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KARIM
Roman sénégalais
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DU MÊME AUTEUR :

Mirages de Paris (Nouvelles Editions Latines).


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OUSMANE SOCÉ

K A R I M
Roman sénégalais
Suivi de
Contes et Légendes d'Afrique Noire
Préface de Robert DELAVIGNETTE
( ÉDITION)

BIBLIOTHÈQUE DE L'UNION FRANÇAISE

Nouvelles Éditions Latines


I, Rue Palatine – PARIS (6
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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :


VINGT EXEMPLAIRES SUR PUR FIL
LAFUMA, NUMÉROTÉS DE 1 A 20
ET CENT EXEMPLAIRES S. P.

Tous droits réservés pour tous pays.


Copyright by Nouvelles Editions Latines, 1948.
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PREFACE

Il suffit maintenant de dix huit heures d'avion pour


aller de Paris à Saint-Louis du Sénégal, la ville d'Ous-
mane SOCE et de son héros « KARIM ».
Oui, le trajet s'est bien raccourci depuis Pierre LOTI
son « roman d'un spahi ». Mais quelle que soit la
magie du voyage par les airs — et elle est grande ! —
il s'agit toujours de passer d'un monde dans un autre
monde. Et si bouleversante que soit la marche techni-
que vers l'Unité des races humaines, il s'agit toujours
de quitter l'Europe pour atterrir en Afrique. Enfin, si
nouvelles que soient les formes actuelles de la vie afri-
caine, il s'agit toujours de comprendre l'esprit africain.
Ousmane SOCE nous y aidera.
L'Afrique a beau se rapprocher matériellement de
nous. Elle n'est pas simple. .Il faut l'interroger et on ne
l'interroge bien que si l'on entre en sympathie avec elle.
C'est alors qu'elle révèle une profonde complexité de
caractères sociaux et de traits humains.
Ousmane SOCE nous mettra dans la disposition qui
convient pour interroger l'Afrique avec sympathie et
pour découvrir la valeur de ses types et de ses mœurs.
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L'Afrique n'est pas simple. Entendez un savant qui


la connait bien ; le Directeur de l'Institut Français
d'Afrique Noire, Théodore MONOD.

\
« A la surface de l'énorme continent se succèdent,
du désert à la forêt, de la mangrove aux glaciers, une
riche diversité de milieux physiques et par conséquent
de faunes et de flores. Quant à l'homme, bien loin d'être
partout identique, il présente des types physiques très
variés — quoi de commun entre un Négrille et un Peul,
entre un Bushmann et un Ouolof ? — parle d'innom-
brables langues compliquées au vocabulaire souvent exu-
bérant, et loin de présenter unie civilisation, révèle au-
jourd'hui à l'ethnologue l'existence de toute une série
de cycles culturels ayant chacun leurs caractères, leur
aire de distribution et, bien entendu, leur histoire.
« Des nappes de sédiments culturels ont coulé au
cours des siècles, à la surface de l'Afrique, se recouvrant
souvent les unes les autres et, naturellement, à partir
d'origines différentes: la vieille Méditerranée, en tous les
cas, et tous les Orients, peut-être jusqu'à l'Inde.
« Les Africains, il est vrai, n'ont pas tout reçu de
ces contacts : ni la charrue, ni l'alphabet en tous les cas.
Ce qui les empêche de posséder une histoire écrite, mais
non point d'en avoir une quand même, et tout aussi
vieille que celles qu'ont conservée, ailleurs, la brique ou
le marbre. Le Noir n'est pas un homme sans passé, il
n'est pas tombé d'un arbre avant-hier. L'Afrique est
littéralement pourrie de vestiges préhistoriques et certains
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se demandent mêmedepuis peu si elle n'aurait pas, con-


trairement à l'opinion courante, vu naître lh' omme pro-
prement dit
« Et il est bon aussi de savoir admirer chez le Noir
son sens de la politesse et de l'hospitalité, son amour des
enfants, tout comme ailleurs, l'humour de ses conteurs,
la sagesse sentencieuse de ses vieillards, ses dons artisti-
ques, l'inspiration de ses poètes, les facultés supra-nor-
males de ses devins, l'expression, dans certains cas, d'une
pensée philosophique, symbolique, religieuse ou mysti-
que.
« L'Afrique existe, très concrètement, il serait donc
absurde de continuer à la regarder comme une table
rase, à la surface de laquelle on peut bâtir, à nihilo,
n'importe quoi ; comme une substance informe à laquel-
le onpuisse infliger, au gré de l'opérateur, n'importe quel
moule. Dans notre sotte —et paresseuse —passion de
la généralisation abstraite, nous sommes persuadés qu'un
usyst memd'eesont
nèrégi nseignement,
bons « enunsoim»odete de scrutin, un code,
automatiquement sa-
lutaires à la totalité du globe, or l'on voit mal, à priori,
pourquoi ce qui a réussi (quand c'est le cas) sous le 45°
de latitude Nord serait nécessairement bénéfique aux
bergers du Tibesti ou aux Pygmées de la forêts vierge.
« Des civilisations sont en contact et, par conséquent,
en conflit. Persuadés que la nôtre est non seulement la
seule bonne, mais la seule possible, nous accepterions
volontiers de la voir, dans une conquête planétaire, se
substituer à toutes les autres. Eventualité qui peut ré-
jouir le marchand de brosses à dent vitaminées, d'apé-
ritifs ou de livres obscènes, mais qui épouvantera, com-
me la plus redoutable des menaces, ceux qui tiennent
la personne, celle des peuples, comme des individus,
pour une irremplaçable richesse.
« Non pas malgré sa prodigieuse diversité : à cause
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de celle-ci. Et pour la même raison qui fait nécessaire


à la symphonie la variété des instruments, à l'harmonie
du tableau la polychromie des palettes. Exactement ce
que dit TEILLARD DE CHARDIN quand, à pro-
pos des races humaines, il parle de « diversité fonction-
nelle », « d'essentielle complémentarité », et « d'union
qui différencie ».
« Car c'est ici le centre duproblème. Il ne s'agit nul-
lement en effet d'appauvrir l'humanité en assurantle
triomphe d'un seul des aspects possibles de la culture
humaine, mais bien plutôt de permettre à chaque élé-
ment de la famille terrestre d'apporter au concert com-
mun, pour en enrichir l'ensemble, ce qu'elle possède de
meilleur. Au terme, par conséquent, d'un choix, d'un tri,
chaque culture devant à la fois ne retenir de son propre
patrimoine que ce qui mérite de l'être et n'accepter de
l'influence extérieure que ce qui est organiquement assi-
milable et peut enrichir son âme.
« Associer, juxtaposer, réunir, ce n'est pas nécessai-
rement fusionner. L'union féconde n'est pas celle qui
abolit les virtualités spécifiques et fait d'une précieuse
diversité, je ne sais quel informe et désolant magma;
l'union véritable exalte les personnalités associées,
découvrant dans leur contact mutuel, et plus encore dans
un but commun proposé à leur activité, des raisons nou-
velles d'être pleinement elles-mêmes et de mettre leurs
richesses respectives au service du bien collectif.
«Au moment où disparait ce que le vieux système
colonial après cinq siècles, avait de décidément périmé,
et où des formes nouvelles de structure comme de men-
talité vont devoir se dégager, il importera d'accepter
honnêtement les différences, énormes, et à monavis, heu-
reuses, qui séparent les hommes. Différences qu'il serait
insensé et vain de vouloir nier, mais qu'il faut ouverte-
ment reconnaître, pour y trouver, grâce au miracle d'une
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union totalisante, additionnant des richesses, les éléments


mêmesd'un nouveau progrès spirituel.
« A condition que ce soit celui-ci que l'on vise et que
l'on ne continue point à tenir les autres, matériel, écono-
mique, politique, pour unefin ensoi, et nonpour ce qu'ils
sont, un moyen. Mais ceci est une autre histoire. »

Cette citation de Théodore MONOD, homme de


science, nétait pas inutile à la présentation de l'œuvre
littéraire d'Ousmane SOCE.
Par des contes, des légendes, et par un roman,
«KARIM »Ousmane SOCE.nous livre une évocation
authentique de l'Afrique traditionnelle, et un témoi-
gnage irrécusable sur le Sénégal contemporain.
M. Ousmane SOCE, est du pays qu'il chante. et il
connait les hommes qu'il décrit. Il les aime ; et nous
savons par ailleurs qu'en faisant de lui leur représen-
tant, (il est conseiller de la République pour le Séné-
gal) ceux-ci ont à leur tour montré qu'il avait mérité
leur estime et gagné leur confiance.
« KARIM », publié en 1935, avait immédiatement
pris place parmi les œuvres les plus représentatives de
la jeune littérature franco-africaine. Mais il devait être
réédité, et sans doute est-il bon qu'il le soit maintenant,
car il est à la fois souhaitable et probable qu'il recevra
aujourd'hui une audience plus large encore. Ce « roman
sénégalais » était en avance sur son temps ; il répond
souvent à des questions devenues pour nous plus pres-
santes, sinon plus actuelles.
Il faut que nous écoutions M. Ousmane SOCE, lors-
qu'il veut, avec un admirable souci de vérité, qui par-
fois semblerait cruel si une compréhension sympathique
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ne venait le tempérer, nous montrer son pays tel qu'il


l'a vu.
Sénégalais, il a su voir le Sénégal. La chose est plus
remarquable qu'il n'y parait.
Il a su brosser de rapides tableaux des villes africai-
nes : Saint-Louis, Dakar, Rufisque et de la campagne
sénégalaise.
Il a su crayonner les hommes. Leur allure physique
d'abord, qu'il décrit avec précision, leur teint noir qui
est plein de variété et de nuances ; il les campe avec une
richesse dans l'expression qui les fait vivre à nos yeux.
Et il atteint leur être même, et c'est là le fond de
« KARIM ».
Abordons cette œuvre dans l'esprit qui animait son
auteur lorsqu'il l'a composée. Celui qui saura ne pas se
contenter d'y lire une histoire agréablement contée, y
trouvera toute l'âme sénégalaise, et son trouble devant
l'apport de l'Europe.
KARIM et ses compagnons sont d'authentiques
ouolofs, fiers et généreux, aimant le faste, les sentiments
nobles et les actions héroïques. Ils ont pour modèles les
grands Linguères dont on leur a chanté la gloire... Mais
les blancs sont venus et l'Afrique a changé. KARIM
et ses amis ne peuvent plus vivre comme leurs ancêtres.
La défaillance de leur idéal traditionnel les laisse dé-
sarmés devant la vie moderne qui risque de les briser.
Les efforts qu'ils doivent faire pour retrouver le sens de
leur vocation, et leur place dans le monde nouveau, tel
est bien le sujet de « KARIM ».
Autour du héros, les villes, les hommes et leurs va-
leurs se heurtent. Les uns appartiennent à un passé irré-
vocablement disparu ; les autres cherchent leur place
dans une société en mouvement. Saint-Louis « vieille
ville française » meurt de la concurrence que lui fait
Dakar, « ville jeune et moderne » ; les Samba Linguè-
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res doivent, pour vivre, trouver des places de bureau-


crates ; les jeunes qui se réunissent autour de l'institu-
teur Abdoulaye s'opposent au vieil Amadou. Tous par-
ticipent à la naissance de ce que nous devons bien, avec
M. Ousmane SOCE, appeler « civilisation métisse ».
Mais ce roman ne défend pas une thèse toute faite.
Il traite, et avec art, un grand problème : celui que pose
l'entrée des sociétés africaines dans le monde moderne.
La solution n'est pas encore trouvée ; elle ne sera déga-
gée que progressivement. Et pour y parvenir les efforts
de tous les hommes de bonne volonté, européens ou afri-
cains, seront nécessaires.
M. Ousmane SOCE nous montre cependant une des
voies qui peuvent conduire l'Afrique Vers son avenir :
après avoir fait vivre à Dakar « prolonge-
ment de la métropole », il le fait revenir et se fixer à
Saint-Louis, où la présence française a su respecter les
traditions sénégalaises et s'allier à elles. Et lui-même,
après avoir écrit « KARIM », a voulu, en 1942, réu-
nir ces contes et légendes où respire toute l'Afrique
noire.
Le passé ne doit pas être un obstacle à l'adaptation
qu' impose le présent. De la connaissance du passé, de
son respect et aussi de son amour, les hommes ont tou-
jours reçu le sens de leur vocation individuelle comme
de leur vocation collective et la force de les bien remplir.
L'Afrique ne fera pas exception. Elle trouvera en elle-
même assez de ressources spirituelles pour accomplir
l 'effort de synthèse que le monde moderne exige de tous
les hommes, et pour enrichir le patrimoine de pensée qui
est commun à toute l'humanité.
Ce n'est pas le moindre mérite de « » et
des contes et légendes recueillies par Ousmane SOCE
que de contribuer à nous faire apprécier le don de
l 'Afrique à la vie du monde.
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Un dernier mot sur « KARIM ».


Ce n'est pas un livre isolé, comme le fut ce roman
méconnu « Force-Bonté » de BAKARY DIALLO,
qui n'eut pas à l'époque où il parut l'audience qu'il mé-
ritait.
« KARIM » appartient à une floraison d'œuvres
africaines qui sont le fruit d'une même génération de
Noirs, nos contemporains. Faut-il citer — et pour le
Sénégal seulement — Léopold SEDAR SENGHOR,
poète et écrivain politique, Alioune DIOP, dont la tour-
nure d'esprit s'apparente à notre lignée de moralistes
et de philosophes. J'ai dit ailleurs l'importance de cette
entrée des écrivains d'Afrique Noire dans les Lettres
Françaises et j'ai marqué leur filiation et aussi leurs diffé-
rences avec le grand et cher René MARAN.
Ce qui brille dans cette floraison, c'est l'éclat qu'elle
doit à notre idéal de liberté. Comparez par exemple le
comportement de « KARIM », jeune noir de Saint-
Louis du Sénégal, à l'atttitude qui est imposée par les
mœurs et la société au héros de « Jeunesse Noire », de
Richard WRIGHT. Observez le « Black boy » amé-
ricain d'une part et « KARIM » au Sénégal d'autre
part ; tous deux sont en contact avec le monde des
Blancs et happés par l'engrenage de la civilisation des
machines et du profit. Et pourtant « KARIM »n'a pas
cet accent d'âpreté, ce besoin intense de défense conti-
nue et camouflée devant le Blanc, qui monte du « Black
boy » de Richard WRIGHT. « KARIM » a la dé-
marche aisée, même s'il est gêné par ses dettes ou par
ses heures de bureau ; « KARIM » n'est pas toujours
heureux mais ses malheurs ne sont pas cette misère mora-
le de la ségrégation à laquelle le « Black Boy » de
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Richard WRIGHT se voit contraint et dont il cherche


à se libérer pour prendre conscience de sa personnalité.
« KARIM » au Sénégal déploie librement sa propre
originalité.
Dans les œuvres littéraires qu'ébauche la génération
africaine de notre temps, je vois la promesse d'un rap-
prochement désintéressé entre Noirs et Blancs et aussi
la promesse d'un singulier dépassement auquel Blancs
et Noirs sont conviés.
En s'exprimant, en s'analysant, les africains travail-
lent non seulement à leur développement mais au nôtre.
Et ils portent le problème de nos rapports avec l'Afrique
sur un plan supérieur qui les oblige et qui nous oblige
avec eux à dépasser les vieilles notions de colonisation
comme le stade du nationalisme africain.
Robert DELAVIGNETTE.
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PREMIERE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

L A chaleur, la lumière, formaient le même éther


ardent qui semblait avoir absorbé la Vie tant il
y avait du silence. C'était l'heure où les tôles des
cases éblouissaient comme des soleils d'argent.
Des dromadaires avançaient sur le pont, dans ce
même tangage rythmé, nonchalant et infatigable. Sui-
vaient leurs conducteurs, les Maures, à la peau bronzée,
drapés de boubous sombres, les cheveux gras, disposés
en cîmes de palmiers. Ils marchaient, empreints de cette
indifférence fataliste qui les caractérise.
Le fleuve, semblable à un boa, s'étirait, jaune, lumi-
neux, vers l'Atlantique.
Sur cette rive, un aveugle cherchait le Monde visible
à l'aide de son bâton et redisait, pour avoir l'obole du
passant, sa même complainte « d'errance ». Les lavan-
dières, penchées sur des baignoires écumeuses, tordaient
le linge en murmurant des airs qui berçaient leur tra-
vail. Les bambins dodelinaient de la tête à la surface
de l'eau.
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A l'autre rive, bordant les quais, les maisonsblanches,


dominées par le Palais du Gouverneur, les palmiers de
N'Dar-Toute, le dôme et les minarets de la Mosquée
du nord.
C'était, lorsque le soleil entamait la seconde moitié
de sa course, le spectacle doucement émouvant qu'offrait
à Karim sa ville natale...
...Saint-Louis du Sénégal, vieille ville française, cen-
tre d'élégance et de bon goût sénégalais ; il avait joué
ce rôle durant tout le dix-neuvième siècle.
De nos jours, avec la concurrence des villes jeunes
comme Dakar, Saint-Louis dépérit ; mais on y retrouve
toujours ce faste dans les cérémonies et les réjouissances,
cette majesté orientale, fortes empreintes de la civilisa-
tion arabe...
Karim entrait dans sa vingt-deuxième année ; un
grand garçon, noir tabac, bien découplé ; les yeux
marrons, une broussaille de cheveux courts, en vrille,
entassés les uns sur les autres ; un sourire paré de fines
dents nacrées.
D'allure correcte dans la rue, il passait pour « sé-
rieux », de l'avis des vieillards. Au demeurant, il était
« joyeux compagnon », franc, serviable avec ses amis
mais un tantinet polisson pour les jeunes filles de son
âge.
Il avait conquis son Certificat d'études à l'Ecole
Française. Depuis sa libération du service militaire, il
était employédans une maison de commerce. Il y passait
les journées devant de grands registres et additionnait
d'interminables colonnes de chiffres. Sa tête se fatiguait.
Son travail l'ennuyait à la longue. Il était fier, en com-
pensation, d'être juché sur un tabouret, de manipuler
un volumineux livre-journal, surtout quand les demoi-
selles passaient et lui envoyaient, de la rue, leur plus
fascinant sourire.
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Un samedi soir, il en vint tout un cortège qui s 'arrêta


devant son bureau ; appuyées sur le rebord de la fenê-
tre basse, elles dirent en choeur : « Guèye ! » (selon la
coutume du pays qui consiste à prononcer seulement le
nom de la personne qu'on veut saluer).
Puis commença un bavardage fait des mille riens qui
composent la conversation des amoureux.
— Karim, ne nous donnes-tu pas un cadeau de ré-
ception ? hasarda la plus audacieuse.
— Je voudrais bien, mais vous êtes arrivées à l'im-
proviste ; prévenu, j'aurais fait pour vous quelque chose
de grand. ,
— Tes paroles sont la vérité.
— Tu nous donneras au moins le prix de trois noix
de cola ? insista une autre.
— Oui, fit Karim.
Joignant le geste à la parole, il lui jeta, après l'avoir
froissé dans la main, un billet de cinq francs.
— Nous te remercions, Guèye ; tu es sans égal à
Saint-Louis !
Pendant que ces propos s'échangeaient, une jeune
fille bronze clair, drapée de mousseline bleue, chevelure
à reflets de limaille de fer, yeux noirs en amande, n'ou-
vrait pas une seule fois la bouche.
Karim, à la dérobée, avait examiné ses traits et admi-
ré sa beauté. Elle était vraiment charmante et il songeait
déjà à une conquête.
Après le départ des belles visiteuses, Karim resta
rêveur un moment, son crayon planté dans sa chevelure
crêpue. Puis il se leva, se pencha à travers la fenêtre
et appela Fatou, la plus âgée.
— Que me veux-tu, Guèye ?
— Approche-toi davantage, Fatou.
Elle obéit, grignotant son cure-dents de bois tendre.
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— Comment se nomme la petite « rougeâtre » qui


a le boubou de mousseline ?
— Marième, renseigna-t-elle, dans un sourire.
— Où habite-t-elle ?
— Dans le quartier Nord : leur maison tient à la
nôtre, quand on se dirige du côté du grand fleuve.
— A-t-elle un amoureux ?
— Oui ; mais ils se sont querellés dimanche et je
crois qu'ils vont rompre.
— Bien ; je vais te confier une mission. Déclare-lui
que je l'aime ; je lui ferai visite ce soir. Fatou, tu es ma
soeur ; je compte sur toi pour réussir ; dis à Marième
tout le bien que tu pourras sur moi.
— Oui, j'arrangerai tout ; tu peux espérer ; une re-
commandation : ce soir, chez elle, montre que tu n'es
point de ces jeunes hommes, incapables de se payer une
cigarette.
— Entendu, chez elle, je ressusciterai le règne de
Maïssa Tenda ! (1).
Fatou s'éloigna.
Plus que jamais, Karim devint songeur. Il jeta un
coup d'œil sur la pendule :
— Quatre heures ! Encore une heure à attendre !
Il plongea la main dans sa poche, d'un geste machi-
nal, et en sortit son portefeuille.
— Trois cents francs !
C'est ce qui lui restait de sa solde du mois passé,
alors qu'on était au cinq seulement. Et la facture de la
maison Bertin qu'on lui avait présentée ce matin ?...

(1) Maïssa Tenda est un ancien « damel », c'est-à-dire un


ancien Roi de la province sénégalaise du Cayor. Son règne est
resté célèbre par les réjouissances et les fêtes somptueuses qu'il
donnait.
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Oh ! le mois prochain ; à l'instant, il ne fallait son-


ger qu'à la conquête de Marième...
Karim fut agréablement surpris par l'horloge qui
égrena, précipitamment, les cinq coups libérateurs. Il
rangea ses livres de comptabilité, posa son fez sur le
sommet du crâne et s'en fut vers la maison de ses
parents, située dans le Quartier Sud.
Il acheta, dans un bazar marocain, une paire de
babouches blanches, arriva chez lui, joyeux, impatient.
Il défit le paquet de linge et enfila un ample panta-
lon de cotonnade rappelant celui que portent les Algé-
riens ; il étrenna une chemise blanche à plastron de
soie ; dessus, il endossa un riche boubou de basin. Il
chaussa ses babouches, considéra le beau contraste
qu'elles faisaient avec les reflets bleu-noir de ses pieds
teints au henné.
Peigné et parfumé ; il mit dans son unique poche de
devant portefeuille, cigarettes, allumettes et mouchoir...
— Tu n'attends pas le souper ? demanda sa petite
sœur.
— Merci, Khady ; je n'ai pas faim ; tu le diras à
ma mère.
Il alla prendre ses meilleurs compagnons Moussa,
Alioune et Samba.
— Les frères ! je vais faire une « grande attaque ».
Montrez-moi, aujourd'hui, que vous êtes de vrais frères.
— Karim, tu sais bien qu'où tu mourras nous mour-
rons !
Devisant ainsi, ils arrivèrent chez Marième. Alioune
frappa.
— « Entrez »!
Assise sur le lit, Marième portait une camisole, aux
manches bouffantes, s'arrêtant aux coudes. De dessous
les broderies émergeaient des bras couleur brique, à la
peau lisse comme du satin, aux poignets délicats, char-
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gés de bracelets ; sa gorge nue se ployait, sillonnée de


gracieux plis ; aux oreilles des boucles d'or ; et à l'extré-
mité d'une de ses tresses d'ébène, un louis d'or brillait
sur le front. Elle s'était drapée de lourds pagnes tissés
par les artisans wolofs.
Karim vint s'asseoir à ses côtés. Les camarades pri-
rent place dans les fauteuils disposés le long des murs.
Karim détaillait tout ce qui meublait la pièce :
armoire à glace en pitchpin, lits de cuivre ; les murs
étaient ornés de photographies agrandies des parents,
amis, habitués de la maison. On remarquait de petites
nattes coloriées d'où émergeaient, de place en place, un
œuf d'autruche, un caïman en bois, une calebasse sculp-
tée. Une ampoule électrique suspendue au plafond
déversait une lumière crue.
Les sénégalais gardaient le silence. Leurs boubous,
d'une blancheur de pur clair de lune, donnaient, par
l'ampleur, un air de majesté !
Moussa ouvrit la conversation :
—Pourquoi ne causez-vous pas, Marième, ma
soeur ? (1)
La demoiselle, intimidée par l'assemblée de ces mes-
sieurs en haute toilette, grisée par les parfums qui flot-
taient dans l'air, ne put articuler mot. Elle répondit par
unsourire...
Des jeunes filles entrèrent sans avoir frappé : amies
de Marième, à qui elle avait demandé de lui tenir com-
pagnie, pour la réception de son nouvel amoureux.
—Ma sœur, commentvous appelez-vous, dit Samba,
à celle qui était à côté de lui.
—Rokhaya.
(1) Ma soeur : expression affectueuse que Ion emploie pour
parler même à des jeunes filles avec qui l'on n'a aucun lien de
parenté.
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— Rokhaya, connaissez-vous ces jeunes hommes


assemblés ici ?
—Non, mon frère.
— Nous sommes « samba linguères » !
—C'est la vérité ; mais qu'est-ce qu'un « samba-
linguère »?
—Un « samba-linguère », au temps de l'épopée, ne
fuyait pas devant l'ennemi ; lorsque les griots chantaient
sa louange, il se dépouillait de ses biens et les leur don-
nait ; il avait de l'honneur une haute idée et exécutait
quiconque lui faisait grande offense ; de nos jours, il
connaît son devoir et le remplit en toute circonstance (1).
Et le « samba-linguère » Karim se présente, aujour-
d'hui, chez votre camarade. Il est digne d'être son ami ;
vous en aurez des preuves !
Changeant d'interlocutrice, Samba demanda à Ma-
rième :
—Que pensez-vous de ce que j'ai dit ? Jolie ! [ra-
fète].
—Vos paroles sont la vérité ; il suffit de vous enten-
dre pour en être persuadée.
Karim tressaillit de joie. Samba lui jeta un regard
significatif auquel il répondit par un plissement d'yeux.
—Rokhaya, ordonna Alioune, faites venir des griots
pour nous distraire.
Troubadours et trouvères sénégalais saluèrent l'assis-
tance :
— « Sala Malikoum, Guer-Gni ? » (avez-vous la
paix les Seigneurs ?).
— « Malikoum Salam » (nous avons la paix !).
(1) En résumé, un « samba lïnguère » est un Noble dans le
sens que ce mot avait en France avant 1789, car il y a eu au
Sénégal, une aristocratie, avant l'arrivée des Français.
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Ils s'installèrent sur les nattes qui tapissaient le plan-


cher. Le guitariste accorda son instrument et attaqua
l'air « Soundiata ».
Tout le monde se tut. Les sons discrets se déroulaient
en une chevauchée rythmique, mimaient la marche guer-
rière de l'armée du roi Soundiata... quelque chose de
mélancolique, de majestueux et d'héroïque ensemble. A
l'entendre, l'imagination vous transportait aux temps des
rois africains qui mettaient leur honneur et leur orgueil
dans un mot : « Vaincre » !
Les griots murmuraient des paroles qui accompa-
gnaient la musique. L'auditoire écoutait, silencieux,
recueilli.
Karim plongea la main dans sa poche, en sortit un
billet de cent francs et le jeta sur les nattes.
Le guitariste s'en empara, remercia :
— Guèye ! descendant de Dialor Coumba Borso,
tué sur le champ de bataille, près du grand baobab
du Saloum. Tu es le plus valeureux de ceux de ton
rang. Marième, il est digne d'être ton amoureux !
— C'est la vérité ! ponctuèrent les griots.
Et afin d'éviter que le guitariste accaparât les dons, ils
entonnèrent des louanges à Karim. Le Khalam-kat (2)
essaya de jouer encore, mais la voix du chœur couvrit
sa musique. Le chant évoquait la bravoure des ancê-
tres de Karim, les faits d'armes qui les avaient rendus
célèbres. Un frisson guerrier parcourut le corps du jeune
homme ; il se sentit une âme de brave ; si, à cette minu-
te, des ennemis armés de lances, de sabres et de dibi (3)
s'étaient montrés, il se serait jeté sur eux pour vaincre
(1) Saloum : Province sénégalaise.
(2) Khalam-Kat : Guitariste.
(3) Dibi : Mousquet indigène d'autrefois.
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BIBLIOTHÈQUE DELU
' NION FRANÇAISE
Paul BERNARD R. de NOTER
Le problème économique La bonne cuisine aux Colonies
indochinois
Nouveaux aspects du problème J. PAILLARD
économique indochinois Faut-il foire de l'Algérie
René BOUVIER un Dominion ?
Thi-Cau M.-P. PRÉVOST
Eugène DAVID-BERNARD Barabane
La conquête de Madagascar René POTTIER
André DUBOSCQ Initiation à la magie en Islam
Inspirations de l'Asie Le Transsaharien
L'Élite chinoise Laperrine
Pierre DUPREY Charles de Foucauld,
le prédestiné
Le coupeur de bois Au pays du voile bleu
Isabelle EBERHARDT Histoire du Sahara
Aux pays des sables Jeanne, Renée POTTIER
Mes journaliers Légendes Touareg
Jean dE ' SME
Le conquérant de l'île rouge André PRUNIÈRES
Chasses aux grands fauves Madagascar et la crise
Général JOALLAND Jean SULIAC
Le Drame de Dankori Heures Japonaises
Auguste JOYAU René VIARD
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KLOBB L'Empire et nos Destins
L'Eurafrique
A la recherche de Voulçt
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Guy LACAM L'Ame archaïque de l'Afrique
Inventaire Économique du Nord
de L'Empire
W. MORIN Joseph ZOBEL
L'Avenir du Canada Français Diab'-là

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Chassaing, Nevers
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