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L Art de Penser Dans Un Monde Distrait Et Violent (Laurie Hawkes)

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© ODILE JACOB, OCTOBRE 2016

15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-7381-5932-8

Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-


5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à
l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part,
que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration,
« toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le
consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art.
L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon
sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À Bill, mentor et précieux ami.
Introduction

De quelle « pensée » parle-t-on ?

Un best-seller récent 1 proclamait : « On est foutu, on pense trop ! » Et si


on ne pensait pas assez ? Ou pas d’une façon qui nous aide ? Si nos disputes
privées ou, à grande échelle, les guerres, les catastrophes économiques,
provenaient d’un manque de pensée ? Si les apprentis djihadistes
manquaient d’une certaine forme de pensée ? Si nous avions besoin de
mieux penser pour espérer les comprendre et les aider ?
Il ne s’agit pas toutefois de « penser en rond », d’être obsédé par une
idée, de ruminer… Je parle d’une forme de pensée particulière, que la
psychologie nomme « mentalisation ». Avec elle, il s’agit d’arriver à gérer
les situations de la vie, de notre vie, grâce à nos capacités mentales, plutôt
que de passer à l’acte en tapant sur quelqu’un ou en passant la main à
travers une vitre par exemple, et plutôt que de tomber malade, de somatiser.
Cela semble tout simple, et c’est en effet une qualité qui se développe
naturellement chez les personnes qui bénéficient de circonstances
favorisantes. Mais tout le monde n’a pas cette chance. Car mentaliser, cela
s’apprend. Depuis la plus tendre enfance, certains baignent dans un milieu
propice et apprennent cette forme de pensée comme leur langue maternelle.
D’autres, à qui un tel environnement a manqué, devront pour un
« rattrapage », en quelque sorte, trouver ailleurs des ressources :
enseignants, autres adultes, plus tard peut-être psychothérapeutes…
Ces derniers sont peut-être les plus sensibles à ce déficit, quand ils ont
affaire à un patient qui reste très concret, et ne faisant que raconter des
événements sans pouvoir décrire leur impact sur lui. Souvent celui-ci
aboutit à une question du style : « Alors, on fait quoi maintenant ? » Alors
que nous avons envie qu’il se situe sur un autre plan, qu’il associe,
réfléchisse, ressente, s’interroge, imagine…
Mais en dehors de cette situation particulière qu’est la psychothérapie,
dans la vie courante, qui n’a jamais été frustré après avoir confié une
difficulté à un proche, une affaire qui préoccupe, où l’on est désemparé par
exemple face à une demande complexe. Et que votre confident vous lance
une réponse d’un bloc, dans le style : « Oh, tu te prends trop la tête, tu n’as
qu’à lui dire non et puis c’est tout. » Alors que vous, vous pensez à l’autre
personne, à ce qui va lui manquer, aux risques éventuels, vous soupesez les
conséquences…
Alors que je me débattais avec la lourdeur des obligations incombant
aux citoyens américains vivant à l’étranger, il m’a été suggéré assez tôt :
« Tu n’as qu’à renoncer à ta nationalité américaine. » C’est ce que je fis,
après… près de trois ans. Outre les nombreuses formalités à accomplir, il
m’a fallu du temps pour me lancer dans un changement d’une telle portée.
Se séparer d’une partie de son identité, même si elle pose problème, ce n’est
pas rien ! Tous ceux qui se sont résolus à divorcer un jour comprendront de
quoi je parle. Entre se dire « ce couple n’est plus bon pour moi » et se
résoudre à quitter la personne avec qui l’on vit depuis des années voire des
décennies, à cesser de former une famille avec elle, il y a un énorme fossé.
De même pour ceux qui se résolvent à émigrer, surtout dans des conditions
dangereuses comme l’ont fait tant et tant de gens ces dernières années, quel
saut dans l’inconnu ! Tout lâcher pour un avenir qu’on espère meilleur, mais
qui pour commencer sera certainement terrible.
Toutes les décisions de cette envergure font appel à cette capacité de
réflexion sur soi, sur les autres, sur l’ensemble de la situation : il faut
pouvoir imaginer les moyens à mettre en œuvre, les conséquences, prendre
en compte les personnes impactées, faire une place aux émotions suscitées
chez tous…
Le premier chapitre de cet ouvrage décrit les multiples aspects de la
mentalisation. Comme on peut aussi comprendre une chose par son
contraire, le chapitre suivant montre différents résultats d’une mentalisation
absente, limitée ou perturbée. On comprend vite l’intérêt de développer ce
savoir-être ! Mais il est parfois difficile à définir, aussi les chapitres 3, 4, 5
et 6 détaillent les quatre composantes de la mentalisation, des compétences
qui la constituent, la favorisent et l’accompagnent : une façon d’utiliser sa
pensée, de réguler ses émotions, de pouvoir agir personnellement et de
prendre en compte autrui.
Après un chapitre consacré à nos moments d’incapacité, nous verrons
les pièges de ce qui peut ressembler à la mentalisation mais n’en est pas –
excès de pensée tourmentée ou utilisation malveillante de l’intuition. Suit
une exploration de ce qui manque en termes de mentalisation dans les
phénomènes sectaires, notamment la radicalisation djihadiste. Ensuite, un
chapitre est consacré aux difficultés particulières des états borderlines,
avant de regarder comment agit la psychothérapie pour nous aider à
développer notre savoir-mentaliser. Enfin, puisque tout le monde n’a pas
envie de consulter un psy, d’autres pistes sont proposées pour y travailler
grâce aux ressources qu’offre la société.
Plusieurs chapitres comportent une ou deux notions tirées de l’analyse
transactionnelle, une des méthodes de psychothérapie humaniste nées aux
États-Unis dans les années 1960-1970. Une de ses particularités est de
proposer des concepts assez simples qui aident à prendre en main une idée.
Comme la mentalisation rassemble la pensée, l’émotion et l’action, cette
approche peut être aidante, tant qu’elle ne devient pas réductrice et
simpliste.
Dans son merveilleux ouvrage au titre évocateur (Soyons fous pour
rester sains ! 2), Adam Philips s’étonne qu’on ait si peu écrit sur la santé
mentale, alors que tant d’études ont été consacrées aux différentes
pathologies possibles. Comme si personne ne s’intéressait à ce qui se passe
bien. Ce livre propose un regard sur une façon d’être sain d’esprit. Une
forme de santé mentale utilisant une pensée vivante, mobile, variée,
ouverte. Une pensée salvatrice !
CHAPITRE 1

Comme une tapisserie aux fils


multicolores

« Comment ça, tu auras une demi-heure de retard ? Tu te fous de moi ?


Tu ne vas même pas dîner avec les filles, ou alors elles vont encore se
coucher en retard ! Même pas la peine de rentrer alors. Barre-toi, tu n’as
qu’à aller à l’hôtel ! » Le mari de Jany, chef d’entreprise, s’évertue à ne pas
la contrarier, car elle perd très facilement son calme. Ses amis la décrivent
même comme assez volcanique. Si on ne tient pas parole, fût-ce pour de
toutes petites choses, elle le vit comme une trahison. Elle peut alors se
mettre à tempêter, voire menacer de rompre la relation. L’année passée,
lorsqu’une amie a dû annuler une sortie entre filles, elle lui a dit de ne pas la
rappeler. C’était fini.
Karine, elle, a plutôt la tendance contraire. Son fiancé trouve qu’elle ne
réagit pas quand il modifie leurs projets. Par exemple s’il annonce que
finalement, il ne pourra pas la voir vendredi soir, elle répond : « Tant pis,
j’en profiterai pour faire du ménage. » Au début, certes, il trouvait cela
pratique, cette fille calme et sensée. Mais maintenant il a l’impression
qu’elle s’en fiche. Et surtout, que lui n’a guère d’importance.
Les années n’ont pas apporté à Georges la sagesse, il devient même de
plus en plus exigeant. Jadis plutôt autonome, il redoutait par-dessus tout
qu’on le « flique ». Alors qu’à 80 ans passés, devenu très casanier, il ne
supporte plus de voir sa femme continuer de mener sa vie. Qu’elle veuille
sortir pour la soirée l’angoisse, mais il cache sa peur sous des reproches
acerbes. Quant à voyager… Non seulement il ne veut plus le faire avec elle
depuis près de deux décennies, mais sitôt qu’elle annonce un déplacement il
panique et devient terriblement agressif. « Je vais mourir ici tout seul, et toi
tu t’en moques. Tu ne m’aimes pas, en fait. Si tu m’aimais tu voudrais
rester ici avec moi ! » Il n’est plus capable de rester seul ni de supporter ses
propres angoisses, il lui faut constamment son épouse sous la main pour le
rassurer et l’occuper.
Dominique affirme qu’elle n’a aucun problème. À part ses étudiants qui
ne fichent rien, leurs parents qui sont agaçants avec leurs réclamations, et
ses propres douleurs digestives et articulaires, tout va bien ! Son entourage
s’inquiète, la trouve amaigrie, de plus en plus renfermée. Peu à peu elle se
coupe du monde, ne répond plus au téléphone et bien rarement aux mails.
Mais selon elle, aucun souci à se faire !
Jacques s’y connaît en pensée. Il pense même tellement que sa femme
Catherine lui reproche de ne faire que cela, de ne pas savoir ressentir, d’être
une sorte de robot ou d’ordinateur. Un jour, pour secouer leur routine, elle
lui dit : « J’ai vraiment envie qu’on fasse quelque chose de nouveau,
quelque chose d’un peu fou… » Il l’a regardée, éberlué, inquiet. La folie,
c’était justement ce qu’il avait vu chez sa mère, plusieurs fois hospitalisée
en psychiatrie. Il n’avait certainement pas envie d’aller explorer ces
territoires-là. « Oui, une folie, comme partir pour le week-end sans rien
préparer, en se laissant guider par notre inspiration », ajouta Catherine,
rêveuse. Ah, ouf, soulagement de Jacques, sa femme n’avait pas totalement
perdu l’esprit. Il hocha la tête d’un air indulgent et proposa : « Si tu veux,
ma chérie. Je peux calculer un budget et vérifier sur mon agenda, je crois
que j’ai une possibilité dans quelques mois, je te ferai quelques propositions
et tu choisiras au gré de ton inspiration, comme tu dis. »
Qu’ont en commun ces différentes personnes ? Il leur manque cette
façon de réfléchir avec empathie, cette conscience de soi et d’autrui que
j’appelle mentalisation. Cette capacité qui permettrait à Jany de prendre du
recul et de relativiser quand elle est déçue, à Karine de partager ses
émotions, à Georges de se montrer plus autonome, à Dominique de se
questionner sur ce qu’elle vit au lieu de tout mettre sur le compte des autres
ou de son corps endolori, et à Jacques d’écouter les rêves de sa compagne
au lieu de lui proposer trop vite un plan rationnel.

Tout un art
Je parle d’une pensée qui inclut une conscience de soi-même, une
conscience d’autrui, une conscience du monde. Une réflexion faite de
pensées, de perceptions de ses propres émotions et de son propre corps. Et
cette conscience, cette réflexion, est en constante évolution, jamais figée
dans un état mais prête à évoluer au gré des changements de circonstances
ou des fluctuations internes.
Si Jacques arrivait à mentaliser face à Catherine, il se serait dit par
exemple : « Tiens, qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qu’elle ressent ? Une
sorte de manque, dirait-on. Moi, je ne suis pas sur la même longueur
d’onde, son envie d’aventure ne me parle pas tellement, ça me rappelle des
moments pas très sympas avec mes parents. Voyons de quoi il retourne. » Il
la questionnerait avec intérêt. « Quelque chose de fou ? Qu’est-ce que tu as
en tête ? » Elle pourrait lui répondre comme dans le précédent exemple,
décrire le week-end libre et inspiré qu’elle imagine. Et lui pourrait
s’associer à sa rêverie, proposant ses propres idées. « Ah, oui, tomber sur
une auberge de village, tu te rappelles le joli petit hôtel qu’on avait déniché
dans le Morvan, et le dîner campagnard dans cette grande salle ornée de
hallebardes ? » Elle se sentirait comprise, entendue, et ce moment serait
l’occasion d’un partage qui les rapproche. Il y a fort à parier qu’ils
mettraient en œuvre la petite escapade « folle » dans un futur proche.
La mentalisation, telle que l’ont développée Peter Fonagy 3 et d’autres,
n’est pas simple à décrire car elle n’est pas figée, mais vivante et
multiforme. Cette forme de pensée se caractérise par la souplesse, la
fluidité, elle se promène, s’ouvre, associe, elle tient compte non seulement
des paramètres de la réalité mais aussi des ressentis, les siens propres et
ceux d’autrui. Elle s’appuie sur quatre piliers : la pensée, les émotions, le
corps et l’autre (parfois étendu à tout un contexte, voire au monde !). C’est
un peu comme quand on danse en couple, le tango par exemple : il y a la
musique, ce que je ressens en l’écoutant, les mouvements qu’elle m’inspire,
mon corps, le corps du partenaire, les déplacements des autres couples…
Tout cela entre en jeu pour un résultat harmonieux.
Détaillons les différents fils composant cette riche tapisserie qu’est la
mentalisation. Vous trouverez probablement dans cette description certaines
capacités que vous maîtrisez bien, d’autres qui vous posent problème et que
vous pourriez travailler. Vous vous reconnaîtrez plus ou moins avec toutes
ces qualités, mais en proportion inégale.

Une forme d’intelligence


Divers auteurs ont exploré les formes multiples d’intelligence. Le plus
célèbre probablement est Daniel Goleman dont le livre sur l’intelligence
émotionnelle 4 a longtemps été un best-seller. C’était un énorme pavé dans
la mare, en particulier dans notre pays où l’on vénère les mathématiques, de
postuler que l’intelligence ne se limitait pas à ce qui permet de réussir les
examens et d’avoir un QI élevé. Qu’être un scientifique génial ne suffisait
pas à bien vivre. On le découvre de plus en plus avec l’intérêt que suscitent
depuis quelques années les personnes dites surdouées ou « à haut
potentiel ». Ces êtres brillants peuvent même se trouver démunis pour se
débrouiller dans le monde, à cause notamment de la forte sensibilité
souvent associée à leur fonctionnement hyperefficace.
Moins connu mais non moins intéressant, Howard Gardner a parlé de
cinq formes d’intelligence 5 qu’il nomme : esprit discipliné (qui cultive des
compétences dans au moins une discipline), esprit synthétique (qui
synthétise), esprit créatif (qui avance de nouvelles idées), esprit respectueux
(qui s’efforce de comprendre l’autre) et esprit éthique (qui réfléchit aux
besoins et désirs de la société). Plus tard il a proposé huit intelligences :
interpersonnelle, logico-mathématique, musicale, verbale et linguistique,
intrapersonnelle, corporelle-kinesthésique et naturaliste. Certaines de ces
formes d’intelligence participent d’ailleurs aux capacités de mentalisation,
mais ici nous n’en privilégierons aucune. Toutes peuvent servir à penser de
façon saine, réfléchie et vivante.

Savoir prendre du recul


Quand on « mentalise », on n’a pas le nez dans le guidon. C’est comme
si on pouvait s’élever au-dessus des situations pour prendre en compte
l’ensemble de ce qui se passe. Je me vois, moi, avec mes pensées, mon
attitude, mes gestes, mes paroles ; je vois l’autre ou les autres personnes, ce
qu’elles font et disent ; je vois les interactions, ce qui se passe autour. Bon,
il ne s’agit tout de même pas d’une vision magique ! Mais au lieu de rester
englué dans « moi, ce-que-je-pense, ce-que-je-veux, ce-que-ça-me-fait », je
peux m’en décoller et voir plus loin que le bout de mon nez, au-delà de mon
intérêt personnel à court terme. Je peux prendre de la hauteur, me remettre
en question, envisager de changer d’avis si de nouvelles informations
modifient la donne.
Par exemple, imaginons que j’arrive à l’assemblée générale de ma
copropriété, bien décidée à voter contre une innovation proposée à l’ordre
du jour. Ce nouveau portail va coûter trop cher et moi, je n’en ai pas besoin.
Lorsque ce point est abordé, la présidente du conseil syndical explique que
ce nouveau système protégera mieux les habitants du rez-de-chaussée, qui
ont subi 3 cambriolages dans les dix-huit derniers mois. Plusieurs membres
de ces familles sont présents, ils ont l’air vraiment préoccupés. Réparti sur
les cinquante lots de la copropriété, le coût du nouvel équipement reviendra
à 150 euros par appartement. Ce n’est pas la mer à boire, et c’est important
pour les voisins. En prenant de la hauteur, je révise ma position et je vote
finalement en faveur de cette dépense. Tandis que si je reste butée dans mon
refus, centrée sur moi et mes intérêts, je ne mentalise pas.

Savoir penser en nuances


Un des fléaux de notre époque est la tendance à tout ranger dans des
cases qui deviennent de plus en plus hermétiques. On veut un nom pour
tout, afin de ranger tout individu, tout métier, tout phénomène dans un tiroir
qu’on puisse ensuite refermer pour ne plus y penser.
Nous aimons pouvoir classer les choses. Dès l’enfance, on apprend à
mettre ensemble les objets de même couleur, ou à même fonction. Je me
rappelle encore très clairement le plaisir que j’avais, petite, lorsque mon
père vidait ses poches et que j’empilais consciencieusement les pièces de
1 franc, 50 centimes, 10 centimes, etc. Apprendre à catégoriser est utile, par
exemple pour savoir que tel genre d’animal est dangereux alors que tel
autre est domestiqué, qu’on peut manger telle baie mais pas telle autre. La
différence entre « bon » et « pas bon » se met en place naturellement.
Mais quand elle se prolonge dans la vie adulte et s’insinue partout, elle
devient problématique. Cela peut engendrer des préjugés à l’encontre de tel
ou tel type d’humain, selon sa couleur, son orientation sexuelle, son métier,
son niveau d’instruction, sa religion… Dès qu’on affirme que les
hommes/les femmes/les homosexuels/les musulmans/les athées/les juifs/les
catholiques/les Suisses/les Américains/les ouvriers, etc., possèdent telle
valeur, telle caractéristique, on est dans une pensée réductrice qui catalogue.
Le racisme, le sexisme, toute discrimination à l’égard d’une catégorie
exclut la mentalisation. Idem pour le jugement en noir ou blanc, qui
empêche de penser.
Quand on mentalise, on peut voir la vraie personne et non pas la
catégorie dont nous croyons qu’elle relève, on est capable de réfléchir à ce
qui fait éventuellement nos différences. On évite ainsi le dogmatisme qui
proclame que seul telle approche, tel dogme, tel type de personne, sont
« bons ».

Savoir qui l’on est


Comme la personne qui mentalise a l’habitude de penser à ce qui se
passe, à ce qu’elle vit, et qu’elle sait se regarder de l’extérieur, elle peut
avoir une bonne connaissance d’elle-même. Cette façon de se prendre soi-
même comme objet d’étude permet de développer ce savoir, savoir qui l’on
est. Et permet d’évoluer ! Car nous ne sommes pas déterminés une fois pour
toutes, nous changeons, d’année en année, de mois en mois, même d’un
instant à l’autre. Nous restons les mêmes et nous changeons. Se connaître,
c’est aussi tenir compte de ces variations tout en gardant le fil de son
identité.
La régulation affective dont il sera beaucoup question dans ces pages
constitue aussi un élément important de cette familiarité. Pour se connaître,
il faut ne pas craindre ses ressentis, pouvoir s’appuyer dessus pour savoir ce
qui nous importe. Si je redoute mes accès d’angoisse et que pour cela, je
fuis certaines situations, je finis par me cataloguer moi-même. « Je suis une
froussarde. » « Moi, je ne peux pas apprendre une langue étrangère. »
« Non, moi, je ne supporte pas qu’on me touche, je suis comme ça. » Tous
ces pans de moi ne pourront pas évoluer, je ne permets plus à la vie
d’affecter, de modifier mes réactions, mes comportements possibles.
Un autre avantage quand on est familier de soi, capable d’avoir des
pensées tranquilles, curieuses, est de ne pas craindre la solitude. On est bien
avec soi, avec ses réflexions. Bien sûr, les introvertis recherchent davantage
ces moments solitaires, tandis que les extravertis tendent à préférer la bonne
compagnie. Mais quel que soit son tempérament, pour être bien seul, on a
besoin de cette aisance avec soi-même. Nous verrons plus loin qu’au
contraire, les personnes à faible mentalisation peuvent être pratiquement
addicts à la présence d’une autre personne.
Nuançons, toutefois : on ne se connaît jamais parfaitement, totalement.
Mentaliser, c’est aussi être conscient de cela, c’est respecter l’existence
d’une part d’ombre, d’inconnu, de doute. C’est être conscient… d’avoir un
inconscient !

Savoir imaginer
À partir de cette fondation de connaissance de soi, on est équipé pour se
représenter le monde d’autrui, pour avoir une idée de ce qu’il ressent, sans
craindre de se perdre soi-même. On peut aussi imaginer ce qui est
susceptible d’arriver si l’on commet tel ou tel acte. En mettant en rapport le
présent, le passé, les apprentissages, ce qu’on connaît de l’avenir, on peut
concevoir des possibles.
L’imaginaire constitue un aspect important de la mentalisation, alors
qu’une personne cramponnée à la réalité présente n’arrive pas à s’en
décoller. Philippe par exemple menait une vie de couple peu investie, dont
il souhaitait se libérer. Mais il n’avait aucune idée de la façon dont il
pourrait s’y prendre. Partir ? Pour aller où ? S’imaginer vivant seul, se
projeter dans un appartement à lui… cela n’évoquait que du vide. Il était
attiré par une autre femme mais ne concevait aucun scénario pour lui parler
de ses sentiments, se cantonnant à un rôle de bon ami et de confident.
Il se trouve que Philippe rêvait peu, aussi. L’univers de nos rêves reste
assez mystérieux, même si Freud en a proposé des clés et si les
neurosciences tentent d’en décoder les mécanismes. Mais souvent, les
personnes très pratiques, qui mentalisent peu, rêvent peu aussi, comme si la
partie du psychisme qui fabrique des images ne fonctionnait pas bien. Rêver
et imaginer sont deux fonctions importantes de notre mental.

Savoir écouter
Pas facile, parfois, de « juste » écouter. Une amie me confie qu’elle a
pris beaucoup de poids, qu’elle en souffre. Elle pleure un peu. Sa peine me
peine, je voudrais pouvoir la soulager. Il est tellement tentant d’offrir des
solutions ! « Tu as essayé de faire un régime ? » « Tu devrais peut-être
arrêter les produits laitiers et le gluten, ça a bien marché pour ma tante. »
« Va chez Weight Watchers, ils ont une nouvelle méthode infaillible. » « Tu
devrais bouger un peu, tu es tout le temps assise, évidemment que tu
grossis ! » À part si l’amie vit dans une boîte hermétique et n’a jamais lu un
magazine féminin, elle sait déjà tout cela. Le fait de lui prodiguer des
conseils sert surtout à me soulager, moi. Je me débarrasse du malaise que
j’éprouvais à recevoir sa souffrance, je me sens très vertueuse puisque j’ai
fait ce que je pouvais pour l’aider. Si elle n’applique pas mes solutions,
c’est qu’elle y met de la mauvaise volonté !
Accepter d’être impuissant à résoudre le problème, de simplement
recueillir les confidences d’une personne chère, voilà qui nécessite aussi de
la mentalisation. L’imagination que nous venons de voir aide à résister au
conseil : je connais cette amie, je sais qu’elle a tenté toutes sortes de choses,
j’imagine comment elle vivrait un « tu n’as qu’à… ».
Cette faculté d’imagination m’aidera aussi à offrir une bonne écoute à
une autre femme qui confie pour la première fois que son mari se montre
franchement désagréable quand elle le contrarie. La dernière fois qu’elle n’a
pas voulu faire l’amour, il l’a traitée de frigide et autres mots doux, a
menacé : « Si tu continues comme ça, je finirai par te prendre de force, tu
l’auras bien cherché ! » Combien de femmes dans une telle situation se sont
entendu dire : « Mais ce n’est rien, les hommes sont tous comme ça,
grandes gueules, il ne te fera jamais de mal en fait ! Et puis tu peux bien te
forcer un peu, non ? » Ou : « Allez, ne dramatise pas, tu n’es pas
malheureuse avec lui, il vous fait une vie confortable, à toi et aux enfants. »
Ou encore : « Tu n’as qu’à le quitter, si tu n’es pas bien avec lui ! »
Il arrive que pour éviter de se sentir mal en écoutant les confidences, on
minimise leur gravité. Mentaliser, c’est aussi supporter un certain malaise,
supporter de ne pas être immédiatement efficace. Car même en prêtant une
oreille attentive dans un tel exemple, on ne peut généralement pas apporter
une solution immédiate. La jeune femme aura besoin d’en parler un certain
nombre de fois, d’étudier différentes possibilités, d’essayer de discuter avec
son mari, tenter d’améliorer la relation… avant d’éventuellement envisager
une séparation.

Quatre piliers
Cette forme de pensée, pour atteindre tous les savoirs ci-dessus, a
besoin de trois autres piliers qui la soutiennent, l’enrichissent, l’étendent.
Les chapitres 3, 4, 5 et 6 sont consacrés à chacun des piliers permettant une
bonne mentalisation. Résumons-les brièvement ici.
Le pilier central : la pensée
Qu’est-ce donc que la pensée, au fond ? Les êtres humains semblent
avoir perpétuellement le cerveau actif, en train de commenter la situation,
de se parler à eux-mêmes, de réfléchir à un plan d’action, de résoudre des
problèmes… Peut-être les animaux développés pensent-ils tout le temps
aussi, mais comme ils ne sont pas dotés de parole, nous n’en savons rien.
En tout cas, ils ne mettent pas en mots leurs pensées. Mais si une machine
diffusait toutes nos pensées à nous, sans doute n’y aurait-il plus guère de
silence autour de nous !
Nous pensons, donc, mais pas tous de la même façon. Ici nous nous
intéressons à une pensée réflexive, c’est-à-dire une pensée sur soi-même, où
l’on s’examine, l’on se prend soi-même pour objet d’étude. Non pas en
étant obsédé de son image, « que va-t-on penser de moi ? », mais en
s’intéressant à son propre monde intérieur. Le chapitre 3 détaille cette
pensée particulière.

Le pilier émotion (régulation affective)


Nous avons besoin d’une bonne régulation affective, c’est-à-dire d’un
mécanisme qui nous donne un flux émotionnel ni excessif, ni coupé, de
sorte à pouvoir ressentir nos pensées et penser nos émotions. La pensée sans
l’émotion ne serait qu’intellectualisation, ce qui n’est pas forcément dénué
d’intérêt mais ne permet pas de communiquer d’une façon qui nous touche.
À l’inverse, balayé par trop d’émotion, on n’arrive plus à penser de façon
juste, on se braque, on se bloque, on s’emporte. Une bonne mentalisation,
par conséquent, va de pair avec une coloration affective qui nous permet de
nous repérer, de vérifier l’impact de ce que nous disons et pensons. Le
chapitre 4 explore la part de l’émotion.
Le pilier autrui (intersubjectivité)
On n’est pas seul au monde. Tout le monde le sait, mais parfois certains
se comportent comme s’ils pensaient être, peut-être pas seuls au monde,
mais au centre du monde. Cela donne : faire ce qu’on veut quand on veut,
présumer que ce qui est bon pour soi est bon pour les autres, et cela suppose
que l’on ne considère pas les autres comme des sujets à part entière.
L’intersubjectivité, c’est cette conscience que je suis un sujet, et que l’autre
en est un au même titre. La tendance première, en tant qu’enfant, est de se
vivre comme si les autres étaient de simples objets de notre univers à nous.
Mais en fait, l’autre possède son propre monde, et je suis, moi, un modeste
objet dans son univers à lui ! Cette prise en compte d’autrui comme sujet à
part entière est une composante essentielle de la pensée mentalisante, cette
pensée méta, qui s’élève et considère le tout. Nous creuserons sa mise en
place au chapitre 5.

Le pilier action (agentivité)


Penser, ressentir, tenir compte de l’autre, c’est bien beau, mais comment
cela se traduit-il dans les actes ? Si certaines personnes restent insatisfaites
après une psychanalyse ou une psychothérapie en profondeur, c’est souvent
parce qu’elles jugent que dans les faits, cela n’a rien changé. Elles font
toujours pareil et continuent de vivre les mêmes choses, tout en y
réfléchissant mieux. C’est qu’il leur manquait un volet de ce travail sur soi,
celui qui met en pratique les changements intérieurs. De façon caricaturale,
une personne qui dépensait sans compter et s’endettait, si elle comprend
mieux pourquoi mais continue de se mettre en difficulté, n’a pas terminé
son parcours.
Intuitivement, on perçoit que le fait de comprendre, de penser à long
terme et de mieux réguler ses émotions a généralement un impact sur nos
actes. Et c’est en principe le cas. Mais ce pilier-ci, qui nous permet de voir
que nous avons un impact, que nous ne sommes pas impuissants, est
également important. On parle d’agentivité car c’est le fait d’être un
« agent » actif, qui a un effet. Cela participe au circuit d’ensemble de la
mentalisation, comme nous l’approfondirons au chapitre 6.
Être « Adulte », au fond
En analyse transactionnelle, nous proposons une métaphore pour comprendre la
psyché humaine consistant à répartir nos réactions en trois catégories dites
« états du moi », que nous appelons Adulte 6, Enfant ou Parent. C’est-à-dire qu’à
tout moment, mon ressenti, ma façon de réfléchir, mon comportement se
rapportent plutôt à l’une ou l’autre modalité. Par exemple, si je vois un chien courir
vers moi, en Parent je peux lui faire face fermement en reproduisant l’attitude de
mon père avec nos chiens, tout en regardant alentour pour m’assurer qu’il n’y a
pas de danger (pour le chien ou pour un petit enfant dont le visage serait à
hauteur de museau). En Enfant je peux avoir envie de jouer avec comme je le
faisais jadis, ou si j’ai eu maille à partir avec des chiens, j’aurai peut-être envie de
me sauver. En Adulte je vais me demander si c’est bien vers moi qu’il court, s’il a
l’air agressif ou joueur, si son maître est dans les parages, je vais penser à ne pas
mettre la main comme j’en ai envie mais d’abord observer le comportement de
l’animal.
L’état du moi Adulte nous permet de prendre du recul et d’évaluer les situations.
Idéalement, il serait toujours disponible, mais parfois c’est une autre partie de
nous qui prend le pouvoir. En cas de phobie par exemple, l’Enfant nous impose la
peur d’une situation, même si l’Adulte est conscient que courir devant une
araignée ou refuser d’emprunter un petit tunnel est un peu ridicule,
disproportionné en tout cas. La petite structure du cerveau appelée amygdale
peut devenir tyrannique ! À d’autres moments c’est le Parent qui fait un putsch,
partant dans de grands discours tout faits au lieu de nous laisser discuter de façon
réfléchie. « De toute façon les politiciens sont tous pourris ! » Pas très nuancé,
comme avis… L’Adulte justement permet les nuances et la complexité.

Une dernière image


Mentaliser, c’est mettre en œuvre les moyens de gérer ce que l’on vit
sans « craquer » : sans hurler, fuir, avoir un geste violent, somatiser, se
couper de soi-même, proférer des généralités… Alors face à une situation
compliquée ou terrible, on « mouline » un peu, parce qu’il faut souvent
réfléchir un certain nombre de fois à ce qui nous préoccupe pour arriver à le
digérer. Songeons à l’été 2015, aux vagues de migrants, au nombre de morts
que l’on annonçait chaque semaine dans les médias. Puis surtout, la photo
de ce petit garçon, Aylan, étendu mort sur une plage en Turquie. Aucune
réaction simple ne pouvait répondre à cela. Ceux qui proclamaient qu’on
n’avait « qu’à » faire ceci ou cela ne regardaient en général qu’un côté du
problème. Ouvrir les frontières, fermer les frontières, aider, repousser,
accueillir, héberger… Toute configuration nouvelle du monde nécessite un
important travail mental pour ceux qui veulent bien la regarder en face.
Cela ne garantit pas de trouver une solution applicable, mais c’est
indispensable pour s’y efforcer.
Pour mentaliser vraiment, il faut pouvoir penser, se mettre à la place de
l’autre, avoir de l’empathie, prendre du recul sans pour autant se détacher. Il
ne s’agit pas d’une compétence technique, acquise une fois pour toutes
comme savoir conduire ou faire du vélo. Notre capacité à mentaliser varie
selon les circonstances, les personnes avec lesquelles on se trouve, bref,
selon la quantité de stress que l’on vit. On peut la cultiver pour qu’elle
tienne le mieux possible face aux difficultés, mais il n’est pas possible de la
fixer.
Voyons donc maintenant ce qui se passe quand on est incapable de
mentaliser.
CHAPITRE 2

Et si on ne mentalise pas ?

Une belle mentalisation est donc un phénomène complexe, mouvant,


vivant. Les descriptions en sont multiples, puisqu’elle est elle-même
multiple, selon les aspects les plus mis en œuvre à ce moment-là, pour cette
personne-là. Il peut être plus facile d’étudier les conséquences, elles aussi
variées, d’un déficit de mentalisation.

Étranger à soi-même
Comme souvent, on trouve une belle illustration de problématique
psychologique dans la littérature. Avec L’Étranger 7, Albert Camus dépeint
un personnage qui présente nombre des manifestations possibles du manque
de mentalisation. En résumé, l’histoire commence par l’enterrement de la
mère du personnage principal, Meursault. Ce dernier marche sous un soleil
de plomb, sans émotion particulière, sans chagrin. Il ne ressent que le
désagrément de la chaleur accablante, du soleil dans ses yeux.
De retour à Alger, le lendemain samedi, Meursault décide d’aller nager,
il retrouve par hasard Marie, une ancienne collègue dont, dit-il, « j’avais eu
envie à l’époque », et avec laquelle se met en place une relation sexuelle,
agréable mais peu émouvante, du moins est-il peu ému, lui. Puis un
dimanche, vide. L’appartement « commode quand maman était là » est vide,
trop grand, Meursault s’est replié dans une pièce. Il passe une journée
désœuvrée, à fumer, se faire cuire des œufs, lire un vieux journal, fumer
encore, se laver les mains… Se laver les mains ! Le vide intérieur est tel
qu’il s’occupe en se lavant les mains, et le note. Ce vide intérieur est une
autre marque du manque de ce que j’appelle mentalisation. Lorsque nous
sommes « habités » de toutes sortes de représentations, celles de ceux qui
nous aiment ou nous ont aimés ou que nous avons aimés, ceux qui ont
compté en positif ou en négatif, nous ne sommes pas vides. Notre univers
intérieur est riche, être seul avec nous-même nous est agréable. Pour
Meursault, sa solitude est inhabitée, comme l’est son logement : peu rempli,
purement fonctionnel.
Dans les jours qui suivent, il reprend le travail, revoit Marie, parle avec
des voisins sans sembler vraiment intéressé, se retrouve face à un groupe
d’hommes qui lui semblent hostiles et tire sur l’un d’eux, devenant un
meurtrier. Le tout sans avoir l’air de vraiment vivre ce qui lui arrive, comme
un observateur détaché qui décrirait les événements sans le moindre affect.
Il est étranger à lui-même.

Une absence d’émotion


La première phrase du roman fait choc : « Aujourd’hui, maman est
morte. » Suit le chapitre sur l’enterrement de la mère, environ vingt-quatre
heures décrites avec moult détails concrets – la chaleur, la lumière, les
couleurs, les aspérités du goudron surchauffé qui fond, d’autres aspects
plutôt laids de la vieillesse, livrés sans tendresse aucune. Les gros ventres
des femmes âgées, les bruits de suçotement des vieux qui veillent la morte,
le visage raviné du soupirant de la mère, aux grandes oreilles rouges,
ballantes, mal ourlées. L’amoureux s’évanouit, mais pas un mot concernant
les émotions de Meursault. Est-il triste ? soulagé ? Plutôt cela, il évoque sa
« joie quand l’autobus est entré dans le nid de lumières d’Alger et que j’ai
pensé que j’allais me coucher et dormir pendant douze heures ». Ne ressent-
il donc rien d’autre ?
Dans la même situation, un personnage qui mentalise aurait parlé de son
chagrin, ou bien de sa colère contre une mère qui l’aurait maltraité, de sa
culpabilité de l’avoir placée loin d’Alger – ou plus vraisemblablement d’un
mélange de sentiments divers, l’un entraînant une pensée, qui entraîne une
autre émotion, une autre pensée, et ainsi de suite. Divers aspects du paysage
auraient évoqué tel ou tel souvenir, doux ou pénible. Le fils aurait pleuré
peut-être ou eu peine à s’en retenir, il aurait sans doute communiqué
davantage avec ceux de l’asile qui avaient accompagné la vieille dame.
Meursault aujourd’hui serait peut-être diagnostiqué autiste, avec son
insensibilité à l’autre. Cependant, certaines de ses réactions ressemblent à
ce que nous pouvons parfois éprouver mais gardons alors secret – ces
observations comme le bon goût du café au lait, le fait qu’il aurait été
content de cette journée à la campagne « s’il n’y avait pas eu maman ». La
plupart d’entre nous, quand nous vivons un tel décalage entre une situation
dramatique et une réaction banale, sommes un peu gênés, voire honteux.
Comme Sandra me confiant : « Quand j’ai appris la mort de mon père, à
15 ans, j’ai pensé que ça me ferait un cadeau de moins à acheter à Noël. » Il
n’est pas rare d’être un peu sonné par une nouvelle terrible et d’avoir alors
de telles réactions pratico-pratiques, parce qu’on est trop secoué pour
mentaliser.
Pour le personnage du roman, on aimerait penser qu’il est submergé par
le choc de la mort de sa mère, ce qui le couperait du contact avec
l’entourage. Comme la jeune Sandra, il vivrait le début de ce deuil dans une
sorte de brouillard, sachant à peine qui fait quoi, les souvenirs seraient
flous. Mais Meursault n’est guère gêné de son pragmatisme, pas plus qu’il
ne se montre plus vivant par la suite. Le lendemain de l’enterrement, quand
la jolie Marie l’interroge au sujet de sa cravate noire, elle est un peu
choquée en apprenant que son deuil est si récent, mais lui ne semble pas
trouver cela problématique. De nouveau on a l’impression de quelqu’un de
pas tout à fait humain, pour ne pas être plus que cela affecté, atteint par ce
décès. Plus loin, quand un voisin suggère que Meursault doit être bien
malheureux depuis la mort de sa mère, « je n’ai rien répondu » observe-t-il,
sans laisser entendre que tel puisse être le cas.

Ou des émotions qui débordent


À l’inverse de Meursault, imaginons un personnage totalement
bouleversé, à peine capable de tenir debout tant le chagrin l’accablerait. Ou
bien, pour se défendre de la tristesse et de la culpabilité d’avoir abandonné
sa mère dans cette maison de retraite où elle est morte, il aurait pu se mettre
en colère et ne pas savoir contenir cette colère. Face au directeur qui
l’accueille dans l’institution, il aurait peut-être explosé, invectivant les
soignants, les accusant de ne pas avoir bien pris soin de leur pensionnaire.
De tels débordements d’émotion marquent également un manque de
mentalisation.
Pour deux des grands auteurs en ce domaine, Bateman et Fonagy 8, un
déficit de mentalisation est souvent associé à un trouble de la personnalité
limite (ou borderline, le terme anglais étant conservé par de nombreux
auteurs). Nous autres psys en rencontrons souvent dans nos cabinets, mais
comme tout le monde, nous pouvons également en croiser dans la vie
courante, comme un matin récent pendant le trajet à pied vers mon bureau.
Alors que j’arrivais près d’une entrée de parking, une voiture se mit en
travers de mon chemin. À cet endroit le trottoir est très large, et j’étais
agacée que ce conducteur s’arrête juste à l’endroit où j’arrivais, plutôt
qu’un peu plus en avant ou en arrière de sorte à me laisser passer. Pour
signifier ma réprobation, j’ai donné deux petites tapes sur la vitre fumée
côté passager, avant de contourner le véhicule. Mais alors que j’arrivais de
l’autre côté, la conductrice a jailli du véhicule en hurlant. « T’as touché ma
voiture, jamais tu refais ça tu m’entends, ou je te casse la gueule ! » Comme
je ne suis pas du genre à partir comme une voleuse quand on m’attaque
injustement, je suis restée à tenter de lui expliquer la raison de mes
tapotements, mais cela n’a servi qu’à faire monter le ton des menaces et des
injures. « Tu me manques de respect ! Si tu n’étais pas vieille je te jure que
je te frapperais ! » La jolie jeune femme que je vouvoyais en surveillant
mon langage hurlait de plus en plus fort. Ce type d’émotion extrême, de
colère surtout, est typique du trouble borderline (mais heureusement tous
les borderlines ne sont pas aussi violents !).
On peut aussi ne pas être franchement borderline et avoir tout de même
besoin de développer ses capacités de mentalisation pour ne pas s’emporter.
Ce sont ces excès d’émotion qui causent le plus de problèmes dans la vie.
Nous verrons au chapitre 7 que tout un chacun peut « péter les plombs » et
réagir d’une façon qu’il regrette, une fois le calme retrouvé.

Attaque des liens


Au chapitre précédent, nous avons vu qu’une caractéristique de la
pensée mentalisante est de créer sans cesse des liens – entre nos pensées et
nos émotions, entre nos différentes pensées, et éventuellement entre les
personnes. Inversement, lorsque nous sommes dans l’incapacité de
mentaliser, nous avons tendance à empêcher ou à détruire les liens. Bion, un
psychanalyste anglais qui a beaucoup développé la notion de pensée
contenante, parlait d’attaque au lien. Par exemple, on peut être furieux dans
une situation sans être capable de le relier à des raisons plus profondes. On
peut couper le lien entre pensée et émotion : soit paraître insensible à un
événement pourtant important (comme Meursault avec la mort de sa mère),
soit ne pas savoir pourquoi on ressent quelque chose (« J’ai le cafard, c’est
tout », « Je ne sais pas pourquoi mais j’ai envie de taper sur quelqu’un »,
« Je pleure, je ne sais pas ce qui se passe »).
Cette destruction des liens psychiques se retrouve dans les liens
humains : les personnes qui ont du mal à mentaliser ont tendance à se
fâcher facilement avec leurs proches, voire à rompre la relation. Alex et
Sandra illustrent tristement ces mécanismes. Mariés depuis huit ans, parents
depuis trois ans d’une petite Charlotte, ils sont au bord de la rupture. C’est
Alex qui veut partir, depuis près d’un an. En rencontrant une autre jeune
femme, il s’est rendu compte qu’il étouffait auprès de Sandra, qui tient le
rôle de chef dans leur couple : c’est elle qui gagne le plus d’argent, elle qui
tient la maison, qui fait la cuisine, qui prend les décisions. Il se sent enfermé
avec elle, a l’impression qu’elle ne lui fera jamais une place d’adulte, il veut
être libre. Sandra, qui se plaint de devoir tout faire avec ce mari tellement
passif et infantile, n’aspire pourtant nullement à être débarrassée de lui. Au
contraire, elle panique à l’idée de le perdre. Elle le trouve insupportable
mais se cramponne à lui comme à une bouée de sauvetage. Quand il
l’exaspère trop ou réitère sa menace de partir, elle est dans un tel état
d’angoisse qu’elle ne trouve pas d’autre moyen de le supporter que de boire
– beaucoup. L’alcool l’anesthésie, elle hurle un bon coup sur son
compagnon, le frappe parfois, mais elle n’a plus peur de l’abandon. À
d’autres moments, elle lutte contre l’envie de se suicider, va parfois jusqu’à
esquisser le geste.
Alex n’est guère plus lucide. Certes, Sandra le contrôle (on pourrait dire
qu’elle le « castre », en langage psychanalytique), et ses crises sous alcool
sont violentes. Mais penser que tout le problème vient d’elle est un leurre.
À 35 ans, il passe encore une ou deux heures au téléphone avec sa mère
chaque soir, et dans la journée, comme il vit mal sa recherche d’emploi, il
fume du cannabis – beaucoup. Il a simplifié la situation en se persuadant
que tout irait bien sans Sandra, alors qu’en réalité il a ses propres problèmes
à régler : il n’a jamais vraiment « grandi », est resté le petit garçon de sa
mère. Et le cannabis l’aide à fuir la réalité, au lieu d’affronter les difficultés.
En résumé, tous deux ont du mal à faire des liens entre les événements de
leur vie, de manière à leur donner sens, à comprendre ce qu’ils ressentent, à
trouver des solutions. Sandra est incapable de réfléchir à ce qui la lie aussi
aveuglément à Alex. Alex ne se pose pas de questions sur sa symbiose avec
sa mère. Tout ce petit monde vit dans l’agir et les émotions débordantes.

Passage à l’acte
Cet exemple montre aussi la propension aux conduites impulsives
lorsqu’on ne mentalise pas. Ainsi ceux qui au cours d’une dispute passent la
main à travers une fenêtre ou une porte, cassent une chaise, frappent leur
interlocuteur, déchargent leur colère par cet acte irréfléchi, qu’ils regrettent
souvent une fois calmés. Pour revenir à mon exemple littéraire, dans
L’Étranger, Meursault tue l’homme arabe sans raison compréhensible. Il a
le soleil dans les yeux, il a chaud, il n’en veut pas particulièrement à cet
homme, bien qu’il s’en méfie à cause de son couteau. C’est sans réfléchir
qu’il l’abat puis tire encore à quatre reprises. Au lieu de penser à ce qu’il
éprouve, il agit, il soulage la tension par un acte dénué de sens.
Ces comportements sont assez spécifiques des psychopathes,
typiquement peu enclins à mentaliser mais plutôt à agir. Et, de surcroît, peu
portés à la culpabilité. Autant les autres personnes peuvent éprouver des
remords après s’être emportées, autant les psychopathes tendent à ne pas se
préoccuper de telles broutilles. Dans le temps précédant le procès de
Meursault, pour le distinguer des criminels endurcis, son jeune avocat
essaie de lui faire dire qu’il a eu de la peine en enterrant sa mère, mais la
réponse est décevante : « Sans doute, j’aimais bien maman, mais cela ne
voulait rien dire. Tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort
de ceux qu’ils aimaient. » Meursault est compulsivement honnête,
contrairement à un psychopathe, qui comprendrait qu’il a intérêt à feindre !
Plutôt une sorte de Candide ou d’extraterrestre qui ne comprend rien au
fonctionnement de la société… ou de lui-même.
Le passage à l’acte peut aussi devenir violence, parfois par
enchaînement de provocations. Sans excuser les hommes qui lèvent la main
sur leur épouse, une dynamique fréquemment décrite est que la femme dit
des mots qui blessent, énervent ou dévalorisent l’homme, et que ce dernier
ne sait pas répondre. De plus en plus échauffé, exaspéré de ne pas trouver
de répliques fortes, il finit par exploser. La jeune femme extrêmement
énervée qui criait parce que j’avais touché sa voiture me rappelait ces
hommes à verbalisation pauvre ; elle a su se retenir du passage à l’acte total,
en se retenant de me frapper. Mais la dynamique était assez proche, je
sentais que si nous interagissions encore, elle finirait par me lâcher dans la
figure un des poings qu’elle me brandissait.
9
Dans mon roman d’une thérapie, Une danse borderline , le personnage
d’Ivana est une jeune femme impulsive : en cas de dispute avec sa
compagne, elle passe à l’acte en se précipitant dans la rue. Ce genre de
passage à l’acte sans violence sur autrui est tout de même plus fréquent.
Comme Carolina, une de mes clientes en psychothérapie, partie
brusquement du groupe en pleine séance parce que quelque chose lui avait
déplu. Ou même Sandra, décrite ci-dessus, qui ne frappe son compagnon
Alex qu’une fois ivre, quand l’alcool lève ses dernières barrières. Le fait de
s’enivrer peut d’ailleurs être compté dans les passages à l’acte, comme les
autres addictions, que nous regarderons en rapport avec les émotions au
chapitre 4.
Une pensée trop concrète
Lorsque Pierre Marty a créé cette notion de mentalisation, elle était
décrite comme l’opposé de la somatisation 10. Pour résumer de façon
approximative, à un extrême on mentaliserait trop (voir au chapitre 8 les
névrosés et autres « surmentaliseurs »), à l’autre on aurait presque éteint le
processus réflexif et on somatiserait. Les gens plutôt tourmentés ne
tomberaient guère malades, et les gens qui pensent très peu risqueraient en
cas de stress important d’avoir le corps qui lâche. On parle de
« décompensation somatique ». Autrement dit, face à une grosse difficulté,
décès ou maladie d’un proche par exemple, les uns craquent mentalement,
en passant des nuits blanches dans l’angoisse ou, à l’extrême, en se mettant
à délirer ; tandis que les autres craquent physiquement, en déclenchant une
maladie plus ou moins grave, du gros rhume à l’infarctus en passant par une
flambée d’eczéma par exemple.
Nous pouvons tous somatiser, lorsque le fardeau devient trop lourd. Je
garde encore en mémoire une de mes enseignantes en psychosomatique,
Rosine Debray, expliquant que tomber malade constituait parfois la solution
la plus économique. Cela me paraissait assez mystérieux, puisque si l’on est
déjà surchargé de travail et de soucis et que l’on y ajoute une bronchite, le
fardeau devient encore plus lourd. Mais la maladie physique nous repose la
tête, en un sens. On est occupé avec ses symptômes, température, nez qui
coule, gorge qui pique, toux, douleurs, et cela nous dispense peut-être pour
un temps d’avoir à résoudre d’autres problèmes.
Ce qui caractérise les personnes qui somatisent très régulièrement est
une façon d’être assez particulière, qui a été beaucoup décrite en particulier
par Joyce McDougall, passionnante psychanalyste d’origine néo-zélandaise.
Dans son dernier ouvrage 11 elle propose le terme « normopathes » (d’une
normalité pathologique !) pour décrire ces gens qui se précipitent dans
l’activité pour échapper à la vie imaginaire et ne pas se poser trop de
questions. Avant elle, Marty parlait des « hypernormaux » et de leur pensée
concrète. Vous leur demandez comment ils vont, ils répondent : « On fait
aller. Il faut bien. » Alors qu’on s’attend plutôt à une réponse évoquant un
état d’esprit, comme « je vais bien », « je suis préoccupé par ma fille », « je
suis en colère contre Untel », « je suis content de vous voir »… Une
certaine évolution des soins médicaux nous pousse d’ailleurs dans cette
direction consistant à soigner le corps plutôt que l’esprit. Le courant de la
psychiatrie qui prône le traitement médicamenteux au détriment de la
psychothérapie nous dit en un sens : « Prenez un cachet, ça ira mieux, ne
e
pensez pas trop. » Or, même si le fameux « 2 cerveau » dont on parle de
12
plus en plus est situé dans notre ventre, il ne s’agit pas de considérer l’un
ou l’autre cerveau comme un vulgaire viscère que l’on pourrait traiter juste
physiquement. Si l’on parle de cerveau, c’est qu’il comporte des neurones
très connectés à ceux du système nerveux central, et tout cet ensemble
forme avec notre mental un ensemble indissociable. On soigne le tout –
corps, esprit, pensées, émotions, ventre… – avec de bons traitements
physiques mais aussi avec des relations, des paroles, du travail psychique,
qui aident à garder tout notre organisme bien vivant et mobile.
À propos du corps, on peut aussi ranger dans la pensée simple
l’obsession de la beauté, de la minceur ou du muscle. Se focaliser ainsi sur
l’apparence physique peut nous envahir l’esprit, en nous détournant de
questions plus profondes et perturbantes. « Quand j’aurai maigri, que je
serai mince, je serai heureuse. » « Si je deviens athlétique plus personne
n’osera se moquer de moi, je serai fort et tout ira bien. » On ne s’intéresse
pas à son mental, on pense trouver toutes les réponses à travers des
solutions concrètes.

Ou une pensée simpliste


De tout temps on a entendu et critiqué les expressions « y a qu’à », et
autres « faut qu’on ». Mais dans les périodes de stress, ces réactions sont
encore plus fréquentes. Par exemple un matin de septembre 2015 à la radio,
un temps d’échange sur le problème des migrants et réfugiés arrivant en
masse en Europe depuis quelques mois offre une opportunité de s’exprimer.
Un auditeur, comme d’autres avant lui, s’écrie à peu près : « Les politiques
ne font que des bêtises ! » Le journaliste demande : « Que préconisez-
vous ? » L’auditeur se défausse : « Je ne sais pas, moi, ce n’est pas mon
métier, mais ce qu’ils font, ça ne marche pas, ils n’ont qu’à trouver autre
chose ! » On rencontre souvent de telles réactions face aux situations
complexes, auxquelles on aimerait qu’il existe des solutions simples. Sous
cette agressivité, c’est généralement l’anxiété qui nous pousse à critiquer ce
qui est fait. Soit nous proposons une option simpliste, soit nous ne
proposons rien, mais nous restons bloqués sur notre vision incomplète des
événements.
La pensée simpliste est souvent associée à des sentiments négatifs
envers autrui, par exemple le mépris envers les gens qui possèdent moins
que soi. Aux États-Unis, on entend parfois de la part d’une partie de la
droite cette explication des inégalités : « S’ils étaient courageux et
méritants, s’ils voulaient vraiment travailler, ils ne seraient pas pauvres. »
Un tel raisonnement permet de rester à l’aise dans son propre confort
matériel pendant que d’autres dorment dehors, d’éviter de réfléchir à une
éventuelle part de responsabilité. De même le rejet des personnes
différentes, par exemple d’une autre ethnie ou d’une autre religion, relève
d’un manque de réflexion et d’empathie. Mais aussi l’adoration d’un
gourou, qu’il soit chef d’État, chanteur, acteur ou chef religieux, va avec un
aveuglement, signe de perte de mentalisation.
Cela dit, le citoyen lambda n’a pas le monopole de la pensée trop
simple. De grands dirigeants restent attachés à l’idée de croissance
perpétuelle, exigeant de leurs employés qu’ils augmentent chaque année
leur performance. On doit « faire du chiffre », à tout prix, sans tenir compte
du fait que, selon les mots de l’économiste Daniel Cohen 13, « le monde est
devenu trop petit ». Il est vrai qu’une nouvelle conception de croissance
limitée, d’arrêt de la croissance, voire de décroissance, constitue un
changement de paradigme très anxiogène. Or face à l’insécurité, donc dans
le stress, on l’a vu, il est plus difficile de mentaliser – alors que c’est plus
nécessaire que jamais !
Boris Cyrulnik a bien décrit ces dérives de la pensée, notamment dans
14
un récent ouvrage : « Quand on prend l’habitude de ces idées réflexes, on
croit penser alors qu’on ne fait que réagir. » On pourrait aussi parler de
fermeture de la pensée, on n’accepte que ce qui nous ressemble. Abasourdi
par la violence du rejet envers ceux qui s’éloignent des sentiers battus de
l’opinion, il conclut : « Malheur à celui qui ne pense pas comme tout le
monde, il sera vécu comme un agresseur. »
Là, ce n’est plus l’Adulte
Pour être dans notre partie Adulte, décrite au chapitre précédent, encore faut-il ne
pas en être empêché par une des autres parties. Dans le cas dans la pensée
simpliste, on est souvent bloqué dans sa partie Parent et au lieu de réfléchir, on
se contente d’ânonner des déclarations qui nous ont impressionné.
Un autre obstacle pour l’Adulte peut provenir de l’Enfant, s’il est envahi par des
émotions majorées par de mauvais souvenirs. Par exemple, mes expériences
d’enfant auprès d’une mère mal portante et grosse fumeuse m’ont laissée très,
trop sensible aux cigarettes allumées, aussi m’arrive-t-il de demander trop vite,
trop fort, qu’on les éteigne. C’est comme si un réflexe de panique se déclenchait
en moi dès que je sens de la fumée. Nous appelons ce réflexe un « élastique »,
en analyse transactionnelle : on peut imaginer un élastique temporel qui tout à
coup me ramène dans les années 1960 et me fait revivre ma détresse d’enfant.
Notons que nous avons chacun un seuil de stress que nous sommes capables de
gérer, et ce seuil varie en fonction de notre situation, notamment d’un état de
fatigue. Si les circonstances provoquent en nous plus de peur ou de colère que
nous ne pouvons en supporter tout en gardant notre pensée Adulte, alors nous
tomberons dans un fonctionnement plus automatique, un Parent qui juge ou un
Enfant qui fuit par exemple.

D’éternels problèmes
L’absence de mentalisation peut donner une chose et son contraire : trop
d’émotion ou pas assez d’émotion, une pensée trop simple ou bien
l’extrême opposé – ne jamais pouvoir cesser de questionner, ou bien avoir
des pensées qui tournent à l’infini sur les mêmes circuits. De tout temps ont
existé des manques de mentalisation, mais sans doute s’en rendait-on moins
compte car pour la majorité de la population, il s’agissait surtout de
survivre. Accomplir son travail pendant des journées tellement longues
qu’il ne restait plus guère de temps ni d’énergie pour échanger après.
Trouver de quoi manger, de quoi nourrir sa famille. Notre civilisation
possède ce luxe merveilleux de pouvoir nous intéresser à notre vie
psychique.
En même temps survient un risque de perdre cette belle richesse. De
vivre de plus en plus à travers des machines, de tweeter ou communiquer
via SMS ou Facebook ou autres moyens modernes, au détriment du contact
direct, de l’échange. Il va falloir veiller au grain !
CHAPITRE 3

Étudier ses propres pensées :


le pilier pensée

Nous voici donc au pilier central, puisqu’en matière de mentalisation il


s’agit d’abord de penser ! D’utiliser ce cerveau dont nous sommes si fiers
de façon à être aussi libres que possible. Libres de nos actes, de nos
habitudes répétitives, de nous connaître, et de penser à tout cela. Le premier
chapitre, en décrivant les nombreux aspects de la mentalisation, donnait une
idée de ce à quoi ressemble cette pensée bien équilibrée, vivante. Ici
reprenons-la un peu et voyons comment on l’acquiert, on la développe, on
l’exerce dans la vie adulte.
Une façon de résumer pourrait être de dire que lorsqu’on mentalise, on
prend ses propres pensées comme objet d’étude, on « pense à propos de ses
propres pensées ». On peut s’observer en train de penser, examiner ses
pensées pour les critiquer, les évaluer, prendre du recul. C’est une des
images importantes en ce qui concerne la mentalisation : cette capacité à se
prendre soi-même comme objet d’étude pour réfléchir à ses propres
réflexions, émotions, actions.
Comment ça se construit en famille
Tout être humain pense naturellement, nos cerveaux fonctionnent même
sans discontinuer. Dès le début nous avons des images, des sensations, des
sons, puis quand nous apprenons à parler nos pensées sont formulées en
mots, en phrases, ensuite en discours complexes. Mais cet art de la pensée
qu’est la mentalisation nécessite une gymnastique particulière de ce fameux
cerveau.
Le pilier pensée ne peut se concevoir sans les trois autres. Cette pensée
doit être associée à des affects bien régulés, à une capacité d’action, à une
prise en compte de l’autre. Ces quatre piliers se construisent d’abord dans le
foyer. Dans les cas favorables, l’enfant sera entouré d’adultes ou de frères et
sœurs aînés qui s’intéressent aux états mentaux, à ce que vivent l’enfant et
les différents membres de la famille. On en parlera, on nommera les choses,
on questionnera. Au fil de sa croissance, le jeune aura sous les yeux le
modèle des aînés qui utilisent plus ou moins leur capacité réflexive.
En guise de contre-exemple, Myriam s’ennuyait souvent quand elle
séjournait une semaine chez ses parents. « Ma mère ne parle que de ce
qu’on va manger au prochain repas et de l’organisation des courses ! » De
la pensée très concrète… Dans ses souvenirs d’enfance, pas de
communication intime, centrée sur le ressenti des uns ou des autres. Elle
avait bien essayé, parfois, de se faire réconforter quand elle n’avait pas le
moral. Son père était hors d’atteinte, occupé par le travail ou bien plongé
dans son journal. Quant à la mère, elle faisait un grand sourire et répondait
immanquablement : « Mais ma chérie, ne t’inquiète pas, tu es
formidable ! » Pas moyen de confier ses complexes, ses soucis, ses peurs.
Tout était balayé par cette réplique automatique.
Son frère, lui, piquait souvent des colères, quittait la table en renversant
sa chaise et cassait tout dans sa chambre. La politique des parents fut
d’éviter de le contrarier. Tout était mis en œuvre pour le satisfaire, dans
l’espoir que les crises ne soient pas trop fréquentes. Et après un orage, on
s’abstenait d’en parler. « Que veux-tu y faire ? répondait la mère à Myriam,
qui trouvait cela insupportable. Si on remet ça sur le tapis il va encore
s’énerver. »
On voit ainsi qu’il ne suffit pas d’être des parents gentils pour aider les
enfants à développer leur mentalisation. Pour que Myriam et son frère
deviennent capables de réfléchir à leur propre vécu de façon vivante, il
aurait fallu idéalement les accompagner en ce sens. Un père qui discute
avec ses proches, de ce que fait et vit chacun et même, des problèmes du
monde. Une mère qui aiderait ses enfants à parler de ce qui ne va pas quand
ils ont le cafard ou s’emportent. Les émotions, les frustrations,
constitueraient un sujet de réflexion et d’échange, plutôt qu’un obstacle au
bon fonctionnement de la famille.

À l’école
Après la famille, la prochaine étape d’aide au développement vient des
enseignants et du cadre scolaire. Nous les retrouverons dans la mise en
place des autres « piliers », car l’école est un lieu essentiel dans notre
développement. Mais l’aspect pensée est le plus évident pour la plupart des
gens, surtout dans notre culture cartésienne, où être, c’est penser. Ce cogito
de Descartes évoque plutôt une conscience de soi-même, ce qui va très bien
avec la mentalisation. Malheureusement on a souvent réduit la pensée de
Descartes à la rationalité, au raisonnement logique. Ce qui en constitue un
aspect certes intéressant, mais plus désincarné que la pensée riche dont il est
question ici.
Le cadre scolaire va énormément étendre le champ de notre pensée. Il
introduit des connaissances variées, portant sur des lieux et des temps
inconnus de l’enfant, ce qui ouvre l’imagination. L’histoire, avec les
représentations de gens ayant vécu des vies très différentes de la nôtre, nous
aide à nous situer dans une dimension temporelle, à nous représenter une
évolution. La géographie nous montre un monde infiniment plus vaste que
le petit univers que nous connaissions jusqu’alors. Au-delà du logis, des
voisins, de la rue, des commerces du quartier, il y a des régions, des pays,
des climats très différents du nôtre. La différence est un concept d’une
importance capitale pour bien construire notre pensée.
En tant qu’enfant venant d’une autre culture, je me rappelle aussi avoir
été frappée dès l’école élémentaire de ce que mes institutrices appelaient la
« pensée critique ». Je n’avais suivi qu’une année de primaire aux États-
Unis, mais cela me semblait très étonnant, ce mot, « critique ». Mon
étonnement m’a accompagnée tout ce temps, avec parfois une réticence
quant aux attitudes critiques trop systématiques dans la culture française,
mais souvent avec une sorte d’admiration. Il me semble qu’on nous apprend
avec cet esprit critique à ne pas prendre pour argent comptant ce qui est
présenté. Et le scepticisme prôné par Descartes va bien dans le sens du
doute qui selon moi caractérise une pensée vraiment consciente d’elle-
même. Quand on mentalise, on ne peut pas être pétri de certitudes.

Dans la vie adulte


À nous ensuite de continuer de nous cultiver. Je n’entends pas tant, par
là, accumuler des connaissances culturelles, bien que ce soit toujours
intéressant. Mais plutôt cultiver notre esprit, le jardiner en un sens. Faire en
sorte que notre cerveau reste une terre meuble et fertile, plutôt que de se
dessécher et durcir. Pour cela, on peut être attentif aux attitudes mentales
suivantes.
Curiosité et intérêt
Pour maintenir sa mentalisation, on peut garder ce verbe en tête :
s’intéresser – à l’autre, à soi, à ses pensées, ses ressentis, ses actes… Aux
États-Unis où l’on invente constamment de nouvelles modalités
thérapeutiques, une récente approche 15 consiste à déterminer si l’on possède
un état d’esprit « fixé » (fixed mindset) ou bien « de croissance » (growth
mindset). Dans le cas « fixé », on a tendance à chercher constamment une
reconnaissance de sa valeur, vue comme fixée une fois pour toutes. Par
conséquent, on fuit tout risque d’échec et donc pas mal d’expériences
inédites, de peur d’être considéré comme ne valant pas grand-chose. Tandis
que les personnes qui fonctionnent dans le mode « croissance » sont
toujours en quête d’évolution et donc, en cas de problème, curieuses de ce
qui s’est mal passé. Carol Dweck recommande de développer ce deuxième
abord de la vie, qui permet de toujours progresser et de moins dépendre des
avis d’autrui.
Dans notre vision de la mentalisation, une telle réaction est
éminemment intéressante, car la peur de l’échec peut paralyser la réflexion
et restreindre les choix. Garder une attitude souple et ouverte face à la
difficulté, considérer l’échec comme une expérience, une occasion
d’apprentissage plutôt que comme une humiliation, ne peut que s’avérer
enrichissant ! Et plus l’on se confronte à des défis sans mettre son honneur
en jeu, plus on surmonte les ratés en conservant sa propre estime, plus on
avance en régulation des affects et en mentalisation.
Dweck illustre ainsi le contraste, dans le cas où l’on viendrait à se sentir
rejeté. La personne « fixée » risque de penser : « Je suis nulle, c’est normal
qu’on ne veuille pas de moi ! » Tandis que la personne en croissance peut
penser : « Hmm, comment puis-je m’expliquer ce qui vient de se passer ?
Quelle leçon puis-je en tirer ? Que pourrais-je faire différemment la
prochaine fois ? » Même après une erreur que l’on regrette, on peut
enclencher un dialogue interne compatissant et intéressé, par exemple :
« Oh, je ne suis pas fier de ce que j’ai fait, je crois que j’ai offensé ce
collègue, ça ne va pas du tout avec mes principes. Comment est-ce que je
peux rattraper ça ? » Comme elle n’a pas mis en jeu sa valeur personnelle,
cette personne peut réfléchir librement à ses actes et à leurs conséquences,
ce qui lui permet de tenir compte d’autrui et d’agir en ce sens. On imagine
sans peine la boucle vertueuse : cette personne entretient probablement de
bonnes relations, qui augmentent son sentiment de sécurité, ce qui accroît
ses possibilités de mentalisation, ce qui lui permet de bien traiter ses amis,
et ainsi de suite…

Faire des liens


Notre pensée vivante aura tendance à associer différentes choses entre
elles, relier une pensée à une idée, une pensée à une émotion, à un souvenir.
Les psychanalystes parlent d’association libre dans le cas d’un travail
analytique où l’on doit laisser émerger, et dire, tout ce qui vient à l’esprit,
en s’efforçant de ne rien censurer. Mais même en dehors de cette situation
particulière, lorsque nous mentalisons, nous faisons toutes sortes de
connexions de ce genre dans le fil de nos pensées ressenties.
On le voit bien encore par un contre-exemple : si vous demandez à
quelqu’un de proche comment il va, et qu’il se contente de répondre « ça
va ». Rien d’autre ne vient. Peut-être insistez-vous, « mais ça va…
vraiment ? Tu as l’air un peu… ». « Non, ça va. Un peu enrhumé. » Tandis
que vous, vous attendez un développement, quelque chose comme : « Oh,
j’ai une petite baisse de moral, mon patron a l’air de m’éviter en ce moment
alors que c’est bientôt la période des évaluations, je me demande s’il y a
anguille sous roche. Je m’inquiète un peu, mais je me raisonne, je ne vois
pas ce qu’il pourrait me reprocher… » Là, votre interlocuteur réfléchit à son
propre état et fait des liens avec ce qui se passe dans sa vie professionnelle.
Pour citer un auteur que j’apprécie énormément, William Cornell 16 :
« Un des aspects cruciaux de la faculté de réfléchir à sa propre pensée est la
capacité de faire le lien entre une pensée et une autre, entre des expériences,
entre des pensées conscientes et des souhaits inconscients, des fantasmes. »
Comme notre ami imaginaire du paragraphe précédent, qui relierait son
moral bas à l’impression que lui donne son chef, à son fantasme qu’il se
passe quelque chose et l’inquiétude entraînée, y ajouterait le raisonnement
rassurant qu’il met en œuvre pour se rassurer. Si l’on cultive cette capacité,
on ne cessera d’enrichir sa pensée mentalisante au fil des ans !

Le courage de douter
La mauvaise nouvelle pour ceux qui aiment les certitudes : mentaliser,
c’est aussi douter. Pas de façon excessive, en doutant par exemple d’avoir
bien fermé la porte malgré plusieurs vérifications, comme dans un TOC. On
peut se fier à ses perceptions, en général. Mais notre interprétation de
nombreuses situations devra laisser une place au doute. Pour reprendre le
petit exemple ci-dessus de l’employé qui trouve son patron un peu distant
en ce moment, on aurait tort de se précipiter sur une signification
catégorique. « Il m’évite, c’est sûr. Il veut se débarrasser de moi. » Ou pour
l’interlocuteur à qui il se confie, qui doit se retenir de conclure : « C’est un
salaud, comme tous les patrons. On ne peut pas leur faire confiance » (on
retrouve la tendance à faire des catégories qui signale l’absence de nuances
nécessaires à la mentalisation).
Pas facile d’accepter l’incertitude. Nous aimerions tous pouvoir nous
reposer sur des certitudes solides, inébranlables. « L’entreprise existera
toujours », « Votre emploi est pérenne », « Il y aura toujours de la neige
dans les Alpes »… Mais rien ne dure toujours, comme dit la chanson 17.
Notre monde est plus provisoire, plus précaire que cela. Mieux vaut avoir
une pensée souple qui s’y adapte, plutôt que d’essayer de faire correspondre
la réalité aux idées rigides que nous pourrions nous en faire.
Pas facile, non. Pas confortable. Notamment face à un médecin ou à un
psy. On aimerait qu’il puisse nous dire : « Vous avez telle maladie, nous
allons vous donner tel traitement avec tel résultat. » Parfois c’est possible, il
peut le faire en toute honnêteté. Mais nos maux sont souvent bien plus
complexes. Le praticien a le choix entre nous livrer ouvertement certaines
des questions qu’il se pose et feindre une certitude rassurante. Face à un
patient très angoissé cela peut être le meilleur parti, mais gare aux
conséquences si en fin de compte le traitement ne marche pas…
En tout cas, on aura un meilleur praticien s’il est capable, lui, de
supporter les doutes et l’incertitude, s’il continue de se poser des questions
et de réfléchir au problème, plutôt que de se reposer sur une idée arrêtée.
Les parents sont confrontés au même dilemme, face aux questions de leurs
enfants. « Dis, papa, tu seras toujours là pour me protéger ? » Jusqu’à un
certain âge, mieux vaut mentir, comme pour le Père Noël. Faire semblant
d’être immortel et invulnérable. Les enfants ont besoin de croire à un
monde immuable et protecteur. Mais notre responsabilité, en tant
qu’adultes, inclut de faire face à l’incertitude, de supporter la fragilité de
l’existence.

Tout est relatif


Dans la série Occupied, diffusée sur Arte fin 2015, la Norvège est
soumise au contrôle de forces russes qui déguisent à peine leur statut
d’occupants. À mon sens la grande force de cette histoire est qu’aucun des
personnages n’est « le bon » ou « le méchant ». On peut s’identifier à
chacun, comprendre pourquoi l’un décide, non sans mal, de coopérer, afin
d’éviter une guerre perdue d’avance. Pourquoi l’autre refuse les diktats
russes et préfère s’insurger, quitte à mourir lui-même et à entraîner d’autres
dans la mort. Tous sont déchirés, et le spectateur est invité non pas à choisir
un camp en détestant un des personnages, mais à comprendre leurs
positions intenables, à tous et à chacun.
Le fait de mentaliser ne permet pas de prescrire de « bonnes » opinions
ou d’aboutir à la conclusion juste, mais seulement de réfléchir à différents
avis. On peut raisonner, soupeser, prendre en compte le point de vue de
l’autre, mais in fine, aucune conclusion ne peut être désignée comme « la
bonne », en général. Par exemple ma position de végétarienne est claire
pour moi, juste pour moi. Je peux l’expliquer. Les personnes les plus
patientes m’écoutent, parfois se questionnent en entendant mes raisons.
Mais je ne peux pas affirmer (malgré mon envie !) que j’ai raison, que les
mangeurs de viande ont tort. Ils essaient d’ailleurs de me convaincre que
c’est leur mode de vie qui est le bon. Nous ne pouvons que nous respecter
mutuellement, et parfois, après avoir bien écouté l’autre, on change de point
de vue. Mais souvent, non.
Parfois ces désaccords sont trop profonds pour que l’on maintienne une
relation amicale. La politique peut ainsi causer des ruptures, lorsque les
opinions sont extrêmes ou les émotions très fortes. La religion, ou la
divergence entre deux religions, peut aussi avoir cet effet-là. Mais parvenir
à mentaliser, à conserver cette façon de penser qui tient compte d’autrui,
permet de s’entendre au moins un minimum – si tant est que les deux
protagonistes coopèrent ! Car il est bien difficile de tenir seul cette attitude
face à quelqu’un qui campe sur ses positions sans rien écouter.

Voir qu’on s’est trompé


Nul n’est à l’abri d’une erreur, la sagesse populaire le reconnaît depuis
longtemps. « Tout le monde peut se tromper », « l’erreur est humaine »…
Changer d’opinion, c’est même le signe d’un esprit vivant, capable de
réévaluer ses idées lorsque de nouvelles informations remettent en cause ce
que l’on croyait auparavant. Les personnes qui ont du mal à mentaliser sont
plus attachées à leur image, à ne pas sembler se désavouer elles-mêmes, et
peuvent se cramponner à ce qu’elles ont toujours affirmé, soutenir mordicus
une opinion devenue caduque. Tandis qu’une personne qui mentalise bien
18
sait reconnaître une erreur. Dans un récent ouvrage , Boris Cyrulnik
affirme : « C’est par fidélité à soi-même qu’il convient de s’opposer à la
théorie qu’on défendait hier. » Fidélité à sa pensée vivante plutôt qu’à sa
réputation, et à l’illusion d’avoir toujours et forcément raison.
Répondant à un journaliste 19, un grand écrivain américain fait ainsi son
mea culpa envers le président Obama, en prenant conscience d’avoir sous-
estimé les obstacles énormes auxquels le dirigeant avait eu à faire face. Une
telle remise en cause constitue un beau modèle de mentalisation. Ayant
surmonté sa déception, Russell Banks ouvre son esprit et lâche son
précédent point de vue.
Et si au lieu de le vivre nous-mêmes nous sommes témoins de tels
revirements, d’une telle évolution plutôt, nous devrions pouvoir nous y
intéresser plutôt que de condamner ou de tomber dans le triomphalisme. Si
nous continuons de mentaliser, nous nous demanderons : « Tiens, pourquoi
a-t-il changé ainsi ? »

Gérer la culpabilité
Et si l’on peut commettre des erreurs, il est naturel de se sentir coupable
après certaines d’entre elles. Imaginez ce qu’a pu ressentir le général Colin
Powell, un homme dont la décence est reconnue par nombre de personnes le
connaissant, quand il devint évident que Saddam Hussein et l’Irak ne
protégeaient pas Al-Qaida, ne possédaient pas d’armes biologiques ni
20
chimiques. Dans son livre récent il revient sur l’erreur que fut son
discours à l’ONU en 2003, visant à entraîner d’autres pays dans une action
militaire contre l’Irak. Bien sûr, il se justifie, arguant que la CIA lui avait
fourni des informations erronées et très convaincantes. Il est humain de
chercher à minimiser ses torts. Mais il reconnaît son erreur, et l’on ose
imaginer qu’il se sent coupable d’avoir contribué à déclencher une action
militaire aussi injustifiée que lourde de conséquences.
Le philosophe Raphaël Enthoven, qui intervient le matin sur une radio
nationale pour parler de « la morale de l’info », a intitulé une de ses
21
rubriques « On n’a jamais tort de reconnaître qu’on a tort ». Il expliquait
que ce que certains prenaient pour un aveu de faiblesse (le président
François Hollande reconnaissant quelques jours auparavant qu’il n’aurait
pas dû supprimer une mesure mise en place par son prédécesseur) était en
fait signe d’humilité, donc de force. « On a le droit, sinon le devoir, de faire
son mea culpa quand on est au pouvoir », affirme-t-il, ajoutant que les
débatteurs se grandissent toujours en reconnaissant qu’ils se sont trompés,
et font grandir ceux qui les écoutent. Voilà le genre de pensée qui se
développe avec la mentalisation !
Pour nous autres psys, la culpabilité est un peu l’apanage des névrosés.
Ces derniers se sentent coupables de tout et de rien, souvent de façon
excessive, ils se torturent alors. Pendant longtemps le travail dans nos
cabinets a visé à atténuer la culpabilité de ces personnes qui se chargeaient
de tous les torts et s’accusaient – à tort. Depuis quelques décennies,
toutefois, le paysage psychologique a changé. Nous voyons arriver moins
de personnes culpabilisées à l’extrême, et davantage de personnes peu
accessibles à la culpabilité. Aujourd’hui, la culpabilité est plutôt de bon
aloi ! Imaginez que Colin Powell ne se sente nullement coupable, qu’il
balaie les reproches en disant : « Ce n’est pas ma faute, je me dégage de
toute responsabilité. » Il serait un piètre être humain.
Une jeune femme découvre qu’elle est porteuse d’une maladie
sexuellement transmissible, et lorsque je lui demande si elle en a informé
ses précédents partenaires sexuels, elle hausse les épaules, « non, pourquoi
faire ? ». Carlo annonce, furieux, que son permis de conduire lui a été retiré
pour six mois. Je découvre qu’en conduisant trop vite il a provoqué un
accident de la circulation, que l’autre conducteur est hospitalisé. Mais Carlo
ne s’en inquiète pas, « bah, c’est une fracture, il va s’en remettre ! ».
Évidemment, les névrosés peuvent aller trop loin avec leur culpabilité.
À l’inverse de Carlo, Gabrielle, fraîchement munie du précieux permis,
avait emprunté la voiture familiale pour se rendre à un rendez-vous
amoureux. Au retour, un piéton surgit sur la chaussée. Il ne traversait pas
dans les clous et sortait sans regarder de derrière une camionnette, qui le
dissimulait aux conducteurs. Comment donc blâmer la pauvre Gabrielle ?
Elle, toutefois, en bonne névrosée, non seulement s’est tourmentée des
années durant pour la jambe cassée de celui qu’elle avait renversé (à faible
allure, heureusement), mais elle s’est reproché aussi de s’être fait plaisir en
allant retrouver un garçon. Thématique typique des névrosés, l’interdit de la
sexualité !
Le problème avec cette culpabilité névrotique est qu’elle tourne en
rond, on n’avance pas, on rumine. Nous reverrons ce problème au
chapitre 8 sur la mauvaise mentalisation. Néanmoins, pouvoir se sentir
coupable est un signe non seulement de civilisation, mais aussi de
mentalisation : on est conscient de l’autre, de sa vie, de ses besoins, de ses
souffrances. L’agentivité fait que l’on mesure l’importance de ses propres
actes. Tout cela permet l’empathie ainsi qu’un sentiment de responsabilité.

Renoncer à la vengeance
Après les terribles attentats parisiens du 13 novembre 2015, beaucoup
d’entre nous avons été frappés par la réaction d’un homme dont l’épouse
avait été abattue. Il refusait l’esprit de vengeance, qui peut procurer une
sorte de soulagement provisoire et de courte durée. Crier sa haine, essayer
d’agir précipitamment, cela nous remet dans la pensée simple, « il y a des
gens bien et des gens pas bien, ces gens sont des monstres, ils méritent de
mourir ». Honnêtement, je trouve bien difficile et quasiment surhumain de
résister à cette première réaction, au moins en son for intérieur. On peut se
raisonner plus tard, une fois les émotions apaisées. Mais cet homme, montré
dans les jours qui suivirent sur plusieurs chaînes d’information, disait qu’il
ne donnerait pas cette victoire aux terroristes. Peut-être était-il encore sous
le choc et aura-t-il éprouvé de la colère dans les jours ou les mois qui ont
suivi, mais tout de même, son attitude a de quoi nous inspirer.
Le désir de vengeance, comme l’erreur, est aussi une faiblesse humaine.
Lorsque nous subissons un tort, nous avons envie de pouvoir accuser
quelqu’un, l’accabler de reproches, éventuellement obtenir réparation – ce
qui constitue déjà un grand progrès par rapport à la bonne vieille loi du
talion ! Œil pour œil, dent pour dent, tu as tué ma femme, je tue la tienne,
ou bien tes enfants. On reconnaît le fonctionnement de la vendetta, ce cycle
sans fin de vengeances.
C’est dire qu’il faut tout un travail pour digérer une offense, car d’après
Gérard Bonnet 22, « à la source de la vengeance et qui la rend parfois
désastreuse, il y a toujours des affects ou des émotions d’une grande
intensité, qui ont pris une place excessive dans la vie du sujet », qui ne sont
donc pas faciles à lâcher. Ce travail psychique se fera grâce à notre pensée
mentalisante notamment. On est aidé si l’offenseur collabore en manifestant
des regrets. Par exemple, après une erreur médicale, si nous-mêmes ou l’un
de nos proches gardons des séquelles graves, ce que nous espérons du
médecin ou du chirurgien est qu’il reconnaisse sa faute et en parle avec
nous. Hélas, les circonstances ne s’y prêtent pas toujours, et si l’on agresse
le médecin ou qu’on le menace d’un procès il se mettra probablement sur la
défensive. D’où l’intérêt de communiquer, plutôt, car soutirer une somme
d’argent à un praticien ou à un hôpital répare en fait beaucoup moins, au
niveau psychologique, qu’un échange de bonne foi entre êtres humains. La
vengeance ne nourrit pas notre âme.
CHAPITRE 4

Apprivoiser ses ressentis :


le pilier émotion

Les émotions font partie de notre vie, on pourrait même dire qu’elles
sont notre vie, notre vie psychique en tout cas. Sans elles, nous ne nous
sentirions pas vivants, comme on le devine en écoutant les personnes qui ne
les perçoivent plus, à cause d’une lésion cérébrale ou d’un traitement qui
écrase plus ou moins l’affect. Albert par exemple, après quelques semaines
de prise d’un antidépresseur, disait à la fois se sentir mieux, puisqu’il
arrivait à mieux dormir et à être plus actif, mais il avait l’impression de ne
plus être tout à fait lui-même. « Je vais au cinéma, je suis le film, mais ça ne
me touche pas. » Il envisageait même d’arrêter son traitement pour
retrouver ses ressentis et une vie en couleur.
Nos émotions sont précieuses, mais capricieuses aussi. Parfois elles sont
excessives et perturbent notre jugement, ou nous font agir d’une façon que
nous regrettons plus tard. Parfois elles sont absentes et nous laissent un peu
vides, comme Albert. Ce qui permet que les « montagnes russes » restent
dans des limites raisonnables, c’est un mécanisme interne de régulation.
Éviter les maladies des émotions
Une bonne régulation affective nous permet d’avoir une sorte de
plafond sur la courbe de nos émotions. Vers le haut, pour éviter qu’elles
montent à l’extrême en crise d’hyperexcitation, de rage, de terreur, de
chagrin suicidaire. Et un plancher vers le bas, pour les empêcher de
s’éteindre. Un peu comme un système de frein et d’accélérateur : si on
freine trop, on risque l’arrêt, on surrégule l’émotion et on ne sent plus
grand-chose. Si on accélère sans contrôle, gare aux explosions !

Ni trop… déchaînés
Il est vrai que lorsqu’une émotion est très forte, elle semble prendre les
commandes de notre cerveau. Les Anglo-Saxons parlent de highjacking, le
verbe utilisé pour les détournements d’avion. L’émotion « terroriste »
s’impose dans la cabine de pilotage et nos décisions ne sont pas prises avec
nos moyens habituels, nos actes échappent à notre contrôle. Quand il s’agit
d’une situation exceptionnelle, comme se retrouver face à un lion ou à une
personne armée, cette réaction animale, instinctive, n’a rien d’anormal. La
plupart d’entre nous ne sont pas préparés à des circonstances pareilles ! En
revanche, il arrive qu’on ait une réaction extrême sans que la réalité
objective le justifie. La réaction paraît alors imprévisible pour autrui,
puisque disproportionnée. C’est le cas par exemple avec les phobies : on
peut s’étonner de me voir partir en courant parce qu’une guêpe est entrée
dans la pièce. Mais c’est aussi le cas par exemple si dans une réunion, vous
exprimez une opinion différente de celle d’un collègue et qu’il s’emporte,
vous reprochant avec véhémence de toujours vous opposer à lui, de vouloir
le mettre en échec. Ou si une amie vous raccroche au nez parce que vous lui
annoncez que vous ne pourrez pas venir à la soirée qu’elle organise. Ouh là,
que se passe-t-il ? L’intensité de la réaction dans des circonstances paisibles
signale un problème de régulation affective.
Pouvoir contenir une émotion violente, voilà une qualité précieuse dans
une négociation. Hélas, lorsque le thème est important, les passions ont
tendance à s’enflammer. Songeons au débat sur l’accessibilité des armes à
feu aux États-Unis. En général il resurgit après un drame, que ce soit
l’assassinat de deux journalistes en direct sur une chaîne de télévision de
Virginie en août 2015, ou la tuerie dans l’école de Newtown en
décembre 2012. Comment s’étonner qu’à de tels moments, les émotions
soient particulièrement vives ? « Évidemment, il faut interdire les armes
puisqu’elles causent de telles horreurs ! » « Bien sûr que non, ce qui tue, ce
ne sont pas les armes, ce sont les gens ! Nous autres citoyens honnêtes
devons être armés pour nous défendre ! », répond la partie adverse, la NRA
(National Rifle Association) dont les membres tiennent à cette « liberté »
comme à la prunelle de leurs yeux. Dans une telle situation d’impasse, plus
l’un crie, plus l’autre crie en face, tout le monde s’emporte, personne
n’écoute. Chacun sort de là indigné et campé sur ses positions. Je ne
prétends pas que savoir réguler son émotion et penser calmement
apporterait par magie une issue satisfaisante, mais cela permettrait au moins
un échange susceptible de faire réfléchir de part et d’autre. Parfois même,
quelqu’un se met à entendre les arguments d’en face et doute de sa
position… rarement, hélas, mais cela arrive !
Ces débordements concernent particulièrement les personnes souffrant
du trouble dit borderline, caractérisé entre autres par une difficulté à réguler
ses émotions (voir le chapitre 10). Mais nous pouvons tous perdre notre
capacité de régulation et être emportés par l’émotion, si le stress provoqué
par une situation est suffisamment fort.

Ni trop peu… écrasés


À l’inverse, certaines personnes surrégulent leurs émotions.
Actuellement dans certaines séries télévisées sévit une sorte de mode des
personnages plus ou moins autistes ou Asperger 23, dont le manque de
contact avec leur propre ressenti n’a d’égale que leur absence totale de
délicatesse à l’égard d’autrui. Ils ressemblent un peu à des robots
ultralogiques incapables de comprendre la sensibilité des humains, qui leur
paraît ridiculement excessive. Le fait que ces personnages se dispensent de
toute empathie, de toute précaution avec autrui, procure une sorte de
jubilation au spectateur. Peut-être parce qu’ils se permettent d’être, au fond,
malpolis, voire blessants. Ou bien parce qu’on se dit : « Moi, au moins, je
fais mieux que ça ! » Toujours est-il que les conséquences de leurs piètres
compétences sociales montrent bien l’importance de l’émotion et de
l’empathie pour entretenir de bonnes relations.
Pour revenir à L’Étranger, nous avons affaire à un personnage assez
proche de ceux des séries en question, sauf qu’eux sont tous des surdoués
(encore une mode des séries ?), tandis que Meursault ne semble pas plus
intelligent que la moyenne. Mais il fait preuve d’une semblable
indélicatesse, comme dans la scène où Marie lui demande s’il veut se
marier avec elle et où il répond « que cela m’était égal et que nous
pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je l’aimais.
J’ai répondu […] que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne
l’aimais pas […], que cela n’avait aucune importance et que si elle le
désirait nous pouvions nous marier. D’ailleurs, c’était elle qui le demandait
et moi je me contentais de dire oui. Elle a observé alors que le mariage était
une chose grave. J’ai répondu : “Non.” »
Les émotions écrasées à l’excès privent les événements de leur
importance. La mort de sa mère, l’amour de Marie, le meurtre de l’homme
arabe – rien de tout cela ne semble vraiment affecter Meursault. Cette
indifférence au moins apparente est effarante pour la plupart d’entre nous,
et c’est cela sans doute qui vaut à Meursault la peine de mort. Le procureur
s’indigne : « A-t-il seulement exprimé des regrets ? Jamais, messieurs. Pas
une seule fois au cours de l’instruction cet homme n’a paru ému de son
abominable forfait. » Et, l’écoutant, Meursault songe : « Sans doute, je ne
pouvais pas m’empêcher de reconnaître qu’il avait raison. Je ne regrettais
pas beaucoup mon acte. »
L’anesthésie émotionnelle ne nous fait pas de bien. Dans un livre
récent 24, le philosophe Michaël Fœssel insiste sur la nécessité de ne pas
évacuer avec une efficace technologie le chagrin causé par les pertes que
nous vivons – et il en compte beaucoup, car tout humain a à en affronter au
cours de son existence. L’idée de la régulation affective n’est pas que l’on
puisse tout atténuer et n’éprouver que des émotions raisonnables en toutes
circonstances. Certaines d’entre elles méritent un ressenti profond, intense,
parfois à peine supportable. Quand on perd une personne très chère, très
proche, il est sain de réagir de façon forte. On pleure, on sanglote, on
tempête. En privé, peut-être, ou de préférence auprès d’une personne
aimante, mais la modération n’est pas de mise.

Ni addicts
Quand on a du mal avec ses émotions, qu’on ne sait pas comment les
tolérer grâce à son mental régulateur, une façon de pallier le problème est
d’avoir des soutiens extérieurs qui nous soulagent. Le plus évident consiste
à avaler quelque chose qui apaise notre état agité : alcool, cigarettes,
gâteaux, médicaments anxiolytiques, au pire les drogues illicites (héroïne et
autres). On se sent mal, on prend le comprimé ou autre substance, et on se
sent mieux. On peut même en avoir besoin quand on se sent bien ! Pour
certaines personnes tout ressenti fort, fût-il positif, déclenche le besoin de
ce calmant artificiel. Il leur faut absolument araser l’état émotionnel.
On peut aussi pour cela dépendre d’une personne, avoir besoin d’un
« moi accessoire » pour gérer nos états. Joyce McDougall 25 parle
d’addiction à l’autre, d’« utiliser des gens pour alléger des angoisses
intolérables ». Ainsi Michèle, quand elle a rencontré Henri, a été subjuguée
par son calme souriant. Elle naguère plutôt colérique s’est sentie très vite
rassurée par cet homme. Elle ne voulait plus le quitter, sa seule présence lui
faisait tant de bien ! Lui, ravi d’être à ce point apprécié, accepta un mode de
vie assez fusionnel. Ils faisaient tout ensemble. Seule ombre au tableau :
dans son amour exclusif, Michèle supportait mal les enfants d’Henri qui
passaient un week-end sur deux chez eux. Elle avait besoin de son
compagnon-médicament pour elle toute seule, et presque constamment.
McDougall décrit aussi la « recherche constante de conflits avec
autrui », comme façon de se débarrasser de ce qui est pénible à l’intérieur.
Le conflit interne est mis à l’extérieur, donnant l’illusion d’une paix
intérieure. Au lieu de se débattre entre sa part jalouse et sa part généreuse,
Michèle jouait son conflit interne avec les autres, faisant porter à la fille de
son compagnon le négatif qu’elle ne supportait pas en elle-même. Il se
passe quelque chose d’analogue avec Georges, qui s’est toujours vanté
d’être très indépendant mais ne supporte pas que son épouse le délaisse
pour sortir avec ses amies. Plutôt que de supporter cette contradiction en
lui, il préfère l’attaquer, elle, chaque fois qu’elle annonce une absence.
La troisième forme d’addiction qui soulage prend la forme d’actes : le
jogging, le rangement, le ménage, le travail, le sexe, Internet, les SMS, les
jeux en ligne, peuvent devenir des sortes de drogues : tant qu’on s’y
adonne, on chasse le mal-être ou l’angoisse. On peut dire aussi que les
achats encouragés par la société de consommation participent de ce
fonctionnement. On a l’impression qu’avec cette belle voiture, cette jolie
robe, ces chaussures à la ligne élégante, cet ordinateur perfectionné, on
chassera le spleen et on sera heureux. Les collections surinvesties peuvent
causer une même perte de contact avec les vraies priorités de la vie, on se
focalise à l’excès sur ces choses qu’on veut accumuler, au détriment des
relations.
Comment ça se construit en famille
Connaître et contenir ses émotions, et comprendre celles des autres, ce
n’est pas inné, cela doit s’acquérir. Nos parents, d’abord, ou ceux qui en
tiennent lieu, vont nous donner les bases. Mais nous continuerons
d’acquérir des capacités au fil des ans, dans nos différents contextes.

Des parents qui contiennent


Chronologiquement, un premier aspect important du rôle des parents
consiste à aider le nourrisson à supporter ses émotions. Songez aux tout-
petits parfois balayés par une tempête qui les fait crier, se débattre… Il se
passe quelque chose d’insupportable pour eux. On ne sait pas ce que c’est –
une grande faim, une douleur, un manque, une angoisse sans nom, une
terreur… ? Tout leur petit corps se tord, se tend, leurs jambes s’agitent, leur
visage se crispe. Si on les laisse se débrouiller tout seuls avec ça, ils
finissent tôt ou tard par s’apaiser – ou plutôt, par s’éteindre. Après un temps
de lutte intense, ils s’épuisent et abandonnent. Ce qui donne du silence,
mais pas un silence de bon aloi.
En fait, malgré la difficulté que cela peut représenter, ils ont besoin
qu’une personne de confiance (père, mère, nounou…), plus calme qu’eux,
les contienne. Très souvent on va prendre le bébé dans les bras, lui parler, le
regarder, marcher avec… Ou bien on s’approche, on berce le petit lit tout en
faisant des sons apaisants. En tout cas, il y a la présence proche d’un plus
grand qui peut supporter la tempête et aide l’enfant à la traverser et à vivre
le calme qui finit par venir.
Parfois ce n’est pas possible d’apaiser le petit. Les parents qui ont eu un
enfant affligé d’allergies graves, de crises d’asthme angoissantes, d’eczéma
généralisé, de coliques incompréhensibles, connaissent l’impuissance qui
nous saisit parfois face à cette souffrance, qui à la longue devient de
l’exaspération. On se reproche de ne pas y arriver et de s’énerver, mais
parfois, c’est trop même pour l’adulte. Heureusement, ce n’est pas le cas le
plus fréquent, et pour la plupart des bébés dans la plupart des situations, la
présence attentive des parents va réussir à les calmer.
Ils servent en quelque sorte de « moi externe », le mécanisme de
régulation affective vient d’eux. Le petit est dépendant d’eux pour supporter
ses mouvements émotionnels et, à ce stade, c’est normal ; peu à peu l’enfant
va intégrer cette présence contenante et construire son propre régulateur
interne. Tandis que si les adultes ne peuvent pas fournir ce moi externe, s’ils
fuient les besoins de l’enfant ou s’affolent à leur tour, le besoin persistera et
l’on risque de rencontrer l’addiction à l’autre dont il était question plus
haut. Ce résultat malheureux peut aussi provenir de parents qui restent trop
longtemps aidants et attentionnés. En effet, pour que l’enfant arrive à
intégrer ce fonctionnement apaisant, il faudra qu’ils le laissent
progressivement se débrouiller seul, de sorte qu’il mette en usage ce qu’il
aura reçu de présence réconfortante.
Un autre problème, quand les parents ont une réaction indifférente ou
violente aux affects de l’enfant, est que ce dernier peut « surréguler »,
pratiquement écraser ses propres ressentis. Par exemple si ses cris font
finalement venir une mère furieuse qui hurle et le secoue, il apprend vite
qu’avoir des besoins et les montrer n’est pas une bonne idée. À la longue il
risque de perdre le contact avec ce qui se passe en lui et peut présenter plus
tard une personnalité qui paraît insensible, style Meursault. On ignore
comment la mère a pu le traiter, mais on peut l’imaginer croulant sous le
travail et ne répondant guère aux appels du petit qu’il avait été.
Le parent miroir – mais différent
La plupart des parents ont tendance à refléter intuitivement l’émotion de l’enfant,
mais en la déformant légèrement pour montrer qu’ils ne la ressentent pas eux-
mêmes. Par exemple quand le bébé crie parce qu’il a faim, papa peut s’en
occuper en lui parlant d’un ton simili-fâché. « Oh, tu n’es pas content ! C’est
normal, tu as bien raison ! Papa est bien trop lent avec ce biberon ! » C’est ainsi
que commence l’alphabétisation émotionnelle, car l’enfant apprend à identifier et
nommer ce qu’il ressent. Encore faut-il que le parent ne se trompe pas, ou pas
trop souvent ! Si chaque fois que le petit émet un son, on lui dit « tu es fâché », il
n’apprend pas à distinguer ses différents états émotionnels.
Grâce à ces manifestations du parent, l’enfant apprend non seulement à
différencier ses propres émotions, mais il découvre aussi l’univers de l’autre. Si
maman fait semblant d’être fâchée, puis rit, c’est qu’elle est différente de moi, elle
ne ressent pas la même chose. Qui plus est, cela signifie que ma colère ne
l’envahit pas, mes émotions n’ont pas le pouvoir de colorer tout l’univers. Peu à
peu, je vais pouvoir élaborer des hypothèses sur ce qui se passe en elle. C’est ce
qu’on appelle la « théorie de l’esprit », que nous détaillerons au chapitre 6.

La parole en famille
Si les parents peuvent parler de leurs émotions, s’intéresser à ce que
ressentent leurs enfants et en discuter avec eux, ce sera un atout énorme
pour leur apprendre à différencier et exprimer leur vécu intérieur. Pour que
notre hypothétique jeune Meursault développe mieux sa sensibilité, sa
mère, après avoir répondu suffisamment à ses appels de bébé, aurait eu avec
son petit garçon des échanges sur l’absence de son père, sa tristesse à elle,
son regret pour lui de grandir sans cette figure importante. Elle se serait
intéressée à ce qu’il éprouvait à ce sujet, à ce qui se passait plus tard à
l’école, avec les maîtres, les camarades… C’est plus facile s’il y a plus de
monde dans la famille. Deux parents bien sûr, et aussi une fratrie,
composant un entourage plus varié, des ressentis et des interactions de style
différent.
Une des émotions importantes à maîtriser est la colère, qui nous permet
d’affirmer notre individualité, en refusant ce qui nous envahit et en
réclamant ce à quoi nous estimons avoir droit. L’enfant devra bien sûr
apprendre à contenir sa colère, grâce au langage qui lui permettra de
26
l’exprimer de façon constructive. Christophe Dejours affirme : « La
structuration de l’expressivité de la colère est difficile chez l’enfant.
Beaucoup de parents sont totalement désemparés devant leurs chérubins en
colère. Or, c’est bien de la façon dont ils jouent cette question, au long
cours, avec eux, que dépendent la structuration et l’usage souple de la
puissance expressive de la colère chez l’adulte. » Autrement dit, la famille
doit savoir manier cet affect puissant, ni l’interdire, ni l’ignorer, ni s’y
soumettre, mais pouvoir en faire quelque chose, en parler avec l’enfant,
pour que ce dernier arrive à l’intégrer et à en faire une force constructive.

Et à l’école
Après les parents, c’est le contexte scolaire qui va aider l’enfant à
acquérir ces compétences sociales émotionnelles. Dans le beau livre
Espérance banlieues ! Éric Mestrallet, interviewé par Harry Roselmack,
décrit avec enthousiasme l’équipe de l’école pilote Alexandre-Dumas de
Montfermeil qui obtient de si bons résultats, malgré un contexte de banlieue
27
difficile classiquement associé à l’échec scolaire . Il souligne la dimension
« leadership » des enseignants, faisant d’eux d’excellents tuteurs de
résilience potentiels. Pour Mestrallet, « le rôle du professeur est justement
d’apprendre à ses élèves à maîtriser leurs affects pour déployer une pensée
fondée en raison ».
L’apprentissage se fait par ce que les maîtres disent aux élèves,
comment ils encouragent leurs efforts, complimentent leurs succès. Mais
aussi par le modèle qu’ils présentent en tant que personnes. Je cite encore
28
Mestrallet : « Comme les enfants sont presque constamment avec les
professeurs, ils sont témoins des relations des professeurs entre eux. S’ils se
disputent, il leur est difficile de prêcher l’écoute et la non-violence auprès
des enfants ! » Les élèves observent de vraies relations, incluant des
tensions, des demandes de pardon. C’est bien ainsi que nous civilisons nos
mouvements émotionnels intenses.
Cette école semble exemplaire, mais il en existe sûrement d’autres où
les enseignants peuvent ainsi aider les enfants à se développer.
Malheureusement, les restrictions budgétaires écourtent la formation des
maîtres et ne permettent pas une initiation à la psychologie des émotions, ce
qui augure mal de l’avenir de cette belle transmission. Mais la qualité
humaine de ceux qui choisissent ce métier nous laisse de l’espoir.

Dans la vie adulte


D’après les données récentes des neurosciences, la zone du cerveau
impliquée dans l’autorégulation, le cortex préfrontal, ne se développe
pleinement qu’au début de la trentaine. C’est pourquoi les adolescents,
même intelligents, commettent parfois des actes vraiment irréfléchis qu’ils
critiqueront plus tard. Évidemment, nous pouvons tous commettre des actes
déraisonnables, mais les adolescents et jeunes adultes, avec leur cortex
préfrontal pas fini, ont de meilleures excuses ! Ce qui signifie que
l’acquisition de ces mécanismes de régulation affective se poursuit bien
après les années d’école.
L’alphabétisation émotionnelle
Claude Steiner 29 a proposé ce terme pour décrire cet aspect important
du développement psychologique. Pour lui, « être émotionnellement lettré
signifie que nous avons des émotions, que nous en connaissons la force et
que nous savons ce qui les cause en nous et chez les autres. Nous apprenons
comment, où et quand les exprimer et comment les contrôler, et aussi
comment elles affectent les autres, et nous assumons la responsabilité de
leur impact ».
L’échelle proposée par Steiner est éclairante. Imaginons une épouse qui
rentre toute guillerette du travail et trouve son compagnon affalé dans un
fauteuil, l’air morne 30. Elle lui demande ce qu’il ressent. Voici les différents
degrés possibles de réponse, par ordre de développement croissant :
Anesthésie. La personne n’est pas consciente de ressentir quoi que ce
soit. « Rien », répond le mari en articulant à peine.
Chaos. Une grimace : « Je ne sais pas, je ne suis pas bien. »
Sensations physiques. « J’ai une barre, là… » Notre Meursault se situe
probablement là, le plus souvent. Il a conscience du soleil qui l’aveugle,
de la chaleur, mais guère de sentiments.
Une émotion est nommée. « Je crois que j’ai le cafard. »
On peut discerner des nuances d’émotions, plus ou moins fortes. « Je
crois que je suis abattu et plutôt en colère. » En fait, faire le tri dans ce
qu’on ressent est souvent malaisé. Pour citer Gérard Bonnet 31 : « Il est
difficile de cerner avec précision ces expressions humaines, […]
d’autant qu’elles se présentent souvent intriquées : ce sont des monstres
à plusieurs têtes. »
On sait ce qui a déclenché cette émotion. « Je crois que c’est à cause de
ce qui se passe au boulot. C’est vraiment moche, Georges est sur la
touche et moi, je sens qu’on va m’oublier pour les promotions. »
Empathie : on est conscient de l’impact sur autrui de l’émotion que l’on
exprime. « Ça ne te mine pas trop, ce que je te raconte ? Je sais que tu
as déjà vécu ça, toi aussi… »
Au niveau le plus avancé, selon Steiner, on sait ce que l’on ressent, avec
quelle intensité, et pourquoi ; et l’on sait ce que ressent l’autre, avec
quelle intensité, et pourquoi. Monsieur décode bien ses propres
émotions, et il évite d’exprimer sa rage avec violence pour ménager la
sensibilité de son épouse.
Personne ne se situe au niveau suprême de l’alphabétisation
émotionnelle en permanence, face à toutes les situations ! On s’épuiserait à
être constamment aussi compréhensif et plein de tact. Alors par moments,
on lâche, on ne fait plus attention. Et qui fait le plus souvent les frais de ce
relâchement ? Malheureusement, ce sont souvent les personnes que nous
aimons le plus, conjoint ou enfants. Dans l’exemple ci-dessus, l’homme
pourrait devenir vraiment furieux, crier sur sa femme, peut-être casser
quelque chose. On profite souvent des proches pour se défouler, quitte à le
regretter après. À méditer…

Les relations qui font progresser


De même que l’école décrite ci-dessus enseigne aux jeunes à moduler la
force de leurs expressions émotionnelles, d’autres liens tout au long de la
vie adulte vont nous aider à nous développer encore. Dans le milieu
professionnel on apprend à ne pas étaler son chagrin ou laisser exploser sa
colère, afin de garder la face ou de préserver son emploi. Les amis ouvrent
aussi notre cadre de référence et nous procurent des expériences
relationnelles précieuses. Mais c’est souvent dans le couple que peut se
faire le plus grand apprentissage, à condition d’accepter cette remise en
cause. La famille de l’un aura peut-être favorisé l’expression de la tristesse,
celle du conjoint gérait mieux la colère. Au prix probablement d’un certain
nombre de tiraillements, voire de conflits, le couple élargira la palette
émotionnelle de chacun. Monsieur qui se sentait obligé de cacher ses peines
et ses inquiétudes arrivera à la longue à se laisser apprivoiser, il pourra
confier à madame ses difficultés. Madame qui se laissait un peu marcher sur
les pieds au bureau osera s’affirmer davantage, encouragée par son mari-
supporter. Mais cela ne se fait pas automatiquement, par osmose ! Il aura
souvent fallu bien des négociations, des discussions, des désaccords, des
crises, pour finalement accepter que le point de vue de l’autre puisse avoir
quelque valeur…
Parasites familiaux
Certaines personnes semblent presque toujours tristes, ou ont peur d’un rien ou
se fâchent pour un oui ou pour un non. Les circonstances, apparemment,
importent peu, c’est toujours le même sentiment qui sera stimulé chez elles. En
analyse transactionnelle, nous appelons cela un « sentiment-parasite ». C’est
comme s’il parasitait nos autres émotions, et il parasite également nos relations.
Imaginons que nous soyons les passagers d’un train bloqué en rase campagne
des heures durant. Anna, que tout déprime, dit d’un air abattu à sa voisine :
« C’est toujours à moi que ça arrive, des trucs comme ça. À croire que le dieu des
transports me déteste. » Son interlocutrice, déjà agacée par le contretemps,
trouve cette geignarde vraiment énervante avec ses jérémiades. Elle se croit la
seule affectée par le retard du train ou quoi ? Derrière elles, Paul, un jeune
homme en route pour un entretien d’embauche, commence à transpirer. Déjà qu’il
redoutait cette épreuve, maintenant il va être en retard, aïe ! Pourvu que les deux
dames devant lui ne commencent pas une dispute, il ne manquerait plus que ça…
À côté de lui, Gilles a à peine remarqué l’arrêt. Stoïque, il continue de travailler sur
un dossier. Il fait bien un peu chaud, mais il n’y prête guère attention.
Ce sont des tempéraments différents, pourrait-on dire, mais aussi ces réactions
sont souvent influencées par la famille dans laquelle on a grandi, comme nous
l’avons vu précédemment. Si l’on se moque de nous quand nous exprimons la
peur, nous allons probablement dissimuler cette réaction, soit en adoptant un
stoïcisme du style de Gilles ci-dessus, soit en nous mettant en colère à la place.
Mais nos parents pourraient à l’inverse être choqués par toute manifestation de
mauvaise humeur et nous avoir appris à n’adopter que des attitudes douces,
éventuellement timorées ou tristes. Cela pourrait ressembler à Anna ou à Paul.
Tant que nous sommes sous l’emprise de ces sentiments-parasites, nous ne
sommes pas libres d’éprouver toute la gamme des émotions en fonction des
situations/circonstances. Pour pouvoir nous fâcher de façon proportionnelle à
quelque chose qui nous indigne, ou nous montrer tristes face à une perte, et ainsi
de suite, nous allons devoir nous libérer de nos chaînes, ou de nos parasites
émotionnels.

La dose du bon sens


Depuis le best-seller de Goleman 32, nous savons qu’on ne pense
vraiment bien qu’avec suffisamment d’émotion pour hiérarchiser les
informations et décider de ce qui est important ou non pour nous. Et depuis
peut-être plus longtemps encore, les humains ont constaté que des affects
trop forts leur brouillaient l’esprit. Nos émotions sont de précieuses alliées,
à condition de parvenir à les réguler de sorte qu’une intensité optimale nous
garde à la fois pleinement vivants, et toujours capables de réfléchir.
Et bien qu’une bonne régulation des affects soit incompatible avec les
addictions, être un ayatollah antimédicaments, antialcool, anticigarette,
opposé à toute solution de soulagement, serait aussi une réaction simpliste,
finalement ! Croyons-en la grande Joyce McDougall : « Peut-être devrais-je
souligner en passant que, tous autant que nous sommes, nous avons recours
à des comportements addictifs, notamment lorsque certains événements
nous perturbent de façon inhabituelle au point que nous nous trouvons dans
l’incapacité de gérer nos affects et d’y réfléchir de façon constructive. En
pareilles circonstances, nous avons tous tendance à manger ou à boire plus
que de coutume, à prendre des antidépresseurs ou des calmants pour
oublier, ou encore à nous engager dans n’importe quelle relation, sexuelle
ou autre, afin de mieux fuir la souffrance psychique 33. »
Exiger que tous fassent face à tout par leurs seuls moyens mentaux,
alors que certaines circonstances dépassent nos capacités de gestion, serait
idiot. Simplement, on vise à développer ces capacités pour pouvoir
supporter la plupart des situations prévisibles sans avoir besoin de trop de
procédés d’évitement. Le seul fait d’écouter les informations peut parfois
nécessiter de se couper de son ressenti, de ne pas trop songer à tout ce que
signifient ces nouvelles – à tous ces gens qui ont perdu leur maison, leurs
proches, leur vie, aux éleveurs désespérés, à la nature saccagée. Beaucoup
d’entre nous alternent entre des moments où l’on est pleinement présent et
sensible, et peut-être bouleversé, et d’autres moments où l’on se ferme un
peu aux émotions afin de se protéger.
CHAPITRE 5

Conscience d’avoir un impact :


le pilier action

Pour pouvoir réfléchir sereinement, il est utile de se sentir avoir sa place


dans le monde, et donc d’y être un « agent actif ». D’où le terme
« agentivité », qui commence à se répandre dans les milieux psy. Nous
avons un certain pouvoir d’action sur notre univers, tous. Pouvoir plus ou
moins grand, évidemment : certains ont le pouvoir de déclencher une guerre
mondiale ou de faire voter une loi qui change la vie de millions de
personnes, d’autres ont le pouvoir de consoler leur enfant qui pleure,
d’obtenir une augmentation, de voter pour Machin ou bien pour Truc…
Mais cette conscience d’avoir un impact, un effet, au lieu d’être juste une
feuille au vent, fait partie de ce qui favorise la capacité de mentalisation.
Même si nous trouvons parfois nos propres possibilités trop limitées,
comme moi qui aimerais avoir le pouvoir d’empêcher les scooters de
circuler sur les trottoirs, il nous reste une réelle liberté d’action avec un
impact possible. Je ne peux pas arrêter les motards qui me bousculent, mais
j’ai le choix de marcher sur le trottoir, me pousser, me fâcher, parler à
d’autres gens, écrire au maire… tant de possibilités qui font de moi un
agent actif !
Comment ça se construit en famille
Se construire en tant que sujet, cela passe non seulement par les
pensées, mais aussi par le corps. Les deux vont de pair, en tout cas pour
ceux d’entre nous que la chance a gratifiés d’un corps qui fonctionne et se
développe normalement. Le développement du psychisme et le
développement du corps et de sa maîtrise vont de pair chez la plupart des
enfants. Imaginez en effet comment on peut commencer à se figurer
« moi », « je »… C’est en général avec un verbe d’action. « Je veux, je
prends, je vais, je souris, je crie, je donne… »

Nos mouvements ont du sens


Les bébés bougent dès la naissance (et même avant), mais bouger ce
n’est pas tout, encore faut-il avoir des mouvements conscients et
intentionnels. Au début mes bras, mes jambes remuent, cela produit ou non
des résultats, l’expérience va me montrer ce qui marche pour faire quoi.
Surtout, les parents vont me prêter des intentions : « Oh, regarde, elle m’a
souri ! Elle veut me faire venir ! » « Oh, tu essaies d’attraper ton doudou ! »
Parfois ils se trompent, imaginent des manigances improbables : « Quelle
coquine, elle a à peine 3 jours et déjà elle fait des caprices ! Laisse-la
pleurer, elle veut juste nous manipuler. » Mais heureusement, la plupart des
parents font surtout des choses aidantes. Même leurs erreurs
d’interprétation sont souvent positives, comme d’imaginer que le bébé
s’efforce de parler bien avant qu’il ne soit prêt à essayer. Cela lui fraie le
chemin.
George Downing, psychologue franco-américain spécialisé dans
l’observation des interactions mère-bébé, parle de schémas affectivo-
moteurs pour décrire les mouvements du petit accompagnés de ses attitudes
corporelles, de ses expressions faciales, de ses intentions d’abord non
conscientes, puis conscientes. L’enfant découvre qu’il a le pouvoir de faire
venir maman ou papa, par ses appels ou ses mimiques. Il apprend que ses
cris ou ses sourires obtiennent des résultats. Ou bien, si maman le tient dans
ses bras, il peut la regarder, il peut chercher son regard, souvent en
vocalisant, en s’agitant un peu. Elle lui attribue le désir de contact, elle lui
donne le contact, il voit que ça marche. Chacun de ces ensembles constitue
un schéma, qu’ensuite le petit pourra reproduire : c’est un début
d’agentivité, je peux obtenir le regard de maman !
Un autre schéma affectivo-moteur consiste à couper le contact. Après
un temps de câlin, le bébé peut se lasser avant le parent. Il détourne le
regard, la tête, ne répond plus, arque le dos peut-être. Là encore, si tout va
bien, maman ou papa vont laisser faire, et ce schéma à son tour se met en
place : je peux arrêter l’interaction ! Parfois le parent résiste, il veut
prolonger le câlin, ou être celui qui décide. L’enfant devient impuissant à se
préserver.
Reprenant l’idée de geste spontané proposée par Winnicott, William
Cornell parle de geste interrompu pour décrire les schémas que les parents
ont contrés ou empêchés de se développer. Par exemple, le geste de tendre
les bras et le regard vers papa ou maman pour être pris dans les bras peut
s’inhiber. Plus tard, les autres façons de demander de l’aide risquent fort de
ne pas se développer non plus.

« C’est moi qui fais »


Nous avons tous observé les petits qui commencent à acquérir une
compétence motrice et veulent à tout prix la mettre en application pour faire
les choses par eux-mêmes. Mettre moi-même ma cuillère à la bouche
(quitte à en renverser la moitié). Appuyer, moi, sur le bouton de l’ascenseur
(en plus ça fait du bruit). Enfiler ma chaussure même si je me trompe de
pied. Au début, lorsque le parent s’apprête à faire pour nous, on fait
connaître cette intention d’agir par soi-même au moyen de sons forts, du
style « Han ! Han ! » et en détournant la tête, en attrapant la cuillère, en se
débattant. Puis, dès qu’on possède quelques mots de vocabulaire, « Non ! »,
puis « Non, moi ! » ou « Moi tout seul ! ».
Pas toujours facile pour les parents d’encourager notre indépendance en
nous laissant faire, malgré le temps nécessaire et les éventuels dégâts. La
plupart jouent tout de même le jeu au moins une partie du temps. Nos gestes
d’enfant ne sont pas trop interrompus, notre agentivité se développe. Mais
certains font toujours à notre place, pour aller vite, ou parce que ce sera
mieux fait. Cela empêche d’acquérir ce : « Je peux faire, je peux avoir un
effet. » Comme ils se précipitent à l’aide dès que le petit tente quelque
chose, celui-ci apprend alors à attendre, éventuellement en chouinant un
peu. Martine décrivait ainsi sa fille âgée de 2 ans qui, au lieu de se donner
la peine de monter sur le canapé, regardait son papa d’un air désemparé en
gémissant un peu. Le père, touché, s’empressait de la soulever gentiment.
C’est un avantage d’avoir deux parents qui forment une équipe parentale :
Martine a pu en parler avec son conjoint, qui a accepté de brider ses élans
sauveteurs pour laisser la petite développer ses propres moyens.
Moins sympathiques, les parents qui balaient ce que l’on a pu faire en
dévalorisant nos efforts. Nombre d’enfants adorent aider à la cuisine,
remuer la spatule dans la casserole, casser les œufs. Inévitablement, tôt ou
tard ils en renversent un peu (ou beaucoup). Certains les houspillent :
« Pousse-toi, tu me gênes, mais qu’est-ce que tu as encore fabriqué ? Tu me
fais seulement du travail en plus, allez, ouste ! » L’enfant s’en va, blessé, ou
honteux, ou fâché ; ce qu’il fait ne sert à rien, alors autant ne pas bouger.
L’agentivité est sapée.
Les parents et autres adultes qui s’occupent de l’enfant jouent un rôle
important, mais il n’y a pas qu’auprès d’eux qu’il développe ses capacités
d’action. Les enfants aiment aussi interagir avec les animaux et même avec
le monde inanimé, les objets. Quand un enfant joue avec ses Lego, son jeu
de construction, ses poupées, ses petites voitures, il développe aussi son
agentivité (ainsi que sa capacité d’imagination !). Je me rappelle, vers 5 ou
6 ans, avoir étudié avec attention ma petite voiture rouge à pédales. J’étais
convaincue que je pourrais lui construire un petit toit et partir vivre à
l’aventure dans mon véhicule. Je n’ai jamais mis ce projet à exécution, mais
je l’ai beaucoup rêvé et la conviction que ce serait possible fait partie de ce
qui est devenu ma personnalité. « Il doit y avoir un moyen… »
Dans un film récent 34, Joy petite fille est une créatrice infatigable. Avec
ses découpages papier, elle crée tout un univers, on la voit affirmer : « C’est
moi qui fais ça, c’est mon superpouvoir, je n’ai pas besoin de prince
charmant. » Nous la retrouvons jeune adulte, très active mais ayant renoncé
à ses créations pour simplement gérer. Gérer son boulot fatigant, ses
enfants, son ex-mari qui vit dans son sous-sol, son père divorcé qui revient
quand l’amoureuse du moment n’en veut plus, sa mère phobique qui vit
dans l’univers irréel de ses feuilletons télévisés gobés depuis son lit à
longueur de journée. Mais l’accumulation désespérante des ennuis finit par
la tirer de ce long sommeil de renoncement. Elle décide de reprendre sa vie
en main, invente un balai-lavette autoessorant et déploie une énergie
incroyable pour le produire et le commercialiser. Les obstacles se dressent
sur sa route les uns après les autres, la conduisant à la ruine totale. Mais au
lieu de s’effondrer, elle se relève une fois encore et trouve la solution, avant
de devenir une femme d’affaires aussi efficace que généreuse.
Joy est dotée d’une capacité d’agentivité hors du commun. Dès
l’enfance, avec son esprit inventif, elle est encouragée par son père et sa
grand-mère, qui lui disent à peu près « tu peux tout faire, tout est à ta
portée ». Malheureusement le message change lors du divorce des parents,
quand ces derniers veulent surtout que leur fille se consacre à eux. Elle
renonce à des études universitaires prestigieuses pour s’occuper d’eux. Le
dévouement devient son mode habituel dans une vie aussi stressante
qu’ennuyeuse, la permission d’être active reste enfouie dix-sept années
durant. Il faut une surcharge de difficultés pour qu’elle retrouve ses
capacités, secoue ses chaînes et sorte enfin du scénario de sacrifice dans
lequel elle s’était enfermée. Son exemple montre combien le soutien de
l’entourage est nécessaire pour acquérir et soutenir l’agentivité, cette
conviction que je peux agir, que mon action sera efficace.

Et à l’école
Les professionnels de l’enseignement connaissent bien le cycle
d’apprentissage de Kolb 35, proposé dès 1984. Ce philosophe et théoricien
de l’éducation propose quatre phases par lesquelles nous passons tous pour
maîtriser une nouvelle compétence, grande ou petite. Qu’il s’agisse
d’apprendre à poser du papier peint, à utiliser un nouveau téléphone ou à
danser la bourrée auvergnate, il faudra : 1) expérimenter, 2) étudier le
résultat, 3) en tirer des conclusions ou des idées, 4) prévoir un nouveau plan
d’action, enfin 5) tester ce plan, ce qui constitue une nouvelle expérience
dont on étudiera le résultat, et ainsi de suite. Le cycle de l’apprentissage
devient en fait une spirale sans fin, car il est toujours possible de
s’améliorer.
Ces étapes tombent sous le sens. Toutes sont indispensables, notamment
celle de l’action. Sans mise en pratique pour alimenter la réflexion, pas de
progression. On ne part pas forcément de cette phase d’action, il est
possible de démarrer par une idée ou par l’observation. Depuis des mois la
couleur de mon salon ne me convient plus. J’imagine des changements
possibles – refaire tout en blanc, en jaune paille, inclure ou non un panneau
d’un autre coloris… ? Une fois mon projet au point, j’achète la peinture et
je fais un essai sur un bout de mur. Je contemple le résultat, je trouve ce
jaune trop soutenu, je retourne au magasin en demandant qu’on me prépare
un mélange plus clair.
Mais avec la mentalisation, n’oublions pas le pilier autrui : avant d’aller
acheter ma peinture, je vais discuter avec mon conjoint pour ne pas le
surprendre avec un salon violet et jaune qui pourrait lui ne pas lui plaire !

Mon pouvoir d’adulte


Dans un article de 2015 36, une journaliste du New York Times
s’interroge sur les nombreux suicides d’étudiants aux États-Unis. Parmi les
facteurs en cause, le fait que les parents surprotègent et surinvestissent leurs
enfants et leur réussite, ne les laissant pas faire leurs expériences, vivre des
échecs, choisir leur propre chemin. Ces « parents hélicoptères » (parce
qu’ils semblent se tenir suspendus au-dessus du jeune à veiller et surveiller
sans relâche) ne permettent pas aux enfants de devenir eux-mêmes.
L’agentivité, pour le jeune adulte, c’est faire son propre chemin et grandir,
devenir un adulte dans la société.
Le film Boomerang a pour personnage central un trentenaire qui essaie
de dénouer un secret de famille. Il se heurte aux attitudes fermées de tous et
surtout à son père, qui lui interdit de poser des questions, le frustrant de
pouvoir utiliser ses capacités de réflexion. À un moment, il tente même de
l’empêcher d’ouvrir les huîtres, il dévalorise chacun de ses actes et le
disqualifie en tant qu’adulte. Voilà une attitude qui risque de limiter
l’agentivité du jeune homme !
Adulte, nous avons à prendre nos responsabilités. Tant de gens restent
dans une posture un peu infantile, à se contenter de se plaindre de ce qui se
passe. On déplore, on se lamente, on râle ou on critique avec plus ou moins
de véhémence. C’est mieux que de se résigner en silence, mais quand une
situation ne nous convient pas, il convient de se demander : « Qu’est-ce
que, moi, je peux y faire ? » Hélas, nombre de situations sont hors de notre
portée, ou bien il faudrait nous épuiser pour tenter d’agir. Par exemple face
aux terribles visions de la « jungle de Calais », certains d’entre nous ont
détourné les yeux, d’autres se sont émus, surtout au moment où le camp a
été évacué. Il est bien évident que la plupart d’entre nous n’avons pas le
37
pouvoir d’aider cette foule de personnes. Dans le beau film Welcome , le
personnage de Vincent Lindon s’y risque, enfreignant ainsi la loi. Mais
même cet acte courageux ne sauve pas le jeune homme qu’il a hébergé et
tente de protéger. Dans la vraie vie, certains ont proposé une chambre chez
eux pour aider au moins une personne, une famille. D’autres font signer des
pétitions. Heureusement, notre vie n’est pas faite que de problèmes aussi
énormes que celui-là. À l’échelle de notre immeuble, de notre rue, de notre
ville, nous avons davantage de possibilités.
Cette capacité d’action nécessite la mise en œuvre de quelques qualités :
le courage, une confiance en soi, un peu d’optimisme voire une certaine
opiniâtreté. Car parfois ce que nous entreprenons nécessite que l’on remette
l’ouvrage cent fois sur le métier, si l’on espère aboutir. Quand une personne
se bat des années durant pour faire reconnaître une cause, on peut parier
qu’elle est douée d’une bonne agentivité : elle croit à ses possibilités et ne
se décourage pas. Le personnage de Joy dans le film déjà cité en offre un
bel exemple. Les obstacles se suivent, on se dit que cette fois, elle va
forcément baisser les bras. Mais non !
Cependant il faut aussi savoir lâcher prise, parfois. On voit cela avec les
cas de harcèlement moral au travail. Les personnes veulent souvent
s’accrocher encore, lutter pour faire respecter leurs droits, mais c’est
dangereux et vain le plus souvent. Les pervers narcissiques ou autres
harceleurs ont tendance à ne pas lâcher avant d’avoir détruit leur proie.
Comme le conseille Anne Clotilde Ziégler 38, le salut est dans la fuite. Et
même en l’absence de persécution qui nous cible, il peut être nécessaire
d’abandonner un projet impossible à faire aboutir. Le tout est d’arriver à
distinguer les causes perdues de celles qui offrent encore un espoir !
La notion de méconnaissance
Ce concept d’analyse transactionnelle est extrêmement utile. Méconnaître, dans
cette acception, c’est ne pas tenir compte d’un aspect de la réalité. Cela peut me
concerner moi-même, par exemple je ne me rends pas compte que je suis
vraiment fatiguée depuis quelque temps, c’est mon entourage qui me renvoie que
j’ai mauvaise mine, que je suis ralentie et que je cherche mes mots bien plus que
d’habitude. Je peux aussi méconnaître quelque chose chez autrui – ne pas
remarquer que ma fille adolescente a beaucoup maigri ces derniers temps, ou ne
pas croire mon mari capable de se faire à manger. Enfin je peux méconnaître un
aspect de la situation, comme ne pas tenir compte du brouillard et conduire
comme d’habitude, ou ne pas prêter attention à la température extérieure et
m’habiller trop peu chaudement.
Pour m’empêcher d’être active face à un problème, la méconnaissance peut me
piéger à plusieurs niveaux.
• Le plus fondamental serait de m’aveugler totalement à ce qui signale le
problème : ne pas remarquer qu’un grain de beauté a beaucoup grossi.
• Un peu moins grave : j’ai remarqué le changement du nævus, mais je me dis
que ce n’est rien, pas la peine de vérifier.
• Encore un peu mieux : je reconnais qu’il y a un problème, mais j’ai l’impression
qu’il n’y a rien à faire, j’ai probablement un mélanome, sans doute mortel, alors
tant pis, trop tard, dommage pour moi !
• Si je suis encore un peu moins passive, je peux penser aux solutions qui
existent : consulter un dermatologue pour mon grain de beauté ou aller
directement à l’hôpital.
• Enfin, je pourrais être vraiment active, et mettre en œuvre ces solutions !

En tout cas à la base, il faut d’abord une conviction que cela est
possible, que cela vaut la peine de faire quelque chose, que je peux servir à
quelque chose. Si je n’ai aucune capacité d’agentivité, je serai découragée
d’avance et je risque de méconnaître beaucoup de choses. À quoi bon être
attentif à ce qui se passe, si on est impuissant de toute façon ? Au lieu de
me mobiliser, j’assisterai passivement aux drames de la vie, je ne ferai que
me lamenter ou accuser ceux qui « auraient dû » agir à ma place. Ah, si
seulement mes parents ne m’avaient pas tant mise au soleil, enfant !
Notre tendance à méconnaître varie, comme la mentalisation. On a de
bons jours et de moins bons, des domaines où l’on se sent compétent et
capable, d’autres où l’on reste démuni. Pendant une bonne partie du film,
Joy méconnaît la possibilité de changer sa vie si dure, mais même alors elle
reste très active, cherchant sans cesse des solutions à tous les problèmes qui
se présentent.
Un exemple poignant fut le procès en septembre 2015 d’une mère qui
avait tué sa fille handicapée. Cette femme avait épuisé toutes ses ressources
en s’occupant seule de l’enfant, des années durant. Existait-il des
solutions ? On aimerait le croire, mais rien n’est moins sûr, et cette mère
n’en a pas trouvé. Se voyant condamnée à une peine de 5 ans de prison avec
sursis, elle n’eut pas à aller en prison, mais elle accueillit tout de même
cette sanction avec des larmes et de la colère. Sans doute espérait-elle non
seulement être comprise des jurés, mais aussi contribuer à un changement
de la loi ou des institutions. Pour que la société ne laisse plus un parent
isolé se débrouiller sans aide avec un enfant lourdement handicapé, qu’on
propose des solutions d’hébergement et d’avenir pour le jeune. Car pour
pouvoir appliquer une solution, encore faut-il qu’elle existe.

J’y peux quelque chose !


Être un agent actif, c’est avoir conscience de l’impact que l’on peut
avoir, avoir l’impression qu’on compte, vouloir accomplir quelque chose.
Pas de façon narcissique, spectaculaire, « je veux être célèbre » (cela peut
arriver aussi mais ce n’est vraiment pas indispensable). Mais nous avons
besoin de savoir que notre action a son importance. Comme dans la célèbre
image du colibri apportant ses quelques gouttes d’eau pour éteindre
l’incendie de forêt, il fait selon ses possibilités. Le terrorisme me fait peur ?
Le réchauffement climatique me semble inéluctable ? Qu’à cela ne tienne,
je ferai ce que je peux à mon échelle, au lieu de baisser les bras.
Cette capacité est très importante pour pouvoir bien mentaliser, car se
sentir impuissant conduit nombre de gens à une rage stérile. Rien ne sert à
rien, alors pourquoi réfléchir au sens d’une situation, aux solutions
possibles ? Pour penser librement à tout cela, nous avons besoin de savoir
que nous avons le pouvoir de faire quelque chose, d’avoir une action utile.
CHAPITRE 6

Conscience du monde de l’autre :


le pilier autrui

Cette « bonne pensée » qu’est la mentalisation implique que l’on puisse


en quelque sorte s’élever au-dessus de la situation pour prendre en compte
ses nombreux aspects : ce que je pense, ce que je ressens… et la situation
alentour. Laquelle situation inclut souvent une ou plusieurs autres
personnes, qu’idéalement j’arriverai à prendre en compte en même temps
que moi. Pas tout à fait autant, ou pas de la même façon, mais je dois avoir
conscience que cet autre est là, avec ses différences, ses besoins, ses
préférences. Il n’est pas un meuble, un obstacle ou un moyen, il existe au
même titre que moi, en son nom propre. Si on prend une métaphore
cosmique, je suis une planète, et l’autre aussi en est une, il n’est pas un
simple satellite tournant autour de moi. Il fait certes partie de mon monde,
mais pas plus que je ne fais partie du sien. C’est pour moi une forme
importante d’intersubjectivité : il y a deux sujets. Pas seulement moi
comme sujet, et l’autre comme objet.

Une « théorie de l’esprit »


Ce terme, pour peu engageant qu’il soit, décrit cependant assez bien ce
qui se passe dans cet aspect de la mentalisation : il faut arriver à nous faire
une idée de ce que peut bien vivre l’autre. Ce qu’il pense, ce qu’il ressent,
comment il voit la situation, pourquoi il fait ou ne fait pas les choses. Cette
capacité se met en place progressivement avec la construction de la
« théorie de l’esprit », c’est-à-dire notre conception de ce qui se passe à
l’intérieur d’autrui.
Prenons un petit événement désagréable : on me bouscule dans le métro,
je ne suis pas blessée mais un peu secouée, et pas contente. Sans théorie de
l’esprit, tout en regardant s’éloigner l’homme qui court à moitié, je peux me
dire simplement : « Mais quelle brute ! Il l’a fait exprès ou quoi ? Sale
type ! » Je pourrais même avoir envie de me venger. Avec une théorie de
l’esprit, je vais me demander : « Mais pourquoi il m’a poussée comme ça ?
Bon, il est peut-être en retard. Il n’a pas l’air méchant, on dirait juste qu’il
est vraiment pressé… » Ce genre de chose se produit tout le temps. Des
automobilistes nous dépassent en serrant trop, un voisin ne répond pas à
notre bonjour, une collègue renfermée ne nous adresse pas la parole, notre
conjoint semble faire la tête… autant d’occasions de nous sentir visés et
d’interpréter la situation en fonction uniquement de notre propre point de
vue : « Il/elle agit ainsi contre moi. »
Avoir une théorie de l’esprit, autrement dit élaborer des hypothèses
vraisemblables sur ce qui motive l’autre, permet de prendre plus
sereinement ces moments délicats et d’accorder éventuellement le bénéfice
du doute. Évidemment, cela ne dispense pas, si possible, de s’enquérir
directement de ce qui se passe, en choisissant judicieusement son moment !
Car aucune théorie de l’esprit n’est infaillible. Et même, être trop sûr de ce
que l’on devine chez l’autre est justement signe de ne plus mentaliser. « Je
sais ce que tu penses », « Si, je suis certaine que tu es fâché », « Je connais
les hommes, ils ne veulent qu’une chose » (sous-entendu « Toi aussi tu ne
penses qu’au sexe »). Autant d’affirmations qui ont toutes les chances d’être
erronées, et surtout qui ne laissent pas à l’autre sa liberté de pensée – des
affirmations intrusives qui ne respectent pas le quant-à-soi de
l’interlocuteur. C’est alors de la mauvaise mentalisation, que nous reverrons
au chapitre 8.

Une scène exemplaire


Imaginons que Josée rentre un soir à la maison et trouve son
compagnon, Manuel, prostré, le visage fermé. Elle songe à la mort de leur
chien la semaine précédente, se demande si Sparky manque à Manuel, qui
s’occupait beaucoup de lui. Mais peut-être a-t-il un problème au travail ?
Ou encore autre chose… Elle s’approche pour lui parler mais il lui fait un
signe de la main tout en secouant la tête. Elle le connaît, elle sait que ce
n’est pas une bouderie ou une manœuvre pour la faire souffrir, il veut
vraiment être tranquille. Elle réessaiera plus tard. Pour l’heure, elle s’attelle
à ses propres occupations, tout en pensant à lui par moments, un peu
soucieuse (par empathie, elle n’est pas très bien sachant que son chéri broie
du noir). Au dîner, elle le laisse encore dans son mutisme, tout en l’invitant
parfois du regard à s’ouvrir. C’est seulement quand ils se mettent au lit,
dans la chaleur de leur proximité physique, qu’il finit par confier les
mauvaises nouvelles reçues de son ami d’enfance, un diagnostic de cancer
grave. Il explique qu’il avait besoin de temps seul pour digérer un peu cette
annonce, avant de laisser Josée le prendre dans ses bras et le réconforter.
Cette petite scène aurait pu mal tourner de différentes façons. Certaines
personnes, focalisées sur leur propre vécu, auraient pu prendre le retrait de
Manuel pour une attaque personnelle. « Qu’est-ce qu’il a à me faire la tête ?
Je n’ai rien fait, moi ! » Elles auraient pu le bousculer, le pousser : « Mais
parle-moi ! Tu as quelque chose à me reprocher ? ou tu le fais exprès pour
me blesser ? Ça va durer longtemps ? » Il aurait pu y avoir une escalade des
émotions chez cette femme, elle aurait été de plus en plus affolée par le
rejet qu’elle imagine, aurait peut-être exprimé de la colère pour soulager
son angoisse. Ces attaques auraient pu apparaître soit d’emblée, soit après
une ou deux tentatives de contact. Manuel se serait probablement défendu
en criant lui aussi : « Mais tu ne peux pas me fiche la paix cinq minutes ?
Tu te prends pour le centre du monde, à toujours tout ramener à toi ! » Ou
bien il se serait renfrogné encore davantage et n’aurait peut-être pas
communiqué pendant des jours. Ou encore, il aurait pris sur lui pour être
agréable à sa compagne, ravalant ses propres besoins. Et pendant tout ce
temps-là, le couple souffrirait, chacun trouvant que l’autre ne lui accorde
guère d’importance.
On voit aussi l’importance de la régulation émotionnelle pour chacun.
Josée surtout qui, au lieu de paniquer ou de s’emporter, peut contenir son
inquiétude et son malaise face au mutisme de Manuel. Pour explorer ses
théories de ce qui peut bien conduire son compagnon à se renfermer ainsi,
Josée a besoin d’une pensée à la fois calme et investie d’émotion. Sinon,
elle ne s’intéresserait pas à ce que vit Manuel et se contenterait d’un
haussement d’épaules : « Il ne veut pas parler ? Tant pis pour lui ! »

Est-ce de l’empathie ?
L’empathie, c’est arriver à imaginer, presque à ressentir dans son propre
corps ce que ressent une autre personne. Cette perception, permise
notamment par les neurones miroirs, est probablement à la base de la prise
en compte de l’autre. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose. On peut
avoir de l’empathie pour quelqu’un sans se donner la peine d’élaborer une
théorie sur ce qu’il vit, en pensant qu’il ressent sûrement ce que nous
ressentons par identification. Et inversement, certains sont capables de se
faire une idée assez claire des failles et motivations d’une personne sans
pour autant éprouver la moindre empathie pour elle. Notamment, certains
« méchants », comme les pervers narcissiques, peuvent se montrer
particulièrement intuitifs sans la moindre parcelle de sensibilité à l’autre. En
fait, donc, pour une bonne intersubjectivité, il faut une théorie de l’esprit et
de l’empathie.
Il ne s’agit pas non plus d’être forcément compatissant, encore moins
d’excuser tous les comportements difficiles d’autrui sous prétexte qu’on le
comprend. Il est vrai qu’imaginer les raisons de l’autre nous rend souvent
plus tolérants, comme dans l’exemple du métro. Mais il est important aussi
de pouvoir détecter une intention négative ou malveillante.

Surtout avec les proches ?


Arriver à tenir compte du vécu différent de son conjoint, de son enfant,
de son parent, d’un proche ami : cela paraît évident parce que l’on se soucie
de ceux qu’on aime. Et pourtant… Nous avons souvent des attentes assez
injustes vis-à-vis de nos intimes, nous figurant qu’ils devraient penser à
nous ou comme nous, vouloir la même chose que nous. Ainsi Vincent qui
s’indigne quand son épouse avoue qu’elle préfère parfois sortir avec ses
amies plutôt que de regarder un match de foot à la télévision avec lui.
« Mais tu devrais être contente de faire la même chose que moi ! Si tu
m’aimais vraiment, tu serais heureuse de faire ce qui me plaît ! » C’est un
cas un peu extrême, mais dans la vie quotidienne, il est très facile d’oublier
que l’autre a ses propres désirs, ses propres goûts, son propre rythme, qui ne
collent pas forcément aux nôtres.
Paradoxalement, nos proches ne sont pas toujours les mieux lotis, en
termes d’intersubjectivité. À force de les vouloir plus ou moins pareils à
nous, nous pouvons cesser de les regarder vraiment et en arriver à les
connaître moins bien que les étrangers à la famille !

Même avec les animaux


Ils sont reconnus, depuis 2015, comme des êtres sensibles 39. C’est-à-
dire qu’ils souffrent, ce qui ne fait pas forcément notre affaire, puisque nous
aimons consommer leur chair. Nous nous indignons facilement face à
certains événements, comme le Festival du Chien, à Yulin en Chine. Des
photos, des récits ont circulé sur le Net ou dans les journaux 40. Voir entassés
(littéralement empilés) dans des cages minuscules ces animaux que nous
aimons, souvent le chien volé à une famille, savoir qu’ils sont tués
brutalement, nous est insupportable. Les défenseurs des animaux
commencent à lutter contre cette « fête », s’attirant les insultes des
restaurateurs. « Vous êtes des vendus, payés par les ennemis de la Chine
pour venir nous intimider. On est chez nous, on fait ce qu’on veut ! » Les
menaces fusent. On est heurté par les mangeurs hilares qui se moquent. On
regarde son propre chien, on imagine ce qu’il vivrait s’il était ainsi capturé,
transporté brutalement, jeté, égorgé, écorché vif parfois – sa terreur, son
incompréhension, sa souffrance…
Cela nous choque particulièrement parce qu’il s’agit souvent d’animaux
de compagnie comparables aux nôtres. Nous sommes pourtant moins
choqués par des traitements infligés aux vaches, chevaux, cochons, poules.
Mais une bonne information actuelle ne permet plus de balayer la
souffrance de ces animaux-là. Les recherches scientifiques montrent bien la
capacité d’émotion de ces mammifères dont le cerveau ne diffère pas tant
que cela du nôtre. Ils ne pensent pas de la même façon, mais toute personne
ayant côtoyé de près un chien, une vache ou un cochon sait lire leur peur,
leur amour, leur douleur. Croire qu’un animal transporté dans des
conditions de surpeuplement et de brutalité terribles n’est pas terrorisé, qu’il
ne ressent rien lorsqu’on le mène dans les locaux de l’abattoir où règne
l’odeur de la mort, où résonnent les cris de ses congénères, c’est se voiler la
face. Parce que c’est plus confortable de ne pas trop y songer. Confortable,
comme toutes les pensées simplistes dont nous avons déjà parlé.
Selon certains, nous devons réserver notre empathie aux seuls êtres
humains – voire à certaines catégories d’humains, ceux de notre propre
pays, de notre propre religion, par exemple. Mais l’empathie n’est pas une
denrée limitée qui s’épuiserait : « Si je m’apitoie sur le sort d’une vache, je
serai impitoyable envers l’homme qui dort dans la rue près de chez moi. »
En fait, c’est le contraire. L’empathie, ça se cultive. Si l’on refuse de voir
maltraiter des animaux, on a plus de chances de s’indigner des
maltraitances infligées à un migrant transporté dans un camion frigorifique,
« comme du bétail ».

Comment ça se construit en famille


Les théories sur le développement de l’enfant sont en constante
évolution, mais pour le moment, on pense encore qu’au tout début de sa vie,
le bébé n’a pas une conscience très claire de soi, ou d’être un sujet séparé
des autres. Avec un peu de chance, les parents s’en occupent tellement
gentiment qu’il ne perçoit pas prématurément ses frontières. Mais
heureusement, cela vient tout de même vite.
Nous avons vu au chapitre 4 que le parent-miroir aide l’enfant à
comprendre et nommer ce qu’il ressent, en partie en imitant son émotion.
Mais il présente en même temps une différence, il « marque » l’émotion
pour montrer que ce n’est pas la sienne. Ces mini-séquences, répétées à
l’infini, vont permettre à l’enfant de se représenter un parent qui n’est pas
pareil que lui, qui ressent autre chose.
L’agentivité du chapitre précédent va y contribuer également. Grâce au
modèle des parents et autres dans l’entourage, quand je veux faire, j’imite,
je m’identifie. Peu à peu j’arrive aussi à deviner ce que va faire l’autre
quand il ébauche un geste, je devine son intention. Le monde devient
prévisible et compréhensible. Cela contribue à l’acquisition de la théorie de
l’esprit, puisqu’on commence alors à penser qu’il se passe dans la tête de
l’autre des projets semblables à ceux que nous élaborons nous-mêmes.
41
Certains spécialistes appellent cela acquérir une « position téléologique »,
42
d’autres parlent même de « révolution sociale-cognitive ». En effet, quelle
transition extraordinaire que de prêter des intentions, à soi-même puis à
l’autre, au lieu d’assister passivement au déroulement des événements sans
rien comprendre ni prévoir !
Les parents jouent aussi, plus classiquement, un rôle moralisateur. Ils
grondent la petite fille qui arrache un jouet à son petit frère ou qui lui donne
un coup. Dès que l’enfant acquiert le langage, on lui enseigne des règles,
comme base de futures valeurs morales. « Stop ! Tu peux reprendre ta
poupée doucement. » Les parents combinent règles et explications, pour
faire comprendre le pourquoi des règles.
Dans un récent numéro du journal Psychotherapy Networker 43,
Lawrence Cohen propose de développer l’apprentissage moral, le contrôle
des impulsions, le sens de la responsabilité morale, l’empathie et la
compassion, en s’appuyant sur l’humour. La pierre angulaire du
développement moral étant, selon lui, la compassion, lorsque l’enfant agit
mal (par exemple en tapant sur la petite sœur), il faut plutôt l’apaiser que le
punir, car sous stress, les capacités d’apprentissage sont beaucoup moins
accessibles. Et les punitions ont tendance à augmenter les attitudes défiantes
plutôt qu’à les résoudre.
Un dilemme rencontré par les parents se pose lorsque l’enfant ne ressent
pas de compassion, ne se sent pas en faute, et refuse de s’excuser. « C’est
pas vrai, je ne regrette pas ! » Faut-il alors lui enseigner plutôt la politesse
ou l’honnêteté ? C’est là que discuter, expliquer, évoquer le ressenti de
l’autre personne, ajouter de l’humour, permettront une bonne intégration de
l’intersubjectivité. « Mais je l’aime pas ce pull, pourquoi je dirais merci
pour le beau pull ? » Comprendre que la tante Gudule s’est donné du mal
pour le choisir, et sera blessée si on ne reconnaît pas son cadeau, sera utile à
l’enfant.

Et à l’école
Quand on n’a pas eu la chance d’apprendre dans sa famille, c’est
d’abord dans sa scolarité qu’on aura l’occasion d’un cours de rattrapage.
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. » Les leçons
de morale sont consolidées à l’école. L’école où l’on a quantité de
semblables, avec lesquels il va falloir cohabiter – même avec ceux qu’on
trouve insupportables. Si les bases sont mises en place auprès des parents,
puéricultrices et autres personnes s’occupant du bébé, le partage ultérieur
avec les camarades sera facilité. Les parents continueront leur tâche bien
sûr, mais la vie scolaire permet que d’autres interviennent, ce qui élargit
notre palette. Les autres enfants et les enseignants, nouvelles figures de
référence, joueront un rôle très important.
De tout temps ont existé des conflits ou même des bagarres entre les
enfants. Les occasions sont encore bien plus nombreuses à l’école qu’à la
maison, où après tout, on a en général entre zéro et deux ou trois frères et
sœurs. Dans ces moments de crise, les instituteurs peuvent aider les élèves à
apprendre à tenir compte des autres et à réfléchir à ce qui se passe entre
eux, au lieu de réagir violemment.

Une forme de maturité


Avoir une bonne culture ne garantit aucunement de savoir bien
mentaliser, hélas ! Nombre de personnes impressionnantes par leur savoir
encyclopédique peuvent se montrer obtuses et rigides dans leurs rapports
avec autrui. Il leur manque l’intelligence psychologique. A contrario, il
n’est pas indispensable d’être très cultivé pour développer cet art de la
relation avec soi-même et avec les autres. Mais connaître des choses
variées, des aspects du monde différents du nôtre, aide à tenir compte
d’autrui. Pour comprendre le cadre de référence d’une personne de culture
très différente, chinoise par exemple, on peut avoir voyagé en Chine, avoir
beaucoup lu sur la Chine, vu des films chinois, habiter dans un quartier
cosmopolite et bien connaître quelques voisins chinois… L’important est de
s’intéresser à ce que vivent des personnes qui voient le monde
différemment de nous.
Reprenons l’histoire de Meursault, qui ne semble jamais savoir ce
qu’éprouvent les autres. Certes, il a observé le manège répétitif entre un
voisin, Salamano, et son chien, lequel est copieusement battu et insulté.
Lorsque l’épagneul disparaît et que le vieux Salamano est très agité,
Meursault observe, sans plus. Il entend pleurer le vieil homme à travers la
cloison. « Je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé à maman. » Aucune hypothèse
quant à ces contradictions, aucune compassion pour Salamano, pour sa
mère, pour lui-même. On voit à quel point la théorie de l’esprit qui nous
permet de décoder l’état d’autrui nécessite d’abord un contact avec ses
propres sentiments ! Même absence de sensibilité lorsque de chez un autre
voisin, Raymond, en pleine dispute avec une jeune femme qu’il avait déjà
« battue jusqu’au sang », lui parviennent « quelques bruits sourds et la
femme a hurlé, mais de si terrible façon qu’immédiatement le palier s’est
empli de monde. Marie et moi nous sommes sortis aussi. La femme criait
toujours et Raymond frappait toujours. Marie m’a dit que c’était terrible et
je n’ai rien répondu. Elle m’a demandé d’aller chercher un agent, mais je lui
ai dit que je n’aimais pas les agents ». On voit ici aussi le lien avec
l’agentivité, la capacité d’action : Meursault ne ressent rien pour cette
femme et n’éprouve aucune envie d’agir, il n’essaie même pas de faire
cesser les coups.
Une version plus banale peut s’observer quotidiennement chez des
personnes qui ne pensent qu’à leur confort sans se soucier le moins du
monde de gêner autrui. Les conducteurs en offrent une foule d’exemples :
on se gare sur le trottoir pour éviter de marcher un peu, tant pis pour les
piétons qui doivent contourner le véhicule ; on roule en moto sur le trottoir,
c’est plus commode que de respecter les sens uniques ou d’être bloqué dans
les encombrements ; on klaxonne en pleine nuit dans une rue étroite,
pourquoi se préoccuper des dormeurs alors qu’on n’a pas envie d’avoir à se
garer, d’aller sonner à la porte… L’autre n’a aucune importance, on pense
que ce qui m’arrange, moi, doit être assez bon pour tout le monde.
D’une plus grande portée, l’absence d’intersubjectivité contribue aux
comportements égoïstes qui détruisent l’environnement. Il est tellement
tentant pour chacun de choisir la voie la plus facile – aller partout en
voiture, utiliser des sacs jetables et les balancer n’importe où, consommer
sans retenue, etc. Mais c’est surtout inquiétant à l’échelle d’un pays
immense. Lorsqu’on entend que la baisse du prix du pétrole fait remonter
en flèche la vente de gros véhicules très polluants aux États-Unis, on peut
désespérer de la capacité des êtres humains même bien informés à songer
au lendemain, autrement dit à autrui, l’autrui de demain. Souvent nos
propres enfants et petits-enfants. Comme le dit si bien, ou plutôt si mal, une
mère âgée à l’une de mes connaissances : « Après moi, les mouches ! »
Le moi Parent
La dimension de l’altérité prend notamment la forme de ce que nous appelons
l’état du moi Parent. Cette partie de nous se forme sur le modèle de nos parents
et d’autres personnes importantes dont les comportements, les affects, les
interactions avec nous ou entre elles nous ont marqués. À un niveau élémentaire,
nous copions des attitudes de nos parents et allons nous mettre par exemple à
gronder notre poupée ou notre petit frère en imitant les intonations parentales.
Puis, les années passant, cette intériorisation de comportements deviendra dans
les cas favorables une façon d’être attentif à l’autre, que ce soit pour le surveiller,
l’aider, le protéger, le réprimander…

Pour une bonne intersubjectivité, nous devons cultiver notre partie


Parent de sorte qu’elle soit sensible et réfléchie. Sinon, nous risquons de
simplement imposer à autrui ce qui nous semble bon pour nous, sans nous
enquérir de ce qui convient pour lui ou elle. Il ne s’agit pas de devenir
quelqu’un de péremptoire qui décrète « il faut faire ceci, tu dois faire cela ».
Seulement de développer notre attention à l’autre et notre intérêt pour lui.
Rassurons-nous, l’intersubjectivité, cette conscience d’autrui, ne
signifie pas devoir sacrifier ses propres besoins au profit de l’autre, mais
simplement ne pas perdre de vue (ou pas trop longtemps) que l’autre
personne existe aussi, avec ses propres besoins et priorités. En développant
une facette particulière de notre imagination, nous arriverons à concevoir ce
que peut être la vie vécue par ce proche, cet inconnu ou cet animal.
Accompagnée du sens moral enseigné par nos parents et enseignants, notre
intersubjectivité devrait nous permettre de nous conduire en êtres généreux,
compatissants et altruistes !
CHAPITRE 7

Qu’est-ce qui nous fait perdre


la tête ?

Si la mentalisation est tellement utile, pourquoi ne l’appliquons-nous


pas à tout moment ? Cela donnerait un monde très civilisé, courtois, rempli
de gens qui cherchent à se comprendre mutuellement et n’explosent pas de
rage, ne se suicident pas de chagrin, ne se terrent pas chez eux par peur de
dangers inexistants ou très exagérés… Un monde idéal, en somme. Eh oui,
mais… Primo, nous n’avons pas tous autant la capacité de mentaliser,
certains ont besoin de travailler à la développer. Deuzio, même ceux qui
savent assez bien faire perdent cette faculté à certains moments. Enfin et
tertio, il existe des circonstances dans lesquelles il n’est pas judicieux de
mentaliser car il faut agir vite.

Ceux qui ont du mal à mentaliser


en général
Nous ne sommes donc pas tous égaux en matière de mentalisation. Une
fois qu’on s’habitue à cette notion, on discerne rapidement ce genre de
lacune dans certaines problématiques, quand on a l’impression de ne pas
arriver à communiquer en profondeur avec un interlocuteur. Parfois on
réalise : « C’est parce qu’il/elle ne mentalise pas ! » Et cela jette une
lumière différente sur ce qui manque dans nos échanges.

Les personnes à problématique borderline


Elles tendent à se « cramponner » à l’autre, peuvent exploser
facilement, avoir besoin de la présence d’un proche pour supporter leurs
émotions. Mais la proximité leur est souvent pénible aussi, ce qui peut
donner lieu à des cycles où l’on rejette, rappelle… Au lieu de mentaliser,
elles sont ballottées par leurs vécus excessifs. Le chapitre 10 est consacré à
ces problématiques, souvent aussi difficiles à vivre pour les personnes
concernées que pour leur entourage.

Les personnes à pensée concrète


Nous avons déjà vu ces fonctionnements au chapitre 2, avec les
« normopathes » et autres « hypernormaux ». Un autre terme intéressant a
été proposé par l’équipe de Sifneos et Nemiah en particulier, qui décrit les
« alexithymiques » 44, littéralement, « privés de lexique pour décrire leurs
humeurs ». Bon nombre sont enclins aux somatisations, leur corps
exprimant ce qu’ils ne savent pas mettre en pensées et en mots. Il m’arrive
d’entendre en psychothérapie des gens se plaignant d’être « trop normaux »,
ils (elles, souvent) admirent des amis qui savent se lâcher : « Je voudrais
pouvoir être fou ! » Évidemment, ils ne veulent pas dire qu’ils souhaitent
perdre tout contact avec la réalité, être psychotiques, se voir menacés
d’enfermement en hôpital psychiatrique. Mais je pense que cette plainte
reflète la platitude d’une normalité trop prévisible. Comme ont pu le plaider
45 46
Adam Philips ou Joyce McDougall , une vie riche ne se cantonne pas au
« normal » !
Ce qui fait craquer la plupart des gens
(sauf les astronautes et autres surhommes)
Les personnes envoyées dans l’espace sont sélectionnées sur leur
capacité à rester calmes et réfléchies même sous stress fort. La sélection est
exigeante, car la plupart d’entre nous avons un seuil de « craquage » bien
plus bas que ces personnes imperturbables. Ce seuil, à partir duquel on
s’affole ou s’emporte, varie d’une personne à l’autre, et aussi d’un
déclencheur à l’autre : l’un explose si l’on touche à sa voiture mais reste
calme si son petit garçon casse un vase en jouant au foot dans la maison.
L’autre s’énerve si un des enfants renverse son verre de lait, mais se montre
imperturbable au volant. Les deux pourront perdre leur calme bien plus vite
les jours où les problèmes s’accumulent.

« Craquer » ?
Tout d’abord, pour clarifier l’exemple ci-dessus, l’aptitude à garder son
calme n’est pas forcément synonyme de mentalisation. On peut rester
imperturbable mais ne pas savoir penser de cette façon vivante et ouverte.
Inversement, on peut être au bord de l’explosion mais parvenir encore à
réfléchir aux conséquences pour soi et les autres si l’on devait se lâcher.
L’énervement devient absence de mentalisation si l’on explose justement,
avec des cris, des paroles véhémentes ou cruelles, voire des gestes de
violence. Typiquement, l’automobiliste qui entre en conflit avec un autre,
veut absolument le dépasser ou tente de l’intimider, voire sort du véhicule à
un feu rouge pour taper sur l’autre personne, ne mentalise pas ! Mais la
mère épuisée retenant de justesse la gifle qui allait partir quand son fils de
3 ans a renversé une lampe en enfilant son manteau, elle, mentalise
probablement, si elle est en train de penser par exemple : « Non, ce n’est
pas juste, il est petit, il n’a pas fait exprès, il ne mérite pas d’être frappé, j’ai
juste besoin de me défouler. Alors je vais respirer plusieurs fois bien
profondément… Voilà, ça va mieux… Bon, je vais pouvoir l’emmener à
l’école maintenant. Il faut que je comprenne pourquoi je suis aussi
énervée… »

Perte de sécurité
Tout le monde se rappelle la scène largement diffusée de grévistes d’Air
France pourchassant le DRH lors d’un mouvement de grève, en
octobre 2015 47. On voit le pauvre homme, chemise arrachée, grimper par-
dessus un grillage pour se sauver. Sans doute n’aurait-il pas été tué par les
grévistes en colère, mais on a l’impression d’assister à un lynchage.
L’impression qu’il l’a échappé belle. La foule déchaînée ne mentalise pas,
ou plus. Pour moi, l’explication est que, sentant leurs emplois menacés, ces
hommes perdent le niveau de sécurité nécessaire pour bien réfléchir à leurs
actions. Pour éviter la peur, ils se réfugient dans la colère, qui permet de se
sentir moins impuissant.
Dans une situation de violence, le cerveau primitif prend le dessus, il est
difficile de mobiliser la partie qui réfléchit. Les grévistes, baignant dans la
rage collective, sont de plus en plus furieux. On imagine que le DRH, de
son côté, avait rétréci son champ de pensée à des questions urgentes telles
que « Où est l’issue ? Comment m’échapper ? ». Compatir avec les
personnels en colère, cela peut venir plus tard, mais pas pendant qu’il
craignait pour sa vie !
Comme on l’a déjà vu, pour pouvoir bien mentaliser il faut ressentir un
minimum de sécurité. Les personnes qui ont une grande stabilité intérieure
supportent davantage d’insécurité avant de donner libre cours à leurs
impulsions. Mais dans une situation sociale instable, où l’emploi devient de
plus en plus précaire et le management de moins en moins humain 48, le
risque d’explosion augmente sérieusement. Dans la même veine, aux États-
Unis on a assisté à plusieurs incidents violents lorsque des personnes, mises
en faillite par la crise des subprimes, voyaient saisir leur maison et qu’au
désespoir, elles débarquaient armées dans leur banque. Perdre son emploi,
perdre sa maison, ces situations d’insécurité sont bien de nature à empêcher
la mentalisation. Face à la perspective de dormir dans votre voiture avec
vos enfants, essayez donc de soupeser calmement les différents aspects
d’une situation !

Un monde qui change


« Il faut vivre avec son temps. » Cet aphorisme devient aujourd’hui un
commandement anxiogène pour certains, qui perdent leurs repères dans un
monde qui change vite, bien plus vite qu’auparavant. Nous fonctionnons de
plus en plus avec des machines, et celles qui sont modernes aujourd’hui se
démodent souvent en l’espace d’une année. Ceux qui ne sont pas à l’aise
avec un ordinateur ou Internet s’inquiètent de devoir faire leur déclaration
de revenus en ligne. Les personnes naguère employées pour nous aider – à
prendre de l’essence, acheter un billet de train, payer nos provisions au
supermarché – se font de plus en plus rares. Comme le souligne Bernard
Stiegler 49, « le numérique et l’automatisation ont permis de déporter du côté
du consommateur toutes sortes de tâches qui étaient autrefois assumées par
le producteur. » Cela pourrait n’être qu’agaçant, mais c’est source
d’angoisse pour les personnes qui apprennent moins facilement de
nouveaux fonctionnements, notamment pour les plus âgés.
De plus, ces changements de la société entraînent une accélération des
pertes d’emploi mentionnées dans le paragraphe précédent. Non seulement
il y a moins d’emplois, mais un métier que l’on a bien appris et maîtrisé
peut disparaître totalement. On devient soi-même obsolète. Les solutions
préconisées par certains d’instaurer un revenu minimal accordé à tous sans
obligation de travail pourraient diminuer l’insécurité causée par tous ces
changements. En tout cas, la période est propice à l’anxiété et au repli sur
soi, sur ses propres intérêts, faisant perdre le pilier « autrui », favorisant la
pensée catégorisante.
Stiegler évoque un changement de paradigme profond, où la vie
professionnelle serait basée non plus sur l’emploi et sa rémunération, mais
sur un « travail », c’est-à-dire une activité productrice de sens, mais pas
forcément d’argent ou d’objets. Travailler pour l’intérêt et non pour le
salaire… Un bouleversement total ! Il faudra bien des ressources de
mentalisation pour se faire à cette idée, si elle devient réalité.

Les conflits de territoire


Au niveau de l’instinct, nous sommes des êtres territoriaux. Nous tenons
à notre petit bout de territoire, il est à nous, « on est chez nous » proclament
certains lorsqu’ils se sentent envahis par de nouveaux habitants. Nous
sommes à la base des animaux, après tout. De même qu’un chat attaque un
nouveau chat arrivant sur son territoire, nous avons tendance à défendre
notre bout de terre, notre zone de travail. Pour surmonter la réaction
instinctive du cerveau limbique, nous avons à faire un effort pour activer
l’Adulte dont il était question au chapitre 1.

Le trop !
L’autre matin en descendant dans le métro, je me suis trouvée derrière
un homme qui se débattait avec sa valise à roulettes, une sacoche sur
l’épaule, un téléphone dans lequel il n’entendait manifestement pas très
bien. Il barrait le passage, semblait perdu, regardait de tous côtés pour se
repérer, haussait le ton avec son interlocuteur. Il avait bien trop à gérer en
même temps – téléphone, lieu inconnu, foule, bagages… Cela m’a semblé
bien représenter ce qui nous arrive de plus en plus dans le monde moderne :
on a trop de boulot, trop de sollicitations qui peuvent arriver par téléphone,
mail, courrier, trop d’écrans, trop à suivre de façon concomitante.
Difficile de mentaliser quand on est ainsi sous stress, avec trop
d’adrénaline circulant dans le corps. Difficile d’être présent avec son
conjoint, ses enfants, ses collègues, ses amis. Difficile de réguler ses
émotions, de réfléchir aux autres, au fait que peut-être on les gêne en criant
dans le métro – on est débordé par l’excès d’aspects de la réalité à traiter !

L’attente anxieuse
Lorsque la santé est menacée, en cas de maladie grave ou lorsqu’on
attend un diagnostic, on se retrouve suspendu, dans l’incertitude,
l’inquiétude. Dans ses merveilleux cours de psychopathologie de
l’université Lyon-II, accessibles en ligne, Alain Ferrand décrit comment
même lui, hospitalisé, n’arrivait pas à mettre à profit le temps passé à
l’hôpital. Au lieu d’avancer un travail d’étude et d’écriture, il se retrouvait,
comme la plupart d’entre nous, à attendre la prochaine analyse, le prochain
avis médical, le prochain soin infirmier…
Si vous n’avez pas eu un enfant fort malade ou accidenté, vous
connaissez sûrement quelqu’un à qui c’est arrivé. La vie semble s’arrêter. À
la fois les pensées tournent à toute allure par moments, et elles se répètent,
ou elles partent dans des considérations matérielles pas très intéressantes.
« Qu’est-ce que je vais leur faire à manger ? Il faudra que je pense à sortir
la soupe du congélateur… Si on me dit de le faire opérer, je voudrais rester
là, mais comment je vais faire avec les deux petits ? Il faudra que j’appelle
ma sœur… »
Les moments difficiles dans les relations
La plupart d’entre nous avons fait l’expérience de perdre notre calme en
cas de conflit avec des proches. Pas forcément un conflit grave, d’ailleurs,
un simple désaccord peut suffire, si la personne est importante pour nous.
C’est encore plus vrai s’il s’agit de l’être aimé, encore plus s’il annonce
qu’il veut nous quitter. La nature même de l’attachement fait que l’on
supporte très mal la perspective de perdre la personne que l’on aime – et ce
d’autant plus que ce lien est de nature amoureuse. Rien d’étonnant à cela,
puisque l’amour s’accompagne d’émotions fortes, et que ces dernières
perturbent la mentalisation.
Ce phénomène est particulièrement fort pour les personnes borderlines,
comme on le verra au chapitre 10. Elles ont moins que d’autres pu intégrer
un mécanisme de régulation affective, n’ont pas acquis ce que nous
appelons la permanence de l’objet. Aussi les problèmes dans les relations
importantes engendrent-ils chez ces sujets des crises parfois spectaculaires,
avec rejet furieux, explosion de colère, rupture…

Face à l’horreur
Il est tentant, presque reposant, de pouvoir juste porter un jugement sans
nuances, par exemple quand on entend une nouvelle atroce, un père qui
punit son petit garçon en le mettant dans une machine à laver, un djihadiste
décapitant un otage. Qui n’a jamais réagi en souhaitant la mort des
terroristes qui avaient sauvagement abattu des innocents ? Vite,
débarrassons-nous de ces éléments indésirables, qui salissent notre vision
de l’humain !
Il faut tout un travail pour remettre en route la mentalisation, pour
s’intéresser humainement au responsable de l’acte horrible au lieu de le
condamner en bloc. Telle est la tâche des juges et des politiques, qui ne
peuvent se permettre de se cantonner, comme certains d’entre nous, à une
position tranchée.

Des moments où il est nécessaire de cesser


de mentaliser : urgences
Nous ne travaillons pas tous aux urgences, mais beaucoup d’entre nous
avons pu voir la série du même nom et l’imagination nous aide à nous
mettre à la place des médecins. Un patient arrive avec une blessure béante,
l’heure n’est pas à la sentimentalité, ça fait mal quand on le bouge, tant pis,
il faut le faire, et vite ! Plus urgent encore, imaginons être un policier du
RAID entrant au Bataclan la nuit du 13 novembre 2015, traquant les
terroristes sans savoir où ils se trouvent. Pas possible de s’attendrir sur l’état
des blessés, encore moins si l’on se trouve face à une personne suspecte.
Comme dans toute situation de grande urgence, il faut rester focalisé, toutes
ses ressources mentales rassemblées sur la tâche importante, conscient de
l’environnement mais sans l’empathie que requiert la mentalisation.
Parfois, ce n’est pas tant impossible de mentaliser que, peut-être, trop
douloureux. Prenons le cas de deux mères, chacune avec un grand fils qui
vient d’être mis en examen pour un viol qu’il n’a probablement pas
commis. La première s’indigne bruyamment, elle s’en prend aux policiers
en les traitant d’abrutis, de retour à la maison elle fulmine encore, elle
embrasse son grand garçon avec vigueur en affirmant : « On va leur prouver
à tous ces menteurs que ce n’est pas toi ! On va leur faire regretter ! » Elle
dort mal, se réveille sans arrêt, furieuse. La deuxième est presque certaine
que son fils ne peut pas avoir fait une chose pareille, cela ne correspond pas
du tout à sa personnalité. Elle est, elle aussi, du côté de son fils, mais elle
pense également à la jeune fille qui l’accuse, elle se dit que si jamais, si
jamais l’adolescent avait réellement agi ainsi, on croit connaître quelqu’un
mais peut-on être vraiment sûr ? Chacun a son jardin secret… La nuit elle
dort à peine, tenaillée par l’angoisse pour son garçon, et par les tout petits
doutes qui la grignotent tout de même.
Nous pouvons trouver la deuxième maman plus mature et sympathique,
mais elle souffre davantage ! Il est parfois économique de ne pas mentaliser
pendant un petit temps. Et puis, trouver un bouc émissaire à charger de tous
les maux (les policiers, dans cet exemple), cela soulage tellement ! Mais
mieux vaut n’utiliser ce soulagement qu’avec conscience, parcimonie et de
façon temporaire.
Compartimenter a aussi aidé Sylviane, dont les parents affichaient des
opinions politiques extrémistes dont elle avait honte. Elle détestait leurs
propos racistes mais ne voulait pas rompre avec eux. C’étaient des parents
plutôt gentils, des voisins accueillants et chaleureux pour les familles noires
et maghrébines de la résidence, alors elle les aimait, eux, tout en haïssant
leurs idées qu’elle s’efforçait de mettre dans une petite boîte séparée d’eux.
Cela peut nous arriver avec des amis, des voisins, des collègues – un aspect
que nous ne supportons pas, alors que nous apprécions les personnes elles-
mêmes, ou bien nous sommes obligés de vivre avec. Alors nous faisons
quelque chose de non-mentalisant, nous isolons l’aspect moche pour nous
concentrer sur le reste.

Petit récapitulatif
Pour résumer nos idées sur la mentalisation, commençons par un rappel
de caractéristiques d’une bonne pensée mentalisante, avec les quatre
piliers : ma pensée, mes émotions, mes actions et ma prise en compte de
l’autre. Quand on mentalise bien, on peut réfléchir avec sensibilité à une
situation et à ce que l’on ressent, examiner ses propres pensées et envies de
réaction, décider d’agir en prenant en compte l’effet qu’auront
probablement nos actes sur les autres personnes concernées. Et on doit se
passer de certitudes…
Le tableau ci-dessous offre quelques exemples de formes que peut
prendre le manque de mentalisation, en le comparant à ce que pourrait être
une attitude mentalisante dans les mêmes circonstances.
Mentalisation insuffisante ou absente Bonne mentalisation
Émotion violente avec incapacité de penser Pouvoir contenir son émotion et retrouver sa
clairement – exploser de rage, hurler, pensée et sa capacité d’agir utilement. Tenir
frapper, être dévasté de tristesse, paralysé compte de l’effet de mes émotions sur l’autre
par la peur. personne.
Se couper de toute émotion. Se servir de ce que l’on ressent, s’appuyer
dessus, pour mieux penser.
Se cramponner à l’autre. Avoir une certaine autonomie.
Rejet de l’autre, vécu comme envahissant. Proximité supportable, capacité à négocier la
bonne distance interpersonnelle.
Détaché de l’autre, il ne m’intéresse pas. Intéressé par autrui.
Dogmatisme, certitude, avis tranchés, Hypothèses, doutes raisonnables, réflexion,
péremptoires. remise en question.
Voir les choses en noir ou blanc, sans Supporter les nuances de gris et les
nuances. « C’est un salaud. » « C’est une phénomènes qui ne se rangent pas dans une
sainte. » « C’est un idiot. » catégorie bien marquée.
Vision simpliste des problèmes. Réfléchir, peut-être avec d’autres, à des
« Y a qu’à… » solutions possibles.
N’avoir aucune idée de ce que peuvent Apprendre à élaborer des hypothèses sur ce
penser ou ressentir les autres (encore pire si que vivent les autres à partir de ce qu’ils
on s’en moque complètement !). montrent.
Croire qu’on lit en l’autre à livre ouvert, qu’on Accepter de ne pas tout savoir de ce que
l’a parfaitement compris. pense l’autre, même proche.
Jugements à l’emporte-pièce, souvent sur Capacité d’empathie et d’évaluation de la
des catégories de personnes, par exemple : réalité, par exemple : les migrants ne
« Les migrants, ils n’ont qu’à venir peuvent pas forcément sauver leur vie
légalement. » légalement ; tous ne sont pas des profiteurs
« De toute façon, ce sont des profiteurs. » (tant s’en faut) ; aucune population humaine
« Les Roms sont tous des voleurs. » ne peut être décrite collectivement comme
« Les femmes sont des manipulatrices. » « voleurs », « manipulateurs » ou
« Les hommes sont tous obsédés. » « obsédés ».
Évaluer les situations depuis son propre Capacité à se voir et s’évaluer comme si on
point de vue uniquement. se regardait de l’extérieur.
« Pas la peine de faire les travaux, je ne suis « C’est égoïste de refuser ces travaux qui
pas gênée par la situation. » sont importants pour mes voisins. »
Donner des conseils dès qu’on nous confie Supporter la situation difficile avec l’autre au
un problème : « Ton mari te bouscule un lieu de chercher à la résoudre vite pour en
peu ? Tu n’as qu’à le quitter ! » être débarrassé.
Idées pseudoscientifiques ou un peu Si l’on a recours aux horoscopes ou aux
magiques : « Ma voyante a dit que… », voyantes, garder du recul au lieu d’y
« Mon horoscope dit que… », « Tu es fâchée souscrire aveuglément.
parce que tu as tes règles », « Tu es énervé Chercher d’autres explications aux états
parce que c’est la pleine lune. » d’esprit d’autrui et aux siens !
Se servir de ce qu’on sait de l’autre pour le Même si on est fâché avec quelqu’un et
blesser ou le manipuler. Coups bas. qu’on connaît son point faible, se retenir de
« Tu avais peur de devenir comme ta mère ? lui nuire ou de le blesser, par empathie.
Eh bien, tu lui ressembles de plus en plus ! »

Ce petit récapitulatif permet de repérer les zones où on est « bon », et


celles où l’on gagnerait à se développer pour moins souvent « perdre la
tête ». Le chapitre 12 propose des pistes pour y aider.
Il faut se faire une raison, inévitablement, il nous arrivera à tous de
perdre nos capacités de mentalisation. Ce qui n’empêche pas que viser à la
conserver ou à la récupérer reste un objectif intéressant à garder en tête !
Si, comme le pense Bernard Stiegler 50, « l’emploi et donc le salariat
sont condamnés à plus ou moins long terme », nous aurons collectivement à
naviguer sur les eaux tumultueuses d’un changement total de situation
sociale, où au lieu d’occuper un emploi plus ou moins pérenne, nous
devrons vivre l’incertitude. Pour diminuer l’anxiété que cela génère, le
sociologue propose de mettre en place une base minimale assurée, un
« revenu d’existence 51 ». Mais même ainsi, une bonne mentalisation ne sera
pas de trop pour gérer cette transformation !
CHAPITRE 8

Fausse mentalisation :
attention, ne pas confondre !

« Je sais ce que tu penses, je te connais comme si je t’avais faite,


d’ailleurs je t’ai faite, je lis en toi à livre ouvert. » Lorsque Mina entend sa
mère prononcer de telles paroles, elle a envie de hurler. On est loin de la
mentalisation qui sert à aider la personne à qui l’on s’adresse, parce qu’on
la comprend et qu’on devine de quoi elle a besoin.
De même, Camille déteste que son grand frère, universitaire calé en
philosophie et en psychologie, analyse les réactions de tout le monde en
termes savants à chaque repas de famille. « Il n’a pas dépassé la position
schizo-paranoïde », « Elle est dans le déni de la différence des sexes », « Tu
tentes de combler la faille narcissique ouverte par la scène
fondamentale »… Au lieu de se sentir compris, les frères et sœurs ont
l’impression d’être des rats de laboratoire étudiés par le grand intellectuel.
Il existe ainsi des façons d’utiliser sa pensée dans les rapports avec
autrui qui ne sont pourtant pas de la mentalisation. Parfois c’est un
processus anodin, plus ou moins irritant, peu propice à l’intimité entre les
êtres, comme pour la famille de Camille. Mais parfois se met en place un
fonctionnement destructeur, paranoïaque ou pervers, que nous regarderons
en dernier.
Pensée désincarnée : l’intellectualisation
L’intellectualisation nous isole dans des sphères cognitives absconses
où l’autre ne nous suit pas, ou alors nous sommes tous les deux coupés de
nos émotions. Il y a plus d’un siècle déjà, Freud a repéré ce fonctionnement
défensif qui empêche d’atteindre les couches plus profondes de la personne
et la maintient en surface. Une personne peut même être très versée en
sciences humaines, maîtriser tout le vocabulaire de la psychanalyse et
employer les termes à bon escient, mais tant qu’elle reste dans la
stratosphère et pense sans ressentir, cela ne nous touche pas.
Ainsi de l’exemple de Camille ci-dessus, mais on rencontre ce problème
dans toutes sortes de circonstances : un critique d’art qui ne parle que de
concepts, un ami qui nous écoute et nous explique notre problème de façon
scientifique, un médecin qui nous décrirait en termes techniques l’évolution
de notre maladie mortelle, sans avoir conscience de l’impact de ce qu’il
nous annonce… Bien sûr, le pire serait un psychothérapeute ou un
psychanalyste qui se contenterait de nous parler en concepts théoriques,
sans empathie.
Et en miroir, nous autres psys recevons parfois des patients qui se
gargarisent de discours psychologisants, qui ne les aident pas et parfois
nous empêchent de les aider. Tout ce qu’on peut leur dire, ils le savent déjà,
à ce niveau intellectuel. Nos interventions n’ont pas d’impact émotionnel,
cet impact qui est justement ce qui permet de changer, d’ébranler l’édifice
de personnalité que l’individu s’est construit de manière à permettre un
remaniement.

Pensée en surrégime : névrosés,


surdoués et autres cogiteurs
Assez proche de l’intellectualisation, on observe chez certains une sorte
d’emballement de l’esprit qui serait comme une pensée excessive. Il ne
s’agit pas tant d’un manque de mentalisation que d’une pensée sans repos
qui ne marche pas pour aider à vivre plus sereinement. Souvent cette pensée
tourne en rond, elle peine à avancer, elle peut même tourner à l’obsession.
À l’extrême cela donne une névrose obsessionnelle, où l’on est paralysé
par des TOC ou par ces pensées qui s’imposent. Comme le jeune Richard
qui, rentré de ses cours à la fac après un trajet en métro, était incapable de
se mettre à étudier à cause de ses ruminations. Il finit par aller se confier à
sa mère : « Dans la rame il y avait une canette vide, elle roulait de droite à
gauche, je me demande si elle n’a pas touché le bas de mon pantalon, on ne
sait pas qui a bu là-dedans, peut-être qu’il y a des microbes sur mon
pantalon et je crois que j’ai touché mon pantalon, je ne suis pas sûr, je
n’arrête pas d’y penser, j’ai peur d’avoir attrapé une maladie. »
Un autre style névrotique concerne l’opinion des autres à notre sujet.
Imaginons que, dans le roman de Camus, Meursault soit au contraire un
personnage torturé, se demandant ce que le directeur pensait de lui, se
reprochant sans relâche d’avoir pu s’assoupir pendant la veillée funèbre.
Nombre de personnes subissent de tels tourments et peuvent passer une nuit
blanche après une soirée entre amis, à réexaminer la moindre de leurs
phrases, guettant la faute de goût, l’éventuelle offense involontaire.
De façon moins excessive, pas forcément névrotique, on peut avoir une
inquiétude qui revient en boucle sans évoluer. Cela peut nous arriver à tous
en cas de préoccupation importante : si on attend le résultat d’une biopsie
avec suspicion de cancer, si on n’a pas de nouvelles d’une personne chère
qui devait nous appeler une heure auparavant (on retrouve l’attente
anxieuse du chapitre précédent). On tente de se rassurer, de garder un peu
de productivité à sa pensée, mais on est plus ou moins envahi par ce souci
qui nous englue. Si cette situation produit bien du mental, il ne s’agit pas
toutefois de la belle mentalisation qui nous intéresse ici, avec pensée,
intuition, empathie et un peu de recul.
Enfin, nombre ouvrages récents 52 ont décrit l’enfer que peut devenir le
mental des personnes dites surdouées, avec leur cerveau hyperactif, qui
semble incapable de repos. Christel Petitcollin cite un propos couramment
entendu : « Dans ma tête, ça ne s’arrête jamais. Parfois je voudrais
débrancher mon esprit et ne plus penser à rien. » Avoir une grande capacité
de penser, vite, à plusieurs choses à la fois, ne présente pas que des
avantages, loin de là. Être « surefficient mental » n’est pas une partie de
plaisir. Ce foisonnement incessant d’idées ne permet pas forcément de
mieux mentaliser, malgré la sensibilité importante généralement associée à
ce fonctionnement particulier. Certes, il y a pensée et ressenti associés, mais
la régulation affective n’est pas toujours suffisante, les pôles soi et autrui ne
sont pas toujours en équilibre (souvent la personne surdouée est
terriblement focalisée sur l’autre). L’afflux de questions empêche une
réflexion calme permettant de se centrer tout en s’intéressant à l’autre.
Quant au pilier action, il est souvent hors d’atteinte car les pensées repartent
en tous sens avant d’avoir pu déboucher sur une direction à prendre. Il va
falloir focaliser et canaliser tout cela !

Pensée intrusive : lire dans les pensées


de l’autre
Nous avons vu l’importance de la « théorie de l’esprit », qui nous
permet d’élaborer des hypothèses quant au vécu intérieur d’une autre
personne. Mais lorsqu’on est sûr de savoir ce que pense l’autre, c’est
généralement le signe d’une mentalisation faussée. La clé ici est l’aspect
certitude. Car en réalité, il est impossible de déchiffrer de façon sûre ce qui
se passe à l’intérieur de l’autre. Et c’est heureux ! Que ferions-nous sans la
possibilité de notre jardin secret ? Il nous arrive à tous d’avoir des pensées
que nous n’aimerions révéler à personne. Une image soudaine qui s’impose,
une pulsion, un fantasme… Cela ne regarde que nous – et éventuellement
notre psy !
Certes, nous pouvons observer des signes et en tirer des conclusions –
c’est la base de tout l’apprentissage social. Le sourcil froncé nous donne
l’impression que notre interlocuteur est irrité. Mais peut-être est-il intrigué,
surpris, ou cela lui rappelle-t-il autre chose à quoi il s’est mis à réfléchir ?
Quant à deviner ce qu’il va ressentir… J’entends souvent mes clients dire :
« Vous allez me trouver ridicule… », « Je pense que ça va vous énerver,
mais… » Ils se trompent presque à chaque fois ! Mais ce n’est pas grave,
c’est une peur qui s’exprime, cela fait partie de la relation thérapeutique.
D’ailleurs, souvent la personne espère inconsciemment être rassurée,
entendre : « Mais pas du tout, au contraire ! » Toutefois il est vrai que dans
une relation intime, par exemple entre vieux amis, on peut assez bien
prédire la réaction de l’autre. « J’ai quelque chose à te dire qui ne va pas te
plaire… » Peut-être bien. L’important est de ne pas croire à notre don de
double vue.
En revanche, si une épouse affirme d’un ton furieux : « Je sais très bien
à quoi tu penses ! Tu attends que j’aille travailler pour aller retrouver cette
traînée ! », on est dans une affirmation qui s’impose, difficile à contrer. La
dame possède peut-être une excellente intuition – ou bien elle est
paranoïaque ou quelque chose d’approchant. En cas de paranoïa véritable,
c’est extrêmement lourd, on ne peut rien opposer aux certitudes de celui qui
est convaincu de savoir ce qui se passe en nous. « Vous l’avez fait
exprès ! » « Tu as voulu m’humilier devant tout le monde ! » « Vous voulez
me rouler, en fait ! » Plus on nie, plus l’accusateur est certain. Nos
dénégations mêmes lui semblent prouver que l’on se sent coupable.
Dans un couple on entend parfois : « Tu me cherches ! » Un lieu
commun, mais dramatique lorsque la personne agressive se persuade que
l’autre cherche à être maltraitée. Cela devient tragique en cas de violence
domestique, quand l’agresseur affirme : « Tu m’as provoqué, tu voulais que
je te frappe. » De telles accusations sont toujours pénibles à entendre mais,
lancées à un enfant, elles sont terriblement destructrices. Imaginez de
grandir à l’ombre d’une personne qui vous reproche à tort de vouloir lui
faire du mal : « Tu veux me rendre folle, c’est ça ? » Attribuer des
intentions négatives à un enfant est toujours très toxique, et encore plus
devant témoin : « D’accord, là il a l’air sage, mais ne vous y fiez pas, en
dessous il mijote sûrement encore un mauvais coup. »
Moins grave, mais bien envahissant tout de même, le cas des personnes
qui savent mieux que vous ce qui est bon pour vous. On peut rire du
stéréotype de la « mère juive », qui affirme que son enfant de 45 ans a
sûrement faim ou froid même s’il ou elle ne le ressent pas (rappelons qu’il
n’est besoin ni d’être juive, ni d’être mère pour jouer ce rôle). Des
humoristes ont su en faire d’excellents spectacles, d’autant plus drôles
qu’ils exagèrent franchement. Cependant cet envahissement répété peut
aussi peser très lourd. Ainsi Manon n’arrivait pas à former un couple car sa
mère jugeait immanquablement l’homme indigne d’elle. Si sa fille ne tenait
pas compte de ses avis, elle montait les enchères et attribuait au prétendant
des pathologies inquiétantes – pervers narcissique par exemple.
Dès les années 1970, Hilde Bruch estimait que certains troubles des
conduites alimentaires étaient causés par de tels comportements
maternels 53. La jeune fille est privée de son libre arbitre, ses sensations sont
niées ou déformées, « tu n’es pas en colère, en fait tu as faim ». Et elle finit
par manger pour combler tout malaise, ou par refuser de manger quoi que
ce soit, pour tenter d’avoir un corps à elle.
Enfin il y a le cas de personnes dotées d’une grande intuition et qui ne
gardent pas pour elles leurs impressions. Notamment, beaucoup de
personnes souffrant de trouble borderline devinent assez bien ce qui se
passe pour l’autre. Ce qui pourrait être un atout pour leurs échanges a
tendance à plutôt entraîner des heurts dans les relations, car leur angoisse
non contenue les pousse souvent à dire tout ce qu’elles perçoivent, le juste
comme le faux. L’interlocuteur est désarçonné, mal à l’aise autant des
vérités que des idées erronées, et peut décider d’éviter cette personne plutôt
maladroite en société. Les psys ont l’habitude de ces intuitions de patients
borderlines, assénées en séance, qui dévoilent parfois des zones ou des
ressentis qu’ils auraient préféré garder pour eux. « J’ai peur de vous parler
de ça parce que j’ai l’impression que vous aussi, vous avez perdu quelqu’un
de proche. » Heureusement, on apprend aussi à y répondre !

Pensée pervertie : pervers narcissiques


et autres manipulateurs
Certaines personnes sont non seulement douées pour deviner ce qui se
passe chez l’autre, comme les borderlines ci-dessus, mais elles s’en servent
sciemment contre l’autre personne. Si une personne borderline peut se
montrer brutale et manquer de diplomatie, surtout dans les moments où elle
est étreinte par l’angoisse de perdre l’autre, il existe d’autres
problématiques où l’absence d’empathie est une constante ou presque.
En France il est souvent question, depuis plus d’une décennie, des
« pervers narcissiques ». De nombreux livres ont paru sur le sujet, on n’a
que l’embarras du choix pour découvrir ce qui se passe dans une relation
avec ces personnalités toxiques. L’aspect qui m’intéresse ici est la capacité
dont elles font preuve à décoder l’autre, à trouver ses failles pour pouvoir
s’y insinuer et prendre du pouvoir sur la victime, la manipuler, la blesser,
éventuellement la détruire. C’est tout le contraire de l’empathie. Et si au
début, pour ferrer la proie, les pervers font mine de l’entourer de mille
compliments et attentions, on peut tout de même trouver à se méfier en
constatant leur absence de gentillesse vis-à-vis d’autres personnes.
En revanche il y a des aspects chez eux qui ressemblent à de la
mentalisation : le pervers narcissique possède une certaine théorie de
l’esprit qui lui permet de lire en l’autre, il sait ce qui va l’atteindre, et
comme il est souvent dans une posture plutôt détachée, ses émotions ne
l’empêchent pas de réfléchir. Une réflexion qui lui sert, malheureusement, à
prendre le pouvoir sur sa victime et non à approfondir la relation. Ce qui
l’intéresse dans la relation, ce n’est pas l’intimité, mais l’emprise.
Outre l’empathie, il lui manque d’être « habité ». Quelles que soient ses
éventuelles qualités d’intelligence ou de culture, il n’est pas en contact avec
son intérieur, ce qui lui donne un vécu de vide. Vide qu’il cherche à
combler en se servant des autres. D’après Anne Clotilde Ziégler 54, l’envie
hostile est caractéristique de ces personnalités, qui ne supportent pas de voir
chez autrui quelque chose qu’elles voudraient et qu’elles n’ont pas – ou
même qu’elles ont. « Mais qu’un autre que lui possède tout ou partie de ce
qu’il aime, et le voilà prêt à devenir destructeur. »
Dans d’autres pays où l’on ne parle pas de pervers narcissiques, il est
plutôt question de psychopathes ou de sociopathes. La personnalité
psychopathique ne manifeste pas nécessairement la malveillance que nous
venons de voir, bien que la manipulation sans scrupules soit fréquente et
l’empathie rare et limitée. Les Américains parlent plus volontiers de
sociopathes, qui trouvent comme les pervers ci-dessus de la jouissance à
faire souffrir leurs cibles. Pour tous ces cas, on trouve une pensée et une
intuition qui peuvent ressembler à de la mentalisation mais n’en sont pas à
cause de l’intersubjectivité défaillante. La régulation affective fonctionne en
un sens, plutôt trop, car ces personnalités restent souvent froides et
détachées. Mais certains désaccords déclenchent leur rage qui n’est, pour le
coup, pas du tout contenue.
Pensée malade : processus psychotiques
Les processus psychotiques sont marqués par une grande activité
mentale et des pensées débridées, souvent délirantes, c’est-à-dire fabriquant
des idées déconnectées de la réalité. Comme la conviction qu’il se passe des
choses terribles, que des gens complotent contre soi, qu’on est en danger.
La vitesse des pensées peut rappeler celle des personnes surefficientes, on
parle alors de « fuite des idées ». Le blocage sur des thèmes qui tournent en
rond évoque, en bien pire, celui des névrosés. Chez le paranoïaque cela peut
être plus lent, construit, on accumule des « preuves » que telle personne est
malintentionnée ou indigne, que le conjoint mène une double vie.
Ici encore, bien qu’on ait de la pensée accompagnée d’émotion, ou
plutôt d’angoisse massive, il ne s’agit pas de mentalisation au sens où je
l’entends (au sens donné par Marty à l’origine, la psychose constituait
l’extrême de la mentalisation, à l’opposé de la somatisation et de la pensée
concrète). Il y manque la régulation de l’affect et le côté pensée vivante et
souple, ainsi que l’intersubjectivité car l’autre n’est pas perçu dans sa
réalité. Manque également l’agentivité puisque la personne en proie à ces
processus n’a pas du tout l’impression de pouvoir faire quoi que ce soit
pour échapper à son vécu effrayant.
On voit après cela que toute activité mentale n’est pas mentalisante !
Même si elle s’associe à certaines émotions, même si l’on sait déceler les
points faibles d’autrui. Encore faut-il que ce décodage s’accompagne de
sensibilité et d’altruisme, et la capacité d’action doit venir compléter
l’ensemble. Les faux mentaliseurs les plus inquiétants sont les pervers
narcissiques, avec leur façon de mettre à profit leur intuition pour pénétrer
la sphère intime et construire une relation d’emprise sans éprouver la
moindre empathie. D’où l’importance de bien repérer les aspects
manquants, afin de ne pas prendre les vessies pour des lanternes – ou des
pensées froides ou fausses pour de la mentalisation !
CHAPITRE 9

Djihad et autres dérives sectaires

L’absence de mentalisation peut être un facteur entrant en jeu dans


quelques situations préoccupantes pour la société ou du moins la famille,
celle des personnes qui renoncent à leur vie propre, abdiquent tout choix
autonome et se laissent diriger par d’autres. De nos jours on pense surtout
aux jeunes qui se laissent séduire par la radicalisation, mais il y a toujours
eu des gens qui succombaient à une emprise, quittaient leurs proches pour
une secte, une lutte idéalisée, un gang ou un amoureux possessif.

L’emprise : « Je ne le reconnais plus »


La relation d’emprise est typique de ce qui se produit avec un pervers
narcissique 55, mais on la trouve aussi dans tous les cas où la personne
succombe à une séduction qui la dépouille peu à peu de son jugement
personnel, de son individualité, de ses propres décisions. Elle se retrouve
soumise à des idées ou des actes qui ne lui auraient pas du tout convenu
dans le passé, quand elle était « elle-même ». Ainsi Michel a pratiquement
rompu avec sa famille d’origine pendant une dizaine d’années, car son
épouse lui répétait que sa mère, qui les avait élevés seule lui et sa sœur, le
manipulait. En fait, c’était l’épouse qui le manœuvrait, mais, le lavage de
cerveau ayant bien fonctionné, Michel avait fini par croire à l’histoire
réécrite. C’est seulement quand une longue période de chômage l’a rendu
moins intéressant pour sa femme et qu’elle s’est détachée de lui que le voile
enfin s’est déchiré. Pendant les mois de bagarre de son divorce, il se
demandait encore et encore : « Mais comment ai-je pu la croire ? »
Les séries américaines peuvent nous faire rire de situations où un
personnage manifeste des réactions inédites, avec des répliques du type :
« Sors de ce corps ! », « Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de mon mari ? »
Mais on a réellement l’impression de vivre quelque chose de ce genre, face
à une personne qui a été ainsi « prise ». On n’arrive plus à communiquer
avec elle, ses goûts semblent avoir changé, les relations qui lui tenaient à
cœur ne comptent plus. Des parents ont vu leurs enfants se transformer,
s’habiller différemment, ne plus aimer les mêmes choses, ne plus
communiquer avec eux, rompre avec leurs anciennes fréquentations. Cela
peut arriver dans des circonstances variées, mais le phénomène a pris des
dimensions plus angoissantes ces dernières années avec les jeunes
radicalisés qui disparaissent pour aller « faire le djihad ».
Plus classiquement, toutefois, des changements de ce genre ont pu se
produire à travers les âges. Les garçons perdus pouvaient se tourner vers
une bande offrant un leader qui vous dit quoi faire, dire, penser, et une sorte
de famille. Garçons et filles ont toujours pu se laisser abuser par les
discours séducteurs de personnalités charismatiques qui leur peignaient un
avenir flamboyant, grâce aux qualités qui les rendaient uniques. C’est ainsi
que diverses sectes ont facilement convaincu nombre de gens de renoncer à
leurs biens personnels pour trouver le salut dans leur communauté.
Toutes ces personnes ont été rendues méconnaissables pour leurs
proches, ont souvent coupé les ponts, refusant l’amour qui les avait naguère
portés. On dirait que leur cerveau a été changé. Si elles savaient mentaliser
auparavant, elles semblent avoir perdu cette capacité. Nos ordinateurs
peuvent être infectés par des virus ou des chevaux de Troie, et
apparemment, parfois nos cerveaux peuvent l’être aussi. En tout cas, les
effets sont similaires : de même que l’ordinateur obéit à son nouveau
« maître » qui a pris la main, nous devenons des sortes de marionnettes
dirigées à distance. Mais comment ces « virus » trouvent-ils leur chemin
jusque dans notre esprit ?

Comment peut-on tomber là-dedans ?


De tout temps, une partie de la population a succombé à l’attrait de
groupes sectaires. Dans un tel cadre, on n’a plus de questions à se poser,
tout est prescrit de l’extérieur, le sens de la vie, le devoir, la mission, les
actes… On comprend qu’une personne en manque de direction personnelle
trouve la réponse à ses doutes existentiels dans une vie totalement régie par
un maître.

Qui est susceptible de se laisser prendre ?


Voilà bien la question centrale. Surtout lorsqu’il s’agit de quelques
individus plutôt que de la majorité d’une nation, comme dans le cas d’un
Hitler, d’un Staline, d’un Ben Laden qui ont su hypnotiser les foules. Si l’on
pouvait identifier la faille qui fait qu’un jeune se laisse fasciner par une
idéologie de mort, on mettrait tout en œuvre pour éviter ce résultat atroce.
Au début il a beaucoup été question du chômage, de ces jeunes des
« quartiers » qui, après une scolarité dans des établissements défavorisés, ne
trouvent pas d’emploi. Parfois ils n’ont pas eu de père, ou le père était
dévalorisé en tant qu’immigré, et cela peut engendrer un manque de
structure. Ce cas de figure est assez convaincant, et l’on se représente assez
aisément le désespoir qui peut s’emparer d’un jeune dont tout l’avenir
semble fermé. On conçoit ses envies de vengeance, ou au moins de
revanche. Sans doute y a-t-il nombre de djihadistes français dont c’est la
problématique.
Mais on apprend que d’autres jeunes partis en Syrie ou ailleurs avaient
fait de belles études, voire occupaient un bon poste, venaient d’une famille
plutôt aimante, avaient une femme, des enfants… Certains même étaient
issus de milieux chrétiens franco-français, donc l’hypothèse de la perte de
repères culturels n’est pas toujours valable. Là, l’affaire se corse.
Si cela frappe avant tout les jeunes, c’est sans doute à cause du besoin
d’idéal exacerbé à l’adolescence et au début de la vie d’adulte 56. C’est
d’ailleurs le mécanisme à l’œuvre dans certains cas d’anorexie, même bien
avant la création de sites poussant les jeunes filles à maigrir à l’excès.
Manger devient à leurs yeux quelque chose de vil, se passer de manger
57
relève de l’héroïsme idéalisé . On voit donc combien cet âge où l’on est en
pleine construction est vulnérable aux idéaux même dangereux, même
terribles.
Mais des adultes aussi se laissent parfois entraîner dans une secte. Dans
leur cas, comme on n’est plus au même stade de développement, il peut
s’agir d’une aspiration à être pris en charge. On n’a plus à porter la
responsabilité de trouver le sens de sa vie ni comment la vivre, quelqu’un
vous dicte tout, vous dispense de tout choix. L’existence devient simple, et
souvent présentée comme porteuse d’une mission. Et même des personnes
qui ne semblent pas particulièrement vulnérables peuvent tomber dans un
piège, comme cette famille de la région bordelaise ruinée et manipulée par
l’escroc Thierry Tilly 58. De l’extérieur, on reste sidéré d’imaginer qu’un
homme seul ait pu terroriser ainsi onze personnes et les persuader qu’il
assurait ainsi leur protection. Mais c’est une mécanique puissante que
l’emprise.
Si l’on compare les victimes de gourous aux femmes assujetties à un
partenaire violent, on voit que le fait de souffrir n’amène pas
automatiquement à tout mettre en œuvre pour se soustraire à la
maltraitance. Le déclic ne vient pas toujours, et s’il se produit, il vient
souvent tard. Mais par quel mécanisme ? Les membres de la famille
Védrines ont dû leur salut d’abord à l’employeur de la mère, qui a persuadé
cette dernière de se sauver. Ensuite, lorsque le reste de la famille a été
secouru, des psychologues spécialisés ont apparemment pu les aider à voir
clair très vite. Ce qui n’est pas forcément le cas pour les jeunes recrues du
djihad ou les personnes embrigadées dans une secte qui, même maltraitées,
continuent de se croire sur le seul chemin juste. Même les spécialistes des
sectes peuvent se casser les dents tant que la personne n’est pas au moins un
peu prête à entendre. Bref, il existe des solutions, mais aucune qui marche à
tous les coups.

Qui sont les leaders ?


Pour cela, il faut toujours un « gourou » ou autre chef spirituel (ou chef
de gang), quelqu’un qui entraîne les personnes en quête de direction. Ils
relèvent en général de deux grands types : soit un psychopathe ou un
pervers narcissique, dépourvu de réelles valeurs mais sachant donner
l’illusion de la vertu, expert pour manipuler les gens comme au chapitre 8,
en trouvant leur faille. Soit de grands idéalistes à fort charisme, plus ou
moins illuminés ou paranoïaques, capables d’entraîner ceux qui manquent
d’idéal et sont fascinés, séduits par leur foi intense.
Dans le cas de Michel au début de ce chapitre, sa femme était plutôt
paranoïaque, elle pensait réellement que la mère de son mari et sa sœur
étaient en quelque sorte des ennemies. Elle imaginait que la mère allait
tenter de l’évincer, et pour se défendre elle instilla chez son mari la même
méfiance. « Ta mère t’a séparé de ton père », susurrait-elle. « Elle préfère ta
sœur. » Peu à peu Michel perdit le sentiment d’amour et de sécurité qu’il
avait connu jadis auprès de sa mère.
Souvent les gourous font résonner notre propre faille paranoïaque, en
tout cas ils utilisent nos peurs. Comme pour les membres de la famille
Védrines, convaincus par le manipulateur qu’ils étaient en danger, menacés
par des groupes divers. Hitler, lui, faisait appel à la fierté de son peuple
humilié pour l’entraîner dans son délire de grandeur. Tout être perçu comme
menaçant était à éliminer, sans la moindre pitié.
Lorsque le gourou est pervers narcissique ou psychopathe, aucun grand
dessein ne l’anime. Ce qu’il veut, c’est du pouvoir ou de l’argent (ou les
deux). Parfois même son but est de faire souffrir l’autre, de lui voler ses
qualités, voire de le détruire. Aucune empathie pour ses victimes, rien ne
peut l’adoucir. Là où le paranoïaque peut éventuellement s’attendrir pour
ceux qui ne lui semblent pas dangereux, le pervers ou le psychopathe n’ont
guère de douceur en général, hormis pour quelques êtres à part – souvent la
mère, les enfants, éventuellement l’épouse si elle n’est pas (encore ?)
devenue l’objet à torturer.

Un phénomène social ? Un vide à remplir


e
On prête souvent à André Malraux cette phrase célèbre : « Le XXI siècle
sera religieux ou ne sera pas. » Qu’il l’ait prononcée ou non (il y a débat),
elle a fait beaucoup réfléchir – clairement, elle parle à beaucoup de monde.
Peut-être parce que, dans nos civilisations occidentales, on s’éloigne de la
religion et de ses dogmes pour aller vers plus d’ouverture et de tolérance.
Mais cela n’entraîne-t-il pas pour certains un manque de repères ? voire un
manque de sens, d’idéal ? Notre accumulation d’objets matériels ne nourrit
pas l’âme de nos contemporains, alors que Daech semble promettre des
valeurs. On va défendre l’islam, les rebelles syriens, les Palestiniens,
refuser le mode de vie consumériste de l’Occident…
Comment ne pas faire le rapprochement avec l’ère stalinienne ? Le
prétendu « communisme » imposé dans le sang et la maltraitance brutale
des plus pauvres n’a pas grand-chose à voir avec les belles valeurs d’un
communisme qui mettrait en commun tous les biens et traiterait tous en
égaux. Et pourtant, Staline a régné en maître incontesté des décennies
durant. Sur le même modèle, Daech cherche à créer un califat qui
ressemblerait en plus d’un point à l’ancienne URSS : immense, s’étendant à
travers le monde entier, et basé sur la terreur sous couvert de mission
spirituelle. D’ailleurs la chrétienté a aussi cherché à imposer par la force
brutale une religion censée porter de belles valeurs. Par les croisades
accompagnées de massacres, par l’Inquisition et ses tortures. Rien n’est
plus éloigné des valeurs dites de charité chrétienne !
Un point commun entre ces systèmes, et avec celui des sectes, est que
l’on ne doit pas penser, ou pas savoir. Penser seulement dans les clous,
selon « la lettre du Parti ». Ne pas voir que l’empereur est nu : que la
Nomenklatura stalinienne ne partageait pas avec le peuple, que les tueurs de
Daech ou d’Al-Qaida ne respectent même pas les musulmans. Seuls ceux
qui répètent et imposent la ligne officielle du ou des leaders obtiennent des
avantages.
L’institution scolaire, encore, peut nous aider dans le meilleur des cas.
Retrouvons l’école Alexandre-Dumas et les réflexions des auteurs 59 :
« Lorsque le pôle d’identification collective nationale est faible, d’autres –
locaux ou transnationaux – prennent la place : l’industrie du
divertissement, les micro-identités locales, une version mythifiée de la
religion, les bandes délinquantes, etc. […] L’école doit offrir un cadre de
référence riche et attrayant, offrir une histoire, un patrimoine national, des
valeurs auxquelles on puisse s’identifier et qui exigent quelque chose de
nous. »
Nous avons à offrir des modèles identificatoires ainsi que des
possibilités d’agir et d’être pris en compte, car certains craquent à cause de
l’impression de n’avoir aucune importance, aucun effet sur le monde, la
société – sauf peut-être par la violence. Dans le film L’Homme
irrationnel 60, le personnage central, professeur de philosophie, est plus ou
moins déprimé, sans but, désespérant de n’avoir jamais été réellement utile
au monde. Mais lorsqu’il se fixe le projet de tuer un être qui lui semble
nuisible, un juge corrompu qui fait du mal à une pauvre mère de famille en
la privant de ses enfants, il est saisi d’une intense joie de vivre. Enfin il aura
un effet, une action claire, suivie de conséquences bénéfiques !
Le moyen est radical (et immoral !), mais on peut garder l’idée que pour
permettre au pilier agentivité de se développer, permettant d’équilibrer la
mentalisation, il faut offrir aux êtres humains la possibilité d’avoir un
impact. Les électeurs désabusés qui refusent de se rendre aux urnes
affirment souvent : « Ça ne sert à rien de voter, ils ne nous écoutent pas. »
Notre société manque de sens et de réel fonctionnement démocratique qui
donnerait aux citoyens le sentiment de vraiment participer aux décisions.
Certains y parviennent, cependant, ce n’est donc pas impossible. Que l’on
songe à Latifa Ibn Ziaten, dont le fils Imad fut tué en 2012 par Mohamed
Merah, et qui, après avoir sillonné la France en prenant la parole contre la
haine, ouvre une maison contre la radicalisation, la maison Imad.

Tous les aspects de la mentalisation


manquent
Alors que peut-être, à l’origine, le mouvement devenu islamiste était
basé sur une recherche de spiritualité plus profonde, avec le temps ce
courant est devenu d’une brutalité cynique. Si l’on reprend les éléments qui
se conjuguent pour composer une bonne mentalisation, on n’en trouve
aucun dans les discours et les actes de ces sectes brutales.
Pilier pensée : la pensée libre sur les événements et leurs conséquences
n’est aucunement encouragée, bien au contraire. On doit obéir à des
ordres souvent inhumains, éventuellement réfléchir à la façon de mettre
en œuvre des actes de terrorisme, mais jamais songer aux répercussions
humaines, sur soi ou sur autrui. Dans les sectes, comme chez certaines
femmes maltraitées qui reviennent malgré tout auprès de leur bourreau,
« parce que je l’aime tant », la capacité à réfléchir sur ce qui se passe, à
évaluer la situation réelle, est perdue.
ilier émotion : la seule émotion que l’on peut discerner est la colère.
L’argument avancé est la vengeance d’offenses et griefs, ce qui est sans
doute parfois vrai, mais souvent on devine là un prétexte. Affirmer que
l’on venge les Palestiniens maltraités est un argument susceptible de
toucher certains jeunes gens idéalistes. Cela permet de se donner
l’apparence de défendre de belles valeurs, alors que leur combat vise en
réalité la prise de pouvoir, sur un modèle proche de celui du nazisme.
Pilier agentivité : leur capacité d’action est grande (bien plus que ne
l’affirment des porte-parole cherchant à se poser en victimes à la merci
des grandes puissances), mais pas mentalisée. On se situe entre la toute-
puissance (« nous allons conquérir le monde ») et l’impuissance (« nous
sommes de pauvres croyants maltraités, humbles, luttant à mains nues
contre des armées persécutrices »).
Pilier relationnel, intersubjectif : c’est le pôle le plus déficitaire, car
toute conscience de l’autre, toute empathie semble avoir disparu du
paysage mental de Daech comme d’Al-Qaida. Le but interpersonnel
semble être d’inspirer la terreur, le dégoût, le rejet, l’horreur, la
soumission. Les djihadistes que nous voyons n’éprouvent aucune
compassion et ne souhaitent pas en inspirer. La relation à l’autre n’est
faite que de manipulation, d’utilisation, de sujétion. Lui infliger de la
souffrance cause au mieux de l’indifférence, au pire un plaisir pervers.
Le phénomène sectaire nous effraie à cause de cette transformation qu’il
opère sur des gens, des proches peut-être, les rendant méconnaissables et
inaccessibles. Nous pouvons utiliser notre capacité d’intersubjectivité pour
tenter d’imaginer ce que vit la personne qui se laisse entraîner là-dedans.
Cela peut nous aider à les comprendre, voire à les arracher à ces
dangereuses sirènes. Il faut souvent pour cela un intervenant extérieur,
comme dans le cas de la famille Védrines. Quelqu’un qui trouve les mots
qui touchent, qui percent la coquille du mythe créant l’emprise. Mais ne
nous berçons pas d’illusions : les sectes ont toujours existé, il y aura
toujours des personnes séduites par des idéologies extrêmes à cause d’une
faille ou d’un manque en eux.

Et après un attentat ou autre drame ?


Après les attentats du 13 novembre 2015 a été décrété l’état d’urgence,
qui outre nombre de mesures de sécurité, ordonne la suspension de la
pensée critique – une suspension utile en termes politiques. Comme dans
les grandes urgences médicales, où l’on ne peut pas toujours soupeser le
pour, le contre et les différents impacts, l’urgence nationale nécessite que
les partis ne s’affrontent pas afin de présenter un front uni. Toutefois, il est
bon au niveau individuel de chercher à penser encore. Nous, nous n’avons
pas de décisions vitales à prendre dans l’urgence. Nous suivons le cours des
événements et pouvons y réfléchir au lieu de vociférer, avec des « faudrait
qu’ils… » et autres jugements à l’emporte-pièce.
Cela pour les personnes dont la colère les pousse dans la critique.
D’autres sont étreintes par la peur, qui est bien naturelle, vu les
circonstances. La situation est brutale, elle réveille pour beaucoup des
souvenirs parfois enfouis par les générations antérieures, il y a de quoi
ressentir cette sensation terrible qu’est l’angoisse. Pour pouvoir penser de
nouveau assez calmement, il faudra trouver moyen d’apaiser la peur, en
général au contact de proches.
Une réaction assez répandue a été de vouloir agir utilement. Certains
jeunes, en nombre clairement supérieur aux effectifs habituels, se sont
spontanément présentés pour être intégrés dans l’armée. De nombreux
citoyens ont cherché comment apprendre les gestes de premiers secours afin
de pouvoir aider en cas d’urgence. Et c’est bien ! De tels actes peuvent
développer l’agentivité, ce qui tend à abaisser l’angoisse. Une fois
l’émotion apaisée, on pense mieux.
De même, certains parents ayant perdu un enfant dans un accident ou
autre circonstance tragique, une fois passé la phase d’affliction la plus
écrasante, cherchent comment utiliser leur propre chagrin pour aider
d’autres personnes. « Plus jamais ça » devient leur slogan, leur motivation.
Des associations précieuses d’aide aux victimes, de prévention de la
violence routière ou autre, doivent leur création à de telles personnes
capables de sublimer le traumatisme qu’elles ont subi. Ce sont de beaux
exemples des pôles émotion, pensée, agentivité, intersubjectivité
convergeant pour un résultat constructif.
CHAPITRE 10

La souffrance borderline :
la mentalisation empêchée

Irène a rompu avec un grand nombre d’amis, au fil des années. Elle a
aussi mis fin brutalement à plusieurs relations amoureuses, et perdu
plusieurs emplois – soit en partant elle-même sur un coup de tête parce que
« la boîte était insupportable ! », soit parce qu’on ne la gardait pas en fin de
sa période d’essai. Chacun de ces échecs lui cause de grandes souffrances,
elle a même fait une grave tentative de suicide un soir où elle désespérait de
sa relation avec son amant marié. Ses amis (ceux qui restent, ou les
nouveaux) la trouvent pourtant formidable, avec sa générosité et son
humour irrésistible. C’est l’un d’eux qui l’a sauvée, d’ailleurs, quand elle a
avalé deux boîtes de médicaments alors qu’ils devaient se voir. Mais deux
ans plus tard, il a baissé les bras, découragé, parce qu’elle l’avait encore
accusé furieusement de ne pas se soucier d’elle. Ils ne se voient plus,
maintenant. Irène, oubliant que c’était elle qui avait rompu leur amitié, a eu
plus tard l’impression qu’il l’abandonnait.
Cette sensibilité exacerbée à des situations qui paraissent banales, ces
comportements impulsifs, avec des attaques jaillissant face à un petit
déclencheur et des phrases de rupture, des angoisses d’abandon d’une
intensité insupportable, appartiennent typiquement au répertoire borderline.
Notons toutefois que l’impulsivité coexiste avec des secteurs de
fonctionnement rationnel et efficace, ce qui est d’autant plus déconcertant
pour l’entourage. En général, les gros orages se déclenchent surtout dans les
relations les plus importantes.

« Borderline » ?
Lorsque Fonagy a repris et creusé l’idée de mentalisation, c’était
essentiellement pour expliquer et traiter les difficultés de type borderline. Si
l’on reprend les quatre piliers de la mentalisation, pensée, émotion, action
ou agentivité, et autrui ou intersubjectivité, nous verrons que c’est le
deuxième qui est le plus déficient dans ce trouble. Mais tous peuvent être
impactés et poser problème.
Cette catégorie diagnostique n’a été proposée que depuis quelque trente
à quarante ans, bien que le terme soit apparu avant aux États-Unis.
Actuellement, la plupart des auteurs brossent le portrait d’une personne
impulsive, instable, voyant la vie et les autres en noir ou blanc, très critique
d’elle-même, hypersensible, susceptible, prompte à prendre la mouche et à
se mettre en colère, craignant l’abandon par-dessus tout, sujette à des
sentiments de vide, surtout en l’absence des personnes importantes. Tous les
borderlines ne manifestent pas tous ces traits, évidemment, et lesdits traits
varient en intensité en fonction des circonstances.
C’est en tout cas un trouble considéré comme assez important. Ceux qui
en souffrent confirmeront que vivre avec cela n’a rien de drôle, et leurs
proches en pâtissent également. Voyons d’abord les manques dans les
différents domaines liés à la mentalisation, en commençant par le plus
déficitaire, le champ émotionnel.
L’émotion malade
Typiquement, ce domaine pose particulièrement problème – certains
définissent d’ailleurs le trouble borderline comme une maladie des
émotions. Pour Granger et Karaklic : « La caractéristique principale de tous
les sujets borderlines, c’est une difficulté majeure à contrôler les émotions
fortes 61. » Dans ces problématiques, le mécanisme de régulation des affects,
qui nécessite l’incorporation d’une instance capable d’apaiser les tempêtes
émotionnelles, n’est pas en place, ou pas suffisamment. Typiquement,
diverses situations, même anodines en apparence, déclenchent des bouffées
d’affects parfois intolérables, impossibles à contenir. Ils jaillissent, donc, en
une expression spontanée qui peut avoir son charme quand il s’agit de joie
ou d’enthousiasme, mais qui blesse ou effraie en cas de colère.
Dans le film 37°2 le matin 62, Béatrice Dalle campe le personnage de
Betty, une jeune femme à fortes caractéristiques borderlines. Son manque
de retenue commence par séduire le personnage masculin, Zorg, fasciné par
tant de fantaisie et de sensualité. « Elle m’a fait penser à une fleur
étrange… » Elle est pour lui une femme libre, insouciante. Mais plus loin
dans le film, lorsque la moindre dispute déchaîne des bagarres
accompagnées d’émotions extrêmes (Betty, qui se met parfois à errer dans
les rues, va jusqu’à s’arracher un œil), le pauvre Zorg n’en peut plus.
N’arrivant pas à la quitter, il finit par l’étouffer sous un oreiller.
Plus récent, le film Tangerine 63 montre une jeune femme transgenre
travailleuse du sexe qui, apprenant que son mac la trompe avec une blonde,
part en guerre, tapant, criant, cassant tout sur son passage. Les émotions ne
sont pas du tout contenues par le personnage de Sin-dee Rella, dont le
pseudonyme est un jeu de mots entre Cinderella, Cendrillon, et sin, péché.
Visiblement son entourage la connaît ainsi, redoute ses réactions – et
l’aime ! L’amie qui l’accompagne veut une garantie : « Promets de ne pas
faire de scène ! » Sin-dee fait la promesse, pour la rompre à la première
occasion.
Dieu merci, toutes les personnes borderlines ne vivent pas de tels
drames. Mais elles traversent des enfers et ceux qui les aiment ne sont pas
épargnés. Qu’un ami les déçoive et il ne bénéficie pas toujours d’une
seconde chance avant d’être mis au rebut. Surtout, leurs relations
amoureuses sont extrêmement tumultueuses. La personne aimée peut être
couverte de louanges et de caresses tant qu’elle va dans le bon sens, mais
les manquements déclenchent des scènes souvent violentes. Menaces ou
annonces de rupture succèdent aux réconciliations passionnées, parfois
plusieurs fois dans la même journée. Les enfants eux aussi peuvent subir
des rejets brutaux après avoir été adorés. Quant aux psychothérapeutes, ils
en prennent aussi pour leur grade, mais ils sont payés et formés pour
affronter ces tempêtes ! Surtout, ils s’y attendent et œuvrent à transformer
ces crises en occasions de développer la régulation des émotions.

La relation à l’autre
La plupart des personnes borderlines ne s’emportent pas pour n’importe
quoi, malgré leurs émotions souvent excessives. Ce sont surtout les
relations importantes qui déclenchent leurs tempêtes émotionnelles. Pour
Fonagy, une des raisons vient de ce que dans le trouble borderline, comme
on n’a pas construit de ressource intérieure pour gérer les émotions, on a
besoin d’une personne proche qui nous aide à les supporter, voire les porte
pour nous. Par exemple si l’on déborde de colère, on peut crier contre le
proche, ce qui procure déjà un soulagement direct. Parfois le proche mord à
l’hameçon, crie en retour, et la bagarre, tout en étant douloureuse, soulage
encore davantage puisque le conflit se déroule à l’extérieur de la psyché
plutôt qu’à l’intérieur. On peut d’ailleurs avoir l’impression que tout vient
de l’autre et que c’est lui qui est violent. L’autre est une sorte de moi
accessoire chargé de recevoir mon ressenti ou de le porter à ma place.
Aussi, si la personne-support menace de s’éloigner, la crise est encore
plus grave que pour tout un chacun. La réaction de perte de mentalisation
normale, vue au chapitre 7, est ici exacerbée. Certains vont sombrer dans
une angoisse terrible, peut-être rester prostrés des jours durant, la boule au
ventre, incapables de bouger. D’autres, pour échapper à cet état, vont avoir
recours à des substances pour anesthésier ce qu’ils ressentent – faire une
crise de boulimie, s’enivrer, prendre une drogue quelconque. Parfois même
ils essaient de se tuer. Nombre de tentatives de suicide surviennent à de tels
moments, chez une personne borderline en proie à l’angoisse de perdre
l’être qui, à ses yeux, la maintient en vie.
Quant à se mettre à la place de l’autre, imaginer comment il perçoit la
situation, c’est quasiment impossible quand on est envahi par des émotions
qui semblent insupportables. L’heure n’est pas à l’empathie, la seule
urgence consiste à supporter la situation présente. Et accuser l’autre permet
de ne pas se torturer en se reprochant d’avoir causé soi-même tous les
problèmes. Mais certaines personnalités limites, qui ne s’autorisent pas la
colère, vont plutôt s’accabler elles-mêmes, parfois jusqu’à avoir des gestes
suicidaires ou d’automutilation.
En revanche, les personnes borderlines possèdent souvent une intuition
remarquable. Peut-être grâce à leur sensibilité exacerbée, qui les rend si
vulnérables aux difficultés interpersonnelles. Mais aussi, elles peuvent
mettre à profit cette sensibilité pour se montrer extraordinairement
attentionnées envers leurs proches, famille ou amis. Elles semblent parfois
extralucides dans leur capacité à deviner ce qui se passe chez l’autre –
capacité employée autant, quand elles se sentent bien, pour aider leurs
proches que, quand elles ont peur d’être abandonnées, pour attaquer là où
ça fait mal.
Un exemple très représentatif de telles relations nous est fourni par le
film Qui a peur de Virginia Woolf ? 64. Martha sait exactement quoi dire à
George pour le blesser ou le mettre en colère, elle est totalement
imprévisible dans la relation, tantôt câline et infantile, tantôt déchaînée et
cruelle. Leur couple est marqué par l’instabilité, les conflits violents, les
cris, les coups.

Une pensée sans nuances


Nous avons vu aussi au chapitre 1 que la pensée mentalisante refuse de
catégoriser, de voir en noir ou blanc. Or une caractéristique du
fonctionnement borderline est précisément de cliver ainsi l’image de soi et
du monde : on est tantôt « bon », tantôt « mauvais ». Ils se trouvent eux-
mêmes fréquemment « nuls » et, lorsque quelque chose ne leur convient
pas, tout devient nul aussi. Le nouvel ami naguère trouvé « génial » peut
basculer rapidement dans la fosse aux méchants. Cela peut aller jusqu’à des
raisonnements assez paranoïaques, avec l’impression que l’autre a fait telle
chose exprès pour blesser, humilier, dévaloriser. Le dossier peut être vite
monté et l’on racontera aux amis proches que l’ex-amoureux était
finalement un pervers narcissique ou autre être malveillant.
Dans les périodes dénuées d’orages relationnels, ou dans les domaines
de bon fonctionnement, la personne borderline peut s’acquitter avec
compétence et efficacité de tâches complexes. Comme on l’a déjà vu,
l’intelligence classique n’est pas en cause. Mais l’intelligence émotionnelle,
si. Alors tant que la régulation affective n’est pas acquise, les capacités de
la personne peuvent être compromises en cas de problèmes dans la vie
personnelle. Quand les émotions flambent, la pensée est empêchée de
fonctionner.
La capacité d’action
Les personnes borderlines peuvent très bien se montrer aussi efficaces
que n’importe qui, dans des rôles professionnels variés, tant que les
problèmes affectifs ou interpersonnels n’interfèrent pas. Évidemment, c’est
plus aisé dans des professions artistiques, où l’on est plus tolérant envers les
brusques changements d’humeur et les actions impulsives. Acteurs,
peintres, chanteurs peuvent se permettre bien des excentricités – cela fait
presque partie de leur aura. Tandis que si un chef d’État s’emporte en public
ou manifeste des états amoureux extrêmes qui sont ensuite repris dans la
presse, gare aux conséquences !
Certains, particulièrement idéalistes, peuvent se montrer très exigeants
dans le travail et faire mieux que les autres, parfois jusqu’à l’extrême. Ainsi
Jacqueline, aide-soignante, arrive plus tôt que les autres et part plus tard.
Elle peste régulièrement, furieuse du manque de conscience professionnelle
de ses collègues. À force de se surmener, elle est souvent malade ou
épuisée, son médecin l’arrête et les autres doivent compenser son absence.
Il lui arrive aussi de refuser l’arrêt-maladie et de continuer malgré la
fatigue, ce qui la met en très mauvais état. À la maison, si elle accomplit
compulsivement certaines tâches, d’autres lui semblent insurmontables et
elle reproche souvent à son compagnon de ne pas avoir pensé tout seul à
s’en charger. Et quand elle s’écroule, plus rien n’est fait, le mari n’a qu’à se
débrouiller avec la maison et les enfants.
On trouve souvent ce genre d’irrégularité, une personne très active
certains jours ou dans certains domaines, et peu efficace à d’autres moments
ou pour d’autres choses. Le contraste peut être spectaculaire, et le manque
d’agentivité évident dans les périodes d’écroulement. Mais dans d’autres
cas, la passivité est plus constante, il est vraiment difficile pour ces
personnalités d’agir de façon autonome. Soit elles ont besoin de la présence
de leur partenaire ou d’un proche pour arriver à se mettre en route, soit
même elles restent bloquées en toutes circonstances. Caroline racontait qu’à
son retour à la maison, le soir, elle était incapable d’agir : ménage,
préparation de cours, hobbies – rien de ce qu’elle aimait faire ne semblait
possible. Tant que son compagnon n’était pas rentré, elle restait suspendue,
comme un appareil électrique débranché. Dès l’arrivée de ce dernier, en
revanche, elle retrouvait son énergie et entrait en action avec une efficacité
redoutable.

Les impulsions
En contraste avec la paralysie, les passages à l’acte impulsifs reflètent
pourtant aussi un problème dans le domaine de l’agentivité, car il ne s’agit
pas d’actions délibérées, choisies, qui donnent le sentiment de maîtriser sa
propre vie, mais au contraire de gestes souvent destructeurs ou
autodestructeurs. L’agentivité ressemble à ce que Christophe Dejours
appelle agir expressif : « L’agir expressif est autre chose que l’agir
compulsif. Il en est même l’opposé. L’agir expressif, c’est la façon dont le
corps se mobilise au service de la signification, c’est-à-dire au service de
65
l’acte de signifier à autrui ce que vit le “je” . »
On a plutôt un agir compulsif chez Janine, entrée dans une colère noire
parce que son chef lui assignait une tâche qu’elle estimait impossible.
« Vous êtes fou ? Je ne peux pas envoyer 50 lettres en une journée ! » Il eut
beau lui expliquer que cela semblait possible, que d’autres y arrivaient,
qu’elle pourrait au moins essayer, rien n’y fit. Furieuse, elle lui « balança sa
dém’ à la figure », comme elle le raconta triomphalement le soir à quelques
amies. « De toute façon ils ne peuvent pas se passer de moi. Demain il va
me supplier de rester et me donner une augmentation. » Mais les amies,
inquiètes, lui expliquèrent que ce n’était pas prudent, qu’elle ferait mieux de
présenter des excuses pour retrouver sa place. Troublée, Janine se mit à
douter et, après une nuit blanche, retourna au bureau le lendemain prête au
moins à feindre la contrition. Mais le mal était fait et le patron, lassé par ses
crises récurrentes, maintint la démission.
Un acte aussi soudain est surtout une façon de soulager les émotions
insupportables qui bouillonnent. Sur le coup, on peut se sentir victorieux,
mais les regrets arrivent vite. Comme pour Clara quand elle a démoli le
pare-brise de la voiture à coups de marteau, pour punir Michel de lui avoir
caché une sortie avec ses copains. Ou Pascale qui, après une grosse dispute,
courut chez le meilleur ami de Luc, son compagnon, et fit l’amour avec lui.
Sur le coup elle jubilait, ravie de sa vengeance. Puis très vite elle éclata en
sanglots, appela Luc et le supplia de lui pardonner. Mais parfois ces actes
impulsifs ont des conséquences irréversibles.

Des conduites dangereuses


Avec toutes ces souffrances, comment s’étonner que les borderlines
cèdent à toutes sortes d’impulsions pour se soulager ? Les inévitables
problèmes dans les relations importantes déclenchent des émotions
insupportables, la pensée en noir et blanc ne les aide pas à voir clair pour
s’apaiser, quand ils vont mal ils ne peuvent pas toujours s’appuyer sur leur
travail pour se remonter le moral, surtout si dans les mauvais moments ils
n’arrivent pas à l’effectuer de façon satisfaisante. Alors dans une bouffée
d’angoisse ou de colère, ils peuvent casser un objet, hurler sur quelqu’un, se
soûler puis conduire trop vite en essayant de téléphoner, ou pire.
Si tous ne succombent pas aux addictions, le recours à quelque chose
qui atténue l’émotion trop forte n’a rien de surprenant. Une bonne cuite
peut soulager provisoirement, ou, pour les boulimiques, une crise. Et gare si
66
la « rencontre » entre le besoin, la personne et la substance se cristallise.
Là, la personne risque fort d’être prise dans l’engrenage de l’addiction, dont
la répétition devient à la longue irrésistible même en l’absence de moments
difficiles.
On conçoit aussi que la conjonction de ces difficultés d’émotions, de
relations, de pensée, puisse entraîner des tentatives de suicide. Parfois il
s’agit surtout d’obtenir l’attention et le soutien de la personne que l’on
craint de perdre. Certains appellent cela de la manipulation, mais ce terme
dévalorisant donne l’impression que le vilain borderline met au point une
stratégie diabolique qu’il applique sciemment en vue de manipuler l’autre,
alors qu’en réalité, c’est en général une souffrance qui pousse ce cri
désespéré. Tout comme l’alcoolisation massive pour s’assommer, la prise de
médicaments en quantité létale peut exprimer surtout le désir d’arrêter la
douleur.
D’autres gestes suicidaires ne visent même plus l’autre, c’est juste une
façon d’essayer de mettre un terme à la souffrance. Ainsi dans le film
Mommy 67, Diane, la sympathique mais tempétueuse mère (probablement
borderline) élève son fils très agité dans des conflits effrayants, malgré
l’amour passionnel qui les unit. Comme elle est incapable de le tenir, elle
fait finalement interner le jeune Steve, qui à la fin se suicide en sautant par
la fenêtre.
Un autre type de passage à l’acte fréquent consiste à avoir des relations
sexuelles, souvent non protégées, avec des inconnus. Le film À la recherche
68
de Mister Goodbar montre une jeune femme qui semble s’épanouir dans
son métier d’enseignante pour sourds, mais elle souffre d’un vide
douloureux qu’elle comble la nuit en draguant dans les bars. Prise entre
dégoût et excitation, elle ramène un homme différent chez elle à chaque
sortie, et le met à la porte avant le jour. L’aspect addictif est montré par le
fait qu’elle recherche des expériences de plus en plus particulières, que ces
expériences ne comblent jamais le manque. Le film comme le roman se
terminent par la mort de la jeune femme, assassinée sauvagement par un de
ses amants d’un soir.
Aucune réflexion n’est présente dans ce genre de comportement à
risque, et c’est bien là le problème. Pour diminuer le danger, il est important
de développer la mentalisation chez ces personnes. Nous verrons au
chapitre 11 comment on s’y attelle dans un travail de psychothérapie. En
particulier, on cherchera à aider la personne borderline à développer une
régulation affective, de sorte qu’elle puisse supporter ses émotions de façon
autonome, sans avoir recours ni à une personne auxiliaire, ni à une
substance qui neutralise artificiellement le ressenti. Un autre objectif
important consistera à pouvoir conserver des relations suivies au lieu de
rompre dès que l’autre se montre décevant – car il est normal de ne pas
pouvoir satisfaire toutes les attentes d’autrui, surtout celles, si souvent
excessives, des borderlines. On visera à développer une empathie envers
l’autre, au lieu de simplement pouvoir deviner ce qu’il vit. Cette belle
intuition pourra alors servir à une compréhension compatissante, base d’une
relation solide.
CHAPITRE 11

En psychothérapie

Un des aspects les plus importants de la psychothérapie consiste à offrir


une relation particulière, grâce à laquelle pourront être traités les problèmes
résultant d’une mauvaise mentalisation. Cette relation en fait même le lieu
de prédilection pour développer les capacités indispensables qui reviennent
dans ce livre : une pensée vivante, une régulation des affects, une capacité
d’action, et la prise en compte d’autrui.

Libérer la pensée
« J’ai l’impression d’être vide. » Voilà une phrase que nous autres
psychothérapeutes entendons assez souvent. Ou encore : « Je ne sais pas qui
je suis, je ne sais pas ce que je veux. » Nombre de personnes arrivent en
thérapie sans connexion à elles-mêmes, sans habiter leur cerveau, en un
sens. Il leur sert pour travailler, pour utiliser l’ordinateur ou l’indispensable
téléphone mobile, mais c’est comme si ce fameux organe n’était en rien un
fondement pour l’âme. C’est un cerveau-machine.
Et encore, les personnes qui se plaignent de ce vide réfléchissent à ce
qui leur manque et en souffrent, ce n’est déjà pas si mal. D’autres vivent un
peu comme des machines, accomplissant leurs tâches quotidiennes sans
guère de conscience d’elles-mêmes. Les « normopathes » et les personnes à
tendance alexithymique, vues en fin du chapitre 2, ont ce problème-là.
Notre travail en psychothérapie consiste à aider tout ce monde à « habiter »
son cerveau et son corps, en un sens. S’habiter soi-même, se sentir vivant et
plein, riche, de sorte que, même dans la solitude, on ne s’ennuie pas, on n’a
pas besoin de remplissage.
Ce n’est pas une tâche facile, le chemin est souvent long. Le thérapeute
se retrouve parfois à devoir fournir lui-même de la matière aux séances, car
le patient, souvent, n’apporte pas grand-chose. Après avoir annoncé « ça
va », éventuellement relaté quelques événements très factuels, il attend.
« Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? » Ses parents ne l’ont pas aidé à avoir
ses propres pensées, il revient donc au psy de lui prêter ses capacités
psychiques à lui, de parler pour lui en quelque sorte, pour donner vie aux
séances. Par exemple, en constatant que le patient ne revient pas sur un
moment difficile de la séance précédente, nous pouvons observer : « J’ai eu
l’impression que vous n’étiez pas content en partant, mardi dernier. Je me
trompe ? » Il est souvent plus facile à ces personnalités de réagir que
d’avoir à élaborer leurs idées tout seuls, surtout sur des sujets personnels. À
la longue, au lieu d’être « étranger à soi-même », un Meursault pourra
réfléchir à sa vie, à ce qui importe pour lui. Un « hypernormal » pourra
remettre en question les normes si bien ancrées, voire s’autoriser à en sortir.
Une personne qui somatisait en cas de stress pourra davantage penser à ce
qu’elle vit, supporter le malaise, chercher des solutions. Son corps ne va pas
forcément s’apaiser immédiatement, mais il s’exprimera probablement
moins, si le psychisme parle !
De même, les pensées simplificatrices ou catégorisantes pourront
souvent être nuancées au fil du travail. Nombre de mes patients qui au
début disaient souvent : « C’est pas normal, hein ? », après quelque temps
peuvent ajouter : « Je sais, vous allez me dire qu’on s’en fiche de savoir si
c’est normal, qu’on va regarder quel effet ça me fait. » Et à la longue le
réflexe est intégré, ils ne se posent plus cette question de la normalité. De
même, la vision en noir ou blanc finit par se nuancer, le patient ne cherche
plus qui a tort et qui est le méchant de l’histoire, il s’intéresse à différents
points de vue.
C’est encore au fil des échanges que l’on apprend en thérapie à faire des
liens entre les pensées, les événements de la vie et ce que l’on ressent. Ainsi
Clara parfois ressentait sans savoir pourquoi de l’angoisse, ou avait des
crises de larmes sans image ou pensée particulière. Elle pouvait par ailleurs
évoquer son passé, tous les manques qu’elle avait subis, mais sans la
moindre émotion. En thérapie, progressivement, nous avons construit ces
liens, ce qui rend l’angoisse plus supportable, puisqu’elle devient une peur
ou un chagrin compréhensibles. Pour d’autres, cela diminue la colère,
notamment avec les troubles des borderlines, très sujets à l’emportement.
D’autres au contraire apprennent à ressentir et dire leur colère. Pouvoir
mettre de la pensée sur les affects débordants ou bien écrasés aide à avoir
prise dessus, à se sentir moins vulnérable à leurs fluctuations.
Dans son récent livre, William Cornell décrit de façon aussi personnelle
que poignante la façon dont la psychothérapie nous aide en quelque sorte à
retirer ses chaînes à notre cerveau. « Un des objectifs essentiels de la
psychothérapie est d’aider nos patients à développer leur capacité à
69
réfléchir à leur manière de penser ». Ainsi libérée, notre pensée nous
appartient, nous pouvons nous en servir pour examiner ce que nous vivons
et développer ce regard sur nous-mêmes, sur nos pensées, ce qui permet une
perspective plus ouverte sur ce que nous vivons. Une bonne psychothérapie
nous rend vraiment vivants.

Accompagner les émotions


En psychothérapie, on vise également à pallier ce qui a manqué dans
l’enfance du patient pour construire la régulation affective. Peut-être les
parents s’affolaient-ils quand l’enfant pleurait, ou bien ils l’humiliaient, se
moquaient de lui, faisaient de la surenchère – à moins qu’ils n’aient prêté
aucune attention à ces émotions.

Quelqu’un pour contenir nos émotions


De même que le parent contient les émotions insupportables du tout-
petit, en psychothérapie, le praticien va devoir recevoir, supporter et
contenir. La notion de transfert est aujourd’hui bien connue, et l’on sait que
des vécus anciens seront réactualisés sur la personne du psy. Lorsque le
client/patient n’a pas subi de manques ou de traumatismes précoces, ces
affects reportés sur le thérapeute ne sont pas très décalés par rapport à la
réalité. Certes, on se retrouve parfois un peu idéalisé, paré de vertus qui ne
nous appartiennent pas ou pas toutes, ou bien l’on est perçu comme plus
sévère et désapprobateur qu’on ne l’est réellement, mais tout cela reste
assez modéré.
En revanche, si la personne en thérapie a vécu des expériences qui ont
marqué ses toutes premières années, le transfert sera marqué d’affects bien
plus extrêmes. C’est là, surtout, que le praticien devra savoir contenir tous
ces mouvements. Quand il est vu comme monstrueux ou dangereux, qu’il
est haï, ou au contraire adoré, il aura à supporter de porter ces images très
éloignées de lui. En acceptant d’être vu ainsi, en s’intéressant à ce que vit la
personne qui projette tout cela sur lui, en l’aidant à explorer et à
comprendre elle-même ce que cela représente, le praticien aide peu à peu
son client à supporter ses propres états émotionnels excessifs. En les
métabolisant ainsi à deux, on les apprivoise en quelque sorte, et le patient
devient progressivement capable de réguler lui-même ses émotions. Il
pourra non seulement tolérer mieux son angoisse, sa colère, sa terreur, sa
haine, et leur donner sens, mais il pourra également contenir ces états et
moduler leur puissance.
Rina offre un exemple de cette acquisition progressive. Au début de son
travail de thérapie, elle était souvent la proie d’états insupportables. Quand
son ami menaçait de la quitter, elle s’écroulait, tombant dans une sorte
d’énorme trou psychique, elle avait l’impression de se vider de son sang. À
d’autres moments, si on la contrariait, elle sentait monter une bouffée de
colère trop forte pour rester en place. Pendant une soirée dans le groupe de
thérapie, un autre participant eut une parole malheureuse (« Tu l’énerves
peut-être, ton copain, avec tes manies ! »). Rina se leva d’un bond et alla
saisir son manteau. Lorsque je tentai de l’empêcher de partir, la jeune
femme me poussa en criant : « Fiche-moi la paix ou je te cogne ! »
Heureusement elle revint la semaine suivante, un peu gênée, et elle sut
mettre à profit cette gêne pour s’astreindre à écouter. Le chemin ne fut pas
facile, mais un an plus tard, elle était déjà capable de rester dans le groupe
même quand elle n’aimait pas ce qui s’y disait. Elle respirait fort, les yeux
brûlants, marmonnait : « J’ai vraiment envie de partir, là ! » Mais elle
arrivait à se contenir. Les séances individuelles en parallèle avec le groupe
lui offraient la possibilité d’explorer en détail les causes de ses émotions, en
les exprimant plus librement face à moi seule.
On aura peut-être reconnu chez Rina une problématique de type
borderline, avec au début peu de régulation des affects, régulation qu’elle
acquit peu à peu. Le fait d’être en groupe de thérapie permet aussi aux
personnes qui absorbent trop facilement les émotions des autres
d’apprendre à se construire une meilleure frontière. Elles s’habituent à
pouvoir distinguer ce que ressent l’autre de ce qu’elles éprouvent elles-
mêmes.

Une aide à l’alphabétisation émotionnelle


Outre réguler nos émotions, nous apprenons en thérapie à les identifier,
à les comprendre, à entendre les messages qu’elles constituent pour nous.
Laurence s’étonnait au début que je lui demande si souvent ce qu’elle
ressentait. « Je me sens mal », répondait-elle. J’insistais : « Mal, oui, mais
comment ? » C’était décourageant pour moi, exaspérant pour elle. Un jour
je lui proposai une liste d’adjectifs qualifiant des états émotionnels (triste,
mélancolique, agacé, intrigué, etc.) et lui demandai de se servir de ces mots
pour décrire plus précisément ce qu’elle ressentait. La jeune fille était plutôt
cultivée, elle soupira bruyamment, un peu vexée de se voir proposer une
telle tâche, trop élémentaire pour elle. Mais finalement, elle s’aperçut que
chercher à mieux définir ce qu’elle ressentait l’aidait à affiner sa perception
de ce qu’elle vivait.
C’est un des atouts des psychothérapeutes : nous pouvons nous
permettre d’insister même si une question embête le patient. Nous sommes
payés pour cela, plutôt que pour être polis ! Évidemment, nous tâchons
d’user de discernement, aussi. Parfois revenir à la question peut être
néfaste, cela envahit le patient, cela devient une violence. À nous de nous
entêter dans les zones inconfortables seulement lorsque c’est utile. Comme,
en principe, nous écoutons le patient, lui aussi nous aide à intervenir à bon
escient. Et dans ce partenariat, il continue de développer son savoir-penser,
savoir-ressentir, savoir-dire…

Déparasiter les ressentis


Nous avons déjà vu au chapitre 4 cette notion selon laquelle différentes
personnes manifestent une préférence inconsciente pour différentes
émotions. Par exemple, en cas de problème dans la famille, votre mère est
facilement en colère tandis que votre père semble toujours culpabiliser,
votre sœur pleure pour un rien, elle faisait déjà cela quand vous étiez petits,
ce qui vous valait fréquemment des remontrances parce que, sûrement,
c’était votre faute, vous aviez été méchant. Quant à vous, vous avez
tendance à ruminer des pensées sombres et pessimistes.
Ces ressentis habituels font partie de la personnalité que nous nous
sommes forgée. Ils deviennent une façon d’être, un état « par défaut », en
quelque sorte. Si par exemple on nous raconte qu’un voisin a été malmené
par un groupe près de l’immeuble, on entendra différents sons de cloche :
« Qui ne serait pas abattu/agacé/effrayé de voir ça ? » Chacun a
l’impression que sa propre réaction est la réaction « normale ». « Bien sûr
que ça me fait peur. Pas à vous ? », « Mais non, moi ça me met en colère ! Il
faut se battre ! »
Ce sera encore un rôle du psychothérapeute que de nous faire prendre
conscience de nos sentiments-parasites. Non pas en affirmant sans
ambages : « En fait, vous n’êtes pas triste, vous faites semblant pour
empêcher votre mari de s’exprimer d’une façon qui vous déplaît. » Brutal et
inefficace. Mais en questionnant encore, en affinant le ressenti de la
personne, le praticien pourra l’aider à prendre conscience de ce qu’elle
éprouve d’autre, par exemple elle est en colère mais elle n’ose pas le dire,
elle craint que son mari la trouve tyrannique ou « pas féminine ». Peu à peu,
grâce à l’accompagnement du psy, en donnant sens à ses ressentis, la
patiente pourra mieux les comprendre, leur donner une voix, expérimenter
de les faire connaître à son entourage.

S’approprier l’action
Parmi les gens qui nous consultent, un certain nombre a un vécu
d’impuissance. Qu’il s’agisse d’un blocage pour arriver à faire quelque
chose (« je voudrais arriver à sortir/à chercher du travail/à aller au
sport… ») ou d’une impression globale d’être paralysé (« je ne sais pas quoi
faire… »), c’est une plainte fréquente. Bien sûr, on pourrait arguer que c’est
une demande trop concrète, qu’il vaudrait mieux engager un coach qui nous
pousse à faire ce qu’on veut ou doit faire. Mais ce genre de passivité est
généralement très psychologique.
Cornell reprend et résume la pensée de Winnicott sur les schémas de
motilité, décrivant comment, lorsque les mouvements exploratoires du bébé
sont bien interprétés et accueillis, ce dernier trouve bonheur et soulagement
à pouvoir « agresser » le corps des parents (pas de façon hostile), de sorte à
éprouver la force et les frontières de son propre corps 70. Pour construire un
psychisme véritablement plein de vitalité, il faut des racines puissantes dans
le soma, le corps. La mobilité du corps doit avoir été reconnue comme une
manifestation de santé. Cela donnera un sujet qui s’intéresse au rapport à
autrui et ne recule pas devant un affrontement constructif.
Inversement, en cas d’empiétement des parents sur l’enfant limitant
sévèrement sa liberté d’action ou le sens accordé à ses actes, pour se
préserver l’individu risque de se replier sur soi, de fuir les interactions et
surtout toute sorte de conflit. On imagine alors l’intérêt de certaines
psychothérapies à médiation corporelle, où il sera possible de vivre cet
affrontement du corps – de taper sur des coussins, des matelas, de pouvoir
crier et pousser de toutes ses forces. Retrouver ses forces et être bien
accueilli en cela ! C’est une façon de libérer le geste en thérapie. Mais il est
également possible de se redonner du pouvoir sans ce travail physique, par
une relation thérapeutique où l’on est bien reçu dans ses expressions de
colère ou de désaccord. Pour citer encore Christophe Dejours : « Je tiens
donc la structuration de l’agir expressif de la colère pour une des fonctions
dialogiques nécessaires à la préservation de l’identité et de la santé
mentale 71. »
Imaginons que le personnage du film Joy ait été en psychothérapie avec
moi. Pour l’aider à entrer en action avant d’avoir pratiquement touché le
fond, j’aurais voulu creuser avec elle le sens de tous ses sacrifices, évoquer
la possibilité d’agir aussi en son nom propre, me réjouir avec elle de ses
initiatives. Si elle acceptait un travail plus corporel, je l’aurais invitée à se
tenir debout en face de moi, à ressentir dans son corps l’effet de porter tout
son petit monde, à expérimenter de bouger autrement, peut-être de se
planter devant moi pour me dire bien fort les mots qui lui viendraient, par
exemple : « J’en ai assez ! Je reprends ma vie ! » Assez souvent, le geste
libéré émerge spontanément dans l’entretien de thérapie. Joy aurait peut-
être un jour, tout en parlant, secoué les bras comme pour jeter quelque
chose. J’aurais pu me saisir de ce mouvement, encourager Joy à le répéter, à
y mettre des mots… Dans le film elle parvient seule à sortir de son ornière,
mais c’est souvent bien plus facile avec le soutien d’un professionnel qui
donne un sens positif à nos prises de liberté !

Intégrer la relation
C’est la base de la psychothérapie, en tout cas un de ses principaux
outils, selon moi et selon tous les thérapeutes relationnels. Dans l’enfance,
les relations avec des personnes attentives sont nécessaires pour développer
la mentalisation. Si ces modes de relation ont manqué et que la personne ne
sait pas contacter ses propres pensées et ressentis, c’est la relation
thérapeutique qui sera le vecteur de rattrapage.

Apprendre à supporter les variations


En thérapie, on passe par toutes sortes de phases, certaines difficiles. On
peut arriver parfois de très mauvaise humeur, remonté contre le psy, voire
dans un état de crainte, redoutant qu’il nous en veuille. Le thérapeute, lui,
est assez peu variable, bien qu’il puisse lui arriver d’être malade ou
préoccupé par un problème personnel, mais en principe il est capable de
mettre ses soucis de côté pour se rendre disponible. Le fait qu’il accueille
notre état, même irrationnel, et s’y intéresse, nous aide à donner sens à ce
que nous ressentons. Surtout, cela contribue à construire en nous un modèle
de relations suffisamment solides pour traverser les moments difficiles.
Travailler en groupe présente le même intérêt que celui de l’école : il
n’y a pas que moi et le psy avec sa patience de professionnel, il y a aussi
une sorte de fratrie composée de gens plus ou moins comme moi, sujets eux
aussi à des mouvements d’humeur. À condition de ne pas s’y prendre trop
tôt, on apprend encore mieux, dans un tel cadre, à tenir les relations.
Comme en famille ou en classe, il y a un adulte responsable, le psy, qui
empêche que les désaccords dégénèrent et ainsi contient les émotions de
tous.

Apprendre à parler de la relation


Un aspect primordial des psychothérapies relationnelles est de mettre en
mots ce qui se passe entre les protagonistes. Si l’on arrive dans un état agité
et que l’on rabroue le thérapeute, il va nous inviter à explorer notre vécu
intérieur, à le verbaliser ouvertement. Communiquer au sujet de la relation
fait appel à tous les piliers de la mentalisation : pouvoir penser à ce qui se
passe en soi, contenir ses émotions pour en parler de façon non violente,
tenir compte de l’autre et de l’effet de nos paroles sur lui, enfin oser agir,
parler. Croire que cela en vaut la peine.
Ces échanges honnêtes déboucheront sur la capacité d’accepter que
l’autre ne pense pas comme moi. William Cornell décrit « l’importance
pour deux pensées d’être capables d’être en désaccord, de penser par elles-
72
mêmes tout en demeurant intéressées par l’autre et par leurs différences ».
Je m’intéresse à vous, puis vous allez vous intéresser à moi, non pas à moi
en tant que Laurie Hawkes, mais à moi en tant que la personne qui est en
face de vous et qui parle avec vous, pour vous habituer à prendre en compte
à la fois votre vécu interne et celui de l’autre tel que vous l’imaginez. Pour
vous habituer à faire cela dans la vraie vie, en dehors de la séance.

Vu par l’analyse transactionnelle


Quelques notions simples d’analyse transactionnelle peuvent nous aider
à nous représenter les aspects de la mentalisation qui se développent en
psychothérapie.

Lever les méconnaissances


Nous avons vu au chapitre 5 comment le fait de méconnaître pouvait
nous empêcher d’avancer. Il nous faut donc arriver à en sortir, mais seul, ce
n’est pas évident. Le thérapeute est là pour nous confronter à la réalité, nous
ôter les écailles des yeux, parfois assez fermement. Il peut finir par nous
dire par exemple : « Non, ce n’est pas normal que votre mari vous traite de
grosse merde. » Si la relation thérapeutique est suffisamment forte, la
patiente pourra s’appuyer dessus pour progressivement faire face à ce
qu’elle vit réellement et oser se révolter.
L’avancée se fait progressivement, pas à pas. Par exemple, si je me
voile la face concernant ma relation avec un conjoint méchant, que je me
raconte chaque matin que ce n’est pas si grave, qu’aujourd’hui il est gentil.
D’ailleurs je ne suis pas vraiment malheureuse. Et puis il n’y a pas grand-
chose à y faire, il refuse la thérapie de couple et moi, je suis coincée, là,
avec les enfants. Voici ce que pourrait donner la levée progressive de cet
aveuglement :
Existence du stimulus : le psy me rappelle que je pleure presque chaque
semaine avec lui, que j’ai déjà raconté de telles scènes dans une demi-
douzaine de séances.
Importance de ce stimulus : en fait, bien que je m’efforce chaque fois
d’oublier, il faut reconnaître que je suis malheureuse avec cet homme.
Que même les jours où je ne pleure pas, je m’attends constamment à ce
qu’il m’agresse. Ce ne sont pas des larmes occasionnelles, elles ont du
sens.
Possibilité de changement : il doit bien exister des solutions… Soit nous
arrivons à changer ensemble, probablement avec l’aide d’un conseiller
conjugal. Soit nous ne changeons rien, et on peut mettre un terme à la
relation.
Possibilités personnelles : au pire, je peux quitter cet homme. Je peux
avoir peur, peur d’avoir à me débrouiller seule financièrement pour
élever les enfants, peur qu’il devienne violent, peur d’être sans
compagnon. Mais je trouverai des moyens.

Développer l’Adulte
Cet axe est au cœur du travail en analyse transactionnelle, car l’Adulte
est la partie de nous la plus libre, celle qui est consciente de la situation
présente. Une partie importante du travail de psychothérapie, surtout dans
les premiers temps, consiste à renforcer la partie Adulte. On prend
conscience de fonctionnements que l’on croyait immuables : « C’est
normal, tout le monde fait ça, non ? » Être confronté à ses méconnaissances
et pouvoir l’entendre fortifie l’Adulte.

Soigner l’Enfant intérieur


La plupart d’entre nous avons eu à vivre des manques, des souffrances,
voire des traumatismes, dans l’enfance. Selon les capacités de nos parents à
nous accompagner dans ces moments, il peut nous en rester des traces, des
sortes de cicatrices dans notre partie Enfant qui ont limité notre capacité de
mentalisation dans certains domaines, si ce n’est partout. Tant que ces
blessures n’ont pas été guéries, notre partie Enfant aura tendance à pomper
notre énergie et à nous tirer dans des réactions anciennes.
Karine était, d’après sa propre description, très susceptible. La moindre
taquinerie l’atteignait profondément. Oh, elle n’était pas du genre à piquer
une crise ou à se donner en spectacle – elle méprisait de telles réactions
infantiles. Mais elle n’oubliait pas. La personne qui l’avait offensée n’allait
pas la revoir de sitôt ! À la longue elle se retrouvait assez isolée. En
thérapie, elle détricota patiemment ces petits événements, les reliant peu à
peu à la méchanceté de sa mère, prompte à humilier ses enfants. Je lui
paraissais parfois trop froide ou méprisante, et ce fut l’occasion de faire la
distinction en direct entre ses reviviscences et la réalité. Après quelques
années de ce travail, alors qu’elle n’avait pas l’impression d’avancer
beaucoup, elle arriva un jour un peu perplexe. Une amie avait mal compris
une phrase qu’elle avait dite, et l’avait traitée de fasciste. Mais ce qui
étonnait Karine, c’est qu’au lieu de se fermer en décidant que Carole était
vraiment une idiote, elle ne s’était pas sentie tellement atteinte. Elles
s’étaient expliquées, et Karine arrivait à sa séance encore épatée de se sentir
tellement plus solide qu’auparavant.
En fin du chapitre 3, il était question de renoncer à la vengeance. Pour
que l’Enfant y consente, la psychothérapie peut s’avérer utile par l’écoute
du besoin qu’a l’Enfant de se venger, souvent un besoin d’exprimer de la
colère. Expression qui se fait plutôt en séance, car dire à un parent âgé
qu’on est furieux contre lui est rarement utile.

Construire un bon Parent interne


Une façon d’aider notre Adulte à garder la main consiste à nous occuper
nous-mêmes de notre Enfant quand il est en difficulté. Pour cela, la relation
thérapeutique avec cette personne fiable tend à développer un Parent
intérieur bienveillant, qui devient capable de nous réconforter, nous
encourager, nous apaiser.

Assouplir le scénario de vie


Grâce au fait d’interagir plus souvent depuis notre partie Adulte, nous
aurons moins tendance à nous retrouver pris dans des jeux psychologiques,
ces séquences piégeantes au terme desquelles on se sent mal – furieux,
humilié, déprimé… Cela contribue à limiter les sentiments-parasites vus
dans ce chapitre, de sorte que nous devenions de moins en moins cette
personne toujours fâchée, vexée, triste…
Le thérapeute nous aide à changer aussi ce que nous appelons croyances
de scénario, les descriptions de la vie qui déterminent et souvent limitent
notre existence. Charles constatait un tel changement récemment, en me
disant le plus naturellement du monde : « De toute façon, il y a toujours
quelqu’un pour vous aider, dans la vie, si on cherche bien… » J’étais
sidérée – et ravie ! Quelques années auparavant, en groupe de thérapie, le
même Charles s’était moqué d’une jeune femme qui affirmait à peu près
cela. « Naïve, va ! Dans la vie, c’est chacun pour soi, personne ne t’aidera
jamais, ne compte pas là-dessus ! » Au lieu de son scénario de vie solitaire
et cynique, Charles commence à vivre une histoire plus positive, plus
confiante, plus ouverte.
Développer la mentalisation est en général une des fonctions principales
de la psychothérapie. À une époque de mécanisation croissante qui nous
coupe de notre humanité profonde, qui nous distrait et nous éparpille, c’est
devenu une tâche centrale. Il serait même judicieux d’instaurer une sorte de
psychothérapie de la société, pour limiter les situations de maltraitance,
pour revenir à un traitement humain des êtres humains – voire de tous les
êtres vivants. Et simplement pour nous aider, tous, à traverser les
changements profonds qui ébranlent la société et notre monde tel que nous
le connaissons.
CHAPITRE 12

Bonnes pratiques personnelles :


développer ses capacités
de mentalisation

Même si beaucoup de gens gagneraient à enrichir leur capacité de


mentalisation, tous ne vont pas en psychothérapie ! Heureusement, cela
peut se faire naturellement, au fur et à mesure que l’on apprend la vie. Que
l’on songe à Albert Camus, dont l’ouvrage autobiographique Le Premier
Homme décrit comment la Grande Guerre créait des orphelins « dans tous
les coins d’Algérie, arabes et français, fils et filles sans père qui devraient
ensuite apprendre à vivre sans leçon et sans héritage 73 ». Comme lui…
Privé de père dès son plus jeune âge, élevé par une mère presque sourde et
illettrée et une grand-mère plutôt brute, il n’a certainement pas bénéficié de
conditions vraiment propices à développer une pensée mentalisante. Il
aurait pu devenir un être peu sensible, comme son personnage Meursault.
Or son œuvre montre au contraire une grande capacité à se représenter le
monde intérieur des autres, une imagination créative, une réflexion
profonde sur les actes et leur sens.
Des tuteurs pour nous aider à penser
Comment a-t-il pu se développer ainsi ? On sait qu’il a reçu de sa mère
beaucoup d’amour, fût-il peu verbalisé, et le soutien d’un instituteur très
important, Louis Germain, dont la détermination lui permit d’étudier au
lycée. « Oui, il avait vécu ainsi dans les jeux de la mer, du vent, de la rue,
sous le poids de l’été et les lourdes pluies du bref hiver, sans père, sans
tradition transmise, mais trouvant un père pendant un an, et juste au
moment où il le fallait, […] la connaissance qui s’ouvrait à lui pour se
fabriquer quelque chose qui ressemblait à une conduite […] et pour se créer
sa propre tradition 74. »
Contrairement au jeune Camus au début du XXe siècle, nous vivons dans
un monde qui fourmille de ressources culturelles facilement accessibles. Le
mieux, évidemment, est de bénéficier de l’aide d’une personne qui nous
guide dans le cadre d’une vraie relation, des tuteurs au sens que donne
Boris Cyrulnik à l’expression « tuteur de résilience ». Mais à défaut, ou
pour les compléter, nous pouvons nous appuyer sur des personnages
publics.

Les journalistes qui guident notre réflexion


Les journalistes, du moins ceux qui ne simplifient pas à l’excès, sont
indispensables à mon sens pour nous expliquer le monde et les événements
dans leur complexité, nous en offrir une interprétation. C’est le problème
avec les flux de nouvelles transmis sans interruption par les moyens
électroniques. Des événements, encore des événements, bruts, violents
souvent, dénués de sens, nous tombent dessus. Nous avons besoin de
professionnels cultivés et habitués à décoder l’information pour nous aider
à y trouver du sens et ne pas être submergés.
75
Dans une récente interview , Jean-Michel Aphatie, s’apprêtant à
prendre les rênes d’une tranche d’info quotidienne, disait vouloir
« ordonner l’actualité, l’expliquer et la raconter tout en faisant passer des
émotions ». Ce projet exprime bien, à mon sens, comment le journalisme
peut ouvrir la pensée. Offrir une explication sans prétendre que ce soit la
seule, ne pas se poser en maître à penser, en expert qui sait tout. De sorte
que nous puissions profiter de la diversité des points de vue des différents
journalistes afin de comprendre l’actualité et le monde du mieux que nous
le pouvons. Tout en évitant si possible l’écueil de la pensée simple :
n’écouter que ceux qui flattent notre opinion pour nous contenter de
renforcer notre vision du monde. Nous pourrions alors rester avec nos
jugements à l’emporte-pièce et nos « y a qu’à ». Ouf, c’est rangé, c’est
compris, plus besoin de réfléchir. Eh si, nous avons constamment besoin de
réfléchir !
En janvier 2015, pendant les jours qui ont suivi le massacre de la
rédaction de Charlie Hebdo, la prise d’otages à l’Hyper Cacher et
l’assassinat de la jeune policière, nombre de journalistes et d’autres
intellectuels ont su exprimer des positions réfléchies et mesurées sur ces
événements. Il ne s’agissait pas de prendre une position mollement
tolérante, de déclarer « il faut les comprendre, ils ont leurs raisons », mais
nombre de grandes voix ont su à la fois soutenir le mouvement important de
ceux qui proclamaient « Je suis Charlie » et exprimer que cela ne suffisait
pas. Il était particulièrement important à ce moment-là de pouvoir lire et
écouter plusieurs voix : ceux qui condamnaient les provocations de Charlie,
ceux qui défendaient les humoristes envers et contre tout, ceux qui
nuançaient, à l’instar de François de Closets 76, en affirmant avec sagesse :
« Quand il s’agit du sacré, il faut user d’infinies précautions. »
Quel contraste avec certaines chaînes d’information qui avaient suivi en
direct le siège de l’Hyper Cacher, fournissant toutes les données au fur et à
mesure, sans analyse ! Il leur fut reproché par la suite d’avoir mis la vie des
otages en danger, en révélant le fait que certains étaient cachés au sous-sol.
C’est le risque lorsque tout est donné instantanément sans prendre le temps
de la réflexion. A contrario, lorsque fin août 2015, deux journalistes d’une
chaîne de télévision américaine locale furent abattus en direct, l’image fut
très vite coupée et une présentatrice prit les commandes en annonçant
calmement : « Nous ne savons pas très bien ce qui vient de se passer. »
Cette attitude fut commentée positivement le lendemain sur les radios
françaises. Au lieu de basculer dans l’affolement ou de se lancer dans des
hypothèses, la journaliste prenait du recul et attendait d’avoir des données
fiables avant de communiquer l’information.
À nous donc de faire notre travail, d’écouter des opinions diverses et
bien nuancées, de réfléchir, de tâcher de garder en tête plusieurs points de
vue possibles !

Les philosophes qui nous font approfondir


La philosophie, telle que je la comprends, sert exactement à cela :
réfléchir à la vie, à son sens, pour nous aider à déterminer nos actions. Cela
peut s’adjoindre à l’actualité comme dans la rubrique de Raphaël Enthoven
sur Europe 1, « La morale de l’info ». Chaque matin le philosophe propose
son analyse d’un événement petit ou grand afin de nous aider à réfléchir.
D’autres philosophes s’adressent souvent à nous via les médias, pour la plus
grande joie de certains et l’agacement d’autres. En tout cas, on peut
généralement en trouver un au moins dont la pensée nous stimule. Mais
plus classiquement, leurs écrits nous font réfléchir plus à loisir, si possible
sans cataloguer, sans pensée trop simple. Michel Onfray décrit ainsi
Jankélévitch comme impossible à résumer : « Indicible, ineffable, je ne sais
quoi, apparition disparaissante, clignotement mystérieux d’une lumière
éteignante, presque rien, presque tout… » Quoi de moins catégorisant ?
C’est formidable, à condition de ne pas tomber dans une intellectualisation
détachée de la vie, qui nous laisserait perdus ou découragés. Comme pour
certains d’entre nous quand nous essayons de lire Lacan (qui certes n’est
pas un philosophe) et d’en comprendre quelque chose. Écoutons donc les
« sages » mais sans nous mettre sous la coupe d’un gourou ! D’autant plus
redoutable, parfois, s’il est indéchiffrable, et si certains prétendent détenir la
seule interprétation valable et juste…
Si l’on reprend les piliers importants de la mentalisation, pensée-
émotion-action-autrui, j’ajouterais de l’émotion à la plupart des écrits
philosophiques, peu abordée par les philosophes en général. Ou plutôt, ils
réfléchissent parfois aux émotions des autres, mais ne nous apprennent pas
à réfléchir en utilisant nos émotions pour enrichir notre pensée et nourrir
notre empathie.

Les artistes qui nous touchent


Les artistes sont-ils des champions de la mentalisation ? Pas forcément.
On peut être peintre ou musicien et tout de même boire ou se droguer, se
bagarrer dans les bars ou casser des choses quand on s’énerve. Mais un
artiste tente toujours de transformer ses souffrances ou autres vécus
difficiles en art.
Même s’ils ne mentalisent pas forcément tous eux-mêmes à tout
moment, les artistes touchent notre psychisme de façon extrêmement
bénéfique. Les romans nous offrent des visions du monde, nous permettent
de pénétrer l’univers d’autres souvent très différents de nous. De même
nous sommes enrichis par la peinture, la sculpture, le théâtre, la danse, la
musique, tout ce qui fait apprécier le beau, ce qui nous rend sensibles, ce
qui nous ouvre de façon un peu mystérieuse, sans visée prescrite. La culture
nous aide à devenir plus humains.
Les enseignants qui montrent le chemin
Dans notre développement, ce sont eux les premiers à pouvoir nous tirer
vers un monde ouvert, où l’on pense, où l’on sent, où l’on tient compte
d’autrui. Et même adultes, nous continuons d’apprendre tout au long de
notre vie. Le tout est de nous trouver des enseignants qui nous inspirent et
nous donnent envie de nous cultiver, de nous développer. Un professeur
d’aïkido ou de tai-chi peut nous offrir un modèle de profondeur, par
exemple. Tout apprentissage auprès d’une personne qui nous inspire nous
ouvre à de nouvelles dimensions.

Les trois autres piliers


Il est utile de repérer ses zones de manque : on manque de réflexion ?
On ressent trop fort, ou pas assez ? On ne tient pas compte d’autrui ? On se
sent impuissant et on n’agit pas ? Maintenant que nous avons vu le pilier
pensée, reprenons les autres : émotions, action, prise en compte d’autrui.
Lesquels sont moins développés chez nous ? Lesquels gagneraient à être
cultivés ?

Soigner ses émotions


Certains ont besoin de modérer leurs émotions, d’autres de les réveiller.
Les faits divers regorgent d’exemples de gens qui ont besoin d’apprendre à
contenir leurs impulsions. Le mardi 20 octobre 2015, une information
concerne un conducteur de bus agressé à la barre de fer pour avoir osé
klaxonner un véhicule mal garé qui empêchait le passage du transport en
commun. L’autobus est tout abîmé, conducteur et passagers traumatisés. Le
jeune homme qui a ainsi explosé a vraiment du travail à faire côté
mentalisation, pour apprendre à moduler ses émotions de manière à ne pas
se laisser emporter ainsi par une rage destructrice.
Il commencera peut-être par défouler le trop-plein, avec de la course à
pied ou un sport de combat. Le judo, par exemple, apaise souvent les
pratiquants. La préparation est tellement fatigante, et l’on se jette si
fortement dans le corps-à-corps ! Un joli documentaire sur France 2 77
montrait la vie dans une école élémentaire, vue par une journaliste
s’essayant au métier d’institutrice. Dans une réunion de l’équipe
pédagogique, un enseignant raconte qu’un élève l’a frappé. Il est secoué,
choqué – mais il est resté maître de lui, grâce, dit-il, à la pratique des arts
martiaux. Un bel exemple de régulation des émotions, sans laquelle il aurait
peut-être rendu la claque.
Il pourrait aussi envisager, peut-être après s’être défoulé un peu, le
yoga, le qi gong, la danse de couple, tout ce qui concentre sur le corps et
abaisse le stress. On parle beaucoup aujourd’hui de la mindfulness, ou
méditation de pleine conscience. Ne serait-ce pas la même chose que la
mentalisation ? La comparaison est tentante, puisque toutes deux visent à
apaiser les mouvements excessifs de notre psychisme. Mindfulness, c’est un
terme intéressant. Mind est difficile à traduire en français, une des
traductions est « le mental ». Alors être mindful, ce qui signifie en gros être
attentif, à ce qu’on vit, ce qu’on fait, ce qu’on entend, voit, ressent, cela
ressemble un peu à « être présent dans son mental ».
Cependant la traduction adoptée (quoique critiquée par certains) est
« méditation de pleine conscience », on y trouve donc une activité, que l’on
pratique et apprend – celle de méditer. Mentaliser, c’est aussi un verbe, cela
se cultive également, mais pas dans une pratique à laquelle on s’astreint.
Pour la méditation, on doit à un moment décider par exemple « maintenant
je vais méditer pendant vingt minutes », tandis que l’on mentalise au gré
des circonstances, selon les besoins.
La méditation sert la mentalisation de plusieurs façons. Beaucoup y
trouvent le moyen d’apaiser des émotions qui flambent, ou de lâcher des
ruminations, des pensées obsédantes. Par exemple je vais à pied au bureau,
tranquillement, je profite de la beauté du matin, quand un motard roulant
sur le trottoir klaxonne brusquement derrière moi, me faisant sursauter.
Comme je ne me pousse pas assez vite, il m’insulte au passage. Il faut
avouer que c’est franchement désagréable. Mais si je pense pendant tout le
reste du trajet aux diverses vengeances que j’aimerais exercer, aux phrases
cinglantes que j’aurais aimé pouvoir lui décocher, aux moyens de lui faire
honte, alors je me gâche à moi-même ma promenade matinale. Pas très
constructif… Mieux vaut alors interrompre ce cycle infernal, et se mettre
dans l’instant présent, en pleine conscience, y aide bien.

Devenir actif !
Plutôt que de subir passivement ce qui nous choque, cherchons quel rôle
actif nous pourrions adopter pour lutter contre les aspects déshumanisants
de la société. Je pense souvent à cette fameuse phrase de John F.
78
Kennedy : « Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous,
demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays. » C’est la phrase
parfaite pour développer l’agentivité des adultes. Au lieu de râler, critiquer,
désespérer, baisser les bras, demandons-nous face aux situations : « Qu’est-
ce que, moi, je peux faire ? » Certes nous ne sommes pas tous riches (pour
construire un centre d’hébergement pour les sans-domicile), puissants (pour
changer les lois) ou courageux (pour oser prendre position en risquant notre
emploi, nos bonnes relations avec les voisins, voire notre vie). Nous
n’avons pas tous des idées géniales pour résoudre le problème de la
pollution.
Mais à mon échelle, dans ma vie à moi, pour ce qui me pèse dans mon
travail, mon logement, mon bâtiment, ma copropriété, mon quartier, qu’est-
ce que je peux faire, moi ? Et au-delà, face aux grands problèmes du
monde, quelle action, si minime fût-elle, puis-je entreprendre pour
améliorer la situation ? Cherchons la petite pierre que chacun peut apporter
à l’édifice, plutôt que de dire : « Pff, c’est une goutte d’eau dans la mer,
autant laisser tomber ! » Pour développer mon sentiment d’être un agent
actif, je ne dois pas dévaloriser ce que j’accomplis. On entend tous les jours
parler de gens qui ont fondé une association d’entraide, inventé une appli de
solidarité, créé un logiciel permettant de limiter le gaspillage. Et nous,
qu’allons-nous trouver ?

Cultiver l’altérité et l’altruisme


Pour découvrir le monde intérieur des autres, on peut évidemment les
questionner. Bien sûr, il s’agit d’abord d’être authentiquement intéressé,
intérêt que l’on peut cultiver volontairement, sachant à quel point cette
connaissance d’autrui est utile dans la vie. Pour ceux qui hésitent à
interroger leur entourage, par timidité ou manque d’habitude, lire des
romans ou voir des films dans lesquels est montrée la vie intérieure des
personnages offre un bon début.
Si l’on est trop centré sur sa culture à soi, les histoires qui se déroulent
dans d’autres pays ou d’autres milieux peuvent aider à s’ouvrir. Car à rester
toujours entre soi, avec des gens pareils, qui ont la même opinion, on
n’évolue pas, la pensée ne fait pas de gymnastique. Bien sûr, cela peut être
trop. Une de mes amies a dû partir vivre dans une région où les gens
expriment des opinions politiques à l’opposé des siennes. Elle,
viscéralement de gauche, ne rencontre presque plus que des interlocuteurs
parlant beaucoup d’exclure les étrangers, sur un mode très nationaliste.
C’est douloureux, elle se sent atteinte dans ses valeurs. De même, sans
doute, qu’une personne très protectionniste se sentirait insécurisée dans une
ville où l’on parle de donner le droit de vote aux étrangers.
Le comble serait de vouloir tout faire tout seul. Puisqu’il s’agit
d’altérité, faisons appel à autrui pour nous éclairer. Les associations, les
mairies qui organisent des rencontres ou des interactions avec des personnes
très différentes sont une ressource – cela nous rend aussi actifs, dans un
groupe. Recherchons les feedbacks auprès de personnes fiables,
bienveillantes mais franches, qui nous donneront leur regard sur nos
comportements. Cela nous aidera à prendre conscience de l’impact de nos
actes sur les autres. Les amis constituent pour cela comme pour tant
d’autres choses une ressource précieuse.

Et face à un interlocuteur qui ne mentalise


pas…
Face à une personne déchaînée comme le conducteur casseur de bus,
certes on peut avoir un effet (c’est notre agentivité), mais il faut rester
prudent et ne pas se prendre pour un pacificateur doté de superpouvoirs.
Pour intervenir à bon escient, on cherchera d’abord à discerner l’état de
l’autre et la probabilité de violence (théorie de l’esprit). Il faut surtout éviter
de jeter de l’huile sur le feu ! Comme dans mon anecdote avec la jeune
femme furieuse que j’aie touché sa voiture, en y repensant par la suite, j’ai
réalisé qu’il aurait mieux valu lâcher plus vite. Mon réflexe actif et donneur
de leçons n’ayant aucun effet positif, insister ne pouvait rien apporter de
bon et risquait même de causer un passage à l’acte violent chez cette
conductrice.
Idéalement, nous pourrions toujours rester calmes et pacifiques,
observer nos ressentis internes sans céder à l’envie d’agir sans réflexion
(sauf en cas d’urgence, bien entendu !). En tout cas, moi, j’aimerais
posséder une telle sagesse bienveillante en toutes circonstances. Mais à
défaut, nous pouvons au moins réfléchir a posteriori pour relancer notre
propre mentalisation.

Vu par l’analyse transactionnelle


Ici encore, les grilles de décodage de l’analyse transactionnelle peuvent
offrir des repères pour le développement de nos compétences mentalisantes.
Reprenons les notions simples d’analyse transactionnelle vues dans les
chapitres précédents pour voir ce qui peut être travaillé hors thérapie.

Développer l’Adulte
Nous le retrouvons partout, cet Adulte en nous, car il est vraiment
central dans l’art de mentaliser. Même seuls, sans l’aide d’un thérapeute,
nous pouvons chercher des moyens de « rebrancher » cette partie Adulte.
En reprenant contact avec l’ici et maintenant, par exemple en se concentrant
sur des aspects de la réalité présente, comme dans la méditation – une
couleur, un détail du décor, en travaillant à ralentir sa respiration… Puis en
imaginant que l’on peut regarder la situation du dessus, comme si l’on
s’élevait d’un ou deux mètres, de sorte à pouvoir se scruter de l’extérieur
tout en voyant les autres protagonistes.
La présence dans l’instant aide à pouvoir tenir les quatre pôles. Si on est
« bien là » on peut penser, ressentir, agir, le tout en tenant compte d’autrui.
Alors que si un souci concernant autre chose, ailleurs, nous taraude, il ne
reste plus assez d’attention.

Se faire un bon Parent interne


On a déjà vu que cet état du moi se charge de la régulation affective.
Une autre façon d’y penser est de considérer que le Parent interne est utile,
en cas de stress, pour retrouver l’Adulte. On va peut-être commencer par se
parler intérieurement avec des phrases du style : « Ne panique pas, ça va
aller, calme-toi… » Puis pouvoir réfléchir directement en « je », typique de
l’Adulte. Comme un principe de base pour pouvoir bien mentaliser est de se
sentir en sécurité, on a tout à gagner à développer cette instance qui nous
soigne. Par ailleurs, apprendre à s’observer avec bienveillance, c’est se
préparer à considérer l’autre avec bienveillance, ce qui aidera à enrichir
l’intersubjectivité.
Lorsque nos émotions sont très fortes, nous sommes souvent dans notre
partie Enfant, où notre perception du monde est limitée et égocentrée. Par
exemple, quand je suis très agacée par les motos roulant sur le trottoir, c’est
surtout ma partie Enfant qui déteste l’odeur des gaz d’échappement juste
sous mon nez. Cette gêne est certes réelle, mais il est naïf de croire que je
vais y changer quelque chose en m’insurgeant contre les pollueurs. Ma
partie Parent peut m’exhorter à regarder ailleurs tout en respirant dans une
écharpe, elle peut me calmer, ce qui libère l’Adulte pour évaluer la situation
de façon réaliste et voir que mes croisades pour éduquer tous ces
conducteurs resteront vaines. En revanche, pour respecter mon besoin
79
d’agentivité, je peux militer dans l’association Les Droits du piéton et
contacter les autorités. L’effet reste infime, mais comme nous l’avons vu,
chaque goutte d’eau compte !
80
Une auteure d’analyse transactionnelle a proposé il y a longtemps une
méthode qu’elle appelle « autoparentage ». Elle propose d’observer des
personnes qui s’occupent d’enfants d’une façon qui nous plaît, pour enrichir
notre répertoire et ensuite reproduire ces comportements, avec nous-mêmes
ou avec d’autres. Peu à peu on intègre les réactions imitées, qui finissent par
faire partie de nous. Grâce à un Parent interne positif, on acquiert une
tolérance vis-à-vis de soi et d’autrui qui permet de mieux supporter les
situations stressantes.

Sortir des sentiers battus du scénario


À la fin du chapitre précédent, nous avons vu l’idée d’un scénario de vie
qui peut nous enfermer dans des fonctionnements répétitifs. Le scénario
repose sur des croyances que nous avons acquises et qui peuvent limiter nos
possibilités :
Sur soi : « Je ne suis pas capable, pas important, pas intéressant, je ne
comprends jamais rien. » Essayez d’imaginer comment ce serait, si vous
ne vous croyiez pas inintéressant ? Jouez avec l’idée de faire ces choses
différentes que vous ne vous autorisez pas. Et… faites-en une ! La plus
petite pour commencer, mais vous débloquez déjà un peu l’agentivité,
vous vous voyez davantage capable d’agir. Vous ébranlez aussi votre
système de pensée.
Sur les autres : « Ils n’aident pas, ils ne me comprennent pas, ils ne
pensent qu’à eux, les hommes sont tous comme ça, les femmes sont
toutes comme ci. » En n’ayant pas foi en les gens, on ne leur demande
rien, on ne s’intéresse pas à ce qu’ils ressentent puisqu’on est convaincu
de le savoir déjà, on ne fait rien avec eux. Que de restrictions ! Si vous
prenez un peu de recul sur ces croyances, vous pouvez les remettre en
cause. Concevoir que peut-être, les gens ne sont pas ainsi, pas tous. Ne
vous êtes-vous jamais senti ému devant le récit d’actes généreux
accomplis par de discrets héros ? Pourquoi ne pas choisir une personne
qui paraît fiable et vous aventurer à lui demander un service, pour
voir… ?
Sur la vie : « C’est sans espoir, il n’y a rien à comprendre, réfléchir ça
fait plus de mal que de bien, pas le temps pour ça, chacun pour soi il
faut juste se battre… » Là aussi, nos croyances sur la valeur et les
possibilités qu’offre l’existence peuvent nous décourager d’avance et
limiter notre agentivité, nous dissuader de mettre une quelconque
énergie à avancer. La démarche est donc la même : se distancier de ces
slogans et expérimenter de les faire mentir plutôt que de les prouver !
On retrouve l’Adulte : quand on arrive à l’activer, on quitte le scénario
limitant. Et plus le scénario est souple, plus il est aisé de conserver l’Adulte.
Il nous faut sortir d’habitudes de vie rigides pour vivre de la façon la plus
vivante possible, en nous sentant libres de réfléchir utilement, d’utiliser
notre mental pour supporter les difficultés, faire face, faire sens,
reconstruire notre identité lorsqu’elle a été ébranlée par des circonstances
qui nous secouent.

Cultiver des ressentis variés


Revenons sur les sentiments-parasites vus dans l’encadré à la fin du
chapitre 4. Il est intéressant de repérer ce que vous avez tendance à ressentir
un peu systématiquement. Par exemple, si l’on se sait plutôt enclin à la
colère et aux énervements, on peut prendre du recul là-dessus, ne pas
présumer que chaque mouvement d’humeur est justifié. Se demander s’il
serait possible d’éprouver autre chose. Rechercher le calme, éviter les
situations exaspérantes. Quand ça monte, observer la tendance à se laisser
aller avec une sorte de jouissance à cette fureur. Veut-on vraiment ça ?
De même pour les autres sentiments-parasites, qui colorent le scénario
de vie : un scénario triste, inquiet, découragé, plein de ressentiment…
Chaque fois qu’on a l’impression que la vie nous fournit encore une preuve
que c’est ainsi, que nous sommes voués à rencontrer encore et encore ces
situations désespérantes. Chaque fois, cela vaut la peine de remettre en
question cette idée, de se demander si l’on ne pourrait pas tirer d’autres
conclusions. Et pour ceux qui souhaitent cultiver encore ces capacités, un
petit livre d’exercices aide bien à jouer avec les concepts de l’analyse
transactionnelle 81.
Dans une certaine mesure, on peut cultiver ses capacités de
mentalisation comme on ferait de la gymnastique. Mieux mentaliser ne
nous permettra pas d’avoir toujours raison, d’être sûrs que notre opinion est
la bonne – au contraire, nous serons plutôt moins sûrs ! Mais nous aurons
bien soupesé notre opinion. Cette gymnastique de l’esprit se pratique grâce
à tout ce qui favorise une pensée libre avec des émotions proportionnelles et
non disproportionnées.
Nous avons à cultiver une sorte de scepticisme envers nous-mêmes.
C’est une attitude particulière, il ne s’agit pas de constamment douter de
soi, de ne plus se faire confiance. Mais pour bien mentaliser, on a besoin
d’un certain recul par rapport à soi-même : pouvoir s’observer, se rappeler
que nos ressentis ne sont pas toujours justifiés et qu’on ne connaît pas tout
de soi-même, que notre inconscient peut nous régir par moments d’une
façon qui nous semble « pas nous ». Ces moments « pas très jolis » où nous
avons été hors de nous, comme on dit « il m’a mise hors de moi ». Plutôt
que de les nier, en mentalisant nous pouvons les étudier, mieux nous
comprendre, et ainsi mieux comprendre les autres, sujets eux aussi à ces
mouvements surgis des profondeurs obscures.
Conclusion

Comme un tango de l’âme

Nous arrivons au terme de l’exploration de ce savoir-être, savoir-penser,


tellement utile et enrichissant. Mentaliser, c’est nécessaire pour le « travail
psychique », c’est-à-dire tout ce qui demande de réfléchir à ce qui nous
arrive, à l’impact des événements sur nous. Aucune psychothérapie un tant
soit peu profonde ne peut s’effectuer sans mentaliser, et en retour la
psychothérapie nous aide à développer cette capacité.
Mais il y a aussi travail psychique dans nombre d’autres circonstances,
toutes celles qui remettent en cause notre identité ou l’équilibre que nous
avions atteint. Un déménagement, un traumatisme, une perte importante,
perte d’emploi, divorce, deuil, maladie incurable, bouleverse tout, et nous
avons besoin d’en passer et repasser en tête l’impact pour parvenir à
assimiler notre nouvelle situation. Le « travail de deuil » est fait
essentiellement de cela, de mentalisation qui permet d’assimiler un état
nouveau que l’on n’a pas voulu, et qui nous semble parfois totalement
inacceptable.
Même les changements positifs exigent un travail comparable – se
marier, gagner au loto, se voir décerner un prix important… Évidemment,
dans ce cas la tâche est plus agréable ! Il s’agit, au fond, de « digérer »
mentalement la nouvelle donne, le changement d’identité. Sans cela, nous
risquons de « craquer », les psys disent décompenser – de passer à l’acte, de
crier indûment, de somatiser. Je ne suis plus l’assistante ou la collègue, je
suis la chef, un peu isolée. Je ne suis plus la femme de, je suis maintenant
l’ex, ou la veuve… Le départ en retraite, même voulu, nécessite de tels
remaniements, et cela requiert du temps.

Comme un tango
Le tango est une danse d’improvisation dans laquelle à la fois on
respecte un certain nombre de règles et l’on joue avec, on assemble les pas
possibles en fonction de ce qui se passe. Au lieu d’enchaîner des figures
préparées d’avance, on tient compte à la fois de son inspiration, de la
musique, des mouvements des autres couples, du partenaire et de sa façon
de répondre à notre propre corps… De même, quand on mentalise bien, on
est conscient de son propre point de vue, basé sur son propre savoir ainsi
que sur ce que l’on ressent ; on est conscient de l’autre et de ce que l’on
imagine qu’il ressent et désire ; on prend aussi en considération la situation
extérieure. Pour citer des auteurs parmi les premiers sur ce thème 82 : « À
l’évidence, être capable de comprendre ce qui se passe dans la tête d’un
autre tout en percevant assez clairement ce qui se passe dans sa propre tête
favorise une bonne adaptation. »
Une bonne adaptation, oui. Pouvoir s’adapter aux aléas de l’existence
au lieu de se cramponner à une situation passée. Car ne nous en déplaise, le
monde change, et plus vite sans doute que jamais auparavant. Pour suivre,
nous avons besoin de plus de structure et de plus de souplesse – autrement
dit, de mentalisation. La tentation de simplifier le monde en cataloguant les
choses, les gens, les actes, est plus grande avec nos communications
rapides. Mais heureusement, ce processus est contrebalancé dans les
cultures où chaque vie humaine est considérée comme importante.
Continuons de chérir notre culture humaniste et humanisante, au lieu de
céder à une simplification dangereuse. C’est important pour nos relations,
pour bien vivre. Et pour contribuer à prendre soin de notre société, notre
monde, notre environnement, notre planète.

Le cœur ouvert
Revenons à cette école Alexandre-Dumas de Montfermeil, décrite par
Roselmack et Mestrallet 83. Voici le portrait qu’ils brossent du directeur
adjoint et professeur d’histoire et de français, Niels Villemain : « Son génie,
c’est de donner envie aux enfants de se cultiver, de s’ouvrir à la culture. Son
amour des belles lettres est totalement contagieux. Imaginez qu’il récite
souvent des poésies aux enfants durant leur temps libre, dans la cour de
récréation ou durant la promenade du vendredi. Ce témoignage d’amour
d’un adulte pour la littérature et la poésie est capital. Les enfants, au début
un peu goguenards, se laissent progressivement contaminer par un tel
amour des mots. »
Imaginons Meursault capable de mentaliser. Il pleurerait la mort de sa
mère, serait en deuil dans les jours qui suivent l’enterrement, pensant
beaucoup à elle et à ses souvenirs avec elle. Il en parlerait avec ses voisins
et serait réconforté par leur compassion. Le voisin Raymond, plus ou moins
maquereau et violent avec les femmes, lui ferait horreur, il ne l’aurait pas
accompagné à la mer, n’aurait pas poignardé l’homme arabe qui le suivait
peut-être, avec quelques comparses. Ou s’il s’était trouvé dans cette
situation, il n’aurait pas tiré comme dans un rêve, il aurait parlé avec ces
hommes. Dans le pire des cas, face à un réel danger, il aurait tiré par peur,
une seule fois et non à cinq reprises, il aurait éprouvé et manifesté des
remords, on l’aurait jugé en état de légitime défense. Ce serait une histoire
différente (et un roman beaucoup moins poignant !).

Une aide contre la peur


Dans les premières semaines de 2016, des nouvelles de plus en plus
inquiétantes ont filtré peu à peu concernant les agressions sexuelles subies
par des femmes à Cologne, en Allemagne, pendant la nuit de la Saint-
Sylvestre. Comment rester serein en entendant les descriptions données par
les victimes encore effrayées ? L’image d’une horde barbare ayant envahi
cette ville cosmopolite fit bouillir les nationalistes. D’autres personnes ont
ressenti de la peur : la liberté des femmes est-elle en danger ? Y peut-on
quelque chose, sans tomber dans un rejet de l’autre avec sa culture ? La
réflexion est difficile, entre rejet de réfugiés et désir de demeurer une cité
ouverte et accueillante. En tout cas, comme après les attentats parisiens, on
sent planer une menace sur la vie assez insouciante qui fut celle des
Occidentaux jusque récemment. Or la peur inhibe la mentalisation, et
inversement, mentaliser aide à contenir sa peur.
D’après une méta-analyse portant sur le contenu émotionnel des mots
imprimés au XXe siècle 84, pendant la dernière partie du siècle et jusqu’en
2008 les termes liés à la peur ont augmenté de façon fulgurante, dépassant
toutes les autres années étudiées. Même la période de la Seconde Guerre
mondiale n’en contenait pas autant, l’analyse de contenu d’alors révélait
surtout de la tristesse. Quant à la joie, elle se lisait partout durant les Années
folles… Pourquoi cette peur omniprésente, alors que notre sécurité
matérielle n’a sans doute jamais été aussi grande ? Le sentiment
d’insécurité doit venir d’ailleurs. Peut-être de l’afflux constant
d’informations dont nous « bénéficions », parfois malgré nous, et que
nombre d’auteurs s’accordent à trouver difficile à gérer pour la psyché
humaine. Peut-être de l’accélération des nouvelles inquiétantes, au cœur de
toutes ces informations. En tout cas les repères qui semblaient solides
bougent : le travail, la nature, la météorologie se modifient.
Pour supporter tout cela avec équanimité, nous aimerions pouvoir
mentaliser à tout moment, quoi qu’il arrive. Affronter toutes les
circonstances, si stressantes soient-elles, avec cette attitude de réflexion
généreuse et ouverte. Hélas, ce n’est vraiment pas possible. Tout ce que l’on
peut faire, c’est développer cette capacité, de manière à pouvoir l’employer
le plus souvent possible. Face à la fin annoncée de l’emploi tel qu’on l’a
connu, aux menaces sur notre culture, à l’évolution de l’intelligence
artificielle, à l’envahissement des obligations administratives et autres
tracasseries paperassières, face aux changements du monde, mentalisons,
restons ouverts, libres, et vivants !
Bibliographie

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Ziégler A. C., Pervers narcissiques, bas les masques !, Paris, Solar, 2015.
Remerciements

Un livre qui résume des réflexions autant personnelles que


professionnelles sur un certain nombre d’années doit forcément beaucoup à
bien d’autres personnes que son auteur. Sinon, ledit auteur se montre
coupable de toute-puissance égocentrique, ce qui serait un bien piètre
exemple de mentalisation !
Sans prétendre rendre un juste hommage à tous ceux qui ont enrichi ma
pensée, depuis mes professeurs d’université jusqu’à mes enseignants en
analyse transactionnelle en passant par les théoriciens de la mentalisation, je
tiens à remercier tout particulièrement William Cornell, dont le grand cœur
et la pensée tellement vivante et ouverte n’ont cessé de m’inspirer depuis
plus de vingt ans.
D’autres collègues m’ont apporté un soutien très important pour
développer mes idées, parmi lesquels Isabelle Crespelle, qui n’a jamais
manqué de m’encourager dans l’écriture.
À France Brécard, au moins autant amie que collègue, je dois d’avoir
commencé à écrire sur ce thème en 2011. Et surtout, cette littéraire m’a
soufflé l’idée d’utiliser L’Étranger de Camus, avec son personnage
tellement impressionnant par son absence de mentalisation.
Nombre de mes étudiants aussi, en adoptant cette notion et en
l’introduisant souvent dans notre travail, ont contribué à faire avancer cette
réflexion.
Enfin, un grand merci à Pascale Šenk pour avoir su entendre et défendre
l’intérêt de ces idées qui me tiennent tant à cœur, et pour m’avoir permis de
mieux les formuler par ses questions pertinentes et ses retours judicieux.
Livre proposé et publié sous la direction éditoriale de Pascale Šenk
TABLE

Titre

Copyright

Dédicace

Introduction - De quelle « pensée » parle-t-on ?

CHAPITRE 1 - Comme une tapisserie aux fils multicolores

Tout un art

Une forme d’intelligence

Savoir prendre du recul

Savoir penser en nuances

Savoir qui l’on est

Savoir imaginer

Savoir écouter

Quatre piliers

Une dernière image

CHAPITRE 2 - Et si on ne mentalise pas ?

Étranger à soi-même

Une absence d’émotion


Ou des émotions qui débordent

Attaque des liens

Passage à l’acte

Une pensée trop concrète

Ou une pensée simpliste

D’éternels problèmes

CHAPITRE 3 - Étudier ses propres pensées : le pilier pensée

Comment ça se construit en famille

À l’école

Dans la vie adulte

CHAPITRE 4 - Apprivoiser ses ressentis : le pilier émotion

Éviter les maladies des émotions

Comment ça se construit en famille

Et à l’école

Dans la vie adulte

La dose du bon sens

CHAPITRE 5 - Conscience d’avoir un impact : le pilier action

Comment ça se construit en famille

Et à l’école

Mon pouvoir d’adulte

J’y peux quelque chose !

CHAPITRE 6 - Conscience du monde de l’autre : le pilier autrui

Une « théorie de l’esprit »

Comment ça se construit en famille


Et à l’école

Une forme de maturité

CHAPITRE 7 - Qu’est-ce qui nous fait perdre la tête ?

Ceux qui ont du mal à mentaliser en général

Ce qui fait craquer la plupart des gens (sauf les astronautes et autres surhommes)

Des moments où il est nécessaire de cesser de mentaliser : urgences

Petit récapitulatif

CHAPITRE 8 - Fausse mentalisation : attention, ne pas confondre !

Pensée désincarnée : l’intellectualisation

Pensée en surrégime : névrosés, surdoués et autres cogiteurs

Pensée intrusive : lire dans les pensées de l’autre

Pensée pervertie : pervers narcissiques et autres manipulateurs

Pensée malade : processus psychotiques

CHAPITRE 9 - Djihad et autres dérives sectaires

L’emprise : « Je ne le reconnais plus »

Comment peut-on tomber là-dedans ?

Un phénomène social ? Un vide à remplir

Tous les aspects de la mentalisation manquent

Et après un attentat ou autre drame ?

CHAPITRE 10 - La souffrance borderline : la mentalisation empêchée

« Borderline » ?

L’émotion malade

La relation à l’autre

Une pensée sans nuances


La capacité d’action

Les impulsions

Des conduites dangereuses

CHAPITRE 11 - En psychothérapie

Libérer la pensée

Accompagner les émotions

S’approprier l’action

Intégrer la relation

Vu par l’analyse transactionnelle

CHAPITRE 12 - Bonnes pratiques personnelles : développer ses capacités de mentalisation

Des tuteurs pour nous aider à penser

Les trois autres piliers

Et face à un interlocuteur qui ne mentalise pas…

Vu par l’analyse transactionnelle

Conclusion - Comme un tango de l’âme

Comme un tango

Le cœur ouvert

Une aide contre la peur

Bibliographie

Remerciements
Éditions Odile Jacob
Des idées qui font avancer les idées

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1. Marquis S., On est foutu, on
pense trop ! Comment se libérer de
Pensouillard le hamster, Paris, La
Martinière, 2015.
2. Philips A., Soyons fous pour
rester sains !, Paris, Payot,
« Désir », 2008.
3. Fonagy P., Gergely G., Jurist E.,
Target M., Affect Regulation,
Mentalization, and the Development
of the Self, New York, Other Press,
2002.
4. Goleman D., L’Intelligence
émotionnelle, Paris, J’ai lu, « Semi-
poche prat », 2014 (réédition).
5. Gardner H., Les 5 formes
d’intelligence, pour affronter
l’avenir, Paris, Odile Jacob, 2009.
Aussi Gardner H., Les Intelligences
multiples. La théorie qui bouleverse
nos idées reçues, Paris, Retz, « Petit
Forum », 2008.
6. Les analystes transactionnels
mettent une majuscule aux termes
Enfant, Adulte, Parent lorsqu’ils
désignent des états du moi, afin de
les distinguer du sens habituel de
ces mots. Pour ceux qui
s’intéressent à cette théorie, voir
Brécard F. et Hawkes L., Le Grand
Livre de l’analyse transactionnelle,
Paris, Eyrolles, 2008, ou Hawkes
L., Le Cours de notre vie. L’analyse
transactionnelle aujourd’hui, Paris,
La Méridienne-Desclée de Brouwer,
2007.
7. Camus A., L’Étranger, Paris, Le
Livre de Poche, 1969.
8. Bateman A., Fonagy P.,
Mentalisation et trouble de la
personnalité limite. Guide pratique,
Louvain-la-Neuve, De Boeck,
« Carrefour des psychothérapies »,
2015.
9. Hawkes L., Une danse
borderline. Petite psychothérapie
romancée d’une personnalité limite,
Paris, Eyrolles, 2012.
10. Marty P., Les Mouvements
individuels de vie et de mort, Paris,
Petite Bibliothèque Payot, 1976, et
L’Ordre psychosomatique, Paris,
Payot, 1980.
11. McDougall J., Éros aux mille et
un visages. La sexualité humaine en
quête de solutions, Paris, Gallimard,
« Nrf », 1996, p. 279.
12. Voir par exemple Gershon
M. D., The Second Brain. A
Groundbreaking New
Understanding of Nervous
Disorders of the Stomach and
Intestine, New York, Harper, 1999.
13. Cohen D., « Le monde est
devenu trop petit », entretien avec
o
Courage S., L’Obs, n 2651, 27
août-2 septembre 2015, p. 65-70.
14. Cyrulnik B., Les Âmes blessées,
Paris, Odile Jacob, 2014, p. 133.
15. Dweck C., Mindset : The New
Psychology of Success, New York,
Ballantine Books, 2007.
16. Cornell W. F., Une vie pour être
soi, Paris, Payot, 2015, p. 118.
17. « Y a rien qui dure toujours »,
chanson de Michel Jonasz.
18. Cyrulnik B., Les Âmes blessées,
op. cit., p. 129.
19. Banks R., interrogé par Armanet
F., « Monsieur le Président, je suis
o
désolé », L’Obs, n 2671, 14
janvier 2016.
20. Powell C., Koltz T., J’ai eu de
la chance. Mes conseils pour
réussir dans la vie et dans l’exercice
du leadership, Paris, Odile Jacob,
2013.
21. Émission du 3 septembre 2015
(http://www.europe1.fr/emissions/la
-morale-de-linfo/on-na-jamais-tort-
de-reconnaitre-quon-a-tort-
2509177).
22. Bonnet G., La Vengeance :
l’inconscient à l’œuvre, Paris,
Éditions InPress, « Psy pour tous »,
2015, p. 79.
23. Par exemple Temperance
Brennan dans la série Bones, ou le
Sherlock Holmes mis au goût du
jour dans la série Elementary, ou
Sheldon Cooper dans The Big Bang
Theory.
24. Fœssel M., Le Temps de la
consolation, Paris, Seuil, 2015.
25. McDougall J., Éros aux mille et
un visages, op. cit., p. 238.
26. Dejours C., Le Corps, d’abord,
Paris, Payot, « Petite Bibliothèque
Payot », 2003, p. 40.
27. Roselmack H., Mestrallet É.,
Espérance banlieues !, Monaco,
Éditions du Rocher, 2015, p. 57.
28. Ibid., p. 65.
29. Steiner C., « L’entraînement à
l’alphabétisation émotionnelle :
appliquer l’AT à l’étude des
émotions », Actualités en analyse
transactionnelle, juillet 1999, p. 93 ;
et pour l’échelle, p. 95.
30. Allusion à l’une des
merveilleuses planches de bande
dessinée de Claire Bretécher dans le
volume 5 des Frustrés, « Le
fiancé », p. 12.
31. Bonnet G., La Vengeance :
l’inconscient à l’œuvre, op. cit.,
p. 79.
32. Goleman D., L’Intelligence
émotionnelle, op. cit.
33. McDougall J., Éros aux mille et
un visages, op. cit., p. 233.
34. Joy, film américain de David O.
Russell, sorti en France en
décembre 2015.
35. Kolb D. A., Experiential
Learning : Experience as the Source
of Learning and Development,
Upper Saddle River (NJ), Pearson
e
FT Press, 2014 (2 édition).
36. Scelfo J., « Suicide on campus
and the pressure of perfection »,
New York Times, 27 juillet 2015
(http://www.nytimes.com/2015/08/0
2/education/edlife/stress-social-
media-and-suicide-on-
campus.html).
37. Welcome, film français de
Philippe Lioret, sorti le 11 mars
2009.
38. Ziégler A. C., Pervers
narcissiques, bas les masques !,
Paris, Solar, 2015.
39. Et la philosophe Élisabeth de
Fontenay, entre autres, explique
l’importance de les prendre en
compte depuis bien plus longtemps,
par exemple dans son important
ouvrage Le Silence des bêtes. La
philosophie à l’épreuve de
l’animalité, Paris, Fayard, 1998.
40. Gauthier U., « On achève bien
o
les chiens », L’Obs, n 2649, 13-19
août 2015, p. 56-58.
41. Csibra G. et Gergely G., « The
teleological origins of mentalistic
action explanations : A
developmental hypothesis »,
Developmental Science, 1, 1998,
p. 255-259.
42. Tomasello M., The Cultural
Origins of Human Cognition,
Cambridge, Harvard University
Press, 1999.
43. Cohen L., « Don’t hit your
sister ! Understanding the
complexities of moral
development », Psychotherapy
Networker, 39 (5), 2015, p. 15-17.
44. Cité par McDougall J., dans
Éros aux mille et un visages, op.
cit., p. 157.
45. Philips A., Soyons fous pour
rester sains !, Paris, Payot,
« Désir », 2008.
46. McDougall J., Plaidoyer pour
une certaine anormalité, Paris,
Gallimard, « Nrf », 1978.
47. « Le jour où des salariés d’Air
France on arraché la chemise du
DRH », publié le 5 octobre 2015 sur
le site de L’Obs
(http://tempsreel.nouvelobs.com/soc
iete/20151005.OBS7068/video-air-
france-le-drh-se-fait-arracher-la-
chemise-par-des-salaries-et-s-
enfuit.html).
48. Gaulejac V. de, La Société
malade de la gestion. Idéologie
gestionnaire, pouvoir managérial et
harcèlement social, Paris, Seuil,
2005.
49. Stiegler B., entretien avec
Kyrou A., L’emploi est mort, vive le
travail ! Paris, Mille et Une Nuits,
o
« Les petits libres n 87 », 2015,
p. 79.
50. Ibid., p. 71.
51. Ibid., p. 23.
52. Voir les ouvrages de Monique
de Kermadec, Béatrice Millêtre,
Christel Petitcollin, Jeanne Siaud-
Facchin.
53. Bruch H., Les Yeux et le Ventre,
Paris, Payot, 1994 (réédition).
54. Ziégler A. C., Pervers
narcissiques, bas les masques !, op.
cit., p. 63.
55. Ziégler A. C., Pervers
narcissiques, bas les masques !, op.
cit.
56. Voir Bonnet G., Soif d’idéal. Les
valeurs d’aujourd’hui, Savigny-sur-
Orge, Éditions Philippe Duval,
2012 ; surtout le chapitre 3,
« L’entrée en scène fracassante des
idéaux à l’adolescence ».
57. Voir le passionnant ouvrage de
Ginette Raimbault et Caroline
Eliacheff, Les Indomptables.
Figures de l’anorexie, Paris, Odile
Jacob, 2001.
58. Védrines C. de, Nous n’étions
pas armés, Paris, Plon, 2013.
59. Roselmack H., Mestrallet É.,
Espérance banlieues !, op. cit. p. 27.
60. Film américain de Woody Allen,
2015.
61. Granger B. et Karaklic D., Les
Borderlines, Paris, Odile Jacob,
2012, p. 35.
62. 37°2 le matin, Cargo Films,
1986, film français réalisé par Jean-
Jacques Beineix, basé sur le roman
éponyme de Philippe Djian, avec
Jean-Hugues Anglade et Béatrice
Dalle.
63. Tangerine, film américain de
Sean Baker, sorti en France en
décembre 2015.
64. Film américain de Mike Nichols
avec le couple légendaire Elizabeth
Taylor-Richard Burton, sorti en
1966, adapté de la pièce de théâtre
éponyme d’Edward Albee créée en
1962.
65. Dejours C., Le Corps, d’abord,
Paris, Payot, « Petite Bibliothèque
Payot », 2003, p. 37.
66. C’est William Lowenstein qui
propose ce terme très parlant, dans
son ouvrage Ces dépendances qui
nous gouvernent. Selon cet
addictologue expert, n’importe qui
ne deviendra pas addict à n’importe
quoi, il faut vraiment que la
personne rencontre la substance qui
la soulage, elle.
67. Film canadien de Xavier Dolan,
sorti en automne 2014.
68. À La recherche de Mister
Goodbar, film américain réalisé par
Richard Brooks en 1977, avec
Diane Keaton. Basé sur le roman
éponyme de Judith Rossner,
Looking for Mr. Goodbar (non
traduit).
69. Cornell W. F., Une vie pour être
soi, chapitre V : « Trouver sa pensée
propre », Paris, Payot, 2015, p. 107-
132.
70. Cornell W. F., Somatic
Experience in Psychoanalysis and
Psychotherapy, New York,
Routledge, 2015, p. 103.
71. Dejours C., Le Corps, d’abord,
op. cit., p. 39.
72. Cornell W. F., Une vie pour être
soi, op. cit., p. 126.
73. Camus A., Le Premier Homme,
Paris, Gallimard, « Folio », 2013,
p. 83.
74. Ibid., p. 300.
75. Le Drollec A., « Jean-Michel
Aphatie, “À moi d’être à la
hauteur” », TéléObs, l’hebdo des
o
médias, n 2650, 20 août 2015, p. 5-
7.
76. Europe 1, jeudi 15 janvier,
émission de Wendy Bouchard à
13 h 30, invités François de Closets
et Vincent Cespedes, sur le thème,
« Peut-on, doit-on mettre des limites
à l’humour dans notre pays ? ».
77. Infrarouge, France 2, émission
du 8 septembre 2015, « 21 jours à
l’école »
(http://www.france2.fr/emissions/inf
rarouge/diffusions/08-09-
2015_338203).
78. Discours inaugural de JFK, le
20 janvier 1961, Washington, « Ask
not what your country can do for
you ; ask what you can do for your
country »
(http://www.americanrhetoric.com/s
peeches/jfkinaugural.htm).
79. Pour ceux que cela intéresse :
www.pietons.org.
80. James M., « L’autoparentage :
théorie et processus », Actualités en
o
analyse transactionnelle, n 29,
1984, p. 5-11.
81. Dejean H. et Frugier C., 50
exercices d’analyse
transactionnelle, Paris, Eyrolles,
2015.
82. Allen J. G., Fonagy P. (éds.),
Handbook of Mentalization-Based
Treatment, Chichester, John Wiley
& Sons, Ltd, 2006, p. 168 ; chapitre
« Cognitive behavioral therapy
promotes mentalizing »,
Björgvinsson T. et Hart J., traduit
par moi.
83. Roselmack H., Mestrallet É.,
Espérance banlieues !, op. cit.,
p. 50.
84. Citée par Pipher M.,
« Psychotherapy in the age of
overwhelm », Psychotherapy
Networker, mars-avril 2015, p. 22-
23.
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