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Vos Parents Ne Sont Plus Vos Parents (Marie-France Ballet de Coquereaumont Etc.)

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À L’ÂGE ADULTE, UNE RELATION PLUS JUSTE EST-ELLE

POSSIBLE AVEC SES PARENTS ?


Vos parents ne sont plus vos parents. Cette pensée résonne pour beaucoup d’adultes
comme un coup de tonnerre. Mes parents resteront toujours mes parents ! Or, cette idée
très simple – que vos parents n’ont plus à jouer de rôle parental – peut en réalité être un
véritable soulagement. Nous sommes nombreux à souffrir d’une relation parfois compliquée
et un peu ambiguë avec nos parents, ou disons plutôt, nos ex-parents. Et si vous pouviez
avoir une relation différente, autre que celle que vous aviez avec eux en grandissant ?
Le défi est donc le suivant : quelles sont les croyances obsolètes qui encombrent la relation
avec vos ex-parents ? Comment résoudre la sensation d’être un éternel enfant face à eux ?
Comment libérer les parts de vous-même piégées dans un passé qui ne passe pas ?
Comment construire avec eux une nouvelle alliance ?
Grâce à ce livre, vous aurez les clés pour être réellement libre, partager votre vérité
intérieure, et enfin, créer une relation ex-enfant/ex-parent mature, pacifiée et intègre.

Marie-France et Emmanuel Ballet de Coquereaumont sont psychopraticiens d’inspiration


jungienne, spécialistes reconnus et renommés de l’enfant intérieur depuis 1990, experts sur
les questions du couple et de la famille. Formateurs et créateurs de la Méthode Cœur
d’enfant®, ils sont les auteurs de nombreux ouvrages traduits en plusieurs langues,
notamment J’arrête d’avoir peur ! et J’arrête d’être mal dans mon couple !, parus également
aux éditions Eyrolles.
Marie-France et Emmanuel Ballet de Coquereaumont

Vos parents
ne sont plus
vos parents

Les clés pour réajuster la relation avec ses parents à l’âge


adulte
Éditions Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com

Des mêmes auteurs :


S’ouvrir à son cœur d’enfant, Seuil, 2005.
Libérez votre enfant intérieur, Albin Michel, 2009, réédité en 2015.
Se réconcilier avec son enfant intérieur, CD de pratiques guidées, Souffle d’or, 2012.
J’arrête d’avoir peur !, Eyrolles, 2014.
J’arrête d’être mal dans mon couple !, Eyrolles, 2016.
L’Oracle de l’enfant intérieur, Le Courrier du Livre, 2017.
Rituels de l’enfant intérieur, Le Courrier du Livre, 2019.

Ouvrage dirigé par Anne Ghesquière, fondatrice du magazine FemininBio et du podcast


métamorphose.
Création de maquette et mise en pages : Sandrine Escobar
Illustration de couverture : ©Inkie
Lecture et correction : France Facquer

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement


le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre
français d’exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris.

© Éditions Eyrolles, 2020


ISBN : 978-2-212-57208-7
L’humanité dans sa part la plus considérable en est encore,
psychologiquement
parlant, à un état d’enfance.
CARL GUSTAV JUNG

Que peut-il y avoir de plus social que de communiquer à son entourage que
la
relation avec eux fait souffrir et doit donc être réajustée pour que tout le
monde
aille mieux ?
JESPER JUUL

Et par le pouvoir d’un mot


Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.
PAUL ÉLUARD

Livre inspiré par la Troisième Symphonie de Henryk Górecki1.

1. La Troisième Symphonie (Op. 36) de Górecki, dite « symphonie des chants plaintifs » est une
œuvre pour soprano et orchestre symphonique composée en 1976. Durant l’écriture, nous avons
été bercés par la version dirigée par Yordan Kamdzhalov avec Lisa Gerrard et Genesis Orchestra
(Besant Hall Records, 2020).
Sommaire

Avant-propos

Première partie
Transgresser l’ordre établi

Parent d’adulte, ça n’existe pas


Un cadenas relationnel
C’est pour ton bien
Confusion au cœur de la parentalité

Il était une fois… une famille idéale


La Petite Maison dans la prairie
L’usine à fabriquer des gens
Le Père Noël est (parfois) une ordure

Parents à durée déterminée


Entre les racines et les ailes
La dette éternelle
L’amour au cœur du lien
Le lien défait

Deuxième partie
Être ou ne pas être... un éternel enfant face à son parent

Un passé qui ne passe pas


L’éternel enfant adapté
Les transes infantiles
Les stratégies de survie et d’autoprotection

L’adulte infantilisé
Une prison circulaire
La dépendance de l’éternel enfant
La relation accordéon

L’adulte parentifié
Une mission impossible
Les facettes de l’éternel enfant
La relation loyale

Troisième partie
Créer une nouvelle alliance ex-enfant/ex-parent

L’éveil de l’adulte intérieur


Le processus d’individuation
Aimer, perdre, grandir
Sauver son enfant intérieur
Devenir son meilleur allié

Le lien dans tous ses états


Du lien de filiation au lien ontologique
Réhumaniser ses parents
De nouvelles règles d’alliance

Le réajustement relationnel
Il n’existe pas de recette miracle
Au crépuscule de la fonction parentale
Le principe d’équité
Le principe d’équidignité

Épilogue
Remerciements
Bibliographie
Pour en savoir plus
Avant-propos
Pour rappel, notre lien de parenté à nous-mêmes est deux fois plus proche qu’avec nos parents. Rien
ne nous connecte donc plus à nous-mêmes que le détachement sécurisant d’avec nos figures
parentales ; même si elles nous ont (ou pas) offert – dans notre enfance, notre petite enfance – une
aide précieuse, une liberté et une faculté de penser par nous-mêmes.
ÉRIC BINET

Vos parents ne sont plus vos parents. Cette idée fondamentale résonne pour
beaucoup d’adultes comme un coup de tonnerre, les immergeant dans un
flot de sentiments figés ou contradictoires. Certains rejettent l’absurdité
d’une telle pensée, d’autres se sentent agressés… mais un nombre croissant
d’individus éprouve un véritable soulagement à cette simple évocation.
Considérer que ses parents ne sont plus ses parents connecte à une vérité
fondamentale mais dérangeante. Cette idée est loin d’être confortable. Elle
initie un cheminement dont les implications – en termes de lien, de loyauté,
de responsabilité et de liberté – donnent le vertige. Elle invite cependant à
une réelle pacification que trop peu imaginent ou expérimentent encore.
La relation entre les adultes et leurs ex-parents1 est un sujet délicat,
complexe et rarement abordé. Les quelques livres sur le sujet restent fidèles
à des opinions soi-disant vraies car répandues. Aujourd’hui, remettre en
cause la fonction parentale à l’âge adulte est un tabou, et, dans notre société
aux racines judéo-chrétiennes, le quatrième commandement de la Bible
« Honore ton père et ta mère2 » structure encore la psyché du plus grand
monde… d’autant qu’il s’accompagne d’une menace déguisée : « Vous, les
enfants, obéissez à vos parents dans le Seigneur, car cela est juste. Honore
ton père et ta mère, c’est le premier commandement qui soit assorti d’une
promesse : ainsi tu seras heureux et tu auras longue vie sur la terre3. »
Depuis 1990, nous accompagnons en psychothérapie des personnes, des
couples et des familles vers un nouveau modèle de relations
interpersonnelles et intergénérationnelles qui s’émancipent d’une fonction
parentale devenue à l’âge adulte anachronique et source d’attachements
douloureux, voire toxiques. Ce nouveau modèle, nous l’avons forgé autour
d’une notion centrale en psychologie, bien qu’encore méconnue et mal
comprise : l’enfant intérieur.
Même si l’on peut s’interroger sur certaines de ses positions, la
psychanalyste Alice Miller a été la principale initiatrice d’une révolution en
prenant la défense de l’enfant en chaque adulte. Pour elle, le processus
thérapeutique vise à reconstruire sa biographie de manière factuelle et d’en
avoir surtout un ressenti émotionnel dans la perspective enfantine. Au-delà
des souvenirs – qui sont une construction subjective – le corps garde en
mémoire les affects non résolus de l’enfance. Tant qu’une personne adulte
n’apporte pas de nouvelles réponses émotionnelles et affectives à son enfant
intérieur, elle entretient un rapport de dépendance infantile à son ou à ses
parents. Elle se répète à elle-même une histoire souvent fort éloignée de ses
ressentis véritables. Elle conserve un attachement blessant qui la coupe en
partie des situations présentes et de la possibilité de se positionner et de
s’épanouir davantage dans ses relations.
Nos expériences professionnelles et personnelles en psychothérapie vont à
l’encontre de nombreux postulats établis. En substance, un adulte qui se
reconnecte et se réconcilie avec son enfant intérieur considère enfin son
histoire avec les yeux de l’enfant qu’il a été. Il devient l’interlocuteur
privilégié de son être enfantin et tisse un nouveau lien avec lui-même. En
devenant son propre allié – processus évolutif consolidant l’état d’adulte –,
l’individu peut lâcher la fonction parentale qu’il attribuait jusque-là à ses
géniteurs. C’est, à notre sens, l’une des conditions majeures favorisant la
construction de saines relations avec ses ex-parents.
Éclairer les dimensions de l’enfant en soi dans un contexte relationnel est le
fil directeur et structurant de cet ouvrage. Nombre d’écrits incitent l’ex-
enfant à considérer, en tout premier lieu, le vécu de son parent au détriment
de son propre vécu enfantin. Des idées éculées invitent, avant toute chose, à
la seule compréhension du parent et de son histoire ou, pire, à pardonner à
ses parents.
Toutes ces idées souffrent du même défaut : conserver, coûte que coûte,
l’ordre établi d’une relation dissymétrique et hiérarchique en faveur du
parent. Elles nient ouvertement les éminents travaux démontrant combien
notre monde souffre d’une perception mystifiée de l’enfant, de la fonction
parentale et de la famille. L’enfant est accusé depuis toujours, nié dans sa
nature, parfois maltraité, pour défendre et protéger des comportements
inacceptables à son égard, comme si « la parentalité fonctionnait à l’envers ;
d’une façon inversée : la protection des enfants cède la place à celle des
parents4 ».
Dans ce livre, nous avons à cœur de vous proposer une argumentation
étayée et lucide. Accuser le parent de tous les torts est aussi une voie sans
issue et injustifiable. Elle ne permet pas à chacun, ex-parent et ex-enfant,
d’endosser les responsabilités qui sont les siennes. Ce livre aborde en
priorité les enjeux pour l’ex-enfant afin de rétablir certains aspects ignorés
ou bafoués de cette relation enfant/parent à l’âge adulte. Il offre également
quelques pistes sur l’inévitable deuil de la fonction parentale. Trop de
parents souffrent de ne pas être aidés dans ce douloureux et difficile passage
où il est temps d’abandonner son rôle de parent.
Ce qui n’a pas existé dans votre enfance et dans la relation avec votre
parent ne vous attend pas, ni aujourd’hui ni demain. Ce qui n’a pas abouti
dans le lien est perdu à tout jamais. Enfant, vous vous êtes adapté à des
contraintes parentales, familiales, sociales et culturelles pour avoir le
sentiment d’être aimé et d’exister. Cette suradaptation constitue un passage
obligé dans la construction de chacun. Clarifier la relation avec ses ex-
parents à l’âge adulte offre une véritable libération. C’est une opportunité
de dénouer les amarres figées par le passé pour voguer vers de nouvelles
destinations et possibilités que votre conscience peine à imaginer.
Ce livre ne prétend ni à l’exhaustivité ni à l’universalité. Cela est
impossible tant les paysages familiaux sont divers et complexes. En trente
ans de pratique psychothérapeutique auprès de milliers de personnes, nous
avons observé des dysfonctionnements à l’origine de nombreuses
souffrances relationnelles. Nous les explorons ici pour révéler au lecteur les
possibles nœuds dans sa relation avec son ex-parent et lui donner des pistes
de résolution. Nous ne prétendons pas détenir une ou des vérités ; nous
partageons simplement des analyses et des propositions qui se sont révélées
opérantes lors de nos accompagnements thérapeutiques.
Trop peu d’adultes restent sereins face à leurs ex-parents. Comment le
seraient-ils face à des parents qui se conduisent comme si leur ex-enfant
était toujours leur petit ? De nombreux maux malmènent le lien, tels la
soumission, la loyauté, le sens du devoir, la colère, la culpabilité, la révolte,
la fusion, la honte, la peur, etc. La pacification est pourtant possible, mais
elle est indissociable d’une pleine et entière réhabilitation du vécu enfantin
de chacun.
Le défi est donc le suivant : quelles sont les croyances obsolètes qui
encombrent la relation avec ses parents à l’âge adulte ? Comment résoudre
la sensation d’être un éternel enfant face à son parent ? Comment libérer les
parts de soi piégées dans un passé qui ne passe pas ? Comment construire
une nouvelle alliance avec son ex-parent et selon quelles modalités ?
La première partie de cet ouvrage – « Transgresser l’ordre établi » – vous
guide dans la remise en cause des représentations qui handicapent un sain
développement personnel et relationnel. L’être humain préfère
naturellement fuir certaines réalités confrontantes et/ou douloureuses pour
maintenir un statu quo au sein de son système familial d’origine. Le
détachement d’avec ses figures parentales appelle un abandon de certaines
convictions héritées.
La deuxième partie – « Être ou ne pas être… un éternel enfant face à son
parent » – vous permet de mieux repérer les signes d’un dysfonctionnement
relationnel. Au travers d’exemples concrets et de parcours individuels ou
familiaux se dessineront pour vous les contours d’une relation ex-enfant/ex-
parent saine. Chaque famille a des ressources insoupçonnées pour inventer
son propre modèle fonctionnel.
Enfin, la troisième et dernière partie – « Créer une nouvelle alliance ex-
enfant/ex-parent » – vous ouvre les portes d’un nouveau paradigme. Nous
étayerons certaines pistes favorisant la construction d’une nouvelle alliance
où le respect des individualités et l’aspiration légitime à s’émanciper de son
système familial d’origine ne s’opposent nullement aux liens
interpersonnels et intergénérationnels respectueux et nourrissants. Bien au
contraire.

1. Les termes d’« ex-parent » et d’« ex-enfant » seront explicités au fil de l’ouvrage.
2. Exode 20, 12. Traduction œcuménique de la Bible.
3. Épître de Paul aux Éphésiens VI, 1-3.
4. Lassus P., La Violence en héritage. Le tragique paradoxe des relations parents-enfants, François
Bourin éditeur, 2011, p. 43.
Première partie

Transgresser l’ordre établi


Parent d’adulte, ça n’existe pas
Que l’individu au cours de sa croissance se détache de l’autorité de ses parents, c’est un des effets
les plus nécessaires mais aussi les plus douloureux du développement. Il est tout à fait nécessaire que
ce détachement s’accomplisse et l’on peut admettre que chaque être humain ayant évolué
normalement l’a, dans une certaine mesure, réalisé. En vérité, le progrès de la société repose d’une
façon générale sur cette opposition des deux générations.
SIGMUND FREUD

Un cadenas relationnel
Peu d’auteurs ont abordé le délicat sujet de la relation parent/enfant à l’âge
adulte. Leurs démarches ont ouvert la voie à notre propre réflexion.
Enrichis par notre pratique psychothérapeutique de trente ans et face à
l’incohérence de certains propos, nous prenons la plume pour partager notre
expérience et notre vision.

Le « bon » parent « indispensable »


Dans son dernier ouvrage, la psychothérapeute Sylvie Galland, s’appuyant
sur son propre vécu parental, souligne : « Cette fonction parentale a
mobilisé tellement d’énergie et de sentiments pendant vingt ou trente ans !
Elle est tissée d’enjeux et de projections puissants, dont beaucoup sont
inconscients et intimement liés à notre histoire transgénérationnelle. Ce rôle
a structuré notre vie et influencé nos décisions. Il est reconnu et valorisé par
la société1. » Elle ajoute combien « [l]a fin de cette fonction peut être
difficile à vivre et susciter des sentiments de perte d’identité, d’inutilité, de
nostalgie du temps où nous étions indispensables ». L’auteure ne précise pas
que ces ressentis, bien que courants, sont déjà problématiques. Ils dénotent
une forte identification à une fonction, à un rôle qui, pensé et vécu comme
« indispensable », risque, un jour ou l’autre, de placer le parent dans une
position figée.
Sylvie Galland poursuit : « Malgré l’impression de liberté retrouvée, de
soulagement parfois, lâcher notre statut de parent d’enfants et d’adolescents
crée un vide et nous oblige à des renoncements. De nouvelles recherches
prennent place, dont celle-ci : comment devenir parents d’adultes ! » La
réflexion nous semble étrange. Selon elle, chaque parent doit renoncer à sa
fonction… sans y renoncer vraiment. La fonction doit simplement évoluer ;
le parent restera à tout jamais parent, un parent d’adulte.
Chez la plupart des auteurs, le fondement classique du problème dans la
relation enfant/parent à l’âge adulte n’est que rarement remis en cause.
Certaines affirmations, déposées comme de sacro-saintes vérités,
confirment cet état de fait. Par exemple : « Tous les parents veulent le
meilleur pour leurs enfants », « Quand les parents dévalorisent leurs
enfants, c’est pour les stimuler », « Les parents n’ont que de bonnes
intentions », « Parent un jour, parent toujours », « On est toujours l’enfant
de son parent », etc. Les images du bon parent, de la famille bienfaisante
par nature et la confusion entre filiation, fonction parentale et nature du lien
ont la vie dure. Ce sont les éléments d’une idéologie qui « procède d’une
incapacité, elle-même expression de résistances, individuelles et collectives,
à écorner une représentation de la parentalité. Sa fonction n’est donc en rien
de protéger un enfant, mais de protéger les images parentales intériorisées
chez chaque sujet et dans l’inconscient collectif, images qui doivent être
préservées de toute atteinte, sauf à remettre en cause l’unité psychique du
sujet ou la cohésion sociale2 ». La question de la parentalité reste encore un
tabou.

Ambivalence
Nombre d’auteurs n’interrogent pas réellement la fonction parentale qu’ils
défendent en imposant arbitrairement sa légitimité et sa pérennité à travers
la filiation. Comment éviter de perpétuer cette vision multiséculaire du
parent à vie, de l’indispensabilité de sa fonction à travers le temps ? Sylvie
Galland constate : « Il arrive, en effet, souvent que les enfants, ambivalents
dans leur processus d’émancipation, collaborent activement au maintien
d’un lien d’assistance, psychologique ou matérielle3. » Où est
l’ambivalence ? Sans doute chez l’enfant en attente de ce qu’il n’a pas reçu,
mais également chez le parent qui résiste à lâcher la fonction parentale.
L’ambivalence, source d’attachements non résolus, réside indéniablement
dans un système où chacun, l’ex-enfant comme l’ex-parent, est hypnotisé
par ce mirage : l’existence du parent d’adulte. Selon nous, c’est l’un des
éléments du cadenas relationnel qui empêche toute véritable évolution dans
le lien ex-enfant/ex-parent.

Le deuil de la fonction
La relation enfant/parent à l’âge adulte est souvent cadenassée par la
difficulté à affronter, de part et d’autre, un inévitable deuil. Tout a une fin.
C’est un principe inhérent à la vie. Nul ne peut prétendre y échapper. Le
nier est bien plus douloureux que le deuil lui-même. Une personne n’est
jamais la fonction qu’elle endosse. Être parent prend fin. Être enfant prend
fin. Un adulte – même si ce terme dissimule une longue construction – n’a
plus besoin d’un parent extérieur. Il peut apprendre à l’être pour lui-même
durant son processus d’individuation4. Le psychothérapeute Martin Miller
résume parfaitement notre constat : « Le but (…) est de rompre ce lien
émotionnel aux parents et de devenir soi-même l’interlocuteur de l’enfant
intérieur. (…) le client se reconstruit pour ainsi dire mentalement une
relation parent/enfant à lui-même5. »
Examinons de plus près d’autres aspects de ce cadenas relationnel qui
verrouille l’ex-enfant à son ex-parent et vice versa.

C’est pour ton bien


Le parent croit posséder la clé de ce qui est bien pour l’enfant. Le bien-
fondé de ses intentions et de ses comportements est rarement évalué. Dans
l’esprit du plus grand nombre, le parent est celui qui sait ce qui est bien
pour l’enfant. Une grande part de l’éducation ordinaire scande plus ou
moins clairement ce message : « C’est pour ton bien. » Certains parents ne
sont nullement dérangés lorsqu’ils affirment savoir ce qui est bon pour leur
« enfant » de 30, 40, 50, 60 ans ou plus. Ils s’immiscent, parfois sans
vergogne, dans certains domaines de la vie de leur « éternel » enfant :
relation de couple, rôle parental, carrière professionnelle, etc.
Amour et culpabilité
Alice Miller explique : « Les parents qui aiment leurs enfants devraient
avoir plus que personne la curiosité de savoir ce qu’ils font inconsciemment
à leurs enfants. S’ils ne veulent rien en savoir tout en se réclamant de leur
amour, c’est qu’ils n’ont pas véritablement le souci de la vie de leurs
enfants6. »
L’étendard de l’amour est le premier signe suspect à repérer. Il n’y a rien de
plus inquiétant qu’un parent qui s’autocongratule et vante ses sentiments
vertueux. Lorsque, dans la relation ex-enfant/ex-parent, l’amour justifie
n’importe quel comportement, ou ordonne à l’ex-enfant un silence
respectueux, le cadenas est bel et bien verrouillé.
La culpabilité est l’autre signe à surveiller : si vous vous sentez coupable à
l’idée d’exprimer vos ressentis à votre parent, craignant de le blesser ou de
lui manquer de respect, soyez sûr d’une chose : vous êtes prisonnier. Vous
pensez peut-être que votre parent mérite obligatoirement le respect en tant
que parent, que son confort passe avant le vôtre et qu’ainsi les choses sont
bien à leur place. Ne ressentez-vous pas de l’indignation devant ce système
dissymétrique et hiérarchisé qui vous infantilise quel que soit votre âge ? Il
s’appuie sur la négation multiséculaire de l’équidignité de l’enfant. Les
pensées, perceptions, ressentis, valeurs, rêves, questionnements, buts et
mots d’un enfant ont la même valeur que ceux d’un adulte. Ils sont tout
autant sources d’interrogations, d’enseignements et de sagesse. Cette notion
d’équidignité s’oppose à la vision traditionnelle de la famille perçue comme
un système hiérarchique où les adultes omnipotents doivent obtenir sans
condition l’obéissance de l’enfant et lui imposer un modèle.

L’éducation classique
Le célèbre psychologue Jean Piaget rappelle que l’éducation, dans sa vision
courante, consiste à essayer de rendre l’enfant conforme au type d’adulte de
la société à laquelle il appartient. Les influences normatives sont
nombreuses et elles ne sont pas toutes parentales ; elles sont aussi
familiales, culturelles ou religieuses. Jean Piaget défend l’idée de laisser les
enfants régénérer la société en leur permettant de devenir des hommes et
des femmes capables de faire de nouvelles choses. Certaines relations
enfants/parents à l’âge adulte l’interdisent. L’obéissance à des valeurs et à
des principes figés est une prison invisible et mortifère.
Tant que vous pensez que votre parent sait ce qui est le mieux pour vous et
qu’il vous connaît finalement mieux que vous-même, vous risquez de
rencontrer de multiples difficultés dans votre vie. Votre développement est
clairement entravé. Vous pouvez tout à fait croire que ce sacrifice est
acceptable et honorable. Nombre d’individus attendent, secrètement, la
mort de leurs parents pour s’émanciper. Hélas, cela ne fonctionne que
rarement.

Hélène, une enfant sage


Hélène, une femme de 55 ans, professeure, nous confiait il y a quelque
temps :

Je me suis interdit de vivre pendant plus de trente ans. J’ai


accompagné ma mère, atteinte d’un cancer, pendant plusieurs années.
À sa mort, une tante, touchée par la maladie de Parkinson, a accaparé
tout mon temps et toute mon énergie pendant cinq ans. À son décès, sa
sœur cadette a fait une mauvaise chute. Elle était encore jeune, une
soixantaine d’années, mais, en peu de temps, elle est devenue
impotente et j’étais là pour elle, bien entendu. Elle vient de mourir et
je me retrouve seule. Je n’ai rien construit à part ma carrière
professionnelle. Je me sens vide, triste, sans vie. Il y a toujours cette
petite voix en moi qui me dit que tout cela est normal. J’ai juste fait
mon devoir. Mais si je suis honnête avec moi-même, ce sacrifice ne
m’a rien apporté. Je crois que j’espérais une reconnaissance qui n’est
jamais arrivée. Je n’étais plus une personne, juste une béquille
corvéable à merci. Je suis très en colère contre moi-même. Comme ai-
je pu être aussi bête !

Hélène se traitait avec beaucoup de dureté, comme ses parents l’avaient fait
avec elle. Elle croyait profondément que cette attitude l’avait bien préparée
à l’existence. Elle était restée une enfant sage, obéissante et dévouée face à
ses aïeux. Elle n’avait jamais imaginé pouvoir transgresser cet ordre établi.
Elle était devenue la cheville ouvrière d’un système où les ascendants
pèsent, lourdement et avec légitimité, sur leurs descendants.

La pédagogie noire
L’histoire d’Hélène dévoile un aspect caché de la pédagogie noire qui
consiste à transmettre à l’enfant, dès son plus jeune âge, des préceptes
éducatifs erronés pour assujettir une partie de sa vitalité et de ses
ressources. Le message entendu par Hélène était : « Nous t’enseignons ce
qui est pour ton bien afin que tu joues un rôle pour le bien de la famille. »
C’est l’une des racines de la violence dans l’éducation des enfants. Chaque
adulte a la responsabilité d’éclairer la vérité de l’enfant qu’il a été. On ne
peut pas, tout simplement, balayer d’un revers de main son vécu enfantin en
affirmant avoir eu une enfance heureuse et de bons parents. Sans nier les
soins et l’amour reçus, chacun se doit de reconnaître la nature complexe,
dissymétrique et figée du lien parent/enfant.

Confusion au cœur de la parentalité


Il existe au sein des systèmes familiaux une certaine confusion entre
filiation, fonction parentale et nature du lien qui favorise des relations
cadenassées.

Virginie face à sa belle-mère


Virginie est une femme radieuse et dynamique d’une quarantaine d’années.
Après une difficile rupture amoureuse, elle a enfin retrouvé un partenaire.
Elle s’inquiète pourtant de l’omniprésence de la mère de son nouveau
compagnon. Cette dernière vit seule depuis trente-deux ans. Lors d’une
consultation, elle décrit sa première visite chez sa belle-mère :

Je rentre dans l’appartement de sa mère qui n’a jamais refait sa vie.


Les murs sont tapissés de photos de vacances, notamment de son fils et
d’elle. Ils posent tous deux dans différents paysages exotiques, se
tenant comme un couple. Elle me montre la chambre d’amis, une pièce
pleine de fanions de foot, de photos de sportifs et de peluches, qui
semble être l’ancienne chambre d’adolescent de mon compagnon. Au
mur, trône une magnifique photo de lui, vraisemblablement âgé d’un
an et demi. Belle bouille de bébé joufflu. Je confie alors à ma belle-
mère : « J’adore cette photo ! Je l’ai déjà vue. Il est vraiment
adorable. » C’est là qu’elle se tourne vers moi brusquement ; croisant
ses deux bras sur la poitrine, elle me regarde avec insistance, bien
droite, et déclare bien fort : « C’est mon bébé ! » Je suis restée sans
voix. Il est vrai qu’elle appelle souvent son fils « mon bébé », « mon
chat » ou « mon coco »… très rarement par son prénom. Pour
l’homme que j’aime, tous ces mots et ces comportements sont tout à
fait normaux.

La réaction de cette mère semble caricaturale mais ce type de témoignage


est courant. Cette femme est toujours maman et mère. Elle a éduqué seule
son fils et ce lien est tout ce qui compte dans sa vie. Virginie a découvert
que son compagnon obéissait à un certain nombre de rituels rappelant et
consolidant un lien mère/fils sacralisé. Elle a entendu le message sous-
jacent : « Aucune femme ne sera jamais à la hauteur de ce lien mère/fils. »
Elle ajoute :

J’ai tout de suite compris que ma belle-mère cherchait à ce que je


m’oppose à elle. Mon compagnon lui avait déjà rapporté que j’étais
une femme qui ne se laisse pas faire. Je n’aime pas être manipulée.
J’ai donc opté pour une autre stratégie. À chaque fois qu’elle se
positionne en mère toute-puissante, je lui dis que j’ignore ce que cela
signifie puisque je n’ai pas eu d’enfant. Cela semble fonctionner pour
l’instant. Elle s’arrête. Pour autant, je ne me gêne pas pour exprimer à
mon compagnon ce qui ne me convient pas.

Les dimensions de la parentalité


La parentalité se compose de trois dimensions élémentaires : charnelle,
symbolique et relationnelle. Si chacune a son importance, aucune ne peut se
substituer à l’autre ou se confondre avec l’autre.
La dimension charnelle est celle de la filiation par le sang. On peut être
géniteur sans être parent, et inversement. La filiation participe de la
construction identitaire. Chaque enfant a besoin de connaître ses origines
pour pouvoir s’appuyer, en grandissant, sur une généalogie claire, cohérente
et lisible. La fonction de parent ne se fonde pas sur la légitimité biologique
mais sur la capacité à accompagner l’enfant dans la construction de son
récit biographique. La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury le
résume ainsi : « Être un enfant, c’est immanquablement poser la question
du père, comme celle de la mère. L’important, quelle que soit la
verbalisation de cette histoire, c’est que celle-ci ne “manque” pas la
question de l’origine, qu’il n’y ait pas de mensonge. C’est autour de cette
vérité qu’un premier acte de confiance entre l’enfant et les parents se crée.
Et la confiance est ce qui permet aussi d’affronter plus sereinement la
question de l’origine et celle de son développement propre par la suite. Les
parents sont donc les garants d’un discours de vérité sur l’origine et sur la
place qu’ils donnent, dans cette histoire, aux absents. (…) La vérité, c’est
une affaire de lien7. »
Être géniteur relève simplement d’un processus naturel : la capacité de
procréer. Cela ne donne aucune aptitude particulière à la parentalité. Au
niveau de la filiation, des affirmations du type « Une fois qu’on est devenu
parent, on le reste pour la vie entière » et « On reste toute sa vie l’enfant de
son parent » sont compréhensibles mais, fondamentalement, être parent
participe d’un tout autre registre. C’est bien avant tout une affaire de lien.
Dans l’histoire de chacun, la filiation est prégnante mais non déterminante.
La dimension symbolique renvoie à la fonction parentale. C’est,
psychiquement, la plus complexe de par ses contenus culturels, religieux,
sociaux et familiaux. Elle comprend tous les aspects qui sont attribués à la
fonction de mère, de père, de maman et de papa. Finalement, le rôle de
parent renvoie invariablement à la responsabilité assumée par un adulte, le
parent, vis-à-vis de l’enfant. L’enfant n’est pas là pour satisfaire les désirs,
les attentes et les espérances de son parent. Le psychothérapeute Pierre
Lassus évoque les trois fonctions de base – protéger, pourvoir, permettre –
pour que puisse se structurer une parentalité « suffisamment bonne8 ». Elles
participent de cette responsabilité qui ne peut être inversée :
protéger l’enfant contre les dangers et veiller au respect de son intégrité
physique et psychique ;
lui procurer ce qui est nécessaire à son développement en répondant à ses
besoins fondamentaux et relationnels ;
lui permettre de devenir qui il est, et non ce que d’autres voudraient qu’il
soit.
Cette même responsabilité appelle naturellement la fin de la fonction
parentale. Un parent accompagne l’enfant à grandir mais pas l’adulte à
s’épanouir.
Enfin, la dimension relationnelle concerne la nature du lien. L’enfant n’a
pas d’autre choix que de se lier aux personnes les plus proches de lui (ce ne
sont pas forcément ses parents s’il est confié en bas âge à d’autres). Ce
besoin d’attachement naît d’une nécessité biologique – survivre – et d’un
besoin vital – recevoir les soins corporels, émotionnels et affectifs
nécessaires pour soutenir le vivant en lui. Que ses parents soient aimants ou
distants, accueillants ou rejetants, bientraitants ou maltraitants, l’enfant
développe des stratégies pour que ses parents – ou substituts parentaux –
répondent à certains de ses besoins9. Être parent, c’est être conscient de la
vulnérabilité de l’enfant mais aussi de la fragilité du lien. L’enfant est
capable de dissimulation pour éviter de perdre le lien. Tout petit, il exprime
à sa manière ce qui ne lui convient pas mais il s’adapte aussi très
rapidement en l’absence de toute réponse à ses manques ou à sa souffrance.
Nombre d’ex-enfants maintiennent des liens déguisés avec leurs ex-parents
comme ils ont été contraints de le faire plus jeunes. À l’âge adulte, les
affects niés et oubliés se répercutent dans des comportements et des
schémas relationnels dysfonctionnels et douloureux, symptômes d’une
souffrance interdite.
Le lien enfant/parent a besoin d’être réajusté à l’âge adulte, non pas pour
réclamer des comptes mais pour assainir la relation. Chacun, ex-parent et
ex-enfant, a la responsabilité de ce réajustement.

Confusion et infantilisation
Confondre les trois dimensions de la parentalité – charnelle, symbolique et
relationnelle – n’a qu’un seul objectif : éviter de se confronter à la réalité du
lien enfant/parent. Cette réalité complexe prime sur la filiation ou sur la
fonction parentale. Elle est l’histoire d’une relation à la fois bien traitante et
maltraitante à divers degrés. Elle invite chacun, à l’âge adulte, à reprendre
les responsabilités qui sont les siennes. Il peut sembler plus confortable de
ne pas s’interroger et d’éviter toute remise en cause. Beaucoup s’imaginent
qu’ils garantissent, par le rejet de leur vérité intérieure, une certaine
cohésion familiale et sociale. Ils participent à une illusion collective qui
charrie son lot de non-dits, de souffrances et de violences. Croire en
l’existence d’un parent d’adulte participe de ce mirage et consolide un ordre
établi.
Cet ordre établi, considéré comme immuable et inattaquable, régissant les
relations enfants/parents à l’âge adulte, est subtil. Il se pare souvent des
meilleures intentions et d’une bonne volonté respectueuse alors qu’il
dissimule une permanente infantilisation. Un parent d’adulte, ça n’existe
pas. C’est antinomique.
L’enjeu central au sein de la relation ex-enfant/ex-parent est de sortir de
cette infantilisation, « une normalisation qui ne dit pas son nom. Cette
manière est affaire de contrôle, d’ordre, de surveillance… (…) [o]n fait
ordre en s’assurant que tout le monde ajourne l’échéance de l’entrée dans
l’âge adulte, c’est-à-dire dans l’âge d’une autonomie qui permet de remettre
en cause l’ordre établi. (…) Cette infantilisation (qui est donc une
normalisation déguisée) produit comme toute normalisation des sujets
affaiblis, des sujets non affranchis, des sujets en danger10 ».
La parentalité n’est pas le seul point à clarifier pour s’émanciper. Il convient
d’aborder un autre sujet délicat, celui de la famille.

1. Galland S., La Relation entre les adultes et leurs parents. Faire évoluer le lien tout au long de sa
vie, Les Éditions de l’Homme, 2019, p. 18.
2. Lassus P., La Violence en héritage, op. cit., p. 52.
3. Galland S., La Relation entre les adultes et leurs parents, op. cit., p. 23.
4. C’est un processus naturel de transformation intérieure, vécue plus ou moins consciemment,
visant à rendre l’individu plus entier (non morcelé, non divisé) et plus complexe (non duel) dans
la recherche constante d’un accomplissement individuel et relationnel. Ce concept, élaboré par le
psychiatre Carl Gustav Jung, souligne l’idée d’un élan vers le meilleur de soi, en intégrant les
limites et les paradoxes inhérents à la nature humaine et au parcours de chaque individu.
5. Miller M., Le Vrai « Drame de l’enfant doué ». La tragédie d’Alice Miller, Presses universitaires
de France, 2014, p. 162.
6. Miller A., C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, Aubier, 1984,
p. 307.
7. Fleury C., « Qu’est-ce que faire famille ? », dans Coum D. (dir.), Avons-nous besoin de père et de
mère ?, Érès, 2016, p. 19.
8. Lassus P., Maltraitances. Enfants en souffrance, Stock, 2001, p. 79.
9. Van der Kolk B., Le corps n’oublie rien. Le cerveau, l’esprit et le corps dans la guérison du
traumatisme, Albin Michel, 2018, p. 164.
10. Fleury C., « Qu’est-ce que faire famille ? », art. cit., p. 24.
Il était une fois… une famille
idéale
C’est précisément cette dialectique entre des élans, des sentiments, des besoins opposés qui rend
utopique l’idée que la famille est le lieu de l’harmonie constante et de la pleine satisfaction pour tous
ses membres.
GIOVANNI ABIGNENTE

La Petite Maison dans la prairie


Comment fait-on famille ?
À la base, une famille est le lieu où sont éduqués les enfants (qu’ils soient
nés ou non du couple). Pour 80 % des hommes et des femmes, les
principales motivations pour créer une famille sont le bonheur, l’amour
dans le couple et l’envie de donner la vie1. Aujourd’hui, le désir d’enfant
s’accompagne majoritairement d’une vision positive de la parentalité et du
couple2. Or une famille dépasse largement le cadre de la parentalité et du
couple. Elle suit ses propres règles.
Pour répondre à leur besoin d’appartenance, les membres d’une famille se
vivent comme une seule entité : « On est une famille », est-il courant
d’entendre. Peu s’interrogent sur leur manière de participer à cette
construction : Comment fait-on famille ? Ne pas questionner ce point
crucial bloque une possible évolution des relations à l’intérieur du système
familial et maintient une perception idéalisée de la famille.
La plupart des personnes qui constatent des difficultés relationnelles au sein
de leur famille n’éclairent pas pour autant son fonctionnement, c’est-à-dire
les règles et les structures qui la régissent. Ils perdent ainsi,
inconsciemment, une part de leur libre arbitre et affectent leur devenir. Ils se
réfèrent bien souvent à une image idéale de leur famille fort éloignée de
leur véritable vécu.
La réelle souffrance de l’enfant
Certains thérapeutes soulignent le poids des reproches et des rancœurs qui
contaminent la relation ex-enfant/ex-parent. Ils évoquent l’écart entre les
attentes de l’enfant et la réalité, comme si l’enfant – rêvant de parents
parfaits, capables à tout moment d’étancher son immense besoin d’être
aimé, sécurisé, valorisé – attendait toujours, même adulte, de recevoir son
dû. Pour améliorer les relations à l’âge adulte, l’ex-enfant se doit d’accepter
que son parent soit imparfait et abandonner ses attentes infantiles.
De prime abord, cette théorie semble pertinente. Pourtant, elle s’inscrit dans
une vision en défaveur de l’ex-enfant, en accusant son immaturité et son
incapacité à percevoir ses parents tels qu’ils sont. Un pan entier du vécu
enfantin est ainsi laissé dans l’ombre. Non seulement le petit enfant sait la
limite ou la déficience de son parent – il la perçoit et l’intègre
principalement en dessous du seuil de la conscience –, mais il la prend en
charge pour maintenir un certain équilibre dans la famille. Dans la relation
avec leurs parents, nombre d’adultes souffrent davantage de la fonction
qu’ils ont dû endosser et qu’ils s’imaginent obligés de conserver au sein du
système familial que de ce qu’ils n’ont pas reçu. Récemment, l’une de nos
patientes constatait :

Ma mère m’a élevée seule et cela n’a pas été une réussite. Je me
souviens d’une femme obsédée par les hommes. À chaque rencontre
amoureuse, je n’existais plus pour elle. Elle ne me donnait de
l’affection que par intermittence, me délaissant dès qu’un homme
entrait dans sa vie. Et il y en a eu un certain nombre ! Je ne me suis
pas sentie aimée et considérée pour qui j’étais. C’est douloureux, mais
ce n’est rien à côté de la frayeur que je ressens encore aujourd’hui en
repensant à certains épisodes de mon enfance. À de nombreuses
reprises, ma mère m’a fait jouer le rôle de l’adulte responsable. Je
devais prendre en charge des choses qui me dépassaient
complètement, par exemple conduire une voiture à 15 ans sans permis.
Elle me manipulait en me disant que j’étais tellement grande et
intelligente. Dans ces moments-là, j’avais l’impression d’exister pour
elle alors qu’en réalité, j’étais terrorisée. J’assurais, le sourire aux
lèvres et le cœur glacé d’effroi. Une petite voix me soufflait à l’oreille :
« Comment une mère peut-elle faire cela à sa fille ? » Pour autant, j’ai
longtemps affirmé avoir la meilleure famille du monde. Aujourd’hui, la
relation avec ma mère est des plus difficiles. Elle continue à vouloir
m’utiliser selon son bon vouloir mais je ne peux plus le supporter.

En réalité, peu d’adultes sont enfermés dans la rancune, la colère ou les


reproches à l’égard de leurs parents. La majorité, même s’ils se plaignent de
quelques comportements parentaux, demeurent dans les faits très attachés à
une image idéalisée de leur famille, image qui contribue à maintenir un déni
du vécu enfantin3.

Les principes d’idéalisation


Laura Ingalls est une romancière américaine célèbre pour sa série de
romans destinés à la jeunesse. Née en 1867, elle rédige en 1930 son
autobiographie intitulée Pioneer Girl. Jugée trop dure, cette version est
refusée par nombre d’éditeurs. L’auteure la réécrit en la magnifiant et
rencontre un premier succès en 1932 avec son titre La Petite Maison dans
les grands bois. Laura Ingalls décède en 1957 mais sa notoriété perdure
avec le succès phénoménal de la série télévisée La Petite Maison dans la
prairie, diffusée entre 1974 et 1983. Produite par l’acteur et réalisateur
Michael Landon, elle met en scène une famille de pionniers, les Ingalls,
fermiers au XIXe siècle.
Ce feuilleton retranscrit à merveille des valeurs familiales traditionnelles
auxquelles nombre de personnes continuent d’adhérer. Cette imagerie
familiale intériorisée chez beaucoup se structure autour de six principes
d’idéalisation :
1. La famille est exempte de tout dysfonctionnement.
2. Elle est fondée sur l’amour présent entre tous ses membres.
3. Les parents sont aimants et attentifs. Dénués de pulsions ou de toute
culpabilité, ils méritent toujours le respect.
4. Les parents enseignent à l’enfant le sens du devoir, qui engendre
l’amour et le respect.
5. La cellule familiale offre le seul cadre aimant et sécurisant qui permet
de résoudre toutes les difficultés de la vie.
6. L’individu est au service du bien-être du système familial : un faible
sentiment de sa propre valeur personnelle conduit à l’amour de ses
semblables.
Il suffit que deux ou trois de ces principes soient à l’œuvre pour générer des
dysfonctionnements familiaux. Ces principes, pour certains déjà dénoncés
par Alice Miller comme vecteurs de violence dans l’éducation de l’enfant4,
sont symptomatiques d’une vision mystifiée de la famille. La réalité est
cependant bien différente, comme la vie de Laura Ingalls dont le manuscrit
original a été publié en 2014. Dans son autobiographie, Charles et Caroline
Ingalls, ses parents, apparaissent globalement dévoués et aimants mais
l’instrumentalisation de l’enfant et la violence sous toutes ses formes sont
omniprésentes.

Le syndrome de La Petite Maison dans la prairie


Ce que nous appelons le « syndrome de La Petite Maison dans la prairie »
concerne les individus persistant à croire en la fonction mythique de la
famille comme source et ressource pour tous ses membres5. Ce mythe est
celui de la famille offrant à tous ses membres le meilleur environnement et
les meilleures possibilités pour bien grandir et accomplir sa vie. À de rares
exceptions, la famille se caractérise encore – même si des évolutions
majeures sont en marche – par sa méconnaissance et son rejet de
l’expérience enfantine. Chacun en porte plus ou moins les stigmates. Le
thérapeute familial Jesper Juul, comme tant d’autres spécialistes, confirme
cet état de fait : « [L]a plupart des personnes ont appris dès l’enfance, à
moins qu’on le leur ait enfoncé dans le crâne, que leurs propres désirs et
besoins n’ont pas d’importance, que c’est la famille dans son ensemble qui
compte et que l’individu doit nécessairement s’effacer6. »
Si la famille n’est pas naturellement un espace-source et un espace-
ressource pour ses membres, quelle est sa véritable nature ?

L’usine à fabriquer des gens


Famille dysfonctionnelle
En tant que praticiens en psychothérapie individuelle, familiale et de
groupe, nous croyons fondamentalement au potentiel formidable existant au
sein de chaque famille. Pour le faire émerger, il est nécessaire de se
confronter au fonctionnement familial qualifié d’« usine à fabriquer les
gens » par la célèbre thérapeute familiale américaine Virginia Satir7.
Selon elle, 96 % des familles sont dysfonctionnelles. Héritant de règles
fondées sur le respect des parents depuis maintes générations – s’appuyant
en réalité sur la peur, la soumission et l’obéissance –, la famille étouffe. Elle
peine encore à devenir un espace d’alliances véritablement authentiques et
vertueuses pour les individus qui la constituent.
Le principal dysfonctionnement est, le plus souvent, de faire peser sur le
plus petit et le plus fragile du système – à savoir l’enfant – des attentes, des
exigences, des rôles et des missions qui lui interdisent d’être simplement
lui-même, un enfant de la vie. Ce déni persiste toujours. On en arrive à
cautionner des aberrations. Le 4 mars 2018 sur C8, le journaliste Bernard de
La Villardière, dans l’émission Les Terriens de Thierry Ardisson, réagit
violemment à un reportage sur la parentalité bienveillante. Il affirme être
fier d’avoir régulièrement fessé son fils en bas âge. Il déclare même lui
avoir asséné un « pain » dans la figure après une remarque jugée
irrespectueuse. Il conclut : « Si j’ai un conseil à donner aux parents, c’est :
dites à vos enfants que vous les aimez. Parce que moi, mon père m’a cogné
pas mal, même trop parfois, mais il m’a toujours dit qu’il m’aimait, et cet
amour a beaucoup plus compté que tout le reste. » Là encore, la violence
éducative est cautionnée par une idéalisation de la famille (et du parent) où
réside un amour au-dessus de tout soupçon qu’aucun comportement
inadéquat ou violent ne peut annihiler. La famille idéale est celle d’un
amour tout-puissant, illusoire et dangereux. Mais nombre de parents, fort
heureusement, ne souffrent pas d’un tel aveuglement.

Jeanne et son devoir de mère


Jeanne, la cinquantaine, a immédiatement accepté l’idée d’une thérapie
familiale pour venir en aide à son fils de 18 ans souffrant d’une phobie
scolaire particulièrement handicapante. Elle se souvient :
Je me suis dit que c’était mon devoir de mère. La présence de ma fille
de 24 ans à ces séances m’a aussi rassurée. J’ai pensé qu’à deux, nous
serions plus fortes pour secourir mon fils. La première séance m’a
beaucoup déstabilisée. Le thérapeute m’a guidée pour sortir de mon
rôle de mère et pour m’exprimer sur mes ressentis personnels. J’ai pris
conscience que j’ignorais comment faire. J’étais mère depuis si
longtemps…

Après les deux premières séances, Jeanne se recentre sur elle et perçoit la
faille de son fonctionnement relationnel avec ses deux enfants. Elle
témoigne :

Quand le thérapeute m’a questionnée sur ma propre relation d’enfant


vis-à-vis de mes parents, je me suis figée. Il me l’a fait remarquer. J’ai
dit que mes parents avaient fait de leur mieux. À cet instant, j’ai
compris que le mal-être de mon fils faisait écho à un édifice familial
auquel je collaborais. Dans l’éducation que j’ai reçue, et par
conséquent dans celle que j’ai donnée à mes enfants, la force est une
valeur clé. Il existe peu d’espace pour reconnaître sa souffrance,
l’exprimer et être consolé. Depuis l’enfance, j’ai associé la dureté et
les exigences de ma mère à de l’amour. Lors de la thérapie, j’ai pris
conscience que cet amour familial était une duperie. Mon fils, ma fille
et moi-même avions besoin de nous libérer de cette prison. Nous
souffrions tous les trois sans oser nous l’avouer. Ma dernière
responsabilité, en tant que parent vis-à-vis de mes enfants, a été de
condamner ce fonctionnement. Cela n’a été possible qu’en légitimant
en moi les ressentis de la petite Jeanne qui n’avait pas eu de maman
suffisamment aimante. Cela a été une expérience tellement gratifiante.
Je me suis sentie libérée et j’ai assisté au nouvel essor de mes deux ex-
enfants. Ces termes d’« ex-enfant » et d’« ex-parent » sont encore un
peu difficiles pour moi. Je perçois qu’ils sont justes et sains mais je
n’en suis qu’aux premières étapes du deuil de ma fonction de parent.

Si certains parents acceptent de se questionner, ils sont beaucoup plus


réticents à l’idée d’éclairer les comportements éducatifs de leurs propres
parents. Cette attitude met en lumière la difficulté à remettre en cause
l’ordre établi gouvernant les systèmes familiaux depuis plusieurs
générations.

Évaluer la relation
La psychologue et psychothérapeute Isabelle Filliozat confirme : « Pendant
des siècles, on a prôné un prétendu respect des parents. Ce respect n’était en
réalité que peur et soumission. Il était au service du maintien des traditions,
de l’ordre établi, du pouvoir des ancêtres. Sur le plan de l’évolution, n’est-il
pas paradoxal de craindre davantage le jugement de ses parents que celui de
ses enfants ? Il n’est qu’à voir l’état de notre planète pour constater où cette
attitude nous a menés8. »
L’idée d’évaluer la relation ex-enfant/ex-parent soulève de vives
résistances. Ce n’est pas étonnant. En tant qu’ex-enfant, l’adulte garde en
lui de nombreux interdits intériorisés dans l’enfance. La saine évaluation de
la relation enfant-parent devrait s’apprendre dès le plus jeune âge. Les
enfants ont clairement leur mot à dire sur la façon dont ils ressentent et
vivent le fonctionnement familial. Le thérapeute familial Maurizio Andolfi
rappelle : « Les enfants sont des ressources incomparables dans
l’identification des problèmes et peuvent être des ponts relationnels
capables de réunir les deux berges : toutes les questions peuvent être posées
à un enfant ou un adolescent sur l’histoire du développement de la famille
et sur ses difficultés actuelles – ce qui compte, c’est de le faire avec
authenticité et légèreté, comme s’il s’agissait d’un jeu9. » Pour lui, l’enfant
est le véritable expert du système familial.
Il n’est donc jamais trop tard – ou jamais trop tôt – pour examiner sa
relation avec son parent. Notre pratique en thérapie familiale nous dévoile,
chaque jour, les incroyables bénéfices qui découlent d’une saine évaluation
dans un cadre thérapeutique. Mettre à plat ce qui se cache au cœur de la
relation ex-enfant/ex-parent permet à chacun de distinguer dans son vécu :
les situations inappropriées ou inacceptables qui sont à condamner ;
les ressentis – forcément subjectifs mais toujours légitimes – de chaque
protagoniste ;
les responsabilités qui incombaient aux adultes de l’époque ;
les responsabilités de chacun dans le présent.
Comme l’illustre le témoignage de Jeanne, la famille ne se limite pas aux
parents et aux enfants. Elle possède des dimensions symboliques et
transgénérationnelles très fortes. L’image de la famille, comme celle du
parent, souffre la plupart du temps d’une forte idéalisation. Elle est le
vecteur essentiel d’un ordre établi interdisant d’éclairer le
dysfonctionnement familial.

Les libertés fondamentales


Une usine est un espace où l’on transforme des matières premières en
énergie ou en divers produits dont les fonctions sont variables. Une famille
est potentiellement une entité destinée à faire croître la valeur personnelle et
spécifique de chacun de ses membres. De leurs interactions peut naître une
incroyable synergie au service de l’apprentissage, du soutien, de la liberté et
de la croissance. La famille se doit d’être au service du changement,
changement que Virginia Satir affirme être « une autre façon de parler de la
vie10 ».
Malheureusement, dans nombre de familles, la « matière » enfantine est
jugée faible, immature, voire mauvaise. Dès lors, la famille devient une
« usine » s’engageant dans un processus de normalisation qui handicape les
cinq libertés fondamentales de l’individu11 :
1. la liberté de voir et d’entendre ce qui est là, au lieu de ce qui devrait être
là ou sera là ;
2. la liberté de dire ce que l’on ressent et pense vraiment, et non ce que
l’on devrait penser ;
3. la liberté de ressentir ce que l’on ressent, et non ce que l’on devrait
ressentir ;
4. la liberté de demander ce que l’on veut, au lieu d’attendre une
autorisation ou d’espérer que l’autre devine ce que l’on veut ;
5. la liberté de prendre des risques pour soi-même, au lieu de choisir la
« sécurité » et de ne jamais faire bouger les choses.
Ces libertés, définies par Virginia Satir comme la condition pour des
relations saines et satisfaisantes, s’opposent aux mythes, aux valeurs, aux
règles, aux rôles et aux types de communication structurant la famille. Elles
invitent à un mouvement vital et créatif, à des modifications que tout
système humain répugne généralement à engager. L’homéostasie familiale
est le principe s’opposant généralement au changement. Dans des
conditions difficiles et instables, les membres de la famille adoptent des
comportements figés et complémentaires pour rester ensemble, c’est-à-dire
assurer la survie des liens. Ils emploient une communication prévisible et
récurrente pour éviter toute attitude non conformiste. Ce statu quo
homéostatique va à l’encontre du respect de la différence et de l’intégrité de
chaque individu.
Lorsque les libertés fondamentales sont bafouées, une souffrance légitime
s’exprime et l’espoir d’une réponse empathique et réparatrice émerge. Si
chaque famille a sa propre manière de prendre en charge la souffrance de
ses membres, le dysfonctionnement est patent lorsque cette souffrance,
perçue comme une menace, est sous-estimée, niée, dissimulée, interdite ou
instrumentalisée.
N’oublions pas que ce qui est douloureux pour un adulte est insupportable
pour un enfant. Virginia Satir souligne justement : « De l’état où, nouveau-
nés, ils étaient ouverts à tout, les enfants apprennent bientôt à éviter des
situations potentiellement douloureuses, comme la désapprobation12. »
Dans ces conditions, l’enfant – c’est-à-dire la personne la plus vulnérable –
risque de s’interdire l’expression d’aspects qui constituent son essence
d’être humain.
Au sujet des règles familiales, Virginia Satir ajoute : « Tout comportement
individuel est une réponse à une suite de règles normales et prévisibles qui
gouvernent le groupe familial, bien que ces règles puissent ne pas être
consciemment connues de lui et de sa famille13. » À l’âge adulte, pour
éclairer et s’émanciper des règles familiales liberticides, il convient
d’observer comment certaines fêtes familiales exigent, parfois secrètement,
une loyauté sans faille à un contrat relationnel désuet et dysfonctionnel.

Le Père Noël est (parfois) une ordure


Brothers and Sisters
Brothers and Sisters est une série américaine diffusée entre 2006 et 2011
sur la chaîne ABC. Cette comédie présente la famille Walker, dont les
enfants sont tous adultes. À la mort du père qui menait une double vie,
l’image idéale de cette famille est mise à mal. La fratrie se retrouve autour
de Nora, la matriarche, bien décidée à maintenir la cohésion de sa famille
chérie.
Dans une scène anthologique de la saison 5, Nora annonce à ses enfants
qu’elle ne fêtera pas le réveillon de Noël avec eux. Dans la cuisine de leur
mère, Sarah, l’aînée, Kitty, la deuxième, Kevin, le quatrième, et Justin, le
cadet, réagissent tous différemment à cette nouvelle, en obéissant
fidèlement à leurs rôles impartis dans le système familial.

Nora : Les décos de Noël sont dans le salon. Prenez ce que vous
voulez. Si vous avez un problème, rien qu’un seul problème, n’hésitez
pas à m’appeler. Mon portable sera toujours branché.
Justin, surpris : Oh !
Nora : OK. Je vous laisse.
Kevin : Mais ?
Nora : Je vous aime tous. Bon Noël mes chéris. (Elle part.)
Kevin : Mais…
Justin : Est-ce qu’elle vient juste de…
Kitty : … d’annuler le réveillon, je pense.
Sarah : Franchement, je suis soulagée.
Kevin : Quel genre de mère oserait faire ça ?
Sarah : Moi, je vais retourner au bureau. Décidez ce que vous voulez
faire et prévenez-moi. (Elle quitte la pièce.)
Justin : Ça, c’est vraiment une grosse tuile.
Kitty : C’est pas certain. Peut-être que c’est une chance au contraire.
(Kevin acquiesce.) C’est vrai, il est peut-être temps qu’on commence,
nous aussi, à imaginer notre propre façon de célébrer Noël. Vous
devriez tous venir passer le réveillon chez moi. Elle s’enthousiasme et
ajoute : Oui, je mettrai un beau sapin, je ferai cuire une dinde et…
Kevin : Tu sais Kitty, ce n’est pas utile de te donner tout ce mal.
Kitty : Oh, non, non, non, c’est très simple à organiser.
Kevin : Oui, mais chez toi, je trouve que c’est trop… moderne. Oui,
chez nous, ce serait parfait.
Justin, impatient : J’ai beaucoup misé sur cette soirée alors décidez-
vous.
Kitty : Non, Kevin, je veux vraiment que ce soit chez moi qu’on le
fasse.
Kevin : Pourquoi ? Tu te moques d’elle quand maman fait ses
réveillons.
Kitty : C’est pas vrai.
Kevin : Si, c’est vrai. Faisons-le chez moi, ce sera parfait, beaucoup
mieux et…
Kitty : Mieux ?
Justin : Bon, ça va Kevin.
Kevin : Non, je voulais pas dire…
Kitty : D’accord, je vois. Je vais rentrer.
Kevin : Non, je ne disais pas « mieux » dans le sens… de mieux
organisé.
Kitty, fâchée, répond sèchement : On en reparlera demain, Kevin !
Kevin : Kitty…
Kitty, en partant : Tu oses dire « mieux », non mais je rêve.
Justin, très inquiet : Je m’en fous où ce sera pourvu qu’on fasse un
foutu pudding ce soir-là.

Dans cette scène, frères et sœurs réagissent automatiquement comme de


grands enfants suradaptés à un système dont les ressorts ne sont nullement
remis en cause. La mère, Nora, adepte du chantage affectif sous toutes ses
formes, espère bien rappeler, en s’éclipsant le jour du réveillon, qu’elle est
indispensable. Sarah, l’aînée fidèle à son père, place toute son énergie à
faire fonctionner l’entreprise paternelle dont elle a la charge. Kitty, fidèle à
sa mère, veut préparer la fête avec les mêmes ingrédients dont elle se
moquait jadis. Kevin, en mal de reconnaissance, veut trouver sa place en
l’organisant à la place de sa sœur. Enfin, Justin, le « petit dernier », agit
comme un enfant qui veut son Noël traditionnel.

Un stress familial
Nombre de nos patients sont stressés lorsque arrive la période des fêtes de
famille. Comme le confirme le psychiatre Christophe André, elles ne sont
jamais anodines : « Un repas de famille ne consiste pas à se manger les uns
les autres… Mais parfois à se mordre psychologiquement ; et
copieusement ! Ainsi, quand toute une famille se retrouve pour un repas de
Noël, les névroses individuelles entrent bien souvent en collision et le
scénario harmonieux espéré à l’avance se trouve rapidement bousculé. Que
reste-t-il alors ? Toute une série d’échanges qui révèlent nos fragilités, nos
difficultés à vivre ensemble ou à vivre, tout simplement. Mais aussi notre
incommensurable besoin d’amour et de lien14. »
Dans toutes les familles, chacun espère trouver sa juste place, se sentir
reconnu dans sa valeur personnelle et pouvoir exprimer qui il est. Au-delà
du constat de ces espérances individuelles se confrontant les unes aux
autres, il existe dans la famille des fonctionnements pernicieux enfermant
les individus dans des rôles trop étroits pour leurs besoins légitimes.

Les principes de déni


Dans la série Brothers and Sisters, la famille Walker obéit à des principes
qui appartiennent eux aussi à une image idéalisée de la famille, même s’ils
sont plus subtils que ceux associés au syndrome de La Petite Maison dans
la prairie. Cette série prend en compte certaines difficultés familiales tout
en maintenant une structure d’idéalisation qui s’appuie sur des principes de
déni de la réalité familiale :
1. Le système familial est dysfonctionnel (mensonges, non-dits, secrets,
violences verbales ou physiques…) mais cela n’est pas grave : tout peut
être pardonné.
2. L’individu ne peut pas s’élever sans l’accord du système familial : un
sentiment élevé de sa propre valeur personnelle est nuisible s’il va à
l’encontre des intérêts familiaux.
3. Le parent est imparfait mais il a fait, et fait, de son mieux. Il mérite
donc, a priori, le respect en tant que parent. Il a été, et demeure, le cœur
aimant de la famille.
4. Les rôles (mère, père, frère, ami, conjoint…) sont figés ou, au contraire,
très fluctuants, et c’est normal.
5. L’amour véritable naît dans la famille. Les enfants en sont les garants en
restant loyaux à certaines valeurs et à certains devoirs.
6. L’adulte reste un éternel enfant face à son parent.
Là encore, il suffit de deux ou trois principes actifs pour générer
d’importants dysfonctionnements, et les réunions de famille reposent bien
souvent sur un cérémonial au service du déni.

Désamour
Tout être, pour se construire, a besoin de s’appuyer sur l’amour qu’il a reçu.
Les principes d’idéalisation affirment que cet amour est celui des parents.
Mais ce n’est qu’une facette de la réalité ; pour grandir, il est tout aussi
indispensable de reconnaître la part de désamour des parents et de leur en
attribuer leur juste responsabilité sans les culpabiliser. L’enfant sait, dans
son corps, si ce qu’il vit est aimant ou ne l’est pas. S’il n’est pas muselé, il
l’exprimera spontanément. L’enfant que vous étiez a intégré le désamour à
chaque fois qu’il a dû se convaincre que les paroles et les comportements
des grandes personnes étaient pour son bien, alors que son corps lui
indiquait le contraire15.
Nombre de parents justifient leurs comportements au nom du bien de
l’enfant, en prétextant avoir donné à leurs enfants ce qu’eux-mêmes
n’avaient pas reçu. Cette réparation, par l’intermédiaire de l’enfant, est
souvent perçue par ce dernier comme un profond désamour. Adulte, l’ex-
enfant peut se sentir coupable ou ingrat à l’idée de confier à son ex-parent
ce qu’il a éprouvé enfant. Il ne parvient pas à développer un sens critique
concernant cette relation. Derrière l’amour du parent se dissimule cette part
de désamour où l’enfant s’est senti détourné de ses propres besoins et
affaibli dans sa propre valeur. Les excuses ou le pardon ne sont d’aucun
secours pour l’enfant en soi. Aussi douloureux soit-il, le désamour est
l’autre facette de la relation enfant/parent. Certains adultes demeurent dans
une dépendance en donnant raison à leurs parents, en les rassurant sur leur
fonction parentale et, même, en leur prodiguant ce qu’ils n’ont pas reçu
enfants. Dans cette inversion des rôles où l’on devient parent de son parent
se cache une profonde trahison de l’enfant en soi.
Pour guérir du désamour, il est fondamental de le reconnaître et de le
regarder en face. De même, pour sortir de l’idéalisation et du déni, il est
nécessaire de dissoudre le lien fantasmatique.

Le lien fantasmatique
Dans notre accompagnement thérapeutique, nous insistons sur la nature du
lien entre l’ex-enfant et l’ex-parent. La démarche d’émancipation à l’âge
adulte consiste à stopper l’illusion de sécurité et de protection attribuée à
ses parents et à sa famille. Lorsque vos besoins émotionnels et affectifs
n’ont pas été comblés, ce lien fantasmatique agit comme un mirage dans le
désert pour vous éviter de traverser la solitude fondamentale tapie au cœur
de votre être16.
Nombre de thérapeutes éludent l’épineux sujet de la relation ex-enfant/ex-
parent à l’âge adulte. Ils insistent essentiellement sur l’exploration des
images parentales intériorisées. Ils font comme si la relation actuelle avec le
parent d’aujourd’hui était hors sujet. Si le lien est certes encombré par
diverses représentations, il est aussi bien souvent de nature
dysfonctionnelle. Le célèbre thérapeute américain John Bradshaw souligne :
« Plus une personne a été privée sur le plan émotionnel, plus fort est son
lien fantasmatique. Et aussi paradoxal que cela puisse paraître, plus une
personne a été abandonnée, plus elle tend à se cramponner à sa famille et à
ses parents et à les idéaliser. Idéaliser ses parents signifie qu’on idéalise
aussi la façon dont ils nous ont élevés17. »
En tout état de cause, une personne très attachée à ses parents ou à sa
famille est le symptôme d’un dysfonctionnement familial dont chaque
protagoniste, à l’âge adulte, possède une part de responsabilité. Quand les
attitudes et les comportements aimants ont été suffisants dans une famille,
l’autonomie de chacun s’accompagne d’une dissolution du lien
fantasmatique. C’est un processus généralement lent et progressif mais,
lorsqu’il est bien engagé, personne (ex-enfant ou ex-parent) ne se sent en
manque. Dans ce cas, à la fois indépendants et interdépendants, les
membres d’une famille peuvent se retrouver avec plaisir en privilégiant des
liens interpersonnels qui transcendent la place, le rôle ou les règles
habituelles au sein de la famille. Ils mènent une vie plus riche et plus
épanouie du fait qu’ils sont mieux armés pour faire face aux opportunités et
aux difficultés de la vie. En effet, l’idéalisation et le déni conduisent à une
vision naïve de l’existence, source de nombreux maux affectifs et
relationnels.

Un simple cocon
La famille est un simple cocon, le cadre initial d’une expérience plus grande
et plus puissante que celle de la filiation et de l’appartenance à un groupe
donné. La chenille devenue chrysalide se transforme en papillon puis
s’envole vers d’autres contrées. Elle accomplit ainsi sa destinée. La
poussée, aussi forte qu’inévitable, consistant à se réaliser est l’essence
même de la vie. Selon les espèces, les chenilles se métamorphosent en
papillons à l’issue d’une période allant d’une semaine à huit ans. Il en est de
même pour les humains : croître pour devenir adulte varie d’un individu à
l’autre. Le cocon est délaissé par le papillon. L’image idéalisée des parents
et de la famille est abandonnée par l’adulte déployant ses ailes. Avant de
s’élancer, il lui reste à assimiler que toute fonction parentale s’achève un
jour.

1. Crépin C., « La famille idéale », Recherches et prévisions, n° 64, 2001, p. 103.


2. Ibid., p. 106.
3. Dans des cas plus rares, d’aucuns ont une image très dégradée de leur famille. En considérant
leurs parents comme des « monstres », ils se protègent ainsi d’une saine confrontation avec leur
vécu enfantin.
4. Miller A., C’est pour ton bien, op. cit., p. 78.
5. Fleury C., « Qu’est-ce que faire famille ? », art. cit., p. 13.
6. Juul J., Cinq Piliers pour une vie de famille épanouie, Marabout, 2019, p. 29 et 30.
7. Commentaire de Virginia Satir rappelé par John Bradshaw dans son ouvrage La Famille. Une
nouvelle façon de créer une solide estime de soi, Éditions Sciences et Culture, 2004, p. 19.
8. Filliozat I., Je t’en veux, je t’aime. Ou comment réparer la relation à ses parents, Marabout,
2004, p. 33.
9. Andolfi M., « Le couple : évolution et crise dans une perspective trigénérationnelle. À la
recherche des fondamentaux », Thérapie familiale, vol. 32 (1), 2011, p. 10.
10. Winter J. E., « Le modèle évolutif de Virginia Satir », dans Elkaïm Mony (dir.), Panorama des
thérapies familiales, Seuil, 1995, p. 423.
11. Ibid., p. 439.
12. Winter J. E., « Le modèle évolutif de Virginia Satir », art. cit., p. 429.
13. Satir V., Thérapie du couple et de la famille, Desclée de Brouwer, 1995, p. 10.
14. Citation issue de la préface de Christophe André dans l’ouvrage d’Olivia Hagimont, Le Dîner de
famille. Ou comment survivre dans une famille aimante et névrosée, Odile Jacob, 2016, p. 7.
15. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., Rituels de l’enfant intérieur. Un voyage initiatique pour se
réinventer, Le Courrier du Livre, 2019 p. 175.
16. Bradshaw J., La Famille, op. cit., p. 37.
17. Bradshaw J., La Famille, op. cit., p. 37.
Parents à durée déterminée
Les parents doivent honorer et aimer leurs enfants, pour qu’ils – leurs enfants et les enfants de leurs
enfants – vivent leurs vérités à travers de longues et authentiques vies.
ALICE MILLER

Entre les racines et les ailes1


Être parent est une fonction à durée déterminée2. Certains auteurs évoquent
l’évolution manifeste de cette fonction durant la vie. Le psychologue italien
de renom, Giovanni Abignente, souligne : « Le rôle de parents change de
façon progressive mais significative. Les fonctions de prise en charge, de
contrôle, d’orientation, de soutien émotionnel perdent toujours plus
d’importance ; les modalités relationnelles qui régulent les rapports entre
adultes, elles, en acquièrent toujours davantage, à savoir confrontation,
collaboration, partage, échange paritaire, respect de la différence et de la vie
privée d’autrui3. »
Envisager la fin de son mandat de parent est vertueux. Les rôles joués à
l’intérieur de la famille encombrent, plus ou moins, les individus et
l’authenticité de leurs liens. Se préparer à ne plus être parent (mettre fin à sa
fonction parentale), ou à ne plus être l’enfant de son parent (mettre fin à sa
fonction filiale) est une véritable libération. Chacun peut ainsi retrouver ce
qui est vivant et nourrissant dans le lien ex-enfant/ex-parent. Pour le futur
ex-parent, l’accomplissement d’une mission parentale dans un temps
imparti change tout, en engageant une réflexion plus approfondie sur son
rôle et des attitudes plus responsables. Pour le futur ex-enfant, le
développement de son autonomie et de sa maturité s’équilibre entre ses
racines (là d’où je viens) et ses ailes (là où je vais).
Explorons maintenant la véritable nature du lien enfant/parent conduisant à
l’échéance des rôles parentaux et filiaux.
La dette éternelle
Donner, recevoir, rendre
Au cœur de toute relation humaine, la question de donner, recevoir, rendre
est omniprésente. Elle est fondamentale dans la relation enfant/parent et
interroge chacun dans sa relation ex-enfant/ex-parent. Que dois-je à mes
parents ? Que dois-je rendre pour ce que j’ai reçu ? La construction de la
valeur et de l’intégrité d’un être se forge dans la relation à l’autre. Pour
l’enfant, elle se constitue, en premier lieu, dans la relation avec son parent.
Le respect de l’équité et de la réciprocité est le ciment de toute relation
proche4. Il ne semble pas exister de filiation sans un rapport débiteur-
créancier et il est aisé d’observer que, dans ce cadre, l’enfant est toujours en
déficit, en dette. Pourquoi ?
Le thérapeute familial Ivan Boszormenyi-Nagy répond sans détour :
« Chacun est porteur d’une dette existentielle qui provient de la réalité [il
s’agit en fait d’une perception idéalisée] que les parents ont été
bienveillants lorsque nous étions enfants de façon à mériter notre confiance.
Tant que l’enfant sera vivant, il ne sera jamais vraiment quitte de cette dette
envers ses parents5. » En chacun, une loyauté fondamentale aux parents se
détermine à partir du don de la vie et de l’amour. Soumis à cette vision
multiséculaire, des loyautés invisibles encombrent nombre de relations
enfants/parents à l’âge adulte. Le parent ressent rarement avoir dû mériter la
confiance de son enfant ; plus fréquemment, c’est l’ex-enfant qui a le
sentiment d’avoir dû mériter l’amour de son parent. De fait, il ne se sent pas
libre mais redevable. En son for intérieur, il se perçoit déficient et adopte
des stratégies pour camoufler cette honte tenace qui dévore sa valeur
personnelle. Si l’amour reçu est à rendre, quelle personne pensez-vous être
aux yeux de celui ou celle qui réclame un retour sur investissement ?
Dans ces conditions, on comprend aisément pourquoi la fonction parentale
est généralement sanctifiée et jugée éternelle quel que soit l’âge de l’ex-
enfant. Tout cela reste conforme à la théorie freudienne stipulant que les
enfants naissent égocentriques : dirigés par des instincts primitifs et
antisociaux, ils doivent tout à l’éducation parentale. Or il n’en est rien.
Aujourd’hui, des pans entiers de la réalité enfantine émergent.
Mon père est un menteur6
Un spot hongkongais bouleversant de 2015 met en scène un père et sa petite
fille d’environ 6 ans. Alors qu’elle rentre de l’école à ses côtés, elle lui
remet une lettre. Tout heureux, il débute la lecture en marchant :

Papa est le plus doux des papas du monde.

Fou de joie, il sourit d’un air entendu à sa fille et poursuit :

Papa est le plus beau, le plus intelligent, le plus malin, le plus gentil.
C’est mon superman ! Papa veut que je travaille bien à l’école. Papa
est juste fabuleux mais…

Le visage grave, le père s’arrête. Sa mignonne petite fille lui tourne le dos
en baissant la tête. Il reprend :

Il ment. Il ment quand il dit qu’il a un emploi. Il ment quand il dit qu’il
a de l’argent. Il ment quand il dit qu’il n’est pas fatigué. Il ment quand
il dit qu’il n’a pas faim. Il ment quand il dit qu’on a tout. Il ment
quand il dit qu’il est heureux. Il ment… à cause de moi. J’aime papa.

La fillette lui fait de nouveau face, regardant toujours par terre. Son père,
dévasté, la prend vite dans ses bras et pleure avec elle. Le slogan de
l’annonceur, une compagnie d’assurances, est clair : « L’avenir d’un enfant
vaut tous les sacrifices. »
Cette vidéo est éloquente. Conforme à l’ordre établi, elle valorise
clairement la posture sacrificielle du parent, mais elle évoque aussi le vécu
enfantin. Pour Jesper Juul, « [n]ous ne devrions jamais sous-estimer la
profondeur et l’intensité de la réflexion enfantine qui s’exerce sur toutes
sortes de choses. Pour les enfants, le bien-être des parents compte toujours
plus que leur propre bien-être. Dès la naissance, les enfants sont
excessivement responsables, présentant une fibre sociale surdéveloppée et
se montrent démesurément coopératifs7 ». Cette petite fille devine ce qu’on
lui dissimule et porte secrètement la souffrance de son père pour soulager le
système familial. En se sentant coupable, l’enfant « allège »
émotionnellement son parent et intègre une part conséquente des affects
difficiles (honte, culpabilité, impuissance…) qui étreignent son parent.
Beaucoup d’enfants vivent cela dans la relation avec leurs parents.
L’enfant sacrifie naturellement une part de son intégrité pour ne pas
compromettre l’amour : celui qu’il donne et celui qu’il reçoit. Il est tiraillé.
Jesper Juul explique comment cette tension existentielle perdure en
chacun : « Le conflit entre la sauvegarde de notre propre intégrité et la
coopération avec ce que veulent les autres constitue le dilemme central de
notre vie. D’un côté, il nous importe de faire partie d’un groupe, ce qui
garantit notre adaptation aux besoins des autres, notre coopération avec ce
qui est désiré. D’un autre côté, en opérant cette adaptation, nous perdons
une part de notre intégrité, nous renonçons en partie à ce qui compte pour
nous. Pour trouver le juste équilibre, nous devons donc prendre conscience
de notre environnement et procéder en permanence à des ajustements8. »

L’échange vrai
Dans ce spot publicitaire, la conformité au système familial côtoie le fait
qu’un échange vrai puisse être retrouvé grâce au réajustement relationnel.
Face à un enfant, la responsabilité du réajustement incombe uniquement au
parent. L’enfant est seulement le lanceur d’alerte et c’est au parent de
répondre à cet appel.
Dans cette histoire, la petite fille ressent qu’elle a la possibilité de se confier
à son père. Malgré sa crainte, elle prend le risque de la réaction de ce
dernier. Sans doute a-t-elle déjà suffisamment expérimenté la capacité de
son père à offrir des réponses empathiques et bienveillantes. Son lien
confiant l’autorise à s’exprimer. L’attitude émotionnelle du père, à la fois
affligé et bienveillant, décharge l’enfant d’un poids trop lourd pour ses
frêles épaules. La dernière image de la vidéo dévoile une petite fille joyeuse
dans les bras de son papa. La relation, une fois réajustée, autorise un
nouveau départ, la libre circulation de la vie dans le lien enfant/parent.
Une nouvelle compréhension du fonctionnement enfantin basé sur
l’empathie, la coopération et l’amour renverse la notion de dette éternelle.
Elle chamboule l’ordre établi et dénonce l’oblativité parentale.

L’oblativité parentale
L’oblativité parentale est un fantasme répandu. Elle prétend que la fonction
parentale se définit par un amour sans faille et désintéressé. Un parent se
sacrifiant (à l’image de ce père dans le spot publicitaire) est valorisé,
montré en modèle. On associe tous les comportements sacrificiels – même
les plus inadaptés – à l’oblativité censée caractériser la fonction parentale.
Par expérience, nous remarquons que les familles qui vantent l’amour
parental et l’amour filial sont souvent plus dysfonctionnelles que les autres.
Évoquer et convoquer l’amour dans la relation avec un enfant est
particulièrement manipulatoire. Pour l’enfant, le danger est grand. Il
coopérera davantage. Plus le rapport enfant/adulte est figé dans une
proximité, plus les concessions sont importantes. Cela est vrai pour l’enfant
comme pour le parent. Sauf que, pour l’enfant, les possibilités de dire non,
de s’opposer ou d’exprimer et défendre ses besoins propres sont plus
réduites, surtout dans un environnement sacrificiel.
À l’âge adulte, l’oblativité parentale est le ciment qui maintient l’idée d’une
dette éternelle. L’ex-enfant est redevable pour tout ce qu’il a reçu
affectivement et/ou matériellement. L’oblativité parentale affirme que tous
les comportements parentaux ont, même de loin, un rapport avec l’amour
et/ou avec une éducation méritoire. Le fait qu’un parent puisse être
malveillant à l’égard de son enfant ou ex-enfant est vivement nié.

Petit rappel psychohistorique


Le chercheur américain Lloyd deMause, inventeur de la psychohistoire9,
affirme que l’évolution d’une civilisation dépend de sa façon de traiter les
enfants. Pour lui, « (la force essentielle du changement historique ne se
situe ni dans la technologie, ni dans l’économie, mais plutôt dans les
changements psychogénésiaques de la personnalité, changements qui se
sont produits par l’interaction des parents et des enfants pendant plusieurs
générations10 ».
En analysant l’histoire des relations parents/enfants de l’Antiquité à nos
jours, cet auteur a repéré trois types de réactions psychologiques :
la réaction projective : l’adulte projette sur l’enfant son propre contenu
inconscient. L’enfant devient le véhicule et la représentation de ce
contenu. L’enfant est vu comme mauvais et coupable puisqu’il réveille
les pulsions de l’adulte ;
la réaction rétroversive : l’enfant est un substitut pour combler et réparer
affectivement l’adulte ;
la réaction empathique : les besoins et les spécificités de l’enfant sont
reconnus et l’adulte agit dans le sens de leurs satisfactions.
Ce sont les réactions projectives et rétroversives, si courantes, qui
empêchent de ressentir une saine culpabilité lors de comportements
parentaux inadéquats. Le parent ne se sent pas coupable puisque la faute
revient à l’enfant. Or, comme nous l’avons abordé précédemment, l’enfant
va naturellement protéger son parent en acceptant le rôle qui lui est dévolu.
L’enfant se vit donc honteux et en faute. Pour Llyod deMause, la répétition
des violences faites à l’enfant est le point le plus déficient et dommageable
de notre développement historique.

Mettre fin à la dette éternelle


Mettre fin à la fonction parentale est la nouvelle révolution en marche. Elle
invite à une réévaluation et à un réajustement relationnel qui détricotent les
loyautés automatiques et iniques affaiblissant la relation ex-enfant/ex-
parent. « La dette éternelle de gratitude par rapport à la chance inouïe
d’avoir eu de si merveilleux parents11 » est une épine dans le pied pour
nombre de personnes. Elle les empêche d’assumer la pleine et entière
responsabilité de la vie qu’elles portent en elles.
Un parent ne donne pas la vie à un enfant ; c’est la vie elle-même qui
s’invite à travers l’enfant. Qu’il soutienne cette vie, ou l’entrave, le parent
est face à un être unique et spécifique. Mettre fin à la fonction parentale est
nécessaire. Cela évite de se fourvoyer en croyant que l’enfant est redevable.
Vous pouvez avoir de la gratitude – ou pas – vis-à-vis de vos parents, cela
ne change rien. Vos parents ont créé une vie dont vous êtes le seul
dépositaire. Le seul don, c’est celui que vous allez vous offrir en
embellissant votre existence.
L’ex-enfant ne doit rien de manière automatique à son ex-parent. Il est seul
juge pour évaluer, en accord avec sa vérité intérieure, ce qu’il a envie de
partager avec son ex-parent. L’enfant n’appartient pas à son parent. En se
souvenant de sa nature d’enfant de la vie, chacun harmonise en lui la double
expérience qui fonde son existence : être en lien et grandir.

L’amour au cœur du lien


L’émotion suprême
Giovanni Abignente souligne cette évidence : « Demandez à un enfant :
“Qu’est-ce qui compte dans une famille ?” et il vous répondra : “Que l’on
s’aime !” Pas besoin de profondes réflexions ou d’études psychologiques
poussées pour s’en rendre compte ! S’aimer implique le fait qu’entre les
membres de la famille, il existe un degré suffisant d’harmonie et de
cohésion : tous perçoivent et vivent des liens affectifs dans lesquels ils se
sentent engagés mutuellement12. »
Paradoxalement, l’amour dans la famille est à la fois une expérience très
répandue et mal comprise. Les parents s’appuient généralement sur leur
sentiment d’amour vis-à-vis de leur enfant. Parfois, ce sentiment devient
une représentation mentale qui se rigidifie. Combien de parents évaluent si
leur amour est, bel et bien, perçu et reçu par leur enfant ? Trop peu. Ce
sentiment se transforme-t-il en écoute attentive et bienveillante ?
S’exprime-t-il en regards et en mots valorisants ? Se concrétise-t-il en
gestes affectueux et soutenants ? Sous sa forme la plus fondamentale,
l’amour est l’émotion suprême dont l’enfant est l’expert.
Dans l’un de nos ouvrages, nous expliquons : « L’émotion d’amour est au
cœur de la vie enfantine. Un bébé qui vient au monde n’a aucune idée
préconçue sur l’amour. Son corps et son esprit tout entiers mobilisent des
ressources incroyables pour se lier à son parent. L’émotion d’amour est,
pour le bébé, semblable à une nourriture vitale. Elle s’accompagne d’une
joie simple, d’une profonde détente et d’une chaleur bienfaisante. C’est une
énergie naturelle qui influe sur sa santé, sa vitalité et son bien-être. Elle
garantit sa croissance et son développement. Son besoin d’amour est
insatiable. L’amour d’un enfant est une aspiration de l’être profond, une
force intérieure qui irradie et s’affirme comme une incarnation unique du
vivant et du sensible13. »
En évoquant l’amour parental, on passe habituellement sous silence l’amour
enfantin. Pourtant, cet amour est, dans tout système familial, le bien le plus
précieux.

La révélation de Charles
À la fin de son parcours thérapeutique, Charles, un homme d’une
cinquantaine d’années, évoque sa « révélation personnelle » :

J’ai vécu une centaine de rencontres avec mon enfant intérieur.


Reprendre contact avec cette vie enfantine en moi a été un choc. J’ai
pu, en quelque sorte, faire le tri entre mes ressentis véritables et mes
interprétations du passé. J’ai replacé les actes de mes parents à leur
juste place, qu’ils aient été positifs ou non. Cela a modifié en
profondeur ma perception de mon enfance et a redonné à l’ensemble
de ma vie une perspective inattendue. J’ai à présent une intime
conviction que je qualifie de « révélation personnelle ». Je suis
persuadé que mes parents ont eu une chance inouïe, celle de vivre aux
côtés de l’enfant que j’étais. Ils ne s’en sont pas assez rendu compte.
Si cela avait été le cas, ils auraient sans aucun doute modifié nombre
de leurs comportements. En tout cas, en me connectant à l’enfant en
moi, à cette source d’amour, j’apprends à être plus juste avec moi-
même et dans mes relations.

Oui, l’enfant est le cœur aimant de la famille. Cela n’a rien à voir avec une
vision angélique de la nature enfantine. L’enfant sait et reconnaît dans son
corps l’émotion d’amour, ce « micro-moment de chaleur et de relation que
l’on partage avec quelqu’un d’autre14 ». L’enfant est le baromètre de
l’amour dans un système familial. C’est l’expert précieux de la présence ou
de l’absence de l’amour dans le lien. Comme le souligne la
neuropsychologue américaine Barbara Fredrickson, « [l]’amour est notre
émotion suprême. Sa présence ou son absence dans notre vie influe sur
toutes nos sensations, nos émotions, nos pensées, nos actes et notre
devenir15 ».
La fonction parentale requiert d’être plus humaine et moins éducative. Elle
consiste à garantir des relations nourrissantes afin que l’amour circule
mieux dans la famille. Le parent n’est pas la source principale de l’amour. Il
en est davantage le facilitateur par l’attention et les soins qu’il consacre à
l’enfant. En trente ans d’accompagnement, nous avons constaté qu’un
adulte se réconciliant avec son enfant intérieur devient un parent plus juste.
Le temps consacré aux aspects éducatifs diminue au profit des actions
dédiées à nourrir le lien : marques de tendresse, conversations, expression et
reconnaissance des émotions et des besoins, lectures, jeux et activités de
loisir, tâches partagées. Ces échanges privilégiés entre l’enfant et le parent
favorisent la confiance, la valeur personnelle, la sollicitude et une profonde
alliance. Ils sont vécus par l’enfant comme une expression vivante de
l’amour.

Un déficit d’amour généralisé


Une étude française de l’INSEE de 2010 a quantifié le temps moyen
accordé par un parent à son enfant dans les domaines suivants : les soins
physiques, les déplacements, la sociabilité (c’est-à-dire ce qui nourrit le
lien) et le travail scolaire16. Si les femmes consacrent plus de temps à leur
enfant que les hommes, les résultats sont globalement effarants. Concernant
la sociabilité (ce qui nourrit le lien), il est, en moyenne, de treize minutes
par jour pour les mères et de onze minutes par jour pour les pères. En 2014,
les enfants entre 4 et 10 ans passaient en moyenne deux heures et dix-huit
minutes par jour devant la télévision. Aujourd’hui, le développement des
écrans (portable, tablette, ordinateur…) et leur utilisation étendue aux
enfants (y compris chez les moins de 4 ans) devraient inquiéter. Le peu de
temps d’échange entre le parent et l’enfant est incompatible avec une
relation de qualité fondée sur l’enrichissement du lien.
Le thérapeute familial Jesper Juul a, de son côté, proposé un test à vingt-
cinq couples de parents pour qu’ils autoévaluent leur communication avec
leurs enfants17. Ces parents ont jugé que 50 % de leurs propos ne
retranscrivaient pas leurs sentiments, étaient inutiles et que 20 % des
phrases restantes étaient des automatismes. Inadéquates, elles répétaient des
mots prononcés par leurs propres parents. Selon cette étude, seuls 18 % des
propos parentaux étaient satisfaisants.
Face aux résultats de ces observations, on comprend mieux pourquoi
certains enfants apprennent à vivre « hors d’eux-mêmes ». Selon Juul,
« [i]ls ont perdu confiance en leur capacité à écouter ce qui se passe en leur
for intérieur, ce qui nuit à leur bien-être et à leur santé. Cela empêche chez
eux le développement d’une estime de soi et inhibe le développement du
sens de l’empathie et du sens de l’interdépendance avec les autres humains
– ce qui réduit aussi leur capacité d’apprentissage, leur système immunitaire
psychosocial et accroît chez eux le risque de développer des addictions et
de devenir des victimes18 ».
Plutôt que d’être perçu comme un sous-palier de l’adulte, l’enfant devrait
être reconnu pour son expertise en amour. Les parents deviendraient les
apprenants qu’ils sont en réalité concernant le bien-être de leur famille.
Percevoir son enfant tel qu’il est, un enseignant en amour, est, pour le
parent, le meilleur moyen de se détacher de son propre passé et des schémas
d’une parentalité déficiente.

La parentalité déficiente
Un parent devient déficient lorsqu’il vole l’enfance à son enfant, en
l’empêchant d’être joueur, spontané et insouciant durant ses premières
années de vie. Devant le poids de certaines obligations – d’ailleurs pas
forcément essentielles –, le parent déficient demande à l’enfant d’assumer
des responsabilités qui ne sont pas les siennes ou pas adaptées à son âge
(effectuer des tâches ménagères, s’occuper de ses frères et sœurs…).
Évidemment, un parent peut proposer à un jeune enfant de participer avec
lui à la vie de la maison. L’enfant aime se sentir important et collaborer
dans un lien étroit avec son parent. Il aborde alors ceci comme un partage et
un apprentissage. Il ne s’agit pas de lui demander s’il en a envie – ce qui ne
signifie pas grand-chose chez un jeune enfant –, mais plutôt de lui faire
sentir votre joie de parent de l’accompagner à grandir dans la collaboration.
En grandissant, l’enfant aura naturellement le désir d’accomplir seul de plus
en plus d’actions.
Une règle d’or est à respecter. L’enfant ne peut pas – et ne doit pas – être
objetisé. Quand c’est le cas, il le perçoit toujours, même s’il finit par
obtempérer. Cela défait le lien et amoindrit la confiance et l’amour qui ont
besoin de circuler dans la relation. Aujourd’hui, l’autorité parentale (dans
ses aspects comportementaux et psychologiques) est plus pernicieuse
qu’autrefois. Certains parents utilisent l’affection et/ou la valorisation pour
valider uniquement ce qui va dans leur sens. L’affection et la valorisation
deviennent des stratégies pour enfreindre les barrières psychologiques de
l’enfant19. Ce contrôle subtil crée une fausse proximité, des sentiments
toxiques (infériorité, abandon, impuissance) et un attachement pathogène
aux figures parentales. Tout parent se doit de se questionner sur ses réelles
motivations.

Dire non, signe d’autonomie


Le psychothérapeute et jésuite Anthony de Mello rappelle : « Dire non aux
autres est merveilleux, cela fait partie du réveil, c’est vivre sa vie comme on
l’entend. Comprenez bien que cette attitude n’est pas égoïste. Ce qui est
égoïste, c’est d’exiger que les autres vivent leur vie comme vous l’entendez.
C’est cela l’égoïsme. Il n’y a rien d’égoïste à vivre sa vie comme on
l’entend. L’égoïsme consiste à exiger d’une autre personne qu’elle vive
selon vos goûts, ou pour votre profit, ou pour votre fierté, ou pour votre
plaisir. Voilà une attitude tout à fait égoïste. Donc, je me protège. Je ne me
sens pas obligé d’être avec vous, je ne me sens pas obligé de vous dire oui.
Si je trouve votre compagnie agréable, j’en profiterai sans m’y
accrocher20. »
Donner naissance à un enfant puis l’éduquer est indéniablement motivé par
de nombreuses préoccupations fort éloignées de l’enfant lui-même – de sa
personne, de ses besoins et de ses spécificités. Nombre de raisons pour
lesquelles les couples veulent avoir un enfant sont bien souvent égoïstes.
Cette réalité n’est pas à occulter. Un parent averti en vaut deux. Un parent
conscient se réjouit des oppositions de son enfant. L’enfant intègre
comment son non devient un oui à lui-même, à ses limites, à ses besoins et
à ses valeurs. Cela favorise l’autonomie, la valeur personnelle et l’amour.
Des études prouvent que l’opposition à l’autorité parentale est associée à un
sentiment plus sain d’autonomie psychologique21. Ce non de l’enfant est
l’occasion pour le parent de réévaluer ses propres attentes et la légitimité de
celles-ci. Dans ces conditions, la relation enfant/parent devient source de
progrès et d’évolution pour toute la famille. C’est aussi le rappel de
l’autonomie à cultiver et à conserver pour l’ex-parent qui ne peut pas
uniquement exister par, compter sur, ou se reposer sur son ex-enfant, même
en vieillissant.

Choisir, signe de maturité


Les enfants ont besoin de prendre des décisions, et non de suivre des ordres.
Ainsi, ils assument la responsabilité de leurs actes et gagnent peu à peu en
maturité. Selon Virginia Satir, on reconnaît un individu mature à « sa
capacité de faire des choix et de prendre des décisions à partir des
perceptions précises qu’il a de lui-même, des autres, ainsi que du contexte
dans lequel il se trouve ; quelqu’un de mature sait aussi reconnaître ses
choix et décisions comme étant les siens et accepter la responsabilité de
leurs résultats22 ».
Grandir n’engage pas uniquement l’autonomie. Il s’agit aussi de construire
des relations matures où chacun est respecté dans son intégrité. Ainsi, un
ex-enfant (ou un ex-parent) peut décider à quel moment la relation avec son
ex-parent (ou son ex-enfant) ne lui convient plus. Lorsque l’émotion
d’amour a été une expérience suffisamment présente dans le lien
enfant/parent, chacun possède la maturité pour apporter les changements
nécessaires à l’amélioration de la relation. Comme le rappelle le
neuropsychiatre Mony Elkaïm, « le problème n’est pas tellement de savoir
qui a raison ou qui a tort, mais plutôt de sortir de ce processus dans lequel
deux personnes sont entrées, fortes de leurs certitudes de se sentir chacune
victime de l’autre23 ».
L’autonomie et la maturité favorisent le réajustement relationnel et
s’appuient sur un lien purgé de toute peur.

Mettre fin à la peur


En psychologie, la théorie de l’attachement a démontré que le lien affectif à
la figure parentale dans l’enfance, puis le lien à autrui à l’âge adulte (en
amour, avec la famille d’origine ou avec ses propres enfants), sont marqués
par une anxiété plus ou moins prononcée24. Ainsi le psychologue Blaise
Pierrehumbert affirme : « L’attachement, qu’il soit amoureux, filial ou
parental, peut représenter une base de sécurité, promouvoir l’ouverture, tout
comme il peut devenir enfermement, dépendance25. » La première phase
d’attachement correspond aux dix-huit premiers mois de la vie de l’enfant.
Entièrement dépendant, le nourrisson a besoin d’un parent fiable, disponible
et chaleureux.
Depuis plusieurs années, nous proposons, dans l’une de nos formations, un
test pour éclairer le lien avec son parent à l’âge adulte26. Le voici :

Exercice Ressentis dans ma relation d’aujourd’hui avec mon


parent

Vous trouverez ci-dessous une série de phrases qui traduisent ce que vous pouvez
ressentir aujourd’hui dans la relation avec votre parent (père, mère ou les deux).
Cochez simplement Oui ou Non.
Oui Non
J’ai peur quand mon parent hausse le ton ou se met en colère.

J’ai peur de me mettre en colère contre mon parent.

J’ai peur quand je dois lui dire quelque chose qu’il ne voudrait pas
entendre.

J’ai peur de perdre son amour.

J’ai peur quand je ne suis pas d’accord avec mon parent.

J’ai peur quand j’essaie de tenir tête à mon parent.

J’ai peur de ne pas être à la hauteur des ambitions de mon


parent.

J’ai peur de décevoir mon parent.

J’ai peur de dire non.

J’ai peur d’avoir gâché la vie de mon parent.

J’ai peur d’être rejeté si je dis certaines choses de moi.

J’ai peur d’être forcé, contraint de faire ce que mon parent


demande.

J’ai peur que mon parent n’apprécie pas mon compagnon ou ma


compagne.

J’ai peur d’apprendre des secrets de famille.

J’ai peur de dévoiler un secret que mon parent m’a confié.

J’ai peur de ne pas suivre les conseils de mon parent.

J’ai peur de blesser ou de faire de la peine à mon parent.

Si vous avez coché Oui à une ou plusieurs de ces phrases, des aspects de votre
relation à votre parent sont à réajuster. Votre lien est trop anxieux et cette peur trahit
une relation encore hiérarchisée et asymétrique.
Avec ce test, nombre de personnes conscientisent que leur autonomie et leur
maturité, dans le lien ex-enfant/ex-parent, sont encore à affirmer et à
consolider. Cette construction ne peut aboutir que lorsque la fonction
parentale est considérée comme close.
Remettre l’émotion d’amour – des micro-moments de chaleur, de partage et
de bien-être – au cœur du lien entraîne la fin du rôle parental. Ex-enfant et
ex-parent se rencontrent dans un lien où la peur n’a plus sa place.
L’autonomie et la maturité s’appuient sur le respect de l’émotion d’amour
dans la relation. Ainsi l’amour n’est ni un devoir, ni une obligation. Il ne
s’achète pas. Il ne se rembourse pas. Cette émotion suprême est le meilleur
rempart contre la peur ; elle révèle aussi l’état du lien.

Le lien défait
Une passerelle fragile
Trop de parents imaginent que le lien avec leur enfant est indestructible.
Associé à tort à la filiation, le lien est jugé indéfectible. Imprégné du
fantasme de l’oblativité parentale, le lien est perçu comme naturellement
juste du côté du parent et définitivement dissymétrique en défaveur de
l’enfant. Ces représentations répandues ne tiennent pas compte d’une autre
réalité : le lien est une passerelle fragile. Il ne peut pas tout supporter et peut
se défaire, parfois irrémédiablement. Nombre d’ex-enfants sont persuadés
de l’inexorabilité de ce lien avec leurs parents. Ces croyances ont un impact
négatif en maintenant les relations douloureuses à l’abri de tout
réajustement, de toute transformation salutaire. Ainsi le lien continue à se
détériorer et risque d’être rompu.
La fragilité du lien tient à la nature sensible et vulnérable du Moi enfantin.
Beaucoup ne perçoivent pas l’impact de leurs comportements inadaptés sur
leur enfant. Paradoxalement, plus un enfant est en souffrance, plus il
s’attache à celui qui en est à la cause. Ainsi « les enfants sont foncièrement
loyaux envers leurs parents, même si leurs géniteurs les maltraitent. La
crainte augmente le besoin d’attachement, même si la source de réconfort
est aussi celle de la peur27 ». Un enfant ne choisit pas ses parents. Il fait en
sorte de survivre dans sa famille. Ses parents incarnant l’autorité, il lui est
difficile de remettre en cause ce qu’il subit et, une fois adulte, de dénoncer
ce qu’il a subi. L’enfant mobilise toute son énergie pour se taire et faire taire
les sensations de son corps. Chez l’adulte, le déni et la guerre contre soi,
contre sa vérité que le corps n’oublie pas, sont source de nombreux maux.
À l’âge adulte, les difficultés dans la relation ex-enfant/ex-parent
dissimulent souvent les vestiges d’un lien carencé, instrumentalisé ou
maltraité. Au-delà des représentations que chacun se fait de son vécu et de
son histoire, il demeure fondamental de nommer et de dénoncer les paroles
et les actes inacceptables qui ont émaillé son enfance. On ne peut pas guérir
de son enfance sans s’indigner au nom de l’enfant en soi. Tout travail
thérapeutique implique de distinguer ce qui appartient au réel – le corps
n’oublie rien de son vécu traumatique – de ce qui appartient aux
représentations. Trop longtemps, certains thérapeutes ont collaboré au déni
collectif en jetant un voile sur une « épidémie cachée28 » : le traumatisme
infantile.

Le traumatisme infantile
Dans l’un de nos séminaires, nous proposons un test inspiré d’une étude
américaine sur les expériences négatives de l’enfance et leurs impacts sur la
santé et la qualité de la vie à l’âge adulte29.

Exercice Ma relation d’enfant avec mon parent

Vous trouverez ci-dessous une série de phrases qui traduisent peut-être ce que
vous avez vécu pendant les dix-huit premières années de votre existence. Cochez
simplement Oui ou Non.
Oui Non
1. Est-ce qu’un parent ou un autre adulte vous a souvent ou très
souvent insulté, rabaissé, humilié, crié dessus ? OU a agi d’une
manière qui vous a fait craindre que vous puissiez être blessé
physiquement ?

2. Est-ce qu’un parent ou un autre adulte vous a souvent ou très


souvent poussé, empoigné, giflé, ou jeté quelque chose dessus ?
OU frappé si fort que vous en aviez des marques ou des
blessures ? OU frappé si violemment que vous aviez peur de
mourir ?

3. Est-ce qu’un adulte ou une personne d’au moins cinq ans votre
aîné vous a touché, caressé ou fait toucher son corps de manière
sexuelle ? OU tenté ou obtenu un rapport sexuel (oral, anal ou
vaginal) ?

4. Avez-vous souvent ou très souvent eu l’impression que


personne dans votre famille ne vous aimait ou pensait que vous
étiez important ou spécial ? OU les membres de votre famille ne
faisaient pas attention les uns aux autres, ne se sentaient pas
proches les uns des autres, ou ne se soutenaient pas
mutuellement ?

5. Avez-vous souvent ou très souvent eu l’impression que vous


n’avez pas eu assez à manger, avez dû porter des vêtements
sales, et n’aviez personne pour vous protéger ? OU vos parents
étaient trop ivres, trop drogués ou trop dépressifs pour répondre à
vos besoins fondamentaux (manger, se laver, s’habiller, aller chez
le médecin) ?

6. Vos parents se sont-ils séparés ou ont-ils divorcé en vous


faisant vous sentir abandonné, manipulé ou instrumentalisé ? OU
avez-vous eu le sentiment de devoir faire un choix et
d’abandonner le lien avec l’un de vos deux parents ?

7. Est-ce que votre mère (ou votre belle-mère) ou votre père (ou
votre beau-père) a été souvent ou très souvent poussé,
empoigné, giflé ? OU parfois, souvent ou très souvent a reçu des
objets jetés sur elle ou lui, reçu des coups de pied, été mordu,
frappé avec le poing ou un objet ? OU frappé à plusieurs reprises
ou menacé avec un objet potentiellement dangereux ?

8. Avez-vous vécu avec quelqu’un qui était alcoolique ou


toxicomane ?

9. Est-ce qu’un membre de votre famille proche a souffert de


dépression ou de maladie mentale ? OU a tenté de se suicider ?
10. Est-ce qu’un membre de votre famille proche est allé en
prison ? OU aurait mérité légalement une peine de prison ?

11. Avez-vous été souvent ou très souvent la victime – sans


pouvoir vous défendre ou recevoir une aide – d’autres enfants qui
vous ont frappé, humilié, insulté, rabaissé ou harcelé ?

Une seule réponse positive prouve que vous avez été en contact, dans votre
enfance, avec une expérience traumatisante impactant votre vie. Plus le
score est élevé, plus la probabilité de troubles à l’âge adulte est importante.
Les résultats obtenus par cette étude ont démontré une forte corrélation
entre l’étendue de l’exposition aux maltraitances et au dysfonctionnement
familial pendant l’enfance et certaines problématiques à l’âge adulte comme
la toxicomanie, l’alcoolisme, l’obésité sévère, la dépression, les tentatives
de suicide, les maladies cardiaques, le cancer, la maladie pulmonaire
chronique, les fractures osseuses et les maladies du foie30.
L’idée que les expériences négatives de l’enfance puissent créer de graves
troubles du développement se confirme aujourd’hui. Notre cerveau est
sculpté par nos expériences d’enfant et toute maltraitance « le burine pour
qu’il encaisse les coups mais au prix de blessures profondes31 ». Les
séquelles de la maltraitance et de la négligence parentales sont complexes.
Elles rappellent l’incroyable sensibilité et vulnérabilité de l’enfant.
Même si l’on n’a pas subi de traumatisme infantile, ou que l’on ne souffre
pas de trouble développemental, il est bon de considérer sa vie enfantine à
la lumière de toutes ces informations. Les situations répétées de stress face
à des menaces réelles ou imaginaires peuvent porter atteinte aux capacités
émotionnelles, cognitives et sociales de l’enfant. Ce qui relève d’une
évidence est encore loin de s’imposer à tous : la principale responsabilité du
parent est d’accompagner son enfant dans un environnement sain,
sécurisant et prévisible.

Un exemple de réversibilité et de réajustement


Le témoignage de Mélanie, 42 ans, est une preuve de réversibilité et une
source d’espérance.

Quand ma fille avait entre 4 et 8 ans, je lui mettais régulièrement la


pression pour qu’elle se dépêche, fasse attention à ses affaires et
mange proprement. J’étais sur son dos sans relâche et je perdais
rapidement patience. S’ensuivaient des cris, des insultes, des
empoignades et, parfois même, une gifle monumentale dans un
mouvement de rage. Le temps de préparation pour aller à l’école le
matin était devenu un enfer. Je me souviens qu’une fois, j’ai explosé,
et, en donnant un coup de poing dans le mur, j’ai fait un trou dans le
plâtre. Ma fille me regardait avec de la terreur dans les yeux. Mon
mari, sidéré, m’a dit que là, il fallait que j’arrête ! J’étais allée trop
loin. J’avais conscience de mes comportements maltraitants sur ma
fille mais je n’arrivais pas à me contrôler ou à changer malgré toute
ma volonté et ma discipline. La honte et la culpabilité que je ressentais
après ce genre d’épisode ne résolvaient rien. Au contraire, cela
accentuait mon mal-être et nourrissait ma colère.

Consciente de cette souffrance familiale, Mélanie se résout à consulter. Ce


n’était pas facile pour cette mère de famille habituée à tout contrôler :

J’ai alors décidé d’engager une thérapie par l’enfant intérieur. J’ai
rencontré une petite fille blessée à différentes époques : une enfant de
3 à 6 ans traitée avec dureté par son père aux principes éducatifs
autoritaires, une autre de 8 ans abandonnée par une mère dépressive,
puis une adolescente impuissante et dévalorisée par ses parents. Je
n’avais jamais ressenti à quel point j’avais souffert enfant. Très tôt,
j’avais appris à grandir pour être à la hauteur des attentes de mes
parents. Ma colère persistante a fait place à une profonde tristesse, à
des larmes qui n’avaient jamais pu couler, à des plaintes et à des peurs
qui n’avaient jamais été entendues ni accompagnées. Aujourd’hui, les
situations jadis conflictuelles avec ma fille se sont dénouées. Même si
je peux ressentir de la colère ou de l’agacement, je suis capable de
formuler les choses plus posément et patiemment. Les explosions
verbales et physiques ne se produisent plus. Lorsqu’une situation
devient tendue, je me recentre sur moi et sur mon ressenti. Je
m’adresse à la petite fille en moi pour la rassurer.

Au fil de son processus thérapeutique, Mélanie a mis son énergie, son temps
et son sens de l’organisation au service des besoins de la petite Mélanie en
elle. Ce fut une période de grands changements :

À mon travail, j’ai demandé un poste moins stressant. Je m’accorde


plus de temps de sommeil. Je fais plus de sport et je me fais masser.
Mon lien à moi-même s’est métamorphosé et j’ai constaté que le lien
avec ma fille n’en était que plus doux et plus aimant. J’ai institué avec
elle des rituels comme le câlin familial chaque dimanche, des sorties et
des lectures. Je sens une réelle connivence entre nous et je suis
heureuse lorsque ma fille évoque son « ancienne maman sévère ».
C’est pour moi l’occasion de lui dire combien tout cela n’était pas
normal. D’une certaine façon, c’est une occasion de célébrer l’amour
retrouvé entre nous. Toutes mes relations ont été impactées
positivement par ma thérapie. Le monde me paraît enfin plus serein,
plus sûr et plus heureux.

Le courage de Mélanie met en lumière la possible réversibilité des


comportements inadaptés dans la relation enfant/parent. Il incombe à
chaque parent de réajuster le lien en permanence. Il ne suffit pas de se
réfugier derrière des règles éducatives positives et bienveillantes. Si le
développement d’une parentalité positive est louable, il est parfois un piège.
On peut dissimuler, derrière des principes éducatifs bienveillants, un respect
de l’ordre établi et une oblativité parentale toxique proclamant qu’un parent
est toujours bon.
Une parentalité consciente est attentive à la possibilité d’aliénation et de
rupture du lien. Les parents qui refoulent leurs propres blessures sont
incapables de répondre à certains besoins fondamentaux de leurs enfants. Ils
risquent de perpétuer certaines formes de violence. Oublier cette réalité,
c’est prendre un trop grand risque. Une parentalité consciente s’intéresse
moins à l’éducation qu’à la nature fragile et vulnérable du lien humain. En
considérant l’enfant blessé en lui, un parent s’offre plus de chances
d’activer ses ressources de réversibilité et de réajustement pour éviter que le
lien entre lui et son enfant ne se défasse.
Pour tout être humain, la qualité du lien à l’autre est fondamentale. Le lien
aimant, confiant, sécurisant et réconfortant consolide la sensation d’être
vivant et d’exister. Un lien sain autorise à exprimer ses émotions,
sentiments, besoins et pensées. Il fortifie la découverte et le respect de son
intégrité. Un parent conscient sait qu’il est un parent à durée déterminée. Il
accompagne l’enfant en se posant régulièrement la question de sa juste
place et en respectant la liberté et l’altérité de l’enfant. En tenant compte de
l’échéance de sa mission, le parent conscient est vigilant. Il ne se dit pas
qu’il fait bien. Il s’écoute et écoute l’enfant, s’interroge et l’interroge ; il se
laisse surprendre par un enfant que, fondamentalement, il ne connaît pas. Il
le découvre et l’encourage à se découvrir lui-même et à s’affirmer, tout en
l’accueillant du mieux possible. Un parent conscient est, et se sait, limité. Il
exprime ses propres limites, sans les faire peser sur l’enfant. Aucun enfant
n’a besoin d’un parent parfait, mais chaque enfant espère un parent
authentique reconnaissant ses erreurs et mobilisant ses capacités de
changement.
Le lien est vivant, vibrant. Il ne peut pas être réduit à des enjeux éducatifs,
au risque de perdre de sa souplesse et de se déliter.

La rupture du lien, signe de dysfonctionnement


Béatrice, 45 ans, se sent impuissante dans de nombreux domaines de sa vie.
Elle compare ce sentiment à ce qu’elle éprouve dans sa famille d’origine
depuis son enfance :

Pour mes parents et mes trois frères, je demeure toujours la petite


dernière, celle dont la parole n’a pas d’importance. J’ai longtemps cru
que le problème venait de moi mais, grâce à la thérapie, j’ai pris
conscience de ma prison familiale. Ma mère continue à exiger de moi
que je sois gentille et que je me taise. Mon père m’effraie toujours
comme lorsque, enfant, je subissais toutes ses colères et ses menaces.
Je suis obéissante devant lui. Je suis aussi toujours l’otage du couple
malheureux de mes parents. Je suis celle qui les garde unis.

Ficelée par les règles familiales et son rôle de « petite dernière », Béatrice
décide d’exprimer son mal-être à ses parents.

Je savais qu’exprimer mes ressentis était interdit dans cette famille


mais je ne pouvais plus faire autrement. J’avais besoin de me libérer
en affirmant ma vérité intérieure et en me positionnant en tant
qu’adulte. Je n’attendais rien de mes parents, mais je n’imaginais pas
leur réponse. Je me suis adressée à ma mère puis à mon père
séparément. Leur réaction a été violente. Tous les deux m’ont rejetée
en m’éjectant de la famille. C’était comme si j’avais commis un crime
de lèse-majesté. Pourtant, j’avais juste évoqué en termes posés et
respectueux ma souffrance de ne pas avoir une relation plus équilibrée
avec les membres de ma famille.

Suite à cette rupture, Béatrice s’est sentie soulagée. Elle a pu retrouver un


espace d’expression et de réalisation dans sa vie. Après quelques mois, sa
fille lui a exprimé sa tristesse de ne plus pouvoir voir ses grands-parents,
oncles, tantes, cousins et cousines.

Tout d’abord, je n’ai pas compris ma fille, puis elle m’a révélé que, sur
les réseaux sociaux, mes parents m’attribuaient l’entière
responsabilité de cette rupture. Ils prétendaient que j’empêchais mes
enfants d’être en lien avec le reste de la famille. À cet instant, il m’est
apparu qu’une fonction invisible continuait à m’emprisonner. J’étais le
bouc émissaire permettant de resserrer les liens entre les autres
membres. Mes parents sont devenus plus soudés que jamais et mes
frères plus proches d’eux. Leur choix de rompre avec moi les
arrangeait visiblement. Je restais le vilain petit canard, la méchante,
alors que dans la famille régnaient soi-disant l’amour et la complicité.
Depuis, j’ai clarifié la situation avec mes frères et j’ai accueilli mes
neveux et nièces en vacances chez moi. Ainsi, j’ai invité chacun à
prendre sa responsabilité. J’ai décidé de nourrir des liens plus vrais
avec ceux qui le désiraient. Aujourd’hui, je suis plus libre et plus
heureuse dans ma vie.

Rompre définitivement avec son parent (ou avec son enfant) n’est pas une
solution – sauf dans de rares cas que nous évoquerons plus loin. Le
neuropsychiatre Mony Elkaïm explique : « La meilleure différenciation est
toujours celle qui se fait dans l’alliance avec ce dont on se distingue32. » Le
choix de l’autonomie et la recherche d’une relation adulte/adulte plus
mature et plus intègre, sans taire les véritables ressentis, placent de
nombreux systèmes familiaux en difficulté. La tension et les déséquilibres
en résultant entraînent parfois une rupture de certains liens. Cette rupture
traduit la réaction automatique de fermeture d’un système familial
dysfonctionnel où toute nouvelle information, remettant en cause ou
interrogeant l’ordre établi, est systématiquement rejetée.
La thérapeute familiale Virginia Satir rappelle le besoin humain de voir,
entendre, sentir et critiquer librement l’expérience vécue dans un groupe.
Bien entendu, la communication au sein d’une famille est une affaire
complexe, mais Virginia Satir insiste sur la nécessité de frontières
perméables entre la personne qui communique (soi-même), la personne à
qui l’on s’adresse (l’autre) et la situation dans laquelle l’échange a lieu (le
contexte)33.
Considérer la vulnérabilité du lien replace l’humanité au cœur de toute
relation. La communication est un échange énergétique entre des personnes
et non entre des rôles. Ainsi, la plupart du temps, la rupture du lien se
produit lorsque les fonctions endossées par les individus sont perturbées ou
remises en cause. L’ex-parent a généralement beaucoup de mal à accepter
d’être confronté à la fin de la fonction parentale. Il en est de même pour
l’ex-enfant avec sa fonction filiale.

La mystification parentale
Êtes-vous simplement le produit de votre enfance, de la relation passée ou
présente à vos parents ? Sans aucun doute, non ! N’entendez-vous pas le
petit elfe qui vous murmure à l’oreille « Tu es différent ; tu ne ressembles à
aucun des membres de ta famille ; tu n’en fais pas vraiment partie34 » ?
Cette voix est celle de l’enfant intérieur qui n’appartient pas, n’a jamais
appartenu et n’appartiendra jamais à ses parents. Le poète Khalil Gibran ne
proclamait-il pas :

Vos enfants ne sont pas vos enfants.


Ce sont les fils et les filles de la Vie qui se désire.
Ils vous traversent mais ne sont pas de vous,
Et s’ils vous entourent, ils ne sont pas à vous35.

Le psychologue américain James Hillman affirme : « [L]a civilisation


contemporaine cultive une idée fixe : le destin de l’enfant dépendrait des
parents, du comportement de la mère et du père. (…) On ne peut
s’empêcher d’imaginer l’âme individuelle comme une pousse de l’arbre
familial. Nous sortirions de leur psychisme comme nous sortons de leurs
entrailles. Une simple excroissance psychologique36. » Plus loin, il ajoute :
« L’illusion parentale tient beaucoup à l’idée que l’on se fait d’une causalité
unilatérale, du haut vers le bas, du plus grand au plus petit, du plus vieux au
plus jeune, de celui qui a de l’expérience à celui qui n’en a pas37. »
Cette mystification parentale fait du parent la source de tout bonheur ou de
tout malheur. Elle assujettit l’existence de l’individu à ce seul lien, en niant
l’impact des autres relations fondatrices pour l’enfant. Il n’existe aucune
fatalité, aucun déterminisme. Vos parents ne sont ni responsables de votre
malheur ni de votre bonheur. Ils sont responsables de leurs comportements
comme vous l’êtes, adulte, des vôtres. La mystification parentale instaure le
parent à vie alors que penser la fonction parentale avec une échéance dans
le temps a clairement un impact positif sur les capacités de transformation
de l’ex-parent et de l’ex-enfant. Il est grand temps de vous affranchir de
cette vision et des liens toxiques vous rattachant au passé.

S’affranchir des attachements désuets


Voici un autre test38. Vous pouvez l’effectuer en regardant une photo
récente de votre parent (ce test reste opérant même si votre parent est
décédé). Idéalement, ce test est à faire une fois pour votre mère et une fois
pour votre père. Vous pouvez prononcer les phrases à voix haute avant de
répondre.

Exercice Affirmations pour s’affranchir des attachements


désuets

Vous trouverez ci-dessous une série de huit affirmations. Si vous êtes globalement
en accord avec la phrase, cochez simplement la case Oui. Dans le cas contraire,
optez pour la réponse Non.

Oui Non
1. Je m’affranchis de mon souhait d’avoir un autre parent que
celui que j’ai eu enfant.

2. Je m’affranchis de mon désir d’obtenir de la part de mon parent


ce qui m’a manqué enfant (ou ce que je considère comme un dû
légitime).

3. Je m’affranchis de l’illusion que mon parent changera un jour.

4. Je m’affranchis de l’illusion que mon parent peut guérir l’enfant


en moi et réparer ce qui a été blessé en moi.

5. Je m’affranchis de l’idée que mon parent et/ou ma famille est la


source unique d’amour véritable.

6. Je m’affranchis de l’idée que mon parent est encore un parent.


Puisque je suis adulte, je n’ai plus besoin d’un parent extérieur.
Sa fonction d’accompagnement a pris fin : il est mon ex-parent.

7. Je m’affranchis de l’idée que j’ai eu une enfance heureuse.


Mon enfance est faite d’ombres et de lumières. La souffrance du
petit ou de la petite en moi est légitime.

8. Je m’affranchis de la croyance que je suis redevable pour


l’amour et/ou pour les soins que j’ai reçus enfant.
Pour nombre de personnes, il est difficile de répondre Oui à la plupart des
affirmations. C’est tout à fait normal. On ne se débarrasse pas de la
mystification parentale comme d’un vulgaire emballage. Elle est comme
une seconde nature. Elle détermine nombre de croyances et de
comportements d’éternels enfants face à leurs parents. Il est nécessaire
d’acquérir une conscience non conformiste et post-conventionnelle pour
transcender son histoire officielle, celle d’un enfant endetté à vie auprès de
ses parents.
Vous n’êtes pas le résultat de ce que vous avez vécu, mais la conséquence
de ce que vous croyez ou imaginez sur vous-même, sur les autres et sur le
monde. Ces représentations, construites dans l’enfance, dissimulent une
histoire alternative qui regroupe vos ressources oubliées d’enfant libre,
doué et aimant. Mettre fin à la fonction parentale donne l’opportunité de
reprendre le pouvoir sur son récit biographique en s’appuyant sur des
principes universels de compassion, de bienveillance, d’indignation, de
désobéissance, plutôt que de fléchir sous des normes sociales et familiales
désuètes. Plus la fonction parentale est puissante et dotée de pouvoirs
mythiques, plus il est difficile pour un individu de reconnaître ce qui a
contribué, et continue de contribuer, à le faire grandir en dehors de son
cercle familial.
L’avertissement de James Hillman résonne plus que jamais : « Quant au
désastre écologique que nous redoutons, il se déroule déjà sous nos yeux.
Le désastre, c’est de se couper du monde en s’accrochant au mythe
parental, de croire que l’on doit moins à ce qui nous entoure qu’à la famille.
Car non seulement la mystification parentale nuit à la conscience de soi,
mais elle annihile le monde. Les bonnes intentions seront vaines tant que
cette illusion ne sera pas dissipée. (…) Il nous faut procéder au préalable à
une conversion psychologique, faire le saut, oublier le nid familial et faire
confiance au monde39. »
Une saine relation ex-enfant/ex-parent est possible. Elle se trouve juste
derrière une porte dont chacun possède la clé. Mettre fin à la toute-
puissance parentale et/ou à la toute-nuisance parentale ouvre de nouveaux
horizons pour s’affranchir de l’éternel enfant face à son parent qui vit et
gouverne en soi.
1. Terme inspiré d’un proverbe du Québec : « Deux choses que les parents doivent offrir à leurs
enfants : les racines et les ailes. »
2. Expression empruntée à l’auteur Jean-Jacques Crèvecœur.
3. Abignente G., Les Racines et les Ailes. Ressources, tâches et embûches de la famille, De Boeck,
2004, p. 234.
4. Ducommun-Nagy C., « La thérapie contextuelle », dans Elkaïm M. (dir.), Panorama des
thérapies familiales, op cit., p. 104.
5. Michard P., La Thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy. Une nouvelle figure de l’enfant dans
le champ de la thérapie familiale, De Boeck Supérieur, 2015, p. 199.
6. Titre original du spot publicitaire : My dad’s story dream for my child (Metlife), produit par
Phenomena et dirigé par Thanonchai Sornsriwichai.
7. Juul J., Cinq Piliers pour une vie de famille épanouie, op. cit., p. 28.
8. Ibid., p. 16.
9. Cette discipline se définit comme l’étude de ce qui a motivé certains événements historiques. Elle
cherche à comprendre l’origine émotionnelle du comportement social et politique passé et présent
des groupes et des sociétés.
10. deMause L., Les Fondations de la psychohistoire, Presses universitaires de France, 1986.
11. Termes empruntés à Marie Andersen. Voir Andersen M., L’Emprise familiale. Comment
s’affranchir de son enfance, Marabout, 2015, p. 78.
12. Abignente G., Les Racines et les Ailes, op. cit., p. 66.
13. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., J’arrête d’être mal dans mon couple. 21 jours pour sauver
l’amour, Eyrolles, 2016, p. 8.
14. Fredrickson B., Ces micromoments d’amour qui vont transformer votre vie. Love 2.0. : une
approche révolutionnaire de l’émotion suprême, Marabout, 2014, p. 30.
15. Ibid., op. cit., p. 36.
16. Étude rapportée par la pédiatre Catherine Gueguen. Voir Guegen C., Pour une enfance heureuse.
Repenser l’éducation à la lumière des dernières découvertes sur le cerveau, Éditions Robert
Laffont, 2014, p. 30.
17. Juul J., Cinq Piliers pour une vie de famille épanouie, op. cit., p. 203-204.
18. Juul J., À qui appartiennent les enfants ? Réflexions sur la petite enfance, Fabert, 2016, p. 38.
19. Kohn A., Le Mythe de l’enfant gâté. Parent hélicoptère, enfant surprotégé : des croyances
révélatrices de notre société, L’Instant Présent, 2017, p. 83.
20. Mello A. de, Quand la conscience s’éveille, Albin Michel, coll. « Espaces libres », 2002, p. 119.
21. Kohn A., Le Mythe de l’enfant gâté, op. cit., p. 228.
22. Winter J. E., « Le modèle évolutif de Virginia Satir », art. cit., p. 427.
23. Elkaïm M., Comment survivre à sa propre famille, Seuil, 2006, p. 34.
24. Les études de référence attribuent un attachement anxieux et insécurisant à environ 45 % de la
population. Dans notre approche sur l’enfant intérieur, ce chiffre nous semble en dessous de la
réalité.
25. Pierrehumbert B., Le Premier Lien. Théorie de l’attachement, Odile Jacob, 2003, p. 372.
26. Ce test a précédemment été publié dans notre livre J’arrête d’avoir peur ! (Eyrolles, 2014), p.
182-183.
27. Van der Kolk B., Le corps n’oublie rien, op. cit., p. 187-188.
28. Expression utilisée par le psychiatre américain Bessel van der Kolk pour évoquer le traumatisme
infantile.
29. Ce test reprend, avec de légères modifications, le questionnaire en dix questions des études
américaines Adverse Childhood Experiences de Vincent Felitti débutées en 1998. Nous y avons
ajouté une onzième question.
30. Cette étude concernant la population américaine a trouvé une forte corrélation entre l’étendue de
l’exposition aux maltraitances et au dysfonctionnement familial pendant l’enfance et les multiples
facteurs de risques pour plusieurs des principales causes de décès chez les adultes. Voir à ce
sujet : https://www.ifemdr.fr/etude-de-felitti-sur-les-experiences-negatives-de-lenfance/.
31. Propos du docteur Martin Teicher, professeur de psychiatrie. Voir Van der Kolk B., Le corps
n’oublie rien, op. cit., p. 209.
32. Elkaïm M., Comment survivre à sa propre famille, op. cit., p. 148.
33. Winter J. E., « Le modèle évolutif de Virginia Satir », art. cit., p. 442.
34. Hillman J., Le Code caché de votre destin. Prendre en main son existence, J’ai Lu, 1999, p. 79-
80.
35. Gibran K., Le Prophète, éditions Mille et une nuits, 1994, p. 17.
36. Hillman J., Le Code caché de votre destin, op. cit., p. 79.
37. Ibid., p. 91.
38. Ce test reprend, avec de légères modifications, un rituel proposé dans notre précédent ouvrage
Rituels de l’enfant intérieur (Le Courrier du Livre, 2019), p. 212-213.
39. Hillman J., Le Code caché de votre destin, op. cit., p. 105.
Deuxième partie

Être ou ne pas être...un éternel


enfant face à son parent
Un passé qui ne passe pas
Si nous restons paralysés par notre passé, c’est parce que nous continuons de recréer les transes qui
nous empêchent de ressentir la douleur et les blessures découlant des pertes de notre enfance. Le
chagrin différé que nous causent ces pertes se manifeste sous forme de symptômes que l’on appelle
« syndrome de l’enfant adulte ».
JOHN BRADSHAW

L’éternel enfant adapté


L’adulte hypnotisé
À l’âge adulte, toute relation enfant/parent dysfonctionnelle – perçue et
ressentie comme telle ou pas – repose sur une même fondation : l’adulte se
vit comme un éternel enfant face à son parent. Cette représentation
intérieure induit des ressentis et des comportements spécifiques qui
interfèrent ou rendent impossible une saine relation d’adulte à adulte.
Il existe, dans la psyché de chacun, un enfant sombre, un état figé dans le
passé qui peut, potentiellement, hypnotiser l’adulte et l’empêcher d’être en
capacité d’évaluer correctement une situation vécue dans l’instant. Un
éternel enfant-adulte n’expérimente pas la vie telle qu’elle est dans le
présent, mais plutôt telle qu’elle était dans le passé, un passé qui ne passe
pas et se rappelle à lui régulièrement1. L’histoire d’une relation
enfant/parent est constellée de ressentis refoulés et de situations non
digérées. En le reconnaissant, il est plus aisé de comprendre la récurrence
de ce phénomène appelé « transe infantile ».
Le psychiatre américain Bessel van der Kolk souligne : « Chaque vie est
difficile à sa manière. Mais ce qu’on sait avec certitude, c’est que, pour
devenir un adulte autonome et sûr de lui, avoir eu des parents stables aide
énormément : des parents qui s’émerveillaient de notre caractère, de nos
explorations et de nos découvertes ; des parents qui nous ont servi de
modèles pour prendre soin de nous et nous entendre avec les autres2. »
Ainsi, en chacun, l’influence de l’éternel enfant – nous l’appelons l’« enfant
adapté » – dépend, en premier lieu, de la qualité de cette relation
enfant/parent d’origine. Si elle a été suffisamment nourrissante, l’adulte
trouvera naturellement des ressources pour se vivre libre, autonome et
mature dans sa relation avec son ex-parent. Dans le cas contraire, la relation
avec son parent à l’âge adulte continuera d’être fondamentalement
dissymétrique et difficile.
Rappelons ici toute la complexité du lien ex-enfant/ex-parent. Les
problématiques relationnelles liées à l’enfant adapté en soi peuvent ne
concerner qu’un seul des deux parents, ou les deux, de manière continue ou
par intermittence. Par un phénomène d’amplification, les difficultés ne
ressortent qu’à certaines périodes et dans des contextes spécifiques. Des
phases d’accalmie sont observables même si on ne parvient pas à réajuster
la relation. Alors, comment repérer si la relation à son parent est
dysfonctionnelle ?

Des symptômes caractéristiques


La chronicité et l’intensité de certains symptômes psychocorporels
caractérisent une relation ex-enfant/ex-parent dominée par un passé qui ne
passe pas. Lorsque l’on éprouve des difficultés dans une relation, il est bon
de considérer les signaux de son corps comme une alerte. Nombre de
personnes chassent leurs ressentis et s’obligent à interagir coûte que coûte.
Ils se combattent eux-mêmes et se persuadent du bien-fondé de leurs
initiatives. La justification du type « Ce sont mes parents/mes enfants tout
de même » est des plus fréquentes. Il semble interdit de reconnaître et de
nommer que l’on souffre dans la relation enfant/parent. L’enfant adapté en
chaque adulte s’illusionne et espère que, pour une fois, il en sera autrement.
La pensée magique du type « Il·Elle va changer, se rendre compte que… »
est omniprésente. Mais pourquoi voudriez-vous que les relations évoluent
miraculeusement ? Si vous prenez le train Paris-Marseille, vous arriverez
inévitablement à Marseille. Une relation figée – par des fonctions, des
règles et des échanges cadenassés – engendre toujours, à quelques détails
près, le même scénario. Elle ne trouve pas d’issue pour se réinventer.
Parfois, les aléas de la vie (vieillesse, maladie, deuil, etc.) redistribuent les
cartes. Un nouvel équilibre relationnel se fixe, mais l’équilibre n’est pas
forcément l’harmonie. Après avoir supporté l’autorité de leurs parents,
certains éternels enfants deviennent les bourreaux de leurs parents
vieillissants. Cette vengeance, sous forme de violences verbales et
psychologiques, est malheureusement trop répandue. Elle ne résout rien. La
souffrance et la peur ne font que changer de camp, balayant les possibilités
de résoudre les contentieux étouffés.
Grandir, c’est se résoudre à affronter sa peur de son parent (ou de son
enfant), en analysant ses signaux psychocorporels. La culpabilité, le
manque et l’attachement peuvent vous alerter d’un dysfonctionnement
majeur dans votre relation ex-enfant/ex-parent.

La culpabilité toxique
Une saine culpabilité agit comme un directeur de conscience. Elle permet
de reconnaître ses erreurs et d’en apprendre un peu plus sur soi. Elle incite
aussi à l’action et au changement pour défendre sa valeur personnelle et son
intégrité. À l’inverse, la culpabilité toxique est une petite voix vous
susurrant : « Tu es fautif. » Dans la relation ex-enfant/ex-parent, ce
sentiment est un véritable poison.
Récemment, lors d’une consultation individuelle, Alain, 70 ans, s’exprimait
sous l’emprise d’une culpabilité toxique :

Alain : Je viens de me fâcher avec quelqu’un.


Le thérapeute : Et pour quelle raison ?
Alain : Je n’aime pas les leçons de morale.
Le thérapeute : De qui parlez-vous exactement ?
Alain : Ma meilleure amie m’a dit que mon comportement envers ma
fille n’était pas aidant.
Le thérapeute : Quel âge a votre fille ?
Alain : 45 ans.
Le thérapeute : De quel comportement parlait-elle ?
Alain hésite : Je lui ai donné 8 000 euros.
Le thérapeute : Oui. (Silence.)
Alain : Elle n’a pas payé son loyer pendant plusieurs mois et je suis le
garant de son appartement.
Le thérapeute : Et pourquoi n’a-t-elle pas réglé ses loyers ?
Alain : Pour faire une formation.
Le thérapeute : Étiez-vous au courant ?
Alain : Bien sûr que non. Quand je l’ai su, j’étais furieux, mais ma fille
m’a tout expliqué et j’ai mieux compris.
Le thérapeute : Qu’en a pensé votre amie ?
Alain : Elle a accusé ma fille d’être une voleuse. Je ne peux pas
admettre cela !
Le thérapeute : Vous n’admettez pas quoi ? Que votre fille agisse en
voleuse ou que votre amie le pense ? (Silence.)
Alain : De toute façon, je suis son père et je ne l’abandonnerai pas.
Le thérapeute : Avez-vous eu le sentiment de l’abandonner à un
moment donné dans son enfance ?
Alain : Oui. (Silence.) Ma fille a été abusée sexuellement plusieurs
années par un voisin. Je ne l’ai appris que bien plus tard. Ce salaud
était déjà mort.
Le thérapeute : Quel âge avait alors votre fille ?
Alain : Entre 7 et 10 ans, je crois.
Le thérapeute : Au sujet de ces abus, votre fille vous a-t-elle fait des
reproches ?
Alain : Pas vraiment.
Le thérapeute : Je crois sincèrement que la relation avec votre fille est
dysfonctionnelle. Ne croyez-vous pas ?
Alain : Je ne vois pas quoi faire de plus.
Le thérapeute : Et si vous en faisiez moins ?
Alain : J’ai peur de la perdre.
Le thérapeute : Vous m’avez dit que votre fille vous avait tout expliqué
et que vous aviez compris sa décision de ne pas payer son loyer
pendant plusieurs mois.
Alain : Elle m’a dit que je lui devais bien cela.
Le thérapeute : Cela ressemble à un reproche déguisé. Qu’en dites-
vous ?
Alain : J’ai surtout senti que je n’avais pas réellement le choix. Et
puis, je suis son père.
Le thérapeute : Pensez-vous pouvoir réparer votre fille ?
Alain : Je donnerais tout pour que cette horrible histoire n’ait jamais
eu lieu.
Le thérapeute : Je comprends. (Silence.)

Alain a ensuite abordé un autre domaine de sa vie. Il n’était guère possible,


pour l’instant, d’aller plus loin sur ce sujet.
La culpabilité toxique induit des comportements qui rigidifient et polarisent
la relation. Alain se sent si coupable qu’il se conforte dans le rôle illusoire
du bon père qui répare sa fille. Cette dernière met en acte sa colère et sa
revendication sans pouvoir les assumer de manière adulte. Elle en veut à
son père de ne pas l’avoir protégée. Elle ne prend pas la responsabilité
aujourd’hui de sauver la petite fille en elle. Cette situation sauvegarde un
équilibre qui maintient le père et la fille à l’abri d’une souffrance qu’ils ne
parviennent pas à nommer et à transcender. Ce passé qui ne passe pas
affecte clairement leur relation.
Du côté de l’ex-enfant, la culpabilité toxique est tout aussi courante.
Nombre d’adultes se forcent et acceptent ce qu’ils réprouvent, dans la
relation avec leur ex-parent. Ne voulant pas démériter à leurs yeux ou les
trahir, ils agissent comme d’éternels enfants obéissants. La culpabilité est le
sentiment toxique le plus facilement identifiable. D’autres sentiments
l’accompagnent bien souvent. Reconnaissez-vous ces petites voix nocives
qui contaminent peut-être votre quotidien ? « Je suis déficient, mauvais,
sale ou monstrueux », vous souffle la honte toxique. « Je suis au service des
autres », vous suggère l’abandon. « Je ne vaux rien », vous martèle
l’infériorité. « Je suis incapable de… », vous impose l’impuissance.
Chacun de ces sentiments toxiques s’invite régulièrement dans la relation
ex-enfant/ex-parent pour éviter toute remise en cause de l’équilibre
homéostatique. Faire évoluer un lien n’est jamais facile, surtout lorsque des
manques affectifs tiraillent la relation.
Le manque affectif
Les manques affectifs – tout comme les sentiments toxiques – prennent leur
source dans les rapports interpersonnels les plus significatifs établis dès le
début de la vie, principalement au sein de sa famille d’origine. Manque et
besoin sont souvent confondus. Le manque est la résurgence d’un besoin
inassouvi dont on reste coupé3. Cette coupure fait naître un sentiment de
vide douloureux et la tentation d’obtenir une réparation est grande. Dans de
nombreuses relations ex-enfants/ex-parents, des revendications plus ou
moins larvées s’expriment. D’aucuns veulent recevoir leur dû, ce qui leur a
manqué lorsqu’ils étaient enfants.
C’est le cas de Thomas, 30 ans, qui ne s’est jamais senti reconnu par son
père. Dans l’un de nos ouvrages, nous soulignons : « Être reconnu est un
besoin relationnel, une source d’estime de soi. L’enfant veut être considéré
comme une personne à part entière, un être vivant, sensible, avec une pleine
intelligence de ce qui l’entoure. Il espère être accueilli tel qu’il est et non tel
que l’autre le rêve, le désire ou l’imagine. (…) Si votre besoin de
reconnaissance n’a pas été bien nourri dans l’enfance, vous êtes aujourd’hui
dans une quête insatiable d’attentions et d’encouragements. L’enfant adapté
assoiffé de reconnaissance pousse l’adulte à adopter des stratégies
douloureuses et vaines4. » À l’issue d’une constellation du paysage
intérieur5, lors d’un séminaire, Thomas confie :

Je comprends mieux mon entêtement à vouloir offrir des cadeaux à


mon père alors qu’il les rejette toujours avec le même mépris. C’était
une manière pour moi d’obtenir son attention, de lui dire : « Regarde-
moi, je t’aime et j’ai besoin de ton amour. » De son côté, il ne me
donne jamais rien. Je perçois aussi le rôle qu’a joué mon grand-père
paternel dans l’élaboration de cette stratégie. Lui qui ne reconnaissait
pas son fils m’a accordé tout ce qu’il lui a refusé. J’ai intégré en moi
une double loyauté vis-à-vis de mon grand-père et de mon père. Face à
mon père, je joue le fils qui réclame alors que je devrais condamner
ses actes de maltraitances répétés sur le petit Thomas. Face à mon
grand-père, je perpétue une illusion de réparation par l’amour. Une
partie de l’amour que j’ai reçu de mon grand-père ne m’était pas
destinée. Je porte aussi une culpabilité qui ne m’appartient pas : celle
de mes deux ascendants, père et grand-père, qui n’ont pas été de bons
pères. Je suis bien décidé à rompre ces chaînes qui me handicapent
dans mes relations professionnelles et amoureuses. Je suis homosexuel
et je cherche vainement un papa valorisant chez mes partenaires. Cela
ne fonctionne pas. Je crois, un temps, être important pour mon
compagnon, puis tout s’écroule.

À l’instar de Thomas, beaucoup d’adultes souffrent de manques affectifs


liés à de profondes carences dans leur enfance. Plus le manque est profond,
plus l’obligation de donner aux ascendants est impérieuse. La philosophe et
psychothérapeute Nicole Prieur affirme : « Une des spécificités du lien
familial, consiste à “rendre” non pas à celui qui nous a donné, mais surtout
aux générations futures. C’est devant l’avenir que nous sommes avant tout
responsables. L’obligation majeure dans laquelle la vie nous place, c’est
celle de transmettre à notre tour, d’engendrer un temps nouveau6. »
Pour grandir, tout être a besoin de reconnaître l’attention, les soins et
l’affection qu’il était en droit de recevoir enfant. Cette reconnaissance ne
peut pas venir de ceux qui ont été autrefois déficients. Lorsque c’est le cas,
elle fait naître un soulagement temporaire. Elle peut devenir le point de
départ pour réajuster la relation mais elle n’apporte pas la guérison des parts
blessées en soi. La reconnaissance de l’enfant intérieur blessé est un
cheminement complexe qui s’enrichit du soutien empathique et bienveillant
de personnes au-delà de son cercle familial. Le manque et la douleur
s’effacent alors peu à peu et laissent l’espace à des besoins qui, légitimés,
peuvent enfin être comblés.
Dans une relation ex-enfant/ex-parent dysfonctionnelle, les besoins des
individus sont niés. Le manque, régnant en maître de génération en
génération, exige une réponse dissymétrique avantageant généralement
l’ascendant.
Le manque engendre deux maux, soit une éternelle dette envers ses parents,
soit une éternelle revendication vis-à-vis d’eux. Chez l’ex-enfant,
rembourser ce qui a été reçu, ou réclamer ce qu’il aurait dû recevoir, est
insoluble. Cela traduit l’impossible réparation au cœur d’un lien figé. Entre
ex-enfants et ex-parents, Nicole Prieur rappelle : « Compter, c’est le début
de la démesure du mal. Si quelqu’un se hasarde à vouloir juger, évaluer le
poids des dettes, des dons, il peut s’essouffler à en perdre la raison. En
famille, nulle commission de surendettement7. »
Le manque sclérose les fonctions de chacun. En résumé, dans un rapport
dysfonctionnel à l’âge adulte, l’ex-parent est celui qui doit tout recevoir,
l’ex-enfant celui qui doit tout donner ; mais, dans d’autres familles, c’est
l’inverse, l’ex-parent doit tout donner et l’ex-enfant tout recevoir. Cette
relation dysfonctionnelle trouve son origine dans un mythe illusoire : Dans
la relation enfant/parent, c’est l’enfant qui a tout reçu. Si l’ex-parent
ressent qu’il n’a pas obéi à ce mythe, il croit être débiteur. Ces
dysfonctionnements dissimulent de plus anciennes souffrances oubliées ou
tues.
Une souffrance ne se justifie pas, elle s’accueille. Entendre et faire entendre
son moi enfantin sensible et vulnérable est la seule voie réparatrice. Elle
consiste à valider sa vérité intérieure naturellement subjective puisque
sensitive, émotionnelle et imaginative. Elle consolide son sentiment
d’intégrité. Dans une relation dysfonctionnelle, la souffrance des enfants
intérieurs n’a malheureusement pas sa place ; elle est dissimulée derrière les
stratégies de survie et de protection des enfants adaptés, ces éternels enfants
face à leurs parents. L’attachement énergivore écrase aussi la possibilité
d’un lien vivant et sensible.

L’attachement énergivore
Anne-Marie, 40 ans, évoque ses sensations désagréables lorsqu’elle était en
présence de ses parents :

Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. La relation avec mes parents


était très douloureuse. Je ne pouvais les voir que deux jours de suite et
je mettais ensuite une semaine à m’en remettre. J’étais très mal,
épuisée, comme dépressive. Cela renforçait ma sensation d’être
impuissante à diriger ma vie. Je ramais à trouver une activité
professionnelle qui me convienne. Je me sentais aussi prisonnière de
ma vie de famille avec mon mari et mes enfants. Cela ne pouvait plus
durer et j’ai entamé une thérapie par l’enfant intérieur.
Après quelques mois de suivi thérapeutique, Anne-Marie réussit à mettre
des mots sur le contexte relationnel qu’elle subissait chez ses parents :

Je me suis rendu compte que j’étais en désaccord avec leur façon


d’être, de penser et de faire. J’étais furieuse mais je gardais tout en
moi ; je m’écrasais. Lorsque j’arrivais chez eux, je mettais mon
existence entre parenthèses. Je me mettais au service de la famille. Je
faisais les courses, participais aux repas, mettais la table puis la
débarrassais sous les ordres de ma mère. En fait, je n’avais pas le
choix. J’étais tout aussi sage et obéissante face à mon père.
J’appartenais à mes parents. J’étais celle qui écoute les autres, qui
regarde les autres vivre, les encourage, subvient à leurs besoins,
répond à leurs attentes, celle qui réconforte, celle qui soigne. Je
contrôlais mes actes, mes mots, mes expressions, mon apparence… Je
vivais sous contrôle. Je me dénaturais pour plaire, pour ne pas
décevoir. Au sein de ma famille, j’étais la gardienne d’un certain
équilibre jouant tour à tour le rôle de servante ou de médiatrice si
nécessaire. Mon impuissance à être moi-même s’accompagnait d’une
monumentale fatigue. Le pire, c’est que je m’imputais entièrement la
responsabilité de cette situation.

Pour se retrouver, Anne-Marie décide au bout d’une année de poser un acte


fort qui va changer sa vie et accélérer son processus d’autonomie :

Pour rompre avec ma conviction que ma vie ne m’appartenait pas, j’ai


abordé ce sujet avec mes parents. Je leur ai dit que j’avais besoin de
temps pour me retrouver et que je les recontacterais à l’issue de ce
cheminement. Je leur ai précisé que leurs fonctions de parents
prenaient fin à ce jour. Cela m’a demandé beaucoup de courage mais,
en même temps, je n’avais plus le choix. Mon énergie vitale
m’échappait de plus en plus. J’étais dans une réelle impasse à tous les
niveaux de ma vie. J’ai alors connu une renaissance. Mon
positionnement a accéléré mon processus thérapeutique. J’ai pu
éclairer tout ce qui m’attachait à mes parents. Aujourd’hui, je suis
capable d’envisager mes ex-parents comme des personnes humaines,
imparfaites, avec des qualités et des défauts. Ma vie ne leur ressemble
pas et c’est tant mieux. Je me sens libérée et bientôt prête à leur
proposer une relation sur de nouvelles bases.

Le lien est avant tout énergétique. Les célèbres psychothérapeutes


américains Hall et Sidra Stone ont démontré l’importance de considérer la
relation comme un processus énergétique qui comprend une interaction
entre des champs d’énergie individuels et des courants d’énergie
interpersonnels8. L’énergie circule à l’intérieur du lien entre deux individus.
Elle se vit sous forme de sensations psychocorporelles variées alternant
ouverture et fermeture.
À l’instar d’Anne-Marie, certains ressentent une légère fatigue ou, pire, un
profond épuisement dans leurs relations avec leurs parents. C’est un
phénomène qui peut se vivre dans tous les types de relation. Le champ
d’énergie d’un individu l’informe corporellement de la nature du lien
relationnel. Les relations familiales s’appuient souvent sur des liens
automatiques énergivores. L’important est d’introduire un espace de liberté
et de choix au sein de ses relations pour ne plus pâtir des schémas
relationnels du passé.
Un attachement énergivore est rarement le fruit d’une pathologie. Plus
simplement, c’est le résultat d’un dysfonctionnement qui n’a pas été
corrigé. Une prise de distance temporaire s’avère bénéfique pour réajuster
le lien et éviter une connexion énergivore automatique. On peut la
considérer comme une épreuve initiatique précieuse pour le devenir adulte.
Dans nombre de traditions, il existe des rites de séparation entre l’enfant et
le parent au sortir de l’adolescence. Leur universalité confirme la nécessaire
construction d’un lien ex-enfant/ex-parent qui s’émancipe du passé.

La question de l’enfant en soi


L’exploration de la relation enfant/parent à l’âge adulte confronte à
l’inévitable question de l’enfant en soi. Cette interrogation est presque aussi
vieille que le monde. Elle est d’ordre existentiel et fait écho au « Qui suis-
je ? » qui préoccupe chaque être humain. Le Nouveau Testament propose
deux réponses, en apparence, contradictoires. Dans la première Épître aux
Corinthiens, il est écrit : « Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un
enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Devenu
homme, j’ai mis fin à ce qui était propre à l’enfant9 », puis dans l’Évangile
de Matthieu : « En vérité, je vous le déclare, si vous ne changez et ne
devenez comme les enfants, non, vous n’entrerez pas dans le royaume des
cieux10. » Ces deux extraits de la Bible éclairent toute la complexité au
cœur du devenir adulte… un voyage initiatique où l’inexorable perte de
l’état d’enfant éveille l’espoir de chaleureuses retrouvailles avec la part
d’enfance indestructible en chacun.
En trente ans de pratique psychothérapeutique, nous avons théorisé un
modèle opérant. Nous distinguons l’enfant adapté (l’éternel enfant face à
son parent) de l’enfant intérieur.
L’enfant adapté est figé dans le passé et porte des fardeaux (émotions,
sentiments, rôles, croyances et comportements rigidifiés) le conduisant à
réitérer sans fin des scénarios dysfonctionnels et douloureux. Il hypnotise
l’adulte en le plongeant dans de véritables transes qui embrument la
conscience de ce qui est, et de ce qui se vit, dans l’ici et maintenant. Il
conserve les rapports enfant/adulte du passé empêchant des relations
adulte/adulte pour le présent. L’enfant adapté figure une partie
intrapsychique meurtrie (et figée dans la survie et dans l’autoprotection) qui
réagit à toute situation ou toute relation remémorant ce qui lui a fait mal
autrefois. Ses stratégies – soumission, évitement, dépendance, contrôle et
pouvoir – ont pour but d’éviter, à tout prix, la souffrance, le vide et le chaos
ressentis dans l’enfance. Tous les moyens sont bons mais, paradoxalement,
ce qui lui a permis de survivre enfant devient, à l’âge adulte, un carcan plus
douloureux encore. Ainsi, les adultes suradaptés continuent de sacrifier une
grande part de leur intégrité pour éprouver la sensation d’être aimés et
d’exister. Ce fonctionnement ajoute encore de nouvelles épreuves se
superposant aux plus anciennes, comme un mille-feuille de souffrances
insurmontables. Cet enfant sombre, plus ou moins présent en chacun, écrasé
sous un passé qui ne passe pas, n’est en réalité qu’un masque illusoire
dissimulant l’enfant intérieur.
L’enfant intérieur représente le Moi véritable et authentique dans son
expression naturelle (l’enfant doué) et entravée (l’enfant blessé). Il
symbolise les besoins fondamentaux et relationnels de l’être humain ainsi
que ses pouvoirs créatifs. La métaphore de l’enfant intérieur est un
excellent moyen de faire la paix avec soi et avec son histoire tant il joue un
rôle central dans la construction d’une saine relation ex-enfant/ex-parent.
Une méprise perdure au sujet de la guérison de l’enfant intérieur. On ne
guérit pas son enfant intérieur mais la relation à son enfant intérieur. On ne
guérit pas son passé mais on soigne la relation à son passé. L’enfant
vulnérable – potentiellement blessé – en vous est le noyau de votre
humanité. Cette intimité de soi à soi retrouvée favorise l’épanouissement
relationnel. Dans son ouvrage autobiographique, le psychosociologue
Jacques Salomé conclut : « Je reste au fond attentif à l’enfant qui m’habite
toujours. À l’écoute de ses besoins, vigilant à ses interrogations, veillant à
respecter les manifestations de sa présence11. »
Distinguer les manifestations de l’enfant intérieur de celles de l’enfant
adapté est un apprentissage inestimable pour grandir, s’émanciper du passé
et ne plus demeurer en guerre contre soi en accusant son enfant intérieur.

Ne plus accuser l’enfant intérieur


Aujourd’hui encore, certains pensent que c’est leur enfant intérieur blessé
qui contamine leur vie d’adulte et ils l’accusent de tous leurs maux et
dysfonctionnements. Si nombre de problématiques plongent leurs racines
dans les carences vécues dans l’enfance, cela ne signifie aucunement que
l’enfant intérieur en est la cause. Les souffrances de l’adulte viennent du
refoulement et du déni de l’enfant intérieur ainsi que des attentes illusoires
de l’enfant adapté. Lorsque les ressentis légitimes de l’enfant ne sont pas
accueillis et ne trouvent pas de réponse empathique, bienveillante et
compatissante, ils demeurent gelés au plus profond de l’être. Ils attendent
d’être retrouvés, légitimés et libérés. Piégées au cœur d’un trop long hiver,
des facettes de votre enfant intérieur espèrent renaître.
D’aucuns continuent à s’imputer la responsabilité des mauvais traitements
qu’ils ont subis enfants. Récemment, lors d’un séminaire, un homme
témoignait : « Mon père me frappait mais c’était de ma faute ; j’étais
insupportable, un vrai enfant sauvage. » Une femme, assistant à l’une de
nos conférences, partageait : « Ma mère ne s’occupait pas beaucoup de moi.
Elle avait tant à faire mais, enfant, j’étais trop égoïste pour penser à elle. Je
ne la soutenais pas suffisamment. »
Dépendant des soins et de l’amour qu’il reçoit, l’enfant s’habitue à taire ses
ressentis véritables pour s’adapter aux contraintes familiales, sociales et
culturelles du système dans lequel il grandit. Au fil du temps, il construit un
moi de survie et retranche son véritable Moi. L’enfant blessé et l’enfant
doué sont les deux facettes indissociables de l’enfant intérieur. Les
stratégies de survie, elles, caractérisent l’enfant adapté.
Accuser son enfant intérieur, en le rendant coupable de son mal-être et
responsable de ce qu’il a subi, tout en s’imaginant pouvoir l’entendre et le
guérir, est une attitude fort répandue. Cette ambivalence trouve sa source
dans ce que vous avez vécu enfant lorsque vos parents ou éducateurs ont eu
des paroles et des comportements inadéquats en prétextant que c’était pour
votre « bien ». Comment peut-on imaginer que frapper, insulter, dénigrer,
dévaloriser, ignorer, abandonner, diminuer… a une quelconque vertu
éducative ?
La métaphore de l’enfant intérieur est indissociable des représentations,
héritées des générations antérieures, sur la nature de l’enfant. L’étude
historique du vécu multiséculaire de l’enfant confronte chacun à la face
occultée du développement humain : l’oppression du vivant dans son
expression enfantine. L’enfant a été (et reste aujourd’hui) victime de
violences physiques, émotionnelles et psychologiques, de privations de
soins et d’amour, d’isolement et de mépris. En continuant d’accuser ou de
nier son enfant intérieur, un adulte s’inscrit dans cette tradition. Il amoindrit
ses capacités naturelles d’empathie, d’amour et de compassion. Il s’identifie
à son enfant adapté et rejette une part de son être sensible et vulnérable.
Dans l’un de nos ouvrages, nous soulignons que l’enfant adapté « dupe et
trompe l’adulte en le plongeant dans le brouillard et le déni de sa vérité
intérieure. (…) Il revendique inlassablement auprès de ses parents ou de
substituts parentaux ce qui lui a tant manqué. Il a fait sienne la croyance que
pour être aimé, il ne faut pas être soi. (…) En laissant une trop grande place
à l’enfant adapté, l’adulte se leurre et se condamne à des expériences bien
plus douloureuses que la souffrance originelle qu’il cherche à éviter12 ».
Lorsque l’enfant intérieur n’est pas considéré, l’enfant adapté en chaque
adulte dirige son énergie vers l’extérieur pour tenter d’exister et d’être
apprécié, reconnu, aimé. Il quémande vers l’extérieur en réactivant les
ambiances sombres et les attachements non résolus du passé. C’est
pourquoi nombre d’adultes s’exposent à des relations toxiques, à des
situations difficiles, et plongent dans des transes infantiles plus ou moins
intenses et récurrentes.

Les transes infantiles


Qu’est-ce qu’une transe ?
Le psychothérapeute Stephen Wolinsky définit la transe infantile « comme
un sommeil éveillé. Au début, la transe est induite par une série
d’interactions avec d’autres personnes telles que la mère, le père, un
professeur (et parfois même un patron), des amis, un mari, une femme, des
enfants, etc. Enfant, vous avez créé cette transe dans le but de vous protéger
ou de vous soutenir mais elle est devenue une réaction automatique à
d’autres personnes et a acquis une autonomie propre13 ». La transe infantile
ne concerne pas uniquement la relation enfant/parent à l’âge adulte mais
notre expérience nous a démontré que l’élaboration d’une saine relation ex-
enfant/ex-parent diminue considérablement la quantité et l’intensité des
phénomènes de transe. D’une manière ou d’une autre, se déshypnotiser,
c’est se réveiller et s’éveiller à un juste lien ex-enfant/ex-parent.
Stephen Wolinsky ajoute : « Les transes sont reliées au courant de la
conscience : ce sont des pauses, des déformations, des restrictions. Elles
exigent une diminution du centre d’attention, ce qui provoque des états de
conscience symptomatiques, plus connus sous les termes de “limitations” et
de “problèmes”. Se déshypnotiser, c’est passer d’un état hypnotique
provoquant un sentiment de rétrécissement ou de contraction à l’expérience
élargie et libératrice d’être un observateur-créateur [conscient de ses états
intérieurs et acteur de ses choix dans le présent]14. »
En travaillant sur l’enfant adapté et l’enfant intérieur, nous avons repéré
plusieurs signes suspects qui trahissent la présence d’une transe infantile.

Les signes suspects


Nous avons répertorié quatre familles de transes qui entravent les capacités
cognitives. Les symptômes répertoriés, non exhaustifs, dans les tableaux ci-
dessous, sont des signes suspects. Ils révèlent la prégnance de l’enfant
adapté en soi. Vous serez surpris de découvrir à quel point les transes
infantiles sont un phénomène particulièrement courant. Elles ne relèvent
pas d’une pathologie quelconque mais sont à l’origine de nombreuses
difficultés personnelles et professionnelles.

Les transes temporelles


Les signes suspects :
Je ne parviens pas à rester ici et maintenant.
Je suis comme un enfant obéissant ou révolté face à mon parent,
conjoint, ami, patron ou collègue.
Je m’imagine un autre passé, ou j’imagine un futur qui va corriger mon
passé.
Je suis toujours en colère, ou je ne suis jamais en colère.
Je veux me venger, ou je suis toujours dans la plainte.
Je ne suis pas responsable de mes actes et de mes choix.
Je ressasse sans cesse des événements du passé.
J’oublie complètement mon passé ou je garde en mémoire les moindres
détails de mon passé.
Les transes temporelles sont au service de l’idéalisation et du déni. Elles
empêchent de vivre l’instant présent et d’avoir le sentiment d’influer sur sa
vie.

Les transes corporelles


Les signes suspects :
Je suis dissocié, coupé de moi-même.
Je ne sais pas ce que je ressens, ce que je pense, ce que je veux et ce dont
j’ai besoin.
Des parties de mon corps me sont étrangères.
Je ne vois pas, je n’entends pas ou je ne sens pas certaines choses.
Je vois, j’entends ou je sens des choses qui n’existent pas.
J’ai besoin de souffrir. Je recherche des expériences douloureuses.
Je sors régulièrement de mon corps physique.
Je suis tout le temps angoissé.
Je pleure régulièrement sans savoir pourquoi.
Mon corps me fait souffrir sans raison objective.
Les transes corporelles sont au service de la paralysie et du blocage. Elles
empêchent de légitimer et de répondre à ses besoins fondamentaux et
relationnels.

Les transes psychologiques


Les signes suspects :
Je veux à tout prix aider, porter, soutenir ou guérir les autres.
Je veux qu’on s’occupe de moi.
Je veux à tout prix me battre pour changer le monde.
Des voix intérieures me commandent ce que je devrais penser, ressentir
et faire.
J’interprète la réalité, les actions et les paroles des autres.
Je cherche des signes partout et j’interprète ces soi-disant signes.
Je cherche des recettes rapides et indolores pour guider ma vie.
Je crois que l’autre va changer grâce à moi.
Je suis figé dans un rôle/une fonction auprès des autres.
Je rêve d’être quelqu’un d’autre.
Je m’identifie entièrement à quelqu’un d’autre.
Je suis mauvais, méchant, coupable ou honteux.
Je suis une bonne personne, quelqu’un de bien.
J’aime tout le monde.
J’éprouve de la haine.
Je ne me sens pas touché, ou concerné, par les personnes ou les
situations qui m’entourent.
Les transes psychologiques assujettissent une grande partie de l’énergie
vitale et créatrice au service des autres. Elles empêchent d’accomplir sa vie
unique et spécifique.

Les transes spirituelles


Les signes suspects :
Je crois que mes pensées peuvent créer la réalité.
Je crois que seul un maître ou un gourou peut me guider sur ma voie
spirituelle. J’adhère volontiers à des croyances qui régissent le monde
spirituel (le karma, le péché originel, etc.).
Je m’en remets entièrement à une structure philosophique ou religieuse
dans ma vie.
Je mets sur le même plan les réalités physiques et les réalités
symboliques (fées, maîtres ascensionnés, anges, etc.).
Je rationalise la spiritualité (du type : telle action d’une vie passée
entraîne telle conséquence).
Je spiritualise la réalité en justifiant des comportements violents et
inacceptables (du type : mon père m’a abusé mais mon âme a choisi de
vivre cette expérience).
Je donne des justifications d’un ordre supérieur à la souffrance (du
type : j’ai eu un cancer pour grandir).
Je pardonne à l’autre.
Je suis dans l’amour inconditionnel.
Je crois en Dieu ou je ne crois pas en Dieu.
Les transes spirituelles sont au service de l’illusion. Elles empêchent
d’accepter la vulnérabilité de l’expérience humaine, animale et végétale.

Tous ces signes suspects ne sont pas systématiquement le symptôme d’une


transe infantile mais ils y sont souvent associés. Chaque être définit les
événements de sa vie de la façon qui l’arrange pour se protéger de la
souffrance, du vide et du chaos. Le vide est la conséquence des carences
affectives et relationnelles de l’enfance. Le chaos, lui, est un intense
sentiment de confusion devant les déficiences parentales et les
dysfonctionnements familiaux. Ainsi chacun plonge, plus ou moins
intensément et régulièrement, dans des transes infantiles.

Le fonctionnement des transes


En ne s’identifiant plus, ou moins, aux émotions, sentiments et
comportements désuets de l’enfant adapté en soi, on se déshypnose. Il ne
s’agit pas d’attendre une guérison complète mais plutôt d’acquérir une
hygiène intrapersonnelle toute sa vie durant. Certains contextes amplifient
les schémas du passé et déclenchent des transes. Rien de plus naturel, mais
chacun peut traverser plus rapidement et plus facilement ses propres
transes. Ce cheminement est un apprentissage de la déshypnose.
Engageons maintenant un petit tour d’horizon commenté et illustré des
principales transes infantiles.

La régression
Je redeviens comme un enfant face à une personne ou dans une situation
particulière. Je ne suis plus ici et maintenant, mais ailleurs et autrefois.
Théo, la trentaine, a grandi en cherchant sans cesse l’approbation des
autres. Enfant, il captait l’attention de ses camarades et récoltait toutes les
récompenses auprès de ses professeurs. Adulte, il accumule les relations
amoureuses et couvre ses conquêtes de cadeaux pour se sentir aimé. Dans
l’entreprise où il travaille, il est l’employé modèle, souriant, poli et efficace,
mais il souffre régulièrement de régression face aux autres et, plus
particulièrement, devant son patron. Il explique :

Enfant, j’ai toujours entendu mes parents me répéter qu’il fallait que
je donne de moi, que je fasse des efforts pour mériter l’amour et la
considération. C’est plus fort que moi, je m’efface pour l’autre.
Dernièrement, mon patron m’a prié de rester plus tard au travail pour
l’aider. Comme j’avais un rendez-vous important, j’espérais, ce soir-
là, quitter mon emploi plus tôt. Lorsque mon patron m’a fait sa
demande, je suis devenu comme un petit enfant de 8 ans et j’ai
entendu, à l’intérieur de moi, la voix de mon père me souffler : « Théo,
cesse d’être égoïste. On a besoin de toi et tu sais bien que pour
recevoir, il faut donner. » J’ai murmuré un « Oui, bien entendu » à
mon supérieur tout en me détestant au plus haut point. Je me suis senti
faible, insignifiant.

La régression se rapporte directement à une série d’événements du passé


qui figent l’adulte d’aujourd’hui. Signifier à un enfant qu’il doit faire plaisir
à ses parents pour mériter l’amour est traumatisant. En retrouvant son
enfant intérieur, Théo a pu retrouver sa légitime colère face à des parents
qui le muselaient. Cela a considérablement diminué sa transe.

La futurisation
Je transfère un événement ou une ambiance de mon passé dans le futur en
imaginant le pire ou un meilleur irréaliste et idéalisé.
Zoya, la trentaine, vient d’une famille modeste de douze enfants. Elle a
souffert toute son enfance du manque de soins de ses parents qui lui
parlaient très peu, sauf pour lui crier des ordres. Personne ne lui demandait
comment elle allait. Elle restait, enfant, des heures entières seule dans un
coin. Sa mère avait pris l’habitude de la dévaloriser en la comparant à son
frère jumeau. Une fois adulte, Zoya est devenue une femme sûre d’elle en
apparence. Elle a fait de brillantes études mais, dans certaines situations,
elle est très anxieuse et s’imagine le pire. Elle témoigne :

La semaine dernière, une collègue m’a fait part, avec inquiétude, de


bruits de couloir qui évoquaient d’éventuels licenciements. J’ai senti
comme une bouffée d’anxiété monter en moi. Je ne l’écoutais plus. Ses
paroles me semblaient lointaines. Je m’imaginais être virée comme
une moins-que-rien. En perdant ce travail, je me voyais déjà incapable
d’en retrouver un et de pouvoir payer mon loyer. Je me suis vue SDF
sous un pont. J’essayais de me raisonner mais rien n’arrêtait ce
cauchemar. Il m’a fallu une bonne heure pour me calmer et relativiser
tout cela.
La futurisation de Zoya est une peur fantasmatique colorée par les
situations d’abandon et de dénuement vécues dans son enfance. Zoya ne
réussissait pas à lâcher ce passé douloureux. Depuis, elle a appris à ralentir
sa respiration, un excellent moyen de sortir de la transe. Comme le
confirme Stephen Wolinsky, « les transes s’accompagnent obligatoirement
d’une contraction des muscles et d’une rétention du souffle15 ». Puis, peu à
peu, elle a rassuré son enfant intérieur avec ces mots particulièrement
efficaces : « Tout va bien. Je suis là maintenant. C’est fini. Tu es en sécurité
avec moi. »

La dissociation
Je me coupe de moi-même ou/et de l’autre. Je ne suis plus en contact avec
mes besoins, mes ressentis et/ou mon corps ou une partie de mon corps. Je
ne suis plus là, ou je suis quelqu’un d’autre.
La dissociation est un phénomène post-traumatique connu. Le
psychanalyste Saverio Tomasella précise : « Il arrive qu’une forme de
torpeur, plus ou moins consciente, produise une désolidarisation de la
personne avec ce qu’elle vit, donc avec ses ressentis. Ce mode de protection
s’appelle la “dissociation”. Elle consiste en une désassociation entre la
sensibilité et la pensée, mais aussi entre la situation présente et soi-même.
La personne peut ainsi avoir l’impression de fonctionner en pilote
automatique comme si ce n’était pas vraiment elle qui vivait et agissait. Elle
tente alors de se raccrocher aux codes sociaux et aux conventions16. »
Certaines personnes ont parfois le sentiment d’être comme leur mère ou
comme leur père. Elles adoptent des comportements et/ou des paroles
comme si elles fusionnaient avec leurs parents. Cette transe dissociative – la
fusion – consistant à revêtir l’identité d’une autre personne est
particulièrement manifeste dans le contexte familial.

Le monologue intérieur
Des voix intérieures s’imposent à mon « Je » et me commandent ce que je
dois ressentir, exprimer ou faire.
Dès la naissance, l’enfant internalise toutes les attitudes de ses parents. En
grandissant, il assimile leurs croyances et leurs idées. Il obéit aux
injonctions éducatives. Un adulte éternel enfant s’imagine, dans sa tête, être
toujours face à ses parents. Il suit les règles parentales et familiales qu’il n’a
jamais remises en cause. Lorsqu’il ne les exécute pas automatiquement, les
voix de ses parents ou de ses aïeux le rappellent à l’ordre. Quand l’enfant
adapté commande l’adulte, ce dernier ne se sent pas libre d’assumer ses
ressentis propres et de faire ses propres choix.

Les hallucinations
Mes sens me trahissent. Ils me font voir, entendre ou sentir des choses qui
n’existent pas dans la réalité, ou je ne vois plus, je n’entends plus et je ne
ressens plus ce qui existe réellement.
Ces transes provoquent des interprétations déformées de la réalité qui
parasitent les relations. Régine se souvient :

J’ai été la victime d’hallucinations pendant des années. Au départ, je


pensais que le problème venait des autres. Régulièrement, je croisais
des personnes dont le regard m’agressait. Leur attitude chaleureuse ou
leurs mots bienveillants me semblaient feints. J’étais persuadée qu’ils
se moquaient de moi. Avec le temps, j’ai pris conscience que je
revivais en boucle l’attitude rejetante de ma mère. Cela a été difficile
et long de reconnaître que j’interprétais de façon erronée tous ces
signaux non verbaux. Dans l’enfance, ma mère me rejetait par ses
attitudes alors que ces mots prétendaient le contraire. Cette confusion
permanente en moi a longtemps gâché mes relations.

La spiritualisation
Mes croyances sur moi-même, sur les autres ou sur la vie trahissent une
illusion de toute-puissance.
La spiritualisation, transe répandue dans les milieux du développement
personnel et de la spiritualité, est le recours à des croyances ayant une
prétendue vertu immanente. Cette transe est sournoise en structurant
l’individu autour de convictions qui le coupent des expériences vécues et de
ses véritables ressentis. La spiritualisation maintient une personne sous
hypnose : elle dissimule le chaos de son histoire en lui attribuant un objectif
supérieur et dissocié de la réalité17. Les croyances de spiritualisation les
plus courantes sont : le pardon à l’autre, le choix de l’âme de vivre telle ou
telle situation, le sens transcendant attribué à des événements douloureux,
ainsi que tout ce qui accroît l’illusion de toute-puissance chez l’être.
La spiritualisation s’exprime dans ce type de monologue (intérieur ou
extérieur) : Dieu, mes parents, mon thérapeute ou les épreuves de la vie
recèlent des buts élevés pour me permettre de grandir et d’évoluer ; quand
une situation devient trop chaotique ou douloureuse, je sais que des voies
impénétrables et extérieures vont me guider vers le meilleur ; mes bonnes
actions, ou bonnes pensées, vont être gratifiées dans cette vie ou dans une
autre, les mauvaises actions de l’autre seront punies, car il existe une
justice divine, etc.
Le recours à l’illusion de « cause céleste » ou de « récompense céleste »
face à ses souffrances dénote une forme de déresponsabilisation. Plus
inquiétant, lorsque ces idées sont véhiculées par des « thérapeutes » ou des
« gourous », elles augmentent l’impuissance de la personne qui risque de
s’enfermer dans des situations douloureuses et inacceptables.
La spiritualisation tente de donner un sens à des événements qui en sont
totalement dépourvus avec des propos magiques du type : « Tout est juste et
concourt à la mission de vie de chacun. » Comment ne pas percevoir
l’extrême violence d’un tel propos ! Ce sont les réponses concrètes du
présent aux événements douloureux du passé qui peuvent redonner du sens
(et non un sens absolu et définitif) à l’existence. Qualifier un acte
inacceptable ou un événement traumatisant de source de progrès personnel
est une déviance pseudo-spirituelle particulièrement grave. La
spiritualisation refuse de faire face au non-sens et au chaos inhérents à la
vie. Le respect du vivant et du sensible est le seul gage d’une vie spirituelle
axée sur l’essentiel18. La véritable spiritualité incite à expérimenter
l’extraordinaire joie d’être pleinement ordinaire, ni plus qu’humain, ni
moins qu’humain.
La spiritualisation est une transe retorse qui maintient l’adulte dans un état
d’éternel enfant face à ses parents, à Dieu, à la vie. Elle dissimule bien
souvent de sérieux traumatismes infantiles et agit comme une
automystification puissante. Le passé ne passe toujours pas mais il est tenu
à distance par une soi-disant puissance magique en soi ou à l’extérieur de
soi.
Les transes sont, chez l’adulte, le symptôme de la présence d’un éternel
enfant face à son parent. Certains s’enferment même dans de solides
stratégies de survie et d’autoprotection élaborées dès le plus jeune âge. Ils
ignorent qu’un enfant en larmes – en attente d’être sauvé – reste exilé en
leur cœur.

Les stratégies de survie et


d’autoprotection
Survivre et se protéger à tout prix
Comment éviter le pire ? Comment se prémunir du retour du pire ? Telles
sont les questions sous-jacentes à de nombreuses conduites de survie et
d’autoprotection. Saverio Tomasella précise : « Il s’agit d’éviter tout ce qui
pourrait rappeler, de près ou de loin, une situation qui semble insurmontable
et que la mémoire a enregistrée comme telle. Peu à peu, les détours obligés
pour ne pas se confronter aux réalités redoutées modèlent le caractère, par
défaut : en gelant certaines potentialités19. »
Chaque vécu non digéré du passé laisse une empreinte sous la forme d’une
conviction figée qui obéit à « une certaine formulation telle que “Je suis…”
ou “Je ne suis pas…”, “Je peux…” ou “Je ne peux pas…”, “Je dois…” ou
“Je ne dois pas…”. Elles peuvent aussi exprimer des hypothèses générales
sur la vie. Elles sont connectées à des états émotionnels du passé [ceux de
l’enfant adapté en soi] réactivés dans de nombreuses expériences qui ont
confirmé leur prétendue véracité20 ». Ces croyances figées induisent des
comportements qui procurent temporairement une impression de sécurité et
de protection.
La plupart des stratégies de survie et d’autoprotection s’exercent sur le plan
relationnel. Cela rappelle que des besoins spécifiques sont à combler pour
nourrir la relation enfant/parent. Ceux-ci consolident le lien, augmentent la
vivance (dynamisation du potentiel de vie) et accroissent le sentiment de
valeur personnelle. Ces besoins relationnels sont au nombre de sept21 :
le besoin de se dire : pouvoir s’exprimer sans que ses pensées, ses
paroles et ses ressentis soient niés, déformés ou bafoués ;
le besoin d’être entendu : être entendu pour ce que l’on est dans l’instant,
et non pour ce que l’on dit ou ne dit pas, ce que l’on fait ou ne fait pas.
Avoir le sentiment que ce que l’on exprime est bien compris ;
le besoin d’être reconnu : être accueilli tel que l’on est avec ses forces et
ses fragilités et non rejeté en fonction de ce que l’autre désire, rêve ou
imagine. Se sentir aimé et accepté pour ce que l’on est ;
le besoin d’être valorisé : voir sa valeur personnelle reconnue et
encouragée par autrui. Être salué pour son action ;
le besoin d’intimité : posséder un univers intérieur qui échappe au regard
de l’autre. S’accorder un espace et un temps auxquels l’autre n’a pas
accès sans y être autorisé ;
le besoin de créer (et d’influer) : avoir la capacité de faire ses propres
choix, librement, et d’influer ainsi sur sa vie et sur son entourage. Ne pas
dépendre de la réponse de l’autre ;
le besoin de rêver (et d’espérer) : imaginer et avoir foi en sa capacité à
rendre sa vie (et celle de son entourage) meilleure.
Lorsque l’enfant est rabroué dans ses besoins relationnels, il se suradapte
pour ne pas perdre l’attention et l’amour. Ses stratégies, même efficaces un
temps, demeurent liées à un échec fondamental : celui de ne pas avoir été
validé, soutenu et comblé dans un besoin légitime. En grandissant, certaines
stratégies deviennent un mode de relation et de communication
automatique. Certaines situations amplifient une ou plusieurs convictions
figées déclenchant automatiquement une ou des réponses comportementales
précises pour survivre et se sentir protégé à tout prix.
Un adulte éternel enfant ne reconnaît plus ses propres besoins. Enfermé
dans ses stratégies relationnelles, il tente d’obtenir ce en quoi il ne croit
plus. « Quand cette personne, qui demande quelque chose qu’elle n’arrive
pas à croire possible, voit se profiler ce qu’elle demande, elle va hésiter à
croire que ce soit possible, elle va tester et finir par montrer à l’autre qu’en
réalité ce n’est pas possible22. » Les stratégies de survie et d’autoprotection
sont une construction identitaire permettant de créer une armure autour de
soi pour ne plus souffrir, se protéger et faire perdurer l’illusion d’une
réparation des déficiences parentales.
En conséquence, nombre d’individus développent des stratégies de survie et
d’autoprotection qui s’accompagnent de problèmes relationnels. L’intensité
des transes infantiles est un repère pour jauger du niveau d’identification à
l’enfant adapté en soi. Les convictions et les comportements figés
s’inscrivent dans un cortège de méta-stratégies structurant la personnalité
adaptée de l’éternel enfant face à son parent.

Les méta-stratégies
Les méta-stratégies – soumission, évitement, dépendance, contrôle et
pouvoir – se divisent en diverses stratégies personnelles et spécifiques.
Nous vous proposons maintenant une série de tests pour évaluer l’intensité
des méta-stratégies de survie et de protection dans votre relation présente
avec votre ou vos parents. Nous vous invitons à mesurer chacune de ces
cinq méta-stratégies selon plusieurs critères :
votre comportement relationnel ;
votre sentiment dominant ;
votre préoccupation affective dominante ;
votre lien dominant.
Pour chaque critère, l’échelle de valeur va de 1 (correspondant à
entièrement faux) à 6 (entièrement vrai). À l’issue de cette série
d’autoévaluations, vous obtiendrez un score compris entre 4 et 24 pour
chaque test, puis un score global (tous tests confondus) compris entre 20 et
120.

Exercice Test 1 – Soumission


a. Je fournis beaucoup d’efforts pour m’entendre avec mon/mes parents et pour ne
pas les chagriner ou les blesser. Je m’efforce d’être sympathique et aimable. J’ai
tendance à faire passer leurs états d’âme et/ou leurs besoins avant les miens. Je
leur apporte toute l’aide qu’ils réclament ou dont ils ont besoin. Je suis dévoué.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

b. Mon sentiment dominant est la recherche d’harmonie. Le passé est le passé. Je


préfère me consacrer à faire en sorte que les choses se passent bien. J’évite à
tout prix les conflits.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

c. J’espère au fond de moi une reconnaissance naturelle pour tout ce que je fais et
l’aide que j’apporte. L’idée que mon amour et mes soins soient incompris ou
rejetés est douloureuse.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

d. Dans mon lien avec à mon/mes parents, j’éprouve une sensation d’épuisement
ou d’échec.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

Exercice Test 2 – Évitement

a. Je me sens plutôt distant avec mon/mes parents. Je ne reste pas trop longtemps
en leur présence et je préfère me retirer. Je me soustrais à toute discussion trop
poussée, intime, sérieuse ou désagréable. Je ne confie pas mes pensées. Je ne
partage pas la plupart de mes vécus avec eux. Je reste allusif.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

b. Mon sentiment dominant est la recherche de tranquillité et de solitude. Je


n’apprécie pas une trop grande proximité émotionnelle et/ou physique avec mes
parents.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

c. Je n’aime pas me sentir piégé dans une situation ou dans une activité avec eux.
Je n’aime pas me sentir contraint par eux de faire ou de dire quelque chose que
je n’approuve pas vraiment. Dans ma relation avec eux, je suis plutôt vigilant.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

d. Dans mon lien à mon/mes parents, j’éprouve une sensation d’insécurité et/ou
d’ennui…
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

Exercice Test 3 – Dépendance

a. Je ne m’imagine pas vivre sans mes parents. L’idée de leur mort m’angoisse. Je
vis (ou j’aimerais vivre) chez eux ou à proximité. Mes parents ont été, et restent,
les personnes les plus importantes de ma vie. Nous nous connaissons mieux que
quiconque et partager ensemble contribue pleinement à mon bonheur. Je ne
prends pas de décisions importantes sans leur demander leurs avis.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

b. Mon sentiment dominant est la joie d’appartenir à cette famille. Rien ne peut
remplacer cela. C’est plus fort que tout. C’est apaisant de savoir que mes parents
sont toujours là pour moi. Quand j’imagine la mort de mes parents, je ressens
une angoisse ou un vide insupportable.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

c. Je n’aime pas être éloigné de mes parents trop longtemps. J’aime sentir que je
leur ressemble et qu’ils sont fiers de moi. La présence de chaque membre de la
famille est essentielle.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

d. Dans mon lien à mon/mes parents, j’éprouve une sensation de fusion et/ou une
angoisse.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

Exercice Test 4 – Contrôle


a. Je suis soucieux des règles qui régissent la vie familiale. Mes parents m’ont
enseigné de belles valeurs et je fais en sorte de les respecter, de les défendre et
de les faire perdurer. J’ai le sens du devoir. Je suis perfectionniste. J’aime les
choses bien faites. J’aime l’ordre.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

b. Mon sentiment dominant est le respect. L’essence même de la vie familiale se


fonde sur le respect envers les aïeux. On peut manifester un désaccord mais il y
a une manière de le faire. On ne peut pas dire ou penser n’importe quoi. Il faut
apprendre à grandir et à se conformer aux codes et aux conventions permettant
de bien vivre en société. On doit être capable de se maîtriser et de se discipliner.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

c. Je n’aime pas l’irrespect, l’incivilité sous toutes ses formes. Je n’aime pas faire
des erreurs ou me tromper. J’aime tout faire pour m’améliorer et me sentir
meilleur. J’attends des autres qu’ils fassent de même. J’ai besoin de contrôler ma
vie et mes relations.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

d. Dans mon lien à mon/mes parents, j’éprouve une sensation de discipline et/ou de
devoir…
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

Exercice Test 5 – Pouvoir

a. Je suis agacé par mes parents. Je m’oppose à eux. Je me rebelle ouvertement


(agressivité active) ou indirectement (agressivité passive) face à leurs
comportements ou leur façon de voir le monde. Je n’hésite pas à leur montrer –
ou à leur faire sentir – que j’ai raison. Je peux – ou je pourrais – leur faire de
nombreux reproches même si cela ne sert pas à grand-chose. Ils ne
comprennent rien. Je suis exigeant à leur égard. Je ne supporte pas leur fragilité
grandissante avec l’âge.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

b. Mon sentiment dominant est la force. J’ai la ferme intention de me défendre et de


ne laisser personne, et encore moins mes parents, me marcher sur les pieds. J’ai
de la volonté. Je sais ce que je veux et comment obtenir ce dont j’ai besoin.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

c. Je n’aime pas la vulnérabilité ou me sentir la victime de qui que ce soit, ou de


quoi que ce soit. Je me méfie des personnes gentilles ou généreuses. Être en
colère me donne l’impression d’être plus respecté.
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

d. Dans mon lien à mon/mes parents, j’éprouve une sensation de domination et/ou
de la rage…
Faux 1 2 3 4 5 6 Vrai

Nous vous suggérons maintenant de faire le total de vos points pour chaque
test, puis le total pour l’ensemble des cinq tests. Un dysfonctionnement
dans la relation avec ses parents est patent lorsqu’on est enfermé dans l’une
de ces méta-stratégies avec un score égal ou supérieur à 12 (pour un seul
test). Si c’est votre cas, une partie de vous est piégée par votre enfant
adapté. Parfois, plusieurs méta-stratégies peuvent interagir. Si votre score à
la totalité des tests est égal ou supérieur à 48, vous vous comportez souvent
comme un éternel enfant face à vos parents.
Ces méta-stratégies ne sont pas exhaustives. Elles ne se limitent pas à la
relation avec vos parents. Elles figurent les grandes lignes d’une
construction suradaptée de la personnalité. Vous pouvez reconnaître dans
ces tests des comportements que vous adoptez dans vos relations familiales,
amicales, amoureuses et/ou professionnelles. Ces stratégies maintiennent un
attachement problématique aux figures parentales.
Nourries par des sentiments toxiques – honte, culpabilité, abandon,
infériorité et impuissance – et des convictions erronées, les stratégies de
survie et d’autoprotection aboutissent, à plus ou moins long terme, à un
échec relationnel. Les convictions mystifiées les plus toxiques sont : « Je ne
suis pas digne d’être aimé », « Je dois mériter l’amour », « Je ne dois pas
être moi-même mais celui ou celle que l’autre attend », « Je ne dois pas
légitimer mes sensations, mes émotions et mes pensées propres » et « Je ne
peux pas m’accomplir car ma vie ne m’appartient pas »23.
Si les comportements de suradaptation apportent, pour un temps, quelques
bénéfices, ils aboutissent inévitablement à de grandes difficultés. La
dépression, le burn-out ou d’autres maux trouvent, en partie, leur origine
dans des stratégies de survie et d’autoprotection devenues obsolètes.
Francine, 38 ans, se souvient de son douloureux parcours :

Ma traversée du désert a duré plusieurs années. J’étais un vrai petit


soldat, persuadée d’être indestructible. Cela s’est retourné contre moi
à mon travail. J’ai subi un harcèlement moral de la part de mon
supérieur qui m’a menée tout droit au burn-out. Je me suis alors
engagée dans une thérapie par l’enfant intérieur. La première année,
mon thérapeute m’a beaucoup soutenue dans mon combat pour faire
reconnaître le harcèlement dont j’avais été victime. J’étais exsangue. Il
m’a fallu deux ans pour rétablir ma confiance et mon estime. Ma prise
de conscience la plus douloureuse a été de me rendre compte du rôle
joué par l’éducation de mes parents dans cette faillite personnelle.
J’avais été éduquée à me comporter comme un soldat insensible. Mes
parents ont construit et nourri en moi une illusion d’invulnérabilité et,
en grandissant, je me suis entièrement identifiée à ce qui semblait les
satisfaire. Aujourd’hui, je sais davantage qui je suis et ce long
cauchemar est derrière moi. J’ai ressenti combien la petite Francine
avait été harcelée par ses parents pour devenir une image conforme à
leurs idéaux.

Faire la paix avec son enfant adapté


Les trajectoires de vie expliquent la construction des stratégies de survie et
d’autoprotection, et leur nécessité. Si la suradaptation est douloureuse –
enfermant l’adulte dans des croyances et des comportements infantiles –,
elle est aussi une expression de l’adaptabilité et de l’intelligence de l’enfant
car elle lui a permis de survivre.
Pour le psychologue Jean Piaget, l’intelligence du développement de
l’enfant s’appuie sur l’assimilation – en incorporant les données des
expériences au travers des interactions avec ses proches et son
environnement social, culturel – et sur l’accommodation – en adaptant son
organisme au monde extérieur. S’adapter, c’est ajuster sa conduite aux
données nouvelles. Enfant, se suradapter, c’est trahir une partie de son
essence (pour la protéger) en se conformant à des attentes ou des exigences
extérieures. Adulte, la suradaptation fait souffrir ; cependant, il est tout à
fait possible de réajuster sa psyché à de nouvelles informations plus
respectueuses de son écologie intérieure.
L’éternel enfant en chaque adulte n’est pas un ennemi. Il peut devenir votre
ami, celui qui vous souffle à l’oreille qu’il est temps de transformer votre
vie. Les caractéristiques de l’enfant adapté (transes et stratégies) rappellent
chacun à son vrai devoir : sauver son enfant intérieur. Il s’agit de tisser un
nouveau lien avec soi en reconnaissant son être sensible et vulnérable. C’est
la meilleure façon de prendre la responsabilité de son histoire et de créer un
lien ex-enfant/ex-parent sain et respectueux de sa vérité intérieure.
Lorsqu’un adulte demeure majoritairement (et le plus souvent secrètement)
un éternel enfant face à son parent, il se retrouve prisonnier dans l’un de ces
deux schémas, l’adulte infantilisé ou l’adulte parentifié, à l’origine de
souffrances relationnelles et existentielles.

1. Wolinsky S., Ni ange ni démon. Le double visage de l’enfant intérieur, Le Jour Éditeur, 1995, p.
17.
2. Van der Kolk B., Le corps n’oublie rien, op. cit., p. 409.
3. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., J’arrête d’avoir peur ! 21 jours pour changer, Eyrolles,
2014, p. 168.
4. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., L’Oracle de l’enfant intérieur. Se reconnecter et prendre
soin de son enfant intérieur, Le Courrier du Livre, 2017, p. 170.
5. « Projeter son monde psychique (son paysage intérieur) dans un espace tridimensionnel amène un
regard plus clair sur les interprétations et les significations que l’on prête aux événements du
passé. En choisissant des membres du groupe de thérapie pour incarner des parties de soi (…),
une personne constelle [met en jeu et en espace] son histoire. » Ballet de Coquereaumont M.-F. et
E., Rituels de l’enfant intérieur, op. cit., p. 185.
6. Prieur N., Nous nous sommes tant trahis. Amour, famille et trahison, Denoël, 2004, p. 24.
7. Ibid.
8. Stone H. et S., Vivre en couple. Rester amants, devenirs partenaires, Warina Éditions, 2008, p.
152.
9. Épître aux Corinthiens I, 13, 11 (traduction œcuménique de la Bible).
10. Matthieu, 18, 3 (traduction œcuménique de la Bible).
11. Salomé J., Je viens de toutes mes enfances, Albin Michel, 2009, p. 272.
12. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., Libérez votre enfant intérieur. Pour réenchanter votre vie,
Albin Michel, 2015, p. 133-134.
13. Wolinsky S., Ni ange ni démon, op. cit., p. 32.
14. Wolinsky S., Ni ange ni démon, op. cit., p. 34.
15. Wolinsky S., Ni ange ni démon, op. cit., p. 56.
16. Tomasella S., Renaître après un traumatisme. La traversée des tempêtes, Eyrolles, 2011, p. 44.
17. Wolinsky S., Ni ange ni démon, op. cit., p. 147.
18. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., L’Oracle de l’enfant intérieur, op. cit., p. 196.
19. Tomasella S., Renaître après un traumatisme, op. cit., p. 42.
20. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., Rituels de l’enfant intérieur, op. cit., p. 162. Des listes de
convictions figées concernant l’estime personnelle, autrui, le comportement à adopter ou la vie en
général sont également consultables dans ce livre p. 160 et 161.
21. Nous reprenons ici la terminologie du psychosociologue Jacques Salomé. Nous proposons une
exploration approfondie de ces besoins relationnels dans notre ouvrage L’Oracle de l’enfant
intérieur, op. cit., p. 163 à 183.
22. Elkaïm M. et Cyrunik B. (sous la direction de Michel Maistre), Entre résilience et résonance. À
l’écoute des émotions, Fabert, coll. « Psychothérapies créatives », 2010, p. 28.
23. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., L’Oracle de l’enfant intérieur, op. cit., p. 52, 64, 76, 88 et
101.
L’adulte infantilisé
On appelle « cercle de famille » un endroit où l’enfant est encerclé.
GEORGE BERNARD SHAW

Une prison circulaire


Tailler l’arbre familial
Une famille est semblable à un bel arbre dont chaque branche s’épanouit au
printemps. En observant de plus près un arbre à la fin de l’hiver – et les
jardiniers le savent mieux que quiconque –, chaque branche porte des
rameaux cassés, desséchés ou flétris n’accueillant plus aucun bourgeon. Ni
feuilles, ni fleurs, ni fruits ne naîtront plus sur ces tiges atrophiées.
Le thérapeute est le jardinier des relations familiales. Il propose de tailler
les relations désuètes pour rediriger la sève de l’arbre vers de nouvelles
pousses plus prometteuses. Si la relation enfant/parent est un espace de
violence et de souffrance, elle peut aussi devenir un nouvel espace de
liberté en offrant à chacun des possibilités d’expression et d’affirmation
inattendues et stimulantes.
Qu’arrive-t-il si l’on ne taille pas un arbre ? En vieillissant, sa structure
devient « illisible ». Les branches poussent de manière anarchique en
s’enchevêtrant ou en déséquilibrant l’ensemble. L’eau, l’air et le soleil ne
circulent plus librement ; les fleurs et les fruits en pâtissent et l’arbre
s’appauvrit. Tailler un arbre, c’est imaginer l’arbre et rêver de sa récolte à
venir. Le thérapeute, tel un jardinier, anticipe ce fascinant devenir en
dévoilant la dynamique créatrice au cœur des relations familiales.
Trop d’arbres familiaux souffrent d’un enfermement relationnel et
transgénérationnel. Le neuropsychiatre Mony Elkaïm évoque ce « système
qui s’est installé entre deux êtres, qui leur donne des fonctions étroitement
complémentaires, et les enferme dans la circularité pathologique1 ». Un
adulte infantilisé est un rameau condamné à ne plus grandir pour lui-même.
Toute sa sève est destinée à remplir une fonction pour le reste de la famille,
ce qui lui interdit une existence propre en adéquation avec ses élans vitaux
et créatifs. Il vit dans une prison circulaire et tourne en rond malgré lui. Sa
relation avec son ex-parent reflète généralement une mise en abyme de
vécus non digérés par ses parents ou/et par ses aïeux. L’adulte infantilisé est
un éternel enfant encerclé dans une prison aux murs invisibles.
Comment briser cette malédiction et retrouver une part essentielle de son
intégrité et de sa liberté ? Le témoignage de Julien ci-dessous pose des
interrogations pertinentes et universelles pour reconstruire un adulte
intérieur aux commandes de sa croissance.

Un phénomène « Tanguy » ?
Un « Tanguy » désigne un jeune adulte résidant toujours chez ses parents
après ses études2. Dans l’inconscient collectif, il est associé à un individu
mi-enfant, mi-adulte ne parvenant pas à s’autonomiser et à se
responsabiliser. En France, en 2011, 11,6 % des 25 à 34 ans étaient dans
cette situation. Ils étaient 8 % en 2007. Un « Tanguy » semble refuser de
devenir adulte. Il désire jouir le plus longtemps possible du confort matériel
et financier de ses parents. Dans son récent film sorti en 2019, Tanguy, le
retour, le réalisateur Étienne Chatiliez illustre un autre phénomène, celui du
retour d’un adulte avec son enfant chez ses parents. Ces situations ne sont
pas, comme l’illustrent ces deux films, le fruit d’un choix mais la
conséquence d’un dysfonctionnement du système familial.
L’histoire de Julien éclaire toute la complexité de ces phénomènes :

Je suis dans ma cinquantième année. J’ai quitté la maison familiale à


28 ans pour emménager avec ma future femme. Je me suis marié et j’ai
divorcé vingt ans plus tard. Aujourd’hui, me voilà père de deux
enfants, sans logement et sans travail. Le retour chez ma mère s’est
imposé à moi comme la seule alternative. J’occupe la chambre de mon
adolescence dans les combles aménagés par mon père lorsque j’avais
15 ans. Pour couronner le tout, ma sœur, mon aînée de quatre ans,
s’est retrouvée également sans emploi ; elle est revenue elle aussi au
domicile familial. Elle vit tout comme moi dans sa chambre d’ado, la
seconde chambre agencée par mon père. Celui-ci passait la majeure
partie de son temps à bricoler. Il avait un atelier et il a entièrement
rénové la maison.

Bien entendu, des raisons personnelles et économiques sont souvent à


l’origine d’un retour chez son parent mais il ne faut pas sous-estimer
combien il répond à – et amplifie – un dysfonctionnement familial. Julien
s’est rapidement aperçu des transes infantiles qui l’assaillaient dans ce
contexte régressif :

En m’installant à nouveau chez ma mère, j’ai ressenti un profond


retour en arrière, comme une régression dans l’enfance. En fait, je
ressens cela constamment quand je suis dans cette maison, et plus
spécialement lorsque je parle à ma mère ou à ma sœur. Entendre les
sons du quotidien, les bruits de vaisselle, les chaises que l’on déplace,
la télé, les discussions et disputes entre ma mère et ma sœur… Tout
cela me ramène à mon enfance, à des années en arrière durant
lesquelles je répondais aux exigences de mes parents qui, par des
critiques et des remontrances quotidiennes, m’ont bien fait comprendre
qu’ils désiraient un enfant sage. Un enfant silencieux qui ne bouge
pas, qui ne dérange surtout pas et que l’on peut montrer en exemple.

L’adulte infantilisé n’est pas un « Tanguy » espérant profiter de ses parents


le plus longtemps possible. Cette image est un mythe. À l’instar de Julien,
nombre d’individus se retrouvent prisonniers d’un passé qui semble vouloir
les condamner. Dans cet exemple, une question centrale s’impose : que se
joue-t-il de non résolu dans cette famille ?

Un événement traumatique
Julien se sent impuissant à reprendre les rênes de sa vie. Cette impuissance,
mêlée à de la terreur, l’empoisonne :
Dans cette maison, je sens mon corps s’immobiliser, interdit de tout
geste spontané et de toute parole libre. Je me tiens tranquille. Je suis
sage et je ne fais pas de bruit, envahi par la peur paralysante de gêner.
Je suis l’enfant qui ne parle pas, qui se sent de trop, qui n’a pas
d’espace, et dont la présence importune. Je me sens figé, interdit de
parler, de me déplacer. Je reste longtemps assis à mon bureau, là où je
trouve refuge dans la solitude. Il me faut alors faire un immense effort
à chaque fois pour retourner dans le monde extérieur, recréer des liens
avec les autres, m’exposer à cet autre monde inconnu, dangereux et
angoissant, dans lequel, honteux d’exister, j’ai le sentiment de n’avoir
aucune place.

L’adulte infantilisé perçoit souvent le monde extérieur comme un danger


dont sa famille le protège. Julien sait qu’il n’en est rien mais son sentiment
qu’il n’aura aucune place en dehors de son système familial est plus fort
que tout. Cette place se révèle être une non-place le contraignant à un
isolement extrême. Dans sa famille, la communication et les relations sont
appauvries ; elles semblent comme gelées par un événement que personne
n’évoque ouvertement :

J’évite toute relation avec ma mère et ma sœur. Je dis à peine bonjour.


J’évite de les croiser. J’écoute de la musique avec un casque pour
couvrir les bruits et éviter qu’elles ne me parlent. Je reste la plupart
du temps dans ma chambre quand je suis dans la maison. Cette
atmosphère me rappelle ce qui s’est passé après le suicide de mon père
lorsque j’avais 19 ans. Il s’est tranché les veines avec l’une de ses
machines puis s’est pendu dans son atelier. Ma mère l’a découvert un
peu avant mon retour du lycée. Depuis, tout est encore plus pesant et
personne ne parle de ce suicide.

Dans le parcours de vie de Julien, le suicide de son père est semblable à un


secret. S’il l’évoque, il le fait de manière dissociée. Il est absent, coupé de
ses ressentis. Ni sa colère, ni sa tristesse ne peuvent s’exprimer. Seule la
peur et l’abattement sont omniprésents sous diverses formes.
L’adulte infantilisé est une personne réduite. Sa prison est émotionnelle.
Des affects sont prisonniers et, avec eux, une part essentielle de la vivance
de l’individu est comprimée. La dérégulation émotionnelle provient
d’événements traumatiques non résolus dans l’histoire d’un individu.

La dérégulation émotionnelle
Lever l’inhibition émotionnelle est une des clés du succès dans
l’accompagnement thérapeutique. La prison émotionnelle d’un adulte
infantilisé amoindrit les capacités naturelles d’autorégulation des affects.
Les événements non résolus du passé cuirassent l’individu.
Les affects sont les mécanismes biologiques se déployant dans le corps. Ils
sont à l’origine des émotions et des sentiments. L’affect est biologique, le
sentiment est psychologique, et l’émotion, elle, est biographique. Le
psychothérapeute américain John Bradshaw précisait : « Sans affect, il n’y a
pas d’émotion, pas de motivation ; autrement dit, le moteur de la vie
manque de carburant3. »
Julien manquait clairement de carburant pour prendre sa vie en main. En
comparant ses réactions à la liste des affects majeurs, on constatait une
dérégulation émotionnelle certaine.

Typologie des huit affects

Le psychologue américain Silvan Tomkins a décrit chaque affect à l’aide de deux mots
qui correspondent aux deux extrêmes de l’affect : sa forme la plus bénigne et sa forme
la plus intense. Seul le dégoût est décrit en un seul terme.

• intérêt/excitation • surprise/sursaut • anxiété/détresse


• satisfaction/plaisir • peur/terreur
• colère/rage
• honte/humiliation
• dégoût

(Tomkins considère (Tomkins considère (Tomkins considère


ces deux affects cet affect comme ces cinq affects
comme positifs) neutre) comme négatifs)
La plupart des comportements de Julien étaient motivés par la peur ou la
terreur que lui inspiraient des actions propres à une vie d’adulte libre et
responsable. Son apathie apparente, dissimulant ses craintes, était parfois
balayée par une excitation intense pour un projet, une idée ou lors d’une
discussion particulière. Chez lui, l’emprise de deux affects dérégulés (peur
et intérêt) paralysait ses capacités à avancer dans sa vie.
En accédant peu à peu à d’autres émotions comme la colère ou la tristesse
du jeune homme de 19 ans en lui, confronté à la violence du suicide de son
père, Julien constate des progrès :

J’essaie de sortir le plus possible en pratiquant des activités


extérieures et en étant au maximum en contact avec des amis. Je
travaille sur le reparentage : j’entretiens le lien avec le petit Julien en
moi. Je tente de le réconforter et de le rassurer afin qu’il se sente
protégé dans les liens nouveaux que je crée petit à petit avec le monde
extérieur. Et, pour qu’il ne se sente plus jamais seul, ni abandonné,
c’est main dans la main avec lui que j’entreprends aujourd’hui des
démarches de recherche d’emploi pour avoir une place dans la société.
J’ai la sensation nouvelle et bouleversante de prendre enfin ma vie en
main.

Les progrès émotionnels de Julien lui ont ouvert de nouvelles possibilités. Il


restait à explorer la fonction qu’il jouait dans son système familial. Un
adulte infantilisé porte une mission, une charge insupportable, semblable au
châtiment décrit dans le mythe grec de Sisyphe.

Le mythe de Sisyphe
Sisyphe, fils d’Éole (le roi de Thessalonie) et d’Énarété, est le fondateur de
Corinthe. Sisyphe révéla au dieu-fleuve Asopos où se trouvait sa fille Égine
enlevée par Zeus (le dieu des dieux) qui, la désirant, avait pris la forme d’un
aigle pour la kidnapper. Sisyphe, en échange de cette information, reçut une
source d’eau qui ne tarirait jamais. Le dieu-fleuve fit fuir Zeus et récupéra
sa fille. Zeus, furieux contre Sisyphe, envoya le dieu de la mort Thanatos
pour le punir. Cependant, Sisyphe réussit à échapper à plusieurs reprises à
son funeste sort. Pour avoir osé défier les dieux, Sisyphe finit par être
condamné à rouler sans cesse un énorme rocher jusqu’au sommet d’une
montagne d’où la pierre retombe inexorablement. À chaque fois, Sisyphe
redescend et répète son action inutile et vaine. Telle est sa punition.
L’écrivain Albert Camus analyse : « C’est pendant ce retour, cette pause,
que Sisyphe m’intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà
pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal
vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure qui est comme
une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure
est celle de la conscience. À chacun de ces instants, où il quitte les sommets
et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son
destin. Il est plus fort que son rocher4. » Plus loin, Camus ajoute : « Sisyphe
enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. (…)
Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Transposé au dysfonctionnement familial, le mythe de Sisyphe évoque la
liberté de l’individu et son besoin impérieux d’être fidèle à lui-même en
s’opposant aux attentes invisibles d’un système. Ce dilemme, bien présent
dans l’histoire de Julien, pose une autre question essentielle : À qui, à quoi
dois-je rester loyal ? Le neuropsychiatre et thérapeute familial Mony
Elkaïm affirme : « Nous sommes bien souvent liés à nos parents par des
chaînes cachées – par exemple le sentiment que nous les trahirions si nous
nous aventurions plus loin qu’eux, si nous réussissions là où eux ont
échoué. Mais, même dans ce cas, la prise de conscience que nous sommes
partie prenante de ces cycles de souffrance mutuelle peut nous aider à oser
autre chose…5 » Éclairer le dysfonctionnement familial dans lequel on joue
un rôle, c’est prendre conscience, à l’image de Sisyphe, de l’absurdité de sa
situation pour parvenir à une forme d’acceptation qui n’est pas une
résignation mais un tremplin pour changer. À cet instant, et seulement à cet
instant-là, un mouvement inédit peut fendre le rocher des loyautés toxiques.
Lors d’une séance de psychothérapie, Julien a mis au jour le pacte morbide
noué avec sa famille et plus particulièrement avec son père.
Un pacte morbide
Pour se libérer, Julien a proposé à sa mère et à sa sœur de participer à une
thérapie familiale. Dans un premier temps, elles ont accepté avant de se
dédire. Julien arrive en séance, plutôt furieux.

Julien : De toute façon, je vais poursuivre mon nouveau projet.


Le thérapeute : Lequel ?
Julien : Acheter une ferme en Auvergne.
Le thérapeute : Pour quoi faire ?
Julien : Je ne sais pas. J’aurai un pied-à-terre à moi et je pourrais
recevoir mes enfants chez moi et non plus chez ma mère.
Le thérapeute : En avez-vous parlé à vos enfants ?
Julien : Oui.
Le thérapeute : Et ?
Julien : Cela ne les intéresse pas.
Le thérapeute : Pourquoi ?
Julien : Ils ne veulent pas, selon leurs propres mots, « s’enterrer là-
bas ».
Le thérapeute : Oui, pourquoi l’Auvergne ?
Julien : (Silence.) Je ne sais pas. Mon père aimait l’Auvergne. C’était
sa région natale.
Le thérapeute : Ce projet me semble un peu étrange. Votre père s’est-il
installé en Auvergne ?
Julien : Non, mais c’était son rêve. Il voulait reprendre la ferme
familiale mais c’est son frère aîné qui en a hérité. Mon père a fait des
études et fait un métier intellectuel mais il l’a toujours regretté.
Le thérapeute : Jusqu’à quel point ? Comment ses regrets
s’exprimaient-ils ?
Julien : Il en voulait à son frère. Il disait qu’il avait été spolié de la
ferme par ses parents. Il y retournait régulièrement en vacances mais
s’ensuivaient des querelles sans fin avec son frère. Mon père n’était
jamais d’accord sur la gestion des terres familiales. Il me répétait sans
cesse qu’il en savait plus que son frère agriculteur.
Le thérapeute : Ces événements ont-ils un quelconque rapport avec
son suicide ?

Julien est visiblement très gêné et déstabilisé par cette question. Il se tait,
perdu dans ses pensées. Il finit par revenir à lui, très ému.

Julien : Deux semaines avant sa mort, mon père m’a demandé de venir
avec lui en Auvergne. Je n’ai pas compris pourquoi. Je préparais mes
examens. Je travaillais dur et sérieusement comme il me l’avait
toujours demandé, et là, soudain, mon examen n’avait plus
d’importance pour lui. J’ai refusé et il est parti tout seul.
Le thérapeute : Que s’est-il passé ensuite ?
Julien : À son retour, il s’est suicidé.
Le thérapeute : Votre désir d’acheter une ferme en Auvergne semble
refléter une loyauté envers votre père. À quoi êtes-vous loyal ?
Julien : Vous voulez dire que je suis loyal à sa vocation contrariée.
Le thérapeute : Tout à fait.
Julien : Je me souviens maintenant de son dernier appel téléphonique
d’Auvergne. Il s’est exprimé comme il ne l’avait jamais fait. J’ai senti
sa passion pour la terre et son désir de la partager avec moi. Je crois
que tous les échanges que j’avais eus jusqu’ici avec lui étaient faux. Il
m’a éduqué avec des valeurs auxquelles il ne croyait pas.
Le thérapeute : Je m’interroge en effet sur l’impact de cet appel et sa
tonalité particulière. Cet appel a pu vous faire éprouver la sensation
que vous alliez enfin rencontrer votre vrai père dissimulé derrière la
rancœur, la plainte et la tristesse que vous avez si souvent évoquées
lors de nos autres séances. (Silence.)
Julien : Mais il est mort. Il s’est suicidé peu de temps après cette
discussion.
Le thérapeute : Tout à fait. Sa mort a scellé en vous un pacte morbide.
Julien : Rien de ce que je pourrai faire ne sauvera mon père ou son
projet avorté. Je m’enferme en pensant secrètement pouvoir réparer
les torts qu’il a subis.
Le thérapeute : Je vous invite à rédiger ce pacte… celui qui s’est
inscrit en vous suite à tous ces événements. Vous le restituerez à votre
père sur sa tombe. Ensuite, vous écrirez un autre texte pour passer une
nouvelle alliance avec lui. Dans ce document, vous honorerez la vie
unique et spécifique de chaque individu en reconnaissant la légitime
aspiration de votre père même s’il n’a pas pu la réaliser. Vous
confierez aussi vos propres aspirations, distinctes de celles de votre
père.

À l’image de Julien, un adulte infantilisé est tenu par une loyauté


destructrice. La psychiatre Catherine Ducommun-Nagy explique : « La
personne qui a été lésée est en droit de réclamer une compensation et trouve
chez son conjoint, puis ses propres enfants, l’espoir d’un redressement des
injustices du passé. Le conjoint pourra se défendre contre une telle attente,
alors que l’enfant, en raison de sa générosité spontanée et de sa loyauté, va
tendre à répondre aux besoins de la personne en question. L’enfant qui est
régulièrement exploité dans sa disponibilité et, de plus, accusé d’être un
fauteur de troubles, au lieu d’être reconnu dans sa contribution, va subir à
son tour une injustice6. »
Rien n’est plus emprisonnant qu’un pacte (explicite ou implicite) conclu au
moment du décès ou peu de temps avant. Dans ce contexte empreint de
gravité, toute opposition semble interdite. Le pacte pérennise le devoir de
loyauté inscrit au cœur des familles et il sera bien difficile de se dédire
d’une promesse arrachée sur un lit de mort.
Pour un enfant, soumis à l’autorité de ses parents, les dettes invisibles
créent des ambiances irréelles. Le psychiatre Wilhelm Reich précisait : « De
l’irréel résulte l’impuissance ; ce que nous ne pouvons concevoir, nous ne
pouvons le maîtriser. » Une personne contrainte à l’état d’adulte infantilisé
est régulièrement accusée d’être immature. On lui reproche de ne pas
vouloir grandir et de se comporter comme un enfant ou un adolescent. Dans
une perspective systémique, ces jugements s’avèrent erronés. Un adulte
infantilisé est, paradoxalement, trop et mal investi. Il porte une charge
mortifiante.
À ce jour, Julien continue de se libérer et de retrouver du pouvoir sur son
existence. Il n’a pas abandonné l’idée d’un suivi familial avec sa mère et sa
sœur pour exorciser l’impact du suicide de son père. Il suit actuellement une
formation qui le passionne et lui ouvre de nouveaux horizons
professionnels. Il a abandonné son projet de ferme en Auvergne et il se
prépare à déménager pour quitter définitivement la maison familiale.

La dépendance de l’éternel enfant


Reconnaître la dépendance de l’éternel enfant
L’adulte infantilisé est maintenu dans une dépendance vis-à-vis de son
parent. Cette dépendance de l’éternel enfant s’enracine dans diverses
carences affectives et situations non résolues du passé. Un adulte infantilisé
est perturbé. Ses émotions, ses pensées, ses comportements et ses relations
pâtissent d’un attachement anxieux. Il aura des difficultés à consolider et à
légitimer certains aspects – ou la totalité – de sa personnalité.
Le test suivant vous permettra de repérer les éventuels traits d’une
dépendance à l’un de vos parents (ou aux deux).

Exercice Symptômes d’une dépendance d’éternel enfant

Vous trouverez ci-dessous une série de douze symptômes. Si vous vous


reconnaissez globalement, cochez la case Oui. Dans le cas contraire, optez pour la
réponse Non.
Oui Non
1. J’ai du mal à prendre des décisions personnelles. Je me
sens en insécurité et angoissé. J’hésite, je tergiverse et je
reviens souvent sur mes décisions. Je me tourne vers mon
parent pour savoir ce qu’il en pense.

2. J’ai du mal à assumer mes responsabilités. Je cherche un


soutien de mon parent ou je me décharge de certaines
responsabilités sur mon parent.

3. Je n’ai pas le courage de mes opinions face à mon parent


ou je n’ai pas de certitudes personnelles. Je m’aligne sur ce
que pense mon parent pour obtenir son affection ou son
approbation.

4. Je me préoccupe du regard de mon parent. Ce qu’il pense


de moi est essentiel et je tends à lui montrer une image fidèle
à ses attentes ou valorisante à ses yeux.

5. Je suis angoissé à l’idée de la mort de mon parent ; j’ai peur


d’être abandonné, seul. Ou bien, le décès de mon parent m’a
plongé dans une dépression plusieurs années.

6. Je suis affectivement instable et je ne parviens pas à investir


et à construire une relation amoureuse.

7. Dans la relation avec mon parent, mes émotions passent


d’un extrême à l’autre.

8. Le manque de preuves d’affection de mon parent


m’angoisse, me panique ou m’agace. J’ai régulièrement besoin
d’un geste, d’un mot ou d’une preuve de l’amour de mon
parent.

9. J’éprouve très fréquemment un douloureux sentiment de


vide ou d’ennui. Cela me pousse à fuir dans toutes sortes
d’activités et de relations.

10. J’éprouve fréquemment le sentiment que ma vie est


chaotique ou dénuée de sens. Cela me pousse à fuir dans
toutes sortes d’activités et de relations.

11. Je me sens facilement manipulable. J’ai tendance à être


gentil(le) ou à vouloir faire plaisir à mon parent en m’oubliant.
Je ne m’interroge pas sur ses motivations.

12. Je cherche à savoir qui je suis dans la relation avec mon


parent.

Si vous avez coché entre trois et cinq Oui à ce test, l’éternel enfant adapté en vous
est encore trop présent. Votre adulte intérieur a besoin de se fortifier. Au-delà de 6
Oui, votre dépendance à votre parent est très forte. Même si vous n’en êtes pas
conscient, elle paralyse votre accomplissement.
Il est difficile d’amoindrir ou de se libérer de sa dépendance d’éternel
enfant face à son parent sans reconnaître l’iniquité et la toxicité des 3
principaux ingrédients infantilisants.

Les trois ingrédients infantilisants


Dans la relation ex-enfant/ex-parent, la dépendance de l’éternel enfant naît
de la synergie entre les ingrédients suivants : le pouvoir, la dépendance et la
sujétion.

Le pouvoir
Le parent garde l’ascendant sur ses enfants. Il représente toujours une
autorité qui impose une relation dissymétrique et hiérarchique.
Christian, 42 ans, se remémore les repas de famille :

Mon grand-père se comportait en véritable patriarche. Aux fêtes de


famille, il siégeait au bout de la table. Il restait la plupart du temps
silencieux en nous observant. Quand on s’adressait à lui, il ne
répondait que s’il jugeait le sujet digne d’intérêt. Le reste du temps, il
faisait une moue de désapprobation pour clore la discussion ou il
acquiesçait avec un léger sourire et un petit mouvement de la tête.
Cela a duré jusqu’à sa mort. À ce moment-là, j’ai pris conscience du
pouvoir qu’il exerçait sur tout le monde. Mon grand-père terrorisait
toute la famille et mes parents, oncles et tantes se comportaient comme
de petits enfants obéissants.

La dépendance
Elle est multiforme. Elle peut être affective, morale, intellectuelle,
financière, etc. La dépendance ficelle un individu à un autre. L’ex-enfant
dépendant se définit (en partie ou totalement) en fonction de son modèle
parental. Cette dépendance trouve l’une de ses sources dans un attachement
possessif où le parent annihile une part de l’altérité de son enfant pour se
renarcissiser lui-même. La célèbre pédiatre Françoise Dolto précisait : « Si
on montrait aux parents ce que leur enfant a en propre, ils auraient moins de
possessivité ; ils auraient moins la tentation de juger l’enfant par rapport à
ce qu’ils sont eux-mêmes et à ce qu’ils en attendent. Ils seraient plus enclins
à admettre que cet enfant se conduise d’après ses propres affinités en lui
donnant l’opportunité de rencontrer des gens comme lui7. »

La sujétion
L’ex-enfant se soumet à l’autorité – ou s’en remet aux références – de son
parent pour des aspects essentiels de sa vie.
Jean, 35 ans, témoigne de la subtile emprise de ses parents :

Mes parents m’ont toujours donné de l’argent. Comme ils en ont les
moyens, je ne me suis jamais interrogé sur ce comportement. Cela
m’arrangeait clairement. À la naissance de mes deux fils, j’ai ressenti
un malaise à recevoir tous les mois un appoint financier conséquent.
J’avais le sentiment de ne pas être capable de subvenir aux besoins de
mes enfants. À mon divorce, ce malaise s’est amplifié. Mes parents me
versaient des sommes plus importantes et se substituaient, peu à peu, à
moi dans de nombreux aspects de ma parentalité. Ils allaient chercher
les enfants à l’école, achetaient leurs vêtements, etc. Je laissais faire
mais cette situation me pesait de plus en plus. Deux événements ont
fini par m’alerter. Mon père voulait s’engager à régler tous les frais
liés à la scolarité de mes enfants. Ma mère m’a même proposé de
m’installer chez eux « pour les enfants ». C’en était trop. J’ai mis fin à
tout cela. En thérapie, je me suis interrogé sur ma dépendance. Je l’ai
associée à mon déni. Dans mon enfance, mon père me battait mais je
ne voulais pas le reconnaître. La cause majeure de ma dépendance
tenait à ce silence. Je me suis toujours tu devant mes parents, persuadé
qu’ils étaient plus adultes, plus responsables, plus compétents que moi.
En reconnaissant l’enfant maltraité en moi, tout cet édifice s’est
écroulé.

Ces ingrédients (pouvoir, dépendance et sujétion) apparaissent pour


beaucoup tout à fait naturels dans la fonction parentale ou filiale et ne sont
pas, ou peu, remis en cause alors qu’ils installent un assujettissement
dommageable.

Un assujettissement secret
La dépendance de l’éternel enfant en soi naît d’un refus (souvent
inconscient) de lâcher la fonction mythique du parent pour faire face à sa
souffrance d’enfant et ainsi l’apaiser. Nombre d’adultes s’assujettissent
secrètement à leurs parents. Ils ne perçoivent pas la toxicité de leurs
habitudes qui dissimulent un fonctionnement d’adulte infantilisé. Certains
remarquent bien un malaise, une tension, une fatigue ou une déprime après
avoir été en contact avec leurs parents, sans, pour autant, en identifier les
raisons.
L’adulte infantilisé est à mille lieues d’imaginer que son parent n’est plus
son parent. Il ne renverse pas l’ordre établi qui place son parent au-dessus
de lui. Il croit toujours légitime la fonction parentale qui s’exerce sur lui et
continue à être convaincu de ses nombreux bienfaits.
Des carences et des expériences non résolues dans l’enfance sont à l’origine
de l’assujettissement de l’ex-enfant. Elles ont, plus particulièrement, un
impact crucial sur les capacités de différentiation et d’affirmation du jeune
adulte. Cette phase de la relation enfant/parent a connu de nombreux
bouleversements depuis une vingtaine d’années. L’autonomisation du jeune
adulte vis-à-vis de sa famille d’origine est devenue plus complexe. Des
configurations inédites ont émergé et, parfois, accru le risque de
dépendance ou de pseudo-autonomie. Durant cette période, ex-enfant et ex-
parent s’enferment parfois dans une relation accordéon.

La relation accordéon
Une période de transition prolongée et complexifiée
Il apparaît que le départ du domicile parental – passage important dans
l’autonomisation – ne change plus la relation enfant/parent aussi
radicalement qu’autrefois8. En France, l’âge moyen du départ du foyer
parental est de 23,6 ans mais il n’est pas toujours définitif9. Souvent, le
jeune adulte fait des allers-retours au domicile de ses parents selon les aléas
de son parcours personnel et professionnel (rupture amoureuse, changement
de travail, etc.). Cette alternance entre dépendance et autonomie caractérise
la relation accordéon entre ex-enfant et ex-parent.
Le passage de l’adolescence à l’état d’adulte est une période chargée de
représentations archaïques. Le psychologue et thérapeute familial Sébastien
Dupont rappelle : « Dans nos sociétés modernes, comme dans les sociétés
traditionnelles, devenir parent demeure le principal seuil d’accès au statut
d’adulte. Il réorganise les places dans l’ordre de filiation : le jeune parent
reste l’enfant de ses parents, mais, parent à son tour, il est désormais investi
d’une responsabilité filiale (son enfant dépend de lui). C’est ici que s’opère
la transmission de la fonction parentale d’une génération à l’autre10. » Les
croyances confondant parentalité et statut d’adulte représentent un risque de
dépendance. Cela signifierait qu’une personne devient adulte lorsqu’elle a
un enfant. Aujourd’hui, l’âge moyen d’accès au statut de parent, hommes et
femmes confondus, se situe à 29,5 ans11. Dans l’esprit de nombreux
parents, leurs enfants sont, de fait, adultes de plus en plus tard, voire
jamais !
De nos jours, le statut du jeune adulte est ambigu. Il n’est ni enfant, ni
adulte. Cela favorise une série de situations complexes qui durent parfois de
nombreuses années. Certains jeunes adultes :
ont un logement financé par leurs parents ou cohabitent avec un membre
de leur famille élargie (grands-parents, oncle, tante, cousin, etc.) ;
ou/et ont une vie sexuelle sous le toit de leurs parents chez qui ils
résident toujours ;
ou/et sont dépendants économiquement de leur famille alors qu’ils
travaillent.
Ces situations paradoxales, à la lisière entre dépendance et autonomie, ne
soutiennent pas toujours le processus de différenciation vital pour devenir
adulte. La famille est souvent perçue comme un espace de repli sécurisant,
et ce de plus en plus tard dans la vie du jeune adulte. Une cohabitation
prolongée avec son parent ne favorise pas l’évolution des règles familiales
et des frontières individuelles. Certaines habitudes et certains rites
familiaux résistent et finissent par altérer les relations.
Des relations altérées
Albert a 58 ans. Il vient de vendre une affaire florissante et s’interroge sur
son avenir. Fidèle, jusque-là, à des valeurs familiales et culturelles fortes,
ancrées depuis de nombreuses générations, il cherche un nouveau sens à
son existence. Il veut lancer une autre activité plus proche de ses
aspirations. Il espère ainsi donner un nouvel élan à sa vie, retrouver une
seconde jeunesse. Cependant, il se sent entravé par sa situation familiale.
Après avoir effectué leurs études à l’étranger et débuté respectivement une
activité professionnelle, ses deux enfants Manon (29 ans) et Laurent (25
ans) sont revenus s’installer chez lui, dans l’appartement familial. Cette
situation pesante pour Albert dure depuis deux ans lorsqu’ils s’engagent
tous les trois dans une thérapie familiale.
Durant la première séance, chacun exprime ses ressentis.

Le thérapeute : Albert, pourquoi êtes-vous à l’initiative de cette


démarche thérapeutique ?
Albert : Je trouve que notre cohabitation n’est pas normale.
Le thérapeute : En quoi ?
Albert : Je vis chez moi sans avoir le sentiment d’être vraiment chez
moi. Je n’ai pas de place. Je ne suis pas libre de vivre ma vie. Je suis
comme empêché par mon rôle de père. Je me sens coupable de ne pas
en faire assez.
Le thérapeute : Pourquoi pensez-vous ne pas en faire assez ?
Albert : Je me dis que j’ai raté quelque chose. J’aimerais que mes
enfants soient indépendants et volent de leurs propres ailes. C’est très
douloureux pour moi de constater cet échec. (Sa fille Manon réagit à
ces dernières paroles.)
Le thérapeute : Manon, que ressentez-vous ?
Manon : Je ne crois pas que ce soit la faute de mon père. Depuis le
divorce avec ma mère, mon père assure.
Le thérapeute : Et comment vivez-vous cette cohabitation avec votre
père et votre frère ?
Manon : Très mal. Je n’ai clairement pas envie d’être là. J’ai quitté
mes parents à 19 ans pour suivre mes études à Londres. En rentrant en
France à 22 ans, je me suis installée en colocation mais mon activité
ne décollait pas. Je suis comédienne et, pour me donner une chance de
réussir, j’ai préféré revenir chez mon père.
Le thérapeute : Comment s’exprime votre malaise ?
Manon : Je me sens oppressée, déprimée. Depuis que je vis chez mon
père, je survis. Je me sens aliénée.
Le thérapeute : Vos mots sont très forts.
Manon : Oui. (Le visage d’Albert est de plus en plus défait.)
Le thérapeute : Et pour vous, Laurent, comment se passe cette
cohabitation ?
Laurent (son attitude rationnelle tranche avec l’émotion grandissante
de son père et de sa sœur) : Très bien. De toute façon, moi, j’ai ma vie
à l’extérieur. J’ai créé une société d’informatique et, dès que je peux,
je sors avec des amis. Je découche régulièrement.
Le thérapeute : Vous n’êtes pas touché par votre sœur ?
Laurent : Non. Je ne comprends pas ce qu’elle fait encore chez son
père.
Manon s’insurge : C’est facile pour toi. C’est moi qui m’occupe de
tout dans notre appartement. Je fais les lessives, j’aide mon père pour
les courses et je fais la cuisine.
Laurent : Mais, je ne t’ai rien demandé.
Le thérapeute : Manon, avez-vous remarqué que vous avez dit « notre »
appartement et « mon » père.
Manon : Oui, j’ai conscience que je joue un rôle qui n’est pas juste.
On dirait que je remplace ma mère mais c’est plus fort que moi.
Le thérapeute : Et vous, Laurent, vous avez dit « son » père.
Laurent : Oui.
Albert intervient rapidement : Laurent vit uniquement dans sa chambre
ou à l’extérieur. Il ne nous parle pas. Je ne sais presque rien de sa vie.
Je ne fais que payer pour lui.
Laurent répond du tac au tac : Il ne faut pas me mettre sur le même
plan que Manon. Je n’ai que 25 ans et j’ai encore le droit d’être
soutenu financièrement.
La thérapeute : Pouvez-vous me dire comment s’organise votre
cohabitation au niveau financier ?
Albert : Je subviens aux principaux besoins de mes enfants : logement,
nourriture, etc. Leurs maigres salaires ne leur permettent pas de vivre
seuls.

À l’issue de cette première séance, il apparaît que Manon porte une charge
émotionnelle et matérielle au sein de cette famille. Albert finance la vie
quotidienne tout en exprimant une vive souffrance. Il existe un lien très fort
entre le père et la fille. Conscients des difficultés, ils se soutiennent
mutuellement (financièrement pour le père et émotionnellement pour la
fille). La réaction du fils répond directement à cette proximité père/fille.
Laurent se montre distant tout en insistant sur la légitimité de l’aide
financière qu’il reçoit. Leurs échanges indiquent l’altération de leurs
relations. Les trois obéissent à des règles familiales qui maintiennent une
forte dépendance.

Différencier la relation du lien


Comment différencier la relation du lien ? La relation est l’ensemble des
échanges et des interactions entre des êtres vivants. La relation s’appuie sur
la communication et engage toutes les facettes des individus : leurs valeurs,
leurs idées et opinions, leurs ressentis (émotions et sentiments), leurs désirs
et leurs besoins. La relation dépend d’une responsabilité individuelle.
Chacun peut choisir, ou pas, de la faire exister, de la construire, de la nourrir
et de la faire évoluer. Mais la relation est toujours le sommet émergé d’un
iceberg. Elle dissimule dans ses profondeurs la complexité du lien.
Le lien est tout d’abord une passerelle reliant deux individus. À l’origine de
tout lien se placent les premières expériences d’attachement avec la mère
puis le père. Ce lien tissé avec nos figures-sources, d’ordre énergétique et
affectif, est un modèle dont la base est plus ou moins sécurisante ou
anxiogène. Le lien est aussi un espace, un entre-deux, qui se construit en
fonction des possibilités ou des restrictions que chacun apporte avec lui.
L’espace du lien se situe au carrefour de trois influences : l’intrapsychique
(la vie intérieure d’un individu), l’intersubjectif (la rencontre entre des
représentations individuelles distinctes) et le groupal (les représentations
sociétales). Pour conclure, le lien définit la place à prendre (et la manière de
la prendre) mais aussi la fonction à remplir (et la manière de la remplir)
dans une interaction humaine.
Une famille est une mosaïque de relations et de liens. C’est un assemblage
d’échanges, de rôles et de fonctions. L’idée de faire famille coûte que coûte
peut contrarier le bien-être et l’émancipation des individus. Entre Albert et
ses deux enfants, le faire famille, perçu par eux comme une valeur
fondatrice, entraîne un délitement de la vie familiale.

Le délitement de la vie familiale


Le principal symptôme du délitement au sein d’une famille est la souffrance
touchant un ou plusieurs de ses membres. Un ex-enfant souffre moins de sa
relation avec son parent, même si celle-ci est limitée, que de la
place/fonction qu’il est contraint d’endosser au service de la famille.
Nombre de jeunes adultes désirent s’affirmer dans leur statut d’adulte
responsable, actif et indépendant mais des liens automatiques les ramènent
à leur statut d’éternel enfant (ou d’éternel adolescent). Ils sont maintenus
dans une position passive face à la soi-disant « manne » parentale.
Le délitement de la vie familiale traduit la difficulté de ses membres à
transformer leurs représentations. Certains thérapeutes s’attachent trop à
régler les difficultés relationnelles sans remettre en cause les représentations
favorisant tel ou tel lien. À l’instar de la famille d’Albert, les relations sont
souvent dominées par des liens automatiques répondant aux règles figées du
système familial. Le détachement et la différentiation d’avec ses parents
redonnent au lien toute sa souplesse. Plus le lien à soi est construit – c’est
l’objectif fondamental de la thérapie par l’enfant intérieur –, plus les liens
automatiques s’amenuisent.
Face au délitement de la vie familiale, la modification des représentations
s’avère indispensable.
La modification des représentations
Une famille est un système d’individus en interrelation. Un changement à
un niveau de ce système entraîne des modifications en d’autres lieux de ce
système. Nombre de familles formulent ainsi, implicitement ou
explicitement, leur demande au thérapeute : « Faites-en sorte que cela
change [que la personne désignée comme étant/subissant le problème
change] mais que rien ne change [pour les autres membres de la famille]. »
C’est là que le thérapeute se doit d’être vigilant pour ne pas tomber dans le
piège du patient désigné. Toute renégociation au sein d’une famille s’avère
donc, par nature, difficile. Elle n’épargne aucun membre de la famille et
remet en mouvement d’importantes forces jusque-là inertes. Ce qui fait
souffrir une famille est à la fois un dysfonctionnement et une tentative de
transformation d’un fonctionnement familial désuet. Faire comprendre à la
famille que le changement est déjà amorcé redonne de l’espoir.
Toute problématique familiale est liée à de multiples paramètres. Le parent
peut parfois ne jouer qu’un rôle mineur mais sa responsabilité est centrale.
Dans une famille, chaque membre – le parent en premier lieu – a la charge
de démythifier son image et celle des autres. Mony Elkaïm affirme : « Il
n’est jamais facile de reconnaître les limites de ses parents, mais c’est
souvent à ce prix que l’on peut investir son espace personnel12. »
Albert, sa fille Manon et son fils Laurent étaient visiblement motivés à
l’idée de trouver ensemble une issue à leur enfermement. La deuxième
séance s’est révélée très fructueuse.

Le thérapeute : Albert et Manon, j’aimerais revenir sur votre relation.


Albert : Oui.
Le thérapeute : Je constate que vous êtes très proches mais en même
temps le lien qui vous unit à ce jour est douloureux. Albert, vous êtes
triste et vous vous sentez coupable.
Albert : Tout à fait.
Le thérapeute : Quant à vous, Manon, vous êtes déprimée et oppressée.
J’ai noté que vous vous sentiez aliénée. Lors de notre précédente
séance, je vous ai fait remarquer la force de ce terme.
Manon : Oui. C’est exact.
Le thérapeute : Manon, je vous propose de vous lever et de faire face à
votre père. (Albert se lève aussi pour se placer devant sa fille. Manon
semble ravie.)
Le thérapeute : Manon, je vous suggère un petit rituel. Vous allez
prendre votre père dans vos bras et dire adieu à la fonction parentale
qu’il a remplie. Vous garderez à l’esprit qu’à présent vous êtes adulte
et que, par conséquent, vous n’avez plus besoin d’un parent extérieur.
Manon : C’est entendu.
(Alors que Manon s’exécute, son père s’effondre dans ses bras en
pleurs. Manon le soutient et l’enserre fortement en souriant.)
Le thérapeute : Que faites-vous Manon ?
Manon : Je fais sentir à mon papa que je l’aime et que tout va bien.
Le thérapeute : Avez-vous ressenti, enfant, ce soutien de la part de
votre papa ?
Manon, lâchant son père : Non, pas vraiment.
Le thérapeute : Albert, je m’interroge sur votre culpabilité. À quoi sert-
elle ?
Albert : Je ne sais pas vraiment.
Manon répond spontanément : À me maintenir dépendante. Dans les
bras de mon père, une partie de moi était enfin heureuse, comme
rassurée, puis vous m’avez demandé ce que je faisais. J’ai senti alors
qu’une petite fille en moi désirait rester proche de son papa pour
recevoir de l’amour.
Le thérapeute : Cet amour absent pour la petite Manon restera absent
pour toujours. Que pouvez-vous faire, Manon ?
Manon : Je dois reconnaître les limites qui ont été celles de mon père
dans mon enfance et faire ma vie. C’est maintenant une évidence dans
mon corps. Je ressens une ouverture au niveau de la poitrine.
Albert : J’ai besoin de démissionner de ma fonction de père. Cela ne
change rien à l’amour que j’éprouve, ni aux liens du sang. Je ressens
la nécessité de tourner une page de notre histoire commune.
Cet accompagnement éclaire une fois de plus la nocivité de l’illusion de
réparation. Elle est la colle qui maintient des rôles figés. Albert, qui a été
défaillant dans sa fonction de papa, veut réparer ses fautes. Manon espère
guérir la petite fille en elle grâce à tout ce qu’elle fait pour son père. Elle
s’en remet à lui pour soulager cette petite qui ne s’est pas sentie
suffisamment soutenue et aimée. La réparation illusoire s’appuie sur des
images parentales et filiales idéalisées qui bousculent les frontières
individuelles. La part d’amour absente entre un parent et son enfant le
demeure à vie. Aucune relation, ni aucun lien ne peuvent recréer ce qui n’a
pas été. Cette tentative de réparation enferme le jeune adulte dans un état de
dépendance vaine et sans issue ou dans une pseudo-autonomie.

La pseudo-autonomie
La troisième et dernière séance de cette thérapie familiale aborde le rôle
joué par Laurent, le fils d’Albert, dans cet assemblage de liens
automatiques.

Le thérapeute : Laurent, comment vous sentez-vous ?


Laurent : Toujours aussi bien.
Le thérapeute : Comment avez-vous vécu la séance précédente et ce
qui s’est passé entre votre père et votre sœur ?
Laurent : Je ne me sens pas concerné mais c’est très bien pour eux.
Le thérapeute : Je vous trouve très fidèle à votre père et à votre sœur.
Laurent : Sûrement pas. Je ne comprends pas pourquoi vous dites cela.
Le thérapeute : Eh bien, vous ne communiquez pas avec votre père et
vous ne soutenez pas votre sœur dans les tâches quotidiennes. Vous
faites votre vie dans votre coin. Je me demande quelle est la fonction
de cette attitude.
Laurent : À devenir de plus en plus autonome, évidemment.
Le thérapeute : Et cela marche-t-il ?
Laurent : Je ne sais pas, je suis encore trop jeune. Mais, dans quelques
années, j’aurai les moyens de subvenir à tous mes besoins.
Le thérapeute : Vous avez défendu, lors de la première séance, votre
« droit à être soutenu financièrement ».
Laurent : Oui.
Le thérapeute : Albert, je vous propose un exercice. Pouvez-vous dire à
votre fils que vous allez lui couper les vivres ?
Albert accepte cette proposition avec amusement : Écoute Laurent, il
va falloir que tu te débrouilles. Je n’ai plus beaucoup d’argent et il
faut aussi que je pense à moi.
Laurent : Je n’y crois pas.
Le thérapeute : Pourquoi ?
Laurent : C’est encore mon père et il me doit bien cela.
Le thérapeute : Pourquoi ?
Laurent : J’ai toujours fait ce qu’il attendait de moi. J’ai bossé dur et
créé ma propre entreprise comme lui. De toute façon, il ne peut pas
faire comme ses parents qui l’ont laissé se débrouiller tout seul.
Le thérapeute : Albert, cherchez-vous à offrir à vos enfants le soutien
financier que vos parents ne vous ont pas accordé ? Cela fait-il partie
de votre fonction parentale ?
Albert : Oui, c’est vrai. J’ai voulu éviter à mes enfants de vivre les
difficultés que j’ai traversées.
Le thérapeute : Pour reprendre les mots du psychiatre Scott Peck :
« La vie est difficile. Cela peut paraître banal, mais c’est une grande
vérité, l’une des plus grandes ; et ce parce qu’une fois que nous la
voyons vraiment, nous pouvons la transcender13. »
Laurent : Je ne trouve pas la vie difficile.
Le thérapeute : Vous semblez éluder les difficultés familiales. J’ai une
théorie. Voulez-vous que je la partage avec vous ?
Laurent : Oui, pourquoi pas ?
Le thérapeute : Je crois que vous endossez un rôle à l’opposé de celui
de votre sœur. Votre pseudo-autonomie s’oppose au lien de dépendance
existant entre votre père et votre sœur. Votre fonction est de soulager
votre père qui peut penser qu’ainsi, il n’a pas entièrement échoué.
Vous soulagez également votre sœur en vous effaçant et en lui
permettant de croire qu’elle peut réparer sa relation avec son père.
Votre rôle préserve un équilibre tout en vous plaçant en situation
d’échec personnel : vous êtes bloqué.
Laurent : Que faire ?
Le thérapeute : Je crois que maintenant vous avez tous les trois les
moyens de réorganiser votre famille.

La position de Laurent à l’opposé de celle de sa sœur dévoile une


conséquence paradoxale de l’infantilisation. Certains adultes infantilisés
désinvestissent toute relation affective, y compris vis-à-vis de leur parent.
Ils deviennent contre-dépendants et cultivent une forme de distance neutre
ou rationnelle dissimulant leur sentiment d’abandon. Ils s’enferment dans
une pseudo-autonomie.

La porte de sortie
Comment sortir de la position d’adulte infantilisé ? Il convient d’admettre
que des représentations individuelles, groupales et sociétales entraînent des
liens de dépendance en assurant la pérennité et la toute-puissance de la
fonction parentale. Un éternel parent a besoin d’un éternel enfant et un
éternel enfant a besoin d’un éternel parent.
Dans ces liens automatiques, les tentatives de résolution du passé sont
vouées à l’échec. En effet, les individus enfermés dans des fonctions et des
rôles rigidifiés ne peuvent pas puiser dans leurs incroyables ressources pour
éprouver la joie d’être à la fois autonomes et alliés aux membres de leur
famille. Cette interdépendance est difficile à construire. Elle nécessite, dans
tous les cas, des relations entre individus qui se reconnaissent dans leur
statut d’adulte et dans leurs capacités de différentiation, d’autonomisation et
d’affirmation.
Chez l’adulte infantilisé, l’illusion de réparation du passé encourage un
retour ou des allers-retours chez son parent. La personne (jeune adulte ou
adulte), se vivant comme lésée, est en quête d’une reconnaissance ou d’une
compensation. La relation accordéon fait osciller entre dépendance et
pseudo-autonomie. Elle s’exprime de manière diverse selon les familles.
L’ex-enfant :
garde un rôle d’enfant tout en étant collaboratif et soutenant ;
ou/et reçoit un soutien matériel et/ou financier passivement ;
ou/et réclame comme un dû un soutien matériel et/ou financier ;
ou/et cohabite sans être en relation et s’isole ;
ou/et refuse l’assistance de ses parents et quitte précipitamment le
domicile familial.
L’autonomisation est un processus complexe et difficile régi dans une
grande mesure par des rapports hiérarchisés incluant les notions de dette et
de mérite. Diverses règles (financières, domestiques, sociales, éducatives,
émotionnelles, professionnelles, parentales, etc.) gouvernent l’ensemble
familial en codifiant les relations entre ses membres. Les règles familiales
deviennent nuisibles lorsqu’elles ne respectent plus les besoins
d’individuation de chaque membre.
Albert, Manon et Laurent ont réussi à renégocier leurs règles familiales et
leurs frontières individuelles en suivant ces grandes lignes directrices14 :
1. Fixer une durée raisonnable à la présence de l’ex-enfant sous le toit
parental. Cela est nécessairement le fruit d’une concertation. Ex-enfant
et ex-parent s’entendent sur la date de départ du domicile des parents.
2. Rédiger un accord financier qui prend en compte les objectifs et les
obligations de toutes les parties concernées. Le psychologue Sébastien
Dupont souligne : « La capacité des parents à financer un logement
indépendant ou l’allongement des études, ou encore à compléter le
maigre salaire des premières années dans l’emploi, est devenue
déterminante pour l’insertion sociale du jeune15. » On constate aussi
que, face au divorce de ses parents ou à la double résidence, le jeune
adulte connaît un développement accéléré de ses capacités d’autonomie.
3. Respecter les besoins d’intimité de chacun et convenir de temps de
partage. L’autonomisation du jeune adulte ne s’oppose pas à de saines
relations avec l’ex-parent dans un nouveau rapport d’adulte à adulte.
L’adulte infantilisé, dont les comportements semblent immatures, est le côté
pile de la pièce jouée par nombre d’adultes gouvernés par leur enfant
adapté, cet éternel enfant face à son parent. Le côté face est l’adulte
parentifié qui paraît, au contraire, plus responsable et plus adulte. Comme
pour l’adulte infantilisé, ce n’est qu’une façade. Derrière ces deux masques
se cache une réelle souffrance affective.

1. Elkaïm M., Comment survivre à sa propre famille, op. cit., p. 22.


2. Cette dénomination vient de la comédie d’Étienne Chatiliez, Tanguy, sortie en 2001.
3. Bradshaw J., Découvrir ses vraies valeurs et cheminer vers l’intégrité, Les Éditions de l’Homme,
2010, p. 73.
4. Camus A., Essais, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1967, p. 196.
5. Elkaïm M., Comment survivre à sa propre famille, op. cit., p. 42.
6. Elkaïm M. (dir.), Panorama des thérapies familiales, op. cit., p. 111-112.
7. Dolto F., La Cause des enfants, Pocket, 2007.
8. Dupont S., « Les jeunes adultes et leurs parents face à l’entrée dans la vie : une nouvelle étape du
cycle de vie familiale ? », Thérapie familiale, Médecine et Hygiène, p. 407 à 420, vol. 37, 2016,
p. 409.
9. Ibid.
10. Ibid., p. 408.
11. Ibid., p. 409.
12. Elkaïm M., Comment survivre à sa propre famille, op. cit., p. 71.
13. Peck S., Le Chemin le moins fréquenté, Robert Laffont, 1987, p. 13.
14. Nous nous inspirons des propositions de Gary Chapman et Ross Campbell. Voir Chapman G. et
Campbell R., Parent d’enfants adultes. Quel rôle jouer après leur majorité ?, Farel, 2001, p. 76.
15. Dupont S., « Les jeunes adultes et leurs parents face à l’entrée dans la vie : une nouvelle étape du
cycle de vie familiale ? », art. cit., p. 413.
L’adulte parentifié
Lorsque nous devenons le parent de l’un de nos parents, nous abandonnons plus que jamais notre
enfant intérieur. C’est une négation totale de notre vérité intérieure et un manque d’amour
incommensurable pour nous-mêmes. C’est une inversion des rôles. C’est l’enfant adapté en nous qui
répond à la demande de l’enfant adapté de notre parent.

Une mission impossible


De l’enfant parentifié…
La parentification est un concept développé en 1973 par le psychiatre Ivan
Boszormenyi-Nagy. Elle se développe lorsque l’enfant n’est plus considéré
comme un enfant avec des besoins d’enfant mais comme un adulte capable
de prendre soin de ses parents défaillants1. L’enfant est « invité » à
compenser chez son parent des besoins affectifs non comblés dans l’enfance
de ce dernier. La dimension intergénérationnelle de la parentification
s’appuie sur une obligation filiale clairement sacrificielle ; l’enfant est, de
génération en génération, consacré à réparer son parent. Il est ficelé par un
sentiment de culpabilité toxique distillant la douloureuse conviction que ses
efforts ne seront jamais suffisants. Il sera ainsi programmé pour s’épuiser à
la tâche en mobilisant toutes ses ressources au service de son ascendant.
La parentification de l’enfant exploite ses capacités naturellement
empathiques, collaboratrices et aimantes. Le lien unissant un enfant à son
parent cache une préoccupation et, parfois même, une vigilance incessante
de l’enfant à l’égard de son parent. L’enfant, en permanence connecté
émotionnellement à son parent, désire ardemment qu’il soit heureux. Dans
un environnement fragile ou déficient, « les enfants emploient leur temps à
tenter de sauver leur socle existentiel : maintenir coûte que coûte en bon
état, géniteurs, parents adoptifs, autres membres de leur famille, tiers ayant
charge d’eux2 ».
Des siècles d’ignorance et de déni sur la nature enfantine ont occulté ces
aspects du petit être humain qui le rendent si fort et si fragile à la fois. C’est
ainsi que certains enfants ne sont pas tant malades d’avoir des parents
défaillants que malades d’aimer tant leurs parents3. Par loyauté, ils ne
peuvent pas refuser de répondre à leurs attentes même si elles sont injustes.
Ils taisent leurs remontrances et leurs revendications4. Ils parlent et se
comportent comme de « grandes » personnes. Ils apprennent à être valorisés
en simulant une maturité et des compétences qui dépassent celles d’un
enfant. Derrière le masque d’un vrai petit adulte se cache une profonde
détresse.
Devenus adultes, ils ne trouvent pas d’apaisement tant que leurs parents ne
vont pas bien et, une fois parents à leur tour, ils risquent de se tourner vers
leur propre enfant pour réclamer une compensation.

… à l’adulte parentifié
La thérapeute familiale Laurence Zimmermann Kehlstadt définit la
parentification « comme un lien de dépendance entre un enfant devenu
adulte et son parent, au travers duquel sont ressentis des sentiments de
responsabilité envers son parent quant à ses besoins affectifs et physiques,
comme s’il était son enfant, et qui parfois deviennent prioritaires aux
siens5 ». Ce dysfonctionnement relationnel, la plupart du temps inconscient,
devient la source – ou amplifie le risque – de nombreux maux (troubles
psychosomatiques, phobies, angoisse, hypervigilance, épuisement, burn-
out, dépression, etc.).
La vie d’un adulte parentifié est dominée par son enfant adapté. Cet éternel
enfant en lui le place dans une fonction apparemment gratifiante. L’adulte
parentifié est perçu comme fort, responsable, autonome et, la plupart du
temps, très aimant. Derrière cette façade grandiose, nombre de ses
problèmes reflètent un conflit d’intérêts entre ses légitimes besoins
personnels et les exigences de son parent parentifiant. Il est difficile pour
l’adulte parentifié d’admettre la nature toxique du lien qui le lie à son
parent. Laurence Zimmermann Kehlstadt affirme clairement : « La plupart
des adultes parentifiés ne sont pas conscients de la situation anormale que
représente ce lien particulier. (…) [Ils] ne mesurent pas les implications
négatives que cela engendre dans leur propre vie6. »
Il existe de nombreux adultes parentifiés parmi les professionnels de la
relation d’aide (médecins, infirmiers, thérapeutes, psychologues, etc.) et les
cadres supérieurs. Quand un adulte parentifié nous consulte, sa motivation
première découle d’un appel intérieur : il reconnaît en lui la souffrance d’un
enfant qui n’a pas eu le droit d’être un enfant. Cette souffrance plus ou
moins vive le met en difficulté. En frappant à sa porte, elle lui remémore sa
vulnérabilité enfantine qu’il cherche à camoufler. Exigeant avec lui-même
et tourné vers les autres, il se soucie peu de lui et de son enfant intérieur.
Paradoxalement, derrière des masques bien adaptés et le fait qu’ils assurent
dans de nombreux domaines de leur existence, les adultes parentifiés se
déprécient. Laurence Zimmermann Kehlstadt ajoute : « Non seulement, ils
n’ont pas vraiment été investis pour eux-mêmes mais surtout, malgré tous
leurs efforts pour mener à bien leur mission, ils ont été et resteront
probablement toujours dans une situation d’échec et d’impuissance vis-à-
vis du parent en difficulté7. »
Leur mission s’avère impossible puisqu’ils ont été, en réalité, mis en échec
dès l’enfance. Aucun enfant ne peut devenir le parent de son parent sans
s’aliéner. Enfant parentifié, puis adulte parentifié, l’individu est piégé dans
une course effrénée au cœur d’un tunnel apparemment sans issue.

Le tunnel de l’emprise affective


L’histoire d’Annabelle est symptomatique d’un parcours d’adulte parentifié.
Elle témoigne sur une longue et douloureuse période de sa vie :

En 2013, ma vie s’est engouffrée dans un long tunnel sombre. J’ai


alors 46 ans et pense être à une phase de ma vie où je vais pouvoir
enfin m’occuper de moi. J’ai le sentiment de m’être trop investie dans
l’éducation de mes deux fils mais également d’avoir beaucoup
« porté » mon couple. En août, mon père me téléphone pour me
demander de l’aide. Il m’avoue être dans une situation financière
difficile. Par le passé, je lui avais déjà prêté des sommes importantes
qu’il ne m’avait jamais remboursées. Durant cette période
d’incertitude face à la situation de mes parents, j’ai ressenti une forte
anxiété et un sentiment d’insécurité quasi permanent. Je pressentais un
désastre…
La parentification prend souvent une ampleur inédite lors de crises
familiales (séparation, divorce, maladie, décès, etc.). L’adulte parentifié se
met inconsciemment en mode « guerrier » pour assurer coûte que coûte.

J’ai découvert que mes parents étaient en situation de faillite


personnelle, endettés à hauteur de 130 %. Mon père avait également
contracté de nombreuses dettes auprès d’amis, de ses frères et sœurs,
de son kinésithérapeute, etc. Je me suis vite rendu compte que tout
mon espace psychique et les échanges avec mon mari étaient envahis
par des scénarios catastrophes. J’avais l’impression d’être en guerre,
en état d’urgence, piégée dans un ressassement mental permanent
pour trouver des solutions. J’étais très tendue, en vigilance extrême.

Annabelle était très en colère face à l’obligation alimentaire (obligation


pour un enfant d’aider son parent qui n’est pas en mesure d’assurer sa
subsistance) qui se profilait. Lorsqu’elle était étudiante, son père lui avait
promis de prendre en charge les frais de son école de commerce. Puis il
s’était rétracté. Pendant les cinq premières années de sa vie active, elle avait
dû rembourser, pour son prêt étudiant, des mensualités de 30 % de son
salaire. Ce souvenir activait en elle un profond sentiment d’injustice. Le
surendettement de ses parents n’était que la partie émergée de l’iceberg !

Après avoir monté un dossier de surendettement, j’ai découvert que


mon père souffrait de troubles psychologiques non diagnostiqués
jusque-là. Il a fallu le placer sous curatelle. Durant toute cette
période, mon frère ne m’a pas aidée. Il prenait juste des nouvelles. Ma
mère a adopté la posture d’« enfant qui ne sait pas » et attendait que je
gère tout. Beaucoup saluaient ma dévotion et clamaient que mes
décisions étaient des preuves d’amour. Je les croyais, mais mon corps,
lui, exprimait un épuisement physique et émotionnel grandissant.
J’étais piégée dans un tunnel. Il me fallait avancer et je me sentais de
plus en plus isolée. Avec mes parents, j’avais l’impression d’évoluer
dans un univers chaotique, aliénant, où la folie rôdait et pouvait, à
tout moment, les faire basculer en m’emportant avec eux. Avec le
recul, je prends conscience que j’ai endossé un costume de sauveuse,
costume que je revêtais régulièrement dans ma vie depuis que j’étais
toute petite.

Le lien de parentification est « souvent encouragé par d’autres membres de


la famille qui peuvent y trouver un bénéfice mais aussi par des
professionnels de santé et même par la société pour les mêmes raisons. Il
est vrai que certaines cultures valorisent davantage le dévouement, pour ne
pas dire le sacrifice, des enfants adultes envers leurs parents. Ce
dévouement, considéré comme normal, voire banal, empêche les adultes
parentifiés d’identifier ce lien de dépendance nocif8 ». L’emprise affective
piégeant l’adulte parentifié est souvent confondue avec le devoir filial sain
et l’entraide familiale naturelle. Il est vital que le soutien responsable d’un
adulte envers son parent soit :
considéré et pleinement reconnu comme un service, et non une
obligation filiale ;
partagé avec d’autres membres de la famille ;
relayé, en fonction des cas, par des professionnels compétents qui vont
ainsi préserver la relation ex-enfant/ex-parent ;
limité dans le temps ;
vécu dans le respect des besoins et les limites de chacun.
Annabelle, comme piégée dans une toile d’araignée, s’enfonce de plus en
plus :

Je basculais dans un monde qui me semblait à l’encontre de l’ordre


naturel des choses : j’étais devenue le parent de mes parents. Je
n’étais pas préparée à cela… Je n’ai jamais voulu cela ! J’ai vécu
cette situation à la fois comme une injustice, une violence et une
blessure. Puis, l’état de santé de ma mère s’est dégradé. Il a fallu que
j’admette quelque chose que je n’avais jamais voulu voir : ma mère
était alcoolique. Ça a été un choc pour moi. J’étais tétanisée, dépassée
par la situation. J’ai essayé d’aborder le sujet avec ma mère en lui
proposant d’aller consulter mais elle niait tout en bloc ou devenait
violente verbalement en menaçant de se suicider.

De nombreux contextes familiaux favorisent une parentification de l’enfant


risquant de perdurer à l’âge adulte9 :
l’immigration : les parents délèguent à leurs enfants des missions liées
aux difficultés d’intégration ;
les séparations, divorces ou conflits dans le couple : l’enfant joue
l’arbitre ou le médiateur ;
les familles monoparentales ou le décès prématuré d’un parent : l’enfant
soutient le parent restant ;
la maladie physique ou psychique d’un parent ou d’un membre de la
fratrie : l’enfant compense ou s’efface pour ne pas déranger ;
l’addiction d’un parent. À propos de l’alcoolisme, la psychothérapeute
Susan Forward déclare : « C’est comme un dinosaure au milieu du salon.
Pour une personne de l’extérieur, il est impossible d’ignorer le dinosaure,
mais pour ceux qui vivent dans la maison, il est impossible de chasser le
monstre ; alors ils sont forcés de faire comme s’il n’était pas là. C’est la
seule façon de coexister. Dans ces maisons, on ment, on excuse ou
dissimule constamment, ce qui entraîne un grand chaos émotionnel chez
les enfants10. » ;
la position d’aîné dans une grande fratrie : l’enfant devient un substitut
parental en aidant ses parents à élever ses frères et/ou sœurs.
Parfois, certains, à l’image d’Annabelle, ont connu dans l’enfance une
combinaison de plusieurs facteurs propices à la parentification.
Grâce à une thérapie EMDR11 puis à la thérapie de l’enfant intérieur par la
méthode Cœur d’enfant12, Annabelle est enfin sortie du tunnel. Elle
apprend peu à peu à se positionner différemment vis-à-vis de ses parents et
à prendre une place plus juste, celle d’aidante secondaire et non celle de
sauveuse.
La parentification de l’adulte peut engendrer divers dysfonctionnements
dans les relations amicales, amoureuses ou professionnelles. Elle n’est pas
uniquement un dysfonctionnement individuel et familial. Elle est aussi un
problème de santé publique. Les statistiques actuelles estiment que 11
millions d’aidants familiaux13, soit un Français sur six, accompagnent au
quotidien un proche en situation de dépendance, en raison de son âge, d’une
maladie ou d’un handicap14. Le cumul de la fatigue physique, de la
fragilisation psychologique, de la rupture des liens sociaux et des difficultés
financières explique que 31 % des aidants familiaux affirment délaisser leur
propre santé ; 38 % souffrent de stress et d’anxiété ; 32 % ont un sommeil
perturbé et 30 % endurent des douleurs physiques15. Nombre d’aidants sont
des adultes parentifiés.
Il est inconfortable d’admettre la nocivité du lien dissimulé derrière ce que
l’on croit être le devoir filial d’un adulte responsable et aimant. Identifié à
sa fonction parentifiante, l’adulte pense accomplir une tâche noble alors
qu’il fuit ses ressentis réels. Son corps – et à travers lui, son enfant intérieur
– hurle, mais il ne l’entend pas. Il préfère entrer en guerre contre lui-même
plutôt que d’accepter sa vulnérabilité. Cela demande beaucoup de courage,
d’humilité et d’autocompassion de reconnaître que c’est l’éternel enfant
adapté en soi qui poursuit une mission impossible.

Les facettes de l’éternel enfant


Qui agit en moi ?
Plus un être devient conscient de son éternel enfant adapté, plus grandes
sont ses chances de réguler ses actions. Il sera à même de répondre à cette
première question fondamentale qui sous-tend sa liberté : « Qui agit en
moi ? »
Il existe diverses facettes d’enfant adapté. Un éternel enfant gouverne
l’adulte lorsqu’il initie en lui des convictions et des comportements dont
l’unique fonction est de rester au service de son parent. Tous les types de
relation, et pas seulement la relation ex-enfant/ex-parent, sont concernés par
ce fonctionnement adapté et parentifié. Voici quelques facettes d’éternel
enfant chez l’adulte.
Le décideur
Il est amené à exercer un pouvoir sur la vie de son parent et à faire des
choix à sa place. Cette position peut être vécue comme une lourde
obligation ou comme une occasion d’inverser l’ancienne relation
hiérarchisée. L’ex-enfant prend le dessus et « profite » de la vulnérabilité de
son parent pour lui faire payer, le plus souvent inconsciemment, ce qu’il a
subi enfant.

Le protecteur
Il se donne pour mission de préserver son parent. À l’âge adulte, l’ex-enfant
offre la protection dont il n’a pas bénéficié dans son enfance pour conserver
une illusion de sécurité. Cette attitude peut infantiliser l’ex-parent.
Erika, la cinquantaine, rapporte :

Dans mon enfance, ma mère m’a imposé le rôle de protectrice pour


faire écran aux violences de mon père. J’ai longtemps eu une vie très
duelle avec les gentils d’un côté (ma mère) et les méchants de l’autre
(mon père). Dans mes relations professionnelles, amicales et
amoureuses, c’était tout ou rien. Cela me rappelait ma mère qui
exigeait tout de moi mais ne répondait à aucun de mes besoins
d’enfant. Finalement, les comportements de ma mère se sont révélés
bien plus violents et insécurisants que ceux de mon père. Par la
thérapie de l’enfant intérieur, j’ai redécouvert en moi une petite fille
pleine d’énergie, bavarde, rieuse, joueuse, espiègle et coquine. J’ai
recontacté cette frustration qui me poussait enfant à faire des colères
considérées comme des caprices par mes parents. Je me sentais
terriblement seule, abandonnée dans un climat d’effroi et d’insécurité.
J’avais peur de la violence de mon père pour moi-même mais aussi
pour mon frère et ma mère. Aujourd’hui, en thérapie, je travaille pour
retrouver cette personne que je suis vraiment et que j’avais totalement
mise de côté, au point de ne plus savoir qui j’étais et ce que je désirais
pour ma vie. Aujourd’hui, mes relations sont plus apaisées et j’assume
ma singularité.
Le médiateur
Il est le gardien de l’harmonie et fait le tampon entre ses parents. Adulte, il
n’est pas à sa place ; il se retrouve au milieu d’une relation. Il œuvre de son
propre chef, de façon automatique, sans demande de l’autre. Il ne supporte
pas les conflits et perçoit les saines confrontations comme de la violence.

Le contrôlant
Il impose ses idées, ses sentiments et ses choix. Pour lui, l’autre ne peut être
qu’un prolongement de lui-même. Il rejoue ce qu’il a vécu enfant dans un
lien d’attachement excessif à son parent.

Le confident / le partenaire
Il cherche à être « tout » pour son parent, une oreille attentive et
compréhensive. Cette position est potentiellement incestuelle16 : l’enfant,
puis l’ex-enfant, entendent les confessions intimes de son parent. Parfois, ils
deviennent le partenaire du parent. Nicole se confie :

J’ai toujours vécu avec maman. Aujourd’hui, à 65 ans, je suis enfin


retraitée après une carrière de professeur de mathématiques. Maman
est la seule personne importante de ma vie. Nous avons toujours été là
l’une pour l’autre et je n’aurais pas rêvé d’une meilleure vie. J’ai
parfois souffert d’un manque affectif dû à l’absence d’un homme dans
ma vie mais je m’y suis faite. C’est comme cela. On ne peut pas tout
avoir.

Le soignant
Comme son nom l’indique, il est là pour prendre soin de son parent. Sa
préoccupation pour la santé de son parent n’est pas toujours objective. Son
inquiétude au moindre bobo est un symptôme de sa position parentifiée. Cet
adulte exerce souvent un métier dans la relation d’aide. La psychologue
Stéphanie Haxhe précise : « En définitive, c’est la forme de l’enfant
soignant qui est la plus aisément identifiable, ce pourquoi la parentification
est communément ramenée à cette unique fonction. Cela tient peut-être
aussi au fait que le besoin du parent est davantage perceptible que dans
d’autres parentifications, ou que la responsabilité relationnelle de l’enfant
est plus évidente lorsqu’il s’agit de soins à un parent, qu’elle qu’en soit la
raison (dépression, maladie mentale, handicap ou autre)17. »

Le bouc émissaire
Il constitue une autre forme de parentification. L’enfant bouc émissaire « est
celui qui porte à titre individuel une responsabilité collective. Il est
injustement forcé à assumer la responsabilité du fardeau ou des fautes de
quelqu’un d’autre18 ». Ses parents « ont fait l’expérience, dans leur enfance,
de relations caractérisées par une absence grave de fiabilité et de confiance
en l’adulte. En plaçant des attentes irréalistes sur l’enfant, censé leur
redonner confiance dans le monde et réparer ce que d’autres ont abîmé, ils
mettent ce dernier en échec19 ». D’après notre expérience, le parent d’un
enfant bouc émissaire a subi des actes particulièrement violents comme des
abus sexuels, des maltraitances physiques ou morales, etc. Inconsciemment,
il va attendre de son enfant qu’il efface l’ardoise de toutes les souffrances
qu’il a endurées. Cette relation est particulièrement destructrice. L’enfant
bouc émissaire fait tout pour alléger le passé de son parent mais subit les
foudres de ce dernier qui décharge sur lui sa rage, sa haine et sa violence.

Le parfait
Il est l’enfant idéal ou l’enfant rêvé de ses parents. Il répond à toutes leurs
attentes et espérances en demeurant en apparence stoïque, imperturbable.
Le psychiatre Ivan Boszormenyi-Nagy précise l’une des conditions de la
parentification : « La personne qu’est l’enfant doit d’abord être transformée
en un adulte imaginaire20. »
Un parent parentifiant est une personne immature dans le déni de ce qu’est
l’enfance. Il tente d’obtenir ce qu’il n’a pas reçu ou ce qu’il a perdu trop tôt.
Il est, généralement, dans l’incapacité de sentir et d’identifier ses propres
émotions et besoins. Le parent parentifiant désire créer avec son enfant une
relation idéale sans considération pour l’intégrité de celui-ci. Le parent
parentifiant et l’ex-enfant parentifié forment un système en résonance, ce
qui signifie que les ressentis et les perceptions de l’un ont aussi une
fonction pour l’autre, et vice versa. Sortir de ce cycle infernal est donc
complexe. Éclairons-en maintenant les trois principaux ingrédients.

Les trois ingrédients parentifiants


Dans la relation ex-enfant/ex-parent, la parentification est le produit d’une
synergie toxique entre 3 ingrédients : l’emprise affective, la pseudo-
gratification et la grandiosité.

L’emprise affective
L’emprise affective est le résultat d’un attachement inversé où le parent voit
chez son enfant une figure rassurante et nourrissante à laquelle il peut se
raccrocher. C’est à l’enfant d’offrir sécurité et confiance à son parent. Cette
charge revient au membre de la fratrie le plus empathique et le plus
attentionné. L’adulte parentifié refoule ses ressentis douloureux d’enfant
abandonné. Non seulement ses besoins légitimes n’ont pas été respectés,
mais son amour pour ses parents a été instrumentalisé. Alice Miller cite, à
ce propos, un conte des Lettres de mon Moulin d’Alphonse Daudet : « Il
était une fois un enfant qui avait une cervelle d’or. Les parents ne s’en
aperçurent que par hasard, lorsque, l’enfant s’étant blessé à la tête, ils virent
couler non du sang, mais de l’or. (…) Lorsque le garçon eut grandi et voulut
voir le vaste monde, sa mère lui dit : “Nous avons tant fait pour toi, nous
devrions aussi avoir part à ta fortune.” Il s’arracha alors un gros morceau de
cervelle, et le donna à sa mère21. » L’adulte parentifié doit rembourser sa
dette à ses parents avec une part de sa substance. Cet or détourné au service
du parent est une forme de kidnapping des richesses de l’enfant.

La pseudo-gratification
La pseudo-gratification rend docile un grand nombre d’adultes parentifiés.
Laurence Zimmermann Kehlstadt souligne : « Il est vrai que l’aveuglement
de l’enfant puis de l’adulte quant à ses conditions d’enfant exploité pourrait
être, en partie, dû à son sentiment de valorisation de ses pseudo-capacités
d’adulte qui, à l’âge adulte, peut continuer à favoriser le maintien de la
parentification22. » Comme nous l’avons déjà signalé, cette fonction est
socialement valorisée. Cela encourage chez l’adulte parentifié la
consolidation d’une image de soi idéalisée et parfaite. Le célèbre psychiatre
Carl Gustav Jung rappelle : « Il ne s’agit pas d’atteindre la perfection, mais
la totalité23. » L’adulte parentifié cherche à être une bonne personne et non
un être entier. Il accepte inconsciemment de se mutiler, de livrer une part de
sa cervelle d’or. Jung insistait sur l’importance de vivre l’état d’homme
ordinaire sans mutilation de soi.

La grandiosité
La grandiosité, chez la personne parentifiée, est l’expression d’un sentiment
de toute-puissance infantile nourri par les exigences parentales. En étouffant
ses véritables ressentis – pour ne pas rejeter ou blesser son parent –, l’adulte
parentifié creuse en lui un vide. Son vrai Moi muselé est dissimulé derrière
un masque parfaitement adapté à la mission impossible qu’il doit remplir.
Alice Miller ajoute : « En fait, la grandiosité est la défense contre la
profonde douleur causée par la perte du Soi, fruit de la négation de la
réalité. (…) L’effondrement du sentiment de sa propre valeur chez
l’individu grandiose montre très nettement qu’en réalité, il était suspendu en
l’air, à un ballon de baudruche, qui, par bon vent, est certes monté très haut,
mais subitement s’est retrouvé percé et, à présent, gît au sol comme un petit
chiffon. Cet individu n’a rien pu développer de sa personnalité, rien qui
aurait pu, plus tard, lui fournir un appui24. » Les risques encourus par
l’adulte parentifié – le burn-out, la dépression, le harcèlement ou la maladie
– sont autant de maux régulièrement abordés en thérapie qui obligent l’être
à cesser sa course folle.

Éclairer la fonction de ses comportements


L’éternel enfant adapté en chacun ne s’interroge pas sur ses motivations. Il
souffle à l’adulte que ses choix sont naturels, aimants et impératifs quelle
que soit la souffrance qu’ils entraînent. Après la première question – « Qui
agit en moi ? » –, l’adulte en quête de liberté doit interroger son vécu : « À
quoi cela sert-il ? » Éclairer la fonction de ses comportements envers son
parent est un moyen de reprendre une part de sa responsabilité, d’agir en
adulte et non plus en enfant.
La parentification est l’antithèse de la responsabilisation. Elle s’appuie
nécessairement sur une fonction parentale, ou parentalité, inconsciente. Les
thérapeutes de couple Harville Hendrix et Helen Lakelly Hunt la définissent
ainsi : « Dans sa forme légère, la parentalité inconsciente est l’expérience
quotidienne par laquelle nous pensons savoir ce que nos enfants désirent ou
ressentent, ou ce qu’ils devraient désirer ou ressentir. Dans sa forme
extrême, la parentalité inconsciente est une disposition générale aux
mauvais traitements et à la négligence qui s’infiltre dans tous les aspects de
la vie d’une personne25. » Si la parentification met clairement l’enfant au
service de son parent, elle procure au parent une déresponsabilisation
confortable. Par « confortable », nous entendons « qui laisse à l’abri de tout
changement ». La relation enfant/parent puis ex-enfant/ex-parent qui en
découle directement est un système cherchant à maintenir un équilibre, un
statu quo.
Hendrix et Hunt ajoutent : « La réaction parentale inconsciente est un
couteau. Elle coupe la connexion entre le parent et l’enfant, en sectionnant
le lien invisible entre eux. (…) Et elle introduit une coupure à l’intérieur de
l’enfant lui-même, rompant le lien avec des parties de lui-même dont il
apprend qu’elles ne sont pas acceptables et qu’elles doivent mourir26. »
Nous appelons cette blessure de l’enfant la « coupure d’avec son essence ».
Elle est « une mutilation intérieure qui handicape l’expression inspirée et
spontanée du Je suis. Pour plaire, l’enfant se déconnecte de ses besoins, de
ses rêves et de ses aspirations profondes. Il perd la connexion intime,
vibrante et créative d’avec la vie. Une profonde nostalgie d’un paradis
perdu demeure en lui27 ».
La parentification maintient une illusion, celle d’un lien profond et aimant
alors qu’il est, depuis bien longtemps, blessé, abîmé, maltraité, défait ou
rompu. Le parent parentifiant et l’adulte parentifié ignorent la crise qui
secoue leur relation, crise qui révèle à l’ex-parent « Ton enfant n’est plus
ton enfant » et à l’ex-enfant « Ton parent n’est plus ton parent ».
Dans toute relation ex-enfant/ex-parent, il existe des possibilités
thérapeutiques et des ressources stupéfiantes. Chacun a la responsabilité de
redonner à cette relation si particulière une dynamique harmonieuse
préservant l’autonomie ainsi qu’un lien empathique et bienveillant. Pour
cela, il est vital de décadenasser les loyautés désuètes.
La relation loyale
Quelles loyautés vivent en moi ?
Dans la relation enfant/parent, la loyauté s’appuie, en premier lieu, sur les
liens du sang. Catherine Ducommun-Nagy confirme : « Notre équipement
génétique fait de nous des êtres sociaux ; nous sommes naturellement
programmés pour la réciprocité. De plus, nous sommes liés de manière
irréversible aux gens avec lesquels nous avons des liens biologiques, que
cela nous convienne ou non. C’est un fait. Il ne dépend donc ni de la qualité
de la relation, ni de nos envies, de nos fantasmes, des lois qui régissent la
filiation ou du mérite des personnes impliquées. Et c’est justement sa nature
de fait qui lui donne sa puissance. Il est le seul lien qui ne peut pas être
contesté, le seul lien qui ne peut être brisé, contrairement aux autres liens
qui se font et se défont en fonction du devenir de nos relations. Voilà
pourquoi nous nous y accrochons tellement28. »
La loyauté naturelle par les liens de sang répond à des besoins de sécurité et
d’appartenance fondamentaux pour l’être humain. Cette réalité biologique
inscrit chacun dans un arbre généalogique. Les liens du sang fondent un
déterminisme biologique qui favorise des liens automatiques dont nous
avons précédemment dénoncé les travers. Pour reprendre les mots de
Catherine Ducommun-Nagy, il n’existe pas de dialyse qui puisse éliminer la
« trace » d’un parent dans son sang29. Cela ne signifie pas qu’un individu
est conditionné par cette réalité biologique.
Au sein d’un système familial, la loyauté assure une cohésion et un
équilibre. Cet équilibre homéostasique est un atout pour faire face aux
changements extérieurs auxquels est soumise la famille. Il vise, en premier
lieu, la survie du groupe, mais il peut aussi favoriser une résistance aux
transformations individuelles et relationnelles. Chaque famille a son propre
seuil de tolérance délimitant ce qui reste loyal de ce qui devient déloyal. La
déloyauté d’un membre, perçue comme un risque de déséquilibre, est
redoutée.
Certaines loyautés invisibles ont pour but d’éviter tout écart individuel
déstabilisant pour le système familial, surtout s’il pointe du doigt la
déresponsabilisation d’un parent ou d’un ascendant. Tout choix individuel
ne correspondant pas ou remettant en cause les normes et les valeurs
familiales est automatiquement rejeté. La principale déresponsabilisation
est de ne pas offrir un lien nourrissant à son descendant. Dans les familles
les plus dysfonctionnelles, les liens du sang sont survalorisés à l’extrême
pour masquer la pauvreté des liens affectifs.
La loyauté invisible, dans les familles, est le canal de transmission des
attentes parentales sur l’enfant. Si ces dernières sont en adéquation avec les
aspirations de l’enfant, la loyauté est positive.
Frédéric, 41 ans, explique comment il a mis au jour une loyauté
constructive à l’égard de son père :

Je suis professeur d’histoire depuis dix-sept ans et j’enseigne en lycée.


Cette passion pour l’histoire est née, très tôt, dans mon enfance.
J’avais un besoin inextinguible de comprendre l’âme humaine. Il y a
une dizaine d’années, j’ai initié avec mes élèves un travail sur le
témoignage historique. J’ai invité plusieurs personnes (ancien agent
secret, ancien déporté, etc.), puis m’est venue l’idée de faire intervenir
mon père en tant qu’ancien combattant durant la guerre d’Algérie. Il
était, à la fin des années 1950, un jeune appelé du contingent et a
découvert durant son service militaire en Algérie la réalité d’une
« guerre sans nom ». On parlait à l’époque d’« opérations de maintien
de l’ordre ». En écoutant la première fois son témoignage avec mes
élèves de terminale, j’ai ressenti et compris qu’une partie de ma
vocation s’inscrivait aussi dans une loyauté à mon père… lui offrir cet
espace de parole qui l’a délivré. Durant plusieurs années, il a
témoigné auprès de plusieurs centaines d’élèves. Cette expérience m’a
enrichi tout en replaçant une part de mon histoire familiale à sa place.

À l’inverse, lorsque les attentes parentales se transforment en exigences


auxquelles l’enfant n’a pas le droit de déroger, les loyautés invisibles
deviennent source d’un conflit intérieur permanent, même s’il n’est pas
conscient.

Le conflit de loyauté
L’une des fonctions de la thérapie est de résoudre le conflit de loyauté qui
taraude l’individu tiraillé entre son besoin de distance et son besoin de
proximité dans sa relation à son parent. Dans notre démarche
psychothérapeutique, la personne apprend à (re)construire un solide lien à
elle-même – c’est-à-dire à son enfant intérieur – pour mieux se positionner
dans le lien à l’autre. N’oubliez pas que le lien de parenté à vous-même est
deux fois plus proche qu’avec vos parents. Rien ne vous connecte plus à
vous-même que le détachement sécurisant d’avec vos figures parentales30.
Cette démarche, parfois difficile, souvent douloureuse, nécessite du
courage. Cependant, nombre de personnes en retirent rapidement de vrais
bénéfices. L’apaisement de leur souffrance physique et morale les motive
pour se libérer de leur loyauté d’éternel enfant adapté. La reconnexion et la
réconciliation avec son enfant intérieur ouvrent des possibilités
insoupçonnées d’alliances avec ses proches. L’idée d’une saine relation ex-
enfant/ ex-parent représente une autre motivation pour remplacer la loyauté
aveugle par une nouvelle alliance gratifiante.

Une nouvelle alliance


Dans tous les mythes de l’humanité, les nouvelles alliances révolutionnant
les liens du passé sont nées d’une transgression. Que ce soit Bouddha, Jésus
ou Mahomet, tous transgressent les lois établies. Le mythologue Joseph
Campbell rappelle : « Les mythes nous apprennent qu’au plus profond de
l’abîme retentit la voix du salut. Le moment le plus sombre est celui qui
précède la transformation. C’est des ténèbres les plus épaisses que jaillit la
lumière31. » Toute transgression passe par une traversée du chaos, une
sensation de disparition au cœur des ténèbres de son histoire. La loyauté
invisible vous persuade que cette aventure est trop risquée.
Les loyautés ont besoin d’être transcendées par de nouvelles alliances. Le
monde est plein d’individus qui restent piégés dans la loyauté de l’éternel
enfant adapté. Joseph Campbell insiste : « Quand un homme s’accroche à
un certain programme et qu’il refuse de suivre les exigences de son cœur, il
court à l’effondrement psychologique. Un tel homme est décentré. Il s’est
fixé un programme de vie qui n’est pas celui qui convient à son corps32. »
Chaque fois que l’homme accède à de plus vastes dimensions de lui-même
(et de l’autre) par une forme de déloyauté à certaines conventions
familiales, sociales et culturelles, il autorise l’émergence d’une nouvelle
alliance revivifiante. Il se relie aussi à des voies et à des possibilités
insoupçonnées.
À l’âge adulte, la relation enfant/adulte invoque la création d’une nouvelle
alliance dont les termes « ex-enfant » et « ex-parent » dessinent un premier
contour transgressif. Cette aventure est celle de la conscience d’une
personne adulte qui accède à une vision plus équilibrée, plus réelle, du lien
à ses parents et, de fait, de sa relation au monde. Il ne s’agit pas de rompre
toute relation avec ses parents, de vouloir les changer ou d’attendre de leur
part la reconnaissance jamais venue, mais d’encourager de nouvelles
expériences relationnelles fondées sur l’alliance.

1. Nous choisissons le terme générique de « parentification » pour désigner tous les processus où
l’enfant est amené à remplir des fonctions inadéquates pour répondre à des attentes parentales ne
respectant pas son intégrité. Certains auteurs différencient la « parentification » (le parent exige
que l’enfant soit un bon parent pour lui et prenne en charge ses besoins), la « parentalisation » (le
parent demande que l’enfant apporte une aide, qu’il soit un auxiliaire parental) et
l’« adultisation » (le parent attend que l’enfant soit rapidement autonome et adulte). Voir Haxhe
S., L’Enfant parentifié et sa famille, Érès, 2013, p. 164. Ce chapitre aborde les conséquences de
ces phénomènes à l’âge adulte.
2. Clavier B., Ces enfants qui veulent guérir leurs parents, Payot, 2019, p. 8 et 9.
3. Ibid.
4. Ducommun-Nagy C., Ces loyautés qui nous libèrent, JC Lattès, 2006, p. 50.
5. Zimmermann Kehlstadt L., « Des adultes encore parentifiés. La parentification, un concept clé en
psychothérapies d’adultes », Thérapie familiale, Médecine et Hygiène, p. 127 à 147, vol. 39,
2018, p. 129-130.
6. Ibid., p. 128.
7. Ibid., p. 143.
8. Ibid., p. 134.
9. Ibid., p. 138.
10. Forward S., Parents toxiques, Stock, 2000, p. 87.
11. La thérapie EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) a été créée par la
psychologue américaine Francine Shapiro en 1987.
12. Nous avons créé la méthode Cœur d’enfant en 1990. Voir à ce propos notre site :
www.coeurdenfant.fr.
13. L’aidant familial est la personne qui vient en aide, de manière régulière et fréquente, à titre non
professionnel, pour accomplir tout ou partie des actes ou des activités de la vie quotidienne d’un
proche.
14. Voir à ce sujet l’enquête « Les chiffres-clés sur les aidants en France », Baromètre BVA, avril
2017, disponible à cette adresse : https://www.ocirp.fr/actualites/les-chiffres-cles-sur-les-aidants-
en-france.
15. Ibid.
16. Le terme « incestuel » est utilisé lorsqu’il y a une profonde confusion sur la place et les frontières
de l’individu qui subit des évocations sexualisées sans qu’il y ait un passage à l’acte. C’est un
inceste moral où « le sujet enlisé dans une introuvable identité connaît la dépersonnalisation et la
désorganisation de son moi » (Racamier P.-C., L’Inceste et l’Incestuel, Dunod, 2010).
17. Haxhe S., L’Enfant parentifié et sa famille, op. cit., p. 192-193.
18. Ibid., p. 166-167.
19. Ibid.
20. Ibid., p. 139.
21. Miller A., Le Drame de l’enfant doué, Presses universitaires de France, 2008, p. 23.
22. Zimmermann Kehlstadt L., « Des adultes encore parentifiés. La parentification, un concept clé en
psychothérapies d’adultes », art. cit., p. 135.
23. Jung C. G., Synchronicité et Paraselsica, Albin Michel, 1988, p. 231.
24. Miller A., Le Drame de l’enfant doué, op. cit., p. 32-33.
25. Hendrix H. et Lakelly Hunt H., Le Guide des parents. Tu es toi, tu n’es pas moi !, Imago, 2017, p.
60.
26. Ibid., p. 63.
27. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., L’Oracle de l’enfant intérieur, op. cit., p. 72.
28. Ducommun-Nagy C., Ces loyautés qui nous libèrent, op. cit., p. 88.
29. Ibid., p. 90.
30. Binet É., Le Présent au secours du passé. L’intégration du cycle de vie, Satas, 2017, p. 50.
31. Campbell J., Puissance du mythe, Oxus, 2009, p. 63.
32. Ibid., p. 188.
Troisième partie

Créer une nouvelle alliance ex-


enfant/ex-parent
L’éveil de l’adulte intérieur
L’être en grandissant oublie le secret de la totalité enfantine, de l’enfant qui sait laisser vivre en lui
tout un monde sans le paralyser de réflexions, de jugements, de condamnations ; de l’enfant qui vit
dans une sorte de jardin du paradis où tous les êtres croissent pacifiquement côte à côte.
CARL GUSTAV JUNG

Le processus d’individuation
Parvenir à l’âge adulte ne signifie pas être adulte. Devenir adulte est le
parcours de toute une existence, une quête de maturité qui, obéissant à la loi
qui régit la vie sur terre, consiste à croître sans cesse avant de s’éteindre. La
croissance humaine n’est pas continue ; elle suit des cycles comme la nature
au fil des saisons.
De nos jours, l’homme occidental obéit, la plupart du temps, à une norme
rigide, celle du bonheur obligatoire. Sa vie est entièrement dédiée à cette
recherche essentiellement matérialiste. Pour beaucoup, grandir rime avec
être heureux à tout prix en respectant un cahier des charges. Les difficultés,
les souffrances et les frustrations ne sont pas reconnues et accueillies dans
cette vision normative. Certains bienheureux se fuient dans la surconsom-
mation (y compris, paradoxalement, celle du bien-être) quand d’autres,
malheureux, sont condamnés à la souffrance obsédante d’un passé qui ne
passe pas.
Grandir est un cheminement dynamique, la face visible de ce que le
psychiatre Carl Gustav Jung a nommé le « processus d’individuation ». Ce
processus est un mouvement naturel de transformation intérieure, vécue
plus ou moins consciemment, visant à rendre l’individu plus entier (non
morcelé, non divisé) et plus complexe (non duel). L’individuation s’inscrit
dans une recherche constante, et jamais totalement aboutie,
d’accomplissement individuel et relationnel. Ce concept jungien souligne
l’idée d’un élan vers le meilleur de soi, en intégrant les limites et les
paradoxes inhérents à la nature humaine et au parcours de chacun.
L’individuation n’exclut pas le monde ou les autres, elle les inclut. Il ne
s’agit pas de tout avoir ni d’être tout mais d’exercer au mieux sa
responsabilité et sa liberté, en se sachant, par nature, parfaitement imparfait.
C’est un authentique programme d’éveil de l’adulte en soi.

Aimer, perdre, grandir1


Attachement et amour
La relation enfant/parent se construit indubitablement sur l’attachement,
c’est-à-dire sur un lien affectif propice à l’expérience de sécurité, de
réconfort et de confiance éprouvée par l’enfant en la présence de son parent.
L’attachement favorise aussi la circulation de l’émotion suprême d’amour
créant une résonance interpersonnelle aussi profonde que positive.
Cette expérience originelle dans le lien enfant/parent émane, en premier
lieu, de l’enfant dont l’amour « est une aspiration de l’être profond, une
force intérieure qui irradie et s’affirme comme une incarnation unique du
vivant et du sensible2 ». Le parent aime, alors que l’enfant, lui, est amour.
Le parent s’attache à son enfant, alors que ce dernier est relié. C’est
l’asymétrie fondamentale de la relation enfant/parent. Face à la fragilité et à
la vulnérabilité du nourrisson, l’être humain est invité à apprendre son
métier de parent. Le parent est l’élève alors que l’enfant est le maître. Les
thérapeutes Harville Hendrix et Helen Lakelly Hunt confirment : « Quand
un parent accepte la nature limitée de ses propres perceptions et devient
plus réceptif à la vérité des perceptions de son enfant, son monde s’élargit.
Les vues de l’enfant sont une source d’information ; elles n’ont pas à être
un déclencheur de conflits. Tout particulièrement une bonne source
d’information sera la critique que l’enfant exprime, qu’elle soit verbalisée
ou non3. »
Reconnaître et légitimer sa nature enfantine mène à une profonde réflexion
sur l’enfant en soi. Une part enfant en chaque adulte a perçu, dans son
système familial d’origine, des défaillances qu’elle aurait souhaité corriger
avec le soutien des grandes personnes. Cette expertise enfantine, bien que
troublante pour nombre de personnes, est un fait avéré. Elle s’exprime dans
toutes les familles et, davantage encore, dans un contexte de thérapie
familiale (dès lors que l’enfant a confiance et qu’il valide l’alliance
thérapeutique).
L’amour d’un enfant s’exprime notamment dans sa volonté d’améliorer et
de pacifier les liens avec ses proches. Cette volonté naturelle, lorsqu’elle
n’obtient pas la collaboration des adultes, se transforme en une quête
insatiable de réparation des préjudices pour lui-même et/ou pour ses
ascendants. L’attachement et l’amour, composantes de la vie familiale
moderne, peuvent promouvoir la dépendance, l’enfermement et
l’immobilisme ou l’interdépendance, l’ouverture et le changement.
Ce qui n’a pas pu aboutir dans la relation avec son parent revient en
boomerang au moment du décès de celui-ci. Cette confrontation peut
devenir un levier pour s’éveiller davantage.

Perdre son parent


La perte d’un parent est, sans conteste, une expérience à la fois
douloureuse, forte et révélatrice, un jalon dans une vie d’adulte. Cette perte
est, consciemment ou pas, un deuil pour l’enfant que l’on a été.
Le psychiatre Irvin Yalom rappelle : « La mort fait office de catalyseur
pouvant faire accéder une personne à un état d’être supérieur, et la faire
passer d’un état caractérisé par une interrogation sur la nature des choses à
un état d’émerveillement face à l’existence même de ces choses. La
conscience de la mort nous détourne des préoccupations ordinaires et
confère à la vie profondeur, intensité, ainsi qu’une tout autre perspective4. »
La mort d’un parent est censée mettre un point final à une relation et à une
histoire (même si le défunt demeure présent en soi). Elle bouleverse la route
de l’ex-enfant qui se sépare en deux voies. Dans l’une d’elles, l’adulte
traverse le deuil de son parent extérieur et meurt lui-même symboliquement
en abandonnant ses habits filiaux. Orphelin, il devient son propre parent
pour résoudre ce qui demeure inachevé en lui. Les soins apportés à son
enfant intérieur seront autant d’opportunités pour grandir et accroître sa
maturité d’adulte. Dans l’autre voie (la plus répandue), il erre comme un
éternel enfant en attente de ce qui n’a pas été. Il s’épuise sur le chemin du
deuil non résolu.
Les deux facettes du deuil non résolu
Un deuil non résolu est symptomatique d’une stratégie de survie et
d’autoprotection. L’éternel enfant adapté se protège contre la mort
impensable de son parent. Son système de défense peut suivre deux
modalités diamétralement opposées. L’ex-enfant peut rester accroché à son
parent décédé (parfois dans des schémas d’adulte infantilisé ou parentifié),
ou s’en éloigner comme si cette mort était un non-événement. Il demeure
émotionnellement distancié et, dans certains cas, rejette même l’idée qu’il y
ait eu un lien.
Dans un article5, le psychothérapeute Jean Monbourquette propose
d’évaluer l’intensité du deuil à travers ces trois questions :
Que représentait pour toi l’être aimé ?
Que lui as-tu sacrifié en l’aimant (en termes de temps, de soin, d’énergie,
de rêves, de projets, etc.) ?
Quelle importance lui as-tu accordée dans ta vie ?
Appliquées au deuil d’un parent, les réponses à ces questions éclairent la
nature des rôles endossés risquant de perdurer chez la personne endeuillée.
Lors de ses études de psychologie à San Francisco, Jean Monbourquette a
participé à une session thérapeutique s’appuyant sur des jeux de rôle. Il a
revécu alors la scène traumatique du décès de son père quelque vingt-deux
ans auparavant. À cette occasion, il a enfin pu libérer et exprimer son
émotion jusque-là interdite : « Et là, je pris mon père dans mes bras, je lui
dis combien je l’aimais. C’était la première fois que je prononçais ces
paroles. Je me mis à pleurer abondamment. La personne qui jouait mon
père fut toute trempée par mes larmes. » Il constate alors : « Je n’avais pas
compris que j’avais, moi aussi, un deuil à traverser et à résoudre. Or, durant
vingt-deux ans, j’ai porté le deuil de mon père, sans être conscient de la
somme d’énergie que cela me demandait6. »
La difficulté du deuil non résolu peut s’insérer dans l’histoire familiale.
Dans ce cas, l’adulte gouverné par son éternel enfant adapté remplit une
mission pour l’ensemble du système dont la fonction est de garder la
mémoire d’un passé qui ne passe pas.
Le deuil non résolu comme mission familiale
Dans une famille, le parent absent peut peser littéralement sur les épaules
de celui qui a la charge du deuil non fait. Cette charge figure très souvent la
présence de liens irrésolus et de relations inachevées. L’accompagnement
du travail de deuil en thérapie familiale s’avère précieux pour « renoncer à
la présence du défunt, et accepter la transformation des rôles, à l’intérieur
comme à l’extérieur. Ainsi flexibilisées, les règles du système familial ne
feront plus obstacle au changement nécessaire, et, après une période de
crise, la famille pourra retrouver un équilibre relativement harmonieux, qui
préservera à la fois l’autonomie de ses membres et les relations
d’affectueuse empathie qui les unissent7 ».
Il y a quelques années, nous avons accompagné une famille de cinq
personnes. La mère exprimait sa souffrance face à une ambiance familiale
particulièrement lourde. Le patient désigné (terme qualifiant celui ou celle
que la famille pointe du doigt comme le malade ou à l’origine des troubles)
était Jordan, le fils de 16 ans. Ses résultats scolaires étaient médiocres et son
attitude passablement désagréable avec son petit frère. En l’accueillant,
nous avons découvert un adolescent dépressif. La première séance,
explorant les dimensions trigénérationnelles de cette famille (au niveau des
enfants, du couple parental et des grands-parents), a mis en lumière le lien
irrésolu entre le père de Jordan et son propre père (le grand-père des
enfants). Les paroles contradictoires du père, insistant à la fois sur son
affection pour son père mais aussi sur les défaillances de celui-ci (père
absent et maltraitant), trahissaient la présence d’un éternel enfant piégé dans
un lien idéalisé. Le père, lui aussi dépressif, souffrait de ne pas avoir reçu
assez d’amour paternel et de ne pas avoir été validé dans son affection.
Lorsque nous nous adressions au père, Jordan était très attentif aux paroles
et gestes de ce dernier. Nous fûmes surpris par l’attitude mimétique du fils.
Il semblait modéliser son père, tout en manipulant régulièrement un
pendentif à son cou. Cette attitude attira notre attention. Nous apprîmes
alors que ce pendentif venait du fameux grand-père. Jordan – patient
désigné – portait le collier dont avait hérité son père. Pourquoi le portait-il ?
Quel sens cela avait-il ? En approfondissant, la famille comprit que Jordan,
en portant ce pendentif, prenait en charge une partie du deuil non résolu de
son père. Jordan montrait à son père que ce dernier méritait d’être aimé et
reconnu dans sa souffrance de ne pas avoir eu un parent aimant. Ce
fonctionnement dissimulait beaucoup d’émotions interdites dont une vive
colère. Rapidement, cette famille retrouva son harmonie, et Jordan son
énergie pour réussir dans ses études.
La problématique du deuil non résolu d’un parent ou d’un aïeul dévoile un
aspect méconnu du devenir adulte, la difficulté à abandonner certains
aspects du lien parent/enfant. Ce lien complexe s’insère dans un récit
biographique aux multiples facettes.

Le récit biographique
Un adulte grandit et s’accomplit grâce à ses relations. Il est en transaction
continuelle avec un contexte relationnel fluctuant. Le Moi se façonne dans
ces échanges et traverse des phases de stabilité puis de perturbation avant
l’émergence de nouveaux équilibres. Le devenir adulte est la construction
permanente d’un récit biographique où s’entremêlent deux grandes
histoires :
l’histoire extérieure, qui comprend la trame des événements de la vie.
Elle est l’histoire dominante, visible et officielle liée à l’appartenance à
un système familial d’origine. Les « Je suis le fils/la fille de… », « Je fais
tel métier », « J’ai telle qualité, telle compétence », « J’ai tel type de
relation avec… », etc. forgent une identité souvent conforme aux règles
familiales ;
l’histoire intérieure, qui est faite des différents retentissements que la vie
produit sur un individu. Elle est l’histoire alternative, invisible et
authentique qui s’élabore selon la subjectivité d’une personne. Ce que
l’adulte vit extérieurement, l’enfant en lui le vit intérieurement, au même
moment. On peut affirmer que l’histoire intérieure est celle de l’essence
enfantine.
La maturité n’est pas un acquis automatique pour l’adulte ; elle est un
processus visant à se laisser guider par sa vie intérieure, ce qui nécessite de
redécouvrir son histoire alternative. Cela passe par un processus
d’intégration de ses parts enfantines oubliées et exilées dans l’ombre.
L’ombre d’un individu est semblable à un grenier poussiéreux ou à une cave
humide que personne ne vient plus visiter. Jean Monbourquette explique
que l’intégration de son ombre favorise des relations sociales plus
authentiques et le développement de la conscience morale. « Au départ,
celle-ci [la conscience morale] est surtout une simple obéissance à des
règles et à des codes moraux transmis par la famille et la communauté.
Toute louable que soit cette première phase, on doit chercher à la dépasser.
Car les impératifs moraux d’une famille ou d’une société favorisent certains
comportements au détriment d’autres8. »
La conscience morale conventionnelle reste fidèle à l’histoire extérieure et
officielle qui impose à chacun des règles familiales et sociales pour
maintenir un certain ordre établi. La conscience morale post-
conventionnelle fait primer l’histoire intérieure et alternative pour
s’appuyer sur des principes plus universels et respectueux du vivant sous
toutes ses formes. Au niveau individuel, dans une perspective post-
conventionnelle, devenir adulte inclut le nécessaire deuil de la fonction
parentale et des représentations qui lui sont associées lors des différentes
phases de la vie.

Les phases d’une vie d’adulte accompli


Les cycles d’une vie d’adulte sont une représentation simplifiée des
processus du devenir adulte. Vous trouverez ci-dessous un aperçu des
grandes lignes d’un individu qui s’accomplit9 :
Phase d’insertion et d’entrée dans le monde adulte (de 21 à 28 ans) :
l’ex-enfant se positionne en tant qu’individu plus responsable face à son
environnement familial, culturel et social. Son identité personnelle et
sociale se façonne dans un double mouvement de rejet et d’assimilation
de ses modèles parentaux.
Phase d’ajustements (de 28 à 35 ans) : l’ex-enfant est poussé à éclaircir
et à modifier sa relation avec ses ex-parents. Durant cette période, les
loyautés invisibles et la fidélité aux attentes parentales perturbent
l’individu. Il traverse des crises relationnelles, se questionne et
s’interroge sur le legs du passé. C’est l’amorce d’une exploration
intérieure.
Phase d’introduction du mitan de la vie (de 35 à 42 ans) : l’histoire
intérieure prend le dessus sur l’histoire extérieure. L’ex-enfant est invité
à changer ses perspectives de vie en s’appuyant sur sa vérité intérieure. Il
lâche son attachement à la fonction parentale extérieure attribuée à une
personne (son parent ou un autre membre de la famille), un groupe, une
institution ou une idéologie. Il devient peu à peu son propre parent.
Phase d’un nouveau redéploiement (42 à 49 ans) : cette période entérine
le deuil inévitable de la fonction parentale et la possibilité d’une nouvelle
alliance avec son ex-parent. Cette phase prépare une régénération unique
remémorant à certains égards l’adolescence mais, si elle n’a pas été
préparée en amont, l’individu peut se sentir perdu (perte de sens,
solitude, angoisse, rupture soudaine de certains liens affectifs, etc.).
Phase de l’acmé (49 à 56 ans) : l’ex-enfant vit le point d’orgue de son
accomplissement social et relationnel. Sa perception de lui-même et de
son passé est normalement plus unifiée. Il se présente aux autres avec
plus de maturité et d’authenticité. Il est à l’apogée de son rayonnement. Il
répond aux principaux besoins et aux aspirations essentielles de son être
profond. Il est son meilleur allié. Sa force créatrice principale est
l’intimité (capacité de lien, d’expression, de partage et de lâcher-prise
authentique avec soi-même et les autres) mais il peut s’enfoncer dans
l’isolement. C’est le temps où il voit disparaître la génération de ses
parents et où ses enfants quittent le nid familial. S’il prend soin de
l’enfant en lui, il traversera plus aisément les deuils inhérents à cette
période.
Phase d’entrée dans le troisième âge (de 56 à 63 ans) : l’individu acte
son vieillissement. Il amorce l’harmonisation entre le « vieillard » et
l’« enfant » en lui. Sa vie devient une expérience plus riche grâce à cette
complémentarité. Il tire un premier bilan de son existence et se recentre
sur sa vie intérieure. La générativité (capacité à assumer une fonction
régénératrice pour l’avenir de l’humanité) est sa force créatrice
fondamentale mais il peut s’enliser dans la stagnation. Il se connecte au
plus grand que soi et ses préoccupations altruistes le portent vers le
collectif.
Phase de réalisation de soi (au-delà de 63 ans) : c’est l’âge de la sagesse
et de la liberté. C’est une phase d’accomplissement psychologique et
spirituel où l’individu devient un adulte enfantin. L’intégrité (capacité
d’intégration de toutes les parties de soi en accord avec sa vérité
intérieure) est sa force créatrice dominante mais il peut sombrer dans le
désespoir. L’adulte enfantin gagne en vieillissant de la profondeur et de
la légèreté pour affronter et intégrer les paradoxes humains.
Au-delà de 80 ans : le déclin du corps et le rétrécissement de l’existence
extérieure de l’être contrastent avec les vastes territoires de sa vie
intérieure. Il fait face à sa propre finitude.

Le mitan de la vie
Durant le mitan de la vie, longue période s’étalant de 40 à 60 ans, nombre
de faits marquants interrogent l’individu, le confrontent à des deuils et à la
nécessité de se transformer. Chaque élément de son histoire extérieure est
une invitation à explorer son histoire intérieure pour forger un récit
biographique cohérent et intègre dans le temps, c’est-à-dire non fragmenté
et non compartimenté. Voici une liste non exhaustive d’événements et de
situations offrant des possibilités de sens et de renouveau :
le départ du foyer d’un enfant (risque du syndrome du nid vide pour l’ex-
parent) ;
le phénomène de l’ex-enfant ne souhaitant pas quitter le domicile
familial ;
le retour sporadique de l’ex-enfant (seul ou avec conjoint ou enfant) au
domicile parental ;
la naissance tardive d’un enfant ;
l’accident ou la maladie ;
le décès d’un proche ;
la prise en charge d’un parent malade ou en perte d’autonomie ;
l’arrivée d’un nouveau membre dans la famille ;
le statut de grands-parents (pour l’ex-parent, cette nouvelle fonction peut
faciliter le deuil de sa fonction parentale) ;
la séparation, le divorce ;
le veuvage ;
la réinsertion sur le marché du travail ou la reconversion
professionnelle ;
la retraite personnelle ou celle du conjoint ;
la perte d’emploi ou la précarité économique ;
le déménagement, l’achat d’une nouvelle propriété, etc.
Tous ces changements, sources de bouleversements positifs ou négatifs,
sont propices aux questionnements sur son existence et le sens de la vie. La
vie n’a pas de sens dans l’absolu excepté celui qu’on lui donne. Gandhi
déclare : « La vie est un mystère qu’il faut vivre, et non un problème à
résoudre. » C’est un pur voyage. Chaque individu, relié au monde, contacte
intimement le plus petit en soi et le plus grand que soi. Irvin Yalom
conclut : « Plus nous recherchons l’autosatisfaction, plus celle-ci nous
échappe. Plus nous expérimentons un sens autotranscendant, plus nous
connaîtrons le bonheur10. »

Grandir est un deuil


L’histoire de chaque vie est parsemée de pertes.
Peut-être avons-nous intérêt à prendre davantage le temps de nous y
arrêter, de les regarder, de faire face aux émotions qu’elles engendrent et
d’y poser notre propre regard. En se les réappropriant, nous découvrirons
peut-être les opportunités de guérison et de croissance qu’elles suggèrent11.

Grandir est une série de petites morts et de deuils pour exister davantage,
apprendre à être plus vivant, plus en lien et percer son propre mystère.
Devenir adulte, c’est cheminer de celui que l’on croit être à celui que l’on
est réellement. C’est l’histoire d’une construction fragile et complexe
poussant l’être à se détester, se fuir et se rejeter autant qu’à se reconnaître,
s’estimer et s’unifier.
Face à l’impermanence de la vie, l’être humain continue à se chercher, à
croître et à affiner sa conscience de lui-même dans une dynamique
émotionnelle et relationnelle. Le psychosociologue Jean-Pierre Boutinet
distingue trois composantes majeures dans la construction d’une conscience
de soi :
« un sentiment de permanence dans le temps, permanence à partir de
laquelle l’adulte se reconnaît lui-même dans ce qu’il estime être sa
singularité au niveau de son histoire (…) ;
un sentiment de différenciation nourri de la diversité des événements
vécus et des changements que ceux-ci apportent (…) dans le type de
relation que l’adulte entretient avec son environnement ;
un sentiment de reconnaissance vis-à-vis de soi-même ou un sentiment
que l’on prête à autrui à propos de la façon par laquelle il nous perçoit et
nous estime dans ce que l’on est pour lui, ce que l’on représente pour
lui12. »
L’enjeu fondamental du devenir adulte est d’acquérir une conscience de soi
se fondant davantage sur son histoire intérieure que sur son histoire
extérieure. C’est pourquoi l’intégration de l’enfant intérieur représente un
jalon indispensable à l’éveil de l’adulte intérieur.

Sauver son enfant intérieur


Sauver son parent ?
L’attitude consistant à « réparer » ses parents est si répandue qu’elle ne
trouble personne. Ce consensus favorise toutes sortes de maux13 :
le refoulement : je reste insensible à mes ressentis enfantins pour trouver
« normaux » des comportements inadaptés ou inacceptables ;
le déni : je refuse de reconnaître la nature des faits douloureux auxquels
j’ai été confronté enfant ;
l’inhibition : j’étouffe ma vitalité en rationalisant, en minimisant ou en
justifiant mon histoire ;
l’irritabilité : je me perds dans un chaos émotionnel pour masquer mes
vécus traumatiques ;
la victimisation : je m’enferme dans un état de victime pour me
déresponsabiliser ;
le contrôle : je cloisonne et je compartimente ma vie pour me sécuriser
face à mon mal-être intérieur ;
la domination : je m’impose par la force pour ne pas me retrouver dans
une position d’impuissance, de fragilité et de vulnérabilité.
Tous ces maux sont des écrans, des stratégies de survie, dont la seule
fonction est d’assurer la protection d’un moi enfantin que personne n’est
venu sauver. Une fois adulte, chacun est responsable d’accroître sa
conscience pour mobiliser ses capacités de guérison psychique. Tapi dans
les territoires de l’ombre, l’enfant intérieur exilé se fait parfois entendre et
émeut l’adulte.
L’extrait de ce poème poignant, écrit par une jeune femme de 21 ans, en
témoigne :

Pareille à l’enfant qui s’éveille la nuit


Dans l’espoir de sentir des mains qui la réchauffent
Et des bras qui enveloppent sa solitude
Qui l’apaisent par des larmes remplies de confiance
Et d’amour.
Moi aussi, dans la sombre solitude de mon manque d’amour,
Abandonnée, sans attaches et rejetée,
J’invoque encore par mes pleurs silencieux et enfantins
L’espoir lointain,
La magie de se sentir aimée.
L’enfant sommeille toujours en moi
Blessée par son innocence déconcertée et trahie,
Oh ! Quel lamentable paradoxe.
Deviner que je puisse être sauvée
Et savoir que personne ne vient à mon secours.
Mais, stimulée par mes rêves, peut-être dérisoires
Mais pourtant si puissants,
Souvenirs du contact cher et apaisant de l’amour,
J’attends14.

Tenter de sauver son parent en niant son propre vécu – ou attendre un


sauveur extérieur – est un véritable gâchis. Quelle personne deviendrez-
vous au fil du temps si vous n’êtes pas capable d’empathie, de bienveillance
et d’amour pour ce qu’il y a de plus petit et de plus fragile en vous ?
L’adulte suradapté, infantilisé ou parentifié n’est d’aucun réel secours pour
autrui. Il maintient seulement des liens mystifiés. Éveiller son adulte
intérieur est responsabilisant, confrontant, inconfortable et déstabilisant
mais c’est aussi une opportunité de restaurer dans sa famille d’origine, et au
cœur du lien ex-enfant/ex-parent, une considération et un amour oubliés.
Ni le repentir des ex-parents, ni le pardon accordé par l’ex-enfant à son
parent ne sont des solutions viables. Leur fonction homéostatique
rééquilibre un temps la relation mais au prix d’un rejet de l’histoire
intérieure de chacun15. Notre pratique de trente ans nous enseigne que tout
vécu peut être exprimé et accueilli à partir du moment où chacun est intègre
et authentique. Les limites humaines de l’ex-enfant et de l’ex-parent sont
acceptables et intégrables dans un contexte relationnel empreint de
sensibilité et de vérité.

Sortir du secret
Éloïse, la quarantaine, est dans la relation d’aide. Elle accompagne et
oriente des jeunes adultes en situation d’échec dans leur insertion
professionnelle. À l’âge de 8 ans, Éloïse a vécu un premier traumatisme
avec la mort soudaine de son père foudroyé par une crise cardiaque. Face à
sa mère Monique, dépassée par les événements, et à son petit frère Pierre,
de cinq ans son cadet, elle s’est muée très vite en « mère ». Elle a soutenu
sa mère dans toutes les tâches ménagères quotidiennes et a pris soin de son
petit frère. Courageuse, elle a grandi en devenant une femme forte et en
apparence sûre d’elle mais son corps exprime une grande souffrance. En
surpoids, elle est en prise à beaucoup de honte et de désamour pour elle-
même. Elle est aussi régulièrement la proie d’angoisses insupportables. Elle
est terrorisée à l’idée que son frère et sa mère soient malades, blessés ou,
pire, décèdent. Elle entame une thérapie individuelle et groupale.
Trois ans plus tard, à son initiative, la famille entière s’engage dans une
thérapie familiale. Tous les trois s’accordent pour reconnaître un
fonctionnement familial fusionnel et étouffant. Depuis la mort de leur père,
Éloïse est parentifiée tandis que Pierre est infantilisé. Il souffre de vivre
sous la coupe de sa sœur et ne parvient pas à construire sa vie. Il a un projet
professionnel qu’il repousse indéfiniment. Depuis la mort de son mari,
Monique est seule. Elle se présente comme une victime et ses deux enfants
lui reprochent d’être toujours triste et déprimée, les empêchant d’être
heureux.
À la première séance, le problème du deuil non résolu du père est abordé.
Une chaise vide figure la place du décédé. Les trois membres de la famille
traversent émotionnellement ce qui restait en suspens. Monique pleure le
mari qui l’a abandonnée et n’a pas poursuivi son rôle de père. Pierre se
libère d’un fantôme omniprésent entretenu par sa mère pendant des années
lors de séances de spiritisme hebdomadaires censées maintenir un lien entre
le père décédé et ses enfants. Enfin, Éloïse, profondément affectée, renonce
à l’idée d’un père qui aurait pu la protéger des sévices sexuels subis enfant.
Un ami de son père, Paul, s’est révélé être un prédateur sexuel. Il a
manipulé Monique pour qu’elle lui « livre » sa fille. Les abus sexuels dont
Éloïse a été la victime sont restés secrets. À la séance suivante, celle-ci se
sent prête à dévoiler sa vérité cachée qui pèse sur tout le système familial.

Éloïse : J’ai besoin d’aborder un sujet difficile pour moi mais j’ai très
peur.
Le thérapeute : De quoi avez-vous peur ?
Éloïse : De ne pas être entendue par ma mère comme cela a été le cas
pendant toute mon enfance.
Le thérapeute (en s’adressant à la mère) : Monique, pensez-vous
pouvoir entendre votre fille ?
Monique (craintive) : Oui, je vais essayer, mais je compte sur vous
pour m’aider.
Le thérapeute : C’est entendu. Je comprends parfaitement votre
appréhension et nous sommes tous ici pour trouver une voie de
libération pour chacun.
Éloïse : Maman, je veux revenir sur un événement précis qui s’est
déroulé quand j’avais 10 ans.
Le thérapeute : Éloïse, vous avez dit « maman ». Je vous propose de
parler à la personne qu’est Monique aujourd’hui en évoquant sa
fonction parentale comme appartenant uniquement au passé.
Éloïse : Entendu. Monique, je veux revenir sur un événement précis
survenu alors que j’avais 10 ans et que tu avais à l’époque une
fonction de maman et de mère. Un soir, il était 22 h 30 et je dormais
dans ma chambre lorsque tu es venue me réveiller. J’ai eu peur qu’un
autre drame se soit passé. Tu étais bizarre. Je t’ai entendu me dire de
me rhabiller rapidement parce que Paul m’attendait. Je me suis
exécutée sans rien comprendre puis tu m’as mise dans sa voiture en
pleine nuit et il a démarré. (Éloïse sanglote. Son frère est très ému.
Monique reste distanciée.)
Le thérapeute : Éloïse, je vous invite à respirer profondément avant de
poursuivre.
Éloïse : En arrivant chez lui, Paul m’a ordonné de me déshabiller et de
me mettre au lit… dans son lit. Il est allé dans la salle de bains. J’étais
pétrifiée. J’avais froid. Je me sentais piégée, abandonnée. J’étais
persuadée que j’allais mourir. Lorsqu’il est revenu, je m’étais enroulée
dans les draps, entièrement habillée. Il m’a crié dessus en me disant
que je faisais n’importe quoi. Il était en caleçon. Il s’est couché et s’est
blotti contre moi. Il a glissé ses mains sous mes vêtements et il m’a
violée. C’était insupportable et j’ai fini par hurler de toutes mes
forces. Il a paniqué à cause des voisins. Il m’a traitée de tous les noms
puis il m’a traînée dans la voiture et m’a ramenée à la maison.
Le thérapeute : Monique, vous souvenez-vous de cet épisode ?
Monique : Oui, mais j’ignorais ce que Paul allait faire.
Le thérapeute : Monique, je vous suggère de ne pas vous justifier. J’ai
besoin de comprendre ce que vous avez pensé et éprouvé à ce moment-
là. Avez-vous trouvé normal de confier votre fille de 10 ans à un
homme en pleine nuit ?
Monique : Je me suis juste dit que c’était un souci de moins, que Paul
allait la garder quelques jours.
Éloïse : Quand je suis rentrée à la maison, j’ai couru dans ma
chambre mais je me suis arrêtée dans l’escalier car Paul te hurlait
dessus. Il était fâché par mon comportement et je me souviens que tu
as balbutié ces mots : « Je suis désolée. »
Monique : Oui, je suis vraiment désolée pour tout ça. Je te demande
pardon.
Le thérapeute : Monique, il n’est pas question de pardon ici, il s’agit
d’évacuer la souffrance et les secrets qui ont creusé un fossé entre
vous et ont altéré vos liens.
Monique (exprimant un soudain mal-être) : Je ne sais pas quoi faire, ni
comment…
Le thérapeute : Ressentiez-vous cela à cette époque ?
Monique : Tout le temps. J’étais perdue sans mon mari. J’étais
impuissante. Je me regardais faire. J’étais comme une morte-vivante.
Il est trop tard maintenant pour rattraper quoi que ce soit. Vers 12 ans,
Éloïse m’a confié que Paul n’était pas gentil. Je n’ai pas cherché à
comprendre ce que cela signifiait. Un peu plus tard, j’ai imaginé que
ma fille était peut-être en danger alors j’ai récupéré les clés que
j’avais données à Paul et je l’ai chassé de notre vie. Je pensais avoir
agi assez tôt mais c’était trop tard.
Le thérapeute : Il n’est pas trop tard pour que chacun reprenne sa
responsabilité. Monique, vous étiez le parent et donc la personne
responsable de vos enfants, n’est-ce pas ?
Monique : Oui, mais j’ai échoué.
Le thérapeute : Aujourd’hui, vous pouvez réussir. Commençons. Tout
d’abord, pouvez-vous exprimer à Éloïse ce que vous avez entendu ?
Monique : Ma chérie, j’ai…
Éloïse : Non, il n’y a pas de « ma chérie » qui tienne… Je n’ai pas
besoin de ton amour, j’ai besoin de savoir si je peux te faire confiance.
Monique : J’ai entendu que Paul t’a fait du mal.
Éloïse : Non ! Ce n’est pas ce que j’ai dit.
Le thérapeute : Monique, pouvez-vous essayer de reprendre les mots
d’Éloïse. Ce sont ses mots, chargés de son émotion et de sa vérité
intérieure, qui sont des fenêtres pour la libération.
Monique : Quand je t’ai réveillée, tu as eu peur. Tu ne comprenais pas
ce qui se passait. Chez Paul, tu étais pétrifiée, tu avais froid. Tu te
sentais piégée, abandonnée. Tu as cru que tu allais mourir. (Monique
s’arrête et pleure.) Oh, mon Dieu, ma petite fille… Je ne peux pas
continuer, c’est trop difficile.
Le thérapeute : Je suis là à vos côtés, Monique, poursuivez.
Monique : Ensuite, il t’a fait subir des attouchements sexuels.
Le thérapeute : Ce n’est pas ce qu’elle a dit. Quels mots a-t-elle
prononcés ?
Monique : Il… il t’a violée. (Monique s’effondre.)
Éloïse pleure et répète : Oui, il m’a violée, il m’a violée, il m’a
violée…
Monique : J’ai mal pour Éloïse et… Je crois que moi aussi, j’ai été
violée enfant. C’est la première fois que j’ose me l’avouer.

En découvrant et en partageant émotionnellement l’expérience traumatique


de sa fille, Monique a pu se libérer, elle aussi, d’un lourd secret. La
répétition des traumatismes, de génération en génération, n’est possible
qu’à cause du secret. Les recherches en neurosciences ont démontré que,
pour digérer son passé et se pacifier, il est indispensable d’embrasser son
expérience intime et de cultiver un lien à soi empathique et bienveillant16.
La métaphore de l’enfant en soi favorise ce travail d’attachement intérieur
sain et libérateur.
Pour libérer les liens figés dans un système familial, chaque membre a
besoin d’apprendre à accueillir sa vérité intérieure. Sortir du secret est une
première clé pour sauver l’enfant en soi. L’accompagnement thérapeutique
a un rôle crucial pour garantir que chacun restera dans une zone de
tolérance émotionnelle acceptable. La psychologue et conseillère en
thérapie familiale Peggy Pace rappelle : « Le thérapeute agit comme
récipient et régulateur des émotions du client. La présence du thérapeute est
garante du résultat. Il doit demeurer présent, solide, relié énergétiquement à
son client et disponible émotionnellement tout au long du processus17. »
Suite à son cheminement thérapeutique, Éloïse a beaucoup évolué
personnellement et professionnellement. Elle conclut :

Il y a eu de nombreuses étapes dans ma thérapie. Je me suis rendu


compte que je portais beaucoup de culpabilité et de responsabilité qui
ne m’appartenaient pas et, qu’ainsi, je restais fidèle à un système
toxique. Et puis il y a eu les séances de thérapie familiale, où j’ai pu
exprimer à ma mère, avec des mots forts, ce que j’avais vécu enfant et
qu’elle n’avait jamais vraiment entendu. J’ai aussi découvert ce que
chacun ressentait de ce schéma familial emprisonnant. J’ai ressenti et
compris que nous étions tous les trois en souffrance. J’ai pu exprimer
à ma mère qu’elle était responsable de ce que j’avais vécu enfant et
qu’elle ne m’avait pas protégée. Grâce à l’accompagnement, ma mère
a pu reprendre l’entière responsabilité de ses actes et j’en ai été très
soulagée. Je ne pouvais plus accuser l’enfant que j’étais et la rendre
coupable de tous mes malheurs. Je me suis autorisée à aller
profondément en moi pour rencontrer la petite Éloïse meurtrie.
Aujourd’hui, je ressens que chacun de nous trois a repris sa juste
place. Ma mère n’a plus d’emprise sur moi et j’arrive à dire stop
quand je sens que les choses ne sont pas OK pour moi.

De son côté, son frère Pierre témoigne aussi de sa renaissance :

Au départ, j’étais très sceptique. Je m’interrogeais : « Que peut-il se


passer en quelques séances ? » Je suis arrivé en me demandant à
quelle sauce j’allais être mangé. C’était bouleversant mais il y a un
avant et un après. J’ai fait entendre ma voix. Je me suis senti reconnu
et crédible dans mes souffrances. Cela m’a permis de lâcher un
schéma familial dont je souffrais mais que je ne voulais pas
abandonner par souci de protéger les autres. Aujourd’hui, je constate
que chacun de nous peut exister en dehors des autres. J’ai un fort
sentiment d’autonomie. J’ai enfin réalisé mon rêve. J’ai quitté la
France et je me suis installé au Canada. J’ai aussi retrouvé ma sœur.
Avec Éloïse, nous ne nous comportons plus de la même manière. Notre
relation est devenue plus légère et nous sommes plus complices.

Le vécu enfantin au cœur de chaque adulte répercute le problème


fondamental de violence polluant l’humanité. La négation de l’enfant – de
sa personne sensible, vulnérable et pleinement intelligente – génère une
violence qui s’imprime en lui aussi sûrement qu’une tache d’encre sur un
buvard18.

Restituer la violence
La violence faite à l’enfant est une tragédie répandue. La violence éducative
ordinaire (VEO) désigne toutes les attitudes pseudo-éducatives contaminant
la relation enfant/parent. Cette violence établit un rapport de pouvoir, de
domination et de contrôle générant des souffrances morales et/ou physiques
chez l’enfant. C’est un fléau universel concernant toutes les cultures et tous
les pays. Selon un rapport de l’Unicef en date de 2009, 85 à 95 % des
adultes pratiquent cette violence éducative ordinaire19. La pédiatre
Catherine Gueguen explique : « [Elle] est dite “éducative” car elle fait
partie intégrante de l’éducation à la maison et dans de nombreuses écoles.
Elle est dite “ordinaire” car elle est souvent quotidienne, considérée comme
banale, normale, tolérée sinon même parfois encouragée par la
communauté. Il est jugé “normal” de frapper un enfant pour se faire obéir et
l’éduquer20. »
La VEO englobe les coups, les menaces, les punitions, les chantages, les
jugements, les dévalorisations, les isolements, etc. qui placent l’enfant sous
terreur. Cette peur, gravée dans la chair d’un grand nombre, est
omniprésente dans la relation ex-enfant/ex-parent à l’âge adulte. Elle altère
le lien et la relation. Par peur, honte et culpabilité, beaucoup gardent
secrètes ces violences. La banalisation, la justification et la rationalisation
sont les moyens les plus courants pour légitimer les comportements
inacceptables subis enfant.
Rendre symboliquement à son parent (ou à tout autre adulte) la violence
reçue est une opportunité de faire grandir la relation. Pour l’ex-enfant, la
restitution de violence symbolique est une libération énergétique,
émotionnelle et psychologique. Le lien est ainsi purgé d’un poids
jusqu’alors pris en charge par l’éternel enfant se sacrifiant pour son parent.
Pour l’ex-parent, la restitution revient à une rétrocession. Il récupère son
« paquet » et gagne l’occasion d’assumer ses actes passés. En redevenant le
seul responsable de ses actes vis-à-vis de son enfant, il se libère aussi de sa
culpabilité (parfois inconsciente).
La thérapie est déjà un processus de restitution en dévoilant à un tiers son
vécu douloureux. Trop peu de thérapeutes accompagnent la restitution de
violence au sein de la relation ex-enfant/ex-parent. D’abord, parce que le
thérapeute n’est pas toujours un témoin lucide de son propre vécu enfantin
(ce qui peut amoindrir ses interventions). Ensuite, la restitution est plus
facile à effectuer dans un contexte de thérapie familiale (mais ce n’est pas la
seule possibilité). Enfin, la restitution de violence est un travail complexe
qui exige beaucoup de rigueur et de prudence de la part du thérapeute. Il
nécessite plusieurs mois (parfois un ou deux ans) de préparation pour
aboutir.
L’ex-enfant peut restituer la violence à son parent lorsqu’il a suffisamment :
reconnu et évacué les émotions liées à son vécu douloureux (peur, colère,
rage, etc.) ;
retrouvé une certaine capacité à réguler ses affects en apprenant à
rassurer son enfant intérieur ;
exploré la fonction de son silence face à son système familial ;
questionné la fonction de la violence éducative ordinaire dans son
système familial ;
renoncé à ses attentes implicites ou explicites à l’encontre de son parent ;
réhumanisé son parent et accepté les limites passées et présentes de ce
dernier.
La restitution de violence peut se présenter comme un jalon ou comme le
point d’orgue d’un processus thérapeutique. Elle est effectuée par l’adulte
mature et responsable au nom de l’enfant en lui. Elle peut prendre la forme
d’un courrier ou d’un objet, et être réalisée en présence de son parent ou
pas.
Marc, 35 ans, se confie sur sa restitution de violence :

Après ma première année de thérapie par l’enfant intérieur, j’étais


plus conscient de mon passé. Je ne remettais pas en cause l’amour que
mes parents m’avaient porté, là n’était pas la question. J’étais juste
indigné du traitement éducatif que j’avais subi. Enfant, ma mère me
menaçait sans cesse avec une tige en bambou et un martinet. Elle ne
m’a jamais frappé mais j’étais terrorisé par ses fulminations et par la
peur des coups. Un jour, alors que j’évoquais une scène de mon passé
à mon thérapeute, j’ai réalisé que j’avais chez moi une grande tige en
bambou rangée derrière une porte. Mon thérapeute me demanda à
quoi elle servait. « À rien du tout ! » lui répondis-je. Cela a été le point
de départ de ma restitution de violence. J’ai convenu d’un rendez-vous
avec ma mère. Je lui ai apporté la tige de bambou et un martinet
acheté pour l’occasion. Je lui ai remis ces objets en lui disant :
« Voilà, je crois que ces objets t’appartiennent. Ils figurent la violence
des mots et des menaces que tu as utilisés, dans ta fonction de mère,
envers le petit Marc entre 5 et 12 ans. Je suis indigné par ton
comportement. Par cette restitution, je t’en rends la pleine et entière
responsabilité. » Puis je suis parti. Quelques jours après, elle m’a
téléphoné pour me dire qu’elle comprenait mon acte. Depuis, elle n’a
pas réévoqué le sujet mais je sens que notre relation est plus juste. Il y
a toujours eu une distance entre nous mais, à présent, cette distance
est plus respectueuse et plus saine des deux côtés.

La restitution de Marc a pris un sens particulier quand il a su, quelques


jours avant l’entrevue avec sa mère, qu’il allait être papa. La restitution de
violence est un excellent moyen de lutter contre la répétition des violences
éducatives. Alice Miller affirme : « Si nous, nous n’avons pas eu, enfants, la
possibilité de vivre consciemment et de surmonter le mépris qui nous était
infligé, nous le perpétuons21. »
La restitution de violence symbolique est l’une des pierres angulaires d’un
processus thérapeutique abouti. Elle est une dénonciation du mépris subi
par l’enfant. Elle dérange certains qui hurlent à l’injustice et à la violence
faites aux parents. Quelles que soient les raisons invoquées pour protéger
ou dédouaner les parents de leurs responsabilités, cette attitude est une
atteinte aux ex-enfants et aux ex-parents en quête de pacification.

Se pacifier
En chaque adulte, l’enfant intérieur espère vivre en paix avec son histoire.
Ce ne sont pas les traumatismes de l’enfance qui déterminent la qualité
d’une vie adulte (même s’ils ont un impact certain), mais bien la relation
tissée avec soi, avec son passé et avec autrui. C’est le devoir de l’adulte de
considérer qu’enfant, il méritait autant d’attention, d’amour et de tendresse
que n’importe quel autre enfant. Il lui revient de nommer tous les
comportements inadaptés, inacceptables ou criminels perpétrés à son égard
et de s’en indigner. Cela l’aidera à privilégier dans sa vie des relations
épanouissantes s’écartant des modèles déficients du passé.
Aujourd’hui, beaucoup s’accordent à reconnaître que la violence provient
de l’éducation et non de la nature humaine. L’être humain est capable des
pires atrocités alors que, paradoxalement, son cerveau n’est pas fait pour la
violence. Cette dernière endommage les capacités neurosociales naturelles
de l’être humain (empathie, bienveillance, altruisme, compassion, etc.).
La relation ex-enfant/ex-parent a besoin d’être éclairée, réévaluée, assainie
et réajustée pour que chacun puisse se pacifier. Nul être ne peut grandir et
s’accomplir sur les sables mouvants du secret et de la violence. En thérapie
familiale, nous rencontrons très peu d’ex-parents refusant d’assumer la
responsabilité de leurs actes. La dernière mission du parent est d’accueillir
la vérité intérieure de son ex-enfant sans chercher à rejeter, rationaliser,
minimiser celle-ci ou vouloir la prendre en charge. Quand l’accueil de cette
vérité ne peut aboutir, la relation est bancale et ne peut pas se pacifier.
C’est dans la relation enfant/parent et ex-enfant/ex-parent que les clés de la
paix dans le monde se forgent. Il ne s’agit pas d’une vision utopique ou
naïve mais d’une aspiration pour dessiner les contours du monde de
demain. En rencontrant, dans notre carrière, des milliers d’enfants
intérieurs, nous avons pu observer cette inclinaison particulière poussant
chaque être à vivre paisiblement en lien avec tout ce qui l’entoure.

Une première alliance


La thérapie de l’enfant intérieur ne recherche pas les causes du mal-être
dans l’imperfection du passé familial. En chacun, l’éternel enfant adapté
maintient l’adulte dans un état de transe face à son passé. Cette hypnose
déforme la réalité. S’il est important de reconnaître ce qui a été douloureux
et de s’en indigner, il est tout aussi essentiel de mobiliser, dans le présent,
toutes ses ressources pour prendre en main sa vie relationnelle. On sauve
son enfant intérieur en le ramenant à chaque instant dans l’ici et maintenant.
Lorsque l’on communique avec son ex-parent, on peut le faire en tenant la
main de son enfant intérieur. Oser dévoiler sa vérité intérieure réintègre de
la conscience dans le lien. Personne ne peut plus alors demeurer dans
l’ignorance de ce qui a été. Chacun redevient responsable de sa réponse et
de ses choix.
Cette première alliance avec l’enfant intérieur ouvre de nombreuses portes
relationnelles. Qu’importent les raisons pour lesquelles vous avez, enfant,
manqué de sécurité, de protection, de considération, de soutien, d’empathie,
de soins et d’amour, l’allié adulte qui vous a fait défaut existe bel et bien
maintenant : il s’agit de vous-même.

Devenir son meilleur allié


Les aptitudes d’autoparentage
La notion du temps n’existe pas pour l’enfant intérieur. Toutes ses
expériences du passé sont disponibles dans toute leur immédiateté et toute
leur vivacité. Chaque adulte peut devenir son propre parent afin de combler
les lacunes liées à son développement. Il incombe à chacun de prendre la
responsabilité de sa propre guérison pour panser ses plaies. À chaque fois
que le passé fait irruption, agréablement ou douloureusement, il s’agit d’un
appel de l’enfant intérieur qui attend de l’adulte un soutien ou un
encouragement pour continuer à grandir.
Dans nos ouvrages précédents, nous avons proposé différentes stratégies
d’autoparentage en insistant particulièrement sur :
l’importance des messages encourageants que l’enfant intérieur a besoin
d’entendre régulièrement, comme : « Je suis heureux que tu sois un petit
garçon/une petite fille », « Tu es une personne aimante », « Tu es libre
d’exprimer tes émotions et tes besoins », etc. L’un de nos livres recèle un
grand nombre d’affirmations pour réparer les processus inachevés à
différents âges de son vécu enfantin22 ;
le rôle de la symbolisation23, qui facilite la communication avec l’enfant
intérieur figuré par une peluche, une poupée, un poupon ou représenté
par un dessin. Les photos de soi, enfant, sont aussi d’un grand secours
pour entrer en contact avec son histoire enfantine ;
la puissance des rituels pour réintégrer des potentialités oubliées : « Par
sa puissance métaphorique et symbolique, le rituel va droit au but. Il ne
s’encombre pas du mental et de ses interminables questionnements. À
l’issue d’un rituel, de nouvelles possibilités émergent à la conscience et
repoussent les frontières de la relation à soi, aux autres et au monde24 » ;
la force de l’échange de lettres entre l’adulte et l’enfant intérieur : cette
correspondance avec l’enfant en soi est un excellent moyen d’éclairer
son monde intérieur et d’accroître la conscience de soi.
Plusieurs constats s’imposent aujourd’hui. Les personnes qui
s’autoparentent assidûment régulent plus facilement leurs émotions et
élargissent l’éventail de leurs ressentis. Elles développent un profond sens
de l’intimité et améliorent ainsi leurs relations. Elles sont plus autonomes et
différenciées d’avec leurs ex-parents. Devenir son propre parent agit
comme un rite de séparation. Cet affranchissement facilite une
communication plus franche et plus saine entre ex-enfant et ex-parent. Ces
personnes profitent mieux de la vie en lâchant plus facilement leurs
stratégies de survie et d’autoprotection.
L’autoparentage n’est pas individualiste, nombriliste ou égoïste comme
certains l’imaginent. Bien au contraire, il s’enclenche souvent grâce à
l’autre ou à ses côtés. Il favorise toujours une ouverture nouvelle à autrui.
Cette expérience d’autoparentage débute parfois dans une relation
thérapeutique. Muriel, 53 ans, confie :

Lors de ma première séance de thérapie par l’enfant intérieur, alors


que je racontais mon enfance, ce qui a vraiment ouvert mon cœur,
c’est de voir des larmes dans les yeux de mon thérapeute. C’était le
premier être humain qui pleurait avec ma petite Muriel. Du coup, cela
m’a encouragée à développer cette empathie, cette compassion pour le
petit et le fragile en moi. Cela a tout changé : ma vie, ma relation à
moi-même et aux autres. La petite fille en moi s’est enfin sentie
entendue, comprise, validée dans ses ressentis. Elle a pu témoigner et
se libérer.

À l’instar de Muriel, nombre de personnes expérimentent l’autoparentage


avec le concours d’un être bienveillant. Elles se sentent ainsi légitimes à
prendre soin de leurs parts d’enfance blessées. Elles s’autorisent à libérer
des aptitudes bafouées ou niées. Plus essentiel encore, leurs âmes retrouvent
une place au sein d’une humanité imparfaite et vulnérable.
Dans notre précédent ouvrage, nous ajoutions : « Votre enfant intérieur rêve
de parents qui seraient une source fiable et constante d’amour, de sécurité,
de soins, de reconnaissance, de validation et d’encouragement. C’est tout à
fait légitime. Le besoin de maman et le besoin de papa sont communs à tous
les êtres humains. Cependant expliquez à votre enfant intérieur qu’un bon
parent n’existe pas dans l’absolu. L’être humain est imparfait, mais il est
perfectible. Rassurez-le en vous engageant à être un meilleur parent pour
lui. Tranquillisez-le sur vos défaillances. Prévenez-le que vous allez parfois
l’oublier, ignorer ses appels, le trahir ou le blesser, mais que vous finirez
toujours par revenir vers lui avec amour et avec la conscience que ce qui lui
fait mal vous fait souffrir aussi25. »
L’autoparentage est aussi un excellent entraînement pour le métier de
parent. Un enfant conforté par la présence aimante et solide de son parent
trouve en lui des forces incroyables pour digérer ce qui le blesse dans la
relation. Un parent qui reconnaît ses torts ne s’invalide pas – tout au
contraire, il dévoile son humanité à son enfant. Il l’aide à grandir en le
confrontant au réel. L’enfant, allié à son parent, distingue ce qui est blessant
de ce qui est réconfortant. Il gagne ainsi en autonomie. Il apprend à faire la
différence entre les situations qu’il peut maîtriser et celles où il aura besoin
d’aide. Il aura confiance en l’autre en le percevant comme un possible
soutien. Un parent conscient offre à son enfant l’exemple de réponses
empathiques et bienveillantes.
L’autoparentage est une source où l’on abreuve son âme asséchée grâce à
l’incroyable union de l’adulte et de l’enfant marchant main dans la main. En
commençant à être son meilleur allié, on puise une autre ressource
inestimable au cœur de cette alliance : le pouvoir de réécrire sa biographie.

Réécrire sa biographie
Dans un récent essai, la professeure de psychologie Chantale Prouxl
s’interroge sur la trajectoire singulière de certains orphelins : « Un grand
nombre de mystiques qui ont marqué le monde, d’éminents chercheurs,
d’artistes lumineux, de philosophes célèbres ont perdu leur mère à la
naissance ou au cours des premières années de leur vie26. » Nous
retrouvons une forme d’autoparentage chez de nombreux orphelins à
l’instar des deux exemples suivants.
La première histoire est celle de Thérèse Martin (1873-1897) qui perd sa
mère d’un cancer à l’âge de 4 ans. Ce drame se transforme en initiation et la
petite Thérèse amorce très jeune une profonde conversion spirituelle :
« Devenue sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, sa relation
au Christ abandonné sur la croix lui sert à “penser” et à “panser” l’enfant
blessé en elle. Elle apprend à se materner en envisageant Dieu comme un
bon parent, grâce à l’image de Marie qu’elle nomme sa “mère chérie”. Ce
reparentage – une expérience unique pour l’époque – lui offre une résilience
spirituelle qui soutient, déploie et amplifie les compétences, les ressources
et les potentialités de son être27. »
Le second parcours est celui du psychologue Erik Erikson. Célèbre pour sa
théorie de l’identité, sa biographie recèle un détail notable. Né en
Allemagne de père inconnu en 1902, il est adopté à 3 ans par son beau-père
Theodor Homberger. D’origine juive, il émigre aux États-Unis en 1932 et
demande sa naturalisation américaine. À cette occasion, il change de nom et
devient Erik Erikson, signifiant littéralement Erik, fils d’Erik. Dès lors, il
est symboliquement son propre fils et son propre père. Il accepte « de fait
que sa propre vie relève de sa propre responsabilité28 ».
L’autoparentage replace l’individu au centre de son récit biographique, cet
écheveau d’histoires entremêlées et incomplètes. Que l’on en soit conscient
ou non, chaque ex-enfant vit, en partie, à travers et dans l’histoire de son
ex-parent. Par loyauté, il tente de raccommoder les accrocs d’un récit qui
n’est pas le sien. Les orphelins sont, peut-être, plus enclins que d’autres à
écrire leur propre récit. Ils peuvent aussi rester piégés dans une histoire
idéalisée, celle d’un parent magnifié parce que absent.
Devenir adulte, c’est devenir orphelin de père et de mère pour reprendre
l’entière responsabilité de son chemin de vie. C’est une façon de ne plus
suivre l’histoire officielle défendue par son système familial. Cette histoire
officielle prétend connaître et définir ce que chacun est. Elle proclame que
chaque adulte reste l’enfant de son parent. Devenir orphelin, c’est
s’affranchir de toute fonction parentale extérieure. C’est à la fois
douloureux et libérateur.
Ainsi, l’individu se réapproprie son histoire véritable : « Si l’on ne peut pas
changer son passé, on peut changer sa relation au passé. On peut le réécrire
en exhumant les passages manquants conservés dans les images-sources
vibrantes. Qu’elles soient douloureuses ou heureuses, les images-sources
viennent contrecarrer le récit biographique dominant, qui écarte les
principaux vécus de l’être enfantin29. » L’un des avantages de la thérapie de
l’enfant intérieur est de laisser jaillir des images-sources pour réécrire une
biographie complète, continue dans le temps et dans l’espace, avec de
nouveaux scénarios de vie plus épanouissants.
Les images-sources sont des expériences enfantines – réelles ou imaginaires
– engrammées dans le corps. Les interventions du thérapeute axées sur les
images intérieures et les sensations du corps (piliers de la représentation de
soi) créent l’émergence d’un nouveau récit : « Lors de ce processus, les
images-sources sont intégrées et reprennent toute leur place dans la
véritable biographie de l’individu quand le point de vue de l’enfant est
remis au cœur de l’histoire, pris en compte et entendu30. »
La réécriture de sa biographie démontre qu’il n’existe aucun déterminisme.
Chaque adulte est capable de créer sa vie comme il l’entend. Demeurer
l’enfant de son parent bloque le processus d’individuation.

Clore son passé


Clore son passé signifie avant tout quitter ses parents et sortir de sa famille.
Pourtant, si quitter évoque le départ – nécessaire séparation pour être soi –,
il appelle aussi à un retour. Personne ne peut vivre sans passé ou sans
racine.
Le devenir adulte est évoqué dans tous les mythes sous la forme d’une
quête circulaire pour revenir transformé à son point de départ. C’est l’aller-
retour des quêtes de Bilbon Sacquet ou de son neveu Frodon dans les sagas
de Tolkien, d’Ulysse dans L’Odyssée d’Homère, etc. Tous ces mythes
rapportent la même vérité : au retour, plus rien n’est pareil. Éveiller son
adulte intérieur initie des retrouvailles avec l’enfant en soi. L’individu
réenchanté gagne en maturité et en discernement. Ce cheminement
transforme la nature des liens en soi et augure une nouvelle façon de s’allier
à autrui.
Certains ne partent jamais, d’autres ne reviennent jamais. Il n’y a aucun
jugement à émettre sur l’itinéraire personnel. Qu’elle aboutisse ou non, la
quête est inscrite au cœur de chacun. À son retour vers son ex-parent, l’ex-
enfant n’est plus le fruit de son passé. Fort de sa propre connexion à lui-
même, il est celui qui annonce une nouvelle alliance. L’ex-enfant sait que
chaque être est entièrement libre et responsable, c’est pourquoi il conçoit
que la relation puisse être limitée.
Clore son passé, c’est intégrer cette difficile prise de conscience : je ne
connais pas mes ex-parents et ils ne me connaissent pas. Voyons ensemble
s’il est possible de se découvrir pour ce que nous sommes devenus
aujourd’hui, ici et maintenant.

1. Nous reprenons ici le titre d’un célèbre essai du prêtre et psychothérapeute canadien Jean
Monbourquette.
2. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., J’arrête d’être mal dans mon couple, op. cit., p. 8.
3. Hendrix H. et Lakelly Hunt H., Le Guide des parents, op. cit., p. 106.
4. Yalom I., Thérapie existentielle, Éditions Galaade, 2008, p. 220.
5. Article de Jean Monbourquette posté le 3 septembre 2016 sur le site de la Maison Monbourquette
– Soutien aux endeuillés : https://www.maisonmonbourquette.com/single-
post/2016/09/12/LATTACHEMENT-ET-LE-DEUIL.
6. Aspremont Lynden I. d’, Médecin de l’âme. Jean Monbourquette, Novalis, 2008, p. 15-16.
7. Elkaïm M., Comment survivre à sa propre famille, op. cit., p. 93.
8. Monbourquette J., Apprivoiser son ombre, Bayard, 2010, p. 18.
9. Nous reprenons les tranches d’âges proposés par Sylvie Galland. Voir Galland S., La Relation
entre les adultes et leurs parents, op. cit., p. 194-198.
10. Yalom I., Thérapie existentielle, op. cit., p. 648.
11. Citation tirée d’une brochure du Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (RQASF –
Marcotte et Ouimet, 2001).
12. Boutinet J.-P., Psychologie de la vie adulte, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-
je ? », 2013, p. 67.
13. Chopra D. et Tanzi R. E., Le Fabuleux Pouvoir de votre cerveau, Guy Trédaniel Éditeur, 2013, p.
279-280.
14. Extrait d’un poème rédigé par une jeune femme de 21 ans ayant grandi dans une famille
perturbée par l’alcoolisme. Voir Whitfiled Charles L., L’Enfant en soi. Découvrir et rétablir notre
enfant intérieur, Éditions Science et Culture, 2002, p. 105.
15. Le pardon est une notion très controversée dans le domaine de la psychologie. Ses bienfaits sont
régulièrement surévalués par ses défenseurs qui confondent les effets homéostatiques du pardon
avec la guérison psychique. Le pardon peut rééquilibrer un temps mais il ne résout pas les
tensions intrapsychiques sur le long terme. Pire, d’autres recherches démontrent clairement la
toxicité du recours au pardon. L’ouvrage de la psychothérapeute Sylvie Tennenbaum, Pardonner.
Tyrannie ou libération ? (Inter-Éditions et Dunod, 2008) apporte un précieux éclairage sur cette
question.
16. Van der Kolk B., Le corps n’oublie rien, op. cit., p. 281.
17. Pace P., Pratiquer l’ICV. L’intégration du Cycle de la Vie, Dunod, 2014, p. 47.
18. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., J’arrête d’avoir peur !, op. cit., p. 92.
19. Guegen C., Pour une enfance heureuse, op. cit., p. 218.
20. Ibid.
21. Miller A., C’est pour ton bien, op. cit., p. 15-16.
22. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., L’Oracle de l’enfant intérieur, op. cit.
23. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., J’arrête d’avoir peur !, op. cit., p. 100-105.
24. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., Rituels de l’enfant intérieur, op. cit., p. 20.
25. Ibid., p. 213-214.
26. Proulx C., S’affranchir, Fides, 2019, p. 11.
27. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., Rituels de l’enfant intérieur, op. cit., p. 63.
28. Erikson E., Adolescence et crise. La quête de l’identité, Flammarion, coll. « Champs », 1972, p.
145.
29. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., Rituels de l’enfant intérieur, op. cit., p. 186.
30. Ibid., p. 176.
Le lien dans tous ses états
C’est la conquête de notre capacité à modifier les règles du système où nous vivons qui peut
permettre à tous les membres de la famille d’accéder aussi au changement.
Tant il est vrai que les liens qui m’unissent aux autres, lieux et causes de ma souffrance, peuvent
devenir les voies mêmes de ma libération, et de la leur.
MONY ELKAÏM

Du lien de filiation au lien ontologique


La prégnance du lien
Personne n’existe sans l’autre. L’expérience humaine est centrée sur la
prégnance du lien à autrui. Le bébé s’attache à son parent pour survivre et
recevoir l’amour et les soins nécessaires à son existence. En grandissant,
l’enfant se construit par la reconnaissance qu’il obtient. Le regard de son
parent est comme un miroir dans lequel il se découvre. L’enfant est aussi
une éponge qui absorbe les émotions, les représentations, les données les
plus inconscientes de son système familial. Pourtant, cette construction
n’est pas passive. L’enfant n’est pas simplement un vase que l’on remplit ;
il possède des capacités pour intégrer ou rejeter ce qui semble vouloir le
définir dans le lien à ses parents et à sa famille.
Dès la naissance, il y a, en chaque être, un centre d’observation de la
conscience et de la volonté qui échappe à cette construction identitaire.
Nous l’appelons le « pilote intérieur », le « cœur d’enfant », le « Soi ». Il se
situe au-delà de toute atteinte extérieure. Il se traduit par une transcendance
de soi, généralement éprouvée intensément et de façon passagère dès
l’enfance. Il est le gardien de la vérité intérieure, de l’histoire alternative,
invisible et authentique de l’être. L’enfant intérieur est l’une des métaphores
les plus efficaces pour appréhender et contacter cette instance supérieure de
l’être. Erik Erikson constate : « Dans le cœur de l’homme il y a plus que
l’identité, (…) en fait il y a dans chaque individu un “je” (…) qui peut
transcender l’identité psychosociale (…) comme si une pure identité devait
rester indemne d’un empiétement psychosocial1. » Cet empiétement débute
dans la famille, grandit à l’école et prospère dans la vie adulte.
Les liens sont prégnants dans l’existence. Ils sont fondamentalement une
opportunité pour exister davantage et grandir en conscience. Cependant,
nombre de personnes se définissent par leurs liens, sans discernement.

Se définir par ses liens


Se définir en fonction du lien à ses parents est automatique. Certains
évoquent, pêle-mêle, des traits physiques, un statut social, un patrimoine,
une passion, une qualité, des valeurs, des habitudes, des opinions politiques
ou des goûts. La sensation de ressemblance accentue le sentiment de
cohésion et de continuité familiale. Sans remettre en cause le legs parental
et la transmission familiale, on peut s’interroger sur l’insistance avec
laquelle d’aucuns revendiquent cet héritage. Le recours systématique aux
figures parentales pour se définir, parler de soi ou justifier sa pensée est
courant. C’est bien souvent un signe suspect. En croyant et en affirmant
ressembler à vos parents, vous éludez les influences dominantes extérieures
en sous-estimant l’impact du monde et de vos relations actuelles sur le
cours de votre existence2.
L’équilibre entre assimilation et différentiation est essentiel dans la
construction de la conscience de soi et l’accès à sa vérité intérieure. Sous
l’emprise de certains liens, vous dépréciez, rétrécissez, limitez ou annihilez
peut-être une part de vos forces et ressources d’individuation. C’est le cas
de Josiane :

Mon enfance et mon adolescence sont un long parcours de souffrance


entre un père alcoolique et une mère impuissante. J’ai vécu dans une
famille totalement incohérente, chaotique ou les « ma chérie, je
t’aime » côtoyaient les « tu n’es qu’une sale pute ». À l’adolescence,
j’ai sombré dans l’anorexie. Je mettais de côté les aspects destructeurs
de mes parents pour ne garder que le meilleur. À 30 ans, j’ai retrouvé
mon journal secret d’adolescente rédigé entre 14 et 18 ans. En le
relisant, j’ai découvert mon incroyable force et lucidité de l’époque.
Mes mots étaient percutants et sans complaisance. C’était l’expression
de mon vrai Soi. En exilant cette part de moi, je continuais à me
définir en fonction de l’image que me donnaient mes parents, « un être
impuissant et minable ». À partir de là, j’ai modifié mes relations aux
autres. J’ai osé montrer mon côté aimant, plein de fougue et joyeux.
Mes liens sont devenus plus nourrissants et j’ai résolu peu à peu mes
troubles alimentaires.

Pour les psychologues américains Malcolm Slavin et Daniel Kriegman,


même forcé à s’adapter, l’individu garde une singularité intérieure qui le
protège de ses proches et de leurs inévitables empiétements. Les stratégies
visant à se défendre de l’influence des autres passent, selon eux, par une
dissimulation temporaire du vrai Soi. En effet, « l’environnement social ne
doit pas définir le Soi au-delà de certaines limites (…) [L’environnement]
n’est jamais un facteur neutre ni entièrement un allié3 ». L’expérience de
Josiane le confirme. Son journal secret a gardé la trace de son vrai Soi que
Slavin et Kriegman définissent ainsi : « Le vrai Soi représente cette
constellation singulière de caractéristiques universelles et individuelles dont
la maximisation (actualisation) se révèle dans chaque individu par un
sentiment de vitalité et d’appartenance à un contexte relationnel4. »
La dissimulation du Soi perdure à l’âge adulte tant que l’individu reste
attaché à ses figures parentales en espérant recevoir ce qui lui a tant
manqué5. Ce faisant, il ne remet pas en cause la place et la fonction qu’il
occupe dans son système familial. En demeurant fidèle à ce qui lui a été
légué, sans discernement, il vit en individu conforme et éloigné de lui-
même.
L’individuation est un processus nécessairement relationnel. C’est l’art
d’être soi-même au milieu des autres en répondant à son besoin d’être
reconnu et accepté. Si cela n’est pas possible dans sa famille d’origine – et
cela ne l’est jamais complètement –, il est sain, et même souhaitable, d’aller
rechercher ailleurs d’autres lieux d’appartenance.
Certaines familles se comportent comme si l’extérieur était dangereux. Pour
ces familles, les difficultés et les incertitudes de la vie sont des risques dont
il faut absolument épargner l’enfant quel que soit son âge. Elles
encouragent le repli communautaire alors que l’évolution saine d’une
famille dépend de son ouverture aux informations internes (celles
exprimées par les aspirations d’émancipation individuelles de ses membres)
et externes (celles apportées par les influences du monde).
Quitter sa famille est davantage une quête de soi que la fuite d’un
environnement hostile. Naître à soi implique de sortir de son contexte
familial. On peut se sentir bien au milieu de sa famille mais on ne peut être
soi sans avoir initié l’aller-retour conté par tant de mythes universels.
Devenir soi implique l’abandon de ce qui a été défini par d’autres membres
de sa famille.
Votre enfant intérieur est naturellement chez lui au cœur du monde. Ce « Je
suis le monde » vibrant en lui l’invite à se lier au monde, à s’y intégrer et y
prendre racine. Son imagination le pousse au-delà du récit parental et des
frontières familiales. Aujourd’hui, vous pouvez initier ce voyage initiatique
en éclairant la ronde de vos liens.

La ronde des liens


Quand on évoque la relation ex-enfant/ex-parent, ou celle entre les
membres d’une famille, l’amour est bien souvent cité comme le vecteur
d’union. Or les liens sont, en réalité, des attaches bien plus profondes que
les sentiments. Les liens sont les premières expériences d’alliance. Ils
unissent les individus mais ne les définissent pas pour autant, ou seulement
partiellement. L’interdépendance humaine ne doit pas faire oublier à quel
point le besoin d’espace, d’autonomie et de liberté dans le lien à autrui est
élevé.
Pour répondre à ses aspirations, un adulte envisage les différentes
dimensions du lien pour cheminer de l’automatisme (des liens imposés et
vécus sans conscience) au libre arbitre (des liens choisis et nourris dans la
confiance et l’intégrité). Le lien détermine la place à prendre (et la manière
de la prendre) et la fonction à remplir (et la manière de la remplir) dans une
interaction humaine. Chacun a intérêt à éclairer toutes les trames qui le lient
aux autres.
Le voyage à travers les cinq dimensions du lien participe de la quête
d’individuation. Il propose à l’adulte trois épreuves majeures : le départ,
l’initiation et le retour. La ronde des liens figurée ci-dessous résume ce
cheminement :
Les cinq dimensions du lien sont présentes en tout être. Elles sont les étapes
que le héros traverse dans son odyssée. Désirez-vous devenir le héros de
votre vie ? Le héros est un archétype, une image fondamentale « pour la
société et l’individu en véhiculant des pistes universelles d’émancipation et
d’épanouissement. (…) Pour l’enfant, le héros aide à grandir. Pour l’adulte,
le héros aide à s’accomplir6 ».
Chaque lien peut être vécu automatiquement, sans discernement, ou devenir
une aventure transformatrice participant de l’odyssée du héros.

Les cinq dimensions du lien7


Le lien de filiation : un récit des origines
Le lien de filiation répond au besoin de se sentir appartenir à une famille, à
une histoire, même s’il n’y a pas de lien biologique. L’enfant grandit grâce
au récit de ses origines. Il veut savoir d’où il vient, comment il a été conçu,
s’il a été désiré et comment il a été accueilli. L’enfant est avide de
connaissances sur tout ce qui l’entoure : l’origine du ciel, des arbres, des
fleurs, etc. La profondeur de ses questionnements est une interrogation sur
sa place dans le monde. En sachant d’où l’on vient, on peut partir à la
découverte d’autres univers.
Un lien de filiation automatique ne favorise pas l’émancipation. Exemple :
« Je suis un Durand et j’appartiens à la lignée des Durand où chacun est fort
de père en fils. » Ce lien automatique rappelle, souligne et justifie l’autorité
parentale et la hiérarchisation de la relation où le parent domine et dirige les
élans de l’enfant.

Le lien éthique : le don et la dette


Donner, recevoir, rendre structurent les liens et créent naturellement des
loyautés. Le risque est de se vivre comme l’éternel obligé de son parent et
de répondre à des attentes parentales injustes pour soi. Ce lien éthique où
l’individu ne se sent jamais quitte à l’égard de ses parents et cherche à
s’acquitter d’une dette insolvable est nécessairement à transcender. Pour se
libérer, l’ex-enfant accepte de se montrer déloyal envers sa famille. Les
trahisons libératrices ne sont pas confortables mais évitent de se trahir soi-
même.
Nicole Prieur ajoute : « Pour les parents, ce n’est pas évident non plus. Être
parent, c’est peut-être se préparer à être renié, pour être retrouvé autrement.
(…) Accepter la perte de l’enfant idéal rêvé et fantasmé, certes, mais aussi
la perte narcissique de ne pas être toujours “bon” pour ses enfants, en tant
que mère et père8. »
Le lien éthique automatique enferme l’ex-enfant dans la dette insolvable
dont il croit s’acquitter en donnant à son tour à ses enfants ou à ses proches.
C’est ainsi que le lien éthique perdure. Et, de génération en génération,
chacun est l’obligé de son ascendant. Exemple : « Ma mère s’est sacrifiée
pour moi ; elle a abandonné son métier pour me donner toute son attention,
pour veiller sur moi. Je lui dois tout. »

Le lien moral : la transmission des valeurs


Le lien moral repose sur la transmission des représentations et des valeurs
du système familial. Ce fonds commun soude la famille. Les valeurs
familiales ont besoin d’être ouvertes et respectueuses pour accroître
l’intelligence morale de l’enfant. Les valeurs ne se défendent pas par de
beaux discours mais en agissant en conformité avec les principes que l’on
défend. Les enfants sont entiers et souffrent des incohérences entre les
propos et les comportements parentaux.
La découverte de l’intelligence morale chez l’enfant est une véritable
révolution. Elle modifie en profondeur la vision de la vie enfantine et
bouscule les pratiques éducatives. L’éducation ne peut être ni coercitive, ni
laxiste. L’enfant est naturellement collaboratif, enthousiaste et concentré
dans un environnement à la fois structuré et libre, cohérent et ouvert.
Le lien moral automatique impose certaines valeurs rigides pour rendre la
famille inaliénable et inattaquable. Cette rigidité dissimule bien souvent des
représentations étriquées et intolérantes. Dans un lien moral automatique,
les valeurs se résument à des slogans de propagande stéréotypés et creux.
Exemple : « La famille, c’est sacré. Quoi qu’ils fassent, mon père, ma mère,
mon frère et ma sœur peuvent compter sur moi. »

Le lien d’appartenance : des rituels communs


Le lien d’appartenance s’exprime comme un besoin et un sentiment. Il
s’appuie sur des rites communs qui consolident la connivence et la
complicité entre les membres d’une famille. Si les rites ne servent que la
cohésion, ils s’appauvrissent et perdent de leur sens. Un lien d’appartenance
sain respecte les affinités et les intérêts de chacun. Il favorise des rites où
chacun se sent reconnu et accepté dans sa singularité.
Le lien d’appartenance automatique investit le mot « famille » d’un
incroyable pouvoir. Appartenir à sa famille devient une fin en soi.
Exemple : « Ma famille me comprend mieux que quiconque. Ils sont les
seuls à me connaître vraiment et à pouvoir m’accepter. »
Le lien ontologique : reconnaître la singularité de
chacun
Le lien ontologique consiste à reconnaître et à accepter la personnalité de
chaque membre. Ce lien nécessite des relations authentiques pour se
dévoiler. La famille ontologique (c’est-à-dire qui privilégie l’être) met ses
ressources au service de l’enfant et devient un point d’appui pour qu’il ose
se réaliser. Elle l’accompagne dans sa découverte de lui-même et soutient sa
sensibilité et ses aspirations. Elle favorise le développement de ses
compétences spécifiques. Une famille ontologique a l’esprit d’équipe dans
le sens où le groupe soutient chacun dans sa singularité pour enrichir tout le
monde. Elle accepte le départ de ses membres comme faisant partie d’un
processus salvateur et régénérant.
Dans le lien ontologique automatique, l’être n’est accepté que partiellement
et parce qu’il est au service du groupe. Exemple : « J’appartiens à une
famille de notaires. J’ai fait les Beaux-Arts. J’adorais mais j’ai fini par
revenir à la raison et aujourd’hui je suis notaire. »

L’odyssée au cœur du lien


Pour le héros, l’odyssée au cœur du lien est un voyage aller-retour. C’est
une étape de la quête de l’affranchissement d’un être vers la liberté
intérieure. Il quitte sa famille – où il ne peut pas être fondamentalement lui-
même – pour exister au milieu des autres. Une fois cet équilibre atteint, il
peut retrouver sa famille sans risque de régresser ni de se perdre. À ce
stade, une nouvelle alliance est possible. L’individu-héros s’affranchit de
l’éternel enfant adapté en lui pour revenir plus mature et plus lucide. Cet
affranchissement, transgressif par de nombreux aspects, n’est pas le fruit
d’une décision ou d’une volonté. C’est la résultante d’une traversée de la
vie à travers trois épreuves majeures :
le départ ou l’épreuve de la désunion : l’individu appelé à croître
mobilise toute son énergie pour le départ « qui se fait graduellement, sur
un certain nombre d’années, voire toute une vie, et qui implique une
profonde remise en cause des acquis reçus au cours des vingt premières
années de la vie. Il s’agit d’un retrait progressif des influences de la
famille et de la société en fonction d’un affranchissement9 ». L’épreuve
de la désunion appelle à rompre avec les images de l’enfance (réelles ou
fantasmées) évoquant l’union enfant/parent. Le départ est une ré-union
avec son potentiel véritable, celui qu’un parent, aussi attentif soit-il, ne
perçoit que rarement. Les jeunes adultes le découvrent souvent à
l’occasion d’une rencontre avec un mentor, d’une relation amoureuse ou
lors d’un voyage à l’étranger ;
l’initiation ou l’épreuve de la différenciation : la différenciation n’est pas
une option mais une nécessité pour être le héros, le créateur de sa vie.
C’est une émancipation des liens hiérarchiques automatiques. Elle remet
en cause l’ordre établi qui tend à soumettre l’individu à une autorité
supérieure (un parent, un employeur, un guide spirituel, Dieu, etc.) ainsi
qu’à des normes familiales et sociales. Les personnes résistant aux
influences sociales, et par conséquent moins conformistes, sont plus
créatives10. Elles trouvent des solutions inattendues et efficaces aux
difficultés qu’elles rencontrent. L’individu qui s’émancipe est
généralement accusé d’être égocentrique, révolté ou même dangereux
alors qu’il régénère la société. L’épreuve de la différenciation accroît
l’intelligence morale post-conventionnelle en cultivant une conscience
individuelle en interaction avec des principes universels. L’individu
différencié ne s’oppose pas à l’autorité mais il défend le caractère sacré
de toute forme de vie. Il se relie aux autres en s’appuyant à la fois sur
une éthique de justice (un sens de l’équité et de l’équidignité) et sur une
éthique de sollicitude (un sens du soin et de la compassion) dans toutes
ses relations ;
le retour ou l’épreuve de la réalliance : l’adulte qui est face à son ex-
parent est un ex-enfant. En se vivant pleinement comme tel, une nouvelle
relation ex-enfant/ex-parent peut naître avec ses limites et ses possibles.
L’ex-parent peut apprendre de son ex-enfant, et vice versa, dans un
échange plus égalitaire. Dans une relation ex-enfant/ex-parent saine, on
ne rejette pas le passé mais on le clôt en prenant acte que, dorénavant, de
nouvelles règles sont à l’œuvre. Ces règles ouvrent un nouvel espace
relationnel, à la condition d’être adoptées de part et d’autre. L’idée de
réalliance est enthousiasmante mais exigeante. Pour s’allier sainement,
l’ex-enfant admet qu’il ne connaît pas ses parents. La relation à un parent
est une construction complexe faite de liens automatiques, d’images et de
règles qui déshumanisent, en partie, les individus.
Réhumaniser ses parents
La figure parentale
Chantale Prouxl affirme que nos comportements sont archétypaux, c’est-à-
dire précédés par de grandes images11. Celles de mère, de père, de fils, de
fille, etc. sont puissantes. Leurs influences sont sous-estimées. Ces
archétypes influencent chacun sous la forme de contenus inconscients.
Chaque personne est plus ou moins perméable à telle ou telle représentation
parentale ou filiale en fonction de son origine culturelle, de son histoire et
de sa personnalité.
En explorant l’image de sa mère, Yaëlle, 55 ans, a écrit ce texte d’un seul
jet :

C’est qui la plus belle ? C’est maman. Depuis que j’ai l’âge de parler,
ce rituel a lieu quasiment quotidiennement. Lorsque maman sort de la
salle de bains après trente minutes de maquillage, mes yeux sont rivés
sur celle que j’admire plus que tout, que j’idolâtre : maman ! C’est un
mot magique pour moi. Depuis que je suis toute petite, elle me séduit,
me fascine, m’envoûte et me terrifie aussi. Je m’appuie sur elle pour
comprendre le sens de ce que je fais, pense, dis et ressens. Depuis ma
naissance, je lui appartiens entièrement. Elle me dicte tout et l’idée de
la décevoir me met en panique totale. Maman, elle est forte, elle n’a
peur de rien, elle ose tout, elle sait tout, elle est surprenante, elle est
pleine d’idées, et rien ne l’arrête. C’est un véritable bulldozer. Et je ne
sais jamais ce qui va se passer avec elle. Tant bien que mal, j’essaie de
m’adapter à ses attentes, ses exigences, ses injonctions, ses chantages,
ses souffrances. À partir de mes 5 ans, j’ai mis en place des stratégies
pour anticiper ce qu’elle pourrait vouloir. Malgré toute mon énergie,
ma créativité, mon attention et ma dévotion pour la servir, elle n’est
jamais contente. Elle en veut toujours plus. Elle change toujours
d’avis et je suis totalement perdue.

En relisant ses mots, Yaëlle a mieux appréhendé les tourments vécus dans
sa relation avec sa mère. Adulte, elle demeure hypnotisée par l’image d’une
petite fille qui doit répondre aux attentes de sa mère toute-puissante. Face à
l’image duelle de cette mère en elle, elle se sent impuissance. Enfermée
dans un cercle vicieux, elle redouble d’efforts pour satisfaire, en vain, celle
qui lui a donné la vie. Parfois, sa mère lui dit « Ma chérie, je t’aime », pour
ensuite mieux la rejeter. Ce schéma relationnel maintient la
déshumanisation de la mère vécue successivement comme un « monstre »
ou comme une « impératrice ». Yaëlle reste enfermée dans une
représentation maternelle imaginaire et archaïque. Elle ajoute :

Aujourd’hui encore, quand je pense à ma mère, une partie de moi


panique. J’ai peur qu’elle m’abandonne.

Chaque enfant intériorise un type d’attachement et des figures parentales


qui fondent son modèle relationnel de base. Ces éléments subsistent par le
biais d’un ensemble d’images kinesthésiques, visuelles et auditives qui
continuera à hypnotiser l’adulte et à influencer sa manière d’être en lien
avec autrui. Les transes évoquées précédemment en sont une conséquence
directe.
Les figures parentales sont également archétypales. Elles se composent
d’éléments appartenant à l’inconscient collectif, ce qui explique leur
dimension inhumaine. Pour l’enfant, ses parents sont semblables à des
divinités. Cette perception continue à vivre secrètement en chacun au cœur
de l’éternel enfant adapté qui octroie à ses parents des attributs et des
pouvoirs dépassant largement la réalité humaine. Certaines mères, par
exemple, sont perçues comme des saintes par leurs enfants puis par leurs
ex-enfants.
Un enfant en contact avec l’humanité de son parent apprend à intégrer
l’imperfection humaine. Le parent, en accueillant ses propres forces et
faiblesses, enseigne à son enfant à faire de même. En thérapie familiale,
nous constatons bien souvent que l’enfant souffre d’être uniquement en
contact avec la fonction parentale alors qu’il a besoin d’échanges avec la
personne humaine qu’est son parent. Préoccupé par le fait d’être un bon
parent, l’individu s’enferme dans sa mission parentale. Il porte le masque de
celui qui fait bien les choses en dissimulant ses doutes, ses limites et ses
erreurs. Face au masque parental, l’enfant s’habitue aussi à mettre un
masque, celui de l’enfant gentil et obéissant ou méchant et infernal. Il
intègre que les attitudes mensongères sont préférables à la vérité. Il
demeure une image, celle d’un enfant rêvé, fantasmé.

La figure filiale
Alors que l’ex-enfant reste hypnotisé par une figure parentale, l’ex-parent
ne se départit pas non plus de la figure filiale projetée sur son ex-enfant.
Une compréhension erronée des mythes a engendré la croyance que l’enfant
peut tout faire ou tout subir pour servir la cause de son parent, de sa famille
et/ou de ses aïeux.
Cette notion de toute-puissance attribuée à l’enfant s’inspire directement de
l’image de l’enfant divin, de ce jeune héros aux capacités exceptionnelles
rencontré dans nombre de mythes à l’instar de Jésus, Moïse, Bouddha,
Gilgamesh, Hercule, Arthur, etc.
Les mythes d’enfant-héros suivent généralement cette structure12 :
L’enfant est exilé mais il est de noble origine, la progéniture d’un roi ou
d’un dieu.
Sa naissance est annoncée par une prophétie et des signes confirment son
origine extraordinaire. Sa conception ou la grossesse de la mère est
magique.
L’enfant est rapidement livré à lui-même et aux forces de la nature. Il est
abandonné ou soumis à des conditions d’existence très humbles.
Des représentants de l’ordre établi tentent de tuer l’enfant jugé menaçant.
L’enfant grandit en traversant diverses initiations le menant à reconnaître
sa propre nature et à accepter sa mission.
L’enfant réintègre son rang et régénère tout ce qui l’entoure. Il est un
meneur, un guide. Le vieil ordre s’efface pour donner naissance à un
nouveau monde.
La plupart des personnes aiment les mythes pour leurs aspects lumineux.
L’enfant-héros est, à leurs yeux, celui qui réussit, contre vents et marées, à
s’imposer grâce à ses dons fabuleux. Cependant, un mythe est symbolique ;
il n’est pas une promesse de réussite matérielle. Il ne valide pas un
quelconque pouvoir magique sur les autres ou sur le monde. Le mythe
retrace l’expérience du Soi. Pour Jung, « l’expérience du Soi est une défaite
de l’ego13 ». Le mythe est par conséquent un voyage dans l’ombre, dans ce
qui est dissimulé à la conscience. Il illustre les transformations psychiques
fondamentales nécessaires à l’accomplissement humain.
Dans les mythes, les pouvoirs fantastiques du héros ne sont pas des attributs
humains mais une évocation du Soi. Le mythe relate le processus consistant
à se dépouiller de ses enveloppes narcissiques, de ses illusions et de ses
faux-semblants pour redevenir pleinement humain, inspiré par le Soi, un
être plein d’âme. Le mythe évoque le passage du potentiel (ce qui pourrait
être dans l’absolu) à la réalité (ce qui est incarné). La vulnérabilité et
l’imperfection sont des leviers inhérents à cette quête. En les intégrant, le
héros trouve la voie pour faire fleurir le meilleur en lui. Durant ce
processus, il se détache naturellement des figures parentales et filiales
illusoires.
Ces images intérieures ne sont pas réelles. Elles sont à la fois mystifiées et
archaïques. Leurs aspects grandioses et tout-puissants les rendent
inhumaines. Tout être en quête d’authenticité ne peut que les abandonner
pour favoriser de saines relations entre êtres humains imparfaits et
perfectibles.

Se détacher des figures intérieures


Les figures parentales ou filiales sont investies de deux forces opposées et
paroxystiques, l’une créatrice et l’autre destructrice. L’enfant, dont la
pensée est duelle, construit ses figures intérieures en obéissant à cette
polarisation. Il magnifie les événements positifs qui deviennent la source de
son bonheur. À l’inverse, les vécus négatifs sont dégradés pour être
l’origine de son malheur. En contact avec un parent qui accepte ses failles,
l’enfant lâche naturellement son idéalisation ou sa dégradation. Ses images
intériorisées sont plus justes, plus équilibrées et donc plus humaines.
Les figures intérieures figées sont souvent à l’origine des problématiques
relationnelles entre parent et enfant à l’âge adulte. L’ex-parent ou l’ex-
enfant est idéalisé ou dégradé, ce qui détourne l’attention de la réalité. Les
liens automatiques sont maintenus. Pourquoi garder ces illusions de bonne
mère, de bon père, de bonne fille ou de bon fils, ou, inversement, de
mauvaise mère, de mauvais père, de mauvaise fille, de mauvais fils ? Tout
simplement pour éviter de contacter la souffrance originelle de l’enfant en
soi.
L’être humain est programmé pour fuir la souffrance aussi bien physique
que psychique. Pourtant il est impossible d’éviter la souffrance de la vie et
de la mort. La souffrance n’a pas de sens sauf celui qu’on lui donne. Elle
peut mener vers un espace encore inexploré et secret en soi – là où réside
l’enfant intérieur exilé, apeuré, abandonné et perdu. Les retrouvailles avec
l’enfant en soi éveillent une ressource inestimable : la compassion.
Un élan intérieur exhorte l’adulte à faire l’expérience d’une véritable
maturité dans le lien. Se détacher des figures parentales et filiales participe
de cette maturité. Tout lien humain s’épanouit grâce à l’empathie, à la
bienveillance et à la compassion. Compatir à sa souffrance originelle accroît
sa responsabilité et sa liberté.

Compassion, responsabilité et liberté


La compassion est un contact intime et profond avec l’essence humaine.
Pour se transformer, les liens ex-enfants/ex-parents ont besoin de cet état de
présence à soi et à l’autre. La compassion n’est pas une qualité ; elle est la
vertu qui réhumanise les êtres et les relations. Elle redessine les contours
des figures parentales et filiales pour replacer chacun à sa légitime position.
L’être humain est naturellement compatissant mais, maltraité, coupé de lui-
même et identifié à des fonctions, il perd le contact avec cette ressource. La
compassion est connectée à la conscience de soi et de l’autre. Elle
s’enracine dans la maturité grandissante d’un individu qui, paradoxalement,
s’affranchit du monde tout en se reliant au monde.
Quelles sont les étapes clés de la vie relationnelle d’une personne œuvrant
avec compassion ?
1. Reconnaître et éprouver la légitimité de sa souffrance d’enfant.
2. S’indigner des comportements inadaptés, inacceptables ou criminels
subis enfant.
3. Prendre soin de son enfant intérieur blessé et devenir son propre parent.
4. Démythifier ses parents et les rendre à nouveau pleinement libres et
responsables d’eux-mêmes en leur restituant symboliquement la
violence de leurs actes.
5. Cultiver un regard bienveillant sur son ex-parent en considérant
l’existence de son être enfantin.
6. Acter son statut d’ex-enfant et celui d’ex-parent à son parent.
7. Édicter de nouvelles règles pour modifier les liens familiaux.
8. Investir la relation ex-enfant/ex-parent en conservant une juste distance.
9. Réajuster régulièrement la relation ex-enfant/ex-parent.
La compassion n’est pas simplement la capacité à souffrir avec soi et/ou
avec l’autre. Elle est la vertu qui tient compte, sans complaisance, de la
vulnérabilité fondamentale de tous. Être compatissant, c’est rendre à chacun
son entière et pleine responsabilité dans l’ici et maintenant.
La plupart des relations ex-enfant/ex-parent manquent d’amour et de
compassion en minimisant, excusant ou en dédouanant les responsabilités
individuelles. La responsabilité fait peur. Elle confronte inévitablement à la
solitude existentielle, parfois à des sentiments de honte, de culpabilité et
d’impuissance. Quel que soit le degré d’intimité avec autrui, chacun est seul
face aux enjeux fondamentaux de l’existence et de la mort. Néanmoins, la
responsabilité se cultive aussi grâce aux autres.
J’apprends et je reprends ma responsabilité individuelle grâce :
à la perception de l’autre vis-à-vis de mes paroles et de mes
comportements ;
aux ressentis éveillés chez autrui par mes paroles et mes comportement ;
aux opinions suscitées chez l’autre par mes paroles et mes
comportements ;
à l’influence de mes paroles et de mes comportements sur le jugement
que je porte sur moi-même14.
Par ce processus, un individu expérimente, d’après les réactions de l’autre,
combien il est apprécié, aimé, respecté, jugé, craint, etc. Il se forge aussi,
par autoévaluation, une image de lui-même.
Dans la relation enfant/parent, la responsabilisation est souvent à sens
unique. L’enfant est renvoyé à lui-même et aux conséquences de son
comportement selon les critères du parent. En thérapie familiale, certains
parents s’étonnent lorsque nous invitons les enfants à exprimer leurs
opinions à l’égard des comportements parentaux. Le parent semble souvent
attendre de son enfant un soutien inconditionnel, comme s’il avait carte
blanche pour exercer sa fonction parentale. Il ne cherche pas à évaluer la
portée de ses paroles et de ses actes auprès du principal intéressé, à savoir
son enfant. La responsabilisation ne peut pas être unilatérale.
Certains parents sont persuadés de ne pas pouvoir exercer leur
responsabilité parentale sans restreindre la responsabilité individuelle de
leurs enfants. Ils leur enseignent davantage l’obéissance que la liberté
d’identifier ce qui est, selon eux, juste ou pas. Le thérapeute familial Jesper
Juul affirme : « À cet égard, si l’on prend en considération notre santé
psychosociale et existentielle, l’alternative à l’obéissance ne peut être que
d’assumer notre responsabilité personnelle15. »
L’enfant a besoin d’un parent pour l’escorter à sauvegarder ses valeurs, ses
besoins et ses limites. Cette responsabilité personnelle offre la liberté
d’accueillir ou non la remarque de l’autre, de la juger valable ou non et de
se fonder sur sa propre sensibilité pour se positionner. Ainsi, l’enfant
grandira avec la conviction qu’il est libre de rester lui-même tout en
considérant autrui. Jesper Juul conclut : « La possibilité de déterminer son
propre ensemble de valeurs et de la prendre en boussole – de s’autogérer,
donc – représente sans conteste une grande chance pour l’individu, et il faut
espérer qu’aujourd’hui nous préparions mieux nos enfants à cette liberté
que nous l’avons été nous-mêmes16. »
Lorsque, dans une famille, la compassion, la responsabilité et la liberté
accompagnent les échanges, les liens sont profonds et les règles familiales
flexibles.

De nouvelles règles d’alliance


Dans la relation ex-enfant/ex-parent, les règles saines sont explicites,
ajustables et offrent aux deux protagonistes l’opportunité d’être eux-mêmes,
différenciés de leur ancienne fonction (parentale ou filiale), libres de
s’exprimer, sensibles aux ressentis de l’autre, responsables de leurs choix et
respectés dans leur singularité. Certaines règles d’alliance, souvent
méconnues ou mal comprises, facilitent des liens affectifs sécurisants. Ces
règles sont des droits et créent un équilibre entre le besoin d’individuation
(différenciation et autonomie) et le besoin d’appartenance (coopération et
interdépendance). Elles sont fonctionnelles en générant des relations
constructives et significatives entre les membres d’un système familial.

Le droit à l’erreur
L’enfant a besoin de parents authentiques qui reconnaissent leurs erreurs et
mobilisent leurs ressources pour modifier ce qui n’est pas juste dans le lien.
L’enfant désire ardemment que son parent soit le grand, c’est-à-dire un
adulte responsable, fidèle à lui-même et capable d’évaluer, d’évoluer, de
décider et de se remettre en cause lorsque cela est nécessaire. L’enfant aussi
a besoin d’un droit à l’erreur. Jesper Juul insiste : « Nous n’avons pas la
responsabilité de veiller à ce que nos enfants ne commettent aucune erreur.
Nous avons en revanche la responsabilité de leur permettre d’en faire ; s’ils
n’en font pas, ils ne pourront pas apprendre17. » La responsabilité qui
incombe aux parents n’est pas d’éduquer leur enfant, mais de le guider à
« savoir vivre la réalité18 ».
Devenir adulte revient à faire des erreurs : « Il faut se planter pour
germer ! » L’erreur est un élément clé de l’apprentissage. La professeure de
psychologie Carol Dweck distingue deux états d’esprit différents, c’est-à-
dire deux manières distinctes d’appréhender l’éducation19. L’état d’esprit
fixe caractérise les personnes ayant une vision statique de ce qu’elles sont
capables ou non de faire. Elles se concentrent sur la recherche de bonnes
réponses et éludent les erreurs. Confrontées aux difficultés, elles
abandonnent plus vite que les autres. Elles supportent mal la critique et se
sentent menacées par des feedbacks négatifs. Pour les parents élevés dans
un état d’esprit fixe, commettre des erreurs semble insupportable. Ils ont
une propension à se justifier ou à imposer le silence. À l’inverse, l’état
d’esprit de croissance favorise une posture humble et optimiste. Les
personnes à l’état d’esprit de croissance envisagent l’erreur ou la difficulté
comme une occasion d’évoluer.
L’écrivain Benjamin Barber ajoute : « Je ne divise pas le monde en faibles
ou en forts, ou selon les succès et les échecs. Je divise le monde en
apprenants et non-apprenants. » Le droit à l’erreur n’est pas une
autorisation à imposer sa vision ou ses règles pour corriger les erreurs
d’autrefois. Cela conduirait à abîmer le lien et à enfermer la relation dans de
vaines querelles avec son cortège de « Tu aurais dû », « Tu aurais pu »,
« Aujourd’hui, tu devrais », etc. On ne peut pas créer une nouvelle alliance
avec des attentes ou des exigences pour réparer le passé. L’exigence de l’ex-
enfant risque de se heurter à l’infaillibilité parentale : « Je ne te permets pas
de me juger », « J’ai fait au mieux », « Ce qui est fait est fait, cela ne sert à
rien de ressasser le passé », etc. Un ex-enfant qui n’accepte pas d’avoir eu
un parent faillible rencontre inévitablement un ex-parent qui prétend n’avoir
commis aucune erreur.
Le droit à l’erreur, en replaçant chacun dans ses limites, encourage l’idée
d’évolution et développe la résilience. Cette nouvelle règle du droit à
l’erreur est une manière d’affirmer qu’ensemble on peut apprendre à
rebondir et inventer des solutions pour renouer un lien affectif respectueux
des besoins de chacun. Le droit à l’erreur encourage la création d’une
reconnaissance mutuelle.

Le droit d’affirmer son ressenti


Il apparaît plus facile de parler sur l’autre plutôt que de parler de soi.
Mettre des mots sur ses expériences intérieures et les partager s’apprend. En
thérapie, nous accompagnons les individus à nommer leurs ressentis
(sensations, émotions, sentiments) ainsi que leurs besoins fondamentaux et
relationnels. C’est indispensable pour améliorer ses relations.
Un échange vrai nécessite un espace pour se dire et être entendu. Pour
affirmer son ressenti, quelques principes de base sont à intégrer :
Personne ne sait mieux que moi ce que je ressens.
J’ai besoin de temps et d’espace pour explorer et nommer ce que
j’éprouve.
J’ai besoin de me dire et d’être entendu là où je me trouve.
Dans nombre de familles, les enfants sont rarement entendus et confirmés
dans leurs ressentis. Ils se persuadent alors que ceux-ci ne sont pas
légitimes et ils n’osent plus les exprimer. À l’âge adulte, on ne se sent
vraiment reconnu qu’en affirmant ses ressentis et en étant confirmé par
l’autre dans ses ressentis. La confirmation consiste à reprendre les mots
exacts de celui qui s’exprime. Par exemple :
Affirmation de l’ex-enfant : Je ne me sens pas respecté quand tu
critiques mon conjoint.
Confirmation de l’ex-parent : J’entends que tu ne te sens pas respecté
quand je critique ton conjoint.
Affirmation de l’ex-parent : Je ne me sens pas respecté quand tu me dis
ce que je dois faire.
Confirmation de l’ex-enfant : J’entends que tu ne te sens pas respecté
quand je te dis ce que tu dois faire.
Aucun être ne peut savoir précisément ce que l’autre ressent. Le pouvoir de
la confirmation replace chacun dans une position d’écoute et d’accueil. La
confirmation valide l’autre dans ce qu’il éprouve sans qu’il se sente jugé.
Dans une relation ex-enfant/ex-parent, la confirmation est une
reconnaissance mutuelle du droit à affirmer ses ressentis.

Le droit de s’indigner
Pour créer une nouvelle alliance ex-enfant/ex-parent, le problème de la
violence ne peut pas – et ne doit pas – être éludé. Il est au cœur des
systèmes familiaux et des échanges humains. Chaque adulte a le devoir de
s’indigner face à toute forme de violence. Sa banalisation amenuise les
capacités relationnelles des individus. Dans l’un de nos livres, nous
précisons : « Le pouvoir de l’indignation est de dire STOP à tout ce qui ne
respecte pas la vie sensible. Il ne s’agit pas de lutter contre les personnes
qui sont à l’origine des souffrances de votre enfant intérieur ; vous
risqueriez de rester encore plus attaché à la violence reçue. Il est question
de dénoncer, au nom de votre enfant intérieur, les comportements et les
mots qui lui ont fait mal, qu’ils aient été intentionnels ou pas. L’indignation
ouvre la voie à l’espérance et à l’action juste20. »
Chaque adulte a la responsabilité de s’indigner de la violence qu’il a subie
enfant. Sa négation ou sa justification est préjudiciable. Nathalie, 60 ans, se
confie :
Dans toutes mes relations, j’ai toujours été serviable et agréable. Cette
gentillesse me semblait naturelle jusqu’à un douloureux événement.
Lors d’une fête familiale, mon père, âgé et cloué dans un fauteuil
roulant, est entré dans une rage folle. J’ai tenté de le calmer et il m’a
mis son poing dans la figure. Terrassée au sol par la violence du coup,
je l’ai regardé et j’ai vu sa haine, cette haine que je refusais
d’affronter depuis si longtemps. Toutes les violences physiques de mon
père subies enfant sont remontées à la surface. J’ai pris conscience
que mon attitude bienveillante en toutes circonstances était un masque.
Je me disais que l’amour était plus fort que tout et que, grâce à mon
amour, j’étais la plus forte, que je ne risquais plus rien. Après cet
événement, j’ai commencé à m’indigner et j’ai renoncé à être la
victime des autres. J’ai jeté le masque de la gentille fille pour être tout
simplement moi-même. Quelques mois après, je suis retournée voir
mon père. Je me suis tenue droite devant lui et j’ai exprimé, pour la
première fois, le chaos intérieur que toute sa violence avait généré en
moi depuis mon enfance. Il n’a rien dit mais je n’attendais rien de lui.
Je l’ai fait pour moi et pour l’enfant que j’étais.

Rien ne justifie la violence. C’est une évidence que l’humanité est encore
loin d’avoir intégrée. S’indigner, c’est prendre acte et dénoncer la violence
en soi et autour de soi. Dans son dernier essai, Stéphane Hessel déclare :
« Se dire “la violence n’est pas efficace”, c’est bien plus important que de
savoir si on doit condamner ou pas ceux qui s’y livrent21. » La violence la
plus pernicieuse et la plus inacceptable concerne l’éducation des enfants.
On ne devient un adulte mature et responsable qu’en condamnant
l’inefficacité des violences que l’on a subies enfant. Justifier le recours à la
violence – activement ou passivement – est une atteinte à l’humanité.

Le droit de retrait
La relation ex-enfant/ex-parent n’est pas un long fleuve tranquille. Avant
d’imaginer une nouvelle alliance, un adulte affronte l’histoire de son
enfance et intègre sa propre vérité intérieure. Il traverse sa colère légitime et
évite de se servir de la relation avec son ex-parent comme exutoire à son
mal-être. La thérapie offre un espace de régulation émotionnelle. Une
séparation momentanée avec son parent s’avère parfois nécessaire lors de
ce processus thérapeutique. C’est plutôt sain. La psychothérapeute Isabelle
Filliozat ajoute : « Une période de coupure totale est fondamentale (dans le
sens de poser les fondements) quand la fusion est très importante et que la
personne ne sait plus très bien ce qui fait partie d’elle et ce qui appartient à
ses géniteurs et/ou quand la dépendance affective est trop forte. (…) Mieux
vaut couper les ponts pendant un temps que de se déchirer22. » En thérapie,
l’être fait face à son passé. Il visite les recoins obscurs de son monde
intérieur, traverse des tempêtes et retrouve ses vertes collines. Pendant ce
voyage, il est vital pour lui de prendre du recul par rapport à ses parents.
Aussi douloureux soit-il (pour l’ex-enfant comme pour l’ex-parent), le droit
au retrait est parfois une respiration pour arrêter de rejouer sans cesse le
même scénario relationnel. Le retrait est un temps de digestion
émotionnelle. Les affects dérégulés de honte, de culpabilité, de rage ou de
haine à l’égard de son parent sont un signe d’attachement problématique.
Tant que ces affects ne sont pas apaisés, il est vain d’espérer une nouvelle
alliance.
Le droit de retrait est aussi un temps de réflexion pour sentir ce qui est
fondamental dans le lien et pour imaginer de nouvelles fondations.
Cherchez-vous à avoir raison ou désirez-vous faire croître ce qui vous unit à
l’autre ? Sans taire ni renier ses opinions, il est possible, la plupart du
temps, de trouver un espace d’entente et de partage même s’il est restreint.
Parfois, la rupture avec les parents est un préalable à tout engagement
thérapeutique lorsque la santé physique et/ou psychique de l’individu est en
danger. Dans une minorité de familles, les liens sont tellement abîmés que
la réalliance est compromise. Des abus sexuels ou d’autres violences graves
ont laissé des traces indélébiles. Dans ce cas, les ex-enfants ne peuvent pas
revoir leurs parents. C’est à cette seule condition qu’ils parviennent à se
pacifier.
Cependant, il est préférable de ne pas rompre avec tous les membres de sa
famille. Cela est rarement bénéfique. Une seule relation positive (avec un
frère, une sœur, une tante, un oncle, un grand-parent, un cousin, etc.) peut
suffire pour conserver une connexion nourrissante avec ses racines.
Le droit de retrait participe de l’individuation lorsqu’il permet d’être plus en
lien avec soi-même. Dans une famille fonctionnelle, à mesure que
l’individuation de chaque membre s’intensifie, le sentiment d’appartenance
et le sentiment d’intimité réelle s’accroissent23.

Le droit de démissionner
Le processus d’individuation concerne chacun, ex-parent et ex-enfant. Un
ex-parent qui se désidentifie de sa fonction parentale aspire, un jour, à
démissionner de son rôle de parent.
Dans son film La Crise, la réalisatrice Coline Serreau met en scène une
mère de famille (interprétée par Maria Pacôme), ses deux enfants adultes
Isabelle et Victor (joués par Zabou et Vincent Lindon) et son mari. Un
dialogue s’engage entre la mère et ses enfants.

La mère : Victor, tu arrêtes, tu arrêtes tout de suite. Tu te tais et tu


m’écoutes, d’accord. Alors, écoute bien. Tes problèmes de boulot, tes
problèmes avec ta femme, tes problèmes de fric, tes problèmes en
général et en particulier, moi, ta mère, je m’en fous comme de l’an 40,
tu m’entends. Je m’en fous mais alors je m’en fous. Je ne peux pas te
dire à quel point je m’en fous. Je n’en ai vraiment rien, rien, rien à
foutre.
Victor : Mais merde, ce n’est pas croyable. Ma propre mère se fout de
mes problèmes ?
La mère : Je te dirai encore mieux. Non seulement je me fous de tes
problèmes, mais je me fous également des problèmes de ta sœur. Je
m’en fous totalement. Attends, il y a encore plus rigolo. Je me fous
royalement des problèmes de ton père.
Victor : Mais je rêve. Ma parole, je… je rêve.
La mère : Non, non, mon lapin, tu ne rêves pas. Pendant trente ans, je
vous ai nourris, torchés, couchés, levés, consolés tous les trois ;
repassé vos chemises, lavé vos slips, surveillé vos études. Je me suis
fait des monceaux de bile, je n’ai vécu que pour vous, qu’à travers
vous. J’ai écouté toutes vos histoires, vos problèmes, vos chagrins…
sans jamais vous emmerder avec les miens. Alors maintenant, je
prends ma retraite. Toi, il te reste une longue vie pour résoudre ta
crise, moi, il me reste très peu de temps pour résoudre la mienne.
Alors, tu permettras que, pour une fois, je m’occupe de mes affaires
avant les tiennes.
Victor : Tu vas détruire toute une famille, qu’est-ce que je dis, deux
familles, pour une vulgaire histoire de cul ?
La mère : Ah d’accord, alors quand il s’agit de ton cul, c’est de
l’amour, mais quand il s’agit du mien, c’est vulgaire, c’est ça ?
Isabelle : Oui c’est vulgaire, c’est dégueulasse !
Victor : Mais enfin maman, c’est une passade, il a dix ans de moins
que toi, ça ne peut pas durer !
La mère : Mais mon petit chéri, ça durera ce que ça durera, ça m’est
bien égal, même si ça ne devait durer qu’une heure je referais tout
pareil… de toute façon, j’ai jamais vu que la durée fasse tellement de
bien aux histoires d’amour.
Isabelle : Ce n’est pas une histoire d’amour, tout ce qui t’intéresse
c’est de t’envoyer en l’air !
La mère : Mais bien sûr que ça m’intéresse de m’envoyer en l’air, ça
t’intéresse pas, toi ? Et même si c’était qu’une belle histoire de cul,
j’ai pas le droit d’en avoir une belle histoire de cul, moi ? Et… ils sont
insensés tous les deux, comment ils croient qu’ils sont venus sur cette
terre ? Vous croyez que je vous ai fait avec mes oreilles ? Je vous ai
fait avec mon cul mes petits poussins… même qu’à l’époque c’était
drôlement chouette le cul avec votre père, mais voilà, qu’est-ce que
vous voulez, maintenant il ne se passe plus rien entre nous… alors ça
ne vous fait peut-être pas plaisir de l’entendre, mais votre mère, elle a
un cul. Qui va très bien. Il va mieux que jamais même. Et puis, il y a
autre chose que vous ne voulez pas entendre : je suis amoureuse. Je
suis heureuse… Je nage dans le bonheur.

Cette scène culte aborde avec beaucoup d’humour l’histoire d’une femme
qui veut démissionner de son rôle de mère pour vivre sa vie de femme. Ses
enfants ne supportent pas l’idée de perdre ce soutien parental. Chez
l’éternel enfant adapté en chacun, le besoin de maman et de papa demeure
insatiable.
Lorsque la fonction parentale perdure trop longtemps, certains parents
ressentent qu’ils étouffent et que leur croissance personnelle est au point
mort. Dans ce film, le personnage de la mère évoque la crise existentielle
que chacun doit résoudre pour avoir le sentiment d’accomplir sa vie. Cette
mère prend conscience que son sacrifice n’a de sens que s’il prend fin. Se
sacrifier à vie pour son enfant n’est pas un signe d’amour inconditionnel.
De plus, c’est un mythe de croire que le sacrifice rend heureux. Carl Jung
insistait sur l’impact dévastateur de la vie non vécue des parents sur les
descendants.
Le droit de démissionner de sa fonction parentale ou filiale n’est pas un acte
d’abandon mais une libération des liens. Un ex-parent mature et
bienveillant se réjouit de voir son ex-enfant heureux sans lui. Et
inversement, un ex-enfant mature et bienveillant s’enthousiasme de voir son
ex-parent épanoui sans lui. Les retrouvailles n’en seront que plus légères et
plus libres.

Le droit de se réactualiser
Ex-enfant et ex-parent ne se connaissent bien souvent qu’à travers des
images déformées et figées dans le temps. Les images intérieures désuètes
activent des liens automatiques conduisant à des conduites répétitives. Les
recadrages sont vitaux pour modifier les anciennes représentations et
replacer l’échange dans le réel, ici et maintenant. Voici deux exemples de
recadrage :
Lorsque mon ex-parent évoque à mon propos un trait de caractère dans
lequel je ne me reconnais plus (une valeur, un goût, une opinion, une
passion, un comportement, etc.), à quel âge de mon développement fait-il
référence ?
Recadrage à l’intention de l’ex-parent : Je te rappelle que ce que tu
évoques correspond à l’enfant/l’adolescent que j’étais à tel âge et
aujourd’hui je ne suis plus cet enfant/adolescent, je suis adulte.
Lorsque mon ex-enfant évoque à mon propos un trait de caractère dans
lequel je ne me reconnais plus (une valeur, un goût, une opinion, une
passion, un comportement, etc.), à quelle époque fait-il référence ?
Recadrage à l’intention de l’ex-enfant : Je te rappelle que ce que tu
évoques correspond au parent que j’étais à telle époque et aujourd’hui je
ne suis plus ton parent, je suis ton ex-parent.
La réactualisation de soi, c’est rendre réel et accessible à l’autre ce que vous
êtes devenu. Cette réactualisation révèle votre capacité à vous désidentifier
de vos rôles pour exprimer qui vous êtes aujourd’hui. C’est aussi ancrer une
représentation de soi plus juste, c’est-à-dire purgée des éléments obsolètes.
Dans une relation ex-enfant/ex-parent dysfonctionnelle, la réactualisation
de soi est faible. Nombre d’ex-enfants réactivent de vieilles croyances et
d’anciens comportements une fois replongés dans leur famille d’origine.
L’épanouissement d’un adulte est étroitement lié à sa capacité à ajuster avec
intégrité sa façon d’être et de se montrer aux autres.
Toute réactualisation naît d’une démarche consciente. Elle est le fruit d’un
véritable travail intérieur de clarification. Les conflits dans la relation ex-
enfant/ex-parent témoignent de conflits intérieurs non résolus. La
réactualisation de soi explore les tensions intrapsychiques pour générer de
nouvelles possibilités relationnelles. La culpabilité, la peur de perdre
l’amour ou de trahir les siens, le sacrifice, etc. peuvent paralyser les forces
psychologiques poussant chacun à devenir un adulte mature.
La réactualisation de soi obéit à un principe vital : l’être humain, de sa
naissance à sa mort, est en perpétuelle croissance. Chacun trace son propre
chemin avec ses forces et ses faiblesses. Il n’y a pas de réponse simple face
à cet enjeu existentiel : comment être soi tout en se liant à l’autre.
Les nouvelles règles d’alliance dans la famille donnent la priorité à la
qualité de la relation. Quand elle est possible, la recherche d’harmonisation
et de pacification dans le lien ex-enfant/ex-parent est essentielle. Vous
pouvez grandir dans le lien sans compromission ni fermeture. Le chemin
vers soi passe par autrui. L’accueil de soi et de l’autre ouvre la voie au
réajustement relationnel.

1. Erikson E., Adolescence et crise, op. cit., p. 140.


2. Hillman J., Le Code caché de votre destin, op. cit., p. 105.
3. Propos de Slavin et Kriegman rapportés par John Bradshaw dans son ouvrage Découvrir ses
vraies valeurs et cheminer vers l’intégrité, op. cit., p. 90-93.
4. Ibid.
5. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., J’arrête d’avoir peur !, op. cit., p. 98.
6. Ibid., p. 185.
7. Nous nous inspirons des propos de Nicole Prieur recueillis par Hélène Fresnel dans l’article « Les
cinq dimensions du lien familial » publié dans la revue Psychologie Magazine de décembre 2017,
p. 84-85.
8. Prieur N., Nous nous sommes tant trahis, op. cit., p. 65.
9. Proulx C,. S’affranchir, op. cit., p. 245.
10. Ripoll H., Enquête sur le secret des créateurs. Comment Bilal, Guédiguian, Buren, Ricciotti et
tant d’autres sont devenus ce qu’ils sont, Payot, 2015, p. 187.
11. Proulx C,. S’affranchir, op. cit., p. 124.
12. Nous reprenons ici une synthèse de John Bradshaw s’appuyant sur les travaux d’Otto Rank et
d’Edith Sullwold. Voir Bradshaw J., Retrouver l’enfant en soi, Les Éditions de l’Homme, 2004, p.
390.
13. Jung C. G., Mysterium conjunctionis, vol. 2, Albin Michel, 1989, p. 351.
14. Nous nous inspirons ici du processus de responsabilité détaillé par Irvin Yalom dans son ouvrage
Thérapie existentielle, op. cit., p. 329.
15. Juul J., Cinq Piliers pour une vie de famille épanouie, op. cit., p. 117.
16. Ibid., p. 116.
17. Ibid., p. 120.
18. Expression du psychologue Didier Pleux dans son ouvrage Manuel d’éducation à l’usage des
parents d’aujourd’hui, Odile Jacob, 2004.
19. Voir Le Cerveau des enfants. Un potentiel infini, film de Stéphanie Brillant, Jupiter Films, 2018.
20. Ballet de Coquereaumont M.-F. et E., L’Oracle de l’enfant intérieur, op. cit., p. 229.
21. Hessel S., Indignez-vous !, Indigène Éditions, 2011, p. 19.
22. Filliozat I., Je t’en veux, je t’aime, op. cit., p. 216.
23. Bradshaw J., La Famille, op. cit., p. 97.
Le réajustement relationnel
En ne transformant pas les autres en choses, nous défendons notre droit à ne pas être des choses
pour les autres. Nous essayons de rendre le monde des personnes – ce monde où des personnes
traitent les autres personnes comme telles, le seul dans lequel on peut vraiment bien vivre – viable.
FERNANDO SAVATER

Il n’existe pas de recette miracle


L’amélioration de la relation ex-enfant/ex-parent obéit-elle à un certain
nombre d’étapes ? L’expression « réajustement relationnel » pourrait le
laisser croire. Il n’en est rien. Aujourd’hui, une vision simpliste de
l’individu, de ses relations et de son épanouissement vante les mérites des
listes d’actions à effectuer pour être heureux. Chacun suit sa to-do list du
bonheur dont les propositions se doivent d’être simples, rapides, efficaces et
indolores.
L’exploration de la complexité des relations ex-enfants/ex-parents confronte
à la subjectivité fondamentale des rapports humains. Aucune recette
rationnelle ne viendra vous soutenir dans la création d’une nouvelle alliance
avec votre ex-parent. Notre proposition n’est pas non plus une promesse de
réparation. Vous ne créerez pas de relation idéale exempte de limites et de
contraintes. Vous ne trouverez pas ce qui vous a tant manqué et vous ne
retrouverez pas ce que vous avez perdu enfant. Votre rêve d’enfant d’avoir
un autre parent que le vôtre ne se réalisera pas. Votre désir de parent
d’engendrer un enfant pour prolonger votre existence est voué à l’échec.
Préparez-vous à accueillir vos frustrations, vos déceptions et celles de
l’autre.
La philosophe Julia de Funès précise : « La puissance du Soi réside moins
dans un pouvoir de position que d’accueil1. » Le réajustement relationnel ne
signifie pas camper sur ses positions. Dans une relation, l’accueil et
l’acceptation de l’autre en tant qu’être spécifique et différent sont essentiels
pour s’ouvrir au réajustement relationnel. Celui-ci n’est pas un fait mais une
compétence à acquérir, la confirmation d’une maturité adulte. La relation
avec votre ex-parent ne sera jamais conforme aux espérances de l’éternel
enfant en vous – et c’est tant mieux. L’amélioration d’un contexte
relationnel ne peut pas être un diktat ; c’est l’alchimie d’une reconnaissance
mutuelle. Vous allez nécessairement tâtonner, parfois avancer, parfois
reculer, et constater de même chez l’autre. C’est inévitable.
Le réajustement relationnel s’appuie sur deux principes essentiels : l’équité
(justice et justesse) et l’équidignité (respect et dignité). L’attention portée à
ces deux fondements est le ciment de toute relation proche.
Paradoxalement, ces principes établissent une distance entre chaque
protagoniste de la relation pour leur permettre de mieux se réallier.

Au crépuscule de la fonction
parentale
Karine face à sa belle-fille
Ce soir-là, Karine, 60 ans, est très heureuse d’accueillir pour dîner son fils
Antoine, 30 ans, et sa belle-fille, Suzon, 28 ans. Son fils l’appelle pour la
prévenir qu’ils seront en retard et elle remarque le ton froid de sa voix. Elle
ne relève pas. Elle exprime juste qu’elle est impatiente de les retrouver. À
leur arrivée, Karine ressent une forte tension entre son fils et sa compagne.
Désirant passer un bon moment, Karine fait comme si de rien n’était.
Antoine et Suzon déclarent qu’ils n’ont pas faim. Karine, pour leur faire
plaisir, a mis les petits plats dans les grands. Elle est très déçue et blessée
mais elle garde le sourire. Elle choisit de ne rien montrer et tait ce qu’elle
ressent. Elle veut à tout prix que tout se passe bien. Elle a bien fait les
choses et se comporte bien pour apaiser l’atmosphère. Elle joue ce qu’elle
considère être son rôle de bonne mère. Une fois à table, une violente dispute
éclate entre Antoine et Suzon. Karine se retrouve au milieu d’une querelle
qui ne la concerne pas. Elle ne se sent pas respectée, prise en otage. Elle a
beau se dire que les difficultés de couple de son fils ne la regardent pas, elle
se sent envahie par la colère. Elle aurait envie de crier : « Vous allez arrêter
immédiatement. Je ne suis pas là pour assister à vos problèmes. J’ai besoin
de tranquillité et de passer un bon moment avec vous. » Pourtant, Karine ne
sent pas en droit de défendre son ressenti. Sa colère s’amplifiant, elle éclate
et assène ses mots à sa belle-fille : « Je ne te permets pas de parler ainsi à
mon fils sous mon toit. J’en ai assez des femmes qui veulent prendre le
pouvoir sur les hommes en les maltraitant. Cela suffit. » Une vive
altercation s’ensuit et Suzon, ayant elle-même le sentiment de faire face à sa
propre mère, finit par quitter la table en lui lançant : « Tu n’es pas ma
mère. » Antoine sourit à sa mère et s’éclipse. Karine se retrouve seule,
dévastée.
Une semaine plus tard, elle aborde cet épisode en thérapie.

Karine : Je me sens tiraillée. Je crois que j’ai eu raison de défendre


mon fils mais, en même temps, j’ai dit à Suzon des choses qui n’étaient
pas entièrement justes.
Le thérapeute : Lesquelles ?
Karine : Je trouve Suzon très autoritaire et mon fils trop effacé. Il se
laisse faire et cela m’énerve. Mais j’ai quand même l’impression que
je projette mon histoire avec ma mère sur ma belle-fille.
Le thérapeute : En effet, vous avez souvent exprimé que votre mère
était autoritaire et prenait toute la place. Vous m’avez aussi confié que
votre père n’était pas assez présent. Vous défendait-il face à votre
mère ?
Karine : Non, mais il n’en pensait pas moins. De toute façon, c’est plus
fort que moi, je suis furieuse contre Suzon. Elle m’a gâché la soirée.
Le thérapeute : J’entends bien. Dans un système familial, chacun est
invité à jouer une partition écrite à l’avance qui renvoie au passé.
Dans cette histoire, quel rôle étiez-vous supposée incarner ?
Karine : J’étais clairement invitée à me taire, à être gentille et à
accepter une situation désagréable pour moi.
Le thérapeute : Dans quel but ?
Karine : Pour que tout se passe bien.
Le thérapeute : Et cela s’est-il bien passé ?
Karine : Non. Cela a été bien pire.
Le thérapeute : Je suis interpellé par l’attitude de votre fils…
Karine : Eh oui, le pauvre. Je me suis ensuite excusée auprès de lui
pour mon débordement.
Le thérapeute : N’êtes-vous pas en colère contre lui ? Tout comme
Suzon, il vous a mêlé à son problème de couple.
Karine (silence) : Je n’avais pas vu les choses ainsi. Mais je ne peux
pas lui reprocher quoi que ce soit.
Le thérapeute : Pourquoi ?
Karine pleure : J’ai été une piètre mère et aujourd’hui j’essaie de
réparer mes erreurs.
Le thérapeute : Dans cette situation, vous avez essayé de jouer la
bonne mère mais, en fait, vous avez tenté de réparer votre propre
enfance en projetant vos parents sur votre fils et votre belle-fille.
Enfant, vous subissiez les foudres de votre mère pendant que votre père
vous regardait avec connivence sans prendre votre défense. C’est bien
cela ?
Karine : Oui.
Le thérapeute : Il me semble que vous accusez votre mère tout en
dédouanant votre père comme vous accusez Suzon en épargnant votre
fils. Dans votre rôle de bonne mère, vous êtes invitée à protéger votre
fils contre sa « méchante » femme. Vous éludez la responsabilité de
votre fils comme vous oubliez la responsabilité de votre père.
Karine : Oui, c’est vrai que mon fils n’arrive pas à prendre sa place
d’homme, comme mon père.
Le thérapeute : Tant que vous ne rendrez pas à votre père et donc à
votre fils la responsabilité de leur choix, vous prendrez, sous couvert
d’être un bon parent, une place et une autorité illégitimes.

Quelques jours après, Karine a contacté son fils pour lui exprimer son
mécontentement d’avoir été prise en otage dans sa querelle de couple.
Antoine a reconnu ne pas avoir agi en adulte.
L’événement rapporté par Karine illustre combien certaines situations, en
apparence anecdotiques, dissimulent des transes où chacun reprend son rôle
de parent ou d’enfant. Pour qu’une relation ex-enfant/ex-parent demeure
fonctionnelle, les ex-enfants n’ont pas à faire entrer leurs ex-parents ou
beaux-parents dans leurs conflits et leur intimité.
Karine pensait qu’il était de son devoir de soutenir son fils. Le soutien entre
ex-enfant et ex-parent est nécessairement responsabilisant. Il doit répondre
à une demande claire et à un accord explicite. Soutenir son ex-enfant ne
signifie pas être à son service ad vitam æternam. Quand un ex-parent garde
une posture parentale face à un ex-enfant, il prend le risque d’occuper une
mauvaise place pour de mauvaises raisons.
Entre adultes, le soutien ou l’amour d’un « grand » à l’égard d’un « petit »
n’est pas sain. L’ex-parent ne peut pas réparer le passé en jouant le rôle de
parent aimant et bienveillant qu’il n’a pas été autrefois. Cette réparation est
illusoire et engendre de faux-semblants. Jesper Juul précise : « Le fait que
l’on puisse être à la fois une personne merveilleuse et un père épouvantable
ou une mère affreuse est une vérité difficile à accepter2. » Le réajustement
relationnel délivre à chaque ex-parent une réponse encourageante face à la
difficile acceptation de la perte de la fonction parentale : votre ex-enfant n’a
plus besoin d’être en relation avec un parent (une fonction) mais avec une
personne (un être). L’amour entre ex-enfant et ex-parent est tout simplement
un micromoment de joie, de partage et de chaleur.

Transmettre pour avancer


La fonction parentale s’achève au fur et à mesure qu’une certaine distance
s’installe au sein de la relation ex-parent/ex-enfant. Au crépuscule de la
fonction parentale, un rite de transmission s’avère précieux. Les ex-parents
ont un besoin légitime de transmettre à leurs ex-enfants, cependant « ce ne
sera plus en donnant des conseils, des leçons ou des consignes, mais en
témoignant de leurs expériences personnelles et en permettant ainsi à ces
derniers de s’inscrire dans une histoire ancestrale. Et notamment en leur
parlant de leurs relations avec leurs propres parents, en faisant des
parallèles, en osant parler de leurs sentiments passés et présents3 ».
Jacques est un jeune grand-père de 63 ans. Son petit-fils a maintenant 1 an
et Jacques s’émerveille autant qu’il s’inquiète. Il considère que son fils
n’est pas prêt à être parent. Selon lui, il travaille trop, n’a pas les bons
gestes, ni les bonnes attentions à l’égard de son fils. Suivant les conseils de
sa femme, il décide de consulter.

Jacques : Grégory, mon petit-fils, est merveilleux. Je suis


complètement gaga devant lui et j’aimerais tant qu’il ait des parents à
la hauteur.
Le thérapeute : Oui. Qu’entendez-vous par « à la hauteur » ? Pensez-
vous avoir été « à la hauteur » ?
Jacques : Pas vraiment. C’est pour cela que je conseille mon fils. Nous
avons un bon rapport alors je peux m’autoriser à lui dire ce qui ne va
pas.
Le thérapeute : Est-il toujours d’accord avec vos remarques ?
Jacques (rires) : Bien sûr que non ! Il me remet souvent en place. Il se
fâche et m’envoie balader. C’est pour cela que je dis que nous avons
une bonne relation. Je trouve ses réactions très saines.
Le thérapeute : À vous entendre, j’ai l’impression que le fait qu’il
puisse vous remettre à votre place est le plus essentiel pour vous.
Jacques : Oui, c’est tout à fait vrai. Moi, je n’aurais jamais pu le faire
avec mon père. Il était tellement autoritaire et j’avais peur de lui.
Le thérapeute : C’est l’une de vos réussites en tant que parent, n’est-ce
pas ? Votre fils n’a pas peur de vous.
Jacques : Oui, j’en suis très fier.
Le thérapeute : Pourquoi venez-vous me voir ?
Jacques : Ma femme me dit que j’exagère, que je suis désagréable avec
mon fils et que j’empiète trop sur sa vie familiale.
Le thérapeute : Le ressentez-vous comme cela ?
Jacques : En partie, mais c’est plus fort que moi.
Le thérapeute : J’entends bien votre préoccupation à vouloir offrir le
meilleur à votre petit-fils et à votre fils.
Jacques : Merci.
Le thérapeute : Vous m’avez confié que vous aviez peur de votre père,
c’est bien cela ?
Jacques : Oh oui.
Le thérapeute : J’imagine que, même adulte, vous lui êtes plutôt resté
obéissant ?
Jacques : Tout à fait. Je me souviens qu’à sa mort, je suis allé lui dire
au revoir au funérarium. J’étais devant son corps et j’ai été pris d’une
frayeur. J’ai imaginé qu’il allait ressusciter pour me critiquer une fois
de plus. C’est fou, non ?
Le thérapeute : En tout cas, vous n’étiez pas ce genre de père.
Jacques : Non, j’étais même plutôt laxiste parce que je craignais de
retrouver en moi la violence de mon père. Aujourd’hui, je me rends
compte que cette peur m’a empêché d’être confrontant avec mes
enfants. J’ai cherché à me comporter au mieux avec eux.
Le thérapeute : Voulez-vous que je vous livre une hypothèse ?
Jacques : Bien sûr.
Le thérapeute : Je me demande dans quelle mesure vous ne demandez
pas à votre fils de réussir là où vous avez échoué et…
Jacques : Oui, c’est bien cela. J’ai compris beaucoup de choses sur
l’éducation et j’ai envie de les transmettre.
Le thérapeute : Non, il ne s’agit pas vraiment de cela. Je pense que
vous poussez inconsciemment votre fils à vous rejeter, à se fâcher avec
vous pour se différencier et s’affirmer en tant que père. Ce programme
semble signifier que pour être père, votre fils doit rompre avec vous.
Votre fils remplirait ainsi un pacte de loyauté à votre égard en
accomplissant ce que vous rêviez de faire avec votre père. Cette
rupture serait-elle bénéfique ?
Jacques : Non, bien sûr que non. Et puis, ma relation avec mon fils n’a
rien à voir avec celle que j’avais avec mon père. J’aime mon fils.
Le thérapeute : Votre fils connaît-il votre vécu enfantin face à un père
autoritaire ?
Jacques : Il en a eu quelques échos mais je n’ai jamais abordé ce point
avec lui.
Le thérapeute : Je vous propose d’organiser une rencontre père-fils et
d’aborder avec lui la relation que vous avez eue avec votre père,
l’impact de sa violence et ses conséquences dans votre construction.
Jacques : Entendu.
Jesper Juul rappelle : « La plupart des gens ne sont pas encore vraiment
adultes au moment où ils deviennent parents. Les enfants nous aident
beaucoup à achever ce processus. Il est cependant nécessaire que nous
sachions ce qu’est un bon adulte, afin que les enfants puissent apprendre ce
que signifie être adulte4. » Jacques n’a jamais osé être adulte face à son
père, ce qui a handicapé sa propre parentalité. En partageant avec son fils et
en l’écoutant, Jacques a découvert chez ce dernier une attention et une
bienveillance à l’égard de son enfant qui lui avaient complètement échappé.
La séance d’après, Jacques conclut :

Quelque chose s’est modifié, s’est apaisé en moi. Après avoir évoqué
mon histoire avec mon propre père, mon fils m’a dévoilé ses
préoccupations, ses doutes. Je ne sais pas comment l’exprimer, mais
de sentir que mon fils cheminait vers sa destinée de père, j’ai eu le
sentiment que ma fonction parentale arrivait à son terme. Ma relation
avec lui est plus proche, plus juste, alors que je suis plus discret.
Depuis, j’ai simplement envie d’être un vrai grand-père pleinement
présent pour mon petit-fils et je me consacre avec joie à cette nouvelle
aventure.

L’expérience de Jacques témoigne du rite consistant à passer le relais de la


fonction parentale à son descendant. En donnant à son fils un éclairage sur
sa vie, Jacques lui offre la possibilité d’inventer sa propre parentalité au-
delà des loyautés invisibles. Pour Jacques, cette transmission s’est muée en
transition vers son nouveau rôle de grand-parent.

Perte de fonction et perte de sens


Certains ex-parents, en vieillissant, constatent qu’ils perdent leur rôle
habituel de parent. Ils s’adaptent, de gré ou de force, à l’évolution, à la
différenciation et aux choix de leurs ex-enfants. S’ils résistent, ils prennent
le risque de dégrader la relation avec leurs descendants, ce que la plupart
d’entre eux désirent ardemment éviter. Ils acceptent de lâcher leur droit de
regard et de ne plus donner de conseils non sollicités sur la vie de leurs
enfants adultes.
La principale difficulté de l’ex-parent réside dans l’identification à son rôle
parental devenu, avec le temps, une seconde nature. Ne plus être parent est
perturbant, insupportable pour certains. Ils sont loin d’imaginer qu’être
parent est une fonction, une mission, un métier à durée déterminée. Ils ne se
préparent pas à être des retraités de la parentalité. Ils s’accrochent par
crainte du vide existentiel qui les taraude. Demeurer parent donne un sens
que certains ont du mal à trouver dans leur vie en dehors de ce rôle.
Pour beaucoup, l’identification excessive à la fonction parentale a creusé
des manques importants. Une part de leur être souffre de ne pas avoir
accompli autre chose. Le métier de parent peut être vécu par certains
comme un réel accomplissement personnel et relationnel, mais c’est loin
d’être le cas pour le plus grand nombre. Trop d’ex-parents, prisonniers de
schémas inconscients, ne saisissent pas l’opportunité de grandir dans une
nouvelle alliance avec leur ex-enfant.
À l’issue d’une parentalité menée et vécue comme un apprentissage, un ex-
parent a le sentiment d’avoir rempli une mission pleine de valeur et de sens.
Il sait qu’aucun enfant ne peut guérir son parent. Il a appris à réajuster la
relation pour qu’elle soit respectueuse des besoins de chacun. Il poursuit
ainsi sa route vers d’autres aventures. L’une d’elles, et non des moindres,
est la vie de grand-parent.

L’incroyable aventure de grand-parent


Devenir grand-parent est une véritable chance. Néanmoins, les ex-parents
n’abandonnant pas clairement leur fonction parentale se retrouvent parfois
piégés, une fois grand-mère ou grand-père, dans des impasses
relationnelles. Sauf exception, les grands-parents n’ont pas vocation à se
substituer à la fonction parentale pour éduquer leurs petits-enfants. Ces
derniers deviennent parfois des enjeux. L’ex-enfant peut être tenté d’obtenir
une réparation de son passé et contrôler les faits et gestes de son ex-parent.
Petit florilège de situations révélant nombre de contentieux irrésolus :
Le grand-parent devient une nounou. On lui impose des tâches, des
horaires, etc. On ne lui demande pas son consentement. C’est son devoir.
Il doit être ravi de pouvoir s’occuper de son ou ses petits-enfants. Cette
obligation est censée rattraper le temps qu’il n’a pas consacré aux
besoins de son propre enfant.
Le grand-parent est sous surveillance. On lui prête, à tort, une toxicité ou
une dangerosité pour l’enfant. Ce contrôle est une condamnation
déguisée pour les actes blessants qu’il a commis autrefois dans son rôle
de parent (nous ne parlons pas ici des ex-parents toxiques).
Le grand-parent doit payer. L’ex-enfant trouve divers prétextes pour que
son parent paie pour les petits-enfants. C’est une demande implicite de
remboursement pour tous les manques du passé (plus souvent affectifs
que matériels).
Toutes ces attitudes font peser sur les petits-enfants l’incapacité des ex-
parents et ex-enfants à réajuster leur relation. C’est d’autant plus
dommageable que la place d’un grand-parent est fondamentale :
Il encourage l’enfant en reconnaissant ses progrès et en valorisant ses
qualités. Il est un témoin soutenant de l’évolution de l’enfant.
Il rassure l’enfant en difficulté et partage sa propre expérience pour lui
redonner du courage et de l’espoir.
Il est le premier supporter de l’enfant. Il accompagne l’enfant à
découvrir ses passions et il les partage avec lui, si possible.
Il écoute l’enfant. Il est une oreille attentive et patiente. Il prend le temps
de comprendre les questionnements de l’enfant et il valide leur
pertinence.
Il dit oui. Jesper Juul confirme : « Notre cerveau assimile le oui à
l’amour. Plus on aime quelqu’un ou plus on s’intéresse à lui, plus il faut
dire oui, c’est inévitable5. » Le grand-parent a plus de latitude pour dire
oui à son petit-fils ou à sa petite-fille. Certaines limites et certaines règles
étant du ressort du parent, le oui du grand-parent procure un espace de
transgression et de liberté à l’enfant.
Il nourrit affectivement l’enfant. Ses mots attentionnés, ses gestes
tendres, sa gentillesse sont un baume pour l’enfant qui se sent aimé et
considéré.
En thérapie, il est courant de voir des parents étonnés par le comportement
aimant et bienveillant de leurs ex-parents en tant que grands-parents. Ils
remarquent combien ceux-ci sont capables d’une relation apaisée et
nourrissante avec un enfant. Ils ont le sentiment de ne pas l’avoir vécue
enfant avec leurs parents. « Être parent et grand-parent, ce n’est
définitivement pas la même chose », constatent-ils, plus ou moins ravis,
confrontés à leurs propres frustrations et manques.
Il est encourageant de découvrir que la plupart des individus sont de bien
meilleurs grands-parents que parents. Et pour cause ! Grand-parent n’est
pas réellement une fonction. Le devoir éducatif s’efface au profit d’une
relation plus libre et plus spontanée. Le grand-parent, plus mature,
expérimenté et se connaissant mieux, est plus attentif à la qualité de la
relation avec l’enfant. Il est aussi plus ouvert et apte à reconnaître les
compétences innées de l’enfant. Finalement, l’aventure de grand-parent est
riche d’enseignements. Elle insiste sur l’importance de la qualité
relationnelle et du fait de prendre soin. Pour l’enfant, la qualité de la
relation est primordiale. Elle est le meilleur indicateur du bien-être familial.

Le principe d’équité
La symbiose, source de la parentalité6
En accompagnant des milliers de personnes, nous avons été en contact avec
autant d’enfants intérieurs que d’éternels enfants face à leurs parents. Le
sentiment d’injustice de l’enfant intérieur semble corrélé à la symbiose de
l’enfant adapté. Ce constat nous a inspiré une petite histoire :

Il était une fois une petite fille pleine de vie, de joie et de curiosité. Du
haut de ses quelques années, elle observait le monde avec
enthousiasme. Un jour, alors qu’elle se promenait dans le jardin, elle
découvrit un trou entre les racines d’un arbre majestueux. De la taille
d’un enfant, cet orifice béant l’invitait à percer le mystère des
profondeurs de la terre. La vaillante fillette se laissa glisser, tête la
première, dans ce qui ressemblait à une grande bouche. Les parois du
tunnel en pierres taillées étaient froides et humides, mais une lumière
diffuse l’encourageait à poursuivre son exploration. Après un long
parcours, elle déboucha dans une grande pièce évoquant le cachot
oublié d’une ancienne citadelle. Des gémissements la firent sursauter.
Dans le recoin le plus sombre, elle aperçut une cage avec une enfant
de son âge enfermée à l’intérieur. Sans hésitation, elle accourut pour
la délivrer, en vain. La porte de cette geôle était solidement
cadenassée. La petite fille plongea dans les yeux de la prisonnière qui
ressemblait étrangement à son parent au même âge qu’elle. Elle lui
promit de revenir avec la clé. Avant de remonter à la surface, elle lui
souffla ces mots : « Maintenant que je connais ton existence, je vais
pouvoir t’aider. Tu n’es plus seule. » Elle s’extirpa des racines de
l’arbre, bien décidée à tenir sa promesse.

Cette métaphore évoque le problème de la symbiose dans la construction de


la parentalité. Pour consolider l’attachement et procurer à l’enfant des soins
suffisants, le parent perçoit celui-ci comme son prolongement, une partie de
lui-même. La symbiose constitue, renforce et assure l’existence d’un lien
suffisamment solide. Néanmoins, cette symbiose crée deux difficultés :
1. Le parent s’imagine que son enfant vit la même chose que lui. Il a
tendance à interpréter les émotions (peur, tristesse, colère, etc.), les
besoins et les désirs de celui-ci en fonction de son propre vécu présent
et passé. Dans sa fonction parentale, il se situe comme le centre de
référence pour statuer du sens et de la valeur de ce que vit son enfant.
2. Le parent va ainsi projeter son passé irrésolu sur son enfant. Celui-ci va
contacter – au fil du temps et dans les nombreuses interactions avec son
parent – les dimensions enfantines exilées chez son parent. L’enfant
« visite » les recoins blessés de son parent et se met en tête de les
délivrer comme la petite fille dans notre histoire.
Harville Hendrix et Helen Lakelly Hunt constatent : « La symbiose absorbe
le Moi de l’enfant, mais elle est aussi l’effet de l’absorption du Moi du
parent blessé dans son enfance7. » Les conséquences dans la relation
enfant/parent à l’âge adulte restent perceptibles lorsque l’ex-parent se
départit difficilement de cette image de l’enfant construite comme s’il
n’était pas une personne distincte. L’ex-parent croit qu’il sait naturellement
pour son ex-enfant et il ne le rencontre pas suffisamment pour le considérer
dans sa spécificité et son unicité.
De son côté, l’ex-enfant a l’impression de connaître son parent parce qu’il a
eu, à un moment, accès à une part de son essence exilée (l’image de la
petite fille prisonnière dans la geôle) qui ne s’incarnera peut-être jamais.
L’ex-enfant continue à se sentir missionné et refuse d’admettre que son ex-
parent est le seul à pouvoir trouver la clé de sa propre délivrance. Il est
douloureux pour l’ex-enfant d’intégrer sa solitude existentielle. En tout état
de cause, il est seul dans la vie, seul face à ses responsabilités, seul face à
ses décisions et à leurs conséquences.
Pour une part utile dans l’enfance, la symbiose, en perdurant, aliène la
relation ex-enfant/ex-parent. Elle enferme les deux protagonistes dans un
sentiment d’injustice douloureux.

De l’injustice à la justesse
Le sentiment d’injustice est au cœur de nombreuses difficultés
relationnelles au sein des familles. Il s’exprime autant dans la relation avec
le parent qu’entre les membres de la fratrie. L’injustice est un problème de
lien. Dans la famille, on peut résumer l’injustice à la sensation d’être à la
fois exploité – « Je suis au service de l’autre » – et chosifié – « Ma personne
n’a pas de valeur (ou moins de valeur que l’autre) ».
Encore de nos jours, l’injustice provient d’une incapacité collective à
reconnaître que l’enfant a la même importance que l’adulte. Les aspects
immatures et dépendants chez l’enfant sont mis en avant aux dépens de ses
incroyables compétences relationnelles. Si vous étiez un enfant, vous
n’apprécieriez pas d’être traité avec condescendance. Ce que l’enfant
apporte à l’adulte est méconnu, largement sous-évalué et sous-estimé. La
relation enfant/adulte est régulièrement perçue comme une transaction entre
un adulte créditeur et un enfant débiteur. Cette vision dissymétrique et
hiérarchique empêche de considérer l’enfant égal en droits et en égards.
À l’âge adulte, il est judicieux d’appréhender le problème de l’injustice en
termes de relation à l’autre, et de faire un choix : « Privilégier le monde des
êtres en optant pour une préoccupation constante et réciproque de l’autre,
ou choisir une position de séparation, d’exploitation mutuelle où l’on
chosifie l’autre. Dans cette dernière relation, nous perdons notre humanité.
L’envie de ne pas quitter le monde des êtres est donc la seule source
d’optimisme face à notre capacité à commettre des injustices8. »
Ex-enfant et ex-parent font perdurer cette injustice vis-à-vis de leur être
enfantin respectif en ne réajustant pas leur relation. Cette relation a besoin
de « justesse » au sens bouddhique du terme, c’est-à-dire « qui demeure
dans la vérité ». La relation ex-enfant/ex-parent devient juste lorsqu’elle
rend justice aux enfants intérieurs de chacun en leur restituant toute leur
dignité. Cette équité implique une juste distance entre ex-enfant et ex-
parent.

La juste distance
Si la proximité n’est pas la symbiose, la distance n’est pas la séparation.
Paradoxalement, la symbiose sépare les êtres alors que la juste distance
favorise des liens de proximité et d’authenticité. Toute relation se nourrit
d’un bon ajustement entre proximité et distance. Il ne peut s’agir d’un
équilibre statique ; la relation est une dynamique vivante, une danse, un
mouvement dont le réajustement est perpétuel.
L’équité relationnelle s’appuie sur la mise en place d’une juste distance afin
que chacun se sente reconnu en tant que personne différenciée et spécifique.
Cette juste distance garantit la possibilité d’échanges où l’on demeure
curieux de s’ouvrir à l’autre. Dans la relation ex-enfant/ex-parent, la juste
distance malmène l’illusion largement répandue prétendant que les
membres d’une famille se connaissent mieux que quiconque. Si la filiation
rend naturellement proche, la connexion physique et affective, souvent
symbiotique, est émaillée d’injustices. La juste distance est un
apprivoisement de l’autre, perçu, reconnu et vécu comme un inconnu si
familier.
La juste distance questionne la relation, cet entre-deux bien présent entre
l’ex-enfant et l’ex-parent, pour qu’elle soit expérimentée positivement par
chacun. Elle favorise une hygiène relationnelle à travers quatre facettes :
1. La distance physique : « Je vis à une distance saine de mes parents. »
Les psychothérapeutes Elisabeth Horowitz et Pascale Reynaud évoquent
une forme déguisée et archaïque de l’inceste : l’inceste de territoire qui
consiste à demeurer adulte dans les territoires de ses ancêtres et de sa
famille. Elles précisent : « On cherche à s’approprier le lieu avec
d’autant plus de force que c’est le seul élément tangible qui nous
rattache au groupe familial, tant l’inconscient a très tôt perçu à quel
point notre famille d’origine ne parvenait pas à établir de lien réel avec
nous. Les troubles du lien créent toujours un attachement redoublé. Cela
nous contraint à occuper, avec obstination parfois, ce territoire des
origines en passant systématiquement ses vacances avec sa famille ou
dans une maison leur appartenant, en caressant l’espoir de racheter ce
bien familial. Occuper le territoire des ancêtres, c’est aussi se heurter à
leurs limites, ainsi il n’existe plus d’énergie disponible à la
différenciation : on retourne dans ce qui est déjà connu avec l’espoir
bien inutile et illusoire de se réapproprier l’amour des parents9. »
2. La distance émotionnelle : « Je peux éprouver ce que mon parent
ressent sans être envahi, et distinguer ses ressentis des miens. »
3. La distance psychologique : « Mes besoins, mes désirs, mes pensées…
sont spécifiques et ne se définissent pas en fonction de mes parents. »
4. La distance spirituelle : « Je suis fondamentalement seul face à moi-
même et à la responsabilité de ma vie. »
Irvin Yalom considère la solitude d’être son propre parent : « Chacun
est seul dans la mesure où il est responsable de sa propre vie. La
responsabilité implique la paternité assumée de sa vie ; la conscience
d’être le créateur de sa vie implique d’abandonner la croyance en
l’existence d’un autre qui nous crée et nous protège. La solitude
profonde est inhérente à l’acte d’autocréation. Chacun prend conscience
de l’indifférence de l’univers. Peut-être les animaux ont-ils un sens du
berger et du refuge, mais l’humanité, maudite par la conscience de soi,
ne peut fuir cette exposition à l’existence10. »
La réalliance avec son ex-parent ou ex-enfant amoindrit en partie la solitude
existentielle. Elle rappelle à chacun que sa vie est aussi un acte de
cocréation avec autrui. Cette réalliance n’est possible qu’en entamant un
processus de recouvrance.

Le processus de recouvrance
On ne peut pas être juste uniquement avec soi-même ; on a besoin d’être
juste à l’égard d’autrui. L’équité va nourrir le lien à réinventer avec l’autre
et porter la relation ex-enfant/ex-parent vers la réalliance.
Le processus de recouvrance répond aux besoins d’équité de chaque
individu en favorisant un nouveau rapport à l’autre. Une saine distance est
un préalable à toute tentative de recouvrance pour que chacun soit à sa
place, en tant que personne entière et non en tant qu’objet au service des
autres.
La recouvrance consiste à recouvrir, c’est-à-dire à rétablir l’intégrité de son
enfant intérieur. Elle s’exprime de deux manières :
1. La recouvrance intérieure est la plus fondamentale. Elle naît d’une
démarche pour retrouver et réintroduire des parties de soi exilées, jugées
non conformes ou inacceptables. Cette réintégration passe par le
détachement des images parentales et la mise en place d’un
autoparentage.
2. La recouvrance extérieure concerne l’hygiène relationnelle avec ses ex-
parents d’aujourd’hui. Elle s’appuie sur la défense de sa vérité intérieure
impliquant une saine confrontation face aux comportements inadaptés
de son parent dans le passé ou de son ex-parent dans le présent.
Le réajustement relationnel ne peut avoir lieu sans l’abandon de ce qui est
toxique puis la reconnaissance de ce qui est juste et nourrissant. La
recouvrance pose les bases saines d’une réalliance.
Georges, la cinquantaine, se remémore un échange avec son père :

Il m’agaçait avec son attitude plaintive et agressive vis-à-vis de sa


mère très âgée. Un jour, il s’est exprimé avec une franchise
inhabituelle. Il a évoqué avec émotion sa souffrance d’enfant face aux
comportements anxiogènes de sa mère. Il ne se plaignait plus. Il
prenait simplement le parti de l’enfant en lui. J’ai eu le sentiment qu’il
me donnait des clés pour comprendre ce qu’il vivait aujourd’hui. Je
me suis senti tout de suite plus proche de lui. Depuis, mon agacement
a disparu. Quelque chose de juste et de vrai a modifié le lien.

La recherche d’équité, la juste distance et la recouvrance offrent des


échanges ex-enfant/ex-parent empreints de vérité et d’authenticité. L’entre-
deux relationnel reste investi des forces et des faiblesses, des élans et des
limites de chaque protagoniste. La relation ex-enfant/ex-parent peut
facilement retomber dans ses anciens scénarios. Ce retour en arrière n’est
pas insurmontable si l’équidignité est à la base du nouveau lien.

Le principe d’équidignité
Respectez-vous
L’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme de
1948 stipule : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et
en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns
envers les autres dans un esprit de fraternité. » Cet idéal commun à
atteindre commence par une nouvelle perception de la nature de l’enfant et
de ses droits.
Le terme « équidignité » a été inventé par le thérapeute familial Jesper Juul
pour présenter l’un des fondements d’une relation enfant/parent qualitative.
Il affirme : « L’équidignité dans les rapports humains consiste, selon moi, à
reconnaître que tous les individus ont la même valeur, quel que soit leur
âge, et à respecter la dignité personnelle et l’intégrité de l’autre11. » Pour
lui, l’équidignité est le socle permettant aux relations d’être nourries par la
confiance et l’amour toute une vie durant.
La relation enfant/parent basée sur l’équidignité est un lien de personne à
personne et non de personne à objet. L’enfant n’est pas chosifié. Ses
pensées, ses sentiments, ses comportements, ses valeurs, ses rêves, ses
desseins sont perçus, écoutés et considérés avec autant d’attention et de
respect que ceux d’un adulte. Rares sont les personnes l’ayant vécu dans
l’enfance. L’équidignité reconnaît l’asymétrie naturelle de la relation
enfant/parent tout en rejetant la hiérarchisation en son sein. Chaque
individu, qu’il soit adulte ou enfant, a la même valeur intrinsèque.
Cependant, le parent est comme un phare éclairant les pas de son enfant. Le
leadership parental est essentiel pour l’enfant qui a besoin de sentir que son
parent est une grande personne assumant ses responsabilités vis-à-vis d’un
plus petit et d’un plus fragile que lui.
On ne respecte pas un enfant en endossant uniquement un rôle de parent,
aussi bienveillant soit-il, et en employant un langage artificiel, aussi positif
soit-il. La parentalité ne peut pas s’appuyer sur le « tout préventif » et sur
l’équilibre des rapports. Elle est un leadership : le parent accompagne son
enfant à grandir humainement en se basant, en premier lieu, sur les ressentis
de celui-ci. Il canalise avec empathie tout ce que l’enfant ne peut pas et ne
sait pas encore gérer seul – ce qui englobe, en fonction de son âge, nombre
d’émotions, de conflits et de frustrations.
L’équidignité impacte évidemment la relation enfant/parent à l’âge adulte.
Elle replace la dignité et l’intégrité au centre du lien. Peu d’ex-parents ont
le sentiment de ne pas respecter leurs ex-enfants ; en revanche, certains ex-
parents s’offusquent du manque de respect dont ils se croient victimes de la
part de leurs ex-enfants. Ils s’insurgent : « Je suis ton père/ta mère, alors tu
me dois le respect ! » L’équidignité entre ex-enfant et ex-parent remet en
cause la hiérarchisation de la relation et la perdurance de la fonction
parentale.
Le respect naît d’une reconnaissance mutuelle de la dignité humaine.
L’équidignité engendre une proposition de réalliance du type : « Cher ex-
parent/ex-enfant, je ressens que quelque chose ne va pas entre nous. J’ai
besoin d’éclaircir certains points pour me sentir à nouveau bien dans notre
relation. J’attends que nous puissions ensemble explorer ce qui se passe. »
L’initiateur d’une telle demande peut s’attendre à plusieurs possibilités de
réponses : un refus catégorique, un silence, un rejet, un désaccord ou
l’expression d’une souffrance.
Au sein de la réalliance, l’équidignité (respect de la dignité et de l’intégrité
de chacun) ouvre à une expression libre et profonde. Ainsi, la nature
émotionnelle et affective de la relation transcende ce que l’on veut obtenir
de l’autre ou ce que l’on croit lui devoir. À chaque fois que vous concevez
autrui comme devant servir vos intérêts, attentes ou désirs, prenez
conscience que vous le chosifiez.

Reconnaissez-vous
Qu’est-ce qu’une personne ? Cette interrogation existentielle vit en vous.
Les paroles et les comportements de vos ex-parents ne vous ont pas
forcément apporté des réponses justes. La relation, enjeu central de toute
vie, souligne la pertinence de cette question en apparence simple. Une
relation saine se tisse entre des personnes humaines et non entre des objets.
L’équidignité insiste sur la valeur de l’individu en tant que personne
humaine. Jesper Juul rappelle : « Dans chaque famille, il y a confrontation
des différences. Chacun, grand ou petit, est un individu avec des besoins
propres, qui veut être considéré. Le reconnaître est difficile pour beaucoup
de parents, parce que, dans la famille dans laquelle ils ont grandi, ils n’ont
pas pu apprendre à préserver leur intégrité. Les limites et les besoins
physiques et psychiques des enfants et des adolescents ont été méprisés des
siècles durant ! Pour être aimés, ils étaient incités à réprimer leur
individualité et à faire, avec obéissance, ce que demandaient leurs
parents12. »
Nombre d’adultes continuent à entretenir des relations comme on le leur a
enseigné, sans tenir compte de leurs besoins véritables. Ils ne parviennent
pas, ou difficilement, à défendre leurs limites. Ils pensent à tort que l’autre
est là pour satisfaire tous leurs besoins. Pour éviter toute frustration, colère
ou tristesse, ils se déguisent, portent des masques pour tenter d’obtenir de
l’autre, parfois à n’importe quel prix, un semblant de réponse nourrissante.
Dans ce type relation figée, chacun devient la chose de l’autre.
L’écrivaine africaine Véronique Tadjo partage « l’histoire de l’homme aux
sept masques » :

Il était une fois un homme qui portait sept masques différents, un pour
chaque jour de la semaine. Quand il se levait le matin, il se couvrait
immédiatement le visage avec un de ses masques. Ensuite, il s’habillait
et sortait pour aller travailler. Il vivait ainsi sans laisser voir son vrai
visage.
Or, une nuit, pendant son sommeil, un voleur lui déroba ses sept
masques. À son réveil, dès qu’il se rendit compte du vol, il se mit à
crier à tue-tête : « Au voleur ! Au voleur ! » Puis il se mit à parcourir
toutes les rues de la ville à la recherche de ses masques.
Les gens le voyaient gesticuler, jurer, et menacer la terre entière des
plus grands malheurs s’il n’arrivait pas à retrouver ses masques. Il
passa la journée entière à chercher le voleur, en vain…
Désespéré et inconsolable, il s’effondra, pleurant comme un enfant.
Les gens essayaient de le réconforter, mais rien ne pouvait le consoler.
Une femme qui passait par là s’arrêta et lui demanda :
– Qu’avez-vous, l’ami ? Pourquoi pleurez-vous ainsi ?
Il leva la tête et répondit d’une voix étouffée :
– On m’a volé mes masques et, le visage ainsi découvert, je me sens
trop vulnérable.
– Consolez-vous, lui dit-elle, regardez-moi, j’ai toujours montré mon
visage depuis que je suis née.
Il la regarda longuement et il vit qu’elle était très belle. La femme se
pencha, lui sourit et essuya ses larmes. Pour la première fois de sa vie,
l’homme ressentit, sur son visage, la douceur d’une caresse13.

La relation ex-enfant/ex-parent est l’une de celles où s’érigent le plus de


masques. Les masques rigides séparent les personnes. Il existe le masque
que l’on porte mais aussi le masque que l’on projette sur l’autre. Dans la
relation ex-enfant/ex-parent, se reconnaître mutuellement, en lâchant
certains masques du passé, ne signifie pas que :
1. Vous serez entièrement comblé par l’autre et/ou que vous pourrez
totalement le satisfaire.
2. Vous allez construire une relation totalement authentique en vous
dévoilant entièrement.
Se reconnaître dans un rapport d’équidignité, c’est accepter qu’une relation
apaisée est aussi profonde que limitée. La réalliance ex-enfant/ex-parent se
forge dans la volonté commune de se rencontrer en tant qu’individualités
distinctes. N’attendez pas que la bienveillance, l’amour, la sollicitude et le
soutien inondent vos relations. Il n’existe pas de bonnes personnes ayant de
bonnes relations. Attelez-vous simplement à être plus entier, plus intègre,
réajustez vos relations et vous bénéficierez régulièrement de micromoments
de bien-être et de joie dans vos relations.
Personne ne peut se reconnaître lui-même, reconnaître l’autre et être
reconnu par autrui s’il n’est pas vrai, c’est-à-dire présent à ce qui s’exprime
en lui. Une personne est un original et non une pâle copie. Libérez-vous de
cette tentation d’être autre.
Libérez-vous
Libérez-vous de la tentation de vous fondre en l’autre, d’être tout pour
l’autre ou d’attendre tout de lui. Libérez-vous de la tentation de vous
réfugier dans l’évitement, le faux-semblant ou l’isolement qui gèlent votre
chaleur humaine. Trop d’adultes gardent ces stratégies d’éternel enfant
secrètement chevillées au corps.
Il y a quelques années, la chanson Libérée, délivrée du film d’animation La
Reine des neiges a marqué le cœur de nombre d’enfants et de grands :

L’hiver s’installe doucement dans la nuit


La neige est reine à son tour
Un royaume de solitude
Ma place est là, pour toujours
Le vent qui hurle en moi ne pense plus à demain
Il est bien trop fort
J’ai lutté en vain
Cache tes pouvoirs, n’en parle pas
Fais attention, le secret survivra
Pas d’états d’âme, pas de tourments
De sentiments
Libérée, délivrée
Je ne mentirai plus jamais
Libérée, délivrée
C’est décidé, je m’en vais
J’ai laissé mon enfance en été
Perdue dans l’hiver
Le froid est pour moi le prix de la liberté
Quand on prend de la hauteur
Tout semble insignifiant
La tristesse, l’angoisse et la peur
M’ont quittée depuis longtemps
Je veux voir ce que je peux faire
De cette magie pleine de mystère
Le bien, le mal, je dis tant pis
Tant pis !
Libérée, délivrée
Les étoiles me tendent les bras
Libérée, délivrée
Non, je ne pleure pas
Me voilà
Oui, je suis là
Perdue dans l’hiver
Mon pouvoir vient du ciel et envahit l’espace
Mon âme s’exprime en dessinant et sculptant dans la glace
Et mes pensées sont des fleurs de cristal gelées
Je ne reviendrai pas
Le passé est passé !
Libérée, délivrée
Désormais plus rien ne m’arrête
Libérée, délivrée
Plus de princesse parfaite
Je suis là, comme je l’ai rêvé
Perdue dans l’hiver
Le froid est pour moi le prix de la liberté14

Cette chanson évoque l’âme gelée de l’enfant intérieur, celle qui s’est
enfuie, persuadée que son mystère n’appartient pas au monde. L’écrivain
siégeant à l’Académie française François Cheng proclame : « L’âme est la
marque indélébile de l’unicité de chaque personne humaine. (…) Disant
cela, je suis tenté d’ajouter que l’âme n’est pas seulement la marque de
l’unicité de chaque personne, elle lui assure une unité de fond et, par là, une
dignité, une valeur, en tant qu’être15. »
L’équidignité invite à un réajustement relationnel impliquant d’oser libérer
son enfant intérieur de son château de glace. Il est préférable de risquer de
perdre une relation, même celle avec ses ex-parents, plutôt que de
disparaître soi-même en abdiquant, sans jamais pouvoir partager la vérité de
son être, de son âme.
Le réajustement relationnel œuvre pour une réalliance possible avec l’autre.
Il convient de faire honneur à la personne que vous êtes. Ce qui fait une
personne, c’est la main tendue et les bras ouverts pour mieux accueillir la
vulnérabilité enfantine de l’être. Chacun fait face à sa propre responsabilité,
celle qu’il a besoin d’endosser à l’égard de sa vie unique et celle qu’il
éprouve à l’égard de toutes ses relations. Ainsi, comme le souligne le
philosophe Martin Buber : « Toute vie véritable est rencontre16. »

1. Funès J. de, Développement (im)personnel. Le succès d’une imposture, Éditions de


l’Observatoire, 2019, p. 124. Cette auteure fait référence à une idée du philosophe Paul Ricœur.
2. Juul J., Cinq Piliers pour une vie de famille épanouie, op.cit., p. 44.
3. Galland S., La Relation entre les adultes et leurs parents, op. cit., p. 160.
4. Juul J., Cinq Piliers pour une vie de famille épanouie, op.cit., p. 209.
5. Ibid., p. 155.
6. En psychologie, le terme de « symbiose » désigne l’étroite relation entre le bébé et son parent. La
symbiose recouvre différents phénomènes comme la résistance à la différenciation et le désir de
fusion.
7. Hendrix H. et Lakelly Hunt H., Le Guide des parents, op. cit., p. 68.
8. Ducommun-Nagy C., Ces loyautés qui nous libèrent, op. cit., p. 29.
9. Horowitz E. et Reynaud P., Se libérer du temps généalogique. Comment déprogrammer son
destin par la psychogénéalogie, Dervy, 2002, p. 77-78.
10. Yalom I., Thérapie existentielle, op. cit., p. 491.
11. Juul J., Quatre Valeurs pour réinventer l’éducation. Les clés d’une relation épanouissante pour
les enfants et leurs familles, Marabout, 2017, p. 11.
12. Ibid., p. 55-56.
13. Monbourquette J., Apprivoiser son ombre, op. cit., p. 41-43.
14. Paroles et musique : Houria Belhadji, Kristen Jane Anderson, Robert Joseph Lopez. Wonderland
Music Compagny, 2013.
15. Cheng F., De l’âme, Albin Michel, 2016, p. 42-43.
16. Buber M., Je et tu, Aubier, 2012 (publié pour la première fois en 1923).
Épilogue
La tendance toujours actuelle à s’en tenir à des croyances obsolètes affaiblit non seulement chaque
enfant, mais aussi le tissu humain de nos sociétés.
JESPER JUUL

Vos parents ne sont plus vos parents. Cet aphorisme1 trace un sentier vers
de nouvelles représentations. Une partie du cerveau humain est
programmée pour resservir des croyances et des comportements qui lui sont
familiers. Ainsi perdurent des schémas relationnels conformes à des
modèles ancestraux qui ne cessent de nier la nature et les besoins
fondamentaux de l’enfant. Or de nos jours, les liens et les relations au cœur
des sociétés humaines sont appelés à se régénérer.
Nous voici arrivés au terme de notre voyage. Nous espérons que nos propos
vous auront éclairé sur la relation ex-enfant/ex-parent qui touche tout un
chacun. Nous aimerions revenir sur quelques points qui nous semblent être
la sève de cet ouvrage.
Un parent d’adulte, ça n’existe pas. La filiation seule ne rend pas compte de
toute la complexité du lien enfant/parent à l’âge adulte. La permanence du
parent d’adulte maintient l’ex-enfant dans une relation dissymétrique et
hiérarchique conforme à un certain ordre établi. Tout adulte est un ex-
enfant.
L’imagerie mythique de la famille comme source et ressource pour tous ses
membres favorise l’idéalisation et le déni de la réalité familiale. Elle mène à
des expériences relationnelles illusoires et douloureuses.
Parent est une fonction à durée déterminée. Appréhendée ainsi, la mission
de parent considère davantage la fragilité du lien parent/enfant. Chaque
parent évolue inévitablement vers l’état d’ex-parent.
D’aucuns sont prisonniers d’un passé qui ne passe pas. Ils demeurent
d’éternels enfants face à leurs parents. Ils perpétuent des stratégies de survie
et d’autoprotection qui les attachent à leurs figures parentales et
handicapent leur vie. Certains ex-enfants, infantilisés, accèdent
difficilement à l’autonomie et à l’indépendance auxquelles une frange de
leur être aspire. D’autres, parentifiés, voient leur énergie et leur vitalité
s’épuiser dans des missions impossibles.
En grandissant, chaque adulte a la responsabilité de s’allier à lui-même en
réintégrant la partie la plus vulnérable et la plus sensible en lui, son enfant
intérieur. Les termes « ex-enfant » et « ex-parent » affirment clairement la
nécessité de dépasser les liens automatiques de parenté. En explorant les
diverses dimensions du lien, un chemin initiatique vers soi et vers l’autre
s’ouvre. Il devient alors possible d’envisager de nouvelles alliances avec ses
proches.
La relation ex-enfant/ex-parent invoque un réajustement relationnel continu
où l’équité, l’intégrité et le respect de la dignité fleurissent librement.
Le docteur en théologie Anselm Grün assure : « Dans une relation,
l’absence d’images figées est un présupposé pour que je demeure curieux
de mieux connaître l’autre et de m’ouvrir à son mystère2. » Tout adulte, en
quête de liberté et de responsabilité, se détache progressivement de ses
figures parentales. Il assume et assure sa part de régénération de la société
en veillant à la qualité d’une juste relation entre ex-enfant et ex-parent.
Si la filiation ne disparaît jamais, personne n’est obligé de rester prisonnier
des générations précédentes. Dans son processus d’individuation, chacun
peut accepter ou refuser une part du legs parental, tout en conservant à
l’esprit que celui-ci n’est qu’un fragment de ce qui le constitue. La loyauté
à sa propre parenté est tellement enracinée dans les sociétés humaines que
l’ouverture à la différence est l’un des grands défis de l’humanité. Ce défi
débute dans chaque famille lorsque la souffrance fait irruption. Tel un signal
d’alarme, la souffrance au sein de la famille révèle qu’un de ses membres
(ou plusieurs) ne supporte pas les loyautés et les règles qui dictent, à son
insu, sa conduite.
La relation ex-enfant/ex-parent est semblable à un long chant de deuil pour
laisser s’échapper ce qui n’est plus ou n’a jamais été. Cette relation est
l’espace légitime de toute expression de douleur, de nostalgie ou d’obstacle
dans le lien. Elle participe d’une odyssée aux confins de l’âme humaine.
Quelles que soient l’origine et l’intensité de votre souffrance d’enfant, elle
n’a pas à perdurer. L’enfant en vous aspire au réconfort et à la paix. Il
espère de nouvelles possibilités de lien. Il désire des relations où il se sent
libre d’être simplement lui-même.
En tant qu’adulte, chacun a la mission de résoudre sa crise existentielle,
crise dans laquelle le réajustement et la réalliance avec son ex-parent ou son
ex-enfant jouent un rôle crucial. Ainsi, pour citer les mots du poète polonais
Czeslaw Milosz, chaque être peut expérimenter qu’« il existe une certaine
frontière de la souffrance derrière laquelle un serein sourire commence3 ».

1. Un aphorisme énonce en peu de mots une vérité compréhensible et accessible à tous qui provoque
d’autres réflexions. Il ne prétend pas tout dire, ni tout expliquer.
2. Grün A., Ce qui entretient l’amour. Relations et spiritualité, Éditions Salvator, 2011, p. 95.
3. Extrait de son poème « Valse ».
Remerciements
Toute notre gratitude va en premier lieu à notre équipe de choc – Corinne
Cygler, Régina Caïazzo, Isabelle Tourlet et Hayate Allache – pour leur
relecture intelligente, minutieuse et stimulante de notre manuscrit. Un
profond merci à Corinne pour son enthousiasme communicatif. Un merci
chaleureux à Régina pour sa présence encourageante. Un immense merci à
Isabelle pour ses interventions pertinentes. Un merci spécial à Hayate pour
ses recherches bibliographiques.
Nous remercions de tout cœur notre éditrice Joanne Mirailles ainsi que
Rachel Crabeil et toute l’équipe d’Eyrolles pour leur confiance, leur énergie
positive, leur créativité et leur grand professionnalisme.
Nous exprimons toute notre reconnaissance aux personnes qui, en
témoignant de leur odyssée, ont enrichi cet ouvrage. Pour préserver leur
intimité, tout ce qui permettrait de les reconnaître a été modifié.
Nous dédions ce livre à tous les ex-parents d’hier, d’aujourd’hui et de
demain, pour qu’ils n’oublient pas leurs êtres enfantins.
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enfant intérieur, Le Courrier du Livre, 2017.
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