Tribalisme Politique
Tribalisme Politique
Tribalisme Politique
LONSDALE
Ethnicité, morale
et tribalisme politique (1)
rieure (5). Cet article cherche à montrer, au moins pour le cas des
)>
Kikouyous du Kenya (mais pas seulement pour eux) que les nombreuses
voix internes de l’ethnicité contredisent la vision unanimiste 1) si sou-
(<
le langage du politique par le bas, dès lors que l’on dispose des sources
permettant d‘isoler l’ethnicité des projets extérieurs des politiciens (6).
Pour clarifier le débat, je considère l’ethnicité comme un fait social
global, qui présente peut-être d’autant plus ce caractère que nous som-
mes dans une période de globalisation.
Jusqu’à très récemment, les Occidentaux qui étudiaient l’Afrique fai-
saient montre d‘une certaine réticence à évoquer l’ethnicité à propos de
ce continent, de peur d‘alimenter les préjugés raciaux de leurs lecteurs.
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ETHNICITÉ, M O R A L E E T TRIBALISME POLITIQUE
(1) L’article qui suit est une version & T.Ranger (eds.), The Invention of Tradi-
retravaillée de l’article du même titre publié tion, Cambridge, 1983, et T. Ranger &
dans I’. Kaarsholm & J. Hultin (eds.), I?tven- O. Vaughan (eds.), Legitimacy and the State
tions and Boundaries,: Historical and Anclrro- in Twencieclr-centiiy Africa (Londres, 1993).
pologìcal Approaches to the Study of Etlr?zicity (6) J. Lonsdale, U African pasts in Africa’s
and Natioxalism, Roskilde University, Insti- futureu, in B. Berman ¿? J. Lonsdale,
tute of Development Studies, 1994, Udrappy VaZley (Londres, 1992), p. 211. Un
pp. 131-50, Occasional Paper II. décodage particulièrement difficile dans le cas
(2) P. Chabal, Power in Africa : an Essay de l’Afrique du Sud : voir S. Marks, Black((
in Political Interpretation, Londres, 1992 & and white nationalisms in South Africa : a
1994, pp. 93-94. comparative perspective in Kaarsholm &
)),
(3) J.-F. Bayart, L’Étut en Afrique : la Hultin, Inventions and Boutidanis, p. 128.
politique du ventre, Paris, 1989, p. 69. Sur l’illusion unanimiste n, voir P.Houn-
((
important The Creation of Tribalism in Sou- his Five Plays, Londres et Ibadan, 1964.
tlzern Africu, Londres, Berkeley et Los Ange- Voir C. Lentz, Home, death and lea-
les, 1989. L’historien T.Ranger a, depuis dix dership : discourses of an educated elite from
ans, évolué d’une position plus extérieure
(( )) north-westem Ghana D,Social Anthmpology 2,
de l’ethnicité à une position plus inté- (( 2 (1994), 149-169.
rieure D. Voir ses écrits dans E. Hobsbawm
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ETHNICITÉ, MORALE E T TRIBALISME PQLITIQUE
d’être remis au goût du jour. Chaque point de vue se fonde sur des pré-
misses Wérentes, non seulement en ce qui concerne les racines de l’affir-
mation ethnique mais encore quant auy contextes économiques et sociaux
de sa politisation. A des fins de clarté, j’utiliserai dans cet exposé eth-
((
utilisation politique par un groupe dans sa lutte avec les autres groupes.
La première nous accompagne à chaque instant : c’est elle qui fait de
nous des êtres moraux et partant, sociaux. Le deuxième est tributaire des
intentions et du contexte politiques. Loin de fournir une explication pour
tous les conflits qui affectent l’Afrique, le tribalisme politique doit sans
cesse être expliqué.
Historiographie de la (a tribu B)
des cherclieurs non marxistes considérait de façon très optimiste que les
tribus étaient une reIique de la vieille Afrique. Les universitaires pensaient
que l’Afrique précoloniale avait été un territoire peuplé de tribus. L’unité
de chacune étant assurée par son langage, ses moyens de subsistance, son
système de parenté, sa chefferie, ses pratiques culturelles et ses coutu-
mes religieuses. Tout cela les rendait différentes les unes des autres, un
peu à la manière des boules de billard américain. On pensait que ces
valeurs originelles et prémodernes, devenues réactionnaires de nos jours,
allaient forcément perdre de leur force à mesure que les Africains adop-
teraient de plus vastes ambitions nationalles Leur identité serait à coup
(( )).
ceux qui avaient été détribalisés : ils avaient abandonné la petite identité,
aujourd‘hui racornie, dont ils avaient hérité, pour prendre leur place dans
le vaste monde. Les Africains avaient vécu en tribus, ils devenaient main-
tenant des. citoyens. L’assimilation identitair: était devenue une commo-
dité sociale, politique, voire culturelle. Les Etats africains seraient, et il
faudrait qu’ils le soient, des melting pots culturels (7).
Les tenants de la théorie de la modernisation partaient donc du prin-
cipe que l’ethnicité était plus forte chez ceux qui avaient le moins évo-
lué. Les nationalistes africains, moins neutres, y voyaient une trahison :
((tribaliste était l’insulte politique universelle. De nos jours, cependant,
))
on voit bien que les prémisses de cette théorie étaient fausses, car elles
étaient fondées SUT une compréhension. superficielle de l’identité sociale.
(7) Voir en particulier, J. Coleman et
C . G. Rosberg (eds), Political Parties and
National btegration, Berkeley Sr Los Ange-
les, 1964.
1O0
J. L O N S D A L E
un mouvement antinationaliste D, alors que, dans les faits, dans les deux
((
(8) Georges Balandier, SocioZogi2 actueZle (9) Paraphrase d’une citation de Kwame
de l’Afrique noire, Paris, 1955. Nkrumah que je tiens du professeur Beth-
well Ogot.
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ETHNICITE, M O R A L E E T TRIBALISME POLITIQUE
(10) Ndtr. En français dans le texte. gaizyika, Cambridge, 1959, ch. 10. T.O. Ran-
(11) Pour des point de vue differents, ger, The Inventioiz of Tribalisiiz in Ziinbabwe,
voir J. Iliffe, A Modem History of Tan- Gweru, 1985.
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J. LONSDALE
103
ETHNICITÉ, MORALE E T TRIBALISME POLITIQUE
chacun avec ses aptitudes, et sa propre économie morale >), ou son appré-
((
(14)Nous devons à J.-L.Amselle, Log‘- doute la plus intéressante Ztude de fond sur
pes métisses : Anthropologie de l’identité en le sujet.
Afnque et ailleurs, Paris, 1990, ce qui est sans
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J. LONSDALE
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ETHNICITÉ, M O R A L E E T TRIBALISME POLITIQUE
que dans la formation des classes sociales. On voit bien, maintenant, que
la formation de classe, en quelque lieu que ce soit, est un processus qu’on
ne peut appréhender intellectuellement (et juger moralement) qu’en se réfé-
(15) Ce paragraphe est le résumé du pour Unhappy Valley Coiifrct in Kenya aiid
thème de ma contribution SUT (i The Moral Africa, Londres, 1992.
Economy of the Mau Mau u, pp. 265-504,
106
3.LONSDALE
rant à une économie morale antérieure qui (il faut bien l’imaginer) devait
présider aux politiques de bonne réputation. Tant la bourgeoisie africaine
en ascension que les pauvres, qui avaient toutes les peines à sauver les
apparences, ont lutté pour conserver leur honneur, pour qu’on ne les juge
ni comme des exploiteurs sans scrupules, pour les uns, ni comme des
propres-à-rien oisifs, pour les autres. La lutte des classes en Afrique fut
en fait une série de combats qu’il faut se garder de considérer comme
des intérêts catégoriels socialement isolés (et, par là, amoraux) mais au
contraire comme une lutte pour demeurer des membres respectés d’une
société normative, qui s’était maintenant constituée sur des bases ethni-
ques. Loin d’être une ((fausse conscieuce l’affirmation ethnique est le
)),
pris les armes contre d‘autres Kikouyous pour établir qui étaient le mieux
à même de repousser les Anglais hors du Kenya.
Jusqu’ici, dans mon argumentation, j ’ai considéré que l’ethnicité a été
créée pour être un laboratoire de débats, même s’ils doivent conduire à
des violences intestines. Cela nous la rend, une fois encore, non point
exotique, mais familière. Après tout, toutes les nations européennes ont
connu leurs guerres civiles, dans lesquelles l’Anglais a tué l’Anglais, le
Français a tué le Français, l’Allemand, l’Allemand, etc.., au cours de leurs
affrontements pour établir le meilleur moyen d‘exprimer la vertu ethni-
que au gouvernement.
Mais, au stade ultime de cet essai sur l’invention moderne des tri-
bus d‘Afrique, surgit la vraie tragédie, le moment où un argument poli-
tique de principe se traduit dans les faits par une absence de scrupules
sectaire. Dans l’arène politique, où n’existent aucune tradition indigène
pour engager la responsabilité du pouvoir, de précédent quant à la con-
duite à tenir, et par conséquent, pas de limites à son utilisation, le suc-
cès électora1 dépend d’un matelas de votes une base électorale qui
(( )),
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ETHNICITÉ, MORALE ET TRIBALISME POLITIQUE
La querelle de la forêt
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3.L ONSDALE
((c’est dans son foyer que se forge l’âme d’un boil chef ; et, étant donné
))
qu’il est le père, dans l’idéal polygame, d’une famille qui s’agrandit, 012 ((
s’attend à ce qu’il accomplisse sur uiie plus grande échelle et dans l’intérêt
de la communauté dans son ensemble, ce qu’il sait faire pour le cercle fami-
lial B (17). Cependant, Kenyatta n’est pas allé aussi loin qu’il aurait pu :
il n’a pas exploré la contradiction qui est au cœur de la pensée kikouyou
et qui donne un aspect si étroitement local à sa conception de la vertu
civique. I1 a omis de citer le proverbe qui établit les limites de l’autorité
dans chaque maison : Personne ne saurait fermer la porte de la case d’un
((
autre homme D ; chaque chef de famille doit être son propre maître et est
d’abord responsable devant les personnes dont il a la charge (18). I1 sem-
ble que Mathenge s’en soit souvenu et que Kimathi, comme Kenyatta,
l’ait oublié.
En choisissant ce nom, les illettrés des riigi ont donc signifié que le
(17) J. Kenyatta, Facing Mount Kenya, (18) G. Barra (ed.), 1000 Kikuyu proueubs,
Londres, 1938, pp. 76, 175, 315. Nairobi, 1939, no 782.
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ETHNICITÉ, MORALE E T TRIBALISME POLITIQUE
fondement de leur opposition aux chefs mau mau, issus, eux, de l’école
des missionnaires, résidait dans la question de l’autorité. Les combattants
de la forêt avaient besoin de l’autorité; ils étaient obsédés par ce qui
semble être une hiérarchie inadaptée des grades : maréchal, général, colonel
et ainsi de suite. Si elle est essentielle au fonctionnement de grandes for-
ces armées, cette structure hiérarchique semble, en revanche, être une
gêne pour de petites sections mobiles, possédant leurs propres sources
de recrutement et d‘approvisionnement, dont les lignes de communica-
tion fonctionnent mal et qui ont besoin d’avoir une autonomie de déci-
sion pour être en mesure de répondre aux problèmes tactiques posés par
les luttes politiques intestines qui agitent leur campagne natale. Mais il
s’agissait, plus largement, d’une guerre politique. Les Mau Mau se bat-
taient village par village, mais l’ennemi principal était le pouvoir colo-
nial. Des petits groupes, circulant à pied, avaient un avantage tactique
sur les bataillons anglais dans leurs camions, mais ils perdirent tout espoir
d‘entreprendre une action concertée. C’est avec l’idée de combler le fossé
qui séparait une tactique de guérilla disséminée d’une stratégie politique
unifiée que les chefs mau mau multiplièrent les grades. Cependant, il
s’agissait plus d’une réponse symbolique que d‘une solution opératoire.
La division entre Parlement et riigi montre clairement à quel point on
n’était pas parvenu à résoudre le problème de la responsabilité locale,
ou sociale, d’un pouvoir politique plus étendu, en respectant les canons
de l’ethnicité morale.
Les partisans de Kimathi au Parlement et ceux de Mathenge dans
les ri@ étaient d‘accord sur un point : l’autorité politique devait s’appuyer
sur la vertu civique révélée par l’accomplissement personnel. Appartenant
à une société agraire, le Kikouyou, à l’instar des membres d’autres socié-
tés préindustrielles dans le monde, n’avait guère d’autre solution que de
voir sa réalisation personnelle publiquement reconnue. Le chef de famille
pouvait bien être celui qui avait seul la charge de fermer la porte de
la case, celle-ci avait, de toute façon, été construite avec l’aide du clan
et des hommes de sa classe d’âge. En outre, il avait aussi payé le clan
du père de la femme que sa case abritait, en échange de la valeur de
praduction et de reproduction que celle-ci représentait. Tous les combat-
tants de la forêt étaient d’accord avec Kenyatta, et avec tant d’autres
anciens avant lui, pour considérer que c’était là les fondations privées
de la vertu civique. En revanche, ils s’opposaient sur la définition de
l’accomplissement personnel et sur l’étendue des pouvoirs auxquels il don-
nait droit.
Les riigi ne trouvaient rien à redire aux propos de Karari Njama, un
proche collaborateur de Kimathi, lorsqu’il affirmait que les actes démon-
((
trent les capacités )).En revanche, ils s’élevaient contre son interprétation
de la sagesse contenue dans le proverbe (( il serait aussi d;ff;cile pour des
illettrés de diriger des personnes instruites que pour un aveugle de diriger des
personnes n’ayant pas perdu la vue )) (19). Les riì@ développèrent cinq lignes
(19) D.B. Barnett et K. Njama, Mau Parlement ; néanmoins, le fait qu’il ait fina-
MQNfrom within, Londres, 1967, pp. 395, lement quitté Kimathi, le leader autocrate,
398. On peut regretter que les seuls éléments pour rejoindre le populaire Mathenge, bien
permettant une analyse en profondeur de la qu’il fiìt à ses yeux indolent et inefficace,
division entre le Parlement et les riigi pro- renforce quelque peu sa crédibilité
viennent de Karari Njama, le secrétaire du @p. 480-481).
110
J. LONSDALE
d‘attaque pour contester l’autorité de ceux qui savaient lire. Pour eux,
les gens instruits manquaient de courage, n’étaient pas sûrs de leur iden-
tité ethnique, faisaient fi des règles afferentes à la réputation, et n’avaient
aucun respect pour le travail ni pour une morale politique fondée sur
la religion. C’était une liste de griefs d’une importance considérable. Ils
mettaient tous en question la responsabilité des leaders au regard des cri-
tères de l’ethnicité morale (20). Ce débat a fini de briser la cohésion des
Mau Mau, déjà très fragile, autant qu’il a participé à enlever toute légi-
timité aux Etats africains.
Le premier grief a souvent été repris par les historiens radicaux (( ))
sée des affaires c e ses administrés. Trop ancré dans une logique d’admi-
nistration de l’Etat, cet argument ne pouvait satisfaire Mathenge. Loin
d’être désintéressé, Kimathi était, à ses yeux, en train de priver d‘autres
hommes de leur droit à organiser leur foyer et à fermer leur riigi. Rap-
pelant à Njama le principe fondamental de la politique kikouyou, il
s’exclama : ((Je suis bien placé pour savoir que tout part de la maison B.
On ne peut pas trouver les lauriers (du succès) en suivant les chemins
((
un boil chef D (22). Les régions auprès desquelles les chefs des ri@ avaient
engagé leur responsabilité examinaient la vertu d’un œil particulièrement
acéré, en revanche, aux yeux de Kahiu-Itina, la mollesse avec laquelle
le Parlement acceptait la direction autocrate de Kimathi, laissait penser
que le pouvoir n’était pas trop regardant sur la moralité. Les riz@ du
(20) On trouve aussi au cœur de la cri- (21) Voir les critiques formulées par
tique des riigz’ une certaine conception des Mathenge et deux autres chefs des riigi, les
rapports entre les sexes ;j’en ai parlé ailleurs, généraux Kmbo et Kahiu-Itina, in ibid.,
mais, pour nombre de ses opposants (hom- pp. 336, 397, 471.
mes), le plus grave défaut de Kmathi rési- (22) Ibid., pp. 394-396, 399, 453, 481.
dait dans son exploitation de la femme.
111
ETHNICITÉ, M O R A L E ET TRIBALISME POLITIQUE
de Kiinathi x (23), de la même façon que les riigi personnels avaient pour
fonction, aussi bien d’assurer la sécurité du foyer que de garantir son
autonomie morale. Ironie de l’histoire, c’est cette même exigence d’une
vertu civique, reconnue d’homme à homme, au niveau local, qui avait
été à la base des objections émises, quelque temps auparavant, par les
loyalistes 1) kikouyous à l’encontre des prétentions des Mau Mau à assu-
((
dant comment subvenir à ses besoins... La lance n’est plus nécessaire, la plume
l’a remplacée. Car l’ennemi aujourd’hui nous combat par les mots D. Njama
niait aussi qu’il fallût être traditionaliste pour conserver son identité eth-
nique. I1 fallait que les Mau Mau aient la liberté de choisir de prendre
le meilleur et de rejeter le moins bon tant dans leur propre culture que
dans celle de l’homme blanc. Autant par besoin de justification histori-
que que par nécessité polémique, Njama fit observer : Chaque généra- <(
tiofi crée ses propres coutumes, invente ses chants et ses danses, établit ses
règlements et ses lois, et tout cela disparaît de sa belle mort lorsque passe
cette génération N (25). I1 aurait pu faire remarquer, tout aussi justement,
que les Kikouyous modernes avaient sans doute une conception des tra-
ditions plus cohérentes que leurs ancêtres, précisément parce que, dans
son désir d’éviter l’ostracisme, la première génération de lecteurs 1) avait
((
pris grand soin de retranscrire la coutume (de plus, dans une langue nor-
malisée) et non de la trahir ; le plus bel exemple en étant Jomo Kenyatta
avec son ouvrage ethnographique et patriotique, Facing Mount Kenya.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire dans un cadre plus général, pour
les Kikouyous, dans leur ensemble, le fait d‘être instruit a permis de con-
vertir les aspirations individuelles à la vertu civique en un sens de l’eth-
nicité morale. L’accès à l’éducation leur a donné l’occasion de se conce-
voir en tant que groupe ethnique.
Cependant, au cœur de la querelle de la forêt, on trouve la réfuta-
tion par les intellectuels de l’affïmation des riig’ que le pouvoir était fondé
par la réputation personnelle à l’intérieur d‘une petite communauté morale.
Kimathi et Njama rétorquèrent que leurs adversaires, loin de se préoccu-
per de rendre des comptes, étaient des égoïstes et des sectaires qui atti-
saient les jalousies et les luttes de clans parce qu’ils manquaient eux-mêmes
de mérites personnels. Plaidant pour leur paroisse, ils mirent en avant
que gouverner était un art qu’on acquérait par un travail acharné, par
(23) Ibid., pp. 401, 471. Dans les temps (24) J. Lonsdale, The Moral Economy of
anciens les itungati étaient les guerriers expé- Mau Mau, pp. 436-437.
rimentés qui assuraient l’arrière-garde. Ce (25) Barnett et Njama, Mau Mau from
terme possède aussi des connotations de rap- Wichin, pp. 239, 337.
ports de vassalité.
112
J. LONSDALE
faveur. Un vrai chef était un N homme aux bonnes idées Avoir de la )).
ses pairs avant de l’être devant ses partisans. S’il avait débattu dans l’arène
plus vaste du débat panethnique, on peut supposer qu’il aurait condamné
le tribalisme politique.
Les conceptions de Njama amenèrent les hommes du Parlement à en
appeler à un système de nomination plutôt qu’aux élections lorsqu’il y
aurait un poste à pourvoir, en partant du principe que le succès électo-
ral dépendait soit de la popularit4 soit d’une propagalide mensongère et pas
((
du mérite )>. C’est le genre d'argument que l’on retrouvera plus tard à
la base des conflits entre partis et Etats pour la conquête des sociétés
postcoloniales. I1 fallut que ce soit un des chefs des riì@, le général Kimbo,
qui se fasse l’avocat du multipartisme, longtemps avant que le terme ne
devienne le slogan des partisans du renouveau africain. Lorsque Njama
tenta de le persuader qu’il serait préférable de critiquer le Parlement de
l’intérieur, plutôt que de rejoindre l’opposition extérieure, Kimbo rétor-
qua que c’était des propos bien na33 : car, la critique créait des inimi-
tiés, or, à l’intérieur de son parti, quelqu’un qui a une position critique
n’a personne pour le défendre (et donc, aucune chance d‘être entendu) ;
((mais un ennemi d’un autre parti sera défendu par ses amis politi-
ques D (28). Les Mau Mau se sont donc divisés sur la question qui est
à la base de toute politique multiculturelle, et pas seulement en Afrique :
l’égalité entre les citoyens est-elle mieux assurée par desc institutions qui
se plient aux exigences supérieures de la neutralité de l’Etat, ou bien ces
institutions doivent-elles reconnaître les particularismes culturels à l’inté-
rieur desquels les individus deviennent des êtres sociaux ? Même s’il a
eu lieu dans le cadre limité de la forêt, c’est bien ce problème qui est
à la base du conflit entre le Parlement et les riigi.
A première vue, le point de divergence suivant entre nos deux prota-
gonistes est davantage centré sur l’étendue du pouvoir que sur les origi-
(26) Ibid., pp. 396, 445, 451. (28) Ibid., pp. 401, 415.
(27) Ibid., pp. 165, 299-300, 397-9, 443.
113
ETHNICITÉ, M O R A L E E T TRIBALISME POLITIQUE
!
que, après la victoire, les terres es Blancs seraient distribuées à ses offi-
ciers en lieu et place des retrait s. Néanmoins, au cours de l’année, on
vit le général Kimbo se faire 1’ ocat de la thèse selon laquelle les pre-
miers bénéficiaires des terres de a vallée du Rift devraient être les com-
battants qui, comme lui, avaie t travaillé dans les fermes des Blancs
comme squatters n, certains depuis deux générations. Leur travail, que
((
i
charrue n’avait jamais labouré es terres.
Enfin, le dernier point de lvergence entre le Parlement et les riigi
est plus complexe et moins faci ement formulé, sans doute parce qu’il
a un fondement religieux, et do c touche au plus profond de l’autorité
morale. Kahiu-Itina accusait ses dversaires instruits d‘avoir la tête pleine
de l’enseignement des missionnaires blancs qui haïssaient tout ce qui venait
des Kikouyous. Dès lors ils se sentaient libres d’utiliser leurs partisans
illettrés comme i(des murs de pierres N derrière lesquels ils pouvaient s’abri-
ter pour tirer des plans et construire un avenir d‘où seraient exclus ceux-là
mêmes qui les protégeaient. Ici encore, c’est la responsabilité politique
ou son absence qui sont au cœur de ce qu’on aurait, en d’autres liem,
appelé lutte de classe. Vers la fin de l’année 1954, Njama se trouva con-
fronté à une autre source de contrariété : il se propageait des idées sub-
versives, qu’il mit au compte des chefs koinerera (bandits opportunistes
plutôt que personne qui lutte pour des principes), mais qui auraient pu
tout aussi bien émaner de ceux qui allaient bientôt se déclarer riigi. On
entendait donc que les tâches domestiques assurées au bénéfice des chefs,
à savoir les corvées quotidiennes du soldat, relevaient de l’esclavage D.
((
I
jamais eux-mêmes de feu, et pourt nt, ils connaissaient la gloire... la vérita-
ble liberti, c’était l’égalité (de tous, dans un système où personne ne pouvait
imposer sa loi à autrui n. Njama écida que cette doctrine était trop dan-
gereuse pour être ignorée. Elle ontenait l’obligation morale de fermer
114
3. LONSDALE
ses propres riigi en face de périls extrêmes. I1 lui fallait réfuter cet anar-
chisme qui s’exprimait dans la pensée politique kikouyou, si l’on ne vou-
lait pas voir les chefs abandonnés par les itungati.
Il choisit d’attaquer la subversion à la racine en employant l’argu-
ment théologique. I1 s’employa à démontrer à un des chefs nive- ((
n’existait pas sur cette terre d‘égalité entre les personnes D. Les dissidents
répondirent, en utilisant un argument inconcevable jusque-là, que
l’homme était le maître de la terre et qu’il pouvait y apporter les aménage-
ments qui convenaient à ses désirs )>.La relation de cette querelle religieuse
est bien trop courte, cependant, il faut rapporter ici, que, dans les jours
qui suivirent, les convictions de Njama furent renforcées car il survécut
à un bombardement des Britanniques par la seule force de la prière, alors
que les niveleurs dont la foi n’était pas profonde, s’étaient enfuis pour
(( )),
115