Malade Imaginaire-Texte 1
Malade Imaginaire-Texte 1
Malade Imaginaire-Texte 1
TOINETTE
Ignorantus, ignoranta, Ignorantum. Il faut boire votre vin pur, et, pour épaissir votre sang,
qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de
Hollande; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre
médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main; et je viendrai vous voir de
temps en temps, tandis que je serai en cette ville.
ARGAN
Vous m'obligerez beaucoup.
TOINETTE
Que diantre faites-vous de ce bras-là?
ARGAN
Comment?
TOINETTE
Voilà un bras que je me ferais couper tout à l'heure, si j'étais que de vous.
ARGAN
Et pourquoi?
TOINETTE
Ne voyez-vous pas qu'il tire à soi toute la nourriture, et qu'il empêche ce côté-là de profiter?
ARGAN
Oui; mais j'ai besoin de mon bras.
TOINETTE
Vous avez là aussi un oeil droit que je me ferais crever, si j'étais à votre place.
ARGAN
Crever un oeil?
TOINETTE
Ne voyez-vous pas qu'il incommode l'autre, et lui dérobe sa nourriture? Croyez-moi, faites-
vous-le crever au plus tôt: vous en verrez plus clair de l’œil gauche.
ARGAN
Cela n'est pas pressé.
TOINETTE
Adieu. Je suis fâché de vous quitter si tôt; mais il faut que je me trouve à une grande
consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier.
ARGAN
Pour un homme qui mourut hier?
TOINETTE
Oui: pour aviser et voir ce qu'il aurait fallu lui faire pour le guérir. Jusqu'au revoir.
ARGAN
Vous savez que les malades ne reconduisent point.
BERALDE
Voilà un médecin, vraiment, qui paraît fort habile!
ARGAN
Oui; mais il va un peu bien vite.
BERALDE
Tous les grands médecins sont comme cela.
ARGAN
Me couper un bras et me crever un oeil, afin que l'autre se porte mieux! J'aime bien mieux
qu'il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot !
Molière est l’un des plus grands hommes de théâtres français du XVIIe siècle car il est à la fois
dramaturge, metteur en scène, directeur de troupe et acteur. Toutefois, Molière fait polémique.
En effet, il casse les codes du théâtre comique en le modernisant et en dénonçant les vices et
passions excessives qui sont contraires à la conception de l’homme idéal de l’âge classique. En
effet, le théâtre classique était bien réglementé, car il était particulièrement apprécié par le roi,
Louis XIV. Celui-ci ne pouvait pas dissocier la religion et la littérature, ce qui entraînait la
censure de tout auteur dont les œuvres défiaient la religion chrétienne.
Dans son œuvre Le Malade imaginaire, publié en 1673, Molière aborde le sujet de l’hypocondrie
à travers le personnage d’Argan, un hypocondriaque qui veut imposer à sa fille Angélique un
mariage d’intérêt avec un jeune médecin arrogant et ridicule dans l’intention de réduire ses
frais médicaux. Notre extrait se situe dans l'acte III, scène 10, un peu avant le dénouement :
Toinette et Béralde, afin de convaincre Argan de l'ignorance des médecins, imaginent un
stratagème : la servante se déguise en médecin et examine son maître, quitte à l'effrayer
quelque peu.
En quoi le travestissement de Toinette sert-il les registres comiques et polémiques ? Nous
étudierons d'abord l'originalité de ce médecin, puis nous expliquerons en quoi ses diagnostics
sont absurdes et nous terminerons par la remise en cause brutale à la fin de l'extrait.
Ici, le travestissement de Toinette a une double utilité : il fait rire (femme déguisée en homme,
références prosaïques...) et il dénonce les médecins en pointant du doigt leur ignorance et leur
vanité. Cet extrait répond parfaitement à l'adage latin ridendo mores castigat : le public, en
riant du faux médecin joué par Toinette, remet en question son rapport avec les médecins.
Autre intérêt du texte : une fois de plus, c'est la servante qui donne une leçon au maître.
Ouvertures possibles : 1) Acte II, scène 8 : sans se déguiser ni se travestir, Cléante emprunte
une identité, celle du professeur de musique (thème baroque) 2) Molière, avec cet échange tout
à fait incohérent entreT et A, semble en avance sur son temps : on croirait lire un extrait d'Ubu
roi (côté grotesque) ou de la Cantatrice chauve (réponses absurdes). La théorie du plagiat par
anticipation établie par Pierre Bayard serait applicable ici.