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Malade Imaginaire-Texte 1

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OBJET D’ETUDE N°II

LE THEATRE DU XVIIe AU XXIe SIECLE


EXTRAIT N°1: Le malade imaginaire, Acte III, scène 10
Argan, Béralde, Toinette (en médecin)

TOINETTE
Ignorantus, ignoranta, Ignorantum. Il faut boire votre vin pur, et, pour épaissir votre sang,
qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de
Hollande; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre
médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main; et je viendrai vous voir de
temps en temps, tandis que je serai en cette ville.
ARGAN
Vous m'obligerez beaucoup.
TOINETTE
Que diantre faites-vous de ce bras-là?
ARGAN
Comment?
TOINETTE
Voilà un bras que je me ferais couper tout à l'heure, si j'étais que de vous.
ARGAN
Et pourquoi?
TOINETTE
Ne voyez-vous pas qu'il tire à soi toute la nourriture, et qu'il empêche ce côté-là de profiter?
ARGAN
Oui; mais j'ai besoin de mon bras.
TOINETTE
Vous avez là aussi un oeil droit que je me ferais crever, si j'étais à votre place.
ARGAN
Crever un oeil?
TOINETTE
Ne voyez-vous pas qu'il incommode l'autre, et lui dérobe sa nourriture? Croyez-moi, faites-
vous-le crever au plus tôt: vous en verrez plus clair de l’œil gauche.
ARGAN
Cela n'est pas pressé.
TOINETTE
Adieu. Je suis fâché de vous quitter si tôt; mais il faut que je me trouve à une grande
consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier.
ARGAN
Pour un homme qui mourut hier?
TOINETTE
Oui: pour aviser et voir ce qu'il aurait fallu lui faire pour le guérir. Jusqu'au revoir.
ARGAN
Vous savez que les malades ne reconduisent point.
BERALDE
Voilà un médecin, vraiment, qui paraît fort habile!
ARGAN
Oui; mais il va un peu bien vite.
BERALDE
Tous les grands médecins sont comme cela.
ARGAN
Me couper un bras et me crever un oeil, afin que l'autre se porte mieux! J'aime bien mieux
qu'il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot !
Molière est l’un des plus grands hommes de théâtres français du XVIIe siècle car il est à la fois
dramaturge, metteur en scène, directeur de troupe et acteur. Toutefois, Molière fait polémique.
En effet, il casse les codes du théâtre comique en le modernisant et en dénonçant les vices et
passions excessives qui sont contraires à la conception de l’homme idéal de l’âge classique. En
effet, le théâtre classique était bien réglementé, car il était particulièrement apprécié par le roi,
Louis XIV. Celui-ci ne pouvait pas dissocier la religion et la littérature, ce qui entraînait la
censure de tout auteur dont les œuvres défiaient la religion chrétienne.
Dans son œuvre Le Malade imaginaire, publié en 1673, Molière aborde le sujet de l’hypocondrie
à travers le personnage d’Argan, un hypocondriaque qui veut imposer à sa fille Angélique un
mariage d’intérêt avec un jeune médecin arrogant et ridicule dans l’intention de réduire ses
frais médicaux. Notre extrait se situe dans l'acte III, scène 10, un peu avant le dénouement :
Toinette et Béralde, afin de convaincre Argan de l'ignorance des médecins, imaginent un
stratagème : la servante se déguise en médecin et examine son maître, quitte à l'effrayer
quelque peu.
En quoi le travestissement de Toinette sert-il les registres comiques et polémiques ? Nous
étudierons d'abord l'originalité de ce médecin, puis nous expliquerons en quoi ses diagnostics
sont absurdes et nous terminerons par la remise en cause brutale à la fin de l'extrait.

I- 1er mouvement: Un médecin original (l. 1 à 5)


 Qui ne maîtrise pas le latin,
Toinette fait le pastiche du médecin traditionnel en utilisant de manière comique le latin de cuisine «
Ignorantus, ignoranta, Ignorantum» qui parodie la déclinaison masculin, féminin et neutre des
adjectifs, on remarque qu'elle ne connaît pas le latin : le neutre et le féminin ne peuvent s'appliquer
pour qualifier des médecins, tous hommes. De plus, le mot ignorantus n'existe pas en latin. Toinette
l'a inventé à partir de l'adjectif «ignorant». (On devrait dire inscius)
Toinette en fait se moque des Diafoirus qui employaient des mots latins. On raille leur préciosité à
vouloir insérer du latin à chaque début de phrase. Même si elle ne maîtrise pas le latin, son imitation
satirique est parfaite, Argan n'y voit que du feu.
 qui propose un traitement à l’encontre du bon sens
Pour passer du diagnostic au traitement, Toinette adopte le style prescriptif « il faut» qui donne une
crédibilité à son discours: - verbe « faire » : modalité jussive : on est bien face à une ordonnance de
médecin, mais dimension comique car en réalité c'est Toinette qui donne des ordres à son maître.
Cette recherche de crédibilité est renforcée par la complexité de la phrase qui donne l’impression
d’un esprit analytique précis: PSR (qui est trop subtil), expansions du nom (bon gros porc, bon
fromage de hollande) et proposition subordonnée circonstancielle de but (pour coller et conglutiner).
Mais ce traitement est risible: les adjectifs «bon, gros» ne correspondent pas au vocabulaire médical
et n’ont rien de diététique. Ils vont mème à l’encontre du bon sens. Le régime proposé est très gras,
très calorique. Le duo d'adjectifs « bon gros » répété trois fois créé l'excès. Le bœuf, le porc et le
fromage s'opposent de manière comique à l'adjectif « subtil », ce décalage est comique.
chaque ingrédient s’oppose à un ingrédient donné par le médecin précédent ; il s’agit de dénoncer le
peu de fiabilité des discours savants
➔ « boire votre vin pur» # « boire mon vin fort trempé »
➔ « manger de bon gros bœuf, de bon gros porc », de bon fromage de Hollande» # «du potage, de
la volaille, du veau, des bouillons, des œufs frais »
➔ « du gruau et du riz, et des marrons, et des oublies» # «de petits pruneaux pour lâcher le
ventre »
De plus, le diagnostic est mystérieux : l’adjectif attribut « subtil » précédé de l'adverbe intensif « trop »
montre que Toinette sait de quoi elle parle. Toutefois, on peut légitimement se demander comment le
médecin peut arriver à une telle conclusion. Quant au deuxième complément de but : « pour coller et
conglutiner » qui fait allusion par antithèse à « pour lâcher le ventre », Il y a fort à parier que Toinette
n’aime pas la texture du seau d’aisance qu’elle vide trop régulièrement...= on est bien dans le registre
du comique de farce
Enfin, l’ordonnance de Toinette prend appui sur une superstition due à l'influence du christianisme :
boire du vin non dilué pour que le sang s'épaississe. Outre le conseil erroné, détournement comique
du sacrement de l’eucharistie.
 Et qui méprise ses confrères
Toinette insulte M. Purgon en le traitant de « bête » l. 3.
La condamnation du médecin est péremptoire, avec asyndète, sans mot de liaison, mais avec un sous-
entendu de conséquence « donc » : « votre médecin est une bête » < adjectif possessif « votre » = mise à
distance méprisante
L’intention de Molière est bien sûr satirique. L’animalisation du médecin «votre médecin est une
bête» et le caractère farcesque du jeu de Toinette donne un panorama satirique du monde médical.
Pourtant, en énumérant tous ces aliments, Toinette nous rappelle que c’est avant tout une
cuisinière et qu’elle obéit au bon sens populaire qui veut que la nourriture donne des forces.
A la fin de sa tirade, Toinette quitte le discours scientifique et se laisse guider plus par le son des
mots: « Je veux vous en envoyer un de ma main; et je viendrai vous voir». La musicalité des
allitérations en V font de l’ordonnance une chansonnette et rappellent l’appartenance de la pièce au
genre de la comédie-ballet. Toinette déguisée en médecin promet de rendre visite « de temps en
temps » à son patient, comme si malgré son emploi du temps chargé, le médecin trouverait quand
même du temps pour Argan.
Argan est impressionné et reconnaissant comme le confirme l'adv. « beaucoup » l. 6. car il est
assommé par la tirade. En fait, il aime les mots qui parlent de sa maladie. Peu importe la maladie... =
comique de caractère
La ruse de Toinette s’appuie sur la connaissance fine de son maître, qu’elle sert depuis toujours. Elle
réussit à s'imposer comme médecin en dénigrant l'avis et la personne de M. Purgon

II- 2nd mouvement: Des diagnostics absurdes l. 7 à 19


 Des conseils loufoques
l. 7 : Que diantre faites-vous de ce bras-là?
La question sans lien avec la discussion précédente semble s’inscrire dans une stratégie
argumentative et est destinée à confondre Argan. Elle est posée sur le ton de l’indignation : juron «
diantre »
Le démonstratif « ce » + reprise avec « là » donne à voir une didascalie interne. On imagine Toinette en
train de prendre le bras d’Argan. C’est le comique de gestes
Molière ridiculise le médecin qui traite un organe puis un autre organe, comme s’ils n’avaient pas de
liens entre eux… Cette question annonce la personnalité autoritaire et bourrue du médecin +
comique de langage.
l. 9 et 13 : Voilà un bras que je me ferais couper tout à l'heure, si j'étais que de vous.
Le ton péremptoire de Toinette n’appelle pas la discussion « si j’étais que de vous » Toinette profère
une menace sur la santé future. C’est une façon de faire peur des conséquences si on ne suit pas son
conseil. Le conditionnel présent à valeur d'imagination avec conjonction de sub « si ». Les deux
répliques sont construites de la même manière : effet d'écho, ça suscite le rire.
Autre effet d'écho l. 11 et 15 avec interrogative directe formulée de la même manière « ne voyez vous
pas... » Les motifs pour couper le bras et l'oeil sont eux-mêmes ridicules et aberrants : l'autre bras et
l'oeil prennent « la nourriture » : répétition de ce n. c. On retrouve encore une fois le fait de manger,
véritable obsession pour ce médecin bon vivant.
Usage de l'impératif x2 + complément circonstanciel de temps « au plus tôt » : le ton de T se veut
autoritaire, comme si c'était une urgence. Décalage entre ce ton autoritaire et l'état tout à fait normal
d'A. Toinette à travers ce diagnostic bien évidemment faux se moque des médecins et de leurs
recommandations aberrantes. Ici, on entend bien la voix de Molière qui critique des pratique
violentes et inutiles telles que la saignée.
 Prise de congé absurde
Afin de se retirer, Toinette donne une excuse qui n'a absolument aucune logique. Le contraste entre
le présent (doit se faire) et le passé simple (mourut) renforcé par l’adverbe « hier » rend la phrase
absurde. La consultation, évoquée ici n’a absolument aucune utilité puisque le patient est déjà mort
mais elle est tout de mème qualifiée de «grande». Enfin, l’explication «pour aviser et voir ce qu'il
aurait fallu lui faire pour le guérir» est une condamnation de la médecine qui se révèle la plupart du
temps inadaptée.
 Incompréhension d'Argan voire méfiance :
Argan s’en tient à des questions limitées à un adverbe interrogatif : « comment ? » , « pourquoi ? » . Il
s’inquiète au sujet de l’intégrité de son corps, en homme raisonnable. Il réagit parce que ce que
propose Toinette est particulièrement violent ! Cette fois, il demande des explications, ne se contente
pas de valider l’avis du médecin. Tout d'abord la surprise avec l’adverbe interrogatif « comment » l.
8 ? Argan est étonné et il formule tout haut ce que le lecteur / spectateur pense dans sa tête. Puis
l'adverbe interrogatif « Pourquoi » est cette fois précédé de la conj de coord « et » qui marque cette fois
le scepticisme d'Argan. Toutefois, il n'ose pas contredire Toinette, d'où l’adverbe « oui » l. 12 mais
cette fois, il montre qu'il n'est pas d'accord avec le médecin, d'où la conjonction de coord « mais »
marquant l'opposition, le désaccord. A la L17, sans dire frontalement « non » au médecin, il repousse à
plus tard l'amputation et l'énucléation par une litote. Argan a durant cette scène évolué: il est
capable de ne pas prendre pour argent comptant toute parole d'un médecin, il fait preuve de recul et
de jugeote, mais l'affirmation lui manque quelque peu.
III- Remise en cause brutale l. 20 à 28 :
 La rudesse d'Argan
Argan montre ouvertement sa stupéfaction en reprenant exactement les six derniers mots de la
réplique précédant la sienne dans une question posée sans outil interrogatif : il ne croit pas les dires
du médecin. Par ailleurs, il ne prend même pas la peine de raccompagner le médecin avec une fausse
excuse (Argan est en état de le raccompagner). Ce manque de correction élémentaire montre bien
qu'Argan est déçu par ce médecin et qu'il ne le prend pas au sérieux.
Son attitude ici contraste fort avec la pompe et la cérémonie qu'il déploie pour s'adresser à Purgon,
Diafoirus etc. Changement d'attitude clair.
 Argan tient tête à Béralde
Beralde ne tarit pas d'éloges : adj attribut « habile » renforcé doublement par adverbes « fort » et «
vraiment » l. 24 + l. 26 adj épithète « grands ». On voit toute son admiration.
Argan réitère « oui, mais » : il n'ose pas dire ouvertement son désaccord pourtant il donne son opinion
par une litote: pour lui, l'examen a été trop rapide, «un peu bien vite. B se veut rassurant et dit une
généralité : pronom indéfini « tous » + présent de vérité générale. Ici, B rédige presque une maxime.
B poursuit son stratagème jusqu’à ce qu’Argan ose petit à petit formuler des critiques contre un
médecin, une révolution pour lui !
 L’indignation du malade imaginaire
La dernière réplique d'A comprend deux phrases exclamatives qui témoignent de sa
stupéfaction et de son agacement ; il répète le diagnostic comme s'il n'y croyait
pas. Avec l’emploi ironique de l'adj épithète « belle » Argan montre implicitement le peu de crédit qu'il
accorde à ce médecin. Les termes « borgne » et « manchot » qui closent la scène ont leur signification :
Argan se rend compte de l'état dans lequel il serait. Ces phrases montrent qu'il trouve les
recommandations du docteur ridicules. Finalement, A accepte son état de santé qui est correct et
refuse de subir des traitements violents pour soit disant « aller » mieux. Dans la bouche d'un
hypocondriaque « j'aime bien mieux qu'il ne se porte pas si bien » est un vif succès. Le plan de B et T a
fonctionné : A a ôté un médecin du piédestal et est prêt à ne plus se soigner à outrance.

Ici, le travestissement de Toinette a une double utilité : il fait rire (femme déguisée en homme,
références prosaïques...) et il dénonce les médecins en pointant du doigt leur ignorance et leur
vanité. Cet extrait répond parfaitement à l'adage latin ridendo mores castigat : le public, en
riant du faux médecin joué par Toinette, remet en question son rapport avec les médecins.
Autre intérêt du texte : une fois de plus, c'est la servante qui donne une leçon au maître.
Ouvertures possibles : 1) Acte II, scène 8 : sans se déguiser ni se travestir, Cléante emprunte
une identité, celle du professeur de musique (thème baroque) 2) Molière, avec cet échange tout
à fait incohérent entreT et A, semble en avance sur son temps : on croirait lire un extrait d'Ubu
roi (côté grotesque) ou de la Cantatrice chauve (réponses absurdes). La théorie du plagiat par
anticipation établie par Pierre Bayard serait applicable ici.

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