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Rock Folk 2024 06 FR

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THE BEACH BOYS

SURF AND DESTROY


BRUCE
SPRINGSTEEN
••• STEVE ALBINI
DUANE EDDY
LOU REED
POKEY LAFARGE DICKEY BETTS
GERARD MANSET
RICHARD HAWLEY
MES DISQUES A MOI
JAY ALANSKI
HA THE UNCLEAR
GRANDADDY
SHANNON
& THE CLAMS
L 19766 - 682 H - F: 6,90 € - RD

JUIN 2024
N°682 / 6,90 €
MENSUEL
BEL 7,80 €
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SUISSE 11,70 CHF
PORTUGAL CONT 7,90 €
ITALIE 7,90 €
ESPAGNE 7,90 €
CAN 11,90 $ CAN
DOM 7,80 €
NCAL(S) 1030 XPF
ILE MAURICE 7,80 €
Edito

Disney(lala)land
Les Beach Boys ont deux visages. Au moins.
Celui de deux Amériques. Celle de leurs débuts, des années soixante
et des suivantes. Jusqu’à celle d’aujourd’hui. La figure glabre,
les cheveux bien peignés et les visages mafflus et barbus, les
ventres défaits et les chemises criardes. Casquette de baseball
incluse. “Make America Great Again!” brodé dessus ? Pas loin.
Le groupe de l’Amérique, comme ils se proclament. Oui.
L’Amérique des années soixante où ils débutèrent, comme tant.
Celle d’un Président glabre et aux cheveux bien peignés.
L’Amérique de la conquête spatiale, ses mouvements des
droits civiques, sa contre-culture, son amour, sa liberté mais
sa guerre aussi. Son été de l’amour. Sa musique… Celle des
Beach Boys, aux références doo-wop et au look encore un peu fifties.
Ringardisés par l’arrivée massive de groupes anglais, mais
trouvant dans la rivalité avec les Beatles une raison d’être,
poussant leur musique pop vers des sommets rarement égalés.
Mais derrière les harmonies à cinq voix se nouait un drame.
Une autre Amérique.
La fin des rêves de progrès et d’égalité.
La violence des gangs, les ordis personnels qui
déboulent, la malbouffe qui prospère et la guerre
froide qui ne se réchauffe pas pour l’Amérique.
Côté Beach Boys, conflits permanents,
pétages de plombs et autodestruction.
Les Wilson/ Love/ Jardine seront des champions en la matière.
Raflant des médailles dans toutes les catégories.
Ou comment du chaos naît la beauté.

Aujourd’hui, un documentaire sort sur Disney+.


Disney…
Inventeur d’un monde animé et manichéen ô combien.
Qui n’utilisa même pas la musique
des Beach Boys dans “Lilo Et Stitch”.
Américain, tellement.
Les Beach Boys sont-ils des méchants ou d’innocents chatons qui
chantent ? Des Bambi, des dalmatiens ou des Crochet, des Cruella ?
C’est l’histoire d’une famille. Comme les aime tant Disney.
Trois frères, leur cousin et leur meilleur pote. Un père tyrannique
qui maltraite ses fils, cogne l’aîné jusqu’à le rendre à moitié sourd.
Un frère cadet un peu dingo (on ne parle pas ici du fidèle
ami de Mickey), un cousin aux idées contraires, un génie
tourmenté qui s’enfonce dans une forme de réclusion.
Oasis et Kinks paraissent bien sages en comparaison.
On est loin d’un conte de fées.
La très dysfonctionnelle famille Wilson-Love occupe le terrain
depuis soixante ans. Une longévité rare dans l’histoire du rock.
Ils n’ont jamais été cool avec leurs chemisettes à rayures verticales
et leur obsession pour les planches qui glissent sur l’écume, les
plages avec des filles dessus et les bagnoles avec des filles dedans.
Cet été qui ne se terminerait jamais…
A l’heure où Brian Wilson vient d’être placé sous tutelle et
ne semble plus en mesure de grand-chose, voici leur histoire.
Générique de fin, feu d’artifice tiré au-dessus
du château de la Belle au bois dormant, laissant
dans un ciel de nuit des traînées lumineuses
sublimes comme en laisseront pour toujours
les mélodies merveilleuses des Beach Boys…
Une fin à la Disney, quoi.
VINCENT TANNIÈRES

JUIN 2024 R&F 003


Sommaire 682
Parution le 20 de chaque mois

Mes Disques A Moi


Alexandre Breton JAY ALANSKI 10
In Memoriam
Bertrand Bouard DICKEY BETTS 14

Photo Jim Herrington DR


Nicolas Ungemuth DUANE EDDY 16
Basile Farkas STEVE ALBINI 18
Tête d’affiche 20 Shannon & The Clams
Romain Burrel SHANNON & THE CLAMS 20
HA THE UNCLEAR 22
Eric Delsart

GRANDADDY 24
Jérôme Soligny

LAST TRAIN 26
H.M.

TONY TRUANT 28
Nicolas Ungemuth

LOU REED TRIBUTE 30


Jérôme Soligny

En vedette
Vianney G. RICHARD HAWLEY 32
Thomas E. Florin POKEY LAFARGE 38
Stan Cuesta GERARD MANSET 42
Story
Léonard Haddad BRUCE SPRINGSTEEN 48
www.rocknfolk.com En couverture
Basile Farkas et Eric Delsart THE BEACH BOYS 54
COUVERTURE PHOTO : MICHAEL OCHS ARCHIVES/ GETTY IMAGES 54 The Beach Boys
RUBRIQUES EDITO 003 COURRIER 006 TELEGRAMMES 008 DISQUE DU MOIS 063 DISQUES 064 REEDITIONS 072 REHAB’ 076 VINYLES 078
DISCOGRAPHISME 080 HIGHWAY 666 REVISITED 082 QUALITE FRANCE 083 ERUDIT ROCK 084 ET JUSTICE POUR TOUS 086 FILM DU MOIS 088
CINEMA 089 SERIE DU MOIS 091 IMAGES 092 BANDE DESSINEE 094 LIVRES 095 LIVE 096 PEU DE GENS LE SAVENT 098

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Courrier des lecteurs

Ego-trip hyperbolique
De l’art si radicalement opposée. Mais Le retour
d’être rock star ainsi en va-t-il du rock, un continuum de la censure
“Kurt Cobain, ange déchu le 5 avril 1994, organisé comme une succession de J’ai beau aimer les émotions fortes,
restera la dernière rock star”, écriviez- réactions à ce qui précède ? Avec en mais là, je le reconnais, je n’étais
vous dans l’édito du mois dernier. l’occurrence ici l’ombre (“die”) et la pas prêt. Dites, “trouver quelque chose
Je résume. Mais à la relire, la sentence lumière (“live”) — un astre éclairant la des Beatles chez Snoop Dogg”, il faut
semble incomplète. Aussi (permettez- face cachée de l’autre — pour sceller ce au moins le courage d’un commando
moi de me la péter cinq secondes récit tumultueux. Sans doute le dernier marine pour tenir ces propos au
pour vous faire cette suggestion extra- d’ailleurs. Les rock stars après ça n’en magazine dont les lecteurs vénèrent
vagante), n’aurait-il pas fallu écrire plutôt étant plus, cessant de faire les gros le quatuor. Je ne remets nullement en
“Kurt Cobain, ange déchu le 5 avril 1994, titres, d’être centrales ou incarnées, cause la sincérité de Marc Voinchet
restera la dernière rock star, la dernière… eu égard à cette gentrification culturelle ni son statut de musicologue avisé
jusqu’à l’apparition de Liam Gallagher impulsée par le cyber. De sorte que si et reconnu, mais sa déclaration a
le 10 avril (cf. “Supersonic”) de cette on reste suspendu à l’aura de Kurt semé un sacré pataquès chez nos
même année” ? L’apparition de Liam et Liam trente ans plus tard, toute aînés qui ont vécu les sixties. Je les
n’étant de ce point de vue pas dénuée de considération nostalgique mise à part, connais bien, dès que l’on touche à
pédagogie tant, par contraste avec Kurt, c’est que c’est quelque chose qu’on leurs précieux scarabées, ils ont la
il nous a montré que le fait d’être une ne peut, aujourd’hui, pas réfuter. pression artérielle à marée haute et
rock star impliquait déjà d’y consentir et SYD DIDEROU sont capables d’investir vos locaux
de jouer le jeu. A bien des égards, Liam pour protester du camouflet infligé
L’énigme de demeure ainsi le reflet contradictoire de au plus grand groupe de rock du
la page 110 Kurt. Un antagonisme. Certes éclairant. Syllogisme monde (si, si). Alors, la prochaine fois,
Dans votre numéro 681 de mai 2024, Liam ayant toujours prétendu être Mon cher Rock&Folk, compagnon de ne prenez aucun risque et censurez
je constate l’absence de la page 110. “fait pour ça”. Tandis que Kurt ne l’était route depuis 1972, j’ai une question à sans faiblesse ce type d’affirmation.
Vous ne nous vendez donc, en réalité que pas. Kurt chantant l’atrabilaire “I hate poser : suite à l’(excellent) article sur Vous éviterez les embrouilles !
115 pages au prix de 116 ! Néanmoins, je myself and I wanna die”, Liam l’antidoté Kurt, j’aimerais connaître la définition MÉFISTO
ne divulguerais pas cette arnaque si vous “I just want to live, I don’t want to die” de “rock star”. Selon toi, Brian Jones,
publiez un article, minimum quatre pages (cf. “Live Forever”). Ainsi, comment Jimi Hendrix, Jim Morrison, Janis
chacun, signé Stan Cuesta ou Patrick ne pas être interpelés de ce fait à l’idée Joplin, Kurt Cobain, Amy Winehouse Helvètes
Eudeline, sur les géniaux Procol Harum que des gars comme les Lemon Twigs, sont des rock stars mortes à 27 ans… underground
et Gérard Manset. A bon entendeur. qui eux-mêmes ont longtemps vécu dans ok, mais alors Paul McCartney, John Rectifions la réponse de Mr Terrasson
JOËL FERRIEU un sanctuaire Beatles, comme Liam, Lennon, Mick Jagger, Bruce Springsteen, sur les Aiglons, “des Français que
puissent s’être à un moment arrêtés Bob Dylan, Neil Young, Eric Clapton pour j’aimais bien”, ben voyons ! Dans votre
pour se dire, comme ils le révèlent ne citer que quelques-uns des plus incontournable question de la rubrique
Bouillant de culture quelques pages plus loin, “est-ce que ça connus, que sont-ils ? De simples Mes Disques A Moi, “Paul ou Mick ?”,
La question de Bernard Pivot : va parler à quelqu’un qui n’est pas dans businessmen, des songwriters, de il serait de bon ton de mettre quelques
pierres qui roulent ou scarabées ? ma propre tête ?”. Puisqu’en le lisant, vulgaires chanteurs… ? Voilà, si tu vérifications aux réponses données,
PATRICK MOALIC on se dit que ça, c’est précisément pouvais éclairer ma lanterne, je me sous peine de désinformation. Ce qui
quelque chose qui n’est sans doute coucherais ce soir un peu moins idiot. pourrait entraîner des répercussions
jamais arrivé à Liam, si c’est lui qu’on a ALAIN GILET sur l’IA qui ne serait plus alors en
Patriiiiiick toujours à l’esprit. Et pour cause. Quand mesure de savoir qui de la stalactite
Patrick Moalic ou comment se constituer la béance entre ce que Kurt avait en tête ou de la stalagmite descend ou monte.
une discothèque en écrivant deux lignes et ce qu’il vivait semblait pour ce dernier Dadaïsme Dans la réponse, si Ferre Grignard est
tous les mois. Chapeau l’artiste. insurmontable, Liam, lui, apparemment L’histoire de la fable de la grenouille bien belge, Les Aiglons, eux, n’ont
NICOLAS AUBREE imperturbable, donnait l’impression de et du dictateur est très intéressante, rien de français. En effet, il s’agit
traverser, sans s’arrêter, l’existence la mésaventure du musicien Jean-Yves bien d’un groupe suisse fondé
comme dans une transe immersive, Labat de Rossi en Ouganda et sa à Lausanne, dont l’instrumental
Une autre époque un ego-trip hyperbolique, une hypnose, rencontre avec le dictateur Idi Amin “Stalactite” est un succès qui va les
Dickey Betts disparu : souvenir de traversé de visions si transcendantes et Dada feraient un excellent sujet pour rendre célèbres, leur apportant une
“Jessica”, indicatif de “Pas De Panique” épatantes, et si souvent répétées, qu’il un film de cinéma. Bien qu’il y ait eu heure de gloire internationale. Et ils
de Claude Villers sur France Inter, pépite semblait les avoir intériorisées et être un précédent en 2006 avec “Le Dernier sont reconnus localement comme
du 33 tours “Brothers And Sisters” à la finalement devenu ce qu’il projetait, Roi D’Ecosse” de Kevin Macdonald, les premiers rockers helvétiques !
pochette magnifique. Souvenir de “Eat s’entichant de ce rôle qu’il avait en tête, même si l’acteur Forest Whitaker GÉRALD LE LAUSANNOIS
A Peach” que j’avais découvert en 1978, voilà, se hâtant de se confondre avec malgré tout son immense talent et une
au rez-de-chaussée de Beaubourg, cette image, cette version de lui-même excellente prestation, n’était pas assez
du temps où on pouvait choisir d’écouter avantageuse et de vaquer activement terrifiant pour incarner le très flippant
des vinyles au casque. Une autre époque à sa métamorphose. Fascinant de Idi Amin Dada. Quant au personnage Ecrivez à Rock&Folk,
dont, à juste titre, Chris Robinson dans constater ainsi comment Kurt et Liam, du docteur Nicholas Garrigan, interprété 12 rue Mozart,
92587 Clichy cedex
Rock&Folk d’avril souligne qu’elle les deux dernières rock stars mondiales, par le très bon James McAvoy, il était, ou par courriel à rock&folk@
ne revêt “plus la même importance et têtes de gondole des années 1990, ont et c’est bien dommage, un personnage editions-lariviere.com
autour des artistes ou des groupes rock”. articulé leur alternance avec un discours fictif créé par l’écrivain Giles Foden. Chaque publié reçoit un CD
DOMINIQUE ayant pour trame l’estime de soi JACKY SALAMO

006 R&F JUIN 2024


Télégrammes PAR YASMINE AOUDI

MICHKA ASSAYAS le batteur Peter Abbott,


Le journaliste publiera “Very Dan Auerbach (Black Keys)
Good Woodstock Trip” pour les et bien d’autres ont prêté main-
cinquante-cinq ans du mythique forte à l’élaboration de l’album
festival. Issu de sa série d’été posthume de l’homme en noir.
sur France Inter et incluant “Songwriter”, onze morceaux,
des textes inédits, l’ouvrage conçu à partir de reliquats
sera en librairie le 14 juin. enregistrés en 1993 supervisé
par John Carter Cash qui
BEATLES coproduit le disque avec
La version originale du David Ferguson, verra le
documentaire “Let It Be” jour le 28 juin prochain.
de Michael Lindsay-Hogg,
publiée en 1970, a été entièrement DEEP PURPLE
restaurée par les équipes de Avant la sortie de “=1” produit
Peter Jackson. Elle est visible par Bob Erzin et annoncée pour

Photo Mark Seliger-DR


pour la première fois depuis plus le 19 juillet, les légendes du hard
de cinquante ans sur Disney +. rock joueront dans l’Hexagone
en juin, à Toulouse au Zénith
BELLE AND SEBASTIAN le 17, à Nancy au Heavy Week
Après leur désistement en 2023 End le 22, et à Tilloloy au Elysian Fields
pour des raisons de santé, Festival Retro C Trop le 29.
les Britanniques prennent ELYSIAN FIELDS MAXWELL FARRINGTON
la route à travers nos régions. DIRTY THREE Le duo new-yorkais composé & LE SUPERHOMARD
Ils seront le 11 juin à Lyon En stand-by depuis 2012, de Jennifer Charles et Oren Les deux comparses
à l’Epicerie Moderne, et le groupe formé à Melbourne Bloedow, avec l’assistance joueront leur dernier-né,
le 12 à Nîmes au Paloma. par Warren Ellis, Mick Turner de Matthieu Lopez et “Please, Wait…”,
et Jim White reprend du Olivier Perez, revient à La Maroquinerie
JOHNNY CASH service le 28 juin avec avec un treizième opus, à Paris le 30 mai.
Le guitariste Marty Stuart, le très instrumental “Love “What The Thunder
le regretté bassiste Dave Roe, Changes Everything”. Said”, déjà disponible. HEAVY WEEK-END
Les 21, 22 et 23 juin,
six groupes emblématiques
de la scène hard rock et
heavy metal : Deep Purple,
Judas Priest, Alice Cooper,
Megadeth, Extreme et
Scorpions se succèderont sur
la scène du Nancy Open-Air.

ELTON JOHN
Christophe Delbrouck relate
la vie et la carrière artistique
de l’excentrique icône pop
dans le livre “Sir Elton –
L’Odysée Du Petit Reginald
Dwight”. 600 pages aux
éditions Erick Bonnier,
il sera en vente le 6 juin.

ROBERT JON & THE WRECK


Les mastodontes du blues-rock
sudiste s’apprêtent à dévoiler
“Red Moon Rising” le 28
juin prochain, sur le label
du guitariste Joe Bonamassa,
Journeyman Records.

MARSHALL
La nouvelle version du
casque Major V, offrant plus
de 100 heures d’autonomie
est disponible sur le site
Photo Daniel Boud-DR

marshall.com au prix de
149 euros. Quant aux
oreillettes Minor IV,
Dirty Three elles sont proposées
au prix de 129 euros.

008 R&F JUIN 2024


“There’s A Big Star Outside”,
produit par l’Anglais Bill
Ryder-Jones et renfermant
dix chansons, sera en
vente le 7 juin.

ALAN VEGA
“Insurrection”, album
posthume contenant onze
morceaux inédits tirés du
travail solo de l’ex-Suicide,
est annoncé pour le 31 mai.
Jusqu’au 27 juillet, la Galerie
Laurent Godin (Paris) mettra
à l’honneur, à travers
l’exposition Alan Vega —
Cesspool Saints, le travail
plastique de l’artiste, avec
Jared Artaud (The Vacant
Lots) en co-commissaire

Photo DR
Orville Peck sous la houlette de Liz
Lamere, compagne et
PAUL McCARTNEY & WINGS ORVILLE PECK SPIRITUALIZED partenaire musicale
Capté en 1974 aux studios Pour annoncer sa signature C’est au tour du sixième d’Alan Vega.
Abbey Road lors du tournage sur le label Warner, l’artiste album “Songs In A&E”, paru
d’un documentaire, le live country a dévoilé le single en 2008, période où le leader THOM YORKE
“One Hand Clapping”, “Cowboys Are Frequently, Jason Pierce était atteint d’une Le chanteur de Radiohead
longtemps piraté, bénéficiera Secretly Fond Of Each double pneumonie, de jouir s’est chargé de la BO du film
enfin d’une sortie officielle Other” (reprise de Ned d’une réédition dans le cadre dramatique italien “Confidenza”
en vinyle, CD et numérique. Sublette de 1981), sa de son projet The Spaceman de Daniele Luchetti.
Au total vingt-sept titres, première collaboration avec Reissue Program. Accompagnée La version digitale a vu le jour
mixés par Giles Martin et Willie Nelson. Il précédait de nouvelles illustrations, la le 26 avril, le CD et le vinyle
Steve Orchard en Dolby la sortie en version digitale version vinyle sera dans les sont attendus le 12 juillet.
Atmos, sortie le 14 juin. le 10 mai dernier de “Stampede, bacs le 21 juin prochain.
Vol 1”, qui contient des duos FRANK ZAPPA
MEGADETH avec Elton John, Allison SUM 41 Un nouveau live de près
Les Californiens adeptes Russell, Nathaniel Rateliff… Les Canadiens seront en de cinq heures contenant
de heavy metal prendront Le volume 2 suivra tête d’affiche de la deuxième de nombreux inédits et capté
d’assaut le Zénith de Paris prochainement. édition du Slam Dunk Festival le 23 juillet 1968, est annoncé.
le 19 juin prochain. de Lyon qui se tiendra à la Halle Au format coffret 3 CD,
POND Tony Garnier le 22 juin. 5 LP ou en édition vinyle
WILLIE NELSON Nick Allbrook, leader et chanteur 2 LP “Frank Zappa &
Pour son pique-nique du combo psychédélique ori- SWIM DEEP The Mothers Of Invention
annuel du 4 juillet ginaire de Perth (Australie), Le quintette d’indie pop a – Whisky A Go Go, 1968”
prochain qui aura lieu pour sortira le 21 juin son dixième terminé son quatrième album. sera disponible le 21 juin.
la première fois dans le album. “Stung!”, qui réunira
New Jersey au Freedom quatorze morceaux, lui
Mortgage Pavillon (Camden), a été inspiré en passant Condoléances
le Texan toujours flanqué la tondeuse chez un voisin. Steve Albini, John Barbata (batteur américain de pop et rock,
des siens a fait appel à Bob The Sentinals, CSNY), Dickey Betts, Mister Cee (DJ américain),
Dylan, Robert Plant, Alison TY SEGALL Roger Corman (cinéaste et producteur américain, “Le Masque De
Krauss, Mavis Staples… Le prolifique Californien La Mort Rouge”), Michael Cuscuna (producteur américain de jazz),
sera à La Rochelle (La Sirène) Gérald Duchemin dit Mag-ness (poète, slammeur et photographe
NOUVELLE VAGUE le 21 juin et à Paris (Elysée français), Duane Eddy, El Globos (dessinateur français, visuels du
Le 4 juin au Trianon Montmartre) le lendemain. Festival des Vieilles Charrues), Richard Horowitz (compositeur
de Paris, le groupe français américain de musiques de film), Steve Kille (bassiste américain,
qui revisite la new wave SPARKS Dead Meadow), Dege Legg (musicien, journaliste et écrivain américain
à la sauce bossa-nova, Le label Pale Wizard poursuit de folk, delta blues, Brother Dege, Santeria, Black Bayou Construkt),
interprétera entre autres sa série hommage “50 Years Mandisa (chanteuse américaine de gospel), Jean Musy (musicien,
sa dernière livraison, Later”, consacrée au duo compositeur et arrangeur français, Nino Ferrer), Graeme Naysmith
“Should I Stay Or Should formé par Ron et Russell (guitariste britannique, Pale Saints), Larry Page (chanteur, producteur
I Go?”, parue en février Mael, en célébrant le jubilé et manager britannique, The Kinks, The Troggs…), Mike Pinder
dernier pour les vingt ans de “Kimono My House” (1974). (musicien britannique, Moody Blues), Reita (musicien et bassiste
du projet conçu par Divers artistes de la scène japonais, The Gazette), David Sanborn (saxophoniste américain,
le producteur Marc Collin rock mondiale ont apporté leur Eric Clapton), Richard Tandy (musicien britannique, Electric Light
et feu Olivier Libaux. contribution à l’édition vinyle Orchestra), Tony Tuff (chanteur jamaïcain de reggae, African
limitée “Kimono My House – Brothers), Rico Wade (producteur américain de hip-hop, Outkast),
50 Years Later”. Déjà en vente. Max Werner (chanteur et batteur néerlandais de rock progressif, Kayak).

JUIN 2024 R&F 009


Mes disques à moi
“ça sonnait grandes ondes, j’adorais”

JAy ALANSKy
Qui, aujourd’hui, pour parler avec le même enchantement des Beatles,
de Paddy McAloon ou de Cloud rap ? Rien n’est perdu, il se trouve encore
des enthousiastes, go-betweens polymaniaques, dont Jay Alansky, fils spirituel
de Francis Scott Fitzgerald, perdu dans une époque qui lui doit énormément.
RECUEILLI PAR ALEXANDRE BRETON - PHOTOS MURIEL DELEPONT
AU MILIEU DE PILES DE LIVRES, DONT LA QUASI- le rock, mais il avait une boutique d’ins-
INTÉGRALITÉ DE L’EXÉGÈSE PROUSTIENNE, DE DVD, truments de musique rue Vivienne, et un
VINYLES ET CD EN PAGAILLE, JAY ALANSKY A LA FACONDE petit label de disques à compte d’auteur.
INFATIGABLE ET DANSANTE DES EXALTÉS. “J’aime l’idée Un jour, il m’a rapporté des disques de
qu’un artiste soit dépassé par ce qu’il fait.” Dépassés ? Nous Donovan qu’on lui avait livrés par erreur.
ne nous souhaitons pas mieux, au milieu d’une discographie- J’ai adoré, “Wear Your Love Like
dédale fascinante, entre productions impeccables pour d’autres Heaven”, “Mellow Yellow”, tout ça. Un
— Lio, Les Innocents, Jil Caplan, Marie-France etc. —, autre jour, c’était Nancy Sinatra, The
les siennes — de “Tendre Est La Nuit” (1980) à ces 167 titres, Association ou Eddie Cochran, dont
“The Pulverized Years”, patiemment assemblés sur Bandcamp j’étais fan. Ce sont d’abord les sixties qui
(un album de huit heures, donc !) — sans oublier quatre m’ont marqué, Elvis est venu plus tard,
livres, huit films, des clips, des expos photos, n’en jetez plus ! avec Buddy Holly, Gene Vincent. Avec
Sous différents avatars — A Reminiscent Drive, Bronzino, un copain qui adorait Gene, à la sortie de
sEYmour, Alansk.i ou .y —, notre hôte compte parmi ces la messe, on se prêtait des disques. Moi,
artistes contemporains aussi essentiels que discrets qui, pour j’en achetais très peu, n’ayant pas d’argent
notre bonheur, ont le sens tragique du grandiose. de poche. Enfin, j’avais un système : je
piquais tous les jours de l’argent dans
le porte-monnaie de ma mère et dans la
A la sortie de la messe poche de mon père. A la fin de la semaine,
ROCK&FOLK : Que ne trouve-t-on pas dans votre discothèque ? je me retrouvais avec quinze ou vingt
Jay Alansky : Rien ! Si, la chanson francs, et là j’achetais immédiatement un
française peut-être. Ça ne correspond disque chez Gibert. Il y a eu, comme ça,
pas à ma sensibilité, même si je peux “A Quick One” des Who, mon premier
reconnaître une chanson bien écrite. Il disque acheté. Je suis resté un obsédé.
y a bien “La Mémoire Et La Mer” de Léo J’achetais souvent sur les pochettes. A ce
Ferré, une chanson de Jacques Brel, mais propos, il y a eu une rencontre importante,
je n’aime pas du tout Georges Brassens. dans les années quatre-vingt, c’est Eyeless
Les émotions ne me touchent pas. C’est In Gaza, acheté à cause de la pochette et
lié à la France, à une certaine couleur du de “The Eyes Of Beautiful Losers”. “Caught In Flux” était aussi envoûtant
ciel, la ville, Paris, etc. Quand j’entends que du This Mortal Coil — qui, d’ailleurs, reprenaient sur l’album “It’ll
Barbara, j’ai juste envie de me flinguer. Mon environnement musical End In Tears”, “Holocaust” d’Alex Chilton dont j’adore “Thirteen”. Là
depuis que j’ai cinq ou six ans, c’est le rock’n’roll. J’étais enfant quand encore, un hommage parfait et tremblant au rock’n’roll et à ses illusions :
les Beatles ont sorti leur premier single. Le rock’n’roll a tout irrigué. “Rock And Roll Is Here To Stay”. Quand on sait qu’Eyeless In Gaza est
J’écoutais ça à la radio, m’endormais avec mon transistor. Le jour de sa le titre d’un livre d’Aldous Huxley qui a écrit “The Doors Of Perception”
sortie, sur Europe 1, passe “God Only Knows” des Beach Boys. Cela dont le groupe s’est inspiré pour trouver un nom ! Je pense aussi à Leonard
m’a bouleversé ! Pareil pour “Sgt. Pepper’s…”. En plus, ça sonnait Cohen, qui a écrit “The Beautiful Losers” dont je me suis inspiré.
grandes ondes, j’adorais ce son. Dans mon album de 2021, “Wine Bref, j’aime cette idée de constellations qui se forment sans cesse.
And Resurrection”, j’ai essayé de retrouver ce son lo-fi, qui viendrait
d’une radio lointaine. On passe devant un garage, un type répare sa R&F : Quand, dans les années soixante-dix, alors élève
voiture et on entend une chanson, comme ça, au loin. du lycée Voltaire, vous sortez “Season”, on perçoit déjà
l’influence prégnante de la folk et d’une pop ouvragée héritée
R&F : Quelle musique écoutait-on chez vous ? des sixties.
Jay Alansky : Mon père était éditeur de musique, il n’aimait pas du tout Jay Alansky : Oui, à l’époque, ce sont les Beatles, les Beach Boys,

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JUIN 2024 R&F 011
MES DISQUES A MOI JAy AlAnSky

“Un disque
avec le double album aux bouteilles de
Coca. Un choc esthétique, le contraire
du rhythm’n’blues dont les groupes

drogué, lumineux anglais que j’écoutais étaient fous. Le


Velvet, c’était trouble, étrange. Comme

et visionnaire”
avec Bob Dylan dans “Like A Rolling
Stone”. Le son, l’urgence, le lyrisme,
et puis les voix, de Dylan, de Bowie,
de Lou Reed ! Et Marc Bolan ! T. Rex,
Crosby, Stills, Nash & Young, Simon j’ai aimé dès 1968, avec “Debora”.
And Garfunkel, une espèce de folk où Puis, l’album de soixante-dix, “T.Rex”,
la mélodie est fondamentale. Lorsque, génial. De cette période, il y a aussi
enfant, j’entends les mélodies de Burt Sparks, qui ont traduit en anglais les
Bacharach — peut-être le plus grand chansons que j’avais écrites pour Lio.
mélodiste de tous les temps — comme Il y a un autre artiste que j’aimais
“What’s New Pussycat?”, chantée beaucoup, c’est Jobriath. “Creatures
par Tom Jones, je suis complètement Of The Streets”, son deuxième album
bouleversé. Dans les années soixante, de 1974, complètement décrié comme
les mélodies et les harmonies étaient du sous-Bowie, contient des chansons
très complexes et ça faisait des succès folles. Ce type à la voix nasillarde avait des harmonies incroyables.
énormes. Dans les années quatre- New-yorkais, gay, flamboyant, proustien même, au sens où c’est un
vingt, le groupe qui faisait le lien avec malade de réminiscences. Le glam a été très déterminant, jusque dans
Bacharach, dans la démarche harmo- la façon très maniérée de chanter qui venait de Lou Reed. Mon album
nique, l’attachement aux mélodies com- le plus électrique, “Our Secret Place”, de 1994, en est très marqué.
plexes et en même temps immédiates,
c’était Prefab Sprout. Je pense notamment R&F : Que gardez-vous des années soixante ?
à “From Langley Park To Memphis”, Jay Alansky : Les Pretty Things, sublimes, Procol Harum, groupe
de 1988. Enorme influence de Paddy spectral avec des textes étranges, “You skip the light, Fandango” dans
McAloon. Mais, aujourd’hui, le hip-hop et la musique électronique, “A Whiter Shade Of Pale”, ça ouvrait
que j’aime beaucoup par ailleurs ont appauvri harmoniquement plein de portes ! Comme les collages à
le spectre. La simplicité et l’efficacité priment. la Burroughs chez Bowie ou ces visions
qui se télescopent chez Bolan, ces
chansons mystérieuses du John Cale
Sous acide de “Paris 1919”. Et les Kinks ! Mon
R&F : Pour autant, dès la fin des années quatre-vingt-dix, premier EP, c’était “Dead End Street”.
vous vous orientez vers l’electronica avec votre projet Les Doors aussi ont été très importants.
A Reminiscent Drive. Leur psychédélisme était enraciné dans
Jay Alansky : Oui, j’en avais marre de la pop, du rock, des chansons. le blues, la solitude et la désolation de
La techno, l’ambient arrivaient. Il Los Angeles, avec des textes bourrés de secrets et d’obsessions qu’on
y avait déjà eu Brian Eno ou le rock décryptait inlassablement. Morrison était vraiment transgressif, une
allemand, en précurseurs. Kraftwerk sorte de théâtre de la cruauté à lui seul, la connexion sombre avec le
fut une découverte incroyable, surtout Velvet. Tout en cuir, à la Gene Vincent, l’outrage, l’excès, à l’instar
“Trans Europa Express”. Donc, fin des Stooges, que j’ai également adorés, “1969”, “Search And Destroy”.
quatre-vingt-dix, c’était assez logique Sous acide à 17 ans, c’était quelque chose ! Il y avait aussi Love avec
d’explorer cette musique à ma manière : “Forever Changes”, troisième album totalement baroque, typique de
une musique électronique à la main, sans cet affranchissement des formules instrumentales classiques du rock,
ordinateur. J’adorais “Endtroducing.....” tout ça initié par les Beatles bien sûr. Tout à coup, tout était possible,
de DJ Shadow, uniquement fait les cordes, les clavecins, les trompettes. Là encore, un disque drogué,
de samples, incroyablement riche lumineux et visionnaire. Bon, je n’ai pas encore parlé des Beatles !
harmoniquement et très lyrique. Ou
le premier Aphex Twin. En fait, le fil R&F : Nous y venions !
rouge, pour moi, c’est le lyrisme, une Jay Alansky : J’ai une théorie en trois phases : la révélation, le
espèce d’emphase. Quelque chose qui mystère, la présence. La révélation, c’est ce qui se passe quand on
soulève, qui me rappelle Phil Spector, découvre un groupe comme ça. Dylan roule sur une autoroute en
le maître absolu, avec ses cathédrales Amérique, il entend “I Want To Hold Your Hand”, il s’arrête net ! Le
sonores, ses symphonies de poche, mystère : comment est-il possible qu’ils aient fait ça en 1964 et, trois
comme il disait. ans plus tard, “Strawberry Fields Forever” ? Aujourd’hui, les gens
mettent dix ans à faire dix morceaux ! Enfin, la présence. On écoute un
R&F : Le glam rock, aussi, vous a marqué. remastering et on est encore scié par la présence des voix. Les Beatles
Jay Alansky : Le glam rock, bien sûr ! Adolescent, j’ai entendu “Life ont la grâce jusqu’à “Abbey Road”, dont la face B est pure luminosité.
On Mars” de David Bowie à sa sortie, ou “Starman”, à Londres, c’était Les Rolling Stones ne rivalisent pas, même si j’aime beaucoup
énorme. Mais avant ça, il y avait le Velvet Underground, découvert un album mésestimé comme “Their Satanic Majesties Request”.

012 R&F JUIN 2024


Dans ce schéma ternaire rentre un autre
artiste que j’ai absolument adoré, c’est
Todd Rundgren. D’abord son double,
“Something/Anything”. Après cet
album fantastique où il enregistre tout
seul, il sort “A Wizard, A True Star”,
en 1973, et là, c’est fou : une collision
entre les pures harmonies à la Beach
Boys, Broadway, Bacharach, Zappa et,
en même temps, une violence, un truc
très urbain, post-psychédélique, une
électricité, une emphase aussi dont
je ne me suis toujours pas remis ! Pour
revenir sur la grâce, il y a aussi “Off The
Wall” de Michael Jackson ou cet album
de Joni Mitchell que Prince aimait
beaucoup, “The Hissing Of Summer
Lawns” de 1975.

Candeur
et gravité
R&F : Votre album de 1993, “Honey
On A Razor Blade” réunit tous ces
aspects, l’emphase et le lyrisme.
Jay Alansky : Oui. Après, il y a chez
Todd Rundgren une incandescence,
un rapport à l’enfance, aux souvenirs
massacrés par la violence du monde
auquel je suis très sensible. Comme une apparente légèreté. “Night Fever” est un hymne incroyable ! Je
chez les Beach Boys ou Syd Barrett. commençais alors à travailler avec Lio sur “Le Banana Split”. Berger,
Je me souviens du premier album solo avec “Dancing Disco”, écrit pour France Gall, photographiait bien
de Barrett, écouté en pleine descente mieux l’époque. “Viens, Je T’Emmène”, c’est simple, magique, il y a
d’acide. Il s’arrête, reprend, n’arrive une foi incroyable. Pour revenir à Fitzgerald, je pense à Eric Carmen,
plus à chanter, c’est le chaos. Je passais mort récemment, qui avait écrit une chanson extraordinaire, “Boats
de ça à “Sunflower” des Beach Boys, Against The Current”, où il reprend cette idée que nous sommes
album magnifique, et me souviens avoir comme des bateaux sans cesse rejetés par les courants vers notre
été tiraillé entre le désordre mental de passé. C’est vraiment quelqu’un qui a
Barrett et la plénitude harmonique presque effrayante des Beach œuvré pour le rock’n’roll. Comme Karl
Boys sur “Cool Water” ou “Forever”. On a toujours envie de pleurer. Wailinger, créateur de World Party et
Sinon, en matière de lyrisme, je voulais ajouter un groupe méconnu, ancien des Waterboys. Ces gens-là ont en
The Blue Nile. Un son clinique, presque froid, avec la voix de Paul commun ce rêve de fabriquer la chanson
Buchanan, brisée, au bord du malheur, même si la rédemption n’est parfaite, et cela me touche beaucoup.
jamais loin. Comme chez Nirvana, dont on pressent quelque chose Comme chez les Flaming Lips. “The
de complètement excessif et très lyrique, cette façon de démarrer Soft Bulletin”, de 1999, est le dernier
doucement et d’exploser, cette violence, ce mal-être. grand album que j’ai écouté. Ce n’est
pas toujours très juste, mais ils mettent
R&F : En 1980, après l’explosion toutes leurs ressources mélodiques dans
punk et l’arrivée de la vague cold, cet album, fantastique. Même chose
vous sortez le fitzgeraldien “Tendre avec “In The Aeroplane Over The Sea”,
Est La Nuit”, plus proche de Michel de Neutral Milk Hotel, sorti en 1998,
Berger que du rock qui vous a un album fou. Deux albums pleins de
nourri. foi, de lumière, d’une intensité presque
Jay Alansky : Oui, c’était ma façon de insupportable, de candeur et de gravité.
retrouver une fraîcheur. Au début du Même si la mort rôde toujours.
punk, j’ai adoré Suicide, Richard Hell,
les Buzzcocks, “Spiral Scratch”, leur premier EP avec “Boredom”, R&F : Qu’est-ce que le rock’n’roll pour vous ?
“Orgasm Addict”. J’ai acheté les Sex Pistols, j’ai aimé tout ça mais, Jay Alansky : Une vie fantasmée, comme le dit Lou Reed dans
après, j’ai senti un essoufflement. Le disco, dont j’étais fan, renouait “Berlin”, “Living my life by proxy”. H
avec les musiques noires de Smokey Robinson, Curtis Mayfield. Ça me
parlait presque plus que la new wave, même si j’ai acheté “Love Will
Tear Us Apart” à sa sortie. J’aimais cette profondeur cachée derrière Mixtape “Do Anything” Bandcamp https://jay-h-alanski.bandcamp.com

JUIN 2024 R&F 013


014 R&F JUIN 2024
in memoriam

DICKEY BETTS
1943-2024
Cofondateur des Allman Brothers dont il fut le principal architecte sonore,
le compositeur de “Blue Sky” et “In Memory Of Elizabeth Reed” est parti
reformer son duo avec Duane Allman le 18 avril, à 80 ans.
IL EXISTE UN CERTAIN NOMBRE de jouer ensemble. A Dickey la mélodie, de facto et le principal compositeur. Son
DE PHOTOS SAISISSANTES DE à Duane l’harmonie. C’est par l’entremise “Ramblin’ Man” introduit la country dans
DICKEY BETTS MAIS ON PEUT du bassiste Berry Oakley, avec lequel il a l’univers du groupe et décroche la timbale.
S’ARRÊTER SUR L’UNE DES PLUS fondé Second Coming, que Betts croise la Les Allman sont à leur apogée commercial,
CÉLÈBRES : CELLE QUI ORNE route de ce guitariste blond déjà légendaire mais les Brothers se déchirent. Séparation,
“AT FILLMORE EAST” (1971). Un dans la région : Duane tente alors de recruter reformation en 1979, nouvelle séparation
mur de briques, des flight cases empilés Oakley pour son trio avec le batteur afro- trois ans plus tard. La véritable renaissance
et six jeunes musiciens du Sud plus américain Jaimoe, mais le bassiste refuse interviendra à la fin de la décennie. Trois
ou moins hilares — assis un sourire de faire sans Betts. Lequel renâcle, jusqu’à albums inspirés, des sommets retrouvés.
innocent aux lèvres, Duane Allman une jam épique à Jacksonville (Floride), Betts est aux commandes, mais son
tient entre ses mains croisées un sac le 23 mars 1969, avec un deuxième batteur, caractère s’y prête-t-il vraiment ? Ce
de dope qu’il vient de récupérer Butch Trucks. Le frère de Duane, Gregg, n’est guère l’avis du batteur Butch Trucks,
de son dealer. Boots croco, veste rentre de Californie, passe à l’orgue et qui pointera ses penchants tyranniques,
en cuir, Dickey Betts est assis à ses au micro et l’histoire est en marche. Si alimentés par la boisson et la cocaïne. Au
côtés, le seul des six à ne pas regarder le premier album est composé par Gregg printemps 2000, coup de théâtre : Betts
l’objectif de Jim Marshall. Riant Allman, Betts place deux morceaux sur apprend par fax qu’il est congédié. Fureur,
lui aussi mais l’air un peu ailleurs. le deuxième, l’enjoué “Revival”, tirant course-poursuite avec la police en Floride.
Au sein de cette fraternité que fut sur le gospel après une intro sublime, et Il remontera un groupe, poursuivra une
la première formation des Allman “In Memory Of Elizabeth Reed”, l’un des œuvre solo entamée trois décennies plus tôt
Brothers, et jusqu’à son éviction plus majestueux instrumentaux du rock. par le magnifique “Highway Call” (1974).
du groupe en 2000, Dickey Betts C’est sur “At Fillmore East”, capté live Il raccroche les gants et la Les Paul en
fut un personnage à part. Une âme les 12 et 13 mars 1971 à New York, que 2018, non sans avoir passé le flambeau
solitaire, tenue à devenir un meneur le groupe gravit l’Himalaya : une section à son fils Duane, son portrait craché,
d’hommes par la force des choses. Il rythmique qui swingue et trépide, un jusque dans les envolées de guitare,
fut surtout le principal architecte des orgue crémeux comme à l’église et les cette façon, notamment, de concevoir
innovations musicales induites par le deux guitares qui gravent les nouvelles chaque solo comme une composition.
sextette quand bien même celui-ci Tables de la Loi. Elles vaudront à Duane Personnage complexe, Dickey Betts était
portait un autre nom que le sien. la postérité, mais Betts s’offre des moments tout à la fois un cow-boy et un Indien,
Ce qui fut loin d’aller de soi. d’une grâce absolue : le développement un contemplatif qui consultait un guide
déchirant sur “Whippin’ Post”, la longue spirituel navajo et pouvait retourner un
échappée sur “You Don’t Love Me”, la bar à lui tout seul. Il lègue certains des
Jam épique charge sabre au clair de “One Way Out” plus beaux instrumentaux du rock, des
à Jacksonville (sur “Eat A Peach”)... Puis Duane se tue œuvres ciselées, sensuelles, organiques :
Né le 12 décembre 1943 à West Palm à moto en octobre, imité par Oakley “High Falls”, “Jessica”, “Les Bres In
Beach, en Floride, Forrest Richard Betts un an plus tard, et tout change. A Minor”… Des morceaux témoignant
Photo Dave Brewster/ Star Tribune/ Getty Images

commence à tâter des cordes à l’âge de de son amour d’une country lumineuse,
cinq ans ; son père, violoniste, ses oncles, également, comme “Blue Sky”, cité
guitaristes, s’adonnent au bluegrass, aux Congédié par fax par son compadre Bob Dylan dans
musiques acadiennes, à la country, et le “Je pensais que les Allman étaient un son récent “Murder Most Foul” :
jeune homme saura faire bon usage de cet groupe de blues jusqu’à ce que je découvre “Play Blue Sky, Play Dickey Betts”.
apprentissage : en transposant ces lignes la version menée par Dickey Betts”, nous Betts s’est éteint dans sa propriété de
mélodiques harmonisées au rock, au blues, disait récemment Ewan Currie, le leader Floride qui s’ouvrait sur le golfe du Mexique
en y ajoutant l’influence du jazz, lui et des Sheepdogs, avant de confier son amour le 18 avril, à 80 ans, laissant Jaimoe comme
son comparse Duane Allman inventèrent pour le jeu du guitariste. Avec “Brothers seul survivant des Allman d’origine. H
une nouvelle façon pour deux guitaristes And Sisters” (1973), Betts devient le leader BERTRAND BOUARD

JUIN 2024 R&F 015


in memoriam

DUANE EDDY 1938-2024


Le roi du rock instrumental vient de s’éteindre. Il avait su labourer des mélodies éternelles sur
les cordes graves de sa Gretsch et en faire des symphonies minimalistes. Personne ne l’oubliera.
CINQ LETTRES : T.W.A.N.G. Ses morceaux étaient simples, sa Gretsch étalons de ce que l’on pouvait faire
Un son immédiatement reconnaissable. sonnait comme une guitare baryton qui alors avec peu de moyens. Du bricolage
L’idole de Richard Hawley vient de chantait (ce qui n’était pas le cas de Link de haut niveau. Pas besoin de Nigel
disparaître à l’âge de 86 ans, victime Wray ou de Dick Dale). En gros, il ne Goodrich ni de consoles 24 pistes. Tout
d’un cancer. Il faisait partie du trio jouait pas des solos mais des mélodies, jaillissait, encore fallait-il savoir comment
de guitaristes instrumentaux ayant et généralement, un saxophone venait s’y prendre. Hazlewood, lui, savait. Et
rencontré la gloire à la fin des années pimenter le tout. Il n’était pas mauvais Duane Eddy avait de l’or dans ses mains,
cinquante et au début de la décennie non plus lorsqu’il s’agissait d’utiliser son outre cette bonne vieille Gretsch 6120, la
suivante. Il y avait Dick Dale, le vibrato Bigsby. Et lorsqu’il s’aventurait même qu’Eddie Cochran. Cette interaction
fou furieux du surf qui jouait avec dans les aigus, il avait toujours ce son permanente entre la guitare et le saxophone
des cordes inversées grosses comme infernal. Le son en question, il le devait (Gil Bernal, Steve Douglas, Jim Horn)
des câbles électriques et pratiquait à un génie spécialisé dans la découverte débouche sans cesse sur des morceaux
des allers-retours tellement frénétiques de talents : Lee Hazlewood. Né dans l’Etat nucléaires. Le succès a été phénoménal.
qu’il réduisait en miettes un médiator de New York, Eddy a gagné l’Arizona très Pas seulement aux USA : en Angleterre,
par morceau. De son côté, Link Wray jeune, s’est mis à jouer en public et a été c’était une star au niveau d’Elvis.
était le brutaliste : power chords rois repéré par le grand Lee. Etait-ce sa propre
et saturation inédite, un solo violent voix de baryton qui l’a encouragé à signer
de temps en temps. Duane Eddy était le guitariste spécialisé dans les notes King of twang
le plus économe de tous. Peu de notes, graves ? Nul ne le sait. Mais il y a ce Dans les années soixante, c’est le divorce
souvent jouées sur les cordes graves son typique de la région que Hawley adule : avec Hazlewood. Duane tâte du cinéma, il
de sa Gretsch. Il avait un look d’enfer Lee Hazlewood en chef d’orchestre, et ses avait le look pour ça. Le succès n’est pas
et une sacrée belle gueule. De tous les cadets, Al Casey, Sanford Clark et Duane au rendez-vous. Durant les seventies, il
trois, c’est lui qui a vendu le plus de Eddy. Le son de Phoenix, quoi. Ce son, produit Waylon Jennings et l’un des frères
disques. La guitare instrumentale, à sur des machins comme “Yep!”. Un truc Everly. Sa carrière s’émiette, forcément, à
l’époque, en dehors du surf, n’était infernal, abyssal, bourré d’écho. Tout cela l’époque où les Eagles sont rois, mais il
guère porteuse. Mais ces gens — comme est un mélange réunissant les doigts de reste une légende. A telle enseigne que,
les Shadows britanniques un peu Duane et les idées de Lee. Quelque chose en 1986, il revisite “Peter Gunn” avec
après — étaient un peu plus de phénoménal. “Rebel Rouser”, “Movin’ Art Of Noise, puis enregistre un album
intéressants que Steve Vai, Yngwie ‘N’ Groovin’ ”, “Cannonball”, “Shazam!”, avec les participations de Ry Cooder,
Malmsteen ou Joe Satriani, qui ont puis le monstrueux “Peter Gunn”, classique John Fogerty, George Harrison, Paul
Photo PoPsie Randolph/ Michael Ochs Archives/ Getty Images

relancé la mode des lustres plus tard, parmi les classiques, repris mille fois, jamais McCartney, James Burton et Steve Cropper.
dans les années quatre-vingt, tous égalé, une menace flippante durant à peine Ça se bousculait au portillon pour rendre
plus navrants les uns que les autres. quelques minutes. Avec Link Wray, c’est hommage à la légende, le “king of twang”.
l’invention des Cramps en direct. Il y Il entre au Rock And Roll Hall Of Fame
en a beaucoup d’autres encore. Il faut en 1994. Que reste-t-il de son héritage ?
Le son de Phoenix entendre l’intro de “Have Love, Will Des morceaux tellement connus qu’on a eu
Eddy était techniquement moins doué Travel” (morceau chanté, oui) pour y tendance à ne pas les réécouter depuis trop
que l’incroyable Dale et moins novateur croire. Hazlewood était un génie du longtemps. Et pourtant, en les remettant
que Wray. Mais il a envoyé les tubes à un studio, il savait aussi trouver les sur la platine, à fort volume, c’est un
rythme infernal : seize singles dans le top bons musiciens. Les enregistrements émerveillement intact qui donne toujours
40 américain, expédiés entre 1958 et 1963. de Duane Eddy à l’époque sont des raison au vieil adage : “Less is more”. H
Douze millions de disques vendus en six ans. modèles sonores. D’authentiques mètres NICOLAS UNGEMUTH

016 R&F JUIN 2024


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018 R&F JUIN 2024
in memoriam

Steve Albini
1962-2024
Le révéré ingénieur du son et musicien américain est mort subitement à 61 ans.
DEPUIS SA DISPARITION, LE 7 MAI, du pacte faustien avec une major. Son à cette époque qu’il devient une sorte
Steve Albini est évoqué avec tristesse premier fait d’armes majeur est la captation de saint, respecté et craint pour ses opinions
par beaucoup de groupes et artistes du premier album des Pixies, “Surfer Rosa” tranchantes comme un scalpel sur une bande
qui ont travaillé avec lui. Au-delà de la (1988). Outre la qualité du disque, immense, 2 pouces. Après “In Utero”, tout le monde
compétence et de l’éthique de travail on y entend tout ce qui fera la marque de souhaite le recruter, Bush, Cheap Trick,
qu’on lui connaissait, l’ingénieur du fabrique de ses enregistrements. Le groupe Low, Helmet... Robert Plant, apparemment
son est décrit comme attentionné, joue en direct avec des médiators en métal, fan de Big Black, convie Albini pour l’album
arrangeant, de bon conseil face mais le maniaque aux lunettes rondes du retour avec Jimmy Page, “Walking Into
aux pièges du business ou encore réussit à saisir sur bandes quelque chose Clarksdale” (1997). Tout le monde, dans
excellent cuistot. Albini avait en plus, le son de la pièce, des fréquences tous les styles, veut le son Albini, synonyme
ouvert son studio à Chicago en 1997, et résonances qu’on n’entend pas ailleurs. de naturalisme et d’authenticité, ce qui
Electrical Audio. Il estimait à 1500 le Il a notamment un don extraordinaire pour devient pour les directeurs artistiques
nombre d’albums capté par ses micros. faire sonner les parties de batterie. Rien rusés un argument à mettre sur le sticker
d’ésotérique là-dedans, Albini travaille du CD. L’Américain s’en moque, il accepte
comme un artisan méthodique. Sa science les clients sans rien écouter et applique le
Théoricien des hertz parasites et du placement des même tarif à tout le monde, qu’il s’agisse
de l’underground microphones est précieuse dans une époque d’un groupe non signé ou de Dionysos.
Il naît à Pasadena, Californie, le 22 juillet (les années quatre-vingt) et un mouvement
1961 mais grandit dans le Montana, à (le punk et l’indie rock) où la majorité des
Missoula. Le premier album des Ramones productions sonnaient mal. Le succès Poker, Scrabble et politique
est une épiphanie. Steve joue de la basse des Pixies lance sa carrière. Avec Kim Deal Outre Big Black, il joue aussi dans Rapeman
dans Just Ducky, un groupe punk de lycée, toujours, qui deviendra l’une de ses clientes à la fin des eighties, un autre projet assez
crétin et violent comme il se doit. Il écrit les plus fidèles, il enregistre “Pod” (1990), duraille dont il regrettera les pochades
aussi dans le “Hellgate Lance”, le journal le premier Breeders, en Ecosse. Encore une provocantes sur le racisme, le fascisme
du lycée où il dézingue déjà la musique merveille de dynamique et d’équalisation ou la misogynie parfois prises au premier
qu’il n’aime pas, s’attire diverses menaces ciselée. Tad, Jesus Lizard, Pussy Galore, degré. Son grand attelage artistique était
mais écrit aussi une longue tribune sur Jon Spencer Blues Explosion passent dans bien sûr Shellac, un trio où il chantait et
la difficulté d’être gay en milieu rural. Il ses vumètres et, en 1993, Nirvana fait appel jouait de la guitare, bien plus intéressant
part dans l’Illinois, s’inscrit à l’université à ses services, au grand dam de Geffen qui pour qui aime autre chose que le noise et
Northwestern où il étudie le journalisme. espère quelque chose d’aussi accrocheur que le hardcore. Il refusait d’être crédité comme
Il fonde un autre groupe, Big Black, “Nevermind”. Albini met en boîte “In Utero” producteur, préférant “recorded by”. Une
dont il est d’abord le seul membre avec avec une brutalité parfaite mais la maison coquetterie ? Non, Steve Albini saisissait
une boîte à rythmes Roland TR-606, mais de disques choisit de remixer les singles. On les groupes tels quels. Il en a magnifié
finit par trouver des musiciens humains à découvre au cours de cet épisode qu’Albini beaucoup et a aussi enregistré des
mesure qu’il s’intègre à la scène souterraine tenait à un certain nombre de principes. albums ratés d’artistes majeurs (“Rid Of Me”
de Chicago. En concert, c’est un déluge Il refuse le pourcentage de royalties que de PJ Harvey en 1993, “The Weirdness”
hardcore de Telecaster aigües (jouées avec le label lui propose et préfère facturer ses des Stooges, qu’il vénérait, en 2007).
la sangle attachée autour de la taille et le services à la journée (900 dollars en 2024). Albini avait d’autres passions : le poker
T-shirt rentré dans le jeans) et de sonorités En fait, alors que le rock alternatif cartonne, (deux tournois World Series gagnés),
industrielles. “Songs About Fucking” (1987), il devient une sorte de délégué syndical la cuisine, la menuiserie, le Scrabble,
l’album le plus connu de Big Black, est occulte du rock américain, un théoricien la politique. Ses réflexions sur la musique,
parfait pour faire partir les invités qui restent de l’underground. Il écrit à cette époque intelligentes et drôles, laissaient entrevoir
Photo Archives Rock&Folk-DR

trop longtemps. Albini vit ces années dans la une sorte de pamphlet, “The Problem With un penseur qui aurait écrit des livres
scène punk chicagoane comme un sacerdoce. Music” (lisible sur internet) qui décortique formidables. Mais sa courte vie
C’est là qu’il développe sur le tas ses talents de façon brillante l’arnaque orchestrée s’est achevée trop tôt, sans prévenir
d’homme de son. Il enregistre le premier par les grosses maisons de disques qui (crise cardiaque) après soixante
Slint ou Urge Overkill, formation qu’il fournissent de mirifiques avances pour et une années d’action. H
assassinera dans une tribune au moment mieux saigner la bête. C’est sans doute BASILE FARKAS

JUIN 2024 R&F 019


Tête d’affiche

“C’est pas grave si j’éclate en sanglots”

SHANNON
AND THE CLAMS La puissante chanteuse d’Oakland revient avec un disque tragique
et grandiose dédié à son fiancé mort dans un accident de la route.
IL Y A DES INTERVIEWS PLUS Que faire de toute cette peine ? Des chansons. Roy Orbison aurait adoré chanter. “Joe s’était
SENSIBLES QUE D’AUTRES. Celle “C’est comme ça que je fonctionne. Quoi qu’il mis en tête de m’apprendre à jouer de la guitare.
consistant à interroger une chanteuse sur m’arrive dans la vie, je transforme ça en musique. Même si je suis nulle, raconte cette bassiste.
son fiancé mort tragiquement peu avant Je n’ai même pas eu besoin d’en discuter avec Pour notre mariage, j’avais écrit cette chanson
leur mariage n’est pas la moins délicate. le groupe. Ces mecs sont comme mes frères, ils en utilisant uniquement les accords qu’il m’avait
Août 2022. Shannon Shaw est la plus savent comment je travaille. Et eux aussi avaient appris. Et puis… il est mort... Et au-delà du
heureuse des femmes. Son dernier album besoin de dire au revoir à Joe. Ils venaient de chagrin d’avoir perdu Joe, j’étais triste que
avec les Clams, “Year Of The Spider” perdre un ami. Et puis la musique est arrivée le beau mariage qu’on avait préparé ne se
tourne bien et elle va épouser l’homme très vite après la disparition de Joe. J’ai pris fasse pas. Triste que personne n’entende cette
de sa vie, Joe Haener, un rocker fermier ça comme un signe que l’univers m’envoyait.” chanson. Puis la tristesse s’est transformée en
doux comme un agneau. Mais soudain, colère. J’ai fini par me dire ‘Fuck that, cette
un cataclysme. Un virage au bout d’un chanson doit être entendue !’ ” Dès le deuxième
champ. Un pick-up qui arrive en face. Marche nuptiale titre, les choses se gâtent. “The Hourglass” est
Une collision. Un coup de fil de l’hôpital Après des semaines de larmes et de doutes, de un cyclone d’angoisse crachant des chœurs
suivi d’une douleur impossible à négocier. jams et d’écriture (le guitariste Cody Blanchard et fantomatiques et de la limaille de fer. “C’était
“J’étais à mon enterrement de vie de jeune le clavier Willl Sprott signent et chantent eux aussi un choix conscient de mettre ces deux titres l’un
fille en Californie quand j’ai appris la quelques chansons), le groupe accouche d’une à côté de l’autre. En quelques secondes, on passe
nouvelle. J’ai pris le premier avion pour vingtaine de titres. De quoi sculpter un LP. du bonheur au chaos. C’est ce que j’ai ressenti à
l’Oregon sans savoir si Joe était encore Le disque démarre par une marche nuptiale la mort de Joe.” Pendant qu’elle nous parle, les
vivant. Je suis passée du moment le plus pleine de promesses, “The Vow”. Une chanson larmes coulent sur le visage de la chanteuse.
heureux de ma vie au plus violent.” sur un amour absolu. Le genre de truc que On voudrait la consoler ou au moins lui tendre
un mouchoir, mais nous sommes en 2024 la mémoire de son fils ou le dernier Sufjan les erreurs sont souvent plus intéressantes
et nos échanges se font par écran interposé. Stevens dédié à son partenaire disparu… Nos que les bonnes réponses : “Voilà. Et pour moi,
Heureusement, son chien Spanky-Joe, qui pose étagères sont pleines de disques endeuillés. Mais c’était parfait parce que ça venait de Joe. Il est
fièrement sur la pochette de l’album, gratte à ce septième album de Shannon And The Clams mort peu de temps après. Et dorénavant pour
la porte pour venir à son secours. “Il sait que est différent. Ce n’est ni une marche funèbre ni moi, la lune sera toujours au mauvais endroit.”
j’ai besoin de lui”. On reprend. Le travail avec un mausolée. Le chagrin y prend des formes Ces chansons douloureuses, il va falloir les
Dan Auerbach, moitié des Black Keys, qui étonnantes : rock cosmique (“UFO”), ballade défendre sur scène. Chaque soir, traverser
produit une nouvelle fois le groupe ? “C’est pastorale (“Into The Grass”), swing étrange façon le chagrin : “Je m’y prépare comme je peux.
le quatrième album qu’on fait ensemble. Cette Andrew Sisters sous acide (“Big Wheel”) ou J’ai pris une coach vocale, une amie de Joe.
fois, Dan nous a laissé beaucoup d’espace. Il sait doo-wop faussement enjoué (“Bean Fields”). Un Elle m’apprend à me ressaisir. Et si j’éclate en
qu’on ne déconne pas. Son studio à Nashville disque bigarré mais cohérent, dont chaque rayon sanglots, c’est pas grave. Je ne vois pas comment
est vraiment incroyable. Le moindre équipement pointe vers Joe. Jusqu’à son titre cryptique : “Un il pourrait en être autrement, je pleure déjà à
a une histoire dingue. Comme la console de jour Joe est rentré d’une journée merdique au chaque interview. Mais je veux rester solide. Je
mixage qui vient de Muscle Shoals. Quand j’y boulot. Il m’a demandé : ‘Comment vous dites, veux faire ça pour Joe. Pour ses amis, sa famille.
rentre, je veux être à la hauteur.” déjà, en astrologie quand tout part en sucette ? Et pour les gens qui auront un jour à traverser
La lune est au mauvais endroit, c’est ça ?’ ça. La vie est ainsi faite, on devra tous affronter
Photo Jim Herrington-DR

J’ai trouvé la phrase tellement poétique que je un jour la mort d’un proche. Et la musique peut
Marche funèbre l’ai notée. C’était étrange comme question parce être un remède. J’y crois.” H
“Tonight’s The Night” de Neil Young, “If I que j’y connais que dalle en astrologie. En
RECUEILLI PAR ROMAIN BURREL
Could Only Remember My Name” de David fait, il voulait me demander si Mercure était Album “The Moon Is In The Wrong Place”
Crosby, les disques de Nick Cave honorant en rétrograde.” Les musiciens le savent, (Easy Eye Sound)
022 R&F JUIN 2024
Tête d’affiche
“Les harmonies sont un art perdu”

HA THE UNCLEAR Derrière son drôle de nom, ce groupe néo-zélandais


aux idéaux pop apporte un vent de fraîcheur bienvenu.
QUAND ON PARLE DE ROCK EN dans la musique pop aujourd’hui, se lamente le de chanter étonnante. “J’aime avoir un chant
NOUVELLE-ZÉLANDE, la capitale chanteur. Même dans notre niche de musique anguleux, un peu staccato, un peu parlé, voire crié,
du pays ne s’appelle pas Auckland pop rock, il y a peu de groupes qui font des poursuit-il. “En fait, j’écris d’abord et, quand j’ai
ou Wellington, mais Dunedin, petite harmonies. Je trouve qu’écouter un groupe un texte complet, la chanson se compose presque
ville au sud du pays qui a vu naître chanter ensemble a quelque chose de spécial. d’elle-même. Ça permet de se libérer de la struc-
au début des années quatre-vingt une C’est un instrument humain, un truc très ture. C’est ce qui arrive pour les meilleures chansons.
scène musicale dont l’influence est organique, c’est facile de se planter. Quand Ça me permet d’être plus versatile, de voir quel
toujours aussi présente aujourd’hui. j’étais jeune, à la maison, il y avait toujours genre de musique colle mieux au texte.” Il
Le fief de héros pop lo-fi tels que The ces compilations des années soixante en fond. en résulte des chansons imprévisibles, au
Clean, The Chills ou Jean-Paul Sartre The Ronettes, The Drifters, The Platters, texte fin et plein d’observations subtiles,
Experience (tous signés sur le label The Beach Boys, The Beatles… J’ai réalisé qui font de ce groupe les nouveaux héros de
Flying Nun) nous propose aujourd’hui que ma sensibilité musicale provenait beaucoup Dunedin, capitale mondiale fantasmagorique
un dernier rejeton porté par un don de ces compilations. Plus tard, j’ai aimé un du rock lo-fi. “Vous savez, il y a 5 millions
magique pour les mélodies immédiates. groupe comme les Shins qui avaient le même d’habitants en Nouvelle-Zélande et 1,5 million
Actif localement depuis 2014, Ha The genre de formes mélodiques”. à Auckland. C’est là que se situe la principale
Unclear a vu sa trajectoire s’accélérer dras- scène musicale, explique le chanteur. Tout le
tiquement ces dernières années. Repéré monde fantasme à propos de Dunedin, je sais.
par le label Think Zik! à la sortie de Empiler les chœurs Il y a une péninsule, c’est très beau, mais c’est
son premier véritable album en 2018 Difficile de ne pas penser à la première paisible, en sommeil même. C’est plus difficile
(“Invisible Lines”), le quatuor publie période du groupe de James Mercer à l’écoute de réussir là-bas. Mais il y a cette architecture
enfin ses chansons hors des frontières de Ha The Unclear, qui maîtrise la complexité gothique et cette humeur qui émane de la
de son lointain pays, pour le bonheur de des harmonies avec brio et en incorpore dans musique de Dunedin. C’est une ville universi-
son flegmatique leader Michael Cathro. toutes ses chansons. “J’aime tellement les taire, donc il y a beaucoup de jeunes gens, c’est
harmonies vocales ! Je me suis rendu compte, sans doute pour ça qu’il y a quarante ans cette
quand j’ai essayé d’incorporer des violons, scène lo-fi a pu prospérer. Quelqu’un a créé ce
Constructions que les chœurs devenaient redondants. Ça son que plusieurs groupes se sont approprié, et
étranges emplissait les mêmes fréquences. J’ai décidé une scène est née qui est devenue populaire.”
C’est ainsi qu’arrive “Kingdom In A Cul-De- de les écarter et de continuer à empiler les Impossible ainsi pour tout musicien en herbe
Sac”, petite merveille de pop de chambre qui chœurs, même si on n’a que trois chanteurs de passer à côté de l’histoire musicale de la
rassemble morceaux récents et plus anciens. dans le groupe et qu’il faut qu’on soit malins”. ville. “Un de mes professeurs à l’université
Rencontré à Paris un matin d’avril, le chanteur En contrepoint de ces arrangements doux, (Graeme Downes, nda) jouait dans un groupe
se remémore : “Quand le groupe a débuté, Cathro écrit des chansons singulières, avec nommé The Verlaines, un des plus importants
j’écrivais des chansons dans ma chambre, un jeu de guitare très rythmique et une façon de la scène Flying Nun. Je l’ai eu en cours
on était trois et notre batteur tapait sur des pendant un an pour obtenir mon diplôme en
cartons. Ensuite, j’ai déménagé en Irlande musicologie. Il aimait beaucoup la musique
où j’ai écrit beaucoup de chansons parce que Kiwi rock classique, donc ses compositions étaient très
c’était une période difficile de ma vie. Je suis En dehors de la scène Flying Nun, complexes par rapport à d’autres groupes de
la Nouvelle-Zélande a peu fait parler
rentré et on a enregistré un premier disque d’elle sur la scène internationale Dunedin plus minimalistes. Il joue toujours,
autoproduit en 2014, puis un deuxième en dans l’histoire du rock. Si les plus tout comme The Bats ou The Chills. Il m’a
populaires restent sans doute
2018. Quand on a signé sur Think Zik!, on Crowded House, on pense aussi à fait connaître cette scène.” Qu’ils se rassurent,
s’est dit qu’on allait prendre certaines de ces la scène garage du début des années avec Ha The Unclear, ces groupes ont trouvé
vieilles chansons et les combiner avec de nouvelles 2000 avec The Datsuns et The D4 de dignes héritiers et un nom (improbable)
(perpétuée aujourd’hui par Dion
choses parce qu’elles n’avaient pas vraiment Lunadon) et plus récemment à des à retenir. H
Photo Alex Lovell-Smith-DR

été entendues”. Une excellente idée, tant des artistes comme Unknown Mortal
Orchestra et surtout Connan
titres comme “Mannequins” ou “Growing Mockasin. Pour la scène actuelle,
Mould” méritent d’être découverts, avec leurs Michael Cathro nous a livré ses
RECUEILLI PAR ERIC DELSART
constructions étranges et leurs harmonies conseils avisés avec notamment
The Beths, Ringlets ou Vera Ellen. Album “Kingdom In A Cul-De-Sac”
sublimes. “Les harmonies sont un art perdu (Think Zik!/ Virgin)

JUIN 2024 R&F 023


Tête d’affiche

“L’outsider de service”

GRANDADDY
Le retour du groupe de Jason Lytle, après sept années de deuil et de silence,
est une des belles surprises de cette année 2024.
CERTAINS CONSIDÈRENT QUE PARMI R&F : Bien que jeune, vous n’êtes plus R&F : Vous avez toutefois effectué un
LES GROUPES DE LA VAGUE INDÉ exactement un gamin. Est-ce l’album énorme travail d’arrangement sur ce
AMÉRICAINE DES ANNÉES QUATRE- d’une certaine maturité ? disque, sur les voix notamment…
VINGT-DIX, QUI A ÉGALEMENT Jason Lytle : J’en suis effectivement à ce stade Jason Lytle : Je suis très méticuleux dans
DÉPOSÉ LES FLAMING LIPS OU de ma vie où j’ai fait une sorte de paix avec ce domaine. Les chœurs ne sont pas toujours
MERCURY REV SUR NOTRE RIVAGE, moi-même et acquis une certaine sagesse. Ça comme un millefeuille avec des dizaines de
GRANDADDY EST CELUI QUI A RATÉ me permet d’agir comme bon me semble et non couches, mais je réfléchis beaucoup aux
LE COCHE. On ne partage pas du tout pas en fonction de ce qu’il y a autour de moi. endroits où ils doivent intervenir.
ce point de vue, mais on admet que Jason
Lytle et ses camarades (ou plutôt sans) R&F : Vous n’éprouvez plus le besoin de
n’ont pas toujours été faciles à suivre. prouver quoi que ce soit à qui que ce soit ? Des dollars
Pourtant, depuis 1997, la formation Jason Lytle : Exactement. Avant, on avait une R&F : Les relations avec l’être cher,
originaire de Modesto (oui, la ville de sorte de complexe d’infériorité. Mais l’idée houleuses ou pas, semblent être votre
“American Graffiti”) n’a publié que six d’être l’outsider de service ne m’a jamais thème de prédilection.
albums studio, et “Blu Wav”, le plus récent, dérangé. Je n’ai pas voulu rentrer dans un Jason Lytle : Là encore, je n’y ai pas trop
n’est que le premier depuis sept ans. moule, me conformer à quoi que ce soit. Je réfléchi avant de comprendre que la plupart
En vérité, Jason Lytle, l’homme à (pres- suis une sorte de punk en paix avec lui-même. des chansons tournaient autour de ça… J’espère
que) tout faire de Grandaddy, n’a pas Quel drôle de mélange ! toujours qu’elles seront un peu plus joyeuses
chômé mais, depuis la reconnaissance mais, au final, elles le sont rarement (rires).
du public (et ses pairs) suscitée par “The R&F : Les textes de “Blu Wav” sont cash :
Sophtware Slump” en 2000, il ne s’est attacher de l’importance à l’honnêteté et R&F : Après tout, c’est l’intention qui
jamais abaissé à courir après le succès. La à l’intégrité fait de vous un cas à part… compte…
première fois que le groupe a mis bas les Jason Lytle : Je tenais compte de plus de choses Jason Lytle : C’est ce que je me dis aussi !
marteaux, Lytle s’est consacré à d’autres auparavant et mon but, c’était de transformer Mais chassez le naturel et il revient au galop.
projets musicaux (Admiral Radley, BNQT) tout ça en émotion, en un état d’esprit. Mais cette
et a même enregistré des disques sous son fois, je n’avais même pas réfléchi à un nom pour R&F : “Cabin In My Mind” est du calibre
nom seul. Finalement, en début d’année, l’album ou à la façon dont j’allais bien pouvoir de “In My Room” de Brian Wilson…
sept ans après le décès du bassiste Kevin présenter ces titres sur scène. Jason Lytle : C’est un morceau que je trim-
Garcia (et l’annulation de concerts de réunion balais depuis des années, notamment le titre ;
prévus) et plusieurs annonces contra- R&F : Grandaddy est plus que jamais un je l’aimais tellement que je me devais de réussir
dictoires, Jason Lytle est revenu, seul mais one-man band… quelque chose avec.
sous le nom de son groupe, avec ce disque, Jason Lytle : Je tiens à préciser que durant
peut-être son dernier, que la presse anglo- toutes ces années, ma relation avec les autres R&F : Peut-on caresser l’espoir de
saxonne et ce journal ont logiquement membres du groupe a été assez exceptionnelle. voir Grandaddy sur scène en Europe
encensé. Il est vrai que sur les disques, j’ai parfois tout prochainement ?
joué, mais nous sommes restés proches. Il y a Jason Lytle : Aucun projet pour l’instant, mais
deux choses qu’il faut savoir concernant notre enregistrer ce disque m’a rendu plus ouvert, plus
Etat d’esprit relation. Premièrement, j’ai toujours eu besoin réceptif, et je suis prêt à étudier les propositions.
ROCK&FOLK : Dans la chronique de de leur avis. Quand je disparaissais pendant Je suis partant pour des expériences, mais pas
“Blu Wav”, on a écrit qu’il reflétait votre deux semaines, puis revenais avec des démos, forcément pour une tournée de cent dates.
vie, une sorte de grand huit émotionnel. il m’importait de savoir ce qu’ils en pensaient. Je préfère la qualité à la quantité.
Jason Lytle : Pour être honnête, je ne suis pas Sur ce point, je dépendais d’eux. L’autre chose
certain d’être en mesure de décrire ce disque ou c’est que ce qui comptait vraiment pour moi, R&F : Le Greatest Hits Tour n’est donc
la musique qu’il y a dedans. J’ai travaillé dessus c’était que nous restions de très bons amis. Vous pas pour tout de suite ?
Photo Dustin Aksland-DR

sans savoir ce que je faisais, mais en espérant savez, on n’était pas les meilleurs musiciens du Jason Lytle : Non, il faudrait me faire
qu’à un moment, il allait finir par faire sens. Je monde et j’ai fait avec. Je n’aurais pas pu faire miroiter des dollars pour ça ! Mais surtout,
me dis toujours que les choses vont prendre un album de prog rock avec ces gars-là, mais ne jamais dire jamais. H
forme au mastering mais à la fois, je sais que c’est eux que je voulais avec moi. Et cette sorte RECUEILLI PAR JEROME SOLIGNY
c’est très hypothétique (rires). de limitation a joué dans le son du groupe. Album “Blu Wav” (Dangerbird)

024 R&F JUIN 2024


JUIN 2024 R&F 025
026 R&F JUIN 2024
Tête d’affiche

La bande-son d’un film qui n’existe pas

LAST TRAIN
Le quartette mulhousien crée la surprise avec un essai expérimental.
LAST TRAIN NE SE CONTENTE PAS d’une musique de film : les titres ont été sur des parties percussives sans batterie
D’ÊTRE L’UNE DES VALEURS changés car c’est un jeu de piste où tout est en se familiarisant avec les timbales, les
SÛRES DE NOTRE SCÈNE ROCK référence à notre répertoire. percussions.
ET UN FAROUCHE DÉFENSEUR DE
L’INDÉPENDANCE ARTISTIQUE R&F : Concrètement, comment cela R&F : Et, personnellement, vous ne
À TRAVERS LES STRUCTURES s’est-il passé ? chantez que sur deux morceaux…
INDÉPENDANTES QU’IL A FONDÉES : Jean-Noël Scherrer : A la base du projet, Jean-Noël Scherrer : J’aime bien jouer
en attendant un prochain disque se situant nous devions nous occuper de l’écriture plutôt que chanter, et cette expérience m’a
dans la ligne rock qu’il revendique depuis des parties orchestrales. Nous ne sommes permis de me libérer du chant. Cela dit, sur
le début, il n’hésite pas à emprunter des pas des orchestrateurs, mais nous nous y “Heroin”, reprise d’un de nos vieux titres, il
chemins de traverse. Pendant une pause sommes attelés avec notre maigre bagage. intervient comme un besoin d’accroche : la voix
d’un an et demi, il a ainsi travaillé avec Personnellement, j’ai pris des cours de est la signature d’un groupe et elle était utile
l’Orchestre symphonique de Mulhouse piano de sept à quatorze ans, mais mon prof pour mener au final symphonique. Le bonus
la bande-son d’un film qui n’existe pas m’a appris à écouter plutôt qu’à lire de la “Way Out” correspond à une volonté de se
et pour laquelle il ne s’interdit rien : ni musique : j’ai développé une oreille mais marrer, sur le modèle de ces titres extérieurs
de longues envolées symphoniques, ni j’ai toujours des difficultés à déchiffrer le à la commande originale qui apparaissent
un parti pris généralement instrumental, solfège. Ce fut donc très dur et vertigineux pendant le générique de fin d’un film.
ni deux exceptions chantées, ni des pour nous de parvenir à écrire des parties pour
dissonances bruitistes, ni un intermède un cor, un violon alto ou une contrebasse ! R&F : Pourquoi cette tentative electro
électronique — comme nous l’explique Heureusement, Fabien Cali a repris notre avec “Hate And Loathing” ?
son chanteur-guitariste. travail et l’a traduit pour l’orchestre en y Jean-Noël Scherrer : On s’interdisait plein
apportant la finesse nécessaire. de choses pour conserver le rock à guitares
comme ligne directrice. Mais ces sons élec-
Un exutoire R&F : Vous vous éloignez donc du rock ? troniques sont omniprésents dans ce qu’on
ROCK&FOLK : Ne craignez-vous pas Jean-Noël Scherrer : C’est un exercice de écoute aujourd’hui et on voulait leur rendre un
de désarçonner votre public avec cet style. Depuis toujours, notre cadre est celui hommage. Nous avons découvert le synthé et,
album en grande partie orchestral et d’un groupe de rock. On n’est pas de très bons sur ce morceau, il occupe une position lead,
symphonique ? musiciens mais on a appris à jouer ensemble. mais jamais nous ne l’exploiterons dans le
Jean-Noël Scherrer : Certains seront peut- Cela dit, le rock n’est pas que de l’énergie et cadre du groupe.
être surpris et ne s’attendent pas à ce que l’on des riffs de guitare : il existe une sensibilité
revienne avec ce projet à la marge. Mais les derrière et il nous semblait intéressant de R&F : Vous n’envisagez donc pas de
références cinématographiques et le parti la présenter sous une forme radicalement modifier votre formation ?
pris instrumental sont présents chez nous différente. On voulait jouer avec ce qu’on Jean-Noël Scherrer : Cette expérience est
depuis longtemps, quoique d’une manière s’interdisait et qu’on n’osait pas faire. On un terrain de jeu à part qui nous permet de
moins précise et affirmée. Notre précédente ressentait une frustration parce que ce qu’on rester droits dans nos bottes : notre moyen
expérience, un vinyle avec un unique mor- écoute au quotidien se situe parfois en dehors d’expression, c’est un rock organique et nous
ceau de vingt minutes, constituait une sorte du rock : ambient, classique, musique de film. ne voulons pas en changer. Nous n’intégrerons
d’introduction et une manière de vouloir sortir Ce disque est donc un exutoire. pas d’autres musiciens ni de synthé, d’ailleurs
du format rock. Par le passé, nous avions nous sommes actuellement en studio pour
collaboré avec l’Orchestre symphonique de boucler l’album suivant qui se situera dans
Mulhouse pour des arrangements de cordes Vieux titres la suite logique des deux premiers : il sortira
sur quelques morceaux, mais c’était dans R&F : Le batteur, dont l’instrument est dans quelques mois et nous repartirons
Photo Sybilla Weran- DR

une approche pas très intéressante pour ces la plupart du temps absent, ne s’est-il en tournée dans la foulée. H
musiciens. Là, ils deviennent le centre d’une pas senti frustré ? RECUEILLI PAR H.M.
réécriture à partir de nos morceaux qui sont Jean-Noël Scherrer : Il s’est mis au ser- Album “Original Motion Picture Soundtrack”
croisés, modifiés et réécrits dans l’optique vice du propos. Et il a entrepris un travail (Last Train Productions/ Modulor)

JUIN 2024 R&F 027


Tête d’affiche
“Je pense à Dominique Laboubée quotidiennement”

TONY TRUANT
L’ancien Antoine Masy-Périer, désormais Truant, est de retour via un album
incandescent enregistré avec des anciens Grys-Grys. Au feu les pompiers !
C’EST DEPUIS SÈTE OÙ IL RÉSIDE “Chouette, Chouette, Chouette”, c’est “Well R&F : Sur les photos de concert, on voit
DEPUIS QUINZE ANS QUE TONY Well Well” de John Lennon. Puis il y a Dominique vous regarder avec une
TRUANT ÉVOQUE SON NOUVEL “Les Petits Ballons”, composée par Serge complicité très touchante.
ALBUM — il en a fait plus d’une dizaine Gainsbourg et Jean-Louis Vannier pour Tony Truant : Il était mon grand frère.
en tout depuis qu’il a quitté le groupe de France Gall. Le morceau se foutait encore Oui, il y avait une complicité énorme. Il était
Rouen — qui crache le feu, son nouveau une fois d’elle, comme avec “Les Sucettes”. gentil, talentueux, intelligent, fidèle, élégant.
maxi (des musiciens différents sur chaque Je suis devenu proche de Vannier depuis Les deux albums auxquels j’ai participé et
face) et un peu de sa carrière chez les que j’habite à Sète. Je lui sers parfois de que je préfère sont “Too Much Class For The
Snipers, les Dogs et les Wampas. Tout chauffeur. J’ai un peu réarrangé le morceau Neighbourhood” et “Legendary Lovers”. Mais
le monde aime Tony : Keith Streng et pour qu’il soit moins méchant. Il y a “First il y a de très bonnes chansons sur les autres,
Peter Zaremba des Fleshtones, les ex- One’s Free”, des Flamin’Groovies, que je comme “A Million Ways Of Killing Time”
Calamités, les frères Tandy, Marie et chantais en yaourt alors que j’étais gamin chez ou “More More More”. Dominique arrivait
Lionel Limiñanas, Pascal Comelade, on en les Snipers, puis une reprise d’un morceau toujours avec des chansons fabuleuses. Et puis
passe. C’est compréhensible : l’homme, de Dominique coécrit avec Gilles Tandy, lorsqu’il prenait un solo, il était reconnaissable
en plus d’être doué, est adorable. “Je N’Irai Pas Jusqu’à 25 Ans”, rebaptisé entre tous, ce qui n’est pas rien.
“107 ans”. Enfin, j’ai voulu reprendre “The
Endless Sleep” (classique du rock’n’roll
Sur un nuage fifties gothique par celui qui a aussi composé Avec les Wampas
ROCK&FOLK : Ce disque est furieuse- “The Fire Of Love”, ndr) un morceau de Jody R&F : Pourquoi avoir quitté le groupe
ment rock’n’roll… Serait-ce dû à la testo- Reynolds que j’ai toujours adoré, rebaptisé alors ?
stérone de vos jeunes accompagnateurs ? “Le Sommeil Sans Fin.” Tony Truant : Je ne pense pas avoir la
Tony Truant : C’est possible. Il y a quatre ex- réponse à cette question. Musicalement,
Grys-Grys. Je les ai connus gamins, lorsqu’ils R&F : Comme Keith Moon avec les Who, Dominique et moi étions en train de nous
se repassaient les cheveux pour ressembler aux vous avez réussi à intégrer le groupe de vos éloigner. J’avais joué douze ans dans le
Downliners Sect ! On a tout de suite sympathisé, rêves, les Dogs… groupe, il ressortait ses premiers albums
d’autant que le père de l’un d’entre eux est un Tony Truant : Oui, absolument. J’en étais d’Alice Cooper. Il aimait bien Kiss aussi. Ce
très bon ami, excellent guitariste qui a joué parfaitement conscient, j’étais sur mon nuage n’était pas mon truc. Je voulais sans doute
entre autres avec Les Vierges. Il avait fait et je ne souhaitais pas en redescendre. Et essayer de faire quelque chose de mon côté,
la première partie des Dogs sur la tournée puis il y avait à l’époque, à Rouen, une atmo- même si cela n’a pas toujours été facile. Mais
“Walking Shadows”. Cette clique de gosses sphère formidable. Le magasin Mélodie nous sommes restés proches : avant sa mort,
est formidable : “ils marchent seuls dans la Massacre, les frères Tandy, le groupe les Flics, on se voyait, on écoutait de la musique. Le
nuit noire ce sont des voyous”, ils ont du style et etc. Et des concerts de groupes américains et jour où j’ai appris son décès, j’étais dévasté.
une âme. Quand j’arrive avec mes chansons, je anglais en permanence, toutes les semaines. Depuis, je pense à lui quotidiennement.
n’ai pas besoin de papoter pendant des heures,
nous sommes en harmonie. Ils me rappellent R&F : Après, il y a eu les Wampas.
Tony Truant : Je connaissais Philippe
beaucoup les Dogs sur plein de trucs, et on se
régale en jouant ensemble. C’est exactement
Tony truandé Almosnino, guitariste du groupe, depuis
A l’occasion du Disquaire Day,
pareil, mais différent quand je joue avec Bongo un album live inédit des Dogs intitulé longtemps. Un jour, je le croise dans la rue et
Joe en duo sur mon maxi. Chantons en chœur “Live At Home”, enregistré il me demande de rejoindre les Wampas. Chez
le 12 mars 1984 à la salle Exo7
avec Crosby “Music Is Love” (Antoine Masy- de Rouen, a été publié, ce qui eux, il y a ce côté Ramones que j’ai toujours
Périer citant David Crobsy, on a failli en faire chagrine Tony Truant. “Je l’ai adoré. Et Didier est un mec super, vraiment
appris totalement par hasard. J’étais
un infarctus, ndr)… Tout cela a tellement bien très fâché que les responsables n’aient impressionnant : ça fait tout de même trente ans
fonctionné qu’on a répété une journée et tout pas pensé à nous prévenir, Hughes qu’il tient son groupe. Ce n’est pas rien.
enregistré en deux jours. C’est correct, en termes (de Portzamparc, bassiste des Dogs, nda) Ça force le respect ; je l’aime beaucoup.
et moi. Les deux derniers survivants
de spontanéité de bonne entente, il me semble. de cette formation. La pochette D’ailleurs, nous allons refaire des concerts.
Photo Angelique Petit-DR

est ignoble et bidouille une photo On va encore s’amuser. H


originale superbe de mon vieil
R&F : Sur ce nouvel album, il y a une bonne ami Bruno Le Trividic. Même mon
partie de reprises déconstruites en français… petit-fils ferait mieux. Le résultat RECUEILLI PAR NICOLAS UNGEMUTH
C’était pour vous faire plaisir ? visuel est désastreux.
Ce ne sont pas des méthodes.” Album “Tony Truant Et Les Solutions
Tony Truant : En gros, c’est moitié-moitié. Du Sud Profond” (Foo Manchu)

028 R&F JUIN 2024


JUIN 2024 R&F 029
030 R&F JUIN 2024
Tête d’affiche

Aussi hasardeux qu’une excursion


himalayenne en Louboutin

LOU REED
Entre deux rééditions de raretés, le label Light In The Attic publie un disque
de reprises de Lou Reed. Un exercice périlleux auquel des pointures
telles que Keith Richards ou Joan Jett se prêtent avec brio.
CEUX QUI ÉPLUCHENT LES NOTES chez le voisin du dessous et les Afghan
DE POCHETTE, et sont donc curieux Whigs reprennent “I Love You, Suzanne”
de savoir comment et par qui est faite à rebrousse-poil, ce qui est certainement la
la musique qu’ils aiment, se souviennent meilleure chose qui pouvait arriver à cette
peut-être d’avoir lu le nom de Bill Bentley échappée de “New Sensations”. Elle n’est
dans les crédits de “Animal Serenade”, un d’ailleurs pas la seule puisque la chanson
live de Lou Reed remarquable paru il y a qui donne son titre à l’album que Lou Reed
vingt ans. Bentley est un attaché de presse a sorti en 1984 est relue à la Dandy Warhols
américain qui, chez Warner, a travaillé — et sans boîte à rythmes – par les trois
pour de nombreux musiciens majeurs filles d’Automatic (le père de la batteuse est
dont Reed. Journaliste, aussi, il a rédigé Kevin Haskins, frère de David J, et batteur
plusieurs livrets de CD et, parce qu’en de Bauhaus/ Love And Rockets).
plus d’avoir les oreilles affûtées il a le
cœur grand, Bill est à l’origine de “Where
The Pyramid Meets The Eye”, un tribute- Effrayante absence
album à Roky Erickson échafaudé en Naturellement, il n’est pas facile de résister
1990, lorsque le fondateur de The 13th du fondateur du Velvet Underground sont abor- à “The Power Of The Heart”, la chanson
Floor Elevators était dans la mouise. The dables (peu d’accords et des mélodies — les écrite par Lou Reed pour Laurie Anderson
Jesus And Mary Chain, ZZ Top et Primal plus difficiles à composer — qui semblent en 2008, à l’occasion de leur mariage. Elle
Scream avaient notamment pris part à couler de source), mais sa voix et son phrasé, est, en fin de face, interprétée par Brogan
ce disque de reprises particulièrement aussi géniaux qu’inimitables, font que se Bentley, fils de son père et musicien établi à
réussi. “The Power Of The Heart”, dont frotter à une reprise est aussi hasardeux San Francisco. Dans cette version acoustique,
une édition vinyle limitée était disponible qu’une excursion himalayenne en Louboutin. il expose la tendresse du singer-songwriter de
au récent Record Store Day, s’inscrit dans Et donc, dans l’exercice, Keith Richards New York qui, avouons-le, était peu enclin à
cette lignée d’hommages et paraît sur (qui détricote “I’m Waiting For The Man” le faire. Finalement, la meilleure de cet album
Light In The Attic, un label américain qui avec ironie), Rufus Wainwright (il aborde dont le livret est illustré de photos de Mick
brille par la diversité (de ses rééditions). “Perfect Day” au premier degré alors que Lou Rock (et de Timothy Greenfield Sanders) est
Ainsi, depuis 2022 et la parution de s’était contenté du second), Rickie Lee Jones peut-être “Coney Island Baby”, intouchable
“Words & Music/May 1965”, une com- (qui réinvente “Walk On The Wild Side”) parmi les intouchables, que Mary Gauthier
pilation d’anciennes démos, Lou Reed et Lucinda Williams (elle interprète un peu fait sienne sans effort puisque, comme ceux
côtoie des non-genrés de qualité tels “Legendary Hearts” comme si elle était la de Lou Reed, les tunnels existentiels dans
qu’Annette Peacock, Lee Hazlewood ou chanteuse des Pretenders) ne sont pas moins lesquels elle a rampé à l’adolescence se
Tim Buckley. illustres que certains prédécesseurs (David caractérisaient par une effrayante absence
Bowie, Cowboy Junkies, Duffo, les Runaways) de lumière au bout. La folkeuse originaire
et font oublier les vaines tentatives de U2, de Louisiane, dont le “Drag Queens In
Rebrousse-poil Duran Duran ou Billy Idol. On valide aussi Limousines” de 1999 avait peut-être
“The Power Of The Heart” est le nouveau la prestation de Joan Jett et ses Blackhearts emballé l’ex-protégé d’Andy Warhol, débite
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

volume des “Lou Reed Archive Series”, sur “I’m So Free” (un brin convenue, mais les mythiques couplets la fièvre au cœur.
proposées en bonne entente avec Laurie c’est le geste qui compte), de Bobby Rush Dans le livret, Gauthier confie que sans Reed,
Anderson, pour lequel Bill Bentley a sollicité qui fait sonner “Sally Can’t Dance” comme elle n’aurait jamais trouvé sa voix. Si on veut,
dix musiciens qui se sont chacun approprié Lou Reed avait sciemment évité de le faire on peut remplacer le “x” par un “e”. H
une chanson de l’immense répertoire. Evi- (plus vintage que vintage) et de Rosanne Cash
demment, à l’annonce de sa parution, ce disque qui, ça s’entend, a bien saisi la beauté fatale JEROME SOLIGNY
de reprises de titres de Reed a fait craindre le du texte de “The Magician”. Maxim Ludwig Album “The Power Of The Heart:
pire à plus d’un fan. Certes, les compositions et Angel Olsen font déménager “I Can’t Stand It” A Tribute To Lou Reed” (Light In The Attic)

JUIN 2024 R&F 031


En vedette

“Je ne vois pas ce que


je pourrais faire d’autre”

RichaRd
hawley
Après une longue absence, Covid oblige, le crooner rock
de Sheffield ajoute une nouvelle pierre à sa discographie.
RECUEILLI PAR VIANNEY G.
“C’EST BIEN, ÇA ME RAPPELLE SHEFFIELD !” : IL de Sonny Boy Williamson, d’Anna Calvi, de Jarvis Cocker
PLEUT À VERSE SUR PARIS ET RICHARD HAWLEY SE et de Tom Hanks, et pour finir d’Homo Sapiens himself.
MARRE. L’attente fut longue ; on compte sept ans depuis sa Et évidemment de Sheffield.
dernière venue en France. Il semble le premier surpris de ce
long hiatus : “Sept ans ! Le truc, c’est que le dernier album est
sorti juste avant le confinement. Pour résumer, ça a mis un Cette ville, c’est ma muse
terme à tout, comme un missile qui retombe dans la mer…” ROCK&FOLK : Cela fait déjà cinq ans que “Further” est sorti.
Non pas qu’il soit resté inactif entre-temps, loin de là. Depuis Vous vouliez prendre du temps pour vous ? On a lu quelque
“Further”, son dernier album, il a eu le temps de sortir un part que vous aviez songé à arrêter quand vous avez passé le
“Very Best Of” (commentaire de l’intéressé : “Ça ne pouvait cap de la cinquantaine.
pas s’appeler ‘Greatest Hits’ parce que je n’ai jamais eu le Richard Hawley : Je crois que la plupart des musiciens, lorsqu’ils
moindre hit !”), concocté la juteuse compilation “28 Little vieillissent, en viennent à se demander : combien de temps je peux
Bangers From Richard Hawley’s Jukebox” pour le label Ace encore faire ça ? Ça te traverse l’esprit de temps à autre. J’y ai pensé
(réédition du mois de septembre 2023), dont le volume deux quand j’ai eu 25 ans. Et ensuite à 30 ans, et encore après… Parce que
est actuellement en projet, participé avec son compère Jarvis tu ne sais pas combien de temps tu vas encore pouvoir continuer. C’est
Cocker à la bande-son du film “Asteroid City” et glané un drôle : plus le temps passe, plus je suis détendu et heureux de jouer…
Laurence Olivier Award pour l’adaptation sur les planches Peut-être que je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre ! Mais je
de son septième album “Standing At The Sky’s Edge”. A quoi fais de la musique depuis que je suis gamin et la capacité à écrire des
s’ajoute donc ces jours-ci un neuvième album (ou dixième, chansons n’a semble-t-il pas disparu. C’est comme Son House et Link
cela dépend des comptes), ce “In This City They Call You Wray, ils ont tenu bon. Je ne vois pas pourquoi je n’en ferais pas autant.
Love” qu’on qualifiera d’ordinairement génial, avec le ratio à Et ce n’est pas comme si j’écrivais de la pop : je n’ai pas à composer
peu près habituel de merveilles pures (“People”, “’Tis Night”, quelque chose qui soit (ici il fait une mine pas possible, façon cheerleader,
Photo Dean Chalkley-DR

“Hear That Lonesome Whistle Blow”), le reste étant à peine en secouant les bras en l’air, nda), vous voyez ce que je veux dire ?
moins suprême. Les sujets ne manquant pas, rendez-vous est Ce que je fais n’est pas attaché à un imaginaire de la jeunesse. Mais
pris avec le maire officieux de Sheffield pour une séance de vous oubliez le covid : ça compte pour deux ans, au moins. (Il se détourne
rattrapage dans un discret hôtel place du Panthéon. Pendant pour une demande) Est-ce qu’on peut couper cette musique de merde
un peu moins d’une heure, il sera question de son père et par pitié ? Désolé, mais c’est putain de fatigant !

032 R&F JUIN 2024


JUIN 2024 R&F 033
RIchARD hAwlEy

“Je ne
peux rien
en dire,
on me
mettrait
en prison”
R&F : L’idée pour ce nouvel album était de se concentrer sur R&F : Quel rapport entretenez-vous avec la ville et avec

Photo Chris Saunders-DR


la voix, un peu comme pour “Truelove’s Gutter” ? ses habitants ? Vous en êtes presque devenu une sorte de
Richard Hawley : On a essayé d’avoir le plus d’espace possible, porte-parole.
sans empiler les couches d’instruments. Et même pour celles avec Richard Hawley : J’ai vécu ici toute ma vie. Ma famille a habité cette
un plus gros son, les éléments qui les composent sont en fait très ville pendant des siècles. On est mentionné dans le Domesday Book
simples. Il n’y a pas beaucoup d’overdubs pour laisser de l’espace (sorte de recensement réalisé par Guillaume le Conquérant au XIème siècle,
à la voix. Je crois qu’en vieillissant, je me suis rendu compte que je nda). Je ne sais pas mieux dire… J’aime cet endroit. Cette ville, c’est
devais accepter le fait que je suis un chanteur, je ne peux pas l’éviter ma muse. Je ne sais pas ce que c’est que de vivre à New York ou à
plus longtemps ! Laisser la chanson respirer… Parce que quand tu Paris, ou au Bangladesh, en Pologne, en Australie, au pôle Nord ou en
crées de la musique, parfois, il y a cette idée qu’il faut remplir tout Thaïlande. Mais je sais ce que c’est de vivre à Sheffield. Il s’agit d’écrire
l’espace afin de garder en permanence l’attention de l’auditeur. Mais sur des choses que tu connais. Et que tu aimes. Le paysage dans lequel
en fait, c’est faux. Le plus souvent, si tu laisses de l’espace, de l’air on vit ne cesse de disparaître. Surtout en Angleterre. Chaque endroit
dans la musique, c’est ce qui va retenir ton attention autant que la devient le même que n’importe où ailleurs. Même ici, à Paris, vous n’y
musique elle-même. échappez pas. On ne peut pas se méprendre sur le fait qu’on est ici
(il désigne le Panthéon du regard) et pas ailleurs, mais dans nombre
R&F : Sheffield est encore très présent dans vos textes, d’endroits que l’on visite, on voit les mêmes Starbucks énormes… C’est
notamment dans “People”. Il y a pas mal d’allusions assez comme s’ils aspiraient la culture du pays dans lequel ils se trouvent et
énigmatiques lorsqu’on n’est pas du cru, par exemple ce la transformaient en cette espèce de gros néant américain (big american
passage sur “The Speedwell Lady” et “Old Blue John”. nothingness), dépourvu de personnalité, d’originalité et d’amour. Je
Richard Hawley : Voyons ça. (Il se lève, ouvre l’étui de sa guitare, n’aime pas ça. Je veux aller à Clermont-Ferrand ou à Paris, peu importe,
récupère les paroles.) “Well I was born and raised by the river” : la et sentir que je suis dans un endroit différent. Ruskin, le célèbre écrivain,
rivière, c’est le Don, près de laquelle je suis né. C’est le grand cours décrivait Sheffield comme un tableau affreux dans un cadre magnifique
d’eau qui traverse la ville. “Slowly it flows through this city of knives” : (“An ugly picture in a beautiful frame”) : il parlait des arbres et de la
on fait de la coutellerie à Sheffield. C’est quelque chose qu’on produit campagne qui entoure la ville. Mais même les horribles immeubles
depuis des centaines d’années. “Not too far from the mountain that modernes qui ont été construits juste après la guerre, en vieillissant,
shivers” : il y a une montagne nommée Mam Tor autour de la ville, je les trouve beaux, ils ont presque quelque chose de panthéonesque
on la surnomme “the shivering mountain”, la montagne frissonnante. (en français dans le texte, nda) !
Comme c’est un terrain volcanique, la roche s’effrite et régulièrement
des monceaux dégringolent. D’où ce surnom. “The Speedwell lady kisses
Old Blue John” : il y a des cavernes dans les environs de Sheffield, Le goulot de la bouteille
et l’une d’elles s’appelle Speedwell et une autre Old Blue John. C’est R&F : Depuis une dizaine années, une nouvelle génération
le seul endroit au monde où l’on trouve cette sorte de roche. “Twelve de musiciens émerge au Royaume-Uni, dont certains vous
hours a day by the furnace and forges” : Mon père travaillait là-bas. admirent beaucoup, comme Carlos O’Connell, le guitariste
Et ainsi de suite. Il y en a des tas… C’est presque une référence par de Fontaines DC.
ligne. Même les gens de là-bas ne vont pas toutes les repérer. Richard Hawley : Les gars de Fontaines DC, je les vois régulièrement.
Carlos, il m’a emprunté ma douze-cordes acoustique pour leur

034 R&F JUIN 2024


“Je ne pense pas que le moindre
d’entre eux soit un chef-d’œuvre !”
Tueries hawley
Discographie par Vianney G
“Richard hawley” “coles corner” “Standing at The Sky’s edge”
(2001) (2005) (2012)
On ne remerciera On se souvient de L’album mal
jamais assez l’embarras des aimé des
Jarvis Cocker Arctic Monkeys hawleyiens de
et le regretté lors de la remise stricte obédience,
Steve Mackey du Mercury Prize où l’Anglais troque
de l’avoir poussé en 2006, Alex les cordes pour
à se lancer. Il était Turner lâchant : des déluges de
temps : Hawley “Que quelqu’un guitare psyché-
avait 34 ans appelle la police, prog. S’il ne fait
lors de la sortie Richard Hawley aucun doute que
de ce premier s’est fait voler !”. “Standing At The
mini-album de On le comprend. Sky’s Edge” fait
sept chansons, Difficile d’éviter partie de ses rares
depuis rallongé. le syndrome de petits albums, tout n’est pas à jeter (“Seek
Sa patte s’exprime déjà dans ses compositions l’imposteur lorsqu’en face la tracklist déroule It”, “Before”, “Leave Your Body Behind
personnelles mais c’est surtout sa reprise de “Just Like The Rain”, “I Sleep Alone”, “Born You”) et il lui a sans doute permis de se
“Troublesome Waters”, supérieure à celle de Under A Bad Sign”… Et évidemment, il y a libérer d’attentes trop lourdes. Le swamp
Johnny Cash, qui nous décroche la mâchoire. le morceau-titre, l’un de ses classiques, dont de “You Haunt Me” aurait mérité d’y figurer.
Hawley aurait trouvé la mélodie en poussant
ses enfants sur la balançoire. Chef-d’œuvre.

“late Night Final” “lady’s Bridge” “hollow Meadows”


(2001) (2007) (2015)
La pochette Le seul du lot Retour à un son
de ce premier auquel on puisse plus classique,
album officiel faire le reproche même si une
— Hawley au de rétromanie. légère vapeur
comptoir d’un La production, psychédélique
petit snack de idéale sur le entoure encore
Sheffield, clope précédent, a “Welcome
au bec, en train souvent la main The Sun”.
de lire la rubrique lourde, voire vire Très proche des
des sports, calé pompière sur démos originelles,
entre deux “Our Darkness”. les morceaux
retraités — “Serious” et font la part belle
est un manifeste. “I’m Looking au chant, que
Le contenu, For Someone Hawley n’a peut-être jamais porté autant
rock’n’roll et chansons d’amour, l’est tout To Find Me” ont un petit charme, mais à la limite que sur la fragile “Tuesday Pm”
autant. Se détachent notamment “Baby, n’échappent pas aux clichés rockab. ou sur “What Love Means”, à tomber. Son
You’re My Light”, le premier “tube”, Restent “Lady Solitude” et surtout romantisme est aussi un refus luddite de l’enfer
et plus encore “Long Black Train”, “Roll River Roll” dont le piano continue numérique (“The World Looks Down”). Il y a
immense berceuse blues où le chant d’enchanter, même lorsqu’on se rend du Ruskin et du William Morris chez Hawley,
a l’étonnante propriété d’humidifier compte qu’il s’agit du récit d’une noyade. il y a même du William Blake, salué dans la
instantanément les pupilles. majestueuse “Heart Of Oak”. Grand album.

“lowedges” “Truelove’s Gutter” “Further”


(2003) (2009) (2019)
“Lowedges” est L’album de Exceptionnellement,
le plus spectorien l’île déserte : ce nouveau disque
de tous ses “Truelove’s ne porte pas le
albums, c’est Gutter” est à nom d’un lieu-dit
aussi celui à la la fois le chef- de Sheffield. Si le
sentimentalité la d’œuvre de son titre (“Plus Loin”)
plus débondée. auteur et son plus prête à sourire au
Le phénoménal radical, “une sujet d’un musicien
crescendo de épure absolue” si attaché à un lieu
“Run For Me” écrivait Nicolas et à une esthétique,
et “Oh My Love” Ungemuth en ce neuvième
est un torrent ces pages. Tout album est
qui emporte est ici à la fois comme le
tout. Les textes dilaté, ralenti, notait Léonard Haddad à sa sortie “un
sont d’une désarmante nudité (“It’s Over approfondi, ramené à l’essentiel, tout aboutit à disque plus léger, plus modeste, presque
Love”), mais résonnent d’un poids de vérité une sorte de stase hypnotique. On se replonge pop”. Disque plus concis et plus rock
qui bouleverse dans des proportions presque dans “Ashes On The Fire” pour la dix millième également, comme en témoignent la
alarmantes. Hawley n’est pas un chanteur fois et l’on en ressort brisé comme si l’on venait quasiment stonienne “Off My Mind”
de charme, il serait plutôt du genre à vous de la découvrir. A cette période de sa carrière, et surtout la parfaite “Galley Girl”,
remuer à même la tripaille. Un sommet. Hawley ne touche plus terre, comme l’atteste sa plus grande réussite dans le genre.
également l’EP “False Lights From The Land”.

JUIN 2024 R&F 035


RIchARD hAwlEy

“Retour vers
dernier album. Dès qu’ils jouent à Sheffield, ils R&F : Vous avez coécrit plusieurs chansons
m’appellent, je les emmène au pub et on picole. du film “Asteroid City” (réalisé par Wes
J’aime tomber sur des morceaux par accident. Anderson) avec Jarvis Cocker, qui a par
Un jour, j’entends une de leurs chansons et je
me tourne immédiatement vers mon fils aîné l’humanité ailleurs été l’un de vos premiers soutiens
lors de vos débuts en solo…

et vers la
pour lui demander : “C’est qui ça ?” Il a regardé Richard Hawley : L’un des premiers, oui.
sur Internet. C’est lui qui doit s’en charger, moi On se connaît depuis qu’on est gamins. C’est
je ne peux pas… J’ai un portable, mais je ne l’histoire d’une vie. C’est drôle quand on y pense,
m’approche pas d’Internet… Pas moyen…
Reste où tu es… Fuck off… J’ai un crucifix et
une gousse d’ail (rires) ! Et il me dit : “C’est ce
décence” le film de Wes. C’est quand même étonnant de
demander à des Anglais de recréer de la musique
traditionnelle américaine. Le titre principal, celui
groupe irlandais, Fontaines DC”. Je lui dis : “Ils sont bons”. Ça n’est que le petit garçon chante, on a écrit ça à distance avec Jarvis pendant
pas simplement un groupe de rock indé, ils ont aussi des racines le confinement. Ça nous a donné quelque chose à faire. A la fin du
profondes dans la musique folk. confinement, Wes me téléphone : ‘Il faut que tu viennes en Espagne’.
Le tournage avait lieu dans un petit village pas loin de Madrid. On était
R&F : Anna Calvi nous a dit récemment que vous aviez évoqué tous sur le même site, les acteurs et l’équipe au même endroit, avec
l’idée d’enregistrer quelque chose ensemble il y a quelques Tom Hanks et Rita Wilson, sa femme. On a fini par devenir copains
années. parce que le week-end, Jarvis et moi, on s’emmerdait vu qu’il n’y avait
Richard Hawley : C’était une idée d’Anna, elle voulait faire un EP rien à foutre ! Donc on sortait nos guitares et on jouait. Petit à petit, tous
de reprises d’Elvis Presley. Je lui ai répondu que ce serait génial, mais les acteurs et les membres de l’équipe ont fini par nous rejoindre. A
le confinement est arrivé et ça s’est arrêté là. Anna est une guitariste la fin — on est resté là-bas pendant deux ou trois mois —, c’était des
brillante. Elle adore sa Telecaster, mais sur scène elle la balance en sacrées soirées, et Wes a dû finir par les limiter au vendredi soir, parce
l’air comme si elle ne valait pas un kopeck ! Elle est incroyable. C’est que si ça durait tout le week-end, personne n’était en état de tourner
une force. Merci de me l’avoir rappelé, ça m’était sorti de l’esprit. le lundi matin ! Rita est une super chanteuse. J’avais apporté l’un des
vieux livres de mon père, un recueil de chansons de Hank Williams.
R&F : On connaît l’importance de votre famille dans votre Un coup, alors que j’étais en train de le lire en mangeant, Tom et Rita
formation musicale, de votre père bien sûr, mais aussi de votre l’aperçoivent et me demandent : ‘Oh, vous aimez Hank Williams ?’. On
oncle ou de votre grand-père, tous musiciens. Il paraît qu’il y a a commencé à discuter et j’ai fini par apprendre à Rita un de ses vieux
d’ailleurs des anecdotes assez croustillantes concernant votre morceaux qui s’appelle “A Teardrop On A Rose”. Et voilà l’histoire.
père et Sonny Boy Williamson…
Richard Hawley : Je ne peux rien en dire, on me mettrait en prison (rires) ! R&F : Vous avez effectivement des goûts très américains,
Je les garde de côté. Il est possible que j’écrive là-dessus un jour. Toutes ça s’entend sur un titre comme “Hear That Lonesome
ces histoires sont incroyables. Funny shit man ! Et très osées, très. Whistle Blow”. Est-ce que le mythe entourant cette musique,
Mais putain de marrant. Et pas seulement avec Sonny Boy Williamson. ça comptait aussi pour vous ?
Mon oncle Frankie a aussi joué avec Little Walter. C’était cinglé… Richard Hawley : Je crois que quiconque écoute de la musique
développe ce genre de fantasme. Parce qu’il y a cette impression
d’altérité qui vous emporte ailleurs, c’est à ça que sert la musique.
Vous aimez Hank Williams ? D’un autre côté, tous les genres de la musique américaine, le folk, la
R&F : Vraiment… ? country, le blues, etc., parlent de trains, de montagnes, de rivières
Richard Hawley : (Il sourit d’un air entendu et finit par céder) Tous ces et de ce genre de choses. Tout ça, c’était autour de moi. Prends le
gros groupes de rock blanc des seventies, on connaît les frasques qui les mythe de John Henry : “John Henry était un métallo”. Mon père était
ont rendus célèbres, eh bien ce n’est rien du tout comparé aux types du un métallo ! J’écoutais toutes ces chansons de manière totalement
blues. Rien. Ils étaient beaucoup plus furieux. Je peux bien en raconter innocente quand j’étais gamin. Ça parlait de mon coin d’une certaine
une… Dans l’Angleterre de 1962, tout fermait à 22 h 30. Donc il n’y manière. C’est pour ça qu’elles ont toujours résonné en moi.
avait plus d’alcool. Et Sonny Boy Williamson, qui était un alcoolique
chronique — je crois qu’il est mort dix-huit mois après cette tournée —, R&F: “Deep waters/ That we’re in” (sur “Deep Waters”), c’est
refuse de monter sur scène tant qu’il n’a pas une bouteille de whisky. Mon votre manière personnelle de dire qu’on est dans la merde ?
père était dans sa vingtaine. Le public était en train de devenir dingue, Richard Hawley : Il suffit de lire les journaux. Je ne suis qu’un
donc Johnny, le batteur, prend mon père dans son van et l’emmène chez guitariste, je ne suis pas un gros bruit (“I’m not a big noise”, nda), mais
son grand-père. Mon père tient la jambe à son grand-père pendant que ça me paraît évident qu’il nous faut du changement, et rapidement.
Johnny tire la bouteille avant de repartir en trombe à la salle et de donner la Il faut faire marche arrière. Retour vers l’humanité. Et retour vers
bouteille à Sonny Boy Williamson. Sonny Boy n’arrive pas à l’ouvrir, donc la décence. Parce que je n’en vois nulle part. Mais permettez-moi
il la fracasse contre la table pour y parvenir et entreprend d’en descendre d’attirer votre attention vers une époque reculée, il y a des milliers
la moitié en une seule gorgée. Puis, il sort sa bite, l’essuie sur le bord de et des milliers et des milliers d’années, quand nous vivions dans des
la bouteille et demande à la cantonade : ‘Quelqu’un veut boire un coup ?!’. grottes, quand la moindre minute était consacrée à la survie, qu’il n’y
C’était ce qu’il faisait pour que personne ne puisse lui voler. Vous vous y avait pas d’interrupteur pour avoir la lumière ni de robinet pour avoir
risqueriez, vous, si vous voyiez quelqu’un coller sa queue contre le goulot ?! de l’eau chaude, quand chaque instant de la vie était consacré à des
Not safe ! Même s’il s’agissait du plus merveilleux grand cru qui soit, il impératifs tels que faire du feu, trouver un abri et de la nourriture, ou
n’y a pas de putain de moyen de me faire boire ça (rires) ! Finalement, ils fabriquer des vêtements. Pourtant, même dans des conditions aussi
sont montés sur scène et ils ont donné un concert incroyable. Et ça, ça extrêmes, on trouvait le temps de peindre sur les murs. Evidemment,
n’est que le début, il y a des choses encore bien pires. Et aussi beaucoup il n’en reste aucune trace, mais je serais prêt à parier — et je ne suis
plus drôles. Les vétérans du rhythm’n’blues, c’étaient les plus sauvages. pas un joueur — qu’il y avait aussi de la musique autour du feu,
Mais ils faisaient ça avec une forme de désinvolture. C’était la vie chez pendant qu’ils faisaient toutes ces choses. Je serais prêt à le parier. H
eux, ça n’avait rien de rose. Album “In This City They Call You Love” (BMG)

036 R&F JUIN 2024


038 R&F MAI 2024
En vedette

“La vie en technicolor”

POKEY
LAFARGE
Dans son nouvel album, le crooner américain hors du temps
ouvre encore plus son univers country et bluegrass à des sonorités
du monde entier, avec l’élégance qui le caractérise.
RECUEILLI PAR THOMAS E. FLORIN
POKEY LAFARGE MONTE LES MARCHES QUATRE À R&F : Donc, votre lune de miel, cela va être des concerts dans
QUATRE SANS TRANSPIRER DANS SON TRICOT ITALIEN. le monde entier ?
La casquette à la main, quelque part dans la cage d’escalier d’un Pokey LaFarge : Presque le monde entier. L’Asie… On n’a joué
immeuble du XVème arrondissement de Paris, il nous annonce qu’une fois en Inde, et devant des Américains. Puis on essaye d’aller au
qu’il vient de se marier. Mais félicitations ! Moue, seconde Japon, mais ça prend du temps. Cette année, nous irons en Australie,
annonce : certes, mais “Rhumba Country”, son onzième en Nouvelle-Zélande, et Cuba en octobre… mais pas pour la musique.
album l’entraîne dans une tournée d’un an autour du monde. Puis, j’essaye vraiment de jouer au Brésil, car ça, ça serait une tout
“Mince, et votre jeune épouse ?” Soupir de soulagement : autre chose…
naturellement, elle joue dans le groupe. Et c’est peut-être à cela
que l’on doit la renaissance de Pokey LaFarge : un homme dont R&F : Donc Cuba, le pays de la rumba, qui a donné son nom
la musique, après le rétro mélancolique, transpire désormais la à votre album ?
joie. Une clef sort de la poche de son pantalon (deux pinces, Pokey LaFarge : Bien sûr. Ce titre est à lire sur beaucoup de niveaux
évidemment), le parquet grince, il pousse la porte de droite. différents. Il y a cette deuxième chanson sur l’album qui s’appelle
Ici, le soleil et une bouteille de San Pellegrino nous attendent “For A Night”. Techniquement, c’est une rumba. Sauf que c’est une
à une table. Suite de la conversation… chanson de country américaine. Bref : en studio, on l’écoutait et j’ai dit
à mon producteur “quelle drôle de chanson, on dirait une sorte de rumba
country”. Voilà le titre. Mais il y a beaucoup d’autres significations à
Cuba en octobre ce nom : c’est un album lumineux, plein de couleurs et qui doit vous
ROCK&FOLK : Où est-ce que vous vivez désormais ? Car vous emmener dans un lieu rempli de joie, un paradis où résonne cette
avez beaucoup déménagé dans votre vie. musique aux influences caribéennes ; bien que tout cela soit plus un
Pokey LaFarge : Enormément, en effet. Ma femme et moi avons état d’esprit qu’un style de musique à proprement parler.
acheté une maison dans le Maine, à deux heures au nord de Portland,
dans une ville au bord de l’Atlantique qui s’appelle, tiens, comme vous :
Thomaston. Nous l’avons achetée il y a deux mois et nous n’y serons Rythme et bleu
pas du reste de l’année. R&F : Vous dites dans le communiqué qui accompagne
l’album, “peut-être que j’avais le blues (le bleu donc, ndr)
R&F : Mais votre femme part avec vous ? Qu’est-ce qu’elle joue avant, et désormais…” ?
dans le groupe ? Pokey LaFarge : “… je vois la vie en technicolor.” Voilà : il y a eu
Pokey LaFarge : C’est une chanteuse, celle que l’on entend sur l’album. des moments difficiles dans ma vie, mais j’en suis sorti.

R&F : Vous vous êtes rencontrés comme cela ? En jouant de R&F : Et donc désormais, vous êtes le rythme et le bleu ! On
la musique ? ne peut pas vivre de manière mélancolique quand on joue
Pokey LaFarge : Plus ou moins. Elle est californienne et c’est pour cela cette musique, si ?
que j’ai passé beaucoup de temps à vivre là-bas. Elle aimait ma musique, Pokey LaFarge : Yes. Et ça marche dans les deux sens. On ne peut
Photo DR

elle est venue à l’un de mes concerts, quelqu’un nous a présentés, mais pas jouer cette musique si l’on est… Car ce que l’on est, et tout ce que
nous étions tous les deux en couple, et des années plus tard… l’on est, s’invite dans la musique, qu’on s’en rende compte ou non.

MAI 2024 R&F 039


“Quand j’étais au
lycée, ‘Clandestino’
de Manu Chao est
devenu énorme”
R&F : …délirant…
Pokey LaFarge : complètement banane.

R&F : Ce qui est amusant, c’est que vous rattachez ce passage


au Technicolor de votre vie aux musiques apparues au bord
des Caraïbes, comme pour rappeler que la vie au bord de la
mer est toujours plus douce.
Pokey LaFarge : Mais j’imagine qu’une grande part de l’humanité
serait d’accord avec ça. Les populations ont tendance à vouloir vivre
près de l’eau et la mer, les rivières ont été les premières routes pour les
humains. Moi, j’ai grandi dans une toute petite communauté au centre
Photo Fabian Fioto-DR
de l’Illinois : deux heures au sud de Chicago, trois heures au nord de
Saint-Louis. Là-bas, ce n’est que du maïs, du soja et de la moutarde.
Il n’y a aucun arbre : ils ont tous été abattus pour les cultures, et les
grands points d’eau les plus proches sont les grands lacs au nord, et
le Mississippi à deux heures de là, vers l’ouest. Donc… ne pas avoir
Particulièrement dans la manière de chanter. La voix, c’est l’essence grandi au bord de l’eau, c’est comme si cela m’avait conditionné à le
à l’état brut, et peut-être la forme d’art la plus brute. On n’a besoin de désirer toute ma vie. Je n’ai fait que cela depuis, me rapprocher, d’abord
rien pour chanter. Je n’ai pas besoin de pinceau, d’appareil, pas même à l’ouest au bord du Pacifique, et désormais au bord de l’Atlantique.
de mes mains. J’ai toujours été conscient d’à quel point la vie influait Mais ce voyage, je l’avais commencé mentalement par la musique, car
sur les chansons. Pendant un moment, ma vie était bleue et noire et elle vous transporte littéralement. Et c’est pour cela que, jeune, j’ai
cette mélancolie, je la glorifiais, je la nourrissais. Puis j’ai décidé de dû partir de chez moi, regarder plus loin : parce qu’autour de moi,
nourrir l’inverse car je vois clairement désormais que ce n’était pas ma il n’y avait que cette platitude sans arbres alors que dans la musique,
nature : c’était seulement l’endroit où je me trouvais à ce moment de ma il y avait tous ces paysages qui m’attendaient.
vie. Mais la voix… rien à faire avec la voix : tout y ressort.

R&F : On retrouve pourtant ce côté mélancolique dans la Vieux blues et mambos


chanson “Home Home Home”, un morceau à la tonalité R&F : Quel a été votre premier pas vers la musique ?
différente du reste de l’album. Pokey LaFarge : Ça a commencé avec le classic rock, la chose la plus
Pokey LaFarge : C’est une vieille chanson de Ken Boothe, une accessible pour s’éloigner de la pop. Les groupes de San Francisco :
chanson de rocksteady. J’écoute beaucoup ça et ces chansons, au Creedence Clearwater Revival, Captain Beefheart, Steve Miller, et
fond, sont des chansons de country. J’ai des chansons beaucoup plus particulièrement le Grateful Dead. Et de là, on regarde quels morceaux
soul, Motown : “Sister André” provient certainement des Impressions ces groupes jouent : des chansons de Buddy Holly, des Meters, de
par exemple. Mais ces vieux rocksteady, si on les éloigne du rythme Bo Diddley. Mais moi, c’était la poésie qui m’intéressait à l’époque :
jamaïcain, ils deviennent des chansons de country. Et celle-là sonne Gary Snyder et Jack Kerouac surtout. “Sur La Route” à quinze ans, et je
même comme un gospel. savais que ça allait être toute ma vie. Donc, après le lycée, j’ai commencé
par l’Oregon ; mon voyage m’a emporté tout à l’ouest du continent.
R&F : Votre tessiture est très large. Vous pouvez être haut,
falsetto, ou bas comme sur cette chanson, baryton. Comment R&F : Et la culture non nord-américaine, comment l’avez-
abordez-vous cela au moment d’écrire ? vous découverte ?
Pokey LaFarge : Si on est haut dès le début, le seul chemin possible, Pokey LaFarge : On tire le fil : premier Beefheart : Ry Cooder à la
c’est vers le bas, à moins que l’on reste falsetto, ce qui peut être cool : guitare, qui mène, en le suivant, jusqu’à Cuba. Et ainsi : Ali Farka
on aime tous Curtis Mayfield. Mais généralement, je commence au Touré a été ma clef vers l’Afrique, il y a eu de la musique indienne...
milieu, comme cela, la chanson peut dicter la direction dans laquelle Ah ! Et quand j’étais au lycée, “Clandestino” de Manu Chao est devenu
aller. Cela permet beaucoup de dynamique. Le registre bas, comme énorme. Mais à cette époque, j’étais amoureux du bluegrass et je jouais
“Home Home Home”, nous relaxe, alors qu’une chanson rapide avec de la mandoline. Puis je me suis mis au fingerpicking pour faire du
une voix qui monte, cela crée beaucoup de tension. C’est étrange la country-blues, puis j’ai acheté une guitare archtop pour jouer du jazz
manière dont répondent l’oreille et le cerveau humain à la hauteur du traditionnel. J’étais vraiment puriste à cette époque. Je ne le regrette pas
son. Mais monter ainsi, cela vient aussi de toutes les chanteuses qui mais je ne veux plus me limiter. Désormais, je veux créer plus d’espace,
m’ont influencé. utiliser moins d’accords, simplifier les chansons pour laisser de la place
à l’auditeur, mieux communiquer les émotions, que la musique devienne
R&F : Qui par exemple ? comme une prière : qu’elle soit lisible. C’est étrange ce mouvement :
Pokey LaFarge : Celles des vieux gospels : de 1942 jusqu’aux années quand on écoute les vieux blues, des mambos, certaines musiques
soixante. Puis Sister Rosetta Tharpe. Ça, c’est… (il siffle). La reine d’Afrique, il y a parfois deux accords, souvent un, et moins il y en a et
du rock’n’roll, mec. Parce que, le blues, bien sûr, en est l’un de ses plus cela semble spirituel, transcendantal. Et je me demande : qu’est-ce
inventeurs, mais l’église, c’était rock’n’roll. Et Sister Rosetta Tharpe, qu’on entend au fond quand on entend si peu ? H
son jeu de guitare est… Album “Rhumba Country” (New West)

040 R&F MAI 2024


042 R&F JUIN 2024
En vedette

“Vous êtes avec Monsieur Gérard ?”

Manset
Gérard Manset publie un 24ème album, “L’Algue Bleue”, qui conforte son
statut totalement à part dans le paysage musical français. C’est notre Bob Dylan.
Sauf que dans son cas, on parlera de Never Beginning Tour. Ce qui ne le rend
que plus mystérieux. Entretien avec une légende bien vivante.
RECUEILLI PAR STAN CUESTA
LE PATRON DU RESTAURANT CHINOIS S’AVANCE AVEC R&F : Pensez-vous en termes d’œuvre ?
UN GRAND SOURIRE : “Vous êtes avec Monsieur Gérard ?” Gérard Manset : Je suis toujours dans ce qu’on peut appeler l’œuvre,
Anonymat ou familiarité ? On ne le saura pas, mais cela je continue les mêmes albums, ils s’enchevêtrent, se superposent,
résume assez bien la dualité du personnage. On imagine s’entrecroisent, j’ai toujours des titres qui ont dix ans, d’autres très récents...
Manset austère, secret, limite autiste. “Monsieur Gérard”
arrive, sympathique, disert, drôle... La conversation s’entame, R&F : C’était déjà le cas de “Royaume De Siam”...
off the record. A contrario de son image de “Solitaire”, Gérard Manset : Oui mais à cette époque, ils se chevauchaient sur
Manset insiste sur la nécessité d’avoir un copain, un alter ego. trois, quatre ans, maintenant c’est sur quinze ans, quelquefois vingt !
Il fait l’éloge de Laurent Malek, son ami d’enfance avec Dans le dernier album, “Monsieur” a au moins quinze ans. J’en ai dix
qui il a débuté dans les sixties puis tenu le studio de Milan ; versions, plus longues, plus courtes, avec des cordes, sans cordes, avec
de Bernard Estardy et de son studio CBE ; enfin de Jacques une voix de fille, sans voix de fille... Et le premier titre, “Comment Tu
Ehrhart, son comparse actuel en studio depuis “Matrice”, T’Appelles”, date du Studio de Milan ! Enfin la maquette...
et de Nicolas Comment, son ami et photographe attitré...
Oui, nous sommes bien avec Monsieur Gérard. R&F : Vous reprenez les bandes d’époque ?
Gérard Manset : Non, je réenregistre tout. Le seul pour lequel j’avais
exhumé des bandes de Milan, c’est “On Nous Ment”, dans “Blossom”,
L’œuvre qui est d’ailleurs beaucoup passé en radio... Certaines personnes ont
ROCK&FOLK : Votre carrière et Rock&Folk ont débuté à reconnu les guitares sèches que j’avais faites avec David Woodshill.
peu près en même temps...
Gérard Manset : A Rock&Folk, il y avait Bayon (qui signait alors R&F : Parlez-nous de lui.
Photo Nicolas Comment-DR

Bruno T, ndr) pour les premiers articles, une très belle critique de Gérard Manset : C’est un Anglais qui avait débarqué à Paris, qui
deux pages. J’ai eu la chance de n’avoir quasiment que de très bonnes jouait avec des tas de musiciens, très dandy, immensément talentueux,
critiques. Une ou deux fois, j’ai eu des cassages de gueule en règle... il aurait pu faire une carrière à la Mark Knopfler... Avec le jeune
Mon côté un peu désinvolte a dû en agacer quelques-uns et ça s’est guitariste du dernier album, Fabien Mornay, qui joue très bien, on était
parfois retourné en mauvaises critiques injustifiées. en studio, on faisait un petit break, je me suis mis à parler de David.

JUIN 2024 R&F 043


GéRARD MAnSEt

Je lui dis : ‘J’ai eu un studio pendant six ou sept ans, j’y ai fait quelques R&F : Quid du premier album ? “Golgotha”, c’est superbe,
albums, j’avais un guitariste anglais, il arrivait, il prenait n’importe pourquoi ne pas le ressortir ? On n’a jamais vraiment
quelle râpe, accordée, par accordée, avec des cordes en moins, il jouait, compris...
une prise, il partait, c’était un chef-d’œuvre’. Bon, ça n’a pas de sens Gérard Manset : Moi non plus... (silence) Je ne le renie pas mais...
de dire ça, alors... Je n’avais jamais fait ça, je vais sur YouTube et je C’est périphérique, ça ne m’amuse pas. C’est bricolé, c’est une sorte
lui mets dans les enceintes “2870” ! Ah, là, il a pâli... Et moi aussi de fausse inspiration. Non, mon univers, je l’assume, c’est “Est-ce
d’ailleurs, parce que je ne l’avais jamais entendu comme ça. Ainsi Que Les Hommes Meurent”, c’est “Matrice”, c’est “Lumières”
qui fait dix minutes. Des choses qui flirtent avec la psychanalyse. Le
R&F : Vous appartenez au monde de la pop ? reste, je m’en fous. On pourrait me dire que “Golgotha” flirte aussi
Gérard Manset : Je n’ai jamais été là-dedans, d’abord parce que je ne avec la psychanalyse. Non, ça flirte avec le catéchisme bas de gamme...
fais pas de scène et que j’ai arrêté la télé depuis quarante ans. Donc, Quand ça n’est pas bien, il ne faut pas le ressortir. Surtout pour faire
sans télé, sans scène, c’est quand même problématique d’envisager quoi ? Pour vendre trois albums ?
des comparaisons avec le showbiz ou la musique pop...

R&F : Mais on pourrait vous dire : “il faut un titre qui passe Inconditionnels
à la radio” ! R&F : Outre “Il Voyage En Solitaire”, vous avez eu quelques
Gérard Manset : Ah mais on me l’a souvent dit ! C’est concevable, chansons avec un côté pop...
j’ai un producteur, Warner, j’ai des budgets d’albums très conséquents, Gérard Manset : Oui, j’en ai encore, mais on ne les entend pas de la
j’ai toujours eu une grande liberté, je fais ce que je veux, donc la même manière parce que la voix est plus âgée. Plus près du premier
moindre des choses, c’est qu’en retour... Je n’ai jamais fait d’album album, d’ailleurs, avec toujours cette veine 1968. Je vous en cite une :
complètement délirant. Je suis très soucieux de l’intelligibilité. J’essaie “L’Amour En Océanie”, c’est “La Femme Fusée” !
d’être plus proche de Balzac que du Nouveau Roman.

“Sans télé, sans scène, c’est problématique


d’envisager le showbiz ou la musique pop...”
R&F : Donc vous appréciez toujours “La Femme Fusée”...
Gérard Manset : Oui, j’y pense à chaque album. Je ne l’ai pas remise,
parce qu’il y a une deuxième partie avec tout l’orchestre qui délire, ça
monte, il y a des cuivres, je me vois mal réenregistrer tout ce bordel
pour quatre mesures... Mais “La Femme Fusée” est prête à partir.

R&F : Qu’est-ce qui vous pousse à continuer ?


Gérard Manset : J’ai encore un grand nombre d’inconditionnels.
Ne serait-ce que pour cette petite chapelle, qui a fini par me
convaincre que j’avais... pas du talent, c’est bien au-delà, c’est une
identité qu’aucun autre n’a... Peut-être Bob Dylan, dans le monde
anglo-saxon...

R&F : Et les Bashung, Higelin, Christophe, vos contemporains ?


Gérard Manset : Malheureusement, aucun des trois n’est encore là,
alors je peux dire, avec beaucoup de respect, ce que je pense, parce
que je les ai croisés, je les admirais. Mais je ne me suis jamais senti
comme eux... Higelin avait beaucoup de talent de compositeur, mais
c’était un fêlé complet. Bashung était dans un registre autre. J’étais
très admiratif, il était remarquable, mais je ne crois pas que j’aurais été
pote avec lui à quarante ans. Non, moi, je ne suis pas dans le showbiz,
je suis dans la littérature ! Les artistes veulent du pognon, des fans,
être adulés... Moi j’ai toujours refusé tout ça. Il n’y en a qu’un, mais
qui a mal viré, c’était Jean-Louis Murat... Il avait du talent, une veine
de compositeur. J’étais censé le produire, mais quand j’ai entendu
ce qu’il avait fait, je lui ai dit : “écoute ce n’est pas la peine, tu n’as
besoin de personne...” Il l’a mal pris, il a cru que je ne voulais pas.
Au bout de quelques albums, j’aurais peut-être pu intervenir. Comme
j’aurais pu intervenir sur Gainsbourg par exemple, mais jamais on ne
me l’aurait autorisé. Autour d’eux, personne ne leur disait : “tu sors
Photo Nicolas Comment-DR

du cadre, là”... Bon, on me dit souvent la même chose : “mais enfin,


personne ne te dit rien ?” C’est une sorte d’hypnotisme. J’endors tout
le monde ou quoi (sourire) ? H

Album “L’Algue Bleue” (Parlophone)

044 R&F JUIN 2024


Du déconneur Dada
à l’introversion
et à la gravité
Discographie
commentée
Photo archives Rock&Folk-DR

Vingt-quatre albums tels qu’ils sont parus à l’origine — les douze premiers en vinyle. Les multiples rééditions CD,
orchestrées par Manset, seront l’occasion pour lui de réorganiser son œuvre : des chansons disparaîtront, voire
des albums entiers, d’autres réapparaîtront ailleurs... Il s’en explique : “J’entends sempiternellement dire :
il nous resaucissonne ses titres, il change les compositions des albums... Je paie le fait de ne pas avoir été
une sorte d’escroc qui mettrait sur un CD la même durée qu’un vinyle, 40 minutes, alors qu’un CD, c’est une heure...
Donc il reste vingt minutes à remplir. Voilà, moi je les ai remplies. Pour ça, il faut remanier les albums.” RECUEILLI PAR STAN CUESTA
“Gérard Manset” tomber dans une sorte de névrose, deux mots...” Ça suffit à empêcher Mais ce disque contient deux pures
(1968) ma barbe a poussé, je me suis la réédition d’un album ? Monsieur merveilles, “Les Vases Bleues” et
Un culte entoure cet album interrogé... On est passé du déconneur Gérard, dans un éclat de rire : “Rouge Gorge”, intégrées à d’autres
plusieurs fois réédité en LP sous Dada à la Magritte à l’introversion “Oui, pendant quarante ans !” albums lors des rééditions CD.
le titre “Gérard Manset 1968”, mais et à la gravité. J’étais le premier
jamais en CD. Il contient le fameux désarçonné... Tout le monde croit “Y a Une Route” “2870”
premier single, “Animal On Est que je faisais mes albums dans un état (1975) (1978)
Mal” mais aussi d’autres pépites, second, jamais ! Je ne bois pas, je ne Manset l’appelle “Le Solitaire” L’un des meilleurs, avec
avec des arrangements de cordes et fume pas. Je suis debout à 9h du mat’, — du nom de son unique vrai tube, son morceau titre splendide et
un son de basse fabuleux. Manset ne je n’écris pas la nuit. Je ne regarde “Il Voyage En Solitaire”, qu’on terrifiant. Manset le sait : “Celui-là
s’y reconnaît pas : “Ça ne m’empêche pas les étoiles, je vis sur les étoiles.” retrouve ici — et il en garde un est du niveau de tous les Anglo-
pas d’être assez admiratif, mais...” souvenir mitigé : “C’est quand Saxons du monde !” A l’époque,
Et si on lui dit que beaucoup de “Long Long Chemin” même aussi très grave, ‘On Sait il déclare ne se mesurer qu’à des
gens l’adorent, il répond : “Oui, oui, (1972) Que Tu Vas Vite’, ‘Attends Que artistes comme Pink Floyd. Il
et je les comprends, c’est Ubu Roi.” “L’Album Blanc”, aussi titré Le Temps Te Vide’...” Les artistes tempère aujourd’hui : “Pink Floyd,
“Manset” — comme les deux ne sont pas toujours les meilleurs ils passaient un an en studio, ils
“La Mort D’Orion” suivants — ou “Celui Qui Marche juges de leur production : ce étaient quatre, ils avaient tous les
(1970) Devant”, d’après l’une de ses disque est un chef-d’œuvre. producteurs du monde. Moi j’étais
“Quand le directeur de Pathé a grandes chansons, ne fait pas seul... Je bricolais mes trucs chez
entendu l’album, il est tombé de partie des préférés de son auteur, “Rien a Raconter” moi, ‘2870’, la bande est inaudible,
sa chaise... C’est porté par un son qui a bloqué sa réédition jusqu’en (1976) c’est des bouts, c’est moi qui ai tout
miraculeux, analogique, et par une 2017 : “Je le trouvais presque Manset a-t-il des albums préférés ? refait. Je n’en suis pas si content
voix toute jeune... Rendons grâce impudique... Et quelques phrases “De moi ? Bien sûr. Les années parce qu’à part le long morceau
à Bernard Estardy. Je n’aurais ne me plaisaient pas, je les trouvais Milan, presque tous... Pas le titre, de l’autre côté, il y a ‘Jésus’
jamais pu faire ça ailleurs, j’avais un peu... auteur Sacem. J’aime à la deuxième, ‘Rien A Raconter’, et je ne sais plus quoi, je m’en
beau arriver avec les pires délires fois être complètement inattendu, parce qu’après le “Solitaire”, j’étais fous un peu...” Mais il contient
en tête, il était partant pour tout ! déglingué, mais dans l’orthodoxie un peu déglingué par le succès...” aussi “Le Pont” et “Amis”,
Mais ‘La Mort D’Orion’ m’a fait de la poésie. Donc, il y avait un ou Ce que laisse deviner son titre. deux de ses plus belles chansons.

JUIN 2024 R&F 045


GéRARD MAnSEt

“Je paie le fait de ne pas avoir été une sorte d’escroc


qui mettrait sur un CD la même durée qu’un vinyle”

“Royaume De siam” on est obligé de tout prendre. “Le Langage Oublié” “Opération aphrodite”
(1979) Voilà, ces trois-là, on prend (2004) (2016)
Encore un jugement sévère sur un tout. Pour moi, c’est UN album.
album de toute beauté : “Enregistré J’ai du mal à les dissocier. “Obok” “a Bord du Blossom”
en une journée, on a fini à minuit. Je peux mettre un titre de (2006) (2018)
Il y a des titres très bien, mais je l’un dans un autre...” “J’étais très content, les gens ne se
vais un peu dans tous les sens...” “Manitoba rendent pas compte qu’il y a cent fois
Le morceau “Royaume De Siam” “Matrice” ne Répond Plus” plus de travail là-dedans que dans
est un sommet. Avec son ambiance (1989) (2008) un album de n’importe qui. Dans ces
orientale, son sitar et ses cordes, Trois albums importants deux disques, il y a des chansons très
c’est le “Kashmir” de Manset. “Revivre” qui marquent un net retour lisibles et très claires : ‘Le Lys Dans La
(1991) en forme. Manset retient surtout Vallée’, tout à fait limpide, ‘Que T’Ont-
“L’atelier Du Crabe” “Matrice” a été le premier album les deux derniers : “Ah oui ! Ils Fait ?’... Néanmoins, l’ensemble
(1980) de Manset directement disque Je mets ‘Manitoba’ et ‘Obok’ étant entrelardé de tous ces textes de
Son album le plus rock’n’roll d’or (100 000 ventes à l’époque), ensemble. ‘Le Pays De La Liberté’, voyage, de navigateurs ou d’Aphrodite,
avec le morceau titre et surtout son plus grand succès, excellent ‘Jardin Des Délices’, personne les gens sont paumés, ils ne sont plus
le formidable “Manteau Rouge” : de bout en bout, intense et inspiré. n’a ça !” “Comme Un Lego”, dans le rock titre à titre. Mais ça
“J’étais jeune, avec une inspiration Pour lui, il forme un tout avec le qui ouvre “Manitoba”, sera n’est qu’à moitié mon problème.”
aussi quelquefois sur des suivant : “C’est un seul album. interprété par Bashung sur
titres rapides, cool... ‘L’Atelier Parce que dans ‘Revivre’, il y a son dernier album, “Bleu Pétrole”,
Du Crabe’, de temps en temps, aussi quelques titres... ‘Tristes qui contient quatre chansons “Le Crabe
il me venait un truc comme ça, Tropiques’, magnifique, de Manset (dont une étonnante aux Pinces D’Homme”
léger, pourquoi pas ? Je n’ai les cordes, j’étais content ! version du “…Solitaire”). (2022)
pas de problème avec ça.” ‘Matrice’/ ‘Revivre’, on prend tout.”
“Un Oiseau s’est Posé” “L’algue Bleue”
“Le train Du soir” “La Vallée De La Paix” (2014) (2024)
(1981) (1994) Double album sur lequel Manset “Donc je me suis écarté de ce que
“J’étais très content d’un titre reprend des anciens titres, certains j’avais fait sur ces deux albums,
qui s’appelait ‘Marchand De “Jadis et naguère” en duo, comme “Animal…” avec qui me plaît beaucoup plus comme
Rêves’...” Ce morceau de douze (1998) Deus : “C’était une demande travail de créateur, où j’avais des
minutes est effectivement le Déjà, dans “Revivre”, on pouvait contractuelle de Warner, j’ai textes, des interventions, on partait
sommet de cet album moins regretter l’utilisation d’une boîte dit ok... Pourquoi pas ? Au dans un délire, une sorte de saga,
marquant que les trois suivants. à rythmes au son assez daté. Ces contraire, j’adore ça. Si demain un péplum qui n’en finit plus, ça
deux albums des années 1990 il fallait que je refasse le premier j’adore. J’en ai vendu quand même,
souffrent de problèmes similaires : album, je le referais ! Mais surtout j’ai eu beaucoup de presse, mais j’ai
“Comme Un Guerrier” “J’ai voyagé pendant au moins refaire ‘Lumières’, ça, je l’avais cru comprendre que même ceux qui
(1982) dix ans dans tous les coins de en tête. Et puis ‘Matrice’ ! Et aimaient, tout ça les égarait... Le
“Lumières” la planète, je n’ai sorti que deux ‘Le Train Du Soir’, avec Axel public de la musique, même s’il
(1984) albums. Et il y a surtout le fait Bauer, superbe !” Le plus beau aime Jacques Brel ou Léo Ferré,
que c’était les débuts du numérique... duo, c’est une version incroyable ce ne sont pas des littéraires, ils
“Prisonnier De L’Inutile” C’était effrayant, pas un studio ne du mythique dernier titre de s’en foutent de Pierre Louÿs,
(1985) s’en sortait, un cauchemar. Là, “La Mort D’Orion” : “On a d’Urfé ou de ‘Lord Jim’... Donc
La fameuse trilogie : “Là, on sur le plan de la production, on au moins la preuve que si je suis revenu, avec ‘Le Crabe
entre dans le dur !” Rien à jeter ? pourrait critiquer. Bon, ce n’est j’avais eu quelques Américains... Aux Pinces D’Homme’, à un
“On ne peut pas dire ça. Ça ne pas grave, parce qu’à l’époque, ‘Élégie Funèbre’ avec Mark album où j’aligne des titres, et avec
serait pas raisonnable. Simplement, les autres n’avaient pas mieux.” Lanegan, ça dégage !” celui-ci, ‘L’Algue Bleue’, pareil.”

046 R&F JUIN 2024


Story

Trente millions d’albums vendus,


son cul sur la pochette
et le plus grand riff de synthé
de l’histoire du rock à guitares

SPRINGSTEEN
BruCe trop puissant
Il y a quarante ans tout juste, un gars du New Jersey sortait un disque
qui allait s’écouler à trente millions d’exemplaire en chantant l’Amérique
en jean, les vétérans du Vietnam, les amis de jeunesse et ceux
qui ne se rendent jamais. Ni le rock, ni les USA, ni Bruce Springsteen
lui-même ne se sont jamais tout à fait remis de “Born In The USA”.
PAR LÉONARD HADDAD

LES RAYURES ROUGE ET BLANC, IMMENSES, RECOUVRENT LA POCHETTE.


Davantage que de patriotisme, le drapeau américain est ici un signe d’appartenance
et de communauté. Le gars ne le brandit pas, il en porte les couleurs. T-shirt blanc
et casquette de base-ball rouge sortant de la poche arrière droite de son jean pour la
touche de bleu. Après vérification, la casquette appartenait au père décédé d’un de
ses potes d’enfance. Mais ç’aurait pu être n’importe quel objet, un bandana, un chiffon
Photo Bettmann/ Getty Images

pour lustrer sa voiture, à condition qu’il appartienne à la panoplie du parfait american


boy, un fétiche culturel de base, une manière de dire : “Je suis comme vous les gars,
nous sommes une seule et même chose” : des Amerloques. Le message springsteenien
d’hier et d’aujourd’hui. Enfin, surtout d’hier. Car aujourd’hui est une autre histoire.
048 R&F JUIN 2024
MAI 2024 R&F 049
bRUcE SpRInGStEEn

Le futur du En 1984, Springsteen est dans sa trente-cinquième année. Déjà dix ans
qu’il est le “futur du rock’n roll”, comme l’a écrit le critique Jon
Landau avant de devenir son “producteur”. Les guillemets sont ici
rock’n’roll, une mesure de précaution tant il semble clair que Landau n’a jamais
produit la moindre note de musique mais autre chose : un propos, un

c’est du passé. purpose, des idées sur ce que Bruce devait faire et sur ce qu’il devait
être. Dans ses mémoires, Steven Van Zandt, bras droit et BFF de

Il est temps de
Bruce n’essaie même pas de cacher sa relation disons “compliquée”
(les guillemets signalant ici un euphémisme) avec la manière dont
Landau prit le contrôle sur la geste springsteenienne, en lui expliquant

devenir son présent ce qu’il devait lire (John Steinbeck), voir (Steinbeck filmé par John
Ford) et écouter (Woody Guthrie), avant de lui dire ce qu’il avait envie
d’entendre : “Tu peux être leur héritier, la voix de l’Amérique blanche

L
de la decency, l’incarnation du pays profond, toi le gars de la côte Est”.
’une des meilleures biographies de Bruce Springsteen ne serait pas seulement une musique — ou une star —,
Springsteen, celle de Peter Ames Carlin publiée il serait un idéal à atteindre, un cocotier auquel grimper, une cause
en 2012, se conclut par une anecdote racontée pour laquelle se battre. Quatre disques plus loin, et alors que le double
par sa sœur Pam, un tour de magie de son frère schizo “The River” (1980) et les chansons décharnées de “Nebraska”
aîné quand elle avait six ans et lui dix-huit. (1982) ont délimité un champ de vision immense mais sciemment en
Devant ses yeux écarquillés, il lança de toutes noir et blanc, Landau et Bruce se réunissent entre quatre-z-yeux et
ses forces une balle vers le ciel, qui ne retomba décrètent que le moment est venu. Passage à la couleur. Le futur du
jamais. Où était-elle passée ? Comment avait-il rock’n’roll, c’est du passé. Il est temps de devenir son présent.
fait ? Une grande part du mystère Springsteen se La grosse affaire, celle qui change tout, est qu’entre-temps, Bruce a eu
niche dans cette parabole. Ce type, il ne s’agissait un tube, un vrai, un truc classé n°5 au Billboard US, une pasticherie
pas seulement de l’aimer, il fallait croire en lui. fourrée à la crème fifties intitulée “Hungry Heart”, le genre de titre
En ce qu’il racontait dans ses chansons, en sa qui a l’air sorti d’un jukebox avant même d’avoir été programmé
sincérité, en son groupe, en son authenticité. Béret gris sur la tête dedans. “J’avais toujours été ambivalent vis-à-vis du succès de masse.
ou saxophoniste black sous le bras, bandana au front ou harmonica (…) Le risque existe de perdre son propre message de vue, d’être réduit
aux lèvres, muscles bandés rock ou blessures pansées folk, derrière à un symbole vide de sens, voire pire. Mais une telle audience est aussi
chacune de ces incarnations, toutes passées à la postérité iconique, il l’occasion de mesurer la puissance et la durabilité de ta musique, son
y a un récit. Derrière chacun de ces récits, il y a une idée à faire valoir, impact sur la culture et sur la vie des gens. Alors tu avances à tâtons
une intention à décoder, un palier à franchir. Le premier, fin sixties jusqu’au gouffre et puis tu te jettes dedans, parce qu’il n’y a pas de pente
début seventies, c’est la promenade sur la Boardwalk d’Asbury Park, douce vers le très grand succès. (…) C’était mon moment, j’étais prêt”,
le petit gars du New Jersey et sa bande de hippies rockers bariolés, écrit-il dans son autobiographie à propos de la genèse de “Born In The
le melting-pot US coagulé autour d’un seul type, sa bonne bouille, sa USA”. Intéressant fatalisme rétrospectif. Comme si être prêt à s’asperger
guitare, sa mystique. S’il y a un point d’origine springsteenien, c’est d’essence et à gratter l’allumette changeait quoi que ce soit au résultat.
celui-là, le papa bipolaire buveur de six-packs de bière dans la cuisine
éteinte, la maman italienne qui tient le foyer à la force de ses petits
Photo Aaron Rapoport/ Corbis/ Getty Images

poignets et le jeune Bruce bien décidé à traverser la street pour trouver Le Boss est devenu le patron
non pas un boulot mais un sens à sa vie. Et s’il y a un point d’arrivée Comme d’habitude, comme sur “Darkness On The Edge Of Town” (une
(au sens de réussite), il a lieu en 1984, matérialisé par trente millions quarantaine d’inédits), comme sur “The River” (autant), Bruce empile
d’albums vendus, son cul sur la pochette et le plus grand riff de synthé les chansons (pas loin du double, lire encadré) dans sa quête effrénée
de l’histoire du rock à guitares (répété soixante-dix fois). Pour la suite de savoir où il en est, où il va et comment. Les sessions s’enchaînent,
de cet article, nous nommerons la chanson, le disque, le triomphe, les se complètent, se contredisent. Les tracklists font de même. Une fois,
malentendus et le point de non-retour qui vont avec, sous un seul et deux fois, trois fois, une sortie d’album est imminente avant que Bruce
même titre générique : “Born In The USA”. ne débranche l’affaire et ne reparte en studio pour quelques chansons

Born in Nebraska
“Born In The USA” et “Nebraska” sont-ils les deux faces d’une même pièce ou un grand écart inouï ? Les deux à la fois.
Après “The River” (1980), lui-même scindé en sera donc d’abord le très solitaire “Nebraska” sessions “Electric Nebraska”) donne envie d’en
trois personnalités — rock de bar du samedi (1982), le choix de la stricte crédibilité plutôt savoir plus sur toutes celles qui n’ont jamais
soir, pop Brill Building et folk (rati)boisé —, que celui de la E Street désirabilité. émergé. Dans les vingt-quatre mois qui
Springsteen enregistre, début 1982, dix-sept Aucune des versions rock’n’rollisées des suivront, Springsteen ajoutera une soixantaine
démos acoustiques dans un style narratif chansons de “Nebraska” n’a jamais émergé, ni de chansons de tous styles à ce premier jet.
aride, en parallèle de sessions garage sur les coffrets d’inédits, ni en B-sides, ni en Outre celles qui constituent l’album “Born In
avec le E Street Band, “deux expériences bootlegs, ni en éditions Deluxe (la dernière, The USA”, une quinzaine sont sur le coffret
d’enregistrement aux antipodes l’une de consacrée à “The River”, a déjà neuf ans). Ce “Tracks” (1995), quelques-unes ont servi de
l’autre”. Des infos concordantes indiquent que qui est sûr, en revanche, et qui fait saliver, c’est B-sides ou d’inédits pour best of, une douzaine
le E Street Band essaie les titres acoustiques en qu’au moins deux chansons du futur album enfin ont été bootleggées. Ce qui nous laisse au
question en mode groupe mais que Bruce bannière étoilée existent, elles, en version folk moins vingt titres de la période “Born In
n’aime pas ce qu’il entend, jusqu’à ce que Jon austère : “Downbound Train” et “Born In The Nebraska” jamais entendus nulle part. Alors,
Landau lui explique que le disque, le vrai, ce USA” elle-même. La qualité (stupéfiante) des Bruce et Jon, il vient, ce coffret, oui ou marre ?
sont les démos elles-mêmes. Le disque, le vrai, versions “groupe” de ces deux titres (issues des LH
de plus. Il enregistre chez lui, dans son home-studio. Il enregistre à
la Power Station et au Hit Factory de New York, dans d’incessantes
montagnes russes inspiration/ writer’s block qui menacent de l’engloutir.
Van Zandt parti en début de programme (il sortira deux albums le
temps pour Springsteen de finir le sien), Bruce écrit “Bobby Jean”
à son sujet, candidate au titre de plus grande chanson d’amitié rock
jamais entendue. Les morceaux présents sur chacune de ces tracklists ?
A priori, deux seulement : les inusables “Born In The USA” et “Glory
Days”, les autres étant abonnés à un jeu de chaises musicales perpétuel.
Lorsqu’enfin satisfait Bruce dépose l’acétate sur la platine de Jon
Landau, ce dernier fait gentiment la gueule. “Manque le tube qui tue.”
A défaut de croire à la légende, imprimons-la : Springsteen répond :
“Y a soixante-dix morceaux, t’as qu’à l’écrire toi-même, ton fichu tube.”
Puis, furieux, il claque la porte et revient le lendemain avec le carton
mondial de “Dancing In The Dark”, son synthé sucré, sa voix poppisée,
son vernis post-“Flashdance” et le sourire de Courtney Cox clippé par
Brian De Palma en guise de dernier piolet dans la roche qui permet à
l’alpiniste de basculer au sommet de la montagne. Le succès de masse
est là, la prophétie (c’est maintenant !) auto-réalisée. Top of the pops,
King of the world. Ladies and gentlemen, le Boss est devenu le patron.

“J’y étais”
De manière fascinante, le Springsteen groomé du clip de “Dancing
In The Dark” et de la pochette intérieure de l’album n’est pas resté
l’image d’Epinal de la période. Rien dans ce premier instantané ne
laisse présager la réinvention de Bruce en Musclor mal rasé de la
tournée qui suivra à l’été 1985. Springsteen se grime en Rambo rock, ce
qui lui sera reproché, alors que le délicieusement bourrin “Rambo 2”
sort justement en mai cette année-là. Interrogé à ce sujet dans le magazine
“Technikart”, Sylvester Stallone dira : “Je suis conservateur alors que
Bruce est progressiste, ok. Mais si tu fais abstraction du bullshit politique,
on se rejoint sur le principal : ce que l’on recherche lui comme moi, c’est
un respect absolu de la dignité humaine.” Bruce interdit donc à Reagan
de faire ses entrées de meeting sur le synthé hurlant de “Born In The
USA”. La chanson se veut un hymne oui, mais désenchanté, sur les
vétérans laissés pour compte (comme “Rambo”, donc, mais le premier,
celui de 1982), le contraire d’une exaltation patriotique, plutôt un
lancement d’alerte. Enfin ça, c’est le texte quand on le lit de près, pas
le sur-texte, ce sentiment d’exaltation quand on hurle le refrain en
brandissant le poing. A l’époque, Springsteen n’a pas encore fait son
coming out politique, la moitié (au moins) de son public est Républicain et
il ne s’agirait pas de se l’aliéner, sinon, bye bye les trente millions d’albums
vendus. Or donc, l’affaire tourne au phénomène. Le disque triomphe.
Les singles se multiplient. Il en sort sept, pas des nains : ils se classent
tous dans le Top 10 US. Et encore, aucune des trois meilleures chansons
de l’album (“Bobby Jean”, “Downbound Train”, “No Surrender”) n’en
fait partie… La tournée, n’en parlons même pas. C’est le temps de la
découverte des stades et des concerts fleuves, quatre heures et demie
par-ci, douze heures trois quarts par-là (ok, oui, on exagère). Les gens
disent “J’y étais” avec des étoiles (blanches sur fond bleu) dans les
yeux. Un an plus tard, Bruce sort une anthologie live de cinq albums,
monolithe monstre à la gloire d’une décennie de concerts. Mais, signe qui
ne trompe pas, il est ostensiblement seul sur la pochette du coffret. Pas
de Miami Steve (devenu Little Steven en quittant le groupe). Pas de gros
saxophoniste black à chapeau. Pas de batteur à lunettes fumées ni de prof
de piano chauve ou de bassiste austère. Il est passé où, le E Street Gang ?
Springsteen est à un tournant. Il s’est marié avec une jeune actrice.
Vit dans une villa à Los Angeles, loin d’Asbury Park. On le voit dans
les tabloïds, il a des vestes “Miami Vice”, presque un mulet, presque le
melon. En quelques mois à peine, c’est tout l’arc tendu vers le triomphe
qui pète comme une corde de guitare qui fait un gros bloink. Le mariage
part en sucette parano, le groupe n’en mène pas large, à qui il est

052 R&F JUIN 2024


bRUcE SpRInGStEEn

demandé pour la première fois de signer un contrat, un vrai, avec des


avocats dans la pièce — ce qui permettra à Bruce de le laisser au
chômage technique pendant près de dix ans. En haut de la montagne,
on se sent très seul, l’oxygène et — surtout — le storytelling viennent
à manquer. C’est quoi la suite ? Le fer battu tant qu’il est chaud ou le
repli sur soi ? Plus de tubes, plus de synthés ou un retour à la guitare
sèche ? La tête dans les nuages ou la tête dans le sable ? Il en dit quoi,
Jon Landau ? Springsteen, le type le plus indécis de l’histoire du rock,
est à un carrefour, son pire cauchemar. “Tunnel Of Love”, le disque
compromis qui sortira après trois ans de réflexion a ses moments, ses
tubes (“Tougher Than The Rest”) et ses fans mais il porte le poids d’être
le disque d’après et celui d’un grand écart impossible : avec des petits
bouts de Rue E dedans, une porosité aux sons eighties (le hit “Brilliant
Disguise”, remake de “Dancing In The Dark” doublé d’un texte aveu
sur son complexe d’imposture) et une morosité générale qui deviendra
une seconde nature pour Springsteen pour l’essentiel du reste de sa
carrière studio. Suivront cinq années de silence et de dé(com)pression.

Ennui et dégoût de soi


Beaucoup de ce que fera Springsteen par la suite sera passionnant
mais rien ne sera plus jamais infusé du même sentiment de nécessité,
d’inspiration et de récit héroïque, à part sans doute “The Rising”, son
disque post-11-Septembre, né (on imprime la légende, les gars) d’un
type croisé dans la rue, admonestant Bruce en lui disant “On a besoin de
toi, mec.” Il y aura du bon (“Rising”, “Magic”), du très bon (les “Seeger
Sessions”, “The Ghost Of Tom Joad”, “Streets Of Philadelphia”), du
nettement moins bon (“High Hopes”, “Only The Strong Survive”), mais
il y aura surtout une rupture directionnelle complète en raison de la mise
en crise du récit fondateur du bon petit gars comme vous et moi lancé à
fond sur sa (thunder) route. Springsteen est arrivé à destination. Arrivé
si haut qu’il n’a d’autre choix que de s’accommoder de son statut hors
sol, y compris quand il ne se reconnaît plus dans le miroir. En 1992,
“Human Touch” et “Lucky Town” sortent le même jour, deux albums
où la lutte contre le manque d’inspiration et une forme d’ennui-dégoût
de soi s’entendent à chaque coup de baguette, de blues et de menton.
Viendront ensuite le temps des “Greatest Hits” et de la réformation du
E Street Band, le retour de Little Steven, la mort de Clarence Clemons,
celle de l’organiste Danny Federici et celle d’un certain esprit de
conquête, remplacé par une logique de gestion et de déclinaison du
“message” au coup par coup, habillé plus ou moins pop, folk, cow-boy ou
soul selon les saisons et les discours promo. Springsteen est né au moins
quatre fois, la première en 1949, la seconde en 1972, quand il auditionna
pour le mythique John Hammond chez Columbia. La troisième en 1975
(… To Run), la dernière en 84 (… In The USA). Et puis il a arrêté
de naître, il n’a fait que vivre, continuer, être. Les sept disques entre
“Greetings From Asbury Park, NJ” (1973) et “Born In The USA” restent
les sept Tables de la Loi, dont les adeptes et les apôtres discutent des
mérites respectifs et de l’ordre d’excellence. Il en a fait le double depuis
(quatorze) qui comptent facilement moitié moins que ces sept-là.
Springsteen l’a souvent dit, son œuvre de songwriter consiste
à “mesurer l’écart entre le rêve américain et sa réalité”. Appliquée à
Springsteen lui-même, sa trajectoire, son succès, quelle signification donner à cette
phrase ? Pour lui, tout a changé au moment de “Born In The USA”,

se grime en quand il prit la décision, mûrement réfléchie, de réduire cet écart à


Photo Aaron Rapoport/ Corbis/ Getty Images

néant, touchant le rêve du doigt sans mesurer combien cet instant de

Rambo rock,
vertige altérerait sa réalité pour toujours en en faisant une superstar
du rock (presque) comme les autres. On ne pouvait plus vraiment
croire en Springsteen après ça. En tout cas, plus comme à un grand

ce qui lui frère adoré. Au fond, c’était inévitable. Quand on envoie la balle vers
le ciel pour de vrai, elle finit toujours par retomber. H

sera reproché Album “Born In The USA, 40th Anniversary Edition” vinyle rouge,
“Best Of Bruce Springsteen” (Sony Music)

JUIN 2024 R&F 053


En couverture

THE
“Quand on me demande
comment je me suis senti
en regardant ce film,
je réponds : nostalgique
et un peu triste”

BEACH
BOYS
surfanD Destroy
Un grand documentaire sur Disney+ tente d’apporter une conclusion à l’histoire de
l’immense et chaotique groupe familial. Brian Wilson n’est plus en capacité de donner
son point de vue ? Bruce Johnston et le mal-aimé Mike Love apportent ici le leur.
RECUEILLI PAR BASILE FARKAS
NOUS SOMMES EN 2024 ET, AVEC L’AIDE DE LA SCIENCE, Pas de chance, Mike Love est toujours le patron, en tout cas
DE LA LOI ET DE L’AUTO-TUNE, LES BEACH BOYS le détenteur du nom Beach Boys pour les tournées depuis
EXISTENT TOUJOURS. L’incarnation actuelle du groupe le milieu des années 1990, décision de justice faisant foi.
est la propriété de Mike Love, fameux cousin de Brian, Dennis Quiconque, tel le guitariste Al Jardine qui avait collé un of
et Carl Wilson. Tout a été reproché au Californien au cours the Beach Boys derrière son nom pour des concerts solos en
des soixante-deux dernières années : soif de pouvoir, avidité, 2001, sera attaqué au tribunal. Qui pour témoigner en faveur
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

conservatisme musical et politique, amour exagéré pour les de Jardine au moment de cette triste affaire ? Brian Wilson, sa
chemises de satin bariolées et les actions en justice auprès de son femme Melinda et même l’estate de Carl Wilson décédé trois
entourage. En opposition aux gentils et sensibles frères Wilson, ans plus tôt. Une affaire parmi des dizaines d’autres dans un
Mike Love tient le rôle du salaud depuis 1962. L’homme groupe qui, pourtant, est donc toujours officiellement actif. Pas
qui n’aimait pas “Pet Sounds”, qui aurait voulu sortir des d’album depuis 2012 (“That’s Why God Made The Radio” où
déclinaisons de “Surfin’ USA” jusqu’à épuisement, le square qui toute la dysfonctionnelle famille était réunie), mais des concerts
porte des casquettes tous les jours, déteste les Beatles, la drogue à cadence élevée. Sans Brian Wilson ni Al Jardine, mais avec
et la finesse psychologique. Le méchant, souriant et brutal. Bruce Johnston, l’homme de “Disney Girls (1957)”.

054 R&F JUIN 2024


odes pétaradantes au surf, aux voitures,
De Disney il est question aujourd’hui puisque la plateforme de streaming reconnaissance, y compris dans ce nouveau millénaire.” Du Mike Love
du géant américain (Disney+, donc) sort ce long documentaire, “The tout craché : des éléments de langage écrits à l’avance (on retrouvera des
Beach Boys”, deux heures richement produites qui narrent l’histoire passages similaires dans la brève conférence de presse qu’il donnera),
officielle, parcellaire et édulcorée, sans doute négociée entre les une référence aux succès commerciaux, des propos sentimentaux qui
parties, du plus grand groupe américain. Aucune sortie ou quelconque peuvent cacher une perfidie et, bien sûr, un taquet aux Beatles, sa cible
anniversaire à fêter. L’enjeu, quelque part, est bien plus important. Mike de prédilection depuis le Ed Sullivan Show de février 1964.
Love a 83 ans. Bruce Johnston, Alan Jardine et Brian Wilson vont sur
leurs 82 ans. Pour le dernier des trois frères, le chemin devient très
difficile. Sa femme Melinda, morte en février 2024, laisse le grand Déchirures et disputes
homme en perte complète d’autonomie. Il avait été révélé l’an dernier Il faut parler du film. Si celui-ci exhume des tas d’images familiales
que le musicien souffrait de démence. Sa famille a depuis demandé sa filmées en Super 8, il n’apprendra pas grand-chose aux fans. Choix
mise sous tutelle, qu’un tribunal de Los Angeles vient d’accepter. Il vivra curieux, la narration s’arrête après la conception de “Holland”, album
désormais sous la responsabilité de sa manageuse et de son agente. Le de 1973 enregistré au pays de Vermeer. Les cinquante et une années
créateur de “God Only Knows” a utilisé toute la sève musicale qui lui
restait ces trente dernières années (une douzaine d’albums). Il donnait
des concerts il y a encore deux ans. Il n’y en aura plus. Sa dernière
apparition, au mois d’avril, serrait le cœur : un match des Lakers au
Staples Center auquel il a assisté transporté par sa famille dans un
fauteuil roulant, en polo jaune, souriant et très amoindri. Brian Wilson
n’était pas à l’aise à l’oral mais a donné sa version de l’histoire dans un
biopic (“Love And Mercy”, 2014), une autobiographie (“I Am Brian
Wilson”, 2016) et un documentaire (“Long Promised Road”, 2021).
Ses affaires sont en ordre.

Devant les Beatles


Mike Love, qui sait ce que besoin de reconnaissance veut dire, a lui aussi
eu envie de défendre son point de vue. Il a sorti ses mémoires (“Good
Vibrations: My Life As A Beach Boy”) un mois avant ceux de Brian. Voici
maintenant le film documentaire. Love a-t-il activement participé au
projet ? On va pouvoir s’informer directement à la source, car le chanteur
lead des Beach Boys donne des interviews par téléphone. “It’s bonjour
for me, bonsoir for you”, cabotine-t-il d’emblée en bon connaisseur
des fuseaux horaires mondiaux. La voix grave est immédiatement
reconnaissable. Alors, ce film ? “Notre compagnie Iconic, a fait cet
arrangement avec Frank Marshall et Thom Zimny, les réalisateurs. Ils
ont assemblé un documentaire très complet sur l’histoire du groupe, et
ça passera sur Disney+. Le film parle de l’origine des Beach Boys, de la
relation familiale. Ce sera un film très positif.” Iconic est une entreprise
fondée par Irving Azoff, ancien manager des Eagles, qui a racheté le
catalogue des Beach Boys et celui d’autres étoiles (Joe Cocker, Bryan
Ferry, David Crosby, Graham Nash, Rod Stewart, Chris Stills, Dean
Martin, Cher, Nat King Cole...). Cette compagnie d’un nouveau genre,
qui contrôle depuis 2021 les masters des Beach Boys, une partie de
leurs droits d’édition, l’usage de la marque et la gestion des produits
dérivés, essaie désormais de “faire vivre l’héritage du groupe”, ce qui
signifie en français faire de l’argent. Mike Love, qui a accepté la vente au
même titre que les autres ayants droit n’est donc pas le grand démiurge
de l’affaire, mais un simple participant. “Je me suis contenté de donner
une interview. Car, bien sûr, mon cousin Dennis Wilson est mort en
1983 et son frère Carl Wilson en 1998, chanteur merveilleux et directeur
musical du groupe. Et Brian Wilson... Il a toujours eu ses problèmes, mais
c’était un génie en studio. J’ai eu la chance de pouvoir écrire quelques
morceaux avec lui. Les réalisateurs ont été assez gentils pour venir chez
moi, près du lac Tahoe, dans la Sierra Nevada, un endroit magnifique.
Ils sont restés de longues heures et j’ai pu leur donner ma perspective sur
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

la carrière des Beach Boys. L’impact des chansons a été très marquant.
Vous saviez qu’un psychologue à Sheffield, Angleterre, a fait une étude
pour savoir quelle chanson vous fait vous sentir le mieux ? La chanson
qui est arrivée en tête du classement est ‘Good Vibrations’. J’ai appris ça
très récemment, c’est pas mal pour une chanson qui est sortie en 1966
et qui a été numéro 1, y compris en Angleterre, tandis que le numéro 2,
c’était les Beatles, hé, hé. On a toujours eu des fans formidables,
partout autour du monde. C’est une bénédiction de pouvoir avoir cette

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aux hamburgers et aux filles en bikini
suivantes sont évoquées dans une courte ellipse. “Le documentaire parle à queue, un orgue et une harpe dans le salon, on a grandi avec. On faisait
de choses postérieures, tout de même. On entend ‘Kokomo’ par exemple, de grandes fêtes. Ma mère venait d’une fratrie de huit. Huit enfants en
qui a été numéro 1 en 1988. Mais je suis d’accord : l’histoire des Beach ne comptant que ceux qui ont survécu. Murry, son frère, était le père de
Boys est remplie de beaucoup de moments historiques, ils n’ont pas pu Brian, Dennis et Carl. C’était vraiment une affaire de famille. Quand on
tout mettre. On voit des extraits de notre concert à Washington DC un me demande comment je me suis senti en regardant ce film, je réponds :
jour de fête nationale, face à des centaines de milliers de personnes. Le nostalgique et un peu triste. Dennis n’est plus parmi nous, Carl non plus
film se concentre sur les origines du groupe et cette connexion familiale et Brian a ses problèmes.” Une série documentaire n’aurait-elle pas pu
qui est une très bonne histoire. Tout a commencé dans le salon à musique permettre de tout raconter ? “Ça ferait sens, et j’espère que ça se fera
de la famille Wilson, là où nous avons créé ‘Surfin’’ et ‘Surfin’ Safari’. dans les deux ans à venir. Vous vous rendez compte de l’importance
Mais, même avant cela, nous chantions aux réunions de famille. A chaque des gens qui ont ouvert pour nous : Billy Joel, Buffalo Springfield,
Thanksgiving, chaque Noël, aux anniversaires. Ma mère était très portée peut-être même Crosby, Stills, Nash & Young, hé, hé. On a joué au
sur la musique, elle chantait de l’opéra. Mon cousin Brian et moi chantions TAMI Show avec Marvin Gaye quand même, on est même devenus bons
les Everly Brothers, du doo-wop, les Four Freshmen. Nous avions un piano amis avec lui. On a croisé des gens qui étaient des morceaux d’Histoire,

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Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images
c’est fascinant. J’aurais aimé que la partie musique soit plus documentée. John Legend a fait ‘Sail On Sailor’, je pourrais tous les citer. Il y a le
On a tant joué, enregistré, donné des concerts partout dans le monde… film, mais il y a aussi un livre chez Genesis, qui est une maison d’édition
Ce qui est encore le cas aujourd’hui. On a joué au festival Stagecoach fabuleuse.” Rien donc, ou très peu sur les disputes internes au groupe,
à Coachella, et on est le groupe à l’affiche qui a rassemblé le plus de les différends artistiques, les procès... “On parle quand même d’un
spectateurs. Toutes les générations étaient là, pas seulement nos fans certain nombre d’affaires, tout n’est pas tu. Je vois deux choses : il y a
historiques, il y avait aussi des adolescents. Et ça, c’était dimanche l’aspect musical du groupe, qui est primordial. Mais il y a aussi l’aspect
dernier…” Love essaie d’être rassembleur et consensuel. Le film aussi individuel. Parfois des gens ne s’entendent pas bien et se réconcilient,
d’une certaine manière. Parmi les nombreuses déchirures et disputes parfois il n’y a pas de réconciliation et chacun mène sa vie de son côté.
que le groupe a connues, une seule est évoquée longuement : la trahison Un groupe d’individus génère parfois des désaccords, des conflits, oui.
de Murry Wilson, père manager violent et autoritaire évincé en 1964 Mais si vous écoutez les harmonies... Vous n’obtenez pas ces harmonies
et qui revendit Sea Of Tunes en 1969, la compagnie qu’il avait fondée dans le conflit, ça, j’en suis certain. Je dirais même que les harmonies
et qui détenait le catalogue du groupe. “Mon oncle s’était emparé des engendrent la positivité, voire l’amour.” C’est beaucoup d’amour de
droits d’édition avant même que je découvre de quoi il s’agissait. Je savais la part d’un être qu’on a connu plus brutal et conflictuel. Un sujet le
qu’on était crédité sur ces chansons, mais je ne connaissais pas du tout fait sortir de sa posture : quand on évoque l’impossibilité pour Brian
la valeur des droits d’édition. Et très franchement, il y a énormément d’utiliser le nom du groupe. “Ce n’est pas exact. Brian a choisi de quitter
de chansons sur lesquelles je n’ai pas été crédité par sa faute. Mon les Beach Boys fin 1964, c’est très simple. On a ensuite fait plusieurs
oncle était très bon pour promouvoir le groupe, il a fait un sacré boulot. réunions du groupe qui se sont très bien passées. Brian a son groupe depuis
Mais il manquait un peu d’éthique et c’est ce qui a fait que j’ai été je ne sais pas combien d’années, mais les Beach Boys, ça a été toujours
maltraité, tout comme ses fils. C’est terrible parce qu’il a profité du été un chanteur lead. Bruce Johnston a remplacé Brian en 1965, il a
fait qu’il pouvait prendre l’avantage sur ses fils, et je dirais même pris sa place sur scène. Il y a eu un accord sur le fait que je continue avec
ses petits-enfants et arrière-petits-enfants. Brian a essayé d’intervenir à les Beach Boys, et tout le monde est très content ainsi.” Il ne comprend
l’époque, mais il ne pouvait rien faire car il était sous la tutelle de son donc pas sa réputation de méchant ? “Je réponds en général que les gens
père. Mais ce problème a été résolu il y a environ trente ans, donc c’est de n’ont pas assisté aux choses, ils ne peuvent pas savoir ce qui s’est passé.
l’histoire ancienne. Ce sont des choses qui arrivent parfois, y compris dans Des choses négatives ont été dites sur moi. Je ne sais quoi répondre. On
les familles. J’ai décidé de me concentrer sur le positif. Tout va bien pour a aussi dit que les relations n’étaient pas excellentes au sein des Beatles
nous ces temps-ci. L’an dernier par exemple, le dimanche de Pâques, il y ou des Eagles. Souvenez-vous que les Eagles avaient dit qu’ils ne feraient
a eu un hommage aux Beach Boys avec vingt artistes qui ont chacun joué plus jamais de concerts, et ils sont encore là. Il y a des hauts et des bas.
une chanson du groupe, c’était dément. Encore un autre truc incroyable J’ai peut-être aussi été dépeint comme le méchant parce que je n’ai
organisé par Iconic. On s’est tous réunis à Hollywood avec Brian, Alan, jamais pris de LSD, de cocaïne ou d’héroïne tandis que d’autres dans le
David Marks, Bruce Johnston, on a assisté au spectacle et on est allé groupe s’en sont donné à cœur joie. C’est un choix de vie. Et les choix de
féliciter les artistes. Weezer a joué ‘California Girls’ par exemple, incroyable. vie des uns et des autres ne sont pas toujours compatibles. Pour ma part,

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thE bEAch bOyS

“J’ai peut-être été


dépeint comme le
méchant parce que
je n’ai jamais pris
de LsD, de cocaïne
ou d’héroïne tandis
que d’autres dans
le groupe s’en sont
donné à cœur joie”
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

de dépression et de réclusion. N’empêche que, peu de temps après, nous


avons réussi à écrire ‘Do It Again’ ensemble. Chez lui, sur son piano, après
être allé marcher sur la plage. Et ça a encore été un numéro 1 je crois
bien... J’ai toujours essayé d’aider Brian, notamment dans ses périodes de
dépression.” La fin est gonflée et mensongère, et aucun des protagonistes
(sauf Van Dyke Parks) ne lui donnera plus tort.

je fais de la méditation, depuis 1967, depuis que le Maharishi (Mahesh Pacificateur ?


Yogi) m’a enseigné les premiers préceptes de la méditation transcendantale, Pas Bruce Johnston en tout cas, son seul soutien, qui accompagne encore
à Paris d’ailleurs, à l’hôtel Crillon.” le groupe “cent et quelques soirs par an” depuis 1965. Le claviériste,
avant d’intégrer les Beach Boys, était déjà un musicien confirmé. “Le
monde de la musique était beaucoup plus petit à l’époque, explique-t-il
Don’t fuck with the formula dans le combiné. Je jouais pour Ritchie Valens quand j’avais 16 ans, mais
Dans son exégèse personnelle, Love dépeint un tableau où il campe je n’ai pas participé à ses disques. J’ai joué avec Eddie Cochran aussi dans
le rôle du parolier dont la collaboration avec Brian Wilson a permis une émission de télé, même chose avec les Everly Brothers, au cours d’un
d’accoucher des plus grands tubes du groupe, “Surfin’ USA”, “I Get show qui avait reçu Ritchie Valens… J’ai ensuite travaillé pour le label
Around”, “California Girls”, “Good Vibrations”, “Do It Again”... Mais Columbia, je faisais des imitations de morceaux pour le surf et pour les
il existe aussi chez lui une tendance à minimiser, voire à nier le schisme voitures sous de faux noms de groupe. On chantait avec Terry Melcher en
fondamental des Beach Boys amorcé ce jour de décembre 1964 où Brian faisant deux parties vocales chacun, qu’on superposait. Mais j’ai appris
Wilson a fait une dépression nerveuse à bord d’un avion qui emmenait à chanter en groupe en remplaçant Brian Wilson pour quelques jours. Le
le groupe à Houston. Une péripétie qui engendra la décision pour Brian reste est un rêve devenu réalité...” Il est modeste. Un simple exemple :
d’arrêter les tournées. Désormais remplacé par Glen Campbell, puis les Rip-Chords, dont il a conçu les premiers morceaux en compagnie
Bruce Johnston, qui tenaient sa place sur scène à la basse et au chant, du fils de Doris Day, étaient assez impressionnants. Johnston, ni plus
Wilson pouvait désormais rester à Los Angeles pour concevoir les albums ni moins, est un excellent chanteur et claviériste qui a naturellement
du groupe. La première divergence importante : “Pet Sounds” (1966), le trouvé sa place dans le groupe vocal, humble, doué, capable d’apprendre
grand œuvre de Wilson et Tony Asher, écrit et enregistré pendant que à jouer de la basse en trois jours. Après “Pet Sounds”, qu’il fit découvrir
les autres Beach Boys étaient en tournée. Un album auquel Mike Love à Paul McCartney, John Lennon et Keith Moon dans une suite d’hôtel
reprochait une carence en tubes et l’éloignement du canon des débuts londonienne, Johnston a participé aux passionnantes années post-
(surf, filles, hot rod et harmonies doo-wop). Un an après, alors que son “Smile”, ces “Smiley Smile”, “Wild Honey”, “Friends”, “20/20”,
cousin essayait d’aller encore plus loin artistiquement avec l’album avorté “Sunflower”, “Surf’s Up”, “Carl And The Passions — So Tough” sortis
“Smile”, Love donnait sa vision des choses plus clairement encore : par le groupe entre 1967 et 1972, tous excellents (sauf le dernier) où les
“Don’t fuck with the formula”. La phrase n’est pas attestée, le fond de la autres Beach Boys compensaient l’absence de Brian en réutilisant le
pensée si. Rétif à ces chansons bizarres et moins vendeuses, Love, entre matériel inédit de “Smile” et en se mettant à composer. “Honnêtement,
autres choses, n’aimait pas les paroles et leur auteur fumeur de haschich, s’interpose Johnston, s’il y a eu une explosion créative — et les gars ont
le hippie fantaisiste Van Dyke Parks, qui finit par quitter le projet en vraiment écrit des chansons magnifiques —, c’est parce que Brian était
constatant les rapports délétères entre les deux cousins. La version de incapable de faire quoi que ce soit. Mais nous devions sortir des disques,
Mike ? “Brian s’est plongé dans le projet ‘Smile’ mais a fini par renoncer. c’était dans notre contrat. A cette époque, on a rencontré un Français
Il a remisé les bandes sur les étagères et est rentré dans une grande période très célèbre, Michel Colombier, qui a fait des arrangements magnifiques

JUIN 2024 R&F 059


thE bEAch bOyS

“il y a de l’amour
entre Brian et moi.
C’est mon cousin”
sur l’album le plus joyeux des Beach Boys, un album que nous aimons
tous beaucoup, ‘Sunflower’.” Sur le suivant, “Surf’s Up”, Bruce pouvait
placer son grand fait d’armes dans le répertoire de Beach (un nouveau
nom auquel a songé Al Jardine à l’époque pour déringardiser le groupe) :
“Disney Girls (1957)”, ballade raffinée et nostalgique qui ne figure pas
dans ce programme Disney.
“Mes chansons ne correspondent pas au groupe, elles n’ont pas le style

Photo Bank/ NBC Universal/ Getty Images


Beach Boys, J’ai fait mon truc de mon côté et c’était très bien ainsi. Je
n’ai pas soumis de chansons parce que, quand Brian a commencé à,
disons, se désengager, je ne voulais pas qu’il puisse me dire que j’avais
pris sa place. Dans l’hypothèse où il serait sorti de sa chambre…” On lui
demande s’il a joué un rôle de pacificateur face aux drames et conflits de
la grande famille, il s’énerve un peu : “D’abord, je n’ai jamais été mêlé au
moindre procès dans le groupe. Jamais. Et je n’étais pas un pacificateur.
Il n’y avait pas de guerre. Je suis musicien, compositeur, je ne suis pas un
businessman. J’étais pote avec tout le monde, honnêtement. Sauf avec le
seul vrai connard de l’histoire, Jack Rieley.” Johnston est viré en 1972 On lui doit l’essentiel de ce qui fait la magnificence des Beach Boys, des
par ce manager-crapule (une tradition beachboysienne), avant un retour dizaines de chefs-d’œuvre. Ce qui ne devrait pas empêcher les esprits
en 1978 pour “LA (Light Album)”. Entre-temps, il a ramassé le pactole honnêtes de reconnaître qu’il y a des touches de gris dans ce tableau
en écrivant “I Write The Songs” dont Barry Manilow a fait un énorme noir et blanc. Les frères Wilson aussi aimaient de gagner de l’argent
tube (22 millions d’albums, 3 millions de singles). “Rien de tout cela ne et la beauté harmonique du groupe a également contaminé Mike Love
serait arrivé si je n’étais pas parti. Et je tiens à dire qu’on m’a rappelé, je (jusque dans les actuels concerts du groupe, ces grandes fêtes à la saucisse
n’ai pas demandé à revenir.” Ce qui ne l’a pas empêché de rester fidèle spectoriennes). On peut même reconnaître quelques qualités au vilain
aux Beach Boys, courant Mike Love, depuis. cousin. Sa voix, les parties basses et surtout ce chant lead accrocheur, ont
contribué au succès du groupe. Ses paroles, parfois neuneus, navrantes,
voire passibles d’un #Metoo (“California Girls”, “Belles Of Paris”) ont
Rêve californien aussi révélé des moments de poésie naïve inégalable : “If everboby had
Avec des mots savamment pesés mais grandiloquents, le film évoque an Ocean…”, “I, I love the colorful clothes she wears”... La grandeur du
l’essence des Beach Boys, leur signification sociologique, historique. groupe réside donc dans ces contradictions. L’innovation ou le respect
Parfois qualifiés d’America’s Band, les Beach Boys sont apparus au début de la formule, l’innocence ou le vice, l’art ou l’argent, être square ou hip,
des années 1960 comme une incarnation du rêve californien. Un idéal “Kokomo” ou “’Til I Die” (on peut aimer les deux, différemment). Et
chanté, il est vrai, sur les neuf premiers albums studio du groupe : huit reconnaître à Mike Love d’avoir aussi été, avec ses immenses défauts,
sont des odes pétaradantes au surf, aux voitures, aux hamburgers et aux une force motrice du groupe face à une fratrie dont les affres mentales
filles en bikini, l’autre est un album de Noël. Mike Love, depuis toujours, ou toxiques ne devaient pas toujours être faciles à vivre.
s’accroche à cela. On imagine mal les Byrds ou Jefferson Airplane jouer
pour la fête nationale, voire pour le pouvoir en place. Les Beach Boys
l’ont fait dès qu’ils le pouvaient depuis 1976, y compris sous Donald Excipit
Trump, ami de Love pour lequel les Beach Boys ont joué au moins quatre Mais le groupe a perduré, Brian est revenu à chaque fois. En 1976,
fois (Bruce Johnston se faisant excuser pour le concert sans masque en dans les années quatre-vingt, ou pour l’album des 50 ans, couronné
pleine pandémie et le concert lors d’une levée de fonds pour le candidat par une tournée avec Wilson et Al Jardine — Mike Love reprendra la
dans un club de chasse). Mike Love feint l’étonnement : “On ne fait pas route sans eux aussitôt celle-ci terminée. Dernier excipit avec la fin
de politique depuis la scène. On a joué devant des gens qui viennent du du film (attention, spoiler), une séquence tournée sur la plage Paradise
monde entier et qui ont toutes sortes d’opinions politiques ou philosophiques. Cove, à Malibu. Les membres survivants des Beach Boys réunis en
Mais la musique permet de réunir les gens. J’aime le fait que tout le monde 2023 sur les lieux de la pochette de “Surfin’ Safari”, maladroit premier
apprécie ‘Good Vibrations’, je suis ravi que les gens veuillent aller à ‘Kokomo’ album sorti un jour d’octobre 1962. Six décennies après, Mike Love,
et qu’ils écoutent ‘Surfin’ USA’ ou ‘Fun, Fun, Fun’. Je ne veux surtout Bruce Johnston, David Marks (le guitariste d’alors), Al Jardine et Brian
pas que les gens soient mal à l’aise par rapport à leurs idées politiques ou Wilson sont attablés et souriants. La scène, sans paroles, est lunaire.
religieuses. A titre personnel, j’ai des opinions et un vote. Mais je refuse Quelques séquences plus tôt, Mike Love sanglotait en disant que son
d’en parler en tant que chanteur lead des Beach Boys.” La fameuse vérité cousin lui manquait, qu’il lui dirait qu’il l’aime s’il le voyait. Lui a-t-il
alternative... Le fait est que deux camps s’opposent symboliquement dans dit ? Il botte en touche. “C’est un moment fort du film, ça montre de la
l’auditoire du groupe. D’un côté la frange conservatrice, le versant Mike camaraderie, de la complicité, de l’amour. On s’est rappelé beaucoup de
Love, qui préfèrera toujours “Surfin’ Safari” à “Surf’s Up”. De l’autre, les choses, le lycée, les chansons que nous écoutions. Il y a de l’amour entre
progressistes, favorables à l’esprit d’aventure artistique de Brian Wilson. Brian et moi. C’est mon cousin. J’espère pouvoir aller lui rendre visite
La vérité est que les deux sont liés de manière inextricable. L’importance dès que possible.” On attendra les photos. H
et le génie de Brian Wilson appartiennent désormais à l’Histoire. Documentaire “The Beach Boys”, Disney+

060 R&F JUIN 2024


“Vous n’obtenez pas ces harmonies
dans le conflit, ça, j’en suis certain”
Chroniques d’un été sans fin
Discographie sélective
Vingt-neuf albums studio, une dizaine de live et des compilations à ne plus pouvoir les compter : la discographie des Beach Boys
est parfois impénétrable mais demeure une des plus fascinantes des soixante dernières années. PAR ERIC DELSART
des cathédrales pop avant-gardistes, les Beach Boys du début sous
“Surfin’ USA” (1963) Brian Wilson compose ici un album leur meilleur jour, et la meilleure
Après un premier aux arrangements simples et délicats, compilation sur leur période surf.
essai inégal (“Surfin’ empli de ballades inspirées, de la valse
Safari”), les portes “Friends” à la bossa “Busy Doin’ Nothin’ ”.
du succès allaient L’album marque surtout l’émergence “Love You” (1977)
s’ouvrir pour les de Dennis Wilson comme auteur avec L’album le plus
Beach Boys avec “Be Still”, et la sublime “Little Bird”. étonnant des Beach
cet album beaucoup Boys. Ringarde
plus équilibré porté depuis plus d’une
par le single-titre, “Sunflower” (1970) décennie, enchaînant
une variation surf Les Beach Boys les disques foireux,
sur “Sweet Little entrent dans les la bande de
Sixteen” de Chuck Berry. Les nombreux années soixante-dix trentenaires
instrumentaux (“Let’s Go Trippin’ ”, par la grande porte barbus aux
“Misirlou”) permettent de constater à avec cet album chemises criardes
quel point les Beach Boys étaient bons considéré comme livrait ici un album
musiciens et Brian Wilson signe ici sa la résurrection aussi beau qu’inespéré. Originalement
première ballade poignante (“Lonely Sea”). artistique du conçu par Brian Wilson comme un album
groupe. “Sunflower” solo, il marquait le grand retour de l’aîné
marque le retour des trois frères comme moteur créatif du
“Today !” (1965) aux harmonies et groupe. Avec ses synthétiseurs proéminents
Le disque pivot. aux arrangements ambitieux. Véritable (“I’ll Bet He’s Nice”, “Airplane”), ses
Après sept albums album de groupe (tous les membres ont chansons naïves (“Johnny Carson”,
en trois ans dédiés des crédits d’écriture), il est porté par une “Good Time”) et ces morceaux où
au surf et aux énergie rock (“Got To Know The Woman”, les voix graveleuses témoignent
bagnoles, les “It’s About Time”) et des ballades qui sans fard du temps qui s’est écoulé
Beach Boys allaient figurent parmi les plus belles du groupe (“Mona”), c’est un album touchant,
entamer un profond (“Forever” de Dennis Wilson, “Tears et un chef-d’œuvre tardif.
changement In The Morning” de Bruce Johnston,
stylistique. “All I Wanna Do” de Brian Wilson).
Brian, libéré des “The Smile Sessions” (2011)
tournées suite à un En 2004, un Brian
craquage nerveux, avait désormais tout loisir “Surf’s Up” (1971) Wilson ragaillardi
d’explorer les possibilités du studio et offrir A peine quelques avait reconstitué
à ses chansons une production digne de ses mois de pause et “Smile” sur disque
modèles Burt Bacharach et Phil Spector. les Beach Boys sont et sur scène avec
Les Beach Boys deviennent ici un groupe déjà de retour en les musiciens du
sophistiqué et subtil avec des titres tels studio mais Brian groupe californien
que “Help Me, Rhonda”, “Please Let Me Wilson, en crise, se The Wondermints.
Wonder” et “She Knows Me Too Well”. montre peu intéressé L’émerveillement
par la perspective était total devant
d’un album. Forts la découverte de
“Pet Sounds” (1966) de leur expérience cette œuvre magnifique, mais le monde
Considéré comme avec “Sunflower”, n’était pas prêt pour un autre choc : celui
un des grands les autres musiciens composent un album de pouvoir entendre ces morceaux dans
chefs-d’œuvre de au contenu étonnamment politique mais leur version originale, avec toujours cette
l’histoire du rock, porté par des mélodies touchantes (“Don’t séquence en trois mouvements. Evidemment,
“Pet Sounds” montre Go Near The Water”). L’album s’achève “The Smile Sessions” n’est pas exactement
les Beach Boys sous par trois chansons sublimes de Brian Wilson “Smile” mais une approximation déjà
leur visage le plus (“A Day In The Life Of A Tree”, “’Til sublime de l’œuvre imaginée par Brian
ambitieux. Porté par I Die”, “Surf’s Up”) exhumées du projet Wilson. Un disque d’une pureté rare.
des orchestrations “Smile”. De tous les albums où l’on trouve
estomaquantes des morceaux de ce disque fantôme, cette
de beauté (“Here séquence finale est la plus poignante. “That’s Why God
Today”), l’album voit Brian Wilson atteindre
son sommet créatif. Au cœur de cet écrin de Made The Radio” (2012)
magnificence, la ballade “God Only Knows”, “Endless Summer” (1974) Un bon album
modèle de chanson parfaite rarement Après le succès des Beach Boys au
égalé, témoigne du génie de son auteur. du film “American XXIème siècle ? On
Graffiti” et la n’osait y croire mais
vague nostalgique le retour en forme de
“Friends” (1968) qu’il a engendrée, Brian Wilson incitait
En plein désarroi Capitol a eu l’idée à l’optimisme.
après l’abandon de opportune de publier A raison. Très
“Smile”, les Beach une compilation digne, et porté
Boys ont bricolé dédiée aux premiers par un magnifique
quelques albums morceaux du final (avec une suite
avant de trouver un groupe. Bien de chansons très “Smile” dans l’esprit,
étrange équilibre plus efficace que les tout premiers albums, et l’ultime “Summer’s Gone”), ce vingt-
sur “Friends”. c’est un impressionnant enchaînement neuvième album studio permettait ainsi
Débarrassé de tubes sur quatre faces vinyle (“Surfin’ au groupe de conclure sur une note plus
de la pression Safari”, “Little Deuce Coupe”, “California qu’honorable après les abominations des
de construire Girls”, “I Get Around”…) qui montre années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.

JUIN 2024 R&F 061


Disque du Mois
renaissance

Diiv
“FROG IN BOILING WATER”
FANTASY/ UNIVERSAL

Nous sommes en 2024 et l’heure la gestation de la chose a été ne leur avaient pas suffi) avec, la lumière semble toujours au bout
est au shoegaze. Quelques groupes longue, douloureuse, contentieuse, nous dit le dossier de presse, du tunnel. Porté par une écriture
emblématiques, comme Ride et et a poussé les membres du groupe “des guitares, du matériel magnifique, le groupe enrobe ses
Slowdive, ont récemment publié à bout, aussi bien moralement d’enregistrement et des livres tourments de textures soniques
des albums convaincants et vont que physiquement. Il en est ainsi sur les échecs de l’humanité, fascinantes (les couches super-
prendre la route des festivals tandis depuis le début de la carrière de la guerre psychologique et de la posées de “Reflected”, la brume
qu’une jeune scène contemporaine Diiv (qui, pour une fois, n’a pas poésie zen”, dans une sorte d’élan psychédélique de “Little Birds”)
— de Daiistar à Bryan’s Magic perdu de musicien en route) et suicidaire incompréhensible. Un plan et fait mouche dès qu’il met
Tears —, fascinée par l’esthétique des tourments de son leader lose magnifique qui, sans surprise, l’accent sur les mélodies (comme
brumeuse du début des années Zachary Cole Smith qui, dans a été un échec total, autant l’hallucinée “Frog In Boiling Water”
quatre-vingt-dix britanniques, un autre monde, aurait tout personnel qu’artistique, qui a ou “Brown Paper Bag”, magnifique
émerge. Fers de lance d’un premier eu de la rock star idéale (il a été failli provoquer la fin du groupe. chant de défaite). Petite précision
revival shoegaze depuis le début mannequin, a eu des petites amies Deux ans après cette expérience pour les néophytes et les fans de
des années 2010, les New-Yorkais célèbres et sa consommation de sociologique ratée, Diiv arrive longue date que le nom du groupe
Diiv sont un peu à la jonction de ces drogues lui a valu quelques avec un album construit après interroge depuis toujours : Diiv se
deux mouvances, à la fois héritiers tourments avec la maréchaussée). une grande remise en question prononce “daïve”. Le groupe avait
et passeurs, puristes par leur façon “Frog In Boiling Water”, comme personnelle de chacun, un désir choisi à l’origine de s’appeler Dive,
d’en utiliser les codes mais bien son titre l’indique, est un album commun de continuer et des d’après la chanson de Nirvana, mais
plus rock’n’roll dans leur attitude dans lequel transparaît un chansons à la beauté glaçante. le nom était déjà pris par un autre
que leurs illustres aînés. S’ils jouent certain mal-être et dans lequel En 2019, “Deceiver” avait groupe. Un nom à la connotation
beaucoup et impressionnent sur le groupe annonce vouloir décrire été l’album de la résurrection aquatique qui fait écho aux sonorités
scène, Diiv n’avait en revanche l’effondrement de notre société personnelle pour Smith après des productions shoegaze et qui
plus sorti de disque depuis 2019 sous divers angles. La beauté un passage en désintox, “Frog évoque aussi Ride et Slowdive,
et le très tonique “Deceiver”. Comme de la conception de cet album In Boiling Water” est celui de la les deux pôles opposés de cet
à chacun de ses albums depuis réside dans le fait que le groupe renaissance du groupe en tant univers esthétique que le groupe
son premier (“Oshin”, en 2012), a décidé de se confiner à l’écart que tel, et une réussite éclatante. Si n’hésite pas à explorer, revisiter
l’annonce de ce nouvel opus est du monde dans un studio au l’ambiance léthargique de l’album et réinventer de façon magistrale.
accompagnée d’un dossier de milieu du désert Mojave (il est empreinte de ces sentiments JJJJ
presse qui explique à quel point faut croire que les années covid mêlés de désespoir et de dépression, ERIC DELSART

piste aux étoiles JJJJJ INCONTOURNABLE JJJJ EXCELLENT JJJ CONVAINCANT JJ POSSIBLE J DANS TES RÊVES

JUIN 2024 R&F 063


Disques pop rock
Richard Paul Weller Ha The Unclear Lenny Kravitz
Hawley “66” “A Kindgom In A Cul-De-Sac” “Blue Electric Light”
“In This City They Call You Love” POLYDOR THINK ZIK!/ VIRGIN ROXIE RECORDS/BMG RIGHTS
BMG
paul Weller a eu plusieurs périodes. Dans la jungle des groupes rock, lenny Kravitz n’est pas le gars
tandis que sa comédie musicale gravit les Comme les grands peintres. A ses avoir un nom remarquable permet débordé. “Blue Electric Light” est son
échelons du West end, le dixième album débuts, avec The Jam, c’était le de se différencier. Selon une des premier album depuis “Raise Vibration”
de Richard Hawley se doit de valoir son rock nerveux, presque punk, d’un mod multiples versions de l’histoire, Ha de 2018, le successeur de “Strut”, paru
pesant d’or ou de cacahuètes. On parle énervé fan des Who sixties. Ensuite, The Unclear serait une anagramme quatre ans plus tôt. Il n’est certainement
ici d’un des plus énormes songwriters avec The Style Council, la pop de Nuclear Heath, un surnom donné pas déconnecté des horreurs, mais les
anglais, vanté comme un génie depuis au sophistiquée d’un mod calmé fan par le chanteur Michael Cathro à son sous amassés depuis le début d’une
moins “Coles Corners” (son monument, de soul. Puis vint, en solo, une sorte ancien colocataire Heath, grand fan carrière commencée sur des chapeaux
2005) ou “Truelove’s Gutter” (son chef- de rock seventies à la Traffic, du moins de nourriture cuite au four micro- de roue vintage parce que c’était son
d’œuvre, 2009). Alors la première écoute au début. Maintenant, on ne sait plus ondes. Ça n’a aucun sens mais ça truc et son droit, lui permettent de se la
de “In This City They Call You Love” fait trop, il fait ce qu’il veut, jouissant a le mérite de sortir de l’ordinaire. couler douce. Ce douzième album en un
un peu désordre. Après une ouverture depuis toujours d’un statut de demi- Si, comme son blaze l’indique, tout peu plus de quarante ans de carrière le
trompeuse (l’excellent “Two For His dieu — enfin, en Angleterre, où ses fans cela n’est pas clair, ce qui est plus montre égal à lui-même (on le connaît
Heels”, un “Riders On The Storm” repris vieillissent avec lui. Ce dix-septième apparent, c’est que Cathro possède bien), c’est-à-dire sur son nuage et
par Mark Lanegan avec Duane Eddy à album solo célèbre d’ailleurs son un don inné pour les chansons pop fidèle à ses convictions et habitudes
la guitare), elle se révèle étonnamment soixante-sixième anniversaire, immédiates. A l’écoute de la douzaine quant à la manière de faire des disques.
modeste, légère, presque banale, le comme son titre l’indique. A quoi de morceaux qui composent le premier La technologie, même si elle l’aide, n’est
disque ne criant ni son importance ressemble-t-il ? A un patchwork pop album international de ce quatuor pas passée par lui au point de l’asservir
ni son ambition. Les chansons sont de douze titres où l’on retrouve un peu néo-zélandais (une sorte de best of et il continue d’enregistrer, à l’ancienne,
courtes, quasi récréatives (“Have Love”), de tous les styles, à l’image d’un premier de leurs publications précédentes), des chansons qui auraient pu figurer
single, “Soul Wandering”, aux allures sur n’importe lequel de ses albums
gospel, ou d’un deuxième très orchestré, précédents. Ça n’est ni une vacherie
“Rise Up Singing”, avec cuivres, chœurs ni un compliment, c’est un fait.
et cordes. Ces dernières, enregistrées Amateur de soul depuis toujours
à Abbey Road, sont très présentes sur (“Honey”), grand fana de rock pur et
l’album, lui conférant une tonalité pop dur (“Paralyzed”, “Love Is My Religion”),
un peu middle of the road, pas loin de capable d’accents electro en pompant
la veine Style Council, un groupe qui a quelques sonorités de Linn chez feu
fait de belles choses (surtout au début) Prince (“Stuck In The Middle”, “Blue
et d’autres terrifiantes de mièvrerie. Electric Light”), Lenny Kravitz reste
Mais toutes les chansons sont dignes, un mélodiste honnête (“Spirit In My
mélodiques, superbement arrangées, Heart”) et un diable d’instrumentiste
de “Ship Of Fools” avec son vibraphone (le fidèle Craig Ross est également
jazzy à “Burn Out” et son solo de... de la partie). Les textes ne volent pas

elles passent comme une lettre à la on ne peut que s’émerveiller devant


poste, comme un e-mail dans les spams, la qualité de l’ensemble : un alliage
comme un train à l’horizon (“Hear That de chansons pop aux harmonies
Lonesome Whistle Blow”). Un disque de divines sous influence The Zombies/
Richard Hawley léger comme une plume, The Shins (“Infatuated”, “Growing
c’est presque une contradiction dans les Mould”) et de tubes indie aux rythmes
termes, une tromperie sur la marchandise. sautillants qui rappellent Vampire
La seconde écoute est plus dense. Les Weekend (“Mannequins”) ou de
échos Scott Walker, voire Sinatra, sont ballades pastorales douces à la
aux abois, la caravane vocale passe : Fleet Foxes (“Mind And Matter”).
avec leurs faux airs de Jordanaires, Tout paraît simple, évident, alors que
les chœurs sont omniprésents, donnant le mille-feuille harmonique du groupe
du coffre et des doubles fonds aux deux s’avère d’une finesse que trop peu de
tiers des morceaux, dont l’étonnant groupes cherchent à reproduire de
“Do I Really Need To Know?” où Jarvis saxophone légèrement sirupeux. Entre nos jours. Auteur à l’écriture pleine toujours très haut (“Human”) mais,
Cocker fait un caméo discret. Troisième les deux, on retiendra un seul rock, d’observations fines, Cathro chante à la fois, on ne voit pas pourquoi cet
écoute, chaque morceau trouve son “Jumble Queen”, presque stonien, les mannequins trop réalistes des éternel beau gosse qui vit un rêve
juste poids. En particulier, les ballades et un titre à la Stevie Wonder, “Nothing”, vitrines (“Mannequins”), les émotions éveillé s’inventerait des problèmes
tuent (“Prism In Jeans”, “’Tis Night”, le avec tout le kit : piano électrique, cachées des meubles (“The Secret Lives qu’il n’a pas. “It’s another fine day
sommet “I’ll Never Get Over You”), sur trompette et solo de synthétiseur Of Furnitures”) et les rencontres fortuites in the universe of love” chante-t-il
lesquelles Hawley ne laisse plus parler millésimé seventies. Tout est très chic, dans les ascenseurs (“Strangers”) en ouverture de ce disque dans
que ses passions fondatrices, rock’n’roll très classe, à l’image du look de Paul avec une plume narquoise qui évoque lequel, une fois de plus, il a mis tout
plutôt que rock tout court, country autant sur les photos de presse, vieillissant celle de Ray Davies. Signe final de ce qu’il est. Les poètes qui voient
que croonerie, tel un Ricky Nelson UK, superbement, mince, longs cheveux bon goût et d’érudition, le groupe le monde ainsi inspirent le respect
l’un de ses grands héros. Alors, comme blancs et costume impeccable. Par propose ici une reprise inspirée de et méritent une bise sur le front.
un boxeur, le disque peut remonter sur contre, ça manque un peu de folie “C’est Comme Ça” des Rita Mitsouko JJJ
la balance : cette fois, il est au poids. et de tripes. Mais au moins, il ne qu’il enrobe de chœurs aériens. JÉRÔME SOLIGNY
Pas des cacahuètes. En or massif. fait pas semblant de rester jeune. JJJJ
JJJJ JJJ ERIC DELSART
LEONARD HADDAD STAN CUESTA

064 R&F JUIN 2024


Pokey LaFarge John Cale Beth Gibbons Paraorchestra
“Rhumba Country” “POPtical Illusion” “Lives Outgrown” “Death Songbook”
NEW WEST DOMINO DOMINO BMG

Comme le veut la pratique actuelle, un an après “Mercy”, qui avait cassé portishead + talk talk = Beth Gibbons. la mort est la seule vraie surprise
plusieurs vidéos annoncent l’arrivée les oreilles et pété la plupart des dents Enfin, plus ou moins... Cet album de la vie. Elle arrive à point nommé
d’un album. “Rhumba Country” est de devant des adeptes du jeunisme est plus difficile d’accès que “Out par on ne sait qui et d’on ne sait où
ainsi précédé par celle de “Sister musical, John Cale, le Gallois volant, Of Season”, coproduit par Adrian Utley et, même lorsqu’elle prévient, elle
André” dans laquelle Pokey LaFarge, signe un tonitruant retour (de plus) (de Portishead, donc) et sorti en 2002, ne communique pas de date précise.
aux allures de Pee Wee Herman, livreur avec cet album excessivement bon. que l’on considérait comme le premier Depuis la nuit des temps, elle est
d’oreillers, n’a pas l’heur d’émouvoir Comme, finalement, depuis un bail, album solo de la chanteuse. A tort : il néanmoins prétexte à moult célébrations
sa cliente. Cette chanson au message Cale refait ici du neuf avec du vieux s’agissait d’un duo avec Rustin Man, artistiques. On la redoute mais, au cas
clair (on ne peut jamais prévoir quand (il a la mémoire longue). Mais le flash- alias Paul Webb, ex-bassiste de Talk où elle ferait un tri, on la flatte. Pendant
on tombera amoureux) illustre à back n’étant pas son grand voyage, Talk, qui a depuis sorti deux albums la pandémie, tandis que la mort s’en
merveille la démarche d’un artiste dont il préfère aller brouter l’herbe bleue sous son nom. Le groupe du regretté prenait à des gens qui, sous le masque,
la simplicité ultra travaillée lui permet des champs de demain. Ex-locataire Mark Hollis plane sur la carrière de la craignaient, le chef d’orchestre
de retrouver une innocence digne des d’une époque dont il a déjà retourné Beth puisqu’ici c’est son ex-batteur, anglais Charles Hazlewood a décidé
Modern Lovers grâce à des paroles la plupart des cailloux (et révélé de très Lee Harris, qui s’illustre. Entre-temps, de lui rendre hommage. A la tête du
limpides et une musique intemporelle, belles choses), John Cale continue sa Portishead, dont elle est (était ?) la Paraorchestra (une formation en partie
gracieuse, ici agrémentée de touches marche en avant et les machines et chanteuse, a sorti un troisième album... constituée de musiciens handicapés)
caribéennes. Dans le même esprit, ordis n’ont qu’à bien se tenir ou, plus en 2018. Ces gens-là prennent leur depuis 2011, Hazlewood a réuni une
avec des images rappelant les films exactement, à filer droit et pas dans temps : Beth a mis dix ans à produire douzaine de chansons “en rapport
de vacances tournés en super-8 muet, les murs. Rarement titre aura été mieux ce “Lives Outgrown” avec James Ford avec la mort ou la mort de l’amour”
“So Long Chicago” parle d’un travailleur, trouvé pour un album pop délayé dans (Arctic Monkeys). Ils ont remplacé et a demandé à Brett Anderson
l’instant qui tend à démontrer que de les interpréter en compagnie
l’avenir (ou ce qu’il en reste) n’est de quelques invités. Cet album live est
qu’un reflet illusoire du passé. Un issu de deux concerts donnés à Cardiff,
passé qui, on a les noms et les fin 2021 et début 2022, et les images du
preuves, annonçait la douleur. premier ont été diffusées à la télévision
Car la pop de John, sans trop britannique. Le chanteur de Suede, ça
cacher son jeu, ne se laisse pas n’étonnera personne, est aussi à l’aise
aborder sans risque. Immanquablement, pour chanter “The Killing Moon” de
on pense à l’écoute de “POPtical Echo & The Bunnymen que la sublime
Illusion” à certaines cascades “It’s A Wonderful Life” de Colin “Black”
impériales de Brian Eno lorsqu’il Vearncombe. Naturellement, il excelle
pousse la chansonnette (“How We dans les relectures de “The Next Life”
See The Light”). Mais en prime, Cale et “He’s Dead” (deux titres de Suede)
déjoue les harmonies, ose la dissonance. et surprend agréablement en partageant

joueur de bowling, qui a suffisamment la batterie par une boîte en carton...


économisé pour dire au revoir à la neige Il y a dans tout ça un petit côté tribal
et profiter du soleil de Mexico, de ses intello (“Rewind”) comme chez Peter
lieux communs touristiques. Une sorte Gabriel ou Kate Bush de la grande
de fantasme de la classe laborieuse. époque. Les arrangements sont donc
Pokey LaFarge ne se moque pas, il assez expérimentaux et souvent très
observe... Les morceaux sont écrits beaux — surtout les cordes. La voix est
avec des collaborateurs, en particulier divine, bien sûr, comme sur “Floating On
Elliot Bergman qui cumule en tant que A Moment”, la plus mélodique, avec des
musicien (basse, saxo, Mellotron, etc.) chœurs assez élégiaques, le premier
et preneur de son, et avec Chris Seefried, single (ils ne sont pas complètement
producteur. Le titre général reflète fous), même si le texte, comme presque
l’ambiance solaire de l’ensemble. tous les autres, parle de mort, de peur,
L’omniprésence de percussions etc. “Lost Changes” commence comme
comme le rythme de “One You, “Funkball The Brewster”, au hasard, “Hey You” de Pink Floyd, probablement “Enjoy The Silence”, qu’on ne présente
One Me” font penser à la rumba, sonne comme si Marc Bolan avait un hasard, quoique dans le genre plus, avec (l’ex-Pipettes) Gwenno.
celle qui, avec le mambo, a pu enregistré “Metal Guru” avec Yoko désespéré, on ne soit parfois pas très “My Death”, composée par Jacques
influencer les musiciens jamaïcains Ono dans une usine d’engrais loin de Roger Waters, l’étalon-or en la Brel et popularisée par David Bowie
des années 1950. Révélateur de son désaffectée, mais toujours contaminée. matière... On ne parle pas de politique, au début des années soixante-dix,
désir d’aller à l’essentiel, au refrain Un peu roublard, il essaie de convaincre, hein ! D’ailleurs, en fait, à la réécoute, trouve aussi sa place dans cette
Pokey LaFarge ose des “La-la-la-la...”. avec “I’m Angry”, que le B3 est un ça n’a rien à voir, ça ressemble plutôt sélection. Sur “The End Of The World”,
En entendant ce qu’il dit dans “For A instrument facile à jouer. Et lorsqu’il à “Drive”, de REM ! Bref, une grande somptuosité signée Kent-Dee pour
Night” (“Du moment que tu te sens s’agit de transformer une panne chanson. Cet album très ambitieux Skeeter Davis en 1962, c’est Nadine
plus léger en sortant”), on comprend d’oreiller en partie de rigolade, peut aussi faire penser au dernier PJ Shaw, une Anglaise dont le premier
qu’il repousse une idée du désespoir on sent qu’il est prêt à faire Harvey — qu’on ne réécoute pas tant album, en 2013, lui a été en grande
pour se consacrer au positif, durer le plaisir, le sien et le que ça, finalement. Tout le monde partie inspiré par le décès de deux
au partage. Ça fait du bien ! nôtre (“Laughing In My Sleep”). peut se tromper. Surtout nous. proches, qui donne de la voix avec
JJJJ JJJJ JJJ Brett, plus vivant et vibrant que jamais.
JEAN-WILLIAM THOURY JÉRÔME SOLIGNY STAN CUESTA JJJ
JÉRÔME SOLIGNY

JUIN 2024 R&F 065


Disques pop rock
John Grant English Goat Girl A Certain
“The Art Of The Lie” Teacher “Below The Waste” Ratio
BELLA UNION/ PIAS “This Could Be Texas” ROUGH TRADE/ BEGGARS “It All Comes Down To This”
POLYDOR MUTE RECORDS/ PIAS
Après Czars créé en 1994 et un le revival post-punk, c’est comme
retrait de la scène musicale de 2006 pour ce nouvel épisode de glorification la country : fini. Tant mieux. Les Désormais établi sous forme de trio
à 2010, histoire de décrocher de des racines britanniques, c’est le modes, cela devenait lassant. Et que (Jez Kerr, Martin Moscrop et Donald
ses addictions, John Grant a repris groupe english teacher qui s’y colle retiendrons-nous de cette génération Johnson), a Certain Ratio a parcouru
le chemin des studios en solo avec avec un album au contenu pour le de groupes anglais ? Pas grand-chose un long chemin depuis son premier
“Queen Of Denmark” en 2010, moins réussi. Formé à Leeds en 2016 finalement : deux albums de la Fat White single, “All Night Party”, sorti chez
accompagné par Midlake. Depuis, sous le nom de Frank, le groupe change Family, une poignée de chanson de Dry Factory en 1979, quand leur manager
en prenant son temps, le chanteur de nom et de formule pour perdurer Cleaning et plus de peur que de mal Tony Wilson les présentait comme
américain, devenu également islandais sous la forme d’un quatuor autour de la avec Black Midi. Tout cela pour que la “les nouveaux Sex Pistols”. Le funk
depuis 2022, a sorti six albums dont, chanteuse Lily Fontaine, du guitariste timbale soit remportée par un groupe industriel des débuts, avec Martin
en 2014, un enregistrement pour la Lewis Whiting, du bassiste Nicholas comme Fontaines DC... Et à côté, à Hannett aux commandes du premier
BBC Radio 6 avec le BBC Philharmonic Eden et du batteur Douglas Frost. part et peut-être même au-dessus, il y album “To Each…”, a laissé la place
Orchestra. Trois ans après “Boy Après un premier EP régionaliste a Goat Girl. Goat Girl, de loin le groupe le à une musique plus ouverte, avec
From Michigan” et sa chanson appelé “Polyawkward” où les plus riche de toute cette génération. Un toujours cette touche de groove
anti-Trump, “The Only Baby”, paraît chansons ont pour thème aussi bien groupe de filles qui a perdu un membre à bicolore présente sur des chansons
son septième album, “The Art Of The la voie express A55 que les tapas du chacun de ses albums, comme pour dire puissantes comme “Keep It Real”.
Lie”, une réponse au livre de Trump, Yorkshire, le groupe dévoile “Nearly à quel point il était difficile d’être bourré Le son compact de l’album est l’œuvre
“The Art Of The Deal”. Ses expériences Daffodils” en octobre 2023 en avant- de talent. Au troisième album, “Below de Dan Carey, boss du label Speedy
personnelles et sa vision d’une Amérique première de l’album à venir. D’office, The Waste” (“Au-Delà Du Gâchis” Wunderground et producteur remarqué
fragmentée sont une nouvelle fois et malgré une absence totale de traduirons-nous), elles ne sont plus pour son travail avec Fontaines DC,
look, cette bande de premiers de la Kae Tempest et Wet Leg. Cette nostalgie
classe déclenche un buzz comme on britannique qui a fait de la dance music
n’en avait plus vu depuis longtemps anglaise ce genre à part, cousin lointain
dans le domaine de la chanson pop de son contrepoint américain, est
au Royaume-Uni. Si les champs qui palpable sur “Bitten By A Lizard”,
inspirent English Teacher sont aussi qui allie des sonorités électroniques
variés que les pâturages des Midlands, à un texte étrange évoquant une
il est toutefois possible de reconnaître chanson des Sparks (“Tip For Teens”)
une base prog rock utilisée de manière et la confusion entre le bien et le mal
moderne et audacieuse et mélangée au (“Good and evil, they never change”).
fil des titres avec plusieurs décennies de On retrouve une ambiance plus pop
chansons pop made in Britain exécutée tradi avec des morceaux comme “God
avec une douceur qui, dommage pour Knows” ou “Where You Coming From”,
les amateurs de pogo, écrase tout pour aussitôt replonger dans le vortex

au cœur de son inspiration. Il évoque que trois. Lottie Pendelbury, Rosy Jones
ainsi en quelques courtes notations la et Holly Mullineau. Qui ont laissé tomber
difficulté d’assumer son homosexualité leur pseudo et le producteur Brian
dans un environnement de protestants Carnay, inventeur de cette génération,
méthodistes, l’école, “All That School au profit de John Spud Murphy, l’homme
For Nothing”, la famille, “Father”, du “Cavalcade” de Black Midi. Voici
“Mother And Son”, “Daddy”, la vision pour l’enrobage. L’intérieur, lui, si riche,
d’une Amérique aux mains des amis est bien plus difficilement descriptible.
de Trump, “Cause Jesus wants you Goat Girl serait comme une île où ce
rich the art of the lie” sur “Meek AF”. que l’on croit reconnaître se transforme
En outre, John Grant a toujours injecté sous nos yeux. Certains albums sont
un sens de l’humour désespéré dans ainsi — “Spirit Of Eden” de Talk Talk,
ses paroles. Ayant notamment travaillé “Low” de David Bowie : l’on se perd,
avec Grace Jones et Brigitte Fontaine, le chant est notre seul guide pendant
le producteur Ivor Guest s’est entouré sur son passage. Après quelques que la musique vous ouvre le crâne, de la danse avec “Out From Under” et
de Dave Okumu, le guitariste de The écoutes, il faut retenir une chose : répandant notre imagination en flaque ses majestueuses guitares rythmiques.
Invisible, du bassiste Robin Mullarkey les treize titres possèdent un pouvoir épaisse. Dès son démarrage, le disque L’aventure musicale se conclut avec
de Brotherly et du batteur Sebastian attractif plutôt entêtant. D’ “Albatross” à joue dans le bas, le grave, telle la “Dorothy Says”, un texte inspiré par
Rochford, les synthétiseurs complétant “Albert Road”, le groupe réalise un sans- voix de Lottie Pendelbury qui semble la poétesse et critique littéraire Dorothy
un paysage musical propre à singulariser faute sur le plan de la diversité musicale toujours s’habiller du voile de la nuit. Parker qui multiplie les formules
et à magnifier les chansons. Si le tout en réussissant l’exploit de conserver Il y a bien des merveilles sur cet album : littéraires et s’avère être la parfaite
disco synthétique “All That School une certaine unité. Parmi les hits seize titres, certains de transitions, conclusion d’un album original, celui
For Nothing” est un peu banal, qui parcourent l’ensemble, citons d’étranges comptines folk, de grandes d’un groupe qui n’a jamais connu le
“Marbles”, “Father”, “Mother “The World’s Biggest Paving Slab”, le chansons de rock des années quatre- succès populaire à grande échelle
And Son”, “Daddy”, “The Child dylanien “Broken Biscuits”, l’ultra-remuant vingt-dix et un seul mauvais morceau. mais a su garder une intégrité qui
Catcher” et “Laura Lou” allient une “R&B” ou le nostalgique “Sideboob”. Voici le deuxième grand album de lui permet d’être aussi pertinent
atmosphère onirique à la puissance Au final, un album produit de main Goat Girl : bien trop bon pour être en 2024 qu’il l’était lors de la sortie
des mots, contrastant avec les funky de maître par l’Italienne Marta Salogni, revendiqué par une quelconque scène. du single “Shack Up” au siècle dernier.
“Meek AF” et “It’s A Bitch”. une femme qui connaît son boulot. JJJJ JJJ
JJJ JJJJ THOMAS E. FLORIN OLIVIER CACHIN
PHILIPPE THIEYRE GEANT VERT

066 R&F JUIN 2024


Einstürzende Hermanos
Neubauten Gutérriez
“Rampen (apm: alien pop music)” “Sonido Cosmico”
POTOMAK RECORDS EASY EYE SOUND/ CONCORD

Né sur les cendres d’un mouvement sensation musicale du moment, le duo


punk qui n’existait plus que par des formé par les frères Gutérriez a joué à
stéréotypes ennuyeux, le groupe voit guichets fermés début avril à la salle
le jour du côté le plus street art du pleyel, où il a pu présenter au public
mur de Berlin. En une paire d’albums, parisien quelques titres de ce nouvel
la bande emmenée par le chanteur album. Si l’on reste dans le désert et
Blixa Bargeld et le batteur N.U. Unruh les grands paysages, comme dans
s’impose comme le fer de lance d’une leurs précédentes œuvres, Alejandro
nouvelle esthétique musicale bruitiste et Estevan cherchent à élargir l’horizon
rapidement qualifiée de rock industriel. et atteindre une dimension spatiale.
Depuis Pierre Henry, jamais l’inclusion Ce n’est pas un hasard puisque le
de sons de la vie de tous les jours morceau-titre est directement inspiré
n’avait été aussi brutale. Chose de la dernière adaptation de “Dune”,
incroyable pour les personnes le roman de Frank Herbert, par Denis
qui découvrent les disques, la fusion Villeneuve avec au générique la
proposée, étonnamment avant-gardiste, star montante Timothée Chalamet :
fait un carton mondial. Très vite, on navigue entre les étoiles dans
un groupe comme Depeche Mode l’obscurité de l’univers. L’influence
n’hésite pas à s’en inspirer (pour mémoire, cinématographique est évidente et le
Ry Cooder de “Paris, Texas” un de leurs
intercesseurs revendiqués. Comme
pour leur précédent disque, “El Bueno
Y El Malo” (2022), le tandem helvético-
équatorien a recouru aux services
de l’hyperactif Dan Auerbach (Black
Keys) qui participe à la production et
à l’enregistrement en apportant ici
ou là des touches de guitare, de basse
ou de mellotron. Leurs compositions ne
présentent aucune parole, seulement
des titres parfois en anglais (“Low Sun”,
“It’s All In Your Mind”, “Until We Meet
Again”), le reste du temps en espagnol

quelques pistes de l’album “Construction


Time Again” qui ne se limite pas au
marteau de la pochette). Combo de
bâtisseurs instables et visionnaires,
le groupe prédit la chute du mur dès
l’album “Kollaps” en 1981. Pour ce
nouvel album plus de quarante ans
plus tard, que reste-t-il de réellement
novateur chez nos teutons ? Eh bien,
nous commencerons par parler d’une
constante progression en direction
d’une musique paradoxale qui arrive
à exprimer de manière plus douce
un concept toujours aussi agressif.
A l’écoute de ce nouveau “Rampen” (“El Fantasma”, “Las Navegantes”,
(un nom qui désigne des chansons “Luz Y Sombra”, “Misterio Verde”).
élaborées à partir d’improvisations), Le lyrisme s’exprime ici à travers
il est possible d’y retrouver le Can des notes de guitares qui laissent
de “Future Days” ou le Neu! de “Lila échapper des accents de mélancolie
Angel”, mais le comparatif s’arrêtera- ou de crépuscule. Une légère section
là tant l’originalité est définitivement rythmique accompagne le mouvement
la marque de fabrique du quintet à tout en laissant le mystère se dilater.
l’écoute de “Wie Lange Noch?” et A l’instar des vieux couples, les deux
des quatorze titres suivants. Pour frères n’ont plus besoin de se parler, ils
se convaincre du renouvellement échangent à travers leurs instruments.
perpétuel qu’est l’expérience d’un Avec Alejandro, le cadet, à la guitare
disque de Neubauten : qui peut et lap-steel et Estevan, également
être assez fou pour consacrer à la guitare et aux percussions,
une chanson à un trilobite ? le voyage cosmique est garanti.
JJJ JJJ
GEANT VERT CHARLES FICAT

JUIN 2024 R&F 067


Disques classic rock
Left Lane Marcus King Richard Charley
Cruiser “Mood Swings” Thompson Crockett
“Bayport BBQ Blues” AMERICAN/ REPUBLIC “Ship To Shore” “$10 Cowboy”
ALIVE NEW WEST RECORDS SON OF DAVY
la pochette annonce la couleur.
Flat Duo Jets, White stripes, Sombre, avec quelques lueurs via ces Richard thompson est un grand. “$10 Cowboy” étant le quatorzième
Black Keys, Black Diamond Heavies, deux mots affichés dans un néon rouge : Un grand guitariste, bien sûr, un grand album dans une discographie démarrée
Bonnevilles… Le néo-blues-rock en “Mood Swings” (“sautes d’humeur”). musicien tout court et un grand auteur en 2015, on peut dire que Charley
formule guitare-batterie est devenu La chose est expliquée dans le dossier de chansons. Mais il se mérite. Les Crockett ne chôme pas ! Après avoir
une discipline pratiquée par de presse : au sortir d’une récente fans de prouesses guitaristiques en découvert les blues et la country
d’innombrables musiciens adoptant tournée américaine, Marcus King était seront pour leurs frais. Aficionado de grâce à des boucles employées par
une approche post-garage baignant au fond du trou. Présent à son concert à Joe Satriani, passe ton chemin. Les des hip-hoppers (il est né en 1984),
presque toujours dans la distorsion. Nashville, Rick Rubin tend une bouée de douze chansons de ce nouvel album le Texan poursuit sa croisade avec
Il est devenu difficile de se distinguer sauvetage au guitariste de 28 ans sous — son premier depuis “13 Rivers”, paru un acharnement de nouveau converti.
au sein de cette cohorte. C’est pourtant forme d’invitation à enregistrer pour son en 2018 — ne sont pas toujours faciles Ses incessantes pérégrinations lui
ce à quoi parviennent Frederick label dans son studio (Shangri-La, en d’accès. Pas de séduction immédiate inspirent divers textes dont “Midnight
Joe Evans alias Freddy J. IV (chant, Californie), en assumant les “variations” mais des compositions souvent austères, Cowboy”, histoire de routier, ou “City
guitare) et Brenn Beck dit Sausage de sa santé mentale. Marcus King sans mélodie évidente, et des textes Of Roses” qui le voit quitter Shreveport
Paw (batterie, en remplacement est en effet déjà passé par là, et denses et sombres, très importants pour Fort Worth. Dans “Good At Losing”,
de Pete Dio), complices sous le nom pas qu’une fois. Son précédent album pour Thompson, peut-être plus autre chanson d’errance, comme le veut
de Left Lane Cruiser. Originaire de était déjà l’exorcisme d’une rupture encore que la musique ! Qui la tradition, il énumère différentes villes,
Fort Wayne, Indiana, LLC produit “Gettin’ amoureuse, d’une vie passée avec une parlent de peur, de perte (“What’s New York, Los Angeles, Nashville…
Down On It” (Hillgrass Bluebilly, 2006) âme cabossée. King et son producteur, Left To Lose”), d’hésitation. Ça rigole Embelli par des cordes façon
avant de rejoindre Alive, label auquel Dan Auerbach, conviaient alors la fée moyen. Le tout envoyé par un groupe countrypolitan, le solo fait dialoguer une
électricité pour une décharge de heavy guitare en grave et la pedal steel. Que
rock jouissive (“Young Blood”). Rien demander de plus ? Au long de l’album,
de tel cette fois. “Mood Swings” est enregistré sur bande magnétique au
un album de soul sombre, moderne, studio Arlyn d’Austin, outre ce quartette
épuré. Aux manettes, Rubin s’est de cordes qui donnent une sorte d’élé-
surpassé. Chaque morceau bénéficie gance à plusieurs plages, la production,
d’un écrin et d’un son spécifiques. due à l’artiste et, comme pour les
La guitare sert essentiellement de précédents, Billy Horton, diversifie
texture, décoche si besoin des solos les sonorités en faisant intervenir de
sobres et profonds. L’orgue est assez manière mesurée mais déterminante
présent, certains moments tendant là un vibraphone, ici un piano, des
vers le gospel (“Delilah”, “Me Or chœurs, une guitare acoustique, une
Tennessee”), des boîtes à rythmes percussion, etc. La femme n’est pas
aux placements de beats déroutants absente des paroles de Charley Crockett

il reste fidèle, ou presque, depuis “Bring au format classiquement rock — guitare


Your Ass To The Table” (2008). Dans ce électrique, basse, batterie — mais
douzième album dédié à la mémoire de flirtant avec le folk traditionnel, parfois
Chris Jonson, fondateur du Deep Blues à la limite de la chanson de pub sur
Festival, il fauche d’entrée l’auditeur “Singapore Sadie” ou “The Old Pack
par “Motown Mash” où le chant brut Mule”, avec le violon du génial David
de Freddy semble motiver une orgie Mansfield, qui accompagna, entre
de fuzz. Ça déménage ! Naturellement, autres, Bob Dylan sur la Rolling
les techniques d’enregistrement Thunder Review, alors qu’il n’avait
permettent de ne pas être systéma- encore que 18 ans... Des ambiances
tiquement prisonnier d’une unique celtes, mais aussi orientales (“The Day
piste de guitare. C’est pourtant bien That I Give In”), qui nous rappellent que
la batterie, assénée, la voix rauque et cet homme a traversé au cours des
le jeu en slide, saturé, qui caractérisent seventies une grande crise mystique,
Left Lane Cruiser. Ce sont là des choix cassent toute idée de confort. Et King se retirant dans une communauté qui affirme avoir trouvé l’amour
artistiques, Freddy démontrant par livre quelques grands morceaux, les soufie. De temps en temps, une vrai (“Lead The Way”) et ne vivre
ailleurs sa faculté à jouer en acoustique déchirants “F*ck My Life Up Again”, chanson accroche l’oreille, portée par que pour elle (“Diamond In The Rough”).
(“Crazy Love”), au banjo (“Get Down”) “Hero” (coécrit avec Auerbach) ou une belle mélodie, comme “The Fear S’exprimant dans le style southern soul,
ou en picking (“River Picker”). Piano et “Bipolar Love”. Pas sûr que les fans Never Leaves You”, mais c’est un il chante souvent les difficultés de la
orgue font une timide apparition dans des épisodes précédents y retrouvent piège : c’est l’une des plus flippantes vie (“Hard Luck And Circumstances”,
la dernière plage, “Ophelia”. Loin de leurs petits, mais on ne peut qu’admirer de l’album ! Ou “Maybe”, la plus enlevée, “Gettin’ Tired Again”), la malchance
l’auto-indulgence que se permettent la façon qu’a l’homme de se réinventer, avec quelques éclairs de guitare. Mais (“Ain’t Done Losing Yet”), le rejet
parfois des formations de ce style, constamment. Et espérer qu’il trouve même les solos sont tordus, faussement social (“Solitary Road”)… Modeste,
Left Lane Cruiser a à cœur de composer un moyen de faire des albums sans être simples... Tout ici est subtil, rien ne “I’m only a man” (“Je ne suis
de véritables chansons, certes musclées systématiquement au bord du précipice. vous agrippe à la première écoute. Il qu’un homme”) avoue-t-il dans
mais n’oubliant ni le riff ni la mélodie. JJJJ faut insister pour découvrir le diamant “America”, mais n’hésite pas à
JJJ BERTRAND BOUARD caché à l’intérieur... A-t-on encore suggérer dans “$10 Cowboy” que
JEAN-WILLIAM THOURY le temps de faire ce genre de choses les métiers de chanteur ou de cow-
à l’époque de TikTok ? On l’espère. boy sont pareillement dangereux !
JJJ JJJJ
STAN CUESTA JEAN-WILLIAM THOURY

068 R&F JUIN 2024


“Tribute To Canned Heat
Calvin Russell” “Finyl Vinyl”
GEL/ PIAS RUF RECORDS

portant sur son visage buriné toutes On ne s’attendait guère à recevoir


les vicissitudes d’une vie d’errance et un nouvel album de Canned Heat au
de combats, Calvin Russell appartenait printemps 2024. On ignorait même que
à cette catégorie de marginaux qui, le groupe de blues californien fondé
reconnus tardivement, sont devenus plus en 1965 était encore en activité. On
populaires en Europe, et particulièrement n’en attendait donc pas grand-chose,
en France, que dans leur propre pays mais la pochette a déjà quelque chose
grâce à Patrick Mathé, spécialiste des de sympathique, le dessin de quatre
musiciens oubliés avec les labels New visages au front dégarni et aux cheveux
Rose et Last Call. Le bluesman français blancs. Tiens, le guitariste Jimmy Vivino,
Manu Lanvin a accompagné Russell sur passé par les orchestres des émissions
scène et sur ses deux derniers albums, télé de Conan O’Brien, fait partie de
collaborant à l’écriture de plusieurs l’effectif (c’est même lui qui a dessiné
chansons. L’idée d’un hommage au la pochette). Aux baguettes, Adolfo
musicien texan devait se concrétiser “Fito” De La Parra, dernier rescapé de
en 2021 pour les dix ans de sa mort, la formation des sixties (qu’il rejoignit
mais le covid a reporté l’affaire à 2022. en 1967, pour son deuxième album).
Le concert étant un succès, Manu Lanvin A la basse, Richard Reed a pris le
invite des artistes venus de différents relais du regretté Larry Taylor, et le
horizons dans son studio parisien chant et les parties d’harmonica sont
assurés par Dale Spalding. Le premier
morceau, “One Last Boogie”, écrit par
Vivino, donne l’idée : un nouveau tour
de piste, possiblement le dernier, en
se dandinant tant que faire se peut,
et pourquoi pas ? Les pistons tournent
toujours, Vivino est un excellent
guitariste, lead ou slide, et les paroles
ont la bonne idée d’assumer le temps
qui passe (voir aussi “ “When You’re
69”). Au menu, le “So Sad (The World’s
In A Tangle)”, qui figurait sur “Future
Blues” (1970), la grande réussite studio
du groupe, un morceau ressuscité,

de La Chocolaterie pour ce “Tribute


To Calvin Russell”. Lanvin, guitares,
joue sur tous les titres avec un groupe
soudé, sauf sur “Soldier” interprété
par Axel Bauer, guitare, chant, pour
une superbe adaptation en français.
Au total quatorze morceaux composés,
pour l’essentiel, par Calvin Russell
ou inscrits à son répertoire comme
cette bonne reprise de Townes Van
Zandt, “Ain’t Leaving Your Love”
avec la chanteuse Haylen. Evitant
les écueils de ce genre d’exercice,
le résultat est convaincant. Bien sûr,
des interprétations se distinguent. on imagine, pour l’acuité de son
Beverly Jo Scott chante une très belle cri d’alarme environnemental
version acoustique de “Crossroads” (“Dark clouds most everywhere/
avec accordéon, harmonica et We gotta breathe this air/ But nobody
mandoline. Johnny Gallagher offre seems to care”) ; le riff est toujours
une ampleur nouvelle à “Trouble” aussi obsédant et Joe Bonamassa
comme le chanteur de Power Of passe une tête pour un solo plein
Dreams et Archive, Graig Walker d’urgence. Amusante excursion vers
accompagné à la pedal steel sur le Moyen-Orient également (“East/
“Baby I Love You”, et Neal Black West Boogie”), qui bifurque dans un
sur “Time Flies”. A citer aussi Théo shuffle, et une enfilade de blues en
Charaf, “Nothing Can Save Me”, et David tous genres, sympathiques, parfois
Minster, beau-frère de Calvin et neveu pas inoubliables, mais rien d’indigne,
de Vince Taylor, “Behind The Ball”. loin de là. Boogie on, donc, old folks !
JJJ JJJ
PHILIPPE THIEYRE BERTRAND BOUARD

JUIN 2024 R&F 069


Disques français
Rendez Vous Les Mercuriales Johan Cyril Cyril
“Downcast”
ARTEFACT/ WEDGE
“Les Choses M’Echappent” Asherton “Le Futur Ça Marche pas”
HELLZAPOPIN/ KURONEKO “Matinee Idols” BORN BAD
SMAP RECORDS
il est clair que Rendez Vous est l’un “la MoRt… est du domaine de la foi ! Cyril Cyril, c’est un groupe suisse composé
des fers de lance de cette épatante Vous avez bien raison de croire que si on aimait se rouler dans le cliché de deux Cyril, Yeterian et Bondi, deux
scène française qui chaque mois nous vous allez mourir. Ça vous soutient !” tel un porcelet dans la boue, on dirait activistes stakhanovistes. Ce troisième
enchante, aux côtés de Howlin’ Jaws, C’est par ces mots portés par la voix qu’il n’y a pas plus grand romantique album dévoile une musique inclassable où
Johnny Mafia, en attendant ana ou médusante de Jacques Lacan que échevelé qu’un ex-garageux-punk toutes sortes d’instruments, pas toujours
slift. De ces promesses aux univers s’ouvre l’album. Ambiance. Batteries endossant le rôle du parfait crooner plébiscités dans la scène électrique,
fort dissemblables, le gang parisien lourdes et basses profondes — elles folk. Et comme on écrit sur un genre pactisent pour dessiner un univers dans
incarne le pôle Nord : un EP auroral creusent un ravin, la griffe d’un ongle qui n’a jamais reculé devant un cliché lequel la répétition relève plus du mantra
(“Distance”) puis un obsédant premier vernis passe sur notre peau ; guitares ou deux, disons-le : l’ex-Froggies Johan que du manque d’idées. Véritable trip où il
effort (“Superior State”) révélaient un exquises, réminiscences bowiennes Asherton a une voix à filer le frisson faut accepter de laisser à l’entrée toutes ses
post-punk à la froide incandescence, époque “Young Americans” tombent en (ce côté velours râpeux, comme un certitudes et balises confortables. Si l’on
entêtant, capable de se transmuter rafales ; un barrissement surgit : le sax bon vin un peu canaille et costaud) devait schématiser, disons qu’il existe deux
en transe électronique. La suite s’est Roxy éclabousse salement l’ensemble, et un penchant pour la nostalgie bien manières de dire le monde et ses perditions
fait attendre (six ans !), nos gandins entre ciel et caniveau. Le ton est donné : placée (pas le “c’était mieux avant” en chansons : celle post-ado attardé d’un
vadrouillant sur tous les continents, le grandiose et le dérisoire. Nous sommes à la papa, plutôt le côté Ray Daviesien Tryo et celle classe, insoumise et foutraque
ou presque. Ce “Downcast”, donc, enfin ailleurs, loin des propos convenus de la Force). Avec ce seizième album, d’un Cyril Cyril. “Le Mensonge”, qui ouvre
se dévoile sous une pochette créée servis à l’envi : enfin quelque chose il ouvre les vannes de ses influences ce disque magique, ressemble à un sample
par Pol Taburet, nouvelle coqueluche se passe, quelque chose nous réveille, et nous balade dans sa version qui aurait décidé d’échapper à son créateur
de la peinture tricolore : tenant nous file un frisson dans l’échine : fantasmée d’un Hollywood à son pour permettre à ses tentacules de déchirer
de l’expressionnisme abstrait, élan retrouvé, promesse renouvelée de âge d’or où l’héroïne de “Paramour” le voile du mensonge qu’on appelle réalité.
la musique et de la poésie. Enfin un choc. “Microonda Sahara”, sa batterie martiale
Enfin. On aime, on adore ces gars et cette et ses petites clochettes synthétiques,
fille — mémorables prestations live à la c’est comme si Philippe Katerine avait
Boule Noire, à la Pointe Lafayette — tous cessé d’être ce clown s’autoparodiant
éparpillés entre les âges, contemporains pour devenir un être libre et sauvage.
et pourtant déjà vieux de mille voix, Titre bilingue jubilatoire et capharnaüm
aux mille poses dandyesques, hantés climatique total. Bravo ! “La Rotation De
de fantômes célestes qui leur soufflent L’Axe”, c’est Ennio Morricone qui progresse
dans le dos. La catastrophe a eu lieu, dans une jungle brûlante. “Les Phoenix De
l’humour — celui qui manquait au talk L’Amour” affiche un esprit de décontraction
over des Diabologum — est cathartique. admirable. Chez Cyril Cyril, on aime les
Mais, surtout, il y a le spoken élégant poupées russes, les strates qui émancipent.
de Jean-Pierre Montal, chanteur-auteur “Plus Rien A Faire” est un rap faussement
captivant qui promène sous son spleen désabusé, minimaliste et d’une lucidité

elle exhale rigueur et morbidité. Elle rêve d’un palace à Venise pendant que
sied parfaitement au contenu, qui montre les personnages de “Tinseltown” vivent
d’emblée une évolution palpable : il y avec leurs regrets et la conscience d’être
a moins de synthétiseurs et davantage remplacés sitôt leur minute de gloire
de guitares sur “aiw777”, charge punk écoulée. Interprète charismatique tout
bizarroïde dont les ruptures et certains en finesse, Asherton donne l’impression
détours obliques évoquent les Pixies. de se promener ici, ajoutant un saxo par-
La belliqueuse “Sheer” confirme ce ci, un coup de violon par-là, arrangeant
virage, tout comme l’excellente “Ur ses ballades sans les surcharger ni
Cross”, qui lorgne cette fois plus vers étouffer ses mélodies gracieuses dont
“Trompe Le Monde” que “Come On certaines se logent dans la mémoire en
Pilgrim”. Autre sommet : l’accrocheuse deux écoutes. A l’image de “For Added
chanson-titre, dont l’alternance entre Charisma” avec sa guitare empruntée
calme et tempête et le mal-être carabiné aux Byrds, morceau aussi bien gaulé
nous transportent sur les terres de aux yeux cernés des nuits blanches circa qu’un standard pop sixties. Ou implacable, sorte d’anti-hymne à
Nirvana. La même brume désenchantée Pigalle ce qu’on imagine d’angoisses “No Doubt About It”, tranche de l’idiocratie qui nous guette tous.
nimbe les ballades “Nothing” et “Carry nocturnes et de phrases arrachées music-hall enlevé que Paul McCartney “Chat Gepetto” accélère le rythme,
The Zero”, bâties sur des entrelacs aux démons de la vie moderne. Voilà ne renierait pas. Et si, pour cause sature comme il faut. “Le Tocsin” sonne
de six-cordes saturées ou réverbérées. Les Mercuriales, soleil noir dans le de timbre grave, les comparaisons notre fin en galopant entre les barbelés
“Top Range DNA” et l’impressionnante clair-obscur de notre monde agité ; avec Johnny Cash et Leonard Cohen et les saloperies cyniques des puissants.
“Stay A Rat” renouent enfin avec la voilà de quoi grincer, flirter, tomber abondent, on voit plutôt en lui un émule Cyril Cyril chante, oui, une planète qui se
violence gelée des premiers méfaits. amoureux, gicler. Voilà de quoi habiller de Lou Reed lorsqu’il déclare, d’un ton suicide. Sans slogan ni étendard acheté sur
Au terme de ces onze titres aussi nos carcasses malmenées avec une parlé-chanté sur “Enfant Terrible”, Amazon. Ses onze titres sont pourtant des
désespérés qu’impétueux, Rendez classe folle, une façon de se tenir au que le rock’n’roll va sauver son âme. promesses d’avenir de par leur richesse
Vous assoit son statut et cultive monde : façon désespérément chic Rien que pour l’entendre ronronner et leur générosité artistiques. “Le Futur
son aura particulière, fascinante et sombre. “Je ne peux pas avancer “rock’n’roll” sur fond de piano Ça Marche pas”, ultime morceau, et ses
étrangeté, vénéneuse et spectrale. les mains, je ne peux pas toucher nerveux, on peut écouter cet cordes d’apocalypse, ses petits bruits qui
JJJJ les choses” fait entendre à qui veut hymne discret en boucle. explosent ici et là, ses cassures et ses
JONATHAN WITT la voix fanée de Maurice Ronet. JJJJ mélanges, donnent envie d’encore respirer.
JJJJ ISABELLE CHELLEY JJJJ
ALEXANDRE BRETON JERÔME REIJASSE

070 R&F JUIN 2024


Aquaserge Fontanarosa
“La Fin De L’Economie” “Take A Look At The Sea”
CRAMMED/ PIAS HOWLIN’ BANANA

Après la parenthèse en 2021 de en 2022, un premier album réussi avait


“the possibility of a New Work For attiré l’attention sur Fontanarosa, un
aquaserge”, un disque essentiellement quatuor fondé trois ans plus tôt par
instrumental consacré à des paul Verwaerde, un Anglais installé à
compositeurs de musique électro- Lyon, qui se révèle être un excellent
acoustique, le protéiforme groupe chanteur avec son timbre vocal très
toulousain reprend avec son septième prégnant. Ce second essai remarquable
album, “La Fin De L’Economie”, cette devrait consolider son importance au
fusion au dosage toujours aussi personnel sein de la scène indie-rock, dont il se
de pop, de rock et de jazz. Guitariste, démarque par un esthétisme raffiné
principal compositeur et arrangeur, et le goût d’ambiances entre deux
Benjamin Glibert en est le dernier eaux. L’entrée en matière met l’eau
membre fondateur après le départ à la bouche : “Door To Door” impose
de Julien Gasc pour une carrière un riff lancinant, une voix aérienne et
solo. A ses côtés, on retrouve une guitare vibrionnante. Et les onze
Audrey Ginestet (basse, chant), morceaux suivants se distinguent par
Manon Glibert (clarinettes, chant), leurs entrelacements rythmiques et
Julien Chamla (batterie, chant), et leur manière élégante de conjuguer
Olivier Kelchtermans (saxophones), l’apport de traditions à un parti pris
arrivé en 2018 pour “Déjà-Vous?”. sonore actuel. “Sundown”, un guitare-
voix mélancolique, rend perceptibles
les soubassements folk d’un groupe
qui a grandi en écoutant Radiohead
ou les Strokes mais a été bercé par
Neil Young et n’a jamais oublié la
leçon, et le guilleret “Heartland”
exhibe fièrement les traces de la
conception intimiste de sa composition,
tout comme les nombreuses complaintes
présentes (“Care”, “Hang The Picture”).
Mais cette influence est enrichie
d’une dimension pop particulièrement
séductrice : le posé “In The Meantime”
et ses chœurs vaporeux, ou l’enlevé

Les enregistrements sont réalisés


dans le studio mobile d’Aquaserge
et en Belgique, la masterisation par
Dominique Blanc-Francard à Paris.
Les douze chansons fonctionnent
comme douze commentaires sur la
société actuelle. Sont ainsi évoqués
les bassines de Sainte-Soline, “Soline”,
l’euthanasie, “A Plus”, le consentement,
“Miso”, la répression policière, “LPT”
(La Police Tue), l’écologie, “Incendies”,
et la libération des esprits, “Le Saut Du
Tigre”, “Sommets”, avant l’incertitude
finale, “La Fin De L’Economie”.
Percussions, guitares, saxophones, “Dear Rising Dawn” avec son parfum
claviers et voix pop tout en délicates sixties prononcé partent à la recherche
nuances s’entremêlent pour construire de cette grâce et de cette évidence
un univers original qui puise ses sources mélodique qu’ont cultivée autrefois les
dans les meilleures incarnations d’un Beatles. Ce rapprochement prestigieux
rock progressif tout en variations et trouve son accomplissement avec
en nuances qui pourrait se rapprocher “Untie” : sans jamais se fourvoyer
du style de Canterbury, de Godley & dans les ornières d’un hommage rétro
Creme, “Copychat”, “Shoot Of Love”, appliqué, mais en parvenant au contraire
et de Robert Wyatt. Autre caractéristique à l’intégrer à une démarche personnelle
des disques d’Aquaserge, l’humour pleine de fraîcheur, cette obsédante
est omniprésent dans les intitulés réussite traversée de sonorités
comme dans les mots, et la indiennes réactualise les charmes
musique elle-même jouée par évanescents du Swinging London.
des musiciens à la virtuosité discrète. JJJJ
JJJJ H.M.
PHILIPPE THIEYRE

JUIN 2024 R&F 071


Réédition du mois
Une leçon de songwriting époustouflante
d’or au début des années soixante, au Brill rendre hommage via une anthologie de vingt-
Building, dans le cœur de Manhattan. Jerry quatre titres. Laquelle est un peu bancale.
Leiber et Mike Stoller, Barry Mann et Cynthia Les compilateurs ont un peu le séant entre
Weil, Doc Pomus et Mort Shuman, Gerry Goffin deux chaises. Il y a des versions originales
et Carole King, Ellie Greenwich et Jeff Barry, (“Jimmy Mack” par les Vandellas, “Baby I
Burt Bacharach et Hal David. Ces binômes ont Need Your Loving” par Marvin Gaye et Kim
composé certaines des plus grandes chansons Weston, “Heaven Must Have Sent You There”
de l’ère post rock’n’roll. Le public visé était les par les Supremes, l’immense “Leaving Here”
adolescents, le temps passant a montré qu’il — reprise par les Who de la période mod, les
pouvait aussi toucher des adultes, voire des Birds puis Motörhead — par Eddie Holland
vieillards. Et durablement. Ces gens étaient, à en personne, qui avait commencé comme
leur manière, des génies. Mais Berry Gordy a chanteur, l’infernal et super culte “Love’s
fait encore plus fort. Même plus fort que Phil Gone Bad” par Chris Clark, maîtresse blonde
Spector en personne. “The Sound Of America”, et blanche de Gordy, dont on ne sait toujours
rien que ça. Un orchestre maison, une écurie pas comment a été enregistré le dernier accord
d’artistes. Jusque-là, Spector faisait pareil. de guitare électrique tant il sonne de manière
Mais Gordy a recruté ses propres songwriters. fracassante). Et puis, les gens de Kent ont
Il en aura des bons jusqu’au départ de la décidé de favoriser des versions moins connues
maison à Los Angeles et à l’indépendance de ces classiques. Pourquoi proposer la reprise
“A Different World de Marvin Gaye et Stevie Wonder. Mais au
début, il repère un trio phénoménal. Les frères
du classique northern soul “There’s A Ghost In
My House” dans sa version amusante par The
THE HOLLAND-DOZIER- Brian et Eddie Holland, plus Lamont Dozier. Fall au lieu de proposer l’originale démente

HOLLAND SONGBOOK”
Les gars arrivaient chez Motown le matin, à de R Dean Taylor, inconnue du grand public ?
Detroit, et en repartaient tard dans la nuit. Ils “Don’t Do It”, live, par le Band, dans un genre
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

y sont restés de 1962 à 1967, soit durant la très New Orleans, n’est pas mal mais ne vaut
Kent (Import Gibert Joseph)
période “pop” de Motown, avant l’arrivée du pas l’énergie de celle de Daltrey, Townshend,
psychédélisme et de la soul. Lamont et Brian Entwistle et Moon. Fallait-il vraiment inclure
Lorsqu’il pense aux tandems de songwriters, s’occupaient de la musique et de la production, Laura Nyro en 2011, Dionne Warwick en
le grand public a tendance à toujours évoquer Eddie se chargeait des paroles, puis supervisait 1973, Dusty Springfield en 1978 ou la version
les mêmes : Lennon et McCartney, Jagger et les enregistrements et donnait ses conseils épouvantable de “You Keep Me Hanging On”
Richards. Ceux qui sont un peu plus pointus aux chanteurs et chanteuses de l’écurie par les bourrins de Vanilla Fudge ? Pas sûr.
savent que la tradition a commencé, pour le qu’il surveillait de très près. Les tubes sont Reste une leçon de songwriting époustouflante.
jazz et Broadway, des décennies avant, mais tombés comme une avalanche durant six ans.
que, pour la pop, elle a vécu un véritable âge Le grand label anglais Kent a choisi de leur NICOLAS UNGEMUTH

072 R&F JUIN 2024


Rééditions PAR NICOLAS UNGEMUTH

Comme du Morricone avec moins de notes


Tarantino), et des classiques signés où elle devint la girlfriend de Paul
par Lee Hazlewood, qui gère l’affaire, Simonon après son installation à
les impérissables “Sand” et “My Baby Londres en 1980. Le bassiste des
Cried All Night Long”. Plus des trucs Clash et le manager Kosmo Vinyl
amusants comme “The Last Of The ont rapidement réuni un aréopage idéal
Secret Agents?” ou des bricoles pour que madame puisse enregistrer un
tentant avec brio de dupliquer le album entier d’inspiration fifties — elle
succès de “… Boots…” (“How venait de sympathiser avec le chanteur
Does That Grab You?”). Comme avec du groupe de rockab revivaliste,
toutes les autres rééditions de Light Whirlwind. La liste des musiciens est
In The Attic consacrées à Nancy, le impressionnante : Wilko Johnson, Steve
livret propose une interview adorable New (Rich Kids), Topper Headon, Mick
de la chanteuse, dans laquelle elle Jones et Paul Simonon, Steve Goulding
révèle que son morceau préféré de (Graham Parker And The Rumour), Nigel
l’album est “Crying Time”, de Buck Dixon (Whirlwind), Geraint Watkins (Nick
Owens, le roi du son de Bakersfield. Lowe, Dave Edmunds) et le génie de
Intéressant. On en rajoute une la pedal steel, BJ Cole. Le résultat,
couche : le son est extraordinaire. “Don’t Follow Me, I’m Lost Too”
(grand titre) est un joli album de néo
rock’n’roll administré avec l’énergie
Pearl Harbour du punk, mais moins génial que ce
que feront les Deadbeats cinq ans
“DON’T FOLLOW ME, I’M LOST TOO”
Liberation Hall plus tard sans l’aide de personne.

Pearl Harbour, de son vrai nom


Pearl E Gates, était une punkette de Jackie
San Francisco, attirée par l’Angleterre DeShannon
These peu trop appuyé de Howard rendent
“NOTHING CAN STOP ME –
LIBERTY RECORDS
Immortal Souls l’écoute de ces trois rééditions
assez éprouvante, pour ne pas
RARITIES 1960-1962”
“GET LOST (DON’T DIE)” Ace (Import Gibert Joseph)
dire franchement déprimante.
“I’M NEVER GONNA DIE AGAIN”
Howard fera mieux avec ses C’était bien avant les splendeurs
“EXTRA”
Mute (Import Gibert Joseph) deux albums solos, Soundtracks, pop de “Needles And Pins” ou
lui, sortira carrément deux chefs- “When You Walk Into The Room”.
Après l’épisode Birthday Party, le fragile d’œuvre absolus (“Rise Above” Jackie DeShannon adorait la
Australien Rowland S Howard a rejoint et “Sleeping Star”), tandis que musique noire, elle a par conséquent
Crime & The City Solution, mené par Nick Cave allait devenir une star décidé de s’attaquer au répertoire
Simon Bonney, puis a fomenté These internationale. Pour les fans de son idole : Ray Charles. Le résultat
Immortal Souls, dont il était le chanteur. néanmoins, les deux rééditions est très impressionnant, quoique
Avec son frère Harry à la basse, et la compilation sont impeccables. réservé aux fans. On y entend une
sa copine Genevieve McGuckin à
l’orgue et au piano, et le grand Epic
Soundtracks, frère de Nikki Sudden
Nancy Sinatra
“HOW DOES THAT GRAB YOU?”
comme leurs noms ne l’indiquent Light In The Attic (Import Gibert Joseph)
pas, à la batterie (où il excellait, par
ailleurs). Leurs deux albums sont Dire que nous étions heureux lorsque
joliment réédités, suivis par une les rééditions Sundazed étaient sorties
compilation de raretés, singles, faces il y a des lustres. En les réécoutant
B, etc. L’univers de The Immortal Souls aujourd’hui, on a l’impression d’avoir
n’était — coïncidence ? — pas très un oreiller sur chaque oreille. Light In
éloigné de celui de Nick Cave. En plus The Attic, la Rolls-Royce des labels de
dramatique, si c’est imaginable. Alors réédition, frappe une fois de plus très
que sur ses deux premiers albums fort en ressortant l’un des trois (!!!)
solos, le chanteur des Bad Seeds offrait albums de la fille Sinatra sortis
une version post-punk du blues d’avant- en 1966. Le son est fou pour cet
guerre, Rowland S Howard délivrait une album parfaitement schizophrénique.
musique plus orchestrée, bénéficiant Il y a des trucs un peu jazz lounge
de sa façon inimitable de jouer de la (“Not The Loving Kind”) ou limite
guitare (comme du Morricone avec bossa (“The Shadow Of Your Smile”,
moins de notes), le tout délivré avec la splendeur de Paul Francis Webster
une voix de mort-vivant. Tout cela était et Johnny Mandel composée pour
original en 1987 (pour le premier album, la merveille de Vincente Minelli,
le second étant sorti cinq ans plus tard), “Le Chevalier Des Sables” avec
mais est assez difficile à écouter Richard Burton et Elizabeth Taylor en
aujourd’hui. Trop de morceaux en couple splendide), des machins un peu
accords mineurs (sauf l’excellente easy listening, une reprise de Sonny
reprise de “Hey! Little Child” d’Alex & Cher démultipliée (“Bang, Bang”,
Chilton) et le chant désespéré un remise au goût du jour par Quentin

JUIN 2024 R&F 073


Rééditions
Encore un truc
pour les dingues

Jackie capable de chanter comme peuvent déboucher sur de belles


une diva soul et reprendre les choses, parfois, on tombe dans
titres du maître avec une aisance l’expérimentation arty la plus
déconcertante. Un album entier, absconse. L’hystérie des critiques
treize bonus ultra rares, c’est du musicaux à leur sujet dans les années
beau travail. Mais rien ne vaut quatre-vingt-dix, puis 2000 laisse
ce qu’elle a fait un peu plus assez perplexe, mais ce sampler
tard, entre 1964 et 1967. est une bonne entrée en matière.

Stereolab The Waterboys


“LITTLE PIECES OF STEREOLAB “1985”
(A SWITCHED ON SAMPLER)” Chrysalis (Import Gibert Joseph)
Duophonic (Import Gibert Joseph)
Encore un truc pour les dingues : l’album
L’idée est intéressante : proposer original “This Is The Sea” plus cinq CD
une compilation des cinq compilations de séances, live, versions alternatives,
“Switched On” regroupant les raretés, etc. Mike Scott et Karl Wallinger étaient
singles et compagnie de Stereolab. doués, certains morceaux (“The Whole
Malgré la réduction, tout n’est pas Of The Moon”, “This Is The Sea”) sont
formidable. Dans le meilleur des cas devenus des classiques mais le lyrisme
(“The Light That Will Cease To Fall” du chanteur, qui semble littéralement en
ou le bel hommage au “Cheree” de transe, pour ne pas dire en mission, voire
Suicide, “The Tempter”), on touche en croisade tout du long de l’album (ça
au sublime. Ailleurs, les influences se calmera avec “Fisherman’s Blues”)
krautrock, le minimalisme et le sens est assez éreintant, sans parler de la
de la répétition sciemment assumés production très datée (1985, un très

074 R&F JUIN 2024


mauvais cru pour le rock’n’roll). Six CD
“JOE MEEK’S TEA CHEST TAPES:
pour un album comptant neuf morceaux,
THE TORNADOS LOVE AND FURY”
c’est beaucoup tout de même.
“JOE MEEK’S TEA CHEST TAPES:
DO THE STRUM! GIRL GROUPS
AND POP CHANTEUSES (1960-1966)”
Glad Cherry Red (Import Gibert Joseph)
“A NEW TOMORROW –
THE GLAD & NEW BREED RECORDINGS” On a beau vénérer le bidouilleur de
Now Sounds (Import Gibert Joseph) génie, le sculpteur de son immense
alors qu’il réalisait tout avec des bouts
Il faut bien reconnaître qu’on n’avait de ficelle (des câbles, en l’occurrence),
jamais entendu parler de ces gaziers ces deux coffrets de trois CD ne
venus de Californie, ayant enregistré s’adressent qu’aux collectionneurs
sous le nom de The New Breed un les plus compulsifs. Sur le premier,
album en 1969, “Feelin’Glad”, qui consacré aux Tornados, pas moins
sonne comme s’il avait été conçu de sept versions de “Telstar” dans
en 1966 ou 1967. Voici donc de la toutes leurs formes, cinq de “Life
pop orchestrée et joyeuse (désormais, On Venus”, trois de “Jungle Fever”,
il faut dire sunshine pop), sans génie etc. Qui va s’enfiler ça ? Autant
particulier mais très agréable. Bref, tenter de récupérer l’impeccable
ce n’est ni The Millenium, ni Sagittarius, triple compilation sortie il y a quelques
ni The Left Banke, même si ces derniers années. Les choses s’améliorent un
venaient de New York. Les responsables peu avec “Do The Strum!”, cernant
de cette gentille compilation ont écrit ses signatures féminines. Il y a de
en gros sur le dos de la pochette : bonnes choses, d’autres grotesques
“Les Beatles de Sacramento”. On (“Sur Le Pont D’Avignon” par Eve
n’avait pas autant ri depuis longtemps... Boswell), et plus on s’approche
de 1966, meilleur c’est, d’autant
que certaines filles sont accompagnées
par les Outlaws avec Ritchie Blackmore
à la guitare, qui ne se prenait pas
encore pour un troubadour médiéval.
Toutefois, ceux qui s’intéressent aux
chanteuses anglaises des sixties
proches de l’esprit girl group US
feraient mieux de tenter de récupérer
l’intégralité de l’excellente série
“Dream Babes”. Malgré toute
sa grandeur, Meek ne pouvait
simplement pas rivaliser, ni pour
les chansons, ni pour les interprètes. o

JUIN 2024 R&F 075


Réhab’ PAR BENOIT SABATIER

Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains


albums méritent une bonne réhabilitation.
Méconnus au bataillon ?
Place à la défense.

Autant se cogner en continu, une journée entière,


les 21 albums de Scorpions…

Electric Light Orchestra


“ON THE THIRD DAY”
United Artists/ Warner
LE GROUPE NAÎT D’UNE BLAGUE. Prétentieux, le gag : accoupler “Down Home Town”, “Rain Is Falling”, “Believe Me Now”, etc., etc.
musique classique et pop, Beatles et Wagner. En toute simplicité. Electric Sur les douze albums que compte la discographie d’Electric Light
Light Orchestra doit alors, à sa création (tournant des années soixante Orchestra, il en existe un, sorti en 1973, moins crevant que les autres :
et soixante-dix), n’être que le side-project, le passe-temps expérimental “On The Third Day”, bénéficiant d’une production pas encore trop
de The Move, groupe de Roy Wood rallié par le leader d’Idle Race, bourrative — et d’un songwriting de haut vol, d’un chant affolant. Un four,
Jeff Lynne. Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures : à pourtant — même pas classé dans les charts anglais.
peine l’enregistrement du deuxième album mis en branle, Wood se barre Les deux premiers albums du groupe, avec ou sans Roy Wood, voyaient
à la poursuite d’autres aventures — avec Lynne appliquer leur idée littéra-
Wizzard et en solo. Lynne s’accroche, lement, résumée par le single “Roll Over
sa persévérance finissant par payer : Beethoven” — Chuck Berry imbriqué
à partir de leur quatrième album, dans la “Symphonie n°5” de Ludwig
“Eldorado”, Electric Light Orchestra va van. Art rock, symphonic, prog’, il
se transformer en véritable machine de s’agissait à cette époque d’explorer de
guerre pour devenir, dans la seconde nouveaux territoires, ne pas se limiter
moitié des seventies, un groupe abonné à faire du Kinks. Résultat : à part
aux stades et disques de platine. Il quelques chansons (“Mr. Radio”,
est toujours question d’accouplement “Queen Of The Hours”, “From The
sonore, mais en mode orgie : pop + Sun To The World”), Lynne semblait
symphonique et disco + rock, un alliage plus concentré sur son concept que sur
démoniaque, volontiers gavant, la les mélodies. Avec “On The Third Day”,
fusion infernale de Queen et des Bee il équilibre la balance. L’ex-leader d’Idle
Gees, d’Abba et des Wings — sachant Race se rappelle qu’avec son ancien
qu’à côté d’ELO, le groupe de Paul groupe, il composait des chansons pop
McCartney, c’est du petit artisanat de magnifiques — rayon mini-Beatles,
quartier. Mélodiste surdoué, créateur Idle Race fut grand. Voilà donc
opportuniste, producteur inventif et Lynne se retrousser les manches et
machiavélique, Lynne aborde les sortir de son chapeau claque une
années quatre-vingt en pleine sur- flopée de mélodies splendides :
chauffe, jusqu’à l’implosion de la “Ocean Breakup/ King Of The
“blague”. Il pourra alors bosser, dès la Universe”, “Dreaming Of 4000”,
fin des années quatre-vingt, avec George “Oh No Not Susan”, “New World
Harrison, Roy Orbison, Tom Petty, Rising”, “Bluebird Is Dead”… Les
Bob Dylan, Paul McCartney, Ringo Starr, Américains de United Artists exigent
Brian Wilson, Randy Newman et le que soit inclus l’impeccable single
groupe The Beatles (même si John avait piscine) — sans oublier, cerise “Showdown”, ce que refusent les Anglais de Warner, qui foirent ainsi le
sur la chantilly, la chanteuse d’Abba. lancement de l’album. Alors là, chapeau, d’autant plus qu’ELO bénéficie
Ecouter d’une traite, du premier au dernier morceau, un des six albums d’un publiciste inespéré : John Lennon, qui déclare “ ‘Showdown’ devrait
triomphateurs enregistrés entre 1974 et 1981 ? “Time”, “Eldorado”, être Numéro 1. Ils ont dit qu’ils se sont formés pour continuer là où on s’était
allons-y, mais les autres, considérés comme leurs chefs-d’œuvre arrêté avec ‘I Am The Walrus’, et c’est ce qu’ils font”. “On The Third Day”
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

(“A New World Record”, “Out Of The Blue”, “Face The Music”), il faut procure cette illusion : comme si Lennon avait décidé de se renouveler
avoir l’estomac bien accroché. A lui tout seul, “Discovery”, c’est comme en troquant ses ex-collègues contre Supertramp. Autre coup de pouce,
se cogner en continu, une journée entière, les vingt et un albums de Marc Bolan joue sur le bestial “Ma-Ma-Ma Belle”. Et pour la caution
Scorpions. Des disques fantastiques mais bulldozer, rouleau compresseur, classique, l’album se clôt par la cover d’un tube de 1875, “In The Hall
à la fois imaginatifs et ultra-formulatiques, dont on ressort comme si l’on Of The Mountain King” (d’Edvard Grieg, déjà repris par les Who). La
s’extirpait enfin du tambour d’une machine à laver. Il faut recommander pochette américaine, avec photo signée Richard Avedon, montre sept
une écoute homéopathique de ces disques, gavés de chansons démentielles musiciens exhibant leur nombril et un système pileux surdéveloppé.
— “The Diary Of Horace Wimp”, “Tightrope”, “Here Is The News”, Au diapason de l’album à la musicalité décoiffante. H
“Shangri-La”, “Mr. Blue Sky”, “Can’t Get It Out Of My Head”,
“Yours Truly, 2095”, “Fire On High”, “Poor Boy (The Greenwood)”, Première parution : 14 décembre 1973

076 R&F JUIN 2024


JUIN 2024 R&F 077
Vinyles PAR ERIC DELSART

Jamais sans leur robe de bure


Rééditions, nouveautés et 45 tours : le point sur les meilleurs microsillons du moment.

Photo Bruno Berbessou


Rééditions
lourd qui évoque le David Bowie de laissant peu à peu son boogie énervé se à “Toutes Les Nuits” des Calamités.
“The Man Who Sold The World” par ses diluer dans un rock en français moins Les inédits sont formidables (“The
sonorités (“It Wasn’t My Idea To Dance”) passionnant. Les pistes exhumées par Writer Of It All” d’En Attendant Ana,
et ses constructions ambitieuses cette compilation, enregistrées entre “Enter Dolphin Reincarnation”
The Move (“Message From The Country”). 1977 et 1979, montrent le groupe de The Proper Ornaments), et
“Message à son meilleur, tout en guitares quelques-uns des groupes les plus
From The Country” explosives et en rythmes lourds. enthousiasmants du moment (Beige
Music On Vinyl
Banquet, Split System, Tramhaus)
Est-ce dû à leurs formidables premiers
Factory font des apparitions exaltantes.
singles (“I Can Hear The Grass Grow”,
“L’Amérique
“Fire Brigade”, “Blackberry Way”…) ?
The Move est rarement considéré comme
A La Casse !!!”
Simplex Nouveautés “Metal, Diabolus
un groupe à albums et sa discographie Originaires de Givors, ville située
reste assez méconnue. Quatrième entre Lyon et Saint-Etienne, Factory fait
V/A In Musica”
et dernier album sorti en 1971, partie de ces groupes marquants de la
“Born Bad Record Shop Verycords

“Message From The Country” scène lyonnaise de la fin des années


25 Years Anniversary” Alors que du 5 avril au 29 septembre,
Mauvais Garçons
montre pourtant l’association Roy Wood soixante-dix avec ses comparses la Philarmonie de Paris rend
et Jeff Lynne au sommet de sa forme, de Killdozer et Ganafoul. Formé en Fin avril, l’indispensable boutique hommage aux musiques extrêmes
dans un genre de rock progressif très 1975 lors d’un festival local par des parisienne Born Bad fêtait ses avec l’exposition “Metal-Diabolus
mélodique qui augure déjà de ce que membres de ces deux derniers groupes vingt-cinq années d’existence avec In Musica”, un double album vinyle
sera Electric Light Orchestra quelques pour jouer des reprises de Chuck plusieurs concerts. Pour l’occasion, vient accompagner l’expérience avec
mois à peine plus tard (avec le même Berry et des Rolling Stones dans un le label Mauvais Garçons a monté une seize morceaux qui permettent de
noyau de musiciens). Malgré ce que grand bœuf festif, Factory décidera compilation au casting impressionnant, faire un tour d’horizon de diverses
son titre pourrait laisser croire, de poursuivre l’expérience. Après entre légendes du punk et jeunes loups. familles du genre. Les pionniers
“Message From The Country” n’a rien de nombreux changements de On y croise Billy Childish reprenant sont là (Deep Purple, Alice Cooper,
d’un album bluesy et rustique comme personnel, le groupe a sorti quatre “Love Comes In Spurts” de Richard Judas Priest), la France a droit à
il s’en faisait à foison en 1971 chez albums entre 1977 (excellent “Black Hell avec l’intensité qui le caractérise, son écot (Trust, Mass Hysteria,
la concurrence, c’est un disque au son Stamp”) et 1982 (“Roulez Jeunesse”), Sweeping Promises s’essayant avec brio Sortilège), mais plus intéressants

078 R&F JUIN 2024


sont les groupes contemporains comme The Stabbing
les surpuissants Sinsaneum ou l’étonnante
EivØr qui prouve que la famille metal
Jabs
n’est pas faite que de groupes qui
“The Stabbing Jabs”
Beast
jouent pied au plancher dans les
infrasons (“Hugsi Bert Um Teg”). Groupe phare de la scène garage-punk
new-yorkaise des années quatre-
vingt-dix à New York, Chrome Cranks
a disparu des radars il y a une décennie
Druids Of après un magnifique dernier album
The Gue Charette (“Dirty Airplay” en 2014). Quel bonheur
“In The Darkest Hour de revoir le chanteur-guitariste Peter
Of The Coldest Night” Aaron et son fidèle lieutenant William G
Beast/ La Nef D Fous
Weber à nouveau réunis sur ce projet
Troisième album du groupe occulte qui porte le nom de Stabbing Jabs
originaire de la forêt de Brocéliande, mais pourrait tout autant s’appeler
dont on ne croise jamais les membres Chrome Cranks tant ils semblent ici
sans leur robe de bure, “In The Darkest reprendre les choses où ils les avaient
Hour Of The Coldest Night” témoigne laissées. Le premier album du groupe,
de la versatilité du quintette. où on retrouve le batteur Andrew Jody
Toujours versé dans les musiques (croisé chez James Leg et Barrence
sombres et lourdes (“Ghost Hunting Whitfield) et le bassiste Chris Donnelly
Shadows”), l’inclassable secte s’offre (un vieux pote de la scène de Cincinnati)
quelques saillies presque rockabilly envoie tous les compteurs dans le rouge
façon Eighties Matchbox B-Line avec des hymnes punk braillés et noyés
Disaster (“Faith & Desperation”) dans la distorsion (“Radiation Love”).
et s’aventure dans des contrées
garage sixities (“I Want Your Soul”).

45 tours
The Judges
“Judgement Day” Tony Truant
Anti Fade/ Total Punk “Tony Truant
Sorti en fin d’année en Australie,
& Bongo Joe/
le premier album des formidables
Tony Truant Présente
The Judges arrive enfin dans les
Les Rois Du Reg-Rock”
Dangerhouse Skylab/ Mono-Tone
bacs à vinyles de nos disquaires
préférés. Ils sont quatre, viennent de Non content de sortir un album
Melbourne et jouent le punk-garage avec les Solutions Du Sud Profond,
le plus dégueulasse entendu depuis Tony Truant publie également un mini-
“Back From World War III” de Jack album dans lequel il présente deux
Meatbeat And The Underground autres de ses projets, comme une
Society (“Goodnight”) ou les premiers sorte de split-album avec lui-
albums de Human Eye (“The House même. En face A, il joue en duo
Always Wins”) et The Hunches avec le percussionniste Bongo Joe
(“Who’s Your God Today?”), des chansons aussi minimalistes
références en termes de rock’n’roll qu’inspirées (“Ils Ebranlèrent
apocalyptique. Une immense claque. Le Monde”). Les trois morceaux
de la face B, enregistrés avec des
ex-Grys-Grys, sont délicieusement
R&B façon Pretty Things, avec
Satellite Jockey l’irrésistible “666 Fois”.
“… Plays Music!”
Another Record

Depuis une douzaine d’années, Rémi


Richarme construit une œuvre singulière
Videoflip
avec Satellite Jockey, groupe qui puise
“Videoflip”
Dangerhouse Skylab
son inspiration dans le kaléidoscope
musical des années soixante (son nom, Sept morceaux envoyés en moins
tiré d’une chanson du Nirvana de Patrick d’un quart d’heure. Le premier mini-
Campbell-Lyons, en témoigne). Si Pauline album de ce gang lyonnais ne fait pas
Le Caignec a récemment quitté le groupe de fioritures quand il s’agit d’envoyer
(sans doute pour se consacrer à sa des titres rock’n’roll chantés en
brillante carrière solo sous le nom de français. Formé autour de membres
KCidy), elle figure toutefois sur cet de la scène punk lyonnaise (Scaners,
album empli de chansons pop douces Beaten Brats), Videoflip envoie ici le
(“Le Soir”) qui sont souvent illuminées meilleur exemple de rock’n’roll en
de synthés étranges (“New Moon”). langue française depuis le dernier
Le côté années quatre-vingt de la chose Lullies. Entre pub rock (“Pas De
étonne parfois (“Où Sont Les Gens ?”) Mon Monde”) et punk à l’australienne
mais ouvre la porte à quelques (“Cowboy Du Bitume”), c’est une
merveilles (“Rêve Occasionnel”). belle et franche réussite. o

JUIN 2024 R&F 079


Discographisme_80
PAR PATRICK BOUDET
qui s’affiche sur le recto et le verso de
la pochette. Son frêle torse nu fait grincer
les dents de la maison de disques, craignant
d’être soupçonnée de promouvoir la
pédophilie, notamment aux Etats-Unis.
Aussi, la pochette est-elle repensée pour le
On ne juge pas un livre à sa couverture. marché américain. S’inspirant de la référence
Et un album ? Chaque mois, notre à “Sa Majesté Des Mouches” (des enfants
spécialiste retrace l’histoire visuelle échoués sur une île déserte) dans le morceau
“Shadows And Tall Trees”, le photographe
d’un disque, célèbre ou non. Sandy Porter transforme quatre clichés
des membres en vague océanique. Mais
le sens de la pochette originelle se dilue
complètement dans cette image aquatique.
Après un second LP, “October”, proposant
une pochette classique, c’est-à-dire
rassurante pour Island Records (les U2
sont saisis sur les docks de Dublin dans une
attitude apprêtée rock), “War” renoue avec les
obsessions de Bono et Peter Rowen. Toujours
photographié par Hugo McGuinness, l’enfant,
en quatre années, a mûri et son regard gagné
en intensité. La pose est identique que sur
“Boy”, les mains derrière la tête ; mais,
lorsque sur le premier album, Peter semblait
être plutôt à la cool dans cette position, sur
“War” on se demande s’il n’est pas en état
d’arrestation. L’entaille présente sur la lèvre
inférieure de l’enfant laisse imaginer qu’il
a reçu un coup. Le fond autrefois blanc a
cédé sa place à un mur de pierre. S’agit-il
d’une prison, d’une cave ? Quoi qu’il en soit,
cet espace est loin d’être avenant. Le cadre
resserré sur son visage intensifie le sentiment
de sidération (lequel est encore plus prononcé
sur la pochette du single “New Year’s Day”)
et de révolte (“the battle’s just begun” chante
Bono sur “Sunday, Bloody Sunday”). Le simple
trait séparant le nom du groupe du titre de
l’album crée une sorte d’équivalence explicite
entre les deux comme un mot d’ordre : U2,
c’est partir en guerre contre les injustices

“War” dénoncées dans les chansons. La couleur


rouge des lettres décuple la force du message.
Mais on doit s’interroger sur ce systématisme
U2 iconographique car Peter Rowen est présent
sur sept des quatorze premières pochettes
(un EP, trois singles et trois LP) exprimant
Première parution : 1983
des attitudes assez similaires, seule la maturité
apportée par le temps diffère. Dans l’esthétique
voquer la guerre n’a rien d’anodin, nous abandonnions nos armes et nous nous
E principalement si c’est pour nommer
un album de rock. Dans l’univers musical,
unissions afin de retrouver la paix (“Though
torn in two/ We can be one”; “Bien que
que développe le groupe, l’enfant incarne
à la fois un état d’innocence lui permettant
de porter un regard juste et impartial sur le
la grandiloquence est rarement bien acceptée déchirés en deux/ Nous pouvons être un” monde et aussi une quête d’idéal, loin du
surtout pour un troisième album, alors que sur “New Year’s Day”). Cet œcuménisme matérialisme corrompant les âmes et des
les deux précédents ont légèrement attiré catho irrigue de nombreuses chansons désirs charnels engluant les corps. Aussi,
l’attention. On se souvient qu’Eric Burdon avec moult références aux écritures (Matthieu, le combat rock engagé par U2 est avant
avait lui aussi déclaré la guerre en 1970, les Corinthiens, les Psaumes, l’Apocalypse…). tout un désir de rejoindre un royaume de
mais il avait pris soin de mettre le terme Mais ce n’est pas nouveau car, dès ses premiers pure spiritualité, bien loin du rebelle sans
entre guillemets (“Eric Burdon declares enregistrements, U2 s’est ouvertement affiché cause refusant la domesticité du quotidien
‘War’ ”). Après tout, War était un groupe comme un groupe en croisade contre le mal, ou du militant cherchant à rameuter
afro-américain de funk auquel il venait de se rêvant en destriers du bien. Le punk une troupe en vue d’une révolution.
s’associer afin d’intensifier son rhythm’n’blues a vomi le monde et lui a dansé dessus, Le cliché de la pochette intérieure capté
post-Animals. Ce jeu de mots facile s’assor- le post-punk, à l’image de Ian Curtis, s’est par Anton Corbijn en Suède, au moment
tissait d’une déclaration d’intention au enfermé dans un solipsisme douloureux du tournage du clip de “New Year’s Day”,
verso : la guerre permet d’accéder au et dépressif, U2 se pose en sauveur renvoie quelque peu à cette idée. Perdus, les
droit de s’aimer les uns les autres. d’une humanité en péril. Cet élan se résume regards de la bande à Bono errent dans une
Ici rien de tel, pas de sous-titre portant pour Bono à un regard, celui d’un enfant. vaste nature couverte d’une neige immaculée
un programme social ou politique, mais Habitant la même rue que le chanteur à comme à la recherche d’un signe. Ces regards
le constat que le monde entre dangereusement Dublin, le jeune Peter Rowen est le frère dispersés sont assez communs à ceux affichés
en ébullition (cela a-t-il véritablement changé ?) d’un des meilleurs amis de Bono, Derek, sur “October” ou au verso de “Boy”, et ils
en cette année 1984 : la guerre aux Malouines, surnommé Guggi, et créateur des Virgin tranchent singulièrement avec celui, frontal
celle entre l’Iran et l’Irak, des massacres Prunes. Il a cinq ans lorsqu’il est embrigadé et déterminé, que soutient le jeune Peter.
en Syrie et au Liban, des conflits sérieux dans l’aventure iconographique de U2. Sa petite Cet idéalisme durera encore quelques
en Afrique du Sud, au Tchad… et bien sûr gueule blonde orne la pochette du premier EP albums — le mysticisme émanant du
en Irlande du Nord. Un titre à l’image du groupe, “Three”, sorti en septembre 1979, château de Moydrum (“The Unforgettable
du ressenti de chacun sur cette période dont deux chansons sur trois utilisent le terme Fire”) et le désert biblique (“The Joshua
— la guerre nous cerne de partout — et “garçon” dans le titre. Pour son premier LP Tree”) — avant le dur retour au principe
sur lequel U2 pose un regard alarmiste, sorti en 1980, U2 installe sa métaphore de réalité sanctionné par l’album mi-
mais nimbé d’espoir puisqu’il suffit que en le nommant “Boy”. Et c’est encore Peter live mi-studio “Rattle And Hum”. o

080 R&F JUIN 2024


Highway 666
Ritchie Furay, qui doit investir le Fillmore
West de San Francisco avec son nouvel
attelage (Pogo), se rend compte de la

revisited PAR JONATHAN WITT


supercherie. Un nouveau Buffalo Springfield ?
Qui plus est programmé dans un important
festival local, avec Santana et Steppenwolf ?
Groupes hard rock, groupes cultes Fulminant, il bat le rappel de Stills et Young,
qui appellent leur avocat. Une action au
tribunal est engagée, et remportée. C’est la
débandade. Jim Price rejoint Leon Russell
— on le retrouvera bien sûr dans le sillage
des Rolling Stones. Poncher, Apperson et
Rowles décampent aussi, le dernier intégrant
Love. Ne reste que David Price. Nullement
découragé, Dewey Martin recrute Bob “BJ”
Jones (guitare) et le bassiste Randy Fuller
(ex-Bobby Fuller Four). Le quartette
s’annonce tantôt comme Blue Buffalo,
tantôt comme New Buffalo, tantôt comme…
Buffalo Springfield. Une stratégie risquée,
mais qui lui assure des dates avec Iron
Butterfly, Creedence Clearwater Revival
ou encore Steve Miller. Dewey Martin
parvient ensuite à faire financer quelques
démos par Atlantic, aux studios Sunset
Sound. Il convoque le grand Hal Blaine
pour une session supervisée par Tom Dowd,
dépêché sur place et peu convaincu par ce
qu’il entend. Mike Zalk amène alors un
troisième guitariste : Joey Newman (ex-
Touch, formation proto-progressive de
Don Gallucci). De fatales dissensions
apparaissent entre Dewey Martin et le
reste de ses ouailles. Le roublard batteur
rebondit bien vite en signant avec le label
Uni Records pour un single (“Jambalaya”)
puis un album avec son nouveau groupe
Medicine Ball : du gouleyant country rock,
à l’exception notable d’ “Indian Child”, hard
rock foudroyant à la sauce Bo Diddley. Le
Mystérieuses auditions revenant Don Poncher prend sa place dans
un gang renommé Blue Mountain Eagle.
du côté de Laurel Canyon… Ahmet Ertegun se déplace en personne pour
écouter et signer le groupe, qui compose de
manière démocratique. Un album est ensuite

BLUE enregistré aux studios Wally Heider de Los


Angeles, sous la houlette de l’expérimenté
Bill Halverson (Crosby, Stills & Nash).
Fuller file retrouver Martin et est suppléé

MOUNTAIN par Dave Johnson (ex-Dr John). Poussé par


son puissant label, Blue Mountain Eagle
apparaît aux côtés des Byrds, Vanilla Fudge,
Johnny Winter ou encore Jimi Hendrix.

EAGLE Son disque, magistral, sort en mai 1970.


Il mêle de solaires et acides guitares à de
planantes harmonies vocales qui rappellent
effectivement CSN&Y. On le discerne dès
CHACUN CONNAÎT LA finalement une formation rencontrée dans “Love Is Here”, ponctuée d’un subtil duel
GLORIEUSE DESTINÉE un club de Phoenix : il y a là le batteur de six-cordes. “Yellow’s Dream” exhale des
DES PRODIGES DU BUFFALO Don Poncher, le guitariste Gary Rowles fragrances de Cream. “Feel Like A Bandit”
SPRINGFIELD SUITE À SON (fils du pianiste de jazz Jimmy Rowles), est davantage blues-rock, comme “Trivial
ÉCLATEMENT : Stephen Stills le bassiste Bob Apperson et le trompettiste Sum” et son solo perçant, ou encore “Sweet
et Neil Young sont devenus des Jim Price. Ils sont vite rejoints par le six- Mama”, qui s’achève par un petit solo de
superstars mondiales avec David cordiste David Price, ex-The Chelsea : il a batterie. La folk rock “Troubles” révèle la
Crosby et Graham Nash comme été rencardé par son pote d’enfance, Michael voix ample de Bob Jones. “Loveless Lives”
en solo, et Ritchie Furay a fondé Nesmith (The Monkees) au sujet de la tenue est bâtie autour d’un groove lent, menaçant.
l’illustre Poco. Mais quid de Dewey de mystérieuses auditions du côté de Laurel Et puis il y a la mémorable ballade “No
Martin, le batteur ? Il n’a pas chômé, Canyon… Nom de code du projet fomenté Regrets”, aux aériennes voix anticipant
loin de là, et a été à l’origine du par Martin et son rusé manager Mike Zalk : les Eagles, certainement le sommet du
remarquable Blue Mountain Eagle… The New Buffalo Springfield. Sa première disque… Blue Mountain Eagle publie
apparition officielle a lieu à Honolulu, aux un ultime simple (“Marianne”, reprise
Le 5 mai 1968 est la date de l’ultime côtés de Canned Heat et des Turtles, face de… Stephen Stills), agile shuffle censé
concert du Buffalo Springfield. Son batteur, à plus de cinquante mille hippies défoncés. être un prélude à un deuxième album vite
le Canadien Dewey Martin, se retrouve Du sérieux ! Porté par la popularité de son avorté : Atlantic coupe les vivres d’un seul
désœuvré : il n’a pas le talent de compositeur appellation, le groupe — avec Dewey Martin coup. Sans le sou, Blue Mountain Eagle
de ses camarades, mais une voix rocailleuse au micro — se voit offrir une belle série de se disloque bien vite. Poncher se joint à
appréciable — que l’on a pu découvrir sur premières parties : Eric Burdon And The Arthur Lee, alors que Bob Jones et Johnson
“Good Time Boy” (“Buffalo Springfield Animals, Buddy Miles Express ou Three montent Sweathog. Quant à Newman, il
Again”, 1967). Son idée première est de Dog Night. Justement, l’affaire prend réapparaîtra avec les excellents Stepson. o
s’associer à sa dulcinée, mais il débauche en décembre 1968 un tour judiciaire :
Qualité France PAR H.M.

Nostalgie élégante
Le rythm’n’blues à la française, façon Nino Ferrer ou Jacques Dutronc, n’est pas mort !
Ce mois-ci, deux des huit artistes sélectionnés (parmi les cinquante-trois reçus
à la rédaction) rendent ouvertement hommage à ces précurseurs inspirés.

Depuis six ans, nous étions sans Pilier de la scène marseillaise, Le quatuor parisien Sleazy Town Le nom de Pipi Tornado
nouvelles de Madame Robert. Daniel Sani délaisse son a attendu douze ans pour sortir son ressemble à un gag, mais ce quatuor
Ce second album nous rassure : non, pseudo de Dan Imposter — mais pas premier album mais, pour l’occasion, de Montpellier ne se limite pas au
ce quintette formé par le chanteur de ses qualités de multi-instrumentiste et il ne mégote pas puisqu’il s’agit d’un registre déconnant. Formé en 2019
Lofofora avec le bassiste de Parabellum de chanteur décalé — pour célébrer double avec vingt-quatre morceaux par des musiciens venus de divers
et d’autres musiciens émérites (dont un parolier qu’il admire depuis son originaux au compteur. Ces fans groupes et horizons musicaux (rock,
une claviériste bienvenue) n’était pas apparition avec Bijou : Jean-William d’Aerosmith et de Guns N’Roses punk, funk pop), il s’ébroue dans un
un hommage sans lendemain à Nino Thoury. Au gré de chansons plaisantes, y font allégeance à un hard rock brassage d’influences et ce premier
Ferrer. Les dix morceaux pétillants cet hommage inspiré se délecte sleaze qui reste fidèle aux canons du single cinq titres annonce la couleur.
et groovy en sont la preuve : la d’ambiances et références sixties bien genre : guitares à profusion, rythmiques Dès le premier morceau (“Spider”),
célébration décomplexée d’un maîtrisées (connexion Ferrer/ Dutronc !) survoltées, vocaux mélodiques ou on est surpris par les intonations
rhythm’n’blues à la française et de textes fluides où l’amour reste écorchés. Sans rechercher une vocales presque asiatiques. Et la
compte bien s’inscrire dans la le sujet favori mais où affleure une quelconque originalité qui serait singularité de la chanteuse se confirme
durée, revitaliser les souvenirs de nostalgie élégante : “Tu me demandes hors propos, le groupe célèbre quand elle vocalise ensuite (“Pipi Of
Dutronc ou Ferrer première manière à quoi je pense/ Au temps qui passe avec conviction un courant heavy The Apes”) en évoquant les délires
et remettre au goût du jour le culte au temps qu’il fait/ A ce bonheur remontant jusqu’aux années soixante- de Nina Hagen, bien secondée par
de la dérision et du son Stax (“C’Est dans une journée/ Qu’un seul sourire dix… qui étaient justement friandes ses compagnons dans une entreprise
Pas Blanche-Neige Ni Cendrillon”, peut éclairer” (“Daniel Sani Chante de doubles albums conceptuels de tonique, dansante et déjantée
Les Amants De Madame Robert/ Jean-William Thoury”, Les Disques ce genre (“Unfinished Business”, (“Pipi Tornado”, facebook.com/Pipi.
At(h)ome, madamerobert.com). Tchoc, facebook.com/DisquesTchoc). M&O Music, sleazytown.com). Tornado.official, distribution Pias).

Du côté de Saint-Brieuc, Red Rowen Six ans après ses débuts, le trio Venue de Somalie, la chanteuse Sahra A ses débuts, en 2016, Grande
& The Madchester défend une lyonnais Johnnie Carwash Halgan s’appuie sur trois musiciens était un duo tourangeau formé par
noisy pop rock blues qui parvient à illustre avec son second album sa français pour donner une envergure rock un chanteur multi-instrumentiste et
trouver le ton juste et à s’imposer au conception d’un rock impulsif et et groovy à ses chansons : Aymeric Krol, une violoniste. Il est devenu quatuor
fil des onze titres d’un premier album festif qui se réclame de Fidlar (pour qui a étudié la percussion malienne et avec l’arrivée d’une batteuse et d’une
réjouissant. Une voix qui accroche et la hargne) et Frankie Cosmos (pour fondé le groupe BKO Quintet, le guitariste contrebassiste qui assurent à ce premier
interpelle, des climats touffus, des la fraîcheur). Aisément reconnaissable Maël Salètes, membre de l’Orchestre album arachnéen une diversité et une
mélodies prégnantes, des flambées grâce à la voix acidulée de sa chanteuse- Tout Puissant Marcel Duchamp, et densité orchestrales propices à sa volonté
noisy et des pauses presque intimistes, guitariste et à l’énergie qui l’anime, il Régis Monte pour l’orgue vintage et les d’explorer des espaces en apesanteur
tout parvient à happer l’auditeur avec des oscille entre pop déjantée et frénésie ouvertures electro. Unissant tradition et entre folk et rock atmosphérique.
réussites évidentes, comme le fascinant punk tout en cultivant un parti pris modernité, ces derniers lui ont concocté, L’intimisme y fait bon ménage avec
“PJ Song” ou la délicieuse ballade garage. Cet alliage est en adéquation à l’occasion de son troisième album, une profusion de sonorités aériennes,
“The Other Side”. Et sous les influences avec l’insolence et la vivacité un véritable écrin musical pour des et le chant, tout en retenue, égrène des
assumées de la scène américaine des revendiquées, et cette impression de envolées vocales hypnotisantes, mélopées mélancoliques et des textes
années quatre-vingt-dix, on retrouve spontanéité gouailleuse irradie leurs à l’instar de “Sharaf” en guise de qui sont autant de bulles poétiques :
le charme enivrant de groupes garage meilleures réussites, notamment le tourbillon introductif, ou de “Diiyoohidii” “J’ai connu des aurores/ Défié des
des années soixante comme les Seeds percutant “I’m A Mess” (“No Friends comme hymne frénétique (“Hiddo orages/ Et tracé sur mon corps/ Des lignes
(“Red Rowen & The Madchester”, El Tio, No Pain”, Howlin’ Banana Records, Dhawr”, Danaya Music, facebook.com/ de partage” (“Mer N° 7”, On N’Est Pas Des
facebook.com/Madchester.officiel). facebook.com/johnniebecool). sahrahalgantrio, distribution InOuïe). Machines, facebook.com/grannnde). o

JUIN 2024 R&F 083


Erudit rock PAR PHILIPPE THIEYRE

L’innocence et l’énergie du rock’n’roll

Photo archives Rock&Folk-DR

Photo Shelter Records-DR


Tom Petty And The Heartbreakers Shoes

De 1976 à 1979, la POWER en trois minutes une quintessence “47 Moons” (2004), “The Beatles” Cheap Trick, les Cars, Nick Lowe,
POP connaît son apogée de power pop, se classe à la 16ème (2009), quatorze reprises des “Labour Of Lust”. Les Nerves n’ont
grâce à l’émergence de place des charts US. En revanche, à Beatles, et “Always” (2014). qu’un seul EP sans succès à leur actif,
formations telles que cause d’une mise en vente trop tardive Paru en novembre 1976, “Tom Petty “The Nerves” (1976) et un mini-album
le Dwight Twilley Band, par rapport au hit, des problèmes de And The Heartbreakers” est un des posthume, “The Nerves” (1986), plus
Tom Petty And The distribution et un conflit entre Cordell grands disques de la power pop. Né le ou moins officiel, sur Offense, mais
Heartbreakers, Shoes, et Russell, “Sincerely” est un échec 20 octobre 1950 à Gainesville, Floride, ce trio a marqué l’histoire de la power
Dirty Angels, The Knack. commercial. Toujours en 1976, Thomas Earl Petty est d’abord un fan pop. La composition de Jack Lee,
DEUXIèME PARTIE Phil Seymour et Dwight Twilley d’Elvis Presley qu’il a rencontré sur “Hanging On The Telephone” adaptée
contribuent aux chœurs sur trois un tournage. Par la suite, les Beatles par Blondie sur “Parallel Lines” (1978)
En 1967, Dwight Twilley, né le chansons du premier album éponyme et les Rolling Stones rejoindront son est un hit international. Si Jack Lee,
6 juin 1951 à Tulsa, Oklahoma, et de Tom Petty And The Heartbreakers, panthéon. En 1970, il forme Mudcrutch guitare, ne réalise que deux albums
Phil Seymour, né le 15 mai 1952 à le premier sur “Breakdown” et avec le guitariste Tom Leadon, le frère dont “Jake Lee’s Greatest Hits Vol 1”
Oklahoma City, partagent le même “American Girl”, le second sur de Bernie des Eagles, un deuxième (1981), de son côté, Paul Collins,
enthousiasme lors d’une projection “Anything That’s Rock’n’Roll”. lead guitariste, Mike Campbell, puis batterie puis guitare, fonde The Beat.
de “A Hard Day’s Night”, le film de Malgré la qualité de “Twilley Don’t Benmont Tench aux claviers. Après “The Beat” (1979) est le premier de
Richard Lester avec les Beatles. Mind” (1977) avec des titres comme deux 45 tours sans succès, le groupe dix albums sous ce nom ou sous
Ils décident aussitôt de former un “Looking For The Magic” avec Tom se sépare fin 1975. Il se reformera celui de Paul Collins Beat, auxquels
groupe, Oister, avec Twilley à la Petty à la guitare, “Here She Come”, de 2007 à 2017, année de la mort de s’ajoutent neuf autres en solo, le
composition, à la guitare et au piano, “Rock And Roll 47”, “Twilley Don’t Tom Petty. En 1976, Petty, Campbell dernier en 2024. Enfin, Peter Case,
et Seymour à la basse et à la batterie, Mind”, “Sleeping”, les ventes, une et Tench créent Tom Petty And The basse puis guitare, met sur pied les
tous deux se partageant chant et nouvelle fois, ne sont pas bonnes. Heartbreakers avec deux autres Plimsouls en 1978 (voir la troisième
harmonies. Très vite, ils enregistrent Désireux d’avoir une plus grande musiciens de Gainesville, le bassiste partie) avant une fructueuse carrière
un grand nombre de chansons sur liberté artistique, Phil Seymour Ron Blair et le batteur Stan Lynch. solo. Une autre formation power pop
un magnétophone TEAC. La plupart s’engage dans une carrière solo. Ajoutant des doses d’americana et s’appelle The Nerves, des Irlandais
d’entre elles seront exhumées sur Il réalise deux albums, “Phil Seymour” de southern rock à sa power pop, dont le seul album, “Notre Demo”,
“Pre-Dwight Twilley Band 1973-1974: (1980) incluant le hit “Precious To Me” la popularité du groupe s’accroît est paru en janvier 1981 sur Good
The TEAC Tapes” (2017). A Memphis, et deux compositions de Twilley, et fortement à partir de “Damm The Vibrations, label des Outcasts et du
le duo est reçu par Jerry Phillips, “Phil Seymour 2” (1982). Peu après, Torpedoes” (1979), “Here Comes premier 45 tours des Undertones,
le fils de Sam, le fondateur de Sun il rejoint les Textones de Carla Olson, My Girl”, “Don’t Do Me Like That”, “Teenage Kicks” en 1978.
Records, et redécouvre le rockabilly. “Midnight Mission” (1984), puis, un “Refugee”, “Century City”. Avec
Après l’arrivée du guitariste soliste Bill an avant son décès le 17 août 1993, les Heartbreakers ou sous son nom, A seize ans, début 1970, Charlie
Pitcock IV, Oister s’installe en 1974 à les Zigs de Tulsa, “The Zigs” (1992). Petty a sorti seize albums en studio, Karp devient le lead guitariste du
Los Angeles où la formation de Tulsa Après un superbe “Twilley” (1989), pratiquement tous recommandables. groupe de Buddy Miles dont David
signe avec Shelter, le label fondé par Dwight Twilley sort une douzaine Hull est le bassiste. Après quatre
Denny Cordell et Leon Russell, autre d’albums, en grande partie avec En 1976 et 1977, parallèlement au albums, Karp, qui a écrit “Busted
ressortissant de l’Oklahoma, qui a Bill Pitcock IV, dont “Jungle” (1984) punk, de nombreuses formations Feet”, et Hull accompagnent Arthur
justement une succursale à Tulsa. avec son deuxième succès “Girls”, participent au développement de Lee sur “Vindicator” (1972) avant de
En avril 1975, le single “I’m On Fire”, chanté avec Tom Petty, “Tulsa” (1999), la power pop. Y sont parfois inclus former White Chocolat avec un autre

084 R&F JUIN 2024


Top 6
Dwight Twilley Band
“Sincerely” (1976)
Dwight Twilley
“Twilley” (1979)
Produit par Oister et enregistré à Londres,
“Sincerely” devait s’intituler “Fire”, mais
de ces sessions n’est conservé qu’un seul titre,
“England”. Paru l’année suivante, il est le fruit
de nouveaux enregistrements à Los Angeles et à
Tulsa. Tous écrits par Twilley, les douze titres, courts,
accrocheurs et incisifs définissent au mieux la power
pop, à commencer par “I’m On Fire”. “TV” est du
Photo archives Rock&Folk-DR

pur rockabilly. L’influence des Beatles est évidente


sur “Twilley” dès “Out Of My Hands”, une ballade
digne d’un John Lennon au meilleur de sa forme.
Les guitares flamboient aussi, “Nothing’s Ever
Gonna Change So Fast”, “Betsy Sue”, “Runaway”,
“Alone In My Room”. Un grand album.
Tom Petty And The Heartbreakers
“Tom Petty And The Heartbreakers” (1976)
membre de l’orchestre de Miles, Andre single “Too Late”, leur plus gros Un premier album essentiel dans la discographie
de Tom Petty et dans celle de la power pop par
Lewis aux claviers, puis, en 1975, succès, “Tongue Twister” (1981), la puissance des dix morceaux qui retrouvent la
Dirty Angels avec les frères George, “Silhouette” (1984) et “Stolen Wishes” simplicité magnifique, l’innocence et l’énergie du
guitare, et Jimmy, batterie, Maher. Les (1989). En 1983, ils construisent rock’n’roll avec un zeste de jangle pop, “Rockin’
Dirty Angels n’enregistrent que deux leur propre studio d’enregistrement, Around (With You)”, “Anything That’s Rock
‘N’ Roll”. Pas une faiblesse, un chant rageur,
albums, “Kiss Tomorrow Goodbye” Short Order Recorder, qui des guitares étincelantes et les addictifs “Breakdown”, “Hometown
(1976) et “Dirty Angels” (1978). fonctionne jusqu’en 2004. Blues”, “Fooled Again (I Don’t Like It)”, “Luna”, “American Girl”.
Plus tard, Karp, décédé en 2019,
Dirty Angels
prendra une orientation plus blues Porté par la chanson “My Sharona”, “Kiss Tomorrow Goodbye” (1976)
avec Slo Leak et les Name Droppers qui s’est vendue à plus de dix millions Adapté d’un roman d’Horace McCoy, “Kiss
tandis que Hull jouera de la basse avec d’exemplaires, “Get The Knack” (1979), Tomorrow Goodbye” est le titre d’un film violent
Ted Nugent, Pete Droge, Mike Welsh, également n°1 dans les charts, est et très noir avec James Cagney. Cette référence
colle parfaitement à l’atmosphère du disque. Bien
Reeves Gabrels et régulièrement avec l’album le plus populaire de la power soutenu par George Maher à la deuxième guitare
Joe Perry. C’est au lycée de Zion, pop. The Knack a été formé en 1978 et une section rythmique vigoureuse, Charlie Karp
Illinois, que, jusqu’alors sans aucune par le chanteur et guitariste Doug magnifie chaque titre par son chant agressif et
formation musicale, John Murphy, Fieger, le lead guitariste Berton Averre, par son jeu de guitare tranchant, féroce, sans digressions superflues tout
en conservant une ligne mélodique, “Tell Me”, qui aurait dû être un hit,
basse, et Gary Klebe, guitares, le bassiste Prescott Niles et le batteur “Who Does She Do”, “Long Gone Johnny”, “Kiss Tomorrow Goodbye”.
décident de monter un groupe, Bruce Gary. Auparavant, Fieger avait
juste pour vaincre l’ennui d’une été le bassiste et principal compositeur Shoes
“Black Vinyl Shoes” (1977/ 1978)
petite ville du Midwest. Ils achètent de Sky le temps de deux albums pop Ecrites par John Murphy, dix, et Gary Klebe,
des instruments d’occasion et rock, “Don’t Hold Back” (1970) et cinq, les quinze chansons respectent un des codes
un magnétophone, s’adjoignant, “Sailor’s Delight” (1971) produit par power pop, une durée très courte, trois seulement
dépassant à peine les trois minutes. Le son général
en 1973, Jeff le frère de John Murphy, Andy Johns. Bruce Gary a joué avec de cet enregistrement artisanal est assez brut, pas
à la guitare. Sous les influences des Bang, les Giants, Robbie Krieger et très puissant, mais aussi revigorant, rafraîchissant.
Beatles et de Todd Rundgren, les John Hiatt. Prescott Niles a d’abord S’ouvrant sur “Boys Don’t Lie”, “Black Vinyl Shoes”
Shoes autoproduisent un album été le bassiste de Velvet Turner, dont propose de nombreuses variations, notamment par l’utilisation des effets
de guitares et des harmonies vocales, “Fatal”, “Not Me”, “Capital Gain”,
en 1974, “Hears Or Tails”, puis un le mentor était Jimi Hendrix, “Velvet “Okay”, “Tragedy”, “Writing A Postcard”, “If You’d Stay”.
deuxième en 1975. Avec Skip Meyer Turner Group” (1972). Après “Get
à la batterie, “Black Vinyl Shoes” est The Knack”, le groupe réalise deux The Knack
“Get The Knack” (1979)
enregistré en 1977 dans leur salon. albums plutôt réussis, “… But The A part les coupes de cheveux façon Beatles
A cette occasion, ils créent leur propre Little Girls Understand” (1980) et rallongées, une autre règle de la power pop
label, Black Vinyl Records. D’abord “Round Trip” (1981) incluant un consiste à frapper fort avec la section rythmique,
vendu par un disquaire local et par titre plus funky, “Africa”, avant de action suivie par un riff de guitare imparable
et inaltérable. C’est ainsi que commencent
le magazine “Bomp!”, le disque est se séparer. Plusieurs reformations “My Sharona” et “Let Me Out” au début de
récupéré par PVC pour une distribution ont lieu entre 1986 et 2010 produisant chaque face. “Get The Knack” est essentiel-
nationale. Depuis, les Shoes sont trois nouveaux albums. Après celle lement dédié à un seul sujet, les rapports complexes, frustrants,
crédités d’une quinzaine d’albums de Bruce Gary en 2006, la mort ambigus aux filles du point de vue d’adolescents obnubilés par
le sexe, “Oh Tara”, “(She’s So) Selfish”, “Good Girls Don’t”,
avec une mention particulière de Doug Fieger en février 2010 “Lucinda”, “That’s What The Little Girls Do”, “Frustrated”.
pour “Present Tense” (1979), le met un terme à l’aventure. o

JUIN 2024 R&F 085


Et justice pour tous PAR FABRICE EPSTEIN

Crimes, affaires de mœurs, de plagiat ou de gros sous...


Les rockers aussi ont droit à leur chronique judiciaire.

Affaire numéro 52
Manu Dibango contre
Michael Jackson

Pas de banco
pour Dibango
ON CONNAÎT LA CHANSON, Amérique, sa maison de disques fait un
ET ON CONNAÎT L’HISTOIRE. deal avec Atlantic. Le saxophoniste et son
Mais il y a aussi la politique. groupe se produisent à l’Apollo Theater,
À la mort de Manu Dibango, le en première partie des Four Tops.
24 mars 2020, l’Elysée réagit par Ça, c’est la belle histoire.
un communiqué qui fait notamment
l’éloge du saxophoniste et chanteur De l’autre côté, il y a le plagiat, le sale
camerounais : “C’est avec un tube funk plagiat. Plus de dix ans se sont écoulés.
en diable, “Soul Makossa”, qu’il avait Le futur plaignant témoigne : “Je l’ai
accédé à une renommée internationale. su parce que la nièce de Léopold Sédar
Un hymne à la danse et au mélange Senghor, ancien président du Sénégal,
qui n’était à l’origine que la face B travaillait à l’ONU : c’est une amie, on
d’un 45 tours sorti à l’occasion de la s’échange des cartes de vœux. En 1983,
Coupe d’Afrique des Nations de 1972, elle l’a conclue en disant : ‘Bravo pour
et qui est devenu, par un improbable ta collaboration avec Michael Jackson’.
cheminement d’admirations et de reprises, Ah bon, je ne suis pas au courant, ça va
un hymne mondial dont le succès ne se être un problème. Je vais à Lido Musique
dément pas : découvert par les pionniers sur les Champs-Élysées acheter le disque.
new-yorkais du disco, pillé par les plus En écoutant le morceau, habilement
grandes stars, cité, repris, il est joué et intégré par Quincy Jones, dès le départ,
rejoué depuis près de cinquante ans.” je l’ai reconnu. Après ça devient évident,
il a dû dispatcher les instruments
Pillé par les plus grandes stars ? Les plus autrement, c’est un sacré arrangeur.
grandes stars ? Mais pourquoi ne pas les Quand j’ai découvert que je n’étais pas
ou la citer ? On vise en premier lieu MJ. crédité, j’ai eu un double sentiment :
d’abord la fierté que ces gens-là, que
Alors que s’est-il (exactement) passé ? j’écoute, m’écoutent eux aussi. Ce que
A l’approche de la Coupe d’Afrique des j’ignorais, ensuite, ce sont les avocats.”
Nations 1972, qui prendra ses quartiers
Photo Michael Ochs Archives/Getty Images

au Cameroun, le ministère de la Jeunesse C’est que, depuis un moment, des


et des Sports lance un appel d’offres pour producteurs américains s’intéressent
la composition d’un hymne. Cahier des à la musique africaine. Et Michael, au
charges : une marche, avec tambours et faîte de sa gloire, et avec la complicité
fanfare. Dibango remporte le marché. de Quincy Jones, intègre sans ciller le
L’hymne de la CAN occupe la face A rythme forcené de Dibango en clôture
du 45 tours ; manque une face B. Ce sera de son “Wanna Be Startin’ Somethtin’ ”.
“Soul Makossa”, inspiré par les rires des “Thriller” est l’album le plus vendu
enfants qui s’échappent des rues humides au monde, et rien pour Dibango ? Qui
de Douala. On les entend : “Mama ko, n’est ni crédité ni même mis au courant.
mama sa, mama makossa”. Le makossa Dibango l’apprend donc par l’entremise
est une danse urbaine du littoral ; il d’une lettre. Et si l’on résume sa pensée, mais les factures (d’avocats, cela va sans
veut dire “balancement des hanches”. il est honoré autant que déçu. Il convient dire) ne font que s’empiler. L’addition est
Le gimmick de basse fait florès. de choisir. Il penche pour la déception, si lourde… que Dibango n’a d’autre choix
L’arrangement est écrit dans l’avion pour constitue avocat et entame une action que de se coucher : un million de francs
Paris. Oublié l’hymne de la CAN après judiciaire. L’éditeur de Dibango le lâche, pour lui, un autre pour l’éditeur, et
la défaite des Lions Indomptables ; mais mais le compositeur persévère. Après certainement bien plus pour les impôts.
“Soul Makossa” cartonne si bien que la le procès (qu’il gagne — le tribunal
radio RFI en fait son générique ; le titre avait retenu la contrefaçon), un accord Dix ans avant sa mort, soit courant 2010,
traverse l’Atlantique, les Américains est trouvé. Selon Dibango, il lui est très Manu Dibango, par l’intermédiaire de
en raffolent. Dibango met un pied en défavorable. Le deal est mauvais donc, ses avocats, saisit derechef le tribunal

086 R&F JUIN 2024


et signifie au tribunal qu’il se désiste.
Mais selon lui, son droit à agir n’est
pas totalement éteint. Il conteste d’une
part le titre de Rihanna, prétextant que
celui-ci porte atteinte au respect de
son œuvre, et d’autre part l’exploitation
d’un remix de la chanson de Michael
par Akon. Bien sûr, les ayants droit de
Michael avaient autorisé les différentes
exploitations de “Wanna Be Startin’
Somethin’ ” ; dès lors, Dibango considère
que la transaction qu’il a signée avec le
producteur de Rihanna ne concerne que
son droit au nom, et que la signature
de la transaction de 1986 ne peut le
priver de l’exercice de son droit moral
du fait d’exploitations futures et dérivées
de “Wanna Be Startin’ Somethin’ ”.
Une double réponse est formulée
par la 3ème chambre du Tribunal
de Paris. La première est assez
évidente. Manu Dibango a renoncé à
se prévaloir de ce droit en transigeant
avec le producteur de Rihanna. Dès
lors, il “a renoncé définitivement à
agir sur le fondement de son droit
moral pour l’exploitation de ce titre”.
La renonciation est absolue en ce
qui concerne le titre “Don’t Stop
The Music” et a pour conséquence
que Manu Dibango ne peut non
seulement la critiquer en invoquant
une atteinte au droit au respect
dû à l’œuvre “Soul Makossa”,
mais également qu’il “n’est pas
davantage recevable à agir du fait
des interprétations qui en ont été faites
ultérieurement par d’autres artistes”.
La deuxième est certainement plus
intéressante. Les juges, pour l’occasion,
se sont penchés sur les termes de l’accord
de 1986. Le tribunal relève d’abord
que dans le cadre de cet accord, il n’est
nullement reconnu par Michael Jackson
que “Wanna Be Startin’ Somethin’ ”
est une contrefaçon de “Soul Makossa”.
A l’inverse, l’accord constate le caractère
libre de l’exploitation passée, présente
ou future de l’œuvre “Wanna Be
Startin’ Somethin’ ” par toute méthode
ou dispositif. Le rôle du tribunal est
d’interpréter la volonté des parties.
Qu’ont-ils entendu dire ou prévoir à
l’occasion de la signature de 1986 et,
au fond, la rétribution du silence de
Dibango est-elle suffisante pour couvrir
toutes les autres sources d’exploitation
de la chanson de Dibango/ Jackson ?
Pour le tribunal, pas de doute, bien
que large, la formulation de l’accord
est assez précise. La renonciation
de Manu Dibango s’oppose à toute
de grande instance de Paris. Il pose à Non, c’est au sujet de l’adaptation de la contestation future de l’exploitation
cette occasion au moins deux questions chanson de Jackson qu’un contentieux du titre dès lors que les ayants droit
intéressantes. Ce n’est pas après resurgit. Manu Dibango fait valoir que de Michael l’ont autorisée. Les avocats
Michael Jackson (et le titre “Wanna l’œuvre intitulée “Don’t Stop The Music” de Jackson n’étaient pas des
Be Startin’ Somethin’ ”) qu’il en a (ou par Rihanna, qui intègre un extrait de manchots. Ils se doutaient bien
sa succession du moins) ; cette amère “Wanna Be Startin’ Somethin’ ”, porte qu’un tel succès serait, un jour
copie, ce pillage selon les termes de atteinte à son droit à la paternité en ou l’autre, essoré par quelqu’un
l’Elysée, Dibango l’a oubliée dans les l’absence de mention de son nom. Dans d’autre : malheureusement, “la seule
méandres secs et poissonneux d’une le même temps, il conclut une transaction chose qui permet au mal de triompher
transaction juridique signée en 1986. avec le producteur de l’enregistrement est l’inaction des hommes de bien”. o

JUIN 2024 R&F 087


Le film du mois
PAR CHRISTOPHE LEJUINRE

Au cinéma
une bonne
histoire
d’amour
est une
histoire
d’amour qui
dégénère

Love Lies Bleeding


DE ROSE GLASS
Il y a cinq ans, la Britannique Rose Glass a sorti en salles familiaux, dynamique malsaine du pouvoir, amour gâché et assassinat
un premier long-métrage traumatisant, “Saint Maud”, un film revanchard viennent pourrir une atmosphère déjà pas très idyllique. “Amour,
d’horreur psychologique d’une rare finesse. Malgré son accueil critique Mensonge Et Saignement”, comme le précise la traduction du titre original !
positif à travers le monde et ses multiples récompenses dans les festivals (dont Cette mini-épopée sauvage et sexuelle se concentre sur le caractère tête de
le Grand Prix de Gérardmer), il a atterri directement sur Canal après avoir frôlé de mule des deux personnages féminins, bien loin de la période de l’American Way
peu une sortie en salles. Dommage de ne pas avoir pu découvrir sur grand écran Of Life où la femme au foyer n’était présente que pour satisfaire les besoins de
cette immersion-confrontation masochiste et glauque où une jeune infirmière ultra- son mari. Ici, l’homme n’est, au mieux, qu’une caricature machiste, comme
catholique se met en tête de sauver l’âme d’une danseuse de renom extrêmement un mari violent ou un père (interprété par l’excellent Ed Harris, qui a vraiment
malade. Visiblement fascinée par les duos féminins compliqués, la réalisatrice la gueule de l’emploi) impliqué dans un trafic de drogue avec une froideur
remet le couvert avec “Love Lies Bleeding”, un thriller romantique et sacrément saisissante. Rose Glass s’engage donc pleinement dans une vision noire et
poisseux dont l’action se situe dans une petite ville aride du Nouveau-Mexique. nihiliste de l’Amérique, avec une part de réalité et une part de fantasme et on
Un Etat propice aux pétages de plombs, si l’on se réfère à quelques films cultes ne peut pas s’empêcher de penser à “Thelma & Louise” de Ridley Scott, film
teigneux tournés là-bas (“Hitcher” de Robert Harmon, “Tueurs Nés” d’Oliver Stone, fondateur du nouveau cinéma féministe américain où Geena Davies et Susan
“No Country For Old Men” des frères Coen...), avec l’omniprésence du désert Sarandon traversaient l’Amérique en faisant un perpétuel doigt d’honneur aux lois
poussiéreux et d’un soleil écrasant propice à faire exploser les consciences. et à la justice des hommes. Ici, les deux actrices construisent aussi leur chemin
Dans ce patelin où le temps passe avec une lenteur extrême, une jeune femme, de croix violent et émotionnel en mode kamikaze, avec une puissance aussi
Lou, gère une salle de sport miteuse appartenant à son père, un truand notoire destructive pour leur corps que rédemptrice pour leur âme. D’un côté Kristen
qu’elle a rejeté suite à un drame familial. Un jour débarque Jackie, une culturiste Stewart qui, depuis la saga des “Twilight” qui l’a révélée il y a quinze ans,
solitaire qui tente d’échapper à un passé douteux. Entre Lou et Jackie, c’est a navigué avec malice entre films d’auteur et grosses productions populaires,
le coup de foudre immédiat, incluant les ébats charnels, la testostérone et et de l’autre la révélation Kathy O’Brien, écrivaine, actrice et artiste martiale
la transpiration salée. Et comme au cinéma, seule une bonne histoire d’amour qui sera au casting du prochain “Mission Impossible”). Leur alchimie
est une histoire d’amour qui dégénère, leur idylle naissante va déclencher une amoureuse et destructrice fonctionne à plein. Comme une version
série de drames houleux. De la poisse en cascade où règlements de comptes saphique très tonifiante de “Bonnie And Clyde” (en salles le 12 juin). o
Cinéma PAR CHRISTOPHE LEJUINRE

Quelques poches
d’hémoglobine
Abigail En Attendant La Nuit
En 2019, les duettistes Matt Bettinelli- Dans une banlieue de province,
Olpin et Tyler Gillett se font remarquer une famille débarque. Le père, la
avec “Wedding Nightmare”, chouette mère, la fillette et le fils adolescent.
comédie horrifique qui, avec un sacré Gros problème : ce dernier, atteint
bon esprit (ce qui n’est pas toujours d’une maladie rare, a besoin de sang
évident), se moquait des slashers. Puis, pour survivre. Il lui faut sa dose
après avoir emballé (faut bien vivre !) quotidienne pour ne pas passer de
deux épisodes un brin lassant de la vie à trépas. Sa mère se démène pour
franchise “Scream”, autres mises en aller bosser à l’hôpital du coin et voler
abyme du genre, ils reviennent avec quelques poches d’hémoglobine, tandis
“Abigail” où ils retrouvent leur esprit que son fiston livide tombe amoureux
frondeur et tordu. Il faut dire que d’une fille de son âge. Mais comment
ce face-à-face entre une bande mener son amour naissant avec une
de ravisseurs à la ramasse et leur telle tare ? Très ancré dans la réalité,
victime, une ballerine de 12 ans ce premier long-métrage de Célia
pire qu’une petite peste (et pour Rouzet joue la carte de la tendresse
cause, c’est une vampirette !), est à défaut de l’horreur frontale. Un quasi-
digne d’une version ultra gore de mélodrame, proche de “Martin”, vieux
“Le Grand Chef”, ce vieux film film culte et rare de George Romero où,
de la fin des années cinquante où là aussi, un jeune homme était
Fernandel et Gino Cervi se coltinaient obligé de tuer façon Dracula (mais
les crises d’un enfant irascible qu’ils sans les canines proéminentes)
venaient de kidnapper. Entre deux pour survivre. L’émotion, presque
envolées de sang “Abigail” est digne poétique et bucolique, fonctionne.
des spectacles du Grand Guignol Jusqu’à faire verser quelques larmes
d’antan (en salles le 29 mai). d’apitoiement (en salles le 5 juin).

Abigail

En Attendant La Nuit

JUIN 2024 R&F 089


Paradis Paris

Paradis Paris qui s’inquiète pour son fils victime


On savait que la réalisatrice et auteure d’un accident de la circulation, une
de bande dessinée franco-iranienne présentatrice d’émissions criminelles
Marjane Satrapi maniait l’humour atteinte d’un cancer, une chanteuse
étrange dans certains de ses travaux d’opéra qui refuse d’être has been,
cinématographiques. Notamment dans une ado insupportable prenant la tête
son joyeux “Poulet Aux Prunes” à la de son kidnappeur. Point commun entre
divine poésie mélancolique, et le trop ces personnages : la mort. Comment
oublié “The Voices” où Ryan Reynolds, l’appréhender, la rejeter ou l’apprivoiser.
bien avant d’être starifié avec la Si les acteurs semblent volontairement
franchise “Deadpool”, commettait caricaturer leurs personnages jusqu’à
des meurtres sous l’influence de son l’agacement (Monica Bellucci qui en fait
matou. Mais avec “Paradis Paris”, des tonnes en mode Gloria Swanson
le ton, toujours décalé dans la dans “Sunset Boulevard” de Billy
dérision, devient un brin appuyé. Wilder), “Paradis Paris” finit par virer
On suit quelques personnages qui au feel good movie. Avec de l’espoir,
font face à l’adversité de leurs tares de la réconciliation et des petits
et de leurs sentiments. Un cascadeur arrangements avec le destin. Et là,
kamikaze en plein tournage dans Paris l’émotion pointe (en salles le 12 juin). o

Festival
Du Cinéma De Brive
Rencontres Internationales Du Moyen-Métrage
Le moyen-métrage
est un genre un peu
bâtard. A cause de
leur durée (à peu
près entre 30 et
59 minutes), les
films sont trop
courts ou pas assez
longs pour connaître
une exploitation
Reset en salle. D’où
l’existence de ce
festival qui fête
cette année ses
21 printemps.
Cette édition,
bardée de films
offre aussi des
récompenses en
pagaille. On retiendra
entre autres “Reset”
de Souliman Schelfout
J’ai Vu Le Visage Du Diable où l’on suit, en plein
covid, le pétage de
plombs d’un complotiste persuadé que Bill Gates est le responsable
du virus, et qui étaye son illogisme en recoupant des informations
absurdes sur le Net et en composant une chanson rap paranoïaque.
En plus du Grand Prix, “Reset” a obtenu le prix Label de la jeune
création et le prix du Jury des activités sociales de l’énergie CMCAS
et CCAS ! Autre surprise avec le prix (ex-aequo) Ciné + (ce qui lui
permettra d’être diffusé sur la chaîne) attribué à “J’ai Vu Le Visage
Du Diable” de Julia Kowalski qui, comme “Reset”, est tourné en
mode faux documentaire. Dans un patelin paumé de Pologne,
une adolescente persuadée d’être possédée demande l’aide
d’un prêtre exorciste pour faire sortir le mal de ses entrailles.
Déjà couvert de récompenses (prix Jean-Vigo, Grand Prix
Clermont-Ferrand), cette version quasi réaliste de “L’Exorciste”
opère cependant un pas de côté sur le chef-d’œuvre de Friedkin
en parlant des émois durailles de l’adolescence et du fanatisme
(religieux et autre) avec un look mi-rêveur mi-cauchemardesque
digne du grand cinéma polonais étrange des années
soixante et soixante-dix. Plus que William Friedkin,
c’est certainement Andrzej Zulawski qui aurait kiffé !

090 R&F JUIN 2024


Série
du mois PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Mon
Petit
Renne
Entre amour fou Les Bolides
et folie schizophrénique De L’Enfer
(Elephant Film)
Le 11 avril dernier a marqué un tournant dans par une femme quelques années plus tôt. Alors dans Si Tom Cruise et
l’histoire du box-office netflixien avec la mise la vingtaine et essayant de percer dans le monde du Sylvester Stallone
en ligne de “Mon Petit Renne”. Suite à des spectacle, il gagne sa vie comme barman dans un ont tourné leur
éloges enthousiastes transmis via un méga bouche- pub londonien. Un jour, par compassion, il offre un pire film dans le
à-oreille, cette mini-série de sept épisodes d’environ thé à une cliente à la ramasse qu’il pensait ne jamais milieu de la course
34 minutes chacun a battu tous les records d’audience revoir. Celle-ci développe alors une obsession à son automobile (“Jours
avec 10 millions d’heures de visionnages la première égard, le harcelant avec plus de 41 000 e-mails De Tonnerre” pour
semaine, 52 millions la deuxième et 87 millions la et SMS et 350 heures de messages vocaux le premier, “Driven”
troisième. Et cela sans promotion particulière. Côté d’amour et/ou de haine. Elle s’immisce dans pour le second),
cinéma, on pourrait faire un parallèle avec “Trois sa vie sentimentale et familiale, allant jusqu’à ce ne fut pas le
Hommes Et Un Couffin”, la comédie de Coline perturber ses spectacles. Un véritable enfer qui cas pour Tony
Serreau sortie il y a près de quatre décennies, va durer plusieurs mois. Surnommée “Petit Renne” Curtis. En 1954, le père de Jamie Lee
qui malgré un démarrage timide a fini par devenir par cette Martha dont il ne parvient pas à se Curtis, alors star en devenir, avait
le douzième plus grand succès de l’histoire du cinéma débarrasser, Gadd frôle lui-même la folie, perdant déjà à son actif quelques films
français avec plus de 10 millions d’entrées. “Mon Petit confiance en lui-même et en son avenir. Si le cinéma populaires comme “Le Fils D’Ali
Renne” a reçu un taux de satisfaction unanime et nous a déjà proposé quelques bons exemples de Baba” et “Le Voleur De Tanger”.
optimum. Même Stephen King, téléphage de première, femmes persécutrices (“Misery” donc, mais aussi Pour “Les Bolides De L’Enfer”,
a précisé qu’il était rassuré que son propre roman “Harcèlement” de Barry Levinson et “Un Frisson Dans réalisé par George Sherman, il incarne
“Misery” soit sorti bien avant pour qu’on ne l’accuse La Nuit”, premier long-métrage de Clint Eastwood le constructeur d’une nouvelle voiture
pas d’avoir pompé l’idée sur la série. En effet, tout derrière la caméra), “Mon Petit Renne” se distingue de course ultra-performante qui se
comme dans le livre de King — et comme dans la en explorant et en approfondissant d’autres aspects. retrouve contraint de participer à
version filmée par Rob Reiner qui a suivi —, la série Comme le doute de soi, l’ambiguïté masochiste une course pour prouver l’efficacité
explore le thème du harcèlement d’un homme par et la frontière poreuse entre amour fou et de son bolide. Un pitch simple, mais
une femme. Cependant, là où l’auteur de “Carrie” folie schizophrénique. “Mon Petit Renne” agrémenté d’une belle compétition
et “Shining” flirtait avec le grand-guignol, “Mon Petit fonctionne ainsi sur la psychologie tortueuse entre pilotes, d’un triangle amoureux
Renne” fait dans le réalisme total. Puisque l’histoire, de ses deux personnages, chacun présentant très tenu et surtout de véritables
bien que romancée, est basée sur des faits réels un côté Dr Jekyll et un côté Mr Hyde. En particulier courses automobiles bien speed.
vécus par son auteur et interprète Richard Gadd, Martha, incroyablement incarnée par Jessica Cunning, L’une d’elles, pour la première
un comédien écossais maintes fois récompensé qui oscille entre diabolisme et angélisme. fois dans l’histoire du cinéma,
pour ses one-man-shows cinglants dont un, intitulé Une femme perdue qui, en essayant de faire était filmée depuis un hélicoptère.
“Baby Reindeer”, détaille sa propre persécution le bien, finit par faire le mal (disponible sur Netflix). o

JUIN 2024 R&F 091


Images
PAR JERÔME SOLIGNY

Streaming/
DVD/
Blu-ray

Angela Davis

La seule culture qui valait

Photos AppleTV-DR
était déjà la contre-culture
1971 : The Year
That
Apple TV+
Music Changed Everything
ANDY WARHOL AURAIT PRIS ÇA POUR UN COMPLIMENT : David Hepworth
est ce qu’on appelle un journaliste musical plutôt, hum, controversé. En son
Royaume-Uni. Ici on ignore tout, ou presque, de lui. Les lecteurs de la presse
anglo-saxonne ont découvert son nom dans le “NME” à la fin des années
soixante-dix et, au cours des décennies suivantes, il a été associé à des
magazines tels que “Smash Hits”, “Q”, “Empire”, “Mojo” ou “The Word”.
C’est dire si ce natif de Dewsbury a ratissé large, mais pas toujours profond.
C’est ce que lui reprochent ses détracteurs, et notamment des lecteurs de
ses livres, heurtés par certaines erreurs factuelles. S’il était traduit chez
nous, Hepworth aurait du succès car en France, au prétexte qu’elle peut
blesser, la vérité est souvent balayée sous le tapis. Même s’il y a à prendre
et à laisser dans ce qu’a écrit cet authentique passionné de musique,
quelques-uns de ses ouvrages sont réussis. On lui doit notamment
“Abbey Road Studios At 90”, un livre de référence sur l’endroit où
les Beatles ont concocté leurs merveilles, paru en 2022, “Overpaid,
Oversexed And Over There: How A Few Skinny Brits With Bad Teeth
Rocked America” (tout est dans le titre, et c’est disponible depuis 2020), et
“1971 – Never A Dull Moment: Rock’s Golden Year”, ouvrage qui a cartonné
outre-Manche en 2016 et a servi de trame à la série qui intéresse aujourd’hui.
Certes, pour Paul McCartney, l’année qui a tout changé est plus certainement
1970, celle où il a annoncé — après avoir demandé à John Lennon de ne pas le
faire pour ne pas risquer d’altérer le succès potentiel de “Abbey Road” — qu’il
quittait les Beatles. Pour David Bowie en revanche, l’année cruciale a plutôt
été 1972, celle où tous ses efforts (disons, ceux fournis depuis 1967) ont abouti
à la création d’un rocker venu d’ailleurs et désormais mythique : Ziggy Stardust.
Des rock stars majeures de la décennie qui, après avoir vécu le traumatisme
du split des Fab Four, ont compris qu’il était sûrement la meilleure chose qui
pouvait leur arriver (la nature a horreur du vide), sont en droit d’avancer que
1972, 1973 et même 1974 (on pense à Queen) sont aussi des années pivots.
Mais en vérité, la date exacte a peu d’importance et ce qu’il ressort du
bouquin de David Hepworth, comme de la série de huit épisodes orchestrés
par Asif Kapadia, c’est que ce début de décennie a bel et bien été une période
majeure de la musique populaire, celle ou évolution a rimé avec révolution.
Kapadia, on connaît puisqu’il est déjà responsable du lamentablement
voyeuriste “Amy” de 2015 (distribué en France par TF1, ça en disait long…)
qu’à l’époque et dans cette rubrique, on a éreinté comme il fallait. Et donc
— cette daube lui a valu un Oscar —, on pouvait craindre le pire de “1971:
The Year That Music Changed Everything”. Mais force est de constater que la
série se laisse regarder. Apple a mis la main au porte-monnaie et beaucoup de
vedettes survivantes (pas McCartney…) et de figures marquantes de l’époque
ont accepté de s’y exprimer. On peut déplorer que, comme toujours dans
ce type d’exercice, il manque des musiciens (et des albums) importants,
ou que certains passages s’articulent autour de faits et de chansons

092 R&F JUIN 2024


George Harrison et Ravi Shankar

Tina Turner

Keith Richards

Marvin Gaye John Lennon et Yoko Ono

qui ne datent pas de 1971 (“Walk On The Wild Side”, prétexte à l’exhumation
d’images de la Factory, est sortie, en 45 tours et sur “Transformer” en 1972),
mais tout le monde devrait s’y retrouver. Hepworth et donc Kapadia n’ont
évidemment pas manqué de replacer cette succession d’éclosions magnifiques
dans le contexte sociopolitique de l’époque (la guerre du Vietnam, la libération
de la femme, le procès du journal “Oz”…) et il ressort de leur analyse commune
que la seule culture qui valait alors était déjà… la contre-culture. Parmi les
séquences les plus réussies (les épisodes sont davantage fourre-tout que
chronologiques, ce qui n’est pas un problème puisqu’il en va de même pour
notre mémoire), on a retenu celles consacrées à l’engagement politique de John
Lennon (et aux stridences de Yoko Ono, toujours parfaite), aux Rolling Stones
(la débâcle financière, les errances artistiques — “On ne va pas jouer du Chuck
Berry toute notre vie” déclare, à un moment, un Mick Jagger qui ne croyait pas
si mal dire…) et au traumatisme d’Altamont (c’était en 1969), à “Lifehouse” et à
Pete Townshend dans son studio, à l’invention du shock rock par Alice Cooper
(qui, dans une interview en voix off, se défend d’en faire…), aux prédictions
de David Bowie et à la portée de la musique noire, soul comme reggae.
Bref, ces huit pages se tournent, avec de l’huile de coude, un peu
comme les Tables de La loi (attention, la version traduite et doublée,
en surimpression de la VO, est catastrophique et indigne de la compagnie
qui nous a donné — façon d’écrire — l’iPhone). Si l’année 1971 n’a pas
changé le monde, elle a au moins contribué à ce que la décennie qui
l’a suivie soit la plus riche du siècle sur le plan musical. Après quoi,
lentement mais irrémédiablement, les choses se sont gâtées. o

JUIN 2024 R&F 093


Bande dessinée PAR GÉANT VERT

La diva du destroy
Au premier coup d’œil, “Studio Cabana” (Delcourt) ressemble à une énième romance
adolescente entre la bonne élève de la classe et le beau gosse taciturne du collège. Celui-ci, Yusuke
Kusaka sèche les cours au grand dam de Yukari Maki, seize ans et chef de classe autoritaire qui
veille à ce que tout se passe bien dans les couloirs de l’établissement. A force de le harceler pour
qu’il retourne en classe, elle finit par le suivre après les cours. En chemin, après avoir été rejoints
par une espèce de punk à la Bryan Gregory, les deux se rendent dans un studio de répétitions.
En fait, Yusuke est un auteur-compositeur de grand talent spécialisé dans la romance électrique.
Tout se passe bien jusqu’au moment où l’on se pose la question de savoir pourquoi nous ne voyons
jamais Yukari et Yusuke en classe. C’est simple, les deux ne sont pas vraiment dans la même
classe, ils ont quelques années de différence. Grâce au mangaka Agri Uma, c’est “Sweet Little
Sixteen” qui redémarre dans une étude de mœurs des habitudes japonaises plutôt intéressante.

Dans une formule devenue aussi traditionnelle que les lapins en chocolat de Pâques, les Editions
Petit à Petit proposent “Amy Winehouse en BD”, un ouvrage qui détaille plutôt bien
l’une des plus grandes erreurs de management de l’histoire de la musique. Artiste née libre et
incontrôlable, la Londonienne avait tout pour devenir une des plus grandes voix de la soul du
XXIème siècle. Mais ça, c’était avant que l’industrie musicale
ne vienne s’immiscer dans une histoire qui ne pouvait pas
se régler à coups de chèques bancaires. Scénarisée par
Tony Lourenço et documentée par Elsa Gambin, la vie de
la diva du destroy a été partagée en seize chapitres dessinés
par le collectif de dessinateurs et dessinatrices maison.
Véritable patchwork de styles, cette manière bigarrée
de raconter la vie d’Amy Winehouse sied comme
un gant au sujet et cette virée graphique au pays
de la Jet Set 27 se lit mieux qu’elle ne se vit.

Après un infarctus qui lui a permis d’écrire au calme


ses souvenirs de DJ, Hervé Bourhis embraye sur
“American Parano” (Dupuis), une histoire
policière se déroulant en 1967 dans un San Francisco
en plein Summer of Love. Près du Golden Gate Bridge,
le cadavre mutilé d’une jeune fille est retrouvé. Sur son
ventre, un pentagramme sanglant semble désigner le
gourou local qui dirige l’église de Satan où la jeune fille
louait ses services pour des cérémonies bidon. Dans ce
premier volume, Bourhis met en place le personnage
de Kimberly Tyler, une inspectrice débutante qui se
retrouve en binôme avec un vétéran alcoolique. Pour
sa première enquête, la jeune fille va découvrir les joies du machisme dans la police, à une
époque où le mot parité n’a pas la même signification qu’aujourd’hui. Dans cette BD tout en
référence pop culture, le dessin de l’Argentin Lucas Varela mixe décors précis et personnages
au visage cartoonesque. Cela évite d’en rajouter dans la violence de certaines cases.

Grâce à Pauline de Tarragon, le public sait qu’il peut y avoir une vie après la Nouvelle Star.
Classée troisième dans l’édition 2014, elle s’est fait connaître autant par sa musique avec
Pi Ja Ma que comme illustratrice de livres intelligents pour les enfants. Après des années
de réflexion, elle se lance dans l’introspection à travers son premier roman graphique
“Minuscule Folle Sauvage” (La Ville Brûle). Si elle reconnaît qu’il n’est pas
facile de se mettre à nu pour aller au fond des choses, le résultat obtenu est plaisant
grâce à un dessin tout en douceur qui arrondit les angles des sujets décryptés comme
la solitude, l’impression d’être de trop et l’obligation de supporter les autres. Le livre
démarre sur un visage avec un trou au-dessus de la boîte crânienne. A côté, une
version minuscule de Pauline s’apprête à plonger dans cette inconnue. Dans ce
voyage intérieur où il est aussi possible de croiser Patti Smith, nul ne peut se
sortir de cette lecture sans apprendre quelque chose sur sa propre personne. o

Le gros plan du Géant


Aux Etats-Unis, Lynda Barry à un activisme graphique débordant, “Come Over Come Over”
est une artiste multirécompensée (Çà Et Là) est seulement le second livre de Lynda Barry édité dans
(pas moins de cinq Eisner l’Hexagone… Dans cette compilation à l’italienne qui regroupe les
Awards). Elle s’est fait strips de la série “Ernie Pook’s Comeek” publiée de 1988 à 1990, les
connaître dans le fanzinat amateurs de tranches de vie réalistes vont en avoir pour leur dépression.
avec un dessin qualifié à A travers le journal intime de Maybonne, une jeune fille de 14 ans, ces
juste titre de spontané pages sont une plongée dans l’adolescence telle qu’elle est mal vécue dans
par Luc Vigier, maître de conférences à l’université de Poitiers et fan la réalité. Entre camarades de classe épouvantables et mère abusive,
de la première heure. En dépit de quarante-cinq années consacrées ce premier tome (sur trois prévus) est tout simplement énorme.

094 R&F JUIN 2024


Livres
PAR AGNES LÉGLISE

Tout ce qui ne tue pas nos oreilles


nous rend plus fort

No Fear Of The Dark une disposition à se laisser appeler”. Ça rigole pas. Les Coronados
Une Sociologie Du Heavy Metal Mais ça surprend. Rosa n’hésite pas à souligner Esthètes, Fainéants & Sauvages,
HARTMUT ROSA des faits plus étonnants : les fans qui ont le plus Un Mystère Du Rock Français 80’s
La Découverte en commun avec les fans de heavy metal seraient - Conversation Avec Yves Calvez
Très franchement, il y a des phrases qu’on aurait les amateurs de musique classique, aussi PATRICK SCARZELLO
juré sur sa vie être sûr sûr sûr de ne jamais écrire obsessionnels, dans la même recherche d’un Les Editions Mono-Tone
dans ces pages et sans doute que “un célèbre exutoire, d’une expérience quasi religieuse et, On avait zappé les Coronados et, pour tout dire, on les
philosophe allemand publie un livre sur la tenez-vous bien, plus “littéraires” que les fans de avait déjà un peu ratés dans les années 1980, à l’époque
sociologie du heavy metal” aurait gagné rock classique et très consommateurs d’une presse de leur — petite — gloire, disons qu’on ne pouvait pas
le pompon de l’improbabilité. Hartmut Rosa, spécialisée ultra-abondante en Allemagne. L’auteur tout faire. C’est donc sans aucun a priori qu’on a ouvert
dont nous n’étions guère familiers, ni du nom souligne d’ailleurs que pour les deux groupes de ce livre d’entretiens entre l’auteur Patrick Scarzello et le
ni du travail, avouons-le — bien sûr qu’on le fans, la musique prend une place immense dans leur disert bassiste du groupe, Yves Calvez et oh, quelle bonne
connaissait pas, hein — est en effet un intellectuel, vie quotidienne et “joue un rôle central dans leur vie idée. Non pas que musicalement, on aurait découvert
sociologue et philosophe de renom — askip donc — et dans la construction de leurs identités”. Rosa là une admirable pépite et que depuis la lecture, on
dont nous ignorions aussi la passion quasi religieuse ne manque pas d’arguments et sa solide étude n’écouterait plus que les Coronados, non, ils ont certes
pour le heavy metal. Notons d’ores et déjà qu’on repose sur une intime connaissance du genre toujours la brutalité juvénile et le riff sanglant mais ce texte
est pas du tout spécialiste en heavy metal et encore et de ses sous-genres, musicalement comme est en fait une véritable petite time machine, une de ces
moins en heavy metal allemand alors qu’il semble politiquement le cas échéant. Le cas échéant histoires de gamins, d’énergie brute et de rock dont on
florissant chez nos voisins si on en croit les riches justement vachement souvent vu les images et ne se lasse pas et qui, finalement, nous touche toujours
pages de Rosa. Mega fan et musicien lui-même, les idées parfois douteuses ou carrément puantes plus qu’une énième biographie de star. Mais pas que.
son amour du heavy metal — et de sa douzaine associées à certains groupes que Rosa n’hésite C’est aussi, et peut-être à son corps défendant, une
de sous-catégories, selon ses notes — a bien pas à aborder explicitement sans jamais pourtant description nostalgique d’une France vintage qui, par
sûr incité ce par ailleurs grand intellectuel à se laisser détourner de son évangile passionné petites touches, rappellera un paquet de trucs à ses
coucher sur papier ses réflexions et analyses de brillant fan ultra-connaisseur qui domine son contemporains et en particulier à tous ceux qui ont
sur ce qui est pour lui une affaire très sérieuse sujet et qui, en y cherchant un ordre, une formule, aussi rêvé de rock dans ces années-là. Ils sont tous
et pas du tout le truc de headbangers en recherche cherche aussi évidemment un sens plus profond, là, les tenanciers de magasins de disques entrés
de défoulement qu’on aurait pu croire : Le metal universel autant que sans doute, personnel. dans la légende, les salles de concerts, les ambiances,
n’est pas une distraction. Ou du moins pas Tout ce qui ne tue pas nos oreilles nous les bandes, les labels, ce popu-rock qui survivait tant
seulement”… “Il est fait pour une écoute rend plus fort, en somme, et c’est bien que mal, tous animés de la même impérieuse
engagée, ouverte et sans réserve — précisément : pas ici qu’on dira le contraire. urgence, urgence qui secoue encore à l’écoute
pour une écoute existentielle. Le metal présuppose des Coronados qu’on ne ratera pas cette fois-ci. o

JUIN 2024 R&F 095


Absolutely live PAR MATTHIEU VATIN

La jeunesse lookée se pavane aux pieds des musiciens


Chester Remington Timber Timbre Dynamite Shakers
11 AVRIL, POINT EPHÉMÈRE (PARIS) 21 AVRIL, TRIANON (PARIS) 29 AVRIL, SUPERSONIC (PARIS)
L’excellente salle du quai de Valmy est déjà La scène était rouge, puis orange, et c’était Le groupe de Saint-Hilaire-de-Riez gravit les
bien remplie alors que YAR, gang mixte venu tout. Là-haut, ils étaient quatre : une batterie, échelons à une vitesse vertigineuse et, après
de Montreuil, assène un post-punk lourd et un Rhodes, des synthétiseurs et Taylor Kirk, avoir assuré avec panache les premières
prometteur (“Waste”). Elle est bondée lorsque un bonnet sur la tête et une basse dans les parties des Fleshtones ou Daddylonglegs,
déboule Chester Remington, qui célèbre ce soir mains. Dans la salle, ils étaient souvent par c’est pour lui qu’une si imposante file
la sortie de son premier long-format, le très deux et avaient rarement moins de 40 ans. d’attente se dresse devant le club de la rue
réussi “Almost Dead”. Ce dernier est passé en Ils écoutaient avec beaucoup de religion Biscornet afin de célébrer la sortie de son
revue et gagne une puissance dévastatrice par les chansons réduites au fil (du rasoir ?) impeccable premier long format, “Don’t Be
la grâce d’un quintette doué et précis, mené de l’autre malade, souvent achevées Boring”. Bosseurs acharnés, les Vendéens
de main de maître par Odilon Horman, mine par quelques longues minutes de bruits affichent encore d’impressionnants progrès,
concentrée, casquette vissée sur la tête. “Fire inquiétants. Le groupe jouait admirablement, leur garage juvénile débraillé tourne à
In Higher Ground” confirme sa carrure de tube la rugosité de la formation les forçait à avoir plein régime et, de “What’s Goin’On?”
avant un final haletant sous le frénétique du génie dans les arrangements et la vocalise à “Headin’ For The Texas Border”, ils
patronage de Thee Oh Sees, avec en rappel féminine de “Run From Me” ressemblait délivrent une prestation de haute volée
“Out There” et surtout la renversante à de la voltige sans filet. C’est beau sur set-list de rêve où seule la magnifique
“Beach”, aux réjouissantes influences surf. parce que la mort n’est jamais loin. bluette “The Gates To That Sweet Song
JONATHAN WITT THOMAS E. FLORIN Of Yours” manque à l’appel. Peu importe,
les anciens du fond de la salle valident
avec sourire la version de “Strychnine”
The Silver Lines A Place To Bury Strangers des Sonics tandis que la jeunesse lookée
12 AVRIL, SUPERSONIC (PARIS) 23 AVRIL, PETIT BAIN (PARIS) se pavane aux pieds des musiciens sur
Première tournée européenne pour le quatuor Mur de fuzz supersonique et projections “All Will Be Known”, chantée par Lila,
de Birmingham à la réputation grandissante, qui vidéo épileptiques : les performances la bassiste. Presque trop beau pour être vrai.
soumet depuis 2018 d’entraînants singles assortis du groupe mené par Oliver Ackermann MATTHIEU VATIN
de prestations scéniques furibardes, notamment sont une expérience sensorielle à la fois
lors des dernières Trans Musicales. Une section sonore et visuelle. Survolté, le bricoleur
rythmique solide et en apnée de bout en bout, un new-yorkais, qui conçoit lui-même ses Adrianne Lenker
talent certain pour les intros accrocheuses du pédales d’effet, n’épargne pas sa Jaguar 2 MAI, TRIANON (PARIS)
guitariste sur “Insane Girl” ou “Alive” et un rafistolée au ruban adhésif qui sera tour Deux ans après le dernier concert de Big Thief
chanteur au charisme indéniable avec le bras à tour lancée dans la foule, raclée contre dans la capitale, Adrianne revient présenter
cassé sur la hanche façon Mick Jagger ou Iggy un stroboscope et finalement fracassée sur son nouvel album solo, d’abord seule en scène,
Pop qui harangue les premiers rangs : la recette le sol. La performance se poursuit dans la puis rejointe par le pianiste Nick Hakim et la
fonctionne admirablement et déclenche l’hystérie fosse où Ackermann, accompagné des époux violoniste Josefin Runsteen. Cachée derrière
dans la salle. “Hotel Room” évoque avec brio les Sandra et John Fedowitz, respectivement à ses cheveux et une fausse timidité, la chanteuse
regrettés Rakes tandis que l’euphorique nouveau la batterie et à la basse, entame une transe très souriante met rapidement la salle dans sa
titre “Cocaine” est ovationné et que le très pop psychédélique de plus de vingt minutes au poche avec un “Simulation Warm” grandiose
“Cast Away” clôture la soirée dans une suintante milieu des spectateurs. De retour sur scène, et le bourdon enveloppant de “Half Return”.
élégance. Avec un EP annoncé pour septembre, les trois shoegazers achèvent le concert sur Jamais en pilote automatique, elle parvient
le groupe porté par la fratrie Ravenscroft une interprétation impeccablement bruitiste toujours à retrouver l’émotion originelle de
pourrait enfin mettre tout le monde d’accord. du classique “Keep Slipping Away” et du ses chansons. Nick Hakim, tout en retenue,
MATTHIEU VATIN plus rare “Have You Ever Been In Love”. vient harmoniser sur le poignant et country
DIMITRI NEAUX “Free Treasure”. Joué en rappel et pour la
première fois sur scène, “Ruined” atteint
The Jesus And Mary Chain les derniers cœurs de pierre encore indemnes
13 AVRIL, ELYSÉE MONTMARTRE (PARIS) Dry Cleaning dans la salle, en dépit des solos de guitare
20h40. Ça commence. Lumières vertes et strobo, 26 AVRIL, GAÎTÉ LYRIQUE (PARIS) entre fulgurances et second degré de l’artiste.
Jim Reid chante comme si le temps n’avait rien On peut toujours gloser, la scène BRIAG MARUANI
écrasé. William, lui, cheveux blancs, torture reste l’épreuve de vérité et rien n’oblige
sa guitare, courbé et appliqué, mais n’a pas de personne à s’y confronter. Une chose est
micro. C’est regrettable tellement les voix des certaine, l’époque est à l’ennui et l’ennui Howlin’ Jaws
deux frères sont faites pour se croiser... Les se répercute sur la scène. Censée être le 4 MAI, TRABENDO (PARIS)
frangins Reid enchaînent les titres du dernier lieu d’une performance, d’un spectacle ou, Si le nouvel album de Bad Juice s’éloigne
album “Glasgow Eyes” et tubes du passé. dans le lexique convenu, d’une épiphanie, du pur rock’n’roll, son set déborde d’énergie
“Happy When It Rains”, “April Skies”, “Some elle se réduit parfois à une extension XL de brute et explosive. On en reprendrait bien,
Candy Talking”, “Sidewalking”, “Nine Million votre enceinte bluetooth. Et on se demande mais bientôt les Howlin’ Jaws déroulent
Rainy Days”. Fay Fife, qui chante sur le dernier bien à quoi — dans ce show — servent l’intro acrobatique de “Half Asleep Half
album, rejoint le groupe sur scène pour deux les yeux : rien à montrer ni à voir sinon Awake” et... on sent que ce soir va être
titres, le sublime “Sometimes Always” autrefois l’inutile dépense en lights. Dry Cleaning, intense. Affûté comme jamais, le trio
porté par Hope Sandoval et l’indispensable formation londonienne arty bourrée de entame un set monstrueux sans temps
“Just Like Honey”. Jim : “C’est la dernière références post-punk (autre cliché), suivie mort. Les titres du dernier album sont déjà
mais si vous faites du bruit et réclamez, il depuis 2018, n’a toujours pas opté pour des classiques — “Healer” (qui fait brailler
y en aura peut-être d’autres...” Rappel : l’obscurité totale et n’échappe guère au “more cowbell” à ceux qui savent), “Lost
“Darklands”, “Never Understand”, “I Hate constat : rien à mettre en scène, rien Songs”, “It’s You”, etc. Les plus anciens
Photo Michela Cuccagna

Rock’n’Roll”. Et enfin “Reverence”, pour à incarner. Systématisme du phrasé sont revisités avec maestria et l’air de ne
une version allongée foutraque et psyché, en mode spoken sans relief : le groupe pas y toucher. Les Jaws ont encore franchi
bien Stooges comme il faut. Seul regret : fait tapisserie. La guitare rugit, le public un palier. Avant de partir, ils annoncent qu’ils
cette limitation des décibels frustrante pour s’agite sur le hit ultime “Scratchcard Lanyard”, joueront en première partie des Black Keys
le groupe qui a un jour inventé la noisy pop. c’est attendu, on applaudit poliment. On passe. au Zénith. Dan et Patrick, va falloir assurer.
JÉRÔME REIJASSE ALEXANDRE BRETON ISABELLE CHELLEY

096 R&F JUIN 2024


The Kills
3 MAI, OLYMPIA (PARIS)
Quelques machines, des guitares
sexy et deux choristes à temps partiel.
Les Kills reviennent à l’essentiel. Dès
l’inaugural “Kissy Kissy”, ils tiennent
le public avec ce rock serré mais poreux
à d’autres choses. “Doing It To Death”,
presque rap. “Hard Habit To Break”,
presque drum’n’bass. Le dernier album,
joué quasiment en intégralité, tient la
rampe. Le duo aussi. Alison, fine comme
un lacet, tonne et se désarticule. Jamie,
lui, twiste, taloche et cabotine un peu :
“Paris est l’endroit du monde où l’on
préfère jouer !” C’est vrai qu’il y a de
l’amour dans la salle, même si on a
connu ces deux-là plus complices. On
voudrait les voir se frôler. Se renifler
un peu. Mais lorsque leurs voix se
mélangent, le feu prend. “Fried My Little
Brains”, “Future Starts Slow”, “My Girls
My Girls”... Merveilleux ! Jusqu’à ce
“Sour Cherry”, totalement Suicide, joué
en guise de clôture. Non — d’apothéose.
ROMAIN BURREL

JUIN 2024 R&F 97


Joe Hisaichi. Le compositeur de Miyazaki et Kitano Malheureusement, nous avons importé leurs
a rempli deux soirs La Défense Arena (50 000 méthodes et celles de la grande distribution,
spectateurs) sans publicité, presse, ni marketing, les mises en avant poursuivant le travail des
avec un show grandiose : le Royal Philharmonic face-in et des têtes de gondole du physique. Prises
Orchestra venu de Londres au grand complet en étau entre la subjectivité de ces sélectionneurs
(83 musiciens qui jouent tout à la perfection et les 200 000 nouveaux morceaux quotidiens, la
dès la première passe), 120 choristes, la musique plupart des musiques, quel que soit leur genre ou
de la Garde républicaine et celle de la gendarmerie leur potentiel, ont peu de chances de s’en sortir.
mobile. Pas de play-back (de plus en plus fréquent Cet arbitraire ne poserait aucune difficulté dans
dans les très grandes salles) ni de métronome, un un monde concurrentiel, mais la part de marché
écran géant de très haute qualité sans latence, du leader est telle que cela fausse le jeu. Cette
un son prodigieux grâce à une nouvelle technique question me semble beaucoup plus importante que
de spatialisation des haut-parleurs. Bravo aux celle du pourcentage qu’ils reversent, bien plus élevé
jeunes organisateurs, Ugo&Play, qui ont tout que celui dont s’acquittent les plateformes vidéo,
investi dans la production. La musique d’Hisaishi, ou celle de leurs algorithmes de recommandation,
basée sur l’émotion et le merveilleux, pourrait faire plus neutres et assez bien adaptés.
la plus belle des cérémonies d’ouverture des Jeux,
comme celle de Sakamoto (qui n’était pas catalan) Rendre à César : “Clair”, c’est le nom d’une
à Barcelone en 1992, car peu d’artistes sont capables belle chanson de Gilbert O’Sullivan, c’est aussi
de parvenir à ce niveau de technique et de poésie. le prénom de Claire Rovacchi (et non Claude, cf.
chroniques précédentes) dont chaque courrier est
Un mois plus tard, Taylor Swift au même endroit. un délice qui donne envie de se tromper à nouveau.
Paramore en première partie, rock funky de très
bonne facture, entre Clash période “Magnificent Single du mois : “Stained Glass Lena”,
Seven”, Blondie, Talking Heads (qu’ils reprennent). par Olivier Rocabois (Olivier Rocabois).
Mise en place de maboul (ils jouent ensemble depuis
qu’ils ont douze ans), précis, aimables avec le public, Début septembre, Pop Supérette (popsuperette.
polis sans être aseptisés, ça ne sonne pas du tout net) sortira en vinyle pour la première fois “Adult
pastiche ou faux rock. A 20 h pile, Taylor Swift. Baby”, un album splendide de l’Australien Guy
Certes, ses morceaux composés sur les touches Blackman qui me fait penser, par son mélange
blanches et le même style de progression d’accords d’innocence et de beauté, à la merveilleuse
(Do Sol La min Fa dans toutes les positions) ne me Hermine Demoriane chère à Benoit Sabatier.
touchent pas (mais bon, qui suis-je pour critiquer ?). Le disque est tiré à 300 copies, et ils ont lancé
Olivier Nuc, dans Le Figaro : “Ses compositions, une campagne Ulule pour le financer.
trop linéaires, peinent à séduire au-delà de la
dimension scénique. Si l’on fait abstraction de Il y a exactement un an Jean-Louis Murat est mort,
la pyrotechnie et des astucieuses idées de mise ses chansons restent mais, comme avec Jacno ou
en scène, la musique de Taylor Swift est tout Fred Chichin, son mauvais esprit nous manque. On
simplement linéaire et assez ennuyeuse.” C’est le retrouve intact dans “Jean-Louis Murat, Le Lien
vrai, et pourtant, entre Mandrake le Magicien Défait” de son ami Franck Vergeade (Séguier, 21 €).
et Busby Berkeley, c’est l’industrie du spectacle
à son sommet. Rien n’est laissé au hasard, “Les Coronados, Esthètes Fainéants
chorégraphies, lumières, projections, tout en restant & Sauvages, Un Mystère Du Rock Français 80’s
très organique. Il est impossible de distinguer le – Conversations Avec Yves Calvez” par
vrai du faux, c’est prodigieux et beau, le tableau Patrick Scarzello (Les Editions Mono-Tone,
d’ouverture notamment, féerique. Madonna 12 €) respire lui aussi le mauvais esprit, la
peut jouer en play-back avec un chapeau et fougue et les jugements à l’emporte-pièce (sur le
une guitare en carton devant un million et demi matos notamment) : “Les Coronados semblaient
de spectateurs (non payants) à Copacabana, pressés, pressés de commencer, pressés d’en finir,
c’est du patronage ou le lipdub de l’UMP à côté. pressés de foudroyer le public puis de s’échapper
en ricanant une fois la salle dévastée, en bons
Ces deux concerts extraordinaires, dans adeptes de la politique de la terre brûlée, la
des registres totalement différents, montrent seule politique — avec celle de l’autruche —
les progrès énormes des techniques employées qui vaille pour un groupe de rock’n’roll.”
dans le spectacle. A côté de ces énormes machines,
dans la musique enregistrée, on est vraiment des “Le Coup De La Tranche De Jambon – Une
manants. Quand je pense que certaines grosses Anthologie Du Canular”, par Matthias Debureaux
légumes du live ont réussi à faire les poches du (Allary Editions, 18 €). Stéphane Lerouge, grand
disque en faisant surtaxer le streaming, quelle spécialiste de la musique de film, pratique également
blague. En France, les aides au spectacle “vivant” cette discipline à haute dose. Récemment, il est
ont tendance à créer un effet d’aubaine pour parvenu à proposer à l’éditrice d’une grande
quelques-uns de ces mastodontes, qui couvrent maison un livre, “Conversations Secrètes”, entre
tous leurs frais d’activité avec le produit de la taxe Xavier Dupont de Ligonnès et Gabriel Matzneff.
sur la billetterie, dont l’essentiel leur revient sous C’est passé comme une lettre à la poste :
forme de droits de tirage. Cela leur permet d’offrir “On découvre un autre Dupont de Ligonnès,
ici aux grandes stars des pourcentages qu’aucun plein de tact, à l’esprit pétillant.
producteur de taille moyenne ne pourrait proposer, — Mais le quintuple meurtre ?
creusant ainsi l’écart avec ces derniers, qui ne — Il l’évoque à sa manière, avec beaucoup
peuvent rivaliser avec leurs conditions et perdent d’humour. Mettez-vous à sa place : c’est son grand
les artistes qu’ils ont découverts et soutenus, dès retour, il veut aussi s’exprimer sur d’autres sujets
que ceux-ci commencent à jouer dans des salles comme le réchauffement climatique.
de plus de 2 000 places. “Choose France” et — Mais comment fait-on pour le contrat ?
l’ “attractivité”, c’est aussi ça, la mutualisation — Il a donné un mandat à Matzneff qui le
des pertes et la privatisation des profits. signera pour eux deux. Mais comme Xavier
a trouvé que la police de Nantes a fait un
Ni trop lentement ni trop vite : en Tchétchénie, très bon travail dans sa maison, il veut que
le ministre de la Culture Musa Dadayev vient sa quote-part d’avance lui soit versée.
d’annoncer, en accord avec le président Ramzan — Ah oui, dans ce genre de projet,
Kadyrov, l’interdiction des musiques, chants et du caritatif, c’est toujours positif.
chorégraphies dont le tempo ne se situe pas entre 80 — Par contre, un détail m’embarrasse : Matzneff
et 116 battements par minute, afin de se “conformer a demandé une préface à Olivier Duhamel...
à la mentalité et au sens du rythme tchétchènes”. — C’est une mauvaise idée, le grand public
Il devrait travailler pour certaines plateformes, ne le connaît pas. Quand vous avez DdL
car c’est un peu ce que font des services comme et Matzneff sur une couverture,
Spotify lorsqu’ils emploient des anciens de la c’est suffisamment fort en soi...
Photo Bruno Berbessou

bande FM pour éditorialiser leurs playlists, mettre — Il faut vous manifester vite, Matzneff
en avant certains titres et uniformiser nos goûts est chaud, il voudrait décliner le concept
comme ils l’ont si bien fait avec la radio. S’il y a “Conversations Secrètes” avec Nordahl
bien une qualité au numérique, c’est qu’il permet à Lelandais, le père Preynat, Monique Olivier...
l’auditeur de se faire son propre jugement en étant — Calmez-le, on commence avec Dupont
le moins possible conditionné par le marketing. de Ligonnès, on verra pour la suite.”

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