La Mémoire Devant L'histoire
La Mémoire Devant L'histoire
La Mémoire Devant L'histoire
Terrain
Anthropologie & sciences humaines
25 | 1995
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Thème : mémoire, méthodologie
Lieu d'étude : Europe
Texte intégral
1 La mémoire est la faculté humaine de retenir des éléments du passé ; à ce titre, tout
rapport au passé repose sur la mémoire. Le mot a cependant pris un sens plus restrictif,
depuis quelques dizaines d'années, pour s'opposer à « histoire » ; il se réfère alors, de
manière un peu vague, au rapport que l'individu entretient avec un passé personnel,
alors que l'histoire se voit décrite (et parfois dédaignée) comme un discours
impersonnel, froid, sec, abstrait, qui ignore le vécu humain. De nombreux ouvrages ont
paru, souvent plébiscités par le grand public, qui exploitent la « mémoire orale » de
préférence à celle qui se trouve entreposée dans les archives, mettent en scène les
expériences quotidiennes plutôt que les événements d'importance historique et
s'attachent au destin des individus, non à celui des collectivités.
2 La réaction des historiens ne s'est pas fait attendre. Les praticiens de la discipline
universitaire se sont en effet sentis visés, au moins indirectement, par les ambitions de
la « mémoire » ainsi entendue. Sous le titre général Les Lieux de la mémoire, Pierre
Nora a entrepris, en 1984, la publication d'une série d'ouvrages dans lesquels, loin
d'être admise à rivaliser avec l'histoire, la mémoire se trouve ramenée au rang d'un des
objets de celle-ci. Plutôt que de céder le pas devant la mémoire, l'historien veut
maintenant analyser ses différentes formes, traditionnelles et modernes, et il tente
d'expliquer sa vogue contemporaine. Notre époque se caractérise en effet par « une
religion conservatrice », « un productivisme archivistique », « une volonté générale
d'enregistrement », reflet d'« un goût du quotidien au passé » – mais qui est, aussi,
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produit d'une société qui a perdu ses « milieux de mémoire » habituels, qui ne croit
plus à la « légitimation par le passé » ; elle feint de sacraliser le passé, mais en réalité
elle ne possède plus le sens du sacré. L'histoire, laïque et universaliste, analytique et
critique, peut faire de la mémoire et des commémorations l'un de ses objets, mais, sur
le plan idéologique, elle ne peut que s'y opposer : « La mémoire est toujours suspecte à
l'histoire, dont la mission vraie est de la détruire et de la refouler » (Nora 1984 : XXIII).
3 Dans un texte plus récent intitulé « La mémoire contre l'histoire », François
Bédarida, tout en rendant hommage à la mémoire, notamment dans les circonstances
exceptionnelles de la Shoah (« La mémoire a pour objectif la fidélité [...] Vertu rare, la
fidélité est nécessaire à chaque être pour fixer son appartenance [...] »), réserve à la
seule histoire l'accès à la « vérité » ; l'histoire a pour mission, nécessaire, de
transformer l'expérience, serait-elle la plus précieuse, en objet d'analyse, échappant
ainsi aux tentations de sacralisation : « Le vertige d'Auschwitz doit déboucher à tout
prix sur la connaissance » (1993 : 11). Le discrédit dont pâtit la mémoire auprès des
historiens est bien illustré par une controverse récente : Stéphane Courtois a jugé que la
connaissance du mouvement communiste en France était entravée par une mémoire
des témoins « enflée jusqu'à la boursouflure » et constatait que la « nouvelle vision
historienne met en cause la vie même de la mémoire communiste ». L'histoire combat
la mémoire, car celle-ci n'est que l'expression des « valeurs et de la vie d'un groupe
social [...], qui défend ses intérêts et se préoccupe peu des faits » (1993 : 145-146).
Bédarida, qui s'est senti visé par l'article de Courtois, a exprimé son désaccord sur
plusieurs points, mais non sur le jugement concernant la mémoire : lui aussi « n'a cessé
de s'élever contre les dangers de la seule oralité », lui aussi s'effraie à l'idée que la
« raison historique capitule devant les déviances de la mémoire » (1994 : 183 et 187).
4 Les historiens, cela se comprend, préfèrent la connaissance objective au récit
subjectif. Comme les ethnologues, ils sont bien obligés parfois d'avoir recours aux
témoignages oraux des individus, mais ils ne leur accordent confiance que s'ils peuvent
les vérifier par d'autres moyens. Or, la question reste posée : peut-on réduire la
mémoire, c'est-à-dire l'évocation du passé par celui qui en était le témoin, voire l'acteur,
à la seule fidélité, à la seule défense des intérêts du groupe auquel il appartenait ou des
siens propres ? La mémoire ainsi entendue n'entretient-elle aucun rapport avec la
vérité ? Réciproquement, le discours de l'histoire se trouve-t-il suffisamment
caractérisé par la seule aspiration à la connaissance et à la vérité ?
Le matériel et le psychique
5 L'étude que nous avons conduite en 1992-1994 sur « Le comportement quotidien en
situation extrême1 », conçue comme une exploration de la mémoire orale, nous a
semblé jeter un éclairage indirect sur la problématique de la mémoire et de l'histoire. Le
but premier de l'étude était en effet de sauver une partie de notre patrimoine spirituel et
de consigner les souvenirs des témoins de l'Occupation, en 1940-1944, dans une région
spécifique (le Boischaut Sud, soit les cantons de Saint-Amand-Montrond, Saulzais-le-
Potier, Le Châtelet, Châteaumeillant et Lignières, dans le sud du département du Cher).
Pendant près de deux ans, nous avons interrogé et enregistré tous ceux qui, anciens
agriculteurs, artisans, instituteurs, commerçants, voulaient bien livrer leurs souvenirs
de cette époque, la dernière qui corresponde en France à la notion de « situation
extrême » ; nous avons ensuite transcrit et trié ces souvenirs. Avons-nous abouti
simplement à un exemple supplémentaire de la manie moderne des enquêtes orales, de
la volonté religieuse d'enregistrement, du culte de l'identité collective, que déplorent les
historiens ? Le fait même de s'être engagé dans ce travail suggère que notre réponse à
cette question est négative. Mais comment pouvons-nous justifier notre choix ?
6 La mémoire est subjective, l'histoire, objective, certes. Mais ces termes demandent à
être interprétés. En comparant les résultats de notre enquête avec ce que l'on trouve
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dans les ouvrages d'histoire consacrés à la même époque2, nous nous sommes aperçus
que les différences entre les deux pouvaient être envisagées de plusieurs points de vue.
7 Une première manière de situer ces différences consisterait à identifier les segments
de l'expérience qui se trouvent, de préférence, retenus par la mémoire et par l'histoire.
Celle-ci s'attache, du moins dans ses formes canoniques, au monde matériel et, si
possible, quantifiable. La mémoire, en revanche, retient avant tout la trace que les
événements extérieurs laissent dans l'esprit des individus ; elle privilégie donc le monde
immatériel des expériences psychiques. Celles-ci n'existent pas moins que les faits
matériels, mais elles sont d'un accès plus difficile, et la vérification des récits qui les
rapportent n'est pas aisée, c'est le moins que l'on puisse dire ; c'est pourquoi l'histoire a
tendance à les négliger. La mémoire, n'ayant pas de soucis de vérification, ne
s'encombre pas de tels scrupules ; elle nous apporte donc un éclairage inédit sur des
aspects essentiels de l'expérience.
8 Plusieurs de nos témoins, pour prendre un exemple, se sont trouvés en danger de
mort ; ils remarquent tous que ce n'est pas au moment de l'action qu'ils ont eu peur,
mais avant, en l'attendant, ou après, en y repensant. Ce genre de notation
psychologique peut-il trouver une place dans les ouvrages d'histoire ? Ceux-ci
rapportent, pour citer un autre exemple, le nombre de prisonniers de guerre morts en
Allemagne, le nombre de rapatriés à la fin des hostilités. Lorsque madame R. B. se
souvient du retour de son mari, elle ne peut fournir aucune information d'ordre
quantitatif, mais remarque : « C'est malheureux à dire, mais l'absence, on s'y fait au
bout de quelques années. On ne comptait plus sur eux, on vivait notre vie, on ne
s'occupait pas de savoir ce qu'ils pouvaient penser. Alors, quand il est revenu, il a fallu
réapprendre à vivre ensemble. Les anciens prisonniers avaient leurs façons, leurs
manies, leurs misères, ce n'était pas toujours très drôle. »
Dénomination et description
9 La référence au monde par le langage se fait selon deux modalités : la dénomination
et la description. D'une part, on identifie des segments spatio-temporels ; de l'autre, on
les qualifie par leurs attributs ou les actions dans lesquelles ils se trouvent engagés. Ces
deux modalités de la référence se réalisent à travers les deux grandes fonctions
grammaticales, celle du sujet (ce dont on parle) et celle du prédicat (ce que l'on en dit).
Or, l'histoire privilégie le sujet : elle raffole de noms propres (partie du discours
réservée à la seule dénomination), de dates et de lieux qui permettent de situer les
événements avec précision, de chiffres. Elle ne peut se passer, bien entendu, de
prédicats, mais elle les ramène, en quelque sorte, au strict minimum. La mémoire, en
revanche, n'est guère fiable pour ce qui concerne le sujet : les témoins oublient les noms
de personnes et de lieux, confondent les jours, ignorent les quantités, puisqu'ils ne
disposent que de leur expérience particulière. Toute leur attention se concentre, pour
ainsi dire, sur le prédicat : ils qualifient l'événement et reproduisent la trace que celui-ci
a laissée en eux.
10 De ce fait, les récits des témoins ne permettent pas facilement la reconstruction de
l'événement lui-même. Plusieurs des témoins que nous avons interrogés avaient
participé à un accrochage entre les forces allemandes qui quittaient la France pendant
l'été 1944 et les résistants de la région ; leurs récits ne nous permettaient pas toutefois
de comprendre ce qui s'était exactement produit à Genest. « On ne savait jamais ce qui
se passait », nous disait monsieur P. L., l'un des résistants engagés dans la bataille :
chacun d'entre eux ne connaissait qu'une petite partie de l'histoire. « Nous étions dans
une ferme, on n'était pas bien informé, on est donc monté à Genest. Le sergent me dit :
"L., tu montes en éclaireur." » Seul l'un des chefs de l'unité, qui n'avait pas pris
personnellement part à l'action, a pu nous l'expliquer : quel jour avait eu lieu
l'accrochage, pour quelle raison, quelles étaient les forces en présence, combien de
temps il avait duré, combien de victimes il avait faites de part et d'autre. Mais, d'un
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autre côté, son récit restait extérieur à l'expérience des individus, et dépourvu
d'émotion. Monsieur J. M., au contraire, qui y avait participé, savait nous transmettre
l'intensité de son vécu :
11 « Mon ami était à ma gauche, comme vous êtes là, je pouvais le toucher. Il a reçu la
balle ici, en pleine tête. Le sang jaillissait, c'est malheureux de faire des comparaisons
comme ça, comme quand on saigne un cochon. Je peux dire que ce gars-là, je suis le
dernier à lui avoir parlé du temps où il était vivant, et le premier à avoir essayé de lui
parler quand il était mort. Mais il n'y avait plus de réponse... Il faisait chaud ce jour-là à
Genest, je n'ai jamais eu si chaud de ma vie. On avait traversé un petit pré, il y avait une
rigole, là où l'eau stagne, de l'eau rouillée. On s'est mis à plat ventre, et on a bu dedans.
Je n'étais pas le seul. Tout cela me revient souvent, je ne sais pas si je passe bien des
jours sans y repenser dans ma tête. Pas besoin de calepin pour mettre ça en écrit... »
12 De tels souvenirs n'ajoutent rien à l'identification de l'événement et pourtant, par la
prise en considération du reflet subjectif que les événements matériels laissent dans
l'esprit de l'acteur, ils nous permettent de revivre l'action et de ressentir ses enjeux
mieux que les dates, les noms et les chiffres.
La mémoire partiale ?
13 Il est vrai que l'opposition ainsi esquissée entre histoire et mémoire est loin d'être
absolue. Depuis assez longtemps déjà, les historiens savent que les faits de conscience,
pour être plus difficiles à saisir, n'en existent pas moins et ne comptent pas moins ;
l'histoire a donc cherché à décrire aussi le non-quantifiable, les mentalités et les
sensibilités. Comparée à ce dernier type d'histoire, la mémoire révèle cependant une
autre spécificité, qu'indique (ou dissimule) le même terme de « subjectif » : elle est
particulière, donc partielle, et possiblement partiale, non commune et générale.
14 La mémoire est vulnérable précisément à cause de la facilité avec laquelle on passe de
« partielle » (ce qui va de soi et que personne ne songerait à lui reprocher) à « partiale »
(ce qui nous fait douter de la validité du témoignage tout entier). Et il est vrai que la
majorité des témoins semblent obéir, dans leurs récits, à une règle inconsciente que l'on
pourrait formuler ainsi : on se souvient avant tout du bien que l'on a fait et du mal que
l'on a subi. Les événements désagréables, ceux dont l'évocation ne permet de s'accorder
ni le rôle de héros ni celui de victime, se trouvent frappés d'oubli. Selon toute
vraisemblance, les témoins n'ont pas besoin, cinquante ans après les faits, de faire un
effort pour les dissimuler ; c'est leur mémoire, au sens cette fois-ci de faculté triant les
expériences du passé, qui s'est chargée de leur éviter le désagrément qu'aurait provoqué
leur évocation. Ainsi, la majorité de nos interlocuteurs non juifs se souviennent avant
tout des actes de solidarité et d'entraide dont les juifs ont été l'objet, non des
persécutions qu'ils ont subies. Ou s'ils se souviennent des rafles, c'est de celles qui
frappaient la population locale, à laquelle les liaient des rapports d'amitié (ils pouvaient
s'identifier par contiguïté aux victimes), non de celles qui concernaient les juifs
d'origine étrangère, qui ne se sont jamais intégrés à leur communauté. De même, ils
nous ont tous parlé des bals qui avaient suivi la Libération, mais non des exécutions
sommaires de personnes qui n'étaient coupables que de pétainisme ; ni du viol et des
tontes des femmes accusées d'avoir « collaboré ».
15 Nous n'avons donc pas rencontré d'anciens antisémites, ni des personnes qui avaient
pratiqué le marché noir ou les réquisitions illégitimes au nom de la Résistance ; en
revanche, de nombreux témoins nous ont rapporté les actions noires accomplies par
leurs voisins : l'enfer, c'est les autres. « Vous voyez la mentalité des gens ! » nous disait
madame G. C. Madame S. M. ajoutait : « Personne ne m'a dit : "Tiens, je vais te donner
cela pour te dépanner, as-tu besoin ?" C'était donnant donnant. Les gens étaient chacun
pour soi, il n'y avait pas d'esprit de solidarité. » Les anciens meuniers pensent que tout
le mal venait des contrôleurs ; mais quand on parle à l'un de ceux-ci, ou aux membres
de sa famille, on comprend qu'ils se considéraient comme des protecteurs de la
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population : s'ils n'avaient pas été là, des contrôleurs bien plus méchants, voire, comble
de l'horreur, des Allemands, auraient agi à leur place ; à l'exemple de Pétain, ils se
percevaient comme des boucliers. Ce qui à l'époque était subi sera souvent présenté
aujourd'hui, pour peu que les circonstances s'y prêtent, comme une action produite par
la volonté : les boulangers voient une contribution active à la Résistance dans les
réquisitions dont ils faisaient l'objet de la part des maquisards. En un mot, et en règle
générale, les récits de souvenirs sont l'expression de la bonne conscience.
16 Cette tendance intéressée de la mémoire comme de l'action dans le présent n'a rien
de surprenant. Doit-on conclure, du fait de sa présence, que la mémoire individuelle est
inutilisable pour la connaissance ? Confronté à la même situation, La Rochefoucauld
remarquait : « Nos yeux découvrent tout et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. »
Autrement dit : il est vrai que l'œil ne peut se voir lui-même, cela ne l'empêche pas de
bien voir autour de lui. Madame S. M. n'a retenu que la méchanceté des autres ; mais au
moins sur celle-ci nous serons bien renseignés. Les boulangers révéleront l'avarice des
meuniers, ceux-ci, l'avidité des boulangers. Pour peu que l'on lise les témoignages avec
un regard critique, ils restent très révélateurs de la situation qu'ils décrivent.
17 Mais il y a plus. A côté des témoignages-produits de la bonne conscience, qui sont
certes majoritaires (pour donner une idée approximative : de l'ordre de quatre
cinquièmes de l'ensemble), il en est d'autres dont le sens est tout différent. Ou bien
parce que les témoins ont plus ou moins consciemment adopté une attitude qu'ils
voudraient impartiale, en signalant les uns à la suite des autres des épisodes flatteurs
pour eux-mêmes et des péripéties qui le sont beaucoup moins ; ou bien, et cela donne
lieu aux témoignages les plus émouvants, parce que c'est la mauvaise conscience qui
parle en eux, non la bonne, et qu'ils racontent des moments de leur vie dont ils ont
honte et dont ils se sentent coupables, ou encore des situations dans lesquelles ils
étaient réduits à l'impuissance et dont ils ne pourront jamais s'enorgueillir.
18 Des hommes de soixante-dix ans et plus ont pleuré devant nous, en évoquant des
souvenirs vieux d'un demi-siècle ; chaque fois, la position du témoin avait été marquée
par la honte ou l'humiliation. L'un avait choisi le camarade qui devait l'accompagner
dans une action de résistance, et ce camarade avait été tué : n'était-il pas coupable ?
L'autre avait participé à l'exécution de quelques miliciens désarmés, l'action l'avait
révolté mais il n'avait pas su l'empêcher : ne devait-il pas en rougir ? Le troisième, juif,
était la cible des persiflages de ses camarades de classe, dont seule le protégeait
l'intervention du maître : le souvenir de l'ancienne impuissance lui faisait venir les
larmes aux yeux. Le quatrième avait vécu seul dans une ferme éventrée par les obus,
aux murs noircis par l'incendie, au sol ensanglanté : le souvenir de sa vulnérabilité
d'enfant de treize ans, de l'impossibilité de dormir au cours de nuits qui lui paraissaient
interminables, lui est aujourd'hui encore difficile à supporter. Dans tous ces cas, il est
impossible de trouver une déformation des faits destinée à les faire servir les intérêts du
narrateur ; c'est dans la souffrance, au contraire, qu'advient le souvenir.
Jugements de valeur
19 Sur le terrain des jugements de valeur, la position de l'historien semble également
préférable à celle du témoin. Le premier juge (quand il le fait) au nom du bien commun,
sur lequel – passage du temps aidant – règne un certain consensus (le nazisme est
condamnable, la Résistance louable). Le second juge en fonction d'un enchaînement
singulier de circonstances (de son « destin »), de ses propres intérêts ou de ceux de son
groupe ; il n'y a pas de mémoire commune mais une pluralité de mémoires
particulières3. La juxtaposition de plusieurs intérêts incompatibles peut-elle conduire
ailleurs qu'à un relativisme moral généralisé ?
20 Il est vrai que les interactions humaines se réduisent rarement à une seule catégorie,
et que chacun peut les interpréter à la lumière qui lui convient. Les meuniers sous
l'Occupation, pour prendre un exemple, n'avaient pas le droit de moudre plus de grain
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qu'ils n'avaient déclaré, or les paysans le leur demandaient ; ils le faisaient, en acceptant
le risque – ainsi qu'une rétribution de leurs services. Le jour où un meunier est mis en
prison, sa famille pense à lui comme à un philanthrope persécuté, ses voisins comme à
un profiteur recevant une punition méritée. Qui a raison ? Il est d'autant plus difficile
de trancher à propos de chaque cas particulier que les témoins choisissent tous de se
référer à des valeurs morales incontestables. Les anciens pétainistes qui condamnent
les actions de Résistance, par exemple, ne se réfèrent pas pour le faire à la triade travail,
famille, patrie, mais à l'objectif suprême de la paix et aux dangers encourus par la
population civile. « Un câble coupé, cela voulait dire vingt-cinq otages. Je leur en
voulais à ces gens-là, parce qu'ils mettaient la vie des autres en danger. Moi, ce que je
choisis, c'est la paix à tout prix. » Très souvent, il est impossible d'établir un
dénombrement précis d'actions qui ne se déroulent pas sur la place publique : qui
pourra jamais compter les réquisitions abusives et comparer leur nombre à celui des
réquisitions justifiées, pour porter ensuite un jugement équitable sur le phénomène des
réquisitions ?
21 Mais, une fois de plus, on aurait tort d'en rester à ce simple constat de pluralité de
jugements. Il est vrai que, si le même événement est raconté par un ancien résistant et
par un ancien milicien, aucune médiation entre les deux n'est possible, et l'auditeur
devra simplement choisir l'un des points de vue comme bon et constater l'aveuglement
persistant de l'autre témoin. Cependant, la plupart du temps, les différences ne sont pas
aussi frontales ; la relation entre les deux points de vue n'est pas d'antithèse mais de
complémentarité. De ce fait, on se trouve amené à dépasser le manichéisme simpliste
du noir et du blanc, et à porter des jugements nuancés, qui conviennent mieux aux
situations complexes, sans revenir pour autant à considérer que tout se vaut, que
chacun a raison de son point de vue. Un juif qui avait passé son enfance caché dans la
région mettait en valeur devant nous cette nécessité de nuancer, sans pour autant
renoncer à juger : « Les gens qui portent aujourd'hui des jugements tranchés ne
peuvent comprendre combien la réalité humaine était moins simple qu'ils ne
l'imaginent. Et la population de Saint-Amand représente bien les sentiments très mêlés
de cette époque » (monsieur G. K.).
22 L'exemple précédemment évoqué du meunier et de ses clients est parlant : ni l'un ni
les autres n'ont raison à 100 %, chacun d'entre eux ne saisit qu'un aspect des choses, la
juxtaposition de leurs points de vue est enrichissante. Il en va de même des relations –
complémentaires et non antithétiques – entre réfugiés et indigènes, maîtres et élèves,
commerçants et clients, employeurs et employés, propriétaires terriens et ouvriers
agricoles. Ou encore entre chefs militaires et combattants de base : le même épisode de
Genest reçoit des commentaires dont la différence est significative. « Nos gars étaient
inexpérimentés et on a eu des pertes, mais enfin cela leur a fait du bien, cela les a
endurcis », disait monsieur H. J., dirigeant de la compagnie ; alors que le simple
voltigeur, monsieur P. L., commentait : « C'était un combat dur. Notre sergent a fait
une erreur, il nous a fait monter en plein dedans... Après la Libération, je n'ai même pas
cherché à avoir la retraite du combattant ! »
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sélection, mais l'historien manie des catégories abstraites, le témoin évoque des détails
et des exemples.
24 Une telle généralisation demande, à son tour, à être nuancée. L'histoire elle-même,
en particulier quand elle se fait régionale, peut aller dans le détail et l'énumération
exhaustive ; le témoin, de son côté, ne répugne pas aux généralisations. « Le premier
souci n'était pas la politique, mais la nourriture », nous disait monsieur A. T. « Pendant
la guerre, personne n'était en règle », constatait monsieur P. P. « Question d'opinion,
on ne pensait pas grand-chose, on n'était ni pour ni contre », ajoutait madame J. T.
« Pour les juifs, il n'y avait pas de bonne place à cette époque : partout ils se sentaient
traqués », concluait madame L. J. A quelques traits de style près, de telles
généralisations abondent dans les ouvrages des historiens. Il n'en reste pas moins que,
globalement, l'histoire privilégie l'abstraction et la généralisation ; la mémoire, le détail
et l'exemple.
25 Mais est-il certain que la représentation par le détail et l'exemple ne possède pas de
valeur cognitive, autrement dit que la mémoire ne conduit pas vers la connaissance du
monde et ne nous rapproche pas de la vérité ? Prenons de nouveau quelques exemples.
L'histoire nous apprendra qu'à la débâcle l'armée française a cessé de se battre,
provoquant la consternation de la population. Une histoire très détaillée retiendra que,
le 17 juin 1940, le 7e corps d'armée s'est replié au sud de Bourges, qu'une compagnie
sénégalaise a passé la nuit dans les bois avant de quitter la région le lendemain. Lorsque
madame Y. B. se souvient de ces journées, elle procède tout autrement. Pendant la nuit,
raconte-t-elle, les soldats stationnés dans la forêt ont tiré pour vider leurs armes. Ce
bruit a traumatisé leurs voisins, qui en ont perdu la raison. « Ils ont passé trois jours et
trois nuits à se cramponner les uns aux autres. On a cru qu'ils allaient finir par se faire
mal, qu'ils allaient s'étouffer. On les a mis l'un dans une pièce, l'autre dans l'autre, mais,
pensez-vous, le soir ils se sont rattrapés. Ils se tenaient embrassés. Ils avaient une petite
nièce de huit ans en vacances chez eux, ils l'avaient fourrée sous un matelas, pour ne
pas qu'elle soit prise. La gosse étouffait... » Une telle évocation, si partielle soit-elle,
n'est-elle pas aussi parlante, aussi révélatrice de l'état des esprits que la généralisation
de l'historien ?
26 On sait bien, par les livres d'histoire, que les résistants tombés entre les mains de
l'ennemi vivaient un calvaire. Pour les porteurs de la mémoire, il n'y a pas de résistants
en général mais des groupes et des individus, ni de souffrances abstraites mais, par
exemple, la soif pendant qu'ils sont gardés en prison. « On a uriné dans un tesson de
bouteille, et on s'est humecté les lèvres avec », raconte monsieur F. B. « A 9 heures, les
Allemands nous ont descendus aux urinoirs et, bien qu'ils soient tous verts de mousse,
nous avions aussitôt la langue dessus. Quand les Allemands ont vu cela, ils nous ont
donné à chacun une tasse d'eau », ajoute monsieur P. S. A entendre de tels détails, qui
rendent les abstractions palpables, nous avons le sentiment qu'ils nous permettent
d'accéder à la vérité de cette expérience.
27 Les historiens nous apprennent quel a été le nombre de déportés revenus en France,
ils peuvent aussi évoquer la difficulté de leur réinsertion. Monsieur R. M., lui, se
souvient bien d'un seul rapatrié. « Il avait déjà fait un séjour à l'hôpital, dans un centre
de réadaptation, parce qu'il avait été des jours et des nuits à faire des cauchemars, à se
rappeler des tortures. Il était d'une maigreur à faire peur. Il ne parlait pratiquement pas
de sa déportation. Il ne m'a pas semblé qu'il avait une haine envers les Allemands, ni
envers cette frange de Français qui avaient coopéré avec eux. Il avait la tête rasée et
venait au bal avec la sœur de son amie, une fille qui avait été tondue à la Libération. On
les voyait danser ensemble, tête rasée contre tête rasée. » L'image de ces deux têtes,
rasées l'une par les Allemands-ennemis, l'autre à cause des Allemands-amis, ce
rapprochement de deux êtres humiliés, par-delà les causes opposées auxquelles on les
avait assimilés, n'ont-ils pas une force démonstrative aussi grande que de longs
enchaînements argumentés ?
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Nora P., 1984. « Entre mémoire et histoire », in Nora P. (ss la dir. de), Les lieux de la mémoire,
t. I : La République, Paris, Gallimard.
Rafesthain A., 1985. La résistance à mains nues, Bourges, s. éd.
1990. 1944... Et le Cher fut libéré, s.l., Ed. Royer.
Todorov T., 1994. Une tragédie française, Paris, Le Seuil.
Notes
1Etude financée par la mission du Patrimoine ethnologique au ministère de la Culture, menée par
Annick Jacquet et moi-même.
2Sur l'histoire régionale, on peut consulter notamment : Nicault (1986). Sur la Résistance :
Rafesthain (1985 et 1990), Dervillers et Langlois (1994), Todorov (1994). Sur le plan national, on
lira entre autres : Azéma (1979), Azéma et Bédarida (1992 et 1993). Sur le monde paysan : Cépède
(1961).
3« Chaque groupe, en triant différemment ses souvenirs pour les imposer à l'ensemble de la
mémoire collective, se bat certes contre l'oubli, mais contre des oublis spécifiques, ce qui est une
manière d'organiser d'autres formes d'oubli » (Frank 1993).
Référence électronique
Tzvetan Todorov, « La mémoire devant l'histoire », Terrain [En ligne], 25 | 1995, mis en ligne le
07 juin 2007, consulté le 14 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/terrain/2854 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/terrain.2854
https://journals.openedition.org/terrain/2854 9/11
14/06/2023 12:38 La mémoire devant l'histoire
Sagnes, Sylvie. (2004) Cultiver ses racines. Ethnologie française, Vol. 34. DOI:
10.3917/ethn.041.0031
Woolf, Stuart. (1998) Primo Levi's sense of history. Journal of Modern Italian
Studies, 3. DOI: 10.1080/13545719808454981
Morisson, Valérie. (2011) Histoire, histoires… Blood Upon the Rose de Gerry
Hunt et Louis Riel. A Comic Strip Biography de Chester Brown. Comicalités.
DOI: 10.4000/comicalites.603
https://journals.openedition.org/terrain/2854 10/11
14/06/2023 12:38 La mémoire devant l'histoire
Auteur
Tzvetan Todorov
CNRS, UA 702, Paris
Droits d’auteur
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
https://journals.openedition.org/terrain/2854 11/11