Le Funambule
Par Frédéric Surgan
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À propos de ce livre électronique
Lisette a fui la France dès la fin 1945 pour s’installer en Louisiane avec l’espoir d’y entamer une nouvelle vie, emportant avec elle un lourd secret. Ses deux fils, Lanny et Roly, ont grandi là, comme à l’écart, entre les méandres du bayou Teche et le lac Fausse Pointe. Quand, au printemps 1959, Lisette disparaît dans des circonstances troubles, Roly s’engage sur une route de plus en plus inquiétante pour découvrir ce qui est arrivé à sa mère et que justice soit faite, au grand dam de Lanny, pour qui la quête de son frère devient une forme de cauchemar dans lequel il redoute de basculer. Il semble bien cependant que Lisette ne soit pas la seule à avoir fait le voyage en Louisiane au lendemain de la guerre...
À PROPOS DE L'AUTEUR
Frédéric Surgan est né à Nantes et est juriste de profession. Après plusieurs manuscrits inédits, il publie en 2017 chez 5 Sens Editions un premier roman, Avant que les ombres s’enfuient. À la fois sombre et drôle, sur fond d’enquête sur l’histoire familiale, il sera récompensé en 2019 au salon du livre de la Krutenau à Strasbourg. Le funambule, thriller psychologique et historique, est le deuxième roman qu’il publie.
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Avis sur Le Funambule
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Aperçu du livre
Le Funambule - Frédéric Surgan
Du même auteur
– Avant que les ombres s’enfuient, roman
5 Sens Editions, 2017
Frédéric Surgan
LE FUNAMBULE
PROLOGUE
Je m’étais pas mal écrié dans mon cauchemar, je dois dire.
Un drôle de rêve, vraiment… On s’en éveillait pas comme ça ! On pouvait qu’y croire au doux rêve… Le rêve de la peur, si ça vous dit plus. Non ? Rien de rien ? Sans esbroufe ? Même avec un petit effort ?… Certes, je ne sais pas si on venait vraiment pour ça mais, peu ou prou, c’est ce qu’on fabriquait tous. Dans l’ici-bas… Et sans le savoir !… Il faut reconnaître que côté face, c’était l’affiche qui présentait, par endroits tout ce qu’il y a d’aguichante même ! Très vendeuse. Des paysages somptueux ! Des lumières improbables. De l’émotion, des jouets pour tous les âges, des choses intenses. Indispensables ! De la récréation à foison, et j’en oublie. Mais pas seulement. Il y avait comme un revers… Le nombre ! La multitude ! L’autre quoi… Tout était de sa faute naturellement. Mais puisqu’il était là, inévitable, inusable, autant qu’il serve à quelque chose ! Il l’avait bien cherché après tout… Bref, l’adversité, comme fatale… Imparable… L’agitation !… Le tumulte… La brutalité… Enfin, tout le bal des cruautés. Un grouillis à se perdre les amis ! Ah, j’allais oublier… le long, le terne, le sinistre, l’oppressant cortège des devoirs, bien sûr. La féroce mixture, vraiment !… Le jugement incessant, forcément ! Le jugement de tout ! De l’autre. De soi… Ce serait la même chose, vraiment ? La clé de voûte du monde ? Vous me balivernez… Non pas ? Bon, j’allais y croire moi aussi au monde… Sans quoi j’aurais rien à y faire !
Mais si tout cela n’était qu’idées ?… Des idées, parfaitement ! Le monde n’était peut-être fait que de ça finalement… D’idées qui surgissaient, prenaient forme jusqu’à devenir quelque chose, puis se volatilisaient, comme dans une illusion… C’était un monde de temps en tout cas, aucun doute ! Rien n’y durait. Évidemment, c’était l’idée qui, entre toutes, semblait la plus désastreuse, mais il s’agissait pas de la lui retirer, malheureux ! Ce serait la fin du temps ! La fin du monde ! Ce qui revient au même si le temps n’existe pas ailleurs que dans le monde. Toujours est-il que j’y venais moi aussi dans le monde… Je les regardais frétiller toutes mes idées, et puis me sauter à la gueule comme elles faisaient de plus en plus à mesure, que je me jure victime ! Les pires alors ! Qu’elles m’ahurissent ! Qu’elles me retournent ! Qu’elles m’épouvantent ! Tant que je restais sur scène, du moins… Tant que je me posais pas enfin dans la salle, ou mieux, en coulisse ! Tant que je me prenais pour mon personnage, si vous préférez… Rendez-vous compte du drame à venir, j’allais vraiment croire au monde ! Mieux, j’allais le rendre réel ! J’allais croire à la surface… à ce que voit l’œil… Y a pas tellement de quoi rire, je vous assure, parce que j’allais croire à la culpabilité du coup… Donc, j’allais croire à la peur ! Et alors… suprême volupté… j’allais voir tout ce que je croyais… Mais alors tout ! Oui, tout allait y prendre corps dans mon petit théâtre, sans que je soupçonne jamais rien. Enfin presque.
Je vous amène la chose sinueusement, je vous chagrine, j’ai conscience, mais voilà tout de même qu’à mon départ dans le monde, je retrouvais plus mon programme !… Ce que j’étais vraiment venu faire… Voyons voir, que je consulte l’air du temps… Faire tout bien comme on m’avait dit, marcher droit, apprendre un bon métier et épouser une gentille chrétienne qui me donnerait de beaux enfants. Y avait parfois des surprises… S’acheter son taudis alors ? Se le construire, se le retaper, en prendre crânement pour vingt ans ! Se fabriquer tranquillement, jour après jour, sa fière petite tête de vieillard… S’enfler doucement de son âme d’épargnant… Bien jouir de sa décrépitude… Ah, tout de suite ça donnait du sens ! C’était pas la chose facilement discutable dans l’ici-bas. Le compte y était en principe pour attendre la mort sans se meurtrir ! Dans le confort. Donc, c’était pas la peine de se bourreler l’âme avec des bidules métaphysiques de vaniteux. C’étaient des pertes de temps… Pire, des pertes d’argent ! D’ailleurs, c’était la même chose ici. Une chose essentielle mais dont, bizarrement, il ne restait jamais rien… Ça m’avait paru un peu court, je confesse. Suspect, même ! On avait peut-être quelque chose à défricher alors… Quelque chose à sillonner ? Quelque chose qui devait nous dessiner une route, sans quoi c’était l’abattement. Les angoisses terribles ! Mais allez donc expliquer ça à un Spark… que je tâchais en quelque sorte, et sans être vraiment au courant moi-même, de me soigner des affaires auxquelles il entendrait de toute façon jamais rien ! Dans l’ici-bas, tout devait se réduire à des questions de bien et de mal… De bon droit et de torts. De gentils et de méchants. Il fallait entrer dans les cases… Et surtout, plus jamais en sortir ! Alors pour retrouver ta route une fois que t’y étais, macache !
J’avais vite eu le tournis… Presque à vomir certaines fois. Sacrilège ! L’incongruité dernière, c’était comme cracher dans la soupe ! N’empêche, y en avait dans leur case pour qui la fin commençait tôt… Et pour certains, c’était même à croire qu’ils avaient pas eu de début. Oui parce que, tout avait un début et une fin dans l’ici-bas. Absolument tout. Homme, bernicle, bagnole, topinambour, enfin tout… Et la fin était facilement reconnaissable à ce que tout y pourrissait. Le chouette programme, je vous ai dit ! On devait vraiment avoir besoin d’y croire…
Mais ce matin, ou ce soir, vu d’ici disons, qui est un ailleurs dont je ne saurais pas vous dire où, ça m’est tellement égal désormais tout ça… À présent, tel que je vous cause, quelque chose s’est éteint, autre chose s’est allumé, et je me retrouve là, planté dans l’infini… Je suis toujours là mais alors, c’est étrange, il n’y a plus ni haut, ni bas… ni gauche, ni droite… ni avant, ni après… Rien du tout pour s’appuyer en somme. Mais je ne valdingue pas, il n’y a rien non plus pour choir. Difficile de dire s’il fait jour ou s’il fait nuit… s’il fait froid ou chaud… si c’est humide ou sec… Quelle importance ?… Je me suis peut-être salement abîmé… Je peux plus me représenter l’aspect d’aucune couleur ! Mais je suis sûr de pouvoir encore reconnaître chacune en m’y ébattant, en m’y déployant, ou même rien qu’à la frôler, rien qu’à la humer, parce qu’elles ont toutes une chaleur, une lumière propre… Elles ont toutes une saveur bien à elles, c’est comme une sorte de signature. Je ne sais pas si je suis bien ou si je suis mal parce que j’arrive pas à me rappeler ce que ça veut dire… Mais je me souviens que je suis souvent allé mal, quelques fois bien aussi, et j’arrive plus du tout à retrouver ce que ça faisait… ce que c’était que la souffrance… ce qu’étaient la joie, le plaisir… les miens ou ceux des autres… Je me souviens en revanche qu’on se rassurait tous à le trouver normal tout ce guingois. Tout ce déséquilibre de dérouiller plus que de jouir… On jurait que le dosage antipodique pouvait pas exister dans l’ici-bas ! L’ici-bas, c’était un des noms que s’était choisi le monde, sans doute parce qu’il se voyait enfoncé dans quelque chose… la matière… le jour et la nuit… le bien et le mal… Ah le bien et le mal… Ça me revient bien ça maintenant !… C’était ça sa boussole ! Celle du monde. Je me rappelle aussi qu’elle se détraquait tout le temps parce que, sinon, le monde n’aurait pas eu de saines raisons de cahoter. Il la tapotait bien un peu de temps à autre, par angoisses de contenance surtout, parce qu’au vrai il savait pas du tout quoi faire pour la retaper. Ni, à force, qui d’elle ou de lui finissait par faire le plus dérailler l’autre… Il se tourmentait. Ça pouvait que l’estropier sans fin aussi de penser qu’il était pas le créateur de sa boussole ! Il en perdait toute prise sur ce qu’il ressentait comme le cours des choses dans l’infini…
Et l’infini, il pouvait pas l’aimer ! C’était contre-nature. C’était comme un vide. Autant aimer la mort ! D’ailleurs, c’était à coup sûr le contraire de ce qu’il appelait la vie. Elle l’écrasait comme un soleil sa boussole… Elle devait être là bien avant lui alors, à déjà lui désigner le nord, un sens… quelque chose dont il décidait que ça en avait un pour lui parce que ça devait le garder du néant ! Parce que celui-là, le néant, il lui flanquait vraiment la chair de poule… Des frousses d’agonique, attention ! Car c’était, de tous les infinis, le pire et de loin puisqu’il ne pouvait y faire que froid et nuit jusqu’au fin fond. D’ailleurs, personne n’en avait jamais surgi ni n’en était revenu à part le diable, on ne saurait mieux dire ! Alors le monde d’ici-bas cherchait son nord encore et encore, en tous recoins, ahanant et fiévreux comme perpétuellement en train de s’écrouler pour de bon. Il se lassait pas… Et alors, il le traquait à coups de bien et de mal que, tout à sa détresse, il se figurait comme une loi de l’univers ! Ça l’engouffrait dans une dèche définitive, c’est sûr…
Il le trouvait jamais son nord, forcément ! Il se ramassait toujours entre les deux… Il tombait jamais alors que sur lui-même, mais côté pile. Sa face cachée… Le dépotoir de l’immonde… Et c’était là, tout au fond de son miroir. Il se mirait incrédule, terrassé de temps à autre par sa lignée, par tous ses rebuts de création qui le secouaient rudement certains jours à lui réfléchir ses paternités monstrueuses. Et alors… alors… il tombait sur nous ! Oui sur nous, entre autres, racaille pouilleuse et vicieuse à l’extrême, il jurait ! Il tombait sur Roly, quoi. Et il tombait sur moi aussi parce que j’étais jamais bien loin…
Mais à présent je suis là, c’est tout… comme débranché et sans demande. Sans attente. Je flotte. Voilà, je flotte… Comme l’univers si vous voyez la chose. J’ai l’impression que c’est pour longtemps mais il n’y a plus de temps… Celui qui finit toujours par manquer dans le monde. Disparu ! D’ailleurs il n’y a plus de monde… Il n’y a plus de repères, plus de bornes. Je vois sans voir, dites ! Mieux, je ressens sans bien ni mal et c’est à perte de vue… une étendue qui n’a aucune fin ni aucun début, parce que ça non plus ça n’a plus aucun sens… Je vois bien qu’aucune chose n’est vraiment finie, ni ne commence. Elle est et cela lui suffit, voilà tout. Avec ou sans nom de forme. Avec ou sans nom de couleur. Vous me verrez sûrement fier-à-bras, mais je crois que je n’ai pas peur.
Peur ?… Le mot me revient soudain, mais il est tout nu, tout seul, frêle et apeuré… Il ne reste plus de lui que ses quatre petites lettres, il a perdu le reste en route, toute sa matière… La peur ? Qu’est-ce que c’était déjà ? C’était le contraire de quoi, la peur ?… Ç’avait à voir avec la perte de quelque chose ? De quelqu’un ?… Avec la subsistance alors ? Avec l’idée que quelque chose ou quelqu’un va se terminer ? Vraiment, je saurais plus dire… Je n’ai plus de peurs… Je n’ai plus de peurs, ni aucun de ses contraires quels qu’ils soient, parce qu’ici ça ne sert plus de rien. Ça n’a plus de sens, faute d’utilité… Tenez, c’est comme nommer les choses et les enfermer dans un mot… C’est comme dire que le bleu ne s’appellera pas autrement et que ce sera la couleur de ce que l’on nomme le ciel et la mer, mais uniquement quand il fait beau. C’est comme prétendre que la neige ne peut exister sans le blanc ou sans le froid. C’est comme croire que rien ne peut exister sans son nom !
Il me semble ainsi que les vanités s’éteignent toujours… et que le drame de l’ici-bas n’est pas tellement qu’il se perde dans ses leurres à peu près constamment horrifiques. Non… Son vrai drame, c’est qu’il puisse jamais voir qu’à force de croire à rien d’autre il les a seuls engendrés ! Comme sa boussole. Comme toutes les choses terrestres…
Ainsi, c’était par là que j’étais venu errer moi aussi. Ça me revient doucement à présent… Je me revois vagant à travers le monde, à ma façon. Celle d’un néant tranquille, enfin au départ, et qui en contemple un autre, peuplé, grouillant, criard, fier, organisé, des sentences plein la goule ! Le néant de l’ici-bas qui se récrie en somme. Il se récuse le saligaud !… Et il veut, attention ! Il exige ! Flûte !… Où je l’ai mis maintenant ? Saperlotte, voilà que je retrouve vraiment pas mon plan de vol ! Ma fichue feuille de route !… Pas la peine que je retourne mes fouilles, j’en ai pas ! Nu comme un ver je suis !… Bon, j’ouvre les yeux, puis les ferme. Puis les rouvre… Je cligne, c’est-à-dire… Y a quelque chose qui me brûle la cornée, mais c’est à revers. Des lettres… des mots… Allons bon, il y a des mots qui me viennent !… Ils giguent un peu. Ils se tortillent… Sur le moment ils m’agacent. Ils se cherchent un ordre, c’est plus fort qu’eux ! Ah les vauriens, ils ont trouvé !… Les voilà déjà à la queue leu leu ces couards !… Ils veulent faire des phrases maintenant ! C’est le début du drame… Ils vont la ramener… Des suffisances, on n’y coupera pas… Ils savent, eux !… Voyez plutôt, les voilà qui me carillonnent déjà que seule notre action nous définit vraiment… Ben tu parles que ça m’aide !… Qu’est-ce que je vais en faire ? Oh mais, minute… il y en a d’autres qui déboulent… Plein ! Les phrases soudain accourent, elles déferlent, toute une histoire !… J’entends alors un bruit de tenture, comme un rideau que l’on tire… La lumière apparaît, elle m’éblouit. Voilà le monde, dis donc !… J’entends frapper. On me pousse, on me tire. Il faut que j’entre en scène, je crois…
Nouvelle-Orléans, septembre 1978
Nola… Nola ?… Qu’est-ce qui s’était passé ?… Qu’est-ce que je fabriquais encore là ?… c’était à croire que j’y étais englué pour toujours, alors ?… Empoissé à jamais de ses étés suintants, de ses moiteurs torpides qui te décollaient la couenne. Je rigole pas, c’était à te pelurer jusqu’au trognon ! Canal… Royal… Bourbon qui puait !… Le vieux carré… Ah, le vieux carré… Les façades hautes, fières, emmaillotées de Mardi gras, bigarrées, enrubannées, papillotes ! Et puis le fer forgé… Il ployait sous le plomb du ciel, il croulait presque ! On aurait dit qu’il suspendait dans la douleur le sein lourd de la ville. Ses entrailles furibardes, ses bars, clubs, tripots, bouges, boxons d’arrière-cours ! Oh mais, les chers exutoires, attention !… Les teigneuses catacombes… Enfin, les bas-fonds éternels du monde impraticable… L’impérissable terreau, glauque, bestial, avec ses relents de sueur, de vinasse, de sang d’arènes pourri au soleil… De trouille aussi… De vomi !… De foutre immonde !… Et alors, la chose étrange, désespérante entre toutes, c’était tous ces essaims de tout qui étaient comme à ramper devant. Pas lassés, pas dégoûtés du tout ! Non, ils redemandaient !… Les masses pérégrinantes des temps modernes, comme chacun devait appeler son époque… On disait même civilisés maintenant, en manière de se soutenir l’humeur. Ah les chères nuées gaillardes, bedonnantes, foisons hurleuses, hordes vrombissantes et photographieuses… Le magma villégiaturant qui se déversait sans fin et qui en aurait pour son oseille, foi de puceron !
Au bout de Canal Street, il trouvait d’ailleurs des riverboats pour achever de lui engloutir son petit fric. Machines et tables de jeu… Et puis y avait le Natchez, en service depuis peu. Réplique superbe des sternwheelers d’antan qui sillonnaient avec fierté le fleuve, chargés ras la gueule de canne à sucre et de balles de coton récolté avec soin. C’est-à-dire par des mains d’ébène qui n’avaient rien demandé, encore moins le fouet, les coups et les morsures de clebs, mais il fallait remettre le tout dans l’âge, allons !… Cinq cents à mille dollars confédérés la paire de pognes bonnes travailleuses, fallait pas compter plus. Et à vie encore !… Bon, juste à la nourrir quand même… Et puis la dérouiller un brin de temps à autre bien sûr… Parce qu’une chaîne de vélo ça se tendait ! Et ça se graissait, pas question que ça déraille !… Donc là, c’était en manière de lui prévenir le désir de se cabrer. C’était pas par goût ! Ni par vice, cette idée affreuse ! Point non plus par cruauté, que non ! L’image de Dieu, pensez donc ! Impossible alors ! Non, c’était par bon sens… Oui très cher, par bon sens, n’en déplaise ! Vous avez forcément entendu parler ?… Mais attention, pas n’importe lequel de bon sens. Le suprême bon sens. Parfaitement ! Enfin le seul en fait… l’économique, quoi… D’ailleurs c’est bien simple, il avait phagocyté absolument tous les autres… Y avait de ça quoi maintenant ? Quelques lustres, une grosse vingtaine. Eh bien le bon sens économique avait déjà de beaux jours derrière lui, sans parler de tous ceux qui se trémoussaient de fièvre devant tout à perte de vue. Car il commandait vraiment tout désormais. Si bien qu’on se demandait même si y en avait jamais eu un autre… On savait plus trop en fait, ça semblait improbable quand même… Il était facile à piger en plus ! C’était l’intérêt de l’entreprise, certes entre quelques mains pâles mais c’était vraiment pire mauvais esprit que de le rappeler, qui déterminait le bien de tous ! Par ruissellement ils avaient même dit plus tard, absolument ! Sauf qu’on n’avait jamais rien vu ruisseler d’autre que la mouise… Et quelle que soit l’entreprise ! On parlait même d’intérêt général, ils se confondaient ! C’était fort bien pensé… L’escroquerie suprêmement roublarde ! Enfin, je parle par ouï-dire bien sûr… par vu-faire un peu aussi… Et l’affaire ferait encore long feu, on prendrait peut-être bien perpète, dis donc ! L’obscénité n’avait jamais été à court dans l’ici-bas, c’était comme incompatible…
Ici, dans le Sud, ç’avait été une affaire florissante. Tout un système. Toute une économie, et qui avait su se maintenir, là et ailleurs, dans toutes les Indes occidentales. Entre autres… Ah le Natchez… le Mississipi… Ça me transportait toujours… Le stagiaire avait fait fort. Ne restez-vous pas ici ni n’asseyez-vous pas ici, qu’il avait écrit par endroits sur le pont supérieur. Du Cadien peut-être, mais alors proprement salopé. En tout cas, maintenant, il t’emmenait glisser léger sur les boues du fleuve, le rafiot. Là y avait qu’à se laisser faire… sifflements, concert de vapeur, puis la brise t’enlevait vite, tu voguais tranquille, tout en jazz… Contresens… Chalmette, la Domino Sugar, comme en ruines depuis le premier jour. J’y avais fait quelques piges, je vous raconterai peut-être… Enfin si je me retrouve… Si je me démêle… Si je me paume pas en route quoi… Sinon peut-être pas… Y en avait bien d’autres encore vers l’aval des friches éplorées, rouillées jusqu’à l’os, ruines et tas de ferraille ! Tout s’en allait vite pourrir aux confins, dans le delta, où après y avait plus que la mer, toute seule… L’autre sens par contre, c’était plutôt la belle voie fluviale, aussi boueuse mais doucement navigable. Hérissements de plantations, les bâtisses superbes, blanches, altières comme il fallait, coloniales en diable… et les chênes verts centenaires par allées entières, coquettement déguenillés avec leurs draperies de barbe espagnole, tous leurs haillons qui volaient au vent doux du Dixieland à travers toutes ses fenêtres crevées… La Louisiane Antebellum comme on l’appelait… Et puis Angola sur la droite… Si je me rappelais bien… Coucou !
Oui parce que, il me revenait pas tout d’un trait… Plutôt des bribes… Point de fâcherie, je vous explique. Je raboute !… C’est que j’avais pris un furieux coup tout de même ! Un peu d’égards… Ah les cochons ! Ils avaient rien mégoté… Les honnêtes gens, il faut qu’ils voient le mal partout autour parce que c’est ce qui fait d’eux les gentils de l’histoire. Alors ils le traquent sans relâche. Ils lésinent pas, ils chiadent à leur rédemption quand même ! Enfin ils croient. Ça doit être écrit quelque part… Surtout, ça les détend de leurs frousses, c’est pas rien, ça… Ça leur fait leur route, la bonne, forcément. Ils s’encouragent les uns les autres en chemin, le droit. Ils se confortent. Ils se reconnaissent même, ils ont leurs codes. Ils suintent tous la même huile fière à force… Vraiment le club select ! Barbelés, miradors, clôtures électrifiées ! Il faut montrer patte blanche, on peut le dire. Moi, en attendant, les doigts dans la prise, c’était rien à côté !… Trente-six chandelles, j’avais vu ! Je les voyais encore d’ailleurs par moments, mais c’était pas ce qui me préoccupait le plus à vrai dire… Bon, il était où déjà mon début ?…
Attendez !… En principe, j’avais mon plan pour l’ici-bas, sauf que je le connaissais pas, je vous ai dit. J’étais comme parti trop vite, sans la carte… sans les clés !…Et pas moyen de faire demi-tour ! On dirait une blague, hein ? Le jeu cruel, j’assure ! Fallait que je devine… que je traque des traces, des vestiges… que je tâtonne jusqu’à trouver la foutue route, alors que j’étais jamais venu !… Y en avait bien une au moins ? Le vrai jeu de piste !… Mais moi c’était vraiment sans fanfaronner. Je faisais pas le malin. Tandis qu’autour, je voyais que ça s’égayait en bonne et due forme, mais sans vraie raison, comme pour se tromper quelque chose. On me moquait bien sûr, mais y avait comme une retenue… des frousses qui se pressaient les unes contre les autres pour se tenir chaud. J’étais pas tout seul… C’est-à-dire… dans la matière de l’ici-bas, à un moment donné, assez tôt d’ailleurs, tout se faisait grégaire. Tout se mettait à moutonner, et c’était à peu près toujours pour le pire. Dans un sens, ça me faisait déjà une trace, un indice… Le contresens commun… Le truc que je pourrais jamais suivre parce que j’y aurais trop envie de mourir…
Donc, je tâtonnais en quête, comme tout le monde, enfin à peu près. Je refusais comme de juste, mais bec et ongles, que la seule désolation finisse par s’installer. Et, toujours comme tout le monde, et toujours à peu près, je m’esquintais tout du long. Je m’éreintais jusqu’à la ruine… Et c’était cruel ! Le temps avait beau être ennuyeux à crever, on croupissait absolument, mais, même si l’envie ne faisait pas toujours défaut, on canait pas vraiment… Enfin pas pour de vrai, pas d’un coup… Non, c’était juste à petit feu, le temps de s’égarer dans les pires décomptes… Dans toutes les choses mesquines… Il en fallait des trésors de patience, c’était vraiment pour tout alors ! Et ça en faisait une longue agonie tout de même depuis l’éclosion… A la fin, car y en avait bien une dans l’ici-bas, aucun doute, et, de ce que j’avais vu, souvent fort dégueulasse en plus, on ferait bien la revue à un moment de toute cette déglingue. De tout ce qui s’était cassé la gueule en route, et puis de tous les replâtrages misérables qu’avaient pas du tout contenu le désastre… Ce serait à se perdre dans les comptes !
Moi, à mon début, allongé dans l’aube depuis ma mansarde, la tête en arrière, renversée sous la lune vers ce qu’ils appelaient obstinément le monde, mais qu’on pouvait pas voir vraiment depuis le bayou Teche, je doutais fort… Je poursuivais sous le jour mon hula hoop incrédule, mon truc policé comme ils voulaient autour, fort gémissant à l’étouffée, ma croisière éberluée à travers le monde depuis ma carriole bringuebalante. Ma carcasse si vous préférez. Je les avais eues tôt mes angoisses… dès que j’avais quitté le néant, c’est vous dire… Il avait une drôle de trombine tout de même leur foutu monde !… Depuis le début, absolument !
Ah mon début, voilà… Que je me raccroche un peu… Donc au début, mais alors au vrai début, je suis un souffle. Voilà, je suis un souffle… Enfin quelque chose comme ça… Un souffle de vie ! Qu’est-ce que vous dites de ça ? Alors ?… Parfaitement, un souffle de vie !… Comment ça c’est trop court ? C’est d’accord, je m’ébaubis tout seul certaines heures… Bon, que je me rassemble plus encore dans l’effort. Ce qui me vient d’autre ?… L’éternité… C’est joli comme mot en plus, non ? L’éternité… Oui, l’éternité ! Comme un morceau d’univers… Plaît-il ? Je m’alambique ? On n’y voit pas plus ? Mais comment ça ? Je vous demande pardon !
Je leur avais bien dit aux flics… Et puis aux jurés aussi. À qui voulait l’entendre ! Même au juge Spark… Votre Honneur… C’était comme ça qu’il voulait toujours qu’on l’appelle. C’est pas que ça le lénifiait vraiment, mais les entorses, même plus petits pets de mouche pas du tout à merde, ça l’horripilait à coup sûr. Il se fâchait tout rouge alors, il partait en flammèches, valait mieux se garer !… Surtout dans ma position, je pouvais pas me permettre d’après ce que m’avait éructé mon avocat que, rétrospectivement je me dis, j’avais peut-être eu le tort de choisir trop en solde… C’est-à-dire que de son point de vue du bon droit, auquel on n’avait dans l’ordre des choses de ce monde jamais qu’à se ranger, j’avais conclu trop court pour ma défense et, surtout, trop peu productif aux éloquences ! Ça ne m’était pas clair… mais je l’avais vu en cela tout à fait affirmatif. Particulièrement au faîte de son art même, pour me rudoyer pour mon bien devant le juge Spark et le tas de tarés qui se tenaient fervents dans le box à jurés ! J’avais servi paraît-il une étrange bouillie, sombre profane, vermine folle affairée à donner de son mieux dont elle avait d’ailleurs pas vraiment d’idée ! En fait, je savais toujours pas ce qui m’avait pris… Ça m’était venu, disons. Alors je m’étais lancé sans crainte du gadin, tout encore habité de ma foi et de mon amour grelottant du prochain, c’est tout dire. Je vous abrège la chose pour vous faire une idée. « Vous pouvez y mettre tous vos mots, vos jugements, refouler vos tourments secrets, vos déviances, vos espérances à jamais déçues, vos envies inavouables, vos déraisons terrestres, tartuferies anglicanes, et puis toutes vos trouilles, Ô combien même je demeure… tel que vous me savez juger… Oui, je demeure !… Cupule improbable, souillure abjecte, fange et résidu d’insignifiance qui crève votre miroir et c’est bien ce qui vous débecte, vous dis-je encore à toutes vos gueules fêlées empressées de jugement létal !… »
Là, je m’arrête, forcément. Il faut que je contemple… Le paysage… J’ausculte, je fouille les dégoûts que je vois naître un peu partout dans l’assistance et jusque sur la pauvre fiole de votre Honneur… Mais je me régale à peine, les circonstances sont peu porteuses… Sur le moment je vois de la paix, du silence. On serait presque peinards… Point révérencieux non, songez ! Perplexes au mieux. Inquiets je dirais… Je ne suis vraiment rien, mais c’est tout une peste ! Le rien inquiète pire que le diable ! C’est-à-dire que tout à coup voilà qu’il respire aussi, et c’est le même air qu’eux tous ! Voilà que le néant prend corps… L’ordure se croise soudain dans le miroir que je lui tends, s’effarouche, s’épouvante, et voilà tout le mal qu’il faut laver !… L’affaire serait donc facile car sans vergogne, et moi j’avais conclu alors tout aussi peu inspiré : « Je vous remercie de votre attention car j’ai l’esprit au clair, c’est par où maintenant qu’on rallume ? »
Celui-là, Spark, c’était pas vraiment ma meilleure idée… C’était un peu le maître de cérémonie, l’électricien en chef en somme ! Tout bicolore sinon quand il se cramoisissait pas