Blake - Olivie Atlas Six 2022
Blake - Olivie Atlas Six 2022
Blake - Olivie Atlas Six 2022
Méfiez-vous de celui qui vous affronte les mains vides. Si, à ses
yeux, vous n’êtes pas la cible, alors vous pouvez être certain que
vous êtes l’arme.
1 : LES ARMES
LIBBY
Cinq heures plus tôt
Et il n’avait pas non plus un meilleur ami qui pensait pouvoir coucher
avec Eden ni vu ni connu, alors que le médiocre charme de contraception
qu’il se collait sur le sexe brillait aux yeux de Tristan comme un phare dans
la tempête.
– C’est quoi ? demanda Tristan. Cette… proposition ?
– La chance de votre existence, répondit Atlas mystérieusement. Vous le
comprendrez dès que vous le verrez.
Pas faux. Rien n’échappait jamais à Tristan Caine.
– J’ai des engagements…
Une vie à vivre. Un avenir à soigner.
Atlas hocha la tête.
– Choisissez avec sagesse, conseilla-t-il avant de prendre congé en
refermant la porte derrière lui.
CALLUM
Deux heures plus tôt
Le problème quand on est une fille intelligente, c’est qu’on ne peut pas
dompter sa curiosité. Parisa se détourna de la réunion d’affaires pour se
concentrer sur Atlas Blakely et, considérant leurs positions respectives dans
le bar, elle monta le volume.
Elle vit six personnes. Non, cinq. Cinq personnes sans visage. De la
magie exceptionnelle. Elle n’avait plus de doute : c’était un médéien et les
autres aussi, manifestement. Il se sentait proche de l’un d’eux. L’un d’eux
était un prix que cet homme, cet Atlas, avait récemment remporté. Il en
tirait une certaine fierté. Deux d’entre eux venaient ensemble, en binôme.
Ils n’aimaient pas être associés, comme deux jumeaux dans un même
utérus, mais tant pis pour eux. Un autre était le vide. Une question, le bord
d’une étroite falaise. Et un autre encore… la réponse, comme un écho,
même si elle ne comprenait pas vraiment pourquoi. Elle tenta de voir leurs
visages, mais n’y parvint pas. Ils lui échappaient, se formant et se
déformant tout en l’attirant à eux.
Parisa regarda autour d’elle tout en creusant plus profondément dans les
pensées de l’homme. Elles semblaient bien rangées, un peu comme dans un
musée, comme s’il s’était préparé à ce qu’elle les voie dans un ordre
particulier. Une longue série minutieusement sélectionnée, terminée par un
miroir. Cinq cadres avec des portraits fuyants, et ensuite un miroir. Parisa
observa son reflet et sursauta.
Au bout du bar, l’homme se leva et plaça la carte devant elle, et sans
qu’il ait à lui expliquer quoi que ce soit, elle savait déjà pourquoi il la lui
donnait. Elle avait passé assez de temps dans son esprit pour le comprendre.
Il l’avait laissée entrer, elle en prenait conscience seulement maintenant.
Dans une heure, lui disaient ses pensées, cette carte l’emmènerait ailleurs.
Dans un endroit important. Vraisemblablement, le plus important du monde
pour cet homme. Cela, elle l’interprétait peut-être simplement, car elle le
voyait moins nettement. Elle sut que, de toute façon, cela vaudrait plus la
peine que le type en réunion d’affaires. Le pauvre bougre avait récemment
fait recoudre son costume. Il n’était pas neuf. Un homme qui pouvait se le
permettre portait un costume neuf pour un rendez-vous pareil. Et celui-là
n’en avait pas les moyens.
1. Les mots en italique suivis d’un astérisque sont un français dans le texte original.
TRISTAN
Parisa suivait les pas de Dalton Ellery avec une insolente facilité. Doté
d’une sorte de conscience, ou plutôt d’une sentience, une capacité à
ressentir, le bâtiment possédait suffisamment de couches d’enchantement
pour développer une pensée primaire. Ainsi, il fallait juste qu’elle identifie
les mouvements de Dalton le long des vertèbres des couloirs. Parisa
avançait gracieusement dans la trajectoire de Dalton sans le moindre effort.
À son grand soulagement, il était toujours aussi beau maintenant. Il
n’avait pas usé d’une illusion pour leur rencontre. Les charmes de masque
demandaient en général trop de concentration pour être maintenus quand ce
n’était plus nécessaire.
Pourtant, quand il la vit, elle sentit chez lui le déclenchement d’un
mécanisme de défense invisible.
– Vous ne me paraissez pas assoiffé de pouvoir, hasarda Parisa, décidant
de deviner tout haut le type d’homme que devait être Dalton Ellery.
Cette supposition sonnait tellement juste qu’elle passa presque
inaperçue. Il affichait un air studieux et manquait cruellement de cette
attitude de vantardise particulièrement masculine qui définissait les
politiciens et les hommes d’affaires.
Son pari de franchise effronté pouvait soit le décontenancer, soit
l’encourager. Dans les deux cas, Parisa s’infiltrait dans son esprit et cela
revenait à laisser la porte entrouverte derrière elle. Elle trouverait plus
facilement le chemin de ses pensées si elle les avait déjà occupées.
– Mademoiselle Kamali, lâcha Dalton sur un ton posé, malgré sa
surprise initiale. J’imagine que je ne parais rien du tout, vu l’incongruité de
cette rencontre.
Sa remarque ne trahissait rien de particulier, il ne semblait pas plus
déstabilisé que stimulé. Il restait juste factuel.
Elle essaya de nouveau.
– « Incongruité », ce n’est vraiment pas le mot que j’emploierais.
– Ah non ? demanda-t-il en haussant les épaules. Vous avez peut-être
raison. Si vous voulez bien m’excuser…
Sûrement pas.
– Dalton, l’arrêta-t-elle.
Il lui décocha un regard intensément poli et retenu.
– Il est tout de même normal que j’aie encore des questions, malgré
votre présentation éclairante.
– Des questions sur… ?
– Tout. Cette Société, entre autres.
– Eh bien, mademoiselle Kamali, je crains de ne pouvoir vous donner
davantage de réponses que ce que je vous ai déjà dit.
Si Parisa ne savait pas combien les hommes se fichent des
manifestations de frustration de la part des femmes, elle aurait grimacé. Son
indifférence ne l’aidait pas.
– Vous-même, lança-t-elle, tentant une autre approche, vous avez décidé
de le faire, n’est-ce pas ?
– Oui, répondit Dalton sur un ton qui sonnait plus comme
« évidemment ».
– Vous avez pris votre décision après une seule réunion ? continua-t-
elle. Organisée par Atlas Blakely, dans une pièce avec des inconnus… vous
avez simplement accepté, sans poser de questions ?
Enfin, une petite hésitation.
– Exactement. C’est, comme vous le savez, une proposition unique.
– Et ensuite, vous avez décidé de poursuivre au-delà de votre période
d’initiation.
Il ouvrit grand les yeux. Encore un signe prometteur.
– Ça vous surprend ?
– Bien sûr, lâcha-t-elle, soulagée qu’il prenne un rôle plus actif dans
leur conversation. Votre discours tournait autour du pouvoir, non ? Revenir
dans le monde après l’initiation pour profiter des ressources offertes aux
membres de la Société, précisa-t-elle. Et malgré cette possibilité, vous avez
décidé de rester ici.
Comme une sorte de prêtre. Un intermédiaire entre les théologiens
alexandriens et leurs élus.
– On vient de me dire que je ne paraissais pas assoiffé de pouvoir.
Elle sourit. Il ne le savait pas encore, mais elle avait trouvé ses marques.
– Eh bien, je ne vois pas pourquoi je ne me joindrais pas aux autres,
déclara-t-elle en haussant les épaules.
Rien ne la retenait, après tout.
– Si ce n’est que je n’adore pas particulièrement travailler en équipe.
– Vous serez contente d’avoir une équipe, assura Dalton. Les spécialités
de chacun ont été choisies pour se compléter. Trois d’entre vous se
spécialisent dans la réalité physique, alors que les autres…
– Vous connaissez ma spécialité ?
– Oui, mademoiselle Kamali, répondit-il avec un air grave.
– Alors j’imagine que vous ne me faites pas confiance ?
– D’ordinaire, j’évite d’accorder ma confiance à des gens comme vous,
admit Dalton.
Cela en disait long, songea Parisa.
– Vous me soupçonnez de vous utiliser, c’est ça ?
Son demi-sourire en coin était parfaitement clair : il savait qu’il valait
mieux ne pas répondre à cette question.
– Il va donc falloir que je vous prouve le contraire.
– Bonne chance, mademoiselle Kamali, conclut-il avec un hochement
de tête sec pour prendre congé. J’ai de grands espoirs pour vous.
Il pivota sur lui-même pour reprendre sa route dans le couloir mais, sans
qu’il s’y attende, Parisa l’agrippa par le bras. Elle en profita pour se hisser
sur les orteils et lui plaquer les mains sur le torse.
Petite pause contemplative. La clé de la réussite tient dans les moments
qui précédent l’accomplissement d’une tâche. Et c’est également ce qu’il y
a de plus difficile. La promesse d’un souffle sur ses lèvres ; l’angle sous
lequel il voyait ses grands yeux sombres. Le laisser petit à petit ressentir sa
chaleur. Il humait son parfum à présent, et plus tard, il le décèlerait, se
demandant si elle venait de traverser un couloir ou si elle avait séjourné
dans une pièce. Il éprouverait les sensations de son corps menu contre lui
chaque fois qu’il remarquerait sa présence. Se retrouver près d’elle le
déstabiliserait, et à cet instant, baissant sa garde, il s’autoriserait à anticiper
la suite.
Le baiser en lui-même était si fragile et fugace qu’il ne comptait
pratiquement pas. Elle n’apprendrait que l’odeur de son eau de Cologne, le
contact de ses lèvres. La réaction en retour, voilà le plus important. Mais ce
baiser-là, bien sûr, était trop rapide pour qu’elle en tire des conclusions. Il
valait même mieux qu’il n’y réponde pas, à vrai dire, parce qu’un homme
n’ouvre pas les recoins les plus précieux de son esprit s’il embrasse avec
trop de fougue dès le début.
– Désolée, s’excusa-t-elle en retirant les mains de son torse.
Équilibre délicat entre l’expression manifeste de son désir et son retrait
physique. Ceux qui ne le voyaient pas comme une danse n’avaient pas
exécuté la chorégraphie assez longtemps ni avec assez d’assiduité.
– Cela me demandait trop d’énergie de me refréner.
La magie était une énergie qu’il ne fallait pas gâcher. Ils le savaient tous
les deux, et il comprendrait parfaitement.
– Mademoiselle Kamali.
Ces premiers mots après un baiser auraient pour toujours son goût et
elle doutait qu’il passerait à côté d’une occasion de répéter son nom.
– Vous ne comprenez peut-être pas.
– Bien sûr que si. Mais j’aime bien savourer la possibilité de ne pas
comprendre.
Elle lui sourit et se détacha lentement de son corps.
– Il vaudrait mieux que vous économisiez vos efforts pour convaincre
les autres de votre valeur lors de l’initiation. Je n’ai aucun poids pour la
décision finale.
– Je suis très douée dans ce que je fais. Je me fiche de leur opinion.
– Vous ne devriez peut-être pas.
– Je n’agis pas en fonction de ce que je devrais ou ne devrais pas faire.
– Je vois ça.
Il lui décocha un autre regard, et cette fois, à son immense satisfaction,
elle vit une porte s’ouvrir.
– Si je vous croyais capable de sincérité, je vous conseillerais de tourner
les talons et de fuir, lança-t-il. Malheureusement, je pense que vous avez
toutes les armes nécessaires pour gagner le jeu.
– Alors, comme ça, c’est un jeu.
Il lui fournissait enfin du matériel.
– C’est un jeu, confirma-t-il. Seulement vous vous méprenez. Je ne suis
pas une pièce utile.
Elle ne se trompait jamais. Mais autant qu’il le croie.
– Peut-être que je vais simplement m’amuser avec vous, alors, déclara-
t-elle, et comme elle n’avait pas l’habitude d’être laissée sur place, elle fit le
premier pas pour partir. Les portails de téléportation sont par là ? demanda-
t-elle, montrant exprès la mauvaise direction.
Le moment qu’il lui faudrait pour corriger l’information erronée
permettrait à Parisa d’apercevoir la lueur de ce qu’il réprimait avec grand
effort.
– Par là, indiqua-t-il. À l’angle.
Ce qui rôdait dans son esprit n’était pas une pensée complète. C’était un
bouillonnement charnel. Elle l’avait embrassé et il la désirait. Mais il se
cachait autre chose qui se mêlait au reste.
Le désir est une couleur, la peur, une sensation. Des mains moites ou
une sueur froide sont des signes évidents mais, le plus souvent, on trouve
une incohérence multisensorielle. Comme voir le soleil et sentir de la fumée
en même temps, ou sentir la soie et avoir un goût de bile dans la bouche.
Des sons qui surgissent de ténèbres invisibles.
Dalton Ellery avait peur, c’était évident. Et malheureusement, ce n’était
pas d’elle.
– Merci, lança Parisa, sincère.
Quand elle tourna au coin du couloir, quelqu’un attendait dans le
vestibule.
Lui, songea-t-elle, il est intéressant. Il semblait lové sur lui-même, prêt
à bondir. Mais le bon côté des serpents, c’est qu’ils ne prennent pas la peine
d’attaquer, à moins qu’on leur occulte le soleil.
En plus, peut-être à cause de l’occidentalisation à tout-va, elle aimait
son accent britannique.
– Tristan, c’est ça ? demanda-t-elle, interrompant le fil de ses pensées
sombres. Tu vas à Londres ?
– Oui.
Il prêtait à peine attention à elle, encore concentré sur ce qu’il avait en
tête, même si cela semblait plutôt nébuleux. Ses idées étaient ordonnées en
chemins linéaires, comme un plan de Manhattan, mais en même temps elles
atteignaient des destinations qui demanderaient à Parisa trop d’efforts pour
les suivre pour le moment.
– Et toi ?
– Londres, moi aussi.
Il prit un air surpris. Elle avait réussi à l’interpeller.
Il se rappelait son cursus universitaire à l’école de magie de Paris et ses
origines iraniennes, des informations données par Atlas.
Très bien, il avait été attentif.
– Mais je pensais…
– Peux-tu déceler toutes les illusions ? demanda-t-elle. Ou seulement les
mauvaises ?
Il hésita un instant avant d’esquisser une petite moue. Il avait une
bouche affamée, ou du moins une bouche habituée à dissimuler la colère.
– Tu en es une.
– Si tu n’as rien à faire, on pourrait aller boire un verre, proposa-t-elle.
– Pourquoi ? demanda-t-il, aussitôt méfiant.
– Quel intérêt que je retourne à Paris ? Et j’ai besoin d’un peu de
divertissement pour le reste de la soirée.
– Tu penses que je pourrais te divertir ?
Elle l’étudia de la tête aux pieds.
– J’aimerais beaucoup te voir essayer. Et si on se lance dans cette
aventure, autant se faire des amis.
– Des amis ? répéta-t-il, amusé.
– J’aime connaître mes amis intimement.
– Je suis fiancé.
Vrai, mais sans importance.
– Je suis ravie pour toi. Elle est gentille ?
– Non.
– Encore mieux. Moi non plus.
– Qu’est-ce qui t’a retenue si longtemps après la réunion ? interrogea
Tristan en lui décochant un regard de travers.
Elle réfléchit à sa réponse, soupesant ses options. Elle n’avait pas les
mêmes calculs à faire que pour Dalton, bien sûr. Ce n’était que pour
s’amuser. Dalton représentait un intérêt professionnel, même si elle
ressentait également pour lui une certaine attirance.
Dalton, c’était une partie d’échecs, Tristan, une simple distraction. Mais
les deux étaient un jeu.
– Je te le dirai au petit déjeuner, proposa Parisa.
Résigné, il soupira bruyamment, avant de se retourner vers elle.
– J’ai d’abord des choses à régler. Rompre avec Eden. Quitter mon
travail. Assommer mon meilleur ami.
– Très responsable de ta part, mais ça peut attendre demain matin,
conseilla Parisa en franchissant le seuil du portail de téléportation avant de
lui faire signe de la suivre. Et rappelle-moi de t’expliquer mes théories sur
ce qu’on nous cache, disons, entre la rupture et l’agression certainement
méritée.
Il s’engagea à son tour dans le portail.
– Tu as des théories ?
Elle appuya sur le bouton Londres.
Ils échangèrent un sourire et le portail confirma : King’s Cross, Londres,
Angleterre, Royaume-Uni.
– Pourquoi moi ? demanda Tristan.
– Pourquoi pas ?
Elle sentait qu’ils étaient compatibles. Elle manquait d’expérience de
collaboration, mais c’était sûrement essentiel pour travailler en équipe.
– Une pinte, ça me dit bien, lança Tristan juste avant que les portes se
ferment, les emmenant vers la suite de leur soirée.
LIBBY
Ezra n’avait pas passé une très bonne journée, le pauvre. Déjà qu’il
avait dû se coltiner les parents de Libby après la cérémonie de remise des
diplômes, quand elle avait disparu mystérieusement. À son retour, elle avait
retardé ses explications sur la raison de son absence en l’entraînant au lit
avec elle. Au moins, ils avaient fait l’amour, ce qui devait compenser un
peu, mais comme Libby était plus concentrée sur les secrets qui enrobaient
son avenir proche, elle n’avait pas joui… ce qui restait quand même
frustrant pour lui.
Le point positif, c’est qu’elle avait préparé à dîner ensuite.
Le point négatif, pendant qu’ils mangeaient : elle l’avait informé de la
proposition d’Atlas Blakely, Gardien, lui signalant dans le même temps
qu’elle l’acceptait, sans lui expliquer pourquoi.
– Donc… tu pars ? s’enquit Ezra, à la fois stupéfait et méfiant.
Il sirotait son vin quand Libby avait pris la parole, et avait depuis oublié
qu’il tenait encore son verre dans la main.
– Mais Lib…
– Ce n’est que pour deux ans, lui rappela-t-elle. Une année, sûr. Et avec
un peu de chance une autre, si je suis prise.
Les sourcils froncés, Ezra posa son verre.
– Bon… et c’est quoi, exactement ?
– Je ne peux pas te le dire.
– Mais…
– Il va falloir que tu me fasses confiance, dit-elle une fois de plus. C’est
une sorte de poste d’assistante de recherche, expliqua-t-elle, choisissant le
pire angle pour l’aborder.
– Justement, j’allais t’en parler, se réjouit Ezra. Je viens d’apprendre par
Porter du bureau des bourses que Varona a décliné l’offre de l’université de
New York. Je sais que le poste de vice-présidente ne t’emballait pas plus
que ça. Si tu veux remplacer Varona, je peux glisser un mot en ta faveur.
Comment ne savait-il pas que c’était exactement ce qu’il ne fallait pas
dire ? Elle ne voulait surtout pas jouer les remplaçantes de Varona. Ni
maintenant, ni jamais.
Seulement, ce n’était pas le moment de se disputer avec Ezra. Elle avait
plus urgent à lui expliquer.
– En fait, le truc… c’est que Varona est aussi invité, lâcha-t-elle en
toussotant.
– Pardon ?
– Allons. Qu’est-ce qui t’étonne tellement ?
Elle poussa ses pâtes dans son assiette avec ses couverts.
– Tu nous as vus, ce matin, non ?
– Oui, mais je pensais…
– Écoute, c’est comme avant, assura-t-elle mollement. Il se trouve que
Nico et moi, on fait les mêmes choses, et…
– Alors pourquoi est-ce qu’ils ont besoin de vous deux ? l’interrompit
Ezra.
Encore une fois, il avait dit ce qu’il ne fallait pas.
– Tu détestes travailler avec lui. Sans parler du fait que tout le monde
sait que tu es meilleure…
– C’est faux, Ezra. Complètement faux. Sinon, il n’aurait pas obtenu le
poste que je voulais. Tu ne comprends pas ?
– Mais…
– Je ne peux pas le laisser gagner cette fois encore, chéri. Vraiment, je
ne peux pas.
Elle s’essuya la bouche avec sa serviette et la posa sur la table, au
comble de la frustration.
Reina ne leva pas la tête quand il sortit, et Nico non plus. Libby en
revanche le regarda partir, et c’est pour cela que Callum les avait salués.
Elle verrait que Tristan le suivait et se sentirait encore plus isolée qu’avant,
sans qu’il ait à fournir le moindre effort.
Pauvre petite fille magique. Tellement de pouvoir, si peu d’amis.
– Bonne nuit, répondit-elle tout bas, sans poser les yeux sur Tristan.
Les gens sont de petites choses si délicates.
NICO
Pour les vacances d’hiver, ils pouvaient rentrer chez eux, s’ils le
désiraient. Reina n’en avait aucune envie.
– Ne vaut-il mieux pas que quelqu’un reste pour surveiller les
barrières ? demanda-t-elle en privé à Dalton.
– Atlas et moi, nous serons ici. Et ce n’est qu’un week-end.
– Je ne fête pas Noël, répliqua-t-elle, ennuyée qu’il la contredise.
– Comme la plupart des médéiens, mais la société organise ses
rencontres annuelles pendant les congés des mortels.
– Nous n’y sommes pas conviés ? s’étonna-t-elle.
– Vous êtes des initiés potentiels, pas des membres.
– Mais nous, nous vivons ici.
– Oui, et l’un d’entre vous ne restera pas à la fin de l’année, donc non.
Vous n’êtes pas conviés.
L’idée de rentrer chez elle (concept aussi vide de sens que « famille » et
« assez d’heures de sommeil ») était mystérieuse. Détestable, même. Elle
était en pleine lecture d’un manuscrit qu’elle avait vu entre les mains de
Parisa – une recherche d’un médéien sur l’étude mystique des rêves par Ibn
Sirin. Reina avait été intriguée par les différentes dimensions de
l’inconscient. Nico également avait voulu le lire, ce qui avait prouvé à
Reina son importance. Comme avec les runes qu’il lui avait demandé de
traduire, elle ne comprenait pas ce qui l’attirait dans un ouvrage sur les
rêves. L’histoire de la psychologie n’était d’aucun intérêt pour lui, comme
tout ce qu’il ne pouvait pas transformer en miracle de la physique (Nico
boudait toujours quand on ne le laissait pas être incompréhensiblement
stupéfiant), mais quoi qu’il en soit, c’était agréable d’avoir quelqu’un avec
qui discuter. Les autres effectuaient leurs recherches de leur côté, gardant
leurs théories secrètes.
Toujours le plus ouvert avec elle, Nico l’invita même à passer le week-
end chez lui à New York.
– Tu vas détester Max, expliqua-t-il alors qu’ils s’entraînaient, en
parlant d’un de ses colocataires. Tu voudras le tuer et, cinq minutes après
ton départ, tu te rendras compte qu’en fait tu l’aimes. Gideon, c’est le
contraire. Tu vas penser qu’il n’existe personne de plus merveilleux sur
cette Terre, et ensuite, tu découvriras qu’il t’a piqué ton pull préféré.
Reina fit mine de lui décocher un coup de poing à droite, feinte que
Nico lut comme dans un livre ouvert. Il recula, une main sur la joue, et
laissa pendre l’autre en même temps qu’il dessinait sur ses lèvres un rictus
d’une arrogance criminelle. Ensuite, il se dandina l’air de dire « je t’attends,
recommence ».
L’idée de rester avec un groupe de garçons de vingt ans ne tentait pas du
tout Reina.
– Non, merci.
Nico n’était pas du genre à être vexé par un refus.
– Comme tu veux, répliqua-t-il avec un haussement d’épaules, parant un
large crochet au moment où Reina s’aperçut que Libby les observait, la
bouche légèrement pincée.
À ce qu’elle disait, elle avait hâte de retrouver son petit ami, mais Reina
n’en était pas convaincue. Le petit ami de Libby (personne n’arrivait à se
souvenir de son nom, ou elle ne le leur avait peut-être jamais dit) avait
manifestement le don pour appeler toujours au mauvais moment. Libby
prenait systématiquement un air exaspéré avant de décrocher. Elle niait haut
et fort son agacement, surtout face à Nico, mais Reina avait remarqué que
dès qu’on parlait de son petit ami, elle grimaçait.
À l’approche de leur départ, les autres partageaient l’appréhension de
Reina. Tristan semblait redouter ce séjour, sûrement parce qu’il avait dû
brûler un bon nombre de ponts pour venir dans la Société ; collet monté
comme jamais, Parisa était fâchée qu’on se débarrasse d’elle ; Callum,
comme pour tout, manquait cruellement d’enthousiasme. Seul Nico
semblait ravi de rentrer, mais il s’adaptait à tout si facilement. Il avait le don
de rendre chaque situation assez confortable pour qu’elle devienne
supportable pendant un moment. Du moins, c’était ainsi que le voyait
Reina.
Au bout du compte, elle décida de rester à Londres.
Elle ne s’était jamais aventurée au-delà du domaine de la Société. Par
conséquent, elle devenait enfin une touriste dans la ville où elle habitait
depuis quelques mois déjà. Le premier jour, elle visita le théâtre du Globe et
la Tour de Londres. Le lendemain, elle fit une balade matinale et glacée
dans le jardin de Kyoto (les arbres frissonnaient de plaisir, fredonnant des
murmures gelés en identifiant ses origines) pour ensuite se rendre au British
Museum.
Alors qu’elle contemplait le tableau d’une courtisane japonaise de
Kitagawa Utamaro, quelqu’un derrière elle se racla la gorge. Elle se hérissa,
exaspérée.
– Acheté, lança en anglais un monsieur d’Asie du Sud, légèrement
dégarni.
– Quoi ?
– Acheté, répéta-t-il. Pas volé.
Il parlait avec un accent qui trahissait ses origines multiples.
– Pardon, s’excusa-t-il. Je pense que le terme technique est « acquis ».
Les Anglais détestent être accusés de vol.
– Comme tout le monde, j’imagine, répliqua Reina, espérant mettre
ainsi fin à la conversation.
Malheureusement, ce ne fut pas le cas.
– L’avantage, au moins, c’est qu’ici les trésors du monde sont exposés
et non pas dissimulés.
Sans tenir compte de sa remarque, Reina hocha la tête, et s’éloigna,
mais le monsieur la suivit.
– Tous les dix ans, six des médéiens les plus prometteurs du monde
disparaissent, remarqua-t-il, et Reina se crispa. Certains reviennent deux
ans plus tard à des postes prestigieux. Vous n’avez pas de théorie sur la
question, j’imagine.
– Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Reina, impatiente.
Elle ne ressentait aucun besoin de se montrer polie.
– Nous nous attendions à vous trouver à Tokyo, lança l’homme,
ignorant sa question. Nous serions venus plus tôt, à vrai dire, mais ce n’est
pas facile de trouver votre trace. Avec une famille comme la vôtre…
– Je ne suis pas en contact avec ma famille, l’interrompit Reina.
Ils ne voulaient pas d’elle. Elle ne voulait pas d’eux. Qui avait
commencé, ce n’était pas le problème.
– Et je ne souhaite pas être importunée.
– Mademoiselle Mori, si vous vouliez bien m’accorder…
– Vous savez qui je suis, à l’évidence. Donc vous devez savoir que j’ai
refusé toutes les offres qui m’ont été proposées. Si vous pensez que j’ai
accepté quelque chose, vous vous trompez. Et ce que vous avez l’intention
de me proposer, je le refuse dès à présent.
– Vous devez sûrement ressentir une certaine obligation. Pour une
intellectuelle comme vous, l’accès aux archives alexandriennes doit être
une précieuse opportunité.
Reina se figea. Atlas leur avait dit que la Société était connue par
certains groupes, mais tout de même, elle ne supporta pas qu’il parle de cet
endroit qu’elle estimait tant avec une telle désinvolture.
– À quoi servent ces archives, insista l’homme en la dévisageant, si seul
un infime pourcentage de la population magique du monde peut en
profiter ? Au moins, les œuvres contenues dans ce musée sont exposées aux
yeux de tous les mortels.
– La connaissance a besoin de gardiens, rétorqua Reina en se
détournant.
Il l’arrêta.
– Cacher la connaissance n’est pas le meilleur moyen de la garder.
Si elle n’avait pas été dans sa position, elle aurait peut-être été du même
avis. Mais désormais, elle n’avait aucune envie de perdre son temps avec
lui.
– Qui êtes-vous ?
– Qui je suis n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est ce que je
représente.
– C’est-à-dire ?
– La liberté d’information. L’égalité. La diversité. Les idées neuves.
– Et que pensez-vous pouvoir tirer de moi ?
– La Société est intrinsèquement fondée sur les classes sociales. Seuls
les médéiens les mieux formés pourront y entrer, et ses archives ne servent
qu’à maintenir un système élitiste sans aucune supervision. Tous les trésors
du monde sous un seul toit, avec une seule organisation pour en contrôler la
distribution.
– Je ne sais pas du tout de quoi vous parlez.
– C’est vrai, vous n’en êtes pas encore membre, concéda l’homme en
baissant la voix. Vous avez encore le temps de faire vos choix. Vous n’êtes
pas encore liée aux règles de la Société et à ses secrets.
– En supposant que ce que vous dites soit vrai, que voudriez-vous de
moi ?
– La question n’est pas ce que nous voulons de vous, mais ce que nous
pouvons vous offrir.
Il sortit une carte de la poche intérieure de sa veste et la lui tendit.
– Un jour, si vous vous retrouvez emprisonnée par la décision que vous
avez prise, contactez-nous. Nous saurons vous écouter.
Sur la carte, elle lut Nothazai. Soit son nom, soit un pseudonyme et, au
verso, Le Forum. Une référence à tout le contraire de ce qu’était la Société.
Le Forum romain était un marché d’idées, la plaque tournante la plus
célèbre du monde, de commerce, de politique et de civilité. En résumé,
alors que la Société se cloîtrait derrière ses murs, le Forum s’ouvrait à tous.
Mais ce n’était pas sans raison que la bibliothèque d’Alexandrie avait
été forcée de se cacher.
– Êtes-vous vraiment le Forum ? demanda Reina sur un ton neutre en
étudiant la carte. Ou juste la plèbe ?
Quand elle leva les yeux, Nothazai la regardait toujours.
– Ce dont vous êtes capable n’est un secret pour personne, Reina Mori,
dit-il, avant de se corriger. Ce dont vous étiez capable. Nous sommes les
citoyens, non pas d’une communauté cachée, mais d’une économie
internationale, la race humaine dans son intégralité. Nous vivons dans un
monde en conflit permanent, vacillant entre progrès et régression, et très
peu d’entre nous auront la chance d’opérer de vrais changements. Le
pouvoir que la Société possède ne contribue pas à élever ce monde.
Il change de mains et personne n’en bénéficie.
C’était un argument vu et revu. Pourquoi avoir des empires et non des
démocraties ? La réponse de la Société était évidente : parce que tout
n’avait pas vocation à se gouverner seul.
– Vous pensez que je ne peux apporter aucune contribution de là où je
suis, j’ai bien compris ?
– Vous êtes un condensé d’insatisfactions, mademoiselle Mori. Vous
détestez les privilèges sous toutes leurs formes, même les vôtres, et pourtant
vous ne manifestez aucun désir de changer le système actuel. Je pense
qu’un jour vous vous retrouverez face à vos propres convictions, et qu’alors
vous serez contrainte d’avancer. Et j’espère que vous opterez pour notre
cause.
– Vous m’accusez de tyrannie par procuration ? s’indigna Reina. Ou est-
ce une conséquence malheureuse de vos méthodes de recrutement ?
Il haussa les épaules.
– L’histoire n’a-t-elle pas prouvé que le pouvoir doit être partagé entre
tous ?
– Pour chaque tyran, il y a une société « libre » qui se détruit, répliqua
Reina qui avait assez étudié l’Antiquité pour comprendre les erreurs de
l’orgueil démesuré. Le pouvoir ne doit pas être mis dans les mains de celui
qui l’utilisera à mauvais escient.
– N’est-ce pas la pire des tyrannies, celle que vous considérez comme la
plus noble ?
– La cupidité est la cupidité, rétorqua Reina d’une voix blanche. Même
si j’acceptais votre vision des défauts de la Société, pourquoi devrais-je
croire que vos intentions sont différentes ?
Nothazai sourit.
– J’imagine, mademoiselle Mori, que vous changerez vite d’opinion sur
la question. Et quand ce sera le cas, sachez que nous ne vous laisserons pas
seule. Si vous avez besoin d’un allié, nous serons là.
Il esquissa une petite révérence.
La symétrie du moment lui évoqua une autre scène.
– Vous êtes une sorte de Gardien ? demanda-t-elle en repensant à la
carte d’Atlas Blakely.
Sans comprendre pourquoi, elle se souvint de ce qu’il avait dit au sujet
de ceux qui auraient pu prendre sa place. Il avait spécifiquement parlé d’un
voyageur, même si elle n’avait pas vraiment compris ce qu’il voulait dire
par là.
Les membres du Forum étaient-ils simplement les exclus de la Société ?
– Non, je ne suis pas important. Le Forum veille très bien sur lui-même
sans moi, répondit Nothazai avant de faire volte-face.
Il se ravisa et fit un pas en arrière.
– Au fait, ajouta-t-il plus bas. Peut-être le savez-vous déjà ? Sato, la
milliardaire japonaise, vient de remporter l’élection parlementaire.
Reina fut troublée de l’entendre parler d’Aiya mais elle n’en laissa rien
paraître.
– Pourquoi devrais-je m’intéresser à Aiya Sato ?
– Pour rien, vraiment. Mais c’est intéressant : c’est elle qui a révélé la
corruption du conseiller en exercice. On pourrait presque penser qu’elle
disposait d’informations que même le gouvernement ne connaissait pas. Le
conseiller nie, bien sûr, mais quelle parole croire ? Il n’y a pas d’autres
preuves que celles contenues dans le dossier de Sato, alors nous ne le
saurons peut-être jamais.
Reina se rappela ce qu’avait commandé Aiya quand elles s’étaient vues
rapidement dans la salle de lecture : un ouvrage sans titre. Reina se dépêcha
de bloquer ses pensées. Même si cet homme n’était pas un télépathe du
niveau de Parisa, il existait d’autres moyens de s’introduire dans les esprits.
– Assassinats, lança Nothazai. Développements de nouvelles
technologies qui enregistrent les données confidentielles des mortels, mais
jamais le domaine public. Nouvelles armes vendues uniquement par les
élites. Des programmes spatiaux développés en secret pour des nations
bellicistes. Guerres biologiques jamais rapportées, maladies qui déciment
les plus faibles et les plus pauvres.
– Vous accusez la Société ?
Reina était choquée par la gravité de ses propos qu’il n’étayait d’aucune
donnée concrète.
– J’accuse la Société parce que, si ce n’est pas son travail de causer de
telles atrocités, pourquoi ne rien faire pour les empêcher ? Inévitablement,
elle doit y trouver son compte.
Quelque part dans les bureaux de l’administration du musée, une petite
plante qui mourait de soif lâcha une dernière plainte.
– Il y a toujours un gagnant, commenta Reina. Et un perdant.
Le visage de Nothazai trahit sa déception.
– En effet, j’imagine. Bonne journée à vous.
Il se mêla aux visiteurs du musée, laissant Reina regarder sa carte.
Étrange, cette rencontre. Elle avait senti que quelque chose viendrait
briser la sérénité qu’elle avait trouvée auprès de la Société au moment où
elle quitterait ses murs.
– La plupart des gens ne savent pas comment être affamés, lança Ezra.
Silence.
– Ça t’étonne ? Pourtant, c’est évident. La faim, c’est quelque chose
qu’on apprend. Ce n’est pas vrai que certaines personnes naissent avec la
résilience enracinée en eux, ou l’incapacité de prendre feu. Comme si,
naturellement, elles étaient dépourvues d’envie, de désir, d’appétit, alors
que d’autres non. On peut apprendre à vouloir. L’ambition, ça s’apprend. Et
on peut apprendre à être affamé.
Silence.
– Le problème arrive quand on les nourrit enfin, continua Ezra. Tu vois
les maux de ventre dont souffrent les végétariens la première fois qu’ils
mangent de la viande ? Ils ont l’impression de mourir. La prospérité, c’est
l’angoisse. Et bien sûr, le corps s’ajuste. Mais pas l’esprit. On ne peut
effacer l’histoire. On ne peut pas arracher l’envie, et pire… on oublie la
douleur. On finit par être habitué aux excès et on ne peut plus faire machine
arrière, parce que ce dont on se souvient, ce sont les affres du manque,
qu’on a mis si longtemps à apprendre. Comment se donner juste assez pour
continuer, c’est la leçon. Pour certains, ça prendra une vie entière, pour
d’autres c’est une question d’évolution, et s’ils ont de la chance, ça
s’estompe. Mais on ne l’oublie jamais. Comment être affamé. Comment
regarder les autres avec envie. Comment faire taire la douleur dans son
âme. La faim hiberne, l’esprit crie encore famine quand le corps s’est
adapté. Il reste la tension, toujours. La survie n’exige presque rien, mais
l’existence, l’accomplissement, c’est ce qui devient insatiable. Plus on reste
affamé, plus nous hante le fantôme de la faim. Quand tu as appris à être
affamé, quand quelqu’un te donne à manger, tu deviens un entasseur
compulsif. Tu accumules. Techniquement, cela revient à posséder, mais ce
n’est pas la même chose, pas vraiment. La faim persiste. Tu veux toujours,
et c’est cette envie, le plus pénible. Tu peux apprendre à être affamé, mais
tu ne peux pas apprendre à posséder. Personne n’en est capable. C’est le
vice de tous les mortels.
Silence.
– Être magique, c’est encore pire, reprit Ezra. Ton corps ne veut pas
mourir, il est intérieurement trop riche. Alors, tu veux plus fort encore. Tu
es affamé plus rapidement. Ta capacité à ne rien posséder est abyssale,
cataclysmique. Aucun médéien sur cette Terre n’est en mesure de se
rabaisser à devenir ordinaire, encore moins à tomber en cendres. On est tous
affamés, mais on ne le fait pas tous correctement. Certains parlent trop, se
rendent malades, ce qui finit par les tuer. L’excès, c’est le poison. Même la
nourriture est du poison pour quelqu’un qui en a manqué. Tout peut devenir
toxique. Il est tellement facile de mourir, alors ceux qui sortent du lot sont
ceux qui apprennent à être affamés correctement. Ils mangent en petites
quantités, juste assez pour se maintenir en vie. On s’immunise contre
quelque chose. Tout ce qu’on arrive à obtenir avec succès devient un
vaccin, avec le temps, mais la maladie est toujours bien plus grande. On est
toujours sensibles par nature. On se bat, on s’efforce d’avoir faim de façon
raisonnable et intelligente, mais ça finit par nous rattraper. On a tous des
raisons différentes pour vouloir, mais inévitablement ça arrive.
– Qu’est-ce qui arrive ? demanda Atlas.
Ezra sourit et se tourna vers le soleil, les paupières closes.
– Le pouvoir. Un peu à la fois, jusqu’à ce qu’on succombe.
CALLUM
Avec un air exaspéré, Libby se concentra sur les forces de gravité qui
l’entouraient. Elle regretta, une fois encore, de ne pas être capable de voir
les choses comme Tristan. Elle n’avait jamais pensé avant à remettre en
question ce que ses yeux lui montraient, mais à présent, elle ne pouvait plus
s’en empêcher. Elle sentait la magie de Nico en ondes invisibles. Il étendait
son périmètre, le dépliait. Il savait dire où se trouvaient les objets dans la
pièce simplement en la remplissant, rétrécissant le volume de ce que Libby
et lui ne voyaient que comme le vide.
La relativité. En réalité, des particules composaient ce tout qui n’était
pas rien. Tristan les voyait. Libby en était incapable.
Et elle ne le supportait pas.
– Arrête, demanda Nico. Tu changes de nouveau l’air.
– Je ne change pas l’air, protesta Libby. Je ne peux pas faire ça.
Tristan, lui, pouvait sûrement.
– Arrête, répéta Nico, et le vase se fêla.
Le couteau était toujours dans sa main.
– Félicitations, grommela Libby, et Nico retira la bande de ses yeux,
fébrile.
– Qu’est-ce qui s’est passé avec Fowler ?
– Pourquoi tout doit toujours tourner autour de Fowler ? demanda-t-elle,
agacée.
– Je ne l’aime pas, répondit-il en haussant les épaules.
– Oh non, répliqua Libby en faisant semblant de se lamenter. Qu’est-ce
que je vais faire sans ton approbation ?
– Rhodes, bon sang !
Il posa son couteau et lui prit les mains pour qu’elle se lève.
– Viens, ça va être comme le jeu à l’université.
– Arrête, je ne veux pas jouer avec toi. Trouve un autre jouet.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? répéta-t-il.
Rien.
– On a rompu.
– D’accord, et… ?
– C’est tout.
Ben oui. Rien.
– Euh… lâcha Nico.
Le cri de Libby couvrit à peine le bruit de son sang qui déferlait dans
ses oreilles, mais cela suffit pour arrêter Callum, pour lui faire baisser les
yeux sur le couteau. Il le jeta loin de lui et regarda Tristan avec dégoût.
– Je ne l’aurais pas fait, assura Callum.
Mais l’adrénaline qui coulait dans les veines de Tristan disait le
contraire.
Le souvenir du visage de Callum sans masque disait le contraire. La
réalité de leurs circonstances disait le contraire, plutôt fermement. Les
muscles de Tristan lui faisaient mal, tout son corps peinait à retrouver ses
vieux rituels de survie.
Comment César aurait-il fait payer Brutus s’il avait survécu ?
– Je suis désolé, bredouilla Tristan, chamboulé.
– J’accepte tes excuses, répondit Callum, d’une voix sereine et
inchangée. Mais je ne te pardonne pas.
Le voyant rouge dans le coin se mit à clignoter, attirant aussitôt leur
attention à tous les deux.
– Personne n’aurait pu franchir la barrière de vide. Ce n’est sûrement
rien.
– Tu crois ? demanda Tristan, toujours haletant.
Il n’aurait su dire ce qu’il éprouvait à cet instant. De la peur ? De la
rage ? Difficile à définir.
– On dirait pourtant.
– En effet, acquiesça Callum. On dirait.
Il se leva et sortit de la pièce. Après avoir jeté un regard au couteau en
frissonnant, Tristan le suivit.
Callum marchait d’un pas étonnamment pressé.
– Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Tristan.
– Il y a quelqu’un dans la maison, répondit Callum sans s’arrêter dans
les escaliers.
– Sans blague, intervint Parisa à l’angle du couloir.
Elle se précipita derrière eux, incroyablement séduisante dans sa
chemise d’homme sur ses jambes nues.
Tristan fronça les sourcils en la voyant ainsi vêtue et elle lui répondit
avec un regard mauvais.
– Comment est-ce possible ? demanda-t-elle. La sentience de la maison
m’alerte en général quand quelqu’un tente de s’y introduire.
Je vois qu’il est toujours en vie.
Tristan mit un moment à se rendre compte qu’elle n’avait prononcé la
dernière phrase que dans son esprit.
– À l’évidence, ronchonna-t-il, et Callum tourna la tête vers lui.
Il n’eut pas besoin de le regarder pour savoir qu’il avait parfaitement
compris. Même sans mots, même sans magie, Callum savait.
Ils s’étaient tous mis d’accord pour qu’il meure, et il ne le leur
pardonnerait pas.
Tristan non plus ne se sentait pas particulièrement enclin à pardonner à
Callum.
Ils tournèrent vers les chambres. Nico tentait de forcer la porte de
Libby, Reina sur les talons.
– Tu as… commença Parisa.
– Non, répondit Reina platement. Je n’ai rien entendu.
– Qui a pu…
Une explosion retentissante jaillit de la paume de Nico et la porte céda.
Tristan n’en revenait toujours pas du pouvoir qu’ils possédaient tous les
deux, individuellement et ensemble.
Il s’imagina avoir cette puissance dans ses veines. Il s’imagina capable
de donner vie à ses sensations sans avoir à déployer aucun effort. Même
quand il était au comble de la colère, il restait inutile s’il ne se concentrait
pas intensément pour y voir clair. Aucune bombe n’explosait au gré de sa
frustration, ce qui le rendait ordinaire, normal. Et pourtant, il avait essayé
toute sa vie de ne pas l’être.
Nico s’élança en premier dans la chambre, poussant un cri de chien
blessé qui répondait au hurlement faiblissant de Libby. La pièce trembla
quand ils y entrèrent, et Tristan vit qu’il n’était pas le seul à avoir besoin de
se tenir à un mur pour ne pas perdre l’équilibre. L’amertume qu’il ressentit,
déconcertante et incongrue, venait de sa propre jalousie envers le lien
étrange de ces deux jumeaux. Lorsque l’un avait mal, l’autre souffrait avec
autant d’intensité. Nico et Libby gravitaient autour d’une orbite que Tristan
ne pourrait jamais saisir.
Mais quand la chambre se figea, l’agitation fut remplacée par bien pire.
Parisa avait dû parler en farsi, même si Tristan n’avait jamais entendu
cette langue avant. Quand les couleurs quittèrent complètement son visage,
elle se tut. Reina également était blême et muette. Mais, contrairement à son
habitude, elle détournait les yeux plutôt que d’affronter la scène qui se
jouait devant elle.
Le regard de Callum était assourdissant, l’expression sur son visage,
tonitruante, même si sa bouche restait scellée. Ses yeux hurlaient
« Comment est-ce possible ? », et en même temps : « Je vous l’avais dit. »
C’était comme s’il était incapable de leur exprimer autrement : « Vous
voyez ? L’ennemi, ce n’était pas moi. »
Au milieu de la pièce, Nico tomba à genoux et se plia en deux comme
s’il avait perdu un organe.
– Ça ne peut pas être réel ! lâcha-t-il. Non, non, non !
Et tous les quatre, successivement, se tournèrent vers Tristan.
Un corps gisait sur le sol, à côté du lit. Il le voyait clairement. Des
membres. Le nombre attendu de mains et de pieds. Les mêmes chaussettes
en laine, qu’elle portait toujours, même quand il ne faisait pas froid. Les
mêmes cheveux attachés, qui avaient énormément poussé au cours de
l’année et ondulaient en ruisselets acajou. Le même gilet en tricot. Un bras
tendu vers sa pile de livres. Ses lunettes en écailles entre les doigts
s’ouvraient dans sa paume comme des pétales, les verres légèrement ternis
dans les coins cachés généralement par sa frange ridicule.
Et il y avait aussi du sang. Beaucoup de sang. Il coulait de son
abdomen, peut-être aussi de ses côtes. Il avait trempé son tee-shirt et
dégoulinait le long de son bras au sol jusqu’à ses ongles rongés. Impossible
de survivre après avoir perdu autant de sang. Mais Tristan sentit une
dissonance dans la réalité. Une alarme retentissait dans son esprit.
Il ne voyait pas son visage. Le problème était-il que, dans cette position,
elle ne pouvait respirer ? C’était absurde, impensable. Quelqu’un de plus
utile que lui devrait sans doute lui venir en aide. Ou alors c’était l’absence
de mouvement de sa poitrine qui paraissait faux ? Ou peut-être la possibilité
que, pour une fois, Tristan voyait exactement la même chose que tous les
autres.
Regarde de plus près. Tu lui dois au moins ça.
Nerveux et égoïste, il ferma les yeux. De toute façon, il était trop tard.
– Vous pensez que c’était le Forum ? demanda Parisa après un moment,
sa voix plus rugueuse que du papier de verre. Ils ont réussi à entrer et sortir,
la dernière fois.
Quelque chose clochait. Déjà le cadavre de Libby Rhodes. Était-elle
morte depuis hier, quelques heures, ce matin ? Quand s’étaient-ils parlé
pour la dernière fois ? Tristan chassa de son esprit l’image de son corps sans
vie à terre et tenta de se rappeler leur dernière rencontre. La banalité de la
situation, les miettes sur ses lèvres.
Il rouvrit les paupières.
– Ça pourrait aussi être quelqu’un de Wessex Corp, suggéra Reina, plus
sombre que jamais.
– Il faudrait le dire à Atlas. Ou Dalton.
– Le coupable est peut-être encore dans la maison.
– Non, affirma Parisa en demandant confirmation à Callum d’un signe
de tête. Non. Il n’y a plus personne.
Comment pouvait-il y avoir tant de sang ? Tristan pensa au temps qui
s’était arrêté sous sa main, le seul autre moment où le pouls de Libby avait
cessé de battre.
Qu’est-ce qui avait été plus réel ?
La mort, quoi de plus vrai, de plus palpable et définitif ? Tristan avait
déjà vu la mort auparavant et cela ne lui avait pas plu davantage, mais à
présent elle était partout, dans tout. Dans ses pensées, dans les pages de ces
livres tachés de sang. Cette maison, sa sentience, elles étaient bâties sur un
cimetière. La Société avait imbriqué tant de cadavres dans les fondations de
ses archives !
La mort, inachevée sans un public. Elle appelait Tristan, l’invitait à
observer, à être témoin, à regarder. Mais, têtu, il décida d’arrêter. Depuis
quelque temps, il avait pris l’habitude de bloquer ses sens. De se dissocier,
se désintégrer, inverser les commandes de la nature. Un renoncement facile
cette fois, un abandon immédiat. Tomber à genoux et abdiquer. Tout
simplement.
La capitulation, c’était tout ce à quoi il aspirait. Il s’engouffra comme
une ombre dans le néant.
Il n’était plus rien. Il avait disparu.
Ce qui suivit fut instantané. Plus facile que tout ce qu’il avait fait dans
sa vie. Plus facile que de s’endormir. En renonçant à s’attribuer une place
dans cette pièce – en offrant à l’espace de l’avaler, de l’absorber – il ne
perçut plus rien de la même façon. Tout changeait, circulait, sans se soucier
de l’obstacle qu’il n’était plus.
Tristan prit conscience d’un pouls familier, d’un vieil ami : le temps. Sa
façon de s’orienter à l’intérieur n’avait plus de sens. La dépouille de Libby
Rhodes qui possédait encore des vagues d’énergie – non, qui était encore
vagues, encore énergie – devint… ce n’était plus un objet. Ce n’était plus
même une réalité.
Ce n’était plus qu’un système de bonds, de sauts, de chutes. Une danse
synchronisée de taches solaires, comme quand on appuie les doigts sur ses
yeux. Des spectres de particules, des fantômes de mouvement.
Fuites.
Flaques.
Ondes.
– Je veux des réponses.
Les mots, quand ils quittèrent la bouche de Nico, retentirent comme des
pétards, des explosions juvéniles dans leur exigence.
– Je veux une explication.
– À quoi bon ?
Les autres se tournèrent vers Reina qui poussa un soupir.
– Sérieusement, on est tous d’accord, ajouta-t-elle. Rhodes est morte.
Ce qui veut dire…
– Non ! cria Tristan.
Il sentit tous les regards sur lui.
Un peu prématuré, son cri. Mais il ne se trompait pas. Ce qui gisait par
terre dans le gilet de Libby Rhodes était magique. Pas simplement magique,
la magie elle-même. Des particules, de la magie granuleuse, qui fluctuaient
en ondes, changeaient de directions selon la latitude qu’il décidait de lui
offrir.
Plus Tristan acceptait cette nouvelle impossibilité, plus elle devenait
solide et décisive.
– L’élimination est une question de sacrifice, affirma-t-il. De mort.
La pièce plongea dans le silence.
– Ça ne te suffit pas ? demanda Nico, offusqué.
La terre sous leurs pieds trembla de son indignation, mais Tristan restait
concentré sur la dépouille.
Parce que maintenant que le corps se savait observé, il avait retrouvé sa
forme.
Tristan apprit ses secrets. Maintenant qu’il comprenait son jeu, il
percevait ses tours de passe-passe. Une toute petite tache de naissance en
forme de cœur se dessinait sur sa cuisse. Si Tristan n’avait pas été Tristan, il
aurait pu croire que c’était la vraie. Mais il l’avait vue à son réveil, dans
cette chambre, dans ce lit et, mieux que quiconque, il pouvait remarquer
quand ce qu’il voyait n’était pas vrai.
Sa voûte plantaire était plus marquée. Ses mollets, plus courts. Ses
vêtements étaient parfaits, comme pratiquement toutes les mèches de ses
cheveux, mais où était passé le pansement sur l’entaille qu’elle s’était faite
le matin dans la salle de lecture ? Il la revoyait mettre son doigt dans la
bouche pour aspirer le sang. Où était la tache de café sur sa jupe, et la
cicatrice due à un autre excès de stress ? Son épaule ne s’affaissait pas ainsi.
Sa bouche était à la fois plus fine et plus douce. La Libby Rhodes que
connaissait Tristan était une collection d’imperfections, une constellation de
petites blessures de maladresse. Des petites plaies qu’elle cachait à tout le
monde, sauf à lui.
C’était donc quelqu’un de très ressemblant. La Libby Rhodes de
quelqu’un, mais pas la leur.
Pas la sienne.
– Comment oses-tu ? lâcha Nico, toujours à genoux, en fusillant Tristan
du regard.
Il dégoulinait toujours d’une toxicité qui électrisait l’air.
– Comment oses-tu…
– Par curiosité, lâcha Tristan en l’ignorant, qu’est-ce que vous voyez ?
Ils se figèrent.
Pendant plusieurs secondes, personne ne parla.
– C’est Rhodes, répondit enfin Callum, faisant frémir les autres à la
mention de son nom. Son corps, par terre.
– Non, contredit Tristan. Non. Ce n’est pas elle.
Il sentit la présence glaçante de Parisa dans sa tête et frissonna.
– Il voit autre chose, assura-t-elle sur un ton stupéfait. Son corps est
là… et pas là.
– Attendez… Qu’est-ce que vous dites ?
Nico se releva et attrapa brusquement Tristan par les épaules.
– Qu’est-ce que tu vois ?
La réponse était simple : ce que Nico pouvait également voir.
Ironiquement, c’était Libby qui l’avait découvert : Tristan voyait le
temps. Il voyait l’énergie. Et même s’il ne pouvait rien en faire, il voyait la
magie. Comme le langage, elle pouvait prendre des formes différentes,
différents chemins, sans jamais sacrifier son sens. Elle était uniforme et
prévisible, l’ordre déguisé en chaos, et Tristan en percevait la réalité.
C’était la magie, et par conséquent cela ne pouvait être la mort.
– Ce n’est pas elle, déclara Tristan. Rhodes n’est pas ici.
Et c’était bien le problème. L’énergie était en excès dans cette chambre,
mais l’air était vide de Libby. C’était la seule vérité évidente : son absence.
– Elle est partie.
– Mais elle est ici, insista Nico, rageusement, tandis que Parisa, la
première à réagir, se pencha vers Libby et passa un doigt sur sa lèvre, pour
le descendre ensuite vers la source des saignements.
– C’est… troublant, lâcha-t-elle, éblouie. Son visage, c’est…
– Ce n’est pas elle, répéta Tristan. Ce qui veut dire qu’elle n’est pas
morte.
– Quoi ?
Il sentit sur lui leurs regards impatients et interrogateurs.
– C’est…
Comment l’expliquer ? Un souvenir des premiers cours sur l’espace
remonta dans l’esprit de Tristan : la superposition. Scénario un : le cadavre
de Libby Rhodes. Scénario deux : la magie qui fuyait l’espace vide. Deux
réalités égales en compétition, ce qui signifiait qu’aucune des deux
possibilités n’était la réalité.
– Il y a quelque chose, décida enfin Tristan. Il y a bien quelque chose
ici, nous en sommes tous témoins.
Une magie qui n’appartenait à personne.
– Mais ce n’est pas Libby Rhodes.
– Elle n’est nulle part ailleurs dans la maison, murmura Parisa, une
main sur le sol.
– Non, confirma Tristan. Elle est partie.
Il en était persuadé.
Nico l’examinait toujours, sidéré.
– Mais comment est-ce que cela pourrait être autre chose que Rhodes ?
– Je l’ignore, répondit Tristan.
Il ne mentait pas. Cette magie n’avait rien du voile d’altération habituel
à travers lequel il savait regarder. Elle était plus solide, plus présente. Cette
magie avait des comportements, des mouvements propres à elle, des
chemins tout tracés.
– Mais elle n’est pas morte.
– Ce n’est pas parce que tu penses que ce n’est pas Rhodes qu’elle n’est
pas morte, commenta Reina. Faux dilemme. Erreur de logique.
– On l’emmerde la logique ! s’énerva Nico.
Il décocha un regard de travers à Tristan, les sourcils froncés.
– Tu es sûr que ce n’est pas elle ?
– Certain.
Et pour le reste aussi. Mais il n’aurait su l’expliquer. Elle n’était pas
morte.
– Alors, c’est une illusion ? demanda Parisa, une main sur le visage du
cadavre pour comprendre les mensonges que lui disaient ses yeux. Vraiment
excellente.
– Professionnelle, ajouta Reina en dévisageant Callum, qui mit un
moment à comprendre ce qu’elle venait de dire.
– Tu penses vraiment que j’aurais pu kidnapper Rhodes et laisser une
illusion à sa place ?
– Tu avais toutes les raisons pour vouloir t’en débarrasser. Et ta famille
est connue pour ses illusions, insista Reina. N’est-ce pas ?
– Je n’aurais pas pris le risque, sachant que Tristan l’aurait tout de suite
repéré. Je ne suis pas débile.
– Alors ça doit être quelqu’un d’extérieur à la Société, intervint
rapidement Parisa en se levant.
Les pieds nus, elle semblait ne pas se soucier le moins du monde de son
apparence.
– Ça ne peut qu’être l’œuvre de quelqu’un qui ignore la spécialité de
Tristan, ajouta-t-elle.
– Est-ce que quelqu’un d’autre sait… ?
– Non, répondit Tristan sans le laisser finir.
Seul Atlas avait deviné les détails de son don, mais il en avait sûrement
discuté avec le comité de la Société.
– Enfin, peut-être, mais je ne pense pas.
– Ça pourrait être le Forum, suggéra Reina. Ou un des autres groupes.
Elle regarda Nico qui était toujours aussi livide.
– Mais pourquoi ? lâcha-t-il, concentré.
Lui non plus ne voulait pas que Libby soit morte.
– Pourquoi Rhodes ?
– Le hasard ? lança Reina en jetant un coup d’œil vers Parisa.
– Non, c’était prévu comme ça, assura Parisa.
– Ce qui veut dire que Rhodes est encore en vie, conclut Tristan, tout
aussi certain qu’elle.
Et toujours sans aucune preuve.
Reina n’était pas convaincue.
– C’est…
– Tu penses qu’on se leurre, je sais.
Aussi fou que de se montrer optimiste. Le contraire de l’état d’esprit
naturel de Tristan. Et pourtant.
– Réfléchissez, lança-t-il en levant le ton. Pourquoi laisser un cadavre
avec l’apparence de Rhodes, si ce n’est pas pour garder la vraie Rhodes en
vie ? Pourquoi sacrifier autant de magie ? insista-t-il, même s’il était
conscient qu’ils ne la voyaient pas.
Pendant un moment, plus personne ne parla. Ils s’échangeaient de petits
regards et baissaient les yeux vers le sol. Tous, à l’exception de Tristan.
Au comble de la frustration, il finit par se tourner vers Nico.
– Ne le saurais-tu pas ? Si elle était vraiment morte. Ne le sentirais-tu
pas ?
Nico cligna des yeux.
À cet instant, un courant invisible et muet passa entre eux. Une ligne
dans le sable, plus qu’improbable, qu’ils choisirent tous les deux de franchir
à contrecœur.
– Oui, admit-il. Oui, il a raison. Je le saurais.
Mal à l’aise, Reina hésita à les contredire. Parisa semblait plongée dans
ses pensées.
– Tu cherches juste désespérément à croire qu’il a raison, commenta
Callum.
Une remarque cruelle, même pour Callum, qui dégageait une magie
superflue, ou peut-être était-ce juste sa condescendance habituelle.
Et soudain, Tristan prit conscience qu’il aurait pu s’agir du corps de
Callum, sur le sol.
Ou du sien.
– Oui, rétorqua Nico. Je suis désespéré. Mais ça ne veut pas pour autant
dire qu’on se trompe.
Atlas fit alors irruption dans la chambre, suivi par Dalton.
– Que se passe-t-il ? Qu… s’interrompit Atlas en examinant la scène.
Mademoiselle Kamali, vos mains…
Parisa baissa les yeux et se frotta les mains avec dégoût sur la chemise
qui n’était clairement pas à elle. Marrant comme Tristan ne pouvait plus
voir le carnage que les autres avaient devant les yeux, même s’ils voulaient
l’effacer de leurs esprits.
Pour lui, ce n’était qu’une illusion facile à rejeter : un récipient vide
barbouillé de sang. Quelque chose d’autre que Libby. Quelque chose dont il
reconnaissait la forme, mais qu’il ne pouvait pas nommer. Ce qui le
perturbait désormais, c’étaient les traces de la magie de quelqu’un d’autre.
Il se sentait oppressé. Il n’y avait aucune empreinte, aucune signature.
Seulement l’énormité de ce qui manquait, et la certitude qu’une force
inconnue savait précisément où elle se trouvait.
– Ce n’est qu’une illusion, lança Tristan pour Atlas, parce que aucun
des cinq ne le croyait assez pour fournir d’explication. Ce n’est pas elle.
Atlas fronça les sourcils, pas du tout convaincu.
– Monsieur Caine, une illusion de cette puissance demanderait…
– Je le sais parfaitement, l’interrompit Tristan, perdant patience. Et je
vous le garantis, ce n’est pas elle.
Jamais personne n’avait parlé sur un ton aussi sévère à Atlas, mais
Tristan s’en fichait. Il devait déjà faire taire ses propres doutes, parce qu’il
savait, objectivement, que les autres avaient raison. Sa logique était erronée.
Il disait forcément n’importe quoi. Que quelqu’un ait pu s’introduire dans la
maison pour prendre un objet à l’intérieur ne signifiait pas que Libby
Rhodes était encore vivante. Qu’elle n’ait pas été tuée dans cette chambre et
que ce ne soit pas son corps ne prouvait rien. Il n’avait pas besoin du
scepticisme de ses camarades, et encore moins de celui d’Atlas. Surtout si
celui qui avait kidnappé Libby avait les ressources pour le faire de façon à
berner les médéiens les plus puissants de la planète.
Atlas restait prudemment sur la retenue. Il jeta un regard rapide à
Dalton.
– Je vais devoir contacter la commission, déclara-t-il. Il faut les
informer immédiatement.
Il disparut, laissant sur le pas de la porte Dalton, qui y resta un long
moment, avant de se réveiller brusquement. Il tourna aussitôt les talons pour
suivre Atlas.
En l’absence de Dalton, un silence pesant s’installa.
– On devrait y aller, proposa Callum sur un ton neutre, mais Reina
semblait concentrée.
– Si Rhodes est morte…
– Ce n’est pas le cas, répliqua Tristan.
– D’accord, acquiesça-t-elle en levant des yeux las vers lui, ce qui pour
elle était l’équivalent de l’incrédulité. Disons qu’elle n’est pas morte.
Qu’est-ce qu’on fait de ça ?
Personne ne répondit. Parisa observait Tristan du coin de l’œil.
Elle non plus ne le croyait pas. Très bien.
Il se demanda ce qu’il en était de Callum. Arriverait-il à l’en
convaincre ?
Mais cette possibilité lui était fermée désormais. Il ne fallait pas être un
empathe pour comprendre que les calculs de Callum avaient changé, et qu’à
partir de maintenant il n’aurait plus besoin de Tristan.
À côté de lui – imperméables à sa crise personnelle – les autres restaient
sur leurs positions.
– Pourquoi quelqu’un voudrait nous faire croire que Rhodes est morte ?
(Nico.)
– La question est pourquoi Rhodes ou pourquoi nous ? (Parisa.)
– Les deux.
Le silence qui suivit montrait que personne n’avait la réponse. Et
maintenant que Tristan avait récupéré l’usage de ses sens, ils lui étaient
revenus comme une migraine. Ses muscles lui faisaient encore mal de la
magie que lui avait fait subir Callum.
Il s’attendait presque à voir les marques que lui avait laissées Callum
apparaître sur sa peau comme des hématomes.
– Sortons d’ici, finit par proposer Parisa en détournant la tête. J’ai assez
regardé.
Elle partit avec sur les talons un Nico hésitant. Reina, plus déterminée,
lança des regards interrogateurs à Tristan et à Callum, avant de quitter la
pièce à son tour.
Quand Callum et Tristan se retrouvèrent seuls, l’intensité de la soirée,
oubliée l’espace d’un court instant, leur revint. Tristan se dit alors qu’il
devrait rester sur ses gardes, mais en prendre conscience lui donna
l’impression que c’était le début de la fin.
– Il y avait autre chose encore dans ce hurlement, commenta Callum
sans lever les yeux de la dépouille de Libby. Pas de la peur. Plus près de la
rage.
Après une petite pause, il précisa :
– De la trahison.
Magnifique ironie. Au point que Tristan mit un moment à retrouver sa
voix.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Qu’elle connaissait celui qui lui a fait ça, affirma Callum, sûr de lui.
Ce n’était pas un inconnu. Et…
Il s’interrompit. Tristan attendit.
– Et ? finit-il par le presser.
Callum haussa les épaules.
– Et… ça veut dire quelque chose.
Il ne disait clairement pas tout, mais sachant que Tristan aurait dû le
tuer, il n’insista pas. La magie laissée dans la pièce était déjà en train de se
décomposer. Toute la chambre perdait sa couleur, comme si la magie
pourrissait à mesure que son possesseur s’éloignait. L’intention de celui qui
avait jeté le sort était le poison.
– Pourquoi tu ne l’as pas dit aux autres ?
Callum afficha un sourire faux, comme une sorte de rire qu’il avait
oublié de sortir et qui s’était coincé dans sa gorge, dans l’attente d’une
occasion plus spontanée.
– Je vais devoir tuer l’un d’eux, répondit Callum. Pour des raisons
tactiques, je préférerais qu’ils ne sachent pas tout ce que je sais.
Tristan avait vu juste : il ne leur pardonnerait pas. À aucun d’eux.
Et ils n’auraient pas une autre possibilité de se débarrasser de lui.
– Alors pourquoi me le dire à moi ? demanda Tristan en se raclant la
gorge.
La fine ligne que dessinait la bouche de Callum lui indiqua qu’il
connaissait déjà la réponse.
– Parce que tu mérites de te demander si ce sera toi.
Tristan se força à ne pas tressaillir malgré le pouce de Callum qui se
posait au milieu de son front. Une bénédiction ou une farce ?
– Honnêtement, je te respecte plus maintenant, commenta Callum en
retirant sa main. J’ai toujours espéré que tu te transformerais en un
adversaire digne de ce nom.
Une rage indescriptible anima Tristan. Dans son esprit, il invoqua un
nouveau talisman ; un nouveau parchemin où consigner ses nouvelles
vérités.
Première partie : Ta valeur ne se négocie pas.
Deuxième partie : Tu le tueras avant qu’il te tue.
– Dors bien, lâcha-t-il.
Callum lui adressa un hochement de tête avant de se tourner vers la
porte et de sortir.
NICO
Personne ne la trouvait.
Désormais, si c’était encore nécessaire, ils comprenaient pleinement
l’étendue du pouvoir de la Société. Les représentants de plusieurs pays
étrangers furent contactés pour collecter des informations de toutes les
sources magiques et mortelles possibles. Des médéiens avec des
compétences de traqueurs furent convoqués. Une équipe des forces
spéciales de la Société fut chargée de lancer des recherches.
Nico, bien sûr, proposa son aide.
– Je connais parfaitement la forme qu’elle prend dans l’Univers,
implora-t-il. S’il y a bien quelqu’un capable de la reconnaître, c’est moi.
Atlas ne l’arrêta pas.
– Comme je vous l’ai dit, à vous six, tout ce qui a été pris à la Société
doit être récupéré.
Tristan ne dit rien. Il était peut-être le premier à avoir déclaré que Libby
était vivante, mais il n’offrit pas son aide. Ce qu’il ressentait, il ne le
partageait pas avec Nico.
Mais ce que Nico ne supportait pas, c’était sa propre impuissance.
Libby Rhodes était introuvable. C’était comme si elle avait été effacée.
Personne ne leur expliqua pourquoi des mesures existaient pour pister les
productions magiques – un peu à la façon dont on surveille les achats par
carte bleue – ni pourquoi chacun de leurs mouvements semblait observé et
disséqué, mais Nico ne demanda rien. Il y réfléchirait plus tard. Pour le
moment, il devait tout faire pour retrouver Libby.
– Tu déploies beaucoup d’efforts pour quelqu’un que tu dis détester,
commenta Gideon.
Nico avait passé beaucoup de temps endormi pour avoir ces
conversations. Quand Reina lui avait demandé, un soir, pourquoi il semblait
toujours ensommeillé quand il venait dîner, il avait menti. Et il continua à
mentir encore et encore, comme il l’avait fait toute l’année, jusqu’à ce qu’il
n’en puisse plus.
– Je connais une personne… c’est mon colocataire… il voyage dans les
rêves.
Jamais il n’avait été aussi sincère sur Gideon, hormis sa discussion avec
Parisa, mais comme il aurait pu s’y attendre, Reina réagit à peine.
– Oh… intéressant, lâcha-t-elle avant de s’en aller.
Nico utilisait sa magie excessivement, et cela commençait à se voir,
même dans ses rêves. L’atmosphère de son inconscient s’était amincie, et y
rester intentionnellement devenait de plus en plus difficile. Il devait lutter
entre son besoin de dormir tranquillement et l’importance de s’accrocher à
ses pensées conscientes, vacillant entre son état de veille et son état de rêve.
Il se sentait ballotté entre les deux, prêt à se réveiller en sursaut ou à
plonger dans un sommeil profond, selon combien d’énergie il devait
dépenser pour maintenir Gideon dans sa conscience.
Heureusement, cela devenait plus facile à mesure que les jours
s’allongeaient et que les températures s’adoucissaient. Malgré l’usage
abusif de sa magie, la qualité de son sommeil n’avait plus trop
d’importance. Mais sa culpabilité restait toujours aussi vive.
– Et si c’était Eilif ? lâcha-t-il d’une voix rauque.
Si c’était sa faute, il ne se le pardonnerait jamais.
– Non, assura Gideon.
– Comment le sais-tu ?
– Je le sais, c’est tout.
– Mais ça aurait pu.
– Ce n’était pas elle.
– Mais…
– Dors, conseilla Gideon, et Nico secoua la tête, refusant d’accueillir
des moutons et des barrières dans l’espace de ses rêves.
– Pas avant que je comprenne ce qui s’est passé. Pas avant que tout ça
ait un sens.
– Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? Tu as des ennemis, lui rappela
Gideon. Libby a facilement pu être visée par une des autres agences comme
la tienne. Ou par n’importe qui d’autre.
– Mais elle n’est pas retenue en otage, objecta Nico qui faisait les cent
pas dans la cellule de la Société. J’aurais pu comprendre si elle l’était,
mais…
Il s’interrompit et fronça les sourcils.
Une des autres agences comme la tienne.
– Attends, lâcha-t-il en se tournant vers Gideon. Attends. Attends…
– Cálmate, dit Gideon sans le regarder.
– Absolument pas, répondit Nico en se figeant brusquement. Depuis
combien de temps le sais-tu ? Et comment le sais-tu ?
Gideon regarda à travers les barreaux qui les séparaient et esquissa un
sourire pour lui signifier qu’il ne devrait pas demander.
– Ce n’est pas vrai ! s’indigna Nico, furieux. Qué cojones hiciste ? Dis-
moi que ce n’est pas vrai. Pas après tout ce que j’ai fait pour l’empêcher
d’entrer ! Après toutes les précautions que j’ai prises, Gideon, bon sang… !
– Je n’ai cassé aucune barrière pour la retrouver, se défendit Gideon. Je
suis resté ici.
– Bon sang ! répéta Nico en posant le front contre un barreau. Gideon.
Il sentait la tension qui se dégageait de Gideon, dans l’autre cellule.
– Écoute-moi, Nico, avertit Gideon. Libby est partie. Tu crois que je
vais rester inactif en attendant que tu sois le suivant ?
Nico ne leva pas les yeux.
– J’ai accepté de rencontrer ma mère à condition qu’elle me dise
précisément où tu étais et ce que tu faisais. Ce que j’aurais dû déjà savoir.
Tu aurais dû me dire dès le début que c’était plus qu’un…
Nico grimaça.
– Un poste de chargé de recherche, termina Gideon, amer.
– Gideon…
– Bien sûr, il y avait une contrepartie. Elle a besoin de moi pour une
mission, je l’imaginais bien. Mais ça valait la peine.
Nico ferma les yeux, luttant contre son envie de s’envoler comme un
ballon.
– C’est quoi, cette mission ?
– Comme d’hab.
– C’est-à-dire ? Cambriolage ?
– Je dois exfiltrer des informations. Contre salaire.
– Depuis l’inconscient d’une personne ?
– Non, cette fois, depuis sa conscience.
– Mais c’est impossible ! s’étonna Nico, sidéré.
– Tu aurais dû prendre plus d’options à la fac, tu aurais su que si,
déclara Gideon en soupirant mais, pressé par l’impatience de Nico, il haussa
les épaules. L’esprit a des mécanismes, Nico, des leviers. Il est possible de
bloquer certaines fonctions ou d’empêcher que certaines parties du cerveau
fonctionnent correctement.
– Et comment tu t’y introduiras ?
– Je ne m’y introduirai pas, déclara Gideon fermement. Je dirai à ma
mère que c’est impossible. Je lui trouverai l’argent d’une autre manière.
Elle se fichera de savoir comment j’ai fait. Je me débrouillerai. Mais je
savais qu’elle me dirait où tu étais.
– Eilif, c’est quelque chose quand même, ronchonna Nico. Une sirène
avec des problèmes de jeu.
– Ce ne sont pas de problèmes de jeu…
– Ce n’est pas loin, insista Nico sèchement, même si aussitôt il eut la
migraine.
Pire encore, le regard que lui décocha Gideon. Parce qu’il lui faisait
toujours de l’effet.
– Ta Société n’est un secret pour personne, déclara Gideon. Pas
vraiment, en tout cas. Ça ne m’étonnerait pas qu’elle soit financée par des
entreprises.
– Et alors ?
– L’argent, c’est important, Nico. Tu ne veux pas savoir dans quelle
poche tu te trouves ?
Avec un grognement de bête, Nico bascula la tête en arrière.
– Gideon, basta !
– Libby est partie, lui rappela ce dernier.
Nico ferma de nouveau les paupières.
– Elle est partie, Nico. Mais tu ne vas pas disparaître.
– Je ne disparaîtrai pas, je te l’ai promis.
– Tu ne disparaîtras pas et tu sais pourquoi ? Parce que je ne le
permettrai pas. Parce que je ferai tout ce que ma mère me demande, pour
toi. Parce que je te chercherai partout si seulement tu essaies.
– Gideon…
– Tu n’es pas en sécurité là-bas. Il te reste encore une année à survivre.
Tu ne te rends pas compte.
– De quoi tu parles ? Tu as vu les zones de sécurité.
Nico les avait réparées lui-même. Avec l’aide de Libby.
– Oui, je sais, mais tu n’es pas préparé.
– Pour quoi ?
Gideon se trompait. Nico avait tout vérifié. Libby avait tout vérifié.
Libby était partie.
Impossible.
– Si Libby est en vie… commença Gideon.
– Elle l’est !
– D’accord, elle est en vie. Mais où est-elle ?
Comme si Nico ne s’était pas posé la question tous les jours depuis sa
disparition.
– Tu me dis d’abandonner ?
Une partie de lui avait envie de cesser ses recherches. La plus petite
partie, la plus faible, mais tout de même. La partie qui voulait que Gideon
lui dise « allez, ça suffit, arrête tes bêtises, reviens à la maison ».
– Non, répondit Gideon, ses lèvres esquissant un sourire d’une
incroyable tendresse. Bien sûr que je ne te demande pas d’abandonner. Je
veux juste t’aider.
Nico se sentait oppressé de fatigue.
(Reviens, tu seras en sécurité ici, reviens à la maison.)
– Dimensions, Nicolás, dimensions. Ne te contente pas de voir grand,
vois infini.
– Gideon, basta, l’infini c’est une conception erronée. C’est faux,
bredouilla Nico, conscient qu’il manquait de conviction. On pourrait
compter les grains de sable et les atomes si on essayait…
– Écoute-moi, Nicky, tes barrières ont un trou. Un énorme.
– C’est…
– Ne dis pas que c’est impossible.
Vaguement, il vit Gideon s’approcher des barreaux.
– Regarde.
Et avant même que Nico lève la tête, cela se produisit.
C’était un contact sur sa joue, spectral et immatériel.
C’était la main de Gideon, douce et apaisante. Impossible.
Nico ferma les yeux et sentit un profond soulagement. Impossible.
Libby était partie. Libby était partie. Libby était partie.
Impossible.
– C’est un souvenir, expliqua Gideon, et les contours du rêve s’agitèrent
au point qu’il eut du mal à garder l’équilibre.
La terre sous lui tremblait. Il sentit alors l’odeur du feu et entendit un
hurlement.
Elle avait quitté la chambre de Nico quelques minutes avant sa
disparition. Cela faisait à peine cinq minutes qu’elle était partie. Dix peut-
être. Il avait posé les couteaux (à quoi bon faire le pitre s’il n’y avait
personne pour le gronder ?) et s’était laissé aller à un demi-sommeil quand
les changements dans l’atmosphère l’avaient brusquement réveillé. Les
ondes étaient la méthode d’interférence de Libby. Nico faisait confiance à
Libby pour les sentir – peut-être trop confiance – mais à cet instant c’était
elle, l’onde. Il ne comprit le danger qu’après avoir senti la fumée.
La perte de son emprise habituelle sur la réalité – ce cadre qu’il utilisait
pour fonctionner, pour exister – le submergea comme une vague soudaine
de nausée.
Dimensions, Nicolás, dimensions.
Nico posa une main sur son visage, essayant de comprendre cette phrase
à travers le marasme de son sommeil agité.
– Un souvenir, répéta-t-il platement.
– Le temps, déclara Gideon en haussant les épaules. Je te l’ai dit. Une
autre dimension.
Le temps, bon sang, bon sang ! Nico sentit la piqûre cuisante de
l’opposition s’enfoncer dans son esprit endormi.
– Tu penses qu’elle est ailleurs dans le temps ?
– Je pense que c’est le seul endroit que tu n’as pas vérifié.
Bien sûr que non.
– La quantité d’énergie qu’il faudrait pour briser une barrière de temps
est… insurmontable, grommela Nico, s’efforçant de faire le tri dans ses
pensées. Les autres barrières me bloqueraient avant. Ça demande trop de
magie.
Ses barrières, celles de Libby. Elles auraient dû suffire.
– Et si ce n’était pas le cas ?
– Qu’est-ce que tu racontes ? Gideon, ça l’est. Les lois de la
conservation s’appliquent. Personne ne peut rassembler cette quantité
d’énergie et de puissance, à moins…
– À moins que ce soit possible, termina Gideon. À moins qu’il existe
quelqu’un capable de le faire.
L’idée que quelqu’un possède un tel pouvoir était plus que
déconcertante. Nico ne pouvait même pas l’imaginer. Il n’avait jamais
rencontré quelqu’un de plus puissant que lui-même, ou que Libby. Alors
qu’il existe un médéien aussi exceptionnel, et en dehors de la Société en
plus…
– Il n’aurait pas à être plus puissant que toi, contredit Gideon. Ça
pourrait être une compétence spécifique. Quelque chose de très particulier,
peut-être même unique.
– Arrête, gronda Nico, parce que Gideon lisait dans son esprit.
Ce n’était pas comme quand Parisa le faisait, parce qu’elle se fichait de
ce qu’elle y trouvait et que ce n’était que de la magie. Gideon s’inquiétait
sincèrement pour Nico et il n’usait d’aucune magie. Il connaissait Nico trop
bien, et toute cette attention qu’il lui portait commençait à le rendre un peu
malade, elle le déstabilisait. Elle enveloppait Nico comme une étreinte,
soulageant de sa chaleur la douleur dans sa poitrine.
– Aide-moi ! implora Nico.
Il était tout à coup trop fatigué, trop faible pour tenir debout. Il
s’écroula.
– Aide-moi à la retrouver, Gideon, s’il te plaît.
– Oui, Nico. D’accord.
– Aide-moi.
– Je vais le faire.
– Tu me le promets ?
– Oui, Nico, je te le promets.
Et Nico sentit de nouveau la caresse sur sa joue, seulement maintenant,
elle était concrète. Un souvenir datant de plusieurs années remonta à la
surface, le renvoyant à la personne qu’il avait autrefois été.
Tu n’as pas besoin de m’aider, Nico. Tu as une vie, des projets, un
avenir…
Ce devrait être la même chose pour toi !
Admets-le, un compte à rebours n’est pas la même chose qu’un avenir.
Toi et ton compte à rebours, Gideon ! C’est mon avenir, rien d’autre.
La voix de Gideon résonnait à deux endroits en même temps.
– Dors bien, Nicky.
Distante, rassurante.
Apaisé, Nico ferma enfin les yeux et sombra dans le sommeil, la chaleur
des souvenirs se dissipant lentement dans le précipice du repos.
PARISA
Ezra Mikhail Fowler est né quand la Terre mourait. Pendant les années
qui ont précédé, les journaux ne parlaient que de la crise climatique et de
combien il restait de temps à la couche d’ozone. Ainsi une génération
entière en proie à un profond désespoir existentiel prenait les psychologues
comme bouée de sauvetage. Les États-Unis subissaient feux de forêt et
inondations depuis des mois, et seule la moitié du pays acceptait de voir
qu’elle était responsable du carnage. Même ceux qui croyaient en un Dieu
vengeur ne parvenaient plus à voir les signes.
Pourtant la situation allait devoir se dégrader encore avant de
s’améliorer. Il fallut que le temps, l’air respirable et l’eau potable viennent à
manquer pour que quelqu’un quelque part décide de réagir. Les
technologies magiques achetées et vendues autrefois par les gouvernements
passèrent progressivement aux mains d’entreprises privées, qui les
achetèrent et les vendirent comme secrets industriels. La magie
institutionnelle et celle détenue par les entreprises avaient guéri plusieurs
virus et fourni des énergies renouvelables. Les dégâts causés par
l’industrialisation, la mondialisation et tous les autres mots en « -tion »
furent suffisamment raffistolés pour que le monde continue comme avant
sans qu’aucune mesure significative soit prise. Les politiciens politisaient
comme d’habitude : un petit pas en avant n’était jamais suivi d’un
deuxième. On repoussait l’inévitable, voilà ce qui comptait. Discours
classique de tout bon sénateur.
Ezra grandissait dans un quartier pauvre de Los Angeles, tellement
reculé à l’est que ses habitants ne pouvaient même pas voir l’Océan, et
acceptaient sans broncher l’idée qu’une rivière n’était qu’une sorte de filet
d’eau qui coulait lentement sur du ciment. Là où vivait Ezra, il n’y avait en
général pas de père, et les mères devaient s’occuper de leurs enfants et
également subvenir à leurs besoins avec leurs maigres salaires.
Ezra avait appartenu à ce matriarcat multigénérationnel jusqu’à l’âge de
douze ans, quand on avait tiré sur sa mère dans le temple où elle priait.
Il s’était trouvé sur les lieux, sans être là.
Il se souvenait de tous les détails de l’événement pour plusieurs raisons,
en plus de la mort de sa mère : d’abord, la dispute qu’ils avaient eue parce
qu’elle lui avait reproché d’avoir disparu une partie de la journée
précédente, ce qu’il niait fermement. Et aussi, parce que cela avait été sa
première expérience de portail.
Pendant le service, les détonations l’avaient projeté en arrière dans
l’espace, au point qu’il s’était demandé si lui aussi avait été touché.
À l’école, des exercices d’intrusion malveillante étaient organisés au moins
une fois par an. Il savait ce qu’était une fusillade, mais le concept de la mort
lui paraissait encore étranger. Dans son esprit, être transpercé par une balle
ressemblait à ce qu’il venait de vivre : on s’écroule, les oreilles
bourdonnent, le monde entier s’arrête pour un instant. Il était petit pour son
âge, ses camarades le dépassaient tous, et c’est peut-être ce qui l’avait
sauvé. Quand il le fallait vraiment, il devenait une quantité négligeable,
capable de se cacher dans un interstice minuscule, une fêlure
microscopique.
La chute fut longue, l’impact, violent. Mais quand la sensation se
dissipa, Ezra prit conscience qu’il était soit mort, soit très très vivant. Il
ouvrit les yeux dans un temple où régnait un silence absolu. Un silence
sinistre. Le lieu était complètement vide. Il ne vit ni sa mère, ni le tireur. Il
avança jusqu’à l’endroit où sa mère avait été abattue, s’accroupit pour
chercher les douilles sur le parquet. Il avait peut-être tout réparé, tout rejoué
et maintenant tout allait bien ? Il rentra chez lui et trouva sa mère endormie
sur le canapé, encore dans sa blouse d’infirmière. Il partit se coucher.
Quand il se réveilla, le soleil brillait dans le ciel.
Et la matinée prit une tournure étrange. Il mangea les mêmes toasts
brûlés que la veille, entendit les mêmes plaisanteries stupides à la radio. Sa
mère le gronda parce qu’il avait disparu la veille et était rentré si tard
qu’elle s’était endormie. Elle l’envoya se laver les cheveux et s’habiller
pour le temple. Non, non, on ne peut pas y aller, affirma-t-il aussitôt.
Maman, écoute-moi, c’est important, mais elle insista. Mets tes chaussures,
Ezra Mikhail, lave-toi les cheveux et allons-y.
Quand le tireur fit irruption, Ezra eut la confirmation qu’il était revenu
dans le passé. Il s’en était d’abord réjoui. Il s’était offert une issue de
secours dans le temps, et par conséquent il s’était mis à l’abri dans un autre
lieu. Il n’avait pas voyagé loin, mais assez loin pour se sauver la vie.
Plus tard, il étudierait la mécanique newtonienne, la relativité générale,
le système déterministe. Il apprendrait que la magie ouvrait des portails qui
étaient des trous de ver, capables de relier deux points distincts dans
l’espace et le temps. Ezra apprendrait qu’il pouvait faire apparaître un
portail et que quand il l’ouvrait, il sortait de son espace-temps sans même
vieillir d’une seule seconde.
Avec assez de pouvoir, il ouvrirait n’importe quel portail. Le monde
qu’il visiterait dans le passé s’ajusterait au futur qu’il viendrait de quitter.
C’était, bien sûr, là le problème. Il avait eu beau tenter d’empêcher la
mort de sa mère, elle était déjà morte. Et elle serait toujours destinée à
mourir.
Et pourtant, il essaya à plusieurs reprises de la sauver. Il crut que tel
était son destin. Alors il recommença. Toasts brûlés, mauvaises blagues,
fusillade. Encore et encore. Les choses se répétaient chaque fois à
l’identique, les pièces du puzzle se remettant en place de façon prophétique.
La quatrième fois : maman, je ne peux pas y aller, je me sens mal, Ezra,
arrête tes excuses. Toutes les autres fois : maman, la voiture est en panne,
j’ai mal aux pieds, le monde va exploser si tu y vas.
Arrête de regarder les informations, lui disait-elle. Ça ne te fait pas du
bien.
La dernière fois, Ezra regarda le corps de sa mère s’écrouler comme
d’habitude. Au-dessus de lui, il tentait de le protéger. Protéger son absence,
parce qu’il serait perpétuellement en sécurité et elle, éternellement en
danger. Épuisé, il tomba dans son néant de temps et de pensées. D’accord,
ça suffit.
Il n’essaierait plus.
Il se lava les cheveux, mit ses belles chaussures et donna la main à sa
mère, même s’il se considérait déjà trop grand pour le faire. Perdue dans ses
pensées, elle ne le remarqua même pas. Ezra ne développerait jamais un
don pour les au revoir.
Sachant qu’un portail s’ouvrirait s’il en avait besoin, il tenta une autre
stratégie. Il chercha à ouvrir une autre fissure pour lui-même, sans trop
comprendre pourquoi. Il se concentra sur un nouveau portail qui
l’emmènerait ailleurs, au-delà des contraintes de la veille.
Quand il ressortit, l’enterrement de sa mère était passé depuis trois
semaines – le point le plus éloigné vers lequel il pouvait voyager à cette
époque, alors qu’il ne s’était jamais entraîné. L’apprenti médéien qui
s’affirmait petit à petit était, en pratique, un petit garçon qui implorait
l’Univers de l’emmener ailleurs.
Les services sociaux débarquèrent rapidement pour s’occuper de lui.
C’est peut-être parce qu’il avait déjà vu sa mère mourir douze fois qu’il les
suivit sans protester.
Le système de famille d’accueil américain laisse à désirer, nul ne
l’ignore. Ezra s’était juré de ne plus jamais s’enfuir, de ne jamais raconter à
personne ce qu’il avait vu et entendu, mais la vie s’arrange toujours pour
que les promesses ne puissent être tenues. Il ne vieillissait pas s’il n’en avait
pas envie, s’il préférait simplement traverser le temps. À son seizième
anniversaire, il n’avait que quinze ans et un jour, ayant sauté trois cent
soixante-quatre unités de temps.
À dix-sept ans (à peu près), Ezra reçut une bourse pour l’université de
magie de New York, et c’est là qu’il comprit qu’il n’était pas seul à
posséder ce pouvoir. En réalité, il était le seul à avoir accès aux portails,
mais pour la première fois il prit conscience qu’il n’était pas le seul
magicien dans le monde – « médéien », avaient-ils corrigé. Pour lui, c’était
un mot nouveau, étranger et difficile à prononcer.
Comment pouvait-il se définir ? Il n’était pas exactement un physicien.
Il avait le pouvoir d’ouvrir de minuscules trous de ver de sa taille pour
voyager dans le temps, il le savait clairement. Mais limitée, sa magie se
concentrait sur lui-même. C’était un pouvoir unique. Dangereux.
Garde-le pour toi, lui conseillèrent ses professeurs. On ne sait jamais
quel type de personnes pourraient vouloir maîtriser le temps. Sûrement pas
des gens bien intentionnés.
Sagement, Ezra cacha ses compétences, ou du moins, s’efforça de le
faire. Jusqu’à ce que la Société alexandrienne le trouve.
C’était une offre tentante. (Le pouvoir est tellement alléchant.) Mais le
plus intéressant pour Ezra, c’étaient les autres initiés. Ou plutôt les quatre
qui le deviendraient après l’élimination de l’un d’eux. Ezra était de nature
introvertie – la pauvreté, un pouvoir inexpliqué, et la mort de sa mère
avaient fait de lui un jeune homme réservé – mais il se lia aussitôt d’amitié
avec un des candidats.
Atlas Blakely était un vagabond bien habillé, avec des cheveux en
bataille et un sourire indélogeable. Un petit dur londonien comme il se
présenta quand ils firent connaissance. Son rire tonnait si fort qu’il faisait
s’envoler les pigeons. Avec sa férocité, sa joie de vivre et son tranchant, il
mettait les autres mal à l’aise, mais Ezra l’apprécia immédiatement. Et ce
fut réciproque. Ils partageaient ce qu’ils définirent plus tard comme de
l’appétit, mais pour quoi, ils ne le savaient pas clairement. Ezra les voyait
comme coupés dans le même tissu indigent. Deux laissés-pour-compte
d’une planète à l’agonie. Les quatre autres avaient grandi dans des familles
aisées, avaient étudié dans de bonnes écoles et avaient développé un
cynisme confortable, une morosité bourgeoise. Ezra et Atlas, en revanche,
brillaient comme des soleils. C’étaient deux étoiles qui refusaient de mourir.
Atlas comprit le premier le principe d’élimination de la Société, grâce à
sa spécialité qu’il ne qualifiait pas de télépathie.
– C’est un truc de dingue, avait-il annoncé à Ezra alors qu’ils étaient
tous les deux allongés sous le dôme de la pièce peinte. On va devoir tuer
quelqu’un. Non mais jamais de la vie !
– Mais les livres ! avait protesté Ezra tout bas.
Atlas et lui aimaient se droguer avec des stupéfiants de mortels quand
ils en trouvaient. Cela rendait l’accès aux portails plus facile pour Ezra et
cela laissait un peu de répit à Atlas, qui n’en pouvait plus d’entendre les
pensées des gens. Cela lui donnait la migraine, avait-il confié à Ezra.
– Les livres, avait répété Ezra. Toute une librairie. Tellement de livres !
– Ça ne suffit pas, les livres, mec, avait répliqué Atlas, déjà tellement
shooté que ses yeux ne formaient plus que deux petites fentes.
Fondamentalement, Ezra n’était pas du même avis.
– La Société, c’est quelque chose. Ce n’est pas juste les livres, c’est les
questions, les réponses. Tout ça, c’est plus que rien.
(La drogue rendait ses raisonnements nébuleux.)
– Il faut qu’on y entre et qu’on arrive au sommet. Le pouvoir engendre
le pouvoir, tout ça.
Comme manifestement Atlas ne le suivait pas, il continua.
– La plupart des gens ne savent pas comment être affamés.
Et il expliqua que très rares étaient ceux qui pouvaient comprendre le
temps et son infinité. On gagnait tous à tenir un peu plus. Si on arrivait à
rester affamé assez longtemps en se nourrissant de presque rien, petit à petit
seulement, alors on survivrait. Ceux qui se montraient les plus patients
hériteraient de la terre. Tuer était mal bien sûr, mais pire encore, c’était
inutile et inefficace. Comment décrire l’existence d’Ezra autrement que
comme une faille récurrente de la nature même de la vie ?
Ezra pressentait sa mort, conscient qu’elle serait malheureuse. Ce
n’était pas une question de magie, mais de mauvais augure. Son destin était
tracé, il était né avec. Il se dirigeait vers une fin longue et horrible. Ils
devaient se soucier de ce qu’ils feraient entre-temps. Et ils voulaient les
livres, alors ils élaborèrent un plan : Atlas s’occuperait d’attendre, et Ezra,
de disparaître. Ils simuleraient sa mort, suggéra Ezra. Ainsi, avec un des
candidats en moins, ni Ezra ni Atlas n’aurait besoin de tuer. Et de toute
façon, les autres n’aimaient pas Ezra. Il paraissait si renfermé que personne
ne lui faisait confiance. Ils ne comprenaient pas non plus quelle était sa
spécialité. C’était clairement mieux ainsi.
La nuit où ils se mirent tous d’accord pour l’éliminer, Ezra ouvrit un
autre portail.
À cette époque, il allait plus loin que trois semaines, il pouvait voyager
sur des années ou même des siècles. Il choisit d’effectuer un bond dans le
temps de cinq années après leur recrutement, pour retrouver Atlas dans un
café. Après ce qui avait représenté à peine quelques heures pour Ezra, Atlas
avait vingt-huit ans. Il avait perdu son penchant pour les stupéfiants, mais
avait conservé son assurance caractéristique. Il s’installa en face d’un Ezra
toujours âgé de vingt et un ans et sourit.
– Réussi, lança-t-il en glissant sur la table un dossier contenant de faux
papiers.
– Alors, ils ont gobé ? demanda Ezra en feuilletant les documents.
La Société savait pourtant ce dont il était capable. Mais il était
impossible de prouver qu’il n’était pas mort.
– Oui.
À l’intérieur, il trouva un permis de conduire de l’État de New York,
une nouvelle carte de sécurité de la Société et, ce qui amusait beaucoup
Atlas, une carte de fidélité d’un restaurant de pancakes. Ezra hésita un
moment à demander à Atlas comment il s’était procuré des papiers officiels
à son nom, mais c’était juste l’illustration du pouvoir de la Société. Pas
étonnant qu’on soit prêt à tuer pour y appartenir.
– Alors qu’est-ce qu’ils ont fait… de moi ?
– Pareil qu’avec tous les éliminés. Tu as été effacé, répondit Atlas en
haussant les épaules, avant d’éclater de rire. Imagine si le monde venait à
apprendre qu’un groupe d’universitaires tue un médéien tous les dix ans ?
Maintenant, mec, tu es parti pour de bon. Comme si tu n’avais jamais
existé.
Pratique.
– Et même sans le rituel… ?
Atlas leva son verre.
– La Société est morte. Longue vie à la Société.
La continuité dans la perpétuité. Le temps qui suivait son cours comme
toujours.
– Et maintenant ? demanda Ezra, exalté par ce qu’ils avaient devant
eux.
Ils limitaient leurs rencontres à une par an, et Ezra continuait à voyager
à travers les portails. Ils ne voulaient pas qu’il vieillisse inutilement. Alors
qu’Atlas prenait des années, Ezra se maintenait à vingt et un ans. Pour lui le
temps passait différemment, mais il passait tout de même. Ils attendaient les
six, disait Atlas. Les bons, la collection idéale, incluant Ezra. Atlas, lui,
continuait à gravir les échelons pour devenir le prochain Gardien des
archives (le leur était déjà assez vieux et n’allait pas tarder à prendre sa
retraite). Ainsi, il se chargerait personnellement du recrutement. Il
sélectionnerait l’équipe parfaite – et parmi eux, celui ou celle que les
candidats décideraient d’éliminer – et Ezra, le sixième, serait à leur tête.
L’équipe parfaite pour quoi ?
– Pour tout et n’importe quoi, déclara Atlas.
Ce qu’il voulait dire : On va prendre en main cet abattoir sanglant et
tous ses fichus livres pour tout changer.
Ils élaborèrent des plans : un physicien capable de réaliser ce qu’Ezra
savait faire, mais en plus grand. Des trous de ver, des trous noirs, voyager
dans l’espace et dans le temps. Quelqu’un qui pouvait voir le quantum, le
manipuler, le comprendre, l’utiliser. (Était-ce seulement possible ? Bien sûr,
insista Atlas.) Quelqu’un qui leur donnerait sa puissance, comme une pile.
Une autre télépathe pour être le bras droit d’Atlas, pour être ses yeux et ses
oreilles, afin qu’il se repose enfin. Que construisaient-ils ? Aucun des deux
ne le savait vraiment, mais ils avaient les intuitions, le courage et la
détermination.
– J’ai trouvé quelque chose, lança Atlas, plus tôt que prévu. Celui qu’il
nous faut. Un animateur.
(Un animateur ?)
– Fais-moi confiance, assura Atlas, qui avait maintenant trente-cinq ans
et s’habillait en costume, cachant ses origines derrière un accent british et
de beaux vêtements.
(Ezra, bien sûr, avait toujours vingt et un ans. Peut-être vingt-deux,
difficile à dire avec ses sauts dans le temps.)
– J’ai un bon pressentiment sur lui.
À cette époque, l’euphorie initiale d’Ezra commençait à diminuer et il
se mit à douter de son utilité. Le plan s’appuyait principalement sur le cran
d’Atlas, dont Ezra ne doutait pas. Mais tous ces va-et-vient dans le temps et
ces rencontres avec Atlas dans le monde n’étaient pas la même chose
qu’exister. Ezra n’apportait aucune contribution, ne faisait pas partie du
projet, pas vraiment.
– Retourne à l’université de magie de New York, suggéra Atlas. Essaie
de trouver quelque chose. Tu n’as que vingt-deux ans et tu fais très jeune.
Et tu es trop américain pour te fondre ailleurs, ajouta Atlas, amusé.
Alors Ezra y retourna.
Malheureusement, pour réussir ses recherches, il dut ralentir le temps. Il
lui fallut de nouveau vivre selon une chronologie linéaire, dans un seul
espace-temps, et accepter de vieillir normalement. Planter, malgré lui, les
racines d’un personnage quelconque. Il eut du mal au début, la vie lui
semblant fade sans ce qu’il avait appris à trouver naturel, mais avant qu’il
abandonne ses efforts, par chance, son existence monotone s’ouvrit sur un
poste d’étudiant référent en résidence universitaire.
Ce qui lui permit rapidement de trouver quelque chose.
– Il te les faut tous les deux, déclara Ezra à Atlas après avoir vu Libby
Rhodes et Nico de Varona en pleine dispute du siècle. Le moment venu, il
faudra absolument que tu les prennes tous les deux.
– Mais ils ont la même spécialité, remarqua Atlas, dubitatif.
Ses cheveux grisonnaient aux tempes depuis quelques années, alors il
avait décidé de les raser.
– Tu ne veux pas être initié ? On a toujours dit que tu ferais partie des
six.
Ezra réfléchit. Il comptait bien être initié, quelles que soient les
formalités. Par Atlas, il avait accès à tout. Et ce qu’ils pourraient accomplir
avec un seul médéien paraissait désormais ridicule en comparaison avec ce
qu’ils pourraient faire avec les deux.
Il comprenait assez bien la dynamique de leur rivalité pour en être
intimement convaincu.
Atlas considéra la question sous tous les angles.
– Ils sont… physiciens, c’est bien ça ?
– Des mutants, précisa Ezra (un compliment dans sa bouche). De vrais
mutants.
– Surveille-les alors, lança Atlas, songeur. Je travaille sur autre chose en
ce moment.
Mission facile. Jouer le rôle d’un étudiant de deux ans plus âgé qu’eux
(même s’il était né plus de vingt ans avant eux) éveilla l’intérêt d’Ezra pour
Libby. Il se surprit à avoir envie d’elle. Ou envie d’une vie. Même une toute
petite partie. Ce qui ne serait pas une magnifique histoire, sachant comment
elle finirait.
Avec Nico, l’entente ne fut jamais au beau fixe. Ezra savait qu’il
renonçait à sa place pour lui, ou pour un autre candidat qui endosserait un
des rôles nécessaires pour créer le groupe. (Atlas avait parlé d’une
naturaliste. Pourquoi aurait-on besoin de plantes ? s’était moqué Ezra, qui
avait reçu en guise de réponse : « On s’en fiche des plantes, j’ai un
pressentiment, tu verras. ») Au moins Nico leur faciliterait les choses en
retirant à Libby la possibilité de refuser leur proposition.
L’année précédant leur initiation, Ezra avait enfin ouvert les yeux : peut-
être, après tout, qu’il n’avait pas été affamé. Il avait peut-être simplement
jeûné. Maintenant que Libby et Nico étaient partis dans la Société, Ezra se
retrouvait démuni. Sans Libby, il se sentait seul, isolé et accablé par l’ennui.
Et il avait sous-estimé le malaise qu’il éprouverait à ne plus faire partie
intégrante du plan d’Atlas.
– Bien sûr que tu es encore dedans, objecta Atlas. Et tu es plus utile que
tu ne le penses.
– Ah oui ? lâcha Ezra, agacé.
La lassitude le rongeait comme une crampe dans le mollet.
– Tu as toutes les spécialités qu’il te fallait.
– Oui, mais je pense que je me suis trompé avec Parisa.
– Elle n’est pas aussi douée que tu le croyais ?
– Si, elle est vraiment talentueuse. Mais elle va nous causer des
problèmes.
– Quel genre ?
Ezra ne savait pas qu’Atlas pouvait en avoir.
– Un problème, répéta Atlas en sirotant son thé. Au moins, je peux la
convaincre de pousser les autres à tuer Callum.
– Lequel ? L’empathe ?
– Oui.
Depuis le début, c’était celui qui devait mourir. Même le groupe parfait
devrait perdre un membre, après tout. Selon Atlas – et Ezra était de son
avis – Callum était l’équivalent du code nucléaire, et débarrasser le monde
de sa présence était un service qu’ils rendaient à l’humanité.
– Ensuite, nous pourrons nous occuper de Parisa.
– Ben oui, voilà, occupe-toi de Parisa, problème réglé. Tout est en place,
comme il faut, plaisanta Ezra, attendant un rire qui ne vint pas.
Inquiétant. Très inquiétant.
– Quand tu parles de t’occuper d’elle… commença Ezra.
– Je plaisante, assura Atlas. C’était juste une blague.
– D’accord, lâcha Ezra, soulagé. Bien sûr…
– Bien sûr, répéta Atlas avant de reprendre une gorgée de thé.
Ezra baissa les yeux vers sa tasse, les sourcils froncés.
– Mais pour être clair…
– Tu sais que tu étais presque un candidat encore une fois ? lança Atlas.
Sur ses gardes, Ezra, qui avait l’habitude du sens de l’humour de son
ami, leva aussitôt les yeux.
– Par le passé, je pensais que je devrais être celui qui te fait de nouveau
entrer, étant donné…
Étant donné le précédent recrutement d’Ezra ou, moins réjouissant,
étant donné qu’il n’avait rien fait de particulier depuis le début du siècle.
– Mais la commission s’intéresse uniquement aux archives. Ils ont vu ta
magie et se sont dit : Intéressant. Tant mieux que personne n’ait jamais
entendu parler de lui avant…
Atlas haussa les épaules.
– Et ils t’ont ajouté à la liste. Marrant, non ? Nous ne sommes pas des
êtres humains pour eux, commenta Atlas, songeur. Juste des sources de
pouvoir.
Atlas prit encore une gorgée de thé sous le regard soucieux d’Ezra.
– Tu les as convaincus du contraire, j’imagine.
– Évidemment.
– Parce que tu préférais recruter les autres ?
Lentement, Atlas posa son verre.
– Oui. Comme nous l’avons décidé, n’est-ce pas ?
– Exact, acquiesça Ezra en baissant les yeux.
Son café était déjà froid.
– Tu me parais méfiant, remarqua Atlas après un moment.
– Bien sûr que non.
Et pourtant, c’était parfaitement ce qu’il ressentait.
– C’est juste que tu n’avais pas mentionné que la commission
considérait la possibilité de me recruter. Enfin, de me re-recruter.
– Ça m’a échappé, déclara Atlas en reprenant son thé et en le faisant
tourner dans sa tasse.
De toutes les explications, c’était la plus faible des excuses. Elle frôlait
l’insulte.
– Ça t’a échappé ? répéta Ezra, sur un ton proche du mépris.
Une tension inhabituelle électrisa l’espace entre eux, ou peut-être
qu’elle n’existait que dans la poitrine d’Ezra.
– Ça a échappé à ton esprit magique ? Avec lequel tu fais de la magie ?
– Quelle importance ? Tu ne pouvais pas accepter.
Atlas but sans paraître le moins du monde gêné.
– Et j’avais l’impression que ça ne te faisait ni chaud ni froid, ajouta-t-
il.
– Certes, concéda Ezra, conscient que ce n’était plus une option depuis
longtemps. Et pourtant…
– Mlle Rhodes aurait compris que tu lui mentais, remarqua Atlas, et
Ezra se força à rester impassible en entendant le nom de Libby. Ce que tu
préférais éviter, non ? Ce qui me ramène à Mlle Kamali.
– C’est-à-dire ? demanda Ezra, soudain agacé.
– Mlle Rhodes est quelque chose que vous avez tous les deux en
commun.
Comme Atlas savait que ce qui existait entre Libby et Ezra ne
s’appuyait pas uniquement sur du mensonge, ce commentaire était
manifestement destiné à le blesser. Mais cela n’aiderait en rien Ezra de
l’avouer.
– Libby ne sait rien du tout sur moi. Ce serait un peu hypocrite, tu ne
crois pas, que je lui tienne rigueur pour cette petite indiscrétion ?
– Je ne dis pas que tu devrais.
Cette conversation tournait en rond.
– Alors quel est ton problème avec la télépathe ? C’est toi qui l’as
choisie, non ?
Il mit exprès l’accent sur « toi ».
– Oui, et elle est aussi douée que je l’espérais. Mais bien plus
dangereuse que je le pensais.
Il l’avait déjà dit, songea Ezra, exaspéré.
– Ne me dis pas que tu ne peux pas la maîtriser, maintenant.
– Je pourrais, répliqua Atlas avant de boire.
Pourrais. Pas peux.
– Mais tu ne le feras pas, comprit Ezra. Parce que je le ferai pour toi ?
C’est ça ?
– Je ne pourrais jamais éliminer un de mes initiés. Tu le sais, dit Atlas
en haussant les épaules. Mais tu sais aussi qu’on ne peut se permettre de
garder quelqu’un qui sape activement notre plan.
Notre plan ?
– Il n’a jamais été question de tuer quelqu’un si ce n’était pas
nécessaire.
– Je n’ai pas dit que ce n’était pas le cas, rétorqua Atlas, sur un ton
neutre. Et même si ça l’était…
– Oh oui, idiot que je suis, grommela Ezra. Tu plaisantais…
– … tu ne comprends peut-être pas ce qui est nécessaire, conclut Atlas
en posant sa tasse.
Ses gestes semblaient artificiels, étrangers – Atlas n’avait jamais aimé le
thé, préférant des boissons plus intenses. Et Ezra se demanda s’il
connaissait vraiment Atlas Blakely. À une certaine époque, sûrement, mais
cela avait duré tout juste un an. Depuis, vingt ans s’étaient écoulés. Deux
décennies que techniquement Ezra avait manquées. Qu’avait-il pu arriver à
l’esprit d’Atlas, à ses convictions, à son âme ? Quelles étaient les
conséquences de l’initiation sur lui ?
Alors Ezra décida de faire quelque chose qu’il n’avait jamais pris la
peine de faire avant. Il ouvrit un portail sur l’avenir le plus éloigné possible.
Cela n’avait rien d’exaltant parce que l’avenir, tant qu’il n’avait pas été
vécu, pouvait toujours changer. Bien sûr, il y avait des événements
inaltérables (comme la mère d’Ezra, par exemple), mais en général Ezra
avait appris à considérer ses portails temporels comme une sorte
d’horoscope, sans aucune certitude que ce qu’il y verrait se réaliserait. Du
moment qu’il ne restait pas à l’intérieur des futurs dans lesquels il entrait,
rien ne le liait à ce qu’il y trouvait. Sa présence, s’il ne perturbait rien,
passerait aussi inaperçue que le mouvement d’un grain de sable.
Mais ce qu’il découvrit l’horrifia. Parce que ce qu’il vit – la conclusion
de leur plan, à Atlas et lui – était d’ampleur biblique. À travers le portail,
Ezra aperçut destruction et conquête. Le grondement d’une vieille violence
barbare. Le ciel était noir de cendre et de fumée, le présage d’un cataclysme
attendu et familier. Comme à travers le viseur flou d’un tireur, Ezra assistait
en témoin solitaire à la fin du monde.
– Élaborons-en un autre, avait proposé Atlas une fois.
Il n’y avait pas si longtemps dans les souvenirs d’Ezra. Une vingtaine
d’années pour Atlas Blakely. Cela suffisait peut-être pour penser qu’Ezra
avait pu oublier.
– Celui qu’on a est foireux, mec. On a complètement perdu le fil.
Toujours plus de réparations, de bricolages avec les pièces détachées.
Quand un écosystème échoue, la nature en crée un nouveau. C’est ainsi que
les espèces survivent.
Il avait alors plongé son regard noir dans celui d’Ezra.
– Allons-y, devenons des dieux !
Ezra avait mis son discours sur le compte de la drogue.
Mais quand il vit Tristan Caine à l’intérieur d’un de ses portails,
traversant le temps sur les barrières de sécurité qu’Ezra avait contribué à
mettre en place, il comprit qu’Atlas Blakely avait déjà constitué la
meilleure équipe sans lui. Atlas avait voulu bâtir un monde nouveau, quoi
que cela ait pu signifier, et Ezra le soupçonnait d’en être capable.
– Qu’est-ce que Tristan peut faire ? demanda-t-il, l’air de rien, à leur
rencontre suivante. Tu ne me l’as jamais dit.
Il avait d’abord cru, en le croisant, que Tristan était un simple voyageur.
Mais il en doutait de plus en plus.
– Ah non ? demanda Atlas en approchant la tasse de ses lèvres.
Au comble de l’exaspération, Ezra lui frappa la main pour envoyer
valser la tasse.
– Il ne manque qu’une seule pièce du puzzle, Atlas.
Quelqu’un capable de manipuler le quantum : d’utiliser la matière noire,
d’élucider le mystère du néant. Un candidat pareil serait l’œil de Dieu, doté
de l’objectivité nécessaire pour diriger les autres. Ce serait la clarté qui
faisait défaut à leurs recherches.
Mais ce genre de pouvoir était impossible, et même s’il l’était, un
médéien qui posséderait une telle palette de talents serait hors la loi, hors
limite. Ce ne serait pas la personne qu’Ezra avait rencontrée.
– Même si tu l’avais, ce ne serait pas suffisant, continua Ezra.
En supposant qu’Atlas était sérieux, créer un nouvel univers grâce à
l’explosion de l’ancien était ridicule. Cela nécessitait la spontanéité
cosmique, pas le contrôle des mortels.
– Tu ne peux pas provoquer un big bang, lança Ezra, stupéfait d’avoir à
prononcer une telle phrase. Et même si tu le pouvais, un big bang de quelle
ampleur ? Il a fallu à ce monde des milliards d’années pour devenir ce qu’il
est, et toi, tu n’as pas tout ce temps devant toi. Ce que tu créerais devrait
être…
Parfait. Imparfait, mais avec des conditions parfaites.
Donc impossible.
N’est-ce pas ?
Ezra arrêta de réfléchir et dans le silence qui suivit, une terreur
fiévreuse l’envahit. Quel était le plan d’Atlas ? Ezra l’avait vu comme une
espèce de réparation, un canular destiné aux élites universitaires. Prendre la
tête de la Société, ha, ha, ha, ha. L’idée qu’ils se substituent à Dieu n’avait
jamais été évoquée.
Et pourtant, c’était peut-être de cela qu’il s’agissait. Atlas était brillant.
Mais était-il fou ? Un génie déséquilibré. Il l’avait peut-être toujours été. Le
problème n’était pas tant ce qu’il était capable de faire que ce qu’il pouvait
concevoir. Les manettes qu’il savait actionner, les jeux auxquels il savait
jouer.
À quoi Ezra avait-il dit oui, le jour où ils avaient passé leur accord ?
– Tu te débines, mon vieil ami ? murmura Atlas, un sourire discret sur
les lèvres. Tu te sens moins dévoué à nos objectifs qu’autrefois, j’imagine.
Sans doute, continua-t-il avec un accent faussement aristocratique. Étant
donné que tu n’as eu à consentir à aucun sacrifice pour en arriver là.
– Moi ? Atlas, s’indigna Ezra. Ça a toujours fait partie de notre plan…
– Certes, acquiesça Atlas. Mais pendant que je passais un quart de siècle
à vieillir, tu es resté un jeunot, n’est-ce pas, Ezra ? On t’a effacé et
reconstruit, au point où tes préoccupations n’existent plus. Tu ne vois pas
combien le jeu a changé, lâcha-t-il avec une pointe d’accusation, ou peut-
être de déception.
– Je suis un jeunot ? répéta Ezra, stupéfait. Dois-je te rappeler que j’ai
fait le sale boulot pour toi ?
– Et je pense t’avoir remercié plus d’une fois pour ça. Je t’ai offert une
place à notre table, l’as-tu oublié ? Plus d’une fois, même.
La pauvreté de sa réponse s’enfonça dans le cœur d’Ezra comme un
pieu.
– On a commencé tout ça parce que tu étais d’accord avec moi que la
Société était merdique, lâcha-t-il.
– En effet, concéda Atlas.
– Et maintenant ?
– Elle est toujours merdique, comme tu le dis. Mais cette fois, je peux y
remédier. Nous le pouvons, corrigea-t-il. Nous pouvons la réparer, si tu
acceptes de voir les choses comme moi.
Quand un écosystème échoue, la nature en crée un nouveau. C’est ainsi
que les espèces survivent.
Le silence entre eux s’emplit d’une nouvelle vague de doute palpable.
Qu’arriverait-il à ce monde une fois qu’Atlas aurait atteint son objectif ?
Ezra le savait. Il l’avait déjà vu.
Incendies, inondations. Destructions, violence.
– Demande-moi, proposa Atlas sur un ton neutre.
Ezra hésita un moment à obéir.
Tu as vraiment l’intention de mener ton projet à bien ?
Es-tu tellement arrogant ? Ton orgueil démesuré te permet-il de croire
que tu en as le droit ?
Une partie d’Ezra était persuadée qu’il n’avait pas pu se tromper à ce
point. Atlas ne pouvait pas être si fou pour vouloir infléchir l’impossible.
Les conséquences qu’avait vues Ezra étaient peut-être indépendantes de sa
volonté, totalement fortuites et même sans rapport avec son plan. Ezra se vit
demander Tu serais vraiment prêt à tout détruire pour tout reconstruire ?
Juste pour savoir et Atlas répondrait Non, bien sûr que non. Petit rictus
supérieur, Ezra, s’il te plaît, tu sais bien que la destruction de masse, ce
n’est pas mon style. Et ils en riraient certainement.
Mais Ezra se rappela avec quel détachement Atlas avait suggéré qu’ils
se débarrassent de Callum Nova, qu’ils s’occupent de Parisa Kamali.
Nécessaire, avait-il dit.
Qu’arriverait-il quand Ezra ne serait plus utile ? C’était la seule
question à poser, mais ils connaissaient déjà tous les deux la réponse.
– Les archives ne te donneront jamais ce que tu demandes, finit par
déclarer Ezra. Tu ne peux pas cacher tes intentions à la bibliothèque.
Silence.
– Utilises-tu quelqu’un d’autre pour le faire ?
– Soit tu es avec moi, Ezra, soit tu ne l’es pas, répliqua Atlas d’une voix
grave.
Ils se dévisagèrent.
Quelque part, le tic-tac d’une pendule marquait les secondes.
Et Ezra sourit.
– Je suis avec toi, bien sûr. Je l’ai toujours été.
Il disait vrai.
Jusque-là.
– Alors c’est simple, n’est-ce pas ? Tu verras ce dont ils sont capables,
dit Atlas. Je te laisserai tout voir.
Ezra eut l’intelligence de ne pas remettre en question ce que lui promit
Atlas, même à l’intérieur de son esprit.
– D’accord. Arrange-toi pour que Parisa tue Callum et je me charge du
reste.
– Mlle Rhodes soupçonne-t-elle quelque chose ?
Non. Non, Ezra veillerait à ce qu’elle ne se doute de rien.
– Je garde un œil sur Libby, dit-il, comme si c’était faisable.
En réalité, il savait que ce n’était pas possible. Plus Ezra l’avait attirée à
lui, séduite, plus il avait tenté de lui prouver sa propre dévotion comme il
pensait qu’elle voudrait être aimée – plus il espérait rester dans les
confidences d’Atlas en entretenant celles de Libby –, plus elle s’était
éloignée de lui, devenant plus distante à chacune de leurs conversations au
téléphone. Ezra avait voulu former avec elle une alliance, afin qu’elle lui
ouvre une fenêtre sur les plans d’Atlas, même si les règles de la Société
l’interdisaient formellement. Il s’accrochait à leurs années ensemble, sa
confiance en lui, leur histoire commune à laquelle il arrivait parfois à croire
même s’il savait qu’il avait créé ce mirage de toutes pièces. Il s’était fixé la
mission d’espionner Atlas de loin, en s’appuyant sur la personne dont il
n’avait jamais remis en question la moralité. Il savait qu’il pourrait compter
sur l’éthique de Libby, même si cette aventure leur coûtait leur relation.
Mais Libby n’avait fait que le repousser, méfiante à l’extrême et
perpétuellement en colère.
« Je ne t’appartiens pas », lui avait-elle dit avant de tracer une ligne
entre eux et de lui fermer l’accès à sa vie.
Alors, sans Libby, ni même la perspective de l’avoir de nouveau à ses
côtés, Ezra n’eut d’autre choix que de passer à l’action. S’il voulait
contrecarrer les projets d’Atlas, il devrait neutraliser la Société par ses
propres moyens.
Et pour cela, il devait d’abord retirer de l’échiquier une des pièces
d’Atlas.
S’introduire dans la maison serait la partie la plus facile. Vingt ans plus
tôt, Ezra avait discrètement construit un passage à travers les barrières, à sa
taille et à sa forme, qu’aucun initié, quel que soit son talent, ne pourrait
jamais déceler et refermer. Il s’y faufilait aisément pour entrer dans la seule
dimension que personne d’autre ne pouvait voir. Mais ce qu’il ferait une
fois à l’intérieur serait beaucoup plus compliqué.
Ezra avait assez bien compris qui comptait pour Atlas, et qui il ne
voulait pas parmi les initiés. Libby, Nico et Reina formaient un triumvirat et
il ne pouvait se passer d’aucun des trois. Tristan… Atlas lui cachait la vérité
sur lui, ce qui en faisait sans doute le pilier de son plan.
Il devrait s’arranger pour qu’Atlas croie mort le candidat qu’il
choisirait. Disparu pour de bon.
Une illusion ?
Non, il fallait mieux. Quelque chose de plus convaincant.
De plus coûteux.
– Je connais quelqu’un qui pourrait vous aider, fut la réponse qu’il reçut
après avoir cherché de l’aide dans les milieux clandestins.
Une sirène, disait-on, teintant le terme d’une touche de mépris.
– Ça vous coûtera un bon pactole, mais si vous pouvez payer…
– Je peux payer.
Un certain Prince, qu’il rencontra par l’entremise de la sirène, donna à
Ezra l’animation. Une coquille vide sans visage et sans tonus. Une sorte de
cadavre abominable qui avait connu une fin atroce.
– Il faut donner à cette animation un visage, dit la sirène de sa voix
stridente, qui transperça les tympans d’Ezra au point qu’il mit un moment à
retrouver l’équilibre. Il faudra reproduire les expressions et les gestes de
quelqu’un que vous connaissez assez intimement pour les rendre crédibles.
Cela limitait considérablement les options d’Ezra. Mais s’il voulait
retirer à la Société ses possibilités de nuire, autant qu’il lui vole celle dont
Atlas ne pouvait se passer. Nico et elle formaient la clé et la serrure, et Ezra,
qui s’y connaissait bien en portails, savait que l’un n’allait pas sans l’autre.
Libby avait senti sa présence dans la chambre avant de le voir. Elle avait
une ouïe particulièrement fine, et c’était comme si elle avait un radar
branché sur sa fréquence. Heureusement qu’elle était si menue et si
surprise. Les autres n’entendirent que son hurlement, qui retentit depuis
l’endroit qu’ils venaient de quitter et jusqu’à sa destination pour finir par
une étincelle.
Libby se dégagea de son emprise et lui décocha un regard assassin.
À cet instant, Ezra fut étonné de constater qu’elle lui avait manqué.
– Ezra, qu’est-ce que tu fiches… ?
– Ce n’est pas ce que tu penses, se défendit-il rapidement.
Et il disait vrai. S’il avait pu prendre l’un des autres, il l’aurait fait.
– Dis-moi quoi penser !
Il lui résuma la situation : Atlas Blakely était le mal, la Société était le
mal, rien de bon là-bas, Libby était partie dans son propre intérêt.
Elle ne le prit pas bien.
– Mon propre intérêt ? Je t’avais demandé de ne pas décider pour moi
quand nous étions ensemble ! gronda-t-elle. Alors maintenant qu’on est
séparés, c’est encore plus d’actualité !
Il manquait de patience pour une nouvelle dispute avec son ex-petite
amie.
– Écoute, il y a beaucoup de choses que j’aimerais changer dans notre
relation, assura-t-il. Principalement son point de départ. Mais comme je ne
le peux pas…
– Ce n’était qu’un vaste mensonge ! s’indigna Libby, une main sur la
bouche. Quand je pense que je t’ai cru, que je t’ai défendu…
– Ce n’était pas un mensonge. Ce n’était juste pas… s’interrompit-il
pour s’éclaircir la voix. Pas entièrement vraiment vrai.
Elle le dévisagea, abasourdie. Ezra s’en sortait plutôt mal. À part
alimenter son animosité à l’égard de Nico, il n’avait jamais su lui dire ce
qu’elle voulait entendre. Mais à sa décharge, il avait le même problème
avec tout le monde.
Petit à petit, Libby se ressaisit suffisamment pour reprendre la parole.
– Mais tu… tu connais absolument tout sur moi. Absolument tout.
Il avait espéré qu’ils n’en arriveraient pas là.
– Oui.
– Tu connais mes peurs, mes rêves, mes regrets, énuméra- t-elle en
pâlissant. Ma sœur…
– Oui.
Mais elle aussi connaissait des choses sur lui.
– Ezra, j’avais confiance en toi.
– Libby…
– C’était vrai pour moi !
– C’était vrai pour moi aussi.
Dans l’ensemble.
Une partie.
Plus qu’il ne pensait sage de l’avouer.
– Bon sang, Ezra, est-ce que j’ai jamais…
Elle s’arrêta juste avant de lui demander si elle avait compté pour lui, ce
qui l’arrangeait bien. Même si elle avait pu se satisfaire de sa réponse (ce
qui n’aurait pas été le cas), avoir à se justifier sur le sujet aurait causé des
dégâts irréparables. Libby Rhodes, avec son manque de confiance en elle et
son besoin d’amour, connaissait ses limites, et elle les considérait avec une
tendresse mêlée de dégoût, comme s’il s’agissait de blessures toutes
fraîches.
– Alors pourquoi m’as-tu kidnappée ? demanda-t-elle en bégayant
presque.
– À cause d’Atlas, répondit Ezra en soupirant.
Comme toujours, ils tournaient en rond.
– Je te l’ai dit. Ce n’est pas après toi que j’en ai.
– Mais… où m’as-tu emmenée ?
Elle commençait à prendre conscience de ce qui lui arrivait, songea
Ezra. Elle commençait à comprendre qu’elle était maintenue captive.
Le choc initial se dissipait et bientôt, elle réfléchirait à comment s’évader.
– La question n’est pas où.
Il ne développa pas. Elle était trop intelligente et puissante. Il fallait
qu’elle reste dans l’ignorance, dans un labyrinthe inextricable. Les gens ne
savent en général regarder le monde que d’une seule façon : en trois
dimensions. Pour eux, le temps est uniquement linéaire et va dans un seul
sens, sans qu’on puisse le perturber ou l’arrêter.
En réfléchissant de cette façon, personne ne pourrait jamais la retrouver.
Il était très peu probable qu’elle se retrouve elle-même.
– Tu ne peux pas me garder ici, lâcha-t-elle, résignée, sans conviction.
Tu ne comprends pas qui je suis. Tu ne l’as jamais compris.
– Je sais exactement qui tu es, Libby. Je le sais depuis un moment déjà.
L’empathe est déjà mort ?
Elle ouvrit de grands yeux.
– Oui ?
– Je… n’en sais rien…
Elle semblait stupéfaite.
– Tu connais Callum ?
Il serra la mâchoire, refusant de répondre, alors qu’il l’avait déjà fait
très clairement.
– Oui ou non, Libby ?
– Je ne sais pas, répliqua-t-elle, agacée. Oui, probablement…
Il prenait du retard, même si la ponctualité n’avait jamais été sa priorité.
Il était rarement à l’heure, considérant le temps comme une mesure de
mouvement totalement arbitraire. Même pendant sa jeunesse, qui était à la
fois immense et minuscule, Ezra n’avait jamais fait d’efforts dans ce sens.
Sa mère l’avait grondé tant de fois, en vain. Même le dernier jour de sa vie.
Et c’est peut-être ce qui l’avait rapproché d’Atlas, après tout. Ezra
savait être affamé et Atlas savait attendre.
– Je vais revenir, promit-il. Ne va nulle part.
De toute façon, elle n’aurait pas pu. Il avait construit les barrières
spécialement pour elle, les avait faites moléculaires, solubles, aqueuses.
Elle devrait modifier l’état de son environnement pour les briser, changer
les éléments un à un. Ce qui ne pouvait que la vider entièrement. Un pas en
avant, deux en arrière.
Clés et serrures.
– Tu me gardes ici ? demanda-t-elle, sans parvenir à y croire.
Elle finirait par l’accepter, et la douleur remplacerait la sidération.
– C’est pour ta sécurité, lui rappela-t-il.
– Tu me mets à l’abri d’Atlas ?
– Exactement.
Il se sentit pressé. Il était en retard, mais le problème était surtout ce qui
l’attendait s’il s’attardait.
– Je veux que tu restes en vie.
Libby n’allait plus tarder à prendre conscience de ce qui lui arrivait et il
valait mieux pour Ezra qu’il retire tous les objets inflammables de la pièce,
comme son corps et ses vêtements.
– Dans quel but Atlas Blakely a-t-il besoin de moi ?
Ça y est, la rage montait.
– Tu ferais mieux d’espérer ne jamais le découvrir.
Il sortit alors par un autre portail qu’il avait créé, le son de ses pas
résonnant sur le marbre familier.
Il savait déjà qui il trouverait dans la chambre quand il y entrerait.
À l’instar d’Atlas, il avait choisi ses occupants avec précaution, se
servant des contacts qu’il s’était faits grâce à son visage quelconque et son
nom d’emprunt. Ils voulaient tous qu’on les trouve – ils s’étaient tous laissé
convaincre par le prix à la clé – et par conséquent, tous les ennemis de la
Société répondirent présents sans hésiter quand Ezra les convoqua. Ils
avaient tous été alléchés par la récompense promise : la Société elle-même,
à laquelle personne n’avait jamais tourné le dos, à l’exception d’Ezra.
À condition que l’animation fonctionne, Atlas ne le soupçonnerait pas.
Et même s’il avait des doutes, c’était Atlas en personne qui avait rendu Ezra
invisible et par conséquent impossible à trouver.
– Mes amis, lança Ezra sans préambule en s’adressant à l’assemblée.
Bienvenue.
Ils n’affichèrent aucune surprise en voyant leur interlocuteur si jeune,
alors qu’Ezra avait utilisé des secrets qu’ils s’évertuaient à cacher pour faire
pression sur eux. (Seuls les gens qui vivent dans trois dimensions pensent
que les « dossiers » sont sacrés et méritent d’être protégés.)
– Les six êtres humains les plus dangereux encore en vie sont en ce
moment sous la coupe d’Atlas Blakely, comme vous le savez. L’une d’entre
eux a été neutralisée, et un autre a été éliminé par la Société. Mais les quatre
restants provoqueront soit notre extinction, soit notre survie. Ils sont
sélectionnés par une Société despotique pour laquelle nous ne sommes que
des pions. Nous avons un an devant nous avant qu’ils sortent de sa
protection.
Les membres de son auditoire échangèrent des regards. Ils étaient six.
Merveilleuse ironie. Même Atlas l’aurait appréciée.
– Que voulez-vous que nous fassions ? demanda Nothazai, le premier à
prendre la parole.
Ezra sourit, là où Atlas aurait haussé les épaules.
– À votre avis ? Le monde agonise, déclara-t-il en s’asseyant, prêt à se
mettre au travail. À nous d’y remédier.
FIN
*
* *
Quand un écosystème échoue, la nature en crée un nouveau. Règles
simples, concepts simples, qu’illustrait parfaitement la Société. Elle avait
ressuscité, s’était rebâtie sur les os de ce qui avait été abandonné ou détruit.
C’était un secret enterré à l’intérieur d’un labyrinthe, caché au plus profond
d’un dédale.
La Société s’élevait de plus en plus haut. Elle s’érigeait telle la tour de
Babel pour atteindre le ciel. Invention, progrès, elle n’avait d’autre choix
que de continuer son ascension. Un objet mis en mouvement ne s’arrête pas
de sa propre volonté. Le problème avec la connaissance, la particularité de
son addiction, réside dans le fait qu’elle ne ressemble à aucune autre forme
de vice. Celui qui goûte à l’omniscience ne peut jamais se satisfaire d’une
réalité quelconque – la vie et la mort une fois acceptées ne pèsent plus dans
la balance, et même les tentations habituelles et les excès n’apportent plus
de contentement. Il ne peut plus mener qu’une existence inadaptée et
frustrante. Un jour, peut-être rapidement, il serait capable de créer des
mondes nouveaux. Il n’était plus question d’atteindre Dieu, mais de le
remplacer.
Olivie
31 janvier 2020
ISBN : 978-2-7499-5211-6