Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Traduction Complete Draft Ili Gorlizki M

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 149

Ili GORLITZKI

Maïmonide. Averroès.
Une correspondance rêvée

Traduit de l’hébreu par Philippe Bobichon

Ne parle pas aux oreilles du fou, car il méprisera tes paroles pleines de bon sens.
(Proverbes 23, 9)

La vérité émane de votre Seigneur. Quiconque le veut, qu’il soit croyant, et quiconque le veut, qu’il soit infidèle !
(Coran, sourate 18, 28)

La correspondance qu’on trouvera dans ce livre est une construction littéraire. Aristote 
pour qui Averroès et Maïmonide eurent une égale vénération  ne disait-il pas que la
littérature n’a point pour objet « les choses s’étant réellement produites mais le genre de
choses qui aurait pu se produire »1, autrement dit, ce qui est de l’ordre du possible ?

En ce XIIe siècle où vécurent Maïmonide et Averroès  lesquels ne se sont jamais


rencontrés et n’ont pas eu non plus d’échange épistolaire  un dialogue entre savant juif
et savant musulman relevait assurément du possible. Profondément influencées par leur
rencontre avec la culture grecque hellénistique, la philosophie musulmane et l’étude des
sciences influencèrent à leur tour la culture des Juifs établis dans les pays que dominait
d’Islam, et l’époque où leurs énergies respectives restèrent en contact fut l’âge d’or de la
culture juive séfarade : une culture qui accueillait, en des domaines variés, de fécondes
interactions avec la culture arabe.
L’arabe était la langue de la rue, du commerce et de la culture. Les Juifs lettrés lisaient
des livres arabes de philosophie, de science ou de littérature. Ils écrivirent eux-mêmes en
arabe de nombreux ouvrages sans que leur sentiment d’appartenance au peuple juif en ait

1 Poétique, 9.

1
été le moins du monde affecté. Ainsi naquit une certaine proximité qui devint même,
parfois, une profonde affinité.

Rabbi Moshe ben Maïmon, RaMBaM (1135 ?-1204), le plus éminent parmi les sages
d’Israël qui vécurent au Moyen âge, et Abû l-Walîd ibn Rushd (1126-1198), le plus illustre
des philosophes musulmans, naquirent tous deux à Cordoue, en al-Andalus, l’Espagne
musulmane. Encore jeune, Maïmonide dut s’enfuir de Cordoue, avec toute sa famille, pour
échapper aux extrémistes religieux musulmans (les Almohades2), et après plusieurs années
d’errance à travers l’Espagne, il s’établit à Fez, au Maroc. Quelques années plus tard, sur le
chemin d’Erets-Israel, il fit halte à Fostat, en Égypte, et c’est dans ce faubourg du Caire
qu’il vécut jusqu’à sa mort. Tout comme Averroès, qui avait été, à Marrakech, au service
du calife en tant que médecin chef, et avait rédigé à cette occasion le Colliget, sorte
d’encyclopédie médicale d’intérêt général, Maïmonide devint après quelques années
médecin à la cour du souverain d’Égypte Salâh al-dîn3, et il écrivit lui aussi, en arabe, une
dizaine d’ouvrages médicaux d’intérêt général. Tous deux étendirent leur activité au
domaine juridique : Maïmonide fut Président du tribunal rabbinique d’Égypte, et
considéré, à ce titre, comme le plus grand des décisionnaires juifs apparus depuis la fin de
la période talmudique. Issu pour sa part d’une illustre famille de juristes, Averroès assuma
la fonction de cadi4 à Séville, puis de grand cadi à Cordoue.

Les ouvrages les plus importants d’Averroès sont ses commentaires d’Aristote :
Maïmonide allait jusqu’à conseiller à ses disciples de lire ces commentaires plutôt qu’une
traduction du philosophe grec. Autant qu’Averroès, Maïmonide porta à un niveau élevé la
maîtrise de l’activité herméneutique. A l’âge de trente-trois ans, il achevait la rédaction, en
arabe, d’un Commentaire de la Mishna : dans l’introduction au chapitre « Heleq »5, il y
énumère les treize principes de la foi juive et dans l’Introduction au traité Avot, « les huit
chapitres », il donne un exposé de sa psychologie et de sa philosophie éthique. Dix années
plus tard, il achevait le Mishné Torah (encore appelé Yad hazaqah6 d’après le nombre des
livres qui le constituent) dans lequel il présente d’une façon magistrale, et en hébreu, tout
l’appareil contenu dans les traités de la Torah orale 7, en donnant à ce qui était jusqu’alors

2 En arabe, Muwahiddûn.
3 Saladin. Pour tous les noms de personnes, se reporter à l’index, en fin de volume.
4 Juge musulman. Pour les mots en italiques ou porteurs d’un astérisque, se reporter au glossaire, en fin de volume.
5 Litt. « part » au monde à venir : dixième chapitre du traité Sanhédrin.
6 Litt. « main forte » (cf. Exode, 6, 1 ; 13, 9 etc.). Ce titre est dû à la valeur numérique du mot yad, quatorze.
7 Ensemble des enseignements qui furent communiqués à Moïse par Dieu, sur le mont Sinaï, en même temps que la loi

écrite et transmis par la suite de maître en disciple.

2
un matériau épars une formulation juridique et une organisation rationnelle. A la même
époque, Averroès achevait la Destruction de la destruction, important ouvrage écrit en
réponse à ceux des Musulmans qui s’opposaient à la philosophie, et à la tête desquels s’était
trouvé al-Ghazâli (1059-1111). Dix ans après la publication de cet écrit, Maïmonide mettait
un terme au plus important des ouvrages philosophiques juifs médiévaux, le Guide des
égarés, écrit en arabe à l’intention de personnes cultivées qui étaient en proie à la perplexité
parce qu’après avoir étudié la vérité dans la Torah écrite et dans la Torah orale, elles
s’étaient attachées aux sciences et à la philosophie, ce qui avait instillé le doute en leur
esprit. Maïmonide et Averroès partageaient une même ambition d’édifier un pont entre
réflexion philosophique et tradition révélée.

Ils furent tous deux, plus d’une fois, en butte aux extrémistes de leurs religions
respectives : Averroès fut excommunié et au soir de sa vie, il dut s’expatrier quelque
temps ; ses ouvrages philosophiques furent publiquement brûlés. De son vivant,
Maïmonide fut condamné par des dirigeants religieux, et après sa mort, excommunié lui
aussi par certains d’entre eux.

Tous deux étaient d’avis que certaines de leurs opinions philosophiques devaient être
dissimulées à la masse, comme un « secret caché », et transmises exclusivement à une élite
de gens avertis : « Le sage », écrit Maïmonide dans son introduction au Commentaire de
la Mishna, « ne doit révéler qu’à celui qui lui est supérieur ou à son égal ce qu’il sait des
secrets ». Il ne fait pas de doute qu’Averroès partageait cet avis.

Ainsi, tout rapprochait ces deux savants, l’un juif, l’autre arabe. Ils auraient dû se
rencontrer. Ils auraient dû être amis.

C’est l’histoire de cette amitié  car le rêve est plus fort que la réalité  que ce livre
raconte. Nous l’apprenons de Yosef ibn ‘Aqnin, disciple de Maïmonide :

Moi, Yosef Bbn Yehudah ibn ‘Aqnin, suis allé rendre visite à mon vénéré maître, savant parmi
les savants, le rav, gaon*, Rabbenu Moshe ben Rabbi Maïmon, un dimanche soir, le vingt-
quatrième jour du mois de heshwan* 4965, l’an 1204 du comput des nations, à Fostat, dans les
faubourgs du Caire, en Égypte.
En arrivant chez lui, je le trouvai étendu sur un lit de douleur, le corps faible et la mine
défaite. C’est seulement lorsqu’il m’eut reconnu et que nous eûmes échangé quelques paroles
sur la Torah et sur les sciences qu’il oublia quelque peu sa souffrance.

3
Il me confia alors des lettres qu’il avait précieusement conservées par devers lui, sans jamais
les publier  celles qu’il avait adressées au sage arabe Abû l-Walîd Muhammad ibn Rushd, et
celles qu’il avait reçues de cet illustre savant.
Je fus saisi d’une vive et profonde surprise, car je savais bien que ces deux hommes
d’exception ne s’étaient jamais rencontrés. J’avais beaucoup entendu parler d’ibn Rushd par la
bouche de notre maître ben Maïmon qui ne tarissait pas d’éloge à son sujet et disait même de
lui qu’il était le fleuron de sa génération, le plus grand connaisseur de la philosophie, des
sciences et de la médecine, le plus brillant commentateur d’Aristote qui ait jamais vu le jour, et
de surcroît un juge éminent, au sein de son peuple, dans la Cordoue musulmane. Mais le secret
de ces lettres m’était demeuré caché, et c’est seulement sur son lit de malade que notre maître
m’en fit la confidence.

Il me parla en ces termes : « Mon cher disciple, de même que je fus pour toi un maître, Abû
l-Walîd a été pour moi, depuis l’enfance, un guide. J’avais à chaque instant son image à l’esprit
et je lisais souvent ses remarquables écrits. Il n’est point d’homme aussi éminent, et depuis
Aristote qui fut sans conteste le plus grand des savants, personne parmi nous ou dans les autres
peuples ne le saurait égaler. Pendant près de cinquante années, nous avons échangé des lettres
où il était question du sens obvie et caché des écrits saints, des vérités divines, de sujets
philosophiques et de tout ce qui doit être préservé de la foule et réservé à ces disciples qui ont
acquis l’intelligence de la métaphysique. Il est bien des notions essentielles que nous avons
ainsi dissimulées au grand nombre, car nous ne souhaitions pas les porter à la connaissance de
ceux qui en étaient indignes. Ce lien qui m’a uni, moi, le plus savant des Juifs au plus savant
des Arabes, il était bon de le cacher au peuple, afin qu’il n’aille pas croire que nous autres,
philosophes de la religion de Moïse et de la religion de Mahomet, avions entrepris la ruine des
écrits saints.

Voilà pourquoi je veux qu’après avoir lu ces missives, toi qui es mon plus cher disciple, toi
qui fus le premier à recevoir de mes mains les fascicules du Guide des égarés écrit à ton
intention et pour te faire honneur, tu les mettes en lieu sûr pour les transmettre un jour à tes
fils, et pour qu’à leur tour ils les transmettent à leur descendance, jusqu’à l’accomplissement
de huit cents années, et pour qu’en l’an 5764, 2004 du comput des nations, elles soient enfin
publiées. De même que nous avons dissimulé à la foule certains sujets philosophiques, de même
il est souhaitable que ces lettres soient conservées secrètement en des mains dignes de foi,
pour ne recevoir qu’au terme de nombreuses générations l’éclairage qui leur convient. »

Telles furent les paroles que mon maître vénéré m’adressa sur son lit de souffrance.
Écoutez donc ce que j’ai à vous dire, vous mes enfants, et vous enfants de mes enfants, et
vous leurs descendants pour des générations ! De ces lettres qui m’ont été confiées par
mon maître, je ne tire point vanité. Elles abritent le secret de ce lien qui unissait les deux
plus grands hommes de leur génération, nés à Cordoue, en Espagne musulmane. Et bien
que leurs chemins soient demeurés distincts, il sont apparentés par leur génie et leur
maîtrise de la science véritable. J’ai conservé ces lettres, conformément aux

4
recommandations de notre vénéré maître qui avait souhaité qu’elles fussent tenues cachées.
Transmettez à votre tour ces documents scellés, le père à son enfant, le fils au petit-fils, le
petit-fils à l’arrière-petit-fils, de même que les hommes de la science s’en sont transmis les
secrets de génération en génération. Et au terme des huit cents années, un descendant de
la famille ‘Aqnin rendra publiques ces lettres rédigées en arabe, et il les traduira en hébreu,
puis dans les autres langues. Puisse le temps apporter à ceux qui les consulteront alors
l’intelligence, la clairvoyance et les vertus nécessaires pour les apprécier, avec ce qu’elles
contiennent, selon une juste disposition d’esprit.

Vénéré Moshe ben Maïmon ha-Sefaradi, notre maître et savant légendaire, j’ai foi en
votre amitié, j’aspire à contempler la majesté de votre face, je baise la poussière de vos
pieds et suis votre très humble disciple.

Yosef bar Yehudah ibn ‘Aqnin

Une chose encore : ce véritable sage, maître éminent, philosophe admirable et homme
de Dieu, rabbenu Moshe, fils de Maïmon l’Espagnol, rabbin et juge, m’a ordonné de rédiger,
si nécessaire, des explications sur les personnes et les sujets qui figurent dans ces lettres, en
sorte que les lecteurs des temps à venir puissent comprendre ce qui y est écrit. Je refusai
avec force, ne voulant rien ajouter aux paroles de savants légendaires. Il me fit néanmoins
promettre, par un serment solennel, que j’agirais ainsi, et il m’a même demandé de combler
personnellement les endroits où les mots se seraient effacés ou seraient devenus
difficilement lisibles. J’ai accepté de me soumettre à cette volonté.

Que notre Créateur  béni et exalté soit-Il  éclaire nos yeux de la lumière de Sa Torah
! Amen !

Écrit par Yosef ben rabbi Yehudah ibn ‘Aqnin, le vingt-cinquième jour du mois de
heshwan 4965, l’an 1204 du comput des nations.

Pour plus de concision, je ferai suivre ces remarques de mes initiales : Y.I.A.

Note du traducteur de l’arabe en hébreu :

5
Parmi ces nombreux documents, j’ai trouvé des feuillets que notre savant ancêtre, Yosef ben Rabbi Yehudah ibn
‘Aqnin, avait annotés pour éclairer les faits et les paroles consignés dans les lettres du savant légendaire, notre maître ben
Maïmon, et dans celles du savant légendaire des Arabes, ibn Rushd. J’ai inséré ces feuillets là où ils me semblaient devoir
l’être.

En raison des nombreuses années qui ont passé, il arrive aussi que des mots ou des lignes se soient altérés ou effacés
dans les lettres elles-mêmes ou dans les remarques complémentaires ; autant que le permettait mon discernement, j’ai
comblé ces lacunes et parfois même ajouté quelques remarques.

Là où la date est indiquée selon le comput des nations, c’est moi qui en ai pris l’initiative pour que le lecteur
d’aujourd’hui se situe plus aisément dans les différentes chronologies.

David ben Abraham ibn ‘Aqnin


Jérusalem, 5764 (2004)

6
La crainte des Almohades contraint la famille du jeune Moshe ben Maïmon ha-
Sefaradi à s’enfuir de Cordoue.

Lettre adressée par le jeune Maïmonide, alors âgé de treize ans, à son ami Abû
l-Walîd ibn Rushd, en l’an 4908 de la Création, 1148 du comput des nations.

Salâm, Abû l-Walîd !

Voilà trois mois que nous avons dû fuir pour préserver nos vies. Trois mois qui m’ont
paru de longues années. Notre bonne Cordoue est distante comme en rêve.

Tu es tellement loin toi aussi, mon frère Abû l-Walîd, et seules tes paroles, si belles, sont
demeurées avec moi. Mes pensées s’élancent vers le grand bazar où, chaque jour, nous
nous retrouvions après l’étude : c’est là, au milieu d’innombrables étals, que par ta bouche
j’ai entendu parler, pour la première fois, du grand Aristote. J’éprouve plus vivement
chaque jour le désir de ce que je possédais alors, l’absence de ce qui m’était cher et qui est
à présent perdu.

J’aimerais tant, ainsi, pouvoir encore flâner dans la bibliothèque, parmi les milliers de
livres, silencieusement alignés sur d’infinies rangées, qui m’invitaient en souriant à lire
toujours plus ; m’attarder quelques instants avec ces étudiants qui, par milliers, fréquentent
l’Académie ; flâner à nouveau entre les dix-sept arcs du pont romain ; contempler les
élégants palais qui bordent le Guadalquivir ; respirer cet air limpide qui m’exalte, et discuter
avec toi, passionnément, sur la manière d’interpréter ces versets qui, dans la Bible et dans
le Coran, attribuent la corporéité au Créateur. Dans ses moments de tristesse, mon père
nous parle avec des larmes dans les yeux des jours glorieux de la Cordoue lointaine et de
l’illustre ibn Shaprut (A). J’aimerais tant alors passer à nouveau devant cette maison qui fut
la sienne, et le voir, avec les yeux de l’esprit, comme s’il vivait encore. Il y avait en lui
quelque chose de cette générosité et de cette élégance qui émanent de Cordoue. En lui se
trouvaient unis le savoir et le discernement, la science médicale et l’art poétique, la sagesse
et le sens pratique pour les affaires publiques, et avec tout cela l’amour des gens d’esprit,

7
musulmans aussi bien que juifs. Je voudrais, avec le temps, lui ressembler. Dans cette
obscurité où je me perds à présent, il est l’étoile matinale qui guide mon existence.

Je me rappelle cette nuit de l’été dernier où nous allâmes tous deux, pendant de longues
heures, parmi les rues étroites : sur toute sa longueur, notre chemin baignait dans la clarté
des lanternes. La lumière, disais-tu, s’épanchait sur Cordoue, éclairant ceux qui cherchent
le chemin. Cette lumière, brusquement, s’est éteinte.

Mon cœur est à Cordoue, si belle et si aimable. Je pourrais bien tenter d’apprécier la
beauté des chemins qui traversent al-Andalus, mais il est si difficile d’éprouver quelque
plaisir lorsqu’on a dû s’enfuir pour préserver sa vie. Pendant les premières semaines, nous
avons dormi dans de petits villages des environs. Le jour, nous partions sur les chemins en
quête d’un lieu pour nous fixer. Le beau temps, le souffle des vents marins qui tempère la
chaleur, tout cela est fort différent ici. Nous voyons de très belles choses : partout
s’étendent les oliveraies et les champs de blé. Mon père m’a expliqué que les innombrables
plantations de grenadiers, de citronniers et de pêchers que nous avons pu voir comptent
parmi ces cultures nouvelles qui furent introduites ici par tes frères, conquérants de
l’Espagne. Encore une chose qu’il convient de porter à votre crédit.

Je lis tout ce qui me tombe sous la main. Tu m’as dit une fois que la science était un arc
immense constitué de rayons lumineux, et que notre regard ne devait pas s’élever vers un
seul de ses rayons, mais jouir de toute sa lumière. Je me suis fixé pour but de tout
apprendre. Je ne suivrai point le conseil de ceux qui prétendent que je peux tout trouver
dans la Torah, et qu’il est inutile de tourner mes regards vers d’autres sciences. A côté de
la Torah, qui emplit ma vie, je consacre chacun de mes moments libres aux sciences dans
leur ensemble. Je découvre çà ou là un ouvrage sur l’astronomie, sur la physique, la
géométrie, la médecine, et bien sûr la philosophie. Je les lirai tous ; mais je trouverai aussi
du temps pour des études plus contestables : par exemple l’enseignement des astrologues,
qui supputent sur l’avenir de l’univers ou du pays, ou sur ce qui doit arriver à tel ou tel
homme au cours son existence. Il n’existe point, en arabe, de livre écrit sur toutes ces
questions. Et pourtant, je veux approfondir ces opinions, car pour savoir ce qui est vrai, je
dois avoir pris connaissance de ce qui est faux.

8
Lorsque tu es venu chez moi, le jour où je fêtai le passage de l’enfance à l’âge adulte, en
lisant pour la première fois la Torah, durant l’office à la synagogue, je connaissais déjà notre
projet de fuite. Je ne t’en ai rien révélé, et t’en demande pardon, car, en dépit des neuf
années qui nous séparent, tu demeures mon ami le plus proche : j’avais promis à mon père
de n’en rien dire à personne, et une promesse doit être tenue.

Avant de terminer, quelque chose qui a semé le trouble en notre cœur : une triste
nouvelle nous est parvenue voilà une semaine : Abû l-Hasan (B), notre célèbre poète, a été
assassiné, il y a quelques années, en Erets-Israel. Mon père se souvient des jours où il
séjournait lui aussi dans notre Cordoue, recevant de tous des marques d’honneur.

Cordoue, une et unique ! C’est là que nous avons connu la vie de l’esprit et de
l’intelligence ; c’est elle qui a su réunir mes frères et les tiens, car la paix ne peut s’instaurer,
entre choses opposées, que par ce qu’elles ont en commun.

Abû l-Walîd, mon frère, je te fais la promesse d’écrire lorsque je le pourrai, afin que nos
entretiens se poursuivent même lorsque nous ne serons plus jeunes, l’un et l’autre.

Mais je crains d’avoir été trop long. A son époque déjà, le sage Salomon  la paix soit
sur lui  ne blâmait-il pas en ces termes l’excès de paroles et le manque de réflexion : Car
les songes naissent de l’abondance des soucis, et la voix du sot se reconnaît à l’abondance de ses paroles
(Ecclésiaste 5, 2). Je vais donc m’en tenir là, et que Dieu t’assiste !

A) Sur Hasdaï ibn Shaprut, j’ai beaucoup appris de la bouche de notre maître ben Maïmon : il ne
tarissait pas d’éloges à son sujet et disait qu’il représentait pour lui, bien qu’il ait quitté ce monde, à
Cordoue (l’an 970 selon le comput des nations), depuis deux cent trente-quatre années déjà, le modèle d’une
grande personnalité juive. Notre maître m’a vivement encouragé à faire quelques lectures à son sujet. Voici
les détails que je puis vous en rapporter : Ibn Shaprut était le conseiller et le confident du somptueux calife
Abd al-Rahmân, et à ce titre, il était tenu en haute estime par les sages d’Israël autant que par la populace.
Il fut aussi le médecin personnel du calife, son ministre des finances, et finalement son premier ministre ; il
connut maints succès dans les questions diplomatiques. Son habileté politique, alliée chez lui à une vaste
culture, ne laissait pas d’émouvoir le cœur de notre maître : « Seul un homme tel que lui est digne de
diriger », disait-il fréquemment. Ibn Shaprut servit aussi le calife suivant, Hakim II, qui était poète et
vénérait les sciences  plût au ciel qu’il eût encore, de nos jours, de tels souverains ! Ibn Shaprut a soutenu

9
le calife dans l’ambitieuse œuvre culturelle qui fut la sienne, et c’est ainsi que Cordoue est devenue, pour le
monde entier, un centre de culture et de science. Comme il était aussi à la tête de la communauté juive, il a
beaucoup amélioré la situation de nos frères ; il a par ailleurs soutenu les poètes et des lexicographes juifs
tels que Menahem ben Saruq et Dunash ben Labrat, ouvrant ainsi la voie au printemps spirituel que nous
avons connu en Espagne. Durant toute sa vie  qui fut si brillante  nous fûmes une lumière pour les
communautés de nos frères dispersées de par le monde. Notre maître voyait en ibn Shaprut le modèle du
dirigeant tel que l’avait imaginé Platon.

B) Abû l-Hasân est le nom arabe de notre poète Yehudah Halevy dont les traces se sont perdues, il
y a plus de soixante ans, en Terre sainte,. Notre maître s’est opposé à certaines de ses opinions
philosophiques, et bien qu’il ne fût pas particulièrement sensible à la poésie, il s’est intéressé par curiosité à
ses créations lyriques.

Y.I.A.

10
Ceux qui étudient la philosophie connaissent des jours difficiles.

Réponse d’Abû l-Walîd ibn Rushd, alors âgé de vingt-trois ans, à Moshe ben
Maïmon, âgé de quatorze ans, en l’an 1149 du comput des nations, 543 de l’Hégire
(A).

Salâm, Musa ibn Amram ben ‘Abd Allah (B) , mon frère !

J’ai été empli de peine et de joie à la fois, en recevant ta lettre : la peine, pour cette
douleur qui vous accable dans votre errance, et la joie parce que je constate que le lien qui
nous unissait ne s’est pas altéré.

Je connais moi aussi, avec mes amis lettrés qui se passionnent pour la philosophie, une
époque difficile : les autorités n’apprécient guère qu’on poursuive, sur des questions
religieuses, une recherche rationnelle, aussi notre voix n’est-elle écoutée que sur des sujets
scientifiques tels que l’astronomie, le droit et la médecine.

Le plus vif désir d’un médecin de qualité n’est-il pas d’être accueilli dans les cercles de
la cour ? Grâce à mon père, j’ai pu entrer en relation avec le plus grand praticien du temps,
ibn Zuhr, qui réside à Séville. Il m’a fait parvenir deux de ses livres que j’étudie avec avidité.
J’ai réussi à le persuader de rédiger aussi un écrit sur une médecine qui prendrait pour
principe le régime diététique, et j’ai formé le dessein d’aller étudier auprès de lui.

Bien qu’insuffisamment à mon gré, je poursuis mon étude de la philosophie par la


lecture de commentaires des penseurs grecs. La philosophie comble mon cœur. Je souhaite
que toi aussi, tout en demeurant attaché à la Bible, à la Mishna et au Talmud, tu ne négliges
pas la reine des sciences, la métaphysique, dont la vérité est celle-là même qu’on trouve
dans les écrits saints. Je remercie Dieu d’avoir trouvé en la personne d’ibn Tufayl un maître
éminent, savant parmi les savants et homme d’exception, dont j’ai pu éprouver la valeur.
Je passe, en sa compagnie, de longues heures à étudier ce qui m’est cher par-dessus tout :
la philosophie qui rassemble en elle tout ce qui est beau et tout ce qui est sage. Mais cet

11
homme supérieur m’enseigne également la science de la religion, la mathématique et
l’astronomie. Il me rend chaque jour plus sensible à l’entremêlement des savoirs véritables.

Je tente en ce moment, de me mesurer avec ce fanatisme qui plante ses crocs dans tous
ceux qui s’efforcent de penser. Je tire parti des nombreuses occasions qui me sont offertes
d’aller lire dans la grande bibliothèque. Il me semble parfois qu’il n’est point d’ouvrage, de
traité ou de composition ayant jamais vu le jour que je ne puisse trouver ici en traduction
arabe. Ainsi par exemple, j’explore les écrits de Ptolémée (C), car je souhaite devenir savant
en astronomie. J’ai découvert cet ouvrage intitulé Composition mathématique qu’il a
consacré au mouvement du soleil, de la lune et de celles qui nous sont connues parmi les
étoiles qui entourent la sphère terrestre. Les livres du plus grand des médecins, Galien (D),
sont eux aussi pour moi riches d’enseignements. J’ai trouvé particulièrement intéressante
cette méthode qui consiste à tirer de recherches sur les animaux une connaissance du
fonctionnement humain.

Dans le domaine du droit musulman, je dois dire que j’ai eu de la chance : mon père et
mon grand-père, que tu as connus chez moi, à Cordoue, m’ont été d’un grand secours : ils
sont tous deux des cadis réputés pour leur parfaite connaissance de cette charge, et il n’est
point de meilleurs maîtres qu’eux.

Garde-toi bien, Musa, mon frère, et garde bien ces êtres merveilleux qui forment ta
famille. Sois une aide, surtout, pour ton père, éminent en sagesse, le rav et juge Maïmon,
que tous estiment à Cordoue.

Puisse Dieu vous guider vers un lieu où vous pourrez séjourner et vivre dans la sagesse !

A) Il me paraît nécessaire, mes enfants, d’apporter quelque éclaircissement au sujet de l’Hégire. C’est
là quelque chose d’essentiel dans la foi musulmane. En arabe, le mot signifie « émigration »,
« expatriation ». En l’an 622 du comput des nations, le 3 du mois d’Av 4382 selon notre comput, le
prophète Muhammad émigra de la Mecque à Médine. Cette date marque le début du comput des années
qui est en usage dans nos pays d’Islam. J’ignore si à votre époque encore, mes descendants, ce comput sera
toujours utilisé. Vous devez cependant savoir que les Chrétiens calculent selon l’année solaire, tandis que
les musulmans et nous-mêmes, Juifs, avons adopté l’année lunaire. C’est pourquoi notre année est plus

12
courte de dix jours environ. Mais si nous autres, Juifs, intercalons un mois dans le calendrier pour que nos
fêtes aient toujours lieu en la saison fixée, le Coran interdit une telle pratique (Sourate, 9, 36), en sorte
que pour les Musulmans, le début du cycle annuel est retardé, chaque année, de dix jours environ par
rapport à l’année solaire. Aussi, au fil des ans, c’est à toutes les époques de l’année que les Musulmans
célèbrent leurs fêtes.

B) Musa ibn Amram ben Abd Allah est le nom que portait, dans la langue de ses amis arabes, mon
maître et rabbi, Moshe ben Maïmon. Son nom de famille arabe a pour origine celui de son plus lointain
ancêtre, Ovadiah, qui signifie ‘Abd Allah8 en arabe. Et ibn Amram ou ibn Amran était le surnom de
Maïmonide, en référence à notre maître Moïse ben Amram9.

C) Ptolémée : j’ai lu en compagnie de notre savant maître les écrits de ce célèbre astronome,
mathématicien et géographe égyptien qui vécut au IIe siècle du comput des nations. Je me suis tout
particulièrement intéressé à sa Composition mathématique, plus connue par son titre arabe,
Almageste, lorsque j’ai entrepris d’enrichir mes connaissances en astronomie.

D) Galien : notre maître ben Maïmon et, comme lui, ibn Rushd connaissaient bien les écrits de ce médecin
et érudit grec qui vécut au IIe siècle, et composa lui aussi des livres de philosophie, de droit et de
mathématique. De nos jours encore, au XIIe siècle, ses idées sur la médecine demeurent prédominantes. Il
a fréquenté la cour de l’empereur Marc-Aurèle. Auteur de près de cent ouvrages médicaux, il est considéré,
depuis des centaines d’années, comme la plus haute autorité médicale, à l’instar d’Aristote pour la
philosophie.

8 Litt. « Serviteur de Dieu ».


9 Cf. Exode 6, 18.20.

13
Errances de la famille Maïmon.

Lettre adressée par Moshe ben Maïmon, alors âgé de 16 ans, à Abû l-Walîd ibn
Rushd, en l’an 1151 du comput des nations, 4711 de la Création.

Salâm, Abû l-Walîd !

Pardon pour ce silence de près de deux années : ma famille et moi-même traversons


une période difficile.

La renommée de mon père, juge de la communauté de Cordoue, éminent connaisseur


du Talmud et de l’ensemble des sciences, nous a précédés dans tous les lieux où nous avait
portés notre fuite. Aussi fûmes-nous toujours reçus avec déférence. Mais cela ne suffisait
pas pour assurer notre entretien, pas même celui d’un seul jour.

Pendant ces derniers mois d’errance, je me suis consacré à l’écriture d’un petit livre
auquel j’ai donné le titre de Vocabulaire logique : c’est ma première tentative pour
appréhender la pensée d’Aristote telle que tu me l’as transmise. Pour un jeune homme de
seize ans comme moi, c’est un résultat que tu accueilleras, je l’espère, avec bienveillance.

Dans ta dernière lettre, tu déplorais ce fanatisme qui plante ses crocs dans ses victimes
et qui pour toi aussi rend les choses bien difficiles. Tout fanatisme, j’en conviens, est une
piètre disposition d’esprit, mais celui des êtres humains qui prétendent parler au nom de
Dieu n’est-il pas plus misérable encore ? Dans les pays où il dispose du pouvoir, il est
éminemment dangereux. A ibn Tumart (A), on ne peut certes rien reprocher : comme lui
nous reconnaissons l’Unité absolue de Dieu, auquel ne sauraient être attribués ni corporéité
ni attributs humains. Il ne manque pas de beauté, l’appel de cet homme à retrouver la
nature dans la façon de se nourrir, de s’habiller et de se loger, en tournant délibérément le
dos au luxe et à la débauche. Mais lorsque ses sectateurs, les Almohades, menés par ‘Abd
al-Mu’min, eurent entrepris pour ses idées une guerre fanatique et une cruelle conquête de
l’Afrique du nord, puis de notre al-Andalus, tout ce que nous avions connu de beau et de
bon s’est trouvé réduit à néant.

14
Pour éviter que la foi ne se mue en force d’asservissement, peut-être ne faudrait-il
jamais, mon cher frère, livrer à une religion le pouvoir politique.

Pour l’heure, nous avons appris, mon frère David et moi, l’art de filer la laine afin d’aider
mon père à assurer notre entretien. La laine des moutons andalous est connue jusqu’en des
lieux éloignés, et nos frères juifs excellent dans tous les secteurs de cette activité, aussi
sommes-nous sollicités sans délai partout où nous séjournons. J’ai appris à aimer, je
l’avoue, cette association d’un labeur qui vise à assurer le quotidien avec l’étude et la
réflexion.

J’ai une prière à t’adresser : j’aimerais qu’à l’avenir tu continues, comme tu le faisais à
Cordoue, à me diriger dans les voies de la science. Une lettre ne saurait bien évidemment
remplacer des paroles entendues de vive voix, mais c’est toujours mieux que rien. C’est un
devoir pour celui qui est savant de rendre savant son prochain, car, ainsi que l’a dit Salomon
 la paix soit sur lui : Tes sources doivent-elles se rejoindre au dehors, tes cours d’eau arroser les places
publiques ? (Proverbes, 5, 16) ; et Isaïe  la paix soit sur lui : Tu seras comme un jardin bien
arrosé, comme une source dont les eaux ne causent aucune déception (Isaïe, 58, 11).

A) Ibn Tumart : notre maître ben Maïmon et sa famille en Sefarad, comme la mienne à Sibita, ont connu
bien des souffrances à cause de ceux qui lui ont succédé, les Almohades. Fervents défenseurs de l’Unité
divine, ces derniers ont conquis, dans leur ardeur messianique, l’Afrique du Nord et l’Espagne musulmane.
Ils ont aussi anéanti certaines communautés juives et forcé bien des Juifs à se convertir. Les principes de ce
mouvement fondé par ibn Tumart sont bien connus. Ses sectateurs voyaient en lui une sorte de Messie
musulman  Mahdi  appelé à restaurer l’Islam.
Y.I.A.

15
Ibn Rushd doit lui aussi s’enfuir de Cordoue.

Lettre adressée par ibn Rushd, alors âgé de 27 ans, à son ami très cher Moshe
ben Maïmon, en l’an 4713 de la Création, 1153 du comput des nations, 548 de
l’Hégire.

Salâm, ben ‘Abdallah, mon cher frère !

La chose te surprendra, je le sais : voilà déjà un an que j’erre par les chemins. J’ai dû,
moi aussi, fuir Cordoue, notre chère cité. La situation y est grave et les persécutions menées
par les gens en place contre ceux qui professent des opinions qui n’ont pas leur agrément,
sont lourdes de menaces pour un jeune homme comme moi. Les discussions publiques sur
la philosophie ont été rigoureusement proscrites. Je me tenais un jour dans l’une des écoles
qui jouxtent la grande mosquée, discutant avec un groupe de jeunes gens, à l’heure de la
récréation, sur la pensée d’Aristote. De telles discussions avec des gens avides de découvrir,
à côté de l’étude du saint Coran, la sagesse philosophique étaient pour moi habituelles,
depuis plusieurs années. J’ai parlé de la Physique d’Aristote, et dit à ceux qui m’entouraient
qu’un être humain doué d’une aussi grande puissance de pensée était une exception propre
à susciter l’émerveillement : un tel phénomène devait être considéré comme plus divin
qu’humain. J’ai ajouté que, dans l’ordre de la nature, Aristote me semblait être un modèle
de perfection humaine.

Des officiers du roi qui s’étaient fondus dans la masse des étudiants, sur l’esplanade,
pour mieux espionner, se sont alors saisis de moi, aux yeux de tous. Ils m’ont accusé
d’empoisonner la jeunesse, de l’éloigner de la religion en l’instruisant dans la philosophie.
Par chance, mon père est intervenu peu après : il a mis à profit son influence dans les
cercles des hommes de loi pour me faire sortir de prison. J’ai compris que j’étais désormais
étroitement surveillé par ceux qui avaient en charge la culture à Cordoue, et je n’ai pu
supporter une telle idée. Je suis un homme religieux, un authentique Musulman. Je ne
saurais tolérer qu’on mette cela en doute, et pas davantage que qui que ce soit veuille
m’empêcher de penser.

16
Nous connaissons toi et moi, mon cher frère, un même sort : nous sommes l’un et
l’autre dans l’œil du typhon. Il y a cinq ans, les Croisés ont entrepris de vaincre l’Islam en
Terre sainte, et de soumettre les Musulmans. C’est cette même année que les Almohades
ont choisie pour venir d’Afrique, dans notre al-Andalus, et y arrêter les Chrétiens. Il y a
cinq ans. Les Chrétiens face aux Musulmans, les Musulmans face aux Chrétiens, et nous
deux au milieu : un Juif et un Musulman contraints de fuir l’un et l’autre devant des
fanatiques chrétiens et musulmans. La religion a changé de visage, et la foi est devenue une
arme entre les mains des puissants.

Ces jours-ci, précisément, je lis al-Ghazâli, qui fut en son temps considéré avec
bienveillance par les détenteurs du pouvoir. Dans son célèbre ouvrage intitulé Destruction
des philosophes, il avait déclaré la guerre à la philosophie. Lis-le toi aussi, afin que nous
puissions échanger nos idées à son propos. Je suis persuadé que la vivacité de ton esprit
suffira à ton jeune âge pour comprendre cet auteur. Dans quelques années, j’écrirai un
ouvrage dont le titre est déjà trouvé : Destruction de la destruction. Il ne comportera
pas seulement une destruction des opinions d’al-Ghazâli, mais aussi  et surtout  un
éloge de cette pensée philosophique dont rien ne saurait détruire l’excellence, puisqu’elle
est la vérité. C’est là une entreprise ambitieuse, et il me faudra sans doute beaucoup de
temps pour la mener à bien, mais tu dois toutefois savoir, mon jeune frère, qu’en dépit de
tous ses efforts pour détruire cette philosophie qui m’est si chère, al-Ghazâli demeure un
grand homme. Il a quitté, pour une vie de solitude, une position élevée dans la plus
éminente des institutions religieuses. Il a trouvé dans la connaissance mystique à laquelle il
était parvenu un moyen, pour les gens simples, de s’élever, en vivant les préceptes, à une
expérience religieuse véritable. Aux yeux d’al-Ghazâli en effet, une connaissance directe
est préférable à celle qui découle d’un pur raisonnement.

Une autre chose doit être portée à son crédit : ce sont les moyens offerts par la
philosophie  dans lesquels il était très versé  que cet homme remarquable a mis en
œuvre pour détruire la philosophie. Mais rien de cela ne doit affaiblir ton amour de cette
discipline. Ne trouve-t-on pas dans le Coran lui même  qui est aussi sacré pour moi que
pour al-Ghazâli , un encouragement à poursuivre cette étude ? Voici les mots du livre
saint : Eh quoi ! n’ont-ils point considéré la royauté des cieux et de la terre, ainsi que toute chose créée par
Allah ? (Coran, sourate 7, 184). Ces versets, comme d’autres, disent allégoriquement qu’il

17
nous faut chercher à comprendre la Création au moyen du discernement et de l’intelligence.
Le Coran nous mène à l’étude de la philosophie.

Il faut savoir, mon cher frère, que même pour al-Ghazâli, le maître d’ibn Tumart, la
religion est liée à la foi du cœur, et non à la force brute. Lis-le donc, de grâce, afin que dans
nos lettres, nous puissions échanger plus longuement à son propos.

Je suis arrivé il y a quelques jours dans la région de Séville. Je suis porteur d’une lettre
que mon père a écrite à l’intention d’ibn Zuhr. J’espère que ce dernier voudra bien me
recevoir. Les amis de mon père chez qui je séjourne en ce moment ne m’ont guère
encouragé : les persécutions, m’ont-il dit, sont terribles ici aussi. Fort heureusement, je ne
suis pas encore connu dans cette ville.

Que Dieu préserve ta santé et celle de ta famille. J’espère que ces temps difficiles seront
rapidement révolus, et que notre al-Andalus redeviendra ce qu’elle était.

A) Al-Ghazâli : Bien qu’il ait été un grand contradicteur pour nos idées, notre maître tenait cet homme
en grande estime. Il a vécu à Bagdad. Né en l’an 1059 du comput des nations, il est mort en l’an 1111.
Son ouvrage
le plus important, la Destruction des philosophes, visait la philosophie d’Aristote telle qu’il l’avait
connue chez al-Farâbi et ibn Sinâ. Il a critiqué le principe de causalité qui constitue la base de notre pensée
philosophique.

Y.I.A.

18
Moshe ben Maïmon ha-Sefaradi invite son ami ibn Rushd à venir le retrouver à
Almeria, alors située sous le gouvernement chrétien d’Alfonso VII.

Réponse de ben Maïmon à ibn Rushd, la même année.

Salâm, mon frère, Abû l-Walid !

J’ai appris avec grande tristesse ta fuite de Cordoue. Je suis Juif, tu es Musulman, et
nous sommes tous deux persécutés par les mêmes fanatiques.

Ceux qui manient la religion comme un glaive persécutent les gens épris de philosophie
parce ces derniers cherchent et interrogent. Voilà pourquoi, bien que tu sois un Musulman
fidèle, tu es toi aussi inquiété. Si notre maître Aristote avait vécu de nos jours, il aurait été
lui aussi en butte à ces persécutions. Je ne peux donc que t’inviter, mon frère, à venir nous
rejoindre ici, hors de portée de ces gens, dans la paisible cité côtière d’Almeria. Nous
sommes arrivés en ce lieu il y a un mois, après un séjour sans succès à Séville. Nous avions
tenté notre chance dans cette cité magnifique qui s’est parée, depuis sa conquête par les
Almohades, de luxueux édifices, mais nous avons été fort affligés de constater que nos
frères, qui avaient connu les beaux jours de cette cité, y étaient tombés bien bas : par
crainte des fanatiques, une partie d’entre eux s’est convertie à l’Islam  en apparence
évidemment  ; une autre a émigré vers le Nord chrétien, et parfois même vers les pays
du Maghreb. Afin de pourvoir à notre subsistance tout en poursuivant l’étude de la Torah
et des sciences générales, nous avons travaillé quelque temps, mon père, David, et moi,
chez un orfèvre juif. Mais celui-ci a finalement décidé de fermer boutique et de s’enfuir ;
nos problèmes de subsistance sont alors demeurés sans solution.

Voilà pourquoi nous avons tenté notre chance à Almeria. C’est Alfonso VII le
magnanime, tu le sais, qui gouverne ici et bien que je sois plus jeune que toi, de grâce,
écoute ce que je vais te conseiller ! En ces temps difficiles, la domination d’un souverain
chrétien ne peut être que bénéfique pour toi. Almeria est une cité ensoleillée où tu pourras
à l’envi penser et étudier tandis que je marcherai sur tes traces. Tu trouveras chez nous, je
te le promets, cet accueil chaleureux qu’une famille réserve à l’un de ses membres. Et si tu
n’étais pas encore convaincu par tout cela, permets moi d’avancer un dernier argument : je

19
te promets d’être pour toi un interlocuteur tranchant comme le rasoir quand nous
examinerons ensemble les difficiles questions que pose al-Ghazâli. Actuellement, j’ai déjà
fait une première lecture et j’évoquerai seulement un point particulier : il ne fait point de
doute en mon cœur que l’attaque menée par al-Ghazâli contre la philosophie, avec l’aide
de la philosophie, a beaucoup influencé l’un des grands de mon peuple, le poète Yehudah
Halevy dont j’ai lu de nombreux poèmes. Dans le sillage du brillant philosophe de Bagdad,
il a exalté la foi qui provient du cœur, et flétri sa sujétion à l’enseignement rationnel
d’Aristote. Il est l’auteur d'un ouvrage intitulé le Livre de la démonstration et de la
preuve en défense de la religion méprisée, ou Sefer ha-Kuzari, qui est consacré à une
discussion entre le roi des Khazars et un sage juif sur les fondements de la religion en
général, et sur le Judaïsme en particulier. Comme al-Ghazâli qui lui est antérieur de
quelques années à peine, Yehudah Halevy exalte la « religion méprisée » en s’efforçant de
montrer qu’elle n’a rien à envier à cette philosophie d’Aristote si brillante qu’elle aveugle
parfois les yeux des clairvoyants. L’enseignement de Dieu, écrit notre poète, transcende
celui d’Aristote, et la foi prévaut sur la raison. C’est ainsi qu’il écrit dans l’un de ses poèmes :

« Garde-toi d’exalter la sagesse des Grecs :


Elle n’a point de fruits, mais seulement des fleurs ».

Avant de terminer : dans ta dernière lettre, tu m’encourageais à étudier la philosophie


en rappelant que votre saint Coran recommande lui aussi de se consacrer à cette recherche.
Une telle recommandation est inutile pour moi. La philosophie est une création de nos
pères, de Moïse et des Prophètes qui ne l’ont point transmise au grand nombre, mais
seulement à des individus dignes de la recevoir. Moïse, qui a donné à son peuple la plus
noble des lois, demeure le plus grand des prophètes, le plus sublime des sages et le plus
éminent des philosophes. Qu’est-ce que le récit de la Création, sinon la physique ? et qu’est-
ce que le récit du Char, sinon la métaphysique ? (A)

Depuis de nombreuses générations, la philosophie est une tradition juive intérieure. Sur
un point, toutefois, nous tomberons d’accord : l’étude de la philosophie n’est pas
seulement pour nous un droit, mais aussi un devoir.

Mais nous parlerons de tout cela lorsque tu seras de nouveau parmi nous, bien vite je
l’espère.

20
A) Le sage des sages, notre maître le RaMBaM identifiait le récit de la Création du livre de la Genèse
avec la « science de la nature », la physique d’Aristote, et le récit du Char du livre d’Ézéchiel avec la
métaphysique d’Aristote, et plus particulièrement avec la théologie qu’il appelait « sagesse divine ». Selon
la Mishna, ces textes ne doivent pas être enseignés en public. On trouvera des précisions sur ce que je dis
ici dans l’introduction au Guide des Égarés.

B) Encore deux remarques, à propos de cette lettre :

La première, à propos de ce que Maïmonide écrit ici sur la philosophie en la présentant comme une
création de nos pères : il faut savoir que son ami, le grand sage ibn Rushd, reconnaissait que la philosophie
est un héritage d’Israël transmis depuis les temps les plus reculés. Voici ce qu’il écrit à la fin de son grand
ouvrage, la Destruction de la destruction, dans la quatrième discussion sur la question des sciences
naturelles : « Le peuple d’Israël, personne n’en doutera, a donné naissance à de nombreux sages. On le sait
d’après les livres attribués à Salomon que l’on trouve chez les Juifs. Salomon était un sage, et ses livres des
écrits de sagesse. »

Seconde remarque : Notre maître ben Maïmon écrit que le poète Yehudah Halevy avait attaqué la
philosophie, dans le sillon d’al-Ghazâli, le Musulman, et qu’il exaltait lui aussi la religion en la
considérant comme supérieure à cette philosophie qui aveugle parfois les yeux des clairvoyants. Je voudrais,
mes enfants, vous éclairer à ce sujet : le vénérable savant ibn Rushd, et notre maître ben Maïmon après lui,
ont mené une guerre ardente en faveur de la philosophie pour montrer qu’elle n’était pas contraire à la
religion. Mais Abraham ibn Daud de Tolède, sage éminent, avait commencé cette guerre avant eux. Plus
âgé que notre maître de vingt-cinq années, il s’est insurgé contre les attaques de Yehudah Halevy et d’al-
Ghazâli contre la souveraineté de la raison. C’est ibn Daud, me semble-t-il, qui fut au sein de notre peuple
le premier Aristotélicien. Dans son écrit intitulé La foi sublime, il défend avec énergie l’idée que le
judaïsme et la philosophie d’Aristote sont parfaitement compatibles : pour ceux qui sont incapables de tenir
dans une main la bougie de la religion et dans l’autre celle de la science, la bougie de la foi s’éteindra
nécessairement s’ils allument celle de la science. Voici ce qu’il écrit dans son introduction à La foi
sublime, qui était en quelque sorte une réponse au Sefer ha-Kuzari de Yehudah Halevy : « J’ai
observé que la confusion et la honte s’étaient insinuées parmi ceux qui lisent et étudient de nos jours, car la
réflexion et la recherche leur ont fait perdre le sentiment que les principes de la foi juive et ceux de la

21
philosophie véritable pouvaient être conciliés. Aussi abandonnent-ils l’étude des sciences, ce que ne faisaient
point nos sages des temps passés
Et Dieu  béni soit-Il  ne dit-Il pas dit dans sa Torah : « Ce sera là votre sagesse et votre
intelligence aux yeux des peuples » (Deutéronome, 4, 6) ?

Il apparaît donc qu’avant notre maître ben Maïmon et avant ibn Rushd, le grand sage arabe, l’accord
entre vérité religieuse et vérité scientifique avait déjà été envisagé par ibn Daud. Aussi ce dernier a-t-il pu
écrire : « la concorde règne entre la Torah d’Israël et l’enseignement d’Aristote ».

Y.I.A.

22
Ayant exprimé son désir de rencontrer ibn Tufayl, grand médecin arabe et sage
vénérable, qui s’apprêtait à quitter al-Andalus pour Marrakech, ibn Rushd a pris
congé de la famille ben Maïmon après avoir séjourné auprès d’elle, à Almeria,
pendant quelques semaines.

Lettre de Moshe ben Maïmon à son ami, en l’an 4714 de la Création, 1154 du
comput des nations.

Salâm, Abû l-Walîd, la nostalgie que j’ai de toi me submerge comme un fleuve.

Ton court séjour parmi nous à Almeria m’a procuré un vif plaisir. Les cinq années
pendant lesquelles nous ne nous étions point vus m’ont semblé n’avoir jamais été. J’avais
le sentiment qu’un même cœur battait dans nos deux êtres. Ma petite sœur Myriam m’a dit
que j’avais un ami très savant, et j’avoue en avoir conçu quelque fierté. Mon père a insisté
pour qu’à côté de mon étude de la Torah je veille à préserver ce lien qui nous unit. Il a bu
lui aussi avec avidité tes paroles contre al-Ghazâli et ses attaques de la philosophie.

J’ai eu avec mon père de nombreux entretiens sur ce que tu nous as dit, pendant ton
séjour à Almeria, à propos d’al-Ghazâli et de la fermeté avec laquelle il exclut, parmi les
choses qui sont dans l’univers, l’existence d’un lien de causalité. Tu nous as rapporté que,
contrairement à toi, al-Ghazâli considérait comme une erreur le fait de penser que le
contact de la flamme et du coton était cause que ce dernier se consume. Ce que nous
observons, pense-t-il, n’est qu’une combinaison d’accidents et non point un lien de
causalité. Dans la réalité, il n’est point d’autre cause que Dieu. Dieu est la seule et unique
cause véritable, et ce qui prend à nos yeux l’apparence d’un lien causal n’est jamais autre
chose qu’une intervention directe de sa part.

Entre ces deux points de vue, mon père est incertain : sa raison est avec toi, mais son
cœur est avec al-Ghazâli ; et ce cœur l’incite à croire que le propre de la religion est
précisément d’ébranler l’idée de causalité. Le miracle est une intervention divine dans
l’ordre naturel des choses. Si le principe de causalité est vrai, les miracles ne seraient pas
possibles.

23
Il me semble au contraire que tu as raison d’affirmer que quiconque nie les causes ou
leurs conséquences nie du même coup la philosophie et les autres sciences. Car la science
est la connaissance des choses à partir de leurs causes, et la philosophie la connaissance
des causes qui nous sont cachées. Lorsqu’on nie pour les choses l’existence d’une cause,
c’est comme si on niait celle du Créateur, lui qui nous est caché et qu’on ne saurait voir. La
connaissance que nous avons de l’existence d’un Créateur se déduit du lien de causalité
qu’il est possible d’observer entre les choses dans notre monde sublunaire : elles se
meuvent l’une l’autre, en sorte que le mouvement de l’une est cause du mouvement d’une
autre, et ainsi de suite. Tu as eu raison, je crois, de faire tienne cette opinion d’Aristote
selon laquelle la cause première de tout cela est Dieu, celui qui meut sans être mû puisque
qu’aucune autre chose ne peut être la cause de son mouvement : il est celui qui meut tout
sans être lui-même mis en mouvement.

Mais ce qui a parlé plus que tout au cœur de mon père, ce sont tes propos sur les trois
erreurs dénombrées par al-Ghazâli dans la pensée des philosophes : la première de ces
erreurs consiste à nier la résurrection du corps. Voilà une chose que mon père a bien du
mal à admettre lui aussi, puisqu’alors la récompense ou le châtiment ne s’appliqueraient
qu’à l’âme, et non au corps. Mon père pense également, avec al-Ghazâli, que les
philosophes se fourvoient lorsqu’ils disent que Dieu ne connaît pas les particuliers du
monde sublunaire, mais uniquement les espèces, les principes généraux. Mon père dit que
Dieu, Créateur du monde et de ce qui l’emplit, connaît Sa création dans ses moindres
détails et y exerce Sa providence sur chaque particulier. La dernière des erreurs commise
par les philosophes, selon al-Ghazâli, consiste à prétendre que le monde est éternel et qu’il
n’a pas été créé à partir du néant. Comme al-Ghazâli, mon père affirme que le dieu des
philosophes n’est point le Dieu tout-puissant de la Bible, ou du Coran, Celui qui exerce sa
Providence sur chaque homme, qui l’aime et qui le juge.

Toutes ces réflexions, c’est toi mon frère, qui les as suscitées pendant ton séjour parmi
nous. Lorsque nous en avons le temps, nous discutons de ces difficiles objections qu’al-
Ghazâli a opposées aux philosophes, et des réponses que tu invoques pour défendre la
philosophie d’Aristote. Bien qu’il soit animé par l’esprit religieux plus que par la raison
philosophique, mon père t’adresse lui aussi sa bénédiction pour nous avoir initiés à des
problèmes qui exigent, si l’on veut les résoudre, une intense réflexion.

24
Garde-toi bien, mon frère, toi que Dieu a favorisé. C’est pour toi et pour ceux qui te
ressemblent que le prophète a dit : L’Éternel communique ses mystères à ceux qui le connaissent...
(Psaume 25, 14).

25
Récit imaginaire de l’enfant abandonné sur une île déserte.

Dans une lettre adressée de Marrakech, au Maroc, à son ami Moshe ben
Maïmon, âgé de dix-huit ans, qui se trouve alors en Espagne, ibn Rushd lui
propose la lecture d’un récit imaginé par son ami ibn Tufayl. L’an 548 de l’Hégire,
1154 du comput des nations.

Salâm, Musa, mon ami, toi qui viens d’éprouver six longues années d’errance !

Imagine-toi qu’après avoir échappé aux sbires des Almohades, en al-Andalus, je me suis
trouvé invité, ici à Marrakech, à la cour du calife. Cette chose surprenante était due à
l’intervention de son médecin particulier, mon ami dévoué le très influent philosophe ibn
Tufayl. C’est lui qui m’a introduit auprès du calife. Il a veillé en outre à ce que me soit
confié l’établissement d’institutions d’éducation islamiques. Voilà qui me permettra
désormais d’assurer ma subsistance tout en me consacrant à la philosophie que j’aime par-
dessus tout, surtout celle d’Aristote, le plus parfait des hommes.

Il me faut ici mettre l’accent sur un phénomène qui ne laisse pas de me surprendre :
manifestement hostiles et même menaçantes à l’égard de la philosophie lorsqu’elle est
révélée à un large public, les autorités du royaume ne craignent pas, elles-mêmes, de s’y
intéresser Imagine-toi que notre très imposant calife m’a un jour posé, dans son palais,
et en présence d’ibn Tufayl, la question des questions : quelle opinion les philosophes
professent-ils à propos des cieux ? Pensent-ils qu’ils ont toujours existé ou bien qu’ils
furent créés à partir d’un commencement, comme le disent les écrits saints ? Saisi de peur,
je suis demeuré silencieux, ce qui semble avoir été apprécié. Le calife, qui connaît Platon,
Aristote et les autres philosophes, a abordé la même question avec ibn Tufayl, et j’ai été
fort étonné de l’entendre citer alors, à l’appui de ses propos, des textes dont je n’avais
jamais trouvé mention, même chez des gens avertis. Peut-être y a-t-il une certaine forme
de sagesse dans cette décision qu’il a prise d’interdire la propagation de la philosophie
auprès des foules, et de la réserver à une minorité.

26
De grâce, mon jeune frère, trouve le temps de lire ce récit de mon ami ibn Tufayl, Le
vivant, fils du vigilant. Je vais te le raconter en quelques mots : si tu n’arrives pas à te procurer
le livre, tu pourras ainsi du moins en apprécier la teneur.

Dans ce récit imaginaire, l’enfant Hay ibn Yaqdîn est abandonné, encore nourrisson,
sur une île déserte où il dispose pour toute nourriture du lait qu’il tête aux mamelles d’une
chèvre. Tout seul, par la seule force de sa raison, il acquiert la connaissance de la
philosophie, de la science et de la religion. Tout seul, il parvient à se prouver l’existence du
Dieu Tout-puissant, Créateur de l’univers, et il accède à l’union avec l’Intellect agent.
Parvenu à l’âge de quarante-neuf ans, il rencontre pour la première fois de sa vie un être
humain, venu sur cette île déserte pour y être seul, qui lui enseigne la langue des hommes.
Le visiteur se réjouit de constater que Hay ibn Yaqdîn a atteint avec ses propres forces la
connaissance de Dieu. Il parle avec Hay de ces sots qui, en son pays, ne sont parvenus à
un certain degré de moralité que grâce à la promesse du Paradis et à la menace de l’Enfer.
Hay décide alors de se rendre dans le pays de son nouvel ami, afin d’enseigner à ses
habitants comment accéder à une foi élevée et philosophique. Sur la place du marché, il
s’adresse à eux, mais en vain, car leur intelligence n’est pas apte à saisir ce qu’il s’efforce de
leur enseigner. Hay en arrive à cette conclusion que Muhammad avait raison : la discipline
au sein de la collectivité ne peut être enseignée et inculquée à la foule du peuple qu’au
moyen de la croyance à la rétribution et aux miracles, qui sont une rupture de l’ordre
naturel. Hay décide d’abandonner ces gens à leurs voies désuètes, et de retourner auprès
de son ami, dans son île déserte. Ils y vivent l’un et l’autre dans une solitude qu’aucune
présence humaine ne vient rompre, et c’est en séjournant parmi les animaux qu’ils
parviennent à l’union avec l’Intellect agent.

Cette histoire parle à mon cœur, et, j’en suis convaincu, elle parlera aussi au tien. Un
philosophe doit cacher ses opinions à la foule. Peut-être est-ce là le sort que Dieu a fixé
pour toi et pour moi : vivre la philosophie dans l’isolement, avec un nombre restreint de
disciples, et la dissimuler au grand nombre. A ces derniers, il faut parler le seul langage qui
puisse toucher leur cœur, celui des miracles, de la récompense et du châtiment.

Que Dieu  béni soit-Il  nous accorde dans Sa miséricorde, à nous et à eux, de
manger de ses fruits et d’être rassasiés de ses bienfaits.

27
Je voudrais ajouter quelque chose à propos de ce qu’ibn Rushd évoque ici dans sa lettre, j’entends cette
solitude du philosophe dont les opinions sont un héritage réservé à une minorité de gens avertis. Notre maître
faisait sienne une telle idée. Il m’a parlé par la suite du grand sage ibn Bajja qui vécut peu avant ibn
Tufayl. Mon maître, ce grand rabbi, avait beaucoup de considération pour cet homme, car il voyait en lui
le premier sage de l’Espagne arabe qui ait éprouvé quelque sympathie pour les idées d’Aristote. Notre
maître fut très influencé par Le régime du solitaire, ouvrage dans lequel ibn Bajja s’était efforcé de
démontrer qu’un homme qui s’isole peut de lui-même, pas après pas, faire éclore les forces de son âme et
atteindre à la plus grande des félicités : connaître Dieu et l’aimer en s’unissant à l’Intellect agent divin.
C’est avec émotion que notre maître éminent m’a raconté la triste fin d’ibn Bajja qui fut empoisonné,
semble-t-il, alors qu’il était de passage à Fez. Il arrive que par leurs idées, les grands hommes suscitent
l’aversion de ceux qui gouvernent : pour s’en débarrasser, on les fait disparaître.

Y.I.A.

28
Comment concilier ce que dit la philosophie, héritage d’une minorité, et ce que
disent les écrits saints qui sont l’héritage du grand nombre ?

Question posée par Moshe ben Maïmon, alors à Almeria, dans une lettre
adressée à son ami ibn Rushd, à Marrakech, en l’an 1155 du comput des nations.

Salâm, Abû l-Walîd, toi qui m’es aussi proche qu’un frère !

J’ai lu Le vivant, fils du vigilant de ton ami ibn Tufayl, que j’ai trouvé parmi les écrits
emportés par mon père dans notre errance depuis Cordoue. Mon père m’a révélé que la
figure de Hay ibn Yaqdîn avait été imaginée, il y a 150 ans déjà, par ibn Sinâ (A), le plus
grand des philosophes. Nous apprenons ainsi que cet homme avait eu l’occasion de
méditer sur la solitude du philosophe et sur la nécessité de cacher aux gens simples
l’opinion du sage. Mon père m’a indiqué aussi que je pourrais trouver dans notre tradition
un témoignage plus ancien encore de cette idée que la recherche philosophique doit être
encouragée uniquement parmi ceux qui en sont dignes. A cela je me consacrerai bientôt.

Mais une difficulté subsiste, qu’il faudra bien résoudre : Comment concilier ce que dit
la philosophie, héritage d’une minorité, et ce que disent les écrits saints qui sont l’héritage
du grand nombre ? Toi par exemple, tu crois à la fois en la vérité d’Aristote et en celle du
saint Coran. Ces deux vérités, pourtant, ne coexistent pas toujours en paix. Ainsi, selon
notre Aristote, le monde est éternel, et il existe depuis toujours, tandis que selon ton saint
Coran et selon notre sainte Torah, le monde n’est pas éternel : c’est Dieu qui l’a créé à
partir du néant.

On pourrait t’accuser de croire en une double vérité : celle de la religion et celle de la


philosophie, car la vérité de la religion n’est point celle de la philosophie, et la vérité de la
philosophie n’est point celle de la religion.

Almeria, où nous séjournons toujours, nous a bien accueillis. Je partage mes heures
entre l’étude de la Torah, à laquelle je consacre l’essentiel de mon temps, et la lecture des
œuvres que tu m’as signalées.

29
Tu as parfaitement su, jusqu’ici, m’orienter vers ce qui devait susciter mon intérêt et me
prévenir contre ce qu’il convenait d’éviter, pour préserver mon esprit. Sois béni pour tout.

A) Avec mon maître, le RaMBaM, j’ai beaucoup pratiqué le Livre de la guérison de l’âme
dans lequel ibn Sinâ fait la somme des méthodes que les Arabes ont empruntées à la philosophie grecque.
Sa grande composition médicale, le Canon, est bien connue de nous tous : au cours de ses études, mon
maître y eut souvent recours parce qu’on y trouve à la fois des renseignements sur la médecine pratiquée en
islam, dans le judaïsme et dans le christianisme. Parmi les philosophes arabes, ibn Sinâ est l’un des plus
grands. Il a découvert Aristote à partir de ses commentateurs grecs, mais aussi chez al-Farâbi qui y ajoute
parfois des éléments empruntés au néoplatonisme. Il a également étudié la littérature, le droit, la
mathématique et les sciences. Né à Boukhara, en l’an 980 du comput des nations, il est mort à Ispahan,
en 1037.

Y.I.A.

30
Réponse d’ibn Rushd, alors au service du roi, à la cour de Marrakech, à son ami
Moshe fils du rav juge, Maïmon ha-Sefaradi, à Almeria. L’an 1156 du comput des
nations, 551 de l’Hégire.

Salâm, Musa !

Pour répondre à ta remarque selon laquelle je pourrais penser qu’il existe une double
vérité, je voudrais ne laisser aucune place au doute : il n’y a pas, dans la réalité, une double
vérité. La vérité est une. La vérité ne contredit pas la vérité, elle la conforte. La vérité
métaphysique qui procède d’une spéculation rationnelle peut toutefois être formulée de
deux manières : l’une, philosophique, correspond à l’enseignement d’Aristote, notre grand
maître ; la seconde, religieuse, est plus accessible car elle s’adresse à des gens simples. C’est
la même vérité dite de deux manières différentes.

Mais pour mieux saisir le fond de ma pensée, tu devrais t’intéresser à ce qu’al-Farâbi


(A) a écrit sur l’ensemble des sujets dont nous nous occupons, et en particulier sur la
question que tu soulèves ici. La lecture d’al-Farâbi t’amènera à penser que ce qui fonde la
philosophie pour les philosophes, et la religion pour la foule, comporte la solution à cette
question : philosophie et croyance religieuse peuvent-elles coexister en paix ?

N’abandonne pas pour autant la lecture d’ibn Sinâ et de sa grande encyclopédie, la


Shifâ. Il y écrit, au chapitre dix, que la connaissance des vérités philosophiques peut nuire
à la croyance religieuse des gens du peuple. Aussi faut-il tenir ces derniers, dans leur propre
intérêt, à l’écart de telles vérités. C’est le cas par exemple de cette idée profondément vraie
que Dieu n’a ni quantité ni qualité, qu’il transcende l’espace et le temps et qu’il est exempt
de changement : tout cela pourrait conduire à nier son existence. Voilà pourquoi la religion
utilise, pour évoquer l’Unité de Dieu, des expressions qui lui attribuent des qualités
humaines. Dieu « se met en colère », « aime », « dit », etc. La religion parle au grand nombre
la langue qu’il comprend.

La profonde amitié qui me lie avec ibn Tufayl, sage éminent, me donne l’occasion de
revenir à Aristote, également vénéré de nous deux, et plus particulièrement aux

31
commentaires d’Alexandre d’Aphrodise (B) et de Thémistius (C). L’explication qu’ibn
Sinâ propose pour Aristote souffre, me semble-t-il, de quelques erreurs : elle comporte des
éléments adventices qui altèrent la doctrine du sage grec sur l’émanation : ainsi par
exemple, c’est par l’intermédiaire d’une série d’Intellects que Dieu exercerait Sa Providence
sur notre monde. Des opinions de ce type sont essentiellement néoplatoniciennes, et ne
correspondent guère à la pensée originale d’Aristote. Si je propose un jour mes propres
commentaires, j’essaierai d’en extirper ces éléments surajoutés.

Sois en paix, mon cher ami. Puisse Dieu exercer directement sur toi Sa Providence et
Sa bénédiction.

A) Al-Farâbi : notre maître m’a vivement encouragé à lire ce grand philosophe arabe qui vécut de l’an
870 à l’an 950 du comput des nations. Il séjourna pendant de nombreuses années à Bagdad, et fut parmi
ceux qui, les premiers, introduisirent la logique d’Aristote dans le monde arabe. Son écrit intitulé Les
opinions des membres de la cité idéale est en quelque sorte une version personnelle de la
République de Platon. Notre maître a compris avec le temps qu’al-Farâbi avait dû étudier les écrits
d’Aristote à partir d’écrits néoplatoniciens.

B) Alexandre d’Aphrodise : très aimé de notre maître et d’ibn Rushd, ce Grec vécut au début du III e
siècle. Il enseigna la doctrine d’Aristote et fut l’un de ses plus grands commentateurs.

C) Thémistius : commentateur d’Aristote lui aussi, il vécut au IVe siècle. C’est en étudiant Aristote
auprès de notre grand maître le RaMBaM que j’ai découvert Alexandre et Thémistius.

Y.I.A.

32
La famille Maïmon s’enfuit d’Almeria qui vient d’être conquise par les
fanatiques musulmans.
Lettre de Moshe ben Maïmon à son ami ibn Rushd, alors à Marrakech, en l’an
1157 du comput des nations, 4717 de la Création.

Salâm Abû l-Walîd, mon frère et maître !

Commençons par de bonnes nouvelles : selon ton conseil, j’ai lu al-Farâbi, et j’en ai tiré
un vif plaisir. J’ai éprouvé bien des difficultés, tout d’abord, à accepter l’idée que la foule
doive être tenue à l’écart de la philosophie. Avec le temps toutefois, j’ai compris qu’il y
avait là un délicat problème. J’ai été fort surpris de lire dans l’introduction d’al-Farâbi à
l’Abrégé des Lois de Platon, que ce dernier, s’opposant déjà à ce que les sciences fussent
révélées à tous les êtres humains, jugeait indispensable l’utilisation d’allusions, d’énigmes,
et parfois même d’un voile de brumes et de cendres pour que la science et la sagesse ne
soient jamais livrées à des gens indignes d’elles, ignorants de leur valeur et susceptibles de
leur porter préjudice ou de les discréditer.

J’ai poursuivi mes lectures avec les Opinions des membres de la cité idéale. Al-
Farâbi y distingue la foule et l’élite. Cela m’embarrasse un peu, mais renforce en moi le
désir de le lire toujours plus. Il soutient que, puisque l’entendement de la foule diffère de
celui des philosophes, les descriptions de sensations physiques, les allégories et les
symboles dont s’accommode la religion sont destinés à la foule tandis que la vérité
philosophique, qui ne saurait être appréhendée qu’au moyen de l’intellect, est réservée aux
philosophes.

Je suis en mesure, à présent, de penser par moi même, et mis à part mon père, je n’ai
besoin de personne. Il a lu les écrits d’al-Farâbi auquel il t’est reconnaissant de nous avoir
initiés. Si les propos de ce philosophe suscitent l’opposition dans un premier temps, ils
favorisent aussi la réflexion.

J’ai lu également ibn Sinâ. Il redoute que le fait de révéler aux gens de la foule la vérité
sur le Dieu de la philosophie, qui diffère de celui qui leur est familier par la lecture des

33
écrits saints, n’ait pour effet de nuire à leur foi, mais aussi de les éloigner de cette obéissance
aux lois sans laquelle il n’est point d’ordre dans la cité. Encore un sujet difficile, qui mérite
réflexion.

Venons-en maintenant à la mauvaise nouvelle que j’ai gardée pour la fin. Almeria qui
avait été si bénéfique à notre peuple vient d’être conquise par les Almohades, ceux-là même
qui au nom de la lutte pour l’Islam nous persécutent sans relâche et nous portent, à tous
deux, une égale aversion. Alfonso VII, qui nous protégerait, a été chassé. Une fois encore,
nous n’avions plus le choix : nous avons dû porter nos pas en direction du Nord, vers la
Castille chrétienne.

Nous plaçons en Dieu toute notre confiance, ainsi qu’il est écrit : Son œuvre est parfaite,
toutes ses voies sont justice (Deutéronome 32, 4).

34
Il en est des opinions comme de la nourriture : ce qui est un poison pour les uns
est pour d’autres un remède.

Lettre adressée de Marrakech, par ibn Rushd, à son ami ben Maïmon. Parvenue
à Cordoue, cette lettre est transmise à son destinataire et à sa famille, en l’an 551 de
l’Hégire, 1157 du comput des nations.

Salâm Musa, mon ami le plus cher, si sage et si savant !

J’ai été désolé d’apprendre que vous aviez dû quitter le lieu choisi par vous pour y vivre
en paix, et où j’ai eu moi-même tant de plaisir à séjourner. Vous voilà à nouveau condamnés
à l’errance. Je sais que tu es triste d’avoir perdu la tranquillité dont vous jouissiez, mais que
tu l’es plus encore parce qu’il est devenu bien difficile pour toi de te livrer à ces études qui
nous sont chères à tous les deux.

Revenons à cette question abordée dans nos dernières lettres : faut-il révéler au grand
nombre la vérité philosophique ? Sache-le bien : celui qui expose à la foule les délicates
questions relatives à Dieu, est semblable à qui administrerait à l’être qui la reçoit une
nourriture qui est un poison pour lui, alors qu’elle convient tout à fait à un autre. Il en est
des opinions comme de la nourriture : ce qui est un poison pour les uns est un remède
pour d’autres. Il faut le savoir : celui qui s’imagine que toutes les opinions sont également
bonnes pour tous les êtres humains s’apparente à celui qui donnerait à tous la même
nourriture. A chaque espèce d’homme, il faut dispenser l’enseignement qui lui convient.
S’il est dangereux de livrer à certains un savoir qui peut avoir pour eux les effets d’un
poison, il est tout aussi condamnable d’en priver ceux pour qui il peut être vital. Celui qui
possède les qualités du sage doit proposer, pour les symboles que comportent les Écrits
saints, une explication philosophique susceptible de faire apparaître le niveau intérieur du
sens caché et ne point se contenter, comme l’homme de la foule, de les interpréter selon
le niveau extérieur du sens obvie et tels qu’ils se présentent à première vue. Pour le petit
nombre de ceux qui en sont capables, c’est un devoir de s’occuper de philosophie. Et toi,
mon jeune frère, tu es l’un de ceux-là. Tu es âgé de vingt et un ans, tu as encore tout l’avenir
devant toi et tes nombreuses errances, j’en suis convaincu, ne t’empêcheront ni de

35
t’instruire dans la philosophie, qui te mènera à la vérité, ni de devenir une lumière pour ton
peuple.

Puissiez-vous connaître à nouveau, toi et tes proches, une paix et une prospérité
conformes à vos désirs !

Je voudrais, mes enfants, ajouter quelques remarques sur ce qui est dit dans cette lettre : notre maître
m’a maintes fois répété qu’il pensait, comme son ami ibn Rushd, que l’explication philosophique des écrits
saints, si elle est présentée à la foule, peut être préjudiciable à sa foi. Dans le Livre du discours décisif
où l’on établit la connexion existant entre la révélation et la philosophie, le sage ibn Rushd
évoque ainsi ce préjudice : « Celui qui ne compte pas parmi les sages doit prendre les écrits selon leur sens
obvie et considérer leurs explications comme une hérésie, puisqu’elles mènent à l’hérésie, et puisque ce qui
mène à l’hérésie est hérésie ». De la même façon, voici en quels termes notre maître Maïmonide s’exprime
sur la métaphysique, au début du chapitre I, 33 du Guide des égarés : « Sache qu’il serait très
dangereux de commencer par cette science, je veux dire par la métaphysique ; il serait de même périlleux
d’expliquer de prime abord le sens des allégories prophétiques... ». En d’autres termes, l’explication
philosophique est de nature à fragiliser la foi de ceux qui n’ont pas été préparés à la recevoir.

Y.I.A.

36
Il n’est pas souhaitable que soit dévoilée à la foule la signification philosophique
des écrits saints.

Dans une lettre envoyée de la Tolède chrétienne, en l’an 1159 du comput des
nations, 4718 de la Création, Moshe bar Maïmon ha-Sefaradi exprime sur ce point
son accord avec ibn Rushd, alors à Marrakech.

Salâm, Abu l-Walîd !

Ta dernière lettre a mis longtemps à me parvenir. Je l’ai lue en présence de toute ma


famille, avec tout ce que tu y dis à propos des opinions, en les comparant à ces nourritures
qui pour les uns sont un poison, et pour d’autres sont salutaires. Bien qu’elle ait à peine
quatorze ans, ma sœur Myriam a été vivement impressionnée par ces considérations. Après
être demeurée pensive un instant, elle a eu ces propos pleins de bon sens : « Celui qui
enseigne des choses très savantes à une personne qui est inapte à les apprendre ressemble
à quelqu’un qui donnerait à un bébé une nourriture qui ne lui convient pas : par exemple
du pain, de la viande et du vin. Cette nourriture entraînerait la mort du bébé, non pas parce
qu’elle est mauvaise, mais parce qu’elle n’est pas faite pour lui. » Puis elle a ajouté, après un
court silence : « Écris cela à ton ami : un petit enfant ne peut pas absorber de telles
nourritures, et il est incapable de soulever les mêmes poids qu’un adulte. » Ainsi donc, tu
le vois, il arrive que de jeunes personnes tiennent des propos si limpides et lumineux qu’ils
ne peuvent, tu en conviendras, que susciter l’admiration. Myriam a raison : un petit enfant
ne saurait absorber des nourritures d’adulte ni porter les mêmes poids. La foule, de même,
ne saurait s’occuper de sujets qui ne sont pas pour elle.

La langue des Écrits saints, du Talmud et des Midrashim fourmille d’allégories qui offrent,
comme tu le dis, deux niveaux de lecture : le niveau apparent et le niveau caché. C’est dans
le niveau caché  et non dans le niveau extérieur visible  que réside la signification
véritable, le sens philosophique. Ceux qui ont écrit ces choses ont usé d’allégories pour
cacher à la foule un sens philosophique qu’ils réservaient au petit nombre. Le plus sage des
hommes, notre roi Salomon, n’a-t-il pas dit déjà, au livre des Proverbes : Abstiens-toi de parler
aux oreilles du sot, car il méprisera tes discours pleins de sens (Proverbes 23, 9) ? Il est écrit de

37
même, dans le Talmud de Babylone, qu’aux ignorants : « on ne doit pas révéler le secret »
(Pessahim, 49b), ce qui signifie qu’on ne doit pas leur dévoiler le sens philosophique. On
rapporte, qui plus est, dans ce Talmud, que Rabbi Yosef se refusait à enseigner le « récit du
Char » aux Anciens de Pumbedita, et cela bien qu’ils fussent sages et non point sots,
puisque ces sages lui avaient enseigné le « récit de la Création » (Hagiga 13a). Le niveau
caché est donc réservé à des individus dotés de qualités supérieures, des gens qui, tout en
étant versés dans les écrits saints, ont acquis par ailleurs un savoir philosophique, mais se
trouvent « égarés » par les contradictions qu’ils relèvent entre le sens obvie de l’Écriture et
la philosophie. Ceux-là seulement iront chercher dans un autre niveau du texte, celui qui
est caché, ce qui leur permettra de s’affranchir de la perplexité.

Tu as raison, mon cher frère : il ne convient pas d’expliquer à la foule le sens caché,
philosophique, des écrits saints, car cela aurait pour effet d’ébranler sa foi en ruinant le
sens simple et visible du texte révélé. Il est préférable que l’homme du peuple comprenne
selon le sens extérieur ce qui est une allégorie, car s’il n’en était pas ainsi, il considérerait
les philosophes comme des hérétiques qu’il faut persécuter.

Lorsque viendra le jour d’écrire sur certains sujets qui suscitent la controverse, tels que
la résurrection des morts, l’immortalité de l’âme, l’éternité du monde etc., je n’exposerai
pas d’une façon directement accessible l’ensemble de mes pensées, mais je les tiendrai
secrètes, les exprimant seulement par allusion, afin qu’elles puissent être comprises par les
sages, mais que la foule n’en perçoive que le sens obvie. J’éviterai ainsi d’offenser la foi du
peuple et de provoquer inutilement la colère des fanatiques.

Nous avons dû quitter Almeria, tu t’en souviens, pour la Castille chrétienne, où les
souverains nous considèrent comme des alliés dans la guerre qu’ils mènent contre les
Musulmans. Nous avons trouvé à Tolède un lieu pour nous fixer : avec l’arrivée de ceux
qui fuient al-Andalus, la communauté juive s’est considérablement accrue. On trouve
même ici une remarquable yeshivah, dirigée par le rabbin Meïr Migash, homme respecté,
éminent et saint, qui est venu de Lucena détruite par les fanatiques. En apparence, nous
avons obtenu la quiétude à laquelle nous aspirions. Mais une chose me tourmente : tout ici
semble dirigé contre les Musulmans avec lesquels, pourtant, nous avons connu de beaux
jours, car tous ne sont pas des Almohades fanatiques.

38
Ce qui est étonnant, c’est que dans cette Tolède chrétienne qui nous fait si bonne figure,
le nombre des étudiants et surtout de ceux qui enseignent les sciences véritables n’est guère
élevé bien qu’aucune interdiction ne pèse sur l’étude de la philosophie. En al-Andalus
musulmane au contraire, l’étude de la philosophie est contrariée par des fanatiques, mais
nombreux sont ceux qui manifestent une soif de connaître Aristote et ses commentateurs,
et tout aussi nombreux ceux qui sont versés dans l’ensemble de ces questions. En al-
Andalous, la grande tradition d’amour pour la sagesse triomphe de tous ceux qui veulent
la ruiner.

Mon père m’a fait la recommandation suivante : « évite de fréquenter d’autres gens que
nos frères « Andalous », car eux nous aiment, et chez eux tu trouveras intelligence,
discernement et clairvoyance ». Voilà pourquoi je crains que notre séjour à Tolède ne
puisse se prolonger. Peut-être ferons-nous encore une ou deux tentatives pour trouver
chez les Chrétiens, dans le Nord, un lieu où nous installer. Mais si nous n’y parvenons pas,
nous tenterons à nouveau notre chance en al-Andalus.

Je voudrais faire une remarque à propos de cette lettre : Notre maître connaissait bien l’interdiction qui
figure dans la Mishna d’enseigner trois choses en public : « On ne doit pas enseigner les déviances sexuelles
devant trois personnes, le récit de la Création devant deux personnes, et le récit du Char devant une seule,
sauf s’il s’agit d’un sage et d’un individu qui comprend par lui-même. » ? En d’autres termes, il est des
choses qu’on ne doit pas enseigner devant un large public, et la Mishna nous les signale : celles qui sont
relatives aux rapports sexuels interdits ne peuvent être discutées et commentées que devant deux personnes
tout au plus ; le récit de la Création, ne peut l’être que devant un seul disciple ; quant au récit du Char,
on doit s’abstenir de l’enseigner, même à un seul disciple, à moins que celui-ci ne soit un sage « qui comprend
de lui-même », autrement dit quelqu’un qui doit sa sagesse non seulement à l’étude et à la réflexion, mais
aussi à une capacité innée de comprendre et d’expliquer ces questions, fussent-elles transmises par allusions.
Notre maître m’a précisé que la source de cette prescription qui interdit de transmettre en public, même à
des sages ordinaires, le récit du Char, et réserve cet enseignement à un seul individu doué de qualités innées,
ne se trouvait pas dans la Mishna, mais dans les paroles de Salomon : « Miel et lait sous ta langue »
(Cantique des cantiques 4, 11). L’expression se rapporte à des choses qui causent du plaisir, comme
les questions relatives au récit du Char, qui sont aussi douces que le miel et le lait : il faut les garder « sous
la langue » en évitant absolument d’en parler. Cette prescription se rencontre ailleurs, sous forme
allégorique, dans les paroles de Salomon : « Des brebis (kevasim) pour te vêtir » (Proverbes 27, 26).

39
Les sages ont explicitement dit, à propos de ce proverbe, qu’il fallait lire « des secrets » (kevashim), avec
la lettre shin, du mot kivshon qui signifie « secret ». Le verset signifie donc que des sujets de nature
ésotérique tels que le récit du Char doivent demeurer « sous les vêtements » : on les gardera pour soi, et on
ne les livrera pas à d’autres. A cette question du secret, notre maître se montrait fort sensible.

Y.I.A.

40
Il faut partager son temps entre l’étude des écrits saints et celle de la philosophie,
des sciences et de la médecine.

Lettre adressée la même année, par Abû l-Walîd ibn Rushd, de Marrakech, à
Moshe bar Maïmon ha-Sefaradi.

Salâm, Musa !

Je suis bien triste, mon cher ami, que toi et ta famille ne puissiez plus trouver chez mes
frères musulmans un lieu pour vivre heureux, comme aux temps bénis d’al-Andalus. Mais
plus grande encore est ma tristesse d’apprendre que c’est aux Chrétiens, chez qui pourtant
la lumière de la philosophie est loin de briller de tout son éclat, que vous devez à présent
votre tranquillité. Je prie de tout cœur pour que vous puissiez à nouveau trouver dans l’un
des pays d’Islam un lieu où séjourner en toute sécurité, et ce que vous désirez plus encore :
une communauté de gens curieux de sagesse et de sciences, qui parleront l’arabe, cette
langue qui est tout à la fois celle du peuple, des sciences et de la philosophie ; un lieu où
seront mis à votre disposition tous les livres qui vous sont nécessaires, où vous côtoierez
des gens épris de littérature et de poésie, et, bien évidemment, où vous serez accueillis par
une communauté de votre peuple, qui reconnaîtra en vous des êtres que leurs épreuves
ont rendus dignes de les diriger.

A Marrakech, la chance m’a souri, et j’ai découvert trois choses nouvelles pour moi :
tout d’abord, j’ai pu observer Canope, cette étoile qu’en Espagne personne n’était parvenu
à voir ; ensuite, j’ai réussi à expliquer de façon satisfaisante la fonction de la rétine, ce qui
devrait s’avérer fort utile ; j’ai découvert enfin que toute personne ayant souffert de la
variole et des maladies qui en découlent, ne serait jamais plus atteinte par ce mal.

Tu l’auras compris, mon cher ami, je m’occupe de plusieurs sujets à la fois, et non d’un
seul. Il est bon, en effet que l’esprit puisse acquérir, en évoluant d’un domaine à l’autre,
une perception élargie du champ de la connaissance. Partage toi aussi ton temps entre
l’étude des écrits saints et celle de la philosophie, des sciences et de la médecine.

41
Dans la glorieuse cité d’Alexandrie, m’a-t-on rapporté, il existe une académie où l’on
étudie la philosophie d’Aristote, ainsi qu’une immense bibliothèque. Peut-être cela
vaudrait-il la peine que tu t’y rendes, bien que je n’ignore pas qu’après toutes les errances
que vous avez connues, le chemin semblera long et difficile à toi et à ta famille.

Puissiez-vous connaître à nouveau, toi et ta chère famille, la paix et la prospérité !

42
Secret de la famille de Maïmon ha-Sefaradi, rav et juge.

Lettre adressée par Moshe ben Maïmon, qui était alors arrivé à Fez, au Maroc,
à son ami très cher Abû l-Walîd ibn Rushd, en l’an 4722 (de la Création), 1162 du
comput des nations.

Salâm, Abû l-Walîd, toi qui m’es cher par-dessus tout !

Trois années ont passé, et nous n’avons échangé aucune lettre. C’est de ma faute : ma
famille et moi-même avons connu d’innombrables vicissitudes, et je n’avais pas la force de
parler à quiconque, moins encore d’écrire, pas même à toi, mon cher frère. J’ai continué
pourtant à suivre tes conseils en consacrant mes moments libres à la lecture de l’ensemble
des commentaires arabes d’Aristote que j’ai eu, je l’avoue, bien de la peine à comprendre.
Mais de cela je te parlerai ailleurs.

Venons-en, pour l’instant, au secret que j’ai dissimulé tout au long de ces années.

Il y a deux ans, nous étions à Fez, proches de toi, et néanmoins fort éloignés. Le chemin
jusque là avait été un véritable supplice. Durant notre dernière année d’errance,
l’oppression almohade était devenue si éprouvante en Sefarad, et les persécutions si dures
que nos vies semblaient menacées. Même dans les endroits les plus reculés, on nous mettait
en demeure, dès que nous étions reconnus, de choisir entre la conversion et la mort.
Combien de fois n’avons-nous pas dû fuir pour préserver nos vies, avant que mon cher
père, le rav, juge Maïmon ha-Sefaradi, ne se résolve, en dernier lieu, à la plus douloureuse
des décisions !

Tu comprendras sans peine, mon cher frère, quel profond ébranlement fut le nôtre
lorsque mon père nous eut fait part de sa décision : pour préserver nos vies, nous allions
adopter, en apparence, une religion qui n’était pas la nôtre, mais tout en continuant, dans
le plus intime secret, à être Juifs en toute chose. C’est ce que nous avons fait, et malgré
toute la peine que cela nous a causé, nous en avons tiré quelque soulagement (A). Notre
décision fut bientôt prise, toutefois, de quitter l’Espagne pour nous rendre à Fez, au

43
Maghreb. Ici, personne ne nous connaît, sinon le rav et sage véritable Rabbi Yehudah ha-
Cohen, homme savant et pieux. C’est chez lui qu’en secret nous avons continué jusqu’à
aujourd’hui, mon père, mon frère David et moi, à boire avec avidité les paroles de la Torah,
qui sont les paroles du Dieu vivant. Depuis quelques mois, nous pouvons, comme avant,
observer les préceptes de notre religion bien aimée, la religion d’Israël.

Il se trouve en effet que dans la capitale du royaume elle-même, les persécutions se sont
relâchées : les fonctionnaires du gouvernement almohade n’ont fait preuve de rigueur
qu’envers les Juifs autochtones, et non point avec nous, qui sommes des hôtes venus
d’autres pays. Par la suite, ils se sont montrés plus conciliants aussi avec leurs propres
résidents, en leur accordant le droit de faire ce qu’ils voulaient chez eux, pourvu qu’ils
dissimulent aux yeux des musulmans leur respect des préceptes juifs. A cet état de fait, le
souverain almohade de Fez, ‘Abd al-Mu’min a grandement contribué : il a
considérablement assoupli certains des décrets qui avaient été pris au cours des années
précédentes, car il a pris conscience du rôle essentiel que mes frères juifs jouent dans
l’économie du pays. Quant à notre famille, elle a, elle aussi, bénéficié d’une situation
particulière : mon frère David prospère dans le commerce des pierres précieuses, et dans
un pays comme celui-ci, cela nous confère, aux yeux des princes comme aux yeux du
peuple, une grande valeur. Aussi pouvons-nous nous comporter plus librement encore
qu’il n’est officiellement permis.

Fez paraît être la cité des extrêmes : si elle est, d’un côté, le foyer de ces fanatiques
religieux pour lesquels nous éprouvons, toi et moi, une égale aversion, il y règne, d’un autre
côté, une atmosphère de sérénité. Couronnée de collines que recouvrent vergers et champs
d’oliviers, cette cité accueille en son sein la mosquée « de Cairouan » environnée d’écoles
pleines de vie, où des étudiants par milliers respirent une atmosphère imprégnée de science.
Cet admirable espace réservé à l’étude existe ici depuis trois cents ans et j’en conçois une
certaine émotion. Mes pensées s’envolent vers Cordoue, où l’on peut trouver, depuis
plusieurs centaines d’années, une institution semblable à celle-ci. Tout cela m’amène à
penser qu’en dépit des persécutions que les êtres de raison ont a subir aujourd’hui de la
part d’extrémistes nécessairement appelés à disparaître, le somptueux espace qu’offre la
culture arabe est le lieu naturel de tout homme éclairé. C’est en arabe que je pense et que
je sens. L’arabe est sans conteste, de nos jours, la langue des gens instruits, et ce lien
particulier que j’entretiens avec le monde de la science, c’est de toi qu’il provient et des

44
grands sages arabes. Les trésors que notre poésie, notre littérature et notre pensée ont
produits en Espagne ne sont-ils pas liés eux aussi à la culture arabe ? Si j’écris un de ces
jours un traité philosophique, ne sera-t-il pas tout naturel de le rédiger dans cette langue ?

Dans la Castille chrétienne où nous avions dû fuir, nous avons pu trouver, il faut
l’admettre, une certaine sécurité. Mais nous étions alors privés du seul cadre qui nous
convient. Nous sommes donc retournés en al-Andalus. Après un nouvel échec, nous
sommes partis pour Fez.

J’ai eu l’occasion, ces derniers temps, de rencontrer ici des êtres cultivés : poètes et gens
de science qui connaissent le Coran, mais s’intéressent aussi à la philosophie. Certains
d’entre eux m’ont même élu pour maître, grâce à la connaissance d’Aristote que j’ai acquise
auprès de toi ; et lorsque je leur ai dit que nous nous connaissions, l’un et l’autre, depuis
fort longtemps, mon prestige a grandi à leurs yeux. L’essentiel de nos discussions a porté
sur le rapport entre la sagesse d’Aristote et les écrits saints, et nous sommes tous d’avis que
tu nous manques beaucoup.

A) Ce secret d’une conversion à l’Islam inspirée par la contrainte, notre maître me l’a raconté bien des
années après. Il était tout à fait à l’aise avec moi sur ce point, car il n’ignorait pas que j’étais moi-même
issu de parents convertis de force à Sibita, au Maroc. Je lui ai alors avoué que si j’étais venu étudier la
philosophie auprès de lui, c’était après avoir entendu parler de cette Épître sur les persécutions qu’il
avait publiée pour la défense de ceux qui avaient été forcés de se convertir.

Y.I.A.

45
Interdiction, selon l’Islam, de la conversion forcée, et éloge des maîtres
spirituels arabes.

Réponse adressée la même année, de Marrakech, au Maroc, par ibn Rushd, le


sage éminent, à notre maître Moshe ben Maïmon qui se trouve alors dans la cité
voisine de Fez.

Salâm, Musa ! J’espère que nous nous retrouverons bientôt, puisque tu es tout près d’ici,
à Fez !

J’ai été très heureux, mon jeune frère, de recevoir enfin une lettre de toi. J’avais craint
pour ton sort et pour celui de ta famille. De grâce, assure de toute mon affection ton père
vénéré, ton frère David, et ta sœur Myriam, qui est assurément la plus à plaindre de vous
tous.

J’ai éprouvé bien de l’amertume en apprenant que vous avez dû, sous la contrainte de
ma religion, transgresser votre tradition. Vous avez bien fait cependant, car vous avez ainsi
sauvé la vie d’êtres qui me sont chers, et puisque vous pouvez à présent observer en secret
vos préceptes, le plus difficile est passé. On ne saurait te forcer, mon frère, à adopter ma
religion : Nulle contrainte en la religion, dit le saint Coran (sourate 2, 257) ; ou encore : A vous
votre religion, à moi ma religion (sourate 109, 6).

La foi et la contrainte ne font pas bon ménage. Quiconque oblige son prochain à
observer des préceptes auxquels il ne croit pas est sans intelligence et digne de mépris,
même s’il appartient à mon peuple. La contrainte n’est pas fille de l’Islam.

Ton éloge de ces grands sages arabes qui t’ont permis d’accéder au monde de la sagesse,
m’a réjoui le cœur. Je suis fier d’être l’héritier de ces Musulmans éminents grâce auxquels
nous pouvons, toi et moi, nous consacrer à la sagesse grecque et aux autres sciences. C’est
le calife al-Ma’mûn, tu le sais, qui, il y a deux cents ans déjà, a dépêché jusqu’à
Constantinople des émissaires chargés de rapporter des livres grecs de médecine, de
science et de philosophie. C’est ce roi éclairé qui a fait édifier, à Bagdad, et pour son propre

46
prestige, la « Maison de la sagesse »10 qui abritait une académie de sciences et une
bibliothèque publique ; on y bâtit par la suite, un observatoire astronomique. Et comme si
cela n’était pas suffisant, il a constitué un grand corps de traducteurs à la tête duquel fut
placé le plus grand des lettrés, Huneyn ibn Yishaq. C’est en or que ce dernier était
rémunéré, selon le poids des livres qu’il avait traduits, ce qui voulait bien dire que les livres
équivalent à de l’or. Où pourrait-on trouver, mon frère, un pays qui consacre une si grande
part de ses deniers publics à la traduction de livres grecs : traités de médecine de l’illustre
Galien, écrits de Platon et d’Aristote, abrégés et commentaires de ces textes par les plus
grands esprits ? Il faut se réjouir d’avoir reçu en héritage toutes les traductions syriennes et
arabes qu’ils nous ont laissées.

A Marrakech où je séjourne, on peut aussi fort heureusement étudier toutes les sciences,
et seule la philosophie ne peut être ni étudiée ni enseignée en public, parce qu’elle semble
contredire les principes de la religion.

Le calife ‘Abd al-Mu’min est curieux de tout : il est arrivé qu’il m’invite à discuter avec
lui des opinions d’Aristote contraires au Coran ; c’est pourtant lui qui m’a interdit de le
faire librement avec des gens ordinaires. Il prend plaisir, à part cela, à accroître la beauté
de sa ville : c’est lui qui y a fait construire cette somptueuse mosquée dont le minaret s’élève
jusqu’au ciel, ainsi que d’autres édifices aux lignes pures et harmonieuses.

Je serai très heureux, Musa, mon frère, de t’accueillir à Marrakech, comme vous m’avez
vous-mêmes reçu à Almeria, voici quelques années. Ici, il ne peut t’arriver aucun mal, tu te
sentiras bien, et tu pourras oublier toutes les épreuves par lesquelles vous êtes passés.
Quant à moi, je fais cette prière : Seigneur, pardonne-nous nos péchés, efface pour nous nos mauvaises
actions, et rappelle-nous (à toi) avec les purs » (Coran, sourate 3, 191).

10 En arabe : Bayt al-Hikma.

47
Dans une lettre adressée de Fez au sage et honoré ibn Rushd, alors à Marrakech,
en l’an 4723 (de la Création), 1163 du comput des nations, notre maître ben Maïmon
prodigue ses encouragements à ceux qui se sont convertis à l’Islam sous la
contrainte, et explique ce qui rapproche le Judaïsme et l’Islam.

Salâm, Abu l-Walîd !

Je te remercie de tout cœur, mon frère, pour ta proposition de nous accueillir en ta cité
de Marrakech. Je désire par-dessus tout que cela se réalise car ta présence me manque,
surtout dans mes entretiens sur les choses de la science. J’ignore toutefois si je pourrai un
jour entreprendre un tel voyage, car je suis occupé du matin jusqu’au soir par l’étude et par
le travail, et j’ai en charge, de surcroît, la subsistance de ma famille.

Venons-en maintenant à ces paroles qui me sont allées droit au cœur dans ta dernière
lettre. Comme tu mesures bien par quelle amère épreuve nous sommes passés en étant
contraints à la conversion, tu condamnes énergiquement, pour le mal qu’ils nous ont fait,
les extrémistes de ta religion. Nulle contrainte en la religion, dit le Coran, comme tu le rappelles.
Mais en l’occurrence tu as bien compris que cette terrible décision était pour nous l’unique
moyen de demeurer en vie.

Nombreux sont mes frères du Maghreb, du Yémen et d’Espagne, qui ont besoin d’être
réconfortés parce qu’ils ont dû faire le même choix. Mais Dieu a fait en sorte que les
extrémistes fussent également répartis entre tous les peuples. Chez nous aussi, un grand
fanatique s’est levé qui s’est adressé aux convertis de force en leur tenant ce discours :
quiconque accepte de prendre, sous la contrainte, l’apparence d’un fidèle musulman est un
renégat et mérite, comme tel, d’être retranché de la communauté d’Israël, même s’il
continue à observer dans le secret de sa maison les préceptes de notre religion. L’action de
ceux d’entre vous qui pratiquent la contrainte religieuse avec le délire de leur intransigeance
est assurément fort nocive, mais celle de ce fanatique qui est apparu au sein de notre peuple
ne l’est pas moins. Quand ses propos m’eurent été rapportés, j’ai décidé de dissiper, en
invoquant l’autorité de la parole divine, les ténèbres qu’ils avaient jetées sur mes frères en
détresse.

48
En m’appuyant sur ma propre expérience, j’ai écrit à leur intention une épître dans
laquelle j’ai arrêté que seule une personne ayant connu l’amère épreuve de la persécution
était habilité à décider en ce domaine. Les paroles de ce fanatique sont irrecevables car elles
ne prennent pas en compte la profonde détresse des malheureux auxquels elles s’adressent.
Pour leur donner du courage au contraire, voici ce que j’ai écrit, conformément à ce que
nous a dit mon père, lorsque nous avons fait nous-mêmes cette pénible expérience : la
« sanctification du nom »11 n’est pas une obligation si la persécution ne contraint pas celui
qui a été forcé de se convertir à exécuter un acte quelconque, mais seulement à déclarer
que Mahomet est un prophète, sans cesser pour autant d’observer en secret les préceptes
de sa religion. Le converti de force fera bien toutefois, ai-je précisé, de quitter dès que
possible le lieu de sa résidence pour un autre pays où il lui sera loisible d’observer les
préceptes de sa Torah sans avoir à se cacher,. C’est en agissant de la sorte que nous avons
nous mêmes pu préserver nos vies.

Plus j’approfondissais les choses, et plus j’en venais à croire que les liens qui nous
rapprochent, Juifs et Musulmans, sont plus nombreux que les différences qui nous
séparent. Aussi il est permis de se convertir extérieurement à l’Islam pour rester en vie. La
conversion au christianisme ne lui est pas comparable. En effet, la religion de Mahomet,
comme celle de Moïse, croit en un Dieu unique, de manière absolue. Il est bien moins
grave de témoigner que Mahomet est un prophète que de proclamer que Jésus est fils de
Dieu. De plus, pour vous comme pour nous, certaines nourritures sont interdites : le porc
et autres abominations. Et puis, contrairement aux Chrétiens, nous ne convertissons pas à
notre religion. Beaucoup plus important encore, bien des principes de notre religion
existent aussi dans la vôtre. Tout cela m’incline à ressentir, très profondément, que nous
sommes frères.

Moi qui suis ton jeune frère, j’ai envie de m’occuper à ton exemple d’une foule de choses
à la fois. Tu es savant en écriture sainte, en philosophie et en astronomie, mais tu pourvois
aussi à ta subsistance en exerçant la médecine et tu es, plus que tout, un excellent
connaisseur du droit musulman, comme ton père et comme ton grand-père. Le jour est
proche, j’en suis certain, où tu seras nommé cadi.

11 Le martyre.

49
Je m’efforce jour et nuit de devenir plus sensible au rayonnement de la Torah ; mais
pour pouvoir le faire en toute quiétude, j’étudie aussi la médecine en lisant tout ce qui me
tombe sous la main : les traductions arabes des écrits de Galien, le Canon d’ibn Sinâ, que
je pratique beaucoup. Je m’intéresse tout particulièrement à ce qu’il a écrit sur les drogues
médicinales et sur le traitement des yeux. Tout cela grâce à toi, car j’ai lu ton commentaire
du traité médical qu’ibn Sinâ a rédigé en vers. Il y a un mois environ, j’ai entrepris de lire
aussi le Colliget, ce grand ouvrage que tu as récemment publié, où tu classes tout ce qu’ont
écrit Galien et ibn Sinâ, mais où tu fais aussi des remarques importantes et originales sur
le diagnostic des maladies, leurs remèdes et leur prévention.

C’est dans la grande bibliothèque de l’un des hôpitaux de Fez que je me suis procuré
ces livres et d’autres encore. J’ai eu cette chance que l’un des médecins les plus réputés de
la ville, qui s’était trouvé parmi les étudiants auxquels j’avais servi de guide pour la
philosophie, me demande de l’assister dans le grand hôpital et dans le centre de premiers
secours qui se trouve près de la mosquée. Cela m’a donné l’occasion d’approfondir
quotidiennement l’exercice et l’étude de la médecine.

L’hôpital de Fez ne laisse pas de m’impressionner. C’est un bel édifice, entouré de


nombreux arbres fruitiers et d’arbustes à fleurs, dont chaque pièce est dotée de conduits
pour l’écoulement des eaux et d’une literie de laine, de soie ou de cuir, selon la saison. Près
de là, une pharmacie où l’on trouve en abondance toutes les préparations, onguents et
autres remèdes, qui conviennent pour les affections des yeux et pour celles qui touchent
d’autres organes.

L’hébergement est gratuit. Nul besoin d’argent. Qui plus est, chacun reçoit, une fois
guéri, la somme dont il a besoin pour assurer sa subsistance et reconstruire sa vie. Ainsi
donc, plus de différence entre le riche et le pauvre, entre l’étranger et celui qui est natif du
lieu, ce qui ne laisse pas de susciter l’étonnement. De temps en temps, Son altesse le calife
vient rendre visite aux malades pour s’enquérir personnellement de leur santé. Si le souci
qu’on manifeste ici à l’égard de l’individu n’était pas assorti d’un certain fanatisme religieux,
je ne serais pas loin de penser que Fez est la cité idéale. Tout cela a fortement accru le
plaisir que j’éprouve à l’étude de la médecine. Un jour viendra, j’espère, où je pourrai veiller
sur la santé de mes frères, mais j’ai déjà eu l’occasion d’apporter quelque soulagement à
certains de mes amis malades. En attendant, j’aide mon frère David, dans son commerce

50
de pierres précieuses. A l’ensemble de ces tâches, j’éprouve un grand plaisir : la satisfaction
que procure le travail de ses mains n’est-elle pas bien supérieure à celle que l’on peut tirer
de l’étude en demeurant une charge pour les autres ? Ainsi qu’il est écrit : Le produit de tes
mains, tu le consommeras, tu seras heureux et le bien sera ton partage (Psaume 128, 2).

Ibn Rushd exprime son désir d’écrire des commentaires sur l’œuvre d’Aristote,
le plus grand des génies.

Lettre adressée de Marrakech par le sage parmi les sages, ibn Rushd, à notre
maître éclairé Moshe ben Maïmon, alors à Fez, à la fin de l’an 1163 du comput des
nations, 558 de l’Hégire.

Salâm Musa, mon jeune frère !

Les sages paroles que j’ai lues dans ta dernière lettre ont toute mon approbation.
Nombreux sont les sujets sur lesquels nous, Musulmans et Juifs, nous sommes proches. Je
partage aussi cette idée que l’homme doit cultiver, outre l’étude des écrits saints, d’autres
occupations et qu’il doit se consacrer à la collectivité  par exemple en la dirigeant 
mais sans attendre d’elle aucune rétribution. C’est ainsi que je me conduis.

J’envisage également de rédiger un commentaire des écrits d’Aristote, le plus sage des
hommes : avec le temps en effet, des considérations étrangères à sa pensée sont venues se
greffer sur les traductions et les interprétations de son œuvre. C’est ainsi par exemple que
sont parvenus jusqu’à nous, dans des traductions arabes, certains écrits de Plotin (A) ou
de Proclus (B) qu’on a parfois assimilés à tort aux créations du Stagirite. Il faut en ce
domaine faire montre de rigueur et de précision, car pour être bien comprise, j’en suis
convaincu, la pensée de cet homme éminent doit être dépouillée des scories qui la
dénaturent.

Je te ferai parvenir prochainement les premiers commentaires qui sont sortis de ma


plume : ce sont là les prémisses d’une grande entreprise pour laquelle, je le sais, de
nombreuses années de travail seront nécessaires. Puissé-je la mener à terme !

51
J’ai dans l’idée d’écrire trois commentaires pour chaque traité d’Aristote : le premier
serait un abrégé succinct, destiné aux débutants ; le second, d’une longueur intermédiaire,
s’adresserait à ceux qui ont déjà acquis, par ailleurs, une certaine connaissance du sujet ; le
troisième, le plus long de tous, serait réservé à des gens avertis comme toi, mon bon ami,
et rompus à la réflexion philosophique. C’est celui-ci que je vais t’adresser. Les
commentaires, en effet, ne doivent en aucune manière être négligés : s’ils sont l’œuvre d’un
connaisseur, ils condensent, organisent et ordonnent la pensée lorsque longueurs et
obscurités la rendent difficilement accessible. Un commentaire de qualité doit procéder
d’une connaissance approfondie et lorsqu’il contribue à révéler une pensée, il peut être
considéré comme une authentique création.

Attache-toi, pour l’instant, aux commentateurs reconnus, et plus particulièrement au


plus célèbre d’entre eux, Alexandre d’Aphrodise. Lis et retiens tout ce que tu pourras
trouver sur ce sage. Mille années nous séparent de lui, mais de nos jours encore, sa grandeur
demeure perceptible à travers ses écrits. Dans ses commentaires sur Aristote, il établit une
distinction essentielle : l’Intellect agent, identifié avec l’Intellect divin, universel, n’est pas
une partie de l’âme humaine. C’est uniquement par son action que l’intellect passif humain
évolue de la puissance à l’acte, et avec la disparition du corps, l’intellect passif humain, qui
n’existe jamais qu’en puissance, disparaît.

Je fais ici allusion à un problème grave qui mérite une longue réflexion. Nous
obtiendrons toutes les réponses, si nous sollicitons le secours de la philosophie. Et tu es
déjà convenu que nous avons reçu, toi et moi, prescription de nous y consacrer, ainsi qu’il
est écrit : Eh quoi ! ne considèrent-ils point comment le chameau fut créé, comment le ciel fut élevé, comment
les montagnes furent dressées, comment la terre fut étendue ! (Coran, sourate 88, 17) (C).

A) Pour ceux qui liront ces lettres dans plusieurs centaines d’années, je voudrais m’attarder un peu sur
Plotin, car c’est cet homme de grande valeur qui a fondé le courant néoplatonicien. Profondément influencés
par lui, nos sages arabes et juifs  al-Farâbi, ibn Sinâ, mais aussi ibn Gabirol  ont fréquemment
confondu, sans en avoir conscience, certaines opinions néoplatoniciennes avec les enseignements d’Aristote :
ils ignoraient à vrai dire que les écrits qu’ils lisaient n’étaient pas d’Aristote car le néoplatonisme était
constitué d’un amalgame de principes d’inspiration platonicienne, aristotélicienne, pythagoricienne et

52
stoïcienne. Le grand sage ibn Rushd s’est efforcé de dépouiller de ses éléments étrangers la pensée d’Aristote,
et il a alerté sur ce point son grand ami, notre maître ben Maïmon, qui, ayant été lui-même victime de cette
confusion, ne s’en rendit compte qu’au bout de plusieurs années.

Mon maître a passé de nombreuses heures à m’expliquer ces choses.

Plotin fut un grand philosophe grec. Il a vécu entre 205 et 270 du comput des nations. Né en Égypte,
il a étudié à Alexandrie et s’est éteint à Rome. Sa doctrine est exposée dans les Ennéades, ensemble de
neuf traités. Selon cette doctrine, l‘« Un » est la source de l’existant : ineffable, immatériel, il est le Bien,
l’Éminent, celui qui transcende toute perfection connue. De l’Un émane le N OUS, l’Intelligence qui est
l’univers des concepts ou des Idées, image parfaite de l’« Un ». Du monde des Idées émane l’âme (PSYCHE)
du monde, le LOGOS, et l’essence des êtres particuliers en qui se trouvent les causes des êtres matériels. Il
existe donc une hiérarchie entre l’Être supérieur, l’« Un », et ceux qui sont d’autant plus inférieurs qu’ils
sont plus éloignés de sa perfection.

Tout être aspire à l’union avec celui qui lui est supérieur et dont il émane. C’est ainsi que l’âme humaine,
qui se trouve entre le monde des réalités matérielles et l’Intellect, tend vers ce dernier et aspire à s’unir avec
l’« Un », autrement dit à retrouver sa source.
Cette théorie de l’émanation apparaît fréquemment chez les philosophes que j’ai mentionnés ci-dessus.

B) Proclus fut au Ve siècle l’un des derniers philosophes grecs classiques. C’est lui qui a donné au
néoplatonisme la forme que nous lui connaissons. Ses écrits ont eu une profonde influence sur les philosophes
arabes, car c’est à travers eux qu’ils ont découvert Aristote et Platon.

C) La figure du chameau mérite ici une explication. Dans la vie des Arabes, cet animal occupe une
place importante : ils voient en lui un symbole et une preuve de la création du monde.

Y.I.A.

53
Tribulations et dangers du voyage entrepris par notre maître vers Erets-Israel.

Lettre adressée par le RaMBaM à son ami, le sage ibn Rushd, en l’an 4728 de la
Création, 1165 du comput des nations, 1476 de l’ère des Contrats (A).

Salâm, Abu l-Walîd, mon cher frère !

Je ne t’ai pas écrit, depuis près d’un an et je t’en demande pardon. Une grande infortune
nous a frappés l’an passé. En cette année 4724 de la Création, 1164 du comput des nations,
‘Abd al-Mu’min, qui avait adouci notre existence à la fin de ses jours, s’est éteint, et c’est
son fils héritier, Abû Ya‘qûb Yûsuf, qui lui a succédé. Les décrets almohades ont été alors
renforcés dans toute leur cruauté, et la situation de ceux qui s’étaient convertis sous la
contrainte est devenu plus insupportable que jamais. Entre temps, la plus amère des
nouvelles nous est parvenue : Rabbi Yehudah ha-Cohen ibn Sussan, le juge, que les
fanatiques avaient pressé d’abjurer, est mort pour la sanctification du Nom. La source de
ce qui faisait notre plus grande joie s’est alors tarie, car nous avions éprouvé un véritable
émerveillement à étudier la Torah auprès de lui, et plus nous approfondissions cette étude,
plus vive était notre soif d’étudier la philosophie. Avec la mort de ce grand rabbin, mon
père a compris que le danger, désormais, guettait à notre porte.

A la faveur de la nuit, nous nous sommes enfuis de Fez, et le quatrième jour du mois
d’Iyyar, l’an 4925 de la Création, 1165 du comput des nations, ayant atteint les rivages du
Maroc, nous nous sommes embarqués sur la Mer intérieure12, pour Erets-Israel.

Le septième jour, la mer et devenue agitée, et une tempête gigantesque s’est déchaînée
qui semblait bien devoir nous engloutir. J’avais cru que le plus terrible était derrière nous
désormais. Et voilà que nous devions craindre à nouveau pour notre vie ! Je n’ai jamais vu
la mort de si près. Je ne pouvais que prier le Saint-Béni-soit-Il, et tenter, en me mettant à
l’écart, de lire et d’étudier la Torah, ainsi que quelques-uns de ces premiers commentaires
d’Aristote que tu m’as fait parvenir pour que je te donne sur eux mon avis. Quand cette
œuvre importante sera achevée, puisses-tu en obtenir une reconnaissance universelle, car

12 La Méditerranée.

54
de tous les commentaires sur lesquels je me suis penché, le tien est assurément le plus clair,
et il épure la pensée d’Aristote de toutes les scories dont elle s’est trouvée encombrée avec
le temps.

C’est le moment de te révéler quelque chose que tu ignores encore : en gardant à l’esprit
ton éloge du commentaire, j’ai entrepris moi aussi, depuis sept ans déjà, un grand
commentaire des six ordres de notre Mishna, que je rédige en arabe car il est destiné à un
large public. Ce travail vise à rationaliser l’étude de la Mishna en libérant ceux qui s’y
consacrent de la confusion qu’engendrent les innombrables discussions et controverses
dont elle est remplie. Et de même que pour bien comprendre la pensée d’Aristote il est
préférable, comme tu l’as dit, d’en lire les commentaires, de même pour la Mishna, la lecture
de mon ouvrage devrait désormais suffire. C’est une tâche ardue, car j’ai dû m’y consacrer
au milieu de mes nombreuses errances à travers l’Espagne, et même durant cette journée
où nous avons essuyé, sur notre embarcation, une si terrible tempête. Les livres me font
défaut, et c’est de mémoire, puisque je connais la Mishna par cœur, que j’ai rédigé l’essentiel
de cet ouvrage. Le temps passe vite ainsi, en dépit des difficultés.

Le soir du troisième jour du mois de Siwan , nous avons pu débarquer en paix, et nous
nous sommes rendus à Acre. J’ai fait ce vœu que le jour où nous avions essuyé cette
tempête serait pour moi et pour ma famille, jusqu’à la fin des générations, un jour de jeûne
et de charité. Le jour où nous avions atteint, après avoir échappé à la persécution, le rivage
d’Erets-Israel devait être en revanche, jusqu’à la fin des générations, un jour de joie, de
réjouissances et de dons aux nécessiteux. Notre cœur est rempli de l’espoir que nous
puissions nous installer dans la terre de nos ancêtres, mais nous nous demandons aussi
avec une vive inquiétude si nous pourrons trouver ici le moyen de pourvoir à notre
subsistance. Pourrai-je, surtout, continuer à étudier la Torah et la philosophie, lorsque nous
serons installés au milieu de ces conquérants chrétiens qui sont si éloignés de tout cela, et
si peu portés aux sciences ou à la philosophie ?

Que Dieu tout-puissant soit loué, Lui qui nous a sauvés et nous a conduits jusqu’ici.
N’est-ce pas le moment de dire notre prière : Retire-moi du bourbier, pour que je n’y sombre pas ;
puissé-je être sauvé de mes ennemis et des eaux profondes ! (Psaume 69, 15) ?

55
A) L’ère des Contrats : Notre maître avait coutume parfois d’indiquer la date selon l’ère des Contrats,
à côté de celle qui prend pour point de départ la destruction du Second Temple. Cette manière de compter
selon la date des contrats officiels était courante en Israël au temps du Second Temple. Elle a débuté avec
le règne de Séleucus, souverain hellénistique, en l’an 312 avant le comput des nations.

Y.I.A.

56
Dans une lettre partie de Marrakech, en l’an 1165 du comput des nations, 560 de
l’Hégire, le grand sage ibn Rushd explique à son ami, notre maître Moshe bar
Maïmon, qui se trouve alors à Acre, pourquoi il ne pourra sans doute pas s’installer
en Erets-Israël.

Salâm, Musa ! Que Dieu soit avec toi, et avec ta famille !

Mon cœur a été empli d’une vive tristesse lorsque j’ai appris par quelles tribulations vous
étiez passés, toi et ta famille. Peut-être les épreuves et les grandes douleurs sont-elles le lot
des gens d’esprit. Il ne fait pas de doute que moi non plus, je ne serai pas épargné par les
épreuves si j’ose exprimer clairement ma pensée, et l’authenticité de ma foi ne saurait en
ce cas suffire à apaiser les gens qui nous gouvernent.

C’est pourquoi je me réjouis que vous soyez arrivés à bon port en toute sécurité. Je
demeure très perplexe, toutefois, sur la question suivante : pourras-tu vivre là-bas, comme
il convient, ta vie spirituelle ? Erets-Israel est aux mains des Chrétiens et l’on y chercherait
en vain, aujourd’hui, un seul homme dont la science rayonne jusques en d’autres lieux :
aucune académie, aucune bibliothèque, aucune société nombreuse et influente de gens qui
s’adonnent aux sciences, à la médecine et la philosophie. Tu n’y trouveras pas davantage
une communauté de tes frères assez importante pour toi. Il manquera à ta vie cette saveur
qu’elle avait dans les pays d’Islam.

Aucune comparaison, mon frère, entre la vie vide et stérile qui règne en Terre sainte et
cette effervescence qui caractérise la vie de l’esprit à Cordoue ou en tout autre lieu de notre
al-Andalus. Tu ne retrouveras rien, en Eres-Israël, de cette bénédiction qui fut donnée à
notre peuple au temps de son âge d’or. La vie qu’on trouve là-bas n’a rien des grands
sommets qui exaltent l’âme. On n’y trouve pas même la vie ordinaire de l’esprit.

Elle n’a produit aucune œuvre d’importance dans les domaines de la halakhah, de la
philosophie, de l’exégèse ou de la foi, et je m’aperçois que cela n’est pas vrai seulement
pour notre époque : ce n’est pas dans cette terre sainte que votre Torah orale a donné ses
meilleurs fruits ; le Talmud qui est revêtu pour vous de la plus grande autorité est

57
babylonien. Ce sont les yeshivot de Sura et de Pumbedita, et non point celles de cette terre
 ni même celles de Jérusalem , qui furent dans l’exil une source d’eau pure pour votre
tradition.

Pour mettre un terme à ces considérations douloureuses, je te rappellerai une dernière


chose : ce n’est pas non plus dans cette terre que votre sainte Torah et notre saint Coran
nous ont été donnés ; Moïse, le grand prophète, n’a pas atteint la terre d’Israël et c’est loin
de Canaan que le Dieu unique fut révélé par Abraham, notre père.

Je t’envie, parce que tu vas pouvoir parcourir la terre sainte et voir de tes propres yeux
ce que je voudrais tant voir moi-même. Mais y vivre, je ne le pourrais pas, et pour les
mêmes raison, tu ne le pourras sans doute pas toi non plus.

58
Tristesse et désolation des lieux visités par notre maître en terre sainte.

Dans une lettre adressée au sage éminent Abû l-Walîd ibn Rushd, alors à la cour
du roi, à Marrakech, en l’an 1097 de la destruction du Second Temple, 1166 du
comput des nations, Moshe ben Maïmon ha-Sefaradi, fait le récit de sa visite à
Jérusalem et à Hébron, où les Juifs sont bien peu nombreux, et sa décision de ne
pas rester dans ce pays.

Salâm, Abû l-Walîd, mon maître et mon cher frère parmi les hommes !

Je sais combien tu aimerais être ici à ma place, aussi m’efforcerai-je de te faire partager
tout ce qu’ont vu mes yeux. Acre est une belle cité portuaire ; le commerce y est florissant,
et les possibilités de gagner sa vie sont plus nombreuses qu’ailleurs. Beaucoup de gens
passent par ici : les Chrétiens y sont en grand nombre, mais on y rencontre aussi, çà et là,
quelques Musulmans et quelques Juifs. Tous viennent visiter la Terre sainte, et certains
même choisissent de rester. Avant la conquête des Croisés13, tu ne l’ignores pas, ceux qui
vivaient ici étaient pour la plupart musulmans. Mais après cette conquête, la cité s’est
remplie de Chrétiens qui de partout ont chassé tes frères. Il est heureux que tu n’aies pas
pu voir de tes propres yeux la grande mosquée transformée en église, et tes frères
cantonnés, pour leur prière, à un tout petit espace.

Nous avons fait notre possible pour nous installer à proximité de la communauté de
nos frères : elle est dirigée ici par le rabbin Yefet qui est un homme sage et intelligent, un
juge avisé, un être digne d’estime et doté de grandes qualités d’esprit. Comme il avait été
informé de notre prochaine visite, il nous a accueillis avec tous les honneurs. Sa
communauté, qui compte tout au plus deux cents âmes, entretient des liens étroits avec les
Juifs d’Égypte, d’Espagne et d’Ashkenaz ; mais en l’absence de dons venus d’autres pays,
la vie est ici fort difficile pour les Juifs. Elle l’est aussi, à vrai dire, pour tes frères
musulmans. Pendant cinq mois, Mon père, mon frère David, Rabbi Yefet et moi avons
parcouru les environs d’Acre, sur des chemins peu sûrs et mal entretenus, en quête d’un
moyen de subvenir à nos besoins. Nous avons pris grand plaisir à respirer l’atmosphère

13 En 1099.

59
parfumée de cette terre d’Israël que nous aimons tant, mais en fait de subsistance, nous
n’avons rien trouvé.

Et il en est ainsi pour toute la Terre sainte. La population juive y est très réduite. Depuis
que les Chrétiens ont établi ici leur domination, la guerre n’a quasiment pas cessé, et de
toutes parts, le danger menace.

C’est donc le cœur lourd et rempli d’un profond désenchantement que mon père a dû
prendre, malgré lui, la décision de quitter le pays : cette terre d’Erets-Israel, cette terre à
laquelle j’appartiens, est si triste et si désolée qu’il paraît bien impossible d’y vivre.

Mais la véritable raison de ce départ, c’est dans ta dernière lettre qu’elle est formulée : il
me serait bien difficile ici d’étudier et d’enseigner à la foule de mes frères car, à mon grand
regret, ce n’est pas en ce lieu qu’ils vivent. Bien que j’appartienne à cette terre, j’éprouve
une vive nostalgie de la Cordoue de notre enfance : toutes les beautés du monde s’y
trouvaient réunies, en elle régnaient la vie, la poésie, la littérature, la science, la religion, et
cette philosophie que toi et moi nous aimons tant.

Mon père m’a expliqué un jour que la culture aime la vie, le mouvement, les foules, puis
il a ajouté, avec un sourire un peu triste : « La culture a aussi besoin d’une cour royale car,
en dépit des passions et des débordements qui s’y donnent libre cours, sans elle rien n’est
possible ». A Cordoue, comme partout alors en al-Andalus, il y avait une cour royale. Elle
était fréquentée par des poètes, des hommes de science, des philosophes et des artistes,
juifs et musulmans. Ni toi ni moi, mon frère, ne pourrons, semble-t-il, nous passer d’une
cour royale. Tu l’as déjà trouvée. J’espère en trouver une, moi aussi.

Nous avons pensé à l’Égypte. Nous savons en effet qu’y est installée une importante
communauté juive où ne manquent pas les gens de qualité, et où l’on vit honorablement,
même si cette communauté n’a été la source d’aucune de ces créations exceptionnelles qui
peuvent accroître une réputation. Nous avons décidé toutefois de visiter avant cela les lieux
saints.

Le troisième jour de mar-heshwan de l’an 4926, 1166 du comput des nations, nous avons
pris la direction de Jérusalem, accompagnés du rabbin Yefet avec lequel j’ai lié amitié.

60
Depuis mon enfance, j’avais rêvé de ce jour où je pourrais enfin contempler la ville sainte
de mes propres yeux, et voilà que le rêve se réalisait. Après deux journées de vicissitudes
et de périls divers, nous étions enfin arrivés. Triste spectacle ! Deux cents Juifs, tout au
plus, dont la situation est désastreuse : ils sont accablés d’impôts et il leur est interdit,
comme à tes frères musulmans, d’acquérir des biens immobiliers. Félicite-toi, mon cher
frère, de ne pas avoir vu ce que mes yeux ont vu ! Les habitants de Jérusalem sont pour la
plupart des Chrétiens venus d’Europe : ils se réunissent dans des églises qui s’élèvent en
tout lieu, tandis que sur vos mosquées, on a planté des croix. Nous avons pu prier près du
lieu du Temple, un endroit où cela est encore possible.

Trois jours après, nous étions à Hébron. Nous nous y sommes recueillis toute une
journée sur le tombeau des Patriarches, dans la grotte de Macpêlah. Pendant notre séjour
dans les lieux saints, j’ai senti tout le passé qui s’attache à ma vie. J’ai fait ce vœu que le
sixième et le neuvième jour de mar-heshwan, qui furent ceux de ma visite à Jérusalem et à
Hébron, seraient à l’avenir des jours de fête, de prière et de réjouissances. A Hébron
cependant, j’ai été bien attristé de constater qu’il n’y avait plus aucun Juif : ceux qui vivaient
en cette cité au temps des Musulmans en ont été chassés, et au-dessus de la grotte de
Macpêlah, en lieu et place de la mosquée, c’est une église qui rayonne à présent.

Avant notre départ pour l’Égypte, j’ai beaucoup réfléchi à tes paroles pleines de
nostalgie pour la ville sainte. J’avoue que ces paroles me laissent bien perplexe : Jérusalem
est présente à chaque page de notre livre saint, et depuis des générations, notre histoire
passe par elle. Mais vous, quelle sorte de sainteté accordez-vous donc à cette ville ? Elle
n’est même pas mentionnée dans votre saint Coran !

J’ai lu chez al-Tabâri (A) le récit de la visite que fit le calife ‘Umar Ier (B) dans la cité de
Iulia (C), conquise par lui quelque temps auparavant14. Comme ‘Umar demandait à Kâ‘b
al-Ahbâr (D) où devait être placé le lieu de la prière, ce dernier répondit : « Près du
Rocher ». Il souhaitait ainsi que la prière, qui se fait toujours en direction de la Mecque, fût
également orientée vers le rocher qui est sur le Mont du Temple. ‘Umar lui dit alors : « Tu
respectes la foi des Juifs ! je t’ai vu ôter tes sandales ». « Je voulais simplement,
répondit Kâ‘b, éprouver de mes pieds nus le contact du sol ». Le calife reprit alors : « Nous
n’avons reçu, nous autres Musulmans, aucune prescription en rapport avec le Rocher ;

14 En 634.

61
nous en avons reçu, en revanche, relativement à la Ka‘ba, qui se trouve à la Mecque ». Ainsi
donc, Abû l-Walîd, mon frère, votre tradition elle aussi atteste, par cette anecdote, que la
sainteté de Jérusalem est bien une croyance juive et non point musulmane. Kâ‘b s’est
trompé et la Mecque est l’unique orientation qui convient à votre prière. N’y a-t-il pas là
une preuve que c’est à nous que vous avez emprunté votre croyance en la sainteté de
Jérusalem ?

J’ai été rempli de tristesse, à Hébron, au moment de prendre congé de rabbi Yefet. L’ami
qui m’était devenu cher s’en est retourné vers Acre. Mais c’est lorsque nous avons quitté
cette Terre qui est pour nous sacrée que la tristesse a été portée à son comble. A défaut
d’une autre solution, nous allons donc tenter, pour assurer notre subsistance, de trouver
un lieu plus animé où mon frère David pourra s’occuper de pierres précieuses  le domaine
où il excelle , et où je pourrai moi-même, à l’occasion, m’employer à guérir ceux qui en
ont besoin. J’espère obtenir ainsi cette tranquillité sans laquelle je ne puis, comme je
l’entends, m’attacher à l’étude de la Torah, amour de ma vie, ni poursuivre mes recherches
en philosophie et transmettre leurs fruits à ceux qui en sont dignes.

Nous voyageons à présent en direction d’Alexandrie.

A) Al-Tabâri : chronographe du IXe siècl du comput des nations. Quiconque souhaite connaître les
événements fondateurs de l’empire des Arabes doit lire ses écrits. C’est ce qu’a fait notre maître, et je l’ai
fait moi aussi.

B) Le calife ‘Umar fut le deuxième à porter ce titre. Il régna pendant dix années à partir de l’an 634
du comput des nations. Il succédait au calife Abû Bakr qui avait, pour sa part, régné pendant deux ans.
C’est sous le calife ‘Umar qu’ont été conquises la Syrie, la Mésopotamie, Babylone, l’Arménie, la Perse,
l’Égypte, qui occupe une place centrale en Afrique du Nord, et notre Terre sainte.

C) Iulia : c’est le nom romain de Jérusalem, que nous utilisions alors fréquemment, nous aussi,. Au
début de la domination arabe, ce nom était encore connu. Il fut par la suite changé en al-Quds.

D) Kâ‘b al-Ahbâr : ce Juif yéménite qui convertit par la suite à l’Islam est demeuré célèbre pour avoir
servi de guide à ‘Umar Ier, lorsque ce dernier visita Jérusalem qu’il venait de conquérir. Nous avons consulté

62
à de nombreuses reprises ses écrits : ils comportent un précieux témoignage sur les récits juifs qui sont passés
dans la tradition musulmane.
Y.I.A.

63
Sainteté de Jérusalem pour la tradition musulmane.

Lettre adressée par le sage éminent, médecin du roi à Marrakech, Abû l-Walîd
ibn Rushd à son ami très aimé, notre maître Moshe ben Maïmon, en l’an 1166 du
comput des nations, 562 de l’Hégire.

Salâm, Musa, mon jeune frère !

J’ai conçu, je l’avoue, une certaine jalousie, en lisant ta lettre, puisque tu as pu voir de
tes propres yeux les saintes cités de Jérusalem et d’Hébron. J’aurais tant aimé être avec toi,
là-bas, et éprouver combien, pour des raisons différentes, nos deux cœurs battent à
l’unisson.

Tu te demandes quelle sorte de sainteté nous attribuons à Jérusalem .

Vous avez des preuves tirées des Écritures ; nous en avons nous aussi. A la sainteté de
Jérusalem, il est fait allusion dans le saint Coran (A), à propos du voyage effectué par le
Prophète, une nuit, sur sa monture merveilleuse, al-Burâq, de la mosquée sainte qui se
trouve à la Mecque jusques au Mont du Temple, et de là vers les cieux. Dans le hadith aussi
(B), tradition vénérée des Musulmans, la sainteté du Mont du Temple est évoquée d’une
façon claire et incontestable. Il est bien difficile de trancher, mon frère, lorsque chacune
des parties tire argument des écrits qui sont saints pour elle. Aussi m’appuierai-je plutôt
sur la réalité, et sur ce que tout le monde peut vérifier de ses yeux : la coupole du Rocher
qui fut édifiée, voilà cinq cents ans déjà, par le calife ‘Abd al-Malik, et la sainte mosquée
d’al-Aqsâ, qui fut construite par son fils al-Walîd, à laquelle le Coran fait également allusion.
Ces choses-là ne peuvent être mises en doute.

Rien n’est saint par soi-même. La sainteté que possèdent certaines choses, c’est nous,
être humains, qui la leur accordons. Il est arrivé quelquefois, parmi nous, que des princes
ou des hommes au pouvoir, désireux de mobiliser les foules pour mener leurs guerres
conquérantes, attisent le zèle religieux afin de transformer leur entreprise en une guerre
sainte. Lis les récits multiples qui se trouvent dans le Fada’il al-Quds (D) : composés il y a

64
une centaine d’années, ils célébraient déjà la cité de Jérusalem en lui tressant une couronne
de sainteté. De cela, nos souverains savent parfois tirer profit. Il y a deux ans, m’a-t-on
raconté, l’éloge de Jérusalem qui fut rédigé par le sage Tiqat al-Din ibn ‘Asâkir faisait l’objet,
à Damas, de lectures publiques. Et ces louanges disent toutes que la sainteté de Jérusalem
est presque aussi éminente que celle de la Mecque et de Médine, ces cités que nous
vénérons. Tiqat al-Din ibn ‘Asâkir rapporte un récit tiré du hadith, où il est annoncé que de
tous les malheurs qui doivent frapper l’Islam, le pire, après la mort du prophète, sera la
conquête de Jérusalem par les infidèles. Ainsi donc, tu le vois, la sainteté de Jérusalem est
invoquée chaque jour davantage par l’ensemble des Musulmans ; des pèlerins toujours plus
nombreux passent par al-Aqsâ, lorsqu’ils se rendent à la Mecque ou lorsqu’ils en
reviennent. Jérusalem et sa mosquée, aussi saintes l’une que l’autre, sont devenues pour
nous les symboles de ces contrées qu’il faudra libérer un jour des conquérants Croisés.

Mais plus encore que tout cela, permets-moi d’invoquer le souvenir de mon père
vénéré : bien qu’il fût un juriste au tempérament froid, les larmes lui venaient aux yeux
chaque fois qu’il me rapportait  j’étais alors enfant  les récits de mon grand-père sur la
manière dont Jérusalem avait été arrachée par les Croisés à nos frères musulmans. Tes
propres frères, Musa, ont alors combattu à nos côtés, s’exposant personnellement pour
défendre la cité. C’est ensemble que nous avons lutté et dans un même bain de sang que
nous avons péri de la main des Croisés. Ceux qui nous massacraient alors ne faisaient point
la différence entre Juifs et Musulmans : dans les rues et dans les maisons, ils nous
égorgeaient, et dans les synagogues où vous aviez cherché refuge, ils vous livraient au feu.
Après nous avoir fait subir un féroce pillage, ils ont proclamé contre nous et contre vous
une même interdiction de demeurer dans la cité. Vous avez été privés de vos lieux saints,
et les nôtres ont été transformés en églises. Te serait-il venu à l’esprit alors de t’interroger
sur la sainteté que nous attribuons à Jérusalem et à la mosquée d’al-Aqsâ, elles qui nous
furent prises après plusieurs centaines d’années ? Ainsi va le monde : la privation d’une
chose aimée en accroît la valeur à nos yeux. La privation d’al-Aqsâ en a renforcé pour nous
la sainteté, et notre volonté de la reconquérir est aussi ferme que le rocher. N’y a-t-il pas
dans tout cela une preuve que notre croyance en la sainteté de Jérusalem est un fait avéré
? Dans les choses de la foi, mon frère, il ne faut rechercher ni arguments ni causes, car ces
choses échappent à la raison.

65
Mais parlons plutôt de l’avenir, non point celui qui est prédit par l’astrologie  que nous
méprisons tous les deux , mais celui que laisse prévoir la raison politique. Avant la fin des
cent prochaines années, Jérusalem aura été reconquise par un souverain musulman (D), et
je t’en fais la promesse, mon frère bien-aimé : une place d’honneur y sera alors accordée à
ceux de tes frères juifs qui auront choisi d’y retourner. Ils pourront librement vaquer à leurs
occupations et prier dans les lieux saints, sans être inquiétés.

A) Lorsque le sage ibn Rushd parle ici de « l’allusion qui se trouve dans le saint Coran », il pense au
premier verset de la dix-septième sourate : « Gloire à Celui qui a transporté Son serviteur, la nuit, de la
mosquée Sacrée à la Mosquée très éloignée ». C’est à Sibita, lieu de ma naissance, que j’ai pris connaissance
de ce verset. Il signifie que dans un voyage nocturne, le Prophète Muhammada volé, à cheval sur sa monture,
de la sainte mosquée de la Mecque à la ‘mosquée très éloignée’ qui se trouve sur le Mont du Temple. C’est
en ce lieu que par la suite fut édifiée la mosquée d’al-Aqsâ. Ce nom provient d’une racine apparentée à
l’hébreu « qtseh », « qitson », qui signifie ‘extrême’, ‘extrémité’ . Ce voyage nocturne est également décrit
dans les récits du hadith.

B) Il me paraît important, mes enfants, de vous expliquer ce qu’est le hadith ici mentionné par le sage
ibn Rushd. Il s’agit de récits et de traditions qui rapportent des paroles du Prophète ou des témoignages sur
ses actions. Le hadith est une riche littérature qui fut tout d’abord transmise oralement, de génération en
génération, avant d’être mise par écrit. Il est lié au Coran, comme le Talmud l’est pour nous à la Bible,
aussi est-il crédité d’une grande valeur chez nos frères musulmans. C’est dans le hadith que figure le récit
du voyage nocturne que Muhammad fit en volant sur sa monture blanche, al-Burâq, de la mosquée de la
Mecque à la mosquée « très éloignée » (al-Aqsâ) qui se trouve sur le Mont du Temple, à Jérusalem. Dotée
d’une tête de femme, la monture de Muhammad, descendue du ciel en même temps que l’ange Gabriel avait
des ailes et une queue de paon. C’est à partir du Rocher que le Prophète a initié son voyage vers le ciel, le
Ma‘râg, au cours duquel il devait rencontrer Abraham, Moïse et Jésus. Selon nos sages, le Rocher est aussi
la pierre d’assise qui servit de fondement à la création du monde. C’est en cet emplacement que fut érigée,
en l’an 691 du comput des nations, la « Coupole du Rocher » (Qubbat al-Sakhra), qu’on appelle par
erreur la « Mosquée d’Omar ». En partant du Rocher, Muhammad a parcouru sept cieux : dans le
premier d’entre eux, il a rencontré Adam ; dans le deuxième, Jésus et Jean Baptiste ; dans le troisième,
Joseph ; dans le quatrième, Hénoch ; dans le cinquième, Aaron ; dans le sixième, Moïse et dans le septième,
Abraham à nouveau. Cet immense voyage nocturne n’a duré, en tout, que quelques heures.

66
Nous avons toujours soigneusement évité de mettre en doute l’authenticité de ce récit, car nous savions à
quel point nos voisins musulmans le considèrent comme vrai. Dans les questions de foi, on doit s’abstenir
de polémiquer.

C) Fadâ’il al-Quds : compositions littéraires où sont célébrées Jérusalem et sa sainteté pour les
Musulmans. Ces textes mettent l’accent sur l’importance que revêtit, pour l’Islam, la reconquête de
Jérusalem, et les manuscrits qui en étaient porteurs furent lus publiquement, en maintes occasions. Dans
une lettre qu’il m’a adressée quelque temps après que Jérusalem eut été reprise par Salâh al-dîn, notre
maître évoque ces écrits rédigés pour commémorer l’événement, et il cite cet apophtegme qui mieux que tout
témoigne de l’importance qui lui fut accordée : « De la libération d’al-Aqsâ, la Ka‘ba s’est réjouie ».

D) L’avenir devait confirmer ces propos d’ibn Rushd : en l’an 1197 du comput des nations, Jérusalem
fut reprise par Salâh al-dîn. Ce souverain s’est officiellement adressé, par la suite, à notre Maître ben
Maïmon, pour qu’il incite les juifs à s’établir à nouveau dans la ville sainte.

Y.I.A.

67
Notre maître ben Maïmon pleure son père, le rav, juge Maïmon ha-Sefaradi 
bénie soit sa mémoire , et expose son opinion sur le rôle du croyant au sein de la
collectivité.

Lettre envoyée de Fostat, près du Caire, par notre maître Moshe ben Maïmon
ha-Sefaradi, à son ami Abû l-Walîd, alors à Marakech, en l’an 1167 du comput des
Chrétiens, 4827 de la Création.

Salâm, Abû l-Walîd, mon frère, toi qui es pour moi plus important que tout !

Le plus cher des hommes, ce savant vénérable qui fut mon maître pour l’étude de la
Torah et de la sagesse, en qui j’avais mis toute mon affection, le juge Maïmon ha-Sefaradi,
mon père  bénie soit sa mémoire  a quitté notre monde l’an passé. Mes jours se sont
alors obscurcis, ma joie de vivre a disparu, mon rire s’est desséché, et le Créateur  béni
soit-Il  m’est témoin que j’ai surtout cherché, jusqu’à présent, à fuir mes semblables dans
une solitude qui me préserve d’eux. La présence de mon père, son visage, le son de sa voix,
et cette clairvoyance qui fut déterminante pour toute mon existence, me manquent au plus
haut point. C’est le cœur lourd que devant tous je dirai : « La sagesse des pères, je n’ai pas
su l’atteindre ».

Il y a bien des années déjà, mon père m’avait vivement encouragé à entretenir ce lien
qui nous unit. Tu étais encore bien jeune, à Cordoue, qu’il avait déjà décelé en toi une
intelligence pénétrante, une remarquable application pour tout ce que tu entreprenais
d’étudier, ainsi que des connaissances exceptionnelles dans les domaines de la religion, de
la philosophie, et dans les autres champs du savoir. C’est pourquoi il m’a incité à marcher
sur tes traces. Cette communauté d’esprit qui existe entre nous, le plaisir d’échanger nos
idées sur les sujets divins, c’est à lui que je les dois. Les nombreuses lettres de condoléances
qui me sont parvenues des régions les plus éloignées ont été pour moi une consolation
toute particulière, car elles m’ont révélé que la renommée de mon père avait été portée
bien loin, et qu’il était estimé jusqu’aux confins du monde, ainsi qu’il est écrit : L’estime sera
le lot des sages (Proverbes, 3, 35).

68
Comme tu dois t’en souvenir, en quittant la terre sainte, nous nous sommes dirigés vers
Alexandrie. Les faubourgs de cette cité ont abrité autrefois une brillante académie où l’on
venait du monde entier pour étudier la pensée d’Aristote et s’imprégner de sa sagesse.
Quelque temps après notre arrivée, j’ai commencé à donner des conférences sur la logique
d’Aristote telle que je l’avais étudiée chez al-Farâbi et ibn Sinâ. J’ai également parlé du De
Anima pour dire que, comme Aristote, je récusais la conception selon laquelle l’âme serait
une entité spirituelle autonome prisonnière du corps. Beaucoup de gens étaient là pour
m’écouter lorsque j’ai parlé de cette union du corps et de l’âme qui engendrent ensemble
une perfection unique, et affirmé qu’il n’est point pour l’âme de vie sans le corps, ni pour
le corps de vie sans l’âme. Ces propos ont suscité de nombreuses interrogations de la part
des élèves : ne faudrait-il pas, à la lumière de tout cela, mettre en doute l’immortalité de
l’âme et la résurrection des morts ?

Comme tu le vois, bien que notre séjour à Alexandrie ne se soit guère prolongé, j’ai pu
m’occuper quelque peu de ces choses qui me procurent tant de satisfaction : l’étude de la
Torah d’une part, la sagesse d’Aristote d’autre part. Mais pour des questions si difficiles,
cela ne suffit point. Il faudrait que je puisse m’adresser à une communauté de Juifs bien
plus importante pour œuvrer dans le sens de ce qui est le but ultime de notre vie :
l’acquisition de la sagesse et la connaissance de Dieu.

Chaque fois que je vois mes frères en proie à la souffrance, je suis hanté par le sentiment
que mon devoir est de leur être utile à mes frères, autant qu’il est en moi. Je voudrais
contribuer à dissiper leurs doutes et prendre les décisions qui leur viendraient en aide. Au
Caire, je le sais, notre communauté compte deux mille familles : cette communauté fut
autrefois fort réputée. J’ai pensé que je pourrais lui être, si peu que ce soit, de quelque
secours. Je me suis rappelé à nouveau les jours lumineux et florissants de ma communauté,
à Cordoue : outre la liberté de vivre, de travailler, et de connaître les succès, nous étions
alors comblés de bonheur par cette créativité qui y régnait dans les domaines du chant
liturgique, de la littérature et de la pensée. Voilà pourquoi j’ai choisi de m’établir au Caire :
je souhaitais partager la vie de sa communauté, agir pour le bien de tous, lui montrer la
voie et la diriger, à l’exemple des jours heureux qu’à Cordoue nous avons connus.

Je partage cette opinion des sages Platon et d’Aristote, que l’homme est par nature un
animal politique, et qui doit vivre en société. Hors de la société, il ne saurait atteindre à

69
cette connaissance intellective qui est, pour un être humain, la véritable perfection. Nous
ne pouvons vivre sans être entourés d’une collectivité qui pourvoie à notre bonheur
corporel, en garantissant l’ordre et la sécurité. Mais ce n’est point là le but ultime : ce n’est
qu’un moyen, pour cette collectivité, d’atteindre à la vérité avec l’aide de ceux  comme toi
et moi  que la pratique de la philosophie a rendus aptes à œuvrer pour le bien commun.

Je réfléchis souvent à ce qui doit être la conduite d’un homme qui craint le Ciel, comme
moi, dans le pays où il réside. Il ne doit en aucune façon s’enfermer dans sa tour d’ivoire,
et il est bon qu’il prenne part aux affaires de ce monde.

Je suis d’avis, Abû l-Walid, mon frère, qu’un homme respectueux des préceptes de la
religion, comme nous le sommes toi et moi, doit également œuvrer pour le bien collectif,
car il est impossible de mener une vie religieuse bien réglée dans un pays où ne règne pas
l’ordre (A) : c’est lorsque nous avons été exilés de notre pays qu’est survenue la fin de la
prophétie (B). Sans l’ensemble de sa communauté humaine, un pays ne saurait exister.
Voilà pourquoi un homme authentiquement religieux doit se montrer soucieux de la
collectivité et ne pas se préoccuper uniquement de lui-même ou d’un groupe particulier.
C’est ce que je désire être.

L’être humain est doté d’une liberté grâce à laquelle il peut agir d’une manière ou d’une
autre et choisir, volontairement, de faire le bien ou le mal. C’est à lui qu’il appartient de
peser chacun de ses actes, d’en décider et d’en assumer les conséquences. A cette
responsabilité, il ne saurait se soustraire, même en sollicitant le conseil d’un maître : le choix
de m’interroger, moi plutôt qu’un autre, est déjà une décision. Et ainsi qu’il est dit dans le
Talmud de Jérusalem : « Même le compromis nécessite un choix » (Sanhedrin 18b). Mais
pour que l’homme soi en mesure de prendre le parti qui va dans le sens du bien et de la
vérité, il faut lui en procurer l’enseignement. C’est à quoi je me suis préparé.
.
J’en remercie le Seigneur: c’est parce qu’il était sensible à mon inclinaison que mon père
nous a emmenés à Fostat, dans les faubourgs du Caire : nous y avons trouvé une
importante communauté, mais aussi le terme de notre errance.

Je m’efforcerai, pour ma part, de marcher sur les traces de mon père, car il m’a montré
le chemin de la sagesse et de la droiture, ainsi qu’il est écrit : Écoute, mon fils, accueille mes

70
paroles, et nombreuses seront les années de ta vie. Je t’enseigne le chemin de la sagesse, je te dirige dans les
sentiers de la droiture (Proverbes 4, 10-11).

A) Ces paroles de notre maître apparaissent plus tard dans le Guide des égarés, deuxième partie,
chapitre 40, et surtout dans la troisième partie, au chapitre 27 : « L’ensemble de la Loi a pour but deux
choses : le bien-être de l’âme et le bien-être du corps  L’homme seul et isolé ne saurait en venir à bout 
que par la réunion en société, car c’est une maxime connue que l’homme est par nature un être sociable ».

B) De cela, notre maître a parlé, là encore, dans le Guide des Égarés, deuxième partie, chapitre 36 :
« C’est pourquoi tu observeras que les prophètes cessent de prophétiser lorsqu’ils sont en proie à la tristesse,
à la colère et à d’autres sentiments du même ordre. Les sages, tu le sais, disent que ‘la prophétie ne peut
survenir ni dans l’affliction ni dans l’abattement’ » (Talmud de Babylone, Shabbath, 30b)  C’est
là, sans aucun doute, la cause essentielle et immédiate de l’interruption de la prophétie au temps de la
captivité. Peut-il exister jamais, pour un homme, un motif plus grave de tristesse ou d’abattement que d’être
l’esclave d’un autre ?

Y.I.A.

71
La croyance à la transmigration des âmes n’est que vaine illusion.

Ibn Rushd évoque cette opinion d’Aristote, et console de la mort de son cher
père notre maître ben Maïmon, qui se trouve alors à Fostat près du Caire.

Courrier rapide adressé par le sage ibn Rushd à son ami ben Maïmon, au début
de l’année 1168 de l’ère commune, 564 de l’Hégire.

A toi, mon frère, Moshe, fils du Rav, juge Maïmon ha-Sefaradi  bénie soit sa mémoire !

J’ai éprouvé une profonde tristesse en apprenant la mort de ton père, le sage, juge,
estimé de tous, Maïmon ha-Sefaradi  bénie soit sa mémoire. C’était un homme saint, un
maître excellent et un savant exceptionnel. La pureté de son parler, en arabe comme en
hébreu, émerveillait tous ceux qui l’entendaient.

Mon père et mon grand-père vénérés ont toujours eu pour lui beaucoup de
considération. Lorsqu’ils étaient cadis de Cordoue  où le droit avait alors une place
essentielle , ils connaissaient l’autorité dont jouissait ton père en tant que juge. Je te
souhaite de trouver une consolation dans la recherche de la vérité, dans l’activité
intellectuelle, et dans la conduite de ton peuple.

Tu as bien fait de venir en Égypte : au Caire, il y a bien cette communauté nombreuse


que tu as tant souhaitée, et tu pourras consacrer toute ton énergie à être son guide. Mais le
plus important, peut-être, c’est que la cour du roi soit elle aussi dans cette cité : tes qualités
de médecin te procureront assurément l’emploi qui leur convient. Le chemin sera long et
difficile, sache-le, mais à l’avoir parcouru tu éprouveras une profonde satisfaction, car ta
peine portera en elle sa propre récompense : tu pourras, sans souci, te consacrer au but
que tu t’es fixé.

Je me suis réjoui d’apprendre, dans ta dernière lettre, que tu avais défendu, au cours de
tes conférences à Alexandrie, l’opinion d’Aristote selon laquelle il n’est point de vie pour

72
l’âme après l’anéantissement du corps. Nul doute que des questions telles que l’immortalité
de l’âme, la récompense au Paradis, la punition dans la Géhenne et la résurrection des
morts nécessitent une réflexion approfondie et renouvelée. Mais nous pouvons dès à
présent, toi et moi, affirmer sans ambages que selon Aristote, dont les conceptions sont
les plus élevées que puisse atteindre l’entendement humain (A), la croyance en une
transmigration des âmes est une sottise et une illusion.

Que Dieu te garde, mon frère. Demeure attaché à la sagesse, et préserve-toi de la bêtise
qui emplit parfois notre monde.

A) C’est ainsi que notre maître qualifie la pensée d’Aristote dans une lettre à Rabbi Shmuel ibn Tibbon,
qui fut le traducteur en hébreu, à partir de l’original arabe, du Guide des Égarés. Je dois témoigner
qu’ibn Rushd adhérait à la pensée d’Aristote plus encore que mon maître, rabbi ben Maïmon.

Y.I.A.

73
David, le frère bien aimé de notre maître, a péri en mer.

Dans une lettre datée de l’an 1169 de l’ère commune, 565 de l’Hégire, notre
maître Moshe ben Maïmon rapporte à son ami ibn Rushd le grand malheur qui lui
est arrivé.

Salâm, Abû l-Walîd !

Une catastrophe s’est abattue sur moi !

Mon frère bien aimé, David, avait embarqué, pour les besoins de son commerce, en
direction de l’Inde. Son bateau s’est brisé, et David a été englouti, avec tous les biens de
notre famille, dans les profondeurs de l’océan. Nous étions très liés l’un à l’autre et après
la mort de notre cher père, ce lien s’était renforcé. C’est David qui gagnait, par son
commerce des pierres précieuses, tout l’argent nécessaire à notre subsistance.

Depuis près d’un an, je suis accablé par cette épreuve. Ma souffrance est sans bornes,
et mon cœur déplore sans cesse la perte de ce frère bien aimé que j’avais vu grandir, et qui
était pour moi une consolation autant qu’un soutien. Il n’était pas seulement un frère mais
aussi un disciple, et c’est sans ce disciple que je vais à présent. Un bon élève, tu le sais, rend
son maître plus savant : par son intermédiaire, les pensées du maître gagnent en fermeté ,
se clarifient, se fortifient, et il arrive aussi qu’il y survienne un doute. Dans ce malheur dont
je suis accablé, seules la Torah et l’étude des sciences donnent à mon cœur du courage :
elles sont comme une eau vive qui rafraîchit mon âme.

J’assume à présent, outre ma propre subsistance, celle de la veuve de mon frère et celle
de sa fille. Cela m’aide à surmonter mon chagrin. Le fait de savoir que ces êtres qui me
sont chers dépendent de moi désormais m’a incité à pratiquer avec une énergie redoublée
l’exercice de la médecine.

Il va de soi que je n’envisage pas de tirer profit de ma fonction de rabbin : j’ai trop de
respect pour cette fonction, et, de toutes façons, elle ne suffirait pas à m’assurer un revenu.

74
J’utiliserai plutôt ces connaissances médicales que j’ai mis si longtemps à acquérir : je
commencerai à dispenser mes soins, et c’est de cette façon que je compte pourvoir à la
subsistance des êtres qui me sont chers. En cela, je marcherai à nouveau sur tes traces :
c’est à la pratique médicale que tu dois tes plus grands succès. Puissé-je te ressembler et
devenir moi aussi médecin à la cour du roi. Je me suis déjà forgé une certaine réputation,
mais le chemin est encore long, jusqu’à la cour.

Mon père, Maïmon ha-Sefaradi  bénie soit sa mémoire , avait tout à fait raison de me
donner le conseil suivant : si l’on veut diriger une communauté et s’occuper en même
temps de Torah et de science, il faut être lié à la cour du souverain. Ce lieu donne à l’esprit
 et parfois même à la matière  toute la force qui est en eux.

Je tiendrai compte de ce conseil paternel que toi aussi, je m’en souviens, tu m’as un jour
donné. Je mettrai tout mon cœur à bien t’écouter, mon maître Abû l-Walîd, comme le
disent ces paroles de l’Écriture : En prêtant une oreille attentive à la sagesse, et en ouvrant ton cœur
à la raison (Proverbes, 2, 2).

75
Après bien des détours, la lettre où notre maître annonçait à ibn Rushd la mort
de son frère est parvenue, au bout de deux années, à son destinataire.

En l’an 1171 du comput des chrétiens, 567 de l’Hégire, ibn Rushd, le sage
éminent, adresse de Cordoue, à notre maître Moshe bar rabbi Maïmon, qui se
trouve alors à Fostat, une lettre pleine de compassion.

Musa, toi qui es pour moi le plus cher des hommes, toi qui es aussi proche qu’un frère !

Cest aujourd’hui seulement que j’ai reçu ta lettre, et la triste nouvelle dont elle était
porteuse m’a profondément affligé. Tu avais envoyé cette lettre à Marrakech, sans savoir
que je me trouvais alors à Séville où le fait que nous soyons gouvernés par un homme
éclairé m’a valu d’être nommé cadi. La lettre a suivi jusqu’à Séville, mais là encore, elle ne
m’a pas trouvé, car entre temps, j’avais été nommé cadi de Cordoue. Elle vient donc
seulement de me parvenir, au terme de bien des errances.

La nouvelle de la mort de ton frère David, enchantement des sages  bénie soit sa
mémoire , lui que j’avais connu à Cordoue alors qu’il était encore enfant, a plongé mon
esprit dans de sombres ténèbres.

Par combien d’épreuves et de chagrins, mon ami, passerons-nous encore, et sont-ce là


des conditions pour se consacrer à la quête de la vérité ? Je crains aussi pour moi-même,
en effet : quel malheur dois-je encore croiser sur mon chemin ? Ma pensée se perd dans
cette immense question : Aristote avait-il raison ? Dieu est-il plongé en lui-même au point
qu’il ne saurait s’intéresser à notre monde ? Peut-être ne connaît-il que des choses
générales ; peut-être ignore-t-il les particuliers du monde sublunaire ; peut-être sa
providence ne s’exerce-t-elle pas sur nous, êtres humains, comme il nous serait bien
commode de le croire.

Je regrette que tu ne sois pas ici, auprès de moi. Mes devoirs de cadi appelé à prononcer
quotidiennement des dizaines de sentences sont si nombreux et si pesants, pendant toute
la journée, que je ne trouve point le temps nécessaire pour initier des étudiants à l’étude de

76
la philosophie. De toutes façons, on ne le souhaite pas ici. Avec toi, cependant, je pourrais
discuter de questions savantes, et de surcroît, je suis certain que la beauté sans égale de
cette ville comblerait ton esprit de joie et d’enthousiasme.

Depuis ton départ, elle s’est enrichie de nombreux édifices. Les Almohades qui nous
gouvernent désirent une beauté qui soit visible de tous. Aussi font-ils bâtir, dans tous les
quartiers de la ville, des mosquées et diverses constructions qui sont en harmonie avec ce
qui les entoure, et qui laissent aux passants une image de force alliée à la beauté. Il y a
quelques mois, ils ont entrepris la construction d’un somptueux palais, l’Alcázar, et ils
affirment que ce palais témoignera pour des générations de cette majesté que Cordoue doit
à leur règne .

Des populations innombrables ont convergé vers notre cité, et elle compte à présent
des mosquées par centaines, près de mille bains, une cinquantaine d’hôpitaux, plusieurs
marchés très fréquentés, et autant de verts jardins. C’est grâce au butin rapporté par les
armées que l’on a pu construire tout cela et donner à notre cité ces lignes élégantes qui
charment l’œil et font songer à un tableau.

Conformément au souhait de mon noble souverain, j’ai achevé, voici un an, les trente-
huit commentaires que j’ai composés sur les écrits d’Aristote. Je t’en ai déjà adressé
quelques-uns, ces dernières années, et je te ferai parvenir le reste prochainement. Pour la
plupart des œuvres d’Aristote, j’ai composé uniquement un abrégé et un commentaire
moyen ; mais pour quelques-unes d’entre elles, j’ai rédigé aussi un commentaire long et
exhaustif, qui accompagne ligne par ligne le texte d’Aristote cité in extenso. C’est le cas, par
exemple, pour le De anima et la Métaphysique.

Notre souverain a lu tous ces commentaires, un à un, avec le plus vif intérêt. Il les a lus
à nouveau, et plusieurs fois encore, puis il m’a posé diverses questions. Il a soif de connaître
dans le détail la pensée du plus accompli des hommes, Aristote. C’est avant tout à lui même
qu’il destine cette connaissance, mais il permet aussi qu’on lise ces commentaires dans des
cercles restreints de personnes savantes dont la foi ne risque pas d’être affectée.

J’ai commencé, il y a quelque temps, à rédiger une grande composition à laquelle je


réfléchissais depuis de nombreuses années : j’essaierai d’y « détruire » à mon tour la

77
Destruction des philosophes d’al-Ghazâli. J’expliquerai l’importance de la philosophie,
ses principes véritables tels qu’ils apparaissent chez Aristote, et dans leur pureté, dépouillés
des ajouts qu’ibn Sinâ y a introduits. Au fur et à mesure de la correspondance que nous
échangerons, je m’efforcerai de comprendre tes opinions sur les sujets divins, et tu m’y
aideras assurément.

J’espère de tout mon être avoir achevé ce travail dans les dix prochaines années.

Que Dieu répande ses bienfaits sur toi et sur ceux qui te sont proches !

78
Une grave dénonciation expose notre maître à la peine de mort.

Courrier rapide adressé par notre maître, le sage bar Maïmon de Fostat, près du
Caire, à son ami Abû l-Walîd ibn Rushd, cadi de Cordoue, en l’année 1093 de la
destruction du Temple, 1172 de l’ère commune.

Salâm, Abû l-Walîd !

Toutes mes félicitations pour l’insigne honneur dont tu as été gratifié en devenant, l’an
passé, cadi de Cordoue, la ville qui nous a vus naître. Cette nouvelle m’a empli de joie.

Pour ce qui me concerne, je commençais à peine à surmonter mes récentes épreuves,


lorsqu’est survenu un nouveau motif de tristesse.

Nous vivons en Égypte des jours bien difficiles : le dernier roi de la maison de Fatima,
al-‘Adid, est mort l’an passé. C’est pendant son règne que j’avais commencé ici à exercer
l’art de la médecine, et j’avais même été appelé, quelquefois, au chevet d’un membre de la
cour.

Mais le pouvoir a changé de mains : le grand stratège Salâh al-dîn a été fait gouverneur
d’Égypte au nom du sultan syrien Nur al-dîn, et tous mes efforts ont semblé anéantis. Par
chance, Abû l-Ma‘alî, c’est-à-dire ‘Uziel, secrétaire du grand vizir, s’est épris de ma sœur,
Myriam, qui charme tous les cœurs. Grâce à l’heureuse intervention d’Abû l-Ma‘alî, j’ai été
introduit auprès du vizir al-Fadil Abd al-Rahum. C’est un homme instruit, amant de la
sagesse, et avec lequel il est difficile de se lier d’amitié. Nous sommes tous deux exactement
du même âge, aussi puis-je aisément m’attarder en sa compagnie et parler avec lui de sujets
philosophiques. Il y a quelques temps, il a été informé de mes compétences en médecine,
et c’est ainsi que j’ai été nommé médecin de sa famille. Il m’arrive même d’être appelé
auprès des familiers du gouverneur. Al-Fadil Abd al-Rahum m’a octroyé un salaire annuel
qui allège considérablement le souci que j’avais de ma subsistance.

79
Je commençais à respirer un peu, et c’est précisément alors que, dans une rue du Caire,
j’ai croisé une de mes anciennes connaissances arabes. La jalousie qui ronge l’âme s’est
emparée de lui, et sous l’emprise de cette passion mauvaise, il est allé rapporter au cadi al-
Fadil le secret de ma conversion à l’Islam, en Espagne : lorsqu’il m’avait connu à Fez, j’étais
musulman. Il a fait courir le bruit que j’étais un renégat, et exigé qu’à ce titre je sois exécuté,
en arguant qu’un Musulman qui abandonne sa foi est passible de la peine de mort. Je
connais bien l’honorable cadi, car le vizir m’a un jour présenté à lui, et depuis lors, c’est moi
qu’il appelle lorsqu’il est malade. Mais quel homme n’est jamais sensible aux pressions ?
elles peuvent peser sur notre discernement ; j’attends avec une grande inquiétude qu’on
statue sur mon sort. Je me rappelle la triste fin d’Ashaq, le fils de notre poète Abraham ibn
Ezra : après avoir été, à Badgad le disciple d’Abû l-Barakât, il s’était converti à l’Islam, puis
il avait décidé de revenir au Judaïsme. Mais comme il n’ignorait pas que son abandon de
l’Islam l’exposait à la peine suprême, il était allé vivre chez les Chrétiens. Privé là-bas de
cette vie de l’esprit qui donnait toute sa saveur à son existence, il tomba malade et mourut.

Même si je parviens à sauver ma vie, je redoute surtout de connaître à nouveau l’errance,


après toutes les vicissitudes des années passées. C’est pourquoi j’adresse à mon Dieu cette
prière : Montre-nous, Seigneur, ton amour, et ton secours, apporte-le nous (Psaume 85, 8).

A) Abû l-Barakat : juif qui se convertit à l’Islam. Il était philosophe, médecin des souverains abassides à
Bagdad. Il est mort il y a tout juste quarante ans, en l’an 1164 de l’ère commune.

Y.I.A.

80
Sur ceux qui répandent la calomnie contre les Juifs.

Lettre adressée par ibn Rushd, cadi de Cordoue, en l’an 568 de l’Hégire, 1172 de
l’ère commune, à son ami très aimé, notre maître Moshe ben Maïmon, alors affligé
d’une profonde détresse.

Salâm, Musa, mon frère, le bon, le sage, toi qui es parmi tous le plus proche de moi !

Nous avons tous connu de semblables circonstances où la jalousie conduit à la haine et


aux pires actions.

Ce qui t’est arrivé me rappelle l’histoire d’ibn Hazm (A), homme d’esprit célèbre.
Qu’est-ce qui a pu conduire ce brillant personnage à composer des écrits entiers hostiles à
ton peuple et à vos écrits saints ? Qu’est-ce qui l’a amené à voir en vous des mécréants, des
menteurs et des gens sans foi, et à porter sur vous ce jugement plein de mépris : « Bien que
j’aie connu beaucoup de Juifs, je n’en ai rencontré que deux qui parlaient vrai » ? Toute
cette haine provenait de ce qu’il n’était point parvenu, dans son pays, à une situation élevée,
tandis qu’un Juif qu’il connaissait fort bien, Ismaïl ben Yosef ibn Nagrila (B), avait atteint
les plus hautes marches dans le royaume de Grenade. Comment ibn Hazm n’aurait-il pas
été jaloux d’un Juif qui fut à la fois homme d’état, stratège, guide de sa communauté, savant
et poète ? Ibn Hazm voyait en ce dernier un rival détesté qui avait réussi, un mécréant au
pouvoir duquel se trouvaient désormais soumis des fidèles musulmans. J’ai lu les écrits
d’ibn Hazm : il en est d’importants, parfois même de très bons, mais j’ai abhorré l’obscénité
de ses propos contre les Juifs.

Je connais le cadi al-Fadil depuis l’époque où j’étais à Marrakech. C’est un homme éclairé
qui connaît le droit, et toute sa personne respire l’intelligence et la sensibilité. Il comprendra
sans peine que c’est la jalousie qui a poussé cet homme à désirer ta perte.

Je sais, moi, quelle serait ma sentence, si tu étais jugé à Cordoue. Ta conversion à l’Islam
est le fait de la contrainte ; elle n’a donc aucune valeur légale ou religieuse. Ton retour au
judaïsme n’est pas une apostasie puisque pour tous ceux qui ont été convertis de force,

81
c’est un droit d’abandonner le mode de vie auquel on les a contraints. C’est en ce sens, je
n’en doute pas, que le grand cadi du Caire prononcera son jugement.

Sois fort et courageux, mon cher ami ! J’ai confiance en ces paroles du Prophète : Tous
ceux qui croient en Allah et au dernier jour, et qui accomplissent ce qui est juste, ont leur rétribution auprès
de leur Seigneur. Sur eux nulle crainte, et ils ne seront point attristés (Coran, sourate II, 59).

A) Ibn Hazm : penseur musulman, né à Cordoue en 994 et mort en l’an 1064 de l’ère commune. Il s’est
vivement opposé à Shmuel ha-Naguid. Dans l’ouvrage qu’il a consacré à l’histoire de la théologie, il a
inséré de nombreuses considérations hostiles aux Juifs et à leur foi.

B) Ismaïl ben Yosef ibn al-Nagrila  ou Shmuel ha-Naguid  fut un homme important pour notre peuple.
Son activité remarquable a inauguré le deuxième millénaire de l’ère commune.

Y.I.A.

82
Notre maître et savant vénérable s’excuse de ses propos sur la nation d’Ismaël,
et s’attarde sur ce qui rapproche la foi des Juifs et celle des Musulmans.

Lettre adressée par notre maître Moshe ben Maïmon à son cher ami, le sage,
honoré, Abû l-Walîd ibn Rushd, cadi de Cordoue, en l’an 4733, 1173 du comput des
nations.

Salâm, mon maître, Abû l-Walîd !

Les choses se sont passées comme tu l’avais prédit : la sentence qu’a prononcée le grand
cadi du Caire m’a délivré de l’inquiétude qui était la mienne depuis bien longtemps. J’ai été
stupéfait de l’entendre invoquer, pour appuyer sa décision, des arguments qu’il avait puisés
dans tes propres écrits. Il t’a même accordé le titre de « grand maître ». J’avoue être
perplexe : aurais-tu agi en secret auprès de ton ami ? Quoi qu’il en soit, que Dieu te bénisse !
Tu as été et tu demeures, Abû l-Walîd, mon maître, un homme aussi avisé qu’efficace.

Je voudrais à présent, pour que ce lien de fraternité fidèle qui nous unit ne soit en rien
affecté, t’exposer un événement récent. Depuis que j’ai composé l’Épître sur les
persécutions, et depuis qu’a été publié mon Commentaire de la Mishna, j’ai acquis une
certaine renommée parmi mes frères en exil. Dans la détresse qui est la leur, ceux qui vivent
au Yemen, se sont récemment tournés vers moi : l’un d’entre eux, converti, séduisait les
foules et les excitait contre les Juifs en proférant des injures. Un homme de mensonge est
alors venu vers eux qui a prétendu, en tenant des propos vains et pernicieux, qu’il était le
Messie. Et comme si cela n’était pas suffisant, la persécution s’est abattue sur nos frères
yéménites : quiconque refuserait d’embrasser la religion de Muhammad serait mis à mort.
Dans la lettre que je leur ai adressée, j’ai fait un sort aux discours du séducteur, j’ai balayé
les aberrations du faux messie, et j’ai même écrit, à propos du décret de persécution, que
la nation d’Ismaël ne cessait point de nous faire du mal, de nous accabler et de nous
humilier, et qu’aucune autre nation ne s’était montrée, à l’égard d’Israël, plus hostile et plus
méprisante.

Abû l-Walîd, mon frère, ne prends pas pour toi ces paroles. Elles sont venues pour
apporter quelque justification à ceux qui, sous la contrainte, s’étaient convertis en

83
apparence. C’est leur situation délicate et unique dans toute l’histoire de notre peuple qui
les a conduits à faire ce qu’ils ont fait. On ne saurait donc, en l’occurrence, dire autre chose
que ceci : la conversion sous la contrainte n’est qu’un moyen de sauver sa vie (A).

Il n’y a rien dans mon cœur contre ta foi, mais seulement contre ces individus, peu
nombreux, qui l’insultent par leur attitude. Tu connais mon opinion sur cette étroite
proximité qui unit nos deux religions. J’ai déjà eu l’occasion d’exposer, dans le
Commentaire de la Mishna, les principes de la nôtre (B), et je sais que, pour l’essentiel,
ils sont admis par toi.

L’existence du Créateur, son unité absolue, sa non-corporéité, son éternité sans début
et sans fin, voilà les principes dont tu conviendras avec nous, comme Musulman et comme
philosophe. Quant au devoir de ne prier que Lui et de proclamer la vérité des paroles des
prophètes, tu en conviendras aussi en tant que Musulman. Et si nous croyons pour notre
part au plus grand des prophètes, Moïse, vous croyez à Mahomet qui est le dernier d’entre
eux et parmi les derniers le plus considérable. Nous croyons, vous et nous, à la Révélation.
Nous autres, Juifs, croyons qu’au Sinaï, Moïse a reçu de Dieu la Torah éternelle et
immuable, et vous, Musulmans, vous croyez que Muhammad a reçu de Dieu, par
l’intermédiaire de l’ange Gabriel, les paroles du Coran éternel et immuable. Il est encore
d’autres principes de notre religion dont vous conviendrez sans hésiter : l’omniscience
divine qui s’applique également aux particuliers, dans notre monde sublunaire, la
récompense pour les justes et le châtiment pour les méchants, la venue du Rédempteur et
la résurrection des morts. Ces derniers principes, toutefois, ne sont pas facilement admis
par toi et par les tenants de la philosophie. L’explication que nous en donnons diffère de
celle du croyant ordinaire. Mais de cela nous aurons bien d’autres occasions de nous
entretenir dans nos prochaines lettres.

Nous sommes tous deux, Abû l-Walîd, enfants d’Abraham et frères. La religion de
Moïse et la religion de Muhammad sont très proches l’une de l’autre. C’est dans un même
palais dédié à la sagesse que nous étudions et que nous recueillons les créations de l’esprit
produites par nos deux peuples.Les actes hostiles ne sauraient durer, et le précieux lien qui
nous unit échappe au pouvoir des méchants.

84
A) Notre maître appréciait vivement ce lien qui, à toutes les époques, et à l’exception de périodes isolées,
unit dans les pays d’Islam les Ismaélites et nos frères. J’en ai pris conscience lorsqu’il m’a rapporté cette
opinion de Bahhya ibn Paqûda, sage parmi les sages en Israël, qui avait écrit près de cent ans auparavant,
dans les Devoirs des cœurs, que parmi les bienfaits de Dieu à son peuple, il fallait compter l’exil dans
les pays où règne Ismaël, où il lui fut à la fois possible de trouver sa subsistance et de s’exprimer librement.

De plus, notre maître ne redoutait ni cette proximité avec la religion des Musulmans, ni l’influence que
cette religion pouvait avoir sur nous, car il n’y voyait aucune forme d’idolâtrie. Il a écrit, dans l’une de ses
épîtres, que les Ismaélites ne sont point des idolâtres et qu’ils affirment comme il convient l’unité de Dieu
 qu’il soit exalté !

B) Notre maître pense ici à l’introduction au chapitre « Heleq « de Sanhedrin, dans laquelle il a énuméré
les treize principes de la foi juive. Cette introduction est consacrée, pour l’essentiel, à une explication du sens
de l’expression « avoir part heleq au monde à venir ».

Y.I.A.

85
Le sage le plus éminent de l’Islam rapporte qu’il a lu l’introduction au chapitre
« Heleq » de notre maître Moshe ben Maïmon.

Lettre adressée par ibn Rushd, cadi de Cordoue, à notre maître, saint et savant
vénéré, Moshe bar rabbi Maïmon, alors à Fostat, en l’an 4736 de la Création, 1176
du comput des nations.

Salâm, Musa, mon frère, homme docte et éclairé !

Ta dernière lettre, envoyée y a trois ans, a suscité en moi diverses réflexions. Je travaille
sans relâche aux questions que tu y soulèves : j’essaie d’en acquérir une conception claire
tout en rédigeant le grand ouvrage où je réponds aux attaques d’al-Ghazâli contre la
philosophie. Ajoute à cela la fatigue de mon activité quotidienne au tribunal : il me semble,
en dépit de tout le temps qui passe, que c’est hier seulement que ce courrier m’a été adressé.

A la fin de ta lettre, tu évoques ces principes du judaïsme auxquels j’adhère moi aussi,
en tant que Musulman, mais que ni l’un ni l’autre, en tant que disciples d’Aristote, nous ne
pouvons admettre à moins de leur avoir donné une explication différente de celle qui suffit
au croyant ordinaire. Ces principes sont les suivants : l’omniscience de Dieu, même pour
les particuliers de notre monde sublunaire ; la récompense pour les justes et le châtiment
pour les méchants ; la venue du Rédempteur et la résurrection des morts. Tu écris par
ailleurs, dans ta lettre, que nous ne saurions accepter l’idée d’une rétribution matérielle, au
paradis ou dans l’enfer. Nous ne pouvons pas davantage admettre une résurrection des
corps. Rien, pour nous, de ce qui porte sur ces questions dans les écrits saints ne peut être
compris dans son sens littéral.

Je bénis Dieu que tu ais rédigé en arabe le Livre du Luminaire (A). Cela m’a permis
de prendre connaissance de ton introduction au chapitre « Heleq ». Je l’ai lue et méditée à
plusieurs reprises. L’allégorie de l’enfant auquel on promet, pour l’encourager à étudier et
à réfléchir, des noix, des figues, un peu de miel ou toute autre friandise, me semble
particulièrement bienvenue. C’est bien dans la connaissance  et non dans les friandises ,
que réside la véritable finalité de ce qui est demandé à l’enfant, mais à cause du petit nombre

86
de ses années et de la faiblesse de son entendement, il ne voit, dans l’acquisition de la
connaissance, qu’un moyen d’obtenir sa récompense : le plaisir de savourer les friandises.
Et ce qui n’est qu’un moyen, la figue ou le morceau de miel, l’enfant le considère comme
un but.

La récompense qu’évoque la Torah est présentée comme si elle était le but à atteindre
pour celui qui respecte les commandements et acquiert la connaissance de Dieu. Or,
l’acquisition de la connaissance est la fin véritable, et non la récompense. Il m’est venu à
l’idée que dans le saint Coran, tout ce qui touche à la rétribution est présenté d’une manière
analogue. La Torah et le Coran tromperaient-ils les hommes ? J’en conviens avec toi, c’est
ailleurs qu’il faut chercher la signification profonde de ces choses ; on ne peut les
comprendre dans leur sens littéral. Les promesses des écrits saints sont la figure d’une
rétribution spirituelle, et non point l’annonce d’une rétribution matérielle, comme
l’entendent les gens simples. Et cette rétribution spirituelle, c’est la connaissance de la
vérité, de la vérité éternelle, pour elle même. Voilà la véritable récompense qui est contenue
dans la pratique des commandements. Il s’ensuit que la croyance populaire en une
récompense ou un châtiment matériels, en une résurrection des morts et une providence
divine au sens où on les entend communément, doit être appréhendée par nous, dans sa
signification véritable, comme une allégorie. L’homme ordinaire est incapable de concevoir
un trésor qui ne soit pas matériel. C’est uniquement à l’aide de ces promesses matérielles
qui figurent dans les écrits saints qu’il est possible de le toucher. Et s’il vient à comprendre
qu’il s’agit d’allégories, il saura qu’il existe, par delà la jouissance matérielle, une jouissance
spirituelle qu’il n’a pas encore atteinte.

Nous aurons l’occasion, Musa, mon frère, d’échanger à nouveau sur ces graves
questions qui sont évoquées dans nos écrits saints : la providence de Dieu, son intérêt pour
les actions humaines, la récompense ou la punition qui succèdent à son jugement, la venue
du Rédempteur et la résurrection des morts. Ces principes, nous autres, disciples
d’Aristote, ne pouvons les accepter selon leur sens littéral. Il ne faut pas croire pour autant
que nous rejetons l’Écriture : nous refusons simplement de la comprendre dans son sens
obvie, mais nous l’acceptons comme des allégories.

87
A) Le Livre du Luminaire : commentaire de la Mishna rédigé en arabe par notre maître vénéré,
et traduit en hébreu par la suite. C’est pendant ses années d’errance que notre maître en a composé la plus
grande partie. Il l’a achevé en Égypte en l’an 4728 de la Création, 1168 du comput des nations, c’est-à-
dire huit ans avant de recevoir cette lettre d’ibn Rushd.

88
Lutte de notre maître contre les vaines croyances des Juifs d’Égypte.

Lettre adressée par notre maître Moshe bar Rabbi Maïmon ha-Sefaradi, alors à
Fostat, à son ami, le sage et savant vénérable ibn Rushd, à Cordoue, en l’an 4737
du comput des nations.

Salâm, ibn Rushd, mon frère si docte et si éminent !

Ces années pendant lesquelles Salâh al-dîn ibn Ayyûb, notre roi éclairé, règne sur
l’Égypte, sont pour nous une bénédiction. Elles évoquent en mon souvenir les beaux jours
de Cordoue, avant que les décrets almohades ne poussent notre famille à chercher son
secours dans une errance exténuante. Dans les territoires que gouverne Salâh al-dîn, notre
noble roi  l’Égypte, la Syrie, et une partie de la terre sainte , mes frères connaissent la
paix, et c’est vers ces pays que convergent les persécutés. Si l’un de ceux qui nous haïssent
médite de faire du mal à mes frères, notre roi les protège de toute sa sollicitude. Nous
n’avons connu qu’en al-Andalus des conditions de vie, des droits et une liberté
comparables à ceux dont nous jouissons ici. Et même si aucun ouvrage d’importance 
philosophique ou scientifique  n’a jamais été écrit dans ce pays, on y rencontre de
nombreux savants et beaucoup de personnes qui aspirent à la connaissance.

Dans un premier temps, je me suis efforcé de redonner à la communauté de mes frères,


en Égypte, le rayonnement et le prestige qui avait été les siens aux jours lointains de Saadiah
Gaon, le rav éminent (A). J’ai réuni les sages du Caire et de tout le pays pour m’aider à
propager l’étude de la Torah et la quête de la connaissance. Notre réputation a atteint
d’autres contrées. J’ai également adressé des responsa à ceux de mes frères qui m’avaient fait
part de leurs interrogations après avoir pris connaissance de l’Épître aux Juifs du Yemen
que j’ai publiée il y a quelques années.
.
J’ai fondé un tribunal rabbinique permanent, constitué de dix membres, qui surveille le
comportement du peuple et de ses dirigeants.

89
J’ai entrepris, surtout, de lutter contre la superstition. Il existe ici, par exemple, une
coutume égyptienne que mes frères ont adoptée eux aussi : le jour des noces, la fiancée est
affublée d’un accoutrement masculin  chapeau sur la tête, cuirasse sur la poitrine et épée
à la main  tandis que le fiancé revêt des vêtements de femme et se pare de bijoux féminins.
Cette coutume vise à tromper le diable et les esprits mauvais qui, jalousant le couple,
voudraient lui nuire. D’autres pratiques du même ordre, empruntées elles aussi aux gens
du pays, manifestent un égal aveuglement : par exemple la consultation de devins qui ont
la stupide prétention de connaître l’avenir. J’ai décrété que tout cela n’était que blasphème
et idolâtrie.

Venons-en maintenant à ta dernière lettre, et à tes considérations sur la providence, la


rétribution, la résurrection des morts et tout ce qui en découle.

Tu en conviendras avec moi, mon sage ami, il est des croyances dont on ne peut faire
l’économie, car elles sont indispensables à la vie de la cité : par exemple la croyance à la
providence, c’est-à-dire en un Dieu qui s’intéresse aux actions des hommes et qui juge ces
derniers pour les récompenser ou les châtier, ou encore la croyance à la résurrection des
morts. La plupart des êtres humains, en effet, ne font pas le bien parce qu’il est bon et ne
se détournent pas du mal parce qu’il est mauvais. Ils ont besoin d’une autorité pour les
punir ou les récompenser. C’est bien entendu le rôle de ceux qui ont en charge la discipline
dans la cité, mais ils ne peuvent l’exercer dans toute sa mesure. Voilà pourquoi, selon la
croyance populaire, la Providence divine est nécessaire : à sa vigilance, aucun péché, même
le plus infime, ne saurait échapper. C’est cette même providence qui octroiera, le jour venu,
son salaire à celui qui fait le bien.

Mon opinion sur cette question s’appuie sur la raison et elle complète celle du peuple.
L’homme apparient au monde sublunaire, aussi est-il soumis aux lois de la nature, au cycle
de leurs causes et de leurs conséquences. Mais il est aussi doté d’une volonté propre, et,
dans la limite des lois naturelles qui furent fixées dès l’origine, il peut en faire usage pour
décider de ses actes. Or, l’action la plus parfaite qu’on puisse entreprendre, c’est chercher
à connaître Dieu, et à le servir. Celui qui se comporte ainsi fait ce qui est bon, et c’est bon
pour lui ; celui qui fait le mal, en revanche, n’en retire que le mal. Ce n’est pas là le sens
communément admis, mais la récompense du précepte, c’est le précepte et le châtiment de
la faute, c’est la faute elle-même. Voilà la véritable signification de la providence.

90
Plus l’homme se dispose à connaître Dieu, plus Dieu, qui le connaît, exerce sur lui sa
providence. Plus l’homme est réceptif à l’influx de l’intellect divin et plus il est objet de
providence. Lorsqu’il accède à l’union avec l’émanation intellective qui procède de Dieu, il
échappe à sa corporéité, et aucun accident lié à la matière ne saurait désormais l’atteindre.
C’est ainsi qu’il faut comprendre, au Psaume 91, ce verset qui parle de la providence grâce
à laquelle on peut être préservé de tous les malheurs liés à la corporéité : Qu’à tes côtés il en
tombe mille, dix mille à ta droite : toi, le mal ne t’atteindra point (Psaume 91, 7) (B). Mais moins
l’homme connaît Dieu, moins il est accessible à sa Providence : Car l’Éternel protège la voie
des Justes, mais la voie des méchants conduit à la ruine (Psaume 1, 6).

A) Saadiah Gaon : En lisant son Livre des croyances et des opinions, j’ai compris que la
philosophie était à ses yeux un moyen de défendre la religion contre ceux qui s’y opposent. Né à Fayyoum,
en Égypte, en l’an 882, c’est là qu’il a entrepris la rédaction de son plus important ouvrage. Il en poursuivit
par la suite la rédaction en Babylonie, où il avait été nommé Gaon de Sura. Il est mort à l’âge de soixante
ans. Ses écrits comptent parmi les plus anciens de la littérature rabbinique, et il fut, au cours de ces trois
derniers siècles, l’un des initiateurs de cette tradition qui offre, au sein du judaïsme, une interprétation
philosophique des écrits saints.

B) Ces paroles de notre maître figurent aussi dans le Guide des égarés, III, 51.

Y. I. A.

91
Quelle place accorder, au sein de la religion, aux croyances populaires, et
comment réfuter les opinions communément admises des sages de la tradition ?

Réponse, au RaMBaM, du sage éminent, ibn Rushd, en l’an 1179 du comput des
nations, 4739 de la Création, 575 de l’Hégire.

Salâm, Musa, sage véritable !

J’ai lu ta dernière lettre un certain nombre de fois, et surtout ce qui tu y dis à propos de
la providence particulière.

Pour ce qui me concerne, chaque fois que quelque chose paraît contredire la raison, je
me tourne vers Aristote qui est le plus éminent des sages et, parmi les hommes, le plus
accompli. Aristote réfutait cette idée que Dieu puisse exercer son influence sur les êtres
particuliers, en arguant que Dieu ne s’intéresse pas aux particuliers. Il a une connaissance
générale de la réalité, en tant qu’idée qui prend sa source en lui-même et non d’après une
perception extérieure à lui. Or, les êtres particuliers ne peuvent être connus qu’au moyen
de la perception.

Je suis toutefois d’accord avec toi : il ne faut pas s’opposer publiquement à la religion
populaire qui décrit Dieu comme un être doté de qualités humaines, et donne du Paradis
et de l’enfer, de la récompense et du châtiment une représentation matérielle. Dans tous
les pays, des croyances de ce type sont nécessaires au plus grand nombre, et il faut
s’interdire d’y porter atteinte. Mais pour nous, les philosophes, la religion est l’expression
populaire de vérités philosophiques générales, une allégorie qui demande à être expliquée
au-delà du sens obvie de l’Écriture. Bien que j’aie conscience d’appartenir à une minorité
parmi mes frères, j’enseigne à ceux d’entre nous qui sont versés dans la philosophie qu’il
est licite d’expliquer le Coran comme une allégorie.

Il y a là, à vrai dire, une question difficile : si Allah guide ou égare les hommes, selon son bon
plaisir, comme c’est écrit dans le Coran (cf. Sourate XIII, 27), alors l’homme n’est point
responsable de ses actes, car tout dépend du Ciel, et la question de la récompense et du

92
châtiment est sans objet. Cette délicate question a suscité différentes réponses qui sont en
contradiction les unes avec les autres. Ainsi, les Mu‘tazilites (A), disent qu’il faut préserver
l’unité absolue d’Allah, et Sa justice. Les expressions du Coran telles que « la main d’Allah »,
« l’œil d’Allah », qui paraissent attribuer à Dieu une corporéité, ne doivent pas être
entendues à la lettre, mais comme des métaphores. Et il en va de même pour des vocables
abstraits tels que « la connaissance », « la force », « la volonté », car eux aussi attribuent à
Allah une pluralité. Aucune de ces expressions ne doit être comprise selon son sens obvie.
Les Mu‘tazilites disent encore que la « justice » d’Allah signifie que l’homme étant libre et
responsable de ses actes, la récompense viendra pour celui qui fait le bien, et le châtiment
pour celui qui fait le mal.

Les disciples d’al-Ash‘ari (B), au contraire, exigent que l’on prenne le Coran dans son
sens premier, y compris les expressions qui attribuent à Allah des qualités humaines et
corporelles. Le Coran, disent-ils, est éternel, aussi ne faut-il lire que ce qui y figure en toutes
lettres. Les Asharites précisent en outre qu’Allah possède la puissance absolue de faire
toute chose, qu’il est la cause unique de tout, et qu’aucun acte ne provient d’une autre
cause : tout acte vient de lui. Ils nient ainsi le libre arbitre sans lequel il est impossible de
décider d’une action bonne ou mauvaise et de recevoir pour cela une récompense ou une
punition divines.

En tant que disciples du plus sage des sages, Aristote, nous ne pouvons ni l’un ni l’autre,
Musa, mon frère, admettre une théorie qui nie tout à la fois la causalité naturelle, le libre
arbitre, et bien évidemment la récompense ou le châtiment qui résident dans les actions
humaines elles-mêmes.

Tu sais assurément que le livre que je m’apprête à achever, la Destruction de la


destruction, est une réfutation d’al-Ghazâli. Or, c’est dans la doctrine des disciples d’al-
Ash‘ari que ce dernier a puisé certaines de ses opinions. C’est donc à l’un et à l’autre que
je m’oppose simultanément.

Voilà pourquoi, Musa, mon frère, nous soutenons toi et moi, quant à la religion, une
opinion originale qui ne peut être partagée que par les philosophes et qui diffère de celles
qui sont communément admises chez les gens religieux. Il est bien difficile d’ouvrir la voie,
et il serait assurément plus confortable d’adopter les idées communément admises. Mais

93
en agissant ainsi, nous ne pourrions réaliser ce qui est le seul but de notre vie : la quête de
la vérité. Il me semble même que si nous nous écartions de cette voie, notre vie serait plus
difficile encore.

A) Le Mu‘tazilisme fut, au IXe siècle, chez les souverains Abassides, le principal courant de la foi
musulmane.

B) Al-Ash‘ari est né en l’an 873 du comput des nations. Il a vécu à Bagdad et à Bassora. Alors qu’il
était âgé d’environ quarante ans, il a abandonné le Mu‘tazilisme pour créer, au sein de la religion
musulmane, un nouveau courant, conservateur et de stricte observance. Il est mort à l’âge de soixante-deux
ans.

Y. I. A.

94
Notre maître, Moshe ben Maïmon, écarte les enseignements talmudiques qui
portent sur la divination, l’interprétation des signes, et les talismans.

C’est dans le Mishné Torah, récemment terminé, qu’il adopte cette position. De
Fostat, près du Caire, il adresse à son cher ami, le cadi de Cordoue, ibn Rushd, en
l’an 1180 du comput des nations, 4740 de la Création, une lettre où sont évoquées
ces questions.

Salâm, Abû l-Walîd !

J’ai éprouvé une joie profonde en achevant cette tâche immense qui m’a pris dix années :
le Mishné Torah, rédigé en hébreu, langue des sources, et qui offre une somme de tout
ce qui nous a été transmis, jusqu’à ce jour, par la Loi orale.

L’art de mettre en ordre, d’organiser et de clarifier, c’est de toi, Abû l-Walîd, que je l’ai
appris. J’avais le projet de rendre disponibles, en un ensemble méthodique et ordonné,
toutes les lois, tous les préceptes, et toutes les traditions d’Israël, sans qu’il soit désormais
nécessaire de s’aventurer sur l’océan du Talmud. Cette construction s’adresse à des gens
avertis qui maîtrisent la Loi écrite et de Loi orale, mais n’ont aucune connaissance en
philosophie. Mon intention première était d’ouvrir la voie et d’écarter les obstacles devant
les lecteurs qui souhaitent accéder à ce que dit la Loi ; rapidement et sans le détours de
longues explications, ils connaîtront les décisions du droit rabbinique (A).

J’ai adopté une présentation ordonnée et systématique pour l’ensemble des décisions et
des sentences, sans citer leurs sources et sans prendre en considération le raisonnement
qui les justifiait. Cela ne m’a pas semblé nécessaire. Je ne partage pas l’opinion de ces
rabbins qui jugent que l’essentiel de la Torah orale réside dans l’étude du cheminement et
de l’argumentation qui préludent à chaque décision. C’est là, selon eux, la véritable finalité
de l’étude, mais je ne vois pas les choses de cette manière. La science qui a pour objet
propre l’étude de la halakhah d’après les sources et la confrontation des opinions n’est que
« la simple science de la Torah ». En revanche, « la science de la Torah selon la vérité », à

95
laquelle j’aspire plus que tout, a pour objet la vérité éternelle, la philosophie : c’est
seulement à elle que s’applique cette prescription : « Étudie-la jour et nuit ».

Comme je souhaitais privilégier l’organisation et l’ordonnancement de cet l’ensemble,


j’ai laissé de côté beaucoup d’éléments, et en particulier les lois talmudiques relatives aux
différentes catégories d’astrologues, aux devins, et à tous ceux qui proposent signes ou
amulettes. J’abhorre cette engeance, parce qu’elle exploite la simplicité de la foule et
l’entretient dans de vaines espérances par des moyens indignes, présomptueux et sots.

Autre avantage de ce travail : il affaiblit la position de ces décisionnaires qui avaient pris
l’habitude d’asseoir leur domination sur le désordre et la perplexité qu’engendre la
confrontation d’opinions divergentes. Dans le passé, leurs décisions n’étaient jamais
contestées ; aujourd’hui la loi est claire, unique, et elle ne souffre pas d’autres
interprétations (B).

Je dois t’annoncer une autre chose encore, qui m’a fort réjoui : le mois passé, j’ai été
nommé médecin à la cour du roi : cela, je l’avais longtemps espéré, et il ne fait point de
doute que mon existence s’en trouvera facilitée.

A) Ce parti pris de ne présenter, dans le Mishné Torah, que les décisions qui apparaissent dans le
Talmud, et non les discussions talmudiques qui y mènent est lié à la méthode, chère à notre maître, qui
consiste à aller directement au cœur du sujet. Je peux témoigner que le RaMBaM gardait toujours à l’esprit
un même principe : le principe de concision. C’est ainsi qu’il il écrit, dans son Traité sur la
résurrection des mort : « S’il m’était possible de placer tout le Talmud dans un seul chapitre, je ne
le mettrais pas dans deux ».

B) Cette idée que le Mishné Torah affaiblit la position des décisionnaires se trouve dans une lettre
de R. Sheshet Ben Isaac Benveniste de Barcelone aux sages de Lunel : « J’étais en al-Andalus. On venait
d’y recevoir l’ouvrage intitulé. J’ai entendu l’un des juges rabbiniques tenir, après avoir un peu hésité, les
propos suivants : ‘Qu’est-ce que cet homme-là connaît que nous ne connaissions pas ?  Qui l’écoutera ?
 et qu’avons-nous à voir avec ses livres ?  Avant l’arrivée du Mishné Torah, la consultation des
décisions rabbiniques d’al-Fasi et a fortiori de celles du Talmud, impressionnait au plus haut point
les habitants de Séfarad, car ils ne les comprenaient pas. Seuls les juges en étaient capables, et personne ne

96
discutait leurs arrêts  A présent, grâce à ce livre, nombreux sont ceux qui comprennent ces paroles 
les yeux se sont ouverts et chacun peut copier ce livre pour son usage personnel ».

Y. I. A.

97
Ibn Rushd est sollicité pour devenir médecin à la cour de Marrakech. Il achève
la Destruction de la destruction, réponse à la Destruction des philosophes d’al-
Ghazâli.

Lettre adressée par le cadi de Cordoue à notre maître vénéré, alors à Fostat, près
du Caire, en l’an 578 de l’Hégire, 1182 du comput des nations.

Salâm, Musa, mon frère, le sage et l’honoré !

Pardon, mon cher ami, d’avoir mis si longtemps à te répondre. J’ai été sollicité par le
calife de Marrakech, Abû Ya‘qûb Yûsuf, pour remplacer auprès de lui mon ami proche,
ibn Tufayl : ce dernier était le médecin particulier du calife, mais ses forces déclinent. J’ai
dû abandonner la haute fonction qui était la mienne, comme cadi de Cordoue, pour devenir
l’un des familiers du souverain.

Je n’étais plus à Cordoue lorsque ta lettre y est parvenue. Mais j’ai fini par la recevoir.

Je suis passé sans transition du droit islamique à l’univers bien différent de la médecine.
Je remercie Dieu qui m’a accordé de pouvoir pratiquer ces deux activités car ni le droit ni
la médecine n’auraient suffi à combler ma vie, et mon cerveau est encore assez frais pour
réfléchir aux problèmes de la philosophie. Nous avons déjà eu l’occasion d’échanger nos
idées sur cette règle de vie : avoir plusieurs occupations, et non une seule, car le sage
véritable ne saurait réduire son univers à un seul domaine. C’est là un travers propre aux
gens de religion : leur étroitesse d’esprit les rend exclusifs et leur intransigeance leur fait
parfois perdre la raison.

Dans ta dernière lettre, tu m’indiquais que tu venais d’achever le Mishné Torah, une
mise au point de la Torah orale, et tu faisais mon éloge en affirmant avoir reçu de moi l’art
de mettre en ordre, d’organiser et de clarifier. Tu n’as pas eu besoin de moi, j’en suis certain,
pour mettre en forme cet ouvrage considérable.

98
Est-il possible que Dieu coordonne tes actes et les miens ? Je viens de terminer, ces
jours-ci précisément, le livre auquel j’ai consacré dix ans. Comme je te l’avais annoncé il y
a quelques années, je l’ai intitulé Destruction de la destruction car il s’agit d’une
réfutation de la Destruction des philosophes d’al-Gazâli. Tu connais déjà en partie, grâce
aux lettres que nous avons échangées, les idées qui y sont exposées, et certaines d’entre
elles ont ton assentiment. J’ai récusé les attaques d’al-Ghazâli en expliquant que la
philosophie tire sa légitimité du Coran, lequel apporte la réponse véritable à toutes les
questions. Il n’existe aucune contradiction entre les principes de la foi et les thèses de la
philosophie : c’est la même vérité qui trouve une formulation rationnelle dans la
philosophie et dans les images et l’allégorie des écrits saints. Face à al-Ghazâli, qui exalte
la foi et méprise l’intelligence philosophique, j’ai défendu les théories d’Aristote sur le lien
de causalité : les choses se meuvent les unes les autres, en sorte que le mouvement de l’une
est la cause du mouvement d’une autre, et ainsi de suite, à l’infini. Mais la cause première
de tous ces mouvements, c’est Dieu. Il est celui qui meut sans être mû, le premier moteur
qui n’est pas lui-même en mouvement, puisqu’aucune autre chose ne peut être la cause de
son mouvement.

Notre calife éclairé a lu cet ouvrage. Après une seconde lecture, il m’a fait savoir, en
privé, qu’il comprenait ma pensée et que certaines de mes opinions ne posaient pas
problème ; d’autres en revanche  celles qui touchent à l’immortalité de l’âme, à la
connaissance par Dieu des particuliers dans notre monde, à la rétribution et à l’éternité du
monde  lui ont paru dangereuses pour la collectivité, et il m’a interdit de les divulguer au
grand nombre : elles devront être réservées à une minorité de gens avertis qui auront reçu,
de lui, pour cela, une permission particulière.

Notre calife est un véritable sage : à chaque instant, il m’encourage à lui faire part de
toutes ces opinions qui ne sont pas communément admises, même celles que j’ai cru devoir
cacher. Il prend plaisir, semble-t-il, à en être informé, mais il souhaite que cela demeure un
secret entre nous. Volà qui est bien étrange ! Nous éprouvons tous deux une certaine
crainte : moi de lui et lui de la foule, dont la foi pourrait être affectée.

Je voudrais te parler un peu plus de ce calife qui s’est acquis une si terrible réputation
de fanatisme. S’il est bien l’auteur de décrets interdisant aux savants de parler publiquement
de philosophie, il sait aussi se montrer soucieux de la beauté des villes de son royaume. Il

99
bâtit pour le commun du peuple. Ainsi par exemple, il a fait rebâtir la kasbah de notre cité.
Il l’a enrichie d’une nouvelle mosquée, de palais admirables, d’un marché étendu, d’un
hôpital, et de divers autres édifices ornés d’ouvrages d’art. Des jardins, çà et là, agrémentent
l’ensemble. Tu le vois, Abû Ya‘qûb Yûsuf, notre calife, présente plusieurs facettes. J’ai
appris à m’accommoder des limites qu’il nous impose, et à me contenter de ce qui est
permis. Notre vie n’est-elle pas la liberté d’agir dans le cadre des choses existantes, et une
aspiration à l’éternel qui tient compte des lois fixées par la nature ?

Tant qu’Abû Ya‘qûb Yûsuf sera notre souverain, je suis assuré de pouvoir penser et
écrire sans être inquiété, en dépit des restrictions. C’est là tout ce que je demande et tout
ce que j’espère.

Que Dieu préserve notre paix à tous !

100
Décrets relatifs aux Juifs, dans la cité de Marrakech et dans tout le royaume des
Almohades.

Courrier rapide adressé de Marrakech, en l’an 1184 du comput des nations, 580
de l’Hégire, par le médecin personnel du calife, Abû l-Walîd ibn Rushd, à son ami,
notre maître, le sage, Moshe ben Maïmon ha-Sefaradi, médecin à la cour du roi, au
Caire.

Mon ami qui m’es proche comme un frère, que Dieu te garde, ainsi que toute ta famille !

Contrairement à mon habitude, je t’écris avant que tu aies répondu à ma précédente


lettre. La situation s’est considérablement aggravée ici, à Marrakech, et dans tout le
royaume almohade.

Le calife Abû Ya‘qûb Yûsuf vient de mourir. C’est lui qui m’avait proposé d’être son
médecin particulier, et qui m’avait permis, à condition toutefois que je respecte certains
principes, de me consacrer librement à ce qui me passionne. C’est Abû Yûsuf Ya‘qûb al-
Mansûr, son fils, qui lui a succédé. Il est aussi différent de son père qu’il est possible de
l’être et il n’aspire pas, comme lui, à la connaissance. Il ne lui a guère fallu de temps, depuis
qu’il est monté sur le trône, pour introduire ici de funestes bouleversements. La condition
de tes frères, par exemple, a bien changé. Une fois encore, ils ont été poussés à adopter
l’Islam, et à ceux qui avaient accepté de se convertir sous la contrainte, on a prescrit le port
d’un vêtement particulier qui les distingue du reste des habitants : un manteau noir, aux
manches longues et larges qui tombent jusqu’au genou, et un affreux turban rouge. Tout
cela excite la malveillance de la foule en faisant des Juifs un objet de dérision. Mon cœur
est plein d’appréhension pour l’avenir. Peut-être n’ai-je plus ma place ici, désormais.
Quand le pouvoir en place persécute une minorité, il est pas loin le jour où ceux qui
s’efforcent de penser librement seront à leur tour opprimés.

Avec l’aide de Dieu, béni soit-Il, puisse notre paix perdurer et s’accroître !

101
Naissance d’Abraham, le fils bien aimé de notre maître ben Maïmon.

Dans une lettre datée de l’an 1497 de l’ère des Contrats, 1186 du comput des
nations, notre maître le RaMBaM annonce cette nouvelle à son ami juge et
médecin, sage parmi les sages, Abu l-Walîd ibn Rushd.

Salâm, Abu l-Walîd !

A tout instant, je porte en moi la peine que m’inspire cette situation qui vous est faite,
à toi et à mes frères juifs, dans la cité de Marrakech. Ici, au Caire, Grâce à Dieu, celui qui
nous gouverne, Salâh al-dîn, se montre bon et bienveillant, et notre existence en est allégée.

Venons-en à une nouvelle qui touche à ma vie privée, et que je t’ai jusqu’à présent
cachée : voilà quelques années, j’ai pris pour femme la sœur d’Abû l-Ma‘âlî, c’est-à-dire
‘Uziel, homme distingué et éminent, secrétaire du grand vizir al-Fas‘l, et proche conseiller
de notre souverain, Salâh al-dîn. Abû l-Ma‘âlî, a pris lui-même pour femme ma sœur chérie,
Myriam. Mes liens avec la cour et les proches du roi s’en sont trouvés renforcés, et je suis
à présent traité comme l’un d’entre eux.

Celle que j’ai choisie est une bonne épouse et une femme courageuse, ainsi qu’il est
écrit : Heureux qui a rencontré une femme vaillante ! Elle est infiniment plus précieuse que les perles. En
elle, le cœur de son époux a toute confiance, aussi les ressources ne lui font-elles pas défaut. Tous les jours
de sa vie, elle travaille à son bonheur, jamais elle ne lui cause de peine (Proverbes 31, 10-11). Cette
femme bien aimée qui réjouit mes jours m’a donné cette année  l’an 4746, 1186 du comput
des nations  un premier fils. Je l’ai appelé Abraham (A), pour remercier le Dieu
d’Abraham de m’avoir accordé cette bénédiction, mais aussi, mon frère, parce que je sais
que ce nom, également saint pour vous, trouvera grâce à tes yeux.

Ma vie compte déjà cinquante et une années, et je n’ai pas encore connu la tendre
émotion de voir grandir ses enfants. Puisse l’Éternel  béni soit-Il  répandre sur mon fils
Abraham sa grâce et ses bienfaits. Que la bénédiction qui s’attache à ce nom allonge ses
années et lui donne de connaître, avec l’aide de Dieu, la renommée des grands. Ce fils bien

102
aimé a bouleversé ma vie et donné sens à toutes les épreuves que j’avais dû affronter. Et
lorsque dans la nuit, tandis que je m’efforce, malgré la fatigue, d’étudier la Torah ou de me
pencher sur quelque chapitre de ton ouvrage, la Destruction de la destruction, j’entends
tout à coup les pleurs de mon fils Abraham, ces pleurs n’assourdissent point mes oreilles :
ils me donnent, au contraire, le courage de continuer. A ce fils, je voudrais pouvoir
transmettre tout ce qui est nécessaire pour atteindre au but suprême, la véritable
connaissance, la connaissance de Dieu.

Car c’est dans l’accomplissement du bien, dans l’étude de la Torah et l’acquisition de la


connaissance que brille la lumière, ainsi qu’il est écrit : Car le précepte est une lampe, et la Torah
une lumière (Proverbes 6, 23).

Que Dieu dans sa bonté nous accorde son secours !

A) Toute ma vie je me souviendrai de cette année-là. En ce jour béni et mémorable qui vit la naissance
de son fils Abraham, j’étais chez notre maître, à Fostat. C’était l’anniversaire du jour où j’étais arrivé du
Maghreb pour réaliser mon rêve d’étudier auprès de lui. Du jour où nous nous sommes rencontrés, nos âmes
se sont attachées l’une à l’autre, et son affection pour moi était pareille à celle d’un père pour son fils. Depuis
la naissance de son fils Abraham, il était mille fois plus heureux, et il avait pris l’habitude de dire : « J’ai
deux fils, maintenant ».

Y. I. A.

103
Ibn Rushd, le sage, évoque sa famille pour la première fois.

Lettre adressée de Cordoue, en l’an 1186 du comput des nations, 582 de l’Hégire,
par le grand cadi ibn Rushd, au RaMBaM, notre maître vénéré, alors en terre
d’Égypte.

Salâm, Musa ! Que Dieu, béni soit-Il, t’accorde son secours !

Ce que je craignais est arrivé : le nouveau calife, fils d’Abû Ya‘qûb Yûsuf, s’avère être
un dangereux fanatique dans les questions religieuses. Je n’ai pas échappé à son zèle, et ma
liberté s’en est trouvée considérablement restreinte. Tous mes efforts pour rapprocher la
religion et la philosophie d’Aristote ont été réduits à néant. Abû Ya‘qûb Yûsuf n’est pas
homme à accepter de m’entendre. Contrairement à son père, il n’a même pas essayé de lire
la Destruction de la destruction. Il s’est contenté de me faire savoir, par l’intermédiaire
de ses proches, qu’il voyait dans cet écrit un grand péril pour la foi.

Il m’a finalement intimé l’ordre de retourner à Cordoue, et pour me détourner de toute


réflexion philosophique, il m’a nommé grand cadi : tâche exténuante, qui ne laisse ni le
temps ni la force nécessaires pour les choses qui comptent dans ma vie. Tu n’ignores pas,
d’autre part, combien tout devient difficile, lorsqu’on est éloigné de de la cour.

Venons-en à toi, mon frère. Je me suis réjoui d’apprendre la naissance de ton fils
Abraham, et le sens qu’elle a donné à ta vie pleine d’épreuves. Ce nom d’Abraham me plaît
assurément, car, comme tu le dit dans ta lettre, pour nous aussi, Abraham est saint, ainsi
qu’il est écrit : Et Il prit Abraham comme ami (Coran, Sourate 4, 124) (A). Puisse ton fils
Abraham être un digne descendant de notre père commun !

Il me faut, en cette occasion, évoquer un sujet personnel, ce que je fais rarement. J’ai
consacré ma vie à réfléchir sur ces questions essentielles que soulève l’étude des réalités
divines et terrestres. Aussi dois-je avouer, non sans quelque tristesse, que je ne suis guère
porté au plaisir, au divertissement, et aux joies de la vie familiale. Voilà pourquoi je n’ai
même pas pris la peine de t’annoncer mon mariage et la naissance de mon fils, il y a déjà

104
plusieurs années. Lorsque j’y réfléchis, je sens bien que, comme d’autres, je puis éprouver
de profondes émotions. Mais je suis incapable de m’y abandonner. Les actions que nous
accomplissons au cours de notre vie sont soumises à un perpétuel changement : face à
l’éternité de l’Intellect divin qui émane sur nous, elles n’ont aucune consistance. Je ne
m’attarde guère sur de telles choses, même si elles me touchent de près. Les propos que
nous échangeons, par lettre, toi et moi, sont une partie de moi, et ils ont à mes yeux bien
plus de prix encore que ceux qui touchent à mon entourage. J’aime tous les membres de
ma famille et je leur souhaite tout le bonheur qu’ils peuvent espérer en cette existence
contingente, mais je suis, pour ma part, plutôt porté vers ce que la pensée comporte
d’éternel.

Voilà pourquoi, une fois accomplie ma tâche quotidienne de cadi, j’éprouve la plus
grande joie, durant les heures de la nuit, à me tourner vers l’écriture, vers la lecture plus
encore, et surtout celle d’Aristote, le plus parfait des êtres humains.

Durant toute mon existence, deux nuits seulement n’auront pas été consacrées à la
lecture : celle de mes noces, il y a bien des années, et celle où je verrai ma mort.

A) J’aimerais m’attarder un peu, mes chers enfants, sur la sainteté d’Abraham pour les Arabes.
Lorsqu’ils se sont emparés de la cité d’Hébron  cité sainte pour nous , elle fut appelée par eux al-Khalîl,
abréviation de Khalîl el-Rahman, qui signifie « ami du Dieu miséricordieux ». Or c’est ainsi qu’est nommé
Abraham dans le verset du Coran que le sage ibn Rushd mentionne ici. C’est donc d’après le surmon
d’Abraham, notre père, qu’Hébron, la sainte cité des Patriarches, est désignée chez les Arabes.

Y. I. A.

105
Éloge de Salâh al-dîn (Saladin), libérateur de Jérusalem.

Lettre adressée par le RaMBaM, en l’an 4748 de la Création, 1119 de la


destruction du Second Temple, 1180 du comput des nations, à son ami ibn Rushd,

Salâm, Abû l-Walîd, mon frère !

J’ai une heureuse nouvelle à t’annoncer, béni soit Celui qui nous accorde ses bienfaits
et les fruits de sa bienveillance !

Il y a quelques mois, la plus grande des bénédictions nous a été accordée : Jérusalem,
où vous les Musulmans et nous les Juifs, avions été massacrés sans pitié par les Croisés, a
été libérée, et son libérateur est notre souverain, le musulman Salâh al-dîn, l’homme le plus
prestigieux de sa génération. Après quatre-vingt-huit années pendant lesquelles nous
avions, vous et nous, lutté pour la ville sainte, ce stratège unique et sans égal est parvenu à
chasser de Jérusalem ceux qui nous avaient interdit d’y vivre. L’événement a eu lieu le
deuxième jour du dixième mois de l’année 1187 du comput des nations, et ce jour-là devra
être un jour de fête, de réjouissances et de prières jusqu’à la fin des générations. Il y a
quelques années, m’a-t-on rapporté, un voyageur qui passait par Jérusalem n’y avait trouvé
qu’une seule famille juive demeurée en ce lieu par une permission exceptionnelle du roi
chrétien. Cela m’avait alors beaucoup attristé. Mais à présent, la ville a été reconquise par
mon souverain honoré, et c’est un signe pour tous les rois de la terre. J’ai demandé qu’il
soit permis à mes frères de retourner s’y intaller, et cet homme généreux, magnanime, aimé
entre tous, s’est empressé d’accéder à ma requête en faisant annoncer à mes frères, dans
toutes les contrées du monde, qu’ils pouvaient désormais demeurer à Jérusalem.
L’événement est digne d’être commémoré dans les générations des générations. Celui qui
nous a procuré ce bienfait pour lequel nous priions depuis de longues années est notre
souverain, riche en intelligence, stratège d’exception, Salâh al-dîn, libérateur de Jérusalem.
Il nous a toujours manifesté affection et sollicitude et il a assuré à mes frères d’Égypte les
conditions d’une vie heureuse et honorable ; mais plus encore, il a ajouté à ses bienfaits la
ville sainte. J’ai l’espoir que mes frères y fondent au plus tôt une importante communauté,
à côté de tes frères qui y seront retournés eux aussi, et que nos deux communautés puissent

106
vivre là-bas en harmonie, comme au temps bénis et glorieux de la Cordoue qui nous a vus
naître.

Présentez vos saluts de paix à Jérusalem : « Qu’il soient heureux ceux qui t’aiment ! » Que la paix
règne dans tes murs, la sécurité dans tes palais ! Pour mes frères et mes amis, je t’offre tous mes voeux de
bonheur. Pour l’amour de la maison de l’Éternel, notre Dieu, je te souhaite pleine prospérité ! (Psaume
122, 6-8)

Remarques du traducteur

Sur le nombre restreint des Juifs qui vivaient à Jérusalem, jusqu’à sa libération par Salâh al-dîn : Parmi les
lettres et les notes qui furent trouvées en possession de notre maître, le sage vénérable ben Maïmon, et qui
ont été transmises à notre père, Yosef ibn ‘Aqnin, j’ai trouvé deux écrits singuliers : ils sont l’œuvre de
célèbres voyageurs qui ont parcouru le monde, et se sont même rendus en Terre sainte. L’un de ces écrits est
le Livre des voyages : il fut composé par Benjamin de Tudèle qui a visité Jérusalem vers l’an 1170 du comput
des nations ; le second est intitulé Voyage autour du monde : il fut rédigé par Petahiah de Regensbourg qui est
passé dix ans plus tard par la ville sainte. C’est ce dernier que notre maître ben Maïmon mentionne ici dans
sa lettre. On trouve chez ces deux voyageurs un témoignage digne de crédit sur le nombre fort restreint des
Juifs qui vivaient à Jérusalem sous la domination chrétienne. Petahiah raconte que le seul Juif qu’il ait
rencontré dans cette cité devait verser au roi de lourds impôts pour conserver le droit d’y vivre et d’y posséder
une teinturerie. De même, voici ce qu’écrit Benjamin de Tudèle sur la capitale des Croisés, notre Jérusalem :
« c’est une petite cité, fortifiée de trois murailles, où vit une nombreuse population que les Ismaélites
désignent sous les noms de Jacobites (c’est-à-dire Chrétiens syriaques), Araméens, Grecs, « Gorgarim »
(Benjamin veut dire « Géorgiens »), et Francs (dénomination des chrétiens venus d’Europe) et des gens qui
parlent toutes sortes de langues  ainsi par exemple, les deux cents Juifs qui sont installés au pied de la tour
de David  On trouve là une teinturerie pour laquelle, chaque année, les Juifs doivent acquérir auprès du
roi un droit d’exclusivité ». Benjamin ajoute que les Juifs étaient autorisés, alors, à prier près du Mur
Occidental, qui est, précise-t-il « l’un des murs du Saint des Saints, appelé ‘Porte de miséricorde’ ».

J’ai également découvert un écrit qui fut joint par les fils de notre père, Yosef ibn ‘Aqnin aux documents
 lettres et notes  qui étaient en sa possession. Il s’agit des Séances des Sages de Judah al-Harizi,
contemporain de notre père. Nul doute que notre père avait reçu ce livre avant sa mort. Al-Harizi lui aussi
avait circulé çà et là, de par le monde, et visité Jérusalem à la fin de la deuxième décennie du XIII e siècle.
Voici ce qu’il écrit : « Du jour où elle fut prise par les Ismaélites, elle fut habitée par les Israélites ». Et voici
encore ce qu’il rapporte d’une discussion qu’il eut avec un Juif revenu à Jérusalem : « Je lui ai demandé : ‘Et
pourquoi donc n’y habitais-tu point lorsqu’elle était aux mains des incirconcis (les chrétiens) ?’ Il a répondu :
‘Parce qu’ils disaient que nous avions tué leur Dieu, que nous méritions pour cela leur opprobre, et que s’ils
nous avaient trouvés à Jérusalem, ils nous auraient avalés vivants »  « Alors », poursuit al-Harizi, « le

107
Seigneur excita le zèle du roi des Ismaélites  (c’est-à-dire Salâh al-dîn) qui alla mettre le siège devant
Jérusalem, et le Seigneur la lui livra, et dans toute la ville, on proclama : ‘Parlez au cœur de Jérusalem, venez
vers elle, vous tous qui le voulez, descendance d’Éphraïm, reste d’Égypte et d’Assyrie, expulsés des confins
du ciel ! et de tous les coins convergeant vers elle, ils vinrent camper au sein de ses frontières’ »15.

Ces textes confirment donc ce qui est écrit dans la lettre de notre maître ben Maïmon : sous la domination
chrétienne, la population juive de Jérusalem était très réduite. C’est seulement avec la conquête musulmane,
menée par Salâh al-dîn, que les Juifs se sont à nouveau tournés vers la ville sainte, et qu’ils ont commencé à
venir y habiter avec les Musulmans, comme par le passé, à la plus grande satisfaction de notre maître ben
Maïmon et de notre père Yosef ibn ‘Aqnin.

15 Le texte original est écrit en vers rimés et il comporte de nombreuses citations muettes tirées de la Bible.

108
Dans une courte lettre adressée en l’an 1191 du comput des nations, 4751 de la
Création à son ami, notre maître, Moshe ben Maïmon, alors à Fostat, le grand cadi
de Cordoue lui soumet deux questions.

Salâm, Musa, mon noble et excellent ami !

Chaque fois qu’ils parlent de toi, ces derniers temps, mes amis te désignent avec le nom
de ra’îs. Aurais-tu obtenu, toi que j’ai connu tout enfant à Cordoue, la fonction la plus
honorifique qui puisse être exercée, dans le royaume de Salâh al-dîn, au sein de la
communauté d’Israël : celle de naguid ? Si tel était le cas, cela t’apparenterait à Isma’il ben
Yosef ibn Nagrila (A) qui porta ce titre dans le royaume de Grenade, et tu pourrais alors
agir dans l’intérêt de tes frères, comme tu en rêvais au temps de ta jeunesse.

Autre question : j’ai appris par ces mêmes amis que tu aurais publié, il y a quelques
temps, un Traité sur la résurrection des morts. Cet écrit comporte-t-il autre chose que
des arguments connus, ou bien aurais-tu trouvé une solution qui ne m’était pas venue à
l’esprit pour concilier la croyance en une résurrection du corps, après son anéantissement,
avec les conceptions d’Aristote qui récuse formellement une telle idée ?

A) Isma‘il ben Yosef ibn Nagrila : ibn Rushd avait coutume de désigner ainsi, par son nom arabe mieux
connu de lui, celui qui reçut par la suite le surnom de Shmuel ha-Naguid. ibn Rushd connaissait
l’admiration que notre maître éprouvait pour cet homme, et pour ibn Shaprut. Tous deux avaient su mettre
à profit leur position élevée pour aider nos frères juifs.

Y. I. A.

109
Les explications de notre maître vénéré, Moshe ben Maïmon, sur son Traité de
la résurrection des morts , écrit en 1191 du comput des nations, traité qui avait
suscité un vif étonnement chez son ami arabe, ibn Rushd, disciple et
commentateur d’Aristote.

Salâm, Abû l-Walîd, mon maître et mon frère !

Je répondrai tout d’abord à ta première question : voilà trois années, en effet, que
j’exerce les fonctions de naguid pour mes frères en Égypte. J’ai succédé en cela à Zuta (A),
personnage malfaisant qui avait acquis ce titre, au début du règne de Salâh al-dîn, par des
moyens peu recommandables. Ce furent, pour mes frères, quatre années éprouvantes et
pleines d’amertume : impôts écrasants, atteintes aux biens personnels, encouragements
divers à la délation Tout cela avait pour effet de semer la confusion dans nos existences.
Je suis parvenu à obtenir sa destitution en faisant jouer mon influence à la cour du calife.
Mais cela m’a valu d’être sollicité, ensuite, par les rabbins des communautés, ainsi que par
le roi et son premier ministre pour assumer cette fonction et tenter de lui restituer la dignité
qui était la sienne aux temps mémorables de Rabbi Shmuel ben Hananyah le grand (B).
Voilà pourquoi, j’ai accepté cette lourde responsabilité. Je n’en espère aucune gloire. Je
l’assume sans pompe et sans chercher à en tirer aucun avantage personnel, car la Torah ne
doit pas être l’instrument de l’ambition. C’est la raison pour laquelle, dans les documents
qui émanent de moi, mon titre de naguid ne figure pas à côté de ma signature. Mon principal
souci est de veiller à la prospérité de mes frères, en Égypte et dans les autres pays, sans que
cette charge m’éloigne de la rédaction de mes grands livres sur la Torah et la philosophie.

Venons-en maintenant à ta question sur le Traité de la résurrection des morts. Toi


qui connais le secret de mon cœur et le fond de ma pensée, tu te souviens sans doute que
j’ai plus d’une fois récusé l’idée d’une résurrection du corps après son anéantissement, et
tourné en dérision la croyance en un paradis où l’on serait convié à des plaisirs et des
jouissances matérielles. J’ai rappelé maintes fois que toutes ces conceptions étaient
seulement destinées à satisfaire l’imagination de la foule et ses besoins moraux.

110
Au demeurant, la résurrection des morts n’est jamais évoquée dans la Torah. J’étais
encore jeune, quand j’en ai pris conscience pour la première fois, ce qui a eu pour effet,
alors, d’insinuer le doute en mon cœur.

J’ai publié, il est vrai, voici quelques semaines, un Traité sur la résurrection des morts,
mais on n’y trouve que des arguments qui vont dans le sens de cette croyance. Il m’a semblé
nécessaire de procéder ainsi pour ne pas affecter la foi des gens du peuple. Peut-être cela
évitera-t-il aussi que l’autorité de la Loi ne se trouve affaiblie. Entre toi et moi, c’est aux
plus sots des êtres humains que ce traité est destiné, à ceux qui ont le cerveau encombré
de représentations trompeuses, conformément à la vérité populaire. Mais le principal motif
de ce choix, c’est que certains docteurs de l’Islam ont vu, eux aussi, dans les propos de
ceux qui rejettent la résurrection du corps, une contestation des fondements de la foi. Or,
notre noble souverain, Salâh al-dîn  puisse l’Éternel prolonger les jours de son règne !
 mène en ce moment une guerre sans merci contre les Croisés. C’est un homme
profondément religieux, et il redoute au plus haut point qu’une critique de la religion
n’affaiblisse l’esprit qui anime la guerre sainte. Il y a un mois à peine, il a fait exécuter un
mystique soupçonné d’apostasie, al-Suhrawardi (C). Par les temps qui courent, toute
pensée qui comporte une mise en cause de la résurrection des morts est considérée par
notre roi comme criminelle et pernicieuse. Je ne veux point risquer de heurter ce
remarquable souverain, et de porter préjudice aux guerres qu’il entreprend.

D’une part, je n’ai fait mention de la résurrection des morts ni dans le Livre de la
Connaissance, qui est consacré aux fondements de la Torah, ni dans l’ouvrage qui m’est
le plus cher, et que j’ai achevé il y a un an à peine, le Guide des égarés ; et lorsque j’ai
évoqué cette croyance dans mon Commentaire de la Mishna, au chapitre « Heleq » du
traité Sanhédrin, je me suis exprimé d’une manière laconique, sans explications. Le lecteur
avisé comprendra ainsi que ni mon cœur ni ma raison ne partagent une croyance de cette
sorte où s’exprime, avant tout, l’arrogance de l’homme qui demande pour soi-même un
genre d’éternité. Or, Dieu seul est éternel. Mais d’autre part, dans le traité que je viens
d’écrire, j’ai expliqué sans détours que la résurrection des morts peut être envisagée comme
un miracle, selon le modèle de la création ex nihilo. J’entends par là que Dieu a le pouvoir
de rappeler à l’existence des êtres humains qui ont quitté ce monde. Voilà comment je
parviens à apaiser mon souverain vénéré, car il ne me paraît pas nécessaire de l’importuner
avec des conceptions qui s’écartent de la foi traditionnelle et qui risquent d’entraver ses

111
guerres. Je ne veux pas davantage semer la confusion dans l’esprit des gens simples. Les
hommes de sagesse sauront lire le fond de ma pensée et aller chercher les opinions
véritables que je cache dans mes autres écrits. Nos sages n’ont-ils pas dit : « Même durant
leur vie les méchants sont appelés morts, et même après leur mort les justes sont appelés
vivants » (Berakhot, 18) ?

Songe à cela, mon frère Abû l-Walîd : les méchants mènent leur vie d’une telle manière,
que même de leur vivant, ils sont déjà morts. Les justes au contraire vivent durant leur vie
et continuent à vivre au-delà de leur mort. C’est ainsi qu’il faut comprendre la résurrection,
et c’est pour cette raison que je la considère comme une réalité supérieure liée à cette
connaissance de Dieu qui devrait être l’aspiration ultime de tout être humain. Je ne puis
accepter l’idée de la résurrection des morts dans son sens populaire et communément
admis.

A) Zuta : Notre maître m’avait parlé de ses forfaitures qui, en leur temps, suscitèrent une vive
opposition, et poussèrent les Juif d’Égypte à la révolte. C’était un Qaraïte. C’est en faisant courir le bruit
que son prédécesseur, Rabbi Shmuel ben Hananyah manquait de loyauté envers les autorités du pays, qu’il
avait obtenu le titre de « naguid ».

B) Rabbi Shmuel ben Hananyah était « naguid » d’Égypte avant l’accession de Salâh al-dîn au
pouvoir. Notre maître éprouvait pour cet homme et pour son action une vive sympathie. Il le considérait
comme l’un des guides les plus éminents qui eussent été donnés aux Juifs d’Égypte. Juda Halevy le
mentionne parfois dans ses poèmes.

C) Notre maître pense ici à Shihâb al-dîn Yahhyâ al-Surawardi. Il fut mis à mort à Alep  où j’ai
séjourné un certain temps , à l’instigation de fanatiques qui jugeaient néfastes ses opinions philosophico-
religieuses.

Y. I. A.

112
Dans une lettre datée de l’an 1192, 4756 de la Création, le vénérable et docte ibn
Rushd rapporte à Moshe ben Rabbi Maïmon ha-Sefaradi, couronne des sages, alors
au Caire, les propos d’Aristote sur l’éternité du monde.

Salâm, Musa, mon frère !

Je pense comme toi, tu le sais, qu’il est parfois nécessaire de dissimuler ses opinions
véritables. Nous en avons souvent parlé dans nos lettres.

Je te remercie du fond du cœur pour les fascicules du Guide des égarés (A) que tu
m’as adressés. J’attends le reste avec la ferme intention de prendre tout le temps qui me
sera nécessaire pour saisir la profondeur de ton livre.

Je sais que tu aimerais beaucoup pouvoir concilier la philosophie d’Aristote  que nous
vénérons l’un comme l’autre , avec la vérité révélée qui se dessine, chez vous comme chez
nous, dans les écrits saints. Mais tu ne saurais ignorer, avec l’intelligence qui est la tienne,
la grave contradiction qui les oppose. C’est pourtant ce que tu affirmes. Selon les écrits
saints, le monde a été créé ex nihilo, par l’action de la la volonté du Tout-puissant. Ceux qui
brandissent comme un étendart l’idée de la Création soutiennent que Dieu n’a pas besoin,
pour produire du nouveau, d’une matière préexistante. Ce sont de telles conceptions qui
ont amené les docteurs de nos trois religions à défendre l’idée qu’une création à partir du
néant est possible. Aristote avait clairement établi, au contraire, dans ses développements
sur la physique, que l’univers est éternel, qu’il a toujours existé. Or, tu as bien adopté
comme vraie, Musa, mon sage frère, la physique d’Aristote, puisqu’elle t’a servi de
fondement pour élaborer tes quatre preuves de l’existence de Dieu. N’est-ce pas là le signe
que tu en acceptes aussi la principale conclusion  l’éternité du monde  et que tu récuses
ainsi ce que disent les écrits saints ?

Aristote nie que le mouvement puisse avoir un début. Car c’est pour lui un principe
essentiel que tout mouvement est précédé d’un autre qui en est la cause : le mouvement
est perpétuel. Le temps est donc éternel puisqu’il est la mesure du mouvement qui est dans
la matière.

113
Autre principe essentiel, pour Aristote : rien, dans la réalité, ne peut provenir de rien.
La matière ne peut procéder que de la matière. L’idée d’une création ex nihilo est donc
irrecevable, et l’éternité du monde plus plausible puisque l’existence d’une matière
éternelle, sans création divine, est plus facile à admettre qu’un commencement absolu au
mouvement et au temps.

Aristote dira encore, du point de vue de la métaphysique, que si nous pensons que le
monde a été créé par la volonté divine en un instant précis, cette volonté du Créateur a
succédé à la privation de volonté qui l’a précédée. Or Dieu est éternel, il ne peut donc
connaître aucun changement.

Il est bien difficile, mon jeune frère, d’échapper à la contradiction qui existe entre le
point de vue religieux et celui d’Aristote, et pourtant, si la philosophie admet l’éternité du
monde, elle reconnaît aussi l’importance de la religion pour le maintien de la loi et de l’ordre
dans la cité.

Réfléchis longuement et contrains tes paroles !

A) Le titre arabe de ce célèbre ouvrage est Dalalat al-Hayirîn. Notre maître l’a rédigé en cette
langue, et avec des caractères hébreux, mais certaines copies ont été écrites en caractères arabes pour les
Musulmans, les Chrétiens et certains Juifs qui préféraient l’écriture arabe. J’en ai vu un de mes yeux.

Y. I. A.

114
Le monde est-il éternel, ou fut créé par la volonté divine ? Raisons des
contradictions que présente, sur cette question, le Guide des Égarés.

Réponse de notre maître, sage parmi les sages, Moshe ben Maïmon ha-Sefaradi,
à son ami qui est aussi pour lui un frère et un guide, ibn Rushd.

Salâm, Abû l-Walîd, mon frère et mon guide !

Les propos qui concluent ta dernière lettre ont vivement touché mon cœur et mon
esprit : « si la philosophie admet l’éternité du monde, elle reconnaît aussi l’importance de
la religion pour le maintien de la loi et de l’ordre dans la cité ». Pour éviter de porter atteinte
à la croyance religieuse qui demeure indispensable au maintien de la loi et de la morale, je
dissimule donc parfois, moi aussi, mais d’une manière originale, les opinions qui sont les
miennes. Tu dois le savoir, mon frère  et je ne crains pas de le dire , sur un certain
nombre de questions qui posent des problèmes difficiles, je cache mon opinion véritable
et n’y fais allusion qu’à travers ces contradictions que seuls pourrons déceler ceux qui
auront approfondi ma pensée. En examinant de près ces contradictions, on s’apercevra
que je penche précisément pour les opinions qu’il importait de tenir secrètes. C’est la
méthode que j’ai adoptée dans le Guide des égarés. Aussi bien, les contradictions ne
manquent pas non plus dans les Écritures, et l’une des causes de ce phénomène est que,
pour être préservée, la foule doit être tenue à l’écart des questions les plus graves. Elle ne
doit en aucune façon prendre conscience du lieu de la contradiction, lorsqu’elle existe, et
celui qui écrit sur ces sujets doit trouver le moyen de la maintenir cachée cette contradiction
(A).

Il est une autre explication pour les contradictions que j’ai mises dans le Guide à propos
de l’éternité du monde ou de sa création ex nihilo. J’entends par là le débat intérieur qui a
été le mien sur cette question. Il me semble que pour être en mesure de décider par lui-
même, l’élève intelligent ne doit pas ignorer ce débat. Voilà pourquoi il sera possible de
comprendre, d’après certains de mes propos, que la Création a succédé à une privation 
autrement dit qu’il s’agit bien d’une création ex nihilo  et d’après d’autres propos, on pourra

115
comprendre le contraire : que le monde n’a pas été créé, mais qu’il existait, comme l’a dit
Aristote, de toute éternité.

Remarque du traducteur :

Le passage qui suit était très difficile à déchiffrer : en plusieurs endroits, les lignes d’écriture avaient
déteint, et plusieurs mots s’étaient effacés. Je me suis efforcé de le reconstituer, dans la mesure de mon
entendement et de ma foi, puisque telle était la volonté de notre saint maître.

Les considérations du Guide des égarés qui vont dans le sens de la Création ex nihilo
sont destinées, pour l’essentiel, à la foule des croyants qui n’ont pas les qualités requises
pour concevoir une Création sans commencement temporel. Je dois éviter de leur
découvrir mon opinion véritable  à savoir que le monde est éternel  car cela pourrait
nuire à leur foi. J’ai donc adopté un stratagème, pour dissimuler à leurs yeux la
contradiction : ils comprendront mes propos selon leur sens obvie, sans savoir que ceux-
ci ne correspondent pas à mon opinion véritable. Les considérations qui vont dans le sens
de l’éternité du monde, en revanche, sont destinées aux croyants versés dans la philosophie.
Ainsi, je mentionne tes remarques sur la nécessité de la croyance religieuse pour le maintien
de l’harmonie dans la cité, et je me conduits conformément à elles. Contrairement à ma
croyance dans l’éternité du monde, j’ai disposé mes propos de telle manière qu’ils
demeureront accessibles et acceptables pour l’étudiant ordinaire qui ne possède pas les
qualités d’un philosophe.

Note du traducteur :

Ici s’achève le passage que j’ai réécrit selon ce qui me semblait être la pensée de mon saint maître. Les
propos qui suivent, en revanche, sont une transcription fidèle de sa lettre.

Je ferai tout d’abord observer à cet étudiant ordinaire, qu’il est impossible d’apporter
une démonstration apodictique de la création ex nihilo du monde. D’ailleurs, il n’y a aucune
difficulté à interpréter les paroles de la Torah selon l’idée que le monde est éternel : il n’y
est jamais dit en effet que la Création fut faite ex nihilo, et l’on peut aussi comprendre que
Dieu a imprimé une forme à une matière préexistante. Mais il n’existe pas davantage de
preuve de l’éternité du monde. On ne saurait donc porter atteinte à la physique d’Aristote
en admettant l’opinion que le monde fut créé par la volonté divine, à partir de rien. En

116
revanche, si nous admettons que le monde est éternel, le statut de la Torah s’en trouvera
nécessairement ébranlé : or, la Torah est essentielle pour la conduite de la cité, car seule
l’idée d’une création ex nihilo peut fonder la croyance aux miracles, et seule la croyance aux
miracles rend digne de foi le don de la Torah sur le mont Sinaï (B). La Création transcende
la raison et la nature. Rares sont les autres miracles de cette sorte, à l’occasion desquels la
sagesse divine fait naître un ordre nouveau qui s’écarte exceptionnellement de l’ordre
naturel, mais n’en annule pas pour autant les lois. Comme la Création, le don de la Torah
sur le mont Sinaï est un miracle unique. Et si l’on n’accorde pas foi au miracle de la
Création, comment pourrait-on croire à celui que constitue le don de la Torah ?

Ensuite, je soutiendrai que, si Aristote croyait au caractère plausible de l’éternité du


monde, c’était à cause des traditions païennes qu’il pouvait observer dans son entourage.
Ceux qui rendaient alors un culte aux divinités païennes croyaient que les corps célestes
étaient des divinités. Or si, comme ils le pensaient, une partie de l’univers était divine,
l’univers tout entier était éternel. Plutôt que d’adhérer à une tradition d’étrangers, n’est-il
pas préférable de nous attacher à notre propre tradition ?

Il existe une autre raison essentielle d’opter pour la Création ex nihilo : l’autorité des
Prophètes
et surtout celle de Moïse, qui est de loin la plus éminente : si sa prophétie témoigne du don
de la Torah comme d’une révélation divine effectuée au moyen d’un miracle, l’idée de la
création ex nihilo se trouve, de fait, véridique elle aussi.

C’est ainsi qu’il convient de présenter les choses, et c’est le langage que j’adopterai pour
toutes ces questions. A celui qui aura choisi d’approfondir, je fournirai un indice qui lui
permettra de trouver l’endroit où je cache mon opinion véritable au sujet de l’éternité du
monde. J’aurai la même attitude pour d’autres questions analogues. Voilà pourquoi, mon
frère et mon maître, tu ne dois point t’offusquer si tu trouves parfois, dans mes propos,
des affirmations qui contredisent la pensée d’Aristote. Nous savons l’un et l’autre que
l’ordre dans la cité ne peut être assuré autrement qu’en accordant une origine divine aux
lois éthiques. Aux croyants, je parlerai donc leur langue en dissimulant notre opinion
véritable.

117
A) Ces paroles de notre maître apparaissent aussi dans la dernière partie de l’Introduction au
Guide des égarés : il y énumère les sept causes des contradictions qu’on peut trouver dans les livres, et
celle qu’il évoque ici est la dernière d’entre elles : « et la septième cause est la nécessité qui s’impose au
discours lorsqu’il est question de choses très obscures dont certains détails doivent être dérobés tandis que
d’autres peuvent être révélés.  Le vulgaire ne doit en aucune manière pouvoir déceler à quel endroit se
trouve la contradiction, et l’auteur, quelquefois, cherche toutes sortes d’expédients pour la dissimuler ».

B) Ces considérations apparaissent également dans le Guide des égarés, au chapitre 25 de la IIe
partie : « Il faut savoir que, dès lors qu’on admet la nouveauté du monde, tous les miracles devenant
possibles, la (révélation de) la Loi le devient elle aussi  et de même, si les philosophes étaient parvenus à
démontrer l’éternité (du monde), selon l’opinion d’Aristote, toute la religion tomberait ».

Y. I. A.

Note du traducteur :

Parmi les papiers de notre père Rabbi Yosef ben Yehudah, j’ai découvert un document, dont l’encre avait
déteint là aussi, où il était question du sérieux avec lequel il convient d’aborder les paroles de notre maître
quand il expose ses conceptions et celles de ses adversaires. La chose était formulée d’une manière assez
plaisante : les rabbins auraient craint, d’après ce document, qu’un Juif ayant entrepris de lire un passage où
le RaMBaM expose une opinion opposée à la religion ne soit surpris par le sommeil avant d’avoir lu la
réponse contraire : il passerait alors la nuit comme un renégat.

118
Ibn Rushd évoque un éloge du RaMBaM prononcé en sa présence par des
érudits arabes.

Lettre adressée en l’an 1193 du comput des nations, 589 de l’Hégire, par le sage
ibn Rushd, grand cadi de Cordoue, à son ami, prince des princes, notre maître
vénéré, Moshe ben Maïmon, alors à la cour du roi, dans la cité du Caire.

Salâm, Musa, mon frère, sage éminent !

Ce que je vais te rapporter à réjoui mon cœur au plus haut point : voici quelques
semaines j’ai rencontré mon ami, médecin et philosophe remarquable, Abd al-Latiff de
Bagdad, familier de Salâh al-dîn, souverain de ton pays. Il m’a raconté qu’il t’avait rendu
visite au Caire, mais il a surtout ajouté que la cause véritable de cette visite était son désir
de connaître personnellement Moshe ben Maïmon, le sage juif de Cordoue.

Ces paroles m’ont procuré un plaisir aussi vif que si l’éloge m’avait été destiné. Je lui ai
dit non sans fierté que nous nous connaissions depuis l’enfance, et je lui ai même révélé,
sous le sceau du secret, que nous échangions des lettres depuis plus de quarante ans. Il
compte parmi les rares personnes ici qui manifestent de l’attachement pour la science
véritable. Voilà pourquoi je n’ai pas craint de lui révéler ce que nous avions jugé bon,
jusqu’à présent, de tenir secret. Il a paru fort intéressé par cet échange philosophique, et
en particulier par nos idées sur Aristote et le rapport de sa pensée avec nos écrits saints.
Son regret était manifeste de n’avoir pas pu s’entretenir, sur ces questions, avec les sages
juifs de Bagdad : cela parce qu’à la tête des Juifs de cette cité se trouve le puissant gaon
Shmuel ben Eli, que tous craignent, et dont l’autorité rayonne sur toutes les contrées de
l’Orient et de l’Occident. Du fait de son intraitable orthodoxie, cet homme-là n’est guère
porté vers les idées philosophiques. Sache, mon frère, que la polémique qui a éclaté entre
toi et lui est ici connue de tous (A). L’intransigeance du gaon de Bagdad est liée à celle qui
domine aujourd’hui chez les Musulmans, et elle ne laisse aucune place à une franche
discussion analogue à celle que nous menons tous les deux.

Le meilleur allié d’un fanatisme religieux est toujours un autre fanatisme religieux.

119
On m’a également rapporté les propos d’un de nos poètes arabes, qui t’élève au-dessus
de Galien, le père de la science médicale : Galien ne soignait que le corps, dit ce poète ;
ben Maïmon soigne le corps et l’âme, car il est un médecin mais aussi un grand sage. Il
peut même guérir de l’ignorance. Si la lune s’adressait à lui, il saurait la guérir de l’éclipse
qui l’affecte.

Je me réjouis que tu aies mérité aussi ces éloges des sages de mon peuple. Mais passons
à présent de la médecine à la philosophie : il y a déjà un certain temps, je t’ai conseillé de
lire le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise sur le De anima d’Aristote. De grâce, fais-
le, et nous pourrons aborder ensemble la délicate question de l’âme humaine, et toutes les
idées multiples et complexes qu’on évoque à son sujet.

Puissions-nous, mon ami, préserver nos âmes de ceux que leur méchanceté empêche
d’accéder à la sagesse et à la connaissance !

A) A l’époque de cette controverse, je me trouvais à Bagdad, et j’ai lu de près la dure critique


rédigée par le gaon de Bagdad, Rabbi Shmuel ben Eli, contre notre maître, dans un long traité consacré à
une attaque contre son approche de la résurrection des morts. J’ai fait parvenir en Égypte, à notre maître,
une copie de ce pernicieux écrit, et j’y ai ajouté une lettre dans laquelle j’évoquais les attaques dont le
RaMBaM faisait l’objet dans la yeshivah de Bagdad, et la calomnieuse campagne qui y est menée contre
lui pour exciter la foule, comme s’il était un renégat. ben Eli a cherché querelle au RaMBaM parce que ce
dernier n’admettait pas l’idée d’une résurrection corporelle. C’est ce qui a amené notre maître à composer
son Traité de la résurrection des morts. Quant au gaon de Bagdad, voici ce que le RaMBaM
écrivait à son sujet dans une des lettres qu’il m’a adressées : « il fait illusion comme fait illusion tout
prédicateur  et Dieu  béni soit-Il  sait combien son comportement m’étonne : comment peut-il dire
tant de futilités, de folies et d’erreurs qui devraient inspirer la honte et la dérision ? »

Une autre controverse a éclaté entre eux : à tous les deux, on avait posé la question suivante : peut-on
naviguer sur une rivière le jour du shabbat ? Le RaMBaM a considéré que c’était permis, Shmuel ben Eli
l’a interdit. A mon humble avis toutefois, la véritable cause de cette polémique fut la profonde opposition
spirituelle qui régnait entre les deux communautés du Caire et de Bagdad, et la distance qui séparait ceux
qui étaient alors à leurs têtes. Par sa réputation, sa connaissance exceptionnelle de la Torah, de la science

120
et de la philosophie, notre maître sage parmi les sages, a mis en péril l’influence que le gaon de Bagdad
exerçait depuis toujours sur les communautés dispersées dans le monde.

Y. I. A.

121
Sur l’Intellect divin, l’Intellect humain et l’âme.

A la fin d’une lettre adressée en l’an 1193 du comput des nations, 1125 de la
destruction du Second Temple, au sage éminent, Abû l-Walîd ibn Rushd, alors à
Cordoue, notre maître, Moshe ben Maïmon de Fostat, présente son opinion sur ces
questions.

Salâm, Abû l-Walîd, mon maître et mon ami !

Je dois t’annoncer tout d’abord une calamité qui vient de s’abattre sur nous, en Égypte.

L’être si généreux, qui m’avait offert sa protection, et qui avait été pour moi comme
pour tous mes frères juifs le plus bienveillant des souverains, Salah al-dîn, a quitté ce
monde, voilà quelques semaines. Les jours glorieux de son règne évoquaient pour moi ces
temps bénis de Cordoue où la puissance du royaume ne ruinait pas celle de l’esprit.

Comme c’est souvent le cas en pareille circonstance, après la mort de notre roi vénéré
les fils prétendant à la succession ont été nombreux. C’est le plus jeune d’entre eux, al-
‘Adid, qui est finalement monté sur le trône. Or il se trouve que, depuis plusieurs années
déjà, je suis lié d’amitié avec l’aîné, al-Malik al-Afdal. Dans la naissance de cette amitié, Abû
al-Ma‘âlî, qui est à la fois l’époux de ma sœur Myriam et le secrétaire personnel du grand
vizir, a joué un rôle important.

Bien que familier de la royauté et médecin de la cour, je me perds à tout instant dans la
jungle des querelles qui opposent les fils du roi, et je dois faire montre de la plus grande
prudence pour ne point susciter contre moi la colère de l’une des parties. J’y perds ma
tranquillité d’esprit, et cela rend mon existence bien difficile.

En dépit de tous les écueils que comportent les circonstances, et après bien des
difficultés, j’ai pu achever la rédaction de divers ouvrages médicaux. C’est d’abord pour
moi que je les ai écrits, afin de trouver rapidement ce que je cherchais, sans avoir à me
perdre dans l’océan des livres de médecine déjà existants ; mais si mes ouvrages peuvent

122
être utiles à d’autres que moi, j’en serai, bien sûr, très heureux. Le premier de ces livres
s’intitule Les Aphorismes de Moïse : il est composé de vingt-cinq chapitres classés selon
l’ordre des œuvres de Galien. Je n’en suis pas le véritable auteur : j’ai simplement
sélectionné certains passages dans les écrits du médecin grec et dans son Commentaire
d’Hippocrate (A). Le deuxième est le Guide de la santé : j’ai fait un abrégé des seize
livres de Galien, sans y changer le moindre mot.

Une même intention a présidé à ces deux ouvrages : j’avais envisagé le Mishné Torah
comme une compilation destinée à offrir, pour toute la Torah orale, une présentation
ordonnée et compréhensible ; de la même façon ici, j’ai voulu mettre en forme, ordonner
et abréger toute la matière médicale qui est disséminée dans les œuvres d’Hippocrate et de
Galien. L’art de clarifier les choses en les ordonnant, c’est de toi, mon frère, que je l’ai
appris, lorsque tu publias, voilà bien des années, le Colliget, somme médicale dans laquelle
tu as classifié tout ce que comportaient les écrits de Galien et d’ibn Sinâ. J’ai trouvé
séduisante cette initiative qui consiste à introduire de l’ordre dans un matériau exceptionnel
auquel un éclairage neuf donne toute sa valeur. Cela m’a amené à penser qu’il peut en effet
être utile de collecter, de mettre en forme, et d’abréger, pour alléger la tâche de celui qui
cherche et étudie la médecine. De la même façon, ce que tu as entrepris dans ton
commentaire des œuvres Aristote  génie exceptionnel s’il en fut , introduit de l’ordre et
de la clarté dans cette sagesse qui s’y trouve parfois enfouie

Venons-en maintenant à cette importante question que tu abordes à la fin de ta dernière


lettre : Après avoir attendu trop longtemps peut-être, je l’avoue, j’ai suivi le conseil que tu
m’avais donné de lire les commentaires d’Alexandre d’Aphrodise sur le De anima, et j’ai
déjà recommandé cette lecture à mon plus cher disciple, ibn ‘Aqnin, ainsi qu’au savant
homme, Shmuel ibn Tibbon, qui s’apprête à traduire en hébreu le Guide des égarés. En
lisant ce commentaire, j’ai appris que, selon Alexandre d’Aphrodise, l’esprit de l’homme
est composé d’un Intellect passif ou corporel d’une part  autrement dit cette faculté
essentielle qui est une partie du corps et qui meurt avec lui , et d’un Intellect actif d’autre
part, influx émané de Dieu qui agit sur l’Intellect acquis pour produire la pensée. De
l’Intellect actif émanent aussi les formes qui s’impriment dans la matière. Je pense plutôt,
comme ibn Sinâ, que l’Intellect agent est un Intellect séparé qui fait passer de Dieu au
monde l’émanation des formes. Il est émané de Dieu et émane sur le monde.
.

123
Je me suis demandé ce qui différenciait l’Intellect divin et l’Intellect humain (B).
L’Intellect divin est toujours en acte tandis que l’Intellect humain est, à chaque instant,
dépendant de la génération et de la perception. Il atteint le degré le plus élevé de la
perfection lorsqu’il parvient à la connaissance en acte, cette connaissance qui permet
l’union entre l’Intellect, l’intelligent et l’intelligible.

Et qu’est-ce donc que l’âme ? Elle unit toutes les forces de vie qui sont dans l’homme
vivant, et, à l’instar des philosophes, je l’appellerai « forme de l’homme ». L’âme vit aussi
longtemps que l’homme demeure vivant, car elle est l’homme vivant. Avec la mort de ce
dernier, elle disparaît aussi. Je pense, comme Aristote, que l’âme est « la forme du corps » :
ils constituent ensemble un même être unique qui ne peut être partagé. Après la mort du
corps, il n’est point, pour l’âme, d’existence séparée, puisqu’elle est une puissance
corporelle.

Parmi les facultés de l’âme, cependant, il y a la faculté intellective : avec elle, il est
possible d’atteindre à la connaissance de la vérité éternelle qui est la connaissance de Dieu,
ainsi qu’il est écrit :  car la terre sera pleine de la connaissance de Dieu, comme l’eau abonde dans le
lit des mers (Isaïe 11, 9). Cette connaissance entraîne une fusion avec l’Intellect agent, éternel,
et c’est de cette façon que l’âme devient, elle aussi, éternelle. Je ne nie donc pas d’une
manière absolue l’immortalité de l’âme, puisqu’aussi bien elle est le but suprême des êtres
sages et justes ; mais je ne peux pas croire, comme le commun des hommes, que
l’individualité de l’homme subsiste sans le corps. Je pense plutôt que c’est l’Intellect acquis,
particulier, qui subsiste, après la mort, en tant qu’Intellect séparé indépendant du corps.

A) Hippocrate : célèbre médecin grec qui vécut au IVe siècle avant le comput des nations, et dont
Galien a rassemblé et commenté les observations dans ses ouvrages. C’est ce qu’a fait aussi notre maître
Moshe ben Maïmon.

B) Cette question est également abordée dans le Guide des égarés, I, 68.

Y. I.
A.

124
125
Le philosophe peut-il croire à la rétribution, à une providence divine effective,
à l’éternité de l’âme, et à la résurrection des morts ?

Réponse du grand cadi de Cordoue, Abû l-Walîd ibn Rushd, à son ami, notre
maître Moshe ben Maïmon, médecin du roi au Caire.

Salâm, Musa, mon sage ami !

J’ai lu ta lettre avec grand plaisir. J’aimerais toutefois y apporter quelques précisions, car
Aristote est parfois compris d’une manière erronée.

L’Intellect agent n’est pas le dernier intellect dans la chaîne de ceux qui sont émanés de
Dieu : il est l’Intellect du Dieu créateur, qui émane sur le monde. Il est la conscience que
le monde matériel peut avoir de lui-même, toute la science que les hommes ont de l’univers.
Les êtres doués de raison se succèdent, mais ils peuvent transmettre à d’autres leur savoir,
et c’est ainsi que se perpétue la connaissance universelle. En se maintenant de génération
en génération, elle permet à l’individu de faire passer son Intellect particulier de la puissance
à l’acte, car le corps de cet individu aussi bien que son intellect particulier sont une réalité
éphémère et contingente. L’Intellect agent est unique et commun à tous les êtres humains,
et lui seul est immortel.

L’intellect possible, passif, particulier, est lui aussi unique pour tous les êtres humains
et il n’accède à son expression individuelle qu’au moment du premier contact avec
l’Intellect agent, général, universel. Pendant toute la durée de la vie, il se maintient dans
l’individu ; mais avec la mort de ce dernier, il glisse, comme une goutte dans la mer, vers
l’Intellect général et universel. Ainsi donc, c’est la pensée qui est éternelle, et non l’homme,
non le particulier.

Mais s’il est vrai que le particulier cesse d’exister, comment croire à cette rétribution qui
ne peut procéder que d’une providence divine effective ? comment croire à l’immortalité
de l’âme et à la résurrection des morts ?

126
Il faut beaucoup de force d’âme, Musa, pour mettre en doute des croyances auxquelles
tes frères et les miens sont si vivement attachés. En cela nous ferons ce qu’il convient de
faire, ainsi qu’il est écrit : Tu ne travestiras pas de mensonge la vérité (Coran, sourate 2, 39).

127
Critique de ceux qui se prennent pour des sages d’Israël, alors qu’ils sont en
vérité les plus sots des hommes.

Lettre adressée en l’an 1195 du comput des nations, 1507 de l’ère des Contrats,
par notre maître, Moshe ben rabbi Maïmon, couronne des sages, à son ami ibn
Rushd, grand cadi de Cordoue, savant et juge illustre.

Salâm, Abû l-Walîd, mon maître et mon ami !

La remarque par laquelle s’achève ta dernière lettre a suscité en moi bien des réflexions :
il faudrait, écris-tu, faire montre d’une force d’âme exceptionnelle pour mettre en doute
ces croyances qui fondent la foi du vulgaire.

Je ne crois pas, pour ma part, qu’une force d’âme exceptionnelle soit vraiment
nécessaire pour dire aux gens du peuple les paroles qui leur feront quitter leur croyance. Je
ne crois pas non plus qu’elle soit indispensable pour exposer nos idées sur la vérité à des
gens qui se considèrent eux-mêmes comme des sages, et que leurs disciples, eux aussi,
considèrent comme tels : aussi bien, ces gens-là n’ont point les qualités qu’il faudrait pour
comprendre ce que nous leur disons. C’est pour connaître la vérité qu’on a besoin,
lorsqu’on s’occupe comme nous de philosophie, d’une authentique force d’âme. Seul le
débat qui nous oppose parfois mérite qu’on lui accorde du prix, car chacun de nous dispose
des outils nécessaires pour comprendre l’autre.

Je ne m’abaisserai pas à parler à ceux qui se croient des sages en Israël alors qu’ils sont
les plus insensés des hommes, et qu’ils se fourvoient plus encore que des animaux (A). Ils
ont l’estime des anciens et des sages de la communauté car ils connaissent les méthodes de
l’affrontement dialectique qui porte sur la Loi, mais leur cerveau est plein de lubies de
vieilles femmes et de fantasmagories pernicieuses. Dans le Guide des égarés, j’ai expliqué
que mon propos n’était destiné ni au commun des hommes, ni à ceux qui débutent dans
l’étude des sciences. Je ne veux pas enseigner à ceux qui ne s’occupent que de la Torah
(B), et qui sont par ailleurs totalement ignorants des sciences. Car la méthode qui se fonde
sur des preuves rationnelles n’est accessible qu’à ceux qui ont acquis, par la fréquentation
des ouvrages de science et de philosophie, le discernement propre aux gens éclairés.

128
L’objet du Guide est « la science de la Torah selon sa vérité », autrement dit la vérité
philosophique qui réside dans la Torah, et qui en est le seul contenu authentique. Dieu sait
combien j’ai éprouvé de crainte à mettre par écrit les choses qui sont dans cet ouvrage, car
ce sont là des choses cachées, et ces « sages » dont je viens de parler, qui ne connaissent
pas la philosophie, sont incapables de les comprendre (C).

Pour aborder les difficiles questions que je traite dans ce livre, j’ai utilisé un langage que
les vrais sages comprendront : l’allusion leur suffit, et il n’est point nécessaire de leur
donner des explications, puisqu’ « au sage on n’explique pas ». Il n’était pas davantage
nécessaire de revenir sur ce qui avait déjà été dit, puisqu’ « au sage on ne répète pas » (D).
Pour le commun des hommes en revanche, il est indispensable d’expliquer et de répéter,
comme lorsqu’on enseigne à un enfant.

Préserve-toi, mon frère, de ceux qui pratiquent le kalâm (E), et je me préserverai, pour
ma part, des rabbins dénués de raison. Tu entendras souvent ces gens débiter des insultes
et des propos infamants sur les véritables sages. A propos de l’un d’eux, ils diront qu’il
manque d’intelligence, à propos d’un autre qu’il est inculte, et d’un autre encore qu’il est
bien incapable de comprendre la profondeur de leurs discours. Ils se croient supérieurs à
tous, mais leur langage reste au niveau du peuple qui les écoute. Ils leur promettent une
rétribution corporelle, une résurrection corporelle, et ils veulent que les âmes transmigrent
de corps en corps. Ils décident de la loi, et entretiennent à leur profit la révérence
qu’éprouvent pour le Talmud ceux qui sont incapables de s’y orienter. Jusqu’à présent, le
rabbin décisionnaire demeurait seul juge, et personne ne le contestait car on avait besoin
d’un décisionnaire : étant donné la multitude des sources, on ne pouvait savoir la direction
que la loi devait prendre. Depuis que le Mishné Torah a été publié, en revanche, tout est
devenu accessible et clair, même pour ceux qui ne font point « profession de la Torah ».
La position des savants décisionnaires s’en est trouvée affaiblie, et ils m’en gardent rancune.

Préserve-toi, mon frère, de ceux qui pourraient t’en vouloir, et je ferai de même, de mon
côté. Ce n’est pas de force d’âme que nous avons besoin, mais du discernement qui seul
peut nous préserver l’un et l’autre, par les voies de la raison, de la querelle et de la calomnie,
et du mal qu’elles attirent sur nos communautés.

129
J’ai déjà prévenu mon meilleur disciple, ibn ‘Aqnin, qu’il fallait éviter de prêter à
n’importe qui les fascicules du Guide, et de les déposer en des mains peu dignes de foi. La
force d’âme consiste à dire la vérité à ceux qui possèdent les qualités nécessaires pour la
comprendre : pas à la foule, et encore moins à ceux qui s’imaginent être de grands sages
alors qu’ils ne sont que des sots, puisqu’ils ne connaissent point les sciences et  ce qui est
le pire , puisqu’ils n’écoutent pas ce qu’on leur dit, mais répandent le souffre et le feu (cf.
Genèse 19, 24). Or, comme l’a déclaré le plus sage des hommes : Répondre avant d’avoir
entendu, c’est une folie et une cause de confusion (Proverbes 18, 13).

Garde-toi bien, mon frère ! Puisse la paix pour toi s’accroître et prospérer !

A) Ces expressions se trouvent aussi dans le Traité de la résurrection des morts, chapitre I.

B) C’est dans l’introduction du Guide des égarés que figurent ces propos.

C) Ces paroles se trouvent elles aussi à la fin de l’Introduction du Guide des égarés.

D) Voir également la fin du Traité sur la résurrection des morts.

E) Le mot Kalâm signifie « discours », en arabe. Les gens qui le pratiquent sont appelés Mutekallimûn.
Leur méthode consiste à utiliser des arguments rationnels pour fonder les principes
théologiques du fanatisme asharite.

Y. I. A.

130
Dans une lettre adressée à notre maître Moshe fils du rav juge Maïmon ha-
Sefaradi, en l’a 4756 de la Création, 1196 du comput des nations, ibn Rushd le sage
très aimé, maître éminent en Islam, et savant parmi les savants raconte son
expulsion de Cordoue, et comment ses livres ont été brûlés.

Salâm, Musa, mon frère !

L’année que je viens de vivre fut pleine de souffrances et de vicissitudes !

Des fanatiques religieux ont excité contre moi le calife almohade Abû Yûsuf Ya‘qûb al-
Mansûr en prétendant que j’étais, moi, un ennemi du Coran. Mes opinions sur la création
du monde, sur l’immortalité de l’âme, la résurrection des morts, la rétribution et tout ce
qu’ils débitent au commun des hommes pour se les gagner, leur déplaisent. Mes opinions
les gênent. Ils me considèrent comme l’un de ces mécréants qui portent atteinte à notre
livre saint   mais ceux qui ne croient point disputent avec le faux pour annihiler la vérité (Coran,
sourate 18, 54) , et cela uniquement parce que mes idées ne procèdent pas du sens obvie.
Voilà pourquoi j’ai été honteusement expulsé de Cordoue, ma cité bien-aimée, et contraint
d’aller vivre dans la petite bourgade de Lucène. Je ne crains pas la solitude. Le fait d’avoir
été dépouillé de mes nombreux livres, en revanche, m’a rendu fort malheureux. La flamme
du fanatisme les a publiquement consumés comme s’ils représentaient un danger pour mes
semblables. Le pire des fanatismes n’est-il pas celui qui s’en prend aux livres puisqu’il ne
vise pas seulement la destruction du corps, mais aussi celle de l’esprit ?

Ces gens-là ont fait de leur religion un métier et une source de revenus. Leur cœur et
leur intelligence n’admettent rien d’autre que les Écritures comprises selon leur sens obvie.
Ils demeurent obstinément fermés à la sagesse et aux sciences, et il refusent de voir qu’elles
ne contredisent en rien le texte révélé. Ils ignorent que nos écrits saints, comme les vôtres,
encouragent au contraire la quête philosophique. Si l’Écriture semble parfois contredire la
vérité que fait apparaître une réflexion rationnelle, c’est que les passages en question
doivent être interprétés de manière allégorique. Mais la plupart des hommes sont dénués
des qualités philosophiques qui sont indispensables pour accéder à des explications
incluant figures et métaphores. Les fanatiques religieux sont de ceux-là et ils considèrent

131
comme une hérésie toute explication allégorique des Écritures et toute tentative de mettre
à jour leur sens caché. Ils ne s’occupent que de religion, décident de ce qui est permis et de
ce qui ne l’est pas, se dispensent eux-mêmes des devoirs auxquels sont astreints tous les
membres de la cité, et tirent de cette activité l’essentiel de leur subsistance. J’ai écrit toutes
ces choses dans la lettre que j’ai adressée à notre calife : c’est à lui que je dois, jusqu’à
présent, d’avoir pu échapper à ces gens stupides.

Au bout de quelques semaines, j’étais convoqué à la cour, à Marrakech. Le roi m’a


demandé d’écrire mes opinions philosophiques pour l’élite (lehâtzah) et de ne pas les
divulguer au commun des hommes (le‘âmah), car ces derniers ne peuvent accéder qu’au
sens littéral, et tout autre explication ne peut que leur être nuisible. J’ai donné mon
accord sans hésiter: je puis désormais continuer d’écrire ce que je pense sans craindre d’être
inquiété, mais on m’a retiré ma charge de cadi.

Je sais qu’en Égypte, mon cher frère, ta situation est meilleure que la mienne. Mais c’est
à Cordoue que j’aimerais être, car il n’est point de lieu comparable. Il me faudra beaucoup
de temps pour reconstituer tous les ouvrages que j’avais écrits : vingt-huit livres de
philosophie, cinq de théologie, huit de droit, quatre sur l’astronomie, deux traités de
grammaire arabe et vingt ouvrages de médecine Ce n’est point par vanité, mon frère,
que j’énumère tout cela, mais pour que tu aies quelque idée de la tâche qui m’attend. Cette
tâche écrasante, je l’aborde avec joie, mais je conserve en mon cœur le plus profond mépris
pour tous ceux qui détournent la religion, qui reçoivent des autres leur subsistance, et ont
l’orgueil de faire du mal à ceux qui étudient. Je m’efforcerai, quant à moi, de poursuivre
sur la voie que montre notre saint livre : Ne marche point sur la terre avec insolence ! tu ne saurais
déchirer la terre et atteindre en hauteur les montagnes (Coran, sourate 17, 39).

Note du traducteur:

Sur le brûlement des livres d’ibn Rushd. Une trentaine d’années après cet événement déplorable, plusieurs
exemplaires du Guide des égarés étaient jetés au feu, à Montpellier. Des Juifs hostiles au RaMBaM s’étaient
tournés vers les autorités ecclésiastiques, en affirmant que la lecture de cet ouvrage conduisait à l’apostasie.
Les fanatiques qui s’en sont pris à ibn Rushd et ceux qui visaient Maïmonide étaient à l’évidence animés de
la même méchanceté.

Y. I. A.

132
Notre maître exprime la colère que lui inspirent qui proclament « la Torah est
mon métier ».

Lettre adressée en l’an 1507 de l’ère des Contrats, 1196 du comput des nations,
par notre docte maître, Moshe ben Maïmon, à son ami d’enfance le sage éminent,
ibn Rushd.

Salâm, Abû l-Walîd, qui m’es plus cher que tout !

Le récit de ton bannissement m’a brisé le cœur. A toi qui avais ouvert les yeux de tant
d’hommes, et permis à tant d’êtres de contempler les vérités de la foi à la lumière de la
raison aristotélicienne, à toi le juge réputé pour sa miséricorde, pour sa compassion, et pour
sa connaissance de l’âme humaine, tes frères ont fait subir le plus vil des affronts. Mais tu
dois le savoir, mon frère : c’est partout où se manifeste l’aspiration à la connaissance qu’on
rencontre de tels ennemis.

J’ai vu, moi aussi, surgir des ennemis du sein de mon peuple, et j’ai observé que, dans
bien des cas, ils sont suscités par ces savants religieux qui tirent leur subsistance de leur
enseignement. Le gaon Shmuel ben Eli de Bagdad, et son assistant, le Président du tribunal
rabbinique de l’académie, qui est aussi son gendre, ainsi que leurs assesseurs, m’ont pris
pour cible parce que je ne crois pas que le corps puisse revivre après avoir été anéanti. Je
suis certain que s’ils le pouvaient, ils ne se priveraient pas de comploter contre moi.

Je ne les envie pas, à Dieu ne plaise ! J’ai toutefois été bien étonné d’apprendre, d’après
le récit que Petahiah de Regensburg fait de son voyage à Bagdad, que le Président de
l’Académie y exerçait ses fonctions au milieu de la pompe et de la magnificence : soixante
esclaves et serviteurs se tenaient, à tout instant, prêts à lui obéir ; comme un roi, il portait
un vêtement brodé d’or aux teintes bigarrées. Même sur son estrade, dans l’académie,
tandis qu’il s’entretenait par l’intermédiaire de ses interprètes avec ses disciples assis sur le
sol, il était habillé de vêtements dorés et d’un manteau de soie. Comme toi, je ne suis guère
accessible à ce genre de vanité, ainsi qu’il est écrit : ... les yeux des orgueilleux seront abaissés

133
(Isaïe 5, 15). Jamais ni toi ni moi, mon frère et mon maître, n’avons eu un semblable
comportement.

Utiliser la Torah pour en tirer profit, c’est faire outrage à sa sainteté, c’est commettre
un blasphème, et porter atteinte à la religion. Ceux qui font profession de la Torah finissent
généralement par égarer leurs semblables, et, ce qui est plus grave encore, il deviennent
eux-mêmes des êtres corrompus. La Torah de Dieu ne saurait procurer ni subsistance, ni
honneurs, ni richesses. Je ne suis pas non plus favorable au fait d’accepter de l’argent pour
financer les académies talmudiques. C’est à ceux qui étudient la Torah qu’il revient de
pourvoir à leurs propres besoins. Quiconque met en avant l’étude de la Torah pour se
dispenser de travailler, et vivre de la charité des autres, blasphème le Nom divin, insulte la
Torah, et éteint le flambeau de la religion.

Pour moi non plus, je n’ai pas voulu que la Torah serve un but matériel : elle n’est pas
mon métier, mais l’amour de ma vie ; c’est par amour que je donne, et non pour recevoir
un salaire. Je suis empli de colère contre ceux qui proclament : « la Torah est mon art », et
je fais mienne cette parole de Rabbi Yossi : « Quiconque affirme : ‘Il n’y a pour moi que la
Torah’ n’a pas non plus la Torah » (A). Car c’est faire preuve de sagesse que de se
déterminer, avant toute autre chose, pour le métier qui permettra de gagner sa vie. Au
meilleur et au plus érudit de mes disciples, ibn ‘Aqnin, cher à mon cœur, qui se trouve en
ce moment à Bagdad, j’ai conseillé de ne pas tirer sa subsistance de la Torah et de ne pas
devoir son salaire à l’Exilarque 16. Il serait bien préférable qu’il obtienne quelque revenu en
exerçant le métier de tailleur, de menuisier ou de tisserand (qu’il ne prenne pas leurs
manières, car on le mépriserait !), mais il vaudrait mieux encore, bien sûr qu’il consacre
l’essentiel de son activité à l’exercice du commerce ou de la médecine. En tout état de
cause, il devra éviter de perdre son temps avec le commentaire et l’explication des
innombrables difficultés qui sont exposées dans la Guemara : il lui suffira de consulter le
Mishné Torah, dans lequel j’ai facilité la tâche de ceux qui étudient, en leur évitant de se
perdre inutilement dans le Talmud (B).

C’est ton exemple, mon frère, qui m’a inspiré ces principes. Durant toute ton existence,
tu as montré par la pratique que l’étude de la vérité qui est contenue dans les Écrits saints

16 Chef de la communauté juive babylonienne. Il exerçait un pouvoir administratif, tandis que le gaon assumait le pouvoir
religieux.

134
devait procéder de l’exploration des autres domaines du savoir : la philosophie, les
différentes sciences, la médecine et le droit. Tu n’as jamais laissé à d’autres le soin de
pourvoir à ta vie ; tu as travaillé dur comme médecin, comme cadi, au degré le plus élevé
de cette fonction, et tu as contribué au bien-être de la collectivité, sans jamais en attendre
de rémunération. Moi aussi, dès l’enfance, j’ai appris à aider mon père, le plus cher des
hommes  béni soit son souvenir , chaque fois que je le pouvais ; par la suite, j’ai assisté
mon frère David dans son commerce des pierres précieuses, et j’ai pu contribuer ainsi à
mon entretien et à celui de mon entourage, au cours de nos multiples errances. Depuis que
David nous a quittés, j’ai assumé aussi la charge de sa famille, et pendant tout ce temps, je
n’ai cessé d’étudier la Torah ; mais je me suis également intéressé aux autres champs du
savoir, et j’ai perfectionné mes connaissances en médecine, avec l’espoir d’en vivre un jour.

Ici, en Égypte, mes journées sont de plus en plus longues et épuisantes. Depuis les
premières lueurs de l’aube jusqu’à une heure tardive de la nuit, je n’ai guère de répit : chaque
matin, je pars très tôt de Fostat  où je réside , pour me rendre à la cour du roi, au Caire.
J’y soigne des gens importants. Lorsque vient le soir, je m’en retourne chez moi, sur mon
âne. Une foule de personnes  Juifs et Arabes, notables et gens du peuple  m’y attend
déjà : certains m’aiment bien, d’autres me détestent : à tous je consacre de longues heures
à prodiguer des soins. Je m’efforce par ailleurs de répondre à tous ceux qui, de diverses
contrées du monde, me font parvenir leurs questions. Les lettres que je rédige à leur
intention portent sur les sujets de l’heure et sur les délicates questions qui touchent à
l’observance des commandements. Je m’occupe enfin des besoins de la collectivité.
Lorsque la nuit s’installe, je puis enfin m’allonger, mais je suis alors tellement accablé de
fatigue que je serais bien incapable de prononcer un seul mot. C’est seulement avec la
venue du shabbat, après la prière matinale, que je peux m’adresser à l’ensemble de la
communauté et dispenser mes recommandations sur ce que chacun aura à faire au cours
de la semaine. En tout cela, c’est l’affection que j’éprouve pour mes frères associée à mon
amour pour la Torah qui m’aide et qui m’inspire. Le respect du commandement qui prescrit
l’étude de la Torah est pour l’homme un devoir et une fin suprême. Puisque c’est un devoir,
il est interdit de s’en décharger sur d’autres en leur demandant d’assurer notre entretien à
notre place afin que nous puissions nous consacrer entièrement à l’étude. Durant toute
mon existence, je n’ai jamais demandé ni accepté qu’on m’assiste pour que je survive. J’ai
des devoirs envers la communauté : ils sont lourds, mais pour m’en soulager jamais je ne

135
prendrai prétexte de l’amour qui est dû à la Torah, car la Torah est mon amour, et non
mon métier.

Sois fort et courageux, mon frère ! Que ton seul salaire soit la quête de la vérité, la
connaissance et le service de Dieu.

A) Notre maître répétait souvent cette sentence de Rabbi Yosi, tirée du Talmud (Yebamot, chapitre
109).

B) Ces propos se trouvent dans la lettre que le RaMBaM m’a adressée.

Y. I. A.

136
Lettre adressée par notre maître, le sage vénérable Moshe ben Maïmon ha-
Sefaradi, à l’ami de sa jeunesse et de toute sa vie, sage parmi les sages, ibn Rushd.
Cette lettre ne fut jamais lue par son destinataire parce qu’il était mort trois
semaines auparavant, à Marrakech, en l’an 575 de l’Hégire, 1198 du comput des
nations.

Avant de mourir, le plus honoré des sages, Abû l-Walîd Muhammad ibn Ahmad
Aben Muhammad ibn Rushd avait demandé que les lettres du RaMBaM qui
étaient en sa possession fussent retournées à l’ami qui était pour lui comme un
frère, afin que celui-ci les conserve en secret et, avant de mourir, les dépose en des
mains sûres : elles pourraient ainsi, au dernier siècle de ce millénaire, être enfin
publiées pour servir de témoignage sur l’affection profonde qui avait existé entre
un sage arabe et un sage juif.

Voici le texte de la lettre qui fut adressée par le RaMBaM à son ami, alors que
ce dernier n’était déjà plus parmi les vivants :

Salâm, Abû l-Walîd, mon frère, toi qui m’es plus cher que tout !

Grâce à Dieu, le calme est enfin revenu dans ce pays, et les rivalités liées à la succession
se sont apaisées : c’est mon ami al-Malik al-Afdal Nûr al-dîn, fils aîné de notre souverain
vénéré Salâh al-dîn, qui est monté sur le trône royal. Moi qui n’étais jusqu’alors que médecin
à la cour, j’ai été aussitôt choisi par lui, pour devenir son médecin particulier  médecin du
corps et médecin de l’âme. Ainsi, je suis monté en grade : de médecin de cour, je suis
devenu médecin du roi. Malgré tout le respect que j’éprouve pour lui, je n’avais pas craint,
par le passé, de désapprouver indirectement les excès de son existence dissolue et
voluptueuse. Cette manière de vivre a affaibli le corps de notre souverain, et l’on sait à
présent qu’il est en mauvaise santé. A sa demande, j’ai composé un traité intitulé Traité de
la conduite de la santé, dont il pourra s’inspirer s’il souhaite prolonger ses jours.

La vie a repris son cours, ici, et j’ai retrouvé ma sérénité. Le vizir du roi, al-Fadil, m’a
sollicité lui aussi, en me demandant d’écrire un Traité sur les drogues, ce que j’ai fait. Tu

137
sais qu’en Égypte, les morsures de serpent qui entraînent la mort sont fréquentes. Il y a
déjà plusieurs années, j’avais réfléchi à propos des différentes sortes de venins et poisons,
et sur leurs antidotes. C’est pourquoi j’ai écrit ce traité qui porte sur la morsure d’animaux
tels que les chiens enragés et les serpents. J’y indique aux victimes de tels accidents la
marche à suivre en attendant l’arrivée du médecin.

J’ai rédigé aussi, à la demande de deux notables du pays que je ne pouvais pas renvoyer
les mains vides, deux Traités du coït : l’un porte sur le coït en général, le second sur l’excès
en ce domaine. Plus je m’adonne aux grandes questions de la vie spirituelle, plus je prends
conscience de la nécessité de se prononcer aussi sur ces sujets très terre à terre qui
intéressent au plus haut point les êtres avides de plaisir. Il n’y a rien de nuisible dans le
plaisir physique lorsqu’il est accompagné de plaisirs spirituels. En acceptant de prendre en
considération les inquiétudes de mes patients à propos du coït, j’ai acquis plus de prix à
leurs yeux, et j’ai pu même, à l’occasion, enrichir leur cerveau de préoccupations
spirituelles. J’ai commencé par tempérer chez eux le désir d’une activité sexuelle totalement
débridée. Elle provoque en effet une baisse de la chaleur naturelle, un dessèchement du
cerveau, un affaiblissement des organes essentiels du corps, une diminution de la vigilance,
une altération de la couleur du sang, et surtout un ralentissement de l’activité de l’esprit.
J’ai rappelé, à cette occasion, l’utilité du coït : il rend alerte, enjoué ; il apaise la colère, évite
la dépression, prévient les maux de tête ou de ventre, les névralgies, la constipation et les
inflammations. Quant au plaisir lui-même, il procure des pensées heureuses.

Cependant, l’être humain est ainsi constitué qu’il se montre généralement plus avide de
détails pour ce qui touche à la vie que pour les choses essentielles. C’était le cas de ceux
qui sollicitaient mes conseils à propos du coït. Ils souhaitaient connaître les recettes qui
permettent de satisfaire la femme pour qu’elle demeure fidèle. Leur esprit ne pouvait
s’apaiser avant que je leur aie indiqué un régime qui favorise l’érection en empêchant que
le membre ne retombe trop vite. C’est chez toi, me semble-t-il, que j’ai lu le conseil de se
procurer de la graine de moutarde et de poivre blanc ainsi que de la semence de grindelia,
de pétrir l’ensemble dans de l’huile de jasmin, et d’en prendre une pilule trois fois par mois.
J’ai recommandé en outre d’enduire tout le membre avec du miel de gingembre compressé.
Leur visages se sont éclairés et ils m’ont porté aux nues. Tout ce que je demanderais pour
moi ou pour ma communauté me serait accordé.

138
Tu en conviendras, mon maître et guide, il faut se garder d’aborder les êtres humains
avec des considérations qui portent sur les réalités supérieures, sans être capable, en même
temps, de parler avec eux de sujets terrestres tels que la volupté, et toutes les autres choses
dont ils ont plaisir à s’entretenir. Voilà pourquoi j’ai voulu écrire sur la vie intime avec la
franchise qui sied à ceux qui s’occupent des sciences véritables. Il m’a été possible, alors,
d’évoquer également la médecine de l’âme, et on m’a écouté. J’ai parlé de cette partie
intellective de l’âme, qui fait de l’homme un être unique en tant qu’il dispose du libre
arbitre, d’une volonté propre, et de la faculté de connaître le vrai. La fin suprême de l’être
humain est son perfectionnement ; cette fin n’est accessible qu’en modelant les
dispositions de chaque partie de l’âme sur la base des tendances corporelles, en s’imposant
une activité régulière, juste milieu entre le surmenage et l’oisiveté, et en se gardant de
l’ascétisme autant que des passions extrêmes. L’activité qui convient à l’âme est faite de
mesure ; elle permet d’accéder à ce but qui transcende l’existence physique : la
connaissance de la vérité éternelle.

Je garde en moi l’espoir que ta profonde connaissance de la médecine du corps et de


l’âme t’assure l’existence saine, paisible, heureuse et sereine, qui est nécessaire à la quête
des grandes vérités. Tes soixante-douze années ne doivent pas être pour toi un fardeau
puisque le Créateur  Béni-soit-Il  te réserve encore, sur cette terre, de longues années
d’une prestigieuse renommée.

***

Moi, Joseph ben Rabbi Yehudah ibn ‘Aqnin, qui étais venu trouver mon maître vénéré, sage parmi les
sages, rabbenu Moshe bar Maïmon, le dimanche soir du vingt-quatrième jour du mois de Heshwan 4765,
an 1204 du comput des nations, à Fostat, près du Caire, Égypte, je m’en suis retourné à Alep, la lointaine,
après avoir reçu de ses mains les précieuses lettres qu’il avait adressées au sage arabe Abû l-Walîd
Muhammad ibn Rushd, et celles qu’il avait reçues de lui  lettres qu’il avait conservées sans jamais les
publier.
.
Ces dernières semaines, j’étais fort occupé par tous les soins de mon commerce. Mes voyages m’ont conduit
d’Alep à Aram Nahraïm, puis à Bagdad et en Syrie ; aussi n’ai-je été informé qu’au soir de mon retour
 il y a quelques jours à peine  de la plus triste des nouvelles.

139
Voilà qu’elle s’est éteinte, la lumière de cet homme qui « allait avec Dieu »17, celui qui fut mon père
pour l’étude de la Torah et celle de la sagesse : Moshe ben Maïmon, notre maître, a quitté ce monde et
rejoint ses pères18 il y a quelques semaines, le vingtième jour du mois de Tevet de l’an 4765. Même dans
la lointaine Bagdad, où en raison de l’âpre conflit qui l’avait opposé au gaon Shmuel ben Eli, notre maître
n’avait pas obtenu toutes les marques d’honneur qui lui étaint dues, on pleure amèrement la perte de cet
homme exceptionnel qui fut l’ornement et la gloire de sa génération. On raconte qu’à Fostat, lieu de sa
résidence, les Juifs qui se lamentaient sur sa mort, mais aussi des Arabes qui l’aimaient tout autant que
l’un de leurs plus grands sages, lui ont dédié un deuil de trois jours. Au bout d’une semaine la nouvelle
parvenait aussi à Alexandrie ; lorsqu’elle fut enfin connue à Jérusalem, on y convoqua une réunion
publique, à l’issue de laquelle furent proclamés un jeûne et un deuil solennels19. Dans toutes les contrées du
monde, la population juive pleure sa disparition.

De Sibita, au Maroc, la ville de ma naissance, un ami m’a écrit que, lorsque furent passés les jours de
deuil dédiés à notre maître, son corps fut emporté pour être inhumé en Terre sainte. Et comme il est d’usage
pour les êtres d’exception, dès les premiers jours, sa mort s’est revêtue de légende. On m’a rapporté, par
exemple, la rumeur suivante : sur les rivages de Jaffa, ceux qui portaient le cercueil de notre maître auraient
rencontré des voleurs armés. Ces derniers voulurent s’emparer du cercueil, le considérant comme un trésor,
mais ils furent incapables de le déplacer. Il s’écrièrent alors : « C’est un saint homme de Dieu », et se
joignirent au cortège pour l’accompagner jusqu’à l’endroit choisi. Peut-être notre maître fut-il enterré dans
une vallée, face à la mer. Certains parlent encore de Tibériade, ou d’Hébron. Comme pour Moïse, le lieu
de sa sépulture demeure une énigme. De Moïse à Moïse, il ne s’est point levé d’homme tel que Moïse.

Il y a six ans, lorsqu’il avait appris la mort de son cher ami, Abû l-Walîd ibn Rushd, mon maître le
RaMBaM aurait vivement souhaité connaître le lieu de sa sépulture. Or, les nombreux disciples du grand
sage arabe étaient divisés sur ce point : certains pensaient qu’il avait été enterré à Marrakech, d’autres à
Cordoue. Mon maître avait eu alors cette parole : « Il semble qu’ibn Rushd ait voulu dissimuler le lieu de
sa sépulture comme il l’avait fait pour certaines de ses opinions ». Peut-être fallait-il comprendre qu’avec la
mort du corps et son anéantissement,, l’intellect de l’homme perd son existence propre, et, telle une goutte
dans l’océan, se fond dans le grand Intellect commun à tous les hommes. Cette pensée-là m’est venue lorsque
mon vénéré maître nous a quittés. N’avait-il pas choisi, dans la mort comme pendant toute sa vie, de suivre
l’exemple de celui qui avait été pour lui comme un frère et qui avait épanché sur lui ses pensées au point
que leurs deux âmes ne faisaient plus qu’une ? C’est quelquefois la volonté de Dieu que la sépulture des

17 Allusion à Hénoch (cf. Genèse 5, 24).


18 Allusion à Abraham (cf. Genèse 25, 8).
19 Allusions aux funérailles de Jacob (cf. Genèse 50, 10).

140
grands de ce monde demeure inconnue. Aucune trace matérielle ne subsiste d’eux, mais leur esprit emplit
toute la terre.

Yosef bar Yehudah ibn ‘Aqnin

Postface

J’implore votre indulgence, rabbenu Moshe ben Maïmon et vous, sage Abû l-Walîd ibn
Rushd, pour avoir imaginé cette rencontre qui n’eut jamais lieu dans la réalité. Je ne dois
pour cela d’explication à personne : ni à ceux qui dissertent savamment à votre sujet, ni à
vos commentateurs, ni aux guides religieux, pas plus qu’aux professeurs ou au reste des
gens d’esprit, mais seulement à vous. Qu’est-ce qui m’a amené à troubler ainsi votre
tranquillité ? Peut-être le doute, le regret léger de ces temps bénis où pouvaient exister des
liens amicaux et spirituels entre Juifs et Arabes. Ce qui était si naturel à vos yeux semble
aujourd’hui étranger et lointain, presqu’incroyable. Peut-être éprouvé-je également une
certaine nostalgie de vous qui étiez si différents, dans vos manières de vivre, de beaucoup
de nos contemporains religieux.

Vous avez tourné en dérision la conduite de ceux qui disent « Ma Torah est mon
métier ». Toi, notre maître, tu as fait tiennes ces paroles de Rabbi Yosi : « Quiconque
affirme : ‘Il n’y a pour moi que la Torah’ n’a pas non plus la Torah ». Tout en poursuivant
l’étude des écrits saints pour eux-mêmes, vous avez su gagner votre vie. Vous vous êtes
appliqués aussi à l’étude des sciences et de la philosophie, tout en assumant les fonctions
de médecin et de juge. Vous avez repoussé avec indignation les croyances dans la
prédiction de l’avenir, dans les amulettes et la transmigration des âmes. Vous avez méprisé
les guides religieux qui sont sages à leurs propres yeux et aux yeux de leurs disciples, mais
se montrent indifférents aux sciences et à la sagesse. Plusieurs centaines d’années après
vous, il arrive encore qu’on rencontre, parmi nous, de semblables guides. Si vous aviez
vécu à notre époque, ils vous auraient sans aucun doute insultés, comme si vous
n’apportiez que nuisance et corruption.

141
Pardonnez-moi si tel ou tel détail de ce texte peut prêter à sourire, ou même susciter
quelque déplaisir. Comme l’a dit Aristote, le plus illustre de ceux qui furent vos maîtres,
« Le temps anéantit les choses et les fait vieillir ». Vous saviez vous aussi, que la vérité de
l’histoire change avec le temps et qu’elle est dépendante de celui qui écrit. Voilà pourquoi
les circonstances qui tissent le récit de vos vies ont parfois donné lieu à des lectures érudites
divergentes. Ainsi par exemple, notre maître Moshe ben Maïmon, je n’ignorais pas, depuis
bien longtemps, que ton élève le plus cher, celui pour qui et en l’honneur duquel tu as écrit
le Guide des égarés, était rabbi Yosef ben Rabbi Yehudah ibn ‘Aqnin. C’est lui qui, dans
mon livre, joue un rôle si important dans la conservation de vos lettres. Or, selon une autre
version érudite, ton élève le plus cher aurait été, en réalité, quelqu’un qui portait un nom
analogue, Rabbi Yosef ben rabbi Yehudah ben Shim‘on, et c’est par erreur que les deux
personnages auraient été confondus. Je m’en suis tenu à ibn ‘Aqnin.

J’ai beaucoup médité sur la question suivante : t’es tu réellement converti à l’Islam, sous
la contrainte ? Les opinions, là-dessus, sont partagées. Il en est qui nient cette possibilité
tandis que d’autres l’acceptent comme un fait. Moi qui ne suis point chercheur (les lettres
que j’ai composées comportent beaucoup de fiction), j’incline plutôt à croire que tu t’es
bien converti à l’Islam, sous la contrainte, mais en apparence uniquement. C’était
assurément le seul moyen pour toi, sous la domination nouvelle des Almohades, de rester
en vie. Il ne te semblait pas très grave, au demeurant, de déclarer que Mahomet est un
prophète, puisque ce n’était là rien d’autre qu’une parole. Aucun homme sensé ne saurait
condamner une déclaration faite sous la contrainte, qui permet de sauver sa vie et de
continuer, en secret, à observer les commandements divins. Mais à vrai dire, c’est surtout
la fermeté avec laquelle tu as pris la défense, dans ton Épître sur la persécution, de ceux
qui s’étaient convertis de force à l’Islam qui m’a convaincu de la réalité de ta propre
conversion : en réponse à ce fanatique qui jugeait comme des renégats ceux qui avaient fait
un tel choix, tu as souligné que lui même n’avait jamais été confronté à une semblable
épreuve. Il faut sans doute voir dans ton attitude et dans cette remarque une allusion au
fait que tu avais personnellement connu l’expérience des tourments que comporte une telle
décision.

A toi, le sage ibn Rushd, je révélerai ce que tu n’as pu connaître : près de cent vingt ans
après ta mort, Dante, l’illustre poète italien, te citait comme le plus profond des
commentateurs d’Aristote, comme l’un des hommes les plus éminents qu’ait jamais connu

142
notre monde (Divine comédie, « Enfer » IV, 144). Quant à toi, rabbenu ben Maïmon,
influencé par la clarté de la méthode du commentaire, tu as résumé et ordonné le contenu
de l’Écriture dans le Mishné Torah, et tu y as présenté tout le contenu de la Torah orale
selon l’ordre des sujets. D’après bien des gens, ce fut là l’entreprise halakhique la plus
ambitieuse depuis la conclusion de la Mishna. Vous avez, l’un et l’autre, élevé l’exégèse au
niveau d’un grand art.

Voici ce qu’on peut trouver, à ce propos, dans un traité attribué à al-Farâbi, également
vénéré de vous deux : « Ne va pas croire que le calame est un instrument matériel, la
tablette une surface plane, et l’écrit une forme esthétique gravée dans la cire. La plume et
la tablette sont des anges spirituels, et l’écrit une image des vérités. La plume recueille les
termes de ces vérités et grâce à l’écriture spirituelle, elle les inscrit dans la tablette. C’est
ainsi que la parole sortira de la plume et son sens de la tablette L’image des vérités
s’envole vers les anges qui sont dans les cieux puis elle s’émane sur les anges qui sont sur
la terre, et le sens vient à l’existence ». Nous voudrions, nous autres, être ces anges qui se
trouvent sur la terre, afin que ceux qui sont dans les cieux émanent sur nous leur influence
 cette influence qui se révèle dans les écrits que vous avez laissés.

Pardonnez-moi de vous avoir conviés, tous les deux, à cet entretien fictif. Pouviez-vous
imaginer alors que des centaines d’années après votre disparition, nous vous
considérerions, à travers l’ombre du passé, en nous émerveillant de ces rayons de lumière
que, depuis les confins du temps, vous nous avez adressés ? Vous n’êtes plus de ce monde
à présent, mais votre sagesse demeure avec nous, car la sagesse vit éternellement.

***

Lexique

Abbassîdes : deuxième dynastie califienne de l’Islam (749-1517).


Almohades (al-Muwahhidûn) : dynastie (1130-1269) issue de *‘Abd al-Mu’min, qui étendit son empire
au Maghreb et à al-Andalus en y répandant l’idéal religieux d’*ibn Tûmart.
Araméens : Chrétiens nestoriens utilisant le syriaque, un dialecte araméen.
Ash‘arisme : école théologique de *kalâm opposée au *mu'tazilisme; elle devint dominante à partir
du XIe siècle dans les milieux sunnites.

143
Cadi : magistrat musulman qui remplit des fonctions civiles, judiciaires et religieuses.
Calife : souverain musulman, successeur de Mahomet et investi du pouvoir spirituel et temporel.
Contrats (ère des -) : ère des Séleucides qui commence en 312 avant notre ère.
Dayyan : juge de tribunal rabbinique.
Fatimides : dynastie qui régna au Maghreb, puis en Égypte, à partir de 969. Elle tire son nom de
*Fâtima, fille de Mahomet.
Gaon (plur. Geonim): président d'académie talmudique.
Géorgiens : Chrétiens orientaux de l’église géorgienne orthodoxe.
Grecs : Chrétiens de l'église grecque orthodoxe.
Guemara : ensemble des commentaires anciens sur la *Mishna.
Hadîth : tradition prophétique. Dits ou faits et gestes attribués au prophète Mahomet et transmis
par oral et par écrit.
Hégire : ère des musulmans qui commence en 622 de notre ère.
Halakhah : droit rabbinique.
Heshwan, mar-heshwan : mois du calendrier hébraïque (octobre-novembre).
Iyyar : mois du calendrier hébraïque (avril-mai).
Ismaélites : descendants d'Ismaël, les Arabes.
Jacobites : Chrétiens orientaux monophysites, appelés aussi Syriens orthodoxes.
Kaaba : sanctuaire le plus important de l'Islam, situé à La Mecque.
Kalâm : théologie musulmane apologétique qui prône l'usage de l'argumentation rationnelle pour
justifier les dogmes religieux.
Kasbah : citadelle d'un souverain.
Khazars : peuple scythique de l’Europe centrale qui se serait momentanément (ca. 740 ?) converti
au judaïsme. Leur roi est mis en scène dans le Kuzari de *Yehudah Ha-Levy.
Mahdî : le « bien guidé », restaurateur de la religion et de la justice musulmanes.
Maison de la sagesse (bayt al-hikma) : académie fondée à Bagdad, au IXe siècle, par le calife *al-Ma’mûn.
Elle abrita la première bibliothèque consacrée aux manuscrits antiques et à leurs traductions.
Midrashim : explications homilétiques de la Bible élaborées principalement en Palestine avant le X e
siècle.
Miqra : Bible (litt. « lecture »).
Mishna : recueil de la Loi orale rédigée au IIe siècle de notre ère.
Mizwah: commandement divin, biblique ou talmudique.
Mu'takallimûn : Arabes et Juifs adeptes du *kalâm.
Mu‘tazilisme : école la plus ancienne du *kalâm; elle fut florissante en Islam de c. 750 à c. 900.
Naguid : chef spirituel et religieux de communauté juive, en pays musulman.
Omeyyades : première dynastie califienne de l’histoire de l’Islam (660-749). Issus de cette dynastie,
les Omeyades de Cordoue, appelés aussi Omeyades d’Espagne ou d’Occident, ou encore
Marwanides, régnèrent en al-Andalus de 756 à 1031.
Rabbanim : chefs spirituels dans le judaïsme rabbinique.
Responsa : réponses rabbiniques à des questions de droit civil ou religieux.
Siwan : mois du calendrier hébraïque (mai-juin).
Talmud : ensemble formé par la *Mishna et la *Guemara.
Tevet : mois du calendrier hébraïque (décembre-janvier)
Torah : le Pentateuque ou, plus généralement, l' « instruction divine ».
Vizir : membre du conseil des *califes.
Yeshivah : école ou académie talmudique.

NOMS PROPRES

‘Abd al-Latîf de Bagdad : médecin et philosophe (1162/3-1231/2).


‘Abd al-Malik (ibn Marwân) : cinquième calife de la dynastie des *Omeyyades (?-705).
‘Abd al-Mu’min (ibn ‘Ali) : premier souverain de la dynastie des *Almohades (?-1163).
‘Abd al-Rahmân (III) : prince d’al-Andalus appartenant à la dynastie des *Omeyades (889-961).
Abubacer : voir *ibn Tufayl.
Abû Bakr (‘Abd Allah ibn Abî Quhâfa al-Taymi al-Qurashi) : premier *calife de l’Islam (570-634).

144
Abû-l-Barakât : Ishaq, le fils d’*Abraham ibn Ezra fut son disciple à *Bagdad.
Abû l-Hasan : voir *Yehuda Halevy.
Abû l-Ma‘âlî (Uziel) : époux de *Myriam, la soeur de Maïmonide, et secrétaire du grand vizir de
*Saladin.
Abû Ya‘qûb Yûsuf (Ier) : fils et successeur d’*‘Abd al-Mu ‘min (1163-1184).
Abû Yûsuf Ya‘qûb al-Mansûr : fils et successeur d’*Abû Ya‘qûb Yûsuf Ier (1184-1199).
Al-‘Âdid : dernier roi (1160-1171) de la dynastie des *Fatimides.
Al-Aqsâ : mosquée de Jérusalem.
Al-Ash‘arî : penseur irakien, né à Bassora et mort à Bagdad, fondateur de l’*ash‘arisme (873-935).
Al-Burâq : jument de Mahommet.
Alcázar (al-qasr) : forteresse, puis résidence princière.
Alexandre d’Aphrodise : philosophe et commentateur d’*Aristote (IIe-IIIe s.).
- Commentaire sur le De anima d’Aristote.
Al-Fâdil Abd al-Rahûm : *vizir de *Saladin.
Al-Fârâbî (Abû Nasr Muhammad ibn Tarkhân) : l’un des premiers philosophes arabes, connu en
Occident sous le nom d’AVENNASAR (872-950).
- Les opinions des membres de la cité idéale ; en arabe : Kitâb fî Mabâdi’ ârâ’ ahl al-madîna al-fâdila.
Al-Fâsî (Ishaq ben Yaqob) : auteur (Afrique du Nord - al-Andalus, 1013-1103) du plus important
code *halakhique antérieur au Mishne Torah de Maïmonide ; également connu, d’après ses initiales,
sous le nom de « Rif » (Rabbi Ishaq Fasi). Yosef *ibn Migash et *Yehudah Ha-Levy comptèrent
parmi ses disciples les plus célèbres.
- Sefer ha-Halakhot ou Halakhot Rabbati.
Alfonse VII : Alphonse Ier , « le Batailleur », roi d’Aragon et de Navarre (1104-1134). Il devint roi
de Castille sous le titre d’Alphonse VII (1109-1114).
Al-Ghazâlî (Abû Hâmid ibn Muhammad al-Tûsî) : mystique, théologien et juriste, l’un des
penseurs les plus remarquables de l’Islam médiéval (1058-1111).
- Destruction des philosophes ; en arabe : Tahafut al-Falasifa ; en hébreu : Hafalat ha-Filosofim.
Al-Hakam II : souverain de la dynastie des *Omeyyades de Cordoue (915-976).
Al-Harîzî (Yehudah ben Shlomo) : célèbre poète, traducteur, et voyageur (1170-1235).
- Les Séances des Sages ; en hébreu : Sefer ha-Tahkemoni.
Al-Malik al-Afdal Nûr al-dîn ‘Alî : fils aîné de *Saladin ; son successeur à Damas (1186-1196).
Al-Malik al-‘Adîd : fils et successeur de *Saladin sur le trône des Ayyoubides d’Égypte (1193-
1198).
Al-Ma’mûn (‘Abd Allah) : Fils du célèbre Haroun al-Rachid. et septième calife de la dynastie des
*Abassides (749-1517). C’est sous son règne (786-833) que fut fondée, à Bagdad, la *Maison de la
sagesse*.
Al-Quds (« La [ville] sainte ») : nom arabe de Jérusalem.
Al-Suhrawardî (Shihâb al-dîn Yahyâ al-Suhrawardî) : dit al-Maqtûl, « celui qui fut mis à mort » ;
mystique d’origine iranienne (1151-1191), exécuté sur l’ordre de *Saladin en 1191.
Al-Tabârî (Abû Ja‘far Muhammad ibn Jarîr) : célèbre savant, historien et exégète, auteur d’une
Histoire universelle - Ta’rîkh al-rusul wa-l-mulûk - qui demeure une source indispensable pour la
connaissance des trois premiers siècles de l’Islam.
Aristote : célèbre philosophe grec, fondateur de la dictrine péripatéticienne, abondamment traduit
et commenté dans l’Antiquité tardive et au Moyen Âge (384-322).
- De Anima ; en arabe : al-Nafs ; en hébreu : Sefer ha-Nefesh.
- Physique ; en arabe : al-sama‘ al–tabî î; en hébreu : Sefer ha-shema ha-tiv‘i.
Avempace : voir *ibn Bâjja.
Avendaouth : voir *ibn Daud.
Avennasar : voir *al-Fârâbî.
Avenzoar : voir *ibn Zuhr.
Averroès : voir *ibn Rushd.
Avicebron : voir *ibn Gabirol.
Avicenne : voir *ibn Sînâ.

Benjamin de Tudèle : célèbre voyageur juif (seconde moitié du XIIe s.), auteur du Livre des voyages
ou Itinéraire (Sefer ha-Massa‘ot) comportant de nombreuses informations sur le monde méditerranéen
du Moyen Âge.

145
Canope : étoile primaire de la constellation « du navire Argo ». C’est la plus brillante étoile du ciel
après Sirius. Elle n’est jamais visible à Paris.

Dante (Alighieri) : célèbre poète italien né à Florence en 1265 et mort à Ravenne en 1321.
- Divine comédie, « Enfer » IV, 144.
David (ben Maïmon) : frère de *Moïse Maïmonide.
Dunash ben Labrat : célèbre grammairien juif (Xe s.), contemporain, à Cordoue, de *Menahem
ben Saruq*, après avoir été, à Bagdad, l’élève de *Saadyah Gaon.

Fadâ‘il al-Quds : littérature dédiée à la louange de Jérusalem (*al-Quds).


Fatima : fille de Mahomet et de sa première épouse, Khadîja (?-633).

Gabriel : archange, intervenu dans les visions du prophète Mahomet.


Galien (Galenus) : très célèbre médecin grec (IIe s.), auteur de nombreux ouvrages. Ses idées,
empruntées parfois de manière erronée à *Hippocrate, firent autorité dans tout le Moyen Âge.

Hippocrate : le plus grand médecin de l’Antiquité (Ve s. avant notre ère).

Ibn Amram ou Ibn Amran : surnom arabe de *Maïmonide.


Ibn ‘Aqnin (David ben Abraham) : descendant fictif de *Yosef ben Yehudah ibn ‘Aqnin).
Ibn ‘Aqnin (Yosef ben Yehudah ben Yaqob) : (ca 1150-1220), contemporain de *Maïmonide -
qu’il a rencontré à Fez - et identifié par erreur avec le disciple de ce dernier, Yosef ben Yehudah
ibn Shim‘on, auquel est dédié le Guide des égarés.
Ibn ‘Asâkir (Thiqat al-dîn abû l-Qâsim) : juriste et historien de Damas (1105-1176), surnommé
« al-Hâfiz, « le dépositaire de la tradition ». Conseiller de *Nûr al-dîn qui fit construire à son
intention une « maison de la tradition », dâr al-hadîth*.
Ibn Bâjja (Abû Bakr Muhammad ibn Yahyâ ibn al-Sâ’igh al-Tujîbî al-Andalusî) : savant et lettré
d’al-Andalus (?-1139) dont la pensée influença *Averroès.
- Le régime du solitaire; en arabe : Tadbîr al-mutahid ; en hébreu : Hanhagat ha-mitboded
Ibn Daud (Abraham ben David Halevy): historien, philosophe, médecin et astronome de Cordoue
(ca. 1110-1180), également connu sous le dimimutif de RaBaD, et en Occident chrétien sous les
noms d’AVENDAUTH, Jean d’Espagne ou Johannes Hispanus.
- La foi sublime ; en hébreu : Emunah ramah ou Emunah nissa‘ah.
Ibn Ezra (Abraham) : poète, grammairien, exégète, philosophe, astronome et médecin (1089-
1164), auteur d’une œuvre considérable ; grand voyageur durant la seconde partie de sa vie.
Ibn Gabirol (Shlomo ben Yehudah) : poète et philosophe espagnol connu en Occident chrétien
sous le nom d’AVICEBRON.
Ibn Hazm (Abû Muhammad ‘Alî ibn Ahmad ibn Sa‘îd) : poète, penseur, juriste et historien d’al-
Andalus (994-1063). Auteur du Kitâb al-Fisal wa-l-nihal où il affirme la supériorité de l’Islam sur les
autres religions révélées.
Ibn Ishaq (Hunayn) : fut à la tête des traducteurs du grec et du syriaque vers l'arabe, Bagdad (808-
873).
Ibn Migash (Yosef ben Meïr Ha-Levi) : le plus connu des talmudistes espagnols (Lucène-
Tolède, 1077-1141). Il fut l’ami de *Yehudah ha-Levy et sans doute le maître de *Maïmon ha-
Sefaradi, père de Maïmonide. Il est souvent cité par Maïmonide.
Ibn Nagrila : voir *Shmuel Ha-Naguid.
Ibn Paquda (Bahya) : philosophe espagnol (seconde moitié du XIe s.).
- Les devoirs du coeur ; en arabe : Kitâb al-Hidâya ilâ Farâ‘id al-Qulûb : en hébreu : Hovot ha-Levavot.
Ibn Rushd (Abû l-Walîd Muhammad ibn Ahmad al Hafîd) : célèbre juriste, philosophe, et
commentateur d’Aristote, né à Cordoue (1126-1198). Sa renommée fut particulièrement grande
chez les scolastiques latins. Connu en Occident sous le nom d’AVERROES.
- Colliget ; en arabe : Kittâb al-Kulliyat fi al Tib ; en hébreu : Sefer ha-Mikhlol.
- Livre du discours décisif ; en arabe : Fasl al-maqâl ; en hébreu : Sefer hevdel ha- ne'emar shebeyn ha-Torah we ha-
Hokhmah.
- Destruction de la destruction ; en arabe : Tahâfut al-Tahâfut ; en hébreu : Hafalat ha-Hafalah.

146
Ibn Saruq (Menahem ben Yaqob) : lexicographe espagnol (Tortosa, Cordoue, Xe s.). Son
dictionnaire hébreu, Mahberet, eut une grande influence, y compris en Europe chrétienne, mais il
fut vivement critiqué par *Dunash ben Labrat.
Ibn Shaprut (Hasdaï) : médecin et diplomate de Cordoue (ca 915-970), au service du *calife
*omeyade ‘Abd al-Rahmân III. Son activité fut très bénéfique pour ses coreligionnaires : il soutint,
par exemple, l’activité intellectuelle de *Menahem ben Saruq et *Dunash ben Labrat.
Ibn Sinâ (Abû ‘Alî al-Husayn ibn ‘Abd Allah ibn Sinâ) : célèbre médecin et philosophe (980-1037)
né en Perse ; il a laissé de très nombreux ouvrages dont certains furent traduits en latin dès le XIIe
siècle. Il est connu en Occident sous le nom d’AVICENNE.
- Livre de la guérison; en arabe : al-Shifâ’ ; en hébreu : Sefer rifuy ha-Nefesh.
- Canon ; en arabe : Qanûn ; en hébreu : Ha-qanûn.
Ibn Tibbon (Shmuel ben Yehudah) : traducteur en hébreu d’œuvres diverses rédigées en arabe,
en particulier celles de *Maïmonide (sud de la France, ca 1160-1230).
Ibn Tufayl (Abû Bakr Muhammad ibn ‘Abd al-Malik ibn Muhammad al-Qaysi) : célèbre savant
d’al-Andalus puis du Maroc (1100-1185), attaché au service particulier d’*Abû Ya‘qûb Yûsuf, et
mentor d’*Averroès. Également connu sous le nom d’ABUBACER.
- Le vivant, fils du vigilant en arabe: Hayy ibn Yaqdân ; en hébreu: Hay ben meqitz.
Ibn Tumart (le Mahdî*) : fondateur (1080-1130), au *Maghreb, du mouvement religieux dont la
doctrine aboutit à la fondation, pas son successeur, *‘Abd al-Mu’min, de la dynastie des
*Almohades.
Ibn Zuhr : (Abû Marwân ‘Abd al-Malik ibn Abî l-‘Ala’ Zuhr) : célèbre médecin d’al-Andalus (?-
1161), médecin personnel d’*‘Abd al-Mu’min. Connu en Occident chrétien sous le nom
d’AVENZOAR.
Ishaq : fils du poète *Abraham Ibn Ezra.
Ismaël : fils ainé du patriarche Jacob

Jérusalem : voir *al-Quds.

Kâ‘b al-Ahbâr : Juif du Yémen (?-652), converti à l’Islam, aurait accompagné le calife *‘Umar ibn
al-Khattâb à Jérusalem, en 636.

Mahomet (Muhammad, Mohammed) : prophète et fondateur historique de l’Islam (570 ?-632).


Maïmon (ben Yosef) ha-Sefaradi : rabbin et juge, père de Moïse Maïmonide, mort vers 1165-
1170.
Maïmonide : voir *Moshe ben Maïmon ha-Sefaradi.
Marc-Aurèle (Marcus Aurelius Antoninus Augustus) : empereur romain, auteur de Pensées rédigées
en grec et surnommé « le philosophe » (121-180).
Meïr Migash: voir *ibn Migash.
Menahem ben Saruq : voir *ibn Saruq.
Moïse (Moshe) : Prophète et législateur. Guide du peuple hébreu lors de sa sortie d’Égypte. C’est
à lui que, selon la tradition, aurait été dicté l’ensemble du Pentateuque.
Moshe ben Maïmon ha-Sefaradi (Maïmonide) : homme de loi, philosophe et penseur le plus
éminent du judaïsme médiéval, également connu sous le nom de RaMBaM, acronyme de Rabbi
Moshe ben Maïmon (1135/1138-1204).
- Vocabulaire logique ; en hébreu : Be’ur milot ha-Higgayon.
- Commentaire de la Mishna ; en arabe: Siraj ; en hébreu : perush la-mishna, sefer ha-maor
- Introduction au chapitre « heleq » du traité Sanhedrin
- Mishné Torah (ou Yad hazaqah) et son livre premier: chap. 1 Hilkhot Yesodey ha-Torah
- Guide des égarés ; en arabe : Dalalat al-Hayrîn ; en hébreu : Moreh Nevukhim.
- Épître sur la persécution ; en hébreu : Iggeret ha-Shemad ou encore Iggeret Qiddush Ha-Shem.
- Épître au Yémen ; en hébreu : Iggeret Teyman.
- Traité sur la résurrection des morts ; en hébreu : Ma’amar Tehhyyat ha-Metim.
- Pirqe Moshe, il comporte vingt-cinq chapitres selon les livres de Galien.
- Sefer Ha-Refu’ot, abrégé de seize livres de Galien
- Traité de la conduite de la santé
- Traité sur les drogues
- Traité sur les poisons et leur antidotes

147
- Traité du coït
Musa ibn Amram ben Abd Allah : voir Maïmonide.
Myriam : soeur de Moïse *Maïmonide.

Nur al-dîn : voir Al-Malik al-Afdal Nûr al-dîn ‘Ali.

Ovadiah : ancêtre de la famille Maïmon, selon la généalogie donnée par Maïmonide à la fin de son
Commentaire sur la Mishna.

Petahiah de Regensbourg (Ratisbonne) : voyageur (XIIe s.) dont les observations furent rédigées,
sous une forme abrégée, par d’autres que lui. L’essentiel du récit de ses voyages porte sur la
Babylonie, la Syrie et Erets-Israel.
- Autour du monde . En hébreu : Sibbuv (litt. « circuit »).
Platon : célèbre philosophe grec (428-348) dont l’influence dans la philosophie juive et arabe est
plus difficile à apprécier que celle d’Aristote. Le néo-platonisme médiéval, qui débute au IXe siècle,
eut pour textes de base les écrits de *Plotin et de *Proclus.
- République.
Plotin : philosophe d’origine égyptienne (ca 205-270) qui fonda, à Rome, une école très réputée en
son temps. A sa mort, les 54 livres (biblia) de l’œuvre qu’il laissait furent rassemblés, ordonnés et
édités sous forme de six Ennéades (ensembles constitués de neuf livres) par son éminent disciple
Porphyre (234-365).
- Ennéades
Proclus : philosophe néoplatonicien (412-485) qui étudia la philosophie à Alexandrie et l’enseigna
à Athènes. Ses principaux ouvrages sont des commentaires de *Platon. Son système est semblable
en beaucoup de points à celui de *Plotin mais il en diffère parfois.
Ptolémée (Claude) : astronome et géographe grec du IIe siècle de notre ère. Il naquit et vécut en
Égypte. Son ouvrage principal est la Composition mathématique, plus connue sous le nom d’Almageste
qui contient une exposition du système du monde (« système de Ptolémée »).
- Composition mathématique (Almageste)

Qubbat al-Sakhra : Coupole du Rocher

Saadiah (ben Yosef) Gaon : Le plus éminent penseur (882-942) de l’époque des *Geonim.
Dirigeant important du judaïsme babylonien. Dans Les croyances et les opinions, il propose la première
analyse rationnelle des principes du judaïsme, et il est considéré, à ce titre, comme le précurseur de
la philosophie juive médiévale.
- Les Croyances et les opinions ; en arabe : Al-Amânât wa-l-I´tiqâdât ; en hébreu : Sefer ha-Emunot ve-ha-
De ‘ot.
Saladin : voir Salâh al-dîn.
Salâh al-dîn (al-Malik al-Nâsir Salâh al-dîn Yûsuf ibn Ayyûb) : souverain d’origine kurde (1138-
1193) et fondateur de la dynastie des Ayyoubides (1169-1260). Vainqueur à la bataille de Hattîn, en
1187, il reprit alors Jérusalem aux Francs de Terre sainte. Cet évènement eut un grand
retentissement dans les pays d’Islam comme en Occident.
Salomon : successeur de David sur le trône d’Israël (1016-976). Il fit bâtir le Temple de Jérusalem
dont la construction dura sept ans. La tradition juive (et catholique) lui attribue la composition de
trois des livres canoniques de la Bible : les Proverbes, l’Ecclésiaste et le Cantique des cantiques. Certains
lui attribuent aussi le livre de la Sagesse, les Psaumes 72 et 127, et une prière dans le troisième livre
des Rois.
Séleucus (Ier, dit Nicator, « vainqueur ») : souverain hellénistique (354-281) fondateur, en 312, de
la dynastie des Séleucides en Syrie, dont dépendait alors la Palestine.
Sheshet ben Isaac Benveniste de Barcelone : médecin, financier et poète (ca 1131-1209). Il
considérait le Mishné Torah de Maïmonide comme une autorité dans la domaine de la *halakhah, et
il prit vigoureusement sa défense.
- Lettre aux sages de Lunel
Shmuel ben Eli (Samuel ha-Levy ben al-Dastur) : *gaon de l’Académie de Bagdad pendant environ
trente ans, il fut l’un des plus importants savants talmudistes du XII e siècle (mort en 1194). Il est

148
surtout connu pour sa controverse avec Maïmonide sur diverses questions *halakhiques et sur la
résurrection des morts.
Shmuel ben Hananyah (Abû Mansûr) : *nagid de la communauté juive d’Égypte (XIIe siècle),
médecin à la cour des *Fatimides et ami de *Yehudah Halevy qui le mentionne de façon élogieuse
dans plusieurs de ses poèmes. Il fut supplanté par *Zuta.
Shmuel ha-Naguid (Ismaïl ibn Nagril'a) : talmudiste, poète et homme d’État né à Merida et élevé
à Cordoue (993-1055/56). Il devint vizir et chef d’armée du roi berbère de Grenade, Habbûs et de
son fils Bâdis, mais aussi « prince » (naguid) des Juifs, c’est-à-dire chef suprême de la communauté.
Shmuel ibn Tibbon : voir *Ibn Tibbon.
Suhrawardi : voir *al-Suhrawardi.

Thémistius : rhéteur grec (310 ?-395) et orateur officiel de Constantinople réputé pour son
indépendance. Il est l’auteur de Paraphrases, recueil de commentaires sur divers écrits d’Aristote.

‘Umar (ibn al-Khattâb) : deuxième calife de l’Islam (voir *Abû Bakr), compagnon de Mahomet et
grand conquérant (?591-644). Selon certains *hadîths, il serait venu prier sur le site ruiné du Temple.
C’est sous son règne qu’une mosquée fut érigée à Jérusalem. Celle-ci n’avait toutefois rien de
commun avec l’actuelle Coupole du Rocher (Qubbat al-Sakhra) parfois appelés à tort mosquée
d’Omar, qui fut bâtie en 691, pendant le règne du calife *omeyade *‘Abd al-Malik.

Yefet ben Eliyah : lors de sa visite d’Acre, en 1165, Maïmonide rencontra ce *dayyan (membre de
la cour de justice rabbinique) de la communauté juive avec lequel il correspondit par la suite.
Yehudah ha-Cohen ibn Sussan : *dayyan de la communauté de Fez, brûlé vif pas les Almohades
pour avoir refusé de se convertir. C’est à la suite de cet événement que la famille de Maïmonide,
réfugiée à Fez depuis cinq années, quitta le Maroc pour l’Égypte.
Yehudah Halevy : (1075 ? - 1141) célèbre poète et philosophe, né en Espagne où il séjourna dans
plusieurs villes. Sur le chemin d’Eretz-Israël, il fit un séjour en Égypte. Selon la légende, il mourut
assassiné par un cavalier arabe alors qu’il arrivait en vue de Jérusalem. Dans le Sefer ha-Kuzari,
dialogue entre un érudit juif et le roi des Khazars qui se convertit ensuite, il traite du conflit qui
oppose philosophie et foi.
- Livre de la démonstration et de la preuve en défense de la religion méprisée (en hébreu : Sefer ha-hokhahah
ve-ha-reayah le-haganat ha-dat ha-bezuyah), autrement dit le Sefer ha-Kuzari,
Yosef (ben Hiyya, Rabbi) : rabbin du Talmud (mort en 333) et chef de l’académie de Pumbedita
pendant deux ans et demi. Il est connu pour l’étendue de sa connaissance de la *Mishna et pour
son enseignement sur le « Récit du char » (mystique juive).
Yosef ben/bar Yehudah ibn ‘Aqnin (Y. I. A.) : voir *ibn ‘Aqnin.

Zuta (Yahyâ ou Abû-Zikri) : ayant succédé à *Shmuel ben Hanahyah, il fut plusieurs fois *naguid
de la communauté juive d’Égypte (XIIe siècle). Sa conduite criminelle entraîna une destitution dans
laquelle Maïmonide, alors Président du tribunal rabbinique (beït din), joua un rôle important.

149

Vous aimerez peut-être aussi