili-
tants, soit par les avocats politiques (qui ne sont pas
moins nombreux et prospères à droite, d’ailleurs)
et tous les fonctionnaires qui concussionnent. Et
puis, il y a le monde paysan qui graphie à droite et à
gauche.
Ce qui explique l’insuffisance de nos définitions mas-
sives, c’est que les deux paires de mondes que nous
examinons, tout en s’opposant pour les nécessités du
jeu politique parlementaire, se tiennent profondément
et sont inextricablement emmêlées pour les néces-
sités du complexe économico-politique.

3. — DROITE ET GAUCHE SE TIENNENT.

Profondément, les mondes de la droite et de la gauche


se tiennent et ils ne peuvent se séparer. Les uns et les
autres dans le cadre national, les uns et les autres à
cheval sur toutes les classes, ils participent au système
économico-politique de la démocratie capitaliste. Le
monde radical et socialiste est surtout attaché au côté
démocratique du capitalisme, mais en défendant la
démocratie, il défend le capitalisme qui en profite. Le
monde nationaliste est plutôt attaché au côté capita-
liste de la démocratie ; mais il est emmêlé dans les
affaires avec le monde de la démocratie, et il a besoin
de la démocratie pour garder les aises qu’elle lui pro-
cure. Le monde de gauche est attaché plus directe-
ment au régime parlementaire-démocratique ; pourtant
l’autre ne l’est pas moins en fait. Car le monde de droite
a besoin d’une certaine liberté de la presse, d’une cer-
taine liberté d’opinion — n’étant pas le maître de la
machine gouvernementale, mais la manœuvrant par
la presse et l’opinion. Et le monde capitaliste, à cheval
sur les deux mondes, a besoin du régime libéral, ou se
raccroche à certaines de ses survivances. Le monde
paysan, de même.
Des deux côtés, il y a des éléments en l’air qui vou-
draient se séparer, mais c’est superficiel et sans lende-
main — velléités d’A. F. d’un côté, velléités communistes
de l’autre. L'Action Française peut-elle entraîner le bloc
de droite ? Le communisme, le bloc de gauche ? Non
et non.
En dernière analyse, le monde de gauche a un instru-
ment de chantage — les élections ; le monde de droite
un instrument de chantage — la presse. L’un et l’autre
s’en tiennent à cet échange réglé de menaces, parfaite-
ment conventionnel.
Ces deux mondes se tiennent l’un l’autre, mais, par
la façon dont ils se tiennent, aucun ne peut dominer
l’autre.
Le monde de droite s’attaquerait au capitalisme en
renversant la démocratie, et le monde de gauche pour
détruire le capitalisme devrait détruire la démocratie.
Après cette analyse, nous allons mieux comprendre
les événements du 6 au 12 février.

4. — LE 12 ÉGALE LE 6.

Il y avait une certaine situation difficile, ancienne,


qui s’est brusquement ramassée dans l’affaire Stavisky.
Le monde radical et socialiste a été pris en flagrant
délit de faiblesse intime, et a réagi maladroitement et
tardivement. Il a réagi en deux temps. Double mouve-
ment défensif : mouvement radical, mouvement socia-
liste. Ces deux mondes-là sont partout en Europe sur
des positions défensives, depuis la guerre, et déjà
presque partout battus.
Premier mouvement : Chautemps placé sur un terrain
fâcheux — impossibilité de la répression du scandale, —
esquisse une première défense. Daladier et Frot prennent
le pouvoir, regardent à droite, manquent le ministère
de concentration ; font un ministère de gauche, ratent
le nettoyage Stavisky. N’ayant pu se couvrir à distance
par un nettoyage, ils sont mal en point pour la défense
rapprochée : ils ratent la défense rapprochée.
Mais la vague bourgeoise ne peut pas vraiment
atteindre le populaire. Elle a provoqué une légère exci-
tation communiste qui aussitôt lui fait peur ; à cause
de son absence d’audace sociale, elle s’arrête.
Et elle sent sa faiblesse, le mercredi matin elle a peur.
Mais les autres ont encore plus peur.
Les adversaires, qui sentent leurs faiblesses et leurs
limites, s’arrangent sur le ministère Doumergue. La
masse républicaine nationale ne veut pas plus — par
intérêt, par sentiment — détruire le régime que la
gauche. On reforme un ministère très généralement
républicain — en liaison grâce au radicalisme national
avec droite et gauche. Ministère ressemblant à dix grands
ministères qui de temps en temps avouent la combine
fondamentale en la resserrant.
Mais le mouvement de réaction de la gauche cherche
sa revanche sur le terrain qui lui est favorable, le social,
le faux-social. On parle des libertés ouvrières en même
temps que de défense républicaine.
Le socialisme, qui n’est au fond que radicalisme,
marche au secours du radicalisme. (Les radicaux, eux,
on ne les a jamais vus dans les rues depuis l’affaire
Dreyfus.)
Deuxième mouvement : Le monde socialiste réagit
tardivement ; il descend dans la rue le 12 alors qu’il
aurait dû être dans la rue le 6, devant les flics de Frot ;
et surtout avant, pour prendre à sa charge le nettoyage
Stavisky, comme il avait esquissé le nettoyage Oustric.
Et encore, c’est qu’entre temps s’était produite la
réaction communiste, qui est venue éperonner le monde
socialiste.
Car il y a un troisième monde de gauche, le monde
communiste.
Le monde communiste est un monde plus nombreux
que celui qui gravite autour de TA. F. Surtout parisien,
il n’est pas non plus exclusivement parisien. Le monde
communiste est plus net socialement que tous les
autres mondes : les ouvriers de Paris et de quelques
grands centres. De là une force et une faiblesse parti-
culières.
Avec le monde de l’A. F., c’est le monde le plus indé-
pendant. Mais pas plus que l’A. F. il ne l’est tout à fait :
il l’a bien prouvé.
Et pas plus que le monde de l’A. F. il ne peut profiter
des impulsions qu’il donne ; bien au contraire.
Les communistes ont d’abord réagi pour eux-mêmes,
en marge du mouvement nationaliste. Ensuite, ils se
sont ressaisis, prouvant leurs attaches avec le monde
socialiste. Ils ont craint et on a craint pour eux le rôle
d’alliés indirects à la fois et de provocateurs pour la*
droite qu’ils ont joué vis-à-vis de rhitlérisme. Après
avoir continué le combat seuls, le 9 février, ils ont
le 12, à Vincennes, rejoint les socialistes que leur exemple
obligeait à sortir dans la rue.
Mais comme l’A. F. noyée dans le monde républicain
national et voyant son élan aboutir au ministère Dou-
mergue, les communistes se sont vus noyés dans une
vague tardive et purement négative de défense répu-
blicaine.
En France, les communistes ont prouvé qu’ils n’étaient
pas vraiment isolés. En dépit de leur arrogance verbale,
de la distinction de leur courage, ils tiennent au système
comme de l’autre côté l’A. F.
Les mondes de gauche et de droite se tiennent. Les
cinq mondes se tiennent.

5. — IMPUISSANCE DES PARTIS PROLÉTARIENS.

Un fait très important ce 12 février, souligné par le


fait du même jour en Autriche. Le même jour en Europe
était prouvé que le mouvement extrémiste de gauche
est voué à l’écrasement isolé ou à la confusion démocra-
tique. Impuissance totale du socialisme en Europe —
du socialisme des partis socialistes. Et définitif anéan-
tissement du communisme qui se résorbe dans le socia-
lisme impuissant.
Le 12 février, en laissant faire cette journée, Moscou
semble avoir liquidé ce qui restait de la façade commu-
niste dans le monde. Ou bien le parti communiste
restait en l’air comme les premiers jours et il per-
dait la démocratie, faisant la provocation de la droite
d’abord et plus tard l’unité de la nation contre lui : ce
qu’il a fait en Autriche. Ou il faisait — ce qu’il a fait —
le flanc-garde du mouvement de défense démocra-
tique, et il se noyait ainsi dans le jeu qu’il a toujours
dénoncé.
Ainsi cet énorme monde, vaguement remué le 12, n’a
pas été plus loin que le monde du 6.
Parce que trop limité.
Trop limité, comment ?
La corruption démocratique de la masse de gauche
annihile le mouvement des braves d’extrême-gauche,
et, d’ailleurs, la subversion déclarée des braves d’extrême-
gauche rejetterait la masse de gauche sur la masse de
droite.
Le monde d’extrême-gauche est incapable de ren-
verser le capitalisme, comme le monde d’extrême-droite
est incapable de renverser la démocratie — parce que
les deux mondes moyens de gauche et de droite se
tiennent.
Aussi, après le 12, tout semble retomber dans la vase
habituelle.
6. — UN PARTI NATIONAL ET SOCIALISTE.

Donc rien de changé. Alors, aucun changement à


attendre en France ?
Cela, c’est l’apparence du moment. Mais, en fait, il
n’en est rien. Le système ne fonctionne plus, les signes
de détresse qui ont éclaté dans la semaine de février
sont décisifs et vont désormais se développer inexora-
blement.
Les forces, qui jusqu’ici se balançaient, maintenant
se heurtent les unes contre les autres. Dans le bateau
secoué, l’arrimage ne tient plus ; la cargaison devient
un chaos.
Ce qui s’est produit partout se produira ici aussi (et
en Angleterre). L’équilibre ne se fait' plus entre un
capitalisme fatigué, exacerbé et une démocratie démo-
ralisée, affolée. Les crises ministérielles se multiplient,
répondant aux scandales capitalistes.
Singulièrement, le parti radical ne peut plus faire
l’équilibre entre le capitalisme et la démocratie. Il faut
qu il choisisse entre la crispation de défense capitaliste-
nationaliste et la crispation de défense socialiste-com-
muniste. Il faut qu’il verse enfin.
Mais alors nous en tiendrons-nous à l’opposition
flottante entre les deux mondes national et social —
comme en Angleterre ? Même en Angleterre, cela ne
devient plus possible.
Après quelques alternatives encore, de ces deux forces,
si tant est que cela soit permis par les événements
extérieurs, nous serons las et nous aurons recours à
quelque chose de neuf.
Et c’est ici que nous arrivons à la considération
suprême.
Ce qui se faisait par l’équilibre des forces ne peut
plus se faire que par la fusion des forces sous une force
plus grande.
Nous en revenons en conclusion à nos prémisses.
Aucune des forces existantes ne peut l’emporter.
Il faut donc créer une force nouvelle.
Le rôle modérateur, intermédiaire, qui a été joué
par le parti radical, héritier de la tradition jacobine et
napoléonienne, ne peut plus être tenu par lui. C’est un
parti sclérosé, usé, débordé, qui ne peut se ressaisir et
qui s’appuie sur des institutions qu’il ne peut réformer
lui-même, il doit être remplacé par un nouveau parti.
Parti qui renouvellera les mêmes méthodes aujour-
d’hui perverties ou oubliées, en les élargissant et les
approfondissant.
Un parti qui repose sur une base assez large pour
englober plusieurs des forces en présence. Parti animé
d’une grande force dynamique et synthétique, parti qui
fusionne plusieurs données aujourd’hui séparées. Qui
ne souffre pas des limites dont souffre chaque formation
existante. Parti qui bénéficie des enthousiasmes aujour-
d’hui isolés et sans but.
Il est évident que c’est désigner un parti qui soit
sur le modèle des grands partis qui ont triomphé dans
le monde depuis vingt ans — à Moscou, à Rome, à
Berlin, à Angora, à Varsovie et à Washington.
C’est ici qu’il faut parler brutalement.
Ce parti ne peut être que national et socialiste.

Mars 1934.
II

ÉCRIT DANS LA RUE

Rien ne va si mal : pourquoi se plaindre ? La vie est


douce. Toujours un peu d’argent, d’amour. Paris est
délicieux et la campagne et les petits voyages. Alors
pourquoi ces accès de rage ? Si, à certaines heures, je
suis gêné par des fantômes, eh bien, voici l’un d’entre
eux.
Ces discussions interminables, cette frénésie d’irréso-
lution, ce monstre à neuf cents têtes qui ne se voit pas,
qui s’imagine n’avoir jamais de témoins, cette irrespon-
sabilité hargneuse et arrogante, ce Palais-Bourbon aussi
ignorant et dédaigneux que la cour dans l’ancien Palais
des Bourbons — tout cela n’est rien. Ce qui compte
pour moi, c’est l’hypocrisie des démagogues. Une trop
vieille et profonde hypocrisie dans un pays, c’est le
ver dans le fruit.
Ces gens défendent ceux qu’ils semblent attaquer et
dont ils paraissent les victimes. Nuis défenseurs plus
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utiles du capital que les radicaux parce que secrets,
parce qu’effrontément exilés dans le camp adverse.
Hypocrites. Non seulement les chefs, mais la troupe.
Oui, j’ai suivi deux ou trois congrès radicaux, et je fus
d’abord surpris : que tout un groupe, tout un parti pût
être hypocrite. La conspiration de l’hypocrisie peut
s’étendre à des milliers de personnes. C’est que l’hypo-
crisie est souvent une passion furieuse.
Les radicaux dans leurs entrailles ne peuvent se
résigner à l’aveu qu’ils ont fait leur temps et qu’ils ne
peuvent plus que se confondre dans la masse conserva-
trice. Ils s’acharnent en paroles à différer de ceux dont
ils servent ainsi deux fois les pensées.
Conservateurs honteux, conservateurs de néant, con-
servateurs de ce compromis où rien ne trouve son effi-
cacité, ni leurs idées, ni celles de leurs adversaires.
La contradiction entre la droite et la gauche, c’est
une parade où est tout l’art de notre gouvernement.
Le despotisme d’Asie ainsi s’appuyait sur un jeu d’oppo-
sitions, sur les contrariétés d’intrigues dans la cour.
Sous l’Ancien Régime, la Robe semblait s’opposer à la
Cour ; et pourtant, dès le second jour de la révolution,
se confondaient dans les complots et les prisons
des adversaires qui n’étaient que des complices. Les
whigs sont déjà dans le même sac que les tories.
On peut conserver des choses contradictoires. On peut
conserver ensemble l’Église et la Franc-Maçonnerie, la
grande banque et la démagogie électorale, le militarisme
et le pacifisme verbal.
Une condition : faire semblant de se battre. Ainsi un
lecteur de l’Echo de Paris ne sait pas qu’il est solidaire
en profondeur d’un lecteur du Canard Enchaîné. Pour
qu’il l’apprenne, il faudrait un grand bouleversement.
Ce grand bouleversement, oh ! si nous le faisions.
Maintenant que les radicaux vont enfin se perdre
dans les rangs conservateurs, les socialistes seront à
découvert. On va voir qu’ils n’étaient que des radicaux.
Sous prétexte de libertés, et particulièrement de libertés
ouvrières, ils défendent le Parlement, le lieu du com-
promis où se sont consumés les radicaux, où ils se con-
sumeront à leur tour.
Derrière eux, les communistes de Moscou. Il n’y aura
plus qu’une ombre qui les séparera à leur tour du grand
jour. Plus question de socialisme : une vieille gauche
libertaire contre une vieille droite réac, toute la vieille
France.
Vous me direz que le mensonge radical-socialiste n’a
rien de secret, qu’il se voit. Moi, je vous réponds qu’il
reste secret. Ce mensonge est enraciné à une profondeur
inouïe dans l’inconscience. Mais surtout, dans l’incons-
cience des complices : les capitalistes. Les corrupteurs
aiment encore plus les corrompus, que les corrompus
les corrupteurs. Cela, ni les uns ni les autres ne le savent :
vous voyez bien que j’ai raison de parler de secret.
Pareils aux radicaux (et aux socialistes) sont leurs
complices. Ces députés et journalistes de droite attachés
au système parlementaire, et qui n’attaquent la gauche
que pour lui prendre une majorité qu’ils veulent seule-
ment fugitive. Le trait d’évidence, là, c’est qu’au pou-
voir les gens de droite ne touchent pas au ministère de
l’intérieur, au mécanisme qui permettra leur prochaine
défaite et de nouvelles élections de gauche. L’Action
Française est attachée aussi au régime, par la démarche
même de son opposition, qui avilit les personnes mais
ne rompt point avec la véritable essence du régime : le
compromis entre les riches et les démagogues. Je soup-
çonne l’A. F. à droite de la même collusion que la
S.F.I.O. à gauche.
Mais les chefs de la banque, de l’industrie, de la
presse chérissent encore mieux les démagogues — tout
en souhaitant leur perte à leurs moments perdus. Ils
préfèrent cette collusion à jouer cartes sur table, avec
un gouvernement de droite. Ils veulent continuer ce
régime dont ils se plaignent. Ils crient à l’incohérence,
au manque d’autorité. Mais s’il y avait une autorité,
elle serait contre eux ; une cohérence, elle les réduirait.
Leur irresponsabilité de chefs économiques et qui pour-
tant disposent du corps et de l’âme de millions d’hommes
et de femmes caresse l’irresponsabilité des chefs poli-
tiques qui se gardent bien d’une prise décisive sur l’éco-
nomique. Ils osent dire qu’ils ne sont pas bien servis
par ce régime, mais aussitôt qu’il est menacé, ils le
soutiennent par en dessous, y reconnaissant soudain
leur meilleure défense. C’est pourquoi ils craignent le
fascisme. Ils le haïront à Paris, comme ils le haïssent
à Milan et à Essen.
Après le 6 février 1934, en France, tout le monde a
volé au secours de la collusion entre la démagogie et
l’argent. D’abord l’A. F., qui le 6 février déjà ne faisait
plus rien. Ensuite les parlementaires de droite qui ont
dévié avec TA. F. sur des querelles poissardes l’entrée
en bataille des naïfs. Ensuite le grand capitalisme qui,
par sa presse, a doucement enterré Faction des ligues.
En même temps, la C.G.T., le parti S.F. 1.0. Et enfin
les communistes accouraient sur l’ordre de Moscou.
« Il ne faut pas déranger la combine sur quoi repose
l’ordre dans le grand pays allié. » Le 12 février, on a vu
que décidément il n’y a plus de communisme en Europe,
ou plutôt qu’il n’y en avait jamais eu. Et Doumergue
s’est élevé, un pied sur le 6, un pied sur le 12, bien balancé
sur deux forces qui jouissent de s’annuler.
Pierre de touche. Élevez-vous devant quelqu’un
contre les congrégations économiques, ce complexe de
banques, grandes industries, grande presse qui est en
collusion avec la haute, administration et les états-
majors de tous les partis politiques — mais élevez-vous
ensuite contre les syndicats de fonctionnaires, la C.G.T.,
la franc-maçonnerie qui sont les autres congrégations
exploiteuses de l’État — cet homme détournera la tête
et se courroucera. C’est un homme de gauche. Faites
l’expérience en sens inverse, c’est un homme de droite.
Et ceci, même si c’est un communiste à gauche —
même si c’est un A. F. à droite. Nous sommes contre
tous.
Quand ce serait le seul mérite du fascisme, d’arracher
ces masques, tous ces masques. On ne dit plus gauche
et droite en pays fasciste. Il n’y a plus que le capitalisme
contre le socialisme, enlacés pour la lutte à mort.
Si le fascisme se présente comme un nouveau parti
intermédiaire, entre la vieille droite et la vieille gauche
— entre le capitalisme, la paysannerie, le prolétariat et
les classes moyennes — quand il est au pouvoir, sa
méthode n’est pourtant pas celle du radicalisme, c’est
la méthode contraire. Ce n’est pas une politique d’équi-
libre, ce n’est pas balance et balançoire, c’est une poli-
tique de fusion. Les forces entre lesquelles se joue le
radicalisme, le fascisme les oblige à s’affronter enfin.
A l’intérieur d’un fascisme, il y a dans le grand feu une
dernière lutte privée, sournoise, lente, féroce, sans merci
entre les éléments combustibles. Regardez Rome et
Berlin.
Les gens de gauche ne savent de quoi il retourne.
Ils disent : « Le fascisme, c’est la dernière défense du
capitalisme. C’est un dernier triomphe du capitalisme. »
Mais non, comme à Moscou, il s’agit à Berlin et à Rome
d’une réaction beaucoup plus pure. D’une réaction
comme on n’en avait pas rêvé depuis M. de Maistre.
La réaction pure et simple. Et même comme on n’en
avait pas rêvé depuis la lutte du sacerdoce et de l’Empire.
Car on nous donne une pure théocratie où le spirituel
et le temporel enfin se confondent. C’est la grande réac-
tion qu’a connue déjà la Rome Impériale. Et pourtant
je veux cela. La liberté est épuisée, l’homme doit se
retremper dans son fond noir. Je dis cela, moi l’intellec-
tuel, l’éternel libertaire.
Ce qu’aurait fait le capitalisme dans une Russie
démocratique en quinze ans : l’immense et brusque
développement après la guerre comme aux États-Unis.
Le bien qui en aurait résulté pour l’Amérique et
l’Europe, pour tous les humains : la crise actuelle évitée,
les prolétariats européens et américains auraient eu du
travail jusqu’au point d une dénatalité suffisante. Mais
ainsi va l’ironique et cruelle Histoire. Je les aime de
n’avoir pas pris le plus court chemin.
Vous savez bien qu’il est difficile de garder des châ-
teaux et des grandes maisons particulières. Quand vous
en avez, vous allez ailleurs, dans des hôtels, des bateaux,
vous voyagez. Vous aimez les cafés, les bars, les restau-
tanrs, les cinémas, les sports d’hiver et les sports d été,
tous les lieux de confusion. Vous savez bien que le
commerce de détail est miséreux. Vaut-il mieux être
petit commerçant ou employé dans un grand magasin ?
Médiocrité pour médiocrité, l’employé après ses huit
heures de travail est plus libre. Le mécano de village
est-il libre ? Le chef du dépôt local d’épicerie l’est-il
moins que lui ? Un journaliste est-il moins libre dans
une presse d’État que dans une presse de monopole ?
Le littérateur qui « écrit pour le grand public » et celui
qui écrit pour l’État, c’est-à-dire encore pour le grand
public, voyez-vous une différence dans son avantage
calculé ?
Mais si j’invente, si je crée une nouvelle industrie ?
Certes, mon débouché sera difficile. Mais, bah ! 1 homme
a besoin d’autre chose aujourd’hui que d’inventer des
machines. Il a besoin de se recueillir, de chanter et de
danser. Une grande danse méditée, une descente dans
la profondeur.
Les gens ne savent plus s’ils doivent encore travailler
ou ne plus rien faire. Ils ne savent pas s’ils doivent jouir
ou s’abstenir. Je dis qu’individus épuisés, ils ne peuvent
plus jouir que des grandes figures de l’esprit dessiné
par le corps social. Regardez les abeilles, les fourmis,
que pouvons-nous faire d’autre ? Qu’avons-nous jamais
fait d’autre ? Notre seule plénitude, c’est une civilisa-
tion vue de loin, où les joies et les chagrins se mêlent.
Il n’en reste que le dessin. Tout est dans le dessin.
La qualité. La qualité se retrouvera, le jour où la
quantité sera limitée.
Le socialisme en Russie veut dire course à la produc-
tion, parce qu’il y est venu avant son temps, qu’il imite
péniblement la course du capitalisme qui aurait dû le
précéder. En Europe, le socialisme ne peut dire que
repos réfléchi après cette longue fatigue folle du capi-
talisme qui d’ailleurs de lui-même tombe dans la lan-
gueur. Un capitalisme qui renonce à sa grandeur, à ses
vices et à ses vertus ; voilà le socialisme qui est derrière
le fascisme, un socialisme pour vieux Européens.
C’est comique de voir les capitalistes alléguer la
liberté. Quelle liberté représente aujourd’hui le capi-
talisme ? Dans l’ordre économique, politique, culturel,
quels débris ? Ou alors de quel capitalisme parle-t-on ?
Revenir à l’ancien est une utopie.
C’est comique de voir C.G.T. et S.F.I.O. défendre la
liberté, ce même débris inutile qu’agitent les capita-
listes. C’est d’une autre liberté dont devraient parler
cette confédération et cette section.
La liberté. De quelle liberté voulez-vous ? Où est-elle ?
Où a-t-elle jamais été ? Où sera-t-elle jamais ? Si ce
n’est dans la satisfaction des désirs réels à un moment
donné. Or que désirons-nous ? Un ordre reposant. Nous
voulons jouir du rythme qui pourrait être enfin si doux
des machines.
Corporatistes, vous dites que vous représentez et que
vous imposerez la Troisième Force ; que votre Ordre
Nouveau s’instaurera à la fois contre ces deux manifes-
tations secrètement jumelles de la contrainte — le
monopole capitaliste et l’État marxiste, que la France
Demain renaîtra de la fédération spontanée des familles
et des métiers, des corporations et des régions. Je ne
puis guère vous croire, mais je veux vous suivre.
Je ne puis guère croire que l’État ne doive intervenir
dans le premier mouvement de cette spontanéité. Mais
alors s’en ira-t-il jamais ? Il arrivera à vos corporations
ce qui est arrivé aux soviets : la tutelle de Staline n’est
pas près de finir. Ni pour les corporations italiennes la
tutelle de Mussolini.
Mais les dictateurs passent et il faudra bien que les
hommes se débrouillent de nouveau par eux-mêmes ;
alors, vous aurez raison.
Et en tous cas, ce détour corporatiste c’est notre
manière à nous, petites gens, entre toutes les classes,
toutes les doctrines.
Est-ce que je suis effrayé par l’Étatisme ? Tout nous
y porte. Nous y sommes déjà engagés plus qu’à moitié.
La grande banque, la grande industrie, la Presse sont
déjà à demi confondues avec l’État. Elles assiègent
l’État, mais que demain un homme et un parti fort se
trouvent soudain à la tête de l’État et toutes les avenues
que le capitalisme a ouvertes vers le pouvoir seront
vivement remontées en sens inverse contre lui. Le ban-
quier qui assaille le cabinet du ministère et qui ainsi
prouve déjà sa faiblesse, y revient bientôt pour prendre
des ordres.
Mais si l’Étatisme est une fatalité, n’est-ce pas assez
pour que je me raidisse contre elle ? Le propre de l’esprit
n’est-ce point de s’opposer à toute fatalité ? Je suis
incliné plutôt à vaincre cette fatalité en l’épuisant. Tuer
l’étatisme à force d’user de l’État, mettre tout dans
l’État, si bien que l’État soit la nation. Il profitera du
sursaut des instincts qu’il aura englobés. On peut tuer
une partie de la vie, mais non pas toute la vie. Peu à
peu l’État totalitaire se disloque, devient souple et
vivant.
Nous sommes trop faibles pour davantage laisser
faire, laisser passer, tout va à hue et à dia. Oui, c est
parce que nous sommes faibles que nous sommes socia-
listes. Osez nous le reprocher. Mais le nouveau mal que
révèle une époque annonce le bien qu’il engendrera.
Quelle force collective sort de l’aveu de ses faiblesses
individuelles. Nous nous trempons dans cet aveu comme
le métal dans l’eau.
Beaucoup se réfugient dans l’État, mais cela n’est
dangereux que dans la mesure où tous n’y ont pas
encore accédé ; ainsi ceux qui y sont déjà profitent d’une
inégalité par rapport à ceux qui n’y sont pas encore.
Mais quand tous y seront ? Et quand tous sont dans
l’État, chacun devient responsable. Mille responsables
s’improvisent et s’activent. Le corps social devient
sensible à mille points de sa superficie, c’est un
corps de mieux en mieux innervé. On nous parle des
corporations. Eh bien, si nous allons à l’État par
ce chemin, les Russes viennent à la corporation par
l’État.
L’homme ne peut penser que par groupes. Ne vous
effrayez donc pas d’un État qui déjà s’articule.
Les paysans ? Y aura-t-il encore demain des paysans ?
Y aura-t-il éternellement des paysans ? Non. C’est
pourquoi le socialisme a raison. Le Kolkoze réussit en
Russie, mais sans doute va-t-il trouver son indépendance
relative vis-à-vis de l’État.
Le paysan, en Europe, est de plus en plus réduit,
exploité. Il est la proie des trusts comme l’ouvrier et
le bourgeois. Trust du blé, trust des engrais, rafle du
lait, etc. Il ne peut se sauver qu’en fondant l’usine
agricole.
Faut-il sauver l’artisan ? Peut-on le sauver ? Sa part
sera réduite comme celle du paysan. Ne vaut-il pas mieux
tout abandonner du passé ? Et reporter tout l’effort
d’amélioration dans une autre ligue ? Pour revenir à
la qualité, ne faut-il pas faire confiance aux mesures
entières du socialisme qui d’elles-mêmes ensuite se
ramifient dans des mesures plus nuancées.
Le chemin de Mussolini et celui de Staline vont l’un
vers l’autre.

Le prolétariat, est-ce que je le connais ? Je ne connais


pas les ouvriers, pas plus que les paysans. Mais y a-t-il
là quelque chose de spécifique à connaître ? Je ne le
saurai jamais. Est-ce qu’il y a des classes ? Je ne le
crois pas. Pourquoi est-ce que je ne le crois pas ? Parce
que je suis un petit bourgeois. Je tiens à toutes les classes
et à aucune. Je les déteste et les apprécie toutes. Mais,
après tout, pourquoi est-ce que je n’aurais pas le droit
de parler ? Pourquoi n’aurai-je pas raison ? Est-ce que
dans ma moyenne je ne suis pas tout ? Je suis tout.
Je parle : qu’on m’écoute.
Je ne veux pas qu’on abuse davantage de ce mot
travailleur. Nous aussi nous sommes des travailleurs.
Les paysans et les bourgeois sont aussi des travailleurs
— tout comme les ouvriers. Certes, si le travail de
l’ouvrier paraît le travail par excellence, c’est qu’il est
le plus affreux, le travail de la machine. Mais le travail
de bureau ne l’est pas moins.
Je veux défendre l’ouvrier comme une partie de mon
sang, comme une partie du peuple. Je veux le défendre
contre la grande ville. Je dis que la grande ville, c’est
le capitalisme.
Pourquoi ne suis-je’pas communiste ? Mais pourquoi
ne suis-je pas réactionnaire ? Parce que je suis un petit
bourgeois et que je ne crois qu’aux petits bourgeois.
Cette espèce de petits bourgeois qui tient du petit noble,
du bourgeois des professions libérales, du paysan, de
l’artisan. Mais qui n’aime ni le fonctionnaire, ni
l’employé, ni l’ouvrier d’usine quand ils ont oublié leur
origine concrète. Rien n’a jamais été fait que par nous.
Et le socialisme sera fait par nous ou ne sera pas fait.
Nous craignons tout et nous n’avons peur de rien. Nous
craignons l’Église et la Franc-Maçonnerie, le prolétariat
et le capitalisme, la France et l’Europe, l’Allemagne et
la Russie, mais nous persistons. Nous avons déjà fait
ce régime qui se casse, nous en referons un autre. Nous
sommes la masse des individus, le liant de toutes les
classes. Nous sommes les hors-classe, les hommes
libres.
Je ne veux me décider pour rien, parce que tout est
contre moi. Je veux ce qui résulte de mon attachement
à moi-même. Les autres y trouveront leur bien : nous
le leur imposerons ainsi.
Nos hommes : Maurras, qui n’est ni royal ni aristo-
crate — Jaurès, qui n’est pas marxiste — Clemenceau,
qui est démocrate à coups de botte comme Cromwell
puritain — Thiers, Fouché, qui survivent à dix régimes
— Bonaparte, qui n’est pas roi — Cromwell — et sans
doute, Mussolini, Hitler, Staline. Ennemis de toutes les
classes, traîtres à toutes les classes. Fidèles à nous-même.
Les rois ont tué les nobles, les riches n’ont jamais été
des chefs : il n’y a que nous.
J’écris dans la grande presse, je suis édité chez un
grand éditeur. Je dîne chez quelques personnes riches.
Mais cela ne trompe personne. Moi, cela ne me trompe
plus.
Je me fous de l’égalité. Ou plutôt je la déteste comme
toutes les choses qui n’existent pas. Dès 1918, j’ai flairé
dans le communisme russe, le moyen de produire une
nouvelle aristocratie. Je ne m’étais pas trompé. Je
cherche dans le socialisme de forme européenne, le
fascisme, cette nouvelle aristocratie.
Une jeune aristocratie n’est point fondée sur l’argent,
mais sur le mérite. L’hérédité, qui vient après, est une
convention comme une autre. Et qui d’ailleurs fait
souvent défaut, faute de ...
Moi personnellement, je n’ai peur de rien, parce que
je ne veux rien. Qui m’empêchera jamais de parler ?
Ma plume subtile se dérobera toujours à toutes les
étreintes. Et comme, par ailleurs, on ne pourra se passer
d’elle (de la mienne ou d’une autre, toute pareille)...
J’ai besoin de si peu de chose. 60.000 francs par an.
Deux chambres et une salle de bains. Quelques taxis. Deux
costumes, un peu d’argent de poche. Un ou deux voyages
en Europe. J’ai renoncé à l’Asie et aux enfants. Je suis
un moine. Contemplatif, je jouirai fort bien d’une belle
machine étatique comme pauvre je jouis du capitalisme.
Je n’ai même pas besoin d’être près des chefs pour jouir
d’un mécanisme que je devine.
Je peux me placer à un point de vue esthétique, il
recoupera le plan moral. Ce qui me gêne : cette pauvreté
physique et morale, cette absence de liens entre le
physique et le moral. Je voudrais bien qu’il y eût des
esclaves, si cela faisait plus de bien que de mal. Mais
dans les esclaves de la grande ville meurt la race. Je me
sens un lien antique avec les ouvriers et les paysans :
je voudrais les rencontrer quelque part. Sur la place du
village ou de la ville. Comment, bourgeois, pouvez-vous
vivre sans eux ?
« Ils ne sont pas intéressants », disent ceux qui les
connaissent. Bien sûr, ainsi va-t-il de toute connais-
sance. Un lien de chef. Je me rappelle ma gêne au régi-
ment. Ma souffrante démagogie. Mon horreur de les
tromper et mon besoin de les protéger.
Je ne suis pas sceptique, je suis espiègle.
J’ai tellement lu Nietzsche : le pessimisme me semble
la plus grande joie. Merci, Nietzsche.
Ce qui me point, c’est la santé physique et morale
des hommes. Je souffre pour le corps des hommes. Le
corps des hommes est ignoble, en France du moins.
Horrible, de se promener dans les rues et de rencontrer
tant de déchéances, de laideurs, ou d’inachèvements.
Ces dos voûtés, ces épaules tombantes, ces ventres
gonflés, ces petites cuisses, ces faces veules. Non, je
souffre trop, moi l’élite, il faut que je réagisse contre
cela.
Et ces gens, à quoi croient-ils ? On les a fait croire
à eux-mêmes ; c’est idiot. Il faut leur donner un dieu.
Puisqu’il n’est plus de dieu dans le ciel, donnons-leur
un dieu sur la terre. Les dieux naissent sur la terre ;
puis montent au ciel.
Nous ne voulons plus de ces maîtres qui ne sont pas
des maîtres entiers. Qui partagent le pouvoir secrète-
ment avec leurs ennemis. Qui ne s’occupent pas du
tiers du quart de ce qui devrait les préoccuper. Du corps
et de l’âme des gens.
Ces Français, ce sont des abandonnés. On ne peut
pas les laisser plus longtemps, dans la négligence de
leur corps et de leur âme. Catholiques, ou protestants,
ou francs-maçons, ils le sont si peu. Et ces Juifs, mon
cœur se serre à la pensée de ces pauvres âmes au carre-
four. Les êtres les plus abandonnés que j ’aie rencontrés
étaient des Juifs.
Sans chefs, sans amis. Il ne leur reste que leur femme ;
deux célibataires qui vivent ensemble. Leur patrie est
méchante. Quelle est votre religion ? Votre lien ?
Communistes, qu’espérez-vous ? Vous ne pourrez plus
longtemps nous vanter la Russie. La Russie sera faite,
et à ce moment on s’apercevra que ce n’était point ce
que vous nous disiez. De gré ou de force, il faudra bien
vous replier sur vous -même, ne compter que sur vous-
même, sur nous-même.
Je suis pour Staline, Mussolini, Hitler, Pilsudski, etc...
Je suis toujours pour ceux qui « mettent la main à la
pâte », comme disait Fouché. Je ne pardonne l’opposi-
tion éternelle qu’aux naïfs, aux vieux anges — ou aux
intellectuels. Mais pas à Trotsky, un vaincu, un raté,
un Chateaubriand.
Quelle différence entre mussolinisme ou hitlérisme et
stalinisme ? Aucune. Des élections brusquées selon la
méthode napoléonienne. Une camarilla éternelle. Le
machiavélisme le plus vulgaire. Et pourtant un renou-
vellement de la vie humaine : ces grandes fêtes, cette
perpétuelle danse sacrée de tout un peuple devant
l’autel d’une idée muette et ambiguë, devant une face
divinisée.
Cependant que nous autres, pêcheurs à la ligne...
J’aime les analogies, les simplifications. En les multi-
pliant, je retrouve la subtilité.
Vous me demanderez si je participerai à la prochaine
guerre. Mais est-ce qu’on demande à un homme s’il
participera au prochain tremblement de terre ? Le tour-
billon sera tel que l’objecteur de conscience n’aura même
pas le temps de prendre position. Et ceci n’est pas une
image : le chaos sera dès le premier jour. Paris et Berlin
seront dès le premier jour comme fut Pétrograd au début
de 1917 : une maison de fous sans gardiens.
La patrie. Peut-être nous en tiendrons-nous là. La
Grèce est bien morte dans ses cités.
S’il y a une Europe, cela ne présentera aucun intérêt
au point de vue de l’ancienne originalité, du fin dessin
exquis. Qu’a donné la Pax Romana en fait d’art ? Une
grande figure belle à voir de loin, des étoiles ou de notre
temps.
... Toutefois, elle se voyait dans la glace et jouissait
d’elle-même, cette grande figure : la statue de Rome
sur la place d’une petite ville gauloise ou arménienne.
La statue des divins empereurs. Tombeaux de Lénine,
de Staline, de Mussolini, de Hitler. Voici revenu le
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temps des grandes foules faibles, des divins empereurs.
Ainsi tel est notre étrange devoir, à nous qui sommes
des hommes, et plus les meilleurs des hommes. Nous ne
nous battrons pas pour la dictature du prolétariat, ni
pour une dictature de droite. Nous, les petits bourgeois,
les ouvriers d’élite, les paysans fins, les bourgeois qui
ont le sens de la responsabilité. Nous ne nous battrons
pas pour des capitalistes patriotes qui nous retirent
notre bien. Nous ne nous battrons pas pour des commu-
nistes qui vivent comme des jésuites, des ultramontains,
sur le mystère d’ordres lointains et qui n’osent pas nous
avouer cyniquement ce qu’est la dictature de la Guépéou.
Nous ne nous battrons pas non plus pour défendre des
patries qui n’ont plus besoin d’être défendues, qui sont
immortelles — avec des armes qui nous haïssent. Nous
ne nous battrons pas pour ceci ou pour cela. Nous
nous battrons contre tout le monde. C’est cela, le
fascisme.
Je parle en hâte. J’ai soif d’intimité comme sur la
place d’un village, ou d’Athènes au temps de Socrate.
A quoi bon vivre, si l’on ne joue pas la farce à plein, si
l’on ne s’avance pas vers le public dans un délire de
prostitution et de sincérité, jusqu’à bousculer les chan-
delles.
Les hommes comme moi sont dans l’ordre de la pensée,
le pendant des véritables hommes d’action qui trans-
cendent les partis dont ils partent, par opportunisme
supérieur. Rien de plus hésitant que l’homme d’action
— jusqu’à la dernière minute. Sa pensée est ambiguë
comme l’action. Seules sont claires : les théories, seuls
sont droits : les fanatismes devant les douze fusils. Mais
nous autres, les conciliateurs, les faiseurs de nœuds,
il y a des balles pour nous aussi — et tant d’injures
que c’en est une plénitude.

Juillet 1934
III
CONTRE LA DICTATURE
I

LA DICTATURE DANS L’HISTOIRE

Une idée s’impose peu à peu au songeur, c’est que


la France n’a pas plus de dispositions que les autres
peuples pour un régime dictatorial, et même moins.
Cette idée peut paraître paradoxale. En effet, depuis
1789, la figure de la France a semblé se confondre bien
souvent avec celle d’un régime d’autorité violente et
personnelle. Il y a eu d’abord le Comité du Salut Public,
incarné tour à tour dans Danton et dans Robespierre.
Puis il y a eu le Directoire qui a sans cesse employé la
force et où Barras, puis Fouché ont dominé. Ensuite
il y a eu Napoléon. Cela fait vingt ans et plus de vio-
lence autoritaire, de 1792 à 1815. Plus tard, il y a eu
Napoléon III, de 1850 à 1870. Encore vingt ans.
Que puis-je dire contre l’évidence de ces quarante
ans ? Je puis produire deux remarques importantes.
En premier lieu, l’Angleterre a connu aussi de longs
moments dans son histoire où elle a dû passer par la
nécessité dictatoriale. D’abord elle a eu sa période de
monarchie absolue au xvie et au xvne siècles. Ensuite,
il est vrai que l’autorité de Cromwell ne s’est exercée
que peu de temps et qu’il n’a été tout à fait le maître
que pendant trois ans (1654-1657). Mais il y a eu Malbo-
rough indéracinable dans les premières années du
xvine siècle, Walpole immuable de 1712 à 1742, Pitt.
Il a fallu de ces dictateurs constitutionnels un peu dans
la manière romaine pour mener la lutte contre la France.
Au vrai, chaque peuple en Europe a connu tour à
tour son siècle de révolutions et donc de dictatures.
Alors que la période de liquidation de la monarchie
absolue s’est allongée pour l’Angleterre de 1640 jusque
vers la fin du xvine siècle, celle de la France s’est placée
de 1789 à 1870 et pour la Russie, l’Italie et l’Allemagne,
elle se continue encore maintenant. Pendant cette même
période les caractères particuliers des peuples se con-
fondent devant les mêmes nécessités.
Il n’y a donc pas à retenir pour la France un trait
que seule notre ignorance pourrait croire spécifique.
Mais il y a plus, on peut soutenir que, dans l’ensemble
de son histoire, la France a montré moins de disposition
que la plupart des peuples à produire des tyrans. Si
Robespierre a sombré le 9 Thermidor, c’est qu’il n’a
pas voulu consommer sa dictature. Et voyez sous
l’Ancien Régime : on ne peut guère citer que Richelieu
qui ait exercé un long pouvoir personnel (pendant quinze
à vingt ans), et qui fut un pur Français. Et encore
M. Batiffol nous explique-t-il qu’il pliait devant son roi.
Alors que les ministres dévorateurs de pouvoir sont
nombreux sous les Tudors et les Stuarts (Wolsey,
Thomas Cromwell, Bacon, Shaftesbury) bien plus entre-
prenants que Fleury.
Si j’en avais les moyens, je me lancerais volontiers
dans une hypothèse historique. Je m’essaierais à démon-
trer que les dictatures ont été en France d’importation
étrangère. Il faudrait remonter assez haut et montrer
une influence qui s’infiltre avec les reines italiennes et
leurs entourages. Les Italiens sont venus en France
même ajuster les ressorts machiavéliques de la politique
autoritaire. Catherine et Marie de Médicis, Mazarin.
Et ainsi l’un de nos rois a pu devenir une espèce de
dictateur. L’absolutisme de Louis XIY est un fait euro-
péen beaucoup plus que français. Louis XIV apparte-
nait à l’internationale monarchiste, qui a pesé sur
l’Europe depuis la fin du xve siècle jusqu’en 1918 ; il
puisait ses principes à Madrid, à Florence, à Vienne
dans la tradition des cours, autant et plus qu’en France
où régnèrent longtemps avec quelque modération ses
indirects ancêtres capétiens.
Des Bonaparte je ne dirai pas qu’ils étaient italiens,
(surtout pas Napoléon III, probablement fils illégitime,
et tout français), mais corses, c’est-à-dire qu’ils venaient
d’une contrée encore moyenâgeuse. Il ne fallait pas
moins au Corse que sa sauvagerie pour se risquer sous
le regard des Français dans le ridicule de l’énorme. On
pourrait parler aussi du personnalisme de Gambetta,
fils d’un Génois.
Personnalités italiennes ou corses, tradition italienne.
espagnole de monarchie absolue, on peut reporter à ces
deux causes la plupart des cas d’autorité extraordinaire
en France ; on est donc en droit de conclure que la
France par elle-même a peu de dispositions à produire
des dictateurs. Et pourquoi cela ? Parce que le climat
physique et moral de la France se prête peu à l’éclosion
de personnalités uniquement passionnées de domination.
Ce que nous remarquons ici dans le domaine politique,
nous le retrouverions dans les autres domaines. Un foi-
sonnement perpétuel de très grands talents, plutôt que
le jaillissement discontinu du rare génie.
En tous cas si la France se mettait maintenant en
quête d’un dictateur, elle le ferait bien tard. Car avez-
vous songé que la mode des dictateurs va bientôt passer
en Europe. Pour moi, je crois que cet engouement pour
un remède de cheval ne résistera pas à la mort du
premier de ceux que nous voyons gouverner aujourd’hui.
Avez-vous songé au grand coup sur les cervelles, le jour
où l’un de nos grands hommes décampera ? Ce jour-là
l’Europe du xxe siècle commencera de méditer sur les
inconvénients de la dictature, comme a déjà eu l’occasion
de faire l’Europe du xixe siècle après Waterloo et après
Sedan. Et un dictateur qui meurt dans son lit laisse
un aussi grand vide qu’un dictateur battu.
Quand Mussolini ou Hitler, ou Pilsudski, ou Staline
mourra, des événements se produiront qui montreront
aux Européens l’inconvénient capital de la dictature,
qui est qu’elle finit un jour. Alors, se grattant l’oreille
devant un fauteuil vide, un téléphone décroché, de
grands peuples concevront qu’un dictateur organise un
État à sa mesure, qu’il construit la machine en vue du
rendement intense qu’elle peut produire sous une direc-
tion géniale. Mais le jour où le génie n’est plus là, il ne
reste que la machine. Le plus souvent on ne trouve pas
de remplaçant au sublime mécanicien ; il y a dix candi-
dats médiocres qui se battent et qu’il faut éconduire.
Il faut ensuite beaucoup de temps pour réduire les
rouages à la moyenne des gouvernants qu’apporte l’ordi-
naire des saisons. Juste au moment où les Français par-
tiront à la recherche d’un dictateur, ils verront les
Russes et les Italiens revenir à l’art de s’en passer.
C’est difficile, notre histoire en témoigne. La nostalgie
de l’exceptionnel chez les hommes d’Ëtat est pour un
peuple une longue maladie. Je ne sais pas si vous avez
remarqué un des résultats importants de la guerre de
1914 : la France y a enfin oublié Napoléon. Il a fallu
une grande époque pour faire oublier une autre grande
époque et beaucoup de héros pour faire oublier un
héros. D’ailleurs, vers 1914, la France achevait de digérer
le beau monstre. Digestion difficile. Il a fallu un siècle
à la France pour s’adapter tant bien que mal à l’appa-
reil tortionnaire que le dictateur, en partant, lui avait
laissé sur les reins. Et l’assouplir un peu. Et retrouver
les usagés d’une liberté décente, humaine, française sous
le cadre écrasant qu’un Corse romantique et ivre de
faux classissime avait fixé à coups de décrets. On peut
même dire que la libération du cadre napoléonien
n’est pas finie et que cette libération sera un des
mobiles essentiels de la prochaine révolution française.
Il me semble impossible que, dans trois ou quatre
grands pays, des dictateurs vivent en même temps pen-
dant plus d’une vingtaine d’années. Certes Staline,
Mussolini et Hitler sont jeunes. Mais s’ils vivent vieux,
ils ne pourront pas alors maintenir leurs pays dans
l’état de tension où ils se trouvent depuis si longtemps.
Les mêmes raisons qui nécessitent une dictature, en
s’atténuant, rendent difficile, sinon impossible, son main-
tien. Une dictature est toujours la conséquence d’une
révolution : on n’a pas tellement besoin d’un grand chef
pour commencer une révolution que pour en fixer les
résultats. Dès qu’ils commencent à s’implanter solide-
ment, on n’a plus besoin du dictateur. Au contraire, il
devient gênant car il empêche la vie de reprendre de la
souplesse. Mussolini ou Staline peuvent mourir, l’essen-
tiel du régime qu’ils ont établi leur survivra, (si j’analyse
sévèrement l’idée de dictature, ne croyez pas pour cela
que je sois anti-fasciste), mais selon un tout autre
rythme. Or, leur présence trop prolongée empêcherait
l’établissement de ce nouveau rythme.
Si une guerre européenne n’éclate pas, il faudra que
ces dictateurs reviennent d’eux-mêmes à un régime plus
modéré. Mais il est difficile de sortir de l’absolutisme.
En témoignent les affres de Cromwell qui, dit-on, regret-
tait d’être dictateur, et à peine avait-il chassé un parle-
ment, ne rêvait que d’en rappeler un autre ; quitte,
l’ayant fait, à se ruer avec ses grandes bottes dès la
première chamaillerie.
C est une des raisons pour lesquelles on peut
être
inquiet en Europe. L’Europe, si la toujours présente
et
bénéfique mort ne l’aide pas, trouvera plus de
difficultés
à se débarrasser de ses dictateurs qu’elle n’en
aura
trouvé à les accepter.
Rousseau, si raisonnable contrairement à ce qu’on
croit, l’a fort bien dit dans son Contrat Social : «
Le
législateur (il appelle « législateurs » les solitaires qui
sont appelés de loin en loin à refondre la matière
sociale
et politique ; ailleurs, il les appelle les «
pères des
nations ») est à tous égards un homme
extraordinaire
dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est
pas
moins par son emploi... Cet emploi, qui constitue la
république, n entre point dans sa constitution ; c’est
une fonction particulière et supérieure qui n’a
rien de
commun avec l’empire humain ; car celui qui commande
aux lois ne doit pas commander aux hommes,
autrement
ces lois, ministres de ses passions, ne feraient
souvent
que perpétuer ses injustices, et jamais il ne
pourrait
éviter que des vues particulières n’altérassent la
sainteté
de ses ouvrages. »
Il vaut mieux pour tout le monde que les « pères
des
nations » meurent jeunes — enfin, assez jeunes.

Juin 1934.
II

MÉRITER UN CHEF

C’est au moment où les hommes se sentent le plus


faibles et le plus désemparés qu’ils réclament un chef :
cette circonstance fâcheuse devrait faire réfléchir les
meilleurs sur les caractères possiblement désastreux de
ce geste qui consiste, étant homme, à s’abandonner
à un autre homme. Car il s’agit souvent là d’aban-
don. Ne pouvant plus se gouverner soi-même, on se
démet en faveur de quelqu’un d’autre de cette tâche
virile.
Mais pourquoi cet autre en serait-il moralement plus
capable que vous ou moi ? N’est-il pas né dans le même
temps que nous ? N’a-t-il pas participé des mêmes
déplorables conditions dont nous souffrons ? Pourquoi
serait-il meilleur que nous qui nous sentons si mau-
vais ?
Un grand homme — un homme supérieur par l’intel-
ligence ou la volonté — n’est jamais moralement plus
grand que son époque, il ne peut que faire la
somme
des forces et des faiblesses morales de son
époque.
Voilà comment parle la raison. Mais il ne s’agit
pas
ici de raison, il s’agit de foi. L’humanité est
éternelle-
ment balancée entre ces deux mouvements de
la raison
et de la foi.
Certes, 1 idolâtrie des grands hommes au
dix-neuvième
siede n’a pas dominé dans l’esprit des élites politiques
qui nourrissaient des idées constitutionnelles,
c’est-à-dire
des idées d’équilibre raisonnable entre les
nécessités de
[ autorité et de la liberté. Mais qui ne voit que
s’il en
était ainsi dans les élites bourgeoises qui
menaient par-
tout la barque, ou qui n’étaient pas loin du
gouvernail,
il n en était pas de même chez beaucoup
d’intellectuels
et dans les masses.
Les masses sont toujours prêtes à
s’abandonner à des
dieux vivants. Il n’y a que les élites plus ou moins
aris-
tocratiques pour se méfier de ces dieux qu’elles
appro-
chent de trop près pour y croire. Les
intellectuels se
montrent aussi souvent féminins et hystériques
que les
masses. C’est ainsi que tout le long du
dix-neuvième
siecle nous voyons grandir l’apologie
romantique, de
plus en plus frénétique, des grands hommes.
Les romantiques ont commencé avec
Napoléon. Cha-
teaubriand, Benjamin Constant, Byron, Hugo et
Sten-
dhal ont été possédés d’une envie
démoniaque devant
cette figure qu’ils ont contribué à grossir
démesurément.
Vigny> là comme ailleurs, s’est montré plus fin,
plus
profond, plus prudent.
Cela a repris de plus belle a la fin du siècle, dans cette
époque symboliste qui a subtilisé et exacerbé la plupart
des thèmes romantiques. Et F orgie de grandiloquence
a continué jusqu’à nos jours. Barrés, Nietzsche ont
déliré sur ce chapitre — et Suarès. On peut voir
aujourd’hui que presque tous les esprits étaient conta-
minés au début du siècle par cette rêverie irréfléchie et
furibonde sur les mérites mystiques de l’un au-dessus
de tous. La meilleure preuve en est que l’idolâtrie pour
le grand homme s’est réalisée de notre temps dans le
monde marxiste, sur Lénine. Ce monde marxiste, qui
se prétendait voué au rationalisme, s est prêté avec une
facilité déconcertante au penchant de l’âme populaire.
Certes, les marxistes de bonne souche mettent dans
leur amour fraternel pour Lénine quelque chose d’humain
et de raisonnable, mais les foules ne leur ont pas emboîté
le pas de façon aussi mesurée. Il me paraît en tous cas
indubitable que l’exemple de Moscou a déchaîné sur
1 ’Enrope une vague de monomanie dictatoriale. Là,
comme sur tant d’autres points, le fascisme de Rome
ou de Berlin, de Varsovie ou d’Angora, me semble avoir
dérivé le courant venu de Moscou plutôt qu il n a réagi
contre lui.
Quoi qu’il en soit, à regarder de plus près, on voit
qu’il y a une énorme distance entre la conception du
grand homme telle qu’elle s’exerce en Russie, aux États-
Unis et dans la plus grande partie de l’Europe et celle
qui se décèle chez certains de nos gens à Paris aujour-
d’hui. Nous entendons en ce moment beaucoup de têtes
folles dire cju il faut un homme. « Ah ! si nous avions
un homme... », etc. Mais c’est dans de pareilles têtes
une conception paresseuse et catastrophique, qui n’est
point du tout dans l’esprit d’activité virile du bolche-
visme et du fascisme.
Le fascisme ne sort pas de la dictature, c’est la dicta-
ture qui sort du fascisme. Le fascisme n’est pas sorti
du cerveau de Mussolini comme Minerve du front de
Jupiter. Il y a eu en Italie tout le mouvement, tout
1 effort d une génération qui a cherché et trouvé le fas-
cisme et qui en même temps ou ensuite s’est cherchée
et trouvée dans Mussolini. Un individu ne peut rien
commencer, il ne peut pas créer de toutes pièces une
machine politique : il ne peut que prendre en mains
un élan collectif, le serrer et le projeter. Pour un élu, il
faut beaucoup d’appelés. Il faut que beaucoup d’hommes
cherchent, réfléchissent, agissent, pour qu’ensuite le
meilleur d entre eux, lancé par eux, les relance à son
tour.
L attente dans laquelle on voit beaucoup de Français
aujourd’hui est stérile. C’est un signe d’irréflexion et de
faiblesse. On n’attend pas un homme. Les hommes
doivent travailler, se débrouiller par eux-mêmes : et
s’ils s’aident bien, un chef les aidera. Un chef est la
récompense d une suite nombreuse d’efforts individuels.
C est ce qu on voit à lire l’histoire, non pas seulement
de Mussolini, mais de Hitler, de Lénine, de Staline, de
Kémal.
En France, tout est gâté par le souvenir de Napoléon,
9
par l’image légendaire, tout à fait fausse et absurde
que nous en avons gardée. Napoléon ne se serait jamais
exalté au-dessus des autres s’il n’avait bénéficié de
l’énorme travail accompli par cent, deux cents hommes
d’énergie et de dévouement qui formaient la génération
jacobine, la plus forte génération qu’ait produite la
France, sans doute avec la génération de 1660 et une
ou deux générations du XIIe siècle qui ont fait à
peu près en même temps les croisades, les cathédrales,
la scholastique et les chansons de geste.
De même, Mussolini a bénéficié de tout l’effort pro-
duit par le renouveau syndicaliste de Sorel et Labriola
au sein du socialisme d’une part, par le groupe des
intellectuels nationalistes d’autre part. Avant d’être
dictateur, Mussolini a été longtemps l’un des chefs du
parti socialiste. Hitler a mis deux ans à percer, entre
vingt autres chefs, vingt autres pionniers. Lénine était
au sein d’une pléiade nombreuse et brillante où il avait
trois ou quatre émules dont l’un a pu prendre honora-
blement sa place.
En France, le mouvement de réflexion, de dissocia-
tion des idées, d’examen sévère et souple des valeurs
commence à peine à s’amorcer, qui pourra un jour se
couronner en la personne d’un chef.
Un chef est une récompense pour des hommes d’audace
et de volonté. Nous sommes loin de compte. Il faudrait,
pour susciter ces hommes, d’abord rompre définitive-
ment avec tous les vieux partis où règne une hiérarchie
fondée sur un principe intellectuel tout à fait périmé.
sur la révérence académique. La pensée et l’action
doivent être conjuguées dans les mêmes hommes et non
point séparées entre des intellectuels d’opposition et
des praticiens de gouvernement entre Maurras et Blum
d’une part, on ne sait quel Doumergue de l’autre.

Janvier 1934.
IV

GUERRE ET RÉVOLUTION
I

LA JEUNESSE FRANÇAISE
CONTRE LA GUERRE

1. — POSITION DU PROBLÈME.

Au premier abord, attaqué par la vivacité du souvenir,


l’homme mûr a envie de s’écrier : que la jeunesse soit
contre la guerre, il n’y a rien d’autre à penser, à dire.
Mais aussitôt qu’on y regarde d’un peu près, on voit
qu’il y a la guerre militaire et la guerre civile, la guerre
entre les nations et la guerre entre les partis. Et la guerre
civile, c’est le chemin de la révolution. Je pose ici comme
postulat que la jeunesse ne peut se refuser à la révolu-
tion, quelles que soient les conditions nationales et les
conséquences internationales de cette révolution. Et,
en effet, beaucoup nient dorénavant la fécondité révo-
lutionnaire d’une guerre entre nations ; mais, en tous
cas, ceux-là qui sont le plus passionnément engagés
dans cette négation, les communistes, ne veulent pas
se priver de l’espoir révolutionnaire qui exige une guerre
civile.
Or, peut-on admettre la guerre civile sans admettre
la guerre militaire ? A la première réflexion, il semble
qu’on ne puisse que condamner les deux espèces de
guerres ou les admettre toutes les deux. Ce n’est pas
tant que l’une généralement entraîne l’autre ; c’est sur-
tout que, pour mener la guerre civile comme pour mener
la guerre militaire, il faut exercer les vertus guerrières
qui sont propres à l’une et à l’autre guerre, qui sont
propres à la guerre en général. Parce que guerre et
révolution ont en commun quelque chose qui est l’esprit
guerrier, il faut condamner ou approuver en bloc guerre
et révolution.
Peut-on sortir de ce dilemme ? L’histoire de l’Europe
depuis vingt ans semble montrer qu’on ne le peut pas ;
elle semble montrer que si l’on est pacifiste à l’extérieur
on l’est bientôt à l’intérieur, et qu’in versement si l’on
est révolutionnaire à l’intérieur on ne craint plus bientôt
de rouvrir la guerre entre les nations. On commence et
1 on cesse en même temps d’être révolutionnaire et
guerrier.
Nous en tiendrons-nous là ? S’abandonner à la logique
des actes, à ce qui semble ici la fatalité de l’histoire ?
Ou résister, se retrancher dans la raison ?
Pourquoi ne pas résister ? La raison, qu’est-ce après
tout, si ce n’est de reconnaître d’abord les faits qui sont
toujours du passé, mais de reconnaître aussi nos besoins
qui sont l’avenir, d’admettre cette contradiction entre
les faits et nos besoins qui sont, si nous le voulons, déjà
d’autres faits ?
Je propose à la jeunesse française qu’elle soit raison-
nable en face des jeunesses russe, italienne, allemande,
qu’elle regarde en face le bien et le mal, qu’elle tire le
bien de la leçon que ces jeunesses lui donnent et qu’elle
en écarte le mal. Qu’elle soit sportive et révolutionnaire
comme ces jeunesses, mais qu’elle brise avec la guerre
militaire. Qu’elle soit consciente et forte en même temps,
connaissant le sport comme une transposition et une
libération de la guerre militaire, connaissant la révolu-
tion comme une guerre véritable aux conséquences dan-
gereuses mais possiblement limitables. Proposant cela,
j’ai conscience de ne point verser dans les excès du
rationalisme ou de l’idéalisme, j’ai conscience d’obéir
aux lois d’une philosophie naturelle, car il est de la
nature de l’homme de dompter la nature.
Mais voyez le cheminement d’une pensée.

2. — LA GUERRE MILITAIRE.

La guerre militaire moderne est sur toute la ligne


une abomination. Je me suis efforcé depuis quinze ans
de démontrer et de faire sentir que cette guerre, en
effet, détruit toutes les valeurs viriles.
Voilà, en effet, le terrain sur lequel j’ai posé le pro-
blème. Je n’ai pas examiné et condamné la guerre du
point de vue de son contraire, la paix ; je me suis placé
dans l’idée de la guerre même. J’ai dit : les grands
mots ont des racines. A l’esprit nourri de philosophie
et d’histoire, ce mot guerre représente un ensemble
complexe, un mélange de bien et de mal, de vérité et
de mensonge, de force et de faiblesse. Prenons le côté
fort de la chose, celui qui indubitablement retient des
esprits sincères et des cœurs valeureux. Il y a des vertus
qui se déploient dans la guerre ; ces vertus forment un
ensemble de faits qui sont profonds et nécessaires dans
l’homme. Du point de vue de ces vertus, jugeons la
guerre moderne. Examinons la guerre moderne du point
de vue du guerrier.
Mais d’abord déterminons ces vertus. Nous pouvons
les énumérer en suivant la chaîne des actes que la guerre
proposa et imposa longtemps à un homme sain et pou-
vant user au maximum de ses muscles et de ses nerfs,
de sa jeunesse et de sa force. Si je me réfère au passé
pour fonder mon jugement, c’est qu’il n’est point d’autre
démarche pour l’esprit. Et alors même qu’on prétend
juger le présent par l’avenir : cet avenir n’est encore
qu’un passé épuré. C’est ainsi que Marx, dans le Mani-
feste Communiste, lamente sur la destruction par la
bourgeoisie de certaines valeurs qui somme toute sont
du Moyen Age.
Un homme part jeune pour la guerre, parmi d’autres
jeunes hommes. Il laisse dans la ville et la maison tout
ce qui doit être épargné : femmes, vieillards, enfants,
beauté et douceur. Il court à la guerre comme à l’amour
pour employer son corps, appliquer ses nerfs et ses
muscles, répandre son sang. La guerre éclate au prin-
temps et se passe à la campagne. Il y va aussi pour
trouver des amis — beaucoup plus que des ennemis.
Il est bien plus amour que haine. Son cri est un cri
d’amour pour une cause, non un cri de négation. Il
s’exclame « vive ceci ou cela », non « à bas ceci ou cela ».
On n’a jamais chargé en criant « à bas », mais « vive ».
La colère, la haine, ne sont que le retournement, le
piétinement du premier élan d’amour, dans la fatigue,
la souffrance, ou quand l’ombre de la défaite menace.
Bientôt il est près de l’ennemi, il se jette en avant pour
l’attaquer. Il le joint, il se mesure avec lui. Se mesurer
avec quelqu’un : voilà un fait capital. Se connaître en
connaissant autrui. Se comparer avec ce qui est à sa
mesure ou ne peut la dépasser de beaucoup. Il est
blessé, ou tué — ou bien il est indemne. S’il est indemne,
le combat fini, il avance ou il recule pour recommencer,
jusqu’à la défaite ou la mort, ou la blessure griève.
Entre deux combats il retrouve tous les travaux qu’il
avait connus dès le début, toutes les peines, et d’autres
travaux et d’autres peines. Mais dans le combat et hors
du combat, il y a eu aussi des joies. Le mélange des
joies et des peines compose en lui et autour de lui une
haute excitation, la gloire.
Voilà le schéma de la guerre en général, de la guerre
éternelle. Schéma aussi d’une révolution. Or que devient
ce schéma dans la guerre moderne, actuelle ?
L’homme « mobilisé » s’avance vers l’ennemi au milieu
d’un flot immense d’autres hommes. Flot disparate,
lourd, maladroit. Tout de suite il peut s’apercevoir qu’il
fait partie d’un troupeau démesuré d’hommes de tout
âge et de toute main, où se noie l’amitié. Et les hommes
sont insuffisamment préparés, car même le fascisme ne
peut tenir tous les hommes toujours et parfaitement
prêts pour la guerre. Or, on masque les inaptitudes et
les faiblesses sous un amas d’armes et de moyens extra-
vagants : par le milieu d’un continent, des foules
s’avancent sous un attirail monstrueux.
Et déjà de toutes parts le ciel harcèle la terre ; des
centaines d’avions attaquent à l’arrière comme à l’avant
et imposent à l’homme une troisième dimension dans
l’inquiétude et la souffrance. Ces avions portent, res-
serrée dans la grosseur d’une pomme, une puissance de
destruction infinie. La moindre bombe dilate la mort
à des centaines de mètres autour de son impact. L’homme
n’a pas encore bougé, n’est pas armé qu’il est déjà
atteint et en même temps que lui ce qu’il devait pro-
téger contre toute atteinte, en se portant en avant :
les femmes, les enfants, les vieillards, les chefs, les
monuments.
Mais alors que la souffrance est commencée depuis
la première minute, voici le combat qui arrive. Car
enfin les hommes sont encore sur la terre et, en dépit
du zèle forcené du ciel, c’est encore de la terre dont
il s’agit. L’homme se lance à l’attaque. Mais quand
commence cette attaque ? L’homme est encore bien loin
de l’homme que déjà il le frappe. Par delà des horizons,
il tire sur lui sans le voir. Mais peu à peu il se rapproche ;
après les canons, il en vient à des engins plus courts ;
tandis que les avions, comme depuis le premier jour.
sont toujours au-dessus de sa tête, et que les obus ne
sont plus bientôt qu’une cataracte continue, il en vient
à la mitrailleuse, cette plus mince furie. Peut-être les
adversaires vont-ils enfin s’apercevoir : quelques sil-
houettes au loin. Mais ils n’ont jamais été si séparés.
Un ouragan de fer, d’inextinguibles inondations de gaz,
sont entre eux. Se joindront-ils ? Jamais.
Voici le deuxième degré de la connaissance de l’homme.
L’homme est maintenant au fait de la guerre moderne.
Il est à terre, rampant, épouvanté et honteux, et il
connaît qu’il est solitaire. L’immense troupeau a dis-
paru : les amis sont devenus à peu près aussi invisibles
que les ennemis. Et les chefs n’auront jamais été vus.
Solitude plus qu’épouvante — et honte, tel est le lot de
l’homme moderne dans sa guerre. Il est séparé de tous,
de ses amis, de ses chefs, de ses ennemis. Proie d’un
collectivisme abstrait, il ne les voit pas, et il ne voit ni
ce qu’il fait, ni ce qu’on lui fait. Les deux adversaires
sont deux pauvres êtres qui se battent contre les élé-
ments ligués contre eux mais qui ne se connaissent ni ne
se mesurent.
Ils tiendront. Certes ils tiendront. Derrière eux, des
officiers, des gardes de la Guépéou, des S.A. ou des
gardes mobiles, revolver au poing. Plutôt mourir de la
main du camarade d’en face. Mais ils auront beau
s’acharner, ils ne s’atteindront jamais. S’ils s’atteignent,
s’ils en viennent à l’humain face-à-face, au personnel
corps-à-corps, cette interruption de rapports abstraits
qui dominent la bataille moderne sera rare comme un
accident. Et la grenade empêchera encore qu’on en
vienne au couteau, au poing. Il n’y aura que des flux
et des reflux de minces lignes de tirailleurs consumées
dans le flot d’acier et de gaz comme des allumettes dans
un brasier.
Pas l’ombre d’aventure, le facteur individuel faute
de contact entre les adversaires étant réduit au plus
mince. Dans la prochaine, ce sera vrai pour l’aviation
comme pour l’infanterie et l’artillerie. A l’arrière c’est
la vie de la caserne, réglée, automatique, à l’avant aussi.
Pas d’aventure, donc pas de gloire.
Voilà la guerre moderne, elle n’a plus rien d’humain.
Et quel est le résultat ? Des millions de morts, de
blessés et de malades. Pas de gloire et des destructions
immenses. Les villes anéanties : Londres, Paris, Berlin,
Milan rayées de la carte au premier jour. Les femmes,
les enfants, les vieillards, les animaux, les plantes, la
forme même des paysages, tout cela dissipé comme le
corps des soldats.
Une Europe réduite au désespoir, à la négation de
tout.
La jeunesse qui est la vie, qui est la beauté ne peut
être que contre cela.

3. — LA GUERRE CIVILE.

Oui, mais représentons-nous un homme conscient,


décidé et persévérant qui considère et craint cette ruine
de la race européenne. Que va-t-il faire ? Il a le senti-
ment qu’il lui faut prendre une résolution profonde,
qu’il faut concevoir l’immensité des causes qui la
forment. Un mal qui irait si loin, vient de très loin.
Il faut remonter aussi loin.
Or, on ne va jamais aussi loin qu’en soi-même. Il
s’occupera donc à anéantir en lui-même toutes les
amorces de la guerre. Il veut assurer la paix en lui-même.
Mais alors voyez jusqu’où il va porter ses atteintes.
Remontant de l’application au principe, il va s’attaquer
au principe ; il va l’extirper dans son âme et dans son
corps, dans tout son être. Il va nier la violence.
Niant la violence, n’en viendra-t-il pas à compro-
mettre la force ? Il va devenir un pacifiste qui nie, qui
ignore tout de la guerre. Toutefois, dans la guerre il y a
la force, le courage. Le courage, c’est de tuer mais aussi
d’être tué, le courage de blesser mais aussi d’être blessé,
le courage de ruiner et d’incendier, mais aussi le cou-
rage de supporter la faim et la soif, le froid et le chaud,
l’insomnie et la saleté, la paresse et les lourds travaux,
la solitude et la promiscuité. D’une façon plus profonde,
le courage c’est bien plus, c’est tout. C’est de se con-
naître et de s’affirmer, d’être quelque chose et quelqu’un
en dépit de tous les obstacles et de toutes les menaces.
Le comble de la responsabilité.
Or que peut devenir le courage, s’il n’est pas exercé, s’il
n’est pas éprouvé ? Il meurt sans même être né. Et avec le
courage, c’est la force même de cohérence qui disparaît,
c’est l’essence de l’homme. C’est le lien de son esprit.
Si nous fuyons un péril, nous tomberons dans un
autre. Cela, d’ailleurs, est dans la nature de l’univers
où l’homme est placé, et où tout montre double face,
et où un bien ne vient jamais sans être accompagné
d’un mal.
Comment nous allons-nous tirer de ce péril qui mali-
gnement vient en remplacer un autre ? Comment allons-
nous, singulièrement, garder l’homme pour la révolution,
alors que nous le tirons de la guerre ? Songeons que
tout à l’heure notre schéma de la guerre, c’était aussi
le schéma de la révolution.
Que serait-ce qu’un citoyen qui ne serait qu’une
pensée ? Qui ne serait pas un corps incarnant cette
pensée et répondant d’elle, un corps prêt à être blessé
ou tué pour elle ? Et, si l’on est prêt à être blessé ou
tué, n’a-t-on pas le droit de tuer et de blesser à son
tour ? Et si c’est un droit, n’est-ce pas un devoir ? Le
prêtre chrétien dit : non, le juge laïque dit : non. Mais
l’État ne peut reposer sur la paix absolue. Que serait
un État où aucun homme ne serait plus capable de se
lever pour affirmer ? Il est des heures où l’insurrection
est le plus sacré des devoirs. L’État ne peut vivre et se
renouveler que par l’insurrection, la révolution, la guerre
intérieure.
Et l’Espèce a besoin de cette insécurité dans l’Etat.
Si, épouvantés par les résultats de la guerre militaire
moderne, nous nous décidons à retirer aux hommes le
droit et le moyen de s’affirmer sous la figure des peuples
auxquels ils appartiennent, nous ne pouvons leur retirer
le droit et le moyen de s’affirmer absolument, violem-
ment, sous quelque autre figure : parti ou classe.
L’Espèce doit garder une issue pour ses explosions. Si
nous rejetons la guerre nécessaire, la guerre naturelle,
sous sa forme de guerre militaire et nationale, nous
sommes obliges a toute force de la réadmettre sous la
forme de la guerre civile, intérieure, de la Révolution.
Mais comment se préparer à celle-ci en se défendant
de celle-là ? Tel est le problème qui se pose à la jeunsese
d’aujourd’hui.

4. — L’ESPRIT DE GUERRE DANS LES RÉVOLUTIONS.

On me dira que mes prémisses sont fausses et que


l’assimilation de la guerre à la révolution est inexacte
ou exagérée. Si vous dites cela, c’est que vous n’avez
pas regardé en face les événements de ces vingt dernières
années. La révolution russe a été une guerre menée par
des hommes qui ne craignaient pas la violence, qui la
saluaient comme une nécessité. Les révolutionnaires
russes n’ont pas seulement détruit leurs adversaires,
ils ont aussi détruit dans leurs rangs tous ceux qui
hésitaient à employer la violence. La longue lutte et
la féroce victoire des bolchéviks contre les autres partis
soi-disant révolutionnaires (mencheviks, socialistes-
révolutionnaires, etc.), cela a été la lutte et la victoire
de l’esprit de guerre dans la révolution contre 1 esprit
pacifiste. Massacres, hôpitaux et prisons, voilà les jalons
10
de la guerre civile comme de la guerre militaire. Les
révolutions italienne et allemande ont été faites aussi
par des hommes qui admettaient franchement la vio-
lence contre des hommes qui s’y dérobaient ou s’y
refusaient.
En montrant ces faits, je ne les loue pas, je ne demande
pas que la France se rue dans l’imitation de tous ces
gestes qu’il lui est encore donné pour son bien et son
mal de regarder de loin. Mais je demande que la jeu-
nesse française voie d’abord en face les choses du passé
le plus récent, de la réalité la plus fraîche : les révolu-
tions de ces vingt dernières années ont été faites, comme
toutes les révolutions, par des guérriers contre des paci-
fistes. Le bolchevik est un guerrier qui se dresse contre
le guerrier aristocrate ou bourgeois, mais aussi contre
le pacifiste menchevik. Le fasciste est un guerrier qui
se dresse contre le pacifiste bourgeois ou socialiste aussi
bien que contre le guerrier communiste.
Or, tout cela a été approuvé et fait par la jeunesse.
Car, sans jeunesse pas de guerre — pas plus de guerre
révolutionnaire que de guerre militaire. La jeunesse
dans plusieurs grands pays a capté et restauré l’esprit
de guerre dans l’esprit de révolution, la jeunesse dans
plusieurs grands pays depuis vingt ans a profondément
senti et conçu l’esprit de guerre commun à la guerre
militaire et à la guerre civile. Mais aussi, voyant là un
lien logique irrésistible, après la guerre civile, elle s’est
reconnue prête à la guerre militaire. Il faut bien com-
prendre ce qui s’est passé dans l’esprit de toutes ces
jeunesses étrangères depuis vingt ans. C’est autour de
cela que doit pivoter notre reflexion. C est en y voyant
de façon fine dans ce que les autres ont fait, que nous
pourrons ensuite partager exactement le mal et le bien
et que nous trouverons notre ligne de conduite.
La jeunesse en Russie, en Italie, en Allemagne avait
sous les yeux une attitude parfaitement déterminée,
parfaitement réfléchie et motivée, c’était l’attitude des
partis démocrates, libéraux, radicaux de la fin du
xixe siècle — reprise et mise au point par les partis
socialistes de la IIe Internationale.
Certes, il y avait eu des révolutions françaises de 1789
à 1871. Il y avait de ce côté-là une tradition de violence,
une tradition belliqueuse. Jacobisme, blanquisme. Les
révolutionnaires jusque vers 1870, qui étaient d ailleurs
en même temps des patriotes, considéraient le combat
à main armée comme le moyen naturel et indiscutable
de réformer la société, comme autrefois les Chrétiens
de la Réformation ou de la Contre-Réformation.
Mais enfin, après 1870, une attitude tout à fait diffé-
rente s’était établie. Et c’est tout ce que je veux
faire remarquer : dans le même moment les parti»
socialistes concevaient l’atténuation, si ce n est la néga-
tion de la guerre entre les nations, et 1 atténuation, si
ce n’est la négation de la guerre entre les classes ou les
partis. En dépit de l’arrogance des programmes, ils
admettaient en fait que la guerre révolutionnaire ne soit
plus qu’une montée vers le pouvoir progressive, insen-
sible et sans heurt. Le drapeau dans le fumier, mais
non plus le fusil sur la barricade, — le bulletin de vote.
Dans le même moment, aux alentours de 1880, l’ensemble
des partis socialistes récemment créés dans les diffé-
rentes parties de l’Europe et constituant la IF Interna-
tionale, ont composé une double tendance de pacifisme
intérieur et de pacifisme extérieur.
Cette tendance était devenue une attitude évidente
dans tous les pays au début de notre siècle et c’est cette
attitude pacifique dans les deux plans qu’avait sous les
yeux la jeunesse européenne. La jeunesse européenne a
réagi violemment contre cette attitude.
Pourquoi ? Parce qu’elle en voyait l’inconvénient
décisif. Partout les partis socialistes s’enlisaient dans
l’ornière parlementaire. Ils devenaient de plus en plus
conciliants. Ils ne nourrissaient plus qu’une vague oppo-
sition verbale au monde capitaliste. Plus ils gagnaient
en surface, moins ils gagnaient en profondeur.
Partout, sauf en Russie, où la violence même de la
répression tzariste entretenait la violence du jeune pro-
létariat russe, dont le socialisme était confondu avec
les aspirations démocratiques du capitalisme, de la bour-
geoisie et de la paysannerie. En Russie donc, la tradi-
tion violente n’a jamais été interrompue à travers le
nihilisme et Lénine l’a canalisée mais non barrée. Et en
Italie, en France, la tradition de l’appel à la violence
se renoua par la doctrine du syndicalisme révolution-
naire. Aussi dès la fin de la guerre, la violence politique
et sociale a éclaté en Russie, en Italie, en Allemagne.
Et naturellement, la réaction contre le pacifisme s’est
faite dans les deux plans : dans le plan de la guerre entre
classes et partis, et dans le plan de la guerre entre
nations.
D’abord les Russes. Les Russes ont dû lutter à la fois
à l’intérieur et à l’extérieur. Leur guerre civile née dans
la guerre étrangère a toujours tendu à revenir à la
guerre étrangère. Née en pleine invasion allemande, la
révolution russe y a sans cesse réagi douloureusement.
Elle a dû s’incliner devant le fait accompli à Brest-
Litowsk, mais elle a bientôt rebondi dans l’invasion de
la Pologne et s’est tendue sur toutes les frontières.
Depuis elle a rêvé de guerre mondiale ; maintenant elle
se replie dans la défense nationale, en attendant mieux.
Les Russes confondent, comme le firent les Français
en 1792, la révolution avec leur pays qui l’incarne. Ils
ne se distinguent guère des Allemands et des Italiens
dans leur conception foncière. Leur prosélytisme révo-
lutionnaire se noue avec la nécessité d’un puissant
impérialisme qui se soucie grandement de maintenir
un immense assemblage de peuples, un immense empire
colonial d’un seul tenant. Les intérêts de la nation et
de la révolution se confondent aux yeux de la jeunesse
russe comme aux yeux de la jeunesse italienne ou alle-
mande. Si demain la Sibérie est attaquée ou si l’Ukraine
se révolte, on verra cette jeunesse se dresser comme la
jeunesse italienne dans le Tyrol ou la jeunesse allemande
aux portes de l’Autriche. Si la Russie était assez forte,
elle devrait à ses principes, comme autrefois la France,
de faire une croisade rouge.
C’est ainsi que le même courage, le même esprit de
violence et de sacrifice produit la révolution socialiste
et éperonne le nationalisme. Partout le socialisme révo-
lutionnaire se double aisément de nationalisme et belli-
cisme. Ou bien nationalisme et bellicisme finissent par
accepter le socialisme révolutionnaire en qui ils recon-
naissent un frère de sang.

5. — POSITION DE LA JEUNESSE FRANÇAISE.

La jeunesse européenne a donc réagi dans le sens de


la réflexion typique que j’ai esquissée plus haut. La
jeunesse voyant l’esprit de paix tuer l’esprit de révo-
lution, a restauré l’esprit de guerre pour sauver cet
esprit de révolution dont il est inhérent.
Mais c’est ici que nous, Français, qui n’avons point
été mêlés à toute cette aventure (bien que nous l’ayons
pressentie dans le syndicalisme révolutionnaire d’avant-
guerre, et que nous ayons produit Proudhon, Blanqui
et Sorel, apôtres de diverses manières de la révolution
guerrière), nous devons ouvrir l’œil et profiter de notre
distance. Nous devons admirer ce beau sursaut de la
jeunesse d’ailleurs. Mais puisque nous sommes voués à
la sagesse plutôt qu’à l’audace, profitons-en. Puisque
nous sommes amenés les derniers à une certaine action,
tâchons d’en prendre les avantages sans en adopter les
inconvénients. Reconnaissons ce qu’il y avait de bon
et de nécessaire dans cette réflexion et cette réaction
de la jeunesse. Elle a compris que la guerre est une
fonction de l’homme et que l’homme ne peut pas sans
dommage la nier et la déraciner. Le socialisme de la
Ile Internationale prenait une attitude ultra-rationa-
liste, négative, chrétienne, il condamnait la nature et
la vie, il niait la guerre comme le christianisme l’a niée
— pour cela, la jeunesse s’en est séparée.
Mais elle s’est jetée dans l’excès contraire. Elle a
restauré pêle-mêle la guerre avec la révolution. La jeu-
nesse de l’Europe centrale et orientale, pour sauver la
révolution, a admis la guerre. Elle a réagi, elle s est
montrée réactionnaire, en plein. On nous parle de la
dialectique : la voilà, en mouvement dans son inexorable
ambiguïté. Point d’action sans réaction. On ne peut
nourrir l’antithèse, sans être obligé bientôt d’engraisser
la thèse qui s’étiolait. Une époque ne peut avancer
avec force, avec violence l’idée de paix, sans bientôt
restituer ainsi l’idée de guerre. Et naturellement on
espère bien faire la synthèse. En faisant la guerre, on
préparera la paix. Paix au lendemain d une guerre
mondiale qui assurerait le triomphe de la révolution
incarnée par Berlin, ou Moscou, ou Rome. Napoléon
aussi voulait la paix. César et Auguste ne 1 ont-ils pas
donnée au monde ? Et Charlemagne ? Et Charles-Quint
y songeait aussi.
Une révolution toujours par un côté fait rentrer le
mal que par un autre elle fait sortir. La révolution
fasciste, qui a peut-être compris la solution propre à
l’esprit européen du problème social, n’a pas compris
le problème de la guerre. Elle n’a pu faire la dissociation
d’idées, nécessaire aujourd’hui pour le salut de l’Espèce^
entre la guerre moderne et la guerre éternelle, entre la
guerre et l’esprit de guerre. Et si la révolution russe
semble le faire, ce n’est qu’une apparencé. Seule,
l’immensité et la faiblesse latente de la Russie, dans
lesquelles elle peut toujours s’enfoncer et prendre de
la distance vis-à-vis de ses voisins et de ses ennemis,
amortissent la pointe dure de sa révolution.
Et pourtant pouvait-on relancer l’esprit de guerre
sans qu’il se jette à la fois dans ces deux branches ?
Plusieurs jeunesses se sont jetées à corps perdu dans
ce risque. Pouvons-nous leur reprocher la conséquence
possible de leur explosion, de leur besoin de sortir de
la stagnation démocratique et capitaliste ? Mais devons-
nous faire de même ? Non. Mais s’ils sont plus vivants
ils sont plus fous, si nous sommes moins vivants, nous
sommes plus sages. Et la sagesse est aussi respectable
que la folie.
Voulant garder l’esprit révolutionnaire, nous savons
que nous voulons garder l’esprit de guerre éternelle qui
en est la source et la garantie. Il faut que l’homme
s’entretienne comme un homme, c’est-à-dire comme un
guerrier. Certes, dans l’homme, il y a une autre face,
celle du prêtre, du clerc (avec toutes ses variétés :
savant, artiste). Mais il n’est que trop facile à l’homme
moderne de devenir un clerc. Au contraire, pour rester
un guerrier, il lui faut faire un effort, c’est donc que par
là il se déséquilibre et se défait, et qu’il y doit prendre
garde. C’est ainsi que dans le bellicisme des fascistes,
il y a un effort beaucoup plus qu’un abandon, un effort
qui se crispe, qui s’exaspère.
Dans le fascisme, la crispation est de trop et signale
une erreur. Le fascisme demande trop à l’homme ; en
même temps qu’il lui redonne la vie, l’orgueil de sa
jeunesse, il le prépare à une mort hideuse et stérile.
Notre effort, pour être plus mesuré, pourrait être plus
heureux. En analysant notre but mieux que les autres,
nous pourrions nous façonner à une tension plus saine
et peut-être plus durable. A cause de la déviation démo-
niaque qu’a subie la guerre moderne, nous nous conten-
terons de l’exercice transposé de la guerre : du sport.
La guerre peut bien supporter une transposition comme
l’amour. Il y a loin du rapt primitif à l’amour sentimen-
tal. Il faut bien que l’Espèce se contente de cette trans-
position et de cette atténuation de l’instinct de repro-
duction. Remplaçons les batailles par des matches de
football, l’héroïsme de la terre par l’héroïsme du ciel.
Espérons que l’esprit du sport suffira à nous maintenir
assez belliqueux pour demeurer révolutionnaires dans
le cercle intérieur. Du 6 au 12 février, je me promenai
anxieux parmi cette jeunesse française éparse entre le
nationalisme et le communisme, les deux pôles de son
énergie. J’adressais un regret plein de rancune et de
mépris à la partie de cette jeunesse qui, sous le signe
du conservatisme parlementaire, dans les rangs des
tristes partis radical et socialiste, le 6 était restée cloîtrée
dans ses maisons, attendant le résultat des coups donnés
par les gardes mobiles, et le 12 suivait mollement la
jeunesse communiste.
Cette jeunesse, mon rêve composait son élan selon
un double vœu. Puisqu’était loupé le coup de la Société
des Nations, démocratique et parlementaire, je la vou-
lais prête à un nouveau mode d’entente, peut-être plus
efficace parce que plus viril, avec les jeunesses nationa-
listes de Russie, d’Allemagne, d’Italie, de Pologne dans
une nouvelle Genève. Je la voulais donc pacifique,
parce qu’européenne, parce que soucieuse du salut euro-
péen, parce que niant l’inhumanité de la guerre moderne,
et en même temps je la voulais sportive, durcie par le
sport, revirilisée par le sport, et entraînée à la guerre
civile, préparée à la révolution nécessaire dans des
formations de combat intérieur.
Je voulais donc la jeunesse guerrière et non guerrière î
Mais telle est la vie. Si nous voulons la regarder en face,
elle s’offre à nous sous la forme ambiguë d’une contra-
diction. Mais disons-nous que seuls les imbéciles et les
lâches ne voient pas, n’admettent pas la contradiction
dans laquelle doit s’engager tout élan ; les sincères et
les courageux voient dans cet élan même le moyen de
sortir du tragique défilé par où il faut d’abord passer.
Ils contraignent leur élan en effort réfléchi et ils se fient
à la vertu résolutive de la sincérité.

Mars 1934.
II

L’OBJECTEUR DE CONSCIENCE

Un communiste français parle sans cesse contre « la


guerre capitaliste ». Il entend par là qu’il n’y a de guerre
qu’à cause du capitalisme.
D’autre part, si une guerre éclate entre l’U.R.S.S. et
n’importe quel autre pays, il est prêt à soutenir cette
guerre. Il la soutiendra comme une fâcheuse mais inéluc-
table nécessité. Mais, n’en a-t-il pas été ainsi toujours
de toutes les guerres ?
Une guerre a toujours un contenu spirituel. Elle
peut toujours se transcrire dans les termes substantiels
d’un conflit idéologique.
On ne peut pas dire que toutes les guerres capita-
listes se valent et sont toutes à nier puisque ces guerres
ne sont qu’un autre aspect des luttes intestines dans
le monde capitaliste à l’intérieur de chaque État. Or,
dans ces luttes, pour des raisons tactiques, les commu-
nistes sont toujours appelés à prendre parti. Ils doivent
donc prendre parti entre États capitalistes comme entre
partis capitalistes.
Ils prennent déjà parti d’ailleurs. L’Internationale
communiste a pris parti tour à tour contre et pour le
traité de Versailles. Raison de tactique, bien sûr ; mais
Napoléon lui-même n’a jamais fait la guerre que pour
des raisons tactiques. Le bellicisme pur n’existe que
dans la littérature.
Qu’on n’excipe pas du mouvement de Kienthal et
de Zimmerwald pendant la dernière guerre et à cet
égard de l’attitude de Lénine.
Lénine a interrompu la guerre non point pour une
raison de principe mais pour des considérations pra-
tiques, parce qu’avec son clair génie réaliste, à la Thiers,
à la Talleyrand, il voyait que la Russie ne pouvait pas
faire autrement, et que c’était la seule façon de sauvei
la masse du territoire russe, la substance de l’État russe.
Brest-Litovsk est la première manifestation du natio-
nalisme russe des bolcheviks.
La guerre éclate dans un complexe de faits, causes et
circonstances, qui fait que le problème des responsabi-
lités unilatérales est absurde et vain, mais aussitôt
qu’elle est donnée comme un fait, c’est un fait sur lequel
il faut prendre parti.
Et cette certitude qu’on y prendra toujours parti
fait paraître comme une simple précaution oratoire tout
à fait hypocrite la condamnation qu’on maintient contre
la guerre en général, alors qu’on acceptera toutes les
guerres en particulier.
C’est pourquoi, si l’on veut refuser absolument la
guerre, il faut se placer sur un autre plan que la poli-
tique où elle ne sera jamais épuisée ; il faut se placer
sur un terrain qui menace singulièrement de se con-
fondre avec le terrain religieux. Et quand je dis reli-
gieux, je ne dis pas chrétien de ce christianisme qui est
dans le siècle, mais chrétien ascétique, non conformiste.
Si l’on veut refuser la guerre absolument, il faut se
placer sur le seul terrain où la société n’est pas un absolu.
Mais pour tous ceux qui sont absolument sociaux comme
nationalistes et communistes, la guerre est un moyen
social à quoi ils ne peuvent se dérober.
Les seuls adversaires de la guerre dans notre société
sont les objecteurs de conscience.
Et il faut bien voir qu’ils reposent à notre époque un
problème éternel contre lequel l’immense majorité est
autant que jamais hérissée, à savoir le problème de la
révolte individuelle. A chaque époque ainsi il y a un
problème qui se présente d’une façon si neuve, si boule-
versante que l’ensemble du corps social ne peut que lui
opposer toute son opacité. Seuls, quelques individus,
par extrême sensibilité, peuvent en supporter la vue et
même s’en saisir ou se laisser saisir par lui. Et, bien
qu’ils soient animés plus que tous les autres par le souci
de l’intérêt, du salut commun, ils doivent se présenter
comme des anarchistes, des égotistes de la pire espèce.
Ainsi les premiers chrétiens, les premiers protestants,
les premiers libres-penseurs. Le premier chrétien, qui
refuse d’adorer l’empereur, porte en lui les raisons les
plus générales, les plus raisonnables, sur quoi se fondera
toute une civilisation, et pourtant il paraît comme un
esprit bizarre, un raffiné, un pervers retombant, par
l’excès même au contraire, à la barbarie. Et ainsi de
suite.
N’en est-il pas de même aujourd’hui pour l’objecteur
de conscience ? Entre les communistes soumis à l’intérêt
violent de Moscou et les nationalistes, n’est-il pas voué
à une solitude qui paraît immonde, stérile, inhumaine ?
Et pourtant n’est-il pas le porte-parole de quelque
chose d’éminemment collectif ? Sensitif, n’incarne-t-il
pas la raison la plus haute ?
Mais il est obligé de nier la révolution avec la guerre.
Il ramène l’esprit de révolution sous ce mot d’ordre de
non-résistance au mal que le christianisme n’est jamais
parvenu à instaurer en Europe ni en lui-même. Ce point
de vue de Tolstoï abandonné par Romain Rolland. Ce
point de vue qui, chez Gandhi, n’est qu’une fantasma-
gorie.

Pourtant il ne faut pas se soumettre à l’injonction


des dilemmes abstraits, si l’on veut vivre ailleurs que
dans une cellule. Il faut chercher un biais, toujours —
mais, au moins, avouer franchement qu’on le cherche.
Ce biais, j’ai essayé de l’exprimer dans ces pages.
Lutter contre l’évidence, disjoindre le rapport néces-
saire entre la guerre et la révolution (fasciste ou com-
muniste) tout en s’efforçant de rompre sans cesse dans
les esprits le lien entre l’une et l’autre guerre. Du côté
nationaliste, montrer le péril mortel pour une patrie de
se jeter dans une guerre exclusivement destructrice.
L’OBJECTEUR DE CONSCIENCE 159
Du côté communiste, montrer le péril russophile, la
confusion entre la politique russe et la politique du
Komintern.
Poser des distinctions, éviter les extrêmes, suivre un
chemin sinueux mais ferme, faire front de toutes partSe
Ceci est une façon de transposer, de sublimer l’objec-
tion de conscience.
Mais pour le jour où la guerre éclatera que dire ? Ici,
regarde le plus humble objecteur dans les yeux — et
celui qui dans sa particularité peut me choquer et me
répugner le plus, un homme physiquement faible, névro-
pathe, inapte de toute évidence au moins atroce de tout
ce qu’il refuse. Il porte pourtant tout le trésor humain.
Le trésor humain, je ne parle pas de ces musées, de
ces instituts de science qui voleront en morceaux, mais
des dernières ressources nerveuses et spirituelles d’une
humanité déjà exacerbée, épuisée par un effort intolé-
rable.
L’ayant regardé dans les yeux, iras-tu rejoindre tous
ceux qui ont trouvé un prétexte (une préférence entre
la France et l’Allemagne, ces fantômes qui vont se
perdre dans la peste et le tremblement de terre — une
préférence pour la Russie, ce colosse ambigu dont il n’y
a aucune raison d’attendre qu’il soit moins orgueilleux,
ambitieux, égoïste que l’Angleterre puritaine, la France
jacobine) pour marcher.
En vérité, non possumus, je ne peux pas. Je suis
objecteur de conscience contre Moscou, Berlin, Paris,
Londres, Rome, etc...
Et pourtant j’étais sur la place de la Concorde, le 6.
J’aime la discipline militaire, l’idéal de la vieille armée
je crois nécessaire la fierté du sport — j ai horreur du
pacifisme abstrait.
Mais raisonnablement, virilement, je ne puis admettre
cette guerre qui insulte à tous les idéaux humains de
droite et de gauche, d’avant-hier, d’hier et d’aujourd’hui,
qui menace de réduire l’humanité européenne à quelques
peuplades hébétées et démunies.
Tant pis qu’on m’enferme, qu’on me fusille. Il me
faut reporter sur moi-même le romantisme suicidaire
de la race.
Je ne nie point l’État, la Société ; en moi, je les exalte.
Mais l’État est là où est le salut des hommes...

Je voudrais pouvoir m’en tenir là. Mais je ne le peux


pas. C’est mon intelligence qui parle ; et, certes, 1 intelli-
gence est charnelle. Ici, elle le montre bien : elle va
droit au point vital. Mais si vivante que soit l’intelli-
gence, c’est encore l’intelligence, et sa décision domine
de trop haut des parties immenses de moi-même. N’y
a-t-il pas quelque chose dont j’ai toujours eu horreur
dans le puritanisme — or, l’objection de conscience,
c’est l’acte puritain par excellence, l’acte quaker. Le
puritain se retranche, le puritain se lave les mains.
— Mais non, puisqu’il tend la gorge en même temps.
Tu tends la gorge. Un garde mobile viendra et te brûlera,
d’une balle dans l’oreille.
— Mais ce sang-là est un sang élégant, délicat, un
sang trop pur, trop blanc. Non, il faut mêler son sang
au sang épais et sale de la foule. Il ne faut pas mourir
d’une balle dans l’oreille, mais d’un éclat au ventre
comme tout le monde, avec tout le monde. Entre le
vieux président de la République, la mère et son bébé
et la jeune recrue communiste qui crie : « Vive l’armée...
rouge ! » Il faut mourir mobilisé.
— Et puis, toi qui aimes la politique, comment te
désintéresser de ces suprêmes stratégies sur l’Europe
agonisante. Paris marchera-t-il avec Moscou contre
Berlin ou avec Berlin contre Moscou ?
— Dans l’Europe contre les Patries, j’ai essayé de
résister au flot. Aujourd’hui, j’y cède. Je veux mourir en
famille. Mais si je ne suis pas tué tout de suite, quelle
triste et atroce vengeance sera la mienne, je verrai
mourir les patries.

Août 1934.
III

LA PROCHAINE GUERRE

France et 1 Alle-
La guerre éclate, dans cinq ans. La
seule serait
magne se ruent l’une sur l’autre. La France
pendant
battue, encore plus sûrement qu’en 1914 :
contre
quelques années, il y aura un jeune Français
doivent
deux jeunes Allemands réarmés. Donc, les autres
trop.
intervenir. Tous les autres. Ils ne seront pas de
ne seront
Les Anglais et les Italiens savent bien qu’ils
suffit pas
pas de trop. Les Anglais savent bien qu’il ne
maintenir une
de refuser le tunnel sous la Manche pour
bien aussi
entité insulaire qui n’existe plus. Ils savent
économique
que l’Empire comme unité politique et
conséquence ils
n’est qu’une utopie mort-née et qu’en
extra-européenne
ne peuvent se replier sur leur puissance
continent.
pour dédaigner les victoires allemandes sur le
et
L’Australie, le Canada et l’Afrique du Sud sont loin
Dominions
auront d’autres chiens à fouetter. Les trois
Paci-
seront atteints par l’explosion japonaise dans le
alors
fique et par la révolte de l’Inde qui se produiront
et ils se rapprocheront des États-Unis. Ils feront bloc
avec le seul grand État blanc riverain du Pacifique,
comme eux directement menacé par la subversion asia-
tique. Et, d’ailleurs, c’est sans doute la croissance bru-
tale du Japon qui provoquera le conflit mondial, qui
sera le conflit mondial dont le conflit européen ne sera
qu’un contre-coup.
L’Italie sait bien que, marchant avec l’Allemagne,
elle se trouverait dans un état d’infériorité absolu vis-
à-vis de son compagnon de luttes au lendemain d’une
victoire. Tout cela va de soi et ce n’est pas cela qui
m’intéresse.
Mais voyez de l’autre côté ! Que fait la Pologne ? Elle
marche contre l’Allemagne. Vous en êtes bien sûr ? Je
pose la question parce que je regarde plus loin.
Que fait la Russie, en effet ? Bien qu’aux prises avec
le Japon, la Russie marche contre l’Allemagne. Cela,
parce que l’Allemagne (hitlérienne ou non) est pour la
Russie un bien plus grand danger qu’aucun autre groupe
humain. L’Allemagne est encore pour la Russie le grand
voisin dont la supériorité technique n’est pas abolie.
Et ensuite, il y a entre le semi-socialisme des fascistes
allemands, et le semi-fascisme des communistes russes
la même sourde haine familiale qu’entre l’impérialisme
des Romanov et celui des Hohenzollern et des Habs-
bourg. Des deux côtés, même base fortement nationale
et par-dessus même tendance à l’évangélisation mon-
diale. Ce qui mène à la lutte.
Pour cette lutte-là, en dépit des apparences actuelles,
évitera
la Russie réservera ses forces, ou tout au moins
avancées
de les engager à fond dans la défense des vieilles
tzaristes en Extrême-Orient. La Russie soviétique ne
refera pas la gaffe tzariste. Elle ne jettera pas toutes
une
ses forces fragiles au bout du Transsibérien dans
nouvelle guerre coloniale. En dépit des nécessités de sa
politique de prestige (une politique de propagande à
large envergure finit toujours par n être qu une poli
tique de prestige en Chine et dans le monde colonial en
général) on peut croire la Russie soviétique assez bonne
maîtresse de son destin pour maintenir, de ce côté-là
tout au plus, une position défensive qui lui sera, du
reste, grandement facilitée par les États-Unis. Quand
les Japonais auront pris la province maritime, la Russie
se contentera de guerroyer sur une série de lignes de
repli en Sibérie.
Donc, la Russie marche contre l’Allemagne. Mais
alors ? C’est là que je vous attends. Que la Pologne
marche avec ou contre l’Allemagne, la Russie l envahit.
Et voici ce qui imprimera son caractère capital à la
nouvelle grande guerre. Comme amie ou comme ennemie,
la Russie envahit la Pologne et tous les pays jeunes-
slaves qui lui sont limitrophes, et les pays baltes. La
Russie envahit la Roumanie et la Pologne et l’Esthonie.
Et dans tous ces pays, les soviets sont proclamés
que Moscou le veuille ou non. Au besoin, les commu-
nistes locaux forceront la main aux généraux et com-
missaires russes. L’avantage russe paraît probable parce
que la Pologne, nous le savons, a absorbé trop de terri-
toires en 1918. Toute la zone polonaise limitrophe de
la Russie, sur une grande profondeur et du Sud au
Nord, renferme des populations ukrainienne, russe-
blanche et lithuanienne qui sont déjà travaillées par
le nationalisme. Ce nationalisme, certes, menace aussi
bien la Russie que la Pologne. Mais, avec son habile
politique des nationalités, la Russie, si faible qu’elle
puisse être encore, industriellement et militairement,
riche de la force de choc de sa jeunesse, trouvera là
un terrain propice pour ses offensives ou défensives.
Mais, sans doute, elle pénétrera plus facilement en
Roumanie. Et par là, jusqu’où n’ira-t-elle pas dans les
Balkans et en Europe Centrale ? Alors ? On aperçoit
aussitôt une série de contre-coups qui se prolongent
jusqu’au cœur de la situation européenne et qui la bou-
leverse. Mais les contre-coups vont s’exercer sur la
simple anticipation de cet événement, ils n’attendront
pas l’avènement lui-même.
1° La Pologne et la Roumanie sont amenées à se
rapprocher de l’Allemagne. Les bourgeois de l’Europe
Orientale préféreront l’occupation allemande parce
qu’elle sera fasciste à la conquête russe, parce qu’elle
serait communiste.
2° On peut prévoir que, si la guerre éclate, l’Alle-
magne aura fort à faire, au moins autant, sans doute
plus qu’en 1914. Elle ne pourra pas, pour les raisons
que j’ai dites, défendre intégralement le territoire polo-
nais et encore moins roumain. Aussi, elle bénira (comme
je l’ai écrit dans VEurope contre les Patries, dès 1930) le
Traité de Versailles qui lui a ménagé des États tampons
contre le flot slave et communiste. Mais, dans la mesure
où sa défense sera difficile, elle fera figure aux yeux de
toute la bourgeoisie européenne de barricade contre la
menace communiste.
Là encore, le contre-coup s’exercera sur l’anticipation
du fait et non sur le fait lui-même. Et ce contre-coup va
être, dès maintenant, la germination de partis fascistes
germanophiles partout en Europe, et même en France.
Est-ce que les positions sociales sont plus fortes ou
moins fortes chez les hommes que les positions natio-
nales ? C’est ce que nous verrons bientôt. Car, ainsi,
la future guerre européenne sera beaucoup plus nette-
ment que la précédente, une guerre sociale en même
temps qu’une guerre internationale. La dernière guerre
était, malgré tout, déjà une guerre de régimes. Les
résultats sont là pour le prouver : les démocraties d’Occi-
dent ont démoli les vieilles aristocraties et monarchies
de l’Europe centrale. Les Habsbourg et les Hohenzollern
avec leurs séquelles féodales restent les victimes défini-
tives de 1914, avec les Romanov. Et les Savoie n’en
valent guère mieux, malgré quelques apparences.
Mais la prochaine fois, ce sera la lutte à couteaux
tirés entre le fascisme et le communisme.
Les nécessités de la lutte obligeront les bourgeois
d’Occident, mêlés à la lutte entre le gouvernement anti-
démocratique de Russie et le gouvernement antidémo-
cratique de Berlin, à jeter aux orties leur dépouille
démocratique.
Mais cela ne suffira pas. Abandonneront-ils la démo-
cratie pour se faire russophiles et donc communistes
ou pour se faire fascistes et donc germanophiles ? Car
enfin, si les bourgeois d’Occident sont vainqueurs des
Allemands, les Russes le seront aussi ; les armées bour-
geoises d’Occident rencontreront au milieu de l’Alle-
magne, les armées rouges répandant sur leur passage
les soviets.
Il est évident qu’elles les attaqueront. Mais en
seront-elles encore capables ? Ne seront-elles pas épui-
sées ? Dans quel sens se sera exercée la contagion entre
Paris et Moscou alliés ? Pour nourrir l’enthousiasme
des forces nationales en France, Belgique, Suisse, Angle-
terre, n’aura-t-il pas fallu flatter les groupements com-
munistes qui en seront devenus des ferments néces-
saires ?
A vouloir mener jusqu’au bout la lutte nationale
contre l’Allemagne, les bourgeois français risquent d’y
perdre leur raison d’être.
L’Occident se fera-t-il communiste par haine de
l’Allemagne ?
L’hypothèse n’est pas excessive. Car, encore une fois,
voyez bien ce qui se passera en cas de victoire des
« Alliés ». L’armée française devra vaincre l’armée rouge,
grossie d’un flot énorme ramassé dans toute l’Europe
orientale et même en Allemagne. Aura-t-elle le temps
de rallier les forces allemandes battues, qui ne seront
pas devenues communistes ? Et ne connaîtra-t-elle pas
dans ses propres rangs, surtout dans les rangs de ses
troupes de couleur, au moment où se produira un sou-
lèvement dans tout le monde musulman, une dangereuse
subversion ?
Le risque final de la partie engagée dès maintenant
par les bourgeois français en liaison avec les commu-
nistes russes contre le fascisme allemand est énorme.
Ce risque se multiplie avec les chances de victoire. Ce
n’est rien moins que la conquête de l’Europe par le
communisme russe — y compris la conquête de la
France et de l’Angleterre.
Les bourgeois français ne reculeront-ils pas devant
ce risque, comme déjà reculent les bourgeois polonais
qui, hier, dans la première minute de terreur hitlé-
rienne, signaient un pacte avec la Russie, mais qui,
maintenant, se rapprochent de l’Allemagne ?
Mais si les Français reculent devant ce risque, est-ce
qu’ils ne se précipitent pas vers un autre ?
S’ils ont peur de s’engager dans une guerre atroce
où, après s’être longtemps battus, complètement épuisés,
ils n’auront pas d’autres ressource que de devenir com-
munistes, vont-ils se lancer dans l’alliance allemande ?
Vont-ils jeter en l’air toutes leurs traditions, tout leur
atavisme, toutes les alliances péniblement acquises ou
maintenues pour essayer du condominium franco-alle-
mand sur l’Europe et l’Afrique et une partie de l’Asie ?
Le danger d’être étouffé par l’allié allemand paraît
plus immédiat, l’horreur même de ce rapprochement
paraît plus certaine que le danger russe.
Est-ce que j’exagère le danger pour la France du
rapprochement avec l’Allemagne ? Ce ne peut être
pourtant, ce rapprochement, que l’union cynique de
deux impérialismes qui jettent le masque et dédaignent
tout l’univers tombé à leurs pieds. Car, si l’on faisait
leur part à l’Angleterre et à l’Italie dans cette alliance
comme feignent de le proposer les Hitlériens, quelle
différence y aurait-il entre une si large conciliation et
celle de Genève ? Si l’alliance franco-allemande signifie
quelque chose pour les Hitlériens, c’est le partage du
monde à la manière romaine et rien d’autre. Pour satis-
faire la fureur des révolutionnaires allemands, la néces-
sité d’entreprendre qui travaille Hitler comme elle a
travaillé Napoléon III, il faut que l’alliée — France
ou Italie — lui offre un champ immense, une avance
irrémédiable. Ce champ, l’Allemagne ne peut le trouver
qu’à l’Est, du côté de la Russie, après avoir passé sur
le ventre des Jeunes-Slaves.
Tôt ou tard, l’allié le plus puissant, le mieux nourri
des profits de l’alliance — et ce sera l’Allemagne — se
retournera contre l’allié le plus faible, haï de tous ceux
qu’il aura trahis. César contre Antoine. On ne peut donc
guère envisager un retournement des positions occiden-
tales en faveur de l’Allemagne avant les hostilités. Ce
retournement ne semble guère possible qu’au cours des
hostilités, si l’Allemagne essuie des revers à l’Est.
L’alliance Berlin-Paris est trop dangereuse pour Paris.
Paris ne s’y résignerait que si Berlin avait à ses portes
une armée rouge. Alors Paris se retournerait contre son
alliée d’aujourd’hui.
En tout cas, les deux hypothèses sont, dès mainte-
nant, vivantes et à la fois effrayantes et séduisantes.
Les esprits vont commencer à se partager d’après elles.
Il y aura en France un parti pro-allemand et un parti
pro-russe.
Ce qui amènera les plus surprenants bouleversements
dans les positions acquises et toutes les classifications
admises. D’une part, on verra le communisme en France,
si faible, reprendre un peu de poil de la bête grâce à la
confusion de ses buts avec des buts nationalistes, élé-
ment de succès qui lui manquait tellement. D autre
part, on verra des bourgeois jusque-là nationalistes
s’apercevoir que le nationalisme n’était pas l’âme de
leur vie autant qu’ils le croyaient. On les verra justifier
soudain l’esprit allemand et entrer dans des concessions
telles que n’en ont jamais rêvé les braves gens de la
gauche. Hitler a de beaux jours devant lui.
Toute cette énorme et confuse situation nouvelle
semble donc se ramener à ce dilemme étrange ; les Fran-
çais préfèreront-ils devenir communistes pour ne pas
devenir Allemands ? ou devenir Allemands pour ne pas
devenir communistes ? Et n’en sera-t-il pas de même
en Italie et en Angleterre ?
Ce dilemme n’épuise-t-il pas toute la possibilité histo-
rique ? Sans doute non. Ne peut-on envisager le maintien
d’un tiers-parti en Europe ? Ce tiers-parti se constitue-
rait sur les répugnances et les réticences que provoquent
également les deux branches de mon dilemme. Ce tiers-
parti se formerait sur un compromis entre les vieilles
démocraties d’Occident, les jeunes démocraties de l’Est,
les unes et les autres retapées à la mode fasciste d’une
part et le fascisme italien d’autre part, ce fascisme ita-
lien qui prend figure depuis quelque temps de fascisme
modéré en face du fascisme allemand et de fascisme
bourgeois en face d’un fascisme socialisant. Ce tiers-
parti lutterait à la fois contre Moscou et contre Berlin.
Tous ceux-là qui y entreraient y trouveraient leur
compte : jeunes-slaves et baltes qui craignent autant
la Russie que l’Allemagne, France et Angleterre qui
craignent autant le communisme que l’Allemagne, Italie
qui pourra arracher plus à l’alliée de Paris qu’à l’alliée
de Berlin, qui a moins à craindre Paris vainqueur que
Berlin vainqueur.
Mais pour cela, il faudrait que la France renonce à
sa nouvelle alliance avec la Russie. Il faudrait que
l’Italie et l’Angleterre sortent de leurs propres tergiver-
sations. N’est-il pas trop tard ? Le sort n’en est-il pas
déjà jeté ? La France n’y a-t-elle pas déjà sacrifié la
Pologne ? L’Italie et l’Angleterre ne feront-elles pas
jusqu’à la dernière minute le jeu d’Hitler ?
A la faveur de cette analyse nous voyons apparaître
nettement les trois caractères abominables de cette
prochaine guerre qui menace l’Europe.
1° La lutte s’engagera entre trois types politiques appa-
remment dissemblables : fascisme, communisme et démo-
cratie. Mais, en fait, deux de ces types — tous les esprits
de bonne foi le reconnaissent aujourd’hui, après avoir
longtemps tardé — se ressemblent déjà beaucoup et
tendent à se rejoindre. Les socialistes et communistes
de Moscou font de Fantidémocratie, donc du fascisme
— les fascistes, ceux de Rome et ceux de Berlin, font
les uns du corporatisme, les autres du capitalisme d État
— ce qui est reculer pour mieux sauter dans le socia-
lisme. Or, il est évident aussi que les démocraties de
France n’auront pas beaucoup à faire pour se trans-
former, pour les besoins de la lutte, en fascisme socia-
lisant. La prochaine guerre sera donc une ruée de tous
les fascismes les uns contre les autres.
2° Ensuite, cette guerre sera une bouillie obscure de
tous les nationalismes. N’importe quelle puissance
engagée dans cette guerre des dupes y sera venue, en
effet, avec l’arrière-pensée de se retourner contre son
alliée du premier jour (Italie-Allemagne ; France-Russie).
Ce qui donne à ce conflit son deuxième caractère de
tourbillon fou. D’où ne pourra sortir sur des ruines,
que la dictature d’un de ces nationalismes. Le natio-
nalisme vainqueur ne trouvera plus de contre-poids à
la prochaine paix, il étalera son hégémonie sur ses
propres ruines morales et matérielles et sur celles des
autres. Les libertés nationales y périront en Europe,
après les libertés intérieures.
3° Le troisième caractère abominable de la prochaine
guerre reste la puissance démoniaque et irrémédiable-
ment hostile à l’humanité, des instruments. A lui seul,
il suffirait à la rendre exécrable.

Janvier 1934.
IV

LE NATIONALISME EST PARTOUT

Quelles sont les chances de guerre en ce moment en


Europe ? Je voudrais répondre à cette question en
analysant le potentiel belliqueux de chacune des grandes
tendances politiques qui se disputent notre continent.
On voit dans les progrès du fascisme d’un pays à
l’autre le principal facteur de guerre. Mais c’est oublier,
d’une part, la critique sévère que les communistes font
tous les jours depuis quinze ans de la politique des
démocraties capitalistes, et d’autre part, la critique que
font de la politique russe, soit les dissidents commu-
nistes soit les socialistes. Il ressort du nombre et de la
force des griefs ressassés par ces deux critiques que le
monde de la démocratie capitaliste aussi bien que le
monde du communisme russe se trouvent être des foyers
de guerre internationale aussi bien que le monde fasciste.
Voyons d’abord de quelle façon le monde de la démo-
cratie capitaliste conduit ou se laisse conduire à la guerre.
C’est un fait qu’aucune démocratie n’a pu se décider
pour une politique radicalement pacifique et surtout
n’a pu s’y tenir. On ne pourrait citer que la démocratie
danoise, et je crois que ce seul exemple a disparu devant
la menace hitlérienne ! Les démocraties, sous le terme
commode de défense nationale, pratiquent partout le
militarisme le plus fervent. Et la démocratie française
plus que toute autre. L’Angleterre ne peut se faire illu-
sion qu’à elle-même sur ce chapitre. La petitesse de
son armée de terre ne prouve rien, ou plutôt elle prouve
qu’elle ne se sent pas directement menacée sur le conti-
nent, qu’elle compte sur la résistance préalable de ses
alliés forcés, France et Belgique.
Pourquoi les démocraties gardent-elles une telle atti-
tude ? Parce qu’elles sont nationalistes et capitalistes.
Est-ce donc la même chose, nationalisme et capita-
lisme ? Je ne le crois pas, contrairement à l’opinion
unanime des intéressés et de leurs adversaires. Je crois
que le capitalisme a été une grande force internationale
qui, dans sa période de progrès, a travaillé plus puis-
samment au rapprochement des peuples qu’à leur anta-
gonisme. Je suis sûr que la preuve en sera administrée
par l’Histoire : plus tard, en se retournant vers le
xixe siècle, on verra justement une coïncidence entre
l’épanouissement de l’économie capitaliste et la plus
grande multiplication des liens spirituels et matériels
entre les peuples. Mais le capitalisme n’a travaillé à plein
que dans un plan, le plan où jouait le déterminisme
des forces productrices, qui, en croissant, appelaient la
multiplicité des échanges, il n’a pu travailler que par-
(iellement dans le plan où jouait le déterminisme
géographique.
Le capitalisme, dont tous les intérêts poussaient
au
développement d’une économie mondiale, n’a pu vaincre
la puissance persistante des différences de climat,
des
distances géographiques. Il n’a pu les vaincre dans les
manifestations politiques extérieures à lui, ni dans le
leflet de ces manifestations dans sa propre pensée. Ici,
il faut bien voir que le préjugé a été plus fort que l’inté-
rêt. Il était dans l’intérêt immédiat et final du
capita-
lisme de briser les frontières, d’effacer les patriotismes,
d’accroître sans cesse le courant de l’économie univer-
selle. Et pourtant, il ne l’a pas fait. Partout, il a reculé
devant l’obstacle. Et, au contraire, par l’influence de
sa presse, par les tendances et les décisions
individuelles
de ses membres, le capitalisme a favorisé toutes
les
reprises nationalistes.
Il y a là un fait surprenant pour qui réfléchit et que
socialistes et communistes ont tort de balayer par des
invectives. Devant l’énormité des avantages auxquels
renonce le capitalisme international en acceptant du
fait des nationalismes la ruine du rêve de
l’économie
mondiale, je ne peux pas voir là une manœuvre d’inté-
rêts. C’est entendu, le capitalisme a besoin du nationa-
lisme comme mystique, la vieille mystique du libéra-
lisme étant hors d’usage, et il a besoin de cette mystique
pour se défendre contre la poussée socialiste ; mais vrai-
ment il choisit bien mal son terrain de défense. Il
en
aurait un autre tellement meilleur, le terrain même où
socialisme, le terrain de Iso-
se place théoriquement le
ou il pourrait ba
nomie internationale, universelle
de vitesse son adversaire. c
,
est qu
terrain de défense,
S’il choisit si mal son
est manœuvre. En fait
ne manœuvre pas, mais qu’il
vouloir le nationalisme, le
le capitalisme, bien loin de
façon, il le subit comme
subit. Mais il le subit de la pire
contre lequel il n
un ensemble de préjugés irrésistibles
nas de défense intellectuelle. déterminismes - le
Il y a là le croisement de deux
déterminisme écono-
déterminisme géographique et le
fort que 1 autre.
mique. Le premier se montre plus
capitalisme versent dans le
Les démocraties avec le
nationalisme.
extérieur au capitalisme,
Le nationalisme est un fait
nationalisme est un fait
supérieur au capitalisme. Le
toutes les formes sociales
non seulement indépendant de
tient toutes sous sa
et politiques, mais un fait qui les
dépendance. . . „
admet largement ce déterminisme.
Le soviétisme russe
formes. D abord, a
Il le subit franchement sous deux part large a
l’intérieur de l’union soviétique, il fait la
culturels. Cette poli-
une multitude de particularismes
extrêmement intelligente. Mais
tique m’a toujours paru
périlleuse. Car qui
il faut reconnaître qu’elle est fort
temps ? En faveur u
sait de quel côté travaillera le différences
déterminisme national des distances et des
déterminisme econo-
«éographiques ? Ou en faveur du
mique de la diffusion des moyens de production et des
échanges ? Je crois du reste que l’U.R.S.S. sera récom-
pensée finalement de sa politique généreuse et auda-
cieuse par les progrès d une unification spontanée.
Seconde et plus grave et décisive concession au déter-
minisme géographique : le peuple russe est amené à
faire une politique nationale. Il a une tendance de plus
en plus manifeste à confondre la cause du communisme
dans le monde avec les objectifs d une politique de
défense nationale. De même que la bourgeoisie française
autrefois a confondu son intérêt avec la propagande
démocratique, ou la monarchie espagnole au xvie siècle
avec la défense catholique, le prolétariat russe ne peut
pas douter qu’il défend les intérêts de tous les proléta-
riats en défendant ses intérêts. Mais cette confusion
fatale entre la patrie russe (patrie qui a l’avantage,
il est vrai, sur les patries européennes d’être un terri-
toire énorme et non pas mesquin et de pouvoir servir
de base à une autarchie grandiose et non point rapetis-
sante) et le communisme, n’est-ce point la preuve que
le nationalisme est un fait qui vaut par lui-même et
qui agit sur toutes les formes économiques et sociales ?
Autre preuve dans le développement du fascisme.
Le fascisme se sert du nationalisme pour s’imposer
au capitalisme et, par la suite, il dérange et altère le
système capitaliste dans la mesure où les nécessités du
nationalisme 1 obligent à faire du socialisme, moins
peut-être qu’il n’en promet d’abord, mais bientôt plus
qu’il n’en voudrait. De sorte que cette chose qui rap-
12
proche d’abord capitalisme et fascisme, le nationalisme,
ensuite les éloigne, car elle engendre le socialisme.

Nous voyons donc partout du nationalisme, et dans


le monde fasciste ni plus ni moins que dans le monde
démocratique ou dans le monde communiste.
Et là où il y a du nationalisme, il y a du militarisme.
Là où il y a du militarisme, il y a menace de guerre.
Donc menace de guerre de tous les côtés à la fois.
Donc l’internationalisme est une tâche qui s’impose
toujours et partout, une tâche indépendante de toutes
les autres tâches, car elle doit s’appliquer à toutes les
formes politiques pour les corriger, les contrôler toutes.
Après tout, il ne me paraît pas plus difficile d’ensei-
gner la nécessité européenne à des pays fascistes en qui
travaille bon gré mal gré le ferment socialiste qu’à
des démocrates hypocrites.
D’autant plus qu’il se peut que nous exagérions le
côté nationaliste et belliciste des révolutions fascistes.
Remarquez que théoriquement les fascismes se placent
dans la position que je préconise. Ils disent : « Nous ne
souhaitons pas la guerre, nous en voyons les dangers
terribles pour l’Europe et pour l’Espèce Humaine aussi
bien que vous. Mais nous ne pouvons pas nier que la
guerre soit inhérente à l’homme et au développement
de l’homme, son mal mêlé à son bien. La même force
qui nous donne les révolutions nécessaires nous donne
les guerres inévitables. Donc nous resterons armés. Mais
si nous ne pouvons pas dire que nous ne ferons pas tout
pour éviter la guerre, nous pouvons dire que nous ferons
beaucoup. »
Cela vaut bien 1 attitude des démocraties capitalistes
ou du fascisme bolchevik qui disent : « Nous avons hor-
reur de la guerre, mais nous la préparons tout de même. »
Le cynisme vaut bien l’hypocrisie.
Mais pratiquement qu’en sera-t-il de tout cela ?
Il est difficile d’admettre que les gouvernants fascistes
soient encore plus aveugles sur les résultats d’une grande
guerre que les gouvernants démocrates en face desquels
ils se sont montrés dans l’ensemble beaucoup plus lucides
et compréhensifs de l’état de choses actuel.
Mais ne nous occupons pas seulement de la psycho-
logie des dirigeants, voyons l’esprit de leurs
institutions.
Je 1 ai déjà dit, je crois que le fascisme partout est
une
crispation, beaucoup plus qu’une explosion. Le fascisme,
c’est la crispation de l’homme européen autour de l’idée
de vertu virile qu il sent menacée par le cours
inévitable
des choses vers la paix définitive. Il n’est pas sûr
que
le fascisme veuille vraiment la guerre et soit
capable de
guerre, surtout de la terrible guerre moderne.
Le fascisme se contenterait peut-être volontiers
de
sport et de parade, d’exercice et de danse. Qui sait
s’il
ne se montrera pas épouvanté devant la
conséquence
dernière de son attitude ? Il confond dans ses paroles
le sport et la guerre, la restauration physique de
l’homme
~7 nécessaire pour lutter contre les méfaits des grandes
villes et pour maintenir l’homme dans ses facultés
essen-
tielles avec la continuation des vieilles formes mili-
taires. Mais peut-être qu’au fond de lui-même, la distinc-
tion est déjà faite entre la transposition de l’esprit de
guerre en sport et parade et la continuation de la forme
militaire.
Le fascisme avait besoin de l’esprit de guerre pour
faire sa révolution, il en a besoin pour la continuer.
Mais peut-être cela lui suffit-il.
A travers le fascisme, l’Italie et l’Allemagne sont
peut-être en train de chercher la formule qui s’appa-
rentera à celle que les peuples nordiques ont déjà
trouvée. Ceux-ci ont fixé leur équilibre entre la paix et
la guerre, entre la réalisation sportive et la tentation
militaire. La Suisse, l’Angleterre, les Pays Scandinaves
sont des peuples qui cultivent gravement et passionné-
ment les vertus viriles sous la forme transposée du sport,
qui même gardent dévotieusement certains rites mili-
taires, et qui pourtant sont profondément pacifiques.
C’est peut-être ajouter par l’imagination le pire danger
à un moindre danger que de prendre le militarisme
fasciste au pied de la lettre.

Mars 1934.
y
L’ALLEMAGNE
I

UNITÉ FRANÇAISE ET UNITÉ ALLEMANDE

LE PROFESSEUR. — Combien y a-t-il d’États en


Europe ?
L’ÉLÈVE. — Qu’est-ce qu’un État ?
LE PROFESSEUR. — Il ne s’agit pas de cela. Combien
y a-t-il d’Ëtats ?
L’ÉLÈVE. — Dans le Larousse, il y a des petits dra-
peaux. Il y a la Suisse...
LE PROFESSEUR. — Continuez.
L’ÉLÈVE. — L’Allemagne... Alors la Suisse et l’Alle-
magne, ce sont deux États ?
LE PROFESSEUR. — Oui.
L’ÉLÈVE. — C’est drôle ; ils ne se ressemblent pas,
ces deux États-là.
LE PROFESSEUR. — Ils ont chacun un petit drapeau.
L’ÉLÈVE. — Oui, mais... En Allemagne, ils parlent
tous l’allemand. En Suisse, ils parlent l’allemand, le
français, le romanche. C’est comme en Belgique...
LE PROFESSEUR. — H y a des États différents.
L’ÉLÈVE. — En quoi consiste la différence ?

LE PROFESSEUR. — Ils sont fondés sur des principes


différents.
L’ÉLÈVE. — J’ai entendu Hitler à la radio. Il crie

que l’État allemand est fondé sur le sang.


LE PROFESSEUR. — Hitler est un fou.
L’ÉLÈVE. — Ah... D’autre part, les hitlériens parlent

de la langue. Ils ont l’air de dire que le sang et la langue,


c’est la même chose ? Est-ce parce qu’ils sont tous du
même sang qu’ils parlent tous la même langue ?
LE PROFESSEUR. — Certes non. Il y a beaucoup de
sang celte et slave (1) en Allemagne. Hitler confond
encore, comme on faisait au xixe siècle, la communauté
de la langue avec la communauté du sang, le fait linguis-
tique avec le fait ethnique.
L’ÉLÈVE. — Hitler ne parle du sang que d’abord et

ensuite il s’en tient à la langue. Il est prêt à annexer


tout ce qui parle allemand, que ce soit ou non du même
sang.
LE PROFESSEUR. — Oui, le bon apôtre.
L’ÉLÈVE. — En tous cas, en Suisse, je ne sais s ils

sont du même sang, mais ils ne sont pas de la même


langue.
LE PROFESSEUR. —* Et ils s’arrangent très bien.

(1) Pour simplifier, je laisse ce professeur croire que « sang


celle » veut dire quelque chose. En fait, il n’en est rien. Les
mots « celte » ou « germain » recouvrent des mélanges complexes
et obscurs,
L’ÉLÈVE. —Jusqu’à nouvel ordre, oui. Mais en France,
nous n’avons pas non plus tous la même langue. C’est
plein de Bretons, de Basques, d’Alsaciens, de Flamands,
de Catalans, de Corses, de Juifs, de Polonais, de Tchèques,
d’Italiens, d’Espagnols, d’Arabes qui baragouinent.
LE PROFESSEUR. — Ils devraient, ils doivent parler
français.
L’ÉLÈVE. — Pourquoi pas comme en Suisse, chacun
sa langue ?
LE PROFESSEUR. — La France n’est pas la Suisse.
L’ÉLÈVE. — Alors, c’est l’Allemagne ?
LE PROFESSEUR. — Non plus.
L’ÉLÈVE. — Quelle différence y a-t-il entre l’Allemagne
et la France ?
LE PROFESSEUR. — Nous n’avons pas les mêmes
principes.
L ÉLÈVE. — Encore. Eh bien, il y en a, des principes.
Il y a le principe suisse, le principe français et le prin-
cipe allemand. Mais quel est le principe français ?
LE PROFESSEUR. — C’est...
L’ÉLÈVE. — En Allemagne, le principe c’est le sang
qui est dans la langue. Le sang qui est dans la langue
fait qu’elle parle allemand, cette langue. Mais en France ?
LE PROFESSEUR. — C’est l’air qu’on respire qui fait
qu’on parle français.
L ÉLÈVE. — Mais les Alsaciens et les Bretons et les
Corses ?
LE PROFESSEUR. — Laissez-les encore un peu respirer
cet air.
L’ÉLÈVE. — Eh bien, depuis le temps... Et s’ils ne
veulent pas ?
LE PROFESSEUR. — Ils doivent vouloir.
L’ÉLÈVE. — Qu’est-ce que ça veut dire ?

LE PROFESSEUR. — Du moment qu’ils veulent être

Français, ils doivent comprendre qu’il faut parler


français.
L’ÉLÈVE. — Qu’est-ce qui leur a donné l’idée d’être

Français ? Les rois ?


LE PROFESSEUR. — En 1790, il y a eu la fête de la
Fédération. Tout a été repris à la base. Tout est devenu
volonté, choix, élection.
L’ÉLÈVE. — Et s’ils changent d’avis ?

LE PROFESSEUR. — Ils ne changeront pas d’avis.


L’ÉLÈVE. — Qu’est-ce que vous en savez ?

LE PROFESSEUR. — On ne change pas d’avis comme ça


L’ÉLÈVE. — Ils ont déjà changé une fois. Avant, ils

étaient Espagnols, ou Bretons, ou du Saint-Empire, ou


vaguement Italiens.
LE PROFESSEUR. — Ils ne changeront pas.
L’ÉLÈVE. — C’est votre petit doigt qui vous le dit.

Mais vous êtes professeur, vous n’êtes pas curé : vous


ne pouvez pas vous cacher derrière votre petit doigt.
LE PROFESSEUR. — Eh bien, ce qui est fait, est fait.

Quand on est Français une fois...


L’ÉLÈVE. — Les Monténégrins ont été Français une

fois. Il y a eu quelque chose comme un département


des Bouches-du-Cattaro. Maintenant ils sont Serbes.
LE PROFESSEUR. — Ce n’est pas la même chose.
L’ÉLÈVE. — Comment ?
LE PROFESSEUR. — Vous vous payez ma figure.
L’ÉLÈVE. — Je commence à croire que vous
vous
payez la mienne.
LE PROFESSEUR. — Il y a une différence
évidente entre
les Bouches-du-Cattaro et les Bouches-du-Rhône. Les
Bouches-du-Rhône, c’est près du noyau.
L’ÉLÈVE. — Où ça commence et où ça finit, le
noyau ?
LE PROFESSEUR. Justement, il faut que ça finisse
quelque part.
L’ÉLÈVE. — Ah, je m’en souviens, vous
nous avez
parlé un jour des limites naturelles.
LE PROFESSEUR. — Justement.
L ÉLÈVE. Alors, en Allemagne, le principe c’est
le sang, le sang dans la langue ; en France, les limites
naturelles.
LE PROFESSEUR. — Euh, oui...
L’ÉLÈVE. — Quelles sont les limites
naturelles de la
Pùance ?
LE PROFESSEUR. — La France a atteint
ses limites
naturelles.
L’ÉLÈVE. — Alors les limites naturelles de la
France,
ce sont ses limites... actuelles. Et ses limites actuelles,
ce sont ses limites naturelles. Évidemment.
LE PROFESSEUR. — (Vaguement gêné.)
L ÉLÈVE. Mais voyons. La France est divisée en
bassins : bassin de la Seine, de la Loire, etc... Ces bassins
ont eux, en effet, des limites naturelles. Or la France a
d’abord été l’Ile-de-France, le bassin de la Seine. Ça vous
autre ?
paraît naturel qu’on soit passé d’un bassin dans 1
LE PROFESSEUR. — César
avait déjà remarqué...
L’ÉLÈVE. — César, c’est un
maréchal Lyautey qui a
capitale
annexé la Gaule à l’Italie. L’Empire Romain,
avait
Rome, préfectures : Lyon, Londres, etc. On lui
bassin
trouvé aussi des limites naturelles à cet empire : le
mer du
de la Méditerranée... prolongé jusque dans la
Nord 1 Restons-en à de plus petits bassins.
LE PROFESSEUR. — Je vous ai dit
qu’il fallait qu un
pays finisse quelque part.
L’ÉLÈVE. — C’est entendu. Mais
je veux voir com-
Pyrénées,
ment fonctionnent les principes. Pourquoi les
Alpes,
plutôt que le seuil du Poitou ? Pourquoi les
plutôt que le seuil de la Bourgogne ?
LE PROFESSEUR, (humoriste)
C est plus grand.
L’ÉLÈVE. — C’est un point de vue.
Vous avez le goût
du colossal... Mais... la Corse ?
LE PROFESSEUR. — Les Corses nous
ont collé une
rester
sale maladie, le bonapartisme. Ils nous doivent de
de
avec nous et de nous fournir beaucoup de sergents
cette
ville dont la vue nous dégoûte à jamais de reprendre
vieille maladie qu’on appelle aussi le goût de la dictature.
L’ÉLÈVE. — Vous n’êtes pas
sérieux. Enfin, je vous
passe la Corse. Mais au Nord, il n’y a pas de barrières
colossales. Remarquez que je ne vous parle pas de l’Est,
que le
où les Vosges me paraissent aussi naturelles
Rhin, parce qu’en fin les bassins... Mais au Nord ?
LE PROFESSEUR. — C’est l’exception qui
confirme la
règle.
L ÉLÈVE. C est une iameuse exception. Etes-vous
pascalien ?
LE PROFESSEUR. Certes non, je suis rationaliste.
L’ÉLÈVE. — Non ?
LE PROFESSEUR. — Pourquoi
parlez-vous de Pascal,
petit calotin ?
L ÉLÈVE. Pascal dit : « Les miracles discernent la
doctiine, et la doctrine discerne les miracles. Il y en a
de faux et il y en a de vrais. (Frontière belge,
Vosges,
Corse.) Il faut une marque pour les connaître. (Tu
parles !) Or, ils ne sont pas inutiles et sont au contraire
fondement. (L’exception confirme la règle, dixit mon
professeur.) Or, il faut que la règle qu’ils nous donnent
soit telle quelle ne détruise la preuve que les vrais
müacles donnent de la vérité, qui est la fin principale
des miracles. » (Section XIII, fragment 803, édition
Brunschwig.) Admirable raisonnement qui ressemble au
vôtre qui est aussi une pétition de principes : ce qui me
fait dire que vous êtes pascalien. Le miracle de la fron-
tière belge, sa fin principale, c’est de prouver la vérité
des Pyrénées et des Alpes. A propos, Pascal a aussi
pensé à César. Parlant des prophéties, il dit : « Il y a
des figures claires et démonstratives, mais il y en a
d autres qui semblent un peu tirées par les cheveux, et
qui ne prouvent qu’à ceux qui sont persuadés d’ailleurs. »
(Section X, fragment 650, même édition) (1).

(1) Jules CÉSAR, Commentaire sur la Guerre des Gaules, livre I, 1 :


« La Gaule entière se divise en trois parties. Lune habitée
es Belges, une autre par les Aquitains, la troisième par
par les peuples
LE PROFESSEUR. — Petit pédant.
L’ÉLÈVE. — Je suis votre élève. Mais je vais tout

vous avouer. Vous me faites rigoler, et pas du tout


Pascal.
LE PROFESSEUR. —J’admets cette hiérarchie, insolent!
L’ÉLÈVE. — Lui, il est conscient et pas vous. Car il

dit encore : « Les prophéties, les miracles mêmes et les


preuves de notre religion ne sont pas de telle nature
qu’on puisse dire qu’ils sont absolument convaincants ;
mais ils le sont aussi de telle sorte qu’on ne peut dire
que ce soit être sans raison que de les croire. Ainsi il y a
de l’évidence et de l’obscurité, pour éclairer les uns et
obscurcir les autres ; mais l’évidence est telle qu’elle
surpasse, ou égale pour le moins, l’évidence du contraire ;

nommés Celtes dans leur langue et Gaulois dans la nôtre. Les trois
nations ont un idiome, des coutumes et des lois différentes. Les
Gaulois sont séparés des Belges par la Seine et la Marne, des Aqui-
tains par la Garonne. Les plus braves de tous sont les Belges, parce
qu’ils se trouvent plus éloignés de notre province et de sa civilisa-
tion, et que les marchands vont plus rarement leur porter ces
objets qui peuvent amollir le courage ; enfin parce qu’ils sont sans
cesse en guerre avec les Germains leurs voisins, qui habitent sur
l’autre rive du Rhin. Les Helvétiens, par la même raison, sur-
passent en valeur les autres Gaulois ; ils sont presque chaque jour
en lutte avec les Germains, soit pour défendre leur propre pays
contre les Germains, soit même pour les attaquer chez eux. Le
territoire des Gaulois proprement dits commence au Rhône ; il est
borné par la Garonne, l’Océan et la Belgique ; s’avance jusqu’au
Rhin, par le pays des Séquaniens et des Helvétiens, et regarde le
septentrion. La Belgique commence où finit la Gaule ; elle s’étend
jusqu’à la partie inférieure du cours du Rhin, et elle est exposée
au septentrion et au levant. L’Aquitaine s’étend depuis la Garonne
jusqu’aux Pyrénées, et à la partie de l’Océan qui baigne l’Espagne ;
elle est entre le septentrion et le couchant. »
UNITÉ FRANÇAISE ET UNITÉ
ALLEMANDE 191
de sorte que ce n’est pas la raison
qui puisse déterminer
a ne la pas suivre ; et ainsi ce ne peut
être que la concu-
piscence et la malice du cœur. (Je
suis concupiscent,
c est de mon âge, concupiscent à
l’égard de toutes les
possibilités de la vie. Pourquoi la
frontière plutôt ici
que la ? Et malicieux.) Et par ce
moyen il y a assez
d evidence pour condamner et non assez
pour convaincre ;
a in qu il paraisse qu’en ceux qui la
suivent, c’est la
grâce zt non la raison qui fait suivre... »
Vous êtes en
état de grâce.
LE PROFESSEUR. -
J’augure mal de votre avenir :
Vous confondez l’humour avec l’intelligence.
L ELÈVE. En tous cas, ce n’est pas dans
manuels que je l’aurai trouvé. Mais je vos
voulais vous
rappeler que le commencement de la
raison, c’est de
connaître qu elle a des limites.
LE PROFESSEUR. —
Vous ne faites que répéter ce que
je vous ai dit : il faut des limites.
L ELEVE. — Mais il faut savoir
que ces limites sont
conventionnelles.
LE PROFESSEUR. — Eh
bien, notre convention en
rrance, ce sont les limites naturelles.
L ÉLÈVE. —- Non. Puisque cela
ne vaut ni pour la
Corse ni pour l’Algérie, ni pour le
Pas-de-Calais ; et
c est le moins qu’on puisse dire.
Notre convention, ce
ne sont pas les limites naturelles,
mais les limites tout
court, tout simplement. Et pour
entendre pratiquement
ces limites, il faut être en état de
grâce. « Vérité en deçà
des Pyrenees, mensonge au
delà. » Toujours Pascal
État de grâce à Nancy, état de concupiscence à
Cologne. Et vice-versa. Bref, admettre l’état de grâce
en politique, c’est admettre tout simplement la raison
d'Etat.
LE PROFESSEUR. — La raison d’État, jamais. Je suis

Français, la fête de la Fédération...


L’ÉLÈVE. — Et si les Bretons se retirent dans leur
presqu’île ?
LE PROFESSEUR. — ...

L’ÉLÈVE. — Mais avançons, tout ce que je vous en


disais, c’était pour en revenir à Hitler.
LE PROFESSEUR. — Je me disais aussi que vous étiez

fasciste. Quand on commence à citer Pascal...


L’ÉLÈVE. — Je trouve que votre théorie des limites
naturelles vaut le topo de Hitler sur le sang dans la
langue.
LE PROFESSEUR. — C’est du joli. Confusionniste.

L’ÉLÈVE. — Bon, il faut bien qu’il trouve ses limites


aussi ce pauvre type qui, Bismark en étant le Bichelieu,
est à lui seul le Bobespierre et le Bonaparte de l’Alle-
magne (quant à l’unité nationale). Il n’a pas du tout
des limites naturelles, lui ; il est encore et cent fois moins
anglais que nous. Pas du tout insulaire. (Et encore,
quand on est insulaire ! De même que nous avons sauté
d’un bassin dans l’autre, les Anglais ont sauté d’une île
dans l’autre. Voir l’Irlande, sans compter Jersey, et l’île
de Man, et les Shetland.) Où voulez-vous qu’il trouve
ses limites ? Sur la Weser ? Sur la Yistule ? Alors ? Il a
cherché du côté du sang, et comme le sang, ce n’est pas
clair encore moins clair que les limites
naturelles,
alors il se rabattrait volontiers sur la
langue.
LE PROFESSEUR (obscur et
agité). — La langue, la
langue...
L ELEVE. — Il y trouve beaucoup
d’avantages, vu
qu on parle allemand bien plus loin
que ne peut pisser
présentement un douanier allemand.
LE PROFESSEUR (SC
frottant les mains). — Mais ça le
gêne, pour le couloir.
L’ÉLÈVE. — Oui, frère des Corses.
LE PROFESSEUR. - C’est la France
qui est la propriété
des Corses, et non la Corse des
Français. La preuve :
Bonaparte n° 1 et n° 3...
L ELEVE. — Pardon, le n° 3 était
pur Français, c’était
un monsieur de X. C’est pour ça
qu’il était si fol.
3 PR°FESSEUR’ ~ Et Coty> et Chiappe, et mon adju-
danf
L’ÉLÈVE. - Vous batifolez. Concluons.
Le principe
e a France et celui de l’Allemagne,
c’est le même : la
raison d État. Seulement les principes
vitaux ont tou-
jours un cache-sexe qui est une image. Ici,
limite natu-
relle ou consentement mutuel (à
coups de bottes dans
c cul) là, sang ou langue (à coups de
bottes dans le
cul)... Reste la Suisse.
LE PROFESSEUR. —
Réflexion faite, nos principes sont
plus suisses qu’allemands.
L ÉLÈVE. Non, il n y a que M. Maurras pour
croire... Mais voilà le point vif le
du prochain avenir.
Europe sera-t-elle suisse ou allemande ?

13
LE PROFESSEUR. — Comment ? Comment ?
L’ÉLÈVE. — Oui, ou bien la majorité en Europe main-

tiendra le principe du contrat de Rousseau (qui était


Suisse), la convention de consentement mutuel ou bien
on reviendra au principe de la raison d’Ëtat. Dans le
premier cas, nous verrons se maintenir en Europe des
pays comme la Confédération Helvétique trilingue et
polycéphale et la Belgique bilingue, et bientôt bicéphale.
Mais pour que ceux-là continuent à vivre, il faudra
encourager ailleurs le même type : une confédération
tchécoslovaque où les Slovaques seront respectés par
les Tchèques, une confédération des Serbes, Slovènes,
Croates où les Croates connaîtront autre chose des
Serbes que la botte dans le cul, une confédération polo-
naise, etc. Bref, il faudra prendre exemple sur les Espa-
gnols, qui reconnaissent les Catalans. Dans le second
cas, nous reviendrons tous en Europe au vieux principe
de la raison d’Ëtat. Il faut des États, et un État doit
finir quelque part bon gré mal gré, irons-nous répétant.
Ce sera l’Allemagne alors qui donnera le ton, et non plus
la Suisse. L’Allemagne, qui finit seulement son unité
nationale, mettra en avant sa raison d’État, le principe
sur lequel elle fonde son arrondissement national, et qui
vaut bien le nôtre. L’Allemagne dit : « Tout ce qui parle
allemand est allemand, » tandis que nous disons : « Tout
ce qui se persuade ou est persuadé d’être français à
l’intérieur d’une certaine figure mystique dessinée sur
la carte, tout cela est français. » Tandis qu’elle annexera
les Autrichiens et les Suisses qui parlent l’allemand et
que la Hollande sera obligée de recevoir les Flamands
qui parlent hollandais, nous nous ferons un plaisir
d accepter les Wallons, les Genevois^ les Vaudois et les
gens du Valais. D’autre part, les Roumains botteront
le cul plus fort que jamais à leur minorité hongroise et
les Serbes aux Slovènes et Croates. Enfin, à ce petit
jeu-là, avec ou sans guerre, nous nous retrouverons dans
une Europe où il y aura une énorme Germanie de 80 mil-
lions d’âmes (en y comprenant l’Autriche, la Sarre,
Maîmédy, quelques reprises sur la Pologne, l’Alsace, la
Suisse allemande, le Sud-Tyrol) entourée d’une ceinture
d ’ États... dissidents.
LE PROFESSEUR. — C’est
monstrueux et impossible.
L ÉLÈVE. Mais non. D’abord, quand je dis : «
énorme
Germanie », c’est pour me moquer de vous en emprun-
tant votre vocabulaire habituel. Mais regardez les choses
de près. Supposez que l’Europe laisse faire
l’Allemagne,
celle ci se heurterait de tous les côtés à des positions
qui à notre époque d’extrême conscience
nationaliste
semblent définitivement acquises. L’Allemagne ne
pourra plus détruire la Pologne, la Tchécoslovaquie.
Elle n’aurait de prise que sur le Sud-Tyrol et évidem-
ment l’Autriche. Il est vraiment peu sûr qu’elle assimile
la Suisse allemande tout bien pesé. Mais
suppo-
sons-le ; grossissons-la jusqu’à 80 millions. Eh bien,
tout cela ne fera pas encore une bien grosse
Germanie
en comparaison des forces irréductibles qui
l’entoureront
toujours de tous côtés. Comptez 45 millions d’Anglais,
38 millions de Français, 42 millions
d’Italiens, 25 mil-
lions d’Espagnols, une vingtaine de millions de Wallons,
Suisses français, Scandinaves d’une part — et de l’autre
ce bloc de 80 millions de Slaves et de Baltes.
LE PROFESSEUR. — Mais divisés î

L’ÉLÈVE. — Cela fait 250 millions d’hommes contre

80 millions. L’élément germanique même totalisé ne


représentera donc jamais que moins d’un tiers de l’Eu-
rope. Cette perspective extrême, c’est sans doute la vision
inconsciente qui suscite le mouvement hitlérien. Nous
pourrions voir dans ce mouvement, bien moins un accès
de mégalomanie qu’une crispation angoissée devant les
limites inéluctables d’un destin. L’Allemagne se cabre
devant la borne qui apparaît déjà au bout de sa course
historique comme la France s’est cabrée après 1815.
Pour comprendre l’Allemagne d’après 1918, il faut se
référer à la France d’après 1815. Nous aussi nous avons
menacé l’Europe, nous aussi nous nous étions juré
d’abolir les traités qui marquaient le terme de notre
carrière impérialiste sur le continent. Cette fièvre de
rancœur nous a tenus jusqu’à 1870 et encore après.
Dix fois, pendant un demi-siècle, nous avons manqué
déclarer follement la guerre à l’Europe. Les gouverne-
ments monarchiques se sont usés à nous contenir comme
la République de Weimar a voulu faire pour l’Alle-
magne ; il nous a fallu un Napoléon III pour nous con-
soler de Napoléon Ier, comme il leur faut un Hitler pour
se consoler de Bismarck interrompu.
Et cette crispation est d’autant plus fiévreuse que
d’une part l’Allemagne n’a pas, comme la France l’a
eue, la compensation des succès coloniaux, et que d’autre
part son taux de natalité est tombé à 17, plus bas que
celui de la France, alors que celui de la Pologne est
à 32 pour 1.000.

Eh bien, moi qui suis européen — et d’autant plus


qu’en ce moment, cela passe de mode ; je ne suis pas
devenu européen pour faire risette à la mode :— je ne
suis pas effrayé du tout par la tendance pangermaniste.
L’impérialisme linguistique, c’est la limite de l’Alle-
magne, c’est l’Alpe de l’Allemagne. (Mais alors, pas de
blague pour le Corridor : si votre principe c’est la langue,
ce ne peut être en même temps la limite naturelle.)
Je suis pour l’Anschluss et, au besoin, pour la suppres-
sion de la Belgique et de la Suisse.
Après ça, on verra plus clair en Europe. Et ça fera
les pieds aux Italiens et aux Anglais. Et l’Europe ne
sera pas loin de se faire.
LE PROFESSEUR. — Dans le sang.

L’ÉLÈVE. — Qui sait ? J’ai l’idée que... Ce sera pour


une autre fois. Bonsoir, je vais fumer une cigarette.
Laissons ce professeur. (Seul) Profitera-t-il de ma leçon,
le professeur ? Au fond, qu’est-ce que j’ai voulu lui
inculquer ? Que les Français ont l’esprit obscurci par
leur hypocrisie nationale. A force de répéter que les
Allemands sont méchants, les Français finissent par le
croire ; ils en font des monstres qui leur font peur. Ah,
la peur française... voilà un des fléaux de l’Europe.
Peur, avarice, orgueil hypocrite. Mais ils seraient moins
neurasthéniques, les Français, s’ils voyaient que les
Allemands sont en train de finir une unité nationale
comme ont fait en leur temps les Anglais d’abord, les
Espagnols ensuite, puis les Français, et hier les Italiens.
Les Allemands sont en retard, parce qu’ils sont au
milieu de l’Europe, entourés de toute part et donc que
pour eux c’est plus difficile. Mais c’est le même prin-
cipe : la raison d’Ëtat. Une raison irrationnelle... Le
cœur a ses raisons, la vie a ses raisons, que la raison
ne connaît pas. "toujours Pascal. Il suffirait que les
Français reconnaissent sur quelle convention repose la
limite de leur patrie. La conséquence de cette démarche
rationnelle serait incalculable pour leur bonne santé
morale et la compréhension qu’ils auraient de leurs voi-
sins. Ils n’auraient plus peur de l’Allemagne qui cherche
sa limite à côté de nous qui avons trouvé la nôtre. Les
Français pourraient aussi se rappeler que, pour trouver
cette limite, ils ont mis sens dessus dessous l’Europe
sous Louis XIV, la Convention et Napoléon qui ont tué
des millions d’hommes. Hitler est encore bien loin
d’avoir assassiné autant qu’aucun de ces monstres. On
pourrait peut-être lui éviter une fâcheuse imitation.
D’abord, si l’effort hitlérien produisait son résultat
complet, à savoir la réunion dans un seul État de toutes
les populations parlant l’allemand, serait-ce une reculade
par rapport au but qui reste tranquillement le mien,
l’union européenne ?
L’Allemagne va épuiser ses dernières forces dans
un effort d’autonomie, de définition qui n’ajoutera
qu’un symptôme de plus à l’ensemble effrayant des
signes qui nous assurent de la décadence spirituelle de
l’Europe. Quand on veut et l’on peut définir un aspect
de la vie, c’est que cet aspect est mort. L’Allemagne
tend à se définir, à se fixer comme l’ont déjà fait Angle-
terre et France et Italie. Ainsi elle complétera le cercle
des vieilles patries momifiées.
Mais, en tous cas, dès maintenant, la méditation sur
un thème nationaliste ne peut plus se faire que dans un
cadre européen, même mondial. En effet, cette rêverie
est engrenée sur la machine d’une propagande. Or, qui
dit propagande dit démagogie ; qui dit démagogie dit
ouverture mortelle sur le dehors, abandon à qui l’on
veut convaincre, et vulgarisation, et universalisation.
Mais dans la suppression de l’Autriche et sans doute de
la Suisse et peut-être du Lichtenstein, etc., je vois un
avantage matériel, la suppression de quelques frontières,
de quelques douanes ; ce sera toujours ça. Tous les
moyens sont bons, je puis aussi bien m’emparer de ce
moyen que m’offre la révolution hitlérienne que de
n’importe quel autre pour aller vers la suppression des
frontières en Europe. Déjà je saluai en 1922 (dans
Mesure de la France) un agent de coagulation dans la
Petite Entente. Cela n’était pas moins téméraire et
périlleux.
J’ai toujours recherché en Europe des blocs en forma-
tion. Eh bien, je verrai avec joie l’Europe se réduire
à trois blocs : bloc russe, bloc centre-Europe, bloc de
la périphérie. Cela fera une Europe relativement sim-
plifiée, qui pourra se concevoir plus nettement. La sim-
plicité et la violence des contrastes obtiendra peut-être
des esprits une réflexion plus rapide et plus précise.
Les positions seront décidées, les responsabilités cer-
taines.
Les blocs me paraissent une formation intermédiaire
par où il faut bien passer, entre le stade des États natio-
naux et le stade de la fédération.
Reste à savoir quelle sera l’influence dominante dans
le bloc de la périphérie. Sera-ce la formule des vieilles
démocraties capitalistes ou celle du fascisme italien ?
Et, par-dessus le bloc germanique, quel sera le rapport
entre les pays périphériques et le bloc communiste ?
On peut imaginer que les vieilles démocraties se
donnent un vernis fasciste, et que d’autre part le fascisme
italien et le communisme russe, l’un et l’autre par oppo-
sition à l’hitlérisme, se teintent d’une légère nuance
libérale. Ainsi on se rencontrerait à mi-chemin.

Octobre 1933.
II

MESURE DE L’ALLEMAGNE

J’ai retrouvé, après deux ans d’éloignement, un Berlin


qui paraît plus pauvre et plus lent.
Berlin paraît pauvre, l’Allemagne paraît pauvre.
Ruine permanente de la classe moyenne depuis quinze
ans , effacement des Juifs ; réduction des bénéfices du
grand capitalisme qui exporte moins, vend moins ; mot
d ordre Spartiate : les quelques milliers de riches qui
restent en Allemagne jouissent modestement à domicile
de leurs richesses.
Les nationalismes s’enferment dans l’austérité autar-
chique, dans la pauvreté ceinturée de douanes qu’ils
ont cherchée.
Mais cette pauvreté peut être une richesse. Je ne suis
pas de ceux qui reprochent à Moscou sa pauvreté. Je
n ai jamais été fier, bien au contraire, de la pléthore
d’une certaine France hôtelière et proxénète. Je me
demande si la pauvreté que montre l’Allemagne ne
cache pas une richesse morale.
Eh bien oui, il y a dans l’Allemagne hitlérienne une
force morale, comme il y en a une dans l’Italie musso-
linienne. Ce qui revient à dire que le fascisme, ce n’est
pas de la crotte comme se contentent de diagnostiquer
sommairement la plupart des anti-autoritaires qui, à
l’extrémité de l’occident, trouvent encore où poser leurs
pieds. Ceux-ci oublient que les fascismes aujourd’hui
triomphants ont été des minorités et des minorités com-
battues, persécutées, qui ont encaissé bien des coups et
des années de prison avant d’abord d’encaisser les
subventions de la bourgeoisie, puis de s’asseoir sur la
caisse.
Il y a d’abord comme fondement de force morale
dans tout fascisme une disposition au sacrifice, une
volonté de combat qu’il y aurait le plus grave danger
à nier. Il y aurait le même danger à supposer que ces
ressources sont aujourd’hui anéanties par le triomphe.
Quand un mouvement atteint au triomphe, il n’y a que
des isolés parmi la masse des troupes qui en profitent.
La masse reste maigre, et donc nerveuse — au moins
pour un temps.
D’autre part, la force morale dans le fascisme repose
sur un autre pilotis, solidement enfoncé dans la vase
de notre civilisation de grandes villes : tout le socialisme
qu’il a intégré. Qu’on le veuille ou non, il est passé dans
le fascisme de Berlin, beaucoup de la verdeur du syndi-
calisme ouvrier d’avant-guerre et beaucoup de l’élan
moral qui subsistait dans le marxisme de l’Europe occi-
dentale et centrale, aux premières années du siècle.
Je dirai même plus i le fascisme a profité du choc moral
déterminé dans le monde par l’événement de 1917. Il en
a sans doute plus profité que les vieux partis socialistes
figés dans la prudence et la méfiance, et aussi que les
partis communistes formés trop étroitement sous le
signe de l’imitation et du conformisme.
La marche sur Rome, la marche sur Berlin ne
s’expliquent point seulement comme des réactions aux
lointaines ondes émanées d’octobre 1917. Ce sont des
dérivations, beaucoup plus que des contre-courants.
Il est frappant que pour nier cela on trouve réunis
les gens de droite qui se raccrochent au fascisme pour
les plus mauvaises raisons, et les gens de la plus vieille
gauche libérale ou libertaire, camouflés en socialistes
ou en communistes (je ne parle pas des communistes
de Moscou qui, eux, comprennent le fascisme, et pour
cause, et se gardent bien de le sous-estimer), les uns et
les autres surpris par la nouveauté de l’histoire, s’enfouis-
sant la tete sous le bonnet d’ane de la négation pure
et simple.
Pourtant, si nous devons attendre quelque chose de
1 histoire, ce sont des surprises. Surprises toujours sor-
dides et magnifiques. Magnifiques, parce que l’imprévu
ajoute à 1 esprit. Sordides, parce que pour obtenir sa
nouveauté, l’histoire procure des liaisons illicites, scan-
daleuses — qui d’un autre côté humilient l’esprit — entre
les éléments qui semblaient le plus irréductibles. L’esprit
avait dressé des plans — et les voilà déjoués dans la
mesure même où ils sont accomplis selon des voies
imprévues, embrouillées.
Je laisse aux pseudo-révolutionnaires la courte honte
de me traiter de paradoxal, et je dirai que ma confiance
dans l’avenir du socialisme vient du spectacle que
donnent aujourd’hui les pays fascistes. S’il n’y avait pas
ce spectacle complexe mais plein de signes, je désespé-
rerais, car je n’aurais sous les yeux, par ailleurs, que
la triste agonie du socialisme officiel dans les vieilles
démocraties.
Pour Moscou, eh bien, je n’ai jamais reproché à Staline
la violence de ses raccourcis ni la subtilité de ses détours.
Le développement du socialisme en Russie n’a aucun
rapport avec ce qui se passe en Europe. Par ailleurs,
Moscou est fixé depuis longtemps sur la nullité, désor-
mais avérée, de ses imitateurs à la lettre.
Oui, il y a beaucoup de socialisme en fermentation
dans le monde fasciste. Et non point seulement de ce
socialisme qui est fatal, et prévu par le fatalisme de
Marx, de cette lente glissade au socialisme qui se fait
par l’altération graduée des formes du capitalisme, selon
cette loi endormeuse qu’a forgée le déterminisme péremp-
toire des docteurs marxistes du siècle dernier. Mais, je
veux dire ce socialisme vif, volontaire, — souple, prag-
matique — qui était celui de Owen en Angleterre, de
Proudhon en France, de Lassalle en Allemagne, de Bakou-
nine en Russie, de Labriola en Italie — et qui a été
longtemps tenu sous le boisseau par les succès apparents
d’un marxisme qui trahissait peut-être le sens aigu
montré par Marx dans ses moments les plus géniaux
mais qui, dans son épaisse tonalité générale, doit pour-
tant être imputé à Marx, car celui-ci l’a laissé dominer
l’ensemble de son œuvre théorique.
C’est le socialisme non-marxiste qui se réveille à tra-
vers le fascisme — aussi bien à Berlin qu’à Rome.
Certes, Marx avait essayé de tremper son génie aux
sources fluides de l’esprit du xvine. Il y a un effort
pour rejoindre Heine chez Marx. Mais c’est un effort
qui, la plupart du temps, échoue. Marx n’a pu s’arra-
cher au courant épique, qui s’est formé en Europe à la
fin de ce même siècle et qui pendant tout le siècle sui-
vant a entraîné la majorité des esprits et les plus grands,
vers des théories énormes, écrasantes — en un mot,
il n’a pu échapper au romantisme. Il y a parfois chez
Marx un esprit preste, avisé, libéral qui se fait aperce-
voir, mais le plus souvent c’est le romantique qui l’em-
porte et qui verse dans les thèses pseudo-savantes,
absconses, chargées de passion sentimentale. Le
marxisme est un des moments les plus caractéristiques
de la seconde vague romantique : celle du naturalisme
et du positivisme.
C’est ce qui explique que son œuvre ait eu plus de
succès en Russie, pays candide, qu’en Allemagne ou en
France ou en Angleterre. Et encore en Russie a-t-il
fallu qu’elle fût reprise en main par le génie astucieux,
désinvolte de Lénine pour passer dans la pratique.
Mais jusqu’où cela va-t-il ? Jusqu’où peut pousser
cette vigueur socialiste qui me paraît indéniable dans
le fascisme ? Je répondrai que les progrès du socialisme
à Berlin et à Rome seront proportionnés à la persistance
du nationalisme en Europe et à l’approfondissement
de ses méfaits. Encore une facétie de l’histoire. Deux
choses qui semblaient irrémédiablement hostiles l’une
à l’autre pour un esprit de la fin du xixe siècle, se rap-
prochent et se servent : socialisme et nationalisme.
Marx, entre autres choses, avait oublié un autre
matérialisme que celui des forces de production : celui
de la géographie. Il y a au fond du nationalisme un
matérialisme dont il nous est apparu dans ces dernières
années qu’il n’avait pas fini de travailler — le matéria-
lisme du climat qui a forgé les patries, qui n’a pas achevé
de les forger. L’internationalisme relatif de la France
et de l’Angleterre depuis longtemps unifiées, saturées
de nationalisme, anticipait sur l’unification inachevée
de l’Italie, de l’Allemagne, des Jeunes Slaves, de la
Russie. Il se trouve pour le moment inutilisable.
Donc, il faut nous résigner à constater que, de l’Ouest
à l’Est en Europe, et du Sud-Est au Nord-Ouest, les
nationalismes font emporté dans le dernier lustre sur
les forces d’expansion internationaliste, que ce soit le
grand capitalisme ou le socialisme de la IIe Internatio-
nale. Le grand capitalisme à tendance internationale
des banques et des trusts a dû plier devant le nationa-
lisme des petits bourgeois fascistes comme a dû plier
le socialisme à même tendance des masses d’employés
et d’ouvriers, dominés par ces banques et ces trusts.
Mais, il se produit un contre-effet inattendu : les patries
fascistes, derrière leurs douanes, doivent faire du socia-
lisme pour se maintenir en vie. Et elles doivent en faire
beaucoup ; elles devront en faire encore plus.
Ce n’est pas le socialisme dont rêvaient ceux qu’on
appelait jusqu’ici socialistes ? C’est possible. Mais le
socialisme de Staline, n’est pas non plus celui que vous
rêviez, docteurs.
Ce qui compte pour moi, c’est que ce socialisme a été
suffisant déjà pour fausser à jamais le mécanisme du
capitalisme mercantile, tel qu’il a fonctionné au siècle
dernier. Certes, en Italie, et en Allemagne il y a encore
des messieurs qui s’épanouissent dans de beaux châteaux
ou de beaux palais et qui dévorent la plus-value. Mais
voilà bien le cadet de mes soucis. D’abord, mon socia-
lisme n’est pas celui de l’envie. Ensuite, ce qui m’inté-
resse ce n’est pas ce qui se passe dans les châteaux, mais
dans les bureaux. Or, là M. Thyssen, ou tel monsieur
de Milan, a devant lui quelqu’un qui est plus fort que
lui. Nous ne pouvons pas en dire autant en France ou
en Angleterre pour nos gros messieurs.
Cela est éperdument nié par les communistes — et
même par nos bons socialistes dont le réformisme parle-
mentaire devient tout à coup si exigeant à l’égard de
1 effort des autres. Mais c’est un fait qui tombe sous
le sens de tout observateur. Le temps est passé où le
capitalisme regardait le fascisme avec le sourire et ne
voyqit en lui qu’un gendarme inespéré. Le capitalisme
aujourd’hui sait qu’il est doublement atteint, d abord
par les retournements inattendus de son développement
interne — il sait que le ressort de son génie, la concur-
rence, est cassé et avec lui la prétention libérale dont
il se masquait ; ensuite, par les empiètements chaque
jour plus accentués de cette force nouvelle qui s est
levée, le fascisme, qui exploite contre le capitalisme la
faiblesse infinie dans laquelle tombe celui-ci quand le
ressort cassé de la concurrence ne le soulève plus.
Le capitalisme est devenu une force tassée, inerte,
conservatrice. C’est un organisme qui n’a plus que des
réflexes de défense, mais non plus d attaque. Et encore
ces ressorts de défense se retournent-ils contre lui, car
ils aboutissent à le livrer à une force étrangère et au
fond ennemie. Le capitalisme épuisé a besoin de 1 État
pour le soutenir : il se livre à l’État fasciste. La mécani-
sation du capitalisme aboutit à son étatisation.
On me dira : « Vous nous la baillez belle : 1 étatisation
du capitalisme, c’est le capitalimes d’État. Quel rappoit
avec le socialisme ? C’est bien le contraire. »
Voire. Le capitalisme d’État, c’est aussi la reprise de
l’État sur le capitalisme. Or, là, il y va du tout. Cette
reprise de l’État, c’est un changement complet de l’orien-
tation de l’économie. Du jour où le capitalisme travaille
dans les cadres de l’État, il ne travaille plus pour des
buts individuels, il travaille pour des buts collectifs, et
pour des buts limités.
Les hommes qui travaillent dans un tel système ne
peuvent plus se mouvoir selon des appétits de lucre,
mais selon des appétits de prestige, où il entrera un
minimum de spirituel.
Buts collectifs, buts limités, buts spirituels.
En Russie, le remplacement de l’individuel par le
collectif dans les mobiles humains ne semble pas au
premier abord signifier l’avènement du spirituel. Mais
la Russie est la Russie et l’Europe est l’Europe. La
Russie n’avait pas de matériel : il lui en faut conquérir
un. Pour elle le mécanisme est une foi nécessaire, le
lyrisme convenable à son effort actuel. Elle a précipité
ses trésors spirituels dans une mystique de la matière.
Si cela nous paraît excessif, démesuré, c’est qu’en
Europe, au contraire, nous sommes saturés de matière,
de matériel, et de matérialisme. La construction socia-
liste chez nous prend donc un tout autre aspect : un
aspect de consolidation, de conservation, de restaura-
tion du spirituel.
Le socialisme vient s’insérer dans l’édifice capitaliste,
il ne le renverse pas. En Russie, on a jeté bas le fragile
échafaudage capitaliste, accolé à l’édifice du tzarisme
moyenâgeux : la ruine n’était pas grande. En Europe
il ne peut s’agir de jeter bas un édifice savant, complexe,
qui a ses racines et ses ramures dans tous les plans et
toutes les classes. Il s’agit de ressaisir la construction,
de l’imprégner, de la moduler selon un rythme nou-
veau.
Telle est bien la conception du fascisme. Qui ne recon-
naît là celle même du socialisme réformiste ? Le fascisme
est un socialisme réformiste, mais un socialisme réfor-
14
miste qui a, semble-t-il, plus de cœur au ventre que
celui des vieux partis classiques.
Et cela est d’autant plus facile que, comme je viens
de le dire, le capitalisme de lui-même s’est ralenti, et,
avant de devenir une administration d’Ëtat, en a pris
l’allure.

Mais alors, le danger ne serait pas dans le manque


de sincérité des fascistes ou hitlériens quant à leur pré-
tention socialiste, mais dans la faiblesse de ce qu ils
veulent réformer ou corriger.
Aujourd’hui on enfonce dans le capitalisme comme
dans de la bouillie ; mais alors on peut s’y enliser.
Ce que j’ai vu à Berlin m’a pénétré d’une sorte d’effroi
et de désespoir. Je voyais une jeunesse confiante et
brave, mais engagée dans des voies bien molles. Dans
la mesure où les capitalistes se résignent à ne plus aller
de l’avant, à se contenter de gérer un organisme fixe,
une grande administration qui ressemble à une admi-
nistration d’État, qui peut si facilement devenir une
administration d’État, ils trompent et gâchent leurs
adversaires.
Ils ne demandent pas mieux que de partager cette
administration conservatrice avec les hommes politiques.
En effet, s’ils restreignent les bénéfices possibles qu’ils
auraient trouvés dans l’extension internationale de leurs
affaires, dans l’exploitation toujours plus intensive et
qui avait de la marge encore devant elle, d’une éco-
nomie universelle, par ailleurs ils veulent et ils peuvent
conserver leurs bénéfices actuels qui sont encore grands
pour une poignée de grands administrateurs. Pour eux,
c’est là toute la question.
Les grands capitalistes en Allemagne et en Italie se
résignent à être des commissaires du peuple à l’écono-
me — mais des commissaires grassement payés — avec
des traitements de 500.000 francs à X... millions de
francs.
Ce ne sont plus ces propriétaires, ce ne sont plus
même ces patrons que dénonçait la critique marxiste,
ce sont de gros fonctionnaires non pas tant héréditaires
que se recrutant par cooptation — et partageant le
prestige et l’influence avec leurs surveillants étatistes.
Voilà pour le moment la tournure que semblent
prendre les choses.
En resteront-elles là ? Non, disent les hitlériens, les
fascistes. Nous galvaniserons cet organisme en le modi-
fiant. Nous le pénétrerons du sens, que nous avons
reconquis, des valeurs spirituelles. Nous remplaçons le
ressort du lucre par le ressort du devoir.
Au fond ils vont vers une conception spirituelle, esthé-
tique de la société. Il faut travailler pour faire de l’Alle-
magne un tout harmonieux, un ensemble limité, clos
qui se satisfait lui-même, qui se complait dans lui-même.
Chacun ne vit plus que pour jouir de l’ensemble. C’est
bien la civilisation qui peut se développer sous le signe
du cinéma.
C’est un idéal statique.
Entendre les Allemands parler de leur dynamisme me
fait tordre ; non, plutôt sourire amèrement. C’est comme
quand j’entends les Français parler de leur clarté, ou
les Anglais de leur fair play. Quand on est dynamique,
on n’a pas le temps de s’en apercevoir et encore moins
d’en parler. Vieilles rengaines. Rengaines des vieilles
patries gâteuses.
En réalité, l’Allemagne est en train de devenir tout
à fait statique, elle est en train de trouver son statisme
en trouvant son assise nationale — tout comme la
France ou la Hollande, la Suisse ou l’Angleterre. Il
était temps, d’ailleurs : depuis un siècle qu’elle s’agitait
tant.
Tout son dynamisme présent, c’est de se regimber
devant ce statisme montant, c’est de se tordre sous la
gangue.
Tout ce système hitlérien, c’est le statisme même,
depuis le principe du racisme, jusqu’à cette conception
de la société qui n’est plus économique mais « spiri-
tuelle », hiérarchisée, rangée en corporations. Tout cela
va doucement vers le système indou des castes, vers
le modèle de Manou, cher à Nietzsche. En passant par
le Moyen Age des corporations.
L’extrême pragmatisme, l’extrême relativisme,
l’extrême mobilisme verse ainsi brusquement dans le
résultat opposé, dans l’immobilité. C’est ce qui se passe
dans la philosophie de Nietzsche où, quand il montre
le bout de l’oreille, on voit soudain que cet apôtre de
l’action pour l’action rêve précisément de ce système
de castes.
Statisme intérieur, statisme extérieur. Statisme inté-
rieur — car comment voulez-vous qu’une si belle hiérar-
chie remue. Si elle remuait, elle ferait des plis, elle se
froisserait, elle se casserait. Quand les jeunes hitlériens
me montrent avec orgueil dans leurs bureaux les tableaux
où l’on voit tout un étagement savant de führers, depuis
le Führer d’empire jusqu’au führer d’escouade, on se
croit transporté dans une sorte d’Égypte. Statisme
encore, pour la raison que vous connaissez déjà, c’est
que tout en le transformant, ce régime hérite de la
sclérose du capitalisme — et aussi de cette lourdeur qui
est dans le socialisme marxiste. Elle se rebelle contre
tout cela, mais elle y court.
Statisme extérieur. L’Allemagne achève son unité,
l’Allemagne cherche à tâtons la limite exacte qui n’est
pas tout à fait fixée à l’Est. L’Allemagne a l’air de vou-
loir déborder : en réalité, elle se resserre, elle se crispe.
Elle s’énerve, et elle se crispe, dans le voisinage de la
masse slave qui, elle, est encore dynamique, prolifique.
L’Allemagne de Hitler s’exaspère à côté de la Pologne
et de la Tchécoslovaquie comme la France de Napo-
léon III à côté de l’Allemagne de Bismarck. Le trait
décisif du moment, c’est qu’en Allemagne le taux
des naissances est de 17 alors qu’il est de 32 en
Pologne.
Cette nouvelle génération allemande qui se lève et
triomphe en ce moment, elle a une raison de tant parler
de sa jeunesse, de la mettre tellement en évidence, c’est
que c’est la dernière génération nombreuse en Allemagne.
La courbe qui est montée jusqu à elle, après elle redes-
cend. Dans vingt ans, sauf contre-ordre, l’Allemagne
commencera à se dépeupler. Ce qui sera une façon de
résoudre (comme en Angleterre et en France) le problème
du chômage.
L’Allemagne est donc dans l’état d’esprit de la France
de Napoléon III, cette France qui rêvait encore d’abolir
après trente-cinq ans les traités de 1815, qui voulait
un nouveau Napoléon pour la consoler de la perte de
l’ancien, cette France dont la population était arrivée
à son niveau étale, et qui alors se cabrait, fringuait et
faisait contre elle la coalition de toutes les puissances
européennes.
Et aussi cette France qui entendait les grands mots
de l’entente des classes, après les barricades de 48. Mais
c’est ici que la comparaison doit cesser. Car le capita-
lisme de 1850 était en plein mouvement, celui de 1930
est en pleine régression.

Toutes ces considérations allemandes nous amènent


à des considérations européennes.
Je n’ai, certes, jamais été de ceux qui se réjouissent
de la décadence du capitalisme en Europe. Car je n’y
peux voir le signe prometteur d une métamorphose
totale de l’être européen, d’une renaissance décisive.
Un continent ne change pas de peau si facilement. Trop
du génie même de l’Europe se manifestait dans les
formes du cruel et délicieux libéralisme, fleur de la belle
époque capitaliste, pour qu’on ne puisse craindre, à voir
l’étiolement définitif de cette fleur, que le mal est loin
dans les racines.
Et, en effet, je vois la triste justification de mes
craintes dans le fait qu’en même temps que le capita-
lisme, c’est le socialisme qui, à travers même son dernier
élan fasciste, donne des signes de fatigue, de décompo-
sition.
Les deux forces qui s’affrontaient étaient liées ; elles
partagent la même fortune.
Il faut tirer de cette constatation deux leçons — une
plus générale, une plus particulière. La plus générale,
c’est que tout effort, tout espoir aujourd’hui en Europe,
s’il veut être sérieux, ne peut se faire que sous le signe
du stoïcisme. Il faut se raidir. Nous sommes au temps
de César et d’Auguste.
La leçon plus particulière. C’est qu’il faut juger l’Alle-
magne et la comprendre sous cet angle qui n’est point
celui de ses adversaires de droite et de gauche, de l’Est
et de l’Ouest, et qui n’est pas non plus celui sous lequel
elle veut être vue.
L’Allemagne d’aujourd’hui, c’est l’Europe qui se
recueille et qui se replie, qui fléchit et qui se crispe —
qui avoue des défaillances, des déficiences lamentables
et aussi une persistance vitale qui nous rassure un peu.
L’Allemagne d’aujourd’hui, c’est l’Europe trop faible
pour porter plus avant le capitalisme dans le monde,
trop faible aussi pour accueillir largement le socialisme
et qui serre sur son sein fatigué ces deux forces, ces
deux mythes et essaie de les combiner dans un de ces
syncrétismes dont la Rome impériale nous a donné
tous les exemples. Ces syncrétismes-là, qu’ils soient
sociaux ou religieux, sont les signes d’une civilisation
qui en même temps fléchit aux genoux et raidit son
buste.
Mars 1934.
YI

ITINÉRAIRE
Je suis né d’une famille de petite bourgeoisie catho-
lique, républicaine, nationaliste. Avant la guerre, entre
quinze et vingt ans, j’ai tout de suite entrevu à travers
diverses personnalités obscures : un catholicisme socia-
lisant, moderniste, pacifiste ; un radicalisme anti-cléri-
cal, modestement national, verbalement social ; un
socialisme parlementaire ; une Action Française ultra-
nationaliste, anti-parlementaire et corporative ; un syn-
dicalisme anarchisant. D’autre part, il m’advint d’appro-
cher la secte officielle qui confond république, démo-
cratie, patrie et capital. Toutes ces sectes s’offraient
pêle-mêle. Dans chacune, quelque chose me plaisait,
quelque chose me répugnait.
Pourtant je me savais d’ores et déjà fixé sur quelques
principes extraits de toutes ces mixtures : républicain
mais soucieux d’entre-aide sociale, laïque mais nulle-
ment anti-religieux, patriote mais non sans ironie et
non sans un regard inextinguible au delà des frontières
— et toujours désireux, à propos de chaque événement,
d’éprouver une opinion par l’opinion contraire. Je
méprisais à jamais l’esprit étroit des droites, le contraste
entre leur chaleur patriote et leur froideur sociale ; mais
j’appréciais la vague aspiration qu’elles gardent pour
la tenue. Je méprisais le débraillé des gauches, leur
méfiance devant toute fierté du corps et pourtant je
goûtais leur amertume.
Je suis resté tout cela. Seulement tout cela, non sans
peine, s’est précisé et organisé.
Pendant la guerre, je me trouvai donc patriote la
plupart du temps, mais haïssant fort ceux qui se jetaient
sur mon acte comme sur un aveu. Sous mon premier
veston, portant les idées passionnées & Interrogation
(1917), le recueil de mes poèmes de guerre, j’étais tout
à fait fasciste sans le savoir. Ayant le sentiment d’une
communauté populaire, mais connaissant l’impuissance
du peuple s’il est privé de chefs, voyant trop qu’il avait
mérité son épreuve, souhaitant qu’il fût pris en main,
— assoiffé de jouissances simples comme de boire,
manger, dormir, aimer, travailler modérément et fine-
ment — désireux de requinquer avec des paroles
modestes et des actes nets la société et de lui donner
une jolie allure.
Tout cela s’est bientôt perdu pour longtemps. Nous
l’avons laissé étouffer. Nous avons été accablés par les
vieilles institutions et les vieux partis. Pour moi, la
première expérience que j’en eus, ce fut dans les vagues
rapports avec l’A. F. par où commença mon périple.
Action Française et Vieille Droite. — Tout en écoutant
avec étonnement sur la naissance vantarde du parti
communiste les rapports de jeunes bourgeois de mes
amis qui y militaient, je lorgnais du côté de l’Action
Française. Autour du génie séduisant, il y avait là des
hommes éduqués, instruits, courageux et bien serrés
ensemble. Ce léger penchant qui non seulement ne se
manifesta par aucune adhésion d’ensemble, mais même
pas par des amitiés suivies, allait sans aucune préférence
idéologique. D’abord je n’étais pas monarchiste. J’ai
toujours méprisé les Orléans dont l’un vote la mort de
Louis XVI et l’autre, l’ancien combattant de Jemmapes,
finalement s’en va sans avoir su garder sa couronne.
Je tiens aussi que le sens de la continuité du comman-
dement n’est pas trop étroitement lié à l’institution
monarchique ; en témoignent quelque peu Rome et
l’Angleterre. Je détestais la politique étrangère de
l’Action Française qui, autour du traité de Versailles,
tenait plus de l’arrogance des Conventionnels que de
la prudence des premiers Capétiens. Enfin, je sentais que
l’A. F. qui avait pressenti la verve populaire du fascisme
avant la guerre, l’avait oubliée depuis lors. Je ne pou-
vais rester toute ma vie concentré sur le plus indéraci-
nable, mais le plus étroit de moi-même. Mon socialisme
devait découvrir son tuf plus concret sous mon natio-
nalisme.
Toutefois, dans cet air-là, j’ai débuté à la littérature
politique. En 1922, Mesure de la France me valut ma
première audience dans le public, à droite et à gauche.
Ce livre acceptait le nationalisme comme un fait qui
pouvait être non pas nié, mais surpassé. L’embryon
d’une pensée européenne s’y faisait jour. En effet,
c’était dans le cadre européen que je méditais sur la
France ; je la rattachais à une raison européenne par
les réflexions, les remords, les inquiétudes, les devoirs
que je lui suggérais.
Ce livre était pensé dans une manière étroite. Par
exemple, le problème social, je l’apercevais seulement
sous l’angle de la machine. Ébloui et épouvanté par les
succès du capitalisme américain, je n’y voyais que les
frasques de la machine ; je dénonçais, croyant résoudre.
Je niais dès lors le mythe prolétarien.
Ensuite, je m’efforçai plus ou moins au renouveau
des vieux partis républicains conservateurs. En les
bousculant, cela va de soi : je ressentais un premier
choc du fait italien. Je composai une sorte de pro-
gramme pour une Jeune-Droite où Paul Souday notait
que toutes les idées y étaient de gauche.
Mais arriva 1925. Ce fut un grand tournant. Ce fut
le temps de la rupture avec la plupart de mes amis qui
étaient de gauche et allaient vers le communisme ou
s’y enfonçaient davantage. Cependant, n ayant plus à
disputer avec eux, mon esprit de contradiction ne jouait
plus. Seul, je pus m’intéresser davantage au socialisme ;
je me remis à des études d’histoire et d’économie inter-
rompues par la guerre. En même temps je conversais
avec Emmanuel Berl dans une feuille intime : « Les
Derniers Jours ».
Je pris du large, j’envisageai les problèmes dans un
horizon plus vaste. Je considérai un problème mondial :
le capitalisme, une force énorme et détraquée. Rien en
face, en dépit de l’apparent accomplissement du com-
munisme en Russie, où je voyais surtout des circons-
tances nationales, nullement communicables. En Europe,
je sentais la faiblesse profonde des partis à prétention
prolétarienne. N’avaient-ils pas dès lors perdu la partie
en Allemagne, en Angleterre ?
Je voyais d’ailleurs le capitalisme évoluer de lui-
même vers son contraire. Ce n’était plus une force spon-
tanée, libérale, anarchiste, c’était une forme qui se tas-
sait, qui ne pouvait plus compter que sur l’organisation,
la contrainte. Le socialisme, inventé par des bourgeois,
n’était que le pressentiment du destin de la civilisation
bourgeoise, amenée à se transmuer en son contraire
comme tous les faits humains.
Dans ces conditions, je trouvais stérile de me mettre
dans la position du socialiste ancien, détracteur d’un
régime qui cessait d’être. Je voulais me faire le conseiller
intellectuel de cela seul qui était : un monde en voie
de métamorphose. La métamorphose n’était pas com-
plète, et risquait d’avorter, à cause d’un obstacle : le
nationalisme. Je dénonçai le nationalisme comme le
débris qui couperait la route de l’anarchie à la hiérarchie.
Dans cette vue, je m’attachai au mythe de Genève. Je
voulais faire de Genève le symbole d’un industrialisme
intelligent, qui comprendrait que l’étroitesse des bases
nationales jurait avec la nécessité universaliste de son
économie. De là mon second ouvrage politique, Genève
ou Moscou (1927), qui me valut beaucoup de méfiance
silencieuse à droite et à gauche. C’est que dans ce livre
d’une part j’analysais et dénonçais le mythe proléta-
rien, d’autre part je montrais le nationalisme non plus
comme une fatalité, mais comme un rabâchage dange-
reux autour d’un fait autrefois jeune, aujourd’hui sté-
rile, une routine de paroles ramenant à la guerre, à la
guerre devenue un fléau foudroyant pour l’Europe.
J’esquissais un patriotisme européen sur trois maximes
promptes : nécessité de passer outre à l’épuisement
spirituel des patries, nécessité de créer une vaste autar-
chie économique à la mesure d’un continent, nécessité
d’éviter le suicide par les gaz.
A travers tout cela se sentait un sourd travail vers
le socialisme. Car on entend bien qu’anti-marxiste, je
n’avais pas moins développé ma tendance de toujours
vers une société qui reposât sur des valeurs plus nobles
et durables que la production à tout hasard et le profit
en tous cas.

De la vieille droite à la vieille gauche. — Il y a toujours


eu pendant toutes ces années d’autres expériences dans
ma vie, on s’en doute. Ma vie filait dans d’autres lignes
en même temps que dans celle-ci où je maintiens ma
mémoire, de méditation songeuse sur la politique coupée
de transes prophétiques et d’angoisses fraternelles pour
les divers protagonistes. Cette ligne même était double :
tour à tour je m’attardais à la seule France dans ses
catégories politiques telles qu’elles étaient encore, et je
m’envolais vers les possibilités mondiales, les extré-
mismes d’envergure internationale. De là, la brièveté
et le décousu de mes démarches immédiates en France,
sans cesse négligées pour ma rêverie d’au delà. Avant
1926 ou 1927, je me souciais peu de mes oscillations
entre 1 A. F. et les partis républicains, car ma plus vive
attention allait à une plus vaste aventure, américaine
ou russe. Ensuite, ayant changé le point d’appui pour
mes soucis de politique intérieure, ce fut avec la même
négligence que je me laissai osciller entre radicaux et
socialistes, car cependant je gardais un œil sur l’entre-
prise stalinienne et je ressentais dans mes entrailles la
poussée fasciste qui est son contre-coup dans le monde.
Je ne puis être étranger à rien. Du reste, je crois
reconnaître cette disposition protéiforme aussi bien chez
les intellectuels prophétiques que chez les hommes
d’action. Les uns et les autres, enveloppés du nuage des
grands événements, mélangent dans leurs paroles fulmi-
nantes et fourchues réaction et révolution. Lénine
déclenche dans le monde la réaction anti-démocratique,
anti-libérale, anti-parlementaire, en même temps qu’il
fonde à jamais le socialisme économique ; Mussolini,
Hitler, sous des apparences inverses, font de même.
J’ai même compris quelque temps la politique à la
petite semaine de ceux qui ont reçu comme don caduc
et subtil d’aménager les derniers jours d’une période
et prolongent par exemple la destinée de la démocratie
capitaliste en Occident.
15
Mon attitude de critique du capitalisme par l’intérieur
resta confinée à peu près, comme on a pu déjà le pres-
sentir, entre les quatre murs de mon cabinet. Pouitant
j’avais adhéré au Redressement français, mouvement
qui n’était pas le premier ni le dernier dans la série des
essais imbéciles de fascisme en France. Je croyais qu il
dégagerait un sérieux programme de collaboration des
classes. Je vis MM. Valois et Romier s’évertuer vaine-
ment sous l’œil terne de quelques grands capitalistes :
je n’y revins plus. Kn face des surréalistes qui tournaient
au communisme, je m’étais vanté pourtant peu avant
de me situer « entre M. François-Poncet et M. Gaillaux ».
Cependant, dans les dernières années 20, je songeai
à me rapprocher des partis de gauche. Je désespérais
par trop de la cécité internationale des partis de droite.
Je croyais ainsi avant tout servir mon patriotisme euro-
péen. Rien ne me paraissait plus honteux et misérable
que la désunion de vingt peuples sur leur étroite pres-
qu’île, entre ces grands empires, ces grandioses autar-
chies de Russie, d’Amérique et demain du Japon. Je me
rapprochais donc de ceux qui, dans un esprit pourtant
désuet, dégénéré, semblaient travailler dans le même sens
que moi. Avec un sens excessif — et qui sentait 1 intel-
lectuel — de la médiocrité des compromis quotidiens,
je m’efforçais de croire que M. Briand ou M. Blum, avait
une compréhension sensuelle et féconde de l’idée dont
étaient vierges M. Rainville et Tardieu. D autre part,
dans l’ordre social aussi, je désespérais de ma première
tactique et, comme un intellectuel vers 1890, je me
résignai à faire pression sur le capitalisme par l’exté-
rieur. Je rôdais autour des congrès du parti radical, en
dépit de mon mépris déclaré pour cet antique débris
du jacobinisme ; je voulais suivre de plus près l’évolu-
tion de mon ami Bergery. Lui et les jeunes radicaux,
comme P. Dominique et Bertrand de Jouvenel, me
bourraient le crâne en même temps qu’à eux-mêmes.
Ils pensaient tenir la secrète formule d’un socialisme
nouveau, hors des vieux partis et qui pourtant demeurât
à gauche.
Ainsi, encore une fois, je me laissais bloquer par la
vieille comédie que jouent encore ensemble gauche et
droite. Le dégoût pour ce dilemme perverti persistait
au fond de moi, mais il me fallait bien feindre d’être là.
Je tâtais donc l’envers de ma position du début. L’ennui,
c’est que ce nouveau flot de velléités d’action, d’adhé-
sion, de fidélité qui me jetait vers la gauche après
m’avoir porté vers la droite, allaient me faire, en dépit
de mes réticences et de mes sursauts, perdre quelque
peu de ma lucidité. Sans devenir fidèle, je devenais un
peu bête, comme un partisan. Moi qui avais eu un sens
vif de la nouveauté politique, de ce sens complexe de la
camaraderie et de l’autorité qui s’est révélé à Moscou,
puis à Borne, j’en perdis un peu la vue dans les dernières
années 20. Sans cela, j’aurais attendu les temps avec
moins de tristesse. Cependant, Dieu merci, je ne perdis
pas tout à fait mon esprit de distraction.
Je ne me livre jamais à une cause ; car il en est
d’autres. Il me faut être en mesure de les expliquer et
d’en assimiler quelque partie. L’essentiel de ma démarche
parmi les courants de la pensée sociale était déjà fixé.
La curiosité et la sympathie pour tout remuement
d’idées, un esprit de vigilance m’entraînent loin, mais
de tous côtés. J’accueille toutes les idées en vue de les
corriger l’une par l’autre ; je ne crois, en effet, à leur
fécondité que dans leur incidence possible avec le plan
politique. Je respecte comme garantie de création
l’épreuve empirique. L’artiste chez l’écrivain politique
met en fuite le théoricien. Je ne suis prêt finalement à
retenir des idées que ce que la politique en acceptera ;
je cherche donc à prévoir le dosage qu’elle en fera. Ce
qui met fort en fureur tous ceux qui se sont réfugiés
dans l’esprit de parti. Pour beaucoup, prendre parti,
c’est s’asseoir, s’asseoir sur la veulerie. Ma fidélité va
en dernier ressort à une méthode plutôt qu’à une opinion.
Donc, malgré tout, je ne perdais pas tout contact
avec ce dont je m’étais le plus écarté : par exemple,
l’esprit nationaliste. Ce qui m’avait permis déjà, à
l’encontre de mes amis communisants, dès 1918, de
flairer le caractère spécifiquement russe de la révolution
bolchévique, remontant en moi, m’amena en 1931 à
assouplir mes vues européennes et à analyser les diffé-
rences dans l’évolution nationaliste entre les divers
peuples — différences qui composent un nouveau conflit.
Je publiai un troisième essai : L’Europe contre les Patries,
où je montrai le contraste entre l’Europe Occidentale
assise à jamais, et l’Europe Centrale et Orientale tour-
mentée de l’inachèvement de ses formes. Je m’efforçai
de faire comprendre aux Français la situation, diffé-
rente de la leur, des Allemands entourés de toute part
au milieu du continent. D’autre part, je montrais aux
Allemands qu’ils se débattaient contre l’évidence de
leurs limites marquées à Versailles et Trianon au profit
des Slaves, comme les Français le firent entre 1815
et 1870 devant les leurs, marquées à Vienne. D’ailleurs,
je renouvelai ma condamnation absolue de la guerre
comme devant être fatale par son horreur infinie à une
civilisation fatiguée. Je déclarai que je ne marcherai
pas dans la prochaine guerre. Il n’y a plus de parti à
prendre au moment du déluge.
Ma foi européenne, ma foi dans la Société des Nations,
s’affirmait plus que jamais. Aujourd’hui, en dépit des
traverses, elle demeure. J’attends les métamorphoses
de l’idée.
Devant les capitalistes j’ai dénoncé le nationalisme ;
devant les fascistes, je le dénonce encore. Sur ce chapitre,
je suis en l’air, en avant. Mais les hommes qui pensent
reviendront bientôt à une conception européenne, et
même ceux qui sont responsables : témoins Mussolini,
Staline, et sans doute Hitler.

Nouveau socialisme et vieux partis socialistes. — En


juin 1932, j’allai faire des conférences, dire mes songeries
politiques à Buenos-Aires. Je profitai de l’occasion,
après la préface de Genève ou Moscou, pour renouveler
mon examen de conscience, en décrivant tout cet itiné-
raire jusqu’alors.
Devant les jeunes Argentins qui, à l’instar des jeunes
Français, me sommaient d’être fasciste ou communiste,
je réclamai d’abord la marge nécessaire à l’intellectuel
pour assurer sa liberté d’observation et sa considération
des ensembles. De ce point de vue commode, j’analysai
le phénomène italien et le phénomène russe avec une
vive sympathie. A revoir toute l’histoire depuis quinze
ans, l’importance mondiale du fascisme m’apparut
mieux. Le mouvement hitlérien, grondant, se rappro-
chait du but. J’annonçais comme certain le triomphe
de l’hitlérisme, sinon de Hitler. Je voyais l’inanité des
partis prolétariens, déjà ancienne pour moi, mais accen-
tuée d’une façon surprenante.
D’autre part, en gros, je m’affirmais socialiste. Mais
à ma manière dialectique, je ne défendais le socialisme
qu’en le dépassant ; je le souhaitais tout le temps autre
qu’il n’était dans les partis.
A ce moment, ma prescience travaillait à force,
mais n’arrivait pas à me libérer entièrement. Je
voyais très bien que le socialisme poussait à travers
l’hitlérisme, et je m’en réjouissais car je croyais doré-
navant au fond de toute doctrine socialiste (hors la
doctrine prolétarienne marxiste). Mais d’un autre côté,
dans la situation particulière de la France, je m’évertuai
à ne pas voir plus loin que le bout de mon nez, je croyais
que mon socialisme m’obligerait à entrer dans les vieux
cadres durcis des partis prolétariens. De là une contra-
diction apparente dans mon attitude : j’analysais avec
sympathie fascisme et stalinisme, et, par ailleurs, je
faisais une déclaration de socialisme démocratique.
C’est qu’au vrai je me plaçais tour à tour à un point
de vue mondial et franco-argentin.
En tous cas, dans ces conférences, je m’attachai plus
que jamais une idée fondamentale, que j’ai certaine-
ment contribué à répandre (hélas 1 pas assez vite et
pas encore assez), qui prouve l’homogénéité de ma pensée
politique et me met au-dessus des reproches qu’on peut
me faire sur les détails de mon oscillation quasi-immo-
bile, c’est le parallèle entre Moscou, Rome et ensuite
Berlin, et maintenant Washington — entre stalinisme
et fascisme. Je crois profondément que le stalinisme
est un demi-fascisme et le fascisme un demi-socialisme.
Mais il faut préciser ma nouvelle position devant le
capitalisme. D’abord j’avais voulu le corriger par l’inté-
rieur, accentuer cette tendance qu’il avait à se trans-
muer en son contraire. Mais cette évolution piétinant
devant l’obstacle du nationalisme, j’avais voulu faire
pression sur lui par l’extérieur : c’était donc lui redonner
quelque arête. Depuis 1930, je me déclarais socialiste.
C’était comme M. Jourdain se déclarant prosateur.
Aujourd’hui tout le monde est socialiste, puisque tout
le monde fait du socialisme, sans le savoir ou le sachant.
Les capitalistes empêtrés dans la faillite du régime et
le retournement de ses valeurs (suppression de la con-
currence, appel à la protection de 1 État, réduction dans
le cadre de l’État nationaliste de la liberté du profit)
livrés par leur nationalisme au socialisme costumé en
fascisme, travaillent contre eux-mêmes alors qu’ils
croient se défendre encore. Ils sont bien dans la veine
des aristocrates du XVIII6 siècle, jetant eux-mêmes à la
fonte leur type social. Ainsi mon socialisme, ce n’était
pas le socialisme prolétarien des communistes, c’était
évidemment un socialisme fasciste, un socialisme réfor-
miste.
Mais ce que je pensais pour l’Europe, je n’étais pas
encore capable de le penser pour la France. A mon
retour, je me prêtai davantage à la gauche. J’étais
d’ailleurs entraîné par mon amitié pour Bergery, qui
me semblait amener dans l’action les velléités caressées
par moi au coin du feu avec des intellectuels comme
Emmanuel Berl, vieux radical et Jean Bernier, commu-
niste dissident. D’ailleurs, en m’attachant à Bergery,
j’avais l’intention bien déclarée de lui faire parcourir
autant de chemin hors de lui que je faisais hors de moi.
Nous cherchions à tâtons l’un et l’autre quelque chose
qui nous libère et qui nous satisfasse. Il m’entraîna, un
soir, alors que je me chapitrais pour m’inscrire au parti
socialiste, à un meeting organisé par le comité d’Amster-
dam pour protester contre une fusillade de prolétaires
à Genève. Je ne peux pas dire que j’y fus à mon aise.
Je me sens gêné dans un meeting exclusivement prolé-
tarien comme dans un salon de millionnaires. J’ai hor-
reur de ce qui tient tout entier à soi-même et qui se
complaît férocement et paresseusement en soi. Si j’avais
parlé, en dépit de la souplesse de mes manières, j’aurais
été à quelque éclat.
Il y a la passion sociale profonde, et le point d’appli-
cation sur lequel un manque d’expérience personnelle
ou l’immaturité de la situation politique permettent de
se tromper. Tout à coup, grâce à l’explosion hitlérienne,
grâce à l’évolution corporative en Italie, aux approches
du 6 février en France, je vis un chemin de traverse
pour mon socialisme. Et du même coup je retrouvai
mon esprit de 1920 que j’avais dû mettre dans ma poche
comme tant de Français pendant dix ans.
Mais je le retrouvai enrichi à jamais de mes vues
européennes, de ma méditation sur les dangers de la
guerre et du parcellement économique, et de ma longue
inquiétude entre riches et pauvres.

Nationalisme capitaliste et socialisme fasciste. — Enfin


nous arrivons à la période actuelle qui se définit assez
par les autres écrits réunis ici.
Se tordent noués l’un à l’autre le capitalisme et le
socialisme. L’un donne naissance à l’autre dans des
transports de peur.
Je sais que les êtres nourrissent plusieurs désirs en
même temps, mais que, parmi ces désirs, il en est un
qui seul mordra. Il en est ainsi du fascisme qui porte
en lui socialisme et nationalisme. Le nationalisme est
l’axe de l’activité fasciste. Un axe, ce n’est pas un but.
Ce qui importe pour le fascisme, c’est la révolution
sociale, la marche lente, effarée, détournée, subtile,
selon les possibilités européennes, au socialisme. D’ail-
leurs, le nationalisme devient une cause occasionnelle
pour le socialisme. S’il y avait encore des défenseurs
conscients et systématiques du capitalisme, ils dénon-
ceraient le fascisme comme usant du chantage nationa-
liste pour imposer le regard de l’État sur les grandes
affaires. Ses défenseurs les moins inconscients et hasar-
deux ne sont pas loin maintenant de le faire. Mais la
négation furieuse des communistes et socialistes masque
cette vérité.
Non seulement le nationalisme n’est qu’un prétexte,
mais ce n’est aussi qu’un moment dans l’évolution socia-
liste du fascisme. Si d’abord les pays fascistes d’Europe
trouvent dans le socialisme un remède pour l’économie
étouffée dans le cadre national, bientôt pour cette éco-
nomie mieux ramassée le cadre n’en paraît que plus
cruel. Et s’ils ne se jettent pas dans une guerre folle,
ils reviendront à Genève. Si l’Europe ne s’anéantit pas,
il y aura une Genève des fascismes socialisants, plus
efficace dans la fusion économique que la Genève des
démocraties capitalistes.
Et je serai, justifié dans mon apparente contradiction
d’aujourd’hui, qui résulte de ce qu’un seul trait, au
détriment de presque tous les autres, m’intéresse dans
le fascisme : son programme social et économique, le
tour qu’il donne au socialisme, le réformisme actif qu’il
en fait. Le propre de l’intellectuel est de faire ces disso-
ciations. Analyse sévère de l’idée de dictature et de
l’idée nationaliste, je ne me prive point pourtant d’appré-
cier le fascisme comme un stade inévitable dans l’évo-
lution sociale.
Après avoir lu ce récit, on peut imaginer que j’aie
trouvé de grandes satisfactions dans l’air fasciste. Mon
ondoiement s’y trouve à son aise et s’y justifie. Cette
gêne que me donne chaque classe ou chaque parti en
particulier ; cette envie de faire une politique de gauche
avec des hommes de droite et de voir ces hommes de
droite amendés, élargis, par cette politique ; cette envie
de redresser les hommes de gauche en les reprenant dans
une discipline, en leur redonnant le sens du prestige, de
l’élégance, l’élégance, rien de plus populaire ; la crainte
de voir se perdre le trésor de nos disciplines les
plus intimes, si compromises, si fragiles et pourtant
capables encore de tant de métamorphoses ; cette
passion de révolutionner et de pourtant continuer —
voilà tous les sentiments que nourrit mon moi depuis
vingt ans dans son immobilité, parmi l’essaim de mes
légères excursions à droite et à gauche. Le fascisme lui
apporte à ce rêve le point d’appui autour duquel il peut
se mouvoir et tourner comme un bon moteur.
Mais me suis-je donc enfin enchaîné, moi l’intellec-
tuel ? Voire. Le fascisme comme tendance c’est une chose ;
mais les formes particulières et inévitablement triviales
que montre le fascisme ici et là, c’en est une autre. Je tra-
vaillerai peut-être, j’ai sans doute toujours travaillé déjà
à l’établissement d’un régime fasciste en France, mais
je resterai libre vis-à-vis de lui demain comme hier.
Ma fatalité d’intellectuel, qui m’aura mêlé intimement
à la conception, me séparera dès la mise au monde,
dès les premiers pas du nouveau régime dans le
siècle.
L’Intellectuel et la Politique. — Tel fut mon itinéraire
depuis 1910, depuis que j’ai commencé de penser. En
l’écrivant, je rabâche sur deux ou trois confessions que
j’ai déjà faites (mais qui les a lues ? Ou qui s’en sou-
vient ?) et je gâche mon projet d’écrire très tôt mes
mémoires. Mais tant pris je vais toujours trop vite ou
trop lentement. Et j’ai encore cédé à la pression des
méfiances.
Vraiment, les gens en ont à revendre à mon égard.
Au fond, je ne suis pas plus ondoyant que la plupart
dans leur for intérieur ; mais je suis téméraire de leur
jeter leur propre aveu à la figure. Certes, ma manière
est maladroite ou perverse et provocante. J’approche
trop de la politique pour qu’on ne soit pas tenté de
m’imposer ses lois. J’ai trop souvent fait croire que je
nourrissais l’ambition d’y entrer ou le remords de la
fuir. Il est dans mon caractère de toujours plaider cou-
pable ; si c’est là une feinte, elle a été une passion. Mais
par-dessus ces particularités, je pourrais bénéficier d’une
méditation que les gens devraient toujours avoir faite.
Il y a quelque chose de profondément représentatif
dans l’attitude ambiguë de l’intellectuel. Ainsi, il prouve
ses liens avec la masse du peuple qui ne se livre jamais,
nourrit et supporte à sa surface les partisanneries, les
extrémismes, mais ne s’engage que de loin en loin et
pour un temps. Faisant une révolution, se prêtant à un
homme, à un parti pour quelques années, et se reprenant
toujours. On verra la Russie, l’Allemagne, l’Italie se
reprendre quelque peu en dépit de l’immense faiblesse
de l’époque, comme la France et l’Angleterre se sont
reprises au puritanisme et à Cromwell, ou au jacobi-
nisme, à Robespierre, aux Bonaparte.
La masse humaine participe de la profondeur et de
l’ambiguïté de la nature. Ainsi truchement de la masse
des femmes, des enfants, des vieillards et aussi de la
masse des hommes qui sont engagés dans leur gagne-
pain et leur création particulière, l’intellectuel rejoint
l’indifférence mystérieuse, trompeuse des animaux, des
plantes. Est-ce que l’éclat d’une révolution arrête long-
temps le physicien ou le sculpteur ? Même s’ils vont
d’aventure brailler dans les meetings, quand ils rentrent
chez eux, jusqu’où ont-ils engagé leur œuvre ?
La politique n’épuise pas l’humain. C’est parce que
j’y suis plus engagé que beaucoup d’intellectuels et
dangereusement (dangereusement pour mon œuvre
d’artiste) que j’ai le droit de le dire, et de crier casse-
cou à certains. C’est pourquoi, doctrinant mon attitude,
j’ai souvent combattu la manie d’adhésion chez les
autres.
Toutefois, je ne souhaite nullement, et d’ailleurs,
je crois impossible la neutralité. Je crois que de l’œuvre
d’un intellectuel et même d’un artiste se dégage une
tendance politique profonde — sans compter maintes
opinions particulières. A plus forte raison, de la part
d’un écrivain qui comme moi traite délibérément de
sujets politiques. Mais cette tendance garde ses racines
trop emmêlées à la vie totale, pour ne pas laisser tou-
jours insatisfaits les esprits qui se livrent au tranchant
des partis. Et pourtant les partis se nourrissent de
l’œuvre de tels hommes qui sont capables de vues géné-
rales ou particulières, d’analyses et de synthèses qui
deviennent impossibles après quelques années de service
aux pamphlétaires ou aux théoriciens, aux conseillers
de l’action immédiate.
A la fin du compte, comme je l’ai annoncé dès le
début, en dépit de mes hésitations et de mes oscillations,
on peut voir ici que j’ai pris de bonne heure position
sur tous les problèmes et que je n’ai fait qu’approfondir
ma position. Depuis des années, tout en ressentant for-
tement le génie français, et d’autant plus que je me
suis penché davantage sur les autres génies nationaux
de l’Europe, je crois pour des raisons d’expérience, uni-
quement concrètes — nullement romantiques, vagues
et approximatives — à la nécessité d’une fédération
européenne, seul moyen d’éviter la ruine économique
et la destruction finale de toutes les patries européennes
par la guerre.
D’autre part, méprisant le capitalisme épuisé, qui
prolonge ses jours par la corruption de la démocratie et
méprisant le socialisme prolétarien qui depuis un siècle
donne — dans la mauvaise fortune en Europe, dans la
bonne fortune en Russie — la preuve cent fois répétée
qu’il n’est qu’un mythe, je me sais et me déclare socia-
liste.
Enfin, bien que nourri de la culture catholique et
n’ignorant pas les disciplines antiques dont elle découle,
je ne crois pas possible la restauration totale et exclu-
sive du système de réalisme spirituel que préconisent
de façon voisine l’école maurassienne et l’école thomiste,
amoureuses de cohérence et de conséquence. Je rejette
ce dogmatisme comme l’autre dogmatisme qui est sans
doute son pendant, le marxisme qui se voudrait aussi
un réalisme et un humanisme. Que ces dogmatismes
soient sans cesse comparés parmi nous, mais qu’ils ne
s’imposent pas à nous comme les deux pinces d’un
dilemme inévitable. J’aime les efforts qu’on fait, selon
ces deux lignes inverses, pour lutter contre l’abstraction
montante dans nos vieilles civilisations urbaines, mais
je n’en marque pas moins que le propre du génie euro-
péen — et non pas seulement français — a toujours été
de trouver son chemin entre les extrêmes du calvinisme
et du jésuitisme d’abord, du romantisme spirituel et
du romantisme matériel ensuite. Ni la propriété, ni la
famille, ni la personne ne peuvent être restaurées selon
l’utopie du passé. Cette question du reste, qui touche
au fond philosophique des problèmes sociaux et poli-
tiques, n’est point du ressort de ce livre et n’est évoquée
ici que pour mémoire.
Ainsi j’ai trouvé la formule, mais non pas le lieu.
Je cherchais la formule, je ne cherchais pas le lieu où
je serais bien en peine de demeurer et de m’accommoder
en vue d’oublier tous les autres. Les lieux où cette for-
mule est en train de prendre corps, voulant les regarder
tous ensemble, je m’écarte de chacun. Ce n’est pas mon
destin de hanter un lieu, au défaut de tous les autres.
Mais alors, si ce n’est pas mon ouvrage, et puisque j’ai
bien fait, somme toute, celui qui m’est propre, pourquoi
suis-je allé chercher la petite bête ?
Pourquoi me suis-je laissé tenter ? Et pourquoi ai-je
tenté mes amis et mes ennemis par ma scandaleuse
promenade sur les lisières ?
A quoi, en effet, se sont réduites les démarches que
j’ai faites pour adhérer à une secte ou un parti ? Avant
la guerre j’avais fait partie d’une petite association
d’étudiants républicains à l’École des Sciences Poli-
tiques. Après la guerre, j’ai vu deux fois Maurras pen-
dant cinq minutes. J’ai été une fois à une réunion du
Redressement Français. Toutefois, je n’ai jamais songé
à entrer dans le parti radical. J’ai téléphoné à la secré-
taire de la Ve Section du parti socialiste pour lui deman-
der les conditions d’adhésion. Je suis allé à une réunion
du comité d’Amsterdam et j’étais assis dans le présidium.
La variété et la brièveté de ces velléités prouvent
évidemment que je n’ai aucun besoin de cette sorte
d’engagement et que la simple curiosité chez moi est
vite satisfaite par de tels moyens. Certes, cela prouve
aussi que je ne trouvais de satisfaction nulle part. Ce
n’est pas ma faute si le Redressement Français n’était
qu’une frime conservatrice, si Maurras a peu voyagé,
si Rlum n’a pas voyagé davantage, si les communistes
chantent quinze fois de suite Y Internationale dans un
seul meeting, si le Front Commun de Rergery est une
cafouillade, mais pourquoi aller toucher du doigt ces
évidences ?
Fallait-il m’engager dans un de ces traquenards,
quitte à glisser ensuite de nuance en nuance jusqu’à
changer tout à fait de couleur comme il arrive naturelle-
ment à beaucoup d’intellectuels qui sont engagés dans
l’action. J’aime mieux être dédaigné par les écrivains-
partisans comme un amateur vain, voire, méprisé comme
un lâche. Dans VA. F. on me considère plutôt comme un
avorté que comme un sournois ; dans Commune comme
un sournois, plutôt que comme un avorté. Au fond de
moi j’ai toujours eu la science des différences, la hiérar-
chie des responsabilités.
Si l’intellectuel va vers l’action, c’est qu’il s’aban-
donne à quelque impulsion tout à fait momentanée et
sans doute sans lendemain. Alors les hommes d’action
engagés dans un parti voient arriver parmi eux un
homme hagard qui s’essaie à employer les mêmes mots
qu’eux et en fait un langage inconnu. Ils l’accueillent
avec une émotion naïve ou feinte. Puis l’intellectuel s’en
va comme il était venu.
Ou bien l’intellectuel se corsète vraiment dans une
attitude. Si c’est un écrivain politique, c’est fort naturel,
et c’est la seule façon de nourrir son talent. Si c’est un
artiste, ou bien il devient médiocre, il avoue qu’il était
médiocre, et écrit des sornettes pour la propagande, ou
bien il triche avec sa foi officielle, il la traduit dans son
œuvre.
Si l’écrivain est un vieillard, cela est moins gênant
— qu’il s’appelle Anatole France ou André Gide. Il est
installé dans son œuvre comme dans un sûr refuge. Il
ne peut rien faire qui en démentisse l’ampleur multiface ;
16
elle sera toujours là pour protester contre ses accès
partisans, contre ses négations de la profondeur et de
l’ambiguïté humaine au nom du politique et du social.
Mais, par malheur, j’ai souvent douté de mon talent
ou de sa destination. Craignant d’avoir voulu me guinder
à un trop haut poste en essayant des romans, je me
suis dit parfois que je n’étais bon que pour servir à un
rang plus modeste et plus immédiat. Mes velléités
d’adhésion ont coïncidé souvent avec mes moments de
dépression.
Alors, je me montrais troublé par les récriminations
et les objurgations qui, pourtant depuis toujours, me
venaient de toute part. Puis reprenant une conscience
plus forte de ma destinée intellectuelle, je songeais par
longs moments à défendre une position délicate mais à
la longue efficace. Par malheur, je n’en avais pas encore
une conscience tout à fait nette.
Mais le secret de mes impulsions vers l’action tient
aussi et pour beaucoup dans mes amitiés. Les amitiés
jouent un grand rôle dans ma vie intellectuelle — sans
doute un plus grand rôle que mes amours. Il est curieux
que mes amitiés ont toujours été à gauche. Une amitié
domine toute ma vie, celle de Jean Bernier — jeune
bourgeois qui est resté longtemps aux lisières du com-
munisme, avant d’y être entré ou après en être sorti.
Auparavant, il y avait eu Raymond Lefebvre, autre
jeune bourgeois, un des jeunes chefs et fondateurs du
parti communiste en 1920. Je n’ai connu Aragon qu’à
une époque où la seule politique littéraire l’occupait et
ne suffisait pas à le distraire d’un certain approfondisse-
ment de lui-même. Il y a eu aussi Emmanuel Berl, juif
libéral. Et Gaston Bergery, grand batteur d’estrade.
Enfin Malraux, archange de la révolution permanente.
J’ai sans doute plus subi leur influence qu’ils n’ont
subi la mienne, car je leur demandais de me nourrir.
Je leur ai pris des tendances, certains m’ont pris des
idées.
Tous m’ont toujours fait le chantage à l’action. Ils
ont toujours voulu me rendre responsable ou me com-
promettre jusqu’au degré le plus particulier. Est-ce
parce qu’ils voyaient une partie de ma nature inoccupée
ou inféconde ? Ou voulaient-ils me voir partager frater-
nellement leurs risques ? Il y a aussi l’esprit critique
de l’ami qui porte un doigt trop intime à tout défaut
de la cuirasse.
Bergery m’a entraîné plus loin. Parce que lui-même
plus engagé dans l’action. Et parce qu’il m’offrait une
tentation plus belle, car il y a dans cette destinée un
germe tragique, une difficulté de situation qui combat
la facilité du talent et sollicite le caractère.
Mais ils se trompaient sur moi comme je me suis
trompé sur chacun d’eux. Leur excuse, c’est que je les
y ai parfois aidés. Non, mon devoir était ailleurs. Et
même je renoncerai au plaisir passionné de parler en
public.
i v Que ne me suis-je mieux défendu ? Mais que serait-ce
qu’une vie sans traverses ? Les destinées les plus clas-
siques en connaissent et n’ont point tout réprimé et
ordonné. Que la ligne s’effrange ou se contourne un peu.
Il y a du masochisme dans cette attitude que j’accuse
ici mieux que jamais. Qui dit masochisme dit narcissisme.
Sans doute, trop paresseux pour me pousser au premier
rang, je me rattrape sur cet étalage en retrait. Je me
méfie beaucoup de l’effroyable orgueil que recèlent les
demi-solitudes comme celle que j’ai cultivée. J’ai voulu
chanter ma palinodie. Faut-il mieux être sincère et
cynique, ou digne et hypocrite. Je choisis cette forme
débraillée et gaillarde de l’hypocrisie qu’est le cynisme.
D’ailleurs, ici je me donne de l’importance comme
un romancier en donne à un personnage. Je vois dans
mon moi une valeur expérimentale plus qu’exemplaire ;
je n’ai jamais été romantique sur ce chapitre. Pour moi,
un écrivain ne sera jamais un personnage exemplaire.
Ne me reprochez pas de parler de moi. J’ai toujours
considéré mon moi comme un laboratoire d’expérience
où j’élabore mes passions et mes idées.
Et puis vous avez intérêt à voir un écrivain politique
montrer le dessous de ses cartes. Cela vous aidera à vous
orienter parmi les autres et en vous-même. Et c’est
pourquoi il serait peut-être bon de dire quelques mots
sur ma vie privée.
Il est certain que l’évolution de ma vie idéologique
semble suivre la courbe de ma fortune matérielle. Quand
je penchais à droite, j’avais de l’argent : quand je pen-
chais à gauche, je n’en avais plus. Et jamais tout à fait
à gauche ni tout à fait à droite : n’en ayant jamais
beaucoup ni pas du tout.
Mais, s’arrêter à cela serait oublier que j’ai positive-
ment choisi de n’avoir pas d’argent, ayant consumé
avec ardeur celui que j’avais et évité plus d’un moyen
qui s’offrait d’en avoir d’autre. Là aussi ma ligne s’est
toujours présentée comme une oscillation continue,
mais persévérant dans sa moyenne délicate.

Août 1934.
TABLE DES MATIÈRES

CONTREIMARX

I. — LTDÉE DE PROLÉTARIAT 9
1. — Mythologie de la lutte des classes 11
2. — Le Mythe du Prolétariat, classe capable de révo-
lution 31
3. — Les Révolutions du xxe siècle 53
II. — NIETZSCHE CONTRE MARX 63

II

LA SITUATION EN FRANCE

I. — LES ÉVÉNEMENTS DE FÉVRIER OU LA BALANÇOIRE. 79


1. — Il y a deux Droites 79
2. — Il y a deux Gauches 84
3. — Droite et Gauche se tiennent 88
4. — Le 12 égale le 6 89
5. — Impuissance des Partis prolétariens 92
6. — Un Parti National et Socialiste 94
II. — ÉCRIT DANS LA RUE 97

III

CONTRE LA DICTATURE

I. — LA DICTATURE DANS L'HISTOIRE 119


II. — MÉRITER UN CHEF 126
IV

GUERRE ET RÉVOLUTION

I. — LA JEUNESSE FRANÇAISE CONTRE LA GUERRE. . 135


1. — Position du problème 135
2. — La guerre militaire 137
3. — La guerre civile 142
4. — L’esprit de guerre dans les révolutions 145
5. —■ Position de la Jeunesse française 150
IL — L’ OBJECTEUR DE CONSCIENCE 155
III. — LA PROCHAINE GUERRE 162
IV. — LE NATIONALISME EST PARTOUT 173

V
L’ALLEMAGNE

I. — UNITÉ FRANÇAISE ET UNITÉ ALLEMANDE .... 183

II. — MESURE DE L’ALLEMAGNE 201

VI
ITINÉRAIRE
ITINÉRAIRE 219
GE LIVRE

EST SORTI DES PRESSES

DE L’IMPRIMERIE DARANT 1ERE

A DIJON

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M.CM.XXXIV
EDITIONS DE EA
NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
(EXTRAIT DU CATALOGUE)

OUVRAGES DE DOCTRINE
ALAIN. Éléments d’une Doctrine Radicale 15. »
KARL MARX. Morceaux choisis 24. »
J. DURET. Le Marxisme et les crises 15. »
MAX RAPHAËL... La Théorie philosophique du Marxisme (enpréparation)
OSWALD SPENGLER. Le Déclin de l’Occident, Tome I (2 vol.) 120. »
— — Le Déclin de l’Occident, Tome II (3 vol.) 150. *
DRIEU LA ROCHELLE. Le Jeune Européen 12. »
— — L’Europe contre les Pairies 15, »
— — Genève ou Moscou . .. 15. »
— — Socialisme Fasciste 15. »
LUC DURTAIN. L’Autre Europe (Moscou et sa Foi) . . .. 18. »
EMMANUEL BERL. Discours aux Français (sous presse)
LEWIS L. LORWIN. L’Internationalisme et la classe Ouvrière 30. »
MAX EASTMAN. La Science de la Révolution 12. »
— — L’Apprenti Révolutionnaire .. .. • • .. 15. »
PLAN DU 9 JUILLET, préiace de J. Romains ; 2.50

APPLICATIONS DES DOCTRINES


FASCISME
MAURICE BEDEL. Fascisme An VII 9. »
G. SALVEMINI. La Terreur Fasciste (1922-1926) 13.50
ADOLF SAAGER. Mussolini 15. »
BLANDINE OLLIVIER. Jeunesse Fasciste ' ,. 15. »
EMILIO LUSSU. La Marche sur Rome... et autres lieux... (souspresse)
HITLÉRISME
E. J. GUMBEL (en coll. avec B. Jacob et E. Falck). Les Crimes
politiques en Allemagne (1919-1929). .. ... ... .. .. 15. »
ALFRED APFEL. Les dessous de la Justice Allemande .. .. 15. »
LELAND STOWE. Hitler est-ce la Guerre? 15. »
CALVIN B. HOOVER. Allemagne III Empire
e
15. »
BOLCHEVISME
ARTHUR FEILER. L’Expérience du Bolchevisme 15. »
CALVIN B. HOOVER. La Vie Économique delà Russie Soviétique 24. »
LOUIS FISCHER. Les Soviets dans les Affaires Mondiales .. 70. »
EXPÉRIENCE AMÉRICAINE
ANDRÉ MAUROIS. Chantiers Américains 10. »
BERTRAND DE JOUVENEL La Grise du Capitalisme Américain 24. »
GEORGES BORIS. La Révolution Rooseveît 15. »

DICTATEURS ET DICTATURES
COMTE SKORZA.
Les Bâtisseurs de l’Europe Moderne. .. ., 18. »
Dictateurs et Dictatures de l’après Guerre .. 15. »
Les Frères Ennemis 15. »
TURQUIE JAPON
DAGOBERT von MIKUSCH. MAURICE LACHIN.
Ghazi Mustapha Kémai 15. » Japon 1934 15. »

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