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Rock & Folk - Aout 2024

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ELVISLEY

PRES54
19H

GAMBLE
& HUFF
CLUSTER
AVENOIR
JAMES CHANCE

MES DISQUES A MOI


ELZO DURT

REVIVAL
COUNTRY
2016-2024
Des hors-la-loi
à la ruée vers l’or
M
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& LE ROCK AUSTR A LIEN
AC/DC
L 19766 - 684 - F: 6,90 € - RD AOÛT 2024
N°684 / 6,90 € - MENSUEL
BEL 7,80 € - ALLEMAGNE 9.90 € - LUX 7,80 €
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Edito

Photo archives Rock&Folk-DR

Île était une fois…


Les urnes ont parlé.
Les résultats sont tombés. Ils sont sans appel.
L’Australie, à la majorité absolue, est élue terre de rock 2024.
Et d’avant aussi.
L’Australie.
Cette île continent, comme on l’apprend
à l’école sans trop en saisir le sens.
Ancien bagne.
Ses crocodiles et ses requins.
Ses kangourous tant qu’on y est.
Et pourquoi pas les ornithorynques, hein ?
Son diable. De Tasmanie.
Son rugby. Son football aux règles incompréhensibles.
Ses acteurs : Hugh Jackman, Cate Blanchett,
Russell Crowe, Nicole Kidman, Paul Hogan.
Ses réalisateurs allumés : Baz Luhrmann,
Alex Proyas, George Miller.
Mad Max.
Son opéra.
Cette eau qui s’écoule dans l’autre sens dans le lavabo.
Ses grands espaces.
Cette île où l’on peut croiser des écoliers très âgés en bermuda.
Tout ça. Oui.
Et puis, et puis…
Et puis son rock’n’roll.
Si sauvage.
En cuir. Sous des latitude brûlantes.
S’inspirant pour certains de la vieille Europe,
Nick Cave, d’autres de Detroit ou New York.
D’autres enfin de l’Amérique profonde, des terres, Rose Tattoo.
Avec ces points communs, la violence, la dope et la picole.
Est-ce que quand on vit sur une île, on est plus fort en rock ?
Ça marche avec l’Angleterre ou Wight évidemment.
Mais pas avec Noirmoutier par exemple,
où là on est fort en pommes de terre.
Alors l’Australie terre de rock’n’roll ?
Oui. Incontestablement une des plus excitantes.
Et son histoire vaut son pesant de Meat Pie.
C’est ce que nous allons voir à l’occasion des 50 ans d’AC/DC
et de leur passage en France — le dernier ? — en août.
Voici l’histoire australe du binaire d’hier et d’aujourd’hui.
VINCENT TANNIÈRES

AOÛT 2024 R&F 003


Sommaire 684
Parution le 20 de chaque mois

Mes Disques A Moi


Alexandre Breton ELZO DURT 10
In Memoriam

Photo DR
Olivier Cachin JAMES CHANCE 14 22 Revival Country
Prospect
Vianney G. AVENOIR 16
En vedette
Jérôme Soligny CLUSTER 20
Thomas E. Florin REVIVAL COUNTRY 2016-2024 22
Olivier Cachin KENNY GAMBLE 30
Story
Nicolas Ungemuth ELVIS PRESLEY 36
En couverture
www.rocknfolk.com
Jonathan Witt AC/DC DE A À Z 42
Eric Delsart LE ROCK AUSTRALIEN 50
COUVERTURE PHOTO : MICHAEL OCHS ARCHIVES/ GETTY IMAGES 42 AC/DC
RUBRIQUES EDITO 003 COURRIER 006 TELEGRAMMES 008 DISQUE DU MOIS 059 DISQUES 060 REEDITIONS 068 REHAB’ 072 VINYLES 074
DISCOGRAPHISME 076 HIGHWAY 666 REVISITED 078 QUALITE FRANCE 079 ERUDIT ROCK 080 ET JUSTICE POUR TOUS 082 FILM DU MOIS 084
CINEMA 085 SERIE DU MOIS 087 IMAGES 088 BANDE DESSINEE 090 LIVRES 091 LIVE 092 PEU DE GENS LE SAVENT 098

Rock&Folk Espace Clichy - Immeuble Agena 12 rue Mozart 92587 Clichy Cedex – Tél : 01 41 40 32 99 – Fax : 01 41 40 34 71 – e-mail : rock&folk@editions-lariviere.com
Président du Conseil de Surveillance Patrick Casasnovas Présidente du Directoire Sophie Casasnovas
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Rédacteur en Chef Vincent Tannières (32 99) Rédacteur en Chef adjoint Eric Delsart
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Papier issu de forêts gérées durablement, origine du papier : Allemagne, taux de fibres recyclées : 63%, certification : PEFC/ EU ECO LABEL, Eutrophisation : 0,003 kg/ tonne.
DIFFUSION : MLP – Rock&Folk est une publication des Editions Larivière, SAS au capital de 3 200 000 euros. Dépôt légal : 3ème trimestre 2024. Printed in France/ Imprimé en France.
Commission paritaire n° 0525 K 86723 ISSN n° 07507852 Numéro de TVA Intracommunautaire : FR 96572 071 884 CCP 11 5915A Paris RCS Nanterre B 572 071 884
Administration : 12, rue Mozart 92587 Clichy Cedex – Tél : 01 41 40 32 32 Fax : 01 41 40 32 50. LES MANUSCRITS ET DOCUMENTS NON INSÉRÉS NE SONT PAS RENDUS.
Courrier des lecteurs

Lecteur depuis le premier numéro, je compte bien le rester


Un dimanche Papy rocker 682 numéros
soir à Compiègne Tous les mois, depuis une bonne plus tard…
Un dimanche soir à Compiègne, quarantaine d’années, tu attends avec Le numéro “Beach Boys” n’est
un moment hors du temps a pris les impatience le passage du facteur pour ni plus ni moins qu’un collector,
devants. Après un début de soirée te délivrer ton fameux sésame. Tel il n’y a que de la bonne musique à
rythmé par les averses, les nuages l’adolescent passionné et assoiffé de lire, surtout la discographie complète
gris ont commencé à disparaître… nouvelles histoires, maintenant adulte de Manset. Il ne m’en manque
Le ciel s’est dévoilé, laissant et fervent lecteur, tu attends toujours aucun. Et le reste : le boss,
apparaître Patti Smith sur scène. aussi ardemment chaque mois de Richard Hawley, Grandaddy, Lou Reed,
Elle nous a offert un voyage, un vrai croquer jusqu’à la moindre virgule sans oublier les Beach Boys, c’était
trip comme on n’en fait plus. Le temps ton magazine préféré. Ce mois-ci tu Noël avant l’heure. Fidèle lecteur
s’est arrêté. Au fur et à mesure des ne seras pas le seul à t’impatienter depuis le premier numéro de votre
morceaux, les tresses qu’elle portait de son arrivée… Pourquoi ? Parce magazine, je compte bien le rester.
se sont défaites, le blazer oversize que ce mois-ci est un hors-série JÉRÔME CROUVIZIER
a glissé de ses épaules, son regard tout particulier pour JP Jaff : tout
s’est ouvert, sa voix s’est déployée, comme les Who ou les Stones,
des crachats de l’artiste sont venus tu vas toi aussi devenir grand-père ! De circonstance
décorer la scène, une pure insolence S&A “Parliament” (Peter Von Poehl) ;
de talent. Une Patti shaman, prêcheur, “Politics” (The Damned) ; “Assembly
comme hypnotisée par sa propre Of The Unrepresented” (Brave
Manque d’esprit performance. Elle se transforme, Femme fatale Captain) ; “Don’t Worry About The
“The Times They Are A-Changin’ ”, devient une autre personne, devient “Mick Jagger avait un jour déclaré Government” (Talking Heads) ; “Vote
avait annoncé au siècle dernier celle qu’elle doit être, celle qu’elle est. que j’étais son idéal féminin. Mais on For Me” (The Specials) ; “Vote For
un célèbre troubadour à frisettes. Une Patti d’ailleurs, là où personne a vu par la suite qu’il avait beaucoup Me Dummy” (Guided By Voices) ;
Même si avec les années, cette ne l’attend. Sur scène ce soir-là, d’ ‘idéal’ en la matière” se lamentait “Vote You” (The Boo Radleys).
phrase sent la formule toute faite, on y voit un fils fier d’accompagner Françoise Hardy dans le documentaire EUGÉNIE
elle exprime tout de même assez sa mère à la guitare… ainsi qu’une “Tant De Belles Choses”... Et il semble
justement le besoin de liberté de mère en pleine résurrection. qu’il soit grand temps de réparer cette
la jeunesse de l’époque. Elle a “Dancing Barefoot”, “Ghost Dance”, contre-vérité, car voilà, Françoise Hardy Soul Makossa ?
aussi permis à toute une génération “Because The Night”, une chanson en était une femme nettement plus fatale Connais pas !
de penser autrement son existence. hommage à Johnny Cash, reprise de que les autres… Elle possédait cette Et en effet, R&F, le fait qu’“il ne
En ces temps compliqués de désen- Lana Del Rey, Bob Dylan, Nirvana…, aura de simplicité et de douceur soit nullement reconnu par Michael
chantement généralisé, c’est peut- etc. Un délice pour nos oreilles et maternante… nettement plus Jackson que “Wanna Be Startin’
être ce qui nous manque le plus, nos âmes. Pour clôturer son set, attrayante que n’importe quelle Somethin’ ” soit une contrefaçon
les mots d’un esprit visionnaire... elle prend la décision au dernier autre posture aguicheuse ou apparat de “Soul Makossa” saute d’ailleurs
MÉFISTO moment d’interpréter “Gloria”... et vulgaire… Comble du mystère, les aux yeux de la manière la plus triviale
quelle décision ! En fermant les yeux, parois de son monde intérieur semblaient qui soit dans le documentaire “Thriller
je peux encore l’entendre clamer les à l’époque si obstinément étanches 40” où le choriste des Waters,
Robert et Françoise six lettres qui composent ce si joli à ce qui les entourait que, ma foi, ça Oren Waters, témoigne, disant :
Un mal qui fait du bien. J’ai revu prénom. Ce soir-là, j’ai compris que confinait à l’irrésistible. Ainsi ce qu’il “D’ailleurs, j’ai demandé à
comme un bel hommage cette photo tu pouvais arriver sur scène avec tes y avait de plus impénétrable dans Michael Jackson le sens de
d’un Robert Zimmerman tirant la 77 piges et en ressortir avec 40 de le fond chez Françoise Hardy, et qui ‘Mama se, mama sa, mama coo sa’.
langue, une cigarette à la main devant moins. Quelque chose s’est passé, je concourait à faire d’elle l’idéal féminin Ce à quoi l’intéressé aurait
une Françoise Hardy d’une jeunesse ne saurais dire quoi. Je vous souhaite ultime, c’était cette impénétrabilité, répondu : ‘Ça ne veut rien dire.
resplendissante et amusée. Obsession à toutes et à tous de vivre une fois justement. Quelque chose de freudien, Chante, c’est tout’.” Dans un
du poète de Greenwich Village pour la dans votre vie un tel moment. Un qui dépassait l’entendement. Et esprit d’impunité sans limite.
petite française yéyé. Mrs Tambourine dimanche soir à Compiègne, un compromettait donc toute tentative ELÉONORE
Man et ses billets doux baignés de père et sa fille ont réalisé un rêve de comparaison. Sûr qu’à cet égard
larmes aux couleurs d’encre qui ne en admirant une mère et son fils au Dutronc et Hardy s’étaient bien trouvés.
seront jamais envoyés et resteront sommet de leur art. Merci Patti Smith. DÉSIRÉ DUROY
sur un coin de table du café. SALOMÉ B POUR JP B
“A tout jamais for Françoise Hardy” ! PS : Merci de m’avoir donné
Comme tu l’écrivais mon cher Bob, l’amour de la bonne musique… Pardon David,
pas besoin de la connaître pour et des bons magazines comme Frank et Henri
savoir qui elle était. L’anamour celui qui publie ce doux message. J’ai souvent abordé l’œuvre Ecrivez à Rock&Folk,
“The answer is blowin’ in the wind”. de David Bowie à travers le 12 rue Mozart,
Et si tes derniers mots pour elle seul prisme de son physique (ses 92587 Clichy cedex
restaient : “Lay, Lady, Lay, Lay, across Le seul, alors physiques) : avec la tête de Frank ou par courriel à rock&folk@
my big brass bed”, elle te répondrait : Le point commun entre Snoop Dogg Black et le corps de Toulouse-Lautrec editions-lariviere.com
“Je n’attends plus personne et les Beatles ? La fumette ! il n’aurait pas connu le même succès. Chaque publié reçoit un CD
comme quelqu’un qui s’en va”. GIL PISTIL Jugement stupide. Je réhabilite.
PHILIPPE MAHIÉ PATRICK MOALIC

004 R&F AOÛT 2024


Télégrammes PAR YASMINE AOUDI

ALAN PARSONS PROJECT DEEP PURPLE


Le label indépendant londonien Les hard-rockers britanniques
Cooking Vinyl annonce s’afficheront le 30 juillet au
pour le 23 août la réédition Positiv Festival qui aura lieu
de “Pyramid”, le troisième au théâtre antique d’Orange,
album studio publié en 1978 l’occasion d’entendre sur
et vendu à plus de 2 millions scène leur dernier-né.
d’exemplaires du groupe
mené par Alan Parsons et FLOGGING MOLLY
le regretté Eric Woolfson. Le groupe punk celtique
californien sera à Paris pour
IAN ANDERSON assurer le show au Bataclan
Le leader de Jethro Tull le 27 août prochain.
s’apprête à dévoiler un coffret
de 10 vinyles, “8314 Boxed”, FONTAINES DC
en édition limitée, à paraître Précédé de deux singles
le 23 août sur le label Madfish. “Favorite” et “Starbuster”
(qui a comptabilisé 12 millions
LAURIE ANDERSON de streams), “Romance”
“Amelia”, hommage à l’aviatrice quatrième opus du quintette
américaine Amelia Earhart, est irlandais, est attendu le 23 août.
le nouvel album de l’autrice-
compositrice du classique GHOST
électronique “O Superman”. La bande originale de “Rite
Renfermant vingt-deux titres, Here Rite Now”, le premier
il sera dans les bacs le 30 août. long-métrage du groupe metal
suédois mêlant images de
BAD BRAINS concerts (capté lors de deux
Paru en 1986, “I Against I”, concerts au Kia Forum de
troisième album du quatuor Los Angeles) et fiction, sera
de punk hardcore et reggae dans les bacs le 26 juillet,
américain, bénéficiera d’une en CD, 2LP et digital.
réédition. Remasterisé, il sera
disponible en CD, vinyle et JOHNNY MAFIA
Photo-DR

digital dès le 26 juillet. Le quatuor originaire de Sens


sillonnera l’Hexagone cet été : il
BACK IN BLACK sera en juillet les 26 au Festival
Inspiré du mythique album d’autres assureront le show CHARLIE COLIN de la Mer à Landunvez, et 28 au
d’AC/DC, l’ouvrage “Back de la 18ème édition du Le bassiste américain fondateur Festival de la Paille à Métabief,
In Black: An Anthology Of festival du 15 au 18 août du groupe Train a trouvé la et en août les 1er au Port Franc
New Mystery Shorts Stories” à Charleville-Mézières. mort à l’âge de 58 ans après à Salins-les-Bains, 24 au Black
est le troisième volet de la série avoir glissé dans la douche, Bass Festival à Braud-et-Saint-
Music And Murder Mystery de BILL CALLAHAN alors qu’il gardait la maison Louis et le 31 au Mirabilis
Blackstone Publishing dirigée Capté au Thalia Hall de d’un ami à Bruxelles. Festival à Mirabel-aux-Baronnies.
par Don Bruns. Chacune des Chicago le 22 mars 2022,
dix histoires a pris le titre “Resuscitate”, album live de
d’une des chansons du disque. Bill Callahan accompagné de
Plusieurs auteurs de romans Matt Kinsey, Dustin Laurenzi
policiers tels que Andrew et Jim White, est annoncé pour
Child pour le nouveau conte le 26 juillet au format 2 LP, CD
de Jack Reacher intitulé “You et numérique. L’Américain sera
Shook Me All Night Long”, en solo au Café de la Danse à
Reed Farrel Coleman, Heather Paris les 17 et 18 septembre.
Graham, Tori Eldridge ont
apporté leur pierre à l’édifice… NICK CAVE
L’Australien est de retour
BLUR toujours accompagné des Bad
En amont du film documentaire Seeds avec un nouveau disque.
portant le même nom qui sera “Wild God”, dix morceaux
projeté le 6 septembre dans les coproduits avec Warren
salles britanniques et irlandaises Ellis, confectionné au Studio
et célèbre deux des plus gros Miraval dans le Var, sera en
shows de leur carrière, le disque vente le 30 août prochain.
“Live At Wembley Stadium”
sera disponible le 26 juillet. CLAMM
Le trio australien de
CABARET VERT MUSIC FESTIVAL Melbourne composé de Jack
Photo Oscar O’shea-DR

Queens Of The Stone Age, Summers, Stella Rennex et


PJ Harvey, Justice, Miles Harding sera au Binic
The Libertines, Korn, Folks-Blues Festival le
Fontaines DC, Mass Hysteria, 28 juillet et à la Mécanique Clamm
Slift, Nova Twins et bien Ondulatoire de Paris le 30.

008 R&F AOÛT 2024


un collage conçu par l’artiste
et satiriste anglais Cold War
Steve. A découvrir le 26 juillet.

STRANGLERS
Jean-Jacques Burnel et son
combo célébreront le jubilé de
leur carrière sur le parvis de Port-
Breton en clôture de la 4ème édition
du Festival Dinard Opening
qui aura lieu du 4 au 10 août.

RYUICHI SAKAMOTO
Capté lors du dernier concert
de l’artiste japonais disparu
en 2023, l’album “Opus”,
qui sert également de trame au
documentaire éponyme filmé par
son fils Neo Sora, est proposé
en streaming sur Criterion
Channel. Le disque physique
est lui attendu le 9 août.

WILCO
Alors qu’il vient de dévoiler
fin juin un nouvel EP (6 titres)
“Hot Sun Cool Shroud”, le
groupe originaire de Chicago
offre la possibilité d’acquérir
son matériel musical depuis le
18 juillet à travers sa boutique en
ligne Reverb. Au programme :
guitares vintage, pédales
d’effets, affiches signées…
Photo-DR

The Nuthins STEVE WYNN


Double actualité pour le leader
NUTHINS par Stephen Malkmus, ROUTE DU ROCK de Dream Syndicate, alors qu’il
Le label Detour Records mettra soit 18 vinyles 45 tours, Le festival breton accueillera revient en solo avec un nouvel
à l’honneur le groupe garage reproduits avec leur pochette pour sa 32ème édition du album “Make It Right” le
de Salisbury (Angleterre), d’origine et accompagné 14 au 17 août au Fort Saint- 30 août prochain. Celui-ci
The Nuthins, avec la sortie d’un livret 24 pages, a Père (Saint-Malo) : Air, coïncidera avec la sortie de
de la réédition “Oddities… vu le jour le 22 juillet. Etienne Daho, The Kills, ses mémoires “I Shouldn’t
All Sorts… Magic Mixtures… Slowdive, Soulwax, Blonde Say It If It Wasn’t True”, retour
Rare And Unreleased 1993- ELVIS PRESLEY Redhead, Metz, Aline, sur son enfance en Californie,
1998”. Uniquement en vinyle, Le 28 juin dernier, la Backwash, Protomartyr, sa vie, sa carrière en tant que
il est attendu pour le 26 juillet. maison de ventes aux Beach Fossils, Fat Do, chanteur au sein du groupe,
enchères Henry Aldridge Ghostwoman, Meatbodies… sa musique, ses démons…
OASIS & Son Ltd a vendu les
“Definitely Maybe” premier chaussures en daim bleu du SLEAFORD MODS NEIL YOUNG
opus des Mancuniens, soufflera King (cadeau de Carl Perkins Le duo de Nottingham fête Le Loner a déclaré forfait pour
ses 30 bougies le 30 août après la sortie du mythique les dix printemps de “Divide le reste de sa tournée américaine
prochain. Pour l’occasion “Blue Suede Shoes”) pour And Exit” avec une réédition avec le Crazy Horse, pour raison
une réédition verra le jour la somme de 152 000 $. entièrement remasterisée, de maladie persistante de plusieurs
au format 4 LP, 2 CD, vinyle qui sera ornée d’une pochette membres, sans préciser si
coloré, cassette et digital. ROCK EN SEINE LP en édition limitée avec lui-même était souffrant.
Lana Del Rey, LCD
PALMAROSA FESTIVAL Soundsystem, Massive
Au domaine de Grammont,
à Montpellier se succéderont
sur scène du 23 au 25 août :
Attack, PJ Harvey, The
Offspring, The Smile,
Baxter Dury, Blonde
Condoléances
James Chance, Enchanting (rappeuse américaine), Tom Fowler (bassiste
Phoenix, The Hives, The Redhead, Frank Carter américain de rock, Frank Zappa & The Mothers Of Invention, Steve
Inspector Cluzo, Gossip, & The Rattlesnakes, Hackett…), Kinky Friedman (chanteur, auteur-compositeur de alt-
The Vaccines, Bandit Bandit, Gossip, Kasabian, The Hives, country, romancier, chroniqueur et homme politique américain),
Calypso Valois, Tom Odell, The Kills, The Last Dinner Gary Grant (trompettiste, compositeur, producteur et musicien de
The Kills, Howlin’ Jaws… Party, Dynamite Shakers, session américain, Woody Herman, Michael Jackson, Elton John,
The Psychotic Monks, Aerosmith…), Arthur “Gaps” Hendrickson (chanteur et musicien
PAVEMENT Sleater-Kinney feront britannique de ska, The Selecter), Mazel (auteur de bande dessinée
Un coffret en édition limitée partie de la multitude belge, Tintin…), Shifty Shellshock (chanteur et rappeur américain,
réunissant l’intégralité des d’artistes attendus du Crazy Town), Rob Stone (cofondateur et co-PDG américain, du
singles parus entre 1989 21 au 25 août dans le parc magazine musical et culturel “The Fader”), Nino Vella (pianiste,
et 1999 du quintette mené du domaine de Saint-Cloud. chanteur, producteur et compositeur français, Rouquine).

AOÛT 2024 R&F 009


Mes disques à moi

“Des images qui pètent à la gueule”

ELZO DURT
Figure incontournable du graphisme underground, l’illustrateur belge
a assuré le visuel de nombreux festivals et de près
de deux cent cinquante albums de la crème du rock’n’roll.
Son deuxième livre sorti, il était temps de lui ouvrir notre rubrique.
RECUEILLI PAR ALEXANDRE BRETON
“MISÉRABLE CRÉATURE MANIFESTEMENT SOUS c’est-à-dire le fondateur d’un des premiers groupes punk à Bruxelles,
L’EMPRISE D’UNE FORCE DÉVORANTE, CHEVAUCHÉE le Phallus Band. Là, on est en 1977, je ne suis pas encore né.
ET FOUETTÉE PAR UN DIABLE VENU DU PLUS PROFOND Début 1980, il monte Melody Massacre, sorte de Cramps belge assez
DE L’ENFER” : par ces lignes lovecraftiennes extraites du site étonnant, à réécouter. Et c’est à ce
de notre hôte, le visiteur est prévenu. On ne met pas assez en moment-là, au milieu des années quatre-
garde les parents de jeunes enfants sur les graves dangers d’une vingt, que j’ai vu aussi un autre groupe
exposition trop précoce à l’acide sournois du rock’n’roll. Elzo de Doc Massacre, les Chainsaws. Eux, ils
Durt — belge, donc relativement dingue — en est la preuve (sur-) jouaient avec le groupe La Muerte, autre
vivante : gueule d’ange à l’œil facétieux roulant dans son orbite, groupe belge mythique. Ce sont mes
sautant tel un cabri sous Ritaline devant des kilos de vinyles premiers grands souvenirs. En 1986,
chargés de toxiques et d’électricité. A l’instar de son univers j’ai aussi vu les Cramps, dont j’ai ici
graphique barré puisant dans l’imagerie des XVII et XIXèmes siècles, l’affiche du concert. Donc, voilà ce qui
collectionnant et archivant avec une effervescence enfantine les tourne quand je suis gamin. Mais il y a
images et lettrages les plus rares, croisant pêle-mêle thèmes surtout un morceau, c’est The Normal,
mythologiques, symbolistes, expressionnistes, psychédéliques, “T.V.O.D”, morceau qu’on écoute tous
SF ou série B. Tout ici sent ce que le rock’n’roll a de plus à la maison en dansant dessus. Après,
dérangé, excessif, baroque. Sourire en coin de l’intéressé : mon père me faisait aussi des cassettes
“Je cherche à faire des images qui pètent à la gueule”. avec, sur la face A, des titres pour
enfants, et sur la B, des trucs bien rock,
comme “Batman” dans la version des
Mon disque à moi Jam ou des titres du “Songs The Lord
ROCK&FOLK : Votre premier disque acheté ? Taught Us” des Cramps, ou du premier
Elzo Durt : Facile ! Le voilà ! Je dois avoir Clash qui m’a vraiment fait vriller. Le
six ans. Je suis né dans un environnement premier Ramones, aussi. Et le premier
un peu particulier. Mon père, qui est Suicide ! Et je me rappelle avoir écouté
mort il y a deux ans, était architecte et en boucle “Golden Hours” de Brian Eno.
gros passionné de musique, de bonne Ça, c’était un disque de ma mère.
musique. Il est né en 1949, il a bien pris
les années soixante dans la figure et bien R&F : Quelle influence aura ce bain
vécu le punk, sans l’être vraiment. Il musical précoce ?
avait une énorme collection de disques, Elzo Durt : D’abord, le punk anglais va
de 33 et de 45 tours, que j’ai récupérés, participer de tout ce que j’aime encore
avec tous les premiers Rough Trade, plein de trucs en super état, bref, aujourd’hui. Il y a plein de mélodies, pour moi ce n’est pas sombre, ce
j’ai été très influencé par lui, et dirigé, aussi. Il écoutait pas mal les sont de belles chansons. Mais le gros choc, c’est vers dix ou onze ans,
Cramps, les Clash. Donc, premier album : on est en 1986, c’est encore “Nevermind” de Nirvana. Mon père le rapporte et il devient
du vinyle, j’achète “London Calling”. immédiatement mon disque à moi. C’est le premier où, brrrmmm, tu
vois ? Puis, au même moment, il y a “Trompe Le Monde” des Pixies.
Photo Vincent Peal

R&F : Six ans ? Vous souvenez-vous de la scène ? Là, on entre dans la période où je commence à avoir mes propres
Elzo Durt : Oui, pour la petite histoire, c’est drôle, c’était à la Fnac, disques, ceux que j’achète moi-même. Il y aura ensuite Babes In
à Bruxelles. Le vendeur du rayon disques, c’était Doc Massacre, Toyland, Hole, peu de Sonic Youth bizarrement. Et beaucoup de punk

010 R&F AOÛT 2024


AOÛT 2024 R&F 011
MES DISQUES A MOI ElzO DUrt
anglais comme les Adverts ou “Pink “We Are The Lazer Viking”. Le mec hurle,
Flag” de Wire, le premier Damned, les ça dure onze minutes, c’est extrême !
Buzzcocks évidemment, Alternative J’ai fait toutes leurs affiches de concert.
TV ou, plus tard, The Kids. Ah, eux…
Groupe belge de 1977, c’est du pur R&F : Avec tout ça, vous n’avez jamais
rock’n’roll qui défonce tout ! Un des décidé de monter votre groupe ?
plus grands groupes punk ayant jamais Elzo Durt : J’ai tenté plusieurs trucs mais
existé. Il y en a un autre que j’hésitais à je n’ai jamais appris la musique. C’est
sortir, c’est Skrewdriver. “All Skrewed comme ça que j’ai commencé à vouloir
Up”. Un truc dingue ! Et pour finir, le faire des images parce que ça m’a toujours
disque que mon père ne m’a pas tout de un peu frustré de ne pas faire de musique, alors que j’ai toujours aimé
suite fait écouter mais qui a transformé acheter des disques, regarder les pochettes. J’ai l’impression que même
fort ma vie, c’est “Fire Of Love” du Gun si les pochettes ne sont pas toujours belles, elles sont toujours liées à des
Club. C’était comme les Pixies avant disques. Celle de “Nevermind” par exemple, je ne la trouve pas dingue,
les Pixies. sauf qu’elle est toute seule, elle marche direct ! Il y a des pochettes
indispensables parce que les disques le sont, l’une ne va pas sans l’autre.
Mais ce n’était pas la raison pour laquelle j’achetais des disques. Je suis né
Se battre tous dedans, avec les Cramps par exemple. Il y a toujours eu cette imagerie-là
les week-ends chez moi, qui venait de mon père.
R&F : Vous êtes encore très jeune, vous pouvez quand même
aller aux concerts ? R&F : Revenons aux Tables de la Loi : Beatles ou Stones ?
Elzo Durt : Assez peu. Mais à douze ans, j’entre au collège et je tombe Elzo Durt : Stones, direct. Bon, en même temps, je connais moins
dans une classe de petits punks. Aujourd’hui, l’un des représentants bien les Beatles.
de la scène punk gay bruxelloise bien trash, c’était vraiment mon pote.
Donc, lui, il m’emmène voir Bérurier Noir, Ludwig Von 88 et toute R&F : Du rap ?
la scène belge, comme, par exemple, René Binamé Et Les Roues De Elzo Durt : Le Wu-Tang, Cypress Hill et les Beastie Boys. C’est
Secours. Vers treize ans, le père de mon meilleur pote travaille dans tout. Mais l’attitude dans la scène hip-hop me saoule, leur adoration
la salle de concerts où joue tout ce qu’il y a de plus cool, le VK. Là, pour les marques, c’est quoi le délire ? Le rock, le punk, ce n’est pas
je vois Hole, L7, toute la scène grunge et, comme on a les tickets la même vision de la vie.
gratos, des trucs comme African Head Charge, du dub. Jusqu’au jour
où on va voir Sick Of It All, du hardcore, et là, la claque, je bascule R&F : Qu’est-ce qui vous amène à travailler sur des pochettes ?
dans le punk hardcore. Je découvre Minor Threat, Black Flag, je fais Elzo Durt : C’est lié à l’école. Je fréquente des punks, on fait pas mal
du skate. On est en 1997, il y a une énorme scène hardcore, je vais de conneries, je me fais virer. A ce moment-là, une école d’art à Bruxelles
me battre tous les week-ends ! Dans cette veine, il y a ce groupe que accueille tout le fond du panier, les merdeux comme moi. Je dois avoir
j’ai fait jouer quand je bossais encore au Recyclart, au début des seize ans et je me retrouve au milieu de graffeurs, de punks à crête, de
années 2000 : An Albatross, du hardcore psychédélique américains. rebeus du quartier. Un sacré mélange ! Là, je tombe dans le graffiti.

“Ils étaient
un peu
mous
alors on a
vidé deux
bouteilles
de poppers
dans la
machine
Photo Vincent Peal

à fumée”
012 R&F AOÛT 2024
Mais je ne fais pas ça bien, je le fais avec beaucoup d’humour et il n’y Une super idée de JB. J’adore ces
en a pas vraiment dans ce milieu. Ça se passe mal. Mais je vois des gens disques. Je peux écouter beaucoup de
qui s’amusent avec l’image, qui prennent leur pied à faire des dessins, choses brutales mais j’aime aussi les
à bomber des trains. Je suis. Et quand vient le Bac, je ne sais pas mélodies, j’ai besoin de trucs qui me
quoi faire, je me décide à créer des pochettes de disque. Je m’inscris font voyager.
en graphisme, je galère, c’est laborieux et je ne sais pas dessiner.
Mais je ne lâche pas. Et à un moment, le truc arrive. J’ai vingt ans,
j’organise des soirées techno parce qu’il y avait un creux dans le rock Du Nirvana
à ce moment-là. On passait Aphex Twin ou de la drum’n’bass. Je fais sous speed
les flyers, d’abord de mes fêtes puis des autres. Je commence alors à R&F : Ce qui est intéressant chez
bosser pour Recyclart, où je m’occupe de leur graphisme, expose des vous, c’est l’absence de complexe
gens en lien avec la musique. C’est là que je me suis développé un à passer d’un style comme le punk
réseau. Ensuite, j’ai bossé pour le magazine “Voxer” où je découvrais à un autre comme la techno, plutôt
plein de musiques et acquérais une légitimité en y publiant. méprisée des rockers et vice versa.
Elzo Durt : Aucun problème. Ici, on
a eu Front 242. Je suis né dedans, mon
Vernissage-carnage père était fan. C’est par eux, les punks,
R&F : Et donc, votre première pochette ? qu’on écoute de la techno. C’est eux
Elzo Durt : C’était en 2008, à l’occasion d’un concert de Charles de Goal qui ont créé la new beat. Quand je suis
au Recyclart dont j’avais fait l’affiche. JB (Jean-Baptiste Guillot, nda) arrivé à Paris, j’étais frappé que tout le
de Born Bad était là, l’affiche lui plaît, il me propose de venir à Paris. monde soit dans une case. Même si ça
Il devait sortir un 45 Tours d’Aqua Nebula Oscillator, il me confie change. J’arrive à Born Bad, ils sont tous
la pochette. Je débarque, bon, ils sont complètement tarés — le mec rockab, moi je suis en tongs. Les mecs
partait grave en sucette, il vivait dans une cave en terre battue et se foutent de ma gueule, même s’ils me
bouffait plein d’acides. La pochette était vachement bien mais ne laissent comme ça vu ce que je fais, mais
sortira pas. Mais du coup, je fais l’affiche et le 45 Tours promo de la un autre que moi se serait fait à moitié
première tournée Born Bad, avec Cheveu, Magnetix, Frustration, tous lyncher dans le shop ! A Bordeaux, chez
mes groupes préférés du moment. Ayant eu un père qui dénigrait le les Magnetix par exemple, t’as une super
rock français, je nourrissais un truc “Ouais, la France peut pas faire discographie, dingue, mais c’est que du
du rock !” Avec JB et Marc de Frustration, qui tient aussi le magasin sixties, que du garage ! Moi, ici, ça va dans tous les sens, même si j’ai
Born Bad, je me mets à acheter plein de trucs français, c’est la période aussi mes périodes. En ce moment, j’écoute plutôt des trucs comme
où, en France, ça explose. Ce sont de très belles années ! Avec les Peuk, des Belges très influencés par les nineties, la chanteuse c’est
compilations “Wizzz !”, je découvrais des tonnes de groupes obscurs Kurt Cobain en meuf. Il y a aussi Psychic Void, “Skeleton Paradise”.
et géniaux, qu’on ne trouvait nulle part, même pas en brocante. Autre Ce sont des Canadiens, ce disque est absolument incroyable. Je suis à
chose que Johnny, quoi… Enfin, je voulais juste ajouter que tous ces fond dans toute une scène punk hardcore actuelle, comme GG King,
groupes français avaient été précédés par les premiers LP de Thee “Remain Intact”, c’est génial ! Ou Plax, “Clean Feeling”, j’adore ça !
Oh Sees, de The Intelligence et puis, surtout, bam !, de Jay Reatard, Le dernier morceau dure dix minutes, du hardcore qui vire kraut ! Ah,
quoi ! Un vrai retour du rock ! Il y avait aussi The Horrorists ou cet il y a ça, aussi, Predator, ou Bib, le mec hurle, on ne comprend rien ! Et
album des Black Lips, “Let It Bloom”. Quand c’est arrivé, c’était hyper Crisis Man, “Asleep In America”. Ces mecs se connaissent tous. Mais
bon ! Les mecs avaient tout, le son, une attitude. ma grosse découverte du moment, c’est Abdomen, des Hollandais.
“Emetophobia”. Du Nirvana sous speed. Hyper puissant. Ah, et ça !
R&F : Puis, en 2011, c’est la consécration, avec la pochette Les Allemands de Die Verlierer. “Beat In My Bones”, vraiment
de “Carrion Crawler / The Dream” de Thee Oh Sees ! génial ! Il y a aussi toute une scène germanophone qui me passionne
Elzo Durt : Oui. J’avais une exposition à Dijon. Je venais juste en ce moment, No Waves, plus kraut ; Pigeon, “Deny All Knowledge
d’avoir mon permis, je descends aussitôt avec un gros camping-car. Ça Of Complicity”, plus punk, dément. En revanche, les trucs comme
devait être un week-end normalement Whispering Sons ou Trammhaus, vite ça m’ennuie. Trop arty. Chiant.
sans drogue mais je picole comme un
dingue et, du coup, pendant trois jours, R&F : Et des musiques calmes, jamais ?
je dors à côté du camping-car. Bref, Elzo Durt : Non. Mais quand je bloque sur un truc, je l’écoute en
vernissage-carnage ! Le lendemain, boucle ! Par exemple, Tiña, “Positive Mental Health Music”. Je les
concert des Magnetix et des Oh Sees ! ai découverts la semaine où ils ont splitté… Ils avaient un côté folk.
Les mecs débarquent dans la salle où Mais quand ça devient trop cérébral, ça m’ennuie. C’est comme Ty
j’avais plein de trucs exposés. Dwyer Segall : au début j’adorais, maintenant, avec ses ballades, il me saoule.
arrive et me dit : “Je te prends ça, ça et
ça”, enfin il m’en achète sept ou huit R&F : Le meilleur souvenir de concert ?
et ajoute : “Ça, c’est la pochette du prochain album”. Ok… Moi là- Elzo Durt : Les Catholic Spray à Bruxelles, à la sortie de leur album
dessus je deviens complètement fou ! Je me souviens, pendant le sur mon label, Teenage Menopause, “Kiss The Smack”. C’était en 2011.
concert, j’étais arraché mort, je plongeais dans la salle, glissais sur le Ils étaient un peu mous alors on a vidé deux bouteilles de poppers
ventre, mordais dans les mollets du bassiste ! Et effectivement, rentré dans la machine à fumée !
aux Etats-Unis, il me recontacte et on fait la pochette. Ce qui est
bizarre, c’est que je n’ai pas fait tant de pochettes pour des Américains R&F : Un seul disque à sauver de la catastrophe ?
alors que je pensais que ça allait décoller. Après on a fait la tournée Elzo Durt : “Trompe Le Monde” des Pixies. Tellement parfait ! H
avec les Magnetix et Ty Segall. La mode, à ce moment-là, c’est le
garage. Je fais la pochette des deux premiers Jack Of Heart en 2009. Livre “Complete Works #2 (2017-2023)” (Timeless Edition)

AOÛT 2024 R&F 013


014 R&F AOÛT 2024
in memoriam

JAMES CHANCE
1953-2024
Musicien avant-gardiste qui a posé les codes de la no wave,
l’irascible chanteur et saxophoniste s’est éteint le 18 juin dernier.
Il demeure une des figures les plus radicales de l’underground new-yorkais du XXe siècle.
“Y A-T-IL UNE PLACE DANS LE partagée entre James Chance et Lydia Lunch. sur les tables des clubs où il joue, tout
ROCK POUR UN SAXOPHONISTE Le premier album studio signé Contortions en maudissant la scène punk new wave
ALTO KAMIKAZE À CANON SCIÉ EN voit le jour en 1979, avec en couverture underground qu’il méprise intensément.
COLÈRE QUI ÉVOQUE GODZILLA Terence Sellers, une dominatrice SM
SOUS SPEED ?”, se demandait Kurt connue sous le nom de Mistress Angel
Loder en 1980 quand James Chance, Stern, en bikini : “Buy” est un maelstrom Espoirs déçus
26 ans, commençait à percer dans de funk malade traversé des cris de James James reste pourtant proche de quelques
le New York underground post-punk. et zébré de son sax en mode agression collègues de la scène CBGB/ Max’s Kansas
La seconde naissance de James Sigfried, sonore. “J’enregistre d’abord la section City, dont Debbie Harry et Chris Stein de
qui voit le jour à Milwaukee en 1953, rythmique, je n’aime pas tout jouer Blondie, qui monteront sur scène avec lui
fut en 1976, l’année où, après avoir séparément, ça sonne trop artificiel. et quelques autres proches (Nile Rodgers,
largué son quartette instrumental Généralement le groupe joue live sur Bernard Edwards, Fab Five Freddy) pour
Flaming Youth, il forme Teenage les rythmiques et moi je chante et je fais un concert de soutien à sa manageuse-
Jesus And The Jerks avec la mes solos par-dessus, que je ne garde pas girlfriend Anya Phillips. Conceptrice
scandaleuse Lydia Lunch. L’outrage la plupart du temps. C’est beaucoup de de la pochette de “Buy” et designeuse
devient son pain quotidien, et sa travail mais je préfère enregistrer comme de la fameuse robe de plastique rose
réputation d’artiste atrabilaire qui ça et ensuite placer quelques overdubs. arborée par Debbie Harry en couverture
n’hésite pas à provoquer le public L’album ‘Buy’ était enregistré et fini de l’album “Plastic Letters”, Anya mourra
lui colle à la peau dès ses débuts. mais j’ai décidé que ça n’était pas d’un cancer en 1981 à l’âge de 26 ans.
“A l’époque, la scène du CBGB assez inspiré donc on l’a réenregistré.” La carrière de James à partir des années
ressemblait à un lycée, avec toutes Les références de ses deux formations, 1980 est erratique, plombée par divers
ces petites cliques de connards qui James Chance And The Contortions/ problèmes juridiques l’empêchant
vous faisaient bien sentir que si vous James White And The Blacks, sont d’enregistrer. Il vit brièvement à Paris,
n’étiez pas dans un groupe, vous avant tout disco : “On dit que le disco retourne à New York, apparaît en 1999 sur
n’étiez rien. Je voulais leur montrer sonne toujours pareil mais ce sont les l’album de Blondie “No Exit” et retrouve
qu’ils n’étaient pas aussi hip qu’ils disques de new wave qui sont monotones !” en 2001 quelques-uns des Contortions
le croyaient. C’était une forme de disait-il, mettant en pratique son goût originaux pour une série de concerts.
revanche” expliquait-il en 2007. pour le son des clubs avec ses choristes les En 2006, James tourne en Europe avec
Discolitas et ses danseuses les Wigglettes. un groupe de musiciens français sous le
“Off White”, sorti chez Ze Records en 1979, nom de James Chance And Les Contortions.
Disco beat contient ce qui se rapproche le plus d’un Un album en témoigne, “Incorrigible!”,
et punk funk attitude tube pour le jeune sax maniac, le single sorti en 2012, produit par Frank Darcel
En 1977, il s’entoure d’un aréopage “Contort Yourself”, produit par August (Marquis De Sade, Octobre). Ce sera
de musiciens corvéables à merci, “Kid Creole” Darnell, et une reprise très une de ses dernières apparitions
The Contortions, et solidifie son style : personnelle du “(Tropical) Heat Wave” discographiques. Sa santé déclinante
la rencontre d’un free-jazz énervé avec d’Irving Berlin. Le choc entre disco l’éloigne de la scène. Admis dans une
un funk chaotique traversé de furieux solos beat et punk funk attitude lui vaut des maison de repos à Harlem, il y meurt
Photo Ebet Roberts/ Dalle

de saxo sur une rythmique résolument disco critiques plutôt élogieuses, et ses concerts le 18 juin 2024 à l’âge de 71 ans,
funk. Un style “no wave” qui sera sanctifié se transforment en confrontation avec le laissant une discographie chétive
par Brian Eno, gourou de secours du public, James n’hésitant pas à tabasser et des espoirs déçus, balayés par
mouvement et initiateur de la compilation les spectateurs trop tièdes à son goût, le temps avec lequel tout s’en va. H
“No New York” dont la première face est renversant les verres et les bouteilles OLIVIER CACHIN

JUILLET 2024 R&F 015


Prospect
“Western vampirique”

AVENOIR
Fantassin du renouveau shoegaze, ce quatuor marseillais
témoigne de la vitalité de la scène locale.
Différent et surtout composite, tel est le style
Avenoir, mélange de shoegaze (Léo cite Ride
et My Bloody Valentine), de psychédélisme
et de grunge (Sasha, également mordue de
Fleetwood Mac, a beaucoup écouté Nirvana)
auxquels s’ajoutent, ingrédients moins
attendus qui les distinguent, l’importance
de la boîte à rythmes (depuis peu associée à
une batterie), héritage de la culture house,
et le chant alternativement en français
et en anglais (la moitié de la famille de
Sasha vit au Pays de Galles). Un goût du
désordre bariolé que Léo étend à l’aspect
vestimentaire : “Il y a deux mots que j’ai
toujours en tête quand je décide comment
je m’habille pour les concerts, c’est ‘western
vampirique’. Avec Sasha, on essaie de se
maquiller pas mal. Et j’ai une paire de
santiags, je ne les mets jamais ailleurs
que lors des concerts d’Avenoir !”.

Shoegaze psychédélisant ?
Une mixture au total résolument nineties
que Sasha qualifie par dérision de “grunge
mystique” (“C’est moi qui avais trouvé
ça parce que j’écoute du grunge, et
‘mystique’, ça a plus à voir avec les choses
qui influencent mes textes”) et qui jaillit
avec une remarquable cohérence sur leur
deuxième EP “Vu Dans Le Miroir” (sortie
prévue le 25 octobre), lequel fait suite à
“Stuck With Flying Fishes”. Onze titres
en tout et pour tout, excellents pour la
plupart (“Time Machine”, “Page Blanche”,
CEUX QUI JUGENT LA VILLE D’IAM reprend la balle au bond : “On vit dans chantée en français, “Hôtel” ou “Atala”,
PEU PROPICE AUX EXPÉRIENCES une ville qui a une certaine esthétique et morceau inspiré par la vision du tableau de
PSYCHÉDÉLIQUES N’ONT une certaine âme, et je pense qu’on ne Girodet), et qui devraient leur permettre de
MANIFESTEMENT JAMAIS LU peut pas passer à côté dans la musique se faire une place de choix sur la florissante
“HASCHICH A MARSEILLE”, génial qu’on fait. On est forcément imprégné scène marseillaise. Charles : “C’est une
texte de Walter Benjamin dans lequel par l’énergie qui s’en dégage. C’est scène assez active, il y a beaucoup de
le plus baudelairien des marxistes une ville qui depuis très longtemps est groupes qui sont au même niveau de
allemands explore minutieusement le associée au hip-hop et c’est intéressant développement, d’autres sont déjà dans des
désordre intérieur produit par une de la voir avec un autre œil, depuis situations plus sérieuses comme Parade
prise nocturne de haschich. Les mêmes un style de musique différent”. Sasha et Avee Mana, qui sont un peu les leaders
n’ont sans doute jamais vu non plus en précise le making-of : “J’ai fait de la scène marseillaise en ce moment. Et
la vidéo de la pépite “Time Machine”, une fac de cinéma à Montpellier, j’y la semaine prochaine, on part jouer avec
dérive antonionienne (“Zabriskie Point” ai rencontré une copine qui réalise Flatheads” (sur Parade et Flatheads, voir
n’est pas loin) le long des calanques. Se des films, Alice Chevrolat. Avec des notre dossier “50 Groupes Français” de
voient-ils comme les représentants d’un amis, ils ont monté une association décembre 2023). En définitive, le bleu de la
psychédélisme provençal ? La suggestion de réalisateurs-techniciens, etc., qui nuit américaine de “Time Machine” délivre
laisse froid les membres d’Avenoir, s’appelle Monstree et qui réalise des à lui seul le programme de ce psychédélisme
soit les fondateurs Sasha Vaughan films, des courts-métrages, et je leur volontiers shoegazant — ou de ce shoegaze
(guitare et chant) et Charles Priem ai proposé de faire notre clip. J’adore psychédélisant ? — : faire crépiter d’autres
(basse et drum machine) et les nouveaux les esthétiques un peu fantastiques, les lumières et d’autres paysages. H
venus Clément Leray (batterie) et Léo histoires où on a l’impression qu’il y a un
Photo DR

RECUEILLI PAR VIANNEY G.


Jousselin (guitare), même si ce dernier autre monde, ou un deuxième monde”. Album “Time Machine” (Ganache Records)

016 R&F AOÛT 2024


En vedette

Conceptuel, onirique et fascinant

Cluster
La réédition de “Zuckerzeit”, cultissime troisième album de Cluster,
est l’occasion de célébrer le génie de Hans-Joachim Roedelius et
Dieter Moebius, les deux membres de ce duo majeur de l’extraordinaire
musique allemande des années soixante-dix, et de Michael Rother, autre
figure cruciale du krautrock et coproducteur du disque en question.
PAR JEROME SOLIGNY

Photo DR
EN PREAMBULE à ces quelques feuillets rétrospectifs à est également associé à d’autres célébrités du krautrock
propos de Cluster, à l’occasion de la réédition du cinquantième parmi lesquelles Neu!, Kraftwerk, Ash Ra Tempel ou Guru.
anniversaire, chez Bureau B, de “Zuckerzeit”, on se doit de Et donc, les observateurs de l’époque n’ont pas été étonnés
rappeler que la plupart des formations de cette musique de le voir apparaître en tant que troisième membre du
dont l’influence, aujourd’hui, a autant survécu chez les groupe sur la pochette de “Cluster 71”, qu’il a également
explorateurs sonores anonymes que chez certains groupes produit. Mais alors que Kluster, tout en laissant libre cours à
grand public (on pense évidemment à Coldplay), adoraient l’improvisation, avait défriché une sorte de musique bruitiste
sortir de leur propre cadre et ne s’imposaient aucune figure. qu’on peut qualifier de pré-indus, ce premier Cluster (paru
Ainsi, si Kluster est né, au début des années soixante-dix, de sur Brain, le fameux label de Hambourg) est le disque d’un
la rencontre de Roedelius et Moebius avec Conrad Schnitzler groupe qui avait décidé de prendre de la hauteur et d’intégrer
(cofondateur du Zodica Free Arts Labs à Berlin — un endroit davantage de mélodies et d’ambiances planantes — on disait
où, dès la fin des années soixante, les groupes allemands les même cosmiques — à sa mixture encore très organique (à
plus audacieux se sont produits — et membre du Tangerine base d’instruments variés dont des guitares et des claviers
Dream des débuts), son K a été remplacé par un C après classiques). C’est flagrant à l’écoute de “Im Süden”, un
deux albums studio (publiés en 1970 et 1971). L’ingénieur titre particulièrement hypnotique de “Cluster II”, de 1972.
du son du second n’était autre que Conny Plank, une légende Le duo en était alors redevenu un, Conny Plank se contentant,
lui aussi, dont le nom en tant que producteur ou musicien une nouvelle fois, de coproduire le disque.
Cluster et Eno

Ça n’est un secret pour personne


que Brian Eno est tombé dans la
marmite du krautrock dès le début
des années soixante-dix et que son
ambient doit beaucoup aux travaux
de Neu!, Harmonia et Cluster.
En 1976, il s’est rendu en Allemagne
pour enregistrer à Forst avec Harmonia.
Le fruit de ces séances n’est paru
qu’en 1997 sous le titre “Tracks And
Traces”. Eno a également enregistré
avec Cluster. Ils ont publié “Cluster
& Eno” en 1977 et “After The Heat”
l’année suivante. En 2016, Hans-
Joachim Roedelius nous confiait :
“Brian Eno était venu chez nous en 1976
pour nous dire à quel point David Bowie
et lui étaient sidérés par notre perception
et notre analyse de la musique de
l’époque et la manière dont, en réaction,
on essayait de développer quelque chose
de personnel. Je me souviens d’avoir
écouté ‘Low’ et ‘Heroes’ et de les avoir
appréciés mais j’ai toujours senti que
ces disques étaient très éloignés de mon
univers. Je n’ai jamais été fan de Bowie
ni d’autres ‘héros’ de ce genre. Les miens
étaient Hapshash & The Coloured Coat,
Third Ear Band, Captain Beefheart
ou Can. J’ignore ce qui a séduit David
Bowie dans le krautrock ou si ce genre
musical l’a poussé à expérimenter mais
je sais pertinemment que Brian Eno
et lui ont été profondément influencés
par Harmonia, Cluster et aussi Can.”
“Before And After Science”, le
cinquième album de Brian Eno,
en partie enregistré au studio de
Conny Plank à Cologne, bénéficie
de la présence des membres de
Cluster et de Jaki Liebezeit.

Le jeu des chaises musicales va se poursuivre avec l’entrée dans la évoluer leur musique, toujours instrumentale, en raccourcissant les
danse (de plus en plus robotique) de Michael Rother. Membre de morceaux et en assumant d’utiliser une boîte à rythmes (de la marque
Kraftwerk à l’époque où le batteur Klaus Dinger l’était également Elka) au lieu d’un batteur. La légende prétend qu’elle appartenait à
(Dinger joue sur le premier album de la formation originaire de Michael Rother et que comme il était aussi, à cette époque, accaparé
Düsseldorf, mais Rother n’a jamais enregistré de disque studio avec par l’enregistrement de “Neu! 75”, sa contribution réelle aurait pu se
elle), le guitariste et claviériste allait monter Neu! (avec Dinger) limiter au prêt, à Cluster, des instruments qu’il n’utilisait pas.
en 1971 qui publiera, durant la décennie et toujours sur Brain, trois
albums studio remarquables. Les choses vont véritablement se corser
lorsqu’en 1973, Hans-Joachim Roedelius, Dieter Moebius et Michael Canot électrique
Rother vont décider de sévir à trois sous le nom Harmonia. A l’origine, Sincèrement, on est en droit d’en douter car un demi-siècle après
il ne s’agissait là que d’un side-project mais les deux albums du trio ne leur parution, ces disques enregistrés par Harmonia, Neu! et donc
vont pas passer inaperçus. La presse (spécialisée) et un public d’initiés Cluster semblent venus de planètes non pas similaires mais reliées
vont goûter ces expérimentations sur le point de devenir purement entre elles par des ponts de verre. Et évidemment, Rother n’y est
électroniques, même si, dans Harmonia, la guitare de Rother, aux pas pour rien. Les dix plages de “Zuckerzeit” (dont on recommande
sonorités amplement trafiquées, est à l’honneur. Et c’est le plus l’écoute en vinyle) ont été composées pour moitié par chacun des deux
naturellement du monde que ce dernier va coproduire “Zuckerzeit”, membres de Cluster. “Hollywood” (Roedelius), d’entrée de face A, fait
le troisième album de Cluster publié en 1974, quelques mois après glisser ses accords sur une rythmique brinquebalante mais sécurisée
le premier Harmonia. Sans renier quoi que ce soit de ce qui avait par des synthés séquencés (avec les moyens du bord). “Caramel”
fait, jusque-là, leur spécificité artistique, Roedelius et Moebius, (Moebius) tourne sur trois pattes, mais il est clair que Devo s’en
comme Rother, vont faire le choix de quitter Berlin pour s’installer à est inspiré pour son “Mongoloid”. Inoffensif au départ, “Rote Riki”
la campagne, à Forst. Loin de la ville, coupés du monde, ils vont faire (Moebius) crapahute sous un balancier menaçant (un seul accord,

020 R&F AOÛT 2024


clUStEr

“Gagner de l’argent
avec la musique
n’a jamais été une
préoccupation. Il
aurait parfois été
agréable d’être
payé, mais si
j’avais été riche, je
n’aurais pas fait la
même musique”
La tension monte d’une centaine de pieds avec “Rotor” (Moebius) qui
enchevêtre les séquences sur un tempo jungle avant l’heure. Dans le
“Heiße Lippen” (Roedelius) final, ce sont les rythmes et les boucles
harmoniques qui se superposent et finissent par donner le tournis.

Ein großes Zuhause


On n’aura pas assez de cette vie-là pour faire le tour du krautrock
— comment ne pas avoir envie de se (re)plonger dans l’œuvre de
Vampires Of Dartmoore, Embryo, McChurch Soundroom, Rufus
Zuphall ou Cosmic Jokers ? Mais “Zuckerzeit”, qui n’est qu’un des
joyaux du trésor musical laissé par Hans-Joachim Roedelius et Dieter
Moebius (avec Conny Plank ou Michael Rother), est pour ceux qui
deux notes de “basse”) et monte en puissance en libérant des n’y auraient encore jamais mis les oreilles une porte d’entrée vers
Photo DR

sonorités synthétiques qui font regretter que George Lucas ne les ait un vaste univers sonore parallèle, conceptuel, onirique et fascinant.
(certainement) jamais entendues. “Rosa” (Roedelius) se rapprocherait Dans les années soixante-dix, après “Zuckerzeit”, Cluster a enregistré
de Kraftwerk si la rythmique n’allait pas faire un tour du côté de Neu!. “Sowiesoso”, à nouveau produit par Plank, puis travaillé avec Brian
Le fameux motorik beat — d’abord joué par de fins frappeurs de Eno. Une sorte d’intégrale de Harmonia est parue en 2020 et, deux ans
peaux tels que Jaki Liebezeit (Can) ou Zappi Diermaier (Faust), il a plus tard, un coffret contenant les trois albums de Neu! a également
été remplacé par des boucles automatiques, traitées et implacables — été commercialisé.
qui propulse en envoûtant plus qu’il ne ponctue (à la différence des Enfin, signalons que la plupart des musiciens de krautrock, à la
techniques employées par la plupart des batteurs de rock ou de différence de bien d’autres dans des styles divers, n’ont jamais eu soif
jazz) caractérise aussi “Caramba” (Moebius), plus simple dans sa de succès, n’ont jamais eu envie de devenir célèbres et n’ont jamais
construction harmonique mais que beaucoup de formations synth- été riches. Aujourd’hui comme hier, ces gens-là se méritent. Pour
pop, adeptes des machines et apparues dans la foulée de la new eux, l’amour de l’art, la liberté dans la création, l’audace et le besoin
wave, ont pompé. “Fotschi Song” (Roedelius) est prétexte à utiliser d’inventer ont toujours été plus forts que le reste. A la journaliste
une vieille formule du songwriting : faire sonner trois accords comme du “Times” Lisa Verrico, Hans-Joachim Roedelius confiait à ce
quatre. Ce titre est un voyage qu’on pourrait qualifier de planant à sujet en 2005 : “Gagner de l’argent avec la musique n’a jamais été
l’inverse de “James” (Moebius), plus heurté et nervuré de guitares une préoccupation. Il aurait parfois été agréable d’être payé, mais si
(Rother ?) noyées dans l’Echolette. En comparaison, “Marzipan” j’avais été riche, je n’aurais pas fait la même musique. Je n’aurais pas
(Roedelius) — à qui, évidemment, Marzipan & Mustard (l’album vu autant de choses de la vie et pour créer de manière pertinente, il
electro “Playground” a été, dans ce journal, le dernier Disque du Mois faut avoir une grande expérience de la vie.” Ein großer Künstler und
de l’année 1998) doit son nom — est une balade en canot électrique ein großes Zuhause, a-t-on envie d’ajouter. H
sur la Weser où clapotent des vaguelettes de synthés Davoli et Farfisa. Album “Zuckerzeit” (Bureau B)

AOÛT 2024 R&F 021


Orville Peck

022 R&F AOÛT 2024


Dossier
“Un Wrangler sur mon petit cul”

Revival
countRy
2016–2024
Des
hoRs-la-loi
a la Ruee
veRs l’oR PAR THOMAS E. FLORIN

Le retour des légendes se fait toujours lors d’un temps mythique.


La country est revenue aux USA au moment où les forces du pays partaient
à l’assaut de la réalité. C’est lors de la campagne présidentielle américaine
de 2016 que nous avons découvert que le faux pouvait devenir le vrai
et le vrai le faux. La réalité, ce qui se passe dans la matière, y était souvent
niée et tout le savoir humain remis en question. Cette réalité alternative
est entrée avec fracas dans notre quotidien, créant une vague qui a balayé
depuis plusieurs fois la surface du globe. Et c’est bien sûr à ce moment
précis que les cow-boys sont revenus pour sauver l’Amérique.
Photo DR

AOÛT 2024 R&F 023


rEvIvAl cOUntry 2016-2024

Une culture qui


ne leur appartenait
plus vraiment
EN 2016, ILS ÉTAIENT LÉGION. Lui, la barbe mormone, le
chapeau noir et la cigarette fumée au tiers dans la main. Elle,
de profil, le regard perdu vers l’est, les cheveux roux tombant
de sous son chapeau blanc. Lui, nonchalamment allongé, les
lunettes noires posées sur le nez comme les insanités qu’il
profère avec délice. Celui-là encore, grosse rouflaquette
sous les bords relevés du Stetson, de profil, tapant du talon
biseauté sur un fond de pochette jaune. Oui, tout cela, c’était
sur des premiers albums, ceux de Paul Cauthen, Margo Price,
Wheeler Walker Jr, Charley Crockett et tant d’autres encore.
Les cow-boys de l’année 2016. Une génération de gens de
trente ans qui après une décennie de folk, de rock’n’roll et
d’un tas d’autres choses se tournaient vers la country pour
revendiquer une culture qui ne leur appartenait plus vraiment.

Les codes
de l’Amérique profonde
Cest de cela dont il va s’agir ici : le revival country a été un renouveau
générationnel, une nouvelle vague qui avait une autre vision de cette
musique en vigueur dans tout le sud des Etats-Unis. Car la country
n’a jamais, au grand jamais, quitté le pays. Depuis les années 1920
et le début des radios américaines, son histoire est à l’image de
celle de la musique populaire : en dents de scie. La country a eu ses
pionniers, sa période classique, son ventre mou, sa période punk
— appelée, logique du cow-boy oblige, outlaw —, son luxe décadent
et richissime — countrypolitan. Mais, depuis 2001, le genre s’était
recroquevillé sur sa base. Plus on s’avançait vers le sud du pays, plus
cette musique envahissait les ondes avec ses chansons parlant de
tracteur vert, des bandes blanches et rouges du drapeau et de cuites
interminables qu’on appelle si justement là-bas bender.
La country était donc destinée aux hommes blancs des contrées
rurales américaines, le genre de personne à avoir rebaptisé freedom
fries les plats de frites après la seconde guerre d’Irak, un style qui
aurait pu avoir son exotisme si sa musique n’était pas tout bonnement
à chier. Production claire, voix nasale surjouée, solo de guitare lyrico
bourrin et rythmique de stadium rock : la country de ce genre a la
finesse musicale d’un hush puppy, ce truc frit dont personne n’est
capable de vous donner la recette. Puis, quand ils ne sont pas en
train de descendre des bouteilles de mauvais whisky au volant d’une
Chevrolet, les chanteurs de country déblatèrent interminablement sur
la Bible, le tout dans des tours de chant qui ressemblent à de violentes
crises d’hémorroïdes. En bref, la musique country était devenue un
cauchemar, un cauchemar à grande échelle, un cauchemar dont le
visage ressemble à la carte d’un pays le lendemain d’une élection.
Pendant ce temps, dans les grandes villes, toute une génération
désabusée, post-moderne et pathétiquement ironique était en train de
se réapproprier les codes de l’Amérique profonde. Les burgers à quinze
dollars, les micro-brasseries, la barbe longue et les trucker hats, ces
casquettes prisées des routiers donc l’arrière est en filet : le hispsterime
était né. D’abord à Brooklyn, ancienne banlieue ouvrière de New York,
Photo Ryan Vestil-DR

puis dans les quartiers équivalents des grandes villes des côtes, avant
que les hipsters, vieillissants et chassés par la courbe ascendante de
l’immobilier, connaissent à leur tour leur grande diaspora. C’était au
milieu des années 2010 que toute une partie des classes créatives Charley Crockett

024 R&F AOÛT 2024


Chambres de motel, cœur brisé
et nuits sous cocaïne
Discowboy
Stetsons, pick-ups pachydermiques, guitares en bois, pedal steel, accents sudistes et voix soyeuses.
Si la country music du XXIème siècle se nourrit toujours des mêmes codes, elle est plus que jamais
le refuge de misfits en tous genres qui transgressent et renouvellent le genre avec brio. Par Thomas E. Florin
Whitey Morgan and the 78’s Paul cauthen
“Whitey Morgan And The 78’s” “Room 41”
Bloodshot Records (2010) Lighting Rod Records (2019)
Chaque mouvement a ses pionniers, Autant être honnête : ce type est notre
passeurs de relais et artistes qui font le pont chouchou. Déjà parce que son baryton
entre les générations. Pour les nouveaux lui vaut le surnom de “Big Velvet” et
hors-la-loi, l’un d’eux fut Whitey Morgan, que si le Texan a commencé sa carrière
un cow-boy à barbe frisé qui aurait pu jouer comme une sorte de preacher en croisade
dans une formation stoner. Avec son groupe contre la bigoterie, il s’est tourné peu à
en tournée perpétuelle, ses chansons qui peu vers ce personnage de crooner crado
racontent la vie dans les honky tonk et les feux et country. Et tout s’est cristallisé sur
de prairie, Whitey, s’il n’écrit pas des textes cet album : “Room 41”, un univers en soi, baroque et seventies,
renversants, portait haut la flamme avec son toucher à la Telecaster avec tout ce qui faisait la vie de Cauthen à cette période : chambres
et sa voix profonde qui évoquait le Waylon Jennings de… 1978 ! de motel, cœur brisé, guitare funky et nuits sous cocaïne.

Wheeler Walker Jr orville Peck


“Redneck Shit” “Pony”
Peperhill Music (2016) Sub Pop (2019)
Si l’outrance était faite homme, elle Bizarrerie absolue, il n’existera jamais
s’habillerait en noir et s’appellerait Wheeler un autre album comme “Pony”. Fantasme
Walker Jr. Rien que les titres de ses chansons d’un garçon laissé seul avec ses instruments
valent le détour. Traduction : “Va te faire et ses images de cow-boy, ce que l’on y
foutre, salope”, “As-tu déjà baisé avec un entend, hormis un chanteur merveilleux,
cul-terreux”, “Bouffer de la chatte/ botter n’a pas tant à voir avec la country qu’une
des culs” ou le tube “Se battre, baiser et certaine idée de la musique atmosphérique
péter”. Voici de quoi est fait le répertoire des années quatre-vingt. Quelque chose
hilarant de ce cow-boy taré, un méchant de carnaval inventé par entre Chris Isaak, les Righteous Brothers et Jimmy Somerville.
l’auteur de Comedy Central Ben Hoffman, un génie qui a poussé
la vulgarité si loin qu’elle en est devenue abstraite. Tout cela sur
de la country grasse et des riffs à la ZZ Top. Un pur bonheur, quoi. sturgill simpson
“Sound & Fury”
Elektra (2019)
Margo Price Première nouvelle star du genre, Sturgill
“Midwest Farmer’s Daughter” Simpson s’est fait repérer dès 2014 avec
Third Man Records (2016) “High Top Mountain”, excellent premier
Enregistré au Sun Studio en trois jours, album qui lui vaut une nomination aux
ce qui marque à la réécoute de cet album, Grammy Awards. Apparemment pas
c’est la qualité des chansons de Margo Price, spécialement satisfait d’avoir enregistré
construites comme des classiques du genre. un nouveau classique du genre, Sturgill
Lorgnant vers les productions Chet Atkins n’en fera plus qu’à sa tête, sortant coup
du milieu des années soixante, la finesse des sur coup “Metamodern Sounds In Country Music” (étrange), le
arrangements, le jeu, la voix de Price elle- concept album “A Sailor’s Guide To Earth” (franchement bizarre)
même — sorte de Lorreta Lynn qui aurait puis ce délirant et génial “Sound & Fury” qui mélange flûte japonaise
perdu sa rugosité et son accent — permettent (un film animé japonais Netflix accompagne l’album), hard disco,
à “Midwest Farmer’s Daughter” de posséder les deux qualités des morceaux épiques à la Giorgio Moroder (“Make Art, Not Friends”)
grands albums de chanteuses : être émouvant et méchant à la fois. et une chanson sur le meilleur horloger de Mars. Un ovni.

colter Wall Reyna Roberts


“Colter Wall” “Bad Girl Bible, Vol 1”
Black Hole Music (2017) Reynared Records (2023)
La country a ses poètes, ses ermites qui Mélanger la guitare slide, la TR 808 et le banjo,
lèchent leurs plaies auprès du feu de camp, c’est possible. Le revival country a gagné
la guitare acoustique calée contre la rotule. tous les genres américains, et même dans le
Pour entendre le nouveau chanteur de hip-hop, on porte des chapeaux de cow-boy.
la légende pastorale américaine, il faut Avec Willie Jones (son petit tube “Down By
écouter Colter Wall. Un premier mini- The Riverside”), Reyna Roberts est l’une des
album, “Imaginary Appalachia”, évoquait figures du mouvement et “Bad Girl Bible Vol
le bluegrass, les bivouacs et les productions 1” dicte les canons du genre : “Country Club”,
Rick Rubin. Ici, c’est la sécheresse retrouvée “Miranda”, “We Said I Do” montrent que cette originaire d’Alaska
d’une guitare en fingerpicking et d’une voix assez grave pour pousser sait chanter, rapper, composer, tout ce qui existe entre tube méchant
l’auditeur dans ces chansons de cow-boy à la Townes Van Zandt. et ballade FM sirupeuse. En 2023, tout le monde a le droit à sa Bible.

sarah shook & the Disarmers Red shahan


“Sidelong” “Loose Funky Texas Junky”
Bloodshot Records (2017) Lemon Pepper Records (2024)
Si le Johnny Cash de la période Sun avait En 2012, le label Light In the Attic sortait la
eu une descendance, ce serait elle. Sarah compilation “Country Funk” qui rassemblait
Shook et ses Disarmers pratiquent cette Jim Ford, Larry Jon Wilson et Bobby Charles.
country punk comme l’aimait le Gun Depuis cette merveille, ce qui était personnel
Club de “Miami” : une ligne droite, la peut donc être revendiqué comme un genre,
rythmique qui cavale et un jeu qui ne fait et c’est ce que devrait faire Red Shahan avec
aucun prisonnier. Sarah Shook avait 32 ans cet album qui doit en fait beaucoup au Band
quand sortait ce classique des classiques : et à Leon Russell (l’un des meilleurs potes de Willie Nelson). L’orgue
sa voix attraperait n’importe quel type au colbac et ses paroles leur B3 ronronne dans sa Leslie, le clavinet craquette, les refrains sont
foutraient deux claques en travers de la poire. “Sidelong” est ainsi : repris en chœur. Oui : la campagne aussi peut être un endroit funky.
un grand album de country et un immense disque de rock’n’roll.
rEvIvAl cOUntry 2016-2024
Photo DR

Paul Cauthen

Cette chose qu’il a inventée :


la country glam
et des professions dites intermédiaires fuyait vers les agglomérations du tourisme et de sa population, Nashville est devenue, selon un article
de taille moyenne avec pour critère d’installation, le prix du mètre du “Financial Times” de 2023, “le ground zéro de la guerre culturelle
carré, les offres d’emploi et une forte identité culturelle de la ville. américaine”. Les mondes, comme partout en Occident désormais, y
En France, ce sera Nantes et plus tard Marseille. Aux États-Unis, sont parallèles, chacun vit dans le sien et personne n’est plus capable
c’était Denver, Austin ou Nashville. de se comprendre. Et étrangement, la musique country est devenue
un symbole même de ce phénomène.
Cela a commencé en 2016 mais est devenu franchement visible en 2019.
Une drag à la Cette année-là, un Canadien, ancien batteur d’un groupe punk très
choucroute Dolly Parton bruyant, se colle un masque sur le visage, des franges sous le nez
Cela fait dix ans désormais que Nashville gagne un nouvel habitant et se met à crooner des chansons d’amour entre cow-boys du même
par heure. Ils viennent de New York, de Californie ou Chicago ; sexe. Petit phénomène indie, bien plus programmé sur les radios
travaillent pour le centre Amazon, d’autres pour l’une des nombreuses universitaires que les stations country, Orville Peck, chanteur
entreprises de santé qui ont installé leur siège ici. Et beaucoup sont anonyme, devient pour la presse internationale la partie émergée
tout simplement musiciens. Épicentre de la country parce qu’un d’un phénomène de fond. La country music redevenait cool. Alors
assureur décida d’y créer une émission de radio promotionnelle que le président Donald Trump connaissait sa première procédure
en 1925 (le Grand Ole Opry), Nashville est le passage obligatoire de destitution, un pan entier de la culture rurale américaine — car
pour quiconque tente de s’imposer dans l’histoire de la musique le mot country, s’il signifie pays, veut aussi dire campagne — était
américaine. Elvis y a d’abord échoué, Taylor Swift en est issue et, brandi par des hommes, des femmes, des urbains, des ruraux, des
en 2010, les très remarqués nouveaux habitants s’appelaient Jack drag-queens. Le chapeau et les bottes de cow-boy devenaient un
White avec son label (et studio) Third Man Records ; sa Némésis accessoire de scène, une fierté, et l’univers fantasmé autour de cette
Dan Auerbach, son studio (et label) Easy Eye Sound ; le réalisateur musique était le décor d’une nouvelle scène excellente. En 2019,
hipster et régional de l’étape Harmony Korine et le songwriter de le Texan Paul Cauthen sort “Room 41”, sorte d’album country noir
génie, même pas country, David Berman… C’était une nouvelle qui alterne ballades crève-cœur et cette chose qu’il a inventée avec
scène qui dénotait du milieu traditionnel de music city, un épicentre le morceau “Cocaïne Country Dancing” : de la country glam. Trixie
qui amena nombre de leurs pairs — musiciens de rock, de folk, et Mattel, une drag à la choucroute Dolly Parton (mais avec la voix de
ultimement de country — à s’installer, inventant une sorte de ville Porter Wagoner), sortait “Moving Parts”, un EP de chansons de country
parallèle dans la ville. Hipsterisme oblige : l’ensemble des mœurs du acoustique assez émouvant sur la vie et les rêves d’un homme habillé
Sud, que ce soit la cuisine, l’habillement ou la musique, y était revisité en femme. Et, comme symbole ultime, les charts furent dominés
pour la coolifier. Conséquence : avec une augmentation drastique dix-neuf semaines durant par “Old Town Road” de Lil Nas X,

AOÛT 2024 R&F 027


rEvIvAl cOUntry 2016-2024

ce tube hip-hop qui parle de chevaux avec banjo, le père de Miley avec sa casquette de base-ball, ses fringues trop grandes, ses cheveux
Cyrus (Billy Ray Cyrus) au chant, et quelques accessoires devenus courts et sa petite moustache, il est très loin de s’habiller comme
incontournable : un chapeau de cow-boy Gucci et “un Wrangler sur un cow-boy. C’est ainsi : toutes les nouvelles stars de la country
mon petit cul”. Le titre avait même atteint la 19ème place des charts mainstream s’éloignent du mythe pour approcher de la norme. Zach
country avant d’en être rejeté. Motif officiel : il ne correspondait pas Bryan, Kacey Musgraves, Jelly Roll ou même Taylor Swift, longtemps
au genre. considérée comme country, font tout pour ressembler à l’américain
moyen. C’est à eux qu’ils veulent parler car c’est eux qui les écoutent.
Ressembler
à l’Américain moyen La fin
Puis il y a eu le confinement mondial, ce qui a laissé le temps à tout De tels chiffres ne pouvaient être ignorés par l’industrie. Qui s’est
le monde pour deux choses : regarder “Country”, le documentaire de donc emparée du phénomène pour, comme toujours dans l’histoire
seize heures et demie sur l’histoire du genre réalisé par Ken Burns, d’un art, le rentabiliser et le tuer. Les idées des artistes passaient dans
et enregistrer un album avec une guitare acoustique. Etrangement, le les mains des marchands, ce qui nous amène à la fin de cette histoire.
fait d’enfermer la population mondiale chez elle a servi d’accélérateur D’un renouveau esthétique, création d’une nouvelle scène et production
au retour de cette musique. Parce que sa richesse est sans fin, que d’une pléthore de musique excitante, le revival country a atteint son
ces chansons aux chanteurs sublimes stade critique cette année avec “Cow-boy
apportent une sorte de réconfort in- Carter” de Beyoncé. Excellent album au
compréhensible, qu’on avait le temps
d’écouter ses textes, parmi les meilleurs De la nouvelle casting hallucinant — Raphael Saadiq,
Robert Randolph, Reyna Roberts pour

country, très
de la musique populaire, qu’ils soient ne citer que certains les moins connus et
lyriques ou narratifs, et que les musi- les plus talentueux —, il n’en reste pas
ciens et musiciennes de country ont moins un blockbuster normé, quelque
toujours défié, avec panache et ironie,
les pouvoirs qui jugent, enferment et métissée, chose qui constate plus qu’il ne provoque.
“Cow-boy Carter” fédère mais signe

à écouter chez
s’en prennent à nos libertés. Après le aussi la fin d’un pic créatif. En termes
confinement, toute une génération de de poker, il rafle la mise. C’est la vieille
rockers, rappeurs, qu’importe, s’est règle énoncée par David Bowie : il ne faut
mise à se revendiquer de Dolly Parton,
Willie Nelson et surtout John Prine que soi, dehors, jamais être le premier mais toujours le
second. Surtout en revendiquant de façon

en voiture,ou sur
les gens redécouvraient médusés après aussi politique l’héritage de la figure du
sa mort due au coronavirus. Puis ce fut cow-boy, Beyoncé met fin à tout jeu, toute
l’explosion : d’albums acoustiques déjà, ambiguïté et possibilité pour les artistes
et du look qui allait avec. Le moindre
artiste, qu’il soit de Trap ou Emo, portait
un chapeau de cow-boy, les femmes d’ici
son lit de mort de s’inventer en dehors des cadres, de
l’histoire et des communautés. Après
elle, s’habiller en cow-boy, jouer cette
s’emparèrent des bottes mexicaines le musique, aura une autre connotation,
temps d’une saison et même Wrangler, celle qu’elle lui a donnée et l’on sera
disparu de chez nous depuis fort long- pour ou contre. Pour clouer ce cercueil,
temps, était à nouveau distribué. Deux ans Lana Del Rey a annoncé pour la rentrée
durant, la country devint hip et elle se un nouvel album : il sera country,
répandait dans le petit monde de la s’appellera “Lasso” et finira de vider de
musique comme de l’essence dans une toute substance la chose pour en faire ce
flaque d’eau. La country n’était plus qu’a toujours été Lana Del Rey : une belle
simplement une odeur dans l’air, elle image sans rien derrière.
devenait incontournable. Jusqu’à ce que Comme symptôme immédiat de ce glas,
tout flambe en 2023. Orville Peck sort un troisième album,
Cette année-là, les écoutes en ligne du “Stampede”, un disque de duos et une
genre augmentaient de 23%, atteignant horreur absolue. Sa musique, comme
les 20 milliards de streams pour les seuls lui-même, a gonflé au point d’exploser :
USA. Si l’on se penche sur les détails il surjoue, surchante, s’habille mal, a
de ces chiffres, l’on remarque qu’une perdu de sa beauté, peut-être même un
nouvelle génération, à peine diplômée peu de son âme, en tentant le grand saut
s’était mise à écouter le genre massivement. Aussi, un tiers de ses 23% dans le mainstream. Un plongeon plus ou moins réussi, notamment
d’écoutes supplémentaires n’était dû qu’à un seul et unique artiste : avec “Midnight Ride”, un tube, une merde, chanté avec Kylie Minogue
Morgan Wallen. Inconnu en France, il est l’une des plus grandes stars et arrangé par le DJ/criminel contre la musicalité, Diplo. Est-ce
américaines, le genre à pouvoir remplir le moindre stade dans lequel seulement grave ? Bien sûr que non. Comme le dit la sagesse popu-
il pose le pied, même pour plusieurs soirs de suite si cela lui chante. laire : toutes les bonnes choses ont une fin. Bonne nouvelle donc :
Avec 44 millions d’auditeurs par mois sur Spotify, le parcours de la musique, elle, existe, est là, enregistrée et disponible, à portée de
Photo AlysseGafkjen-DR

Wallen raconte la contre-histoire de ce dont il est question depuis le main, des centaines d’heures d’une musique merveilleuse dont on n’a
début de cet article. Originaire du Tennessee et issu de The Voice, il pas encore fait le quart du tour. De la nouvelle country, très métissée,
a “fait son trou” dans le Nashville traditionnel et, si ses productions à écouter chez soi, dehors, en voiture, ou sur son lit de mort, avec les
restent très fidèles à ce son de la ville — défini et plutôt laid — bottes de cow-boy aux pieds ou pas. H

028 R&F AOÛT 2024


Margo Price

JUILLET 2024 R&F 029


Leon Huff et Kenny Gamble
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images
En vedette

“Est-ce qu’on a
la bonne chanson ?”

Kenny
GaMBLe
Un catalogue de 3 500 titres et une histoire qui se confond avec
celle de l’âge d’or de la soul music : Kenneth Gamble, fondateur
de Philadelphia International Records avec Leon Huff et
Thom Bell (les “Mighty Three”), a une carrière exemplaire.
Il a produit les Jacksons, Dusty Springfield et Wilson Pickett…
et le son symphonique de son label a été à la
source du disco, influençant notamment David
Bowie pour l’album “Young Americans”.
RECUEILLI PAR OLIVIER CACHIN
KEnny GAMblE

PARMI LES ARTISTES DU CATALOGUE PHILLY Flyte Tyme, de Jimmy Jam et Terry Lewis, qui ont suivi ce schéma et
INTERNATIONAL, ON RETROUVE LA FINE FLEUR DE produit de la bonne musique (SOS Band, Janet Jackson, Boyz II Men,
LA GREAT BLACK MUSIC : les O’Jays, les Three Degrees, Usher, ndr). Mais l’industrie du disque a bien changé depuis tout ça.
les Stylistics, Billy Paul, MFSB, Lou Rawls, Harold Melvin
And The Blue Notes, Patti LaBelle, Teddy Pendergrass, Jean
Carn, Dexter Wansel, Dee Dee Sharp, Instant Funk. De Dans l’ascenseur
passage dans la capitale à l’invitation de Dimitri From Paris, R&F : Comment êtes-vous rentré dans cette industrie ?
le DJ français chargé de redonner une nouvelle jeunesse à Kenny Gamble : Je voulais absolument comprendre comment ça se
quelques-uns des classiques de Philly, Kenny nous raconte passait à la radio. Dans les penny arcades où on jouait aux machines à
l’histoire d’une époque révolue, celle où les producteurs de sous, il y avait aussi une cabine dans laquelle on pouvait graver un petit
musique étaient des bâtisseurs d’empire. disque en plastique. Alors, on a enregistré un truc vite fait là-dedans
avec mes amis. On a débarqué avec à WDAS. On les a suppliés :
“Allez, on voudrait rencontrer le DJ Georgie Wood, on a fait un disque
La matrice qu’on voudrait qu’il joue !” Georgie a fini par venir nous voir, il a
ROCK&FOLK : Quels ont été vos débuts dans le monde de discuté avec nous quelques minutes. J’avais une boîte à cirage et j’ai
la musique ? commencé à cirer les chaussures des gens qui bossaient à WDAS. Petit
Kenny Gamble : Quand j’étais gamin, j’ai été influencé par une à petit, on m’a filé des missions, genre aller au magasin acheter des
station radio locale, WDAS. Tous les grands DJ y travaillaient, on y sandwiches. J’ai rencontré le boss de la station, Max Leon. Son boulot

“De grands auteurs qui travaillent


avec de grands chanteurs”
jouait Frankie Lymon & The Teenagers, The Dells, The Flamingos, principal était de vendre des bonbons à la menthe, les Dainty Mints.
The Moonglows. Je m’endormais en écoutant la radio. Je ne savais Un jour où je lui cirais les pompes, Max me demande : “Kenny, tu veux
pas encore ce que je voulais faire de ma vie, je chantais le soir avec faire quoi dans la vie ?” Je lui dis que je veux devenir disc-jockey.
les copains du quartier. Je n’ai pas été très encouragé par ma famille, Et là il me répond : “Alors reste dans le coin, c’est là que tout se passe, tu
ma mère travaillait dur. Son but, c’était la survie. Quand je repense à peux apprendre tout le business en étant ici”. Il m’a expliqué comment
cette époque, je me dis que ça aurait été sympa d’entendre quelqu’un il utilisait la station de radio pour faire la promo de ses Dainty Mints
dire : “Hey, ce gamin a du talent !”, qu’on m’envoie dans une école et ce que c’était vraiment qu’une station de radio. L’important n’était
de musique, mais il n’y avait rien de tel. Quand j’étais plus grand, il pas la musique, c’était la pub ! Ma chance a été qu’un jour, un des
y a eu des shows de rock’n’roll à Philadelphie, dans un théâtre qui DJ était en retard. Ils m’ont demandé de le remplacer. Je savais
ressemblait pas mal à l’Apollo de New York. Je prenais le métro tout comment faire, je les observais depuis si longtemps ! J’ai trouvé
seul pour aller voir les spectacles, c’était dans le nord de Philly, un slogan : “Ici Gambs avec les bonnes jams”. Après, ils m’ont dit :
et je restais toute la journée. J’ai applaudi la Motown Revue, les “Man, tu es bon en radio !”.
Temptations… Au début des années 1960, Motown était le son du
futur le plus incroyable qui soit. C’est devenu par la suite la référence R&F : Comment avez-vous rencontré Thom Bell, avec qui
de notre label, Philadelphia International. vous avez fondé Philadelphia International ?
Kenny Gamble : C’était juste après la fac, je connaissais sa sœur
R&F : A cause de l’esprit d’entrepreneur du boss de la Motown, Barbara, elle me filait un coup de main pour mes cours de maths. Un
Berry Gordy ? jour, elle me demande de la raccompagner chez elle, elle habitait dans
Kenny Gamble : Au début, je ne voyais que la musique. Mais en West Philly, un coin qui s’appelait The Bottom. Thom était là, il jouait
vieillissant j’ai commencé à comprendre comment fonctionnait le du piano. On a composé deux ou trois chansons super vite, comme
business, et j’ai su qui il était. Pour moi, Motown était aussi une école. ça. Dès notre première rencontre. Et jusqu’à aujourd’hui, chaque
Et à Philly International, on a calqué son modèle. Motown avait des fois qu’on se parle, il me rappelle une de ces chansons et il me dit
grands compositeurs, des équipes d’auteurs comme nous avec Gamble “On devrait l’enregistrer, c’était un chouette morceau !”. Ça s’appelait
et Huff. Huff est un excellent pianiste, moi je suis surtout parolier. “Give Me The Rights”. On voulait faire un disque mais on ne savait
La première fois qu’on s’est mis à composer des chansons, c’était pas comment. On a été dans cet immeuble, le Schubert Building,
magique. Si on regarde bien cette industrie musicale, on s’aperçoit un peu l’équivalent à Philly du Brill Building de New York, où il y
que ce qui compte vraiment, ce sont les chansons. Est-ce qu’on a la avait plein de producteurs, d’éditeurs et d’artistes. On a rencontré un
bonne chanson ? Et est-ce qu’on a la grande voix pour l’interpréter au mec qui s’appelait Jerry Ross. Il avait sa propre maison d’édition, Ross
mieux ? Motown avait tout, et c’est pour ça que c’étaient les meilleurs. & Weck. Il a aimé ce qu’on faisait et on a signé un contrat avec lui.
Stax était comparable, mais à une plus petite échelle. Isaac Hayes, On a enregistré “Some Day” et “I’ll Get By” sur son label, Heritage
Otis Redding, Carla Thomas, c’étaient des bons ! Mais Stax était la Records. Jerry croyait vraiment en nous. Les chansons n’ont pas
copie carbone de Motown. Motown était la matrice et plein de labels été des hits et Thom a pris un boulot à côté pour aider sa mère. Il a
ont suivi son exemple. Philly International est probablement le plus commencé à travailler au marché, dans une poissonnerie à West Philly.
populaire vu la magnitude de notre catalogue de chansons. Il y a aussi Moi j’allais voir Jerry tous les jours, j’assistais aux meetings avec les

032 R&F AOÛT 2024


Leon Huff, Thom Bell et Kenny Gamble, 1973

managers et les groupes, je matais tout. Jerry m’a fait rencontrer une à la scène. C’est là que l’on voit ce que veulent vraiment les gens.
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

maison d’édition, Hill & Range, dans le Brill Building. Ils voulaient Et moi, j’ai compris que je ne voulais pas être artiste. Ça n’était pas
des chansons pour un film avec Elvis Presley, “Kissin’ Cousins”. On pour moi. Je préférais écrire des chansons. Et puis je ne chantais pas
en a écrit cinq avec Jerry, elles n’ont pas été retenues. On en a écrit aussi bien que Marvin Gaye, Levi Stubbs des Four Tops, Jackie Wilson
d’autres pour Chubby Checker, on a fait un tube pour Candy And The ou Bobby Womack. Eux, ils étaient nés pour chanter ! J’avais mon
Kisses, “Do ‘The 81’ ”, top ten aux US, gros break pour nous. Et puis style mais j’ai préféré écrire pour des artistes comme eux.
“Who Do You Love” pour les Sapphires sur Swan Records, le label
de Freddy Cannon et des Beatles quand ils ont débuté aux States.
Crise cardiaque
R&F : Et votre duo avec Leon Huff, ça a débuté comment ? R&F : Votre label n’a pas tout de suite été baptisé Philadelphia
Kenny Gamble : Jerry Ross a eu une proposition pour devenir International ?
directeur artistique chez Mercury Records à New York. J’ai repris Kenny Gamble : Non, c’était d’abord Gamble Records, et aussi
son bureau pour 65 dollars de loyer mensuel. Huff travaillait Huff Records. On a lancé Philly International quand les majors ont
au quatrième étage. Un jour, je le rencontre dans l’ascenseur. Il n’y commencé à racheter les distributeurs indépendants. On n’arrivait
avait pas beaucoup d’Afro-Américains dans l’immeuble à l’époque, plus à sortir nos disques : il y avait une quinzaine de distributeurs à
donc on se salue et on commence à discuter. Il me dit qu’il joue des Philadelphie, une quarantaine à New York, une vingtaine à Chicago
claviers alors je lui propose d’écrire des chansons ensemble. Je suis mais ils ont tous commencé à fermer parce que les majors ouvraient
allé chez lui un samedi. En deux heures, on leurs propres branches. Les gros labels ne
avait écrit sept chansons. A l’époque j’avais pouvaient pas s’aligner sur la créativité des
un groupe, Kenny Gamble And The Romeos, Philly fans indés comme Motown ou Stax, alors ils sont
on avait une petite réputation. On a commencé Le son de Philadelphia International devenus très compétitifs sur la distribution.
à jouer au Loretta’s Hi-Hat, dans le New a séduit plusieurs générations de fans, C’était la clé du succès : à quoi ça sert de faire
tous horizons confondus. Le crooner
Jersey. Chaque fois qu’on était programmé, soul Barry White a compris grâce à un disque si vous ne pouvez pas le distribuer ?
la route 30 était saturée sur des kilomètres Gamble & Huff que “tout était possible, Donc on a décidé de signer un label deal.
tellement les gens du coin se précipitaient artistiquement et commercialement”. Je connaissais Leonard Chess, on est allé à
Le rappeur Chuck D de Public
pour nous voir jouer ! Notre groupe était Enemy a apprécié leur engagement Chicago signer avec Chess Records. On a sorti
tellement bon que tous les autres artistes durant la guerre du Vietnam et leur les Three Degrees, les O’Jays, Billy Paul. Le
côté militant : “C’était des businessmen
venaient nous voir en live. Les Delphonics, noirs en lutte contre un ennemi premier single qu’on sort chez Chess, “One
les Intruders, les Blue Notes d’Harold Melvin, invisible”. Pour Stevie Wonder, Night Affair” des O’Jays, a fait un tabac.
ma copine Dee Dee Sharpe qui a fait un “Gamble & Huff mixaient la joie de On envisageait de bouger à Chicago pour
l’amour et la douleur de l’oppression”.
hit avec “The Mashed Potatoes”, Smokey Le grand patron Clive Davis a loué installer notre studio là-bas. Et un jour où on
Robinson, les Temptations, David Ruffin… leur capacité à “savoir quand une attendait Leonard, on reçoit un coup de fil :
C’était un rendez-vous, on ne savait jamais chanson va faire partie de la vie des il avait succombé à une crise cardiaque au
gens. Ils avaient une vision du futur”.
qui on allait voir. J’ai beaucoup appris grâce volant de sa voiture. J’ai appelé Clive Davis,

AOÛT 2024 R&F 033


KEnny GAMblE

“Je ne voulais
qui venait d’être nommé à la tête de R&F : Quels ont été les grands
Columbia Records. Je lui ai raconté moments du label ?
notre histoire. Il a accepté de nous Kenny Gamble : Je me souviens
prendre mais à l’essai, histoire de voir
de quoi on était capable. On cherchait pas être artiste. quand Thom Bell, Leon Huff et moi
avons quitté le Schubert Building pour

Je préférais écrire
un nom, on pensait à Monster Records, acheter l’immeuble de Cameo Parkway.
Soul Power Records, Philly Records. Avant, on ne nous laissait même pas
Et Ronald Luxembourg, le boss rentrer dans l’immeuble. Moi j’y allais
d’Epic, nous dit un jour : “Pourquoi
ne pas vous appeler Philadelphia
International ?”...
des chansons” pour voir Dee Dee Sharp, qui était ma
petite amie et est devenue ma première
femme. On a remis à neuf l’équipement
des studios et on y était sept jours par
R&F : Vous aviez une vision semaine, 24 heures par jour.
précise du son recherché ? C’était
l’aube du disco. R&F : Combien de chansons avez-
Kenny Gamble : On entend une vous écrites et produites durant
musique dans sa tête et on doit la plus de quarante ans de carrière ?
produire en studio, ça n’est pas simple. Kenny Gamble : Notre catalogue
On doit transmettre ce feeling aux compte environ 3 500 chansons, dont à
musiciens. On avait le grand orchestre peu près 1 200 écrites par Huff et moi.
MFSB qui était les Romeos en version Et on en produisait la majorité. En plus,
enrichie. On a ajouté Vince Montana quand un groupe venait enregistrer, on
au vibraphone, Norman Harris à la préparait une vingtaine de morceaux
guitare, Norman Baker à la basse et et on en gardait une dizaine. Il y a des
Earl Young à la batterie. Et on avait choses incroyables sur les bandes. Je
des musiciens plus vieux comme me souviens de ce titre produit par
Don Renaldo aux arrangements de Thom Bell, “Isabelle”, un pur tube. On
cordes et des violonistes venus de devrait le sortir aujourd’hui. Beaucoup
la musique classique, c’est pour ça de choses sont restées inédites.
qu’on avait un son aussi somptueux. Il
nous est arrivé plein de trucs dingues. R&F : Parlez-nous de l’incendie…
Quand on a débarqué dans le Schubert Kenny Gamble : C’était en 2009. Un
Building, on avait deux petites pièces. mec bourré est rentré dans l’immeuble
Quand on est parti, on avait tout le de Cameo Parkway et comme il n’y
sixième étage. Il y avait Thom Bell, avait rien à voler, il a foutu le feu. Il
McFadden & Whitehead, Bunny Sigler, tous en compétition. Comme est en prison mais la tragédie, c’est que ça ne sera plus jamais pareil.
Motown avec Smokey Robinson, Stevie Wonder, Ashford & Simpson,
Holland-Dozier-Holland. R&F : Les enregistrements originaux ont-ils brûlé ?
Kenny Gamble : Non, on les garde dans un endroit qu’on appelle
Iron Mountain. On a plus de 4 000 bandes là-bas. Parfois on doit
Sept jours par semaine, “cuisiner” les bandes magnétiques : durant les seventies, il y a eu un
24 heures par jour stock de bandes magnétiques défectueuses et, pour récupérer le son,
R&F : Vu l’excellence de tous ces artistes, vous n’aviez pas on doit les placer dans un four. La chaleur recolle les bandes mais
de conflits d’ego à gérer ? c’est du one shot. Non, ce que l’on a perdu dans l’incendie du Cameo
Kenny Gamble : Bien sûr que si, mais ça ne me préoccupait pas. Mon Parkway, ce sont des souvenirs. Et on a dû déménager.
objectif, c’était de rassembler tous ces talents sur bande magnétique.
Ils pouvaient râler et protester, mais je voulais qu’ils essaient ce que R&F : Votre musique est régulièrement samplée par les
je leur proposais. Tenez, les O’Jays par exemple : ils n’aimaient pas artistes hip-hop. Ça vous plaît ?
“Backstabbers”. Un jour où je passe au studio, j’entends le morceau Kenny Gamble : J’adore ça. Tous les rappeurs ont samplé notre
et Huff me dit que ça ne leur plaît pas. Je leur dis : “Mais essayez au musique. Ça nous permet de rester dans le game. Jay-Z a pris
moins de la chanter, cette chanson, qu’est-ce que vous avez à perdre ?”. “Something For Nothing” et il en a fait “What More Can I Say”.
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

Walter Williams avait balancé par terre la feuille avec les paroles.
Mais c’est normal pour des artistes de passer par des phases comme ça. R&F : Vous intéressez-vous à d’autres musiques ?
Ils veulent être auteurs, producteurs, chanteurs, ils veulent tout faire. Kenny Gamble : J’ai rencontré Ziggy Marley il y a quelque temps.
Mais pour moi, la bonne alchimie, c’est quand on a des grands auteurs Vous savez, on allait signer Bob Marley, dont j’étais proche, en 1979.
qui travaillent avec des grands chanteurs. Très peu d’artistes ont la Il est venu me voir à Philadelphie. On avait une organisation appelée
capacité d’écrire pour eux-mêmes. Et la majorité de ceux qui ont une BMA, Black Music Association, un réseau de disc-jockeys R&B
longue carrière, c’est ceux qui ont des équipes d’auteurs à la hauteur. africains américains. Je voulais y amener Bob. Ce soir-là, Bob Marley
Frank Sinatra par exemple, ou Elvis Presley. a fait un show avec Stevie Wonder, c’était superbe. Huff et moi, on
allait parfois en Jamaïque pour composer. C’était peace, là-bas. H

034 R&F AOÛT 2024


Dans la Ford Bronco d’OJ Simpson

Le meilleur de PIR
Avec plus de 175 disques d’or et de platine, le team Gamble & Huff a traversé le vingtième siècle, laissant
en héritage des classiques de la soul suprême, des hits disco et des albums d’anthologie, tous conçus à
Philadelphie où le duo installa son Xanadu : Philadelphia International Records (PIR). Bref tour d’horizon
des LP les plus emblématiques produits et/ ou écrits par ce duo doté de la Midas Touch. Par Olivier Cachin
1970 Billy Paul leurs sept années passées T.K.O.”). Ultime cri d’amour :
Dusty Springfield “360 Degrees Of Billy Paul” chez daddy Berry Gordy. “Let Me Love You”,
“A Brand New Me” La VO de On trouve parmi les dix violons et basse slappée.
Sixième album “Me And Mrs chansons le très emblématique
pour Dusty Jones”, c’est “Blues Away”, premier morceau
l’Anglaise, Billy. Ce fut
son plus gros
écrit et composé par Michael
Jackson, trois ans avant son
1981
enregistré
fin 1969 à succès et il solo iconique “Off The Wall”. The Jones Girls
Sigma Sound, lui offrit la “Get As Much Love As You Can”
dans la ville pole position Les années
du Brotherly des charts R&B pendant quatre 1977 1980 arrivent
Love, et sorti chez Atlantic. semaines, ainsi qu’un Grammy The Philadelphia et le son de
Gamble & Huff sont aux en 1973. D’autres versions Philadelphie
manettes des dix titres de suivirent dont celle de Johnny International all Stars évolue. Ce
cool soul, avec en vedette la Mathis en 1973, des Dramatics “Let’s Clean Up The Ghetto” trio féminin
chanson-titre qui grimpa à la en 1975, Sarah Jane Morris Compilation originaire
troisième place des charts US. en 1988 et de Michael Bublé des talents de Detroit
avec Emily Blunt en 2007. de Philly, a notamment travaillé avec
cet album Diana Ross et offre ici un
Wilson Pickett rassemble R&B sophistiqué qui oscille
“In Philadelphia”
Après
1973 (entre autres)
des morceaux
entre l’exotisme chic (“Nights
Over Egypt”) et du Gamble/
Memphis et MFSB de Lou Rawls, Huff d’excellente facture (“(I
les studios “Love Is The Message” des Intruders, Billy Paul et Found) That Man Of Mine”).
Muscle Shoals, MFSB Dee Dee Sharp Gamble, qui
Wilson part à (acronyme fut durant treize ans l’épouse
Sigma Sound de Mother,
Father, Sister,
de Kenny Gamble. Morceau
de bravoure : “Let’s Clean
1982
avec dans
son groupe la Brother), Up The Ghetto”, 8 minutes 42 The Stylistics
redoutable section rythmique ce sont une de soul militante avec cuivres “1982”
Ronnie Baker/ Earl Young, trentaine de en rut et chœurs célestes. Si les Stylistics
Thom Bell à l’orgue et Norman musiciens ont surtout
Harris à la guitare, un groove d’exception qui bossent tous à fait carrière
gang de très haute tenue. Sigma Sound. Sous une pochette
anxiogène, le collectif chante
1978 chez Avco
et avec les
l’amour et le groove avec en Lou Rawls producteurs
1972 tube majeur “TSOP”, entré dans
l’histoire de la télé américaine
“Live”
Lou fait
Hugo & Luigi,
ils ont aussi
Harold Melvin comme générique du mythique feu de tout effectué quelques incursions
& The Blue notes “Soul Train” de Don Cornelius. bois sur vers Philly le temps de trois
“I Miss You” ce double albums, dont ce “1982” où
Avec son vinyle qui l’on retrouve l’inimitable
quintette vocal The Three Degrees swingue voix de tête de Russell
comptant “The Three Degrees” jazzy et Thompkins Jr, lead singer de
dans ses Disco divas groove funky, ce quatuor vocal qui pratique
rangs Teddy au recto et avec hommage à Stevie (“Sir le crooning soul sur “United”,
Pendergrass, vixens super Duke”) et Duke Ellington signé Gamble & Huff.
Harold sexy en double (“Sophisticated Lady”).
fait sien centrale Le king du crooning est
l’imparable slow hit “If You gatefold,
les trois
aussi à l’aise sur “Stormy
Monday” que quand il
1985
Don’t Know Me By Now”,
composé à l’origine par Gamble vocalistes reprend sa pub pour la bière Patti LaBelle
& Huff pour LaBelle et qui Valerie Holiday, Sheila Ferguson des prolétaires US, “When “Patti”
redeviendra n°1 en 1989 chanté et Fayette Pinkney sont au top You Say Budweiser, You’ve Miss Patti,
par les Anglais de Simply Red. sur “Dirty Ol’ Man” (n°1 en Said It All”. Tout est dit. qui a enfin
Hollande) et “When Will I See rencontré le
You Again” (n°1 en Angleterre). succès en solo
The O’Jays 1980 avec l’album
“Back Stabbers” “I’m In
La disco soul 1976 Teddy Pendergrass Love Again”
tient un de “TP” en 1983,
ses premiers The Jacksons La voix récidive chez PIR avec ce
tubes avec “The Jacksons” est puissante LP où elle chante du Bunny
“Love Train”, Joint-venture et Teddy est Sigler (“Living Double”, “Shy”)
single solaire entre Epic aussi efficace et du Womack & Womack
en 4/4 tout- et PIR, le quand il duette (“Love Symphony”, “Where
terrain. “Back onzième album disco avec I Wanna Be”) pour finir
Stabbers”, l’autre single, fut des frères est Stephanie en beauté avec une version
inclus en 1993 dans la bande- leur premier Mills (“Take live et extensible de “If You
son de “L’Impasse” de Brian hors du giron Me In Your Arms Tonight”) Don’t Know Me By Now”,
De Palma. Fun Fact : on Motown, que quand il exécute une 8 minutes d’extase.
trouva la K7 de la BO dans la Gamble & Huff faisant office ballade langoureuse écrite
Ford Bronco d’OJ Simpson. de pères de substitution après par Cecil Womack (“Love
Story

ELVIS
PR ESLE Y 5 juillet 1954 :
le second Big Bang
Il y a soixante-dix ans, à Memphis, Tennessee,
un chanteur, un guitariste et un contrebassiste ont non seulement
changé la musique à jamais : ils ont changé le monde.
PAR NICOLAS UNGEMUTH
NICK TOSCHES ÉTAIT GRAND MAIS SNOB COMME UN longtemps dit que le premier morceau de rock’n’roll était
POT DE CHAMBRE. Selon lui, lorsque les Beatles “Rocket 88” d’Ike Turner (ou Jackie Brenton) et
sont arrivés, ça a été la catastrophe, il n’y avait ses Rhythm Kings. Foutaise. Là encore, il s’agit
plus rien d’intéressant, voire de décent, à écou- de R&B sous influence boogie-woogie. A ce
ter. Par ailleurs, toujours selon lui, ce n’est compte-là, autant dire que Pinetop Perkins
pas en 1954 qu’est né le rock’n’roll, mais ou Hank Williams ont inventé le rock’n’roll.
bien avant. C’est ce qu’il détaille dans son Bill Haley a bien sorti “Crazy Man, Crazy”
excellent livre “Unsung Heroes Of Rock ’N’ en 1953 et enregistré “Rock Around
Roll” (traduit en France chez Allia sous le The Clock” en avril 1954, morceau qui
titre “Héros Oubliés Du Rock N’ Roll : Les allait connaître des mois après sa sortie
Années Sauvages Du Rock Avant Elvis”). un succès phénoménal aussi bien aux
Tosches y parle d’Amos Milburn, de Big Joe Etats-Unis qu’en Angleterre, ces deux
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

Turner, des Treniers, de Wynonie Harris, de chansons ressemblent à du R&B chanté


Screamin’Jay Hawkins, d’autres encore. Son par un Blanc, en version très sage. Or, le
essai est méritoire mais problématique : tous ceux rock’n’roll, par définition, n’est pas sage. Bill
qui connaissent ces excellents musiciens savent qu’ils Haley, sympathique musicien au demeurant, c’est
ne faisaient pas du rock’n’roll mais du rhythm’n’blues un peu le rock pour les maisons de retraite : “Rock
pour les Noirs, et de la country pour les Blancs évoqués dans Around l’Ehpad”. La Révolution restait à venir, un peu plus
le livre. C’est ainsi, et Tosches peut bien vouloir s’acharner tard durant cette même année 54. Ceux qui affirment le
à “rétablir la vérité”, ça ne fonctionne pas. On a par ailleurs contraire sont des révisionnistes.

036 R&F AOÛT 2024


AOÛT 2024 R&F 037
038 R&F AOÛT 2024
ElvIS PrESlEy

Scotty Moore, Elvis et Bill Black


Photo archives Rock&Folk

Ce soir-là, les premières lignes

R
des Tables de la Loi sont écrites
etour en arrière… En juillet 1953, De toute évidence, Elvis allait chez Sun pour se faire remarquer. Il avait un
Elvis Presley, conducteur à Memphis espoir, une détermination. Chez Sun, il sympathise avec Marion Keisker,
pour la compagnie Crown Electric assistante de Sam Phillips, qui apprécie le garçon timide et l’a entendu
(où, dit-on, il se serait pris une raclée chanter. En quelque sorte, c’est elle qui a découvert Elvis. Sam Phillips,
par le jeune et très nerveux Johnny qui avait enregistré de nombreux bluesmen, était tombé dingue d’une démo,
Burnette) se pointe au studio — au un machin intitulé “Without You”, qui n’était pas un blues. Il cherche
singulier car il n’y en a qu’un — Sun. un chanteur. Keisker lui recommande d’auditionner le jeune homme aux
Lequel propose un service courant à rouflaquettes (qui a tenté, sans succès, d’incorporer deux groupes, dont un
l’époque : enregistrer contre monnaie de gospel). Elvis est contacté et débarque, en transe, au studio. Phillips
Photo Memphis Brooks Museum/ Michael Ochs Archives/ Getty Images

sonnante un acétate à deux faces. Le lui demande d’interpréter “Without You” et de chanter ses morceaux
jeune homme de 18 ans grave “My favoris. Rien n’en sort. Un peu plus tard, le 4 juillet, le patron arrange un
Happiness” et “That’s When Your rendez-vous entre Elvis, Scotty Moore et Bill Black, qui ont eu affaire à
Heartaches Begin” qu’il devait beaucoup aimer puisqu’il la reprendra Sam Phillips chez Sun pour leur groupe les Starlite Wranglers. Les trois
plus tard dans une version inoubliable. Il paye 3,98 dollars. La légende hommes font connaissance, jouent un peu de musique. Moore et Black ne
veut que cet enregistrement ait été un cadeau pour sa mère, même s’il sont pas franchement impressionnés mais disent à Phillips que “le garçon
semble qu’à l’époque, la famille Presley n’avait pas d’électrophone peut chanter”. Le lendemain, c’est la date historique : le 5 juillet 1954, le trio
en ces temps où l’objet était coûteux, surtout lorsque tout le monde se retrouve chez Sun. Ils jouent ensemble des trucs country, des ballades,
écoutait sa musique à la radio. Quelques mois plus tard, le 4 janvier “I Love You Because”. Les heures passent, tout le monde est fatigué. Elvis,
1954, il retourne au studio, cette fois-ci pour y enregistrer “I’ll Never qui a des goûts très variés — gospel, country, Dean Martin, R&B — se
Stand In Your Way” et “It Wouldn’t Be The Same Without You”. On souvient soudain d’un morceau d’Arthur Crudup et commence à ouvrir les
entend sur ces titres un jeune Elvis à la voix juste, plaintive, plus vannes pour se détendre. Il envoie “That’s All Right (Mama)”, Scotty et
aiguë que ce à quoi il habituera son public plus tard. Des ballades Bill, le déconneur du trio, commencent à s’amuser. Il s’agit de se relâcher.
mièvres, un peu niaises. Phillips apprécie, finit par sélectionner la meilleure prise.

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Sans Elvis et le génie de Sam Phillips, rien de tout

I
l faut saluer son génie. Marion Keisker lui avait recommandé Amos Milburn ou Bill Haley… Sam Phillips contacte immédiatement
Photo Bettmann/ Getty Images

ce jeune inconnu. Son chant n’était pas probant, son choix son ami, important DJ de Memphis, Dewey Philips, et lui intime de
de chansons non plus. Voici qu’il dynamite un tout petit passer chez Sun afin qu’il écoute ce qui est, selon lui, une bombe.
classique de la musique noire, domaine que le patron de Dewey se pointe, écoute l’enregistrement à plusieurs reprises, ne
Sun connaît bien. Il savait trouver l’intérieur du diamant s’enthousiasme pas outre mesure mais rappelle Sam le lendemain : “Je
brut enfoui au fond de sa gangue, il le prouvera par la suite n’en ai pas dormi de la nuit. Ce morceau est extraordinaire. On tient
avec une assemblée de légendes. Lorsque Scotty Moore quelque chose”. Puis il passe sur sa radio “That’s All Right (Mama)” non-
tente, sans en avoir les moyens, de copier son héros Chet Atkins, le stop jusqu’à sept fois de suite. Les auditeurs sont hystériques, appellent
virtuose de la country, Phillips est clair : “Tu simplifies. Si je voulais la radio, écrivent, envoient des télégrammes. Le patron de Sun a besoin
Chet Atkins, j’appellerais Chet Atkins”. Ce soir-là, les premières d’une face B pour commercialiser un single. Ce sera “Blue Moon Of
lignes des Tables de la Loi sont écrites. Elles n’ont rien à voir avec Kentucky”, à l’origine une valse du dieu du bluegrass, Bill Monroe.

040 R&F AOÛT 2024


ElvIS PrESlEy

S
am Phillips tient enfin son premier single d’Elvis Presley, qui
rend tout le monde dingue à Memphis et dans les environs.
Sa reprise du morceau popularisé par Monroe fait un carton
plein. Personne n’a jamais entendu un titre issu du répertoire
country sonner de telle manière. Le patron de Sun trouve des
concerts à son poulain, le fait passer au mythique Grand Ole Opry et
négocie un concert mensuel au rival de l’Opry, le Louisiana Hayride. Il
faut rappeler aux hommes du XXIème siècle que tout cela était retransmis
à la radio dans les états environnants : un impact monstrueux pour Elvis
âgé de 19 ans. La suite s’annonce plus brillante encore. Elvis, Bill et
Scotty sont devenus amis et complémentaires. Sur scène, Bill monte sur
sa contrebasse comme le fera Slim Jim Phantom chez les Stray Cats des
années plus tard. Scotty joue ses brefs solos très simples. Elvis a une
jambe qui part dans tous les sens sur scène, ce qui rend les jeunes, en
particulier les filles, hystériques. Sa prestance scénique est insensée,
son visage de statue grecque, sa voix qui est descendue dans les graves,
achèvent de séduire les spectateurs. C’est un nouveau monde musical
qui émerge. A telle enseigne qu’après l’avoir entendu ou vu sur scène,
une bande de génies du rockabilly débarque chez Sun, ou ailleurs
(Meteor, King, entre autres). C’est l’apparition d’un genre ultra-violent
pour l’époque qui n’a vraiment plus rien à voir avec pépé Bill Haley,
son accroche-cœur ridicule et son strabisme un poil gênant : tout d’un
coup, Charlie Feathers, Sonny Burgess, Johnny Burnette, Carl Perkins,
Roy Orbison, Jerry Lee Lewis, Billy Lee Riley, Johnny Cash (qui n’a
jamais à proprement parler versé dans le rockabilly), Carl Mann, Sonny
Fisher, Marvin Rainwater, Charlie Rich se sont dit qu’ils pouvaient aussi
s’exprimer dans ce nouveau vocabulaire. Puis, dans un genre moins cru
mais tout aussi génial, Eddie Cochran, Buddy Holly, Gene Vincent,
Chuck Berry, Bo Diddley ou Little Richard ont tout simplement mis le
feu à la musique telle que les gens la connaissaient. Les conséquences
ont été déflagratoires. Sans eux, pas de Beatles, donc pas grand-chose
par la suite. Les Stones, qui jouaient les puristes du blues, ont commencé
en reprenant Chuck Berry (et même Buddy Holly copiant Bo Diddley le
temps de “Not Fade Away”) à tour de bras. Mais sans Elvis — comme
l’a rappelé John Lennon — et le génie de Sam Phillips, rien de tout
cela ne serait arrivé.

L
e tandem, en un peu plus d’un an, a fait toujours plus fort,
toujours mieux, avec parfois un batteur (l’idée venait de Phillips,
le George Martin d’Elvis) pour rehausser certains morceaux
mollassons comme “I’m Left, You’re Right, She’s Gone” ou
“I Forgot To Remember To Forget”, cosigné par le génial
cinglé Charlie Feathers. Les titres d’Elvis pour Sun sont inusables... C’est
pourtant sur trois morceaux en particulier qu’Elvis, Scotty et Bill slappant
sa contrebasse comme un fou, signent les parangons du rockabilly originel.
“Good Rockin’ Tonight”, “Baby Let’s Play House” et, enfin, le chef-d’œuvre
éternel, le morceau qui ne cesse de bouleverser : “Mystery Train”. Phillips
devait en être fier, il avait sorti l’original par Bobby Parker chez Sun en 1953.
La version du jeune gars qui aimait arborer des pantalons roses à bandes
blanches, des chemises en dentelle très gay achetées chez Lansky Brothers

cela ne serait arrivé


sur Beale Street, la rue du blues à Memphis, tout en se maquillant les
yeux — dans le sud des Etats-Unis en plein milieu des fifties — reste
l’un des plus grands émerveillements que quiconque puisse connaître.
Une féerie. Quelque chose d’inconcevable qui peut accompagner une
A laquelle le trio met le feu en l’accélérant, en passant en 4/4, c’est- vie entière. On connaît la suite : le succès d’Elvis fut tel que la petite
à-dire que ce n’est plus une valse : c’est du rockabilly. Sur ce titre, compagnie Sun et son patron Sam Phillips, incapables d’assurer une
Phillips dégaine pour la première fois son légendaire slapback, qui a promotion nationale — le chanteur était principalement connu dans le
fait rêver tant de musiciens depuis soixante-dix ans : l’enregistrement Sud — se retrouvèrent obligés, pour son bien, de “vendre” Elvis à RCA.
initial repasse dans une seconde machine à bandes Ampex, ce qui Là, il deviendra encore meilleur chanteur que chez Sun (“Jailhouse Rock”,
génère un effet de retard inédit à l’époque. RCA a plus tard nettoyé le “Heartbreak Hotel”, “Mess Of Blues”, “When It Rain It Really Pours”,
slapback de Phillips et ajouté une tonne d’écho aux enregistrements dont la première version fut enregistrée par Phillips dans son petit studio,
mythiques. C’est la raison pour laquelle le surdoué biographe d’Elvis et beaucoup d’autres). Le chanteur y a gagné son succès interplanétaire
Peter Guralnick recommande la compilation “Elvis At Sun” plutôt — et peut-être conséquemment sa mort précoce — mais n’a jamais retrouvé
que “Sunrise” — plus complète et plus fournie : le son est fidèle aux la grandeur de ces petits trucs bricolés à trois ou quatre dans les 20 m2
enregistrements originaux. du studio Sun,706, Union Avenue, Memphis. H

AOÛT 2024 R&F 041


En couverture

“La seule chose qui change


sur un nouveau disque d’AC/DC,
c’est la pochette” Angus Young

AC DC
/
de a à z
Alors qu’AC/DC fête son cinquantième anniversaire
avec une très attendue tournée européenne, l’occasion était belle
de revenir sur les moments marquants de la légendaire formation
désormais menée par Angus Young. PAR JONATHAN WITT

“Je SUiS né YoUng, et Le ReSteRAi… ” a un jour déclaré malicieusement Angus. Le trublion,


casquette sur sa crinière désormais rare et argentée, gigote toujours sur scène au sein d’une formation
bien remaniée. Creusant le même sillon musical depuis cinquante ans, surmontant les drames et les
échecs, mû par une féroce envie de réussir, AC/DC est un modèle de résilience et de détermination.
Photo Fin Costello/ Redferns/ Getty Images

Une légende immuable, imperméable aux modes (“La seule chose qui change sur un nouveau disque
d’AC/DC, c’est la pochette”, dixit Angus Young). Voilà ce qui lui a permis de se constituer une armée
de fidèles au fil des années. Un concert d’AC/DC est la promesse de toucher un véritable monument
des seventies, de siroter un répertoire chromé déballé avec une énergie survoltée, et d’un spectacle
total : cloche d’une tonne, canons, autrefois un train ou une statue géante d’Angus. Pour patienter
en attendant le concert à l’hippodrome de Longchamp, voici donc un abécédaire forcément subjectif,
qui permet de revenir de manière détournée sur la tumultueuse saga.

042 R&F AOÛT 2024


AOÛT 2024 R&F 043
Photo Philip Morris/ Dalle
A comme… à strip-tease, ce qui n’aurait pas déplu à Bon notamment lorsque le tueur en série Richard
Aussie rock Scott — il existe d’ailleurs une controverse Ramirez a avoué traquer ses futures victimes
AC/DC a-t-il placé l’Australie sur la carte sur son implication (non créditée) dans au son de “Night Prowler”. Réponse définitive
du rock’n’roll ? La question se pose. Les l’écriture des paroles du disque. d’Angus : “Je porte des slips noirs de temps
premiers à percer du côté de l’Albion furent en temps, mais ça ne va pas plus loin”.
les Easybeats, menés par George Young et C comme…
Harry Vanda, avec leur tube “Friday On Chris Chaney E comme…
My Mind”. On peut également citer les Nouveau venu dans la bande, Chris Chaney evans
Bee Gees, avec “Massachusetts”, mais dans aura la lourde tâche de succéder, sur scène, Bien oublié, le bellâtre Dave Evans fut le
un registre éminemment moins rock’n’roll, au placide Cliff Williams, présent depuis premier chanteur d’AC/DC. Son goût pour
évidemment. Fait rare pour un groupe des 1977. Basé à Los Angeles, l’homme est un les paillettes et les pantalons moulants, son
antipodes, AC/DC a su conquérir le rude marché musicien de studio réputé qui a fait partie incapacité à absorber le rude régime du
américain, passeport pour la gloire mondiale. de Jane’s Addiction en 2001. Il a prêté ses groupe — deux à quatre concerts par jour ! —
talents à des artistes aussi divers que Rob puis une rixe avec le manager de l’époque
B comme… Zombie, Slash, Joe Cocker, Glen Campbell, ont précipité son départ. Il a eu le temps
Back in Black Joe Satriani ou encore Shakira (!). L’autre de participer en 1974 au premier single
Deuxième album le plus vendu de tous les nouveau visage est celui de Matt Laug, historique “Can I Sit Next To You Girl” (avec
temps (derrière “Thriller”), le granitique solide batteur de séances, ancien de Slash’s “Rockin’ In The Parlour” en face B), dont les
“Back In Black” est évidemment bien Snakepit et des Dirty Knobs de Mike Campbell, rares copies s’échangent aujourd’hui entre
représenté dans la set-list de la présente formation americana dont on recommande mille et deux mille euros, avant de rebondir
tournée. Après le décès de Bon Scott le le récent “Vagabonds, Virgin & Misfits”. dès l’année suivante avec Rabbit, auteur
19 février 1980, endeuillés mais flanqués d’un de deux excellents disques hard rock teintés
nouveau gosier d’airain en Brian Johnson, D comme… de glam (“Rabbit” et “Too Much Rock ‘N’ Roll”).
nos gredins décampent enregistrer à Nassau Diables (rouges) F comme…
(Bahamas). Saisie du matériel, tempêtes Le point commun entre AC/DC et l’équipe
tropicales (l’une d’elles inspirera “Hells nationale de football de la Corée du Sud ? France
Bells”), insécurité ambiante et crabes Leurs fans arborent fièrement un serre-tête L’histoire d’amour entre AC/DC et le
se trimballant au milieu des micros, rien serti d’une petite paire de cornes rouges public français n’a pas commencé sous les
n’arrête nos hommes. Parmi les nombreux lumineuses à chacune de leurs prestations, les meilleurs auspices. Prévu pour apparaître
tubes (“Back In Black”, “Shoot To Thrill”…), supporters coréens étant surnommés les “red lors du festival d’Orange 1976 (finalement
“You Shook Me All Night Long” devils”. Niveau diableries et satanisme, AC/DC annulé), le quintette donne son tout premier
est devenu un hymne dans les bars a connu son lot d’accusations et de polémiques, concert dans l’Hexagone le 13 octobre

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Ac/Dc DE A à z
Le pitch : Bon Scott joue aux cartes
avec Satan et Richard nixon
Photo Dick Barnatt/ Redferns/ Getty Images

Photo Fin Costello/ Redferns/ Getty Images

au Palais des Sports de Besançon, devant 713 Geordie s’est désagrégé et Brian a vécu I comme…
âmes, en première partie de Rainbow. Après une vraie traversée du désert (séparation, inspiration
un épique trajet de nuit ponctué d’une panne saisies d’huissier). Il s’est remplumé avec De nombreuses formations, plus ou
près d’un passage à niveau, les Australiens Geordie II (constitué d’ex-Fogg) et a monté moins douées, ont rendu hommage
convertissent leurs premiers adeptes au une entreprise de pose de capotes en vinyle : (doux euphémisme) à AC/DC au fil des
Pavillon de Paris, avant que la troupe ne file grimpant sur scène juste après le boulot pour décennies. Airbourne est sans doute le
visiter le Bois de Boulogne. Deux jours plus s’époumoner sur des reprises (dont “Whole copiste le plus connu, mais on peut citer
tard, AC/DC ne foulera pas les planches du Lotta Rosie” !), il a alors adopté son iconique Black Aces (“Shot In The Dark”), ’77
Parc des Expositions de Colmar, la faute casquette d’ouvrier, le protégeant d’une sueur (“Maximum Rock N’Roll”), Sin City,
au claviériste de Rainbow Tony Carey qui rendue urticante par la colle et la poussière. Bonafide, Dynamite, Broken Teeth, Sideburn,
se pointe à une heure très tardive… Bien Boned ou encore les Parisiens de Sticky Boys…
après, AC/DC s’escrimera sur “For Those H comme… Dans la classe au-dessus, on conseillera Rhino
About To Rock” avec “Mutt” Lange à Paris, High Voltage Bucket (“Get Used To It”) et Johnny Crash,
sur les quais de Bercy. Un autre amer souvenir. Saviez-vous qu’il existe deux galettes parues avec l’immense “Neighborhood Threat”
sous le titre “High Voltage” ? Le tout premier produit par Tony Platt, ingénieur du son
G comme… opus d’AC/DC, sorti uniquement en Océanie, sur “Highway To Hell” et “Back In Black”.
geordie et le premier disque d’AC/DC distribué
J comme…
En mars 1973, Geordie, dans la foulée du tube à l’international : une compilation qui reprend
“All Because Of You”, se produit à Torquay avec sept titres issus de… “T.N.T”, seconde livraison (the) Jack
en ouverture Fang (ex-Fraternity), un attelage également cantonnée aux Antipodes, laquelle “She’s Got The Jack… She’s Got The Jack,
prog-folk (plutôt médiocre) dont le chanteur contient la chanson “High Voltage”, bâtie Jack, Jack… ” Qu’est-ce donc que ce “Jack” ?
à barbichette n’est autre qu’un certain Bon sur une suite d’accords A/C/D/C (la/do/ Il s’agit d’un mot d’argot pour “gonorrhée”.
Scott. Attentif au jeu de scène des poulbots ré/do). Parmi les titres écartés de l’édition L’origine de la chanson — dont Bon, conteur
de Newcastle, il retient le moment où Brian internationale : la reprise virevoltante de aussi doué que libidineux, improvisait sur
Johnson, petit hurleur à la voix ultra-râpeuse, “Baby Please Don’t Go” (Big Joe Williams), scène des paroles encore plus graveleuses —
porte son guitariste sur ses épaules et se “Stick Around” avec son riff retardé façon remonte à l’époque où les cinq garnements
souviendra avec émoi de ce soir où son alter ego Free, le R&B cool de “You Ain’t Got vivaient en communauté et où les
se roula par terre lors d’un rappel (finalement A Hold On Me”, “Soul Stripper” et son représentantes de la gent féminine
victime d’une appendicite), au point de rare duel de guitares, la ballade “Love circulaient en nombre… Ce qui a mené
suggérer son nom aux frères Young au cas où, Song”, l’amusant boogie “Showbusiness” à une épidémie de chaude-pisse et à une
si, un jour… Après le très bon “Don’t Be Fooled (sur les travers du milieu) ou encore invasion de morpions jusque dans le van
By The Name” et le raté “Save The World”, la très Little Richard “Rocker”. de tournée. Un épisode à propos duquel

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Ac/Dc DE A à z

Angus a trouvé le titre lorsque son


avion a été frappé par la foudre
au-dessus de l’Allemagne de l’est
Bon Scott a écrit la grivoise “Crabsody In (“Il ne pourrait même pas produire un pet N comme…
Blue”, censurée des versions américaine de qualité” persifle Bon). Le prodige zambien nécessaire
et japonaise de “Let There Be Rock”. Robert “Mutt” Lange (City Boy, Boomtown (de toilette)
Rats) récupère le projet et prend quelques Le strict nécessaire de Bon Scott pour partir
K comme… décisions cruciales : accorder les guitares, en tournée : rasoir, mousse à raser, brosse à
King affiner la captation des instruments, polir dents, dentifrice, un sous-vêtement de rechange
Stephen King a été d’un secours inattendu les mélodies et les chœurs. Sa méticulosité et des chaussettes. Qui l’oblige néanmoins à
pour AC/DC, en perte de vitesse durant les aboutit au succès américain tant espéré avoir la discipline de faire une petite lessive à
années quatre-vingt. “Flick Of The Switch” avec “Highway To Hell” puis “Back In la main chaque soir dans sa chambre d’hôtel.
et “Fly On The Wall”, corrects mais sans tube, Black”, avant de tourner à la maniaquerie
n’avaient pas bien marché. Il faudra attendre complète pour “For Those About To Rock” O comme…
1986 et le film “Maximum Overdrive”, — il pouvait passer trois jours sur un son origine
unique tentative du maître de l’horreur de caisse claire et demander jusqu’à L’origine du nom AC/DC prête toujours
au cinéma, pour que le rebond s’amorce. cinquante prises pour un riff. à interprétation. On dit que la frangine

Photo Michael Ochs Archives/Getty Images

En l’occurrence via sa bande originale Malcolm, exaspéré par sa lenteur des Young aurait remarqué l’inscription
(“Who Made Who”), sorte de best of, comme par ses honoraires, décide AC/DC sur sa machine à coudre. D’autres
avec en prime trois nouveaux morceaux alors de se passer de ses services. penchent pour un aspirateur. L’idée a plu,
(dont la mélodieuse chanson-titre) suggérant la puissance et l’électricité. Quoi
qui verront le retour de la paire George M comme… qu’il en soit, ce n’est que plus tard que nos
Young/ Harry Vanda aux manettes. Marvel Comics morveux découvriront que l’expression
De quoi convertir de nouveaux adeptes. La pochette du colossal et sous-estimé revêt une connotation sexuelle (traduisible
“Ballbreaker” (“The Furor”, “Boogie Man”, par “A voile et à vapeur”), alors qu’il leur
L comme… “Burnin’ Alive”), produit par Rick Rubin arrivait de se produire dans des clubs réservés
Lange
Photo Rob Verhorst/ Redferns/ Getty Images

en 1995 avec le retour de Phil Rudd aux aux homosexuels… A un journaliste qui lui
Suite à l’échec aux Etats-Unis du live fûts, avait été conçue par la société Marvel demanda s’il était l’un ou l’autre, Bon Scott
“If You Want Blood You’ve Got It”, censé Comics, qui édite Spider-Man, X-Men ou rétorqua qu’il était “l’éclair entre les deux”.
conquérir les ondes comme “Alive” de le Silver Surfer. Laquelle a vite prévu une
Kiss, Atlantic menace de couper les vivres. bande dessinée dédiée à AC/DC. Le pitch : P comme…
Les frères Young acceptent à contrecœur Bon Scott joue aux cartes avec Satan et Richard Power Up
un changement de producteur : un premier Nixon, et remporte le droit de chanter une L’actuelle tournée s’intitule “Power
essai avec Eddie Kramer, qui souhaite ultime fois avec ses camarades, aux Enfers. Up Tour” bien que seuls deux titres de
incorporer des claviers, échoue très vite Une idée amusante, mais vite abandonnée. “Power Up” se retrouvent dans la set-list :

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Ac/Dc DE A à z

la très accrocheuse “Shot In The Dark” avec laquelle Bon Scott a eu une relation unique opus produit par Bruce Fairbairn
(logique) et “Demon Fire” (plus discutable). charnelle. Elle lui a inspiré la très salace (Bon Jovi, Aerosmith) avec l’ex-Manfred
Il a été fignolé sous la houlette de Brendan “Whole Lotta Rosie”, clin d’œil malicieux à Mann Earth Band, Chris Slade, à la batterie.
O’Brien, déjà responsable de l’excellent “Black “Whole Lotta Love”. Cette Tasmanienne a Angus a trouvé le titre lorsque son avion a été
Ice” et du décidément bien nommé “Rock été immortalisée, à partir de 1991, sous la frappé par la foudre au-dessus de l’Allemagne
Or Bust”, dont la tournée a vu les départs forme d’une poupée gonflable géante, dont le de l’Est — lui pense au tonnerre tant l’impact
successifs de Malcolm Young (démence), dégonflage menait à des situations dignes de a été assourdissant. Autre source : les jouets
Phil Rudd (soucis judiciaires), Brian Johnson “Spinal Tap” : musiciens pris au piège sous les d’enfance des frères Young, “Thunder
(surdité) et enfin Cliff Williams (lassitude), Axl amas de plastique et cymbales renversées. Streak” (une sorte d’hydroplaneur).
Rose étant appelé en renfort pour honorer les Utilisée au cinéma (“Iron Man 2”, “Super
derniers concerts. Les derniers riffs de l’aîné S comme… Mario Bros”), “Thunderstruck” sert aussi
des Young, décédé en 2017, parsèment ce Stakhanovistes de bande-son à la chorégraphie la plus célèbre
dix-septième opus très digne, avec l’émouvante On le sait, la route est longue jusqu’au sommet… des athlétiques Dallas Cowboys Cheerleaders.
“Through The Mists Of Time”, la quasi celtique Avant de goûter à la gloire, AC/DC a galéré,
“No Man’s Land” ou l’efficace “Money Shot”. sillonnant sans relâche et dans des conditions U comme…
Q comme…
précaires l’Angleterre puis les Etats-Unis. Uniforme
Ce faisant, il se mesure favorablement à la Peu porté sur les études, Angus se pointait
Qu’ils aillent crème du hard rock de l’époque : Alice Cooper, à ses premières répétitions en uniforme
se faire foutre ! Thin Lizzy, Montrose, Blue Öyster Cult, Van d’écolier, n’ayant pas eu le temps de se changer.
Une expression souvent utilisée par AC/DC à Halen, Aerosmith… Au point d’effrayer la Tirant profit de sa petite taille (1,57 m), il en
l’égard des pontes d’Atlantic, qui sommait nos concurrence (seuls leurs potes de Cheap Trick a fait une sorte de gimmick, celle du gamin
gonzes d’adoucir leur approche, et suggérait soutenant la comparaison). Une époque qui a virtuose de la guitare, créant sur le tas un jeu
même de saquer Bon Scott afin de davantage inspiré “Highway To Hell” : “Quand tu pionces de scène possédé afin de capter l’attention
séduire les radios américaines. Les premières avec les chaussettes du chanteur à deux des gaillards australiens dans les bouges,
réponses du revêche gang ont pris la forme des centimètres de ton pif, tu as une idée de ce à ajoutant ensuite strip-tease et exhibition de
débraillés “Let There Be Rock” et “Powerage”. quoi ressemble l’enfer”, plaisantera Angus. son postérieur au spectacle… Certains diront
que “c’était mieux que de voir sa tronche”.
R comme… T comme… Bon Scott s’est aussi déguisé en écolière
Rosie thunderstruck lubrique lors d’une retentissante apparition
Il s’agit d’une plantureuse tenancière Avec son épileptique introduction, télévisée en Australie. Angus a eu droit dès
d’un bordel situé à l’arrière de l’hôtel où nos “Thunderstruck” est devenu un moment 2001 à une figurine à son effigie, d’une hauteur
fripouilles avaient leurs habitudes à Melbourne, incontournable de l’inégal “The Razor’s Edge”, de quarante centimètres (“presque à l’échelle”,

“Quand
tu pionces
avec les
chaussettes
du chanteur
à deux
centimètres
de ton pif,
tu as une
idée de
ce à quoi
Photo Rob Verhorst/ Getty Images

ressemble
l’enfer”
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diront à nouveau les mauvaises langues). Il a et sur scène, notamment lors d’un retentissant toutes les décisions importantes.
enfin été plébiscité à la tête d’un classement concert à l’opéra de Sydney (AC/DC en fera George Young, le grand frère producteur,
des “meilleurs petits gars de tous les temps”, la première partie), puis sombre dans une testait au préalable l’efficacité des chansons
devançant notamment Maître Yoda. Chic. addiction aux opiacés. Elle l’empêchera aux claviers. Le neveu Stevie Young (ex-
d’être élu pour remplacer Bon Scott, Starfighters) a suppléé Malcolm Young
V comme… alors qu’il constituait une piste crédible, lors d’un bref départ en 1988 pour soigner
Vomi à l’instar de Noddy Holder (Slade), Terry son alcoolisme latent (il lui ressemblait
Selon la rumeur, Bon Scott a terminé Slesser (Back Street Crawler), Gary Holton tellement que personne n’y a vu goutte)
sa course terrestre “étouffé dans son (Heavy Metal Kids) ou Buzz Shearman et a repris ce rôle depuis 2014. On connaît
vomi”. Le rapport d’autopsie a conclu à (Moxy). L’affable Brian Johnson décrochera moins Alexander Young, autre aîné dont la
une “intoxication alcoolique aiguë”, résultat finalement le poste, conseillé par Lange comme formation (Grapefruit) a été signée sur Apple
d’une homérique nuit de bamboche durant par Bon Scott et un fan de Cleveland, bien qu’il Records avant d’usiner le remarquablement
laquelle notre bien-aimé pirate aurait éclusé ait failli manquer l’heure de son audition pour éclectique “Deep Water” en 1969. Il a écrit pour
la moitié d’une bouteille de whisky. D’autres une partie de billard avec les roadies du groupe. AC/DC un titre resté inédit (“I’m A Rebel”)
penchent pour un mélange fatal avec de et a aussi servi de sherpa en Allemagne.
l’héroïne. Son compagnon de soirée, incapable X comme…
de le transporter jusqu’à son paddock — ou Xylophone Z comme…
bien désireux de laisser la dope s’évacuer Un instrument que l’on n’a jamais entendu Zorba
du corps de l’infortuné… — l’aurait laissé sur aucun disque d’AC/DC, qui s’est A ses débuts, AC/DC s’est retrouvé à animer
roupiller dans sa Renault 5 par une froide cantonné aux classiques guitares, basse le mariage d’un ami. Ils dévalent quelques
nuit d’hiver. A la clé, une entrée fracassante et batterie. Cette approche no bullshit et reprises de Chuck Berry et des Rolling Stones
dans le club des 33, aux côtés de Sam sans concession est l’un des secrets jusqu’au moment où le père de la mariée leur
Cooke, Keith Relf et Donny Hathaway. de la popularité constante du groupe. demande… “Zorba Le Grec”. Incrédule,
Rare exception : la cornemuse le gang refuse, souhaitant protéger son
W comme… de Bon Scott sur “It’s A Long Way intégrité rock’n’roll mais Malcolm, bon
Wright To The Top (If You Wanna Rock ‘N’ Roll)”. bougre, demande un instant. Le temps
Ce shouter d’élite traînera dans les parages de déchiffrer l’air à l’oreille et voilà
des frères Young durant de nombreuses Y comme… qu’AC/DC s’exécute sous les vivats.
années. Vocaliste des Easybeats, Stevie Wright Young Il avait beau être discret, voire mutique,
y côtoie George Young et Harry Vanda, avant La fratrie Young est très soudée et c’était bien lui le chef de la meute. H
de se lancer dans une carrière solo. Il met le AC/DC a longtemps été une entreprise
Concert le 13 août
pied à l’étrier à Malcolm Young en studio familiale dans laquelle Malcolm prenait à l’Hippodrome de Longchamp (Paris)

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En couverture

Une scène résolument rock’n’roll

Le rock
austraLien
Pays du larsen roi, l’Australie possède une culture de la musique live
qui en fait une des scènes rock’n’roll les plus vivaces au monde. PAR ERIC DELSART
LUNDI 1ER JUILLET 2024. A Saint-Brieuc, les Cosmic ses modèles The Stooges. Un groupe qui a créé des vocations
Psychos achèvent leur concert par une ovation avant dans tout le pays et au-delà, ouvrant la voie à d’autres formations
de se retourner et de présenter leurs fesses au public. proto-punk comme the saints de Brisbane. Dans leur sillage,
C’est l’image qu’on a souvent du rock australien, d’autres encore tels que Midnight oil, inXs, rose tattoo, cosmic
celui d’un rock’n’roll teigneux, joué par des mecs Psychos, Beasts of Bourbon ou Hard-ons allaient ensuite façonner
un peu bas du front, voire complètement dégénérés, la marque de fabrique aussie rock dans les années quatre-vingt,
mais généreux. D’AC/DC à Amyl And The Sniffers, celles d’un rock musclé qui tire sa quintessence en concert. Au
l’histoire musicale de ce pays est souvent résumée à ces même moment, la scène post-punk locale produisait des groupes
clichés mais un fait reste indéniable : les Australiens à foison, à commencer par les merveilleux celibate rifles, dont
jouent le rock’n’roll le plus abrasif de la planète. les premiers albums font aujourd’hui l’objet d’un certain culte,
ainsi que les non moins formidables these immortal souls, swell
Maps, the church et bien évidemment the Birthday Party.
Aussie rock C’est ici qu’on se doit d’ouvrir la page nick cave, un artiste
Pourtant l’affaire paraissait mal embarquée. On a souvent une tellement emblématique qu’il a créé à lui seul une figure
perception de l’Australie comme un immense no man’s land où aujourd’hui répandue, celle du chanteur ténébreux et habité qui
les insectes sont surdimensionnés, les plages pleines de surfeurs surnage au milieu du chaos. Cave, poète élégamment déglingué,
et les pubs emplis de groupes rock en sueur. Pourtant, loin de harangue le public, le regarde droit dans les yeux tandis que
ces clichés, le pays de “Mad Max” n’a rien d’un far west sans foi son groupe semble aux aguets, prêt à l’accompagner au moindre
ni loi. C’est un pays historiquement conservateur qui pendant soubresaut électrique. Punk gothique chantant des textes à
très longtemps n’a autorisé la tenue de concerts que dans des la poésie macabre avec son groupe the Birthday Party, Cave
endroits où l’alcool était prohibé. C’est sans doute ce qui a poussé s’est au fil des années mué en frontman contemplatif, roi de la
des pionniers tels que les Bee Gees ou les Easybeats à chercher ballade crépusculaire, au croisement du blues, de la country
fortune en Angleterre au milieu des années soixante. Peu à peu et du rock le plus sombre. La figure du chanteur australien qui
heureusement, les lois ont commencé à s’assouplir et, au début pleure dans sa bière sur une musique rock enracinée dans le
des années soixante-dix, l’âge de la majorité est passé de 21 à blues lui doit beaucoup et son influence demeure immense. Elle
18 ans, les pubs ont eu le droit de servir des femmes (!) et de se ressent auprès d’artistes locaux aussi variés que Rowland S.
faire jouer des groupes tout en distribuant de l’alcool. Il n’en Howard ou Gareth Liddiard, l’intense leader dans les années
fallait pas plus pour qu’émerge une scène résolument rock’n’roll 2000 de the Drones et aujourd’hui de tropical Fuckstorm.
justement nommée pub rock, bien aidée en cela par l’établissement
en 1974 de la radio Double Jay qui mettait à l’honneur la scène
rock locale. Dès lors de nombreux débits de boissons se sont Pop psychédélique
spécialisés dans les concerts et un circuit s’est créé, permettant à Si les années quatre-vingt-dix ont surtout vu des groupes grunge
Photo Brian Rasic/ Getty Images

de nombreux jeunes groupes fougueux tels que AC/DC, Cold Chisel comme Powderfinger, silverchair et — à la marge — You am i
ou The Angels de faire du bruit et créer une véritable culture émerger et caracoler en tête des charts locaux, le rock australien a
musicale. Le rock australien, biberonné à la musique live, serait retrouvé de sa verve au début du XXIème siècle avec des groupes
lourd, violent, sans concessions. Personne n’a mieux incarné ces populaires tels que the Vines, Jet et les très fun Wolfmother
préceptes que radio Birdman, formé à Sydney par Rob Younger qui cartonnent à l’étranger. En 2002, alors que la planète rock
et Deniz Tek, expatrié originaire d’Ann Arbor, Michigan, comme vivait un étonnant revival garage qui se montrera éphémère,

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Radio Birdman

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Photo archives Rock&Folk

Jet The Saints

Binic Folks-Blues :
l’ambassade du rock australien
Depuis quinze ans, au croisement des mois de juillet et
août, la petite cité portuaire de Binic, située dans les Côtes-
d’Armor, accueille 40 000 festivaliers le temps d’un week-
end de rock’n’roll qui fait la part belle au rock australien.
Photo Jeff Kravitz/ FilmMagic, Inc/ Getty Images
Explications avec le programmateur du festival, Ludovic Lorre.
“A l’origine, j’étais mod, le punk et le hard-rock c’était pas trop
mon truc même si j’aimais Cosmic Psychos et les Hard-Ons.
Grâce à Sébastien Blanchais de Beast Records, j’ai redécouvert
toute la scène australienne, et notamment The Gin Club dont je
suis tombé amoureux parce que c’était les Pogues australiens,
avec Ben Salter qu’on accueille encore cette année. Le premier
groupe australien qu’on ait jamais eu à Binic, c’était Digger &
The Pussycats.” Signe de cette affinité qui perdure depuis des
années, le programmateur a passé plusieurs mois récemment
en Australie afin de prospecter pour les prochaines éditions
du festival. “Il y a une recrudescence depuis le covid, avec une
nouvelle scène de branleurs, notamment à Sydney. Et Melbourne, The Vines
ce n’est pas pour rien que c’est la capitale du rock’n’roll dans
le monde. Il y a dix ou quinze clubs qui, du jeudi au dimanche,
proposent cinq concerts tous les soirs, ça n’arrête pas.” Chevillé
avec le très australophile label Beast (nommé ainsi en hommage the Vines ont un moment fait croire qu’ils étaient le nouveau grand
aux Beasts Of Bourbon) et le tourneur bordelais U-Turn, le groupe australien avec leurs tubes néo-grunge envoyés avec un
Binic Folks-Blues s’est peu à peu éloigné de ses racines blues-
punk pour créer un pont avec cette vivace scène. Des jeunes sens de l’autodestruction qui rappellait Nirvana (“Get Free”).
groupes flamboyants tels Civic, Stiff Richards, Satanic Togas, C’était avant que Craig Nicholls ne montre des signes de fébrilité.
Split System ou, prochainement, Goutlaw et The Judges sont Diagnostiqué autiste, l’artiste s’est alors peu à peu éloigné de
venus en Europe grâce au festival qui a même, un moment
officialisé cette relation en lançant un programme d’échange la scène, livrant des albums de plus en plus anecdotiques dans
musical entre la Bretagne et l’Australie. “C’est tombé à l’eau l’indifférence générale. C’est finalement Jet qui emportera la
parce que pendant deux ans, l’ambassade d’Australie en France a timbale avec son tube putassier “Are You Gonna Be My Girl?” sans
eu interdiction de communiquer avec l’ambassade de France pour
des raisons diplomatiques à cause de la crise des sous-marins.” Si pour autant convaincre réellement. Le véritable réveil proviendra
les relations entre la France et l’Australie en ont pâti, le Binic finalement de Perth grâce à une constellation de formations qui
Folks-Blues œuvre à les rétablir par la diplomatie du rock’n’roll.
allaient redéfinir la notion de rock psychédélique pour les années

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lE rOcK AUStrAlIEn

Le charismatique
chanteur aux
gants noirs
a propulsé le groupe au sommet. Si Tame Impala a pris une
direction pop qui fait grincer les dents des rockers les plus retors,
Pond persiste dans l’expérimentation et la bizarrerie avec un
Photo Adam Patterson/ Avalon/ Getty Images

rock psychédélique étrange (son album le plus récent, “Stung!”,


est sorti le 21 juin dernier) qui a trouvé un écho du côté de
Melbourne avec les furieux king Gizzard & the Wizard Lizard.

Fous excentriques
Groupe à concepts très prolifique, capable de visiter des territoires
aussi divers que le prog’, le metal, la musique électronique ou le
Wolfmother jazz-rock, King Gizzard fascine autant qu’il irrite et fait l’objet d’un
fanatisme presque religieux de la part de ses fidèles. La formidable
liberté qu’il défend a inspiré des dizaines de groupes à travers le
monde et surtout, par le biais de son label Flightless, il aide la
scène émergente. C’est ici que des groupes tels que civic ou amyl
and the sniffers ont vu leurs premiers albums publiés. Ainsi, au-
delà d’être des fous excentriques, King Gizzard sont des passeurs
qui participent activement à la vitalité de la scène australienne
actuelle. Une nécessité dans un pays où l’intermittence n’existe
Photo archives Rock&Folk

pas et où la plupart des artistes vivotent entre deux petits boulots


pour pouvoir subsister. C’est précisément pour cette raison qu’au
début des années 2010 a commencé à poindre un mouvement
que des journalistes locaux ont surnommé dolewave en référence
Tame Impala à l’expression “be on the dole” qu’on peut traduire ici (et avec le
vocable de 2024) “être au RSA”. Soit une multitude de groupes
aux esthétiques nées de l’absence de moyens, qui s’enregistrent
avec les moyens du bord, sur du matériel cheap, et prenant comme
référence des icônes lo-fi du passé comme les Go-Betweens et
toute la scène néo-zélandaise de Dunedin (The Clean, The Bats...).
Ils s’appellent twerps, Vintage crop, stroppies et chantent des
chansons désabusées avec des guitares claires et des rythmiques
minimalistes. Parmi les artistes issus de cette scène, courtney
Barnett est sans doute la plus emblématique. Avec ses chansons
désenchantées où elle chronique avec nonchalance ses tourments
quotidiens, elle est une des voix les plus singulières à être sortie
d’Australie ces dernières années. Parmi les autres artistes à avoir
été à un moment labellisés du terme passe-partout de dolewave,
Photo archives Rock&Folk

eddy current suppression ring est sans doute le plus important,


mais aussi le plus méconnu. Quatuor monté au début des années
2000 par Brendan Huntley (chant) et Mikey Young (guitare),
Eddy Current a publié trois albums post-punk nerveux entre
Pond 2005 et 2010, des chefs-d’œuvre à classer entre Gang Of Four et
Television qui ont violemment secoué la scène garage. A la sortie
de son troisième album “Rush To Relax”, l’attente pour voir ce
à venir. A l’origine, tame impala était un projet solo que le multi- groupe sur scène était à son paroxysme mais il était écrit que le
instrumentiste Kevin Parker faisait passer pour un groupe. Sur groupe ne viendrait jamais en Europe. Huntley, le charismatique
scène, il s’accompagnait de potes musiciens qui avaient aussi leurs chanteur aux gants noirs, souffre d’un mal problématique quand
projets (Nick Allbrook avec Pond, Jay Watson avec Gum) et chacun on est australien : il n’aime pas l’avion. Eddy Current n’a ainsi
jouait dans les groupes des autres. Produit de la culture pub rock jamais mis les pieds en Europe et n’a voyagé qu’une fois aux Etats-
locale, Tame Impala s’est d’abord fait repérer en jouant un hard- Unis, pour accompagner les Oh Sees. Les membres du groupe ont
rock tendant vers le rock progressif (“Heart Full Of Wine”) avant ainsi tourné le dos au succès, demeurant un des what if les plus
peu à peu de muer en un projet pop psychédélique aventureux intrigants du XXIème siècle. Mikey Young a plus tard fait parler
qui a redéfini les codes du genre de façon spectaculaire. En de lui avec les excellents total control, avant de devenir un des
2012, “Lonerism”, fort de ses tubes (“Elephant”, “Feels Like techniciens les plus recherchés de la planète rock (notamment
We Only Go Backwards”) et de sa production audacieuse, pour le mastering). En 2019, Eddy Current Suppression Ring a

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Coupes de
cheveux
dégueulasses et
chansons aux
titres craignos

Photo DR
Courtney Barnett

Photo Jason Galea-DR

Photo-DR
Eddy Current

King Gizzard & The Wizard Lizard


Photo Jamie Wdziekonski-DR

Photo-DR
Amyl And The Sniffers The Chats

fait son grand comeback avec l’excellent “All In Good Time”, que et Amyl And The Sniffers, tous larsens dehors, perpétuent avec
le groupe n’a pas vraiment pu défendre sur scène, le covid ayant à propos l’image du groupe rock australien crétin et fun, tandis
enrayé le retour de la machine. Leur influence sur la musique que des stylistes comme clamm et split system poursuivent la
australienne des quinze dernières années demeure immense. tradition high energy. the chats, venus du Queensland, avec leurs
Sous leur impulsion, de nombreux artistes se sont lancés dans coupes de cheveux dégueulasses et leurs chansons aux titres
le grand bain, tels les formidables royal Headache, uV race et craignos (“The Kids Need Guns”, “I’ve Been Drunk In Every Pub
surtout ausmuteants. Formés au début des années 2012 par Jake In Brisbane”) envoyées à mille à l’heure, ont signé un des tubes
Robertson, leader des psychédéliques Frowning Clouds, avec rock les plus improbables de ces dernières années avec “Smoko”,
un jeune homme nommé Billy Gardner, le groupe a fait parler sur lequel ils compensent un certain manque de technique par
la poudre sur quelques albums post-punk anguleux. Surtout, il une attitude punk débilos irréprochable. Dans un genre tout aussi
a permis à Gardner de monter son label Anti Fade qui publie provocateur et idiot, amyl and the sniffers ne font pas non plus
aujourd’hui la crème de la scène garage locale : Vintage crop, dans la finesse, en témoigne la pochette de leur dernier single
civic ou encore the Judges, où il tient la guitare solo, et qui “U Should Not Be Doing That” montrant la chanteuse Amy
s’annonce, avec son premier album “Judgement Day” (sorti cet Taylor accroupie en robe blanche qui urine tout sourire, devant
été) comme une des claques stoogiennes des années à venir. les autres membres du groupe. Héritiers des Cosmic Psychos et
Rose Tattoo, et portés par une chanteuse ébouriffante, le quatuor
envoie un rock lourd et frénétique. Leur troisième album à venir
Attitude punk devrait être leur couronnement et confirmer — si besoin était
Aujourd’hui, la scène jeune rock australienne se porte mieux que — que le rock’n’roll australien actuel, dans sa variété, dans son
jamais. Des groupes comme the chats, satanic togas, Gee tee énergie, est décidément le plus passionnant du moment. H

054 R&F AOÛT 2024


lE rOcK AUStrAlIEn

natHan rocHe
Beatnik en chef, chanteur et écrivain, nathan Roche, originaire de townsville
au nord-ouest de l’Australie, vit depuis dix ans en France. L’occasion pour
Rock&Folk de parler avec lui de ce qui attire ses compatriotes musiciens
dans le pays aux 1200 variétés de fromage. RECUEILLI PAR THOMAS E. FLORIN

RoCK&FoLK : Vous revenez


d’une tournée française de
quatorze dates en solitaire
intégralement faite en FlixBus.
nathan Roche : Oui ! Chaque jour, je
faisais un concert et quelqu’un me disait :
“Eh, si tu veux jouer demain, je connais
quelqu’un dans telle ville”. Et c’est comme
cela que je me suis retrouvé à faire le tour
du pays : Toulouse, Bayonne… Je suis
obsédé par le Pays basque maintenant.
Ça m’a rappelé le sud de l’Australie, vers
Sydney : les vagues, ce côté tropical.
Un pays de surfeurs mais avec cette
culture basque. Comment s’appelle
ce sport avec la balle contre le mur ?
La pelote basque ? C’est magnifique.

R&F : C’est pour ce genre de chose


que les musiciens australiens
viennent vivre en France ?
nathan Roche : Ah ah ah ! Je ne
sais pas. Aujourd’hui je ne connais que
Maxwell (Farrington, ndr). Quand j’étais
au Chaland Qui Passe, le bar où il était
chef à Binic, on a mangé des huîtres et
bu du vin blanc à 8 heures du matin,
Photo archives Rock&Folk

on discutait et je pense qu’on a tous les


deux été influencés par Kevin Ayers,
sa façon de voyager, vivre à Majorque,
pêcher. Puis Daevid Allen bien sûr,
un Australien qui est parti avec son
bateau pour jouer avec Soft Machine,

“Des huîtres
puis qui est resté coincé en France
parce qu’il était chez Brigitte Bardot et
il a fait Gong… C’était très romantique

et du vin blanc
d’imaginer cela depuis l’Australie.

R&F : L’expatrié, c’est

à 8 heures du matin”
une figure australienne ?
nathan Roche : Oui : toutes les
histoires qu’on a lues dans les magazines
de musique, ça nous influence beaucoup
quand on est petit et il y en a des tas alors tu peux manger arabe, grec ou du côté de Lens la semaine dernière :
qui viennent de la scène des années italien, qu’importe, et quand tu fais ça, un monsieur avec un château qui est à
quatre-vingt : Nick Cave And The Bad tu voyages un peu dans ton cerveau fond dans la musique et qui organise des
Seeds, Crime & The City Solution, The mais après quelques années, ça ne concerts que tout le village vient écouter.
Moodist, Bruno Adams ou Hugo Race qui suffit plus : il faut aller à la source. Bah, c’est assez incroyable. Alors bien
habite en Italie depuis trente ans. C’est sûr, tu peux vivre des aventures dans la
un musicien qui a joué un an dans les
Bad Seeds mais sinon, il était dans The Sans papiers nature australienne, mais moi j’ai besoin
d’attraction humaine : voir le changement
Wreckery et Plays With Marionettes. R&F : on a souvent une image de l’architecture, de la langue, de la
Bref, j’ai lu cet article où il expliquait sa de l’Australie comme un pays nourriture, du vivant, des livres et la
vie en Sicile. “Oui, j’étais en tournée en sauvage, un peu rude ? musique. J’ai besoin de ça pour m’inspirer.
Italie et maintenant, je suis chez moi, nathan Roche : Oui. C’est assez
au bord de la mer, j’entends le bruit sauvage : dans chaque ville, la nature R&F : Qu’est-ce que ça a changé
d’un grand mec qui fracasse un poulpe n’est jamais loin. Et il n’y a que quatre pour vous d’être en France ?
contre un rocher.” Hyper romantique. ou cinq endroits dans tout le pays où tu nathan Roche : C’est une sorte de
peux faire des concerts alors qu’ici, j’ai stimulation. Que ce soit la langue, la
R&F : oui, mais la mer, tout cela, été en tournée improvisée pour quatorze culture, les références, il faut que tu
ça existe aussi en Australie, non ? dates… C’est impossible là-bas. Parce sois toujours en alerte. Chez moi, j’ai
nathan Roche : Bien sûr, mais il qu’en Australie, les petites villes ne sont l’impression d’être comme drogué ;
n’y a pas la même culture. C’est la pas aussi développées qu’ici : les gens ont je me sens 100% à l’aise, je sais
culture qui excite le corps. Si tu as peur de la nouveauté, de l’extérieur. Ici, il comment ça fonctionne. Ici, même
envie d’être inspiré. En Australie, il y a toujours des gens ouverts d’esprit, des après dix ans, j’apprends quelque
y a beaucoup d’immigration du monde gens qui organisent des free party chez chose de nouveau tous les jours. H
entier avec des restaurants différents eux au milieu de la campagne. J’ai vu ça

AOÛT 2024 R&F 055


DiscoZ
Pop, punk, pub rock, post-punk, psyché…
Le tour de l’île en 24 disques. Par Eric Delsart
01. the Missing Links 06. AC/DC 10. the Beasts
“the Missing Links” 1965 “Back in Black” 1980 of Bourbon
Si les Easybeats ont Certes il y a eu “Sour Mash” 1985
été les premiers à des albums plus A l’opposé de
percer à l’étranger, The rock’n’roll, plus ancrés l’approche arty de
Missing Links est sans dans la culture pub Nick Cave, les Beasts
doute le plus sauvage rock australienne. Of Bourbon incarnent
et influent groupe Bon Scott reste l’âme une version du rock
australien des années damnée d’AC/DC, australien plus roots,
soixante. Un mix savant et il hante cet plus sale, tels des
de R&B façon Shadows album bien qu’il cousins cul-terreux
Of The Knight n’y apparaisse pas. restés sur leur île mais
et Pretty Things interprété avec une Avec ses riffs implacables (“Back In Black”, tout aussi flamboyants.
énergie (proto-)punk. Les bases. “Hell’s Bells”, “You Shook Me All Night Propulsé par une attitude bravache et une
Long”, qui dit mieux ?) et sa production quantité surhumaine de stupéfiants, le
millimétrée, “Back In Black” est un des groupe du magnétique Tex Perkins envoie
02. the easybeats disques rock les plus importants du XXème ici un blues-rock poisseux et débraillé qui
“Friday on My Mind” 1967 siècle, auquel peu peuvent se mesurer sonne comme si le groupe l’avait enregistré
C’est l’éternelle à 4 heures du matin à la sortie du pub.
question pour les
groupes des années 07. the Scientists
soixante : qu’avaient-ils “the Scientists” 1981 11. the Celibate Rifles
à proposer au-delà de Premier album “the turgid Miasma
leur tube ? Quatrième des Scientists, of existence” 1987
album du groupe, mais le pink album est Le titre de l’album est
premier à l’étranger, une étrangeté dans parfait, la pochette
c’est un disque solide, la discographie du aussi, et ce qui est gravé
ancré dans son époque groupe que Kim sur les sillons du disque
mais attachant où on trouve plusieurs belles Salmon emmènera qu’elle contient fait
compositions signées Harry Vanda et George ensuite vers des eaux partie des joyaux du
Young. plus marécageuses. post-punk australien.
Le premier line-up, Drôle, cinglant,
formé avec James Baker et Ian Sharples expérimental aux
03. Radio Birdman qui iront rejoindre Hoodoo Gurus, est un entournures, le premier
“Radios Appear” 1977 disque de power pop débraillée qui doit disque des Celibate Rifles à l’international n’a
Fans des Stooges, autant aux Ramones qu’à Big Star. rien perdu de sa verve trente-cinq ans après.
les guitaristes Denis
Tek et Rob Younger
mènent la danse 08. the go-Betweens 12. inXS
de ce gang dans un “Before Hollywood” 1983 “Kick” 1987
réjouissant maelstrom Alternative bienvenue Certes les batteries
de larsens et tissent au hard rock et à la et les sons de synthé
un lien direct entre new wave, The Go- ont mal vieilli, les
Detroit et l’Australie. Betweens ont montré maniérismes jaggeriens
Le rock garage aussie qu’il existait une de Michael Hutchence
serait stoogien ou ne serait pas. “Radios issue possible pour peuvent prêter
Appear” est la pierre angulaire du rock les artistes à à sourire, mais
high energy australien et international. sensibilité pop n’oublions pas
au cœur des à quel point
rutilantes eighties. dans le marasme
04. the Saints Avec ses mélodies douces (“Cattle And des eighties, les fulgurances d’INXS ont
“eternally Yours” 1978 Cane”), c’est un disque culte et influent remis un sens du danger dans la musique
En 1977, le premier qui a ouvert la voie à des centaines d’artistes mainstream. Rien que pour leurs riffs,
album des Saints lo-fi locaux dans les décennies qui ont suivi. “Devil Inside”, “Need You Tonight”
(“I’m Stranded”) sont les tickets d’entrée du groupe
avait installé le groupe
comme l’un des
09. nick Cave au panthéon du rock aussie.
pionniers du punk. & the Bad Seeds
Son successeur, plus “From Her to eternity” 1984 13. Cosmic Psychos
varié, plus riche, Le premier album “Cosmic Psychos” 1987
confirmait que de l’ex-leader de Des riffs stoogiens
Chris Bailey et The Birthday Party joués à la vitesse
Ed Kuepper étaient des songwriters de sous son nom propre des Ramones et
premier plan. Un classique absolu. est un manifeste enrobés de wah-wah,
artistique fort. voici comment on
Accompagné d’un pourrait décrire la
05. Rose tattoo groupe nerveux musique des Cosmic
“Rose tattoo” 1978 qui apporte un Psychos, qui creusent
Oui ils sont moches, contrepoint minimaliste le même sillon punk
affreux même. Mais à ses incantations dérangées, Cave façonne heavy depuis près
il est impossible de ici son personnage de poète déglingué et de quarante ans malgré les changements
saisir l’essence du crée une œuvre sombre où la tension est de personnel, les overdoses et le temps qui file.
rock australien — et palpable à tout instant (“Avalanche”). Simple, direct, et toujours diablement efficace.
en particulier de sa
culture pub rock —
si on ne connaît pas
le hard rock teigneux
de Rose Tattoo,
des rock’n’roll outlaws autoproclamés “nice boys don’t play
rock’n’roll”
qui résument en une seule strophe (sur “Nice
Boys”) toute l’essence du rock australien :
“Nice boys don’t play rock’n’roll”.

056 R&F AOÛT 2024


lE rOcK AUStrAlIEn

La pierre angulaire
du rock high energy australien
et international
14. Midnight oil 18. Wolfmother de punchlines (“Pedestrian At Best”),
“Diesel And Dust” 1987 “Wolfmother” 2005 livrées dans un emballage rock aux
Actif dans la scène Sur son premier références esthétiques 90’s marquées
pub rock depuis la fin album, le power (Breeders, Sleater-Kinney, Cat Power).
des années soixante- trio mené par Le slacker rock à son meilleur.
dix, Midnight Oil a Andrew Stockdale
connu un succès tardif rassemblait un riff- 22. King gizzard
avec cet album, son
sixième. Manifeste
o-rama de première
bourre avec les très
And the Wizard Lizard
écologiste porté par brutales “Woman”, “nonagon infinity” 2016
le tube planétaire “Joker & The Thief” Conçu comme
“Beds Are Burning”, et “Dimension”. une boucle de
ce n’est certes pas l’album le plus Ajoutez à cela une ou deux power ballads neuf morceaux
rock’n’roll du groupe mais c’est du bien senties (“Mind’s Eye”) et ces grands pouvant être jouée
rock australien des années quatre-vingt. crétins emportaient la timbale avec panache. en mode repeat
de façon infinie,
le huitième album
15. epic Soundtracks 19. eddy Current du collectif de
“Rise Above” 1992 Suppression Ring Melbourne est
Héros underground “Primary Colours” 2008 un tourbillon
avec Swell Maps, S’il ne faut garder de rock psychédélique joué à cent à
groupe créé avec son qu’un seul disque l’heure. Les morceaux s’enchaînent,
frère Nikki Sudden de la discographie créant une transe hypnotique qui
à la fin des années parfaite d’Eddy lance idéalement des tubes krautpunk
soixante-dix qui s’est Current, l’album (“Gamma Knife”, “Evil Death Roll”).
avéré très influent rouge, deuxième du Leur concept le plus abouti.
auprès de la scène indie groupe de Melbourne,
américaine, Kevin Paul
Godfrey a publié son
s’impose peut-être.
Accent australien à
23. Stiff Richards
premier album sous le nom d’Epic Soundtracks couper au couteau, “State of Mind” 2020
en 1992. Accompagné de fans célèbres (Lee guitares anguleuses et grooves post-punk On aurait pu choisir
Ranaldo, Kim Gordon, J Mascis, Rowland intenses : voici la recette de cet album qui pour cette sélection
S Howard…), il a composé un chef-d’œuvre brille par le minimalisme de ses chansons les teigneux Civic
de pop mélancolique influencé par “Pet hypnotiques. “Which Way To Go”, “Colour ou Split System,
Sounds” des Beach Boys, jusqu’à la pochette. Television”, “I Admit My Faults” figurent avec qui ils partagent
déjà au panthéon du rock australien. un guitariste, mais
Stiff Richards est
16. Silverchair le groupe qui a
“Frogstomp” 1995 20. tame impala replacé l’Australie
Drôle de paradoxe “Lonerism” 2012 sur la carte au
que celui de ce groupe Enregistré seul lendemain de la pandémie. Emportant
qui a atteint son à Paris par son son rock’n’roll ravageur aux quatre
sommet alors que ses auteur, le deuxième coins de la planète, Stiff Richards a
membres n’avaient album de Tame Impala remis le projecteur sur Melbourne
que 15 ans. Héritiers voyait Kevin Parker et sa scène. Quiconque ayant perdu
de la couronne du repousser les limites la foi en la musique et le rock en particulier
grunge peu après la du do it yourself et se doit d’aller voir ce groupe sur scène
mort de Kurt Cobain, poser les codes du ou, à défaut, écouter “State Of Mind”.
Silverchair devait sans psychédélisme
doute pourtant plus à Pearl Jam qu’à Nirvana. pour le XXIème 24. Amyl
Son premier album reste emblématique de
cette époque et, chose rare, vieillit assez bien.
siècle. Un disque-monde cosmique, voire
onirique (“Endors Toi”), touché de
And the Sniffers
moments de grâce (“Feels Like We “Comfort to Me” 2021
Only Go Backwards”) mais qui D’un côté on
17. the Vines n’oublie pas de rocker quand a les Sniffers,
“Highly evolved” 2002 il le faut (“Elephant”). groupe garage-
Que reste-t-il en 2024 punk qui aime
de ces grands espoirs les rythmiques
du rock australien ? 21. Courtney Barnett grasses et les riffs
Un album, impeccable “Sometimes i Sit And think, de guitare saillants.
de bout en bout, qui And Sometimes i Just Sit” 2015 De l’autre Amy
surprend aujourd’hui Après une paire Taylor, une pile
par sa variété, du d’EP qui avaient électrique d’1,60 m
grunge (“Get Free”) créé une attente qui emporte les chansons du trio dans une
à la pop psychédélique immense autour autre dimension avec son chant possédé et
(“Sunshinin”) de son premier album, son énergie contagieuse. Cet album, leur
en passant par le ska-punk (“Factory”), Courtney Barnett deuxième, a fait entrer le quatuor dans la
la country cosmique (“Contry Yard”) se montrait à la cour des grands avec ses hymnes féministes
et le punk-garage (“Outtathaway”). hauteur avec des (“Choices”, “Guided By Angels”).
Quel gâchis ! chansons aux textes
drolatiques emplis

AOÛT 2024 R&F 057


Disque du Mois
A 200 à l’heure sur l’autoroute du fun

King Gizzard
And The Lizard
“FLIGHT b741”
Wizard
P(DOOM) RECORDS

Saviez-vous qu’en 2020, quatre au passage de la fainéantise de Surprise ! Pour la collection du fun, quitte à parfois passer à
Français s’étaient mis en tête de certains messagers (on convient automne/hiver 2024/2025, KGLW côté de jolis paysages pendant
décrypter l’intégralité de l’œuvre vite qu’un âge d’or a existé, qu’il est propose à première vue un rock la petite quarantaine de minutes
de Prince ? Analyse des paroles, révolu et, c’est pratique, tout sera assez conventionnel qui fantasme réglementaire tant leurs idées,
précis musicologiques de haute désormais vu à travers ce prisme). l’Amérique comme tant d’autres solos, patterns, mélodies vocales
volée, contextualisation historique, Le format long du podcast permet avant eux, pied au plancher. se succèdent à une allure délirante,
témoignages émouvants de fans ainsi une véritable évaluation de la Mais à y regarder de plus près, brutale même. Comme par peur de
ou de collaborateurs même : tout production du Minnésotain et dit, il y a bien du neuf en cette saison. l’ennui. La forme des morceaux, à la
est dans “Violet”, podcast qu’on en creux, l’impossibilité de digérer De la slide et des harmonies, déjà. structure très libre renvoie presque
se doit de recommander à tous une œuvre aussi dense en temps Les mots-clés du nouveau cru à une version sous speed de l’Elton
les mélomanes. Entre autres réel. Et c’est ici que débarque le “Flight b741” sont donc les John de “Tumbleweed Connection”,
choses, l’équipe d’illuminés vingt-sixième album en douze ans suivants : boogie rock (“Daily Blues”), qui partageait d’ailleurs la même
revient régulièrement sur les de King Gizzard & The Lizard Wizard. cadavre exquis (pour la composition ambition fantasmatique. Que
critiques contemporaines au disque Deux caractéristiques différencient et l’écriture, plus collective que nous racontent vraiment les
décortiqué pour chaque épisode. cependant les Australiens du leader jamais), chanteurs (pour la Australiens ? Une fuite en avant
Et l’exercice fascine : il met en du NPG : un insuccès commercial première fois au pluriel), Laurel nihiliste ? Imposée par monde en
lumière l’absolue et inévitable relatif imposé par l’époque et Canyon (des chœurs, très beaux, déliquescence ? Qui contemplerait
incohérence de tout discours l’ambition délirante de proposer un partout !), gospel (?!), solos hard 80’s son glorieux héritage ? Que vaut
critique sur “L’Artiste”. Dans leur concept ou une rupture stylistique à (“Field Of Vision” qu’adorera Justice), vraiment ce spectaculaire album
majorité, les papiers de l’époque chaque sortie ou presque, souvent call and response (l’excellent single à la pochette délicieusement
nous renseignent plus sur l’esprit à la faveur d’un instrument vintage “Le Risque”), signatures rythmiques stupide ? Toutes ces questions
du moment (on parle mégalomanie déniché sur “leboncoin” aussie. aventureuses (“Raw Feel”), riffs seront réservées à leurs survivants,
plutôt que funk, on élude l’aspect L’année dernière, la pop électro stoniens et harmonica (le morceau s’il y en a. Et courage à eux pour
politisé pour disserter sur une de “The Silver Cord” succédait titre). Frénétiquement, le roi gésier trouver un bon titre de podcast.
absence supposée d’inspiration) ainsi au thrash metal de et son lézard magicien roulent JJJJ
que sur l’œuvre, et témoignent “Petrodragonic Apocalypse”. ainsi à 200 à l’heure sur l’autoroute JOHAN DALLA BARBA

PISTE AUX éTOILES JJJJJ INCONTOURNABLE JJJJ EXCELLENT JJJ CONVAINCANT JJ POSSIBLE J DANS TES RÊVES

AOÛT 2024 R&F 059


Disques pop rock
Color Green Chrystabell Redd Kross Black Market
“Fool’s Parade” & David Lynch “Redd Kross” Karma
NEW WEST “Cellophane Memories” IN THE RED “Wobble”
SACRED BONES RECORDS/ MODULOR FUZZ CLUB RECORDS
“Green Is The Colour” chantait Pink Grosse actualité pour les Californiens
Floyd dans sa période la plus pastorale Amateurs d’adrénaline, passez votre de Redd Kross, groupe phare de la Après la sortie de “Nostalgia’s Glass”
sur la BO du film “More”. On ignore si chemin : avec David Lynch aux textes scène alternative américaine des années l’an dernier, il se confirme un peu
ce quatuor californien a choisi ce nom et sa muse Chrysta Bell Zucht au quatre-vingt qui, avec son rock garage tristement que la nostalgie semble être
en référence au folk-rock cosmique du chant, on navigue pendant 37’38 à la teinte powerpop a été une influence le nouveau carburant de ce qu’il reste
groupe anglais, mais à l’écoute de son dans un univers paisible où la voix majeure de plusieurs acteurs de la aujourd’hui de l’esprit psychédélique.
nouvel album (et de son magnifique angélique fusionne avec des sonorités vague grunge de la décennie suivante, Stanley Belton, l’homme-orchestre qui
prédécesseur éponyme), on imagine électroniques. On croise aussi quelques Kurt Cobain en tête. Un documentaire se cache derrière Black Market Karma
plutôt ses influences musicales se traces orchestrales, courtesy of Angelo intitulé “Born Innocent: The Redd Kross et dont “Wobble” est déjà le onzième
situer du côté du Laurel Canyon des Badalamenti, l’arrangeur fétiche Story” fait la tournée des festivals en album, ne s’en cache nullement : “Le
années 60/70. Pour son deuxième de Lynch qui laissa en héritage au ce moment aux Etats-Unis, alors même son est une tentative pour donner forme
album, le groupe formé à l’origine réalisateur des heures de musique, qu’un livre consacré au groupe a été au sentiment souvent informe qu’est la
par Corey Madden et Noah Kohll dont une partie se retrouve sur les annoncé pour octobre (“Now You’re nostalgie”. Plus rien au dehors ou dans
s’est trouvé en Corey Rose (batterie) et chansons éthérées de cet insaisissable One Of Us: The Incredible Story Of le Zeitgeist ne le soutenant, le genre a
Kyla Perlmutter (basse) une formidable album. Guidé par un flux de la Redd Kross” par Jeff et Steven fait repli dans le confort des affinités
section rythmique (100 % féminine !) conscience, Lynch livre des poèmes McDonald, les frangins aux commandes électives — c’est le joliment titré “Friends
avec laquelle il peut désormais étranges où les sonorités sont aussi de l’affaire). Pour couronner le tout, In Noise”, EP de collaborations avec Tess
envisager de jouer de façon importantes que le vocabulaire. un nouvel album sort, double, que le Parks ou The Underground Youth — voire
permanente. Désormais quatuor, Dépourvues de rythmique à groupe viendra défendre en France en tout simplement dans l’isolement d’une
Color Green avance avec une formation l’exception d’un unique titre doté fin d’année. C’est leur huitième en tout, chambre à soi où Belton, indéchiffrable
d’une batterie discrète (“The Answers derrière sa chapka et ses lunettes noires,
To The Questions”), les chansons empile un peu trop méticuleusement les
de Chrystabell ont une (belle) gueule couches de guitares et de claviers qu’il
d’atmosphère, dépourvues de colonne soumet ensuite à ce qu’il présente
vertébrale et serpentant dans nos oreilles comme “différentes méthodes de
avec un risque de dépendance en cas dégradations soniques”. Le tout s’épuise
d’écoute prolongée. Aussi paisibles parfois dans une certaine myopie du
que “Blue Bob”, l’album de blues détail mais lorsque Belton canalise sa
industriel de Lynch, était brutal, folie du tripotage, cela donne des choses
ces souvenirs cellophanés sont la bande- comme “Going On Easy”, dont la belle
son d’un autre monde et demandent une introduction de guitare planante à la
écoute attentive pour être pleinement Popol Vuh est inutilement encombrée par
appréciés. Car contrairement à la la batterie qui lui succède, ou “Stepping
musique ambiante telle que définie Loose”, où à l’inverse une rythmique

classique (deux guitares, basse, batterie) mais seulement leur troisième


qui se démarque de la concurrence par depuis leur reformation de 2012. Les
le fait qu’il possède quatre chanteurs fans du groupe sont à la fête, d’autant
capables de prendre le micro l’un que les frères Mc Donald font partie de
après l’autre ou, mieux, ensemble. ces rares musiciens qui, loin de gérer
Il résulte de cette nouvelle approche paisiblement leur patrimoine, continuent
un album à la saveur live, plus lourd de rester inventifs et pertinents. Fort
que son prédécesseur mais traversé de dix-huit morceaux, cet album
des mêmes obsessions musicales. éponyme à la pochette couleur écarlate
La country psychédélique de Color (forcément) frappe par la qualité de ses
Green est de nature à apaiser les mélodies, que le groupe enrobe dans
cœurs les plus endoloris avec ses un vernis magnifique où les guitares
harmonies divines et ces guitares qui sont tranchantes et les harmonies
s’entremêlent de façon magnifique maîtrisées (“What’s In It For You”).
(“Coronado”). Enregistré avec Mike par Brian Eno, ce sont de vraies On s’émerveille à l’écoute de la quasiment hip-hop fait se culbuter le son
Kriebel, proche des Osees, l’album chansons que propose le couple lennonienne “The Witches Stand”, des BO de la blaxploitation avec celui
voit apparaître de nombreux guests mélodique, et non des instrumentaux cette “Candy Coloured Catastrophy” du Swinging London. Contrairement à
dont Tomas Dolas, claviériste au sein à jouer en fond sonore au Buddah Bar. à la basse fuzz rutilante ou “I’ll Take Craig Dyer de The Underground Youth,
du groupe de John Dwyer, qui vient lui La proposition artistique n’est pas Your Word For It” sous influence il manque toutefois à Belton d’être un
prêter main-forte sur l’enthousiasmante œcuménique, et d’aucuns seront Byrds. Et à chaque nouvelle claque, véritable frontman (la moitié des titres
“Four Leaf Cover”, premier single de agacés par la nonchalance des mélodies, on se dit qu’on connaît peu d’artistes sont d’ailleurs des instrumentaux), même
l’album qui sonne comme des Stone l’élasticité des musiques et le sentiment qui sont parvenus au cœur de leur si son chant couinant — ô mânes de
Roses sudistes. Porté par un pedal de noyade sonore que procure cet cinquième décennie d’existence à Sky Saxon ! — lui suffit pour les titres
steel magnifique, la contemplative ovni lynchien dont la conclusion est produire une œuvre d’une telle qualité. les plus lo-fi comme “Lead Laces”
“Fool’s Parade” est peut-être le une déclaration d’amour fou, “Sublime JJJJ et “The Din Of An Ending”. Si l’album
haut point de cet album qui navigue Eternal Love”. Les fans de Lynch, les ERIC DELSART donne parfois l’impression de nourrir
entre ballades mélancoliques (“Ball adeptes de la méditation et les amoureux un fantasme de retour au ventre maternel
& Key”) et méditations existentielles de Chrystabell, eux, seront aux anges. (“Waterbaby”), c’est paradoxalement son
planantes (“Kick The Bucket”). JJJJ anachronisme qui le rend d’aujourd’hui.
JJJ OLIVIER CACHIN JJJ
ERIC DELSART VIANNEY G.

060 R&F AOÛT 2024


Crack Cloud The Blow Chris Cohen Jon Muq
“Red Mile” Monkeys “Paint A Room” “Flying Away”
JAGJAGUWAR “Together/Alone” HARDLY ART/ MODULOR EASY EYE SOUND/ FARGO MAFIA
LAST NIGHT
Depuis quelques années, un curieux Chris Cohen est un musicien polyvalent, En le voyant arriver seul avec sa guitare
OVNI venu du Canada parcourt le monde Il n’y a pas qu’en politique que la vie chanteur, guitariste, compositeur, mais sur la scène du Casino de Paris où il
avec une musique aussi étonnante que est mal faite. Dans un monde meilleur, aussi pianiste, batteur — son premier assurait la première partie de Mavis
son discours est paradoxal. Formé cet album mériterait mieux qu’une instrument —, bassiste, producteur et Staples, on n’imaginait pas que son
en 2015 à Calgary, à l’initiative du chronique. On s’en contentera car, accompagnateur, notamment auprès premier album serait produit par
batteur Zach Choy, Crack Cloud est à la fois, en 2024, quatre décennies de Weyes Blood, Cass McCombs, Dan Auerbach des Black Keys et
une hydre protéiforme où chacune après la sortie de leur premier 33 tours, Marina Allen, Ariel Pink, White Magic. proposerait ce mélange harmonieux
des têtes apparentes représente les Blow Monkeys de Dr Robert, des Parallèlement à Deerhoof, dont il est un entre soul, folk et parfum africain.
un centre d’intérêt particulier qui gens discrets, ne sont pas mécontents des deux guitaristes de 2002 à 2006, Originaire de l’Ouganda, Jon a posé sa
n’a rien à voir avec le reste. Pour de leur statut de secret bien gardé. il fonde The Curtains puis, à partir guitare à Austin (Texas), l’aboutissement
comprendre cet assemblage très Leur quart d’heure de gloire, ils l’ont de 2007, Cryptacize avec la chanteuse de la première étape de son trip musical,
particulier, il faut prendre en compte eu (et pas qu’un peu) grâce à des et violoniste Nedelle Torrisi pour deux lui qui fut découvert grâce à une vidéo
le background particulier de tous chansons qui, en leur temps, ont albums sur Asthmatic Kitty, le label de tournée dans les rues de Kampala.
les intervenants de ce collectif. En impressionné la presse, une partie Sufjan Stevens et de son beau-père “Quelques amis et d’autres personnes
gros, ses membres représentent un du public et quelques-unes de leurs Lowell Brams. “Paint A Room” est m’ont cru fou parce que je chantais en
bel échantillonnage de la jeunesse idoles (Curtis Mayfield). Détail qui tue, son quatrième album solo cinq ans anglais alors que je ne le parlais pas
perdue canadienne. Entre les anciens on rappellera que le groupe a fustigé après “Chris Cohen” et douze ans correctement. Ils m’ont demandé si
toxicos, alcoolos, dépressifs, victimes l’Angleterre de Thatcher, ce que pas après “Overgrown Path”. Pour ses je cherchais à faire de la concurrence
de harcèlements divers, de racisme et mal de formations anglaises de pop propres productions, il maîtrisait à Chris Brown. Peu importe les avis
autres dignes représentants du peuple sophistiquée de l’époque s’étaient tous les aspects de l’enregistrement, négatifs, y compris de certains proches,
abstenues de faire. Paru il y a quelques je n’ai jamais arrêté.” Et tant mieux car
semaines, “Together/Alone” est quelque ces douze chansons révèlent un talent
chose comme le douzième album des certain : De “Runaway” à “Riding” en
Blow Monkeys et le septième depuis passant par les singles “Shake Shake”
leur reformation en 2007. Certes, les et le très tubesque “Flying Away From
derniers n’ont pas eu le succès des Home”, récit de son exil volontaire aux
premiers, mais c’est en grande partie USA, on découvre une voix claire portée
dû au fait que les labels indépendants par des arrangements élégants. Jon
n’ont pas la force de frappe des majors. n’est pas obsédé par la modernité, il n’a
Comme “Feels Like A New Morning” pas cherché à inclure de l’électronique
(2013) et “Journey To You” (2021), ou des sons hip-hop dans sa musique,
ce nouveau disque démarre par une préférant une approche traditionnelle
chanson majeure, “Stranger To Me avec sa guitare dans le premier rôle,
Know”, qui montre qu’en la matière, comme sur le paisible “Butterflies”,

de ceux qui sont mal dans leur peau, jouant seul de tous les instruments.
ce qui pleut de ce nuage de crack ne Cette fois-ci, il recrute David Givhan,
pouvait être que tout sauf inintéressant. basse, Josh da Costa, batterie, et
Enregistré entre la Californie et le Jay Israelson, claviers, et teste les
Canada, “Red Mile” se veut une chansons en tournée avant des sessions
thérapie où les intervenants utilisent pendant lesquelles les arrangeurs
le punk, toutes sortes d’influences Jeff Parker pour les cuivres sur
musicales du hip-hop au planant, la “Damage” et Josh Johnson pour
danse, la vidéo et le dialogue multiple la flûte, le saxo et la clarinette,
pour créer des chansons visuelles qui apportent aussi leur contribution.
font du bien à l’âme. Vu comment tous Album court, à peine trente minutes,
les intervenants ont roulé des pelles au “Paint A Room” offre dix chansons
no future, il est impossible de se moquer pop rock décrivant les sensations du
de cette initiative tant le résultat est chanteur et compositeur face aux
un mélange addictif surprenant. Mode Robert Howard reste un orfèvre. incertitudes de l’époque. Musicalement, ballade acoustique portée par la voix
d’emploi : commencer par le blues Dans “Waking Up Is Hard To Do” il alterne entre jazz cool, “Damage”, une claire de Jon, qui pourrait connaître
urbain “Ballad Of Billy”, enclencher ou “Not The Only Game In Town”, subtile rythmique reggae, “Sunever”, un destin à la Tracy Chapman avec
sur “Lost On The Red Miles” pour il déroule le tapis de soul et profite une délicate touche de bossa, “Randy’s ce premier album suffisamment bien
découvrir l’univers festif des fans de de “Rope-A-Dope” et “Cool Summer Chimes”, des tempos lents, “Cobb conçu pour séduire un large public
hockey de Calgary, revenir sur “Crack Hideway” pour renvoyer l’ascenseur Estate”, d’autres plus vifs, “Wishing rétif à l’ultra moderne sonorité de la
Of Life” et apprécier l’arrivée de la à ses idoles des années 1960/70 (oui, Well”, “Night Or Day”, “Dog’s Face” pop contemporaine. Alors, rétro, Jon
guitare à la 87ème seconde. Là, avec Marc Bolan). Chanteur toujours aussi ajoutant des effets à la guitare. La voix Muq ? Non, juste un artiste bien dans
cet arrangement, l’on comprend qu’un admirable, il entraîne la chanson- douce de Cohen, parfois enveloppée son époque mais ancré dans l’histoire
des messages du groupe est de dire titre vers des sommets de solennité d’un halo sonore vaporeux, et les de la pop acoustique et électrique.
que rien ne peut mourir quand on a la que Nick Anker à la basse et Neville mélodies chatoyantes évoquent Michael JJJ
volonté de s’en sortir. Au final, unir le Henry au saxophone lui permettent Franks, “Paint A Room”, “Laughing”, OLIVIER CACHIN
pouvoir relaxant de la musique avec des de gravir comme un chamois. “Physical Address”, et les derniers
power chords n’est pas une vaine idée. JJJJ albums de Mac DeMarco. Addictif.
JJJJ JÉRÔME SOLIGNY JJJJ
GEANT VERT PHILIPPE THIEYRE

AOÛT 2024 R&F 061


Disques pop rock
Fink Bonny Light Cigarettes Orville Peck
“Beauty In Your Wake” Horseman After Sex “Stampede”
REPUBLIC OF MUSIC “Keep Me On Your Mind/ “X’s” WARNER

Gratter l’accord, vers le bas, sur Set You Free” PARTISAN RECORDS
Ces dernières années, la country a fait
JAGJAGUWAR
tous les temps. A la guitare électrique, Le deuxième album ressemblait un retour mainstream aussi spectacu-
ça sonne comme les deux tiers des Ceci est le troisième Bonny Light au premier ? Le troisième est pareil ! laire qu’inattendu. Tout le monde s’y
groupes américains, des Ramones aux Horseman en quatre ans. Il est double, A ce niveau-là, c’est quasiment colle : de Lil Nas X à Beyoncé en passant
Cars, qui ont changé la face du rock ce qui fait qu’il compte triple. Le groupe conceptuel. Les fans qui aiment par Lana Del Rey. Orville Peck n’est pas
dans le sillage du punk et à l’explosion lui-même est une affaire de multiple, le que rien ne bouge seront aux anges. pour rien dans ce revival. Son personnage
de la new wave. A la guitare sèche, talent multiplié par trois. A ma gauche D’ailleurs, la musique elle-même ne intrigant de crooner queer et masqué
ça sonne comme Coldplay, Chris Martin Anaïs Mitchell, chanteuse dont le timbre bouge pas, statique, lancinante et... ainsi que deux albums d’excellente
ayant composé l’essentiel de ses tubes hésite entre un twang Dolly Parton et séduisante. On est enveloppé dans facture ont contribué à réhabiliter le style
en appliquant à la lettre cette technique. une indy folk jazz à la Ani DiFranco. A ma un univers sonore de toute beauté, Nashville. Ou en tout cas à l’éloigner de
Qui n’a pas non plus échappé à Fin droite Josh Kaufman, multi-instrumentiste totalement anachronique. Le succès l’imagerie redneck-bas-du-front qui lui
Greenall, aka Fink, dont le huitième arrangeur producteur avec un CV Dead de ce groupe, dû en grande partie collait aux santiags. Et voilà un album de
album démarre par ce “What Would You Head qui ferait presque oublier qu’il joue à YouTube et Tik Tok, en plein duos. Un exercice de style (sans doute
Call Yourself”, totalement dans l’esprit aussi sur les disques de Taylor Swift. règne du rap, est aussi énorme une commande de sa nouvelle major,
de “Parachutes” ou “A Rush Of Blood To Le troisième larron est Eric D. Johnson, qu’incompréhensible. On croit rêver. Warner) par définition inégal mais
The Head”. Sorte d’homme à tout faire leader de Fruit Bats, voix pop, vision Comment ça marche ? Un rythme lent, dans le cas présent pas totalement
de la musique venu de Cornouaille (il aérienne, groove chaloupé. Ecrit et des ambiances cotonneuses, une basse dénué d’intérêt. Certes, on baille sur
a versé dans l’electro, été disc-jockey, enregistré entre un studio new-yorkais et une batterie tout en souplesse, des “Rhinestone Cowboy” de Glenn Campbell
produit d’autres artistes), Fink rappelle et un pub en Irlande, avec des gens qui nappes de synthétiseurs omniprésentes restituée à la coda près. On ricane sur
ici qu’il est avant tout un songwriter toussent, un enfant qui rigole, un piano mais discrètes, des guitares sèches l’évident “Cowboys Are Frequently
qui sonne comme seul un piano trouvé au Secretly Fond Of Each Other” de et avec
fond d’un pub irlandais peut sonner, ce Willie Nelson. On roule des yeux sur la
disque est un espace-temps à lui seul. Il y version karaoké de “Saturday Night’s
passe un peu d’un esprit libre des grands Alright (For Fighting)” chanté par-dessus
disques hippies (“Speak To Me Muse”, la jambe par Elton John. La production
“When I Was Younger”), un parfum est souvent paresseuse. Ni noble ni
de folk celtique (“Hare And Hound”, kitsch. Comme dans les westerns,
“Rock The Cradle”), des gouttelettes pour trouver de l’or, il faut creuser.
de mélodies pop (“I Know You Know”), Alors on tombe sur ce “Conquer The
l’impression que certaines d’entre elles Heart” spectorien, élevé à la hauteur
ont été attrapées dans un filet à papillons des étoiles par Nathaniel Rateliff. Ou
(“Your Arms {All The Time}”) et que ce “Chemical Sunset” roulé comme
d’autres attendaient là, dans un coin du une chanson des Kills. Plus fort
pub, depuis des temps immémoriaux encore, cette collaboration avec Beck

accompli qui ne renie pas ses origines en doux balayage et des électriques qui
ni ses influences. Car il émane de ce carillonnent subtilement, le tout noyé
“Beauty In Your Wake”, essentiellement dans la réverb. Et par-dessus, la voix
joué avec des instruments devant de Greg Gonzalez, le Lider Maximo,
lesquels on met un micro (enregistrés douce et presque lointaine, qui chante
par Sam Okell, l’ingénieur du son qui sur de belles mélodies très simples
travaille sur les rééditions des Beatles), des textes parfois malins et osés,
des effluves de musique celtique, parfois à la limite de la mièvrerie, ne
l’impression que la scène de Canterbury parlant que d’amours naissantes ou
n’est pas qu’un souvenir et le sentiment finissantes — ici plutôt la deuxième
que la discographie de Nick Drake, un option. Les critiques qui aiment bien
trésor, reste une formidable source ranger leurs affaires dans des tiroirs
d’inspiration. Mais Fink, on tient à le appellent ça de la “dream pop” ou
préciser, est l’artisan d’une œuvre du “slowcore”, voire du “shoegaze”.
personnelle qu’il doit avant tout à (“Singing To The Mandolin”). Il y a Faudrait vous mettre d’accord, bande qui claque comme une chute de
son talent. Cultivant une mélancolie des grands disques et il y a des grands d’entomologistes ! Bref, on pense aux “Midnite Vultures” (“Death Valley High”).
également héritée de l’anti-folk, Fink doubles. Parmi ceux-ci, des beaux Cowboy Junkies, à Julee Cruise, voire C’est quand il fricote avec la nouvelle
enchante avec des choses précieuses débarras fourre-tout et quelques-uns, aux Cocteau Twins, à Mazzy Star ou à garde de l’americana féminine que
comme “One Last Gift” ou “The Only plus rares, qui distillent comme celui-ci Elysian Fields. Sauf que... Toutes ces le Lone Ranger canadien est le plus
Thing That Matters”, ravive l’espoir et les une atmosphère, un mood, comme si voix d’un autre monde sont féminines. convaincant. Accolée à celles de Debbii
blessures dans “Don’t Forget To Leave” leurs auteurs étaient tombés sur un filon L’originalité de Cigarettes After Sex tient Dawson, Molly Tuttle ou Margo Price
et rappelle à l’ordre, nouveau malgré les inépuisable, une fontaine de beauté. Le dans ce paradoxe : ici, la chanteuse (l’hilarant “You’re An Asshole, I Can’t
apparences, dans l’impressionnante et premier disque de ce super groupe était à la voix éthérée est un homme. Et si Stand You (And I Want A Divorce)”),
introspective “When I Turn This Corner”. une prise d’élan, le second une prise on ajoute que Françoise Hardy était sa voix grave et presleyienne fait
JJJJ de risque, le troisième est une prise l’idole de Gonzalez, on a tout compris. des miracles dans le registre de la
JÉRÔME SOLIGNY de décision, le moment où ça devient C’est beau, triste, délicat, hypnotique. roucoulade bluegrass. Assurément
sérieux, parce qu’on ne plaisante pas On a l’impression de rouler de nuit les plus beaux moments de ce disque
avec l’alchimie. A ce stade, Bonny Light sur une autoroute américaine avec indécis, peuplé de légendes fatiguées
Horseman n’a plus rien d’un side project. l’overdrive. Tout glisse au ralenti. et de jeunes femmes prometteuses.
JJJJ JJJ JJJ
LÉONARD HADDAD STAN CUESTA ROMAIN BURREL

062 R&F AOÛT 2024


Bill MacKay The Mysterines
“Locust Land” “Afraid Of Tomorrows”
DRAG CITY FICTION RECORDS

Poète, artiste plasticien, Bill MacKay Nouvelle huitième merveille du


est surtout réputé pour ses talents monde en provenance de Liverpool,
de guitariste inventif, improvisateur The Mysterines est un quartette de rock
et ouvert à plusieurs formes musicales, qui sait tirer profit des producteurs
du folk à des projets expérimentaux qu’il rencontre chaque fois que le
tels que BCMC et Black Duck, un trio groupe passe par la case studio.
avec le batteur de jazz Charles Rumback Après une paire d’EP autoproduits où la
et le guitariste Douglas McCombs, de chanteuse Lia Metcalfe et ses acolytes
Eleventh Dream Day et Tortoise. Mackay démontraient à la face du monde qu’ils
s’est régulièrement associé avec avaient déjà dévoré et digéré le meilleur
d’autres musiciens, dont Ryley Walker du punk et du grunge, le groupe profite
à six reprises. En 2021, il participe d’un interlude entre deux confinements
à l’album “Blind Date Party” de Bill pour enregistrer son premier album en
Callahan et Bonnie Prince Billy pour compagnie de Catherine Marks (Foals,
une adaptation singulière et marquante Wolf Alice...). De cette collaboration
du “Deacon Blues” de Steely Dan. fructueuse émerge un album hors
Depuis 2005, il a une dizaine du temps où les guitares crades et
d’albums à son crédit, instrumentaux la voix musclée de la chanteuse se
pour la plupart. En 2019, “Fountain taillent la part du lion dans un monde
Fire” était un disque entièrement solo, complètement aseptisé pour cause
de pandémie. Deux ans plus tard,
c’est dans un studio de Los Angeles
que le quartette décide de s’enfermer
en compagnie du producteur John
Congleton (celui du premier St. Vincent).
De cette nouvelle expérience de travail
plutôt dépaysante, The Mysterines ont
mis en boîte une douzaine de titres
qui sont comme autant de mises à
jour du rock indie US des années 1990
à 2000, le tout joué selon le point
de vue d’un groupe de la Mersey.
Si l’originalité musicale reste le
cadet des soucis de la formation,

MacKay jouant de tous les instruments,


guitares mais aussi piano, percussions,
orgue, basse. Cette fois-ci, pour
“Locust Land”, des musiciens de
Chicago ont été invités sur plusieurs
morceaux, le bassiste Sam Wagster,
le percussionniste Mikel Patrick Avery
et la chanteuse Janet Beveridge Bean
de Eleventh Dream Day sur l’onirique
“Neil’s Field”. MacKay chante pour sa
part sur trois titres, “Keeping In Time”
dans lequel l’association de sa voix
douce et posée avec un jeu de guitare
dynamique évoque Nick Drake, “Half
Of You” et un “When I Was Here” plus l’auditoire appréciera tout le travail
électrique, tous deux également dans effectué pour canaliser l’explosivité
le style du folk rock britannique. Que la naturelle de la chanteuse et des
guitare soit acoustique, électrique ou musiciens. Sans pour autant castrer
slide, Bill MacKay ne verse jamais dans la bête, la production a su alterner
la démonstration. Sa grande dextérité moments énergiques et passages
lui permet de varier les atmosphères plus calmes afin de rendre l’ensemble
toujours rêveuses, parfois envoutantes, moins monolithique. Pour résumer :
“Phantasmic Fairy”, les ambiances, si les trois singles “The Last Dance”,
“Radiator” et son côté répétitif, les “Stray” et “Sink Ya Teeth” vous ont
tempos, les plus vifs “Glow Drift”, convaincu, le reste est à l’avenant.
“Oh Pearl”, les sonorités. “Locust Land” En plus, ce disque représente
et ses entrelacs de piano et de guitares. dix ans de progression non-stop
JJJ particulièrement réussie vers la sérénité.
PHILIPPE THIEYRE JJJJ
GEANT VERT

AOÛT 2024 R&F 063


Disques classic rock
Bill Wyman Nebula Robert Jon Pat Metheny
“Drive My Car” & Black & The Wreck “MoonDial”
BMG
Rainbows “Red Moon Rising”
JOURNEYMAN
BMG

Avec son CV irréprochable et ses “In Search Of The Cosmic Tale: Pat Metheny est un musicien éclectique.
différentes activités (dont la rédaction Crossing The Galactic Portal” Californiens avec une image de Sudistes, Prodige de la guitare, il a entamé sa
HEAVY PSYCH SOUNDS
d’un livre sur les années de guerre), si à la manière de Creedence auquel le titre carrière discographique il y a cinquante
le bassiste historique des Rolling Stones A force de bassiner le peuple avec la de l’album pourrait faire allusion, Robert ans sur le mythique label ECM, aux
enregistre un disque (le premier depuis musique Metal et tous les sous-genres Jon & The Wreck, d’Orange County, côtés d’un autre petit génie précoce,
“Back To Basics” en 2015), c’est qui en découlent, il serait bon de se incarnent la nouvelle aristocratie Jaco Pastorius. Depuis, Pat a enregistré
purement pour le plaisir d’être toujours rappeler que l’overdose de décibels du southern rock. La lune rouge des tonnes de disques, dans toutes
créatif… L’album est réalisé à domicile est une habitude qui puise ses racines montante éponyme symbolise le les configurations possibles, du solo
avec Paul Beavis (batterie) et Terry à une époque où les hippies n’étaient changement, leur musique étant au grand orchestre, et collaboré avec
Taylor (guitare), complice depuis la pas encore de ce monde. Gardiens de la toujours en évolution. Grâce à la des musiciens de tous horizons, de
production de son groupe, The End, tradition, les Italiens de Black Rainbows liberté que leur laisse le contrat avec David Bowie à Ornette Coleman...
par Bill Wyman en 1969. Celui-ci et le trio de fous furieux américains Journeyman, le label de Joe Bonamassa, Pas étonnant pour quelqu’un dont les
signe cinq originaux dont la chanson- qu’est Nebula se sont associés dans un bien avant que ne soit fixée une date trois premiers chocs esthétiques ont
titre (qui ne doit donc rien à celle des split LP pour rappeler aux amateurs ce de publication d’album, ils en diffusent été Miles Davis, Wes Montgomery et...
Beatles). Il a connu Bob Dylan au temps que le boucan doit aux stoners. L’écoute régulièrement des extraits, “Ballad Of A les Beatles. On retrouve cet éclectisme
où, en compagnie de Brian Jones, ils des 6 titres (3 chacun) figurant sur ce Broken Hearted Man” (où l’influence de sur ce nouvel album, enregistré seul
arpentaient Greenwich Village guidés disque sera le crash-test nécessaire Lynyrd Skynyrd fait plaisir à entendre), à la guitare baryton acoustique, sans
par le futur prix Nobel de littérature ! pour vérifier le bon état des tympans “Hold On” (riff qui tue), “Trouble” re-recordings. Cela peut sembler un
Il place en ouverture “Thunder On The de l’auditoire. Derrière un nom d’album (inspirée par une femme dangereuse !), peu austère au premier abord, mais
Mountain” (Dylan, 2006), déjà repris en forme de manifeste que l’on pourrait “Help Yourself” (tempo digne du Band), le jeu de Metheny est tellement
croire rédigé par Hawkwind et Michael incroyable qu’on en oublie vite
Moorcock sous psychotropes, Nebula qu’il est tout seul... Il s’était déjà livré
ouvre le bal avec “Acid Drop”, un à l’exercice, sur “One Quiet Night”,
véritable mur du son de l’Atlantique en 2003, dans lequel il reprenait
où le niveau des guitares est tel qu’il aussi bien Keith Jarrett que Gerry
serait possible d’entendre craquer les & The Pacemakers (!), et sur “What’s
boutons de braguettes des haut-parleurs It All About”, en 2011, uniquement
si les enceintes portaient des 501. Bâti constitué de covers comme “The
sur un riff porteur à la “Playground Sound Of Silence” ou “And I Love
Twist” avec des vocaux difficilement Her”. Fidèle aux Beatles, il reprend ici
identifiables, ce titre tue les voisins “Here, There and Everywhere” — il est
fascistes sans problème. Pour les loin d’être le premier à le faire mais
deux chansons suivantes (elles aussi sa manière est hautement originale
enregistrées dans le désert Mojave), et séduisante. Le reste de l’album

par Wanda Jackson (2011) dans “Worried Mind” (guitares acoustiques,


une version qu’il a visiblement harmonica, quelques notes de piano,
appréciée. “Light Rain” est un clip d’une simplicité désarmante),
empruntée à Taj Mahal, rencontré “Give Love” (message éternel et
en 1968 sur le tournage du “Rock And remarquable agilité du solo), “Stone
Roll Circus”. “Two Tone Car (An Auto- Cold Killer” (suffisamment puissant
Body Experience)” (Chuck E. Weiss, pour être placé en ouverture du long
2001) flirte avec “Sharp Dressed Man” jeu)… On apprécie le classicisme
de ZZ Top. “Fools Gold” figure dans du refrain de “Down No More” ; les
“Love Gotcha” (1999) de Lloyd Jones. guitares de chaque côté de la stéréo
“Storm Warning” et “Wings” (qui pour “Draggin’ Me Down”… “Hate
sonne comme du Sailcat) sont dus To See You Go” (“Je déteste vous
au prolifique bluesman néerlandais voir partir”) constitue une façon
Hans Theesink. En 1995, John Prine charmante de prendre congé.
(1946-2020) interprète “Ain’t Hurting les orchestrations ont beau être plus Autour de Robert Jon Burrison combine compositions originales
Nobody” incluant des phrases sophistiquées, l’auditoire déchaîné ne (chant, guitare), l’équipe constituée et covers de grands standards comme
surprenantes comme “A la plage retiendra que leur efficacité garantie par Henry James Schneekluth (guitare), “You’re Everything” de Chick Corea
en Indiana/ J’avais neuf ans/ pour faire exploser les limiteurs Jake Abernathie (claviers), Warren (du Return To Forever des débuts,
J’ai entendu Little Richard chanter de son. Pionnier du genre en Italie, Murrel (basse) et Andrew Espantham encore digeste) ou “Somewhere”
‘Tutti Frutti’/ Du haut d’un pylône Black Rainbows complète la galette (batterie) fournit un travail d’une solidité (de “West Side Story”). Ce nouveau
téléphonique/ Je ne faisais de mal à avec trois titres inédits enregistrés irréprochable. Outre le talent du leader à disque de toute beauté fait suite à
personne”. Inspiration surprenante qui en même temps que leur dernier la voix virile, un soliste à la fois original “Dream Box”, paru l’année dernière,
fait comprendre pourquoi cet auteur album “Superskull” l’année passée. et virtuose participe grandement à la sur lequel il jouait en solo électrique,
est révéré par ses pairs dont Bill Derrière des riffs lisibles tirés de réussite de l’aventure. On ne voit mais avec des overdubs. La tournée à
Wyman ! Celui-ci, comme dans l’album l’abécédaire du rock du MC5 aux pas meilleure conclusion que venir s’appuiera sur ces deux albums,
précédent, adopte une façon de chanter Stooges et autre Jimi Hendrix live cette question posée par un voisin : qui défient toutes classifications en
à la JJ Cale, approche souple et légère dans un volcan, les Italiens déclinent “Qu’est-ce que t’écoutes ? genres musicaux et permettent ainsi
permettant un swing relax et une bonne un beau tiercé aussi épique que sonique. ’Tain, ça envoie !”. aux mélomanes ouverts d’esprit de
appréciation des œuvres choisies. Pour résumer, back to the roots. JJJJ faire de belles (re)découvertes.
JJJ JJJ JEAN-WILLIAM THOURY JJJ
JEAN-WILLIAM THOURY GEANT VERT STAN CUESTA

064 R&F AOÛT 2024


Bette Smith Deep Purple Mike Campbell Nathaniel
“Goodthing” “=1” & The Dirty Rateliff & The
KARTEL MUSIC GROUP VERYCORDS Knobs Night Sweats
La voix est d’une puissance rauque telle On a beau dire (et écrire), la longévité “Vagabonds, Virgins & Misfits” “South Of Here”
BMG STAX
qu’on doit vérifier sur la pochette du CD de Deep Purple force le respect. “Plus
(ou du vinyle pour ceux qui savent) : que sa musique” ont déjà hurlé quelques Mike Campbell n’a pas la recon- Le cas Nathaniel Rateliff n’a jamais été
c’est bien une femme qui donne de la embourbés du lobe qui n’écoutent plus naissance qu’il mérite. Longtemps simple. Voilà un homme qui décrocha
voix sur fond de guitare en fusion dès les disques du groupe depuis longtemps collaborateur privilégié de Tom Petty au la timbale il y a une dizaine d’années,
le titre d’ouverture, “Goodthing”, entre (et vont encore moins à ses concerts), sein des Heartbreakers, où il officiait en et après bien d’autres de galères, en
soul sauvage et rock musclé. Originaire mais supposent que le temps n’a pas virtuose de la lead guitar, il a multiplié se réinventant en shooter soul avec
de Brooklyn, Bette y a découvert la soul joué en sa faveur. Eh bien, désolé : les participations auprès de très grands une paire de morceaux parfaits pour
sudiste : “Il y avait beaucoup de fêtes avec ce vingt-troisième album studio, noms, de Stevie Nicks à Don Henley brandir son verre au bistro. Bon. Le
de quartier en été avec des groupes la formation dont le cœur bat avec la en passant par Bob Dylan, Roy Orbison début de carrière du natif du Missouri
de Memphis et du Mississippi, et nous, même vitalité depuis 1968 (Ian Paice, ou Neil Diamond, pour n’en citer que avait été tout autre, un folk profond
les filles noires, on accompagnait ces batteur, n’a jamais quitté son tabouret) quelques-uns. Au sein de toute la et pas toujours gaillard, et la suite a
groupes” raconte-t-elle. C’est pourtant montre qu’elle est toujours dans le coup. discographie des Heartbreakers, il montré que Rateliff n’allait pas non plus
en Angleterre qu’elle s’est exilée pour Certes, sur le plan de l’innovation, “=1”, n’avait chanté que sur un seul titre, convoquer les fantômes d’Otis Redding
enregistrer ces treize chansons en c’est le calme plat. Mais pour le reste “I Don’t Wanna Fight” extrait du disque à chaque épisode — au prix, parfois,
compagnie de Jimmy Hogarth, titulaire (la décence des compositions, les “Echo” (1999). Le retrouver devant de sembler chercher sa direction (le
d’un Grammy en 2008 pour “Beauty textes et, évidemment, le jeu des un micro relevait du défi. Fondés précédent et peu inspiré “The Future”).
& Crime”, le septième album de instrumentistes), Deep Purple ne en 2000 comme un projet annexe Celui-ci, le quatrième avec ses épatants
Suzanne Vega, et producteur pour — démérite pas. A l’image du guitariste aux Heartbreakers, les Dirty Knobs Nights Sweats, est une autre paire de
excusez du peu — Amy Winehouse, Simon McBride qui, il y aura bientôt (en argot, bouton d’ampli cassé) manches. Un premier morceau qui
deux ans, a remplacé Steve Morse commence en piano syncopé/voix
parti s’occuper de son épouse malade avant d’exploser, de redescendre, de
(et récemment décédée). Oui, Morse, repartir dans un mur de dissonances,
en plus d’être un prodigieux tisseur très Wings ou Harry Nilsson. Comme
de toiles électriques, est un mec bien. une éruption avant l’introspection : un
McBride, donc, irlandais, a tout pigé tunnel de mi-tempos ramassés (trois
à l’esprit de Deep Purple et, de la minutes en moyenne) aux dynamiques
même manière qu’il respecte le subtiles, qui dessinent chacun un peu
travail de ses prédécesseurs lorsqu’il plus la figure du Bruce Springsteen
reproduit les classiques pourpres de la fin seventies. Rateliff en émule
sur scène, il est tout à fait capable le phrasé fiévreux, en ressuscite la
d’apporter sa pierre à l’édifice des ferveur, parfois même la thématique
nouveaux titres (son solo dans (“Cars In The Desert”, très “Thunder
“If I Were You”) produits par Bob Ezrin. Road”), s’évitant le procès en plagiat

Antony And The Johnsons, Sia, Tina n’ont publié leur premier album,
Turner, Duffy et James Blunt. “Neptune”, “Wreckless Abandon”, qu’en 2020,
sa rythmique apaisée et ses relents suivi en 2022 d’ “External Combustion”.
country apportent une autre tonalité, Avec ce nouvel opus, Mike Campbell
histoire de prouver que Bette ne se trouve véritablement sa voix et accède à un
résume pas à sa puissance vocale autre statut. Malgré son titre hermétique,
mais est tout aussi efficace quand “Vagabonds, Virgins & Misfits” surprend
elle descend d’une tonalité et ralentit par sa cohérence et sa force. Qui aurait
le tempo. Au jeu des sept familles de cru Campbell aussi souverain, non pas à
la soul et du blues, on demandera la guitare à l’évidence, mais au chant ? Il
la grand-mère (Big Mama Thornton, convie quelques amis prestigieux : Chris
première interprète du “Hound Dog” Stapleton sur “Don’t Wait Up”, où joue
de Leiber/Stoller), la mère (Koko Tayor, également son vieux complice Benmont
la queen of blues de Chicago) et la Tench ; Graham Nash sur “Dare To Dream” ;
fille (Amy, who else), afin de rendre En studio, Ian Gillan reste un chanteur quant à Lucinda Williams, elle chante sur grâce à l’âme immense que sa voix
justice à cette interprète exceptionnelle. diaboliquement efficace (“Pictures le magnifique “Hell Or High Water” tout de stentor insuffle à l’affaire. Puis les
“Lived And Died A Thousand Times” Of You”, “Bleeding Obvious”) et Don en sensibilité : “Deep in the darkness we trois derniers morceaux renversent la
est une supplique amoureuse de haut Airey continue de prouver que le shared our last kiss/ A lifetime of pain for table, les deux derniers surtout, “Call
niveau et “Beautiful Mess” est tout groupe a eu raison de lui faire one night of bliss”. “The Greatest” ouvre Me (Whatever You Like)” et “Time
simplement splendide. Si “Goodthing” confiance lorsqu’il s’est agi de l’album par les murmures d’un public Makes Fools Of Us All”, qui partent
n’est pas le premier rodéo de Bette, succéder, aux claviers (principalement qui rappelle l’atmosphère des concerts, pied au plancher, déploient une
qui a déjà cinq albums au compteur un B3 Hammond) à Jon Lord. “Innocent Man” évoque les déboires que urgence d’autant plus renversante
(dont les deux premiers sous le Enfin, si Paice continue de tenir chacun peut avoir avec la justice pour des que rien n’y préparait et comptent
nom de Bette Stuy), ce pourrait bien la baraque comme un chef (“A Bit raisons injustifiées, “My Old Friends” signe parmi ce que Rateliff a écrit de mieux,
être celui qui la fera décoller vers On The Side”), il faut rappeler que avec humour un adieu aux alcools. Un discret toutes périodes confondues. Un cas
une notoriété plus que méritée. Roger Glover et sa basse en sont instrumental bluegrass, “Amanda Lynn” compliqué, décidément, ce Rateliff,
JJJ les fondations (“Lazy Sod”). achève cette odyssée américaine : Campbell beau diable prompt à s’extraire
OLIVIER CACHIN JJJJ a surmonté les épreuves des dernières des tiroirs dans lesquels
JÉRÔME SOLIGNY années et su se forger un nouveau destin. on voudrait le ranger.
JJJJ JJJ1/2
CHARLES FICAT BERTRAND BOUARD

AOÛT 2024 R&F 065


Disques français
Dominic Sonic Dalle Béton
“Qu’Avons-Nous Fait” “Nos Plus Belles Chansons”
IDO PRODUCTIOND / L’AUTRE DISTRIBUTION CRÊME BRULÉE

Avant son décès, Dominic Sonic “Du sable... du gravier... du ciment…


avait enregistré, dans la foulée de son ça fait Dalle Béton”. Nous sommes en
dernier album (“Acoustic”), les voix 2024 et après deux années d’activisme
d’un ultime opus qu’il ne put mener à techno-punk, le groupe dadaïste rennais
bien et dont il confia les bandes à son Dalle Béton publie enfin son premier
complice Romain Baousson. Ce dernier album qu’il annonce également comme
a entrepris de donner vie à ce projet en étant son dernier (!). Connu pour ses
réunissant une flopée d’amis musiciens concerts délirants durant lesquels il
du chanteur-guitariste rennais qui ne coule littéralement une dalle de béton
découvrirent le titre auquel ils allaient sur scène à l’aide de la bétonnière
participer que peu de temps avant qui figure sur la pochette de l’album
d’entrer en studio, afin de préserver le (on imagine la tête des régisseurs à
sentiment initial d’urgence et de fragilité. la lecture de leur fiche technique),
Le résultat est assez saisissant, même le trio s’est fait remarquer par une
s’il ne met en lumière que certaines série de sorties étonnantes. Il y eut
facettes de Sonic, laissant de côté sa leur premier EP d’abord, “Comment
guitare virtuose et son goût pour un Réussir Sa Terrasse”, en 2022, publié
rock stonien et stoogien. Sa voix mi- sur un support inédit : une bouteille de
apprêtée mi-narquoise y distille des vin rouge avec QR code imprimé sur
textes crépusculaires et bouleversants l’étiquette. On trouvait le morceau
“Les Aléas Du Vin Nat”, où le trio
brocardait sur des rythmiques
synthétiques le snobisme beauf
des amateurs de vin naturel avec
un regard moqueur qui reste la
marque de fabrique du groupe, et
ce refrain final pastichant Bérurier
Noir, “La jeunesse emmerde les
vins conventionnels !”. Peu de temps
après sortirent deux singles narquois
et guidés par la même énergie punk :
“Mange Ton Compost” et surtout
“49.3”, devenu le véritable hymne
des manifestations du printemps 2023.

hantés par la perspective d’une mort


annoncée (“Accordez-moi un sursis”)
mais qui échappent à l’aspect sépulcral
quand ils sont transfigurés par l’envol
poétique d’un dandy : “Ça pourrait
être beau ce qu’il dit/ Il faut juste ne
pas rater la sortie”. Et il n’a pas son
pareil pour trouver la formule qui
donne à ses tourments une dimension
générationnelle : “Nous étions déjà des
fantômes/ Que nous n’étions pas nés/
Des enfants hématomes/ Adolescents
damnés”. Musicalement, chacun des
participants a contribué à peaufiner un
écrin polymorphe où interviennent aussi Après une longue attente, le premier
bien des sonorités orientales qu’un album du groupe sort enfin. Si les
accordéon, des cordes, un piano, des tubes crétins du groupe sont bien là,
guitares saturées, le tout ponctué de quelques-unes de leurs saillies politiques
moments d’exception comme le duo les plus féroces ont été mises de côté
vocal avec Miossec (“Qu’Avons-Nous (“CPF, Du Cash Pour Les Fumiers”,
Fait, Qu’Avons-Nous Dit”), le récitatif “Manuel Valls”) et les inédits manquent
inspiré ponctué par le saxo de Daniel un peu de mordant, comme si le
Paboeuf (“A Ma Décharge”) ou la besoin d’être drôle à tout prix prenait
confession posthume de “Accordez- trop le pas (“Doudoune Sans Manche”
Moi” sur un lit de fuzz et de larsens. poussif, “Freestyle Du Rasta Blanc”
JJJJ pénible). D’où un léger sentiment de
H.M. déception, qui témoigne aussi de nos
attentes pour ce groupe iconoclaste.
JJJ
ERIC DELSART

066 R&F AOÛT 2024


Les Sheriff Marc Hurtado
“Près Du Chaos” & Mark
KICKING MUSIC/ INTEGRAL Cunningham
Départ sur les chapeaux de roues “Infini”
ROTORELIEF RECORDS
avec “Loin Du Chaos” qui donne le ton
d’un témoignage intense et convulsif De la musique de dingues ? Bien sûr.
où Les Sheriff relèvent un véritable Et tant mieux, parce que le rock a
défi : près de quarante ans après un salement tendance à devenir une
live ébouriffant (“Les 2 Doigts Dans musique de philatélistes. On manque
La Prise”), se montreront-ils à cruellement d’Antonin Artaud...
la hauteur de cette démonstration Heureusement, une poignée
juvénile de leur vitalité scénique ? d’irréductibles croient encore à l’Art
Pas mal d’eau a coulé sous les ponts et à la Poésie. Mark Cunningham est
depuis : le groupe a mis fin en 1999 apparu avec Mars, pierre angulaire
à quinze ans d’activisme rock, il s’est de la no wave, sur la compilation
réuni au cours des décennies suivantes “No New York”, produite par Brian Eno
pour quelques concerts événementiels, en 1978. Il a ensuite fondé de nombreux
avant de reprendre goût récemment groupes, de Don King à Blood Quartet, et
à des activités plus soutenues (une collaboré avec des inclassables notoires
trentaine de dates chaque année), comme Arto Lindsay, Pascal Comelade
puis de créer la surprise en ou Lydia Lunch. On le retrouvait aussi
enregistrant un nouvel album récemment sur un très beau morceau
réussi (“Grand Bombardement Tardif”). de Christophe, “Odore Di Femina” sur
l’album “Aimer Ce Que Nous Sommes”
(2018). La connexion s’était faite via...
Marc Hurtado, qui raconte : “Christophe
était tombé amoureux de sa trompette”.
Rare que la trajectoire de tels allumés
de l’expérimentation croise celle d’un
chanteur grand public, et pourtant c’est
souvent passionnant, comme quand
Christophe, encore lui, s’emparait
du “Saturn Drive Duplex” d’Alan Vega
et Hurtado pour en faire le quasi hit
“Tangerine”... Hurtado, de son côté,
a travaillé, entre autres, avec Comelade,
Christophe, Vega, Lydia Lunch, Genesis

Premier constat : ils n’ont pratiquement


rien perdu de leur niaque, si ce n’est
qu’ils n’enchaînent plus directement les
morceaux et se permettent de brèves
pauses ponctuées par les présentations
du chanteur. Les tempos sont toujours
aussi rapides, aucune ballade ou
ralentissement ne vient interrompre ce
déferlement sous haute tension conçu
comme “un hommage à OTH, à AC/DC,
à Motörhead” (selon la dédicace
enflammée de “Du Rock’n’Roll Dans
Ma Bagnole”). Et loin de se contenter
de reprendre leurs titres de gloire
dans une optique commémorative P-Orridge, Gabi Delgado (de DAF, décédé
sans grand risque — ce qui serait la en 2020, mais un album en duo est à
solution de facilité —, ils consacrent paraître) ou Craig Walker — ex-chanteur
la moitié de leur répertoire à des d’Archive, un disque en duo est également
extraits de leur dernier album qui prêt : ça ne chôme pas ! A quoi peut
ne déparent absolument pas dans donc ressembler un album de deux
l’ensemble et confirment sur scène artistes aussi originaux ? Sur fond de
leur force de frappe : portés comme guitares et de basses peu orthodoxes
leurs prédécesseurs par ce mélange de Cunningham, celui-ci envoie des
réjouissant de mélodies pop et de grappes de notes de trompette superbes,
frénésie rock, ils se montrent à la plus ou moins free, le tout rendu encore
hauteur d’hymnes millésimés tels plus étrange par les sons industriels de
que “3, 2, 1… Zéro” ou “J’Aime Hurtado et sa voix déformée susurrant
Jouer Avec Le Feu”, en guise des poèmes mystérieux. C’est beau,
de final gorgé d’adrénaline. violent, dérangeant. Ça s’appelle de l’art.
JJJ JJJ
H.M. STAN CUESTA

AOÛT 2024 R&F 067


Réédition
du mois

John Cale
“SHIP OF FOOLS – THE ISLAND ALBUMS”
Cherry Red (Import Gibert Joseph)

John Cale… Quand on y pense, tout de même :


quelle carrière dans les années soixante-
dix. A l’exception de “Church Of Anthrax”
et “The Academy In Peril”, deux albums
expérimentaux parus en 1971 et 1972, tout est
fabuleux de 1970 à 1979 (“Sabotage Live”).
Il s’égarera un peu par la suite (“Honi Soit”,
“Caribbean Sunset”, au début des années 80,
heureusement interrompus par “Music For
A New Society”). Après quoi, il y aura des
choses à picorer ici et là, mais rien du niveau
de cette première décennie en solo. John
Cale s’est aussi illustré comme producteur
(le premier Stooges, plusieurs albums pour
Nico à qui il est toujours resté fidèle, les
Modern Lovers, Patti Smith), mais l’étendue
hallucinante de son talent est apparue dès
son premier album, l’extraordinaire “Vintage
Violence”, que beaucoup estiment être son
chef-d’œuvre. Une merveille, suivie par une

Le Robert Mitchum
Photo Michael Putland/ Getty Images

autre, “Paris 1919”, disque mythique s’il en


est, sorti en 1973. En réalité, le Gallois est
tellement bon qu’il est compliqué de dire que
tel ou tel album est meilleur que les autres.
Après “Paris 1919”, il quitte Reprise et signe
chez Island, label de Chris Blackwell (Nick
de “La Nuit Du Chasseur”
Drake, Bob Marley, John Martyn, etc.). Trois s’empêcher de hurler systématiquement à un et Spedding font des miracles à la guitare (le
autres chefs-d’œuvre sortiront de ce passage moment ou un autre. Les deux versants sont premier plus avant-gardiste que le second, plus
en même pas trois ans : “Fear”, “Slow Dazzle”, excellents, même si l’on avoue une préférence traditionnellement rock, mais avec un goût et
“Helen Of Troy”. Parmi les musiciens conviés, pour la première tendance. John Cale était un un toucher uniques), la formation classique de
en vrac, Richard Thompson, Brian Eno, Phil grand mélodiste. Il fait des merveilles sur des Cale lui permet de signer des arrangements
Manzanera et Phil Collins (on ne se moque pas morceaux comme “Emily”, “Buffalo Ballet”, étonnants, comme l’utilisation des cuivres,
d’un ancien mod fan des Action qui a même “Ship Of Fools”, “You Know More Than I en particulier sur “Helen Of Troy”, où il
produit un documentaire sur le groupe favori Know”, d’une beauté sidérante, qui commence évoque presque Bruckner (le musicien). En
de sa jeunesse). Ça fait du beau monde. Sur comme le début de “Lonesome Town” de Ricky fin de compte, John Cale aura été nettement
“Vintage Violence” et “Paris 1919”, l’ancien Nelson avant de décoller vers des sommets plus constant durant les seventies que son
Velvet s’exprimait dans un registre assez sage. insensés. Sur “Slow Dazzle”, plus rock’n’roll, ancien collègue Lou Reed. Il n’avait pas la
Sur les trois pour Island, il évoque le Robert il y a “Taking It All Away”, et sur le grandiose voix, l’attitude, le look, ni “Walk On The Wild
Mitchum de “La Nuit Du Chasseur” : “Love” “Helen Of Troy”, certains morceaux sont Side”, mais l’œuvre qu’il a laissée durant
tatoué sur une main, “Hate” sur l’autre. Pour garantis de briser les cœurs les plus durs : ces années est fantastique et n’a pas pris
faire simple, il oscille entre les ballades à la “I Keep A Close Watch”, “Cable Hogue” et une ride. On parle d’un authentique génie.
délicatesse inouïe et des morceaux très rock “Leaving It Up To You” sont inoubliables. Au
gorgés de colère, durant lesquels il ne peut fil de cette trilogie impeccable, Manzanera NICOLAS UNGEMUTH

068 R&F AOÛT 2024


Rééditions PAR NICOLAS UNGEMUTH

Pire que le collectif Hipgnosis à lui tout seul


de musiciens. Dès qu’ils donnaient et un live extraordinaire à l’Olympia
un concert à Los Angeles alors que de Paris en 1975, devrait combler
les Stones étaient en ville, Mick, Keith les fans. Ça sonne sérieusement. Et la
et les autres y assistaient en transe. Il guitare de Lowell George est un poème
faut dire que les deux groupes avaient permanent, d’une finesse exquise.
quelques goûts en commun. Surtout,
Little Feat comptait des musiciens
fabuleux dont le magicien de la slide
Lowell George, Richie Hayward à la
The dB’S
“STAND FOR DECIBELS”
batterie, Paul Barrere à la seconde Propeller Sound Recordings
guitare et au micro et Bill Payne aux (Import Gibert Joseph)
claviers, et d’immenses chansons.
Quatrième album du groupe, “Feats Un premier album devenu mythique,
Don’t Fail Me Now” avait la tâche et pour cause. En 1981, les dB’S
difficile de succéder à “Sailin’ Shoes” sortaient un machin inclassable,
et “Dixie Chicken”, gorgés de morceaux plein de guitares jingle jangle, qui
époustouflants. Little Feat s’en est a beaucoup plu à leurs amis et
sorti en lorgnant cette fois-ci du côté admirateurs Alex Chilton et REM. Le
de la Nouvelle-Orléans. On parle de groupe comptait en son sein deux très
funky soul qu’Allen Toussaint aurait bons compositeurs, Peter Holsapple et
validé sans problème. Lowell George Chris Stamey. Les deux étaient doués
partage le songwriting avec Bill Payne
et Paul Barrere, l’ensemble est plus
démocratique, moins spectaculaire
que ses deux géniaux prédécesseurs,
mais en fin de compte, c’est un grand
album (si ce n’est son atroce pochette
réalisée par l’odieux Neon Park, pire
(pour son “Don’t Gimme No Lip Child”, que le collectif Hipgnosis à lui tout
“HAVING A RAVE-UP! THE BRITISH
repris douze ans plus tard par les seul, qui avait déjà sévi sur leurs
R&B SOUNDS OF 1964”
Grapefruit (Import Gibert Joseph) Sex Pistols), The Mike Cotton Sound, œuvres précédentes et se lâchera
John Mayall And The Bluesbreakers bien aussi avec JJ Cale). Emmylou
Comme toujours, il faut remettre les et beaucoup d’inconnus souvent très, Harris, grande fan, chante quelques
choses dans leur contexte. En 1964, très doués. A vrai dire, plusieurs de ces chœurs et cette édition de trois CD
nous sommes seulement deux ans groupes, en 1964, jouaient nettement (en 24 bit), avec un disque de raretés
après “Love Me Do” des Beatles. Le mieux que les Stones. Mais ils n’avaient
son Mersey est prédominant, chacun ni Brian Jones ni Mick Jagger. Beaucoup
essayant de marcher dans le sillage disparaîtront, incapables de composer
des Fab. Et deux ans plus tard, c’est leurs propres chansons lorsque la mode
un changement radical. Plusieurs des reprises de R&B sera obsolète, et
groupes se lancent dans un genre seuls ceux capables de changer de
d’une violence inédite pour l’époque. registre musical survivront. Beaucoup
Cet impeccable coffret de trois CD ne sauront pas effectuer un virage plus
montre l’ampleur de la révolution. mélodique, comme les Kinks, ou ne
C’est l’âge d’or d’un R&B sauvage qui survivront pas à l’éphémère vague
influencera tout le garage américain, psychédélique. Les Stones peuvent
puis le punk. Le label Grapefruit a fait remercier Andrew Oldham de les avoir
très fort en réunissant tous les plus forcés à signer leurs propres chansons.
grands noms, à l’exception des Rolling Tout le monde, dans ce coffret qui sonne
Stones et de Them pour les habituelles parfaitement (91 titres...), n’a pas eu
raisons contractuelles. Ça commence cette chance. Et tout le monde n’avait pas
en fanfare avec la déflagration leur talent. Mais en cette année 1964,
des Pretty Things, “Rosalyn”, que ils étaient nombreux à avoir la grâce.
reprendra David Bowie plus tard sur
“Pin-Ups”. Ensuite, dans le désordre,
débarquent les Yardbirds (dont un
album version américaine a donné
Little Feat
“FEATS DON’T FAIL ME NOW
son titre à cette anthologie), Manfred
– DELUXE EDITION”
Mann, The Graham Bond Organisation, Warner (Import Gibert Joseph)
les Kinks, les Sorrows, les Animals,
les Zombies, Downliners Sect, les Birds, Comme Richard Thompson le mois
les Artwoods, Long John Baldry dernier, Little Feat, bien que très
& The Hoochie Coochie Men, Dave Berry populaire, était vénéré par des hordes

AOÛT 2024 R&F 069


pour des mélodies exceptionnelles Là, en deux CD remasterisés, quatre
mais plus tordues que les héros de la albums à pleurer enregistrés au début
power pop de l’époque : ces gens-là des années soixante-dix. Après “It’s
ne se seraient jamais abaissés à écrire Only Make Believe”, Twitty a écrit,
“My Sharona”. En réalité, parfois, ils cette fois-ci tout seul comme un
sonnent presque que comme les Soft grand, un autre classique de la country
Boys anglais. Pour débuter, c’était dans ce qu’elle a de meilleur : “Hello
vraiment parfait, un peu à la manière Darlin’”. C’était aussi un interprète
des Feelies, qui avaient également invraisemblable. La preuve avec ses
commencé très fort, mais les dB’S reprises du Hag, de Kristofferson ou
étaient plus tortueux, moins velvetiens. de Hank Williams. Il était vraiment
Bizarrement, pour un album enregistré l’un des plus grands de son temps.
à cette époque, “Stand For Decibels” On ignore si son restaurant à Nashville,
n’a pas pris une ride. La réédition dans un décor Tikki délabré, existe
est bienvenue, cette pépite ayant été encore mais, même si la cuisine
introuvable pendant des années. y est proche de l’infect, il faut s’y
rendre et avoir une pensée pour lui.

Conway Twitty
“HELLO DARLIN’/ FIFTEEN YEARS Thom Bell
AGO/ HOW MUCH MORE CAN SHE “DIDN’T I BLOW YOUR MIND? THE SOUND
STAND/ I WONDER WHAT SHE’LL OF PHILADELPHIA SOUL 1969-1983”
THINK ABOUT ME LEAVING” Kent (Import Gibert Joseph)
BGO (Import Gibert Joseph)
La Philly Soul ne convient pas à tout le
Quand on a coécrit (avec Loretta Lynn) monde. C’est le moment où le genre
et aussi bien chanté une splendeur s’est lissé, est devenu suave et sans
comme “It’s Only Make Believe”, aspérité. Beaucoup de gens, et pas
rien que pour ça, on rentre au seulement les puristes, préfèrent de
Panthéon d’autorité. Mais Conway loin celle du Sud durant la seconde
Twitty a fait plus encore. Il avait moitié des sixties. James Carr, Otis,
commencé comme un chanteur rockab’ Wilson Pickett, OW Wright et les autres.
chez Sun puis est parti dans un genre Mais l’école de Philadelphie a ses
hybride entre la country et les tubes fans. Thom Bell a été l’un de ses plus
opératiques de Roy Orbison. C’était grands architectes, utilisant pour ses
un chanteur fabuleux, comptant de arrangements des instruments peu
nombreux admirateurs dont Willie orthodoxes lorsqu’on parlait de musique
Nelson et Merle Haggard en personne. noire dans les années soixante-dix.
“Pour certains morceaux, j’entendais
dans ma tête du hautbois, du basson
ou du cor de chasse. Un arrangeur m’a
dit que les Noirs n’écoutaient pas cela,
j’ai répondu : ‘Pourquoi se limiter aux
Noirs ? Je fais cela pour les gens. Je
m’en fous s’ils ont une trompette dans
la tête’.” Bell avait commencé chez
Cameo Parkway, et arrangeait pour les
légendes Kenny Gamble et Leon Huff.
Succès immédiat avec des groupes
comme les Stylistics, les O’Jays,
les Spinners ou les Delfonics (que
Quentin Tarantino a rendus populaires

070 R&F AOÛT 2024


à nouveau il y a déjà un bon moment). ou Los Polares, mais ces gens,
Le problème, c’est que Kent a déjà même s’ils étaient loin d’avoir
consacré une anthologie à Bell le niveau des Standells ou du
(“Ready Or Not”), nettement meilleure Chocolate Watchband, savaient dépoter
que celle-ci couvrant les années sérieusement. Curiosité du mois.
1969-1983, et que la seconde
partie de celle-ci vire franchement
à la soupe ou au disco très moyen.
Pour fanatiques seulement.
Shakin’ Street
“SCARLET: THE OLD WALDORF,
AUGUST 1979”
Liberation Hall (Import Gibert Joseph)
“MEJOR DE LOS NUGGETZ ‘60S
GARAGE AND PSYCH” Le groupe de Fabienne Shine
Liberation Hall (Import Gibert Joseph) avec Ross “The Boss” Friedman
à la guitare (des Dictators, ce qui
Pour les obsédés de garage, une est classe, mais aussi de Manowar,
compilation réunissant des petits ce qui l’est moins), capté à San Francisco
coqs s’adonnant au genre avec en 1979. Le son n’est pas exactement
frénésie dans les pays latinos, conseillé aux audiophiles, mais le groupe
de l’Espagne aux pays d’Amérique de hard français s’en sort avec les
centrale ou du Sud. Personne, honneurs, même si on se demande,
naturellement, n’avait jamais en entendant les maigres
entendu parler de Los Mustang, applaudissements, ce que
Los Apson, Los Yakti, Los Salvejes le public local devait en penser. o

AOÛT 2024 R&F 071


Réhab’ PAR BENOIT SABATIER

Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains


albums méritent une bonne réhabilitation.
Méconnus au bataillon ?
Place à la défense.

Les chouchous chics des universitaires


pédants et critiques à lunettes

The Nits
“WORK” CBS
ALLÔ, CAP CANAVERAL, LA TRAJECTOIRE PART EN VRILLE. Au voire “Alankomaat” (1998), “Strawberry Wood” (2009) et “1974” (2003),
début des années quatre-vingt-dix, les Nits subissent un sort peu enviable : tout aussi recommandables. Quant aux derniers enregistrements, c’est
les Hollandais, dont le nom signifie pourtant “Les Crétins”, deviennent “Blood On The Tracks” en mode “I’m Your Man”, cotonneux, raffinés, le
les chouchous des gens de goût, des étudiants qui savent tout sur tout, des premier qui s’endort réveille l’autre.
parents cool, critiques à lunettes, férus de Raymond Carver et du MoMa, Voilà pour le survol historique. Auquel il manque tout un pan, négligé :
d’un public sensible et cultivé. Jean-Luc Godard : “Quand j’entends le mot l’avant-reconnaissance, les quatre premiers albums. “The Nits” (1978) : du
culture, je sors mon carnet de chèques”. Rien de plus versatile que la conso : Electric Light Orchestra bricolé pour deux francs six sous — parfaitement
les Nits, qui n’avaient cessé de gagner écoutable. Les trois suivants plongent
des auditeurs, de “Omsk” (1983) à dans l’air du temps, les Hollandais
“Ting” (1992), vont alors, sous l’angle ralliant la vague froide, jouant syn-
carriériste, légèrement pédaler dans thétique. Kraftwerk vient de sortir
la semoule — même les abonnés de “Die Mensch-Maschine”, modèle plus
“Télérama” oubliant progressivement up-to-date qu’Harry Nilsson, place donc
d’acheter leurs disques. Alors que le à “Tent” (1979), l’équivalent, même
niveau musical, généralement, reste année, de “Cool For Cats” (Squeeze).
élevé grâce à des compositions au- Très bon, comme “New Flat” (1980),
ssi sidérantes que “The Key Shop où l’on entend Orchestral Manœuvre
(War & Peace)”, “The Flowers”, In The Dark copier Talking Heads.
“What We Did On Our Holidays”, Déboule ensuite le meilleur disque de
“Robinson”, “Pockets Of Rain”, “The leur trilogie kraftwerkienne, “Work”
Hole”… Art-pop, synth-pop, sophisti- (1981). Il s’agit toujours de new wave,
pop, indie-pop, voilà un groupe pop, de synth-pop, mais avec la patte qui
sans être populaire. S’accrochant caractérisera définitivement les Nits :
aux commandes cinquante ans après des velléités arty, l’envie d’expéri-
avoir fondé les Nits, Henk Hofstede menter gentiment sur trois minutes,
ne compte plus à ses côtés qu’un autre d’inclure des sons déviationnistes,
membre originel, le percussionniste des instruments hérétiques, du si-
Rob Kloet. Un troisième larron lence, un chant protéiforme. On est
fait des allers-retours, le clavier- finalement ici plus proche de “Before
producteur Robert Jan Stips, auteur And After Science” (Brian Eno) ou
de plusieurs incartades solos — dont “Low” que de Depeche Mode — qui
le magnétique “Up” (1981) et le sortent au même moment leur premier
splendide “Greyhound” (1999). album. Le pitch du fantastique single
Bref : sur vingt-cinq albums, plus de “Red Tape” devance de quarante-
la moitié se retrouve invisibilisée. Le déficit d’image des types n’arrange trois ans tous les films d’auteur français contemporains : l’histoire d’une
rien. Look, physique, sex-appeal, arrogance, défonce, bastons, scandales, jeune femme qui ne peut trouver sa place dans une société dominée
coolitude, on approche du néant — mon grille-pain possède un pouvoir par les hommes et la bureaucratie, sa seule échappatoire étant de “se
d’attraction supérieur. Reste un détail : la musique, les chansons. A eux confier au hublot de sa machine à laver”. Autres sommets : “Empty
seuls, les Bataves ont enregistré autant de petits chefs-d’œuvre que Room”, “Footprint”, “Suddenly I Met Your Face”, “Tables And Chairs”,
Squeeze, XTC, Joe Jackson et Split Enz réunis — alors que ce sont ces “Umbrella Army”, “Man-Friday”… Au niveau du son, on dirait du Japan,
alter ego anglo-saxons, entre 1978 et 1983, qui se retrouvèrent sous les mais avec des super chansons. Un Colin Newman romantique, Yello et
feux de la rampe. Quand la new wave passe de mode, la bande à Hofstede The Monochrome Set mélancoliques. Ensuite, les Bataves réussiront
va creuser son propre style, malaxant Paul McCartney, Brian Eno et Philip l’exploit de citer à tout bout de champ Jan Hendrik Frederik Grönloh,
Photo Archives Rock&Folk

Glass pour délivrer des morceaux existentiels et baroques, minimaux Henry Moore, Walter Gropius, une pénible flopée d’écrivains et peintres,
et poétiques. “In The Dutch Mountains” (1987), “Ting” (1992), le live sans que ça ne dégrade la beauté de leurs compositions. Preuve du talent
“Urk” (1989), le EP “Hat” (1988), plus “Giant Normal Dwarf” (1990), unique de ces Crétins. H
“Omsk” (1983), “Adieu, Sweet Bahnhof” (1984), “dA dA dA” (1994),
voilà leurs classiques. Excellents, mais pas obligatoirement les meilleurs.
Après, il y aura “Les Nuits” (2005), “Doing The Dishes” (2008), Première parution : 13 novembre 1981

072 R&F AOÛT 2024


AOÛT 2024 R&F 073
Vinyles PAR ERIC DELSART

Chacun sa face et que le meilleur gagne


Rééditions, nouveautés et 45 tours : le point sur les meilleurs microsillons du moment.

Photo Bruno Berbessou


Rééditions The Scenics
“In The Summer – Studio
On retrouve sur “In The Summer”
des titres présents sur leur excellent
album de 1979 (le recommandé mais
comprend ainsi des chansons tirées
des archives de Keenan, enregistrées
sur cassettes quatre pistes et Mini-
Recordings 1977-78”
Paul McCartney “New Part In Town”
introuvable “Underneath The Door”), Discs qui auraient été la matrice du
& Wings “Dead Man Walks
et l’album de 2012, contre toute
attente, se montre à la hauteur.
cinquième album de Broadcast qui n’a
jamais vu le jour. Trente-six chansons
“One hand Clapping” Down Bayview” à la beauté nue, où on trouve quelques
Capitol Dream Tower
pépites comme “Follow The Sun” où la
Cinquante ans ont passé et les archives
de 1974 voient le jour de façon officielle
The Scenics, groupe culte de la scène
proto-punk canadienne, ont droit à
Broadcast voix hantée de Keenan prend aux tripes.

pour des raisons de copyright à une belle campagne de rééditions


“Spell Blanket – Collected
Demos 2006-2009”
préserver. C’est ainsi que “One Hand
Clapping”, un des bootlegs les plus
avec trois disques remarquables.
Un centré sur des démos de 1967
Warp X-Ray Pop
prisés de Paul McCartney avec ses Wings (“New Part In Town”), un autre sur Le décès soudain de Trish Keenan
“Back To The Goldmine –
paraît enfin. On y entend le groupe jouer des enregistrements de la période en 2011 à seulement 42 ans a été
Greatest Hits 1997-2003”
Keen Studio
son formidable répertoire de l’époque 1977-78 (“In The Summer”) et un un des drames du XXIème siècle.
live en studio et on y (re)découvre des album de leur reformation de 2012 La chanteuse à la voix éthérée de Derrière la magnifique pochette de
versions nerveuses de “Jet”, “Live And (“Dead Man Walks Down Bayview”). Broadcast avait créé avec son complice Jef Aerosol se glisse une compilation
Let Die” et autres chefs-d’œuvre tels Pour les enregistrements seventies, James Cargill une œuvre unique du duo electro-pop expérimental
que “Band On The Run”, un “C Moon” on entend un groupe influencé par mêlant pop psychédélique et musique X-Ray Pop créé par Didier “Doc” Pilot
ultra-laid back et un “Nineteen Hundred The Kinks, Big Star, The Modern Lovers électronique. En trois albums studio et Zouka Dzaza au début des années
And Eighty Five” funky à souhait. Un (un titre se nomme même “Jonathan (et une magnifique collaboration avec quatre-vingt. “Back To The Goldmine”
témoignage des Wings à leur meilleur, Richman”) et Television (avec une The Focus Group), le groupe anglais se penche sur les productions du
avec Jimmy McCulloch (guitare) et reprise de “Little Johnny Jewel” a créé une esthétique rétro-futuriste groupe au tournant du millénaire,
Geoff Britton (batterie) en compléments notamment) qui sonne formidablement maintes fois copiée, et cette compilation avec des morceaux tirés des albums
idéaux de l’inamovible trio Denny bien, même si les enregistrements permet d’entrer dans l’intimité de son “Zouka Land” (1999), “Absolutely Nice”
Laine, Paul et Linda McCartney. sont de qualité parfois médiocre. processus créatif. “Spell Blanket” (2000), “Surrealistic Pilot” (2001)

074 R&F AOÛT 2024


et “Fuzzy Soundtracks” (2003) avec et krautrock frappent par leur énergie et
des titres comme “Dans Ma Capsule”, leur créativité. Groupe excellent sur scène,
“Tournez Tournez” ou “Les Petits Rank-O parvient ici à restituer sur album
Mammifères” pour un trip hypnotique les promesses annoncées en concert,
qui évoque les Limiñanas sous ecstasy. sans doute grâce à l’expertise de Paul
Rannaud (Volage), devenu une référence
en la matière. C’est un peu fou, volontiers
excentrique (“Hotel Club Paradisio”) mais
Nouveautés diablement accrocheur (“Rebirth”).

Silicone Values
“How To Survive Black
When People Don’t Snake Moan
Like You And You “Lost In Time”
Don’t Like Them” Area Pirata
SDZ
Black Snake Moan n’est pas vraiment
Selon le patron du label SDZ, il aurait un groupe, c’est le projet solo de Marco
découvert ce jeune groupe venu de Contestabile, multi-instrumentiste italien
Bristol lors d’une errance sur YouTube qui joue d’à peu près tout. Sur scène,
un soir de confinement. A sa grande Contestabile a débuté en véritable one-
surprise, le groupe n’avait jamais rien man-band, guitare à la main, un pied
publié. Les quinze morceaux de cet sur une pédale de grosse caisse, l’autre
album au titre misanthrope semblent sur celle d’un charleston, taillant ses
presque trop bons pour être vrais. chansons dans un blues-rock lourd. Sur
Enregistrées avec manifestement disque, il construit des pistes bluesy
peu de moyens, les chansons post- trippantes, enrichissant sa musique de
punk délicieusement lo-fi de Silicone textures psychédéliques qui le poussent
Values évoquent autant Television aujourd’hui à étoffer son projet sur
Personalities et The Clean que des scène. “Lost In Time”, son troisième
branleurs contemporains tels que album empli de méditations hallucinées
Satanic Togas. C’est raide, mélodique, à la façon des Black Angels, est son
dégueulasse et irrésistible. Des meilleur à ce jour (“Shade Of The Sun”).
titres tels que “Streaming TV” ou
“I Hate Fascist Rock’n’Roll” sont
des futurs tubes underground.
The Cherry Pies
“Don’t Just Say Things”
Beast
Rasco On reste en Italie avec les Cherry Pies
“Dmaot” de Turin qui contiennent, entre autres,
Batov
des membres de Movie Star Junkies
S’il est bien un endroit d’où on et Love Trap. Le premier album de
n’imaginait pas provenir l’album ce quatuor propose un rock garage
garage-surf le plus psychédélique lumineux aux mélodies tournoyantes
et décontracté de l’année, c’est bien qui dessine sous ses détours joyeux une
Jerusalem. Porté par le jeu magnifique toile mélancolique. Agrodolce, dit-on de
de la guitariste Eden Atiya et ses l’autre côté des Alpes. De “For Good”,
harmonies avec la bassiste Gaya qui rappelle les Américains Harlem à
Wajsman, le trio israélien produit sur “Where Rivers Run” qui sonne comme
ce “Dmaot” une musique enchanteresse un inédit de The Coral, “Don’t Just Say
sous influences sixties qui rappelle Things” est une ode magnifique à la pop
Mystic Braves (“Sleeping Sea”) ou, lo-fi éternelle. Un joyau idéal pour l’été.
plus près de nous, les formidables
Ponta Preta (“Manson”). Loin de la folie
qui règne au Moyen-Orient (le groupe
a d’ailleurs écrit un texte où il espère
“que la guerre prenne fin le plus tôt
45 tours
possible” et croit “en une solution
Savak /
à deux états, vivant en paix et dans
la prospérité côte à côte”), cet album
Contractions
est un bijou de poésie et de quiétude.
“Split EP”
Echo Canyon/ Peculiar Works

Un split single à l’ancienne !


Rank-O Deux morceaux pour les New-Yorkais
de Savak, deux pour les Bisontins
“Monument Movement” Contractions. Chacun sa face et
Another Record
que le meilleur gagne. Savak, mené
Pour leur deuxième album, les par Sohrab Habibion (formidable
Tourangeaux de Rank-O haussent le guitariste des Obits) tire son épingle
ton ! Les huit morceaux de cet album du jeu ici avec “Reciprocity”, mais
inclassable où le quintette oscille entre les Frenchies ne s’en laissent pas
garage, punk synthétique bizarroïde conter avec l’excellente “Liesse”. o

AOÛT 2024 R&F 075


Discographisme_82
PAR PATRICK BOUDET

lors du shooting. Bien sûr, il ne sera pas là.


On ne juge pas un livre à sa couverture. Sur un fond noir, dix-neuf jeunes femmes,
Et un album ? Chaque mois, notre assises, allongées, souriantes, pensives,
spécialiste retrace l’histoire visuelle maussades, fixent l’objectif de David
Montgomery. Trois d’entre elles tiennent
d’un disque, célèbre ou non. des éléments des pochettes précédentes, dont
la photo de Dister, nous certifiant qu’il s’agit
bien d’un album du guitariste flamboyant.
La lumière est froide, les corps peu
chaleureux. Néanmoins, leurs poitrines
mises en valeur par le placement de leurs
bras et coudes ne cessent d’attirer l’attention
qui, ne pouvant trouver un point d’attache,
les parcourt toutes. De même, leurs regards
soulignés par une esquisse de sourire rendent
ces femmes à la fois coquines et ironiques
à l’image des mises en scène soft-porn.
Tous ces éléments nous positionnent
dans le rôle d’un voyeur revendiqué.
Ainsi, cette scène devient la nôtre, celle
de notre désir, un désir insatiable renvoyant
la femme à un rôle de soumise et d’objet sexuel,
si courant dans le blues et la pop sixties.
Lors de sa diffusion, Hendrix a détesté
la pochette que les créatifs du label
souhaitaient provocatrice. Ce qui fut le cas
puisque nombre de disquaires refusèrent de
vendre l’album ou le firent sous un papier craft.
Pour autant, cette pochette propose une
image, certes réifiante de la femme, mais
assez fidèle de la mystique hendrixienne.
La guitare d’Hendrix, surnommée “Electric
Lady”, est le symbole de sa surpuissance
sexuelle qui, caressée adéquatement, produit

“Electric Ladyland” un son saturé orgasmique ou, placée dans


l’entrejambe, agit comme un pénis en
érection, ou encore, plaquée contre une

The Jimi Hendrix enceinte pour produire du larsen, devient


l’objet d’un coït. Ainsi, le titre de l’album,

Experience “Electric Ladyland”, se propose de raconter


les aventures de cette surpuissance sexuelle.
Introduit par un orage cosmogonique de
Première parution : 1968 sons distordus (“... And The Gods Made
Love”), Hendrix définit le programme de
l’escapade dès la première chanson (“Make

E n matière de pochette, Jimi Hendrix


paraît presque maudit. Ses deux
premiers albums n’ont pu bénéficier
choisissent un cliché flou du visage d’Hendrix
en gros plan. La photo a été prise par Karl
Ferris lors d’un concert de l’Experience au
love, make love, make love…”). La tâche est
lourde et le nombre de femmes si important
que le protagoniste de “Crosstown Traffic”
d’un design unique. Aussi, insatisfait Saville Theatre de Londres le 27 août 1967. est proche de la surchauffe, voire de
des trois pochettes d’ “Are You Experienced” Sous les feux des projecteurs, le visage d’Hendrix l’épuisement (“My signals turn from green
et des deux de “Axis, Bold As Love”, Hendrix en pleine extase musicale vire à l’orangé et ses to red”). Cette mystique sexuelle atteint
demande à la photographe Linda Eastman cheveux se colorent d’un rouge incandescent. son apogée avec “Voodoo Chile” révélant
(pas encore Madame McCartney) de le shooter On saisit assez facilement la métaphore. l’origine de ce pouvoir magique et terrestre.
dans Central Park pour son “Electric Ladyland”. Pour la France et Barclay, l’emphase s’invite A noter qu’il n’y a pas de top models sur la
Hendrix et ses partenaires, ainsi que de joyeusement. Descendant du ciel, un avant- photo, ou de femmes outrageusement sexy,
jeunes enfants, s’installent sur le gros bras massif habillé d’une chemise ample mais des filles simplement sensuelles. En
champignon en bronze de la sculpture ornée de gros pétales peints à l’aquarelle effet, le harem d’Hendrix est la femme de tous
d’Alice Aux Pays des Merveilles située à pointe son index sur une petite photo en noir les jours, voire toutes les femmes disponibles.
l’est du parc. Un petit garçon, torse nu, campe et blanc d’Hendrix réalisée par Alain Dister, Même s’il faut se garder du stéréotype d’une
sur l’entrejambe du guitariste et une fillette un des piliers du Rock&Folk des premières sexualité racialisée où l’Afro-Américain
chevauche la tête d’Alice. Noel Redding années. On comprend que la main d’un dieu se voit investi d’une puissance sexuelle
et Mitch Mitchell, assis aux extrémités du psyché et afro-américain a su reconnaître hors norme, Hendrix n’a cessé de jouer
champignon, se marrent en regardant Hendrix l’un des siens. Polydor et ses territoires avec ce cliché faisant de la femme une
qui, lui, toise l’objectif installé en légère proposeront une photo de l’Experience proie et un refuge qui pourrait être
contre-plongée. L’association champignon, enveloppé de légères volutes de fumée. l’autre analyse de cette pochette.
rock et enfants sera assez mal vécue par les Assis sur une chaise au centre, Hendrix, tel En effet, ce gynécée semble toutefois
maisons de disques, y lisant une incitation un grand chef, tient ses musiciens à ses pieds. bien sage — les pubis sont dissimulés
explicite à l’usage des drogues, voire… Mais la pochette la plus intéressante, et qui et les mines peu aguicheuses. Désespérant
à la pédophilie. Ils prétexteront l’arrivée deviendra iconique, reste celle de Track de l’humanité (“1983…”), Hendrix se rend
tardive de la proposition de Linda Eastman Records pour le Royaume-Uni. Sur une idée à la mer “non pour mourir, mais pour
pour ne pas la mettre en fabrication. du créateur du label Chris Stamp, David renaître”. Il y a dans cette échappatoire
Dès lors, une chose très surprenante va King recrute au Speakeasy Club de Londres aquatique une référence au retour à la
se dérouler. Pas moins de quatre pochettes des jeunes filles prêtes à poser nues. Outre vie intra-utérine. Ainsi, ces femmes
vont être produites pour illustrer l’album. les quelques livres promises, King agite sont aussi des mères qui attendent
Le territoire américain et le label Reprise comme appât la présence d’Hendrix le retour de l’enfant prodigue. o

076 R&F AOÛT 2024


elle propose une sorte de proto jazz-rock
Highway 666 dopé par de pimpants cuivres, avec
quelques rares titres chantés comme

revisited PAR JONATHAN WITT


la planante “Waiting For The Morning
Sun” et la soul psychédélique de “Like
Now”. Celui qui tient le micro est Peter
Groupes hard rock, groupes cultes Lee Stirling, ex-Bruisers n’ayant jamais
connu la gloire en solo. Sur les conseils de
Cattini, Shel Talmy enrôle donc ce groupe
déjà rodé et le convoque aux studios IBC.
Il le baptise Rumplestiltskin avec l’idée
de le personnifier par un personnage de
la bande dessinée du même nom, qu’on
découvre sur une pochette conçue par
l’artiste Steven Thomas. L’album sort en
mai 1970 et s’élance sur “Make Me Make
You”, aux faux airs de “Whole Lotta Love”.
On y apprécie le timbre rocailleux de
Stirling, qui rappelle beaucoup Rod
Stewart, la guitare épurée d’Alan Parker,
très inspirée par Jimmy Page, et surtout
le jeu de basse volubile de Flowers, qui
complète la frappe dynamique de Cattini.
A contre-courant des outrances de leurs
pairs, les instrumentistes favorisent la
retenue aux extravagants soli. Ce parti
pris est confirmé sur les huit minutes de
la sereine “Poor Billy Brown”, sur fond de
claviers jazz, ou sur la débonnaire “Knock
On My Door”, presque country. La face B
repart sur le riff zeppelinien de “Mr Joe
(Witness For The Defence)”, avant
l’efficace shuffle “Pate De Fois Gras” et
“Squadron Leader Johnson” sur laquelle le
talentueux Parker lâche enfin les chevaux.
Un bon disque, donc, mais qui manque
de riffs vraiment marquants…
En guise de promotion, Rumplestiltskin
est envoyé à l’émission “Cowboy In
Sweden”, puis investit le Marquee, Talmy
commençant à planifier sa tant convoitée
tournée outre-Atlantique. Mais bien vite,
Flowers renonce, ne souhaitant finalement
Ephémère supergroupe pas abandonner le confort de ses lucratives
séances. Même chose pour Hawkshaw, père
de famille et peu tenté par l’aventure

RUMPLE américaine. La tournée est finalement


annulée en septembre, au grand dam de
Talmy, qui envoie néanmoins sa troupe
capter un second opus. “Black Magician”

STILTSKIN paraîtra uniquement en Allemagne en 1971,


précédé d’un ultime single, une reprise de
“Wimoweh”, un air traditionnel sud-africain
connu sous nos latitudes sous le titre
LE CÉLÈBRE PRODUCTEUR Un comble… Jaloux de son triomphe “Le Lion Est Mort Ce Soir”. L’inaugurale
SHEL TALMY, CHICAGOAN aux Etats-Unis, il imagine un projet de “Lord Of The Heaven And The Earth”
EXILÉ À LONDRES, A PASSÉ supergroupe. Il en touche un mot au patron démontre d’emblée une évolution vers un
LES SIXTIES À VOGUER DE de Bell qui lui donne carte blanche. Shel hard rock plus mélodieux, avec des refrains
SUCCÈS EN SUCCÈS : des Who dégote alors le batteur Clem Cattini, accrocheurs qui contrastent avec les textes,
de “My Generation” aux Creation qui faisait partie de la short-list de Page plutôt pessimistes en général. Idem pour
de “Making Time” en passant pour Led Zeppelin. L’homme est un la bouillonnante “Can’t You Feel It” ou
par les Kinks de “Till The End authentique vétéran du rock’n’roll, “Loneliness Is What My Life’s All About”.
Of The Day” ou les Easybeats devenu requin de studio en 1965 : “Black Magician’s Daughter”, avec ses
de “Friday On My Mind”, son on retrouve sa trace dès 1960 et le tube textes heroic fantasy magnifiés par la voix
flair est indéniable. C’est aussi “Shakin’ All Over” de Johnny Kidd & The ample de Stirling, anticipe presque Dio. La
lui qui a monté Rumplestiltskin, Pirates, avant un passage dans les Tornados ballade résignée “I’ve Had Enough Of The
éphémère supergroupe dont époque “Telstar”, puis au sein de The Ivy Army” conclut ce long-format, globalement
il a présenté le premier opus League. Au fil des sessions, il a retenu meilleur que son prédécesseur. Un point
comme “le meilleur album de les noms du guitariste Alan Parker (qu’il final pour Rumplestiltskin, dont chacun
heavy rock jamais réalisé”... a côtoyé dans l’orchestre de Lulu et sur des membres poursuivra une belle carrière :
“The Hurdy Gurdy Man” de Donovan), David Bowie, Lou Reed (“Walk On The
Le vent en poupe, Talmy signe fin 1969 du flamboyant bassiste Herbie Flowers Wild Side”) ou T.Rex pour Flowers, Serge
un contrat avec le label américain Bell, (ex-Blue Mink avec Parker) et de l’organiste Gainsbourg et Alan Price pour Parker,
qui vient d’ouvrir un bureau en Angleterre. Alan Hawkshaw avec lesquels il vient Cliff Richard, Cerrone et Donna Summer
Au fil des années, il s’est acoquiné avec d’usiner la galette “Music For A Young pour Hawkshaw, Bee Gees et Phil Everly
la crème des musiciens de séances Generation” pour KPM — une compagnie pour Cattini. Stirling décrochera enfin un
londoniens mais a totalement loupé éditant des instrumentaux pour le cinéma tube en 1972 avec “Beautiful Sunday”
le décollage de Led Zeppelin, et ce et la télévision et dont Hawkshaw est l’un sous le nom de Daniel Boone. o
alors qu’il avait embauché Jimmy Page des compositeurs maison. Republiée sous
dès “You Really Got Me” en 1964. le blase Hungry Wolf par Philips en 1970,
Qualité France PAR H.M.

Une version folk de “Anarchy In The UK”


Qu’ils soient mercenaires occasionnels ou partie prenante du projet, beaucoup
ne se satisfont pas d’une structure collective et certains aspirent à faire œuvre
personnelle et souhaitent voler de leurs propres ailes, comme la moitié
des huit sélectionnés du mois parmi quarante-sept reçus à la rédaction.

Bienvenue dans l’univers atypique de Avant de s’installer en Touraine, Conçu comme un challenge pendant le Lyonnais installé en Ardèche,
Manuel Laisné qui se présente Marquis De Coco Nut a confinement de 2020, Katapola (de Mike Noegraf a promené
comme un “artiste artisan malaxeur bourlingué entre Berlin, les Etats-Unis Toulouse) réunit une néophyte musicale pendant des années sa guitare agile
de compositions métissées”. Chef et la Guadeloupe, notamment avec les et Don Joe, directeur de label et membre dans de multiples groupes de rock,
d’orchestre et guitariste de Cannibale, Lolitas dont il était le guitariste. D’ailleurs, de nombreux groupes (Indian Ghost, Don pour la plupart étrangers. Et puis, après
il officie en tant qu’homme-orchestre c’est en mémoire de Françoise Cactus Joe Rodeo Combo, Jesus Of Cool). Après des centaines de concerts, il a eu envie
dans son premier projet solo, qui n’a (leur chanteuse décédée il y a une dizaine s’être exercés avec des reprises, ils de défendre un projet personnel. Son
rien à envier à ses essais collectifs d’années) qu’il a conçu — en marge des ont conçu ce premier album avec leurs quatrième album depuis 2015, enregistré
question mélange des genres et Barons du Bayou et de ses activités de propres compositions bilingues et nous avec quelques complices talentueux
chaudron musical polymorphe (post- peintre — cet hommage sous forme de embarquent dans une pop rock à (dont certains de son trio Les Outlaws),
punk, rock psyché, afrobeat, krautrock, reprises unplugged : six morceaux de ce tendances psyché qui affectionne les bénéficie de compositions stylées, d’une
reggae mutant) : après la plongée en groupe français culte, mais également climats en mi-teintes (“Ce Ciel Presque production léchée et d’une mise en
eaux inconnues (“Phobie”), “Terreau” une étonnante version folk de “Anarchy Noir”), les vocaux harmonieux gorgés place impeccables ; il alterne plages
enclenche le processus addictif, puis In The UK” et des versions francisées de de souvenirs sixties (“Vincent”), les acoustiques et flambées rock mais c’est
“Conseil” ou “Raisonnable” célèbrent le titres empruntés à Johnny Thunders, The montées au créneau incantatoires quand il prend le parti pris de la douceur
parti pris dansant qui pare ses délires Four Tops ou Nina Hagen, brassés avec (“Nimble Mind”) et les parenthèses qu’il se révèle le plus convaincant,
verbaux et sonores d’une dimension verve, fraîcheur et aplomb (“Puisque sereines et cool (“Wheat Fields”, Pop porté par la grâce des mélodies et une
résolument fun (“Caverne”, TFT Tu Es Partie”, Coco Nut, facebook. Sisters, https://popsistersrecords.com, voix au charme troublant (“Polarities”,
Label, tftlabel.com/manuel-laisne). com/groups/marquisdecoconut). distribution L’Autre Distribution). Sbam Records, mikenoegraf.com).

Fondé à Strasbourg en 2016, Caesaria Issu de la scène rennaise en 2020, Beau Le quatrième album de Dead Horse Trois ans après ses débuts, le quatuor
se présente toujours comme un trio, Bandit a de solides références : excepté One débute dans un mélange de bruit de Mulhouse Trigger King livre
même s’il fait appel à un batteur régulier. la guitariste, les quatre autres musiciens et de fureur traversé de brèves phases un premier EP cinq titres qui puise ses
Son premier album était placé sous le faisaient partie de Santa Cruz, ce qui d’apaisement. Formé à Valence en 2011, racines dans le rock des années quatre-
signe de la britpop des années quatre- est une garantie de qualité. Le premier le quatuor poursuit ainsi sa plongée dans vingt-dix et auprès de ses illustres
vingt-dix, le second préserve une album s’ébroue dans une pop élégante une fusion bouillonnante où se télescopent ancêtres heavy. Il privilégie le mid-tempo,
influence anglophile prononcée mais tour à tour mélancolique et joyeuse, qui metal, grunge, shoegaze et musique notamment pour une longue composition
lorgne du côté de Manchester et du ne craint pas d’afficher ses influences contemplative. Les guitares saturées de plus de sept minutes en état de tension
clubbing rock en adoptant des rythmiques (“I’m A David Bowie Fan”) et séduit s’acoquinent avec un chant onirique, (“Riding High”) et apprécie les ballades
dansantes : hommage inspiré, “Love par ses vocaux suaves, ses mélodies les flambées bruitistes à la limite du (“Season Of The Sun”) — s’offrant même
You More Than Me” attaque bille en tête délicates, ses compositions adroites et supportable y côtoient des nonchalances une pause acoustique avec “Reaching For
avec son refrain lancinant, ses claviers sa manière d’utiliser des sons vintage aériennes, parfois à l’intérieur d’un même The Moon” — mais il s’illustre surtout par
entêtants et sa voix mouillée qui invitent sans sombrer dans l’hommage rétro, morceau (“Regenerated”) et les ruptures une ouverture bouillonnante (“Take Me
au saut spatio-temporel, alors que “Empty comme en témoigne une reprise futée de ton et d’atmosphère sont l’un des By Surprise”) qui est gorgée de vitalité
Club” nous propulse avec efficacité et astucieusement modernisée du “Bette principes fondateurs d’expérimentations et témoigne d’une réelle propension à
sur le dance floor (“Tonight Will Only Davis Eyes” de Kim Carnes (“Middle Class âpres et tendues (“Seas Of Static”, façonner de véritables chansons destinées
Make Me Love You More”, Caesaria Luxury”, Hasta Luego Productions/ Requiem Pour Un Twister, facebook.com/ à être reprises en chœur (“The Giant
Production/ Budde/ Birdcall, caesaria.fr). Daydream Music, beaubandit.fr). deadhorseone, distribution Modulor). Rooster”, facebook.com/p/Trigger-King). o

AOÛT 2024 R&F 079


Erudit rock PAR PHILIPPE THIEYRE

“Maman Düül et son groupe choucroute”


L’appellation KRAUTROCK aux mouvements contestataires qui d’une ligne politique radicale, Amon kosmische, électro, psychédélisme,
(rock du chou) utilisée prennent de l’ampleur en 1968. Le Düül, et de l’autre, les tenants d’une musique contemporaine, sérielle et
par un journaliste anglais Song Tage Festival d’Essen, qui se vision plus musicale, Amon Düül II. autres, parfois sur un même disque.
n’était que modérément déroula du 25 au 29 septembre 1968, Pour sa prestation, Tangerine Dream, L’Allemagne étant un Etat fédéral,
appréciée par les est considéré comme la première réduit à Edgar Froese et Klaus l’origine géographique des groupes
musiciens allemands manifestation du krautrock. Pendant Schulze à la batterie, est renforcé peut influer sur leurs productions.
qui lui préféraient le ces cinq jours ont été invités des par John Weinzierl, basse, et Karas, En dehors des maisons de disques
terme Kosmische Musik. artistes britanniques — Blossom guitare, tous deux d’Amon Düül. à l’envergure internationale, RCA,
Ce courant musical aux Toes, Family, Julie Driscoll, Brian Le terme de krautrock a d’abord Vertigo, plus tard Virgin, des labels
incarnations les plus Auger & The Trinity, Alexis Korner, été utilisé pour une publicité du spécifiques apparaissent, Bacillus,
diverses possible Pink Floyd ayant annulé en dernière label Bacillus en avril 1971, puis, Bellaphon, Brain, Kosmische Musik,
eut une importance minute — et américains — en décembre 1972, par un journaliste Ohr et Pilz, tous trois créés par
considérable, de 1968 Fugs, Tim Buckley, Frank Zappa anglais du “New Musical Express” à le producteur Rolf-Ulrich Kaiser,
à la fin des années 1970 & The Mothers Of Invention, l’écoute du titre d’Amon Düül “Mama Kuckuck, Metronome, Spiegelei,
notamment, par son une formation très populaire en Düül Und Ihre Sauerkrautband Spielt Venus. Outre Kaiser, deux autres
originalité et l’héritage Allemagne. Surtout, pour la première Auf” (“Maman Düül et son groupe grandes figures de producteurs et
musical qu’il a généré. fois est accueillie la nouvelle choucroute se lancent”). Si celui de d’ingénieurs du son occupent une
PREMièRE PARTiE génération de groupes allemands kosmische musik, initié par Edgar place majeure dans l’histoire du
Floh de Cologne, Soul Caravan, Froese, convient aux musiciens, celui krautrock, Dieter Dierks et l’Autrichien
Né de la rencontre entre le rock Guru Guru (Groove), Tangerine de krautrock est moins restrictif, Konrad Conny Plank, qui avait d’abord
anglo-saxon, le psychédélisme Dream et Amon Düül. Ce dernier reflétant mieux la diversité musicale travaillé avec Stockhausen. Frank
et les recherches sonores des se sépare peu avant son passage en de ces années-là en Allemagne. Zappa & The Mothers Of Invention,
compositeurs contemporains, deux entités donnant deux concerts Ainsi se mélangent blues, hard rock, Soft Machine avec Robert Wyatt,
le krautrock est également lié différents : d’un côté les partisans progressif, folk-rock, expérimental, Pink Floyd, Jimi Hendrix, Terry Riley,

Amon Düül II
Stockhausen, Webern, Ligeti sont “Disaster” (1969). “Paradieswärts par le multiinstrumentiste Christian turcs, marocains, japonais, espagnols.
les principales sources d’influences. Düül” (1971) est le véritable Burchard, qui a joué sur “Phallus Sur le même principe, Dissidenten
En 1967, à Munich, Amon Düül est deuxième album, un folk-rock Dei”, et Edgar Hofmann, un est une scission d’Embryo.
une communauté libertaire, politique, psychédélique à base de percussions, saxophoniste de jazz, Embryo est A l’affiche du Song Tage festival,
artistique et musicale à la sexualité et guitares électriques et acoustiques, un groupe important et singulier du Soul Caravan est une formation de
à l’expression libres. La composition voix et rythmiques répétitives rock allemand. Pas de synthétiseur rhythm’n’blues originaire de Munich
en est fluctuante au gré des arrivées pendant trois longues plages. De mais une fusion de jazz, de space avec un album à son crédit, “Get
et des départs. Accompagnant leur côté, Chris Karrer, guitares, rock et de world souvent basée In High” (1967). En 1969, sous le
régulièrement les manifestations, violon, Dieter Serfas, batterie, sur l’improvisation, “Opal” (1970). nom de Xhol Caravan avec l’apport
leurs concerts ressemblent à des Christian Thiele/ Shrat, bongos, Autour des fondateurs se succèdent de Hansi Fischer, flûte et saxo
happenings dont le nombre de chant, violon, Renate Knaup, chant, un grand nombre de musiciens (Embryo), elle sort un album psyché-
participants, en général sous LSD John Weinzierl, guitares, basse, allemands, britanniques, américains délique influencé par Frank Zappa,
ou autres psychotropes, varie au Falk Rogner, claviers, et le bassiste comme les jazzmen Mal Waldron et “Electrip”. Cette fois sous l’appel-
fil des rencontres. Les échanges anglais Dave Anderson forment Charlie Mariano, indiens, pakistanais, lation de Xhol parait “Hau-Ruk” (1971).
avec d’autres communautés Amon Düül II. Avant l’enregistrement africains, au final, près de quatre Le troisième et dernier album,
sont fréquents, comme avec la de “Phallus Dei” (1969), ils sont cents de 1969 à 2024. Le groupe est “Motherfuckers GmbH & Co KG”
Kommune 1 ou K1 de Berlin proche rejoints par Peter Leopold qui a donc aujourd’hui dirigé par Marja Burchard, (1972) est une compilation.
des théories situationnistes et contribué aux premiers albums des la fille de Christian. A partir de 1973, De la région munichoise, Missus
dont, à la dissolution, certains deux incarnations d’Amon Düül. Les le guitariste, joueur de saz et de oud, Beastly est difficile à cerner tant au
membres rejoindront la Fraction morceaux sont plus structurés avec Roman Bunka devient un élément niveau de sa composition fluctuante
Armée Rouge ou la Bande à Baader. de longues improvisations entre moteur en apportant une très forte que de sa musique, un krautrock
Après la scission, Amon Düül a psychédélisme et rock progressif en touche orientaliste. Très productif entre psychédélisme et progressif
enregistré pendant vingt heures devenir. “Phallus Dei”, “Yeti” (1970) avec une cinquantaine d’albums avec, par moments, des sonorités
une musique conforme à ses et “Tanz Der Lemminge” (1971) à son actif, Embryo a monté son jazzy et blues, du moins en ce qui
prestations scéniques. Cette longue figurent en bonne place parmi les propre label, Schneeball/April en concerne le premier album, “Missus
improvisation libre est exécutée par disques fondateurs du krautrock. 1976. Peu après, le groupe effectue Beastly” (1970), un grand moment
les frères Leopold, Ulrich, basse, et “Wolf City” (1972) et “Vive La Trance” une longue tournée avec femmes de l’underground allemand. Les trois
Peter, batterie, Rainer, guitare, et (1973) sont également d’excellents et enfants en Inde, Afghanistan et disques suivants, “Missus Beastly”
Ella, percussions, Bauer, Wolfgang albums. Après de nombreux Pakistan, pendant laquelle il partage (1974), “Dr. Aftershave And The
Krischke, percussions, piano, Helge mouvements de personnels, Amon régulièrement la scène avec les Mixed Pickles” (1976) avec Roman
et Angelika Filanda, percussions, Düül II est encore actif aujourd’hui. musiciens locaux. Ces rencontres Bunka sur April Records, et “Space
tous chantant plus ou moins. En 1982, Chris Karrer a intégré constituent l’essentiel du double Guerilla” (1978), se rapprochent
De ces sessions sortiront trois une autre formation munichoise, album avec livret, “Embryo’s Reise” du style des premiers Embryo.
albums, en premier “Psychedelic Embryo, qui compte deux autres (1979). L’expérience se poursuit Il existe également un faux ou
Underground” (1969), “Collapsing, musiciens d’Amon Düül II, Dieter en Egypte, puis avec des musiciens un dissident Missus Beastly auteur
Singvögel Rückwärts & Co” (1969), Serfas et Lothar Meid. Créé en 1969 africains, surtout du Nigeria, chinois, de deux albums en 1972 et 1973. o

Top fünf

Amon Düül Amon Düül ii Embryo Xhol Missus Beastly


“Psychedelic “Yeti” “Apo-Calypso” “Hau-Ruk” “Missus Beastly”
Underground” (1970) (1977) (1971) (1970)
(1969) Ce double album propose Sur la première phase Enregistré les 1er Pour “Missus Beastly”, Luz
Bien qu’il soit deux disques distincts. Le de “Apo-Calypso”, Roman et 2 juillet 1970 dans Oldmeier, batterie, Ghandi
théoriquement premier s’ouvre par une Bunka, chant, guitare, oud, une salle de Gottingen, Atzen Weihmeyer, guitare,
divisé en six parties, suite rock psychédélique, Christian Burchard, orgue, “Hau-Ruk” ne contient que vocaux, Pedja Hofmann,
“Psychedelic “Soap Shop Rock”, avec marimba, vibraphone, deux très longues plages basse, vocaux, et Wolfgang
Underground” ne un travail saisissant sur Michael Wehmeyer, de rock jazz cosmique, Nickel, claviers, vocaux,
contient qu’un unique les effets, violons, guitares claviers, Uwe Müllrich, “Breit” et “Schaukel”. reçoivent les renforts de
morceau dans une et voix avant le calme de basse, Butze Fisher, Accompagnés par le Hansi Fisher, flûte, Dieter
qualité d’enregistrement “She Came Through batterie, percussions, batteur américain Skip Serfas, batterie, et des
minimaliste avec des The Chimney”. Le voyage jouent cinq morceaux Van Wyck, Tim Belbe, guitaristes Chris Karrer
sonorités saturées à se poursuit par le son de rock influencé par saxophone ténor, Klaus et John Weinzierl. Chaque
l’extrême. Avec les puissant et sombre de la les sonorités orientales Briest, basse, et Ocki face de l’album commence
percussions répétitives basse de Dave Anderson et avec une légère touche Brevern, orgue Hammond, par deux courts récitatifs
omniprésentes, le chant éruptif de Renate jazzy. Pour “Amnesty utilisent un maximum au milieu d’un magma
Photo Jazz Archiv Hamburg/ ullstein bild/ Getty Images

s’entremêlent des Knaup, “Archangels Total”, Edgar Hofmann de pédales et d’effets sonore qui donne le ton
guitares stridentes Thunderbird”, puis est de retour à la flûte. pour leurs instruments, aux sept morceaux dont
plus ou moins désaccordées, les guitares tranchantes, La deuxième est wah-wah, echoplex, quatre longues pièces.
des psalmodies, des distordues, de John enregistrée aux fuzz. Dans l’esprit du Les instruments, en
hurlements en guise Weinzierl, les percussions studios Bombay “Third” de Soft Machine, particulier guitares et
de chant et des bruits et les voix d’outre-tombe le 30 décembre 1976 les improvisions nous claviers, se superposent,
divers. Une expérience sur “Cerberus” et “Eye- avec Trilok Gurtu, tabla, plongent dans un univers rejetant parfois les voix
psychédélique sombre Shaking King”. Le second et sa mère Shoba Gurtu, original et captivant. en arrière-plan, “Uncle
et violente. se résume à trois chant et tamboura. Sam”. “Mean Woman”,
improvisations, “Yeti”, “Getalongwithasong”, “Shame On You” et
“Yeti Talks To Yogi” et composé par Bunka et “Chinese Love Songs” sont
l’orientalisant “Sandoz In Burchard, est une longue des blues où les influences
The Rain” avec l’apport de et fascinante mélopée. psychédéliques et jazz se
Thomas Keyserling, flûte, télescopent au milieu des
de Rainer Bauer et d’Ulrich percussions, des effets de
Leopold d’Amon Düül. l’orgue et des guitares.
Et justice pour tous PAR FABRICE EPSTEIN

Crimes, affaires de mœurs, de plagiat ou de gros sous...


Les rockers aussi ont droit à leur chronique judiciaire.

Affaire numéro 54
LAPD contre
tupac Amaru Shakur

Il était 2Pac
Tupac posait LA question.
en Amérique sa caution est généreusement réglée par
La seule qui compte en Amérique. Suge Knight, ledit patron de Death Row
Et qui est la suivante : Records. Libre, Tupac n’a d’autre choix
Existe-t-il une différence entre que de rejoindre le label de Suge. Alors,
une vie noire et une vie blanche ? les ennuis s’amplifient et l’attitude, plus
grave, change. Les imitations d’Al Pacino
Dans le monde de la musique (noire), ont fait long feu. Désormais, Tupac
la question est plus que légitime. Elle incarne le gangsta rap. Dans le même
épouse le cadre plus général d’un pays temps, sur un plan artistique, l’artiste
labouré par la haine, le racisme, la fait carton plein. Il enregistre “California
ségrégation. Martin Luther King voulait Love”. C’est un immense tube et son
croire qu’elle n’était que pure rhétorique quatrième album solo, le premier double
et que demain, ou après-demain, elle album de l’histoire du rap, vendu à plus
n’aurait plus droit de cité… en Amérique. de 9 millions d’exemplaires, est certifié
quintuple platine. En juin 1996, il sort
Mais le grand homme avait tort un titre où il fait expressément référence
— et son pays le lui rappellerait à heures aux rapports sexuels qu’il aurait eus avec
trop régulières. Ainsi, avec la mort du plus la femme de Biggie. C’est toujours mieux
grand philosophe du rap (et rock star que de s’attaquer à la gloire d’une mère,
accréditée — ce qui justifie sa présence mais l’attaque cinglante n’a pas vocation
dans cette chronique !), les sociologues à faire baisser la pression entre les deux
admettent que LA question revêt hommes. Ces provocations viennent éclairer
(encore) une actualité dévorante. le caractère du nouveau Shakur, calque de
Suge Knight, et qui ne cache plus son
Une question est une réponse, hostilité pour Sean Combs (alias Puff
et elle engendre d’autres questions. Daddy), manager East Coast et ennemi
par monts et par vaux, grassement nourri juré craché de la West Coast depuis
Tupac ! Il y en a des choses à dire, des par les procès, les meetings, les hurlements que Knight est convaincu de l’implication
interrogations en pagaille. Pourquoi sa pour la liberté, la recherche de l’égalité, de Combs dans l’assassinat de son garde
mort n’a-t-elle pas dévoilé ses secrets ? la poursuite du bonheur noir dans ce que du corps et ami Jake Robles. Le sang va
Plus précisément, qui a tiré sur la star Romain Gary appelait une “société de la couler. Du sang noir. En grande quantité.
et pourquoi ? Réponse : irrésolue ! provocation”. L’hérédité n’est pas mauvaise,
Oui, l’affaire est irrésolue. On lui sa mère fut acquittée dans ce qu’il est 1996. François Mitterrand et Marcello
préférera l’anglais unsolved. Mais convenu d’appeler le procès des 21 ; Mastroianni passent l’arme à gauche.
doit-on se contenter, en la matière, d’une son parrain se nomme Elmer “Geronimo” Tupac aussi.
incertitude ? Est-ce parce qu’une vie noire Pratt, un cacique des Black Panthers.
recèle moins de valeur qu’une vie blanche ? Tupac a la contestation dans le sang Le 7 septembre 1996, à Las Vegas,
Ou bien est-ce le code de la rue, ce et “du chaos en soi pour enfanter une il assiste au combat entre Mike Tyson
diktat qui sévit dans les ghettos noirs étoile qui danse”. Passons sur le reste et Bruce Seldon. Préalablement à la
de l’Amérique sans espoir de Sleepy Joe, de sa vie, son amitié avec Biggie, leur rencontre, Tupac passe à tabac Orlando
Photo NY Daily News Archive/ Getty Images

qui garrotte les langues et supprime le détestation pas vraiment réciproque, Anderson, un Crip. Motif : quelques mois
courage ? Le plus politisé des rappeurs ne les déboires East Coast West Coast, auparavant, il aurait volé un membre de
mérite-t-il pas que son assassin ait un nom, les Crips, Compton, Death Row Records. l’entourage de Death Row Records. Suge
un nom judiciaire, un nom au nom de tous Knight fonce tête baissée aux côtés de
les citoyens des Etats-Unis d’Amérique ? Non, arrêtons-nous quelques secondes sur son protégé. Après la rencontre, Tupac
le label du couloir de la mort. Death Row file à bord d’une BMW E38 noire. Suge
Tupac : poète, hâbleur, manipulateur, Records. Un nom tristement prophétique. Knight conduit, Shakur occupe la place
génial et transgressif. Tupac, jeune vieillard Début 1995, le golden-boy du rap connaît du mort. On tire à plusieurs reprises sur
et vieil enfant ; dès sa prime jeunesse, il vit une impasse artistique. En prison pour viol, l’artiste. Son manager est épargné,

082 R&F AOÛT 2024


Photo Gary Reyes/ Oakland Tribune Staff Archives/ Digital First Media Group/ Bay Area News/ Getty Images

bien qu’heurté par un éclat de verre. Ou encore une combinaison qui a tué Tupac. Le code de l’honneur
Plus tard, il expliquera à la presse avoir de ces nombreuses hypothèses ? obligeait ce dernier à régler son compte
été lui-même sévèrement touché ; preuve au chanteur. Il est lui-même assassiné
en est, une balle de revolver se serait L’enquête patine. A croire que les polices deux ans après la mort de Tupac. Laissez
logée dans son crâne. On marche sur de Los Angeles et de Vegas ne font pas les morts enterrer les morts. C’est bien
la tête ; Suge serait-il l’instigateur de cet correctement leur travail. Véritable Etat pratique tandis que Keefe D s’épanche dans
assassinat ? Ce n’est pas la première fois dans l’Etat, comment la police de LA un podcast diffusé sur une chaîne YouTube
que des inconnus tentent de supprimer peut-elle ignorer ce qui se dit dans les qui voit défiler l’aristocratie du rap.
Shakur. Il avait survécu à New York, rues de sa ville ? Est-ce à dire qu’à ce
mais n’est pas en mesure de rééditer crime, elle ne souhaite pas trouver un ou Néanmoins, la police reste muette…
l’exploit à Vegas. Tupac est en pièces plusieurs coupables ? La fiction rattrape jusqu’en octobre 2023. La presse
détachées. Les témoins rapportent qu’une la réalité lorsque Netflix fait paraître mondiale inscrit alors en lettres noires
Cadillac Fleetwood s’est approchée côté la série “Unsolved” sur nos écrans sur la Toile qu’une perquisition a
passager de la BMW. Ils ont entendu d’ordinateur. Celle-ci met en scène lieu… vingt-sept ans après les faits
une rafale de coups de feu à bout portant. les confessions de Keefe D, passager au domicile de Keefe D. Les flics de
Mais personne n’a été appréhendé par la de la voiture “meurtrière”. Keefe D la LAPD auraient “récupéré des choses”.
police. Dès lors, les théories fleurissent. est ce qu’on appelle un OG, un ordinary Keefe D est arrêté. Enfin, c’est le début
Qui est à la manœuvre ? Biggie et gangster, baron de la drogue de catégorie de quelque chose, peut-être le début
la côte Est ? Ou bien Suge Knight, 1, en contact quotidien avec les cartels de de la fin de l’histoire de l’assassinat
le diabolique et retors producteur Colombie et en cheville avec Puff Daddy. du plus célèbre rappeur au monde.
— qui en faisant tuer son poulain Cela fait un moment qu’il joue à qui veut Mais pourquoi donc “la seule chose
économiserait par là même l’entendre la même musique. Pour lui, qui permet au mal de triompher est
plusieurs millions de dollars ? c’est son neveu, Orlando Anderson, l’inaction des hommes de bien” ? o

AOÛT 2024 R&F 083


Le film du mois
PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

La violence,
le désordre
et l’anarchie

City Of Darkness
DE SOI CHEANG Si le réalisateur chinois n’a pas vraiment cumulé de très grands films en
début de carrière, tous sont pourtant empreints d’une énergie sauvage très
communicative. Voir les séquences d’hargneux combats au corps à corps
Il y a une cinquantaine d’années, Bruce Lee mis à part, le cinéma de ses “Dog Bite Dog”, “Coq De Combat” et “Kill Zone 2”. Le point commun
de baston asiatique était relégué dans les salles de quartier du entre tous ces films, qui marquent très sûrement le style Soi Cheang, est son
nord de Paris, avec des centaines de pellicules projetées dans des versions nihilisme forcené. Comme si ses personnages se battaient une dernière fois
françaises grotesques et des copies aussi rayées que délavées. Sans parler de avant d’aller s’enfermer au purgatoire pour leur propre bien-être masochiste.
certaines versions tronquées avec 10, 20 ou 30 minutes de pellicules en moins. Une vision du monde sacrément noire qu’il a encore plus accentuée dans son
Le Trianon, Bellevue, Gaîté Rochechouart et autre Hollywood Boulevard (paix récent et premier très grand film : le méga crépusculaire et désespéré “Limbo”,
à leur âme) ont ainsi vu défiler quelques chefs-d’œuvre du genre (notamment sorti dans les salles françaises il y a pile un an. Ce film, tourné dans un noir et
ceux produits par la firme Shaw Brothers) dans des conditions déplorables, tous blanc très expressionniste, a permis aux spectateurs et à la critique de plonger,
restés confinés à un public limité pendant des décennies. Puis le temps a passé. iris en avant, dans un authentique very bad trip mâtiné d’ultra-violence post-
Certains cinéphiles passionnés de cinéma d’exploitation (y compris Tarantino apocalyptique. Une ambiance no future, qu’il reproduit dans “City Of Darkness”
de l’autre côté de l’Atlantique) se sont battus pour faire connaître ce genre assez (projeté donc en séance de minuit à Cannes cette année) qui raconte une simple
méprisé à l’époque où Belmondo, Delon et De Funès cartonnaient au box-office. mais redoutable guerre de clans. Thème basique du genre, certes, mais où
Grâce à la VHS, puis aux laser disc, DVD et Blu-ray, ainsi qu’à des rétrospectives le cinéaste réinvente stylistiquement les fameuses chorégraphies de combat
à la Cinémathèque et des revues spécialisées (dont “HK Magazine” patronné qui ont fait la patte du cinéma asiatique (Japon, Corée du Sud et Thaïlande
par le réalisateur Christophe Gans), les bastons épiques et autres gunfights compris) depuis une bonne demi-décennie. Soit des courses-poursuites
apocalyptiques (voir les polars de John Woo des années quatre-vingt-dix) à pied et du tabassage en masse dans les rues étouffantes de la citadelle
ont fini par obtenir leurs lettres de noblesse. Au point, pour certains, d’être de Kowloon, enclave chinoise située naguère aux abords de Hong Kong
projetés à Cannes. Mais jamais en compétition. Juste en séance spéciale. et démolie au début des années quatre-vingt-dix. Une sorte de ville dans
Histoire de divertir les festivaliers se fossilisant d’ennui dans la compétition la ville, aux appartements insalubres et très rapprochés où se croisent les
officielle. Ainsi, en 2024, si Cannes a cumulé les déceptions sur les films laissés pour compte de la société, les triades et les trafiquants de toutes
les plus attendus (Coppola, Cronenberg, Costner), cela n’a pas empêché sortes. Une anti-chambre de l’enfer où la violence, le désordre et l’anarchie
la presse de publier des kilotonnes d’articles sur eux, et ce au détriment ont pris le dessus sur le bien-être zen. D’où cette sensation, dans “City
d’autres films qui méritaient bien plus d’éloges. Comme “City Of Darkness”, Of Darkness”, de morbidité constante, accentuée par des règlements de
de Soi Cheang, digne héritier des films de kung-fu d’antan et des polars compte infernaux et crus où douleurs et plaies deviennent presque un
hard-boiled survitaminés à la Ringo Lam dont, justement, Cheang fut l’assistant. art de vivre. Et, bien entendu, de mourir (en salles le 14 août). o
Cinéma PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Une porno girl prête à tout pour devenir star


Santosh
Dans une région pauvre et rurale du
nord de l’Inde, et conformément à
une loi locale, une jeune veuve hérite
du poste de son mari après le décès
de celui-ci. Désormais policière, elle
enquête sur le meurtre brutal d’une
adolescente de caste inférieure, violée
et jetée dans un puits. Occasion pour la
réalisatrice Sandhya Suri (spécialisée
dans le documentaire jusque-là) de
dresser un constat quasi désespéré
sur la place des femmes en Inde. La
jeune inspectrice, prise à la légère
par ses collègues qui n’accordent
aucun crédit à une femme exerçant
ce métier d’homme, découvre les
rouages glauques d’une certaine
société indienne. La réalisatrice
filme ce fait divers à plat, en pure
observatrice mais en cadrant au
plus près les différentes gammes
d’émotions de la jeune femme,
qui en dit beaucoup sur l’état d’un
pays gangrené par la corruption, le
machisme et la violence envers des
innocents. Assez immersif et carrément
captivant (actuellement en salles).
Santosh

Monolith une version réduite d’un monolithe Matt Vesely plongeant la psyché de représentation subliminale de
Seule derrière son ordinateur, une un peu semblable à celui de “2001, sa journaliste en herbe aux confins de l’inconscient de celui qui le reçoit ?
podcasteuse se met à investiguer L’Odyssée De l’Espace”. Ce huis la métaphysique. Avec des questions “Monolith”, aussi minimaliste
sur les cas de plusieurs personnes clos hors norme, selon son degré qui planent tout au long du film : que fascinant, finit par virer dans
dont le quotidien a été totalement d’acceptation d’étrangeté et de que représente donc ce monolithe ? une paranoïa pouvant remettre
bouleversé après qu’ils ont reçu une paranormal, devient vite addictif et Est-il envoyé par Dieu ou des en question le principe même de
mystérieuse brique. Plus exactement, angoissant, le réalisateur australien extraterrestres ? Ou est-ce une l’existence (en salles le 24 juillet).

Monolith

AOÛT 2024 R&F 085


Cinéma

MaXXXine

MaXXXine au “Massacre A La Tronçonneuse” de Car on se croirait vraiment dans un pur le milieu des eighties, époque de
Totalement fan du cinéma d’exploitation Tobe Hooper, puis “Pearl” (le meilleur film grindhouse des années quatre- l’action du film. Même les salles
yankee des années 70/ 80, le réalisateur des trois), version âpre et inquiétante vingt. Les endroits les plus pouilleux de porno et les studios de tournage
Ti West a consacré sa filmographie à du “Magicien D’Oz”. Et aujourd’hui d’Hollywood Boulevard de l’époque de films X (le triple X du titre étant
lui rendre hommage. Voir “The House “MaXXXine”, dans lequel miss Goth sont restitués à l’identique et filmés à synonyme de films de cul) sont
Of The Devil” et “The Innkeepers”, interprète une porno girl prête à tout travers des filtres bleus, façon “Angel”, fidèlement reconstitués. Pour le
films de sectes diaboliques aux arrière- pour devenir star de cinéma d’horreur polar urbain culte de l’époque qui a du néophyte de cinéma d’exploitation,
goûts poivrés du “Rosemary’s Baby” et qui, sur son chemin de gloire, son succès en VHS grâce à sa tagline “MaXXXine” pourra paraître un peu
de Roman Polanski. En 2022, Ti West va être confrontée à un serial killer provocatrice (“Bon élève le jour, bonne kitsch, ce qui est évidemment une
se lance dans une trilogie de séries B zigouilleur de starlettes. Ce qui fascine pute la nuit”). “MaXXXine” use aussi volonté de la part de Ti West, dont le
bien vicelardes mettant en scène sa dans “MaXXXine”, ce n’est pas tant du split screen (écran divisé en deux), but semble être de raviver la nostalgie
muse et actrice fétiche : Mia Goth. son scénario que ses références comme le “Body Double” de Brian des cinéphages déviants qui erraient
D’abord dans “X”, hommage stylistique picturales et cinéphiliques très précises. De Palma tourné justement dans dans les salles d’exploitation de
l’époque (en salles le 31 juillet).

The Seeding
“The Seeding” de Barnaby Clay est l’une
des plus grandes surprises du cinéma
horrifique de cette année. Sans monstre
en pleine face ni gore à profusion,
le film suit le chemin d’un homme
qui, photographiant les recoins d’un
désert aride, finit par se perdre avant
de trouver refuge au fond d’une petite
vallée entourée de rochers et habitée
par une jeune femme énigmatique.
Elle le recueille et le nourrit, mais il ne
peut plus partir, l’échelle qu’il a utilisée
pour descendre ayant été retirée par
une bande d’adolescents sauvages et
hystériques semblant s’être échappés
de “Sa Majesté Des Mouches”, le roman
de William Golding. Lentement mais
sûrement, “The Seeding” bascule dans
un quotidien cauchemardesque où
se mêlent paganisme étrange, rituels
malsains et dévotion ancestrale envers la
nature. Un pur et authentique folk horror
à la “The Wicker Man”, pour prendre
le film étalon du genre (disponible
The Seeding
en SVOD sur Filmo et Shadow). o

086 R&F AOÛT 2024


Série du mois PAR CHRISTOPHE LEMAIRE

Nightmares La
Trilogie
Du Vice

And Daydreams
Fantômes élégants
(Artus Films)
Spécialiste du cinéma
d’exploitation italien
des années 1970/ 80,
Sergio Martino a touché à tous les genres
(westerns spaghetti, comédies sexy,
aventures post-apocalyptiques) avant
de découvrir celui dans lequel il était
le plus à l’aise : le giallo. Des polars
Des anthologies horrifiques télévisées, de pauvres, symboles des laissés-pour-compte psychotiques et graphiques dont il a
il y en a eu à la pelle depuis l’indépassable de la société indonésienne, sans oublier un fond signé trois classiques réunis ici dans un
“The Twilight Zone”, dont les 158 épisodes diffusés religieux où l’islam, le catholicisme, le bouddhisme, coffret magnifique : “L’Etrange Vice
aux Etats-Unis entre 1959 et 1964 ont chamboulé la le protestantisme, l’hindouisme et le confucianisme De Madame Wardh”, “Toutes Les
logique des spectateurs du monde entier. Une série cohabitent sans trop de heurts. Sauf que certains Couleurs Du Vice” et “Ton Vice Est
mythique devenue le fer de lance de toutes les autres mauvais esprits maléfiques, très présents dans Une Chambre Close Dont Seul Moi
séries (et même films) fantastiques, de science-fiction la culture indonésienne, se mettent à jouer des Ai La Clé”, largement inspiré quant à
et d’horreur dans les six décennies suivantes. Avec tours pendables. Genre, pour reprendre quelques lui par la nouvelle d’Edgar Poe “Le Chat
des acteurs différents et des histoires variées dont les pitchs d’épisodes : un enfant adopté censé Noir”. Avec son érotisme élégant, ses tueurs
thèmes explorent ce qui pourrait se cacher derrière être la réincarnation de Satan, un vieux cinéma gantés de cuir et fans d’armes blanches
chaque porte sombre de l’inconscient collectif. L’année abandonné gardé par des fantômes élégants sortis et ses expérimentations filmiques où l’on
dernière, Guillermo del Toro a produit la sienne pour tout droit de l’Overlook Hotel de “Shining” et un pêcheur ne distingue plus les rêves de la réalité,
Netflix, le “Cabinet Des Curiosités”, suite de cauchemars sans le sou devenant l’emblème de son village après revoir (ou découvrir) ces films donne
étranges ancrés dans le monde d’aujourd’hui et vendue avoir photographié l’apparition d’un ange en plein orage. l’impression de pénétrer dans une rêverie
sous son titre complet “Le Cabinet Des Curiosités De Comme dans chaque série basée sur des anthologies nostalgique bardée d’une étrange obsession
Guillermo Del Toro” grâce à la notoriété internationale horrifiques, certains épisodes sortent du lot. Ici le pour une violence aussi stylisée que pop.
du réalisateur mexicain. Il en va de même pour premier où un chauffeur de taxi est obligé d’amener
“Nightmares And Daydreams”, autre série d’anthologie sa vieille mère dans une maison de retraite étrange.
mêlant effroi, trouble, noirceur carabinée et cauchemars avant de plonger littéralement dans un univers imprégnation du mal), à l’image de son seul
éveillés, produite, coscénarisée et en partie réalisée lovecraftien à base de monstres et de trifouillages long-métrage sortit dans les salles françaises il y
par Joko Anwar, cinéaste très célèbre en Indonésie. d’âmes intenses. Ces mini-films, d’une durée a une douzaine d’années, “Modus Anomali : Le
Ces sept histoires, bien qu’elles n’aient pas de liens moyenne de 48 minutes, proposent un fantastique Réveil De La Proie”, un survival d’auteur tourné
directs, sont tout de même reliées par un lieu (la ville social et immersif bien loin des films gore cultes en huit jours dans une forêt tropicale qui, déjà,
de Jakarta) et partagent un fond historique en rapport américains ou des vieux films d’horreur des offrait une représentation nihiliste d’un monde
avec les quarante dernières années du pays. Et elles sixties à la Hammer Film. Et restent dans partant à vau-l’eau et définitivement dominé par
mettent en scène dans chaque épisode des couples l’esprit du style Joko Anwar (lenteur inquiétante, la force des ténèbres (disponible sur Netflix). o

JUILLET 2024 R&F 091


Images
PAR JERÔME SOLIGNY

Streaming/
DVD/
Blu-ray

La ville où tout ou presque s’est passé


“Camden : Un Quartier Haut En Couleur”
Disney +
CERTAINS FANS FRANÇAIS DE ROCK AURONT PEUT-ÊTRE DU MAL À
L’ADMETTRE MAIS, AU RISQUE D’ENFONCER UNE PORTE OUVERTE,
ON RAPPELLE QUE 95 % DE LA MUSIQUE QU’ILS AIMENT VIENT
DES PAYS ANGLO-SAXONS. Et si New York, Los Angeles et d’autres
villes américaines ont vu naître ou se former de nombreux musiciens et
groupes importants, aucune, sur le plan de la longévité et de la consistance,
n’arrive à la cheville de Londres. Certes, Liverpool ou Manchester, au
pif, ont amplement contribué au bonheur des amateurs de pop avec un
P majuscule et/ ou de la musique du diable, mais la capitale anglaise,
depuis les années soixante, est la ville où tout ou presque s’est passé,
d’où tout ou presque vient. Les anglophobes ne se rendent évidemment
pas à cette évidence ; on les plaindrait si on avait du temps à perdre.
Dans cette série diffusée depuis le mois de mai sur Disney +, ça n’est
même pas Londres tout entière qui est mise en exergue mais un quartier,
au nord de la ville : Camden Town. Bien sûr, l’endroit n’est pas inconnu
des Français — entre autres Européens — curieux puisque, pendant et des excentricités en tous genres de Peter Doherty, période Babyshambles.
plusieurs décennies (bien avant la construction du tunnel sous la Manche Noel Gallagher démarre l’épisode 2 en affirmant, égal à lui-même, qu’Oasis
donc), il a été fréquenté par des jeunes venus de Paris et de province, qui est le plus grand groupe du monde, et la parole est ensuite donnée à Peter
prenaient l’hovercraft ou le car-ferry pour se fournir en fripes et en disques. Doherty et Carl Barât, qui parlent des Libertines et, plus précisément, de leur
Les marchés, sous des formes diverses, ont toujours existé à Camden relation personnelle (avec, en filigrane, celle qu’ils entretiennent avec ce coin de
et ont logiquement attiré ces “touristes” qui ne se déplaçaient pas pour Londres). Né à Doncaster, Yungblud est également devenu musicien à Camden,
Big Ben ou la Tour de Londres mais savaient exactement où acheter des et plus jeune que les piliers de la britpop, il rappelle ici l’influence qu’ils ont
blousons en cuir, des badges, des T-shirts, du patchouli et des vinyles. eue sur lui, notamment lorsqu’il les a vus jouer dans les salles locales. Peut-être
Supervisés par Asif Kapadia (lire la rubrique du n°682) et avec Dua Lipa le plus passionnant, l’épisode 3 fait la part belle à l’Américain Questlove? qui
parmi les producteurs délégués (?), les quatre épisodes de “Camden” mettent relate comment Camden a accueilli les Roots (le groupe maison chez Jimmy
logiquement l’accent sur les musiciens qui ont vécu dans le quartier, y ont Fallon depuis plusieurs années) et les a fait grandir alors qu’ils n’auraient pas
répété ou y ont débuté (en live) dans une des salles que le temps et ceux qui pu évoluer de la sorte à Philadelphie. Dans le même épisode, Mark Ronson,
y ont joué ont rendues mythiques : le Dingwalls, la Roundhouse, le Jazz Cafe, avec beaucoup d’humilité, reconnaît qu’on lui a confié la production du
le Dublin Castle, l’Electric Ballroom ou Koko (l’ex -Music Machine et Camden premier album d’Amy Winehouse alors qu’il était totalement inconnu parce
Palace). A grand renfort d’images d’archives dont certaines remontent au que personne, dans sa maison de disques, ne croyait véritablement en elle.
mouvement punk, et évidemment aux Clash, l’épisode 1 commence par un focus Une large séquence de cet épisode est également consacrée à Soul II Soul et
sur Dua Lipa, pas exactement le genre d’artiste qui encombre ces pages, mais son fondateur, Jazzie B qui, évidemment, insiste sur la variété de la musique
qui a effectivement vécu dans le quartier et estime lui devoir beaucoup. C’est issue de Camden où, comme dans la sienne, tous les goûts et les genres sont
ensuite au tour de Chris Martin d’expliquer ce que représente Camden, où il a permis. De mélange des gens et des styles, vestimentaires ou musicaux, il est
fait ses classes musicales avec Coldplay et à quel point ce concert, au Dublin aussi question dans le dernier épisode de cette série, non exhaustive mais
Castle, en février 1998, a été important pour eux. Plus drôle, Suggs raconte sympathique. Il est consacré aux clubs, à la scène dance et au début de la house.
qu’il avait prétendu que Madness était un orchestre de country & western Boy George et Rusty Egan y insistent, parfois avec humour, sur l’importance
(avec un peu de jazz dedans…) pour pouvoir jouer au même endroit, mais que des Nouveaux Romantiques, tandis que Sister Bliss, de Faithless, se souvient
le nom de son groupe avait tout de même un peu rebuté les tenanciers du pub. des premières raves à Camden. Selon elle, la musique électronique, loin d’avoir
Camden a aussi été le théâtre de la descente aux enfers d’Amy Winehouse défiguré ce quartier vital de Londres, y a ajouté une couleur chatoyante. o

088 R&F AOÛT 2024


Bande dessinée PAR GÉANT VERT

Le bourreau officiel de l’univers


Plus trash qu’un Hercule Poirot, le “Là Où Gisait Le Corps” (Delcourt) du
machiavélique raconteur Ed Brubaker est parfait pour mettre à contribution les petites
cellules grises du lectorat en vacances. Entre roman choral en différé et enquête de
voisinage menée a posteriori, Brubaker brouille les pistes dans une histoire où seule
la chute va permettre de démêler l’embrouille. Une trentaine d’années après un crime
non résolu dans le quartier de Canary Bay, à San Francisco, un mystérieux narrateur
interroge les anciens voisins encore de ce monde. Après un bref historique de l’endroit,
l’histoire démarre au moment où Sid, le bassiste des Wild Ones, frappe sa copine Karina
sous les yeux de leur pote Tommy. Ce geste déclenche une série d’interactions entre
différents habitants de la rue. Entre la galerie de personnages composée de punks, petit voleur,
fugueuse, femme délaissée, vétéran du Vietnam, fan de superhéros, loser pathétique et cocu
de première, Brubaker et Phillips livrent un polar graphique violent tout en couleurs pop art.

A un moment où le monde paraît vraiment proche d’une possible troisième guerre


mondiale, Haruo Iwamune profite de l’air du temps pour sortir son premier manga,
“Mission In The Apocalypse” (Moonlight), une série postapocalyptique
fort prometteuse. Au milieu des ruines d’une mégapole,
la jeune Saya Ushimitsu a pour tâche de trouver des survivants
laissés par le Mal Cristallin — le fléau qui a ravagé les lieux.
Officiant dans un silence de cathédrale, la jeune fille a aussi
pour tâche de nettoyer les lieux des cadavres rencontrés.
Afin de ne pas se sentir seule, un curieux robot appelé Kû
l’accompagne et se pose partout où elle se rend. Parmi les
mystères qui arrivent tout de suite : l’électricité fonctionne et
la nourriture disponible dans les magazines est consommable,
Saya ne porte pas de masque, etc. La race humaine a beau
avoir disparu il y a plus de cinquante ans, le simple fait
de tourner les pages fait flipper. C’est un bon début.

Raconter la vie d’un auteur à travers son roman


le plus célèbre, c’est ce que Xavier Bétaucourt a essayé
de faire à travers “Truman Capote – Retour
A Garden City” (Futuropolis), un récit disparate
s’étageant sur différentes époques, heureusement
unifié, grâce au code graphique impeccable du
dessinateur espagnol Nadar. Pour son roman “In Cold
Blood”, le jet-setter new-yorkais avait osé l’écriture
en immersion en se rendant directement sur les lieux
du quadruple crime. Mieux, il tisse des liens ambigus
avec l’un des deux accusés. A la fois spectateur, avocat, juge et bourreau, il préfigure la
fin des assassins tout en écrivant un vibrant plaidoyer pour la peine de mort. Une fois les
criminels exécutés, le roman sort. L’homme revient alors sur la scène du crime à la faveur
du tournage du film de Richard Brooks. Individu compliqué, Capote demeure l’archétype du
gars difficile à comprendre. On aurait aimé mieux le saisir à travers cette BD, mais ce sera
pour une autre fois. Reste un travail graphique exceptionnel qui fait son boulot, voire plus.

Si Margaret Thatcher a contribué par sa gouvernance à politiser les scénaristes de la BD


britannique des années quatre-vingt, c’est bien dans le monde américain régi par Ronald Reagan,
son intransigeance et la guerre froide, que Mike Baron et le dessinateur Steve Rude ont imaginé
leur personnage d’Horatio Pop. Pour ce second volume de l’intégrale “Nexus Omnibus”
(Delirium), le désormais bourreau officiel de l’univers ne sait plus trop comment gérer le pouvoir
de punition donné par l’entité appelée Merk. Si tuer des criminels de masse ne le dérange pas
trop, ce sont les cauchemars et les douleurs infligées par ses visions qui commencent à le courir
sévère. Replié dans son refuge lunaire, l’idée de se faire poser un implant pour limiter tout ça lui
paraît une très bonne idée dans un premier temps. Entre SF et fantastique, cette BD totalement
asociale est aussi un condensé d’humour noir quant à l’avenir du monde d’ici cinq siècles. o

Le gros plan du Géant


En choisissant de mettre dès le premier tome de qui vit pour la course à pied (et pieds nus). Autour
“Run To Heaven” (Ankama) des thèmes aussi d’elle, les îles du nord et du sud d’Arrecquero règlent
peace and love que l’esprit des Jeux olympiques et leurs comptes à coups de batailles navales pendant
l’idée d’un monde en paix, le dessinateur Toan ne que la fillette tente d’apercevoir le vaisseau sur
craint pas de passer pour le roi des opportunistes. lequel sa mère est amirale. Récit empreint de
A cela, n’ayons pas peur de répondre par non. pacifisme et tout en références, sa lecture fait
Bien au contraire. Cette histoire, qui se déroule un bien fou, d’autant que Fee s’entraîne au son
dans un futur proche, montre un monde aussi stupide de “Stairway To Heaven” sur des cassettes C60.
que celui qui nous entoure aujourd’hui. Fee est une ado Rien que pour ça, c’est la BD du mois.

090 R&F AOÛT 2024


Livres
PAR AGNES LÉGLISE

Hystéricharisme

Aretha Franklin les “Aretha Day Franklin Day” dans tout le pays, irrépressible soif de musiques différentes.
FRÉDÉRIC ADRIAN les chansons sur elle, “Aretha, Sing One For Me”, De son “Paris, Texas” à “Let It Bleed” où il était
Le Mot Et Le Reste les mots inventés pour elle, “hystéricharisme”, il y musicien de studio avec sa slide guitar , de “Buena
Arrêtez tout, Aretha est là ! Pas vraiment là bien sûr mais a même eu des fausses Aretha qui se produisaient Vista Social Club” qu’il a produit à “Talking Timbuktu”
presque, sous la plume avisée de Frédéric Adrian qui sur scène en essayant de se faire passer pour elle ! avec Ali Farka Touré, il a collaboré avec les plus
nous régale avec son récit carré quoiqu’exhaustif de la La liste de ses collaborations, de ses albums, grands, Randy Newman, Neil Young, Taj Mahal,
vie de la Queen de la Soul, diva entre les divas, géniale de ses concerts mythiques est sans fin, elle a Captain Beefheart, Little Feat, Van Morrison, Eric
musicienne et légende parmi les légendes. Des légendes travaillé dans tous les registres, pas 1000% Clapton, John Lee Hooker, la liste éblouissante est
sur elle, il y en a eu beaucoup, des noires — sans jeu à bon escient certes, “Aretha est sa propre sans fin. Mais il n’était pas qu’un musicien et la
de mots — et d’autres heureusement plus dorées. Elle a catégorie. Il peut lui arriver d’échouer dans ce réédition par Les Belles Lettres de son recueil de
bien eu son premier enfant à 12 ans — beurk — mais cadre, mais selon ses propres règles”, écrivait nouvelles, autrefois éditées par l’excellente feue
son père n’en était pas le père — rebeurk — comme à juste titre Christgau mais c’est aussi cette maison d’édition 13e Note nous le prouve. Avec son
le dirent longtemps les mauvaises langues et oui, elle curiosité — Cyrano de Bergerac, vraiment ? — “Los Angles Nostalgie”, Cooder affiche son jeu, il
ne roulait qu’en Cadillac et envisonnée de haute couture et cette soif de nouveautés qui ont fait d’Aretha rêve encore d’un Los Angeles des années quarante
mais finançait et affichait très publiquement son soutien Franklin une artiste en mouvement perpétuel et cinquante, ce Los Angeles décrit en marge par
aux mouvements américains pour les droits civiques, à et donc souvent pile au bon endroit. Excellente les films noirs, peuplé de petites gens, ici souvent
Angela Davis et à Martin Luther King, ami de son père pianiste, compositrice à ses heures, divine des musiciens qui y survivent plus ou moins bien,
de longue date et aux funérailles duquel elle chantera. chanteuse, peu d’artistes ont à ce point incarné mariachis nains, arnaqueurs et détectives foireux
Musicienne précoce, élevée dans la musique et la foi et influencé une culture, ce n’est pas moi, c’est compris. On est loin de Beverly Hills mais si les
par un père pasteur réputé, apparentée et entourée de Obama qui le dit : “Aretha a contribué à définir collines d’Hollywood peuplent au loin les mirages
musiciens de grands talents, Aretha impressionnait dès l’expérience américaine” et ici parfaitement de réussite des modestes héros de Cooder et si on y
son plus jeune âge. Et celle qui fut la première femme démontré par Adrian, toujours sobre et précis. croise Charlie Parker et John Lee Hooker, ce monde
à entrer au Rock&Roll Hall Of Fame et la seule artiste, n’existe vraiment pas ici, dans ce LA avant la pop et
avec James Brown, à avoir eu cent 45 tours dans les avant le showbizz triomphant des années soixante
charts rhythm’n’blues d’une très longue carrière, n’a Los Angeles Nostalgie et soixante-dix qui va en changer l’essence même.
jamais dévié de sa brillante trajectoire, reine un jour, RY COODER Hommage attendri à ces générations de musiciens
elle le fut toujours. Peu bavarde avec les médias, elle Les Belles Lettres qui ont modestement construit le mythe de ce vintage
préférait parler recettes de cuisine que de sa vie privée On connaît tous Ry Cooder, qu’on le sache ou Los Angeles, ce livre est aussi un extraordinaire
agitée — ou bitcher les collègues qui osaient viser sa pas. Ce génie de la guitare et passionné fou de voyage dans le temps, une véritable plongée dans
couronne, pas très partageuse d’aura, Aretha — musiques traditionnelles a marqué l’histoire de un univers disparu et extraordinairement évocateur
mais cette discrétion n’a jamais entamé son la musique de mille façons avec ses albums, sous la patte de Ry Cooder, aussi fin ici qu’il l’a
immense succès et son inouïe popularité, entre ceux des autres et tous ceux nés de son été tout au long de son incroyable carrière. o

AOÛT 2024 R&F 091


Festival

Le plus grand
wall of death
du monde

Hellfest
DU 27 AU 30 JUIN,
CLISSON
Plus de 200 groupes sur 4 jours
dont 99 jouaient à Clisson pour
la première fois, une Gardienne
des Ténèbres de 10 mètres de haut
et des têtes d’affiche dantesques. Slaughter To Prevail
Programmé pour la première fois au Hellfest, chimère mi-femme mi-scorpion à cornes mise sur un set énergique mené par Poun de
Slaughter To Prevail n’a qu’une idée en tête : de bélier, s’anime dans la nuit noire… Black Bomb A et rejoint par une belle liste
marquer les esprits en organisant le plus grand Vendredi, Dropout Kings réveille la Warzone de musiciens invités. Joli succès pour les
wall of death du monde. Imposant par le à coups d’uppercuts nu-metal tandis que Grecs de 1000mods, qui envoûtent la Valley
physique, Alex Terrible l’est tout autant par l’ambassadeur du fuzz italien Black Rainbows avec leur Stoner 90’s teinté de grunge,
sa voix d’outre-tombe qui ordonne à la fosse atomise la Valley avec son doom psyché et pour Tom Morello qui fait le show à coups
de se scinder en deux et d’agrandir la faille occulte. Toujours aussi vindicatif, Lofofora de reprises et de medleys de RATM. Après
toujours plus loin pour entrer dans l’Histoire. crée la surprise en invitant des Femen sur le set électrique de Shaka Ponk, à l’origine
Outre les prestations saluées des pontes du “Macho Blues”, brûlot précurseur contre de l’un des plus gros circle pits de l’édition,
metal Kerry King et Megadeth entrecoupées le harcèlement et les violences sexuelles, le rouleau compresseur Machine Head prend
par l’ovni Babymetal, l’autre concert marquant avant l’arrivée de Fear Factory, bien décidé les commandes. Du gros show avec déluge de
de la journée est celui de Landmvrks, à torpiller le public avec ce son qui lui est boules de feu et artifices en tout genre mené
programmé en remplacement de Bad Omens. propre, entre death, groove et indus. Savage par un Robb Flynn très à l’aise, qui laissera
Une belle opportunité pour les Marseillais Lands, le super groupe fondé en 2022 par place à The Prodigy pour clôturer la transe.
qui ont pu prouver que leur progressive Dirk Verbeuren, le batteur de Megadeth, et Le samedi, Brutus joue devant le parterre
ascension n’était pas due au hasard. Au l’artiste activiste Sylvain Demercastel pour de la Valley blindé jusqu’en Warzone,
même moment, la Gardienne des Ténèbres, sensibiliser à la déforestation du Costa Rica, tout comme Kvelertak, venu déverser

111 R&F NOVEMBRE 2020


Machine Head
ses riffs black’n’roll portés par le déjanté pour l’explosif “The Drugs”, avant de remonter aux côtés d’un cercueil, encensoir à la main.
Ivar Nikolaisen. Très attendu, Mass Hysteria sur scène sous une haie d’honneur méritée. Direction The Offspring avant l’arrivée de
a eu l’honneur d’utiliser le snake pit de Set carré pour Royal Blood, sans véritables Foo Fighters. Le public, qui attendait le
Metallica, renommé Tenace Pit pour surprises, tout comme Queens Of The Stone retour du groupe en France depuis 2018,
l’occasion. Un set puissant composé Age, qui a réussi à tenir la baraque malgré s’époumone, grisé par l’énergie inépuisable
de morceaux choisis pour tabasser, juste un Josh Homme pas tout à fait droit dans ses du frontman. Josh Freese est présenté comme
avant le torrent de pluie, invité surprise bottes. La chemise déchirée (par lui-même, “celui qui a permis au groupe de continuer”
des sets de Bruce Dickinson et Mr Bungle. dans un élan de fureur), le regard hagard, la après la mort de Taylor Hawkins, et met
Trempés jusqu’aux os, les festivaliers sont voix perdue entre les tonalités, il est toutefois tout le monde d’accord en dégommant ses
restés pour applaudir Metallica, qui s’est parvenu à terminer le set sur le combo fûts sur l’intro de “March Of The Pigs” de
engouffré dans un tunnel de classiques gagnant “Make It Wit Chu”, “No One Knows” Nine Inch Nails avec qui il a longtemps
Photos Christophe Favière

durant deux heures. Enfin, Saxon a terminé et “A Song For The Dead”. Pendant que joué. “The Teacher” — la chanson la plus
la soirée avec une déflagration heavy qui a Corey Taylor, T-shirt rose à l’effigie de David longue et la plus importante jamais écrite
directement (re)plongé le public à l’époque Bowie sur le dos, se mue en chanteur de par Dave Grohl — dédiée à sa mère, est
de la new wave of British heavy metal. rock alternatif, le groupe polonais Batushka, l’un des temps forts d’un set équilibré, entre
Dimanche, la pile Frank Carter a frappé encapuchonné et sans visage, fait résonner singles récents et hymnes incontournables.
très fort en descendant au cœur du pit ses chants liturgiques sous la Temple CLARA LEMAIRE

NOVEMBRE 2020 R&F 112


Absolutely live PAR MATTHIEU VATIN

Une heure et demie de joie et de punk


The Smashing Pumpkins comme personne sur “Jesly”. Une heure ou des blues de Muddy Waters et d’Etta
16 JUIN, ACCOR ARENA (PARIS) et quart étrange, aux guitares noisy souvent James, “Rollin’ And Tumblin’ ” et “I’d Rather
Sobrement intitulée “The World Is A arty, parfois capricieuses mais toujours Go Blind”, le son de son groupe, excellent
Vampire”, la tournée 2024 du groupe de exaltantes, ponctuée par l’ovni “Skylinny”, par ailleurs, réjouira davantage les fans de sa
Chicago tente de raviver le souvenir ému un des tout premiers morceaux du groupe. carrière post-seventies que les aficionados des
du 6 mai 1996, lorsqu’au même endroit, MATTHIEU VATIN Faces, dont il ne chantera aucun morceau.
les Smashing Pumpkins, champions de Même réserve pour ses nombreuses choristes,
l’alternatif US et des charts, dominaient le irréprochables vocalement mais à l’omni-
monde et défendaient l’ambitieux, “Mellon Ty Segall présente chorégraphie façon pom-pom girls.
Collie And The Infinite Sadness”. Vingt- 22 JUIN, ELYSÉE MONTMARTRE (PARIS) Qu’importe, Rod était en forme et le public
quatre titres pour deux heures de démence L’ancien temple du catch français (dans ravi. Pourtant, la fin du concert laisse
et de saturation, le sextuor emmené par le les sixties) est déjà bondé alors que le duo perplexe. A peine la dernière note de
démiurge mégalo Billy Corgan, en soutane néo-zélandais mixte Earth Tongue défouraille “Da Ya Think I’m Sexy?”envoyée, Rod quitte
et tatouage au front, brûle les tympans dès un son heavy psych (“Pentagram On la scène sans saluer et ne reparaîtra plus.
le furieux “The Everlasting Gaze”, tire la The Moon”) agrémenté par la voix éthérée PIERRE MIKAÏLOFF
larme à l’éternel ado dépressif sur “Today” de Gussie Larkin. Un petit tour au stand de
avant une version grandiloquente de “Thru merchandising permet de contempler deux
The Eyes Of Ruby”, dingue. Jimmy portraits de chiens signés Ty Segall, à trois The Gories
Shiva Chamberlain performe toujours cent cinquante euros pièce (tout de même). 4 JUILLET, MAROQUINERIE (PARIS)
derrière ses nombreux toms tandis que Une nouvelle mouture du Freedom Band Leur dernière prestation parisienne remontait
l’élégant et précieux James Iha apporte monte ensuite sur scène : exit Ben Boye à 2015. Le temps semble ne pas agir sur
subtilité aux mélodies torturées du et Charlie Moothart, Evan Burrows (Wand), les Gories : Mick Collins et Dan Kroha
Nosferatu prog’, avant un bouquet final déjà croisé aux côtés de Ty au sein de aux guitares et Peggy O’Neill à la batterie
composé de “Cherub Rock” et “Zero”. The Muggers, s’installe aux fûts. Sa frappe qui, avec ses lunettes noires, ressemblait
MATTHIEU VATIN déliée donne une nouvelle assise rythmique à s’y méprendre à Nico époque Velvet
au désormais quartette pour un excellent set Underground, ont délivré un set impeccable,
que l’on pourrait découper en trois parties. une leçon de garage comme il devient de plus
La première, musicalement anxiogène et en plus rare d’en entendre. Défileront sans
Mavis Staples déstructurée (“Void”, “Breakfast Eggs”) répit plusieurs classiques de leur répertoire :
18 JUIN, CASINO DE PARIS (PARIS) puis une seconde fleurant bon le garage “Telepathic”, “Feral”, “Sovereignity Flight”,
“This is history !” plastronne-t-elle à son rock et la nostalgie (“Imaginary Person”, “Thunderbird ESQ”, “Early In The Morning”
propre sujet du haut de ses quatre-vingt- “Girlfriend”). Et enfin, après un intermède et “Nitroglycerine”, sans oublier des reprises
quatre ans après avoir achevé “Handwriting quasi stoner (“Love Fuzz”), une troisième de choix bien connues : “Boogie Chillen’ ”
On The Wall”. Mavis Staples est en forme, en forme de rodéo folk-rock psychédélique (John Lee Hooker), “You Don’t Love Me”
tellement en forme même qu’elle assure (“My Room”) avec de virtuoses duels de (Bo Diddley), “Ghost Rider” (Suicide). La
vouloir “do it, do it, do it again... ouuhhh” six-cordes, entre élégance (Emmett Kelly) ferveur reste intacte. Le public ne s’y est pas
(“Let’s Do It Again”, amusant morceau et férocité (Segall). Le rappel sera assez court trompé. Le trio le lui a bien rendu puisqu’il
de 1975 enregistré pour une comédie de avec la mélodieuse “My Lady’s On Fire” s’est prêté au jeu en assurant deux rappels.
Sidney Poitier), avant de se raviser en et une anarchique “You’re The Doctor”. CHARLES FICAT
s’esclaffant : “I’m too old for that stuff!”. JONATHAN WITT
Mais même si le simple fait de la voir là,
présente, est en soi un spectacle fascinant, Heavy Weekend
Mavis Staples reste une chanteuse avant Nile Rodgers DU 21 AU 23 JUIN, ZÉNITH (MAXÉVILLE)
d’être une institution. Combattante de 26 JUIN, ZÉNITH (PARIS) Dans un Zénith en configuration de
l’amour (“I’m Just Another Soldier”), elle Ce n’est pas un concert, c’est un jukebox ! 17 000 places ouvert aux quatre vents, le
brandit le poing et enjoint le public parisien Nile Rodgers ne se contente pas d’aligner les festival de Gérard Drouot Productions jette
à desserrer la ceinture tandis que derrière, hits de Chic, de “Le Freak” à “My Feet Keep des ponts entre trois générations de rockers.
le guitariste Rick Holmstrom et son groupe Dancing”, il reprend également tous les tubes Passé le théâtre de l’antifascisme tel que raillé
assurent méchamment. Souvenons-nous de qu’il a écrits et/ou produits pour Madonna par Lionel Jospin (The Last Internationale
ces mots : “No hatred will be tolerated”. (“Like A Virgin”), Daft Punk (“Get Lucky”), et Tom Morello en promotion du drapeau
VIANNEY G. Diana Ross (“Upside Down”), Beyoncé palestinien et du recueil “Thanks, We’ll
(“Cuff It”) et David Bowie (“Let’s Dance”). Take It From Here” du photographe Chris
Le public fait un triomphe à la special guest Anthony), l’aristocratie du rock dur et ses
Bar Italia de Nile, Sheila, qui à 78 ans tient son rang thuriféraires Ayron Jones/ Extreme, réunis
20 JUIN, CIGALE (PARIS) pour un “Spacer” en mode disco cosmique. sur une affiche de rêve qu’on croirait générée
Estampillé nouvelle hype dès ses débuts, Nile tire sa révérence avec “Good Times”, par IA, remettent en scène nos passions
l’intrigant trio londonien continue de brûler tube immarcescible ponctué de quelques fondamentales. Avec du sang neuf — et
les étapes et après avoir sorti deux probants extraits du “Rapper’s Delight” de Sugarhill chaud — chez les solistes. Simon McBride,
albums dissonants, “Tracey Demin” et “The Gang qui lui emprunta son instrumental. du Deep Purple Mark IX, reprend les joutes
Twits” en 2023, passe de la Boule Noire à la OLIVIER CACHIN instrumentales où Steve Morse, un temps
grande sœur voisine en l’espace d’une petite au chevet de son épouse, les avait laissées.
année seulement. Peu loquace, le quintette Qui, de la sculpturale Nita Strauss ou du
sur scène déploie dès “Calm Down With Me” Rod Stewart boa constrictor qu’il porte en écharpe, fait
une musique cérébrale sur laquelle se mêlent 30 JUIN, ZÉNITH (PARIS) battre le cœur de Vincent Furnier alias
les voix de Nina Cristante et Jezmi Tarik Elégant, sexy et celtique en diable, l’ex-mod Alice Cooper ? Une égérie blonde peut
Fehmi évoquant les époux Kim Gordon et était de retour au Zénith après trente-huit ans en cacher une autre : Richie Faulkner,
Thurston Moore, époque “Daydream Nation”. d’absence, et non quarante comme il guitariste plénipotentiaire de Judas Priest,
La chanteuse hypnotise avec ses petits l’affirmera. A l’occasion toujours capable plombe en quelques riffs le combo parallèle
pas de danse et son tambourin sur “Rage de chanter comme personne du rock de son du renégat K.K. Downing, KK’s Priest.
Quit” et déclame ennui et désenchantement cru, “Hot Legs” (dédié à Johnny Hallyday) JEAN-CHRISTOPHE BAUGÉ

094 R&F AOÛT 2024


L7
18 JUIN, TRIANON (PARIS)
Le bar est à court de bière tandis que les quatre guerrières
de Los Angeles entament la revisite de “Bricks Are Heavy”,
album de 1992, celui du tube “Pretend We’re Dead”, joué
avec une brutale application. Un concert plus libre commence
ensuite, où L7 allume de vieux brasiers (“Andres”, “Fuel
My Fire”, “Freak Magnet”, “Shove”) et des bribes du récent
“Scatter The Rats”. Elles sont en forme. Donita Sparks et
Jennifer Finch dispensent blagues et anecdotes, Dee Plakas,
Photo Michela Cuccagna

invisible derrière ses toms, tient une cadence autoritaire et


Suzi Gardner impressionne à la guitare, statuaire. Il est des
tournées de retour qui font un peu de peine, pas celle-ci.
Une heure et demie de joie et de punk aux riffs lourds.
BASILE FARKAS
Festival

126 ans à elles deux

Eurockéennes De Belfort
DU 4 AU 7 JUILLET, PRESQU’ÎLE DU MALSAUCY (SERMAMAGNY)
Malgré un climat politique tendu, la 34ème édition de l’institution belfortine,
avec une programmation équilibrée, affiche un record de 127 500 tickets vendus. Breeders

Il ne fallait pas être en retard jeudi pour la Wet Leg, sans les tubes “Chaise Longue” la lourde et inconfortable tâche d’ouvrir sur
prestation bruitiste mais fun du trio originaire et “Wet Dream” malheureusement. Un peu La Grande Scène. Les Irlandais, habitués au
de Brighton, Lambrini Girls. Punk, féministe, plus loin, le woodoo blues de Dirty Deep qui phénomène et imperturbables, livrent une
queer, Phoebe Lunny incarne la riot grrrl 2.0 vient de sortir “Upstream Shake” ameute une prestation dantesque et une reprise bienvenue
et n’hésite pas à grimper à un arbre pour foule impressionnante sur La Plage avant de “Deceptacon” du Tigre. Sur La Plage, les
rameuter les premiers festivaliers. Autre que les Toulousains de Slift et leur space jumelles Kim et Kelley des Breeders, 126 ans
groupe originaire du Sussex, Royal Blood, rock n’assènent la mandale du jour sur La à elles deux, alignent la fraîcheur de leur été
dont le grand retour ne suscite aucune Loggia, trop exiguë pour eux. Pendant qu’une 1993 et de l’intemporel tube “Cannonball”
attente particulière, expédie un set tout en équipe de France moribonde se qualifie dans avant de finir par la désarmante “Gigantic”
puissance, massif mais dénué de mélodie. la douleur pour les demi-finales de l’Euro, la des Pixies. Puis, le grand retour de Sum 41
Tout le contraire des Pretenders et leur soul hypra-décontractée mais exigeante de et son punk à roulettes rassemblent les
répertoire élégant. Chrissie l’Impératrice Black Pumas fait déborder le Chapiteau avant nombreux quadras fans de Jackass pour un
rayonne, chante divinement la guimauve le come-back de Lenny Kravitz. Le séduisant cartoonesque concert pyrotechnique qui
“I’ll Stand By You” repris par la Greenroom entertainer sexagénaire et sa farandole tranche avec celui d’Idles. Joe Talbot et son
pour un concert d’une classe folle. A la de tubes (“Are You Gonna Go My Way”, groupe, anti-fachistes reconnus, délivrent une
tombée de la nuit, l’électro et les ondes “I Belong To You”, “Fly Away” et “Let Love prestation encore plus sombre mais pleine
positives de Romy enchantent La Plage avant Rule”) émoustillent la festivalière de 16 à d’espoir et invite le festivalier à ne pas se
un final baraqué et les surprenants Horskh 76 ans tandis que les punks celtes, Dropkick tromper de bulletin de vote le lendemain.
de Besançon. Une heure violente de metal Murphys, dans une ambiance houblonnée et Pour le final du jour, les gentlemen-
indus évoquant le Marilyn Manson de Trent virile, clôturent dans la joie ce deuxième jour. farmers/ rockers de Mont-De-Marsan,
Reznor alors que The Prodigy dynamite la Samedi, clairement la journée la plus rock The Inspector Cluzo et leur blues péremptoire
Grande Scène avec un enragé numéro de mais aussi la plus humide. Le hardcore metal blindent La Plage avec une prestation
Photo Christian Ballard

Maxim en frontman et un spectacle son et de Gel lance brutalement les hostilités tandis enlevée et généreuse. Le lendemain,
lumière épileptique. Le lendemain, appelé que Bar Italia et son indie rock cérébral à la David Guetta se produit pour la première fois
en remplacement de Girl And Girl, The Pill, Sonic Youth confirment sur scène les espoirs aux Eurockéennes et fait le plein dans une
trio de l’Ile de Wight avec deux filles aux entendus sur disques. Puis des trombes d’eau ambiance populaire à la gouaille fête foraine.
micros, rappelle évidemment les fabuleuses s’invitent au concert de Sprints, à qui revient MATTHIEU VATIN

111 R&F NOVEMBRE 2020


Il y a autant de faux rockers en circulation aujourd’hui, ainsi que les deux fondateurs,
que de faux sacs Chanel, plus ils sont Jim Stewart et sa sœur Estelle Axton,
certifiés conformes, façonnés selon un est à la fois passionnant, déchirant et
moodboard avec des clichés de Paul inspirant. Quand je dis inspirant, ce n’est
Simonon ou Debbie Harry, plus ils écartent pas pour tenter vainement de reproduire
les jambes guitare sur les genoux, moins une alchimie musicale et humaine unique
ils sont intéressants. Le mois dernier, j’ai mais pour essayer d’en capter l’esprit.
mentionné Ian F. Svenonius, que je venais Les accaparements d’Atlantic et Columbia,
de rencontrer en Norvège. Je l’ai aimé l’importance de Martin Luther King et
dès que je l’ai vu parce que, comme la ségrégation ont rarement été aussi bien
les Bad Seeds ou le Brian Jonestown Massacre, exposés. Comme Nicole Barclay, Florence
il ne donne pas l’impression qu’il y a une Greenberg ou Sylvia Robinson, Estelle
césure entre les débuts du rock et maintenant, Axton est une de ces femmes audacieuses
il semble appartenir au même monde que sans qui l’industrie du disque
les pionniers, comme s’il n’y avait aucune ne serait pas exactement la même,
discontinuité avec Eddie Cochran, sans il est bon de lui rendre hommage.
chercher à pasticher les grands anciens.
Mais je n’avais pas lu ses livres et je ne La nouvelle formule papier de “Gonzai”,
savais pas encore qu’il s’agit d’un des esprits trimestriel désormais tabloïd format
les plus brillants du secteur. Son “Stratégies “Détective”, est épatante : banc d’essai des
Occultes Pour Monter Un Groupe De Rock” musiques diffusées dans les hypermarchés
(Au Diable Vauvert, 21 €) est imparable. (Monoprix toujours maillot jaune), énorme
Un paragraphe au hasard, car tout est du interview de Mirwais, enquête “Comment
même gabarit : “A l’instar de l’institution vivent les musiciens en 2024 ?” ou ce
du mariage ou des robes d’un ordre sacré, sondage : “Faut-il rétablir la peine de mort
le nom unit les membres du groupe par un pour les gens qui regardent leur smartphone
pacte de sang, comme la CIA, le corps des en marchant ?” Résultat du vote chez tous
Marines et la Mafia prétendent le faire les bons kiosquiers et sur gonzai.com.
avec leurs propres initiés, mais sans jamais
y parvenir aussi bien. Au contraire de ces Une curiosité sur YouTube, “Get Crazy”,
organisations composées de bureaucrates film musical d’Allan Arkush sorti en 1983,
sans intérêt, de butors et de sociopathes qui sorte de pré-Ben & Bertie Show, donne
assassinent pour de l’argent, un groupe de à voir la scène new-yorkaise de l’époque.
rock (en dépit de son inconséquence, de son “Le propriétaire de la dernière salle
ridicule et de ses choix vestimentaires mal de concert de la ville veut organiser le
avisés) est paradoxalement l’un des derniers concert le plus fou jamais produit. Mais
gestes nobles possibles pour un être humain les requins de la finance qui convoitent
prisonnier de la société de consommation. sa salle feront tout pour faire échouer
Noble, parce que l’argent rentre rarement cette soirée.” On peut y entendre Malcolm
en considération dans la vie du groupe. McDowell, Lori Eastside de la galaxie
Paradoxalement, parce que bien que le Kid Creole, absolument géniale, ou
groupe peut être vu comme un défenseur Lou Reed en “chanteur folk métaphysique,
du consumérisme, ses membres ne sont inventeur des années 70 et reclus antisocial”,
généralement pas payés.” Toute personne désopilant dans une parodie de Dylan.
qui s’intéresse à cette musique devrait
le lire, a fortiori si elle veut en faire. Un Ian F. Svenonius : “La nostalgie est
entretien pour Rock&Folk, s’il vous plaît. considérée comme adorable et légèrement
pathétique, de la mélancolie facile. Mais
Si le rock semble parfois faisandé ces il s’agit en fait de la plus intransigeante,
jours-ci, les combos de reenactors étant de la plus irrationnelle et donc de la plus
aussi proches de son essence que Le Puy puissante des émotions. Le genre humain
du Fou de l’insurrection vendéenne, c’est est naturellement enclin à maintenir les
par d’autres courants qu’il parvient à se choses dans l’état où elles se trouvent.
renouveler, le jazz notamment (cf. Louis Cependant, le système opaque qu’est
Cole). Par le folk aussi, tout spécialement le capitalisme tient à nous imposer, de
dans les îles anglo-celtes. Thomas Andréi manière constante, des changements
en rend compte dans un ouvrage qui vient choquants, désastreux et même
de sortir (“Folk, Voyage Dans L’Angleterre traumatisants. Lorsque nous voyons quelque
Ré-enchantée”, Selma & Salem éditions, 20 €). chose qui nous paraît ‘beau’ dans un film,
Comme le vaudeville des piers de Blackpool, dans une œuvre d’art, dans de la musique
le Moyen-Âge idéalisé et l’univers de Lewis ou dans la vie, nous ressentons en fait
Carroll ont irrigué tout le rock anglais, qu’il de la nostalgie pour un idéal entraperçu
soit psychédélique, progressif ou hard. Syd lors de nos premières années.” Deanie
Barrett, Renaissance hier, Daisy Rickman Parker (directrice de la publicité) :
aujourd’hui en sont imprégnés, et si Ritchie “Nous essayions d’être l’exemple de
Blackmore ressemble désormais à une sorte l’idéal américain. Ceux qui avaient
de Kadhafi médiéval, cela vient de là. le pouvoir voulaient que Stax Records
A propos de Blackmore : sur YouTube, soit rayé de la carte. Mais pendant des
toutes les vidéos de Deep Purple en années, des gens sont venus du monde
concert, avec Ian Gillan mais aussi la entier pour ramasser tout ce qu’ils
période Burn ou plus tard avec Steve Morse, trouvaient sur place, un caillou,
sont époustouflantes de classe, d’énergie, un morceau de verre cassé,
de virtuosité maitrisée et de précision. n’importe quoi qui pouvait
avoir appartenu au bâtiment
Photo Bruno Berbessou

Chez Max (disponible sur Prime), un de Stax. Parce qu’ils étaient follement
documentaire HBO en quatre épisodes admiratifs et follement amoureux de
de Jamila Wignot, “Stax: Soulsville USA”. la musique qui avait été créée chez
Entendre Steve Cropper, Al Bell, Carla Stax Records, à Soulsville, USA.”
Thomas, David Porter, Booker T, Al Bell Vive l’admiration, l’amour et l’action. o

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