Linvention de La Solitude (Etc.)
Linvention de La Solitude (Etc.)
Linvention de La Solitude (Etc.)
L’INVENTION
DE LA
SOLITUDE
roman traduit de l’américain
par Christine Le Bœuf
BABEL
Titre original :
The Invention of Solitude
Sun. New York. 1982
© Paul Auster, 1982
Illustration de couverture :
Marc Stockman. L’Escalier (détail), 1975
© Antoine Stockman. 1992
La traductrice remercie Victor Bol pour l’aide qu’il lui a apportée dans la
recherche et le rétablissement du texte original des citations.
PORTRAIT
D’UN HOMME INVISIBLE
Qui cherche la vérité doit être prêt à l’inattendu, car elle est
difficile à trouver et, quand on la rencontre, déconcertante.
HÉRACLITE
Un jour il y a la vie. Voici un homme en parfaite santé, pas vieux, jamais
malade. Tout va pour lui comme il en fut toujours, comme il en ira toujours.
Il vit au quotidien, s’occupe de ses affaires et ne rêve qu’aux réalités qui se
présentent à lui. Et puis, d’un seul coup, la mort. Notre homme laisse
échapper un petit soupir, s’affaisse dans son fauteuil, et c’est la mort. Si
soudaine qu’il n’y a pas de place pour la réflexion, aucune possibilité pour
l’intelligence de se trouver un mot de consolation. Il ne nous reste que la
mort, l’irréductible évidence que nous sommes mortels. On peut l’accepter
avec résignation au terme d’une longue maladie. On peut même attribuer au
destin un décès accidentel. Mais qu’un homme meure sans cause apparente,
qu’un homme meure simplement parce qu’il est un homme, nous voilà si
près de l’invisible frontière entre la vie et la mort que nous ne savons plus
de quel côté nous nous trouvons. La vie devient la mort, et semble en avoir
fait partie depuis le début. La mort sans préavis. Autant dire : la vie s’arrête.
Et cela peut arriver n’importe quand.
J’ai appris la mort de mon père voici trois semaines. C’était un
dimanche matin, j’étais dans la cuisine en train de préparer le déjeuner de
Daniel, mon petit garçon. Au lit, à l’étage, bien au chaud sous l’édredon, ma
femme s’abandonnait aux délices d’une grasse matinée. L’hiver à la
campagne : un univers de silence, de fumée de bois, de blancheur. L’esprit
occupé des pages auxquelles j’avais travaillé la veille au soir, j’attendais
l’après-midi, pour pouvoir m’y remettre. Le téléphone a sonné. Je l’ai su
aussitôt : quelque chose n’allait pas. Personne n’appelle un dimanche à huit
heures du matin sinon pour annoncer une nouvelle qui ne peut attendre. Et
une nouvelle qui ne peut attendre est toujours mauvaise.
Je ne fus capable d’aucune pensée élevée.
Avant même d’avoir préparé nos bagages et entrepris les trois heures de
route vers le New Jersey, je savais qu’il me faudrait écrire à propos de mon
père. Je n’avais pas de projet, aucune idée précise de ce que cela
représentait. Je ne me souviens même pas d’en avoir pris la décision. C’était
là, simplement, une certitude, une obligation qui s’était imposée à moi dès
l’instant où j’avais appris la nouvelle. Je pensais : Mon père est parti. Si je
ne fais pas quelque chose, vite, sa vie entière va disparaître avec lui.
Quand j’y repense maintenant, à peine trois semaines plus tard, ma
réaction me paraît curieuse. Je m’étais toujours imaginé paralysé devant la
mort, figé de douleur. Mais confronté à l’événement je ne versais pas une
larme, le monde ne me paraissait pas s’écrouler autour de moi. Bizarrement,
je me trouvais tout à fait prêt à accepter cette disparition malgré sa
soudaineté. J’étais troublé par tout autre chose, sans relation avec la mort ni
avec mon attitude : je m’apercevais que mon père ne laissait pas de trace.
Il n’avait pas de femme, pas de famille qui dépendît de lui, personne
dont son absence risquât de perturber la vie. Peut-être ici et là quelques
personnes éprouveraient-elles un bref moment d’émotion, touchées par la
pensée d’un caprice de la mort plus que par la perte de leur ami, puis il y
aurait une courte période de tristesse, puis plus rien. À la longue ce serait
comme s’il n’avait jamais existé.
De son vivant déjà, il était absent, et ses proches avaient appris depuis
longtemps à accepter cette absence, à y voir une manifestation
fondamentale de son être. Maintenant qu’il s’en était allé, les gens
assimileraient sans difficulté l’idée que c’était pour toujours. Sa façon de
vivre les avait préparés à sa mort – c’était comme une mort anticipée – et
s’il arrivait qu’on se souvienne de lui ce serait un souvenir vague, pas
davantage.
Dépourvu de passion, que ce soit pour un objet, une personne ou une
idée, incapable ou refusant, en toute circonstance, de se livrer, il s’était
arrangé pour garder ses distances avec la réalité, pour éviter l’immersion
dans le vif des choses. Il mangeait, se rendait au travail, voyait ses amis,
jouait au tennis, et cependant il n’était pas là. Au sens le plus profond, le
plus inaltérable, c’était un homme invisible. Invisible pour les autres, et
selon toute probabilité pour lui-même aussi. Si je l’ai cherché de son vivant,
si j’ai toujours tenté de découvrir ce père absent, je ressens, maintenant
qu’il est mort, le même besoin d’aller à sa recherche. La mort n’a rien
changé. La seule différence c’est que le temps me manque.
Pendant quinze ans il avait vécu seul. Obstinément, obscurément,
comme si le monde ne pouvait l’affecter. Il n’avait pas l’air d’un homme
occupant l’espace mais plutôt d’un bloc d’espace impénétrable ayant forme
humaine. Le monde rebondissait sur lui, se brisait contre lui, par moments
adhérait à lui, mais ne l’avait jamais pénétré. Pendant quinze ans, tout seul,
il avait hanté une maison immense, et c’est dans cette maison qu’il était
mort.
Pendant une courte période nous y avions vécu en famille – mon père,
ma mère, ma sœur et moi. Après le divorce de mes parents nous nous étions
dispersés : ma mère avait entamé une autre vie, j’étais parti à l’université et
ma sœur, en attendant d’en faire autant, avait habité chez ma mère. Seul
mon père était resté. À cause d’une clause du jugement de divorce, qui
attribuait à ma mère une part de la maison et le droit à la moitié du produit
d’une vente éventuelle (ce qui rendait mon père peu disposé à vendre), ou à
cause de quelque secret refus de changer sa vie (afin de ne pas montrer que
le divorce l’avait affecté d’une manière qu’il ne pouvait contrôler), ou
encore, simplement, par inertie, par une léthargie émotionnelle qui
l’empêchait d’agir, il était resté et vivait seul dans une maison où six ou sept
personnes auraient logé à l’aise.
C’était un endroit impressionnant : une vieille bâtisse solide, de style
Tudor, avec des vitraux aux fenêtres, un toit d’ardoises et des pièces aux
proportions royales. Son achat avait représenté pour mes parents une
promotion, un signe d’accroissement de leur prospérité. C’était le plus beau
quartier de la ville et, bien que la vie n’y fût pas agréable, surtout pour des
enfants, son prestige l’avait emporté sur l’ennui mortel qui y régnait.
Compte tenu qu’il devait finalement y passer le reste de ses jours, il y a de
l’ironie dans le fait qu’au début mon père n’eût pas souhaité s’y installer. Il
se plaignait du prix (une rengaine) et quand enfin il s’était laissé fléchir,
ç’avait été à contrecœur et de mauvaise grâce. Il avait néanmoins payé
comptant. Tout en une fois. Pas d’emprunt, pas de mensualités. C’était en
1959, et ses affaires marchaient bien.
Homme d’habitudes, il partait au bureau tôt le matin, travaillait dur toute
la journée et ensuite, quand il rentrait (s’il n’était pas trop tard), faisait un
petit somme avant le dîner. Au cours de notre première semaine dans cette
maison, il avait commis une erreur bizarre. Après son travail, au lieu de
rentrer à la nouvelle adresse, il s’était rendu tout droit à l’ancienne, comme
il en avait eu l’habitude pendant des années ; il avait garé sa voiture dans
l’allée, était entré par la porte de derrière, était monté à l’étage, entré dans la
chambre, s’était allongé sur le lit et assoupi. Il avait dormi pendant une
heure environ. Inutile de dire la surprise de la nouvelle maîtresse de maison
trouvant, en rentrant chez elle, un inconnu sur son lit. À la différence de
Boucles d’Or, mon père ne s’était pas enfui précipitamment. Le quiproquo
éclairci, tout le monde avait ri de bon cœur. J’en ris encore aujourd’hui. Et
pourtant, malgré tout, je ne peux m’empêcher de trouver cet incident
pathétique. Reprendre par erreur le chemin de son ancienne maison est une
chose, mais c’en est une tout autre, je pense, de ne pas remarquer que
l’aménagement intérieur a changé. Le cerveau le plus fatigué ou le plus
distrait conserve une part obscure de réaction instinctive qui permet au
corps de se repérer. Il fallait être presque inconscient pour ne pas voir ou au
moins sentir que ce n’était plus la même habitation. « La routine est un
éteignoir », comme le suggère un personnage de Beckett. Et si l’esprit est
incapable de réagir à une évidence matérielle, que fera-t-il des données
émotionnelles ?
J’ai appris qu’il n’est rien de plus terrible que la confrontation avec les
effets personnels d’un mort. Les choses sont inertes. Elles n’ont de
signification qu’en fonction de celui qui les utilise. La disparition advenue,
les objets, même s’ils demeurent, sont différents. Ils sont là sans y être,
fantômes tangibles, condamnés à survivre dans un monde où ils n’ont plus
leur place. Que penser, par exemple, d’une pleine garde-robe attendant
silencieusement d’habiller un homme qui jamais plus n’en ouvrira la porte ?
de préservatifs éparpillés dans des tiroirs bourrés de sous-vêtements et de
chaussettes ? du rasoir électrique qui, dans la salle de bains, porte encore les
traces poussiéreuses du dernier usage ? d’une douzaine de tubes de teinture
pour cheveux cachés dans une trousse de toilette en cuir ? – révélation
soudaine de choses qu’on n’a aucune envie de voir, aucune envie de savoir.
C’est à la fois poignant et, dans un sens, horrible. Tels les ustensiles de
cuisine de quelque civilisation disparue, les objets en eux-mêmes ne
signifient rien. Pourtant ils nous parlent, ils sont là non en tant qu’objets
mais comme les vestiges d’une pensée, d’une conscience, emblèmes de la
solitude dans laquelle un homme prend les décisions qui le concernent : se
teindre les cheveux, porter telle ou telle chemise, vivre, mourir. Et la futilité
de tout ça, la mort venue.
Chaque fois que j’ouvrais un tiroir ou passais la tête dans un placard, je
me sentais un intrus, cambrioleur violant l’intimité d’un homme. À tout
moment je m’attendais à voir surgir mon père me dévisageant, incrédule, et
me demandant ce que je fichais là. Il me paraissait injuste qu’il ne pût
protester. Je n’avais pas le droit d’envahir sa vie privée.
Un numéro de téléphone hâtivement griffonné au dos de la carte de
visite d’une de ses relations de travail : H. Limeburg – poubelles en tous
genres. Des photographies du voyage de noces de mes parents aux chutes
du Niagara, en 1946 : ma mère juchée nerveusement sur un taureau pour un
de ces clichés amusants qui n’amusent personne, et le sentiment soudain
que le monde a toujours été irréel, depuis sa préhistoire. Un tiroir plein de
marteaux, de clous et de plus d’une vingtaine de tournevis. Un classeur
rempli de chèques annulés datant de 1953 et des cartes que j’avais reçues
pour mon sixième anniversaire. Et puis, enterrée au fond d’un tiroir de la
salle de bains, la brosse à dents de ma mère, marquée à son chiffre, et qui
n’avait plus été regardée ni touchée depuis au moins quinze ans.
La liste serait interminable.
Hier une gosse du voisinage est venue jouer avec Daniel. Une fillette de
trois ans et demi environ, qui sait depuis peu que les grandes personnes
aussi ont un jour été des enfants et que sa mère et son père ont eux-mêmes
des parents. À un moment donné elle a pris le téléphone et entamé une
conversation imaginaire, puis s’est tournée vers moi en disant : “Paul, c’est
ton père, il veut te parler”. C’était affreux. J’ai pensé : Il y a un fantôme au
bout de la ligne, et il tient réellement à s’entretenir avec moi. Plusieurs
instants se sont écoulés avant que je parvienne à balbutier : “Non, ça ne
peut pas être mon père. Pas aujourd’hui. Il est ailleurs”. J’ai attendu qu’elle
raccroche le combiné et j’ai quitté la pièce.
Le même petit drame s’est reproduit trente ans plus tard. Cette fois j’y
étais, je l’ai vu de mes yeux.
Après la naissance de mon fils, j’avais pensé : Ça va lui faire plaisir. Les
hommes ne sont-ils pas toujours heureux d’être grands-pères ?
J’aurais aimé le voir s’attendrir sur le bébé, m’offrir une preuve qu’il
était, après tout, capable de manifester un sentiment – en somme qu’il
pouvait, comme tout le monde, en éprouver un. Et s’il témoignait de
l’affection à son petit-fils, ne serait-ce pas, d’une façon indirecte, m’en
montrer à moi ? Même adulte, on ne cesse pas d’être affamé d’amour
paternel.
Mais les gens ne changent pas. Tout bien compté, mon père n’a vu son
petit-fils que trois ou quatre fois, et à aucun moment n’a su le distinguer de
la masse anonyme des bébés qui naissent chaque jour dans le monde. La
première fois qu’il a posé les yeux sur lui, Daniel avait juste quinze jours. Je
m’en souviens comme si c’était hier : un dimanche torride de la fin de juin,
un temps de vague de chaleur, l’air de la campagne gris d’humidité. Mon
père a garé sa voiture, il a vu ma femme installer le bébé dans son landau
pour la sieste et s’est dirigé vers elle pour la saluer. Il a mis le nez dans le
berceau pendant un dixième de seconde, s’est redressé en disant : “Un beau
bébé, je te félicite” et a poursuivi son chemin vers la maison. Il aurait aussi
bien pu être en train de parler à des inconnus dans une file de supermarché.
De tout le temps de sa visite, ce jour-là, il ne s’est plus occupé de Daniel et
pas une fois il n’a demandé à le prendre dans ses bras.
Avec sa fille, née quand j’avais trois ans et demi, ça s’est passé un peu
mieux. Mais il a eu en fin de compte des difficultés infinies.
Elle était très belle. D’une fragilité hors du commun, elle avait de grands
yeux bruns qui se remplissaient de larmes à la moindre émotion. Elle était
presque toujours seule, petite silhouette vagabondant à travers une contrée
imaginaire d’elfes et de fées, dansant sur la pointe des pieds en robe de
ballerine garnie de dentelle, chantant pour elle-même d’une voix
imperceptible. C’était une Ophélie en miniature qui semblait déjà destinée à
une vie de perpétuelle lutte intérieure. Elle avait peu d’amis, suivait
difficilement la classe, et était, même très jeune, tourmentée par un manque
de confiance en elle qui transformait les moindres routines en cauchemars
d’angoisse et d’échec. Elle piquait des rages, des crises de larmes
épouvantables, elle était constamment bouleversée. Rien ne semblait jamais
la contenter longtemps.
Plus sensible que moi à l’atmosphère du mariage malheureux de nos
parents, elle en éprouvait un sentiment d’insécurité monumental,
traumatisant. Au moins une fois par jour, elle demandait à notre mère si
“elle aimait papa”. La réponse invariable était : Bien sûr, je l’aime.
Le mensonge ne devait pas être très convaincant. Sinon elle n’aurait pas
eu besoin de reposer la même question dès le lendemain.
D’autre part, on voit mal comment la vérité aurait pu arranger les
choses.
La maison encore.
Si négligente que pût paraître, vue de l’extérieur, sa façon de s’en
occuper, il avait foi en son système. Comme un inventeur fou jaloux du
secret de sa machine à mouvement perpétuel, il ne souffrait aucune
intervention. Entre deux appartements, ma femme et moi avons vécu chez
lui pendant trois ou quatre semaines. Trouvant la pénombre oppressante,
nous avions remonté tous les stores afin de permettre au jour de pénétrer.
Quand, à son retour du bureau, il a vu ce que nous avions fait, il s’est mis
dans une colère incontrôlable, tout à fait disproportionnée avec la faute que
nous avions pu commettre.
Il manifestait rarement de telles rages – sauf s’il se sentait acculé,
envahi, écrasé par la présence d’autrui. Des questions d’argent pouvaient les
déclencher. Ou un détail sans importance : les stores de ses fenêtres, une
assiette cassée, un rien.
Je pense néanmoins que cette colère couvait au fond de lui en
permanence. Telle sa maison, qui paraissait bien en ordre alors qu’elle se
désagrégeait du dedans, cet homme calme, d’une impassibilité quasi
surnaturelle, subissait pourtant les tumultes d’une fureur intérieure
incoercible. Toute sa vie, il s’est efforcé d’éviter la confrontation avec cette
force en entretenant une espèce de comportement automatique qui lui
permettait de passer à côté. En se créant des routines bien établies, il s’était
libéré de l’obligation de s’interroger au moment de prendre des décisions. Il
avait toujours un cliché aux lèvres (“Un beau bébé, je te félicite”) en place
des mots qu’il aurait dû se donner la peine de chercher. Tout ceci tendait à
effacer sa personnalité. Mais c’était en même temps son salut, ce qui lui
permettait de vivre. Dans la mesure où il était capable de vivre.
Dans un sac plein de clichés disparates : une photo truquée, prise dans
un studio d’Atlantic City dans le courant des années quarante. Il s’y trouve
en plusieurs exemplaires assis autour d’une table, chaque image saisie sous
un angle particulier de sorte qu’on croit d’abord qu’il s’agit d’un groupe
d’individus différents. L’obscurité qui les entoure, l’immobilité complète de
leurs poses donnent l’impression qu’ils se sont réunis là pour une séance de
spiritisme. Et puis si on y regarde bien on s’aperçoit que ces hommes sont
tous le même homme. La séance devient réellement médiumnique, comme
s’il ne s’y était rendu que pour s’évoquer lui-même, pour se rappeler d’entre
les morts, comme si, en se multipliant, il s’était inconsidérément fait
disparaître. Il est là cinq fois, mais la nature du trucage rend impossible tout
échange de regards entre les personnages. Chacun est condamné à fixer le
vide, comme sous les yeux des autres, mais sans rien voir, à jamais
incapable de rien voir. C’est une représentation de la mort, le portrait d’un
homme invisible.
Kenosha, Wisconsin. 1911 ou 1912. Même lui n’était pas sûr de la date.
Dans le désordre d’une grande famille d’immigrants, on n’attachait pas
beaucoup d’importance aux extraits de naissance. Ce qui compte c’est qu’il
était le dernier de cinq enfants survivants – une fille et quatre garçons, tous
nés en l’espace de huit ans – et que sa mère, une petite femme sauvage qui
parlait à peine l’anglais, maintenait l’unité de la famille. Elle était la
matriarche, le dictateur absolu, souverain moteur au centre de l’univers.
Mon grand-père était mort en dix-neuf, ce qui signifie que depuis sa
tendre enfance mon père avait été privé du sien. Quand j’étais petit, il m’a
raconté trois versions différentes de la mort de celui-ci. Dans la première,
mon grand-père avait été tué lors d’un accident de chasse. Dans la
deuxième, il était tombé d’une échelle. Dans la troisième, il avait été abattu
au cours de la Première Guerre mondiale. Conscient que ces contradictions
n’avaient aucun sens, je les supposais dues au fait que mon père lui-même
ne connaissait pas la vérité. Il était si jeune quand c’est arrivé – sept ans
seulement – que j’imaginais qu’on ne la lui avait pas racontée. Mais ceci
non plus n’avait pas de sens. Assurément, l’un de ses frères aurait pu lui
dire ce qui s’était passé.
Mais tous mes cousins m’ont dit qu’eux aussi avaient reçu de leurs pères
plusieurs explications.
Personne ne parlait de mon grand-père. Il y a quelques années à peine, je
n’avais encore jamais vu une photo de lui. Comme si la famille avait décidé
de faire semblant qu’il n’avait jamais existé.
Parmi les clichés retrouvés chez mon père le mois dernier, il y avait un
seul portrait de famille, datant de ces temps anciens à Kenosha. Tous les
enfants y sont. Mon père, qui n’a pas plus d’un an, est assis sur les genoux
de sa mère et les quatre autres sont debout autour d’elle dans l’herbe haute.
Il y a deux arbres derrière eux et derrière les arbres une grande maison de
bois. Tout un monde semble surgir de cette image : une époque précise, un
lieu précis, et l’indestructible notion de passé. La première fois que je l’ai
regardée, j’ai remarqué qu’elle avait été déchirée en son milieu et
maladroitement recollée, de sorte que l’un des arbres à l’arrière-paraît
étrangement suspendu dans les airs. J’ai supposé que c’était arrivé par
accident et n’y ai plus pensé. Mais la seconde fois je l’ai mieux observée et
j’ai découvert des choses qu’il fallait être aveugle pour n’avoir pas
aperçues. J’ai vu le bout des doigts d’un homme contre le torse d’un de mes
oncles. J’ai vu, très distinctement, que la main d’un autre de mes oncles ne
reposait pas, comme je l’avais cru d’abord, sur l’épaule de son frère, mais
sur le dossier d’un siège absent. Et j’ai compris alors ce que cette photo
avait de bizarre : mon grand-père en avait été éliminé. L’image était faussée
parce qu’on en avait coupé une partie. Mon grand-père avait dû être assis
dans un fauteuil à côté de sa femme avec un de ses fils debout entre les
genoux, et il n’y était plus. Il ne restait que le bout de ses doigts : comme
s’il essayait de se faufiler dans la scène, émergeant de quelque abîme du
temps, comme s’il avait été exilé dans une autre dimension.
J’en avais le frisson.
Le 15 juin 1970
Chère… et cher…
Votre lettre m’a fait plaisir et, bien que la tâche ait pu sembler ardue,
j’ai eu un coup de chance. – Fran et moi sommes allés dîner chez un certain
Fred Plons et sa femme, et c’est le père de Fred qui a racheté à votre
famille l’immeuble à appartements de Park Avenue. – M. Plons doit avoir
trois ans de moins que moi, mais il affirme qu’à l’époque cette affaire
l’avait fasciné, et il se rappelle bien plusieurs détails. – Il a mentionné que
votre grand-père a été la première personne enterrée dans le cimetière juif
de Kenosha. – (Avant 1919 les juifs n’avaient pas de cimetière à Kenosha,
ils devaient faire enterrer les leurs à Chicago ou à Milwaukee.) Grâce à ce
renseignement, je n’ai eu aucune difficulté à localiser l’endroit où repose
votre grand-père. – Et cela m’a permis de préciser la date. Le reste se
trouve dans les copies que je vous envoie.
Je vous demande seulement que votre père n’ait jamais connaissance de
l’information que je vous transmets – je ne voudrais pas lui infliger ce
chagrin supplémentaire après ce qu’il a déjà connu…
J’espère que ceci jettera un peu de lumière sur le comportement de votre
père au cours des années écoulées.
Nos pensées très affectueuses à vous deux,
Ken et Fran.
Ces articles sont là, sur mon bureau. Maintenant que le moment est venu
d’en parler, je me surprends à faire n’importe quoi pour le retarder. Toute la
matinée j’ai tergiversé. Je suis allé vider les poubelles. J’ai joué dans le
jardin avec Daniel pendant près d’une heure. J’ai lu le journal entier, y
compris les résultats des matchs d’entraînement. Même en ce moment où je
décris ma répugnance à écrire, je suis insupportablement agité. Tous les
deux ou trois mots je bondis de ma chaise, je marche de long en large,
j’écoute le vent qui bouscule les gouttières branlantes contre la maison. La
moindre chose me distrait.
Ce n’est pas que j’aie peur de la vérité. Je n’ai même pas peur de la dire.
Ma grand-mère a assassiné mon grand-père. Le 23 janvier 1919, soixante
ans exactement avant la mort de mon père, sa mère a tué son père d’un coup
de feu dans la cuisine de leur maison, avenue Frémont à Kenosha,
Wisconsin. En eux-mêmes, les faits ne me troublent pas plus qu’on ne peut
s’y attendre. Ce qui est difficile, c’est de les voir imprimés – exhumés, pour
ainsi dire, du domaine des secrets, livrés au domaine public. Il y a plus de
vingt articles, longs pour la plupart, tous extraits du Kenosha Evening News.
Bien qu’à peine lisibles, rendus presque indistincts par l’âge et les hasards
de la photocopie, ils ont encore le pouvoir de bouleverser. Je suppose qu’ils
sont typiques du journalisme de l’époque, mais ils n’en sont pas moins
sensationnels. C’est un mélange de ragots et de sentimentalisme, corsé du
fait que les acteurs du drame étaient juifs – donc étranges, par définition –
d’où un ton souvent sarcastique, condescendant. Pourtant, en dépit des
défauts de style, les faits semblent s’y trouver. Je ne crois pas qu’ils
expliquent tout, mais il est indiscutable qu’ils expliquent beaucoup. Un
enfant ne peut pas vivre ce genre de chose sans en garder des traces une fois
adulte.
Dans les marges de ces articles, je peux tout juste déchiffrer quelques
traces d’informations de moindre importance à l’époque, des événements
que la comparaison avec le meurtre reléguait presque à l’insignifiance. Par
exemple, la découverte du corps de Rosa Luxemburg dans le canal du
Landwehr. Par exemple, la conférence pour la paix à Versailles. Et encore,
jour après jour : l’affaire Eugène Debs ; un commentaire du premier film de
Caruso (“On dit que les situations… sont très dramatiques et pleines d’une
grande émotion.”) ; des reportages sur la guerre civile en Russie ; les
funérailles de Karl Liebknecht et de trente et un autres spartakistes (“Plus
de cinquante mille personnes ont suivi le cortège, long d’environ huit
kilomètres. Au moins vingt pour cent des participants portaient des
couronnes de fleurs. Il n’y eut ni cris ni acclamations.” ; la ratification de
l’amendement national sur la prohibition (“William Jennings Bryan –
l’homme qui a fait la célébrité du jus de raisin – arborait un large
sourire.”) ; à Lawrence, Massachusetts, une grève dans le textile conduite
par les Wobblies ; la mort d’Emiliano Zapata, “chef de brigands dans le sud
du Mexique” ; Winston Churchill ; Béla Kun ; Lénine premier ministre
(sic) ; Woodrow Wilson ; Dempsey contre Willard.
J’ai lu une douzaine de fois les articles consacrés au meurtre. Pourtant
j’ai peine à admettre que je n’ai pas rêvé. Ils m’obsèdent avec toute la force
d’une manœuvre de l’inconscient et déforment la réalité à la manière des
rêves. Parce que les énormes manchettes qui annoncent le crime éclipsent
tout ce qui est arrivé d’autre dans le monde ce jour-là, elles confèrent à
l’événement la même prépondérance égocentrique que nous accordons à
ceux de notre vie privée. Un peu comme ce que dessinerait un enfant
troublé par une peur inexprimable : la chose la plus importante est toujours
la plus grande. La perspective cède le pas aux proportions – qui ne sont pas
dictées par l’œil mais par les exigences de l’esprit.
J’ai lu ces articles comme de l’Histoire. Mais aussi comme des peintures
rupestres découvertes sur les parois internes de mon crâne.
Le premier jour, 24 janvier, les manchettes couvrent plus d’un tiers de la
une.
Pendant toute sa vie mon père a travaillé dur. À neuf ans il trouvait son
premier emploi. À dix-huit ans, avec l’un de ses frères, il montait une
affaire de réparation de radios. À l’exception du bref instant où il a été
engagé comme assistant dans le laboratoire de Thomas Edison (pour en être
renvoyé dès le lendemain, quand Edison a su qu’il était juif), mon père a
toujours été son propre patron. C’était un patron très difficile, beaucoup
plus exigeant que n’aurait pu l’être un étranger.
À la longue, l’atelier de radio est devenu une petite boutique d’appareils
électriques, qui à son tour s’est transformée en grand magasin de meubles.
À partir de là, il a commencé à s’occuper d’immobilier (par exemple en
achetant une maison pour y installer sa mère), jusqu’à ce que cette activité,
prenant le pas sur le magasin dans ses préoccupations, devienne une affaire
en soi. L’association avec deux de ses frères se poursuivait d’une entreprise
à l’autre.
Il se levait tôt chaque matin, ne rentrait que tard le soir, et entre les deux
le travail, rien que le travail. Travail était le nom du pays qu’il habitait, dont
il était un des plus fervents patriotes. Cela ne veut pas dire cependant qu’il y
prenait plaisir. S’il s’acharnait ainsi, c’est parce qu’il voulait gagner le plus
d’argent possible. Son activité était le moyen d’arriver à ses fins – un
moyen de s’enrichir. Mais ce but atteint, il n’y aurait pas davantage trouvé
de satisfaction. Comme l’a écrit Marx dans sa jeunesse : “Si l’argent est le
lien qui m’unit à la vie humaine, qui unit à moi la société et m’unit à la
nature et à l’homme, l’argent n’est-il pas le lien de tous les liens ? Ne peut-
il pas nouer ou dénouer tous les liens ? N’est-il pas, de la sorte, l’instrument
de division universel ?”
Il a rêvé toute sa vie de devenir millionnaire, l’homme le plus riche du
monde. Ce qu’il convoitait n’était pas tant la fortune que ce qu’elle
représente : non seulement le succès aux yeux des autres mais aussi une
possibilité de se sentir intouchable. Avoir de l’argent, ce n’est pas seulement
pouvoir acheter : cela signifie être hors d’atteinte de la réalité. L’argent en
tant que protection, non pour le plaisir. Parce que dans son enfance il en
avait été démuni, et donc vulnérable aux caprices de l’existence, l’idée de
richesse était devenue pour lui synonyme d’évasion : échapper au mal, à la
souffrance, ne plus être une victime. Il ne prétendait pas s’acheter le
bonheur mais simplement l’absence de malheur. L’argent était la panacée, la
matérialisation de ses désirs les plus profonds, les plus difficiles à exprimer.
Il ne voulait pas le dépenser mais le posséder, savoir qu’il était là. Moins
élixir qu’antidote : la petite fiole à emporter au fond d’une poche si on va
dans la jungle – au cas où on serait mordu par un serpent venimeux.
Quand j’étais enfant, il m’est arrivé d’être vraiment gêné pour lui en
public. Il marchandait avec les boutiquiers, se mettait en colère pour un prix
élevé, discutait comme si sa virilité même était en jeu. Souvenir précis de
cette impression que tout en moi se rétractait, du souhait d’être n’importe
où sauf où j’étais. Un incident particulier resurgit, l’achat d’un gant de
baseball. Depuis quinze jours je passais tous les jours après l’école devant
le magasin pour admirer l’objet de mon désir. Et puis, quand un soir mon
père m’a emmené l’acheter, il a fait une telle scène au vendeur que j’ai cru
qu’il allait le mettre en pièces. Effrayé, écœuré, je lui ai dit de ne pas
insister, qu’après tout je ne voulais pas ce gant. En sortant de là, il m’a
offert un cornet de glace. De toute façon ce gant ne valait rien, m’a-t-il
déclaré. Je t’en achèterai un plus beau une autre fois.
Plus beau, bien entendu, voulait dire moins beau.
Ses diatribes parce que trop de lampes étaient allumées dans la maison.
Par principe, il achetait toujours des ampoules de faible intensité.
Étant donné sa relation bizarre avec l’argent (son désir de richesse, son
inaptitude à la dépense), il est normal, d’une certaine manière, qu’il ait
gagné sa vie parmi les pauvres. Comparé à eux, il jouissait d’une fortune
immense. Cependant, à passer son temps parmi des gens qui ne possédaient
presque rien, il pouvait garder devant les yeux la vision de ce qu’il craignait
le plus au monde : se trouver sans argent. Il conservait ainsi le sens des
proportions. Il ne se considérait pas comme avare – mais raisonnable, un
homme qui connaît la valeur d’un dollar. Il fallait qu’il fût vigilant. C’était
le seul rempart entre lui et ce cauchemar, la pauvreté.
À l’époque où leurs affaires marchaient le mieux, ses frères et lui
possédaient près de cent immeubles. Leur territoire comprenait la sinistre
région industrielle du nord du New Jersey – Jersey City, Newark – et
presque tous leurs locataires étaient des Noirs. On parle de “seigneur des
taudis”, mais dans son cas cette image aurait été inexacte, injuste. De même
qu’il n’était en aucune manière un propriétaire absentéiste. Il était là, et
s’imposait des horaires qui auraient poussé à la grève le plus consciencieux
des employés.
Son activité relevait d’une jonglerie permanente. Il fallait acheter et
vendre des immeubles, acheter et réparer des équipements, organiser le
travail de plusieurs équipes d’ouvriers, louer les appartements, superviser
les chefs de chantier, écouter les doléances des locataires, recevoir la visite
des inspecteurs du bâtiment, affronter des problèmes constants avec les
compagnies des eaux et d’électricité, sans parler des démêlés fréquents avec
le tribunal – comme plaignant ou comme prévenu – pour récupérer des
loyers impayés ou répondre d’infractions. Tout arrivait toujours en même
temps, c’était un assaut perpétuel venant d’une douzaine de directions à la
fois, et seul un homme qui ne se laissait pas désarçonner pouvait y
répondre. Il n’y avait pas un jour où il fût possible de faire tout ce qu’il y
avait à faire. On ne rentrait pas chez soi parce qu’on avait terminé mais
simplement parce qu’il était tard et que le temps manquait. Le lendemain,
on retrouvait les mêmes problèmes – et plusieurs autres. Cela n’avait jamais
de fin. En quinze ans il n’a pris que deux fois des vacances.
Il était compatissant avec ses locataires – leur accordait des délais de
paiement, leur donnait des vêtements pour leurs enfants, les aidait à trouver
du travail – et ils avaient confiance en lui. Des vieux qui craignaient les
cambrioleurs lui demandaient de garder leurs objets de valeur dans le
coffre-fort de son bureau. Des trois frères, c’était à lui que les gens
s’adressaient quand ils avaient des ennuis. Personne ne l’appelait M. Auster.
Il était toujours M. Sam.
En rangeant la maison après sa mort, j’ai trouvé cette lettre au fond d’un
tiroir de la cuisine. C’est, de toutes mes découvertes, celle qui m’a causé le
plus de plaisir. Elle équilibre en quelque sorte le bilan, elle m’apporte une
preuve vivante quand mon imagination s’éloigne trop des faits. La lettre est
adressée à « M. Sam », et l’écriture en est presque illisible.
Le 19 avril 1976
Cher Sam,
Je sais que vous êtes surpris d’avoir de mes nouvelles. D’abord je
devrais peut-être me présenter à vous. Je suis Mme Nash. Je suis la belle-
Sœur d’Albert Groover – Mme Groover et Albert qui ont habité si
longtemps au 285 de la rue des Pins à Jersey City et Mme Banks aussi est
ma Sœur. Peu importe, si vous vous souvenez.
Vous vous étiez débrouillé pour nous trouver un appartement, à mes
enfants et moi, au 327, Johnston Avenue juste à côté de chez M. & Mme
Groover ma Sœur.
De toute façon je suis partie en vous laissant 40 dollars de loyer
impayé. C’était en 1964 mais je n’ai pas oublié que je devais cette grave
dette. Alors maintenant voici votre argent. Merci d’avoir été si gentil avec
les enfants et moi à cette époque, c’est pour dire combien j’ai apprécié tout
ce que vous avez fait pour nous. J’espère que vous vous rappelez ce temps-
là. Ainsi moi je ne vous ai jamais oublié.
J’ai appelé votre bureau il y a à peu près trois semaines mais vous n’y
étiez pas à ce moment-là, le Bon Dieu vous bénisse à jamais. Je ne viens
presque pas à Jersey City si cela arrive je viendrai vous voir.
De toute façon maintenant je suis contente de payer cette dette. C’est
tout pour aujourd’hui.
Sincèrement vôtre,
Mme J.B. Nash.
Avec les années, l’affaire commença à décliner. Elle était saine en elle-
même, mais sa nature la condamnait à sombrer : à cette époque-là, à cet
endroit-là, elle ne pouvait survivre plus longtemps. Les villes allaient à vau-
l’eau et nul ne semblait s’en soucier. Ce qui avait été pour mon père une
activité assez satisfaisante devenait une corvée. Durant les dernières années
de sa vie, il a détesté se rendre au travail.
Le vandalisme devenait un problème tellement grave qu’il était
déprimant d’entreprendre la moindre réparation. À peine avait-on terminé
l’installation de plomberie dans un bâtiment que des voleurs arrachaient les
tuyauteries. Sans arrêt, des fenêtres étaient brisées, des portes enfoncées,
des vestibules mis à sac, des incendies se déclaraient. En même temps, pas
question de vendre. Personne ne voulait de ces immeubles. La seule façon
de s’en débarrasser était de les abandonner et de laisser les municipalités les
prendre en charge. On perdait ainsi des sommes énormes, une vie entière de
travail. À la fin, quand mon père est mort, il ne restait que six ou sept
immeubles. L’empire entier s’était désintégré.
La dernière fois que je suis allé à Jersey City (il y a au moins dix ans),
on aurait dit le lieu d’une catastrophe, un site pillé par les Huns. Des rues
grises et désolées, des ordures entassées de tous côtés ; désœuvrés, sans but,
des vagabonds traînaient la savate. Le bureau de mon père avait été
cambriolé tant de fois qu’il n’y restait plus que quelques meubles
métalliques, des chaises, et trois ou quatre téléphones. Plus une seule
machine à écrire, pas une touche de couleur. En vérité ce n’était plus un lieu
de travail mais une annexe de l’enfer. Je me suis assis et j’ai regardé au-
dehors ; il y avait une banque de l’autre côté de la rue. Personne n’y entrait,
personne n’en sortait. Les seuls êtres vivants étaient deux chiens, sur les
marches, en train de se grimper dessus.
Où trouvait-il l’énergie de venir ici tous les jours, cela dépasse mon
entendement. La force de l’habitude, ou alors pure obstination. Ce n’était
pas seulement déprimant, c’était dangereux. Il a été attaqué à plusieurs
reprises et a reçu un jour un si mauvais coup sur la tête que son ouïe a
définitivement diminué. Il a vécu ses quatre ou cinq dernières années avec
un bruit léger mais constant dans la tête, un bourdonnement qui ne le lâchait
jamais, même pendant son sommeil. Les médecins disaient qu’on ne
pouvait rien y faire.
À la fin, il ne sortait dans la rue qu’avec une clef à molette dans la main
droite. Passé soixante-ans, il ne voulait plus prendre de risque.
Ce matin, pendant que je montre à Daniel comment on fait les œufs
brouillés, deux phrases me reviennent soudain à l’esprit :
“« Et maintenant je veux savoir, s’écria tout à coup la femme avec une
violence terrible, je veux savoir où, sur toute la terre, vous trouveriez un
père tel que mon père !... »” (Isaac Babel.)
“Les enfants ont généralement tendance à sous-estimer ou à surestimer
leurs parents, et aux yeux d’un bon fils son père est toujours le meilleur des
pères, sans aucun rapport avec les raisons objectives qu’il peut avoir de
l’admirer.” (Proust.)
En 1972, il est venu me voir à Paris. C’est le seul voyage qu’il ait jamais
fait en Europe.
J’habitais cette année-là un sixième étage, dans une chambre de bonne
minuscule où il y avait à peine la place pour un lit, une table, une chaise et
un évier. Face aux fenêtres et au petit balcon, un ange de pierre surgissait de
Saint-Germain-l’Auxerrois ; à ma gauche, le Louvre, les Halles à ma droite,
et Montmartre droit devant, dans le lointain. J’éprouvais une grande
tendresse pour cette chambre et beaucoup des poèmes parus ensuite dans
mon premier livre y ont été écrits.
Mon père n’avait pas l’intention de rester longtemps, pas même ce
qu’on pourrait appeler des vacances : quatre jours à Londres, trois à Paris,
et puis retour. Mais je me réjouissais de le voir et me préparais à lui faire
passer un bon moment.
Quoi qu’il en soit, cela n’a pas été possible, pour deux raisons : j’avais
attrapé une mauvaise grippe ; et, le lendemain de son arrivée, j’ai dû partir
au Mexique où il me fallait aider quelqu’un à écrire son livre.
Transpirant, fiévreux, délirant presque de faiblesse, je l’avais attendu
toute la matinée dans le hall de l’hôtel de tourisme où il avait réservé une
chambre. Comme il n’était pas arrivé à l’heure prévue, j’avais patienté
encore une heure ou deux, puis finalement renoncé, et j’étais rentré
m’écrouler sur mon lit.
En fin d’après-midi, il est venu frapper à ma porte et me tirer d’un
sommeil profond. Notre rencontre sortait tout droit de Dostoïevski : le père
bourgeois rend visite à son fils dans une ville étrangère et trouve le jeune
poète, seul dans une mansarde, dévoré par la fièvre. Le choc de cette
découverte, l’indignation qu’on puisse vivre dans un endroit pareil ont
galvanisé son énergie : il m’a fait mettre mon manteau, m’a traîné dans une
clinique des environs et puis est allé acheter toutes les pilules qui m’avaient
été prescrites. Après quoi il a refusé de me laisser passer la nuit chez moi.
Je n’étais pas en état de discuter, j’ai donc accepté de loger dans son hôtel.
Le lendemain je n’allais pas mieux. Mais j’avais des choses à faire, j’ai
rassemblé mon courage et je les ai faites. Le matin, j’ai emmené mon père
avenue Henri-Martin, dans le vaste appartement du producteur de cinéma
qui m’envoyait au Mexique. Je travaillais pour lui depuis un an, de façon
discontinue, à ce qu’on pourrait appeler des petits boulots – traductions,
résumés de scénarios – sans grand rapport avec le cinéma, qui du reste ne
m’intéressait pas. Chaque projet était plus inepte que le précédent mais
j’étais bien payé et j’en avais besoin. Il souhaitait cette fois que j’aide sa
femme, une Mexicaine, à écrire un livre que lui avait commandé un éditeur
anglais : Quetzalcóatl et les mystères du serpent à plumes. Ça paraissait un
peu gros, et j’avais déjà refusé à plusieurs reprises. Mais à chacun de mes
refus il augmentait son offre et me proposait maintenant une telle somme
que je ne pouvais plus dire non. Je ne serais parti qu’un mois, et il me payait
comptant – et d’avance.
C’est à cette transaction que mon père a assisté. Pour une fois, j’ai vu
qu’il était impressionné. Non seulement je l’avais amené dans cet endroit
somptueux, où je l’avais présenté à un homme qui brassait des millions,
mais voilà que cet homme me tendait calmement une liasse de billets de
cent dollars par-dessus la table en me souhaitant bon voyage. C’était
l’argent, bien sûr, qui faisait la différence, le fait que mon père ait pu le voir
de ses propres yeux. J’ai ressenti cela comme un triomphe, comme si d’une
certaine façon j’étais vengé. Pour la première fois, il avait été obligé
d’admettre que je pouvais me prendre en charge à ma façon.
Il est devenu très protecteur, plein d’indulgence pour mon état de
faiblesse. M’a aidé à déposer l’argent à la banque, tout sourires et bons
mots. Puis nous a trouvé un taxi et m’a accompagné jusqu’à l’aéroport. Une
généreuse poignée de main pour finir. Bonne chance, fils. Fais un malheur.
Tu parles.
Trois jours avant sa mort, mon père avait acheté une nouvelle voiture. Il
ne l’a conduite qu’une fois ou deux, et quand je suis rentré chez lui après les
funérailles, je l’ai trouvée dans le garage, inanimée, déjà éteinte, comme
une énorme créature mort-née. Un peu plus tard dans la journée je suis
descendu au garage pour être seul un moment. Assis derrière le volant de
cette voiture, j’en respirais l’étrange odeur de mécanique neuve. Le
compteur indiquait soixante-sept miles. Il se trouve que c’était aussi l’âge
de mon père : soixante-sept ans. Une telle brièveté m’a donné la nausée.
Comme si c’était la distance entre la vie et la mort. Un tout petit voyage, à
peine plus long que d’ici à la ville voisine.
Nuit après nuit, je reste éveillé dans mon lit, les yeux ouverts dans
l’obscurité. Impossible de dormir, impossible de ne pas penser à la façon
dont il est mort. Je transpire dans mes draps en essayant d’imaginer ce
qu’on ressent lors d’une crise cardiaque. J’ai des bouffées d’adrénaline, ma
tête bat la chamade et mon corps entier semble concentré dans ce petit
secteur de mon thorax. Besoin de connaître la même panique, la même
douleur mortelle.
Et puis, la nuit, presque chaque nuit, il y a les rêves. Dans l’un d’eux,
dont je me suis réveillé voici quelques heures, j’apprenais d’une
adolescente, fille de l’amie de mon père, qu’elle, la jeune fille, était enceinte
de ses œuvres à lui. Parce qu’elle était si jeune, on convenait que ma femme
et moi élèverions l’enfant dès sa naissance. Ce serait un garçon. Tout le
monde le savait d’avance.
Il est peut-être également vrai que cette histoire, une fois terminée, va
continuer toute seule à se raconter, même après l’épuisement des mots.
(1979)
LE LIVRE DE LA MÉMOIRE
“Quand le mort pleure, c’est signe qu’il est en voie de
guérison”, dit solennellement le Corbeau.
“Je regrette de contredire mon illustre confrère et ami, fit la
Charrette, mais selon moi, quand le mort pleure, c’est signe
qu’il n’a pas envie de mourir.”
COLLODI,
Les Aventures de Pinocchio.
Il pose une feuille blanche sur la table devant lui et trace ces mots avec
son stylo. Cela fut. Ce ne sera jamais plus.
Ce soir-là, il se dit que demain est un autre jour. Dans sa tête commence
à résonner la clameur de mots nouveaux, mais il ne les transcrit pas. Il
décide de s’appeler A. Il va et vient entre la table et la fenêtre. Il allume la
radio, puis l’éteint. Il fume une cigarette.
Puis il écrit. Cela fut. Ce ne sera jamais plus.
Veille de Noël, 1979. Sa vie ne semblait plus se dérouler dans le présent.
Quand il ouvrait la radio pour écouter les nouvelles du monde, il se
surprenait à les entendre comme les descriptions d’événements survenus
depuis longtemps. Cette actualité dans laquelle il se trouvait, il avait
l’impression de l’observer depuis le futur, et ce présent-passé était si
dépassé que même les atrocités du jour, qui normalement l’auraient rempli
d’indignation, lui paraissaient lointaines, comme si cette voix sur les ondes
avait lu la chronique d’une civilisation perdue. Plus tard, à un moment de
plus grande lucidité, il nommerait cette sensation la “nostalgie du présent”.
Ensuite, le naufrage. Crusoé sur son île. “Ce jeune homme pourrait vivre
heureux, s’il voulait rester chez lui, mais s’il part à l’étranger il sera le plus
malheureux du monde.” Conscience solitaire. Ou, comme le dit George
Oppen, “le naufrage du singulier”.
Se figurer les vagues tout autour, l’eau aussi illimitée que l’air, et
derrière lui la chaleur de la jungle. “Me voici séparé de l’humanité,
solitaire, proscrit de la société humaine.”
Et Vendredi ? Non, pas encore. Il n’y a pas de Vendredi, du moins pas
ici. Tout ce qui arrive est antérieur à ce moment-là. Ou bien : les vagues
auront effacé les traces de pieds.
Le point de départ est donc cette chambre. Et puis cette autre chambre.
Et au-delà, il y a le père, il y a le fils, et il y a la guerre. Parler de la peur,
rappeler que l’homme qui se cachait dans cette mansarde était juif. Noter
aussi que cela se passait à Paris, une ville d’où A. revenait à peine (le 15
décembre) et où il avait jadis vécu toute une année dans une chambre de
bonne – il y avait écrit son premier recueil de poèmes et son propre père, à
l’occasion de son unique voyage en Europe, y était un jour venu le voir. Se
souvenir de la mort de son père. Et au-delà de tout cela, comprendre – c’est
le plus important – que l’histoire de M. ne signifie rien.
Il s’agit bien, néanmoins, du point de départ. Le premier mot n’apparaît
qu’au moment où plus rien ne peut être expliqué, à un point de l’expérience
qui dépasse l’entendement. On est réduit à ne rien dire. Ou alors, à se dire :
Voici ce qui me hante. Et se rendre compte, presque dans le même souffle,
que soi-même on hante cela.
Il pose une feuille blanche sur la table devant lui et trace ces mots avec
son stylo. Épigraphe possible pour le Livre de la mémoire.
Ensuite il ouvre un livre de Wallace Stevens (Opus Posthumous) et en
copie la phrase suivante.
“En présence d’une réalité extraordinaire, la conscience prend la place
de l’imagination.”
Plus tard dans la journée, il écrit sans arrêt pendant trois ou quatre
heures. Après quoi, se relisant, il ne trouve d’intérêt qu’à un seul
paragraphe. Bien qu’il ne sache pas trop ce qu’il en pense, il décide de le
conserver pour référence future et le copie dans un carnet ligné :
Quand le père meurt, transcrit-il, le fils devient son propre père et son
propre fils. Il observe son fils et se reconnaît sur le visage de l’enfant. Il
imagine ce que voit celui-ci quand il le regarde et se sent devenir son propre
père. Il en est ému, inexplicablement. Ce n’est pas tant par la vision du petit
garçon, ni même par l’impression de se trouver à l’intérieur de son père,
mais par ce qu’il aperçoit, dans son fils, de son propre passé disparu. Ce
qu’il ressent, c’est peut-être la nostalgie de sa vie à lui, le souvenir de son
enfance à lui, en tant que fils de son père. Il est alors bouleversé,
inexplicablement, de bonheur et de tristesse à la fois, si c’est possible,
comme s’il marchait à la fois vers l’avant et vers l’arrière, dans le futur et
dans le passé. Et il y a des moments, des moments fréquents, où ces
sensations sont si fortes que sa vie ne lui paraît plus se dérouler dans le
présent.
Il y a dix jours qu’il est revenu de Paris. Il s’y était rendu pour raisons
professionnelles et c’était la première fois depuis plus de cinq ans qu’il
retournait à l’étranger. Le voyage, les conversations continuelles, les excès
de boisson avec de vieux amis, le fait d’être si longtemps séparé de son petit
garçon, tout l’avait lassé à la fin. Comme il disposait de quelques jours
avant son retour, il a préféré les passer à Amsterdam, une ville où il n’était
jamais allé. Il pensait : les tableaux. Mais une fois sur place, c’est par une
visite imprévue qu’il a été le plus impressionné. Sans raison particulière (il
feuilletait un guide trouvé dans sa chambre d’hôtel), il a décidé d’aller voir
la maison d’Anne Frank, qu’on a transformée en musée. C’était un
dimanche matin, gris et pluvieux, et les rues le long du canal étaient
désertes. Il a grimpé l’escalier étroit et raide, et pénétré dans l’annexe
secrète. Dans la chambre d’Anne Frank, cette chambre où le journal a été
écrit, nue maintenant, avec encore aux murs les photos fanées de stars
d’Hollywood qu’elle collectionnait, il s’est soudain aperçu qu’il pleurait.
Sans les sanglots que provoquerait une douleur intérieure profonde, mais
silencieusement, les joues inondées de larmes, simple réponse à la vie. C’est
à ce moment, il s’en est rendu compte plus tard, que le Livre de la mémoire
a commencé. Comme dans la phrase : “Elle a écrit son journal dans cette
chambre.”
De cette pièce, qui donnait sur la cour, on apercevait la façade arrière de
la maison où jadis Descartes a vécu. Il y a maintenant dans ce jardin des
balançoires, des jouets d’enfants éparpillés dans l’herbe, de jolies petites
fleurs. Ce jour-là, en regardant par la fenêtre, A. se demandait si les enfants
à qui appartenaient ces jouets avaient la moindre idée de ce qui s’était passé
trente-cinq ans plus tôt à l’endroit même où il se trouvait. Et si oui, quel
effet cela pouvait faire de grandir dans l’ombre de la chambre d’Anne
Frank.
Revenir à Pascal : “Tout le malheur des hommes vient d’une seule
chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une chambre.” Au
même moment à peu près où ces mots prenaient place dans les Pensées,
Descartes écrivait, de son logis dans cette maison d’Amsterdam, à un ami
qui vivait en France. “Quel autre pays, demandait-il avec enthousiasme, où
l’on jouisse d’une liberté si entière ?” Dans un sens, tout peut être lu comme
une glose sur tout le reste. Imaginer Anne Frank, par exemple, si elle avait
survécu à la guerre, devenue étudiante à l’université d’Amsterdam, et lisant
les Méditations de Descartes. Imaginer une solitude si écrasante, si
inconsolable que pendant des centaines d’années on ne puisse plus respirer.
Il note avec une certaine fascination que l’anniversaire d’Anne Frank est
le même que celui de son fils. Le 12 juin. Sous le signe des Gémeaux.
L’image des jumeaux. Un monde où tout est double, où tout arrive toujours
deux fois.
La mémoire : espace dans lequel un événement se produit pour la
seconde fois.
À ZIMMER
Son grand-père a vécu deux ou trois semaines encore. Son fils hors de
danger, son mariage dans une impasse définitive, A. s’est réinstallé à
Columbus Circle. Ces journées doivent être les pires qu’il ait connues. Il
était incapable de travailler, incapable de penser. Il se négligeait, se
nourrissait mal (repas surgelés, pizzas, nouilles chinoises à emporter), et
abandonnait l’appartement à son sort : linge sale entassé dans un coin de la
chambre à coucher, vaisselle empilée sur l’évier de la cuisine. Couché sur le
canapé, il regardait de vieux films à la télévision et lisait de mauvais polars
en fumant cigarette sur cigarette. Il n’essayait de joindre aucun de ses amis.
La seule personne qu’il ait appelée – une fille qu’il avait rencontrée à Paris
quand il avait dix-huit ans – était partie habiter dans le Colorado.
Un soir, sans raison particulière, étant sorti se promener dans le quartier,
ce quartier sans vie des West Fifties, il est entré dans un “topless bar”.
Installé à une table avec un verre de bière, il s’est soudain retrouvé assis à
côté d’une jeune femme à la nudité voluptueuse. Elle s’est serrée contre lui
et mise à lui détailler avec lascivité tout ce qu’elle lui ferait s’il la payait
pour aller « derrière ». Ses façons avaient quelque chose de si ouvertement
drôle et réaliste qu’il a finalement accepté sa proposition. Ils sont convenus
que le mieux serait, puisqu’elle revendiquait un talent extraordinaire pour
cette activité, qu’elle lui suce le pénis. Et elle s’y est appliquée, en vérité,
avec un enthousiasme tout à fait étonnant. Au moment où il jouissait dans
sa bouche, quelques instants plus tard, avec un flot de semence dans un
grand frisson, il a eu, à cette seconde précise, une vision qui depuis continue
à l’habiter : chaque éjaculation représente plusieurs milliards de
spermatozoïdes – soit à peu près le chiffre de la population du globe –, ce
qui signifie que chaque homme contient en lui-même cette population en
puissance. Et cela donnerait, si cela se réalisait, toute la gamme des
possibilités : une progéniture d’idiots et de génies, d’êtres beaux ou
difformes, de saints, de catatoniques, de voleurs, d’agents de change et de
funambules. Tout homme est donc un univers, porteur dans ses gènes de la
mémoire de l’humanité entière. Ou, selon l’expression de Leibniz : “Chaque
substance simple est un miroir vivant perpétuel de l’univers.” Car en vérité
nous sommes faits de la matière même qui a été créée lors de la première
explosion de la première étincelle dans le vide infini de l’espace. C’est ce
qu’il se disait, à cet instant, tandis que son pénis explosait dans la bouche
d’une femme nue dont il a oublié le nom. Il pensait : L’irréductible monade.
Et alors, comme s’il saisissait enfin, il a imaginé la cellule microscopique,
furtive, qui s’était frayé un chemin dans le corps de sa femme, quelque trois
ans plus tôt pour devenir son fils.
Il prend dans sa bibliothèque une brochure qu’il a achetée voici dix ans
à Amherst, Massachusetts, souvenir de sa visite à la maison d’Emily
Dickinson ; il se rappelle l’étrange épuisement qui l’avait accablé ce jour-là
dans la chambre du poète : il respirait mal, comme s’il venait d’escalader le
sommet d’une montagne. Il s’était promené dans cette petite pièce baignée
de soleil en regardant le couvre-lit blanc, les meubles cirés, et il pensait aux
mille sept cents poèmes qui ont été écrits là, s’efforçant de les voir comme
partie intégrante de ces quatre murs mais n’y parvenant pas. Car si les mots
sont un moyen d’appréhender l’univers, pensait-il, alors, même si aucun
monde n’est accessible, l’univers se trouve déjà là, dans cette chambre, ce
qui signifie que la chambre est présente dans les poèmes et non le contraire.
Il lit maintenant, à la dernière page de la brochure, dans la prose maladroite
de son auteur anonyme :
“Dans cette chambre-cabinet de travail, Emily proclamait que l’âme
peut se satisfaire de sa propre compagnie. Mais elle a découvert que la
connaissance était captivité autant que liberté, de sorte qu’elle était même
ici victime de son auto-enfermement dans le désespoir ou la peur… Pour le
visiteur sensible, l’atmosphère de la chambre d’Emily paraît imprégnée des
différents états d’âme du poète : orgueil, anxiété, angoisse, résignation ou
extase. Davantage peut-être que tout autre lieu concret de la littérature
américaine, celui-ci est le symbole d’une tradition nationale, dont Emily
incarne la quintessence, l’assiduité dans l’étude de la vie intérieure.”
Il est vrai aussi que la mémoire, parfois, se manifeste à lui comme une
voix, une voix qui parle au-dedans de lui, et qui n’est pas forcément la
sienne. Elle s’adresse à lui comme on le ferait pour raconter des histoires à
un enfant, et pourtant par moments elle se moque de lui, le rappelle à
l’ordre ou l’injurie carrément. Par moments, plus préoccupée d’effets
dramatiques que de vérité, elle altère délibérément l’épisode qu’elle est en
train de raconter, en modifie les faits au gré de ses humeurs. Il doit alors
élever sa propre voix pour ordonner à celle-là de se taire et la renvoyer ainsi
au silence d’où elle est sortie. À d’autres moments, elle chante pour lui. À
d’autres encore elle chuchote. Et puis il y a des moments où elle murmure,
ou babille, ou pleure. Et même quand elle ne dit rien, il sait qu’elle est
encore là et, dans le silence de cette voix qui ne dit rien, il attend qu’elle
parle.
Jérémie : “Et je dis : « Ah, Seigneur Ihavé, je ne sais point parler, car je
suis un enfant ! » Et Iahvé me dit : « Ne dis pas, je suis un enfant : car tu
iras vers tous ceux à qui je t’enverrai, et tu diras tout ce que je
t’ordonnerai…» Puis Iahvé étendit sa main et toucha ma bouche ; et Iahvé
me dit : « Voici que je mets mes paroles dans ta bouche. »”
Peu à peu, ils ont commencé tous deux à se sentir attirés par un seul
livre. Les Aventures de Pinocchio. D’abord dans la version de Disney, puis,
bientôt, dans le texte original de Collodi, avec les illustrations de Mussino.
Le petit garçon ne se lassait jamais d’entendre le chapitre où il est question
de la tempête en mer, et de la façon dont Pinocchio retrouve Geppetto dans
le ventre du Terrible Requin.
“Oh ! mon petit papa ! Je vous ai enfin retrouvé ! Je ne vous laisserai
plus jamais maintenant, plus jamais, plus jamais !”
Geppetto explique : “« La mer était forte et une grosse vague renversa
ma barque. Alors un horrible Requin qui se trouvait tout près de là, dès qu’il
me vit dans l’eau, accourut tout de suite vers moi, et, sortant sa langue, il
m’attrapa très naturellement et m’avala comme un petit pâté de Bologne. »
“« Et depuis combien de temps êtes-vous enfermé ici dedans ? »
“« Ça doit faire environ deux ans : deux ans, mon petit Pinocchio, qui
m’ont paru deux siècles ! »
“« Et comment avez-vous fait pour survivre ? Où avez-vous trouvé cette
bougie ? Et les allumettes pour l’allumer, qui vous les a données ? »
“« … Cette même tempête qui renversa ma barque fit aussi couler un
grand bateau marchand. Tout l’équipage put se sauver, mais le bâtiment
coula à pic, et le Requin, qui avait ce jour-là un excellent appétit, engloutit
le bâtiment après m’avoir englouti moi-même… Heureusement pour moi,
ce bâtiment était plein de viande conservée dans des boîtes de métal, de
biscuits, de pain grillé, de bouteilles de vin, de raisins secs, de fromage, de
café, de sucre, de bougies et de boîtes d’allumettes. Avec tout cela, grâce à
Dieu ! j’ai pu survivre pendant deux ans ; mais j’en suis maintenant à mes
dernières réserves : aujourd’hui, il n’y a plus rien dans le garde-manger, et
cette bougie que tu vois allumée est la dernière qui me reste. »
“« Et après ?…»
“« Et après, mon cher enfant, nous resterons tous les deux dans
l’obscurité. »”
Pour A. et son fils, si souvent loin l’un de l’autre depuis un an, il y avait
quelque chose de profondément satisfaisant dans cet épisode des
retrouvailles. En effet, Pinocchio et Geppetto sont séparés tout au long du
livre. C’est au deuxième chapitre que Maître Cerise donne à Geppetto la
mystérieuse pièce de bois qui parle. Au troisième chapitre, le vieil homme
sculpte la marionnette. Avant même d’être achevée, celle-ci entame ses
frasques et ses espiègleries. “C’est bien fait, se dit Geppetto. J’aurais dû y
penser avant. Maintenant c’est trop tard.” À ce moment-là, comme tous les
nouveau-nés, Pinocchio est pur désir, appétit libidineux dépourvu de
conscience. Très rapidement, en l’espace de quelques pages, Geppetto
apprend à son fils à marcher, la marionnette découvre la faim et se brûle
accidentellement les pieds – que son père lui remplace. Le lendemain,
Geppetto vend son manteau afin d’acheter à Pinocchio un abécédaire pour
l’école (“Pinocchio comprit… et, ne pouvant refréner l’élan de son bon
cœur, il sauta au cou de Geppetto et couvrit son visage de baisers”), et à
partir de là ils ne se revoient pas pendant plus de deux cents pages. La suite
du livre raconte l’histoire de Pinocchio à la recherche de son père – et celle
de Geppetto en quête de son fils. À un moment donné, Pinocchio se rend
compte qu’il veut devenir un vrai garçon. Mais il est clair que cela ne
pourra se produire qu’après qu’il aura retrouvé son père. Aventures,
mésaventures, détours, résolutions, luttes, événements fortuits, progrès,
reculs, et à travers tout cela l’éveil progressif de la conscience. La
supériorité de l’original de Collodi sur l’adaptation de Disney réside dans sa
réticence à expliciter les motivations profondes.
Elles demeurent intactes, sous une forme inconsciente, onirique, tandis
que Disney les exprime – ce qui les sentimentalise et donc les banalise.
Chez Disney, Geppetto prie pour avoir un fils ; chez Collodi, il le fabrique,
simplement. L’acte matériel de donner forme au pantin (dans une pièce de
bois qui parle, qui est vivante, ce qui reflète la notion qu’avait Michel-Ange
de la sculpture : l’œuvre est déjà là, dans le matériau ; l’artiste se borne à
tailler dans la matière en excès jusqu’à ce que la vraie forme se révèle, ce
qui implique que l’être de Pinocchio est antérieur à son corps : sa tâche au
long du livre sera de le découvrir, en d’autres mots de se trouver, ce qui
signifie qu’il s’agit d’une histoire de devenir plutôt que de naissance), cet
acte de donner forme au pantin suffit pour faire passer l’idée de prière,
d’autant plus puissante, certes, qu’elle est silencieuse. De même pour les
efforts accomplis par Pinocchio afin de devenir un vrai garçon. Chez
Disney, la Fée Bleue lui recommande d’être “courageux, honnête et
généreux”, comme s’il existait une formule commode de conquête de soi.
Chez Collodi, pas de directives. Pinocchio avance en trébuchant, il vit, et
arrive peu à peu à la conscience de ce qu’il peut devenir. La seule
amélioration que Disney apporte à l’histoire, et elle est discutable, se trouve
à la fin, dans l’épisode de l’évasion hors du Terrible Requin (Monstro la
Baleine). Chez Collodi, la bouche du Requin est ouverte (il souffre
d’asthme et d’une maladie de cœur) et pour organiser la fuite, Pinocchio n’a
besoin que de courage. “« Alors, mon petit papa, il n’y a pas de temps à
perdre. Il faut tout de suite penser à fuir…»
“« À fuir ?… Mais comment ? »
“« En s’échappant de la bouche du Requin, en se jetant à la mer et en
nageant. »
“« Tu parles d’or ; mais moi, mon cher Pinocchio, je ne sais pas nager. »
“« Qu’importe ?… Vous monterez à cheval sur mes épaules et moi, qui
suis un bon nageur, je vous porterai sain et sauf jusqu’au rivage. »
“« Illusions, mon garçon ! répliqua Geppetto en secouant la tête et en
souriant mélancoliquement. Te semble-t-il possible qu’un pantin à peine
haut d’un mètre, comme tu l’es, ait assez de force pour me porter en
nageant sur ses épaules ? »
“« Essayons et vous verrez ! De toute façon, s’il est écrit dans le ciel que
nous devons mourir, nous aurons au moins la grande consolation de mourir
dans les bras l’un de l’autre. »
“Et, sans rien ajouter, Pinocchio prit la bougie, et, passant devant pour
éclairer, il dit à son père : « Suivez-moi et n’ayez pas peur. »”
Chez Disney, cependant, il faut aussi à Pinocchio de la ressource. La
baleine garde la bouche fermée, et si elle l’ouvre, ce n’est que pour laisser
l’eau entrer, jamais sortir. Pinocchio, plein d’astuce, décide de construire un
feu à l’intérieur de l’animal, provoquant chez Monstro l’éternuement qui
lance à la mer le pantin et son père. Mais on perd plus qu’on ne gagne avec
cette enjolivure Car l’image capitale du livre est éliminée : celle de
Pinocchio qui nage dans une mer désolée, coulant presque sous le poids de
Geppetto, progressant dans la nuit gris bleuté (page 296 de l’édition
américaine), avec la lune qui brille par-dessus, un sourire bienveillant sur le
visage, et l’immense gueule du requin béante derrière eux. Le père sur le
dos de son fils : l’image évoquée ici est si clairement celle d’Énée ramenant
Anchise sur son dos des ruines de Troie que chaque fois qu’il lit cette
histoire à son fils, A. ne peut s’empêcher de voir (car il ne s’agit pas de
pensée, en vérité, tout cela passe si vite à l’esprit) des essaims d’autres
images, jaillies du cœur de ses préoccupations : Cassandre, par exemple, qui
prédit la ruine de Troie, et ensuite la perte, comme dans les errances d’Énée
précédant la fondation de Rome, et ces errances en figurent une autre, celle
des juifs dans le désert, qui à son tour cède la place à de nouveaux essaims :
“L’an prochain à Jérusalem”, et, avec celle-ci, dans l’Encyclopédie juive, la
photographie de son parent, celui qui portait le nom de son fils.
A. a observé avec attention le visage de son fils pendant ces lectures de
Pinocchio. Il en a conclu que c’est l’image de Pinocchio en train de sauver
Geppetto (quand il nage avec le vieil homme sur son dos) qui à ses yeux
donne son sens à l’histoire. À trois ans on est un très petit garçon. Petit bout
d’homme de rien du tout à côté de la stature de son père, il rêve d’acquérir
des pouvoirs démesurés afin de maîtriser sa chétive réalité. Il est encore
trop jeune pour comprendre qu’il sera un jour aussi grand que son père, et
même si on prend grand soin de le lui expliquer, il reste une large place
pour des interprétations fausses : “Et un jour je serai aussi grand que toi, et
toi tu seras aussi petit que moi.” La fascination pour les super-héros de
bandes dessinées peut sans doute se justifier de ce point de vue. Le rêve
d’être grand, de devenir adulte. “Que fait Superman ?” “Il sauve les gens.”
Et c’est bien ainsi en effet qu’agit un père : il protège du mal son petit
garçon. Et pour celui-ci, voir Pinocchio, ce pantin étourdi, toujours
trébuchant d’une mésaventure à l’autre, déterminé à être “sage” mais
incapable de s’empêcher d’être “méchant”, ce même petit pantin maladroit,
qui n’est même pas un vrai garçon, devenir un personnage salvateur, celui-
là même qui arrache son père à l’étreinte de la mort, c’est un instant
sublime de révélation. Le fils sauve le père. Il faut bien se représenter ceci
du point de vue de l’enfant. Il faut bien se le représenter dans l’esprit du
père, qui a jadis été un petit garçon, c’est-à-dire, pour son propre père, un
fils. Puer aeternus. Le fils sauve le père.
feu.
“Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob”,
non des philosophes et des savants.
Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix.
. . .
Il est vrai aussi, comme Beckett l’a écrit à propos de Proust, que
“l’homme doué d’une bonne mémoire ne se souvient de rien car il n’oublie
rien”. Et il est vrai que l’on doit prendre garde à distinguer entre mémoire
volontaire et involontaire, comme le fait Proust tout au long du roman qu’il
a consacré au passé.
Néanmoins, ce que A. a l’impression de faire en rédigeant les pages de
son propre livre ne participe d’aucun de ces deux types de mémoire. Sa
mémoire à lui est à la fois bonne et mauvaise. Il a beaucoup perdu, il a aussi
beaucoup conservé. Lorsqu’il écrit, il se sent progresser vers l’intérieur (en
lui-même) et en même temps vers l’extérieur (vers l’univers). Ce dont il a
fait l’expérience, la veille de Noël 1979, pendant ces quelques instants dans
la solitude de sa chambre de Varick Street, c’est peut-être ceci : sa brusque
prise de conscience de ce que même seul, dans la profonde solitude de sa
chambre, il n’était pas seul, ou plus précisément que, dès l’instant où il avait
tenté de parler de cette solitude, il était devenu plus que simplement lui-
même. La mémoire, donc, non tant comme la résurrection d’un passé
personnel, que comme une immersion dans celui des autres, c’est-à-dire
l’histoire – dont nous sommes à la fois acteurs et témoins, dont nous faisons
partie sans en être. Tout se trouve donc à la fois dans sa conscience, comme
si chaque élément reflétait la lumière de tous les autres en même temps
qu’il émet son propre rayonnement unique et intarissable. S’il existe une
raison à sa présence dans cette chambre en ce moment, c’est, en lui, une
fringale de tout voir en même temps, de savourer tout ce chaos dans la
plénitude brute et nécessaire de sa simultanéité. Et pourtant le récit n’en
peut être que lent, délicate tentative de se rappeler ce dont on s’est déjà
souvenu. Jamais la plume ne pourra courir assez vite pour consigner chaque
mot découvert dans le domaine de la mémoire. Certains événements sont à
jamais perdus, d’autres resurgiront peut-être, d’autres encore disparaissent,
reviennent, et disparaissent à nouveau. On ne peut être sûr de rien de tout
ceci.
Si c’était en quelque sorte par Rembrandt et Titus qu’A, avait été attiré à
Amsterdam, où, dans les chambres qu’il découvrait, il s’était alors trouvé en
présence de femmes (les femmes de Vermeer, Anne Frank), son voyage
dans cette ville avait aussi été conçu comme un pèlerinage dans son propre
passé. Une fois de plus, ses réactions intimes se trouvaient exprimées par la
peinture : les œuvres d’art offraient une représentation tangible d’un état
émotionnel, comme si la solitude de l’autre était en fait l’écho de la sienne.
Dans ce cas-ci, Van Gogh, et le musée construit pour abriter son œuvre.
Tel un traumatisme primitif enfoui dans l’inconscient et qui lie à jamais
deux objets dépourvus de relation apparente (cette chaussure est mon père ;
cette rose est ma mère), la peinture de Van Gogh lui apparaît comme une
image de son adolescence, une traduction des sentiments les plus profonds
qu’il ait éprouvés durant cette période. Il peut même en parler avec une
grande précision, replacer avec exactitude des événements et sa réaction à
ces événements dans leur lieu et dans leur temps (l’endroit et l’instant :
l’année, le mois, le jour, à l’heure et à la minute près). Mais ce qui compte,
c’est moins la séquence de la chronique, l’ordre dans lequel elle se déroule,
que ses conséquences, sa permanence dans le champ de la mémoire. Se
souvenir, donc, d’un jour d’avril quand il avait seize ans, il séchait l’école
avec la fille dont il était amoureux : si passionnément, si désespérément que
cela fait encore mal d’y penser. Se souvenir du train, puis du ferry pour
New York (ce ferry disparu depuis longtemps : ferraille, brouillard tiède,
rouille), puis de s’être rendus à une grande exposition Van Gogh. Se
retrouver là, tremblant de bonheur, comme si le fait de partager avec elle la
contemplation de ces œuvres les avait investies de sa présence, revêtues
comme d’un vernis mystérieux de l’amour qu’il lui portait.
Quelques jours plus tard, il a commencé à composer une série de
poèmes (aujourd’hui perdus) basés sur les toiles qu’il avait vues, et qui
portaient chacun le titre d’un des tableaux de Van Gogh. Mieux qu’une
méthode pour pénétrer ces peintures, ils représentaient une tentative de
retenir le souvenir de cette journée. Mais plusieurs années ont passé avant
qu’il ne s’en rende compte. Ce n’est qu’à Amsterdam, tandis qu’il
examinait ces mêmes tableaux admirés jadis avec son amie (il les revoyait
pour la première fois – depuis près de la moitié de sa vie), qu’il s’est
rappelé avoir écrit ces poèmes. Dès lors l’équation lui a paru évidente :
l’acte d’écrire comme un acte de mémoire. Car l’important dans tout cela,
outre les poèmes eux-mêmes, c’est qu’il n’en avait rien oublié.
Dans le musée Van Gogh d’Amsterdam (décembre 1979), devant la
Chambre, toile achevée en Arles en octobre 1888.
Van Gogh à son frère : “C’est cette fois-ci ma chambre à coucher tout
simplement… Enfin la vue du tableau doit reposer la tête ou plutôt
l’imagination.
“Les murs sont d’un violet pâle. Le sol est à carreaux rouges.
“Le bois du lit et les chaises sont jaune beurre-frais, les draps et
l’oreiller citron vert très clair.
“La couverture rouge écarlate. La fenêtre verte.
“La table à toilette orangée, la cuvette bleue.
“Les portes lilas.
“Et c’est tout – rien dans cette chambre à volets clos…”
Mais A., plongé dans l’étude de ce tableau, ne pouvait s’empêcher de
penser que Van Gogh avait réalisé quelque chose de très différent de ce
qu’il avait pensé entreprendre. Au premier abord, A. avait en effet éprouvé
une impression de calme, de repos, conforme à la description qu’en fait
l’artiste. Mais peu à peu, à force de s’imaginer habitant la pièce représentée
sur la toile, il s’est mis à la ressentir comme une prison, un espace
impossible, moins l’image d’un lieu habitable que celle de celui qui avait
été contraint d’y habiter. Observez bien. Le lit bloque une porte, la chaise
l’autre, les volets sont fermés : on ne peut pas entrer, et une fois dedans on
ne peut pas sortir. Étouffé entre les meubles et les objets quotidiens, on
commence à percevoir dans ce tableau un cri de souffrance, et dès l’instant
qu’on l’entend il ne cesse plus. “Dans ma détresse j’ai crié…” Mais cet
appel-ci reste sans réponse. L’homme figuré ici (il s’agit bien d’un
autoportrait, semblable à n’importe quelle représentation du visage d’un
homme avec nez, yeux, lèvres et mâchoire) est resté trop longtemps seul,
s’est trop débattu dans les ténèbres de la solitude. L’univers s’arrête devant
cette porte barricadée. Car la chambre n’est pas une image de la solitude,
elle en est la substance même. Et c’est une chose si lourde, si étouffante,
qu’elle ne peut être montrée en d’autres termes que ceux-là. “Et c’est tout –
rien dans cette chambre à volets clos…”
L’invention de la solitude.
Il voudrait dire. Comme : il veut dire. De même qu’en français, “vouloir
dire” c’est, littéralement : avoir la volonté de dire, mais, en fait : signifier. Il
veut dire (il pense) ce qu’il souhaite exprimer. Il veut dire (il souhaite
exprimer) ce qu’il pense. Il dit ce qu’il désire exprimer. Il veut dire ce qu’il
dit.
Vienne, 1919.
Pas de signification, soit. Mais il est impossible de prétendre que nous
ne sommes pas hantés. Freud a qualifié d’“étranges” de telles expériences,
ou unheimlich – le contraire de heimlich, qui signifie “familier”, “naturel”,
“de la maison”. Il implique donc que nous sommes éjectés de la coquille
protectrice de nos perceptions habituelles, comme si nous nous trouvions
soudain hors de nous-mêmes, à la dérive dans un monde que nous ne
comprenons pas. Par définition, nous sommes perdus dans ce monde. Nous
ne pouvons même pas espérer y retrouver notre chemin.
Freud affirme que chaque étape de notre développement coexiste avec
toutes les autres. Même adultes, nous conservons au fond de nous la
mémoire de la façon dont nous percevions l’univers quand nous étions
enfants. Et pas seulement la mémoire : la structure elle-même en est intacte.
Freud rattache l’expérience de l’“inquiétante étrangeté” à un retour de la
perception égocentrique, animiste, de l’enfance. “Il semble que nous ayons
tous, au cours de notre développement individuel, traversé une phase
correspondant à cet animisme des primitifs, que chez aucun de nous elle
n’ait pris fin sans laisser en nous des restes et des traces toujours capables
de se réveiller, et que tout ce qui aujourd’hui nous semble étrangement
inquiétant remplisse cette condition de se rattacher à ces restes d’activité
psychique animiste et de les inciter à se manifester.” Il conclut :
“L’inquiétante étrangeté prend naissance dans la vie réelle lorsque des
complexes infantiles refoulés sont ranimés par quelque impression
extérieure, ou bien lorsque de primitives convictions surmontées semblent
de nouveau être confirmées.”
Tout ceci, bien entendu, n’explique rien. Au mieux, cela sert à décrire le
processus, à reconnaître le terrain où il se situe. À ce titre, A. ne demande
pas mieux que d’en admettre l’exactitude. Un déracinement, donc, qui
rappelle un autre enracinement, très antérieur, de la conscience. De même
qu’un rêve peut parfois résister à toute interprétation jusqu’à ce qu’un ami
en suggère une explication simple, presque évidente, de même A. ne peut
avancer aucun argument décisif pour ou contre la théorie de Freud, mais
elle lui paraît juste et il est tout disposé à l’adopter. Toutes les coïncidences
qui paraissent s’être multipliées autour de lui sont donc, d’une certaine
manière, reliées à l’un de ses souvenirs d’enfance comme si, dès qu’il
commence à se rappeler celle-ci, l’univers même retournait à un stade
antérieur. Ceci lui paraît juste. Il se souvient de son enfance, et celle-ci lui
est apparue dans le présent sous la forme de ces expériences. Il se souvient
de son enfance, et celle-ci s’énonce pour lui dans le présent. Peut-être est-ce
là ce qu’il veut dire lorsqu’il écrit : “L’absence de signification est le
principe initial.” Peut-être est-ce là ce qu’il veut dire lorsqu’il écrit : “Il
pense ce qu’il dit.” Peut-être est-ce là ce qu’il veut dire. Et peut-être pas. On
ne peut être sûr de rien de tout ceci.
Texte miroir.
Si la voix d’une femme qui raconte des histoires a le pouvoir de mettre
des enfants au monde, il est vrai aussi qu’un enfant peut donner vie à des
contes. On dit qu’un homme deviendrait fou s’il ne pouvait rêver la nuit. De
même, si on ne permet pas à un enfant de pénétrer dans l’imaginaire, il ne
pourra jamais affronter le réel. Les contes répondent dans l’enfance à un
besoin aussi fondamental que la nourriture, et qui se manifeste de la même
façon que la faim. Raconte-moi une histoire, demande l’enfant. Raconte-
moi une histoire. Raconte-moi une histoire, s’il te plaît, papa. Le père
s’assied alors pour raconter une histoire à son fils. Ou bien il s’allonge
auprès de lui dans l’obscurité, à deux dans le lit de l’enfant, et il commence
à parler comme s’il ne restait rien au monde que sa voix dans l’obscurité en
train de raconter une histoire à son fils. C’est souvent un conte de fées, ou
une aventure. Mais souvent aussi ce n’est qu’une simple incursion dans
l’imaginaire. Il y avait une fois un petit garçon qui s’appelait Daniel,
raconte A. à son fils qui s’appelle Daniel, et ces histoires dont l’enfant lui-
même est le héros sont peut-être pour lui les plus gratifiantes de toutes. De
la même façon, A. le comprend, dans sa chambre, en rédigeant le Livre de
la mémoire, il parle de lui-même comme d’un autre dans le but de raconter
sa propre histoire. Il faut qu’il s’efface afin de se trouver. Il dit donc A.,
même quand il pense Je. Car l’histoire de la mémoire est celle du regard.
Même si les objets de ce regard ont disparu, c’est une histoire de regard. La
voix poursuit donc. Et même quand l’enfant ferme les yeux et s’endort, la
voix du père continue à parler dans l’obscurité.
Par ce que le monde est monstrueux. Par ce que le monde ne peut mener
un homme qu’au désespoir, un désespoir si total, si absolu, que rien
n’ouvrira la porte de cette prison, l’absence de toute espérance, A. s’efforce
de regarder à travers les barreaux de sa cellule et découvre une pensée, une
seule, qui le console quelque peu : l’image de son fils. Et pas uniquement
son fils, mais un fils, une fille, nés de n’importe quel homme ou de
n’importe quelle femme.
Par ce que le monde est monstrueux. Par ce qu’il ne paraît proposer
aucun espoir d’avenir, A. regarde son fils et comprend qu’il ne doit pas se
laisser aller au désespoir. Il y a la responsabilité de ce petit être, et par ce
qu’il l’a engendré, il ne doit pas désespérer. Minute par minute, heure par
heure, lorsqu’il demeure en présence de son fils, attentif à ses besoins,
dévoué à cette jeune vie qui constitue une injonction permanente à
demeurer dans le présent, il sent s’évanouir son désespoir. Et même si celui-
ci persiste, il ne se l’autorise plus.
C’est pourquoi l’idée de la souffrance d’un enfant lui paraît
monstrueuse. Plus monstrueuse encore que la monstruosité du monde lui-
même.
Car elle prive le monde de sa seule consolation, et par ce qu’un monde
dépourvu de consolation est imaginable, elle est monstrueuse.
Il ne peut aller plus loin.
Non, il ne veut pas dire que c’est la seule chose. Il ne prétend même pas
affirmer qu’on peut la comprendre, qu’on peut, à force d’en parler et d’en
reparler, y découvrir une signification. Non, ce n’est pas la seule chose et,
pour certains sinon pour la plupart, la vie continue néanmoins. Et pourtant,
parce qu’à jamais cela dépasse l’entendement, il veut que cela reste pour lui
ce qui vient toujours avant le commencement. Comme dans ces phrases :
“Voici le commencement. Il est seul, planté au milieu d’une pièce vide, et il
se met à pleurer.”
Les mots riment, et même s’ils n’ont pas un réel rapport entre eux, il ne
peut s’empêcher de les associer. Room et tomb, tomb et womb, womb et
tomb. Breath et death. Ou le fait qu’avec les lettres du mot live on peut
épeler evil[2]. Il sait que ce n’est là qu’un amusement d’écolier. Mais en
écrivant le mot “écolier”, il se rappelle ses huit ou neuf ans, et le sentiment
de puissance qu’il a éprouvé quand il s’est aperçu qu’on pouvait jouer avec
les mots – comme s’il avait découvert une voie secrète vers la vérité : la
vérité absolue, universelle et incontestable cachée au cœur de l’univers.
Plein d’un enthousiasme juvénile, il avait bien entendu négligé de prendre
en compte l’existence d’autres langues que l’anglais, de toutes les langues
bourdonnantes qui se disputaient cette tour de Babel, le monde au-delà de
sa vie d’écolier. Et comment se pourrait-il que la vérité absolue et
incontestable varie d’un langage à un autre ?
Mais on ne peut ignorer tout à fait le pouvoir de la rime et des
métamorphoses du verbe. L’impression de merveilleux demeure, même si
on ne peut la confondre avec une quête de la vérité, et cette magie, cette
correspondance entre les mots existent dans toutes les langues, quelles que
soient les différences dans leurs combinaisons particulières. On trouve au
cœur de chaque langue un réseau de rimes, d’assonances et de
chevauchements des significations, et chacune de ces occurrences joue en
quelque sorte le rôle d’un pont entre des aspects opposés ou contrastés de
l’univers. Le langage, donc, non seulement comme une liste d’objets
distincts dont la somme totale équivaut à l’univers, mais plutôt tel qu’il
s’organise dans le dictionnaire : un corps infiniment complexe, dont tous les
éléments – nerfs et cellules, corpuscules et os, extrémités et fluides – sont
simultanément présents dans le monde, où nul ne peut exister par lui-même.
Puisque chaque mot est défini à l’aide d’autres mots, ce qui signifie que
pénétrer n’importe quelle partie du langage c’est le pénétrer tout entier. Le
langage, donc, en tant que monadologie, pour reprendre l’expression de
Leibniz. (“Car comme tout est plein, ce qui rend toute matière liée, et
comme dans le plein tout mouvement fait quelque effet sur les corps
distants à mesure de la distance, de sorte que chaque corps est affecté non
seulement par ceux qui le touchent, et se ressent en quelque façon de tout ce
qui leur arrive, mais aussi par leur moyen se ressent de ceux qui touchent
les premiers dont il est touché immédiatement : il s’ensuit que cette
communication va à quelque distance que ce soit. Et par conséquent tout
corps se ressent de tout ce qui se fait dans l’univers, tellement que celui qui
voit tout pourrait lire dans chacun ce qui se fait partout, et même ce qui
s’est fait ou se fera, en remarquant dans le présent ce qui est éloigné tant
selon les temps que selon les lieux… Mais une âme ne peut lire en elle-
même que ce qui y est représenté distinctement ; elle ne saurait développer
tout d’un coup ses replis, car ils vont à l’infini.”)
Jouer avec les mots comme le faisait A. dans son enfance revenait donc
moins à rechercher la vérité que l’univers, tel qu’il apparaît dans le langage.
Le langage n’est pas la vérité. Il est notre manière d’exister dans l’univers.
Jouer avec les mots c’est simplement examiner les modes de
fonctionnement de l’esprit, refléter une particule de l’univers telle que
l’esprit la perçoit. De même, l’univers n’est pas seulement la somme de ce
qu’il contient. Il est le réseau infiniment complexe des relations entre les
choses. De même que les mots, les choses ne prennent un sens que les unes
par rapport aux autres. “Deux visages semblables, écrit Pascal, dont aucun
ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance.” Ces
visages riment pour l’œil, juste comme deux mots peuvent rimer pour
l’oreille. Poussant un peu plus loin, A. irait jusqu’à soutenir que les
événements d’une vie peuvent aussi rimer entre eux. Un jeune homme loue
une chambre à Paris et puis découvre que son père s’est caché dans la même
chambre pendant la guerre. Si l’on considère séparément ces deux faits, il
n’y a pas grand-chose à en dire. Mais la rime qu’ils produisent quand on les
voit ensemble modifie la réalité de chacun d’eux. De même que deux objets
matériels, si on les rapproche l’un de l’autre, dégagent des forces
électromagnétiques qui affectent non seulement la structure moléculaire de
chacun mais aussi l’espace entre eux, modifiant, pourrait-on dire, jusqu’à
l’environnement, ainsi la rime advenue entre deux (ou plusieurs)
événements établit un contact dans l’univers, une synapse de plus à
acheminer dans le grand plein de l’expérience.
De telles connexions sont monnaie courante en littérature (pour revenir
à cette idée) mais on a tendance à ne pas les voir dans la réalité – car celle-
ci est trop vaste et nos vies sont trop étriquées. Ce n’est qu’en ces rares
instants où on a la chance d’apercevoir une rime dans l’univers que l’esprit
peut s’évader de lui-même, jeter comme une passerelle à travers le temps et
l’espace, le regard et la mémoire. Mais il ne s’agit pas seulement de rime.
La grammaire de l’existence comporte tous les aspects du langage :
comparaison, métaphore, métonymie, synecdoque – de sorte que tout ce que
l’on peut rencontrer dans le monde est en réalité multiple et cède à son tour
la place à de multiples autres choses, cela dépend de ce dont celles-ci sont
proches, ou éloignées, ou de ce qui les contient.
Il arrive souvent aussi que le deuxième terme d’une comparaison
manque. D’avoir été oublié, ou enfoui dans l’inconscient, être pour une
raison quelconque indisponible. “Il en est ainsi de notre passé, écrit Proust
dans un passage important de son roman. C’est peine perdue que nous
cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il
est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en
la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne
soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions
avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.” Tout le monde a fait
d’une manière ou d’une autre l’expérience de ces étranges sensations de
perte de mémoire, de l’effet mystifiant du terme manquant. En entrant dans
cette pièce, dira-t-on, j’ai eu l’impression bizarre d’y être déjà venu, bien
que je n’arrive pas à m’en souvenir. Comme dans les expériences de Pavlov
sur les chiens (qui démontrent, au niveau le plus simple, de quelle manière
le cerveau peut établir une relation entre deux objets différents, oublier au
bout de quelque temps le premier et, par conséquent, transformer un objet
en un autre), il s’est passé quelque chose, même si nous sommes bien en
peine de dire quoi. Ce que A. s’efforce d’exprimer, c’est peut-être que
depuis quelque temps aucun des termes ne lui fait défaut. Où que s’arrêtent
son regard ou sa pensée, il semble qu’il découvre une nouvelle connexion,
une autre passerelle vers un autre lieu, et même dans la solitude de sa
chambre le monde se précipite sur lui à une vitesse vertigineuse, comme si
soudain tout convergeait vers lui, comme si tout lui arrivait en même temps.
Coïncidence : ce qui survient avec Ce qui occupe le même point dans le
temps ou l’espace. L’esprit, donc, en tant que ce qui contient plus que soi-
même. Comme dans la phrase de saint Augustin : “Alors où reflue ce qu’il
ne peut contenir de lui ?”
Il pose une feuille blanche sur la table devant lui et trace ces mots avec
son stylo.
Le ciel est bleu, noir, gris, jaune. Le ciel n’est pas là, et il est rouge. Tout
ceci s’est passé hier. Tout ceci s’est passé voici cent ans. Le ciel est blanc. Il
a un parfum de terre, et il n’est pas là. Il est blanc comme la terre, et il a
l’odeur d’hier. Tout ceci s’est passé demain. Tout ceci s’est passé dans cent
ans. Le ciel est citron, rose, lavande. Le ciel est la terre. Le ciel est blanc, et
il n’est pas là.
Il s’éveille. Il va et vient entre la table et la fenêtre. Il s’assied. Il se lève.
Il va et vient entre le lit et la chaise. Il se couche. Il fixe le plafond. Il ferme
les yeux. Il ouvre les yeux. Il va et vient entre la table et la fenêtre.
Il prend une nouvelle feuille de papier, la pose sur la table devant lui, et
trace ces mots avec son stylo. Cela fut. Ce ne sera jamais plus. Se souvenir.
(1980-1981)
Tu peux, avec tes
petites mains, m’entraîner
dans ta tombe – tu
en as le droit –
– moi-même
qui te suis moi, je
me laisse aller –
– mais, si tu
veux, à nous
deux, faisons…
une alliance
un hymen, superbe
– et la vie
restant en moi
je m’en servirai
pour -------
non – pas
mêlé aux grands
morts – etc.
voile –
navigue
fleuve,
ta vie qui
passe, coule
Soleil couché
et vent
or parti, et
vent de rien
qui souffle
(là, le néant
? moderne)
je m’ignore même
(car les morts ne savent
pas qu’ils sont
morts –, ni même qu’ils meurent
– pour les enfants
du moins
– ou
héros – morts
soudaines
car autrement
ma beauté est
faite des derniers
instants –
lucidité, beauté
visage – de
ce qui serait
Oh ! tu sais bien
Que si je consens
à vivre – à paraître
t’oublier –
c’est pour
nourrir ma douleur
– et que cet oubli
apparent
jaillisse plus
vif en larmes, à
un moment
quelconque, au
milieu de cette
vie, quand tu
m’y apparais
vrai deuil en
l’appartement
– pas cimetière –
meubles
Trouver absence
seule –
– en présence
de petits vêtements
– etc. –
non – je ne
laisserai pas
le néant
père – je
sens le néant
m’envahir
STÉPHANE MALLARMÉ,
Pour un tombeau d’Anatole,
(fragments[3])
LECTURE
PAUL AUSTER
OU L’HÉRITIER SANS TESTAMENT
“Pendant la guerre, le père de M., pour échapper aux nazis, s’était caché
pendant plusieurs mois à Paris dans une chambre de bonne. Il avait
finalement réussi à partir et à atteindre l’Amérique où il avait commencé
une vie nouvelle. Des années s’étaient écoulées, plus de vingt années. M.
était né, avait grandi et s’en allait maintenant étudier à Paris. Une fois là, il
passait quelques semaines difficiles à chercher un logement. Au moment
précis où, découragé, il allait y renoncer, il se trouvait une petite chambre
de bonne. Aussitôt installé, il écrivait à son père pour lui annoncer la bonne
nouvelle. Environ une semaine plus tard arrivait la réponse : ton adresse,
écrivait le père de M., est celle de l’immeuble où je me suis caché pendant
la guerre. Suivait une description détaillée de la chambre. C’était celle-là
même que son fils venait de louer.”
Tout Auster est là dans cet amour des coïncidences qui font rimer les
événements les plus lointains, les plus improbables. Il excelle à parsemer
les aventures de ses personnages de corrélations qui ne signifient rien à
priori mais à qui l’histoire donnera des prolongements inattendus. Le
recensement des signes que le destin sème sur notre route est le seul moyen
de combattre l’arbitraire : dans le désordre des jours surgissent en filigrane
les traces d’un ordre qui semble nous régir mystérieusement. Il y a du sens
dans le monde mais un sens qui est suggéré, jamais clairement énoncé. Tout
chez Paul Auster arrive donc par hasard ; et quelle plus belle figure du
hasard que l’héritage, événement aussi funeste que bénéfique. Comme si
l’argent d’un mort était un don accablant par lequel il nous entraîne avec lui
outre-tombe. La difficulté de cet art romanesque va donc être de conférer à
la figure de l’imprévu le poids de la nécessité, de convertir sans cesse
l’invraisemblable en inévitable, d’échapper à la gratuité. Le travail du
romancier tient aussi du funambulisme : plonger les personnages dans des
situations incohérentes, tisser ensuite entre eux un réseau d’analogies très
denses, enchaîner de façon inéluctable les épisodes si bien que l’ouvrage
refermé, l’histoire ne peut plus, pour le lecteur, se passer autrement. Ce goût
des retournements, des brutales volte-face situe aussi Paul Auster dans une
tradition picaresque aux antipodes de ses maîtres revendiqués, Kafka et
Beckett.
L’errance a chez lui ceci d’original que loin de confronter un individu
avec la froideur et l’hostilité du monde, elle le place face à lui-même, à des
fragments de sa vie disséminée. Tout le ramène à soi et comme le huis clos
de la chambre est un microcosme, le vaste monde est une chambre qui nous
parle de nous dans un langage obscur. Chez soi cela peut être partout
puisque chez soi n’est pas chez soi. L’Invention de la solitude annonce un
thème que Paul Auster élèvera au rang d’une véritable obsession : le
nomadisme par volonté de se cloîtrer, l’introspection pour mieux s’évader.
(D’où l’attrait des pseudonymes et des non-lieux dans Cité de verre, cette
capacité des êtres d’endosser d’autres identités, ce kaléidoscope de doubles,
de sosies, de moi aléatoires, ces instants de suspension où le vivant choisit
presque de s’incarner en un autre, autant de vertiges qui baignent cette
trilogie dans une sorte de platonisme discret.) “Chercher à se trouver dans
l’exil”, cette formule qu’Auster utilise à propos de Thoreau s’applique
parfaitement à lui. Il a su inverser tous les signes du départ et de la
sédentarité : l’évasion est une expérience de l’intimité, le face à face celle
de l’éloignement. Et cette inversion est peut-être née de l’expérience d’un
petit garçon qui a éprouvé au contact de son père la solitude et l’absence
absolues.
On comprend ce qui différencie Paul Auster d’autres écrivains de son
temps, ce qui fait aussi son succès. Rien de moins narcissique que ce
romancier obsédé de soi. C’est qu’il récuse deux attitudes fréquentes
aujourd’hui : celle du moi orgueilleux maître de soi, sans attaches ni passé
et celle du traditionaliste ou du minoritaire fier de son identité, de ses
racines, de son peuple. Son point de vue est autre : il se reconnaît relié à une
famille, à une tradition, à une culture mais d’un lien hautement
problématique. Bref pour paraphraser le célèbre vers de René Char,
l’héritage est ambigu : il manque le testament. Puisque rien ne fait sens à
priori – c’est la malédiction même de la modernité – le moi, comme la
solitude et la tradition, doit littéralement être inventé et recréé. Auster n’est
pas un adepte de la différence, il ne revendique aucun statut particulier, ne
se barricade pas dans une appartenance comme dans un ghetto. Il ne
cherche pas ce qui sépare mais ce qui rapproche les hommes ; et ce qu’ils
ont en commun, c’est un même désarroi devant leur identité. Mais il a évité
aussi ce qui tue la littérature française depuis vingt ans : l’envahissante
prolifération de l’autobiographie, du journal intime, le nombrilisme érigé en
genre à part entière. Or cette littérature qui tend à rétrécir la vie au lieu de
l’élargir se résout le plus souvent en un gémissement amer puisqu’elle
traduit d’abord l’impossibilité d’échapper à soi. Et c’est l’ironie sinistre de
ces livres que, voués à exhaler l’essence la plus intime des individus, leur
subjectivité à nulle autre pareille, ils finissent par tous se ressembler comme
s’ils étaient écrits par la même personne. Avec ces publications, l’écriture
devient une activité séparatrice, contredisant sa vocation à l’universel. Et la
célébration maniaque de sa différence ou de son intériorité expulse le
lecteur qui ne veut pas se laisser attraper ou fasciner. Au lieu de créer un
monde où tous puissent cohabiter, l’écrivain ne prend à la collectivité que
l’outil commun, le langage, pour mieux s’en éloigner et dire combien il est
unique. Toutes ces voix qui soliloquent et nous content leurs petites misères
instaurent un univers de la surdité générale où chacun, parlant de soi, n’a
plus le temps d’écouter les autres.
À rebours de cette débauche d’égotisme, Auster a écrit avec son
Invention de la solitude un récit dont la force réside dans la simplicité
même. À travers cette apparente banalité, le lecteur se retrouve et le roman
redevient ce qu’il est, une patrie ouverte à tous les hommes sans distinction,
un lieu d’accueil : « J’ai moins l’impression d’y avoir raconté l’histoire de
ma vie que de m’être servi de moi pour explorer certaines questions qui
nous sont communes à tous », dit Auster dans un entretien à propos de ce
livre. Le héros austérien n’est pas quelqu’un qui se préfère, pour reprendre
la définition brechtienne du bourgeois, mais quelqu’un qui doute et
communique ce doute au lecteur. Et l’on s’identifie moins aux péripéties
des protagonistes qu’à l’étrangeté qu’ils éprouvent à l’égard d’eux-mêmes,
eux pour qui être quelqu’un ou devenir ce que l’on est semble constituer la
difficulté suprême. Auster ne condamne pas, à la façon des classiques, la
misère du moi face à la grandeur de Dieu, il fait pis, il dissout ce moi, le
décrète inexistant. L’incertitude corrode jusqu’à nos fondations les plus
intimes, le cœur de la personne est vide ou encombré de tant de parasites
que cela équivaut à n’être rien.
Cette œuvre traduit donc bien la passion généalogique d’un déraciné et
il n’est pas indifférent qu’Auster soit un Américain tout entier tourné vers
l’Europe. Mais cette proximité est trompeuse : sa lecture produit un double
effet de familiarité et de dépaysement car Auster, profondément ancré dans
le Nouveau Monde, enrichit le roman américain de thèmes européens plutôt
qu’il n’écrit des livres européens en Amérique. L’Invention de la solitude,
hommage au père disparu, se prolonge dans la deuxième partie par un salut
chaleureux adressé à tous les poètes et penseurs qui ont influencé l’auteur.
Écrire c’est se choisir d’autres pères pour compenser le sien, se découvrir
relié spirituellement, devenir aussi plus que soi. La mémoire est immersion
dans l’histoire de tous ces autres qui nous constituent. Le narrateur
distingue une par une ces voix qui parlent en lui et doivent se décanter pour
laisser libre place au noyau intime. Mais ce total est impossible à établir : le
moi palimpseste, tel un oignon qu’on n’en finirait pas d’éplucher, résiste à
l’énumération. Cette pérégrination dans les continents de la mémoire a beau
être l’occasion d’un merveilleux voyage, elle n’apaise en rien la blessure :
aussi loin qu’on aille, le moi est toujours hanté ou écartelé par les autres, il
est une pièce emplie d’intrus et d’étrangers qui parlent à sa place. La
démarche austérienne n’est bien sûr pas l’anamnèse proustienne, la tentative
de figer la fuite du temps dans une œuvre d’art qui rachète par là même les
imperfections de la vie. C’est une quête sans fin, sans résultat garanti et qui
ne peut se conclure. Détective de soi, Paul Auster met une science très
exacte du récit au service d’une enquête métaphysique : pourquoi y a-t-il un
moi plutôt que rien ? Il emprunte le genre du roman policier et à l’abri de
cette armature y glisse sa propre fiction. À la fin, pourtant, rien ne se résout.
Chaque livre est bien une œuvre collective, l’hommage qu’un écrivain rend
aux défunts et aux vivants qui l’ont aidé à écrire. Mais cette politesse envers
les morts, cette manière de les convoquer à son chevet, de les convier à un
vaste colloque à travers les siècles, n’éponge pas la dette. De même qu’un
fils n’en finit pas de payer la mort de celui qui l’a engendré, de même le
moi ne cesse jamais de régler son dû. Il pourrait même se définir de cette
façon : le débiteur perpétuel, toujours en état d’obligation envers les autres.
De là que la littérature doit inlassablement récrire le testament absent. Et si
le prophète, selon l’aphorisme célèbre, est celui qui se souvient du futur,
l’écrivain, selon Auster, serait celui qui prédit le passé, pour le fixer et s’en
défaire. Mais les archives du souvenir sont à la fois confuses et sans fin ; et
le greffier qui prétend les enregistrer s’égare dans un labyrinthe.
Paul Auster a totalement renouvelé le genre du roman de formation. Il a
mis en lumière avec un rare talent la souffrance qu’il y a aujourd’hui à être
un individu éjecté de la coquille protectrice d’une croyance ou d’une
tradition. Au bout de ces longues recherches il ne délivre aucune sagesse.
Chacun de ses romans esquisse l’amorce d’une rédemption et la repousse.
La défaite de la réponse, c’est-à-dire du réconfort, l’entêtement à rester dans
la douleur de la question, telle est la force de cette œuvre. Chacune des
intrigues qu’il construit constitue une énigme un peu plus obscure une fois
qu’on l’a dévoilée qu’avant. Sa littérature est comme un bref éclat de
lumière qui va d’un mystère enfoui à un mystère exposé, une lueur entre
deux ténèbres. “Le simple fait d’errer dans le désert n’implique pas
l’existence de la Terre promise.” Tous ses personnages, vagabonds, joueurs,
semi-clochards, paumés magnifiques, écrivains ratés, sont en route. Ils sont
plus sereins en bout de course, tel ce Marco Stanley Fogg se tenant dans la
trouble clarté lunaire face à l’Océan, à la fin de Moon Palace, ils ne sont
jamais souverains. Leur odyssée chaotique ne connaît pas l’apaisement et
toujours ils échouent à retrouver une innocence d’après le péché. L’écriture
ne console pas du tourment, elle le déplace, l’approfondit ; l’écriture est
vanité qui ne dit pas l’expérience de la perte et du dessaisissement. Peut-
être l’œuvre déjà si riche de Paul Auster préfigure-t-elle ce qui devrait selon
certains historiens, devenir la religion de l’avenir, le christiano-
bouddhisme : le souci du salut personnel lié à une conscience aiguë de la
précarité et du vide.
PASCAL BRUCKNER
FIN
[1] Dans la traduction de Pascal Quignard (Alexandra) : “Cri improférable / de sa gorge brilla,
mâcheuse de laurier, surgissant un langage / mimant si près la voix sonore, répétant la voix / dont la
question étreint – celle d’un sphinx : assombrissant.”
[2] Room : chambre ; tomb : tombeau ; womb : le sein (ventre) maternel ; breath : le souffle ; death :
la mort ; live : vivre ; evil : le mal (N.d.T.)
[3] Seuls sont restitués ici les fragments qui figurent dans le livre de Paul Auster.
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