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Blake - Olivie Atlas Six 2022

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À mon physicien, à ma merveilleuse idéaliste

et à Lord Oliver, pour tous les coups gagnants.


LE COMMENCEMENT

Au cours de l’Histoire, la bibliothèque royale d’Alexandrie a été


exploitée dans de multiples œuvres artistiques et littéraires, au point que les
références devenaient presque lassantes. Instrument de pouvoir de la
dynastie ptolémaïque, la bibliothèque n’a jamais cessé de fasciner ; soit
parce que le besoin obsessionnel de connaître son contenu ne peut être
satisfait que par l’imagination, soit parce que l’humanité ressent le plus
ardemment le manque en le partageant collectivement. Qui n’aime pas
l’interdit ? Et qu’y a-t-il de plus interdit que la connaissance, surtout la
connaissance perdue ? Que les références soient lassantes ou non, tout le
monde a quelque chose à regretter de la bibliothèque d’Alexandrie. Nous
avons toujours été une espèce attirée par l’appel de l’inconnu lointain.
Selon les historiens, la bibliothèque contenait, avant sa destruction, plus
de quatre mille rouleaux de papyrus sur l’histoire, les mathématiques, les
sciences, l’ingénierie, et aussi la magie, qui se développait et progressait
autant que n’importe quelle autre matière. Nombreux s’imaginent à tort le
temps comme une pente régulière, un continuum stable de croissance et de
progrès, mais quand l’histoire est écrite par les vainqueurs, le récit déforme
souvent les faits. En réalité, le temps tel que nous le vivons est fait de
fluctuations, suivant une trajectoire bien plus cyclique que rectiligne. Les
traces et les tendances sont changeantes, et l’histoire ne va pas toujours vers
l’avant. Il en va de même pour la magie.
Ce que l’on sait moins, c’est que la bibliothèque d’Alexandrie a brûlé
pour se sauver. Elle est morte pour se relever, mais moins phénix que
Sherlock Holmes : stratégique. Quand Jules César prit le pouvoir, il devint
évident pour tous les Gardiens qu’un empire ne pouvait se maintenir que
sur un siège à trois pieds : subjugation, désespoir et ignorance. Ils savaient
également que le monde serait toujours dirigé par le même genre de
despotes. Ils conclurent par conséquent qu’un temple de sagesse aussi
précieux devrait être soigneusement caché pour survivre.
Quelle vieille astuce : mourir et disparaître pour recommencer. Et la
survie de la bibliothèque dépendait de sa capacité à garder son propre
secret. Les médéiens, les plus érudits des magiciens, obtinrent l’autorisation
d’utiliser les documents qu’ils mettaient de côté du moment qu’ils
acceptaient la charge de les protéger. Les membres de la société qui avait
grandi sur les cendres de la bibliothèque jouissaient de privilèges immenses
à la hauteur de leurs responsabilités. Toute la connaissance que possédait le
monde était à leur portée, et en retour, ils devaient continuer à la cultiver et
lui permettre de s’épanouir.
En même temps que le monde s’étendait – dépassant les limites de
Babylone, Carthage, Constantinople, pour atteindre les collections des
bibliothèques arabes et asiatiques détruites par les impérialismes et les
empires – les archives d’Alexandrie se développaient, et leur influence se
répandait au même titre que la Société du même nom. Tous les dix ans, une
nouvelle classe d’initiés potentiels était choisie. Les candidats passaient une
année à se former, apprenant les fonctions des archives et les bases d’un
métier à vie. Une formation comparable à la préparation d’un doctorat, ou
d’un projet de recherche. Pendant une année entière, les six candidats que la
Société sélectionnait vivaient, mangeaient, dormaient et respiraient les
archives et leurs contenus, et cinq d’entre eux étaient intégrés à la fin de
l’année. Ensuite, les nouveaux initiés continuaient leurs études
rigoureusement pendant une autre année avant qu’on leur donne la
possibilité de rester et poursuivre leurs recherches, ou, plus probablement,
qu’on leur propose un emploi. Les Alexandriens, typiquement, devenaient
des leaders politiques, des patrons ou des chefs d’entreprise. Les plus
curieux restaient et concouraient pour un poste de Gardien. Après sa
formation, un Alexandrien connaissait la fortune, le pouvoir, le prestige et
un savoir inestimable. Ainsi, être choisi pour suivre cette formation était la
première étape vers une vie de possibilités infinies.
C’est ce qu’expliquait Dalton Ellery à la dernière classe d’initiés, qui
ignoraient tous pourquoi ils étaient là et ce pour quoi ils devraient se battre.
Et vraisemblablement, ils ne comprenaient pas non plus que la présence de
Dalton Ellery devant eux dans cette salle prouvait qu’il était un médéien
aux qualités exceptionnelles, comme ils n’en rencontreraient sans doute
plus jamais. Il avait choisi cette voie parmi toutes celles qui s’offraient à lui.
Il avait renoncé à la personne qu’il aurait pu devenir et à la vie qu’il aurait
pu avoir, et qui aurait certainement été très ordinaire en comparaison. Il
aurait embrassé une profession peut-être plus lucrative, se fondant dans
l’économie des mortels de façon utile, mais sans jamais goûter à ce que son
choix lui avait apporté. Il aurait peut-être pratiqué de la magie
extraordinaire, mais lui n’aurait rien eu d’extraordinaire. Inévitablement, il
aurait, comme tous les êtres humains, succombé à la mondanité, à la
concurrence, à l’ennui, contre lesquels il était désormais immunisé. En
acceptant d’enseigner dans cette salle, il échappait à la médiocrité d’une
existence quelconque.
En observant ses élèves, il repensa à la vie qu’il aurait pu avoir, la vie
qu’ils auraient tous pu avoir si on ne leur avait pas proposé de telles…
richesses. La gloire éternelle. La sagesse inégalée. Ils découvriraient les
secrets que le monde cachait depuis des siècles, des millénaires. Des choses
que des yeux ordinaires ne verraient jamais et que des esprits inférieurs ne
pouvaient comprendre.
Ici, leur vie changerait. Ici, ce qu’ils avaient été serait détruit, tout
comme la bibliothèque, pour être reconstruit et caché dans l’ombre, visible
uniquement par les Gardiens, par les Alexandriens et par les fantômes des
vies écartées et des chemins évités.
La grandeur n’est pas facile, s’abstint de dire Dalton, tout comme il ne
dit pas que la grandeur n’est jamais offerte à ceux incapables de la
supporter. Il leur parla à peine de la bibliothèque, de leur chemin initiatique
et de ce qui se trouvait à leur portée s’ils avaient seulement le courage de
tendre la main pour l’attraper.
Ils étaient fascinés, comme il se doit. Dalton était très doué pour
insuffler de la vie dans toute chose, aussi bien dans les idées que dans les
objets. C’était un don subtil. Visuellement, ses compétences tenaient moins
à la magie qu’à sa finesse professionnelle, ce qui faisait de lui un
universitaire unique. C’était le visage idéal pour cette nouvelle classe
d’Alexandriens.
Il sut avant même de commencer à parler qu’ils accepteraient tous son
offre. Il s’agissait d’une simple formalité. Personne ne tournait le dos à la
Société des Alexandriens. Même ceux qui faisaient mine de s’en
désintéresser ne pouvaient pas résister. Ils se battraient bec et ongles, il le
savait, pour survivre à l’année qui les attendait, et s’ils étaient aussi
consciencieux et talentueux que la Société le pensait, la plupart y
arriveraient.
La plupart.
LA MORALE DE CETTE HISTOIRE EST LA SUIVANTE :

Méfiez-vous de celui qui vous affronte les mains vides. Si, à ses
yeux, vous n’êtes pas la cible, alors vous pouvez être certain que
vous êtes l’arme.
1 : LES ARMES
LIBBY
Cinq heures plus tôt

Coïncidence, le jour où Libby Rhodes avait rencontré Nicolás Ferrer de


Varona était également le jour où elle avait découvert que « ulcéré », un mot
qu’elle n’avait jamais utilisé, était le seul terme qui convenait pour décrire
ce qu’elle ressentait en sa présence. C’était le jour où Libby avait
accidentellement mis le feu à la doublure de rideaux vieux de plusieurs
siècles dans le bureau de la professeure Breckenridge, la doyenne aux
affaires étudiantes, scellant en un seul incident son admission à l’université
de magie de New York et sa haine sans borne pour Nico. Tous les jours qui
avaient suivi celui-là n’avaient été qu’une grande et vaine épreuve de
retenue.
Si on faisait abstraction de l’électricité dans l’air, cette journée serait
très différente, parce que Libby n’aurait bientôt plus à le côtoyer. Au pire,
elle risquait de tomber sur lui par hasard, mais ils feraient tous les deux en
sorte de s’ignorer, Libby en était convaincue – la ville était assez grande,
avec suffisamment de gens qui se croisaient régulièrement en s’évitant
ostensiblement. Dès le lendemain, Nico et elle s’en iraient chacun de son
côté. Elle avait failli chanter de bonheur en y pensant dans la matinée. Pour
Ezra, son petit ami, sa bonne humeur venait du fait qu’elle finissait ses
études première de sa promotion (ex aequo avec Nico, mais autant ne pas le
mentionner) ou qu’elle avait été désignée pour prononcer le discours
d’adieu. Elle pouvait être fière de ces deux distinctions, mais elle se
réjouissait surtout de cette nouvelle période de sa vie qui allait bientôt
commencer.
Pour la dernière fois, elle poserait les yeux sur Nico de Varona, et rien
n’aurait pu la mettre plus en joie que la perspective d’un monde sans cet
énergumène.
– Rhodes, la salua-t-il en s’asseyant à côté d’elle au début de la
cérémonie.
Il s’amusait à faire rouler son nom sur sa langue.
– Hmm, renifla-t-il, plus facétieux que jamais. Tu ne sens pas de la
fumée, Rhodes ?
Nouvelle référence à l’excès de zèle de Libby du premier jour. Hilarant.
– Attention, Varona. Cet auditorium est sur une ligne de fracture,
n’oublie pas.
– Bien sûr que je le sais, vu que c’est mon sujet d’étude pour l’année
prochaine, répliqua-t-il. Quel dommage que tu n’aies pas obtenu ce poste
d’assistante de recherche.
Comme ce commentaire était clairement destiné à la blesser, Libby eut
l’intelligence de se tourner vers le public. Elle n’avait jamais vu
l’auditorium aussi rempli. Des diplômés et leur famille occupaient tous les
sièges, jusqu’aux balcons. Il y avait même des gens debout dans
l’embrasure des portes.
Au loin, Libby repéra son père, affublé de sa seule veste un peu chic,
qu’il s’était procurée pour un mariage au moins vingt ans plus tôt, et qu’il
portait pour toutes les occasions plus ou moins formelles. Ses deux parents
étaient assis vers le milieu, légèrement excentrés, et Libby éprouva soudain
un élan d’amour envers eux. Elle leur avait évidemment assuré qu’ils
n’étaient pas obligés de faire l’effort de venir. Mais son père était là avec
son blaser, sa mère avait mis du rouge à lèvres, et à côté d’eux…
Il n’y avait personne. Libby remarqua le siège vide, au moment où une
adolescente chaussée de baskets montantes se faufilait dans la rangée. Elle
enjamba la canne d’une grand-mère et adressa une grimace hautaine aux
personnes déjà installées. Apparition troublante et tellement à propos : un
éclat de jeunesse qui passait devant la place vacante. La vision de Libby
s’embua, mais elle ne pleura pas.
Si Katherine était encore en vie, elle n’aurait plus seize ans. Libby avait
dépassé l’âge de sa grande sœur. La blessure avait désormais cicatrisé. Elle
n’était plus fatale. Il ne restait qu’une croûte.
Un mouvement l’empêcha de se perdre dans des ruminations
masochistes. Une tignasse de boucles brunes apparut à côté de ses parents.
Ezra, vêtu du seul pull qu’elle n’avait pas détruit dans une lessive cette
semaine, occupait désormais l’espace laissé libre par l’absence de
Katherine. Il se pencha pour tendre un programme au père de Libby et un
mouchoir à sa mère. Après un court échange de politesses, il leva la tête
vers la scène pour chercher Libby des yeux. Quand il la vit, il lui envoya un
hello silencieux.
La douleur de la perte de sa grande sœur s’apaisa légèrement. Cette
dernière aurait certainement détesté toute cette cérémonie, ainsi que la robe
de Libby et sa coiffure.
Hello, dessina Libby sur ses lèvres pour lui répondre, et elle fut
récompensée par un de ses sourires radieux. Ezra était élancé, presque
dégingandé, malgré ses grignotages permanents, et bien plus grand qu’il n’y
paraissait au premier regard. Il avait des gestes félins et elle adorait son
élégance. Son calme la rassurait.
Malheureusement, Nico avait suivi son regard et affichait un air amusé.
– Ah, Fowler est là aussi, je vois.
Libby, qui l’espace d’un moment délicieux avait oublié sa présence,
frémit d’exaspération.
– Et pourquoi pas ?
– Pour rien. Je me disais juste que tu aurais trouvé mieux depuis le
temps, Rhodes.
Ne relève pas, ne relève pas, ne…
– Ezra vient d’avoir une promotion, si tu veux tout savoir, lança-t-elle
froidement.
– De médiocre à compétent ?
– Non, de…
Elle s’interrompit et serra le poing en comptant dans sa tête jusqu’à
trois.
– Il est chef de projet, maintenant.
– Wa-ouh ! lâcha Nico sèchement. Impressionnant.
Elle lui décocha un regard mauvais et il sourit.
– Ta cravate est de travers, l’informa-t-elle, impassible.
Il se dépêcha d’arranger le nœud.
– Gideon ne te l’a pas redressée avant que tu sortes ? ajouta-t-elle.
– Si, mais…
Libby se félicita de son petit succès.
– Très drôle, Rhodes.
– Qu’est-ce qui est drôle ?
– Gideon est ma nounou. À se tordre par terre. C’est nouveau, c’est
frais.
– Parce que se moquer d’Ezra, c’est révolutionnaire ?
– Est-ce ma faute si Ezra est un sujet d’amusement qui se renouvelle à
l’infini ?
S’ils ne s’étaient pas trouvés au milieu de leurs camarades et d’un grand
nombre de professeurs également, Libby n’aurait pas hésité à user de ses
compétences.
Malheureusement, mettre le feu aux vêtements de Nico de Varona
n’aurait pas été jugé admissible.
Dernier jour, se rappela Libby. Dernier jour à le supporter.
Il pouvait dire ce qu’il voulait, cela n’avait aucun sens de toute façon.
– Ton discours est prêt ? demanda Nico.
– Comme si j’allais en discuter avec toi, répliqua Libby, exaspérée.
– Pourquoi pas ? Je sais que tu as le trac sur scène.
– Je n’ai…
Nouvelle inspiration. Et encore une, pour être plus sûre.
– Je n’ai pas le trac, parvint-elle à répondre, avec plus de maîtrise. Et
même si c’était le cas, qu’est-ce que tu proposerais pour m’aider ?
– Ah, tu pensais que je voulais t’aider ? Désolé, c’était pas du tout ça.
– Tu l’as toujours mauvaise de ne pas avoir été choisi, toi, pour le
prononcer ?
– Sérieusement, gloussa Nico. Tu sais aussi bien que moi que personne
n’a perdu son temps à voter pour ça. La moitié des gens ici est déjà ivre
morte.
Il fit un geste vers la foule, et même si elle savait qu’il avait raison, elle
savait aussi que c’était un sujet épineux. Il ne le reconnaîtrait certainement
jamais mais, quelles que soient les circonstances, il n’aimait pas perdre
contre elle.
Elle n’avait aucun doute là-dessus, parce que si cela avait été l’inverse,
elle aurait éprouvé la même frustration.
– Ah oui ? Et si tout le monde se fichait de ce discours, alors comment
ai-je gagné ?
– Parce que tu étais la seule à voter, Rhodes. Tu ne m’écoutes même
pas…
– Rhodes, avertit Breckenridge en passant derrière leurs chaises, alors
que la cérémonie se poursuivait. Varona. Est-ce trop vous demander de vous
comporter de façon civilisée au cours de l’heure à venir ?
– Professeure, lancèrent-ils en même temps, avec des sourires forcés,
pendant que Nico triturait machinalement sa cravate.
– Aucun problème, assura Libby, consciente que Nico ne serait pas
assez bête pour la contredire. Tout va bien.
– La matinée se passe bien ? insista Breckenridge, les sourcils froncés.
– À merveille, répondit Nico en adressant à Libby son regard le plus
charmant.
C’était ce qu’il y avait de pire avec lui : sa capacité à se montrer si
agréable avec tout le monde. Nico de Varona était le préféré de tous les
professeurs. Et les autres élèves voulaient tous être lui ou sortir avec lui, ou
du moins compter parmi ses amis.
Quelque part, si elle prenait énormément de recul et acceptait de se
montrer très généreuse, elle comprenait pourquoi. Nico était
particulièrement adorable. C’en était même injuste. Et Libby avait beau
briller d’intelligence et de talent, les étudiants comme les professeurs le
préféraient, lui. Et pourtant, comme Midas, qui transformait le sable en or,
son pouvoir de séduction tenait plus du réflexe que du travail, et Libby, bien
qu’elle fût une étudiante sérieuse et appliquée, ne pourrait jamais
l’apprendre. Inné, ce don ne s’enseignait pas, ne se définissait pas.
Nico avait aussi la capacité monstrueuse de faire croire aux gens qu’il
savait de quoi il parlait, même s’il n’y comprenait rien. Enfin, parfois, si.
Mais rarement.
Et plus exaspérant encore que sa personnalité, c’était sans nul doute ce
que Nico avait obtenu, c’est-à-dire le travail que Libby convoitait depuis
toujours, même si elle ne l’avouerait pas. Évidemment, le poste qu’elle
avait décroché dans la meilleure entreprise capitaliste de magie de
Manhattan n’était pas rien. Elle se chargerait de fournir des financements
pour des technologies médéiennes innovantes, et pourrait piocher dans un
catalogue des idées enthousiasmantes pour développer le capital. Il était
temps d’agir, le monde souffrait de sa surpopulation, les ressources
surexploitées se tarissaient, trouver des sources d’énergie alternatives
représentait une urgence absolue. Elle avait entre ses mains la possibilité de
changer la structure même des avancées médéiennes en choisissant une
start-up plutôt qu’une autre ou en déviant la progression de l’économie
mondiale. Et elle serait grassement payée pour le faire. Mais elle voulait
enseigner et faire de la recherche à l’université de New York, et la place
avait été directement attribuée à Nico.
Alors que Breckenridge s’asseyait et que Nico prenait son air sage,
Libby réfléchit au bonheur que ce serait de ne plus avoir à rivaliser avec lui.
Au cours des quatre dernières années, il avait empoisonné son existence,
comme un organe résiduel dont on se serait bien passé. Les médéiens de la
physique avec leur maîtrise des éléments étaient rares. À tel point qu’ils
n’étaient que tous les deux. Quatre longues années à se retrouver
systématiquement dans les mêmes classes, l’étendue de leurs prouesses
égalée seulement par la force de leur antipathie réciproque.
Pour Nico, qui avait l’habitude d’avoir toujours tout ce qu’il voulait,
Libby représentait une vraie source d’irritation. Dès leur première
rencontre, elle l’avait trouvé imbu de lui-même et arrogant, et elle n’avait
pas hésité à le lui dire. Et Nico ne détestait rien de plus qu’une personne qui
ne l’adorait pas au premier regard. Ce devait être le premier traumatisme de
sa vie. Le connaissant, l’idée qu’une femme ne le vénère pas avait dû lui
faire perdre le sommeil. Mais pour Libby, la situation était plus complexe.
En plus de leur incompatibilité de caractère, Nico était pour Libby bien pire
que le connard moyen. Il lui rappelait le rang social qu’elle méprisait tant,
dans lequel elle n’était pas née et duquel elle serait toujours exclue.
Nico venait d’une famille de médéiens influents et avait reçu dès sa
naissance une éducation privée dans sa somptueuse demeure (de ce qu’elle
imaginait) à La Havane. Libby, en revanche, était originaire de Pittsburgh et
n’avait pas dans sa généalogie d’ancêtres médéiens ni même sorciers. Elle
avait eu l’intention d’aller à Columbia jusqu’à ce que l’université de magie
de New York la contacte par l’intermédiaire de Breckenridge. Elle ne
connaissait alors rien des principes des médéiens. En retard sur tous les
aspects théoriques de la magie, elle avait dû travailler deux fois plus que
tous les autres, pour à l’arrivée entendre un « oui, c’est très bien, Libby… et
maintenant, Nico, à ton tour ».
Nico de Varona ne saurait jamais ce que cela lui avait fait, se dit Libby
pour la millième fois. Nico était beau, intelligent, charmant et riche. Libby
était… puissante. Certainement autant que lui, et elle le deviendrait encore
plus à force de discipline. Mais avec Nico comme référence, Libby avait été
injustement évaluée. Sans lui, elle se serait baladée pendant ces quatre ans,
elle se serait même peut-être ennuyée. Elle n’aurait eu aucun rival, même
pas d’égal. Hormis Nico, qui lui arrivait à la cheville ?
Elle n’avait jamais rencontré personne avec leur niveau de connaissance
de la magie physique. Pour créer à partir de rien, comme Nico le faisait par
un simple mouvement d’humeur, un autre médéien avait besoin de quatre
heures d’efforts herculéens. À Libby, il avait suffi d’une simple étincelle
pour s’assurer une bourse d’études et un emploi lucratif ensuite. Ce type de
pouvoir aurait été vénéré, glorifié même, si elle avait été seule. Et pour la
première fois, elle allait enfin l’être. En l’absence de Nico comme point de
comparaison, Libby serait libre d’exceller sans avoir à se faire violence
pour se démarquer.
Étrange perspective, étrangement solitaire, songea-t-elle. Et pourtant,
elle était ravie.
Elle sentit un mouvement sous ses pieds et leva les yeux pour voir Nico
plongé dans ses pensées.
– Eh, l’interpella-t-elle en lui donnant un petit coup de coude. Arrête.
Il lui adressa un regard las.
– Ce n’est pas toujours moi, Rhodes. Je ne te reproche pas les feux de
forêt, moi.
– Je connais la différence entre un tremblement de terre et un caprice de
Varona, répliqua-t-elle, agacée.
– Attention, la prévint-il en lui montrant l’endroit où ses parents et Ezra
étaient assis. Tu veux pas que Fowler nous voie nous disputer, si ? Il
pourrait se faire des idées.
Encore !
– Tu te rends compte que cette obsession que tu as pour mon petit ami
est puérile, n’est-ce pas, Varona ? Tu es au-dessus de ça.
– Je croyais que tu me trouvais en dessous de tout, répliqua-t-il,
nonchalant.
De l’autre côté de la scène, Breckenridge leur adressa un avertissement
silencieux.
– Passe à autre chose, lança Libby.
Indépendamment de la haine que Nico vouait à Libby, Nico et Ezra
avaient commencé à se détester pendant les deux ans où ils étaient tous les
deux à l’université de magie de New York, avant qu’Ezra reçoive son
diplôme.
– Tu n’auras plus jamais à me revoir. Enfin moi non plus, se reprit-elle.
On n’aura plus jamais à se revoir.
– Tu as besoin de le présenter de façon tellement tragique, Rhodes ?
Elle le fusilla du regard et il se tourna vers elle avec un rictus satisfait.
– Il n’y a pas de fumée sans… murmura-t-il, déclenchant chez elle une
autre vague de dégoût.
– Varona, tu ne…
– … heureux de vous présenter la major ex aequo de la promotion,
annonçait le présentateur, et Libby prit soudain conscience que tout le
public la regardait.
Ezra souleva même les sourcils vers elle pour lui signifier qu’il n’avait
rien manqué de ses chamailleries avec Nico.
Elle se força à sourire et se leva. Elle en profita pour donner à son rival
un petit coup de pied dans la cheville en passant.
– Essaie de ne pas toucher tes cheveux, lança Nico en guise
d’encouragement, dans le seul but, bien sûr, de la déconcentrer.
Et pendant les deux minutes de son discours peaufiné, Libby sentit que
sa frange menaçait de lui tomber dans les yeux. Il était tellement doué pour
la mettre dans tous ses états ! Et quand elle revint s’asseoir, elle se retint de
le frapper de nouveau, aidée par l’idée que, d’ici une vingtaine de minutes,
elle serait libérée de lui pour toujours.
– Bien joué, tous les deux, ironisa Breckenridge en leur serrant la main
avant qu’ils descendent de scène. Vous avez tenu toute une cérémonie.
Impressionnant.
– Oui, nous sommes impressionnants, confirma Nico, sur un ton qui
donna envie à Libby de le gifler.
Mais, conquise, Breckenridge gloussa en secouant la tête, avant de
partir dans la direction opposée à Nico et Libby qui empruntaient l’escalier.
Libby réfléchit à quelque chose de vraiment terrible à lui dire, quelque
chose qui le hanterait pour le reste de sa vie.
Mais au lieu de cela, elle lui tendit la main, décidée à se comporter en
adulte.
À se montrer civilisée.
Entre autres.
– Je te souhaite… une belle vie, lâcha-t-elle tandis que Nico adressait
un regard sceptique à sa main tendue.
– C’est ta phrase de fin, Rhodes ? demanda-t-il, les lèvres pincées.
Allons, tu peux faire mieux que ça. Je suis sûr que tu as répété sous la
douche.
Bon sang, comme il était horripilant !
– Oublie, répliqua-t-elle en baissant le bras avant de tourner les talons.
À jamais, Varona.
– C’est mieux, la complimenta-t-il, accompagnant ses mots de quelques
applaudissements. Bra-va, Elizabeth…
Elle fit volte-face, les poings serrés.
– C’est quoi ta phrase à toi, Varona ?
– À quoi bon te la dire maintenant ? demanda-t-il avec un rictus
satisfait. Je préfère te laisser chercher par toi-même. Ça t’occupera, tu
sais…
Il fit un pas vers elle.
– Quand tu mourras d’ennui avec Fowler.
– T’es un sacré numéro, toi, rétorqua-t-elle. Balancer des vannes à deux
balles n’a rien de sexy, Varona. Dans dix ans, tu seras encore seul, avec
pour unique compagnie Gideon qui te redressera tes nœuds de cravate. Et,
crois-moi, je t’aurai depuis longtemps oublié.
– Alors que toi, dans dix ans, tu seras coincée avec trois bébés Fowler et
tu te demanderas ce qui est arrivé à ta carrière prometteuse pendant que ton
nullos de mari te réclamera son dîner.
Voilà que cela recommençait.
Ulcérée.
– Si je ne te revois jamais, Varona, ce sera encore trop tôt, fulmina
Libby tout bas.
– Excusez-moi, retentit la voix d’un homme derrière eux.
En même temps, Nico et Libby se tournèrent vers lui.
– Oui ? demandèrent-ils à l’unisson.
L’homme sourit. Plutôt grand, la peau noire, le crâne chauve et
légèrement luisant, il devait avoir dans les quarante ans. Tout chez lui
indiquait qu’il était anglais, depuis ses manières jusqu’à ses habits en
tweed, tweed et encore tweed avec une pointe de tartan.
Et il tombait particulièrement mal.
– Nicolás Ferrer de Varona et Elizabeth Rhodes ? Je voudrais vous faire
une proposition.
– Nous avons déjà un travail, répondit Libby sur un ton excédé, avant
que Nico ne lui sorte une remarque pédante de son cru. Et surtout, nous
sommes en pleine conversation.
– Je vois ça, répondit l’homme, amusé. Seulement, je suis très pressé et,
pour cette proposition, j’ai vraiment besoin des meilleurs.
– Vous vous adressez auquel de nous deux, exactement ? s’enquit Nico,
transperçant un moment Libby de son regard, avant de se tourner vers
l’homme qui tenait un parapluie dans le creux de son bras. Enfin, c’est
évidemment…
– Je m’adresse à vous deux, l’interrompit-il, et les deux rivaux prirent
un air victorieux et rassuré. Ou peut-être à un seul.
Il haussa les épaules et Libby, malgré son manque d’intérêt affiché,
fronça légèrement les sourcils.
– Mais cela ne dépend que de vous. Je n’ai aucun contrôle sur celui qui
sortira vainqueur.
– Pardon ? demanda Libby, sans pouvoir s’en empêcher. Qu’est-ce que
ça veut dire ?
– Il ne reste que cinq places à la fin. Mais six personnes ont été
sélectionnées. Les meilleures du monde.
– Du monde ? répéta Libby, perplexe. C’est plutôt exagéré, non ?
L’homme pencha la tête.
– Eh bien, puisque vous me le demandez, je serais heureux de revoir
nos paramètres. Nous sommes en ce moment environ dix milliards sur cette
Terre, n’est-ce pas ?
Surpris, Libby et Nico acquiescèrent tous les deux.
– Neuf milliards et demi pour être plus précis, et seule une petite portion
pratique la magie. Cinq millions, disons, peuvent être classés comme
sorciers. Et parmi eux, seulement six pour cent sont identifiés comme des
magiciens d’envergure médéienne, dignes de suivre des études
universitaires dans les institutions dédiées à travers le monde. Seuls dix
pour cent d’entre eux entreront dans les meilleures universités, comme
celle-ci, continua-t-il en montrant l’endroit où ils se trouvaient. Et parmi
eux, une toute petite proportion – un pour cent ou moins – sont pris en
compte par notre commission. La plupart sont écartés sans aucune
hésitation. Ce qui nous laisse trois cents personnes. Et parmi ces trois cents,
dix pour cent seulement ont les qualifications requises, les spécialités
recherchées, les traits de caractère, etc.
Trente personnes. Nico décocha à Libby un regard supérieur, certain
qu’elle faisait le calcul, et elle lui rendit une grimace de mépris, consciente
qu’il n’en avait pas besoin.
– Et c’est maintenant que commence la partie la plus amusante : la vraie
sélection, enchaîna l’homme. Quels étudiants ont la magie la plus rare ?
Quels sont les esprits les plus curieux ? La plupart de vos camarades
talentueux vont servir le système économique magique en tant que
comptables, investisseurs, avocats. Quelques-uns, peut-être, vont créer
quelque chose de vraiment spécial. Mais seules trente personnes en tout
sont assez douées pour être considérées comme extraordinaires et parmi
elles, seules six seront invitées à franchir nos portes.
L’homme esquissa un léger sourire.
– À la fin de l’année, seules cinq en ressortiront. Mais nous aurons le
temps d’en reparler.
Libby, confuse par la présentation des paramètres de sélection, laissa
Nico parler en premier.
– Vous pensez qu’il existe quatre personnes meilleures que Rhodes et
moi ?
– Je pense qu’il existe six personnes également remarquables, corrigea
l’homme, visiblement contrarié d’avoir à se répéter. Et vous êtes tous les
deux qualifiés pour en faire partie.
– Alors vous voulez qu’on se mesure l’un à l’autre, lâcha Libby sur un
ton amer. Encore.
– Et à quatre autres candidats, confirma l’homme en leur tendant sa
carte à tous les deux. Atlas Blakely, se présenta-t-il tandis que Libby lisait
son nom et son titre.
Atlas Blakely, Gardien.
– Comme je viens de vous le dire, je voudrais vous faire une
proposition.
– Gardien de quoi ? demanda Nico, et Atlas lui adressa un sourire
sincère.
– Je préfère vous éclairer tous en même temps. Excusez-moi, mais la
réponse est un peu longue et ma proposition expire dans quelques heures.
Toujours dans la mesure et la réflexion, Libby affichait une opposition
prudente.
– Vous n’allez pas nous dire de quoi il s’agit ? interrogea-t-elle, estimant
ces méthodes de recrutement inutilement mystérieuses. Pourquoi alors
accepterions-nous ?
– Ce n’est pas à moi de le savoir, si ? répondit Atlas en haussant les
épaules. Bref, encore une fois, mon temps est compté, ajouta-t-il en
coinçant son parapluie sous son bras. Les fuseaux horaires compliquent
tout. Lequel de vous deux aurai-je le plaisir d’accueillir ?
– Je croyais qu’on était tous les deux invités ?
– Oui, bien sûr. Je pensais juste, étant donné votre impatience à ne plus
jamais vous revoir, qu’un seul de vous deux accepterait mon invitation.
Libby croisa le regard de Nico et ils grimacèrent tous les deux.
– Alors, Rhodes ? lâcha Nico sur son ton moqueur. Tu veux lui dire que
je suis le meilleur ou tu me laisses le faire ?
– Libs, appela Ezra en courant vers elle. Tu es prête ? Ta mère t’attend
dehors…
– Oh, bonjour, Fowler, salua Nico avec une moue dédaigneuse. Chef de
projet, c’est ça ?
Libby se raidit. Bien sûr, Nico l’avait craché comme une insulte. Pour
n’importe quel médéien, cela représentait un poste prestigieux, mais Nico
de Varona n’était pas n’importe quel médéien. Il pouvait viser une carrière
phénoménale.
Il était l’un des six meilleurs du monde.
Du monde.
Et elle aussi.
Mais pour quoi ?
Libby plissa les yeux, sortant soudain de ses pensées pour remarquer
que Nico parlait toujours.
– … en train de discuter, Fowler. Peut-être peux-tu nous accorder
encore un instant ?
Les sourcils froncés, Ezra se tourna vers Libby.
– Tu… ?
– Je vais bien, le rassura-t-elle. Attends-moi… encore une petite
seconde, s’il te plaît. Juste une seconde, répéta-t-elle en lui désignant Atlas
d’un petit geste de la tête.
À cet instant, elle s’aperçut qu’Ezra ne semblait pas voir Atlas.
– Alors, Nicolás ? insista Atlas.
– C’est Nico, je vous en prie.
Il glissa la carte d’Atlas dans sa poche, l’air particulièrement satisfait et
tendit la main.
– Quand suis-je supposé vous rencontrer, monsieur Blakely ?
Oh non.
Oh non !
– S’il vous plaît, appelez-moi Atlas, Nico. Vous pouvez utiliser cette
carte pour vous transporter, cet après-midi.
Il se tourna alors vers Libby.
– Je dois dire que je suis déçu, mademoiselle Rhodes. Mais ce fut un
plaisir…
– Je viendrai aussi, l’interrompit-elle, et elle constata, furieuse, que
Nico semblait amusé et pas le moins du monde surpris par sa décision.
C’est juste une proposition, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, presque autant à
Atlas qu’à Nico, et à elle-même également. Je peux choisir d’accepter ou de
refuser après votre explication, c’est bien ça ?
– Absolument, confirma Atlas, la tête légèrement penchée. À ce soir,
alors.
– Encore une chose, l’arrêta Libby, après avoir jeté un petit coup d’œil à
Ezra qui les observait de loin. Mon petit ami ne vous voit pas, n’est-ce pas ?
Atlas confirma, alors elle continua, hésitante :
– Que pense-t-il que nous soyons en train de faire, là ?
– Je suppose qu’il comble les trous avec ce que son esprit estime
raisonnable, répondit Atlas.
Libby se sentit légèrement blêmir, pas certaine de se réjouir de ce que
cela pourrait être.
– À tout à l’heure, donc, conclut Atlas avant de disparaître, laissant
Nico rire en silence.
– Qu’est-ce qui t’amuse tant ? l’interrogea Libby.
Après un instant Nico haussa les épaules et fit un signe de tête vers
Ezra.
– Tu vas vite le découvrir. À plus tard, Rhodes.
Il s’éloigna après s’être incliné, feignant respect et révérence. Et Libby
se demanda si elle ne sentait pas une odeur de brûlé.
REINA
Quatre heures plus tôt

Le jour de la naissance de Reina Mori, un incendie éclata tout près de


chez elle. Dans cet environnement urbain étranger à une manifestation de la
nature tellement primitive et archaïque, les habitants de la ville éprouvèrent
un sentiment exacerbé de mortalité. Pour Tokyo, épicentre des avancées à la
fois magiques et technologiques, subir un phénomène aussi peu sophistiqué
que la fureur des flammes semait un trouble d’ampleur biblique. Parfois,
quand Reina dormait, l’odeur lui piquait le nez et elle se réveillait en
toussant, prise de nausée jusqu’à ce que le souvenir de la fumée quitte ses
poumons.
Les médecins avaient tout de suite su qu’elle possédait les pouvoirs des
médéiens les plus puissants, excédant même la magie ordinaire, qui était
déjà exceptionnelle. Dans le gratte-ciel qui abritait la maternité, les rares
plantes décoratives en pot dans les coins des chambres et des couloirs, ainsi
que les fleurs coupées dans leurs vases, se tendaient vers son petit corps de
bébé tels des enfants nerveux, terrorisés à l’idée de mourir.
La grand-mère de Reina disait que sa naissance avait été un miracle,
parce que lorsqu’elle avait poussé son premier cri, le reste du monde avait
inspiré en réponse, s’accrochant à l’élan de vie qu’elle leur offrait. Reina,
en revanche, considérait son premier souffle comme le début d’une longue
série de corvées.
En réalité, recevoir le titre de naturaliste n’aurait pas dû représenter
pour elle une telle épreuve. Elle n’était pas la seule médéienne naturaliste,
beaucoup étaient nés dans des zones rurales et s’étaient fait embaucher par
des compagnies agricoles. On leur versait un gros salaire pour augmenter
les productions de riz ou purifier l’eau. Mais Reina refusait ce titre. Pour
elle, la nature était comme une sœur exaspérante, ou peut-être un parent
drogué et incurable qui se manifestait régulièrement avec des exigences
déraisonnables.
Elle n’était partie étudier à Osaka que pour échapper à Tokyo.
L’université de magie de Tokyo était largement assez bonne, voire peut-être
un peu meilleure, mais Reina n’aimait pas l’idée d’être coincée dans un
endroit à perpétuité. Elle aurait voulu partager les expériences des seules
personnes qui éprouvaient le même sentiment qu’elle, qui voyaient leurs
dons comme un fardeau plutôt que comme une possibilité de sauver le
monde : les personnages de mythologie, sorciers ou dieux considérés
comme des sorciers. Elle leur enviait leur exil sur des îles, leur isolement de
six mois sous la terre, leur capacité à transformer leurs ennemis en êtres
dépourvus de parole. Ses professeurs l’encourageaient à pratiquer son
naturalisme, à prendre des options en botanique ou en herbologie, à se
concentrer sur les plantes, mais Reina voulait des études classiques. Elle
voulait de la littérature, et surtout elle voulait la liberté de ne pas penser à la
chlorophylle qui l’implorait avec urgence. Malgré la bourse que lui avait
offerte Tokyo pour qu’elle étudie avec les plus grands naturalistes, elle avait
opté pour le cursus plus ouvert d’Osaka.
Une petite libération, mais qui faisait tout de même du bien.
Elle avait obtenu son diplôme de l’université de magie d’Osaka et un
travail de serveuse dans un salon de thé à côté de l’épicentre magique de la
ville. Au moins, grâce à la magie, elle n’avait pas besoin de se déplacer, ce
qui lui laissait tout le temps du monde pour lire. Et écrire. Reina, qui était
convoitée par d’innombrables compagnies agricoles au Japon, mais aussi en
Chine et aux États-Unis, refusait systématiquement de travailler dans les
grandes plantations, où la terre et les habitants l’épuiseraient sans
ménagement pour leurs propres intérêts. Dans le café, il n’y avait pas de
plantes, encore moins d’animaux, et même si parfois le bois se déformait à
son contact ou épelait amoureusement son nom dans ses nœuds, elle
pouvait facilement oublier qui elle était.
Ce qui ne voulait pas dire que les gens avaient cessé de la solliciter. Ce
jour-là, elle recevait la visite d’un grand Noir en trench-coat Burberry.
À sa décharge, il ne ressemblait pas aux autres capitalistes aux dents
longues. On aurait plutôt dit Sherlock Holmes, en fait. Il entra et s’assit à
une table, sur laquelle il posa trois jeunes plants, sans rien dire, jusqu’à ce
que Reina se lève en soupirant.
Il n’y avait aucun client. Il s’était certainement arrangé pour qu’il en
soit ainsi.
– Faites-les pousser, suggéra-t-il sans préambule.
Il avait parlé un dialecte de Tokyo et non celui typique d’Osaka, ce qui
lui indiqua deux choses : d’abord, qu’il savait précisément qui elle était, ou
du moins d’où elle venait ; et ensuite, que ce n’était pas sa langue
maternelle.
Reina lui décocha un regard las.
– Je ne fais rien pousser, répondit-elle en anglais. Elles poussent toutes
seules.
Il resta impassible, comme si c’était exactement la réponse à laquelle il
s’était attendu. Il enchaîna sur un ton qui révélait ses origines britanniques
bourgeoises.
– Vous n’y êtes pour rien ?
Elle savait ce qu’il voulait qu’elle lui dise. Et elle ne le ferait pas plus
maintenant qu’à un autre moment.
– Vous voulez quelque chose de moi, déclara Reina d’une voix blanche.
Comme tout le monde.
– En effet. J’aimerais un café.
– Super, dit-elle en agitant une main par-dessus son épaule. Il va arriver
dans deux minutes. Autre chose ?
– Oui. Est-ce que ça fonctionne mieux quand vous êtes en colère ? Ou
triste ?
Pas de café, donc.
– Je ne sais pas de quoi vous parlez.
– Il y a d’autres naturalistes, dit-il en la transperçant du regard.
Pourquoi est-ce vous que je choisirais ?
– Vous faites erreur. Je suis serveuse, pas naturaliste.
Un des jeunes plants s’ouvrit et s’enfonça dans le bois de la table.
– Don ou talent. Comment nommeriez-vous ce à quoi nous assistons ?
– Aucun des deux.
Le deuxième plant se fendit.
– Malédiction, peut-être, hasarda-t-elle.
– Hmm.
Il observa les jeunes plants et leva de nouveau les yeux vers Reina.
– Qu’est-ce que vous lisez ?
Elle avait oublié son livre coincé sous son bras.
– Une traduction d’un manuscrit de Circé, l’enchanteresse grecque.
– Ce manuscrit a depuis longtemps disparu, n’est-ce pas ?
– Des gens l’ont lu. Et ont retranscrit ce qui y était écrit.
– C’est à peu près aussi fiable que le Nouveau Testament, alors.
– Je fais avec ce que j’ai, lâcha Reina en haussant les épaules.
– Et si je vous disais que je peux vous procurer l’original ?
Le troisième jeune plant bondit jusqu’au plafond et quand il retomba, il
transperça le sol.
L’espace d’un instant, ils restèrent tous les deux immobiles.
– Il n’existe plus, protesta Reina en se raclant la gorge. Vous l’avez dit
vous-même.
– Non, j’ai dit qu’il avait disparu depuis longtemps. Tout le monde n’a
pas la chance de pouvoir le voir.
Reina sentit ses lèvres se pincer. Étrange chantage, mais ce n’était pas la
première fois qu’on lui offrait monts et merveilles. Tout a un prix.
– Qu’est-ce que j’aurais à faire, alors ? demanda-t-elle, contrariée. Vous
promettre huit années de récolte ? Vous garantir un certain pourcentage de
vos bénéfices annuels ? Non, merci.
Elle se tourna et entendit un craquement sous ses pieds. De petites
racines vertes sortaient du sol et s’étendaient tels des tentacules, des vrilles
qui s’enroulaient autour de ses chevilles et se frottaient contre ses semelles.
– Et si, en échange, je vous demandais trois réponses ?
Reina fit volte-face et l’homme ne tressaillit pas. Manifestement, il avait
l’habitude de négocier.
– Quel est l’élément déclencheur ? demanda-t-il.
Sa première question, et certainement pas celle que Reina aurait choisie
si on lui avait demandé son avis.
– Je ne sais pas.
Il fronça les sourcils.
– D’accord… les plantes m’utilisent. Elles utilisent mon énergie, mes
pensées, mes émotions. Elles m’usent jusqu’au bout, jusqu’à ce que je n’aie
plus d’énergie à donner. La plupart du temps, je la retiens, mais parfois, je
laisse mon esprit…
– Et qu’est-ce qui se passe alors ? Non, attendez, laissez-moi être plus
clair.
Il réfléchit un instant, décidé à s’en tenir à ses trois questions.
– Est-ce que ça vous vide ?
Elle serra la mâchoire.
– Parfois, ça me rend un peu d’énergie. Mais en général, ça me vide,
oui…
– Je vois. Dernière question. Que se passe-t-il si vous décidez d’utiliser
votre don ?
– Je vous l’ai dit. Je ne l’utilise pas.
Il se réadossa et montra les deux plants encore sur la table, l’un tentant
piteusement de faire pousser une racine et l’autre ouvert et malheureux.
Facile de comprendre ce qu’il attendait d’elle : « Allez-y, montrez-
moi ».
Elle soupesa les conséquences, considéra ses options.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle en se concentrant sur l’homme.
– Atlas Blakely, Gardien.
– Gardien de quoi ?
– Je serais heureux de vous l’expliquer, mais c’est un peu confidentiel.
Techniquement, je ne peux pas encore vous inviter, étant donné que vous
êtes ex aequo pour la sixième place.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Seuls six candidats peuvent être invités, répondit-il simplement. Vos
professeurs à l’Institut d’Osaka pensent que vous allez refuser ma
proposition. Ce qui signifie que votre position est… Bon, je vais être
honnête. Ce n’est pas unanime, mademoiselle Mori. J’ai exactement vingt
minutes pour convaincre le reste du comité que vous devriez être notre
sixième choix.
– Et qui dit que j’ai envie d’être choisie ?
Il haussa les épaules.
– Ce n’est peut-être pas le cas, concéda-t-il. Si vous n’êtes pas
intéressée, je vais prévenir notre sixième candidat que la place est libre. Un
voyageur, précisa-t-il. Un jeune homme, très intelligent et formé dans les
meilleures écoles. Peut-être conviendra-t-il mieux que vous.
Il s’interrompit pour donner plus de poids à ses mots.
– Il possède un don très rare, mais à mon avis bien moins utile que le
vôtre.
Elle resta silencieuse. La plante qui s’était entortillée autour de sa
cheville poussa un soupir mécontent, se ratatinant légèrement en sentant son
appréhension.
– Très bien, lâcha Atlas en se levant.
Reina se crispa.
– Attendez, le retint-elle. Montrez-moi le manuscrit.
Atlas haussa un sourcil.
– Vous avez dit que vous vouliez trois réponses, lui rappela-t-elle, et
Atlas esquissa un sourire approbateur.
– C’est ce que j’ai dit, en effet.
Il agita une main, et un livre avec une couverture en cuir se matérialisa
et flotta entre eux. Il s’ouvrit doucement, révélant une écriture minuscule
qui semblait être un mélange entre grec ancien et runes.
– Quel sort lisiez-vous ? demanda-t-il en approchant de lui l’ouvrage,
alors que Reina tendait déjà la main pour le prendre. Toutes mes excuses, je
ne peux vous laisser le toucher. Il ne devrait même pas être sorti des
archives, mais vraiment, j’espère que vous me prouverez que mes efforts ne
sont pas vains. Quel sort lisiez-vous ?
– Je, euh… L’invisibilité.
Elle regarda les pages, ne comprenant que la moitié de ce qui était écrit.
Sa connaissance des runes était rudimentaire. À l’université de Tokyo, elle
aurait reçu un enseignement bien plus complet.
– Le charme qu’elle a utilisé pour masquer l’île.
Atlas hocha la tête. Les pages tournèrent toutes seules et s’arrêtèrent sur
un croquis d’Ééa. Le texte était à moitié effacé par le temps. C’était un sort
d’illusionniste brut et incomplet, que Reina n’avait pas réussi à analyser au-
delà des théories médéiennes de base. Les cours d’illusionnisme à l’Institut
d’Osaka étaient réservés aux illusionnistes, ce qu’elle n’était pas.
– Oh ! lâcha-t-elle.
Atlas sourit.
– Quinze minutes, lui rappela-t-il avant de faire disparaître le livre.
Alors, là aussi, il y aurait des contraintes. Évidemment. Reina n’avait
jamais apprécié ces méthodes de persuasion, mais une partie d’elle
comprenait que, logiquement, on n’arrêterait jamais de la solliciter. Elle
était un puits de pouvoir, un caveau fermé par une lourde porte que les gens
finiraient par forcer, si elle ne se résignait pas à les laisser entrer
occasionnellement, quand le jeu en valait la chandelle.
Elle ferma les yeux.
On peut ? demandèrent les plantes dans leur langage de plantes, qui se
résumait à de petits picotements sur sa peau. Cela lui faisait penser à des
voix d’enfants. S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît, maman, dis oui !
Elle poussa un soupir.
Grandissez, leur répondit-elle dans leur langue. Elle ignorait ce que cela
leur faisait, mais les plantes la comprenaient parfaitement. Prenez ce qu’il
vous faut chez moi, ajouta-t-elle de mauvaise grâce. Allez-y.
Leur soulagement la pénétra jusqu’aux os : Youpiiiiiii.
Quand elle ouvrit les paupières, les plantes avaient donné une série de
fines branches. Elles s’étendaient de ses pieds jusqu’au plafond qu’elles
recouvraient en entier. Celle qui s’était enracinée sur la table avait fendu le
bois, se dressant comme de la mousse sur un tronc. Et la dernière, celle qui
était cassée en deux, trembla et s’épanouit en un arbuste qui donna des
fruits rapidement mûrs.
Quand les pommes furent bien rondes et lourdes, Reina expira, baissa
les épaules et regarda son interlocuteur avec insistance.
– Ah, ponctua-t-il en se ratatinant sur sa chaise.
La végétation occupait désormais toute la place et il ne pouvait plus
étendre ses jambes.
– Alors c’est à la fois un don et un talent.
Reina était suffisamment consciente de sa valeur pour ne pas faire de
commentaire.
– Quels autres livres possédez-vous ?
– Je ne vous ai pas encore fait ma proposition, mademoiselle Mori.
– C’est moi que vous voudrez, assura-t-elle en levant le menton.
Personne ne peut faire ce dont je suis capable.
– C’est vrai, mais vous ne connaissez pas les autres candidats sur la
liste. Nous avons deux des physiciens les plus puissants que le monde ait
vus depuis des générations, un illusionniste exceptionnellement doué, une
télépathe aux pouvoirs incomparables, un empathe capable de tromper une
foule entière…
– Peu importe qui vous avez sur votre liste, l’interrompit Reina. C’est
moi que vous voudrez.
Atlas l’observa un moment.
– Oui, en effet, c’est absolument vrai.
Hahaha ! éclatèrent de rire les plantes. Ha ! ha, maman a gagné. On a
gagné !
– Arrêtez tout de suite, murmura Reina aux branches qui s’étaient
baissées pour lui caresser la tête, et Atlas se leva, amusé, en lui tendant sa
carte.
– Tenez. Dans quelques heures, vous serez transportée à votre
destination pour l’orientation.
– Pour quoi ? demanda-t-elle, et il haussa les épaules.
– Je préfère ne pas me répéter. Je vous souhaite bonne chance, Reina
Mori. Ce ne sera pas votre dernière épreuve.
Et il disparut. Reina grimaça.
Elle n’avait vraiment pas besoin d’un salon de thé rempli de plantes,
avec une tasse de café oublié qui refroidissait sur le comptoir.
TRISTAN
Trois heures plus tôt

– Non, lança Tristan, assis à son bureau, quand la porte s’ouvrit. Ça


suffit ! Pas maintenant.
– Mec, ça fait des heures que t’es là, gronda Rupesh.
– Oui, à travailler. Incroyable, hein ?
– Quand même, oui, répliqua Rupesh en s’écroulant sur la chaise libre
en face de Tristan. Tu es le futur héritier, Tris ! Ça n’a aucun sens que tu
travailles si dur, alors que bientôt tout sera à toi !
– Écoute, tout d’abord, cette compagnie n’est pas un royaume,
grommela Tristan, sans lever les yeux des chiffres sur lesquels il
réfléchissait.
D’un mouvement de la main, il les réarrangea. Son estimation manquait
légèrement de précision et il ajusta le taux de remise, conscient que les
investisseurs de la commission des risques voudraient voir des marges plus
importantes.
– Et même si c’était le cas, je ne suis pas l’héritier, je ne suis que…
– Que le fiancé de la fille du patron, compléta pour lui Rupesh, avec un
air entendu. Tu devrais fixer la date, tu sais. Ça fait déjà deux mois, non ? Je
suis sûr qu’Eden commence à s’impatienter.
Évidemment. Et elle faisait de moins en moins d’efforts pour le cacher.
– J’ai été très occupé, répliqua Tristan sèchement. Et c’est précisément
pour ce genre de discussion que je n’ai pas le temps. Allez, dehors, lança-t-
il en montrant la porte. J’ai encore au moins trois estimations à terminer
avant de pouvoir partir.
Les Wessex allaient prendre leurs vacances annuelles et Tristan serait,
comme toujours, l’escorte d’Eden, la fille aînée de la famille. Ce serait la
quatrième année qu’il tiendrait ce rôle et, nul besoin de le signaler, il s’en
serait bien passé. Devoir se surveiller sans arrêt, faire attention à ce qu’il
faisait et disait était épuisant. Mais ça en valait la peine. Il ne regrettait
absolument pas d’être là et d’être considéré comme l’héritier d’un autre
homme que son géniteur.
Peut-être qu’Eden pourrait convaincre son père de le laisser prendre son
nom de famille. À condition bien sûr qu’il parvienne à franchir la dernière
étape qui scellerait son destin.
– Tu pars en vacances avec eux, lui rappela Rupesh en levant un sourcil.
Tu fais déjà partie de la famille.
– Pas du tout.
Pas encore. Tristan se frotta les tempes en jetant un autre regard aux
chiffres. Le capital nécessaire pour emporter ce marché était élevé, sans
parler du fait que l’infrastructure magique existante croulait sous les
problèmes. Et pourtant, les potentiels bénéfices de ce projet médéien
dépassaient largement ceux des treize autres qu’il avait étudiés ce jour-là.
Cela plairait à James, même si le reste de la commission ne verrait que les
dangers. Mais le bâtiment portait son nom à lui, et ce n’était pas par hasard.
Tristan griffonna « peut-être » sur le dossier.
– Je ne vais pas juste hériter de la compagnie, Rup. Si je la veux, il faut
que je travaille. Et ce serait pas mal que tu t’y mettes aussi, conseilla-t-il en
ajustant ses lunettes sur son nez.
– Alors dépêche-toi de finir, suggéra Rupesh exaspéré. Eden a passé la
matinée à poster des photos de ses préparatifs.
En tant que jolie héritière, Eden Wessex, la fille de James Wessex,
l’entrepreneur milliardaire, pouvait créer du capital avec des atouts
immatériels tels que la beauté et l’influence. C’était Tristan qui avait
conseillé à la commission de Wessex d’investir dans Lightning, la version
magique d’une application de réseau social pour mortels. Et depuis, Eden
était le visage de la compagnie.
– D’accord, merci, lança Tristan en se raclant la gorge.
Il ratait sûrement des messages d’elle à cet instant même.
– Je termine bientôt. C’est tout ?
– Tu sais que je ne peux pas sortir d’ici avant que tu aies fini, mec,
répliqua Rupesh avec un clin d’œil. Je peux pas quitter le travail avant le
golden boy.
– Tant pis pour toi. Tu ne te rends clairement pas service.
Il lui montra de nouveau la porte. Encore deux, songea-t-il en regardant
ses dossiers. Non, un seul. L’autre n’était franchement pas envisageable.
– File, Rup. Et retire cette tache de café.
– Quoi ? demanda Rupesh en baissant les yeux.
– Tu as trop négligé tes illusions. Elles sont rouillées, commenta-t-il en
désignant le bas de la cravate de Rupesh. Tu ne peux pas dépenser cinq
cents livres pour une ceinture de grand couturier et camoufler tes saletés
avec des sorts sortis d’une poubelle.
Et pourtant, c’était typique de Rupesh. Il ne se souciait que des
apparences, et n’avait pas la moindre idée de combien Tristan le perçait à
jour.
– T’es vraiment pénible, tu sais ? lâcha Rupesh, exaspéré. Personne
d’autre que toi ne remarque l’état de validité de mes charmes.
– C’est ce que tu crois.
Tristan n’avait pas grand-chose d’autre à remarquer. Rupesh Abkari,
héritier d’une grande fortune dans laquelle il mourrait sûrement.
Quelle chance pour lui.
– Raison de plus pour te détester, rétorqua Rupesh avec un rictus amusé.
Allez, finis, déjà, Tris. Et dépêche-toi d’aller poser devant les photographes
en bord de mer pour qu’on puisse tous se reposer un peu pendant quelques
jours.
– J’essaie, assura Tristan, qui entendit la porte se refermer.
Il mit un projet de côté pour s’occuper de celui qui lui paraissait le plus
prometteur. Les chiffres semblaient fiables. Pas beaucoup de capital
nécessaire en amont, ce qui voulait dire…
La porte s’ouvrit de nouveau et Tristan ne put retenir un grognement
excédé.
– Pour la dernière fois, Rupesh…
– Ce n’est pas Rupesh, l’interrompit une voix plus grave.
Tristan leva la tête vers l’intrus, un grand homme noir vêtu d’un
costume en tweed quelconque, qui observait le plafond voûté du bureau.
– Dites-moi, lâcha-t-il en laissant la porte se refermer derrière lui, vous
avez sacrément progressé, dans la vie.
S’il savait d’où Tristan était parti pour en arriver là, cela ne présageait
rien de bon. Le jeune homme se braqua, mal à l’aise.
– Si vous êtes…
Il n’arriva pas à prononcer le mot « ami ».
– … un associé de mon père…
– Pas du tout, assura l’homme. Même si nous connaissons tous Adrian
Caine, d’une façon ou d’une autre, n’est-ce pas ?
Nous. Tristan grimaça.
– Je ne suis plus un Caine, ici, déclara-t-il.
C’était toujours le nom indiqué sur sa porte, mais personne ici ne
s’embêtait à faire le lien. Les riches ne se soucient pas de la crasse sous
leurs chaussures si elle est nettoyée de temps en temps, et surtout s’ils ne la
voient pas.
– Je ne peux rien pour vous.
– Je ne demande rien, répliqua l’homme en marquant une légère pause.
Même si je dois bien avouer que votre changement de situation m’intrigue.
Après tout, vous étiez l’héritier de votre propre empire, non ?
Tristan ne répondit pas.
– Je n’arrive pas à comprendre comment le fils unique de Caine en est
arrivé à jouer avec la fortune de Wessex.
– Ce n’est pas toujours une question d’argent, grommela Tristan. Et
vous voulez bien…
– Alors de quoi est-il question ?
Tristan poussa un soupir bruyant.
– Écoutez, j’ignore qui vous a laissé entrer, mais…
– Vous pouvez trouver mieux, lâcha l’homme en lui adressant un regard
grave. Nous savons tous les deux que ça ne vous satisfera pas longtemps.
– Vous ne me connaissez pas, affirma Tristan. Mon nom n’est qu’une
infime partie de moi, et pas la plus significative.
– Je sais que vous êtes plus rare que vous ne le pensez, contredit
l’homme. Votre père pense peut-être que vos dons ne servent à rien, mais je
ne suis pas de cet avis. Tout le monde peut être illusionniste. Tout le monde
peut être un escroc. Tout le monde peut être Adrian Cain. Mais ce que vous
possédez est unique.
– Qu’est-ce que je possède exactement ? demanda Tristan sur un ton
glacial. Et ne me répondez pas du potentiel.
– Du potentiel ? Non, ce n’est pas ça. Et certainement pas ici, ajouta
l’homme en montrant le somptueux bureau. C’est une très jolie cage, mais
une cage tout de même.
– Qui êtes-vous ?
La question venait un peu tard mais, à sa décharge, Tristan travaillait
depuis de longues heures. Il manquait de lucidité.
– Si vous n’êtes un ami ni de mon père ni de James Wessex, et
j’imagine que vous n’êtes pas venu me vendre le logiciel médéien dernière
génération, alors je ne vois pas du tout pourquoi vous êtes là, grommela-t-il.
– Est-il si difficile de penser que je suis ici pour vous, Tristan ?
interrogea l’homme avec un air légèrement amusé. Autrefois, j’étais dans la
même position que vous.
– J’en doute, répliqua Tristan en se réadossant et en désignant les
fenêtres d’angle offrant une vue imprenable.
– C’est vrai, je n’ai jamais été sur le point d’épouser la fille de la famille
médéienne la plus puissante de Londres, concéda-t-il en ricanant. Mais j’ai
moi aussi été coincé sur des rails. Je pensais alors que c’était mon unique
option pour réussir, jusqu’à ce qu’un jour quelqu’un me fasse une
proposition.
Il se pencha et plaça sur le bureau une carte scintillante d’illusion.
Dessus, Tristan lut les mots Atlas Blakely, Gardien.
Il fronça les sourcils. Un charme de transport.
– Où conduit-elle ? demanda-t-il, ce qui fit sourire Atlas Blakely.
– Vous voyez la magie, n’est-ce pas ?
– Vu les circonstances, ça paraît assez évident, répondit Tristan en se
frottant le front, méfiant.
Dans son tiroir, son portable vibra bruyamment. Eden se demandait
certainement où il était.
– Je ne suis pas assez bête pour la toucher. Je suis attendu et ça ne…
– Vous décelez les illusions, l’interrompit Atlas.
Tristan se crispa. Très peu de monde était au courant. Même si son don
était plus puissant quand ses interlocuteurs l’ignoraient, il ne cherchait pas
particulièrement à le garder secret.
– Vous êtes capable de voir la valeur et, plus important encore, vous
savez repérer le mensonge. Vous voyez la vérité. C’est ce qui vous rend
spécial, Tristan. Vous pouvez œuvrer tous les jours de votre vie à augmenter
les revenus de James Wessex, ou vous pouvez devenir qui vous êtes.
Atlas plongea son regard intense dans celui de Tristan.
– Combien de temps pensez-vous pouvoir continuer ainsi avant que
James découvre vos origines ? Vous avez bien travaillé votre accent, mais je
décèle une pointe du dialecte de l’East End sous la surface. L’écho d’un
sorcier de la classe ouvrière, qui demeure sur votre langue de parvenu.
Tristan serra un poing sous son bureau.
– C’est du chantage ?
– Non, c’est une proposition. Une chance que je vous donne.
– Je n’en manque pas.
– Vous méritez mieux. Mieux que James Wessex. Et certainement
mieux qu’Eden Wessex, sans parler d’Adrian Caine.
Le téléphone de Tristan vibra de nouveau. Eden lui envoyait sûrement
des photos de ses seins. Elle et lui étaient ensemble depuis quatre ans et elle
ne se lassait jamais de se vanter du volume de sa poitrine. Elle la faisait
gonfler par magie et ignorait qu’il arrivait à percevoir le tour de passe-
passe.
– Vous ne savez pas de quoi vous parlez, lança Tristan.
– Ah non ? répliqua Atlas en montrant la carte. Vous avez deux heures
pour vous décider.
– Décider quoi ? demanda Tristan, à bout de nerfs.
Mais Atlas se levait déjà.
– Je serai heureux de répondre à vos questions, dit-il en haussant les
épaules. Mais pas ici. Pas maintenant. Si vous voulez continuer à vivre cette
vie, Tristan, alors cette conversation n’a plus de raison d’être. Mais il y a
plus pour vous que ce que vous imaginez, si seulement vous acceptiez
d’ouvrir les yeux.
Il adressa un regard de côté à Tristan.
– Plus que là d’où vous venez, et certainement plus aussi que là où vous
êtes.
Facile à dire pour lui, songea Tristan. Le père de cet Atlas Blakely
n’était pas un tyran borné dont la plus grande déception était son propre fils
unique. Et cet Atlas Blakely n’avait pas croisé Eden Wessex cinq ans plus
tôt à une soirée où il faisait le service et avait décidé qu’elle était sa
meilleure option, la plus facile, son issue de secours.

Et il n’avait pas non plus un meilleur ami qui pensait pouvoir coucher
avec Eden ni vu ni connu, alors que le médiocre charme de contraception
qu’il se collait sur le sexe brillait aux yeux de Tristan comme un phare dans
la tempête.
– C’est quoi ? demanda Tristan. Cette… proposition ?
– La chance de votre existence, répondit Atlas mystérieusement. Vous le
comprendrez dès que vous le verrez.
Pas faux. Rien n’échappait jamais à Tristan Caine.
– J’ai des engagements…
Une vie à vivre. Un avenir à soigner.
Atlas hocha la tête.
– Choisissez avec sagesse, conseilla-t-il avant de prendre congé en
refermant la porte derrière lui.
CALLUM
Deux heures plus tôt

Callum Nova avait l’habitude d’obtenir tout ce qu’il voulait. Sa


spécialité magique était si efficace que s’il la gardait pour lui, ce qu’il
faisait généralement, il pouvait obtenir les meilleures notes dans chacun de
ses cours sans fournir aucun effort. C’était une sorte de don d’hypnose.
Certaines de ses ex l’avaient qualifié d’effet hallucinogène, parce qu’elles
avaient le sentiment qu’il les avait droguées. Si elles n’étaient pas sur leurs
gardes en permanence, il pouvait les convaincre de tout et n’importe quoi.
Cela rendait les choses incroyablement faciles pour lui. Trop faciles ? Oui,
peut-être.
Et pourtant, Callum ne rechignait pas à relever les défis.
Depuis qu’il avait obtenu son diplôme universitaire et était revenu à
Athènes, six ans plus tôt, il n’avait rien fait de particulier, ce qui ne le
satisfaisait guère. Il travaillait pour l’entreprise familiale, bien sûr, comme
beaucoup de médéiens après leurs études. Entreprise de média magique, la
société familiale était majestueuse. Une vraie réussite. Mais elle était aussi
une illusion d’un bout à l’autre, et Callum était la plus fausse des illusions.
Il gérait les produits de beauté et se débrouillait vraiment bien. Mieux que
bien, même.
Mais quel ennui de convaincre les gens de ce à quoi ils croyaient déjà !
Callum était un manipulateur hors pair, doué d’un talent extraordinaire, bien
supérieur à un sorcier classique capable de lancer un sort élémentaire. Il
jouissait d’une intelligence remarquable. Par conséquent, il devait déployer
bien peu d’efforts pour convaincre ses interlocuteurs. Et comme il était
constamment à la recherche d’amusement, l’homme à sa porte n’eut pas
besoin de beaucoup insister.
– « Gardien », lut-il tout haut en étudiant la carte, les deux pieds posés
sur son bureau.
Il était arrivé avec quatre heures de retard au travail, et ni l’associée (sa
sœur), ni le patron (son père) ne lui avaient fait la moindre remarque sur le
rendez-vous qu’il avait raté. Il le rattraperait dans l’après-midi, en deux
minutes (il pouvait aussi le faire en quatre-vingt-dix secondes, mais il
resterait finir son expresso), avec le client dont les Nova avaient besoin
pour s’assurer la présence d’illusionnistes renommés à la Fashion Week de
Londres.
– J’espère que vous « gardez » quelque chose d’intéressant, Atlas
Blakely.
– Très, confirma ce dernier. Je suppose donc que je vous y retrouverai ?
– C’est dangereux de supposer, lança Callum, percevant plus que
vaguement ce qu’Atlas avait en tête.
C’était flou et insaisissable. Un esprit pas facile à infecter. Atlas Blakely
était certainement informé des dons rares de Callum, ce qui signifiait qu’il
avait fait d’importantes recherches. Il méritait donc quelques minutes du
temps de Callum.
– Qui d’autre sera présent ?
– Cinq candidats.
Un bon nombre, songea Callum. Suffisamment exclusif, mais
statistiquement, il arriverait à s’entendre avec au moins l’un d’eux.
– Qui est le plus intéressant ?
– C’est une notion subjective.
– Donc, c’est moi, devina Callum.
Atlas esquissa un sourire dénué d’humour.
– Vous n’êtes pas inintéressant, monsieur Nova. Mais j’imagine que
pour la première fois de votre vie, vous vous trouverez dans une pièce avec
des personnes aussi uniques que vous.
– Vous piquez ma curiosité, lança Callum en retirant les pieds de la
surface du bureau. J’aimerais en savoir un peu plus sur eux.
– Vous ne préférez pas connaître ma proposition, plutôt, monsieur
Nova ? demanda Atlas, intrigué.
– Si j’en avais envie, je la connaîtrais déjà, répondit Callum en haussant
les épaules. Je peux toujours décider de l’apprendre plus tard. Les joueurs
sont toujours plus intéressants que le jeu. Ou plus exactement, le jeu varie
en fonction des joueurs.
La bouche d’Atlas se déforma légèrement.
– Nico de Varona.
– Jamais entendu parler de lui. Qu’est-ce qu’il fait ?
– C’est un physicien. Il peut contraindre les forces de la physique à lui
obéir, comme vous le faites avec les volontés.
– Quel ennui, commenta Callum en se réadossant. Enfin, je vais voir ce
que je peux faire de lui. Et sinon ?
– Libby Rhodes est physicienne elle aussi. Son influence sur son
entourage est exceptionnelle. Reina Mori est une naturaliste à qui la terre
offre personnellement des fruits.
– Pas difficile à trouver, les naturalistes, déclara Callum, même s’il
semblait de plus en plus intéressé. Et encore ?
– Tristan Caine. Il perce à jour les illusions.
Rare. Très rare. Mais pas particulièrement utile.
– Et ?
– Parisa Kamali, continua Atlas avec une pointe d’hésitation. Je préfère
taire sa spécialité.
– Ah oui ? s’étonna Callum. Et vous leur avez parlé de la mienne ?
– Ils ne me l’ont pas demandé.
Callum se racla la gorge.
– Vous faites toujours le portrait psychologique des gens que vous
rencontrez ? demanda-t-il sur un ton neutre.
Et comme Atlas ne répondait pas, il enchaîna.
– Même si j’imagine que ceux qui ne se doutent de rien quand on tente
de les influencer ne risquent pas de remarquer votre petit jeu, n’est-ce pas ?
– D’une certaine façon, nous sommes à l’opposé, vous et moi, monsieur
Nova, répliqua Atlas. Je sais ce que les gens ont envie d’entendre. Vous,
vous faites en sorte qu’ils veuillent entendre ce que vous savez.
– Ce ne serait pas plutôt que je suis naturellement passionnant ? suggéra
Callum, gaiement, ce qui fit rire Atlas.
– Vous êtes si sûr de votre propre valeur que vous en oubliez peut-être
que sous votre talent naturel se cache un homme cruellement en manque
d’inspiration.
Atlas avait pris Callum par surprise.
– Et je ne parle pas que de ce vide, mais…
– Un vide ? répéta Callum, vexé. Vous m’insultez, maintenant ?
– Pas un vide, se corrigea Atlas. Mais certainement quelque chose
d’incomplet, pas terminé.
Il se leva.
– Merci pour le temps que vous m’avez accordé, monsieur Nova. Parce
que j’imagine que vous auriez pu abattre beaucoup de travail pendant que
nous discutions. Combien de temps cela vous aurait-il pris de déclencher
une guerre, selon vous ? Ou d’en achever une ?
Il attendit. Callum resta muet.
– Cinq minutes ? Peut-être dix ? Combien de temps pour tuer
quelqu’un ? Pour sauver une vie ? J’admire ce que vous n’avez pas fait, le
félicita Atlas avec une grimace sincère. Mais je me demande pourquoi vous
ne l’avez pas fait.
– Parce que ça m’aurait rendu dingue d’intervenir dans les affaires du
monde, répondit Callum patiemment. Être qui je suis oblige à une certaine
dose de retenue.
– Retenue ? Ou peut-être s’agit-il d’un manque d’imagination.
Callum se garda d’ouvrir de grands yeux.
– J’espère bien que vous ne m’avez pas fait perdre mon temps, dit-il
plutôt.
Il s’abstint d’ajouter : « quatre minutes et trente-neuf secondes ». Il n’en
fallait pas plus.
Il avait le sentiment qu’Atlas Blakely, le Gardien, l’appâtait, et il avait
également le sentiment très net qu’il ne devait pas s’embêter à résister.
– Je peux en dire autant, répliqua Atlas, deux doigts sur son chapeau
pour prendre poliment congé.
PARISA
Une heure plus tôt

Assise au bar, vêtue de sa robe préférée, elle sirotait un Martini. Elle


venait désormais seule. À une époque, elle s’entourait d’amies, mais elle
avait fini par se dire qu’elles étaient trop bruyantes. Elles la dérangeaient.
En plus elles étaient souvent jalouses, ce que Parisa ne supportait pas. Elle
avait eu une ou deux copines pendant ses études à Paris, et avait autrefois
été proche de son frère et de sa sœur à Téhéran, mais elle était arrivée à la
conclusion qu’elle était plus efficace en tant qu’exemplaire unique. C’était
ce qui avait le plus de sens. Ceux qui font la queue pour voir La Joconde
n’ont aucune idée de comment s’appellent les tableaux à côté. Normal.
Il y aurait beaucoup de mots pour qualifier Parisa, des mots que la
morale n’approuve pas. Il va sans dire que Parisa n’avait que faire de
l’approbation. Elle était talentueuse et intelligente, quel était l’intérêt de
recevoir une quelconque approbation pour quelque chose qu’elle avait reçu
dans son ADN et qu’elle n’avait pas gagné grâce à ses efforts ? Son
physique ne la contrariait pas plus qu’il ne la rendait fière. Elle s’en servait
simplement comme d’un outil – un marteau ou une pelle. De même, à quoi
bon s’attarder sur ceux qui la désapprouvaient ? Les femmes promptes à la
juger seraient les premières à se pâmer devant ses diamants, ses chaussures
ou ses seins – tous parfaitement réels, pas du synthétique ni des illusions.
Quoi qu’on pût dire sur Parisa, elle était parfaitement authentique. Elle était
vraie, même si elle gagnait sa vie avec de fausses promesses.
Il n’existe rien de plus dangereux qu’une femme consciente de sa
propre valeur.
Parisa observa les hommes plus âgés dans un coin. Dans leurs costumes
hors de prix, ils étaient en plein rendez-vous de travail. Elle avait écouté
quelques minutes le sujet de leur conversation – en fait, tout ne tournait pas
autour du sexe ; parfois il valait mieux opter pour un délit d’initié, et elle
était assez intelligente pour garder en tête plusieurs menaces – mais elle
avait fini par se désintéresser de ce qu’ils disaient, le monde des affaires
étant fondamentalement malsain. Les hommes, en revanche, l’intriguaient
toujours autant. L’un d’eux jouait avec son alliance, pestant intérieurement
contre sa femme. Barbant. Un autre ressentait une attirance sexuelle non
résolue envers l’homme à l’alliance. Déjà plus intéressant, mais inutile pour
arriver à ses fins. Le dernier était beau, probablement riche, pas d’alliance
et tous les doigts bronzés uniformément. Parisa croisa délicatement les
jambes.
L’homme leva la tête, son regard se posant sur sa cuisse.
Très bien. Il était partant.
Elle détourna les yeux, consciente que la réunion n’était pas près de se
terminer. Entre-temps, elle occuperait ses pensées avec quelqu’un d’autre.
Peut-être la femme riche dans le coin au fond, qui semblait sur le point de
pleurer. Non, trop déprimant. Pourquoi pas le barman ? Il était certainement
habile de ses mains. Il les avait déjà imaginées sur elle, les avait fait glisser
sur ses hanches. Mais elle n’en tirerait rien. Un orgasme, sûrement, mais à
quoi bon ? Elle pouvait très bien se l’offrir toute seule sans devenir la fille
qui couche avec des barmen. Si elle laissait quelqu’un entrer dans sa vie,
c’était pour qu’il lui rapporte de l’argent, du pouvoir ou de la magie. Rien
d’autre.
Elle se tourna pour se placer en face de l’homme noir à l’extrémité du
bar, intriguée par le silence qui se dégageait de son esprit. Elle ne l’avait pas
vu entrer. Étrange. Un médéien, donc, ou au moins un sorcier. Intéressant.
Elle le regarda manipuler une petite carte qu’il tapotait contre le zinc, et
fronça les sourcils en entendant les mots « Atlas Blakely, Gardien ».
Gardien de quoi ?

Le problème quand on est une fille intelligente, c’est qu’on ne peut pas
dompter sa curiosité. Parisa se détourna de la réunion d’affaires pour se
concentrer sur Atlas Blakely et, considérant leurs positions respectives dans
le bar, elle monta le volume.
Elle vit six personnes. Non, cinq. Cinq personnes sans visage. De la
magie exceptionnelle. Elle n’avait plus de doute : c’était un médéien et les
autres aussi, manifestement. Il se sentait proche de l’un d’eux. L’un d’eux
était un prix que cet homme, cet Atlas, avait récemment remporté. Il en
tirait une certaine fierté. Deux d’entre eux venaient ensemble, en binôme.
Ils n’aimaient pas être associés, comme deux jumeaux dans un même
utérus, mais tant pis pour eux. Un autre était le vide. Une question, le bord
d’une étroite falaise. Et un autre encore… la réponse, comme un écho,
même si elle ne comprenait pas vraiment pourquoi. Elle tenta de voir leurs
visages, mais n’y parvint pas. Ils lui échappaient, se formant et se
déformant tout en l’attirant à eux.
Parisa regarda autour d’elle tout en creusant plus profondément dans les
pensées de l’homme. Elles semblaient bien rangées, un peu comme dans un
musée, comme s’il s’était préparé à ce qu’elle les voie dans un ordre
particulier. Une longue série minutieusement sélectionnée, terminée par un
miroir. Cinq cadres avec des portraits fuyants, et ensuite un miroir. Parisa
observa son reflet et sursauta.
Au bout du bar, l’homme se leva et plaça la carte devant elle, et sans
qu’il ait à lui expliquer quoi que ce soit, elle savait déjà pourquoi il la lui
donnait. Elle avait passé assez de temps dans son esprit pour le comprendre.
Il l’avait laissée entrer, elle en prenait conscience seulement maintenant.
Dans une heure, lui disaient ses pensées, cette carte l’emmènerait ailleurs.
Dans un endroit important. Vraisemblablement, le plus important du monde
pour cet homme. Cela, elle l’interprétait peut-être simplement, car elle le
voyait moins nettement. Elle sut que, de toute façon, cela vaudrait plus la
peine que le type en réunion d’affaires. Le pauvre bougre avait récemment
fait recoudre son costume. Il n’était pas neuf. Un homme qui pouvait se le
permettre portait un costume neuf pour un rendez-vous pareil. Et celui-là
n’en avait pas les moyens.

Parisa poussa un soupir résigné et prit la carte.


Une heure plus tard, elle se retrouva assise dans une pièce avec Atlas
Blakely et cinq autres personnes qu’elle avait vaguement aperçues dans ses
pensées sans qu’elles aient eu à échanger un seul mot. Pas de préambule,
pas besoin. L’endroit était relativement agréable, moderne et minimaliste
avec un long canapé en cuir et une série de chaises à hauts dossiers. Seules
deux personnes en plus de Parisa étaient assises. Elle observa comment le
gamin de type latino – incroyablement immature, et obsédé par la fille
assise à côté d’elle – se laissait subjuguer par sa beauté. Parisa sourit
intérieurement, sachant qu’elle pourrait le dévorer tout cru et qu’il
l’inviterait même à le faire. Un divertissement agréable pour un autre jour,
peut-être, mais l’enjeu ici était plus important.
Le Sud-Africain blond était intéressant. Trop beau, peut-être. Les
cheveux trop bien peignés, les vêtements trop élégants, le visage trop
parfait. Il contemplait Tristan, l’Anglais à la peau brune, avec beaucoup de
curiosité, peut-être même de l’appétit. Très bien, songea Parisa. Elle
n’aimait pas ce type d’hommes. Il voudrait qu’elle hurle son nom, qu’elle
vénère son sexe, qu’elle crie des choses comme : « Oh, oui, mon Dieu,
comment tu fais pour que je ressente tout ça ? » C’était barbant et ça ne se
terminait jamais de façon satisfaisante. Les gens riches comme lui
s’accrochaient à leur portefeuille et l’expérience avait appris à Parisa que
cela ne lui réussissait pas du tout.
Et surtout, ils étaient tous égaux, ici. Il n’avait rien à offrir, si ce n’est
peut-être sa loyauté, mais il n’était pas du genre à la donner facilement. Il
avait l’habitude d’avoir tout ce qu’il voulait. Il suffisait d’analyser ses
pensées pour le comprendre : il ne faisait rien gratuitement. Parisa Kamali
n’avait jamais eu l’intention d’être sous la coupe de quelqu’un et cela
n’allait pas commencer maintenant.
Le gamin non plus ne servait à rien. Quelle déception ! Il était riche,
certes, et relativement séduisant (Nicolás, songea-t-elle, contente d’elle, en
roulant son nom dans sa tête, comme elle aurait pu le lui murmurer à
l’oreille) mais il se lassait rapidement de ce qui lui venait trop facilement.
Pas le style de Parisa. Parisa écarta aussi rapidement la fille à la frange
ridicule qu’il lorgnait. Même si elle avait déjà été avec des filles et les avait
rarement mises de côté. Elle avait passé une grande partie du mois
précédent avec une riche héritière qui lui avait acheté le tailleur, les bottes,
le sac à main qu’elle portait sur elle. Les gens sont tous les mêmes, quand
on creuse un peu, et c’est ce que Parisa faisait. C’était son travail de voir en
eux ce qu’ils préféraient cacher. Et de celle-là, il n’y avait strictement rien à
tirer. Elle avait un petit ami qu’elle semblait aimer. Elle avait de bonnes
intentions, et c’était le plus malheureux. Cela présage d’une personne
difficile à utiliser. Cette fille, Libby, était trop douée, ce qui faisait qu’elle
ne valait strictement rien. Parisa se dépêcha de passer à la candidate
suivante.
Reina, la naturaliste avec un anneau dans le nez, était la plus menaçante.
Elle irradiait d’un pouvoir brut. Parisa savait qu’il ne fallait pas se frotter à
des gens pareils. Elle la classa dans la case mentale « ne pas déranger » et
décida de ne pas se mettre sur sa route.
Et Tristan, l’Anglais, plut à Parisa dès qu’elle se glissa dans ses pensées.
Il avait en lui une colère qui grondait comme un tambour tribal. Il ne savait
clairement pas ce qu’il faisait là, et pourtant, il avait envie de punir toutes
les personnes présentes dans cette pièce, y compris lui-même. Excellent !
C’était intéressant, ou du moins, elle pouvait comprendre ce sentiment. Elle
regarda Tristan remarquer tout ce qui n’allait pas dans la pièce : toutes les
illusions que les autres utilisaient pour dissimuler des facettes d’eux-
mêmes. Du petit bouton de stress que Libby cachait sous sa frange
jusqu’aux mèches blondes dans les cheveux de Callum. Elle s’émerveilla de
son attitude en retrait.
Il ne se laissait pas impressionner.
Cela ne resterait pas toujours ainsi, si Parisa en décidait autrement.
Ce qui n’arriverait pas forcément. À quoi bon s’en prendre à quelqu’un
qui ne représentait aucun levier, aucune monnaie d’échange ? Le contact le
plus intéressant ici était sans doute le Gardien, Atlas. Parisa calculait déjà
combien de travail il lui faudrait accomplir pour se servir de lui quand la
porte s’ouvrit. Ils se tournèrent tous.
– Ah, Dalton, accueillit Atlas.
Un type mince et élégant, de quelques années à peine plus âgé que
Parisa, chaussé de mocassins Oxford aussi noirs que ses cheveux, hocha la
tête en réponse.
– Atlas, le salua-t-il avec une voix grave, et son regard se posa sur
Parisa.
Oui, songea Parisa. Oui, toi.
Il se disait qu’elle était belle. Comme tout le monde. Il s’efforçait de ne
pas regarder ses seins. Sans succès. Elle lui sourit et ses pensées se
bousculèrent jusqu’à laisser la place à un vide total. Il resta muet et Atlas se
racla la gorge.
– Je vous présente Dalton Ellery.
Dalton esquissa une petite courbette et se fit violence pour regarder les
autres aussi.
– Bienvenue, lança-t-il. Et félicitations d’avoir été sélectionnés pour
entrer dans la Société alexandrienne.
Il avait une voix douce et caressante, malgré sa raideur et ses larges
épaules – résultat de beaucoup de travail, et mises en valeur par des
chemises certainement taillées sur mesure – qui avaient tendance à se
bloquer. Rasé de frais, il semblait tellement obsédé par la propreté que
Parisa fut prise de l’envie de passer sa langue sur sa nuque.
– Je suis sûr que vous comprenez désormais l’honneur que cela
représente d’être ici.
– Dalton est un membre de notre classe d’initiés la plus récente,
intervint Atlas. Il vous guidera tout au long du processus et vous aidera
dans vos transitions vers de nouvelles positions.
Parisa songea à quelques positions pour lesquelles elle n’aurait besoin
d’aucune assistance. Elle se glissa dans l’inconscient de Dalton pour le
sonder. Aimerait-il la traquer ? Ou préférerait-il qu’elle l’agresse ? Il
bloquait une partie de son esprit, pour elle mais aussi pour les autres. Parisa
en fut surprise. Dalton s’attendait-il à ce que quelqu’un d’autre dans cette
pièce puisse lire dans les pensées ?
Elle aperçut une ébauche de sourire sur les lèvres d’Atlas qui leva un
sourcil vers elle, avant de plisser les yeux.
Oh, songea-t-elle, et le sourire s’élargit.

Vous comprenez peut-être désormais ce que les autres ressentent, lança


Atlas, avant d’ajouter : Je vous conseillerais de rester loin de Dalton. Je lui
glisserai la même recommandation.
Est-ce qu’il suit vos consignes en général ?
Son sourire était imperturbable.
Oui, et vous devriez en faire autant.
Et les autres ?
Je ne peux pas vous empêcher de faire ce que vous ferez pendant
l’année à venir. Mais tout de même, mademoiselle Kamali, il y a des limites.
Elle acquiesça d’un sourire et fit le vide dans son esprit. Défense,
attaque, elle était aussi douée pour les deux et Atlas hocha la tête en
réponse.
– Bien, lança-t-il. Passons aux détails de votre initiation, si vous le
voulez bien.
2 : LA VÉRITÉ
NICO

Nico gigotait. Il gigotait toujours. C’était le genre de personne qui a


besoin de bouger et n’arrive pas à rester immobile. Cela ne dérangeait
jamais son entourage, parce qu’il était capable de sourire, de rire et
d’égayer une salle par sa seule personnalité, mais il gaspillait ainsi
beaucoup d’énergie pour rien. Des traces de magie pouvaient également fuir
s’il n’y prêtait pas attention, et sa présence avait tendance à redéfinir le
paysage autour de lui, forçant parfois certains éléments à s’écarter.
Libby lui décocha un regard d’avertissement en sentant le sol remuer
sous ses pieds. Ses yeux sévères le fusillaient de reproches et son front se
plissait sous sa frange.
– Qu’est-ce qui t’arrive encore ? grommela-t-elle une fois la séance
terminée.
Sans la moindre subtilité, elle faisait référence à son agitation qu’elle
considérait comme totalement irresponsable.
Extraordinaire comme elle remarquait toujours ses crises de nervosité,
quand personne d’autre n’aurait pu identifier l’infime changement dans
l’environnement qu’il avait provoqué. Mais bien sûr, la délicieuse Elizabeth
ne se dispensait jamais de le signaler à Nico. Il avait l’impression d’avoir
une affreuse cicatrice qu’il ne pouvait cacher, même si elle était la seule à la
voir. Il se demandait encore si le plaisir qu’elle tirait à le lui rappeler venait
de sa personnalité imbuvable, de ses pouvoirs tout aussi puissants que les
siens, ou de leur proximité forcée. Sûrement une combinaison des trois, et
par conséquent au moins trente-trois pour cent de leur antipathie étaient sa
faute à elle.
– C’est une décision importante, c’est tout, répondit Nico, même s’il
l’avait déjà prise.
On leur avait octroyé vingt-quatre heures pour accepter ou refuser la
proposition de disputer une place dans la Société alexandrienne, mais au
lieu d’être ramenés chez eux par un charme comme à l’aller, ils avaient dû
rentrer par des portails de téléportation. Malheureusement, comme ils
vivaient tous les deux à Manhattan à quelques rues seulement l’un de
l’autre, ils partageaient le même portail et étaient arrivés ensemble à
l’entrée magique de Grand Central (à côté du bar à huîtres).
– Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-il d’un ton dénué
d’agressivité.
Elle le regarda de travers avant de poser ses yeux gris-vert sur le pouce
de Nico qu’il bougeait régulièrement.
– Je pense que c’est moi qui aurais dû avoir le poste d’assistant de
recherche, grommela-t-elle, provoquant chez Nico le genre de joie
immédiate qui lui venait si facilement.
– Je le savais ! lança-t-il avec un large sourire de triomphe. Je savais
que tu le voulais. T’es tellement prévisible, Rhodes…
– Bon sang, pourquoi je perds mon temps à te parler ? s’énerva- t-elle.
– Réponds à ma question.
– Non, dit-elle avant de faire volte-face, contrariée. Je croyais qu’on
s’était fait la promesse de ne plus jamais se parler après la remise des
diplômes.
– Eh bien, on n’a pas tenu très longtemps.
Il tapotait encore son pouce contre sa cuisse.
– J’adore cette chanson, remarqua-t-elle alors seulement.
Typique de la différence entre eux. Il avait senti la présence du rythme
en premier, mais elle avait entendu la mélodie plus tôt et avait identifié le
morceau plus rapidement.
Impossible de savoir s’ils avaient toujours été comme cela, ou s’ils
avaient appris à le devenir en se côtoyant malgré eux. Sans elle, Nico
n’aurait sans doute pas été aussi attentif à ce genre de détails, et
inversement. Et il ne savait plus comment exister loin d’elle. Quelle
malédiction incroyable. Savoir qu’elle ressentait la même chose que lui et
l’entendre l’admettre constituait désormais sa seule source de plaisir.
– Gideon te passe sûrement le bonjour, déclara Nico en guise de
réconciliation.
– Il l’a fait en personne ce matin.
Elle marqua une pause.
– Tu sais, Max et lui m’aiment bien, même si toi, non, assura- t-elle.
– Je sais. Et bien sûr je déteste ça.
Ils émergèrent sur le trottoir, où ils pouvaient encore se déplacer par
magie s’ils le voulaient. La conversation était terminée.
Ou peut-être pas.
– Les autres candidats sont plus âgés que nous, commenta Libby. Ils ont
tous déjà travaillé. Ils sont tellement… sophistiqués.
– Il ne faut pas se fier aux apparences. Même si celle de Parisa est
carrément alléchante.
– Arrête de baver, répliqua Libby, tranchante. T’as strictement aucune
chance avec elle.
– Si tu le dis, Rhodes.
Nico passa une main dans ses cheveux et fit un signe de tête vers le bas
de la rue.
– Par ici ?
– Oui.
Ils n’avaient pas d’autre choix que de mettre de temps en temps en
veille leur lutte pour la suprématie. Avant de traverser la chaussée, ils
s’assurèrent qu’aucun taxi n’arrivait en trombe et hâtèrent le pas pour éviter
la circulation comme leur vie à New York leur avait appris à le faire.
– Tu vas accepter, n’est-ce pas ? demanda Libby avec une pointe
d’anxiété qui se manifestait dans tous ses tics.
Elle entortillait une mèche de cheveux sur un doigt en se mordillant la
lèvre.
– Probablement.
Certainement.
– Et toi ?
– Euh… hésita-t-elle. Oui, bien sûr, je ne suis pas idiote. Je ne peux pas
laisser passer cette chance, c’est même mieux que le poste à l’université.
Mais… C’est aussi assez impressionnant.
Menteuse. Elle connaissait très bien sa valeur. Elle jouait juste les
modestes pour la galerie, sachant qu’il refusait ce rôle.
– Faut vraiment que tu travailles sur ta confiance en toi, Rhodes.
L’autodépréciation, c’était à la mode il y a cinq ans au moins.
– T’es vraiment un connard, Varona.
Elle se rongeait l’ongle du pouce maintenant. Habitude ridicule, mais il
détestait encore plus quand elle se triturait les cheveux.
– Je te hais, ajouta-t-elle.
Un rituel gratuit de leurs conversations, pour remplacer un « hmm » ou
une pause.
– Oui, oui, je sais déjà. Donc, tu vas accepter ?
Elle finit par abandonner son petit numéro.
– Mais oui. Si Ezra est d’accord, bien sûr.
– Bon sang. T’es pas sérieuse ?
De temps en temps, comme maintenant, Libby lui adressait un regard
qui lui hérissait le poil. Cela lui rappelait comment elle l’avait incendié à
leur première rencontre sans même battre des cils.
Il l’aimerait plus si elle recommençait plus souvent.
– Je vis avec lui, Varona, lui rappela Libby.
Comme si Nico pouvait oublier ce choix débile : Ezra Fowler, leur
ancien étudiant référent, et la plus grande serpillière humaine de tous les
temps.
– C’est tout de même la moindre des choses que je l’informe de mon
départ à Alexandrie pour un an, ajouta-t-elle. Ou plus longtemps, même. Si
je deviens initiée, explicita-t-elle avec l’assurance de quelqu’un qui voulait
plutôt dire « quand je serai initiée ».
Le regard qu’ils échangèrent prouva qu’ils s’étaient compris.
– Toi, tu vas en parler avec Max et Gideon, non ? continua-t-elle en
levant un sourcil qui disparut sous sa frange.
– Pour le loyer ? Les frais d’hébergement sont payés, objecta Nico.
– Vous ne vous êtes pas séparés plus d’une heure depuis quatre ans.
– Tu dis ça comme si nous étions liés physiquement. Chacun de nous a
sa propre vie, lui rappela Nico.
Le sourcil de Libby restait caché sous ses cheveux. Très agaçant.
– C’est vrai, insista-t-il, et elle esquissa une grimace perplexe. Et de
toute façon, ils n’ont aucun projet. Max a sa richesse personnelle et
Gideon… Bref, tu connais Gideon.
Elle se radoucit.
– Oui, enfin…
Elle entortilla une autre mèche sur son doigt. Elle ne pouvait
décidément pas s’en empêcher.
– À demain, lança-t-il quand ils arrivèrent devant son immeuble. N’est-
ce pas ?
– Hmm ? Oui.
Elle pensait à autre chose.
– Et…
– Rhodes, écoute, commença-t-il en soupirant, et elle leva les yeux vers
lui. Essaie de ne pas… tu sais. Te Rhodes pas trop là-dessus.
– Qu’est-ce que tu racontes, Varona ?
– Tu sais très bien. Te Rhodes pas pour ça.
– Mais…
– Tu as compris, l’interrompit-il. Perds pas ton temps à stresser et te
tracasser comme tu le fais. C’est épuisant.
– Alors maintenant je suis épuisante ? répéta-t-elle, la mâchoire crispée.
Cela faisait longtemps qu’elle l’était, et qu’elle ne le sache pas était
vraiment incompréhensible.
– Tu es douée, Rhodes, lui rappela-t-il, se dépêchant d’enchaîner pour
lui éviter de se mettre inutilement sur la défensive. Tu es douée, OK ?
Souviens-toi juste que je ne me fatiguerais pas à te détester si tu ne l’étais
pas.
– Varona, qu’est-ce qui te fait dire que ce que tu penses de moi
m’intéresse ?
– Tu te préoccupes de ce que tout le monde peut penser de toi, Rhodes.
Et surtout moi.
– Ah oui, surtout toi ?
– Oui.
Clairement.
– Pas la peine de le nier, insista-t-il.
Elle était furieuse désormais, ce qui était déjà mieux que son état
précédent de faiblesse et d’insécurité.
– Écoute… À demain.
Elle fit volte-face pour entrer dans son immeuble.
– Passe le bonjour à Ezra, dit-il dans son dos.
Elle ne se retourna même pas.
Tout allait pour le mieux donc. Rien ne changeait.
Nico fit le reste du chemin à pied avant de se transporter dans l’escalier
jusqu’au quatrième étage, de franchir les barrières de sécurité et de débouler
dans leur tout petit appartement sans même se servir de sa clé. Il trouva à
l’intérieur, vautré sur le canapé, son ami Gideon, aux cheveux tirant sur le
blond et à la peau presque bronzée. Comme toujours, il avait une barbe de
quelques jours et de petits yeux d’insomniaque.
– Nicolás ! le salua Gideon en souriant. Como estas ?
– Ah, bien, más o menos. Ça va* ? 1
– Oui, ça va*.
Puis Gideon secoua le labrador noir, étalé de tout son long et endormi à
côté de lui.
– Max, réveille-toi.
Après un moment, le chien descendit du canapé, toujours ensommeillé,
et s’étira, clairement agacé. Et brusquement, il retrouva sa forme habituelle.
En grattant son crâne chauve, il jeta un regard à Gideon par-dessus son
épaule.
– J’étais bien, là, salopard, gémit l’homme qui était parfois Maximilian
Viridian Wolfe (à peine civilisé dans le meilleur des cas) et parfois non.
– Mais pas moi, répliqua Gideon sur son ton posé habituel avant de se
lever en mettant de côté le journal qu’il lisait. On sort ? Pour dîner ?
– Non, je vais cuisiner, répondit Nico.
Il était le seul à se proposer. Max n’avait aucun désir d’acquérir des
compétences pratiques, occupé qu’il était à dormir sur le canapé et à
réfléchir sur son existence, et Gideon… avait d’autres problèmes. À cet
instant précis, il était torse nu, les mains tendues au-dessus de sa tignasse
blonde ébouriffée. Sans les bleus sous ses yeux, il aurait pu paraître tout à
fait normal.
Il ne l’était pas, bien sûr, et cette apparente normalité résultait de ses
dons de magie.
Si on faisait abstraction de sa mollesse habituelle, Gideon avait déjà été
moins en forme que maintenant. Nico l’avait vu bien plus mal en point.
Quand, par exemple, il évitait sa mère qui avait une fâcheuse tendance à
apparaître dans les toilettes publiques ou sur les gouttières, ou qu’il
s’arrangeait pour ne pas croiser sa famille d’accueil qui était moins une
famille qu’un ramassis de parasites de la Nouvelle-Écosse. L’état de Gideon
s’était dégradé au cours des dernières semaines, sûrement parce que ses
études prenaient fin. Pendant ses quatre années à l’université de magie de
New York, il avait pu mener une existence à peu près normale, mais
maintenant, il retournait à…
À quoi ? Nico n’avait aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler la vie
quand on n’a nulle part où aller et qu’on souffre de ce qui pourrait passer
pour de la narcolepsie aux yeux de ceux qui ne le connaissaient pas.
– Ropa vieja pour le dîner ? proposa Nico pour chasser ses pensées.
– Carrément ! se réjouit Max en donnant un coup de poing dans le bras
de Gideon avant d’aller dans la salle de bains.
Comme toujours quand il se transformait, il était complètement nu.
Nico leva les yeux au ciel, et Max lui adressa un clin d’œil, ne prenant pas
la peine de couvrir ses parties intimes en passant à côté de lui.
– Libby m’a écrit, annonça Gideon, une fois Max parti. Elle t’a trouvé
égal à toi-même, un vrai connard.
– C’est tout ce qu’elle a dit ? demanda Nico, espérant que ce fût le cas.
Mais bien sûr que non.
– Elle a aussi dit que vous aviez reçu une offre d’emploi mystérieuse.
– Mystérieuse ?
Bon sang.
– Dans le sens où elle n’a rien voulu me dire.
On les avait mis en garde : ils ne devaient rien révéler. Mais tout de
même.
– Je n’arrive pas à croire qu’elle t’en ait déjà parlé, grommela Nico,
écœuré. Quand est-ce qu’elle en a trouvé le temps ?
– Juste avant que tu entres. J’aime bien qu’elle me tienne au courant.
Gideon se gratta la nuque.
– T’aurais mis combien de temps avant de nous le dire si elle n’avait
pas écrit ?
Saleté ! C’était sa punition. Forcer la communication entre Nico et les
gens qu’il aimait. Elle savait à quel point cela lui était pénible. Simplement
parce qu’il avait été honnête au sujet de son petit ami.
– Le ropa vieja, ça prend du temps à préparer, lâcha Nico, en se repliant
dans la minuscule kitchenette. Faut braiser la viande.
– Ça ne répond pas à ma question, le rappela Gideon.
Nico se figea en soupirant.
– Je… commença-t-il en se tournant vers son ami. Je… ne peux pas te
dire de quoi il s’agit. Pas encore.
Avec son regard implorant, Nico en appela à la confiance inébranlable
qu’ils avaient mis quatre ans à consolider, et Gideon abdiqua et haussa les
épaules.
– D’accord. Mais tu dois quand même te confier un peu à nous, tu sais.
Tu es hyper fermé depuis un moment, c’est bizarre.
Il marqua une pause.
– Tu sais, tu ne devrais peut-être pas venir, cette fois.
– Pourquoi pas ? demanda Nico alors qu’il s’appliquait à vider le gril de
tout un tas de feuilles de papier (Max n’avait pas le droit d’y ranger ses
copies d’examen, et pourtant…).
Il se releva et évita de justesse de se cogner dans leurs ustensiles.
– Parce que tu l’infantilises, intervint Max en sortant de sa chambre
pour prendre une bière dans le réfrigérateur, percutant l’épaule de Nico avec
la sienne au passage.
Il avait daigné enfiler un jogging et un pull en cachemire mal assortis.
Un progrès néanmoins.
– Tu fais des histoires, Nicky, et personne n’aime ça.
– C’est faux, se défendit Nico, mais face au scepticisme de Gideon, il se
corrigea. D’accord, c’est vrai. Mais, à ma décharge, je le fais de façon très
séduisante.
– Quand est-ce que tu as eu le temps de développer un instinct
maternel ? demanda Max en reniflant l’air, tandis que Nico commençait à
s’affairer dans la cuisine.
– Pendant un des cours que tu as séchés, répliqua Gideon à Max avant
de se tourner vers Nico. Eh, je suis sérieux, dit-il à voix basse. Si tu vas
quelque part, j’aimerais en être informé.
Soit. Si seulement il savait tout ce que Nico avait fait au cours des
derniers mois sans l’en informer ! (Les barrières de sécurité qu’il avait
installées autour de Gideon avaient été encore plus difficiles à lui cacher
qu’à construire. Encore un exploit à mettre sur le compte de Nico, même si
personne ne l’en avait félicité.) Mais il était inutile d’évoquer en boucle la
menace que représentait Eilif, la mère de Gideon. Et, de la même façon, il
valait mieux que Nico ne parle pas des conséquences potentielles de la
proposition qu’il venait de recevoir.
Nico avait tendance à penser que quelques non-dits ici et là étaient la
condition pour maintenir leur affection mutuelle. Une sorte de langage
d’amour.
– Tu ne te rendras même pas compte que je suis parti, assura Nico.
– Parce que tu espères que je passerai te faire coucou ?
Nico fit signe à Gideon de s’écarter pour lui permettre d’accéder au
réfrigérateur.
– Oui, dit-il.
Il remarqua que sa réponse semblait soulager Gideon, mais il ne le
montra pas.
– Tu pourrais carrément venir avec moi, même. Je te mettrais dans un
joli tiroir. Ou debout dans mon placard.
– Non, merci.
Appuyé contre le meuble de rangement, Gideon glissa jusqu’au sol, en
bâillant.
– Tu as encore de ce…
– Oui.
Nico fouilla dans un des tiroirs de la cuisine et jeta à Gideon un flacon
qu’il rattrapa avec une main.
– Mais tu ne le prends que si tu me laisses venir ce soir, menaça-t-il en
agitant une spatule.
– Je n’arrive pas à savoir si tu insistes parce que tu t’inquiètes pour moi,
ou simplement parce que tu as trop peur qu’il se passe quelque chose
d’excitant en ton absence, grommela Gideon en avalant tout le flacon. Mais
OK, tu peux.
– Eh, tu as besoin de moi ! C’est pas si facile de se procurer cette came.
Et c’était peu dire. Jamais il ne révélerait à Gideon les difficultés qu’il
avait surmontées pour en avoir. Il préférait taire tout ce qu’il avait accepté
de faire pour s’assurer que l’alchimiste de troisième année se vide l’esprit
suffisamment pour lui laisser voler la formule. Réussir à maîtriser cette
technique était bien plus qu’il ne ferait pour n’importe qui. Il avait mis
pratiquement quatre années à l’apprendre à l’université, et les quatre jours
où il l’avait mise en pratique l’avaient tellement vidé que Libby Rhodes
avait cru qu’il agonisait – ou qu’il jouait la comédie pour lui faire espérer
qu’il agonisait.
Le problème avec Gideon, c’était le risque permanent de le perdre. Les
personnes comme lui, qui n’étaient techniquement pas des personnes,
n’étaient pas supposées exister, selon les lois de la nature. Les parents de
Gideon, un sorcier des mers irresponsable et une sirène encore plus
irresponsable, avaient vingt-cinq pour cent de chance que leur fils
ressemble parfaitement à un humain, ce qui était le cas pour Gideon. Ils ne
s’étaient pas souciés de savoir que, malgré son apparence, leur fils n’avait
rien d’un être humain ni que, malgré ses dons de médéien, il n’appartenait à
aucune des espèces médéiennes autorisées par la loi. Gideon n’avait le droit
de recevoir aucun service social, ni d’être embauché légalement, et
malheureusement, il était incapable de transformer la paille en or sans
déployer des efforts considérables. Qu’il ait pu entrer à l’université ne
relevait que de la chance et d’une belle escroquerie.
Cela tenait principalement au fait que l’université de magie de New
York ne serait pas passée à côté de la possibilité d’étudier une sous-espèce
comme Gideon. Mais maintenant qu’il n’y était plus inscrit, il replongeait
dans le néant du rien qu’il était.
Juste un homme capable de traverser les rêves, et le meilleur ami de
Nico.
– Je suis désolé, s’excusa ce dernier, et Gideon leva les yeux. J’allais te
le dire, je…
Me sentais coupable.
– Je n’arrête pas de te le répéter : pas la peine.
Si Libby Rhodes se moquait du lien qui unissait Nico et Gideon, les
traitant de siamois, c’est parce qu’elle ne comprenait pas que Nico devait
assurer la survie de son ami. Elle était une des rares à savoir que Gideon
n’était pas celui qu’il paraissait, mais elle ne connaissait pas les détails. Elle
ne savait pas combien de fois il avait frôlé le danger, incapable de se
maintenir physiquement dans une seule dimension, ni combien de fois il
s’était noyé dans sa propre tête, perdu dans les limbes de la pensée et de
l’inconscient, et n’arrivait plus à revenir en arrière. Elle ne savait pas que
Gideon avait des ennemis, ni qu’il n’existait pas d’êtres plus maléfiques que
ceux qui savaient qui il était et voulaient l’utiliser – y compris sa mère.
Et elle ne savait pas non plus qu’elle le sous-estimait, très largement,
alors que lui ne la sous-estimait pas. Il avait perfectionné des compétences
dans de nombreuses spécialités en dehors de la sienne, et cela lui avait
demandé un travail immense. Il pouvait désormais changer de forme pour
suivre les deux autres dans les rêves (les animaux ont moins de restrictions
que les hommes). Il avait dû pour cela apprendre à manipuler chacun des
éléments de sa propre structure moléculaire, et ne le faisait qu’une fois par
mois parce que, ensuite, il avait besoin d’une journée entière pour s’en
remettre. Il pouvait fixer la forme physique de Gideon de façon plus
permanente pour correspondre à la réalité dans laquelle il se trouvait, mais
au prix d’efforts éreintants qui le laissaient souffrant et endolori pendant
toute une semaine.
Gideon, qui n’avait aucune idée de tout ce que Nico avait fait pour lui,
estimait déjà qu’il faisait beaucoup trop d’efforts. Nico, en revanche,
trouvait qu’il n’en faisait pas du tout assez. Comment expliquer son
investissement ? Depuis le début de leur amitié, Nico avait considéré
Gideon comme un mystère, une énigme qui lui servait à calmer son esprit
bouillonnant. Plus tard, Nico avait eu la confirmation que Gideon était aussi
extraordinaire qu’il l’avait soupçonné, mais pour d’autres raisons.
Comment une personne (si on pouvait qualifier Gideon de personne)
pouvait-elle être tellement sensible, tellement sereine ? Et surtout, comment
une personne aussi généreuse, aussi profondément bonne pouvait-elle
apprécier quelqu’un comme Nico, qui se jugeait lui-même comme une sorte
d’imposteur ? Cela le dépassait.
Il n’allait sûrement pas refuser l’offre de la Société. Il avait besoin de
pouvoir ! Et plus encore d’un remède. Et d’argent, de prestige, de
contacts… évidemment. Cela profiterait à Gideon. Deux ans, ce n’était
qu’un petit prix à payer à côté de tout ce qu’il gagnerait.
– Je suis désolé, répéta Nico. Je ne savais pas comment t’annoncer que
je partais. Je ne sais pas comment te dire que je dois partir, corrigea-t-il. Je
ne sais pas pourquoi. Il faut juste que tu me fasses confiance. Je t’assure
que ça en vaut la peine.
Gideon fronça les sourcils, en proie à un conflit intérieur. Il secoua la
tête.
– Je ne t’ai jamais demandé de mettre ta vie en suspens pour moi, Nico.

En effet, et c’était précisément pour cela que Nico l’avait fait. Et il


pensait qu’il n’avait pas d’autre choix… jusqu’à ce jour.
– Écoute, à l’instant où tu es devenu mon ami, tu es devenu mon
problème, lança Nico, mais il tenta de se rattraper aussitôt. Enfin… tu vois
ce que je veux dire.
Gideon se leva en soupirant.
– Nico…
– Vous pouvez arrêter de chuchoter, les gars ? hurla Max depuis le
canapé. J’arrive pas à vous entendre d’ici.
Nico et Gideon échangèrent un regard.
– La discussion s’arrête là, n’est-ce pas ? demanda Nico.
Du même avis, Gideon sortit des carottes du réfrigérateur pour préparer
une entrée. Il bouscula Nico avec un petit coup de hanche.
– Je râpe ?
– C’est déjà râpé, grommela Nico, mais en voyant le sourire sur le
visage de son ami, il décida que cette conversation pouvait vraiment
attendre.

1. Les mots en italique suivis d’un astérisque sont un français dans le texte original.
TRISTAN

Le problème quand on perçoit si facilement l’envers du décor, c’est que


l’on développe un certain cynisme. Tristan n’était pas de ceux à qui on
offrait la connaissance et le pouvoir sans éveiller en même temps leur
méfiance.
– Il faut que je vous parle, lança-t-il, une fois les autres candidats partis,
en approchant du Gardien qui avait insisté pour le recruter sans lui
expliquer pourquoi.
Atlas interrompit sa conversation muette avec l’homme venu leur parler
de la Société. Dalton quelque chose, qui dégageait une bonne dose de magie
quand il parlait. C’était en partie pour cette raison que Tristan n’avait fait
aucun effort pour écouter. S’ils espéraient le convaincre d’abandonner une
vie qu’il s’était organisée avec tellement de soin, ce ne serait pas grâce à
des illusions ou de la manipulation. Ce devrait être son choix, fondé sur des
faits tangibles. Atlas avait intérêt à les lui présenter, s’il ne voulait pas le
voir partir dès maintenant. Net et précis.
Il avait suffi à Atlas d’un simple regard pour comprendre ses intentions
et il se dépêcha de congédier Dalton.
– Je vous écoute, lança-t-il, sans trahir d’impatience particulière.
Tristan pinça les lèvres.
– Vous savez aussi bien que moi que mes compétences sont rares, mais
inutiles. Vous ne pouvez pas espérer me faire croire que j’ai une des six
spécialités magiques les plus précieuses du monde.
Atlas s’appuya contre la table, observant Tristan un moment avant de
répondre.
– Alors pourquoi vous aurais-je choisi, si je ne le croyais pas ?
– C’est ce que j’aimerais savoir, siffla Tristan. Si c’est en rapport avec
mon père…
– Ça ne l’est pas, assura Atlas avec un geste de la main. Votre père est
un sorcier, monsieur Caine. Doué, certes, mais ordinaire.
C’est ce dont Atlas voulait le convaincre. Ce n’était pas la première fois
qu’on le complimentait sur ses capacités dans le seul but d’infiltrer le gang
de son père.
– Mon père est à la tête d’un syndicat du crime magique, et même si ce
n’était pas le cas, je suis…
– Vous ne comprenez pas ce que vous valez, l’interrompit Atlas. Quelle
est votre spécialité ? Et je ne parle pas de vos compétences, précisa-t-il. Je
vous demande quel diplôme vous avez reçu de l’école de magie de Londres
en tant que médéien.
Tristan lui décocha un regard méfiant.
– Je pensais que vous saviez déjà tout sur tous les candidats.
– En effet, répliqua Atlas en haussant les épaules. Mais je suis un
homme occupé, et j’ai beaucoup de choses en tête, alors je voudrais que
vous me le rappeliez.
Bon. Autant en finir.
– J’ai étudié à la fac des illusions.
– Mais vous n’êtes pas un illusionniste, remarqua Atlas.
– Non, confirma Tristan, ronchon. Je les décèle…
– Non, l’interrompit Atlas, le faisant sursauter. Vous faites plus que les
déceler.
Il se leva brusquement, faisant signe à Tristan de le suivre.
– Venez avec moi, l’invita Atlas en prenant la direction opposée aux
ascenseurs.
Et même si Tristan n’avait aucune envie d’en entendre plus, il obéit,
avançant dans un étroit couloir qui s’élargit rapidement.
Ils arrivèrent dans une aile du bâtiment plus ancienne de plusieurs
siècles.
– Regardez, lança Atlas en s’arrêtant soudainement devant un tableau.
Dites-moi ce que représente cette peinture.
Le portrait d’un riche devant une tapisserie. Décevant. Ce n’était rien de
plus qu’un recrutement dans une secte. Aucune réponse, que des questions.
Flatterie, éloignement, mystification, mystère.
– Je n’ai pas le temps de jouer. Je peux vous le garantir, j’ai été
diagnostiqué par tous les médéiens de mon université, et je sais
parfaitement l’étendue de mes capacités…
– Au moment où je vous l’ai demandé, vous avez su que c’était un
portrait de l’amant du peintre. Vous avez vu d’autres détails, bien sûr, plus
encore que ce que j’ai eu le temps de distinguer en m’immisçant dans vos
pensées, mais vous avez tout de suite perçu dans ce tableau quelconque
d’un donateur de notre Société ce que personne d’autre n’aurait pu voir.
Atlas montra du doigt la plaque : Vicomte Welles, 1816.
– Vous avez compris que la lumière filtrant par la fenêtre n’éclairait pas
un atelier de peinture classique, mais un endroit choisi à la fois par l’artiste
et par son modèle pour des raisons de confort. Vous avez remarqué que sa
présentation était informelle et les marques de son rang, ajoutées
rapidement à la fin. Vous avez tiré des conclusions basées non pas sur ce
qui vous était présenté, mais sur vos déductions. Parce que vous voyez
chaque élément, continua Atlas, mais Tristan ne baissait pas sa garde. En
termes de mortels, cela fait de vous un savant. Vous voyez également les
éléments magiques, et c’est ce qui vous a valu d’être identifié comme
médéien. Mais vous avez raison de soupçonner que l’intérêt que nous vous
portons dépasse la magie dont vous avez fait preuve jusqu’ici.
Il étonna Tristan par son regard d’une intensité troublante.
– Vous êtes plus que rare, déclara Atlas en mettant du poids sur chaque
mot. Vous ne pouvez même pas imaginer ce dont vous êtes capable, parce
que personne n’a jamais su quoi faire de vous, et par conséquent vous
n’avez aucune raison de le savoir. Avez-vous déjà étudié l’espace ? Le
temps ? La pensée ?
Profitant de la surprise de Tristan, Atlas enchaîna.
– Exactement. Vos études avec un groupe d’illusionnistes avaient pour
seul but de faire gagner de l’argent à des grandes entreprises grâce à des
tours de passe-passe.
– C’est ce que vous pensez de moi ?
– Apparemment non, sinon je ne serais pas là à tenter de vous
convaincre du contraire.
Pas faux.
– Vous présentez le jeu comme s’il avait été créé pour moi, commenta
Tristan, et Atlas secoua la tête.
– Pas du tout. Je sais combien vous pouvez être utile. C’est à votre tour
de convaincre les autres. La promesse de vos talents n’est rien comparée à
ce que vous finirez par prouver.
Atlas adressa alors un petit sourire à Tristan qui signifiait clairement
qu’il voulait conclure la conversation.
– Je ne peux rien vous promettre, ajouta-t-il. Et je ne vous promettrai
rien. Quoi que vous reteniez de ce que nous venons d’échanger, ne vous
fourvoyez pas : rien de ce que j’ai pu dire n’est une garantie de succès.
Contrairement aux autres candidats, votre pouvoir n’a pratiquement pas
encore été mis à l’épreuve. Votre potentiel n’a pas du tout été atteint, et j’ai
beau croire qu’il est inégalable, ce sera à vous de le montrer. C’est un pari
que vous devez relever si vous voulez décrocher la récompense.
Tristan n’avait rien contre les risques, il avait tenté l’aventure plus
d’une fois par le passé. En réalité, la plus grande partie de sa vie était un
pari, et même s’il en récoltait les fruits comme il l’avait voulu, il avait su
dès le départ à quel point ce serait insatisfaisant. Ses décisions passées le
destinaient à se marier dans quelques mois avec une héritière d’un des
acteurs les plus importants de l’économie magique, se détacher
définitivement de l’entreprise criminelle de son père, et tout de même sauter
d’un pont, parce qu’il verserait « accidentellement » du poison dans la
boisson détox préférée de Rupesh.
Quel pari.
– Je vous accompagne aux ascenseurs ? demanda Atlas.
– Non, merci, répondit Tristan.
Après tout, il allait devoir se familiariser avec le bâtiment.
– Je les trouverai tout seul.
PARISA

Parisa suivait les pas de Dalton Ellery avec une insolente facilité. Doté
d’une sorte de conscience, ou plutôt d’une sentience, une capacité à
ressentir, le bâtiment possédait suffisamment de couches d’enchantement
pour développer une pensée primaire. Ainsi, il fallait juste qu’elle identifie
les mouvements de Dalton le long des vertèbres des couloirs. Parisa
avançait gracieusement dans la trajectoire de Dalton sans le moindre effort.
À son grand soulagement, il était toujours aussi beau maintenant. Il
n’avait pas usé d’une illusion pour leur rencontre. Les charmes de masque
demandaient en général trop de concentration pour être maintenus quand ce
n’était plus nécessaire.
Pourtant, quand il la vit, elle sentit chez lui le déclenchement d’un
mécanisme de défense invisible.
– Vous ne me paraissez pas assoiffé de pouvoir, hasarda Parisa, décidant
de deviner tout haut le type d’homme que devait être Dalton Ellery.
Cette supposition sonnait tellement juste qu’elle passa presque
inaperçue. Il affichait un air studieux et manquait cruellement de cette
attitude de vantardise particulièrement masculine qui définissait les
politiciens et les hommes d’affaires.
Son pari de franchise effronté pouvait soit le décontenancer, soit
l’encourager. Dans les deux cas, Parisa s’infiltrait dans son esprit et cela
revenait à laisser la porte entrouverte derrière elle. Elle trouverait plus
facilement le chemin de ses pensées si elle les avait déjà occupées.
– Mademoiselle Kamali, lâcha Dalton sur un ton posé, malgré sa
surprise initiale. J’imagine que je ne parais rien du tout, vu l’incongruité de
cette rencontre.
Sa remarque ne trahissait rien de particulier, il ne semblait pas plus
déstabilisé que stimulé. Il restait juste factuel.
Elle essaya de nouveau.
– « Incongruité », ce n’est vraiment pas le mot que j’emploierais.
– Ah non ? demanda-t-il en haussant les épaules. Vous avez peut-être
raison. Si vous voulez bien m’excuser…
Sûrement pas.
– Dalton, l’arrêta-t-elle.
Il lui décocha un regard intensément poli et retenu.
– Il est tout de même normal que j’aie encore des questions, malgré
votre présentation éclairante.
– Des questions sur… ?
– Tout. Cette Société, entre autres.
– Eh bien, mademoiselle Kamali, je crains de ne pouvoir vous donner
davantage de réponses que ce que je vous ai déjà dit.
Si Parisa ne savait pas combien les hommes se fichent des
manifestations de frustration de la part des femmes, elle aurait grimacé. Son
indifférence ne l’aidait pas.
– Vous-même, lança-t-elle, tentant une autre approche, vous avez décidé
de le faire, n’est-ce pas ?
– Oui, répondit Dalton sur un ton qui sonnait plus comme
« évidemment ».
– Vous avez pris votre décision après une seule réunion ? continua-t-
elle. Organisée par Atlas Blakely, dans une pièce avec des inconnus… vous
avez simplement accepté, sans poser de questions ?
Enfin, une petite hésitation.
– Exactement. C’est, comme vous le savez, une proposition unique.
– Et ensuite, vous avez décidé de poursuivre au-delà de votre période
d’initiation.
Il ouvrit grand les yeux. Encore un signe prometteur.
– Ça vous surprend ?
– Bien sûr, lâcha-t-elle, soulagée qu’il prenne un rôle plus actif dans
leur conversation. Votre discours tournait autour du pouvoir, non ? Revenir
dans le monde après l’initiation pour profiter des ressources offertes aux
membres de la Société, précisa-t-elle. Et malgré cette possibilité, vous avez
décidé de rester ici.
Comme une sorte de prêtre. Un intermédiaire entre les théologiens
alexandriens et leurs élus.
– On vient de me dire que je ne paraissais pas assoiffé de pouvoir.
Elle sourit. Il ne le savait pas encore, mais elle avait trouvé ses marques.
– Eh bien, je ne vois pas pourquoi je ne me joindrais pas aux autres,
déclara-t-elle en haussant les épaules.
Rien ne la retenait, après tout.
– Si ce n’est que je n’adore pas particulièrement travailler en équipe.
– Vous serez contente d’avoir une équipe, assura Dalton. Les spécialités
de chacun ont été choisies pour se compléter. Trois d’entre vous se
spécialisent dans la réalité physique, alors que les autres…
– Vous connaissez ma spécialité ?
– Oui, mademoiselle Kamali, répondit-il avec un air grave.
– Alors j’imagine que vous ne me faites pas confiance ?
– D’ordinaire, j’évite d’accorder ma confiance à des gens comme vous,
admit Dalton.
Cela en disait long, songea Parisa.
– Vous me soupçonnez de vous utiliser, c’est ça ?
Son demi-sourire en coin était parfaitement clair : il savait qu’il valait
mieux ne pas répondre à cette question.
– Il va donc falloir que je vous prouve le contraire.
– Bonne chance, mademoiselle Kamali, conclut-il avec un hochement
de tête sec pour prendre congé. J’ai de grands espoirs pour vous.
Il pivota sur lui-même pour reprendre sa route dans le couloir mais, sans
qu’il s’y attende, Parisa l’agrippa par le bras. Elle en profita pour se hisser
sur les orteils et lui plaquer les mains sur le torse.
Petite pause contemplative. La clé de la réussite tient dans les moments
qui précédent l’accomplissement d’une tâche. Et c’est également ce qu’il y
a de plus difficile. La promesse d’un souffle sur ses lèvres ; l’angle sous
lequel il voyait ses grands yeux sombres. Le laisser petit à petit ressentir sa
chaleur. Il humait son parfum à présent, et plus tard, il le décèlerait, se
demandant si elle venait de traverser un couloir ou si elle avait séjourné
dans une pièce. Il éprouverait les sensations de son corps menu contre lui
chaque fois qu’il remarquerait sa présence. Se retrouver près d’elle le
déstabiliserait, et à cet instant, baissant sa garde, il s’autoriserait à anticiper
la suite.
Le baiser en lui-même était si fragile et fugace qu’il ne comptait
pratiquement pas. Elle n’apprendrait que l’odeur de son eau de Cologne, le
contact de ses lèvres. La réaction en retour, voilà le plus important. Mais ce
baiser-là, bien sûr, était trop rapide pour qu’elle en tire des conclusions. Il
valait même mieux qu’il n’y réponde pas, à vrai dire, parce qu’un homme
n’ouvre pas les recoins les plus précieux de son esprit s’il embrasse avec
trop de fougue dès le début.
– Désolée, s’excusa-t-elle en retirant les mains de son torse.
Équilibre délicat entre l’expression manifeste de son désir et son retrait
physique. Ceux qui ne le voyaient pas comme une danse n’avaient pas
exécuté la chorégraphie assez longtemps ni avec assez d’assiduité.
– Cela me demandait trop d’énergie de me refréner.
La magie était une énergie qu’il ne fallait pas gâcher. Ils le savaient tous
les deux, et il comprendrait parfaitement.
– Mademoiselle Kamali.
Ces premiers mots après un baiser auraient pour toujours son goût et
elle doutait qu’il passerait à côté d’une occasion de répéter son nom.
– Vous ne comprenez peut-être pas.
– Bien sûr que si. Mais j’aime bien savourer la possibilité de ne pas
comprendre.
Elle lui sourit et se détacha lentement de son corps.
– Il vaudrait mieux que vous économisiez vos efforts pour convaincre
les autres de votre valeur lors de l’initiation. Je n’ai aucun poids pour la
décision finale.
– Je suis très douée dans ce que je fais. Je me fiche de leur opinion.
– Vous ne devriez peut-être pas.
– Je n’agis pas en fonction de ce que je devrais ou ne devrais pas faire.
– Je vois ça.
Il lui décocha un autre regard, et cette fois, à son immense satisfaction,
elle vit une porte s’ouvrir.
– Si je vous croyais capable de sincérité, je vous conseillerais de tourner
les talons et de fuir, lança-t-il. Malheureusement, je pense que vous avez
toutes les armes nécessaires pour gagner le jeu.
– Alors, comme ça, c’est un jeu.
Il lui fournissait enfin du matériel.
– C’est un jeu, confirma-t-il. Seulement vous vous méprenez. Je ne suis
pas une pièce utile.
Elle ne se trompait jamais. Mais autant qu’il le croie.
– Peut-être que je vais simplement m’amuser avec vous, alors, déclara-
t-elle, et comme elle n’avait pas l’habitude d’être laissée sur place, elle fit le
premier pas pour partir. Les portails de téléportation sont par là ? demanda-
t-elle, montrant exprès la mauvaise direction.
Le moment qu’il lui faudrait pour corriger l’information erronée
permettrait à Parisa d’apercevoir la lueur de ce qu’il réprimait avec grand
effort.
– Par là, indiqua-t-il. À l’angle.
Ce qui rôdait dans son esprit n’était pas une pensée complète. C’était un
bouillonnement charnel. Elle l’avait embrassé et il la désirait. Mais il se
cachait autre chose qui se mêlait au reste.
Le désir est une couleur, la peur, une sensation. Des mains moites ou
une sueur froide sont des signes évidents mais, le plus souvent, on trouve
une incohérence multisensorielle. Comme voir le soleil et sentir de la fumée
en même temps, ou sentir la soie et avoir un goût de bile dans la bouche.
Des sons qui surgissent de ténèbres invisibles.
Dalton Ellery avait peur, c’était évident. Et malheureusement, ce n’était
pas d’elle.
– Merci, lança Parisa, sincère.
Quand elle tourna au coin du couloir, quelqu’un attendait dans le
vestibule.
Lui, songea-t-elle, il est intéressant. Il semblait lové sur lui-même, prêt
à bondir. Mais le bon côté des serpents, c’est qu’ils ne prennent pas la peine
d’attaquer, à moins qu’on leur occulte le soleil.
En plus, peut-être à cause de l’occidentalisation à tout-va, elle aimait
son accent britannique.
– Tristan, c’est ça ? demanda-t-elle, interrompant le fil de ses pensées
sombres. Tu vas à Londres ?
– Oui.
Il prêtait à peine attention à elle, encore concentré sur ce qu’il avait en
tête, même si cela semblait plutôt nébuleux. Ses idées étaient ordonnées en
chemins linéaires, comme un plan de Manhattan, mais en même temps elles
atteignaient des destinations qui demanderaient à Parisa trop d’efforts pour
les suivre pour le moment.
– Et toi ?
– Londres, moi aussi.
Il prit un air surpris. Elle avait réussi à l’interpeller.
Il se rappelait son cursus universitaire à l’école de magie de Paris et ses
origines iraniennes, des informations données par Atlas.
Très bien, il avait été attentif.
– Mais je pensais…
– Peux-tu déceler toutes les illusions ? demanda-t-elle. Ou seulement les
mauvaises ?
Il hésita un instant avant d’esquisser une petite moue. Il avait une
bouche affamée, ou du moins une bouche habituée à dissimuler la colère.
– Tu en es une.
– Si tu n’as rien à faire, on pourrait aller boire un verre, proposa-t-elle.
– Pourquoi ? demanda-t-il, aussitôt méfiant.
– Quel intérêt que je retourne à Paris ? Et j’ai besoin d’un peu de
divertissement pour le reste de la soirée.
– Tu penses que je pourrais te divertir ?
Elle l’étudia de la tête aux pieds.
– J’aimerais beaucoup te voir essayer. Et si on se lance dans cette
aventure, autant se faire des amis.
– Des amis ? répéta-t-il, amusé.
– J’aime connaître mes amis intimement.
– Je suis fiancé.
Vrai, mais sans importance.
– Je suis ravie pour toi. Elle est gentille ?
– Non.
– Encore mieux. Moi non plus.
– Qu’est-ce qui t’a retenue si longtemps après la réunion ? interrogea
Tristan en lui décochant un regard de travers.
Elle réfléchit à sa réponse, soupesant ses options. Elle n’avait pas les
mêmes calculs à faire que pour Dalton, bien sûr. Ce n’était que pour
s’amuser. Dalton représentait un intérêt professionnel, même si elle
ressentait également pour lui une certaine attirance.
Dalton, c’était une partie d’échecs, Tristan, une simple distraction. Mais
les deux étaient un jeu.
– Je te le dirai au petit déjeuner, proposa Parisa.
Résigné, il soupira bruyamment, avant de se retourner vers elle.
– J’ai d’abord des choses à régler. Rompre avec Eden. Quitter mon
travail. Assommer mon meilleur ami.
– Très responsable de ta part, mais ça peut attendre demain matin,
conseilla Parisa en franchissant le seuil du portail de téléportation avant de
lui faire signe de la suivre. Et rappelle-moi de t’expliquer mes théories sur
ce qu’on nous cache, disons, entre la rupture et l’agression certainement
méritée.
Il s’engagea à son tour dans le portail.
– Tu as des théories ?
Elle appuya sur le bouton Londres.
Ils échangèrent un sourire et le portail confirma : King’s Cross, Londres,
Angleterre, Royaume-Uni.
– Pourquoi moi ? demanda Tristan.
– Pourquoi pas ?
Elle sentait qu’ils étaient compatibles. Elle manquait d’expérience de
collaboration, mais c’était sûrement essentiel pour travailler en équipe.
– Une pinte, ça me dit bien, lança Tristan juste avant que les portes se
ferment, les emmenant vers la suite de leur soirée.
LIBBY

Ezra n’avait pas passé une très bonne journée, le pauvre. Déjà qu’il
avait dû se coltiner les parents de Libby après la cérémonie de remise des
diplômes, quand elle avait disparu mystérieusement. À son retour, elle avait
retardé ses explications sur la raison de son absence en l’entraînant au lit
avec elle. Au moins, ils avaient fait l’amour, ce qui devait compenser un
peu, mais comme Libby était plus concentrée sur les secrets qui enrobaient
son avenir proche, elle n’avait pas joui… ce qui restait quand même
frustrant pour lui.
Le point positif, c’est qu’elle avait préparé à dîner ensuite.
Le point négatif, pendant qu’ils mangeaient : elle l’avait informé de la
proposition d’Atlas Blakely, Gardien, lui signalant dans le même temps
qu’elle l’acceptait, sans lui expliquer pourquoi.
– Donc… tu pars ? s’enquit Ezra, à la fois stupéfait et méfiant.
Il sirotait son vin quand Libby avait pris la parole, et avait depuis oublié
qu’il tenait encore son verre dans la main.
– Mais Lib…
– Ce n’est que pour deux ans, lui rappela-t-elle. Une année, sûr. Et avec
un peu de chance une autre, si je suis prise.
Les sourcils froncés, Ezra posa son verre.
– Bon… et c’est quoi, exactement ?
– Je ne peux pas te le dire.
– Mais…
– Il va falloir que tu me fasses confiance, dit-elle une fois de plus. C’est
une sorte de poste d’assistante de recherche, expliqua-t-elle, choisissant le
pire angle pour l’aborder.
– Justement, j’allais t’en parler, se réjouit Ezra. Je viens d’apprendre par
Porter du bureau des bourses que Varona a décliné l’offre de l’université de
New York. Je sais que le poste de vice-présidente ne t’emballait pas plus
que ça. Si tu veux remplacer Varona, je peux glisser un mot en ta faveur.
Comment ne savait-il pas que c’était exactement ce qu’il ne fallait pas
dire ? Elle ne voulait surtout pas jouer les remplaçantes de Varona. Ni
maintenant, ni jamais.
Seulement, ce n’était pas le moment de se disputer avec Ezra. Elle avait
plus urgent à lui expliquer.
– En fait, le truc… c’est que Varona est aussi invité, lâcha-t-elle en
toussotant.
– Pardon ?
– Allons. Qu’est-ce qui t’étonne tellement ?
Elle poussa ses pâtes dans son assiette avec ses couverts.
– Tu nous as vus, ce matin, non ?
– Oui, mais je pensais…
– Écoute, c’est comme avant, assura-t-elle mollement. Il se trouve que
Nico et moi, on fait les mêmes choses, et…
– Alors pourquoi est-ce qu’ils ont besoin de vous deux ? l’interrompit
Ezra.
Encore une fois, il avait dit ce qu’il ne fallait pas.
– Tu détestes travailler avec lui. Sans parler du fait que tout le monde
sait que tu es meilleure…
– C’est faux, Ezra. Complètement faux. Sinon, il n’aurait pas obtenu le
poste que je voulais. Tu ne comprends pas ?
– Mais…
– Je ne peux pas le laisser gagner cette fois encore, chéri. Vraiment, je
ne peux pas.
Elle s’essuya la bouche avec sa serviette et la posa sur la table, au
comble de la frustration.

– Je dois me démarquer de lui.


– Et tu ne peux pas y arriver en, je sais pas…
Il s’interrompit, marquant clairement sa désapprobation.
– … en faisant quelque chose de différent ?
Cela paraissait tellement simple dans sa bouche. Comment ne
comprenait-il toujours pas qu’elle avait toujours la sensation que faire
quelque chose de différent revenait à faire moins bien ? Et le plus absurde
était que les suggestions pragmatiques et raisonnables d’Ezra la poussaient
toujours à défendre le talent de Nico.
– Écoute, lança Libby. Il y a toutes les chances que seul un de nous soit
sélectionné quand le… comité, formula-t-elle, évitant de justesse de laisser
filtrer plus de détails, déterminera qui ils veulent pour leur… université.
Nouvelle pause.
– Nous avons la même spécialité, par conséquent, ce sera lui ou moi qui
sera retenu. Ce qui veut dire que soit il est retenu et pas moi – dans ce cas,
je reviens au bout d’un an ou moins –, soit c’est moi qui suis retenue, et
là…
– Tu gagnes, affirma Ezra. Et alors on pourra enfin arrêter de se
préoccuper de ce que fait Varona ?
– Voilà. Mais dès maintenant, tu peux arrêter de te préoccuper de ce que
fait Varona.
– Libby, je ne suggérais pas… se défendit Ezra.
– Mais si, le contredit Libby en prenant son verre. Et pourtant, je te le
répète, il n’y a rien. C’est juste un connard.
– Crois-moi, je le sais…
– Je t’appellerai tous les soirs, promit-elle. Et je reviendrai tous les
week-ends.
Elle y serait sans doute autorisée. Peut-être.
– Tu ne remarqueras même pas mon absence.
– Libby… lâcha Ezra dans un soupir.
– Il faut que tu me laisses faire mes preuves. Tu n’arrêtes pas de dire
que Varona n’est pas meilleur que moi…
– Parce qu’il ne l’est pas…
– Mais ce que tu penses n’a pas d’importance, Ezra. Pas vraiment.
Il pinça les lèvres, manifestement vexé qu’elle rejette ainsi ses
tentatives pour la rassurer. Mais là-dessus, elle ne pouvait faire aucune
concession.
– Tu le détestes trop pour voir sa vraie valeur, chéri. Je veux avoir la
chance d’apprendre encore, de montrer ce que je vaux. Et pour ça, il faut
que je me mesure au meilleur du monde, il faut que je me mesure à Nico de
Varona.
– Donc je n’ai pas mon mot à dire, conclut Ezra, le visage sévère et
fermé.
– Bien sûr que si. Tu peux dire : « Libby, je t’aime et je te soutiens. »
Ou tu peux dire autre chose.
Elle déglutit avant de continuer.
– Mais crois-moi, Ezra, il n’y a que deux réponses possibles.
Elle patienta en s’armant de courage. Il n’exigerait rien de
déraisonnable d’elle, elle le savait, mais il n’était pas enchanté de cette
annonce. La proximité était importante pour lui. C’était lui qui avait
proposé qu’ils emménagent ensemble, et il tenait à partager ce qu’on
pouvait appeler du temps de qualité. Et il n’appréciait certainement pas le
fait que Nico serait avec elle, en son absence.
À son grand soulagement, pourtant, il tendit la main vers elle.
– Tu vises haut, mon amour.
– Ce n’est pas vraiment une réponse, murmura-t-elle.
– D’accord. Libby, je t’aime et je te soutiens.
Ouf !
– Mais fais attention à toi, ajouta-t-il.
– Pourquoi ? À cause de Varona ?
Nico était si inoffensif que c’en était comique. Il était doué, bien sûr,
même incroyablement doué quand il s’appliquait, mais ce n’était pas un
comploteur. Il savait très bien l’irriter, et ce qu’elle risquait surtout, c’était
une crise de nerfs.
– Fais attention, simplement, insista Ezra en se penchant pour lui
caresser le front avec ses lèvres. Je ne me le pardonnerais jamais s’il
t’arrivait quelque chose, ajouta-t-il tout bas.
Elle grogna d’exaspération. Le discours typique du chevalier servant.
– Je peux m’occuper de moi toute seule, Ezra.
– Je sais, dit-il en lui effleurant la joue. Mais je sers à quoi alors ?
– À m’offrir ton corps, assura-t-elle. Et puis tu fais une super sauce
bolognaise.
Il la souleva de sa chaise pour l’asseoir sur ses genoux, malgré ses
protestations hilares.
– Tu vas me manquer, Libby Rhodes. Et c’est la pure vérité.
Validé ! Elle allait vraiment le faire.

Libby entoura la nuque d’Ezra de ses deux bras, s’accrochant à lui


pendant un moment. Elle n’était peut-être pas une demoiselle en détresse,
mais cela faisait tellement de bien de s’ancrer avant de partir pour
l’inconnu.
3 : LES COMBATS
CALLUM

Accepter l’invitation d’Atlas Blakely à rejoindre la Société ne lui avait


pas posé de problème. Si l’expérience ne lui plaisait pas, s’était-il dit, il
partirait. C’est ainsi qu’il menait son existence : il allait et venait au gré de
ses envies. Et les gens que ses décisions affectaient ne restaient jamais
fâchés longtemps, même si sa personnalité imprévisible pouvait les irriter.
Callum avait le don prodigieux de leur faire comprendre son point de vue. Il
suffisait qu’il s’explique pour qu’ils se rangent à son avis.
Callum avait toujours su que l’université de magie helléniste n’utilisait
pas le terme correct pour parler de sa spécialité. La sous-catégorie
d’illusionnistes appelée manipulateurs concernait davantage ceux qui
pratiquaient des transformations physiques, changeaient la forme d’un
objet. Un expert habile pouvait convaincre l’eau de devenir du vin, ou du
moins d’en avoir l’aspect et le goût. Parce que ce qui compte réellement,
dans la magie, ce sont les apparences. La nature des choses est facilement
effacée pour atteindre le résultat escompté.
Mais ce que la Société semblait savoir – ce qu’Atlas Blakely semblait
savoir, contrairement à tous les autres –, c’est que Callum pouvait être
qualifié plus précisément d’empathe que de manipulateur. Qu’il ait été mal
diagnostiqué n’avait rien de surprenant. Cette spécialité se manifestait plus
couramment chez les femmes et était cultivée d’une façon maternelle et
délicate. Il existait de nombreuses médéiennes capables de s’introduire dans
les émotions de leurs interlocuteurs. Elles devenaient souvent
d’extraordinaires humanitaires, reconnues pour leur contribution en matière
de soins et de thérapies. La sainteté qui s’ajoutait à la magie. Très féminin.
(Ah, la dichotomie des constructions genrées !)
Quand ces mêmes aptitudes étaient repérées chez les hommes, elles
étaient en général trop diluées pour être classées comme magiques. Le plus
souvent, elles étaient simplement vues comme un trait de caractère isolé. La
force de persuasion, par exemple, une qualité digne des médéiens (qualifiée
de « charisme » par les non-magiciens), n’était souvent pas retenue et un
cursus ordinaire était suivi : université prestigieuse de mortels, comme
Oxford ou Harvard, et belle carrière de mortels : P-DG, avocats ou
politiciens. Il arrivait aussi que les hommes dotés de ces qualités deviennent
des tyrans, des mégalomanes, des dictateurs, et dans ce cas, heureusement
que leur potentiel n’avait pas pu pleinement se réaliser. La magie, comme
tout autre effort physique, nécessitait un entraînement soutenu pour être
maniée correctement et assez longtemps. Si ces hommes avaient pris
conscience de la possibilité que leurs aptitudes naturelles soient raffinées,
travaillées, le monde en aurait pâti.
Évidemment, il existe des exceptions à chaque règle, et ici, c’était
Callum. Son manque d’ambition et ses aspirations plus subtiles le
préservaient, ainsi que le reste du monde, d’éventuels comportements
déviants pour l’humanité. Jamais il n’avait songé à dominer la planète. La
soif de pouvoir liée au don de manipulation a toujours été ce qu’il y a de
plus dangereux : selon une loi universelle, s’ils en ont les moyens, ceux qui
sont nés au fond du trou se hisseront jusqu’au sommet par la force de leurs
griffes. Ceux qui sont nés au sommet, comme Callum, sont en général
moins enclins à renverser la situation. Quand vous baignez dans le luxe,
pourquoi tout bouleverser ?
Ainsi, rien n’avait poussé Callum à accepter la proposition d’Atlas
Blakely, mais rien non plus ne l’avait incité à la refuser. Il pourrait vouloir
finir son année d’initiation, ou pas. La Société allait peut-être
l’impressionner suffisamment pour qu’il veuille rester, ou pas. Évidemment,
la Société alexandrienne telle quelle n’avait rien de particulièrement
somptueux à ses yeux. Callum venait d’une famille aisée, ce qui voulait dire
qu’il avait déjà vu la richesse sous toutes ses formes : royauté, aristocratie,
capitalisme, corruption… La liste était sans fin. Ici, il s’agissait d’une
richesse intellectuelle, même si celle des élites universitaires provenait
presque toujours d’une des autres formes ou d’une combinaison de toutes.
Un cycle qui s’autogénérait : la connaissance engendrant la
connaissance, tout comme le pouvoir engendre le pouvoir.
Générationnellement, institutionnellement. Et pourquoi Callum critiquerait-
il le système ? Était-il plus doué, plus brillant, plus talentueux que ses
semblables, ou juste né avec les bonnes ressources ? Cette question aussi, à
quoi bon se la poser ?
Les cinq autres avaient eux aussi sans surprise accepté l’invitation
d’Atlas Blakely, et ils se matérialisaient l’un après l’autre grâce à un
nouveau charme de téléportation. Cette fois, il ne les avait pas déposés dans
la salle de conférences comme à leur réunion de présentation, mais dans le
hall d’entrée d’un manoir somptueux.
Hilarant, vraiment. Comme si, maintenant qu’ils avaient tous embarqué
dans cette grande farce, la Société avait enfin décidé de révéler sa vraie
nature. Callum cessa sa contemplation des balustrades de la galerie du
premier étage pour examiner les cinq autres invités en bas des marches.
Libby Rhodes, l’Américaine, se démarquait du lot par ses interventions
aussi nombreuses qu’exaspérantes. Et bien sûr, elle avait été la première à
poser une question idiote.
– Nous sommes à Alexandrie, n’est-ce pas ?
Son front se plissait légèrement sous sa frange hideuse. Si ça n’avait
tenu qu’à lui, il lui aurait fait changer complètement de coiffure. Les
cheveux attachés ou tirés, de préférence, ainsi elle cesserait de les entortiller
sur son doigt.
– Pourtant, ça n’y ressemble pas.
En effet. Ils se trouvaient dans un décor qui évoquait plutôt une vieille
maison de la campagne anglaise. De l’intérieur, il était difficile de juger la
taille du domaine, mais la maison elle-même rappelait les manoirs
britanniques, et de ce qu’ils apercevaient par les fenêtres – grâce à
l’architecture en H avec des ailes qui se faisaient face – une touche italienne
s’ajoutait à la brique de style Tudor. Le hall par lequel ils étaient entrés
s’étendait en hauteur jusqu’à la galerie du premier étage et donnait sur une
immense pièce magnifiquement tapissée, ouvrant sur d’autres pièces avec
des dorures dans chaque recoin. Le cadre dégageait une certaine noirceur,
avec ses nuances de vert sombre. Soit cette demeure n’avait pas été
rafraîchie depuis un certain moment, soit le propriétaire souffrait d’un
profond mal-être existentiel.
Toujours est-il qu’avec tous ces salons il paraissait évident à Callum
qu’ils se trouvaient en Angleterre. Même si les Nova habitaient au Cap, ils
avaient été régulièrement invités par la famille royale d’Angleterre (les
Nova avaient également été proches de la famille royale de Grèce, ce qui
expliquait que Callum avait suivi des études confortables à l’université
helléniste d’Athènes). Callum trouvait la décoration de ce manoir très
similaire. Des portraits d’aristocrates ornaient les murs entre une belle
collection de bustes victoriens, et même si l’influence gréco-romaine ne
faisait aucun doute, l’architecture était plus proche de l’époque romantique,
penchant plus vers le XVIIIe siècle que vers le classicisme pur.
Il lui semblait donc extrêmement improbable qu’ils se trouvent ailleurs
qu’en Angleterre.
– Je dirais que nous sommes dans la campagne londonienne, confirma
Dalton Ellery, le secrétaire coincé dont l’énergie était immédiatement
palpable (un mélange de peur et d’intimidation).
Callum le soupçonnait d’avoir un complexe d’infériorité intellectuelle,
ce qui expliquait sa dévotion pour les études. Si être membre de la Société
donnait accès à la richesse et au prestige, pourquoi rester enfermé ici et ne
pas en profiter ?
Mais Callum se fichait bien de connaître ses motivations.
Il observa plutôt Tristan et Parisa pendant la visite de la maison, les
seuls qui valaient la peine qu’on s’attarde sur eux. Ils échangeaient des
regards complices.
Libby, la fille à la frange, dont l’anxiété permanente tapait sur les nerfs
de Callum, fronça les sourcils.
– Mais si c’est bien la bibliothèque d’Alexandrie, alors comment…
– La Société a changé son emplacement à plusieurs reprises au cours de
l’histoire, expliqua Dalton. À l’origine, elle se situait à Alexandrie, bien sûr,
mais elle a été rapidement déplacée à Rome, puis à Prague jusqu’aux
guerres napoléoniennes, et enfin, elle est arrivée ici autour de l’époque des
grandes découvertes, en même temps que tout ce que l’impérialisme a
rapporté.
– C’est le truc le plus british que j’aie jamais entendu, intervint Nico, le
jeune Cubain qui, heureusement, n’était pas assez grand pour faire de
l’ombre à Callum.
– Exactement, confirma Dalton, sans entrer dans la polémique. Cette
maison ressemble beaucoup au British Museum. En tout cas, il y a eu
plusieurs tentatives de localiser la bibliothèque ailleurs, continua Dalton
l’air de rien. Les Américains avaient de très bons arguments pour
l’accueillir à New York jusqu’en 1941, mais bien sûr, tout le monde sait ce
qui s’est passé alors. Bref, vous serez tous logés ici.
Ils tournèrent dans un autre salon et ensuite dans un couloir bordé de
portes.
– Vos noms sont indiqués sur une plaque et vos affaires, déjà déposées
dans votre chambre. Une fois la visite terminée, vous retrouverez Atlas pour
le dîner. Le gong est sonné à dix-neuf heures trente. Votre présence, ce soir,
est attendue.
Callum remarqua un autre regard entre Tristan et Parisa. Se
connaissaient-ils avant la réunion de présentation, comme les deux
étudiants américains ? Il chercha à le découvrir et conclut que ce n’était pas
le cas. Ils ne s’étaient pas rencontrés avant les autres, mais s’étaient
beaucoup rapprochés depuis.
Il éprouva un violent sentiment de frustration. Il n’avait jamais supporté
de ne pas être parmi les premiers à se faire des amis.
– À quoi ressemblera une journée normale ? demanda Libby, continuant
ses salves de questions. Aurons-nous cours, ou… ?
– D’une certaine façon, l’interrompit Dalton. Mais Atlas vous
l’expliquera lui-même.
– Vous ne savez pas ? interrogea Reina, la Japonaise avec un piercing
dans le nez, qui semblait s’ennuyer mortellement.
Sa voix surprit Callum. Il ne l’avait pas imaginée aussi grave. Elle
n’avait pas ouvert la bouche jusque-là et ne semblait pas particulièrement
écouter, mais elle avait observé avec attention chaque pièce dans laquelle ils
étaient entrés.
– Eh bien, chaque promotion est légèrement différente. Tous les dix ans,
différentes spécialités sont choisies, ce qui fait que les groupes d’initiés
n’ont pas les mêmes aptitudes. Ainsi, les recherches assignées varient d’une
décennie à l’autre.
– J’imagine que personne ne voudra révéler sa spécialité, lança Parisa.
Callum avait remarqué qu’une certaine force de persuasion irradiait
d’elle, mais elle la dirigeait principalement vers Dalton. Typique.
Le pseudo-intellectuel, tellement séduisant pour une fille qui avait passé du
temps en France. Aussi parisien que les bérets, le minimalisme de Sartre et
le fromage.
– C’est à vous de voir, répondit Dalton. Mais j’imagine que vous les
découvrirez vite.
– C’est vrai qu’on vivra sous le même toit et qu’on prendra tous nos
repas ensemble, acquiesça Tristan. On se connaîtra bientôt plus qu’il ne le
faut.
Parisa lâcha un petit rire complètement faux.
– J’en suis sûr, confirma Dalton, imperturbable. À présent, si vous
voulez bien me suivre…
Au rez-de-chaussée, il les conduisit dans un dédale de vestibules
néoclassiques avant d’arriver dans une pièce baignée de soleil. Donnant sur
une abside sous un dôme peint, elle n’avait pas la même forme que le reste
de la maison. En face d’une cheminée, une bibliothèque occupait un mur
entier. Reina se réveilla enfin. En queue du convoi, elle ouvrait de grands
yeux subjugués.
– Voici la pièce peinte, annonça Dalton. C’est ici que vous retrouverez
Atlas et moi-même tous les jours après votre petit déjeuner dans la salle à
manger du matin. Pour accéder à la salle de lecture et aux archives, sortez
par ces portes vers les jardins, expliqua-t-il en jetant un regard vers sa
gauche. C’est le chemin le plus court.
– Ce n’est pas la bibliothèque ? s’enquit Reina en levant la tête vers
l’étagère la plus haute.
Tout près d’elle, une fougère semblait trembler d’anticipation.
– Non, répondit Dalton. Ici, vous pourrez écrire votre correspondance
et, si vous le désirez, boire du thé au lait.
Nico, qui se tenait à côté d’elle, esquissa une grimace de dégoût.
– Oui, acquiesça Dalton en retirant un fil sur sa manchette. Je suis
d’accord.
– Y a-t-il d’autres personnes qui vivent ici ? demanda Libby, les yeux
plissés vers le couloir.
– Seules les archives sont hébergées ici. En général, les Alexandriens
viennent sur rendez-vous. De temps à autre, de petits groupes se réuniront
dans la salle de lecture, et dans ce cas, nous vous demanderons de ne pas les
déranger et vice versa. Atlas peut aussi rencontrer des visiteurs dans la salle
à manger protocolaire, ou dans son bureau du hall sud.
– Ça fait partie de son gardiennage ? demanda Tristan, pas
particulièrement intéressé.
– Oui.
– Et ça veut dire quoi ? (Nico.)
– Le Gardien est le conservateur des archives, entre autres fonctions. Il
veille à leur préservation et permet leur accès à ceux qui souhaitent les
consulter.
– Il est tellement simple d’y entrer et d’en sortir ? (Libby encore.)
– Bien sûr que non. Même si cela dépend également de vous.
– De nous ? s’étonna Tristan.
– En effet, confirma Dalton, et Libby ouvrit la bouche.
– Mais comment… ?
– Ce que veut dire Dalton, interrompit la voix de baryton d’Atlas
Blakely, c’est que, même s’il m’incombe de surveiller les membres de la
Société, vous aurez également des mesures de sécurité à respecter pour les
étrangers.
En l’entendant, Callum et Tristan se retournèrent tous les deux vers
l’entrée, les six formant alors une ligne, dos à l’abside.
– Vous aurez la charge de développer un protocole de sécurité qui vous
conviendra en tant que collectivité. Et je m’explique avant que vous ne me
le demandiez, lança-t-il en direction de Libby. Comme pour tous les secrets
les plus importants, il existe un certain nombre de gens qui connaissent
l’existence de la Société. Plusieurs organisations ont tenté de s’y introduire
pour la cambrioler, l’infiltrer ou parfois même la détruire. Ainsi, nous ne
pouvons nous appuyer uniquement sur notre magie, nous devons également
faire appel aux initiés pour maintenir leurs propres détails de sécurité.
– Attendez, lança Libby, toujours perturbée à l’idée qu’un secret d’une
telle ampleur soit divulgué. Ça veut dire…
– Ça veut dire que le premier sujet que vous devrez aborder entre vous
est votre niveau de défense magique, termina Atlas pour elle, alors que des
chaises se matérialisaient derrière eux autour de la table au coin de la
cheminée. Asseyez-vous, je vous prie.
Les six obéirent, méfiants. Reina plus que tous les autres, peut-être.
– Je ne serai pas long, assura Atlas. Vous aurez la responsabilité cet
après-midi de déterminer votre plan en tant que groupe. Je suis ici
simplement pour vous guider.
– Est-ce qu’il est déjà arrivé qu’on vole quelque chose ici ? s’enquit
Tristan, qui semblait être le plus cynique de tous, ou du moins le premier à
exprimer son cynisme.
– Ou a-t-on déjà réussi à s’introduire par effraction ? compléta Nico.
– Oui, répondit Atlas. Et si cela se reproduit, j’espère que votre attaque
magique sera aussi efficace que votre défense, car il vous sera demandé
d’aller récupérer tout ce qui aura été déplacé sans permission.
– Il nous sera demandé ? répéta Reina dans un murmure.
– En effet, confirma Atlas en souriant. Poliment. Et à partir de là, nous
nous chargeons de vous comme il se doit.
Jamais une menace n’avait été plus délicatement formulée, songea
Callum. Tout était tellement britannique, depuis ce dôme de la « pièce
peinte » jusqu’au gong pour les appeler à table.
Libby, évidemment, leva la main.
– Cela arrive souvent qu’on ait à défendre la collection de la Société ?
– Tout dépend de la force de votre système.
Une lumière rouge scintilla brièvement dans un coin de la pièce, avant
de disparaître.
– Ceci, par exemple, était une tentative déjouée d’entrer dans le
périmètre de la Société. Ou peut-être que quelqu’un a simplement oublié
ses clés.
Il souriait. Ce devait être une plaisanterie. Callum sentait qu’Atlas
Blakely voulait vraiment se faire apprécier d’eux. C’était sans doute le
genre d’hommes qui voulait être aimé de tous.
– Pour ce qui est de la… « collection », comme vous l’appelez,
mademoiselle Rhodes, continua Atlas avec un petit hochement de tête en
direction de Libby, c’est-à-dire le contenu des archives, c’est plus
compliqué. Vous pourrez, au début, consulter les ouvrages qui ont trait au
sujet étudié. En gagnant la confiance de la Société, vous aurez accès à
davantage de documents. Chaque porte ouverte mène à une autre porte et
ainsi de suite. Métaphoriquement, bien sûr.
Nico, cette fois :
– Et ces portes… ?
– Nous commencerons par la matière. L’espace. Les lois élémentaires
de la physique et comment les contourner.
Libby et Nico échangèrent un regard. Pour la première fois, Callum
remarqua que Libby n’affichait pas une de ses moues exagérément
expressives.
– Dès que vous vous serez montrés dignes de confiance avec nos
découvertes les plus immédiates, vous progresserez vers le sujet suivant.
Les cinq initiés iront encore plus loin, bien sûr, au cours de la deuxième
année, qui est consacrée à l’étude autonome. À partir de là, on se spécialise
davantage. Dalton, par exemple, lança Atlas en faisant un signe derrière son
épaule au jeune homme qui s’était pratiquement fondu dans la tapisserie,
travaille dans un domaine tellement spécifique que personne d’autre que lui
n’a accès au matériel qui le concerne.
Parisa trouvait que c’était une information très intéressante, Callum le
voyait clairement.
– Même pas vous ? demanda Reina, le surprenant une nouvelle fois
avec sa voix.
– Même pas moi. Nous ne pensons pas, en tant que Société, qu’il soit
nécessaire pour un être humain de tout connaître. Et nous ne croyons pas
non plus que ce soit possible. Et ce serait trop dangereux.
– Pourquoi ? (Encore Libby.)
– Parce que le problème avec la connaissance, mademoiselle Rhodes,
c’est qu’elle crée une soif insatiable. Plus vous en avez, moins vous avez
l’impression de savoir. Les hommes deviennent souvent fous à force de
chercher à tout connaître.
– Et les femmes ? demanda Parisa.
Atlas lui adressa un rictus sec.
– La plupart sont assez sages pour ne pas convoiter la connaissance
absolue.
Callum sentit l’avertissement caché.
– Quand vous parlez de système… commença Libby.
Atlas se tourna de nouveau vers elle, ce qui irrita profondément Callum.
Elle lui faisait penser au bourdonnement d’un moustique. Son anxiété
n’était pas douloureuse, mais elle était entêtante. Callum n’arrivait pas à se
détendre.
– Vous êtes six, dit Atlas en faisant un geste vers eux. Un sixième de la
responsabilité de la sécurité vous revient à chacun. C’est à vous de décider
comment vous voulez la partager. Et maintenant, avant de vous laisser…
Libby semblait un peu affolée à l’idée qu’il ne soit plus là pour les
surveiller.
– … je dois ajouter que, même si vous n’avez pas encore accès à
l’intégralité des richesses de la Société, vous êtes pourtant entièrement
responsables de sa protection. S’il vous plaît, gardez cela en tête lorsque
vous élaborerez votre plan.
– Ça manque un peu de logique, tout ça, intervint Tristan.
Comme l’avait prédit Callum, il avait un puissant esprit de
contradiction.
– On est responsables de ce qu’on ne peut même pas voir !
– Exactement, acquiesça Atlas. Des questions ?
Libby ouvrit la bouche mais, au grand soulagement de Callum, Nico
leva la main pour l’empêcher de parler.
– Excellent, conclut Atlas en se tournant vers Dalton. Eh bien, nous
nous reverrons tous au dîner. Bienvenue à la Société alexandrienne.
Il laissa Dalton sortir en premier de la pièce peinte et esquissa une petite
révérence avant de refermer la porte derrière lui.
REINA

Dans un silence tendu, ils échangèrent des regards chargés de curiosité.


– Tu ne dis rien, toi, commenta Tristan à l’attention de Callum, le Sud-
Africain blond, sur sa gauche. Que penses-tu de tout ça ?
– Rien de particulièrement urgent à partager, répondit Callum.
Il avait le genre de physique avantageux, typique des vieux films de
Hollywood, à l’image de cette tendance maladive à l’occidentalisation que
Reina avait fini par détester, mais sa voix était apaisante et ses manières,
presque réconfortantes.
– Tu me sembles plutôt méfiant, reprit-il.
– Ma nature. Je suis peureux, admit Tristan avec une assurance éhontée.
Reina remarqua que Parisa le fixait avec un regard intense. Elle
frissonna de désagrément, dérangée par l’envahissement que cela
représentait. En réaction, les plantes à côté frémirent.
– C’est fou ! s’étonna Libby qui était assise en face de la fougère.
Les sourcils froncés, elle se tourna vers Reina.
– Tu es… naturaliste, n’est-ce pas ?
– Oui, répondit Reina, même si elle ne supportait pas qu’on l’interroge
sur le sujet.

– La plupart des naturalistes médéiens maîtrisent mieux leurs


compétences, lâcha Parisa, se révélant tout de suite désagréable.
Cela ne faisait que confirmer la première impression de Reina : Parisa
ne lui semblait pas le type de personne à perdre son temps avec des futilités
qui ne pouvaient rien lui rapporter telles que l’existence d’autres personnes.
Mais cela n’en était pas moins agaçant. Reina se fichait de ce que Parisa
pouvait penser de ses compétences. Qui était-elle pour juger de sa valeur ?
Mais d’expérience, Reina savait que ce qui ne sert pas ne dessert pas non
plus, alors Parisa pouvait bien se mettre son opinion où elle voulait.
Le vrai problème était qu’en vivant ainsi confinée avec les autres, elle
ne pourrait pas vraiment l’éviter. Elles seraient obligées de se fréquenter.
Reina aurait dû rester chez elle. Elle commençait à regretter sa décision.
– Oh, je ne voulais pas dire… lâcha Libby en s’empourprant. Je pensais
juste que…
– Je n’ai pas étudié le naturalisme, l’interrompit Reina sèchement. Je
me suis spécialisée dans la magie ancienne. Les classiques.
– Oh, ponctua Libby, feignant la confusion.
Parisa plissa les yeux.
– Quoi, comme les historiens ?
– C’est ça, confirma Reina en l’imitant.
– Donc tu n’as pas du tout cultivé ton don ? demanda Parisa, qui
n’appréciait visiblement pas le ton qu’avait adopté Reina.
– Quelles sont vos spécialités à tous ? intervint Nico, sentant l’embarras
de Reina augmenter.
Et il avait sûrement bien fait, parce que Reina aurait pu facilement
ordonner à la plante d’étouffer Parisa, même si cette dernière la soupçonnait
de ne pas savoir la contrôler.
Cependant l’intervention de Nico semblait davantage motivée par
l’envie de parler avec Parisa que de défendre Reina.
– La tienne, par exemple ? lui demanda-t-il.
Elle se figea aussitôt.
– Et la tienne ? riposta-t-elle.
– Rhodes et moi sommes tous les deux physiciens. On agit sur les
forces, les structures moléculaires, ce genre de choses. Je suis meilleur, bien
sûr…
– La ferme, gronda Libby.
– … et nous avons nos préférences, mais nous pouvons tous les deux
manipuler la matière. Les mouvements, les ondes, les éléments, résuma-t-il
avant de lancer un regard interrogateur à Parisa. Et toi ?
– Quoi, moi ?
– Je pensais…
– Je ne vois pas pourquoi il serait nécessaire qu’on partage les détails de
nos spécialités, l’interrompit Tristan sèchement. Nous sommes en
compétition les uns contre les autres, non ?
– Mais nous devons tout de même travailler en équipe, lui fit remarquer
Libby, stupéfaite. Tu as vraiment l’intention de garder ta magie secrète
pendant toute une année ?
– Pourquoi pas ? demanda Parisa en haussant les épaules. Celui qui sera
assez intelligent pour comprendre tout seul mérite de le savoir, et pour ce
qui est des subtilités…
– Mais nous ne pourrons pas former un vrai groupe si nous n’apprenons
pas à nous connaître, insista Nico, tentant manifestement de mettre tout le
monde à l’aise.
Il se sentait assez charmant pour y parvenir, remarqua Reina. Et il était
fort possible qu’il ait raison.
– Même si l’un d’entre nous sera éliminé à la fin, continua Nico. Je ne
vois pas en quoi ça nous aidera en tant que groupe de nous fermer.
– Tu dis ça juste parce que tu nous as déjà révélé ta spécialité, se moqua
Callum.
Décidément, Reina le trouvait particulièrement antipathique.
– Je n’ai pas à en avoir honte, se défendit Nico, trahissant légèrement
son agacement, ce qui le rendit encore plus sympathique aux yeux de Reina.
Donc si, au contraire, vous avez des complexes à cause de…
– Des complexes ? le coupa Tristan. Tu penses que t’es le meilleur ici,
c’est ça ?
– Ce n’est pas ce que j’ai dit, répliqua Nico. J’ai juste…
– Il pense qu’il est le meilleur, c’est très clair, assura Parisa. Mais qui ne
pense pas ça de lui-même dans cette pièce ? À part toi, peut-être, lança-t-
elle à Reina en la gratifiant d’un regard hargneux.
Elle figurait largement en dernière position des personnes avec qui
Reina avait l’intention de se lier d’amitié.
– Je pense juste que nous pourrions essayer de trouver un terrain
d’entente, suggéra Nico. Vous n’avez aucune idée de comment nous
pourrions y parvenir ?
– Je suis d’accord avec lui, déclara Reina, principalement pour
contrecarrer l’animosité de Tristan et Parisa.
Quelle importance pour elle ? De toute façon, ils connaissaient déjà sa
spécialité. Alors pourquoi, avec Nico et Libby, qui ne parlait heureusement
plus, ne mettrait-elle pas un peu la pression aux autres ?
– Sinon, les spécialistes de la matière devront faire tout le travail, et si je
dois perdre de l’énergie pour assurer la sécurité…
– On ne doit pas tout traiter avec la force brute, lâcha Tristan, agacé. Ce
n’est pas parce que vous agissez sur la matière que vous allez devoir faire
toute la magie.
– En tout cas, tu ne me donnes aucune raison…
– Arrêtez, lança Nico, et l’effet de surprise mit tout de suite fin à la
conversation. Qui fait ça ?
Reina n’apprécia pas cette façon de l’interrompre, mais heureusement
que cela venait de Nico et pas de Tristan.
– Qui fait quoi ? lui demanda-t-elle.
– Ce n’est pas normal que Rhodes n’ait rien dit jusque-là, expliqua-t-il
en dévisageant sa camarade.
Reina plissa les yeux, étonnée, et Nico se tourna vers Tristan, Parisa et
Callum.
– Quelqu’un est en train de la convaincre de se taire. C’est lequel de
vous trois ?
Tristan jeta un regard à Parisa.
– Je te remercie, s’indigna-t-elle. Qu’est-ce qui te fait penser que ça
puisse être moi ?
– On ne peut pas m’accuser de… commença-t-il.
– Ce n’est pas moi, le coupa-t-elle, agacée.
Reina réprima un sourire amusé. Non seulement leur alliance se brisait
prématurément, mais il était désormais clair que Parisa avait le don de lire
les esprits ou les émotions.
– L’un de vous peut influencer les comportements, continua Nico avec
aplomb. Qu’il arrête !
Il ne restait qu’une seule option.
L’un après l’autre, ils se tournèrent vers Callum, qui poussa un soupir
résigné.
– Du calme, dit-il en croisant les jambes. C’était juste pour apaiser son
anxiété.
Et soudain, Libby cligna des paupières, furieuse.
– De quel droit…
– Rhodes, l’air est trop sec pour ce genre d’éclats.
– Tais-toi, Varona…
– Donc tu es empathe, lança Reina en direction de Callum. Ce qui veut
dire…
Elle se tourna vers Parisa.
– Que vous deux, vous pouvez lire les pensées, hasarda-t-elle, étonnée
qu’une organisation aussi avancée ait pu convoquer deux personnes
maîtrisant la même spécialité.
– Plus maintenant, répliqua Parisa en décochant un regard furieux à
Tristan. Ils ont tous mis des écrans.
– Personne ne pourra tenir très longtemps comme ça, affirma Tristan en
regardant Callum avec méfiance. Surtout si on doit constamment rester sur
nos gardes.
– C’est ridicule, se révolta Libby qui avait enfin réussi à chasser
l’influence de Callum de son esprit. Écoutez, je suis en général la dernière à
dire que Varona a raison, mais…
– Qui ? demanda Callum qui ne faisait manifestement aucun effort pour
rendre les choses plus fluides.
– Je… Nico, lui, enfin, peu importe… ce que je voulais dire, s’agaça
Libby, c’est que nous n’arriverons jamais à rien si nous passons notre temps
à nous protéger les uns des autres. Je suis venue ici pour apprendre, bon
sang !
Reina se sentit soulagée que quelqu’un partage enfin ses motivations.
Libby avait beau être exaspérante, elle, au moins, insistait sur l’essentiel.
Contrairement aux autres, elle savait où étaient les priorités.
– Je refuse très clairement d’épuiser ma magie en vous maintenant à
l’écart de mon esprit !
– D’accord, concéda Callum, paresseusement. Je vous promets donc
que je ne détendrais plus aucun de vous, si c’est ce que vous voulez.
– Eh, intervint Nico. Elle n’a pas tort, j’aimerais bien pouvoir penser
tranquille, merci.
Tristan et Parisa semblaient du même avis, même si, bien sûr, ils ne le
diraient pas.
– Il n’est pas nécessaire, j’imagine, d’expliquer à un empathe pourquoi
nous ne voulons pas que quelqu’un joue avec nos émotions, insista Libby.
Callum agita la main avec une nonchalance travaillée.
– Ce n’est pas parce que j’ai le don de connaître vos sentiments que j’ai
envie de perdre mon temps à les comprendre, mais OK. Je serai sage, si elle
promet d’en faire autant, ajouta-t-il en se livrant à une joute de regards avec
Parisa.
– Je n’influence personne, se défendit-elle, hérissée. Pas grâce à la
magie, en tout cas. Parce que je ne suis pas une connasse.
– C’est ça, oui, pensa Reina à haute voix, et Parisa fronça les sourcils,
mécontente.
Comme le silence était revenu, tous se tournèrent vers Tristan qui était
le seul à n’avoir rien révélé sur sa spécialité.
– Je… commença-t-il en se crispant, fâché d’être ainsi mis dos au mur.
Je suis illusionniste, en quelque sorte.
– Ouais, moi aussi, le provoqua Callum. Ce qui ne veut pas dire grand-
chose, n’est-ce pas ?
– Attends, lâcha soudain Parisa qui avait convoqué ses souvenirs. Tu
t’appelles Callum Nova, c’est ça ? De la famille d’illusionnistes Nova ?
Les autres se redressèrent légèrement à la mention de ce nom et même
Reina ne put cacher son intérêt. L’entreprise Nova était un groupe
multimédia international qui se spécialisait plus ou moins secrètement dans
la magie. Elle dominait les industries mortelles et médéiennes de
cosmétiques et de produits de beauté, principalement. Les Nova fascinaient
autant par leurs services que par leurs méthodes impitoyables. Ils avaient
provoqué la faillite de plusieurs petites compagnies en sapant régulièrement
les lois médéiennes qui régissaient l’importance de la magie sur les produits
mortels.
Mais ce qui intéressait surtout Reina, à cet instant, c’était le fait que
Parisa s’était trompée sur la personne la plus riche dans cette pièce. Cela
provoqua chez elle une telle satisfaction que le figuier pleureur dans son pot
donna instantanément plusieurs fruits.
– Oui, je suis un Nova, admit Callum, sans lâcher des yeux Tristan qui
n’avait encore rien dit sur lui. Même si les illusions ne sont pas mon fonds
de commerce, comme vous l’avez compris.
– D’accord, abdiqua Tristan. Je repère les illusions.
Aussitôt, Libby cacha sa joue avec une main. Tristan poussa un soupir.
– Oui, je l’ai vu. Ce n’est qu’un bouton, détends-toi.
Quand il revint vers Callum, ce dernier se raidit. Magnifique, songea
Reina. Il ne manquait plus qu’il leur révèle que Parisa masquait son vrai
nez.
– Je ne leur dirai rien si tu ne le fais pas, promit Tristan à Callum.
L’espace d’un instant, la tension dans l’air fut si palpable que même les
plantes se sentirent mal à l’aise.
Et soudain, Callum éclata de rire.
– Que ça reste entre nous, d’accord ? lâcha-t-il en donnant une tape sur
l’épaule de Tristan. C’est mieux de les laisser mariner.
Nouvelle alliance. Clairement moins plaisant.
MamanMamanMaman, murmura le lierre avec un tremblement de
consternation, accompagné par le sifflement du figuier.
Maman est fâchée, gémit le philodendron. Elle est fâchée, ohlàlàlàlàlà.
– … rien de se disputer pour ça, disait Libby, alors que Reina s’efforçait
de respirer le plus lentement possible pour ne pas déclencher une mutinerie
végétale. Quoi que l’on puisse penser les uns des autres, on devra de toute
façon élaborer un plan de sécurité, alors…
Mais avant qu’elle puisse tirer une conclusion autoritaire, un gong
tonitruant résonna et la porte de la pièce peinte s’ouvrit en grand, comme si
la maison elle-même les invitait à sortir.
– Ça attendra, lança Callum en se levant et en partant sans attendre que
Libby termine sa phrase.
Derrière lui, Tristan et Parisa échangèrent un regard avant de le suivre.
Nico se leva également en faisant un signe à Libby. Elle hésita, rongée par
la frustration, et se tourna vers Reina.
– Écoute, je voulais te dire… commença-t-elle, embarrassée. J’imagine
que j’ai vraiment manqué de tact tout à l’heure, mais je voulais juste dire…
– On n’a pas besoin d’être amies, l’interrompit Reina.
Libby voulait lui tendre un rameau d’olivier, mais Reina avait déjà assez
de branchages de toutes les espèces d’arbres possibles et imaginables. Elle
pouvait se passer des branches métaphoriques. Elle n’avait de toute façon
aucune envie de se faire des amis. Tout ce qu’elle espérait tirer de cette
expérience, c’était l’accès aux archives de la Société.
Bien sûr, elle ne voulait pas se fermer de portes non plus.
– Contentons-nous juste d’être meilleurs qu’eux, ajouta-t-elle en
montrant d’un signe de la tête les trois médéiens qui étaient sortis.
– Ça me va, accepta Libby avant de partir avec Nico, laissant Reina
traîner derrière eux, tandis que les plantes de la pièce peinte pleuraient déjà
son départ.
NICO

Même si Nico détestait chaque mot qu’il allait prononcer, il ne voyait


pas comment faire autrement.
– Écoute, lança-t-il à Libby en baissant la voix, alors qu’ils tournaient
au coin d’un couloir dans le labyrinthe de la maison.
Les étroites fenêtres du rez-de-chaussée donnaient sur un domaine
plongé dans le crépuscule, et une lumière dorée filtrait en projetant des
ombres sur leurs pas.
– J’en ai besoin pour travailler.
Évidemment, Libby se braqua sur-le-champ.
– Varona, dois-je te rappeler que tu n’es pas le seul qui doive faire ses
preuves…
– Rhodes, épargne-moi tes leçons. J’ai besoin d’avoir accès aux
archives, déclara-t-il. Même si je ne sais pas encore à quels ouvrages en
particulier.
– Pourquoi ?
Elle avait une telle tendance à la méfiance face à lui ! Il aurait pu lui
expliquer que la plupart des recherches sur la descendance des créatures
dataient ou étaient perdues (si elles n’étaient pas carrément illégales et
insuffisantes), mais il ne voulait pas aborder le sujet. Il s’agissait des secrets
de Gideon, et sa criminelle de mère finirait tôt ou tard par percer le
périmètre de sécurité que Nico avait mis en place autour de lui dans leur
appartement. Le temps pressait.
– J’en ai besoin, c’est tout, insista-t-il, et il se dépêcha de continuer
avant qu’elle prenne la parole. J’essaie juste de te dire que je suis prêt à tout
pour avancer.
– Nico, si tu veux m’intimider…
– Pas du tout ! s’exclama-t-il au comble de la frustration. Rhodes, bon
sang, j’essaie de travailler avec toi !
– Depuis quand ?
Comment une fille aussi intelligente pouvait-elle se montrer tellement
bête parfois ?
– Depuis que j’ai constaté que les trois plus vieux forment déjà une
équipe, répondit-il en montrant Tristan et Parisa qui avaient rejoint Callum.
Petit à petit, l’expression sur le visage de Libby se transforma.
– Tu veux qu’on noue une sorte d’alliance ?
– Tu as entendu ce qu’a dit Atlas. On va commencer par la magie
physique, lui rappela Nico. Toi et moi, on est les meilleurs dans le domaine.
– Sans compter Reina, peut-être, nuança Libby en jetant un regard
inquiet par-dessus son épaule.
– Ça n’a aucune importance. Rhodes, on part déjà désavantagés. On est
deux sur la même spécialité, et eux, ils ont chacun la sienne. Celui qui se
retrouvera éliminé sera logiquement un de nous deux.
– Alors, qu’est-ce que tu proposes ? demanda-t-elle en se mordillant la
lèvre.
– Qu’on travaille ensemble.
Du jamais-vu pour eux, qui ne cachaient pas leur animosité. Mais il
espérait qu’elle saurait s’assouplir dans ce domaine.
– On arrivera plus loin si on s’y met à deux.
Incroyable qu’ils aient dû attendre la fin de leurs études pour enfin
écouter les conseils de leurs professeurs de l’université de New York.
– Il faut juste qu’on évite de donner aux autres des raisons de croire
qu’on peut facilement se passer de l’un de nous deux.
– Le seul qui pourrait donner cette impression de moi, c’est toi, riposta-
t-elle, et Nico soupira.
– Ne sois pas toujours sur la défensive. J’essaie d’agir avec maturité.
Ou quelque chose du genre.
– En tout cas, je veux être pragmatique.
Elle réfléchit.
– Et si une alliance avec toi me desservait ? Si tu te montres aussi nul…
– Je n’ai jamais été et ne serai jamais nul, s’indigna Nico. Mais OK. On
reste en équipe tant qu’on pourra en bénéficier tous les deux. Ça te va ?
– Et on fera quoi, quand ce ne sera plus le cas ?
– On s’en préoccupera le moment venu.
Libby fredonna, perdue dans ses pensées.
– Ils sont vraiment pédants ces trois-là, grommela-t-elle en arrivant dans
le hall d’entrée, au centre de la maison en H. Je déteste déjà Callum.
– Essaie de t’en empêcher, conseilla Nico. Les empathes sont doués
pour manipuler les émotions fortes.
– Pas la peine de mecspliquer ce qu’est un empathe, Varona.
Typique de Libby, mais il voyait qu’il avait marqué un point.
– C’est complètement idiot qu’on ne puisse pas travailler tous
ensemble, grogna-t-elle, à moitié pour elle-même. Quel intérêt de réunir
autant de talents dans une même pièce si on ne peut pas voir le résultat que
ça peut donner ?
– Ils finiront peut-être par comprendre, répliqua Nico en haussant les
épaules.
– Ah oui, parce que les gens changent si facilement de point de vue ?
ironisa Libby en jouant nerveusement avec ses cheveux.
Elle était sur le point de céder. Nico attendit qu’elle en termine avec ses
calculs personnels et, au bout de quelques instants, elle leva les yeux au
ciel.
– Très bien, lâcha-t-elle, ronchonne, ce que Nico préféra ne pas trouver
vexant, parce que, après tout, l’idée venait de lui. Nous sommes alliés
jusqu’à ce que nous ne le soyons plus. Ce qui risque de ne pas tarder.
– J’adore ton enthousiasme, Rhodes.
Et elle maugréa encore quelques paroles impossibles à distinguer avant
qu’ils entrent dans la salle à manger. Comme le reste de la maison, la pièce
était somptueuse, avec des peintures de paysages bucoliques sur les murs
entourant une longue table idéale pour festoyer ou comploter (Nico ne
voulait pas décider ce qu’il préférait entre les deux, mais avec ce groupe un
banquet semblait improbable).
S’il faisait abstraction des alliances, il se sentait plutôt confiant, même
s’il voyait bien que Libby était plus stressée que jamais. Elle avait tout de
suite été la cible de Callum (un beau spécimen de connard, aux yeux de
Nico) et elle était trop fragile pour supporter l’attitude supérieure et
indifférente de Reina à son égard – mais c’était juste parce que Libby tenait
absolument à s’inquiéter démesurément dès qu’elle perdait le contrôle.
Quand elle aurait enfin l’occasion de faire ses preuves, elle serait moins
tracassée. Nico le savait d’expérience. Elizabeth Rhodes avait beaucoup de
défauts, le manque de serviabilité étant le principal, mais on ne pouvait en
tout cas pas l’accuser de s’économiser quand il s’agissait de montrer ce
dont elle était capable. Pour une fois, son caractère rancunier jouerait en la
faveur de Nico.
Plus vite elle pourrait briller, mieux ce serait, songea Nico en observant
le trio formé par Callum, Tristan et Parisa. Visiblement, ils se berçaient de
l’idée que paraître mystérieux et plus expérimentés leur ouvrait les portes
d’un club exclusif. Il regrettait presque de trouver Parisa si séduisante,
même si ce n’était pas la première fois qu’il s’entichait d’une fille qui
refusait de se laisser impressionner.
Heureusement, le dîner ne dura pas longtemps. Le lendemain, les
informa Dalton à la fin du repas, serait leur première journée complète.
Pour ce qui était du reste de la soirée, ils allaient simplement être conduits
dans leurs chambres respectives.
En tournant vers le côté ouest de la maison en H, Dalton les
accompagna jusqu’au majestueux escalier du hall d’entrée. Ils occuperaient
une aile réaffectée du bâtiment, la partie est de l’étage contenant des salons
plus officiels, une chapelle privée (avec, en triptyque sur des vitraux étroits,
la sagesse, la justice et soit les Lumières, soit un incendie), et encore
d’autres bustes d’hommes blancs affublés de collerettes. Leur antichambre
sociale (un nom pompeux pour une pièce qui allait bientôt se retrouver
envahie par des chaussettes sales de toute façon) était un salon qui donnait
sur les chambres, regroupées autour d’un couloir tout simple. Une petite
plaque à côté de chaque porte était gravée de leurs noms.
– On se croirait revenus au pensionnat, murmura Callum à Parisa,
même s’il était le seul à comprendre cette référence.
Pourtant Nico également savait de quoi il parlait, puisqu’il avait été
envoyé de La Havane à la Nouvelle-Angleterre quand son statut de médéien
avait été confirmé, mais il avait la décence de ne pas se vanter de son
argent. L’université de New York était fréquentée par des étudiants tels que
Libby et Gideon qui avaient passé la plus grande partie de leur scolarité
avec des mortels. Fanfaronner sur la fortune de sa famille magique ne vous
attirait que méfiance et antipathie de la part de tous. Pour un être capable de
percevoir les émotions, Callum manquait sérieusement de finesse.
– Parle pour toi, grommela Parisa, confirmant ce que Nico pensait, mais
Callum la gratifia simplement d’un rictus supérieur.
– Vous êtes tous des adultes, intervint Dalton, alerté par leur
conversation silencieuse. Par conséquent, il n’y a aucune règle.
Simplement, ne faites rien de stupide.
– Pas de règles ? répéta Tristan, en lançant un coup d’œil à Libby,
comme s’il s’attendait à la voir s’évanouir à cette annonce.
Il l’avait bien cernée. Elle avait cet air de bonne femme pressée d’aller
rapporter la moindre infraction à la loi, et le fait qu’elle semble tout droit
sortie d’un catalogue de mode pour premiers de la classe (avec son cardigan
au col carré, sa jupe plissée et ses ballerines plates) renforçait encore
l’image.
– Vous n’avez pas le droit d’inviter qui que ce soit, ajouta tout de même
Dalton. Mais comme c’est de toute façon pratiquement impossible, il n’est
pas vraiment nécessaire que je le précise.
– Vous habitez ici, vous aussi ? demanda Parisa.
– Dans le domaine, confirma-t-il en restant vague.
– S’il y a un problème… commença Libby.
– Ce n’est pas une école, répondit tout de suite Dalton. Par conséquent,
vous ne pouvez pas vous plaindre à un directeur. Pour ma part, je ne suis ni
votre professeur, ni votre conseiller. Si vous rencontrez un problème, c’est à
vous six de le régler entre vous. Autre chose ?
Rien.
– Très bien. Bonne nuit, lança Dalton, alors que chacun partait vers sa
porte.
Tout comme la maison, les chambres étaient incroyablement anglaises,
chacune meublée d’un lit à baldaquin, d’un bureau de taille raisonnable,
d’une garde-robe, d’une étagère vide et d’une cheminée en marbre blanc.
La chambre de Nico, la première sur la gauche, était à côté de celle de
Callum et en face de celle de Reina. Libby traversa le couloir, mal à l’aise,
avec Tristan. Pas étonnant, se dit Nico. Elle ne supportait pas l’idée qu’on
puisse ne pas l’aimer, et Tristan semblait n’apprécier personne. Pour le
moment, sa décision de faire équipe avec Libby ne lui valait pas une grande
popularité. Mais il préférait être l’option la plus tolérable parmi les
médéiens de la matière plutôt que le parasite des trois autres.
Nico se mit rapidement au lit. D’abord, parce que Gideon avait promis
de lui rendre visite, mais aussi parce que son pouvoir dépendait
pratiquement entièrement de son état de fraîcheur et de repos. En général, la
magie demandait des efforts physiques. La pratiquer était une réelle épreuve
et il était essentiel de se réserver des moments de récupération. Nico aimait
faire le parallèle avec les jeux Olympiques. Un athlète avec des aptitudes
naturelles pouvait facilement maîtriser sa discipline, sans même verser une
goutte de transpiration, mais pour remporter l’or, il aurait besoin d’un
entraînement contraignant. Et pour briller dans d’autres disciplines que la
sienne, c’était encore pire. Celui qui voudrait rafler la première place de
tous les sports olympiques risquait bien de se tuer à la tâche. Seul un type
aussi doué ou aussi fou que Nico de Varona pouvait se lancer autant de
défis.
Heureusement, il était à la fois incroyablement talentueux et totalement
déraisonnable.
– C’était super difficile, se manifesta Gideon dans l’inconscient de
Nico, au milieu d’un rêve qu’il ne se rappelait déjà plus du tout.
Il semblait à l’intérieur d’une cellule de prison infinie, allongé sur une
couchette étroite.
– Là où t’es parti, c’est une forteresse, expliqua Gideon.
– Ah oui ? demanda Nico en fronçant les sourcils.
– Je ne peux pas la franchir, commenta Gideon en montrant les barreaux
derrière lesquels il se tenait. Et il a fallu que je laisse Max dehors.
– Où ça, dehors ?
– Oh, dans une des dimensions.
Ils avaient essayé d’en tracer la carte à l’université, mais l’entreprise
s’était révélée compliquée. Les dimensions de l’esprit étaient difficiles à
saisir et celles de l’inconscient changeaient constamment en des méandres
extensibles.
– Il ne risque rien. Je suis sûr qu’il est en train de dormir.
Nico se leva et approcha des barreaux.
– Je ne savais pas que ce serait si difficile.
À vrai dire, il aurait dû s’en douter.
– Il y a plein de périmètres de défense, lança Gideon. Plus que je
l’imaginais possible.
– Mentaux aussi ?
– Principalement, confirma Gideon en pinçant l’air comme s’il
s’agissait de cordes de guitare. Tu vois ça ? Il y a un télépathe parmi vous.
Parisa probablement, si ce qu’avait insinué Tristan était vrai, mais Nico
ne pensait pas qu’elle fût à l’origine de cette zone de défense. Cela devait
faire partie d’un écran plus large contre la télépathie. Les cambriolages
n’étaient pas forcément tous physiques.
Il leva les yeux à la recherche d’une caméra et en trouva une dans un
coin.
– Attention, dit Nico en la montrant. Essaie de ne rien dire de
compromettant.
Gideon regarda derrière lui en haussant les épaules.
– Je n’ai pas grand-chose à dire, de toute façon.
– Avez-vous des problèmes ? Tout va bien ? *
– Sí, estoy bien, no te preocupes.
Ceux qui les surveillaient pourraient sûrement traduire sans aucun
problème, mais ils ne cherchaient pas à faire passer un message secret.
– J’imagine qu’on ne devrait pas faire ça trop souvent.
Gideon acquiesça d’un hochement de tête.
– Tu ne dors pas bien quand je suis là. Et vu le niveau de sécurité de cet
endroit, tu vas avoir besoin de toute ton énergie.
– Oui, sans doute, confirma Nico en soupirant.
Il tenta de ne pas penser à comment il parviendrait à supporter ces deux
prochaines années sans la présence de Gideon dans son inconscient.
– Libby est ici ?
– Oui, dans une des chambres, répondit Nico en grimaçant. Mais tu n’es
pas supposé le savoir.
– J’ai bien deviné alors, commenta Gideon en penchant la tête. Tu es
gentil avec elle, d’accord ?
– Je suis toujours gentil. Et ne me dis pas ce que j’ai à faire.
Le sourire de Gideon s’élargit.
– Tu me manques*, lâcha-t-il. Max, bien sûr, n’a pas remarqué que tu
étais parti.
– Bien sûr.
Une pause.
– Y yo también, ajouta Nico.
– Ça fait bizarre l’appart sans toi.
– Je sais.
Pas vraiment. Rien de tout cela ne lui semblait vrai, mais il finirait par
s’habituer.
– Au moins, c’est calme ? demanda Nico.
– Oui, et j’aime pas le calme. J’ai l’impression que ma mère va surgir
de l’évier.
– Elle ne viendra pas. On a eu une discussion.
– Ah oui ?
– Elle m’a surpris dans la salle de bains, continua Nico. Mais je me suis
tout de même montré très convaincant.
Ou presque, pensa-t-il stoïquement.
– Nicolás, lâcha Gideon en soupirant. Déjate.
Gideon connaissait mieux que personne la capacité de Nico à cacher
une vérité par affection. Seulement Eilif était un sujet ultrasensible. Nico
n’avait jamais compris comment elle faisait pour traverser les plans astraux
avec autant de facilité (un livre ici pourrait sûrement le lui expliquer, se dit-
il, plein d’optimisme) mais sans entrer dans les détails, elle avait des dons
de pirate extraordinaires. Ce que faisait Eilif avec sa magie rendait Gideon
vulnérable en permanence et Nico n’allait pas prendre le risque de la laisser
le retrouver. La dernière mission qu’elle l’avait forcé à accepter pour elle
l’avait vidé au point qu’il avait eu des crises à répétition pendant des jours.
Il avait fini par s’écrouler près du parc de Tompkins et avait atterri à
l’hôpital où Nico l’avait récupéré. Et les gens que Gideon avait dû voler
pour elle (une précision qu’elle avait oublié d’apporter, certainement à
dessein) avaient recherché Gideon dans toutes les dimensions pour se
venger. Nico n’avait pas eu besoin ensuite que son ami lui explique
pourquoi il s’interdisait de sombrer dans le sommeil, s’obligeant à rester
éveillé pendant au moins un mois après ce traumatisme.
Ils n’avaient pas besoin de parler de tout cela.
– Gideon, j’essaie seulement…
Il s’interrompit quand les barreaux se déformèrent et que le visage de
son ami disparut. Il ouvrit les yeux dans le noir absolu. Quelqu’un le
secouait.
– Il y a quelqu’un ici, déclara une voix qu’il ne reconnut pas tout de
suite et il s’assit péniblement.
– Quoi ? C’est juste mon ami, il n’est pas…
– Pas dans ta tête.
C’était Reina, comprit-il enfin, en distinguant de mieux en mieux le
contour de son visage, maintenant que ses yeux s’étaient ajustés à
l’obscurité.
– Il y a quelqu’un dans la maison.
– Comment…
– Les plantes dans ma chambre. Elles m’ont réveillée.
Elle parlait avec une urgence qui le pressait de se taire et d’agir.
– Quelqu’un essaie d’entrer par effraction, ou est déjà à l’intérieur.
– Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
– J’en sais rien, concéda-t-elle, les sourcils froncés. Quelque chose.
Nico se pencha et posa la main au sol. Les planches de bois pulsaient
sous sa peau.
– Des vibrations. Il y a quelqu’un en effet.
– Je le sais. Je te l’ai dit.
Il valait mieux qu’il s’en charge seul. Reina lui avait rendu service en le
réveillant en premier.
Ah, mais il avait promis qu’il ne ferait rien tout seul.
– Réveille Rhodes. Elle est dans la dernière…
– La dernière chambre sur la droite, je sais.
Reina fila aussitôt, sans poser de question. Nico partit vers le couloir de
leur salon (qui portait le nom d’un style architectural, mais il ne se rappelait
plus lequel) et vers l’entrée ouest de la galerie. Il tendit l’oreille. Libby était
plus douée que lui pour entendre des bruits. Elle était plus sensible aux
ondes, que ce soient les sons ou la vitesse, alors il abandonna son ouïe pour
faire appel à ses sensations. Il perçut du mouvement au rez-de-chaussée.
Il sursauta quand Parisa ouvrit grand la porte du salon derrière lui.
– Tu penses très fort, se plaignit-elle, visiblement contrariée, alors que
Libby sortait enfin de sa chambre.
– On ne devrait pas réveiller…
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Callum en apparaissant dans le
couloir.
– Quelqu’un s’est introduit dans la maison, répondit Nico.
– Qui ? interrogèrent à l’unisson Callum et Libby.
– Quelqu’un, répondirent en chœur Nico et Reina.
– Quelques-uns même, corrigea Parisa.
Elle avait une main posée sur le mur et lisait le contenu de la maison
comme on lit le braille.
– Il y a au moins trois points d’accès forcés.
– Elle a raison, confirma Reina.
– Je sais que j’ai raison, grogna Parisa.
– On a pensé à réveiller Tristan ? s’enquit Libby, nerveuse comme tout
le monde aurait pu le prévoir.
– Fais-le, toi, lança Parisa, toujours aussi hautaine.
– Non, l’arrêta Nico en scrutant l’étage inférieur depuis la balustrade
pour repérer du mouvement. Rhodes, viens avec moi.
– Quoi ? s’étonnèrent Libby, Parisa et Callum.
– Vous m’avez bien entendu, lança-t-il en faisant signe à Libby de le
suivre. Reina, va réveiller Tristan et dis-lui de nous rejoindre. Rhodes, reste
tout près de moi.
Libby lui adressa un regard d’avertissement pour qu’il arrête de jouer
les chefs, mais Nico avait déjà commencé à avancer. Callum emboîta le pas
à Nico, avec la nonchalance du gars qui ne se sent jamais menacé par rien.
Avant même d’arriver au palier ouvert du grand hall, ils comprirent tous
que la situation s’était aggravée.
La scène qui se jouait à la porte d’entrée ne laissait plus de doute
possible. Ils la virent dès qu’ils arrivèrent dans la galerie. Un groupe s’était
réuni au rez-de-chaussée, se déplaçant en un bloc. Nico ne put dire combien
ils étaient.
– Baissez-vous, lança-t-il, tirant Libby vers le plancher et pressant
vigoureusement Callum de lui obéir.
Un projectile provenant du hall d’entrée fusa alors au-dessus de leurs
têtes. L’objet, bien plus grand qu’une balle, ne devait pas être mortel, mais
viser une immobilisation temporaire, comme la plupart des armes
magiques. Même si ce genre de missiles coûtait très cher et n’était pas
particulièrement utile sur une cible inconnue. Intéressant…
– Sans doute un test, affirma Callum d’une voix traînante. Pour nous
inciter à travailler ensemble.
Possible, songea Nico, même s’il n’avait pas envie de donner raison à
Callum tout haut.
– Couvre-moi, demanda-t-il à Libby.
– D’accord, accepta-t-elle en grimaçant. Reste baissé.
Tous les ans, l’université de New York organisait un tournoi pour les
spécialités de la matière, un jeu un peu similaire à « Capturez le drapeau »,
mais avec moins de règles et une plus grande marge de tolérance. Libby et
lui n’avaient jamais été dans la même équipe, et ils s’étaient pratiquement
toujours affrontés en finale, mais tous les matchs revenaient plus ou moins à
attaquer pendant qu’on vous couvrait.
Nico se leva et Libby l’enveloppa d’une fine bulle de protection,
manipulant la structure moléculaire de l’air autour de lui. Le monde est
principalement fait d’arbitraire et de chaos. La magie, au contraire,
représente l’ordre, parce qu’elle implique le contrôle. Nico et Libby
savaient changer les matériaux autour d’eux, ils savaient tirer avantage de la
tendance de l’Univers à remplir le vide, pour le tordre, le déformer, le
modifier. Qu’ils soient des sources d’énergie naturelles, qu’ils contiennent
une puissance électrique massive leur permettait non seulement de maîtriser
l’énergie suffisante pour provoquer une explosion, mais aussi de dégager un
chemin de moindre résistance pour lui donner plus de force.
Pourtant, même les batteries ont des limites. Un combat signifiait une
dépense monumentale d’énergie, alors Nico décida de ratisser large.
Inversant la direction de friction depuis un salon à l’étage en dessous, il
souleva le plancher et les intrus se retrouvèrent projetés contre le mur d’en
face. À cet instant, les plantes présentes dans la pièce les entourèrent de
leurs branches pour les garder captifs.
– Merci Reina, lança Nico en rétablissant l’équilibre des forces dans le
salon.
Derrière lui, Reina haussa les épaules, modeste.
L’écran protecteur de Libby disparut.
– C’est tout ? demanda-t-elle.
En silence, Nico compta les corps emprisonnés dans le piège de la
naturaliste. Trois seulement. Sûrement pas suffisant pour s’introduire dans
une maison aussi surveillée, d’après ce qu’avait ressenti Gideon.
– Non, répondit Parisa.
Nico grimaça, se souvenant de ce dont elle était capable, mais il conclut
que ses pensées ne valaient pas la peine qu’il se donne du mal à les cacher
pour le moment.
– Il y a quelqu’un dans l’aile est, près de la salle à manger…
– Et dans la bibliothèque, ajouta Reina avant de se corriger : La pièce
peinte.
– L’une ou l’autre ? plaisanta Callum.
– Tu n’as pas l’intention de te montrer utile, n’est-ce pas ? répliqua
Reina, furieuse.
– Si j’avais l’impression qu’il faut se mobiliser, je le ferais sûrement,
répondit Callum. Mais là, vraiment, pourquoi se fatiguer ?
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Tristan qui daigna enfin les
rejoindre.
– Blakely nous met à l’épreuve, lança Callum.
– Tu n’en sais rien, s’agaça Libby.
Sous la galerie, les bruits d’une nouvelle effraction retentirent. Libby
fronça les sourcils, concentrée.
– Et si c’était vrai ?
– Qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’eux ? demanda Reina en
montrant les hommes retenus par les plantes.
– Eh bien, lâcha Parisa, impatiente, vu qu’on ne veut pas d’eux dans la
maison…
– Varona, tu as entendu ?
Avant qu’il puisse répondre « Bien sûr, Rhodes, si tu as entendu quelque
chose, je l’entends aussi », un sifflement étrange envahit ses oreilles, emplit
son esprit de vide et l’aveugla.
Il sentit une piqûre. Quelque chose s’enfonçait dans son épaule. Il aurait
voulu s’en débarrasser, mais la sensation de vide derrière ses yeux
l’empêchait d’agir, le paralysait. Une pression dans sa tête menaçait de
remplir tout l’espace, comme une tumeur qui grossit à un rythme
prodigieux.
Et soudain le sifflement se tut juste assez longtemps pour qu’il ouvre les
yeux. Il vit que Libby parlait, ou du moins essayait. Varona, lisait-il sur ses
lèvres, Varona, c’est une sonde !
Une sonde ? Non, pas une sonde.
Il cligna des yeux, sa vision s’éclaircit.
Une onde.
Information utile. Il tenta de lever la main droite, mais la douleur
l’obligea à renoncer. Il essaya avec la gauche pour attraper les particules de
son et les faire céder. Maintenant que Libby n’avait plus à le sortir des
effets immobilisateurs de l’onde de bruit, elle put l’arrêter définitivement
avec les étincelles de ses mains.
– … ne peut pas être un test, termina-t-elle, et Nico comprit que la
douleur dans son épaule ne provenait pas d’une simple aiguille.
Il avait le bras en sang et jamais cela n’arrivait avec des armes
magiques. Il s’accroupit, pour regarder entre les colonnes de la balustrade
ce qui se passait en bas, tandis que les autres se blottissaient contre le mur
de la galerie.
– Ça, ce n’est pas une fausse blessure ! s’affolait Libby.
– C’est une blessure par balle, confirma Parisa. Je ne sais pas qui sont
ces gens mais, en tout cas, pas des magiciens.
Possible, même si le premier tir venait sûrement d’une arme magique.
Les mortels pouvaient s’en procurer, ce n’était qu’une question d’argent,
mais les pistolets coûtaient moins cher et étaient tout aussi efficaces. Nico
poussa un grognement de contrariété et stoppa l’hémorragie d’un geste de la
main.
– Ce n’est pas la Société qui nous les envoie, protesta Libby. Il faut
absolument faire quelque chose !
– Il y a au moins un médéien avec eux, déclara Nico en se redressant
avec peine.
Il ne pouvait pas perdre de temps à soulager sa douleur, parce que cela
nécessiterait trop d’énergie et il avait plutôt intérêt à en économiser. La
blessure n’était pas mortelle, il s’en occuperait plus tard.
– On devrait se séparer, je pense. Je me charge du reste si Rhodes veut
bien chercher le médéien.
– Le reste ? répéta Callum, perplexe. Tu es quand même méchamment
touché. Et pas par un pistolet, mais par une arme automatique. Ce sont peut-
être des militaires.
– Merci pour ton aide, ironisa Nico, alors qu’une nouvelle salve résonna
en bas.
Il savait parfaitement à qui il avait affaire.
– Personne n’aurait armé un groupe de médéiens avec des fusils
d’assaut, hurla-t-il pour couvrir les détonations. Et pareil, personne n’aurait
envoyé des mortels sans une supervision magique.
S’il s’agissait de militaires, ils étaient probablement sous les ordres d’un
médéien.
– Et s’il maîtrise bien les ondes, Rhodes l’entendra approcher.
– Alors séparons-nous, acquiesça Parisa, qui faisait preuve d’un sang-
froid remarquable.
Elle parlait sans aucune émotion, comme si elle conseillait de porter une
petite veste parce que le temps s’était rafraîchi.
– Oui, bonne idée. Tu restes avec moi, proposa Nico. Rhodes, tu vas
avec Tristan. Et Reina, avec…
– C’est moi qui reste avec toi, protesta Reina.
– Quoi ? demandèrent Callum et Libby.
L’un sur un ton moqueur, l’autre, perplexe.
Reina avait pris sa décision.
– Nico va devoir se battre contre le plus de monde. J’ai l’expérience des
combats.
– Ah oui ? s’étonna l’intéressé.
– J’ai suivi des entraînements de lutte à mains nues, expliqua- t-elle, ce
qui était beaucoup dire, parce qu’elle avait principalement lu des livres sur
le sujet. Et de toute façon, vous pensez tous que je suis incompétente.
– C’est pas vraiment le moment d’en parler, intervint tout de suite Libby
pour contrer directement d’éventuelles remarques désobligeantes. Parisa,
prends Callum avec toi, lança-t-elle, sûrement pour éviter de l’avoir avec
elle, songea Nico. Et Varona a raison, Tristan peut venir avec moi.
– D’accord, lâcha Parisa sans entrain. Je peux trouver le médéien dans
cette maison.
– Très bien, et on contrôlera les points d’accès au rez-de-chaussée…
Nico n’avait plus la patience de parler logistique. Il ne sentait plus
vraiment son bras, sans doute parce que son esprit anticipait déjà
l’affrontement avec les intrus.
Il avait toujours brillé aux tournois des physiciens. Il avait été élu
meilleur joueur quatre années d’affilée, et même si Libby se défendait bien
(il était obligé de le concéder), jamais elle ne l’avait battu. Nico appréciait
l’adrénaline et il était pressé de régler son compte à celui qui lui avait tiré
dessus. Le gars avait une sacrée dette à payer.
– Viens, lança Nico à Reina en se jetant du haut de la balustrade, une
main tendue pour créer un écran face aux tirs. On se retrouve en bas.
– Varona, tu as remarqué qu’il y avait un escalier…
Il ne l’écoutait pas, trop occupé à atterrir au rez-de-chaussée. On le
visait de tous les côtés, pas étonnant, mais il était prêt maintenant. Il se posa
tranquillement et para une balle aussi facilement que s’il esquivait un coup
de poing. Des uniformes. Il avait raison : une attaque de militaires !
Marrant ! Excitant ! Tous contre lui, dommage pour eux qu’ils n’aient pas
pensé à venir deux fois plus nombreux. Il creusa un tuyau invisible dans le
sol pour les enfermer à l’intérieur. Plus facile de les compter. Ils étaient six.
Il sourit et replaça le plancher à son état d’origine. Les tireurs vacillèrent et,
le temps de retrouver l’équilibre, ils ouvrirent de nouveau le feu.
À la grande surprise de Nico, ce fut Reina qui riposta en premier. Elle
balança dans la poitrine d’un de leurs adversaires un projectile ultrarapide
qui lui coupa aussitôt le souffle. Avec la crosse de son fusil, il frappa alors
le visage d’un de ses camarades. En entendant le juron que l’homme
poussa, Nico se dit qu’il devait être américain. Peut-être la CIA. Encore
plus excitant, songea-t-il avec un frisson d’anticipation. Jamais auparavant
il n’avait été assez important pour mériter qu’on l’assassine.
Nouveaux tirs. Nico n’allait certainement pas se laisser toucher. Une
blessure par balle suffisait largement. Après avoir attendu un moment
derrière l’écran qu’il avait créé pour les protéger, Nico s’empara du
militaire le plus proche et l’envoya valser en cercles, obligeant les autres à
se cacher derrière les meubles aristocratiques. Jouant avec la gravité, il les
fit flotter dans la pièce au ralenti, leurs fusils s’éloignant de leurs mains.
Nico attira les armes vers lui et les fit exploser, projetant les pièces
détachées dans toutes les directions alors que la force de gravité revenait.
Parfait. On pouvait se battre maintenant.
Reina semblait assez à l’aise avec ses poings, progressant depuis le bas
de l’escalier jusque dans la salle à manger. Nico l’aperçut du coin de l’œil
tout en parant un coup destiné à son oreille et il se retrouva dans une autre
pièce de la maison. Reina avançait comme un bulldozer, frappe après
frappe, et la puissance de ses coups était indéniable, même s’ils n’étaient
pas toujours définitifs. Nico avait un style plus raffiné, plus agile. Le
premier tireur, désormais armé d’un petit couteau, se rua sur lui, le bras
tendu, mais Nico se défendit facilement et le projeta dans les airs,
déclenchant une nouvelle vague d’insultes.
Ah, un accent plutôt britannique cette fois. Alors CIA et MI6, peut-
être ?
Que d’honneurs.
Reina neutralisa deux hommes, tirant dans la cuisse de l’un d’eux,
tandis que Nico retournait le couteau du militaire vers son propre abdomen.
Il en assomma un autre, assena plusieurs coups à ceux qui restaient et, avec
un uppercut bien placé, en mit encore un hors d’état de nuire. Très
satisfaisant. Pour compenser son bras blessé, il avait surtout besoin de
précision.
Ceux qui cherchaient à s’introduire dans la Société n’avaient pas
envoyé un bataillon de médéiens. Cela lui semblait assez logique. Ils
devaient connaître le niveau de sécurité de la maison, et un groupe de
mortels armés pouvaient bien faire l’affaire. Inutile de sacrifier du précieux
sang magique. Bien sûr, il fallait qu’ils soient accompagnés par un médéien
pour franchir les zones de protection, mais aucun des hommes que Nico
affrontait maintenant n’était vraiment dangereux, surtout qu’il n’était pas
d’humeur à se laisser dominer.
Les deux derniers militaires n’étaient pas idiots. Ils attaquèrent côte à
côte, plaçant Nico au sommet d’un triangle isocèle. Le schéma classique
d’un deux contre un, facile à prévoir. Tout comme la décision de Nico de les
contraindre dans une ceinture d’Orion, s’élançant vers l’un des deux, tout
en envoyant un champ de force sur l’autre. Il était solide sur ses pieds,
équilibré, compact et rapide, sans même avoir recours à ses pouvoirs, qu’il
voulait préserver le plus possible. Il aurait pu s’en servir pour terminer le
combat plus rapidement, mais cela lui aurait demandé plus de temps pour
récupérer. Il préférait réfléchir à long terme. Même si ces hommes étaient
des mortels, un magicien s’était introduit dans la maison avec eux. Nico
avait bien l’intention d’être prêt pour l’affronter. Jusque-là, il compterait
plus sur ses poings.
Il utilisa juste assez de magie pour donner à ses coups la force d’une
électrocution, immobilisant un des hommes et évitant de justesse l’assaut de
l’autre.
Il récupéra le couteau et para à temps un coup dirigé vers son épaule –
cible évidente, vu le sang qui la recouvrait. Heureusement sa riposte mit
son adversaire en difficulté et, avec une nouvelle frappe, Nico le projeta sur
son camarade.
Il sentit alors un tremblement sous ses pieds, petit rappel que d’autres
hommes étaient entrés dans la maison. Encore aux prises avec les deux
derniers, Nico réduisit de nouveau la force de gravité pour s’élever au-
dessus du sol. Il trancha alors la carotide de l’un d’eux avec la lame de son
couteau et envoya son pied dans le sternum de l’autre. Le coup eut l’effet
d’une décharge électrique dans le cœur et l’homme s’effondra tandis que
Reina plantait un couteau sur le côté de la tête de son assaillant.
Nico se tourna pour poser une main sur son épaule et la complimenter
d’avoir fait un peu plus que lire des livres, quand il entendit le son
invalidant entrer de nouveau dans sa tête. Cette fois le volume avait été
réglé si fort que Nico flotta au-dessus du sol, entièrement paralysé.
C’était donc tout ce que ce médéien pouvait réaliser ? Des ondes ? Cela
expliquait pourquoi ils n’étaient que six à être sélectionnés par la Société.
Les médéiens n’étaient manifestement pas tous capables d’avoir des dons et
de les maîtriser. Celui-là n’avait manifestement qu’un seul talent.
Malheureusement, c’était un talent très utile et Nico fut aussitôt affaibli,
d’autant qu’il avait perdu une grande quantité de sang, qui n’avait pu
coaguler pendant le combat. S’il n’avait pas déjà déployé tant d’efforts, il
n’aurait eu aucun mal à résister. Sa puissance dépassait largement celle des
autres médéiens, mais pas quand il était sévèrement blessé.
Il n’avait pas le choix. Cela lui ferait mal, mais il le fallait bien.
Nico rassembla ce qu’il lui restait de force, s’épuisant complètement
pour y parvenir, et fut surpris de découvrir une petite étincelle dans sa
paume. On aurait dit un courant électrique. Nico sentit qu’il le quittait avec
la puissance d’une explosion et le volume d’un hurlement.
La charge supplémentaire ajoutée à son pouvoir devait venir de Reina –
la main qu’il avait posée sur son épaule pulsait d’énergie – mais il n’avait
pas le temps d’y réfléchir pour l’instant. Il ne disposait que de quelques
secondes avant que le médéien ne lui envoie une nouvelle onde alors, avec
sa paume sur l’épaule de Reina, il dégagea un bloc de magie – pouvoir,
énergie, force, on pouvait l’appeler comme on voulait – qu’il dirigea droit
vers le corps du médéien posté devant les portes ouvertes du grand hall.
L’explosion l’éloigna de Reina. Les deux furent propulsés en arrière contre
la tapisserie et des éclats de plafond tombèrent sur eux.
Le résultat du tir de Nico fut le cri de douleur d’une femme. Nico
dissipa le nuage de poussière et attendit d’y voir clair.
– Eh bien, dit-il à Reina en regardant la médéienne se relever
laborieusement au milieu des tableaux qui décoraient le grand hall. À toi
l’honneur.
Le sourire satisfait de Reina quand elle avança ne l’étonna pas.
– Et pourquoi pas tous les deux ensemble ? demanda-t-elle en posant
une main sur l’épaule de Nico, ravi d’accueillir les étincelles qui irriguèrent
ses veines.
TRISTAN

Tristan entendit une explosion assourdissante suivie par l’éclat de rire


tonitruant de Nico de Varona.
Il s’amusait, songea Tristan, dégoûté. Quand ils avaient quitté Nico au
milieu des tirs, il semblait si à l’aise qu’on aurait dit qu’il dansait entre les
balles. Comme si la gravité n’agissait pas de la même façon sur lui. Et
c’était probablement le cas. Tristan n’avait encore jamais rencontré un
médéien physicien avec une palette de compétences aussi large. Les
médéiens spécialistes de la matière avaient en général des compétences très
limitées. Avec un immense pouvoir, par exemple, ils étaient uniquement
capables de lévitation, ou d’incandescence, ou de force ou de rapidité.
Tristan ignorait qu’un seul homme pouvait maîtriser toutes ces aptitudes. Et
il n’avait sûrement encore pas tout vu. La magie de la matière était
tellement épuisante que Nico aurait déjà dû être vidé, mais il était encore
debout.
Il riait même. Il s’amusait, alors que Tristan, lui, se retenait pour ne pas
vomir.
Tristan avait opté pour ce qu’il considérait le moins risqué : sécuriser le
périmètre, comme les autres appelaient sa mission. Les tirs viendraient
principalement des fusils dirigés vers Nico, songea-t-il, pas particulièrement
friand d’armes à feu. Il avait rapidement cerné Nico : le genre de gars qui
prend de la place, se met en avant, en met plein les yeux. Comme la plupart
des sorciers de son père. Ils avaient tous une violence en eux qu’ils
déchargeaient dans des sports comme le rugby. Tristan avait tout de suite
classé Nico dans cette catégorie. Jeune, culotté et prêt à se lancer dans des
bagarres qu’il ne pouvait remporter.
Apparemment, il s’était trompé. Non seulement il pouvait les remporter,
mais en plus il pouvait le faire avec une balle dans l’épaule.
Et le pire, c’est qu’il n’était pas le seul à en être capable.
C’était à contrecœur qu’il avait accepté de faire équipe avec Libby. Elle
l’agaçait profondément et il ne la voyait pas tenir avec eux plus d’une
journée. La galanterie peut-être (ou quelque chose d’approchant) l’avait
empêché de se joindre à Callum et Parisa, qui étaient partis vers la gauche,
suivant ce que cette dernière avait perçu dans l’esprit de la maison. Il s’était
alors dit : Il faut bien que quelqu’un veille sur la pauvre jeune fille
exaspérante, sinon comment va-t-elle survivre sans personne pour répondre
à ses milliards de questions ?
Mais bien sûr, ils avaient été attaqués dans cette monstruosité de manoir
par un groupe d’espions armés et, maintenant, il se retrouvait à compter sur
cette jeune fille exaspérante bien plus qu’il n’accepterait de l’admettre.
– Baisse-toi, ordonna Libby alors qu’une autre détonation retentit, cette
fois derrière eux.
Au moins, cela changeait de son débit de paroles hésitant. Le bon point
de tout cet incident était que Libby Rhodes était bien plus fiable qu’elle n’y
paraissait.
Tristan commença à regretter de ne pas s’être rapproché des trois
médéiens de la matière. Nico aurait été le meilleur allié. Ce gars était une
vraie centrale d’énergie. La magie qui irradiait de lui était plus raffinée que
tout ce que Tristan avait vu dans sa vie. Et il en avait déjà vu beaucoup avec
son expérience d’analyste en investissement. Il avait rencontré des
médéiens se disant capables de fournir à des usines entières l’équivalent
d’une centrale nucléaire, alors qu’ils n’avaient pas une once du talent brut
de Nico et encore moins son contrôle. Tristan songea alors que Libby et
Nico lui avaient paru les moins menaçants, parce qu’ils étaient les plus
jeunes et les moins expérimentés, mais il se rendait soudain compte de
l’énormité de son erreur. Il regrettait la ligne qu’il avait tracée entre eux,
parce qu’elle ne serait sûrement pas facile à effacer.
Cela lui rappelait amèrement que son père, un sorcier d’un niveau de
magie moyen, l’avait toujours considéré comme un raté. Dès l’enfance,
Tristan avait tardé à montrer des signes de compétences magiques, et à
l’adolescence il avait acquis de justesse le statut de médéien. Un
retournement de situation pourtant étonnant sachant que, pendant des
années, sa famille ne l’avait même pas considéré comme un sorcier.
Était-ce ce qui l’avait poussé à accepter la proposition de venir ici ?
Atlas Blakely lui avait dit qu’il était rare et spécial. Cela lui avait suffi pour
plaquer tout ce qu’il avait construit jusque-là, afin de prouver à son père
que lui aussi était capable d’imprudence.
– Tu connais des sorts de combat ? lui demanda Libby, haletante, en le
dévisageant comme s’il était l’être humain le plus inutile de toute la planète.
Elle avait sûrement raison.
– Je… ne suis pas doué avec la matière, réussit-il à répondre en évitant
une autre balle.
Leurs assaillants semblaient différents du groupe que Nico avait
affronté dans le hall principal du rez-de-chaussée, mais ils étaient, eux
aussi, armés de fusils automatiques. Tristan ne s’y connaissait pas trop en
technologie magique – c’est James Wessex qui se chargeait de cette
branche – mais selon lui, ils étaient attaqués par des mortels équipés
d’armes améliorées par des procédés magiques.
– Bon, d’accord, répliqua Libby impatiemment. Mais est-ce que tu…
Elle s’arrêta avant d’ajouter très vraisemblablement « pourrais servir à
quelque chose ».
Et Adrian Caine pouvait le lui confirmer, ce n’était clairement pas le
cas.
– Allez, viens, lâcha-t-elle au comble de la frustration. Reste derrière
moi.
La situation prenait une tournure particulièrement désagréable. Tout
d’abord, il n’avait pas l’habitude de se faire tirer dessus. Il avait signé pour
l’équivalent d’un poste d’assistant de recherche, bon sang. Il ne s’était pas
du tout attendu à devoir se cacher derrière des meubles tape-à-l’œil pendant
son séjour dans les archives alexandriennes.
Il aurait pu rester chez Wessex Corp et ne jamais se faire tirer dessus de
toute sa vie. Il aurait pu dire à Atlas Blakely de l’oublier et partir en
vacances avec sa fiancée. À cet instant même, il aurait pu être en train de
faire l’amour ou de discuter l’avenir de la compagnie avec son futur beau-
père autour d’un délicieux Bloody Mary. Quelle importance qu’Eden le
trompe à tour de bras ou que James soit un tyran capitaliste, du moment
qu’il ne se fatigue pas ? Le plus éprouvant qu’il ait eu à faire était une partie
de badminton avec tous les membres ivres de la famille en se moquant du
prolétariat de gauche.
À cet instant, il aurait largement préféré les Wessex.
Libby, au moins, commençait à prendre des initiatives avec sa défense,
abandonnant ses hésitations par instinct de survie. Les intrus, en noir de la
tête aux pieds, se déplaçaient avec des figures acrobatiques dans le salon
affreux, entre les bustes d’aristocrates en collerettes blanches pareils à des
fantômes. La pièce débordait tellement de magie qu’il était difficile d’y voir
clair.
Libby se tourna, visa et projeta une décharge d’énergie sur rien en
particulier.
– Raté, commenta Tristan, et il aurait volontiers ajouté « c’est pas une
surprise » s’il n’avait pas eu si peur pour sa vie à cet instant.
– Je n’ai pas raté !
– Mais si, insista-t-il entre ses dents en désignant le point d’impact. De
plus d’un mètre.
– Mais il est à terre, il…
Bon sang, elle était aveugle ou quoi ? Il aurait dû rester avec Nico.
– Qu’est-ce que tu racontes ? Tu aurais pu casser une lampe, ça n’aurait
pas été grave, elles sont édouardiennes…
– Je n’ai…
Elle s’interrompit en plissant les yeux.
– Tu veux dire qu’il n’y a rien là-bas ?
– Bien sûr qu’il n’y a rien, grommela-t-il, excédé. C’est…
Oh non, mais quel idiot !
– C’est une illusion, comprit-il soudain, se reprochant d’avoir été
incapable de voir l’évidence.
Sans perdre plus de temps, il orienta les épaules de Libby dans la bonne
direction.
– Droit devant toi. Tu le vois ?
Elle tira de nouveau, arrêtant une salve de balles dans les airs pour
provoquer une combustion massive. Le tireur fut projeté en arrière, des
éclats volèrent partout et un épais brouillard voila la pièce. Libby était
redoutable pour mettre le feu, ce qui était une qualité précieuse à
économiser, se dit Tristan avec soulagement. Cela devait lui coûter autant
d’énergie que ce que faisait Nico à l’étage d’en dessous, alors mieux valait
ne pas en abuser. Il ne savait pas encore combien d’hommes s’étaient
introduits dans la maison.
– Décris-moi ce que tu vois dans la pièce, murmura-t-il à son oreille,
essayant de se concentrer tandis que le nuage se dissipait.
Il n’arrivait à distinguer que des éclats de magie affluant par torrents.
– Des dizaines d’hommes au moins, répondit-elle en grimaçant.
Il sentait qu’elle luttait contre un sentiment de frustration dévorant. Pour
quelqu’un qui aimait tant être dans le contrôle, les illusions devaient être un
réel enfer.
– Ils grouillent de partout.
– Ils ne sont que trois, corrigea Tristan. Mais ne gâche pas ton énergie.
Attends de voir si je trouve le médéien qui crée les illusions.
– Dépêche-toi ! le pressa-t-elle en serrant les dents.
Normal qu’elle soit un peu tendue. Il leva la tête pour déterminer si le
médéien était parmi eux. Il ne détecta aucune source de magie, mais vit très
clairement une balle, une vraie ! Libby ne l’avait sans doute pas distinguée
des illusions. Heureusement il eut juste le temps de les protéger en créant
un écran qui éclata au moment de l’impact, faisant sursauter Libby.
– Le médéien n’est pas ici, annonça-t-il, ce qui était sans doute la pire
conclusion qu’il eût pu tirer. Débarrassons-nous de ces trois-là et partons à
sa recherche.
– Indique-les-moi. Je peux les avoir tous les trois.
Tristan n’en doutait pas.
Il lui prit le bras gauche, la guidant au moment où un des hommes fit
feu. Comme la première fois, ses tirs retournèrent sur lui, mais Tristan
n’attendit pas de voir s’ils avaient réussi à le neutraliser. Les autres
bougeaient rapidement, alors il l’attira contre lui et visa d’abord celui qui
s’élança vers eux, et ensuite, avec un peu plus de difficulté, celui qui se
sauvait de la pièce.
– Ils partent par là, indiqua-t-il en tirant Libby derrière lui pour le
rattraper. Il doit vouloir rejoindre le médéien. Tu peux…
Une fine bulle atmosphérique les entoura, se scellant avec un petit plop
d’aspiration.
– Merci.
– Pas de problème, répliqua-t-elle, à bout de souffle, alors que Tristan
suivait la trace de la magie jusqu’à la chapelle privée de la maison.
Le panneau de vitrail le plus proche représentait la connaissance avec
l’image d’une flamme ambrée. Il scintillait sinistrement dans l’éclat
provenant des étincelles qui se dégageaient des mains de Libby.
Ils n’eurent pas de mal à trouver l’illusionniste, avant même de franchir
l’embrasure de la porte. Il ne lésinait pas sur l’enchantement d’invisibilité
qui recouvrait toute la pièce et atteignait même les points d’accès les plus
proches. Tristan retint Libby le temps d’examiner le médéien et de voir s’il
travaillait avec quelqu’un d’autre.
Apparemment c’était le cas, même si Tristan ne parvint pas à distinguer
si son partenaire était en dehors de la maison ou à l’intérieur. L’illusionniste
pianotait rapidement sur un ordinateur qui n’avait rien de magique. Il
piratait sans doute les caméras de sécurité pour les observer, ce qui voulait
dire qu’ils devaient agir vite. Si l’illusionniste n’avait pas été occupé, il les
aurait tout de suite vus entrer dans la pièce.
– Vas-y ! lança Tristan à Libby. Pendant qu’il est occupé.
Elle hésita, ce qui fit rager Tristan. Vraiment pas le moment !
– Je tire pour le tuer, ou…
À cet instant précis, les yeux du médéien quittèrent l’ordinateur pour
croiser ceux de Tristan.
– MAINTENANT ! hurla ce dernier sur un ton plus désespéré qu’il ne
l’aurait voulu et, juste à temps, Libby tendit le bras pour arrêter ce qui fusait
vers eux.
Le médéien parut stupéfait par la puissance de Libby qui retournait sa
force contre lui.
Seulement, il n’allait pas abdiquer sans se battre. Il attaqua une nouvelle
fois, et Libby le frappa avec un éclair de lumière, lui retirant tout contrôle
en lui ligotant les poignets. Il poussa un cri de douleur et grommela
quelques mots. Sûrement des injures, se dit Tristan, mais son mandarin était
trop rouillé pour qu’il les comprenne.
– Qui vous envoie ? interrogea Libby, mais le médéien s’était ratatiné
sur lui-même.
Inquiet qu’il soit en train de conjurer de nouveaux sorts, Tristan attrapa
le bras de Libby et le leva.
– Lequel ? demanda-t-elle. Il s’est divisé.
– Là-bas, à côté de la fenêtre la plus éloignée…
– Il se multiplie !
– Ne bouge pas, je l’ai…
Cette fois, alors que Tristan dirigeait la paume de Libby dans la
trajectoire du médéien qui tentait de se sauver, il aperçut des traces de
magie qu’il n’avait pas distinguées de loin : une petite chaîne scintillante,
un bijou délicat, qui se cassa brusquement.
À cet instant précis, le médéien tourna la tête et ouvrit de grands yeux
angoissés. C’était un charme de lien qui venait de se rompre.
– Il avait un partenaire, mais il n’en a plus, expliqua Tristan à l’oreille
de Libby.
– Et ça veut dire… ?
– Tue-le avant qu’il s’échappe !
La main autour du poignet de Libby, il sentit une secousse sur ses doigts
ainsi que la force colossale qui coulait à flots dans ses veines. Il
s’émerveilla d’être si près de ce qu’il voyait comme une munition vivante.
Elle était une bombe humaine capable de pulvériser la pièce et même l’air
en minuscules atomes, visibles par Tristan seulement. Si Adrian Caine avait
rencontré Libby Rhodes, il n’aurait pas hésité à l’acheter. Il lui aurait offert
la plus grosse part de ses bénéfices, lui aurait donné les plus gros privilèges
de son petit culte de sorcier. Le père de Tristan se fichait bien d’avoir affaire
à un homme, une femme, un riche, un pauvre, et la race n’avait pas plus
d’importance. Les apparences n’étaient rien. Tout ce qui comptait, c’était
l’utilité. La destruction était le seul dieu qu’Adrian Caine vénérait.
Tristan détourna la tête de l’explosion, même si la chaleur qui s’en
dégageait suffisait à lui brûler la joue. Libby chancela, affaiblie par les
efforts déployés. Il lui entoura la taille avec un bras pour l’entraîner hors de
la pièce en la soutenant.
Il avança rapidement et s’arrêta en voyant Parisa sur le palier, le visage
blême, Callum à ses côtés.
– Vous êtes là, lâcha-t-elle faiblement, comme si elle avait vu un
fantôme.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Tristan en se séparant de Libby.
Elle semblait encore un peu chamboulée, mais lui fit signe qu’il pouvait
la laisser tenir seule sur ses pieds.
– Je vais bien, assura-t-elle, toujours sur ses gardes pour une éventuelle
attaque à venir.
– On a croisé une médéienne en bas, expliqua Callum. Ce sont des
espions de Pékin. Des spécialistes du combat.
– Elle avait un partenaire ? s’enquit Tristan, qui connaissait déjà la
réponse.
– Oui, un ill…
– Un illusionniste, confirma Tristan en adressant un regard complice à
Libby. On l’a eu. Comment savez-vous que ce sont des espions ?
– Peut-être parce que c’est évident ? répliqua Callum. Et aussi, elle nous
l’a dit. Son partenaire et elle sont les seuls magiciens, les autres sont tous
mortels.
Ils avaient sans doute servi à faire diversion.
Libby regardait partout, sur le qui-vive.
– Elle vous a dit qu’il n’y avait personne d’autre ? Elle pouvait très bien
mentir.
– Elle ne mentait pas, répliqua Callum.
– Comment peux-tu en être aussi sûr ? insista Libby, méfiante. Elle
aurait très bien pu…
– Parce que je le lui ai demandé gentiment.
Parisa l’aurait su, elle aussi, à moins que la médéienne ait utilisé un
bouclier mental, mais elle n’ouvrait pas la bouche.
– Ça va ? l’interrogea Tristan, et elle frémit, reprenant visiblement ses
esprits.
– Oui, ça va, dit-elle en se raclant la gorge. La maison est vide
désormais, si je ne me trompe pas.
– Il n’y avait qu’un seul groupe ?
Parisa secoua la tête.
– Il y avait le groupe contre lequel Nico et Reina se sont battus, et
ensuite, ceux dont nous nous sommes débarrassés. Et quelqu’un d’autre
encore qui travaillait seul.
– Pas seul, retentit une voix, et les quatre se mirent aussitôt en position
de défense. Ne vous inquiétez pas, gloussa Atlas qui approchait avec Dalton
sur les talons. Ce n’est que moi.
– Vraiment ? murmura Libby en direction de Tristan, qui ne s’étonna
pas de sa question.
La paranoïa lui allait bien, ou le perfectionnisme. Elle ne faisait plus
confiance à ce qu’elle voyait, et c’était certainement mieux ainsi pour la
suite des événements.
– Oui, c’est lui, répondit-il.
Elle hocha la tête, plus sérieuse que jamais, mais ne dit rien.
– L’agente stoppée par Parisa Kamali était envoyée par votre ancien
employeur, monsieur Caine, lança Atlas en regardant Tristan. Comme nous
nous attendons à avoir de la visite de la Wessex Corp tous les dix ans au
moins, ce n’est pas une surprise.
– Vous… vous attendez à les voir ? répéta Tristan, stupéfait.
Nico surgit alors en haut des marches, Reina dans son ombre.
– Hello ! lança-t-il plein d’enthousiasme, malgré ses blessures.
Son tee-shirt blanc était couvert de sang et il avait le nez cassé, ce qu’il
n’avait même pas remarqué, manifestement. Il tenait grâce à l’adrénaline
qui fusait dans ses veines.
– Quoi de neuf ? demanda-t-il à Atlas.
– J’informais vos camarades de l’opération que vous avez dû arrêter ce
soir, répondit Atlas, préférant ne faire aucune remarque sur l’état de Nico.
Mlle Mori et vous-même avez vaincu une unité de combat militaire.
– Les MI6 ?
– Oui et la CIA, confirma Atlas. Commandés par une médéienne
spécialisée…
– Dans les ondes, termina Nico, toujours aussi extatique, en se tournant
vers Libby. Comment tu t’en es sortie, Rhodes ?
Tristan la sentit se raidir.
– Arrête de sourire comme ça, Varona, c’était horrible ! gronda-t-elle.
Alors Atlas répondit pour elle.
– Avec l’aide de M. Caine, Mlle Rhodes a abattu un des illusionnistes
les plus recherchés du monde. Sa partenaire, spécialiste du combat à mains
nues, a été tuée par M. Nova. Ils étaient tous les deux des espions en
mission pour Pékin. Et la bonne nouvelle : ils étaient tous les deux
recherchés pour des crimes de guerre, précisa-t-il gentiment en direction de
Libby. Et nous serons ravis d’informer les autorités qu’il n’est plus
nécessaire de s’inquiéter de les attraper.
– On a raté quelqu’un ? s’enquit Libby, qui ne se laissait pas facilement
rassurer.
Mais Reina prit la parole avant Atlas.
– Oui, deux hommes ont pris la fuite.
Les cinq initiés la dévisagèrent et elle haussa les épaules.
– Ils n’ont pas pu obtenir ce qu’ils recherchaient. Ils n’ont pas réussi à
franchir les zones de sécurité.
– En effet, confirma Atlas. Mlle Mori a raison. Deux médéiens du
Forum ont échoué dans leur tentative de pénétrer les zones de défense des
archives de la bibliothèque.
– Le Forum ? répéta Callum.
– Une société universitaire semblable à la nôtre. Ils sont d’avis que la
connaissance ne devrait pas être précieusement entreposée, mais plutôt
diffusée librement. Ils ne comprennent rien à notre travail et visent
régulièrement nos archives.
– Pourquoi savez-vous tout ça ? demanda Tristan, de plus en plus
exaspéré par le ton posé du Gardien. On est pour vous juste des cibles
faciles d’opérations dont vous étiez déjà au courant ?
– C’était un test, insista Callum.
Atlas lui adressa un signe de tête impatient.
– Pas un test, contredit-il. Pas à proprement parler.
– Alors parlez moins proprement, intervint Parisa. Parce qu’on a tous
failli se faire tuer, quand même.
– Pas du tout, corrigea Atlas. Vos vies étaient en danger, certes, mais
vous avez tous été soigneusement choisis par la Société pour vos
ressources. Vous êtes tous capables de survivre au pire. Vos chances de
mourir étaient…
– Faibles, l’interrompit Libby, les lèvres pincées. Statistiquement. Mais
c’était tout de même possible, ajouta-t-elle, avec dans les yeux une
déférence qui dégoûta Tristan.
– Beaucoup de choses sont possibles, concéda Atlas. Mais je ne vous ai
jamais garanti que vous étiez en totale sécurité. Je vous ai même très
clairement avertis que vous auriez besoin de savoir vous défendre.
Personne ne parla. Ils attendaient que passe leur exaspération, se dit
Tristan. Parce que même s’ils n’avaient pas signé l’assurance qu’ils ne se
feraient pas tirer dessus en pleine nuit, cela allait tout de même de soi.
– La Société a l’habitude, tous les dix ans, en accueillant un nouveau
groupe de candidats, de laisser fuiter leur arrivée. On s’attend à des
attaques, mais on ne sait ni de la part de qui ni comment.
– La majorité des tentatives était contrée par des sorts existants, ajouta
Dalton, leur rappelant soudain sa présence. L’installation nous permet de
comprendre comment nos ennemis ont évolué.
– L’installation, répéta Nico. C’est quoi, ça, un jeu ?
Il semblait ravi qu’on l’ait invité à y prendre part.
– Un simple entraînement, lança Atlas. Nous aimons voir comment nos
initiés potentiels travaillent ensemble.
– Donc, en résumé, un test, déclara Callum encore une fois.
– Une tradition, corrigea Atlas, son sourire toujours bien vissé sur ses
lèvres. Et vous vous en êtes tous très bien sortis. J’espère que cette
expérience vous permettra de mettre en place un système de sécurité
efficace. Vous vous êtes vus en action, cela vous aidera. La collaboration est
la clé pour le travail que nous accomplissons ici. Qu’en pensez-vous,
monsieur Ellery ?
– Comme je l’ai dit, chaque classe d’initiés contient une combinaison
unique de spécialités, répondit Dalton, sur un ton neutre. Je peux vous dire
par expérience qu’on vous a choisis autant pour le groupe que vous formez
que pour les individus que vous êtes. La Société espère que vous saurez agir
dans cette optique.
– Exactement, conclut Atlas. Nous inspecterons bien sûr les dégâts
causés, mais la maison étant désormais débarrassée de ses intrus et les
zones de sécurité étant rétablies, je vous invite à retourner vous reposer
pour reprendre le sujet demain matin. Bonne nuit.
Il tourna les talons et s’éloigna, suivi par Dalton.
Tristan remarqua le regard insistant de Parisa sur ce dernier. Il attendit
que tout le monde parte, d’abord Reina qui prit congé sans un mot, puis
Callum qui semblait furibond, puis Nico et Libby, qui se mirent tout de
suite à se disputer en chuchotant. Alors il s’approcha de Parisa. La jeune
femme semblait plongée dans des pensées désagréables.
– Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle tourna la tête vers Callum, à quelques pas d’eux déjà.
– Rien, répondit-elle. Rien.
– On ne dirait pas.
– Ah non ?
Callum, lui, c’est vrai, semblait égal à lui-même.
– Rien, répéta Parisa. C’est juste…
Elle ne termina pas sa phrase et se racla la gorge avant de se mettre en
marche. Tristan lui emboîta le pas.
– Non, rien.
– Ah oui, rien, lâcha Tristan sèchement. Je vois.
Ils s’attardèrent devant leurs chambres, le temps que les autres
disparaissent à l’intérieur. Nico aboya à Libby quelque chose au sujet d’un
certain Fowler. Et enfin, Tristan et Parisa se retrouvèrent seuls dans le
couloir.
Il s’arrêta devant sa porte, hésitant, alors qu’elle l’ouvrait.
– Je me disais, peut-être que tu voudrais…
– Pas envie maintenant. C’était sympa la nuit dernière, mais on ne
devrait pas en faire une habitude.
– Je parlais pas de ça, se défendit-il.
– Mais si. Tu viens de frôler la mort et ça t’a donné envie de fourrer ton
machin dans un trou jusqu’à ce que tu te sentes mieux.
Tristan était bien trop anglais pour cette conversation. Il n’approuvait
pas du tout son choix de termes, mais elle reprit la parole sans le laisser
réagir.
– C’est la loi de l’évolution, assura-t-elle. Quand tu vois la mort de près,
la pulsion naturelle du corps est la procréation.
– J’ai pas vu la mort de si près, grommela Tristan.
– Non ? Eh bien, tu as eu de la chance, lâcha Parisa, plus sévère encore,
et elle lança un petit regard vers la porte de Callum.
Cela confirma à Tristan que son « rien » n’était pas rien du tout.
– Je croyais que tu l’aimais bien, commenta Tristan et Parisa tressaillit.
– Qui a dit que je ne l’aimais pas ?
– Je pensais…
– Je ne le connais pas.
Tristan se demanda s’il devait insister.
– Il s’est clairement passé quelque chose, osa-t-il. Tu n’as pas à me dire
quoi, mais…
– Rien. Ce n’est rien, s’obstina-t-elle, sur la défensive. Comment était la
petite mijaurée ?
– Libby ? Bien. Très bien, se corrigea-t-il, pour lui rendre justice.
Elle aurait sûrement eu beaucoup de mal à s’en tirer sans lui, mais lui,
sans elle, y aurait très certainement laissé sa peau.
– Elle est douée.
– Un peu en manque d’affection, non ?
– Tu penses ?
– Tu devrais voir l’intérieur de sa tête.
Tristan n’était pas très sûr d’en avoir envie.
– Je doute que nous devenions amis, ajouta-t-il, mal à l’aise. Mais en
tout cas, ce qui est certain, c’est qu’elle est utile.
Ce que lui n’était pas du tout.
– L’autodépréciation est une telle perte de temps, lâcha Parisa, ennuyée
à mourir par les pensées intérieures de Tristan. Soit tu penses que tu vaux
quelque chose, soit non. C’est pas plus compliqué que ça. Et si tu ne le
penses pas, je ne veux pas que tu détruises l’opinion que j’avais de toi,
basée sur la nuit dernière, ajouta-t-elle en ouvrant sa porte.
– Alors je suis trop bon, c’est ça mon problème ? demanda-t-il en levant
les yeux au ciel.
– Le problème, c’est que je ne veux pas que tu t’attaches, répliqua
Parisa. Tu ne peux pas remplacer une bonne femme exigeante par une autre.
Et, le plus important, je n’ai pas le temps pour tes problèmes avec ton petit
papa.
– Tu pourrais au moins me laisser tomber en douceur, bouda Tristan.
– Oh, je ne te laisse pas tomber. Je suis sûre qu’on va bien s’amuser,
mais sûrement pas deux nuits de suite, conclut Parisa en haussant les
épaules. Ça te ferait passer le mauvais message.
– Qui est ?
– Que je n’aurai pas de scrupules à t’éliminer si j’en ai l’occasion.
Elle referma la porte derrière elle.
Super, songea Tristan. Quel dommage que Parisa soit si belle même
quand elle était méchante. Surtout quand elle était méchante !
Incroyablement plus qu’Eden, ce qui voulait tout dire sur la beauté et aussi
sur la cruauté.
Il avait un vrai talent pour trouver des femmes qui pensaient avant tout
à elles. Comme s’il flairait la fatalité émotionnelle. Un vrai chien de chasse
capable de trouver celui qui saurait le rabaisser, le faire se sentir tout petit.
Il aurait aimé pouvoir s’en protéger, ne pas être attiré par les personnalités
écrasantes. Malheureusement, l’ambition laisse un goût si exquis dans la
bouche. Et Parisa aussi. Elle avait peut-être raison. Peut-être que tout se
résumait à ses problèmes avec son petit papa.
Peut-être qu’après une vie entière à être inutile, Tristan voulait
simplement être utilisé.
4 : L’ESPACE
LIBBY

– Alors, lança Ezra, comment ça se passe ?


– Oh, tu sais, plutôt bien.
– Plutôt bien ? répéta Ezra, mi-charmé, mi-perplexe, le tout saupoudré
d’une pointe d’exaspération qu’elle sentit à travers le téléphone. Allons,
Libs. Ça fait un mois que tu ne me dis pratiquement plus rien, et moi je
viens de te raconter pendant dix minutes tout ce qu’il y avait à savoir sur le
bagel aux oignons de mon superviseur. Je pense que tu peux trouver
quelque chose à dire sur ton travail quand même.
Merveilleux. Elle pensait avoir réussi à s’en tirer sans rien révéler, grâce
à son écoute assidue de cette passionnante histoire de bagel et un rapide
moment intime par téléphone, mais non. C’était tout à fait ce dont elle avait
besoin : que quelqu’un qui voulait tout savoir la presse de raconter ce
qu’elle n’avait en aucun cas le droit de dire.
– C’est un poste d’assistante de recherche, tu vois, commença- t-elle en
se mordant l’intérieur de la joue. On fait… des trucs d’assistants de
recherche. On lit principalement. Et on suit des cours, le matin, et parfois
l’après-midi aussi. Et on fait de la recherche, bien sûr.
Voilà. C’était la seule façon de traiter le sujet. De la manière la plus
ennuyeuse possible pour lui passer l’envie de poser d’autres questions.
– Et c’est quoi votre domaine de recherche ?
Aïe.
– Oh, euh…
« Il a toujours existé un point de jonction entre la magie et la science »,
avait expliqué Atlas pour introduire leur premier sujet d’études, quarante-
huit heures après les événements de l’installation.
Une fois la maison et ses zones de sécurité complètement réparées (avec
ses habitants qui se remettaient tant bien que mal de leurs blessures et de
leur choc, à l’exception de Callum qui avait l’air si frais que Libby le
soupçonnait d’avoir un peu abusé sur les illusions), Atlas les avait conduits
dans la salle de lecture du bâtiment qui abritait les archives. C’était un
grand espace ouvert sur deux niveaux avec plusieurs tables au centre,
chacune accompagnée d’une ou deux chaises et d’une petite lampe. La
partie inférieure était à peine éclairée pour éviter d’abîmer les livres
anciens. Au niveau supérieur, au contraire, des appliques fixées aux
étagères projetaient une lumière douce sur les tables. Au fond de la salle du
haut, des tubes pneumatiques s’alignaient sur le mur. Comme Atlas le leur
expliquerait plus tard, ils servaient à distribuer depuis les archives les
manuscrits demandés.
Au moment où ils étaient entrés dans la pièce, un homme, qui venait
sûrement d’utiliser ce système sur le balcon au-dessus d’eux, avait salué
Atlas d’un signe de la tête.
– Bom dia, Senhor Oliveira, avait répondu ce dernier.
Libby s’était étonnée d’entendre le nom de l’homme à la tête du bureau
des médéiens au Brésil.
– Ainsi, avait continué Atlas, pratiquement tout ce qui existe dans les
archives de la Société ne marque aucune séparation entre la magie et la
science. La distinction sera davantage soulignée lors des siècles suivants,
particulièrement à l’époque qui a précédé les Lumières et celle de la
Réforme protestante. Les réflexions scientifiques de l’Antiquité, tels que les
travaux de Démocrite que nous avons dans les archives…
(Reina avait alors changé d’attitude et ne semblait plus vouloir être
ailleurs. Pas étonnant : Démocrite avait écrit des dizaines de textes sur
l’atomisme, pratiquement tous disparus de la circulation.)
– … indiquent que la plupart des études sur la nature et sur la nature de
la vie n’excluent pas la magie. En effet, même des études médiévales sur les
cieux et le cosmos évoquent des pistes scientifiques et magiques. Prenez,
par exemple, Le Paradis de Dante, qui offre une interprétation artistique,
mais qui n’en est pas moins exacte, sur la Terre et l’atmosphère. La
mystique des cieux de Dante peut être attribuée à des forces scientifiques
aussi bien que magiques.
La plupart de leurs « cours », si on pouvait les appeler ainsi,
consistaient en des discussions socratiques dirigées par Atlas, ou des
réflexions philosophiques lancées par Dalton, dans une des pièces
étouffantes du rez-de-chaussée, et plus généralement celle avec le dôme
peint. Le programme, se disait Libby, n’était rien de plus qu’une liste
exhaustive de sujets. Aucune bibliographie ne leur avait été proposée, ce
qui lui parut au début assez vertigineux. On ne leur demandait pas de rendre
de projets ou un mémoire ; et par conséquent, ils n’avaient rien pour guider
leurs recherches et, malgré leurs différentes spécialités, chaque candidat
devait contribuer à la discussion de tous les thèmes magiques, ou des
théorèmes s’ils préféraient les voir ainsi. Pour Libby, qui venait de quitter la
rigoureuse université de New York, ce niveau de liberté constituait à la fois
un bonheur et une malédiction.
En dehors des cours et de la construction des nouvelles zones de
sécurité, ils étaient libres de faire ce qu’ils voulaient. La maison, malgré sa
taille imposante et ses cachettes, s’était réduite aux pièces où les candidats
mangeaient ou dormaient. Libby, comme les autres (à l’exception de
Callum, peut-être), passait son temps avec les textes originaux. Tout ce qui
avait été abordé dans la journée se retrouvait facilement dans les archives.
Si facilement, même, que Libby avait reçu sur sa table les notes manuscrites
de Heisenberg avant d’en avoir formulé la demande.
– Ce qui est intéressant, avait dit Atlas, c’est que le principe
d’incertitude de Heisenberg est basé, en grande partie, sur une idée fausse.
Vous savez peut-être que le soir où il a effectué ses premiers calculs,
Werner Heisenberg observait un homme un peu devant lui qui semblait
apparaître sous une lampe pour ensuite disparaître dans la nuit et
réapparaître dans un autre halo de lumière, et ainsi de suite. Bien sûr,
Heisenberg a pensé que l’homme ne disparaissait pas pour réapparaître,
mais simplement était visible ou invisible selon les effets de lumière. Si
Heisenberg pouvait reconstituer la trajectoire de l’homme par son
interaction avec ce qui l’entoure, on pouvait en faire de même avec les
électrons, ce qui est un des principes de la physique, qui a été confirmé
encore et encore. En réalité, il se trouve que l’homme que Heisenberg
regardait était un médéien du nom d’Ambroos Visser, capable de disparaître
et de réapparaître à son gré, et qui s’amusait ce soir-là à le faire encore et
encore. Après sa mort, Ambroos a dirigé l’amicale paranormale dans le
même parc à Copenhague et aujourd’hui on l’admire pour avoir contribué à
notre compréhension du spectre atomique.
Des demandes annexes ou celles qui touchaient à d’autres sujets
n’étaient pas aussi facilement exaucées. Non pas que Libby s’intéressât à un
sujet en particulier, mais par curiosité (et parce que le regard méprisant que
Reina lui avait décoché, un jour, lui avait rappelé sa sœur Katherine), elle
testa le système de livraison des archives en demandant des livres sur les
traitements magiques contre les maladies dégénératives. Pour tout résultat,
elle reçut un parchemin enroulé.
Requête rejetée.
– Lib ? appela Ezra, tirant Libby de ses pensées, à l’autre bout du fil.
T’es toujours là ?
– Oui, pardon. Tu disais ?
Ezra rit doucement, le son lui parvint étouffé. Il devait être au lit et
s’était tourné sur le côté, le téléphone coincé contre son oreille. Elle
entendit le frottement des draps. Elle se représenta les boucles noires d’Ezra
et une vague de nostalgie l’emporta. Il lui manquait tellement.
– Je te demandais sur quoi tu travailles.
– Oh, euh… l’écologie. Dans un sens.
Ce n’était pas faux si on considérait la biosphérisation d’un
environnement hostile comme des recherches sur l’écologie. La veille, Nico
et Libby avaient passé tout l’après-midi à modifier l’agencement
moléculaire de la pièce peinte, dans le but de régler la nature de son
atmosphère selon leurs préférences. Reina leur avait sommé d’arrêter, plutôt
sèchement, parce que le figuier dans le coin étouffait.
– On essaie simplement de comprendre les principes de base de la
science et de la magie, afin de les appliquer à… des projets d’envergure.
Comme les trous de ver, un phénomène astrophysique. Pour l’instant,
Nico et Libby avaient réussi à en créer un, après deux semaines de
recherches et toute une journée de travail. Nico avait été contraint de le
tester lui-même, parce que personne ne voulait prendre le risque de se
retrouver sur Jupiter. (Ce qui était techniquement impossible, parce qu’il
aurait fallu au moins dix mille Nico et Libby pour mettre en place un
système aussi puissant et précis, mais Tristan, surtout, avait eu l’air de
préférer manger son propre pied que de s’y hasarder.)
Et pour finir, Nico avait atterri, depuis le couloir de l’aile ouest, dans la
cuisine. À présent, il s’en servait régulièrement. Du Nico tout craché.
– C’est normal que ça te semble manquer d’intérêt pour l’instant,
déclara Ezra. Au début d’un travail de recherche, on a toujours l’impression
d’aller nulle part. Et cette impression peut durer un moment.
– Pas faux, confirma Libby, hésitante, évitant de le corriger.
La création de ce trou de ver ne lui avait pas du tout paru inutile, même
si Nico lui avait tapé sur les nerfs en disparaissant pour réapparaître avec de
quoi grignoter.
Selon Libby, ils étaient les premiers à avoir créé un trou de ver, alors
que personne n’avait encore réussi à prouver qu’ils existaient. C’était un
tout petit exploit, bien sûr, plutôt insignifiant, mais s’il pouvait exister
d’autres sources d’énergie plus puissantes à l’avenir – si, par chance, un
médéien naissait avec de l’énergie nucléaire au bout des doigts, capable de
produire un résultat mille fois plus puissant que celui de Nico et Libby –
alors le même effet pourrait être produit dans le temps et dans l’espace…
dans l’espace-temps ! En vérité, si une agence gouvernementale apprenait
ce qu’ils avaient réalisé, ils pourraient réunir suffisamment de médéiens
pour ouvrir un programme spatial magique. Libby avait voulu prévenir la
NASA à l’instant où ils avaient réussi, mais s’était tout de suite rappelé que
le projet finirait dans les mains d’un politicien (et ils n’étaient pas tous très
fiables, pour ne pas parler de ceux qui étaient carrément tyranniques ou
diaboliques), et comme le disait souvent Atlas, il valait mieux garder
secrètes certaines connaissances pour éviter qu’elles ne soient utilisées sans
discernement.
Même si Libby parvenait à biosphériser la planète Mars, elle n’avait
aucune garantie que cela n’entraînerait pas une deuxième période
d’impérialisme international, ce qui serait désastreux. Il valait mieux qu’ils
gardent leurs découvertes dans les archives pour l’instant.
– … Varona ?
– Pardon ? demanda Libby qui réfléchissait à l’exploration de l’Univers.
Désolée, je ne…
– Je voulais savoir comment ça se passe avec Varona, répéta Ezra, plus
tendu désormais.
Son manque d’attention ne le faisait plus rire. Libby se dit que jamais il
ne serait à l’aise sur ce sujet, ce qui se comprenait. Elle aussi avait le poil
qui se hérissait en entendant son nom.
– Il est… égal à lui-même ?
– Oh, tu sais…
À cet instant, elle entendit un éclat de voix provenant de la galerie.
C’était Nico qui criait bêtement, à sa façon. Il s’entraînait sûrement au
combat avec Reina. Ils avaient commencé tout de suite après l’installation
(c’est ainsi qu’Atlas appelait leur première nuit, où ils avaient tous failli
perdre la vie). À présent, chaque jour, ils dédiaient plusieurs heures aux arts
martiaux.
Cette obsession qu’il avait pour les combats la déstabilisait,
évidemment. Il semblait avoir placé ses anciennes habitudes étranges
(lubies obscures, disparitions, retards permanents) sur d’autres sujets
d’intérêt. Elle tombait régulièrement sur lui dans le couloir, alors que, torse
nu et dégoulinant de sueur, il ne faisait aucun effort pour ne pas la frôler et
mouiller son chemisier avec sa transpiration.
Libby devait bien le reconnaître, son rapprochement avec Reina (si on
pouvait le voir ainsi) l’avait perturbée au début. Parce que, après tout, Nico
était son seul repère ici, même s’il n’était pas un ami. Reina n’avait aucune
envie de se lier d’amitié avec Libby, elle l’exprimait très clairement. Et les
autres la détestaient aussi (dans le cas de Callum, c’était réciproque), alors
perdre Nico de Varona aurait été un coup dur. Jamais elle n’aurait cru à une
telle éventualité.
Peut-être trop naïve, Libby s’était attendue à une expérience utopique
au sein de la Société, un endroit où tout le monde s’entendrait. Ne
partageaient-ils pas tous l’envie d’apprendre et de se cultiver ?
À l’université de New York, elle avait rencontré des gens comme elle,
assoiffés de connaissance, qui voulaient former une communauté
intellectuelle. Pour elle, la Société allait lui offrir un cadre similaire, avec
peut-être même plus de proximité entre les candidats. Pour l’instant, elle
avait au mieux reçu une forme de compassion de la part de Parisa. Malgré
ses efforts pour bloquer son canal télépathique, elle avait entendu Parisa
dans son esprit. Avant que tu demandes, Rhodes, ça n’a rien de personnel.
Je pourrais sûrement t’apprécier si j’avais du temps à perdre, mais on sait
toutes les deux que je finirais par te décevoir.
Bon, elles ne seraient pas amies non plus.
Libby n’aurait jamais imaginé sa réaction face au lien de Nico et Reina,
tissé grâce à ce déferlement de violence. Elle craignait tout d’abord de
perdre son alliance avec Nico – et ainsi de se voir condamnée à une
élimination prévisible, une fois que les autres auraient exprimé ouvertement
leur antipathie à son égard – mais, surtout, elle ne supportait pas que Nico
ait passé quatre années à la détester pour maintenant s’entendre avec une
fille qui n’ouvrait la bouche que pour râler.
– Ne boude pas, Rhodes, lui avait conseillé Nico.
À présent, ils avaient tous exploré le domaine à l’intérieur des limites de
sécurité de la Société. Au sud, une charmante pelouse bien tondue, un petit
bosquet et des roses entouraient un jardin dans lequel Nico et Reina avaient
tout d’abord établi leur terrain d’entraînement.
C’était là, au cours des premières semaines, que Nico avait pris Libby à
part.
– J’ai encore besoin de toi, lui avait-il assuré, alors que d’une main elle
se protégeait les yeux du soleil, et qu’il s’épongeait le torse couvert de
transpiration.
– Génial, je suis trop contente de pouvoir encore t’être utile.
– En fait, je voulais te dire quelque chose, avait continué Nico, trop
habitué à son sarcasme pour s’en soucier.
Prenant Libby de court, à la façon d’un conspirateur, il avait placé une
main sur son coude pour l’entraîner au milieu des rosiers qui donnaient au
jardin son cachet anglais.
– J’ai remarqué quelque chose chez Reina.
– Varona, si c’est une de tes blagues obscènes…
– Quoi ? Mais non. Ce qui occupe mes fantasmes, c’est pas le problème.
Là où je veux en venir, c’est qu’il vaut vraiment mieux pour nous deux que
Reina soit de notre côté, crois-moi.
Il avait encore baissé la voix, sûrement pour se donner plus
d’importance, s’était dit Libby.
– On a besoin d’elle, et je ne suis même pas sûr qu’elle le comprenne.
Ni pourquoi.
– Parce que toi, si ? avait lâché Libby, sceptique.
Nico n’avait jamais été très fort pour lire les émotions des gens autour
de lui. Il n’avait jamais vu, par exemple, que Mira, la meilleure amie de
Libby à l’université, était éperdument amoureuse de lui depuis le premier
jour.
(Ni avant, ni après qu’il eut couché avec elle. Franchement, les mecs !)
– Je l’ai découvert par hasard, avait reconnu Nico. Reina est…
Il s’était interrompu, les sourcils froncés.
– … une sorte de pile.
– Quoi ?
– J’ai réfléchi à la question et je me suis demandé ce qu’était une
naturaliste en plus d’être une source d’énergie. Je ne sais pas comment elle
fait, ni dans quoi elle puise cette énergie, Rhodes.
Nico semblait l’implorer, ce qui l’avait copieusement agacée. Comme si
elle ne s’était pas tout de suite mise à chercher une réponse, elle aussi.
– Je l’ai remarqué quand on luttait contre les ondes lancées par le
médéien pendant l’installation. Quand je la touchais, j’avais l’impression
d’être habité par une force nouvelle.
(Cette révélation avait eu lieu avant le trou de ver. Et ils n’auraient
sûrement pas réussi à le créer si Nico n’avait pas perçu le pouvoir de Reina,
mais Libby ne le lui avait pas avoué. Et elle n’avait pas l’intention de le
faire.)
– Il va falloir le tester, avait-elle juste ponctué en regardant par-dessus
son épaule.
C’était assez exaltant de constater que leur alliance était bien réelle. Il
avait attendu qu’ils soient seuls pour partager ses soupçons.
– Tu penses qu’elle sera de notre côté ?
– Rhodes, elle l’est déjà, avait lancé Nico avec une assurance que Libby
avait d’abord mise sur le compte de son arrogance sans limite, mais
heureusement, il lui avait expliqué pourquoi il en était certain. On ne parle
pas beaucoup, avait-il précisé en contractant son biceps pour lui rappeler
qu’ils s’entraînaient principalement ensemble. Mais j’ai l’impression
qu’elle te tolère plutôt bien…
– Waouh, Varona, je suis flattée…
– … et ce qui est plus qu’évident, c’est qu’elle déteste Parisa. Elle ne
fait pas non plus confiance à Tristan et Callum, et elle ne le cache pas.
– Elle n’a pas tort, avait grommelé Libby, ce qui avait provoqué une
autre révélation dans l’esprit tortueux et hyperactif de Nico.
– Tu étais avec Tristan pendant l’installation, avait-il lâché en se versant
de l’eau sur la tête, éclaboussant Libby au passage, avant de boire une
grande gorgée. Il était comment ?
Ah oui, Tristan. Une énigme insoluble.
– Il fait quelque chose d’étrange, avait-elle reconnu, avant d’essuyer
une goutte de son front pour qu’elle ne fasse pas friser sa frange.
Elle la laissait pousser, ce qui la rendait encore plus insupportable à
regarder.
– Tu te souviens de ce qu’il a dit : qu’il repère les illusions ? Ce que je
n’avais pas compris, c’est qu’il ne les voit tout simplement pas lorsqu’elles
sont utilisées.
– Ah non ?
– Pas du tout, non. Il m’a demandé de lui décrire la pièce.
– Bizarre.
Mordillant le goulot de sa bouteille d’eau, Nico avait pris un air
songeur.
– Et c’est utile, tu penses ?
– Très. Enfin, je crois que c’est un don utile, s’était-elle reprise. Mais je
ne suis pas sûre que cela lui suffise pour rester dans la course. Un empathe
et un télépathe peuvent se révéler des alliés bien plus intéressants en dehors
de la magie de la matière.
– Mieux vaut un télépathe qu’un empathe, non ? Si on devait choisir.
– Tu dis ça parce que Parisa te plaît, avait grommelé Libby, et Nico
l’avait gratifiée d’un sourire radieux.
– Ça t’étonne, Rhodes ?
– Varona, sérieusement.
Évidemment, comment ne pas le comprendre ? Libby n’avait jamais vu
de femme aussi belle que Parisa. Heureusement, Libby n’était pas un gars
débile, incapable de dépasser ses pulsions.
– Si tu arrives à oublier ta queue une seconde, tu dois reconnaître
qu’elle ne sera jamais une coéquipière fiable. Je ne vois pas du tout
comment elle pourrait être un atout quand il s’agit de travailler en groupe.
– C’est vrai, avait admis Nico, qui avait dû prendre un mauvais coup sur
la tête pour se ranger à l’avis de Libby. Elle n’a pas l’air d’apprécier
Callum, tu ne trouves pas ?
Libby avait grimacé.
– Certes, personne ne l’apprécie, avait concédé Nico.
– Bon, mais qu’est-ce qui se passe entre vous ? avait alors demandé
Libby en pointant son torse nu. Vous deux, vous…
– On s’entraîne au combat, c’est tout, Rhodes, avait assuré Nico en
montrant ses abdos. Je te l’ai dit, on ne parle pas beaucoup.
– OK, avait-elle dit en soupirant. Mais est-ce que vous… tu vois. Vous
êtes… ?
– En quoi ça te regarde ? avait-il demandé en lui décochant le genre de
rictus supérieur qu’elle détestait plus que tout. T’es pas jalouse, si ?
Et quoi encore !?
– Oh, lâche-moi, Varona, avait-elle grondé en se tournant pour partir.
Elle avait eu sa dose de Nico pour la journée.
Mais il l’avait retenue par le bras.
– Tu ne racontes rien à Fowler, n’est-ce pas ? avait-il demandé. Parce
que si moi je ne peux pas parler à Gideon, toi tu ne dois vraiment rien dire à
Fowler.
– Ah, parce que ton colocataire et mon petit ami, c’est pareil ? avait
interrogé Libby, excédée.
– Je dis juste…
– Du calme, Varona, je ne lui raconte rien.
– Même pas l’installation ?
– Bien sûr que non ! Tu plaisantes ?
Elle avait voulu, au début, mais après réflexion elle s’était dit qu’Ezra
deviendrait fou s’il savait qu’elle avait été en danger. Peut-être à cause de
leur expérience commune de la perte et du chagrin, il jouait désormais en
permanence les chevaliers servants.
– Jamais.
– Et Tristan, il en est où à ton avis ? avait demandé Nico, heureux de
changer de sujet. Tu penses qu’on peut le faire passer de notre côté ?
– Parce que tu le veux de notre côté ?
– Tu ne l’aimes pas ?
– Ce n’est pas ça.
À dire vrai, elle s’était attendue à le détester davantage.
– Il est intelligent, on ne peut pas le nier, avait-elle concédé, repensant à
comment il les avait aidés avec leurs calculs, bien plus que Parisa et
Callum.
Son expérience d’investisseur en technologie magique lui conférait
d’immenses connaissances, même s’il n’avait jamais touché à la physique et
ne pouvait pas les aider dans ce domaine.
– Il est aussi très, euh…
– Grincheux ?
– Je ne dirais…
– Il est grincheux, avait insisté Nico.
– Varona, j’essaie…
– Il est grincheux, avait répété Nico plus fort.
– Il est peut-être timide, avait protesté Libby, sans conviction.
Consciente qu’il n’était pas dupe, elle avait poussé un soupir.
– Je n’ai rien à lui reprocher, c’est juste… Ce qui est sûr, en tout cas,
c’est qu’il ne m’aime pas, avait-elle lâché, choquée de paraître si puérile,
même à ses propres yeux.
– Je ne t’aime pas non plus, Rhodes, alors je ne vois pas ce que ça a à
faire dans l’histoire, l’avait provoquée Nico avec un rictus diabolique. Et de
toute façon, c’est assez évident que Tristan n’aime personne. Alors ne le
prends pas personnellement.
– Je ne le prends pas pour moi, rassure-toi.
Pas vraiment…
– Je dis juste que je ne suis pas prête à m’allier avec lui. Ni avec Reina,
d’ailleurs, avait-elle ajouté rapidement. Elle est peut-être utile, si tu le dis,
mais ça ne fait que quelques semaines.
– Je n’ai pas dit qu’on devrait se donner à elle corps et âme, avait
précisé Nico. Je pense juste qu’elle est, tu vois… plutôt épique, avait-il
conclu, son sourire s’élargissant encore.
Sacré compliment de la part de quelqu’un qui mettait Libby dans la liste
des vingt personnes les pires qu’il eût jamais rencontrées (ou du moins
c’était ce qu’il lui avait dit pendant une de leurs disputes à l’université).
Mais elle n’était pas jalouse de Reina. Nico voulait conserver son alliance
avec Libby et c’était tout ce qui comptait.
Est-ce qu’elle aurait aimé avoir un allié qu’elle aurait également
considéré comme un ami ? Oui, bien sûr, sans doute. Elle avait espéré que
Tristan se rapprocherait d’elle après l’installation où ils avaient frôlé la mort
ensemble, mais il gardait ostensiblement ses distances depuis. Ou bien elle
se faisait des idées. Elle était la plus jeune, après tout, et Tristan devait être
plus proche de l’âge de Callum, ce qui expliquait pourquoi ils étaient de
plus en plus ensemble. Ou c’était peut-être parce que Callum ne l’aimait
vraiment pas (ou alors il n’aimait pas ses émotions, mais vraiment elle s’en
fichait) que Tristan avait choisi de ne pas l’aimer, lui aussi.
Dans ce cas, non seulement il était bête, mais en plus il n’avait aucun
instinct. Libby avait très rapidement conclu que Callum n’était pas digne de
confiance, et même Parisa avait l’air de cet avis. Si Tristan n’arrivait pas à
le voir…
Elle se mordilla la lèvre, et passa machinalement le téléphone sur l’autre
oreille.
– Ne gâche pas ton énergie avec lui, Lib, disait Ezra.
– Je sais, répondit-elle, avant de se rappeler qu’ils parlaient de Nico et
pas de Tristan, et qu’elle était encore en ligne avec Ezra. Non, mais…
désolée, je… Varona, c’est bon…
– C’est quelqu’un d’autre alors ?
– Euh…
Mince ! Encore des informations qu’elle ne pouvait partager. Il lui était
interdit de dévoiler qui participait au programme avec eux. Il lui manquait
profondément, mais avoir à répondre à ses questions était une torture. Cela
lui coûtait un peu plus chaque jour.
– Non, c’est juste…
On frappa à sa porte.
– Attends une seconde… Oui ? demanda-t-elle, une main sur le micro.
– C’est Tristan.
Il donnait, comme toujours, l’impression qu’il voulait déjà mettre fin à
leur échange, avant même qu’il commence.
– Oh, euh…
Quelle surprise.
– Une seconde. Ezra ? Je peux te rappeler plus tard ?
Une pause.
– Je te laisse, Lib. Il est déjà tard, ici. Demain ?
– Demain, promit-elle, un peu soulagée. Je t’aime.
– Je t’aime, dit-il sans chaleur, avant de raccrocher.
Bon. Chaque chose en son temps. Elle réglerait ce problème plus tard.
Pour l’instant, il fallait qu’elle ouvre la porte.
S’il était capable de passer outre les illusions, Tristan Caine paraissait
néanmoins en être une. On était samedi, une journée de congé – à condition,
bien sûr, que personne ne décide d’entrer dans la maison par effraction – et
pourtant Tristan était élégamment habillé (chemise dans le pantalon,
manches retroussées, comme s’il se rendait à un déjeuner de travail), avec
un journal sous le bras. Libby était prête à parier qu’il était descendu dans la
pièce du matin pour prendre son petit déjeuner et son déjeuner, alors qu’on
leur permettait de manger dans leur chambre, le samedi. On aurait dit qu’il
avait absolument besoin de garder une apparente normalité dans sa vie.
– Oui ? demanda-t-elle, légèrement haletante dans l’embrasure de la
porte.
Visage fermé, comme toujours, impossible à lire.
– Tu as toujours le Lucrèce ?
– Oui, bien sûr… attends. Entre.
Elle laissa la porte ouverte et se tourna pour récupérer le livre.
– Tu travailles le samedi ? demanda-t-elle en cherchant dans sa pile.
Elle n’avait pas eu l’intention de se replonger dans le Lucrèce de sitôt.
Elle voulait juste passer la journée dans sa tenue de yoga et prendre des
forces pour les dépenses d’énergie phénoménales de la semaine à venir.
– Je voudrais y jeter encore un œil.
– À vrai dire, je ne suis pas sûre qu’il te soit très utile, lança-t-elle en
repérant enfin le dos du livre sur son chevet.
Elle n’était pas la personne la plus ordonnée qui soit, ni la plus
matinale. Elle se sentait particulièrement mal à l’aise à côté de Tristan, qui
était si propre sur lui.
– Ce qu’on y trouve a été repris par des travaux postérieurs.
– Il y a un passage sur le temps, non ?
– Oui, rien de concret, mais…
– Je voudrais le lire et me faire une idée par moi-même, l’interrompit-il
sèchement.
– Désolée, je ne voulais…
– Pas la peine de t’excuser, dit-il, impatient. J’ai une théorie que
j’aimerais tester.
– Oh.
Elle lui tendit le livre. Avant qu’il parte, elle se racla la gorge.
– Tu ne veux pas me parler de ta théorie ?
– Pourquoi ?
– Je… suis curieuse.
Incroyable comme, avec une simple question, il lui donnait le sentiment
qu’elle avait commis un crime capital.
– Je m’intéresse aux recherches qu’on mène ici, tu vois.
– Je n’ai jamais insinué le contraire, se défendit-il.
– Je sais, je…
Elle s’arrêta avant de s’excuser de nouveau.
– Peu importe, finit-elle par dire. Tu peux le garder. Je ne pense pas y
trouver quoi que ce soit d’édifiant. Théoriquement, l’idée que le temps et le
mouvement ne sont pas des fonctions que l’on peut séparer est intéressante,
mais ce n’est pas original…
– Nico et toi, vous manipulez les forces, n’est-ce pas ?
Elle fut surprise qu’il l’interrompe encore et qu’il lui parle soudain de
ses compétences.
– Pardon ?
– Les forces ?
– Oui, les forces.
Tristan semblait avoir quelque chose en tête.
– On les utilise pour modifier la composition physique des choses.
– Pourquoi n’avez-vous pas réussi à créer un trou de ver à travers le
temps ?
– Je…
Elle ne s’était pas attendue à cette question.
– Eh bien, je… théoriquement, on devrait pouvoir utiliser un trou de ver
pour relier deux points dans le temps, mais il faudrait pour cela commencer
par comprendre la nature du temps.
– Et vous avez besoin de quoi pour y arriver ?
Il n’avait pas l’air de se moquer d’elle. Elle tenta de ne pas se montrer
agressive en répondant à cette question évidente.
– Le temps n’est pas une notion physique à proprement parler. Var…
Nico et moi, nous pouvons manipuler les choses tangibles qu’on voit ou
qu’on sent, mais le temps… c’est différent.
– Vous ne voyez pas le temps ? Vous ne le sentez pas ?
– Je…
De nouveau, elle s’arrêta, prise de court.
– Attends, parce que toi, tu peux ?
Il la dévisagea un instant, légèrement troublé.
– Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je voulais juste être prêt pour ce qu’on
fera lundi.
Elle évita de lui faire remarquer qu’il n’avait rien fait au cours des
dernières semaines. Ses contributions se résumaient à suggérer des théories
pour guider leurs expériences.
Mais ce n’était pas vraiment sa faute. Au moins, il étudiait. Il lisait et
annotait tous les textes, même le week-end. Et comme il percevait les
illusions différemment d’elle, ce n’était sûrement pas la seule chose qu’il
voyait différemment.
L’idée que peut-être Tristan, comme Reina, avait des compétences utiles
qu’elle pourrait rapporter à Nico l’enchanta. Pourquoi Nico de Varona
serait-il le seul à détecter le talent des autres ?
– Il y a une théorie selon laquelle l’espace est fait de quanta, lança
Libby, heureuse d’être sur une piste. Que l’espace n’est pas le vide, mais la
somme de minuscules particules. J’imagine que c’est aussi possible pour le
temps. Le potentiel gravitationnel…
– Merci pour le livre, mais je n’ai pas le temps de discuter.
– Ah, d’accord, désolée.
Tristan lui adressa une grimace d’agacement et elle fronça les sourcils.
– Pas désolée, se corrigea-t-elle en se forçant à sourire. Je voulais juste
dire…
– Tu n’as pas à t’excuser d’exister, tu sais, la coupa Tristan, excédé, et il
se tourna pour partir, faisant regretter à Libby de ne pas être restée au
téléphone avec Ezra.
Ezra savait la soutenir. C’était ce qu’elle aimait le plus chez lui. La
perte qu’ils avaient tous les deux connue les avait liés et il avait toujours
tenu à être présent pour elle. Comment pourrait-elle ne pas aimer un homme
qui ne la lâchait jamais ? Il était son premier fan, son supporter principal.
Le seul problème était qu’il croyait en elle de façon si absolue et
inconditionnelle que parfois elle avait l’impression qu’il se voilait
délibérément la face. Comme s’il refusait de voir ses difficultés. Parfois sa
foi en elle la submergeait, alors qu’il voulait juste lui apporter de la force.
Quelle chance d’être tellement convaincu ! À cet instant, elle aurait eu
tellement besoin de son appui. De son assurance.
– Rhodes, dit Tristan, qui s’était planté sur le pas de la porte et la fit
sursauter. Merci pour le livre.
Elle hocha la tête.
– J’espère que ça t’aidera.
Il haussa les épaules. Quand il referma la porte derrière lui, elle
s’écroula sur son lit en soupirant.
CALLUM

Parisa ne lui faisait pas confiance. Sa méfiance, ses soupçons irradiaient


d’elle, polluaient l’air entre eux. Et étant donné leurs compétences
respectives, elle devait savoir qu’il le percevait, qu’il sentait la corrosion
qui affaiblissait leur potentiel. Elle n’avait même pas cherché à le cacher, ce
qui voulait dire qu’elle n’avait aucune intention de le pallier. En d’autres
termes, elle avait tracé une ligne entre eux.
Vraiment dommage. Tout d’abord pour les raisons évidentes. Mais
également parce que Callum s’était trompé sur son compte. Parisa n’était
pas le genre de femme à laisser le contrôle à un homme de pouvoir pour
n’avoir plus rien à faire.
Pour les alliances potentielles, Libby, bien sûr, ne figurait pas sur la liste
et Nico non plus. Reina était une île solitaire et isolée, et par conséquent,
elle était inutile. Seulement, Callum devait bien se rapprocher de quelqu’un.
Il pourrait toujours persuader l’un d’eux, s’il le fallait, et s’il décidait de
rester.
Il cherchait avant tout à se divertir, et s’il n’y arrivait pas avec des livres
ou ses recherches, il trouverait des sources de stimulation avec un des cinq
autres candidats.
Et heureusement, il en restait un.
– Tu as l’air embêté, commenta Callum, prenant Tristan à part sous le
dôme de la pièce peinte. Quelque chose te contrarie ?
Le regard de Tristan croisa le sien et il détourna les yeux en direction de
Libby et Nico, qui avaient poussé la table et le canapé et monopolisaient le
centre de la pièce pour leurs joyeusetés cosmologiques.
– Tu ne vois pas ?
– Je vois.
– Et ça ne t’embête pas ?
Callum esquissa un petit sourire.
– Je ne comprends pas trop l’intérêt d’avoir un trou noir dans mon
salon.
Bien sûr, il était conscient de l’importance de ce que Libby et Nico (et
sans doute Reina aussi) étaient en train d’accomplir. Et leurs expériences
n’allaient pas s’arrêter au petit snack que Nico avait rapporté de son voyage
à travers l’espace. Callum comprenait, théoriquement, pourquoi modeler
magiquement un phénomène jusque-là inexpliqué représentait une avancée
intellectuelle significative. Ainsi, que cela soit consigné quelque part dans
les archives s’expliquait parfaitement.
Seulement, cela lui semblait très peu praticable et Callum était un
homme pragmatique.
– La plupart des gens sont assez stupides pour ne rien comprendre à tout
ça, lança-t-il à Tristan. À quoi bon se pencher sur l’Univers alors que tout
ce qui le constitue dépasse de loin la compréhension humaine ?
– Mais ils viennent de démontrer un élément crucial de la théorie
quantique ! protesta Tristan, les sourcils froncés.
Callum remarqua qu’il ne pouvait détacher le regard de ce qu’ils avaient
construit.
– Ces deux médéiens de vingt ans et quelques viennent de créer quelque
chose que l’humanité depuis le début de son histoire a essayé de
comprendre sans jamais y parvenir !
Il semblait bien trop époustouflé au goût de Callum. Pas étonnant, ils
vivaient tous au pays des rêves, dans cette maison. Une petite piqûre de
réalité ne lui ferait pas de mal pour redescendre un peu.
– Ces deux médéiens de vingt ans et quelques viennent de mettre en
pratique une théorie élaborée par l’humanité, corrigea Callum, essayant
d’insuffler un peu de nuance dans l’opinion de Tristan. Et, je te le répète, je
ne vois pas bien à quoi ça peut servir de lâcher un truc dans un trou noir
pour le voir revenir.
Tristan finit par détacher son attention des prouesses moléculaires de
Nico et Libby pour regarder Callum.
– T’es pas sérieux, si ?
– Totalement, répondit Callum. Ce n’est rien de plus qu’un tour de
passe-passe malin.
– Un tour de passe-passe, répéta Tristan, sidéré. Et toi, qu’est-ce que tu
sais faire ?
Tristan le provoquait juste. Il ne posait pas vraiment la question, et
c’était mieux pour lui, parce que sinon, en guise de réponse, Callum lui
aurait simplement rabattu le caquet. Tout d’abord, Callum pouvait décoder
l’âme de Libby Rhodes en cinq mots ou moins (il suffisait pour cela de lui
demander si elle était fille unique) et, ensuite, il pouvait convaincre les
jumeaux cosmologistes de faire tout ce qu’il voulait. Il aurait très bien pu,
par exemple, s’attribuer la paternité de ce trou noir. Et s’il se sentait
d’humeur badine, il pouvait persuader toutes les personnes présentes dans
cette pièce de sauter dedans.
En face de lui, Parisa se raidit.
– Je déteste la magie physique, finit par admettre Callum en se tournant
vers Tristan. Ça me crispe. C’est comme un picotement désagréable dans la
gorge.
Tristan mit un moment à comprendre que Callum plaisantait. Bon, il
n’était pas complètement à côté de la plaque.
– Dis-moi au moins que tu reconnais l’importance de ce qu’ils font,
lâcha Tristan en soupirant.
– Si je la reconnais ? Oui, bien sûr. Un méga coup d’éclat magique, qui
va bientôt être évincé par un autre coup d’éclat magique.
C’est ainsi que fonctionnait la science. Ils faisaient tous partie d’une
autre structure. La bombe atomique était constituée d’atomes. Les
cataclysmes, les carnages, les guerres mondiales, les organismes de prêt
immobilier, les sauvetages financiers. Selon Callum, ce qui rendait
l’histoire de l’humanité intéressante, c’étaient les humains, pas la science.
Parce que les humains étaient assez bêtes pour tout transformer en armes.
Le seul intérêt qu’il voyait dans ce que Libby et Nico avaient accompli
jusqu’ici, selon lui, était de réussir à biosphériser une réplique miniature de
la Lune, parce que cela prouvait qu’on arriverait à conquérir la Lune.
Quelqu’un tenterait de construire un nouveau Rome, ou un nouveau
Vatican. C’était de la folie, et c’était précisément ce qui était intéressant.
Plus intéressant, en tout cas, qu’étudier les différents niveaux
d’altération du carbone, ou les autres inepties qu’ils avaient dû se farcir
pour l’instant.
– La bonne chose, aujourd’hui, c’est qu’on n’a pas eu des milliers de
questions, lança Callum à Tristan pendant le dîner en faisant un signe de
tête vers Libby.
Libby et Nico discutaient de leurs notes, Parisa s’était déjà retirée dans
sa chambre, et Reina mangeait machinalement, tout en étudiant une page
d’un journal ancien.
– Je vais regretter de quitter ce chapitre. Rhodes ne sera plus dans son
élément, ajouta Callum tout bas. C’est dommage, parce que au moins, vu
qu’elle maîtrise le sujet, on a un peu de répit bien mérité.
Tristan se fendit d’un sourire amusé, comme si sa moralité supérieure
lui interdisait de rire.
– Tu la détestes vraiment ?
– Certaines personnes sont imparfaites mais tout de même intéressantes,
expliqua Callum en haussant les épaules. Et d’autres, juste imparfaites.
– Rappelle-moi de ne pas te demander ce que tu penses de moi.
– Tu as tort.
Tristan ne répliqua rien.
– Je sais que tu te méfies de moi. De tout le monde, corrigea Callum.
– Je trouve les gens en général décevants, reconnut Tristan.
– Marrant, parce que moi aussi.
– Et tu trouves ça marrant ?
– Étant donné que ma spécialité consiste à appréhender tous les détails
de la nature humaine, oui. Sachant ce que je sais, je devrais trouver les gens
fascinants, ou du moins intéressants.
– Et non ?
– Certains. Et la plupart sont justes les répliques des autres.
– Tu préfères les bons ou les mauvais ?
– J’aime bien avoir un peu des deux. La discorde. Tu es un parfait
exemple.
– Ah oui ?
– Tu veux rester fidèle à Parisa, ce qui est fascinant, lâcha Callum alors
que Tristan lui adressait un petit hochement de tête involontaire. Tu as
couché avec elle une seule fois, et pourtant tu as l’impression que tu lui dois
quelque chose. Pareil avec Rhodes, même si tu n’as pas encore couché avec
elle.
Tristan blêmit.
– Je ne crois pas qu’elles soient à mettre dans la même catégorie.
– En effet, confirma Callum. Tu as l’impression que tu dois ta vie à
Rhodes. À Parisa, tu as simplement envie de lui devoir ta vie.
– Tu penses ?
– Oui. Et tu as très envie que je me trompe sur elle. Malheureusement,
tu me trouves aussi très attirant.
– Dans quel sens ?
– Tous, pratiquement. Et tu n’es pas le seul, ajouta-t-il en lui jetant un
regard.
Tristan se tut un moment.
– On dirait que tu as fait quelque chose à Parisa, finit-il par commenter,
et Callum poussa un soupir.
– On dirait, hein ? Dommage. Je l’aime bien.
– Tu lui as fait quoi ? Tu l’as insultée ?
– Je ne crois pas.
Non, il ne l’avait pas insultée, il le savait. Mais il l’avait effrayée, ce qui
était la seule émotion que Parisa Kamali ne supportait pas.
– Mais elle va peut-être changer d’attitude.
Elle était le genre de femmes qui faisaient toujours ce qui était le mieux
pour elles, même si elles mettaient un peu de temps à comprendre où
résidait leur intérêt.
– Tu ne cherches pas trop à ce qu’on t’apprécie, n’est-ce pas ? demanda
Tristan, relativement amusé.
– C’est vrai.
Il ne pensait pas Tristan capable de le comprendre, mais effectivement il
ne tirait aucune satisfaction de savoir qu’on l’aimait. Cela lui évoquait au
mieux la vanille, s’il devait définir la sensation procurée. Être craint, c’était
plus de l’anis, de l’absinthe. Un goût étrangement excitant. Être admiré était
du sirop d’érable doré. Être méprisé avait un arôme boisé de soufre, ou de
fumée dans le nez. Étouffant si on s’y prenait bien. Être envié était acidulé,
comme une pomme verte.
Éveiller le désir était la sensation qu’il préférait. Aussi une odeur de
fumée, mais plus suffocante, plus voilée, plus parfumée. Cela sentait les
draps froissés et avait le goût du vacillement d’une flamme. C’était la
sensation d’un soupir léger, d’une plainte. Il le sentait toujours sur sa peau,
aiguisé comme une lame. Transperçant comme le cri de sa partenaire dans
son oreille.
– Être aimé n’a rien de spécial. Bêtement ordinaire.
– Tellement banal, ponctua Tristan sèchement.
– Oh, ça peut être utile parfois. Mais en tout cas, ce n’est pas mon but.
– Comment espères-tu éviter l’élimination ?
– Pour commencer, tu ne le permettras pas, répondit Callum,
patiemment.
Tristan leva la main pour cacher son sourire moqueur.
– Et comment je ferai ça ?
– Rhodes t’écoute. Varona t’écoute. Et Reina t’écoute.
– Alors tu penses que…
– Tu ne voudras pas me voir éliminé. C’est aussi simple que ça.
– Je constate que tu as exclu Parisa de tes calculs. Et moi aussi, en fait,
mais je veux bien en discuter.
– Eh bien, c’est utile un télépathe, bien sûr, si ton but est d’influencer
les pensées de quelqu’un. Mais sais-tu combien il est rare de trouver des
gens qui pensent ? demanda Callum en approchant son verre de ses lèvres,
laissant le temps à Tristan de rire. Les autres vont réussir à tenir Parisa à
l’écart de leurs pensées la plupart du temps, une fois qu’ils s’habitueront à
elle.
Pour l’instant, à l’évidence, ce n’était pas le cas et elle semblait
vraiment très douée. Sans doute la télépathe la plus impressionnante que
Callum ait rencontrée dans sa vie, et ce n’était pas rien.
– Mais, à de rares exceptions près, les émotions sont beaucoup plus
fortes et plus difficiles à cacher. Et contrairement aux pensées, elles peuvent
être facilement manipulées. Les pensées, en revanche, peuvent être
implantées ou ingérées ou volées, ce qui veut dire qu’un télépathe
dépensera toujours plus d’énergie qu’un empathe, quand la magie entre en
jeu.
– Donc tu penses que tu es plus utile qu’elle ?
– Je pense que je suis la meilleure option, précisa Callum. Mais surtout,
je pense que tu me comprends bien plus que tu ne veux l’admettre.
C’était très clair. Callum ne doutait pas que, malgré l’antipathie qu’il
inspirait aux autres, Tristan serait convaincu par sa logique. Le cynisme de
Tristan, ou son désenchantement, ou ce qui causait cette amertume qu’on
ressentait chez lui, serait très utile à Callum.
– Voici ma proposition, lança Callum. Je suis de ton côté.
– Et ?
– Et rien. Tu vois bien que c’est un jeu d’alliances ? Je suis ton allié.
– Et je dois être le tien ?
À cet instant précis, Libby leva la tête. Elle avait déjà pris l’habitude de
surveiller Callum (ce qui était sage de sa part) et par erreur, elle croisa le
regard de Tristan avant de détourner les yeux pour retourner à sa
conversation avec Nico.
Tristan se raidit, contrarié d’avoir été vu en pleine discussion avec
Callum que personne dans la maison ne voulait fréquenter.
– Parisa n’est pas une alliée, avertit Callum. Et Rhodes non plus. Pour
ce qui est des autres, Varona et Reina sont des gens pragmatiques. Le
moment venu, ils prendront le côté de celui qui les emmènera le plus loin.
– Tu ne devrais pas faire comme eux et attendre de voir ce que je vaux
avant de me recruter ? demanda Tristan.
– Je sais ce que tu vaux. Pas besoin de confirmation.
De l’autre côté de la table, Nico expliquait quelque chose
d’incompréhensible sur les ondes gravitationnelles et la chaleur. Ou peut-
être le temps et les températures. Quelle importance de toute façon, parce
qu’à moins que Nico veuille devenir un médéien physicien enchaîné à un
laboratoire pour le reste de ses jours, rien de tout cela ne lui servirait. Le but
de leur passage dans la Société était d’apprendre et de partir. Rester ici,
comme l’avait fait Dalton en devenant chercheur, était complètement
stupide. Les meilleurs d’entre eux feraient fructifier l’influence de la
Société, ils ne se feraient pas prisonniers de ses archives.
Callum irait loin, avec ou sans la Société. Tristan aussi, mais pas de la
même façon. Callum le sentait sur lui : l’ambition, la soif, l’élan. Le désir
de pouvoir, qu’on lui avait refusé jusqu’ici. Cela transpirait aussi des autres,
mais pas avec la même puissance, et certainement pas avec le même
désespoir. Nico avait un objectif personnel secret (précieusement caché,
mais il dégageait un goût de métal) et les autres avaient leurs propres
raisons, mais seul Tristan le voulait de tout son être. C’était salé, âpre,
comme la salive.
La seule personne qui en voulait autant que Tristan était Reina, mais pas
la peine d’essayer de la mettre de son côté. Pas encore. Elle choisirait son
clan quand il le faudrait.
Libby ne représentait pas une menace, alors Callum ne la faisait même
pas entrer dans ses calculs. S’il avait besoin d’un autre trou noir, il irait la
chercher dans la mission gouvernementale où elle aurait été embauchée
après son élimination. Il avait perçu un lien entre Libby et Tristan qu’il
n’avait pas encore réussi à identifier. C’était peut-être la conséquence de
leur expérience commune lors de l’installation. La question serait sûrement
très simple à élucider. Tristan l’enviait, ou enviait son don. Callum en
jouerait facilement. Il pourrait transformer cette émotion en de la haine
pure.
Parisa, elle, c’était plus compliqué. Callum avait minimisé ses dons
devant Tristan, omettant d’aller plus loin que sa spécialité technique. Elle
dépassait largement le niveau de médéien de Callum, qui n’avait jamais été
un étudiant très appliqué, et elle était la reine des calculs. Impitoyable.
C’était l’ennemi que Callum ne voulait pas, mais elle avait déjà tiré un trait
entre eux, alors il devrait éliminer rapidement ses pièces du plateau.
Il ne voulait pas perdre de temps à jouer avec ses pions, il allait
directement attaquer son roi.
– Je dois avouer que j’en ai un peu assez de leur spectacle de physique,
murmura Tristan pour lui-même, transperçant d’un regard plein d’envie
Libby et Nico, qui, allez savoir pourquoi, tentaient de retourner une tasse
d’eau bouillante.
Hochements de tête. Comme c’était mignon.
– On se prend un dernier verre ? proposa Callum en se levant. Comment
tu supportes le scotch ?
– J’en supporterais tout un tonneau, à ce stade.
– Parfait. Bonne nuit, lança Callum aux autres, avant de se diriger vers
la pièce peinte.

Reina ne leva pas la tête quand il sortit, et Nico non plus. Libby en
revanche le regarda partir, et c’est pour cela que Callum les avait salués.
Elle verrait que Tristan le suivait et se sentirait encore plus isolée qu’avant,
sans qu’il ait à fournir le moindre effort.
Pauvre petite fille magique. Tellement de pouvoir, si peu d’amis.
– Bonne nuit, répondit-elle tout bas, sans poser les yeux sur Tristan.
Les gens sont de petites choses si délicates.
NICO

La présence de la mère de Gideon dans la salle de bains ne réjouit pas


Nico, quand il sortit de la douche. Plusieurs jurons lui échappèrent dans au
moins trois langues, et Eilif, qui s’était matérialisée sur le bord du lavabo,
leva les yeux au ciel. Elle baragouina quelques mots en islandais ou peut-
être en norvégien et Nico, nu comme un ver, la fusilla du regard. Même si
apprendre une autre langue serait sûrement à son avantage, il n’avait pas
l’intention de s’y mettre aujourd’hui.
– Ce n’est que moi, dit-elle, amusée par sa tentative maladroite de
cacher ses parties intimes. Du calme.
– Tout d’abord, non, lâcha Nico, estimant que c’était la meilleure
repartie possible à cet instant, comme il luttait déjà pour garder son sang-
froid. Et ensuite, comment t’es-tu introduite ici ? demanda-t-il.
Il pivota sur lui-même, inquiet que la Société ait déjà pu s’apercevoir de
l’effraction. Le voyant rouge dans le coin de la pièce ne s’était étrangement
pas allumé.
– C’est normalement impossible…
– J’ai mis un certain temps à te retrouver, mais j’ai fini par y arriver. J’ai
rendu quelques petits services… J’aurais besoin que tu retires la sécurité
autour de mon fils sur-le-champ. Tu as l’air en forme, Nicolás, commenta
Eilif dans le même fil de pensées liquide. Ça donne envie de goûter.
– Il faut que tu arrêtes ça ! gronda-t-il, excédé par son regard séducteur.
Il se tourna de nouveau, irrité que la salle de bains ne soit pas aussi
décorée et encombrée que toutes les pièces de la maison. La baignoire, la
cabine de douche, les miroirs dorés au-dessus de la porcelaine blanche des
deux lavabos ne lui étaient d’aucune utilité.
– Qu’est-ce que tu entends par « quelques petits services » ?
– Oh, je sais où tu es, ronronna-t-elle en jouant avec ses cheveux.
Elle avait sa teinte légèrement bleutée habituelle, mais ses vaisseaux
ressortaient plus que jamais, rivières indigo striant ses seins nus.
– Ça n’a pas été très difficile. Vilain, ajouta-t-elle après réflexion.
– Tu n’aurais pas dû réussir.
– Nicolás, en quoi est-ce ma faute si tes zones de sécurité contre les
créatures sont laissées sans surveillance ?
Certes. Cela lui avait traversé l’esprit quand ils les avaient installées
mais, pour l’instant, il n’avait rien trouvé d’utile dans les archives. Chaque
fois qu’il l’avait pu, il était allé dans la salle de lecture et avait rempli sur
les formulaires de commande de documents « descendance de créatures »,
« durée de vie des êtres partiellement humains », « narcolepsie, mais pas
vraiment » et par désespoir, « défense contre sa mère ». Mais rien n’était
sorti des vieux tubes pneumatiques. Pendant des semaines, il avait modifié
la formulation, pour la rendre plus ou moins spécifique, mais les archives
ne lui fournissaient rien de plus que des encyclopédies barbantes : un atlas
des créatures existantes et leurs origines ; une enquête sur la magie qui se
lisait comme un conte de fées ; et plusieurs ouvrages sur la généalogie des
êtres féeriques. Il avait réussi à trouver un texte incroyablement volumineux
sur la nature des créatures magiques (qu’il avait donné à Reina), mais il ne
pouvait confier à personne pourquoi il avait besoin d’établir un système de
défense contre une sirène en particulier.
D’ailleurs, s’il l’avait fait, personne ne l’aurait pris au sérieux. Et de
toute façon, pour lui, Eilif ne constituait pas un danger. Elle était juste
extrêmement bizarre et déséquilibrée. Et malheureusement, les archives se
limitaient à offrir les sujets d’étude du moment, donc si Nico voulait garder
l’espoir d’aider Gideon, il devrait tout d’abord ouvrir quelques portes de la
Société et, pour ce faire, il n’avait plus d’autre choix que de franchir l’étape
de la sélection pour enchaîner sur la deuxième année d’études libres. Et cela
impliquait qu’il empêche Eilif de ravager cette maison. Ou encore pire,
Gideon lui-même.
– Parlons maintenant des défenses que tu as érigées autour de mon fils,
commença Eilif.
– Non, répliqua Nico, parce que, pour Gideon, Eilif était le pire qui pût
lui arriver. Tu sais ce que ça m’a coûté de les mettre en place ? Laisse
Gideon tranquille.
– Ah, bien, je vois que tu ne comprends rien au lien du sang, siffla-t-elle
entre ses lèvres.
– Et toi non plus ! gronda Nico. Tu l’utilises, Eilif, et il déteste ça. Si
Gideon veut garder ses distances, alors fous-lui la paix.
En guise de réponse, elle se pencha sur le lavabo le plus éloigné et posa
son regard sur les hanches de Nico.
Et elle le fit descendre avec insistance, pour le laisser rivé sur son
entrejambe un temps infini.
– Arrête de maudire mon sexe, lança Nico, à bout de patience. Je ne
changerai pas d’avis.
Eilif leva les mains au ciel, furieuse.
– Tu sais que je commence vraiment à en avoir assez de toi ! pesta-t-
elle. Tu ne devrais pas être bientôt mort ? Gideon a déjà eu au moins
soixante-dix années de mortel.
– Il a vingt-deux ans, corrigea Nico.
– Quoi ? Impossible.
– Je lui ai organisé une fête d’anniversaire, assura Nico. Que tu as
d’ailleurs ratée.
Elle agita une main pleine de dédain. Toutes ces traditions maternelles
lui passaient largement au-dessus de la tête.
– Alors il est resté enfant pendant plusieurs siècles, au moins !
– Ce n’est pas un enfant. Il est parfaitement adulte. Il en est environ au
quart de la vie d’un mortel.
– Ça me paraît suspect…
– Et pourtant c’est vrai ! insista Nico, indigné, et Eilif poussa un
grognement puissant et céruléen.
– Donne-moi mon fils ! exigea-t-elle alors. Il est à moi.
– Pas du tout.
– Comment va-t-il faire pour manger ?
– Il mange très bien.
Elle plissa les yeux, perplexe.
– Tu sais qu’on était bien ensemble avant toi.
– C’est totalement faux. Tu as abandonné ton bébé dans les bois de la
Nouvelle-Écosse et tu revenais de temps en temps après plusieurs années
pour qu’il te coure après dans le domaine des rêves. Je n’appellerais pas ça
être bien ensemble, sauf si tu parles seulement pour toi.
– Et de qui d’autre je parlerais ? Ah oui, de Gideon.
– Précisément.
Elle l’épuisait.
– Ton fils, tu te souviens ?
– Donne-moi mon fils ! tonna Eilif, tremblante de rage. Donne-le-moi.
Cher Nicolás, murmura-t-elle, prête à jouer de ses charmes de sirène. Mon
chéri, ne rêves-tu pas de richesses ?
– Arrête !
– Mais…
– Non.
– Mais je veux…
– Tu ne peux pas.
– Mais il est à moi, se lamenta Eilif en boudant. D’accord, tu le gardes.
Pour l’instant, seulement, avertit-elle, et avec un dernier regard, mi-
séducteur, mi-enragé, elle disparut, comme avalée par l’air.
– Varona, qu’est-ce qui se passe là-dedans ? s’affolait Libby dans le
couloir.
– L’enfer, répondit Nico. Mais rassure-toi, c’est réglé.
Ou pas. Selon l’humeur vindicative d’Eilif ou le poids des dettes sous
lesquelles elle croulait. Si elle était redevable à son futur employeur, ils
pourraient avoir un problème. Il suffirait juste qu’il prévienne Gideon dans
la dimension des rêves sans l’affoler outre mesure.
– Tant mieux, grommela Libby en retournant dans sa chambre.
Il envoya un message rapide à Gideon : « Rendez-vous au point de
rencontre habituel », suivi par un autre tout de suite après : « Tout va bien »,
et se coucha tôt.
– Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Gideon, à sa place dans la cellule
de la zone d’inconscient de la Société. Des trucs intéressants j’espère.
– Tu t’ennuies, marchand de sable ? demanda Nico en s’approchant des
barreaux.
Gideon haussa les épaules.
– Il n’y a pas un nombre infini de livres qui m’endorment.
– En tout cas, ne regarde pas trop la télévision. Tu finis toujours dans
les dimensions les plus dangereuses quand tu regardes des films trop
violents et, excuse-moi de te le dire, mais tu n’es pas très doué avec les
armes à feu.
Gideon poussa un soupir dramatique.
– Arrête de me gronder, Nicky. Tu n’es pas ma mère.
C’était une blague, mais Nico grimaça en repensant à Eilif. En
remarquant le changement sur son visage, Gideon se figea.
– Oh non, lâcha-t-il en pâlissant.
– Tout va bien, Gideon, je m’en suis occupé, promis…
– Qu’est-ce qu’elle a dit ?
– Rien, je te l’ai dit, c’est…
– Nicolás, l’interrompit Gideon sévèrement. Qu’est-ce qu’elle a dit ?
Malheureusement, Nico n’avait jamais su mentir à Gideon. Il était
pourtant tellement doué pour tout le reste.
– Rien de spécial, vraiment. J’ai l’impression… qu’elle te veut pour
quelque chose.
– Bien sûr, lâcha Gideon dépité en se grattant la joue. Elle finit toujours
par avoir besoin de moi. Je pensais qu’elle me laisserait tranquille
désormais, je me suis trompé…
Nico grimaça de nouveau. Encore un petit secret percé.
– Tu as établi une zone de défense contre elle autour de moi, sans me le
dire, comprit Gideon.
– N’importe quoi, se défendit Nico, sans conviction.
– Nico, tu n’avais aucun droit…
Aussitôt, Nico arrêta son petit jeu (inutile).
– C’est ridicule, bien sûr que j’ai…
– Tu ne peux pas intervenir comme ça, sans m’en parler…
– J’allais te le dire. Je suis d’ailleurs sûr de t’en avoir parlé ! C’est pas
ma faute si tu n’as pas été assez attentif…
– Pour la dernière fois, ma mère, c’est mon problème à moi, pas le
tien…
Nico grogna de frustration.
– Tu n’as toujours pas compris que je veux tes problèmes ? demanda
Nico en criant à moitié, et heureusement Gideon se tut. Ta douleur, c’est
mon problème, imbécile. Espèce de petit fils de pute.
Nico se frotta les tempes avec lassitude et Gideon se tortilla les lèvres
pour ne pas rire.
– Je t’interdis de rire. Ne me regarde pas comme ça. Arrête. Arrête tout
de suite…
– C’est quoi ces noms d’oiseaux, Nicky ?
– Tais-toi, je suis en colère.
– Pourquoi c’est toi qui es en colère ?
– Parce que tu penses, j’ignore pourquoi, que tu devrais tout gérer tout
seul…
– Alors que c’est toi qui devrais tout gérer tout seul, c’est ça ?
Bien vu. Bouffon.
– Gideon, bon sang, je suis riche et terriblement séduisant, pesta Nico.
Tu penses vraiment que j’ai des problèmes, moi ? Eh bien non. Alors laisse-
moi m’occuper des tiens. Laisse-moi me rendre utile, je t’en conjure.
– T’es vraiment insupportable, lâcha Gideon, excédé.
– Oui. Et toi t’es à l’abri de ta mère. Alors tais-toi. Mais elle te cherche,
concéda Nico. La protection tiendra quelque temps, mais cette furie finira
par la détruire.
Malheureusement, Eilif était pire que les autres sirènes, en particulier
parce qu’elle avait des amis bas placés, capables de s’introduire là où
beaucoup de gens et les organisations gouvernementales auraient préféré ne
pas les voir.
– Je pourrais rester ici, lâcha Gideon, songeur. Dans cette dimension.
C’était possible, mais pas à long terme.
– Tu as encore un corps.
– Oui.
– Un corps de mortel…
– Oui, ça en a tout l’air, en effet.
– Il vieillit, n’est-ce pas ?
– On dirait, oui, mais…
– On trouvera une solution, promit Nico. Ton espérance de vie et tout
ça. Ton régime naturel, où mettre la poubelle, comment t’inciter à faire de
l’exercice. Les préoccupations de base de l’être hybride…
– Mais rien de tout ça n’aura plus d’importance si ma mère me tue,
commenta Gideon.
Nico dut reculer et compter jusqu’à trois avant de répondre.
– Ne dis pas des choses pareilles, gronda-t-il.
Mais Gideon, qui était en permanence amusé par ce que disait Nico,
sourit simplement.
– Ne t’en fais pas pour moi, assura-t-il pour la millième fois, sans aucun
effet sur Nico. Je ne pense pas qu’elle me tuerait. Ou, si elle le fait, ce sera
par accident. Elle est très étourdie.
– Elle a failli te noyer deux fois !
– Je n’en ai pas un souvenir très clair.
– Comment est-ce possible ?
– À sa décharge, elle ne savait pas que je ne respirais pas sous l’eau. La
première fois, en tout cas.
– Ce n’est pas une excuse !
Mais Gideon éclata de rire.
– Tu sais, Max se fiche complètement de tout ça. Tu devrais faire pareil.
– Quoi ? Me frotter les fesses sur le tapis ?
– Non, et il a arrêté de faire ça, d’ailleurs. Heureusement.
– Gideon, je veux juste que tu ailles bien, implora Nico. Por favor. Je
t’en supplie.*
– Je vais bien, Nico. T’inquiéter pour moi te sert juste à oublier ta
propre vie, dont, entre parenthèses, je ne connais rien. Tu comptes m’en
parler ? Ou est-ce que je suis juste ta princesse en haut de sa tour ?
– Tu ferais une horrible princesse, déjà, grommela Nico. Tu n’as pas un
corps à mettre un corset, et sinon, je te dirais si je le pouvais…
– Mais tu n’as pas le droit, termina Gideon en grimaçant.
Il détourna un instant le regard.
– Tu sais, je me fais du souci pour toi, moi aussi. Sans vouloir te blesser,
je pense que tu as déjà assez de problèmes à régler sans ajouter les miens.
– Comme quoi ? demanda Nico en montrant sa tignasse resplendissante.
– Je… peu importe, abdiqua Gideon en haussant les épaules. Tout ce
que je dis, c’est qu’une relation, c’est dans les deux sens.
– Je sais, bien sûr. Jamais je ne me dévouerais aussi entièrement à
quelqu’un qui ne serait pas capable de remarquer combien je suis
intéressant.
– Et tu es vraiment très dévoué.
– Aussi dévoué qu’intéressant, confirma Nico. Tu vois, on a trouvé un
terrain d’entente.
Gideon lui décocha un regard menaçant, suggérant qu’il l’aurait bien
frappé avec un journal.
Comme d’habitude.
– Estás bien ? demanda Gideon.
Oui, étrangement, Nico se sentait bien. Il s’entendait plutôt bien avec
Libby. Ils ne se disputaient que sur leurs sujets d’étude (« C’est une chose
d’arrêter le temps, mais c’est complètement différent d’essayer de le
renverser » était sa dernière contestation, mais évidemment elle avait eu des
arguments pour le contrer). Et avec Reina, tout se passait très bien. Dans
l’ensemble, il mangeait à sa faim, et n’avait envie d’assassiner personne. (Il
aurait pu se passer de Callum et de Tristan, mais il avait déjà connu pire.)
Certaines choses de son quotidien lui manquaient, comme la liberté
d’aller où il voulait, et aussi le sexe, mais il sentait bien qu’il valait mieux
qu’il ne couche avec personne ici. Il laisserait sans doute Parisa faire ce
qu’elle voulait de lui, et ça nuirait à son image.
– Je vais bien*, répondit-il pour conclure.
– Bien. Alors je te laisse dormir.
– Quoi, déjà ? lâcha Nico, déçu. Mais…
Gideon claqua des doigts et Nico retourna dans son corps, sur son lit,
dans le manoir de la Société. Il était de retour à l’endroit qu’il n’avait
techniquement jamais quitté.
À côté de lui, son portable vibra.
« Allez, dors. »
Nico leva les yeux au ciel. Imbécile.
« À tout de suite dans mes rêves », plaisanta-t-il.
Son portable vibra dans sa main.
« Toujours, Nicolás, toujours. »
REINA

Reina, pour sa part, profitait pleinement de son séjour dans la Société.


À la fin de l’été, au quart environ de leur année de formation, elle dressait
déjà un tableau très positif de ce qu’elle avait gagné. Bien sûr, en quittant
tout, elle avait laissé si peu derrière elle qu’en ce qui la concernait on ne
pouvait pas vraiment parler de sacrifice. Toujours est-il qu’elle s’amusait
beaucoup, à sa façon. L’accès aux archives de la Société représentait son
rêve de toujours. Elle n’était pas déçue par ce que contenait la bibliothèque
d’Alexandrie, malgré les limites aux sciences et à la magie ancienne qu’on
leur imposait. Après trois mois de recherches sur la physique des forces et
de l’espace, Reina avait réussi à terminer le grimoire de Circé ainsi que
l’œuvre complète de Démocrite et d’Anaximandre. Et elle avait devant elle
encore toute une année et encore une année.
Ce qui signifiait que, pour ne pas perdre l’accès à tous ces documents,
elle continuerait à faire le pitre devant Atlas Blakely. Elle s’était pour
l’instant arrêtée aux travaux anciens sur l’animisme, le naturalisme et la
cosmologie, mais qu’allait-elle découvrir maintenant avec les médéiens
médiévaux, qui avaient certainement travaillé en secret ? Et le siècle des
Lumières ? Verrait-elle les recherches d’Isaac Newton et Morgan Le Fay ?
Impossible de le dire avant d’y arriver, et c’est pour cela qu’il fallait
absolument qu’elle y arrive !
Reina passait le plus clair de son temps libre dans la salle de lecture.
Plus que tous ses camarades réunis. Elle testait généralement les limites des
textes autorisés, indépendamment du sujet, et pour cela elle était toujours à
l’affût de qui franchissait les portes de la Société. Même si les initiés ne se
mélangeaient jamais avec les nouveaux candidats, Reina les voyait souvent
dans les archives ou le bureau d’Atlas. Elle n’avait pas encore bien compris
quel type de « gardiennage » il faisait en dehors des archives, étant donné
que Reina et ses cinq camarades étaient tenus à l’écart des activités des
initiés, mais vraisemblablement il le faisait bien. On n’entrait pas dans le
manoir sans la permission d’Atlas, quel que fût son statut dans le monde, et
pourtant personne ne semblait lui en vouloir ou être mal à l’aise en sa
présence.
Par hasard, Reina croisa Aiya Sato, une femme qui présidait au conseil
d’administration d’un grand groupe technologique situé à Tokyo. Plus jeune
femme milliardaire de toute l’économie mortelle et médéienne reconnue,
elle avait un pied fermement ancré dans chaque monde.
– Vous devez être mademoiselle Mori, lui dit Aiya.
Côte à côte au niveau supérieur de la salle de lecture, elles attendaient
leurs commandes respectives devant les tuyaux pneumatiques. Aiya, une
adepte confirmée des réseaux sociaux, avait entamé la conversation dans
leur dialecte natal.
– Comment l’installation s’est-elle passée ?
N’ayant aucun goût pour les mondanités futiles, Reina lui donna à peine
quelques détails. Aiya, en revanche, adorait bavarder.
– J’imagine que ça doit être très différent avec Atlas Blakely aux
commandes.
– Tu as été initiée il y a longtemps ? demanda Reina, même si cela lui
semblait impossible.
Aiya avait l’air si jeune, même pas trente ans.
– Non, pas très. La promo avant la tienne, en fait.
– Tu étais dans la classe de Dalton Ellery.
– Tu connais Dalton ? s’étonna Aiya.
– Il fait toujours des recherches ici.
– J’aurais juré que ce serait le premier à partir, commenta Aiya, les
sourcils froncés. Je ne vois pas ce qu’il fait encore ici.
– C’est tellement inhabituel de voir certains membres rester ?
C’était pourtant le poste que briguait Reina : l’initiée privilégiée
autorisée à rester après le départ des autres pour continuer ses recherches.
Le programme squelettique de leur première année (tour d’horizon sur
l’espace, le temps, la pensée, etc.) leur laissait beaucoup de temps libre et
une grande ouverture pour leurs recherches et, à ce qu’elle avait compris,
l’année suivante, ils seraient encore moins surveillés. Cette liberté avait
déjà un goût exquis et la perspective de neuf années d’études
ininterrompues se profilait comme le plus merveilleux des rêves.
– Non, bien sûr, certains décident de continuer leurs études ici, après
leurs deux années d’initiation, mais je n’aurais jamais pensé que ce serait le
choix de Dalton, répondit Aiya, étonnée. Tu connais sa spécialité ?
Personne ne connaissait vraiment son domaine de recherche ni les
raisons qui l’avaient poussé à rester dans la Société plutôt que de mettre à
profit ses promesses de gloire. Reina chercha dans ses souvenirs les indices
qu’il aurait pu laisser filtrer.
– Non, je ne crois pas.
– Dalton est un animateur, lança Aiya comme si cela expliquait tout.
– Il peut donner vies aux choses ?
– Aux choses, oui, répéta Aiya en gloussant.
– C’est un… ?
– Oh, non, pas un nécromancien, corrigea Aiya rapidement. Enfin, il
peut le faire, mais il préfère l’inanimé et la métaphysique. Ou du moins, à
l’époque. Tu sais, il est originaire des bois perdus du Danemark. Ou peut-
être des Pays-Bas. Les pays nordiques, je les confonds tous, et il a renoncé à
sa particule, je pense. C’était Dalton von Ellery. Mais surtout, des légendes
de son village racontent qu’un garçon était capable d’animer des forêts
entières, il pouvait même contrôler le vent. C’est un mythe moderne, dit-
elle avec un petit sourire. Je ne comprends vraiment pas pourquoi il a
décidé de rester, mais il est encore assez jeune. Il a toujours été le préféré
d’Atlas.
– Je pensais qu’Atlas était le Gardien depuis un certain temps, lança
Reina, se rappelant le commentaire d’Aiya qui avait piqué sa curiosité.
Après réflexion, Atlas ne paraissait pas tellement âgé. Puissant, c’est
sûr. Il semblait très à l’aise avec sa position d’autorité, mais si les classes
d’initiation recommençaient tous les dix ans, il n’avait pas pu être le
Gardien plusieurs classes avant celle de Dalton et Aiya.
– Non, c’était quelqu’un d’autre pendant un long moment. Un
Américain pendant près de cinquante ans. Son portrait est ici, quelque part,
précisa-t-elle en agitant une main vaguement.
– Mais tu connais Atlas ?
– Il occupait le rôle de Dalton. À vrai dire, on ne voyait pas souvent
notre Gardien. C’est Atlas qui faisait tout le boulot.
Atlas ne ratait pratiquement aucune de leurs séances, même quand
c’était Dalton qui introduisait un nouveau sujet. Vieilles habitudes, songea
Reina.
– Vous le voyez souvent ? demanda Aiya.
– Oui, presque tous les jours.
– Hmm. Bizarre.
– Pourquoi ?
– Il a beaucoup de responsabilités, expliqua Aiya en souriant. Même s’il
se montrait toujours plein d’enthousiasme. Une sorte de petit prodige, à ce
que j’ai entendu dire.
– C’est fréquent pour les chercheurs de prendre le poste de Gardien ?
La recherche l’attirait. En revanche, le rôle de Gardien avec toute la
logistique, les recrutements et la politique, pas du tout.
– Dalton sera le prochain ?
– Typiquement, c’est le genre de gars qui préférerait être Gardien plutôt
que chercheur, mais non. Atlas est une exception. Les Gardiens sont en
général choisis par le conseil d’administration de la Société en externe.
– Pour quelle raison ?
– Pour ne pas boire dans un puits empoisonné, je pense. Ça ne risque
pas avec Atlas, bien sûr, ajouta-t-elle aussitôt. Il était le choix naturel, tout
le monde l’aime tellement. Dalton… c’est un mystère.
Elle fronça les sourcils.
– Je l’aurais vraiment cru plus intéressé par autre chose.
Leurs livres arrivèrent en même temps. Reina avait demandé une
reproduction de La Grande Cosmologie de Leucippe, et l’ouvrage d’Aiya
n’avait pas de titre.
– Tu reviens souvent aux archives ?
– Non, pas vraiment. Mais c’est une source précieuse d’informations.
Beaucoup plus riche encore que tu pourrais l’imaginer.
Elle rangea le livre dans son sac et se tourna vers Reina, un sourire aux
lèvres.
– Profite de ton séjour ici. Ça en vaut la peine, franchement. J’en
doutais, au début, mais à la fin tu ne pourras être que convaincue. Je le
referais volontiers.
– C’était difficile ? demanda Reina. La phase éliminatoire ?
Le sourire d’Aiya se ternit.
– L’initiation, tu veux dire ?
– Non, je veux dire… est-ce que c’est difficile de choisir lequel de tes
camarades tu dois éliminer ?
– Oh oui. Incroyablement, répondit-elle, de nouveau joviale. Mais
comme je te l’ai dit, ça en vaut la peine. Passe une magnifique journée.
Elle esquissa une petite courbette avant de partir rapidement, le son de
ses talons aiguilles résonnant dans la pièce de lecture, alors qu’elle
traversait l’étroite allée pour sortir par les lourdes doubles portes.
Reina eut le sentiment qu’elle venait de vivre un échange très étrange,
mais ne sut s’expliquer pourquoi. La sensation l’accompagna pendant
plusieurs jours, s’invitant dans ses pensées sans qu’elle en tire de
conclusions.
Elle finit par oublier. Entre son travail, ses entraînements avec Nico
(Reina le considérait comme le plus fort du groupe et elle avait besoin
d’exercice), et la lecture pour le plaisir, elle n’avait pas beaucoup de temps
pour s’arrêter sur les détails sans importance. Elle appréciait vraiment le
programme, même si elle avait le vague sentiment que les autres, non.
MamanMamanMaman, gémit un jour une des fougères, terriblement
insistante, sur une des étagères de la pièce peinte, alors qu’ils étaient tous
assis autour de la table. Maman il y a du grabugegrabugegrabuge dans
l’air, maman, s’il te plaît s’il te plaît, tu ne le vois pas ?
Au début, Reina avait pensé qu’elle la mettait en garde sur l’alliance
que nouaient Callum et Tristan, assis en face de la fougère. On les trouvait
souvent ensemble, une ligne ayant été tracée, intentionnellement ou pas,
entre les spécialités physiques et les autres, mais depuis quelque temps, il
était de plus en plus rare de voir l’un sans l’autre. Ils complotaient
fréquemment, Callum se penchant pour écouter Tristan chuchoter à son
oreille. Reina pensait que cela valait mieux ainsi, puisque, de cette façon,
Tristan ne resterait pas collé à Parisa. Rapidement, il devint clair que cette
dernière subissait une punition, infligée par Tristan ou par Callum, ce
n’était pas clair.
Le problème avec Tristan – et la raison pour laquelle Reina préférait
parfois Callum – était sa méchanceté, son mordant. Il était cinglant,
tranchant, et d’autant plus blessant qu’il était particulièrement intelligent.
L’intelligence, quelle déception. Tristan n’était pas seulement malin,
futé ou cultivé. Son incroyable rapidité faisait qu’il était toujours le premier
à voir si quelque chose n’allait pas. Au début, Reina avait pensé qu’il avait
juste un esprit de contradiction hypertrophié, mais elle était arrivée à la
conclusion que s’il n’avait rien à corriger, alors il préférait se taire. Il se
montrait la plupart du temps apathique, et ne faisait preuve de dérision que
pour recadrer l’assemblée. Reina n’arrivait pas à décider si cette cruauté
intuitive était pire au côté de Callum, qui ignorait royalement tous leurs
travaux, ou de Parisa, qui se trouvait meilleure que tout le monde.
L’attitude de Parisa ne changeait pas, non pas parce qu’elle souffrait et
tentait de le cacher, malheureusement, mais parce qu’elle semblait ailleurs.
Tristan n’avait pas l’air de lui manquer, toujours à sa gauche, mais en
dehors de son champ de vision direct. La soudaine perte d’intérêt de la
jeune fille était étrange, mais ce ne fut que lorsque la fougère se plaignit du
niveau d’oxygène que Reina en identifia la cause.
– Il existe une transition naturelle entre l’espace et le temps, expliquait
Dalton, près d’Atlas comme souvent. La plupart des physiciens modernes,
en fait, ne croient pas à une distinction entre les deux. Certains ne croient
même pas que le temps existe, ou du moins pas tel que le veut notre
conception romancée, selon laquelle on peut voyager dessus de façon
linéaire.
La présence de Dalton rappela à Reina sa conversation avec Aiya.
Pourquoi la décision de Dalton de revenir dans la Société l’avait-elle
tellement étonnée ? Reina le considérait comme l’universitaire parfait,
l’exemple même du dicton « ceux qui ne peuvent pas faire enseignent », et
pourtant Aiya avait paru sidérée. L’idée que Dalton possède un pouvoir
magique qu’il lui avait fallu dix ans pour maîtriser intriguait Reina. Elle la
fascinait, même.
Et vu la façon dont Parisa le mangeait des yeux, Reina n’était pas la
seule à être fascinée.
Cela expliquait beaucoup de choses. D’abord pourquoi Parisa était si
distante, et ensuite pourquoi l’éloignement de Tristan, son premier
partenaire, ne la dérangeait pas le moins du monde. Reina ne pensait plus
que Callum et Tristan se liguaient contre Parisa, ce qui la déçut
profondément.
La fougère avait raison. Il y avait du grabuge dans l’air, mais il venait
de Parisa.
Évidemment, Parisa manigançait quelque chose. À ce moment-là, Reina
remarqua clairement le regard chargé qu’échangeaient Parisa et Dalton.
S’étaient-ils déjà rapprochés ? Elle n’aurait su le dire, mais cela n’allait pas
tarder à se produire.
– Qu’est-ce que tu fais ? demanda Reina en se mettant sur la route de
Parisa vers la salle à manger, à la fin du cours de Dalton. C’est quoi le but ?
– De quoi tu parles ? s’agaça aussitôt Parisa.
– Lis dans mes pensées, suggéra Reina, moqueuse.
Parisa lui décocha un regard exaspéré.
– Pourquoi y aurait-il un but ? Il est séduisant. Je m’ennuie.
Comme Reina l’avait imaginé, Parisa avait déjà fait le tour de son
esprit. Cela ne lui fit rien du tout. Marrant.
– Tu ne peux pas vraiment croire que je suis idiote, commenta Reina.
Tout comme moi, je ne pense pas que tu le sois.
– Merci, ironisa Parisa. Alors pourquoi est-ce que tu ne me crois pas ?
Ou alors tu fais juste exprès d’être bouchée ?
– Je me fiche de ce que tu décides de faire, mais je déteste quand les
choses manquent de logique. Je m’en méfie, et je me méfie de toi.
– Pourquoi n’es-tu pas en train de jouer avec les autres gosses ? lâcha
Parisa en soupirant bruyamment.
Incroyable comme les trois plus vieux méprisaient encore Libby et
Nico. Et c’était encore plus ridicule de les entendre suggérer qu’on les
sépare. Callum grommelait constamment que l’un était plus supportable que
l’autre. Pour Reina, ils étaient des étoiles binaires, coincées dans le champ
gravitationnel l’une de l’autre, forcément amoindries sans la force contraire
de l’autre. Elle ne fut pas surprise de découvrir que Nico était droitier et
Libby, gauchère.
– Reste dans le déni autant que tu veux, mais ces deux-là ont déjà
prouvé ce qu’ils valaient. Et ta contribution à toi, c’était quoi ?
– Et la tienne ? répliqua Parisa. Tu es une intello. Avec ou sans la
Société, ça ne change rien.
Alors que Parisa était la femme d’affaires typique.
– Magnifique ! s’exclama Parisa qui avait entendu le commentaire de
Reina pas si caché dans ses pensées. Qu’est-ce que tu crois ? Je suis une
sorte de succube assoiffée d’or, tu vas me traîner devant les juges pour ça ?
– « Succube » est plus flatteur que le mot que j’avais en tête.
Parisa leva les yeux au ciel.
– Écoute, tu penses que tu devrais avoir de la peine pour moi. Je le vois
bien, même si tu ne le vois pas toi-même. C’est gentil, mais absolument pas
nécessaire.
Elle pinça les lèvres.
– Callum ne me punit pas. Il essaie de me battre, mais il n’y arrivera
pas. Et tu te demandes peut-être qui tu devrais choisir entre nous deux, alors
je vais te le dire tout de suite : si tu savais ce que je sais, tu me choisirais
sans hésiter.
– Et pourquoi ne nous dis-tu pas ce que tu sais ? demanda Reina qui la
croyait à moitié seulement. Si tu le détestes tant.
– Je ne le déteste pas. Je ne ressens rien à son égard. Et si tu savais ce
qui est bon pour toi, tu en ferais autant, la mit en garde Parisa alors que le
calathea en pot frémit dans le coin de la pièce. C’est bon ? On a terminé ?
Oui. Non. D’une certaine façon, Reina avait obtenu précisément ce
qu’elle était venue chercher. Parisa était après Dalton, confirmé. Parisa en
avait après Callum, confirmé. Maintenant, il restait à en connaître les
raisons.
Malheureusement, Parisa voyait parfaitement ce qui intéressait Reina.
– Tu sais pourquoi tu ne me comprends pas ? lança-t-elle, tout bas, pour
répondre aux pensées de Reina. Parce que tu penses que tu sais qui je suis.
Tu penses m’avoir déjà rencontrée, d’autres versions de femmes comme
moi, mais tu n’as aucune idée de qui je suis vraiment. Tu penses que mon
apparence me définit ? Mes ambitions ? Tu ne peux même pas t’imaginer
tout ce qui me constitue, et tu auras beau m’examiner autant que ça te
chante, tout ce que tu verras ne sera que ce que je voudrai bien montrer.
Ce serait si facile de se disputer. Parisa cherchait la bagarre. Et le pire,
c’est qu’en effet Reina n’avait jamais rencontré de télépathe comme Parisa.
La distinction était dans les mots eux-mêmes : à ce que Reina comprenait,
les pensées étaient des notions abstraites, informes, que la plupart des
télépathes pouvaient lire mais pas interpréter. Et même ceux qui en étaient
capables n’étaient pas si difficiles à cerner.
La magie de Parisa ne sondait pas, elle était légère, imperceptible. Elle
avait raison. Reina ne voyait rien.
– Ne m’envie pas, Reina, conseilla Parisa doucement, avant de
s’approcher pour chuchoter à son oreille. Crains-moi.
Et elle s’éloigna rapidement dans le couloir.
PARISA

Elle savait toujours où se trouvait Dalton dans la maison. Tout d’abord,


parce qu’une grande quantité de magie l’entourait, un enchevêtrement qui
semblait jaillir comme des flammes. Et aussi parce qu’il protégeait moins
ses pensées quand il travaillait, d’autant qu’il travaillait seul. Il passait
d’ailleurs pratiquement tout son temps seul, à l’exception des moments où il
traversait le domaine avec Atlas, où quand il leur donnait des cours ou
rencontrait des membres de la société venus collaborer sur des projets
spéciaux. Il maîtrisait mieux que les autres ses capacités de défense, mais
tout de même. Même Dalton Ellery ne parvenait pas toujours à maintenir
Parisa en dehors de son esprit.
La nuit, il dormait très peu. Elle entendait ses pensées s’agiter, tourner
autour de quelque chose qu’elle n’arrivait pas à identifier de loin, jusqu’à ce
qu’elle reconnaisse clairement son nom.
Parisa.
Pourquoi le sexe ? Parce qu’il est facilement dénué d’émotion, sans
complication, primitif. Un retour direct vers les pulsions de base. Parce que
les pensées, même si elles se déforment dans le feu de l’action, ne peuvent
plus être barricadées à cause de la tempête chimique qui fait rage. Des ébats
réussis ne signifient pas que l’esprit est en veille, mais qu’il se concentre
sur autre chose. Parisa s’y connaissait assez dans le domaine pour le savoir,
et elle savait aussi qu’elle avait réussi grâce à son premier baiser à
s’insinuer dans le cerveau de Dalton, si bien qu’elle y serait toujours
invitée.
Elle avait gardé ses distances ensuite, le faisant mijoter pendant tout
l’été. Il pensait de plus en plus à elle, et elle l’avait assez visualisé en privé
pour savoir précisément quelle partie de lui elle voudrait toucher en
premier. Où elle allait poser ses lèvres, ses mains, ses dents. Elle avait fait
en sorte que sa présence lui donne des frissons, que son parfum devienne sa
drogue.
Il avait accès à son dossier, comme à celui des autres. Il connaissait ses
talents, son passé. Il savait donc ce que promettait le léger contact de sa
main quand elle l’effleurait exprès dans l’escalier ou le hall. Un jour, elle se
versa une coupe de champagne et s’installa en face de lui, sans bouger. Sans
rien dire. Elle but une gorgée, laissant le liquide pétillant dans le creux de sa
langue. Elle sentit les vibrations des pensées de Dalton, la tension entre eux,
qui l’empêchait de se concentrer. Il dut relire la même phrase dix-huit fois.
Ce soir, seul dans la salle de lecture, il ne manifesta aucune surprise en
la voyant entrer, et cacha également le soulagement que sa présence lui
procurait.
– Vous ne devriez pas, avertit-il en s’adossant à son siège, méfiant.
Il ne précisa pas si elle ne devrait pas être là, ou si elle ferait mieux de
ne pas s’approcher. Mais comme elle était déjà là, elle s’approcha. Il ne
protesta pas, et ne trahit aucune volonté de le faire. Son esprit, à cet instant,
était plus fermé qu’un coffre-fort.
D’expérience, elle savait qu’il ne pourrait pas tenir très longtemps.
– Vous avez l’air fatigué, lança-t-elle.
Elle fit quelques pas encore, laissant ses doigts frôler la table en bois.
Elle caressa le coin de ses livres, plaçant la douceur de sa peau en première
place dans ses pensées. Il ferma les yeux quand elle glissa la main de son
bras vers son épaule, s’attardant là un moment. Ils s’étaient touchés des
milliers de fois depuis le baiser, innocemment, certes, mais assez souvent
pour que les souvenirs de Dalton fassent la moitié du travail pour Parisa.
– Ça ne va pas.
– Vous ne devriez pas être ici.
Elle vit la chair de poule sur son avant-bras, son corps se réveillant à ce
contact furtif. La télépathie ne faisait pas tout.
– Je pensais que rien n’était interdit ?
– Je ne dirais pas que c’est interdit.
Quelle chance que la retenue le rende si séduisant. Il était tendu partout
où il fallait, prêt à se battre.
– Qu’est-ce que vous diriez, alors ?
– Déconseillé.
Il avait les yeux toujours fermés. Elle en profita pour promener le bout
de ses doigts sur sa nuque, les dirigeant vers le creux de son cou.
– Mal, peut-être.
– Mal ?
Ses doigts s’aventurèrent plus loin, dansèrent autour de sa clavicule.
– Ne me tentez pas.
Il lui attrapa le poignet en un mouvement brusque.
– Vous montrez-vous assez prudente, Parisa ?
Elle sentit qu’il ne parlait pas de ce qui se passait à cet instant.
– Aurais-je des raisons de m’inquiéter ?
– Vous avez des ennemis. Vous ne devriez pas.
– Pourquoi pas ? J’en ai toujours. C’est inévitable.
– Non. Ici il ne faut pas. Trouvez quelqu’un quelque part, Parisa. Ne
perdez pas votre temps avec moi. Trouvez quelqu’un dans votre classe,
quelqu’un de fiable. Ou alors rendez-vous indispensable.
– Pourquoi ? lâcha-t-elle dans un rire. Parce que vous ne voulez pas que
je parte ?
– Parce que je ne veux pas…
Il s’interrompit, ouvrant soudain les yeux.
– Que voulez-vous de moi ? demanda-t-il doucement, mais il enchaîna
avant qu’elle puisse répondre. Je vous le donnerai si ensuite vous faites plus
d’efforts pour jouer le jeu.
De nouveau, cette sensation âcre de peur.
– Vous voulez des réponses ? Des informations ? Qu’est-ce que vous
voulez ? Pourquoi moi ?
Elle se dégagea de sa poigne et caressa ses cheveux sur ses tempes.
– Qu’est-ce qui vous fait croire que je veux quelque chose ? Dalton.
Elle s’amusait à prononcer son nom, à le tester sur sa langue pour voir
l’effet sur son visage.
– Je le sais. C’est évident, répondit-il en inspirant. Qu’est-ce que c’est ?
– Et si je vous disais que je n’en sais rien ? murmura-t-elle, en venant
s’appuyer contre la table.
Les mains de Dalton semblèrent se lever toutes seules pour se poser sur
ses hanches.
– Peut-être que vous m’intriguez. Peut-être que j’aime les mystères.
– Allez jouer avec quelqu’un d’autre. Nico. Callum.
La mention de Callum lui provoqua un tremblement involontaire et
Dalton fronça les sourcils.
– Qu’y a-t-il ?
– Rien.
Malgré la lumière qui venait d’en haut, seule la lampe sur la table
éclairait les traits de Dalton.
– Callum ne m’intéresse pas.
Les lèvres de Dalton frôlèrent le tissu de sa robe, juste au-dessus de son
sternum, sous sa gorge. Il ferma les yeux. Les rouvrit.
– J’ai vu ce qu’il a fait, vous savez. Je regardais. Il y a des
enchantements de surveillance, des zones de sécurité partout, et je vous ai
observés à cet instant. J’ai tout vu.
– Alors vous l’avez vu la tuer.
Le souvenir aurait fait tressaillir Parisa si elle était moins en contrôle de
son corps.
– Non, Parisa.
Dalton posa la main sur sa joue. Avec le pouce, il lui caressa la
pommette.
– Je l’ai vue se tuer elle-même, dit-il doucement, et même si c’était le
pire des moments, Parisa l’attira instinctivement contre elle.
Elle voulait qu’il soit près d’elle. Sous son emprise.
Elle avait cultivé l’attirance qu’il éprouvait pour elle, l’obligeant à la
désirer comme un drogué réclame sa dose. Une goutte et il irait trop loin. Il
céda rapidement, facilement. Dangereusement, comme pris de folie. Ses
mains agrippèrent sa taille et il la souleva pour l’asseoir sans ménagement
sur la table, déclenchant en lui une vague de chaleur.
– Les gens peuvent faire des choses contre-nature. Des choses
maléfiques, parfois.
Il parlait avec une voix affamée, vorace, désespérée. Ses lèvres lui
effleurèrent le cou et elle soupira. Il l’avait déjà fait mille fois par le passé et
le referait encore des milliers de fois. Et pourtant, c’était différent tout en
étant pareil, et pour lui c’était tout ce qu’il y avait de moins professionnel.
C’est la magie du sexe. Quelque chose en elle s’animait, s’éveillait à
son contact.
– Accepteriez-vous de passer un marché avec le diable pour obtenir ce
que vous voulez ? murmura-t-il.
Les paupières de Parisa se fermèrent et elle repensa aux mots de
Callum.
Tu n’es pas fatiguée ? Tout ce travail, cette fuite perpétuelle, cette
course sans fin. Je le sens en toi, autour de toi. Tu ne ressens plus rien,
n’est-ce pas ? Seulement l’érosion, la fatigue, l’épuisement. Tu n’es plus
que ta fatigue.
Parisa frissonna et se serra plus fort encore contre Dalton. Leurs pouls
s’harmonisèrent, tous les deux affolés, irréguliers
Tu te bats pour quoi ? T’en souviens-tu encore ? Tu ne peux pas laisser
ton passé derrière toi. Ils te pourchasseront, te traqueront, te suivront à
travers la Terre. Tu le sais déjà. Tu sais tout. Comment ils te tueront de
mille façons différentes, te déchiquetteront en mille morceaux. Comment ils
te détruiront, petit à petit, en t’arrachant la vie.
Les mains de Parisa s’accrochèrent au dos de Dalton, ses ongles
s’enfoncèrent dans sa peau.
Ta mort, c’est eux qui en décideront. Pas toi. Tu mourras entre leurs
mains. Ils devront te tuer pour rester en vie.
Elle sentit Dalton tout près de craquer, au bord du précipice.
Tu as un choix, tu sais ? Tu as un seul vrai choix dans ta vie : vivre ou
mourir. C’est la seule chose que personne ne peut te prendre.
Les lèvres de Dalton sur les siennes étaient épicées. Un goût de brandy
et d’abandon. Elle glissa les doigts dans ses cheveux, se délectant de ses
frissons, et il l’attira plus près de lui encore, comme pour ne pas tomber.
D’un geste rapide, elle écarta les livres derrière elle. Dalton passa les mains
sous sa robe et lui attrapa les cuisses.
Ce pistolet que tu pointes sur nous… Sais-tu seulement qui nous
sommes ? Sais-tu pourquoi nous sommes ici ?
– Promettez-moi, Dalton, de faire quelque chose.
Tourne ce pistolet.
– Dalton, je…
Appuie sur la détente.
Parisa haleta, le sang et la folie déferlant dans ses veines quand il
remonta sa robe au-dessus de ses genoux, l’attirant à lui. Dans sa tête, elle
rejouait la mort de l’assassin, encore et encore. Tourne le pistolet. L’odeur
du feu, le sang d’une femme dégoulinant à ses pieds. Appuie sur la détente.
Callum n’avait même pas levé le petit doigt. Il semblait las. Tourne le
pistolet. Il regardait la femme et la persuadait de mettre fin à ses jours.
Appuie sur la détente. Sa mort ne lui avait rien coûté. Même pas un doute.
Était-ce le diable dont parlait Dalton ?
– Je ne suis pas quelqu’un de bien, lâcha Dalton, haletant. Pas plus que
tous les autres ici. La connaissance est le carnage. On ne peut pas se la
procurer sans sacrifice.
Elle l’embrassa fougueusement. Il bataillait avec sa robe et finit par la
prendre par les hanches et l’attirer vers lui. Elle sentit le coin d’un livre
s’enfoncer dans son dos et ensuite la douceur de la bouche de Dalton. Ses
baisers, sa langue, ses lèvres. Elle se cambra et soupira tout bas. Quelque
part dans l’esprit de Dalton, une digue céda, une porte s’ouvrit. Elle s’y
faufila et referma derrière elle, s’accrochant à ses cheveux.
Qu’y avait-il à l’intérieur ? Pas grand-chose. Même maintenant, alors
qu’elle était dans sa tête, il restait sur ses gardes. Elle ne trouvait que des
fragments de pensées. La peur, toujours là. Des traces de culpabilité. Il
fallait qu’elle le libère, qu’elle le détache. Elle pouvait tirer quelques
ficelles, regarder à l’intérieur de lui, trouver la source, si elle parvenait à le
mettre sur la voie de la destruction.
Elle le força à se lever de son fauteuil et se dépêcha de baisser la
fermeture Éclair de son pantalon. Aucun homme ne pouvait s’introduire en
elle sans sentir le vide, l’aveuglement de l’extase. Le plaisir bloque tout le
reste. Elle s’agrippa à ses hanches, mordit le muscle de son épaule. Et si on
les surprenait ainsi, elle n’en avait que faire.
Il s’était déjà représenté cette fièvre avant, elle le voyait clairement dans
son esprit. Il l’avait déjà prise des centaines de fois, dans des positions
différentes, et qu’elle puisse le voir était prometteur. Ses défenses
faiblissaient, à cause d’elle. Le pauvre, songea-t-elle, pauvre intello qui
essayait de se concentrer sur ses livres pour se détacher d’elle, alors qu’il la
mettait à quatre pattes dans les recoins de son esprit. Même ce qu’il faisait
là, sur cette table au milieu de ses notes, il l’avait déjà vu plusieurs fois.
Prophétie. C’était comme s’il donnait vie à ses visions.
Ils haletaient tous les deux. Il la voulait tout contre lui, emprisonnée
dans ses bras, et elle aussi. De là, elle sentait la brûlure de ses pensées. Il
n’avait pas peur d’une chose en particulier, il avait peur de tout. Il détestait
cette maison, les souvenirs qu’elle recelait. Les souvenirs étaient des épées,
qui scintillaient dans la lumière. Ils piquaient ses doigts, la mettaient en
garde. Tourne le pistolet. Appuie sur la détente. Ils étaient peuplés de
démons. Accepteriez-vous de passer un marché avec le diable pour obtenir
ce que vous voulez ? Ils étaient aussi peuplés de jeunesse, furieuse et petite.
Un jour, il avait ressuscité un jeune arbre, pour le laisser dépérir et mourir
ensuite.
Le goût de Dalton sur sa langue, réel et imaginé, était comme du sucre
brûlé, une adoration sauvage, une rage mêlée de tendresse. Pauvre petit
désespéré. Parisa se rappela la pensée que Reina n’avait pas vraiment réussi
à contrôler : Dalton n’est pas n’importe qui, c’est quelqu’un d’important, il
sait quelque chose que nous ignorons.
Je le sais, idiote, et je ne rate jamais ma cible.
– Dalton, murmura-t-elle, et ce serait la première fois d’une longue
série, parce que même si elle brûlait d’envie de se perdre en lui, elle ne
pouvait pas se le permettre.
Il voulait lui dire quelque chose, qui selon lui était d’une importance
capitale. Quelque chose qu’il ne pouvait pas formuler à voix haute, et si elle
ne le saisissait pas maintenant, il pourrait l’enfouir en lui. Il pourrait le
garder enfermé. Elle répéta son nom, le faisant rouler sur sa langue, le
faisant résonner au rythme de son désir pour lui.
– Dalton.
– Promets-moi, répéta-t-il.
Et cette fois, il était dépouillé, affaibli, à sa merci. Elle lutta pour rester
lucide. Que voulait-il qu’elle sache ? Quelque chose de puissant, d’explosif,
mais l’idée remontait à la surface pour disparaître de nouveau. Il voulait
qu’elle le sache, mais ne pouvait pas lui dire. Il voulait quelque chose qu’il
ne pouvait pas avouer à haute voix. Quelque chose qui pouvait les dévaster
tous les deux.
De quoi s’agissait-il ? Il était tout près désormais, de plus en plus près.
Elle avait les jambes autour de son dos, les bras autour de sa nuque. Qu’est-
ce que Callum venait faire là ? Tourne le pistolet, appuie sur la détente. Le
nœud en elle se resserra, gonfla, pulsa dans ses veines. Son cœur battait à
tout rompre, ses muscles se tendaient. Dalton. Dalton. Dalton. Il était aussi
doué qu’elle le voulait, terriblement. C’était un tourment qu’elle revivrait
volontiers encore et encore. La torture qu’il lui infligeait était délicieuse, le
vice enivrant de son intimité. Oh, il cachait tant de mensonges et de secrets,
mais ne voulait en garder qu’une petite partie. Qu’avait-il fait, que savait-il,
que voulait-il ?
Elle ne le vit qu’au moment où elle s’abandonna, lâchant un cri muet
entre ses lèvres. Alors c’était son intimité à elle qu’il voulait. C’est
seulement quand, vulnérable, elle se laissa aller à son plaisir dans ses bras
qu’il put oublier assez longtemps qui elle était pour la laisser voir. Elle jouit
et son esprit à lui rencontra le sien, au comble du soulagement.
Ce fut le fragment d’une idée, un infime aperçu d’une vérité plus
grande. Si petit et aiguisé qu’elle faillit le rater, comme une épine sous le
pied. Elle la piétina : il ne voulait pas qu’elle meure. Parisa. La petite voix
qu’elle avait entendue habitait la même pensée, la même peur. Parisa, ne
pars pas. Parisa, prends garde à toi, je t’en conjure.
Elle s’enfonça dans son esprit comme une écharde. Une pensée si
minuscule, inoffensive, enterrée dans une tombe d’appréhension. Il avait
d’innombrables inquiétudes, toutes douloureuses dans son esprit, mais
celle-là était si facile à percevoir que Parisa avait trébuché dessus.
Elle se redressa, une main autour de la mâchoire de Dalton.
– Qui va me tuer ?
Elle avait posé la question assez rapidement pour qu’il ne puisse pas
dissimuler la réponse. Il était à présent exposé, nu devant elle. Les remords
commenceraient à le ronger plus tard, peut-être les ressentiments, peut-être
le regret. Pour le moment, en tout cas, il était entièrement à elle.
Les mots avaient quitté ses lèvres pour qu’il les avale. Et il les laissa
glisser dans sa gorge.
– Tout le monde, dit-il en s’étouffant.
Elle comprit aussitôt.
Ils devront te tuer pour rester en vie.
5 : LE TEMPS
TRISTAN

Par moments, le penchant naturel de Tristan pour le cynisme le poussait


vers une paranoïa chronique. Les rares éclaircies d’optimisme étaient
rapidement refoulées tel un virus dont son corps et son esprit voulaient se
débarrasser. Un sentiment d’espoir ? Le cancer. C’était peut-être
systémique, une question de méfiance profondément ancrée. Il avait cette
sensation tenace que si les choses commençaient à aller trop bien, il allait se
faire avoir dans les grandes largeurs.
Ainsi, l’idée qu’il pourrait être capable de faire de sa magie bien plus
qu’il ne l’avait imaginé avant de rejoindre la Société le perturbait
grandement. Était-ce logiquement possible ? Bien sûr. Toutes les
compétences peuvent s’aiguiser si on les entraîne de la bonne manière,
surtout dans le domaine de la magie. Et comme Tristan avait toujours douté
de son statut de médéien (dans les termes de mortel d’Adrian Caine : « Ces
snobinards se moquent de toi, fais pas attention, fiston »), il était tout à fait
possible qu’il n’ait pas exploré toute l’étendue de son pouvoir.
Cela l’empêchait-il de se demander s’il n’était pas en train de devenir
fou ? Absolument pas, parce qu’il imaginait encore que ses camarades et lui
étaient empoisonnés. (Ce serait une escroquerie complexe, mais bien
pensée. Si cela devait entraîner sa mort, qu’il en soit ainsi. Le génie qui
avait organisé un plan pareil méritait le résultat souhaité.)
C’était difficile à expliquer et il s’en était donc abstenu. Il sentait bien
qu’il laissait filtrer sa profonde agitation. Callum le lui confirmait en lui
adressant des regards rassurants chaque fois que Tristan était le plus fébrile.
C’était là que résidait la tension. Cette difficulté entre voir une chose et
savoir autre chose. Étrangement, c’est ce que Libby avait dit qui avait
déclenché son angoisse. Elle avait fait un commentaire sur le don de
Tristan, comme s’il était étonnant qu’il ne puisse pas voir sa version à elle
de la réalité, et de là il avait dégringolé.
Tout reposait sur un fait indéniable : ce que Tristan voyait et ce que les
autres voyaient était différent. Les autres, selon ce que disaient Callum et
Parisa, voyaient la réalité en fonction de leurs expériences, de ce qu’ils
avaient appris, de ce qu’ils pensaient vrai ou pas. Einstein lui-même
(étonnamment pas un médéien, mais très certainement un sorcier) avait dit
qu’il n’existait aucune réalité indépendamment des relations entre les
systèmes. Ce que tout le monde à part lui voyait, illusions, perceptions,
interprétations, n’était pas une forme objective de la réalité, ce qui
signifiait, par opposition, que Tristan, lui, la voyait telle qu’elle était.
Il était en un sens capable de voir la réalité elle-même. Sans aucun a
priori.
Mais plus il se concentrait pour voir, plus ce qu’il voyait se brouillait.
En pleine nuit, assis en tailleur au milieu de son matelas parce qu’il ne
parvenait pas à trouver le sommeil, il testa de nouveau sa vue. Bien sûr, il
n’utilisait pas ses yeux, mais une autre sorte de regard : apparemment sa
magie, même s’il n’était pas encore capable de la nommer. S’il se
concentrait sur une chose, il arrivait à en voir les infimes particules telle de
la poussière, presque. Et ainsi, il pouvait suivre sa trajectoire, suivre son
chemin. Parfois il en percevait une humeur, une couleur, comme une aurore.
Il ne sentait pas ni n’entendait la réalité, et il ne la goûtait pas non plus. Il
avait l’impression de la démonter, couche après couche, l’observant comme
un modèle.
Elle avait la même progression logique que tout le reste. Le feu qui
brûlait dans l’âtre, par exemple. Le temps se rafraîchissait, à présent, alors
qu’ils entraient brusquement dans l’automne. Tristan s’était donc endormi
devant la lumière qui dansait, les ombres qui diminuaient, l’odeur des
flammes qui réchauffait l’air tandis que des flocons de cendre flottaient sur
le bois. Il savait que c’était du feu parce que cela en avait l’apparence et
l’odeur. Il savait d’expérience, de son histoire personnelle, que s’il y
touchait, il se brûlerait. Il savait que c’était du feu parce qu’on le lui avait
dit. Cela s’était confirmé à de multiples reprises.
Mais si ce n’était pas le cas ?
Tristan bataillait avec cette question. Pas spécifiquement le feu, mais
tout ce qui existait. Et cela représentait une réelle crise existentielle : il
n’arrivait plus à distinguer ce qui était objectivement vrai, et ce qu’il croyait
être vrai parce qu’on le lui avait dit. Est-ce que cela arrivait à tout le
monde ? Le monde avait été plat autrefois, dans la conscience collective.
Alors il l’était, même si c’était faux.
Et l’était-ce vraiment ?
Cela lui provoquait une telle migraine qu’il ne se demanda même pas
pourquoi on frappait à la porte de sa chambre en pleine nuit. D’un geste de
la main, il ordonna qu’elle s’ouvre.
– Quoi ? demanda-t-il, façon Tristan.
– Arrête ce cataclysme, bon sang. C’est la nuit ! lâcha Parisa, façon
Parisa.
Il remarqua qu’elle était habillée, mais légèrement… débraillée. Il
fronça les sourcils, alors qu’elle refermait la porte derrière elle pour
s’appuyer dessus.
– Visiblement, je ne t’ai pas réveillée, observa-t-il, se demandant si cette
remarque suffirait pour qu’elle s’explique.
Bien sûr que non.
– Non, tu ne m’as pas réveillée. Mais tu as besoin de te calmer, dit-elle
en avançant dans la chambre.
Le clair de lune qui filtrait par la fenêtre lui éclairait le visage, à
l’endroit précis où elle fronçait les sourcils. Les expressions de Parisa
étaient toutes si artistiques qu’elles auraient pu être exposées au Louvre, et
de nouveau Tristan se demanda à quoi ses parents pouvaient bien
ressembler pour avoir abouti à une telle symétrie.
– En fait, mes parents ne sont pas tellement beaux, répondit Parisa. Et
mon visage n’est techniquement pas symétrique.
Elle réfléchit.
– Mes seins ne le sont clairement pas.
– Je sais.
Il ne l’avait pas particulièrement remarqué, mais il sentit le besoin de lui
rappeler qu’il avait été bien placé pour le savoir. Placé dans plusieurs
positions, même.
– Cet aveu est censé être une preuve de ta vanité ? Ou de ton humilité ?
– Ni l’un ni l’autre. La beauté n’est rien.
Elle s’installa sur son lit.
– Notre perception est faussée, énonça-t-elle. Les critères qu’on nous
met en tête viennent de la propagande culturelle. Rien de ce que nous
voyons n’est vrai, tout ce qui compte, c’est la façon dont on le perçoit.
Pile dans le vif du sujet, songea-t-il. Elle faisait sûrement exprès même
si, à cet instant, il se fichait de savoir lesquelles de ses pensées étaient
accessibles à Parisa.
– Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Quelque chose te préoccupe, on
dirait.
– Je viens de faire une découverte, je pense, répondit-elle en jouant
nerveusement avec ses doigts. Je ne suis pas encore sûre que ce serait bien
pour toi de le savoir.
– Bien pour moi ?
– Oui, tu as raison. La réponse est évidemment non. Tu le prendrais trop
mal.
Elle le dévisagea alors, les yeux plissés.
– Non, je ne peux pas t’en parler, décida-t-elle après un instant. Mais
malheureusement, je veux que tu me fasses confiance.
– Tu ne connais pas trop le concept, n’est-ce pas ? ironisa Tristan. Mais
il est rarement basé sur rien. Donc, corrige-moi si je me trompe, mais tu
voudrais que je te fasse aveuglément confiance alors que tu refuses de
partager avec moi tout ce que tu sais.
– Je connais l’intérieur de ta tête, Tristan, lui rappela Parisa, de la même
façon qu’il avait parlé de son intimité avec elle, mais elle y mettait plus
d’aplomb.
Elle avait fait le tour de son esprit dans les moindres détails, alors que
lui l’avait à peine effleurée.
– Tu ne le supporterais pas.
– Merveilleux, grommela-t-il. Même condescendante, tu es belle.
Quand elle se pencha vers lui, sur le lit, il sentit son parfum, mélangé à
un autre. Parisa avait une odeur caractéristique de fleurs. À cet instant, il
distingua des relents d’eau de Cologne, une odeur plus masculine. Eden,
son ancienne fiancée, il devait bien le lui reconnaître, avait toujours pris
soin de lui éviter cet affront. Elle ignorait que Tristan était capable de voir à
travers les illusions, mais elle savait le tromper avec classe. C’était, selon
lui, sa principale qualité.
– Cette Société, lança Parisa, le replongeant dans le moment présent, ce
n’est pas ce que je pensais. Ils nous mentent, c’est évident.
De nouveau, son agitation fit surface. Tristan voulait croire que la
Société lui donnerait le pouvoir qu’il n’aurait pu avoir autrement.
Maintenant pourquoi éveillait-elle le doute en lui ?
– Je pense qu’on n’y peut rien, remarqua-t-elle sèchement. Pour le
moment. Mais on ferait mieux de découvrir pour qui on travaille.
– Tu parles d’Atlas ? demanda Tristan, perplexe.
– Tu crois ? se moqua-t-elle en pinçant les lèvres. J’ai besoin de trouver
quelques réponses, je pense. Et pendant ce temps, tu dois faire attention.
Il détestait exprimer sans arrêt sa surprise, mais il n’y pouvait rien.
– Moi ?
– Callum t’influence. Je ne sais pas s’il le fait de façon magique, mais il
veut tirer quelque chose de toi. Il est prêt à t’aveugler pour y parvenir.
– Je ne suis pas une demoiselle en péril, Parisa. Je n’ai pas besoin que tu
viennes à ma rescousse.
Malheureusement pour son amour-propre, cette remarque ne fit
qu’amuser Parisa.
– Une demoiselle en péril, c’est précisément ce que tu es, Tristan.
Elle lui toucha la joue.
– Je sais que tu ne fais pas confiance à Callum, murmura- t-elle. Et c’est
exactement ce qu’il utilise contre toi. Il te présente ce qu’il veut de sa
réalité, dans l’espoir que sa sincérité te séduira, mais en fait, tu n’écoutes
pas, n’est-ce pas, Tristan ? Tu n’écoutes pas ce qu’il est vraiment, même
quand il te l’expose au visage.
Tristan se crispa.
– Quelle importance, alors, que je ne lui fasse pas confiance ?
– Parce que tu le crois. Il influence ta perception en confirmant ce que
tu penses déjà être vrai. Il plante des choses en toi. Et je m’inquiète.
Elle passa son pouce sur la mâchoire de Tristan et effleura doucement
ses lèvres.
– Je m’inquiète, répéta-t-elle plus bas.
D’instinct, Tristan se méfia tout de suite de cet excès de douceur.
– Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda-t-il. Qu’est-ce qui t’a tellement
bouleversée ?
– Ça ne m’a pas bouleversée. Ça m’a perturbée.
Elle recula.
– Et si tu veux vraiment le savoir, il a convaincu l’illusionniste de se
suicider.
– Et alors ?
– Tu ne vois donc pas ? Son arme, c’est nous. Nos convictions, nos
faiblesses, il peut les retourner contre nous.
Il regarda sa bouche, éclairée par le fin rai de lumière qui filtrait par la
fenêtre.
– Il trouve les monstres qu’on a enfermés en nous et les libère. Je ne
veux surtout pas qu’il voie les miens.
– D’accord, concéda Tristan. Mais toi, tu fais exactement la même
chose, non ? Tu lis dans les pensées. On devrait se tenir autant sur nos
gardes avec toi qu’avec lui.
Parisa se leva, agacée.
– Il y a une différence entre ce qu’on est capable de faire et ce qu’on
décide de faire, riposta-t-elle, tranchante.
– Peut-être, mais si tu veux que je te fasse confiance, il va falloir que tu
me donnes une raison. Sinon, comment saurais-je que tu n’es pas comme
Callum ?
Elle lui décocha un regard si acéré qu’il sentit une pointe se planter dans
sa peau.
– Callum n’a pas besoin de toi, Tristan. Il te veut. Tu dois te demander
pourquoi.
Elle sortit de sa chambre et ne lui reparla plus pendant quatre jours.
Cela ne le chagrina pas outre mesure. Le silence des femmes
caractérielles était une constante dans sa vie, et il ne savait que faire de…
son avertissement ? Sa menace ? Il ne comprenait pas trop ce qu’elle
voulait, mais se réjouissait à l’idée qu’elle ne l’avait pas obtenu. Il détestait
donner aux gens ce qu’ils voulaient, surtout contre son gré.
Il nourrissait également d’autres sujets de préoccupation. Ils étudiaient
les différentes théories sur le temps, en partant des tentatives pour voyager
dans le temps par les sorciers du Moyen Âge – intégrant, allez savoir
pourquoi, les essais de célèbres figures européennes pour allonger
l’espérance de vie. Selon Tristan, le concept de temps aurait dû être abordé
dans le cadre de l’étude sur la magie de la matière, et pas à travers les
échecs historiques et les alchimistes. C’était peut-être juste un prétexte pour
leur offrir un tour d’horizon de la magie.
Il s’isolait de plus en plus, menant ses propres recherches dans les textes
anciens qu’ils avaient lus sur la construction de l’Univers, avant de revenir
sur les mystères qui, à son avis, n’avaient pas été résolus. Pourquoi leur trou
de ver ne leur avait-il pas permis de voyager dans le temps ? Fallait-il
forcément de la magie pour influencer le temps, ou s’étaient-ils trompés
quelque part ? Il tenta de faire un schéma dans ses carnets, tandis que
Dalton évoquait Magellan et la fontaine de Jouvence, mais rien ne sortit de
ses réflexions.
Rien, jusqu’à ce que Libby l’interpelle.
Il n’avait pas été sûr au début qu’elle était venue le chercher. Il s’était
dit qu’elle était juste tombée sur lui dans la pièce peinte après le dîner et
qu’elle partirait rapidement. Seulement, son inconfort n’était que la
conséquence logique de son manque d’assurance et il finit par s’impatienter.
– J’ai pensé à quelque chose, lança-t-elle, consciente qu’il s’agaçait.
Il attendit.
– Tu vois, Varona et moi, on a pensé à quelque chose. Enfin, c’est moi
qui ai eu l’idée, se dépêcha-t-elle de préciser. Mais je voulais qu’il la teste
et, je ne sais pas si tu as envie de savoir, mais j’ai remarqué ton dessin
l’autre jour, et… enfin, je ne t’espionnais pas, hein… j’ai juste… enfin,
désolée.
Elle luttait pour trouver une fin à sa phrase.
– Je ne voulais pas… euh… mais c’est juste…
– Crache le morceau, Rhodes, l’interrompit Tristan.
Son intuition avait peut-être été bonne. Ou pas. Il se faisait des idées.
– J’ai pas toute la journée.
– Oui, bien sûr.
Elle rougit furieusement, mais s’approcha tout de même.
– Est-ce que tu peux… essayer quelque chose avec moi.
Il l’encouragea du regard pour qu’elle le laisse enfin tranquille.
– D’accord, dit-elle en se raclant la gorge. Regarde.
Elle sortit de sa poche une petite balle en caoutchouc et la lâcha, la
laissant rebondir trois fois avant de la figer sur place.
– Et maintenant, regarde le mouvement inverse.
La balle rebondit trois fois avant d’atterrir droit dans sa main.
– D’accord, lâcha Tristan. Et ?
– J’ai une théorie, selon laquelle on n’a pas vu la même chose tous les
deux. Pour moi, j’ai fait pareil dans un sens et dans l’autre. J’aurais pu
revenir dix secondes en arrière dans le temps et je n’aurais pas vu la
différence. Alors que pour toi…
Elle ne termina pas pour le laisser réfléchir.
– Refais-le, demanda-t-il, et le visage de Libby se détendit aussitôt.
Le soulagement, se dit-il, qu’il ait remarqué quelque chose ou du moins
qu’il la laisse aller jusqu’au bout de sa démonstration.
Elle jeta de nouveau la balle, la laissa rebondir trois fois et la figea.
Ensuite, elle fit le mouvement inverse et la rappela dans sa main.
– Alors ?
Oui, il avait remarqué. Il ne pouvait pas pour autant expliquer ce qu’il
avait vu, mais il y avait eu un mouvement rapide autour de la balle. À peine
visible.
– Qu’est-ce que tu t’attendais à ce que je voie ?
– De la chaleur, répondit-elle, sa respiration s’accélérant.
Tout en elle trahissait son enthousiasme enfantin.
– Voilà, de ce que j’ai lu, il est possible que le temps soit mesurable de
la même façon que la gravité. Les choses qui bougent de haut en bas, tu
vois ? La gravité. Les choses qui bougent d’avant en arrière ? La force,
selon, bien sûr, la dimension dans laquelle on se place, mais aussi le temps.
Si les pendules s’étaient arrêtées, si rien n’avait changé, il n’y aurait eu
aucune preuve physique que je n’avais pas inversé le temps quand j’ai
inversé le mouvement de la balle. La seule façon qu’on a de savoir qu’on
n’a pas voyagé dans le temps, hormis le fait qu’on est d’accord qu’on ne l’a
pas fait, c’est la chaleur qui s’est dégagée par le contact de la balle sur le
sol, et la chaleur ne se perd pas. L’énergie thermique qui fait rebondir la
balle doit aller quelque part. Et par conséquent, vu qu’elle n’a pas disparu,
on n’a pas voyagé dans le temps.
– D’accord, et ? insista Tristan lentement.
– Et…
Elle s’interrompit.
– Et… rien, conclut-elle, déchantant un peu. Je me disais juste…
Elle semblait complètement abattue maintenant.
– Si tu peux voir la chaleur, alors tu pourrais aussi voir le temps, tu ne
penses pas ? demanda-t-elle en écartant sa frange. Si ce que tu vois est
encore plus spécifique, comme des électrons ou le quantum, même, alors
l’étape suivante est de le manipuler. J’y réfléchis depuis des années,
précisa-t-elle en redevenant Libby la studieuse, débarrassée de ses tics
anxieux.
– Avec les illusions, pour ce médéien que j’ai…
Elle buta sur le mot « tué » et se racla la gorge.
– Tu m’as dit ce que tu voyais, continua-t-elle. Et j’ai utilisé ces
informations pour changer mon environnement. Donc si tu me dis ce que tu
vois concernant le temps…
– Tu pourrais l’utiliser. Le modifier.
Tristan considéra cette idée un moment.
– Le manipuler ?
– J’imagine que ça dépend de ce que tu vois, confirma Libby
prudemment. Mais je pense, si j’ai raison au sujet de ce dont tu es capable,
que si tu pouvais identifier la structure physique du temps, alors oui. On
pourrait le manipuler.
Elle était exaltée, percevant la solution du problème.
– Mais si tu es occupé, on pourrait aussi essayer une autre…
– Rhodes, tais-toi, la coupa Tristan. Viens par ici.
Au comble de la joie, elle ne s’indigna pas de son ton, et se dépêcha de
venir s’asseoir à côté de lui à la table la plus proche des grandes étagères. Il
l’arrêta dans son élan et se leva.
– Vas-y, assieds-toi. Je reste debout.
Elle obéit et hocha la tête.
Avec cette magie, quand il se concentrait avec assez d’intensité, tout
devenait granuleux. Quand il plissait les yeux, il avait l’impression de
regarder à travers la lentille d’un microscope. Ce qu’il observait devenait
plus flou sur les bords, mais il parvenait à voir les détails les plus infimes.
Couche après couche, le mouvement s’accélérait à mesure qu’il approchait.
– Quand tu manipules la gravité, qu’est-ce que tu ressens ?
Les yeux fermés, Libby tendit un bras.
Avec le plat de la main, elle poussa vers le bas. La pression faillit mettre
Tristan à genoux.
– Ça me fait l’effet d’une vague, expliqua-t-elle. Comme si tout flottait
sur un courant invisible.
Tristan réfléchit à ce qu’il avait compris du temps linéaire. Où avait-on
pu se tromper ? Sur sa linéarité, sans doute. Qu’on doive considérer l’avant
et l’après. Qu’il soit ordonné. Qu’on ne l’associe pas à des concepts comme
la chaleur.
Il tenait la clé. Quand il renonçait à ses attentes, il trouvait la réponse.
C’était la seule chose qui bougeait à un rythme constant et identifiable,
même si elle variait en fonction des différents niveaux de la pièce. Plus
rapide en hauteur, plus lent en bas. Pas la même régularité sur la pendule du
mur, tout près du plafond, que près de Libby, où on aurait dit les battements
d’un pouls. Il le voyait, ou le sentait (si c’est ainsi qu’on pouvait qualifier sa
perception), à soixante pulsations par minute à l’endroit où les cheveux de
Libby touchaient ses épaules, en bouclant comme ceux d’une petite fille. Ils
poussaient. Ils avaient dû prendre au moins deux centimètres depuis leur
arrivée.
Tristan posa une main sur le bras de Libby pour marquer la cadence.
– Y a-t-il quelque chose que tu perçois ainsi dans la pièce ? demanda-t-
il.
Elle ferma de nouveau les paupières. Et elle lui prit la main pour la
placer juste en dessous de sa clavicule. Les doigts de Tristan effleuraient
désormais sa peau nue.
– Désolée, j’ai besoin de la poser là où je la sentirai le mieux.
Très bien. Ainsi, les battements résonneraient dans sa poitrine.
Tristan attendit de percevoir de nouveau le rythme, qu’il se remit à
imprimer sur encore dix, vingt mesures, tel un métronome. Après le
quarantième battement, Libby ouvrit les yeux.
– J’ai trouvé.
Et soudain, d’un geste de la main, elle fit taire le tempo.
Tristan n’en revenait pas. Tout s’était arrêté.
La pendule sur le mur n’avançait plus. Tristan lui-même, sa
respiration… Tout était suspendu. Et il se disait que son sang ne coulait plus
dans ses veines. Rien ne bougeait plus, mais il parvenait encore à voir
autour de lui, à sentir, se percevant différemment dans ce nouvel espace. Sa
main n’avait pas quitté le torse de Libby, son pouce toujours juste en
dessous du col de sa chemise, mais immobile. Libby avait une expression
étrange, une sorte de sourire, plus bruyant, qui trahissait ses efforts, son
triomphe. Et il comprit qu’elle avait agi intentionnellement, avec tout son
talent.
Avec son aide, Libby Rhodes avait arrêté le temps.
Elle cligna des yeux et tout revint à la normale. Cela n’avait duré qu’un
court instant pratiquement imperceptible, et pourtant elle avait le front
couvert de transpiration. Cela lui avait demandé beaucoup d’énergie.
Elle se leva trop rapidement pour célébrer avec lui leur succès et
s’écroula. Il la rattrapa en lui entourant les côtes avec son bras et elle
s’appuya sur ses épaules.
– J’aurais pu faire plus si j’avais été avec Nico, déclara-t-elle.
Elle semblait fixer du regard la poitrine de Tristan, mais était perdue
dans ses calculs. Comment le refaire, plus longtemps. Comment l’améliorer.
– Je ne pouvais pas tenir toute seule. Mais avec Nico… ou Reina… Et
c’est toi qui m’as montré au départ comment le déplacer. Alors peut-être
que nous pourrions… Enfin, si je pouvais, peut-être… bon sang, j’aurais
dû…
– Rhodes, l’interrompit Tristan. Écoute…
– En réalité, je ne sais pas vraiment ce que nous pourrions faire, avoua-
t-elle, inquiète. Si c’est ainsi que le temps bouge, alors tout est un peu
différent, n’est-ce pas ? Si le temps est une force qui peut être mesurée
comme les autres…
– Rhodes, écoute…
– … au moins, nous pourrions le modeler, non ? Je veux dire, si on
arrive à le voir, alors…
– Rhodes, bordel !
Elle leva les yeux et elle remarqua son exaspération.
– Merci, lâcha-t-il en prenant une inspiration. Bon sang, je voulais juste
te dire merci.
Sa frange devenait bien trop longue. Elle lui tombait dans les yeux. Elle
l’écarta avec la main et baissa légèrement le menton.
– Pas de quoi, répondit-elle doucement.
Le silence qui suivit, extrêmement rare en compagnie de Libby, se
chargea de tout ce que Tristan détestait. De petites particules flottantes
ressemblant à de la gratitude, parce que désormais il comprenait qu’il
n’avait rien imaginé. Elle le lui avait prouvé. Elle lui avait montré que ce
qu’il possédait, ce qu’il avait toujours considéré comme cécité ou folie, il
pouvait l’utiliser. Il était plus qu’une simple lentille, il était un objectif, et
cela le rendait indispensable. Sans lui, elle ne pouvait rien voir. Sans lui,
elle ne pouvait agir.
Quel soulagement de se sentir un rouage dans un mécanisme qui
fonctionnait réellement.
– Qu’est-ce qui se passe ? interrogea une voix derrière eux, et Tristan la
lâcha immédiatement et recula. Bizarre, commenta Callum.
Libby chercha à tâtons la chaise derrière elle.
– Vous faites vos devoirs, les enfants ?
Tristan ne répondit rien.
– Je devrais y aller, grommela Libby avant de se précipiter vers la porte.
Amusé, Callum la regarda sortir.
– T’imagines ça ? Née avec un tel pouvoir et manquant à ce point
d’assurance. Se sentir obligée de déguerpir comme une voleuse. C’est
triste…
Callum tira une chaise et s’y assit lourdement.
– On devrait lui retirer son pouvoir pour qu’il serve enfin.
Lui expliquer ce qui venait de se produire ne lui ferait probablement pas
changer d’avis. Cela pourrait même renforcer son opinion.
– Au moins, elle est persévérante, répliqua Tristan.
– Tu trouves ? C’est tout le contraire, Caine, déclara Callum en souriant
toujours.
Apparemment, ce qu’il pensait de Libby ne suffisait pas à gâcher sa
bonne humeur.
– T’es intéressé ?
– Par elle ? Pas du tout, répondit Tristan en s’asseyant sur la chaise que
Libby venait de quitter. Mais je comprends pourquoi elle a été sélectionnée.
– Je n’arrive pas à comprendre que tu te poses encore ce genre de
question, commenta Callum. Qu’est-ce que ça peut faire, le pourquoi du
comment ? Vraiment, à quoi bon perdre ton temps avec ça ?
– Ça ne t’intéresse pas de savoir ?
– Pas du tout, lâcha Callum en haussant les épaules. La Société a ses
raisons pour me choisir. Ce qui compte, ce sont mes choix. Pourquoi je
jouerais leur jeu, quand je peux jouer le mien ? ajouta-t-il, radieux.
Callum n’a pas besoin de toi, Tristan. Il te veut, résonna la voix de
Parisa dans l’esprit de Tristan. Tu dois te demander pourquoi.
– De nouveau ce doute, lança Callum, ravi de ce qu’il pouvait lire chez
Tristan. Tellement rafraîchissant. Tout le monde est sur une fréquence
agaçante, avec des sauts et des rebonds. Mais toi, tu as une constance
reposante et agréable.
– Et c’est bien ?
– C’est comme de la méditation, dit Callum en fermant les yeux et en se
tassant sur sa chaise.
Il inspira profondément, et ouvrit lentement les paupières.
– Tes vibrations sont absolument splendides.
Tristan leva les yeux au ciel.
– Je te sers un verre ? Moi, ça me dit bien.
Callum se leva en hochant la tête.
– Qu’est-ce qu’on célèbre ?
– Notre fragile mortalité. Notre inévitable descente dans le chaos et la
poussière.
– Sombre, complimenta Callum en lui entourant les épaules avec un
bras. Ne dis pas ça à Rhodes, ou elle va commencer à se décomposer
directement.
– Et si elle était plus résistante que tu ne le penses ? ne put s’empêcher
de demander Tristan.
Callum se contenta de hausser les épaules.
– Je suis juste curieux, lâcha Tristan. Ça te ferait plaisir, ou ça te
plongerait dans un tourbillon de désespoir existentiel ?
– Moi ? Désespoir, je ne connais pas. Au pire, je suis ouvertement blasé.
Une fois encore, Tristan songea que cette capacité à estimer les gens
pour ce qu’ils étaient vraiment constituait une qualité dangereuse. Le don
de comprendre la réalité d’une personne, son côté sombre et sa lumière,
sans l’imperfection du jugement et des justifications pour brouiller les
pistes, était… déstabilisant.
Un véritable avantage ou une malédiction.
– Et si je te déçois ?
– Tu me déçois constamment, Caine. C’est pour ça que je t’apprécie
tant, plaisanta Callum en entraînant Tristan vers la bibliothèque pour y
déguster ses délicieuses bouteilles de scotch.
NICO

L’apparition d’Eilif dans sa salle de bains avait démontré l’existence


d’une brèche dans le système de sécurité. Même si, en magie, les
métaphores faisant appel aux notions concrètes de brèche ou de solidité
étaient discutables, les zones de sécurité étaient censées empêcher l’accès à
la maison. Seulement elles n’arrêtaient que les êtres humains, ce que n’était
pas Eilif.
Les archives avaient enfin fourni à Nico des informations pertinentes,
même s’il ne s’agissait que d’un livre ancien d’introduction sur les créatures
féeriques et leurs formes de magie. Il avait eu besoin des connaissances de
Reina sur les runes et les langues anciennes pour tout comprendre. Il
n’existait pas de traité plus récent sur le sujet, du fait des traques, de la traite
et des « études expérimentales » que les créatures avaient subi au fil du
temps et qui avaient réduit progressivement leur population. Les pratiques
de conservation douteuses des médéiens (qui s’apparentaient plus à du
harcèlement, voire de la persécution) avaient provoqué une telle méfiance
auprès des espèces magiques que, selon Gideon, la plupart avaient décidé
(comme sa mère) de s’allier avec d’autres sources d’êtres magiques qui
n’intéressaient pas les médéiens.
La pauvreté, la décolonisation, le passage direct de l’école à la prison, la
crise mondiale des migrants… déjà les humains négligés et oubliés par les
institutions n’avaient pas une vie facile. Avec l’écosystème des océans qui
changeait, comment pouvait-on reprocher à une sirène moderne comme
Eilif de ne pas vouloir limiter son terrain de jeu habituel au monde marin ?
Sans parler de ce que le père de Gideon devait manigancer de son côté.
– Soit il est mort, soit il se cache, avait expliqué Gideon à Nico. Ça
m’est égal, de toute façon, j’imagine que je n’entendrai plus jamais parler
de lui. Je suis à peu près sûr d’avoir dans le monde entier des frères et des
sœurs d’une multitude d’espèces différentes. Il n’a pas dû en reconnaître un
seul.
À l’époque, Gideon l’avait dit de façon détachée, sans émotion, et Nico
n’avait pas cru bon de l’interroger davantage. Aux traumatismes
psychologiques dont souffrait déjà Gideon, il n’était pas nécessaire
d’ajouter la recherche d’un père. Il valait sûrement mieux qu’il fût absent.
Une mère comme la sienne suffisait largement, sachant qu’elle ne venait
jamais lui rendre visite pour des raisons maternelles.
Enfant, Gideon avait fait tout ce que sa mère lui demandait, les rares
fois où elle s’était manifestée dans sa famille d’accueil. Il s’endormait et
allait récupérer une babiole chez quelqu’un pour la rapporter à quelqu’un
d’autre. Il ne comprit en quoi consistaient ses missions que lorsque ses
victimes commencèrent à ne plus le considérer comme un enfant et le
chassèrent comme on chasse un adulte. Les gens deviennent fous, remarqua
Gideon, quand on vole quelque chose dans leur esprit. Il ne voulait plus
participer à ce trafic. Enfin conscient des conséquences de ses actes pour
Eilif dans la dimension des rêves, Gideon avait tenté de s’opposer à sa
mère. Eilif, évidemment, n’avait pas accepté son humanité (ou sa probable
mortalité) comme justification pour lui désobéir.
Au mieux Eilif était un boulet menaçant, au pire une bombe à
retardement, ce qui expliquait pourquoi Nico s’arrangeait toujours pour que
Gideon reste loin d’elle. Une fois colmaté le périmètre de sécurité de la
Société, il put reporter son attention sur les fractures existentielles de
Gideon sans craindre d’être responsable d’une faille majeure dans le
système de protection du manoir.
Nico avait confié à Reina la tâche de traduire les runes pour lui, tout en
espérant très fort qu’elle ne lui poserait pas de questions sur ses digressions
extra-programme de la Société. Et heureusement, elle n’avait pas besoin
d’explications.
– À ce que je comprends, la magie, c’est la magie, dit-elle sans lever les
yeux de la page scannée.
Dans la pièce peinte, assise, les jambes repliées sous elle, elle
enveloppait le livre de tout son corps, comme si elle voulait le protéger d’un
éventuel agresseur.
– Le bagage génétique de la plupart des créatures n’est pas plus éloigné
de celui d’un humain que de celui d’un singe. C’est juste l’évolution qui a
pris des chemins différents.
– Des mutations ?
Elle leva la tête, les yeux légèrement plissés.
– Génétiques, tu veux dire ?
Le mot qui lui venait en tête était plutôt « aberrations ». Cette idée le fit
frémir.
– Bien sûr, reprit-il tout de suite, avec plus de passion que nécessaire.
– Eh ! Ne m’agresse pas, lâcha-t-elle sur un ton neutre.
Elle reporta son attention sur le texte.
– En réalité, ce qui diffère dans leurs aptitudes magiques vient plus
d’une pratique coutumière différente. C’est plutôt de l’acquis que de l’inné.
Ses yeux longeaient les lignes, mais tout son corps restait pratiquement
immobile. Elle décocha un rapide regard en réaction à une plante dans le
couloir qui avait dû lui parler, songea Nico.
– C’est vrai, concéda-t-elle, ronchonne, en direction de la plante avant
de lever la tête vers Nico avec une expression de contemplation studieuse.
C’est plus petit.
– Quoi ? demanda-t-il.
– Le…
Elle s’interrompit, lâchant un juron, à ce que Nico crut comprendre.
– Le résultat, parvint-elle enfin à trouver après avoir fouillé dans son
lexique multilingue. L’usage, la puissance. Je ne sais pas le mot. Les
créatures produisent moins, ou plutôt, elles gâchent moins.
– Elles gâchent moins ?
– Demande à Tristan.
– Qu’est-ce que tu dois demander à Tristan ? fit une voix derrière lui.
Nico pivota sur lui-même. Sur le pas de la porte, Libby hésitait à entrer.
– Rien, répondit-il.
– La magie que produisent les humains, dit Reina en même temps.
– Les humains, répéta Libby, visiblement intriguée. Comparés à qui ?
– Rien, insista Nico, plus fermement cette fois, alors que, imperturbable,
Reina retournait à sa lecture.
– Les créatures, grommela-t-elle.
– Les créatures ? Sérieusement, Varona, en quoi est-ce pertinent pour ce
qui nous occupe ?
Elle fronçait les sourcils sous sa frange, qu’il détestait toujours autant.
Qu’elle se mêle de ce qui ne la regardait pas était déjà assez pénible, alors
qu’en plus elle lui décoche ce regard clairement perplexe, cela devenait
intolérable.
De quoi le soupçonnait-elle exactement ?
– Je voulais vérifier un truc, répliqua-t-il vaguement, sur un ton
suffisamment impatient pour la repousser.
Il misait sur la possibilité qu’elle s’en aille s’il se montrait assez
désagréable.
– Et qu’est-ce que Tristan a à voir là-dedans ?
Mince. Sa curiosité prenait le dessus.
– Pas la moindre idée, rétorqua Nico, ce qui malheureusement invitait
Reina à s’expliquer.
– Tristan perçoit la magie en action, dit-elle derrière son rideau de
cheveux noirs.
– Comment le sais-tu ? demanda Libby, gratuitement effarouchée,
comme si elle les soupçonnait et leur en voulait de déjeuner ensemble
toutes les semaines pour se raconter leur vie privée et leurs désirs cachés.
– L’observation, répondit Reina.
Et Nico aurait pu lui dire que c’était évident. Reina parlait peu et voyait
beaucoup, même si ce que Nico préférait chez elle, c’était le fait qu’elle
considérait la majeure partie de ce qu’elle voyait comme des détails sans
importance qui ne méritaient pas qu’on en parlât.
Contrairement à Libby, pour qui c’était exactement l’inverse.
– Tristan est capable de voir la magie en action, répéta Reina. Et comme
je l’expliquais, continua-t-elle en revenant au sujet qui les occupait, les
créatures utilisent leur magie de façon plus raffinée. La recherche des
médéiens la qualifie d’élémentaire, mais ce n’est que de l’élitisme
universitaire.
Nico haussa les épaules pour montrer qu’il acquiesçait.
– Les créatures canalisent mieux leur magie, d’une façon plus efficace.
C’est…
Une autre pause, le temps qu’elle trouve ses mots.
– Plus fin. Étroit. Ça sort comme un fil, pas comme… de la fumée.
– Tristan a utilisé le verbe « échapper » pour décrire la magie d’avant,
murmura Libby, songeuse. Mais on pourrait lui demander de nous
expliquer.
La perspective d’obtenir de Tristan Caine autre chose qu’une grimace
excédée ou une pointe de sarcasme suffit à venir à bout de la patience de
Nico.
– Non ! tonna-t-il, et il aurait volontiers arraché le livre à Reina pour
s’enfuir avec si elle ne l’avait pas protégé aussi bien. Ça ne te regarde pas,
Rhodes.
– Alors ça regarde qui ?
– Personne.
Gideon.
– Je n’ai pas besoin de ton aide pour ça.
Libby plissa les yeux. En réaction, Reina se recroquevilla encore plus
sur le livre, indiquant clairement à ses deux camarades qu’elle n’avait plus
aucune intention d’intervenir.
Nico, habitué aux disputes avec Libby Rhodes, sentait l’explosion
arriver. Il abandonna donc le sujet du livre. Il se leva brusquement et partit
vers l’escalier, passant à côté de Libby en manifestant sa contrariété. Il avait
très bien réussi tout seul jusque-là, sans l’aide d’une bibliothèque. Il
s’occuperait de protéger Gideon sans en discuter davantage.
Ou pas. Derrière lui, il entendit Libby qui le suivait rageusement.
– Varona, si tu as l’intention d’agir de façon déraisonnable…
– Tout d’abord, lâcha Nico en se retournant d’un seul coup, provoquant
une collision inévitable, si j’avais l’intention d’agir de façon stupide, je ne
solliciterais pas ton avis sur la question. Deuxièmement…
– Tu ne peux pas occuper ton temps avec des sujets inutiles juste parce
que tu t’ennuies, répliqua Libby sur un ton supérieur et las.
Elle se prenait pour qui ? Sa mère ? Sa chaperonne ?
– Et si on avait besoin de toi maintenant ? poursuivit-elle.
– Pour quoi exactement ?
– Je ne sais pas. Pour quelque chose, répliqua-t-elle avec un air
mauvais. Et peut-être qu’il est logique de ne pas agir de façon
déraisonnable, simplement parce que c’est contraire à la raison. Tu
comprends, ou pas ?
– Si je m’ennuie, toi, en tout cas, tu ne sais vraiment pas comment
occuper ton temps, l’accusa Nico.
Il sentait qu’il allait devenir méchant, mais dès qu’il s’agissait de
Gideon, il n’arrivait pas à se calmer.
– Et ce n’est pas parce que tu ne le reconnais pas que c’est moins vrai.
Me suivre partout pour savoir ce que je fais t’excite, c’est ça ?
– Je ne te suis pas partout, corrigea Libby, furieuse. Je me rends utile. Je
me sers des recherches qu’on mène pour les appliquer dès que j’en ai
l’occasion, et tu devrais en faire autant.
Que Libby Rhodes lui dise explicitement ce qu’il avait à faire allait
vraiment trop loin.
– Sérieusement ? Je te félicite de tout mon cœur. Comme tu es sérieuse !
se moqua Nico en tendant la main pour lui caresser la tête. Brave petite
Rhodes…
Elle retira sa main d’un geste énergique, l’air autour d’eux craquelant
des étincelles de sa rage.
– Dis-moi juste ce que tu fabriques, Varona. On irait plus vite si
seulement tu voulais me demander…
– Quoi ? Ton aide ?
Elle se tut.
– Tu me demanderais mon aide, Rhodes ? contra Nico, au comble du
scepticisme. On n’est pas différents maintenant qu’on a passé un marché.
Ou peut-être que tu as oublié qu’on est encore en concurrence ?
Il regretta ses paroles à l’instant où il les prononça, parce que ce n’était
pas ce qu’il avait voulu dire. Il ne voulait sûrement pas se faire une ennemie
de Libby, et il ne voulait pas perdre de temps avec des rivalités inutiles. La
lutte pour le passage en deuxième année suffisait largement. Seulement, il
fallait qu’elle reste en dehors de ses affaires privées et il ne voulait surtout
pas qu’elle apprenne la visite d’une sirène criminelle dans la maison. Elle
lui ferait une leçon dont il pouvait bien se passer, et le questionnerait sans
fin.
– C’est comme ça que tu vois une alliance, toi ? demanda Libby d’une
voix chargée de colère.
Non, pas de la colère. Une émotion plus amère, plus crue.
De la tristesse mêlée de fragilité.
– Ne faisons pas comme si c’était plus que ce n’est vraiment, lâcha-t-il,
parce que le mal était fait et qu’elle ne le lui pardonnerait jamais. Nous ne
sommes pas amis, Rhodes. Nous ne l’avons jamais été et nous ne le serons
jamais. Et…
Il s’interrompit, frustré et coupable.
– Puisque je ne peux pas juste te demander de me lâcher un peu…
Elle fit volte-face, son visage trahissant une profonde déception. Nico la
regarda descendre l’escalier pour enfin disparaître au coin du couloir, alors
que la voix de Gideon résonnait dans sa tête : Tu es gentil avec Rhodes ?
Non, bien sûr que non, songea Nico avec une pointe de remords. Parce
que personne plus que Libby ne pouvait lui donner le sentiment d’être aussi
peu convenable. Mais jamais il ne le lui avouerait, de peur de se rabaisser.
Et de toute façon, il devait réparer les barrières de protection.
Nico monta les dernières marches et tourna dans la galerie pour prendre
la direction opposée à celle des chambres. Il avait besoin d’intimité et ne
pouvait pas prendre le risque d’être interrompu, ce qui voulait dire qu’il
devait éviter le rez-de-chaussée. Heureusement, l’étage comptait un nombre
infini d’immenses pièces où personne ne mettait les pieds. Il s’enferma dans
un des salons dorés de l’aile est (autrefois le lieu des parties de cartes de
l’aristocratie, ou un des autres loisirs britanniques) et entreprit de faire les
cent pas devant la cheminée.
Les zones de sécurité ressemblaient à des grilles, bien ordonnées, ce qui
permettait de détecter facilement des intrusions. Ils avaient tracé la structure
du système à l’image d’un globe sphérique, à l’intérieur duquel un tissu
étroitement cousu de défenses magiques voilait la Société et ses archives.
Une entrée physique serait facilement repoussée par la coque de forces
modifiées qui entouraient la maison, alors qu’une entrée magique intangible
serait perçue par le système interne de détection consciente de la maison
dont parlait toujours Parisa.
Alors comment Eilif avait-elle réussi à se faufiler entre les mailles du
filet pour atterrir dans la salle de bains de Nico ?
Il valait mieux contrôler les tuyaux.
Nico ferma les yeux en grimaçant pour examiner la plomberie de la
maison, jusqu’aux limites des déformations de la magie qu’il reconnut
comme les siennes, ou peut-être celles de Libby. En matière d’empreintes
magiques, leurs signatures étaient pratiquement identiques. Sûrement à
cause de leur entraînement commun. Nico ressentit un autre sursaut de
culpabilité, ou peut-être était-ce d’irritation, ou d’allergie. Il se dépêcha de
s’en débarrasser pour se concentrer. Quelle importance que ce soit son
œuvre ou celle de Libby ? Il fallait avant tout que cela les protège des
effractions, point final.
À bien y regarder, il restait plusieurs failles ou imperfections, de petites
dégradations autour des aérations, et surtout entre les couches d’isolation
des murs. Pas assez pour permettre à une personne de s’introduire dans le
bâtiment. Il fallait déjà assez d’énergie pour percevoir la barrière sensorielle
de la maison pour en plus se comprimer suffisamment pour entrer. Mais
pour Eilif, ou d’autres créatures magiques ? Si Reina avait vu juste sur la
finesse de leur pouvoir, c’était sans doute possible. Ce n’était pas comme si
les conduits d’aération ou les autres méthodes d’effraction n’avaient jamais
été négligés par le passé, et, dans le cas qui l’occupait, Nico sentait
l’infrastructure de la maison usée par ces barrières de sécurité, érodée par la
magie. Il n’était pas particulièrement mécanicien et c’était bien là le
problème. Les médéiens sélectionnés par la Société étaient des
universitaires, pas des artisans, et ils étaient incapables d’évaluer les
besoins en entretien d’une vieille maison. Même si elle avait une sentience,
cela n’en était pas moins une structure physique et le domaine de
prédilection de Nico était la physique. Peut-être qu’il était (avec Libby)
responsable de la maintenance.
La magie ne différait pas de la rouille, de la corrosion, des changements
de température ou de l’usure. Des contractions, des expansions, des éclats,
des pelures et des mouvements de l’espace et du temps. Incroyable de
constater comme tout se regroupait au bout du compte, même quand il
s’agissait de notions infinies et inestimables. Nico devrait simplement
réparer ce qui était abîmé, renforcer les endroits défaillants.
Ces retouches se résumaient à un problème d’adhésion. Pas facile, mais
certainement pas impossible. Il redresserait ce qu’il pourrait et cacherait le
reste.
Nico sentait intuitivement que Gideon qualifierait d’irresponsable ce
qu’il envisageait à présent, ou c’était peut-être Libby qui parlait et Gideon
derrière elle qui acquiesçait en grimaçant. Max n’avait aucun avis sur la
question. Et vaguement, Nico sentit qu’il devait cette perception accrue à
Reina. Il l’aurait volontiers prise dans les bras à cet instant, pour bénéficier
de l’énergie que son contact lui offrait, mais en repensant à l’avertissement
de Libby (Si tu as l’intention d’agir de façon déraisonnable), il se ravisa.
Tant pis s’il tirait un peu sur la corde, pour une fois. Son pouvoir se
régénérait facilement. Il aurait un peu mal partout pendant une nuit, ou
même trois, et ensuite il serait sur pied et personne ne saurait qu’il avait
exagéré. Que Libby lui fasse remarquer qu’il était plus fatigué que
d’ordinaire, si cela lui faisait plaisir. Il n’avait de toute façon pas été très
utile sur le sujet du temps. Il se fichait complètement des fontaines et de la
jouvence.
Se rappeler sa médiocrité actuelle conforta sa décision de prendre les
choses en main. Il détestait la sensation d’apathie qui était chez lui une
constante, comme chez Libby, la peur permanente. Peur de quoi ? De
l’échec, probablement. Le niveau de perfection de sa camarade lui
interdisait de faillir, au point de la paralyser complètement par moments.
Nico, lui, n’acceptait même pas la possibilité de l’échec. Peut-être que cela
finirait par le desservir, mais en tout cas, cela ne le bloquait pas.
Si Libby commettait l’erreur de se penser trop petite, Nico serait
heureux de se trouver trop grand. La possibilité de dépasser les limites de
son pouvoir l’enivrait. Pourquoi ne pas aspirer à plus, viser plus loin ?
C’était raisonnable si cela servait à aider Gideon. Même si cela impliquait
de toucher le soleil ou de plonger au fond des océans. La prudence était un
luxe inutile dont Nico de Varona ne voulait pas s’encombrer.
Il commença donc par la tâche la plus facile : atteindre à l’aveugle les
petites poches d’érosion qui se creusaient dans la maison, les attendrir. La
magie était plus fine aux frontières, alors dès qu’il sentait de minuscules
faiblesses vasculaires, il renforçait leur structure moléculaire avec la sienne,
bouchant les fêlures jusqu’à ce que le pouvoir circule de nouveau librement
sur la grille de sécurité. C’était un travail minutieux qui consistait à remettre
de l’ordre là où régnait le chaos. La sentience de la maison résistait, se
débattant un peu contre ses réparations, et la sueur coulait en fins filets dans
le dos de Nico. Sa nuque lui faisait mal, mais il remarquait à peine combien
il était crispé et tendu. Il manquait manifestement d’exercice à cause de son
travail sur l’espace. Ce ne serait pas la première fois qu’il se rappellerait
douloureusement le besoin de s’étirer régulièrement.
Il ignora les élancements dans ses nerfs qui remontaient désormais
jusque dans sa tête. Une migraine, super. Il devait aussi être déshydraté.
Mais s’arrêter maintenant l’obligerait à recommencer plus tard et Nico ne
supportait pas de laisser un travail inachevé. Extrême peut-être, mais
chacun ses obsessions.
Ne trouvant plus de nids d’oiseaux ni d’amas granuleux, il se pencha
sur la métallurgie, purifiant les toxicités provoquées par l’érosion au cours
du temps. Soudain, un souvenir lui revint à l’esprit. Un cours qu’il avait
suivi à moitié : La magie ne peut pas être produite à partir de rien, tout
comme l’énergie. Monsieur Varona, pourriez-vous nous faire l’honneur de
votre attention, s’il vous plaît ? L’écho d’un rire retentit dans son cerveau.
Et il avait dû trouver une réplique irrespectueuse. Ce cours faisait partie de
l’étude du temps. Quelle déconvenue de se dire que son esprit avait stocké
des informations pour plus tard, mais que c’était désormais trop tard, parce
que savoir qu’il n’était qu’un humain essayant d’alimenter à lui tout seul
une structure physique infiniment plus grande que lui ne lui servait plus à
rien maintenant qu’il avait commencé. Il sentait le tremblement du sol sous
le tapis édouardien. Il perdait le contrôle. Il n’avait peut-être pas calculé
correctement la rapidité avec laquelle la maison tenterait de le vider de ses
forces, aspirant avidement ce qu’il aurait voulu dépenser petit à petit. Il
s’était ouvert trop largement, et saignait de la magie, incapable de tenir le
rythme ou de cautériser la blessure.
Que faire à ce stade ? « Continue » était la seule réponse qu’il
connaissait. Échouer, arrêter, cesser d’être ou de faire n’était jamais une
option pour lui. Il serra les dents, parcouru d’un frisson glacé alors que
l’énergie quittait son corps, provoquant chez lui des décharges de douleur
explosives. Elles finiraient par lui casser une côte ou lui éclater un vaisseau
sanguin. Comme un éternument trop violent. Étonnante, la fragilité d’une
vie humaine. Il existait tellement de façons de se briser et très peu étaient
héroïques ou nobles.
Au moins s’il se désintégrait dans les meubles du salon, Libby pourrait
se servir de son oraison funèbre pour sermonner les générations futures.
« Nicolás de Varona était un imbécile, incapable d’entendre qu’il avait des
limites malgré mes avertissements répétés. Saviez-vous qu’on pouvait
mourir d’épuisement ? Lui le savait, bien sûr, parce que je le lui avais répété
à de nombreuses reprises, mais surprise ! Il refusait de m’écouter… »
– Varona !
Il entendit la voix de Libby quelque part dans le creux de son ventre, le
grincement de ses dents lui permettant pour toute réponse une sorte de
grognement. La concentration était essentielle, tout comme l’insignifiante
question de sa survie.
– Bon sang !
Il perçut son intonation désapprobatrice habituelle. Elle était bien là, en
chair et en os et pas juste dans son imagination. Le lancinement dans la tête
de Nico était assourdissant, la douleur de ses épaules à son cou suffisant
pour l’aveugler avec la pression entre ses yeux, derrière ses sinus. Il sentait
le tissu de sa chemise coller à son torse, probablement imbibé de
transpiration, mais il ne pouvait s’arrêter maintenant. Quel gâchis, sinon. Il
avait réparé les zones kystiques de la structure magique, ainsi que la rouille.
Il fallait désormais qu’il colmate les trous et les béances.
La température de son corps s’éleva brusquement. Libby avait dû
allumer un feu dans la cheminée pour éviter qu’il ne meure de froid. Elle
voulait sûrement éteindre la fièvre de ses efforts, ce qui était une intention
louable mais sans doute pas suffisante. Au pire, cela ne vaudrait pas mieux
que les bandages qu’il appliquait sur la maison : des décorations de fortune
pour ralentir une agonie inévitable.
Mais non ! Il n’allait pas mourir !
– Quel gosse insupportable tu es ! Un prince débile.
Le sobriquet préféré de Libby ou celui qu’elle utilisait le plus souvent.
À tel point même qu’il pouvait à présent se l’approprier et s’en servir.
– Tu ne vas pas gaspiller ton talent et mourir. Ce serait impardonnable.
Je refuse de l’accepter ! lança Libby en lui redressant les épaules.
Il aurait grommelé « Rhodes, je sais ça, la ferme » s’il n’était pas aussi
occupé à essayer de ne pas mourir, et d’orienter de manière efficace ce qui
sortait de lui et qui lui aurait permis de survivre.
– Espèce de stupide philistin ! l’insulta Libby. Qu’est-ce qui t’a traversé
l’esprit ? Non, ne réponds pas.
Elle le tira en arrière pour que son dos s’appuie sur une surface dure,
comme le pied d’une chaise victorienne.
– Dis-moi ce que tu es en train de faire pour que je puisse t’aider, même
si je devrais plutôt te défenestrer…
Nico grommela en guise de réponse, parce que ce qui restait à faire
serait encore plus épuisant et, à cet instant, impossible à expliquer.
Pratiquement tout ce qui pouvait être scellé ou renforcé l’avait été, et il ne
restait plus que les parties en décomposition, rongées et affaiblies, qui
nécessitaient une amputation et une reconstruction. Inverser les dommages,
demander au chaos de se structurer suffirait à le vider complètement du peu
qu’il avait encore en lui. Il le sentait dans les convulsions de ses intestins.
La magie s’arrachait désormais à ses reins, son cœur, ses poumons. Son
pouvoir s’était développé au cours des derniers mois, s’étendant comme des
racines dans un sol riche. Mais quand on a plus à donner, on a aussi plus à
perdre.
– Tu n’as pas le droit de t’offrir comme ça, le gronda Libby, toujours
aussi autoritaire, mais elle lui avait pris la main et la serrait fort. Montre-
moi.
Par ce contact, elle saurait certainement tout de suite où son pouvoir se
dirigeait. Ils avaient acquis cette technique rapidement, le moyen de devenir
le début et la fin de l’autre. Ils n’y avaient en général pas recours, parce que
c’était envahissant. Parce que se laisser utiliser par l’autre, même un court
instant, était comme échanger des membres, des articulations. Après une
telle expérience, il avait l’impression de porter la main de Libby plutôt que
la sienne, et il savait que c’était pareil pour elle. Il tenterait de croiser son
regard et elle grimacerait comme s’il lui retirait quelque chose, et ce qu’elle
lui avait pris avait exactement la même valeur. Et aucun des deux ne le
faisait exprès, mais elle possédait à présent ce qui lui manquait et vice
versa.
Ils luttaient pour se désenlacer et devenaient une copie étrange l’un de
l’autre.
Ce n’est que lorsqu’ils avaient commencé à utiliser leur magie pour
répliquer les effets de l’espace que ce sentiment d’intrusion et de vol avait
cessé de leur paraître comme une relation sexuelle repoussante à moitié
consentie. À présent, ils le vivaient comme une réelle synchronie. Ils
prenaient conscience de l’harmonie entre eux quand ils se rejoignaient
comme si deux paires d’ailes conjointes poussaient sur leurs dos. Difficile
d’expliquer pourquoi cela avait changé, si ce n’est que, désormais, ils
avaient trouvé comment utiliser cette compétence, ils lui avaient trouvé un
objectif. Ils étaient toujours aussi extraordinairement puissants, mais ils
l’avaient été sans but, sans direction, ce qui rendait l’usage de leur pouvoir
jusque-là maladroit, grossier. Combiné, il devenait plus pur, plus ciblé,
moins volatil.
Ainsi, ils avaient grandi.
Nico inspira sans que cela lui demande d’effort pour la première fois
depuis plusieurs minutes, et remarqua avec soulagement que l’apport de
l’énergie de Libby allégeait sa tâche. Il se sentait plus fluide, plus canalisé,
sa magie « s’échappait » comme aurait dit Tristan (Nico n’y aurait jamais
pensé avant, mais maintenant il comprenait ce qu’on éprouvait quand la
magie refusait de s’échapper comme on l’aurait voulu) plus tranquillement
et de façon plus lisse, enrobée et épurée.
En quelques minutes les tuyaux étaient réparés. Rapidement, les zones
de sécurité se mirent à pulser harmonieusement sans trace de perturbation.
Nico utilisa l’énergie qu’il lui restait pour inspecter leur périmètre
sphérique, ce qui entraîna quelques convulsions. Aucune défaillance, cette
fois, pas une seule erreur. Pas d’accroc sur les ondes de sa surveillance.
Libby le lâcha et recula, légèrement chancelante.
– Pourquoi ? demanda-t-elle après un moment.
Nico ouvrit les yeux avec peine pour voir sa silhouette floue dans son
champ de vision. Le rouge des murs avec ses touches dorées se fondait à
côté de ses cheveux, de ses paupières closes. Elle n’était pas complètement
vidée, contrairement à lui, mais pas indemne non plus. Elle avait porté pour
lui une partie de sa charge.
– Je suis désolé, parvint-il à articuler, à bout de forces.
– T’as intérêt, lança-t-elle en posant la paume de sa main sur le parquet.
Plus qu’un petit tremblement.
– C’est pour ça…
Il avait la bouche si sèche.
– C’est pour ça que tu es venue ici ? Le tremblement ?
– Oui.
Bien sûr. Elle en ferait tout un plat : le chahut qu’il avait causé, son
manque de contrôle sur ses capacités, alors qu’elle était la seule à le sentir.
Comme d’habitude, ce serait sa faute, et elle le regarderait de haut…
– Tu es incroyablement doué. C’est rageant, presque, lâcha-t-elle dans
un soupir teinté d’envie avant d’ouvrir les yeux. Faire cette magie…
Elle se tourna pour le regarder avec intensité.
– Je ne m’y serais jamais aventurée seule.
– Je n’aurais pas dû non plus, concéda-t-il.
– Oui, mais tu as failli y arriver. Rien ne dit que tu n’aurais pas réussi
sans moi.
– « Failli », « rien ne dit », ça ne compte pas.
– C’est vrai, mais quand même, insista-t-elle en haussant les épaules. Tu
savais bien que j’allais venir.
Nico ouvrit la bouche pour la contredire, mais après réflexion peut-être
qu’elle avait raison. Elle était son filet, qu’il veuille le reconnaître ou non. Il
n’avait pas beaucoup de marge de manœuvre avant qu’elle se manifeste, et
il avait certainement gardé cette conviction dans un coin de sa conscience.
– Merci, bredouilla-t-il.
Elle semblait satisfaite, contente d’elle.
– Pourquoi réparais-tu la maison tout seul ? demanda-t-elle, décidant de
mettre fin à cet instant de complicité. Reina aurait pu t’aider, ajouta-t-elle.
Nico la trouva particulièrement délicate de ne pas parler d’elle.
– Si j’avais demandé de l’aide à quelqu’un, Rhodes, ça aurait été à toi,
répondit-il pour lui montrer qu’il avait remarqué.
– N’importe quoi, Varona. Tu ne demandes jamais d’aide à quiconque.
– Et pourtant…
Elle leva les yeux au ciel et posa son pouce sur le poignet de Nico pour
prendre son pouls.
– Lent, commenta-t-elle.
– Je suis fatigué.
– C’est tout ?
– Mal à la tête.
– Bois de l’eau.
– Oui, je sais ça, Rhodes, bon sang…
– Des douleurs ? Des gonflements ?
– Oui, oui et oui. Oui à tout…
– Tu devrais dormir.
– Bon sang, je viens de te dire…
– Pourquoi ? l’interrompit-elle.
Et même si Nico était épuisé, même s’il ne voulait pas de la dispute qui
allait suivre, et même s’il aurait largement préféré s’allonger dans son lit et
dormir douze heures d’affilée, il lui servit la seule réponse qu’elle ne
pouvait pas accepter.
– Je ne peux pas te le dire.
Sa voix sonnait terne, même à ses propres oreilles.
Comme attendu, Libby ne dit rien. Il sentit la tension grandir en elle,
l’angoisse l’envelopper pour la protéger, comme les bras de Reina autour du
livre. Sa façon de se défendre, de se mettre en sécurité, de rester cachée.
Il détestait l’admettre, mais il s’en voulait toujours quand il lui donnait
l’impression d’être toute petite.
– S’il te plaît… ne m’oblige pas à te le dire, la supplia-t-il, espérant que
sa profonde sincérité l’aiderait à moins souffrir.
Elle resta muette un instant.
– Tu as dit qu’on formait une alliance, lâcha-t-elle.
– C’est vrai. C’est une alliance, Rhodes, je te le promets. Je ne reviens
pas sur ce que j’ai dit.
– Alors si tu as besoin d’aide… ?
– C’est à toi que je demanderai.
– Et si j’ai besoin de quelque chose ?
Qu’est-ce qu’elle pouvait être puérile ! Un donné pour un rendu. Mais il
ne lui en voulut pas, cette fois.
– Viens me trouver, confirma-t-il, soulagé de pouvoir lui offrir quelque
chose. Je suis avec toi, jusqu’au bout, je te le promets.
– T’as intérêt.
Elle semblait prête à s’en contenter.
– Tu as une sacrée dette envers moi après cette énorme bêtise.
– Je savais que tu finirais par me faire la leçon…
Il ajouta un petit grognement, pour la forme. Pas la peine de se faire
peur en s’éloignant un peu trop de leur animosité habituelle.
– Quand même, tu me dirais si tu étais en danger ?
– On ne l’est plus.
– Ce n’est pas une réponse, Varona.
– D’accord, oui.
Nouveau grognement.
– Je te le dirais si on l’était, mais si ça peut te rassurer, ce n’est pas le
cas.
– Mais on l’était ?
– Pas en danger, exactement. Mais on a laissé quelques… erreurs.
– Et maintenant ?
– Vérifie toi-même si tu ne me crois pas.
– C’est fait.
Petite pause.
– Les tuyaux, sérieusement ?
– Les contraintes de la propriété, tu ne comprends pas ça, Rhodes ?
– Bon sang, je te déteste.
Ouf, retour à la normale.
– Pareil, acquiesça Nico en se relevant péniblement.
Libby, égale à elle-même, ne l’aida pas, et le regarda simplement,
amusée, s’appuyer sur une chaise.
Aussitôt, Nico sentit le muscle de sa cuisse se contracter. La douleur
remonta le long de sa jambe et il ne parvint pas à tenir debout. Il réprima un
grognement.
– Une crampe ? l’interrogea Libby.
– La ferme, siffla-t-il entre ses dents.
Il avait les larmes aux yeux.
– Quel bébé !
Elle agita une main, et, sans crier gare, elle le souleva dans les airs et le
fit disparaître. Il se rematérialisa dans sa chambre, flottant dans l’air. Il
s’accrocha à son ciel de lit et, quand Libby rétablit la gravité, il s’affala de
tout son poids sur son matelas, endolori de la tête aux pieds.
– Merci, lâcha-t-il en restant allongé sur ses oreillers sans la moindre
velléité de se déshabiller.
Il prit alors vaguement conscience qu’il n’avait plus sa chemise trempée
de sueur sur lui. Il n’avait pas encore bu…
Il cligna des yeux, stupéfait de voir un verre d’eau apparaître sur sa
table de chevet.
– Putain, Rhodes, grommela-t-il pour lui-même.
– J’ai entendu, retentit la voix de Libby de l’autre côté de la porte.
Mais Nico sombrait déjà dans le sommeil, se consumant comme la
flamme d’une bougie qu’on éteint d’un souffle.
PARISA

Alors ce n’était pas un jeu. Ou alors, un jeu particulièrement sadique.


Atlas et Dalton n’avaient jamais précisé qu’un des six candidats
retournerait chez lui, songea-t-elle après coup. Ils avaient juste dit qu’un des
six serait éliminé à la suite de la décision prise par les cinq autres. Cinq
candidats choisiraient celui qui devait partir, mais les conditions de ce
départ n’avaient jamais été mentionnées. Pour elle, c’était une méthode
arbitraire et civilisée pour s’assurer que les meilleurs et les plus investis
resteraient.
Seulement, à présent, plus rien n’avait le même sens. Pourquoi la
Société la plus exclusive des universitaires du monde permettrait-elle à un
de ses membres potentiels de partir ? Ce serait au mieux une importante
brèche dans leur système de sécurité. Même si le médéien éliminé quittait la
Société en bons termes, ce qui était déjà compromis, personne ne
garantissait qu’il ne laisserait pas fuiter par mégarde des informations.
Seuls les morts savent garder des secrets. Dès qu’elle l’avait compris,
trébuchant sur cette pensée dans l’esprit de Dalton, tout était devenu plus
clair.
Le souvenir de leur rencontre se rejouait comme une prophétie dans sa
mémoire.
– L’un de nous doit mourir, avait lancé Parisa tout haut, après leurs
ébats dans la salle de lecture, pour donner vie à cette évidence.
Dalton était encore en elle, mais elle ne le remarqua que lorsqu’il se
figea.
– Quoi ?
– C’est pour ça que tu ne veux pas que je perde. Tu ne veux pas que je
meure.
Elle l’éloigna d’elle pour le regarder.
– C’est un peu drastique, tu ne trouves pas ?
Il ne semblait ni soulagé ni affolé qu’elle le sache. Résigné, tout au plus.
Et quand il essaya de se retirer, elle le garda en place.
– Tu as tué quelqu’un, alors, conclut-elle. C’est ce qui t’interdit de
sortir ? Ta culpabilité ?
– Tu t’es servie de moi, commenta-t-il, confirmant ses propres
soupçons.
Ce qui équivalait à un oui.
– Mais quelle raison peut-on avoir de tuer un initié ? insista Parisa, sans
chercher à apaiser son ego.
Comme si une femme n’avait pas le droit de prendre son pied et de lire
dans les pensées en même temps ! Leurs corps ne s’étaient pas encore
séparés, et Dalton trouvait déjà le moyen de faire d’elle la méchante de son
récit de femme fatale. Franchement, elle n’avait ni le temps, ni la patience
pour ces enfantillages.
– Quel est l’intérêt de débarrasser le monde d’un médéien ?
Dalton recula et remonta son pantalon à la hâte.
– Tu n’es pas censée le savoir, grommela-t-il. J’aurais dû faire plus
attention.
Menteur. Il avait voulu qu’elle soit au courant.
– Il vaut peut-être mieux éviter de s’attarder sur des informations que
nous ne devrions pas connaître, répliqua Parisa.
Dalton lui décocha un regard, se délectant encore de son goût sucré sur
sa langue, au point que ses pensées y revenaient constamment.
– Tu vas me dire pourquoi, ou tu préfères que j’aille dire aux autres que
nous sommes engagés dans un combat contre la mort ?
– Ce n’est pas du tout ça, protesta Dalton machinalement.
C’était vraisemblablement la réplique de la Société. Elle se demanda
s’il était capable d’apporter d’autres explications, personnelles ou pas.
– La magie a un prix, Parisa. Tu le sais. Certains sujets exigent des
sacrifices. Du sang. De la douleur. La seule façon de créer une telle magie
est la destruction.
Ses pensées se dessinaient moins nettement.
– Ce n’est pas la raison, contredit Parisa, cherchant à le faire réagir.
– Bien sûr que si.
À présent, il était impatient, nerveux. Il détestait peut-être juste qu’on le
contredise, mais elle doutait que ce soit la seule raison de son état.
– Les sujets contenus dans les archives ne sont pas à mettre à la portée
de tous. Ils sont rares et demandent d’immenses pouvoirs et une capacité
infinie de retenue. C’est pour cela que seuls six candidats sont
sélectionnés…
– Cinq, le corrigea Parisa. Cinq sont choisis. Un est assassiné.
Il pinça les lèvres.
– N’appelle pas ça un assassinat. Ce n’est pas un assassinat. C’est…
– Un sacrifice volontaire ? J’en doute.
Elle éclata de rire.
– Selon toi, nous aurions accepté les termes du marché si nous avions su
que l’un de nous perdrait la vie ? Et je sens que tu ne me dis pas tout.
Elle le dévisagea soigneusement, attendant qu’il en dévoile plus, mais il
s’était barricadé dans un coffre-fort. Il en avait déjà révélé bien trop. Ou
alors, il voulait qu’elle le pense. Elle n’arrivait pas encore à savoir si telle
avait été son intention.
– Tu voulais que je le sache, Dalton, lui rappela-t-elle, décidant de le
provoquer. Je ne te crois pas suffisamment étourdi pour m’avoir laissée
m’approcher de toi comme je l’ai fait. Mais si tu veux que je fasse quelque
chose de ton avertissement, tu dois me dire pourquoi tu m’as mise en garde.
Parce que, sinon, pourquoi resterais-je ?
– Tu ne peux pas partir, Parisa. Tu en as trop vu.
Et de toute façon, il n’avait pas l’air de penser qu’elle le ferait même si
elle le pouvait. Il ne trahissait aucune panique, aucun affolement en
prononçant ces mots. Il énonçait juste un fait.
Quel dommage qu’il ait raison. Après tout, ce qu’elle avait laissé
derrière elle pouvait bien y rester pour toujours.
Elle rajusta ses sous-vêtements, lissa sa jupe et se redressa.
– Dalton, l’interpella-t-elle en le prenant par le col. Tu sais que je ne me
suis pas seulement servie de toi, n’est-ce pas ?
Il s’humecta les lèvres.
– Pas seulement ?
– J’ai pris beaucoup de plaisir, assura-t-elle en l’attirant à elle. Mais
j’aurai encore des questions une fois que j’aurai réfléchi à tout ça.
Les mains de Dalton se posèrent sur les hanches de Parisa sans même
qu’il les contrôle. Elles chercheraient sa présence, désormais, elle le savait.
Il se réveillerait au milieu de la nuit avec sur ses paumes la sensation de sa
peau.
– Je ne te donnerai peut-être rien, lança-t-il.
– Peut-être.
Elle ne fit rien après leur rencontre, se donnant du temps pour
l’observer maintenant qu’elle savait. Quand elle conclut qu’il ne ferait rien,
la signification de son silence s’intensifia. Il attendait, lui aussi, mais elle
doutait que cela dure longtemps.
Elle avait raison. Quelques semaines à peine avaient passé lorsqu’ils se
retrouvèrent de nouveau dans une situation compromettante.
À ce stade, ils en étaient à discuter des théories sur le temps et Parisa,
qui se spécialisait dans la conscience, put se montrer bien plus investie que
pour la magie de la matière. La plupart des théories sur le temps et son
mouvement se basaient sur la psychologie : l’expérience du temps était
façonnée pour chacun par ses pensées ou ses souvenirs. Les fragments du
passé semblaient plus proches, alors que l’avenir, on pouvait avoir
l’impression qu’il n’existait pas, qu’il était très éloigné, ou qu’il approchait
rapidement. Tristan était décidé à prouver l’importance de la théorie
quantique du temps (à ce qu’elle avait compris), mais Parisa se concentrait
sur l’évidence : la réelle fonction du temps ne dépendait pas de sa
construction, mais de la façon dont il était vécu.
Pour la première fois, la bibliothèque lui révélait ses secrets,
exclusivement à elle, l’orientant dans une direction ou une autre, et elle
commença à explorer les textes historiques qu’elle avait tant méprisés au
début. Pas Freud, bien sûr, qu’elle considérait comme de la psychologie
mortelle occidentale sur l’inconscient en retard de plusieurs siècles. Elle se
concentra plutôt sur les parchemins de l’âge d’or de l’Islam, partant d’une
intuition à peine formée. Elle découvrit que l’astronome arabe Ibn al-
Haytham avait observé sur les illusions optiques la même chose que Parisa
avait observé sur l’expérience humaine en général : le temps était une
illusion. Pratiquement toutes les théories sur le temps s’appuient sur une
idée fausse, et sa manipulation en tant que concept s’effectue à travers le
mécanisme de la pensée ou des émotions. Callum était bien trop paresseux
pour s’intéresser au sujet, mais Parisa plongea dans les débuts de l’art
psychologique médéien, islamique et bouddhiste principalement, avec une
ferveur qui laissa les autres pantois.
Tous sauf Dalton.
– Je te l’avais dit, lança-t-il une nuit où il la trouva seule dans la salle de
lecture.
Elle lui permit de penser qu’il l’avait surprise.
– Hein ? lâcha-t-elle, feignant l’étonnement.
Il s’assit sur la chaise à côté d’elle.
– C’est le manuscrit d’Al-Biruni ?
– Oui.
– Tu étudies le temps de réaction ?
C’est Al-Biruni qui avait été le premier à l’étudier avec son
chronomètre mental, qui dans ce cas calculait le temps entre un stimulus et
une réaction. Combien de temps il fallait à l’œil pour percevoir et au
cerveau pour réagir.
– Comment sais-tu ce que j’étudie ? demanda Parisa, même si elle
connaissait déjà la réponse.
Ils savaient tous les deux qu’il ne pouvait plus la lâcher du regard.
– Je vois que tu élabores une théorie. Je me disais que tu aimerais peut-
être en discuter.
Elle esquissa un demi-sourire.
– Tu veux qu’on se murmure à l’oreille des termes de psychologie
différentielle ? Comme c’est excitant…
– Je trouve moi-même l’intimité de l’étude intensive déstabilisante, dit-
il en se penchant vers elle. L’expression d’une pensée non encore formée.
– Tu dis que mes pensées n’ont pas encore de forme ?
– Tu ne partages rien avec les autres, commenta-t-il. Et je t’ai conseillé
de trouver un allié.
Elle frôla son genou avec le sien.
– N’en ai-je pas trouvé un ?
– Pas moi.
Il lui adressa un rictus méprisant, mais ne bougea pas sa jambe.
– Je te l’ai dit, c’est impossible.
– Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai besoin d’un allié ? Ou que je me
laisserai assassiner ?
Dalton regarda autour de lui, même s’il n’y avait aucun risque qu’on les
entende. Parisa ne sentait pas d’autre activité cognitive dans la maison,
outre peut-être celle de Nico. Il avait régulièrement de la visite par
télépathie, même s’il n’était jamais complètement conscient quand cela se
produisait.
– Tout de même, répliqua-t-il, comme une supplication.
Crois-moi, écoute-moi.
Désire-moi, fais-moi l’amour, aime-moi.
– Quel est le problème ? Tu ne me fais clairement pas confiance,
remarqua Parisa. Je ne pense même pas que tu voudrais me faire confiance
si tu le pouvais.
Il esquissa un petit sourire entendu.
– Je ne veux pas, en effet.
– T’ai-je séduit alors ?
– Au sens propre du terme, oui.
– Et au sens sale ?
Ses cheveux tombaient sur une épaule. Il les regarda.
– Tu me tourmentes un peu.
– Parce que tu penses que je pourrais ne pas avoir envie de toi ?
– Parce que je pense que tu pourrais en avoir envie, et ce serait
désastreux. Calamiteux.
– De m’avoir captive ?
Cela correspondait à son personnage. La séductrice, destructrice.
À travers le monde, les poètes pleuraient sur les femmes qui les avaient
anéantis avec leur amour.
– Non. C’est toi qui m’aurais captif, contredit-il, ses lèvres dessinant
une moue ironique.
– Quelle effronterie.
Tellement pas typique de lui. Elle n’avait pas encore réussi à identifier
sa nature. Était-il humble ou vantard ? S’était-il laissé mener par le bout du
nez, ou la guidait-il quelque part intentionnellement ? L’idée qu’il pût la
manipuler comme elle pensait le manipuler lui parut vertigineuse. Elle se
tourna pour lui faire face.
– Que se passerait-il si je voulais t’avoir ?
– Tu me voudrais.
– Et ?
– Rien. C’est tout.
– Ne t’ai-je pas maintenant ?
– Si c’était le cas, tu trouverais ça ennuyeux ?
– Tu joues à un jeu, c’est ça ?
– Je ne t’insulterai jamais avec un jeu.
Il baissa les yeux, ses pommettes éclairées par la lumière tamisée de la
lampe sur la table. Joli angle, constata Parisa, admirative.
– Quelle est ta théorie ? demanda-t-il.
– Qui as-tu tué ?
Ils étaient dans une impasse, la tension entre eux, à son comble.
– Les autres ont proposé qu’on se concentre sur la mécanique du temps.
Les boucles.
– Je n’ai pas besoin de reconstruire l’univers en blocs, répliqua Parisa
en haussant les épaules.
– Pourquoi pas ? N’est-ce pas le pouvoir ?
– Pourquoi ? Parce que personne ne l’a fait avant ? Je n’ai que faire
d’un monde nouveau.
– Parce que tu veux celui que tu as ?
– Parce que le pouvoir nécessaire à en construire un nouveau détruirait
tout sur son chemin, répondit-elle, impatiente. La magie a un coût. Ne l’as-
tu pas dit toi-même ?
– Intéressant, ponctua-t-il en la dévisageant. Donc tu es d’accord.
– Avec quoi ?
– Les règles de la Société. Son système d’élimination.
– De meurtre, tu veux dire, corrigea Parisa. Ce qui est en soi une insulte.
– Et pourtant tu restes ?
Malgré elle, son regard se posa sur ses notes.
– Je te l’avais dit, déclara Dalton, et son sourire s’élargit. Je te l’avais
dit. Même si tu avais su la vérité, tu n’aurais pas refusé.
– Qui as-tu tué ? demanda à nouveau Parisa. Et comment as-tu fait ?
Il tira sur la page qu’elle avait sous le bras et l’étudia.
Elle poussa un soupir, se rappelant ce qu’il avait dit sur l’intimité de
l’étude. Il la préférait quand elle était vulnérable. Quand il tenait une partie
d’elle qu’elle n’avait pas voulu céder. Du plaisir pur ou de la connaissance
non partagée.
– Les souvenirs, lança-t-elle, et Dalton leva les yeux du texte.
L’expérience du temps à travers les souvenirs.
Il fronça les sourcils.
– Voyager dans le temps est simple, expliqua-t-elle. À condition de
voyager dans ce que quelqu’un perçoit du temps. Peut-être que mes
associés qui manquent clairement de finesse ne seront pas intéressés…
ajouta-t-elle, s’attendant à ce qu’il ne comprenne pas.
– Ils se concentrent sur leur domaine de spécialisation, tout comme toi.
Continue.
– Ce n’est pas très compliqué, obéit-elle, pas mécontente de sa
remarque même si elle ne la surprenait pas. Les gens intelligents réagissent
aux stimuli, par conséquent, ils perçoivent le temps comme plus rapide et
on peut avoir l’impression qu’ils en ont plus. L’intelligence est aussi, en
quelque sorte, une maladie. Le génie est souvent un effet secondaire de la
manie. Peut-être que certains ont un tel excès de temps qu’ils le vivent
différemment. Et si le temps pouvait être consommé autrement, il pourrait
être préservé. Si une personne avait un excès de temps…
– Elle pourrait voyager différemment dans sa propre expérience du
temps, conclut Dalton.
– Oui, en substance.
Songeur, il posa une main sur sa bouche.
– Comment mesurerais-tu l’intelligence ? Ou serait-ce de la magie, dans
ce cas ?
– Qui as-tu tué ?
– Il n’était pas apprécié, répondit Dalton, à la grande surprise de Parisa.
Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il lui réponde.
– Non pas que ce soit une excuse, concéda-t-il.
– Était-il dangereux ?
– Pardon ?
– Représentait-il un danger pour toi ou pour la Société ?
– Il…
Dalton recula légèrement.
– La Société n’a pas décidé qu’il vive ou qu’il meure.
– Ah non ? Tout de même. La Société sélectionne six candidats tous les
dix ans sachant que l’un d’eux sera éliminé. Ne crois-tu pas qu’elle sait à
l’avance duquel on pourra se dispenser ?
Dalton cligna des yeux.
Et encore une fois.
Ses pensées s’embrumèrent, se déformèrent. Elles prirent un autre
aspect, cette fois.
– Comment l’as-tu tué ?
– Coup de couteau.
– Une embuscade ?
– Oui, d’une certaine façon.
– À la romaine, commenta-t-elle.
– Nous étions sous l’emprise de la drogue, se justifia-t-il en serrant la
mâchoire. Ce n’est pas facile de prendre une vie. Même si l’on sait que
c’est nécessaire.
Parisa ne pouvait accepter l’idée qu’on fasse quelque chose contre sa
volonté.
– Et si tu ne l’avais pas fait ?
– Quoi ?
– Et si tu avais décidé de ne pas le tuer, répéta Parisa alors que les
pensées de Dalton redevenaient confuses. La Société serait intervenue ?
– Il le savait, lança Dalton. Il savait que ce serait lui.
– Et alors ?
– Alors il aurait tué l’un de nous, s’il en avait eu l’occasion.
Une pause.
– Probablement moi.
Voilà qui expliquait sa peur, en partie du moins.
Parisa s’approcha et dégagea une mèche de cheveux du front de Dalton.
– Prends-moi dans ton lit, cette nuit. Je meurs de curiosité.
Ses draps, d’un blanc immaculé, étaient impeccablement bordés. Elle
prit beaucoup de plaisir à les défaire.
Ensuite, ils eurent d’autres rencontres.
Une fois, elle le trouva dans les jardins. Tôt le matin, il faisait froid et
humide. Assis par terre, dos à la maison, Dalton contemplait le cornouiller
sans fleurs.
– Les Anglais, lâcha-t-elle. Quel talent pour surromantiser leurs
lugubres hivers !
– Anglophile, commenta-t-il en se tournant vers elle.
Il avait les joues éclatantes de froid. Elle les prit entre ses mains pour
les réchauffer.
– Attention. Je pourrais prendre ça pour de la tendresse, plaisanta-t-il.
– Tu m’en penses incapable ? La séduction n’est pas toujours
meurtrière. Tout ce que veulent la plupart des gens, c’est qu’on s’occupe
d’eux. Si je n’avais pas de douceur, je n’irais nulle part.
– Et où veux-tu aller ce matin ?
– Là où tu m’emmèneras, dit-elle en lui faisant signe de la guider.
Lentement, il longea la pelouse.
– La flatterie fait partie de la séduction, n’est-ce pas ?
– Inévitablement, oui.
– Ah. Je regrette d’être un cas si évident.
– Personne n’est évident.
– Donc, nous ne sommes pas simples, reformula-t-il en souriant. Nous
sommes juste tous… pareils ?
– Un défaut de l’humanité, acquiesça Parisa en haussant les épaules.
Cette compulsion à être unique, en conflit avec le désir d’appartenir à une
unicité identifiable.
Ils étaient déjà trop loin pour qu’on les vît et personne ne devait être
réveillé, mais il l’attira tout de même derrière un bosquet de bouleaux.
– Tu fais de moi un être si banal…
– Ah oui ?
– Pense à combien je pourrais paraître intéressant à quelqu’un d’autre.
Un universitaire assassin.
– Tu n’es pas inintéressant. Pourquoi voulait-il te tuer ?
– Qui ?
Ce jeu était épuisant, mais apparemment nécessaire.
– Combien de gens ont voulu te tuer, Dalton ?
– Sûrement beaucoup.
– Si délicieusement original, le complimenta-t-elle.
Il l’attira à lui, ses hanches caressant les siennes.
– Dis-moi quelque chose. Aurais-tu eu encore plus envie de moi si je
t’avais résisté plus longtemps ?
– Non. Je t’aurais trouvé incroyablement bête.
Elle joua avec la boucle de la ceinture de Dalton, retournant des pierres
dans ses propres pensées.
– Parle-moi du Forum, lança-t-elle, heureuse de le voir surpris. Je suis
intriguée par les ennemis de la Société. Je me demande en particulier s’ils
n’ont pas raison.
Elle n’avait pas oublié que seuls les agents du Forum avaient réussi à
s’enfuir au cours de l’installation.
Malgré son sursaut d’étonnement initial, Dalton resta impassible.
– Qu’est-ce que je devrais savoir sur le Forum ?
Elle poussa un soupir.
– Très bien. Alors dis-moi pourquoi il voulait te tuer.
– Il devait tuer quelqu’un, expliqua Dalton, même s’il l’avait déjà dit.
Avant qu’on le tue.
– Étais-tu trop faible ou trop fort ?
– Quoi ?
– Il t’a pris pour cible parce que tu étais trop faible, précisa-t-elle. Ou
trop fort, au contraire.
– À ton avis ?
Elle leva les yeux vers Dalton qui l’examinait attentivement.
– Tu m’as bien choisi pour une raison, remarqua-t-il en haussant les
épaules. Parce que j’étais faible ou fort ?
– Tu te transformes toi-même en parabole ?
– Peut-être.
– Pourquoi pensais-tu qu’il serait dangereux pour moi de t’avoir ? Pour
qui est-ce que cela serait dangereux ?
– Pour moi. Entre autres.
– Et pourtant tu manques un peu d’instinct de survie, non ?
– Sûrement.
– Est-ce pour cela qu’il voulait te tuer ?
Elle l’avait dit comme une plaisanterie, cherchant à savoir ce qu’elle
obtiendrait si elle visait au hasard, mais l’expression sur son visage lui
sembla soudain plus sévère.
– Je voudrais faire un test, déclara-t-il. Rejoins-moi ce soir.
– Où ?
– Dans ma chambre. Je voudrais voir si tu es si bonne que ça.
– Tu m’as déjà testée, répliqua-t-elle sèchement. Et je trouve qu’on a
tous les deux relevé le défi de façon admirable.
– Je ne parle pas de ça, protesta-t-il même s’il n’y était clairement pas
opposé. Ce que je veux dire, c’est que je vais passer la journée à enterrer
quelque chose. Une pensée.
– Une réponse ?
– Oui.
Un frisson d’excitation la parcourut.
– Je croyais que tu ne voulais pas jouer à des jeux avec moi ?
– Ce n’est pas un jeu. C’est un test.
– Pourquoi ?
– Par curiosité.
Elle le dévisagea, perplexe, mais conclut qu’il était sérieux.
– Je t’intéresse, conclut-elle.
– C’est assez clair.
– Pas comme ça, dit-elle avec un demi-sourire, en tirant sur la boucle de
sa ceinture. Tu veux m’étudier.
– Suis-je le premier ? demanda-t-il, sans le nier.
– Peut-être.
Ou presque.
– Mais pourquoi ?
– Je ne suis pas sûr.
Elle vérifia, il disait vrai.
– Une intuition peut-être, ajouta-t-il.
Elle haussa les épaules et changea de sujet.
– Quelle est ma récompense si je réussis ?
– Une réponse.
– La réponse ?
– Oui, d’accord.
Une pause.
– Cela va t’épuiser.
– Le test ou la réponse ?
– Le test… Pour le moment.
– Parfait, se réjouit-elle, facétieuse.
– Je sais déjà ce dont tu es capable sans effort. Je veux voir ce qui se
passe quand tu t’appliques.
Elle frissonna d’anticipation. Cette sensation de se retrouver dans son
élément lui avait manqué.
– Très bien, ponctua-t-elle en pliant les doigts. Je m’appliquerai alors.
Le soir, quand elle arriva dans les quartiers privés de Dalton, en passant
discrètement par l’aile est, alors que tous les autres étaient partis se coucher,
il dormait déjà. Sa chambre ressemblait en tout point à celles des candidats,
sans aucun effet personnel pour la distinguer. Une armoire, un bureau, un
âtre vide. Sur le chevet, un sablier indiquait clairement que son test allait
être chronométré. Les yeux fermés, elle le retourna et s’allongea sur le dos à
côté de Dalton, trouvant le rythme de son pouls. Elle devrait plonger au fin
fond de sa propre conscience pour localiser les limites de la sienne sur un
plan astral parallèle, et ensuite faire l’effort de chercher les portes les plus
difficiles à ouvrir.
Elle se glissa facilement dans son esprit. Quand elle ouvrit les yeux, elle
vit un enchevêtrement d’épines.
– Quel cliché, soupira-t-elle en écartant le mur de ronces.
Derrière une arche végétale, elle découvrit un labyrinthe de cyprès
immenses et une dalle couverte de cendres qui menait (bien sûr) vers un
château gothique avec de fines tours aussi délicates que dans un conte de
fées.
– J’ai une heure pour arriver jusqu’au prince dans sa tour, c’est ça ?
Une heure de son expérience à lui, et tout indiquait qu’il était
particulièrement brillant. Elle se tourna sur le côté, remarquant des
champignons qui germaient sur l’allée de ronces.
– Subtil, lâcha-t-elle sèchement, en arrachant un pour le voir se
transformer en sable dans sa main.
Comme dans le sablier, le temps lui coulait entre les doigts.
Un chronomètre mental, ils en avaient déjà parlé. Alors qu’elle
traversait son esprit, Dalton lui permettait de manipuler sa vision du temps à
elle, de s’en servir à son gré, comme un bonus dans un jeu vidéo. C’était
donc bien un jeu. Qu’à cela ne tienne, en guise de clin d’œil elle fit
apparaître une fine armure parfaitement ajustée et élégante, en échange de
quelques grains de temps.
Parcourir le labyrinthe était destiné à miner son énergie. Utiliser sa
magie dans l’esprit de Dalton lui demandait des efforts incroyablement plus
intenses que dans le monde physique. Son pouvoir formait comme un
embouteillage, où chaque ralentissement se répercutait exponentiellement
sur l’ensemble de ses actions, et où chaque utilisation de la magie en dehors
de l’esprit de Dalton se soldait par un effort supplémentaire à l’intérieur. Si
elle se servait de l’excès de temps qu’elle avait rassemblé elle s’épuiserait,
mais dans le cas contraire elle n’arriverait pas au bout. Des règles
compliquées, mais intelligentes, surtout pour quelqu’un qui n’était pas
principalement un télépathe. Comme tout, cela revenait à un pari. Sa façon
d’aborder le casse-tête de Dalton ne dépendait que d’elle.
Rien de tout cela n’était trivial : le château que Dalton avait construit
dans sa tête n’avait pas pu être érigé en un jour. Un médéien moins doué
n’aurait même pas eu assez d’une vie entière pour y parvenir. Et cela
signifiait qu’il avait quelque chose à cacher. Les parois du labyrinthe
changeaient constamment, mais l’ensemble donnait une impression de
majesté et de complexité. Dalton Ellery ne voulait clairement pas qu’on
découvre son secret et il savait magistralement bien le protéger de Parisa.
Elle s’attendait, vu la sophistication de ses défenses mentales, à se
retrouver expulsée. L’esprit invoquait facilement des flammes, et de petits
feux s’échappaient des fissures dans les chemins en pierre, des langues
incandescentes qui éclairaient son trajet. Les attaques des gardes spectraux
ne la surprenaient pas. Ils avaient été clonés à la hâte à partir d’un
humanoïde et se battaient tous de façon mécanique : les mêmes répétitions
de coups, encore et encore. Impressionnant pour un amateur, mais ce n’était
qu’un test. Dalton ne voulait pas qu’elle meure, il le lui avait exprimé
clairement. Ce qui expliquait peut-être pourquoi son cerveau ne pouvait se
résoudre à la menacer vraiment. Il cherchait juste à ce qu’elle fasse ses
preuves.
Le labyrinthe donnait sur une longue colonnade qui menait à l’entrée du
château. Parisa passa sous une arche pour monter les marches de la tour la
plus haute. Elle les gravit deux par deux. L’armure qu’elle portait
commençait à rouiller, son corps, à s’effacer. Elle n’avait plus beaucoup de
temps.
Le château lui-même avait une forme classique dénuée de fantaisie,
inspiré sûrement d’un endroit qu’avait visité Dalton. Mais elle repéra des
détails auxquels elle ne se serait pas attendue : les flammes des torches sur
les murs réagissaient uniquement aux changements dans l’air et les couleurs
des tapisseries avaient été choisies indépendamment de ses souvenirs. Elle
s’engagea sur l’escalier principal en suivant le chemin tracé pour elle. Les
pièces qui le bordaient étaient meublées et équipées avec réflexion et pas
d’après un modèle. La palette de teintes se déclinait en cobalts et violets,
comme un hématome dépaysant.
Les couloirs se rétrécirent, la soulevant de palier en palier jusqu’à ce
qu’elle arrive sur un escalier en colimaçon. Au sommet, elle trouva trois
pièces fermées, contrairement aux autres. Elle pouvait les ouvrir toutes,
mais n’aurait que le temps d’y jeter un coup d’œil. Si elle voulait vraiment
fouiller, elle devrait en choisir une.
Derrière la première porte, elle tomba sur elle-même. Cette Parisa – la
Parisa de Dalton – pivota dans les bras de Dalton pour regarder la vraie
Parisa dans le couloir. Ah, il lui donnait donc la possibilité de voir ce qu’il
ressentait sincèrement pour elle. Inintéressant.
Elle ouvrit la deuxième porte. Un souvenir. Un inconnu, et Dalton avec
un couteau dans la main. Voilà donc comment cela s’était passé. Tentant.
La troisième pièce contenait seulement un coffre fermé. Le forcer
demandait sans doute plus de temps que ce dont elle disposait. Seulement,
le décor l’interpella. C’était une place romaine : un forum. Le Forum.
Hésitante, elle avança, mais s’arrêta soudain. Cela pouvait attendre. Et
elle pourrait toujours trouver la réponse par elle-même.
Elle tourna donc les talons pour ouvrir la deuxième porte dans laquelle
elle vit Dalton avec l’inconnu et le couteau en équilibre instable entre les
deux.
Pratiquement tout de suite, elle fut emportée dans la conscience de
Dalton et vécut la scène dans ses souvenirs, même si elle n’avait pas
commencé où elle pensait.
– … crois vraiment ? avait murmuré l’inconnu, un jeune homme, en
direction d’un Dalton plus jeune et méconnaissable.
Il avait les mêmes cheveux, la même élégance, mais quelque chose sur
son visage était différent. Dix ans de moins, bien sûr, mais pas seulement.
Il y manquait quelque chose !
– Une fois que nous l’aurons fait, nous ne pourrons plus revenir en
arrière.
Le jeune homme avait la peau mate et parlait avec un accent qu’elle ne
reconnut pas. Il arpentait une des chambres de la Société. Peut-être même
celle de Parisa.
– Pourrais-tu vivre avec ça ?
Dalton, allongé sur le côté, sur le lit, écoutait vaguement. Nonchalant, il
formulait un sort et l’air au-dessus de son livre ouvert s’anima, formant
rapidement une petite tempête au-dessus des pages.
– Je n’aurai pas à le faire, répondit-il.
Il jeta un regard inquiétant à Parisa, debout dans l’embrasure de la
porte.
– Les gens pensent que c’est le sens de la vie qui compte, lui dit-il.
Parisa fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas comment il manipulait
ses souvenirs pour pouvoir s’adresser à elle, mais il y arrivait, même
pendant que l’inconnu continuait à faire les cent pas.
– Mais ce n’est pas le cas, continua-t-il. Tout le monde veut un but, mais
il n’y a aucun but. Tout ce qu’il y a, c’est vivant ou mort. Ça te plaît ?
demanda-t-il brusquement en changeant de ton. Je l’ai fait pour toi.
Il se tourna vers le jeune homme avant que Parisa puisse répondre.
– Je pourrais te ramener, affirma Dalton.
Même Parisa sentait que ce Dalton plus jeune n’avait pas l’air sincère.
– Je croyais que tu avais dit le contraire ? s’étonna le jeune homme en
se figeant soudain.
– J’ai dit que je ne le ferai pas, mais bien sûr que je le peux.
Il leva de nouveau la tête vers Parisa et lui adressa un sourire troublant.
– La mort ne s’inscrit pas pour moi dans la permanence. Hormis la
mienne, ce qui explique ce que j’ai fait ensuite.
Il se tourna de nouveau vers le jeune homme.
– Rien ne prouve qu’on ne puisse pas te ramener à la vie, continua-t-il,
effaçant la petite tempête qu’il avait créée. C’est peut-être un autre test ?
Peut-être qu’il y a toujours un animateur et qu’en fait personne ne meurt.
Un éclair jaillit. Le couteau. Il scintillait dans la main de Parisa.
Elle sentit une secousse. La lame qui entre dans la chair.
Et, sans transition, elle se retrouva assise toute seule.
– Je ne devrais pas faire ça, mais tu dois m’écouter.
C’était Atlas Blakely qui faisait les cent pas, cette fois, et quand Parisa
baissa les yeux, elle vit le poing serré de Dalton à la place du sien.
– C’est toi qu’ils veulent tuer, Dalton. Les autres se sont mis d’accord
pour que ce soit toi.
– Comment le sais-tu ?
La voix de Dalton sortit de la bouche de Parisa. Elle était toujours dans
la même chambre, sûrement celle de Dalton. Atlas se tenait à côté de la
cheminée.
– Ils ont peur de toi. Tu les perturbes.
– Petit de leur part ! cracha Dalton. Alors qu’ils essaient.
– Non ! s’exclama Atlas en se tournant. Tu dois les convaincre du
contraire. Tu dois survivre.
– Pourquoi ?
– La Société a besoin de toi, même si elle ne le voit pas. Ce dont tu es
capable, ce à quoi tu as accès…
Il s’interrompit en secouant la tête.
– Que peuvent-ils faire avec lui ? Il y en a déjà eu d’autres. Ce genre
d’hommes deviennent riches et puissants, ils contribuent à l’oligarchie
mondiale et rien de plus. Fin de l’histoire. Tu es nécessaire de tant d’autres
façons.
La scène se figea et, après une toute petite coupure, les éléments de la
pièce disparurent pour laisser un espace nu. Parisa avait été plongée dans un
trou de mémoire temporaire. Et de nouveau, Dalton était assis devant elle,
une tache de lumière que Parisa tentait en vain de chasser. Dans son armure,
elle se retrouvait assise dans la petite pièce presque vide de la tour.
Ils étaient seuls à présent, chacun sur une chaise en bois quelconque, et
Dalton – dans sa version jeune – se penchait en avant, à quelques
centimètres de son visage.
– Ils s’étaient habitués à moi, lança-t-il. Et je n’aimais pas tuer. Je suis
un animateur, ajouta-t-il, comme si cela expliquait tout.
C’était sûrement le cas, en partie.
– Tu apportes la vie ?
– J’apporte la vie, confirma-t-il.
Ce Dalton – souvenir, hologramme ou fantôme – avait été altéré. C’était
évident dans ses mouvements saccadés, lui qui était toujours si minutieux.
Elle avait du mal à évaluer son degré de sincérité. Ses souvenirs avaient
clairement été modifiés, soit par le traumatisme de son expérience passée,
soit par la main habile de son moi actuel.
– Tu te sers de moi ? demanda-t-elle, inquiète de s’être laissé entraîner
là où elle n’aurait pas dû.
Le Dalton jeune esquissa un rictus.
– Dommage que tu ne sois pas entrée dans les autres pièces, tu te serais
bien amusée. Celle-ci est affreusement ennuyeuse.
– Tu lui as menti, commenta-t-elle. L’autre candidat. Tu lui as dit que tu
le ramènerais.
– Il n’a jamais accepté, répliqua Dalton. Il savait que je ne le ferais pas,
je pense.
– Le tuer ou le ramener ?
– Les deux, j’imagine.
– Alors il a dit aux autres de te tuer ?
– Oui.
– Et tu les as convaincus du contraire ?
– Oui.
– Ça a été difficile ?
– Non. Ils étaient contents que ce ne soit pas moi.
– Et pourquoi ne l’as-tu pas ramené ?
– Trop de travail, se justifia-t-il en haussant les épaules. Quelqu’un doit
mourir. C’est obligé, sinon ça ne fonctionne pas.
– Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ?
Il lui décocha un regard vide.
Cette version de lui n’avait rien à voir avec ce qu’elle s’était imaginé.
– Qu’est-ce que le Forum ? demanda Parisa.
– Barbant. La Société refuse.
– Tu ne trouves pas cela intéressant ?
– Tout le monde a des ennemis.
Elle ne put s’empêcher de ressentir un décalage. Certains détails ne
collaient pas.
– Pourquoi es-tu toujours ici ? Dans la Société. Pourquoi es-tu resté ?
Il avança vers elle et elle devina soudain ce qu’il était. Il vacilla
légèrement, bougea par à-coups.
Vivant, mais à peine. Conscient, mais pas aux commandes.
Pas un fantôme. Pas un souvenir.
– Tu es une animation ? demanda-t-elle, oubliant sa question
précédente.
La bouche de Dalton se tordit. Ses lèvres s’écartèrent.
Et Parisa sentit une main sur son col qui la tirait en arrière.
– Sortez, ordonna une voix grave. Maintenant.
Elle se redressa d’un bond, sans bouger d’un pouce, en réalité. De
retour dans sa propre conscience, elle se retrouvait paralysée sur le côté. Le
vrai Dalton lui tenait la tête et, petit à petit, elle parvint à occuper son corps
et se rendit compte qu’elle avait eu une crise d’épilepsie. Elle s’étouffait
avec sa propre langue.
Elle était allée au bout de ses forces. Le sablier à côté d’elle avait depuis
longtemps arrêté de couler et, à en croire la tête de Dalton, il avait eu du
mal à la réveiller.
Elle s’éloigna de lui en se ratatinant.
– Qu’est-ce que c’était ?
– Quoi ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
– La voix à la fin ? Est-ce que…
Elle s’interrompit, les yeux plissés.
Le visage de Dalton… Il n’avait pas juste l’air plus âgé. Dans son
souvenir, il devait avoir une petite vingtaine d’années, et cela remontait à
dix ans. Mais c’était plus que cela. Son expression était différente, plus
chargée d’inquiétude. Parisa n’avait pas essayé de lire les pensées du Dalton
plus jeune, croyant leur parler directement – après tout, elle était à
l’intérieur de sa tête – mais maintenant, elle le regrettait.
Quoi qu’il ait pu être à l’époque, il n’en avait gardé aucune trace.
C’était un brin qui s’effilochait : quelque chose qui s’était défait et avait été
sectionné. Celui qui avait occupé sa tête était perdu à jamais.
– Tu n’es pas entier, n’est-ce pas ? comprit-elle tout haut.
– Quoi ? interrogea-t-il, intrigué.
– Cette chose, cette animation, c’était…
– Tu n’avais même pas commencé le test, l’interrompit-il lentement.
Elle le dévisagea, stupéfaite.
– Quoi ?
– Où étais-tu ? insista-t-il, sincèrement préoccupé. Je te sentais, mais…
Elle tressaillit, envahie par le doute.
– C’était quoi ? Ton test.
– Un coffre-fort. Avec une combinaison. Une énigme.
Alors dans quoi était-elle entrée ? Étrange. Plus qu’étrange. La situation
qu’il décrivait semblait évidente, élémentaire même. En gros, ce à quoi elle
aurait pu s’attendre de quelqu’un qui n’était pas un télépathe. Exactement le
contraire de ce qu’elle avait trouvé.
– Que contenait ton coffre ? demanda-t-elle prudemment.
– Un parchemin. Rien d’important… Cela devait prendre quelques
minutes à peine. Où étais-tu ? interrogea-t-il, plus pressant cette fois.
Parisa ne répondit pas, envahie par la sensation que c’était Atlas
Blakely qui l’avait tirée de force de là où elle s’était rendue.
REINA

Pour les vacances d’hiver, ils pouvaient rentrer chez eux, s’ils le
désiraient. Reina n’en avait aucune envie.
– Ne vaut-il mieux pas que quelqu’un reste pour surveiller les
barrières ? demanda-t-elle en privé à Dalton.
– Atlas et moi, nous serons ici. Et ce n’est qu’un week-end.
– Je ne fête pas Noël, répliqua-t-elle, ennuyée qu’il la contredise.
– Comme la plupart des médéiens, mais la société organise ses
rencontres annuelles pendant les congés des mortels.
– Nous n’y sommes pas conviés ? s’étonna-t-elle.
– Vous êtes des initiés potentiels, pas des membres.
– Mais nous, nous vivons ici.
– Oui, et l’un d’entre vous ne restera pas à la fin de l’année, donc non.
Vous n’êtes pas conviés.
L’idée de rentrer chez elle (concept aussi vide de sens que « famille » et
« assez d’heures de sommeil ») était mystérieuse. Détestable, même. Elle
était en pleine lecture d’un manuscrit qu’elle avait vu entre les mains de
Parisa – une recherche d’un médéien sur l’étude mystique des rêves par Ibn
Sirin. Reina avait été intriguée par les différentes dimensions de
l’inconscient. Nico également avait voulu le lire, ce qui avait prouvé à
Reina son importance. Comme avec les runes qu’il lui avait demandé de
traduire, elle ne comprenait pas ce qui l’attirait dans un ouvrage sur les
rêves. L’histoire de la psychologie n’était d’aucun intérêt pour lui, comme
tout ce qu’il ne pouvait pas transformer en miracle de la physique (Nico
boudait toujours quand on ne le laissait pas être incompréhensiblement
stupéfiant), mais quoi qu’il en soit, c’était agréable d’avoir quelqu’un avec
qui discuter. Les autres effectuaient leurs recherches de leur côté, gardant
leurs théories secrètes.
Toujours le plus ouvert avec elle, Nico l’invita même à passer le week-
end chez lui à New York.
– Tu vas détester Max, expliqua-t-il alors qu’ils s’entraînaient, en
parlant d’un de ses colocataires. Tu voudras le tuer et, cinq minutes après
ton départ, tu te rendras compte qu’en fait tu l’aimes. Gideon, c’est le
contraire. Tu vas penser qu’il n’existe personne de plus merveilleux sur
cette Terre, et ensuite, tu découvriras qu’il t’a piqué ton pull préféré.
Reina fit mine de lui décocher un coup de poing à droite, feinte que
Nico lut comme dans un livre ouvert. Il recula, une main sur la joue, et
laissa pendre l’autre en même temps qu’il dessinait sur ses lèvres un rictus
d’une arrogance criminelle. Ensuite, il se dandina l’air de dire « je t’attends,
recommence ».
L’idée de rester avec un groupe de garçons de vingt ans ne tentait pas du
tout Reina.
– Non, merci.
Nico n’était pas du genre à être vexé par un refus.
– Comme tu veux, répliqua-t-il avec un haussement d’épaules, parant un
large crochet au moment où Reina s’aperçut que Libby les observait, la
bouche légèrement pincée.
À ce qu’elle disait, elle avait hâte de retrouver son petit ami, mais Reina
n’en était pas convaincue. Le petit ami de Libby (personne n’arrivait à se
souvenir de son nom, ou elle ne le leur avait peut-être jamais dit) avait
manifestement le don pour appeler toujours au mauvais moment. Libby
prenait systématiquement un air exaspéré avant de décrocher. Elle niait haut
et fort son agacement, surtout face à Nico, mais Reina avait remarqué que
dès qu’on parlait de son petit ami, elle grimaçait.
À l’approche de leur départ, les autres partageaient l’appréhension de
Reina. Tristan semblait redouter ce séjour, sûrement parce qu’il avait dû
brûler un bon nombre de ponts pour venir dans la Société ; collet monté
comme jamais, Parisa était fâchée qu’on se débarrasse d’elle ; Callum,
comme pour tout, manquait cruellement d’enthousiasme. Seul Nico
semblait ravi de rentrer, mais il s’adaptait à tout si facilement. Il avait le don
de rendre chaque situation assez confortable pour qu’elle devienne
supportable pendant un moment. Du moins, c’était ainsi que le voyait
Reina.
Au bout du compte, elle décida de rester à Londres.
Elle ne s’était jamais aventurée au-delà du domaine de la Société. Par
conséquent, elle devenait enfin une touriste dans la ville où elle habitait
depuis quelques mois déjà. Le premier jour, elle visita le théâtre du Globe et
la Tour de Londres. Le lendemain, elle fit une balade matinale et glacée
dans le jardin de Kyoto (les arbres frissonnaient de plaisir, fredonnant des
murmures gelés en identifiant ses origines) pour ensuite se rendre au British
Museum.
Alors qu’elle contemplait le tableau d’une courtisane japonaise de
Kitagawa Utamaro, quelqu’un derrière elle se racla la gorge. Elle se hérissa,
exaspérée.
– Acheté, lança en anglais un monsieur d’Asie du Sud, légèrement
dégarni.
– Quoi ?
– Acheté, répéta-t-il. Pas volé.
Il parlait avec un accent qui trahissait ses origines multiples.
– Pardon, s’excusa-t-il. Je pense que le terme technique est « acquis ».
Les Anglais détestent être accusés de vol.
– Comme tout le monde, j’imagine, répliqua Reina, espérant mettre
ainsi fin à la conversation.
Malheureusement, ce ne fut pas le cas.
– L’avantage, au moins, c’est qu’ici les trésors du monde sont exposés
et non pas dissimulés.
Sans tenir compte de sa remarque, Reina hocha la tête, et s’éloigna,
mais le monsieur la suivit.
– Tous les dix ans, six des médéiens les plus prometteurs du monde
disparaissent, remarqua-t-il, et Reina se crispa. Certains reviennent deux
ans plus tard à des postes prestigieux. Vous n’avez pas de théorie sur la
question, j’imagine.
– Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Reina, impatiente.
Elle ne ressentait aucun besoin de se montrer polie.
– Nous nous attendions à vous trouver à Tokyo, lança l’homme,
ignorant sa question. Nous serions venus plus tôt, à vrai dire, mais ce n’est
pas facile de trouver votre trace. Avec une famille comme la vôtre…
– Je ne suis pas en contact avec ma famille, l’interrompit Reina.
Ils ne voulaient pas d’elle. Elle ne voulait pas d’eux. Qui avait
commencé, ce n’était pas le problème.
– Et je ne souhaite pas être importunée.
– Mademoiselle Mori, si vous vouliez bien m’accorder…
– Vous savez qui je suis, à l’évidence. Donc vous devez savoir que j’ai
refusé toutes les offres qui m’ont été proposées. Si vous pensez que j’ai
accepté quelque chose, vous vous trompez. Et ce que vous avez l’intention
de me proposer, je le refuse dès à présent.
– Vous devez sûrement ressentir une certaine obligation. Pour une
intellectuelle comme vous, l’accès aux archives alexandriennes doit être
une précieuse opportunité.
Reina se figea. Atlas leur avait dit que la Société était connue par
certains groupes, mais tout de même, elle ne supporta pas qu’il parle de cet
endroit qu’elle estimait tant avec une telle désinvolture.
– À quoi servent ces archives, insista l’homme en la dévisageant, si seul
un infime pourcentage de la population magique du monde peut en
profiter ? Au moins, les œuvres contenues dans ce musée sont exposées aux
yeux de tous les mortels.
– La connaissance a besoin de gardiens, rétorqua Reina en se
détournant.
Il l’arrêta.
– Cacher la connaissance n’est pas le meilleur moyen de la garder.
Si elle n’avait pas été dans sa position, elle aurait peut-être été du même
avis. Mais désormais, elle n’avait aucune envie de perdre son temps avec
lui.
– Qui êtes-vous ?
– Qui je suis n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est ce que je
représente.
– C’est-à-dire ?
– La liberté d’information. L’égalité. La diversité. Les idées neuves.
– Et que pensez-vous pouvoir tirer de moi ?
– La Société est intrinsèquement fondée sur les classes sociales. Seuls
les médéiens les mieux formés pourront y entrer, et ses archives ne servent
qu’à maintenir un système élitiste sans aucune supervision. Tous les trésors
du monde sous un seul toit, avec une seule organisation pour en contrôler la
distribution.
– Je ne sais pas du tout de quoi vous parlez.
– C’est vrai, vous n’en êtes pas encore membre, concéda l’homme en
baissant la voix. Vous avez encore le temps de faire vos choix. Vous n’êtes
pas encore liée aux règles de la Société et à ses secrets.
– En supposant que ce que vous dites soit vrai, que voudriez-vous de
moi ?
– La question n’est pas ce que nous voulons de vous, mais ce que nous
pouvons vous offrir.
Il sortit une carte de la poche intérieure de sa veste et la lui tendit.
– Un jour, si vous vous retrouvez emprisonnée par la décision que vous
avez prise, contactez-nous. Nous saurons vous écouter.
Sur la carte, elle lut Nothazai. Soit son nom, soit un pseudonyme et, au
verso, Le Forum. Une référence à tout le contraire de ce qu’était la Société.
Le Forum romain était un marché d’idées, la plaque tournante la plus
célèbre du monde, de commerce, de politique et de civilité. En résumé,
alors que la Société se cloîtrait derrière ses murs, le Forum s’ouvrait à tous.
Mais ce n’était pas sans raison que la bibliothèque d’Alexandrie avait
été forcée de se cacher.
– Êtes-vous vraiment le Forum ? demanda Reina sur un ton neutre en
étudiant la carte. Ou juste la plèbe ?
Quand elle leva les yeux, Nothazai la regardait toujours.
– Ce dont vous êtes capable n’est un secret pour personne, Reina Mori,
dit-il, avant de se corriger. Ce dont vous étiez capable. Nous sommes les
citoyens, non pas d’une communauté cachée, mais d’une économie
internationale, la race humaine dans son intégralité. Nous vivons dans un
monde en conflit permanent, vacillant entre progrès et régression, et très
peu d’entre nous auront la chance d’opérer de vrais changements. Le
pouvoir que la Société possède ne contribue pas à élever ce monde.
Il change de mains et personne n’en bénéficie.
C’était un argument vu et revu. Pourquoi avoir des empires et non des
démocraties ? La réponse de la Société était évidente : parce que tout
n’avait pas vocation à se gouverner seul.
– Vous pensez que je ne peux apporter aucune contribution de là où je
suis, j’ai bien compris ?
– Vous êtes un condensé d’insatisfactions, mademoiselle Mori. Vous
détestez les privilèges sous toutes leurs formes, même les vôtres, et pourtant
vous ne manifestez aucun désir de changer le système actuel. Je pense
qu’un jour vous vous retrouverez face à vos propres convictions, et qu’alors
vous serez contrainte d’avancer. Et j’espère que vous opterez pour notre
cause.
– Vous m’accusez de tyrannie par procuration ? s’indigna Reina. Ou est-
ce une conséquence malheureuse de vos méthodes de recrutement ?
Il haussa les épaules.
– L’histoire n’a-t-elle pas prouvé que le pouvoir doit être partagé entre
tous ?
– Pour chaque tyran, il y a une société « libre » qui se détruit, répliqua
Reina qui avait assez étudié l’Antiquité pour comprendre les erreurs de
l’orgueil démesuré. Le pouvoir ne doit pas être mis dans les mains de celui
qui l’utilisera à mauvais escient.
– N’est-ce pas la pire des tyrannies, celle que vous considérez comme la
plus noble ?
– La cupidité est la cupidité, rétorqua Reina d’une voix blanche. Même
si j’acceptais votre vision des défauts de la Société, pourquoi devrais-je
croire que vos intentions sont différentes ?
Nothazai sourit.
– J’imagine, mademoiselle Mori, que vous changerez vite d’opinion sur
la question. Et quand ce sera le cas, sachez que nous ne vous laisserons pas
seule. Si vous avez besoin d’un allié, nous serons là.
Il esquissa une petite révérence.
La symétrie du moment lui évoqua une autre scène.
– Vous êtes une sorte de Gardien ? demanda-t-elle en repensant à la
carte d’Atlas Blakely.
Sans comprendre pourquoi, elle se souvint de ce qu’il avait dit au sujet
de ceux qui auraient pu prendre sa place. Il avait spécifiquement parlé d’un
voyageur, même si elle n’avait pas vraiment compris ce qu’il voulait dire
par là.
Les membres du Forum étaient-ils simplement les exclus de la Société ?
– Non, je ne suis pas important. Le Forum veille très bien sur lui-même
sans moi, répondit Nothazai avant de faire volte-face.
Il se ravisa et fit un pas en arrière.
– Au fait, ajouta-t-il plus bas. Peut-être le savez-vous déjà ? Sato, la
milliardaire japonaise, vient de remporter l’élection parlementaire.
Reina fut troublée de l’entendre parler d’Aiya mais elle n’en laissa rien
paraître.
– Pourquoi devrais-je m’intéresser à Aiya Sato ?
– Pour rien, vraiment. Mais c’est intéressant : c’est elle qui a révélé la
corruption du conseiller en exercice. On pourrait presque penser qu’elle
disposait d’informations que même le gouvernement ne connaissait pas. Le
conseiller nie, bien sûr, mais quelle parole croire ? Il n’y a pas d’autres
preuves que celles contenues dans le dossier de Sato, alors nous ne le
saurons peut-être jamais.
Reina se rappela ce qu’avait commandé Aiya quand elles s’étaient vues
rapidement dans la salle de lecture : un ouvrage sans titre. Reina se dépêcha
de bloquer ses pensées. Même si cet homme n’était pas un télépathe du
niveau de Parisa, il existait d’autres moyens de s’introduire dans les esprits.
– Assassinats, lança Nothazai. Développements de nouvelles
technologies qui enregistrent les données confidentielles des mortels, mais
jamais le domaine public. Nouvelles armes vendues uniquement par les
élites. Des programmes spatiaux développés en secret pour des nations
bellicistes. Guerres biologiques jamais rapportées, maladies qui déciment
les plus faibles et les plus pauvres.
– Vous accusez la Société ?
Reina était choquée par la gravité de ses propos qu’il n’étayait d’aucune
donnée concrète.
– J’accuse la Société parce que, si ce n’est pas son travail de causer de
telles atrocités, pourquoi ne rien faire pour les empêcher ? Inévitablement,
elle doit y trouver son compte.
Quelque part dans les bureaux de l’administration du musée, une petite
plante qui mourait de soif lâcha une dernière plainte.
– Il y a toujours un gagnant, commenta Reina. Et un perdant.
Le visage de Nothazai trahit sa déception.
– En effet, j’imagine. Bonne journée à vous.
Il se mêla aux visiteurs du musée, laissant Reina regarder sa carte.
Étrange, cette rencontre. Elle avait senti que quelque chose viendrait
briser la sérénité qu’elle avait trouvée auprès de la Société au moment où
elle quitterait ses murs.

Ce n’était pas une coïncidence. Ce prétendu Nothazai avait eu très peu


de marge pour la contacter en dehors des barrières de sécurité de la Société.
Il ne restait à Reina que quelques heures de liberté avant de retourner au
manoir. Impossible qu’il ait juste eu de la chance.
Était-ce un autre test de la Société, comme l’installation ?
L’idée qu’elle pût être mise à l’écart de l’initiation la fit resserrer les
doigts sur la carte pour en faire une boule de carton.
Les autres pouvaient bien faire ce qu’ils voulaient du pouvoir. Reina
jeta la boule dans la poubelle et sortit dans le froid, ignorant les jeunes
plants qui poussaient sur son chemin entre les fissures du trottoir.
L’argument qu’elle devait se retourner contre la Société pour sauver le
monde était insensé. Si l’on considérait son propre don, par exemple. Le
Forum serait le premier à exiger d’elle qu’elle sacrifie son autonomie pour
subvenir aux besoins d’une planète qui s’était laissé surpeupler de manière
irresponsable. La demande excessive, elle l’avait connue et subie toute sa
vie. Même, ou surtout, de la part de ceux qui ne voulaient pas d’elle.
Perséphone soit avait été kidnappée, soit s’était enfuie pour échapper à
Déméter qui voulait l’utiliser, cela dépendait du point de vue. En tout cas,
elle était devenue reine. Le Forum avait considéré faussement que Reina
n’avait aucun principe, alors qu’en réalité ses principes étaient clairs : elle
ne saignerait pas pour rien.
Si ce monde sentait qu’il pouvait prendre à Reina, soit. Elle ne se
gênerait pas pour se servir, elle aussi.
6 : LA PENSÉE
LIBBY

Libby claqua la porte de l’appartement. Quand elle se tourna, elle


trouva Ezra qui trépignait dans le salon.
Les logements à Manhattan manquaient tellement de place ! Sans parler
de la finesse de leurs cloisons.
– Tu m’écoutais ? gronda Libby, et Ezra glissa la main dans sa poche de
devant pour gagner du temps.
– Oui, dit-il avant de se racler la gorge. Libby…
Elle savait ce qui allait suivre. Elle ne s’était de toute façon pas attendue
à rentrer chez elle pour faire l’amour et manger des chocolats. La dispute
avait éclaté à l’instant où elle avait franchi la porte, et deux jours plus tard
elle n’était toujours pas réglée. Le fait qu’Ezra continue à lui demander où
elle était et ce qu’elle y faisait devenait insupportable pour les deux.
– Je te l’ai déjà dit, lâcha-t-elle en soupirant. Je ne te dirai rien, Ezra. Je
ne peux pas.
– Oui, ça c’est très clair, répliqua-t-il trop sèchement.
Il grimaça, regrettant l’agressivité de son ton et fit aussitôt marche
arrière.
– Écoute, je ne veux plus qu’on se dispute à ce sujet…
– Alors arrête.
Libby s’éloigna de la porte, trop nerveuse pour rester sur place. Ezra la
suivit de si près qu’elle se sentit étouffer.
– Je m’inquiète pour toi, Libby.
– Pas la peine.
Qu’elle parle plus doucement aurait sûrement aidé. Mais elle n’y
arrivait plus.
– Alors qu’est-ce que je suis censé faire ? demanda Ezra, plaintif et
implorant, les cheveux en bataille et les pieds nus.
L’image de l’intimité exposée au moment le plus inapproprié.
– Tu reviens après six mois, sans me prévenir ? D’accord. Tu ne peux
pas me dire où tu étais tout ce temps ? D’accord. Mais maintenant, des gens
viennent te déranger chez toi et tu essaies… de me les cacher ?
– Oui. Parce que ça ne te regarde pas, répliqua Libby, au comble de
l’impatience. J’ai toujours su que tu n’avais pas confiance en moi, Ezra, pas
entièrement, mais là, c’est intenable…
– Ce n’est pas une question de confiance, Libby. C’est ta sécurité qui est
en jeu.
Encore la même rengaine !
– Si tu t’es laissé entraîner dans quelque chose que tu ne maîtrises pas,
ou si tu es dépassée…
Elle serra les poings.
– Alors tu me penses assez idiote pour m’attirer des ennuis et pour avoir
besoin que tu m’en sortes ? C’est ça ?
– Libby, arrête, lâcha-t-il en soupirant. Tu es ma petite amie. Tu es ce
que j’ai de plus important. Pour le meilleur ou pour le pire, tu es ma
responsabilité, et …
– Ezra, écoute-moi attentivement, parce que c’est la dernière fois que je
te le dirai.
Elle fit trois pas vers lui, s’apprêtant à clore définitivement ce chapitre.
– Je ne t’appartiens pas.
Elle n’attendit pas qu’il réponde. L’expression sur son visage lui suffit
pour savoir qu’elle n’apprécierait pas ce qu’il avait à lui dire. Elle hésita à
faire une valise, à rassembler ses affaires. Elle hésita à hurler ou pleurer ou
lancer un ultimatum. À faire une crise.
Mais, à bout de fatigue, elle décida de simplement tourner les talons et
sortir de l’appartement pour prendre l’air.
Elle laissa Ezra la regarder partir.
Aussitôt, elle regretta de ne pas avoir pris de manteau. Dans le noir, elle
passa, en grelottant, devant la pizzeria en dessous de leur immeuble, et
contourna un étudiant soûl. Elle regarda dans la direction du pâté de
maisons où habitait Nico. Si quelqu’un pouvait compatir avec elle, c’était
bien Nico qui avait toujours détesté Ezra, mais il le ferait de façon
excessivement irritante.
Et si elle allait chez lui, elle devrait lui parler de la visite qu’elle venait
de recevoir.
– Elizabeth Rhodes ? avait demandé la femme avec un accent du Bronx.
Sans son écharpe hors de prix autour de ses cheveux naturels, Libby
aurait pu la prendre pour une de ces militantes qui arrêtent les gens dans la
rue pour leur parler d’environnement ou de végétalisme, ou peut-être des
dangers qui menacent l’âme immortelle.
– Pourriez-vous m’accorder un instant…
Frissonnant, Libby refoula le souvenir et hâta le pas vers la gare.
Elle se demanda pourquoi personne ne les avait avertis que d’autres
organisations viendraient les recruter. Atlas avait parlé de l’existence du
Forum, certes, mais il avait oublié de préciser que, pendant deux jours, lors
de leur première année dans la Société, ils seraient susceptibles d’être
interceptés.
Était-ce un nouveau test ? Cherchaient-ils à mettre à l’épreuve sa
loyauté ?
– Mademoiselle Rhodes, vous avez sûrement réfléchi à l’élitisme
inhérent à la Société, avait dit la femme qui s’était présentée sous le nom de
Williams. Personne d’autre dans votre famille n’a été formé magiquement,
n’est-ce pas ? Mais je me demandais, la Société aurait-elle pu sauver votre
sœur si elle avait accepté de partager ce qu’elle savait ?
C’était une question qu’elle s’était posée des centaines de fois. En fait, à
une époque, cela l’empêchait même de dormir, surtout quand elle avait été
contactée par l’université de New York. Elle ressassait toujours les mêmes
pensées cruelles et destructrices : si seulement elle en savait plus, ou si elle
s’était formée plus tôt, ou si quelqu’un lui avait parlé plus tôt…
Mais elle connaissait déjà la réponse. Pendant des années, elle avait
mené des recherches approfondies.
– Il n’existe aucun remède pour traiter les maladies dégénératives,
avait-elle répliqué, avec une assurance inébranlable.
– Vraiment ? avait ponctué la femme en levant un sourcil.
Les mots « demande refusée » traversèrent son esprit, obsédants et
inopportuns.
Ce n’était peut-être pas un test, mais un piège, c’était évident.
Quelqu’un cherchait à la manipuler en se servant de son histoire
personnelle, et Libby n’allait pas se laisser faire. S’il y avait bien quelque
chose qu’elle avait appris au contact de Callum, c’était qu’un excès de
sentiments trahissait inévitablement un manque de réflexion.
Ce n’était pas la faute de la Société, avait rétorqué Libby, si le
capitalisme empêchait le système de santé médéien d’être accessible aux
mortels. Si le prix des méthodes médéiennes était fixé selon l’empathie,
alors oui, on aurait pu critiquer la recherche privée, mais cela ne l’aurait pas
empêchée de passer d’abord par les entreprises, mortelles comme
médéiennes. Et les coûts induits auraient été tellement élevés que même si
un remède avait existé, sa famille aurait dû se ruiner pour se le permettre.
– Donc, votre sœur méritait de mourir ? demanda Williams sèchement.
Libby lui avait claqué la porte au nez.
Cela faisait des années qu’elle n’avait plus parlé de Katherine à
quiconque. Même pas à Ezra. Elle pensait à sa sœur de temps en temps,
bien sûr, mais en maintenant toujours son souvenir à l’écart. Pour préserver
sa santé mentale, elle avait cessé de se demander si tout avait été fait pour la
sauver. Qu’une inconnue fasse remonter le sujet à la surface lui glaçait le
sang. Surtout après ce qu’elle avait tenté de trouver, en vain.
La Société tirait-elle les ficelles ? Ils connaissaient sûrement l’existence
de Katherine Rhodes, que Libby appelait Kitty, enfant, et que ses parents
adoraient. Katherine, qui était morte à l’âge de seize ans, quand Libby en
avait treize, après une longue agonie sur un lit d’hôpital, son corps
dépourvu de magie consumé à petit feu. L’administration de l’université de
New York, quand Libby l’avait interrogée, lui avait répondu que son
potentiel ne s’était exprimé qu’une fois le traumatisme de la mort de sa
sœur passé. Katherine avait été malade pendant des années, ce qui avait
demandé toute l’attention de ses parents et, de ce fait, Libby n’avait pas pris
conscience de ses capacités, alors qu’elles étaient déjà en elle. Rattraper le
retard exigerait beaucoup de travail, l’avait-on prévenue.
– Est-ce que j’aurais pu sauver ma sœur ? avait-elle demandé, parce
qu’elle ressentait encore plus fort la culpabilité du survivant avec le poids
des années.
– Non. Rien n’existe pour inverser les effets de cette maladie, ou même
les ralentir.
Libby avait consacré deux années de sa recherche magique pour
confirmer cette affirmation, et encore deux ans pour se mettre en paix avec
le souvenir de sa sœur. Elle n’y serait peut-être jamais parvenue sans Nico.
– Oh, secoue-toi, Rhodes, on a tous des soucis. Ça ne veut pas dire que
tu dois gâcher le temps qu’elle n’a jamais eu, avait été la réaction de Nico à
sa confession.
Elle s’était livrée dans la fièvre des révisions pour les examens de fin
d’année – regrettable erreur. Elle avait fini par le gifler et Ezra avait dû
intervenir. Elle avait dès lors eu Nico en ligne de mire et s’était promis de le
battre dans toutes les matières.
Ce soir-là, elle avait embrassé Ezra pour la première fois.
La Société devait être au courant de tout, à l’exception sûrement des
détails les plus insignifiants de sa vie privée. Ce devait être un test. Mais
n’importe qui aurait pu découvrir ces informations. Une médéienne révélée
sur le tard avec une sœur décédée ? Pas si difficile d’assembler les
morceaux, surtout pour une organisation avec de telles ressources. Soit la
Société voulait mettre à l’épreuve sa loyauté, soit le Forum cherchait à lui
instiller le doute.
Dans un cas comme dans l’autre, Libby ne voulait être qu’à un seul
endroit.
Après avoir arpenté les rues de Manhattan, laissant une petite traîne de
fumée derrière elle, elle franchit les portes de Grand Central et monta les
marches, trouvant les transports médéiens pour retourner à Londres. Il était
techniquement trop tôt pour rentrer – on leur avait dit pas avant le
lendemain – mais elle avait contribué à la mise en place de leur système de
sécurité. Deux fois, même. Rien dans les barrières qu’elle avait érigées ne
pourrait l’arrêter. Et de toute façon, c’était juste une requête polie et pas un
ordre officiel.
Libby se transporta à travers les zones de sécurité jusqu’au manoir,
préférant passer par l’entrée des visiteurs de l’aile ouest plutôt que par les
portes principales. Elle traversa à la hâte la grande salle pour tourner à
droite dans la salle de lecture, mais s’arrêta en entendant des voix plus loin.
Une onde de sons bas qui signifiait des murmures. Les sourcils froncés, elle
tendit l’oreille pour écouter les détails et se tourna rapidement dans la
direction opposée.
Elle n’était pas la seule à être revenue en avance.
Par terre dans la pièce peinte, dos à la cheminée où un feu crépitait,
Parisa et Tristan partageaient une bouteille. Ils avaient éteint toutes les
lampes et écarté les rideaux aux fenêtres pour accueillir l’obscurité d’une
nuit sans lune.
D’ordinaire, quand Libby entrait dans cette pièce, elle la voyait comme
le jour où elle avait arrêté le temps du bout de ses doigts : la lumière
baignant le dôme peint, la pendule floue au-dessus de la cheminée, la
paume de Tristan plus légère qu’une plume sur son torse. La scène qu’elle
avait sous les yeux était tout autre. Elle se sentait comme une intruse dans
un monde parallèle, un univers différent.
Parisa, aussi injustement belle que toujours, avait la tête posée sur les
genoux de Tristan, ses longs cheveux noirs étalés sur ses cuisses. La fente
de sa robe chic remontait si haut que toute sa jambe était découverte,
pratiquement jusqu’à la taille. La chemise ouverte de Tristan révélait ses
pectoraux musclés. La bouteille qu’il portait à ses lèvres cachait son sourire
langoureux. Il but en riant et Parisa leva une main pour effleurer sa bouche.
En les voyant ainsi, le temps s’arrêta de nouveau pour Libby, comme si
elle avait été envoûtée.
Bien sûr, elle savait déjà que Parisa et Tristan couchaient ensemble. Ou
plutôt, elle s’en était doutée, et elle ne fut pas surprise d’en avoir la preuve.
Ils n’avaient pas tellement d’options dans la maison, et il semblait logique
que Parisa fût le premier choix. Nico l’avait déjà exprimé très clairement.
Libby repensa à la main de Tristan sur son pouls et déglutit pour
repousser le souvenir le plus loin possible.
Qu’est-ce qu’elle en avait à faire ? Elle avait un petit ami de toute
façon.
Un petit ami avec lequel elle venait de se disputer.
Mais…
Mais.
Un petit ami tout de même.
– Fais pas cette tête désespérée, lança Parisa.
Elle se redressa, prit la bouteille de la main de Tristan et posa les yeux
sur Libby dans l’embrasure de la porte.
– Viens plutôt te joindre à nous.
Libby sursauta. Elle ne pensait pas qu’ils avaient remarqué sa présence.
– Je, commença-t-elle. C’est… je vous dérange, alors…
– Viens boire avec nous, Rhodes, invita Tristan d’une voix grave, une
étincelle d’amusement dans la voix. On dirait que tu en as bien besoin.
– On ne mord pas, ajouta Parisa. Mais on peut, si tu aimes, bien sûr…
Libby jeta un regard par-dessus son épaule, espérant encore s’éclipser
discrètement pour aller dans la salle de lecture.
– Je voulais…
– Tu pourras encore demain, Rhodes. Assieds-toi, insista Tristan en lui
faisant signe de venir à côté de lui.
Libby hésita. Ce n’était pas la compagnie qu’elle aurait choisie, mais
l’idée de ne pas se retrouver seule était tentante. Et Tristan avait raison : elle
pouvait attendre le lendemain pour recommencer à enrager.
Elle avança sous le sourire approbateur de Parisa qui lui tendit la
bouteille. Libby s’écroula de l’autre côté de Tristan et but une gorgée.
– Ouh, lâcha-t-elle, alors que le liquide lui brûlait le palais et la gorge.
Qu’est-ce que c’est ?
– Du brandy, répondit Parisa. Avec quelques épices fermentées.
– C’est-à-dire… ?
– De l’absinthe, lança Tristan. C’est de l’absinthe.
– Oh.
Elle déglutit, déjà un peu grisée par l’effet de l’alcool.
– Laisse-moi deviner, tu ne bois pas souvent ? soupira Parisa en lui
prenant la bouteille.
– Pas trop.
Parisa approcha de nouveau le goulot de ses lèvres rouge foncé. Le bleu
de sa robe était presque noir, et Libby lui en voulut d’afficher toujours une
telle sophistication.
– Tu préférerais me voir nue ? demanda Parisa, en gloussant.
Libby sentit ses joues s’empourprer. Malgré les défenses qu’elle tentait
d’ériger pour barricader son esprit, Parisa lisait en elle comme dans un livre
ouvert.
– Je me disais juste que je ne porterais jamais quelque chose d’aussi…
Elle toussota.
– La mode, c’est pas trop mon truc.
Parisa se pencha et rendit la bouteille à Libby. La bretelle de sa robe
glissa sur son épaule et Libby s’aperçut qu’elle ne portait pas de soutien-
gorge.
– Je t’ai posé une question, lança Parisa alors que Libby approchait la
bouteille de ses lèvres et, quand elle s’étouffa, Tristan éclata de rire.
– Tu as aussi reçu la visite du Forum, j’imagine, dit-il quand elle se fut
remise de sa quinte. Quelle révélation personnelle profonde t’ont-ils faite ?
– Dites-moi pour vous, d’abord, répliqua Libby en prenant une autre
gorgée.
Il ne fallait surtout pas qu’elle reste sobre pour affronter cette
conversation. Elle se sentait déjà si peu à sa place et bien trop jeune.
– D’une banalité à pleurer pour moi. Les crimes de mon père, le célèbre
chef de gang. Toujours la même rengaine. Un vrai vilain et un excellent
sorcier, dit-il pour ajouter à la confusion de Libby.
– Ton père ?
– Tu n’as jamais entendu parler d’Adrian Caine ? demanda Tristan.
Libby secoua la tête et Tristan afficha un rictus satisfait.
– Je plaisante. Je ne t’imagine pas vraiment dans les rues sombres de
Londres.
– Il est comme le Parrain ? demanda Libby.
– Un peu, mais en moins paternel.
Il lui prit la bouteille des mains pour boire une gorgée.
– Il t’adorerait, ajouta-t-il en se secouant comme un chien quand le
liquide brûlant descendit dans sa gorge.
Libby lui adressa un regard de côté, cherchant à savoir si c’était une
insulte. Tristan se tourna vers elle et souleva un sourcil interrogateur.
Visiblement non, conclut-elle.
– Et moi, je suis une putain, lâcha Parisa, prenant par surprise Libby qui
s’étouffa de nouveau. Je suis sûre qu’il y a des mots plus polis, mais je ne
vais pas perdre mon temps à les chercher.
– Une escort ? proposa Tristan.
– Non, c’est trop professionnel. Je dirais plutôt une séductrice
particulièrement douée. J’ai commencé très peu de temps après avoir fini
mes études à Paris. Non !
Elle réfléchit et se corrigea.
– Techniquement, j’ai commencé alors que j’étais encore à l’école,
même si ce n’était qu’un hobby à l’époque. Vous savez, comme les jeux
Olympiques où seuls les amateurs sont supposés concourir.
Libby laissa Tristan poser les questions.
– Le premier, c’était un prof, j’imagine ?
– Oui, naturellement. Les universitaires sont les plus en manque, ou du
moins, c’est ce qu’ils aiment croire. En réalité, ils sont aussi obscènes que
tout le monde, mais, enfermés dans leurs recherches, ils ne voient qu’un
petit fragment de réalité et ne voient pas qui baise.
– Qui te baise, toi, ou qui baise en général ?
– En général, répondit-elle. Et moi aussi.
Tristan rit.
– Et après ?
– Un sénateur français.
– Sacré progrès.
– Pas vraiment. Les politiciens sont les moins perspicaces et les plus
rapides à user. Mais c’est important d’en avoir un et de passer à autre chose.
– C’était plaisant, au moins ?
– Pas du tout. Ma relation la plus courte et celle que j’ai le moins
appréciée.
– Ah. Et après le sénateur… ?
– Un héritier. Et ensuite son père. Puis sa sœur. Mais je n’ai jamais
tellement aimé les vacances en famille.
– Tu m’étonnes. Tu avais une préférence ?
– Bien sûr. Leur petit chien, sans hésiter.
Libby les dévisagea l’un après l’autre, stupéfaite. Elle n’arrivait pas à
croire qu’ils puissent discuter aussi librement et avec autant de désinvolture
des prouesses sexuelles de Parisa.
– Oh, ça le rassure, même s’il ne l’admettra jamais. Connaître la vérité
sur ma nature sordide lui confirme ses soupçons les plus noirs sur
l’humanité, répondit Parisa aux pensées de Libby en croisant son regard de
travers. Je suis sûre que si on poignarde Tristan en plein orgasme, il aura
encore la force pour grogner « j’avais raison » avant de sombrer dans la
mort.
– Tu n’as pas tort, et à partir de maintenant je ferai attention aux
couteaux, ironisa Tristan, ce qui aurait dû être pour Libby la preuve de leur
relation, mais au contraire l’intrigua davantage.
Formaient-ils un couple ou non ?
– Non, Rhodes, répondit Parisa. Et c’est toi qui lui plais, n’est-ce pas,
Tristan ?
Tristan soutint un moment le regard de Parisa, tandis que Libby, au
comble du malaise, ne savait plus où se mettre. Une mauvaise plaisanterie,
bien sûr. Parisa lisait dans les pensées, mais là ce n’était qu’une blague
cruelle.
N’est-ce pas ?
– J’aime bien Rhodes, oui, concéda Tristan sans afficher un
enthousiasme particulier, et Libby estima qu’il était temps de changer de
sujet.
– Alors le Forum a essayé… de te faire chanter ? interrogea-t-elle en se
raclant la gorge. Faire pression sur toi ?
– Quelque chose comme ça, oui, confirma Parisa, exaspérée. J’aurais pu
y réfléchir, mais la façon dont ils m’ont abordée était bien trop désagréable.
Trop directe et effrontée.
Elle fut parcourue par un frisson de dégoût.
– J’ai connu des liaisons torrides qui n’étaient pas aussi indécentes.
– Tu aurais pu hésiter ? s’étonna Libby, sans savoir si le bouleversement
qu’elle ressentait venait de la situation ou de la révélation de Parisa.
Sérieusement ? insista-t-elle d’une voix qui, à sa grande consternation, était
devenue stridente d’incrédulité. Et si c’était…
– Si c’était un piège ? J’en doute. Ce n’est pas le style de la Société.
– Mais l’installation…
– C’était pour nous mettre en position de cible facile, mais ce n’était pas
un piège.
Soit, songea Libby. Mais elle se rappela l’opinion de Parisa au départ.
– Et tu as vraiment réfléchi à accepter la proposition du Forum ?
– Oui, bien sûr, confirma Parisa en prenant la bouteille de la main de
Libby et s’attardant devant Tristan.
Ils échangèrent un regard. Tristan fronça les sourcils. Et il pencha la tête
en arrière, permettant à Parisa de lui verser l’absinthe dans la bouche. Il
lécha les gouttes qui avaient coulé sur ses lèvres et réprima un rire.
– Oups, désolée, lâcha Parisa qui avait relevé la bouteille trop tard et lui
essuya le menton avec son pouce.
Elle porta ensuite le goulot à ses lèvres, avant de rendre la bouteille à
Libby.
– Je n’ai aucune raison de prêter allégeance à la Société. Je ne suis pas
initiée.
– Oui, c’est vrai, reconnut Libby. Mais tout de même, tu ne trouves pas
ça…
– Déloyal ? termina Parisa. Peut-être, mais on ne peut pas dire que je
sois connue pour ma fidélité, ajouta-t-elle en adressant un petit regard à
Tristan. Et toi ?
– Moi, je suis l’homme d’une seule femme, mademoiselle Kamali,
répliqua Tristan avec un petit sourire. La plupart du temps.
– La plupart du temps, répéta Parisa, satisfaite. Mais sûrement pas tout
le temps ?
Libby prit une grande gorgée d’absinthe, sentant qu’elle aurait besoin de
bien plus que le poison que cette bouteille pouvait contenir.
– Euh… commença-t-elle, et Parisa se tourna vers elle. Est-ce que je
peux te demander… ?
– Pourquoi le sexe ? termina Parisa, embrasant de nouveau les joues de
Libby. Parce que j’aime ça, Elizabeth. Et parce que la plupart des gens sont
des idiots qui sont prêts à payer pour le faire, et parce que exister en société
coûte de l’argent.
– Oui, mais ce n’est pas… Eh bien…
– Tu voudrais savoir si je trouve ça rabaissant de coucher avec des gens
pour de l’argent ? lâcha Parisa sur un ton neutre. C’est ça ?
Libby regretta aussitôt de s’être lancée dans cette discussion.
– C’est juste… tu es à l’évidence très douée, et…
– Et je sais utiliser mes dons, acquiesça Parisa, alors que Libby
approchait de nouveau la bouteille de ses lèvres, maladroitement, pour se
donner une contenance. Et c’est une attitude comme la tienne qui me
garantit un avenir prospère. Après tout, si on se permettait tous de profiter
du sexe librement et sans contrainte, pourquoi s’encombrer de la
monogamie ? C’est avec les stigmates que tu te traînes que tu restes
asservie, expliqua Parisa en soulevant le fond de la bouteille pour s’assurer
que Libby prendrait une gorgée encore plus longue.
Libby sentit le liquide couler sur les côtés de ses lèvres et ferma ses
yeux larmoyants. Parisa rit en retirant la bouteille. Le goût de l’anis
imprégna la langue de Libby, qu’elle sentait plus épaisse, presque étrangère
dans sa bouche.
– Tu n’as jamais souffert de l’obligation de t’attacher
émotionnellement ? murmura Parisa en effleurant du bout de ses doigts la
gorge de Libby, avant de laisser la pointe de ses cheveux frôler sa peau. Les
hommes surtout sont épuisants, ils nous vident. Ils nous demandent de
porter leurs fardeaux, de réparer leurs failles. Ils sont constamment à la
recherche de la femme parfaite, mais que nous offrent-ils en retour ?
Libby sentit son agacement à l’égard d’Ezra remonter à la surface.
– Un autre jour, j’aurais pu répondre à cette question de façon plus
pertinente, bredouilla-t-elle, et elle fut gratifiée de sa franchise par le rire
méprisant de Tristan qui résonna sur son coude.
Elle changea de position pour poser la tête sur le torse de Tristan et
laissa les vibrations de son amusement envahir agréablement ses os.
– Mais tu es une télépathe, tout de même, Parisa. C’est un talent rare, et
tu es incroyablement forte. Je ne vois pas… ce que tu en tires.
– Tu fais des choses pour te faciliter la vie, non ? demanda Parisa. Tu ne
lévites pas dans les escaliers, mais tu défies tout de même la gravité ?
– Et donc ? demanda Libby.
Tristan se pencha pour récupérer la bouteille et laissa ses doigts caresser
ceux de Libby, tandis qu’elle s’installait plus confortablement encore sur sa
poitrine.
– Quel est le rapport ? reprit-elle.
– Parce que pour toi, le sexe est uniquement physique, alors qu’en fait
les esprits s’ouvrent en même temps que le reste. Essayer de dominer
l’esprit de quelqu’un d’autre, l’assujettir au mien est une perte de temps.
Quand il est en moi, je n’ai plus aucun effort à déployer pour savoir qui il
est, ce qu’il veut. Il me répond sans que j’aie à lui poser de question. À quoi
bon perdre mon temps et mon énergie à imprimer mes exigences si je peux
m’assurer la loyauté des gens en leur donnant ce qu’ils veulent par-dessus
tout ? Et ça ne me coûte rien.
Libby comprenait. Tristan passa son bras dans le dos de Libby, frôlant
sa peau nue entre son jean et son pull. Elle baissa les yeux sans le vouloir
vers son ventre.
Elle y vit une petite cicatrice.
– Donc tu les utilises, explicita Libby en se retournant vers Parisa.
Tes… amants ?
– J’en tire du plaisir. Un plaisir partagé.
– Ce ne sont que des hommes ?
Parisa s’humecta les lèvres, sur lesquelles se dessinaient un petit
sourire.
– La plupart des femmes ne sont pas tant amoureuses de leur partenaire
qu’en quête de leur approbation et de leur dévotion. Elles sont insatisfaites
de la façon dont elles sont touchées, et pensent à tort qu’il faut de la
romance pour que ça marche.
Elle tendit la main pour prendre la bouteille à Libby.
– Mais dès qu’on comprend qu’on peut être comblée sans forcément
appartenir à quelqu’un – qu’on peut connaître l’extase sans être la moitié
d’un homme, sans être par conséquent prisonnière de ses faiblesses, de ses
tares, et de ses insupportables failles –, alors on est libre.
Libby mit un moment à remarquer que Parisa avait mis de côté la
bouteille. Elle avait été trop occupée à sentir le bras de Tristan dans son dos,
et le parfum de rose qui se dégageait des longs cheveux de Parisa à portée
de sa main. Elle vit le léger vernis d’alcool sur ses lèvres et la bretelle de sa
robe qu’elle n’avait toujours pas remontée sur son épaule. Libby percevait
les sous-entendus dans la voix de Parisa, aussi épicés que l’absinthe, aussi
brûlants que le feu dans la cheminée.
– Tu sous-estimes ton pouvoir, Libby Rhodes.
Libby retint sa respiration, alors que Parisa approchait d’elle,
chevauchant à moitié Tristan pour prendre le visage de Libby entre ses
mains et dégager les cheveux sur ses joues. Paralysée, Libby laissa Parisa
lui caresser les cheveux avec ses lèvres chaudes et douces. Elles l’invitaient
délicatement. Libby frissonna légèrement, mais pas de froid, et pendant ce
temps, la main de Tristan remonta le long de son dos. Doucement, Libby
embrassa Parisa, hésitante.
– Tu te moques de moi, murmura-t-elle contre la bouche de Parisa,
gémissant de plaisir.
Parisa recula un peu.
– Embrasse-la, dit-elle à Tristan. Elle a besoin d’être convaincue.
– Et c’est à moi de la convaincre ? demanda Tristan sèchement, alors
que le cœur de Libby battait la chamade. Je croyais que c’était toi l’experte.
Parisa regarda Libby et lâcha un rire mélodieux.
– Mais elle ne me fait pas confiance, murmura Parisa en recommençant
à jouer avec les cheveux de Libby. Elle est curieuse, mais si je la brusque,
elle se lèvera et partira.
Elle posa une main sur les côtes de Libby.
– Je ne me moque pas de toi, assura-t-elle doucement. Je serais heureuse
de te goûter, mademoiselle Rhodes.
Libby frissonna de nouveau.
– Mais ce n’est pas tout. Tu es utile, Libby. Tu es puissante, conclut-elle
avec un autre baiser fugace. Tu es quelqu’un qui gagne à être connu, et
pleinement, et…
Elle s’interrompit et taquina du bout des doigts l’intérieur de la cuisse
de Libby.
– … peut-être en profondeur.
Libby fut étonnée d’entendre le son qui sortit de ses lèvres.
Parisa prit un air entendu et se tourna vers Tristan.
– Embrasse-la et fais-le bien.
– Et si elle n’a pas envie de moi ? demanda Tristan en dévisageant
Libby.
Au moment où leurs regards se croisèrent, Libby tenta de faire
apparaître dans son esprit Ezra et ce qu’elle avait le plus aimé chez lui à un
moment : ses cheveux en bataille ou son corps contre le sien. Elle tenta de
se rappeler qu’elle l’avait laissé seul, qu’il l’attendait à la maison, mais elle
n’aperçut que le reflet de sa propre frustration, de sa rage, de son
exaspération. Elle essaya en vain de le voir, lui.
Et elle ne vit que Tristan.
Impuissante, elle sentit les battements de son cœur se déchaîner comme
lorsqu’il avait touché son pouls. Elle avait arrêté le temps avec lui. C’était
bien le problème : entre les murs de ce manoir, elle n’appartenait plus à
Ezra, elle n’était plus une de ses choses, de ses possessions, elle devenait
vraiment elle. Elle avait arrêté le temps ! Elle avait recréé le mystère de
l’Univers ! Ici, elle avait fait ce qu’elle avait voulu et elle en était fière.
Seule, elle était puissante. Elle n’avait pas la supervision d’Ezra. Elle
n’en voulait pas.
– Tu vas devoir me dire ce que tu veux, Rhodes, lâcha Tristan, patient,
la voix chargée d’absinthe.
Ou peut-être de désir. Il la contemplait comme s’il l’avait déjà
déshabillée, déjà embrassée, comme s’il lui avait déjà arraché sa culotte
avec ses dents. Comme s’il la regardait déjà depuis le pied du lit, ses
épaules confortablement placées entre ses cuisses.
– Je lui dis, ou c’est toi ? demanda Parisa avec un petit rire en adressant
à Libby un regard complice.
Elle caressa la joue de Tristan avec le dos d’un doigt, s’attardant au coin
de ses lèvres.
Libby se demanda ce qui était le plus troublant : ses pensées sur Tristan,
ou le fait que Parisa les lisait et pourtant ne croyait toujours pas Libby
capable de prendre ce qu’elle voulait.
Qu’est-ce qu’elle voulait ?
Libby dévisagea Tristan et revit ce petit chancellement, ce sentiment de
temps figé. Ce qu’elle avait fait lui ressemblait tellement peu. Elle avait agi
par instinct, oubliant de réfléchir. Résultat de la mort de sa sœur, ou
simplement de sa propre nature, Libby réfléchissait constamment, sans
s’arrêter. Elle oscillait perpétuellement entre angoisse, appréhension et peur.
Peur d’être incompétente, peur d’échouer. Peur de mal faire, de faire de
travers. Peur de décevoir ses parents alors que la plus brillante de leurs
filles était morte. Elle avait tout le temps peur, hormis quand elle rivalisait
avec Nico ou qu’elle se laissait toucher par Parisa. Ou qu’elle laissait
Tristan la guider aveuglément, la forçant à se fier à ce qu’elle ne voyait pas.
Elle posa une main derrière la nuque de Tristan et l’attira à elle, posa ses
lèvres contre les siennes. Il laissa échapper dans sa bouche un son entre
surprise et soulagement.
Elle l’embrassa.
Et il répondit à son baiser.
C’était déjà assez excitant d’avoir la langue de Tristan dans sa bouche,
son bras autour de ses côtes, mais en tendant la main, elle sentit la soie de la
robe de Parisa qui lui caressait la hanche. Quand Tristan recula pour
reprendre sa respiration, Parisa embrassa le cou de Libby, le bout de sa
langue traçant une ligne sur sa peau. Libby glissa sa main sur la cuisse de
Parisa et Tristan grogna dans sa bouche, preuve que Parisa avait également
trouvé où poser sa main.
Était-ce réellement en train de se passer ? Elle devait bien le croire.
L’absinthe brûlait encore dans sa poitrine, éparpillant ses pensées. Tristan
l’attira sur ses genoux et Parisa lui retira son pull qu’elle jeta sur la
bouteille.
L’espace d’un instant, une pensée lucide traversa son esprit, avant
qu’elle se laisse submerger par ses sensations physiques : mains, langues,
lèvres, dents. Tristan était maintenant torse nu et elle enfonça ses ongles
dans ses muscles pour lui embraser la peau.
Tout allait de plus en plus vite, était de plus en plus excitant. Elle les
goûtait tous les deux à la fois et ils la prenaient tous les deux en même
temps. Si elle devait regretter de s’être laissée aller, elle le déciderait plus
tard.
– Ne me laisse pas me réveiller seule, murmura-t-elle à l’oreille de
Tristan, d’une voix légère, fragile, cristalline.
Sa vulnérabilité n’avait pas sa place dans leur déluge de péchés, mais
elle n’en avait que faire. Elle voulait les cheveux de Parisa autour de ses
doigts, elle voulait que Tristan la place dans des positions qui la feraient
rougir quand elle se les remémorerait. Elle voulait se lier à quelqu’un sans
l’ombre d’un doute, même si ce n’était que pour un court instant, jusqu’à ce
que les premiers rayons du soleil viennent chasser l’obscurité.
Elle savait que les choses ne seraient plus jamais pareilles entre eux, et
une part encore lucide de son cerveau se demanda si c’était l’intention de
Parisa. Elle l’avait clairement expliqué : le sexe est un moyen de contrôler,
d’enchaîner, de créer des obligations là où il n’existait rien avant. Mais
même si Libby était utilisée, ou manipulée, ou dévorée, elle s’en fichait
complètement. Il était temps de goûter, de toucher, de sentir, plutôt que de
réfléchir. Temps d’être libre de ressentir.
Pour une fois, ressentir et rien d’autre.
CALLUM

Il était arrivé quelque chose à Tristan.


Callum le vit tout de suite quand il revint dans la maison, le lendemain
en fin d’après-midi, après avoir passé ses deux jours de congé obligatoire à
Mykonos. (Il n’avait pas voulu retourner au Cap pour ne pas prendre le
risque qu’on lui demande de travailler.) Dès qu’il avait franchi les portes, il
avait fouillé le manoir, commençant par les deux repaires de Tristan : la
bibliothèque pour boire un thé, la salle de lecture pour ses recherches.
Callum, qui avait reçu une visite très intéressante pendant son absence,
avait hâte de partager avec lui une information cruciale : le système
d’élimination de la société.
Mais il le trouva debout à l’entrée de la pièce peinte, les yeux baissés
vers le parquet.
– J’imagine que le Forum est passé te faire un petit coucou, commença
Callum, mais il s’interrompit aussitôt.
Tristan semblait plus épuisé que d’ordinaire, comme s’il n’avait pas
fermé l’œil de la nuit, et des vagues de remords et de nausée s’échappaient
de lui.
– Bon sang, Tristan, lâcha Callum en l’observant plus attentivement.
Qu’est-ce qui t’est arrivé quand on n’était pas là ?
– Rien. Suis juste un peu vanné, grommela-t-il, à peine cohérent.
La voix de Tristan était rauque et grave, et son air misérable suffit à
donner à Callum la migraine par procuration.
– Bourré aussi, on dirait.
Tristan était en général résistant à l’alcool, et c’était ce que Callum
appréciait le plus chez lui.
Rester debout en toute circonstance représentait une sacrée qualité.
– Complètement rincé, confirma Tristan en se tournant lentement pour
se retrouver face à lui, une main sur la tête. Je ferais bien quelque chose
pour arranger ça, mais rien que l’idée d’agir me paraît excessivement
épuisante.
Compréhensible. La plupart des gens supportaient mal la gueule de
bois, et pour les médéiens, c’était pire. L’alcool était un poison, après tout,
et la magie se laissait facilement corrompre.
– Voilà, lança Callum en pressant son pouce entre les sourcils de
Tristan. Ça fait du bien ?
Il suffisait de peu pour soulager un mal de tête. Et de moins encore pour
donner l’impression que le mal de tête était soulagé.
– Beaucoup, répondit Tristan à Callum en lui adressant un regard
reconnaissant. Vous avez bien profité des magnifiques côtes grecques, Votre
Altesse ?
– Tu étais invité, je te rappelle.
– Oui, j’aurais clairement dû accepter !
– La prochaine fois. J’ai une nouvelle très intéressante à te raconter.
– Si ça concerne le Forum, ils sont venus me voir aussi. Un gars très
désagréable, et venant de moi, ce n’est pas peu dire.
– Non, c’est pas ça. Enfin, pas tout à fait. On fait un tour ? proposa
Callum en désignant l’extérieur. Un peu d’air frais, ça te fera du bien.
Les jardins où poussaient des roses de toutes les espèces étaient toujours
à une température tolérable, malgré la neige. Dans la maison, le bruit
indiquait que Nico était revenu, ainsi que Reina et sûrement aussi Libby.
– Je suppose qu’on va devoir entendre parler de l’amoureux de Rhodes
du matin au soir.
Tristan lui parut étonnamment gêné.
– Je suppose, grommela-t-il simplement.
Ce qui intrigua le plus Callum, au-delà du malaise évident de Tristan,
c’était pourquoi il le tenait ainsi à distance, l’empêchant grâce à sa magie de
l’interpréter. Souvent les autres avaient recours à d’intangibles écrans quand
Callum approchait, mais pas Tristan. Il estimait que c’était une perte
d’énergie inutile.
Bizarre.
– Bref, cette Société à un drôle de fonctionnement. L’élimination,
comme ils appellent ça… Il faut prendre le terme au premier degré.
Il n’avait pas eu de mal à comprendre ce que le recruteur du Forum
avait laissé entendre. Apparemment, contrairement au contenu de ses
archives, les méthodes de la Société n’étaient un mystère pour personne.
– Un candidat doit mourir, expliqua Callum en se penchant vers Tristan.
Il s’attendit à le sentir se crisper ou à voir ses yeux noirs se plisser,
comme ils le faisaient toujours. Peut-être qu’il lui confirmerait qu’il s’en
était douté, le soupçon et la méfiance étant ce qui le définissait le mieux. Il
était tellement amoureux de sa propre misanthropie qu’en apprenant cette
nouvelle il laisserait probablement moins l’horreur s’exprimer que la
surprise de ne pas avoir imaginé cela avant.
– C’est dingue, hein ? lâcha Tristan sur un ton neutre.
Callum serra la mâchoire, excédé.
Tristan le savait donc déjà.
– Tu ne me l’as pas dit, s’indigna Callum, et Tristan leva les yeux en
grimaçant.
– Je viens de l’apprendre. J’avais oublié.
– Tu avais oublié ?
– Oui, c’est que… bredouilla-t-il, sa façade de neutralité se craquelant
l’espace d’un instant. Je te l’ai dit, j’ai passé… une nuit étrange. Elle me
travaille encore.
Cette version de Tristan était « inachevée », il n’aurait su comment le
décrire autrement.
– Tu veux que je t’aide à y voir clair ? proposa Callum. Après tout, tu
viens de découvrir, toi aussi, que l’un d’entre nous va se faire tuer.
Il n’arrivait toujours pas à calmer sa frustration de ne pas avoir été celui
qui le lui annonçait.
– Qui te l’a dit ? Non, ne me réponds pas, grommela-t-il après réflexion.
C’est Parisa, n’est-ce pas ? Tu étais avec elle hier soir.
Tristan parut soudain soulagé.
– Je… oui, mais…
– Comment le savait-elle ?
– Elle ne me l’a pas dit.
– Tu ne lui as pas demandé ?
Incompréhensible. Comment était-ce possible qu’il ne l’ait pas
interrogée ?
– Je…
Il hésita de nouveau.
– J’ai été distrait.
Callum se raidit. Évidemment, elle en avait profité pour sceller une
alliance avec Tristan de la seule manière qu’elle connaissait. Callum avait
été le confident de Tristan pendant des mois. Elle avait dû enrager de cette
perte et veiller à le récupérer.
– Tu sais, il n’existe rien de plus définitif que la trahison. La confiance,
une fois éteinte, ne peut jamais rejaillir de ses cendres.
– Quoi ?
– La Société, précisa Callum doucement. Ils nous mentent ou, en tout
cas, ils nous trompent. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
– Il doit certainement y avoir une raison…
– Tu le crois vraiment ? Tu penses qu’il peut y avoir une raison ?
– Pourquoi pas ? demanda Tristan, sur la défensive. C’est peut-être un
autre test de leur part.
– Quoi ? Ils veulent juste nous faire penser qu’on va devoir tuer
quelqu’un ? Tu n’as pas l’air de comprendre les dégâts d’un tel exercice,
s’énerva Callum. Il n’y a rien de plus destructeur qu’une pensée, surtout
quand elle ne peut plus être délogée. Quand un groupe croit pouvoir se
débarrasser d’un de ses membres pour toujours, que se passe-t-il à ton
avis ?
– Tu veux dire que tu ne le ferais pas ?
– Bien sûr que non ! Obéir aux demandes d’une société pour laquelle le
billet d’entrée est le sacrifice humain ? Tu ne vas pas me dire que tu peux
accepter ça ! Même Parisa ne s’y soumettrait pas, à moins qu’elle y trouve
son compte. Pour ce qui est des autres, Reina, ça ne lui ferait ni chaud ni
froid, même Varona pourrait se laisser persuader, mais Rhodes…
Callum s’interrompit et ajouta, après réflexion :
– Du coup, ce sera forcément Rhodes qui se fera éliminer.
– Quoi ? demanda Tristan, en levant soudain la tête.
– Qui d’autre ? insista Callum, impatient. La seule à avoir moins d’amis
ici, c’est Parisa, mais elle est utile, elle, au moins.
– Tu ne trouves pas Rhodes utile ?
– C’est la moitié d’un tout. Varona a toutes les qualités de Rhodes, juste
de façon moins détestable.
– Varona n’est pas Rhodes, commenta Tristan, son écran de protection
devenant soudain flou sur les bords. Ils ne sont pas interchangeables.
– Oh, arrête. Tu ne t’imagines pas tuer Rhodes, parce que ce serait
comme noyer un chaton. Elle n’arrêterait pas de geindre.
– Je…
Tristan se détourna, écœuré.
– Je n’arrive pas à croire qu’on parle vraiment de ça.
– C’est toi qui ne semblais pas du tout choqué par l’idée de commettre
un meurtre, lui rappela Callum. J’essaie juste de comprendre comment tu
penses que ça se passerait.
– Varona ne serait jamais d’accord pour qu’on tue Rhodes, objecta
Tristan. Et Parisa non plus.
– Il faudra bien qu’ils choisissent quelqu’un, n’est-ce pas ?
– Pourquoi pas moi ? demanda Tristan en clignant des yeux. Ils feraient
peut-être bien…
– Oh, bon sang, Tristan ! s’exclama Callum, à bout de patience. Est-ce
que tu dois toujours te faire aussi petit tout le temps ?
– Quoi, je devrais être plus comme toi, c’est ça ? l’interrogea Tristan en
lui décochant un regard mauvais.
Cette discussion n’allait nulle part.
– Va faire une sieste, lança Callum avec un geste d’exaspération. Tu es
trop pénible quand tu manques de sommeil.
Il avait espéré qu’ils pourraient élaborer une stratégie, déterminer de qui
ils pourraient le plus facilement se passer, mais Tristan n’avait pas l’air
capable du moindre raisonnement cohérent. Alors qu’il retournait dans sa
chambre en trombe, Callum évita de justesse de percuter Libby.
– Rhodes, gronda-t-il.
Elle leva vers lui un visage pâle comme un linge avant de le contourner
sans rien dire.
Ce que Callum détestait le plus chez lui, c’était cette prison de
déductions dans laquelle il était enfermé. Donc, Libby et Tristan souffraient
de cette même douleur humaine insupportable qu’est la honte après une nuit
de beuverie. Génial. Il s’était clairement passé quelque chose entre eux, et
Tristan ne le lui avait pas dit.
Encore une fois, il lui avait caché quelque chose.
Callum arriva devant leurs chambres et poussa la porte de Parisa qu’il
referma derrière lui.
– Non, lança cette dernière sur un ton las. Et pas la peine d’aller voir
Reina non plus. Enfin, je serais très curieuse de voir ce qui se passerait,
ajouta-t-elle après réflexion, sa tête posée sur une main. Je suppose qu’elle
te mordrait directement la queue si tu essayais. On parie et tu essaies ?
Contrairement aux autres, Parisa ne puait rien de particulier. Elle était
égale à elle-même, ne trahissait aucun excès. Elle avait l’air…
Contente d’elle.
– Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Callum brutalement.
– Ce que je fais de mieux.
– Qu’est-ce que Rhodes a à faire là-dedans ?
– Tu sais, j’aime bien Rhodes, fredonna Parisa, songeuse. Elle est très…
douce.
Son sourire se pinça, plus coquin que jamais, et Callum comprit qu’elle
se moquait de lui.
Il se détendit un peu. Enfin quelqu’un avec qui il pourrait jouer.
– Ce sont des imbéciles, lança-t-il en s’asseyant sur le lit à côté d’elle.
Tous.
– On est tous des imbéciles, corrigea Parisa en dessinant du bout des
doigts des formes sur sa couette. Tu devrais le savoir mieux que quiconque.
Certes.
– Qu’est-ce que tu as fait ?
– Je les ai changés, répondit-elle en haussant les épaules. On ne peut
plus inverser le processus.
C’est le danger de la pensée. Il est pratiquement impossible de rejeter
une idée une fois qu’elle s’est implantée, et un esprit altéré avec succès ne
peut pratiquement jamais revenir en arrière.
Pire encore, les sentiments ne peuvent jamais être oubliés, même si
leurs sources s’effacent.
– En effet, acquiesça Callum. Mais en quoi ça te concerne ?
– Pourquoi pas ? C’est un jeu. Tu sais que c’est un jeu.
– Quelles que soient les conséquences ?
Un voile de surprise s’afficha sur le visage de Parisa, mais elle s’en
défit rapidement.
– Tu l’as tué ? demanda-t-elle.
– Qui ?
– Celui que t’a envoyé le Forum.
– Non, pas particulièrement.
– Pas particulièrement ?
– S’il meurt plus tard, ce ne sera vraiment pas ma faute. Les
sentiments… Comment il décide de les gérer, ce n’est pas ma
responsabilité.
– Bon sang, tu es un vrai psychopathe, lança Parisa en se redressant. Tu
ne ressens absolument aucune empathie, n’est-ce pas ?
– Un empathe sans empathie. Tu t’entends un peu ?
– Tu ne peux pas juste…
– Et toi, qu’est-ce que tu as fait, hein ? Tu entends leurs pensées, Parisa.
Tu peux les changer, comme tu viens de l’avouer. Tu n’interviens pas moins
que moi. Et ta cause est-elle vraiment plus noble ?
– Je ne détruis pas les gens…
– Ah non ? À ce que je viens de voir, Tristan et Rhodes ont l’air bien
secoués.
– « Secoués », je ne dirais vraiment pas ça. Et ce n’est sûrement pas
« détruits ».
Callum s’approcha très légèrement d’elle sur le lit et elle recula,
dégoûtée.
– Tu me détestes, parce qu’on est pareils, dit-il doucement. Tu n’es pas
encore arrivée à cette conclusion ?
Elle tressaillit. Il la trouva étonnamment adorable en la voyant apeurée.
– On n’est pas pareils.
– En quoi serait-on différents ?
– Tu ne ressens rien.
– Alors que toi, malgré la compassion que tu ressens, tu fais quand
même ce que tu veux. C’est ça ?
Parisa ouvrit la bouche, mais se ravisa.
– On n’a rien de commun. Tu te surestimes si tu penses le contraire.
– Vraiment ?
– Tu te penses plus puissant que moi, n’est-ce pas ?
– Tu dois fournir beaucoup plus d’efforts pour obtenir le même résultat.
Si je ne suis pas plus puissant, en tout cas, j’ai beaucoup plus de ressources
dans lesquelles puiser.
– Les autres ne s’y méprennent pas.
– Tu crois ? Peut-être.
Il sentait les pièces s’assembler tranquillement, sans effort. Son
processus de pensée était si élégant, si agréable. C’était si satisfaisant de la
regarder prendre des décisions, contrairement aux gens en général,
désordonnés et brouillons. Parisa déversait ses pensées comme du miel, et
même si Callum ne pouvait pas les lire comme elle en était capable, elle, il
pouvait tirer des déductions intuitivement beaucoup plus clairement qu’elle.
Par exemple : elle croyait naïvement qu’elle avait une chance de gagner.
– Doit-on leur apporter des preuves ? demanda Parisa. Tu as peut-être
raison. Après tout, tu crois vraiment qu’on est pareils, alors ils sont
sûrement eux aussi du même avis. Les pensées, les sentiments, c’est kif-kif
pour eux, ça ne fait aucune différence.
De nouveau, les deux conspiraient par leur connexion. Même si elle se
tenait hors d’atteinte de Callum, Parisa sentait qu’ils étaient liés par des
circonstances similaires.
– Ils méritent de connaître la vérité sur ce dont nous sommes capables.
– On s’affronte ? proposa Callum.
– Bien sûr que non ! Pourquoi se battre alors qu’on peut simplement
jouer à un jeu ?
Callum dormit bien cette nuit-là, apaisé.
Le matin, ils se retrouvèrent comme d’habitude dans la pièce peinte
pour convaincre les autres de leur supériorité.
– Nous avons déjà une leçon prévue aujourd’hui, commença Dalton de
sa voix ampoulée d’universitaire.
Atlas était de sortie. Parfait !
– Et je ne pense pas que ce soit vraiment nécessaire, ajouta Dalton.
– Nos recherches actuelles portent sur la pensée, intervint Parisa. Ce
serait peut-être bien d’observer des travaux pratiques sur le sujet ?
Mal à l’aise, Dalton regarda tour à tour Parisa et Callum.
– Je ne sais pas si c’est adapté.
– Allons ! s’exclama Nico, que les cours barbaient toujours. On va
devoir éliminer quelqu’un à la fin, non ? On a quand même intérêt à
connaître les pouvoirs magiques de chacun.
– Oui, Dalton, on va éliminer quelqu’un très bientôt, acquiesça Callum.
Pourquoi ne pas déterminer qui est le plus doué ici ?
Dalton, mieux que quiconque, savait la différence entre les talents de
Callum et ceux de Parisa. Après tout, il était occupé à la maintenir hors de
son esprit, et à garder Callum à distance, également, pour les empêcher de
manipuler ses humeurs. Ce qui voulait dire que Dalton était souvent
débordé quand ils étaient tous les deux présents dans une pièce, et ne
parvenait pas à tout retenir.
Ce n’était plus un secret pour personne que Dalton couchait avec Parisa
depuis des mois, en tout cas, cela ne l’était pas pour Callum. Plus d’une
fois, il avait constaté à quel point Dalton était habité par Parisa sans même
la toucher, seulement par les sensations qu’elle avait imprimées en lui : les
souvenirs des amants. À plusieurs reprises pendant la journée, Callum
surprenait Dalton avec le goût, l’odeur, le contact de Parisa dans son esprit.
Pourrait-il s’en servir contre Parisa ? Est-ce qu’elle serait embarrassée
qu’un de ses amants apprenne ce qu’elle avait fait avec deux autres… ?
Sans doute pas, songea Callum, déçu. Elle était le genre de personne qu’on
aime à ses risques et périls, et il doutait qu’elle ait déjà fait et tenu une
promesse.
– Eh bien, je suppose que ça ne devrait pas prendre trop de temps,
abdiqua Dalton, sans conviction.
– Une heure, confirma Parisa. Sans aucune intervention extérieure.
Demande intéressante, songea Callum.
Plutôt bête.
– Pourquoi nommer un arbitre s’il ne peut pas intervenir ? s’indigna
Tristan.
Callum devrait se charger de lui plus tard. Il avait déjà jeté plusieurs
coups d’œil furtifs dans la direction de Libby. Il faudrait que Callum lui
rappelle comment choisir ses alliés.
– On a juste besoin que quelqu’un nous arrête à la fin du temps imparti,
expliqua Parisa en direction de Dalton. C’est tout.
– Pas de plans astraux, non plus, intervint Callum. C’est mortel pour le
public.
– D’accord, acquiesça Parisa. Seulement la réalité corporelle.
Ils se serrèrent la main et se placèrent aux deux extrémités de la pièce,
Parisa sous le dôme et Callum à côté de la porte, tandis que les autres
s’approchaient prudemment de la cheminée.
– Rhodes, détends-toi, lança Callum.
De l’autre côté de la salle, Parisa esquissa un rictus.
– Ne fais pas attention à lui, Rhodes. Tout ira bien.
Les vibrations de l’angoisse incessante de Libby se calmèrent
légèrement.
Ils attendirent que l’aiguille de la pendule indique l’heure.
– Commencez ! lança Dalton.
– Pourquoi es-tu ici ? demanda Parisa, et Callum gloussa.
– On le fait sous forme de débat ou d’interrogatoire ?
– Varona, appela Parisa sans quitter des yeux Callum. Qu’est-ce que tu
ne fais pas au début d’une bagarre ?
– Pratiquement tout, répondit Nico vaguement.
– Et pourquoi ?
– Je ne connais pas les pièges, expliqua-t-il en haussant les épaules. Je
dois étudier le rythme de mon adversaire d’abord, avant de balancer les
coups.
– Voilà ! s’exclama Parisa. Tu vois ? Même Varona le sait.
– C’est ce qu’on va faire ? Un combat ? demanda Callum, amusé. Je
pensais que le but, c’était de nous différencier des spécialités physiques, pas
de nous y conformer.
Le sourire de Parisa s’élargit.
– Réponds à ma question.
– D’accord. Je suis venu parce que je n’avais rien de plus urgent à faire.
À mon tour, c’est bien ça ?
– Si tu veux.
– Merveilleux. Quand as-tu compris que tu étais belle ?
Elle fronça les sourcils, perplexe.
– Je n’essaie pas de tendre un piège à ta modestie, assura Callum.
Comment serait-ce possible, alors que vous pouvez tous confirmer ici que
c’est vrai ?
– Ma modestie n’est pas le problème. Je ne vois simplement pas le
rapport.
– C’est une ouverture. Ou si tu préfères, une mesure.
– Tu utilises un détecteur de mensonges ?
– Tu m’as demandé pourquoi j’étais ici afin d’évaluer la sincérité de ma
réponse, non ? Je prends tes paramètres et je fais la même chose.
– D’accord, concéda Parisa en pinçant les lèvres. Je l’ai toujours su.
– J’imagine que c’est vrai, mais ta beauté n’est pas ordinaire. Tu as le
genre de beauté qui déclenche des guerres. Qui rend les gens fous.
– Si tu le dis.
– Alors, quand l’as-tu compris pour la première fois ? Ton pouvoir sur
les autres. Les hommes principalement ? demanda-t-il en faisant un pas vers
elle. Ou as-tu commencé par une femme ? Non, détermina-t-il en repérant
sa réaction. Bien sûr, c’était un homme.
– Bien sûr c’était un homme, répéta-t-elle. C’est toujours comme ça.
– Tu portes une forme de solitude, tu sais, mais elle est un peu…
fabriquée. Tu n’es pas une enfant unique, ce serait une autre forme de
solitude. Comme Rhodes, dit-il en faisant un signe par-dessus son épaule.
Elle est seule et solitaire, mais pas toi. Tu es solitaire par choix.
– Je déteste peut-être simplement les gens, répliqua Parisa.
– Comment s’appelle ta sœur ? demanda Callum, et Parisa plissa les
yeux. Vous étiez très proches… avant de ne plus l’être. Ton frère a un fort
caractère, n’est-ce pas ? Une virilité difficile à briser. C’est l’héritier, hein ?
C’est l’aîné, ensuite vient ta sœur et enfin toi. Ton frère te préférait, toi, et ta
sœur t’a tourné le dos… et elle ne t’a pas crue, c’est ça ? Quand tu lui as dit
ce que tu voyais dans les pensées de votre frère.
Il vit Parisa vaciller, forcée à revivre les traumatismes de sa jeunesse.
– Voyons voir…
Callum claqua des doigts pour peupler les murs de la salle peinte des
images et des tonalités du passé de Parisa.
– L’argent, vous en aviez en abondance.
L’évocation des émotions par Callum serait factice, une peinture,
contrairement aux pensées qu’elle pouvait tirer de sa tête et qui seraient
comme une photographie. Sa science à lui était inexacte, mais le plus
important était d’identifier correctement les fondations de ce que certains
pourraient appeler son âme. Par exemple, les lumières dorées de son
enfance et de ses privilèges.
– Manifestement, vous avez reçu une bonne éducation. Par des tuteurs
privés ?
– Oui, confirma-t-elle en serrant la mâchoire.
– Ça n’a pas duré. Tu adorais ton tuteur, bien sûr. Tu aimes apprendre.
Mais ton frère, il n’a pas apprécié que tu sois tellement captivée par
quelqu’un qui n’était pas lui. Si triste ! La pauvre petite Parisa, la princesse
de la famille, enfermée dans un coffre-fort, comme un petit oiseau en cage.
Et comment en es-tu sortie ?
Callum réfléchit et étala une image d’elle plus jeune sur le mur.
– Mais oui ! Un homme.
La jeune Parisa fut balayée du mur par un souffle de vent.
– Viens avec moi.
Et aussitôt, les jambes de Parisa flageolèrent, trop faibles pour lui
résister. Fascinés, les autres suivirent sans qu’il ait à les y inviter.
– Il y a plus de place par là. Qu’est-ce que je disais, déjà ? Ah oui.
Quelqu’un t’a sauvée. Non, tu t’es sauvée toute seule, se corrigea-t-il en la
guidant vers la pièce principale. Mais tu lui as fait croire que c’était grâce à
lui. Était-ce… l’ami de ton frère ? Oui, son meilleur ami. Je sens la
trahison. Il espérait quelque chose de toi pour récompenser ses efforts… la
dévotion éternelle ? Non.
Callum éclata de rire.
– Bien sûr que non. Il voulait quelque chose de plus… accessible.
Quand ils arrivèrent dans le hall d’entrée, il la regarda. L’image de
Parisa qui les avait suivis sur les murs fut projetée dans les ombres sous les
balustrades, la lumière disparaissant soudain autour d’elle.
– Tu avais quel âge ?
Il dévisagea Parisa. Sa bouche formait une ligne minuscule.
– Dix-huit ans.
– Menteuse.
Ses lèvres se pincèrent encore.
– Quinze ans.
– Merci pour ton honnêteté, lâcha Callum, avant de se tourner vers
l’escalier, pour l’inviter à le monter. Alors tu avais quoi, onze ans ? Quand
tu l’as su.
– Douze ans.
– Ah oui, bien sûr. Et ton frère, dix-sept, dix-huit… ?
– Dix-neuf.
– Naturellement. Et ta sœur, quatorze ans ?
– Oui.
– Déstabilisant. Tellement déstabilisant.
Callum lui caressa la joue et elle recula aussitôt, dégoûtée. Il rit, et lui
fit signe de franchir les portes de la salle d’apparat du premier étage.
– Alors, c’est moi que tu détestes ?
– Je ne te déteste pas.
– Tu ne veux pas me détester, riposta Callum. Parce que tu me
soupçonnes de commettre d’affreux crimes avec des sentiments aussi
moches que la haine.
Il s’arrêta devant le salon officiel et tendit la main.
– Tu veux qu’on danse ? demanda-t-elle en grimaçant.
– Je veux voir si tu arrives à suivre.
Excédée, elle lui prit la main.
– J’imagine que tu penses être en train de gagner, commenta-t-elle,
s’élançant dans une valse parfaite dès qu’il posa la main sur sa taille.
Il n’en attendait pas moins d’elle. Quelque part de la musique résonnait.
Sûrement l’œuvre de Parisa.
– À toi de me le dire. Tu sais lire mes pensées, non ?
– Tu as passé toute ta vie à croire que tu gagnais. Honnêtement, Callum,
il n’y a rien d’intéressant à lire dans ta tête.
– Ah non ?
– Il ne s’y passe pas grand-chose, assura Parisa, alors qu’elle se
grandissait magnifiquement pour danser. Pas d’ambition particulière. Aucun
sentiment d’infériorité.
– Je devrais me sentir inférieur ?
– Comme tout le monde.
– Je ne suis pas tout le monde. C’est ce que tu essaies de démontrer.
– Et s’il n’y avait que ça, murmura Parisa en levant la tête vers lui.
– Tu es tellement sur tes gardes avec moi, Parisa, désapprouva Callum.
Ça commence vraiment à me blesser.
– Parce qu’on peut te blesser ?
Il la fit virevolter sous son bras, projetant un éclair de couleur sur les
murs. Si les autres les avaient suivis, cela faisait longtemps qu’il ne les
remarquait plus. Elle était bien trop intéressante, il devait le reconnaître.
– Est-ce la bonne teinte ? demanda-t-il en montrant le cramoisi. Je suis
sûr d’avoir la couleur parfaite.
– Pour quoi ?
Il la sentit se crisper dans ses bras.
– Ta robe de mariage, répondit-il en souriant poliment, et elle se figea.
Comment va ton mari, au fait ? Il est toujours vivant, n’est-ce pas ?
J’imagine que c’est pour ça que tu as changé de nom et que tu es partie à
Paris ? Tu ne m’as pas l’air carriériste, alors je suppose que tu fuyais. Et
quel meilleur endroit pour se cacher que les murs d’une université protégée
par la magie ?
Il sentit la rage de Parisa monter et éprouva un grand moment de
bonheur.
– Oh, ce n’est pas le pire. Tu n’es pas la première adolescente à fuir un
époux tyrannique. Ton frère a-t-il tenté de s’opposer à ce mariage ? Non,
bien sûr que non, lâcha-t-il en soupirant. Il ne t’a jamais pardonné de t’être
refusée à lui. Et ça a été ta punition.
Parisa recula, sidérée, et Callum lui tendit la main.
– Ça fait longtemps que tu fuis, murmura-t-il en écartant une boucle de
sa joue. Pauvre petite.
Il l’attira contre lui et, dans son torse, il ressentit la force de son
malheur.
– Tu te sauves depuis l’instant où tu as vu le jour.
Elle s’écroula contre lui, vidée, et il fit pivoter ses épaules pour la
guider vers l’aile sud de la maison.
– Ce n’était pas ta faute, tu sais, continua-t-il, plaçant un bras autour de
sa taille alors qu’ils montaient des marches, s’éloignant de la chapelle (trop
prétentieuse) pour accéder à la terrasse au dernier étage.
Elle semblait se vider de ses sentiments, comme s’il lui avait tranché les
veines et que le sang coulait à flots.
– Les gens pensent que la beauté est un trésor. Mais pas toi. Ta beauté,
pour toi, c’est une malédiction.
– Callum, lâcha-t-elle entre des lèvres immobiles.
Avec son pouce, il lui caressa le menton.
– Tu les détestes ? murmura-t-il en lui embrassant la joue. Non, je ne
crois pas. Je crois qu’au fond de toi tu penses les mériter. Tu rends les gens
fous. Tu l’as vu se produire. Tu les vois poser les yeux sur toi et tu
comprends, n’est-ce pas ? Tu le sens, ça se voit. Tu te considères comme un
monstre. Ce qui explique que tu aies si peur de moi, dit-il doucement en
prenant le visage de Parisa dans ses mains. Secrètement, tu te penses bien
pire que je ne le serai jamais, parce que ton appétit est insatiable. Tes
besoins, intarissables. Tu ne te lasses jamais de rendre les gens fous de toi.
La perversité de ton désir t’effraie, mais c’est plus facile pour toi de penser
que je suis pire.
Callum poussa la porte en verre de la terrasse. Les pieds de Parisa
foulèrent le marbre mouillé, évitant de justesse de glisser sur la pluie
londonienne. Elle éclaboussait les statues gréco-romaines qui servaient de
décor à la Société, les gouttes d’eau pareilles à des larmes sur les Cupidon
en marbre et les nymphes chaulées.
Une main coincée sous son bras, Callum la fit monter sur les toits pour
admirer les jardins, le foisonnement de cornouillers et les rangées de pins
blancs.
– Tu dois te demander parfois s’il ne serait pas plus facile de ne pas
exister.
Parisa ne répondit pas, les yeux baissés vers ses pieds. Ses chaussures
en daim hors de prix étaient ravagées par la pluie. Ses cheveux pendaient
sur ses épaules. Mais sa beauté était intacte. Il n’avait jamais vu les yeux
d’une femme si éteints et pourtant si brillants. Son regard hanté la rendait
plus belle encore. Elle n’avait jamais été aussi adorable, aussi brisée. Elle
transformait la dévastation en richesse, en bijou.
– T’ont-ils fait du mal ? demanda-t-il.
Elle leva la tête, visiblement révulsée.
– Qui ?
– Tout le monde.
Ses paupières se fermèrent l’espace d’un court instant. Ses lèvres
s’écartèrent pour laisser échapper un mot.
– Oui.
Callum caressa les gouttes sur ses joues, ses lèvres. Il déposa un baiser
sur le sillon qui se creusait entre ses yeux. Réconfortant, tendre. Doux.
– Ils ne te feront plus de mal, assura-t-il en reculant, la laissant seule au
bord du toit.
Elle fulminait de l’intérieur. Un feu qui menaçait d’éclater. Amusant
comme la pluie rend tout lugubre. Londres avait ce don. La grisaille se
mariait si bien à la solitude dans laquelle baignait Parisa. Elle en était
imprégnée au point d’en rayonner.
Ils auraient pu être amis. Il l’aurait voulu. Mais Callum la vit tourner la
tête vers les jardins, observant le domaine qu’ils dominaient. Sans
sourciller, elle posa les mains sur la balustrade, frissonnant dans le vent
froid. Elle était tellement vidée à présent que plus rien ne pourrait la
rallumer. Peut-être qu’une étincelle jaillirait, mais pas plus.
Isoler l’autre était une arme puissante.
Il lui fit tout de même l’honneur de la regarder grimper sur la
balustrade. Elle mit très peu de temps à décider. Elle ne tergiversait jamais.
Il était presque fier d’elle, de sa force, de sa capacité à prendre les choses en
main. Il la caressa, la rassura des yeux. Il ne serait pas dégoûté par son
choix.
Quand elle tomba, Libby poussa un petit cri.
Dommage, songea Callum. Il avait oublié que les autres étaient là,
concentrés sur les émotions envahissantes de Parisa. Elle était tellement
adorable, sa tristesse, si pure. Il n’avait jamais rien goûté de plus délicieux
que son angoisse.
Callum se tourna vers les autres, une sensation apaisante et incongrue
lui enveloppant le cœur en voyant leurs regards.
– Non ! s’exclama Libby, hystérique. Non, c’est impossible…
– Pourquoi ne les avez-vous pas arrêtés ? cria Nico en contournant
Dalton qui secouait la tête, sidéré.
– Ça ne faisait pas une heure, répliqua-t-il, atterré.
– Vous êtes dingue ? lâcha Tristan, choqué.
Callum remarqua qu’il avait ouvert de grands yeux, mais il lui fut
difficile de distinguer ses émotions à lui spécifiquement. Un mélange de
sentiments se dégageait de lui : la tristesse, l’étonnement, mais aussi, plus
profondément, la méfiance.
Ah, songea-t-il en grimaçant, et il leva les yeux, croisant le regard de
Parisa qui souriait derrière les autres.
– Réveillez-vous, lança-t-elle en claquant les doigts.
En un instant, ils se retrouvèrent tous dans la pièce peinte, debout, leurs
vêtements secs.
Comme s’ils n’avaient jamais bougé.
– J’avais dit pas de plans astraux, gronda Callum, irrité, même s’il était
impressionné.
Il n’avait rien remarqué, aucun détail de la maison n’avait été oublié.
Elle avait même pensé à ajouter la pluie.
– Donc, tu préférerais que je sois morte ? se moqua-t-elle. De toute
façon, nous n’étions pas sur un plan astral. Nous étions dans la tête de
quelqu’un.
– De qui ?
– De Nico, répondit Parisa, avant de s’adresser à un Nico stupéfait :
Désolée.
Maintenant Callum comprenait pourquoi elle avait commencé leur
petite partie d’échecs avec une question aussi simple. Elle se fichait de la
réponse, ce qui comptait, c’était détourner leur attention. Elle avait exploité
l’agression attendue de Callum pour se concentrer sur Nico. Elle avait
attaqué Callum en lui faisant croire qu’il avait le dessus.
Très intelligent de sa part, songea-t-il.
– Tu es une cible facile, Varona. Naïf, expliqua Parisa. Le moins de
murs imperméables.
– Merci ? ironisa Nico, se demandant encore si elle était réelle.
– Ça fait une heure, lâcha Dalton, soulagé, en consultant sa montre.
Même si je ne sais pas qui déclarer gagnant.
– Callum, bien sûr, corrigea Parisa. C’est lui qui a fait la plus grande
partie de la magie. Je ne pouvais pas rivaliser.
– Ah oui ? s’étonna Callum.
– Oui, assura-t-elle en souriant. Je nous ai peut-être mis dans un endroit
où tu ne pourrais pas m’atteindre, mais tu m’as quand même battue. Tu
m’as brisée, non ? Donc tu as gagné.
Mais il sentait le triomphe irradier d’elle, rance, écœurant, puant. Elle
en était imbibée. Elle était la mort prenant racine dans un sol fertile,
ressuscitant dans l’abondance de sa perte.
Il l’avait brisée, en effet, c’était indéniable. Sa mort, même sous sa
forme incorporelle, avait été vraie. Mais il était clair qu’elle l’avait laissé
trouver les éléments à détruire, consciente qu’il le ferait. Pas étonnant
qu’elle n’ait opposé aucune résistance. Rien de ce qu’elle lui avait révélé
n’était un mensonge, mais en profitant des faiblesses de Parisa, il s’était
dévoilé aux autres. Elle, au moins, comprenait la pensée : ce qu’on plantait
dans l’esprit humain n’était jamais oublié.
L’erreur de Callum était évidente : il avait tenté de se montrer fort, mais
personne ne voulait de la force. Pas la sienne. La force était pour les
machines et les monstres. Les autres ne pouvaient pas s’identifier à la
perfection sans faille. Les humains voulaient de l’humanité, ce qui voulait
dire qu’il devrait montrer des preuves de son humanité. Il vit que Tristan
évitait son regard et comprit que Parisa l’avait battu, mais ce n’était que le
premier round. La prochaine fois, il devrait balayer l’écran de fumée de ce
qu’il avait montré aujourd’hui.

– Callum, alors, déclara Dalton en se tournant vers les autres.


Quelqu’un aimerait-il commenter ce que nous avons vu ?
– Non, répondit Reina sur un ton plat, s’exprimant pour les autres, pour
une fois.
Elle se tourna vers Parisa avec ce que Callum interpréta comme de
l’affection, et il grimaça.
Il devrait leur faire croire qu’il pouvait être faible. Une seule personne
sur les cinq serait peut-être prête à avaler ça, mais Parisa avait déjà prouvé
que cela pouvait être suffisant.
Rien n’arrêtait les croyances d’une personne.
TRISTAN

Cela avait commencé par une question.


– Que penses-tu qu’on devrait faire ? avait demandé Tristan à Parisa
alors qu’ils étaient allongés sur le sol de la pièce peinte, avant que Libby les
rejoigne.
Parisa avait débarqué dans son appartement londonien et l’avait
convaincu de revenir de leur week-end plus tôt, pour discuter de la visite
que le Forum leur avait rendue à chacun, mais ils n’avaient pas encore
parlé.
Pour retarder l’inévitable attaque de ses dilemmes moraux et l’invasion
de ses pensées, Tristan avait fait le tour des magasins d’alcool et acheté la
bouteille d’absinthe. Il l’approchait justement de ses lèvres, attendant que
Parisa réponde. À toutes ses questions, et particulièrement à celle-là. Elle ne
serait pas venue chez lui si elle n’avait pas eu une idée derrière la tête.
– Je dis qu’on devrait établir nos propres règles, avait-elle répliqué en
défaisant un bouton de sa chemise.
De cette nuit-là, il ne lui restait qu’une sorte de brouillard, et Tristan
regrettait d’avoir été tellement lucide sur le moment, et tellement conscient
quand il avait glissé sa langue entre les lèvres de Libby. Et pourtant il savait
très bien qui elle était et ce qu’il aurait dû être, c’est-à-dire un homme
capable d’éviter de tomber dans la débauche et de certainement courir à sa
perte.
C’était peut-être à cause de Parisa que tout avait commencé, avec toute
la ruse des femelles développée au cours des siècles, mais il n’avait rien fait
pour s’arrêter, et désormais il ne pouvait plus faire marche arrière, dévoré
par son désir…
Pour Elizabeth Rhodes, malheureusement.
Et franchement, ce n’était que de l’attirance sexuelle, rien de plus. Une
réaction chimique, un envoûtement démoniaque, ou quelque transformation
tragique, sujet de tant de romans sur la survie. L’absinthe l’avait sûrement
encouragé, diffusant une chaleur apaisante dans tous ses membres, mais ce
qui le rongeait était déjà présent avant l’ivresse. Les symptômes
supplantaient le mal, ou peut-être que le mal (aveuglant, assourdissant,
paralysant) de ce désir avait toujours été là.
Que Libby Rhodes fût avant tout une physicienne ne pouvait être écarté.
Encore maintenant, le contact de ses mains grondait à travers ses os comme
les tremblements de la terre.
Et pourtant, elle ne semblait pas particulièrement obnubilée par ce qui
s’était passé entre eux.
– Des électrons ! s’exclama Libby sans préambule, faisant sursauter
Tristan alors que plus d’un mois avait passé depuis leur soirée à trois.
Ayant récemment commencé à jouer avec les manettes de sa magie, il
réussissait mieux cet exercice nouveau pour lui en mettant en veille un de
ses autres sens. Il avait à présent empli du bruit ambiant ses canaux auditifs,
tout en laissant son esprit se remémorer le goût de la bouche de Libby.
– Pardon ? demanda-t-il, soulagé que seule Parisa soit capable de lire
dans ses pensées.
(Et heureusement, elle n’était pas dans la pièce.)
– Quel est le plus petit élément que tu puisses voir ?
Toujours pas clair.
– Quoi ?
– Tu as l’air de pouvoir te concentrer sur les éléments constitutifs,
expliqua-t-elle, sans aborder le plus évident, c’est-à-dire leur nuit torride.
Tristan s’était réveillé dans un lit avec elle – sans Parisa – et il se serait
attendu à une réaction de la part de Libby Rhodes plus en adéquation avec
qui elle était. Appréhension, regret, culpabilité ou le tout en même temps.
Mais non. Quand il avait ouvert les yeux, Libby lisait un manuscrit. Elle
l’avait regardé s’asseoir avec peine.
– Pas besoin d’en parler, avaient été ses premiers mots. En fait, je
préférerais qu’on évite.
Tristan avait réussi miraculeusement à se redresser, les yeux plissés. Il
avait la bouche incroyablement sèche, la tête dans un étau et il était
bombardé des images et des sensations de ce qu’il venait de faire.
– D’accord, parvint-il à articuler alors qu’elle prenait un air perplexe.
– Qu’est-ce que tu faisais ici avec Parisa, hier soir ?
Sa déshydratation n’allait pas arranger cette conversation.
– Elle m’a demandé de revenir. Elle voulait discuter de quelque chose.
Percevant la froideur dans sa voix, il s’interrompit, se demandant si
c’était le moment et l’endroit de dévoiler les révélations de Parisa sur la
Société.
– Bon, si tu ne veux pas m’en parler… lâcha Libby en détournant le
regard.
Bon sang. Il allait bien falloir qu’il le lui dise, maintenant.
– Rhodes, commença-t-il.
Comment pourrait-elle le prendre bien ?
Mais lui cacher la vérité serait moralement impardonnable, après la nuit
qu’ils avaient passée. Comment parler d’un homicide de groupe à la femme
dans les draps de laquelle il venait de se réveiller nu ?
Par où commencer ? Parisa lui avait expliqué que pour accéder à la
classe d’initiation, l’un d’entre eux devrait mourir. Ils ne devaient pas
choisir le candidat qui serait éliminé, mais le candidat qu’ils allaient eux-
mêmes éliminer. Tout ce temps, on leur avait fait croire que ce serait une
décision juste et civilisée, alors que c’était une pratique barbare et honteuse,
et si Parisa avait raison, ils étaient entre les mains d’une organisation qui
assassinait des gens depuis des milliers d’années.
Mais Tristan s’attendait à ce que Libby panique complètement. Peut-
être qu’il n’avait pas besoin d’entrer dans les détails… (Il ne voulait pas
être celui qui lui annoncerait la vérité. Pas la peine de mettre le feu au lit
davantage qu’ils ne l’avaient déjà fait.)
– Tu connais le dilemme du tramway ? demanda-t-il. Le conducteur a
perdu le contrôle de son véhicule, toi, tu te retrouves à un aiguillage où tu
peux faire dévier la course du tramway…
– Et tu peux décider soit de tuer cinq personnes pour en sauver une, soit
de tuer une personne pour en sauver cinq. Oui, je connais.
Quelle coïncidence qu’il ait cette conversation avec elle au lit, alors
qu’ils abordaient le chapitre sur la pensée. Bien sûr, dans le domaine de la
magie, il s’agissait moins de la notion philosophique que des compulsions
du cerveau à en élaborer et il fallait alors réfléchir à comment les lire, les
interpréter et les manipuler.
Dans ce cas, l’éthique suffirait.
– Et alors ? insista-t-il. Tu en tuerais une ou cinq ? précisa-t-il en la
voyant froncer les sourcils.
– Parisa t’a fait revenir plus tôt pour réaliser une expérience de pensée ?
– Quoi ?
Libby attendit qu’il comprenne.
– Oh. Non, elle voulait… c’était au sujet du Forum. Apparemment…
Plus d’hésitation encore. Si au moins il était habillé ! Ou mieux encore,
s’il ne connaissait pas la sensation d’être nu avec elle.
Parisa avait raison. Les pensées, une fois implantées dans l’esprit, ne
pouvaient plus s’oublier. Tristan ne pouvait plus arracher de son cerveau ce
qu’il avait ressenti en laissant ses doigts courir sur la peau de Libby, son
pouce sur sa gorge comme s’il pouvait la trancher ou la parer d’un collier
ou les deux.
– Apparemment, la visite que lui a rendue le Forum l’a fait… réfléchir.
– Sur la Société ?
– Oui, en quelque sorte.
– C’est quoi le rapport avec le dilemme du tramway ?
– Quelqu’un se fait éliminer, n’est-ce pas ? Dans ce cas, tu tues
quelqu’un pour te sauver, toi. Pas au sens propre, bien sûr. Mais… tu vois le
concept.
– Je n’ai jamais apprécié les expériences de pensée, lâcha Libby,
méfiante. Et de toute façon, l’expérience dépend un peu de qui sont les
personnes dont tu parles.
– Alors suppose que la personne, c’est moi. Est-ce que ça changerait
quelque chose ?
Il tenta d’adoucir un peu le ton, même si la réalité rendait la situation
beaucoup plus déconcertante que ce que Libby pouvait imaginer. Mais elle
n’était pas Parisa. Il doutait que Libby lui avoue qu’elle choisirait de se
débarrasser de lui alors qu’ils étaient encore au lit ensemble.
– Tu ne penses tout de même pas que je t’éliminerais ? demanda-t-elle,
perplexe. Ton potentiel n’est pas encore du tout exploité, s’il y a bien
quelqu’un qui a besoin de la Société, c’est toi, Tristan. Même Atlas le voit.
Il ne se serait jamais attendu à une telle réponse de la part de Libby, à la
fois très utile et pas utile du tout.
Jamais il n’avait rencontré une personne aussi stupéfiante. Comment
pouvait-elle toujours anticiper le pire à chaque occasion possible, et en
même temps affirmer son opinion avec tant d’aplomb sur des transgressions
morales aussi sérieuses ? Elle le faisait se sentir fou, insensé, déséquilibré.
Évidemment, elle ne connaissait pas le fond du problème (par la faute de
Tristan), mais elle avançait des arguments logiques irréfutables : elle ne
l’éliminerait pas, lui, parce que son pouvoir n’avait pas encore atteint son
potentiel. Elle ne l’écarterait pas à cause de qui il était ou ce qu’il était, mais
à cause de ce qu’il pourrait devenir. Cela ne lui avait pas effleuré l’esprit, et
il imaginait que Parisa n’y avait pas pensé non plus. Parisa se rapprochait
de Tristan, simplement parce qu’elle le croyait utile pour elle.
Et pour ce qui était des arguments intellectuels de Libby Rhodes, ils
étaient toujours complètement imprévisibles. Tristan était tellement
perturbé qu’il n’y voyait plus clair. Voulait-il devenir initié au point de tuer
pour obtenir la place ? Parfois la réponse lui semblait évidente : oui. Être
humain consistait précisément à vouloir toujours plus et même de façon
déraisonnable. Parisa pouvait construire des mondes à l’intérieur de l’esprit
de quelqu’un. Callum, pour le meilleur et pour le pire, pouvait détruire une
âme sans bouger le petit doigt. Libby et Nico étaient puissants aussi et
Reina dégageait de la magie pure, au point que c’en était irresponsable,
mais Tristan ne savait encore rien sur lui-même. Où était sa place dans ce
groupe ? Il n’était peut-être pas le plus utile, mais son investissement à lui
se révélerait sûrement le plus payant.
Savait-il seulement ce qui existait au bout de ses doigts ? Et les autres ?
En étaient-ils conscients ?
La moralité, le peu qu’il en avait, faisait osciller Tristan entre différents
courants de pensées.
« Je fais ce qui est nécessaire », répétait Adrian Caine pour justifier ses
crimes.
Et même si c’était une position philosophiquement légitime (d’un point
de vue académique), c’était profondément abject parce que dépourvu de
compassion, de clémence et de culpabilité. Et le pire, c’est que Tristan avait
toujours voulu se distinguer de ce que représentait son père.
Bien sûr, il ne tuerait jamais quelqu’un. Certainement pas pour avoir
accès à quelques livres. (Même les plus rares ? Même ceux entre les mains
des médéiens les plus puissants de la planète ? Même dans le cadre d’une
tradition qui existait depuis des siècles ?)
(Peu importe.)
En tout cas, s’il le faisait, ou si juste il acceptait la possibilité de le faire,
serait-il capable de se le pardonner ensuite ? Pourrait-il vivre avec ce qu’il
resterait de sa conscience ? Incroyable la rapidité avec laquelle les gens
s’adaptent. Il avait pensé pouvoir épouser Eden Wessex et servir son père
sagement, sans se demander s’il en voulait plus – ou même si c’était
vraiment de cela qu’il avait envie. Il commençait à se dire qu’à cette époque
le personnage qu’il s’était construit était plus stable et peut-être plus sain.
C’était comme si ses exercices physiques réguliers et son régime équilibré
avaient soudainement été pulvérisés par un merveilleux gueuleton de folie.
À présent, il entrevoyait tout ce qu’il désirait. Le pouvoir, l’indépendance.
Le sexe. Et quel sexe ! Et pour y accéder, il lui suffisait de tuer quelqu’un.
Mais qui ? Pourraient-ils tous se mettre d’accord sur l’un d’eux ?
À moins que…
– Et si c’était Callum ? demanda-t-il à Libby prudemment.
(Juste pour parler, vraiment. Après tout, s’il y avait bien quelqu’un dont
Libby serait heureuse de se débarrasser, c’était Callum. Ils le savaient tous.
Et contrairement à ce qu’elle affirmait, ce n’était pas Varona.)
Libby fronça les sourcils.
– Quoi ? Tuer Callum pour… me sauver ? Ou sauver le reste de notre
groupe ?
– Oui.
Tristan se sentait nerveux rien que de l’avoir suggéré, et heureusement,
Callum n’était pas dans la maison à cet instant. Il percevait clairement la
présence de Callum, comme celle de Reina, par la quantité de magie qu’ils
émettaient. Mais avec toutes les illusions de Callum, il était difficile de
distinguer ce qu’il utilisait activement de ce qui était simplement en veille.
– Disons qu’il y ait Callum d’un côté de l’aiguillage et nous de l’autre
côté.
– Oh, lâcha Libby, et ses yeux s’ouvrirent plus grand. Eh bien, je…
Tristan attendit, ne sachant quelle réponse il préférerait. Pour elle, il
s’agissait juste d’une question hypothétique, alors cela ne suffisait pas
réellement pour connaître son point de vue.
– Je ne fais pas ça, répondit-elle enfin, le prenant de court.
– Quoi ? s’écria-t-il si brusquement que son cerveau douloureux
s’ébranla dans sa boîte crânienne en même temps que toutes ses pensées
dérangeantes. Comment ça, tu ne le fais pas ?
– Je ne tue personne, dit-elle en haussant les épaules. Je ne le ferai pas.
– Et si tu n’avais pas le choix ?
– Dans l’expérience d’imagination ?
Il hésita.
– Oui, dans cette expérience.
– On a toujours le choix.
Elle se mordilla l’intérieur de la joue, tapotant le manuscrit sur ses
genoux au rythme de ce qu’elle devait entendre.
– Et toi ?
– Moi quoi ?
– Tu tuerais Callum ?
– Je… Euh, je… bredouilla-t-il.
– Ou moi ? Est-ce que tu me tuerais ?
– Non.
Non, pas elle. Quel gâchis ce serait de priver le monde de son pouvoir,
de son don. Quel crime contre l’humanité. C’était une décision facile à
prendre, même sans le sexe.
– Non, bien sûr que non, mais…
– Qu’est-ce que Parisa a dit ?
Il se rappela alors que Parisa avait dit la même chose mais pas sur le
même ton : Je ne fais pas ça !
– Je pense… commença-t-il lentement. Parisa organiserait une sorte de
mutinerie. Elle monterait dans le train.
Il lâcha un rire qui lui piqua la gorge.
– Elle tuerait trois personnes et en sauverait trois, juste pour le plaisir de
ne pas faire ce qu’on lui demande.
– C’est un choix, ponctua Libby en haussant les épaules, comme si ce
qu’il avait dit lui semblait plausible.
Il réfléchit à ce qu’il allait dire, mais fut interrompu par Libby qui
plaçait un marque-page dans son manuscrit pour se tourner vers lui.
– Je devrais sans doute… Il faudrait… que je parle… Mon petit ami
est… Je devrais probablement lui dire.
– Tu ne vas pas…
Bon sang.
– Qu’est-ce que tu vas lui dire ?
– Je n’ai pas encore décidé, répondit-elle en se mordant la lèvre.
– Tu ne vas pas…
Rester.
– Je ne sais pas. Je ne pense pas.
Une pause.
– Non.
– Donc…
Tristan n’en pouvait plus : il n’arrivait ni à s’exprimer ni à se taire.
Tellement horripilant ! Il aurait vraiment aimé avoir la présence d’esprit de
ne rien dire, de sortir de cette chambre comme quelqu’un pour qui c’est une
habitude, mais pour le moment la déshydratation et la bêtise prenaient le
dessus.
– Alors tu vas tout lui dire ? Tout simplement ?
– Je ne sais pas. Je dois y réfléchir.
Pas besoin d’ajouter « seule », c’était clair. Et naturel. Cet exercice de
pensée, contrairement au précédent, était personnel. L’envie de lui proposer
de bien réfléchir traversa l’esprit de Tristan, mais un sursaut de raison lui
dicta de ne pas s’appesantir sur la question. Ce qu’il avait fait était déjà
assez grave, il ne voulait pas être en plus le genre de type qui s’appesantit.
Il savait mettre de la distance et, à son grand soulagement, parvint très bien
à le faire avec Libby Rhodes.
Des semaines plus tard, il ne l’avait toujours pas vraiment approchée.
Ils avaient été un peu gênés, les premières fois où ils s’étaient revus après.
Ils s’étaient même bousculés entre les tables de lecture et Tristan avait dû
poser une main sur la taille de Libby. Ils n’avaient pas cherché à se croiser,
et n’avaient pas échangé plus qu’un « bonjour » ou un « bonsoir » ou un
« puis-je avoir le pain ».
Jusqu’au « des électrons ! » de Libby.
Assis seul à une table, dans la salle de lecture, il se concentrait sur un
manuscrit. Ou plus précisément, il essayait de se concentrer. Elle l’avait
surpris en tirant une chaise pour s’asseoir à côté de lui, dans la lumière
tamisée de la lampe, comme s’ils étaient de vieux amis, qui n’avaient
jamais couché ensemble.
– Oui ? demanda Tristan, un peu hébété.
Ironique que ses recherches sur la pensée le privent totalement des
siennes, même après deux mois. Le sujet actuel de la prémonition (avec
l’étude de ses précurseurs les plus célèbres, comme Cassandre et
Nostradamus) n’avait servi à rien du tout pour le préparer à cette sorte
d’interaction, qu’il n’aurait pu décrire que comme « un cauchemar
inattendu ».
– Si tu pouvais casser des choses aussi petites que des électrons, tu
pourrais les modifier chimiquement, expliqua Libby en se penchant vers lui.
Très probablement.
– Oh, lâcha-t-il en se raclant la gorge. Euh, c’est un sujet à venir, non ?
– Quoi, la chimie ?
– On est encore sur la psychokinésie.
– Oui, ce n’est pas lié à la pensée, concéda-t-elle. J’ai commencé à y
réfléchir quand on a discuté de la mécanique du futur. Au fait, tu as
continué à travailler sur le temps ?
Elle avait un don pour le dérouter complètement. De quoi est-ce qu’elle
était en train de parler ?
– Sur… le temps ?
– Pour savoir si tu peux l’utiliser.
Contrairement à lui, elle ne semblait pas du tout consciente que c’était
la première fois qu’ils se reparlaient depuis qu’il s’était réveillé dans son lit.
– La prémonition est la preuve qu’on peut accéder à l’avenir par la
pensée, alors pourquoi pas physiquement ? Sans parler du fait que le temps
est une dimension qu’aucun de nous ne peut imaginer et encore moins voir.
À part toi, ajouta-t-elle en le dévisageant.
– Quoi, tu crois que je peux… ?
Sa formation d’illusionniste mal diagnostiquée ne lui était d’aucun
secours. D’un point de vue magique, il ne voyait pas du tout quel mot
pouvait décrire ce qu’elle suggérait.
– Traverser le temps ?
– Je n’en sais rien, Tristan. C’est pour ça que je te le demande. Il me
semble juste que tu as un moyen de l’utiliser, tu vois ?
– Utiliser quoi ?
– Ta spécialité.
– Oui ?
– Elle est à toi. Alors c’est à toi de l’utiliser, pas à moi.
Il parvint à trouver un argument, dans la brume de son esprit.
– Il y a beaucoup de spécialités magiques qu’on doit utiliser à plusieurs.
La plupart des naturalistes travaillent avec…
– Ce n’est pas ce que je dis, l’interrompit Libby en penchant la tête, sa
frange tombant sur un côté.
Elle l’avait laissée pousser et elle était pratiquement assez longue pour
qu’on la glisse derrière son oreille. Tristan se sentit troublé d’en être si
persuadé.
– Il n’y a rien de mal à devoir l’utiliser à plusieurs. Mais je ne pense pas
dans ton cas.
– Pourquoi ?
– Pourquoi quoi ?
– Pourquoi tu penses ça ?
– Une intuition. Qu’en pense Parisa ?
– Je…
Elle l’avait encore pris de court.
– Quoi ?
– En parlant de Parisa…
Elle changeait encore de sujet, alors que Tristan pensait commencer à
comprendre ce qu’elle voulait lui dire.
– Est-ce que tu penses qu’elle a changé d’avis ?
Plutôt que répéter « quoi » pour la millième fois, Tristan plissa les yeux
et croisa les bras.
– Pour l’élimination, précisa Libby, consciente que Tristan ne la suivait
pas. J’ai l’impression qu’elle a changé d’avis après son combat avec
Callum. Tu sais, à propos du dilemme du tramway.
– Oh.
Elle parlait de la mort de Parisa orchestrée par Callum.
– Oui, répondit enfin Tristan en réprimant un petit frisson. En réalité, je
pense qu’elle a toujours su ça de lui.
– Eh bien, je suppose qu’il y aurait un certain mérite à tout ça.
– Du mérite à tuer Callum ? s’étonna Tristan.
– Tu l’as vu, Tristan, insista Libby avec une moue déterminée qu’il
n’avait jamais vue sur son visage. Il ne savait pas que ce n’était pas réel,
n’est-ce pas ? Il ne savait pas qu’il était dans une sorte de réalité augmentée
dans la tête de Varona. Par conséquent, pour lui, dans sa vision des choses,
il peut se débarrasser de Parisa, à tout moment, sans hésitation. Ça doit sans
doute entrer en ligne de compte dans ton expérience.
– Que certaines personnes devraient mourir ?
– Que certaines spécialités ne devraient pas exister.
Conclusion fascinante, songea Tristan.
– C’est un dilemme moral pour une raison, Rhodes.
Il avait de nouveau la bouche sèche, mais ignorait pourquoi. Peut-être
parce que, sans le savoir, elle venait de décider lequel des cinq elle
assassinerait.
La prémonition. Terrible. Il n’enviait pas Cassandre.
– Il n’existe pas de réponse correcte, dit-il lentement.
Libby sourit légèrement, son regard dans celui de Tristan.
– Sans doute, ponctua-t-elle, pour elle-même surtout, avant de se lever
pour partir.
Tristan n’en revenait pas. Ne venait-elle pas de suggérer qu’il était
capable de faire quelque chose d’absolument impossible, pour ensuite le
planter sans discuter des pensées qui le préoccupaient depuis des semaines ?
Pourrait-il tuer quelqu’un ? Et elle ? Avaient-ils vendu leurs âmes au
moment d’entrer dans ce bâtiment ? Étaient-ils devenus quelque chose
qu’ils n’auraient jamais été sinon, à jamais différents de qui ils avaient été
avant de connaître la Société ? N’étaient-ils pas encore les monstres qu’ils
allaient devenir ? Qu’était-il censé faire avec ces électrons – comment
pouvait-il utiliser le temps ? Avait-elle rompu avec son petit ami ?
Il posa la main sur le bras de Libby avant de pouvoir s’arrêter.
– Rhodes, écoute…
– Ah, retentit la voix de Callum, qui entrait dans la salle de lecture au
moment où Libby se retournait vers Tristan. Je sentais bien une détresse
latente. Tristan recommence à te harceler, Rhodes ?
– Non, bien sûr que non, répondit-elle en se raclant la gorge, regardant
la main de Tristan qui s’éloignait de son bras. Essaie d’y réfléchir,
d’accord ?
Elle jeta un coup d’œil aux chaussures de Callum et quitta la pièce.
– Tellement nerveuse, celle-là, lança Callum en la suivant du regard.
Elle ne sait pas, n’est-ce pas ?
– Non.
Tristan n’arrivait toujours pas à lui avouer que son dilemme moral
hypothétique n’était ni si hypothétique ni si moral que cela.
– Imagine que ce ne soit pas vrai.
– Certes, acquiesça Callum en s’asseyant lourdement sur la chaise à
côté de lui. Comment penses-tu qu’ils nous feront l’annonce ?
– Et si c’était juste un test ? Ou un piège ? Comme…
– L’installation ? Et le Forum ?
– Imagine qu’ils veuillent juste savoir de quoi on est capables ?
– Imagine que ce soit vrai, répliqua Callum. Je suppose que tu n’as pas
de piste.
– Une piste ?
– Une cible serait le terme le plus cru. Ou une victime.
Tristan tressaillit légèrement et le sourire perpétuel de Callum rétrécit.
– Tu me trouves insensible, toi aussi, maintenant ?
– Un cactus te trouverait insensible, grommela Tristan, ce qui fit rire
Callum.
– Et pourtant, regarde-nous, on fait la paire.
Il posa un verre devant Tristan et lui versa du brandy d’une flasque qu’il
sortit de sa veste.
– Tu sais, je ne me rappelle pas quand je me suis rendu compte pour la
première fois que je pouvais sentir des choses que les autres ne
remarquaient pas, commenta Callum sur un ton détaché, sans lever les yeux
du liquide doré. C’est comme si… ça avait toujours été là. J’ai pourtant su
dès le début que ma mère ne m’aimait pas. Elle me disait « je t’aime » aussi
souvent qu’elle le disait à mes sœurs, continua-t-il en se servant à son tour
un verre. Mais quand elle s’adressait à moi, elle n’y mettait absolument
aucune chaleur.
Il s’interrompit et reprit rapidement.
– Elle détestait mon père. Elle le déteste toujours, se corrigea-t-il après
réflexion, en soulevant son verre pour le renifler. Je devine les circonstances
de ma conception et ce n’est pas glorieux.
Callum leva les yeux vers Tristan qui approchait le brandy de ses lèvres.
Comme toujours, Callum était entouré d’un halo magique, mais rien
d’identifiable. Rien qui sortait de l’ordinaire si extraordinaire de Callum.
– En tout cas, j’ai remarqué que si je faisais certaines choses, si je la
regardais d’une certaine façon par exemple, j’arrivais à faire en sorte
qu’elle se radoucisse.
L’alcool brûlait dans la bouche de Tristan, sans qu’il sente vraiment son
goût. Le contraire de son expérience avec l’absinthe.
– Je devais avoir dix ans quand j’ai réussi à convaincre ma mère de
m’aimer. Et alors je me suis rendu compte que je pouvais la convaincre de
plein d’autres choses. Poser son verre. Poser son couteau. Défaire sa valise.
S’éloigner du balcon.
Callum affichait un sourire sombre.
– Désormais, elle est parfaitement comblée. À la tête du plus puissant
groupe médiatique, elle profite de ses petits amis qui ont la moitié de son
âge. Mon père ne l’a plus embêtée depuis dix ans. Mais son amour pour
moi est différent. Il est faux. Elle m’aime parce que je l’ai planté en elle.
Parce que je suis devenu son ancre dans la vie, et elle m’aime donc comme
on peut aimer ses chaînes. Elle m’aime comme une prisonnière de guerre.
Callum but une gorgée.
– Je ressens, dit-il en levant ses yeux bleus vers Tristan. Je ressens
immensément. Mais je suis contraint de le faire différemment des autres
êtres humains.
Ce n’était rien de le dire, songea Tristan. Il se demanda si Callum
cherchait à l’influencer. Malheureusement, il ne put répondre à cette
question.
Comment l’aurait-il pu ?
– Je n’aimerais pas avoir ta malédiction, lâcha Tristan après s’être raclé
la gorge.
– On a tous nos propres malédictions. Et nos cadeaux du ciel. Nous
sommes les dieux de nos propres univers, n’est-ce pas ? Des dieux
destructeurs.
Il effaça le sourire de son visage et leva son verre pour trinquer avec
Tristan.
– Tu es fâché contre moi ? demanda-t-il en glissant sur sa chaise.
– Fâché ?
– Je ne trouve pas d’autres mots pour décrire ce que tu es. « Fâché » me
paraît le plus proche. Je sens de l’amertume, du ressentiment. Ce qu’on était
a terni, rouillé.
– Tu l’as tuée, rappela Tristan, même si cela sonnait inconcevable et
dément.
Tristan était resté sidéré, abasourdi. À présent, il revoyait la scène
comme un rêve lointain, quelque chose qu’il aurait inventé en laissant
vaquer son esprit. L’appel du vide. Une sorte de cauchemar repoussant qui
dansait dans ses pensées, trop fugace et monstrueux pour être vrai.
– Ça me semblait être honorable sur le moment.
– Comment ? s’écria-t-il en se retenant pour rester calme.
Callum haussa les épaules.
– Quand tu ressens la douleur de quelqu’un, Tristan, c’est difficile de ne
pas vouloir l’aider à y échapper. Ne fait-on pas la même chose avec la
souffrance physique ? Dans ces circonstances, c’est un acte de pitié.
Il but une autre gorgée.
– Parfois quand j’éprouve l’angoisse d’une autre personne, je veux la
même chose qu’elle : que ça s’arrête. L’état de Parisa est permanent,
éternel. Dégénératif.
Il posa le verre vide sur la table.
– Ça la consumera, d’une façon ou d’une autre. Est-ce que je veux
qu’elle meure ? Non, mais…
Nouveau haussement d’épaules.
– Certains souffrent avec courage. D’autres, maladroitement.
Il leva les yeux sur le visage dubitatif de Tristan.
– D’autres encore, silencieusement, poétiquement. Parisa le fait avec
obstination, de façon parfaitement inutile. Elle avance pour avancer.
Simplement pour éviter la défaite, pour ressentir quelque chose plutôt que
rien. Ce n’est que de la vanité, conclut Callum avec un rire sec. Elle est
comme toutes les belles choses : elle ne supporte pas l’idée de ne pas
exister. Je me demande si sa douleur augmentera ou diminuera quand sa
beauté disparaîtra.
– Et qu’en est-il de ceux qui ne souffrent pas parmi nous ? demanda
Tristan en passant un doigt sur le bord de son verre. Quelle valeur avons-
nous pour toi ?
Callum le dévisagea un moment.
– Nous avons tous les malédictions que nous méritons. Qu’aurais-je été
si les péchés qui me constituent avaient été différents ? Toi, je pense, tu
souffres d’un complexe d’infériorité, d’invisibilité, Tristan, murmura
Callum. Tu penses qu’on ne peut pas te voir du tout.
Callum poussa le verre et se pencha sur la table. Il posa une main sur la
joue de Tristan, son pouce sur son menton. Tristan se dit qu’il avait souhaité
ce geste, juste avant que Callum le fasse. Un contact. De la tendresse.
Callum savait ce qu’il ressentait, alors c’était sûrement le cas.
– Je ressens immensément, répéta Callum.
Il se leva, grand et svelte, et laissa le verre derrière lui.
Il va sans dire que, pendant plusieurs jours, Tristan rumina cette
conversation, en proie à de profonds tourments. Au moins, dans l’intimité,
Callum n’avait pas changé. En amis, ils continuaient leurs soirées autour du
feu, avec un digestif. Tristan se sentait à l’aise en sa compagnie. Par
moments, il lui semblait que la main de Callum se posait affectueusement
sur son épaule ou entre ses omoplates.
Libby, en revanche, gardait froidement ses distances. Et quand Tristan
pensait à elle, son esprit déviait inévitablement vers le concept du temps.
Alors que le printemps arrivait en avance, pointant le bout de son nez
derrière les dernières journées froides d’hiver, Tristan se retrouva
régulièrement dehors, à la lisière du domaine. La magie à cet endroit était
dense et compacte, comparable à d’épaisses cordes. Il voyait également les
restes des barrières des autres classes, des autres initiés, qui formaient un
dédale énigmatique. Tristan suivait les différentes pistes, tirait sur les liens
qui s’effilochaient désormais et cherchait les signes de perturbation dans le
pouls de la régularité.
Le temps. La façon la plus facile de le voir – ou d’en voir ce que Tristan
pouvait en identifier – était de se tenir là, tout au bord du domaine, pour
exister à plusieurs époques à la fois. Ce n’était pas une activité normale,
mais de tout ce qu’ils vivaient, qu’est-ce qui l’était ? Leur supervision
semblait avoir diminué. Coïncidence ou pas, ils n’avaient pratiquement plus
vu Atlas depuis leur rencontre avec le Forum, et à présent, ils se déplaçaient
comme sur des œufs autour de lui. Chacun des six candidats avait
développé d’étranges habitudes. Pour Tristan, c’était errer à la frontière du
domaine. En silence, il appuyait sur des boutons magiques dont il
connaissait à peine le fonctionnement et espérait, ou plutôt supposait, qu’il
se passerait quelque chose s’il regardait assez longtemps.
Il avait un souci avec son imagination. Pas le même que Libby, qui la
trouvait trop petite. L’imagination de Tristan était différemment
problématique. Tristan, lui, savait objectivement que le monde contenait
d’autres dimensions qu’on ne comprenait pas encore, mais enfant, il avait
appris quelles formes chercher, alors il les cherchait à présent. Regarder ce
qu’on connaît déjà et espérer y trouver du nouveau ne pouvait être que
frustrant et impossible. Oui, Tristan voyait des choses que les autres
personnes ne voyaient pas, mais il n’y croyait pas lui-même quand il les
voyait. L’enfant à qui on avait répété inlassablement sa nullité était
désormais un adulte dépourvu de fantaisie qui manquait de l’inventivité
nécessaire à s’ouvrir à l’inconnu. Ironiquement, c’était sa propre nature qui
le limitait le plus.
Une seule fois, il était tombé sur quelqu’un lors de ses promenades, une
nuit froide et humide et chargée de pollen, juste avant les premiers rayons
de l’aube. Au milieu des cornouillers, il surprit soudain un jeune homme au
bord de la pelouse qui regardait la maison comme s’il ne la voyait pas, ou
peut-être qu’il regardait quelque chose d’autre.
– Oui ? l’interpella-t-il, et l’homme plissa les yeux, ajustant son
attention.
Il devait avoir l’âge de Tristan ou un peu plus jeune. Sec, presque trop
maigre, avec des cheveux noirs et longs et un aspect inhabituellement
négligé. Comme s’il ne renversait jamais du café sur ses habits, mais l’avait
fait ce jour-là.
– Vous pouvez me voir ? demanda-t-il, stupéfait.
Tristan se dit qu’il devait être en train d’utiliser un sort d’invisibilité,
mais l’autre ne le laissa pas parler.
– Bah, peu importe, c’est évident, soupira l’homme, pour lui-même.
Il n’était pas anglais. En fait, il était même extrêmement américain,
mais pas de la même façon que Libby.
(Tristan se demanda pourquoi il avait pensé à elle, mais chassa
rapidement cette idée. Le fait est qu’il pensait tout le temps à elle.)
– Vous m’avez vu, sinon vous ne m’auriez pas adressé la parole,
remarqua l’homme, poliment. Seulement, je n’avais jamais rencontré un
autre voyageur avant.
– Un autre… voyageur ?
– En général, quand je le fais, tout se fige un peu. Je savais qu’il en
existait d’autres sortes, bien sûr. Je me disais juste que j’existais sur un plan
que personne ne pouvait voir.
– Un plan de quoi ?
L’homme lui adressa un froncement de sourcils intrigué.
– Peu importe, je… dois me tromper.
Il s’éclaircit la voix.
– En tout cas…
– Qu’est-ce que vous voyez ? demanda Tristan, toujours aussi sidéré.
Qu’y a-t-il autour de vous, je veux dire ?
Il cherchait à savoir s’ils se trouvaient au même endroit physique ou
seulement temporel. Ou peut-être ni l’un ni l’autre, ou les deux.
– Oh, lâcha l’homme en scrutant les lieux si longtemps que Tristan se
demanda s’il allait lui répondre. Eh bien, la porte de mon appartement, finit-
il par lancer. J’hésitais juste à y entrer.
– Je ne pense pas être sur le même plan que vous, alors.
S’il disait la vérité, mais Tristan ne voyait pas pourquoi il mentirait. Et
parce qu’il ne voulait pas que cette mystérieuse rencontre prenne fin, il
ajouta :
– Qu’est-ce que vous décidez ?
– Je ne sais pas encore ce que je dois faire. Non, en fait, c’est pire. Je
crois que j’ai déjà décidé quoi faire, mais j’espère juste que c’est la bonne
chose. Mais peut-être pas. Peut-être que si. Je suppose que ça n’a pas
d’importance, dit l’homme en soupirant. Parce que j’ai déjà commencé, et
que regarder en arrière ne m’aidera pas.
Ils étaient bien d’accord sur ce point.
– Je ne vous retarde pas plus longtemps alors, lança Tristan. Je…
continue juste à me balader ici.
Il s’était lancé dans des calculs mentaux, qui ne menaient à rien. Ils
semblaient tous les deux sur le même plan de quelque chose – le temps
n’était qu’une explication plausible parmi d’autres – mais comment Tristan
était-il arrivé là ? Soit cela s’était produit tellement subtilement qu’il ne
s’était même pas aperçu de ce qu’il faisait (et par conséquent, il l’avait
peut-être déjà fait avant, ou c’était peut-être un hasard), soit il avait
déclenché le mécanisme sans en être conscient. Il devrait commencer à tout
noter : ses repas, ses chaussettes, chaque pas qui différait au cas où il
parviendrait à se transporter dans un autre coin de la réalité.
– Oui, eh bien, restez responsable, lança l’homme en grimaçant. Je
m’appelle Ezra, au fait.
– Tristan, se présenta-t-il en lui tendant la main.
– Tristan, répéta Ezra en serrant sa main. Mais vous n’êtes pas… ?
Tristan attendit, mais Ezra ne continua pas et se racla la gorge à la place.
– Peu importe. Bonne chance, Tristan, dit-il avant de partir et disparaître
dans l’épais brouillard qui recouvrait la pelouse.
À cet instant, Tristan se dit qu’il venait de faire quelque chose. Quoi
exactement, il ne savait pas trop, mais il était certain d’avoir fait quelque
chose. Alors il tourna les talons pour retourner dans la maison. Il grimpa les
marches et s’arrêta devant le couloir des chambres.
Il pourrait en parler à Libby. Elle se montrerait sûrement encore plus
enthousiaste que lui, ce qui lui permettrait de la remettre à sa place avec
un : « Du calme, ce n’était rien » supérieur, même s’il n’en pensait pas un
mot. Debout devant sa porte, il hésita. Malheureusement, elle poserait des
milliers de questions pour démêler l’intrigue, comme toujours. C’était une
architecte des détails, constamment dans les tranchées de la construction.
Elle voudrait comprendre comment tout fonctionne, comment les
différentes parties s’emboîtent et, évidemment, Tristan n’aurait pas de
réponse à lui fournir. Elle lèverait sur lui ses grands yeux et lui dirait :
« C’est tout ? » Et il dirait : « Oui, rien de plus, désolé d’en avoir parlé… »
Il consulta sa montre.
Cinq heures.
Du matin.
Tristan soupira et s’éloigna de la chambre de Libby. Il se tourna vers
celle d’en face pour frapper à la porte.
Callum vint lui ouvrir, torse nu et ébouriffé. Derrière lui, Tristan vit les
draps encore chauds de son corps endormi.
Il se demanda alors comment Callum apparaissait aux yeux des autres.
Il aurait aimé pouvoir s’introduire dans les pensées comme Parisa, par pure
curiosité. Il savait que Callum faisait quelque chose à son nez, à ses
cheveux. Il percevait les enchantements qu’il y appliquait, mais sans
comprendre leurs effets. Par conséquent, Tristan le vit à cet instant comme
il le voyait toujours, les cheveux pas tout à fait blonds, le front trop haut et
une mâchoire si carrée qu’elle semblait tendue en permanence. Les détails à
réparer ne manquaient pas, si on aimait réparer. Callum avait les yeux
rapprochés et moins bleus qu’il pouvait les rendre quand il s’appliquait. Il
aurait même pu se permettre les enchantements nécessaires pour les
changer définitivement. Même la technologie des mortels savait réparer la
vue. Les sorts médéiens que pouvait s’offrir le fils de la plus grande agence
d’illusionnistes avaient fait oublier à Callum à quoi son visage ressemblait
sans artifice.
– Je te vois, prononça Tristan avant même de décider ce qu’il voulait lui
dire.
Cela valait sûrement mieux que : « Je n’ai pas envie d’être seul », ou
pire encore : « Je ne sais pas ce que je veux », ce que Callum avait de toute
façon déjà compris en regardant Tristan. Terrible d’être tellement exposé en
permanence.
Callum s’écarta pour l’inviter à l’intérieur.
Sans un mot, Tristan entra dans la chambre.
NICO

Nico évita une droite directe, mais ne parvint pas à esquisser un


méchant crochet. Quand il reçut le poing de Reina en pleine figure, il lâcha
une série de jurons en espagnol teinté de patois rural de la Nouvelle-Écosse.
(Un jour, Gideon lui avait appris à dire quelques mots dans la langue
des sirènes, un mélange de danois, d’islandais et de quelque chose qui se
rapprochait de l’inuit, mais il l’avait prévenu que, s’il prononçait mal, il
pouvait invoquer des créatures mi-fantômes, mi-êtres marins. Nico avait
donc renoncé à l’idée de s’y essayer.)
– T’es pas en forme, remarqua Reina en s’essuyant le front, alors que
Nico, sonné, trébuchait dans le rosier derrière lui.
Après un moment, ses yeux arrêtèrent enfin de larmoyer.
– C’est peut-être toi qui t’améliores, grommela-t-il, de mauvaise grâce.
– C’est vrai. Par ta faute, concéda Reina, toujours aussi soucieuse de
ménager la susceptibilité de Nico.
– Soit, lâcha-t-il, boudeur, en s’écroulant sur la pelouse. On a fini pour
aujourd’hui.
Reina jeta un regard mauvais à l’herbe (qui venait peut-être de
l’insulter ; elle avait expliqué à Nico qu’un certain type de pelouse anglaise
avait tendance à se montrer particulièrement hautaine), mais finit par
s’installer à côté de lui.
– Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Rien.
– D’accord, abdiqua Reina.
Cet échange était en tout point l’opposé de celui qu’il venait d’avoir.
– Qu’est-ce que tu as à rôder comme ça ? l’avait grondé Parisa dans la
pièce peinte, en tournant une page de son livre, sans lever les yeux de sa
lecture. Arrête de rôder.
Nico se figea dans l’embrasure de la porte.
– Absolument pas…
– Je suis télépathe, lui rappela-t-elle sur un ton las. Tu ne rôdes pas, tu
boudes.
– Je ne boude pas.
(Peut-être que ce n’était pas si différent de la conversation avec Reina,
après tout.)
– Viens t’asseoir et dis-moi ce qui te dérange, pour qu’on puisse
avancer, lança Parisa en se détachant enfin de sa BD des X-Men, comme le
constata Nico, surpris.
– Quoi ? interrogea Parisa, impatiente, en le voyant loucher sur la page
qu’elle avait devant elle. Le professeur X est télépathe, lui aussi.
– Oui, je sais, grommela Nico.
– Tu ne penses pas que ses pouvoirs soient ceux d’un médéien ?
– Non, je… peu importe.
Il s’interrompit en se frottant l’arrière du crâne avec une grimace.
– Je voulais… Tu es occupée, je…
– Assieds-toi, l’invita Parisa en tirant la chaise à côté d’elle avec le pied.
– D’accord. Oui, merci, accepta-t-il en se laissant tomber
maladroitement.
– Tout va bien, arrête de te faire du mauvais sang.
– Je ne me fais pas de mauvais sang, protesta Nico, agacé.
C’était vraiment trop injuste qu’elle soit si belle, songea-t-il.
– D’accord avec toi, acquiesça-t-elle. C’est l’origine de tout, si tu as
bien fait attention à mon histoire.
– Je sais, répéta-t-il, toujours aussi mal à l’aise.
Est-ce que c’était ce que ressentait Libby constamment ? Lui n’était
jamais aussi empoté ou préoccupé de l’être. Il avait rencontré un bon paquet
de jolies filles et autant de séduisantes et méchantes à la fois. Il aurait dû
être préparé.
– Je ne suis pas méchante, corrigea Parisa. Je suis brusque. Et avant que
tu invoques une barrière sémantique due à ma langue maternelle, laisse-moi
te préciser que je suis trilingue, donc ça ne marche pas.
– Très impressionnant, lâcha Nico, vexé. Un toast à ta supériorité
linguistique.
Elle baissa les yeux et tourna une page.
– Il disait quoi déjà Oscar Wilde sur le sarcasme ? La pire forme des
traits d’esprit, non ?
Nico s’agaça qu’elle cite un mortel, et Parisa l’étudia en sentant sa
nervosité. Elle soupira.
– Crache le morceau, insista-t-elle. Je n’ai vraiment pas le temps pour
les politesses et les pincettes…
– Tu es morte. Dans ma tête.
Parisa ne répondit pas tout de suite, sans doute pour s’introduire de
nouveau dans sa tête. Il aperçut alors ses pieds nus posés sur la chaise à côté
de lui, avec le vernis pétale de rose sur les orteils. Comme d’habitude, il
n’eut pas la patience de mettre en place des défenses contre la télépathie.
Qu’elle aille fouiller. Il se concentra sur l’observation de ses ongles,
espérant que ce serait tout ce qu’elle trouverait dans son cerveau.
– Ne te fais pas de souci pour celle que j’étais dans ta tête, finit-elle par
lui dire. Elle n’existe pas, Nico.
Bon conseil. En théorie. Dans ce cas, il ne s’appliquait pas.
– Je me sens responsable, d’une certaine façon, ce qui est…
– C’est ridicule.
– J’allais dire « sans doute infondé » et pourtant… Pourquoi… ?
Il s’interrompit.
– Pourquoi ai-je choisi ta tête et pas celle de quelqu’un d’autre ?
compléta Parisa pour lui. Je te l’ai dit, Nico, parce que tu es le moins
sournois.
– Ça sonne comme une insulte.
– Pourquoi ?
– Ça me fait passer pour quelqu’un de… je sais pas… naïf, lança-t-il,
honteux.
– C’est quoi, ça ? Une crise de machisme ? demanda Parisa en
soupirant.
Nico se tortilla sur sa chaise, les yeux de nouveau posés sur les pieds de
Parisa.
– Pour info, c’est avec toi que j’ai le plus envie de coucher, déclara-t-
elle en le soumettant à des décennies de traumatismes inexprimés
simplement en soutenant son regard pendant qu’elle prononçait ces mots. Il
est rare que je sois assez généreuse pour garder mes distances, et encore
plus rare que je sache me retenir. Malheureusement, mon désir de ne pas te
démolir est plus fort.
Il tendit la main vers son pied et passa un doigt sur sa peau.
– Qui dit que c’est moi qui serais démoli ?
– Oh Nico, j’aimerais beaucoup que ce soit moi, assura- t-elle en
déplaçant ses pieds sur les genoux de Nico. Mais, à mon propre détriment,
je ne le permettrais pas. Et tu fais tout trop ouvertement, en donnant trop de
toi-même. Tu me ferais l’amour avec tout ton cœur, se lamenta-t-elle. Je ne
peux pas t’exposer à ce genre de danger.
– Je sais aussi faire l’amour sans m’engager, protesta Nico, se
demandant pourquoi il avait besoin de se justifier.
Il lui entoura la cheville de ses doigts pour caresser lentement son
mollet avec sa paume.
– Pour toi, si c’est sans engagement, ce n’est pas satisfaisant, et je ne
veux pas prendre le risque de ne pas te combler.
Elle enfonça ses orteils dans sa cuisse en glissant sur la chaise.
– Que fais-tu dans tes rêves ? Tu parles à quelqu’un, répondit-elle
aussitôt en faisant claquer les ongles de ses doigts sur la table. Je t’entends
parfois.
– Oh, lâcha-t-il en se raclant la gorge. Je… ce n’est pas…
– Ce n’est pas à toi de révéler ce secret, je sais, et comme je sais déjà
pratiquement tout, il ne te reste pas grand-chose à m’expliquer. Il s’appelle
Gideon, lança-t-elle directement comme si elle parlait d’un personnage de
sa BD. Tu t’inquiètes pour lui, constamment. Gideon, Gideon, Gideon… il
occupe tes pensées si régulièrement que j’ai l’impression parfois que c’est
moi qui pense à lui.
Elle soupira légèrement sous les caresses de Nico qui appuyait sa
paume sur le muscle de son mollet.
– C’est un voyageur, n’est-ce pas, ce Gideon ? Pas un télépathe.
Elle ferma les yeux et poussa un nouveau soupir quand il remonta les
doigts jusqu’au creux de son genou.
– À ce que je vois, il opère dans les rêves, pas dans les pensées.
– En fait… commença Nico, s’interrompant aussitôt.
Elle ouvrit les paupières et changea de position, pour mettre son pied
entre les jambes de Nico.
– En fait ?
Pour une fois, elle n’affichait pas son sourire faussement pudique. Elle
ne voulait pas juste obtenir une réponse par la séduction. Elle voulait le
détruire s’il ne lui répondait pas.
Nico l’appréciait davantage ainsi, ce qui était étrange.
– Pas étrange, non, lui assura-t-elle. Tu es la seule personne ici qui
m’apprécie pour les bonnes raisons.
Il leva les yeux au ciel et reprit son pied dans sa main.
– Penses-tu qu’il y ait un point de rencontre entre les rêves et la
pensée ?
Comme elle ne semblait pas comprendre, il clarifia :
– J’ai essayé de faire des recherches sur la question, mais je ne trouve
rien. Je ne sais pas ce que je cherche.
– Il est quoi ? Gideon ?
Il s’attarda sur l’os de sa cheville, tournant autour avec son pouce.
Heureusement qu’il avait cette distraction pour ne pas se sentir trop
coupable de révéler les secrets de son ami. Mais si elle pouvait l’aider, cela
en vaudrait la peine. Il avait passé pratiquement une année entière sans le
moindre progrès et, loin de Gideon, Nico commençait à se sentir nerveux,
seul et désespéré.
– Une créature, techniquement.
– Un humain hybride ?
– Eh bien… hésita Nico en se mordillant l’intérieur de la joue. Non.
Moitié sirène, moitié satyre.
– Oh.
Le sourire de Parisa s’élargit.
– Forme humaine ? Là où ça compte, bien sûr.
– C’est supposé être une blague ?
– Oui, un peu.
Elle fit légèrement sortir sa langue entre ses lèvres, avec un air de petite
fille.
– Je n’arrive pas à dompter mes appétits.
– Il a un pénis, si c’est ça la question.
Il s’empara de son deuxième pied et tira sans ménagement sur son petit
orteil.
– Pas que j’aie… C’est juste que je vis avec lui depuis longtemps. Il
arrive que…
– Donc tu l’as vu ?
Nico fronça les sourcils. Elle haussa les épaules.
– J’en ai vu plein, tu sais. Je ne juge pas.
– Ce n’est pas ça, grommela-t-il.
– Encore ta crise de machisme, OK.
Elle lui taquina le genou avec son talon.
– Te fâche pas.
– Non, je ne suis pas fâché…
– Donc Gideon peut voyager dans les rêves ?
– Gideon… oui. Il peut, oui, désolé.
– Oh ! s’écria-t-elle en retirant ses pieds des jambes de Nico. Toi aussi,
tu l’as fait ?
– Je… c’est une question privée, répondit-il en rougissant.
– Vraiment ?
Non.
– Oui, ça m’arrive, admit-il en grimaçant. Mais ne me demande pas
comment je…
– Comment fais-tu ?
Il serra les dents.
– Je te l’ai dit, c’est…
– Décris-moi le pénis de Gideon, suggéra Parisa, et la panique qui
s’empara momentanément de Nico lui offrit la brèche suffisante pour se
faufiler dans sa tête. Ah, donc tu te transformes ? Impressionnant. Plus que
ça.
Elle lui donna une petite tape, ravie.
– Incroyable. On ne pourra jamais coucher ensemble, maintenant,
conclut-elle, manifestement contente d’elle. Je ne couche jamais avec des
gens plus magiques que moi, c’est un principe de base.
– Ce n’est pas vrai ! s’exclama Nico, gentiment dévasté.
– Je suis très magique, répliqua Parisa. Le Forum devait être
particulièrement désireux de mettre la main sur toi, ajouta-t-elle après
réflexion.
Il fronça de nouveau les sourcils, perdu, et elle pencha la tête,
comprenant aussitôt pourquoi il n’avait pas compris sa remarque.
– Tu n’as pas reçu la visite du Forum pendant que tu étais à New York ?
Nico repensa à son week-end de congé, se demandant s’il avait pu
passer à côté de quelque chose.
(Oui ! Gideon l’avait prévenu que quelqu’un essayait de passer les
barrières de l’appartement. À ce moment-là, transformé en faucon, il avait
juste battu des ailes en guise de réponse. Gideon avait acquiescé. Qu’il
essaie, oui.)
– Peu importe, lâcha Parisa, le ramenant au présent. Tu voulais que je te
parle des rêves et des pensées ?
Et même si, jusque-là, Nico avait scrupuleusement veillé à garder pour
lui le secret de Gideon, il sentit qu’une porte s’entrouvrait. Il avait réussi à
gagner une clé dans la sincérité de Parisa Kamali, et il n’avait pas
l’intention de la gâcher.
– Tu lis un livre sur les rêves, à ce que m’a dit Reina, lança Nico.
– Sur Ibn Sirin, oui. Mais il paraît qu’il détestait les livres, alors c’est
sûrement un médéien d’une catégorie inférieure qui l’a écrit.
– Oui, c’est celui dont m’a parlé Reina, je pense. Je me demandais si tu
avais des…
– Oui, j’ai une théorie, principalement, confirma Parisa.
Légère pause.
– À quoi ressemble un rêve quand tu es dedans ? demanda-t-elle.
– Les rêves ont une topographie. Ils sont… dans une autre dimension,
pour ne pas dire mieux.
– Comme un plan astral ?
– Aucune idée. Je n’ai été que dans celui que tu as créé dans ma tête, et
je ne savais pas que c’en était un.
– Tu te souviens comment tu t’y sentais et ce que tu y voyais ?
– Aucune différence avec la réalité, répondit-il après réflexion.
– C’est ça, confirma-t-elle. Notre inconscient comble les vides. Si vous
aviez regardé de plus près les détails, et toi en particulier, vous auriez su
que vous n’étiez pas dans la réalité. Mais la plupart des gens ne se
concentrent pas sur les détails, à moins d’avoir une raison de le faire.
– Alors oui, la dimension des rêves, c’est un peu pareil. Et c’est comme
la réalité.
– Je soupçonne les rêves d’avoir leur propre plan astral. Mais ils sont
détachés du temps.
– Détachés du temps ?
– Oui. Es-tu conscient du temps quand tu voyages avec Gideon ?
Nico secoua la tête.
– Et lui ?
– Pas particulièrement non plus.
– Alors ta théorie est peut-être vraie. Les rêves sont peut-être
l’intersection entre le temps et la pensée. De nombreuses études montrent
que le temps s’écoule différemment dans les rêves, même de façon
calculable. Probablement de la même façon qu’il circule dans l’espace.
Intéressant.
– Donc le temps pourrait passer plus vite ou plus lentement dans les
rêves ?
– Il suit instinctivement, répondit-elle en haussant les épaules. Gideon
doit avoir une maîtrise incroyable pour y entrer et en sortir à sa guise.
Nico n’y avait jamais réfléchi en ces termes, mais étant donné qu’il ne
se perdait jamais, Gideon devait sentir avec précision quand le faire revenir.
Nico, toujours sous la forme d’un oiseau, supposait juste que Gideon devait
avoir une sorte de montre.
– Pourquoi te fais-tu tant de souci pour lui ? demanda Parisa, tirant Nico
de ses pensées. En dehors de votre amitié, bien sûr ?
Nico ouvrit la bouche, hésita et la referma.
Petit à petit, il la rouvrit.
– Il est… très précieux.
Il ne voulait pas entrer dans les détails de ce que sa mère exigeait de lui
régulièrement. Indépendamment des crimes d’Eilif, il était difficile de
déterminer si Gideon était un fugitif. Il se considérait comme tel, d’où la
discrétion de Nico, même s’il n’avait jamais aimé la réalité. Quand Gideon
avait fini par comprendre ce que sa mère voulait de lui, il avait assumé son
rôle de complice et tenté d’y mettre fin. Il avait vraiment essayé de se
racheter.
Mais rapidement, il avait compris qu’il aurait beaucoup plus de mal à se
cacher de sa mère (et de ses employeurs) qu’il ne l’avait pensé.
– Ah oui, murmura Parisa pour elle-même. J’imagine que ses dons sont
très prisés. Beaucoup de gens seraient prêts à payer pour s’approprier ce
qu’ils trouvent dans leurs rêves. Alors, qu’est-ce que tu cherches
exactement dans les archives ? demanda-t-elle après une petite pause de
réflexion.
Lui avouer la vérité n’était pas facile, mais il ne voyait plus l’intérêt de
la lui cacher. Si quelqu’un était capable de l’aider – et surtout n’avait que
faire de ce qu’il savait – c’était bien Parisa.
– Ce qu’il est, je suppose. Quels sont ses pouvoirs. Son espérance de
vie. Si quelqu’un comme lui a déjà existé. Ce genre d’informations.
– Il aimerait appartenir à une espèce, c’est ça ?
– En quelque sorte.
– Dommage. C’est très humain de sa part de vouloir faire partie d’une
collectivité.
Ils restèrent un moment silencieux tandis que la pendule égrénait les
secondes. Parisa semblait soudain concentrée sur ses propres pensées, plutôt
que sur celles de Nico. Intéressant. On aurait dit qu’elle tournait autour
d’une orbite solitaire, l’énergie de la pièce se rassemblant soudain autour
d’elle en vrilles de curiosité. Ce n’était pas une réflexion projetée vers
l’extérieur comme chez les gens en général.
– Tu devrais avoir quelque chose, dit-elle soudain. Un talisman à porter
toujours sur toi.
– Quoi ?
– Quelque chose qui te protégerait. Et protégerait ton secret. Pour que tu
saches où tu es, expliqua-t-elle. Et si tu existes sur un plan de réalité. Et ton
ami Gideon, aussi.
– Pourquoi ?
Nico adressa un regard intrigué à Parisa qui se levait en s’étirant
langoureusement.
– Tu ne l’as pas encore compris, mais si tu n’arrives pas à dépasser ce
que tu as vu dans ta tête, c’est parce que tu ne savais pas que tu étais dans ta
tête.
Elle se tourna pour le regarder.
– Tu devrais te procurer un talisman. Trouves-en un et garde-le sur toi.
Plus jamais tu ne te demanderas ce qui est réel.
Elle s’apprêtait à quitter la pièce, mais Nico bondit pour la rattraper.
– Tu ne penses pas que Callum te ferait vraiment du mal, n’est-ce pas ?
demanda-t-il, plus pressant qu’il ne l’aurait voulu.
Une heure plus tôt, cinq minutes même, il n’aurait jamais osé se
montrer aussi vulnérable, mais désormais, il avait besoin de savoir.
– Dans la vraie vie, je veux dire. Dans la réalité.
Elle plissa légèrement les yeux.
– Ça n’a pas d’importance, répondit-elle, tentant de se dégager.
Mais Nico insista.
– C’est impossible ! Tu vois à l’intérieur de sa tête, Parisa. Pas moi.
Il la lâcha, mais la retint du regard.
– S’il te plaît. Dis-moi qui il est vraiment.
L’espace d’un instant, Nico crut détecter des signes évidents de tension
sur le visage de Parisa. Des vestiges d’un secret bientôt révélé, une vérité
qui ne demandait qu’à être dévoilée. Elle prit la décision dans la seconde où
son regard croisa celui de Nico mais, malgré la conversation inattendue
qu’ils venaient d’avoir, rien n’aurait pu le préparer au bouleversement que
provoquerait chez lui sa réponse.
– Que Callum veuille ou pas me faire du mal n’a aucune importance,
parce que je le tuerai avant qu’il y parvienne.
Et ce qu’elle lui avait dit, quand elle s’était penchée pour murmurer à
son oreille, résonnait encore en lui comme un coup de tonnerre.
– Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda Reina, le ramenant à leur
conversation.
Machinalement, il tira sur une épine de rose qui s’était piquée dans sa
chaussette. Reina n’avait en général rien contre le silence, mais
apparemment il mettait trop de temps à lui répondre. Le soleil se couchait,
scintillant à l’horizon.
Nico arracha une touffe d’herbe. Il se demanda si Reina l’entendait crier
et tressaillit en se rappelant que l’Univers avait une voix qu’il ne pouvait
entendre. Un autre détail parmi tant d’autres qu’il ne pouvait pas déloger de
son esprit. Un autre élément de cette bienheureuse ignorance qui appartenait
à celui qu’il avait été et qu’il ne serait plus jamais.
– Tu serais prête à tuer pour avoir tout ça ? demanda-t-il à Reina, le
regrettant aussitôt.
Que lui répondrait-il si elle voulait savoir pourquoi il lui posait cette
question ?
Il n’aurait pas dû s’en faire. Elle n’en prit pas la peine.
– Oui, assura-t-elle tout de suite, les yeux fermés pour laisser les
dernières lueurs du jour lui réchauffer la peau.
7 : INTENTION
REINA

Le domaine de la pensée n’était pas un sujet inintéressant, mais Reina


fut tout de même contente d’avancer dans leur programme. Le passage
entre deux chapitres avait quelque chose de particulièrement mystérieux,
parce qu’il lui donnait le sentiment d’une levée de rideau invisible. Comme
s’ils étaient dirigés par des courants sous-jacents qu’ils ne percevaient
qu’une fois qu’ils avaient absorbé et digéré tout le matériel.
Reina avait été élevée dans la philosophie orientale qui, contrairement à
la philosophie occidentale, épouse la notion de dualité. Elle comprenait
mieux que les autres l’existence des polarités, le mysticisme de
l’opposition : ainsi, reconnaître la présence de la vie implique d’accepter
celle de la mort. La connaissance nécessite l’ignorance, gagner signifie
qu’on peut perdre, l’ambition implique la satisfaction, de la même façon
que la famine est le revers de l’abondance.
– La chance est une question de probabilités, dit Dalton.
En l’absence de plus en plus remarquable d’Atlas, Dalton se chargeait
des cours. Enseigner ne semblait pas être sa passion. Quand il arrivait dans
la classe, on avait l’impression qu’on l’avait arraché à une occupation
beaucoup plus importante. Il avait l’air de vouloir être ailleurs et d’avoir
l’esprit à autre chose.
Pourtant, ils s’étaient habitués à lui, au point que, pour eux, il ne faisait
plus partie de l’administration (contrairement à Atlas). Ils le voyaient plus
comme un cuisinier ou un majordome, qui veillerait à leurs besoins sans
interférer avec leurs vies.
– La chance est à la fois une magie et une science, qui a été étudiée en
détail par les médéiens et par les mortels, continua Dalton. C’est le hasard,
mais avec des dés pipés qui poussent les probabilités vers une issue
favorable. Pour des raisons évidentes, la propension à avoir de la chance est
très précieuse. Et c’est aussi une magie commune, même pour les sorciers
les plus élémentaires. Je vais à présent vous parler de la malchance…
– La chance, la malchance, est-ce que ça existe vraiment ? répéta Libby,
perplexe.
(Pour Reina, c’était tout à fait évident.)
– Voyez-les comme l’intentionnelle perturbation des probabilités.
Maléfices, sortilèges, malédictions…
– On va faire des batailles de magie ? demanda Nico, qui ne semblait
pas trop partant pour une discussion théorique.
– La malchance, répéta Dalton. Les maléfices en sont bien sûr la forme
la plus directe. Des dégâts intentionnels infligés à la victime. Les autres
formes…
– Les sortilèges sont des gênes, des bâtons dans les roues, intervint
Libby. Et les malédictions sont plus profondes et durables ?
Elle formulait toujours toutes ses phrases comme s’il s’agissait de
questions, même quand elle était sûre d’elle, dans le but de ne pas paraître
menaçante. (Comme si le fait qu’elle connaisse des notions rudimentaires
apprises en première année d’université pouvait menacer qui que ce fût ici.)
– D’un point de vue universitaire, oui, confirma Dalton. Mais dans le
cadre de la Société, nous sommes moins intéressés par les résultats d’une
telle magie que par sa construction. Quelles malédictions ont été les plus
efficaces et pourquoi, ce genre de préoccupations. Principalement.
Comme souvent, il garda les yeux posés sur Parisa un peu plus
longtemps que nécessaire. Le regard noir de la jeune fille soutint le sien.
Dalton se racla la gorge.
– La nature, c’est le chaos, la magie, l’ordre, mais les deux sont
étroitement liées. Les liens du sang sont un vecteur commun de mécanismes
de malchance, par continuité génétique. Il est très courant qu’une
malédiction se transmette de génération en génération. Ce genre de magie
est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Tout ce qui provoque ce genre de
conséquences à long terme entraîne un très haut degré de sacrifice et de
perte pour celui qui lance le sort.
Les commentaires de Reina étaient rares mais parfois nécessaires.
– Pourquoi ?
Les plantes à côté d’elle ondulèrent de plaisir, impatientes de l’entendre
parler encore. MamanMaman, apaise-nous de ta voix !
Elle croisa les jambes, agacée.
– Pourquoi ? répéta Dalton, l’air de vouloir qu’on le laisse tranquille
avec ses pensées. Parce que même si la magie et la nature ont des formes
différentes, elles sont indivisibles. La magie contient des aspects de la
nature, la nature, des aspects de la magie, et retirer l’une à l’autre revient à
corrompre les deux. C’est la désintégration du naturalisme. Un homme
maudit va ébranler l’équilibre du tout, déformer l’univers autour de lui. La
magie est une corruption aussi. Pour chaque corruption, le lanceur du sort
doit accepter une fracture, un morceau de lui-même détruit à jamais, en
contrepartie du déséquilibre qu’il a causé.
– Je ne veux pas savoir pourquoi c’est nécessaire, protesta Reina. Je
veux savoir pourquoi ça marche.
Dalton la dévisagea, les yeux plissés.
– Le sacrifice a sa propre magie, répondit-il. La décision même de faire
quelque chose représente un changement, une cassure avec l’état du monde
tel qu’il est naturellement ordonné. Les choses bénéficieront-elles au
lanceur du sort, indépendamment de son intrusion ? Oui, bien sûr, les lois
de la probabilité garantissant que toutes les issues sont possibles, continua
Dalton, méthodiquement. Mais aspirer à un résultat en particulier nécessite
un changement de direction, durable et irréversible. Nous étudions le
domaine de la conscience parce que nous comprenons que prendre une
décision, considérer le prix à payer et accepter les conséquences revient
forcément à modifier le monde d’une façon tangible. C’est une magie aussi
vraie et réelle que toutes les autres.
– Est-ce que vous suggérez que la magie est une sorte de spiritisme ?
demanda Reina.
Maman dit vrai ! Maman est la voix de la vérité ! Elle est vraie !
– Parfois vous traitez la magie comme s’il s’agissait d’un dieu, d’une
énergie, et parfois comme une pulsation. C’est une vibration sans rapport
avec la science quand ça vous arrange, mais nous savons déjà que ses
comportements peuvent être prédits et par conséquent changés
intentionnellement.
Dalton ne répondit rien, attendant que Reina aille au bout de son
argumentation.
– Vous faites de la magie sa propre entité, comme si elle était autonome,
libre de ses choix. Aucune recherche ne montre que la magie choisit
délibérément d’honorer les intentions du lanceur de sort. Elle marche ou ne
marche pas selon les compétences de celui qui jette un sort, c’est tout.
– Donc, selon vous, la magie n’a aucune conscience qui lui soit propre,
c’est bien ça ? demanda Dalton.
Reina hocha la tête et, à côté d’elle, Parisa semblait profondément
concentrée.
– La magie n’est pas un dieu, concéda Dalton. C’est un outil. Mais elle
réagit aux différentes intentions de son utilisateur, même si elle le fait de
façon très subtile. C’est une question proche de la notion générale de
relativité. L’intention ne peut pas changer les fondements de la science ou
de la magie, mais nous avons observé que le résultat pouvait changer en
fonction de l’utilisation.
– Donc qu’une flèche atteigne sa cible dépend aussi bien des
compétences de l’archer que des lois définissables du mouvement,
reformula Libby. C’est bien ce que vous voulez dire ?
– Oui et non, répondit Dalton. Ce n’est pas une simple équation. Les
règles de la létalité ne sont pas limitées par une contrainte ou deux, mais pas
plusieurs. Pour ce qui est de la magie, la question ne se restreint pas à
l’archer, elle concerne aussi la flèche elle-même. Parfois la flèche est en
pierre, parfois en acier, parfois en papier. Si la flèche elle-même est faible,
même un talent immense ne suffira pas.
– Est-ce que l’intention de l’archer forge la flèche en plus de viser la
cible ? demanda Nico, perplexe.
– Parfois, confirma Dalton. Et parfois, la flèche est forgée par d’autres
éléments.
– La flèche se forge-t-elle elle-même ?
Encore Libby. Dalton se tourna vers elle lentement et la dévisagea un
moment en silence. Elle semblait vouloir dire une chose : « Si la magie est
la flèche et nous, les archers, quel contrôle avons-nous sur sa trajectoire ? »
Mais c’était une autre question qu’elle avait posée.
« Qui est l’outil ? La magie ou nous-mêmes ? »
– C’est tout l’objectif de cette étude, finit par répondre Dalton.
Tristan et Callum n’étaient pas encore intervenus. Pas plus inhabituel
que les regards qu’ils se lançaient. C’est Tristan qui avait commencé,
presque comme une mesure de sécurité, pour vérifier que sa jambe gauche
était toujours là ou qu’il portait encore la chemise qu’il avait enfilée avant
le petit déjeuner. À présent, c’était Callum qui se chargeait de la
maintenance, il veillait à ce que tout fonctionne sans accroc, protégeait ses
affaires personnelles.
Reina se tourna vers Nico, qui avait décroché, barbé par les implications
philosophiques de la conversation. Elle se demandait s’il pensait encore à
ce que Parisa lui avait dit, curieuse de savoir quelles étaient ses intentions.
Ce n’est pas elle qu’il choisirait d’éliminer, elle en était assez
convaincue. (Ses plantes frémirent, indignées à l’idée que quelqu’un puisse
vouloir la tuer.) Et logiquement, personne ne la viserait, elle : elle ne devait
figurer ni en tête ni en queue d’aucune liste. Fondamentalement, ils étaient
tous aussi ambitieux, tous aussi affamés, mais les polarités du groupe se
centraient sur ceux dont les différences étaient impossibles à concilier. La
présence de Parisa impliquait l’existence de Callum et de là découlaient les
tensions que les autres ne pouvaient supporter. Comme la nécessité
profonde des oppositions ne leur était pas familière, ils sentiraient le besoin
de trancher.
Reina réfléchit à ses options. Elle se serait bien débarrassée de Parisa,
seulement la télépathe s’était montrée particulièrement rusée. Reina doutait
qu’on pourrait convaincre Tristan ou Libby de la tuer. Non, Libby n’entrait
même pas en ligne de compte. Elle refuserait d’éliminer qui que ce soit.
Trop nerveuse. À moins qu’elle accepte de tuer Callum ? Possible. Après
tout, c’est Libby qui avait été le plus chamboulée par la mort astrale de
Parisa.
En se rappelant l’incident, Reina se tourna vers Callum pour l’observer
de plus près, cette fois. La plante derrière elle frissonna et Reina fronça les
sourcils, d’accord avec elle. C’était Callum qui les déstabilisait tous, et
même la forme de vie la plus simple pouvait le sentir. Callum était le choix
évident, mais à cause de Tristan ils risquaient fort de ne pas atteindre
l’unanimité. Tristan accepterait-il de tuer Callum ? Probablement pas –
mais c’est ce qui expliquait pourquoi Callum avait besoin de le surveiller
régulièrement.
L’incident entre Callum et Parisa avait divisé le groupe en deux
factions : ceux que la mort dérangeait et ceux qu’elle ne dérangeait pas.
Tristan était entre les deux.
Ils devraient peut-être éliminer Tristan, tout simplement.
Parisa se tourna vers elle, visiblement contrariée. (Reina avait été
imprudente, peut-être trop enthousiaste à cette idée.)
Ne fais pas comme si tu avais déjà eu un ami, songea Reina en guise de
réponse silencieuse. Tu t’attaquerais à lui sans aucun scrupule si ça
t’arrangeait.
Parisa esquissa un sourire. Elle haussa les épaules, ne cherchant ni à
nier ni à confirmer cette accusation, et se remit à écouter Dalton, qui venait
de commencer à parler des malédictions conscientes quand la porte s’ouvrit
derrière lui. Totalement inattendu, Atlas apparut alors.
– Ne vous arrêtez pas pour moi, lança-t-il tout de suite, même si, bien
sûr, il les avait interrompus.
Il portait son costume trois pièces habituel, et semblait revenir d’une
réunion. N’ayant jamais été Gardienne dans une société secrète, Reina
n’avait aucune idée de ce qu’il faisait de ses journées. Elle le regarda retirer
la poignée de son parapluie du creux de son bras pour le poser à côté de la
porte.
Au début, il assistait à pratiquement tous les cours. Mais comme Dalton,
il avait pris ses distances une fois que les candidats s’étaient familiarisés
avec le travail de la Société. Sa présence dans la salle modifia l’alchimie de
la pièce, changeant notablement l’atmosphère.
Dalton lui adressa un petit hochement de tête, et ouvrit la bouche pour
continuer sa liste de lectures conseillées, mais Libby ne lui en laissa pas le
temps.
– Excusez-moi, monsieur, mais puisque vous êtes ici, je me demandais
si on pourrait discuter des détails de l’initiation.
Les autres se figèrent.
Dalton ne bougeait plus d’un pouce, comme s’il avait subi un court-
circuit. Nico était mortifié, mais d’une drôle de façon : comme s’il avait
oublié d’éteindre le four en sortant de chez lui. Tristan regardait droit
devant lui, feignant de ne pas avoir entendu la question (impossible), et
Callum réprimait un éclat de rire, au comble de l’amusement.
Parisa semblait la moins ébranlée. Elle devait savoir que Libby allait
poser la question avant même qu’elle parle et, certainement, elle aussi
connaissait les secrets que tout le monde cachait.
Seule Libby ne savait absolument rien.
– Ça va faire un an que nous sommes arrivés, et nous avons tous reçu la
visite d’autres organisations, n’est-ce pas ?
Personne ne répondit, mais cela ne la découragea pas.
– Donc, on devrait déjà être informés de la suite, conclut-elle en
regardant autour d’elle. Devrons-nous passer une sorte d’examen… ?
– Je vais faire court. En tant que groupe, vous allez devoir désigner la
personne à éliminer à la fin du mois. Pour ce qui est des détails, il est
encore trop tôt pour en discuter.
– Vraiment ? s’étonna Libby. Parce qu’il semble…
– Les motivations de la Société pour fonctionner de la sorte sont le
résultat d’un long processus historique, insista Atlas. Elles ne vous
semblent peut-être pas encore claires pour l’instant, mais je ne veux pas que
les détails pratiques vous détournent de l’importance de notre
méthodologie. Je crains que l’efficacité logistique ne soit qu’une seule
préoccupation parmi de nombreuses autres.
Il paraissait évident qu’elle n’aurait pas d’autres réponses. Et
visiblement, l’intervention d’Atlas ne l’avait pas du tout satisfaite.
– Bon, dit-elle en croisant les bras. Désolée.
Dalton continua son cours de mauvaise grâce, et le reste de l’après-midi
se déroula comme tous les autres jours.
Reina, en revanche, venait de faire un bond en avant. Certaine
désormais que seule Libby ignorait ce qui allait se passer, elle avait compris
que si les autres connaissaient les conditions de l’initiation et n’étaient
toujours pas partis, c’est qu’ils étaient tous arrivés à la même conclusion
qu’elle.
Ils avaient tous accepté l’idée de tuer quelqu’un pour rester. Cinq
flèches aiguisées, mortelles et prêtes à atteindre leur cible.
Reina sentit un sourire monter à ses lèvres : intention.
MamanMamanMaman est viiiiiiivante !
TRISTAN

– On devrait peut-être tuer Rhodes, remarqua Callum pendant le petit


déjeuner.
Tristan arrêta aussitôt de mastiquer et avala un gros morceau de toast.
Callum haussa les épaules en le regardant.
– Une simple question pratique. Varona et elle forment un duo.
Pourquoi garder les deux ?
Ce n’était pas la première fois que Callum lui exposait son point de vue.
Tristan prit cependant son temps pour répondre.
– Alors pourquoi ne pas tuer Nico ?
– Pas faux, lâcha Callum en prenant une gorgée de café. Je pourrais me
laisser convaincre.
Il reposa la tasse sur la table et jeta un coup d’œil au toast à moitié
mangé de Tristan.
– Tout va bien ?
Tristan grimaça.
– On vient de parler de qui on devrait tuer, Callum. Suis-je supposé
continuer à manger ?
– Sérieusement ? Si tu es encore ici, tu es supposé continuer à tout faire
comme avant.
– Soit.
Il avait mal au ventre, ou à la poitrine. Il avait la nausée, se sentait mal.
Était-ce ce que Dalton voulait dire quand il parlait d’une personne brisée ?
Peut-être qu’on les désintégrait intentionnellement. On leur retirait leur
humanité pour les recoudre avec des parties moins humaines. Peut-être qu’à
la fin il ne resterait qu’un vague vestige de ses anciennes convictions,
comme une queue arrachée à l’espèce par l’évolution. Une trace à peine
laissée à la base de sa colonne vertébrale philosophique.
Il n’en revenait toujours pas de la facilité avec laquelle il s’était fait à
l’idée de tuer. N’aurait-il pas dû se révolter, protester, fuir ? Au lieu de cela,
il l’avait acceptée comme quelque chose qu’il avait toujours soupçonné et
qui devenait plus évident chaque jour. Évidemment, il fallait que quelqu’un
meure. Une magie immense exigeait une source de pouvoir, et un sacrifice
de cette taille serait inévitablement immense.
Pour Tristan, en tout cas. À un certain niveau de privilège, d’infimes
détails tels qu’une vie humaine ou le bien-être deviennent insignifiants, des
valeurs modiques qu’on ne peut pas prendre le temps de considérer devant
l’intérêt de la productivité. On les met simplement de côté pour réfléchir
plus grand.
Pensées et prières.
– Ça ne marchera peut-être pas si tu ne ressens rien, murmura-t-il et
Callum le dévisagea, intrigué.
– Quoi ?
– Je dis juste…
Qu’avait-il voulu dire ? C’était à Callum qu’il s’adressait, après tout.
– Peu importe.
– Tu croyais en moi, autrefois, remarqua Callum, les doigts autour de sa
tasse. C’est fini apparemment ?
– C’est juste que…
– C’est ce que je fais pour survivre, se justifia Callum d’une voix
chargée de quelque chose que Tristan eut du mal à définir.
De trahison, peut-être. Tristan tressaillit en se rappelant ce qu’il lui avait
dit sur la confiance : une fois éteinte, elle ne peut jamais rejaillir.
– Je pensais que tu l’avais compris.
– C’est vrai. Je comprends. Mais tu sembles tellement…
– Quoi ? Insensible ? Froid, indifférent, ambivalent ?
Pause.
– Ou tu voulais dire « cruel » ?
Silence.
Callum adressa à Tristan un regard impatient, mais ce dernier ne leva
pas la tête vers lui.
– Tu ne comprends toujours pas, n’est-ce pas ?
Tristan ne répondit rien.
– Nous sommes tels que nous sommes à cause de ce que nous avons,
pas de ce qui nous manque, déclara-t-il, impatient. Qui serait Parisa si elle
n’avait pas lu les pensées de son frère ? Si Reina n’avait pas été parasitée
depuis la naissance ?
– Callum, j’essayais juste…
– De quoi ? De me calomnier ? À la fin, on fera le même choix, Tristan.
En réalité, on l’a déjà fait.
Callum pinçait les lèvres en une ligne fine, scellée par la fourberie ou
par la douleur.
– On finira tous les deux par décider de tuer quelqu’un. Seras-tu moins
coupable simplement parce que tu y auras plus réfléchi ?
Tristan voulut dire oui. Il voulut répliquer : « C’est ça la culpabilité,
c’est ça l’humain, ta capacité à décider est digne d’un robot, d’une machine.
À la fin, je ne pourrai plus être celui que j’étais, je ne pourrai pas devenir
une fausse version de moi-même, j’ai un cœur qui bat dans ma poitrine, où
est le tien ? »
Mais il ne dit rien.
– Tu es ici parce que tu en attends quelque chose autant que moi. Le
pouvoir, la compréhension, peu importe ce que c’est. Peut-être que tu veux
la connaissance, peut-être pas. Peut-être que tu es ici pour récupérer la
compagnie James Wessex au moment où tu retourneras dans le vrai monde.
Peut-être que tu le ruineras et détruiras sa fille. Peut-être que tu veux te
venger, tu veux des représailles, mais tu refuses de te l’avouer à toi-même.
Tristan déglutit avec peine.
– Peut-être que tu peux voir les autres, Tristan, mais moi, je vois de toi
ce que même toi, tu refuses de regarder en face. C’est ma malédiction, bon
sang, Tristan.
Callum se leva et fit les cent pas.
– Personne ne peut se voir comme moi je peux voir les gens, continua-t-
il, mais ni sur un ton d’avertissement, ni sur un ton de menace. Tu veux
croire que tes hésitations font de toi quelqu’un de bien, de mieux ?
C’est faux. Chacun de nous a quelque chose en moins, quelque chose qui
lui manque. On est tous puissants, extraordinaires, mais on est pleins de
vide ! Un vide qu’on essaie de combler, et on fait tout pour prouver qu’on
est normaux, qu’on est ordinaires. On s’immole par le feu pour prouver que
nous aussi, on peut brûler.
Il tourna sur lui-même, exaspéré.
– Nous sommes médéiens parce qu’on n’en aura jamais assez, gronda-t-
il. Nous ne sommes pas normaux, nous sommes des dieux nés avec la
souffrance comme constituant principal. Nous sommes des natures
incendiaires, bourrés de failles, seulement les faiblesses que nous
prétendons avoir ne sont pas nos vraies faiblesses. Nous ne sommes pas
tendres, nous ne souffrons pas de déficience ou de fragilité. Nous faisons
semblant d’en avoir. Nous essayons de croire que nous en avons. Mais notre
seule faiblesse c’est cette assurance absolue que nous sommes plus grands,
plus forts et plus proches de la toute-puissance que quiconque. Et nous en
voulons toujours plus, nous sommes perpétuellement insatisfaits. Les autres
arrivent à voir leurs limites, Tristan, mais nous n’en avons pas. Nous
cherchons à découvrir nos bornes impossibles, à mettre la main sur ce qui
nous restreint, alors qu’il n’y a rien et c’est ce qui nous rend fous.
Soudain exténué, Tristan baissa les yeux sur son toast.
La voix de Callum ne s’adoucit pas.
– Tu ne veux pas devenir fou ? Trop tard. Si tu pars, la folie te suivra.
Tu es déjà allé trop loin, et moi aussi.
– Je ne tuerai pas Rhodes. Je ne peux pas.
Callum se figea, tendu comme un arc, et s’assit. Il se repeigna et passa
une main sur son café pour le réchauffer.
– Oui, Parisa s’est arrangée pour que tu ne puisses pas, concéda-t-il, le
visage dépourvu d’expression.
Tristan passa le reste de la journée dans une sorte de brouillard. Il se
sentait vidé, comme si on lui avait infligé une blessure qui n’avait pas été
soignée. Ses interrogations sur les autres ainsi que sa propre remise en
question tournaient en boucle. Être compris par quelqu’un, être à nu devant
lui était une chose, mais se laisser utiliser et manipuler était tout autre
chose. Parisa et Callum avaient tous les deux vu des aspects de Tristan dont
il n’avait même pas conscience ou qu’il refusait d’affronter. Et ils se
méfiaient tous les deux, l’un de l’autre. Qu’avaient-ils donc vu chez lui dont
ils pouvaient si facilement profiter ? Il se refermait sur lui-même, accablé
par le poids du doute.
Plus rien n’était concret. Le temps n’existait plus, pas plus que l’infini.
Il y avait d’autres dimensions, d’autres plans, d’autres personnes qui
pouvaient se servir d’eux. Tristan était peut-être amoureux de Callum ou de
Parisa ou des deux, peut-être qu’en fait il les détestait. Qu’il ait si peu
confiance en eux mais qu’ils s’en fichent voulait peut-être dire quelque
chose. Et si les aspects de lui qu’il n’arrivait pas à voir étaient simplement
la place qu’il occupait dans leur petit jeu ? À l’idée de sa propre stupidité, le
visage déçu de Libby lui apparut, avec sa petite moue contrariée.
Peut-être que c’était elle qu’il aimait. Ou peut-être que la vraie folie
tenait au fait qu’il voulait si désespérément ne pas l’aimer.
Quoi qu’il en fût, Tristan avait surtout besoin de croire en quelque
chose, d’arrêter de regarder les morceaux pour enfin avoir une vue
d’ensemble. Il voulait savourer sa magie, plutôt que se battre avec. Il
voulait quelque chose, quelque part, qu’il n’arrivait pas à saisir.
Il arpentait la pièce peinte depuis l’abside du dôme jusqu’à la porte. Le
mouvement ne dissipait pas le brouillard qui l’entourait et l’empêchait d’y
voir clair, mais pas question qu’il s’asseye. Il ferma les yeux et tendit la
main pour toucher un objet solide et sentit de la matière dans l’air. Les
barrières de sécurité que Nico et Libby avaient élaborées formaient des
grilles difficiles à pénétrer, comme des barreaux. Il s’arrêta et essaya
différemment : en faire partie plutôt que rester en observation.
Il se ressentit comme une lueur d’existence, à la fois là et plus là.
Comme de la méditation. Un exercice de pleine conscience, et plus il était
en lien avec ses propres pensées, moins il était capable de se centrer sur une
réalité physique. Sans la vision, ses autres sens et sa mémoire lui
indiquaient où il se trouvait : le parquet, l’odeur de petit bois dans l’âtre,
l’air du manoir, habité des contorsions magiques qu’il avait lui-même
réalisées – mais afin de se défaire de ses idées préconçues, il les repoussa. Il
était partout et nulle part, rien et tout à la fois. Il abandonna le besoin de
prendre une forme ou un aspect.
Étonnamment, c’est la voix de Parisa qui lui parla. Tristan ne put
identifier quand et où.
Tu devrais te procurer un talisman. Trouves-en un et garde-le sur toi.
Plus jamais tu ne te demanderas ce qui est réel.
Les yeux de Tristan s’ouvrirent, paniqués, mais il se calma en constatant
qu’il n’avait pas bougé. Il était toujours sous le dôme de la pièce peinte,
complètement seul.
Où était-il parti à cet instant ? Était-il même seulement parti ? Parisa
s’était-elle trouvée à l’intérieur de sa tête, ou n’était-ce qu’un souvenir ?
Était-ce sa magie à elle ? Ou la sienne ?
Il était pour le moment loin de ne pas se demander ce qui était réel.
Tristan finit par se secouer et griffonna quelques mots que seul lui
reconnaîtrait et comprendrait sur un papier qu’il rangea dans sa poche.
Callum leva la tête quand Tristan entra dans la salle de lecture. Il s’arma
de courage pour reprendre leur conversation, mais Tristan lui signifia
rapidement qu’il n’était pas venu pour se quereller.
– Tu as raison, bien sûr, je le sais.
Pas du tout convaincu, Callum resta sur ses gardes.
– Tu me fais une concession ou un compliment ?
– Aucun des deux. C’est juste la vérité. Ou plutôt un drapeau blanc.
– Donc c’est une trêve ?
– Ou des excuses. Ce que tu préfères.
– Je n’ai besoin de rien de tout ça, lâcha Callum en levant un sourcil.
– Peut-être pas.
Les bras croisés, Tristan s’appuya contre l’embrasure de la porte.
– Un verre ? demanda-t-il.
Callum l’examina un instant et hocha la tête avant de refermer le livre
qu’il avait devant lui et de se lever simplement.
Ensemble, ils se dirigèrent dans la pièce peinte. Callum s’empara de
deux verres et jeta un regard à Tristan par-dessus son épaule.
– Whisky ?
– Avec plaisir.
Callum les servit d’un mouvement de la main baigné comme d’habitude
de magie et Tristan s’installa à côté de lui. Leurs gestes étaient assurés,
mille fois répétés, et Callum glissa un verre dans la main de Tristan.
Pendant plusieurs minutes, ils savourèrent en silence le liquide ambré et
caramel avec ses reflets dorés dans la lumière.
– Pas obligé que ce soit Rhodes, finit par lancer Callum. Mais reconnais
qu’elle est très impopulaire.
– Je sais, admit Tristan en sirotant son verre.
– Impopulaire ne veut pas dire sans valeur.
– Je sais.
– Et si ton attachement pour elle…
– Non, l’interrompit Tristan en prenant une autre gorgée de whisky. Je
ne pense pas.
– Ah, lâcha Callum en tournant la tête pour le regarder. Pour info, elle
fait des recherches sur sa sœur décédée.
– Quoi ?
– Sa sœur est morte d’une maladie dégénérative. Je ne t’en avais pas
déjà parlé ?
Il ne le lui avait jamais dit et Tristan ne savait pas s’il aurait dû.
– Comment le sais-tu ?
– Parce que je le sais. Les gens qui ont assisté à l’agonie d’un être cher,
on les repère facilement. Ils sont hantés d’une façon différente. Et aussi, elle
demande des livres sur la dégénérescence humaine, ce que la bibliothèque
lui refuse systématiquement pour l’instant.
– Et ça, tu le sais parce que… ?
– Coïncidence. On vit sous le même toit.
– Ah.
Tristan se racla la gorge.
– Comment est-ce que je sais que tu es honnête avec moi ?
– Pourquoi te mentirais-je ?
– C’est évident : parce que ça t’est indispensable. D’avoir quelqu’un
avec toi.
– Quelqu’un ou toi ?
– À toi de me le dire.
Callum soupira.
– Tu n’as pas l’habitude d’être désiré, n’est-ce pas ?
Devant l’expression embarrassée de Tristan, Callum se dépêcha de
préciser :
– Je parle d’amitié, bien sûr. Te faire désirer. Tu n’as pas l’habitude.
– S’il te plaît, arrête de me psychanalyser, répliqua Tristan.
– D’accord, d’accord, acquiesça Callum avec un petit rictus entendu.
Des soucis avec papa.
Tristan lui adressa un regard mauvais et Callum rit.

– Écoute, le whisky est bon et ta compagnie aussi. Étonnamment, c’est


avant tout à ça que tu me sers, Tristan. Me faire la conversation.
– Je ne parle pas tant que ça.
– C’est le mieux, assura Callum. Les silences sont particulièrement
intéressants.
Et ils restèrent un long moment assis sans rien dire, heureux d’avoir mis
un terme à leur dispute.
Après quelques minutes tranquilles, Callum consulta la pendule.
– Bien, il est temps que j’aille me coucher.
Il se leva en posant son verre vide sur la table.
– Tu restes encore ?
– Un peu, répondit Tristan.
– Pour ce que ça vaut, commença Callum en posant une main sur
l’épaule de Tristan, ce que tu détestes le plus chez toi est loin d’être
monstrueux.
– Merci, lâcha Tristan simplement, et Callum rit de bon cœur.
Il sortit de la pièce, la chaleur de sa magie avalée par l’obscurité.
Seul dans la lumière de la cheminée, Tristan posa son verre à son tour et
sortit le papier de sa poche. Il le déplia et lut ce qu’il y avait griffonné. Il
n’avait rien de la gravité d’un talisman magique, mais c’était tout de même
un morceau de réalité inchangée. Un repère pour connaître la vérité.
Plus précisément : ce qu’il avait voulu boire pendant cette soirée alors
qu’il était encore seul et complètement lui.
Du vin. Grand cru. Vieux monde.
Tristan observa l’humidité sur le verre de whisky que lui avait servi
Callum, et la condensation fatidique qui coulait sur la table en dessous.
– Bon sang, gronda-t-il en froissant le papier dans ses mains.
LIBBY

– Mademoiselle Rhodes, salua Atlas aimablement, quelle surprise !


Libby s’arrêta sur le pas de la porte de la salle de lecture, les sourcils
froncés. Atlas était seul, assis à une des tables, encore absorbé par sa
lecture.
– Ce n’est pas vraiment une surprise, n’est-ce pas ?
Il finit par mettre son livre de côté pour la regarder avec un petit sourire.
– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
Son attitude impassible, principalement, qui n’était pas tant le résultat
d’une simple observation que de la magie.
– Une intuition, répondit-elle, et Atlas l’invita à s’asseoir à côté de lui.
– Comment saviez-vous où me trouver ?
Les zones de sécurité. C’était elle qui les avait mises en place, après
tout.
– J’ai entendu Dalton le dire.
Elle tira la chaise.
– Hmm, lâcha Atlas. J’imagine que vous avez des questions au sujet de
l’initiation ?
– Oui, plusieurs.
Tellement de questions qu’elle ne savait même pas par où commencer.
Au cours des deux derniers jours, Libby avait fait beaucoup de
recherches concernant Katherine, à cause de la visite du Forum. Elle n’avait
pratiquement rien trouvé. Tout ce que la bibliothèque voulait bien lui
donner, ou plutôt était programmée pour lui donner, traitait de leur sujet
d’étude actuel : les malédictions dégénératives, la longévité et son contraire.
La dégénérescence naturelle était inaccessible. Si elles n’incluaient pas la
notion de corruption intentionnelle – malchance, comme l’appelait
Dalton –, toutes ses requêtes étaient rejetées.
Libby cherchait à comprendre qui les lui refusait, quand Nico l’avait
retrouvée dans le salon et l’avait entraînée dans la chapelle pour une tout
autre conversation.
– Je dois te dire quelque chose, dit-il en refermant la porte derrière eux,
l’air affolé. Ça ne va pas te plaire.
– J’imagine.
Libby n’avait jamais apprécié ce que Nico avait à lui dire, alors à quoi
bon l’avertir ? Elle ouvrit la bouche pour lui répondre qu’elle était occupée
et qu’elle n’aimait ni les courants d’air de cette pièce, ni le ton
mélodramatique de Nico, mais il enchaîna aussitôt.
– Essaie juste de ne pas… Ne Rhodes pas, d’accord ?
– T’es sérieux, Varona ? Mon nom n’est pas un verbe.
– Écoute, surtout ne dis rien à Fowler, continua-t-il en se frottant les
tempes, alors que la lumière d’une torche l’éclairait en filtrant par le
triptyque.
– Je ne dis rien à Ezra, s’impatienta-t-elle. Encore moins maintenant.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Rien. Je n’ai pas envie d’en parler.
Et particulièrement pas à Nico.
– D’accord, mais…
Nico inspira et baissa la voix.
– Je pense que quand ils parlent d’éliminer quelqu’un, ils veulent dire
au sens propre.
– Quoi ?!
Elle ne s’était sûrement pas attendue à ça.
– La sixième personne, celle qui n’est pas prise en deuxième année, je
pense qu’on doit…
Pause agitée.
– On doit quoi ?
– Bon sang… lâcha Nico, en triturant ses cheveux. La tuer.
– Non, riposta Libby. C’est ridicule. C’est impossible.
– En fait, je ne pense pas, j’en suis sûr, se corrigea Nico.
– Ça n’a pas de sens. Qui t’a dit ça ? demanda-t-elle, perplexe.
– Parisa, mais…
Encore plus troublant, sachant qu’elle lisait dans les esprits.
– Elle a dû mal comprendre. Ou peut-être qu’elle ment.
– Je ne crois pas, Rhodes, déclara-t-il après une hésitation.
– Mais c’est scandaleux ! Je refuse de faire partie d’une… d’une
compétition soldée par un meurtre organisé…
– Ce n’est peut-être pas ça, acquiesça Nico. C’est peut-être un piège, je
ne sais pas. Ou peut-être que c’est ce concept d’intention dont nous parlait
Dalton, expliqua-t-il en référence au dernier cours qu’il avait suivi à moitié.
Peut-être qu’il suffit d’accepter de le faire pour que ça marche, mais…
– Comment ça, pour que ça marche ?
– Parisa dit…
– Parisa ne sait pas de quoi elle parle, l’interrompit Libby, tranchante.
– OK, super, peut-être pas, mais c’est l’info que j’ai, alors je te la
donne. Bon sang ! jura-t-il soudain plus fort, le son résonnant sur les arches
gothiques. T’es vraiment chiante !
– Moi ? s’indigna Libby. Qui d’autre est au courant ?
– Tout le monde, je pense.
– Tout le monde, tu penses ?
– Je… Bon, d’accord, je le sais.
– Sérieusement ? Tout le monde ?
– Oui, Rhodes, tout le monde.
– C’est impossible.
Elle se rendait bien compte qu’elle se répétait, mais elle ne voyait pas
quoi dire d’autre.
– Quelqu’un a eu l’idée de demander à Atlas ? demanda- t-elle, soudain
furieuse. Est-ce que vous avez eu la confirmation de vos élucubrations ?
– Je ne sais pas, mais…
– Tu ne sais pas ?
– Elizabeth, est-ce que tu peux m’écouter, s’il te plaît ?
– Bien sûr que non ! C’est absurde !
– D’accord, abdiqua Nico en levant les mains. Je déteste avoir à le faire,
mais…
– Mais quoi ? C’est quoi ce « mais », maintenant, Varona ? Rien au
monde ne peut valoir la peine qu’on tue pour l’avoir.
– Parce que tu ne tuerais pas, toi, pour garder tout ça ?
Il avait pratiquement crié et son air atterré prouvait qu’il ne l’avait pas
prémédité. Libby semblait sidérée.
– Ce que je voulais dire, bredouilla-t-il en secouant la tête. Non, peu
importe. On se reparle quand tu seras prête, quand tu auras digéré. Je ne
peux pas t’expliquer, là, maintenant.
– Varona, gronda Libby, mais il avait déjà passé les portes de la
chapelle, au comble de l’indignation.
Libby avait donc consulté le système de sécurité pour trouver Atlas
Blakely, qui leur avait offert une opportunité inestimable sans jamais leur
parler du prix qu’ils auraient à payer. Il était seul dans la salle de lecture et
elle avait accepté la place qu’il lui proposait.
Mais ce serait différent cette fois. Il le fallait.
– Vous avez dû apprendre ce qui allait arriver, lança Atlas pour la sortir
de sa confusion.
Elle ne lui demanda pas comment il savait ce qu’elle avait dans la tête.
– Alors c’est vrai ?
– Ce n’est pas aussi horrible qu’il y paraît, déclara-t-il, imperturbable.
Mais oui, l’un d’entre vous devra mourir.
Elle se ratatina sur sa chaise en bois, incapable de réagir. Elle se croyait
dans un rêve. Imaginait-elle tout cela ? Clairement pas, et pourtant elle
n’aurait jamais cru qu’Atlas confirmerait ce que Nico venait de lui révéler.
– Mais…
– Parfois, ça prend des allures de conspiration, admit Atlas, lui
épargnant plus de détails. Ça peut aussi ressembler aux ides de mars et à
l’assassinat de César. Mais la plupart du temps, c’est un sacrifice, qui cause
par conséquent un profond chagrin.
– Mais, répéta Libby, incapable d’aller plus loin. Mais comment… ?
– Comment pouvons-nous vous demander une telle chose ? Ce n’est pas
facile, en effet. C’est une ancienne tradition. Aussi vieille que la
bibliothèque elle-même. Pouvez-vous seulement imaginer combien de
magie possède un médéien de votre calibre ?
La question était censée la déstabiliser encore plus.
– L’énormité de cette offrande permet de rééquilibrer la magie des
archives.
Elle blêmit, horrifiée par la perversité de ce calcul.
– C’est… tout simplement…
– C’est nécessaire, termina Atlas pour elle. Parce que le pouvoir des
archives grandit avec les générations d’initiés qui se succèdent. Chaque
médéien qui franchit nos portes nous permet d’agrandir l’étendue de nos
connaissances. Les bénéfices que nous en tirons sont immenses. Vous avez
sûrement déjà dû le remarquer ? demanda-t-il avant de faire une pause.
Votre propre énergie, votre pouvoir est différent à présent. Vous vous sentez
plus puissante. Ce dont vous êtes aujourd’hui capable doit vous apparaître
beaucoup plus puissant.
Ne pouvant le nier, Libby serra les poings.
– Vous savez déjà, mademoiselle Rhodes, que le pouvoir ne vient pas de
rien, continua Atlas. Il ne peut être créé à partir de rien ni tiré d’un puits
vide. Le principe de base de la magie est qu’elle a toujours un coût. C’est le
prix de tous ses privilèges, et quand on décide d’en profiter on doit se
montrer assez digne pour le payer.
Dans un éclair inattendu dont elle aurait préféré se passer, Libby
entendit la voix de Dalton si rationnelle et convaincante. L’intention ou la
question de la chance ou de la malchance dominait tout le reste. Un sujet
complexe et irréversible. Le changement de cap par rapport à un destin écrit
d’avance.
Et manifestement, c’était sa décision.
– Mais nous n’étions pas informés à l’avance, protesta Libby
faiblement.
– Personne ne l’est jamais, mademoiselle Rhodes.
– Vous auriez fini par nous le dire ?
– Bien sûr. Il est difficile de garder un secret, et le Forum s’en mêle
souvent.
– Comment sont-ils au courant ? demanda-t-elle, la mâchoire crispée.
– La Société est ancienne, mademoiselle Rhodes, tout autant que ses
ennemis. Les humains sont des créatures faillibles. Mieux vaut l’ingérence
du Forum que la Wessex Corporation néanmoins. Le capitalisme a la
fâcheuse tendance à renier ses propres principes.
Elle n’arrivait pas à comprendre d’où lui venait cette indifférence.
– Et vos principes à vous, vous en faites quoi ?
– S’il existait une autre façon d’agir, nous l’adopterions.
Libby se figea un moment, hésitant à poser la question.
– Vous voulez savoir comment ça va se passer, devina Atlas, et elle
n’apprécia pas sa condescendance. C’est normal, mademoiselle Rhodes.
Vous pouvez me le demander.
– C’est… une sorte de sacrifice une nuit de pleine lune, un rituel
macabre ? Tous les dix ans au solstice ou à l’équinoxe ou que sais-je ?
– Non, rien de tout cela. Pas de lune ni de gadget. C’est juste un
sacrifice, un petit morceau d’un tout.
– Rien que ça ?
– Ça ? répéta Atlas, et elle s’étonna que cette remarque insignifiante le
fasse enfin réagir. Impossible de le réduire de cette façon, mademoiselle
Rhodes. Vous êtes tous liés les uns aux autres par votre expérience ici, que
cela vous plaise ou non.
Atlas lui parut soudain plus animé qu’elle ne l’avait jamais vu.
– La façon dont vous avez tous influé sur les autres ne pourra jamais
vous quitter. Sans exception, jour après jour, vous vous êtes tous imprégnés
les uns des autres. Le but de l’élimination n’est pas de vous priver de
quelque chose dont vous pourriez vous passer, mais de vous retirer un
élément constitutif de vous-mêmes. Vous comprenez que cette maison, ces
archives possèdent une sentience, n’est-ce pas ?
Elle hocha la tête.
– Qu’est-ce qui pourrait donner une telle vie à la connaissance que nous
protégeons, si ce n’est la mort ?
– Donc, il nous suffit de tuer quelqu’un, résuma Libby, amère. C’est
tout ? Pas de méthode en particulier, ni cérémonie, ni jour fixe ?
Atlas secoua la tête.
– Et tous les dix ans, vous assistez au meurtre de quelqu’un ?
– Oui.
– Mais…
– Pensez, mademoiselle Rhodes, à l’étendue du pouvoir, l’interrompit
Atlas, gentiment. Quelles spécialités servent le monde et lesquelles lui sont
nuisibles ? Ce n’est pas une question d’allégeance personnelle.
– Pourquoi sélectionneriez-vous une spécialité nuisible ? s’indigna
Libby. N’aviez-vous pas dit vous-même que chaque initié est le meilleur au
monde ?
– Bien sûr. Mais dans chaque cycle d’initiation, un des membres ne
reviendra pas, et la Société en est bien consciente. C’est un sujet débattu par
le comité au moment de la sélection.
– Vous voulez dire que quelqu’un est intentionnellement choisi pour
être tué ?
L’idée lui parut ahurissante. Libby sentit le sang affluer dans ses
tympans pour l’assourdir.
– Bien sûr que non, répondit Atlas en souriant. Juste un sujet de
réflexion.
Ils restèrent un instant assis dans un silence embarrassé, jusqu’à ce que
Libby se lève maladroitement. À mi-chemin vers la porte, elle s’arrêta et se
tourna.
– Les archives, lança-t-elle en se rappelant sa sœur. Qui contrôle ce à
quoi nous avons accès ?
Atlas la dévisagea quelques secondes avant de répondre.
– La bibliothèque elle-même.
– Pourquoi vous croirais-je ? demanda-t-elle, alors qu’une vague de
frustration menaçait de l’emporter. Pourquoi devrais-je croire un seul mot
de ce que vous me dites ?
Il resta impassible.
– Je ne contrôle pas les archives, mademoiselle Rhodes, si c’est votre
question. Plusieurs sujets me sont refusés également.
Elle n’avait jamais envisagé cette possibilité. Elle s’était toujours dit
que les limites qu’on leur imposait finiraient par être levées et qu’elle
gagnerait par son mérite les réponses à toutes ses questions.
– Mais c’est votre Société !
– Non, je ne suis qu’un de ses Gardiens. Elle ne m’appartient pas. Je ne
la contrôle pas.
– Alors qui la contrôle ?
Il lui adressa un petit haussement d’épaules.
– Est-ce que la flèche vise toute seule ? demanda-t-il.
Libby ne répondit rien et tourna les talons, frustrée. Elle grimpa
l’escalier pour se ruer dans sa chambre.
Sur le palier de la galerie, elle percuta quelqu’un qui venait de tourner à
l’angle du couloir en même temps qu’elle. Si elle n’avait pas été autant
préoccupée, elle l’aurait entendu venir.
Tristan la rattrapa en posant les mains sur ses épaules.
– Tu as vu Parisa ? demanda-t-il.
Parce que la question la prit de court et parce qu’elle était avant tout
humaine, elle leva des yeux enragés vers lui.
– Va te faire foutre, lança-t-elle, venimeuse.
– Quoi ? s’étonna-t-il.
– Tu savais.
Elle comprit alors, plus furieuse que jamais, la raison de son jeu idiot
d’imagination.
– Ton problème débile de tramway. Tu savais tout ! l’accusa-t-elle. Et tu
ne me l’as pas dit.
– Tu parles de… hésita-t-il en la dévisageant. Tu veux dire…
– Oui, la mort. Le meurtre.
Il tressaillit et, l’espace d’un instant, elle le détesta. Elle le méprisa de
tout son être.
– Je ne peux pas… lâcha-t-elle, au comble de la colère ou de l’angoisse,
elle n’aurait su le dire. Je ne peux pas… Je ne le ferai pas…
– Rhodes, la coupa-t-il, ses mains toujours fermement vissées sur les
épaules de la jeune femme. J’aurais dû te le dire, je sais. J’imagine que tu es
en colère…
– En colère ?
Évidemment, elle l’était, mais comment résumer cela à ce qu’elle
ressentait ? Ce qui grondait en elle était plus près de la rage. Elle avait
appris depuis longtemps à contrôler ses pulsions magiques, à les retenir,
mais à cet instant, des étincelles crépitaient en elle, prêtes à jaillir et à tout
embraser.
– Crois-moi, Tristan, « en colère » n’est pas seulement trop faible pour
décrire…
– Aucun de nous ne connaît vraiment l’étendue de ce que contrôle la
Société, lui rappela-t-il en baissant la voix pour prendre un ton de
conspirateur, même si le couloir était vide. Tu penses vraiment qu’on peut y
échapper ? Je suis bien placé pour savoir ce qu’est un recrutement, pour
connaître la différence entre une entreprise et une secte, et celle dans
laquelle on est tombés n’a rien d’innocent. Personne ne peut la fuir.
Elle refusa de baisser la voix.
– Alors pourquoi ? Pourquoi le faire ?
– Tu le sais très bien, répliqua-t-il, les lèvres serrées.
– Non, protesta-t-elle. Dis-moi pourquoi on accepterait ça, dis-moi
pourquoi…
– Rhodes…
– Non. Non.
Elle n’aurait su dire ce qui la révoltait à ce point, mais elle lui frappa le
torse avec ses poings, laissant s’exprimer sa fureur. Il referma les doigts sur
ses épaules, mais sans la repousser. Il l’avait mérité.
Au moins cela, songea-t-elle, abattue.
– Tu es comme eux, n’est-ce pas ? lâcha-t-elle, sa bouche plus froide et
sèche que jamais. Ce n’est rien tout ça pour toi, comme tout le reste.
Comme le sexe. Tout est un jeu… rien de plus qu’un jeu ! Un meurtre,
quelle importance ? En comparaison avec tout ça ! Cette Société est un
poison, cracha-t-elle, au comble de la colère.
Et soudain, elle se calma. Tristan relâcha légèrement son emprise.
Apeurée et épuisée, furieuse et reconnaissante, Libby posa la tête sur sa
poitrine. Elle sentait son cœur battre sous son oreille, pareil au rythme de la
pendule sur la cheminée. Le temps ralentit et s’arrêta.
– Ils nous droguent avec ça, grommela Libby, écœurée. Petit à petit,
jusqu’à ce qu’on ne puisse plus rien sentir… jusqu’à ce qu’on devienne
aveugles et sourds, et complètement engourdis…
Tristan la prit par la main et l’attira à travers le salon, pour l’entraîner
dans sa chambre, sans un mot. Elle se jeta pratiquement à l’intérieur, tenant
à peine sur ses jambes. Tristan referma la porte, les yeux rivés sur la
poignée.
– Qu’est-ce qui t’arrive vraiment, Rhodes ? demanda-t-il sans la
regarder.
Elle ferma les paupières.
Demande-toi d’où vient le pouvoir, lui disait Ezra dans sa tête. Si tu
n’en vois pas la source, méfie-t’en…
Ne me dis pas de qui je dois me méfier !
– Rhodes.
Il s’approcha.
Elle n’était pas sûre d’en avoir envie.
– Pourquoi nous sommes-nous laissé faire ? lança-t-elle d’une voix si
jeune. Pourquoi ?
– Mais Rhodes, regarde autour de toi !
– Regarder qui ? Quoi ?
Il ne répondit pas. Amère, elle reconnut que ce n’était pas nécessaire.
Atlas avait raison : elle avait plus de pouvoir que jamais. La question
n’était plus de savoir ce qu’elle avait eu à la naissance, ni ce qu’on lui avait
donné. Se trouver là, dans cette bibliothèque, lui permettait de se dépasser à
l’infini. Elle sentait ses limites repoussées encore et encore. Elle se voyait
en ondes, en pulsations. Elle grandissait, s’épanouissait et plus rien ne
pouvait l’arrêter. Ce qu’elle avait autrefois été devenait aussi distant et
impossible à reconnaître que ce qu’elle deviendrait immanquablement.
– Tu es de quel côté, Tristan ? parvint-elle à articuler à contrecœur.
Elle se détestait de poser la question. Seulement, ne pas savoir
l’inondait d’une nausée insupportable, cela la rendait physiquement malade.
– Je l’ignore, répondit Tristan d’une voix qui lui parut par contraste
incroyablement mécanique et mesurée. Du tien, peut-être, je ne sais pas.
Il poussa un petit rire sans joie.
– Tu savais que Callum m’influençait ? Je ne sais pas à quel point ni
combien de temps durent les effets ni s’ils sont persistants, mais je sais qu’il
le faisait. Tu le savais ?
Oui. Évidemment.
– Non.
– Je pensais avoir le contrôle de moi-même, mais c’est faux.
Il leva la tête pour la regarder.
– Et toi ?
Non. Même maintenant, elle ne l’avait pas.
Les lèvres de Tristan s’ouvrirent et elle déglutit.
Encore moins maintenant.
– Je ne suis pas influencée par Callum, si c’est ta question, parvint-elle
à prononcer, submergée par la puissance de son envie.
Égoïstement, elle ne pouvait se résoudre à lui avouer la force de sa soif.
Elle craignait tant de se perdre.
Libby voulait pleurer, ou vomir.
– Je la veux, finit-elle par abandonner, d’une voix à peine audible. Cette
vie, Tristan. Je la veux. J’en ai tellement envie que ça me transperce. J’ai
tellement mal…
Il s’appuya de tout son poids sur la porte de sa chambre.
– Tout ce que m’a expliqué Atlas avait du sens : bien sûr que la chance
qui nous est offerte a un coût. Bien sûr que nous aurons tous à en payer le
prix. Quel pouvoir dans la vie vient sans sacrifice ? Et il y a peut-être une
personne que j’accepterais de perdre.
Elle inspira profondément, expira.
– Et pendant un moment, j’ai pensé… que je serais peut-être capable de
tuer. J’y arriverais peut-être. Peut-être qu’il ne devrait même pas exister.
Peut-être que le monde gagnerait à être débarrassé de lui. Mais qui suis-je
pour en décider ?
Silence.
– Qui suis-je pour donner de la valeur à la vie de quelqu’un, Tristan ?
Ce n’est pas de l’autodéfense, c’est de la cupidité ! C’est… mal, et…
Avant qu’elle puisse continuer à se noyer dans ses propres
contradictions, Tristan pivota vers elle.
– Tu t’inquiètes beaucoup pour ton âme, Rhodes ?
Dans un autre monde, il aurait pu la toucher.
Dans un autre monde, elle en aurait été ravie.
– Toujours.
Il suffirait d’un pas.
– En permanence.
Les mains de Tristan auraient pu se poser sur son jean, se balader
jusqu’à son nombril, ou lui glisser une mèche de cheveux derrière l’oreille.
Elle se rappela la morsure de ses soupirs contre sa peau, le frémissement du
désir.
– Ça me terrorise de la voir se corrompre si facilement.
Ce qui se jouait entre eux – que Parisa l’ait initié, ou que Libby l’ait
toujours voulu, le projetant dans ses visions, dans ses rêves, dans ses
pensées – était allé trop loin pour qu’on puisse l’arrêter. Et pourtant, ils
restaient figés sur place, dans un équilibre instable.
Un pas et cette paralysie serait brisée. Elle pourrait l’avoir, lui, avoir
tout en un seul geste fatal. Quelle que soit la version corrompue d’elle-
même qu’elle pourrait devenir, c’était à sa portée. Son cerveau pulsait, son
cœur battait au rythme des possibles.
Tout
ça
peut
être
à
– Je dois y aller, lâcha Libby dans un soupir.
moi.
Tristan ne bougea qu’après son départ.
PARISA

– Tu m’évites, murmura Dalton.


– En effet, confirma Parisa, sans prendre la peine de feindre la
nervosité.
Les gens trop calmes – comme une télépathe de très haut niveau – ont
tendance à crisper les autres. Callum était l’exemple même d’un médéien
repoussant, ce que Parisa prenait soin de ne pas être. La normalité et ses
manifestations évidentes – un petit sursaut de surprise, un air distrait – sont
primordiales.
Mais comme Dalton ne s’était pas montré particulièrement discret, elle
s’était dispensée d’imiter les réflexes qu’on aurait attendu d’elle. Elle se
permit d’être elle-même. Inébranlable, impassible.
Et occupée.
– Si tu veux le savoir, je ne garde pas mes distances par manque
d’intérêt.
Elle se demandait si la rencontre qu’elle avait provoquée entre Tristan
Caine et Libby Rhodes allait enfin donner des résultats.
Les bras croisés, Dalton s’appuya sur la table de la salle de lecture.
– Demande-moi, le pressa Parisa en tournant une page de son livre.
Malédictions de sang. Rien de très complexe, si ce ne sont les
conséquences pour le lanceur de sort. Ceux qui prononcent une malédiction
de sang deviennent pratiquement toujours fous et ceux qui les reçoivent
arrivent pratiquement toujours à s’en défaire, ou alors c’est leur progéniture
qui s’en débarrasse. La nature cherche ainsi l’équilibre : avec la destruction
vient systématiquement la renaissance.
– Nous connaissions l’existence de ton mari, commença Dalton. Mais
nous ne savions rien au sujet de ton frère ni de ta sœur…
Ce n’était pas la question qu’il avait en tête, mais qu’il doive tourner un
peu autour du pot n’étonna pas Parisa. Des voiles d’inconfort flottaient dans
son esprit, d’épaisses couches stratosphériques à traverser.
– C’est parce qu’il n’est rien arrivé avec mon frère, expliqua-t-elle en
tournant une autre page. Il n’y avait rien à découvrir qui en aurait valu la
peine.
Dalton se tut un moment.
– Callum a pourtant prouvé le contraire.
Dans son esprit, que Dalton ne pouvait heureusement pas lire, elle
voyait toujours Amin comme la douceur et Mehr comme la dureté.
Tu es le bijou de notre famille ; tellement précieuse pour moi, pour
nous.
La gentillesse était la faiblesse d’Amin : Je t’admire suffisamment pour
vouloir te posséder, te contrôler.
Tu es la putain qui a corrompu cette famille !
La cruauté était la douleur de Mehr : Je te méprise pour m’avoir montré
ma laideur.
Parisa referma son livre et leva les yeux.
– La guerre, c’est comme les compromis. Les deux parties doivent
perdre un peu pour gagner, déclara-t-elle impatiente. Si Callum a pu avoir
accès à mes secrets, c’est uniquement pour que je découvre pourquoi il en
avait besoin.
– Tu penses que je te reproche ce que tu lui as révélé ? demanda Dalton,
les sourcils froncés.
– Je pense que tu me crois faible et que tu veux me consoler, oui.
– Faible ? Jamais de la vie. Mais aurais-je tort d’essayer de te consoler ?
Comme elle ne répondait pas, Dalton enchaîna.
– Callum t’a tuée avec ces secrets.
– Non, protesta Parisa. Il n’a pas fait ce choix pour moi. J’ai pris ma
propre décision.
Dalton baissa les yeux vers ses bras croisés. Un « si tu le dis » sans
paroles.
– Demande-moi, insista Parisa, plus impatiente cette fois, et Dalton la
dévisagea.
De temps en temps, elle percevait des éclairs de ses fractures
insidieuses, le souvenir de lui qu’elle avait découvert enfermé. Elle trouvait
toujours ses failles dans les circonstances les plus intéressantes. Jamais en
plein cours : Dalton ne ressemblait jamais à son moi spectral quand il
parlait de livres ou de recherches. C’était toujours quand il la regardait avec
une intensité proche de l’appétit dévorant. Quand il cherchait à tâtons dans
le noir.
– Tu m’as dit de ne pas intervenir, commença-t-il, et Parisa l’interrompit
en secouant la tête.
– Oui, et c’est bien que tu m’aies écoutée. Quelqu’un – Callum, par
exemple – aurait pu comprendre où nous nous trouvions si tu l’avais fait.
Dalton prit un ton faussement amusé.
– Tu as dit qu’il avait gagné, non ?
– C’est vrai. Mais je n’ai pas perdu.
– Ah.
Le regard de Dalton se fixa dans le vide et Parisa l’observa.
– Pourquoi es-tu resté ici ? demanda-t-elle. Tu avais le monde à tes
pieds.
– J’ai le monde ici, répondit-il sans tourner les yeux vers elle. Plus que
ça, même.
Elle avait vu les éléments de sa recherche par fragments. Il ne les
cachait pas, et il avait bien raison, parce qu’il n’y avait rien à cacher.
Anciens mythes des origines, la Genèse, les débuts de l’existence humaine.
Charmant. Un chercheur de plus en quête du sens de la vie.
– Tu n’as rien de plus que ce que la Société accepte de te donner,
corrigea Parisa.
– C’est toujours mieux que ce que je pourrais obtenir du monde si je
partais.
Quelle chance il avait de se montrer si désintéressé ! Le monde avait de
la chance aussi, peut-être. Elle ne serait pas aussi généreuse.
– C’est vraiment mieux ?
– Je sais où tu veux en venir. Et tu commences à comprendre que je suis
plus ennuyeux que tu l’imaginais.
– Absolument pas.
Bien au contraire, tout ce qu’elle voyait dans sa tête confirmait qu’elle
l’avait même sous-estimé.
– Atlas sait-il combien tu es passionnant ? demanda-t-elle, afin de
sonder les fragilités de ses défenses.
Il ne la laissa pas faire.
– Atlas n’est pas le méchant que tu crois.
– Je n’ai jamais dit qu’il l’était.
Elle espérait même qu’Atlas fût capable de plus que ce dont elle le
soupçonnait. Ce serait la cerise sur le gâteau si lui aussi dépassait ses
attentes.
Dalton croisa son regard, lui accordant son attention chargée d’un poids
écrasant.
– Qu’as-tu trouvé dans ma tête ?
Enfin la vraie question. Cela devait le travailler depuis des semaines.
– Quelque chose de très intéressant.
– Ah oui ?
– Assez intéressant pour m’avoir convaincue de rester.
– Tu serais partie, sinon ?
– Peut-être. Elle est plutôt barbare, cette Société.
Si elle exigeait la mort comme billet d’entrée, que réclamerait-elle
ensuite ? Quels autres rituels servaient à maintenir la lumière allumée et à
faire respirer les murs ? À garder à distance les autres péchés des archives ?
Même si leur sacrifice s’arrêtait là, ils contribuaient à une tradition
incroyablement plus vaste qui se perpétuait depuis des siècles, des
millénaires. Les principes de la magie les liaient aux intentions de
quelqu’un, et personne ne pouvait dire s’il s’agissait des philosophes
d’Alexandrie ou des administrateurs de la bibliothèque. Peut-être était-ce la
même personne qui décidait à quel document ils avaient accès. Ou peut-être
qu’ils devaient directement rendre des comptes à la magie elle-même.
Les dieux réclament du sang dans pratiquement toutes les cultures. En
était-il de même pour la magie ?
Si oui, Dalton ne le lui dirait pas.
Pas cette version de Dalton, en tout cas.
– Laisse-moi y retourner, suggéra Parisa.
Dalton fronça les sourcils, ses yeux s’étrécirent. Bien qu’ils fussent
seuls dans la pièce, il avait d’autres défenses à maintenir.
– Je comprendrais mieux ce qu’il y a là-dedans, si tu me laissais entrer.
– On dirait que tu parles du Minotaure, lâcha-t-il sèchement. Un
monstre enfermé dans un labyrinthe.
– Une princesse dans sa tour, corrigea Parisa en effleurant le col de sa
chemise, petit rappel de leur intimité. Mais les princesses peuvent devenir
des monstres par moments.
– C’est un compliment ?
Il se pencha, cherchant le contact.
– Bien sûr, dit-elle en souriant. Je voudrais que tu me laisses de nouveau
entrer.
– Alors tu me séduis ?
– Toujours.
Son sourire s’élargit quand elle reprit :
– Parfois je me dis que ce qui me plaît le plus ici, c’est ta séduction.
– Entre autres.
– De la jalousie ? demanda-t-elle, un sourcil levé.
– Non, de l’incrédulité, répondit-il, son sourire à peine visible. Tu n’as
pas grand-chose à tirer de moi.
– N’importe quoi. Et ça me dit bien d’en tirer encore plus, dit-elle en se
levant et en le collant contre la table.
Elle se cala entre ses jambes pour épouser la forme de ses hanches. Il
posa les mains sur sa taille avec précaution. Elle sentait qu’il pourrait les
retirer si nécessaire, mais savait qu’il ne le ferait pas.
– On a tous des angles morts, lâcha-t-elle. Des choses que seuls les
autres peuvent voir.
Elle dégagea ses mèches noires de son front, caressant au passage ses
tempes, et il ferma les yeux.
– Cinq minutes, concéda-t-il.
Il s’avança, frôlant sa bouche avec ses lèvres.
– Cinq minutes, accepta-t-elle, et Dalton s’agrippa plus fermement à la
taille de Parisa pour la maintenir en place.
Entrer dans son esprit avec sa permission fut à la fois plus facile et plus
compliqué que la première fois. Elle se retrouva dans un hall stérile aux
murs en verre blanc. Comme elle ne vit personne à la réception, elle appela
l’ascenseur. Les portes s’ouvrirent avec une petite sonnette et Parisa fut
accueillie par son propre reflet à l’intérieur de la cabine.
Malheureusement, un nombre infini de boutons indiquait les étages à
atteindre. Elle n’avait que cinq minutes et ne pourrait tous les visiter pour
revenir là où l’inconscient de Dalton l’avait guidée auparavant.
Tout était parfaitement organisé, ici, ce qui voulait dire qu’elle se
trouvait dans ses pensées accessibles. C’était lui qui occupait cet ascenseur
d’ordinaire, et appuyait sur les boutons de ses souvenirs et de ses pensées.
Elle pressa au hasard – 2037 – et sentit l’amorce d’un mouvement.
Et soudain, elle tira brutalement sur les portes pour se faufiler dans
l’ouverture étroite qu’elle avait créée. La magie l’aiderait à ne pas tomber,
mais elle s’en passa. Cette partie de la conscience, ordonnée et
systématique, résultat de ses techniques de survie et de son mécanisme de
défenses psychologiques, était semblable d’un individu à l’autre. Bien sûr,
la pensée cognitive variait selon les personnes et Dalton était
particulièrement organisé, mais cela restait tout de même une façade et une
illusion. Si elle voulait atteindre son objectif, elle devrait inévitablement
tomber.
Les yeux fermés, elle se laissa chuter dans le vide. Cela provoquerait
chez Dalton une migraine. Elle ferait monter la pression derrière son front,
sous ses sinus. Avec sa permission pour entrer dans son esprit, elle
rencontrerait moins de barrières, moins d’opposition, mais elle n’avait
aucune garantie de trouver son ancienne destination…
Elle ralentit soudain, bloquée en pleine chute, et ouvrit les yeux.
– Tu es revenue, la salua la version plus jeune de Dalton, en se levant
rapidement.
Elle planait, suspendue au-dessus de lui, Blanche-Neige dans son
cercueil invisible. Il passa deux doigts sur ses joues et ses lèvres.
– Je savais que tu reviendrais.
Parisa se secoua et s’écroula sur le parquet de la tour qu’elle avait déjà
visitée, aux pieds de Dalton, qui arborait des bottes de motard et un jean.
Une caricature du Dalton actuel.
Elle leva les yeux pour étudier son apparence. Il n’avait plus rien de
l’universitaire modèle. Il portait même un tee-shirt moulant, si blanc et
immaculé qu’il brillait.
Il s’agenouilla et l’examina, les yeux plissés.
– Qu’est-ce qu’il fait ? demanda-t-il.
– Rien. De la recherche.
– Pas lui, contredit Dalton avec un mouvement impatient de la main.
Lui, je sais ce qu’il fait. Je parlais de lui.
– Atlas ?
Dalton se redressa, brusquement irrité. Il semblait nerveux.
– Il est presque là. Je le sens approcher, poursuivit-il.
– Qui ?
– Tu es ici pour les mauvaises raisons, lança-t-il en lui décochant un
regard méchant.
Parisa se releva sur les coudes et l’observa faire les cent pas.
– Quelles sont les bonnes raisons ?
– Tu veux des réponses. Je n’ai pas de réponses. J’ai des questions, j’ai
des recherches inachevées. JE VEUX SORTIR ! cria soudain la version
spectrale de Dalton en enfonçant un poing dans le mur de sa tour.
Parisa grimaça, imaginant la douleur de ses phalanges sur la pierre.
Mais le château se désintégra au moment de l’impact, comme si tout le
système buggait, et c’est une paroi froide en acier qui apparut.
Elle plissa les yeux. Quand Dalton retira la main, l’image du château
revint à l’identique, comme si elle ne s’était jamais effacée. Parisa cligna
des paupières, se demandant si elle avait imaginé les changements de cadre,
mais l’image de Dalton se déforma alors.
De nouveau, il se retrouva à côté d’elle, agenouillé pour prendre le
visage de Parisa dans une main.
– J’ai construit ce château pour toi, déclara-t-il d’une voix douce mais
avec un air de dément.
Elle sentit alors qu’on la tirait en arrière et elle se retrouva de nouveau
dans la salle de lecture, debout contre le vrai Dalton.
Haletante, elle se remettait de ses efforts.
– Douloureux ?
– Très. Comme un pieu.
– Désolée, s’excusa-t-elle en caressant son front, avant de poser la tête
sur son épaule.
Leurs respirations s’harmonisèrent. La magie qui fusait dans leurs
veines mit quelques instants à ralentir, se dissocier et retourner à ses
différents emplacements. Plus facile de coexister ici, dans la réalité des
dimensions ordinaires. Parisa n’avait plus à lutter dans les bras de Dalton,
les doigts enfoncés dans ses cheveux.
La douleur qu’elle leur avait infligée à tous les deux finit par se calmer
et se dissiper.
La voix de Dalton, quand il prit la parole, était rauque d’efforts.
– Qu’est-ce que tu as trouvé ?
Rien.
Non, pas rien. Rien qu’elle pût expliquer, ce qui était pire. Elle avait
toujours du mal à avouer qu’elle était dépassée.
– Qu’est-ce que la bibliothèque t’a montré ? demanda Parisa, se
dégageant pour le regarder. Il y a quelque chose ici auquel tu es le seul à
pouvoir accéder.
– Tu as vu mes recherches, répliqua Dalton sur un ton neutre.
La Genèse. Était-ce vraiment caché aux yeux de tous ?
– Dalton, commença-t-elle, mais elle fut aussitôt interrompue.
– Mademoiselle Kamali, retentit la voix de baryton d’Atlas derrière eux.
J’espérais vous trouver ici.
Dalton se dégagea et Parisa se tourna vers Atlas qui se tenait dans
l’embrasure de la porte. Il la salua d’un signe de tête à peine perceptible,
sans prendre la peine d’en faire de même pour Dalton.
– Venez, allons marcher.
Elle eut la sensation qu’il entourait ses pensées d’un lasso pour
l’entraîner derrière lui. Elle n’avait d’autre choix que de faire la balade qu’il
lui proposait.
Elle pinça les lèvres, mécontente.
– D’accord, acquiesça-t-elle en adressant un petit coup d’œil derrière
son épaule à Dalton qui restait sur place, les bras croisés.
N’ayant obtenu aucune réaction de sa part, elle s’empara de son livre et
suivit Atlas qui la guida dans le couloir.
– Je vais recevoir un blâme pour mon comportement ?
– Non, répondit Atlas. Vous êtes en droit d’occuper votre temps libre
comme il vous chante.
Elle le dévisagea, perplexe.
– C’est votre conception de la liberté ?
– Je sais où vous étiez, ce que vous faisiez, déclara-t-il avec un regard
entendu. Vous ne pouvez pas utiliser cette quantité de magie sans que je
m’en aperçoive.
– Vous me surveillez, moi en particulier, ou sommes-nous tous sujets au
même traitement de faveur ?
– Mademoiselle Kamali, commença Atlas, en ralentissant, avant de
s’arrêter devant la porte du jardin nord. Vous n’avez pas besoin que je vous
rappelle le caractère unique de votre don. Vous avez certainement remarqué
à plusieurs reprises que vos compétences dépassent de loin celles des autres
télépathes.
– Je l’ai remarqué, en effet.
Elle n’était pas Libby, elle n’avait pas besoin qu’on lui évoque son
talent. Elle était assez intelligente pour en avoir conscience toute seule.
– Mais vous devez également comprendre que vous n’êtes pas la
première à posséder de telles capacités.
Il n’explicita pas son commentaire.
– Donc je devrais vous considérer comme mon égal ? demanda-t-elle.
– Je nous vois comme des âmes sœurs. Promptes à se rendre service.
C’est surtout qu’il aurait voulu l’utiliser.
– Du moins, j’espérais qu’il en serait ainsi.
Dans l’encadrement de la porte, il regardait la verdure au-dehors.
– Vous pensez que je suis votre ennemi ? demanda-t-il sans tourner la
tête vers elle.
– Je ne pense pas que votre présence soit une coïncidence. Vous m’avez
déjà fait sortir de l’esprit de Dalton.
– Vous n’auriez pas dû vous y trouver.
– Mais vous, oui.
– Vous ne comprendriez pas.
– Je suis sûre du contraire, si vous utilisiez des mots pas trop
compliqués, ironisa-t-elle.
– Je ne remets pas en question vos capacités cognitives, mademoiselle
Kamali. Seulement votre volonté de comprendre.
Il lui décocha un petit regard en biais.
– Si je vous réponds, me croirez-vous ?
– Non, répliqua-t-elle et il lui sourit, s’étant attendu à cette réponse.
– Mademoiselle Kamali, il ne sert à rien de faire semblant que nous ne
sommes pas pareils, lança Atlas, acceptant enfin d’arriver là où il voulait en
venir. Nous sommes tous les deux des télépathes talentueux et rares.
Pause.
– Ce que nous faisons n’est pas tant de la surveillance illégale que des
intrusions non consenties. Je ressens les perturbations dans la pensée, tout
comme vous.
– Et ?
– Et vous êtes une perturbation fréquente.
– C’est le rôle du Gardien de calmer les perturbations ?
Atlas lui faisait désormais face, ne cherchant plus à feindre la
nonchalance.
– Je garde la Société, lança-t-il. Et vous n’en êtes pas encore membre.
– Jusqu’à ce que je conspire pour tuer quelqu’un, rétorqua-t-elle.
– En effet, confirma Atlas, imperturbable.
La curiosité empêchait Parisa de se taire et rester sur ses gardes.
– Vous avez influé sur le résultat de la promotion précédente, n’est-ce
pas ? Pour sauver Dalton ?
– Dalton est également intervenu pour vous, c’est la nature humaine.
– Oui, votre intervention était intentionnelle, déterminée. La sienne…
– L’était moins.
Elle réfléchit à l’état de désespoir dans lequel avait dû être Atlas, le
compara avec celui de Dalton.
– Est-il arrivé qu’il ne soit pas effectué ? Ce rituel ?
– Un sacrifice est toujours accompli.
Méfiante, elle le crut. Cela lui semblait être sa réponse la plus sincère.
– Alors pourquoi avoir décidé de sauver Dalton ?
– Pourquoi décider de vous sauver, vous ?
Ils étaient en position de combat, sur la défensive. En séductrice, Parisa
savait que ce n’était pas la chose à faire. Il existait des méthodes bien plus
convaincantes que la guerre ouverte. Elle baissa les épaules et s’appuya
contre le mur pour soulager la tension entre eux.
– Vous ne m’aimez pas, le provoqua Parisa.
– Je n’éprouve ce type de sentiment pour aucun d’entre vous. Il n’est
pas question de vous aimer ou de ne pas vous aimer. Je ne sais rien de qui
vous êtes, continua-t-il avec une pointe d’impatience très rare chez lui. Je
ne sais que ce dont vous êtes capables.
– Mes compétences vous menacent-elles ?
– Vous ne me menacez pas du tout, lui assura-t-il.
Elle le regarda un moment et communiqua en pensées.
Cette Société, qu’est-ce que c’est ?
Les défenseurs de toute la connaissance humaine. Réponse détachée et
saccadée.
Vous y croyez vraiment ?
Il est difficile de mentir par télépathie. Les pensées sont constituées de
différentes épaisseurs et les mensonges sont trop fragiles, trop faciles à
percer. Leurs imperfections sont palpables, soit comme de la gaze pour ceux
qui ne savent pas mentir, soit comme du verre pour les plus doués : bien
trop lisses.
– Personne ne prête le serment de l’initiation en vain.
Répondez à la question.
Il la fixa du regard, un sourire au coin des lèvres.
Je n’aurais pas versé du sang si je n’y avais pas cru sans l’ombre d’un
doute.
Ce n’était pas la réponse qu’elle attendait. Mais cela lui suffit.
Pas pour la convaincre de l’honnêteté d’Atlas, bien sûr. C’était un
menteur caché derrière un masque depuis un bon moment. Dans quel but ?
Elle savait en tout cas que son secret n’était pas trivial. Et s’il était assez
important pour pousser au crime, elle devrait le découvrir. Et ce n’était pas
en se battant qu’elle y parviendrait.
Elle ne connaîtrait le réel objectif du rituel qu’en lâchant prise.
– Allez à la bibliothèque, suggéra-t-il, l’interrompant en pleine
réflexion.
– Maintenant ?
– Oui, maintenant, confirma-t-il avec une petite courbette, deux doigts
sur le bord de son chapeau.
Il tourna les talons pour retourner dans le couloir qui servait d’artère
principale de la maison, mais s’arrêta après un pas.
– Tout ce que vous risquez de découvrir dans l’esprit de Dalton,
mademoiselle Kamali, vous portera préjudice. Creusez si ça vous chante
mais, comme toute connaissance, vous serez seule pour porter et supporter
ce qui s’ensuivra.
Il la laissa enfin et elle se dirigea vers l’escalier, plongée dans ses
pensées.
Le chemin n’était pas très long, elle avait l’habitude de l’emprunter.
Elle prit le temps de caresser les murs, grattant les barrières de défense
comme s’il s’agissait des cordes d’une guitare. Tout était à sa place.
Elle entra dans la bibliothèque, méfiante, mais n’y trouva rien de
spécial. Tristan sirotait du thé, assis à une table. Sur le canapé, Libby
profitait de la chaleur des flammes dans la cheminée. Nico et Reina
regardaient dehors par la fenêtre ; les rosiers étaient en fleur.
Parisa refit l’inventaire des présents et surtout de qui ne se trouvait pas
dans la pièce. C’était assez clair, désormais, si on prenait juste la peine
d’accepter qu’Atlas n’était pas l’élément neutre qu’il prétendait être.
Parisa referma violemment les portes derrière elle, attirant l’attention de
tous.
– Quelqu’un doit mourir ! déclara-t-elle avant d’ajouter plus bas : Je
désigne Callum.
Reina ne se tourna même pas vers elle. Si les autres sont d’accord,
songea-t-elle en guise de réponse, avant d’adresser un coup d’œil agacé à la
plante de l’autre côté de la pièce.
Libby leva la tête, scrutant l’endroit, apeurée.
– Où est-il ?
– En tout cas, il ne va sûrement pas tarder, répliqua Parisa en haussant
les épaules. Il va sentir la discussion et rappliquer rapidement.
À la fenêtre, Nico s’agitait, au comble de la nervosité. Ses doigts
tapotaient ses jambes avec frénésie.
– Vous êtes sûrs qu’il faut le faire ?
– C’est inévitable, lui rappela Parisa. On peut soit décider de quelqu’un
en tant que groupe, soit attendre de voir qui nous rendra visite la nuit.
Ils échangèrent des regards suspicieux, lui réservant l’animosité la plus
franche.
– C’est moi qui l’ai dit tout haut, lança Parisa en direction de Reina.
Mais vous seriez tous arrivés à la même conclusion.
– Tu penses qu’on se retournerait les uns contre les autres ? demanda
Nico, incrédule.
– On se diviserait facilement en factions, confirma Parisa. Et alors, ça
deviendrait une course.
Elle n’avait pas tort. Déjà, plus personne ne se faisait confiance. Chacun
était capable de devenir un assassin désormais.
– Qui le fera ? Si on choisit une victime, commença Nico avant de se
racler la gorge. Si on se met d’accord sur… lui.
– Je m’en charge, proposa Parisa. S’il le faut et que j’ai votre soutien à
tous, j’en suis tout à fait capable.
– Non.
L’intervention de Libby surprit Parisa sans vraiment la surprendre. Les
autres se tournèrent et se préparèrent à la dispute à venir sur les questions
de morale et d’éthique, mais ce n’est pas ce qui se produisit.
– Ça doit être un sacrifice, pas une vengeance, protesta Libby. N’est-ce
pas pour cela qu’on étudie l’intention, la malchance ?
Personne ne répondit. Et Reina finit par confirmer.
– Les textes sont très clairs là-dessus, enchaîna Libby. Un sort jeté par
vengeance ou représailles s’usera avec le temps. Si l’objectif est d’avancer
dans la bibliothèque, si cela doit avoir de la valeur, alors il ne faut pas que
la personne qui tue soit contente ni même indifférente. Il faut que son âme
en soit ébranlée, dévastée. La flèche n’est mortelle que si elle est pure, ce
qui ne peut signifier qu’une seule chose.
Elle se leva et se tourna vers la table où Tristan était assis, le regard rivé
sur sa tasse de thé.
– C’est toi qui dois le faire.
Reina était clairement du même avis, et Nico aussi. Par habitude, Parisa
s’introduisit dans les pensées de Tristan pour les sonder.
À l’intérieur de sa tête, elle trouva un mélange de souvenirs et de
visions, un monstre fait de plusieurs parties. La voix de Callum, les lèvres
de Parisa, les mains de Libby. Elles fondaient les unes dans les autres,
inconstantes, inarticulées. Libby avait raison au moins sur une chose : ce
serait un vrai sacrifice pour Tristan. Elle sentait l’amour qu’il portait à
Callum, présent, mais insuffisant, torturé et angoissé et pareil à de la peur.
Un type d’amour que Parisa avait déjà croisé : facile à corrompre. L’amour
de quelque chose d’incontrôlable, d’invulnérable. Un amour épris de son
propre isolement, trop fragile pour demander une quelconque réciprocité.
Tristan ne pensait à rien, mais souffrait intensément. Assez intensément
pour que Callum ressente sa détresse.
Parisa ouvrit les portes de la bibliothèque, anticipant son arrivée, quand
soudain l’agonie de Tristan explosa, percutant un plafond intérieur. Un petit
parchemin de son esprit s’embrasa, les bords partant rapidement en cendres.
– D’accord, accepta-t-il.
Un mot pour faire surgir la possibilité.
INTERLUDE

– La plupart des gens ne savent pas comment être affamés, lança Ezra.
Silence.
– Ça t’étonne ? Pourtant, c’est évident. La faim, c’est quelque chose
qu’on apprend. Ce n’est pas vrai que certaines personnes naissent avec la
résilience enracinée en eux, ou l’incapacité de prendre feu. Comme si,
naturellement, elles étaient dépourvues d’envie, de désir, d’appétit, alors
que d’autres non. On peut apprendre à vouloir. L’ambition, ça s’apprend. Et
on peut apprendre à être affamé.
Silence.
– Le problème arrive quand on les nourrit enfin, continua Ezra. Tu vois
les maux de ventre dont souffrent les végétariens la première fois qu’ils
mangent de la viande ? Ils ont l’impression de mourir. La prospérité, c’est
l’angoisse. Et bien sûr, le corps s’ajuste. Mais pas l’esprit. On ne peut
effacer l’histoire. On ne peut pas arracher l’envie, et pire… on oublie la
douleur. On finit par être habitué aux excès et on ne peut plus faire machine
arrière, parce que ce dont on se souvient, ce sont les affres du manque,
qu’on a mis si longtemps à apprendre. Comment se donner juste assez pour
continuer, c’est la leçon. Pour certains, ça prendra une vie entière, pour
d’autres c’est une question d’évolution, et s’ils ont de la chance, ça
s’estompe. Mais on ne l’oublie jamais. Comment être affamé. Comment
regarder les autres avec envie. Comment faire taire la douleur dans son
âme. La faim hiberne, l’esprit crie encore famine quand le corps s’est
adapté. Il reste la tension, toujours. La survie n’exige presque rien, mais
l’existence, l’accomplissement, c’est ce qui devient insatiable. Plus on reste
affamé, plus nous hante le fantôme de la faim. Quand tu as appris à être
affamé, quand quelqu’un te donne à manger, tu deviens un entasseur
compulsif. Tu accumules. Techniquement, cela revient à posséder, mais ce
n’est pas la même chose, pas vraiment. La faim persiste. Tu veux toujours,
et c’est cette envie, le plus pénible. Tu peux apprendre à être affamé, mais
tu ne peux pas apprendre à posséder. Personne n’en est capable. C’est le
vice de tous les mortels.
Silence.
– Être magique, c’est encore pire, reprit Ezra. Ton corps ne veut pas
mourir, il est intérieurement trop riche. Alors, tu veux plus fort encore. Tu
es affamé plus rapidement. Ta capacité à ne rien posséder est abyssale,
cataclysmique. Aucun médéien sur cette Terre n’est en mesure de se
rabaisser à devenir ordinaire, encore moins à tomber en cendres. On est tous
affamés, mais on ne le fait pas tous correctement. Certains parlent trop, se
rendent malades, ce qui finit par les tuer. L’excès, c’est le poison. Même la
nourriture est du poison pour quelqu’un qui en a manqué. Tout peut devenir
toxique. Il est tellement facile de mourir, alors ceux qui sortent du lot sont
ceux qui apprennent à être affamés correctement. Ils mangent en petites
quantités, juste assez pour se maintenir en vie. On s’immunise contre
quelque chose. Tout ce qu’on arrive à obtenir avec succès devient un
vaccin, avec le temps, mais la maladie est toujours bien plus grande. On est
toujours sensibles par nature. On se bat, on s’efforce d’avoir faim de façon
raisonnable et intelligente, mais ça finit par nous rattraper. On a tous des
raisons différentes pour vouloir, mais inévitablement ça arrive.
– Qu’est-ce qui arrive ? demanda Atlas.
Ezra sourit et se tourna vers le soleil, les paupières closes.
– Le pouvoir. Un peu à la fois, jusqu’à ce qu’on succombe.
CALLUM

Enfant, Callum n’appréciait pas particulièrement les méchants des


histoires, qui s’accrochaient systématiquement à une pulsion vague et
indéterminée. Ce n’était pas la décadence qui le troublait, mais leur fougue
désespérée. Le besoin irrépressible qui finissait par les détruire. C’était ce
qui lui déplaisait chez les méchants. Pas comment ils menaient leurs
affaires, sans éthique ni moralité, mais l’intensité démesurée de leur désir.
Les héros étaient toujours hésitants, toujours contraints par leur rôle,
toujours à se martyriser. Callum ne les aimait pas non plus, mais au moins,
cela avait du sens. Les méchants prenaient trop d’initiatives. Devaient-ils
vraiment constamment se lancer en croisade ? Conquérir le monde semblait
tellement vain. Prendre le contrôle de toutes ces têtes creuses en troupeaux
armés ? À quoi bon ? Vouloir la beauté, l’amour, la puissance, l’absolution,
bien sûr, c’était une faiblesse humaine naturelle, mais se consumer pour
quoi que ce soit rendait tout indigeste. Un gâchis.
Les choix simples étaient pour Callum les plus sincères, les plus vrais :
le paysan des contes de fées a besoin d’argent pour son enfant mourant, il
accepte d’assumer les conséquences de ses actes. Le reste de l’histoire – sur
les récompenses obtenues pour avoir pris la bonne décision, ou la punition
attendue résultant du désespoir ou du vice – lui semblait toujours trop
perché, un joli mensonge, impossible à croire. La justice cosmique n’a rien
de réel. La trahison est si fréquente. Pour le meilleur ou pour le pire, les
gens n’obtiennent pas ce qu’ils méritent.
Callum avait toujours préféré les assassins dans les histoires, les soldats
dévoués, ceux qui se laissent emporter par leurs réactions plutôt que par une
cause noble. C’était peut-être plus limité, mais au moins, c’était rationnel et
compréhensible, indépendamment de la fatalité. Si l’on considère le
chasseur qui n’a pas réussi à tuer Blanche-Neige, un assassin qui agit par
lui-même, l’humanité dans son ensemble a-t-elle perdu ou gagné quelque
chose à cause de sa décision ? Aucune importance. Il n’a pas soulevé
d’armée, n’a pas lutté pour le bien, n’a pas beaucoup échangé avec les
autres méchants de la reine. Le monde dans son ensemble n’est pas
concerné ; la destinée n’a rien à voir avec tout cela. Callum admirait cette
capacité à prendre une position morale et s’y tenir. Le chasseur avait juste
cherché à savoir s’il arriverait à vivre avec sa décision, parce que la vie a
beau être triste, ennuyeuse, terne, tout ce qui compte, c’est la vie.
Les seules vérités : l’existence des mortels est courte et sans
importance. Les convictions reviennent à des peines de mort. L’argent
n’achète pas le bonheur, mais rien ne peut acheter le bonheur alors, au
moins, l’argent paye tout le reste. Et pour trouver la satisfaction, il faut être
conscient qu’on ne peut contrôler que soi-même.
Libby était une héroïne, Parisa, une méchante. Elles seraient toutes les
deux déçues à la fin.
Nico et Reina étaient tellement impartiaux et intéressés que Callum ne
tenait pas compte d’eux.
Tristan était un soldat. Il suivrait celui qui saurait le convaincre.
Callum était l’assassin. Pareil que le soldat, mais il opérait seul.
– Tu as peur de mourir ? lui demanda Tristan, un soir après le dîner,
alors qu’il ne restait qu’eux dans la salle à manger.
Malgré le redoux printanier, le feu crépitait dans la cheminée, mais la
Société soignait toujours l’esthétique.
– Que quelqu’un te désigne pour mourir, je veux dire.
– Je mourrai bien un jour. Je l’accepte. Ils sont libres de me choisir si ça
leur chante.
Il esquissa un petit sourire en portant son verre à ses lèvres.
– Et je suis libre de ne pas être d’accord.
– Donc ça ne te dérange pas si tous les autres t’élisent…
Il s’interrompit.
– M’élisent pour quoi faire ? Me tuer ? Si je craignais l’élimination, je
ne serais pas venu.
– Pourquoi es-tu venu, vraiment ?
Leurs raisons avaient beau être les mêmes, Tristan ne le comprendrait
pas. C’était un soldat qui voulait un roi sage guidé par des principes, même
s’il ne semblait pas connaître ses propres principes.
Quel dommage.
– Tu n’arrêtes pas de me poser la question, commenta Callum. Qu’est-
ce que ça peut faire ?
– Ça ne te fait rien ? Notre sujet d’étude en ce moment, c’est l’intention.
– Donc tu me demandes quelles sont mes intentions ?
– Oui.
Callum prit une autre gorgée en réfléchissant à la question, s’efforçant
de mettre de l’ordre dans ses idées.
Pas dénuée d’intérêt, sa vie dans la Société rimait avec méthode et
habitudes, mais comment faire autrement en collectivité ? L’indépendance
était plus excitante – dormir tout un après-midi, gravir le mont Olympe le
lendemain – mais elle effrayait les gens, elle les déstabilisait. Vivre au gré
de ses envies rend excessivement combatif et méfiant. L’être humain
préfère les habitudes, les petites traditions rassurantes, les plus
insignifiantes possibles. Petit déjeuner le matin, dîner au gong. La normalité
les soulage. Éviter d’avoir peur, être anesthésiés, voilà à quoi la plupart des
gens aspirent.
Les êtres humains sont des animaux sensés. Ils connaissent les dangers
d’un comportement imprévisible. La survie est un état chronique.
– Mes intentions sont les mêmes que celles des autres, répondit enfin
Callum. Être plus grand, plus intelligent, meilleur.
– Meilleur que quoi ?
Callum haussa les épaules.
– Que tout le monde. Quelle importance ?
Il examina Tristan par-dessus ses lunettes et détecta chez lui un petit
mouvement d’humeur.
– Ah, tu préférerais que je te mente.
– Pas du tout, je…
– Non, tu voudrais que mes vérités soient différentes, corrigea Callum.
Et tu sais que c’est impossible. Plus tu connais mes intentions, plus tu te
sens coupable. C’est bien, tu sais. Tu aimerais tellement te dissocier, mais
c’est toi le plus sensible ici.
– Ah oui ?
– Tu as une sensibilité plus aiguisée, plus intense, confirma Callum.
– Ce n’est pas Rhodes ?
– Rhodes n’a aucune idée de qui elle est, contredit Callum. Elle ne sent
rien.
– C’est un peu dur de dire ça, non ?
– Pas du tout.
Libby Rhodes menaçait à tout moment de s’effondrer d’angoisse. Elle
avait laissé le monde la modeler et prenait toutes ses décisions en
conséquence. C’était en cela que consistait sa malédiction : elle possédait
un pouvoir incroyable, mais manquait de détermination pour l’utiliser à
mauvais escient. Elle était trop étroite d’esprit, trop frileuse. Trop enfermée
dans la cage de ses propres peurs, de son envie qu’on l’aime. Le jour où elle
comprendrait qu’elle pouvait bâtir son propre monde, elle deviendrait
dangereuse, et ce jour n’était pas près d’arriver.
– C’est pour son propre bien qu’elle ne ressent rien. C’est une question
de survie.
Le problème de Tristan, c’était qu’il ne posait pas les bonnes questions.
Par exemple, il ne lui avait jamais demandé à quels livres les archives lui
donnaient accès. Grave erreur. Peut-être fatale.
– Parle-moi de ton père, lança Callum, prenant Tristan de court.
– Quoi ? Pourquoi ?
– Parce que je te le demande, répondit Callum. Pour créer un lien entre
nous.
Tristan le dévisagea, circonspect.
– Je déteste quand tu fais ça.
– Quoi ?
– Tu donnes l’impression d’être constamment en représentation. On
dirait que tu es une machine imitant la normalité. Créer un lien entre nous,
sérieusement ?
Tristan grimaça en regardant son verre.
– Parfois je me demande même si tu as la moindre idée de ce que ça fait
d’avoir des sentiments pour quelqu’un, ou si tu reproduis juste les gestes et
les paroles d’un être humain.
– Tu te le demandes tout le temps.
– Quoi ?
– Tu as dit « parfois ». C’est faux. Tu te poses la question en
permanence.
– Et alors ?
– Alors rien. Je te le dis, c’est tout, parce que tu as l’air d’aimer quand
je le fais.
Tristan lui décocha un regard mauvais.
– Tu te rends compte que je sais, n’est-ce pas ?
– Tu parles de ma trahison ? demanda Callum directement.
Tristan ouvrit de grands yeux.
– Tu te sens trahi par moi, précisa Callum. Parce que tu penses que je
t’ai influencé.
– Manipulé, corrigea Tristan, amer.
Callum avait indéniablement fait une erreur. Il l’avait compris en voyant
le petit sourire de Parisa quand Tristan avait refusé de prendre un verre avec
lui, comme tous les soirs. Il ne savait pas comment Tristan avait réussi à
trouver une méthode pour le tester, mais c’était irréversible. Les gens
détestent perdre leur autonomie, leur libre arbitre. L’idée de se faire
contrôler par quelqu’un d’autre leur est intolérable. Tristan ne lui ferait plus
jamais confiance, et cela irait seulement en empirant, en se dégradant.
Tristan se demanderait toujours si ce qu’il ressentait venait bien de lui-
même, quoi que Callum fasse pour le rassurer.
La colère de Tristan grondait sûrement depuis des jours.
Il était temps qu’elle sorte.
– Tu vas me le reprocher ? Je ne regrette aucune de mes décisions,
affirma Callum, soudain épuisé par cet échange. Que ceux qui ont des dons
les utilisent.
– Qu’est-ce que tu m’as fait d’autre ?
– Rien de pire que ce que Parisa t’a fait. Ou tu penses peut-être que tu
comptes sincèrement à ses yeux ?
Tristan affichait une expression tourmentée, de la curiosité mêlée de
méfiance. L’inconvénient d’avoir une palette d’émotions trop large, songea
Callum. Trop difficile d’en choisir une.
– Quel rapport avec Parisa ?
– Tout. Elle te contrôle et tu ne le vois même pas.
– Tu perçois l’ironie de ce que tu viens de dire ?
– Oh, c’est incroyablement ironique, assura Callum. C’en est presque
effrayant. Parle-moi de ton père, insista-t-il.
– Mon père n’est pas le problème, répliqua Tristan, les sourcils froncés.
– Pourquoi pas ? Tu parles de lui abondamment, mais tu ne dis jamais
rien quand tu le fais.
– N’importe quoi.
– Ah oui ? En parlant d’ironie… C’est ta nature. Naïf, mais jamais
sincère.
– Pourquoi me montrerais-je honnête avec toi ? Pourquoi qui que ce soit
se montrerait honnête avec toi ?
La question leur fit à tous les deux l’effet d’un coup de hache.
Callum resta muet un instant.
– Quand Elizabeth Rhodes était enfant, elle a découvert qu’elle pouvait
voler. À l’époque, elle ne comprenait pas qu’elle modifiait la structure
moléculaire de la pièce en changeant la force de gravité. Elle avait déjà une
attirance pour le feu, les flammes des bougies, mais pour son âge ça n’avait
rien de particulier. Ses parents étaient dévoués et attentifs. Ils veillaient à sa
sécurité, ce qui les a empêchés de découvrir qu’elle ne pouvait pas brûler.
Ce qu’elle comprend, c’est qu’elle peut altérer les forces physiques sans
perturber les éléments naturels, mais elle se trompe. La quantité d’énergie
dont elle aurait besoin pour changer la composition moléculaire est
largement supérieure à ce qu’elle possède en elle.
Comme Tristan ne disait rien, Callum continua.
– Ça déstabilisait sa sœur, ou du moins, c’est ce que pensait Libby. Elle
ne savait pas qu’elle souffrait des premiers symptômes de sa maladie
dégénérative : perte de poids, baisse de l’ouïe et de la vision,
affaiblissement des os. Sa sœur s’était évanouie, alors Libby Rhodes s’en
voulut et arrêta d’utiliser ses dons pendant plus de dix ans, jusqu’à la mort
de sa sœur. Maintenant elle repense à cet incident comme une sorte de rêve
récurrent.
– Pourquoi tu me racontes ça ? s’impatienta Tristan, mais Callum ne se
laissa pas impressionner.
– Nicolás Ferrer de Varona est l’enfant unique de deux médéiens
moyens qui se sont enrichis grâce à des investissements rentables, malgré
leur absence de talent. Il représente, bien sûr, leur meilleur investissement.
Il est un peu plus conscient de ses dons que Libby, mais à peine.
En voyant la contrariété de Tristan augmenter, Callum haussa les
épaules.
– Il est capable de se transformer lui-même, comme les objets autour de
lui.
Très peu de médéiens qui n’étaient pas naturellement des transformeurs
pouvaient y parvenir et aucun transformeur ne pouvait réaliser la magie de
Nico : les transformeurs savaient modifier leur propre apparence, mais rien
d’autre.
Tristan prit un air interrogateur.
– Je ne sais pas s’il est amoureux de son colocataire, même sans le
savoir, ou s’il est juste particulièrement imprudent, commenta Callum en
levant les yeux au ciel. Mais la première fois qu’il s’est transformé, Nico de
Varona est mort un très court instant, sans le savoir. Maintenant qu’il a
entraîné son corps à se remémorer les modifications musculaires
qu’impliquent les transformations, il y arrive facilement, mais sans la magie
qui coule dans ses veines, il ne pourrait pas ranimer son cœur à chaque
nouvelle tentative. Il est désormais plus rapide, plus intuitif, ses sens sont
plus affûtés pour survivre. Parce que son corps a compris que s’il ne tentait
pas de suivre son rythme, il risquait de s’éteindre.
– Quel animal ? demanda Tristan.
Question hors sujet, mais intéressante tout de même.
– Un faucon.
– Pourquoi ?
– Ce n’est pas clair. Reina Mori est une enfant illégitime appartenant à
un clan de mortels puissants, membres de la noblesse japonaise. Son père
est inconnu et elle a été élevée en secret, dans la richesse et les privilèges,
tout de même, par sa grand-mère. Le contrôle qu’elle a sur la nature
ressemble à celui d’un nécromancien. Pourquoi elle résiste à ce point à son
pouvoir est incompréhensible – pire encore, pourquoi elle refuse de
l’utiliser – mais ça a à voir avec de la rancœur. On dirait qu’elle lui en veut.
– Parce qu’il la rend trop puissante ?
– Parce qu’il l’affaiblit, corrigea Callum. C’est une donneuse
universelle pour une source de vie qu’elle ne peut pas utiliser elle-même, et
rien ne lui donne de la force en retour. Sa propre magie est comme
inexistante. Tout ce qu’elle possède peut servir à n’importe qui d’autre
qu’elle.
– Et donc, elle refuse de l’utiliser par intérêt personnel ?
– Peut-être.
Quand il vit Tristan plongé dans ses réflexions, il ajouta :
– Et Parisa, tu sais déjà. C’est celle qui est la plus consciente de ses
talents. Tous ses talents, précisa Callum avec un sourire entendu. Mais en
particulier ses pouvoirs magiques.
Tristan ne réagit pas, alors Callum le pressa :
– Vas-y, demande-moi.
– Demander quoi ?
– Ce que tu demandes toujours. Pourquoi elle est ici ?
– Qui, Parisa ?
– Oui. Demande-moi pourquoi Parisa est ici.
– L’ennui, j’imagine, grommela Tristan, ce qui prouvait à quel point il
était à côté de la plaque.
– Peut-être un peu, concéda Callum. En réalité, Parisa est dangereuse.
Elle est en colère, précisa-t-il. Elle est furieuse, rancunière, mauvaise,
misanthrope de nature. Si elle avait le pouvoir de Libby ou de Nico, elle
aurait déjà détruit ce qui reste de la société.
Tristan prit un air sceptique.
– Alors pourquoi est-elle ici, selon toi ?
– Pour trouver le moyen de le faire.
– Faire quoi ?
– Détruire. Ravager le monde. Ou le contrôler. Ce qui lui conviendra le
mieux.
– C’est ridicule.
– Vraiment ? Elle sait comment sont les gens. Et à de très rares
exceptions près, elle les déteste.
– Parce que toi, non ?
– Je ne peux pas me permettre de détester. Je te l’ai déjà dit, tu as
oublié ?
– Donc tu es capable de ne rien ressentir quand ça t’arrange, ronchonna
Tristan.
Callum esquissa un sourire maussade.
– Ça fait mal ?
– Quoi ? demanda Tristan sur la défensive.
– Ce que t’a fait ton père, ce qu’il a dit. Était-ce douloureux ou juste
humiliant ?
Tristan détourna les yeux.
– Comment sais-tu tout ça sur nous ? Sûrement pas juste en percevant
nos émotions.
– Pas seulement, en effet, confirma Callum. Pourquoi ne partais-tu pas ?
– Quoi ?
– C’est bien ça le problème, n’est-ce pas ? Si c’était tellement affreux,
pourquoi n’es-tu pas parti ?
Tristan serra le poing.
– Je ne suis pas…
– Quoi ? Une victime ? Mais si. Et bien sûr, tu ne peux pas permettre au
monde de t’appeler ainsi.
– C’est un jugement ? Une accusation ?
– Pas du tout. Ton père est un homme violent, impitoyable et cruel.
Excessivement exigeant. Mais le pire de tout, c’est que tu l’aimes.
– Je déteste mon père. Tu le sais.
– Ce n’est pas de la haine. C’est un amour corrompu, vrillé. Un amour
malade, parasite. Tu as besoin de lui pour survivre.
– Je suis un médéien, protesta Tristan. Lui, c’est un sorcier.
– Ce que tu es, ça vient de lui, nuança Callum. Si tu avais été élevé dans
une maison aimante, tu n’aurais pas été forcé de voir une autre réalité. Ta
magie aurait pu s’accumuler d’une autre façon. Mais tu as été obligé de voir
à travers les choses, parce que c’était trop douloureux de les voir comme
elles étaient. Parce que voir ton père tel qu’il était – un homme violent et
cruel dont l’approbation t’est toujours plus indispensable que n’importe
quoi d’autre sur cette Terre – t’aurait tué.
– Tu mens. Tu… me manipules.
– C’est vrai.
Callum posa son verre, se leva et s’approcha de Tristan.
– C’est ce que tu ressentirais si je te manipulais. Je suis en train de le
faire, maintenant. Tu le sens ? demanda Callum en refermant la main sur le
cou de Tristan et en jouant sur les commandes de sa tristesse, de son vide.
Rien ne fait plus mal que la honte, murmura-t-il, trouvant les arêtes de
l’amour de Tristan, criblées de trous et rongées par la corrosion.
Il perçut ses envies et ses désirs ; son ambition débordante, presque
folle.
– Tu veux sa reconnaissance, Tristan, mais il ne te la donnera jamais. Et
tu ne peux pas le laisser mourir – ni lui, ni l’idée de lui – parce que, sans lui,
tu n’as toujours rien. Tu vois la réalité telle qu’elle est vraiment, et pourtant
tu ne sais toujours pas ce que tu vois.
Tristan ferma les yeux.
– Rien, répéta Callum, alors qu’un son blessé s’échappait de la bouche
de Tristan. Tu ne vois rien. Pour comprendre ton pouvoir tu dois d’abord
accepter le monde tel qu’il est, mais tu refuses. Tu tournes autour de Parisa
parce qu’elle ne peut pas t’aimer, parce que son mépris pour toi et pour tout
le monde t’est familier, te fait te sentir en sécurité. Tu tournes autour de moi
parce que je te rappelle ton père, et ce que tu veux de moi, c’est que je sois
cruel. Tu aimes ma cruauté, parce que tu ne la comprends pas, mais elle te
séduit, elle t’apaise, tout comme Rhodes et son attirance pour les flammes.
Tristan avait les joues humides. Callum ne prenait aucun plaisir à le
tourmenter, à détruire le psychisme de cet homme qu’il s’était autorisé à
apprécier. C’était comme se retrouver dans des décombres, entouré de
cendres. La sensation d’être au bord d’un précipice. Ni salé, ni sucré, aucun
des deux. Avec le risque de basculer d’un côté ou de l’autre, de tomber
lourdement – sans possibilité de revenir en arrière, de réparer – vers
l’intolérable, l’impossible survie.
– Je suis le père que tu n’as pas pu avoir, commenta Callum tout haut.
Je t’aime. C’est pour ça que tu ne peux pas me tourner le dos, même si tu le
voulais. Tu connais mes défauts mais tu les veux. Plus je suis horrible, plus
tu cherches à me pardonner.
– Non.
Callum était impressionné que Tristan puisse parler, sachant ce qu’il
subissait.
– Non.
– Crois-moi, je ne veux pas te faire du mal, continua Callum
doucement. Ce que je te fais, je ne l’aurais jamais fait si ce n’était pas pour
te sauver. Pour nous sauver. Tu n’as plus envie de me faire confiance, je
comprends, mais je ne peux pas te laisser prendre tes distances. Tu dois
apprendre à quoi ressemble la magie, ce qu’elle nous fait éprouver, pour
comprendre son absence. Tu dois apprendre la douleur de mes mains,
Tristan. Il faut que je te fasse mal pour que tu saches enfin distinguer la
torture de l’amour.
Ce qui restait d’air dans la poitrine de Tristan le fit tomber à genoux, et
Callum le suivit en s’accroupissant à ses côtés. Il posa son front contre celui
de Tristan en le retenant.
– Je ne te casserai pas, assura Callum. Le secret, c’est que les gens
veulent être cassés. C’est le sommet, l’apothéose, et après tout est plus
facile. Mais quand ça devient trop facile, on le recherche encore et encore.
Je ne te ferai pas ça. Tu ne pourrais pas en revenir.
Il relâcha son emprise légèrement, récupérant sa magie. Tristan
tressaillit. Le soulagement ne fut pas immédiat. Il ne sentirait pas de
libération, juste l’impression d’une crampe. Comme un membre engourdi,
suivi de picotements. Les nerfs qui se raniment, ressuscitent. La pression
qui trouve un endroit à remplir.
– Comment… lâcha Tristan.
Callum haussa les épaules.
– Quelqu’un dans la Société a des livres sur nous. Des prédictions.
Tristan ne pouvait lever la tête.
– Pas comme un oracle, précisa Callum. Plus comme… des
probabilités. Un aperçu des comportements possibles. Des diagrammes et
des graphiques de données, et le récit de nos histoires personnelles, de ce
qui nous motive. Ensuite vient une projection de nos vies en un arc narratif.
Les conséquences les plus logiques.
Tristan s’écroulait encore et Callum se rapprocha, le laissant poser la
tête sur son torse, tandis qu’il s’empressait de retourner à l’intérieur de son
propre esprit.
– La tienne n’est pas la plus intéressante, dit Callum à regret. Mais elle
a des détails pertinents. Et bien sûr, je me suis penché dessus plus que sur
les autres.
– Pourquoi ? tenta Tristan, péniblement.
– Pourquoi moi ? Je n’en sais rien. Je l’ai demandé un peu pour essayer,
je dois dire. Pour voir ce que la bibliothèque accepterait de me donner. J’ai
d’abord demandé Parisa, évidemment, avoua Callum en riant. J’aurais dû
me douter qu’elle réunirait les autres autour d’elle contre moi, et elle l’a fait
par l’intermédiaire de Rhodes. C’était un choix tellement clair. Avec sa
morale et son manque de confiance tragique. Mais étonnamment
acrobatique, ajouta-t-il après réflexion. Enfin, c’est ce que j’imagine, vu
votre… rencontre.
Tristan ne dit rien.
– Son livre prédit qu’elle n’atteindra jamais toute l’étendue de son
pouvoir. Les chances sont d’un contre un, en fait. Frustrant, non ? Elle a
failli ne pas être sélectionnée par la Société parce qu’ils estimaient qu’elle
n’y arriverait pas, mais Atlas Blakely les a convaincus du contraire.
Intéressant, non ?
Il sentit Tristan remuer.
– Blakely me déteste, bien sûr. Il veut ma mort. Il veut m’éradiquer
comme la peste. J’ai demandé son dossier, mais il est hors de ma portée. Il
t’aime, toi, ajouta-t-il en bougeant pour regarder Tristan. Si j’étais toi, je
commencerais à chercher pourquoi.
– Qu’est-ce que ça dit… lâcha Tristan.
Il arrivait désormais à parler normalement, mais n’en avait sans doute
pas envie.
– Qu’est-ce que ça dit sur…
– L’élimination ?
Pas de réponse.
– Je sais qu’on est restés seuls aussi longtemps, parce qu’ils attendent
que tu le fasses. Je sais que tu as choisi la salle à manger, parce que tu viens
de glisser un couteau dans ta poche. Je sais même…
Il baissa les yeux. Les mains de Tristan n’étaient plus visibles.
– Que tes doigts entourent le manche de ce couteau à cet instant précis,
et que la distance jusqu’à mes côtes est préméditée, soigneusement
mesurée.
Tristan se crispa. La main sur le couteau se figea.
– Je sais aussi que c’est insurmontable.
Silence.
– Pose le couteau, ordonna Callum. Tu ne me tueras pas. C’était une
bonne idée. Celui ou celle qui a décidé que ce serait toi – Rhodes, sans
doute, hasarda Callum.
Tristan n’essaya pas de le nier.
– C’était une bonne idée. Mais tellement peu plausible.
Tristan s’arma de courage, Callum attendit.
– Je pourrais te tuer, déclara Tristan. Tu le mériterais.
– Oh c’est sûr. Mais le feras-tu ?
Silence.
Quelque part, le son d’une pendule indiquait les secondes.
Tristan déglutit.
Il repoussa Callum et sortit brusquement le couteau de sa poche pour le
jeter par terre.
– Tu ne peux pas tuer Rhodes, lança-t-il d’une voix rauque.
– D’accord.
– Ni Parisa.
– OK.
– Et tu as tort, continua Tristan, la mâchoire crispée.
– À quel sujet ?
Quelle importance ? Il n’avait pas tort.
– Tout.
Ils plongèrent dans le silence. Épuisé, vidé et certainement plus mal en
point qu’il ne l’imaginait, Tristan prit son verre sur la table et le siffla d’une
traite. Callum regarda l’éclat du vin luire sur ses lèvres, quand elles
s’écartèrent.
– Alors qui meurt ? demanda Tristan.
Enfin. Pour une fois, il posait les bonnes questions. Callum se leva pour
prendre le couteau avec une main. Il l’observa sans rien dire. Les lueurs des
flammes de la cheminée dansaient sur sa lame.
– Il se trouve… commença-t-il en croisant le regard de Tristan. Que je
te tue, toi.
En un instant, le silence fut brisé par un hurlement.
8 : LA MORT
LIBBY

– Le concept d’homme devrait être annulé, lança Libby, avachie sur la


chaise à côté du bureau de Nico. Cette Société ? Fondée par des hommes, je
peux te le garantir. Tuer quelqu’un pour l’initiation ? Une idée d’homme.
C’est tellement masculin !
Elle pinça les lèvres.
– Théoriquement, les hommes sont un désastre. En tant que concept, je
les rejette purement et simplement.
– Si seulement tu pensais ce que tu dis, commenta Nico qui l’écoutait à
peine.
Les yeux bandés, il lançait des couteaux sur sa garde-robe sans que
Libby comprenne pourquoi. Il lui avait expliqué qu’il se tenait prêt pour une
éventuelle invasion (même si elle lui avait rappelé que c’était déjà fait : ils
s’étaient préparés et ils ne couraient plus trop de risques). Il était surtout
agité de cette situation dans laquelle ils se trouvaient et sur laquelle il
n’avait aucun contrôle. C’était un défouloir comme un autre. Libby
commençait à comprendre pourquoi Gideon semblait constamment exténué.
Cela ne devait pas être facile d’avoir un colocataire toujours en action, qui
ne s’arrêtait jamais de bouger.
Nico leva une main, pour sentir les forces dans la pièce.
– Soulève la lampe, lâcha-t-il. Mets-la en lévitation.
– Ne la casse pas, Varona.
– Je la réparerai.
– Ah oui ?
– Oui, répondit-il, impatient.

Avec un air exaspéré, Libby se concentra sur les forces de gravité qui
l’entouraient. Elle regretta, une fois encore, de ne pas être capable de voir
les choses comme Tristan. Elle n’avait jamais pensé avant à remettre en
question ce que ses yeux lui montraient, mais à présent, elle ne pouvait plus
s’en empêcher. Elle sentait la magie de Nico en ondes invisibles. Il étendait
son périmètre, le dépliait. Il savait dire où se trouvaient les objets dans la
pièce simplement en la remplissant, rétrécissant le volume de ce que Libby
et lui ne voyaient que comme le vide.
La relativité. En réalité, des particules composaient ce tout qui n’était
pas rien. Tristan les voyait. Libby en était incapable.
Et elle ne le supportait pas.
– Arrête, demanda Nico. Tu changes de nouveau l’air.
– Je ne change pas l’air, protesta Libby. Je ne peux pas faire ça.
Tristan, lui, pouvait sûrement.
– Arrête, répéta Nico, et le vase se fêla.
Le couteau était toujours dans sa main.
– Félicitations, grommela Libby, et Nico retira la bande de ses yeux,
fébrile.
– Qu’est-ce qui s’est passé avec Fowler ?
– Pourquoi tout doit toujours tourner autour de Fowler ? demanda-t-elle,
agacée.
– Je ne l’aime pas, répondit-il en haussant les épaules.
– Oh non, répliqua Libby en faisant semblant de se lamenter. Qu’est-ce
que je vais faire sans ton approbation ?
– Rhodes, bon sang !
Il posa son couteau et lui prit les mains pour qu’elle se lève.
– Viens, ça va être comme le jeu à l’université.
– Arrête, je ne veux pas jouer avec toi. Trouve un autre jouet.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? répéta-t-il.
Rien.
– On a rompu.
– D’accord, et… ?
– C’est tout.
Ben oui. Rien.
– Euh… lâcha Nico.

Il avait un don pour imiter toute une symphonie sur la souffrance


humaine.
– Qu’est-ce que tu veux que je te dise, Varona ? Que tu avais raison ?
– Oui, Rhodes. Bien sûr. Comme toujours.
Super. Elle était tombée en plein dans son piège.
Libby se leva (parce qu’elle le voulait, elle, et pas parce que Nico la
poussait à le faire, cette précision étant particulièrement importante à cet
instant).
– Tu n’avais pas raison, corrigea-t-elle sévèrement, même si elle savait
qu’il ne tiendrait plus aucun compte de ce qu’elle dirait maintenant.
Nico vivait dans sa propre réalité, une réalité que même Tristan ne
percevait sans doute pas.
– Ezra n’est pas… insignifiant. Ou je ne sais pas quelle autre foutaise tu
disais sur lui.
– Il est moyen, insista Nico. Et pas toi.
– Il n’est pas…
Elle s’interrompit, consciente que ce n’était pas là où elle voulait en
venir.
– Tu le dis comme si c’était un compliment, ronchonna- t-elle, et Nico
fit une grimace qui signifiait à la fois « tais-toi » et « j’ai dit ce que j’ai
dit ».
– Le problème avec toi, Rhodes, c’est que tu refuses de te voir comme
une femme dangereuse. Tu veux faire tes preuves, OK, mais ce n’est
vraiment pas la montagne infranchissable que tu imagines. Tu es déjà au
sommet. Et je ne sais pas comment, mais tu es incapable de voir la bêtise
que c’est de choisir quelqu’un qui… ne t’arrive pas à la cheville.
– Tu reconnais enfin que je suis meilleure que toi ?
– Tu n’es pas meilleure que moi, rétorqua Nico, sûr de lui. Mais tu ne
recherches pas ce qu’il faut. Tu es à l’affût, je ne sais pas… des autres
morceaux.
– Les autres morceaux de quoi ? demanda-t-elle en grimaçant.
– Qu’est-ce que j’en sais ? De toi, peut-être.
Il ricana avant d’en rajouter une couche :
– En tout cas, il n’y a pas d’autres morceaux, Rhodes. Il n’y a rien de
plus. C’est juste toi.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Soit tu es entière, soit tu ne l’es pas. Arrête de chercher. Tout est là,
expliqua-t-il en lui prenant la main pour la lui coller impatiemment sur la
poitrine.
Elle se dégagea, offusquée.
– Si ça ne te suffit pas, alors tu ne pourras jamais être comblée.
– C’est quoi, une leçon de morale ?
– Tu es un incendie ambulant, Rhodes, alors arrête de t’excuser des
dégâts que tu causes et laisse les connards brûler derrière toi.
Une partie d’elle fulminait d’exaspération. L’autre partie refusait de se
laisser entraîner dans le piège que lui tendait Varona.
Faute de repartie cinglante, Libby ramassa la lampe cassée, la répara et
la replaça sur le bureau.
En réponse, Nico transforma le bureau en coffre.
Libby était toujours déstabilisée par la façon dont Nico utilisait sa
magie. Elle ne parvenait jamais à percevoir les détails de ce qu’il faisait.
Les ficelles du monde que le marionnettiste Nico manipulait étaient
invisibles. Les choses changeaient tout simplement. Elle ne se rappelait
jamais ce qu’elle avait vu, même si elle regardait attentivement. Il y avait eu
un bureau ici, maintenant c’était un coffre qui bientôt deviendrait une chaise
ou un marécage. Le bureau ne se souvenait sans doute pas de ce qu’il avait
été.
– Et toi, tu es quoi ? demanda-t-elle. Si je suis un incendie ?
– Quelle importance ?
– Je ne sais pas.
Elle retransforma le coffre en bureau.
– C’est drôle, je n’aurais jamais réussi tout ça s’ils n’étaient pas venus
nous trouver tous les deux.
– Qu’est-ce qui est drôle ?
– À cause de cet endroit, je suis un meurtrier, répondit-il. Un complice,
corrigea-t-il après réflexion. Bientôt, grommela-t-il pour conclure.
– Et ça te fait rire ?
– Je suis marqué maintenant. C’est comme si on m’avait mis une
étiquette « serait prêt à tuer pour… » suivi d’un espace blanc à remplir.
Il rappela le couteau dans sa main, mais pour Libby, sans transition, il
avait déjà les doigts autour du manche.
– Je n’aurais pas cette nouvelle distinction si je n’étais pas venu ici. Et
je ne serais jamais venu sans toi.
Elle se demanda si c’était un reproche. Il n’avait pas un ton accusateur,
mais comment le comprendre autrement ?
– Tu avais accepté avant même d’attendre ma réponse, tu as oublié ?
– Oui, mais parce qu’ils te voulaient toi aussi.
Il regarda le couteau dans sa main, examina la lame.
– Inséparables, lâcha-t-il, pas plus pour elle que pour lui.
– Pardon ?
– Inséparables, répéta-t-il, plus fort cette fois.
Il leva les yeux vers elle et haussa les épaules.
– La fonction « si-alors ». On s’est rencontrés, on ne peut plus se
détacher. On va continuer à jouer à ce jeu… comment il s’appelle déjà ?
Espejo. Le jeu du miroir.
– Le jeu du miroir ?
– Oui, tu fais un geste et je fais la même chose. Miroir.
– Mais qui est le premier ? demanda Libby.
– C’est sans importance.
– Ça te déplaît tant ?
– Apparemment, je suis prêt à tuer pour protéger ce qu’on a… Alors
oui.
Libby lui prit le couteau des mains.
– Pareil pour moi, dit-elle tout bas.
Elle posa le couteau sur le bureau.
– On pourrait arrêter, suggéra-t-elle. Ne plus jouer à ce jeu.
– Arrêter où ? Ici ? Non, objecta Nico en pianotant ses doigts sur sa
cuisse. On n’est pas encore assez loin.
– Mais si on va trop loin ?
– On est déjà trop loin pour arrêter.
– Paradoxal, commenta Libby, et Nico esquissa une grimace ironique.
– N’est-ce pas ? Le jour où tu n’es pas un feu, c’est le jour où la terre ne
tremble plus pour moi.
Ils se turent quelques instants et soudain, Libby planta le couteau sur la
surface du bureau. Le bois poussa autour pour le maintenir en place.
– On a rompu, déclara-t-elle. Ezra et moi. C’est fini. Terminé.
– Tragique, se moqua Nico. Tellement triste.
– Tu pourrais au moins faire semblant d’avoir de la peine pour moi.
– Je pourrais. Mais je ne le ferai pas.
Excédée, elle se leva et abandonna exprès son fauteuil au milieu de sa
chambre, ne tenant pas compte du soupir fâché de Nico quand elle sortit.
Elle s’arrêta devant la porte de Tristan, se demandant comment il s’en
sortait en bas. Ce ne serait pas facile. À vrai dire, elle doutait qu’il y
arriverait. Tristan était le moins susceptible de vouloir tuer Callum et c’était
tout l’intérêt de l’avoir désigné, lui. L’opération devenait plus un pari qu’un
sacrifice.
Elle pensa à la bouche de Tristan. À ses yeux. À sa main posée sur sa
peau pour sentir son pouls immobile.
Tu t’inquiètes beaucoup pour ton âme, Rhodes ?
Quel dommage qu’elle rechigne tellement à prendre des risques.
Libby se glissa dans sa chambre, referma la porte derrière elle et
s’écroula dans son lit. Elle hésita à prendre un livre sur sa table de chevet,
mais y renonça aussitôt. Nico était sûrement en train d’essayer de s’occuper
l’esprit, mais Libby savait que rien ne pourrait la distraire à cet instant. Elle
n’arrivait à penser qu’à une chose : Callum et Tristan. Et soudain, c’est Ezra
qu’elle eut en tête.
Alors c’est fini ? Tu as pris ta décision ?
Il semblait plus épuisé qu’autre chose.
C’est fini. J’ai pris ma décision.
Ce n’était pas tant parce que la situation entre eux avait changé que
parce que Libby avait changé. Elle n’était plus la même personne. Elle ne se
souvenait même plus de qui elle avait été avant pour se mettre dans cette
relation, dans cette vie, mais plus rien de tout cela ne lui convenait.
Elle n’éprouvait même pas vraiment de culpabilité pour ce qu’elle avait
fait avec Tristan et Parisa, parce que même cette version d’elle qu’elle avait
été ce soir-là n’existait plus. C’était une Libby de transition qui avait
cherché un moyen de se briser un peu. Quelque chose pour tout effacer et
pour redémarrer. Les cendres aux cendres, la poussière à la poussière. Elle
avait tout décomposé pour avancer.
Et le champ des possibles qui s’ouvrait à la Libby de maintenant la
rendait plus puissante que jamais, et paradoxalement, totalement démunie.
Comment redevenir qui elle était avant en se sachant capable de contrôler le
fonctionnement mystérieux de l’Univers ? Le construire, le distordre, le
remodeler ? L’ambition était un sentiment tellement sale, et pourtant c’était
ce qui l’habitait. Il l’emprisonnait. Croire à son destin manquait d’humilité,
mais elle devait s’y accrocher. Elle devait rester convaincue qu’elle était
faite pour des exploits impensables qui pourraient sauver l’humanité.
Les archives refusaient toujours d’accéder à ses demandes. Le sujet de
la longévité en particulier (si Libby avait été meilleure, si elle avait été plus
douée, Katherine aurait-elle survécu ?) Elle avait l’impression que la
structure du bâtiment avait peur d’elle ou la rejetait. C’était comme si des
vagues de nausée se dégageaient de tout le système à l’idée que Libby
veuille savoir ce qui lui était interdit.
Mais elle sentait également faiblir la détermination de la bibliothèque.
Bientôt, elle céderait sous sa pression. Il s’agissait juste d’attendre encore
un peu quelque chose ou quelqu’un. Attendre de voir ce que Libby Rhodes
allait bientôt devenir.
La loi de la conservation de l’énergie impliquait qu’il fallait se passer de
plusieurs dizaines de personnes sur cette Terre pour lui permettre d’y
exister. Peut-être que Katherine était morte parce que Libby vivait. Peut-
être qu’elle était morte parce que Nico vivait. Le monde avait peut-être une
quantité limitée de pouvoir, et par conséquent, plus elle en possédait, moins
il en restait pour les autres.
Était-ce une raison pour y renoncer et tout gâcher ?
Elle tentait de rationaliser. Une partie d’elle avait toutes les réponses, et
l’autre, tellement de questions. Et le tout ployait sous sa culpabilité. Tuer
est mal, c’est immoral, la mort est contre-nature, même si c’est le seul
résultat possible de la vie. Le besoin de se rassurer l’envahissait,
bourdonnait autour d’elle comme des abeilles autour du miel.
Que se passerait-il une fois Callum parti ? Il était étrange de penser que
les défenses autour de la maison étaient marquées par les anciens initiés de
la Société. Des fantômes. Un sixième de la magie de la maison provenait de
personnes choisies pour mourir afin de la préserver.
Quand Callum partirait, son influence lui survivrait-elle ?
Les autres attribuaient le mérite des zones de protection à Nico et Libby,
mais elle savait bien que c’était Callum qui en avait dessiné les fondations.
Libby et Nico étaient peut-être les architectes du bouclier sphérique, mais
c’était Callum qui avait créé ce qu’il appelait le vide dans sa structure
intérieure. Une couche d’isolation qui excluait tout sentiment humain.
Qu’est-ce qui remplace les sentiments quand on ne peut plus rien
éprouver ? L’absence n’est pas aussi puissante que la présence, ou du
moins, c’est ce que Libby avait cru jusque-là. Elle avait proposé qu’ils
remplissent cet espace d’un piège affreux et cauchemardesque, mais Callum
avait refusé. Rester suspendu dans le néant, avait-il dit, revenait à être privé
de motivation, de désir. Une paralysie fonctionnelle. Ne vouloir ni vivre ni
mourir, mais ne plus exister. Impossible à combattre.
Libby s’assit, n’arrivant pas à trouver de position confortable, agitée par
l’angoisse. Tristan n’était pas sans ressources, mais il y avait peut-être une
raison pour qu’Atlas sous-entende que Callum ne devrait pas exister. Son
don était toujours flou, indéfinissable, mais ses effets, indiscutables. Il avait
arraché à Parisa une partie de son esprit pour lui faire subir de telles tortures
qu’elle avait préféré en finir.
Brusquement, elle prit conscience du risque qu’ils avaient pris en
laissant Tristan seul avec Callum. Si Tristan échouait, Callum comprendrait
tout. Ils ne pouvaient plus faire machine arrière. Callum saurait qu’ils
s’étaient ligués contre lui, l’avaient désigné comme celui dont ils pouvaient
se passer. Et ils en paieraient les conséquences. Tristan et Callum se
retrouveraient comme deux gladiateurs dans une arène, et l’un des deux
allait perdre la vie.
Elle n’aurait pas dû laisser Tristan le faire seul.
Libby bondit de son lit et se précipita vers la porte. Elle avait déjà la
main sur la poignée quand quelque chose dans sa chambre bougea. L’air
avait changé. Les molécules se réarrangeaient, rafraîchissant l’atmosphère,
la ralentissant. La pièce lui était désormais étrangère, comme si c’était la
chambre elle-même qui ne la reconnaissait plus et voulait l’anéantir comme
une cellule cancéreuse.
Était-ce la peur ?
Elle avait déjà senti cela pendant qu’elle discutait avec Nico.
L’air était différent, mais ce n’était pas elle qui l’avait modifié.
Libby tenta de se tourner vers la source du changement. Elle sentit son
pouls s’arrêter de nouveau, comme si le temps était suspendu. Et une autre
sensation envahit sa poitrine, une sensation fantôme qu’elle n’était pas à sa
place. Exister dans cette chambre à cet instant était étouffant, comme si elle
était prise dans un étau qui la broyait, parce que la sentience de la maison
lui certifiait qu’elle n’avait rien à faire là. Elle n’aurait su l’expliquer, elle
sentait juste le manque, l’absence de sa liberté habituelle. Ses poumons,
même, refusaient de s’ouvrir.
Si elle s’en était aperçue plus tôt, elle aurait pu l’arrêter. Si elle savait en
trouver la source, elle pourrait y mettre fin. C’était bien le problème avec
elle : une faiblesse dont elle n’était consciente que depuis qu’elle avait
rencontré Tristan. Elle avait assez de pouvoir pour rayer la population
mondiale du globe, mais ce qu’elle ne voyait pas, elle n’avait aucun moyen
de le combattre.
Pourtant, ce n’était pas le vide total. Au loin, elle percevait un son
familier au milieu de l’inconnu.
Sais-tu seulement à quoi tu as dit oui ?
Un bras autour de sa taille qui l’entraînait en arrière. Fulgurant. Le
temps fila de nouveau à son rythme, l’air de la chambre revint dans ses
poumons quand elle retrouva enfin sa voix pour hurler.
TRISTAN

Le cri de Libby couvrit à peine le bruit de son sang qui déferlait dans
ses oreilles, mais cela suffit pour arrêter Callum, pour lui faire baisser les
yeux sur le couteau. Il le jeta loin de lui et regarda Tristan avec dégoût.
– Je ne l’aurais pas fait, assura Callum.
Mais l’adrénaline qui coulait dans les veines de Tristan disait le
contraire.
Le souvenir du visage de Callum sans masque disait le contraire. La
réalité de leurs circonstances disait le contraire, plutôt fermement. Les
muscles de Tristan lui faisaient mal, tout son corps peinait à retrouver ses
vieux rituels de survie.
Comment César aurait-il fait payer Brutus s’il avait survécu ?
– Je suis désolé, bredouilla Tristan, chamboulé.
– J’accepte tes excuses, répondit Callum, d’une voix sereine et
inchangée. Mais je ne te pardonne pas.
Le voyant rouge dans le coin se mit à clignoter, attirant aussitôt leur
attention à tous les deux.
– Personne n’aurait pu franchir la barrière de vide. Ce n’est sûrement
rien.
– Tu crois ? demanda Tristan, toujours haletant.
Il n’aurait su dire ce qu’il éprouvait à cet instant. De la peur ? De la
rage ? Difficile à définir.
– On dirait pourtant.
– En effet, acquiesça Callum. On dirait.
Il se leva et sortit de la pièce. Après avoir jeté un regard au couteau en
frissonnant, Tristan le suivit.
Callum marchait d’un pas étonnamment pressé.
– Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Tristan.
– Il y a quelqu’un dans la maison, répondit Callum sans s’arrêter dans
les escaliers.
– Sans blague, intervint Parisa à l’angle du couloir.
Elle se précipita derrière eux, incroyablement séduisante dans sa
chemise d’homme sur ses jambes nues.
Tristan fronça les sourcils en la voyant ainsi vêtue et elle lui répondit
avec un regard mauvais.
– Comment est-ce possible ? demanda-t-elle. La sentience de la maison
m’alerte en général quand quelqu’un tente de s’y introduire.
Je vois qu’il est toujours en vie.
Tristan mit un moment à se rendre compte qu’elle n’avait prononcé la
dernière phrase que dans son esprit.
– À l’évidence, ronchonna-t-il, et Callum tourna la tête vers lui.
Il n’eut pas besoin de le regarder pour savoir qu’il avait parfaitement
compris. Même sans mots, même sans magie, Callum savait.
Ils s’étaient tous mis d’accord pour qu’il meure, et il ne le leur
pardonnerait pas.
Tristan non plus ne se sentait pas particulièrement enclin à pardonner à
Callum.
Ils tournèrent vers les chambres. Nico tentait de forcer la porte de
Libby, Reina sur les talons.
– Tu as… commença Parisa.
– Non, répondit Reina platement. Je n’ai rien entendu.
– Qui a pu…
Une explosion retentissante jaillit de la paume de Nico et la porte céda.
Tristan n’en revenait toujours pas du pouvoir qu’ils possédaient tous les
deux, individuellement et ensemble.
Il s’imagina avoir cette puissance dans ses veines. Il s’imagina capable
de donner vie à ses sensations sans avoir à déployer aucun effort. Même
quand il était au comble de la colère, il restait inutile s’il ne se concentrait
pas intensément pour y voir clair. Aucune bombe n’explosait au gré de sa
frustration, ce qui le rendait ordinaire, normal. Et pourtant, il avait essayé
toute sa vie de ne pas l’être.
Nico s’élança en premier dans la chambre, poussant un cri de chien
blessé qui répondait au hurlement faiblissant de Libby. La pièce trembla
quand ils y entrèrent, et Tristan vit qu’il n’était pas le seul à avoir besoin de
se tenir à un mur pour ne pas perdre l’équilibre. L’amertume qu’il ressentit,
déconcertante et incongrue, venait de sa propre jalousie envers le lien
étrange de ces deux jumeaux. Lorsque l’un avait mal, l’autre souffrait avec
autant d’intensité. Nico et Libby gravitaient autour d’une orbite que Tristan
ne pourrait jamais saisir.
Mais quand la chambre se figea, l’agitation fut remplacée par bien pire.
Parisa avait dû parler en farsi, même si Tristan n’avait jamais entendu
cette langue avant. Quand les couleurs quittèrent complètement son visage,
elle se tut. Reina également était blême et muette. Mais, contrairement à son
habitude, elle détournait les yeux plutôt que d’affronter la scène qui se
jouait devant elle.
Le regard de Callum était assourdissant, l’expression sur son visage,
tonitruante, même si sa bouche restait scellée. Ses yeux hurlaient
« Comment est-ce possible ? », et en même temps : « Je vous l’avais dit. »
C’était comme s’il était incapable de leur exprimer autrement : « Vous
voyez ? L’ennemi, ce n’était pas moi. »
Au milieu de la pièce, Nico tomba à genoux et se plia en deux comme
s’il avait perdu un organe.
– Ça ne peut pas être réel ! lâcha-t-il. Non, non, non !
Et tous les quatre, successivement, se tournèrent vers Tristan.
Un corps gisait sur le sol, à côté du lit. Il le voyait clairement. Des
membres. Le nombre attendu de mains et de pieds. Les mêmes chaussettes
en laine, qu’elle portait toujours, même quand il ne faisait pas froid. Les
mêmes cheveux attachés, qui avaient énormément poussé au cours de
l’année et ondulaient en ruisselets acajou. Le même gilet en tricot. Un bras
tendu vers sa pile de livres. Ses lunettes en écailles entre les doigts
s’ouvraient dans sa paume comme des pétales, les verres légèrement ternis
dans les coins cachés généralement par sa frange ridicule.
Et il y avait aussi du sang. Beaucoup de sang. Il coulait de son
abdomen, peut-être aussi de ses côtes. Il avait trempé son tee-shirt et
dégoulinait le long de son bras au sol jusqu’à ses ongles rongés. Impossible
de survivre après avoir perdu autant de sang. Mais Tristan sentit une
dissonance dans la réalité. Une alarme retentissait dans son esprit.
Il ne voyait pas son visage. Le problème était-il que, dans cette position,
elle ne pouvait respirer ? C’était absurde, impensable. Quelqu’un de plus
utile que lui devrait sans doute lui venir en aide. Ou alors c’était l’absence
de mouvement de sa poitrine qui paraissait faux ? Ou peut-être la possibilité
que, pour une fois, Tristan voyait exactement la même chose que tous les
autres.
Regarde de plus près. Tu lui dois au moins ça.
Nerveux et égoïste, il ferma les yeux. De toute façon, il était trop tard.
– Vous pensez que c’était le Forum ? demanda Parisa après un moment,
sa voix plus rugueuse que du papier de verre. Ils ont réussi à entrer et sortir,
la dernière fois.
Quelque chose clochait. Déjà le cadavre de Libby Rhodes. Était-elle
morte depuis hier, quelques heures, ce matin ? Quand s’étaient-ils parlé
pour la dernière fois ? Tristan chassa de son esprit l’image de son corps sans
vie à terre et tenta de se rappeler leur dernière rencontre. La banalité de la
situation, les miettes sur ses lèvres.
Il rouvrit les paupières.
– Ça pourrait aussi être quelqu’un de Wessex Corp, suggéra Reina, plus
sombre que jamais.
– Il faudrait le dire à Atlas. Ou Dalton.
– Le coupable est peut-être encore dans la maison.
– Non, affirma Parisa en demandant confirmation à Callum d’un signe
de tête. Non. Il n’y a plus personne.
Comment pouvait-il y avoir tant de sang ? Tristan pensa au temps qui
s’était arrêté sous sa main, le seul autre moment où le pouls de Libby avait
cessé de battre.
Qu’est-ce qui avait été plus réel ?
La mort, quoi de plus vrai, de plus palpable et définitif ? Tristan avait
déjà vu la mort auparavant et cela ne lui avait pas plu davantage, mais à
présent elle était partout, dans tout. Dans ses pensées, dans les pages de ces
livres tachés de sang. Cette maison, sa sentience, elles étaient bâties sur un
cimetière. La Société avait imbriqué tant de cadavres dans les fondations de
ses archives !
La mort, inachevée sans un public. Elle appelait Tristan, l’invitait à
observer, à être témoin, à regarder. Mais, têtu, il décida d’arrêter. Depuis
quelque temps, il avait pris l’habitude de bloquer ses sens. De se dissocier,
se désintégrer, inverser les commandes de la nature. Un renoncement facile
cette fois, un abandon immédiat. Tomber à genoux et abdiquer. Tout
simplement.
La capitulation, c’était tout ce à quoi il aspirait. Il s’engouffra comme
une ombre dans le néant.
Il n’était plus rien. Il avait disparu.
Ce qui suivit fut instantané. Plus facile que tout ce qu’il avait fait dans
sa vie. Plus facile que de s’endormir. En renonçant à s’attribuer une place
dans cette pièce – en offrant à l’espace de l’avaler, de l’absorber – il ne
perçut plus rien de la même façon. Tout changeait, circulait, sans se soucier
de l’obstacle qu’il n’était plus.
Tristan prit conscience d’un pouls familier, d’un vieil ami : le temps. Sa
façon de s’orienter à l’intérieur n’avait plus de sens. La dépouille de Libby
Rhodes qui possédait encore des vagues d’énergie – non, qui était encore
vagues, encore énergie – devint… ce n’était plus un objet. Ce n’était plus
même une réalité.
Ce n’était plus qu’un système de bonds, de sauts, de chutes. Une danse
synchronisée de taches solaires, comme quand on appuie les doigts sur ses
yeux. Des spectres de particules, des fantômes de mouvement.
Fuites.
Flaques.
Ondes.
– Je veux des réponses.
Les mots, quand ils quittèrent la bouche de Nico, retentirent comme des
pétards, des explosions juvéniles dans leur exigence.
– Je veux une explication.
– À quoi bon ?
Les autres se tournèrent vers Reina qui poussa un soupir.
– Sérieusement, on est tous d’accord, ajouta-t-elle. Rhodes est morte.
Ce qui veut dire…
– Non ! cria Tristan.
Il sentit tous les regards sur lui.
Un peu prématuré, son cri. Mais il ne se trompait pas. Ce qui gisait par
terre dans le gilet de Libby Rhodes était magique. Pas simplement magique,
la magie elle-même. Des particules, de la magie granuleuse, qui fluctuaient
en ondes, changeaient de directions selon la latitude qu’il décidait de lui
offrir.
Plus Tristan acceptait cette nouvelle impossibilité, plus elle devenait
solide et décisive.
– L’élimination est une question de sacrifice, affirma-t-il. De mort.
La pièce plongea dans le silence.
– Ça ne te suffit pas ? demanda Nico, offusqué.
La terre sous leurs pieds trembla de son indignation, mais Tristan restait
concentré sur la dépouille.
Parce que maintenant que le corps se savait observé, il avait retrouvé sa
forme.
Tristan apprit ses secrets. Maintenant qu’il comprenait son jeu, il
percevait ses tours de passe-passe. Une toute petite tache de naissance en
forme de cœur se dessinait sur sa cuisse. Si Tristan n’avait pas été Tristan, il
aurait pu croire que c’était la vraie. Mais il l’avait vue à son réveil, dans
cette chambre, dans ce lit et, mieux que quiconque, il pouvait remarquer
quand ce qu’il voyait n’était pas vrai.
Sa voûte plantaire était plus marquée. Ses mollets, plus courts. Ses
vêtements étaient parfaits, comme pratiquement toutes les mèches de ses
cheveux, mais où était passé le pansement sur l’entaille qu’elle s’était faite
le matin dans la salle de lecture ? Il la revoyait mettre son doigt dans la
bouche pour aspirer le sang. Où était la tache de café sur sa jupe, et la
cicatrice due à un autre excès de stress ? Son épaule ne s’affaissait pas ainsi.
Sa bouche était à la fois plus fine et plus douce. La Libby Rhodes que
connaissait Tristan était une collection d’imperfections, une constellation de
petites blessures de maladresse. Des petites plaies qu’elle cachait à tout le
monde, sauf à lui.
C’était donc quelqu’un de très ressemblant. La Libby Rhodes de
quelqu’un, mais pas la leur.
Pas la sienne.
– Comment oses-tu ? lâcha Nico, toujours à genoux, en fusillant Tristan
du regard.
Il dégoulinait toujours d’une toxicité qui électrisait l’air.
– Comment oses-tu…
– Par curiosité, lâcha Tristan en l’ignorant, qu’est-ce que vous voyez ?
Ils se figèrent.
Pendant plusieurs secondes, personne ne parla.
– C’est Rhodes, répondit enfin Callum, faisant frémir les autres à la
mention de son nom. Son corps, par terre.
– Non, contredit Tristan. Non. Ce n’est pas elle.
Il sentit la présence glaçante de Parisa dans sa tête et frissonna.
– Il voit autre chose, assura-t-elle sur un ton stupéfait. Son corps est
là… et pas là.
– Attendez… Qu’est-ce que vous dites ?
Nico se releva et attrapa brusquement Tristan par les épaules.
– Qu’est-ce que tu vois ?
La réponse était simple : ce que Nico pouvait également voir.
Ironiquement, c’était Libby qui l’avait découvert : Tristan voyait le
temps. Il voyait l’énergie. Et même s’il ne pouvait rien en faire, il voyait la
magie. Comme le langage, elle pouvait prendre des formes différentes,
différents chemins, sans jamais sacrifier son sens. Elle était uniforme et
prévisible, l’ordre déguisé en chaos, et Tristan en percevait la réalité.
C’était la magie, et par conséquent cela ne pouvait être la mort.
– Ce n’est pas elle, déclara Tristan. Rhodes n’est pas ici.
Et c’était bien le problème. L’énergie était en excès dans cette chambre,
mais l’air était vide de Libby. C’était la seule vérité évidente : son absence.
– Elle est partie.
– Mais elle est ici, insista Nico, rageusement, tandis que Parisa, la
première à réagir, se pencha vers Libby et passa un doigt sur sa lèvre, pour
le descendre ensuite vers la source des saignements.
– C’est… troublant, lâcha-t-elle, éblouie. Son visage, c’est…
– Ce n’est pas elle, répéta Tristan. Ce qui veut dire qu’elle n’est pas
morte.
– Quoi ?
Il sentit sur lui leurs regards impatients et interrogateurs.
– C’est…
Comment l’expliquer ? Un souvenir des premiers cours sur l’espace
remonta dans l’esprit de Tristan : la superposition. Scénario un : le cadavre
de Libby Rhodes. Scénario deux : la magie qui fuyait l’espace vide. Deux
réalités égales en compétition, ce qui signifiait qu’aucune des deux
possibilités n’était la réalité.
– Il y a quelque chose, décida enfin Tristan. Il y a bien quelque chose
ici, nous en sommes tous témoins.
Une magie qui n’appartenait à personne.
– Mais ce n’est pas Libby Rhodes.
– Elle n’est nulle part ailleurs dans la maison, murmura Parisa, une
main sur le sol.
– Non, confirma Tristan. Elle est partie.
Il en était persuadé.
Nico l’examinait toujours, sidéré.
– Mais comment est-ce que cela pourrait être autre chose que Rhodes ?
– Je l’ignore, répondit Tristan.
Il ne mentait pas. Cette magie n’avait rien du voile d’altération habituel
à travers lequel il savait regarder. Elle était plus solide, plus présente. Cette
magie avait des comportements, des mouvements propres à elle, des
chemins tout tracés.
– Mais elle n’est pas morte.
– Ce n’est pas parce que tu penses que ce n’est pas Rhodes qu’elle n’est
pas morte, commenta Reina. Faux dilemme. Erreur de logique.
– On l’emmerde la logique ! s’énerva Nico.
Il décocha un regard de travers à Tristan, les sourcils froncés.
– Tu es sûr que ce n’est pas elle ?
– Certain.
Et pour le reste aussi. Mais il n’aurait su l’expliquer. Elle n’était pas
morte.
– Alors, c’est une illusion ? demanda Parisa, une main sur le visage du
cadavre pour comprendre les mensonges que lui disaient ses yeux. Vraiment
excellente.
– Professionnelle, ajouta Reina en dévisageant Callum, qui mit un
moment à comprendre ce qu’elle venait de dire.
– Tu penses vraiment que j’aurais pu kidnapper Rhodes et laisser une
illusion à sa place ?
– Tu avais toutes les raisons pour vouloir t’en débarrasser. Et ta famille
est connue pour ses illusions, insista Reina. N’est-ce pas ?
– Je n’aurais pas pris le risque, sachant que Tristan l’aurait tout de suite
repéré. Je ne suis pas débile.
– Alors ça doit être quelqu’un d’extérieur à la Société, intervint
rapidement Parisa en se levant.
Les pieds nus, elle semblait ne pas se soucier le moins du monde de son
apparence.
– Ça ne peut qu’être l’œuvre de quelqu’un qui ignore la spécialité de
Tristan, ajouta-t-elle.
– Est-ce que quelqu’un d’autre sait… ?
– Non, répondit Tristan sans le laisser finir.
Seul Atlas avait deviné les détails de son don, mais il en avait sûrement
discuté avec le comité de la Société.
– Enfin, peut-être, mais je ne pense pas.
– Ça pourrait être le Forum, suggéra Reina. Ou un des autres groupes.
Elle regarda Nico qui était toujours aussi livide.
– Mais pourquoi ? lâcha-t-il, concentré.
Lui non plus ne voulait pas que Libby soit morte.
– Pourquoi Rhodes ?
– Le hasard ? lança Reina en jetant un coup d’œil vers Parisa.
– Non, c’était prévu comme ça, assura Parisa.
– Ce qui veut dire que Rhodes est encore en vie, conclut Tristan, tout
aussi certain qu’elle.
Et toujours sans aucune preuve.
Reina n’était pas convaincue.
– C’est…
– Tu penses qu’on se leurre, je sais.
Aussi fou que de se montrer optimiste. Le contraire de l’état d’esprit
naturel de Tristan. Et pourtant.
– Réfléchissez, lança-t-il en levant le ton. Pourquoi laisser un cadavre
avec l’apparence de Rhodes, si ce n’est pas pour garder la vraie Rhodes en
vie ? Pourquoi sacrifier autant de magie ? insista-t-il, même s’il était
conscient qu’ils ne la voyaient pas.
Pendant un moment, plus personne ne parla. Ils s’échangeaient de petits
regards et baissaient les yeux vers le sol. Tous, à l’exception de Tristan.
Au comble de la frustration, il finit par se tourner vers Nico.
– Ne le saurais-tu pas ? Si elle était vraiment morte. Ne le sentirais-tu
pas ?
Nico cligna des yeux.
À cet instant, un courant invisible et muet passa entre eux. Une ligne
dans le sable, plus qu’improbable, qu’ils choisirent tous les deux de franchir
à contrecœur.
– Oui, admit-il. Oui, il a raison. Je le saurais.
Mal à l’aise, Reina hésita à les contredire. Parisa semblait plongée dans
ses pensées.
– Tu cherches juste désespérément à croire qu’il a raison, commenta
Callum.
Une remarque cruelle, même pour Callum, qui dégageait une magie
superflue, ou peut-être était-ce juste sa condescendance habituelle.
Et soudain, Tristan prit conscience qu’il aurait pu s’agir du corps de
Callum, sur le sol.
Ou du sien.
– Oui, rétorqua Nico. Je suis désespéré. Mais ça ne veut pas pour autant
dire qu’on se trompe.
Atlas fit alors irruption dans la chambre, suivi par Dalton.
– Que se passe-t-il ? Qu… s’interrompit Atlas en examinant la scène.
Mademoiselle Kamali, vos mains…
Parisa baissa les yeux et se frotta les mains avec dégoût sur la chemise
qui n’était clairement pas à elle. Marrant comme Tristan ne pouvait plus
voir le carnage que les autres avaient devant les yeux, même s’ils voulaient
l’effacer de leurs esprits.
Pour lui, ce n’était qu’une illusion facile à rejeter : un récipient vide
barbouillé de sang. Quelque chose d’autre que Libby. Quelque chose dont il
reconnaissait la forme, mais qu’il ne pouvait pas nommer. Ce qui le
perturbait désormais, c’étaient les traces de la magie de quelqu’un d’autre.
Il se sentait oppressé. Il n’y avait aucune empreinte, aucune signature.
Seulement l’énormité de ce qui manquait, et la certitude qu’une force
inconnue savait précisément où elle se trouvait.
– Ce n’est qu’une illusion, lança Tristan pour Atlas, parce que aucun
des cinq ne le croyait assez pour fournir d’explication. Ce n’est pas elle.
Atlas fronça les sourcils, pas du tout convaincu.
– Monsieur Caine, une illusion de cette puissance demanderait…
– Je le sais parfaitement, l’interrompit Tristan, perdant patience. Et je
vous le garantis, ce n’est pas elle.
Jamais personne n’avait parlé sur un ton aussi sévère à Atlas, mais
Tristan s’en fichait. Il devait déjà faire taire ses propres doutes, parce qu’il
savait, objectivement, que les autres avaient raison. Sa logique était erronée.
Il disait forcément n’importe quoi. Que quelqu’un ait pu s’introduire dans la
maison pour prendre un objet à l’intérieur ne signifiait pas que Libby
Rhodes était encore vivante. Qu’elle n’ait pas été tuée dans cette chambre et
que ce ne soit pas son corps ne prouvait rien. Il n’avait pas besoin du
scepticisme de ses camarades, et encore moins de celui d’Atlas. Surtout si
celui qui avait kidnappé Libby avait les ressources pour le faire de façon à
berner les médéiens les plus puissants de la planète.
Atlas restait prudemment sur la retenue. Il jeta un regard rapide à
Dalton.
– Je vais devoir contacter la commission, déclara-t-il. Il faut les
informer immédiatement.
Il disparut, laissant sur le pas de la porte Dalton, qui y resta un long
moment, avant de se réveiller brusquement. Il tourna aussitôt les talons pour
suivre Atlas.
En l’absence de Dalton, un silence pesant s’installa.
– On devrait y aller, proposa Callum sur un ton neutre, mais Reina
semblait concentrée.
– Si Rhodes est morte…
– Ce n’est pas le cas, répliqua Tristan.
– D’accord, acquiesça-t-elle en levant des yeux las vers lui, ce qui pour
elle était l’équivalent de l’incrédulité. Disons qu’elle n’est pas morte.
Qu’est-ce qu’on fait de ça ?
Personne ne répondit. Parisa observait Tristan du coin de l’œil.
Elle non plus ne le croyait pas. Très bien.
Il se demanda ce qu’il en était de Callum. Arriverait-il à l’en
convaincre ?
Mais cette possibilité lui était fermée désormais. Il ne fallait pas être un
empathe pour comprendre que les calculs de Callum avaient changé, et qu’à
partir de maintenant il n’aurait plus besoin de Tristan.
À côté de lui – imperméables à sa crise personnelle – les autres restaient
sur leurs positions.
– Pourquoi quelqu’un voudrait nous faire croire que Rhodes est morte ?
(Nico.)
– La question est pourquoi Rhodes ou pourquoi nous ? (Parisa.)
– Les deux.
Le silence qui suivit montrait que personne n’avait la réponse. Et
maintenant que Tristan avait récupéré l’usage de ses sens, ils lui étaient
revenus comme une migraine. Ses muscles lui faisaient encore mal de la
magie que lui avait fait subir Callum.
Il s’attendait presque à voir les marques que lui avait laissées Callum
apparaître sur sa peau comme des hématomes.
– Sortons d’ici, finit par proposer Parisa en détournant la tête. J’ai assez
regardé.
Elle partit avec sur les talons un Nico hésitant. Reina, plus déterminée,
lança des regards interrogateurs à Tristan et à Callum, avant de quitter la
pièce à son tour.
Quand Callum et Tristan se retrouvèrent seuls, l’intensité de la soirée,
oubliée l’espace d’un court instant, leur revint. Tristan se dit alors qu’il
devrait rester sur ses gardes, mais en prendre conscience lui donna
l’impression que c’était le début de la fin.
– Il y avait autre chose encore dans ce hurlement, commenta Callum
sans lever les yeux de la dépouille de Libby. Pas de la peur. Plus près de la
rage.
Après une petite pause, il précisa :
– De la trahison.
Magnifique ironie. Au point que Tristan mit un moment à retrouver sa
voix.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Qu’elle connaissait celui qui lui a fait ça, affirma Callum, sûr de lui.
Ce n’était pas un inconnu. Et…
Il s’interrompit. Tristan attendit.
– Et ? finit-il par le presser.
Callum haussa les épaules.
– Et… ça veut dire quelque chose.
Il ne disait clairement pas tout, mais sachant que Tristan aurait dû le
tuer, il n’insista pas. La magie laissée dans la pièce était déjà en train de se
décomposer. Toute la chambre perdait sa couleur, comme si la magie
pourrissait à mesure que son possesseur s’éloignait. L’intention de celui qui
avait jeté le sort était le poison.
– Pourquoi tu ne l’as pas dit aux autres ?
Callum afficha un sourire faux, comme une sorte de rire qu’il avait
oublié de sortir et qui s’était coincé dans sa gorge, dans l’attente d’une
occasion plus spontanée.
– Je vais devoir tuer l’un d’eux, répondit Callum. Pour des raisons
tactiques, je préférerais qu’ils ne sachent pas tout ce que je sais.
Tristan avait vu juste : il ne leur pardonnerait pas. À aucun d’eux.
Et ils n’auraient pas une autre possibilité de se débarrasser de lui.
– Alors pourquoi me le dire à moi ? demanda Tristan en se raclant la
gorge.
La fine ligne que dessinait la bouche de Callum lui indiqua qu’il
connaissait déjà la réponse.
– Parce que tu mérites de te demander si ce sera toi.
Tristan se força à ne pas tressaillir malgré le pouce de Callum qui se
posait au milieu de son front. Une bénédiction ou une farce ?
– Honnêtement, je te respecte plus maintenant, commenta Callum en
retirant sa main. J’ai toujours espéré que tu te transformerais en un
adversaire digne de ce nom.
Une rage indescriptible anima Tristan. Dans son esprit, il invoqua un
nouveau talisman ; un nouveau parchemin où consigner ses nouvelles
vérités.
Première partie : Ta valeur ne se négocie pas.
Deuxième partie : Tu le tueras avant qu’il te tue.
– Dors bien, lâcha-t-il.
Callum lui adressa un hochement de tête avant de se tourner vers la
porte et de sortir.
NICO

Personne ne la trouvait.
Désormais, si c’était encore nécessaire, ils comprenaient pleinement
l’étendue du pouvoir de la Société. Les représentants de plusieurs pays
étrangers furent contactés pour collecter des informations de toutes les
sources magiques et mortelles possibles. Des médéiens avec des
compétences de traqueurs furent convoqués. Une équipe des forces
spéciales de la Société fut chargée de lancer des recherches.
Nico, bien sûr, proposa son aide.
– Je connais parfaitement la forme qu’elle prend dans l’Univers,
implora-t-il. S’il y a bien quelqu’un capable de la reconnaître, c’est moi.
Atlas ne l’arrêta pas.
– Comme je vous l’ai dit, à vous six, tout ce qui a été pris à la Société
doit être récupéré.
Tristan ne dit rien. Il était peut-être le premier à avoir déclaré que Libby
était vivante, mais il n’offrit pas son aide. Ce qu’il ressentait, il ne le
partageait pas avec Nico.
Mais ce que Nico ne supportait pas, c’était sa propre impuissance.
Libby Rhodes était introuvable. C’était comme si elle avait été effacée.
Personne ne leur expliqua pourquoi des mesures existaient pour pister les
productions magiques – un peu à la façon dont on surveille les achats par
carte bleue – ni pourquoi chacun de leurs mouvements semblait observé et
disséqué, mais Nico ne demanda rien. Il y réfléchirait plus tard. Pour le
moment, il devait tout faire pour retrouver Libby.
– Tu déploies beaucoup d’efforts pour quelqu’un que tu dis détester,
commenta Gideon.
Nico avait passé beaucoup de temps endormi pour avoir ces
conversations. Quand Reina lui avait demandé, un soir, pourquoi il semblait
toujours ensommeillé quand il venait dîner, il avait menti. Et il continua à
mentir encore et encore, comme il l’avait fait toute l’année, jusqu’à ce qu’il
n’en puisse plus.
– Je connais une personne… c’est mon colocataire… il voyage dans les
rêves.
Jamais il n’avait été aussi sincère sur Gideon, hormis sa discussion avec
Parisa, mais comme il aurait pu s’y attendre, Reina réagit à peine.
– Oh… intéressant, lâcha-t-elle avant de s’en aller.
Nico utilisait sa magie excessivement, et cela commençait à se voir,
même dans ses rêves. L’atmosphère de son inconscient s’était amincie, et y
rester intentionnellement devenait de plus en plus difficile. Il devait lutter
entre son besoin de dormir tranquillement et l’importance de s’accrocher à
ses pensées conscientes, vacillant entre son état de veille et son état de rêve.
Il se sentait ballotté entre les deux, prêt à se réveiller en sursaut ou à
plonger dans un sommeil profond, selon combien d’énergie il devait
dépenser pour maintenir Gideon dans sa conscience.
Heureusement, cela devenait plus facile à mesure que les jours
s’allongeaient et que les températures s’adoucissaient. Malgré l’usage
abusif de sa magie, la qualité de son sommeil n’avait plus trop
d’importance. Mais sa culpabilité restait toujours aussi vive.
– Et si c’était Eilif ? lâcha-t-il d’une voix rauque.
Si c’était sa faute, il ne se le pardonnerait jamais.
– Non, assura Gideon.
– Comment le sais-tu ?
– Je le sais, c’est tout.
– Mais ça aurait pu.
– Ce n’était pas elle.
– Mais…
– Dors, conseilla Gideon, et Nico secoua la tête, refusant d’accueillir
des moutons et des barrières dans l’espace de ses rêves.
– Pas avant que je comprenne ce qui s’est passé. Pas avant que tout ça
ait un sens.
– Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? Tu as des ennemis, lui rappela
Gideon. Libby a facilement pu être visée par une des autres agences comme
la tienne. Ou par n’importe qui d’autre.
– Mais elle n’est pas retenue en otage, objecta Nico qui faisait les cent
pas dans la cellule de la Société. J’aurais pu comprendre si elle l’était,
mais…
Il s’interrompit et fronça les sourcils.
Une des autres agences comme la tienne.
– Attends, lâcha-t-il en se tournant vers Gideon. Attends. Attends…
– Cálmate, dit Gideon sans le regarder.
– Absolument pas, répondit Nico en se figeant brusquement. Depuis
combien de temps le sais-tu ? Et comment le sais-tu ?
Gideon regarda à travers les barreaux qui les séparaient et esquissa un
sourire pour lui signifier qu’il ne devrait pas demander.
– Ce n’est pas vrai ! s’indigna Nico, furieux. Qué cojones hiciste ? Dis-
moi que ce n’est pas vrai. Pas après tout ce que j’ai fait pour l’empêcher
d’entrer ! Après toutes les précautions que j’ai prises, Gideon, bon sang… !
– Je n’ai cassé aucune barrière pour la retrouver, se défendit Gideon. Je
suis resté ici.
– Bon sang ! répéta Nico en posant le front contre un barreau. Gideon.
Il sentait la tension qui se dégageait de Gideon, dans l’autre cellule.
– Écoute-moi, Nico, avertit Gideon. Libby est partie. Tu crois que je
vais rester inactif en attendant que tu sois le suivant ?
Nico ne leva pas les yeux.
– J’ai accepté de rencontrer ma mère à condition qu’elle me dise
précisément où tu étais et ce que tu faisais. Ce que j’aurais dû déjà savoir.
Tu aurais dû me dire dès le début que c’était plus qu’un…
Nico grimaça.
– Un poste de chargé de recherche, termina Gideon, amer.
– Gideon…
– Bien sûr, il y avait une contrepartie. Elle a besoin de moi pour une
mission, je l’imaginais bien. Mais ça valait la peine.
Nico ferma les yeux, luttant contre son envie de s’envoler comme un
ballon.
– C’est quoi, cette mission ?
– Comme d’hab.
– C’est-à-dire ? Cambriolage ?
– Je dois exfiltrer des informations. Contre salaire.
– Depuis l’inconscient d’une personne ?
– Non, cette fois, depuis sa conscience.
– Mais c’est impossible ! s’étonna Nico, sidéré.
– Tu aurais dû prendre plus d’options à la fac, tu aurais su que si,
déclara Gideon en soupirant mais, pressé par l’impatience de Nico, il haussa
les épaules. L’esprit a des mécanismes, Nico, des leviers. Il est possible de
bloquer certaines fonctions ou d’empêcher que certaines parties du cerveau
fonctionnent correctement.
– Et comment tu t’y introduiras ?
– Je ne m’y introduirai pas, déclara Gideon fermement. Je dirai à ma
mère que c’est impossible. Je lui trouverai l’argent d’une autre manière.
Elle se fichera de savoir comment j’ai fait. Je me débrouillerai. Mais je
savais qu’elle me dirait où tu étais.
– Eilif, c’est quelque chose quand même, ronchonna Nico. Une sirène
avec des problèmes de jeu.
– Ce ne sont pas de problèmes de jeu…
– Ce n’est pas loin, insista Nico sèchement, même si aussitôt il eut la
migraine.
Pire encore, le regard que lui décocha Gideon. Parce qu’il lui faisait
toujours de l’effet.
– Ta Société n’est un secret pour personne, déclara Gideon. Pas
vraiment, en tout cas. Ça ne m’étonnerait pas qu’elle soit financée par des
entreprises.
– Et alors ?
– L’argent, c’est important, Nico. Tu ne veux pas savoir dans quelle
poche tu te trouves ?
Avec un grognement de bête, Nico bascula la tête en arrière.
– Gideon, basta !
– Libby est partie, lui rappela ce dernier.
Nico ferma de nouveau les paupières.
– Elle est partie, Nico. Mais tu ne vas pas disparaître.
– Je ne disparaîtrai pas, je te l’ai promis.
– Tu ne disparaîtras pas et tu sais pourquoi ? Parce que je ne le
permettrai pas. Parce que je ferai tout ce que ma mère me demande, pour
toi. Parce que je te chercherai partout si seulement tu essaies.
– Gideon…
– Tu n’es pas en sécurité là-bas. Il te reste encore une année à survivre.
Tu ne te rends pas compte.
– De quoi tu parles ? Tu as vu les zones de sécurité.
Nico les avait réparées lui-même. Avec l’aide de Libby.
– Oui, je sais, mais tu n’es pas préparé.
– Pour quoi ?
Gideon se trompait. Nico avait tout vérifié. Libby avait tout vérifié.
Libby était partie.
Impossible.
– Si Libby est en vie… commença Gideon.
– Elle l’est !
– D’accord, elle est en vie. Mais où est-elle ?
Comme si Nico ne s’était pas posé la question tous les jours depuis sa
disparition.
– Tu me dis d’abandonner ?
Une partie de lui avait envie de cesser ses recherches. La plus petite
partie, la plus faible, mais tout de même. La partie qui voulait que Gideon
lui dise « allez, ça suffit, arrête tes bêtises, reviens à la maison ».
– Non, répondit Gideon, ses lèvres esquissant un sourire d’une
incroyable tendresse. Bien sûr que je ne te demande pas d’abandonner. Je
veux juste t’aider.
Nico se sentait oppressé de fatigue.
(Reviens, tu seras en sécurité ici, reviens à la maison.)
– Dimensions, Nicolás, dimensions. Ne te contente pas de voir grand,
vois infini.
– Gideon, basta, l’infini c’est une conception erronée. C’est faux,
bredouilla Nico, conscient qu’il manquait de conviction. On pourrait
compter les grains de sable et les atomes si on essayait…
– Écoute-moi, Nicky, tes barrières ont un trou. Un énorme.
– C’est…
– Ne dis pas que c’est impossible.
Vaguement, il vit Gideon s’approcher des barreaux.
– Regarde.
Et avant même que Nico lève la tête, cela se produisit.
C’était un contact sur sa joue, spectral et immatériel.
C’était la main de Gideon, douce et apaisante. Impossible.
Nico ferma les yeux et sentit un profond soulagement. Impossible.
Libby était partie. Libby était partie. Libby était partie.
Impossible.
– C’est un souvenir, expliqua Gideon, et les contours du rêve s’agitèrent
au point qu’il eut du mal à garder l’équilibre.
La terre sous lui tremblait. Il sentit alors l’odeur du feu et entendit un
hurlement.
Elle avait quitté la chambre de Nico quelques minutes avant sa
disparition. Cela faisait à peine cinq minutes qu’elle était partie. Dix peut-
être. Il avait posé les couteaux (à quoi bon faire le pitre s’il n’y avait
personne pour le gronder ?) et s’était laissé aller à un demi-sommeil quand
les changements dans l’atmosphère l’avaient brusquement réveillé. Les
ondes étaient la méthode d’interférence de Libby. Nico faisait confiance à
Libby pour les sentir – peut-être trop confiance – mais à cet instant c’était
elle, l’onde. Il ne comprit le danger qu’après avoir senti la fumée.
La perte de son emprise habituelle sur la réalité – ce cadre qu’il utilisait
pour fonctionner, pour exister – le submergea comme une vague soudaine
de nausée.
Dimensions, Nicolás, dimensions.
Nico posa une main sur son visage, essayant de comprendre cette phrase
à travers le marasme de son sommeil agité.
– Un souvenir, répéta-t-il platement.
– Le temps, déclara Gideon en haussant les épaules. Je te l’ai dit. Une
autre dimension.
Le temps, bon sang, bon sang ! Nico sentit la piqûre cuisante de
l’opposition s’enfoncer dans son esprit endormi.
– Tu penses qu’elle est ailleurs dans le temps ?
– Je pense que c’est le seul endroit que tu n’as pas vérifié.
Bien sûr que non.
– La quantité d’énergie qu’il faudrait pour briser une barrière de temps
est… insurmontable, grommela Nico, s’efforçant de faire le tri dans ses
pensées. Les autres barrières me bloqueraient avant. Ça demande trop de
magie.
Ses barrières, celles de Libby. Elles auraient dû suffire.
– Et si ce n’était pas le cas ?
– Qu’est-ce que tu racontes ? Gideon, ça l’est. Les lois de la
conservation s’appliquent. Personne ne peut rassembler cette quantité
d’énergie et de puissance, à moins…
– À moins que ce soit possible, termina Gideon. À moins qu’il existe
quelqu’un capable de le faire.
L’idée que quelqu’un possède un tel pouvoir était plus que
déconcertante. Nico ne pouvait même pas l’imaginer. Il n’avait jamais
rencontré quelqu’un de plus puissant que lui-même, ou que Libby. Alors
qu’il existe un médéien aussi exceptionnel, et en dehors de la Société en
plus…
– Il n’aurait pas à être plus puissant que toi, contredit Gideon. Ça
pourrait être une compétence spécifique. Quelque chose de très particulier,
peut-être même unique.
– Arrête, gronda Nico, parce que Gideon lisait dans son esprit.
Ce n’était pas comme quand Parisa le faisait, parce qu’elle se fichait de
ce qu’elle y trouvait et que ce n’était que de la magie. Gideon s’inquiétait
sincèrement pour Nico et il n’usait d’aucune magie. Il connaissait Nico trop
bien, et toute cette attention qu’il lui portait commençait à le rendre un peu
malade, elle le déstabilisait. Elle enveloppait Nico comme une étreinte,
soulageant de sa chaleur la douleur dans sa poitrine.
– Aide-moi ! implora Nico.
Il était tout à coup trop fatigué, trop faible pour tenir debout. Il
s’écroula.
– Aide-moi à la retrouver, Gideon, s’il te plaît.
– Oui, Nico. D’accord.
– Aide-moi.
– Je vais le faire.
– Tu me le promets ?
– Oui, Nico, je te le promets.
Et Nico sentit de nouveau la caresse sur sa joue, seulement maintenant,
elle était concrète. Un souvenir datant de plusieurs années remonta à la
surface, le renvoyant à la personne qu’il avait autrefois été.
Tu n’as pas besoin de m’aider, Nico. Tu as une vie, des projets, un
avenir…
Ce devrait être la même chose pour toi !
Admets-le, un compte à rebours n’est pas la même chose qu’un avenir.
Toi et ton compte à rebours, Gideon ! C’est mon avenir, rien d’autre.
La voix de Gideon résonnait à deux endroits en même temps.
– Dors bien, Nicky.
Distante, rassurante.
Apaisé, Nico ferma enfin les yeux et sombra dans le sommeil, la chaleur
des souvenirs se dissipant lentement dans le précipice du repos.
PARISA

En l’absence de Libby, les cinq candidats restants passèrent à l’étape de


l’initiation. Le rituel – encore un – se déroulerait à la fin du mois, un an
après le jour où Atlas les avait contactés.
Avec Dalton et Atlas, ils avaient tous pris trois semaines pour chercher
Libby sans succès. Au début, Parisa avait apprécié la certitude de Tristan.
Après tout, elle non plus ne voulait pas que Libby fût morte. Elle était allée
dans son sens, mais pas trop longtemps. Au bout d’un moment, il fut clair
pour tout le monde que Parisa ne sentait plus aucune trace des pensées de
Libby. Elle n’avait par conséquent plus aucune envie de savoir ce qui lui
était arrivé. Tristan avait peut-être raison, peut-être tort, cela n’avait plus
aucun intérêt. Lui aussi en était conscient, puisqu’il n’évoquait plus le sujet.
Il devait sentir, tout comme Parisa, que ce qui avait été fait à Libby Rhodes
devait suffire à la tuer. Libby était morte, elle était vivante, elle était
certainement les deux à la fois, pour toujours. À quoi bon y réfléchir ?
C’était un exercice de pensée inutile. Parisa en tira une seule conclusion : si
la Société avait des ennemis assez puissants pour effacer la conscience
d’une personne de la surface de la Terre, alors autant chercher à profiter de
tout ce qu’elle avait à offrir.
Mal à l’aise, les cinq candidats s’étaient installés dans la pièce peinte
autour de la chaise vide de Libby, pour aborder leur nouveau sujet. Non pas
qu’une place précise leur fût attribuée, mais ils avaient leurs habitudes.
Libby, en général, s’asseyait à côté de Nico, sur sa gauche. Nico refusait de
tourner la tête dans cette direction et Parisa entendait son esprit gronder
comme celui des autres initiés.
Elle se demanda s’ils auraient réagi de la même façon si c’était Callum
qui manquait à l’appel.
– Voici Viviana Absalon, annonça Dalton.
Ils se crispèrent tous quand il leur présenta un cadavre, parfaitement
préservé, dont le visage exprimait la réserve et la retenue. On aurait dit
qu’elle aurait préféré ne pas mourir, mais s’était tout de même résignée. Son
corps n’avait subi aucune blessure sanglante, mise à part une incision,
soigneusement recousue. Visiblement une autopsie avait été pratiquée
récemment. Et Viviana Absalon gisait aussi paisiblement que si elle
dormait.
Parisa sentit son estomac se nouer au souvenir de la dépouille qu’ils
avaient cru être celle de Libby Rhodes. Sa position tordue, son corps
perforé, la réplique parfaite d’un regard vide. Cette vision, contrairement à
ce que leur montrait Dalton, était horrible. Les mains de Parisa plongées
dans le sang, alors que son esprit refusait de comprendre qu’il ne s’agissait
que d’un tour de passe-passe.
L’idée que quelqu’un ait pu faire cela à l’un d’eux l’avait profondément
perturbée, lui rappelant ce qui se jouait dans le monde en dehors des murs
de la Société. Le pouvoir ne signifiait pas l’immortalité. C’était une leçon
qu’elle ferait bien de ne pas oublier.
– Viviana est une femme de quarante-cinq ans d’origine franco-
italienne. Elle a été classée à tort comme mortelle.
Il projeta une série de photos, qui dégageaient une impression de
froideur clinique, à l’instar de ce cadavre en parfait état. Des notes écrites à
la main commentaient les incisions de l’autopsie, indiquées par des flèches.
Dalton continuait son cours, égal à lui-même, dérangé uniquement par un
mauvais pressentiment que distinguait Parisa. Comme s’il craignait qu’il lui
arrive quelque chose.
Avant que Parisa puisse explorer plus avant son esprit, les portes de la
pièce peinte s’ouvrirent. Elle jeta un regard par-dessus son épaule. Atlas
entrait discrètement, piquant sa curiosité. Il avait brillé par son absence au
cours des mois qui avaient précédé la disparition de Libby, et refaisait
désormais régulièrement surface.
Étonnant.
Sentant l’intérêt de Parisa, Atlas plissa les yeux vers elle. Il hocha la
tête une fois, en silence, sans que les autres le remarquent.
Puis il fit signe à Dalton de continuer.
Ce que fit ce dernier.
– À dix-huit ans, âge où la plupart des médéiens ont déjà manifesté la
preuve de leurs pouvoirs magiques, Viviana n’avait encore rien révélé
d’extraordinaire. Elle n’avait aucun talent de sorcellerie, et à vingt et un ans
les quelques signes qu’elle avait laissés s’exprimer furent totalement
écartés. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des médéiens sont correctement
identifiés, leur rappela Dalton. Seulement, avec une population mondiale de
près de dix milliards d’habitants, un pour cent représente beaucoup de
personnes.
Il passa au cliché suivant d’un geste de la main.
– Au moment de sa mort, Viviana était en excellente santé. Elle avait
donné naissance à quatre enfants avant ses trente ans, alors que beaucoup
dans son village natal d’Uzès la considéraient encore comme la beauté
locale, encore plus magnifique que les jeunes femmes de vingt ans qui
recherchaient un mari. Malheureusement, Viviana a été renversée par une
voiture il y a quelques semaines. Elle est morte sur le coup.
Nouveau mouvement de la main, et ils virent les images de l’accident,
avant de passer aux détails de l’autopsie.
– Comme vous le voyez, commença Dalton en la comparant avec un
cadavre similaire, les organes de Viviana ont arrêté de vieillir à l’âge de
vingt et un ans.
Il passa rapidement en revue des portions de son corps pour les
comparer d’abord à celles d’une personne de vingt et un ans, puis d’une
autre de quarante-cinq ans, sans que Parisa comprenne où il voulait en
venir.
– Sa peau n’a pas perdu d’élasticité. Les traits de son visage sont
inchangés. Ses cheveux n’ont pas blanchi. Les gens de son village pensaient
qu’elle se maintenait en forme grâce au sport et à une alimentation saine, et
ils se disaient sans doute qu’elle se faisait une couleur. Quant à Viviana, il
semble qu’elle n’ait rien remarqué non plus. Elle se considérait simplement
gâtée par la nature, particulièrement chanceuse, mais rien d’extraordinaire.
Une fois la série de clichés terminée, il se tourna vers ses auditeurs.
– À ce qu’on peut déduire, Viviana ne serait pas morte de mort naturelle
si elle n’avait pas été victime d’un accident, résuma Dalton, même si c’était
déjà clair pour tout le monde. Sa mort n’a pas été causée par une forme de
dégénérescence. Ce que nous ne savons pas, en revanche, c’est combien de
temps elle aurait vécu et si c’est fréquent chez les médéiens non
diagnostiqués.
– Présentait-elle des signes de régénération ? demanda Tristan.
Il n’était plus le même depuis la disparition de Libby. Plus calme. Nul
n’aurait pu dire si c’était parce qu’il avait évité de justesse de se faire tuer
par Callum, ou parce qu’il continuait à croire que Libby était quelque part
et qu’on pouvait encore la retrouver.
– Est-ce qu’on a observé des traces de dommages réparés par la magie,
vous voulez dire ? Non. Elle ne déclinait simplement pas comme les autres
mortels.
– Était-elle moins sujette aux maladies ? (Reina.)
– Difficile de conclure avec certitude, répondit Dalton. Rien de
détonnant par rapport aux habitants de son village.
– A-t-elle contracté une maladie en particulier ? (Tristan de nouveau.)
– Non, mais elle se faisait régulièrement vacciner, donc cela n’a rien de
surprenant.
– Des rhumes ? suggéra Callum sèchement, et Dalton haussa les
épaules.
– Ce n’est pas quelque chose qu’on consigne en général. Par conséquent
nos recherches ne nous l’indiquent pas.
– Que doit-on faire de ça, exactement ? demanda Nico, ses doigts
pianotant sur ses jambes. Sa spécialité magique était… la vie ?
– Quelque part dans ses gènes est inscrite la capacité à ne pas dépérir,
répondit Dalton, ce qui semblait confirmer la supposition de Nico. Nous
n’avons aucun moyen de savoir si ce don est fréquent, et c’est une des
questions que nous allons devoir nous poser. Viviana était-elle la seule ?
Trouve-t-on d’autres médéiens comme elle dans l’histoire ? Si aucun n’a
vécu assez longtemps pour qu’on le remarque, est-ce qu’on peut en
conclure que les gens dotés d’une espérance de vie extraordinaire attirent
les accidents mortels ? Est-il possible qu’ils meurent jeunes et si oui, est-ce
le résultat de leur pouvoir magique ?
Pause.
– Ou est-ce d’une certain façon la preuve du destin ? finit par interroger
Dalton.
Parisa plissa les yeux, en désaccord avec l’hypothèse de Dalton. La
magie telle qu’ils l’étudiaient était limitée, prévisible, scientifique dans ses
résultats. Penser qu’elle pouvait être un aimant attiré vers une fin précise
qui lui retirait tout choix possible était si désagréable qu’elle grimaça.
Parisa ne supportait pas l’idée de ne pas avoir le contrôle. Elle sentit un
goût amer, comme un excès de salive.
– La magie de la vie et de la mort, commenta Reina de sa voix grave.
C’était prévu qu’on étudie ce sujet maintenant ?
Dalton jeta un coup d’œil à Atlas qui ne dit rien.
– Oui et non, répondit-il alors. L’unité d’études qui suit les rites
d’initiation est toujours la mort.
Tristan gigota sur sa chaise, mal à l’aise. Callum, lui, restait
parfaitement immobile.
– Cet exemple particulier, contrairement aux apparences, n’a pas été
choisi en relation avec notre situation, assura Dalton. Le travail et l’objectif
de la Société restent ininterrompus.
– Ah oui ? lâcha Nico, cinglant.
– Oui, rétorqua Dalton sur un ton affirmé. L’initiation débutera selon
l’emploi du temps prévu. Vous constaterez que ce nouveau chapitre vous
donnera accès à beaucoup plus de matériel dans les archives.
– Et en échange ? demanda Parisa.
Ce qui signifiait : « Quelle mystérieuse nouvelle offrande nous
réclamera la bibliothèque ? »
Les épaules de Dalton se crispèrent comme souvent au son de sa voix.
Cela venait de ses tentatives de retenue – surtout ne pas tourner la tête vers
elle trop rapidement – qui se manifestaient par un moment d’hésitation.
Elle voulait que Dalton lui réponde mais, derrière eux, Atlas se leva.
– Vous êtes redevables à la bibliothèque, comme elle vous est redevable,
intervint-il sans émotion. Excusez cette interruption, ajouta-t-il avant de
tourner les talons vers la porte, laissant Dalton revenir au statut de médéien
non diagnostiqué de Viviana.
Parisa attendit de se retrouver seule avec lui pour développer sa
question. Il lisait un livre dans la salle de lecture, tout en jouant avec un
objet invisible. Cela occasionnait chez lui une tension intense. Elle vit sa
lutte intérieure cesser quand il remarqua sa présence et elle avança vers lui
pour éponger la sueur sur son front.
– Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-elle.
Il leva des yeux distants vers elle, la regardant à travers des kilomètres
de pensées.
– Tu sais pourquoi il te veut ? demanda-t-il.
– Non.
Elle n’eut pas besoin qu’il précise de qui il parlait. Atlas. Cette question
taraudait Parisa depuis la disparition de Libby, ou peut-être même avant.
– Moi, je le sais, déclara-t-il en posant sa joue contre la main de Parisa
et en fermant les yeux. C’est parce que tu sais être affamée.
Ils restèrent assis en silence à réfléchir à ce qu’il venait de dire.
Oui. La conservation réussie impliquait de survivre quand les autres
mouraient.
La vraie magie de la longévité.
– Il nous a tous choisis pour quelque chose, murmura-t-elle.
– Bien sûr. C’est ainsi que fonctionne la Société.
Elle secoua la tête.
– C’est lui qui a choisi. Personne d’autre. Ils l’avaient déjà lui, comme
télépathe, alors pourquoi auraient-ils eu besoin de moi aussi ?
Elle s’interrompit un instant.
– Mais peut-être qu’il n’a plus besoin de moi ? hasarda- t-elle, repensant
à la main d’Atlas qui la chassait de l’esprit de Dalton.
En réponse, les paupières de Dalton s’ouvrirent et se refermèrent
aussitôt.
Parisa lui caressa la nuque, soulageant la tension dans ses vertèbres.
– Tu as vu quelque chose, lâcha-t-elle, changeant soudain de sujet.
Dans… ce corps censé représenter Libby. Dans cette illusion.
Elle attendit de détecter une étincelle dans son esprit, un mouvement.
Mais elle ne rencontra que des murs.
– Ce n’était pas une illusion, affirma-t-il sur un ton neutre et détaché.
Il ne lui offrait qu’une miette, mais Parisa sentit une réponse bien plus
complète se profiler. Elle se rappelait l’expression sur son visage quand il
était entré dans la chambre. L’étrange vide de ses yeux, comme une porte
qui se refermait en claquant. Plus parlant que n’importe quelle réaction
aurait pu l’être.
– Mais ce n’était pas vraiment elle, déclara Parisa pour gagner du
temps. À moins que Tristan se soit trompé…
– Non, il ne s’est pas trompé, assura Dalton. Mais ce n’était pas une
illusion.
Parisa fit glisser délicatement ses doigts dans les cheveux de Dalton.
– Ah non ?
À son contact, la respiration de Dalton s’apaisa.
– C’était…
Un muscle de sa mâchoire tressaillit.
– Une animation.
– Une animation, répéta Parisa.
De nouveau ce mot qui ne voulait rien dire pour elle et semblait chargé
de sens pour lui. Elle en distinguait les conséquences, la gravité. Un mot qui
l’avait mis à terre.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
Au moment où Dalton ouvrit les yeux pour croiser son regard, elle
sentit une intimité familière. Pas celle de l’amant qui partageait son lit de
temps en temps, mais celle de l’homme qu’elle convoitait comme la
lumière, qui l’attirait comme une flamme attire un papillon de nuit.
– Une seule personne est capable de créer une animation aussi
convaincante, déclara Dalton.
– Qui ?
Mais elle le savait déjà. C’était évident, inévitable.
Je suis un animateur, lui avait-il confié. J’apporte la vie.
– Moi.
Parisa fut traversée d’un frisson terrible. Elle aurait dû être inquiète,
intriguée, peut-être même effrayée. Mais elle n’éprouvait que du triomphe.
La confirmation exaltante qu’elle avait eu raison. C’était un homme d’un
profond intérêt – un diamant dans un monde de médiocrité – et Parisa
l’avait tout de suite compris. Elle l’avait deviné à l’instant où elle avait posé
les yeux sur lui. Il valait plus que tous les autres hommes et elle l’avait vu.
Il constituait un mystère qui échappait à son propre entendement. Unique.
Impossible. Mais pourquoi eux, qui avaient tant fait et qui étaient allés aussi
loin, devraient-ils se limiter au possible ?
Peut-être même que Libby Rhodes pourrait être retrouvée après tout.
Pourtant il ne servait à rien de demander à Dalton ce qu’il savait ou se
rappelait. Si cette illusion – cette animation – avait vraiment été sa création,
il l’ignorait visiblement, et à présent il implorait Parisa en silence. Il la
suppliait de lui retirer cette culpabilité qu’il ne méritait pas de porter.
Parisa dégagea le bureau pour s’y allonger. Dalton se pencha vers elle
pour la respirer. Un grondement de douleur s’échappa de sa gorge, comme
un sanglot silencieux. Il enfouit son visage dans sa robe.
C’était la différence entre la vie et la longévité. Cet état entre mourir
d’un accident de voiture et vivre avec une âme brisée.
– Je te sortirai d’ici, murmura Parisa à ses fêlures, à ce qu’il était au
plus profond de lui.
La solution lui apparut clairement.
S’il était en morceaux, elle prendrait pour elle les débris qui restaient.
REINA

– J’ai besoin de ton aide.


Nico s’arracha à ses pensées. Manifestement, le début d’un nouveau
chapitre ne lui avait pas permis de se changer les idées ni de se défaire de sa
culpabilité. Pourtant, il semblait plus déterminé, moins perdu. Il dormait de
nouveau correctement. Il attendait avec impatience, mais au moins, il
attendait.
– Pour quoi ?
– J’ai une théorie.
Reina s’assit en face de lui dans la pelouse, qui protesta comme
toujours. Pour une fois, elle fut contente d’entendre ses lamentations qui lui
servirent de confirmation.
– OK. Et sur quoi ?
– Je pensais à quelque chose.
Une conversation qu’elle avait entendue entre Callum et Parisa, ce duo
improbable. Mais depuis le jour où Tristan avait échoué dans sa mission de
tuer Callum, Parisa était la seule à oser le regarder dans les yeux.
– Est-ce que les animations ont une sentience ? avait demandé Parisa
l’air de rien.
– En quelque sorte.
Maintenant qu’ils n’avaient plus besoin de se débarrasser l’un de
l’autre, ils acceptaient de considérer leurs spécialités comme
complémentaires.
– Les illusions n’ont pas de sentience, mais les animations, si… Enfin,
ce n’est pas une sentience à strictement parler, se corrigea-t-il. C’est une
approximation de vie. Une sorte de… d’esprit naturaliste. Pas à un niveau
de conscience, mais dans la mesure où on peut considérer une animation
comme vivante.
Reina s’était souvenue de mythes sur le sujet. Des écrits datant de
l’Antiquité. Des manifestations spectrales, des créatures animées mais
dépourvues de sentience.
– Le naturalisme, commença Reina en faisant un geste vers les
murmures silencieux MamanMamanMaman qui lui chatouillaient la paume
comme de minuscules lames fines. Ça m’a fait penser à la médéienne, avec
sa spécialité de longévité.
– Et alors ? demanda Nico qui n’affichait pas une curiosité débordante,
mais semblait tout de même intéressé.
– La vie doit être un élément. Je ne peux pas l’utiliser, mais d’autres
peuvent certainement, expliqua-t-elle en lui adressant un regard prudent.
Toi, par exemple.
– Moi quoi ? demanda-t-il étonné.
– Toi, tu dois pouvoir l’utiliser.
– L’utiliser ? répéta Nico.
– Oui.
Elle chercha un meilleur moyen de lui expliquer.
– Tu pourrais sans doute la manipuler, la façonner, comme n’importe
quelle autre force. Comme la gravité.
Elle s’interrompit.
– Tu pourrais peut-être même la créer.
– Tu penses que je pourrais créer de la vie ? interrogea Nico en se
redressant légèrement. Si c’était un élément physique, alors bien sûr, en
théorie. Peut-être.
Il fronça les sourcils.
– Mais même si je pouvais…
– L’énergie ne naît pas de rien, je sais.
Elle y avait déjà réfléchi sous toutes les coutures.
– Et c’est là que j’interviens.
– Mais…
– La théorie est assez claire. Suppose que la vie est son propre élément.
Et si la spécialité magique de Viviana était vraiment la vie, la capacité à être
en vie et à le rester ? lança-t-elle, attendant quelques secondes pour voir s’il
la suivait. La vie et la sentience ne sont pas la même chose. Il y a des micro-
organismes, des bactéries, etc. qui peuvent vivre sans rien ressentir, donc si
la magie peut vivre, en un sens… pourquoi la vie ne pourrait-elle pas aussi
être créée ?
Nico la dévisageait, les sourcils toujours froncés, et Reina posa une
main sur son épaule en soupirant.
– Essaie au moins, insista-t-elle.
– Essayer… quoi exactement ?
Hahahaha, riait l’herbe, bruissant d’hilarité. Maman est bien trop
intelligente, trop intelligente, tout ce qu’elle voitetvoitetvoit
hahahahahaha…
– Essaie, répéta Reina.
Elle sentit l’épaule de Nico se crisper sous sa main – comme s’il se
préparait à argumenter – mais soudain, il se détendit. Il semblait se ranger à
son opinion, soit volontairement soit en réaction à ce qu’elle lui offrait.
Alors que la magie traversait Reina, elle se demanda, une fois encore, si
Nico entendait désormais ce qu’elle entendait ou si ces murmures lui étaient
réservés pour l’agacer elle seulement. Au moins, quand Nico l’utilisait, elle
avait un peu de répit, en la canalisant sur quelqu’un d’autre. Cela
ressemblait à ce qu’elle éprouvait quand elle permettait à la nature de puiser
en elle, comme quand Atlas était venu dans son salon de thé.
Grandissez, avait dit Reina, et les graines avaient poussé.
À présent, elle disait à Nico essaie, et elle sentait comment son pouvoir
avait accepté le sien, volontiers, affamé. Elle éprouva à la fois soulagement
et libération. La réaction était un vacillement stupéfiant, comme si on
l’agrippait à bras-le-corps.
Une étincelle. C’est ainsi qu’elle pouvait le décrire. Elle n’aurait su dire
ce qu’ils avaient perçu. Reina sut simplement que quelque chose qui n’avait
pas existé auparavant avait pris vie l’espace d’un instant, et Nico l’avait
constaté lui aussi. Elle le comprit à ses yeux qui s’étaient ouverts grands et
à son expression méfiante, juste après.
Nico ne s’était attendu à rien, contrairement à Reina qui avait élaboré la
théorie.
L’idée était vraiment simple, presque risible par son manque de
complexité. Si la vie pouvait naître de rien, comme l’Univers lui-même,
alors pourquoi Reina ne pourrait-elle pas la créer ?
Maman, soupira une branche agitée par le vent.
Nico et elle semblaient tous les deux conscients de ce qu’ils avaient fait
sans échanger un mot.
– Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Nico. C’était… ?
De la vie ?
– Je ne sais pas, répondit Reina honnêtement.
Elle l’ignorait encore.
– Qu’est-ce que tu pourrais en faire ?
– Moi ? demanda-t-elle, surprise. Rien.
– Quoi ? lâcha-t-il, perplexe.
– Je ne peux rien en faire.
– Mais…
– C’est toi qui l’as utilisé.
– Mais tu me l’as donné !
– Et alors ? Quel est l’intérêt de l’électricité sans une ampoule ? Aucun.
– C’est…
Il secoua la tête, renonçant à poursuivre la discussion.
– Si Rhodes était ici, lâcha-t-il, abattu. Si elle était ici, peut-être que je
pourrais en faire quelque chose. Mais avec moi seulement, ça n’ira pas plus
loin que ça.
Une étincelle.
– Et je ne sais même pas ce que c’était.
– Alors tu as besoin de plus de pouvoir ?
– Plus que ça. Plus que plus, déclara-t-il.
Revenant à son état d’agitation habituelle, il fit pianoter ses doigts
impatiemment sur l’herbe.
– Ce n’est pas une question de quantité, mais… de qualité. De pureté.
– Alors si Libby était ici, ça deviendrait quelque chose ?
– Oui.
Il paraissait convaincu. Il parlait toujours avec assurance, mais cette
fois, cela ressemblait plus à une réelle certitude qu’à de l’arrogance.
– Je ne sais pas quoi, mais quelque chose.
– Très bien.
Reina se cacha les yeux avec une main pour ne pas se laisser éblouir par
le soleil qui perçait entre les nuages, les enveloppant dans sa clarté.
– On va devoir la retrouver, alors.
Nico se crispa.
– Toi et moi ?
Il pensait qu’elle ne le croyait pas. Et il avait raison. Pas vraiment. Mais
cela ne l’empêcherait pas de chercher quand même, surtout si ça lui
permettait d’explorer ce qu’elle venait de découvrir.
– Si je peux aider, alors oui.
Elle le dévisagea.
– J’imagine que tu es en plein dans les recherches.
– En fait… non, avoua Nico. Je suis à court d’idées, mais…
– Ton ami, devina-t-elle. Celui qui voyage dans les rêves ?
Il ne répondit pas.
– Tu ne me l’as jamais dit, concéda Reina. Tu m’as dit son nom, mais
pas ce qu’il pouvait faire.
Nico prit un air coupable et donna un petit coup de pied dans l’herbe.
– Je n’avais pas l’intention de le dire à qui que ce soit.
– Parce qu’il est… secret ?
– Lui ? Pas tant que ça. Mais ce qu’il peut faire… Il vaut mieux que
personne ne le sache.
Elle fut ennuyée que ce commentaire la contrarie plus que d’ordinaire.
– Tu devrais nous faire confiance, lança-t-elle, surprise par son ton
catégorique. Tu ne crois pas ?
– Pourquoi ?
Reina réfléchit. Il lui fallait une réponse consistante, complète, et pour
des raisons égoïstes elle voulait l’en persuader.
– Ne comprends-tu pas combien nous sommes seuls individuellement ?
Ensemble nous formons un tout.
Silence.
– Oui, lâcha-t-il.
– C’est du gâchis. De ne pas utiliser les ressources que nous avons.
Un autre concept plutôt simple.
– Tu ferais confiance à Callum ? Et à Parisa ? demanda-t-il, sceptique, à
juste titre.
– J’ai confiance dans le fait qu’ils sont talentueux, confirma lentement
Reina. J’ai confiance dans leur don. J’ai confiance dans le fait que lorsque
leur intérêt rencontre le mien, ils sont utiles.
– Et si ce n’est pas le cas ?
– Alors il faut faire en sorte que ça le soit.
Pour Reina, cela paraissait logique, séquentiel : si ceci, alors cela.
– Pourquoi avons-nous accepté d’entrer dans la Société si ce n’est pour
être puissants ? Je pourrais être forte, seule, aussi forte que toi, lui rappela-t-
elle. Pourquoi rester ici si on voulait se contenter d’être forts ?
– En es-tu… en es-tu vraiment certaine ?
Il parlait de la Société.
– Oui.
Ce n’était pas encore vrai, mais elle avait des projets pour que cela le
devienne. Elle avait bien l’intention d’en être aussi persuadée qu’elle le
prétendait, et pour cela, elle avait besoin de quelques réponses.
Un seul homme pouvait les lui fournir.
Elle chercha Atlas pour lui parler en privé. Quand il la vit, il ne sembla
pas surpris, même si c’était la première fois qu’elle s’adressait directement
à lui, en tête à tête. Son bureau, à côté de la salle à manger du matin, n’avait
jamais attiré aucun d’eux, principalement parce qu’il ne contenait rien
d’intéressant. Seul Atlas présentait un intérêt, à sa façon discrète. Il
transpirait la patience éternelle.
– En quoi consiste l’initiation ? demanda-t-elle sans préambule, et
Atlas, qui prenait un livre sur son étagère, se figea.
– Un rituel. Comme tout le reste.
Il avait l’air fatigué, comme souvent ces derniers temps. Il portait le
même type de costume que toujours, gris ardoise, à l’image de son austérité
académique.
– Les serments de lien ne sont pas particulièrement complexes.
J’imagine que vous les avez étudiés.
En effet.
– Le rituel fonctionnera-t-il tout de même ? Alors que ce n’est pas nous
qui l’avons tuée ?
– Oui.
Atlas s’installa derrière son bureau et fit signe à Reina de s’asseoir, elle
aussi. Il sortit un stylo de sa poche et le posa délicatement à côté de sa
main.
– Il pourrait y avoir des fractures. Mais après deux millénaires de
sacrifices rituels pour renforcer le lien, je peux vous assurer que la magie
tiendra, affirma-t-il avec une pointe d’ironie.
Reina baissa le regard vers le bureau, attendant la suite.
– Je doute que vous soyez venue m’interroger sur la logistique de la
cérémonie d’initiation, commenta Atlas.
Il la dévisagea avec un intérêt mêlé de méfiance.
– Je voulais vous demander quelque chose, en effet.
– Alors, allez-y.
– Me répondrez-vous ? interrogea-t-elle en croisant son regard.
– Peut-être, peut-être pas.
Rassurant, songea Reina.
– Vous m’avez dit dans le salon de thé que j’étais en concurrence avec
quelqu’un d’autre pour rejoindre la Société, lui rappela-t-elle.
– C’est vrai, confirma-t-il, ouvert. Cela vous a beaucoup préoccupée ?
– D’une certaine manière.
– Parce que vous doutez de votre place ici ?
– Non, répondit-elle, sincère. Je savais qu’elle serait pour moi si je la
voulais.
Atlas s’adossa à son fauteuil, les yeux plissés vers elle.
– Alors qu’est-ce qui vous perturbe ?
– Le fait qu’il en existe d’autres.
Elle ne le voyait pas tant comme une menace que comme un mystère à
résoudre.
– Des gens qui pourraient être sélectionnés, mais ne le sont pas.
– Ne vous en faites pas pour eux, si c’est ce qui vous inquiète. Il existe
bien d’autres causes à défendre, tout aussi nobles. Tout le monde ne mérite
pas une invitation dans la Société.
– Travaillent-ils pour le Forum ?
– Le Forum n’a pas la même structure, répondit Atlas. Il est plus proche
d’une corporation.
– Quelle est la différence ?
– Ses membres sont supposés retirer un profit.
– De quoi ?
– De nos pertes, répondit Atlas simplement en agitant la main vers une
tasse vide.
En un instant, elle fut remplie de thé, le parfum de lavande et de
bergamote embaumant l’air entre eux.
– Mais c’est la nature des choses. L’équilibre, dit-il avant d’approcher la
tasse de ses lèvres. Il ne peut exister de réussite sans échec. Pas de chance
sans malchance.
– Pas de vie sans mort ?
Il hocha la tête.
– Donc vous comprenez le but du rituel.
Elle se demanda si elle n’en avait pas trop envie, peut-être. Elle était
prête à se trouver des excuses, à croire les mensonges de la Société. Un
amour toxique, né de la faim.
Trop tard, maintenant.
– Vous savez ce qui est arrivé à Libby Rhodes ?
– Non, lâcha-t-il sans hésitation, mais pas trop rapidement.
Elle lut l’inquiétude sur ses traits. Il disait la vérité.
– Et je dois vous avouer que je l’aurais volontiers crue morte sans
M. Caine.
– Vous pensez que c’était le Forum ?
– C’est possible.
– Quelles sont les autres possibilités ?
Elle vit sa langue se figer, un mécanisme de protection opérer.
– Elles sont innombrables.
Il ne partagerait pas ses théories avec elle.
– On devrait vous faire confiance ? lui demanda-t-elle.
Atlas la gratifia d’un sourire paternel.
– Voici ce que je vais vous dire, commença-t-il. Si je savais comment
retrouver Libby Rhodes et la ramener moi-même, je ferais tout ce qui est en
mon pouvoir pour y arriver. Rien ne m’empêcherait de continuer les
recherches. Je ne tire aucun bénéfice de sa perte.
Reina le crut, à contrecœur. Pourquoi douter ? Tout le monde
connaissait la valeur de Libby.
– Mais ce n’est pas pour cela que vous êtes venue, commenta Atlas.
Reina baissa les yeux vers ses mains, se demandant pourquoi elles lui
paraissaient tellement étranges ici. Elle se rendit alors compte que c’était le
manque de tension parce que, contrairement aux autres pièces, celle-ci ne
contenait aucune forme de vie. Il n’y avait pas de plantes, seulement des
livres et du bois mort.
Intéressant, songea-t-elle.
– Vous avez parlé d’un voyageur. Je voulais savoir si c’était l’ami de
Nico.
– Oui, Gideon Drake. Il était finaliste, mais pas dans les dix derniers.
– Est-ce vrai qu’il est capable de voyager dans les sphères des rêves ?
– Les sphères de l’inconscient, précisa Atlas avec un petit hochement de
tête. Une compétence fascinante, à l’évidence, mais la commission de la
Société n’a en fin de compte pas été convaincue par sa capacité à contrôler
son don. Je pense que même Mlle Rhodes était au courant de sa narcolepsie
incurable, qu’il n’arrivait pas à maîtriser avec succès, ajouta-t-il. Rares
étaient les professeurs à l’université de New York qui savaient quoi faire de
lui. Il manque trop d’entraînement, en un sens. Et sa mère est trop
dangereuse et trop susceptible d’intervenir.
– Qui est-ce ?
– Personne en particulier. Une espèce d’espionne. Personne ne sait
comment elle s’est retrouvée coincée là-dedans, mais il semble qu’elle ait
une dette, et un faible pour en acquérir de nouvelles.
– Et donc, elle fait quoi exactement ? demanda Reina, les sourcils
froncés.
– C’est une criminelle, mais pas inoubliable. Contrairement au père de
M. Caine.
– Oh.
Sans qu’elle comprenne pourquoi, cette information attrista
profondément Reina. Peut-être parce qu’en qualifiant ainsi la mère de
Gideon Drake, Atlas suggérait que les souvenirs étaient un luxe à ne pas
gâcher sur ceux qui n’en valaient pas la peine.
– Et Gideon ?
– Je suppose que si M. Drake n’avait pas rencontré Nico de Varona, sa
vie aurait été bien différente. S’il était encore en vie aujourd’hui, sans l’aide
de Nico.
Reina changea de position sur sa chaise.
– Et c’est tout ?
– Quoi ?
– Les gens quelconques sont punis parce qu’ils ne sortent pas du lot ?
Atlas posa sa tasse, faisant durer l’instant, en silence.
– Non, finit-il par dire en ajustant sa cravate. Les gens qui sortent du lot,
ce sont eux qui souffrent. Les gens quelconques meurent oubliés, oui, mais
la grandeur ne vient pas sans douleur.
Il la fixa d’un regard solennel.
– Je connais très peu de médéiens qui ne choisiraient pas finalement de
rester quelconques et heureux s’ils pouvaient le faire.
– Mais vous en connaissez qui auraient choisi l’inverse.
Atlas sourit.
– Oui, j’en connais quelques-uns.
Il semblait prêt à la congédier, son moment de candeur passé, mais
Reina s’attarda encore, dépitée. Elle avait pensé que la confirmation de ses
doutes sur l’ami de Nico résoudrait son énigme, mais elle s’était trompée.
La satisfaction que lui avaient procurée les réponses d’Atlas n’avait pas
duré longtemps et à présent, elle goûtait au contrecoup.
– Le voyageur, dit-elle. Celui que vous avez écarté pour me choisir.
C’était qui ?
Elle comprit tout de suite que c’était la dernière question qu’il lui
laisserait poser.
– Il n’a pas été écarté, répondit Atlas en penchant la tête, avant de se
lever pour la raccompagner à la porte.
EZRA

Ezra Mikhail Fowler est né quand la Terre mourait. Pendant les années
qui ont précédé, les journaux ne parlaient que de la crise climatique et de
combien il restait de temps à la couche d’ozone. Ainsi une génération
entière en proie à un profond désespoir existentiel prenait les psychologues
comme bouée de sauvetage. Les États-Unis subissaient feux de forêt et
inondations depuis des mois, et seule la moitié du pays acceptait de voir
qu’elle était responsable du carnage. Même ceux qui croyaient en un Dieu
vengeur ne parvenaient plus à voir les signes.
Pourtant la situation allait devoir se dégrader encore avant de
s’améliorer. Il fallut que le temps, l’air respirable et l’eau potable viennent à
manquer pour que quelqu’un quelque part décide de réagir. Les
technologies magiques achetées et vendues autrefois par les gouvernements
passèrent progressivement aux mains d’entreprises privées, qui les
achetèrent et les vendirent comme secrets industriels. La magie
institutionnelle et celle détenue par les entreprises avaient guéri plusieurs
virus et fourni des énergies renouvelables. Les dégâts causés par
l’industrialisation, la mondialisation et tous les autres mots en « -tion »
furent suffisamment raffistolés pour que le monde continue comme avant
sans qu’aucune mesure significative soit prise. Les politiciens politisaient
comme d’habitude : un petit pas en avant n’était jamais suivi d’un
deuxième. On repoussait l’inévitable, voilà ce qui comptait. Discours
classique de tout bon sénateur.
Ezra grandissait dans un quartier pauvre de Los Angeles, tellement
reculé à l’est que ses habitants ne pouvaient même pas voir l’Océan, et
acceptaient sans broncher l’idée qu’une rivière n’était qu’une sorte de filet
d’eau qui coulait lentement sur du ciment. Là où vivait Ezra, il n’y avait en
général pas de père, et les mères devaient s’occuper de leurs enfants et
également subvenir à leurs besoins avec leurs maigres salaires.
Ezra avait appartenu à ce matriarcat multigénérationnel jusqu’à l’âge de
douze ans, quand on avait tiré sur sa mère dans le temple où elle priait.
Il s’était trouvé sur les lieux, sans être là.
Il se souvenait de tous les détails de l’événement pour plusieurs raisons,
en plus de la mort de sa mère : d’abord, la dispute qu’ils avaient eue parce
qu’elle lui avait reproché d’avoir disparu une partie de la journée
précédente, ce qu’il niait fermement. Et aussi, parce que cela avait été sa
première expérience de portail.
Pendant le service, les détonations l’avaient projeté en arrière dans
l’espace, au point qu’il s’était demandé si lui aussi avait été touché.
À l’école, des exercices d’intrusion malveillante étaient organisés au moins
une fois par an. Il savait ce qu’était une fusillade, mais le concept de la mort
lui paraissait encore étranger. Dans son esprit, être transpercé par une balle
ressemblait à ce qu’il venait de vivre : on s’écroule, les oreilles
bourdonnent, le monde entier s’arrête pour un instant. Il était petit pour son
âge, ses camarades le dépassaient tous, et c’est peut-être ce qui l’avait
sauvé. Quand il le fallait vraiment, il devenait une quantité négligeable,
capable de se cacher dans un interstice minuscule, une fêlure
microscopique.
La chute fut longue, l’impact, violent. Mais quand la sensation se
dissipa, Ezra prit conscience qu’il était soit mort, soit très très vivant. Il
ouvrit les yeux dans un temple où régnait un silence absolu. Un silence
sinistre. Le lieu était complètement vide. Il ne vit ni sa mère, ni le tireur. Il
avança jusqu’à l’endroit où sa mère avait été abattue, s’accroupit pour
chercher les douilles sur le parquet. Il avait peut-être tout réparé, tout rejoué
et maintenant tout allait bien ? Il rentra chez lui et trouva sa mère endormie
sur le canapé, encore dans sa blouse d’infirmière. Il partit se coucher.
Quand il se réveilla, le soleil brillait dans le ciel.
Et la matinée prit une tournure étrange. Il mangea les mêmes toasts
brûlés que la veille, entendit les mêmes plaisanteries stupides à la radio. Sa
mère le gronda parce qu’il avait disparu la veille et était rentré si tard
qu’elle s’était endormie. Elle l’envoya se laver les cheveux et s’habiller
pour le temple. Non, non, on ne peut pas y aller, affirma-t-il aussitôt.
Maman, écoute-moi, c’est important, mais elle insista. Mets tes chaussures,
Ezra Mikhail, lave-toi les cheveux et allons-y.
Quand le tireur fit irruption, Ezra eut la confirmation qu’il était revenu
dans le passé. Il s’en était d’abord réjoui. Il s’était offert une issue de
secours dans le temps, et par conséquent il s’était mis à l’abri dans un autre
lieu. Il n’avait pas voyagé loin, mais assez loin pour se sauver la vie.
Plus tard, il étudierait la mécanique newtonienne, la relativité générale,
le système déterministe. Il apprendrait que la magie ouvrait des portails qui
étaient des trous de ver, capables de relier deux points distincts dans
l’espace et le temps. Ezra apprendrait qu’il pouvait faire apparaître un
portail et que quand il l’ouvrait, il sortait de son espace-temps sans même
vieillir d’une seule seconde.
Avec assez de pouvoir, il ouvrirait n’importe quel portail. Le monde
qu’il visiterait dans le passé s’ajusterait au futur qu’il viendrait de quitter.
C’était, bien sûr, là le problème. Il avait eu beau tenter d’empêcher la
mort de sa mère, elle était déjà morte. Et elle serait toujours destinée à
mourir.
Et pourtant, il essaya à plusieurs reprises de la sauver. Il crut que tel
était son destin. Alors il recommença. Toasts brûlés, mauvaises blagues,
fusillade. Encore et encore. Les choses se répétaient chaque fois à
l’identique, les pièces du puzzle se remettant en place de façon prophétique.
La quatrième fois : maman, je ne peux pas y aller, je me sens mal, Ezra,
arrête tes excuses. Toutes les autres fois : maman, la voiture est en panne,
j’ai mal aux pieds, le monde va exploser si tu y vas.
Arrête de regarder les informations, lui disait-elle. Ça ne te fait pas du
bien.
La dernière fois, Ezra regarda le corps de sa mère s’écrouler comme
d’habitude. Au-dessus de lui, il tentait de le protéger. Protéger son absence,
parce qu’il serait perpétuellement en sécurité et elle, éternellement en
danger. Épuisé, il tomba dans son néant de temps et de pensées. D’accord,
ça suffit.
Il n’essaierait plus.
Il se lava les cheveux, mit ses belles chaussures et donna la main à sa
mère, même s’il se considérait déjà trop grand pour le faire. Perdue dans ses
pensées, elle ne le remarqua même pas. Ezra ne développerait jamais un
don pour les au revoir.
Sachant qu’un portail s’ouvrirait s’il en avait besoin, il tenta une autre
stratégie. Il chercha à ouvrir une autre fissure pour lui-même, sans trop
comprendre pourquoi. Il se concentra sur un nouveau portail qui
l’emmènerait ailleurs, au-delà des contraintes de la veille.
Quand il ressortit, l’enterrement de sa mère était passé depuis trois
semaines – le point le plus éloigné vers lequel il pouvait voyager à cette
époque, alors qu’il ne s’était jamais entraîné. L’apprenti médéien qui
s’affirmait petit à petit était, en pratique, un petit garçon qui implorait
l’Univers de l’emmener ailleurs.
Les services sociaux débarquèrent rapidement pour s’occuper de lui.
C’est peut-être parce qu’il avait déjà vu sa mère mourir douze fois qu’il les
suivit sans protester.
Le système de famille d’accueil américain laisse à désirer, nul ne
l’ignore. Ezra s’était juré de ne plus jamais s’enfuir, de ne jamais raconter à
personne ce qu’il avait vu et entendu, mais la vie s’arrange toujours pour
que les promesses ne puissent être tenues. Il ne vieillissait pas s’il n’en avait
pas envie, s’il préférait simplement traverser le temps. À son seizième
anniversaire, il n’avait que quinze ans et un jour, ayant sauté trois cent
soixante-quatre unités de temps.
À dix-sept ans (à peu près), Ezra reçut une bourse pour l’université de
magie de New York, et c’est là qu’il comprit qu’il n’était pas seul à
posséder ce pouvoir. En réalité, il était le seul à avoir accès aux portails,
mais pour la première fois il prit conscience qu’il n’était pas le seul
magicien dans le monde – « médéien », avaient-ils corrigé. Pour lui, c’était
un mot nouveau, étranger et difficile à prononcer.
Comment pouvait-il se définir ? Il n’était pas exactement un physicien.
Il avait le pouvoir d’ouvrir de minuscules trous de ver de sa taille pour
voyager dans le temps, il le savait clairement. Mais limitée, sa magie se
concentrait sur lui-même. C’était un pouvoir unique. Dangereux.
Garde-le pour toi, lui conseillèrent ses professeurs. On ne sait jamais
quel type de personnes pourraient vouloir maîtriser le temps. Sûrement pas
des gens bien intentionnés.
Sagement, Ezra cacha ses compétences, ou du moins, s’efforça de le
faire. Jusqu’à ce que la Société alexandrienne le trouve.
C’était une offre tentante. (Le pouvoir est tellement alléchant.) Mais le
plus intéressant pour Ezra, c’étaient les autres initiés. Ou plutôt les quatre
qui le deviendraient après l’élimination de l’un d’eux. Ezra était de nature
introvertie – la pauvreté, un pouvoir inexpliqué, et la mort de sa mère
avaient fait de lui un jeune homme réservé – mais il se lia aussitôt d’amitié
avec un des candidats.
Atlas Blakely était un vagabond bien habillé, avec des cheveux en
bataille et un sourire indélogeable. Un petit dur londonien comme il se
présenta quand ils firent connaissance. Son rire tonnait si fort qu’il faisait
s’envoler les pigeons. Avec sa férocité, sa joie de vivre et son tranchant, il
mettait les autres mal à l’aise, mais Ezra l’apprécia immédiatement. Et ce
fut réciproque. Ils partageaient ce qu’ils définirent plus tard comme de
l’appétit, mais pour quoi, ils ne le savaient pas clairement. Ezra les voyait
comme coupés dans le même tissu indigent. Deux laissés-pour-compte
d’une planète à l’agonie. Les quatre autres avaient grandi dans des familles
aisées, avaient étudié dans de bonnes écoles et avaient développé un
cynisme confortable, une morosité bourgeoise. Ezra et Atlas, en revanche,
brillaient comme des soleils. C’étaient deux étoiles qui refusaient de mourir.
Atlas comprit le premier le principe d’élimination de la Société, grâce à
sa spécialité qu’il ne qualifiait pas de télépathie.
– C’est un truc de dingue, avait-il annoncé à Ezra alors qu’ils étaient
tous les deux allongés sous le dôme de la pièce peinte. On va devoir tuer
quelqu’un. Non mais jamais de la vie !
– Mais les livres ! avait protesté Ezra tout bas.
Atlas et lui aimaient se droguer avec des stupéfiants de mortels quand
ils en trouvaient. Cela rendait l’accès aux portails plus facile pour Ezra et
cela laissait un peu de répit à Atlas, qui n’en pouvait plus d’entendre les
pensées des gens. Cela lui donnait la migraine, avait-il confié à Ezra.
– Les livres, avait répété Ezra. Toute une librairie. Tellement de livres !
– Ça ne suffit pas, les livres, mec, avait répliqué Atlas, déjà tellement
shooté que ses yeux ne formaient plus que deux petites fentes.
Fondamentalement, Ezra n’était pas du même avis.
– La Société, c’est quelque chose. Ce n’est pas juste les livres, c’est les
questions, les réponses. Tout ça, c’est plus que rien.
(La drogue rendait ses raisonnements nébuleux.)
– Il faut qu’on y entre et qu’on arrive au sommet. Le pouvoir engendre
le pouvoir, tout ça.
Comme manifestement Atlas ne le suivait pas, il continua.
– La plupart des gens ne savent pas comment être affamés.
Et il expliqua que très rares étaient ceux qui pouvaient comprendre le
temps et son infinité. On gagnait tous à tenir un peu plus. Si on arrivait à
rester affamé assez longtemps en se nourrissant de presque rien, petit à petit
seulement, alors on survivrait. Ceux qui se montraient les plus patients
hériteraient de la terre. Tuer était mal bien sûr, mais pire encore, c’était
inutile et inefficace. Comment décrire l’existence d’Ezra autrement que
comme une faille récurrente de la nature même de la vie ?
Ezra pressentait sa mort, conscient qu’elle serait malheureuse. Ce
n’était pas une question de magie, mais de mauvais augure. Son destin était
tracé, il était né avec. Il se dirigeait vers une fin longue et horrible. Ils
devaient se soucier de ce qu’ils feraient entre-temps. Et ils voulaient les
livres, alors ils élaborèrent un plan : Atlas s’occuperait d’attendre, et Ezra,
de disparaître. Ils simuleraient sa mort, suggéra Ezra. Ainsi, avec un des
candidats en moins, ni Ezra ni Atlas n’aurait besoin de tuer. Et de toute
façon, les autres n’aimaient pas Ezra. Il paraissait si renfermé que personne
ne lui faisait confiance. Ils ne comprenaient pas non plus quelle était sa
spécialité. C’était clairement mieux ainsi.
La nuit où ils se mirent tous d’accord pour l’éliminer, Ezra ouvrit un
autre portail.
À cette époque, il allait plus loin que trois semaines, il pouvait voyager
sur des années ou même des siècles. Il choisit d’effectuer un bond dans le
temps de cinq années après leur recrutement, pour retrouver Atlas dans un
café. Après ce qui avait représenté à peine quelques heures pour Ezra, Atlas
avait vingt-huit ans. Il avait perdu son penchant pour les stupéfiants, mais
avait conservé son assurance caractéristique. Il s’installa en face d’un Ezra
toujours âgé de vingt et un ans et sourit.
– Réussi, lança-t-il en glissant sur la table un dossier contenant de faux
papiers.
– Alors, ils ont gobé ? demanda Ezra en feuilletant les documents.
La Société savait pourtant ce dont il était capable. Mais il était
impossible de prouver qu’il n’était pas mort.
– Oui.
À l’intérieur, il trouva un permis de conduire de l’État de New York,
une nouvelle carte de sécurité de la Société et, ce qui amusait beaucoup
Atlas, une carte de fidélité d’un restaurant de pancakes. Ezra hésita un
moment à demander à Atlas comment il s’était procuré des papiers officiels
à son nom, mais c’était juste l’illustration du pouvoir de la Société. Pas
étonnant qu’on soit prêt à tuer pour y appartenir.
– Alors qu’est-ce qu’ils ont fait… de moi ?
– Pareil qu’avec tous les éliminés. Tu as été effacé, répondit Atlas en
haussant les épaules, avant d’éclater de rire. Imagine si le monde venait à
apprendre qu’un groupe d’universitaires tue un médéien tous les dix ans ?
Maintenant, mec, tu es parti pour de bon. Comme si tu n’avais jamais
existé.
Pratique.
– Et même sans le rituel… ?
Atlas leva son verre.
– La Société est morte. Longue vie à la Société.
La continuité dans la perpétuité. Le temps qui suivait son cours comme
toujours.
– Et maintenant ? demanda Ezra, exalté par ce qu’ils avaient devant
eux.
Ils limitaient leurs rencontres à une par an, et Ezra continuait à voyager
à travers les portails. Ils ne voulaient pas qu’il vieillisse inutilement. Alors
qu’Atlas prenait des années, Ezra se maintenait à vingt et un ans. Pour lui le
temps passait différemment, mais il passait tout de même. Ils attendaient les
six, disait Atlas. Les bons, la collection idéale, incluant Ezra. Atlas, lui,
continuait à gravir les échelons pour devenir le prochain Gardien des
archives (le leur était déjà assez vieux et n’allait pas tarder à prendre sa
retraite). Ainsi, il se chargerait personnellement du recrutement. Il
sélectionnerait l’équipe parfaite – et parmi eux, celui ou celle que les
candidats décideraient d’éliminer – et Ezra, le sixième, serait à leur tête.
L’équipe parfaite pour quoi ?
– Pour tout et n’importe quoi, déclara Atlas.
Ce qu’il voulait dire : On va prendre en main cet abattoir sanglant et
tous ses fichus livres pour tout changer.
Ils élaborèrent des plans : un physicien capable de réaliser ce qu’Ezra
savait faire, mais en plus grand. Des trous de ver, des trous noirs, voyager
dans l’espace et dans le temps. Quelqu’un qui pouvait voir le quantum, le
manipuler, le comprendre, l’utiliser. (Était-ce seulement possible ? Bien sûr,
insista Atlas.) Quelqu’un qui leur donnerait sa puissance, comme une pile.
Une autre télépathe pour être le bras droit d’Atlas, pour être ses yeux et ses
oreilles, afin qu’il se repose enfin. Que construisaient-ils ? Aucun des deux
ne le savait vraiment, mais ils avaient les intuitions, le courage et la
détermination.
– J’ai trouvé quelque chose, lança Atlas, plus tôt que prévu. Celui qu’il
nous faut. Un animateur.
(Un animateur ?)
– Fais-moi confiance, assura Atlas, qui avait maintenant trente-cinq ans
et s’habillait en costume, cachant ses origines derrière un accent british et
de beaux vêtements.
(Ezra, bien sûr, avait toujours vingt et un ans. Peut-être vingt-deux,
difficile à dire avec ses sauts dans le temps.)
– J’ai un bon pressentiment sur lui.
À cette époque, l’euphorie initiale d’Ezra commençait à diminuer et il
se mit à douter de son utilité. Le plan s’appuyait principalement sur le cran
d’Atlas, dont Ezra ne doutait pas. Mais tous ces va-et-vient dans le temps et
ces rencontres avec Atlas dans le monde n’étaient pas la même chose
qu’exister. Ezra n’apportait aucune contribution, ne faisait pas partie du
projet, pas vraiment.
– Retourne à l’université de magie de New York, suggéra Atlas. Essaie
de trouver quelque chose. Tu n’as que vingt-deux ans et tu fais très jeune.
Et tu es trop américain pour te fondre ailleurs, ajouta Atlas, amusé.
Alors Ezra y retourna.
Malheureusement, pour réussir ses recherches, il dut ralentir le temps. Il
lui fallut de nouveau vivre selon une chronologie linéaire, dans un seul
espace-temps, et accepter de vieillir normalement. Planter, malgré lui, les
racines d’un personnage quelconque. Il eut du mal au début, la vie lui
semblant fade sans ce qu’il avait appris à trouver naturel, mais avant qu’il
abandonne ses efforts, par chance, son existence monotone s’ouvrit sur un
poste d’étudiant référent en résidence universitaire.
Ce qui lui permit rapidement de trouver quelque chose.
– Il te les faut tous les deux, déclara Ezra à Atlas après avoir vu Libby
Rhodes et Nico de Varona en pleine dispute du siècle. Le moment venu, il
faudra absolument que tu les prennes tous les deux.
– Mais ils ont la même spécialité, remarqua Atlas, dubitatif.
Ses cheveux grisonnaient aux tempes depuis quelques années, alors il
avait décidé de les raser.
– Tu ne veux pas être initié ? On a toujours dit que tu ferais partie des
six.
Ezra réfléchit. Il comptait bien être initié, quelles que soient les
formalités. Par Atlas, il avait accès à tout. Et ce qu’ils pourraient accomplir
avec un seul médéien paraissait désormais ridicule en comparaison avec ce
qu’ils pourraient faire avec les deux.
Il comprenait assez bien la dynamique de leur rivalité pour en être
intimement convaincu.
Atlas considéra la question sous tous les angles.
– Ils sont… physiciens, c’est bien ça ?
– Des mutants, précisa Ezra (un compliment dans sa bouche). De vrais
mutants.
– Surveille-les alors, lança Atlas, songeur. Je travaille sur autre chose en
ce moment.
Mission facile. Jouer le rôle d’un étudiant de deux ans plus âgé qu’eux
(même s’il était né plus de vingt ans avant eux) éveilla l’intérêt d’Ezra pour
Libby. Il se surprit à avoir envie d’elle. Ou envie d’une vie. Même une toute
petite partie. Ce qui ne serait pas une magnifique histoire, sachant comment
elle finirait.
Avec Nico, l’entente ne fut jamais au beau fixe. Ezra savait qu’il
renonçait à sa place pour lui, ou pour un autre candidat qui endosserait un
des rôles nécessaires pour créer le groupe. (Atlas avait parlé d’une
naturaliste. Pourquoi aurait-on besoin de plantes ? s’était moqué Ezra, qui
avait reçu en guise de réponse : « On s’en fiche des plantes, j’ai un
pressentiment, tu verras. ») Au moins Nico leur faciliterait les choses en
retirant à Libby la possibilité de refuser leur proposition.
L’année précédant leur initiation, Ezra avait enfin ouvert les yeux : peut-
être, après tout, qu’il n’avait pas été affamé. Il avait peut-être simplement
jeûné. Maintenant que Libby et Nico étaient partis dans la Société, Ezra se
retrouvait démuni. Sans Libby, il se sentait seul, isolé et accablé par l’ennui.
Et il avait sous-estimé le malaise qu’il éprouverait à ne plus faire partie
intégrante du plan d’Atlas.
– Bien sûr que tu es encore dedans, objecta Atlas. Et tu es plus utile que
tu ne le penses.
– Ah oui ? lâcha Ezra, agacé.
La lassitude le rongeait comme une crampe dans le mollet.
– Tu as toutes les spécialités qu’il te fallait.
– Oui, mais je pense que je me suis trompé avec Parisa.
– Elle n’est pas aussi douée que tu le croyais ?
– Si, elle est vraiment talentueuse. Mais elle va nous causer des
problèmes.
– Quel genre ?
Ezra ne savait pas qu’Atlas pouvait en avoir.
– Un problème, répéta Atlas en sirotant son thé. Au moins, je peux la
convaincre de pousser les autres à tuer Callum.
– Lequel ? L’empathe ?
– Oui.
Depuis le début, c’était celui qui devait mourir. Même le groupe parfait
devrait perdre un membre, après tout. Selon Atlas – et Ezra était de son
avis – Callum était l’équivalent du code nucléaire, et débarrasser le monde
de sa présence était un service qu’ils rendaient à l’humanité.
– Ensuite, nous pourrons nous occuper de Parisa.
– Ben oui, voilà, occupe-toi de Parisa, problème réglé. Tout est en place,
comme il faut, plaisanta Ezra, attendant un rire qui ne vint pas.
Inquiétant. Très inquiétant.
– Quand tu parles de t’occuper d’elle… commença Ezra.
– Je plaisante, assura Atlas. C’était juste une blague.
– D’accord, lâcha Ezra, soulagé. Bien sûr…
– Bien sûr, répéta Atlas avant de reprendre une gorgée de thé.
Ezra baissa les yeux vers sa tasse, les sourcils froncés.
– Mais pour être clair…
– Tu sais que tu étais presque un candidat encore une fois ? lança Atlas.
Sur ses gardes, Ezra, qui avait l’habitude du sens de l’humour de son
ami, leva aussitôt les yeux.
– Par le passé, je pensais que je devrais être celui qui te fait de nouveau
entrer, étant donné…
Étant donné le précédent recrutement d’Ezra ou, moins réjouissant,
étant donné qu’il n’avait rien fait de particulier depuis le début du siècle.
– Mais la commission s’intéresse uniquement aux archives. Ils ont vu ta
magie et se sont dit : Intéressant. Tant mieux que personne n’ait jamais
entendu parler de lui avant…
Atlas haussa les épaules.
– Et ils t’ont ajouté à la liste. Marrant, non ? Nous ne sommes pas des
êtres humains pour eux, commenta Atlas, songeur. Juste des sources de
pouvoir.
Atlas prit encore une gorgée de thé sous le regard soucieux d’Ezra.
– Tu les as convaincus du contraire, j’imagine.
– Évidemment.
– Parce que tu préférais recruter les autres ?
Lentement, Atlas posa son verre.
– Oui. Comme nous l’avons décidé, n’est-ce pas ?
– Exact, acquiesça Ezra en baissant les yeux.
Son café était déjà froid.
– Tu me parais méfiant, remarqua Atlas après un moment.
– Bien sûr que non.
Et pourtant, c’était parfaitement ce qu’il ressentait.
– C’est juste que tu n’avais pas mentionné que la commission
considérait la possibilité de me recruter. Enfin, de me re-recruter.
– Ça m’a échappé, déclara Atlas en reprenant son thé et en le faisant
tourner dans sa tasse.
De toutes les explications, c’était la plus faible des excuses. Elle frôlait
l’insulte.
– Ça t’a échappé ? répéta Ezra, sur un ton proche du mépris.
Une tension inhabituelle électrisa l’espace entre eux, ou peut-être
qu’elle n’existait que dans la poitrine d’Ezra.
– Ça a échappé à ton esprit magique ? Avec lequel tu fais de la magie ?
– Quelle importance ? Tu ne pouvais pas accepter.
Atlas but sans paraître le moins du monde gêné.
– Et j’avais l’impression que ça ne te faisait ni chaud ni froid, ajouta-t-
il.
– Certes, concéda Ezra, conscient que ce n’était plus une option depuis
longtemps. Et pourtant…
– Mlle Rhodes aurait compris que tu lui mentais, remarqua Atlas, et
Ezra se força à rester impassible en entendant le nom de Libby. Ce que tu
préférais éviter, non ? Ce qui me ramène à Mlle Kamali.
– C’est-à-dire ? demanda Ezra, soudain agacé.
– Mlle Rhodes est quelque chose que vous avez tous les deux en
commun.
Comme Atlas savait que ce qui existait entre Libby et Ezra ne
s’appuyait pas uniquement sur du mensonge, ce commentaire était
manifestement destiné à le blesser. Mais cela n’aiderait en rien Ezra de
l’avouer.
– Libby ne sait rien du tout sur moi. Ce serait un peu hypocrite, tu ne
crois pas, que je lui tienne rigueur pour cette petite indiscrétion ?
– Je ne dis pas que tu devrais.
Cette conversation tournait en rond.
– Alors quel est ton problème avec la télépathe ? C’est toi qui l’as
choisie, non ?
Il mit exprès l’accent sur « toi ».
– Oui, et elle est aussi douée que je l’espérais. Mais bien plus
dangereuse que je le pensais.
Il l’avait déjà dit, songea Ezra, exaspéré.
– Ne me dis pas que tu ne peux pas la maîtriser, maintenant.
– Je pourrais, répliqua Atlas avant de boire.
Pourrais. Pas peux.
– Mais tu ne le feras pas, comprit Ezra. Parce que je le ferai pour toi ?
C’est ça ?
– Je ne pourrais jamais éliminer un de mes initiés. Tu le sais, dit Atlas
en haussant les épaules. Mais tu sais aussi qu’on ne peut se permettre de
garder quelqu’un qui sape activement notre plan.
Notre plan ?
– Il n’a jamais été question de tuer quelqu’un si ce n’était pas
nécessaire.
– Je n’ai pas dit que ce n’était pas le cas, rétorqua Atlas, sur un ton
neutre. Et même si ça l’était…
– Oh oui, idiot que je suis, grommela Ezra. Tu plaisantais…
– … tu ne comprends peut-être pas ce qui est nécessaire, conclut Atlas
en posant sa tasse.
Ses gestes semblaient artificiels, étrangers – Atlas n’avait jamais aimé le
thé, préférant des boissons plus intenses. Et Ezra se demanda s’il
connaissait vraiment Atlas Blakely. À une certaine époque, sûrement, mais
cela avait duré tout juste un an. Depuis, vingt ans s’étaient écoulés. Deux
décennies que techniquement Ezra avait manquées. Qu’avait-il pu arriver à
l’esprit d’Atlas, à ses convictions, à son âme ? Quelles étaient les
conséquences de l’initiation sur lui ?
Alors Ezra décida de faire quelque chose qu’il n’avait jamais pris la
peine de faire avant. Il ouvrit un portail sur l’avenir le plus éloigné possible.
Cela n’avait rien d’exaltant parce que l’avenir, tant qu’il n’avait pas été
vécu, pouvait toujours changer. Bien sûr, il y avait des événements
inaltérables (comme la mère d’Ezra, par exemple), mais en général Ezra
avait appris à considérer ses portails temporels comme une sorte
d’horoscope, sans aucune certitude que ce qu’il y verrait se réaliserait. Du
moment qu’il ne restait pas à l’intérieur des futurs dans lesquels il entrait,
rien ne le liait à ce qu’il y trouvait. Sa présence, s’il ne perturbait rien,
passerait aussi inaperçue que le mouvement d’un grain de sable.
Mais ce qu’il découvrit l’horrifia. Parce que ce qu’il vit – la conclusion
de leur plan, à Atlas et lui – était d’ampleur biblique. À travers le portail,
Ezra aperçut destruction et conquête. Le grondement d’une vieille violence
barbare. Le ciel était noir de cendre et de fumée, le présage d’un cataclysme
attendu et familier. Comme à travers le viseur flou d’un tireur, Ezra assistait
en témoin solitaire à la fin du monde.
– Élaborons-en un autre, avait proposé Atlas une fois.
Il n’y avait pas si longtemps dans les souvenirs d’Ezra. Une vingtaine
d’années pour Atlas Blakely. Cela suffisait peut-être pour penser qu’Ezra
avait pu oublier.
– Celui qu’on a est foireux, mec. On a complètement perdu le fil.
Toujours plus de réparations, de bricolages avec les pièces détachées.
Quand un écosystème échoue, la nature en crée un nouveau. C’est ainsi que
les espèces survivent.
Il avait alors plongé son regard noir dans celui d’Ezra.
– Allons-y, devenons des dieux !
Ezra avait mis son discours sur le compte de la drogue.
Mais quand il vit Tristan Caine à l’intérieur d’un de ses portails,
traversant le temps sur les barrières de sécurité qu’Ezra avait contribué à
mettre en place, il comprit qu’Atlas Blakely avait déjà constitué la
meilleure équipe sans lui. Atlas avait voulu bâtir un monde nouveau, quoi
que cela ait pu signifier, et Ezra le soupçonnait d’en être capable.
– Qu’est-ce que Tristan peut faire ? demanda-t-il, l’air de rien, à leur
rencontre suivante. Tu ne me l’as jamais dit.
Il avait d’abord cru, en le croisant, que Tristan était un simple voyageur.
Mais il en doutait de plus en plus.
– Ah non ? demanda Atlas en approchant la tasse de ses lèvres.
Au comble de l’exaspération, Ezra lui frappa la main pour envoyer
valser la tasse.
– Il ne manque qu’une seule pièce du puzzle, Atlas.
Quelqu’un capable de manipuler le quantum : d’utiliser la matière noire,
d’élucider le mystère du néant. Un candidat pareil serait l’œil de Dieu, doté
de l’objectivité nécessaire pour diriger les autres. Ce serait la clarté qui
faisait défaut à leurs recherches.
Mais ce genre de pouvoir était impossible, et même s’il l’était, un
médéien qui posséderait une telle palette de talents serait hors la loi, hors
limite. Ce ne serait pas la personne qu’Ezra avait rencontrée.
– Même si tu l’avais, ce ne serait pas suffisant, continua Ezra.
En supposant qu’Atlas était sérieux, créer un nouvel univers grâce à
l’explosion de l’ancien était ridicule. Cela nécessitait la spontanéité
cosmique, pas le contrôle des mortels.
– Tu ne peux pas provoquer un big bang, lança Ezra, stupéfait d’avoir à
prononcer une telle phrase. Et même si tu le pouvais, un big bang de quelle
ampleur ? Il a fallu à ce monde des milliards d’années pour devenir ce qu’il
est, et toi, tu n’as pas tout ce temps devant toi. Ce que tu créerais devrait
être…
Parfait. Imparfait, mais avec des conditions parfaites.
Donc impossible.
N’est-ce pas ?
Ezra arrêta de réfléchir et dans le silence qui suivit, une terreur
fiévreuse l’envahit. Quel était le plan d’Atlas ? Ezra l’avait vu comme une
espèce de réparation, un canular destiné aux élites universitaires. Prendre la
tête de la Société, ha, ha, ha, ha. L’idée qu’ils se substituent à Dieu n’avait
jamais été évoquée.
Et pourtant, c’était peut-être de cela qu’il s’agissait. Atlas était brillant.
Mais était-il fou ? Un génie déséquilibré. Il l’avait peut-être toujours été. Le
problème n’était pas tant ce qu’il était capable de faire que ce qu’il pouvait
concevoir. Les manettes qu’il savait actionner, les jeux auxquels il savait
jouer.
À quoi Ezra avait-il dit oui, le jour où ils avaient passé leur accord ?
– Tu te débines, mon vieil ami ? murmura Atlas, un sourire discret sur
les lèvres. Tu te sens moins dévoué à nos objectifs qu’autrefois, j’imagine.
Sans doute, continua-t-il avec un accent faussement aristocratique. Étant
donné que tu n’as eu à consentir à aucun sacrifice pour en arriver là.
– Moi ? Atlas, s’indigna Ezra. Ça a toujours fait partie de notre plan…
– Certes, acquiesça Atlas. Mais pendant que je passais un quart de siècle
à vieillir, tu es resté un jeunot, n’est-ce pas, Ezra ? On t’a effacé et
reconstruit, au point où tes préoccupations n’existent plus. Tu ne vois pas
combien le jeu a changé, lâcha-t-il avec une pointe d’accusation, ou peut-
être de déception.
– Je suis un jeunot ? répéta Ezra, stupéfait. Dois-je te rappeler que j’ai
fait le sale boulot pour toi ?
– Et je pense t’avoir remercié plus d’une fois pour ça. Je t’ai offert une
place à notre table, l’as-tu oublié ? Plus d’une fois, même.
La pauvreté de sa réponse s’enfonça dans le cœur d’Ezra comme un
pieu.
– On a commencé tout ça parce que tu étais d’accord avec moi que la
Société était merdique, lâcha-t-il.
– En effet, concéda Atlas.
– Et maintenant ?
– Elle est toujours merdique, comme tu le dis. Mais cette fois, je peux y
remédier. Nous le pouvons, corrigea-t-il. Nous pouvons la réparer, si tu
acceptes de voir les choses comme moi.
Quand un écosystème échoue, la nature en crée un nouveau. C’est ainsi
que les espèces survivent.
Le silence entre eux s’emplit d’une nouvelle vague de doute palpable.
Qu’arriverait-il à ce monde une fois qu’Atlas aurait atteint son objectif ?
Ezra le savait. Il l’avait déjà vu.
Incendies, inondations. Destructions, violence.
– Demande-moi, proposa Atlas sur un ton neutre.
Ezra hésita un moment à obéir.
Tu as vraiment l’intention de mener ton projet à bien ?
Es-tu tellement arrogant ? Ton orgueil démesuré te permet-il de croire
que tu en as le droit ?
Une partie d’Ezra était persuadée qu’il n’avait pas pu se tromper à ce
point. Atlas ne pouvait pas être si fou pour vouloir infléchir l’impossible.
Les conséquences qu’avait vues Ezra étaient peut-être indépendantes de sa
volonté, totalement fortuites et même sans rapport avec son plan. Ezra se vit
demander Tu serais vraiment prêt à tout détruire pour tout reconstruire ?
Juste pour savoir et Atlas répondrait Non, bien sûr que non. Petit rictus
supérieur, Ezra, s’il te plaît, tu sais bien que la destruction de masse, ce
n’est pas mon style. Et ils en riraient certainement.
Mais Ezra se rappela avec quel détachement Atlas avait suggéré qu’ils
se débarrassent de Callum Nova, qu’ils s’occupent de Parisa Kamali.
Nécessaire, avait-il dit.
Qu’arriverait-il quand Ezra ne serait plus utile ? C’était la seule
question à poser, mais ils connaissaient déjà tous les deux la réponse.
– Les archives ne te donneront jamais ce que tu demandes, finit par
déclarer Ezra. Tu ne peux pas cacher tes intentions à la bibliothèque.
Silence.
– Utilises-tu quelqu’un d’autre pour le faire ?
– Soit tu es avec moi, Ezra, soit tu ne l’es pas, répliqua Atlas d’une voix
grave.
Ils se dévisagèrent.
Quelque part, le tic-tac d’une pendule marquait les secondes.
Et Ezra sourit.
– Je suis avec toi, bien sûr. Je l’ai toujours été.
Il disait vrai.
Jusque-là.
– Alors c’est simple, n’est-ce pas ? Tu verras ce dont ils sont capables,
dit Atlas. Je te laisserai tout voir.
Ezra eut l’intelligence de ne pas remettre en question ce que lui promit
Atlas, même à l’intérieur de son esprit.
– D’accord. Arrange-toi pour que Parisa tue Callum et je me charge du
reste.
– Mlle Rhodes soupçonne-t-elle quelque chose ?
Non. Non, Ezra veillerait à ce qu’elle ne se doute de rien.
– Je garde un œil sur Libby, dit-il, comme si c’était faisable.
En réalité, il savait que ce n’était pas possible. Plus Ezra l’avait attirée à
lui, séduite, plus il avait tenté de lui prouver sa propre dévotion comme il
pensait qu’elle voudrait être aimée – plus il espérait rester dans les
confidences d’Atlas en entretenant celles de Libby –, plus elle s’était
éloignée de lui, devenant plus distante à chacune de leurs conversations au
téléphone. Ezra avait voulu former avec elle une alliance, afin qu’elle lui
ouvre une fenêtre sur les plans d’Atlas, même si les règles de la Société
l’interdisaient formellement. Il s’accrochait à leurs années ensemble, sa
confiance en lui, leur histoire commune à laquelle il arrivait parfois à croire
même s’il savait qu’il avait créé ce mirage de toutes pièces. Il s’était fixé la
mission d’espionner Atlas de loin, en s’appuyant sur la personne dont il
n’avait jamais remis en question la moralité. Il savait qu’il pourrait compter
sur l’éthique de Libby, même si cette aventure leur coûtait leur relation.
Mais Libby n’avait fait que le repousser, méfiante à l’extrême et
perpétuellement en colère.
« Je ne t’appartiens pas », lui avait-elle dit avant de tracer une ligne
entre eux et de lui fermer l’accès à sa vie.
Alors, sans Libby, ni même la perspective de l’avoir de nouveau à ses
côtés, Ezra n’eut d’autre choix que de passer à l’action. S’il voulait
contrecarrer les projets d’Atlas, il devrait neutraliser la Société par ses
propres moyens.
Et pour cela, il devait d’abord retirer de l’échiquier une des pièces
d’Atlas.
S’introduire dans la maison serait la partie la plus facile. Vingt ans plus
tôt, Ezra avait discrètement construit un passage à travers les barrières, à sa
taille et à sa forme, qu’aucun initié, quel que soit son talent, ne pourrait
jamais déceler et refermer. Il s’y faufilait aisément pour entrer dans la seule
dimension que personne d’autre ne pouvait voir. Mais ce qu’il ferait une
fois à l’intérieur serait beaucoup plus compliqué.
Ezra avait assez bien compris qui comptait pour Atlas, et qui il ne
voulait pas parmi les initiés. Libby, Nico et Reina formaient un triumvirat et
il ne pouvait se passer d’aucun des trois. Tristan… Atlas lui cachait la vérité
sur lui, ce qui en faisait sans doute le pilier de son plan.
Il devrait s’arranger pour qu’Atlas croie mort le candidat qu’il
choisirait. Disparu pour de bon.
Une illusion ?
Non, il fallait mieux. Quelque chose de plus convaincant.
De plus coûteux.
– Je connais quelqu’un qui pourrait vous aider, fut la réponse qu’il reçut
après avoir cherché de l’aide dans les milieux clandestins.
Une sirène, disait-on, teintant le terme d’une touche de mépris.
– Ça vous coûtera un bon pactole, mais si vous pouvez payer…
– Je peux payer.
Un certain Prince, qu’il rencontra par l’entremise de la sirène, donna à
Ezra l’animation. Une coquille vide sans visage et sans tonus. Une sorte de
cadavre abominable qui avait connu une fin atroce.
– Il faut donner à cette animation un visage, dit la sirène de sa voix
stridente, qui transperça les tympans d’Ezra au point qu’il mit un moment à
retrouver l’équilibre. Il faudra reproduire les expressions et les gestes de
quelqu’un que vous connaissez assez intimement pour les rendre crédibles.
Cela limitait considérablement les options d’Ezra. Mais s’il voulait
retirer à la Société ses possibilités de nuire, autant qu’il lui vole celle dont
Atlas ne pouvait se passer. Nico et elle formaient la clé et la serrure, et Ezra,
qui s’y connaissait bien en portails, savait que l’un n’allait pas sans l’autre.
Libby avait senti sa présence dans la chambre avant de le voir. Elle avait
une ouïe particulièrement fine, et c’était comme si elle avait un radar
branché sur sa fréquence. Heureusement qu’elle était si menue et si
surprise. Les autres n’entendirent que son hurlement, qui retentit depuis
l’endroit qu’ils venaient de quitter et jusqu’à sa destination pour finir par
une étincelle.
Libby se dégagea de son emprise et lui décocha un regard assassin.
À cet instant, Ezra fut étonné de constater qu’elle lui avait manqué.
– Ezra, qu’est-ce que tu fiches… ?
– Ce n’est pas ce que tu penses, se défendit-il rapidement.
Et il disait vrai. S’il avait pu prendre l’un des autres, il l’aurait fait.
– Dis-moi quoi penser !
Il lui résuma la situation : Atlas Blakely était le mal, la Société était le
mal, rien de bon là-bas, Libby était partie dans son propre intérêt.
Elle ne le prit pas bien.
– Mon propre intérêt ? Je t’avais demandé de ne pas décider pour moi
quand nous étions ensemble ! gronda-t-elle. Alors maintenant qu’on est
séparés, c’est encore plus d’actualité !
Il manquait de patience pour une nouvelle dispute avec son ex-petite
amie.
– Écoute, il y a beaucoup de choses que j’aimerais changer dans notre
relation, assura-t-il. Principalement son point de départ. Mais comme je ne
le peux pas…
– Ce n’était qu’un vaste mensonge ! s’indigna Libby, une main sur la
bouche. Quand je pense que je t’ai cru, que je t’ai défendu…
– Ce n’était pas un mensonge. Ce n’était juste pas… s’interrompit-il
pour s’éclaircir la voix. Pas entièrement vraiment vrai.
Elle le dévisagea, abasourdie. Ezra s’en sortait plutôt mal. À part
alimenter son animosité à l’égard de Nico, il n’avait jamais su lui dire ce
qu’elle voulait entendre. Mais à sa décharge, il avait le même problème
avec tout le monde.
Petit à petit, Libby se ressaisit suffisamment pour reprendre la parole.
– Mais tu… tu connais absolument tout sur moi. Absolument tout.
Il avait espéré qu’ils n’en arriveraient pas là.
– Oui.
– Tu connais mes peurs, mes rêves, mes regrets, énuméra- t-elle en
pâlissant. Ma sœur…
– Oui.
Mais elle aussi connaissait des choses sur lui.
– Ezra, j’avais confiance en toi.
– Libby…
– C’était vrai pour moi !
– C’était vrai pour moi aussi.
Dans l’ensemble.
Une partie.
Plus qu’il ne pensait sage de l’avouer.
– Bon sang, Ezra, est-ce que j’ai jamais…
Elle s’arrêta juste avant de lui demander si elle avait compté pour lui, ce
qui l’arrangeait bien. Même si elle avait pu se satisfaire de sa réponse (ce
qui n’aurait pas été le cas), avoir à se justifier sur le sujet aurait causé des
dégâts irréparables. Libby Rhodes, avec son manque de confiance en elle et
son besoin d’amour, connaissait ses limites, et elle les considérait avec une
tendresse mêlée de dégoût, comme s’il s’agissait de blessures toutes
fraîches.
– Alors pourquoi m’as-tu kidnappée ? demanda-t-elle en bégayant
presque.
– À cause d’Atlas, répondit Ezra en soupirant.
Comme toujours, ils tournaient en rond.
– Je te l’ai dit. Ce n’est pas après toi que j’en ai.
– Mais… où m’as-tu emmenée ?
Elle commençait à prendre conscience de ce qui lui arrivait, songea
Ezra. Elle commençait à comprendre qu’elle était maintenue captive.
Le choc initial se dissipait et bientôt, elle réfléchirait à comment s’évader.
– La question n’est pas où.
Il ne développa pas. Elle était trop intelligente et puissante. Il fallait
qu’elle reste dans l’ignorance, dans un labyrinthe inextricable. Les gens ne
savent en général regarder le monde que d’une seule façon : en trois
dimensions. Pour eux, le temps est uniquement linéaire et va dans un seul
sens, sans qu’on puisse le perturber ou l’arrêter.
En réfléchissant de cette façon, personne ne pourrait jamais la retrouver.
Il était très peu probable qu’elle se retrouve elle-même.
– Tu ne peux pas me garder ici, lâcha-t-elle, résignée, sans conviction.
Tu ne comprends pas qui je suis. Tu ne l’as jamais compris.
– Je sais exactement qui tu es, Libby. Je le sais depuis un moment déjà.
L’empathe est déjà mort ?
Elle ouvrit de grands yeux.
– Oui ?
– Je… n’en sais rien…
Elle semblait stupéfaite.
– Tu connais Callum ?
Il serra la mâchoire, refusant de répondre, alors qu’il l’avait déjà fait
très clairement.
– Oui ou non, Libby ?
– Je ne sais pas, répliqua-t-elle, agacée. Oui, probablement…
Il prenait du retard, même si la ponctualité n’avait jamais été sa priorité.
Il était rarement à l’heure, considérant le temps comme une mesure de
mouvement totalement arbitraire. Même pendant sa jeunesse, qui était à la
fois immense et minuscule, Ezra n’avait jamais fait d’efforts dans ce sens.
Sa mère l’avait grondé tant de fois, en vain. Même le dernier jour de sa vie.
Et c’est peut-être ce qui l’avait rapproché d’Atlas, après tout. Ezra
savait être affamé et Atlas savait attendre.
– Je vais revenir, promit-il. Ne va nulle part.
De toute façon, elle n’aurait pas pu. Il avait construit les barrières
spécialement pour elle, les avait faites moléculaires, solubles, aqueuses.
Elle devrait modifier l’état de son environnement pour les briser, changer
les éléments un à un. Ce qui ne pouvait que la vider entièrement. Un pas en
avant, deux en arrière.
Clés et serrures.
– Tu me gardes ici ? demanda-t-elle, sans parvenir à y croire.
Elle finirait par l’accepter, et la douleur remplacerait la sidération.
– C’est pour ta sécurité, lui rappela-t-il.
– Tu me mets à l’abri d’Atlas ?
– Exactement.
Il se sentit pressé. Il était en retard, mais le problème était surtout ce qui
l’attendait s’il s’attardait.
– Je veux que tu restes en vie.
Libby n’allait plus tarder à prendre conscience de ce qui lui arrivait et il
valait mieux pour Ezra qu’il retire tous les objets inflammables de la pièce,
comme son corps et ses vêtements.
– Dans quel but Atlas Blakely a-t-il besoin de moi ?
Ça y est, la rage montait.
– Tu ferais mieux d’espérer ne jamais le découvrir.
Il sortit alors par un autre portail qu’il avait créé, le son de ses pas
résonnant sur le marbre familier.
Il savait déjà qui il trouverait dans la chambre quand il y entrerait.
À l’instar d’Atlas, il avait choisi ses occupants avec précaution, se
servant des contacts qu’il s’était faits grâce à son visage quelconque et son
nom d’emprunt. Ils voulaient tous qu’on les trouve – ils s’étaient tous laissé
convaincre par le prix à la clé – et par conséquent, tous les ennemis de la
Société répondirent présents sans hésiter quand Ezra les convoqua. Ils
avaient tous été alléchés par la récompense promise : la Société elle-même,
à laquelle personne n’avait jamais tourné le dos, à l’exception d’Ezra.
À condition que l’animation fonctionne, Atlas ne le soupçonnerait pas.
Et même s’il avait des doutes, c’était Atlas en personne qui avait rendu Ezra
invisible et par conséquent impossible à trouver.
– Mes amis, lança Ezra sans préambule en s’adressant à l’assemblée.
Bienvenue.
Ils n’affichèrent aucune surprise en voyant leur interlocuteur si jeune,
alors qu’Ezra avait utilisé des secrets qu’ils s’évertuaient à cacher pour faire
pression sur eux. (Seuls les gens qui vivent dans trois dimensions pensent
que les « dossiers » sont sacrés et méritent d’être protégés.)
– Les six êtres humains les plus dangereux encore en vie sont en ce
moment sous la coupe d’Atlas Blakely, comme vous le savez. L’une d’entre
eux a été neutralisée, et un autre a été éliminé par la Société. Mais les quatre
restants provoqueront soit notre extinction, soit notre survie. Ils sont
sélectionnés par une Société despotique pour laquelle nous ne sommes que
des pions. Nous avons un an devant nous avant qu’ils sortent de sa
protection.
Les membres de son auditoire échangèrent des regards. Ils étaient six.
Merveilleuse ironie. Même Atlas l’aurait appréciée.
– Que voulez-vous que nous fassions ? demanda Nothazai, le premier à
prendre la parole.
Ezra sourit, là où Atlas aurait haussé les épaules.
– À votre avis ? Le monde agonise, déclara-t-il en s’asseyant, prêt à se
mettre au travail. À nous d’y remédier.
FIN

Cinq candidats demeuraient.


– Je ne le ferai pas, protesta Nico de Varona, brisant le silence. Pas sans
garantie.
– Des garanties de quoi ? réagit Parisa Kamali en premier.
– Je veux que Rhodes revienne. Et je veux votre parole que vous
m’aiderez à la retrouver.
Nico affichait une expression sévère et déterminée. Sa voix ne flanchait
pas.
– Je refuse de faire partie de la Société si je n’ai pas votre soutien.
Dalton décida de ne pas préciser qu’il n’avait pas le choix. Ce n’était
pas le moment.
Il préférait assister au débat sans intervenir.
– Je suis avec Nico, affirma Reina Mori.
– Moi aussi.
Callum Nova avait parlé avec une assurance tranquille. Il avait
manifestement l’intelligence de comprendre qu’on n’en attendait pas plus
de lui pour le moment.
– Toi ? demanda Nico à Tristan Caine, qui ne levait pas les yeux de ses
mains.
– Bien sûr, dit-il d’une voix chargée de dérision. Bien sûr.
– Il ne reste plus que toi, commenta Reina en se tournant vers Parisa,
qui prit un air profondément irrité.
– Vous me pensez assez bête pour m’y opposer ?
– Ne commence pas, intervint Nico sans laisser le temps aux autres de
lui répondre. Je ne suis pas là pour me battre. Ni pour menacer. C’est très
simple : soit vous êtes avec moi, soit vous ne l’êtes pas.
Soit ils étaient avec lui, soit il n’était plus avec eux, reformula Dalton
pour lui-même. Mais c’était tout le problème du lien. Ils n’avaient pas
souffert un an pour rien.
– D’accord, abdiqua Parisa. Si on peut retrouver Rhodes…
– Il le faut, l’interrompit brusquement Nico. C’est toute l’idée.
– D’accord.
Parisa scruta la pièce, s’arrêtant sur la place vide que personne ne
pouvait ignorer.
– Tu as notre parole, Varona.
Et là où s’étaient trouvées autrefois six personnes, il n’en restait plus
qu’une.

*
* *
Quand un écosystème échoue, la nature en crée un nouveau. Règles
simples, concepts simples, qu’illustrait parfaitement la Société. Elle avait
ressuscité, s’était rebâtie sur les os de ce qui avait été abandonné ou détruit.
C’était un secret enterré à l’intérieur d’un labyrinthe, caché au plus profond
d’un dédale.
La Société s’élevait de plus en plus haut. Elle s’érigeait telle la tour de
Babel pour atteindre le ciel. Invention, progrès, elle n’avait d’autre choix
que de continuer son ascension. Un objet mis en mouvement ne s’arrête pas
de sa propre volonté. Le problème avec la connaissance, la particularité de
son addiction, réside dans le fait qu’elle ne ressemble à aucune autre forme
de vice. Celui qui goûte à l’omniscience ne peut jamais se satisfaire d’une
réalité quelconque – la vie et la mort une fois acceptées ne pèsent plus dans
la balance, et même les tentations habituelles et les excès n’apportent plus
de contentement. Il ne peut plus mener qu’une existence inadaptée et
frustrante. Un jour, peut-être rapidement, il serait capable de créer des
mondes nouveaux. Il n’était plus question d’atteindre Dieu, mais de le
remplacer.

Dalton Ellery regarda les cinq initiés prêter serment, épousant


l’inévitabilité des changements et des altérations. À partir de là, les
difficultés ne feraient qu’augmenter. Les frontières du possible allaient être
repoussées, les limites du monde extérieur n’existeraient plus, et les seuls
murs qui resteraient pour contenir ces cinq individus seraient les murs qu’ils
construiraient pour eux-mêmes. Ce dont ils ne se rendaient pas compte
encore, songea Dalton, c’était combien on est en sécurité dans une cage,
combien on se sent à l’abri quand on est confiné. Si on lui donnait une tâche
à accomplir, même un rat de laboratoire pouvait trouver des gratifications.
À partir d’une morale bien ordonnée, un réel plaisir. À partir de la
découverte d’une vocation, la source d’une cause. Le pouvoir sans objectif
constitue le vrai piège, la paralysie. La liberté des choix infinie ne convient
pas à l’esprit humain.
L’espace d’un instant, Dalton se rappela, comme un lointain souvenir,
qu’il devrait prononcer un discours sur ce sujet. Les prévenir que ce à quoi
ils auraient bientôt accès serait trop important pour accepter la moindre
faiblesse, mais trop limité pour apaiser la promesse de leur puissance. Il se
dit : Vous entrez dans le cycle de votre propre destruction, les rouages de
votre propre fortune, qui connaîtra des hauts et des bas tout comme vous.
Vous serez déconstruits pour ressusciter sous une autre forme, et les cendres
de qui vous étiez seront les décombres laissés par la chute.
Rome est tombée, voulut-il dire. Tout s’effondre. Vous n’y échapperez
pas.
Cela arrivera. Et vite.
Mais avant que Dalton ne se résolve à parler, il leva la tête vers la
surface réfléchissante du plafond de la salle de lecture et vit, derrière lui, le
visage d’Atlas Blakely, à qui il devait d’exister encore. Il avait réclamé des
limites, comme un drogué, et Atlas les lui avait données. Il avait un but.
C’était Atlas qui lui avait promis qu’il y aurait une fin, une conclusion à cet
appétit, un aboutissement au cycle. Il avait retiré les chaînes de la toute-
puissance de Dalton et lui avait offert ce dont il avait le plus besoin, la seule
chose que les autres ne trouveraient sans doute pas tout seuls : une réponse.
Était-il possible d’avoir trop de pouvoir ?
Dans son reflet, une lueur brillait, un rappel de ce qu’il avait été. Les
vies passées, mal adaptées. Mais la réponse, Dalton Ellery la connaissait,
comme l’apprendraient bientôt les initiés, parce que c’était la seule réponse,
même si c’était la pire, la moins rassurante, celle qui offrait le moins de
cadre :
Oui.
Mais comme le monde lui-même pourrait le dire, un objet mis en
mouvement ne s’arrête pas.
REMERCIEMENTS

Je n’arrive pas à croire que je continue à écrire et que vous continuez à


me lire. C’est miraculeux.
Ce livre en particulier remonte à loin ; les personnages existaient dans
un monde entièrement différent au sein d’une intrigue totalement différente,
avant que je démonte le tout et que je garde les restes pour faire du petit
bois et recréer une histoire à partir des cendres de la précédente. Une pluie
de remerciements pour Aurora et Garrett, qui ont relu les différentes
versions du roman et m’ont convaincue de continuer. Je le redis chaque
fois, mais chaque fois je suis sincère : sans eux, le livre que vous tenez entre
les mains n’existerait pas.
Un grand merci aux habituels : mes éditeurs, Aurora et Cyndi ; mon
consultant scientifique, M. Blake ; mon consultant en combat, Nacho ; mon
illustratrice préférée, Little Chmura. Serai-je jamais capable de vous
exprimer l’étendue de ma reconnaissance ? Sûrement pas, mais je n’y
renonce pas pour autant. Merci à mes parents qui savent me laisser de
l’espace quand j’écris et qui ne me demandent pas trop souvent comment
j’avance. Merci de supporter mon tempérament d’artiste et mon profond
amour pour mon travail. Merci à mes sœurs, KMS. À toute ma famille, mes
amis qui n’ont jamais cessé de me soutenir : Allie, Ana, Bella, Cara, Carrie,
David, Elena, Kayla, Lauren, Mackenzie, Megan, Stacie. Au Boxing Book
Club. À ma thérapeute, qui m’a laissée déblatérer une heure en mode
courant de conscience pour trouver une intrigue qui se tienne. À toutes les
personnes qui m’assurent que je ne suis pas folle, qui me disent : vas-y
fonce, c’est vraiment bon. Dommage que la gratitude ne puisse s’envoyer
par la poste.
À ma mère, parce que je sais qu’elle lira ces mots : je t’aime et je te dois
tant. (En général.)
À Garrett : merci de m’avoir dit que ma construction de la magie
prouve que je m’y connais en physique. J’ai bien peur que tu finisses par
découvrir que c’est faux. Pour le jour où ça arrivera, je te présente mes
condoléances. Merci de me considérer comme le bon type de folle. Merci
pour tout ce que tu nous enseignes à tous, et à moi surtout. Je me lasse de
tout, mais jamais de toi.
À vous : écrire est mon bonheur, ma fenêtre d’espoir, mon moyen de
survie. Et par conséquent, vous aussi. Comme toujours, ça a été un honneur
de consigner ces mots pour vous. J’espère sincèrement que l’histoire vous
aura plu.

Olivie
31 janvier 2020

Novembre 2021 – J’ai l’incroyable chance d’être de retour avec plus de


gens encore à remercier. C’est mission impossible, mais je vais quand
même essayer. Merci à Molly McGhee, mon éditrice bien-aimée, qui calme
mes !!! et mes ??? chaque fois que c’est nécessaire. Tu as contribué à ce
livre et à mon existence bien plus que tu ne l’imagines. Merci à Amelia
Appel, mon agente star. Tu as changé ma vie, un point c’est tout. Rien n’a
été plus exaltant que le oui que tu m’as adressé quand tous les autres me
disaient non. À Little Chmura, mon illustratrice préférée : regarde ce
succès, bébé ! J’ai tellement de chance de faire tout ça avec vous.
Merci au reste de l’équipe à Tor, pour m’avoir permis de réaliser mes
rêves : Troix Jackson, qui est incroyable. À ma créatrice de couverture,
Jamie Stafford-Hill, et à mon architecte d’intérieur Heather Saunders. Mes
publicistes, Desirae Friesen et Sara Reidy. À mon équipe marketing, Eileen
Lawrence et Natassja Haught (qui ont trouvé ce livre avant Tor !). Merci à
Megan Kiddo, ma responsable de production, à Jim Kapp, mon chef de
production, à mon directeur de rédaction, Rafal Gibek, et à ma compositrice
Michelle Foytek. Mes éditeurs, Devi Pillai et Lucille Rettino. Chris
Scheina, mon agent de droits étrangers. Christine Jaeger et son incroyable
équipe de vente. Merci aux membres de BookTok, Booktwt et
Bookstagram. Je suis très honorée de vous avoir tous avec moi.
Et encore un ajout à l’équipe : Henry. Merci de me montrer chaque jour
avec quelle intensité mon cœur peut exploser et tout ce que je peux
accomplir malgré si peu d’heures de sommeil. Petit bonhomme, je t’adore.
Et encore des remerciements pour ma maman parce qu’elle est juste là avec
moi à cet instant. Et à Garrett, bien sûr, encore une fois, comme toujours.
Pour ça et pour tout le reste et parce que vous avez donné à Henry cet
irrésistible sourire, ces magnifiques yeux, ce rire joyeux. Vous êtes ce que
j’ai de plus précieux.
Ceci est une oeuvre de fiction.
Les personnages, entités et événements cités dans ce roman
sont issus de l’imagination de l’auteure et utilisés à des fins fictives.

THE ATLAS SIX #1 par Olivie Blake


Copyright © 2021 par Alexene Farol Follmuth
Illustrations intérieures par Little Chmura
Publié avec l’accord de Tom Doherty Associates.
Tous droits réservés.

Publié aux États-Unis en 2022 par Tor.


Tom Doherty Associates
120 Broadway
New York, NY 10271
Tor est une marque déposée appartenant à
Macmillan Publishing Group, LLC.

Design de couverture : © Jamie Stafford-Hill

et pour la traduction française,


© Éditions Michel Lafon, 2022
118, avenue Achille-Peretti – CS 70024
92521 Neuilly-sur-Seine Cedex
www.lire-en-serie.com

Loi no49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse,


modifiée par la loi no2011-525 du 17 mai 2011.

ISBN : 978-2-7499-5211-6

Ce document numérique a été réalisé par PCA

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