L Art de Penser Dans Un Monde Distrait Et Violent (Laurie Hawkes)
L Art de Penser Dans Un Monde Distrait Et Violent (Laurie Hawkes)
L Art de Penser Dans Un Monde Distrait Et Violent (Laurie Hawkes)
www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-7381-5932-8
Tout un art
Je parle d’une pensée qui inclut une conscience de soi-même, une
conscience d’autrui, une conscience du monde. Une réflexion faite de
pensées, de perceptions de ses propres émotions et de son propre corps. Et
cette conscience, cette réflexion, est en constante évolution, jamais figée
dans un état mais prête à évoluer au gré des changements de circonstances
ou des fluctuations internes.
Si Jacques arrivait à mentaliser face à Catherine, il se serait dit par
exemple : « Tiens, qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qu’elle ressent ? Une
sorte de manque, dirait-on. Moi, je ne suis pas sur la même longueur
d’onde, son envie d’aventure ne me parle pas tellement, ça me rappelle des
moments pas très sympas avec mes parents. Voyons de quoi il retourne. » Il
la questionnerait avec intérêt. « Quelque chose de fou ? Qu’est-ce que tu as
en tête ? » Elle pourrait lui répondre comme dans le précédent exemple,
décrire le week-end libre et inspiré qu’elle imagine. Et lui pourrait
s’associer à sa rêverie, proposant ses propres idées. « Ah, oui, tomber sur
une auberge de village, tu te rappelles le joli petit hôtel qu’on avait déniché
dans le Morvan, et le dîner campagnard dans cette grande salle ornée de
hallebardes ? » Elle se sentirait comprise, entendue, et ce moment serait
l’occasion d’un partage qui les rapproche. Il y a fort à parier qu’ils
mettraient en œuvre la petite escapade « folle » dans un futur proche.
La mentalisation, telle que l’ont développée Peter Fonagy 3 et d’autres,
n’est pas simple à décrire car elle n’est pas figée, mais vivante et
multiforme. Cette forme de pensée se caractérise par la souplesse, la
fluidité, elle se promène, s’ouvre, associe, elle tient compte non seulement
des paramètres de la réalité mais aussi des ressentis, les siens propres et
ceux d’autrui. Elle s’appuie sur quatre piliers : la pensée, les émotions, le
corps et l’autre (parfois étendu à tout un contexte, voire au monde !). C’est
un peu comme quand on danse en couple, le tango par exemple : il y a la
musique, ce que je ressens en l’écoutant, les mouvements qu’elle m’inspire,
mon corps, le corps du partenaire, les déplacements des autres couples…
Tout cela entre en jeu pour un résultat harmonieux.
Détaillons les différents fils composant cette riche tapisserie qu’est la
mentalisation. Vous trouverez probablement dans cette description certaines
capacités que vous maîtrisez bien, d’autres qui vous posent problème et que
vous pourriez travailler. Vous vous reconnaîtrez plus ou moins avec toutes
ces qualités, mais en proportion inégale.
Savoir imaginer
À partir de cette fondation de connaissance de soi, on est équipé pour se
représenter le monde d’autrui, pour avoir une idée de ce qu’il ressent, sans
craindre de se perdre soi-même. On peut aussi imaginer ce qui est
susceptible d’arriver si l’on commet tel ou tel acte. En mettant en rapport le
présent, le passé, les apprentissages, ce qu’on connaît de l’avenir, on peut
concevoir des possibles.
L’imaginaire constitue un aspect important de la mentalisation, alors
qu’une personne cramponnée à la réalité présente n’arrive pas à s’en
décoller. Philippe par exemple menait une vie de couple peu investie, dont
il souhaitait se libérer. Mais il n’avait aucune idée de la façon dont il
pourrait s’y prendre. Partir ? Pour aller où ? S’imaginer vivant seul, se
projeter dans un appartement à lui… cela n’évoquait que du vide. Il était
attiré par une autre femme mais ne concevait aucun scénario pour lui parler
de ses sentiments, se cantonnant à un rôle de bon ami et de confident.
Il se trouve que Philippe rêvait peu, aussi. L’univers de nos rêves reste
assez mystérieux, même si Freud en a proposé des clés et si les
neurosciences tentent d’en décoder les mécanismes. Mais souvent, les
personnes très pratiques, qui mentalisent peu, rêvent peu aussi, comme si la
partie du psychisme qui fabrique des images ne fonctionnait pas bien. Rêver
et imaginer sont deux fonctions importantes de notre mental.
Savoir écouter
Pas facile, parfois, de « juste » écouter. Une amie me confie qu’elle a
pris beaucoup de poids, qu’elle en souffre. Elle pleure un peu. Sa peine me
peine, je voudrais pouvoir la soulager. Il est tellement tentant d’offrir des
solutions ! « Tu as essayé de faire un régime ? » « Tu devrais peut-être
arrêter les produits laitiers et le gluten, ça a bien marché pour ma tante. »
« Va chez Weight Watchers, ils ont une nouvelle méthode infaillible. » « Tu
devrais bouger un peu, tu es tout le temps assise, évidemment que tu
grossis ! » À part si l’amie vit dans une boîte hermétique et n’a jamais lu un
magazine féminin, elle sait déjà tout cela. Le fait de lui prodiguer des
conseils sert surtout à me soulager, moi. Je me débarrasse du malaise que
j’éprouvais à recevoir sa souffrance, je me sens très vertueuse puisque j’ai
fait ce que je pouvais pour l’aider. Si elle n’applique pas mes solutions,
c’est qu’elle y met de la mauvaise volonté !
Accepter d’être impuissant à résoudre le problème, de simplement
recueillir les confidences d’une personne chère, voilà qui nécessite aussi de
la mentalisation. L’imagination que nous venons de voir aide à résister au
conseil : je connais cette amie, je sais qu’elle a tenté toutes sortes de choses,
j’imagine comment elle vivrait un « tu n’as qu’à… ».
Cette faculté d’imagination m’aidera aussi à offrir une bonne écoute à
une autre femme qui confie pour la première fois que son mari se montre
franchement désagréable quand elle le contrarie. La dernière fois qu’elle n’a
pas voulu faire l’amour, il l’a traitée de frigide et autres mots doux, a
menacé : « Si tu continues comme ça, je finirai par te prendre de force, tu
l’auras bien cherché ! » Combien de femmes dans une telle situation se sont
entendu dire : « Mais ce n’est rien, les hommes sont tous comme ça,
grandes gueules, il ne te fera jamais de mal en fait ! Et puis tu peux bien te
forcer un peu, non ? » Ou : « Allez, ne dramatise pas, tu n’es pas
malheureuse avec lui, il vous fait une vie confortable, à toi et aux enfants. »
Ou encore : « Tu n’as qu’à le quitter, si tu n’es pas bien avec lui ! »
Il arrive que pour éviter de se sentir mal en écoutant les confidences, on
minimise leur gravité. Mentaliser, c’est aussi supporter un certain malaise,
supporter de ne pas être immédiatement efficace. Car même en prêtant une
oreille attentive dans un tel exemple, on ne peut généralement pas apporter
une solution immédiate. La jeune femme aura besoin d’en parler un certain
nombre de fois, d’étudier différentes possibilités, d’essayer de discuter avec
son mari, tenter d’améliorer la relation… avant d’éventuellement envisager
une séparation.
Quatre piliers
Cette forme de pensée, pour atteindre tous les savoirs ci-dessus, a
besoin de trois autres piliers qui la soutiennent, l’enrichissent, l’étendent.
Les chapitres 3, 4, 5 et 6 sont consacrés à chacun des piliers permettant une
bonne mentalisation. Résumons-les brièvement ici.
Le pilier central : la pensée
Qu’est-ce donc que la pensée, au fond ? Les êtres humains semblent
avoir perpétuellement le cerveau actif, en train de commenter la situation,
de se parler à eux-mêmes, de réfléchir à un plan d’action, de résoudre des
problèmes… Peut-être les animaux développés pensent-ils tout le temps
aussi, mais comme ils ne sont pas dotés de parole, nous n’en savons rien.
En tout cas, ils ne mettent pas en mots leurs pensées. Mais si une machine
diffusait toutes nos pensées à nous, sans doute n’y aurait-il plus guère de
silence autour de nous !
Nous pensons, donc, mais pas tous de la même façon. Ici nous nous
intéressons à une pensée réflexive, c’est-à-dire une pensée sur soi-même, où
l’on s’examine, l’on se prend soi-même pour objet d’étude. Non pas en
étant obsédé de son image, « que va-t-on penser de moi ? », mais en
s’intéressant à son propre monde intérieur. Le chapitre 3 détaille cette
pensée particulière.
Et si on ne mentalise pas ?
Étranger à soi-même
Comme souvent, on trouve une belle illustration de problématique
psychologique dans la littérature. Avec L’Étranger 7, Albert Camus dépeint
un personnage qui présente nombre des manifestations possibles du manque
de mentalisation. En résumé, l’histoire commence par l’enterrement de la
mère du personnage principal, Meursault. Ce dernier marche sous un soleil
de plomb, sans émotion particulière, sans chagrin. Il ne ressent que le
désagrément de la chaleur accablante, du soleil dans ses yeux.
De retour à Alger, le lendemain samedi, Meursault décide d’aller nager,
il retrouve par hasard Marie, une ancienne collègue dont, dit-il, « j’avais eu
envie à l’époque », et avec laquelle se met en place une relation sexuelle,
agréable mais peu émouvante, du moins est-il peu ému, lui. Puis un
dimanche, vide. L’appartement « commode quand maman était là » est vide,
trop grand, Meursault s’est replié dans une pièce. Il passe une journée
désœuvrée, à fumer, se faire cuire des œufs, lire un vieux journal, fumer
encore, se laver les mains… Se laver les mains ! Le vide intérieur est tel
qu’il s’occupe en se lavant les mains, et le note. Ce vide intérieur est une
autre marque du manque de ce que j’appelle mentalisation. Lorsque nous
sommes « habités » de toutes sortes de représentations, celles de ceux qui
nous aiment ou nous ont aimés ou que nous avons aimés, ceux qui ont
compté en positif ou en négatif, nous ne sommes pas vides. Notre univers
intérieur est riche, être seul avec nous-même nous est agréable. Pour
Meursault, sa solitude est inhabitée, comme l’est son logement : peu rempli,
purement fonctionnel.
Dans les jours qui suivent, il reprend le travail, revoit Marie, parle avec
des voisins sans sembler vraiment intéressé, se retrouve face à un groupe
d’hommes qui lui semblent hostiles et tire sur l’un d’eux, devenant un
meurtrier. Le tout sans avoir l’air de vraiment vivre ce qui lui arrive, comme
un observateur détaché qui décrirait les événements sans le moindre affect.
Il est étranger à lui-même.
Passage à l’acte
Cet exemple montre aussi la propension aux conduites impulsives
lorsqu’on ne mentalise pas. Ainsi ceux qui au cours d’une dispute passent la
main à travers une fenêtre ou une porte, cassent une chaise, frappent leur
interlocuteur, déchargent leur colère par cet acte irréfléchi, qu’ils regrettent
souvent une fois calmés. Pour revenir à mon exemple littéraire, dans
L’Étranger, Meursault tue l’homme arabe sans raison compréhensible. Il a
le soleil dans les yeux, il a chaud, il n’en veut pas particulièrement à cet
homme, bien qu’il s’en méfie à cause de son couteau. C’est sans réfléchir
qu’il l’abat puis tire encore à quatre reprises. Au lieu de penser à ce qu’il
éprouve, il agit, il soulage la tension par un acte dénué de sens.
Ces comportements sont assez spécifiques des psychopathes,
typiquement peu enclins à mentaliser mais plutôt à agir. Et, de surcroît, peu
portés à la culpabilité. Autant les autres personnes peuvent éprouver des
remords après s’être emportées, autant les psychopathes tendent à ne pas se
préoccuper de telles broutilles. Dans le temps précédant le procès de
Meursault, pour le distinguer des criminels endurcis, son jeune avocat
essaie de lui faire dire qu’il a eu de la peine en enterrant sa mère, mais la
réponse est décevante : « Sans doute, j’aimais bien maman, mais cela ne
voulait rien dire. Tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort
de ceux qu’ils aimaient. » Meursault est compulsivement honnête,
contrairement à un psychopathe, qui comprendrait qu’il a intérêt à feindre !
Plutôt une sorte de Candide ou d’extraterrestre qui ne comprend rien au
fonctionnement de la société… ou de lui-même.
Le passage à l’acte peut aussi devenir violence, parfois par
enchaînement de provocations. Sans excuser les hommes qui lèvent la main
sur leur épouse, une dynamique fréquemment décrite est que la femme dit
des mots qui blessent, énervent ou dévalorisent l’homme, et que ce dernier
ne sait pas répondre. De plus en plus échauffé, exaspéré de ne pas trouver
de répliques fortes, il finit par exploser. La jeune femme extrêmement
énervée qui criait parce que j’avais touché sa voiture me rappelait ces
hommes à verbalisation pauvre ; elle a su se retenir du passage à l’acte total,
en se retenant de me frapper. Mais la dynamique était assez proche, je
sentais que si nous interagissions encore, elle finirait par me lâcher dans la
figure un des poings qu’elle me brandissait.
9
Dans mon roman d’une thérapie, Une danse borderline , le personnage
d’Ivana est une jeune femme impulsive : en cas de dispute avec sa
compagne, elle passe à l’acte en se précipitant dans la rue. Ce genre de
passage à l’acte sans violence sur autrui est tout de même plus fréquent.
Comme Carolina, une de mes clientes en psychothérapie, partie
brusquement du groupe en pleine séance parce que quelque chose lui avait
déplu. Ou même Sandra, décrite ci-dessus, qui ne frappe son compagnon
Alex qu’une fois ivre, quand l’alcool lève ses dernières barrières. Le fait de
s’enivrer peut d’ailleurs être compté dans les passages à l’acte, comme les
autres addictions, que nous regarderons en rapport avec les émotions au
chapitre 4.
Une pensée trop concrète
Lorsque Pierre Marty a créé cette notion de mentalisation, elle était
décrite comme l’opposé de la somatisation 10. Pour résumer de façon
approximative, à un extrême on mentaliserait trop (voir au chapitre 8 les
névrosés et autres « surmentaliseurs »), à l’autre on aurait presque éteint le
processus réflexif et on somatiserait. Les gens plutôt tourmentés ne
tomberaient guère malades, et les gens qui pensent très peu risqueraient en
cas de stress important d’avoir le corps qui lâche. On parle de
« décompensation somatique ». Autrement dit, face à une grosse difficulté,
décès ou maladie d’un proche par exemple, les uns craquent mentalement,
en passant des nuits blanches dans l’angoisse ou, à l’extrême, en se mettant
à délirer ; tandis que les autres craquent physiquement, en déclenchant une
maladie plus ou moins grave, du gros rhume à l’infarctus en passant par une
flambée d’eczéma par exemple.
Nous pouvons tous somatiser, lorsque le fardeau devient trop lourd. Je
garde encore en mémoire une de mes enseignantes en psychosomatique,
Rosine Debray, expliquant que tomber malade constituait parfois la solution
la plus économique. Cela me paraissait assez mystérieux, puisque si l’on est
déjà surchargé de travail et de soucis et que l’on y ajoute une bronchite, le
fardeau devient encore plus lourd. Mais la maladie physique nous repose la
tête, en un sens. On est occupé avec ses symptômes, température, nez qui
coule, gorge qui pique, toux, douleurs, et cela nous dispense peut-être pour
un temps d’avoir à résoudre d’autres problèmes.
Ce qui caractérise les personnes qui somatisent très régulièrement est
une façon d’être assez particulière, qui a été beaucoup décrite en particulier
par Joyce McDougall, passionnante psychanalyste d’origine néo-zélandaise.
Dans son dernier ouvrage 11 elle propose le terme « normopathes » (d’une
normalité pathologique !) pour décrire ces gens qui se précipitent dans
l’activité pour échapper à la vie imaginaire et ne pas se poser trop de
questions. Avant elle, Marty parlait des « hypernormaux » et de leur pensée
concrète. Vous leur demandez comment ils vont, ils répondent : « On fait
aller. Il faut bien. » Alors qu’on s’attend plutôt à une réponse évoquant un
état d’esprit, comme « je vais bien », « je suis préoccupé par ma fille », « je
suis en colère contre Untel », « je suis content de vous voir »… Une
certaine évolution des soins médicaux nous pousse d’ailleurs dans cette
direction consistant à soigner le corps plutôt que l’esprit. Le courant de la
psychiatrie qui prône le traitement médicamenteux au détriment de la
psychothérapie nous dit en un sens : « Prenez un cachet, ça ira mieux, ne
e
pensez pas trop. » Or, même si le fameux « 2 cerveau » dont on parle de
12
plus en plus est situé dans notre ventre, il ne s’agit pas de considérer l’un
ou l’autre cerveau comme un vulgaire viscère que l’on pourrait traiter juste
physiquement. Si l’on parle de cerveau, c’est qu’il comporte des neurones
très connectés à ceux du système nerveux central, et tout cet ensemble
forme avec notre mental un ensemble indissociable. On soigne le tout –
corps, esprit, pensées, émotions, ventre… – avec de bons traitements
physiques mais aussi avec des relations, des paroles, du travail psychique,
qui aident à garder tout notre organisme bien vivant et mobile.
À propos du corps, on peut aussi ranger dans la pensée simple
l’obsession de la beauté, de la minceur ou du muscle. Se focaliser ainsi sur
l’apparence physique peut nous envahir l’esprit, en nous détournant de
questions plus profondes et perturbantes. « Quand j’aurai maigri, que je
serai mince, je serai heureuse. » « Si je deviens athlétique plus personne
n’osera se moquer de moi, je serai fort et tout ira bien. » On ne s’intéresse
pas à son mental, on pense trouver toutes les réponses à travers des
solutions concrètes.
D’éternels problèmes
L’absence de mentalisation peut donner une chose et son contraire : trop
d’émotion ou pas assez d’émotion, une pensée trop simple ou bien
l’extrême opposé – ne jamais pouvoir cesser de questionner, ou bien avoir
des pensées qui tournent à l’infini sur les mêmes circuits. De tout temps ont
existé des manques de mentalisation, mais sans doute s’en rendait-on moins
compte car pour la majorité de la population, il s’agissait surtout de
survivre. Accomplir son travail pendant des journées tellement longues
qu’il ne restait plus guère de temps ni d’énergie pour échanger après.
Trouver de quoi manger, de quoi nourrir sa famille. Notre civilisation
possède ce luxe merveilleux de pouvoir nous intéresser à notre vie
psychique.
En même temps survient un risque de perdre cette belle richesse. De
vivre de plus en plus à travers des machines, de tweeter ou communiquer
via SMS ou Facebook ou autres moyens modernes, au détriment du contact
direct, de l’échange. Il va falloir veiller au grain !
CHAPITRE 3
À l’école
Après la famille, la prochaine étape d’aide au développement vient des
enseignants et du cadre scolaire. Nous les retrouverons dans la mise en
place des autres « piliers », car l’école est un lieu essentiel dans notre
développement. Mais l’aspect pensée est le plus évident pour la plupart des
gens, surtout dans notre culture cartésienne, où être, c’est penser. Ce cogito
de Descartes évoque plutôt une conscience de soi-même, ce qui va très bien
avec la mentalisation. Malheureusement on a souvent réduit la pensée de
Descartes à la rationalité, au raisonnement logique. Ce qui en constitue un
aspect certes intéressant, mais plus désincarné que la pensée riche dont il est
question ici.
Le cadre scolaire va énormément étendre le champ de notre pensée. Il
introduit des connaissances variées, portant sur des lieux et des temps
inconnus de l’enfant, ce qui ouvre l’imagination. L’histoire, avec les
représentations de gens ayant vécu des vies très différentes de la nôtre, nous
aide à nous situer dans une dimension temporelle, à nous représenter une
évolution. La géographie nous montre un monde infiniment plus vaste que
le petit univers que nous connaissions jusqu’alors. Au-delà du logis, des
voisins, de la rue, des commerces du quartier, il y a des régions, des pays,
des climats très différents du nôtre. La différence est un concept d’une
importance capitale pour bien construire notre pensée.
En tant qu’enfant venant d’une autre culture, je me rappelle aussi avoir
été frappée dès l’école élémentaire de ce que mes institutrices appelaient la
« pensée critique ». Je n’avais suivi qu’une année de primaire aux États-
Unis, mais cela me semblait très étonnant, ce mot, « critique ». Mon
étonnement m’a accompagnée tout ce temps, avec parfois une réticence
quant aux attitudes critiques trop systématiques dans la culture française,
mais souvent avec une sorte d’admiration. Il me semble qu’on nous apprend
avec cet esprit critique à ne pas prendre pour argent comptant ce qui est
présenté. Et le scepticisme prôné par Descartes va bien dans le sens du
doute qui selon moi caractérise une pensée vraiment consciente d’elle-
même. Quand on mentalise, on ne peut pas être pétri de certitudes.
Le courage de douter
La mauvaise nouvelle pour ceux qui aiment les certitudes : mentaliser,
c’est aussi douter. Pas de façon excessive, en doutant par exemple d’avoir
bien fermé la porte malgré plusieurs vérifications, comme dans un TOC. On
peut se fier à ses perceptions, en général. Mais notre interprétation de
nombreuses situations devra laisser une place au doute. Pour reprendre le
petit exemple ci-dessus de l’employé qui trouve son patron un peu distant
en ce moment, on aurait tort de se précipiter sur une signification
catégorique. « Il m’évite, c’est sûr. Il veut se débarrasser de moi. » Ou pour
l’interlocuteur à qui il se confie, qui doit se retenir de conclure : « C’est un
salaud, comme tous les patrons. On ne peut pas leur faire confiance » (on
retrouve la tendance à faire des catégories qui signale l’absence de nuances
nécessaires à la mentalisation).
Pas facile d’accepter l’incertitude. Nous aimerions tous pouvoir nous
reposer sur des certitudes solides, inébranlables. « L’entreprise existera
toujours », « Votre emploi est pérenne », « Il y aura toujours de la neige
dans les Alpes »… Mais rien ne dure toujours, comme dit la chanson 17.
Notre monde est plus provisoire, plus précaire que cela. Mieux vaut avoir
une pensée souple qui s’y adapte, plutôt que d’essayer de faire correspondre
la réalité aux idées rigides que nous pourrions nous en faire.
Pas facile, non. Pas confortable. Notamment face à un médecin ou à un
psy. On aimerait qu’il puisse nous dire : « Vous avez telle maladie, nous
allons vous donner tel traitement avec tel résultat. » Parfois c’est possible, il
peut le faire en toute honnêteté. Mais nos maux sont souvent bien plus
complexes. Le praticien a le choix entre nous livrer ouvertement certaines
des questions qu’il se pose et feindre une certitude rassurante. Face à un
patient très angoissé cela peut être le meilleur parti, mais gare aux
conséquences si en fin de compte le traitement ne marche pas…
En tout cas, on aura un meilleur praticien s’il est capable, lui, de
supporter les doutes et l’incertitude, s’il continue de se poser des questions
et de réfléchir au problème, plutôt que de se reposer sur une idée arrêtée.
Les parents sont confrontés au même dilemme, face aux questions de leurs
enfants. « Dis, papa, tu seras toujours là pour me protéger ? » Jusqu’à un
certain âge, mieux vaut mentir, comme pour le Père Noël. Faire semblant
d’être immortel et invulnérable. Les enfants ont besoin de croire à un
monde immuable et protecteur. Mais notre responsabilité, en tant
qu’adultes, inclut de faire face à l’incertitude, de supporter la fragilité de
l’existence.
Gérer la culpabilité
Et si l’on peut commettre des erreurs, il est naturel de se sentir coupable
après certaines d’entre elles. Imaginez ce qu’a pu ressentir le général Colin
Powell, un homme dont la décence est reconnue par nombre de personnes le
connaissant, quand il devint évident que Saddam Hussein et l’Irak ne
protégeaient pas Al-Qaida, ne possédaient pas d’armes biologiques ni
20
chimiques. Dans son livre récent il revient sur l’erreur que fut son
discours à l’ONU en 2003, visant à entraîner d’autres pays dans une action
militaire contre l’Irak. Bien sûr, il se justifie, arguant que la CIA lui avait
fourni des informations erronées et très convaincantes. Il est humain de
chercher à minimiser ses torts. Mais il reconnaît son erreur, et l’on ose
imaginer qu’il se sent coupable d’avoir contribué à déclencher une action
militaire aussi injustifiée que lourde de conséquences.
Le philosophe Raphaël Enthoven, qui intervient le matin sur une radio
nationale pour parler de « la morale de l’info », a intitulé une de ses
21
rubriques « On n’a jamais tort de reconnaître qu’on a tort ». Il expliquait
que ce que certains prenaient pour un aveu de faiblesse (le président
François Hollande reconnaissant quelques jours auparavant qu’il n’aurait
pas dû supprimer une mesure mise en place par son prédécesseur) était en
fait signe d’humilité, donc de force. « On a le droit, sinon le devoir, de faire
son mea culpa quand on est au pouvoir », affirme-t-il, ajoutant que les
débatteurs se grandissent toujours en reconnaissant qu’ils se sont trompés,
et font grandir ceux qui les écoutent. Voilà le genre de pensée qui se
développe avec la mentalisation !
Pour nous autres psys, la culpabilité est un peu l’apanage des névrosés.
Ces derniers se sentent coupables de tout et de rien, souvent de façon
excessive, ils se torturent alors. Pendant longtemps le travail dans nos
cabinets a visé à atténuer la culpabilité de ces personnes qui se chargeaient
de tous les torts et s’accusaient – à tort. Depuis quelques décennies,
toutefois, le paysage psychologique a changé. Nous voyons arriver moins
de personnes culpabilisées à l’extrême, et davantage de personnes peu
accessibles à la culpabilité. Aujourd’hui, la culpabilité est plutôt de bon
aloi ! Imaginez que Colin Powell ne se sente nullement coupable, qu’il
balaie les reproches en disant : « Ce n’est pas ma faute, je me dégage de
toute responsabilité. » Il serait un piètre être humain.
Une jeune femme découvre qu’elle est porteuse d’une maladie
sexuellement transmissible, et lorsque je lui demande si elle en a informé
ses précédents partenaires sexuels, elle hausse les épaules, « non, pourquoi
faire ? ». Carlo annonce, furieux, que son permis de conduire lui a été retiré
pour six mois. Je découvre qu’en conduisant trop vite il a provoqué un
accident de la circulation, que l’autre conducteur est hospitalisé. Mais Carlo
ne s’en inquiète pas, « bah, c’est une fracture, il va s’en remettre ! ».
Évidemment, les névrosés peuvent aller trop loin avec leur culpabilité.
À l’inverse de Carlo, Gabrielle, fraîchement munie du précieux permis,
avait emprunté la voiture familiale pour se rendre à un rendez-vous
amoureux. Au retour, un piéton surgit sur la chaussée. Il ne traversait pas
dans les clous et sortait sans regarder de derrière une camionnette, qui le
dissimulait aux conducteurs. Comment donc blâmer la pauvre Gabrielle ?
Elle, toutefois, en bonne névrosée, non seulement s’est tourmentée des
années durant pour la jambe cassée de celui qu’elle avait renversé (à faible
allure, heureusement), mais elle s’est reproché aussi de s’être fait plaisir en
allant retrouver un garçon. Thématique typique des névrosés, l’interdit de la
sexualité !
Le problème avec cette culpabilité névrotique est qu’elle tourne en
rond, on n’avance pas, on rumine. Nous reverrons ce problème au
chapitre 8 sur la mauvaise mentalisation. Néanmoins, pouvoir se sentir
coupable est un signe non seulement de civilisation, mais aussi de
mentalisation : on est conscient de l’autre, de sa vie, de ses besoins, de ses
souffrances. L’agentivité fait que l’on mesure l’importance de ses propres
actes. Tout cela permet l’empathie ainsi qu’un sentiment de responsabilité.
Renoncer à la vengeance
Après les terribles attentats parisiens du 13 novembre 2015, beaucoup
d’entre nous avons été frappés par la réaction d’un homme dont l’épouse
avait été abattue. Il refusait l’esprit de vengeance, qui peut procurer une
sorte de soulagement provisoire et de courte durée. Crier sa haine, essayer
d’agir précipitamment, cela nous remet dans la pensée simple, « il y a des
gens bien et des gens pas bien, ces gens sont des monstres, ils méritent de
mourir ». Honnêtement, je trouve bien difficile et quasiment surhumain de
résister à cette première réaction, au moins en son for intérieur. On peut se
raisonner plus tard, une fois les émotions apaisées. Mais cet homme, montré
dans les jours qui suivirent sur plusieurs chaînes d’information, disait qu’il
ne donnerait pas cette victoire aux terroristes. Peut-être était-il encore sous
le choc et aura-t-il éprouvé de la colère dans les jours ou les mois qui ont
suivi, mais tout de même, son attitude a de quoi nous inspirer.
Le désir de vengeance, comme l’erreur, est aussi une faiblesse humaine.
Lorsque nous subissons un tort, nous avons envie de pouvoir accuser
quelqu’un, l’accabler de reproches, éventuellement obtenir réparation – ce
qui constitue déjà un grand progrès par rapport à la bonne vieille loi du
talion ! Œil pour œil, dent pour dent, tu as tué ma femme, je tue la tienne,
ou bien tes enfants. On reconnaît le fonctionnement de la vendetta, ce cycle
sans fin de vengeances.
C’est dire qu’il faut tout un travail pour digérer une offense, car d’après
Gérard Bonnet 22, « à la source de la vengeance et qui la rend parfois
désastreuse, il y a toujours des affects ou des émotions d’une grande
intensité, qui ont pris une place excessive dans la vie du sujet », qui ne sont
donc pas faciles à lâcher. Ce travail psychique se fera grâce à notre pensée
mentalisante notamment. On est aidé si l’offenseur collabore en manifestant
des regrets. Par exemple, après une erreur médicale, si nous-mêmes ou l’un
de nos proches gardons des séquelles graves, ce que nous espérons du
médecin ou du chirurgien est qu’il reconnaisse sa faute et en parle avec
nous. Hélas, les circonstances ne s’y prêtent pas toujours, et si l’on agresse
le médecin ou qu’on le menace d’un procès il se mettra probablement sur la
défensive. D’où l’intérêt de communiquer, plutôt, car soutirer une somme
d’argent à un praticien ou à un hôpital répare en fait beaucoup moins, au
niveau psychologique, qu’un échange de bonne foi entre êtres humains. La
vengeance ne nourrit pas notre âme.
CHAPITRE 4
Les émotions font partie de notre vie, on pourrait même dire qu’elles
sont notre vie, notre vie psychique en tout cas. Sans elles, nous ne nous
sentirions pas vivants, comme on le devine en écoutant les personnes qui ne
les perçoivent plus, à cause d’une lésion cérébrale ou d’un traitement qui
écrase plus ou moins l’affect. Albert par exemple, après quelques semaines
de prise d’un antidépresseur, disait à la fois se sentir mieux, puisqu’il
arrivait à mieux dormir et à être plus actif, mais il avait l’impression de ne
plus être tout à fait lui-même. « Je vais au cinéma, je suis le film, mais ça ne
me touche pas. » Il envisageait même d’arrêter son traitement pour
retrouver ses ressentis et une vie en couleur.
Nos émotions sont précieuses, mais capricieuses aussi. Parfois elles sont
excessives et perturbent notre jugement, ou nous font agir d’une façon que
nous regrettons plus tard. Parfois elles sont absentes et nous laissent un peu
vides, comme Albert. Ce qui permet que les « montagnes russes » restent
dans des limites raisonnables, c’est un mécanisme interne de régulation.
Éviter les maladies des émotions
Une bonne régulation affective nous permet d’avoir une sorte de
plafond sur la courbe de nos émotions. Vers le haut, pour éviter qu’elles
montent à l’extrême en crise d’hyperexcitation, de rage, de terreur, de
chagrin suicidaire. Et un plancher vers le bas, pour les empêcher de
s’éteindre. Un peu comme un système de frein et d’accélérateur : si on
freine trop, on risque l’arrêt, on surrégule l’émotion et on ne sent plus
grand-chose. Si on accélère sans contrôle, gare aux explosions !
Ni trop… déchaînés
Il est vrai que lorsqu’une émotion est très forte, elle semble prendre les
commandes de notre cerveau. Les Anglo-Saxons parlent de highjacking, le
verbe utilisé pour les détournements d’avion. L’émotion « terroriste »
s’impose dans la cabine de pilotage et nos décisions ne sont pas prises avec
nos moyens habituels, nos actes échappent à notre contrôle. Quand il s’agit
d’une situation exceptionnelle, comme se retrouver face à un lion ou à une
personne armée, cette réaction animale, instinctive, n’a rien d’anormal. La
plupart d’entre nous ne sont pas préparés à des circonstances pareilles ! En
revanche, il arrive qu’on ait une réaction extrême sans que la réalité
objective le justifie. La réaction paraît alors imprévisible pour autrui,
puisque disproportionnée. C’est le cas par exemple avec les phobies : on
peut s’étonner de me voir partir en courant parce qu’une guêpe est entrée
dans la pièce. Mais c’est aussi le cas par exemple si dans une réunion, vous
exprimez une opinion différente de celle d’un collègue et qu’il s’emporte,
vous reprochant avec véhémence de toujours vous opposer à lui, de vouloir
le mettre en échec. Ou si une amie vous raccroche au nez parce que vous lui
annoncez que vous ne pourrez pas venir à la soirée qu’elle organise. Ouh là,
que se passe-t-il ? L’intensité de la réaction dans des circonstances paisibles
signale un problème de régulation affective.
Pouvoir contenir une émotion violente, voilà une qualité précieuse dans
une négociation. Hélas, lorsque le thème est important, les passions ont
tendance à s’enflammer. Songeons au débat sur l’accessibilité des armes à
feu aux États-Unis. En général il resurgit après un drame, que ce soit
l’assassinat de deux journalistes en direct sur une chaîne de télévision de
Virginie en août 2015, ou la tuerie dans l’école de Newtown en
décembre 2012. Comment s’étonner qu’à de tels moments, les émotions
soient particulièrement vives ? « Évidemment, il faut interdire les armes
puisqu’elles causent de telles horreurs ! » « Bien sûr que non, ce qui tue, ce
ne sont pas les armes, ce sont les gens ! Nous autres citoyens honnêtes
devons être armés pour nous défendre ! », répond la partie adverse, la NRA
(National Rifle Association) dont les membres tiennent à cette « liberté »
comme à la prunelle de leurs yeux. Dans une telle situation d’impasse, plus
l’un crie, plus l’autre crie en face, tout le monde s’emporte, personne
n’écoute. Chacun sort de là indigné et campé sur ses positions. Je ne
prétends pas que savoir réguler son émotion et penser calmement
apporterait par magie une issue satisfaisante, mais cela permettrait au moins
un échange susceptible de faire réfléchir de part et d’autre. Parfois même,
quelqu’un se met à entendre les arguments d’en face et doute de sa
position… rarement, hélas, mais cela arrive !
Ces débordements concernent particulièrement les personnes souffrant
du trouble dit borderline, caractérisé entre autres par une difficulté à réguler
ses émotions (voir le chapitre 10). Mais nous pouvons tous perdre notre
capacité de régulation et être emportés par l’émotion, si le stress provoqué
par une situation est suffisamment fort.
Ni addicts
Quand on a du mal avec ses émotions, qu’on ne sait pas comment les
tolérer grâce à son mental régulateur, une façon de pallier le problème est
d’avoir des soutiens extérieurs qui nous soulagent. Le plus évident consiste
à avaler quelque chose qui apaise notre état agité : alcool, cigarettes,
gâteaux, médicaments anxiolytiques, au pire les drogues illicites (héroïne et
autres). On se sent mal, on prend le comprimé ou autre substance, et on se
sent mieux. On peut même en avoir besoin quand on se sent bien ! Pour
certaines personnes tout ressenti fort, fût-il positif, déclenche le besoin de
ce calmant artificiel. Il leur faut absolument araser l’état émotionnel.
On peut aussi pour cela dépendre d’une personne, avoir besoin d’un
« moi accessoire » pour gérer nos états. Joyce McDougall 25 parle
d’addiction à l’autre, d’« utiliser des gens pour alléger des angoisses
intolérables ». Ainsi Michèle, quand elle a rencontré Henri, a été subjuguée
par son calme souriant. Elle naguère plutôt colérique s’est sentie très vite
rassurée par cet homme. Elle ne voulait plus le quitter, sa seule présence lui
faisait tant de bien ! Lui, ravi d’être à ce point apprécié, accepta un mode de
vie assez fusionnel. Ils faisaient tout ensemble. Seule ombre au tableau :
dans son amour exclusif, Michèle supportait mal les enfants d’Henri qui
passaient un week-end sur deux chez eux. Elle avait besoin de son
compagnon-médicament pour elle toute seule, et presque constamment.
McDougall décrit aussi la « recherche constante de conflits avec
autrui », comme façon de se débarrasser de ce qui est pénible à l’intérieur.
Le conflit interne est mis à l’extérieur, donnant l’illusion d’une paix
intérieure. Au lieu de se débattre entre sa part jalouse et sa part généreuse,
Michèle jouait son conflit interne avec les autres, faisant porter à la fille de
son compagnon le négatif qu’elle ne supportait pas en elle-même. Il se
passe quelque chose d’analogue avec Georges, qui s’est toujours vanté
d’être très indépendant mais ne supporte pas que son épouse le délaisse
pour sortir avec ses amies. Plutôt que de supporter cette contradiction en
lui, il préfère l’attaquer, elle, chaque fois qu’elle annonce une absence.
La troisième forme d’addiction qui soulage prend la forme d’actes : le
jogging, le rangement, le ménage, le travail, le sexe, Internet, les SMS, les
jeux en ligne, peuvent devenir des sortes de drogues : tant qu’on s’y
adonne, on chasse le mal-être ou l’angoisse. On peut dire aussi que les
achats encouragés par la société de consommation participent de ce
fonctionnement. On a l’impression qu’avec cette belle voiture, cette jolie
robe, ces chaussures à la ligne élégante, cet ordinateur perfectionné, on
chassera le spleen et on sera heureux. Les collections surinvesties peuvent
causer une même perte de contact avec les vraies priorités de la vie, on se
focalise à l’excès sur ces choses qu’on veut accumuler, au détriment des
relations.
Comment ça se construit en famille
Connaître et contenir ses émotions, et comprendre celles des autres, ce
n’est pas inné, cela doit s’acquérir. Nos parents, d’abord, ou ceux qui en
tiennent lieu, vont nous donner les bases. Mais nous continuerons
d’acquérir des capacités au fil des ans, dans nos différents contextes.
La parole en famille
Si les parents peuvent parler de leurs émotions, s’intéresser à ce que
ressentent leurs enfants et en discuter avec eux, ce sera un atout énorme
pour leur apprendre à différencier et exprimer leur vécu intérieur. Pour que
notre hypothétique jeune Meursault développe mieux sa sensibilité, sa
mère, après avoir répondu suffisamment à ses appels de bébé, aurait eu avec
son petit garçon des échanges sur l’absence de son père, sa tristesse à elle,
son regret pour lui de grandir sans cette figure importante. Elle se serait
intéressée à ce qu’il éprouvait à ce sujet, à ce qui se passait plus tard à
l’école, avec les maîtres, les camarades… C’est plus facile s’il y a plus de
monde dans la famille. Deux parents bien sûr, et aussi une fratrie,
composant un entourage plus varié, des ressentis et des interactions de style
différent.
Une des émotions importantes à maîtriser est la colère, qui nous permet
d’affirmer notre individualité, en refusant ce qui nous envahit et en
réclamant ce à quoi nous estimons avoir droit. L’enfant devra bien sûr
apprendre à contenir sa colère, grâce au langage qui lui permettra de
26
l’exprimer de façon constructive. Christophe Dejours affirme : « La
structuration de l’expressivité de la colère est difficile chez l’enfant.
Beaucoup de parents sont totalement désemparés devant leurs chérubins en
colère. Or, c’est bien de la façon dont ils jouent cette question, au long
cours, avec eux, que dépendent la structuration et l’usage souple de la
puissance expressive de la colère chez l’adulte. » Autrement dit, la famille
doit savoir manier cet affect puissant, ni l’interdire, ni l’ignorer, ni s’y
soumettre, mais pouvoir en faire quelque chose, en parler avec l’enfant,
pour que ce dernier arrive à l’intégrer et à en faire une force constructive.
Et à l’école
Après les parents, c’est le contexte scolaire qui va aider l’enfant à
acquérir ces compétences sociales émotionnelles. Dans le beau livre
Espérance banlieues ! Éric Mestrallet, interviewé par Harry Roselmack,
décrit avec enthousiasme l’équipe de l’école pilote Alexandre-Dumas de
Montfermeil qui obtient de si bons résultats, malgré un contexte de banlieue
27
difficile classiquement associé à l’échec scolaire . Il souligne la dimension
« leadership » des enseignants, faisant d’eux d’excellents tuteurs de
résilience potentiels. Pour Mestrallet, « le rôle du professeur est justement
d’apprendre à ses élèves à maîtriser leurs affects pour déployer une pensée
fondée en raison ».
L’apprentissage se fait par ce que les maîtres disent aux élèves,
comment ils encouragent leurs efforts, complimentent leurs succès. Mais
aussi par le modèle qu’ils présentent en tant que personnes. Je cite encore
28
Mestrallet : « Comme les enfants sont presque constamment avec les
professeurs, ils sont témoins des relations des professeurs entre eux. S’ils se
disputent, il leur est difficile de prêcher l’écoute et la non-violence auprès
des enfants ! » Les élèves observent de vraies relations, incluant des
tensions, des demandes de pardon. C’est bien ainsi que nous civilisons nos
mouvements émotionnels intenses.
Cette école semble exemplaire, mais il en existe sûrement d’autres où
les enseignants peuvent ainsi aider les enfants à se développer.
Malheureusement, les restrictions budgétaires écourtent la formation des
maîtres et ne permettent pas une initiation à la psychologie des émotions, ce
qui augure mal de l’avenir de cette belle transmission. Mais la qualité
humaine de ceux qui choisissent ce métier nous laisse de l’espoir.
Et à l’école
Les professionnels de l’enseignement connaissent bien le cycle
d’apprentissage de Kolb 35, proposé dès 1984. Ce philosophe et théoricien
de l’éducation propose quatre phases par lesquelles nous passons tous pour
maîtriser une nouvelle compétence, grande ou petite. Qu’il s’agisse
d’apprendre à poser du papier peint, à utiliser un nouveau téléphone ou à
danser la bourrée auvergnate, il faudra : 1) expérimenter, 2) étudier le
résultat, 3) en tirer des conclusions ou des idées, 4) prévoir un nouveau plan
d’action, enfin 5) tester ce plan, ce qui constitue une nouvelle expérience
dont on étudiera le résultat, et ainsi de suite. Le cycle de l’apprentissage
devient en fait une spirale sans fin, car il est toujours possible de
s’améliorer.
Ces étapes tombent sous le sens. Toutes sont indispensables, notamment
celle de l’action. Sans mise en pratique pour alimenter la réflexion, pas de
progression. On ne part pas forcément de cette phase d’action, il est
possible de démarrer par une idée ou par l’observation. Depuis des mois la
couleur de mon salon ne me convient plus. J’imagine des changements
possibles – refaire tout en blanc, en jaune paille, inclure ou non un panneau
d’un autre coloris… ? Une fois mon projet au point, j’achète la peinture et
je fais un essai sur un bout de mur. Je contemple le résultat, je trouve ce
jaune trop soutenu, je retourne au magasin en demandant qu’on me prépare
un mélange plus clair.
Mais avec la mentalisation, n’oublions pas le pilier autrui : avant d’aller
acheter ma peinture, je vais discuter avec mon conjoint pour ne pas le
surprendre avec un salon violet et jaune qui pourrait lui ne pas lui plaire !
En tout cas à la base, il faut d’abord une conviction que cela est
possible, que cela vaut la peine de faire quelque chose, que je peux servir à
quelque chose. Si je n’ai aucune capacité d’agentivité, je serai découragée
d’avance et je risque de méconnaître beaucoup de choses. À quoi bon être
attentif à ce qui se passe, si on est impuissant de toute façon ? Au lieu de
me mobiliser, j’assisterai passivement aux drames de la vie, je ne ferai que
me lamenter ou accuser ceux qui « auraient dû » agir à ma place. Ah, si
seulement mes parents ne m’avaient pas tant mise au soleil, enfant !
Notre tendance à méconnaître varie, comme la mentalisation. On a de
bons jours et de moins bons, des domaines où l’on se sent compétent et
capable, d’autres où l’on reste démuni. Pendant une bonne partie du film,
Joy méconnaît la possibilité de changer sa vie si dure, mais même alors elle
reste très active, cherchant sans cesse des solutions à tous les problèmes qui
se présentent.
Un exemple poignant fut le procès en septembre 2015 d’une mère qui
avait tué sa fille handicapée. Cette femme avait épuisé toutes ses ressources
en s’occupant seule de l’enfant, des années durant. Existait-il des
solutions ? On aimerait le croire, mais rien n’est moins sûr, et cette mère
n’en a pas trouvé. Se voyant condamnée à une peine de 5 ans de prison avec
sursis, elle n’eut pas à aller en prison, mais elle accueillit tout de même
cette sanction avec des larmes et de la colère. Sans doute espérait-elle non
seulement être comprise des jurés, mais aussi contribuer à un changement
de la loi ou des institutions. Pour que la société ne laisse plus un parent
isolé se débrouiller sans aide avec un enfant lourdement handicapé, qu’on
propose des solutions d’hébergement et d’avenir pour le jeune. Car pour
pouvoir appliquer une solution, encore faut-il qu’elle existe.
Est-ce de l’empathie ?
L’empathie, c’est arriver à imaginer, presque à ressentir dans son propre
corps ce que ressent une autre personne. Cette perception, permise
notamment par les neurones miroirs, est probablement à la base de la prise
en compte de l’autre. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose. On peut
avoir de l’empathie pour quelqu’un sans se donner la peine d’élaborer une
théorie sur ce qu’il vit, en pensant qu’il ressent sûrement ce que nous
ressentons par identification. Et inversement, certains sont capables de se
faire une idée assez claire des failles et motivations d’une personne sans
pour autant éprouver la moindre empathie pour elle. Notamment, certains
« méchants », comme les pervers narcissiques, peuvent se montrer
particulièrement intuitifs sans la moindre parcelle de sensibilité à l’autre. En
fait, donc, pour une bonne intersubjectivité, il faut une théorie de l’esprit et
de l’empathie.
Il ne s’agit pas non plus d’être forcément compatissant, encore moins
d’excuser tous les comportements difficiles d’autrui sous prétexte qu’on le
comprend. Il est vrai qu’imaginer les raisons de l’autre nous rend souvent
plus tolérants, comme dans l’exemple du métro. Mais il est important aussi
de pouvoir détecter une intention négative ou malveillante.
Et à l’école
Quand on n’a pas eu la chance d’apprendre dans sa famille, c’est
d’abord dans sa scolarité qu’on aura l’occasion d’un cours de rattrapage.
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. » Les leçons
de morale sont consolidées à l’école. L’école où l’on a quantité de
semblables, avec lesquels il va falloir cohabiter – même avec ceux qu’on
trouve insupportables. Si les bases sont mises en place auprès des parents,
puéricultrices et autres personnes s’occupant du bébé, le partage ultérieur
avec les camarades sera facilité. Les parents continueront leur tâche bien
sûr, mais la vie scolaire permet que d’autres interviennent, ce qui élargit
notre palette. Les autres enfants et les enseignants, nouvelles figures de
référence, joueront un rôle très important.
De tout temps ont existé des conflits ou même des bagarres entre les
enfants. Les occasions sont encore bien plus nombreuses à l’école qu’à la
maison, où après tout, on a en général entre zéro et deux ou trois frères et
sœurs. Dans ces moments de crise, les instituteurs peuvent aider les élèves à
apprendre à tenir compte des autres et à réfléchir à ce qui se passe entre
eux, au lieu de réagir violemment.
« Craquer » ?
Tout d’abord, pour clarifier l’exemple ci-dessus, l’aptitude à garder son
calme n’est pas forcément synonyme de mentalisation. On peut rester
imperturbable mais ne pas savoir penser de cette façon vivante et ouverte.
Inversement, on peut être au bord de l’explosion mais parvenir encore à
réfléchir aux conséquences pour soi et les autres si l’on devait se lâcher.
L’énervement devient absence de mentalisation si l’on explose justement,
avec des cris, des paroles véhémentes ou cruelles, voire des gestes de
violence. Typiquement, l’automobiliste qui entre en conflit avec un autre,
veut absolument le dépasser ou tente de l’intimider, voire sort du véhicule à
un feu rouge pour taper sur l’autre personne, ne mentalise pas ! Mais la
mère épuisée retenant de justesse la gifle qui allait partir quand son fils de
3 ans a renversé une lampe en enfilant son manteau, elle, mentalise
probablement, si elle est en train de penser par exemple : « Non, ce n’est
pas juste, il est petit, il n’a pas fait exprès, il ne mérite pas d’être frappé, j’ai
juste besoin de me défouler. Alors je vais respirer plusieurs fois bien
profondément… Voilà, ça va mieux… Bon, je vais pouvoir l’emmener à
l’école maintenant. Il faut que je comprenne pourquoi je suis aussi
énervée… »
Perte de sécurité
Tout le monde se rappelle la scène largement diffusée de grévistes d’Air
France pourchassant le DRH lors d’un mouvement de grève, en
octobre 2015 47. On voit le pauvre homme, chemise arrachée, grimper par-
dessus un grillage pour se sauver. Sans doute n’aurait-il pas été tué par les
grévistes en colère, mais on a l’impression d’assister à un lynchage.
L’impression qu’il l’a échappé belle. La foule déchaînée ne mentalise pas,
ou plus. Pour moi, l’explication est que, sentant leurs emplois menacés, ces
hommes perdent le niveau de sécurité nécessaire pour bien réfléchir à leurs
actions. Pour éviter la peur, ils se réfugient dans la colère, qui permet de se
sentir moins impuissant.
Dans une situation de violence, le cerveau primitif prend le dessus, il est
difficile de mobiliser la partie qui réfléchit. Les grévistes, baignant dans la
rage collective, sont de plus en plus furieux. On imagine que le DRH, de
son côté, avait rétréci son champ de pensée à des questions urgentes telles
que « Où est l’issue ? Comment m’échapper ? ». Compatir avec les
personnels en colère, cela peut venir plus tard, mais pas pendant qu’il
craignait pour sa vie !
Comme on l’a déjà vu, pour pouvoir bien mentaliser il faut ressentir un
minimum de sécurité. Les personnes qui ont une grande stabilité intérieure
supportent davantage d’insécurité avant de donner libre cours à leurs
impulsions. Mais dans une situation sociale instable, où l’emploi devient de
plus en plus précaire et le management de moins en moins humain 48, le
risque d’explosion augmente sérieusement. Dans la même veine, aux États-
Unis on a assisté à plusieurs incidents violents lorsque des personnes, mises
en faillite par la crise des subprimes, voyaient saisir leur maison et qu’au
désespoir, elles débarquaient armées dans leur banque. Perdre son emploi,
perdre sa maison, ces situations d’insécurité sont bien de nature à empêcher
la mentalisation. Face à la perspective de dormir dans votre voiture avec
vos enfants, essayez donc de soupeser calmement les différents aspects
d’une situation !
Le trop !
L’autre matin en descendant dans le métro, je me suis trouvée derrière
un homme qui se débattait avec sa valise à roulettes, une sacoche sur
l’épaule, un téléphone dans lequel il n’entendait manifestement pas très
bien. Il barrait le passage, semblait perdu, regardait de tous côtés pour se
repérer, haussait le ton avec son interlocuteur. Il avait bien trop à gérer en
même temps – téléphone, lieu inconnu, foule, bagages… Cela m’a semblé
bien représenter ce qui nous arrive de plus en plus dans le monde moderne :
on a trop de boulot, trop de sollicitations qui peuvent arriver par téléphone,
mail, courrier, trop d’écrans, trop à suivre de façon concomitante.
Difficile de mentaliser quand on est ainsi sous stress, avec trop
d’adrénaline circulant dans le corps. Difficile d’être présent avec son
conjoint, ses enfants, ses collègues, ses amis. Difficile de réguler ses
émotions, de réfléchir aux autres, au fait que peut-être on les gêne en criant
dans le métro – on est débordé par l’excès d’aspects de la réalité à traiter !
L’attente anxieuse
Lorsque la santé est menacée, en cas de maladie grave ou lorsqu’on
attend un diagnostic, on se retrouve suspendu, dans l’incertitude,
l’inquiétude. Dans ses merveilleux cours de psychopathologie de
l’université Lyon-II, accessibles en ligne, Alain Ferrand décrit comment
même lui, hospitalisé, n’arrivait pas à mettre à profit le temps passé à
l’hôpital. Au lieu d’avancer un travail d’étude et d’écriture, il se retrouvait,
comme la plupart d’entre nous, à attendre la prochaine analyse, le prochain
avis médical, le prochain soin infirmier…
Si vous n’avez pas eu un enfant fort malade ou accidenté, vous
connaissez sûrement quelqu’un à qui c’est arrivé. La vie semble s’arrêter. À
la fois les pensées tournent à toute allure par moments, et elles se répètent,
ou elles partent dans des considérations matérielles pas très intéressantes.
« Qu’est-ce que je vais leur faire à manger ? Il faudra que je pense à sortir
la soupe du congélateur… Si on me dit de le faire opérer, je voudrais rester
là, mais comment je vais faire avec les deux petits ? Il faudra que j’appelle
ma sœur… »
Les moments difficiles dans les relations
La plupart d’entre nous avons fait l’expérience de perdre notre calme en
cas de conflit avec des proches. Pas forcément un conflit grave, d’ailleurs,
un simple désaccord peut suffire, si la personne est importante pour nous.
C’est encore plus vrai s’il s’agit de l’être aimé, encore plus s’il annonce
qu’il veut nous quitter. La nature même de l’attachement fait que l’on
supporte très mal la perspective de perdre la personne que l’on aime – et ce
d’autant plus que ce lien est de nature amoureuse. Rien d’étonnant à cela,
puisque l’amour s’accompagne d’émotions fortes, et que ces dernières
perturbent la mentalisation.
Ce phénomène est particulièrement fort pour les personnes borderlines,
comme on le verra au chapitre 10. Elles ont moins que d’autres pu intégrer
un mécanisme de régulation affective, n’ont pas acquis ce que nous
appelons la permanence de l’objet. Aussi les problèmes dans les relations
importantes engendrent-ils chez ces sujets des crises parfois spectaculaires,
avec rejet furieux, explosion de colère, rupture…
Face à l’horreur
Il est tentant, presque reposant, de pouvoir juste porter un jugement sans
nuances, par exemple quand on entend une nouvelle atroce, un père qui
punit son petit garçon en le mettant dans une machine à laver, un djihadiste
décapitant un otage. Qui n’a jamais réagi en souhaitant la mort des
terroristes qui avaient sauvagement abattu des innocents ? Vite,
débarrassons-nous de ces éléments indésirables, qui salissent notre vision
de l’humain !
Il faut tout un travail pour remettre en route la mentalisation, pour
s’intéresser humainement au responsable de l’acte horrible au lieu de le
condamner en bloc. Telle est la tâche des juges et des politiques, qui ne
peuvent se permettre de se cantonner, comme certains d’entre nous, à une
position tranchée.
Petit récapitulatif
Pour résumer nos idées sur la mentalisation, commençons par un rappel
de caractéristiques d’une bonne pensée mentalisante, avec les quatre
piliers : ma pensée, mes émotions, mes actions et ma prise en compte de
l’autre. Quand on mentalise bien, on peut réfléchir avec sensibilité à une
situation et à ce que l’on ressent, examiner ses propres pensées et envies de
réaction, décider d’agir en prenant en compte l’effet qu’auront
probablement nos actes sur les autres personnes concernées. Et on doit se
passer de certitudes…
Le tableau ci-dessous offre quelques exemples de formes que peut
prendre le manque de mentalisation, en le comparant à ce que pourrait être
une attitude mentalisante dans les mêmes circonstances.
Mentalisation insuffisante ou absente Bonne mentalisation
Émotion violente avec incapacité de penser Pouvoir contenir son émotion et retrouver sa
clairement – exploser de rage, hurler, pensée et sa capacité d’agir utilement. Tenir
frapper, être dévasté de tristesse, paralysé compte de l’effet de mes émotions sur l’autre
par la peur. personne.
Se couper de toute émotion. Se servir de ce que l’on ressent, s’appuyer
dessus, pour mieux penser.
Se cramponner à l’autre. Avoir une certaine autonomie.
Rejet de l’autre, vécu comme envahissant. Proximité supportable, capacité à négocier la
bonne distance interpersonnelle.
Détaché de l’autre, il ne m’intéresse pas. Intéressé par autrui.
Dogmatisme, certitude, avis tranchés, Hypothèses, doutes raisonnables, réflexion,
péremptoires. remise en question.
Voir les choses en noir ou blanc, sans Supporter les nuances de gris et les
nuances. « C’est un salaud. » « C’est une phénomènes qui ne se rangent pas dans une
sainte. » « C’est un idiot. » catégorie bien marquée.
Vision simpliste des problèmes. Réfléchir, peut-être avec d’autres, à des
« Y a qu’à… » solutions possibles.
N’avoir aucune idée de ce que peuvent Apprendre à élaborer des hypothèses sur ce
penser ou ressentir les autres (encore pire si que vivent les autres à partir de ce qu’ils
on s’en moque complètement !). montrent.
Croire qu’on lit en l’autre à livre ouvert, qu’on Accepter de ne pas tout savoir de ce que
l’a parfaitement compris. pense l’autre, même proche.
Jugements à l’emporte-pièce, souvent sur Capacité d’empathie et d’évaluation de la
des catégories de personnes, par exemple : réalité, par exemple : les migrants ne
« Les migrants, ils n’ont qu’à venir peuvent pas forcément sauver leur vie
légalement. » légalement ; tous ne sont pas des profiteurs
« De toute façon, ce sont des profiteurs. » (tant s’en faut) ; aucune population humaine
« Les Roms sont tous des voleurs. » ne peut être décrite collectivement comme
« Les femmes sont des manipulatrices. » « voleurs », « manipulateurs » ou
« Les hommes sont tous obsédés. » « obsédés ».
Évaluer les situations depuis son propre Capacité à se voir et s’évaluer comme si on
point de vue uniquement. se regardait de l’extérieur.
« Pas la peine de faire les travaux, je ne suis « C’est égoïste de refuser ces travaux qui
pas gênée par la situation. » sont importants pour mes voisins. »
Donner des conseils dès qu’on nous confie Supporter la situation difficile avec l’autre au
un problème : « Ton mari te bouscule un lieu de chercher à la résoudre vite pour en
peu ? Tu n’as qu’à le quitter ! » être débarrassé.
Idées pseudoscientifiques ou un peu Si l’on a recours aux horoscopes ou aux
magiques : « Ma voyante a dit que… », voyantes, garder du recul au lieu d’y
« Mon horoscope dit que… », « Tu es fâchée souscrire aveuglément.
parce que tu as tes règles », « Tu es énervé Chercher d’autres explications aux états
parce que c’est la pleine lune. » d’esprit d’autrui et aux siens !
Se servir de ce qu’on sait de l’autre pour le Même si on est fâché avec quelqu’un et
blesser ou le manipuler. Coups bas. qu’on connaît son point faible, se retenir de
« Tu avais peur de devenir comme ta mère ? lui nuire ou de le blesser, par empathie.
Eh bien, tu lui ressembles de plus en plus ! »
Fausse mentalisation :
attention, ne pas confondre !
La souffrance borderline :
la mentalisation empêchée
Irène a rompu avec un grand nombre d’amis, au fil des années. Elle a
aussi mis fin brutalement à plusieurs relations amoureuses, et perdu
plusieurs emplois – soit en partant elle-même sur un coup de tête parce que
« la boîte était insupportable ! », soit parce qu’on ne la gardait pas en fin de
sa période d’essai. Chacun de ces échecs lui cause de grandes souffrances,
elle a même fait une grave tentative de suicide un soir où elle désespérait de
sa relation avec son amant marié. Ses amis (ceux qui restent, ou les
nouveaux) la trouvent pourtant formidable, avec sa générosité et son
humour irrésistible. C’est l’un d’eux qui l’a sauvée, d’ailleurs, quand elle a
avalé deux boîtes de médicaments alors qu’ils devaient se voir. Mais deux
ans plus tard, il a baissé les bras, découragé, parce qu’elle l’avait encore
accusé furieusement de ne pas se soucier d’elle. Ils ne se voient plus,
maintenant. Irène, oubliant que c’était elle qui avait rompu leur amitié, a eu
plus tard l’impression qu’il l’abandonnait.
Cette sensibilité exacerbée à des situations qui paraissent banales, ces
comportements impulsifs, avec des attaques jaillissant face à un petit
déclencheur et des phrases de rupture, des angoisses d’abandon d’une
intensité insupportable, appartiennent typiquement au répertoire borderline.
Notons toutefois que l’impulsivité coexiste avec des secteurs de
fonctionnement rationnel et efficace, ce qui est d’autant plus déconcertant
pour l’entourage. En général, les gros orages se déclenchent surtout dans les
relations les plus importantes.
« Borderline » ?
Lorsque Fonagy a repris et creusé l’idée de mentalisation, c’était
essentiellement pour expliquer et traiter les difficultés de type borderline. Si
l’on reprend les quatre piliers de la mentalisation, pensée, émotion, action
ou agentivité, et autrui ou intersubjectivité, nous verrons que c’est le
deuxième qui est le plus déficient dans ce trouble. Mais tous peuvent être
impactés et poser problème.
Cette catégorie diagnostique n’a été proposée que depuis quelque trente
à quarante ans, bien que le terme soit apparu avant aux États-Unis.
Actuellement, la plupart des auteurs brossent le portrait d’une personne
impulsive, instable, voyant la vie et les autres en noir ou blanc, très critique
d’elle-même, hypersensible, susceptible, prompte à prendre la mouche et à
se mettre en colère, craignant l’abandon par-dessus tout, sujette à des
sentiments de vide, surtout en l’absence des personnes importantes. Tous les
borderlines ne manifestent pas tous ces traits, évidemment, et lesdits traits
varient en intensité en fonction des circonstances.
C’est en tout cas un trouble considéré comme assez important. Ceux qui
en souffrent confirmeront que vivre avec cela n’a rien de drôle, et leurs
proches en pâtissent également. Voyons d’abord les manques dans les
différents domaines liés à la mentalisation, en commençant par le plus
déficitaire, le champ émotionnel.
L’émotion malade
Typiquement, ce domaine pose particulièrement problème – certains
définissent d’ailleurs le trouble borderline comme une maladie des
émotions. Pour Granger et Karaklic : « La caractéristique principale de tous
les sujets borderlines, c’est une difficulté majeure à contrôler les émotions
fortes 61. » Dans ces problématiques, le mécanisme de régulation des affects,
qui nécessite l’incorporation d’une instance capable d’apaiser les tempêtes
émotionnelles, n’est pas en place, ou pas suffisamment. Typiquement,
diverses situations, même anodines en apparence, déclenchent des bouffées
d’affects parfois intolérables, impossibles à contenir. Ils jaillissent, donc, en
une expression spontanée qui peut avoir son charme quand il s’agit de joie
ou d’enthousiasme, mais qui blesse ou effraie en cas de colère.
Dans le film 37°2 le matin 62, Béatrice Dalle campe le personnage de
Betty, une jeune femme à fortes caractéristiques borderlines. Son manque
de retenue commence par séduire le personnage masculin, Zorg, fasciné par
tant de fantaisie et de sensualité. « Elle m’a fait penser à une fleur
étrange… » Elle est pour lui une femme libre, insouciante. Mais plus loin
dans le film, lorsque la moindre dispute déchaîne des bagarres
accompagnées d’émotions extrêmes (Betty, qui se met parfois à errer dans
les rues, va jusqu’à s’arracher un œil), le pauvre Zorg n’en peut plus.
N’arrivant pas à la quitter, il finit par l’étouffer sous un oreiller.
Plus récent, le film Tangerine 63 montre une jeune femme transgenre
travailleuse du sexe qui, apprenant que son mac la trompe avec une blonde,
part en guerre, tapant, criant, cassant tout sur son passage. Les émotions ne
sont pas du tout contenues par le personnage de Sin-dee Rella, dont le
pseudonyme est un jeu de mots entre Cinderella, Cendrillon, et sin, péché.
Visiblement son entourage la connaît ainsi, redoute ses réactions – et
l’aime ! L’amie qui l’accompagne veut une garantie : « Promets de ne pas
faire de scène ! » Sin-dee fait la promesse, pour la rompre à la première
occasion.
Dieu merci, toutes les personnes borderlines ne vivent pas de tels
drames. Mais elles traversent des enfers et ceux qui les aiment ne sont pas
épargnés. Qu’un ami les déçoive et il ne bénéficie pas toujours d’une
seconde chance avant d’être mis au rebut. Surtout, leurs relations
amoureuses sont extrêmement tumultueuses. La personne aimée peut être
couverte de louanges et de caresses tant qu’elle va dans le bon sens, mais
les manquements déclenchent des scènes souvent violentes. Menaces ou
annonces de rupture succèdent aux réconciliations passionnées, parfois
plusieurs fois dans la même journée. Les enfants eux aussi peuvent subir
des rejets brutaux après avoir été adorés. Quant aux psychothérapeutes, ils
en prennent aussi pour leur grade, mais ils sont payés et formés pour
affronter ces tempêtes ! Surtout, ils s’y attendent et œuvrent à transformer
ces crises en occasions de développer la régulation des émotions.
La relation à l’autre
La plupart des personnes borderlines ne s’emportent pas pour n’importe
quoi, malgré leurs émotions souvent excessives. Ce sont surtout les
relations importantes qui déclenchent leurs tempêtes émotionnelles. Pour
Fonagy, une des raisons vient de ce que dans le trouble borderline, comme
on n’a pas construit de ressource intérieure pour gérer les émotions, on a
besoin d’une personne proche qui nous aide à les supporter, voire les porte
pour nous. Par exemple si l’on déborde de colère, on peut crier contre le
proche, ce qui procure déjà un soulagement direct. Parfois le proche mord à
l’hameçon, crie en retour, et la bagarre, tout en étant douloureuse, soulage
encore davantage puisque le conflit se déroule à l’extérieur de la psyché
plutôt qu’à l’intérieur. On peut d’ailleurs avoir l’impression que tout vient
de l’autre et que c’est lui qui est violent. L’autre est une sorte de moi
accessoire chargé de recevoir mon ressenti ou de le porter à ma place.
Aussi, si la personne-support menace de s’éloigner, la crise est encore
plus grave que pour tout un chacun. La réaction de perte de mentalisation
normale, vue au chapitre 7, est ici exacerbée. Certains vont sombrer dans
une angoisse terrible, peut-être rester prostrés des jours durant, la boule au
ventre, incapables de bouger. D’autres, pour échapper à cet état, vont avoir
recours à des substances pour anesthésier ce qu’ils ressentent – faire une
crise de boulimie, s’enivrer, prendre une drogue quelconque. Parfois même
ils essaient de se tuer. Nombre de tentatives de suicide surviennent à de tels
moments, chez une personne borderline en proie à l’angoisse de perdre
l’être qui, à ses yeux, la maintient en vie.
Quant à se mettre à la place de l’autre, imaginer comment il perçoit la
situation, c’est quasiment impossible quand on est envahi par des émotions
qui semblent insupportables. L’heure n’est pas à l’empathie, la seule
urgence consiste à supporter la situation présente. Et accuser l’autre permet
de ne pas se torturer en se reprochant d’avoir causé soi-même tous les
problèmes. Mais certaines personnalités limites, qui ne s’autorisent pas la
colère, vont plutôt s’accabler elles-mêmes, parfois jusqu’à avoir des gestes
suicidaires ou d’automutilation.
En revanche, les personnes borderlines possèdent souvent une intuition
remarquable. Peut-être grâce à leur sensibilité exacerbée, qui les rend si
vulnérables aux difficultés interpersonnelles. Mais aussi, elles peuvent
mettre à profit cette sensibilité pour se montrer extraordinairement
attentionnées envers leurs proches, famille ou amis. Elles semblent parfois
extralucides dans leur capacité à deviner ce qui se passe chez l’autre –
capacité employée autant, quand elles se sentent bien, pour aider leurs
proches que, quand elles ont peur d’être abandonnées, pour attaquer là où
ça fait mal.
Un exemple très représentatif de telles relations nous est fourni par le
film Qui a peur de Virginia Woolf ? 64. Martha sait exactement quoi dire à
George pour le blesser ou le mettre en colère, elle est totalement
imprévisible dans la relation, tantôt câline et infantile, tantôt déchaînée et
cruelle. Leur couple est marqué par l’instabilité, les conflits violents, les
cris, les coups.
Les impulsions
En contraste avec la paralysie, les passages à l’acte impulsifs reflètent
pourtant aussi un problème dans le domaine de l’agentivité, car il ne s’agit
pas d’actions délibérées, choisies, qui donnent le sentiment de maîtriser sa
propre vie, mais au contraire de gestes souvent destructeurs ou
autodestructeurs. L’agentivité ressemble à ce que Christophe Dejours
appelle agir expressif : « L’agir expressif est autre chose que l’agir
compulsif. Il en est même l’opposé. L’agir expressif, c’est la façon dont le
corps se mobilise au service de la signification, c’est-à-dire au service de
65
l’acte de signifier à autrui ce que vit le “je” . »
On a plutôt un agir compulsif chez Janine, entrée dans une colère noire
parce que son chef lui assignait une tâche qu’elle estimait impossible.
« Vous êtes fou ? Je ne peux pas envoyer 50 lettres en une journée ! » Il eut
beau lui expliquer que cela semblait possible, que d’autres y arrivaient,
qu’elle pourrait au moins essayer, rien n’y fit. Furieuse, elle lui « balança sa
dém’ à la figure », comme elle le raconta triomphalement le soir à quelques
amies. « De toute façon ils ne peuvent pas se passer de moi. Demain il va
me supplier de rester et me donner une augmentation. » Mais les amies,
inquiètes, lui expliquèrent que ce n’était pas prudent, qu’elle ferait mieux de
présenter des excuses pour retrouver sa place. Troublée, Janine se mit à
douter et, après une nuit blanche, retourna au bureau le lendemain prête au
moins à feindre la contrition. Mais le mal était fait et le patron, lassé par ses
crises récurrentes, maintint la démission.
Un acte aussi soudain est surtout une façon de soulager les émotions
insupportables qui bouillonnent. Sur le coup, on peut se sentir victorieux,
mais les regrets arrivent vite. Comme pour Clara quand elle a démoli le
pare-brise de la voiture à coups de marteau, pour punir Michel de lui avoir
caché une sortie avec ses copains. Ou Pascale qui, après une grosse dispute,
courut chez le meilleur ami de Luc, son compagnon, et fit l’amour avec lui.
Sur le coup elle jubilait, ravie de sa vengeance. Puis très vite elle éclata en
sanglots, appela Luc et le supplia de lui pardonner. Mais parfois ces actes
impulsifs ont des conséquences irréversibles.
En psychothérapie
Libérer la pensée
« J’ai l’impression d’être vide. » Voilà une phrase que nous autres
psychothérapeutes entendons assez souvent. Ou encore : « Je ne sais pas qui
je suis, je ne sais pas ce que je veux. » Nombre de personnes arrivent en
thérapie sans connexion à elles-mêmes, sans habiter leur cerveau, en un
sens. Il leur sert pour travailler, pour utiliser l’ordinateur ou l’indispensable
téléphone mobile, mais c’est comme si ce fameux organe n’était en rien un
fondement pour l’âme. C’est un cerveau-machine.
Et encore, les personnes qui se plaignent de ce vide réfléchissent à ce
qui leur manque et en souffrent, ce n’est déjà pas si mal. D’autres vivent un
peu comme des machines, accomplissant leurs tâches quotidiennes sans
guère de conscience d’elles-mêmes. Les « normopathes » et les personnes à
tendance alexithymique, vues en fin du chapitre 2, ont ce problème-là.
Notre travail en psychothérapie consiste à aider tout ce monde à « habiter »
son cerveau et son corps, en un sens. S’habiter soi-même, se sentir vivant et
plein, riche, de sorte que, même dans la solitude, on ne s’ennuie pas, on n’a
pas besoin de remplissage.
Ce n’est pas une tâche facile, le chemin est souvent long. Le thérapeute
se retrouve parfois à devoir fournir lui-même de la matière aux séances, car
le patient, souvent, n’apporte pas grand-chose. Après avoir annoncé « ça
va », éventuellement relaté quelques événements très factuels, il attend.
« Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? » Ses parents ne l’ont pas aidé à avoir
ses propres pensées, il revient donc au psy de lui prêter ses capacités
psychiques à lui, de parler pour lui en quelque sorte, pour donner vie aux
séances. Par exemple, en constatant que le patient ne revient pas sur un
moment difficile de la séance précédente, nous pouvons observer : « J’ai eu
l’impression que vous n’étiez pas content en partant, mardi dernier. Je me
trompe ? » Il est souvent plus facile à ces personnalités de réagir que
d’avoir à élaborer leurs idées tout seuls, surtout sur des sujets personnels. À
la longue, au lieu d’être « étranger à soi-même », un Meursault pourra
réfléchir à sa vie, à ce qui importe pour lui. Un « hypernormal » pourra
remettre en question les normes si bien ancrées, voire s’autoriser à en sortir.
Une personne qui somatisait en cas de stress pourra davantage penser à ce
qu’elle vit, supporter le malaise, chercher des solutions. Son corps ne va pas
forcément s’apaiser immédiatement, mais il s’exprimera probablement
moins, si le psychisme parle !
De même, les pensées simplificatrices ou catégorisantes pourront
souvent être nuancées au fil du travail. Nombre de mes patients qui au
début disaient souvent : « C’est pas normal, hein ? », après quelque temps
peuvent ajouter : « Je sais, vous allez me dire qu’on s’en fiche de savoir si
c’est normal, qu’on va regarder quel effet ça me fait. » Et à la longue le
réflexe est intégré, ils ne se posent plus cette question de la normalité. De
même, la vision en noir ou blanc finit par se nuancer, le patient ne cherche
plus qui a tort et qui est le méchant de l’histoire, il s’intéresse à différents
points de vue.
C’est encore au fil des échanges que l’on apprend en thérapie à faire des
liens entre les pensées, les événements de la vie et ce que l’on ressent. Ainsi
Clara parfois ressentait sans savoir pourquoi de l’angoisse, ou avait des
crises de larmes sans image ou pensée particulière. Elle pouvait par ailleurs
évoquer son passé, tous les manques qu’elle avait subis, mais sans la
moindre émotion. En thérapie, progressivement, nous avons construit ces
liens, ce qui rend l’angoisse plus supportable, puisqu’elle devient une peur
ou un chagrin compréhensibles. Pour d’autres, cela diminue la colère,
notamment avec les troubles des borderlines, très sujets à l’emportement.
D’autres au contraire apprennent à ressentir et dire leur colère. Pouvoir
mettre de la pensée sur les affects débordants ou bien écrasés aide à avoir
prise dessus, à se sentir moins vulnérable à leurs fluctuations.
Dans son récent livre, William Cornell décrit de façon aussi personnelle
que poignante la façon dont la psychothérapie nous aide en quelque sorte à
retirer ses chaînes à notre cerveau. « Un des objectifs essentiels de la
psychothérapie est d’aider nos patients à développer leur capacité à
69
réfléchir à leur manière de penser ». Ainsi libérée, notre pensée nous
appartient, nous pouvons nous en servir pour examiner ce que nous vivons
et développer ce regard sur nous-mêmes, sur nos pensées, ce qui permet une
perspective plus ouverte sur ce que nous vivons. Une bonne psychothérapie
nous rend vraiment vivants.
S’approprier l’action
Parmi les gens qui nous consultent, un certain nombre a un vécu
d’impuissance. Qu’il s’agisse d’un blocage pour arriver à faire quelque
chose (« je voudrais arriver à sortir/à chercher du travail/à aller au
sport… ») ou d’une impression globale d’être paralysé (« je ne sais pas quoi
faire… »), c’est une plainte fréquente. Bien sûr, on pourrait arguer que c’est
une demande trop concrète, qu’il vaudrait mieux engager un coach qui nous
pousse à faire ce qu’on veut ou doit faire. Mais ce genre de passivité est
généralement très psychologique.
Cornell reprend et résume la pensée de Winnicott sur les schémas de
motilité, décrivant comment, lorsque les mouvements exploratoires du bébé
sont bien interprétés et accueillis, ce dernier trouve bonheur et soulagement
à pouvoir « agresser » le corps des parents (pas de façon hostile), de sorte à
éprouver la force et les frontières de son propre corps 70. Pour construire un
psychisme véritablement plein de vitalité, il faut des racines puissantes dans
le soma, le corps. La mobilité du corps doit avoir été reconnue comme une
manifestation de santé. Cela donnera un sujet qui s’intéresse au rapport à
autrui et ne recule pas devant un affrontement constructif.
Inversement, en cas d’empiétement des parents sur l’enfant limitant
sévèrement sa liberté d’action ou le sens accordé à ses actes, pour se
préserver l’individu risque de se replier sur soi, de fuir les interactions et
surtout toute sorte de conflit. On imagine alors l’intérêt de certaines
psychothérapies à médiation corporelle, où il sera possible de vivre cet
affrontement du corps – de taper sur des coussins, des matelas, de pouvoir
crier et pousser de toutes ses forces. Retrouver ses forces et être bien
accueilli en cela ! C’est une façon de libérer le geste en thérapie. Mais il est
également possible de se redonner du pouvoir sans ce travail physique, par
une relation thérapeutique où l’on est bien reçu dans ses expressions de
colère ou de désaccord. Pour citer encore Christophe Dejours : « Je tiens
donc la structuration de l’agir expressif de la colère pour une des fonctions
dialogiques nécessaires à la préservation de l’identité et de la santé
mentale 71. »
Imaginons que le personnage du film Joy ait été en psychothérapie avec
moi. Pour l’aider à entrer en action avant d’avoir pratiquement touché le
fond, j’aurais voulu creuser avec elle le sens de tous ses sacrifices, évoquer
la possibilité d’agir aussi en son nom propre, me réjouir avec elle de ses
initiatives. Si elle acceptait un travail plus corporel, je l’aurais invitée à se
tenir debout en face de moi, à ressentir dans son corps l’effet de porter tout
son petit monde, à expérimenter de bouger autrement, peut-être de se
planter devant moi pour me dire bien fort les mots qui lui viendraient, par
exemple : « J’en ai assez ! Je reprends ma vie ! » Assez souvent, le geste
libéré émerge spontanément dans l’entretien de thérapie. Joy aurait peut-
être un jour, tout en parlant, secoué les bras comme pour jeter quelque
chose. J’aurais pu me saisir de ce mouvement, encourager Joy à le répéter, à
y mettre des mots… Dans le film elle parvient seule à sortir de son ornière,
mais c’est souvent bien plus facile avec le soutien d’un professionnel qui
donne un sens positif à nos prises de liberté !
Intégrer la relation
C’est la base de la psychothérapie, en tout cas un de ses principaux
outils, selon moi et selon tous les thérapeutes relationnels. Dans l’enfance,
les relations avec des personnes attentives sont nécessaires pour développer
la mentalisation. Si ces modes de relation ont manqué et que la personne ne
sait pas contacter ses propres pensées et ressentis, c’est la relation
thérapeutique qui sera le vecteur de rattrapage.
Développer l’Adulte
Cet axe est au cœur du travail en analyse transactionnelle, car l’Adulte
est la partie de nous la plus libre, celle qui est consciente de la situation
présente. Une partie importante du travail de psychothérapie, surtout dans
les premiers temps, consiste à renforcer la partie Adulte. On prend
conscience de fonctionnements que l’on croyait immuables : « C’est
normal, tout le monde fait ça, non ? » Être confronté à ses méconnaissances
et pouvoir l’entendre fortifie l’Adulte.
Devenir actif !
Plutôt que de subir passivement ce qui nous choque, cherchons quel rôle
actif nous pourrions adopter pour lutter contre les aspects déshumanisants
de la société. Je pense souvent à cette fameuse phrase de John F.
78
Kennedy : « Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous,
demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays. » C’est la phrase
parfaite pour développer l’agentivité des adultes. Au lieu de râler, critiquer,
désespérer, baisser les bras, demandons-nous face aux situations : « Qu’est-
ce que, moi, je peux faire ? » Certes nous ne sommes pas tous riches (pour
construire un centre d’hébergement pour les sans-domicile), puissants (pour
changer les lois) ou courageux (pour oser prendre position en risquant notre
emploi, nos bonnes relations avec les voisins, voire notre vie). Nous
n’avons pas tous des idées géniales pour résoudre le problème de la
pollution.
Mais à mon échelle, dans ma vie à moi, pour ce qui me pèse dans mon
travail, mon logement, mon bâtiment, ma copropriété, mon quartier, qu’est-
ce que je peux faire, moi ? Et au-delà, face aux grands problèmes du
monde, quelle action, si minime fût-elle, puis-je entreprendre pour
améliorer la situation ? Cherchons la petite pierre que chacun peut apporter
à l’édifice, plutôt que de dire : « Pff, c’est une goutte d’eau dans la mer,
autant laisser tomber ! » Pour développer mon sentiment d’être un agent
actif, je ne dois pas dévaloriser ce que j’accomplis. On entend tous les jours
parler de gens qui ont fondé une association d’entraide, inventé une appli de
solidarité, créé un logiciel permettant de limiter le gaspillage. Et nous,
qu’allons-nous trouver ?
Développer l’Adulte
Nous le retrouvons partout, cet Adulte en nous, car il est vraiment
central dans l’art de mentaliser. Même seuls, sans l’aide d’un thérapeute,
nous pouvons chercher des moyens de « rebrancher » cette partie Adulte.
En reprenant contact avec l’ici et maintenant, par exemple en se concentrant
sur des aspects de la réalité présente, comme dans la méditation – une
couleur, un détail du décor, en travaillant à ralentir sa respiration… Puis en
imaginant que l’on peut regarder la situation du dessus, comme si l’on
s’élevait d’un ou deux mètres, de sorte à pouvoir se scruter de l’extérieur
tout en voyant les autres protagonistes.
La présence dans l’instant aide à pouvoir tenir les quatre pôles. Si on est
« bien là » on peut penser, ressentir, agir, le tout en tenant compte d’autrui.
Alors que si un souci concernant autre chose, ailleurs, nous taraude, il ne
reste plus assez d’attention.
Comme un tango
Le tango est une danse d’improvisation dans laquelle à la fois on
respecte un certain nombre de règles et l’on joue avec, on assemble les pas
possibles en fonction de ce qui se passe. Au lieu d’enchaîner des figures
préparées d’avance, on tient compte à la fois de son inspiration, de la
musique, des mouvements des autres couples, du partenaire et de sa façon
de répondre à notre propre corps… De même, quand on mentalise bien, on
est conscient de son propre point de vue, basé sur son propre savoir ainsi
que sur ce que l’on ressent ; on est conscient de l’autre et de ce que l’on
imagine qu’il ressent et désire ; on prend aussi en considération la situation
extérieure. Pour citer des auteurs parmi les premiers sur ce thème 82 : « À
l’évidence, être capable de comprendre ce qui se passe dans la tête d’un
autre tout en percevant assez clairement ce qui se passe dans sa propre tête
favorise une bonne adaptation. »
Une bonne adaptation, oui. Pouvoir s’adapter aux aléas de l’existence
au lieu de se cramponner à une situation passée. Car ne nous en déplaise, le
monde change, et plus vite sans doute que jamais auparavant. Pour suivre,
nous avons besoin de plus de structure et de plus de souplesse – autrement
dit, de mentalisation. La tentation de simplifier le monde en cataloguant les
choses, les gens, les actes, est plus grande avec nos communications
rapides. Mais heureusement, ce processus est contrebalancé dans les
cultures où chaque vie humaine est considérée comme importante.
Continuons de chérir notre culture humaniste et humanisante, au lieu de
céder à une simplification dangereuse. C’est important pour nos relations,
pour bien vivre. Et pour contribuer à prendre soin de notre société, notre
monde, notre environnement, notre planète.
Le cœur ouvert
Revenons à cette école Alexandre-Dumas de Montfermeil, décrite par
Roselmack et Mestrallet 83. Voici le portrait qu’ils brossent du directeur
adjoint et professeur d’histoire et de français, Niels Villemain : « Son génie,
c’est de donner envie aux enfants de se cultiver, de s’ouvrir à la culture. Son
amour des belles lettres est totalement contagieux. Imaginez qu’il récite
souvent des poésies aux enfants durant leur temps libre, dans la cour de
récréation ou durant la promenade du vendredi. Ce témoignage d’amour
d’un adulte pour la littérature et la poésie est capital. Les enfants, au début
un peu goguenards, se laissent progressivement contaminer par un tel
amour des mots. »
Imaginons Meursault capable de mentaliser. Il pleurerait la mort de sa
mère, serait en deuil dans les jours qui suivent l’enterrement, pensant
beaucoup à elle et à ses souvenirs avec elle. Il en parlerait avec ses voisins
et serait réconforté par leur compassion. Le voisin Raymond, plus ou moins
maquereau et violent avec les femmes, lui ferait horreur, il ne l’aurait pas
accompagné à la mer, n’aurait pas poignardé l’homme arabe qui le suivait
peut-être, avec quelques comparses. Ou s’il s’était trouvé dans cette
situation, il n’aurait pas tiré comme dans un rêve, il aurait parlé avec ces
hommes. Dans le pire des cas, face à un réel danger, il aurait tiré par peur,
une seule fois et non à cinq reprises, il aurait éprouvé et manifesté des
remords, on l’aurait jugé en état de légitime défense. Ce serait une histoire
différente (et un roman beaucoup moins poignant !).
Titre
Copyright
Dédicace
Tout un art
Savoir imaginer
Savoir écouter
Quatre piliers
Étranger à soi-même
Passage à l’acte
D’éternels problèmes
À l’école
Et à l’école
Et à l’école
Ce qui fait craquer la plupart des gens (sauf les astronautes et autres surhommes)
Petit récapitulatif
« Borderline » ?
L’émotion malade
La relation à l’autre
Les impulsions
CHAPITRE 11 - En psychothérapie
Libérer la pensée
S’approprier l’action
Intégrer la relation
Comme un tango
Le cœur ouvert
Bibliographie
Remerciements
Éditions Odile Jacob
Des idées qui font avancer les idées
Z-Access
https://wikipedia.org/wiki/Z-Library
ffi
fi