Vos Parents Ne Sont Plus Vos Parents (Marie-France Ballet de Coquereaumont Etc.)
Vos Parents Ne Sont Plus Vos Parents (Marie-France Ballet de Coquereaumont Etc.)
Vos Parents Ne Sont Plus Vos Parents (Marie-France Ballet de Coquereaumont Etc.)
Vos parents
ne sont plus
vos parents
Que peut-il y avoir de plus social que de communiquer à son entourage que
la
relation avec eux fait souffrir et doit donc être réajustée pour que tout le
monde
aille mieux ?
JESPER JUUL
1. La Troisième Symphonie (Op. 36) de Górecki, dite « symphonie des chants plaintifs » est une
œuvre pour soprano et orchestre symphonique composée en 1976. Durant l’écriture, nous avons
été bercés par la version dirigée par Yordan Kamdzhalov avec Lisa Gerrard et Genesis Orchestra
(Besant Hall Records, 2020).
Sommaire
Avant-propos
Première partie
Transgresser l’ordre établi
Deuxième partie
Être ou ne pas être... un éternel enfant face à son parent
L’adulte infantilisé
Une prison circulaire
La dépendance de l’éternel enfant
La relation accordéon
L’adulte parentifié
Une mission impossible
Les facettes de l’éternel enfant
La relation loyale
Troisième partie
Créer une nouvelle alliance ex-enfant/ex-parent
Le réajustement relationnel
Il n’existe pas de recette miracle
Au crépuscule de la fonction parentale
Le principe d’équité
Le principe d’équidignité
Épilogue
Remerciements
Bibliographie
Pour en savoir plus
Avant-propos
Pour rappel, notre lien de parenté à nous-mêmes est deux fois plus proche qu’avec nos parents. Rien
ne nous connecte donc plus à nous-mêmes que le détachement sécurisant d’avec nos figures
parentales ; même si elles nous ont (ou pas) offert – dans notre enfance, notre petite enfance – une
aide précieuse, une liberté et une faculté de penser par nous-mêmes.
ÉRIC BINET
Vos parents ne sont plus vos parents. Cette idée fondamentale résonne pour
beaucoup d’adultes comme un coup de tonnerre, les immergeant dans un
flot de sentiments figés ou contradictoires. Certains rejettent l’absurdité
d’une telle pensée, d’autres se sentent agressés… mais un nombre croissant
d’individus éprouve un véritable soulagement à cette simple évocation.
Considérer que ses parents ne sont plus ses parents connecte à une vérité
fondamentale mais dérangeante. Cette idée est loin d’être confortable. Elle
initie un cheminement dont les implications – en termes de lien, de loyauté,
de responsabilité et de liberté – donnent le vertige. Elle invite cependant à
une réelle pacification que trop peu imaginent ou expérimentent encore.
La relation entre les adultes et leurs ex-parents1 est un sujet délicat,
complexe et rarement abordé. Les quelques livres sur le sujet restent fidèles
à des opinions soi-disant vraies car répandues. Aujourd’hui, remettre en
cause la fonction parentale à l’âge adulte est un tabou, et, dans notre société
aux racines judéo-chrétiennes, le quatrième commandement de la Bible
« Honore ton père et ta mère2 » structure encore la psyché du plus grand
monde… d’autant qu’il s’accompagne d’une menace déguisée : « Vous, les
enfants, obéissez à vos parents dans le Seigneur, car cela est juste. Honore
ton père et ta mère, c’est le premier commandement qui soit assorti d’une
promesse : ainsi tu seras heureux et tu auras longue vie sur la terre3. »
Depuis 1990, nous accompagnons en psychothérapie des personnes, des
couples et des familles vers un nouveau modèle de relations
interpersonnelles et intergénérationnelles qui s’émancipent d’une fonction
parentale devenue à l’âge adulte anachronique et source d’attachements
douloureux, voire toxiques. Ce nouveau modèle, nous l’avons forgé autour
d’une notion centrale en psychologie, bien qu’encore méconnue et mal
comprise : l’enfant intérieur.
Même si l’on peut s’interroger sur certaines de ses positions, la
psychanalyste Alice Miller a été la principale initiatrice d’une révolution en
prenant la défense de l’enfant en chaque adulte. Pour elle, le processus
thérapeutique vise à reconstruire sa biographie de manière factuelle et d’en
avoir surtout un ressenti émotionnel dans la perspective enfantine. Au-delà
des souvenirs – qui sont une construction subjective – le corps garde en
mémoire les affects non résolus de l’enfance. Tant qu’une personne adulte
n’apporte pas de nouvelles réponses émotionnelles et affectives à son enfant
intérieur, elle entretient un rapport de dépendance infantile à son ou à ses
parents. Elle se répète à elle-même une histoire souvent fort éloignée de ses
ressentis véritables. Elle conserve un attachement blessant qui la coupe en
partie des situations présentes et de la possibilité de se positionner et de
s’épanouir davantage dans ses relations.
Nos expériences professionnelles et personnelles en psychothérapie vont à
l’encontre de nombreux postulats établis. En substance, un adulte qui se
reconnecte et se réconcilie avec son enfant intérieur considère enfin son
histoire avec les yeux de l’enfant qu’il a été. Il devient l’interlocuteur
privilégié de son être enfantin et tisse un nouveau lien avec lui-même. En
devenant son propre allié – processus évolutif consolidant l’état d’adulte –,
l’individu peut lâcher la fonction parentale qu’il attribuait jusque-là à ses
géniteurs. C’est, à notre sens, l’une des conditions majeures favorisant la
construction de saines relations avec ses ex-parents.
Éclairer les dimensions de l’enfant en soi dans un contexte relationnel est le
fil directeur et structurant de cet ouvrage. Nombre d’écrits incitent l’ex-
enfant à considérer, en tout premier lieu, le vécu de son parent au détriment
de son propre vécu enfantin. Des idées éculées invitent, avant toute chose, à
la seule compréhension du parent et de son histoire ou, pire, à pardonner à
ses parents.
Toutes ces idées souffrent du même défaut : conserver, coûte que coûte,
l’ordre établi d’une relation dissymétrique et hiérarchique en faveur du
parent. Elles nient ouvertement les éminents travaux démontrant combien
notre monde souffre d’une perception mystifiée de l’enfant, de la fonction
parentale et de la famille. L’enfant est accusé depuis toujours, nié dans sa
nature, parfois maltraité, pour défendre et protéger des comportements
inacceptables à son égard, comme si « la parentalité fonctionnait à l’envers ;
d’une façon inversée : la protection des enfants cède la place à celle des
parents4 ».
Dans ce livre, nous avons à cœur de vous proposer une argumentation
étayée et lucide. Accuser le parent de tous les torts est aussi une voie sans
issue et injustifiable. Elle ne permet pas à chacun, ex-parent et ex-enfant,
d’endosser les responsabilités qui sont les siennes. Ce livre aborde en
priorité les enjeux pour l’ex-enfant afin de rétablir certains aspects ignorés
ou bafoués de cette relation enfant/parent à l’âge adulte. Il offre également
quelques pistes sur l’inévitable deuil de la fonction parentale. Trop de
parents souffrent de ne pas être aidés dans ce douloureux et difficile passage
où il est temps d’abandonner son rôle de parent.
Ce qui n’a pas existé dans votre enfance et dans la relation avec votre
parent ne vous attend pas, ni aujourd’hui ni demain. Ce qui n’a pas abouti
dans le lien est perdu à tout jamais. Enfant, vous vous êtes adapté à des
contraintes parentales, familiales, sociales et culturelles pour avoir le
sentiment d’être aimé et d’exister. Cette suradaptation constitue un passage
obligé dans la construction de chacun. Clarifier la relation avec ses ex-
parents à l’âge adulte offre une véritable libération. C’est une opportunité
de dénouer les amarres figées par le passé pour voguer vers de nouvelles
destinations et possibilités que votre conscience peine à imaginer.
Ce livre ne prétend ni à l’exhaustivité ni à l’universalité. Cela est
impossible tant les paysages familiaux sont divers et complexes. En trente
ans de pratique psychothérapeutique auprès de milliers de personnes, nous
avons observé des dysfonctionnements à l’origine de nombreuses
souffrances relationnelles. Nous les explorons ici pour révéler au lecteur les
possibles nœuds dans sa relation avec son ex-parent et lui donner des pistes
de résolution. Nous ne prétendons pas détenir une ou des vérités ; nous
partageons simplement des analyses et des propositions qui se sont révélées
opérantes lors de nos accompagnements thérapeutiques.
Trop peu d’adultes restent sereins face à leurs ex-parents. Comment le
seraient-ils face à des parents qui se conduisent comme si leur ex-enfant
était toujours leur petit ? De nombreux maux malmènent le lien, tels la
soumission, la loyauté, le sens du devoir, la colère, la culpabilité, la révolte,
la fusion, la honte, la peur, etc. La pacification est pourtant possible, mais
elle est indissociable d’une pleine et entière réhabilitation du vécu enfantin
de chacun.
Le défi est donc le suivant : quelles sont les croyances obsolètes qui
encombrent la relation avec ses parents à l’âge adulte ? Comment résoudre
la sensation d’être un éternel enfant face à son parent ? Comment libérer les
parts de soi piégées dans un passé qui ne passe pas ? Comment construire
une nouvelle alliance avec son ex-parent et selon quelles modalités ?
La première partie de cet ouvrage – « Transgresser l’ordre établi » – vous
guide dans la remise en cause des représentations qui handicapent un sain
développement personnel et relationnel. L’être humain préfère
naturellement fuir certaines réalités confrontantes et/ou douloureuses pour
maintenir un statu quo au sein de son système familial d’origine. Le
détachement d’avec ses figures parentales appelle un abandon de certaines
convictions héritées.
La deuxième partie – « Être ou ne pas être… un éternel enfant face à son
parent » – vous permet de mieux repérer les signes d’un dysfonctionnement
relationnel. Au travers d’exemples concrets et de parcours individuels ou
familiaux se dessineront pour vous les contours d’une relation ex-enfant/ex-
parent saine. Chaque famille a des ressources insoupçonnées pour inventer
son propre modèle fonctionnel.
Enfin, la troisième et dernière partie – « Créer une nouvelle alliance ex-
enfant/ex-parent » – vous ouvre les portes d’un nouveau paradigme. Nous
étayerons certaines pistes favorisant la construction d’une nouvelle alliance
où le respect des individualités et l’aspiration légitime à s’émanciper de son
système familial d’origine ne s’opposent nullement aux liens
interpersonnels et intergénérationnels respectueux et nourrissants. Bien au
contraire.
1. Les termes d’« ex-parent » et d’« ex-enfant » seront explicités au fil de l’ouvrage.
2. Exode 20, 12. Traduction œcuménique de la Bible.
3. Épître de Paul aux Éphésiens VI, 1-3.
4. Lassus P., La Violence en héritage. Le tragique paradoxe des relations parents-enfants, François
Bourin éditeur, 2011, p. 43.
Première partie
Un cadenas relationnel
Peu d’auteurs ont abordé le délicat sujet de la relation parent/enfant à l’âge
adulte. Leurs démarches ont ouvert la voie à notre propre réflexion.
Enrichis par notre pratique psychothérapeutique de trente ans et face à
l’incohérence de certains propos, nous prenons la plume pour partager notre
expérience et notre vision.
Ambivalence
Nombre d’auteurs n’interrogent pas réellement la fonction parentale qu’ils
défendent en imposant arbitrairement sa légitimité et sa pérennité à travers
la filiation. Comment éviter de perpétuer cette vision multiséculaire du
parent à vie, de l’indispensabilité de sa fonction à travers le temps ? Sylvie
Galland constate : « Il arrive, en effet, souvent que les enfants, ambivalents
dans leur processus d’émancipation, collaborent activement au maintien
d’un lien d’assistance, psychologique ou matérielle3. » Où est
l’ambivalence ? Sans doute chez l’enfant en attente de ce qu’il n’a pas reçu,
mais également chez le parent qui résiste à lâcher la fonction parentale.
L’ambivalence, source d’attachements non résolus, réside indéniablement
dans un système où chacun, l’ex-enfant comme l’ex-parent, est hypnotisé
par ce mirage : l’existence du parent d’adulte. Selon nous, c’est l’un des
éléments du cadenas relationnel qui empêche toute véritable évolution dans
le lien ex-enfant/ex-parent.
Le deuil de la fonction
La relation enfant/parent à l’âge adulte est souvent cadenassée par la
difficulté à affronter, de part et d’autre, un inévitable deuil. Tout a une fin.
C’est un principe inhérent à la vie. Nul ne peut prétendre y échapper. Le
nier est bien plus douloureux que le deuil lui-même. Une personne n’est
jamais la fonction qu’elle endosse. Être parent prend fin. Être enfant prend
fin. Un adulte – même si ce terme dissimule une longue construction – n’a
plus besoin d’un parent extérieur. Il peut apprendre à l’être pour lui-même
durant son processus d’individuation4. Le psychothérapeute Martin Miller
résume parfaitement notre constat : « Le but (…) est de rompre ce lien
émotionnel aux parents et de devenir soi-même l’interlocuteur de l’enfant
intérieur. (…) le client se reconstruit pour ainsi dire mentalement une
relation parent/enfant à lui-même5. »
Examinons de plus près d’autres aspects de ce cadenas relationnel qui
verrouille l’ex-enfant à son ex-parent et vice versa.
L’éducation classique
Le célèbre psychologue Jean Piaget rappelle que l’éducation, dans sa vision
courante, consiste à essayer de rendre l’enfant conforme au type d’adulte de
la société à laquelle il appartient. Les influences normatives sont
nombreuses et elles ne sont pas toutes parentales ; elles sont aussi
familiales, culturelles ou religieuses. Jean Piaget défend l’idée de laisser les
enfants régénérer la société en leur permettant de devenir des hommes et
des femmes capables de faire de nouvelles choses. Certaines relations
enfants/parents à l’âge adulte l’interdisent. L’obéissance à des valeurs et à
des principes figés est une prison invisible et mortifère.
Tant que vous pensez que votre parent sait ce qui est le mieux pour vous et
qu’il vous connaît finalement mieux que vous-même, vous risquez de
rencontrer de multiples difficultés dans votre vie. Votre développement est
clairement entravé. Vous pouvez tout à fait croire que ce sacrifice est
acceptable et honorable. Nombre d’individus attendent, secrètement, la
mort de leurs parents pour s’émanciper. Hélas, cela ne fonctionne que
rarement.
Hélène se traitait avec beaucoup de dureté, comme ses parents l’avaient fait
avec elle. Elle croyait profondément que cette attitude l’avait bien préparée
à l’existence. Elle était restée une enfant sage, obéissante et dévouée face à
ses aïeux. Elle n’avait jamais imaginé pouvoir transgresser cet ordre établi.
Elle était devenue la cheville ouvrière d’un système où les ascendants
pèsent, lourdement et avec légitimité, sur leurs descendants.
La pédagogie noire
L’histoire d’Hélène dévoile un aspect caché de la pédagogie noire qui
consiste à transmettre à l’enfant, dès son plus jeune âge, des préceptes
éducatifs erronés pour assujettir une partie de sa vitalité et de ses
ressources. Le message entendu par Hélène était : « Nous t’enseignons ce
qui est pour ton bien afin que tu joues un rôle pour le bien de la famille. »
C’est l’une des racines de la violence dans l’éducation des enfants. Chaque
adulte a la responsabilité d’éclairer la vérité de l’enfant qu’il a été. On ne
peut pas, tout simplement, balayer d’un revers de main son vécu enfantin en
affirmant avoir eu une enfance heureuse et de bons parents. Sans nier les
soins et l’amour reçus, chacun se doit de reconnaître la nature complexe,
dissymétrique et figée du lien parent/enfant.
Confusion et infantilisation
Confondre les trois dimensions de la parentalité – charnelle, symbolique et
relationnelle – n’a qu’un seul objectif : éviter de se confronter à la réalité du
lien enfant/parent. Cette réalité complexe prime sur la filiation ou sur la
fonction parentale. Elle est l’histoire d’une relation à la fois bien traitante et
maltraitante à divers degrés. Elle invite chacun, à l’âge adulte, à reprendre
les responsabilités qui sont les siennes. Il peut sembler plus confortable de
ne pas s’interroger et d’éviter toute remise en cause. Beaucoup s’imaginent
qu’ils garantissent, par le rejet de leur vérité intérieure, une certaine
cohésion familiale et sociale. Ils participent à une illusion collective qui
charrie son lot de non-dits, de souffrances et de violences. Croire en
l’existence d’un parent d’adulte participe de ce mirage et consolide un ordre
établi.
Cet ordre établi, considéré comme immuable et inattaquable, régissant les
relations enfants/parents à l’âge adulte, est subtil. Il se pare souvent des
meilleures intentions et d’une bonne volonté respectueuse alors qu’il
dissimule une permanente infantilisation. Un parent d’adulte, ça n’existe
pas. C’est antinomique.
L’enjeu central au sein de la relation ex-enfant/ex-parent est de sortir de
cette infantilisation, « une normalisation qui ne dit pas son nom. Cette
manière est affaire de contrôle, d’ordre, de surveillance… (…) [o]n fait
ordre en s’assurant que tout le monde ajourne l’échéance de l’entrée dans
l’âge adulte, c’est-à-dire dans l’âge d’une autonomie qui permet de remettre
en cause l’ordre établi. (…) Cette infantilisation (qui est donc une
normalisation déguisée) produit comme toute normalisation des sujets
affaiblis, des sujets non affranchis, des sujets en danger10 ».
La parentalité n’est pas le seul point à clarifier pour s’émanciper. Il convient
d’aborder un autre sujet délicat, celui de la famille.
1. Galland S., La Relation entre les adultes et leurs parents. Faire évoluer le lien tout au long de sa
vie, Les Éditions de l’Homme, 2019, p. 18.
2. Lassus P., La Violence en héritage, op. cit., p. 52.
3. Galland S., La Relation entre les adultes et leurs parents, op. cit., p. 23.
4. C’est un processus naturel de transformation intérieure, vécue plus ou moins consciemment,
visant à rendre l’individu plus entier (non morcelé, non divisé) et plus complexe (non duel) dans
la recherche constante d’un accomplissement individuel et relationnel. Ce concept, élaboré par le
psychiatre Carl Gustav Jung, souligne l’idée d’un élan vers le meilleur de soi, en intégrant les
limites et les paradoxes inhérents à la nature humaine et au parcours de chaque individu.
5. Miller M., Le Vrai « Drame de l’enfant doué ». La tragédie d’Alice Miller, Presses universitaires
de France, 2014, p. 162.
6. Miller A., C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, Aubier, 1984,
p. 307.
7. Fleury C., « Qu’est-ce que faire famille ? », dans Coum D. (dir.), Avons-nous besoin de père et de
mère ?, Érès, 2016, p. 19.
8. Lassus P., Maltraitances. Enfants en souffrance, Stock, 2001, p. 79.
9. Van der Kolk B., Le corps n’oublie rien. Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison du
traumatisme, Albin Michel, 2018, p. 164.
10. Fleury C., « Qu’est-ce que faire famille ? », art. cit., p. 24.
Il était une fois… une famille
idéale
C’est précisément cette dialectique entre des élans, des sentiments, des besoins opposés qui rend
utopique l’idée que la famille est le lieu de l’harmonie constante et de la pleine satisfaction pour tous
ses membres.
GIOVANNI ABIGNENTE
Ma mère m’a élevée seule et cela n’a pas été une réussite. Je me
souviens d’une femme obsédée par les hommes. À chaque rencontre
amoureuse, je n’existais plus pour elle. Elle ne me donnait de
l’affection que par intermittence, me délaissant dès qu’un homme
entrait dans sa vie. Et il y en a eu un certain nombre ! Je ne me suis
pas sentie aimée et considérée pour qui j’étais. C’est douloureux, mais
ce n’est rien à côté de la frayeur que je ressens encore aujourd’hui en
repensant à certains épisodes de mon enfance. À de nombreuses
reprises, ma mère m’a fait jouer le rôle de l’adulte responsable. Je
devais prendre en charge des choses qui me dépassaient
complètement, par exemple conduire une voiture à 15 ans sans permis.
Elle me manipulait en me disant que j’étais tellement grande et
intelligente. Dans ces moments-là, j’avais l’impression d’exister pour
elle alors qu’en réalité, j’étais terrorisée. J’assurais, le sourire aux
lèvres et le cœur glacé d’effroi. Une petite voix me soufflait à l’oreille :
« Comment une mère peut-elle faire cela à sa fille ? » Pour autant, j’ai
longtemps affirmé avoir la meilleure famille du monde. Aujourd’hui, la
relation avec ma mère est des plus difficiles. Elle continue à vouloir
m’utiliser selon son bon vouloir mais je ne peux plus le supporter.
Après les deux premières séances, Jeanne se recentre sur elle et perçoit la
faille de son fonctionnement relationnel avec ses deux enfants. Elle
témoigne :
Évaluer la relation
La psychologue et psychothérapeute Isabelle Filliozat confirme : « Pendant
des siècles, on a prôné un prétendu respect des parents. Ce respect n’était en
réalité que peur et soumission. Il était au service du maintien des traditions,
de l’ordre établi, du pouvoir des ancêtres. Sur le plan de l’évolution, n’est-il
pas paradoxal de craindre davantage le jugement de ses parents que celui de
ses enfants ? Il n’est qu’à voir l’état de notre planète pour constater où cette
attitude nous a menés8. »
L’idée d’évaluer la relation ex-enfant/ex-parent soulève de vives
résistances. Ce n’est pas étonnant. En tant qu’ex-enfant, l’adulte garde en
lui de nombreux interdits intériorisés dans l’enfance. La saine évaluation de
la relation enfant-parent devrait s’apprendre dès le plus jeune âge. Les
enfants ont clairement leur mot à dire sur la façon dont ils ressentent et
vivent le fonctionnement familial. Le thérapeute familial Maurizio Andolfi
rappelle : « Les enfants sont des ressources incomparables dans
l’identification des problèmes et peuvent être des ponts relationnels
capables de réunir les deux berges : toutes les questions peuvent être posées
à un enfant ou un adolescent sur l’histoire du développement de la famille
et sur ses difficultés actuelles – ce qui compte, c’est de le faire avec
authenticité et légèreté, comme s’il s’agissait d’un jeu9. » Pour lui, l’enfant
est le véritable expert du système familial.
Il n’est donc jamais trop tard – ou jamais trop tôt – pour examiner sa
relation avec son parent. Notre pratique en thérapie familiale nous dévoile,
chaque jour, les incroyables bénéfices qui découlent d’une saine évaluation
dans un cadre thérapeutique. Mettre à plat ce qui se cache au cœur de la
relation ex-enfant/ex-parent permet à chacun de distinguer dans son vécu :
les situations inappropriées ou inacceptables qui sont à condamner ;
les ressentis – forcément subjectifs mais toujours légitimes – de chaque
protagoniste ;
les responsabilités qui incombaient aux adultes de l’époque ;
les responsabilités de chacun dans le présent.
Comme l’illustre le témoignage de Jeanne, la famille ne se limite pas aux
parents et aux enfants. Elle possède des dimensions symboliques et
transgénérationnelles très fortes. L’image de la famille, comme celle du
parent, souffre la plupart du temps d’une forte idéalisation. Elle est le
vecteur essentiel d’un ordre établi interdisant d’éclairer le
dysfonctionnement familial.
Nora : Les décos de Noël sont dans le salon. Prenez ce que vous
voulez. Si vous avez un problème, rien qu’un seul problème, n’hésitez
pas à m’appeler. Mon portable sera toujours branché.
Justin, surpris : Oh !
Nora : OK. Je vous laisse.
Kevin : Mais ?
Nora : Je vous aime tous. Bon Noël mes chéris. (Elle part.)
Kevin : Mais…
Justin : Est-ce qu’elle vient juste de…
Kitty : … d’annuler le réveillon, je pense.
Sarah : Franchement, je suis soulagée.
Kevin : Quel genre de mère oserait faire ça ?
Sarah : Moi, je vais retourner au bureau. Décidez ce que vous voulez
faire et prévenez-moi. (Elle quitte la pièce.)
Justin : Ça, c’est vraiment une grosse tuile.
Kitty : C’est pas certain. Peut-être que c’est une chance au contraire.
(Kevin acquiesce.) C’est vrai, il est peut-être temps qu’on commence,
nous aussi, à imaginer notre propre façon de célébrer Noël. Vous
devriez tous venir passer le réveillon chez moi. Elle s’enthousiasme et
ajoute : Oui, je mettrai un beau sapin, je ferai cuire une dinde et…
Kevin : Tu sais Kitty, ce n’est pas utile de te donner tout ce mal.
Kitty : Oh, non, non, non, c’est très simple à organiser.
Kevin : Oui, mais chez toi, je trouve que c’est trop… moderne. Oui,
chez nous, ce serait parfait.
Justin, impatient : J’ai beaucoup misé sur cette soirée alors décidez-
vous.
Kitty : Non, Kevin, je veux vraiment que ce soit chez moi qu’on le
fasse.
Kevin : Pourquoi ? Tu te moques d’elle quand maman fait ses
réveillons.
Kitty : C’est pas vrai.
Kevin : Si, c’est vrai. Faisons-le chez moi, ce sera parfait, beaucoup
mieux et…
Kitty : Mieux ?
Justin : Bon, ça va Kevin.
Kevin : Non, je voulais pas dire…
Kitty : D’accord, je vois. Je vais rentrer.
Kevin : Non, je ne disais pas « mieux » dans le sens… de mieux
organisé.
Kitty, fâchée, répond sèchement : On en reparlera demain, Kevin !
Kevin : Kitty…
Kitty, en partant : Tu oses dire « mieux », non mais je rêve.
Justin, très inquiet : Je m’en fous où ce sera pourvu qu’on fasse un
foutu pudding ce soir-là.
Un stress familial
Nombre de nos patients sont stressés lorsque arrive la période des fêtes de
famille. Comme le confirme le psychiatre Christophe André, elles ne sont
jamais anodines : « Un repas de famille ne consiste pas à se manger les uns
les autres… Mais parfois à se mordre psychologiquement ; et
copieusement ! Ainsi, quand toute une famille se retrouve pour un repas de
Noël, les névroses individuelles entrent bien souvent en collision et le
scénario harmonieux espéré à l’avance se trouve rapidement bousculé. Que
reste-t-il alors ? Toute une série d’échanges qui révèlent nos fragilités, nos
difficultés à vivre ensemble ou à vivre, tout simplement. Mais aussi notre
incommensurable besoin d’amour et de lien14. »
Dans toutes les familles, chacun espère trouver sa juste place, se sentir
reconnu dans sa valeur personnelle et pouvoir exprimer qui il est. Au-delà
du constat de ces espérances individuelles se confrontant les unes aux
autres, il existe dans la famille des fonctionnements pernicieux enfermant
les individus dans des rôles trop étroits pour leurs besoins légitimes.
Désamour
Tout être, pour se construire, a besoin de s’appuyer sur l’amour qu’il a reçu.
Les principes d’idéalisation affirment que cet amour est celui des parents.
Mais ce n’est qu’une facette de la réalité ; pour grandir, il est tout aussi
indispensable de reconnaître la part de désamour des parents et de leur en
attribuer leur juste responsabilité sans les culpabiliser. L’enfant sait, dans
son corps, si ce qu’il vit est aimant ou ne l’est pas. S’il n’est pas muselé, il
l’exprimera spontanément. L’enfant que vous étiez a intégré le désamour à
chaque fois qu’il a dû se convaincre que les paroles et les comportements
des grandes personnes étaient pour son bien, alors que son corps lui
indiquait le contraire15.
Nombre de parents justifient leurs comportements au nom du bien de
l’enfant, en prétextant avoir donné à leurs enfants ce qu’eux-mêmes
n’avaient pas reçu. Cette réparation, par l’intermédiaire de l’enfant, est
souvent perçue par ce dernier comme un profond désamour. Adulte, l’ex-
enfant peut se sentir coupable ou ingrat à l’idée de confier à son ex-parent
ce qu’il a éprouvé enfant. Il ne parvient pas à développer un sens critique
concernant cette relation. Derrière l’amour du parent se dissimule cette part
de désamour où l’enfant s’est senti détourné de ses propres besoins et
affaibli dans sa propre valeur. Les excuses ou le pardon ne sont d’aucun
secours pour l’enfant en soi. Aussi douloureux soit-il, le désamour est
l’autre facette de la relation enfant/parent. Certains adultes demeurent dans
une dépendance en donnant raison à leurs parents, en les rassurant sur leur
fonction parentale et, même, en leur prodiguant ce qu’ils n’ont pas reçu
enfants. Dans cette inversion des rôles où l’on devient parent de son parent
se cache une profonde trahison de l’enfant en soi.
Pour guérir du désamour, il est fondamental de le reconnaître et de le
regarder en face. De même, pour sortir de l’idéalisation et du déni, il est
nécessaire de dissoudre le lien fantasmatique.
Le lien fantasmatique
Dans notre accompagnement thérapeutique, nous insistons sur la nature du
lien entre l’ex-enfant et l’ex-parent. La démarche d’émancipation à l’âge
adulte consiste à stopper l’illusion de sécurité et de protection attribuée à
ses parents et à sa famille. Lorsque vos besoins émotionnels et affectifs
n’ont pas été comblés, ce lien fantasmatique agit comme un mirage dans le
désert pour vous éviter de traverser la solitude fondamentale tapie au cœur
de votre être16.
Nombre de thérapeutes éludent l’épineux sujet de la relation ex-enfant/ex-
parent à l’âge adulte. Ils insistent essentiellement sur l’exploration des
images parentales intériorisées. Ils font comme si la relation actuelle avec le
parent d’aujourd’hui était hors sujet. Si le lien est certes encombré par
diverses représentations, il est aussi bien souvent de nature
dysfonctionnelle. Le célèbre thérapeute américain John Bradshaw souligne :
« Plus une personne a été privée sur le plan émotionnel, plus fort est son
lien fantasmatique. Et aussi paradoxal que cela puisse paraître, plus une
personne a été abandonnée, plus elle tend à se cramponner à sa famille et à
ses parents et à les idéaliser. Idéaliser ses parents signifie qu’on idéalise
aussi la façon dont ils nous ont élevés17. »
En tout état de cause, une personne très attachée à ses parents ou à sa
famille est le symptôme d’un dysfonctionnement familial dont chaque
protagoniste, à l’âge adulte, possède une part de responsabilité. Quand les
attitudes et les comportements aimants ont été suffisants dans une famille,
l’autonomie de chacun s’accompagne d’une dissolution du lien
fantasmatique. C’est un processus généralement lent et progressif mais,
lorsqu’il est bien engagé, personne (ex-enfant ou ex-parent) ne se sent en
manque. Dans ce cas, à la fois indépendants et interdépendants, les
membres d’une famille peuvent se retrouver avec plaisir en privilégiant des
liens interpersonnels qui transcendent la place, le rôle ou les règles
habituelles au sein de la famille. Ils mènent une vie plus riche et plus
épanouie du fait qu’ils sont mieux armés pour faire face aux opportunités et
aux difficultés de la vie. En effet, l’idéalisation et le déni conduisent à une
vision naïve de l’existence, source de nombreux maux affectifs et
relationnels.
Un simple cocon
La famille est un simple cocon, le cadre initial d’une expérience plus grande
et plus puissante que celle de la filiation et de l’appartenance à un groupe
donné. La chenille devenue chrysalide se transforme en papillon puis
s’envole vers d’autres contrées. Elle accomplit ainsi sa destinée. La
poussée, aussi forte qu’inévitable, consistant à se réaliser est l’essence
même de la vie. Selon les espèces, les chenilles se métamorphosent en
papillons à l’issue d’une période allant d’une semaine à huit ans. Il en est de
même pour les humains : croître pour devenir adulte varie d’un individu à
l’autre. Le cocon est délaissé par le papillon. L’image idéalisée des parents
et de la famille est abandonnée par l’adulte déployant ses ailes. Avant de
s’élancer, il lui reste à assimiler que toute fonction parentale s’achève un
jour.
Papa est le plus beau, le plus intelligent, le plus malin, le plus gentil.
C’est mon superman ! Papa veut que je travaille bien à l’école. Papa
est juste fabuleux mais…
Le visage grave, le père s’arrête. Sa mignonne petite fille lui tourne le dos
en baissant la tête. Il reprend :
Il ment. Il ment quand il dit qu’il a un emploi. Il ment quand il dit qu’il
a de l’argent. Il ment quand il dit qu’il n’est pas fatigué. Il ment quand
il dit qu’il n’a pas faim. Il ment quand il dit qu’on a tout. Il ment
quand il dit qu’il est heureux. Il ment… à cause de moi. J’aime papa.
La fillette lui fait de nouveau face, regardant toujours par terre. Son père,
dévasté, la prend vite dans ses bras et pleure avec elle. Le slogan de
l’annonceur, une compagnie d’assurances, est clair : « L’avenir d’un enfant
vaut tous les sacrifices. »
Cette vidéo est éloquente. Conforme à l’ordre établi, elle valorise
clairement la posture sacrificielle du parent, mais elle évoque aussi le vécu
enfantin. Pour Jesper Juul, « [n]ous ne devrions jamais sous-estimer la
profondeur et l’intensité de la réflexion enfantine qui s’exerce sur toutes
sortes de choses. Pour les enfants, le bien-être des parents compte toujours
plus que leur propre bien-être. Dès la naissance, les enfants sont
excessivement responsables, présentant une fibre sociale surdéveloppée et
se montrent démesurément coopératifs7 ». Cette petite fille devine ce qu’on
lui dissimule et porte secrètement la souffrance de son père pour soulager le
système familial. En se sentant coupable, l’enfant « allège »
émotionnellement son parent et intègre une part conséquente des affects
difficiles (honte, culpabilité, impuissance…) qui étreignent son parent.
Beaucoup d’enfants vivent cela dans la relation avec leurs parents.
L’enfant sacrifie naturellement une part de son intégrité pour ne pas
compromettre l’amour : celui qu’il donne et celui qu’il reçoit. Il est tiraillé.
Jesper Juul explique comment cette tension existentielle perdure en
chacun : « Le conflit entre la sauvegarde de notre propre intégrité et la
coopération avec ce que veulent les autres constitue le dilemme central de
notre vie. D’un côté, il nous importe de faire partie d’un groupe, ce qui
garantit notre adaptation aux besoins des autres, notre coopération avec ce
qui est désiré. D’un autre côté, en opérant cette adaptation, nous perdons
une part de notre intégrité, nous renonçons en partie à ce qui compte pour
nous. Pour trouver le juste équilibre, nous devons donc prendre conscience
de notre environnement et procéder en permanence à des ajustements8. »
L’échange vrai
Dans ce spot publicitaire, la conformité au système familial côtoie le fait
qu’un échange vrai puisse être retrouvé grâce au réajustement relationnel.
Face à un enfant, la responsabilité du réajustement incombe uniquement au
parent. L’enfant est seulement le lanceur d’alerte et c’est au parent de
répondre à cet appel.
Dans cette histoire, la petite fille ressent qu’elle a la possibilité de se confier
à son père. Malgré sa crainte, elle prend le risque de la réaction de ce
dernier. Sans doute a-t-elle déjà suffisamment expérimenté la capacité de
son père à offrir des réponses empathiques et bienveillantes. Son lien
confiant l’autorise à s’exprimer. L’attitude émotionnelle du père, à la fois
affligé et bienveillant, décharge l’enfant d’un poids trop lourd pour ses
frêles épaules. La dernière image de la vidéo dévoile une petite fille joyeuse
dans les bras de son papa. La relation, une fois réajustée, autorise un
nouveau départ, la libre circulation de la vie dans le lien enfant/parent.
Une nouvelle compréhension du fonctionnement enfantin basé sur
l’empathie, la coopération et l’amour renverse la notion de dette éternelle.
Elle chamboule l’ordre établi et dénonce l’oblativité parentale.
L’oblativité parentale
L’oblativité parentale est un fantasme répandu. Elle prétend que la fonction
parentale se définit par un amour sans faille et désintéressé. Un parent se
sacrifiant (à l’image de ce père dans le spot publicitaire) est valorisé,
montré en modèle. On associe tous les comportements sacrificiels – même
les plus inadaptés – à l’oblativité censée caractériser la fonction parentale.
Par expérience, nous remarquons que les familles qui vantent l’amour
parental et l’amour filial sont souvent plus dysfonctionnelles que les autres.
Évoquer et convoquer l’amour dans la relation avec un enfant est
particulièrement manipulatoire. Pour l’enfant, le danger est grand. Il
coopérera davantage. Plus le rapport enfant/adulte est figé dans une
proximité, plus les concessions sont importantes. Cela est vrai pour l’enfant
comme pour le parent. Sauf que, pour l’enfant, les possibilités de dire non,
de s’opposer ou d’exprimer et défendre ses besoins propres sont plus
réduites, surtout dans un environnement sacrificiel.
À l’âge adulte, l’oblativité parentale est le ciment qui maintient l’idée d’une
dette éternelle. L’ex-enfant est redevable pour tout ce qu’il a reçu
affectivement et/ou matériellement. L’oblativité parentale affirme que tous
les comportements parentaux ont, même de loin, un rapport avec l’amour
et/ou avec une éducation méritoire. Le fait qu’un parent puisse être
malveillant à l’égard de son enfant ou ex-enfant est vivement nié.
La révélation de Charles
À la fin de son parcours thérapeutique, Charles, un homme d’une
cinquantaine d’années, évoque sa « révélation personnelle » :
Oui, l’enfant est le cœur aimant de la famille. Cela n’a rien à voir avec une
vision angélique de la nature enfantine. L’enfant sait et reconnaît dans son
corps l’émotion d’amour, ce « micro-moment de chaleur et de relation que
l’on partage avec quelqu’un d’autre14 ». L’enfant est le baromètre de
l’amour dans un système familial. C’est l’expert précieux de la présence ou
de l’absence de l’amour dans le lien. Comme le souligne la
neuropsychologue américaine Barbara Fredrickson, « [l]’amour est notre
émotion suprême. Sa présence ou son absence dans notre vie influe sur
toutes nos sensations, nos émotions, nos pensées, nos actes et notre
devenir15 ».
La fonction parentale requiert d’être plus humaine et moins éducative. Elle
consiste à garantir des relations nourrissantes afin que l’amour circule
mieux dans la famille. Le parent n’est pas la source principale de l’amour. Il
en est davantage le facilitateur par l’attention et les soins qu’il consacre à
l’enfant. En trente ans d’accompagnement, nous avons constaté qu’un
adulte se réconciliant avec son enfant intérieur devient un parent plus juste.
Le temps consacré aux aspects éducatifs diminue au profit des actions
dédiées à nourrir le lien : marques de tendresse, conversations, expression et
reconnaissance des émotions et des besoins, lectures, jeux et activités de
loisir, tâches partagées. Ces échanges privilégiés entre l’enfant et le parent
favorisent la confiance, la valeur personnelle, la sollicitude et une profonde
alliance. Ils sont vécus par l’enfant comme une expression vivante de
l’amour.
La parentalité déficiente
Un parent devient déficient lorsqu’il vole l’enfance à son enfant, en
l’empêchant d’être joueur, spontané et insouciant durant ses premières
années de vie. Devant le poids de certaines obligations – d’ailleurs pas
forcément essentielles –, le parent déficient demande à l’enfant d’assumer
des responsabilités qui ne sont pas les siennes ou pas adaptées à son âge
(effectuer des tâches ménagères, s’occuper de ses frères et sœurs…).
Évidemment, un parent peut proposer à un jeune enfant de participer avec
lui à la vie de la maison. L’enfant aime se sentir important et collaborer
dans un lien étroit avec son parent. Il aborde alors ceci comme un partage et
un apprentissage. Il ne s’agit pas de lui demander s’il en a envie – ce qui ne
signifie pas grand-chose chez un jeune enfant –, mais plutôt de lui faire
sentir votre joie de parent de l’accompagner à grandir dans la collaboration.
En grandissant, l’enfant aura naturellement le désir d’accomplir seul de plus
en plus d’actions.
Une règle d’or est à respecter. L’enfant ne peut pas – et ne doit pas – être
objetisé. Quand c’est le cas, il le perçoit toujours, même s’il finit par
obtempérer. Cela défait le lien et amoindrit la confiance et l’amour qui ont
besoin de circuler dans la relation. Aujourd’hui, l’autorité parentale (dans
ses aspects comportementaux et psychologiques) est plus pernicieuse
qu’autrefois. Certains parents utilisent l’affection et/ou la valorisation pour
valider uniquement ce qui va dans leur sens. L’affection et la valorisation
deviennent des stratégies pour enfreindre les barrières psychologiques de
l’enfant19. Ce contrôle subtil crée une fausse proximité, des sentiments
toxiques (infériorité, abandon, impuissance) et un attachement pathogène
aux figures parentales. Tout parent se doit de se questionner sur ses réelles
motivations.
Vous trouverez ci-dessous une série de phrases qui traduisent ce que vous pouvez
ressentir aujourd’hui dans la relation avec votre parent (père, mère ou les deux).
Cochez simplement Oui ou Non.
Oui Non
J’ai peur quand mon parent hausse le ton ou se met en colère.
J’ai peur quand je dois lui dire quelque chose qu’il ne voudrait pas
entendre.
Si vous avez coché Oui à une ou plusieurs de ces phrases, des aspects de votre
relation à votre parent sont à réajuster. Votre lien est trop anxieux et cette peur trahit
une relation encore hiérarchisée et asymétrique.
Avec ce test, nombre de personnes conscientisent que leur autonomie et leur
maturité, dans le lien ex-enfant/ex-parent, sont encore à affirmer et à
consolider. Cette construction ne peut aboutir que lorsque la fonction
parentale est considérée comme close.
Remettre l’émotion d’amour – des micro-moments de chaleur, de partage et
de bien-être – au cœur du lien entraîne la fin du rôle parental. Ex-enfant et
ex-parent se rencontrent dans un lien où la peur n’a plus sa place.
L’autonomie et la maturité s’appuient sur le respect de l’émotion d’amour
dans la relation. Ainsi l’amour n’est ni un devoir, ni une obligation. Il ne
s’achète pas. Il ne se rembourse pas. Cette émotion suprême est le meilleur
rempart contre la peur ; elle révèle aussi l’état du lien.
Le lien défait
Une passerelle fragile
Trop de parents imaginent que le lien avec leur enfant est indestructible.
Associé à tort à la filiation, le lien est jugé indéfectible. Imprégné du
fantasme de l’oblativité parentale, le lien est perçu comme naturellement
juste du côté du parent et définitivement dissymétrique en défaveur de
l’enfant. Ces représentations répandues ne tiennent pas compte d’une autre
réalité : le lien est une passerelle fragile. Il ne peut pas tout supporter et peut
se défaire, parfois irrémédiablement. Nombre d’ex-enfants sont persuadés
de l’inexorabilité de ce lien avec leurs parents. Ces croyances ont un impact
négatif en maintenant les relations douloureuses à l’abri de tout
réajustement, de toute transformation salutaire. Ainsi le lien continue à se
détériorer et risque d’être rompu.
La fragilité du lien tient à la nature sensible et vulnérable du Moi enfantin.
Beaucoup ne perçoivent pas l’impact de leurs comportements inadaptés sur
leur enfant. Paradoxalement, plus un enfant est en souffrance, plus il
s’attache à celui qui en est à la cause. Ainsi « les enfants sont foncièrement
loyaux envers leurs parents, même si leurs géniteurs les maltraitent. La
crainte augmente le besoin d’attachement, même si la source de réconfort
est aussi celle de la peur27 ». Un enfant ne choisit pas ses parents. Il fait en
sorte de survivre dans sa famille. Ses parents incarnant l’autorité, il lui est
difficile de remettre en cause ce qu’il subit et, une fois adulte, de dénoncer
ce qu’il a subi. L’enfant mobilise toute son énergie pour se taire et faire taire
les sensations de son corps. Chez l’adulte, le déni et la guerre contre soi,
contre sa vérité que le corps n’oublie pas, sont source de nombreux maux.
À l’âge adulte, les difficultés dans la relation ex-enfant/ex-parent
dissimulent souvent les vestiges d’un lien carencé, instrumentalisé ou
maltraité. Au-delà des représentations que chacun se fait de son vécu et de
son histoire, il demeure fondamental de nommer et de dénoncer les paroles
et les actes inacceptables qui ont émaillé son enfance. On ne peut pas guérir
de son enfance sans s’indigner au nom de l’enfant en soi. Tout travail
thérapeutique implique de distinguer ce qui appartient au réel – le corps
n’oublie rien de son vécu traumatique – de ce qui appartient aux
représentations. Trop longtemps, certains thérapeutes ont collaboré au déni
collectif en jetant un voile sur une « épidémie cachée28 » : le traumatisme
infantile.
Le traumatisme infantile
Dans l’un de nos séminaires, nous proposons un test inspiré d’une étude
américaine sur les expériences négatives de l’enfance et leurs impacts sur la
santé et la qualité de la vie à l’âge adulte29.
Vous trouverez ci-dessous une série de phrases qui traduisent peut-être ce que
vous avez vécu pendant les dix-huit premières années de votre existence. Cochez
simplement Oui ou Non.
Oui Non
1. Est-ce qu’un parent ou un autre adulte vous a souvent ou très
souvent insulté, rabaissé, humilié, crié dessus ? OU a agi d’une
manière qui vous a fait craindre que vous puissiez être blessé
physiquement ?
3. Est-ce qu’un adulte ou une personne d’au moins cinq ans votre
aîné vous a touché, caressé ou fait toucher son corps de manière
sexuelle ? OU tenté ou obtenu un rapport sexuel (oral, anal ou
vaginal) ?
7. Est-ce que votre mère (ou votre belle-mère) ou votre père (ou
votre beau-père) a été souvent ou très souvent poussé,
empoigné, giflé ? OU parfois, souvent ou très souvent a reçu des
objets jetés sur elle ou lui, reçu des coups de pied, été mordu,
frappé avec le poing ou un objet ? OU frappé à plusieurs reprises
ou menacé avec un objet potentiellement dangereux ?
Une seule réponse positive prouve que vous avez été en contact, dans votre
enfance, avec une expérience traumatisante impactant votre vie. Plus le
score est élevé, plus la probabilité de troubles à l’âge adulte est importante.
Les résultats obtenus par cette étude ont démontré une forte corrélation
entre l’étendue de l’exposition aux maltraitances et au dysfonctionnement
familial pendant l’enfance et certaines problématiques à l’âge adulte comme
la toxicomanie, l’alcoolisme, l’obésité sévère, la dépression, les tentatives
de suicide, les maladies cardiaques, le cancer, la maladie pulmonaire
chronique, les fractures osseuses et les maladies du foie30.
L’idée que les expériences négatives de l’enfance puissent créer de graves
troubles du développement se confirme aujourd’hui. Notre cerveau est
sculpté par nos expériences d’enfant et toute maltraitance « le burine pour
qu’il encaisse les coups mais au prix de blessures profondes31 ». Les
séquelles de la maltraitance et de la négligence parentales sont complexes.
Elles rappellent l’incroyable sensibilité et vulnérabilité de l’enfant.
Même si l’on n’a pas subi de traumatisme infantile, ou que l’on ne souffre
pas de trouble développemental, il est bon de considérer sa vie enfantine à
la lumière de toutes ces informations. Les situations répétées de stress face
à des menaces réelles ou imaginaires peuvent porter atteinte aux capacités
émotionnelles, cognitives et sociales de l’enfant. Ce qui relève d’une
évidence est encore loin de s’imposer à tous : la principale responsabilité du
parent est d’accompagner son enfant dans un environnement sain,
sécurisant et prévisible.
J’ai alors décidé d’engager une thérapie par l’enfant intérieur. J’ai
rencontré une petite fille blessée à différentes époques : une enfant de
3 à 6 ans traitée avec dureté par son père aux principes éducatifs
autoritaires, une autre de 8 ans abandonnée par une mère dépressive,
puis une adolescente impuissante et dévalorisée par ses parents. Je
n’avais jamais ressenti à quel point j’avais souffert enfant. Très tôt,
j’avais appris à grandir pour être à la hauteur des attentes de mes
parents. Ma colère persistante a fait place à une profonde tristesse, à
des larmes qui n’avaient jamais pu couler, à des plaintes et à des peurs
qui n’avaient jamais été entendues ni accompagnées. Aujourd’hui, les
situations jadis conflictuelles avec ma fille se sont dénouées. Même si
je peux ressentir de la colère ou de l’agacement, je suis capable de
formuler les choses plus posément et patiemment. Les explosions
verbales et physiques ne se produisent plus. Lorsqu’une situation
devient tendue, je me recentre sur moi et sur mon ressenti. Je
m’adresse à la petite fille en moi pour la rassurer.
Au fil de son processus thérapeutique, Mélanie a mis son énergie, son temps
et son sens de l’organisation au service des besoins de la petite Mélanie en
elle. Ce fut une période de grands changements :
Ficelée par les règles familiales et son rôle de « petite dernière », Béatrice
décide d’exprimer son mal-être à ses parents.
Tout d’abord, je n’ai pas compris ma fille, puis elle m’a révélé que, sur
les réseaux sociaux, mes parents m’attribuaient l’entière
responsabilité de cette rupture. Ils prétendaient que j’empêchais mes
enfants d’être en lien avec le reste de la famille. À cet instant, il m’est
apparu qu’une fonction invisible continuait à m’emprisonner. J’étais le
bouc émissaire permettant de resserrer les liens entre les autres
membres. Mes parents sont devenus plus soudés que jamais et mes
frères plus proches d’eux. Leur choix de rompre avec moi les
arrangeait visiblement. Je restais le vilain petit canard, la méchante,
alors que dans la famille régnaient soi-disant l’amour et la complicité.
Depuis, j’ai clarifié la situation avec mes frères et j’ai accueilli mes
neveux et nièces en vacances chez moi. Ainsi, j’ai invité chacun à
prendre sa responsabilité. J’ai décidé de nourrir des liens plus vrais
avec ceux qui le désiraient. Aujourd’hui, je suis plus libre et plus
heureuse dans ma vie.
Rompre définitivement avec son parent (ou avec son enfant) n’est pas une
solution – sauf dans de rares cas que nous évoquerons plus loin. Le
neuropsychiatre Mony Elkaïm explique : « La meilleure différenciation est
toujours celle qui se fait dans l’alliance avec ce dont on se distingue32. » Le
choix de l’autonomie et la recherche d’une relation adulte/adulte plus
mature et plus intègre, sans taire les véritables ressentis, placent de
nombreux systèmes familiaux en difficulté. La tension et les déséquilibres
en résultant entraînent parfois une rupture de certains liens. Cette rupture
traduit la réaction automatique de fermeture d’un système familial
dysfonctionnel où toute nouvelle information, remettant en cause ou
interrogeant l’ordre établi, est systématiquement rejetée.
La thérapeute familiale Virginia Satir rappelle le besoin humain de voir,
entendre, sentir et critiquer librement l’expérience vécue dans un groupe.
Bien entendu, la communication au sein d’une famille est une affaire
complexe, mais Virginia Satir insiste sur la nécessité de frontières
perméables entre la personne qui communique (soi-même), la personne à
qui l’on s’adresse (l’autre) et la situation dans laquelle l’échange a lieu (le
contexte)33.
Considérer la vulnérabilité du lien replace l’humanité au cœur de toute
relation. La communication est un échange énergétique entre des personnes
et non entre des rôles. Ainsi, la plupart du temps, la rupture du lien se
produit lorsque les fonctions endossées par les individus sont perturbées ou
remises en cause. L’ex-parent a généralement beaucoup de mal à accepter
d’être confronté à la fin de la fonction parentale. Il en est de même pour
l’ex-enfant avec sa fonction filiale.
La mystification parentale
Êtes-vous simplement le produit de votre enfance, de la relation passée ou
présente à vos parents ? Sans aucun doute, non ! N’entendez-vous pas le
petit elfe qui vous murmure à l’oreille « Tu es différent ; tu ne ressembles à
aucun des membres de ta famille ; tu n’en fais pas vraiment partie34 » ?
Cette voix est celle de l’enfant intérieur qui n’appartient pas, n’a jamais
appartenu et n’appartiendra jamais à ses parents. Le poète Khalil Gibran ne
proclamait-il pas :
Vous trouverez ci-dessous une série de huit affirmations. Si vous êtes globalement
en accord avec la phrase, cochez simplement la case Oui. Dans le cas contraire,
optez pour la réponse Non.
Oui Non
1. Je m’affranchis de mon souhait d’avoir un autre parent que
celui que j’ai eu enfant.
La culpabilité toxique
Une saine culpabilité agit comme un directeur de conscience. Elle permet
de reconnaître ses erreurs et d’en apprendre un peu plus sur soi. Elle incite
aussi à l’action et au changement pour défendre sa valeur personnelle et son
intégrité. À l’inverse, la culpabilité toxique est une petite voix vous
susurrant : « Tu es fautif. » Dans la relation ex-enfant/ex-parent, ce
sentiment est un véritable poison.
Récemment, lors d’une consultation individuelle, Alain, 70 ans, s’exprimait
sous l’emprise d’une culpabilité toxique :
L’attachement énergivore
Anne-Marie, 40 ans, évoque ses sensations désagréables lorsqu’elle était en
présence de ses parents :
La régression
Je redeviens comme un enfant face à une personne ou dans une situation
particulière. Je ne suis plus ici et maintenant, mais ailleurs et autrefois.
Théo, la trentaine, a grandi en cherchant sans cesse l’approbation des
autres. Enfant, il captait l’attention de ses camarades et récoltait toutes les
récompenses auprès de ses professeurs. Adulte, il accumule les relations
amoureuses et couvre ses conquêtes de cadeaux pour se sentir aimé. Dans
l’entreprise où il travaille, il est l’employé modèle, souriant, poli et efficace,
mais il souffre régulièrement de régression face aux autres et, plus
particulièrement, devant son patron. Il explique :
Enfant, j’ai toujours entendu mes parents me répéter qu’il fallait que
je donne de moi, que je fasse des efforts pour mériter l’amour et la
considération. C’est plus fort que moi, je m’efface pour l’autre.
Dernièrement, mon patron m’a prié de rester plus tard au travail pour
l’aider. Comme j’avais un rendez-vous important, j’espérais, ce soir-
là, quitter mon emploi plus tôt. Lorsque mon patron m’a fait sa
demande, je suis devenu comme un petit enfant de 8 ans et j’ai
entendu, à l’intérieur de moi, la voix de mon père me souffler : « Théo,
cesse d’être égoïste. On a besoin de toi et tu sais bien que pour
recevoir, il faut donner. » J’ai murmuré un « Oui, bien entendu » à
mon supérieur tout en me détestant au plus haut point. Je me suis senti
faible, insignifiant.
La futurisation
Je transfère un événement ou une ambiance de mon passé dans le futur en
imaginant le pire ou un meilleur irréaliste et idéalisé.
Zoya, la trentaine, vient d’une famille modeste de douze enfants. Elle a
souffert toute son enfance du manque de soins de ses parents qui lui
parlaient très peu, sauf pour lui crier des ordres. Personne ne lui demandait
comment elle allait. Elle restait, enfant, des heures entières seule dans un
coin. Sa mère avait pris l’habitude de la dévaloriser en la comparant à son
frère jumeau. Une fois adulte, Zoya est devenue une femme sûre d’elle en
apparence. Elle a fait de brillantes études mais, dans certaines situations,
elle est très anxieuse et s’imagine le pire. Elle témoigne :
La dissociation
Je me coupe de moi-même ou/et de l’autre. Je ne suis plus en contact avec
mes besoins, mes ressentis et/ou mon corps ou une partie de mon corps. Je
ne suis plus là, ou je suis quelqu’un d’autre.
La dissociation est un phénomène post-traumatique connu. Le
psychanalyste Saverio Tomasella précise : « Il arrive qu’une forme de
torpeur, plus ou moins consciente, produise une désolidarisation de la
personne avec ce qu’elle vit, donc avec ses ressentis. Ce mode de protection
s’appelle la “dissociation”. Elle consiste en une désassociation entre la
sensibilité et la pensée, mais aussi entre la situation présente et soi-même.
La personne peut ainsi avoir l’impression de fonctionner en pilote
automatique comme si ce n’était pas vraiment elle qui vivait et agissait. Elle
tente alors de se raccrocher aux codes sociaux et aux conventions16. »
Certaines personnes ont parfois le sentiment d’être comme leur mère ou
comme leur père. Elles adoptent des comportements et/ou des paroles
comme si elles fusionnaient avec leurs parents. Cette transe dissociative – la
fusion – consistant à revêtir l’identité d’une autre personne est
particulièrement manifeste dans le contexte familial.
Le monologue intérieur
Des voix intérieures s’imposent à mon « Je » et me commandent ce que je
dois ressentir, exprimer ou faire.
Dès la naissance, l’enfant internalise toutes les attitudes de ses parents. En
grandissant, il assimile leurs croyances et leurs idées. Il obéit aux
injonctions éducatives. Un adulte éternel enfant s’imagine, dans sa tête, être
toujours face à ses parents. Il suit les règles parentales et familiales qu’il n’a
jamais remises en cause. Lorsqu’il ne les exécute pas automatiquement, les
voix de ses parents ou de ses aïeux le rappellent à l’ordre. Quand l’enfant
adapté commande l’adulte, ce dernier ne se sent pas libre d’assumer ses
ressentis propres et de faire ses propres choix.
Les hallucinations
Mes sens me trahissent. Ils me font voir, entendre ou sentir des choses qui
n’existent pas dans la réalité, ou je ne vois plus, je n’entends plus et je ne
ressens plus ce qui existe réellement.
Ces transes provoquent des interprétations déformées de la réalité qui
parasitent les relations. Régine se souvient :
La spiritualisation
Mes croyances sur moi-même, sur les autres ou sur la vie trahissent une
illusion de toute-puissance.
La spiritualisation, transe répandue dans les milieux du développement
personnel et de la spiritualité, est le recours à des croyances ayant une
prétendue vertu immanente. Cette transe est sournoise en structurant
l’individu autour de convictions qui le coupent des expériences vécues et de
ses véritables ressentis. La spiritualisation maintient une personne sous
hypnose : elle dissimule le chaos de son histoire en lui attribuant un objectif
supérieur et dissocié de la réalité17. Les croyances de spiritualisation les
plus courantes sont : le pardon à l’autre, le choix de l’âme de vivre telle ou
telle situation, le sens transcendant attribué à des événements douloureux,
ainsi que tout ce qui accroît l’illusion de toute-puissance chez l’être.
La spiritualisation s’exprime dans ce type de monologue (intérieur ou
extérieur) : Dieu, mes parents, mon thérapeute ou les épreuves de la vie
recèlent des buts élevés pour me permettre de grandir et d’évoluer ; quand
une situation devient trop chaotique ou douloureuse, je sais que des voies
impénétrables et extérieures vont me guider vers le meilleur ; mes bonnes
actions, ou bonnes pensées, vont être gratifiées dans cette vie ou dans une
autre, les mauvaises actions de l’autre seront punies, car il existe une
justice divine, etc.
Le recours à l’illusion de « cause céleste » ou de « récompense céleste »
face à ses souffrances dénote une forme de déresponsabilisation. Plus
inquiétant, lorsque ces idées sont véhiculées par des « thérapeutes » ou des
« gourous », elles augmentent l’impuissance de la personne qui risque de
s’enfermer dans des situations douloureuses et inacceptables.
La spiritualisation tente de donner un sens à des événements qui en sont
totalement dépourvus avec des propos magiques du type : « Tout est juste et
concourt à la mission de vie de chacun. » Comment ne pas percevoir
l’extrême violence d’un tel propos ! Ce sont les réponses concrètes du
présent aux événements douloureux du passé qui peuvent redonner du sens
(et non un sens absolu et définitif) à l’existence. Qualifier un acte
inacceptable ou un événement traumatisant de source de progrès personnel
est une déviance pseudo-spirituelle particulièrement grave. La
spiritualisation refuse de faire face au non-sens et au chaos inhérents à la
vie. Le respect du vivant et du sensible est le seul gage d’une vie spirituelle
axée sur l’essentiel18. La véritable spiritualité incite à expérimenter
l’extraordinaire joie d’être pleinement ordinaire, ni plus qu’humain, ni
moins qu’humain.
La spiritualisation est une transe retorse qui maintient l’adulte dans un état
d’éternel enfant face à ses parents, à Dieu, à la vie. Elle dissimule bien
souvent de sérieux traumatismes infantiles et agit comme une
automystification puissante. Le passé ne passe toujours pas mais il est tenu
à distance par une soi-disant puissance magique en soi ou à l’extérieur de
soi.
Les transes sont, chez l’adulte, le symptôme de la présence d’un éternel
enfant face à son parent. Certains s’enferment même dans de solides
stratégies de survie et d’autoprotection élaborées dès le plus jeune âge. Ils
ignorent qu’un enfant en larmes – en attente d’être sauvé – reste exilé en
leur cœur.
Les méta-stratégies
Les méta-stratégies – soumission, évitement, dépendance, contrôle et
pouvoir – se divisent en diverses stratégies personnelles et spécifiques.
Nous vous proposons maintenant une série de tests pour évaluer l’intensité
des méta-stratégies de survie et de protection dans votre relation présente
avec votre ou vos parents. Nous vous invitons à mesurer chacune de ces
cinq méta-stratégies selon plusieurs critères :
votre comportement relationnel ;
votre sentiment dominant ;
votre préoccupation affective dominante ;
votre lien dominant.
Pour chaque critère, l’échelle de valeur va de 1 (correspondant à
entièrement faux) à 6 (entièrement vrai). À l’issue de cette série
d’autoévaluations, vous obtiendrez un score compris entre 4 et 24 pour
chaque test, puis un score global (tous tests confondus) compris entre 20 et
120.
c. J’espère au fond de moi une reconnaissance naturelle pour tout ce que je fais et
l’aide que j’apporte. L’idée que mon amour et mes soins soient incompris ou
rejetés est douloureuse.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai
d. Dans mon lien avec à mon/mes parents, j’éprouve une sensation d’épuisement
ou d’échec.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai
a. Je me sens plutôt distant avec mon/mes parents. Je ne reste pas trop longtemps
en leur présence et je préfère me retirer. Je me soustrais à toute discussion trop
poussée, intime, sérieuse ou désagréable. Je ne confie pas mes pensées. Je ne
partage pas la plupart de mes vécus avec eux. Je reste allusif.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai
c. Je n’aime pas me sentir piégé dans une situation ou dans une activité avec eux.
Je n’aime pas me sentir contraint par eux de faire ou de dire quelque chose que
je n’approuve pas vraiment. Dans ma relation avec eux, je suis plutôt vigilant.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai
d. Dans mon lien à mon/mes parents, j’éprouve une sensation d’insécurité et/ou
d’ennui…
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai
a. Je ne m’imagine pas vivre sans mes parents. L’idée de leur mort m’angoisse. Je
vis (ou j’aimerais vivre) chez eux ou à proximité. Mes parents ont été, et restent,
les personnes les plus importantes de ma vie. Nous nous connaissons mieux que
quiconque et partager ensemble contribue pleinement à mon bonheur. Je ne
prends pas de décisions importantes sans leur demander leurs avis.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai
b. Mon sentiment dominant est la joie d’appartenir à cette famille. Rien ne peut
remplacer cela. C’est plus fort que tout. C’est apaisant de savoir que mes parents
sont toujours là pour moi. Quand j’imagine la mort de mes parents, je ressens
une angoisse ou un vide insupportable.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai
c. Je n’aime pas être éloigné de mes parents trop longtemps. J’aime sentir que je
leur ressemble et qu’ils sont fiers de moi. La présence de chaque membre de la
famille est essentielle.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai
d. Dans mon lien à mon/mes parents, j’éprouve une sensation de fusion et/ou une
angoisse.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai
c. Je n’aime pas l’irrespect, l’incivilité sous toutes ses formes. Je n’aime pas faire
des erreurs ou me tromper. J’aime tout faire pour m’améliorer et me sentir
meilleur. J’attends des autres qu’ils fassent de même. J’ai besoin de contrôler ma
vie et mes relations.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai
d. Dans mon lien à mon/mes parents, j’éprouve une sensation de discipline et/ou de
devoir…
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai
d. Dans mon lien à mon/mes parents, j’éprouve une sensation de domination et/ou
de la rage…
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai
Nous vous suggérons maintenant de faire le total de vos points pour chaque
test, puis le total pour l’ensemble des cinq tests. Un dysfonctionnement
dans la relation avec ses parents est patent lorsqu’on est enfermé dans l’une
de ces méta-stratégies avec un score égal ou supérieur à 12 (pour un seul
test). Si c’est votre cas, une partie de vous est piégée par votre enfant
adapté. Parfois, plusieurs méta-stratégies peuvent interagir. Si votre score à
la totalité des tests est égal ou supérieur à 48, vous vous comportez souvent
comme un éternel enfant face à vos parents.
Ces méta-stratégies ne sont pas exhaustives. Elles ne se limitent pas à la
relation avec vos parents. Elles figurent les grandes lignes d’une
construction suradaptée de la personnalité. Vous pouvez reconnaître dans
ces tests des comportements que vous adoptez dans vos relations familiales,
amicales, amoureuses et/ou professionnelles. Ces stratégies maintiennent un
attachement problématique aux figures parentales.
Nourries par des sentiments toxiques – honte, culpabilité, abandon,
infériorité et impuissance – et des convictions erronées, les stratégies de
survie et d’autoprotection aboutissent, à plus ou moins long terme, à un
échec relationnel. Les convictions mystifiées les plus toxiques sont : « Je ne
suis pas digne d’être aimé », « Je dois mériter l’amour », « Je ne dois pas
être moi-même mais celui ou celle que l’autre attend », « Je ne dois pas
légitimer mes sensations, mes émotions et mes pensées propres » et « Je ne
peux pas m’accomplir car ma vie ne m’appartient pas »23.
Si les comportements de suradaptation apportent, pour un temps, quelques
bénéfices, ils aboutissent inévitablement à de grandes difficultés. La
dépression, le burn-out ou d’autres maux trouvent, en partie, leur origine
dans des stratégies de survie et d’autoprotection devenues obsolètes.
Francine, 38 ans, se souvient de son douloureux parcours :
1. Wolinsky S., Ni ange ni démon. Le double visage de l’enfant intérieur, Le Jour Éditeur, 1995, p.
17.
2. Van der Kolk B., Le corps n’oublie rien, op. cit., p. 409.
3. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., J’arrête d’avoir peur ! 21 jours pour changer, Eyrolles,
2014, p. 168.
4. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., L’Oracle de l’enfant intérieur. Se reconnecter et prendre
soin de son enfant intérieur, Le Courrier du Livre, 2017, p. 170.
5. « Projeter son monde psychique (son paysage intérieur) dans un espace tridimensionnel amène un
regard plus clair sur les interprétations et les significations que l’on prête aux événements du
passé. En choisissant des membres du groupe de thérapie pour incarner des parties de soi (…),
une personne constelle [met en jeu et en espace] son histoire. » Ballet de Coquereaumont M.-F. et
E., Rituels de l’enfant intérieur, op. cit., p. 185.
6. Prieur N., Nous nous sommes tant trahis. Amour, famille et trahison, Denoël, 2004, p. 24.
7. Ibid.
8. Stone H. et S., Vivre en couple. Rester amants, devenirs partenaires, Warina Éditions, 2008, p.
152.
9. Épître aux Corinthiens I, 13, 11 (traduction œcuménique de la Bible).
10. Matthieu, 18, 3 (traduction œcuménique de la Bible).
11. Salomé J., Je viens de toutes mes enfances, Albin Michel, 2009, p. 272.
12. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., Libérez votre enfant intérieur. Pour réenchanter votre vie,
Albin Michel, 2015, p. 133-134.
13. Wolinsky S., Ni ange ni démon, op. cit., p. 32.
14. Wolinsky S., Ni ange ni démon, op. cit., p. 34.
15. Wolinsky S., Ni ange ni démon, op. cit., p. 56.
16. Tomasella S., Renaître après un traumatisme. La traversée des tempêtes, Eyrolles, 2011, p. 44.
17. Wolinsky S., Ni ange ni démon, op. cit., p. 147.
18. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., L’Oracle de l’enfant intérieur, op. cit., p. 196.
19. Tomasella S., Renaître après un traumatisme, op. cit., p. 42.
20. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., Rituels de l’enfant intérieur, op. cit., p. 162. Des listes de
convictions figées concernant l’estime personnelle, autrui, le comportement à adopter ou la vie en
général sont également consultables dans ce livre p. 160 et 161.
21. Nous reprenons ici la terminologie du psychosociologue Jacques Salomé. Nous proposons une
exploration approfondie de ces besoins relationnels dans notre ouvrage L’Oracle de l’enfant
intérieur, op. cit., p. 163 à 183.
22. Elkaïm M. et Cyrunik B. (sous la direction de Michel Maistre), Entre résilience et résonance. À
l’écoute des émotions, Fabert, coll. « Psychothérapies créatives », 2010, p. 28.
23. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., L’Oracle de l’enfant intérieur, op. cit., p. 52, 64, 76, 88 et
101.
L’adulte infantilisé
On appelle « cercle de famille » un endroit où l’enfant est encerclé.
GEORGE BERNARD SHAW
Un phénomène « Tanguy » ?
Un « Tanguy » désigne un jeune adulte résidant toujours chez ses parents
après ses études2. Dans l’inconscient collectif, il est associé à un individu
mi-enfant, mi-adulte ne parvenant pas à s’autonomiser et à se
responsabiliser. En France, en 2011, 11,6 % des 25 à 34 ans étaient dans
cette situation. Ils étaient 8 % en 2007. Un « Tanguy » semble refuser de
devenir adulte. Il désire jouir le plus longtemps possible du confort matériel
et financier de ses parents. Dans son récent film sorti en 2019, Tanguy, le
retour, le réalisateur Étienne Chatiliez illustre un autre phénomène, celui du
retour d’un adulte avec son enfant chez ses parents. Ces situations ne sont
pas, comme l’illustrent ces deux films, le fruit d’un choix mais la
conséquence d’un dysfonctionnement du système familial.
L’histoire de Julien éclaire toute la complexité de ces phénomènes :
Un événement traumatique
Julien se sent impuissant à reprendre les rênes de sa vie. Cette impuissance,
mêlée à de la terreur, l’empoisonne :
Dans cette maison, je sens mon corps s’immobiliser, interdit de tout
geste spontané et de toute parole libre. Je me tiens tranquille. Je suis
sage et je ne fais pas de bruit, envahi par la peur paralysante de gêner.
Je suis l’enfant qui ne parle pas, qui se sent de trop, qui n’a pas
d’espace, et dont la présence importune. Je me sens figé, interdit de
parler, de me déplacer. Je reste longtemps assis à mon bureau, là où je
trouve refuge dans la solitude. Il me faut alors faire un immense effort
à chaque fois pour retourner dans le monde extérieur, recréer des liens
avec les autres, m’exposer à cet autre monde inconnu, dangereux et
angoissant, dans lequel, honteux d’exister, j’ai le sentiment de n’avoir
aucune place.
La dérégulation émotionnelle
Lever l’inhibition émotionnelle est une des clés du succès dans
l’accompagnement thérapeutique. La prison émotionnelle d’un adulte
infantilisé amoindrit les capacités naturelles d’autorégulation des affects.
Les événements non résolus du passé cuirassent l’individu.
Les affects sont les mécanismes biologiques se déployant dans le corps. Ils
sont à l’origine des émotions et des sentiments. L’affect est biologique, le
sentiment est psychologique, et l’émotion, elle, est biographique. Le
psychothérapeute américain John Bradshaw précisait : « Sans affect, il n’y a
pas d’émotion, pas de motivation ; autrement dit, le moteur de la vie
manque de carburant3. »
Julien manquait clairement de carburant pour prendre sa vie en main. En
comparant ses réactions à la liste des affects majeurs, on constatait une
dérégulation émotionnelle certaine.
Le psychologue américain Silvan Tomkins a décrit chaque affect à l’aide de deux mots
qui correspondent aux deux extrêmes de l’affect : sa forme la plus bénigne et sa forme
la plus intense. Seul le dégoût est décrit en un seul terme.
Le mythe de Sisyphe
Sisyphe, fils d’Éole (le roi de Thessalonie) et d’Énarété, est le fondateur de
Corinthe. Sisyphe révéla au dieu-fleuve Asopos où se trouvait sa fille Égine
enlevée par Zeus (le dieu des dieux) qui, la désirant, avait pris la forme d’un
aigle pour la kidnapper. Sisyphe, en échange de cette information, reçut une
source d’eau qui ne tarirait jamais. Le dieu-fleuve fit fuir Zeus et récupéra
sa fille. Zeus, furieux contre Sisyphe, envoya le dieu de la mort Thanatos
pour le punir. Cependant, Sisyphe réussit à échapper à plusieurs reprises à
son funeste sort. Pour avoir osé défier les dieux, Sisyphe finit par être
condamné à rouler sans cesse un énorme rocher jusqu’au sommet d’une
montagne d’où la pierre retombe inexorablement. À chaque fois, Sisyphe
redescend et répète son action inutile et vaine. Telle est sa punition.
L’écrivain Albert Camus analyse : « C’est pendant ce retour, cette pause,
que Sisyphe m’intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà
pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal
vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme
une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure
est celle de la conscience. À chacun de ces instants, où il quitte les sommets
et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son
destin. Il est plus fort que son rocher4. » Plus loin, Camus ajoute : « Sisyphe
enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. (…)
Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Transposé au dysfonctionnement familial, le mythe de Sisyphe évoque la
liberté de l’individu et son besoin impérieux d’être fidèle à lui-même en
s’opposant aux attentes invisibles d’un système. Ce dilemme, bien présent
dans l’histoire de Julien, pose une autre question essentielle : À qui, à quoi
dois-je rester loyal ? Le neuropsychiatre et thérapeute familial Mony
Elkaïm affirme : « Nous sommes bien souvent liés à nos parents par des
chaînes cachées – par exemple le sentiment que nous les trahirions si nous
nous aventurions plus loin qu’eux, si nous réussissions là où eux ont
échoué. Mais, même dans ce cas, la prise de conscience que nous sommes
partie prenante de ces cycles de souffrance mutuelle peut nous aider à oser
autre chose…5 » Éclairer le dysfonctionnement familial dans lequel on joue
un rôle, c’est prendre conscience, à l’image de Sisyphe, de l’absurdité de sa
situation pour parvenir à une forme d’acceptation qui n’est pas une
résignation mais un tremplin pour changer. À cet instant, et seulement à cet
instant-là, un mouvement inédit peut fendre le rocher des loyautés toxiques.
Lors d’une séance de psychothérapie, Julien a mis au jour le pacte morbide
noué avec sa famille et plus particulièrement avec son père.
Un pacte morbide
Pour se libérer, Julien a proposé à sa mère et à sa sœur de participer à une
thérapie familiale. Dans un premier temps, elles ont accepté avant de se
dédire. Julien arrive en séance, plutôt furieux.
Julien est visiblement très gêné et déstabilisé par cette question. Il se tait,
perdu dans ses pensées. Il finit par revenir à lui, très ému.
Julien : Deux semaines avant sa mort, mon père m’a demandé de venir
avec lui en Auvergne. Je n’ai pas compris pourquoi. Je préparais mes
examens. Je travaillais dur et sérieusement comme il me l’avait
toujours demandé, et là, soudain, mon examen n’avait plus
d’importance pour lui. J’ai refusé et il est parti tout seul.
Le thérapeute : Que s’est-il passé ensuite ?
Julien : À son retour, il s’est suicidé.
Le thérapeute : Votre désir d’acheter une ferme en Auvergne semble
refléter une loyauté envers votre père. À quoi êtes-vous loyal ?
Julien : Vous voulez dire que je suis loyal à sa vocation contrariée.
Le thérapeute : Tout à fait.
Julien : Je me souviens maintenant de son dernier appel téléphonique
d’Auvergne. Il s’est exprimé comme il ne l’avait jamais fait. J’ai senti
sa passion pour la terre et son désir de la partager avec moi. Je crois
que tous les échanges que j’avais eus jusqu’ici avec lui étaient faux. Il
m’a éduqué avec des valeurs auxquelles il ne croyait pas.
Le thérapeute : Je m’interroge en effet sur l’impact de cet appel et sa
tonalité particulière. Cet appel a pu vous faire éprouver la sensation
que vous alliez enfin rencontrer votre vrai père dissimulé derrière la
rancœur, la plainte et la tristesse que vous avez si souvent évoquées
lors de nos autres séances. (Silence.)
Julien : Mais il est mort. Il s’est suicidé peu de temps après cette
discussion.
Le thérapeute : Tout à fait. Sa mort a scellé en vous un pacte morbide.
Julien : Rien de ce que je pourrai faire ne sauvera mon père ou son
projet avorté. Je m’enferme en pensant secrètement pouvoir réparer
les torts qu’il a subis.
Le thérapeute : Je vous invite à rédiger ce pacte… celui qui s’est
inscrit en vous suite à tous ces événements. Vous le restituerez à votre
père sur sa tombe. Ensuite, vous écrirez un autre texte pour passer une
nouvelle alliance avec lui. Dans ce document, vous honorerez la vie
unique et spécifique de chaque individu en reconnaissant la légitime
aspiration de votre père même s’il n’a pas pu la réaliser. Vous
confierez aussi vos propres aspirations, distinctes de celles de votre
père.
Si vous avez coché entre trois et cinq Oui à ce test, l’éternel enfant adapté en vous
est encore trop présent. Votre adulte intérieur a besoin de se fortifier. Au-delà de 6
Oui, votre dépendance à votre parent est très forte. Même si vous n’en êtes pas
conscient, elle paralyse votre accomplissement.
Il est difficile d’amoindrir ou de se libérer de sa dépendance d’éternel
enfant face à son parent sans reconnaître l’iniquité et la toxicité des 3
principaux ingrédients infantilisants.
Le pouvoir
Le parent garde l’ascendant sur ses enfants. Il représente toujours une
autorité qui impose une relation dissymétrique et hiérarchique.
Christian, 42 ans, se remémore les repas de famille :
La dépendance
Elle est multiforme. Elle peut être affective, morale, intellectuelle,
financière, etc. La dépendance ficelle un individu à un autre. L’ex-enfant
dépendant se définit (en partie ou totalement) en fonction de son modèle
parental. Cette dépendance trouve l’une de ses sources dans un attachement
possessif où le parent annihile une part de l’altérité de son enfant pour se
renarcissiser lui-même. La célèbre pédiatre Françoise Dolto précisait : « Si
on montrait aux parents ce que leur enfant a en propre, ils auraient moins de
possessivité ; ils auraient moins la tentation de juger l’enfant par rapport à
ce qu’ils sont eux-mêmes et à ce qu’ils en attendent. Ils seraient plus enclins
à admettre que cet enfant se conduise d’après ses propres affinités en lui
donnant l’opportunité de rencontrer des gens comme lui7. »
La sujétion
L’ex-enfant se soumet à l’autorité – ou s’en remet aux références – de son
parent pour des aspects essentiels de sa vie.
Jean, 35 ans, témoigne de la subtile emprise de ses parents :
Mes parents m’ont toujours donné de l’argent. Comme ils en ont les
moyens, je ne me suis jamais interrogé sur ce comportement. Cela
m’arrangeait clairement. À la naissance de mes deux fils, j’ai ressenti
un malaise à recevoir tous les mois un appoint financier conséquent.
J’avais le sentiment de ne pas être capable de subvenir aux besoins de
mes enfants. À mon divorce, ce malaise s’est amplifié. Mes parents me
versaient des sommes plus importantes et se substituaient, peu à peu, à
moi dans de nombreux aspects de ma parentalité. Ils allaient chercher
les enfants à l’école, achetaient leurs vêtements, etc. Je laissais faire
mais cette situation me pesait de plus en plus. Deux événements ont
fini par m’alerter. Mon père voulait s’engager à régler tous les frais
liés à la scolarité de mes enfants. Ma mère m’a même proposé de
m’installer chez eux « pour les enfants ». C’en était trop. J’ai mis fin à
tout cela. En thérapie, je me suis interrogé sur ma dépendance. Je l’ai
associée à mon déni. Dans mon enfance, mon père me battait mais je
ne voulais pas le reconnaître. La cause majeure de ma dépendance
tenait à ce silence. Je me suis toujours tu devant mes parents, persuadé
qu’ils étaient plus adultes, plus responsables, plus compétents que moi.
En reconnaissant l’enfant maltraité en moi, tout cet édifice s’est
écroulé.
Un assujettissement secret
La dépendance de l’éternel enfant en soi naît d’un refus (souvent
inconscient) de lâcher la fonction mythique du parent pour faire face à sa
souffrance d’enfant et ainsi l’apaiser. Nombre d’adultes s’assujettissent
secrètement à leurs parents. Ils ne perçoivent pas la toxicité de leurs
habitudes qui dissimulent un fonctionnement d’adulte infantilisé. Certains
remarquent bien un malaise, une tension, une fatigue ou une déprime après
avoir été en contact avec leurs parents, sans, pour autant, en identifier les
raisons.
L’adulte infantilisé est à mille lieues d’imaginer que son parent n’est plus
son parent. Il ne renverse pas l’ordre établi qui place son parent au-dessus
de lui. Il croit toujours légitime la fonction parentale qui s’exerce sur lui et
continue à être convaincu de ses nombreux bienfaits.
Des carences et des expériences non résolues dans l’enfance sont à l’origine
de l’assujettissement de l’ex-enfant. Elles ont, plus particulièrement, un
impact crucial sur les capacités de différentiation et d’affirmation du jeune
adulte. Cette phase de la relation enfant/parent a connu de nombreux
bouleversements depuis une vingtaine d’années. L’autonomisation du jeune
adulte vis-à-vis de sa famille d’origine est devenue plus complexe. Des
configurations inédites ont émergé et, parfois, accru le risque de
dépendance ou de pseudo-autonomie. Durant cette période, ex-enfant et ex-
parent s’enferment parfois dans une relation accordéon.
La relation accordéon
Une période de transition prolongée et complexifiée
Il apparaît que le départ du domicile parental – passage important dans
l’autonomisation – ne change plus la relation enfant/parent aussi
radicalement qu’autrefois8. En France, l’âge moyen du départ du foyer
parental est de 23,6 ans mais il n’est pas toujours définitif9. Souvent, le
jeune adulte fait des allers-retours au domicile de ses parents selon les aléas
de son parcours personnel et professionnel (rupture amoureuse, changement
de travail, etc.). Cette alternance entre dépendance et autonomie caractérise
la relation accordéon entre ex-enfant et ex-parent.
Le passage de l’adolescence à l’état d’adulte est une période chargée de
représentations archaïques. Le psychologue et thérapeute familial Sébastien
Dupont rappelle : « Dans nos sociétés modernes, comme dans les sociétés
traditionnelles, devenir parent demeure le principal seuil d’accès au statut
d’adulte. Il réorganise les places dans l’ordre de filiation : le jeune parent
reste l’enfant de ses parents, mais, parent à son tour, il est désormais investi
d’une responsabilité filiale (son enfant dépend de lui). C’est ici que s’opère
la transmission de la fonction parentale d’une génération à l’autre10. » Les
croyances confondant parentalité et statut d’adulte représentent un risque de
dépendance. Cela signifierait qu’une personne devient adulte lorsqu’elle a
un enfant. Aujourd’hui, l’âge moyen d’accès au statut de parent, hommes et
femmes confondus, se situe à 29,5 ans11. Dans l’esprit de nombreux
parents, leurs enfants sont, de fait, adultes de plus en plus tard, voire
jamais !
De nos jours, le statut du jeune adulte est ambigu. Il n’est ni enfant, ni
adulte. Cela favorise une série de situations complexes qui durent parfois de
nombreuses années. Certains jeunes adultes :
ont un logement financé par leurs parents ou cohabitent avec un membre
de leur famille élargie (grands-parents, oncle, tante, cousin, etc.) ;
ou/et ont une vie sexuelle sous le toit de leurs parents chez qui ils
résident toujours ;
ou/et sont dépendants économiquement de leur famille alors qu’ils
travaillent.
Ces situations paradoxales, à la lisière entre dépendance et autonomie, ne
soutiennent pas toujours le processus de différenciation vital pour devenir
adulte. La famille est souvent perçue comme un espace de repli sécurisant,
et ce de plus en plus tard dans la vie du jeune adulte. Une cohabitation
prolongée avec son parent ne favorise pas l’évolution des règles familiales
et des frontières individuelles. Certaines habitudes et certains rites
familiaux résistent et finissent par altérer les relations.
Des relations altérées
Albert a 58 ans. Il vient de vendre une affaire florissante et s’interroge sur
son avenir. Fidèle, jusque-là, à des valeurs familiales et culturelles fortes,
ancrées depuis de nombreuses générations, il cherche un nouveau sens à
son existence. Il veut lancer une autre activité plus proche de ses
aspirations. Il espère ainsi donner un nouvel élan à sa vie, retrouver une
seconde jeunesse. Cependant, il se sent entravé par sa situation familiale.
Après avoir effectué leurs études à l’étranger et débuté respectivement une
activité professionnelle, ses deux enfants Manon (29 ans) et Laurent (25
ans) sont revenus s’installer chez lui, dans l’appartement familial. Cette
situation pesante pour Albert dure depuis deux ans lorsqu’ils s’engagent
tous les trois dans une thérapie familiale.
Durant la première séance, chacun exprime ses ressentis.
À l’issue de cette première séance, il apparaît que Manon porte une charge
émotionnelle et matérielle au sein de cette famille. Albert finance la vie
quotidienne tout en exprimant une vive souffrance. Il existe un lien très fort
entre le père et la fille. Conscients des difficultés, ils se soutiennent
mutuellement (financièrement pour le père et émotionnellement pour la
fille). La réaction du fils répond directement à cette proximité père/fille.
Laurent se montre distant tout en insistant sur la légitimité de l’aide
financière qu’il reçoit. Leurs échanges indiquent l’altération de leurs
relations. Les trois obéissent à des règles familiales qui maintiennent une
forte dépendance.
La pseudo-autonomie
La troisième et dernière séance de cette thérapie familiale aborde le rôle
joué par Laurent, le fils d’Albert, dans cet assemblage de liens
automatiques.
La porte de sortie
Comment sortir de la position d’adulte infantilisé ? Il convient d’admettre
que des représentations individuelles, groupales et sociétales entraînent des
liens de dépendance en assurant la pérennité et la toute-puissance de la
fonction parentale. Un éternel parent a besoin d’un éternel enfant et un
éternel enfant a besoin d’un éternel parent.
Dans ces liens automatiques, les tentatives de résolution du passé sont
vouées à l’échec. En effet, les individus enfermés dans des fonctions et des
rôles rigidifiés ne peuvent pas puiser dans leurs incroyables ressources pour
éprouver la joie d’être à la fois autonomes et alliés aux membres de leur
famille. Cette interdépendance est difficile à construire. Elle nécessite, dans
tous les cas, des relations entre individus qui se reconnaissent dans leur
statut d’adulte et dans leurs capacités de différentiation, d’autonomisation et
d’affirmation.
Chez l’adulte infantilisé, l’illusion de réparation du passé encourage un
retour ou des allers-retours chez son parent. La personne (jeune adulte ou
adulte), se vivant comme lésée, est en quête d’une reconnaissance ou d’une
compensation. La relation accordéon fait osciller entre dépendance et
pseudo-autonomie. Elle s’exprime de manière diverse selon les familles.
L’ex-enfant :
garde un rôle d’enfant tout en étant collaboratif et soutenant ;
ou/et reçoit un soutien matériel et/ou financier passivement ;
ou/et réclame comme un dû un soutien matériel et/ou financier ;
ou/et cohabite sans être en relation et s’isole ;
ou/et refuse l’assistance de ses parents et quitte précipitamment le
domicile familial.
L’autonomisation est un processus complexe et difficile régi dans une
grande mesure par des rapports hiérarchisés incluant les notions de dette et
de mérite. Diverses règles (financières, domestiques, sociales, éducatives,
émotionnelles, professionnelles, parentales, etc.) gouvernent l’ensemble
familial en codifiant les relations entre ses membres. Les règles familiales
deviennent nuisibles lorsqu’elles ne respectent plus les besoins
d’individuation de chaque membre.
Albert, Manon et Laurent ont réussi à renégocier leurs règles familiales et
leurs frontières individuelles en suivant ces grandes lignes directrices14 :
1. Fixer une durée raisonnable à la présence de l’ex-enfant sous le toit
parental. Cela est nécessairement le fruit d’une concertation. Ex-enfant
et ex-parent s’entendent sur la date de départ du domicile des parents.
2. Rédiger un accord financier qui prend en compte les objectifs et les
obligations de toutes les parties concernées. Le psychologue Sébastien
Dupont souligne : « La capacité des parents à financer un logement
indépendant ou l’allongement des études, ou encore à compléter le
maigre salaire des premières années dans l’emploi, est devenue
déterminante pour l’insertion sociale du jeune15. » On constate aussi
que, face au divorce de ses parents ou à la double résidence, le jeune
adulte connaît un développement accéléré de ses capacités d’autonomie.
3. Respecter les besoins d’intimité de chacun et convenir de temps de
partage. L’autonomisation du jeune adulte ne s’oppose pas à de saines
relations avec l’ex-parent dans un nouveau rapport d’adulte à adulte.
L’adulte infantilisé, dont les comportements semblent immatures, est le côté
pile de la pièce jouée par nombre d’adultes gouvernés par leur enfant
adapté, cet éternel enfant face à son parent. Le côté face est l’adulte
parentifié qui paraît, au contraire, plus responsable et plus adulte. Comme
pour l’adulte infantilisé, ce n’est qu’une façade. Derrière ces deux masques
se cache une réelle souffrance affective.
… à l’adulte parentifié
La thérapeute familiale Laurence Zimmermann Kehlstadt définit la
parentification « comme un lien de dépendance entre un enfant devenu
adulte et son parent, au travers duquel sont ressentis des sentiments de
responsabilité envers son parent quant à ses besoins affectifs et physiques,
comme s’il était son enfant, et qui parfois deviennent prioritaires aux
siens5 ». Ce dysfonctionnement relationnel, la plupart du temps inconscient,
devient la source – ou amplifie le risque – de nombreux maux (troubles
psychosomatiques, phobies, angoisse, hypervigilance, épuisement, burn-
out, dépression, etc.).
La vie d’un adulte parentifié est dominée par son enfant adapté. Cet éternel
enfant en lui le place dans une fonction apparemment gratifiante. L’adulte
parentifié est perçu comme fort, responsable, autonome et, la plupart du
temps, très aimant. Derrière cette façade grandiose, nombre de ses
problèmes reflètent un conflit d’intérêts entre ses légitimes besoins
personnels et les exigences de son parent parentifiant. Il est difficile pour
l’adulte parentifié d’admettre la nature toxique du lien qui le lie à son
parent. Laurence Zimmermann Kehlstadt affirme clairement : « La plupart
des adultes parentifiés ne sont pas conscients de la situation anormale que
représente ce lien particulier. (…) [Ils] ne mesurent pas les implications
négatives que cela engendre dans leur propre vie6. »
Il existe de nombreux adultes parentifiés parmi les professionnels de la
relation d’aide (médecins, infirmiers, thérapeutes, psychologues, etc.) et les
cadres supérieurs. Quand un adulte parentifié nous consulte, sa motivation
première découle d’un appel intérieur : il reconnaît en lui la souffrance d’un
enfant qui n’a pas eu le droit d’être un enfant. Cette souffrance plus ou
moins vive le met en difficulté. En frappant à sa porte, elle lui remémore sa
vulnérabilité enfantine qu’il cherche à camoufler. Exigeant avec lui-même
et tourné vers les autres, il se soucie peu de lui et de son enfant intérieur.
Paradoxalement, derrière des masques bien adaptés et le fait qu’ils assurent
dans de nombreux domaines de leur existence, les adultes parentifiés se
déprécient. Laurence Zimmermann Kehlstadt ajoute : « Non seulement, ils
n’ont pas vraiment été investis pour eux-mêmes mais surtout, malgré tous
leurs efforts pour mener à bien leur mission, ils ont été et resteront
probablement toujours dans une situation d’échec et d’impuissance vis-à-
vis du parent en difficulté7. »
Leur mission s’avère impossible puisqu’ils ont été, en réalité, mis en échec
dès l’enfance. Aucun enfant ne peut devenir le parent de son parent sans
s’aliéner. Enfant parentifié, puis adulte parentifié, l’individu est piégé dans
une course effrénée au cœur d’un tunnel apparemment sans issue.
Le protecteur
Il se donne pour mission de préserver son parent. À l’âge adulte, l’ex-enfant
offre la protection dont il n’a pas bénéficié dans son enfance pour conserver
une illusion de sécurité. Cette attitude peut infantiliser l’ex-parent.
Erika, la cinquantaine, rapporte :
Le contrôlant
Il impose ses idées, ses sentiments et ses choix. Pour lui, l’autre ne peut être
qu’un prolongement de lui-même. Il rejoue ce qu’il a vécu enfant dans un
lien d’attachement excessif à son parent.
Le confident / le partenaire
Il cherche à être « tout » pour son parent, une oreille attentive et
compréhensive. Cette position est potentiellement incestuelle16 : l’enfant,
puis l’ex-enfant, entendent les confessions intimes de son parent. Parfois, ils
deviennent le partenaire du parent. Nicole se confie :
Le soignant
Comme son nom l’indique, il est là pour prendre soin de son parent. Sa
préoccupation pour la santé de son parent n’est pas toujours objective. Son
inquiétude au moindre bobo est un symptôme de sa position parentifiée. Cet
adulte exerce souvent un métier dans la relation d’aide. La psychologue
Stéphanie Haxhe précise : « En définitive, c’est la forme de l’enfant
soignant qui est la plus aisément identifiable, ce pourquoi la parentification
est communément ramenée à cette unique fonction. Cela tient peut-être
aussi au fait que le besoin du parent est davantage perceptible que dans
d’autres parentifications, ou que la responsabilité relationnelle de l’enfant
est plus évidente lorsqu’il s’agit de soins à un parent, qu’elle qu’en soit la
raison (dépression, maladie mentale, handicap ou autre)17. »
Le bouc émissaire
Il constitue une autre forme de parentification. L’enfant bouc émissaire « est
celui qui porte à titre individuel une responsabilité collective. Il est
injustement forcé à assumer la responsabilité du fardeau ou des fautes de
quelqu’un d’autre18 ». Ses parents « ont fait l’expérience, dans leur enfance,
de relations caractérisées par une absence grave de fiabilité et de confiance
en l’adulte. En plaçant des attentes irréalistes sur l’enfant, censé leur
redonner confiance dans le monde et réparer ce que d’autres ont abîmé, ils
mettent ce dernier en échec19 ». D’après notre expérience, le parent d’un
enfant bouc émissaire a subi des actes particulièrement violents comme des
abus sexuels, des maltraitances physiques ou morales, etc. Inconsciemment,
il va attendre de son enfant qu’il efface l’ardoise de toutes les souffrances
qu’il a endurées. Cette relation est particulièrement destructrice. L’enfant
bouc émissaire fait tout pour alléger le passé de son parent mais subit les
foudres de ce dernier qui décharge sur lui sa rage, sa haine et sa violence.
Le parfait
Il est l’enfant idéal ou l’enfant rêvé de ses parents. Il répond à toutes leurs
attentes et espérances en demeurant en apparence stoïque, imperturbable.
Le psychiatre Ivan Boszormenyi-Nagy précise l’une des conditions de la
parentification : « La personne qu’est l’enfant doit d’abord être transformée
en un adulte imaginaire20. »
Un parent parentifiant est une personne immature dans le déni de ce qu’est
l’enfance. Il tente d’obtenir ce qu’il n’a pas reçu ou ce qu’il a perdu trop tôt.
Il est, généralement, dans l’incapacité de sentir et d’identifier ses propres
émotions et besoins. Le parent parentifiant désire créer avec son enfant une
relation idéale sans considération pour l’intégrité de celui-ci. Le parent
parentifiant et l’ex-enfant parentifié forment un système en résonance, ce
qui signifie que les ressentis et les perceptions de l’un ont aussi une
fonction pour l’autre, et vice versa. Sortir de ce cycle infernal est donc
complexe. Éclairons-en maintenant les trois principaux ingrédients.
L’emprise affective
L’emprise affective est le résultat d’un attachement inversé où le parent voit
chez son enfant une figure rassurante et nourrissante à laquelle il peut se
raccrocher. C’est à l’enfant d’offrir sécurité et confiance à son parent. Cette
charge revient au membre de la fratrie le plus empathique et le plus
attentionné. L’adulte parentifié refoule ses ressentis douloureux d’enfant
abandonné. Non seulement ses besoins légitimes n’ont pas été respectés,
mais son amour pour ses parents a été instrumentalisé. Alice Miller cite, à
ce propos, un conte des Lettres de mon Moulin d’Alphonse Daudet : « Il
était une fois un enfant qui avait une cervelle d’or. Les parents ne s’en
aperçurent que par hasard, lorsque, l’enfant s’étant blessé à la tête, ils virent
couler non du sang, mais de l’or. (…) Lorsque le garçon eut grandi et voulut
voir le vaste monde, sa mère lui dit : “Nous avons tant fait pour toi, nous
devrions aussi avoir part à ta fortune.” Il s’arracha alors un gros morceau de
cervelle, et le donna à sa mère21. » L’adulte parentifié doit rembourser sa
dette à ses parents avec une part de sa substance. Cet or détourné au service
du parent est une forme de kidnapping des richesses de l’enfant.
La pseudo-gratification
La pseudo-gratification rend docile un grand nombre d’adultes parentifiés.
Laurence Zimmermann Kehlstadt souligne : « Il est vrai que l’aveuglement
de l’enfant puis de l’adulte quant à ses conditions d’enfant exploité pourrait
être, en partie, dû à son sentiment de valorisation de ses pseudo-capacités
d’adulte qui, à l’âge adulte, peut continuer à favoriser le maintien de la
parentification22. » Comme nous l’avons déjà signalé, cette fonction est
socialement valorisée. Cela encourage chez l’adulte parentifié la
consolidation d’une image de soi idéalisée et parfaite. Le célèbre psychiatre
Carl Gustav Jung rappelle : « Il ne s’agit pas d’atteindre la perfection, mais
la totalité23. » L’adulte parentifié cherche à être une bonne personne et non
un être entier. Il accepte inconsciemment de se mutiler, de livrer une part de
sa cervelle d’or. Jung insistait sur l’importance de vivre l’état d’homme
ordinaire sans mutilation de soi.
La grandiosité
La grandiosité, chez la personne parentifiée, est l’expression d’un sentiment
de toute-puissance infantile nourri par les exigences parentales. En étouffant
ses véritables ressentis – pour ne pas rejeter ou blesser son parent –, l’adulte
parentifié creuse en lui un vide. Son vrai Moi muselé est dissimulé derrière
un masque parfaitement adapté à la mission impossible qu’il doit remplir.
Alice Miller ajoute : « En fait, la grandiosité est la défense contre la
profonde douleur causée par la perte du Soi, fruit de la négation de la
réalité. (…) L’effondrement du sentiment de sa propre valeur chez
l’individu grandiose montre très nettement qu’en réalité, il était suspendu en
l’air, à un ballon de baudruche, qui, par bon vent, est certes monté très haut,
mais subitement s’est retrouvé percé et, à présent, gît au sol comme un petit
chiffon. Cet individu n’a rien pu développer de sa personnalité, rien qui
aurait pu, plus tard, lui fournir un appui24. » Les risques encourus par
l’adulte parentifié – le burn-out, la dépression, le harcèlement ou la maladie
– sont autant de maux régulièrement abordés en thérapie qui obligent l’être
à cesser sa course folle.
Le conflit de loyauté
L’une des fonctions de la thérapie est de résoudre le conflit de loyauté qui
taraude l’individu tiraillé entre son besoin de distance et son besoin de
proximité dans sa relation à son parent. Dans notre démarche
psychothérapeutique, la personne apprend à (re)construire un solide lien à
elle-même – c’est-à-dire à son enfant intérieur – pour mieux se positionner
dans le lien à l’autre. N’oubliez pas que le lien de parenté à vous-même est
deux fois plus proche qu’avec vos parents. Rien ne vous connecte plus à
vous-même que le détachement sécurisant d’avec vos figures parentales30.
Cette démarche, parfois difficile, souvent douloureuse, nécessite du
courage. Cependant, nombre de personnes en retirent rapidement de vrais
bénéfices. L’apaisement de leur souffrance physique et morale les motive
pour se libérer de leur loyauté d’éternel enfant adapté. La reconnexion et la
réconciliation avec son enfant intérieur ouvrent des possibilités
insoupçonnées d’alliances avec ses proches. L’idée d’une saine relation ex-
enfant/ ex-parent représente une autre motivation pour remplacer la loyauté
aveugle par une nouvelle alliance gratifiante.
1. Nous choisissons le terme générique de « parentification » pour désigner tous les processus où
l’enfant est amené à remplir des fonctions inadéquates pour répondre à des attentes parentales ne
respectant pas son intégrité. Certains auteurs différencient la « parentification » (le parent exige
que l’enfant soit un bon parent pour lui et prenne en charge ses besoins), la « parentalisation » (le
parent demande que l’enfant apporte une aide, qu’il soit un auxiliaire parental) et
l’« adultisation » (le parent attend que l’enfant soit rapidement autonome et adulte). Voir Haxhe
S., L’Enfant parentifié et sa famille, Érès, 2013, p. 164. Ce chapitre aborde les conséquences de
ces phénomènes à l’âge adulte.
2. Clavier B., Ces enfants qui veulent guérir leurs parents, Payot, 2019, p. 8 et 9.
3. Ibid.
4. Ducommun-Nagy C., Ces loyautés qui nous libèrent, JC Lattès, 2006, p. 50.
5. Zimmermann Kehlstadt L., « Des adultes encore parentifiés. La parentification, un concept clé en
psychothérapies d’adultes », Thérapie familiale, Médecine et Hygiène, p. 127 à 147, vol. 39,
2018, p. 129-130.
6. Ibid., p. 128.
7. Ibid., p. 143.
8. Ibid., p. 134.
9. Ibid., p. 138.
10. Forward S., Parents toxiques, Stock, 2000, p. 87.
11. La thérapie EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) a été créée par la
psychologue américaine Francine Shapiro en 1987.
12. Nous avons créé la méthode Cœur d’enfant en 1990. Voir à ce propos notre site :
www.coeurdenfant.fr.
13. L’aidant familial est la personne qui vient en aide, de manière régulière et fréquente, à titre non
professionnel, pour accomplir tout ou partie des actes ou des activités de la vie quotidienne d’un
proche.
14. Voir à ce sujet l’enquête « Les chiffres-clés sur les aidants en France », Baromètre BVA, avril
2017, disponible à cette adresse : https://www.ocirp.fr/actualites/les-chiffres-cles-sur-les-aidants-
en-france.
15. Ibid.
16. Le terme « incestuel » est utilisé lorsqu’il y a une profonde confusion sur la place et les frontières
de l’individu qui subit des évocations sexualisées sans qu’il y ait un passage à l’acte. C’est un
inceste moral où « le sujet enlisé dans une introuvable identité connaît la dépersonnalisation et la
désorganisation de son moi » (Racamier P.-C., L’Inceste et l’Incestuel, Dunod, 2010).
17. Haxhe S., L’Enfant parentifié et sa famille, op. cit., p. 192-193.
18. Ibid., p. 166-167.
19. Ibid.
20. Ibid., p. 139.
21. Miller A., Le Drame de l’enfant doué, Presses universitaires de France, 2008, p. 23.
22. Zimmermann Kehlstadt L., « Des adultes encore parentifiés. La parentification, un concept clé en
psychothérapies d’adultes », art. cit., p. 135.
23. Jung C. G., Synchronicité et Paraselsica, Albin Michel, 1988, p. 231.
24. Miller A., Le Drame de l’enfant doué, op. cit., p. 32-33.
25. Hendrix H. et Lakelly Hunt H., Le Guide des parents. Tu es toi, tu n’es pas moi !, Imago, 2017, p.
60.
26. Ibid., p. 63.
27. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., L’Oracle de l’enfant intérieur, op. cit., p. 72.
28. Ducommun-Nagy C., Ces loyautés qui nous libèrent, op. cit., p. 88.
29. Ibid., p. 90.
30. Binet É., Le Présent au secours du passé. L’intégration du cycle de vie, Satas, 2017, p. 50.
31. Campbell J., Puissance du mythe, Oxus, 2009, p. 63.
32. Ibid., p. 188.
Troisième partie
Le processus d’individuation
Parvenir à l’âge adulte ne signifie pas être adulte. Devenir adulte est le
parcours de toute une existence, une quête de maturité qui, obéissant à la loi
qui régit la vie sur terre, consiste à croître sans cesse avant de s’éteindre. La
croissance humaine n’est pas continue ; elle suit des cycles comme la nature
au fil des saisons.
De nos jours, l’homme occidental obéit, la plupart du temps, à une norme
rigide, celle du bonheur obligatoire. Sa vie est entièrement dédiée à cette
recherche essentiellement matérialiste. Pour beaucoup, grandir rime avec
être heureux à tout prix en respectant un cahier des charges. Les difficultés,
les souffrances et les frustrations ne sont pas reconnues et accueillies dans
cette vision normative. Certains bienheureux se fuient dans la surconsom-
mation (y compris, paradoxalement, celle du bien-être) quand d’autres,
malheureux, sont condamnés à la souffrance obsédante d’un passé qui ne
passe pas.
Grandir est un cheminement dynamique, la face visible de ce que le
psychiatre Carl Gustav Jung a nommé le « processus d’individuation ». Ce
processus est un mouvement naturel de transformation intérieure, vécue
plus ou moins consciemment, visant à rendre l’individu plus entier (non
morcelé, non divisé) et plus complexe (non duel). L’individuation s’inscrit
dans une recherche constante, et jamais totalement aboutie,
d’accomplissement individuel et relationnel. Ce concept jungien souligne
l’idée d’un élan vers le meilleur de soi, en intégrant les limites et les
paradoxes inhérents à la nature humaine et au parcours de chacun.
L’individuation n’exclut pas le monde ou les autres, elle les inclut. Il ne
s’agit pas de tout avoir ni d’être tout mais d’exercer au mieux sa
responsabilité et sa liberté, en se sachant, par nature, parfaitement imparfait.
C’est un authentique programme d’éveil de l’adulte en soi.
Le récit biographique
Un adulte grandit et s’accomplit grâce à ses relations. Il est en transaction
continuelle avec un contexte relationnel fluctuant. Le Moi se façonne dans
ces échanges et traverse des phases de stabilité puis de perturbation avant
l’émergence de nouveaux équilibres. Le devenir adulte est la construction
permanente d’un récit biographique où s’entremêlent deux grandes
histoires :
l’histoire extérieure, qui comprend la trame des événements de la vie.
Elle est l’histoire dominante, visible et officielle liée à l’appartenance à
un système familial d’origine. Les « Je suis le fils/la fille de… », « Je fais
tel métier », « J’ai telle qualité, telle compétence », « J’ai tel type de
relation avec… », etc. forgent une identité souvent conforme aux règles
familiales ;
l’histoire intérieure, qui est faite des différents retentissements que la vie
produit sur un individu. Elle est l’histoire alternative, invisible et
authentique qui s’élabore selon la subjectivité d’une personne. Ce que
l’adulte vit extérieurement, l’enfant en lui le vit intérieurement, au même
moment. On peut affirmer que l’histoire intérieure est celle de l’essence
enfantine.
La maturité n’est pas un acquis automatique pour l’adulte ; elle est un
processus visant à se laisser guider par sa vie intérieure, ce qui nécessite de
redécouvrir son histoire alternative. Cela passe par un processus
d’intégration de ses parts enfantines oubliées et exilées dans l’ombre.
L’ombre d’un individu est semblable à un grenier poussiéreux ou à une cave
humide que personne ne vient plus visiter. Jean Monbourquette explique
que l’intégration de son ombre favorise des relations sociales plus
authentiques et le développement de la conscience morale. « Au départ,
celle-ci [la conscience morale] est surtout une simple obéissance à des
règles et à des codes moraux transmis par la famille et la communauté.
Toute louable que soit cette première phase, on doit chercher à la dépasser.
Car les impératifs moraux d’une famille ou d’une société favorisent certains
comportements au détriment d’autres8. »
La conscience morale conventionnelle reste fidèle à l’histoire extérieure et
officielle qui impose à chacun des règles familiales et sociales pour
maintenir un certain ordre établi. La conscience morale post-
conventionnelle fait primer l’histoire intérieure et alternative pour
s’appuyer sur des principes plus universels et respectueux du vivant sous
toutes ses formes. Au niveau individuel, dans une perspective post-
conventionnelle, devenir adulte inclut le nécessaire deuil de la fonction
parentale et des représentations qui lui sont associées lors des différentes
phases de la vie.
Le mitan de la vie
Durant le mitan de la vie, longue période s’étalant de 40 à 60 ans, nombre
de faits marquants interrogent l’individu, le confrontent à des deuils et à la
nécessité de se transformer. Chaque élément de son histoire extérieure est
une invitation à explorer son histoire intérieure pour forger un récit
biographique cohérent et intègre dans le temps, c’est-à-dire non fragmenté
et non compartimenté. Voici une liste non exhaustive d’événements et de
situations offrant des possibilités de sens et de renouveau :
le départ du foyer d’un enfant (risque du syndrome du nid vide pour l’ex-
parent) ;
le phénomène de l’ex-enfant ne souhaitant pas quitter le domicile
familial ;
le retour sporadique de l’ex-enfant (seul ou avec conjoint ou enfant) au
domicile parental ;
la naissance tardive d’un enfant ;
l’accident ou la maladie ;
le décès d’un proche ;
la prise en charge d’un parent malade ou en perte d’autonomie ;
l’arrivée d’un nouveau membre dans la famille ;
le statut de grands-parents (pour l’ex-parent, cette nouvelle fonction peut
faciliter le deuil de sa fonction parentale) ;
la séparation, le divorce ;
le veuvage ;
la réinsertion sur le marché du travail ou la reconversion
professionnelle ;
la retraite personnelle ou celle du conjoint ;
la perte d’emploi ou la précarité économique ;
le déménagement, l’achat d’une nouvelle propriété, etc.
Tous ces changements, sources de bouleversements positifs ou négatifs,
sont propices aux questionnements sur son existence et le sens de la vie. La
vie n’a pas de sens dans l’absolu excepté celui qu’on lui donne. Gandhi
déclare : « La vie est un mystère qu’il faut vivre, et non un problème à
résoudre. » C’est un pur voyage. Chaque individu, relié au monde, contacte
intimement le plus petit en soi et le plus grand que soi. Irvin Yalom
conclut : « Plus nous recherchons l’autosatisfaction, plus celle-ci nous
échappe. Plus nous expérimentons un sens autotranscendant, plus nous
connaîtrons le bonheur10. »
Grandir est une série de petites morts et de deuils pour exister davantage,
apprendre à être plus vivant, plus en lien et percer son propre mystère.
Devenir adulte, c’est cheminer de celui que l’on croit être à celui que l’on
est réellement. C’est l’histoire d’une construction fragile et complexe
poussant l’être à se détester, se fuir et se rejeter autant qu’à se reconnaître,
s’estimer et s’unifier.
Face à l’impermanence de la vie, l’être humain continue à se chercher, à
croître et à affiner sa conscience de lui-même dans une dynamique
émotionnelle et relationnelle. Le psychosociologue Jean-Pierre Boutinet
distingue trois composantes majeures dans la construction d’une conscience
de soi :
« un sentiment de permanence dans le temps, permanence à partir de
laquelle l’adulte se reconnaît lui-même dans ce qu’il estime être sa
singularité au niveau de son histoire (…) ;
un sentiment de différenciation nourri de la diversité des événements
vécus et des changements que ceux-ci apportent (…) dans le type de
relation que l’adulte entretient avec son environnement ;
un sentiment de reconnaissance vis-à-vis de soi-même ou un sentiment
que l’on prête à autrui à propos de la façon par laquelle il nous perçoit et
nous estime dans ce que l’on est pour lui, ce que l’on représente pour
lui12. »
L’enjeu fondamental du devenir adulte est d’acquérir une conscience de soi
se fondant davantage sur son histoire intérieure que sur son histoire
extérieure. C’est pourquoi l’intégration de l’enfant intérieur représente un
jalon indispensable à l’éveil de l’adulte intérieur.
Sortir du secret
Éloïse, la quarantaine, est dans la relation d’aide. Elle accompagne et
oriente des jeunes adultes en situation d’échec dans leur insertion
professionnelle. À l’âge de 8 ans, Éloïse a vécu un premier traumatisme
avec la mort soudaine de son père foudroyé par une crise cardiaque. Face à
sa mère Monique, dépassée par les événements, et à son petit frère Pierre,
de cinq ans son cadet, elle s’est muée très vite en « mère ». Elle a soutenu
sa mère dans toutes les tâches ménagères quotidiennes et a pris soin de son
petit frère. Courageuse, elle a grandi en devenant une femme forte et en
apparence sûre d’elle mais son corps exprime une grande souffrance. En
surpoids, elle est en prise à beaucoup de honte et de désamour pour elle-
même. Elle est aussi régulièrement la proie d’angoisses insupportables. Elle
est terrorisée à l’idée que son frère et sa mère soient malades, blessés ou,
pire, décèdent. Elle entame une thérapie individuelle et groupale.
Trois ans plus tard, à son initiative, la famille entière s’engage dans une
thérapie familiale. Tous les trois s’accordent pour reconnaître un
fonctionnement familial fusionnel et étouffant. Depuis la mort de leur père,
Éloïse est parentifiée tandis que Pierre est infantilisé. Il souffre de vivre
sous la coupe de sa sœur et ne parvient pas à construire sa vie. Il a un projet
professionnel qu’il repousse indéfiniment. Depuis la mort de son mari,
Monique est seule. Elle se présente comme une victime et ses deux enfants
lui reprochent d’être toujours triste et déprimée, les empêchant d’être
heureux.
À la première séance, le problème du deuil non résolu du père est abordé.
Une chaise vide figure la place du décédé. Les trois membres de la famille
traversent émotionnellement ce qui restait en suspens. Monique pleure le
mari qui l’a abandonnée et n’a pas poursuivi son rôle de père. Pierre se
libère d’un fantôme omniprésent entretenu par sa mère pendant des années
lors de séances de spiritisme hebdomadaires censées maintenir un lien entre
le père décédé et ses enfants. Enfin, Éloïse, profondément affectée, renonce
à l’idée d’un père qui aurait pu la protéger des sévices sexuels subis enfant.
Un ami de son père, Paul, s’est révélé être un prédateur sexuel. Il a
manipulé Monique pour qu’elle lui « livre » sa fille. Les abus sexuels dont
Éloïse a été la victime sont restés secrets. À la séance suivante, celle-ci se
sent prête à dévoiler sa vérité cachée qui pèse sur tout le système familial.
Éloïse : J’ai besoin d’aborder un sujet difficile pour moi mais j’ai très
peur.
Le thérapeute : De quoi avez-vous peur ?
Éloïse : De ne pas être entendue par ma mère comme cela a été le cas
pendant toute mon enfance.
Le thérapeute (en s’adressant à la mère) : Monique, pensez-vous
pouvoir entendre votre fille ?
Monique (craintive) : Oui, je vais essayer, mais je compte sur vous
pour m’aider.
Le thérapeute : C’est entendu. Je comprends parfaitement votre
appréhension et nous sommes tous ici pour trouver une voie de
libération pour chacun.
Éloïse : Maman, je veux revenir sur un événement précis qui s’est
déroulé quand j’avais 10 ans.
Le thérapeute : Éloïse, vous avez dit « maman ». Je vous propose de
parler à la personne qu’est Monique aujourd’hui en évoquant sa
fonction parentale comme appartenant uniquement au passé.
Éloïse : Entendu. Monique, je veux revenir sur un événement précis
survenu alors que j’avais 10 ans et que tu avais à l’époque une
fonction de maman et de mère. Un soir, il était 22 h 30 et je dormais
dans ma chambre lorsque tu es venue me réveiller. J’ai eu peur qu’un
autre drame se soit passé. Tu étais bizarre. Je t’ai entendu me dire de
me rhabiller rapidement parce que Paul m’attendait. Je me suis
exécutée sans rien comprendre puis tu m’as mise dans sa voiture en
pleine nuit et il a démarré. (Éloïse sanglote. Son frère est très ému.
Monique reste distanciée.)
Le thérapeute : Éloïse, je vous invite à respirer profondément avant de
poursuivre.
Éloïse : En arrivant chez lui, Paul m’a ordonné de me déshabiller et de
me mettre au lit… dans son lit. Il est allé dans la salle de bains. J’étais
pétrifiée. J’avais froid. Je me sentais piégée, abandonnée. J’étais
persuadée que j’allais mourir. Lorsqu’il est revenu, je m’étais enroulée
dans les draps, entièrement habillée. Il m’a crié dessus en me disant
que je faisais n’importe quoi. Il était en caleçon. Il s’est couché et s’est
blotti contre moi. Il a glissé ses mains sous mes vêtements et il m’a
violée. C’était insupportable et j’ai fini par hurler de toutes mes
forces. Il a paniqué à cause des voisins. Il m’a traitée de tous les noms
puis il m’a traînée dans la voiture et m’a ramenée à la maison.
Le thérapeute : Monique, vous souvenez-vous de cet épisode ?
Monique : Oui, mais j’ignorais ce que Paul allait faire.
Le thérapeute : Monique, je vous suggère de ne pas vous justifier. J’ai
besoin de comprendre ce que vous avez pensé et éprouvé à ce moment-
là. Avez-vous trouvé normal de confier votre fille de 10 ans à un
homme en pleine nuit ?
Monique : Je me suis juste dit que c’était un souci de moins, que Paul
allait la garder quelques jours.
Éloïse : Quand je suis rentrée à la maison, j’ai couru dans ma
chambre mais je me suis arrêtée dans l’escalier car Paul te hurlait
dessus. Il était fâché par mon comportement et je me souviens que tu
as balbutié ces mots : « Je suis désolée. »
Monique : Oui, je suis vraiment désolée pour tout ça. Je te demande
pardon.
Le thérapeute : Monique, il n’est pas question de pardon ici, il s’agit
d’évacuer la souffrance et les secrets qui ont creusé un fossé entre
vous et ont altéré vos liens.
Monique (exprimant un soudain mal-être) : Je ne sais pas quoi faire, ni
comment…
Le thérapeute : Ressentiez-vous cela à cette époque ?
Monique : Tout le temps. J’étais perdue sans mon mari. J’étais
impuissante. Je me regardais faire. J’étais comme une morte-vivante.
Il est trop tard maintenant pour rattraper quoi que ce soit. Vers 12 ans,
Éloïse m’a confié que Paul n’était pas gentil. Je n’ai pas cherché à
comprendre ce que cela signifiait. Un peu plus tard, j’ai imaginé que
ma fille était peut-être en danger alors j’ai récupéré les clés que
j’avais données à Paul et je l’ai chassé de notre vie. Je pensais avoir
agi assez tôt mais c’était trop tard.
Le thérapeute : Il n’est pas trop tard pour que chacun reprenne sa
responsabilité. Monique, vous étiez le parent et donc la personne
responsable de vos enfants, n’est-ce pas ?
Monique : Oui, mais j’ai échoué.
Le thérapeute : Aujourd’hui, vous pouvez réussir. Commençons. Tout
d’abord, pouvez-vous exprimer à Éloïse ce que vous avez entendu ?
Monique : Ma chérie, j’ai…
Éloïse : Non, il n’y a pas de « ma chérie » qui tienne… Je n’ai pas
besoin de ton amour, j’ai besoin de savoir si je peux te faire confiance.
Monique : J’ai entendu que Paul t’a fait du mal.
Éloïse : Non ! Ce n’est pas ce que j’ai dit.
Le thérapeute : Monique, pouvez-vous essayer de reprendre les mots
d’Éloïse. Ce sont ses mots, chargés de son émotion et de sa vérité
intérieure, qui sont des fenêtres pour la libération.
Monique : Quand je t’ai réveillée, tu as eu peur. Tu ne comprenais pas
ce qui se passait. Chez Paul, tu étais pétrifiée, tu avais froid. Tu te
sentais piégée, abandonnée. Tu as cru que tu allais mourir. (Monique
s’arrête et pleure.) Oh, mon Dieu, ma petite fille… Je ne peux pas
continuer, c’est trop difficile.
Le thérapeute : Je suis là à vos côtés, Monique, poursuivez.
Monique : Ensuite, il t’a fait subir des attouchements sexuels.
Le thérapeute : Ce n’est pas ce qu’elle a dit. Quels mots a-t-elle
prononcés ?
Monique : Il… il t’a violée. (Monique s’effondre.)
Éloïse pleure et répète : Oui, il m’a violée, il m’a violée, il m’a
violée…
Monique : J’ai mal pour Éloïse et… Je crois que moi aussi, j’ai été
violée enfant. C’est la première fois que j’ose me l’avouer.
Restituer la violence
La violence faite à l’enfant est une tragédie répandue. La violence éducative
ordinaire (VEO) désigne toutes les attitudes pseudo-éducatives contaminant
la relation enfant/parent. Cette violence établit un rapport de pouvoir, de
domination et de contrôle générant des souffrances morales et/ou physiques
chez l’enfant. C’est un fléau universel concernant toutes les cultures et tous
les pays. Selon un rapport de l’Unicef en date de 2009, 85 à 95 % des
adultes pratiquent cette violence éducative ordinaire19. La pédiatre
Catherine Gueguen explique : « [Elle] est dite “éducative” car elle fait
partie intégrante de l’éducation à la maison et dans de nombreuses écoles.
Elle est dite “ordinaire” car elle est souvent quotidienne, considérée comme
banale, normale, tolérée sinon même parfois encouragée par la
communauté. Il est jugé “normal” de frapper un enfant pour se faire obéir et
l’éduquer20. »
La VEO englobe les coups, les menaces, les punitions, les chantages, les
jugements, les dévalorisations, les isolements, etc. qui placent l’enfant sous
terreur. Cette peur, gravée dans la chair d’un grand nombre, est
omniprésente dans la relation ex-enfant/ex-parent à l’âge adulte. Elle altère
le lien et la relation. Par peur, honte et culpabilité, beaucoup gardent
secrètes ces violences. La banalisation, la justification et la rationalisation
sont les moyens les plus courants pour légitimer les comportements
inacceptables subis enfant.
Rendre symboliquement à son parent (ou à tout autre adulte) la violence
reçue est une opportunité de faire grandir la relation. Pour l’ex-enfant, la
restitution de violence symbolique est une libération énergétique,
émotionnelle et psychologique. Le lien est ainsi purgé d’un poids
jusqu’alors pris en charge par l’éternel enfant se sacrifiant pour son parent.
Pour l’ex-parent, la restitution revient à une rétrocession. Il récupère son
« paquet » et gagne l’occasion d’assumer ses actes passés. En redevenant le
seul responsable de ses actes vis-à-vis de son enfant, il se libère aussi de sa
culpabilité (parfois inconsciente).
La thérapie est déjà un processus de restitution en dévoilant à un tiers son
vécu douloureux. Trop peu de thérapeutes accompagnent la restitution de
violence au sein de la relation ex-enfant/ex-parent. D’abord, parce que le
thérapeute n’est pas toujours un témoin lucide de son propre vécu enfantin
(ce qui peut amoindrir ses interventions). Ensuite, la restitution est plus
facile à effectuer dans un contexte de thérapie familiale (mais ce n’est pas la
seule possibilité). Enfin, la restitution de violence est un travail complexe
qui exige beaucoup de rigueur et de prudence de la part du thérapeute. Il
nécessite plusieurs mois (parfois un ou deux ans) de préparation pour
aboutir.
L’ex-enfant peut restituer la violence à son parent lorsqu’il a suffisamment :
reconnu et évacué les émotions liées à son vécu douloureux (peur, colère,
rage, etc.) ;
retrouvé une certaine capacité à réguler ses affects en apprenant à
rassurer son enfant intérieur ;
exploré la fonction de son silence face à son système familial ;
questionné la fonction de la violence éducative ordinaire dans son
système familial ;
renoncé à ses attentes implicites ou explicites à l’encontre de son parent ;
réhumanisé son parent et accepté les limites passées et présentes de ce
dernier.
La restitution de violence peut se présenter comme un jalon ou comme le
point d’orgue d’un processus thérapeutique. Elle est effectuée par l’adulte
mature et responsable au nom de l’enfant en lui. Elle peut prendre la forme
d’un courrier ou d’un objet, et être réalisée en présence de son parent ou
pas.
Marc, 35 ans, se confie sur sa restitution de violence :
Se pacifier
En chaque adulte, l’enfant intérieur espère vivre en paix avec son histoire.
Ce ne sont pas les traumatismes de l’enfance qui déterminent la qualité
d’une vie adulte (même s’ils ont un impact certain), mais bien la relation
tissée avec soi, avec son passé et avec autrui. C’est le devoir de l’adulte de
considérer qu’enfant, il méritait autant d’attention, d’amour et de tendresse
que n’importe quel autre enfant. Il lui revient de nommer tous les
comportements inadaptés, inacceptables ou criminels perpétrés à son égard
et de s’en indigner. Cela l’aidera à privilégier dans sa vie des relations
épanouissantes s’écartant des modèles déficients du passé.
Aujourd’hui, beaucoup s’accordent à reconnaître que la violence provient
de l’éducation et non de la nature humaine. L’être humain est capable des
pires atrocités alors que, paradoxalement, son cerveau n’est pas fait pour la
violence. Cette dernière endommage les capacités neurosociales naturelles
de l’être humain (empathie, bienveillance, altruisme, compassion, etc.).
La relation ex-enfant/ex-parent a besoin d’être éclairée, réévaluée, assainie
et réajustée pour que chacun puisse se pacifier. Nul être ne peut grandir et
s’accomplir sur les sables mouvants du secret et de la violence. En thérapie
familiale, nous rencontrons très peu d’ex-parents refusant d’assumer la
responsabilité de leurs actes. La dernière mission du parent est d’accueillir
la vérité intérieure de son ex-enfant sans chercher à rejeter, rationaliser,
minimiser celle-ci ou vouloir la prendre en charge. Quand l’accueil de cette
vérité ne peut aboutir, la relation est bancale et ne peut pas se pacifier.
C’est dans la relation enfant/parent et ex-enfant/ex-parent que les clés de la
paix dans le monde se forgent. Il ne s’agit pas d’une vision utopique ou
naïve mais d’une aspiration pour dessiner les contours du monde de
demain. En rencontrant, dans notre carrière, des milliers d’enfants
intérieurs, nous avons pu observer cette inclinaison particulière poussant
chaque être à vivre paisiblement en lien avec tout ce qui l’entoure.
Réécrire sa biographie
Dans un récent essai, la professeure de psychologie Chantale Prouxl
s’interroge sur la trajectoire singulière de certains orphelins : « Un grand
nombre de mystiques qui ont marqué le monde, d’éminents chercheurs,
d’artistes lumineux, de philosophes célèbres ont perdu leur mère à la
naissance ou au cours des premières années de leur vie26. » Nous
retrouvons une forme d’autoparentage chez de nombreux orphelins à
l’instar des deux exemples suivants.
La première histoire est celle de Thérèse Martin (1873-1897) qui perd sa
mère d’un cancer à l’âge de 4 ans. Ce drame se transforme en initiation et la
petite Thérèse amorce très jeune une profonde conversion spirituelle :
« Devenue sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, sa relation
au Christ abandonné sur la croix lui sert à “penser” et à “panser” l’enfant
blessé en elle. Elle apprend à se materner en envisageant Dieu comme un
bon parent, grâce à l’image de Marie qu’elle nomme sa “mère chérie”. Ce
reparentage – une expérience unique pour l’époque – lui offre une résilience
spirituelle qui soutient, déploie et amplifie les compétences, les ressources
et les potentialités de son être27. »
Le second parcours est celui du psychologue Erik Erikson. Célèbre pour sa
théorie de l’identité, sa biographie recèle un détail notable. Né en
Allemagne de père inconnu en 1902, il est adopté à 3 ans par son beau-père
Theodor Homberger. D’origine juive, il émigre aux États-Unis en 1932 et
demande sa naturalisation américaine. À cette occasion, il change de nom et
devient Erik Erikson, signifiant littéralement Erik, fils d’Erik. Dès lors, il
est symboliquement son propre fils et son propre père. Il accepte « de fait
que sa propre vie relève de sa propre responsabilité28 ».
L’autoparentage replace l’individu au centre de son récit biographique, cet
écheveau d’histoires entremêlées et incomplètes. Que l’on en soit conscient
ou non, chaque ex-enfant vit, en partie, à travers et dans l’histoire de son
ex-parent. Par loyauté, il tente de raccommoder les accrocs d’un récit qui
n’est pas le sien. Les orphelins sont, peut-être, plus enclins que d’autres à
écrire leur propre récit. Ils peuvent aussi rester piégés dans une histoire
idéalisée, celle d’un parent magnifié parce que absent.
Devenir adulte, c’est devenir orphelin de père et de mère pour reprendre
l’entière responsabilité de son chemin de vie. C’est une façon de ne plus
suivre l’histoire officielle défendue par son système familial. Cette histoire
officielle prétend connaître et définir ce que chacun est. Elle proclame que
chaque adulte reste l’enfant de son parent. Devenir orphelin, c’est
s’affranchir de toute fonction parentale extérieure. C’est à la fois
douloureux et libérateur.
Ainsi, l’individu se réapproprie son histoire véritable : « Si l’on ne peut pas
changer son passé, on peut changer sa relation au passé. On peut le réécrire
en exhumant les passages manquants conservés dans les images-sources
vibrantes. Qu’elles soient douloureuses ou heureuses, les images-sources
viennent contrecarrer le récit biographique dominant, qui écarte les
principaux vécus de l’être enfantin29. » L’un des avantages de la thérapie de
l’enfant intérieur est de laisser jaillir des images-sources pour réécrire une
biographie complète, continue dans le temps et dans l’espace, avec de
nouveaux scénarios de vie plus épanouissants.
Les images-sources sont des expériences enfantines – réelles ou imaginaires
– engrammées dans le corps. Les interventions du thérapeute axées sur les
images intérieures et les sensations du corps (piliers de la représentation de
soi) créent l’émergence d’un nouveau récit : « Lors de ce processus, les
images-sources sont intégrées et reprennent toute leur place dans la
véritable biographie de l’individu quand le point de vue de l’enfant est
remis au cœur de l’histoire, pris en compte et entendu30. »
La réécriture de sa biographie démontre qu’il n’existe aucun déterminisme.
Chaque adulte est capable de créer sa vie comme il l’entend. Demeurer
l’enfant de son parent bloque le processus d’individuation.
1. Nous reprenons ici le titre d’un célèbre essai du prêtre et psychothérapeute canadien Jean
Monbourquette.
2. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., J’arrête d’être mal dans mon couple, op. cit., p. 8.
3. Hendrix H. et Lakelly Hunt H., Le Guide des parents, op. cit., p. 106.
4. Yalom I., Thérapie existentielle, Éditions Galaade, 2008, p. 220.
5. Article de Jean Monbourquette posté le 3 septembre 2016 sur le site de la Maison Monbourquette
– Soutien aux endeuillés : https://www.maisonmonbourquette.com/single-
post/2016/09/12/LATTACHEMENT-ET-LE-DEUIL.
6. Aspremont Lynden I. d’, Médecin de l’âme. Jean Monbourquette, Novalis, 2008, p. 15-16.
7. Elkaïm M., Comment survivre à sa propre famille, op. cit., p. 93.
8. Monbourquette J., Apprivoiser son ombre, Bayard, 2010, p. 18.
9. Nous reprenons les tranches d’âges proposés par Sylvie Galland. Voir Galland S., La Relation
entre les adultes et leurs parents, op. cit., p. 194-198.
10. Yalom I., Thérapie existentielle, op. cit., p. 648.
11. Citation tirée d’une brochure du Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (RQASF –
Marcotte et Ouimet, 2001).
12. Boutinet J.-P., Psychologie de la vie adulte, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-
je ? », 2013, p. 67.
13. Chopra D. et Tanzi R. E., Le Fabuleux Pouvoir de votre cerveau, Guy Trédaniel Éditeur, 2013, p.
279-280.
14. Extrait d’un poème rédigé par une jeune femme de 21 ans ayant grandi dans une famille
perturbée par l’alcoolisme. Voir Whitfiled Charles L., L’Enfant en soi. Découvrir et rétablir notre
enfant intérieur, Éditions Science et Culture, 2002, p. 105.
15. Le pardon est une notion très controversée dans le domaine de la psychologie. Ses bienfaits sont
régulièrement surévalués par ses défenseurs qui confondent les effets homéostatiques du pardon
avec la guérison psychique. Le pardon peut rééquilibrer un temps mais il ne résout pas les
tensions intrapsychiques sur le long terme. Pire, d’autres recherches démontrent clairement la
toxicité du recours au pardon. L’ouvrage de la psychothérapeute Sylvie Tennenbaum, Pardonner.
Tyrannie ou libération ? (Inter-Éditions et Dunod, 2008) apporte un précieux éclairage sur cette
question.
16. Van der Kolk B., Le corps n’oublie rien, op. cit., p. 281.
17. Pace P., Pratiquer l’ICV. L’intégration du Cycle de la Vie, Dunod, 2014, p. 47.
18. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., J’arrête d’avoir peur !, op. cit., p. 92.
19. Guegen C., Pour une enfance heureuse, op. cit., p. 218.
20. Ibid.
21. Miller A., C’est pour ton bien, op. cit., p. 15-16.
22. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., L’Oracle de l’enfant intérieur, op. cit.
23. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., J’arrête d’avoir peur !, op. cit., p. 100-105.
24. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., Rituels de l’enfant intérieur, op. cit., p. 20.
25. Ibid., p. 213-214.
26. Proulx C., S’affranchir, Fides, 2019, p. 11.
27. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., Rituels de l’enfant intérieur, op. cit., p. 63.
28. Erikson E., Adolescence et crise. La quête de l’identité, Flammarion, coll. « Champs », 1972, p.
145.
29. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., Rituels de l’enfant intérieur, op. cit., p. 186.
30. Ibid., p. 176.
Le lien dans tous ses états
C’est la conquête de notre capacité à modifier les règles du système où nous vivons qui peut
permettre à tous les membres de la famille d’accéder aussi au changement.
Tant il est vrai que les liens qui m’unissent aux autres, lieux et causes de ma souffrance, peuvent
devenir les voies mêmes de ma libération, et de la leur.
MONY ELKAÏM
C’est qui la plus belle ? C’est maman. Depuis que j’ai l’âge de parler,
ce rituel a lieu quasiment quotidiennement. Lorsque maman sort de la
salle de bains après trente minutes de maquillage, mes yeux sont rivés
sur celle que j’admire plus que tout, que j’idolâtre : maman ! C’est un
mot magique pour moi. Depuis que je suis toute petite, elle me séduit,
me fascine, m’envoûte et me terrifie aussi. Je m’appuie sur elle pour
comprendre le sens de ce que je fais, pense, dis et ressens. Depuis ma
naissance, je lui appartiens entièrement. Elle me dicte tout et l’idée de
la décevoir me met en panique totale. Maman, elle est forte, elle n’a
peur de rien, elle ose tout, elle sait tout, elle est surprenante, elle est
pleine d’idées, et rien ne l’arrête. C’est un véritable bulldozer. Et je ne
sais jamais ce qui va se passer avec elle. Tant bien que mal, j’essaie de
m’adapter à ses attentes, ses exigences, ses injonctions, ses chantages,
ses souffrances. À partir de mes 5 ans, j’ai mis en place des stratégies
pour anticiper ce qu’elle pourrait vouloir. Malgré toute mon énergie,
ma créativité, mon attention et ma dévotion pour la servir, elle n’est
jamais contente. Elle en veut toujours plus. Elle change toujours
d’avis et je suis totalement perdue.
En relisant ses mots, Yaëlle a mieux appréhendé les tourments vécus dans
sa relation avec sa mère. Adulte, elle demeure hypnotisée par l’image d’une
petite fille qui doit répondre aux attentes de sa mère toute-puissante. Face à
l’image duelle de cette mère en elle, elle se sent impuissance. Enfermée
dans un cercle vicieux, elle redouble d’efforts pour satisfaire, en vain, celle
qui lui a donné la vie. Parfois, sa mère lui dit « Ma chérie, je t’aime », pour
ensuite mieux la rejeter. Ce schéma relationnel maintient la
déshumanisation de la mère vécue successivement comme un « monstre »
ou comme une « impératrice ». Yaëlle reste enfermée dans une
représentation maternelle imaginaire et archaïque. Elle ajoute :
La figure filiale
Alors que l’ex-enfant reste hypnotisé par une figure parentale, l’ex-parent
ne se départit pas non plus de la figure filiale projetée sur son ex-enfant.
Une compréhension erronée des mythes a engendré la croyance que l’enfant
peut tout faire ou tout subir pour servir la cause de son parent, de sa famille
et/ou de ses aïeux.
Cette notion de toute-puissance attribuée à l’enfant s’inspire directement de
l’image de l’enfant divin, de ce jeune héros aux capacités exceptionnelles
rencontré dans nombre de mythes à l’instar de Jésus, Moïse, Bouddha,
Gilgamesh, Hercule, Arthur, etc.
Les mythes d’enfant-héros suivent généralement cette structure12 :
L’enfant est exilé mais il est de noble origine, la progéniture d’un roi ou
d’un dieu.
Sa naissance est annoncée par une prophétie et des signes confirment son
origine extraordinaire. Sa conception ou la grossesse de la mère est
magique.
L’enfant est rapidement livré à lui-même et aux forces de la nature. Il est
abandonné ou soumis à des conditions d’existence très humbles.
Des représentants de l’ordre établi tentent de tuer l’enfant jugé menaçant.
L’enfant grandit en traversant diverses initiations le menant à reconnaître
sa propre nature et à accepter sa mission.
L’enfant réintègre son rang et régénère tout ce qui l’entoure. Il est un
meneur, un guide. Le vieil ordre s’efface pour donner naissance à un
nouveau monde.
La plupart des personnes aiment les mythes pour leurs aspects lumineux.
L’enfant-héros est, à leurs yeux, celui qui réussit, contre vents et marées, à
s’imposer grâce à ses dons fabuleux. Cependant, un mythe est symbolique ;
il n’est pas une promesse de réussite matérielle. Il ne valide pas un
quelconque pouvoir magique sur les autres ou sur le monde. Le mythe
retrace l’expérience du Soi. Pour Jung, « l’expérience du Soi est une défaite
de l’ego13 ». Le mythe est par conséquent un voyage dans l’ombre, dans ce
qui est dissimulé à la conscience. Il illustre les transformations psychiques
fondamentales nécessaires à l’accomplissement humain.
Dans les mythes, les pouvoirs fantastiques du héros ne sont pas des attributs
humains mais une évocation du Soi. Le mythe relate le processus consistant
à se dépouiller de ses enveloppes narcissiques, de ses illusions et de ses
faux-semblants pour redevenir pleinement humain, inspiré par le Soi, un
être plein d’âme. Le mythe évoque le passage du potentiel (ce qui pourrait
être dans l’absolu) à la réalité (ce qui est incarné). La vulnérabilité et
l’imperfection sont des leviers inhérents à cette quête. En les intégrant, le
héros trouve la voie pour faire fleurir le meilleur en lui. Durant ce
processus, il se détache naturellement des figures parentales et filiales
illusoires.
Ces images intérieures ne sont pas réelles. Elles sont à la fois mystifiées et
archaïques. Leurs aspects grandioses et tout-puissants les rendent
inhumaines. Tout être en quête d’authenticité ne peut que les abandonner
pour favoriser de saines relations entre êtres humains imparfaits et
perfectibles.
Le droit à l’erreur
L’enfant a besoin de parents authentiques qui reconnaissent leurs erreurs et
mobilisent leurs ressources pour modifier ce qui n’est pas juste dans le lien.
L’enfant désire ardemment que son parent soit le grand, c’est-à-dire un
adulte responsable, fidèle à lui-même et capable d’évaluer, d’évoluer, de
décider et de se remettre en cause lorsque cela est nécessaire. L’enfant aussi
a besoin d’un droit à l’erreur. Jesper Juul insiste : « Nous n’avons pas la
responsabilité de veiller à ce que nos enfants ne commettent aucune erreur.
Nous avons en revanche la responsabilité de leur permettre d’en faire ; s’ils
n’en font pas, ils ne pourront pas apprendre17. » La responsabilité qui
incombe aux parents n’est pas d’éduquer leur enfant, mais de le guider à
« savoir vivre la réalité18 ».
Devenir adulte revient à faire des erreurs : « Il faut se planter pour
germer ! » L’erreur est un élément clé de l’apprentissage. La professeure de
psychologie Carol Dweck distingue deux états d’esprit différents, c’est-à-
dire deux manières distinctes d’appréhender l’éducation19. L’état d’esprit
fixe caractérise les personnes ayant une vision statique de ce qu’elles sont
capables ou non de faire. Elles se concentrent sur la recherche de bonnes
réponses et éludent les erreurs. Confrontées aux difficultés, elles
abandonnent plus vite que les autres. Elles supportent mal la critique et se
sentent menacées par des feedbacks négatifs. Pour les parents élevés dans
un état d’esprit fixe, commettre des erreurs semble insupportable. Ils ont
une propension à se justifier ou à imposer le silence. À l’inverse, l’état
d’esprit de croissance favorise une posture humble et optimiste. Les
personnes à l’état d’esprit de croissance envisagent l’erreur ou la difficulté
comme une occasion d’évoluer.
L’écrivain Benjamin Barber ajoute : « Je ne divise pas le monde en faibles
ou en forts, ou selon les succès et les échecs. Je divise le monde en
apprenants et non-apprenants. » Le droit à l’erreur n’est pas une
autorisation à imposer sa vision ou ses règles pour corriger les erreurs
d’autrefois. Cela conduirait à abîmer le lien et à enfermer la relation dans de
vaines querelles avec son cortège de « Tu aurais dû », « Tu aurais pu »,
« Aujourd’hui, tu devrais », etc. On ne peut pas créer une nouvelle alliance
avec des attentes ou des exigences pour réparer le passé. L’exigence de l’ex-
enfant risque de se heurter à l’infaillibilité parentale : « Je ne te permets pas
de me juger », « J’ai fait au mieux », « Ce qui est fait est fait, cela ne sert à
rien de ressasser le passé », etc. Un ex-enfant qui n’accepte pas d’avoir eu
un parent faillible rencontre inévitablement un ex-parent qui prétend n’avoir
commis aucune erreur.
Le droit à l’erreur, en replaçant chacun dans ses limites, encourage l’idée
d’évolution et développe la résilience. Cette nouvelle règle du droit à
l’erreur est une manière d’affirmer qu’ensemble on peut apprendre à
rebondir et inventer des solutions pour renouer un lien affectif respectueux
des besoins de chacun. Le droit à l’erreur encourage la création d’une
reconnaissance mutuelle.
Le droit de s’indigner
Pour créer une nouvelle alliance ex-enfant/ex-parent, le problème de la
violence ne peut pas – et ne doit pas – être éludé. Il est au cœur des
systèmes familiaux et des échanges humains. Chaque adulte a le devoir de
s’indigner face à toute forme de violence. Sa banalisation amenuise les
capacités relationnelles des individus. Dans l’un de nos livres, nous
précisons : « Le pouvoir de l’indignation est de dire STOP à tout ce qui ne
respecte pas la vie sensible. Il ne s’agit pas de lutter contre les personnes
qui sont à l’origine des souffrances de votre enfant intérieur ; vous
risqueriez de rester encore plus attaché à la violence reçue. Il est question
de dénoncer, au nom de votre enfant intérieur, les comportements et les
mots qui lui ont fait mal, qu’ils aient été intentionnels ou pas. L’indignation
ouvre la voie à l’espérance et à l’action juste20. »
Chaque adulte a la responsabilité de s’indigner de la violence qu’il a subie
enfant. Sa négation ou sa justification est préjudiciable. Nathalie, 60 ans, se
confie :
Dans toutes mes relations, j’ai toujours été serviable et agréable. Cette
gentillesse me semblait naturelle jusqu’à un douloureux événement.
Lors d’une fête familiale, mon père, âgé et cloué dans un fauteuil
roulant, est entré dans une rage folle. J’ai tenté de le calmer et il m’a
mis son poing dans la figure. Terrassée au sol par la violence du coup,
je l’ai regardé et j’ai vu sa haine, cette haine que je refusais
d’affronter depuis si longtemps. Toutes les violences physiques de mon
père subies enfant sont remontées à la surface. J’ai pris conscience
que mon attitude bienveillante en toutes circonstances était un masque.
Je me disais que l’amour était plus fort que tout et que, grâce à mon
amour, j’étais la plus forte, que je ne risquais plus rien. Après cet
événement, j’ai commencé à m’indigner et j’ai renoncé à être la
victime des autres. J’ai jeté le masque de la gentille fille pour être tout
simplement moi-même. Quelques mois après, je suis retournée voir
mon père. Je me suis tenue droite devant lui et j’ai exprimé, pour la
première fois, le chaos intérieur que toute sa violence avait généré en
moi depuis mon enfance. Il n’a rien dit mais je n’attendais rien de lui.
Je l’ai fait pour moi et pour l’enfant que j’étais.
Rien ne justifie la violence. C’est une évidence que l’humanité est encore
loin d’avoir intégrée. S’indigner, c’est prendre acte et dénoncer la violence
en soi et autour de soi. Dans son dernier essai, Stéphane Hessel déclare :
« Se dire “la violence n’est pas efficace”, c’est bien plus important que de
savoir si on doit condamner ou pas ceux qui s’y livrent21. » La violence la
plus pernicieuse et la plus inacceptable concerne l’éducation des enfants.
On ne devient un adulte mature et responsable qu’en condamnant
l’inefficacité des violences que l’on a subies enfant. Justifier le recours à la
violence – activement ou passivement – est une atteinte à l’humanité.
Le droit de retrait
La relation ex-enfant/ex-parent n’est pas un long fleuve tranquille. Avant
d’imaginer une nouvelle alliance, un adulte affronte l’histoire de son
enfance et intègre sa propre vérité intérieure. Il traverse sa colère légitime et
évite de se servir de la relation avec son ex-parent comme exutoire à son
mal-être. La thérapie offre un espace de régulation émotionnelle. Une
séparation momentanée avec son parent s’avère parfois nécessaire lors de
ce processus thérapeutique. C’est plutôt sain. La psychothérapeute Isabelle
Filliozat ajoute : « Une période de coupure totale est fondamentale (dans le
sens de poser les fondements) quand la fusion est très importante et que la
personne ne sait plus très bien ce qui fait partie d’elle et ce qui appartient à
ses géniteurs et/ou quand la dépendance affective est trop forte. (…) Mieux
vaut couper les ponts pendant un temps que de se déchirer22. » En thérapie,
l’être fait face à son passé. Il visite les recoins obscurs de son monde
intérieur, traverse des tempêtes et retrouve ses vertes collines. Pendant ce
voyage, il est vital pour lui de prendre du recul par rapport à ses parents.
Aussi douloureux soit-il (pour l’ex-enfant comme pour l’ex-parent), le droit
au retrait est parfois une respiration pour arrêter de rejouer sans cesse le
même scénario relationnel. Le retrait est un temps de digestion
émotionnelle. Les affects dérégulés de honte, de culpabilité, de rage ou de
haine à l’égard de son parent sont un signe d’attachement problématique.
Tant que ces affects ne sont pas apaisés, il est vain d’espérer une nouvelle
alliance.
Le droit de retrait est aussi un temps de réflexion pour sentir ce qui est
fondamental dans le lien et pour imaginer de nouvelles fondations.
Cherchez-vous à avoir raison ou désirez-vous faire croître ce qui vous unit à
l’autre ? Sans taire ni renier ses opinions, il est possible, la plupart du
temps, de trouver un espace d’entente et de partage même s’il est restreint.
Parfois, la rupture avec les parents est un préalable à tout engagement
thérapeutique lorsque la santé physique et/ou psychique de l’individu est en
danger. Dans une minorité de familles, les liens sont tellement abîmés que
la réalliance est compromise. Des abus sexuels ou d’autres violences graves
ont laissé des traces indélébiles. Dans ce cas, les ex-enfants ne peuvent pas
revoir leurs parents. C’est à cette seule condition qu’ils parviennent à se
pacifier.
Cependant, il est préférable de ne pas rompre avec tous les membres de sa
famille. Cela est rarement bénéfique. Une seule relation positive (avec un
frère, une sœur, une tante, un oncle, un grand-parent, un cousin, etc.) peut
suffire pour conserver une connexion nourrissante avec ses racines.
Le droit de retrait participe de l’individuation lorsqu’il permet d’être plus en
lien avec soi-même. Dans une famille fonctionnelle, à mesure que
l’individuation de chaque membre s’intensifie, le sentiment d’appartenance
et le sentiment d’intimité réelle s’accroissent23.
Le droit de démissionner
Le processus d’individuation concerne chacun, ex-parent et ex-enfant. Un
ex-parent qui se désidentifie de sa fonction parentale aspire, un jour, à
démissionner de son rôle de parent.
Dans son film La Crise, la réalisatrice Coline Serreau met en scène une
mère de famille (interprétée par Maria Pacôme), ses deux enfants adultes
Isabelle et Victor (joués par Zabou et Vincent Lindon) et son mari. Un
dialogue s’engage entre la mère et ses enfants.
Cette scène culte aborde avec beaucoup d’humour l’histoire d’une femme
qui veut démissionner de son rôle de mère pour vivre sa vie de femme. Ses
enfants ne supportent pas l’idée de perdre ce soutien parental. Chez
l’éternel enfant adapté en chacun, le besoin de maman et de papa demeure
insatiable.
Lorsque la fonction parentale perdure trop longtemps, certains parents
ressentent qu’ils étouffent et que leur croissance personnelle est au point
mort. Dans ce film, le personnage de la mère évoque la crise existentielle
que chacun doit résoudre pour avoir le sentiment d’accomplir sa vie. Cette
mère prend conscience que son sacrifice n’a de sens que s’il prend fin. Se
sacrifier à vie pour son enfant n’est pas un signe d’amour inconditionnel.
De plus, c’est un mythe de croire que le sacrifice rend heureux. Carl Jung
insistait sur l’impact dévastateur de la vie non vécue des parents sur les
descendants.
Le droit de démissionner de sa fonction parentale ou filiale n’est pas un acte
d’abandon mais une libération des liens. Un ex-parent mature et
bienveillant se réjouit de voir son ex-enfant heureux sans lui. Et
inversement, un ex-enfant mature et bienveillant s’enthousiasme de voir son
ex-parent épanoui sans lui. Les retrouvailles n’en seront que plus légères et
plus libres.
Le droit de se réactualiser
Ex-enfant et ex-parent ne se connaissent bien souvent qu’à travers des
images déformées et figées dans le temps. Les images intérieures désuètes
activent des liens automatiques conduisant à des conduites répétitives. Les
recadrages sont vitaux pour modifier les anciennes représentations et
replacer l’échange dans le réel, ici et maintenant. Voici deux exemples de
recadrage :
Lorsque mon ex-parent évoque à mon propos un trait de caractère dans
lequel je ne me reconnais plus (une valeur, un goût, une opinion, une
passion, un comportement, etc.), à quel âge de mon développement fait-il
référence ?
Recadrage à l’intention de l’ex-parent : Je te rappelle que ce que tu
évoques correspond à l’enfant/l’adolescent que j’étais à tel âge et
aujourd’hui je ne suis plus cet enfant/adolescent, je suis adulte.
Lorsque mon ex-enfant évoque à mon propos un trait de caractère dans
lequel je ne me reconnais plus (une valeur, un goût, une opinion, une
passion, un comportement, etc.), à quelle époque fait-il référence ?
Recadrage à l’intention de l’ex-enfant : Je te rappelle que ce que tu
évoques correspond au parent que j’étais à telle époque et aujourd’hui je
ne suis plus ton parent, je suis ton ex-parent.
La réactualisation de soi, c’est rendre réel et accessible à l’autre ce que vous
êtes devenu. Cette réactualisation révèle votre capacité à vous désidentifier
de vos rôles pour exprimer qui vous êtes aujourd’hui. C’est aussi ancrer une
représentation de soi plus juste, c’est-à-dire purgée des éléments obsolètes.
Dans une relation ex-enfant/ex-parent dysfonctionnelle, la réactualisation
de soi est faible. Nombre d’ex-enfants réactivent de vieilles croyances et
d’anciens comportements une fois replongés dans leur famille d’origine.
L’épanouissement d’un adulte est étroitement lié à sa capacité à ajuster avec
intégrité sa façon d’être et de se montrer aux autres.
Toute réactualisation naît d’une démarche consciente. Elle est le fruit d’un
véritable travail intérieur de clarification. Les conflits dans la relation ex-
enfant/ex-parent témoignent de conflits intérieurs non résolus. La
réactualisation de soi explore les tensions intrapsychiques pour générer de
nouvelles possibilités relationnelles. La culpabilité, la peur de perdre
l’amour ou de trahir les siens, le sacrifice, etc. peuvent paralyser les forces
psychologiques poussant chacun à devenir un adulte mature.
La réactualisation de soi obéit à un principe vital : l’être humain, de sa
naissance à sa mort, est en perpétuelle croissance. Chacun trace son propre
chemin avec ses forces et ses faiblesses. Il n’y a pas de réponse simple face
à cet enjeu existentiel : comment être soi tout en se liant à l’autre.
Les nouvelles règles d’alliance dans la famille donnent la priorité à la
qualité de la relation. Quand elle est possible, la recherche d’harmonisation
et de pacification dans le lien ex-enfant/ex-parent est essentielle. Vous
pouvez grandir dans le lien sans compromission ni fermeture. Le chemin
vers soi passe par autrui. L’accueil de soi et de l’autre ouvre la voie au
réajustement relationnel.
Au crépuscule de la fonction
parentale
Karine face à sa belle-fille
Ce soir-là, Karine, 60 ans, est très heureuse d’accueillir pour dîner son fils
Antoine, 30 ans, et sa belle-fille, Suzon, 28 ans. Son fils l’appelle pour la
prévenir qu’ils seront en retard et elle remarque le ton froid de sa voix. Elle
ne relève pas. Elle exprime juste qu’elle est impatiente de les retrouver. À
leur arrivée, Karine ressent une forte tension entre son fils et sa compagne.
Désirant passer un bon moment, Karine fait comme si de rien n’était.
Antoine et Suzon déclarent qu’ils n’ont pas faim. Karine, pour leur faire
plaisir, a mis les petits plats dans les grands. Elle est très déçue et blessée
mais elle garde le sourire. Elle choisit de ne rien montrer et tait ce qu’elle
ressent. Elle veut à tout prix que tout se passe bien. Elle a bien fait les
choses et se comporte bien pour apaiser l’atmosphère. Elle joue ce qu’elle
considère être son rôle de bonne mère. Une fois à table, une violente dispute
éclate entre Antoine et Suzon. Karine se retrouve au milieu d’une querelle
qui ne la concerne pas. Elle ne se sent pas respectée, prise en otage. Elle a
beau se dire que les difficultés de couple de son fils ne la regardent pas, elle
se sent envahie par la colère. Elle aurait envie de crier : « Vous allez arrêter
immédiatement. Je ne suis pas là pour assister à vos problèmes. J’ai besoin
de tranquillité et de passer un bon moment avec vous. » Pourtant, Karine ne
sent pas en droit de défendre son ressenti. Sa colère s’amplifiant, elle éclate
et assène ses mots à sa belle-fille : « Je ne te permets pas de parler ainsi à
mon fils sous mon toit. J’en ai assez des femmes qui veulent prendre le
pouvoir sur les hommes en les maltraitant. Cela suffit. » Une vive
altercation s’ensuit et Suzon, ayant elle-même le sentiment de faire face à sa
propre mère, finit par quitter la table en lui lançant : « Tu n’es pas ma
mère. » Antoine sourit à sa mère et s’éclipse. Karine se retrouve seule,
dévastée.
Une semaine plus tard, elle aborde cet épisode en thérapie.
Quelques jours après, Karine a contacté son fils pour lui exprimer son
mécontentement d’avoir été prise en otage dans sa querelle de couple.
Antoine a reconnu ne pas avoir agi en adulte.
L’événement rapporté par Karine illustre combien certaines situations, en
apparence anecdotiques, dissimulent des transes où chacun reprend son rôle
de parent ou d’enfant. Pour qu’une relation ex-enfant/ex-parent demeure
fonctionnelle, les ex-enfants n’ont pas à faire entrer leurs ex-parents ou
beaux-parents dans leurs conflits et leur intimité.
Karine pensait qu’il était de son devoir de soutenir son fils. Le soutien entre
ex-enfant et ex-parent est nécessairement responsabilisant. Il doit répondre
à une demande claire et à un accord explicite. Soutenir son ex-enfant ne
signifie pas être à son service ad vitam æternam. Quand un ex-parent garde
une posture parentale face à un ex-enfant, il prend le risque d’occuper une
mauvaise place pour de mauvaises raisons.
Entre adultes, le soutien ou l’amour d’un « grand » à l’égard d’un « petit »
n’est pas sain. L’ex-parent ne peut pas réparer le passé en jouant le rôle de
parent aimant et bienveillant qu’il n’a pas été autrefois. Cette réparation est
illusoire et engendre de faux-semblants. Jesper Juul précise : « Le fait que
l’on puisse être à la fois une personne merveilleuse et un père épouvantable
ou une mère affreuse est une vérité difficile à accepter2. » Le réajustement
relationnel délivre à chaque ex-parent une réponse encourageante face à la
difficile acceptation de la perte de la fonction parentale : votre ex-enfant n’a
plus besoin d’être en relation avec un parent (une fonction) mais avec une
personne (un être). L’amour entre ex-enfant et ex-parent est tout simplement
un micromoment de joie, de partage et de chaleur.
Quelque chose s’est modifié, s’est apaisé en moi. Après avoir évoqué
mon histoire avec mon propre père, mon fils m’a dévoilé ses
préoccupations, ses doutes. Je ne sais pas comment l’exprimer, mais
de sentir que mon fils cheminait vers sa destinée de père, j’ai eu le
sentiment que ma fonction parentale arrivait à son terme. Ma relation
avec lui est plus proche, plus juste, alors que je suis plus discret.
Depuis, j’ai simplement envie d’être un vrai grand-père pleinement
présent pour mon petit-fils et je me consacre avec joie à cette nouvelle
aventure.
Le principe d’équité
La symbiose, source de la parentalité6
En accompagnant des milliers de personnes, nous avons été en contact avec
autant d’enfants intérieurs que d’éternels enfants face à leurs parents. Le
sentiment d’injustice de l’enfant intérieur semble corrélé à la symbiose de
l’enfant adapté. Ce constat nous a inspiré une petite histoire :
Il était une fois une petite fille pleine de vie, de joie et de curiosité. Du
haut de ses quelques années, elle observait le monde avec
enthousiasme. Un jour, alors qu’elle se promenait dans le jardin, elle
découvrit un trou entre les racines d’un arbre majestueux. De la taille
d’un enfant, cet orifice béant l’invitait à percer le mystère des
profondeurs de la terre. La vaillante fillette se laissa glisser, tête la
première, dans ce qui ressemblait à une grande bouche. Les parois du
tunnel en pierres taillées étaient froides et humides, mais une lumière
diffuse l’encourageait à poursuivre son exploration. Après un long
parcours, elle déboucha dans une grande pièce évoquant le cachot
oublié d’une ancienne citadelle. Des gémissements la firent sursauter.
Dans le recoin le plus sombre, elle aperçut une cage avec une enfant
de son âge enfermée à l’intérieur. Sans hésitation, elle accourut pour
la délivrer, en vain. La porte de cette geôle était solidement
cadenassée. La petite fille plongea dans les yeux de la prisonnière qui
ressemblait étrangement à son parent au même âge qu’elle. Elle lui
promit de revenir avec la clé. Avant de remonter à la surface, elle lui
souffla ces mots : « Maintenant que je connais ton existence, je vais
pouvoir t’aider. Tu n’es plus seule. » Elle s’extirpa des racines de
l’arbre, bien décidée à tenir sa promesse.
De l’injustice à la justesse
Le sentiment d’injustice est au cœur de nombreuses difficultés
relationnelles au sein des familles. Il s’exprime autant dans la relation avec
le parent qu’entre les membres de la fratrie. L’injustice est un problème de
lien. Dans la famille, on peut résumer l’injustice à la sensation d’être à la
fois exploité – « Je suis au service de l’autre » – et chosifié – « Ma personne
n’a pas de valeur (ou moins de valeur que l’autre) ».
Encore de nos jours, l’injustice provient d’une incapacité collective à
reconnaître que l’enfant a la même importance que l’adulte. Les aspects
immatures et dépendants chez l’enfant sont mis en avant aux dépens de ses
incroyables compétences relationnelles. Si vous étiez un enfant, vous
n’apprécieriez pas d’être traité avec condescendance. Ce que l’enfant
apporte à l’adulte est méconnu, largement sous-évalué et sous-estimé. La
relation enfant/adulte est régulièrement perçue comme une transaction entre
un adulte créditeur et un enfant débiteur. Cette vision dissymétrique et
hiérarchique empêche de considérer l’enfant égal en droits et en égards.
À l’âge adulte, il est judicieux d’appréhender le problème de l’injustice en
termes de relation à l’autre, et de faire un choix : « Privilégier le monde des
êtres en optant pour une préoccupation constante et réciproque de l’autre,
ou choisir une position de séparation, d’exploitation mutuelle où l’on
chosifie l’autre. Dans cette dernière relation, nous perdons notre humanité.
L’envie de ne pas quitter le monde des êtres est donc la seule source
d’optimisme face à notre capacité à commettre des injustices8. »
Ex-enfant et ex-parent font perdurer cette injustice vis-à-vis de leur être
enfantin respectif en ne réajustant pas leur relation. Cette relation a besoin
de « justesse » au sens bouddhique du terme, c’est-à-dire « qui demeure
dans la vérité ». La relation ex-enfant/ex-parent devient juste lorsqu’elle
rend justice aux enfants intérieurs de chacun en leur restituant toute leur
dignité. Cette équité implique une juste distance entre ex-enfant et ex-
parent.
La juste distance
Si la proximité n’est pas la symbiose, la distance n’est pas la séparation.
Paradoxalement, la symbiose sépare les êtres alors que la juste distance
favorise des liens de proximité et d’authenticité. Toute relation se nourrit
d’un bon ajustement entre proximité et distance. Il ne peut s’agir d’un
équilibre statique ; la relation est une dynamique vivante, une danse, un
mouvement dont le réajustement est perpétuel.
L’équité relationnelle s’appuie sur la mise en place d’une juste distance afin
que chacun se sente reconnu en tant que personne différenciée et spécifique.
Cette juste distance garantit la possibilité d’échanges où l’on demeure
curieux de s’ouvrir à l’autre. Dans la relation ex-enfant/ex-parent, la juste
distance malmène l’illusion largement répandue prétendant que les
membres d’une famille se connaissent mieux que quiconque. Si la filiation
rend naturellement proche, la connexion physique et affective, souvent
symbiotique, est émaillée d’injustices. La juste distance est un
apprivoisement de l’autre, perçu, reconnu et vécu comme un inconnu si
familier.
La juste distance questionne la relation, cet entre-deux bien présent entre
l’ex-enfant et l’ex-parent, pour qu’elle soit expérimentée positivement par
chacun. Elle favorise une hygiène relationnelle à travers quatre facettes :
1. La distance physique : « Je vis à une distance saine de mes parents. »
Les psychothérapeutes Elisabeth Horowitz et Pascale Reynaud évoquent
une forme déguisée et archaïque de l’inceste : l’inceste de territoire qui
consiste à demeurer adulte dans les territoires de ses ancêtres et de sa
famille. Elles précisent : « On cherche à s’approprier le lieu avec
d’autant plus de force que c’est le seul élément tangible qui nous
rattache au groupe familial, tant l’inconscient a très tôt perçu à quel
point notre famille d’origine ne parvenait pas à établir de lien réel avec
nous. Les troubles du lien créent toujours un attachement redoublé. Cela
nous contraint à occuper, avec obstination parfois, ce territoire des
origines en passant systématiquement ses vacances avec sa famille ou
dans une maison leur appartenant, en caressant l’espoir de racheter ce
bien familial. Occuper le territoire des ancêtres, c’est aussi se heurter à
leurs limites, ainsi il n’existe plus d’énergie disponible à la
différenciation : on retourne dans ce qui est déjà connu avec l’espoir
bien inutile et illusoire de se réapproprier l’amour des parents9. »
2. La distance émotionnelle : « Je peux éprouver ce que mon parent
ressent sans être envahi, et distinguer ses ressentis des miens. »
3. La distance psychologique : « Mes besoins, mes désirs, mes pensées…
sont spécifiques et ne se définissent pas en fonction de mes parents. »
4. La distance spirituelle : « Je suis fondamentalement seul face à moi-
même et à la responsabilité de ma vie. »
Irvin Yalom considère la solitude d’être son propre parent : « Chacun
est seul dans la mesure où il est responsable de sa propre vie. La
responsabilité implique la paternité assumée de sa vie ; la conscience
d’être le créateur de sa vie implique d’abandonner la croyance en
l’existence d’un autre qui nous crée et nous protège. La solitude
profonde est inhérente à l’acte d’autocréation. Chacun prend conscience
de l’indifférence de l’univers. Peut-être les animaux ont-ils un sens du
berger et du refuge, mais l’humanité, maudite par la conscience de soi,
ne peut fuir cette exposition à l’existence10. »
La réalliance avec son ex-parent ou ex-enfant amoindrit en partie la solitude
existentielle. Elle rappelle à chacun que sa vie est aussi un acte de
cocréation avec autrui. Cette réalliance n’est possible qu’en entamant un
processus de recouvrance.
Le processus de recouvrance
On ne peut pas être juste uniquement avec soi-même ; on a besoin d’être
juste à l’égard d’autrui. L’équité va nourrir le lien à réinventer avec l’autre
et porter la relation ex-enfant/ex-parent vers la réalliance.
Le processus de recouvrance répond aux besoins d’équité de chaque
individu en favorisant un nouveau rapport à l’autre. Une saine distance est
un préalable à toute tentative de recouvrance pour que chacun soit à sa
place, en tant que personne entière et non en tant qu’objet au service des
autres.
La recouvrance consiste à recouvrir, c’est-à-dire à rétablir l’intégrité de son
enfant intérieur. Elle s’exprime de deux manières :
1. La recouvrance intérieure est la plus fondamentale. Elle naît d’une
démarche pour retrouver et réintroduire des parties de soi exilées, jugées
non conformes ou inacceptables. Cette réintégration passe par le
détachement des images parentales et la mise en place d’un
autoparentage.
2. La recouvrance extérieure concerne l’hygiène relationnelle avec ses ex-
parents d’aujourd’hui. Elle s’appuie sur la défense de sa vérité intérieure
impliquant une saine confrontation face aux comportements inadaptés
de son parent dans le passé ou de son ex-parent dans le présent.
Le réajustement relationnel ne peut avoir lieu sans l’abandon de ce qui est
toxique puis la reconnaissance de ce qui est juste et nourrissant. La
recouvrance pose les bases saines d’une réalliance.
Georges, la cinquantaine, se remémore un échange avec son père :
Le principe d’équidignité
Respectez-vous
L’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme de
1948 stipule : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et
en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns
envers les autres dans un esprit de fraternité. » Cet idéal commun à
atteindre commence par une nouvelle perception de la nature de l’enfant et
de ses droits.
Le terme « équidignité » a été inventé par le thérapeute familial Jesper Juul
pour présenter l’un des fondements d’une relation enfant/parent qualitative.
Il affirme : « L’équidignité dans les rapports humains consiste, selon moi, à
reconnaître que tous les individus ont la même valeur, quel que soit leur
âge, et à respecter la dignité personnelle et l’intégrité de l’autre11. » Pour
lui, l’équidignité est le socle permettant aux relations d’être nourries par la
confiance et l’amour toute une vie durant.
La relation enfant/parent basée sur l’équidignité est un lien de personne à
personne et non de personne à objet. L’enfant n’est pas chosifié. Ses
pensées, ses sentiments, ses comportements, ses valeurs, ses rêves, ses
desseins sont perçus, écoutés et considérés avec autant d’attention et de
respect que ceux d’un adulte. Rares sont les personnes l’ayant vécu dans
l’enfance. L’équidignité reconnaît l’asymétrie naturelle de la relation
enfant/parent tout en rejetant la hiérarchisation en son sein. Chaque
individu, qu’il soit adulte ou enfant, a la même valeur intrinsèque.
Cependant, le parent est comme un phare éclairant les pas de son enfant. Le
leadership parental est essentiel pour l’enfant qui a besoin de sentir que son
parent est une grande personne assumant ses responsabilités vis-à-vis d’un
plus petit et d’un plus fragile que lui.
On ne respecte pas un enfant en endossant uniquement un rôle de parent,
aussi bienveillant soit-il, et en employant un langage artificiel, aussi positif
soit-il. La parentalité ne peut pas s’appuyer sur le « tout préventif » et sur
l’équilibre des rapports. Elle est un leadership : le parent accompagne son
enfant à grandir humainement en se basant, en premier lieu, sur les ressentis
de celui-ci. Il canalise avec empathie tout ce que l’enfant ne peut pas et ne
sait pas encore gérer seul – ce qui englobe, en fonction de son âge, nombre
d’émotions, de conflits et de frustrations.
L’équidignité impacte évidemment la relation enfant/parent à l’âge adulte.
Elle replace la dignité et l’intégrité au centre du lien. Peu d’ex-parents ont
le sentiment de ne pas respecter leurs ex-enfants ; en revanche, certains ex-
parents s’offusquent du manque de respect dont ils se croient victimes de la
part de leurs ex-enfants. Ils s’insurgent : « Je suis ton père/ta mère, alors tu
me dois le respect ! » L’équidignité entre ex-enfant et ex-parent remet en
cause la hiérarchisation de la relation et la perdurance de la fonction
parentale.
Le respect naît d’une reconnaissance mutuelle de la dignité humaine.
L’équidignité engendre une proposition de réalliance du type : « Cher ex-
parent/ex-enfant, je ressens que quelque chose ne va pas entre nous. J’ai
besoin d’éclaircir certains points pour me sentir à nouveau bien dans notre
relation. J’attends que nous puissions ensemble explorer ce qui se passe. »
L’initiateur d’une telle demande peut s’attendre à plusieurs possibilités de
réponses : un refus catégorique, un silence, un rejet, un désaccord ou
l’expression d’une souffrance.
Au sein de la réalliance, l’équidignité (respect de la dignité et de l’intégrité
de chacun) ouvre à une expression libre et profonde. Ainsi, la nature
émotionnelle et affective de la relation transcende ce que l’on veut obtenir
de l’autre ou ce que l’on croit lui devoir. À chaque fois que vous concevez
autrui comme devant servir vos intérêts, attentes ou désirs, prenez
conscience que vous le chosifiez.
Reconnaissez-vous
Qu’est-ce qu’une personne ? Cette interrogation existentielle vit en vous.
Les paroles et les comportements de vos ex-parents ne vous ont pas
forcément apporté des réponses justes. La relation, enjeu central de toute
vie, souligne la pertinence de cette question en apparence simple. Une
relation saine se tisse entre des personnes humaines et non entre des objets.
L’équidignité insiste sur la valeur de l’individu en tant que personne
humaine. Jesper Juul rappelle : « Dans chaque famille, il y a confrontation
des différences. Chacun, grand ou petit, est un individu avec des besoins
propres, qui veut être considéré. Le reconnaître est difficile pour beaucoup
de parents, parce que, dans la famille dans laquelle ils ont grandi, ils n’ont
pas pu apprendre à préserver leur intégrité. Les limites et les besoins
physiques et psychiques des enfants et des adolescents ont été méprisés des
siècles durant ! Pour être aimés, ils étaient incités à réprimer leur
individualité et à faire, avec obéissance, ce que demandaient leurs
parents12. »
Nombre d’adultes continuent à entretenir des relations comme on le leur a
enseigné, sans tenir compte de leurs besoins véritables. Ils ne parviennent
pas, ou difficilement, à défendre leurs limites. Ils pensent à tort que l’autre
est là pour satisfaire tous leurs besoins. Pour éviter toute frustration, colère
ou tristesse, ils se déguisent, portent des masques pour tenter d’obtenir de
l’autre, parfois à n’importe quel prix, un semblant de réponse nourrissante.
Dans ce type relation figée, chacun devient la chose de l’autre.
L’écrivaine africaine Véronique Tadjo partage « l’histoire de l’homme aux
sept masques » :
Il était une fois un homme qui portait sept masques différents, un pour
chaque jour de la semaine. Quand il se levait le matin, il se couvrait
immédiatement le visage avec un de ses masques. Ensuite, il s’habillait
et sortait pour aller travailler. Il vivait ainsi sans laisser voir son vrai
visage.
Or, une nuit, pendant son sommeil, un voleur lui déroba ses sept
masques. À son réveil, dès qu’il se rendit compte du vol, il se mit à
crier à tue-tête : « Au voleur ! Au voleur ! » Puis il se mit à parcourir
toutes les rues de la ville à la recherche de ses masques.
Les gens le voyaient gesticuler, jurer, et menacer la terre entière des
plus grands malheurs s’il n’arrivait pas à retrouver ses masques. Il
passa la journée entière à chercher le voleur, en vain…
Désespéré et inconsolable, il s’effondra, pleurant comme un enfant.
Les gens essayaient de le réconforter, mais rien ne pouvait le consoler.
Une femme qui passait par là s’arrêta et lui demanda :
– Qu’avez-vous, l’ami ? Pourquoi pleurez-vous ainsi ?
Il leva la tête et répondit d’une voix étouffée :
– On m’a volé mes masques et, le visage ainsi découvert, je me sens
trop vulnérable.
– Consolez-vous, lui dit-elle, regardez-moi, j’ai toujours montré mon
visage depuis que je suis née.
Il la regarda longuement et il vit qu’elle était très belle. La femme se
pencha, lui sourit et essuya ses larmes. Pour la première fois de sa vie,
l’homme ressentit, sur son visage, la douceur d’une caresse13.
Cette chanson évoque l’âme gelée de l’enfant intérieur, celle qui s’est
enfuie, persuadée que son mystère n’appartient pas au monde. L’écrivain
siégeant à l’Académie française François Cheng proclame : « L’âme est la
marque indélébile de l’unicité de chaque personne humaine. (…) Disant
cela, je suis tenté d’ajouter que l’âme n’est pas seulement la marque de
l’unicité de chaque personne, elle lui assure une unité de fond et, par là, une
dignité, une valeur, en tant qu’être15. »
L’équidignité invite à un réajustement relationnel impliquant d’oser libérer
son enfant intérieur de son château de glace. Il est préférable de risquer de
perdre une relation, même celle avec ses ex-parents, plutôt que de
disparaître soi-même en abdiquant, sans jamais pouvoir partager la vérité de
son être, de son âme.
Le réajustement relationnel œuvre pour une réalliance possible avec l’autre.
Il convient de faire honneur à la personne que vous êtes. Ce qui fait une
personne, c’est la main tendue et les bras ouverts pour mieux accueillir la
vulnérabilité enfantine de l’être. Chacun fait face à sa propre responsabilité,
celle qu’il a besoin d’endosser à l’égard de sa vie unique et celle qu’il
éprouve à l’égard de toutes ses relations. Ainsi, comme le souligne le
philosophe Martin Buber : « Toute vie véritable est rencontre16. »
Vos parents ne sont plus vos parents. Cet aphorisme1 trace un sentier vers
de nouvelles représentations. Une partie du cerveau humain est
programmée pour resservir des croyances et des comportements qui lui sont
familiers. Ainsi perdurent des schémas relationnels conformes à des
modèles ancestraux qui ne cessent de nier la nature et les besoins
fondamentaux de l’enfant. Or de nos jours, les liens et les relations au cœur
des sociétés humaines sont appelés à se régénérer.
Nous voici arrivés au terme de notre voyage. Nous espérons que nos propos
vous auront éclairé sur la relation ex-enfant/ex-parent qui touche tout un
chacun. Nous aimerions revenir sur quelques points qui nous semblent être
la sève de cet ouvrage.
Un parent d’adulte, ça n’existe pas. La filiation seule ne rend pas compte de
toute la complexité du lien enfant/parent à l’âge adulte. La permanence du
parent d’adulte maintient l’ex-enfant dans une relation dissymétrique et
hiérarchique conforme à un certain ordre établi. Tout adulte est un ex-
enfant.
L’imagerie mythique de la famille comme source et ressource pour tous ses
membres favorise l’idéalisation et le déni de la réalité familiale. Elle mène à
des expériences relationnelles illusoires et douloureuses.
Parent est une fonction à durée déterminée. Appréhendée ainsi, la mission
de parent considère davantage la fragilité du lien parent/enfant. Chaque
parent évolue inévitablement vers l’état d’ex-parent.
D’aucuns sont prisonniers d’un passé qui ne passe pas. Ils demeurent
d’éternels enfants face à leurs parents. Ils perpétuent des stratégies de survie
et d’autoprotection qui les attachent à leurs figures parentales et
handicapent leur vie. Certains ex-enfants, infantilisés, accèdent
difficilement à l’autonomie et à l’indépendance auxquelles une frange de
leur être aspire. D’autres, parentifiés, voient leur énergie et leur vitalité
s’épuiser dans des missions impossibles.
En grandissant, chaque adulte a la responsabilité de s’allier à lui-même en
réintégrant la partie la plus vulnérable et la plus sensible en lui, son enfant
intérieur. Les termes « ex-enfant » et « ex-parent » affirment clairement la
nécessité de dépasser les liens automatiques de parenté. En explorant les
diverses dimensions du lien, un chemin initiatique vers soi et vers l’autre
s’ouvre. Il devient alors possible d’envisager de nouvelles alliances avec ses
proches.
La relation ex-enfant/ex-parent invoque un réajustement relationnel continu
où l’équité, l’intégrité et le respect de la dignité fleurissent librement.
Le docteur en théologie Anselm Grün assure : « Dans une relation,
l’absence d’images figées est un présupposé pour que je demeure curieux
de mieux connaître l’autre et de m’ouvrir à son mystère2. » Tout adulte, en
quête de liberté et de responsabilité, se détache progressivement de ses
figures parentales. Il assume et assure sa part de régénération de la société
en veillant à la qualité d’une juste relation entre ex-enfant et ex-parent.
Si la filiation ne disparaît jamais, personne n’est obligé de rester prisonnier
des générations précédentes. Dans son processus d’individuation, chacun
peut accepter ou refuser une part du legs parental, tout en conservant à
l’esprit que celui-ci n’est qu’un fragment de ce qui le constitue. La loyauté
à sa propre parenté est tellement enracinée dans les sociétés humaines que
l’ouverture à la différence est l’un des grands défis de l’humanité. Ce défi
débute dans chaque famille lorsque la souffrance fait irruption. Tel un signal
d’alarme, la souffrance au sein de la famille révèle qu’un de ses membres
(ou plusieurs) ne supporte pas les loyautés et les règles qui dictent, à son
insu, sa conduite.
La relation ex-enfant/ex-parent est semblable à un long chant de deuil pour
laisser s’échapper ce qui n’est plus ou n’a jamais été. Cette relation est
l’espace légitime de toute expression de douleur, de nostalgie ou d’obstacle
dans le lien. Elle participe d’une odyssée aux confins de l’âme humaine.
Quelles que soient l’origine et l’intensité de votre souffrance d’enfant, elle
n’a pas à perdurer. L’enfant en vous aspire au réconfort et à la paix. Il
espère de nouvelles possibilités de lien. Il désire des relations où il se sent
libre d’être simplement lui-même.
En tant qu’adulte, chacun a la mission de résoudre sa crise existentielle,
crise dans laquelle le réajustement et la réalliance avec son ex-parent ou son
ex-enfant jouent un rôle crucial. Ainsi, pour citer les mots du poète polonais
Czeslaw Milosz, chaque être peut expérimenter qu’« il existe une certaine
frontière de la souffrance derrière laquelle un serein sourire commence3 ».
1. Un aphorisme énonce en peu de mots une vérité compréhensible et accessible à tous qui provoque
d’autres réflexions. Il ne prétend pas tout dire, ni tout expliquer.
2. Grün A., Ce qui entretient l’amour. Relations et spiritualité, Éditions Salvator, 2011, p. 95.
3. Extrait de son poème « Valse ».
Remerciements
Toute notre gratitude va en premier lieu à notre équipe de choc – Corinne
Cygler, Régina Caïazzo, Isabelle Tourlet et Hayate Allache – pour leur
relecture intelligente, minutieuse et stimulante de notre manuscrit. Un
profond merci à Corinne pour son enthousiasme communicatif. Un merci
chaleureux à Régina pour sa présence encourageante. Un immense merci à
Isabelle pour ses interventions pertinentes. Un merci spécial à Hayate pour
ses recherches bibliographiques.
Nous remercions de tout cœur notre éditrice Joanne Mirailles ainsi que
Rachel Crabeil et toute l’équipe d’Eyrolles pour leur confiance, leur énergie
positive, leur créativité et leur grand professionnalisme.
Nous exprimons toute notre reconnaissance aux personnes qui, en
témoignant de leur odyssée, ont enrichi cet ouvrage. Pour préserver leur
intimité, tout ce qui permettrait de les reconnaître a été modifié.
Nous dédions ce livre à tous les ex-parents d’hier, d’aujourd’hui et de
demain, pour qu’ils n’oublient pas leurs êtres enfantins.
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