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La Règle Pas de Règles - Reed Hastings

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REED HASTINGS

ERIN MEYER

LA RÈGLE ? PAS DE RÈGLES


Netflix et la culture de la réinvention
SOMMAIRE

Page de titre
Présentation
Mentions légales
Introduction

PREMIÈRE PARTIE
Premières étapes pour une culture de liberté et de responsabilité

D'ABORD : LA DENSITÉ DE TALENT


1 Pour un lieu de travail idéal, il faut des collègues remarquables

PUIS, LA FRANCHISE
2 Exprimez le fond de votre pensée, dans une intention positive

ET MAINTENANT, COMMENCEZ À VOUS DÉBARRASSER DES CONTRÔLES !


3 a – Finis, les congés prédéterminés
b - Terminée, l'approbation des frais professionnels
et de déplacement

DEUXIÈME PARTIE
Prochaines étapes vers une culture de liberté et de responsabilité
RENFORCEZ LA DENSITÉ DE TALENT…
4 Payez au-dessus du marché

TOUJOURS PLUS DE FRANCHISE…


5 L'entreprise à livres ouverts

ET MAINTENANT, SUPPRIMEZ D'AUTRES CONTRÔLES…


6 Aucune validation n'est nécessaire

TROISIÈME PARTIE
Techniques pour renforcer la culture de liberté
et de responsabilité

MAXIMISEZ LA DENSITÉ DE TALENT…


7 Le « keeper test »

MAXIMISEZ LA FRANCHISE…
8 Un cercle de feedbacks

ET ÉLIMINEZ UN MAXIMUM DE CONTRÔLES…


9 Plus de contexte, moins de contrôle

MONDIALISER
10 Répandez la bonne parole partout dans le monde !

Conclusion
Remerciements
Bibliographie sélective
Page de copyright
Achevé de numériser
Publications
Pour la première fois, Reed Hastings le co-fondateur et président
de Netflix nous révèle comment il a bâti la plateforme vidéo dont les
films et les séries sont plébiscités dans le monde entier.
Créé en 1997, Netflix a révolutionné l’industrie de la distribution
et de la production audiovisuelle par sa créativité et sa technologie.
La règle de Netflix, c’est qu’il n’y a pas de règles : maximiser la
densité des talents sans limite de rémunération, prôner la confiance,
la franchise et la transparence, éliminer les contrôles – horaires,
vacances, frais – sont parmi les recommandations qui permettent à
chacun de prendre les meilleures décisions.
Avec Erin Meyer, professeur à l’INSEAD Business School, Reed
Hastings nous raconte l’histoire d’une entreprise au succès fulgurant
– fascinante pour certains, inquiétante pour d’autres – qui n’a pas
hésité à remettre en question les codes classiques du management.

Reed Hastings a fondé sa première société, Pure Software, en 1991. Il


co-crée Netflix en 1997. Il est membre de nombreuses institutions
consacrées à l’éducation.

Erin Meyer enseigne à l’INSEAD. En 2019, elle figure parmi les


cinquante « écrivains business » ayant le plus fort impact au monde.
Ses travaux sont régulièrement publiés par le New York Times et par
Forbes.
Les publications numériques de Buchet Chastel sont pourvues
d’un dispositif de protection par filigrane. Ce procédé permet une
lecture sur les différents supports disponibles et ne limite pas son
utilisation, qui demeure strictement réservée à un usage privé. Cette
œuvre est protégée par le droit d’auteur, nous vous prions par
conséquent de ne pas la diffuser, notamment à travers le web ou les
réseaux d’échange et de partage de fichiers.
Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, de tout ou
partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une
contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivant du Code de la
propriété intellectuelle.

ISBN : 978-2-283-03434-7
INTRODUCTION

Reed Hastings : « Blockbuster est mille fois plus gros que


nous », ai-je murmuré à Marc Randolph. Nous venions de
franchir les portes d’une immense salle de réunion située
e
au 27 étage de la tour Renaissance, à Dallas, au début de
l’année 2000. Nous nous trouvions au siège de Blockbuster Inc., un
géant d’une valeur de six milliards de dollars à l’époque, qui régnait
sur le secteur du divertissement à domicile et comptait près de
9 000 magasins de location de vidéos un peu partout dans le monde.
Le P.-D.G. de Blockbuster, John Antioco, qui avait une réputation
de fin stratège, conscient qu’un internet omniprésent et super rapide
bouleverserait bientôt l’industrie, nous a réservé un accueil amical.
Barbichette poivre et sel, costume de marque, il nous est apparu tout
à fait détendu.
Pour ma part, j’étais à bout de nerfs. Antioco nous recevait, Marc
et moi, en tant que dirigeants de la start-up que nous avions cofondée
deux années plus tôt permettant de commander par internet des DVD
ensuite envoyés par la poste. Netflix, qui comptait alors 100 salariés
et à peine 300 000 abonnés, connaissait des débuts difficiles. Cette
seule année, nos pertes se chiffraient à 57 millions de dollars. Il avait
fallu des mois d’assauts répétés de notre part pour qu’Antioco
consente enfin à prendre nos appels.
Après quelques minutes d’échanges informels autour de
l’imposante table en verre, Marc et moi avons présenté notre projet.
Nous proposions à Blockbuster d’acheter Netflix et de nous laisser
développer et gérer sa branche blockbuster.com, qui permettrait la
location de vidéos par internet. Antioco nous a écoutés avec
attention en hochant fréquemment la tête puis il a demandé : « Quelle
somme Blockbuster devra-t-il débourser en échange de Netflix ? »
Quand nous lui avons suggéré le montant de 50 millions de dollars, il
nous a opposé un refus catégorique. Marc et moi avons quitté les
lieux dépités.
Ce soir-là, dans mon lit en fermant les yeux, j’ai imaginé les
60 000 employés de Blockbuster en train d’exploser de rire au
ridicule de notre proposition. Bien évidemment Antioco n’était pas
intéressé. Pourquoi un groupe aussi puissant que Blockbuster, fort
de plusieurs millions de clients, au chiffre d’affaires impressionnant,
avec à sa tête un brillant P.-D.G., pourquoi cette marque devenue
synonyme de cinéma à domicile se serait-elle intéressée à un
challenger fébrile du genre de Netflix ? Qu’avions-nous
concrètement à offrir qu’ils ne puissent réaliser plus efficacement
eux-mêmes ?
Mais, petit à petit, le monde a changé et notre entreprise est
restée solide, elle a grandi. En 2002, deux ans après cette rencontre,
Netflix entrait en Bourse. Blockbuster demeurait cent fois plus gros
que nous (il valait 5 milliards de dollars et nous 50 millions). Qui plus
est, il appartenait à Viacom, alors la société de média la plus cotée au
monde. En 2010 pourtant, Blockbuster se déclarait en faillite. Et en
2019, ne subsistait plus qu’un seul et unique vidéoclub de la marque,
à Bend, dans l’Oregon. L’entreprise s’est révélée incapable de
s’adapter, de passer de la location de DVD au streaming.
En 2019, notre film ROMA, nommé aux Oscars dans la catégorie
« meilleur long-métrage », remportait trois statuettes, un beau
succès pour le réalisateur Alfonso Cuarón qui actait au passage la
transformation de Netflix en société de divertissement à part entière.
Voilà des années que nous n’envoyons plus de DVD par courrier.
Nous avons dépassé les 167 millions d’abonnés dans 190 pays et nous
ne sommes plus un simple service de vidéo à la demande par
internet, mais un producteur majeur de nos propres séries et films
partout dans le monde. Nous avons le privilège de travailler avec
certains des créateurs et créatrices les plus talentueux qui soient,
parmi lesquels Shonda Rhimes, les frères Coen et Martin Scorsese.
Nous avons inventé une nouvelle façon de regarder et d’apprécier
des histoires formidables capables, dans leurs meilleurs moments, de
faire tomber des barrières, d’enrichir des vies.
On me demande souvent comment c’est arrivé. A posteriori,
pourquoi Netflix a-t-il réussi à continuellement s’adapter,
contrairement à Blockbuster ? Le jour de ce rendez-vous à Dallas,
Blockbuster avait tous les atouts en main. Ils avaient la marque, le
pouvoir, les ressources et la vision. Blockbuster nous battait haut la
main. Cela n’avait rien d’évident à l’époque, même à mes yeux,
pourtant nous avions quelque chose qu’ils n’avaient pas : une culture
qui valorise les gens plus que les process et l’innovation plus que
l’efficacité ; et très peu de règles. Cette culture vise avant tout à
obtenir les meilleures performances grâce à une haute densité de
talent et à donner aux employés plus de contexte, moins de
contraintes. C’est ce qui nous a permis de nous développer sans
cesse, d’évoluer au rythme des changements que connaissait le
monde et de nous adapter aux nouveaux besoins de nos abonnés.
Netflix est à part. C’est une culture où la règle est : pas de règles.

LA CULTURE NETFLIX EST BIZARRE


Erin Meyer : La culture d’entreprise a parfois des airs de
bouillie intellectuelle où se mêlent langage vague et
définitions ambiguës ou incomplètes. Pire, les valeurs de
certaines sociétés – telles qu’énoncées – sont rarement en rapport
avec la manière dont se comportent leurs représentants dans la
réalité. Les slogans lisses sur les affiches ou dans les rapports
annuels se révèlent souvent des formules creuses.
Durant de nombreuses années, au siège de l’une des plus grosses
entreprises américaines, les visiteurs étaient accueillis par cette
devise qui s’étalait fièrement dans le hall d’entrée : « Intégrité.
Communication. Respect. Excellence. » La firme en question ? Enron.
Ces valeurs essentielles étaient encore brandies en son nom le jour
où elle s’est trouvée au cœur de l’une des plus grosses affaires de
fraude et de corruption d’entreprise jamais avérée aux États-Unis.
La culture Netflix, à l’inverse, est célèbre – ou tristement célèbre,
selon votre point de vue – pour son franc-parler. Des millions de
personnes du monde des affaires se sont plongées dans le culture
deck de Netflix, une présentation de la culture d’entreprise en
127 slides à l’origine réservée à un usage interne, mais largement
diffusée par Reed Hastings sur internet en 2009. Sheryl Sandberg,
numéro deux de Facebook, aurait jugé qu’il s’agissait « peut-être du
document le plus important qu’ait jamais produit la Silicon Valley ».
J’ai adoré ce vade-mecum pour son honnêteté. Je l’ai détesté pour
son contenu.
Voici un exemple, pour que vous puissiez mieux comprendre
pourquoi :
En dehors de la question de savoir s’il est éthique ou non de
renvoyer des salariés dynamiques uniquement parce qu’ils ne
parviennent pas à produire un résultat extraordinaire, ces préceptes
m’ont choquée, ils m’ont tout simplement paru être la marque d’un
mauvais management. Ils enfreignent ce principe qu’Amy
Edmondson, professeure à la Harvard Business School, appelle « la
sécurité psychologique ». Dans son ouvrage, publié en 2018, The
Fearless Organization, elle explique que pour encourager
l’innovation, il faut mettre en place un environnement où les gens se
sentent libres de rêver, de s’exprimer et de prendre des risques. Plus
l’ambiance de travail est apaisée, plus vous obtiendrez d’innovations.
Apparemment, personne n’a lu ce livre chez Netflix. Embaucher la
crème de la crème puis susciter la peur en prévenant leurs
talentueux employés qu’ils risquent le licenciement, quoique doté
d’une « généreuse » indemnité, s’ils devaient ne pas exceller à leur
poste ? Voilà qui ressemble fort au meilleur moyen de réduire à néant
tout espoir d’innovation.
Voici une autre diapositive issue du culture deck :

Il paraît totalement irresponsable de n’allouer aucun jour de


congé à ses employés. Formidable manière de créer des conditions de
travail proches de celles des ateliers clandestins, personne n’osant
poser de jours. Sans parler du fait que Netflix présente cela comme
un avantage.
Les salariés qui partent en vacances sont plus heureux, ils aiment
davantage leur travail, ils sont plus productifs. Pourtant, de
nombreux employés hésitent à prendre ces jours qui leur sont dus. À
en croire une étude menée par Glassdoor en 2017, les Américains
profitent de 54 % seulement des jours de congé auxquels ils ont droit.
Les employés ne bénéficiant pas d’une durée de congé fixée au
préalable ont tendance à moins s’octroyer de vacances. C’est la
manifestation d’un comportement largement documenté, que les
psychologues ont baptisé « l’aversion aux pertes ». Nous, les
humains, détestons perdre ce qui nous est acquis. Nous ferons tout
pour éviter que cela n’arrive. Nous profiterons donc des congés qui
nous sont dus.
Si nous n’avons pas de nombre précis de jours de congé alloués,
nous ne craignons pas de les perdre, nous sommes donc moins
susceptibles d’en prendre. La règle « prenez-les ou perdez-les » qui
prévaut dans beaucoup de systèmes traditionnels peut sembler une
limite, mais en réalité, elle encourage les gens à faire des pauses.
Et voici un dernier exemple issu de la présentation :
Bien entendu, personne ne vanterait ouvertement les mérites
d’un lieu de travail où régneraient secrets et mensonges. Mais parfois
mieux vaut faire preuve de diplomatie que donner son opinion sans
ménagement. Par exemple, quand un collègue traverse une mauvaise
passe et a besoin de soutien moral ou d’encouragements pour
booster sa confiance en lui. Personne ne verra d’inconvénient à
prôner « l’honnêteté parfois ». Mais « l’honnêteté en permanence »
érigée en règle générale semble le moyen idéal de briser des liens,
d’écraser la motivation et de créer un environnement de travail
hostile.
Somme toute, à travers cette présentation, la culture maison de
Netflix m’est apparue hyper-masculine, excessivement conflictuelle,
purement et simplement agressive – peut-être un reflet du genre
d’entreprise que l’on peut attendre de la part d’un ingénieur doté
d’une vision en quelque sorte mécanique, rationaliste de la nature
humaine. Pourtant, malgré tout, il y a bien un fait indéniable…

NETFLIX CONNAÎT UN SUCCÈS REMARQUABLE


Au moment de son entrée en Bourse, l’action Netflix valait un dollar,
dix-sept ans plus tard, en 2019, elle atteint désormais les 350 dollars.
En comparaison, un dollar investi dans une des sociétés cotées dans
le S&P 500 ou le NASDAQ au moment de l’introduction de Netflix sur
le marché aurait gagné, sur la même période, entre 3 et 4 dollars.
La Bourse n’est pas la seule à adorer Netflix. Les consommateurs
et les critiques aussi. Les programmes originaux produits par la
plateforme comme Orange is the New Black et The Crown comptent
désormais parmi les séries les plus appréciées de la décennie qui
vient de s’écouler, quant à Stranger Things, il s’agit peut-être de la
plus regardée au monde. Les séries en langue non anglaise telles que
Elite en Espagne, Dark en Allemagne, The Protector en Turquie et Le
Seigneur de Bombay en Inde ont toutes fait progresser le niveau
d’exigence de leurs pays d’origine et donné naissance à une nouvelle
génération de stars mondiales. Aux États-Unis, ces dernières années,
Netflix a reçu plus de 300 nominations aux Emmy Awards, remporté
de nombreux Oscars. Ses dix-sept Golden Globes, plus que n’importe
quelle autre chaîne ou service de streaming, lui ont permis, en 2019,
de décrocher la première place dans le classement national annuel
du Reputation Institute, en tant qu’entreprise la plus estimée
d’Amérique.
Les employés aussi adorent Netflix. En 2018, une étude menée par
Hired (un site web de recrutement pour les talents de la tech) a
montré que les salariés des nouvelles technologies citent Netflix au
premier rang des entreprises pour lesquelles ils souhaiteraient
travailler, elle coiffe au poteau Google (deuxième), la Tesla d’Elon
Musk (troisième) et Apple (sixième). Dans un autre classement daté
de 2018 de « l’employé le plus heureux », basé sur plus de cinq
millions d’avis anonymes de la part d’employés de 45 000 grosses
sociétés américaines, compilés par Comparably, un site évaluant les
carrières et les rémunérations, Netflix arrivait deuxième parmi les
milliers d’entreprises soumises au banc d’essai, s’agissant de la
satisfaction de ses salariés. (Seulement dépassée par HubSpot, une
société éditrice de logiciels établie à Cambridge.)
Plus intéressant encore, contrairement à la vaste majorité des
sociétés, qui ont échoué au moment où leur secteur connaissait des
bouleversements, Netflix a réagi avec succès aux quatre transitions
massives qu’a traversées le milieu du divertissement en à peine
quinze ans, passant :
De l’env oi de DVD par courrier au streaming v ia internet d’anciennes séries
télév isées et de films.
Du streaming de contenu préexistant au lancement de nouv elles productions
originales (comme House of Cards), réalisées par des studios extérieurs.
De la labellisation de contenu extérieur à la création de leur propre studio, à
l’origine de séries et de téléfilms primés (parmi lesquels Stranger Things, La Casa
de Papel et La Ballade de Buster Scruggs).
D’une activ ité exclusiv ement réserv ée aux États- Unis à une société mondiale de
div ertissement touchant un public sur 190 pays.

La réussite de Netflix est plus qu’inhabituelle. Elle est incroyable.


De toute évidence, il se passe quelque chose de spécial, que n’a pas
connu Blockbuster, du temps où l’entreprise se déclarait en faillite en
2010.

UN LIEU DE TRAVAIL PAS COMME LES AUTRES


L’histoire de Blockbuster est loin d’être une anomalie. La
vaste majorité des entreprises ne parviennent pas à
surmonter les grands bouleversements auxquels leur
domaine se trouve confronté. Kodak n’a pas su tirer un trait sur la
pellicule et s’adapter à la photographie numérique. Nokia n’a pas
compris qu’il fallait oublier le téléphone à clapet pour passer au
smartphone. AOL n’a pas réussi sa transition entre l’internet par
modem et l’ADSL. Ma toute première société, Pure Software, a elle
aussi échoué à prendre à bras-le-corps les changements que
traversait son industrie : notre culture d’entreprise n’était optimisée
ni pour l’innovation ni pour la flexibilité.
J’ai lancé Pure Software en 1991. Notre culture était géniale. Nous
étions une douzaine, notre produit était innovant, on s’éclatait.
Comme de nombreux projets entrepreneuriaux de petite envergure,
nous avions peu de règles, peu de contraintes susceptibles d’inhiber
nos actions. Lorsque notre responsable du marketing a décidé de
travailler depuis son salon parce que cela « l’aidait à réfléchir »
de pouvoir se servir un bol de céréales quand bon lui semblait, il n’a
pas eu besoin de la permission de la hiérarchie. Lorsque notre
responsable logistique a souhaité acheter quatorze chaises de
bureau en imprimé léopard pour le personnel parce qu’elles étaient
en promotion dans un magasin Office Depot en liquidation, elle n’a
pas eu à remplir de bon de commande ou à obtenir le feu vert du DAF.
Puis Pure Software a grandi, nous avons embauché. Certains
parmi les nouveaux ont commis des erreurs qui ont coûté de l’argent
à la société. Dans ces cas-là, je mettais systématiquement en place un
process pour que cela ne se reproduise plus. Par exemple, un jour
Matthew, notre commercial chez Pure, s’est rendu à
Washington D.C., pour rencontrer un client potentiel. Ce dernier
logeait à l’hôtel Intercontinental Willard, un cinq-étoiles, Matthew a
fait de même… à 700 dollars la nuit. Je n’ai pas apprécié. J’ai demandé
à notre responsable des ressources humaines de rédiger un code sur
les frais professionnels précisant jusqu’à quel tarif les employés
pouvaient s’engager librement en matière de vols, repas,
hébergements et imposant un accord de la direction au-delà d’une
limite de dépenses spécifique.
Notre directrice financière, Sheila, avait un caniche noir qu’il lui
arrivait d’amener au bureau. Un jour, j’ai découvert qu’il avait
grignoté la moquette de la salle de conférences, y laissant un gros
trou. Le remplacement de cette moquette coûtait une fortune. J’ai
donc créé une nouvelle règle : pas de chien au travail sans une
autorisation spéciale des ressources humaines.
Les règles et les process de contrôle sont devenus essentiels à
notre travail au point que ceux qui étaient doués pour rester dans les
clous étaient promus, quand nombre d’anticonformistes créatifs, se
sentant étouffer, s’en allaient travailler ailleurs. J’étais désolé de les
voir partir, mais j’étais persuadé que l’entreprise grandissant, ce
genre de choses était inévitable.
Puis deux évolutions se sont produites. D’abord, nous n’avons pas
su innover assez rapidement. Nous sommes devenus de plus en plus
efficaces, mais de moins en moins créatifs. Afin de nous développer,
nous avons dû acheter d’autres entreprises qui, elles, proposaient
des produits innovants. En conséquence, nos affaires se sont encore
complexifiées, ce qui a précipité l’arrivée de nouvelles règles, de
nouveaux process.
Ensuite, le marché a abandonné C++ pour se tourner vers Java.
Pour survivre, nous devions changer notre méthode. Mais nous
avions sélectionné et conditionné nos employés pour qu’ils
appliquent nos procédures, pas pour qu’ils aient des idées fraîches ou
qu’ils s’adaptent vite. Nous n’avons pas su gérer et en 1997, nous
avons finalement cédé notre entreprise à notre principal concurrent.
Avec ma nouvelle société, Netflix, j’espérais promouvoir la
flexibilité, la liberté des employés et l’innovation, et non la
prévention des erreurs et l’adhésion aux règles. En même temps,
j’avais tout de même compris que le développement d’une entreprise
s’accompagne irrémédiablement de processus de contrôle et de
règles, sans quoi l’organisation risque fort de sombrer dans le chaos.
Petit à petit, après des années de tâtonnement, nous avons trouvé
une approche qui permet un fonctionnement optimum. Si, au lieu
d’instaurer des process qui empêchent les employés de faire preuve
de discernement, on leur accorde plus de liberté, ils prendront de
meilleures décisions et ils pourront plus facilement en être tenus
responsables. La main-d’œuvre est plus motivée, plus heureuse,
l’entreprise plus maniable. Mais pour obtenir ce niveau de liberté, il
faut au préalable mettre l’accent sur deux autres éléments :

+ Plus de densité de talent


Dans la plupart des entreprises, les processus de contrôle et les règlements sont mis en
place pour gérer les employés au comportement laxiste, peu professionnel ou
irresponsable. Mais si l’on év ite ou si l’on exclut ces personnes, ces règles dev iennent
superflues. Si l’on bâtit une organisation composée quasi entièrement de personnel à
haute performance, les garde-fous peuv ent être largement éliminés. Plus les talents sont
nombreux, plus grande est la liberté que v ous pouv ez accorder.

+ Plus de franchise
Les employés talentueux ont énormément de choses à apprendre les uns des autres. Mais
les protocoles humains classiques de la politesse empêchent souv ent les collègues
d’apporter les critiques nécessaires pour propulser la performance à un autre niv eau.
Lorsque des éléments brillants adoptent l’habitude d’échanger entre eux, tous
s’améliorent dans leur domaine et en parallèle, ils dev iennent implicitement
responsables les uns des autres, ils ont donc moins besoin d’être encadrés.
Dès lors que ces deux éléments sont en place v ous pouv ez passer à l’étape suiv ante :

– Moins de contrôles
Commencez par déchirer le manuel de l’employé. Prise en charge des v oyages d’affaires,
des frais professionnels, congés – jetez tout. Ensuite, à mesure que les talents se
multiplient, que les retours sont plus fréquents, plus francs, v ous pouv ez v ous
débarrasser des processus de v alidation à tous les niv eaux de l’organisation, incitant
v os managers à s’inspirer de principes tels que : « Le leadership par le contexte, pas le
contrôle » et v os employés à suiv re des directiv es comme « Ne cherchez pas à plaire à
v otre patron. »

Mieux, une fois que l’on commence à développer ce type de culture,


un cercle vertueux se met en place. Supprimer les contrôles crée une
culture de « liberté et responsabilité » (une expression qui revient si
souvent dans la bouche des employés de Netflix qu’ils se contentent
désormais de dire « L&R »), ce qui attire les meilleurs et permet de
continuer à lâcher du lest sur les contrôles. Tout ceci vous emmène
vers un niveau de rapidité et d’innovation que la plupart des sociétés
ne peuvent atteindre. Mais cela ne s’obtient pas d’un seul coup.

Les neuf premiers chapitres de cet ouvrage couvrent cette mise


en place en trois étapes à travers trois cycles, chacun composant une
partie. Le dixième chapitre se concentre sur ce qui s’est passé lorsque
nous avons commencé à exporter notre culture maison dans une
variété de cultures nationales – une transition qui a donné lieu à de
nouveaux défis, passionnants et essentiels.
Bien sûr, tout projet expérimental comporte généralement autant
d’échecs que de réussites. La vie chez Netflix – comme la vie dans son
ensemble – est un peu plus compliquée que ne le suggère ce schéma.
Raison pour laquelle j’ai demandé à quelqu’un d’extérieur d’étudier
notre cas et d’écrire ce livre avec moi. Je voulais un œil expert et
impartial pour observer comment fonctionne notre culture au
quotidien, au sein de notre entreprise.
J’ai pensé à Erin Meyer, dont j’avais lu l’ouvrage La Carte des
différences culturelles, 8 clés pour travailler à l’international.
Professeure à l’INSEAD, l’Institut européen d’administration des
affaires, une école de commerce située en banlieue parisienne, Erin
venait d’être récemment sélectionnée par Thinkers50 comme l’une
des penseuses des affaires les plus novatrices au monde. Elle écrit
régulièrement dans la Harvard Business Review à propos de ses
recherches sur les différences culturelles au sein des lieux de travail
et j’ai appris, à la lecture de son livre, qu’elle avait été professeure
volontaire pour les Peace Corps dix ans après moi, en Afrique du Sud.
Je l’ai contactée par e-mail.

En février 2015, j’ai lu un article dans le Huffington Post qui


s’intitulait : « Une des raisons du succès de Netflix – on y
traite les employés comme des adultes ». Voici ce qu’il y
était expliqué :

Netflix part du principe que v ous êtes doté d’un discernement sans faille […]. Et que c’est
dans le discernement, non le process, que se trouv e la solution à tout problème ambigu
ou presque. […]
Le mauv ais côté ? […] On attend des gens qu’ils trav aillent à un niv eau de
performance extrême ou ils se v erront rapidement mis à la porte (av ec une généreuse
indemnité).

J’étais de plus en plus curieuse de savoir comment une telle


organisation pouvait réussir à fonctionner dans la réalité. L’absence
de process, forcément, devait entraîner le désordre, en outre, le
licenciement des employés les moins performants devait
irrémédiablement faire régner la terreur parmi le personnel. C’était
du moins ce que j’imaginais. Puis, quelques mois après, j’ai trouvé ce
message au réveil dans ma boîte de réception :

De : Reed Hastings
Date : 31 mai 2015
Objet : Peace Corps et livre

Erin,

J’ai fait partie du Peace Corps au Swaziland (1983-1985). Je suis maintenant le P.-D.G.
de Netflix. J’ai adoré votre livre, nous l’avons fait lire à tous nos cadres.

Je serais ravi de pouvoir prendre un café avec vous. Je passe souvent à Paris.

Le monde est petit !

Reed.

Reed et moi avons fait connaissance et il a finalement suggéré que


j’interviewe ses employés pour recueillir des témoignages de
première main sur la réalité de la culture Netflix, dans l’objectif de
réunir assez de matière pour écrire un livre avec lui. C’était
l’occasion rêvée de découvrir comment une entreprise dotée d’une
culture en contradiction directe avec tout ce que nous savons sur la
psychologie, les affaires et le comportement humain peut obtenir des
résultats aussi remarquables.
J’ai mené plus de deux cents entretiens avec des employés de
Netflix actuels et anciens dans la Silicon Valley, à Hollywood,
São Paulo, Amsterdam, Singapour et Tokyo, j’ai discuté avec des
travailleurs de tous niveaux, depuis les cadres jusqu’aux assistants
administratifs.
De manière générale, Netflix ne croit pas à l’anonymat, mais j’ai
insisté, durant mes interviews, pour que tous les membres de
l’entreprise se le voient proposer. Ceux qui ont choisi cette option
apparaissent dans ces pages sous leur seul prénom (fictif).
Cependant, fidèles au mot d’ordre qui règne chez Netflix, « Honnêteté
toujours », nombreux sont ceux qui ont accepté sans problème de
partager, en étant ouvertement identifiés, toutes sortes d’opinions et
anecdotes étonnantes et parfois même peu flatteuses les concernant
eux et leur employeur.

IL FAUT RELIER LES POINTS DIFFÉREMMENT


Dans sa célèbre allocution précédant la remise des diplômes à
l’université de Stanford, Steve Jobs avait dit ceci : « On ne peut pas
prévoir l’incidence qu’auront certains événements dans le futur ;
c’est après coup seulement que les liens apparaissent, que l’on peut
relier les points entre eux. Vous devez faire le pari que ces points,
d’une manière ou d’une autre, vont se connecter à l’avenir. Vous
devez vous fier à quelque chose – votre instinct, le destin, le karma,
ce que vous voulez. Cette façon d’envisager les choses ne m’a jamais
déçu et c’est ce qui a fait toute la différence dans ma vie. »
Jobs n’est pas le seul dans ce cas. On dit que le mantra de
Sir Richard Branson se résume par A-B-C-D (Always Be Connecting
The Dots – Toujours relier les points). David Brier, de la Fast
Company, a publié une vidéo fascinante qui avance l’idée selon
laquelle notre manière de relier les points définit la façon dont on
appréhende la réalité, donc notre prise de décisions et les
conclusions que nous tirons.
Le but est d’encourager chacun à interroger la manière dont sont
reliés les points. Dans la plupart des organisations, les gens relient
tous les points de la même façon, depuis toujours. Cela préserve le
statu quo. Mais un jour quelqu’un débarque qui décide de relier les
points autrement, ce qui mène à une compréhension tout à fait
différente du monde.
C’est ce qui s’est produit chez Netflix. Malgré son expérience chez
Pure Software, Reed ne s’est pas lancé dans le but de construire une
société dotée d’un écosystème unique en son genre. Il a avant tout
recherché une flexibilité organisationnelle. Puis plusieurs
événements l’ont amené à relier les points de la culture d’entreprise
différemment. Peu à peu, tandis que ces éléments se réunissaient, il a
été capable – a posteriori seulement – de comprendre ce qui, dans sa
culture, a permis à Netflix de se propulser vers le succès.

Dans ce livre, nous relierons les points un chapitre après


l’autre, dans l’ordre où nous les avons découverts chez
Netflix. Nous observerons comment ils s’articulent dans
notre environnement de travail actuel, ce que nous avons appris en
nous y intéressant et ce que vous pourriez en tirer dans votre
organisation, afin de créer votre propre version de la « liberté et
responsabilité ».
PREMIÈRE PARTIE

PREMIÈRES ÉTAPES POUR UNE CULTURE


DE LIBERTÉ ET DE RESPONSABILITÉ

D'abord : la densité de talent


Chapitre 1 Pour un lieu de travail idéal, il faut
des collègues remarquables

Puis, la franchise
Chapitre 2 Exprimez le fond de votre pensée, dans
une intention positive

Et maintenant, commencez à vous débarrasser des contrôles !


Chapitre 3a Finis, les congés prédéterminés
Chapitre 3b Terminée, l'approbation des frais
professionnels et de déplacement

Cette partie tend à montrer comment une équipe ou une organisation peut progressivement mettre en
place une culture de liberté et de responsabilité. Ce sont en effet des concepts interdépendants. Même
s’il est possible d’instaurer séparément certains éléments de chaque chapitre, cette approche peut se
révéler risquée. Une fois que vous avez réuni une belle densité de talent, vous pouvez tranquillement
aborder la franchise. Et c’est seulement à ce moment-là que vous pourrez en toute confiance tirer un
trait sur les règlements qui contrôlent votre personnel.
D’ABORD : LA DENSITÉ DE TALENT
CHAPITRE 1
POUR UN LIEU DE TRAVAIL IDÉAL,
IL FAUT DES COLLÈGUES
REMARQUABLES

Dans les années 1990, j’aimais louer des VHS chez


Blockbuster, le vidéoclub du bout de ma rue. J’en
empruntais deux ou trois à la fois et je les rendais
rapidement, pour ne pas payer de pénalités de retard. Puis, un jour,
en déplaçant une pile de papiers posée sur la table de la salle à
manger, j’ai remarqué une cassette regardée plusieurs semaines
auparavant que j’avais oubliée. Lorsque je l’ai rapportée à la boutique
et que l’employée m’a annoncé le montant de l’amende, 40 dollars, je
me suis senti vraiment bête.
A posteriori, ça m’a fait réfléchir. Blockbuster faisait la plus
grosse partie de sa marge sur les retards. Quand le business model de
votre entreprise repose sur le sentiment de honte qu’elle suscite
chez vos clients, il est difficile de compter sur leur loyauté. Existait-il
un autre modèle permettant d’offrir le plaisir de regarder des films
dans son salon, sans être forcé d’infliger une note douloureuse en cas
d’oubli de restitution ? Début 1997, au moment où Pure Software se
faisait racheter, Marc Randolph et moi avons commencé à réfléchir
au lancement d’une société d’expédition de films par la poste. Les
livres avaient fait le succès d’Amazon. Pourquoi ne pas nous tourner
vers les films ? Les clients loueraient des cassettes à partir de notre
site web et pourraient nous les renvoyer par courrier. Mais voilà,
l’envoi d’une seule VHS revenait à 4 dollars dans un sens comme
dans l’autre. Le marché ne serait pas bien gros. Les frais étaient trop
élevés.
J’ai alors entendu parler, par un ami, d’une invention récente
appelée DVD, dont la sortie était prévue pour l’automne. « Ce sont des
CD, mais capables de contenir un film », m’a-t-il expliqué. J’ai foncé à
la poste pour m’expédier plusieurs CD (n’ayant pas réussi à mettre la
main sur de véritables DVD pour le test). Leur envoi coûtait 32 cents
pièce. Puis je suis rentré chez moi à Santa Cruz, impatient de savoir
quand et dans quel état ils arriveraient. Deux jours plus tard, ils
étaient dans ma boîte, intacts.
En mai 1998, nous avons donc lancé Netflix, premier vidéoclub de
location de DVD par internet. Nous avions 30 employés, 925 titres au
catalogue, soit quasiment la totalité des films disponibles en DVD à
l’époque. Marc en a été P.-D.G. jusqu’en 1999, date à laquelle j’ai pris
le relais et lui est resté en tant que cadre. Début 2001, nous
comptions 400 000 abonnés et 120 employés. Je faisais de mon mieux
pour éviter les maladresses de leadership commises du temps de
Pure Software. Nous nous étions abstenus d’instaurer des règles et
des contrôles trop stricts, cependant je n’aurais pas pour autant
décrit Netflix comme un lieu de travail particulièrement formidable.
Mais nous étions en plein boom, les affaires marchaient et nos
employés n’avaient pas à se plaindre de leurs conditions de travail.

LES LEÇONS D’UNE CRISE


Soudain, au printemps 2001, la crise est arrivée. Suite à l’explosion de
la première bulle internet, des dizaines de « .com » ont fait faillite et
disparu. Les investissements en capital-risque se sont asséchés et, du
jour au lendemain, nous ne parvenions plus à lever les fonds
supplémentaires nécessaires pour faire tourner notre entreprise, qui
était loin d’être rentable. Le moral était au plus bas au bureau, et il
n’allait pas tarder à baisser d’un cran encore. Car nous allions être
forcés de nous séparer d’un tiers de notre personnel.
J’ai réuni Marc et Patty McCord, notre responsable des
ressources humaines, qui m’avait suivi après Pure Software, afin
d’étudier la contribution de chaque employé. Parmi eux, aucun
n’avait de mauvais résultats. Nous avons donc décidé de diviser la
main-d’œuvre en deux piles : d’un côté, les quatre-vingts plus
performants que nous allions garder et de l’autre, les quarante,
moins éblouissants, que nous allions licencier. Les personnes dotées
d’une créativité hors du commun, qui travaillaient bien, mais aussi
collaboraient efficacement avec les autres, se sont aussitôt
retrouvées sur la pile « à garder ». La difficulté résidait dans les
nombreux cas limites. Certains étaient des collègues et amis
formidables qui travaillaient de manière correcte, mais non
exceptionnelle. D’autres se démenaient comme des fous, mais
manquaient régulièrement de discernement et avaient besoin qu’on
leur tienne la main. Quelques-uns particulièrement doués et ultra-
performants avaient tendance à beaucoup se plaindre et à se montrer
pessimistes. La plupart d’entre eux devraient partir. Cela n’allait pas
être simple.
Durant les jours qui ont précédé les licenciements, ma femme m’a
fait remarquer à quel point j’étais tendu, elle avait raison. Je craignais
que la motivation au bureau ne s’effondre. J’étais convaincu qu’après
le renvoi de leurs collègues et amis, les salariés restants jugeraient
l’entreprise déloyale vis-à-vis de ses employés. Il y avait fort à parier
que le sentiment de colère serait partagé par tous. Pire, les
collaborateurs de la pile « à garder » devraient se charger du travail
du personnel remercié, ce qui ne manquerait pas de susciter une
certaine amertume. Nous étions déjà à court d’argent. Pourrions-
nous encaisser un autre coup au moral ?
Le jour des licenciements est arrivé et comme prévu, ça a été
affreux. Les personnes congédiées ont pleuré, claqué des portes, crié
leur rage. À midi, tout était terminé, j’ai attendu la seconde partie de
la tempête : le retour de bâton de la part des collègues restants…
Mais, malgré quelques larmes et un chagrin perceptible, tout était
calme. Puis, en quelques semaines, pour une raison que sur le coup je
n’ai pas su expliquer, l’atmosphère s’est radicalement améliorée.
Nous étions en mode réduction des coûts, nous venions de nous
séparer d’un tiers de la main-d’œuvre, pourtant le bureau, tout à
coup, vibrait de passion, d’énergie et d’idées.
Nous étions quelques mois avant les fêtes. À Noël cette année-là,
les lecteurs DVD se sont vendus comme des petits pains et dès début
2002, notre entreprise d’envoi de DVD par courrier était à nouveau
en pleine expansion. Et voilà que soudain, nous abattions une charge
de travail bien plus importante – mais avec 30 % d’employés en
moins. À mon très grand étonnement, ces 80 personnes parvenaient
à tout faire, animées d’une passion qui semblait plus forte que jamais.
Elles ne comptaient pas leurs heures, pourtant elles se montraient
pleines d’entrain. Ce regain de bonne humeur ne concernait pas
seulement nos employés. Chaque matin, j’étais heureux d’aller au
bureau. À l’époque, je passais chercher Patty McCord en voiture tous
les jours et à l’instant où je me garais devant sa porte, à Santa Cruz,
elle émergeait gaiement de chez elle et s’installait à côté de moi, tout
sourire : « Reed, qu’est-ce qui nous arrive ? On croirait qu’on est
amoureux. C’est une histoire de produits chimiques bizarres et l’effet
va bientôt s’estomper, c’est ça ? »
Patty venait de mettre le doigt dessus. Le bureau tout entier
donnait l’impression d’être exclusivement composé de personnes
amoureuses de leur travail.
Je ne prône pas les licenciements et fort heureusement nous
n’avons plus été forcés de reproduire ce schéma chez Netflix depuis.
Mais durant les jours et les mois qui ont suivi cette réduction de
personnel de 2001, j’ai découvert quelque chose qui a complètement
changé ma manière d’envisager la motivation des salariés et la
responsabilité du leadership. Cela s’est révélé être mon chemin de
Damas, un tournant dans ma compréhension du rôle de la densité de
talent dans une organisation. Les leçons que nous en avons tirées
sont devenues les bases sur lesquelles repose largement le succès de
Netflix.
Mais avant de décrire en détail les leçons en question, je me dois
de présenter Patty en bonne et due forme – son rôle dans le
développement de Netflix depuis plus de dix ans a été essentiel. J’ai
fait la connaissance de Patty McCord à l’époque de Pure Software. En
1994, elle avait tout simplement décroché son téléphone pour
demander à parler au P.-D.G. – moi, en l’occurrence. Patty a passé son
enfance au Texas, j’entendais un léger accent au bout du fil. Elle
m’avait expliqué qu’elle travaillait pour Sun Microsystems, aux
ressources humaines, mais qu’elle aimerait devenir responsable RH
chez Pure Software. Je l’avais invitée à boire un café.
Durant la première moitié de notre entretien, je n’avais rien
compris à ce qu’elle m’avait raconté. Comme je lui demandais de me
présenter sa philosophie en matière de ressources humaines, elle
m’avait répondu : « Je crois que chaque individu devrait être capable
de tracer une limite entre ses contributions à l’entreprise et ses
aspirations personnelles. En tant que responsable de la gestion du
capital humain, je travaillerais avec vous, le P.-D.G., afin d’augmenter
le quotient émotionnel de votre leadership et d’améliorer
l’engagement de vos employés. » J’avais senti la tête me tourner.
J’étais jeune, je manquais un peu de savoir-vivre, aussi dès la fin de
son exposé j’avais répliqué : « C’est comme ça que parlent tous les
gens des ressources humaines ? Je n’ai rien compris. Si nous devons
travailler ensemble, il va falloir arrêter d’utiliser ce genre de
phrases. »
Patty s’était sentie insultée, elle me l’avait dit en face. À son retour
chez elle, le soir, lorsque son mari lui avait demandé comment s’était
passé son entretien, elle lui avait répondu : « Mal. Je me suis disputée
avec le P.-D.G. » Mais j’avais adoré sa façon de me dire mes quatre
vérités. Je lui ai donc offert le poste et depuis ce jour, nous
entretenons, elle et moi, une amitié durable basée sur la franchise,
qui existe toujours même si elle ne travaille plus pour Netflix
aujourd’hui. C’est peut-être en partie grâce à nos différences : je suis
un matheux, ingénieur informatique, elle est experte en
comportement humain et en storytelling. Lorsque je considère une
équipe, je vois des nombres et des algorithmes qui relient les gens et
leurs discussions. Patty, elle, perçoit des émotions et de subtiles
réactions interpersonnelles, invisibles à mes yeux. Patty a travaillé
pour moi à Pure Software jusqu’à la vente en 1997, elle a rejoint
Netflix à ses débuts.
Après les licenciements de 2001, Patty et moi avons consacré une
bonne partie de nos trajets en voiture à tenter de comprendre
pourquoi notre environnement de travail avait connu une telle
embellie et comment maintenir cette énergie positive. Nous avons
fini par conclure que ce que Patty appelait notre augmentation
spectaculaire de la « densité de talent » était à l’origine de ces
améliorations.

LA DENSITÉ DE TALENT : ENTRE GENS


TALENTUEUX, ON DEVIENT PLUS EFFICACES
Tous les employés ont du talent. Lorsque nous étions 120, certains
d’entre nous étaient extrêmement talentueux, d’autres moins. De
façon générale, une bonne dose de talent était répartie à travers le
personnel. Après les licenciements, lorsqu’il ne restait plus que les 80
plus doués, la somme globale de talent était moins élevée, mais la
quantité par employé était supérieure. Notre « densité » de talent
avait augmenté.
Nous avons découvert qu’une entreprise de ce type est très
attractive. Dans un environnement où la densité de talent globale est
élevée, les plus performants s’épanouissent. Nos employés
apprenaient plus les uns des autres, les équipes abattaient davantage
de travail – et plus vite. Cela avait pour effet d’augmenter la
motivation et la satisfaction individuelles, d’inciter la société tout
entière à faire plus. Nous avons découvert qu’au contact des
meilleurs, un travail déjà bon se trouvait projeté à un niveau encore
supérieur.
Surtout, quoi de plus enthousiasmant, inspirant et même
amusant que de côtoyer des collègues extrêmement doués ? Cela
reste aussi vrai aujourd’hui, alors que l’entreprise compte
7 000 salariés, qu’à l’époque où nous n’étions que 80.
Avec le recul, j’ai compris qu’une équipe dont un ou deux
membres sont simplement moyens fait baisser la performance de
tout le groupe. Imaginez une équipe de cinq employés remarquables
et deux acceptables. Les acceptables :

Sapent l’énergie des managers, qui ont moins de temps à accorder aux plus
performants.
Limitent la qualité des discussions de groupe, réduisant le QI global de l’équipe.
Forcent les autres à dév elopper des manières de les contourner, ce qui a un impact
négatif sur l’efficacité.
Poussent les personnels en quête d’excellence à la démission.
Sont la preuv e, aux yeux de l’équipe, que v ous acceptez la médiocrité, multipliant
ainsi le problème.

Pour les employés les plus performants, le lieu de travail idéal


n’est pas celui qui propose un environnement luxueux, une belle
salle de sport ou des sushis gratuits pour le déjeuner. Mais plutôt un
environnement composé de personnes qui sont à la fois talentueuses
et collaboratives. Quand chacun des membres excelle, la performance
est tirée vers le haut, car les salariés apprennent les uns des autres et
se motivent mutuellement.

LA PERFORMANCE EST CONTAGIEUSE


Des licenciements de 2001, Reed a retenu que la
performance – pour le meilleur et pour le pire – est virale.
Si vous avez des personnes convenables, nombre de ceux
qui pourraient être excellents vont produire des résultats
convenables. Mais si vous avez une équipe entièrement composée
d’employés ultra-performants, chacun pousse l’autre à se dépasser.
Le professeur Will Felps, de l’université de la Nouvelle-Galles du
Sud, en Australie, est à l’origine d’une étude fascinante démontrant la
contagion du comportement sur un lieu de travail. Après avoir
constitué plusieurs groupes de quatre étudiants, il a demandé à
chacun d’entre eux de réaliser une tâche de gestion en 45 minutes.
Les équipes qui s’en sortiraient le mieux recevraient 100 dollars en
récompense.
À l’insu des étudiants, certaines équipes incluaient un acteur qui
jouait l’un des rôles suivants : un « flemmard » qui ne participerait
pas, se contentant d’envoyer des SMS, les pieds sur la table ; un
« toxique », qui emploierait un ton ironique et des phrases telles que
« Non, mais je rêve ? » et « On voit que tu n’as jamais suivi de
formation en commerce » ; ou un « pessimiste dépressif » semblant
porter le deuil de son chat, qui se plaindrait que la tâche est
impossible, exprimerait des doutes sur la réussite de l’équipe et
parfois baisserait purement et simplement les bras. L’acteur ne
devait jamais laisser entendre à ses coéquipiers qu’il pouvait être
autre chose qu’un étudiant lambda.
Felps a d’abord découvert que, même quand les autres
coéquipiers étaient exceptionnellement doués et intelligents, le
mauvais comportement d’un seul parvenait à faire chuter l’efficacité
de l’équipe tout entière. Sur plusieurs dizaines d’expériences, des
mois durant, les groupes auxquels participaient ces acteurs
obtenaient des résultats de 30 à 40 % inférieurs aux autres.
Ces découvertes allaient à l’encontre de recherches qui, depuis
des décennies, estimaient que les membres d’une équipe se
conformaient aux valeurs et aux normes du groupe. Le
comportement d’un individu se répandait rapidement aux autres,
bien que ces groupes ne passent pas plus de 45 minutes ensemble.
Ainsi que l’a expliqué Felps : « Il était très étrange et étonnant de voir
les coéquipiers commencer à adopter ses caractéristiques. » Lorsque
l’imposteur était un flemmard, le reste du groupe perdait tout intérêt
pour le projet. Pour finir, quelqu’un décrétait que la tâche n’avait
aucune importance. Si l’acteur incarnait une personne toxique, les
autres se mettaient à l’imiter : ils s’insultaient, se parlaient mal. S’il
jouait le dépressif pessimiste, les résultats étaient encore plus
marqués. « Je me souviens de cette vidéo, raconte Felps. Au départ,
tous les membres se tiennent bien droits sur leur chaise, ils sont
pleins d’énergie, d’enthousiasme à l’idée de se charger de cette tâche
potentiellement compliquée. À la fin, tous sont vautrés, la tête sur le
bureau. »

Felps a démontré ce que Patty et moi avons découvert


d’expérience en 2001. Si dans un groupe se trouvent
quelques individus aux performances moyennes, leur
niveau va sûrement gagner le reste, infligeant une baisse de
performance à l’organisation tout entière.
Il y a fort à parier que chacun d’entre nous se souvient de
moments dans sa vie où il ou elle a été témoin de ce genre de
situation, quand le comportement d’un seul déteint sur son
entourage. Moi, c’était à l’âge de douze ans.
Je suis né en 1960, dans le Massachusetts. J’étais un enfant dans
la moyenne, sans aucun talent particulier ni aucune capacité
exceptionnelle. J’étais en CE2 quand nous avons déménagé à
Washington D.C. Tout aurait pu bien se passer là-bas, j’avais
beaucoup d’amis, mais en 6e et 5 e dans la cour, un certain Calvin a
commencé à organiser des combats aux poings. Il ne ciblait personne,
ne harcelait personne. Mais ce garçon, qui n’avait rien de spécial, a
créé un comportement récurrent qui a eu des conséquences sur la
manière dont nous nous conduisions ou agissions les uns avec les
autres. Je n’avais pas envie d’y participer, mais la honte d’avoir fui
l’affrontement aurait été pire. De plus, toute la journée, l’issue du
combat était sur toutes les lèvres. Sans Calvin, nos interactions, nos
jeux se seraient beaucoup mieux déroulés. J’ai été ravi lorsque mon
père m’a annoncé que nous repartions pour le Massachusetts.
Après les licenciements de 2001, nous nous sommes rendu
compte que nous avions chez Netflix une poignée de salariés qui
avaient instillé un climat indésirable. La plupart n’étaient pas géniaux
dans leur travail, de tout un tas de manières, petites ou grandes, ce
qui d’une part suggérait aux autres que les performances médiocres
étaient acceptables, et d’autre part réduisait les performances de tous
au bureau.
En 2002, forts de nos nouvelles connaissances sur ce qui permet
d’améliorer les conditions de travail, Patty et moi avons pris un
engagement. Notre but premier, à l’avenir, serait de faire tout ce qui
serait en notre pouvoir pour maintenir cette densité de talent ayant
suivi les licenciements avec toutes les conséquences positives que
cela induisait. Nous allions embaucher les meilleurs et les payer
mieux que tout le monde sur le marché. Nous allions former nos
cadres pour qu’ils aient le courage et la discipline de se défaire de
tout employé ayant un comportement indésirable ou n’obtenant pas
des résultats exemplaires. Dès lors, je n’ai plus eu qu’une seule
obsession : faire en sorte que, du personnel de l’accueil jusqu’à
l’équipe de direction, Netflix soit doté des individus les plus
performants et collaboratifs du marché.

LE PREMIER POINT
Le point le plus essentiel pour la fondation de toute l’histoire de
Netflix.
Un lieu de travail réactif et innovant se compose de ce que nous
appelons des « collègues remarquables » – des gens de très grand
talent, exceptionnellement créatifs, qui abattent une somme de
travail considérable et collaborent de façon efficace. De plus, aucun
des autres principes ne fonctionne à moins de s’être assuré que ce
premier point soit bien en place.

À RETENIR DU CHAPITRE 1 :

Votre objectif numéro un en tant que leader est de développer un environnement


exclusivement constitué de collègues remarquables.

Ces collègues remarquables permettent d’accomplir des tâches excessivement importantes,


et en quantité ; ils sont très créatifs et passionnés.

Les toxiques, les feignants, les gens adorables aux résultats non éblouissants ou les
pessimistes encore présents dans une équipe affaiblissent la performance globale.

Vers une culture de liberté et de responsabilité


Dès lors que vous avez mis en place une haute densité de talent et que vous avez remercié ceux
qui n’avaient rien d’extraordinaire, vous pouvez commencer à introduire la culture de la franchise.
Ce qui nous mène au chapitre 2.
PUIS, LA FRANCHISE
CHAPITRE 2
EXPRIMEZ LE FOND DE VOTRE PENSÉE,
DANS UNE INTENTION POSITIVE

À l’époque où j’étais P.-D.G. de Pure, mon point fort était la


gestion de la technologie. Je n’étais pas très doué pour les
relations humaines. J’évitais le conflit. Si j’interpellais
directement les gens à propos d’un problème, ceux-ci avaient tendance à
se braquer, j’essayais donc de contourner les obstacles quand ils
survenaient. Je fais remonter ce trait de personnalité à mon enfance.
Quand j’étais petit, mes parents se montraient d’un grand soutien,
cependant nous évoquions rarement nos émotions à la maison. Je ne les
ai jamais vus gérer ouvertement leurs désaccords ou réagir de façon
directe l’un avec l’autre. La franchise ne m’était pas donnée en exemple, il
m’a fallu du temps pour comprendre par moi-même comment cela
fonctionnait.
Sans bien y réfléchir, j’ai continué à avoir cette attitude dans mon
travail. Chez Pure Software, par exemple, nous avions un cadre senior
très sérieux, Aki, que je jugeais trop lent pour développer un produit. Je
me suis agacé, fâché. Mais plutôt que d’en discuter avec lui, j’ai fait appel
à une autre équipe d’ingénieurs, des sous-traitants, pour lancer le projet
en question. Quand il l’a appris, Aki était furieux. Il est venu me trouver
et m’a dit : « Tu es fâché contre moi, mais au lieu de m’en parler, tu
préfères agir dans mon dos ? »
Aki avait tout à fait raison – j’avais géré ce problème de façon
lamentable. Le fait est que je ne savais pas comment évoquer mes
craintes à cœur ouvert.
Je connaissais le même problème dans ma vie personnelle. Lorsque
Pure est entré en Bourse en 1995, ma femme et moi étions mariés depuis
quatre ans, nous avions une petite fille. Professionnellement, j’étais au
sommet, mais j’ignorais comment être un bon mari. L’année suivante,
quand Pure a acheté une autre société à près de 5 000 kilomètres de là,
les choses se sont encore compliquées. J’étais absent la moitié du temps
et lorsque ma femme s’en plaignait, je me persuadais, pour me défendre,
que je faisais tout cela pour le bien de la famille. Quand ses amis lui
demandaient si elle était heureuse du succès de son mari, elle avait envie
de pleurer. Elle se montrait distante, je lui en voulais.
Il nous a fallu une thérapie de couple pour résoudre ce problème. On
nous a incités l’un et l’autre à parler de notre ressentiment. J’ai ainsi pu
voir notre relation à travers ses yeux à elle. Elle se fichait bien de
l’argent. Nous nous étions rencontrés en 1986 lors d’une soirée
célébrant le retour des volontaires des Peace Corps, elle était tombée
amoureuse du garçon professeur depuis deux ans au Swaziland. Et elle
se retrouvait mariée à ce type obsédé par la réussite professionnelle.
Quelles raisons aurait-elle eues de s’en réjouir ?
Le fait de proposer et d’entendre une critique transparente nous a
énormément aidés. J’ai pris conscience que je lui mentais. J’avais beau
dire « la famille, c’est ce qui compte le plus pour moi », je ratais les dîners
à la maison, je passais mes soirées au bureau. Je vois aujourd’hui que ces
mots étaient encore pires que des platitudes. C’étaient des mensonges.
Nous avons tous les deux découvert que nous pouvions être de
meilleurs partenaires et notre couple est revenu à la vie. (Nous sommes
mariés depuis vingt-neuf ans et nous avons deux grands enfants !)
Après quoi, j’ai essayé de suivre ce même engagement à me montrer
honnête au bureau. J’ai commencé à encourager les uns et les autres à
dire exactement ce qu’ils pensaient, mais dans une intention positive –
non pour attaquer ou blesser leurs collègues, mais pour mettre sur la
table leurs sentiments, leurs opinions, leurs avis, afin de nous permettre
de nous y confronter.
À mesure que se multipliaient les critiques, j’ai compris qu’elles
recelaient un bénéfice caché. La franchise poussait la performance au
bureau vers un niveau supérieur. Un des premiers exemples a concerné
notre directeur administratif et financier, Barry McCarthy. Barry était le
premier DAF de Netflix, en poste de 1999 à 2010. C’était un leader génial,
visionnaire, intègre et doté d’un incroyable don de pédagogie, qui a
permis à tous de mieux comprendre toutes les subtilités de nos finances.
Mais il s’avérait aussi être un peu lunatique. Lorsque la directrice du
marketing, Leslie Kilgore, m’a parlé des sautes d’humeur de Barry, je l’ai
encouragée à lui en toucher un mot elle-même. « Répète-lui exactement
ce que tu viens de me dire », ai-je suggéré, inspiré par mon expérience en
thérapie de couple.
Leslie était, entre 2000 et 2012, à la tête du service marketing, elle
siège aujourd’hui à notre conseil d’administration. De prime abord, elle
paraît très terre à terre, mais elle fait preuve d’un sens de l’humour
pince-sans-rire parfois étonnant. Elle s’est entretenue du problème avec
Barry dès le lendemain, pour un résultat bien au-delà de mes espérances.
Elle avait trouvé le moyen de calculer combien d’argent sa mauvaise
humeur coûtait à l’entreprise. Elle s’est adressée à lui dans son jargon
financier, y a ajouté une pointe d’humour et Barry en a été touché. Il a
réuni son équipe, il a parlé du feedback qu’il venait de recevoir et leur a
demandé de lui signaler quand ses humeurs influençaient leurs actions.
Les retombées se sont révélées remarquables. Durant les semaines et
les mois qui ont suivi, de nombreux employés de l’équipe financière ont
évoqué devant moi ou Patty les changements positifs dans l’attitude de
Barry. Ce n’était pas le seul bienfait.
Après ce feedback constructif de la part de Leslie, Barry a lui-même
adressé un autre retour constructif d’abord à Patty puis à moi. Voyant à
quel point sa réaction au retour de Leslie avait été bénéfique, l’équipe de
Barry a peu à peu osé lui signaler, avec humour, quand sa mauvaise
humeur réapparaissait et ils ont pris l’habitude d’échanger entre eux
leurs avis. Nous n’avions pas engagé de nouveaux talents, nous n’avions
pas augmenté les salaires, mais la pratique du franc-parler au quotidien
permettait d’accroître la densité de talent au bureau.
J’ai compris que donner son avis, parler de ses opinions
ouvertement, au lieu de murmurer dans le dos les uns des autres,
réduisait les manigances et les coups bas, nous permettait d’être plus
rapides. Plus on entendait dire ce qu’on pouvait améliorer, mieux les
gens travaillaient et plus les résultats de l’entreprise progressaient.
Nous avons donc décidé de suivre ce principe : « Quand vous parlez
de quelqu’un, ne dites rien que vous ne pourriez pas lui répéter en face. »
J’appliquais la méthode du mieux que je pouvais et lorsque quelqu’un
venait me voir pour se plaindre d’un collègue, je demandais : « Et qu’a-t-il
dit quand tu lui en as parlé directement ? » C’est assez radical. Dans la
plupart des situations, sociales ou professionnelles, les gens qui disent
invariablement ce qu’ils pensent vraiment sont rapidement isolés,
bannis, même. Mais chez Netflix, nous les accueillons à bras ouverts.
Nous nous démenons pour obtenir des feedbacks constructifs – à tous
les niveaux de la hiérarchie et dans tous les sens – de façon continuelle.
Un employé de notre service juridique, Doug, a donné cet exemple de
la franchise en action. Il a rejoint l’entreprise en 2016 et peu de temps
après son arrivée, il s’est rendu en Inde en voyage d’affaires en
compagnie d’un juriste senior nommé Jordan. Voici ce qu’il disait de lui :
« Jordan est du genre à apporter des biscuits pour l’anniversaire de ses
collègues, mais il est aussi ambitieux et impatient. » Bien que Jordan
souligne régulièrement l’importance des relations humaines et la
construction de liens personnels, à leur arrivée en Inde, son
comportement n’était pas à la hauteur de ses recommandations.
Nous dînions av ec Sapna, représentante d’un fournisseur de Netflix, dans un restaurant sur
une colline surplombant Mumbai. Sapna a une personnalité formidable et un rire plus
formidable encore. Nous passions un moment très agréable, mais chaque fois que nous nous
éloignions du sujet « trav ail », Jordan paraissait agacé. Sapna et moi, hilares, comparions les
mérites de mon nev eu, sept mois, ayant dév eloppé une technique pour se déplacer sans
utiliser ses jambes, et ceux de son fils, dix mois, qui marchait déjà. C’était un super moment
de camaraderie, le genre de liens qui sans aucun doute permet d’améliorer les affaires. Jordan,
pour sa part, était l’agacement incarné. Il a éloigné sa chaise de la table, regardait sans cesse
son portable comme si cela pouv ait accélérer l’arriv ée des cafés. Je sav ais que son
comportement nuisait à nos efforts.

Doug, s’il avait travaillé pour un de ses anciens employeurs, n’aurait


rien dit, réduit au silence par le comportement imposé par le protocole,
la hiérarchie et la politesse. Et il n’était pas encore suffisamment adapté à
la culture Netflix pour risquer d’interpeller ouvertement son nouveau
collègue concernant son attitude. Ce n’est qu’une semaine après leur
retour aux États-Unis qu’il a réuni assez de courage pour se lancer.
« Allez, joue-la comme Netflix » s’est-il motivé en ajoutant un point
« feedback sur le voyage en Inde » au programme de l’entretien prévu
avec Jordan.
Le matin en question, Doug avait mal au ventre en entrant dans la
salle. Le feedback était le premier point à l’ordre du jour. Doug a
demandé à Jordan s’il avait des remarques, il en avait. Ce qui lui a facilité
les choses. Il s’est alors jeté à l’eau : « Jordan, je n’aime pas faire des
critiques. Mais j’ai noté quelque chose en Inde qui pourrait t’être utile, je
crois. » Jordan raconte la suite :
Soyons clairs. J’estime assurer en matière de relations personnelles. Chaque fois que je me
rendais en Inde, je faisais un petit sermon à l’équipe à ce propos, sur l’importance du
relationnel. Voilà pourquoi la critique de Doug m’a fait si mal. Parce que j’étais stressé, je me
comportais en robot, je sabotais mes propres objectifs sans même av oir conscience de mon
attitude. Je v ais en Inde tous les mois. Je ne sermonne plus personne av ant de partir. Au lieu
de ça dès le début du v oyage je prév iens mes collègues : « Voilà, c’est mon point faible ! Si je
jette un œil à ma montre pendant que Nitin nous fait v isiter la v ille, donnez-moi un coup de
pied ! Je v ous en remercierai plus tard. »

Comme le montre Jordan, quand le feedback devient la norme, les


gens apprennent plus vite, ils gagnent en efficacité dans leur travail. Seul
point négatif, Doug aurait pu faire part à Jordan de ses réflexions durant
le dîner ce soir-là en Inde, de sorte qu’il lui aurait ainsi donné l’occasion,
potentiellement, de sauver le repas.

HAUTE PERFORMANCE + FRANCHISE


DÉSINTÉRESSÉE = PERFORMANCE EXTRÊME
Imaginez-vous en pleine réunion à 9 heures un lundi matin
avec les autres membres de votre équipe. Vous buvez un café
en écoutant votre patron qui déroule ses projets pour un
prochain séminaire quand la voix dans votre tête commence à exprimer
un désaccord vigoureux avec ce qu’il est en train de dire. Le programme
tel que présenté par votre patron vous paraît un échec assuré – vous
seriez prêt à parier que celui que vous avez concocté la veille devant une
rediffusion de Grey’s Anatomy serait plus efficace. Vous vous demandez :
Dois-je faire une remarque ? Mais vous hésitez et bientôt, le moment a
passé.
Dix minutes plus tard, une de vos collègues, souvent prolixe et
répétitive – mais d’un optimisme contagieux (et, comme chacun sait, très
sensible) –, se lance dans un point d’étape sur son dernier projet en
cours. La voix dans votre tête soupire à l’inutilité de sa présentation et à
l’inanité du projet en soi. À nouveau, vous vous interrogez : Faut-il que
j’intervienne ? Mais à nouveau, vos lèvres restent scellées.
Vous avez sûrement connu de tels moments. Vous ne gardez peut-
être pas toujours le silence. Mais souvent, oui – et dans ce cas, c’est
probablement à cause de l’une ou l’autre de ces raisons :

Vous pensez que v otre point de v ue ne sera pas soutenu.


Vous ne v oulez pas être étiqueté « difficile ».
Vous ne v oulez pas risquer de contrarier ou mettre en colère v os collègues.
Vous craignez d’être accusé de « ne pas jouer collectif ».

Mais si vous travaillez pour Netflix, il y a de fortes chances pour que


vous ayez pris la parole. Le matin, vous auriez dit à votre patron que ses
plans pour le séminaire ne fonctionneraient pas et que vous aviez une
meilleure idée. Après la réunion, vous auriez suggéré à votre collègue de
revoir son projet, en développant les raisons. Et, pour faire bonne
mesure, après vous être arrêté à la machine à café, vous seriez passé voir
un autre collègue pour mentionner, au passage, qu’il avait semblé sur la
défensive lorsqu’on lui avait demandé d’expliquer une de ses récentes
décisions pendant la réunion de l’ensemble du personnel la semaine
précédente.
Chez Netflix ne pas prendre la parole dans ces situations de
désaccord avec un collègue ou dans le cas où l’on a une critique à
formuler équivaut à une trahison. En effet, vos remarques pourraient
être utiles à l’entreprise – mais vous choisissez de les garder pour vous,
donc de ne pas aider l’entreprise.
La première fois que j’ai entendu parler de la franchise Netflix, j’ai été
sceptique. Netflix promeut non seulement des critiques honnêtes, mais
aussi fréquentes, ce qui, selon mon expérience, ne fait qu’accroître les
risques d’entendre des propos vexants. La plupart des gens ont du mal à
oublier les remarques désagréables, qui parfois se transforment en
tourbillons de pensées négatives. Une politique qui encourage les gens à
donner leur avis franchement et souvent me paraissait non seulement
déplaisante, mais aussi risquée. Cependant, j’en ai découvert les
avantages dès que j’ai commencé à collaborer avec les employés Netflix.
En 2016, Reed m’a demandé de faire une présentation en ouverture
de la conférence trimestrielle des dirigeants de la société, à Cuba. C’était
la première fois que je travaillais pour Netflix, mais l’ensemble des
participants avait lu mon livre, La Carte des différences culturelles, 8 clés
pour travailler à l’international, j’avais donc envie de leur proposer
quelque chose de nouveau. J’ai énormément travaillé afin de préparer
une présentation sur mesure, presque entièrement repensée. En temps
normal, lorsque je m’adresse à un large public, mon contenu a été testé et
approuvé au préalable. Cette fois, au moment de monter sur l’estrade,
j’avais le cœur qui battait la chamade. Les quarante-cinq premières
minutes se sont bien déroulées. Devant moi, je sentais les quelque
quatre cents managers Netflix, venus du monde entier, impliqués et à
chacune de mes questions, des dizaines de mains se levaient.
J’ai ensuite invité les participants à former des petits groupes pour
cinq minutes de discussion. Tandis que je descendais de la scène pour
déambuler parmi le public, saisissant au passage des bribes de
conversation ici ou là, j’ai remarqué une femme à l’accent américain qui
s’exprimait avec une certaine animation. Voyant que je l’observais, elle
m’a fait signe d’approcher. « J’étais en train de dire à mes collègues, m’a-
t-elle expliqué, que cette façon d’animer la discussion depuis la scène
sape votre message sur la diversité culturelle. Quand vous demandez
des commentaires et que vous donnez la parole à la première personne
qui lève la main, vous mettez en place précisément le genre de pièges
que votre livre conseille d’éviter – parce que seuls les Américains osent
lever la main, donc seuls les Américains ont l’occasion de s’exprimer. »
Je suis restée stupéfaite. C’était la première fois que l’on me faisait
une critique négative au beau milieu d’une présentation et, qui plus est,
devant un groupe d’autres participants. Je me suis sentie mal d’un coup –
surtout lorsque j’ai pris conscience que, bien sûr, elle avait raison. J’ai
eu deux minutes pour rétablir la situation. À mon retour sur scène, j’ai
suggéré que l’on entende les commentaires de chacun des pays présents
parmi le public – d’abord les Pays-Bas, puis la France, le Brésil, les États-
Unis, Singapour et le Japon. Cela a magnifiquement fonctionné et jamais
je n’aurais appliqué cette technique à ce moment-là si l’on ne m’avait pas
adressé cette critique.
Ce schéma s’est répété lors des interactions suivantes. À chaque
entretien avec des employés de Netflix, ceux-ci me soumettaient leurs
critiques, avant même parfois que j’aie pu leur poser la moindre
question.
Par exemple, le jour où j’ai interrogé Danielle Crook-Davies, basée à
Amsterdam, elle m’avait accueillie chaleureusement, disant avoir adoré
mon livre La Carte des différences culturelles, 8 clés pour travailler à
l’international, mais avant même que j’aie le temps de m’asseoir, elle me
lançait : « Je peux vous faire quelques commentaires ? » Puis elle avait
expliqué que la lectrice de la version audio de mon livre était
franchement lamentable, que le ton de sa voix allait à l’encontre du
message. « J’espère que vous trouverez le moyen de le faire
réenregistrer. Le contenu est vraiment génial, mais la voix gâche tout. »
J’étais étonnée, mais en y réfléchissant, j’ai été forcée de reconnaître
qu’elle avait raison. Le soir même, j’ai demandé à ce qu’on procède à un
nouvel enregistrement.
Lors d’une autre interview, à São Paulo, un manager brésilien a très
gentiment commencé notre entretien par ces mots : « J’aimerais vous
faire quelques remarques. » Nous venions à peine de nous saluer, mais
j’ai essayé de faire comme si c’était normal. Il m’a alors expliqué que l’e-
mail que j’avais envoyé afin de préparer cette rencontre était tellement
structuré qu’il en paraissait autoritaire. « Dans votre livre, vous-même
disiez que nous, les Brésiliens, préférons souvent rester implicites,
flexibles. Mais vous n’avez pas suivi votre propre conseil. La semaine
prochaine, vous devriez plutôt envoyer un message avec les thèmes,
mais pas les questions spécifiques, vous obtiendrez sûrement une
meilleure réaction. » Très gênée, j’ai écouté ce manager, mon e-mail sous
les yeux, détailler toutes les phrases qu’il jugeait problématiques. Là
encore, cette critique m’a été profitable. Lors des voyages suivants, avant
d’envoyer mon message pré-interview, je le montrais à mon contact
local, qui avait souvent des idées bien utiles pour convaincre les
personnes ciblées de participer pleinement.
Au vu de tous les bienfaits de ces retours, vous vous étonnez peut-
être qu’ils soient si peu pratiqués dans la plupart des entreprises. Il suffit
d’observer rapidement le comportement humain pour comprendre
pourquoi.

NOUS DÉTESTONS LA FRANCHISE (POURTANT NOUS


LA SOUHAITONS QUAND MÊME)
Rares sont ceux qui apprécient d’être critiqués. Recevoir de mauvaises
nouvelles concernant son travail fait aussitôt douter de soi, on se sent
agacé, vulnérable. Confronté à un retour négatif, le cerveau a le même
réflexe de lutte ou de fuite que face à une menace physique : des
hormones sont relâchées dans le système sanguin, accélérant le temps
de réaction, accentuant les émotions.
S’il y a une chose que l’humain déteste encore plus que les critiques
négatives les yeux dans les yeux, c’est de les recevoir en public. La femme
qui m’a dit les choses crûment en pleine présentation (et devant ses
collègues) m’a beaucoup aidée. Son retour pouvait m’être utile sur-le-
champ. Mais être la cible de remarques en public envoie au cerveau des
signaux d’alerte au danger. Le cerveau humain est une machine de
survie efficace, l’une de ses techniques les plus puissantes consiste à
nous inciter à trouver la sécurité par le nombre. Notre cerveau est
constamment à l’affût des signaux de rejet du groupe, qui en des temps
plus primitifs, aurait mené à l’isolement puis, potentiellement, à la mort.
Si quelqu’un, en présence de votre tribu, souligne une erreur que vous
êtes en train de commettre, l’amygdale cérébrale, soit la partie la plus
primitive du cerveau, qui guette en permanence le danger, déclenche
une alarme : « Ce groupe est sur le point de vous exclure. » Face à cela,
notre instinct animal naturel est de fuir.
En même temps, il existe pléthore d’études montrant que la réception
de critiques positives stimule le cerveau, libérant de l’ocytocine, cette
hormone bénéfique qui rend une mère heureuse d’allaiter son enfant.
Pas étonnant que tant de gens préfèrent distribuer les compliments
plutôt qu’offrir un retour honnête et constructif.
Pourtant les recherches montrent que pour beaucoup, nous
comprenons instinctivement les apports positifs de la vérité. En 2014, la
société de consulting Zenger Folkman a réalisé une étude auprès de
mille personnes portant sur les critiques. Il en est sorti le résultat
suivant : malgré les merveilleux bienfaits des louanges, les gens
estimaient que, pour améliorer leur performance, un retour correctif
vaut mieux qu’un feedback positif à hauteur de trois contre un. La
majorité reconnaissait qu’un feedback positif n’avait aucun impact
significatif sur leur réussite.
Voici quelques-unes des statistiques les plus parlantes de cette
étude :

57 % des participants disent préférer recev oir un feedback correctif que positif.
72 % ont l’impression que leur performance s’améliorerait s’ils recev aient dav antage de
feedbacks correctifs.
92 % approuv ent cette phrase : « Un feedback négatif, s’il est formulé de façon
appropriée, améliore la performance. »

En d’autres termes, il est stressant et désagréable d’entendre dire que


nous ne réussissons pas bien, mais passé le stress initial, cette critique
est vraiment utile. La plupart des gens comprennent intuitivement qu’un
simple retour peut les aider à travailler mieux.

É
LA RÉTROACTION : CULTIVER LA FRANCHISE
En 2003, les habitants de Garden Grove, en Californie, une
petite communauté située au sud de Los Angeles, étaient
confrontés à un problème. Les accidents impliquant des
voitures et des piétons étaient beaucoup trop fréquents dans les rues où
étaient situées les écoles élémentaires. Les autorités ont mis en place des
panneaux de limitation de vitesse afin d’inciter les conducteurs à
ralentir, la police a distribué des PV aux contrevenants.
Le taux d’accidents a à peine baissé.
Les ingénieurs de la ville ont alors tenté une approche différente,
mettant en place des affichages dynamiques de la vitesse. En d’autres
termes, un « retour pour les conducteurs ». Chaque dispositif incluait un
panneau de limitation de vitesse, un radar et un écran annonçant :
« votre vitesse ». Les conducteurs obtenaient au passage les données en
temps réel les concernant personnellement, ainsi qu’un rappel de la
limite à ne pas dépasser.
Les experts doutaient que cela puisse changer quoi que ce soit. Après
tout, les voitures sont toutes équipées d’un compteur. De plus la doctrine
de la police était depuis longtemps que les gens obéissent aux règles
seulement lorsqu’ils sont confrontés aux conséquences réelles qu’ils
encourent s’ils y contreviennent – pourquoi l’affichage influencerait-il le
comportement des personnes au volant ?
Et pourtant. Des études ont montré qu’elles ralentissaient de 14 % –
devant trois écoles, la vitesse moyenne est même tombée en dessous de
la limite affichée. 14 %, c’est une baisse considérable pour quelque chose
d’aussi simple et peu coûteux qu’un retour.
La rétroaction est un des outils les plus efficaces qui soit pour
améliorer la performance. Nous apprenons plus vite, nous
accomplissons davantage ; la critique fait partie intégrante de notre
manière de travailler, qu’il s’agisse de les émettre ou de les recevoir. Les
feedbacks permettent d’éviter les malentendus, créent un climat de
coresponsabilité et réduisent le besoin de hiérarchie et de règles.
Cependant, encourager des retours francs dans une entreprise se
révèle bien plus compliqué que de mettre en place des panneaux de
circulation routière. Pour susciter une atmosphère de franchise, il faut
obtenir de vos employés qu’ils abandonnent des années de
conditionnement et des croyances fermement ancrées selon lesquelles
« on n’émet des critiques que si quelqu’un vous le demande » ou
« louanges en public, mais critiques en privé ».
Lorsqu’ils réfléchissent pour savoir s’ils doivent ou non donner leur
avis, les gens se sentent souvent partagés entre deux sentiments
contradictoires : ils ne veulent pas blesser la personne, et en même
temps ils veulent l’aider à réussir. Le but, chez Netflix, est de s’aider
mutuellement à réussir, même si cela implique que certains, parfois, se
sentent froissés. Surtout, nous avons découvert que dans un
environnement adéquat, avec l’approche qui convient, nous sommes
capables de formuler des critiques sans vexer qui que ce soit.
Si vous souhaitez développer une culture de la franchise dans votre
organisation ou dans votre équipe, vous pouvez le faire en plusieurs
étapes. La première n’est pas la plus intuitive. On pourrait croire qu’il
faut commencer par le plus simple : il reviendrait au patron de faire un
maximum de feedbacks à son personnel. Je recommande au contraire de
se concentrer d’abord sur quelque chose de beaucoup plus difficile : faire
en sorte que les employés critiquent avec honnêteté leur patron. Cela
peut s’accompagner d’un retour patron-employé. Mais la franchise ne
peut véritablement s’installer que si les employés commencent à se
montrer sincères vis-à-vis de leurs chefs.

DITES À L’EMPEREUR QU’IL EST NU


Comme beaucoup d’enfants, quand j’étais petit, on m’a raconté le célèbre
conte Les Habits neufs de l’empereur, l’histoire d’un imbécile tellement
convaincu qu’il porte le plus beau costume jamais cousu qu’il parade nu
devant ses sujets, car personne n’ose souligner l’évidence – à l’exception
d’un enfant qui ignore tout de la hiérarchie, du pouvoir et des
conséquences.
Plus on est haut placé dans l’organigramme d’une entreprise, moins
on reçoit de feedbacks donc plus on est susceptible de « venir au travail
nu » ou de commettre des erreurs évidentes aux yeux de tous, sauf aux
siens. C’est un comportement non seulement dysfonctionnel, mais aussi
dangereux. Si un assistant, au bureau, rate une commande de café et que
personne ne le lui fait remarquer, ce n’est pas grave. Si le directeur
administratif et financier commet une erreur dans une déclaration
financière et qu’aucun subalterne n’ose la signaler parce qu’il est
directeur, alors la société est mise en péril.
La première technique qu’utilisent les managers Netflix pour obtenir
de leurs employés un retour honnête est d’ajouter systématiquement un
point feedback à l’ordre du jour lors de leurs entretiens en face-à-face. Il
ne s’agit pas seulement d’obtenir leur avis, mais de les prévenir que c’est
attendu. Placez le feedback en première ou dernière position de l’ordre
du jour, de façon à le séparer des discussions opérationnelles. Lorsque le
moment arrive, sollicitez et encouragez l’employé à exprimer ses
critiques vis-à-vis de vous (le patron) puis – si vous le souhaitez – vous
pouvez lui rendre la pareille.
Votre comportement pendant le retour est un facteur essentiel. Vous
devez montrer à votre employé qu’il n’a rien à craindre en donnant son
avis, pour ce faire il vous faudra réagir avec gratitude quelle que soit la
critique, et surtout montrer des « signes d’appartenance ». Daniel Coyle,
auteur de The Culture Code [non traduit], décrit ces signes comme des
manières non verbales d’exprimer « ta critique fait de toi un membre
important de cette tribu » ou « tu t’es montré honnête avec moi et cela ne
met en péril ni ton poste, ni notre relation ; tu as ta place ici ». Je
demande souvent à mon équipe de direction de montrer ces « signes
d’appartenance » dans des situations où l’employé fait ses commentaires
à son supérieur, car un employé assez courageux pour s’exprimer de
façon ouverte risque très certainement de s’inquiéter : « Mon patron le
retiendra-t-il contre moi ? » ou « Cela nuira-t-il à ma carrière ? ».
Le signe d’appartenance peut être infime, ce peut être un ton
bienveillant, un léger rapprochement physique, un regard positif droit
dans les yeux de l’interlocuteur. Ou bien il peut être plus marqué, des
remerciements adressés à la personne pour son courage, une mention
devant le reste de l’équipe. Coyle explique dans son livre que la fonction
d’un signe d’appartenance est de « répondre à cette question inscrite en
permanence en lettres lumineuses dans notre cerveau : sommes-nous en
sécurité ici ? Quel est notre avenir avec ces gens ? Y a-t-il un danger
quelque part ? ». Plus vous accueillerez les moments de franchise par ces
signes d’appartenance, dans votre entreprise, plus les employés feront
preuve de courage dans leurs commentaires.

Ted Sarandos, directeur général du contenu Netflix, est un des


leaders qui, dans l’équipe de Reed, sollicite ouvertement des
retours de la part de ses collaborateurs et qui, lorsqu’il en
reçoit, use des signes d’appartenance.
Ted est responsable de toutes les séries et de tous les films
disponibles sur Netflix. Il a joué un rôle crucial dans la redéfinition de
l’industrie du divertissement, on le décrit souvent comme l’une des
personnes les plus importantes d’Hollywood. Ted n’est pas un magnat
des médias comme les autres. Il n’a jamais terminé ses études et doit son
éducation cinématographique aux vidéoclubs d’Arizona dans lesquels il
travaillait.
Dans un article de mai 2019, The Evening Standard le décrivait en ces
termes :
Si Netflix dev ait créer une minisérie sur Ted Sarandos, son directeur général du contenu
aujourd’hui multimillionnaire, on le découv rirait sûrement, enfant dans les années 1960,
assis en tailleur dev ant l’écran bleuté de la télév ision dans un quartier pauv re de Phoenix,
Arizona, étranger au chaos semé par ses quatre frères et sœurs autour de lui. Il passait des
heures ainsi, av ec le programme télé pour seule routine.
À l’adolescence, il trav aille dans un v idéoclub et durant les longues heures creuses de la
journée, se plonge dans les neuf cents films disponibles en magasin. Il dév eloppe ainsi une
connaissance encyclopédique du cinéma et de la télév ision – doublée d’un assez bon instinct
pour sentir ce qui plaît (quelqu’un un jour l’a surnommé « l’algorithme humain »). Comme
quoi, l’abus de télév ision ne nuit pas forcément à la santé de v os neurones.

En juillet 2014, Ted place Brian Wright, vice-président senior chez


Nickelodeon, à la tête des contrats des contenus jeunes adultes. (Le
premier fait de gloire de Brian chez Netflix ? La commande d’une certaine
série du nom de Stranger Things quelques mois à peine après son
embauche.) Brian a raconté cette anecdote qui s’est produite lors de son
premier jour dans l’entreprise, à propos de Ted, recevant publiquement
des commentaires de ses collaborateurs :
Aux différents postes où j’av ais pu exercer, une des grandes préoccupations des uns et des
autres était de sav oir qui était bien v u, qui ne l’était pas. Exprimer son av is ou son désaccord
av ec la patronne en réunion, dev ant les collègues, équiv alait à une mort politique. Et v ous
v ous retrouv iez pour ainsi dire exilé en Sibérie.
Lundi matin, premier jour à mon tout nouv eau poste. J’étais en alerte maximum pour
tenter de déterminer comment fonctionnait la politique Netflix. 11 heures, première réunion
menée par Ted (mon n+2), de mon point de v ue une sorte de superstar, en compagnie d’une
quinzaine d’autres personnes à différents niv eaux de la société. Ted parlait de la sortie de
Blacklist saison 2. Un type quatre crans en dessous de lui dans la hiérarchie l’a interrompu au
milieu de sa présentation : « Ted, je crois que tu as oublié quelque chose. Tu as mal compris le
contrat de licence. Cette approche ne marchera pas. » Ted campait sur ses positions, mais le
type n’en démordait pas. « Ça ne fonctionnera pas. Tu mélanges deux rapports différents, Ted.
Tu fais erreur. Nous dev ons rencontrer Sony directement. »
Je n’en croyais pas mes oreilles, ce simple employé tenait tête à Ted Sarandos en personne
et dev ant tout un groupe de collègues. D’après mon expérience, cela équiv alait à un suicide
professionnel. J’étais littéralement scandalisé. J’ai senti le rouge me monter aux joues.
J’av ais env ie de me cacher sous ma chaise.
À la fin de la réunion, Ted est v enu saluer le type, une main sur l’épaule : « Super réunion.
Merci pour ta participation aujourd’hui », lui a-t-il dit en souriant. J’étais tellement étonné
que j’en suis resté bouche bée.
Un peu plus tard, j’ai croisé Ted aux toilettes. Il m’a demandé comment se passait mon
premier jour, je lui ai donc fait part de ma surprise : « C’est incroyable la façon dont le gars t’a
contredit pendant la réunion. » Ted a d’abord paru complètement perplexe, puis il m’a dit :
« Brian, le jour où tu garderas pour toi tes commentaires parce que tu crains pour ta
popularité, alors il faudra que tu quittes Netflix. Nous t’av ons embauché pour tes opinions.
Toutes les personnes qui étaient réunies dans cette salle étaient censées me dire franchement
ce qu’elles pensent. »

Ted avait clairement mis en pratique les deux impératifs


comportementaux permettant aux collaborateurs de s’exprimer avec
franchise vis-à-vis de leur patron. Il ne suffit pas de demander leur avis
aux gens, il faut leur montrer concrètement que c’est ce que l’on attend
d’eux (en l’occurrence, par exemple, ses instructions à Brian). Puis au
moment où l’on reçoit le feedback, il faut réagir par un signe
d’appartenance ; dans ce cas, la main de Ted sur l’épaule de l’intervenant,
durant la réunion.
Chez Netflix, Reed Hastings, le P.-D.G., est un des décideurs qui
manifeste le plus fréquemment ces deux comportements. Et en retour,
c’est lui qui reçoit le plus de commentaires négatifs de toute l’équipe
dirigeante. Preuve en est son évaluation écrite à 360 degrés, ouverte aux
contributions de chacun, et où il reçoit plus de retours que n’importe qui
dans l’entreprise. Reed sollicite sans cesse des commentaires, auxquels il
répond systématiquement par des signes d’appartenance, ou parfois en
exprimant publiquement son contentement de recevoir telle ou telle
critique. Voici un paragraphe tiré d’un mémo partagé avec tous les
employés Netflix au printemps 2019 :

L’évaluation à 360 degrés constitue toujours une période de l’année très stimulante. Les critiques les plus
utiles à ma progression sont malheureusement les plus douloureuses. Alors, dans l’esprit des 360 degrés,
merci de m’avoir fait courageusement et honnêtement remarquer ceci, « dans les réunions, il t’arrive de
sauter certains sujets ou de les aborder rapidement, par impatience, voire de décider qu’un point à
l’ordre du jour ne mérite finalement pas d’être traité… Dans la même veine, attention à ne pas laisser
ton point de vue l’emporter. Il t’arrive de fausser le débat ou de représenter une concorde qui n’existe
pas. » C’est tellement vrai, tellement triste, tellement agaçant que j’en sois encore là. Je continuerai à y
travailler. Avec un peu de chance, vous aurez toutes et tous formulé des critiques aussi constructives que
celles-ci.

Rochelle King se souvient parfaitement de ce que l’on peut ressentir


lorsqu’on adresse des commentaires constructifs au P.-D.G. de la société.
C’était en 2010, elle était directrice des produits créatifs chez Netflix
depuis environ un an. Elle rendait des comptes au vice-président, lui-
même sous les ordres du directeur des produits, juste en dessous de
Reed, elle était donc trois niveaux hiérarchiques en dessous du P.-D.G.
Son histoire de franchise est exemplaire :

Reed av ait organisé une réunion av ec quelque v ingt-cinq directeurs, directrices, v ice-
président(e)s et certains membres de l’équipe dirigeante. Patty McCord a dit une chose av ec
laquelle Reed n’était pas d’accord. Sans cacher son agacement v is-à-v is d’elle, il a écarté sa
remarque av ec ironie. Les gens dans la pièce se sont étranglés collectiv ement, mais en
silence. Reed était peut-être trop énerv é pour remarquer la réaction autour de lui, mais j’ai
senti qu’il n’av ait pas brillé par son talent de patron à cet instant précis.
Rochelle a pris au sérieux le principe de Netflix selon lequel ne rien
dire lors de telles circonstances revient à manquer de loyauté vis-à-vis
de l’entreprise. Elle a passé une soirée à rédiger son e-mail à Reed et à le
relire « cent fois parce que certes, c’est Netflix, mais j’avais tout de même
l’impression que c’était un peu risqué ». Le message qu’elle a finalement
envoyé était le suivant :

Salut Reed,

J’étais présente à la réunion d’hier et j’ai trouvé les commentaires que tu as adressés à Patty
méprisants et peu respectueux. Si je choisis de t’en parler c’est parce que lors du séminaire
de l’an dernier, tu as souligné combien il était important de créer un environnement où les gens
ne craignent pas de prendre la parole et de participer (que ce soit en désaccord ou pour
souscrire aux propos exprimés). Hier, dans cette pièce, différentes personnes étaient
présentes – directeurs et vice-présidents – et parmi elles, certaines ne te connaissent pas très
bien. Si j’avais été de celles-là, le ton que tu as utilisé envers Patty m’aurait empêchée
d’exprimer mon opinion publiquement devant toi à l’avenir, de crainte que tu n’écartes mes
idées. J’espère que tu ne m’en veux pas de te le faire savoir.

Rochelle.

Quand on m’a rapporté cette histoire, j’ai repensé aux différents


emplois exercés dans ma vie, serveuse dans un restaurant sri-lankais,
responsable de la formation dans une grande multinationale, directrice
d’une petite société basée à Boston et professeure en école de commerce.
J’ai essayé de me remémorer si à l’un ou l’autre de ces postes, j’avais déjà
entendu quelqu’un dire poliment, mais franchement, au grand patron
qu’il avait employé un ton déplacé en réunion. Et ma réponse a été très
claire : NON, absolument jamais !
Lorsque j’ai demandé par e-mail à Reed s’il se souvenait de cet
incident avec Rochelle cinq années plus tôt, il m’a répondu dans les
minutes qui ont suivi :
Erin – je me souviens de la salle (King Kong) et de l’endroit où j’étais assis, ainsi que Patty. Je
me souviens m’être senti super mal après coup en repensant à la façon dont j’avais géré mon
agacement.

Reed.

Peu après il m’a réexpédié sa copie du message envoyé par Rochelle


suivi de sa propre réponse :

Rochelle, j’ai beaucoup apprécié ton retour, je t’en prie continue à m’interpeller si tu remarques
quoi que ce soit qui te paraît inapproprié.

Reed.

Le commentaire de Rochelle était franc, mais réfléchi et sincèrement


pensé pour aider Reed à s’améliorer. Mais le grand risque, lorsqu’on
promeut le franc-parler, ce sont tous ces dérapages intentionnels ou non
dans l’usage que peuvent en faire les gens. Ce qui nous amène à la
deuxième étape de Reed pour développer une culture de la franchise sur
le lieu de travail.

ENSEIGNEZ À TOUS LES EMPLOYÉS LA MEILLEURE


MANIÈRE DE SOUMETTRE ET RECEVOIR
DES CRITIQUES
Dans le film A Star Is Born, avec Bradley Cooper et Lady Gaga, une
scène expose dans toute sa laideur le pire de ce que peut produire la
franchise.
Lady Gaga est allongée dans son bain. Elle a récemment été reconnue
comme une star de la musique à part entière, ayant reçu trois
nominations aux Grammy Awards. Son mentor (depuis peu devenu son
mari) entre dans la salle de bains, ivre. Et il commence à lui expliquer, en
toute transparence, ce qu’il pense de sa dernière chanson originale,
qu’elle vient d’interpréter à l’émission Saturday Night Live.

Tu as été nommée, c’est génial […]. J’essaie juste de comprendre.


[Ta chanson] « Why You Come Around Me with an Ass Like That »
[yeux au ciel… long soupir]. J’ai peut-être échoué avec toi. Tu
me fais honte. Je préfère être honnête.

On a beau vanter l’honnêteté avant tout chez Netflix, ce genre de


propos ne passerait pas. Le climat de franchise ne signifie pas que tout
peut se dire. Les premières fois où j’ai reçu des commentaires de la part
des employés Netflix, j’étais tellement désarçonnée que j’ai imaginé une
règle du feedback qui s’énoncerait un peu en ces termes : « dis ce que tu
penses et peu importent les conséquences ». Mais les managers chez
Netflix consacrent un temps non négligeable à détailler à leurs employés
la bonne et la mauvaise manière d’exprimer leurs opinions. Ils possèdent
des documents qui expliquent à quoi ressemblent les feedbacks efficaces.
Ils proposent des formations où l’on peut apprendre comment émettre et
recevoir des critiques.
Vous pouvez faire comme eux. Je me suis plongée dans l’ensemble
des documents Netflix sur la franchise, j’ai entendu des dizaines de
personnes en entretien m’expliquer comment cela fonctionnait. J’ai
résumé ces leçons en quatre points, les 4A.

LES DIRECTIVES 4A

Émettre des critiques

1. AIDER AVANT TOUT : Les critiques doiv ent être formulées dans une intention positiv e. Dire ce
qu’on a sur le cœur, blesser intentionnellement l’autre ou serv ir son propre dessein politique
n’est pas toléré. Il faut clairement expliquer comment un changement de comportement
spécifique pourra aider l’indiv idu ciblé ou l’entreprise, non quel bénéfice v ous pourrez en
tirer. « Ton habitude de te curer les dents pendant les réunions av ec des partenaires
extérieurs est insupportable » n’est pas une bonne critique. Il faudrait dire : « Si tu arrêtais de
te curer les dents lors des réunions av ec les partenaires extérieurs, tu projetterais une image
plus professionnelle, nous aurions plus de chances de construire une relation solide av ec
eux. »

2. APPLICABLE : Votre critique doit se concentrer sur ce que peut changer la personne ciblée. Un
mauv ais feedback v is-à-v is d’Erin à Cuba se serait interrompu après la phrase : « Votre
manière d’animer la discussion depuis la scène sape v otre message. » Le feedback constructif
est celui qui inclut la phrase d’après : « Av ec v otre façon de v ous adresser au public, seuls les
Américains osent participer. » Pour faire encore mieux, il aurait fallu dire : « Si v ous pouv ez
trouv er une manière de solliciter des contributions des autres nationalités présentes dans le
public, alors v otre présentation sera plus puissante. »

Recevoir les critiques

3. APPRÉCIER : Naturellement, l’humain a tendance à se mettre sur la défensiv e ou à se trouv er


des excuses lorsqu’il reçoit des critiques ; par réflexe, nous recherchons tous à protéger notre
ego et notre réputation. À la réception d’une critique, il faut lutter contre cette réaction
naturelle et se demander : « Comment montrer que je v alorise ce retour en écoutant
attentiv ement, en prenant en compte le message l’esprit ouv ert et sans me fâcher ou être sur la
défensiv e ? »

4. ACCEPTER OU REJETER : Chez Netflix, v ous recev rez de nombreuses critiques de la part de
div ers collègues. On attend de v ous que v ous écoutiez et considériez toutes les remarques.
Pas que v ous les suiv iez forcément. Remerciez v os critiques av ec sincérité. Mais chacun doit
comprendre qu’il ne tient qu’à v ous de réagir ou non dans le sens de la remarque qui v ous a été
faite.
Dans l’exemple donné au début de ce chapitre, dans lequel
Doug suggérait à Jordan d’adapter son comportement lorsqu’il
se rendait en Inde, les 4A sont parfaitement appliqués. Doug a
senti que la logique transactionnelle de Jordan sabotait ses propres
objectifs. Il a souhaité aider Jordan à s’améliorer et ainsi œuvrer au
succès de la société (Aider avant tout). Le retour qu’il en a fait s’est révélé
si pratique que Jordan affirme désormais opter pour une approche
différente chaque fois qu’il travaille avec l’Inde (Applicable). Jordan l’a
remercié pour cette intervention (Apprécier). Il aurait pu choisir de ne
pas tenir compte des remarques, mais cette fois il les a acceptées en
disant : « Je ne sermonne plus personne avant de partir. Au lieu de ça dès
le début du voyage je préviens mes collègues : Voilà, c’est mon point faible !
Si je jette un œil à ma montre pendant que Nitin nous fait visiter la ville,
donnez-moi un coup de pied ! Je vous en remercierai plus tard » (Accepter ou
rejeter).
La plupart des gens, comme Doug, ont du mal à exprimer une critique
en temps réel. Beaucoup ont été profondément conditionnés à attendre
le bon moment, les circonstances les plus propices avant de dire la
vérité, au point que l’utilité du retour se révèle finalement quasi nulle.
Ce qui nous amène à la troisième priorité, lorsqu’on instaure une
culture du franc-parler dans une équipe.

DES CRITIQUES N’IMPORTE OÙ, N’IMPORTE QUAND


Il reste une question : quand et où faut-il énoncer ces critiques ? La
réponse est : n’importe où, n’importe quand. Cela peut être en privé,
derrière des portes closes. Erin, pour sa part, a reçu sa première critique
Netflix devant trois ou quatre personnes en pleine présentation. C’est
très bien aussi. On peut même le faire en criant devant un groupe de
quarante si c’est ce qui paraît le plus efficace.
Rose, vice-présidente de l’équipe de communication monde, en donne
un exemple :
Av ec mes quarante collègues du monde entier, nous étions réunis pour un séminaire sur deux
jours, j’av ais soixante minutes pour présenter le plan marketing pour le lancement de la
saison 2 de 13 Reasons Why.
Le thème du suicide au centre de la série av ait déclenché une v iolente polémique à la
sortie de la première saison. Pour la suite, j’av ais donc env ie de tenter une approche
différente, éprouv ée en publicité de marque, où j’ai fait mes armes, mais peu fréquente en
publicité traditionnelle, qui était la norme chez Netflix.
Mon plan incluait un partenariat av ec l’univ ersité Northwestern qui conduirait une étude
indépendante sur l’impact de la série auprès des spectateurs adolescents. Netflix
n’influencerait pas l’étude, mais av ec un peu de chance, les données ainsi obtenues nous
permettraient de mieux positionner le lancement de la deuxième saison.

Ce temps de parole était la seule chance pour Rose de rallier ses


collègues du marketing à son idée. Pourtant après à peine un quart
d’heure, le public réagissait déjà : « Pourquoi investir de l’argent dans
une étude alors qu’on ignore tout des résultats qu’elle va produire ? Une
étude peut-elle être indépendante si c’est nous qui la finançons ? » Rose a
eu le sentiment d’être attaquée.

Chaque main lev ée me semblait un nouv eau défi. Tout le monde av ait l’air de douter de moi :
« Est-ce que tu sais ce que tu fais ?! » À chaque remarque, je m’entendais parler de plus en plus
v ite, la frustration dans la pièce montait en puissance. Plus le groupe me pressait de
questions, plus je m’inquiétais de ne pas arriv er au bout de ma présentation, plus mon débit
de parole s’accélérait.

Soudain, Bianca, une collègue de Rose, a agité le bras depuis le rang


du fond et lui a jeté un gilet de sauvetage… façon Netflix : « Rose ! Ça ne
fonctionne pas ! Tu es en train de perdre la salle ! Tu es sur la défensive !
Tu parles trop vite. Tu n’écoutes pas les questions. Tu te répètes sans
affronter les inquiétudes. Inspire un grand coup. Tu as BESOIN D’AVOIR
LA SALLE AVEC TOI », lui a-t-elle lancé.
À ce moment-là, je me suis v ue telle que le public me v oyait – hors d’haleine, lancée dans mon
discours sans prendre la peine d’écouter. J’ai inspiré profondément. « Merci, Bianca, tu as
raison. Je gardais l’œil sur le chronomètre. Il faut que tout le monde comprenne mon projet. Je
suis ici pour v ous écouter et répondre à v os questions. On reprend. Qui est-ce que j’ai raté ? »
J’ai consciemment modifié mon énergie, ce qui a prov oqué un changement d’ambiance dans
le public. Les v oix ont baissé d’un ton. Les gens ont souri. L’agressiv ité s’est dissipée. J’ai
rallié le groupe à mon idée. Sauv ée par le franc-parler de Bianca.

Dans la plupart des entreprises, interpeller quelqu’un au beau milieu


d’une présentation devant tout un groupe serait considéré
complètement inapproprié et contre-productif. Mais si vous parvenez à
inculquer à tous une culture de franchise efficace, les participants
sauront reconnaître à quel point la remarque de Bianca est précieuse.
L’intention de Bianca était seulement d’aider Rose à réussir son
intervention (Aider avant tout). Cette remarque soulignait les actions
spécifiques que Rose pouvait mettre en place afin d’améliorer sa
performance (Applicable). Rose a remercié Bianca (Apprécier). Dans ce
cas, elle a suivi le conseil fourni par Bianca, pour le bénéfice de tous
(Accepter ou rejeter). Si vous avez en tête le modèle des 4A, le feedback
peut et doit intervenir pile au moment et sur le lieu où il sera le plus
utile.
Dans l’exemple en question, Bianca était animée des meilleures
intentions, mais imaginons que ça n’ait pas été le cas ? Quelqu’un qui
aurait des comptes à régler pourrait prétendre suivre les grandes lignes
des 4A et saboter le message de Rose ou nuire à sa réputation. Si ce
franc-parler peut vous paraître encore risqué, c’est compréhensible. Cela
nous amène au dernier point en matière de conseil pour faire naître un
climat de franchise.

DIFFÉRENCIER LA FRANCHISE DÉSINTÉRESSÉE


ET L’ATTITUDE TOXIQUE
Nous avons tous travaillé au côté de personnes manifestement
brillantes. Vous voyez le genre : débordant d’intuitions géniales, claires,
capables de résoudre certains problèmes en un rien de temps. Plus la
densité de talent est importante dans votre organisation, plus vous
aurez d’individus de ce type parmi votre équipe.
Or dans ce cas, vous courez un risque. Parfois les gens extrêmement
talentueux sont à ce point repus des louanges qu’on leur a si souvent
adressées qu’ils se croient meilleurs que tout le monde. Ils réagiront
d’un sourire moqueur aux idées qu’ils jugent peu intelligentes, lèveront
les yeux au ciel en entendant des points de vue mal exprimés, insulteront
ceux ou celles dont ils estimeront qu’ils ne sont pas au même niveau
qu’eux. En d’autres termes, se comporteront comme des collaborateurs
toxiques.
Si vous choisissez de promouvoir une culture de la franchise dans
votre équipe, vous devrez vous débarrasser d’eux. Beaucoup vont peut-
être se dire « Ce type est tellement fort, on ne peut pas se permettre de le
perdre. » Si votre équipe compte ne serait-ce qu’un personnage toxique
de ce genre, celle-ci ne tirera aucun bénéfice de la franchise que vous
mettrez en place. Le coût que font peser ceux-ci sur le travail d’équipe est
trop élevé. Ils risquent bien de faire imploser votre organisation. Leur
modus operandi préféré ? Le plus souvent, poignarder leur collègue les
yeux dans les yeux, puis ajouter « Je voulais juste être franc avec toi. »
Même chez Netflix, alors que notre credo est « Pas de collaborateur
toxique, aussi génial soit-il », nous avons régulièrement un employé ou
un autre qui a du mal à percevoir les limites avec finesse. Dans ce type de
situation, il faut intervenir. Paula, notre spécialiste des contenus
originaux, en était un exemple. Paula était d’une créativité
exceptionnelle, elle était de plus dotée d’un réseau impressionnant, ce
qui était un atout non négligeable. Elle consacrait de longues heures à la
lecture des scripts, à imaginer comment transformer une éventuelle
série en gros succès. Paula essayait d’appliquer la culture Netflix en se
montrant ouverte et franche en toutes circonstances.
Elle avait tendance, en réunion, à prendre la parole bruyamment, à se
répéter, il lui arrivait de taper sur la table pour se faire entendre. Elle
interrompait souvent les gens qui ne comprenaient pas bien où elle
voulait en venir. Cela dit Paula était aussi très efficace. Il lui arrivait
fréquemment de travailler sur son ordinateur pendant que les autres
parlaient, surtout si elle n’était pas d’accord avec eux. Si ses collègues
étaient un peu longs dans leurs développements ou lents à la détente,
elle les coupait et le leur signalait sur-le-champ. Paula n’avait pas
l’impression d’être toxique, simplement d’appliquer la culture Netflix en
proposant des retours honnêtes aux uns et aux autres. Pourtant, à cause
de son comportement problématique, Paula ne travaille plus chez
Netflix.
Adopter le franc-parler ne signifie pas donner son avis à tort et à
travers sans se préoccuper de l’impact éventuel que cela aura sur ses
interlocuteurs. Au contraire, chacun doit bien garder en tête les
directives 4A. Cela impose une réflexion, parfois de la préparation avant
d’émettre des critiques, mais aussi une supervision, un coaching de la
part des personnels encadrants. Justin Becker, directeur technique pour
l’équipe dédiée à l’interface de programmation d’application lecture, a
donné cet exemple dans une présentation intitulée « Suis-je un
collaborateur toxique ? », en 2017 :
À mes débuts chez Netflix, un ingénieur de mon groupe a commis une grosse erreur, dans
mon domaine d’expertise, puis il a env oyé un e-mail pour se dédouaner qui, de plus, ne
proposait aucune solution pour y remédier. Fâché, j’ai appelé l’ingénieur : j’av ais l’intention de
le mettre sur la bonne v oie. J’ai été brusque, j’ai critiqué ses actions. Ça ne me plaisait pas,
mais j’av ais l’impression d’agir au mieux pour l’entreprise.
Une semaine plus tard, son supérieur est passé à mon bureau sans prév enir. Il m’a informé
qu’il av ait appris mon échange av ec l’ingénieur en question, il jugeait que je n’av ais pas tort
d’un point de v ue technique, mais est-ce que j’étais conscient que depuis cette conv ersation,
cette personne était démotiv ée et improductiv e ? Était-il dans mon intention de faire baisser
la productiv ité de son équipe ? Non, bien sûr que non. Son manager a continué : Penses-tu que
tu aurais pu dire ce que tu av ais à dire, mais de façon positiv e afin qu’il ait la motiv ation de
résoudre le problème en question ? Bien sûr. J’en serais sûrement capable. Bien. Alors à
l’av enir, fais comme ça, s’il te plaît. Et c’est ce que j’ai fait.
Cette conv ersation, qui a duré deux minutes tout au plus, s’est rév élée immédiatement
efficace. Remarquez bien qu’il ne m’a jamais accusé de m’être conduit de façon toxique. Il a
préféré dire (1) « As-tu l’intention de nuire à l’entreprise ? » (2) « Es-tu capable de te
comporter correctement ? ». Il n’existe qu’une seule bonne réponse à chacune de ces
questions. S’il av ait simplement dit « Tu es toxique », j’aurais peut-être rétorqué « Non, pas
du tout », mais puisqu’au lieu de cela il m’interroge, il m’incombe de réfléchir à la réponse que
je donne, donc, cela suscite chez moi un moment de réflexion.

Justin avait en partie suivi les directives 4A. Il avait l’intention de


mettre l’ingénieur sur la bonne voie. Il avait souligné combien l’intérêt
de la société lui importait. Son message était peut-être même recevable.
Mais Justin s’est comporté de façon toxique parce qu’il est aussi allé à
l’encontre de la première règle de la franchise, s’il a émis sa critique,
c’était parce qu’il voulait exprimer sa colère. Il aurait pu suivre d’autres
principes généraux, ceux-ci auraient également fonctionné – tels que
« Ne critiquez pas sous le coup de la colère » et « Lorsque vous
formulez un feedback constructif, exprimez-vous d’une voix calme ».
Bien sûr, il nous arrive à tous par moments de nous comporter avec
arrogance. Dans le cas de Justin, il a cru faire preuve de franchise. Il a su
modifier son attitude. Il est toujours chez Netflix aujourd’hui.

Dans le chapitre 8, nous reviendrons sur ce sujet et nous explorerons


diverses méthodes que vous pouvez mettre en pratique afin
d’encourager la franchise dans une équipe. En attendant,
voici…

LE DEUXIÈME POINT
À un groupe de personnes extrêmement talentueuses, réfléchies, bien
intentionnées, on peut demander de faire quelque chose qui n’est pas du
tout naturel et pourtant incroyablement utile pour améliorer la
réactivité et l’efficacité d’une entreprise. Les inciter à échanger en toute
franchise le plus possible entre eux ainsi qu’à défier l’autorité.

À RETENIR DU CHAPITRE 2 :

Des employés très performants adeptes de la franchise deviennent exceptionnellement


performants. Régulièrement pratiquée, elle accroît de façon exponentielle la réactivité et
l’efficacité de votre équipe.

Préparez le terrain en introduisant un moment réservé aux critiques dans vos réunions.

Accompagnez vos employés, apprenez-leur à émettre et recevoir des critiques de manière


pertinente, en suivant les directives des 4A.

En tant que leader, sollicitez fréquemment des retours et réagissez par un signe d’appartenance.

À mesure que vous instaurez une culture de la franchise, débarrassez-vous des collaborateurs
toxiques.

Maintenant que la densité de talent et la culture de la franchise sont en


place, vous êtes prêt à relâcher les contrôles et à proposer plus de liberté sur le
lieu de travail.

Vers une culture de liberté et de responsabilité


La plupart des organisations ont à leur disposition une grande variété de processus de contrôle pour
s’assurer que le comportement de leurs employés bénéficie toujours à la société. Parmi eux, les
règlements intérieurs, les validations, la supervision par les cadres.
D’abord, développez votre haute densité de talent. Ensuite, concentrez-vous sur la franchise,
assurez-vous que tout le monde émet et reçoit de nombreux commentaires.
Dans un climat d’honnêteté, le patron n’est plus le principal individu à corriger l’attitude indésirable
d’un employé. Lorsque la communauté tout entière s’exprime ouvertement sur les comportements
individuels qui font avancer l’entreprise et ceux qui lui nuisent, le patron n’a plus à s’impliquer autant
dans la supervision du travail des employés.
Une fois que ces deux éléments sont en place vous pouvez lâcher du lest sur les contrôles. Les
chapitres 3a et 3b vont vous expliquer comment.
ET MAINTENANT, COMMENCEZ À VOUS
DÉBARRASSER DES CONTRÔLES !
CHAPITRE 3a
FINIS, LES CONGÉS PRÉDÉTERMINÉS

Même avant Netflix, je n’ai jamais cru que la valeur du


travail créatif pouvait se mesurer en temps. C’était pour
moi le vestige d’une ère industrielle, à l’époque où les
employés se chargeaient principalement de tâches aujourd’hui
réalisées par des machines.
Je m’agaçais qu’un manager me dise : « Reed, je pense que Sherry
mérite une promotion, elle travaille comme une dingue. » Cela
m’importait-il vraiment ? Moi, j’aurais préféré qu’il me propose de
donner une promotion à Sherry « parce qu’elle fait vraiment la
différence », et pas parce qu’elle est enchaînée à son bureau. Et si
Sherry accomplissait des choses formidables en travaillant vingt-
cinq heures par semaine depuis son hamac à Hawaï ? Eh bien qu’on
lui accorde une grosse augmentation ! Cela voudrait dire qu’elle est
extrêmement précieuse.
Aujourd’hui, à l’ère de l’information, ce qui importe ce sont nos
réussites, pas le nombre d’heures abattues, particulièrement dans
une entreprise créative telle que Netflix. Je n’ai jamais porté
attention à la quantité d’heures travaillées par les uns et les autres.
Ce n’est pas à la somme de travail que l’on juge la performance chez
Netflix.
Néanmoins, jusqu’en 2003, nous avons attribué des jours de
congé en quantité bien précise, que nous comptabilisions, comme
dans toutes les entreprises que je connais. Netflix ne dérogeait pas à
la règle. Chaque employé recevait un nombre spécifique de jours de
congé par an, selon son degré d’ancienneté dans la société.
Jusqu’au jour où un employé nous a incités à changer les choses.
Voici sa suggestion :

Av ec internet, il nous arriv e à tous de trav ailler certains week-ends ou de répondre à nos
e-mails à des heures indues, tout comme il peut nous arriv er de prendre une après-midi
de temps à autre pour des raisons personnelles. Nous ne comptons pas nos heures par
jour ni même par semaine. Pourquoi pointer les jours de congé chaque année ?

Que répondre, en effet ? Un employé pouvait travailler de


9 heures à 17 heures (pendant huit heures) ou de 5 heures à
21 heures (seize heures durant). Une variation de 100 %, et pourtant
personne ne le relevait. Alors pourquoi aurais-je dû me préoccuper
de savoir si un employé est présent cinquante ou quarante-huit
semaines par an ? La variation n’est que de 4 %. Patty McCord a alors
suggéré que nous abandonnions tout simplement la clause des
congés. « On n’a qu’à dire que notre règle concernant les congés c’est :
Prenez-en ! »
J’aimais cette idée de dire aux gens qu’ils étaient en charge de leur
propre vie, qu’ils pouvaient décider par eux-mêmes quand travailler,
quand faire une pause. Mais voilà, je ne connaissais aucune autre
entreprise qui fonctionnait ainsi. Je m’inquiétais donc beaucoup des
modalités. À cette période, je me réveillais souvent en pleine nuit
sous l’effet alterné de deux cauchemars.
Dans le premier, c’est l’été. Je suis en retard pour une réunion
importante. J’arrive sur le parking à fond de train, je me précipite
dans le bâtiment. J’ai une quantité incroyable de choses à préparer.
J’aurais besoin de tout le monde sur le pont. Je cours devant les
bureaux des uns et des autres en les appelant : « David ! Jackie ! »
Mais il règne un calme absolu. Pourquoi est-ce que tout est vide ? Je
finis par trouver Patty, dans son bureau, un boa en plumes blanches
autour du cou. « Patty ? Où sont-ils tous passés ? » je lui lance, hors
d’haleine. Elle lève la tête tout sourire et me répond : « Tiens, salut
Reed ! Tout le monde est en vacances ! »
C’était donc pour moi une grande inquiétude. Nous étions un petit
groupe de personnes, mais nous avions beaucoup à faire. Si, sur
notre équipe de cinq acheteurs de DVD, deux prenaient un mois de
vacances pendant l’hiver, ce serait un handicap pour le bureau. Des
employés en vacances perpétuelles allaient-ils couler l’entreprise ?
Dans le second cauchemar, c’est l’hiver, pendant une tempête de
neige, comme celles que j’ai connues enfant dans le Massachusetts.
L’ensemble des employés est coincé au bureau par des tonnes de
neige qui bloquent la porte. Des stalactites grosses comme des
défenses d’éléphant pendent du plafond. Le vent fouette les fenêtres.
Le bureau est envahi d’employés. Certains dorment par terre dans la
cuisine. D’autres fixent leur écran d’ordinateur, le regard vide. Je suis
furieux. Pourquoi est-ce que personne ne travaille ? Pourquoi tout le
monde est à ce point épuisé ? J’essaie de remettre au travail ceux qui
sont couchés sur le sol. Je les force à se lever, mais ils regagnent leur
poste comme des zombies. Au fond de moi, je sais pourquoi nous
sommes tous bloqués ici, éreintés. Des années ont passé et personne
n’a pris de vacances.
Je craignais donc aussi que, sans nombre précis de congés
alloués, les gens cessent de s’octroyer des vacances. Notre politique
des congés illimités deviendrait-elle « Pas de congé tout court » ?
Beaucoup de nos innovations se sont produites pendant des
vacances. Prenez Neil Hunt, qui a été notre directeur des produits
vingt années durant. Neil est britannique, Patty le comparait à « un
grand bâton avec un cerveau » parce qu’il mesure 1,92 m, est très
maigre et particulièrement intelligent. Neil supervisait la plupart des
innovations techniques qui ont fait de Netflix la plateforme que l’on
connaît aujourd’hui. Il avait aussi la passion des vacances au grand
air en conditions extrêmes.
Il passait souvent ses congés dans de lointaines contrées isolées.
Chaque fois, il revenait avec une idée géniale pour faire progresser
l’entreprise. Un jour, avec sa femme, ils sont partis armés de scies à
glace dans le nord de la Sierra Nevada pour passer une semaine dans
un igloo. À leur retour, Neil avait imaginé en rêve un nouvel
algorithme qui améliorerait la façon dont nous sélectionnons les
films à proposer à nos clients. Il était la preuve vivante du bénéfice
des congés pour une entreprise. Le temps libre offre une bande
passante mentale qui permet de penser de façon créative et de voir
son travail sous un jour différent. Lorsqu’on a en permanence la tête
dans le guidon, on n’a pas la perspective nécessaire pour envisager
les problèmes sous un angle neuf.
Patty et moi avons réuni l’équipe de direction pour discuter des
deux angoisses contradictoires qui m’occupaient l’esprit dans cette
période où nous nous préparions à tirer un trait sur les congés
alloués. Nous avons décidé, non sans une certaine fébrilité, de
proposer les congés illimités, mais uniquement de manière
expérimentale. Ce nouveau système permettrait à tous les membres
du personnel salarié de prendre des vacances quand ils le
souhaiteraient et pour une durée de leur choix. Cela ne nécessiterait
aucune approbation préalable et ni les employés ni leurs managers
n’auraient à comptabiliser les jours passés en dehors du bureau. Il
revenait au seul salarié de décider si et quand il ou elle éprouverait le
besoin de prendre quelques heures, une journée, une semaine ou un
mois de vacances.
L’expérience a été un succès, à tel point que nous continuons
d’opérer ainsi à ce jour et l’entreprise en a énormément bénéficié. Les
vacances illimitées permettent d’attirer et de retenir les talents,
particulièrement la Génération Z et les millennials, très réfractaires
aux horaires fixes. Se débarrasser de ce règlement permet de réduire
la bureaucratie et les coûts administratifs imposés par le pistage des
uns et des autres. Ce signal envoyé aux employés souligne combien
nous leur faisons confiance pour prendre la bonne décision, ce qui en
retour les encourage à se comporter de manière responsable.
Cela dit, si vous dérégulez les congés sans prendre quelques
précautions nécessaires au préalable, vous pourriez bien vivre pour
de bon ces cauchemars qui ont agité mes nuits. Première étape…

LES LEADERS DOIVENT MONTRER L’EXEMPLE


EN MATIÈRE DE VACANCES PROLONGÉES
Je suis récemment tombé sur un article écrit par le P.-D.G. d’une
petite entreprise ayant tenté la même expérience que Netflix pour les
congés, mais pour un résultat beaucoup moins satisfaisant. Il écrit :

Si je prends deux semaines, mes collègues penseront-ils que je suis un feignant ? Puis-je
m’autoriser à prendre plus de v acances que mon patron ? […] Je comprends. Pendant près
de dix ans, mon entreprise a fonctionné av ec un système de congés illimités. Lorsque
nous av ons atteint les quarante employés, ces questions ont commencé à affleurer. Au
printemps dernier, l’équipe de direction a décidé qu’il était temps de réaliser un v ote sur
ce principe, pour laisser les employés choisir. Lorsque finalement il fut décidé de mettre
fin aux congés illimités, en fav eur d’un nombre de jours déterminés et lié à l’ancienneté,
ce serait mentir de dire que j’ai été surpris.
Voilà qui m’étonne, personnellement. Notre politique de congés
illimités est tellement populaire, jamais je n’imaginerais les employés
Netflix revenir en arrière. Je me suis tout de suite posé une première
question : « Le patron prenait-il de grandes vacances ? » J’ai trouvé la
réponse un peu plus loin dans l’article.

Même moi, le P.-D.G., du temps des congés illimités, je ne m’absentais jamais plus de
deux semaines par an. Av ec la nouv elle politique (le nombre de jours limités), je prév ois
d’utiliser la plupart, v oire la totalité des cinq semaines qui nous sont allouées. Pour ma
part, c’est la peur de perdre ces jours que j’ai « gagnés » qui me motiv e à les utiliser
réellement.

Si le P.-D.G. ne s’accorde que deux semaines, bien entendu, ses


employés n’auront pas l’impression d’avoir énormément de liberté
avec la politique des congés illimités. Il y a fort à parier qu’ils
s’octroieront davantage de temps libre avec leurs trois semaines
fixes. En l’absence de règle, la quantité de congés que les gens
prennent reflète largement ce qu’ils observent chez leur patron et
leurs collègues. Raison pour laquelle, si vous souhaitez vous
débarrasser des règles concernant les congés, vous devez
commencer par inciter tous les cadres à partir abondamment en
vacances et à en parler autour d’eux.
Patty s’y est appliquée dès le départ. Durant cette réunion de
l’équipe de direction, en 2003, qui a vu le lancement de l’expérience
congés illimités, Patty s’est montrée formelle : pour que cela
fonctionne, les cadres doivent s’accorder beaucoup de vacances et en
parler énormément à leurs collaborateurs. Sans cadre fixe, l’exemple
donné par les patrons devient essentiel. Patty a incité tout le monde à
communiquer, elle voulait voir des cartes postales d’Indonésie ou du
lac Tahoe punaisées partout dans le bureau. Elle a ajouté qu’au
retour d’Espagne de Ted Sarandos en juillet, elle espérait bien voir
l’ensemble du bureau assister à son diaporama de 7 000 photos.
En l’absence de limite fixe, la plupart des gens font le tour de leur
service pour comprendre les « limites molles » de ce qui est
acceptable. J’ai toujours aimé voyager, aussi même avec un temps de
congés contraint, j’essayais déjà d’en prendre un maximum. Mais une
fois les limites levées, je racontais longuement mes vacances à qui
voulait bien m’entendre.

Avant de rencontrer Reed, j’imaginais un bourreau de


travail. À ma grande surprise, il semblait souvent en
vacances. Quand il n’était pas absent pour cause de
randonnée dans les Alpes, il se plaignait d’une raideur dans la nuque,
souvenir des mauvais oreillers sur lesquels il avait dormi lors de la
semaine passée en Italie avec sa femme, ou alors je croisais un ancien
employé de retour d’une semaine de plongée sous-marine aux îles
Fidji en sa compagnie. Reed prétend qu’il prend six semaines par an
et du peu que j’aie pu en voir, j’aurais envie d’ajouter « au minimum ».
Que Reed se pose en modèle est fondamental pour le succès de la
politique des congés illimités chez Netflix. Si le P.-D.G. ne montre pas
l’exemple, la méthode ne peut pas fonctionner. Et même dans ce cas,
ça n’a pas été efficace partout de façon uniforme : les vacances
substantielles de Reed se sont très bien répercutées dans certains
secteurs au sein de l’entreprise et moins bien dans d’autres. Quand
les cadres n’emboîtent pas le pas de leur P.-D.G., les employés encore
plus bas dans la hiérarchie finissent par ressembler un peu aux
zombies des cauchemars de Reed.
Prenons l’exemple de Kyle, cadre du marketing. Il a rejoint Netflix
après avoir été journaliste pour la presse écrite. Il adore la pression
et le frisson des délais serrés : « C’est le milieu de la nuit et une grosse
info sort. Le journal part à l’impression dans quelques heures. Il n’y a
rien de plus excitant que de travailler contre le temps, avec au bout,
comme récompense, un boulot qui aurait dû s’étaler sur plusieurs
jours réalisés en quelques heures. » Les enfants de Kyle sont adultes.
Il a une cinquantaine d’années bien tassées et jusqu’à récemment il
était à la tête d’un des services Netflix basés à Hollywood. Là comme
ailleurs, il a continué de travailler comme s’il était en permanence
sous pression – et tout le monde dans son service faisait comme lui.
Kyle expliquait : « On travaille tous comme des dingues, mais c’est
parce qu’on est des passionnés. » Kyle ne prenait ni ne parlait
beaucoup de vacances, pour ses collaborateurs le message était donc
très clair.
La directrice du marketing, Donna, par exemple, s’est trouvée en
épuisement professionnel.
À en croire son Fitbit, Donna avait dormi quatre heures et trente-
deux minutes la nuit précédente. Elle passait de longues soirées au
bureau et se réveillait tôt dans l’espoir d’arriver au bout de ce qu’elle
décrivait comme des « puits sans fond de travail inachevé », tel était
son quotidien. Donna n’a pas pris de vacances déconnectées depuis
quatre ans, depuis la naissance du premier de ses deux enfants. « Je
me suis accordé quelques jours pour rendre visite à ma mère à
Thanksgiving. J’ai passé tout mon temps dans la buanderie à
travailler. »
Pourquoi n’a-t-elle pas profité de la liberté offerte aux employés
Netflix pour prendre davantage de jours ? « Mon mari est artiste
d’animation – il crée des dessins animés. C’est moi qui fais bouillir la
marmite. » Si Donna travaille autant, c’est parce que son patron ainsi
que tous ses collègues font de même, et elle ne voudrait pas donner
l’impression de ne pas faire sa part : « La culture Netflix est faite de
beaux idéaux, mais parfois l’écart entre les idéaux et la réalité est
énorme. Seul le leadership peut le combler. Quand les cadres ne
montrent pas l’exemple… Eh bien, voilà, mon cas donne un bon
aperçu des conséquences. »
À mesure que Netflix grandit, elles sont de plus en plus
nombreuses, ces poches apparemment imperméables à l’exemple de
Reed et aux instructions initiales de Patty. Parmi ces équipes Netflix,
l’absence de limites sur les jours de congé fait plutôt l’effet d’une
absence de jours de congé. Mais beaucoup de cadres imitent
consciencieusement Reed en la matière, ils prennent des vacances et
le font savoir. Quand c’est le cas, les employés profitent de cette
liberté de façon étonnante et souvent pour le meilleur.
Greg Peters, qui a remplacé Neil Hunt au poste de directeur des
produits en 2017, en est un bon exemple. Greg, généralement,
travaille de 8 heures à 18 heures, afin de rentrer dîner avec ses
enfants. Il met un point d’honneur à prendre de longues vacances,
notamment pour rendre visite à la famille de sa femme à Tokyo, et il
encourage son équipe à faire comme lui. « Notre discours, en tant que
leader, ne représente que la moitié de l’équation, explique-t-il. Nos
employés observent aussi notre comportement. Si je dis “je tiens à ce
que vous trouviez un équilibre sain et durable entre votre vie
professionnelle et privée”, mais que je passe douze heures par jour
au bureau, les gens ne suivront pas mes conseils, ils adopteront la
même attitude que moi. »
Les actions de Greg vont dans le sens de ce qu’il professe, ses
collaborateurs ne s’y trompent pas.
John, ingénieur dans son équipe au siège, dans la Silicon Valley,
en fait partie. John conduit une Oldsmobile marron des années 1970
avec banquette en Skaï, intérieur en imitation bois et un vaste espace
à l’arrière. John adore la sensation de se retrouver transporté dans
les années 1970. Dans sa voiture, il a la place pour mettre son VTT, sa
guitare, son jeune chiot rhodesian ridgeback et ses jumelles âgées de
six ans. John culpabilise un peu de l’extraordinaire équilibre
travail/vie privée qui est le sien.

J’ai déjà pris sept semaines de v acances cette année et nous ne sommes qu’en octobre.
Mes chefs s’accordent beaucoup de congés, mais je crois que même eux ne sav ent pas
combien j’ai pris. Personne n’a jamais posé de question ni même tiqué sur le sujet. Je fais
du v élo, de la musique et mes filles ont besoin de moi. Je me dis souv ent, av ec tout
l’argent que je gagne… est-ce que je ne dev rais pas trav ailler plus ? Mais j’abats une
quantité de trav ail incroyable, alors je finis par me conv aincre que ce formidable
équilibre qui est le mien ne pose aucun problème…

D’autres membres de l’équipe de Greg ont trouvé des façons


créatives d’organiser leur vie – ce qui serait impossible sous un
régime traditionnel de congés payés. Ingénieure logiciel senior,
Sarah travaille entre soixante-dix et quatre-vingts heures par
semaine, mais elle s’accorde dix semaines de congé par an
(récemment, elle est partie en voyage anthropologique à la
découverte de la tribu Yanomami au Brésil, en Amazonie). Elle
considère cela comme une rotation de plusieurs semaines de travail
intense suivie par une semaine complètement différente. « C’est là le
plus grand bénéfice de cette liberté de congés chez Netflix, explique-
t-elle. Pas le fait de pouvoir prendre plus ou moins de jours, mais de
pouvoir organiser sa vie comme bon nous semble, aussi fou que cela
puisse paraître – tant que vous faites un super boulot, personne ne
trouvera rien à redire. »
Le comportement du chef a une telle influence qu’il peut parfois
réussir à effacer des normes culturelles nationales. Avant de devenir
directeur des produits, Greg a été, pendant un temps, directeur
général de Netflix à Tokyo. Au Japon, les travailleurs du monde des
affaires sont connus pour leurs longues heures de présence et la
quasi-absence de temps libre. Il est arrivé que certains se tuent
littéralement à la tâche. À tel point qu’il existe un terme spécifique en
japonais, karoshi. En moyenne, un travailleur là-bas prend environ
sept jours de vacances par an et 17 % s’en privent totalement.
Un soir, autour d’une bière et de sushis, Haruka, un manager
d’une petite trentaine d’années, m’a raconté son expérience : « À mon
poste précédent, je travaillais pour une société japonaise. Pendant
sept ans, j’arrivais au bureau à 8 heures du matin et je rentrais chez
moi par le dernier train juste après minuit. En sept ans, je me suis
accordé une semaine de vacances et encore, c’était pour le mariage de
ma sœur, qui vit aux États-Unis. » Rien que de très banal au Japon.
Le fait d’être engagé par Netflix a changé la vie d’Haruka. « Quand
Greg travaillait ici, il quittait le bureau tous les jours avant l’heure du
dîner, alors les employés aussi. Il partait souvent en vacances sur l’île
d’Okinawa ou bien il emmenait ses enfants skier à Niseko et puis à
son retour, il nous montrait des photos. Il nous posait des questions
sur nos vacances, du coup on s’est tous mis à en prendre. Ma plus
grande crainte, si jamais je venais à quitter Netflix, ce serait de devoir
reprendre une vie étouffante de longues journées de travail sans
pause ; Netflix offre un équilibre merveilleux. »
Greg, qui est américain, a réussi à lui tout seul à inciter un bureau
rempli de Japonais à adopter un rythme de travail et de vacances à
l’européenne. Il n’a rien imposé, il ne les a pas harcelés. Il s’est
contenté de montrer l’exemple et d’exprimer certaines attentes.

Si vous souhaitez mettre en place les congés illimités dans


votre organisation, montrez l’exemple. Même chez Netflix,
où je m’applique à prendre six semaines par an et où
j’encourage mon équipe de direction à faire de même, les histoires de
Kyle et de Donna prouvent bien que le ruissellement du haut en bas
de la hiérarchie en matière de temps libre nécessite des rappels
constants et de l’attention. Mais si vous et votre équipe de direction
montrez la voie, vous n’aurez pas à craindre de récupérer des
zombies surmenés étalés dans votre cuisine.
L’exemple par le leadership est la première étape incontournable
si vous souhaitez voir réussir la politique des congés illimités. Une
autre inquiétude agite beaucoup de dirigeants d’entreprise : ils
imaginent leurs collaborateurs s’absentant plusieurs mois d’affilée à
des moments peu propices, ce qui finirait par nuire au travail
d’équipe et saboter les affaires. Voilà qui nous amène à la deuxième
étape nécessaire pour adopter la politique des congés illimités. Si
vous parvenez à l’appliquer correctement, vous réussirez aussi à
résoudre le problème d’éventuels leaders qui, comme Kyle, ne
montrent pas l’exemple en matière de grandes vacances, échouant
ainsi à obtenir un équilibre idéal entre travail et vie privée au sein de
leurs équipes.

IMPOSEZ ET RENFORCEZ LE CONTEXTE POUR


GUIDER VOS EMPLOYÉS
En 2007, Leslie Kilgore inventait l’expression « Le leadership par le
contexte, pas le contrôle » (sur laquelle nous reviendrons plus
longuement au chapitre 9), mais ce principe n’était pas le nôtre en
2003 quand nous avons opté pour les congés illimités. Notre seule
règle était alors : faire en sorte que les leaders prennent et parlent
beaucoup de vacances. Au-delà de ça, nous n’avons rien ajouté de
vraiment spécifique, nous n’avons pas éprouvé le besoin de
contextualiser. Nous avons annoncé aux salariés que les jours de
congé ne seraient plus comptés ni pointés. Nous en sommes restés là.
Quelques mois ont suffi pour qu’apparaissent les premiers
problèmes.
Nous avons mis en place les congés illimités en 2003. En
janvier 2004, un directeur de la comptabilité est venu se plaindre
dans mon bureau : « Grâce à votre brillante idée de laisser toute
liberté en matière de vacances, nous allons être en retard pour
boucler la compta cette année. » Un membre de cette équipe, qui en
avait assez de devoir travailler les deux premières semaines de
janvier – période critique pour les comptables –, avait décidé de
prendre ses congés à ce moment-là, plongeant tout le service dans le
chaos.
Un autre jour je croise une manager dans la cuisine autour de la
corbeille de fruits. Elle avait les yeux rouges, les joues marbrées, elle
semblait avoir pleuré. « Reed ! Cette histoire de congés illimités aura
ma peau ! » Son équipe de quatre personnes avait un délai serré à
tenir. Un d’entre eux commençait son congé paternité la semaine
suivante. Voilà qu’une autre venait de lui annoncer qu’elle partait
dans quinze jours pour une croisière d’un mois dans les Caraïbes. La
manager avait l’impression de ne pas pouvoir leur refuser, ni à l’un ni
à l’autre. « C’est le prix à payer pour cette liberté que nous proposons
ici », se plaignait-elle.
Ce qui nous amène à la deuxième étape pour que tout se déroule
au mieux dans le cadre des congés illimités. Lorsqu’on supprime une
règle, les employés ne savent pas comment gérer cette absence.
Certains vont rester paralysés jusqu’à ce que leur responsable leur
dise explicitement quelles actions sont possibles. Et si personne ne
leur ordonne jamais de prendre des vacances, ils n’en prendront pas.
D’autres au contraire vont s’imaginer pouvoir jouir d’une liberté
absolue de se conduire de façon totalement inappropriée, par
exemple en partant en congés à un moment critique pour tous les
autres. Non seulement ce comportement sabote l’efficacité de
l’équipe, mais il peut aussi in fine pousser le manager à monter dans
les tours et à virer le salarié, ce qui n’est bon pour personne.
En l’absence de règles écrites, chaque manager doit prendre le
temps, avec son équipe, de définir quels comportements entrent dans
le cadre de l’acceptable et de l’approprié. Le directeur de la
comptabilité aurait dû réunir ses collaborateurs et expliquer quels
mois étaient envisageables pour des congés – janvier étant hors de
question pour toute personne de son service. La manager aux yeux
rouges aurait dû travailler avec son équipe pour définir le cadre des
congés tels que « un seul membre de l’équipe peut s’absenter à la
fois » et « assurez-vous de ne pas provoquer de problème au sein du
groupe avant de réserver vos vacances ». Plus le manager sera clair
dans sa définition du contexte, mieux les choses se passeront. Le
responsable de la comptabilité aurait pu dire « Merci de m’avertir au
moins trois mois à l’avance pour une absence de quatre semaines,
mais un mois suffit s’il s’agit de cinq jours de congé. »
À mesure que l’entreprise se développe, les façons de gérer le
contexte et de montrer l’exemple se diversifient. Netflix connaît une
croissance si rapide et subit tant de changements qu’on peut très vite
se sentir submergé et sous pression. N’importe quel manager qui
viendrait à manquer de vigilance et d’attention peut rapidement se
trouver cerné par des Donnas dans son équipe. Kyle a commis une
double erreur : non seulement il n’a pas été un modèle en matière de
congés, mais il n’a pas su contextualiser, pour ses collaborateurs, leur
expliquer qu’il attendait d’eux qu’ils se ménagent du temps libre, afin
de maintenir un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée.
Je me confronte régulièrement à ces scénarios quand vient le
moment pour moi de contextualiser pour nos leaders et de leur
donner des clés à transmettre à leurs équipes. Je profite
principalement de notre réunion trimestrielle, qui réunit tous les
directeurs et les vice-présidents de la société (les 10-15 % les plus
hauts dans la hiérarchie). Dès que j’entends des anecdotes sur telle
ou telle personne « qui n’arrête jamais », cela signifie qu’il est temps
pour moi de mettre les vacances à l’ordre du jour de la réunion
trimestrielle. Cela me donne l’occasion d’évoquer le type
d’environnement auquel nous aspirons et cela permet aux équipes
dirigeantes de discuter, en petits groupes, des différentes techniques
appliquées par les uns et les autres afin d’obtenir un équilibre vie
personnelle/professionnelle sain pour nos employés.

LES CONGÉS ILLIMITÉS AJOUTENT DE LA VALEUR –


MÊME SI PERSONNE NE LES UTILISE
Après la mise en place des congés illimités chez Netflix,
d’autres entreprises les ont adoptés à leur tour, comme
Glassdoor, LinkedIn, Songkick, HubSpo et EventBrite
pour ce qui est du secteur de la tech, mais aussi Fisher Phillips, un
cabinet d’avocats, ou Golin, dans les relations publiques, et l’agence
de marketing visuel Visualsoft, pour n’en nommer que quelques-
unes.
En 2014, le célèbre entrepreneur britannique Richard Branson a
fait de même pour Virgin Management. Il a écrit un article
concernant sa décision, qu’il expliquait ainsi :
La première fois que j’ai entendu parler du plan de Netflix, c’est par ma fille Holy, qui
v enait de lire un papier à ce propos dans le Daily Telegraph. Elle m’a immédiatement
env oyé le lien av ec un e-mail très enthousiaste : « Papa, jette un coup d’œil là-dessus. »
C’était un sujet que j’év oquais depuis quelque temps déjà et j’étais persuadé que ce serait
très « Virgin » de ne pas pointer les v acances des employés. Elle ajoutait : « Une amie
trav aille dans une entreprise qui s’y est mise et apparemment ils connaissent un boom
significatif sur tous les plans – le moral, la créativ ité, la productiv ité ont explosé. »
Inutile de dire que j’ai été tout de suite intrigué et j’ai cherché à en sav oir plus.
Il est toujours intéressant de v oir les adjectifs « intelligent » et « simple » qualifier les
innov ations les plus fines – et il faut av ouer, en l’occurrence, qu’il s’agit là de l’une des
initiativ es les plus simples et les plus intelligentes dont j’aie entendu parler depuis
longtemps. Je suis rav i de v ous annoncer que nous av ons introduit les congés illimités
dans notre société mère au Royaume- Uni et aux États- Unis, où les politiques en matière
de congés peuv ent être particulièrement draconiennes.

Trenton Moss, P.-D.G. de Webcredible, a également opté pour les


congés illimités, il explique que cela attire de bons candidats et
augmente le taux de satisfaction des employés :

La philosophie de Netflix s’énonce à peu près en ces termes : une superstar v aut mieux
que deux personnes moyennes. Nous leur av ons emboîté le pas, pour ainsi dire. Il existe
actuellement une très forte demande pour de bons spécialistes de l’expérience utilisateur,
garder son personnel est un v éritable défi (les congés illimités y contribuent). Les
membres de notre équipe sont constamment contactés v ia LinkedIn, de nombreux
professionnels dans notre domaine sont des millennials, qui ont la bougeotte. Les
v acances illimitées sont simples à mettre en place – il suffit de créer un env ironnement
de confiance, le nôtre repose sur trois règles : (1) toujours agir dans l’intérêt de
l’entreprise, (2) ne jamais faire quoi que ce soit qui empêche les autres d’atteindre leurs
objectifs, (3) faire son maximum pour atteindre ses propres objectifs. En dehors de cela,
pour ce qui est de définir ses temps de congés, le personnel est libre de faire ce qu’il v eut.

Une autre société, Mammoth, a découvert un point intéressant,


lorsqu’elle a décidé d’imiter Netflix durant une période test afin de
mesurer les réactions que susciteraient les congés illimités. Voici ce
qu’en a conclu le P.-D.G., Nathan Christensen :

Nous sommes une petite entreprise et nous av ons été séduits par cette idée qui est à la
fois une marque de confiance v is-à-v is de nos employés et un allègement des formalités
administrativ es. Nous av ons décidé d’essayer pendant une année puis de réév aluer à ce
moment-là. En un an, c’est dev enu l’un des av antages les plus appréciés de notre
personnel. Dans une étude que nous av ons réalisée juste av ant la date butoir d’un an, nos
employés ont placé les v acances illimitées en troisième position parmi les av antages que
nous leur proposons, juste derrière l’assurance santé et notre plan de retraite. Elles
étaient citées av ant les assurances optiques, dentaires et même formation
professionnelle, qui toutes restaient très bien notées.

Les employés de Christensen ont beaucoup apprécié cet avantage


alors même qu’ils ont été peu nombreux à en avoir véritablement
profité : « Bien que les congés soient illimités, le personnel a pris à
peu près un nombre de jours identique à celui de l’année précédente
(soit environ quatorze jours, la plupart s’accordant entre douze et
dix-neuf). »
Netflix ne compte pas les jours de congé de ses salariés, il n’existe
donc aucune donnée concernant la quantité moyenne, mais une
personne a tenté d’en savoir plus. En 2007, Ryan Blitstein, journaliste
pour le Mercury News de San Jose, a enquêté sur ce sujet. Il est arrivé
au bureau un matin, enthousiasmé à l’idée du scoop, il imaginait déjà
la une pour l’édition régionale de Bay Area : « L’incroyable politique
de Netflix en matière de temps libre ! ». Il a interrogé Patty : « Est-ce
que les gens s’absentent pendant des mois pour s’en aller explorer
des régions exotiques ? Parvenez-vous à travailler correctement ? »
Au lieu de lui répondre directement, Patty a envoyé un e-mail à tous
les employés qui disait : « N’hésitez pas à discuter avec le journaliste
présent dans les locaux. » Il s’est installé dans la cafétéria et a
bombardé de questions tous les salariés.
À la fin de la journée, Blitstein s’est avoué vaincu. « Il n’y a rien à
raconter ! Personne ne fait rien d’inhabituel. Vous savez ce que m’ont
dit les employés ? Qu’ils adoraient les vacances illimitées, mais qu’ils
partent en vacances au même rythme qu’avant. Pas plus pas moins. Il
n’y a pas de scoop là-dedans ! »

DONNEZ LA LIBERTÉ, VOUS OBTIENDREZ


LA RESPONSABILITÉ
Quand nous avons cessé de décompter les jours de congé,
j’ai cru que le ciel allait nous tomber sur la tête, mais en
gros, rien n’a changé. Simplement, les gens semblaient plus
satisfaits et nos employés les plus excentriques, comme celle qui
préférait travailler quatre-vingts heures trois semaines d’affilée puis
partir à la découverte de la tribu Yanomami en Amazonie, étaient
particulièrement ravis de cette souplesse. Nous avions trouvé un
moyen d’accorder à nos salariés les plus performants davantage de
contrôle sur leur vie et ceci a permis à tous de se sentir un peu plus
libres. Parce que nous avions une haute densité de talent, notre
personnel était déjà consciencieux et responsable. Parce que nous
cultivions la franchise, un individu qui abuserait du système ou
tirerait profit de la liberté ainsi allouée aurait été directement
interpellé par ses collègues, qui lui auraient expliqué l’impact
indésirable de ses actes.
À peu près au même moment, un autre événement est survenu
qui nous a permis de tirer une leçon essentielle. Patty et moi avons
remarqué que les gens commençaient à prendre davantage
d’initiatives dans le bureau. De simples détails, par exemple
quelqu’un jetait le lait s’il avait tourné dans le réfrigérateur.
Accorder davantage de liberté aux salariés a favorisé leur
autonomie ainsi qu’un comportement plus responsable. C’est à ce
moment-là que Patty et moi avons inventé l’expression « liberté et
responsabilité ». L’un et l’autre ne sont pas seulement nécessaires ;
en réalité, l’un mène à l’autre. Je commençais à comprendre.
La liberté n’est pas le contraire de la responsabilité comme je l’avais
d’abord cru. Au lieu de ça, c’est une voie qui y mène tout droit.
En ayant cela à l’esprit, j’ai commencé à chercher quelles autres
règles supprimer. Celle concernant les frais professionnels et
voyages d’affaires était la suivante sur la liste.
CONTINUEZ À VOUS DÉBARRASSER
DES CONTRÔLES !
CHAPITRE 3b
TERMINÉE, L’APPROBATION
DES FRAIS PROFESSIONNELS
ET DE DÉPLACEMENT

En 1995, avant Netflix, un des directeurs commerciaux


chez Pure Software, Grant, est arrivé en trombe dans mon
bureau, les oreilles toutes rouges, et il a claqué la porte
derrière lui. Le manuel de l’employé disait : lorsque vous vous rendez
chez un client, vous pouvez louer une voiture ou prendre un taxi, mais
pas les deux. « J’ai loué une voiture ! Le client est à deux heures de
route ! Un taxi aurait coûté une fortune. C’était la bonne solution, a
expliqué Grant. Une soirée était organisée avec quelques clients à
quinze minutes de mon hôtel. Je savais que tout le monde allait boire
alors j’ai commandé un taxi. Et maintenant la compta refuse de me
rembourser mes 15 dollars de taxi parce que j’avais une voiture de
location. » Le principe mettait Grant en colère. « Tu aurais préféré
que je prenne le volant alcoolisé ? » Patty McCord et moi avons passé
une heure à essayer de régler le problème et de réécrire utilement le
manuel pour des urgences futures.
Quelques mois plus tard, Grant a démissionné. « Quand j’ai vu à
quoi le personnel de direction consacrait son temps, j’ai perdu
confiance dans l’entreprise », a-t-il déclaré dans son entretien de
départ.
Grant avait raison. Chez Netflix, je voulais que personne ne perde
de temps avec ce genre de discussion. Surtout, je refusais que nos
talentueux employés aient l’impression que des règles idiotes les
empêchaient d’utiliser leur cerveau pour agir au mieux. C’était
clairement une manière de tuer dans l’œuf cette créativité qui est
source d’innovation sur un lieu de travail.
Aux débuts de Netflix, nous étions comme toutes les start-up. Il
n’existait aucune règle écrite encadrant qui pouvait dépenser quoi ou
dans quels hôtels réserver en cas de voyage d’affaires. La société était
si petite que n’importe quelle sortie d’argent importante était
remarquée. Les employés étaient libres d’acheter ce dont ils avaient
besoin et s’ils dépassaient les bornes, quelqu’un le repérait et
recadrait la personne concernée.
En 2004, nous étions cotés en Bourse depuis deux ans. Et c’est en
général à ce moment-là que la plupart des entreprises commencent à
instaurer certaines règles. Notre P.-D.G. Barry McCarthy m’a proposé
une nouvelle politique de frais professionnels et de déplacement ;
son document reprenait en fait le type de règles qu’utilisaient
beaucoup de moyennes ou grandes entreprises. Il comprenait toutes
sortes de détails : quel niveau de managers pouvait voler en business,
combien chaque employé était autorisé à dépenser en fournitures de
bureau sans faire valider par la comptabilité, les signatures
nécessaires pour l’approbation d’un achat coûteux tel qu’un nouvel
ordinateur.
Dans la foulée de notre récent passage aux congés illimités, j’étais
très opposé à tout contrôle supplémentaire. Nous avions prouvé
qu’avec les bons employés, un management qui montre l’exemple et
assez de contextualisation, nous étions capables de nous en sortir
parfaitement sans être encadrés par des règles. Barry en convenait,
mais il m’a également rappelé que nous devions être très clairs sur le
contexte pour aider les employés à comprendre comment dépenser
sagement l’argent de la société.
J’ai convoqué une réunion à Half Moon Bay. À l’ordre du jour : en
l’absence de règlement écrit, comment expliquer aux employés les
directives en matière de dépenses. Nous avons étudié une série de
cas. Certains étaient très clairs. Si un salarié envoie un colis de Noël à
un membre de sa famille par FedEx, les frais ne doivent pas être
facturés à Netflix. Mais nous sommes très vite arrivés à de
nombreuses situations ambiguës. Si Ted assiste à une fête à
Hollywood dans un cadre professionnel et qu’il achète une boîte de
chocolats pour son hôte, peut-il faire une note de frais pour Netflix ?
Si Leslie travaille de la maison tous les mercredis, une ramette de
papier pour son imprimante entre-t-elle dans les frais
professionnels ? Et si sa fille utilise ce même papier pour une fiche de
lecture à l’école ?
La seule situation sur laquelle nous avons réussi à nous accorder
est le licenciement de tout employé coupable de vol vis-à-vis de
l’entreprise. Mais soudain Chloe, une directrice, est intervenue : « J’ai
volé quelque chose à l’entreprise lundi. J’ai été obligée de travailler
jusqu’à 23 heures pour finir un projet. Je n’avais rien à mettre sur la
table du petit déjeuner pour le lendemain alors j’ai récupéré quatre
petites boîtes de céréales dans la cuisine pour mes enfants. » Bon,
cela semblait raisonnable. Cet exemple venait même souligner à quel
point les règles fixes ne fonctionnent jamais parfaitement. La vie est
tellement plus nuancée que tout ce que pourraient en dire des
règlements.
J’ai suggéré que nous demandions simplement aux gens de
dépenser l’argent de façon frugale. Les employés devaient réfléchir
soigneusement avant d’engager la moindre dépense, exactement
comme ils le feraient avec leur propre argent. Nous avons rédigé
notre première directive sur les frais :

DÉPENSEZ L’ARGENT DE L’ENTREPRISE


COMME SI C’ÉTAIT LE VÔTRE

J’étais ravi de cette décision. J’étais économe avec mon propre


argent, économe avec celui de la société, je partais du principe que
tout le monde serait comme moi. Mais voilà, la pingrerie n’est pas
partagée par tous et les usages excessivement variables que font les
uns et les autres de l’argent ont créé quelques problèmes. Voici un
exemple avec David Wells, qui a rejoint notre groupe en tant que
vice-président de la direction financière pile au moment où nous
avions ces discussions en 2004. Il est ensuite devenu notre DAF
de 2010 à 2019.

J’ai été élev é dans une ferme en Virginie. Notre maison était située en dehors des
sentiers battus, il fallait rouler pendant plus d’un kilomètre sur une route de terre pour
arriv er chez nous. Av ec mon chien Starr, je passais mes journées à chasser les insectes
et à lancer des bâtons dans les 80 hectares de bois autour de la maison.
Je ne suis pas né av ec une cuillère en argent dans la bouche, je n’ai pas besoin de luxe.
Quand Reed m’a donné pour consigne de v oyager comme je le ferais av ec mon propre
argent, pour moi il était clair qu’il s’agirait de v ols en classe éco et de séjours en hôtels
modestes. Étant du serv ice financier, cela me semblait fiscalement responsable.
Peu de temps après la mise en place de la nouv elle directiv e, une réunion des
dirigeants a été conv oquée au Mexique. À bord de l’av ion, j’ai rejoint mon siège en classe
éco. Et c’est à ce moment-là que j’ai découv ert la totalité de l’équipe contenu de Netflix
tranquillement installée en première classe av ec leurs chaussons offerts par la
compagnie. Ce sont des places qui coûtent cher et le v ol entre Los Angeles et Mexico ne
dure que quelques heures. Je suis allé les saluer, certains d’entre eux paraissaient gênés.
Voici le plus crucial dans cette histoire. Ils n’étaient pas gênés de se trouv er en première.
Ils étaient gênés pour moi – un cadre clé de la société v oyageant en classe éco !
Nous avons rapidement compris que Dépensez l’argent comme si
c’était le vôtre n’était pas tout à fait le comportement que nous
attendions de nos employés. Un des vice-présidents, un certain Lars
qui gagnait un salaire substantiel, avait pour habitude de dire, par
plaisanterie, qu’à cause de son amour du luxe, il vivait un chèque
après l’autre. Nous ne souhaitions pas les dépenses associées à ce
style de vie.
Nous avons donc changé la directive concernant les frais
professionnels et opté pour quelque chose de plus simple.
Aujourd’hui le règlement intérieur concernant les sorties d’argent se
résume encore à ces quelques mots :

AGISSEZ AU MIEUX DES INTÉRÊTS DE NETFLIX

La règle est plus adaptée. Il n’est pas dans l’intérêt de Netflix que
l’ensemble de l’équipe contenu vole en business entre L.A. et Mexico.
Mais si vous n’arrivez pas à fermer l’œil entre L.A. et New York alors
que vous faites une présentation le lendemain matin, il serait
certainement dans l’intérêt de l’entreprise de voyager en business,
pour ne pas avoir des cernes sous les yeux et une élocution pâteuse à
l’instant T.

Quoi de plus exaltant que de pouvoir dépenser comme bon


vous semble l’argent qui ne vous appartient pas pour
acheter des objets qui vous sont utiles à vous et à votre
travail ?
Imaginez les possibilités. Vous partez pour la Thaïlande pour
rendre visite à vos collègues et assister à quelques réunions. Le
climat de Bangkok vous fera du bien et les massages sont divins. Vous
pourriez en profiter pour remplacer cette valise dont la roue s’est
cassée lors de votre précédent voyage d’affaires – ces valises Tumi
sont tellement chères ! Bien sûr, les sociétés ne payent généralement
pas les bagages, mais c’est de toute évidence à cause d’un voyage
d’affaires que la valise a été endommagée, alors ce peut être justifié.
D’un autre côté, si vous êtes à la tête de cette entreprise, cette
même directive peut faire naître chez vous quelques poussées
d’urticaire inattendues. Laisser vos employés en toute liberté
dépenser l’argent de la société exactement comme ça leur chante,
sans qu’aucune validation ne soit requise ? Voilà qui va coûter cher –
peut-être même provoquer votre faillite. Bien sûr, certains sont
honnêtes et économes, mais la vaste majorité va chercher une
manière de maximiser le gain personnel.
Ce n’est pas seulement une intuition pessimiste. Des études
montrent que plus de la moitié de la population est prête à tricher
pour obtenir davantage pour elle-même si elle estime qu’elle ne se
fera pas prendre.
Gerald Pruckner, chercheur à l’université de Linz, et Rupert
Sausgruber, de l’université d’économie de Vienne, ont lancé une
étude afin de découvrir comment réagiront les gens confrontés à ce
type de scénario. Des journaux ont été mis en vente dans une boîte,
sans surveillance. Le prix était affiché et les passants étaient censés
glisser les pièces dans la boîte s’ils prenaient un exemplaire. Un
message écrit rappelait à tous d’être honnêtes. À peu près un tiers de
ceux qui ont récupéré le journal ne l’ont pas payé. Les personnes
malhonnêtes sont nombreuses. Il serait naïf de croire que seules les
plus honnêtes travaillent avec vous.
Aussi attirant et terrifiant cela puisse-t-il paraître, les dépenses,
chez Netflix, ne ressemblent en rien à l’expérience des journaux. Cela
n’a rien d’aussi amusant, d’aussi effrayant qu’on pourrait le croire.
Ceci grâce au contexte mis en place au départ et aux contrôles qui
arrivent à la fin. Les employés ont une large liberté pour décider par
eux-mêmes comment gérer l’argent de la société, mais ce n’est
clairement pas synonyme de laisser-faire général.

D’ABORD CONTEXTUALISEZ, ET ENSUITE GARDEZ


UN ŒIL SUR LES DÉPENSES
Pour aider les nouvelles recrues Netflix à comprendre
quelles dépenses sont autorisées et lesquelles ne le sont
pas, nous leur fournissons le contexte qui permet de faire
les bons choix. David Wells, durant ses dix années en tant que DAF de
Netflix, a été parmi les premiers à contextualiser pour les petits
nouveaux lors de notre « formation nouvel employé ». Voici comment
il expliquait sa vision :

Av ant d’engager toute dépense, imaginez que v otre patron direct et moi-même v ous
demandons des comptes : debout face à nous, v ous dev rez justifier pourquoi v ous av ez
préféré tel av ion, tel hôtel, tel modèle de téléphone. Si v ous pouv ez expliquer sans
problème pourquoi cet achat est dans l’intérêt de la société, alors inutile de nous poser la
question, allez-y, achetez. Mais si v ous av ez l’impression que v ous v ous sentiriez un
peu mal à l’aise pour motiv er v otre choix, laissez tomber, v érifiez auprès de v otre n+1
ou achetez moins cher.

C’est ce que je veux dire quand je parle de « contexte dès le


départ ». L’instruction de David, s’imaginer en train de rendre des
comptes à propos de ses achats devant ses patrons, n’était pas une
simple vue de l’esprit. Si vous ne faites pas attention à vos dépenses,
il est fort probable que vous DEVREZ vous en expliquer.
Chez Netflix, pour acheter quelque chose, il n’y a pas de bons de
commande, pas d’attente d’une validation. On achète, on prend une
photo du reçu et on l’envoie directement au bureau concerné pour se
faire rembourser. Mais cela ne signifie pas que personne ne se soucie
de ce que vous faites. L’équipe du service financier a proposé deux
options pour éviter les dépenses peu judicieuses. Les managers
peuvent choisir entre les deux, ils peuvent aussi combiner. La
première méthode tend légèrement vers une philosophie de liberté
et responsabilité (ou L&R comme on dit chez Netflix). La seconde
saute en plein dedans.
Si le manager préfère tendre légèrement vers la L&R, voilà
comment fonctionnent les choses : à la fin de chaque mois, le service
financier lui envoie un lien qui récapitule la totalité des dépenses par
collaborateur pour les semaines précédentes. Le manager peut
cliquer sur ces factures et examiner ce que chacun a acheté. Patty
McCord, qui avait opté pour cette voie, ouvrait avec zèle le message
de la direction financière à la fin du mois et passait au crible les
dépenses de tous les salariés du service RH. Il lui arrivait souvent de
constater que les gens dépassaient les bornes. Patty se souvient d’un
incident, en 2008, impliquant Jaime, une recruteuse de son équipe :

Un v endredi après-midi, je m’apprêtais à rentrer chez moi quand je croise deux types du
serv ice produits v enus chercher Jaime pour aller chez Dio Deka, le restaurant grec une
étoile au Michelin de la Silicon Valley. Je leur demande s’ils sortent boire un v erre, mais
Jaime me répond qu’il s’agit d’un dîner de trav ail.
Le mois suiv ant, dans la liste des dépenses de mon équipe, j’ai trouv é un reçu de
Jaime pour 400 dollars chez Dio Deka. Ça ne m’a pas paru correct. J’ai interrogé Jaime :
« Hé, est-ce que c’est la note de la soirée passée av ec l’équipe produits il y a quelques
semaines ? » C’était le cas ! Elle m’a expliqué que John av ait commandé une bonne
bouteille : « John et Greg aiment le bon v in. » J’ai pété un plomb ! J’ai dit : « Si ces deux-là
v eulent boire des bouteilles à cent dollars, pas de problème ! Vu le salaire qu’on leur
v erse, ils peuv ent se les payer eux-mêmes ! »

Patty en a alors profité pour remettre les choses en contexte pour


Jaime, qui avait besoin de l’entendre :
« Tu peux te permettre ce genre de dépense si tu inv ites un candidat à dîner. Et si le ou la
candidate commande une bonne bouteille, ok, c’est v alidé. Ça fait partie de ton boulot.
Mais dans le cas qui nous occupe, l’entreprise a carrément payé v otre dîner au restaurant.
C’est n’importe quoi ! Si tu v eux t’amuser av ec tes collègues, tu règles la note toi-même.
Si tu as besoin d’un lieu pour une réunion, réserv e une salle de conférences. Ce
n’était pas dans l’intérêt de Netflix ! Fais preuv e de discernement. »

En général, une ou deux conversations suffisent à clarifier le


contexte pour votre employé qui va comprendre comment utiliser
sagement l’argent de la société, et ce sera résolu. Lorsque les salariés
se rendent compte que leur manager garde un œil sur leurs
dépenses, ils ont plutôt tendance à ne pas tester les limites. C’est une
manière de maintenir des dépenses raisonnées, mais beaucoup de
managers Netflix préfèrent une version plus radicale de la ligne
liberté et responsabilité.
Pour ceux qui se sentent prêts à sauter à pieds joints dans le
grand bain de la L&R, il existe une autre voie, qui éradique tout le
tracas administratif du pointage des factures et laisse au service
audit interne le soin de repérer les abus. Mais si abus il y a, alors c’est
terminé pour l’employé.
Leslie Kilgore l’explique ainsi :
Mon équipe marketing était sur la route non-stop. Ils sélectionnaient eux-mêmes leurs
v ols, leurs hôtels. Nous av ons essayé, ensemble, d’échafauder un certain nombre de
scénarios pour les aider à trancher les choix de dépenses. Si v ous av ez un v ol de nuit et
que v ous dev ez être opérationnels le lendemain, opter pour un siège en business paraît
logique. Si v ous pouv ez prendre l’av ion de nuit en classe éco et arriv er un jour plus tôt,
c’est mieux et Netflix paiera la nuit d’hôtel supplémentaire. Il n’est quasiment jamais
dans l’intérêt de Netflix de v oyager en business pour les courts et moyens courriers.
Je les ai prév enus que je n’éplucherais jamais leurs dossiers de frais professionnels,
mais que le serv ice financier procédait annuellement à l’audit de 10 % de l’ensemble des
dépenses. Je fais confiance à mes collaborateurs pour se comporter de manière économe
et prudente av ec l’argent de l’entreprise et si le serv ice financier découv re des excès,
l’employé concerné sera immédiatement licencié. Vous n’av ez pas droit à un
av ertissement ; c’est « si tu abuses de ta liberté, tu es v iré » et tu serv iras d’exemple à ne
pas suiv re pour les autres.

C’est là le cœur de la L&R. Si vos salariés choisissent de profiter


abusivement de la liberté que vous leur octroyez, il faut les renvoyer
avec pertes et fracas, pour que tout le monde comprenne bien les
conséquences. Sans cela, la liberté ne fonctionne pas.

OUI, IL Y AURA DE LA TRICHE, MAIS LES BÉNÉFICES


SURPASSERONT LES PERTES
Lorsqu’on offre la liberté, même en contextualisant, même
en clarifiant les conséquences des abus, un petit
pourcentage de personnes va forcément tenter de rouler le
système. Dans ce cas, ne surréagissez pas en créant davantage de
règles. Gérez la situation individuelle et tournez la page.
Netflix a eu son lot de tricheurs. L’affaire qui a fait le plus de bruit
concernait un employé de Taïwan qui voyageait beaucoup pour
affaires et en profitait pour faire passer de nombreuses vacances de
luxe sur le compte de la société. Son manager ne vérifiait pas les
reçus et il a échappé à l’audit du service financier pendant trois
années complètes. Lorsqu’il a finalement été rattrapé par la
patrouille, il avait dépensé plus de 100 000 dollars en voyages
personnels. Inutile de dire qu’il a été renvoyé.
Dans la plupart des cas, la fraude n’est pas si manifeste, les
employés testent ce qui peut passer ou non. Le vice-président chargé
des opérations, Brent Wickens, supervise l’ensemble des espaces de
bureaux de la société, partout dans le monde. Un printemps, une
certaine Michelle, membre de son équipe, a fait plusieurs allers-
retours à Las Vegas pour affaires. Brent vérifiait personnellement les
dépenses de son service, mais seulement quelques fois par an.

Une nuit que je n’arriv ais pas à dormir, j’ai cliqué sur le lien env oyé par e-mail intitulé
« Dépenses du serv ice détaillées par employé ». J’en ai passé en rev ue un certain nombre
quand soudain quelque chose d’inhabituel m’a sauté aux yeux. Michelle av ait une
dépense liée à un v oyage professionnel marquée Boisson et nourriture au casino Wynn à
Las Vegas dont le montant était 1 200 dollars. Cela faisait beaucoup de frais de bouche
pour un v oyage de deux jours ! Cela a piqué ma curiosité et j’ai commencé à scruter ses
dépenses des mois précédents. J’ai repéré beaucoup de petites choses qui ne m’ont pas
paru très normales. Elle s’était rendue à Boston pour une conférence un jeudi et y av ait
passé le week-end av ec sa famille. Le v endredi soir, elle av ait facturé une dépense de
180 dollars dans un restaurant. S’agissait-il d’un dîner en famille ?
J’ai attendu que Michelle et moi soyons tous les deux au bureau pour lui demander de
quoi il retournait. À ce moment-là, elle s’est figée. Elle n’av ait pas d’explication. Elle n’a
pas présenté ses excuses, n’a apporté aucune justification, elle n’av ait rien à dire. La
semaine suiv ante, elle était remerciée. Elle a préparé ses cartons sans cesser de répéter
que tout ça n’était qu’une erreur monumentale. Je me sentais mal, je ne comprends
toujours pas v raiment ce qui s’est passé. Elle est partie poursuiv re sa carrière ailleurs.
La liberté que nous proposons ne lui conv enait pas.

À la réunion suivante de revue trimestrielle de l’activité, la


responsable des talents est montée sur scène pour raconter l’histoire
de Michelle aux trois cent cinquante participants, détaillant l’abus
sans préciser ni son nom ni son service. Elle a demandé à chacun de
partager cette histoire avec leurs équipes pour que tout le monde
comprenne la gravité de la situation. Brent se sentait mal pour
Michelle, mais il a compris l’importance de raconter cette histoire au
plus grand nombre. Sans ce niveau de franchise, la liberté de
travailler sans validation des dépenses ne fonctionne pas.
Les plus gros frais directement liés à la liberté correspondent
sûrement aux vols en business. Des débats récurrents ont lieu chez
Netflix pour savoir s’il faut oui ou non créer une règle pour réduire
ces voyages, mais les managers seniors continuent de préférer
l’approche actuelle. David Wells, du temps où il était DAF, estimait
que les frais des voyages professionnels seraient réduits d’environ
10 % si Netflix adoptait un système d’approbation formel. Mais, à en
croire Reed, ces 10 % sont un bien faible prix à payer au vu des
bénéfices significatifs qui y sont associés.

DES BÉNÉFICES FORMIDABLES : GRATUITS,


RAPIDES ET (ÉTONNAMMENT) BON MARCHÉ
Vous vous souvenez de Grant, le directeur commercial du
temps de Pure Software ? Lorsqu’il est venu se plaindre de
sa note de taxi, il était furieux. Il avait l’impression d’être
cloué au sol par la paperasse. Il se sentait incapable de faire ce qui lui
semblait adéquat, encombré par le poids des règlements et politiques
maison.
Lorsqu’il m’a présenté sa situation en ces termes, je me suis rendu
compte que ce sentiment était partagé par l’ensemble de notre
personnel. J’ai eu une vision de nos centaines de salariés, tels des
oiseaux prêts à décoller, leurs pattes enfouies sous les kilos de
documents posés sur leur bureau. Je n’avais pas eu l’intention
d’étouffer dans l’œuf la créativité et la réactivité des employés par la
bureaucratie. Les politiques de dépenses m’avaient paru un bon
moyen de minimiser les risques et d’économiser de l’argent.
Mais voilà le message important de ce chapitre : même si votre
personnel dépense un peu plus quand il est libre, le coût reste
moindre que dans une entreprise où les gens ne sont pas autorisés à
prendre l’avion. Si vous limitez leur choix, parce qu’il y a des cases à
cocher, des permissions à demander, non seulement vos employés
sont frustrés, mais en plus l’entreprise y perd la rapidité et la
flexibilité associées à un environnement peu réglementé. Un de mes
exemples préférés remonte à 2014. Un ingénieur junior a alors
remarqué un problème qu’il fallait résoudre.
Le vendredi 8 avril au matin, Nigel Baptiste, directeur des
partenariats, est arrivé au bureau Netflix de la Silicon Valley à 8 h 15.
C’était une belle journée ensoleillée, Nigel s’est servi en sifflotant une
tasse de café dans la cuisine du quatrième étage, puis il a rejoint la
salle où son équipe et lui testent le streaming de la plateforme sur
des téléviseurs fabriqués par des partenaires officiels tels que
Samsung et Sony. Mais dès son arrivée à son espace de travail, il a
soudain cessé de siffler et s’est figé sur place. Ce qu’il a vu, ou plutôt
ce qu’il n’a pas vu à ce moment-là, l’a fait paniquer. Il raconte :
Netflix av ait inv esti un paquet d’argent pour permettre à nos clients de regarder House of
Cards sur des nouv eaux écrans 4K ultra haute définition. Le problème était que jusque-
là, à peu près aucun télév iseur n’av ait ce type de configuration. Nous av ions obtenu un
v isuel super net et frais, mais rares étaient ceux qui pouv aient y accéder. Notre
partenaire Samsung av ait sorti la seule télév ision 4K sur le marché à l’époque, mais elle
était chère et nous ne sav ions pas encore si elle se v endrait. Mon objectif principal, cette
année-là, était de trav ailler av ec Samsung pour inciter un maximum de gens à regarder
House of Cards en 4K.
Le journaliste Geoffrey Fowler, qui teste les produits high-tech pour le Washington
Post et compte env iron deux millions de lecteurs, a accepté de se prêter au v isionnage de
House of Cards sur le nouv el écran Samsung – potentiellement un gros coup médiatique
pour nous. Pour que la 4K décolle, il faudrait que sa critique soit excellente. Le jeudi, les
ingénieurs Samsung étaient v enus chez Netflix av ec la télév ision 4K et ils s’étaient
assurés, av ec mon équipe technique, que tout fonctionnerait pour le mieux pour la
présentation du produit à M. Fowler. Le jeudi soir, après les tests, nous sommes tous
rentrés à la maison.
Mais le v endredi matin, à mon arriv ée au bureau, l’écran av ait disparu. Après av oir
v érifié av ec le serv ice des équipements, j’ai compris qu’elle av ait été mise au rebut av ec
un tas de v ieux télév iseurs que nous leur av ions demandé de retirer des bureaux.
Catastrophe. Cette télé était attendue dans le salon de M. Fowler d’ici deux heures. Il
était trop tard pour rappeler les gens de chez Samsung. Nous allions dev oir en racheter
une av ant 10 heures. J’ai contacté des magasins d’électronique en v ille. Les trois
premiers m’ont répondu : « Désolé monsieur, nous n’av ons pas ce modèle. » J’av ais la
gorge nouée. Nous allions rater le rendez-v ous.
J’étais quasiment en larmes quand Nick, le plus jeune ingénieur de notre équipe, a
débarqué dans le bureau v entre à terre. « Ne t’inquiète pas Nigel, a-t-il dit. J’ai la
solution. Je suis passé hier soir et j’ai v u que la télé n’était plus là. Comme tu n’as pas
répondu à mes coups de fil ni à mes SMS, j’ai foncé au Best Buy de Tracy, j’ai acheté la
même et je l’ai testée ce matin. Ça coûtait 2 500 dollars, mais j’ai pensé que c’était le
mieux à faire. » Je n’en rev enais pas. 2 500 dollars ! Imaginez un peu : un ingénieur junior
s’est senti autorisé à dépenser une telle somme sans demander l’approbation de qui que
ce soit, simplement parce qu’il pensait que c’était la réaction adaptée. J’ai été submergé
par une v ague de soulagement. À cause de tous les processus de v alidation, ce genre de
situation n’aurait jamais pu se produire chez Microsoft, HP ni n’importe quelle autre
société pour laquelle j’ai trav aillé.

Et Fowler a adoré ce streaming en haute définition, comme on


peut le lire dans son article pour le Wall Street Journal daté du
16 avril : « Même l’imperturbable Francis Underwood transpire en
ultra HD. J’ai remarqué une goutte de sueur sur la lèvre supérieure
du vice-président fictif interprété par Kevin Spacey devant le
streaming de House of Cards de Netflix. »
Je ne veux pas que les règles empêchent les employés de prendre
de bonnes décisions au bon moment. Pour Netflix et Samsung, cette
critique de Fowler valait cent, deux cents fois le prix de cette télé.
Nick n’avait que cette devise en tête pour guider ses actions : Agis au
mieux des intérêts de Netflix. Et cette liberté lui a permis de faire
preuve de discernement afin de déterminer ce qui était préférable
pour l’entreprise. Quand on supprime toute politique de dépense, les
salariés sont plus libres. Ce n’est pas le seul avantage : tout va aussi
plus vite.

À mesure que les entreprises se transforment, de start-up


rapide et flexible en un business plus solide, elles créent
souvent des services entiers dévolus à la supervision des
dépenses des salariés, ce qui donne au management un sentiment de
contrôle, mais ralentit tout. La directrice de l’innovation de produit,
Jennifer Nieva, nous en propose un exemple, qui remonte au temps
où elle travaillait pour Hewlett-Packard.
J’adorais mon poste chez HP, mais en 2005, j’ai v écu une semaine d’enfer, j’étais
tellement énerv ée que de la fumée me sortait par les oreilles.
On m’av ait demandé de prendre la tête d’un gros projet et il était entendu dès le départ
que j’aurais besoin de trouv er plusieurs consultants extérieurs très pointus pour
trav ailler av ec moi pendant six mois. J’ai contacté huit sociétés de consulting, j’en ai
choisi une. Pour six mois de contrat, le dev is se montait à 200 000 dollars, j’av ais hâte de
m’y mettre. Les consultants étaient disponibles immédiatement, mais si j’attendais trop,
ils seraient réaffectés à un autre client.
J’ai suiv i la procédure, j’ai enregistré une demande pour approbation de dépense
dans le système HP du serv ice des achats. Puis j’ai jeté un coup d’œil à l’ensemble du
process. VINGT personnes dev aient apposer leur signature sur le formulaire av ant que
je puisse commencer. Ma patronne, son patron, le patron de son patron, mais aussi une
dizaine de noms dont je n’av ais jamais entendu parler, des gens dont j’ai bientôt
découv ert qu’ils appartenaient à notre serv ice des achats situé à Guadalajara, au
Mexique.
Allais-je perdre ces consultants que j’av ais eu tant de mal à trouv er ? Ma patronne a
signé, son patron aussi, ainsi que le patron de son patron. Puis j’ai commencé à harceler
le serv ice des achats, tous les jours d’abord, puis toutes les heures. La plupart du temps,
personne ne répondait. Pour finir, j’ai eu une certaine Anna au téléphone, j’ai usé de tout
mon charme pour obtenir un coup de main de sa part. L’approbation a pris six semaines
et j’ai appelé si souv ent Anna que lorsqu’elle a décidé de changer de poste, elle m’a
demandé de lui écrire une recommandation sur LinkedIn.

Pensez à l’impact sur la rapidité organisationnelle d’avoir des


centaines – des milliers peut-être – de Jennifer confrontées aux
mêmes obstacles chaque mois. Les process donnent au management
une impression de contrôle, mais ils ralentissent tout. L’histoire de
Jennifer a une seconde partie, beaucoup plus satisfaisante.
En 2009, j’ai rejoint Netflix en tant que responsable marketing. Trois mois après mon
arriv ée, je préparais une campagne de mailing direct de trois millions de pièces. Nous
av ions prév u d’env oyer par la poste des brochures av ec les photos de nos films les plus
populaires. Le projet, clé en main, coûtait près d’un million de dollars. J’ai imprimé le
cahier des charges et je suis allée v oir mon chef. « Stev e, comment je fais pour lancer la
v alidation pour cette dépense d’un million de dollars ? » ai-je demandé, me préparant au
pire. « Tu signes et tu l’env oies par fax au v endeur », m’a-t-il répondu. Je ne plaisante
pas. J’ai failli tomber à la renv erse.

À partir des exemples de Nigel et de Jennifer, on voit comment


une directive simple pour les dépenses comme « Agissez au mieux
dans l’intérêt de l’entreprise » peut offrir à vos employés à la fois la
liberté de choix et la possibilité d’agir vite. Mais ce ne sont pas les
seuls bénéfices. Un troisième existe, plus étonnant : certains se
montrent plus économes quand la politique de dépense est
supprimée. Claudio, réalisateur basé à Hollywood qui travaille au
service insight consommateur, nous explique comment :
Une partie de mon boulot consiste à recev oir les clients. Chez Viacom, mon précédent
employeur, il existait une politique claire précisant à quelle gamme de restaurants on
pouv ait les inv iter, qui dev ait payer quoi et quelle quantité d’alcool la société acceptait
de rembourser. Ça me plaisait. Cela me permettait de m’assurer que je restais bien dans
les clous. La règle était, dans le cadre d’un dîner professionnel, seule la première bouteille
de v in est prise en charge. J’annonçais donc, au début du repas « Viacom nous offre le
dîner et la première bouteille de v in. Après ça, chacun dev ra payer ses consommations. »
Av ec cette règle à l’esprit, il pouv ait nous arriv er de dépenser au maximum, en
commandant du homard et un v in particulièrement cher. Mais la règle était claire dès le
départ, alors on s’en arrangeait.
Quelques semaines après mon arriv ée chez Netflix, je me préparais pour mon
premier dîner av ec un client. J’ai demandé à ma cheffe, Tanya : « Quelle est la politique en
matière de dépenses pour les restaurants av ec les clients ? » Sa réponse m’a agacé : « Il
n’y en a pas. Fais preuv e de discernement. Agis au mieux dans l’intérêt de Netflix. » J’ai
eu l’impression qu’il s’agissait d’un test, pour sav oir si oui ou non mon jugement était
fiable.
J’étais déterminé à montrer à Tanya combien j’étais raisonnable. J’ai commandé l’un
des plats les moins chers sur la carte et j’ai décidé de ne prendre qu’une bière (moins
chère que le v in). À la fin du repas, quand j’ai constaté que les clients commandaient une
nouv elle tournée, je me suis excusé, j’ai réglé l’addition et je suis parti. Hors de question
de payer leur soirée.
Au fil du temps, je me suis rendu compte que Tanya n’av ait pas essayé de me tester.
Elle ne pointe pas du tout mes factures de restaurant. Néanmoins, sans règle, on ne sait
jamais quand v otre jugement sera remis en question. Je me sens plus à l’aise en me
cantonnant à cette pratique de la commande prudente utilisée le premier soir. Pas de
homard, pas de bouteille hors de prix.

L’histoire de Claudio démontre le curieux impact des règles. Une


fois qu’elles sont définies, certains chercheront d’abord à en profiter.
Si Viacom avait dit à ses employés « Commandez une entrée, un plat
et une bouteille de vin pour deux personnes », ils auraient pu choisir
du caviar, de la langouste, une bouteille de champagne. Très cher,
mais la consigne est respectée. Quand on demande aux gens de se
comporter en ayant à l’esprit l’intérêt de la société, ils commandent
une salade César, des blancs de poulet et une bière chacun.
L’entreprise dotée d’une politique n’est pas forcément celle qui fait
des économies.

LE TROISIÈME POINT
Quand votre main-d’œuvre se compose quasi
exclusivement de personnes ultra-performantes, vous
pouvez compter sur leur comportement responsable. Une
fois que vous avez développé la culture de la franchise, les employés
vont garder un œil les uns sur les autres et ainsi s’assurer que les
actes de leurs collègues restent bien dans l’intérêt de l’entreprise.
Ensuite, il ne reste plus qu’à supprimer les contrôles et offrir plus de
liberté à votre personnel. Commencez par les congés illimités, la
suppression des politiques de frais professionnels et de voyages
d’affaires. Ces éléments permettent aux salariés de mieux contrôler
leur vie, c’est une manière de signifier clairement que vous leur faites
confiance pour agir au mieux. Cette confiance suscitera en retour
chez vos salariés un sentiment de responsabilité, ainsi tout le monde
se sentira davantage partie prenante dans l’entreprise.

À RETENIR DU CHAPITRE 3A :

Au moment de la mise en place des congés illimités, expliquez qu’il est inutile de demander
une autorisation préalable et que ni les employés ni les managers ne sont censés pointer les
jours hors du bureau.

Il revient à l’employé seul de décider si et quand il ou elle a envie de s’accorder quelques


heures, une journée, une semaine ou un mois de congé.

La disparition des limites des congés laisse un vide. Ce qui le remplit, c’est le contexte fourni
par le patron à son équipe. De longues discussions doivent avoir lieu, plantant le décor pour
aider les employés à envisager leurs décisions pour leurs vacances.
L’exemple que montre le patron sera déterminant pour guider son personnel en matière de
comportement approprié. Si la société pratique les congés illimités et que le patron n’en
prend jamais, personne dans l’entreprise n’osera jamais s’accorder de vacances.

À RETENIR DU CHAPITRE 3B :

Au moment où vous faites disparaître les politiques de dépenses professionnelles et de


voyages d’affaires, encouragez les managers à contextualiser au préalable les manières de
dépenser et à vérifier les reçus des employés a posteriori. Si les gens ne se restreignent pas
assez, donnez plus de contexte.

Sans contrôle des dépenses, votre service financier doit procéder annuellement à un audit
d’une partie des reçus.

Quand vous apprenez que certains abusent du système, licenciez-les et discutez


ouvertement des excès constatés – même s’il s’agit de personnes de grande qualité par
ailleurs. Ceci est nécessaire pour que les autres comprennent bien les conséquences d’un
comportement irresponsable.

Certaines dépenses vont peut-être augmenter à cause de la liberté que vous accordez. Mais
les coûts de ces excès sont loin d’être aussi élevés que les avantages qu’apporte la liberté.

Avec la liberté des dépenses, les salariés seront capables de prendre des décisions plus
rapidement s’il s’agit d’aider l’entreprise.

Les bons de commande et les process d’achat constituent un coût en temps et en


administratif, en faire l’économie, c’est perdre moins de ressources.

Confrontés à cette nouvelle liberté, de nombreux employés réagiront en dépensant moins


qu’ils ne l’auraient fait dans un système régulé. Lorsqu’on dit aux gens qu’on leur fait
confiance, ils ont à cœur de prouver qu’ils en sont dignes.

Vers une culture de liberté et de responsabilité


L’été qui a suivi l’adoption des congés illimités, je me préparais à participer à une course en
compagnie de Tristan, le fils de Patty McCord, âgé de onze ans. Nous nous entraînions le long
de la côte à Santa Cruz quand j’ai repensé à mon expérience, une dizaine d’années auparavant,
chez Pure Software.
Les deux premières années, chez Pure, nous formions un petit groupe qui n’avait pas besoin
de règlements ou de politiques pour travailler. Mais en 1996, à force d’acquisitions
principalement, nous étions sept cents. Parmi les nouveaux venus, certains avaient agi de manière
irresponsable, ce qui nous avait coûté de l’argent. Nous avions réagi comme beaucoup d’autres
entreprises en mettant en place des politiques afin de contrôler le comportement des gens. À
chaque société que nous achetions, Patty prenait notre manuel, le leur, et créait un composite à
partir des deux.
Toutes ces règles ont fini par peser sur notre travail, qui est devenu moins amusant – et les
plus têtes brûlées parmi nous, qui étaient aussi les plus innovants, ont quitté l’entreprise pour
rejoindre des environnements beaucoup moins rigides. Choisissaient de rester ceux qui
appréciaient l’uniformité et la cohérence. On leur enseignait que l’adhésion à la politique maison
était la valeur suprême. J’ai pris conscience, durant ces longues séances de course avec Tristan,
que chez Pure Software nous avions, sans vraiment y réfléchir, créé un système « béton »,
autrement dit balisé l’environnement de travail pour les nuls. Résultat : seuls les nuls avaient envie
de travailler là (enfin, pas les vrais nuls, mais vous voyez l’idée.)
Cet été-là, je me suis rendu compte que Netflix avait atteint un point où, si l’on n’y prenait
pas garde, nous risquions de basculer dans le même scénario que Pure Software. L’entreprise se
développait, il devenait de plus en plus compliqué pour nos leaders de savoir ce que faisaient les
uns et les autres. En temps normal, c’est à ce moment-là que doivent apparaître de nouvelles
politiques, de nouveaux processus de contrôle afin de gérer la complexité liée à la croissance.
Mais après le succès de nos expériences en matière de vacances et de frais professionnels, je
commençais à me demander si nous pouvions aller à contre-courant, une fois encore. De quelles
autres règles pouvions-nous nous débarrasser ? Au lieu de renforcer les contrôles sur les
employés au fur et à mesure de notre croissance, pouvions-nous développer leur liberté ?
Pour ne pas multiplier les règles et les process, nous avons décidé de poursuivre deux lignes.

1. Nous allions trouver de nouvelles manières d’augmenter la densité de talent. Afin d’attirer et de
garder avec nous les meilleurs, nous allions offrir les méthodes de compensation les plus
attractives qui soient.

2. Nous allions trouver de nouvelles manières de développer la franchise. Pour pouvoir


supprimer les contrôles, nos employés devaient avoir toute l’information nécessaire permettant
de prendre de bonnes décisions sans supervision. Il faudrait plus de transparence
organisationnelle et éliminer les secrets dans l’entreprise. Pour de bonnes décisions, il faut que les
employés dans leur ensemble comprennent aussi bien que ceux tout en haut de la hiérarchie ce
qui se passe dans la société.

Ces deux points sont les sujets de nos deux prochains chapitres.
P.-S. : Tristan m’a battu à plates coutures à la course.
DEUXIÈME PARTIE

PROCHAINES ÉTAPES VERS UNE CULTURE


DE LIBERTÉ ET DE RESPONSABILITÉ

Renforcez la densité de talent…


Chapitre 4 Payez au-dessus du marché

Toujours plus de franchise…


Chapitre 5 L'entreprise à livres ouverts

Et maintenant, supprimez d'autres contrôles…


Chapitre 6 Aucune validation n'est nécessaire

Dans la partie à venir, nous aborderons le processus de mise en place de la culture de liberté et
responsabilité. Dans notre chapitre sur la densité de talent, nous évoquerons les systèmes de
compensation pour attirer et garder les personnes les plus performantes. Dans notre chapitre sur la
franchise, nous passerons de la discussion sur l’indispensable honnêteté dans les feedbacks individuels
(tels qu’expliqués au chapitre 2) à la transparence organisationnelle.
RENFORCEZ LA DENSITÉ DE TALENT…
CHAPITRE 4
PAYEZ AU-DESSUS DU MARCHÉ

Un vendredi après-midi de 2015, Matt Thunell, manager


du contenu original Netflix, a senti son cœur s’emballer
devant le script tout frais qu’il était en train de feuilleter.
Assis dans un restaurant à la mode à Hollywood, en face de l’agent
Andrew Wang, qui mangeait en silence, Matt s’est plongé dans sa
lecture. Depuis la sélection des scénarios jusqu’à la production des
pilotes, Matt est considéré comme l’un des dirigeants créatifs les plus
talentueux du milieu. Un de ses secrets ? L’art de nouer des liens avec
les bons agents. Wang n’avait encore partagé le premier jet de
Stranger Things avec personne, mais parce qu’il s’entend très bien
avec Matt, il le lui avait glissé en exclusivité pendant un de leurs
déjeuners.
Matt s’est précipité au bureau pour le faire lire à Brian Wright
(l’ancien vice-président de Nickelodeon croisé au chapitre 2). Brian
est connu dans le monde de la télévision pour son incroyable capacité
à sentir ce qui va plaire au public. « Ce script était merveilleux, s’est
extasié Brian. Des personnages géniaux, un rythme incroyable. » Les
arguments contradictoires qu’on lui opposerait étaient évidents :
« Les protagonistes préados sont trop vieux pour les enfants et trop
jeunes pour les adultes donc inintéressants pour la majeure partie
des téléspectateurs » ou « C’est une série années 1980 qui
n’intéressera qu’un public de niche ». Brian voyait les choses
différemment : « Tout le monde regardera cette série. Stranger Things
va connaître un succès énorme et Netflix va la réaliser. »
Au printemps 2015, le script était acheté, la date du tournage
approchait dangereusement. Mais à l’époque, Netflix n’avait pas
encore de studio en propre. House of Cards et Orange is the New Black
avaient été réalisés par d’autres studios puis diffusés sous licence
exclusive Netflix. La société, qui n’avait jamais produit de contenu
elle-même, entrait désormais dans une nouvelle phase. « Ted l’avait
annoncé clairement, nous produirions nous-mêmes les prochains
programmes originaux. »
À ce moment-là, l’équipe de production Netflix ne comptait qu’une
poignée de personnes, quand plusieurs dizaines sont généralement
nécessaires pour faire tourner un studio. Matt se souvient :

Nous av ons réussi à produire Stranger Things car les membres de cette équipe étaient
tous extraordinairement compétents. Rob était un négociateur hors pair. Aussi
lorsqu’une des stars de la série a refusé de signer un contrat sur plusieurs années, il a
tout de suite su ce qu’il fallait faire. Laurence, aux finances, était censé surv eiller
l’argent. Mais tout en gérant en professionnel sa mission d’origine, il a endossé le rôle de
producteur exécutif, y consacrant la totalité de son temps libre – il a par exemple trouv é
des espaces où les auteurs pouv aient trav ailler. Laurence et Rob ont abattu à eux seuls le
boulot d’une v ingtaine de personnes.

Il a fallu un peu plus d’un an pour que la première saison de


Stranger Things voie le jour. Elle a été diffusée le 15 juillet 2016.
Quelques mois plus tard, elle était nommée aux Golden Globes dans
la catégorie « meilleure série dramatique ».
Le succès de Netflix repose sur ce genre d’histoires improbables :
de petites équipes composées exclusivement d’individus aux
performances significativement au-dessus de la moyenne – ce que
Reed appelle des dream teams, des équipes de rêve – qui travaillent
sur de gros problèmes bien effrayants. Matt, à nouveau :

Dans la plupart des organisations, il existe des employés formidables et d’autres, plus
moyens. Ces derniers ont besoin d’être dirigés et on compte sur les stars pour se donner
à fond. Chez Netflix, c’est différent. Nous v iv ons dans une bulle d’excellence dans
laquelle tout le monde est ultra-performant. En réunion, on a l’impression qu’av ec tout le
talent et la puissance des cerv eaux rassemblés dans la pièce on pourrait générer
suffisamment d’électricité pour tout le bureau. Les gens se remettent en question les uns
les autres, ils construisent des arguments et chacun pris séparément est presque plus
intelligent que Stephen Hawking. Voilà pourquoi on parv ient à en faire autant à une telle
v itesse ici. À cause de la densité de talent complètement dingue.

La haute densité de talent chez Netflix est le moteur à l’origine du


succès de la plateforme. Reed a découvert cette stratégie aussi simple
qu’essentielle après les licenciements en 2001. Il était plus compliqué
de déterminer quelles mesures prendre afin d’attirer et de garder les
talents les plus exceptionnels.

PROPOSEZ DES RÉMUNÉRATIONS DE ROCK-STAR


Durant les premières années, Netflix a connu une
croissance rapide, nous avons très vite eu besoin de
nouveaux ingénieurs logiciels. Ayant désormais compris
que notre point fort viendrait de la haute densité de talent, nous
avons cherché à recruter les personnes les plus performantes sur le
marché. Dans la Silicon Valley, beaucoup travaillaient pour Google,
Apple, Facebook et ils gagnaient énormément d’argent. Nous
n’avions pas les fonds nécessaires pour les débaucher en masse.
Mais en tant qu’ingénieur moi-même, j’étais familier avec un
concept qui a été compris dans mon domaine depuis 1968, que l’on
appelle « le principe de la rock-star ». Il se fonde sur une étude
célèbre qui s’est tenue dans un sous-sol de Santa Monica. À 6 h 30 un
matin, neuf programmeurs stagiaires ont été emmenés dans une
salle équipée de dizaines d’ordinateurs. Chacun a reçu une
enveloppe détaillant les diverses tâches de codage et débugage qu’ils
devraient réaliser du mieux qu’il leur serait possible durant les
120 minutes suivantes. Les résultats de ce test ont généré
d’innombrables débats sur internet.
Les chercheurs s’attendaient à trouver une différence d’un
facteur de deux ou trois entre le meilleur et son adversaire moyen.
Mais parmi ce groupe de neuf personnes, qui toutes étaient au
minimum des programmeurs capables, la meilleure a de très loin
écrasé la pire : vingt fois plus rapide pour coder, vingt-cinq fois plus
rapide pour débuguer et dix fois plus rapide dans l’exécution de
programme que celui ayant reçu le score le plus bas.
Le fait que l’un de ces programmeurs ait à ce point surpassé les
autres a provoqué dans l’industrie du logiciel une onde de choc
encore perceptible aujourd’hui. En effet, comment appréhender cette
réalité : certains programmeurs valent beaucoup, beaucoup plus que
leurs collègues pourtant parfaitement compétents ? Avec une somme
d’argent donnée pour les salaires et un projet à mener à bien, j’avais
le choix. Je pouvais engager entre dix et vingt-cinq ingénieurs
moyens ou bien une seule « rock-star » que je paierais
considérablement plus que ce que je donnerais aux autres, le cas
échéant.
Depuis j’ai pu constater que les meilleurs programmeurs ne
multiplient pas la valeur par dix, mais plutôt par cent. Bill Gates, avec
qui j’ai travaillé du temps où j’étais au conseil d’administration de
Microsoft, serait même allé plus loin si l’on en croit ces propos, qu’on
lui attribue souvent : « Un excellent tourneur-fraiseur mérite
plusieurs fois le salaire d’un tourneur moyen, mais un excellent
codeur de logiciel vaut dix mille fois le prix d’un moyen. » Dans
l’industrie du logiciel, c’est un principe connu (quoique encore
largement débattu).
Ce modèle pouvait-il s’appliquer en dehors de l’industrie du
logiciel ? Les raisons qui font que l’ingénieur rock-star vaut
tellement plus que ses homologues ne sont pas limitées à la
programmation. L’ingénieur logiciel est incroyablement créatif, il voit
des motifs conceptuels là où d’autres n’en verraient pas. Il a une
perspective flexible, de sorte que lorsqu’il se trouve coincé dans une
certaine manière de penser, il a les moyens de pousser, tirer, se
hisser par-dessus pour voir ce qu’il y a derrière. Ces mêmes talents
sont nécessaires dans n’importe quel métier créatif. Patty McCord et
moi avons commencé à chercher où exactement le principe de la
rock-star pouvait s’appliquer au sein de Netflix. Nous avons divisé
les métiers entre rôles opérationnels et créatifs.
Si vous embauchez quelqu’un pour un poste opérationnel, laveur
de carreaux par exemple, ou chauffeur, le meilleur employé pourra
peut-être offrir le double de la valeur de l’employé moyen. Un très
bon vendeur de glaces pourra sûrement remplir deux ou trois fois
plus de cornets que son collègue moyen. Un excellent chauffeur aura
peut-être deux fois moins d’accidents que la moyenne. Mais il y a une
limite à la valeur qu’un vendeur de glaces ou un chauffeur peut offrir.
Pour les rôles opérationnels, le salaire proposé peut être moyen et
votre entreprise s’en tirera très bien.
Chez Netflix, nous n’avons pas de métier comme ceux-là. La
plupart de nos postes reposent sur la capacité des employés à
innover et à produire de façon créative. Parmi tous ces rôles créatifs,
le meilleur vaut facilement dix fois son collègue moyen. Le plus fort
des experts en publicité peut rêver d’un coup qui attirera des millions
de clients de plus que le moyen. Pour revenir sur le scénario de
Stranger Things, la relation de Matt Thunell avec Andrew Wang et de
nombreux agents dans son genre lui assure cent fois plus de succès
qu’un créatif qui n’a pas ce réseau. L’œil de Brian Wright, qui lui a
permis de voir que Stranger Things serait un succès, quand d’autres
studios croyaient que des protagonistes préados ne pouvaient pas
être populaires, lui permet d’être des milliers de fois plus précieux
qu’un vice-président contenu qui n’aurait pas son flair pour les
scripts. Ce sont tous des métiers créatifs, tous suivent le principe de
la rock-star.
En 2003 nous n’étions pas bien riches, mais nous avions
beaucoup de projets. Nous devions peser soigneusement chacune de
nos dépenses. Nous avons déterminé que, pour n’importe quel rôle
opérationnel, nous offririons un salaire dans la moyenne du marché.
Mais pour tous les postes créatifs, nous investirions dans un
individu incroyable rémunéré au-dessus de sa valeur sur le marché,
au lieu d’utiliser la même somme d’argent pour engager une dizaine
de personnes aux performances convenables. Résultat, nous aurions
une main-d’œuvre réduite. Nous allions devoir nous fier à une seule
personne extraordinaire pour mener à bien le travail de beaucoup.
Mais la paie serait, elle aussi, extraordinaire.
C’est ainsi que nous avons sélectionné la majorité des salariés de
Netflix depuis. Cette approche s’est révélée remarquablement
fructueuse. Nous avons augmenté de façon exponentielle notre
vitesse d’innovation et notre rendement.
Nous avons également découvert des avantages inattendus à
cette main-d’œuvre réduite. Le management en général demande
beaucoup d’efforts. C’est encore plus compliqué et chronophage s’il
s’agit d’individus aux résultats médiocres. Parce que nous
maintenons une organisation réduite et des équipes resserrées,
chaque manager encadre moins de personnes, sa tâche en est
simplifiée. Et quand ces équipes limitées sont uniquement
composées de personnes aux performances exceptionnelles, les
managers s’en sortent mieux, les employés aussi ; toute l’équipe
fonctionne mieux et plus vite.

IL Y A LE SALAIRE, MAIS IL Y A AUSSI LA MANIÈRE


La stratégie de Reed paraît formidable. Mais si vous êtes à
la tête d’une start-up dont personne n’a jamais entendu
parler, vous vous demandez peut-être si des personnes
ultra-performantes vont accepter de venir travailler pour vous,
même si vous êtes prêt à payer.
Les études montrent que oui. Un sondage réalisé en 2018 pour
OfficeTeam a demandé à 2 800 salariés quelles raisons pourraient les
motiver à abandonner leur poste actuel. Près de 44 % des personnes
interrogées, bien plus que toute autre catégorie, ont affirmé qu’elles
quitteraient leur travail pour une place mieux rémunérée.
Si dans votre petite société inconnue, vous espérez appliquer la
théorie de Reed, vous trouverez probablement la personne dont
vous avez besoin.
Mais le salaire n’est pas le seul enjeu. La forme qu’il prend est
également importante. Dans une vaste majorité de sociétés, des cols
blancs très cher payés reçoivent un salaire plus un bonus, qui ne leur
est accordé que s’ils atteignent un certain nombre d’objectifs
prédéterminés. Une grande partie des salaires des plus hauts talents
est liée à leur performance.
La formule n’est pas aussi formidable qu’elle pourrait le sembler.
Quand Reed et Patty réfléchissaient aux meilleurs moyens d’attirer
des rock-stars chez Netflix, ils ont d’abord cherché à se différencier
des entreprises où ils iraient débaucher. Ils ont donc élaboré un plan,
encore effectif aujourd’hui.
Imaginons que vous avez consacré toutes vos économies au
développement d’un scooter ultra-moderne qui permet aux gens de
se rendre au travail en volant au-dessus des voitures. Vous dénichez
un pro du marketing hyper-talentueux et vous aimeriez trouver une
méthode de compensation susceptible de le motiver à travailler dur
pour vous, à faire de son mieux et à rester dans votre entreprise pour
les années à venir. Vous envisagez deux options :

1. Lui offrir un salaire annuel de 250 000 dollars.


2. Lui offrir un salaire annuel de 200 000 dollars plus 25 % de bonus sur ses réussites.

Si vous êtes comme de nombreux patrons, vous choisirez


l’option 2. Pourquoi mettre tout cet argent dans un salaire alors
qu’on pourrait s’en servir pour offrir à cette nouvelle recrue une
prime qui l’inciterait à se dépasser ?
Les bonus à la performance semblent une évidence. Une partie du
salaire de l’employé est garantie et l’autre est liée à sa performance
(généralement entre 2 et 15 %, mais cela peut atteindre les 60 à 80 %
pour les cadres seniors). Si vous ajoutez beaucoup de valeur à
l’entreprise, vous avez droit à votre bonus. Si vous n’atteignez pas
vos objectifs, il ne vous est pas payé. Quoi de plus logique ? Les bonus
liés à la performance sont présents quasiment partout aux États-Unis
et fréquemment utilisés partout ailleurs.
Mais Netflix n’y a pas recours.

LES BONUS NE SONT PAS BONS POUR


LA FLEXIBILITÉ
En 2003, nous avons découvert, à peu près au même
moment que le principe de la rock-star, que les bonus ne
sont pas bons pour les affaires. Patty McCord et moi nous
préparions à une réunion du management hebdomadaire. À l’ordre
du jour, une nouvelle structure de bonus pour l’équipe des cadres.
Nous étions tellement heureux d’être une société « adulte » que nous
souhaitions faire profiter les plus capés du genre de packages qu’ils
auraient reçus ailleurs.
Nous avons passé des heures à tenter d’élaborer les objectifs de
performance et à essayer de les faire correspondre à des
rémunérations. Patty a suggéré que le bonus de Leslie Kilgore,
responsable en chef du marketing, soit lié au nombre de nouveaux
abonnés. Avant Netflix, Leslie avait travaillé pour Booz Allen
Hamilton, Amazon et Procter & Gamble. Sa compensation dans ces
diverses entreprises reposait sur la métrique, une compensation liée
à la réussite dans certains objectifs prédéfinis. Elle semblait la
candidate idéale pour commencer. Nous avons rédigé des indicateurs
clés de performance afin de calculer combien d’argent
supplémentaire Leslie gagnerait si elle remplissait ses objectifs.
Lors de la réunion, j’ai félicité Leslie pour les milliers de clients
qui s’étaient récemment abonnés. Je m’apprêtais à lui annoncer que
cela lui vaudrait un gros bonus si elle continuait sur sa lancée,
lorsqu’elle m’a interrompu. « Oui, Reed, c’est remarquable. Mon
équipe a fait un super boulot. Mais ce n’est plus ce nombre qu’il faut
utiliser pour mesurer notre réussite. En fait, ça n’a pas de sens. » Elle
nous a alors expliqué, chiffres à l’appui, que si les nouveaux abonnés
étaient bel et bien notre objectif le plus important au trimestre
précédent, c’était désormais la rétention de clients qui comptait le
plus. En l’écoutant, je me suis senti gagné par un immense
soulagement. Heureusement, je n’avais pas encore rattaché le bonus
de Leslie à une mesure de réussite inopérante.
Cet échange montrait bien que le système de bonus dans son
ensemble repose sur un présupposé : que l’on peut prédire l’avenir
de façon fiable, donc fixer un objectif qui restera valable à tout
moment. Chez Netflix, nous devons pouvoir nous adapter
rapidement en réaction à des changements au rythme parfois
soutenu, alors quel sens cela aurait-il de voir nos employés
récompensés en décembre pour avoir atteint des objectifs fixés au
mois de janvier précédent ? Le risque est de rester focalisé sur
l’objectif préétabli, au détriment de ce qui serait bon au présent pour
l’entreprise.
Nombre de nos salariés basés à Hollywood sont issus de studios
tels que WarnerMedia ou NBC, chez qui une grosse partie de la
compensation des cadres dépend de mesures de performances
financières spécifiques. Si une année, on vise à augmenter de 5 % le
bénéfice d’exploitation, il faudra se concentrer exclusivement là-
dessus pour obtenir son bonus – qui représente souvent un quart
des revenus annuels des employés. Mais si, afin d’être compétitif à
cinq ans, un service devait opérer une réorientation ? Le changement
de cap impliquerait un investissement et un risque susceptible de
réduire la marge de profit de l’année. Le cours de l’action pourrait
baisser. Quel cadre oserait alors se lancer ? Voilà ce qui pourrait
empêcher une entreprise comme WarnerMedia ou NBC de procéder
à des changements de direction radicaux, de s’adapter à l’époque,
ainsi que nous l’avons souvent fait chez Netflix.
Au-delà de ça, je n’adhère pas à cette idée selon laquelle il faudrait
agiter des liasses sous le nez des employés super performants pour
qu’ils se dépassent. S’ils sont si exceptionnels, ils souhaitent
naturellement réussir et consacreront toutes les ressources à leur
disposition à cette fin, qu’ils aient ou non un bonus en ligne de mire.
J’adore cette citation de l’ancien responsable de la Deutsche Bank,
John Cryan : « Je ne comprends pas pourquoi on m’a fait signer un
contrat avec un bonus à la clé, parce que je peux vous assurer que je
ne travaillerais pas plus ou moins dur selon les années, selon les
jours en fonction de mon salaire. » N’importe quel cadre à la hauteur
de sa rémunération pourrait tenir le même discours.
La recherche a confirmé l’instinct de Reed. La
rémunération variable fonctionne pour les tâches
routinières, mais se révèle en réalité contre-productive
dans le cadre des métiers créatifs. Dan Ariely, professeur à
l’université de Duke, décrit ce qu’il a découvert dans une de ses
études menée en 2008.

Nous av ons présenté à quatre-v ingt-sept participants une v ariété de tâches exigeant de
l’attention, de la mémoire, de la concentration et de la créativ ité. Nous leur av ons
demandé, par exemple, de faire entrer des pièces de puzzle métalliques dans un cadre
plastique et de lancer des balles de tennis sur une cible. Nous leur av ons promis de
l’argent en cas de réussite exceptionnelle. Env iron un tiers de sujets a été informé qu’ils
recev raient un petit bonus, un autre tiers un bonus moyen et le dernier tiers était
susceptible de toucher un haut bonus, selon leur performance.
Nous av ons mené la première étude en Inde où le coût de la v ie est si bas que nous
pouv ions rémunérer les gens de manière très substantielle pour eux, tout en restant dans
notre budget. Le bonus le moins élev é était à 50 cents – l’équiv alent de ce que les
participants recev aient en une journée de trav ail. Le plus haut à 50 dollars, soit cinq
mois de salaire.
Les résultats se sont rév élés inattendus. Celles et ceux à qui l’on av ait proposé un
bonus moyen n’ont réussi ni mieux ni moins bien que le groupe au bonus faible. Mais
v oici le plus intéressant, dans cette expérience : les personnes à qui l’on av ait offert de
gros bonus ont obtenu des résultats moins bons que les deux autres groupes sur
l’ensemble des tâches.
Nous av ons répliqué ces résultats dans une étude au Massachusetts Institute of
Technology, où des étudiants en première année se v oyaient offrir la chance de recev oir
un gros bonus (600 dollars) ou un plus faible (60 dollars) en réalisant une tâche
impliquant des compétences cognitiv es (ajouter des nombres) et une autre qui
nécessitait seulement une compétence mécanique (taper une touche le plus v ite
possible). Nous av ons découv ert la chose suiv ante : tant que la tâche se limitait à une
compétence mécanique, les bonus fonctionnaient comme on av ait pu s’y attendre (plus
haute était la rémunération, meilleure était la performance). Mais si l’on incluait une
tâche basée sur une compétence cognitiv e, même rudimentaire, l’issue était la même que
dans l’étude conduite en Inde : la proposition d’un bonus supérieur entraînait une moins
bonne performance.
Ce résultat est parfaitement cohérent. Pour effectuer un travail
créatif, votre esprit doit ressentir un certain niveau de liberté. Si
vous êtes en partie focalisé sur l’issue de votre performance (vous
vaudrait-elle ou non ce gros chèque ?), vous n’êtes pas dans cet
espace cognitif ouvert où résident les meilleures idées et les
possibilités innovantes. Vous réussissez moins bien.

Chez Netflix, en tout cas, c’est une réalité. Les gens sont
plus créatifs lorsqu’ils reçoivent un salaire assez
important pour supprimer une partie du stress lié à leur
vie en général. Et ils le sont moins lorsqu’ils ignorent si oui ou non ils
recevront une prime. Les gros salaires sont bons pour l’innovation,
pas les primes au mérite.
Notre décision de ne pas fonctionner par bonus nous a permis, à
notre grande surprise, d’attirer un nombre croissant de talents
exceptionnels. Beaucoup imaginent perdre leur compétitivité en
n’offrant pas de prime. Or c’est tout le contraire : nous avons gagné en
compétitivité en attirant les meilleurs, tout simplement parce que
nous mettons l’argent dans le salaire, rien que dans le salaire.
Imaginez que vous cherchez du travail et que vous recevez deux
propositions. Un poste offre 200 000 dollars plus un bonus de 15 % et
un autre un salaire de 230 000 dollars. Lequel choisiriez-vous ? Bien
sûr, vous opteriez pour la proie et pas pour l’ombre, donc pour les
230 000 dollars. Vous connaissez d’avance votre rémunération – pas
d’entourloupe.
En évitant les bonus au mérite, l’entreprise peut offrir un
meilleur salaire de base et ne garder que les employés les plus
motivés. Tout ceci accroît la densité de talent. Mais pour l’accroître
davantage, rien ne vaut les très hauts salaires et l’assurance
d’augmentations au fil du temps afin de faire en sorte qu’ils restent
tout en haut du marché.

OFFREZ DES SALAIRES SUPÉRIEURS À TOUS


LES AUTRES
Peu après que nous nous fûmes engagés à payer toutes les sommes
nécessaires pour embaucher et garder les meilleurs employés, Han,
directeur de l’ingénierie, est venu me voir pour m’annoncer qu’il
avait trouvé un candidat extraordinaire pour un poste à pourvoir. Ce
candidat, Devin, était doté d’un talent rare qui constituerait un atout
majeur pour l’équipe. Mais ses prétentions étaient près du double de
ce qu’étaient rémunérés les autres programmeurs de l’équipe. Au-
dessus de ce que touchait Han lui-même. « Je sais qu’il serait génial
pour Netflix, mais est-ce que c’est bien de le payer autant ? » se
demandait Han.
Je lui ai posé trois questions :

1. Parmi son équipe actuelle, y av ait-il un programmeur assez fort pour prendre le poste
chez Apple que Dev in v enait de quitter ? Non.
2. Trois des employés actuels de Han seraient-ils collectiv ement capables d’apporter la
même contribution que Dev in ? Non.
3. Siune fée lui proposait d’échanger, en douceur et en silence, quelques-uns de ses
programmeurs contre Dev in, cela serait-il bon pour l’entreprise ? Oui.

J’ai soufflé à Han qu’il pouvait facilement se permettre d’engager


Devin. Nous réduirions les embauches de programmeurs à l’avenir et
utiliserions cet argent pour satisfaire Devin à la hauteur de ses
demandes. Han a commenté d’un air songeur : « Devin a des
compétences très recherchées en ce moment. Si nous modifions
notre plan d’embauche global pour le recruter, je veux m’assurer
qu’on le rémunère suffisamment pour le convaincre de venir, mais
aussi qu’il ne sera pas très vite attiré par un concurrent qui paierait
encore mieux. »
Nous avons pris le temps d’étudier le marché pour découvrir
combien lesdits concurrents étaient prêts à payer pour les talents de
Devin. Puis nous lui avons proposé un salaire juste au-dessus de la
fourchette haute.
L’équipe de Devin a ensuite été à l’origine de nombreuses
spécificités fondatrices qui composent la plateforme Netflix
aujourd’hui. Je voulais que tous nos employés aient la même
influence que Devin, nous avons donc décidé d’appliquer cette
méthode pour déterminer les salaires de tous les recrutements à
venir.

PAYEZ PLUS QUE LE MEILLEUR SALAIRE


DU MARCHÉ
Dans la plupart des entreprises, la négociation salariale
ressemble à l’achat d’une voiture d’occasion. Vous voulez
le poste, mais vous ignorez combien on est prêt à vous
offrir, vous essayez donc de jauger au mieux quel montant demander
et celui que vous accepteriez. L’entreprise se sert de votre ignorance
pour vous embaucher au plus bas salaire possible. La recette idéale
pour rémunérer une personne en dessous de sa valeur… et risquer,
quelques mois plus tard, de la voir filer vers une autre société pour
une meilleure paye.
En suivant cette logique, le livre intitulé Négocier votre salaire :
comment gagner 1 000 dollars par minute, de Jack Chapman, résume
ainsi le meilleur moyen d’obtenir un bon deal avec un nouvel
employeur :

Employeur potentiel : Nous avons fait un effort budgétaire,


nous pouvons vous proposer 95 000 dollars ! Nous sommes
ravis, nous espérons que vous aussi !

Vous (Gardant le silence. Chantant une chanson dans votre


tête. Comptant les points sur le tapis. Passant votre langue sur
votre appareil dentaire.)

Employeur potentiel (Nerveux.) : Nous pouvons peut-être


monter jusqu’à 110 000. C’est un gros effort, mais nous
espérons que vous accepterez.

Vous (Continuant à chanter dans votre tête.)

Netflix, à l’inverse, veut mettre l’argent nécessaire pour attirer et


garder les talents, leurs conversations avec les employés sert avant
tout à confirmer (a) qu’ils ont estimé correctement ce que leur
potentiel employé pourrait gagner n’importe où ailleurs et (b) qu’ils
paieront juste au-dessus.
Prenez l’expérience de Mike Hastings (aucun lien avec Reed).
Quand vous naviguez sur Netflix, vous vous demandez peut-être
pourquoi la plateforme vous recommande spécifiquement le film
Okja par exemple. Chacune des séries, chacun des films est associé à
un ensemble de catégories. Okja fait partie des films classés dans les
catégories : anti-système, cérébral, visuellement éblouissant et
insolite. Si vous regardez d’autres films cérébraux anti-système,
alors Okja vous sera proposé. Mike est un de ceux qui ont rendu cela
possible.
Mike travaillait chez Allmovie.com à Ann Arbor, dans le
Michigan, quand il a décroché un entretien pour rejoindre l’équipe
Netflix responsable des catégories. Il avait très envie de s’installer
dans la Silicon Valley « mais le coût de la vie est tellement élevé en
Californie, je ne savais pas combien demander ». Il a lu quelques
ouvrages sur la négociation salariale et discuté avec ses amis. Tous
lui ont conseillé de garder pour lui les informations précises. « Tu
vas sûrement te sous-évaluer et Netflix va tenter d’en profiter », lui a
précisé un ami. Avec un convertisseur de salaire régional, Mike a
calculé que dans le cas où il serait obligé d’annoncer un chiffre, il
demanderait le double de son salaire actuel, « ce qui paraissait
beaucoup ».
Il s’est entraîné à évacuer poliment toutes les questions de
salaire, « mais finalement pendant l’entretien, j’ai dit au recruteur
combien je gagnais et ce que j’espérais obtenir, total je suis reparti
dans le Michigan en me flagellant d’être aussi idiot ». Mike était
allongé sur son lit à Ann Arbor, en train de contempler son affiche
d’Hitchcock préférée, quand le recruteur de Netflix l’a rappelé. « Ils
m’ont proposé 30 % de plus que la hausse de 100 % que j’avais
demandée ! J’ai dû m’étrangler parce que mon futur patron a clarifié :
“c’est au-dessus de la fourchette pour ce poste et vos compétences
ici”. »

RESTER AU TOP
Au départ, toute personne nouvellement arrivée dans l’entreprise se
sentira motivée par son haut salaire. Mais très vite, à mesure que ses
compétences vont se développer, des concurrents vont commencer à
la contacter pour lui offrir mieux. Si elle le mérite, sa valeur sur le
marché va s’envoler et le risque sera plus grand de la voir s’en aller. Il
est donc paradoxal de voir, en matière d’ajustement des salaires, à
peu près toutes les entreprises de la planète suivre un système
susceptible de faire baisser la densité de talent en encourageant les
gens à trouver une place ailleurs. Voici un e-mail du directeur des
relations publiques João décrivant le problème rencontré avec son
précédent employeur :

Avant Netflix, je travaillais pour une agence de publicité américaine à São Paulo. C’était
mon premier poste après mes études, j’y ai mis tout mon cœur. Il m’est même arrivé de
dormir dans la salle des photocopieuses pour ne pas perdre une seule minute dans les
transports. J’ai eu la chance incroyable de faire signer quatre très gros clients, et en
douze mois je ramenais déjà plus d’argent que ceux qui étaient dans l’entreprise depuis
des années et des années. J’étais tellement enthousiaste à l’idée de construire ma
carrière dans cette société que j’adorais. Je savais que mes collègues seniors gagnaient
très bien leur vie – deux voire trois fois mon salaire – et je ne doutais pas qu’à la révision
annuelle, j’obtiendrais une belle augmentation, à la hauteur de ma contribution.

Fin d’année, première évaluation de performance, je reçois un feedback très largement


positif (98/100) et la société venait de connaître son année la plus profitable à ce jour. Je
n’attendais pas un doublement de mon salaire, mais mon patron m’avait assuré qu’il
veillerait à ce que je ne sois pas oublié. Au fond de moi, je misais sur une hausse
comprise entre 10 et 15 %.

Le jour de l’entretien, j’étais tellement surexcité que j’ai chanté à tue-tête tout ce qui
passait à la radio en allant au boulot. Imaginez ma déception quand mon patron m’a
proposé une augmentation de 5 %. Pour être tout à fait honnête, j’ai failli fondre en larmes.
Le pire, c’était que mon manager me l’a annoncé en lançant un « félicitations ! »
enthousiaste, ajoutant que c’était la meilleure augmentation qu’il ait accordée cette année.
Mentalement, je hurlais « Tu me prends pour un con ? »

Après ça, ma relation avec mon patron est allée de mal en pis. Je plaidais en
permanence pour une meilleure augmentation. Lui, tout en pleurnichant qu’il ne voulait
pas me perdre, m’a accordé 7 % au lieu de 5. Ensuite, il m’a expliqué que mes attentes
étaient « inconsidérées » et « naïves » et qu’aucune entreprise ne proposait
d’augmentation supérieure à celle-là. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à
chercher un autre boulot.
João était extrêmement précieux à son entreprise. Son patron
l’avait embauché à un salaire qui le motivait. Mais en l’espace d’une
seule année, ses réussites non démenties ont encore accru sa valeur
pour ses employeurs et son attractivité pour leurs concurrents.
Pourquoi son patron lui proposait-il cette augmentation qui,
clairement, n’était pas à la hauteur de sa valeur sur le marché ?
La réponse à cette question est la suivante : quand vient le temps
des évaluations, au lieu d’estimer ce que vaut l’employé sur le
marché, la plupart des entreprises utilisent des « enveloppes
d’augmentation » et des « échelles salariales ». Imaginez que le Père
Noël a huit elfes à son service, payés 50 000 dollars chacun et que
chaque année, le 26 décembre, il augmente leurs salaires. Mme Noël
et lui mettent de côté une grosse quantité d’argent pour ces
augmentations, disons 3 % des coûts salariaux totaux (la moyenne
pour les entreprises américaines se situe entre 2 et 5 %). 3 % de
400 000 dollars = 12 000 dollars.
Le couple Noël doit maintenant décider comment procéder au
partage. Mary Bonbon est leur employée la plus performante, ils
aimeraient lui offrir une augmentation de 6 % – il ne resterait alors
plus que 6 000 dollars à distribuer entre ses collègues. Mais elle
insiste pour avoir 15 %, sans quoi elle quittera son poste, il ne reste
alors plus que 4 500 dollars pour sept elfes qui ont tous de grandes
familles et des tas de bouches d’elfes à nourrir. Le Père Noël se
trouve contraint de punir tous ses autres assistants pour payer
Mlle Bonbon à sa juste valeur sur le marché. C’est probablement ce
qui est arrivé à João. Imaginons que son patron ait tablé sur une
hausse de 3 % : les 5 % qu’il a offerts étaient déjà extrêmement
généreux. En passant à 7 %, cela signifiait que le reste de l’équipe en
pâtirait largement. Quant à offrir à João les 15 % supplémentaires
qu’il pourrait obtenir sur le marché ouvert ? Impossible.
Le même problème survient avec les échelles salariales.
Imaginons que dans l’atelier du Père Noël, l’échelle des salaires pour
un elfe va de 50 000 à 60 000 dollars. Mlle Bonbon est embauchée à
50 000, et les trois premières années le Père Noël augmente son
salaire entre 5 et 6 %, ce qui la place à 53 000, 56 000 puis
58 800 dollars. Mais à la quatrième année, même si Mary Bonbon est
désormais plus expérimentée, plus performante que jamais, elle ne
pourra obtenir que 2 % de plus. Car elle a atteint le haut de l’échelle
salariale ! Il est temps de partir en quête d’un nouvel atelier,
mademoiselle Bonbon.
Les recherches confirment ce que João et Mary avaient déjà
compris instinctivement. On obtient davantage d’argent en
changeant d’entreprise. En 2018, l’augmentation de salaire moyenne
par employé aux États-Unis était d’environ 3 % (5 % pour les plus
performants d’entre eux). Une personne qui quitterait son emploi
pour rejoindre une autre société aurait droit en revanche à une
augmentation située entre 10 et 20 % en moyenne. Autrement dit,
rester à son poste est mauvais pour son portefeuille.
Voici ce qui est arrivé à João :
Netflix m’a engagé à près de trois fois mon salaire et je suis parti v iv re à Hollywood.
Neuf mois plus tard, les réév aluations salariales étaient loin d’occuper mon esprit. Je me
suis rendu à mon entretien hebdomadaire av ec mon patron Matias, entretien qui
consistait en un tour du pâté de maisons où se situe le bâtiment de Netflix à Hollywood.
À peu près au milieu du parcours, on passe dev ant une fresque sur le mur d’un restaurant
qui représente un gros dim sum av ec des yeux bleus et une langue rouge. À cet endroit
précis, Matias m’a annoncé qu’il m’accordait une augmentation de 23 % afin de maintenir
mon salaire au-dessus de ma v aleur sur le marché. La nouv elle m’a tellement secoué que
j’ai dû m’asseoir par terre à côté du dim sum.
J’ai continué à rencontrer beaucoup de succès, je me sentais très bien payé. Un an
après, réév aluation annuelle, je me demandais si je bénéficierais à nouv eau d’une
augmentation conséquente. Matias, là encore, m’a étonné. Cette fois il a dit : « Tu as
d’excellentes performances, je suis rav i de t’av oir dans cette équipe. Le marché,
concernant ton poste, n’a pas tellement év olué, alors je ne te prév ois pas de hausse cette
année. » Ça m’a paru juste. Matias a précisé que si je n’étais pas d’accord, je pouv ais
v enir lui présenter des données à propos de l’état du marché actuel sur mon poste.
Je repense souv ent à ce que m’a dit mon premier patron sur ma naïv eté. En sachant
comment fonctionne le monde de l’entreprise, je v ois bien qu’il av ait raison. J’ai été naïf
dans ma compréhension des processus des affaires. Mais d’un autre côté, n’est-il pas naïf
pour tant d’entreprises d’utiliser des process d’augmentation qui finissent par pousser
leurs meilleurs talents à prendre la porte ?

João défend bien son point de vue. Alors pourquoi les entreprises
continuent-elles d’adopter les méthodes classiques en matière de
rémunération ? La théorie de Reed est que les enveloppes
d’augmentation et les échelles salariales qu’utilisent la plupart des
sociétés fonctionnaient bien du temps où les emplois étaient souvent
à vie et que la valeur individuelle sur le marché n’était pas
susceptible de varier sensiblement en quelques mois ni d’atteindre
des sommets. Mais de toute évidence, ces conditions ne s’appliquent
plus aujourd’hui, au rythme où les gens changent de poste et étant
donné la nature fluctuante de notre économie moderne.
Cela dit, le modèle qui a cours chez Netflix, le salaire supérieur à
la valeur du marché, est si inhabituel qu’il est difficile à comprendre.
Comment un manager peut-il savoir, constamment, quelle est la
fourchette haute en matière de salaire pour chacun de ses employés ?
Il lui faudrait consacrer des dizaines d’heures chaque année à passer
des coups de fil à des gens qu’il connaît à peine pour savoir combien il
ou elle gagne, ainsi que les membres de leurs équipes. Imaginez
comme ces conversations peuvent être gênantes. Russel, directeur
juridique de Netflix, trouvait tout cela très irritant.
La collaboratrice la plus précieuse parmi mon équipe en 2017 s’appelait Rani. Elle a
quitté l’Inde pour la Californie à l’adolescence. Sa mère était professeure de
mathématiques à Stanford et son père un chef bien connu pour sa cuisine indienne
innov ante. Rani, elle-même juriste, était un parfait mélange entre cette mathématicienne
brillante et ce cuisinier de génie. Elle était capable de manipuler des idées précises et
imbriquées av ec une dextérité que je n’av ais jamais v ue. Elle av ait une sorte de sixième
sens que j’appellerais « finesse », faute de mieux, qui faisait d’elle une juriste hors pair.
J’ai embauché Rani à un haut salaire – qui m’av ait paru au-dessus de ce qu’elle v alait
sur le marché – et sa première année chez nous s’est formidablement bien déroulée.
Quand est arriv é le moment des augmentations, j’ai été confronté à un problème.
Contrairement aux autres juristes de mon équipe, Rani av ait un poste unique en son
genre, il était donc difficile de trouv er des comparaisons sur le marché. Cette année-là,
certains ont bénéficié d’une hausse conséquente – jusqu’à 25 % –, résultat de gros
changements sur le marché.
J’ai passé des heures et des heures à essayer de me renseigner sur Rani. Après
beaucoup de recherches, j’ai appelé quatorze personnes, dans différentes sociétés, mais
aucun n’a accepté de partager les chiffres des salaires av ec moi. Alors j’ai commencé à
contacter des chasseurs de têtes. J’ai fini par recev oir trois chiffres, de la part des
recruteurs. Ils partaient dans tous les sens, mais le plus haut était 5 % supérieur à ce que
gagnait Rani. Si j’en croyais ces données, une augmentation de 5 % plaçait Rani au-
dessus du marché. C’est donc ce que j’ai appliqué.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça n’a pas été une bonne journée ! Quand j’ai
annoncé à Rani son augmentation, elle a serré les dents et a refusé de croiser mon regard.
Quand je lui ai expliqué comment j’en étais arriv é à ce chiffre, j’ai v u ses yeux filer v ers
la fenêtre. C’était comme si elle était déjà en train de calculer dans quelle entreprise elle
continuerait sa carrière. À la fin de l’entretien, elle est restée assise sans un mot pendant
un long moment et puis elle a dit : « Je suis déçue. » Je lui ai proposé, si l’augmentation ne
lui conv enait pas, de v enir me montrer des données allant dans son sens. Elle ne l’a pas
fait.
L’année suiv ante, lors de la rév ision des salaires, j’ai supplié les ressources
humaines de m’aider. Les chiffres fournis par les RH étaient près de 30 % supérieurs à
ceux que j’av ais trouv és par moi-même. Rani elle-même av ait cette fois pris les dev ants
et appelé ses propres contacts. Elle m’a transmis le nom de quatre personnes dans
d’autres sociétés av ec des postes similaires et des salaires comparables à ceux que
m’av aient présentés les RH. Je l’av ais sous-payée l’année précédente parce que les
données en ma possession n’étaient pas un reflet exact de l’échelle de salaires la
concernant.
Obtenir des comparaisons salariales, que ce soit pour vous ou
pour les personnes de votre équipe, est chronophage et pesant.
Imaginez appeler des gens parmi votre réseau et leur poser cette
embarrassante question : « Combien tu gagnes ? »
Non seulement ça, mais que dire du coût de toute cette affaire ?
Matias a accordé à João une augmentation de 23 % qu’il n’avait pas
demandée et qu’il était loin d’envisager. Russell a offert à Rani 30 %
d’augmentation lors de sa deuxième année. Combien d’entreprises
ont les reins assez solides pour proposer à leurs employés ce type de
promotion ? Votre marge bénéficiaire ne doit-elle pas être
absolument énorme pour ça ? Sans quoi, ces réévaluations annuelles
auront tôt fait de vous mettre sur la paille.

La réponse à cette dernière question est oui. Pourtant, de


manière générale, l’investissement paye.
Dans un environnement de haute performance, payer
au-dessus du marché est plus rentable sur le long terme. Il vaut
mieux avoir des salaires un peu plus haut que nécessaire, proposer
une augmentation avant que l’employé n’y pense, ou avant qu’il ou
elle ne file chercher un nouveau travail, car cela permet d’attirer ou
de garder les meilleurs talents sur le marché année après année. Cela
coûte plus cher de perdre des gens et d’être forcé de recruter pour les
remplacer que de payer un peu plus dès le départ.
Certains employés verront leurs salaires augmenter de façon
spectaculaire sur un temps bref. Si la valeur du marché grimpe pour
l’un ou l’une d’entre eux parce que ses compétences se sont
améliorées ou parce qu’il y a une pénurie de talent dans son domaine,
nous augmenterons son salaire. Celui des autres pourrait bien rester
identique d’une année sur l’autre, malgré leur bon travail.
Nous évitons autant que possible d’ajuster les salaires vers le bas
même en cas de chute du marché (cela peut toutefois se produire si
délocalisation). Ce serait en effet le meilleur moyen de réduire la
densité de talent. Si nous ne parvenons pas à nous acquitter du
paiement des salaires pour une raison ou une autre, alors, afin
d’augmenter la densité de talent, nous sommes obligés de nous
séparer de certains employés, ce qui nous permet de réduire les coûts
sans baisser les salaires individuels.
Déterminer la valeur au-dessus du marché peut prendre un
temps certain, mais pas autant que trouver et former un ou une
remplaçant(e) quand les meilleurs partent gagner plus d’argent dans
une autre entreprise. Même si ça n’est pas simple, cela fait partie du
travail de Russell (avec l’aide des RH) de comprendre combien
d’autres organisations rémunéreraient Rani. C’est aussi une
responsabilité que doit partager Rani. Personne ne doit mieux
connaître sa place sur le marché que vous (d’abord) et votre patron
(ensuite).
Mais il y a une personne à tout moment qui connaît probablement
bel et bien votre valeur mieux que vous-même ou votre n+1. Et il est
conseillé d’avoir une petite discussion avec elle.

QUAND LES RECRUTEURS VOUS APPELLENT,


DEMANDEZ « COMBIEN ? »
Revenons un moment à Mary Bonbon. Qui au monde
connaît mieux la valeur de cette employée en dehors d’elle-
même, de Mme Noël et du Père Noël en personne ? Le
recruteur de l’atelier des lutins au bout de la rue. Par définition, cette
personne proposera exactement le tarif du marché à l’instant où vous
la contactez. Si vous voulez vraiment savoir combien vous valez,
adressez-vous aux recruteurs.
Ceux-ci appellent souvent les employés Netflix (et sûrement les
plus talentueux de votre entreprise aussi), pour essayer de les
convaincre de passer des entretiens pour d’autres postes. Vous
pouvez être certain que les sociétés qui embauchent ont l’argent et
qu’elles paieraient bien volontiers. Quelle réaction attendriez-vous
de la part de vos salariés et salariées au moment de ce coup de
téléphone ? Qu’ils ou elles filent aux toilettes afin que personne
n’entende leur conversation, conduite à voix basse dans un bruit de
robinet qui coule ? Si vous ne leur avez pas donné d’instructions
claires, il y a fort à parier que c’est ce qui se produira – c’était
d’ailleurs aussi le cas chez Netflix, jusqu’en 2003, lorsque les
discussions ont commencé sur les salaires supérieurs au marché.

Peu après, Neil Hunt, responsable en chef des produits, est


venu trouver Patty pour signaler que l’un de ses
ingénieurs les plus précieux, George, venait de recevoir
une offre pour un poste mieux payé chez Google. Nous étions tous les
deux opposés à l’idée de surenchérir pour qu’il reste et nous avions
l’impression qu’il avait manqué de loyauté en acceptant cet entretien
sans nous en parler. Dans la voiture qui nous ramenait à Santa Cruz
ce soir-là, Patty a commenté, vexée : « Aucun employé ne devrait être
irremplaçable ! » Mais dans la nuit, nous avons elle comme moi
réfléchi à la valeur que perdrait notre entreprise si George faisait
défection.
Lorsqu’elle s’est installée sur le siège passager le lendemain, Patty
a déclaré : « Reed, j’ai cogité dans tous les sens. On est idiots ! George
n’est pas remplaçable. Pas vraiment. » Elle avait raison. Il n’existait
que quatre personnes au monde qui maîtrisaient cette
programmation algorithmique très précisément et trois d’entre elles
travaillaient chez Netflix. Si nous laissions George nous échapper,
d’autres entreprises pourraient bien tenter de débaucher les deux
qui restaient.
Nous avons réuni l’équipe des cadres dirigeants – parmi lesquels
Neil, Ted Sarandos et Leslie Kilgore – pour discuter du cas George en
particulier, mais aussi de façon plus générale, des recruteurs qui
venaient piocher parmi nos talents.
Ted avait une opinion bien tranchée, inspirée par sa propre
expérience chez son précédent employeur. Voici ce qu’il nous a
raconté :
Du temps où je v iv ais à Phoenix, je trav aillais pour un distributeur de v idéo à domicile
basé à Houston. Ma société m’a proposé un poste de directeur d’agence pour le centre de
distribution de Denv er. C’était alors une grosse promotion pour moi – je l’ai acceptée.
Non seulement j’ai bénéficié d’une sympathique augmentation, mais ils ont bien v oulu
payer mon logement à Denv er pendant six mois, le temps que ma maison de Phoenix soit
v endue.
Mais v oilà, je n’ai pas réussi à la v endre. Financièrement, j’étais sous l’eau. J’ai été
obligé de louer un appartement pourri à Denv er av ec ma femme, tout en continuant de
rembourser cette magnifique maison à Phoenix que je ne pouv ais pas habiter. Sur ce, un
chasseur de têtes m’appelle pour la Paramount. J’ai accepté ce coup de fil précisément
parce que j’étais malheureux là où je v iv ais. Ils m’ont proposé un poste beaucoup mieux
rémunéré et qui me permettait de repartir pour Phoenix. J’étais heureux dans mon
trav ail, mais cette offre était la solution à tous mes problèmes.
Je suis allé v oir mon patron pour lui annoncer mon départ. « Pourquoi ne nous as-tu
pas prév enus que tu n’arriv ais pas à v endre ta maison ? m’a-t-il demandé. Tu comptes
pour nous. Nous pouv ons changer ton contrat pour te garder ! » Ils se sont alignés sur la
somme de la Paramount, ils ont même acheté ma maison de Phoenix. Je me suis dit :
« Pendant six ans, je n’ai pas accepté un seul coup de fil de la part d’un recruteur et je v ois
à quel point ma v aleur sur le marché a grimpé pendant ce temps-là. Ça fait des années que
je suis sous-payé, tout ça parce que j’av ais l’impression de manquer de loyauté en
discutant, simplement, av ec quelqu’un qui me confirmerait que j’étais payé comme il se
dev ait. »
J’étais très fâché contre mon patron. J’av ais env ie de lui demander : « Si tu
connaissais ma v aleur, alors pourquoi tu ne m’as pas proposé ce salaire ? » Av ec le
temps, j’ai compris : pourquoi l’aurait-il fait ? C’est à moi de connaître ma v aleur et
d’exiger une rémunération en conséquence !

Après cette histoire, Ted a conclu : « George a eu raison d’accepter


cet entretien avec la concurrence pour savoir combien il vaut – et
nous serions bien bêtes de ne pas lui accorder plus que sa valeur sur
le marché, maintenant que nous la connaissons nous aussi. En plus
de ça, s’il y a d’autres personnes dans l’équipe de Neil susceptibles de
se voir proposer le même poste par Google, nous serions bien
inspirés d’augmenter leurs salaires à niveau équivalent. Car c’est
leur valeur sur le marché actuellement. »
Leslie nous a alors appris qu’elle faisait déjà ce que suggérait Ted.

À chaque embauche, je demande à notre nouv elle recrue de lire Rites of Passage at
$100 000 to $1Million+ qui dans les années 1980 et 1990 était le manuel de référence
pour les recruteurs de cadres. Il permet de connaître sa v aleur sur le marché et d’élaborer
les meilleures façons de s’adresser aux recruteurs pour obtenir cette donnée.
Je dis à tous mes collaborateurs et collaboratrices : « Comprenez v otre marché,
comprenez ce liv re puis rencontrez les chasseurs de têtes – et je leur donne une liste de
noms de personnes spécialisées dans leur domaine. J’attends de tous mes employés
qu’ils fassent le choix actif de rester. Je ne v eux pas qu’ils soient là par manque
d’options. Si v ous êtes assez forts pour trav ailler chez Netflix, alors, immanquablement
v ous aurez d’autres possibilités. Si v ous av ez l’impression d’av oir le choix, v ous
pouv ez prendre la bonne décision. Trav ailler chez Netflix doit être un choix, pas un
piège.

Ces interventions de Ted et Leslie m’ont définitivement


convaincu. Leurs commentaires étaient tout à fait dans la ligne de
tout ce que nous mettions en place par ailleurs. Nous avons décidé,
non seulement d’accorder à George une promotion, mais aussi de
permettre à Neil de déterminer qui d’autre, dans son équipe, risquait
de se voir débaucher par Google, afin de les augmenter à leur tour.
C’est là tout l’intérêt de payer des salaires au-dessus du marché.
Ensuite, nous avons annoncé à l’ensemble du personnel qu’ils
devaient accepter ces coups de fil des chasseurs de têtes et nous
répéter ce qu’ils avaient appris. Patty a mis en place une base de
données où chacun pouvait entrer les indications de salaire reçues
soit au téléphone, soit en entretien.
Après quoi, nous avons demandé aux managers de ne pas
attendre que leurs collaborateurs se présentent avec une offre
concurrente avant d’augmenter les salaires. Pour garder les
employés dont la valeur sur le marché s’envole, il faut les augmenter
en conséquence.
Dans à peu près n’importe quelle société, partout sur la
planète, le simple fait de se rendre à un entretien
d’embauche alors que l’on est en poste aurait pour résultat
de fâcher, décevoir ou braquer votre patron actuel. Plus vous êtes
précieux pour votre manager, plus il se sentira agacé et il n’est pas
difficile de comprendre pourquoi. Quand un de vos excellents
employés décide d’aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs, le risque
pour vous est une perte d’investissement. Si, pendant l’entretien,
cette personne juge le nouveau poste bien plus intéressant que celui
qu’elle occupe actuellement – vous la perdrez, ou du moins son
enthousiasme. C’est pourquoi dans la plupart des entreprises, on
accuse de traîtrise les salariés qui s’aventurent simplement à
discuter avec les chasseurs de têtes de la concurrence.
Netflix ne voit pas les choses ainsi. Le vice-président du contenu,
Larry Tanz, se souvient de la façon dont il l’a découvert. En 2017,
Netflix venait d’atteindre le palier des 100 millions d’abonnés. Larry
se préparait pour une soirée organisée au Shrine Auditorium à
Hollywood, animée par Adam Sandler. Il s’apprêtait à franchir la
porte, manteau sur le bras, quand son téléphone a sonné : « C’était
une recruteuse de chez Facebook qui me proposait de les rencontrer
pour un entretien. Cette simple conversation m’a paru déplacée,
alors je lui ai murmuré que je n’étais pas intéressé. »
Un mois plus tard, Ted Sarandos, le patron de Larry, faisait un
point annuel à son équipe : « Le marché chauffe un peu, vous allez
recevoir des coups de fil de la part des chasseurs de têtes.
Probablement Amazon, Apple et Facebook. Si vous n’êtes pas sûr
d’être payé à votre valeur salariale sur le marché, je vous conseille de
répondre, pour voir quel montant ils vous offrent. Si vous apprenez
qu’ils proposent plus que nous, faites-le-nous savoir. » Larry était
étonné : « Netflix doit être la seule société qui vous encourage à
discuter avec la concurrence et même à accepter des entretiens. »
Lors d’un voyage à Rio quelques semaines plus tard, Larry a reçu
un deuxième appel de Facebook : « Nous avions rendez-vous avec la
célèbre chanteuse brésilienne Anitta, chez elle, pour évoquer son
documentaire Vai Anitta, bientôt disponible. Pour les 200 millions de
Brésiliens, Anitta, c’est un peu à la fois Beyoncé et Madonna, autant
dire que quand mon portable a sonné, je n’ai pas décroché. » Mais
cette fois, lorsque Larry a entendu le message de Facebook, il a
rappelé. « Ils m’ont proposé de les rencontrer, sans pour autant
annoncer quel montant ils offraient pour le poste. J’ai prévenu que je
ne cherchais pas à bouger, mais que j’acceptais de venir discuter avec
eux. »
Larry en a informé son n+1. « C’était déjà bizarre. Partout ailleurs,
assister à un entretien est perçu comme un manque de loyauté. »
Larry a bien reçu une proposition d’embauche de la part de Facebook
et le salaire était au-dessus de celui qu’il gagnait chez Netflix. Ted,
comme promis, l’a augmenté selon la valeur du marché.
Désormais, Larry encourage sa propre équipe à accepter les
appels des recruteurs : « Mais je n’attends pas qu’ils viennent m’en
parler. Si je constate que l’un ou l’autre pourrait gagner plus ailleurs,
je leur accorde aussitôt une augmentation. » Pour garder vos
meilleurs éléments, il vaut toujours mieux anticiper.
Bien sûr, cela a fonctionné pour Larry, dont la rémunération a été
réévaluée à la hausse ainsi que pour Ted, qui a gardé avec lui le
talentueux Larry. Mais les instructions de Ted semblent
excessivement risquées. Combien d’autres ont accepté ces appels,
sont tombés amoureux du poste qu’on leur proposait et ont quitté
leur entreprise ? Ted explique son raisonnement comme suit :
Lorsque le marché chauffe, que les recruteurs contactent nos employés, ceux-ci
dev iennent curieux. Quoi que je dise, certains forcément accepteront de discuter et de se
rendre en entretien. Si je ne leur accorde pas la permission, ils ou elles fileront en douce
sans même me laisser l’occasion de les retenir. Un mois av ant mon annonce à l’équipe,
nous av ons perdu une cadre exceptionnelle au talent irremplaçable. Lorsqu’elle est v enue
me trouv er, elle av ait déjà accepté l’autre poste. Je ne pouv ais plus rien faire. Lorsqu’elle
a ajouté qu’elle av ait adoré bosser pour Netflix, mais qu’on lui proposait un salaire 40 %
supérieur, j’ai eu un coup au cœur. J’aurais pu lui faire la même offre, si seulement
j’av ais su à quel point sa v aleur sur le marché av ait changé ! Voilà pourquoi je préfère que
mes collaborateurs et collaboratrices sachent qu’ils peuv ent discuter autant qu’ils le
souhaitent av ec d’autres entreprises, tant qu’ils le font ouv ertement et nous répètent ce
qu’ils ont appris.

Aujourd’hui, quand les nouvelles recrues lui posent la question


« Tu es sûr de vouloir que je prenne cet appel, Ted ? N’est-ce pas
déloyal ? », il répond la même chose que lorsque George est venu
trouver Neil avec sa proposition de la part de Google : « Ce qui est
déloyal, c’est de faire des cachotteries, de ne pas dire à qui tu parles,
mais se rendre ouvertement à un entretien puis transmettre à Netflix
les données salariales bénéficie à nous tous. »
La règle chez Netflix, à l’appel d’un chasseur de têtes, est la
suivante : « Avant de répondre “non merci”, demandez “combien ?”. »

LE QUATRIÈME POINT
Afin de renforcer la densité de talent parmi votre main-d’œuvre, pour
tous les postes créatifs, embauchez un ou une employé(e) d’exception
au lieu d’une dizaine de gens moyens. Rémunérez cette personne
extraordinaire au plus haut de la fourchette salariale correspondant
à sa valeur sur le marché. Ajustez ce salaire au moins annuellement
pour continuer à lui offrir davantage que ne le feraient vos
concurrents. Si vous ne pouvez pas payer vos meilleurs éléments au-
dessus de leur valeur sur le marché, alors, pour y parvenir, séparez-
vous des individus les moins éblouissants. Ainsi, la densité de talent
augmente.

À RETENIR DU CHAPITRE 4 :

Les méthodes utilisées par la plupart des sociétés pour rémunérer leurs salariés ne sont pas
idéales pour une main-d’œuvre créative à haute densité de talent.

Divisez votre main-d’œuvre selon qu’elle est créative ou opérationnelle. Payez les créatifs
au-dessus de leur tarif sur le marché. Cela implique d’embaucher un individu exceptionnel
plutôt que dix personnes adéquates.

Ne proposez pas de bonus à la performance. Au lieu de quoi, investissez ces ressources dans
les salaires.

Incitez vos employés à développer leur réseau et à consacrer du temps à connaître en


permanence leur propre valeur sur le marché (ainsi que celle de leurs équipes). Cela implique
d’accepter les appels des recruteurs, voire de se rendre dans les entreprises concurrentes.
Ajustez les salaires en conséquence.

Vers une culture de liberté et de responsabilité


Maintenant que votre densité de talent augmente, vous êtes presque prêt à adopter ces mesures
spectaculaires qui permettront d’accroître la liberté des salariés. Mais d’abord, il va falloir
redoubler de franchise. Dans la plupart des entreprises, la majorité des employés – même
extrêmement talentueux – ne peuvent se voir attribuer de liberté décisionnaire significative, parce
qu’ils ne connaissent pas tous les secrets à l’œuvre dans leur société, ceux qui permettent aux
dirigeants de prendre des décisions informées.
Dès lors que votre organisation déborde de ces rares personnes responsables qui sont à la
fois motivées, conscientes d’elles-mêmes et disciplinées, vous pouvez commencer à partager
avec elles une quantité sans précédent d’informations concernant l’entreprise – du genre de
celles qui sont en général soigneusement gardées sous clé.
Tel est le sujet de notre chapitre 5.
TOUJOURS PLUS DE FRANCHISE…
CHAPITRE 5
L’ENTREPRISE À LIVRES OUVERTS

En 1989, après les Peace Corps, mais avant Pure Software, j’étais
un ingénieur logiciel de vingt-neuf ans dans une start-up en
difficulté du nom de Coherent Thought. Un vendredi matin, à
mon arrivée au bureau, j’ai vu derrière la paroi vitrée qui me séparait de la
salle de conférences, les dirigeants tous regroupés debout près de la
fenêtre, porte close. Ce qui m’a frappé, c’était leur immobilité. Lors d’un
récent voyage, j’ai observé un gecko sur le point d’être dévoré par une
grosse aigrette blanche. Il était figé par la peur, une patte en l’air. C’était
exactement à ça que ressemblaient ces patrons. Leurs lèvres s’agitaient
avec frénésie, mais leur corps était parfaitement statique. Pourquoi ne
s’asseyaient-ils pas ? Cette image m’a mis mal à l’aise et j’ai commencé à
m’inquiéter.
Le lendemain matin, les patrons étaient déjà de retour en salle de
conférences avant même que je m’installe à mon poste. Ce jour-là, ils
étaient bel et bien assis autour de la table, mais chaque fois que quelqu’un
ouvrait la porte pour aller se chercher un café, je percevais la peur qui
émanait de cette pièce. L’entreprise avait-elle des ennuis ? De quoi
discutaient-ils ?
À ce jour, je n’en sais toujours rien. J’aurais peut-être été terrorisé si je
l’avais découvert. Mais à l’époque, je leur en ai énormément voulu – ils ne
me faisaient pas assez confiance pour me dire de quoi il retournait, alors
que je travaillais dur et que je me consacrais au succès de cette société. Ils
partageaient un gros secret, mais le cachaient à tout le personnel.
Évidemment, nous avons tous des secrets. Nous sommes, pour
beaucoup d’entre nous, fondamentalement persuadés que les secrets nous
préservent. Quand j’étais jeune, mon instinct était de garder pour moi
n’importe quelle information risquée ou gênante. En 1979, à l’âge de dix-
neuf ans, j’étais étudiant à Bowdoin College, dans le Maine, un petit
établissement confortable. Mon colocataire, en première année, était un
certain Peter, qui venait de Californie. Peu après la rentrée, nous étions en
train de plier notre linge dans notre chambre sur le campus, quand il a
mentionné, en passant, qu’il était puceau. Il a partagé cette information
comme s’il s’agissait de la plus banale qui soit, aussi facilement que s’il
allait se servir une tasse de café. Et moi j’étais là, aussi puceau que lui,
totalement mortifié à l’idée que quelqu’un d’autre puisse découvrir cette
vérité.
Lorsqu’il me l’a dit, je n’ai pas été capable de lui avouer mon secret en
retour. J’étais trop gêné, même face à son honnêteté. À cause de mon
silence, je l’ai appris plus tard, Peter a eu du mal à me faire confiance au
départ. Comment faire confiance à quelqu’un dont on sent qu’il nous cache
des choses ? Peter, à l’inverse, s’épanchait avec franchise sur ses émotions,
ses craintes, ses erreurs et moi j’étais épaté par son aisance à parler de
tous ces sujets ouvertement. J’ai éprouvé pour lui une confiance que je
n’avais jusque-là jamais accordée aussi rapidement. Cette amitié m’a
transformé, car j’ai compris les incroyables avantages liés à l’abandon des
secrets et à la transparence.
Je ne suis pas en train de dire qu’il est conseillé ni même approprié
d’évoquer sa vie sexuelle avec ses collègues. Peter, bien entendu, n’était
pas un ami de travail. Mais il est beaucoup plus répandu et encore plus
dommageable de garder un secret au travail que dans une résidence
universitaire.

Selon une étude de Michael Slepian, professeur de management


à la Columbia Business School, chaque personne garde en
moyenne treize secrets, dont cinq qu’elle n’a jamais partagés
avec quiconque. Je parierais que le cadre dirigeant de base en a plus
encore.
À en croire Slepian, si vous êtes dans la moyenne, vous avez 47 % de
chances que l’un de vos secrets implique un abus de confiance, 60 % qu’il
s’agisse d’un mensonge ou d’une malversation financière et environ 33 %
d’un vol, d’une relation cachée quelle qu’elle soit ou de souffrance au
travail. Cela fait beaucoup de contenu confidentiel à garder dans votre
placard et cela a un coût psychologique : stress, anxiété, dépression,
solitude, faible estime de soi. Les secrets occupent également beaucoup de
place dans notre cerveau. Une étude montre que les gens consacrent deux
fois plus de temps à penser à leurs secrets qu’à les dissimuler activement.
D’un autre côté, lorsqu’on confie un secret, le récepteur se sent investi
d’un sentiment de confiance et de loyauté. Si je vous raconte une énorme
erreur que j’ai commise ou si je partage une information qui pourrait
nuire à ma réussite, vous allez penser : « Eh bien, si elle me confie ça, alors
elle pourrait me dire n’importe quoi. » Votre confiance en moi va grimper
en flèche. Il n’existe pas de moyen plus efficace pour accélérer les liens de
confiance que de mettre l’accent sur un supposé secret.
Avant de poursuivre cette discussion, nous avons besoin d’un terme
plus approprié que « supposé secret ». Le problème, avec le mot « secret »,
est qu’une fois qu’il est confié à une personne, ce n’en est plus un.

UN SECRET EN PUISSANCE
Nous parlerons de « secret en puissance » (l’expression n’est pas tirée
du jargon Netflix) pour désigner les informations que vous choisiriez
largement de ne pas partager car leur divulgation vous semble
dangereuse. Le risque encouru pourrait être un jugement négatif, blesser
des personnes, provoquer le chaos ou rompre une relation. Sans quoi
nous ne ressentirions pas le besoin de les garder pour nous.
Les secrets en puissance, dans le cadre professionnel, pourraient
ressembler à ceux-ci :
Vous env isagez une réorganisation et des gens risquent de perdre leur trav ail.
Vous av ez licencié un ou une employé(e) et expliquer pourquoi pourrait nuire à sa
réputation.
Vous av ez une « recette secrète » : une information que v ous ne v oulez pas v oir fuiter à la
concurrence.
Vous av ez commis une erreur qui pourrait écorner v otre réputation, v oire ruiner v otre
carrière.
Deux patrons sont en conflit et si leur équipe l’apprenait, cela prov oquerait une certaine
agitation.
Des employés risqueraient la prison s’ils partageaient certaines informations financières
autour d’eux.

Les organisations sont pleines de secrets en puissance. Chaque jour,


des managers sont confrontés à ces questions : « Dois-je en parler à mes
collaborateurs ? Et si oui, à quel risque ? » Mais le silence n’est pas gage de
tranquillité, ainsi que l’ont bien montré la peur éprouvée par Reed et sa
baisse de productivité chez Coherent Thought il y a des années.

Tous les managers, ou presque, aiment l’idée de la transparence.


Mais si vous voulez sérieusement un environnement à fort
partage, la première chose à faire est de regarder les symboles
autour de vous, dans vos locaux, qui pourraient bien suggérer l’existence
de secrets. Je suis un jour allé rendre visite à un confrère P.-D.G. dans une
autre société de la Silicon Valley. Cette personne évoque constamment
l’importance de la transparence organisationnelle, la presse mentionne
régulièrement ses innovations visant à créer un lieu de travail plus
ouvert.
À mon arrivée, j’ai pris l’ascenseur direction le dernier étage du siège
de l’entreprise. Le réceptionniste m’a accompagné dans un long couloir
silencieux. Le bureau du P.-D.G. se trouvait dans l’angle. Sa porte était
ouverte (puisqu’il parle de « politique de la porte ouverte »), mais juste
devant était installée une secrétaire qui semblait monter la garde. Je suis
certain que ce monsieur avait une excellente raison d’avoir ce coin calme
équipé d’une porte qu’il verrouille la nuit et quelqu’un qui veille à ce que
personne ne se glisse à l’intérieur en douce. Mais ce bureau le clamait
haut et fort : « Nous avons des secrets ici ! »
C’est la raison pour laquelle je n’ai pas de bureau propre, ni même un
espace de travail avec des tiroirs qui ferment à clé. En journée, il peut
m’arriver de m’installer dans une salle de conférences pour discuter, mais
mon assistant sait que la plupart de mes entretiens se font dans le bureau
de la personne que je rencontre. J’essaie toujours de rejoindre mes
interlocuteurs ou interlocutrices sur leur lieu de travail au lieu de les
faire venir à moi. J’aime tout particulièrement les rendez-vous
promenades, où je croise souvent d’autres employés qui se retrouvent en
extérieur.
Ce n’est pas seulement une question de bureau. N’importe quel espace
sous clé symbolise des choses cachées et laisse entendre que nous ne nous
faisons pas confiance. Lors d’une de mes premières visites à nos bureaux
de Singapour, j’ai constaté qu’on avait attribué à nos salariés des casiers
dans lesquels ils pouvaient ranger leurs affaires sous clé chaque soir. J’ai
insisté pour qu’on les supprime.
Mais les signaux de ce genre ne suffisent pas en soi. Il revient au
patron de donner vie au message de la transparence en partageant le plus
possible avec tout le monde : de grandes révélations ou d’autres, plus
anodines, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Si votre premier réflexe
est de mettre sur la place publique la plupart des informations, les autres
vous imiteront. Chez Netflix, on parle de « publicité des débats » et on fait
l’effort de se prêter au jeu très souvent.

La première fois que j’ai rencontré Reed, pour discuter des


entretiens inclus dans ce livre, j’avais imaginé que nous nous
retrouverions dans une salle de conférences fermée ou bien
dans un coin tranquille où il pourrait répondre à des questions sensibles.
Au lieu de ça, il m’a entraîné vers une mezzanine ouverte où nous nous
sommes installés à un endroit où tout le monde pouvait nous entendre.
Reed m’a raconté quelques anecdotes pittoresques à propos d’un de ses
premiers emplois, la vente d’aspirateurs en porte à porte, de bagarres au
collège, d’un grave accident de la route survenu à l’époque où il voyageait
en Afrique en stop en compagnie d’une ancienne petite amie, des défis
qu’avait posés son mariage au début. Des gens passaient sans cesse à
proximité. Sa voix n’a jamais baissé d’un décibel.
Quelques mois plus tard, j’ai envoyé à Reed le premier jet du chapitre
un de ce livre, pour avoir son point de vue. La semaine suivante, je
rencontrais un manager du bureau d’Amsterdam quand, au milieu de
notre entretien, celui-ci a fait référence à un passage bien précis du
brouillon que j’avais transmis à Reed. Il a certainement lu la confusion sur
mon visage parce qu’il a expliqué : « Reed a fait circuler le document à tout
le monde. »
« À tous les employés Netflix ? » j’ai demandé.
« Non, pas tous, juste les sept cents managers les plus importants. Il
voulait nous montrer ce que vous fabriquez tous les deux. »
Dès la fin du rendez-vous, j’ai décroché mon téléphone, tout en
répétant mentalement la conversation que je voulais avoir avec Reed :
« Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu ne peux pas envoyer nos premiers jets à des
centaines de personnes ! Je n’ai même pas fait le fact-checking ! » Je
m’apprêtais à appuyer sur le bouton quand j’ai imaginé sa réaction : « Tu
préfères que je garde pour moi les chapitres non terminés ? Pourquoi ? »
Et je me suis rendu compte que je n’avais pas de réponse convaincante à
cette question.

SAVOIR QUAND PARTAGER


La transparence, c’est bien. Vous n’entendrez jamais aucun grand
patron se vanter de promouvoir le secret organisationnel. Mais la
transparence n’est pas sans risque. Avec son instinct de partage, Reed a
envoyé un chapitre non définitif à sept cents personnes. Parmi eux, des
dizaines auraient pu avoir envie de se plaindre auprès de moi de
l’inexactitude de mes propos. Ça n’est pas arrivé, mais ça aurait pu.
Il existe des raisons au secret et souvent il n’est pas si évident de
savoir quand être transparent et quand garder le silence. Pour essayer de
comprendre comment Reed procédait pour trancher, je lui ai préparé un
test, que je vais partager ici avec vous.
J’ai écrit quatre scénarios qui pourraient inciter au secret et je lui ai
demandé de choisir entre plusieurs réponses, de m’expliquer son
raisonnement et de me présenter des dilemmes similaires ayant
réellement eu lieu chez Netflix.
Vous pouvez vous aussi faire ce quiz. Avant de lire les réponses de
Reed, posez-vous la question de savoir ce que vous auriez fait et pourquoi.
Ensuite, voyez si vous êtes d’accord avec lui.

UN QUIZ POUR REED (ET POUR VOUS)

SCÉNARIO 1 :
DES INFORMATIONS QU’IL SERAIT ILLÉGAL DE FAIRE FUITER

Vous êtes le fondateur d’une start-up qui compte cent salariés. Vous avez toujours cru à la
transparence organisationnelle, vous enseignez à votre personnel comment comprendre les
comptes de résultat, vous tenez d’ailleurs à leur disposition toutes les informations financières et
stratégiques. Mais la semaine prochaine, votre société va entrer en Bourse, la donne va changer.
Après ça, si vous annoncez les revenus trimestriels à votre personnel avant Wall Street et qu’un
employé en parle à un ami, le cours de la société pourrait chuter et la personne responsable de la
fuite finir en prison pour délit d’initié. Que ferez-vous ?

a- Vous continuez à partager les résultats trimestriels, mais seulement APRÈS les avoir annoncés à Wall
Street.

b- Vous continuez à transmettre tous les chiffres à votre personnel avant que tout le monde les connaisse
tout en les avertissant que la moindre fuite à ce sujet pourrait les conduire en prison.

Réponse de Reed : Ôtez le parapluie.


Ma réponse au scénario 1 est b : continuer à partager les données
financières trimestrielles avec les employés avant l’annonce
publique – tout en les prévenant des terribles conséquences des
fuites éventuelles.
J’ai découvert le management « à livres ouverts » en 1998. Netflix avait
un an et je suivais une formation en développement du leadership à
l’Aspen Institute qui réunissait des cadres de nombreuses entreprises. Il
s’agissait d’échanger sur différentes lectures plus ou moins originales.
L’une d’entre elles était une étude de cas sur un patron appelé Jack Stack.
Jack, qui vit à Springfield, dans le Missouri, a redonné vie à une usine
de transformation industrielle appartenant autrefois à International
Harvester qui était sur le point de fermer. Il est parvenu à trouver l’argent
et s’est endetté pour racheter l’entreprise. À ce moment-là, dans un effort
pour motiver son personnel, il s’est fixé deux objectifs :

1. Créer une culture d’entreprise basée sur la transparence financière, rendant chaque aspect des
affaires v isible à l’ensemble des employés.
2. Consacrer beaucoup de temps et d’efforts à la formation de tous les membres du personnel afin
que ceux-ci soient capables de lire et comprendre en détail les rapports hebdomadaires
opérationnels et financiers.

Jack a formé ses salariés à la lecture des rapports financiers, depuis


l’ingénieur en chef jusqu’au dernier ouvrier de l’atelier. Il a instruit ces
gens qui n’ont pas forcément été au lycée pour leur permettre de
comprendre les tenants et les aboutissants des comptes de résultat – une
chose que beaucoup de vice-présidents ayant suivi de hautes études ont
du mal à faire dans certaines entreprises. Puis il a fourni chaque semaine
les données opérationnelles et financières à tous les salariés pour qu’ils
sachent comment l’organisation progresse et comment leur travail
contribue à sa réussite. Cela a fait naître chez eux des sentiments
d’enthousiasme, de responsabilité et d’appropriation, au-delà de toutes ses
espérances. Voilà quarante ans que cette société affiche de magnifiques
résultats.
Nous discutions de ce cas à Aspen et un des leaders nous a signifié son
désaccord avec cette démarche : « Je considère que mon travail est de
tenir un parapluie au-dessus de la tête de mes employés afin qu’ils ne
soient pas distraits par des choses sans rapport direct avec leur travail
proprement dit. Je ne veux pas qu’ils perdent des heures à entendre parler
des détails commerciaux auxquels ils ne s’intéressent pas et qui ne sont
pas leurs points forts. »
Je n’étais pas sur la même ligne : « Jack a réussi à ce que ses salariés
s’approprient l’entreprise simplement en les guidant pour qu’ils
comprennent mieux les raisons qui motivent le travail qu’on leur
demande. Je n’ai pas envie que mes salariés aient l’impression de travailler
pour Netflix, je préfère qu’ils sentent qu’ils font partie de Netflix. » C’est à ce
moment-là que j’ai décidé la chose suivante : chez Netflix, personne ne
tiendra de parapluie au-dessus de vos têtes. Et vous serez mouillés.
Suite à ce séminaire, nous avons commencé à tenir des réunions
générales tous les vendredis. Patty McCord, debout sur une chaise comme
une crieuse publique, réclamait l’attention de tous et nous nous dirigions
vers le parking, le seul endroit où nous avions la place de rassembler la
totalité des employés. Je faisais circuler les copies des comptes de résultat
et nous passions en revue les chiffres hebdomadaires. Combien d’envois
avions-nous faits ? Quelles étaient nos recettes moyennes ? Parvenions-
nous à répondre correctement au premier et second choix de film des
clients ? Nous avons également créé un document stratégique rempli
d’informations que nous n’aurions pas voulu voir entre les mains de nos
concurrents et nous l’avons punaisé sur le panneau d’affichage à côté de la
machine à café.
Nous avons rendu publique cette information pour faire naître des
sentiments de confiance et d’appropriation chez nos employés, dans
l’espoir d’obtenir de leur part la même réaction que celle du personnel de
Jack Stack. Et ça a fonctionné. J’ai refermé le parapluie et personne ne
s’est plaint. Depuis, tous les résultats financiers, mais aussi toutes les
informations que les concurrents de Netflix aimeraient dénicher, sont mis
à disposition de l’ensemble de nos employés. Le plus remarquable est un
document de quatre pages de « Paris stratégiques » qui apparaît sur la
page d’accueil de l’intranet.
Mon but était de donner le sentiment aux employés que cette
entreprise leur appartient et, en retour, d’augmenter la quantité de
responsabilités qu’ils endossent afin d’assurer la réussite de notre société.
Cependant, le fait de dévoiler ces secrets industriels a eu une autre
conséquence : le personnel est devenu plus intelligent. Lorsqu’on donne
aux salariés tout en bas de l’échelle un accès à des informations
généralement réservées aux plus hauts cadres, ils acquièrent de
l’autonomie. Ils travaillent plus vite sans avoir à s’interrompre pour se
renseigner ou obtenir une approbation. Ils prennent de meilleures
décisions sans avoir besoin d’éclairage de la part de leur patron.
Dans la plupart des entreprises, sans même s’en rendre compte, les
dirigeants, en gardant pour eux les informations stratégiques et
financières, inhibent les capacités et l’intelligence de leur personnel.
Toutes les sociétés ou presque parlent de donner plus de pouvoir à leurs
salariés ; pourtant, dans une vaste majorité de cas, cela se résume à un
projet chimérique parce que les informations ne circulent pas assez pour
que les gens s’approprient quoi que ce soit. Jack Stack l’expliquait très
bien :

Le problème le plus handicapant dans le monde des affaires est l’ignorance sur le
fonctionnement de l’entreprise. En gros, c’est un peu comme si une foule de gens se rendaient à
un match de base-ball sans que personne ne leur ait expliqué les règles. Ce match, ce sont les
affaires. Les gens essaient de foncer de la première à la deuxième base, sans même sav oir
comment cela s’articule globalement.

Si un manager ignore combien de clients se sont abonnés ces


dernières semaines, ces derniers mois et quelles discussions stratégiques
sont en cours, comment pourrait-il savoir combien de personnes il peut se
permettre d’embaucher ? Il doit interroger son patron. S’il ne connaît pas
les détails du développement de l’entreprise, il ne pourra pas prendre une
décision pertinente sans se tourner vers son ou sa supérieure. Plus les
employés sont nombreux, et à tous les niveaux, à comprendre la stratégie,
la situation financière et le contexte quotidien de ce qui se passe, plus ils
seront à même de prendre des décisions éclairées sans avoir à impliquer
la hiérarchie.
Jack Stack, bien sûr, n’est pas le seul patron d’une société privée à
partager la totalité des résultats financiers avec son personnel. C’est au
moment de l’entrée en Bourse que les managers commencent à dire :
« Maintenant il va falloir grandir et se montrer plus prudents avec
l’information. Maintenant nous devons éviter les risques et nous assurer
qu’aucun secret ne tombe entre de mauvaises mains. »
Ceci nous ramène au premier scénario du quiz, où je déconseille de
rouvrir le parapluie simplement parce que l’entreprise sera bientôt cotée
en Bourse. Après l’OPI de Netflix en 2002, j’ai rencontré le même dilemme
que le patron inventé par Erin pour son quiz. Un vendredi, Patty est
montée dans ma voiture comme tous les jours et elle a commencé à se
plaindre : « Dans TOUTES les sociétés cotées en Bourse, les résultats
financiers trimestriels sont réservés à une poignée de quelques initiés
tout en haut de la hiérarchie tant que ça n’a pas été annoncé à Wall Street.
Si l’information sort, l’employé va en PRISON ! Comment allons-nous
faire ? »
Mais j’étais décidé. « Si brusquement nous empêchons l’accès aux
données financières, quel signal envoyons-nous ? Nous signifions aux
salariés qu’ils sont des étrangers dans leur propre entreprise ! ai-je réagi.
Nous n’allons pas devenir plus secrets parce que nous nous développons.
Tu sais quoi, nous allons même faire le contraire. Chaque année nous
allons faire en sorte d’être plus audacieux, de partager encore plus
d’informations qu’avant. »
Nous sommes peut-être la seule société cotée en Bourse à dévoiler des
résultats financiers en interne plusieurs semaines avant la fin du
trimestre. Nous annonçons ces chiffres lors d’une réunion trimestrielle de
résultats qui rassemble les sept cents plus hauts cadres environ. Le
monde financier considère que c’est imprudent. Mais l’information n’a
jamais fuité. Quand cela arrivera un jour (car j’imagine que ça arrivera),
nous ne surréagirons pas. Nous nous occuperons du cas en question et
nous continuerons à faire preuve de transparence.
Pour nos employés, la transparence est devenue le principal symbole
de la confiance que nous plaçons en eux pour agir de façon responsable.
Cette confiance, en retour, génère un sentiment d’appropriation,
d’engagement et de responsabilité.
Tous les jours ou presque, un nouvel employé me fait part de son
étonnement face à la transparence qui règne chez Netflix. Cela me réjouit
énormément. Par exemple, le vice-président des relations avec les
investisseurs et du développement, Spencer Wang, auparavant analyste
financier à Wall Street, racontait ainsi sa première semaine de travail :

Netflix, bien sûr, fonctionne à partir des abonnements donc pour déduire nos recettes il suffit
de multiplier le prix moyen d’un abonnement (que tout le monde connaît) par le nombre
d’abonnés. Celui-ci est top secret jusqu’à sa publication une fois par trimestre. N’importe quel
inv estisseur qui mettrait la main dessus en av ance pourrait s’en serv ir illégalement pour
v endre ou acheter des actions Netflix et ainsi gagner beaucoup d’argent. Si cette fuite v ient d’un
employé Netflix, il ou elle pourrait finir en prison.
Il était 8 heures en ce lundi matin du mois de mars. Tout nouv eau dans l’entreprise, j’étais
encore un peu sur la réserv e, je cherchais à comprendre comment les choses fonctionnaient. J’ai
pris un café, je me suis installé à mon bureau, j’ai allumé l’ordinateur. Et v oilà, parmi mes e-
mails, un message intitulé « Mise à jour quotidienne du nombre d’abonnés, 19 mars 2015 ». On y
trouv ait, détaillés à l’aide de graphiques et de tableaux, le nombre de nouv eaux abonnés que
nous av ions signés la v eille, répartis par pays.
Mon cœur a fait un bond. Était-il normal que des données aussi sensibles soient ainsi
transmises par e-mail ? J’ai tourné l’ordinateur et je me suis installé dos au mur pour que
personne n’y jette un coup d’œil par-dessus mon épaule.
Un peu plus tard, notre DAF, mon n+1, s’est arrêté près de mon bureau. Je lui ai montré l’e-
mail. « C’est super utile, mais très dangereux si ça sort d’ici. Combien de personnes l’ont reçu ? »
j’ai demandé. J’ai cru qu’il allait me répondre : Reed, toi et moi, point à la ligne. Mais il m’a
répondu un truc dingue : « N’importe qui peut le demander. C’est ouv ert à tous ceux que cela
intéresse dans l’entreprise. »

Bien sûr, la transparence, comme tous nos principes culturels chez


Netflix, peut parfois mal tourner. En mars 2014, un directeur des
acquisitions de contenus a téléchargé des tas de données confidentielles et
les a emmenées chez un concurrent. Cela a donné lieu à pas mal de
migraines et de procès, nous y avons consacré beaucoup de temps. Mais
lorsqu’un salarié abuse de votre confiance, gérez le cas personnel et
renouvelez votre engagement à poursuivre la transparence avec les
autres. Ne punissez pas la majorité pour le comportement lamentable de
quelques-uns.

SCÉNARIO 2 :
POSSIBLE RESTRUCTURATION ORGANISATIONNELLE

Vous êtes en discussion avec votre patron, au siège, à propos d’une éventuelle
restructuration qui entraînerait le licenciement de plusieurs chefs de projets parmi
votre équipe. Vous n’en êtes qu’aux premiers arbitrages à ce moment-là, et il y a
50 % de chances pour que cela n’arrive pas. Allez-vous en parler à vos chefs de projets
dès à présent ou attendre d’être sûr ?

a- Vous laissez le temps au temps. Il est inutile de causer du stress dès maintenant. De plus, si vous
l’annoncez, vos chefs de projets vont probablement commencer à chercher un nouveau poste et vous
risquez de perdre d’excellents éléments.

b- Vous optez pour un compromis. Vous craignez que vos employés ne soient pris en traîtres si vous les
licenciez sans les prévenir. Pourtant vous ne voulez pas non plus qu’ils paniquent inutilement. Vous faites
allusion à des changements dans l’air, sans décrire précisément ce dont il retourne. Quand vous entendez
parler d’une autre société qui recherche des chefs de projets, vous laissez discrètement l’annonce sur leur
bureau pour qu’ils ou elles puissent commencer à envisager d’autres options.

c- Vous leur dites la vérité. Vous vous asseyez avec eux et vous expliquez qu’il y a 50 % de risques que
leur place soit supprimée d’ici six mois. Vous leur dites combien vous les appréciez, que vous espérez qu’ils
ou elles resteront – mais vous préférez être transparent, pour que les informations soient entre leurs mains,
ce qui leur permettra de mieux anticiper leur avenir.

Réponse de Reed : Chamboulez tout.

Ma réponse au scénario 2 est c : leur dire la vérité.


Personne n’a envie d’entendre qu’il existe une possibilité
pour qu’il ou elle perde son emploi. La perspective d’un
changement est toujours déstabilisante et souvent angoissante, même à
petite échelle, quand par exemple vous devez changer de service ou
simplement de bureau. Si vous l’annoncez aux gens avant d’en être
certain, vous susciterez de l’anxiété, ce qui entraînera de la distraction et
de l’inefficacité et peut-être cela incitera-t-il certains ou certaines à
chercher du travail ailleurs ? Pourquoi tout chambouler si vous n’êtes sûr
de rien ?
Mais si vous tenez à mettre en place une culture de la transparence et
que vous ne prévenez pas votre personnel de potentiels changements en
amont, vous montrez à vos employés que vous êtes un hypocrite en qui
l’on ne peut pas avoir confiance. Vous prêchez la transparence puis vous
évoquez leur poste dans leur dos à voix basse. Mon conseil est de tendre
au maximum vers la transparence. Allez-y, chamboulez tout. Il y aura
peut-être un peu de casse, certains auront peut-être du mal à encaisser le
choc, mais c’est normal. Une fois que les choses auront décanté, votre
personnel vous fera d’autant plus confiance.
Bien sûr, chaque cas est différent et chez Netflix chaque employé a son
opinion concernant des situations aussi sensibles d’un point de vue
émotionnel. Parfois, nous partageons l’information et c’est apprécié ;
parfois ils ou elles auraient préféré que l’on garde ça pour nous. Nous
avons demandé à des employés de Netflix de proposer leurs réponses au
scénario 2, en voici deux.
La première vient de Rob Caruso, vice-président des produits
numériques, et elle ressemble beaucoup à ma première réaction. Ayant
travaillé autrefois dans une entreprise qui ne partageait pas ouvertement
ses informations sensibles, il a bien perçu toutes les implications derrière.
Av ant Netflix, je trav aillais pour HBO, en tant que v ice-président des produits numériques.
Chez HBO, quel que soit le niv eau hiérarchique où v ous év oluez, v ous av ez l’impression qu’il
reste au-dessus de v ous cinq portes fermées que v ous ne réussirez jamais à entrouv rir. Les
discussions stratégiques sont réserv ées aux personnes directement concernées. Et dans la
v aste majorité des situations, les plus hauts dirigeants estiment que v ous n’av ez pas à sav oir.
Je ne cible pas HBO en particulier – selon moi, c’est une approche assez répandue dans le
monde des affaires.
Un jour, en décembre, nous étions sur un gros dossier dont la date butoir approchait,
j’arriv e au bureau, personne. Je me souv iens qu’il faisait mauv ais et, à cause de la neige fondue
dans la rue, j’av ais enfilé une v ieille paire de baskets au lieu de mes chaussures normales,
habillées. J’ai trouv é un message à mon poste de trav ail qui me demandait de passer v oir le
directeur général de la div ision dès mon arriv ée. Je me suis aussitôt senti nerv eux parce qu’il
ne m’av ait jamais conv ié à aucun entretien improv isé. Je regrettais amèrement d’av oir opté
pour ces v ieilles baskets.
Le directeur était assis en compagnie d’un gars à l’allure assez sympathique qu’il m’a
présenté comme étant mon nouv eau chef. La peur m’a saisi à cet instant – que cela signifiait-il
pour moi et l’équipe ? Dix minutes plus tard, j’av ais compris que c’était en réalité une bonne
nouv elle. Personne n’av ait été v iré. Le nouv eau chef était génial. Le message de la société était
le suiv ant : « Nous allons inv estir dans ton serv ice et nous av ons embauché un leader v raiment
capable de tirer le maximum de v os initiativ es. »
Mais en quittant ce bureau, au lieu de me sentir rav i, comme j’aurais dû l’être, j’ai au
contraire éprouv é, av ec une certaine amertume, un sentiment de défiance. Je ne sav ais même
pas que ces discussions étaient en cours. Combien de personnes av aient été au courant de cette
ouv erture de poste sans m’en parler ? Encore un secret de la hiérarchie qui me donnait
l’impression d’être un étranger dans ma propre entreprise.
Le secret régnait en maître chez HBO, à tel point que Netflix a v raiment été un choc pour
moi, quand je suis arriv é.
Je n’oublierai jamais la première réunion de rev ue trimestrielle de l’activ ité. J’av ais rejoint
la boîte depuis une semaine env iron. Je suis entré seul dans l’auditorium. Je ne connaissais
quasiment personne et je m’attendais à une de ces éternelles séances v isant à épater la galerie
v écue chez mes anciens employeurs. Nous étions quatre cents managers dans cette grande salle.
Après nous av oir brièv ement salués, Reed a éteint les lumières et a fait apparaître un écran
blanc sur lequel il était écrit, en gras et en capitales :

VOUS IREZ EN PRISON SI VOUS UTILISEZ CES DONNÉES POUR JOUER EN BOURSE… VOUS OU VOS
AMIS.
CONFIDENTIEL. NE PAS DIFFUSER.

Le v ice-président des finances Mark Yurechko est apparu sur scène, tout sourire. Il nous a
exposé le détail des finances du trimestre, la tendance du cours de la Bourse ainsi que l’impact
des chiffres du jour sur le prix de l’action. Voilà plusieurs dizaines d’années que je trav aillais
pour d’autres sociétés et je n’av ais jamais rien v u de tel. En général, une poignée des plus hauts
cadres détiennent ces informations confidentielles et personne d’autre.
Durant les v ingt-quatre heures qui ont suiv i, les tenants et les aboutissants des dilemmes de
la stratégie actuelle – y compris les réorganisations et autres grands changements env isagés
par Reed et sa garde rapprochée – étaient mis sur la table et débattus par petits groupes. Moi je
me disais : « Je n’en rev iens pas, une telle ouv erture ! »
Netflix traite ses employés en adultes capables de gérer des informations difficiles et j’adore
ça. Cela crée un grand sentiment d’implication et de concertation chez les employés. Pour le
scénario 2 du quiz, je choisis la réponse c : partager. Il faut dire la v érité aux employés. Ils v ont
peut-être paniquer, mais au moins ils sauront que v ous v ous montrez honnête av ec eux. Et ça,
c’est énorme.

Je me suis senti très fier de voir Rob sur la même ligne que moi. Mais
la deuxième réaction, de la part d’Isabella, cheffe de projet des contenus
originaux, est en réalité plus intéressante parce qu’elle illustre bien toute
la difficulté des décisions transparentes : aucune réponse n’est parfaite.
Voici ce qu’elle a dit :
Je me suis trouv ée dans une situation quasi identique à celle qui est décrite dans le scénario 2
du quiz. Et j’ai découv ert une chose : si la transparence peut sembler une bonne chose, dans les
faits souv ent il v aut mieux ne pas sav oir.
Pour v ous planter le décor, mon mari et moi étions à la recherche depuis quatorze mois
d’une nouv elle maison à proximité du bureau Netflix à Los Angeles pour réduire mon temps de
trajet quotidien. Un jour, après en av oir v isité env iron une centaine qui ne nous conv enaient
pas, j’ai trouv é ma maison de rêv e – largement ouv erte, dans laquelle on peut parler à quelqu’un
dans la chambre en haut depuis la cuisine du rez-de-chaussée, parce que aucun mur ne v ient
bloquer la communication. Je pouv ais chanter une chanson à ma fille au lit tout en débarrassant
la table.
J’adorais mon trav ail, je le faisais bien. Je trav aillais sur le talk-show de Chelsea Handler.
En général, nous mettons en ligne les saisons entières d’une série Netflix d’un coup. Mais
Chelsea était diffusé trois fois par semaine et nous av ions v ingt-quatre heures après chaque
tournage pour faire traduire l’émission dans tout un tas de langues et la mettre à disposition des
abonnés. J’étais chargée de coordonner tout ça. Puis un jour, mon patron, Aaron, a ajouté une
réunion à mon agenda, intitulée « L’av enir ».
Nous étions installés dans la salle de conférences Out of Africa. C’est une pièce toute jaune –
les murs, la moquette, les chaises sont jaunes. Aaron a placé sa chaise face à la mienne et il a
annoncé : « Rien n’est décidé. Mais il y a 50 % de chances pour que ton poste de gestion de projet
soit supprimé. Nous sommes en pleine discussion pour une réorganisation, ton emploi pourrait
disparaître. Cependant, nous ne le saurons pas av ant six ou douze mois. » J’ai senti la tête me
tourner. La moquette jaune s’est mélangée au plafond jaune, j’av ais du mal à me concentrer sur
son v isage.
Après ça, j’ai complètement sombré. Nous av ons laissé filer la maison, qui a été achetée par
quelqu’un d’autre. Comment aurais-je pu inv estir dans l’immobilier alors que je risquais de
perdre mon trav ail ? Ensuite j’ai été en colère. Quel besoin Aaron av ait-il eu de m’angoisser
alors que rien n’était joué ? Je regardais la télé, le soir, av ec mes deux garçons. Quand le logo
Netflix apparaissait, au lieu du sentiment de fierté qui m’animait auparav ant, j’étais env ahie par
l’anxiété et la contrariété. Le plus bête, c’est que mon poste n’a PAS disparu. Il s’est simplement
transformé en autre chose. J’ai tiré un trait sur la maison et v écu des mois dans le stress pour
rien.
C’est pourquoi je v ote a – pourquoi gâcher la v ie de v os employés sans raison ?

Isabella a raison, il est stressant d’apprendre que l’on risque de perdre


son emploi puis irritant de découvrir plus tard que toutes ces insomnies
étaient infondées. Pourtant, malgré son vote pour la réponse a, je crois
que son histoire, au contraire, plaide pour la c : partager.
Imaginez que la situation se soit déroulée différemment. Disons
qu’Aaron ait préféré ne pas l’informer tant qu’il n’était sûr de rien, et
qu’elle ait acheté la maison. Elle déménage puis un jour arrive au bureau
et là, Aaron lui annonce « Je suis vraiment désolé, mais ton poste a été
supprimé, tu n’as plus de travail. » À ce moment-là, elle aurait eu des
raisons d’être fâchée contre lui de l’avoir tenue à l’écart des discussions en
cours qui auraient un impact sur sa vie.
Ce n’est pas à nous, chez Netflix, de nous impliquer dans vos histoires
de logement ni dans aucun autre aspect majeur de votre vie. Mais cela fait
partie de nos missions de vous traiter en adulte et de vous transmettre
toutes les informations en notre possession, afin de vous permettre de
prendre des décisions éclairées.
Cela dit, la transparence est notre ligne de conduite, mais nous ne
sommes pas des puristes pour autant. Je tiens un Google Doc ouvert à mes
seuls six collaborateurs directs sur lequel nous pouvons écrire n’importe
quoi – y compris des choses comme « inquiétudes concernant la
performance d’Ira » – et qui n’est pas en accès libre au reste de
l’entreprise. Mais ces cas sont rares. En général, nous essayons de
partager le processus très en amont, pour créer une implication et pour
aider les gens à comprendre que, bien que la situation soit en constante
évolution, au moins ils resteront informés.
SCÉNARIO 3 :
COMMUNICATION POST-LICENCIEMENT

Vous avez décidé de vous séparer d’un membre senior de l’équipe marketing, un
certain Kurt. Il est travailleur, gentil et, de façon générale, efficace. Mais il peut lui
arriver de temps en temps d’être maladroit verbalement, de parler sans réfléchir, ce
qui met l’entreprise dans l’embarras tant en interne qu’en externe. Le risque est
devenu trop grand.
Lorsque vous lui annoncez qu’il a perdu son emploi, il est effondré. Il vous explique combien il est
attaché à la société, à ses collègues et à son service. Il vous demande de dire à tout le monde qu’il a
décidé de partir de lui-même. Comment allez-vous communiquer vis-à-vis de votre personnel à
propos de ce licenciement ?

a- Vous dites toute la vérité à ceux qui y auront intérêt. Vous envoyez un e-mail aux collègues de Kurt
chez Netflix pour expliquer que malgré tout son travail, sa gentillesse, son efficacité, Kurt a tendance à faire
des gaffes et à mettre l’entreprise dans l’embarras. Le risque étant trop grand, vous avez décidé de vous
séparer de lui.

b- Vous dites une partie de la vérité. Vous informez l’équipe du départ de Kurt, en précisant que vous
n’êtes pas libre d’en discuter les détails. Il est parti. Les raisons de son départ sont-elles importantes ? Il est
inutile d’en rajouter et de nuire à sa réputation.

c- Vous annoncez que Kurt a décidé de partir de lui-même parce qu’il voulait consacrer davantage de
temps à sa famille. Kurt a travaillé dur pour vous. Vous l’avez déjà viré. Inutile de l’humilier pour couronner
le tout.

Réponse de Reed : Si vous aimez raconter de belles histoires,


devenez conteur.

Ma réponse au scénario 3 est a : dites toute la vérité. Manipuler


le message pour embellir le rôle de l’organisation, le vôtre ou
celui d’un autre employé est tellement répandu dans le monde
des affaires que de nombreux leaders ne s’en rendent même plus compte.
Nous édulcorons la vérité dès lors qu’on choisit de partager les faits de
façon sélective, en accordant trop d’importance au positif, en minimisant
le négatif, tout cela pour tenter d’influencer la perception des autres.
Voici quelques autres exemples de belles histoires que vous
reconnaîtrez peut-être :

« Après av oir joué un rôle clé dans le serv ice de Ramon, Carol cherche une occasion de
tirer parti de ses talents administratifs dans un autre domaine. »
Traduction : « Ramon ne v eut plus de Carol dans son équipe. Quelqu’un d’autre serait
d’accord pour l’accueillir pour qu’on ne soit pas obligés de la v irer ? »
« Afin de créer des synergies dans l’entreprise, Douglas v a peu à peu seconder Kathleen.
Leurs talentueux collaborateurs ne formeront désormais qu’une seule et même équipe,
qui s’attaquera à ce projet motiv ant : booster les v entes organisationnelles. »
Traduction : « Douglas est rétrogradé, il v a trav ailler sous les ordres de Kathleen. Tous
les collaborateurs directs de Douglas seront désormais incorporés dans le serv ice de
Kathleen. »

Édulcorer la situation, fait fréquent chez les dirigeants, c’est saper la


confiance. Je ne le dirai jamais assez clairement : ne faites pas ça. Votre
personnel n’est pas idiot. Quand vous tentez de les embobiner, ils le voient
et vous passez pour un escroc. Parlez simplement, sans essayer de faire
croire que les situations sont bonnes quand elles sont mauvaises et vos
salariés sauront que vous dites la vérité.
Je comprends que ça peut être difficile. Il suffit d’appliquer la
transparence pour s’en rendre compte : parfois cela va à l’encontre du
respect des droits individuels à la vie privée. Les deux sont essentiels.
Quand quelqu’un est remercié, tout le monde veut comprendre pourquoi.
Cela finit toujours par sortir. Mais si vous expliquez simplement,
honnêtement que vous avez renvoyé quelqu’un, les ragots cessent et la
confiance se renforce.
Il y a quelques années, nous avons connu un exemple peu glorieux,
lors du licenciement d’un de nos cadres, Jake, pour manque de
transparence dans sa communication. Nous envisagions de lui proposer
une promotion quand quelques membres de son équipe sont venus nous
trouver pour évoquer son attitude trop politique avec ses subalternes,
ajoutant qu’ils avaient l’impression qu’il ne prenait pas très bien les
critiques. Ils nous ont fourni des exemples de situations où ils avaient
émis des critiques honnêtes et où lui, en retour, avait pris des mesures de
rétorsion déloyales ou vexantes. Un exemple, en particulier, nous avait
paru particulièrement inapproprié. Son n+1 et les RH ont essayé d’en
discuter avec lui, mais il a encore enjolivé l’histoire, brisant la confiance
avec ses plus proches collaborateurs et collaboratrices.
Lorsque Jake a finalement été licencié, son n+1 a eu, évidemment, un
instant de doute. Fallait-il envoyer un e-mail relatant ouvertement ce qui
s’était passé ou bien valait-il mieux que Jake s’en aille tranquillement en
ajoutant peut-être que nous avions d’un commun accord décidé qu’il était
temps de changer ?
Mais la transparence est l’unique réponse en accord avec nos
principes. Le chef de Jake a donc envoyé l’e-mail suivant à ceux et celles
qui travaillaient avec lui (il s’agit ici d’une version abrégée) :

Chers tous,

C’est avec des sentiments partagés que j’ai décidé de renvoyer Jake.

Jake était candidat en interne pour une promotion qui aurait fait de lui un cadre exécutif senior.
Alors que je procédais à l’audit préalable pour cette promotion, certaines informations me sont
parvenues qui laissaient entendre qu’il ne faisait pas toujours montre des qualités que nous
attendons expressément chez nos leaders. En particulier, il nous est apparu clairement que
Jake a manqué d’honnêteté vis-à-vis de nous concernant un gros problème avec un employé qui
impactait l’entreprise, même lorsque nous l’avons interrogé directement.

Jake a eu un impact énorme sur la société au fil de ses nombreuses années chez Netflix et pour
certains, la nouvelle pourrait être un choc. Il a accompli beaucoup de choses ici. Mais je ne
doute pas que les retours que j’ai reçus le concernant sont exacts, ce qui nous oblige à opérer
ce changement.

Bien sûr il est possible d’en dire trop lorsqu’on révèle que quelqu’un a
été licencié. Il est important de respecter la dignité de la personne qui s’en
va, ainsi que de prendre en considération les différences culturelles à
l’étranger le cas échéant. Je recommande à nos managers de se montrer le
plus transparents possible tout en s’assurant de pouvoir répondre par
l’affirmative à la question suivante : « Ne verrais-je aucun inconvénient à
montrer cet e-mail à la personne que je viens de renvoyer ? »
Dans le cas qui nous occupe, les actions de Jake se sont produites au
sein du bureau. Mais quand il s’agit d’évoquer publiquement les
problèmes personnels d’un ou une employé(e), les choses se compliquent
encore davantage. Je recommande alors une approche différente.
À l’automne 2017, un de nos leaders, qui à notre insu souffrait d’un
problème d’addiction à l’alcool, s’est remis à boire pendant un voyage
d’affaires. Il est aussitôt parti en cure de désintoxication. Que devions-
nous dire à ses collaborateurs ? Son chef estimait que, fidèles aux
principes de la culture Netflix, nous leur devions à tous la vérité. Les
ressources humaines insistaient qu’il devrait avoir le droit de choisir ce
qu’il voulait dévoiler de sa vie. Dans ce cas, j’étais d’accord avec les RH. En
matière de problèmes personnels, le droit d’un individu à sa vie privée
l’emporte sur le désir de transparence de l’organisation. Nous n’avons
donc pas opté pour la voie de la plus grande franchise. Sans pour autant
raconter de belles histoires. Nous avons dit à tout le monde qu’il avait pris
deux semaines de congé pour raisons personnelles. À lui de leur donner
plus de détails s’il le souhaitait.
De manière générale, je crois que si le dilemme est lié à un incident au
travail, tout le monde devrait être informé. Mais s’il s’agit d’une situation
personnelle, il revient à la personne d’en dire plus si elle le veut.
SCÉNARIO 4 :
QUAND ON FOIRE

Vous êtes toujours ce fondateur d’une start-up qui compte cent employés. C’est un
boulot difficile et malgré tous vos efforts, vous enchaînez une série d’erreurs graves.
La plus remarquable étant l’embauche puis le licenciement successif de cinq
directeurs commerciaux en cinq ans. Chaque fois vous êtes persuadé d’avoir trouvé
un bon candidat. Mais systématiquement, quand vous commencez à travailler ensemble, vous
prenez conscience que la nouvelle recrue n’a pas ce qu’il faut pour ce poste. Et que toutes ces
embauches ratées sont entièrement dues à vos manques de discernement. Le reconnaissez-vous
devant votre personnel ?

a- Non ! Vous ne voulez pas que le groupe perde confiance dans vos capacités de meneur. Certains de
vos meilleurs éléments risqueraient même de partir, en quête d’un patron plus compétent. D’un autre côté,
tout le monde voit bien que le cinquième directeur commercial vient de quitter la société. Vous êtes obligé
de prendre la parole – mais vous vous contentez de dire combien il est compliqué de recruter le candidat
idéal. Vous mettez toute votre énergie à en trouver un qui convienne parfaitement.

b- Oui ! Vous tenez à encourager votre personnel à prendre des risques et à voir les erreurs comme des
étapes inévitables de ce processus. De plus, quand vous vous exprimez ouvertement sur vos erreurs, les
autres vous font davantage confiance. Lors de la prochaine réunion, expliquez combien vous êtes gêné
d’avoir échoué à recruter et gérer le directeur commercial cinq fois de suite.

Réponse de Reed : Allez-y doucement avec vos succès, mais


n’hésitez pas à clamer haut et fort vos erreurs.

Ma réponse au scénario 4 est b : oui ! Reconnaissez vos erreurs.


Au tout début de ma carrière, au lancement de Pure
Software, je n’avais pas l’assurance nécessaire pour évoquer
sans tabou mes manquements avec mon personnel, mais une expérience
m’a servi de leçon. Je commettais beaucoup d’erreurs de management, ce
qui me préoccupait énormément. Au-delà de mon incompétence générale
pour gérer le personnel, j’avais effectivement engagé puis renvoyé cinq
directeurs commerciaux en cinq ans. Les deux premières fois, j’ai pu
rejeter la faute sur la personne embauchée, mais lorsque sont arrivées les
quatrième et cinquième, il est devenu assez clair que je ne pouvais m’en
prendre qu’à moi-même.
J’ai toujours donné la priorité à l’entreprise. Persuadé que ma propre
incompétence lui était nuisible, je me suis rapproché du conseil
d’administration et, comme au confessionnal, j’ai détaillé mes
insuffisances et proposé ma démission.
Mais le CA de Pure ne l’a pas acceptée. Financièrement, l’entreprise
allait bien. Ils ont convenu que j’avais commis des erreurs dans la gestion
du personnel, mais ils ont ajouté que s’ils engageaient un nouveau
dirigeant, celui-ci ou celle-là en ferait également. Il s’est produit deux
choses intéressantes durant cette réunion. D’abord, ainsi que je m’y
attendais, j’ai éprouvé un immense soulagement d’avoir dit la vérité et
tout mis sur la table. Ensuite, et c’est plus remarquable, le fait d’exposer
ma vulnérabilité a semblé renforcer la confiance que le CA plaçait en moi.
J’ai ensuite procédé à la même autocritique devant l’ensemble du
personnel. J’ai longuement insisté sur mes erreurs et exprimé mes regrets
d’avoir nui à l’entreprise. Cette fois, en plus du soulagement, j’ai senti la
confiance des salariés, qui ont commencé à me parler de leurs erreurs de
tout type, qu’ils avaient jusque-là dissimulées sous le tapis. Eux aussi s’en
sont sentis soulagés, ce qui a permis d’améliorer notre relation et, pour
ma part, j’en ai tiré de précieux enseignements, afin de mieux me
débrouiller dans la gestion de l’entreprise.
En 2007, près de dix ans plus tard, j’ai rejoint le CA de Microsoft. Steve
Ballmer, P.-D.G. de Microsoft à l’époque, est un grand type sympa et
remuant. Il s’exprime très librement sur ses erreurs, n’hésitant pas à tenir
ce genre de propos : « Regarde, là, j’ai vraiment foiré. » Du coup, je me suis
senti proche de lui. Quel type honnête et réfléchi ! Et je me suis rendu
compte que c’était tout simplement un comportement humain normal
d’avoir plus confiance en une personne qui admet ses erreurs.
Depuis lors, chaque fois que j’ai l’impression d’avoir fait une bêtise, je
m’en ouvre largement, publiquement, abondamment. Très vite, j’ai
compris le plus intéressant dans le fait de rendre publiques les erreurs
des dirigeants : cela encourage tout le monde à trouver cela normal. Ce
qui, en retour, encourage les employés à prendre des risques même quand
le succès n’est pas certain… et entraîne ainsi davantage d’innovations à
tous les niveaux dans l’entreprise. En jouant franc-jeu on construit la
confiance, en demandant de l’aide on stimule l’apprentissage, en
reconnaissant ses erreurs on encourage le pardon et en rendant publics
ses échecs on incite les gens à faire preuve de courage.
C’est pourquoi, dans le scénario 4, je n’ai absolument aucune réserve.
L’humilité est essentielle chez un dirigeant et modèle. Exprimez-vous
avec modestie sur vos réussites, ou laissez les autres les mentionner à
votre place. Mais quand on fait une bêtise, il faut le dire clairement, pour
que tout le monde puisse apprendre et profiter de vos erreurs. En d’autres
termes, « allez-y doucement avec vos succès, mais n’hésitez pas à clamer
haut et fort vos erreurs ».

Reed parle si fréquemment, si ouvertement de ses erreurs du


temps où il était P.-D.G. de Pure Software que l’expérience
prend parfois des airs de gigantesque catastrophe. Pourtant les
recettes annuelles de la société ont doublé quatre années d’affilée avant
que Morgan Stanley ne la fasse entrer en Bourse en 1995 ; deux années
plus tard, elle était revendue pour 750 millions de dollars, dont une partie
est revenue à Reed, devenant ainsi la mise de fonds initiale pour Netflix.
La recherche confirme les ramifications positives évoquées par Reed
du dirigeant s’exprimant ouvertement sur ses erreurs. Dans son livre Le
Pouvoir de la vulnérabilité : la vulnérabilité est une force qui peut transformer
votre vie, Brené Brown explique, à partir de ses propres études
qualitatives : « nous adorons voir la vérité brute et la franchise chez les
autres, mais nous craignons de les montrer en nous […]. La vulnérabilité
c’est le courage chez toi et l’inadéquation chez moi. »
Anna Bruk et son équipe de l’université de Mannheim en Allemagne
ont tenté de reproduire les découvertes de Brown quantitativement. Elles
ont demandé à des sujets de se projeter dans diverses situations de
vulnérabilité – par exemple être la première personne à demander pardon
après une grosse dispute ou reconnaître devant son équipe avoir fait une
grave erreur dans le cadre du travail. Lorsque les personnes s’imaginent
dans ces situations, elles ont tendance à penser que montrer sa
vulnérabilité donnerait l’impression qu’elles sont « faibles » et
« inadéquates ». Mais en se figurant quelqu’un d’autre dans cette même
situation, elles décrivent plutôt la démonstration de vulnérabilité comme
« désirable » et « positive ». Bruk concluait que l’honnêteté vis-à-vis de ses
erreurs est positive pour les relations, la santé et la performance
professionnelle.
À l’inverse, il existe aussi des recherches qui prouvent que le fait de
mettre en lumière les erreurs d’une personne déjà considérée comme
inefficace ne fait que conforter cette opinion chez les autres. En 1966, le
psychologue Elliot Aronson a mené une expérience. Il a demandé à des
étudiants d’écouter des enregistrements de candidats souhaitant
participer à un quiz. Deux des candidats, brillants, répondaient à la
plupart des questions correctement, tandis que les deux autres ne
donnaient que 30 % de réponses correctes. Puis un groupe entendait un
vacarme de bruits de vaisselle, suivi d’une interjection d’un des candidats
brillants qui disait « Oh non, j’ai renversé du café partout sur mon
nouveau costume. » Un autre échantillon d’étudiants entendait le même
bruit, mais ensuite c’était un des candidats médiocres qui disait avoir
renversé du café. Les étudiants ont ensuite témoigné apprécier davantage
le candidat brillant parce qu’ils l’avaient entendu en difficulté. En
revanche, l’inverse était vrai du candidat médiocre. Il était encore moins
apprécié après avoir traversé une situation de vulnérabilité.
Cette tendance a un nom : l’effet Pratfall (pratfall : chute sur le
derrière) – l’attractivité d’une personne augmente ou décroît après qu’elle
a fait une erreur, selon que cette personne est ou non perçue comme
compétente en général. Dans une étude dirigée par la professeure Lisa
Rosh de Lehman College, une femme se présentait, sans mentionner ni
son titre ni ses études, mais en évoquant la nuit qu’elle venait de passer à
s’occuper de son bébé malade. Il lui fallait des mois pour rétablir sa
crédibilité. Si la même femme était annoncée comme une prix Nobel, le
même discours, mot pour mot, à propos du bébé, provoquait des réactions
de sympathie et de connexion de la part du public.
En associant les données aux conseils de Reed, voici ce qu’il faut
retenir : un leader qui s’est montré compétent, qui est apprécié de son
équipe, bâtira des liens de confiance et suscitera les prises de risque s’il ne
cache pas ses propres erreurs. L’entreprise en bénéficiera. La seule
exception concerne un ou une dirigeant(e) qui n’aurait pas fait ses
preuves ou en qui on n’aurait pas confiance. Dans ces cas, avant de
raconter haut et fort toutes vos erreurs, il faut impérativement instaurer
d’abord la confiance quant à vos compétences.

LE CINQUIÈME POINT
Si vous avez les meilleurs employés sur le marché et que vous avez
instauré une culture du feedback ouvert, le dévoilement des secrets de la
société augmente le sentiment d’appartenance et d’engagement parmi
votre personnel. Si vous faites confiance aux gens pour gérer de façon
appropriée les informations sensibles, alors naîtra un sentiment de
responsabilité, et vos salariés vous montreront à quel point ils sont
fiables.

À RETENIR DU CHAPITRE 5 :

Pour une culture de la transparence, réfléchissez aux messages symboliques que vous transmettez.
Finis les bureaux fermés, les assistants qui montent la garde et les espaces clos.

Ouvrez les livres de comptes pour vos employés. Enseignez-leur comment lire les profits et les
pertes. Partagez avec tous les membres de l’entreprise des informations financières sensibles et
stratégiques.

Lorsque vous prenez des décisions qui impacteront le bien-être du personnel, telles que les
réorganisations ou les licenciements, parlez-en en amont avec les employés, avant que les choses
soient gravées dans le marbre. Cela créera une certaine anxiété, de l’affolement peut-être, mais la
confiance ainsi bâtie sera supérieure aux désagréments.
Quand la transparence interfère avec la vie privée d’un individu, suivez ces principes : si l’information
porte sur un événement qui s’est produit au travail, optez pour la transparence, exprimez-vous avec
franchise sur l’incident. Si cela engage la vie personnelle d’un employé, expliquez qu’il ne vous
revient pas d’en dire davantage et que les gens peuvent interroger directement la personne
concernée s’ils le souhaitent.

Si vous avez déjà fait vos preuves, parlez ouvertement et longuement de vos erreurs – encouragez
tous vos cadres à faire de même – car cela augmentera la confiance, la bonne volonté et
l’innovation à tous les niveaux de l’entreprise.

Vers une culture de liberté et de responsabilité


Maintenant que vous avez une haute densité de talent, que vous avez instauré la franchise, que la
transparence organisationnelle est en place et que vous avez expérimenté quelques libertés symboliques
(vacances illimitées, fin des politiques de dépenses et de voyages professionnels), vous êtes prêts à
monter d’un cran dans la liberté. Le chapitre suivant – Aucune validation n’est nécessaire – ne peut être
mis en pratique que si et seulement si vous avez déjà abordé les sujets des chapitres précédents. En
partant du principe que vous avez accompli ce travail préparatoire, ce chapitre est celui qui sera le plus
susceptible de stimuler l’innovation, l’efficacité et la satisfaction des employés à tous les étages de
l’organisation.
ET MAINTENANT, SUPPRIMEZ D’AUTRES
CONTRÔLES…
CHAPITRE 6
AUCUNE VALIDATION N’EST
NÉCESSAIRE

En 2004, Netflix envoyait encore les DVD par courrier et


Ted Sarandos était responsable des achats. Il décidait s’il
fallait commander 60 ou 600 exemplaires de tel ou tel titre.
Les DVD étaient ensuite expédiés à nos clients.
Un jour, sort un nouveau film sur des extraterrestres, dont Ted
pensait qu’il allait faire un tabac. Nous buvions un café tous les deux
pendant qu’il remplissait son bon de commande, il m’a donc demandé
mon avis : « Combien devrais-je en réserver, selon toi ? »
Je lui ai répondu : « Je pense que ça ne marchera pas, prends-en
seulement quelques-uns. » Dans le mois qui suivait, tout le monde le
réclamait et nous étions en rupture de stock. « Mais pourquoi tu n’en
as pas commandé plus, Ted ?! » me suis-je exclamé.
« Parce que je t’ai écouté ! » a-t-il protesté.
C’est ainsi que j’ai commencé à comprendre les dangers de la
pyramide standard de la prise de décision. Je suis le patron, j’ai des
opinions bien arrêtées, que je partage volontiers, mais je ne suis pas
la personne la plus avisée en matière de sélection des films ou autres
décisions critiques du même acabit, au quotidien, chez Netflix. Je lui
ai donc dit :
« Ted, ton boulot n’est pas de me satisfaire ou de prendre la
décision que j’approuverais le plus selon toi. C’est de faire ce qui est
bon pour nos affaires. Tu n’es pas autorisé à me laisser conduire cette
entreprise droit dans le mur ! »
Dans la plupart des sociétés, le patron est là pour valider ou
bloquer les décisions des employés. Il n’existe pas meilleur moyen de
limiter l’innovation et ralentir la croissance. Chez Netflix, nous
insistons pour le dire : ne pas être d’accord avec son ou sa chef(fe) et
prendre une décision qu’il ou elle n’apprécie pas n’est pas un
problème. Nous ne voulons pas que les uns et les autres se trouvent
contraints d’écarter une super idée simplement parce que le manager
n’en voit pas l’intérêt. C’est la raison pour laquelle, chez Netflix, nous
disons :

NE CHERCHEZ PAS À FAIRE PLAISIR AU BOSS, MAIS À AGIR AU MIEUX POUR


L’ENTREPRISE

Il existe toute une mythologie autour des P.-D.G. et autres cadres


seniors tellement impliqués jusque dans les moindres détails que
leur produit ou leur service devient absolument incroyable. À en
croire la légende, c’est le micromanagement de Steve Jobs qui a fait
de l’iPhone un produit hors du commun. Il arrive souvent que les
dirigeants des grandes chaînes de télévision ou des studios de
cinéma interviennent sur le contenu créatif de leurs projets. Parfois
on peut entendre certains cadres se vanter d’être des
« nanomanagers ».
Bien entendu, dans la plupart des sociétés, les employés
cherchent à prendre les décisions que leur chef est le plus
susceptible de soutenir, même si celui-ci ne donne pas dans le
micromanagement. Une idée communément répandue veut que le
patron ou la patronne en sache plus puisqu’il ou elle a atteint un
barreau supérieur de l’échelle hiérarchique. Si vous tenez à votre
carrière et si vous ne voulez pas être accusé d’insubordination,
écoutez attentivement la solution qu’il ou elle jugera la plus adaptée
et appliquez-la.
Nous ne nous appuyons pas sur ces modèles hiérarchiques, car
nous sommes persuadés que nous sommes plus rapides, plus
innovants lorsque les employés, à tous les niveaux de l’entreprise,
prennent leurs propres décisions et assument. Chez Netflix, nous
avons pour ambition de renforcer les muscles de la prise de décision
absolument partout dans la société – et une de nos fiertés tient au
peu de décisions que prennent nos cadres seniors.
Il y a quelque temps de cela, Sheryl Sandberg de Facebook a passé
une journée en ma compagnie pour observer ma façon de travailler.
Elle a assisté à toutes mes réunions, à tous mes entretiens en tête à
tête. C’est un exercice auquel j’ai régulièrement recours avec mes
homologues de la Silicon Valley, se voir en action sur le terrain nous
permet d’apprendre les uns des autres. Après coup, lors de notre
débriefing, Sheryl s’est étonnée : « Le plus incroyable, c’est que durant
toute cette journée à tes côtés, à aucun moment tu n’as pris de
décision ! »
J’étais ravi – car c’est exactement ce que nous nous sommes fixé
comme objectif. Notre modèle de prise de décision dispersée est
devenu l’une des bases de notre culture et l’une des raisons pour
lesquelles nous avons connu une croissance et une innovation aussi
rapides.

Quand nous avons commencé à travailler sur ce livre, j’ai


demandé à Reed comment il allait trouver le temps de
collaborer avec moi. Il m’a répondu : « Oh, je peux t’accorder à peu
près tout le temps que tu jugeras nécessaire. »
J’ai été étonnée. Étant donné le rythme de croissance effréné que
connaît Netflix, comment pouvait-il ne pas être submergé de travail ?
Pourtant Reed est si profondément persuadé que les prises de
décisions doivent être déléguées que, à l’en croire, le P.-D.G. qui fait
bien son boulot est celui qui n’est pas surmené.
La prise de décision dispersée ne peut fonctionner que dans un
environnement à haute densité de talent au sein d’une transparence
organisationnelle maximale. Sans ces éléments, c’est l’effet inverse
qui se produit. Une fois que tout ceci est en place, vous êtes prêt à
supprimer ces contrôles parfois symboliques (tels que le décompte
des jours de vacances), mais qui une fois disparus ont le pouvoir
d’augmenter de façon spectaculaire le rythme de l’innovation dans
votre entreprise. Paolo Lorenzoni, un expert en marketing qui a
travaillé pour Sky Italy avant de rejoindre Netflix à Amsterdam, met
en lumière ce principe en comparant son ancien et son nouveau lieu
de travail.
En Italie, Sky est l’unique diffuseur de Game of Thrones. J’étais chargé de la promotion de
la série. Et j’ai eu une idée de génie.
Si v ous connaissez l’histoire, v ous sav ez qu’un immense mur de glace protège
Westeros. De nombreuses scènes se passent dans cette région très froide. C’est ce qui
m’a serv i de point de départ pour la publicité.
Quatre amis boiv ent un v erre sur leur terrasse lors d’une chaude soirée à Milan. Le
soleil se couche, ils dégustent des cocktails Bellini roses dans des flûtes à champagne. Ils
sont en tee-shirt, dans un jardin. On v oit le reflet de l’écran de télév ision dans la fenêtre
derrière eux. Un des amis jette un coup d’œil à sa montre. Constatant que Game of
Thrones est sur le point de commencer, il dit en riant : « Nous ferions bien de rentrer.
L’hiv er v ient. » (Haha.) Deux des amis récupèrent leurs affaires, ils ne v eulent pas non
plus rater la série. Mais le quatrième ne comprend pas. « Qu’est-ce que v ous racontez ? Il
fait chaud ! » Les trois autres se moquent de son ignorance. Apparemment, il n’est pas
abonné à Sky TV et ne sait rien du grand mur de glace. « Si tu l’as pas, tu l’as pas ! » lui
lancent-ils.
Tous ceux sur qui nous av ons testé l’idée l’ont adorée. Mais chez Sky, tout dev ait
passer par le P.-D.G. Et le P.-D.G. a été la seule personne qui n’a pas compris. Il a tué mon
projet en trois minutes et demie env iron.

Paolo a été embauché afin de promouvoir les séries Netflix pour


un public italien. Il était persuadé que la très populaire Narcos
connaîtrait un grand succès. Il s’agit de l’histoire du baron de la
drogue colombien Pablo Escobar. Pablo est bel homme – coiffure
années 1980 et grosse moustache « et malgré tous ses actes
déplorables, on se surprend à le soutenir, explique Paolo. Les Italiens
– qui adorent les séries sur la mafia – allaient sûrement aimer. Après
des dizaines de soirées à arpenter mon appartement en long et en
large, j’ai pensé à un plan qui selon moi allait appâter toute l’Italie.
C’était tellement évident que j’en avais l’eau à la bouche. Ça allait
coûter cher, j’aurais besoin d’utiliser la totalité du budget marketing
de l’Italie. »
Mais Paolo se demandait si son nouveau patron, le vice-président
du marketing Jerret West, un Américain établi à Singapour, serait
d’accord avec son idée. Aurait-il le feu vert du management ?

Jerret v enait à Amsterdam. J’av ais consacré plusieurs semaines à trav ailler sur cette
proposition, un av is négatif de sa part et tout serait réduit à néant. Lundi, mardi,
mercredi, jour et nuit, je peaufinais les arguments les plus conv aincants que je pouv ais
coucher sur le papier. Le jeudi midi, j’ai transmis le tout par e-mail à Jerret. Av ant
d’appuyer sur env oi, j’ai murmuré dev ant mon ordinateur : « Pourv u que Jerret
approuv e. »
Le jour de la réunion, j’étais tellement nerv eux que j’ai été obligé de garder les mains
dans mes poches pour les empêcher de trembler. Mais Jerret a surtout parlé du défi que
posaient les nouv elles embauches. J’étais si stressé que j’étais quasiment incapable
d’écouter. J’ai pris mon courage à deux mains et je me suis lancé. « Jerret, je v oudrais
être sûr qu’on aura le temps de discuter de ma proposition pour Narcos. »

Lorsqu’il a entendu la réponse de Jerret, Paolo n’en a pas cru ses


oreilles.

« As-tu des éléments que tu v oulais débattre en particulier ? Sinon, c’est ta décision,
Paolo. Tu as besoin de mon aide sur un point précis ? » Ça m’a fait l’effet d’une
rév élation : J’ai compris ! Chez Netflix, si tu partages tout le contexte autour de ton
choix, tu as posé les bases. Tu n’as pas à attendre d’approbation. C’est à toi de v oir. À toi
que rev ient la décision.

Le travail que recherchent les gens, grâce auquel ils


s’épanouissent, c’est celui qui leur offre la maîtrise de leurs décisions.
Depuis les années 1980, la littérature du management pullule
d’instructions pour déléguer davantage, de recettes afin
« d’émanciper les employés pour qu’ils s’émancipent par eux-
mêmes ». C’est exactement ce que Paolo nous a expliqué ici. Plus on
accorde de latitude aux gens sur leur projet, plus ils se sentent
investis et plus ils sont impliqués pour donner le meilleur d’eux-
mêmes. Dire aux salariés ce qu’ils doivent faire est démodé, c’est le
meilleur moyen de se voir traiter de « Micromanager ! »,
« Dictateur ! », « Autocrate ! ».
Mais dans la plupart des entreprises, quelle que soit l’autonomie
accordée aux employés pour fixer leurs objectifs, développer leurs
propres idées, quasiment tout le monde est d’accord sur ce point : il
revient au patron de s’assurer que son équipe ne prend pas de
décisions idiotes susceptibles de faire perdre de l’argent et des
ressources à la société. Et si c’est vous le patron, alors la devise de
Reed « Ne cherchez pas à faire plaisir au patron » vous paraîtra peut-
être non seulement bizarre, mais aussi tout à fait terrifiante.

VOUS AVEZ LA DENSITÉ DE TALENT


ET LA FRANCHISE : ÊTES-VOUS PRÊT À VOUS
DÉBARRASSER DES CONTRÔLES ?
Imaginez ce scénario. Vous héritez d’un super poste de management
dans une entreprise à la pointe et en rapide expansion. Vous êtes bien
payé, on vous affecte une équipe de cinq personnes hautement
expérimentées et travailleuses en supervision directe. Tout va bien…
il n’y a qu’un seul petit problème. Cette société est connue pour
engager exclusivement les meilleurs et licencier ceux qui n’excellent
pas. Vous ressentez une pression énorme.
Vous n’êtes pas un micromanager. Vous savez comment obtenir
des résultats sans être constamment penché par-dessus l’épaule de
vos collaborateurs, sans avoir à leur indiquer quel stylo ils doivent
prendre, quel coup de fil ils doivent passer. Pour tout dire, vos
qualités de leader émancipateur étaient souvent vantées à votre
poste précédent.
Un matin, une collaboratrice, Sheila, vous présente une
proposition. Elle a une idée novatrice pour faire progresser la société
et elle préférerait abandonner le projet que vous lui avez suggéré de
suivre. Vous êtes de manière générale favorablement impressionné
par Sheila, mais vous estimez que son idée, en l’occurrence, va faire
un flop. Si vous lui accordez quatre mois pour travailler sur ce projet
dont vous avez le sentiment qu’il va échouer, quelle opinion aura
votre supérieur direct vous concernant ?
Vous expliquez, avec passion, toutes les raisons pour lesquelles
vous y êtes opposé. Mais puisque vous essayez d’inciter votre équipe
à davantage d’autonomie, vous laissez Sheila trancher. Elle vous
remercie et promet de réfléchir à vos arguments. Une semaine plus
tard, elle vous demande un nouveau rendez-vous. Cette fois elle
annonce : « Je sais que tu n’es pas d’accord, mais je vais suivre mon
idée parce que je crois que nous y gagnerons davantage. Préviens-
moi si tu souhaites outrepasser ma décision. » Qu’allez-vous faire ?
À ce moment-là, l’intrigue du scénario imaginaire s’épaissit.
Quelques jours plus tard, un autre employé vient vous présenter une
autre idée, à laquelle il a consacré la moitié de son temps. Vous êtes
certain, là encore, que ce sera un échec. Puis, plusieurs jours après,
une troisième personne arrive avec une requête similaire. Vous vous
souciez de votre carrière, ainsi que de celle de vos collaborateurs,
vous êtes donc terriblement tenté de les empêcher de travailler sur
ces initiatives.

Dans notre philosophie, les employés n’ont pas besoin de


l’approbation de leur n+1 pour aller de l’avant (mais ils
doivent informer celui ou celle-ci). Si Sheila vient vous
trouver avec une proposition qui selon vous ne marchera pas, vous
devez vous remémorer pourquoi vous avez embauché Sheila et
pourquoi vous la rémunérez au-dessus du prix du marché pour
l’avoir à vos côtés. Posez-vous ces quatre questions :

Sheila est-elle une employée exceptionnelle ?


Estimez-v ous qu’elle sait faire preuv e de discernement ?
Pensez-v ous qu’elle a la capacité d’av oir un impact positif ?
Est-elle digne de faire partie de v otre équipe ?

Si vous répondez NON à n’importe laquelle de ces questions, vous


devriez vous séparer d’elle (voir le chapitre suivant où nous
apprendrons que « des performances adéquates valent de
généreuses indemnités de licenciement »). Mais si votre réponse est
OUI, alors laissez-la aux commandes. Lorsque le patron ne se mêle
plus des décisions, l’entreprise progresse, l’innovation aussi.
Souvenez-vous du temps que Paolo a consacré à se préparer afin
d’obtenir la validation de Jerret pour son initiative. Si Jerret avait
mis son veto, Paolo aurait dû annuler une proposition dans laquelle
il croyait pour partir sur de nouvelles pistes. Résultat : du temps, et
une bonne idée, gâchés.
Bien sûr, toutes les décisions de vos collaborateurs ne se
solderont pas par un succès. Et si le patron se retire du processus de
validation, il est probable que les échecs seront plus nombreux. C’est
précisément pour cette raison qu’il est si difficile de laisser Sheila
mener à bien son idée quand on est persuadé qu’elle ne fonctionnera
pas.

À QUOI ON CARBURE CHEZ NETFLIX


Il y a quelques années j’assistais à une conférence à Genève. Assis
au bar, j’ai surpris la conversation de deux confrères qui discutaient
des défis liés à l’innovation. Voici ce que racontait l’un, un Suisse à la
tête d’une société d’articles de sport : « Une de mes managers a
suggéré que j’installe une piste de roller dans nos magasins pour
attirer les jeunes clients qui ont tendance à acheter à la concurrence
sur internet, racontait-il. On a besoin de ce genre d’idées innovantes
dans notre domaine. Mais elle avait à peine fait cette suggestion
qu’elle a commencé à se rétracter. Nous n’aurions pas la place ! Cela
coûterait trop cher ! Cela pourrait être dangereux ! En deux minutes
elle avait complètement évacué sa propre idée. Elle ne l’a jamais
soumise à son chef pour avoir son avis. Tout le monde dans
l’entreprise est tellement réticent à prendre des risques ! Comment
veux-tu innover dans ces conditions ? »
L’autre P.-D.G., un détaillant américain dans la mode, a acquiescé :
« Nous avons des calicots partout dans le bureau sur lesquels il est
écrit Dix minutes pour innover. Le problème est que nous travaillons
tous trop dur pour avoir le temps de réfléchir à de nouvelles
manières de faire les choses. Alors j’essaie d’accorder du temps à tout
le monde. Nous allons lancer les “vendredis de l’innovation”, un jour
par mois durant lequel on n’attendra qu’une chose de la part des
employés : des idées neuves. Toute la journée, nous travaillons dans
l’univers de Google, nous achetons nos produits sur Amazon, nous
écoutons de la musique via Spotify, nous prenons des Uber pour
rejoindre nos appartements loués sur Airbnb et nous passons nos
soirées devant Netflix. Pourtant nous sommes incapables de
comprendre comment ces sociétés de la Silicon Valley font pour aller
si vite de l’avant et innover avec une telle rapidité. »
« Je ne sais pas à quoi ils carburent, chez Netflix, a-t-il conclu,
mais il nous faut la même chose. »
C’était assez amusant d’entendre ça par hasard. À quoi on
carbure, chez Netflix ? Nos employés sont forts, mais au moment où
ils intègrent l’entreprise, eux aussi, comme la salariée avec son idée
de piste de roller, font tout ce qu’ils peuvent pour minimiser les
risques d’échec. Nous n’avons pas de vendredi de l’innovation, pas
plus que de calicots incitant à y réfléchir. Et nos employés sont bien
occupés, ils n’ont pas plus de temps à accorder à la réflexion que ce
type de l’industrie de la vente de mode au détail.
La différence tient à la liberté de prise de décision que nous
offrons. Si vos employés sont excellents, si vous leur donnez la
liberté de mettre en place les brillantes idées auxquelles ils croient,
alors l’innovation arrivera. Netflix n’opère pas dans un domaine
comme la médecine ou le nucléaire où la sécurité est critique. Dans
certaines industries, il est essentiel d’éviter les erreurs. Nous
sommes sur un marché créatif. Notre plus grosse menace, à long
terme, n’est pas de commettre une erreur, c’est de manquer
d’inspiration. Notre risque est d’échouer à trouver des idées
novatrices pour divertir nos clients, ce qui nous mettrait hors jeu.
Si vous espérez davantage d’innovation dans votre équipe,
poussez vos employés à chercher des moyens de faire progresser
l’entreprise, pas de satisfaire leurs chefs. Coachez votre personnel
afin qu’il défie ses managers exactement comme Sheila l’a fait : « Je
sais que tu n’es pas d’accord, mais je vais suivre ma nouvelle idée
parce que je crois que nous y gagnerons davantage. Préviens-moi si
tu souhaites outrepasser ma décision. » En parallèle, incitez vos
managers à ne pas rejeter les initiatives de ce genre, quel que soit
leur scepticisme ou leur longue expérience. Parfois l’employé(e)
échouera et le patron aura envie de dire « Je te l’avais dit » (et s’en
abstiendra !). Parfois il ou elle réussira malgré les réserves émises
par son chef.
Un formidable exemple nous a été fourni par Kari Perez,
directrice de notre service communication chargée de faire connaître
la marque Netflix en Amérique latine. Kari est mexicaine, mais elle
vit à Hollywood :

Nous étions à la fin 2014 et à l’époque Netflix n’était pas v raiment connu au Mexique.
J’av ais un plan pour y remédier. J’av ais env ie de présenter Netflix comme le champion
du contenu local, alors même que nous n’av ions encore aucune série originale mexicaine.
L’idée était de mettre en av ant dix gros films mexicains de cette année-là – réalisés
par des Mexicains av ec des acteurs locaux. Nous v oulions également sélectionner un
jury composé de dix personnes, toutes mexicaines, comme Ana de la Reguera (une
v edette de telenov ela qui s’apprêtait à tourner dans Narcos) et Manolo Caro (un
réalisateur hyper-connu ayant récemment fait la couv erture de Vanity Fair dans un
smoking froissé allongé entre deux magnifiques actrices), le tout dans l’idée de rendre
notre marque plus pertinente aux yeux du public que ces célébrités influençaient.
Ces stars du cinéma et membres du jury feraient campagne v ia les réseaux sociaux
pour soutenir leurs films préférés, encourageant tout le monde à participer au v ote sur
Twitter, Facebook et LinkedIn. Les deux films ayant recueilli le plus de v oix
remporteraient un contrat de distribution d’un an av ec Netflix. Je prév oyais de conclure
cette opération par une grande fête à laquelle serait inv ité tout le who’s who local.
Mais mon patron, Jack, a détesté cette idée. Pourquoi consacrer tout ce temps, tout
cet argent sur des films que Netflix n’av ait même pas produits ? Pire, nous av ions tenté
quelque chose de similaire au Brésil, en partenariat av ec des festiv als de cinéma, mais
cela n’av ait pas v raiment pris. Jack n’arrêtait pas d’affirmer publiquement, en réunion,
que si ça ne tenait qu’à lui, cette opération ne se ferait jamais.
Mais moi, j’y croyais dur comme fer. J’étais prête à prendre le pari et, en cas d’échec, à
en assumer les responsabilités. J’ai écouté attentiv ement les inquiétudes de Jack et j’ai
décidé de trav ailler av ec des influenceurs et influenceuses locaux plutôt qu’av ec des
festiv als, pour év iter de reproduire le fiasco du Brésil. Bien sûr, c’est effrayant de suiv re
son idée tout en sachant que son chef la trouv e mauv aise.
Je me suis fait du souci pour rien. Les conférences de presse pour le lancement et la
clôture du concours ont été prises d’assaut et Twitter a explosé av ec le concours durant
les semaines ayant précédé l’év énement. Le jury de célébrités a bombardé le message v ia
Facebook et Twitter. Les producteurs, les réalisateurs, les acteurs ont à leur tour lancé
leur propre campagne, faisant du Premio Netflix une plateforme essentielle pour
l’industrie du cinéma mexicain indépendant.
Des milliers de personnes ont v oté. Ça a été un moment piv ot pour nous. Soudain, tout le
monde connaissait la marque Netflix. J’ai su que nous av ions réussi quand, lors de la
cérémonie de remise des trophées, sont apparus sur le tapis rouge des influenceurs de
haute v olée tels que la fille du président mexicain Enrique Peña Nieto et celle qui était la
plus célèbre des actrices mexicaines encore en v ie, Kate Del Castillo – emmenées jusque-
là en jet priv é réserv é par nul autre que mon manager (ayant oublié toutes ses
réticences !).
Jack a fait son mea culpa dev ant tout le monde lors de la réunion d’équipe suiv ante : il
s’était trompé de bout en bout, la campagne av ait été formidable.

Afin d’encourager nos employés et leurs chefs, comme Kari et


Jack, à changer d’état d’esprit vis-à-vis de l’expérimentation, nous
utilisons l’image des paris. Cela incite les salariés à se considérer
comme des entrepreneurs – c’est-à-dire des personnes qui, de toute
évidence, ne réussissent qu’au prix de quelques échecs. L’exemple de
Kari et celui, quelques pages en arrière, de Paolo, reflètent bien la vie
qui est la nôtre au quotidien, chez Netflix. Il est essentiel que nos
employés misent sur des initiatives auxquelles ils croient, qu’ils
essaient de nouvelles choses, même quand leur n+1 ou leurs
collègues trouvent leurs idées idiotes. Quand certains de ces paris se
révèlent perdants, nous réparons simplement les problèmes qu’ils
génèrent aussi rapidement que possible et discutons de ce que nous
en retenons. Dans nos métiers créatifs, le meilleur modèle consiste à
se remettre en selle au plus vite.

É É É
LES ÉTAPES PRÉALABLES ET ULTÉRIEURES
AU PARI
La notion de pari est liée à l’entrepreneuriat depuis bien
longtemps. En 1962, Frederick Smith, en cours d’économie
à Yale, a écrit un essai qui suggérait un service de livraison
en un jour. L’idée était la suivante : on pourrait poster un colis dans le
Missouri le mardi et, selon le tarif payé par l’expéditeur, celui-ci
pouvait voir son paquet arriver en Californie le mercredi. À en croire
la légende, Smith a reçu un C pour ce devoir et le professeur lui a dit
que pour avoir une meilleure note, il aurait fallu que son idée soit
faisable. Si le professeur de Smith avait été son patron, il aurait
sûrement mis le holà sur l’innovation.
Mais Smith était un entrepreneur et cet essai rédigé dans le cadre
de ses études est devenu la base de FedEx, qu’il a fondé en 1971.
C’était aussi un parieur : un jour, au tout début de FedEx, alors qu’une
banque venait de lui refuser un prêt crucial, il est parti jouer les
5 000 derniers dollars de la société à Las Vegas, où il a gagné
27 000 dollars au blackjack, ce qui lui a permis de couvrir la facture
d’essence de l’entreprise, qui s’élevait à 24 000 dollars. Bien sûr,
Netflix n’encourage pas son personnel à jouer au casino, simplement
à instiller un peu de l’esprit de Frederick Smith. Kari se souvient :
Quand j’ai commencé chez Netflix, Jack m’a expliqué ceci : je dev ais imaginer qu’on
v enait de me confier une pile de jetons. Je pouv ais les placer sur tous les paris auxquels
je croyais. Je dev rais trav ailler dur et bien réfléchir pour m’assurer de faire les meilleurs
paris possible, il me montrerait comment procéder. Certains échoueraient, d’autres
réussiraient. Ma performance serait finalement jugée, non sur les paris indiv iduels
perdus, mais sur ma capacité globale à utiliser ces jetons pour faire progresser
l’entreprise. Jack a été très clair : on ne perd pas son poste chez Netflix parce qu’on a
parié sur quelque chose qui n’a pas abouti. On le perd si on n’utilise pas ses jetons pour
faire adv enir de grandes choses ou si l’on fait constamment de mauv ais choix.

Jack a expliqué à Kari : « Nous n’attendons pas des employés qu’ils


décrochent l’approbation de leur patron avant de prendre des
décisions. Mais nous savons que de bonnes décisions requièrent une
maîtrise solide du contexte, la prise en compte du feedback venant de
personnes aux perspectives différentes et une bonne connaissance
de toutes les options. » Si quelqu’un utilise cette liberté pour prendre
des décisions importantes sans solliciter les points de vue de ses
collègues, Netflix considérera que cette personne manque de
discernement.
Puis Jack a présenté à Kari le Cycle d’innovation de Netflix, un
cadre qu’elle pouvait suivre afin de donner à ses paris les meilleures
chances de réussir. Le principe selon lequel « il ne faut pas chercher à
faire plaisir à son patron » fonctionne mieux si les employés suivent
ce modèle simple en quatre étapes.

Le Cycle d’innovation de Netflix

Si une idée vous tient à cœur, faites comme suit :

1. Cultiv ez l’espace pour du dialogue contradictoire ou partagez l’idée.


2. Si c’est une grande idée, testez-la.
3. En tant que capitaine informé, lancez-v ous.
4. Si c’est un succès, célébrez-le. Si c’est un échec, parlez-en.

CYCLE D’INNOVATION, ÉTAPE 1 : CULTIVEZ


L’ESPACE POUR DU DIALOGUE
CONTRADICTOIRE…
Si aujourd’hui nous cultivons l’espace pour du dialogue
contradictoire, c’est à cause de la débâcle Qwikster, la plus
grosse erreur de l’histoire de Netflix.
Début 2007, nous avons proposé un service qui, pour dix dollars,
permettait de combiner la réception de DVD par courrier et le
streaming. Mais il était évident que la vidéo en streaming prendrait
de plus en plus d’importance et que les gens regarderaient de moins
en moins de DVD.
Donc, pour nous concentrer sur le streaming, sans nous laisser
distraire par les DVD, j’ai eu l’idée de séparer les deux opérations :
Netflix gérerait le flux par internet et nous créerions une nouvelle
société, Qwikster, exclusivement consacrée au marché des DVD.
Chaque service serait facturé 8 dollars par ces deux entreprises
indépendantes. Pour les clients qui tenaient à avoir accès aux deux, la
facture totale atteignait donc les 16 dollars. Cet arrangement
permettrait à Netflix de bâtir l’entreprise du futur, sans être
encombrée de toute la logistique de l’envoi par courrier des DVD, qui
représentait notre passé.
L’annonce a provoqué un tollé chez nos abonnés. Non seulement
notre nouveau modèle était plus cher, mais cela imposait de jongler
entre deux sites web et deux abonnements au lieu d’un. En quelques
trimestres, nous avons perdu des millions de clients et la valeur de
notre action a connu une baisse de plus de 75 %. Tout ce que nous
avions construit était en train de s’effondrer à cause de ma mauvaise
décision. Ça a été le pire moment de ma carrière – clairement une
expérience que je préférerais ne jamais revivre. Je m’en suis excusé
via une vidéo postée sur YouTube, qui trahissait un stress tellement
perceptible que Saturday Night Live en a fait une parodie.
Mais cette humiliation a eu l’effet d’un signal d’alerte précieux, car
après coup des dizaines de managers et de vice-présidents de Netflix
sont venus me trouver pour me dire qu’ils n’avaient jamais cru à ce
projet. Un a dit : « Je savais que ce serait un désastre, mais j’ai pensé
Reed a toujours raison, alors je n’ai rien dit. » Un type du service
finances a renchéri : « Nous avons trouvé ça dingue parce qu’une
grande partie de nos clients payaient les 10 dollars, mais n’utilisaient
même pas le service DVD. Pourquoi Reed fait-il ce choix qui ferait
perdre de l’argent à Netflix ? Mais puisque tout le monde avait l’air
d’accord, nous nous y sommes résolus. » Un autre manager a ajouté :
« J’ai toujours détesté le nom de la boîte, Qwikster, mais comme
personne d’autre ne s’en est plaint, j’ai gardé ça pour moi. » Pour
finir, un des vice-présidents m’a avoué : « Tu es tellement
enthousiaste quand tu crois à quelque chose, Reed, que j’ai eu
l’impression que tu ne m’écouterais pas. J’aurais dû crier très fort en
me plaçant pile devant toi pour arrêter le train en marche et te
signaler que je n’y croyais pas, mais je n’en ai rien fait. »
Malgré tous nos discours prêchant la franchise, le message
suivant s’était tout de même répandu parmi le personnel : les
différences d’opinions ne sont pas toujours les bienvenues. C’est
donc à ce moment-là que nous avons ajouté un nouvel élément à
notre culture. Nous disons désormais que c’est être déloyal vis-à-vis
de Netflix de ne pas être d’accord avec une idée et de ne pas exprimer
ce désaccord. Taire son opinion, c’est choisir implicitement de ne pas
aider l’entreprise.
Pourquoi personne n’a rien dit lorsque Reed pilotait le
navire à travers la tempête Qwikster ?
Une des raisons tient en partie à notre désir de
conformisme, naturel chez l’humain. Il existe une vidéo amusante de
style caméra cachée qui montre trois acteurs, dans un ascenseur,
debout dos à la porte. Une femme entre et, au départ, elle paraît
perplexe. Pourquoi ces personnes sont-elles tournées du mauvais
côté ? Mais soudain, peu à peu, tout en ayant l’air de trouver ce
comportement vraiment étrange, elle s’y met à son tour. Les humains
sont beaucoup plus à l’aise lorsqu’ils imitent le reste du troupeau.
Dans la vie, ce n’est souvent pas une si mauvaise idée. Mais cela peut
aussi nous inciter à adopter voire à soutenir activement une idée
dont nous savons par instinct ou expérience personnelle qu’elle est
dingue.
L’autre raison tient au fait que Reed est le fondateur et P.-D.G.
Cela complique les choses parce qu’il est profondément ancré en
chacun de nous que nous devons suivre et apprendre de nos chefs. Le
livre de Malcolm Gladwell Tous winners ! Comprendre les logiques du
succès raconte comment le personnel d’un avion Korean Air a été à
l’origine d’un accident pour avoir préféré ne pas signaler au
commandant de bord qu’il y avait un problème, par respect pour son
autorité. Cette tendance est humaine.
Quelques mois après la crise de Qwikster, à la fin d’un séminaire
d’une semaine réunissant des cadres, tout le monde s’est assis en
cercle et, tour à tour, chacun a résumé ce qu’il avait retenu. Jessica
Neal, vice-présidente en ressources humaines aujourd’hui directrice
générale chargée de l’acquisition des talents, se souvient : « Reed, qui
passait le dernier, a fondu en larmes, expliquant son malaise d’avoir
mis la société dans cette situation, il a énuméré tout ce qu’il avait
appris et redit à quel point il appréciait que nous soyons restés à son
côté pour affronter ça avec lui. C’était très émouvant et il est
probable que ce genre de scène ne se produise pas avec d’autres P.-
D.G. »

Si je veux prendre les meilleures décisions, je dois avoir


des informations de la part d’un maximum de personnes.
Voilà pourquoi maintenant je recherche activement,
comme tout le monde chez Netflix, à obtenir différents points de vue
avant toute décision majeure. Nous appelons ça cultiver l’espace pour
du dialogue contradictoire. En temps normal, nous évitons de mettre
en place des process trop lourds, mais ce principe précis est si
essentiel que nous avons développé de multiples systèmes pour nous
assurer que les désaccords se font entendre.
Si vous êtes un de nos employés avec une proposition, vous créez
un mémo partagé détaillant votre idée et invitant des dizaines de vos
collègues à contribuer. Ces derniers laisseront alors, par voie
électronique, des commentaires dans la marge de votre document,
visibles de tous. Un simple coup d’œil suffit à déterminer la variété
des points de vue, en votre faveur ou non. Pour un exemple, voir le
mémo ci-dessous qui évoque les téléchargements Android Smart.
Dans certains cas, un employé souhaitant proposer une idée
distribuera un tableur demandant à ses collègues de l’évaluer de –10
à +10, note assortie de leurs explications et remarques. C’est un
moyen formidable d’appréhender clairement l’intensité du désaccord
et de lancer le débat.
Avant une réunion importante des cadres Netflix, j’ai fait passer
un mémo suggérant une augmentation d’un dollar du prix de
l’abonnement ainsi qu’un nouveau modèle de facturation à plusieurs
paliers. Des dizaines de managers y ont contribué, attribuant une
note et ajoutant leurs commentaires. En voici quelques-uns en
format abrégé :

Deux changements à la fois,


Alex -4
ce n’est pas une bonne idée.

Le timing est parfait juste


Dianna 8 avant un grand lancement
sur le marché.

Plusieurs paliers, c’est une


bonne idée. Mais je ne pense
Jamal -1
pas que le montant soit
correct pour cette année.

Le tableau est un système super simple pour rassembler et


visualiser l’ensemble des avis. Quand votre équipe est composée des
meilleurs, cela permet un bon apport d’idées. Il ne s’agit pas d’un vote
ou de démocratie. On ne vous demande pas d’ajouter les notes et de
calculer la moyenne. Mais ainsi vous pouvez réunir toutes sortes de
points de vue. Je pratique cet exercice avant toute décision
importante.
Plus on cultive les désaccords et plus on encourage les gens à
exprimer ouvertement leurs divergences, meilleures sont les
décisions prises au sein de l’entreprise. C’est vrai pour toutes, quelle
que soit leur taille, quel que soit leur domaine.

… OU ALORS PARTAGER L’IDÉE


Pour les initiatives plus confidentielles, il n’est pas utile de
cultiver l’espace pour du dialogue contradictoire, mais il serait sage,
tout de même, d’informer les uns et les autres de ce sur quoi vous
travaillez et de prendre la température de votre proposition.
Revenons à notre employée, Sheila, venue vous présenter cette idée à
laquelle vous êtes opposé. Après lui avoir expliqué pourquoi vous
n’êtes pas d’accord, vous pouvez lui suggérer de partager l’idée avec
ses pairs et d’autres cadres de la société. Cela implique qu’elle
prévoie de multiples réunions durant lesquelles elle récapitulera les
grandes lignes de son projet, mais aussi qu’elle entreprenne les
démarches permettant de soumettre ses réflexions à un test de
résistance et collecte de nombreux avis avant de trancher. Le
partage, c’est une autre façon de cultiver les désaccords – moins
portée sur le désaccord, davantage sur l’échange.
En 2016, j’en ai moi-même fait l’expérience. J’ai partagé une idée et
j’ai changé d’avis.
J’ai longtemps été absolument persuadé que les séries et les films
pour enfants ne permettraient pas à Netflix de gagner de nouveaux
clients, ni même de garder ceux que nous avions déjà. Qui s’abonne à
Netflix pour un dessin animé ? J’étais convaincu que les adultes
choisissaient notre plateforme parce que son contenu leur plaisait.
Leurs enfants se contentaient de regarder ce qui était disponible.
Donc, quand nous avons commencé à produire des programmes
originaux, nous nous sommes exclusivement concentrés sur des
contenus adultes. Pour les enfants, nous avons continué à distribuer
les licences Disney et Nickelodeon. Et quand nous avons finalement
lancé nos propres séries jeunesse, nous n’y avons pas investi
beaucoup d’argent, pas à la hauteur de ce que faisait Disney en tout
cas. L’équipe contenu jeunesse n’était pas d’accord avec cette
approche : « Ils représentent la prochaine génération de clients
Netflix, plaidaient-ils. Nous voulons qu’ils aiment autant la
plateforme que leurs parents. » Ils insistaient pour que nous nous
lancions aussi dans la production de programmes originaux
jeunesse.
Personnellement, je ne trouvais pas l’idée géniale, mais je l’ai
partagée quand même. Lors de la réunion de revue trimestrielle de
l’activité suivante, nous avons placé nos quatre cents plus hauts
dirigeants autour de soixante tables, par groupes de six ou sept. Ils
ont reçu une petite carte sur laquelle était écrite cette question :
Devrions-nous dépenser plus d’argent, moins d’argent ou rien du
tout sur les contenus jeunesse ?
Cela a suscité un véritable tsunami de retours en faveur des
contenus pour enfants. Une directrice est montée sur scène et a
déclaré avec enthousiasme : « Si je me suis abonnée à Netflix avant
d’y travailler, c’est exclusivement pour que ma fille puisse avoir accès
à Dora l’exploratrice. Je me soucie beaucoup plus de ce que peuvent
regarder mes enfants que de ce que je regarde moi-même. » Un père
lui a succédé : « Avant de travailler chez Netflix, j’en étais client parce
que j’avais confiance dans le contenu mis à disposition des enfants. »
Il a expliqué pourquoi : « Ma femme et moi ne regardons pas la télé,
mais notre fils oui. Sur Netflix, il n’y a pas de publicités,
contrairement aux chaînes du câble, et il n’y a pas non plus de
dangereux piège à clics dans lequel mon fils risquerait de tomber
comme c’est le cas sur YouTube. Mais s’il n’avait pas aimé ce qu’il
avait à sa disposition sur Netflix, il aurait cessé de regarder et nous
nous serions désabonnés. » Les uns après les autres, nos employés
montaient sur cette scène pour me dire combien j’avais tort. Ils
étaient convaincus que les programmes jeunesse étaient essentiels à
notre base client.
Dans les six mois qui ont suivi, nous avons embauché un nouveau
vice-président chargé des programmes jeunesse et famille, venu de
chez DreamWorks, et lancé nos premières séries animées. En deux
ans, nous avons triplé notre offre à destination des enfants et en 2018
nous étions nommés pour trois Emmy Awards pour nos programmes
originaux Alexa et Katie, La Fête à la maison : 20 ans après et Les
Désastreuses Aventures des orphelins Baudelaire. À ce jour, nous
avons remporté une douzaine de Daytime Emmy Awards en
récompense de programmes comme Le Show de Mr Peabody et
Sherman ou Chasseurs de trolls : Les Contes d’Arcadia.

CYCLE D’INNOVATION, ÉTAPE 2 : SI C’EST


UNE GRANDE IDÉE, TESTEZ-LA.
La plupart des sociétés qui réussissent commandent toutes
sortes de tests afin de savoir comment et pourquoi les
clients se comportent de telle ou telle manière – et les
résultats influencent la stratégie de l’entreprise. La grande différence,
chez Netflix, c’est que ces tests ont lieu lorsque les personnes
responsables sont tout à fait opposées à l’initiative. L’histoire
derrière Netflix et le téléchargement en est un parfait exemple.
En 2015, si vous aviez envie de regarder votre série Netflix
préférée dans l’avion, pas de chance, c’était impossible. Le contenu
n’était téléchargeable ni sur votre téléphone ni sur aucun autre
appareil. Netflix n’était qu’une plateforme de streaming via internet,
en direct. Sans internet, pas de Netflix. Amazon Prime proposait le
téléchargement, ainsi que YouTube dans certains pays, il s’agissait
donc pour Netflix d’un sujet brûlant.
Neil Hunt, directeur général des produits à l’époque, était opposé
à l’offre de téléchargement. Il jugeait le projet énorme et
chronophage et estimait qu’il les détournerait de leur mission
centrale, à savoir l’amélioration du fonctionnement du streaming,
même en cas de mauvaise connexion. Et puisque internet devenait de
plus en plus rapide et omniprésent, cette fonctionnalité serait de
moins en moins utile au fil du temps. Neil s’était exprimé à ce sujet
dans la presse britannique, il y expliquait que le téléchargement, en
gros, compliquait atrocement la vie : « Il faut se souvenir qu’on a
envie de télécharger tel ou tel programme, ce n’est pas instantané, et
puis il faut avoir de la mémoire disponible sur son appareil, il faut
gérer ça et je ne suis pas certain que les gens en aient vraiment envie.
En d’autres termes, pour nous, je ne suis pas sûr que cela vaille le
coup de fournir ce niveau de complexité. »
Neil n’était pas le seul à renâcler. Reed était fréquemment
interrogé lors des réunions avec les employés sur l’absence de cette
fonction. Voici ses réponses aux questions, dans un document
accessible à l’ensemble des salariés :

Question d’un employé : Maintenant que les autres


plateformes lancent les téléchargements hors ligne, ne crois-tu
pas que le refus, par Netflix, de proposer ce service aura un
impact négatif sur la perception de la qualité de la marque ?

Réponse de Reed : Non. Bientôt nous annoncerons nos


premiers packages pour les avions avec Wi-Fi gratuit et
Netflix inclus. Nous nous concentrons sur le streaming et,
avec l’expansion d’internet (avions, etc.), le désir de
téléchargement du consommateur va disparaître. Nos
concurrents seront coincés pendant des années avec un
usage de plus en plus réduit des téléchargements. Nous
finirons bien loin d’eux en matière de sentiment de qualité
de marque sur cette question.

Question d’un employé : Un commentaire précédent sur ce


document fait allusion aux coûts des contenus, qui
empêcheraient de proposer cette fonction de téléchargement.
Pourrions-nous acheter ces droits seulement pour les
principaux programmes afin de proposer le service au tarif le
plus cher ?

La réponse de Reed : Nous pensons que le streaming


fonctionnera partout, y compris dans les avions, au fil du
temps. Les complexités de l’expérience utilisateur avec le
téléchargement sont matérielles, pour un usage limité à 1 %,
nous évitons donc cette approche. C’est ainsi que nous avons
tranché entre utilité et complexité.

Les big boss, Neil et Reed, étaient absolument opposés à cette


idée, en public comme en privé. Voilà le genre de chose qui, en
général, met un terme à la discussion. Mais Todd Yellin, vice-
président des produits (qui travaillait pour Neil), avait des doutes. Il
a proposé à Zach Schendel (chercheur senior en expérience
utilisateur) d’enquêter pour voir si les affirmations de Neil et Reed
étaient justifiées. Voici comment Zach s’en souvient :

J’ai pensé : « Si Neil et Reed sont contre cette idée, est-ce qu’on peut se permettre de la
tester ? » Chez n’importe lequel de mes précédents employeurs, ça n’aurait pas été très
malin. Mais chez Netflix, la coutume v eut que les employés subalternes accomplissent de
grandes choses parfois en dépit de l’opposition hiérarchique. Ayant cela à l’esprit, je me
suis lancé.
YouTube n’était pas disponible en téléchargement aux États- Unis, mais il l’était dans
certains endroits comme l’Inde ou l’Asie du Sud-Est. C’était intéressant parce que
Netflix se préparait à une expansion massiv e à l’international en janv ier 2016 et ces pays
seraient importants pour nous. Nous av ons décidé de conduire des entretiens en Inde et
en Allemagne pour établir quel pourcentage de clients utilisaient la fonction
« télécharger ». En Inde, nous allions cibler des utilisateurs YouTube, en Allemagne des
utilisateurs Watchev er (une plateforme allemande assez similaire) et aux États- Unis
nous v oulions interroger des clients d’Amazon Prime (qui propose les téléchargements).
À en croire nos résultats, aux États- Unis, entre 15 et 20 % de ces derniers se serv ent de
la fonction téléchargement. Beaucoup plus que le 1 % estimé par Reed, même si cela reste
une minorité.
En Inde, notre étude a montré que 70 % des utilisateurs YouTube téléchargeaient leur
contenu. Un chiffre énorme ! Les réponses les plus fréquentes étaient les suiv antes :
« Mes trajets entre la maison et le trav ail durent 90 minutes, en cov oiturage, je passe
donc une heure et demie par jour dans les transports. Le streaming sur les portables n’est
pas assez rapide à Hyderabad, alors je télécharge tout ce que je regarde. » Autre cas,
jamais mentionné aux États- Unis : « L’internet du bureau est assez rapide pour le
streaming, mais pas celui de la maison. Alors je télécharge toutes mes séries au trav ail
pour pouv oir les regarder le soir chez moi. »
Les Allemands n’ont pas forcément les mêmes problèmes que les Indiens. Mais
internet y est aussi moins fiable qu’aux États- Unis. « Quand je regarde une série dans ma
cuisine, elle s’arrête toutes les cinq minutes pour charger, a expliqué un Allemand. Alors
je télécharge dans mon salon, où le débit est meilleur, pour pouv oir regarder pendant que
je cuisine. » L’Allemagne terminait entre les États- Unis et l’Inde en termes de
pourcentage.

Zach a transmis ses découvertes à son patron, Adrien Lanusse,


qui les a à son tour remises entre les mains de son patron, Neil Hunt,
qui en a parlé à son patron Reed, qui a déclaré que Neil et lui avaient
tort – et qu’en vue de l’expansion à l’international, Netflix ferait bien
de se lancer dans la fonction téléchargement.
« J’aime autant vous dire que je ne suis personne dans cette
entreprise, a conclu Zach. Un simple chercheur. Pourtant, j’ai réussi à
combattre une opinion forte et publiquement affirmée du haut
management pour finalement les rallier à la cause de cette fonction.
Voilà, c’est ça, Netflix. »
Et aujourd’hui, Netflix propose les téléchargements.

CYCLE D’INNOVATION, ÉTAPE 3 : EN TANT


QUE CAPITAINE INFORMÉ, LANCEZ-VOUS.
Cultiver l’espace pour du dialogue contradictoire. Partager
l’idée. La tester. Cela ressemble beaucoup à une recherche
de consensus, mais ça ne l’est pas. Dans une recherche de
consensus, le groupe décide ; chez Netflix, une personne débat avec
les collègues concernés, mais elle n’a pas besoin de l’accord de qui
que ce soit pour passer à l’étape suivante. Notre cycle de l’innovation
en quatre étapes consiste en une prise de décision individuelle, après
contributions des autres.
Pour chaque décision importante, il y a toujours un capitaine
informé clairement désigné. Cette personne a une liberté totale de
prise de décision. Dans le scénario d’Erin, Sheila est la capitaine
informée. Ce n’est ni à son chef ni à ses collègues de trancher. Elle
compile les opinions puis choisit elle-même. Elle est alors la seule
responsable de l’issue.
En 2004, Leslie Kilgore, directrice générale du marketing, a
introduit une pratique qui met l’accent sur la responsabilité du
capitaine informé. Dans la plupart des entreprises, les contrats
importants sont signés par un responsable haut placé dans la
hiérarchie. Encouragée par Leslie, une de ses employées, Camille, a
commencé à signer tous les accords médias pour lesquels elle était
capitaine informée. Un jour, notre conseiller juridique est allé
trouver Leslie en disant : « Tu n’as pas signé cet énorme contrat avec
Disney ! Pourquoi c’est le nom de Camille qui apparaît dessus ? »
Leslie a répondu :

La personne qui v it et respire ce contrat doit être la personne qui le signe et l’assume et
pas un chef de serv ice ou un v ice-président. C’est une manière d’enlev er la
responsabilité du projet à la personne qui dev rait en être responsable. Év idemment, je
garde un œil sur ces contrats, moi aussi. Mais Camille est fière de ce qu’elle a accompli.
C’est son dossier, pas le mien. Elle est inv estie psychologiquement et je v eux que ça
continue ainsi. Je ne v ais pas m’approprier son trav ail en mettant mon nom au bas d’un
document.

Leslie avait raison et nous suivons son exemple partout


aujourd’hui. Chez Netflix, on n’a pas besoin de la signature des chefs
pour quoi que ce soit. Si vous êtes le capitaine informé, alors
assumez – et signez le document vous-même.

Quand on découvre la liberté et la responsabilité chez


Netflix, il est facile de s’enchanter de la merveilleuse idée
de liberté sans vraiment réfléchir à son pendant, la
responsabilité. Être le capitaine informé et signer ses propres
contrats en est l’illustration parfaite. Reed n’a certes pas l’intention
de susciter la peur et les tremblements chez ses employés, mais si la
L&R fonctionne si bien, c’est parce que les gens ressentent tout le
poids de la responsabilité associée à la liberté et déploient des efforts
supplémentaires en conséquence.
Parmi les nombreuses personnes qui m’ont parlé de la pression
liée à la signature de leurs propres contrats, Omarson Costa, l’un des
premiers employés de Netflix Brésil. Son histoire remonte à ses
premiers jours dans la société, du temps où il était directeur du
développement commercial :

Je trav aillais chez Netflix depuis quelques semaines à peine quand j’ai reçu un e-mail du
serv ice juridique. Le message disait « Omarson, tu as l’autorité pour signer des contrats
et des accords pour Netflix au Brésil. »
J’ai cru qu’il manquait une partie du message. J’ai répondu immédiatement : « Jusqu’à
quel montant ? Et si je dois le dépasser, auprès de qui dois-je faire v alider ma
demande ? »
La réponse a été : « À toi de jauger la limite. Fais preuv e de discernement. »
Je n’ai pas compris. J’étais v raiment autorisé à signer des contrats de plusieurs
millions de dollars ? Comment pouv ait-on accorder un tel pouv oir à un employé en
Amérique latine, qui il y a quelques semaines à peine était encore inconnu ?
Je n’en rev enais pas, j’étais terrifié ! On me faisait confiance, je me dev ais donc
d’affûter mon jugement et de motiv er impeccablement mes décisions. J’allais décider
pour mon n+1, mon n+2, n+3 et pour tout Netflix finalement, seul, sans qu’aucune
v alidation ne soit nécessaire. Jamais dans ma v ie je n’av ais ressenti un tel mélange de
responsabilité et de peur ! Cette sensation m’a poussé à trav ailler plus dur, pour
m’assurer que chaque contrat signé bénéficierait à l’entreprise dans son ensemble.

Le sentiment de responsabilité qu’éprouvent les employés Netflix


est souvent intense. Diego Avalos, directeur des programmes
originaux internationaux, n’avait pas anticipé ce qui l’attendait
lorsqu’il a quitté Yahoo en 2014 pour rejoindre le bureau de Netflix à
Beverly Hills.
J’étais nouv eau chez Netflix et mon patron m’a chargé de finaliser l’acquisition d’un film
à trois millions de dollars. Chez Yahoo, même un engagement de 50 000 dollars impose la
signature du DAF ou du conseiller juridique. Moi qui étais pourtant directeur chez
Yahoo, je n’y ai jamais signé de mon nom le moindre contrat.
J’ai suiv i et balisé toutes les négociations, mais quand mon patron a dit : « Signe le
contrat toi-même », l’anxiété m’a env ahi. Ça défiait l’entendement. Et si ça tournait mal ?
Et si je perdais mon boulot à cause d’une erreur que j’aurais commise ? Chez Netflix, on
me considérait comme un employé remarquable, mais on v enait aussi de me nouer une
corde autour du cou, corde qui pouv ait bien finir par causer ma propre perte à mon insu.
J’av ais des palpitations, j’ai dû sortir du bureau pour prendre l’air et marcher un peu.
Un peu plus tard, on m’a remis le contrat, après le passage par le serv ice juridique, et
j’ai lu mon nom sous la ligne de signature. Et là, les mains moites, tremblantes, j’ai sorti
mon stylo pour le signer. Je n’arriv ais toujours pas à croire qu’on m’ait accordé une telle
responsabilité.
D’une certaine manière, en même temps je me suis aussi senti libéré. Le manque
d’autonomie était une des raisons qui m’av aient poussé à quitter Yahoo. Là-bas, même
quand l’idée v enait de moi, dès que je lançais une initiativ e, le temps que le ban et
l’arrière-ban aient donné leur accord, elle ne semblait plus m’appartenir du tout. En cas
d’échec, je pouv ais me dire : « Oh, trente personnes ont v alidé ! Ce n’est pas ma faute ! »
Il m’a fallu env iron six mois pour m’habituer à cette pratique chez Netflix. J’ai appris
que l’important n’est pas la perfection. Ce qui compte le plus, c’est d’aller v ite et
d’apprendre de ce que l’on fait. Je trav aille dans une société qui me permet de prendre
mes responsabilités pour mes propres décisions. Je m’y suis préparé durant toute ma
carrière. J’ai récemment signé un contrat à plusieurs niv eaux d’une v aleur de
100 millions de dollars – et ça ne me fait plus peur. C’est génial, au contraire.

Souvent, les gens talentueux trouvent libérateur d’être le


capitaine informé – et ils sont nombreux à rejoindre Netflix
précisément à cause de cette liberté. Certains, comme Diego,
trouvent cela plus terrifiant que confortable. Dans ce cas, ils
apprennent à s’adapter ou ils passent leur chemin.

É
CYCLE D’INNOVATION, ÉTAPE 4 : SI C’EST
UN SUCCÈS, CÉLÉBREZ-LE. SI C’EST UN ÉCHEC,
PARLEZ-EN.
Si l’initiative de Sheila se passe bien, faites-lui savoir que
vous êtes ravi. Vous pouvez lui taper dans le dos, lui offrir
une coupe de champagne ou inviter l’ensemble de l’équipe
à dîner. Marquez le coup comme vous l’entendez. L’essentiel est de
montrer, idéalement en public, que vous êtes content qu’elle ait
poursuivi son idée malgré vos doutes. Dites clairement « Tu avais
raison ! J’avais tort ! » pour prouver à tous les employés qu’il ne faut
pas hésiter à remettre en question le patron.
Si l’initiative de Sheila échoue, votre réaction, à vous, son chef, est
encore plus cruciale. Après un échec, vos faits et gestes seront
scrutés à la loupe par le personnel. Une voie possible serait de punir,
réprimander ou humilier Sheila. En 800 av. J.-C., les marchands
grecs qui avaient fait banqueroute étaient contraints de rester assis
sur la place du marché avec un panier sur la tête. En France au
e
XVII siècle, les commerçants en faillite étaient dénoncés en place

publique et s’ils refusaient de se rendre tout droit en prison, ils se


voyaient affublés d’un bonnet vert, marque de leur déshonneur, à
chacune de leurs sorties en public.
De nos jours, on a tendance à gérer les échecs de façon un peu
plus discrète. En tant que patron, vous pourriez regarder Sheila de
travers, soupirer et marmonner : « J’en étais sûr. » Sinon vous
pourriez poser un bras autour de son épaule et lui glisser
gentiment : « La prochaine fois, écoute-moi. » Ou bien alors, vous
pourriez lui asséner un petit speech pour lui rappeler tous les
objectifs que votre entreprise doit accomplir et qu’il est dommage
qu’elle ait perdu ce temps sur un échec qui était très clairement
prévisible. (Et à ce moment-là Sheila, pour sa part, commencera
probablement à se dire qu’elle aurait peut-être préféré un panier sur
la tête ou un bonnet vert.)
Si vous adoptez l’une ou l’autre de ces stratégies, une chose est
certaine. Quel que soit votre discours à l’avenir, tout le monde dans
l’équipe saura que votre devise « ne cherchez pas à plaire au patron »
est en réalité une vaste blague, que toutes vos histoires de paris et de
jetons sont du vent et que finalement, vous vous souciez davantage
de prévention des erreurs que d’innovation.
Nous suggérons, au lieu de ça, une réaction en trois temps :

1. Demandez quels enseignements ont été tirés de ce projet.


2. N’en faites pas toute une histoire.
3. Exigez la « publicité des débats » autour de cet échec.

1. DEMANDEZ QUELS ENSEIGNEMENTS


ONT ÉTÉ TIRÉS DE CET ÉCHEC
Souvent, un projet qui n’a pas marché est une étape critique sur la
route du succès. Une ou deux fois par an, lors de nos réunions de
produit, j’impose à tous nos managers de remplir une fiche qui
résume leurs paris des dernières années en les divisant en trois
catégories : ceux qui ont bien marché, ceux qui n’ont pas marché,
ceux qui sont encore en cours. Ensuite, nous nous séparons en petits
groupes pour discuter des points dans chaque catégorie et évoquer
ce que nous avons retenu de chacun. Cet exercice permet de rappeler
à tout le monde qu’on attend d’eux de l’audace et que certains risques
se solderont immanquablement par un échec, cela fait partie du
process. Chacun comprend que les paris ne se résument pas à une
question de succès ou d’échecs individuels, qu’il s’agit davantage d’un
processus d’apprentissage qui, en définitive, projette l’entreprise en
avant. Cela aide également les plus récentes recrues à s’habituer à
reconnaître publiquement leurs échecs – et à admettre que cela peut
arriver à tout le monde.

2. N’EN FAITES PAS TOUTE UNE HISTOIRE


Si vous montez en épingle un pari perdu, vous étouffez
d’avance toute prise de risque future. Les gens retiendront
que malgré toutes vos belles paroles, vous ne pratiquez
pas la prise de décision dispersée. Chris Jaffe, qui a été engagé en tant
que directeur de l’innovation produit en 2010, se souvient très
clairement d’une de ses décisions qui n’avait pas fonctionné comme
prévu : des centaines d’heures de talent et de ressources dépensées
pour rien. Pourtant Reed a évité d’en rajouter.
En 2010, il était possible de regarder des programmes en streaming sur les ordinateurs,
mais il existait peu de smart TV. Pour av oir Netflix sur v otre télév iseur, il fallait passer
par une PlayStation ou une Wii.
Donc, mon but était d’inciter les gens à fouiller dans leur placard pour exhumer leur
v ieille Wii, qui leur donnerait accès à Netflix. Cela permettait d’amener internet dans le
salon, ce à quoi la plupart de nos clients n’étaient finalement pas habitués. J’ai décidé de
faire trav ailler quelques-uns de mes designers et de mes ingénieurs sur l’amélioration de
l’interface Netflix sur la Wii. L’interface à l’époque était très rudimentaire. Sous ma
superv ision, cette équipe a consacré des milliers d’heures à dév elopper un système plus
complexe et, je le pensais, plus attractif pour l’utilisateur. Ce trav ail a duré plus d’un an à
temps plein. Nous av ions appelé ce projet « Explorer ».
Lorsque tout a été terminé, nous av ons testé la nouv elle interface sur
200 000 utilisateurs Netflix. Le résultat m’a rendu malade. Les consommateurs
utilisaient encore MOINS l’interface de la Wii ! Nous av ons d’abord pensé à un bug,
nous av ons tout v érifié puis relancé le test. Même résultat. Les utilisateurs préféraient la
v ersion basique d’origine.
J’étais encore assez nouv eau chez Netflix. Av ant ce projet, j’av ais à mon actif une
innov ation réussie, à laquelle v enait s’ajouter ce flop colossal. Nous av ions une réunion
trimestrielle av ec Reed intitulée « La science du consommateur ». Les managers produits
dev aient prendre la parole dev ant tout le monde pour faire un point sur leurs paris
concernant les nouv eaux produits. Qu’est-ce qui av ait marché ? Qu’est-ce qui n’av ait pas
marché ? Qu’av ions-nous appris ? Tous mes homologues étaient présents, ainsi que
tous mes chefs (mon n+1, Todd Yellin ; le sien, Neil Hunt ; et Reed).
Je ne sav ais pas à quoi m’attendre. Reed s’en prendrait-il à moi pour av oir gâché des
milliers d’heures de trav ail et des centaines de milliers de dollars ? Neil ferait-il la
grimace ? Todd regretterait-il de m’av oir embauché ?
Chez Netflix, on dit qu’il faut débattre publiquement de nos échecs, qu’il faut
s’exprimer ouv ertement sur les initiativ es qui ne se sont pas passées comme prév u.
J’av ais v u des leaders parler de leurs erreurs av ec une telle force et une telle
transparence que j’ai décidé, à mon tour, non seulement de mettre mon échec sur le tapis,
mais de braquer un gros projecteur dessus.
Je suis monté sur scène, la salle était plongée dans le noir. J’ai présenté ma première
slide sur laquelle il était écrit, en gros et en rouge : EXPLORER, UN DE MES GROS
PARIS, CET ÉCHEC.
J’ai raconté le projet, dont j’ai détaillé chaque partie, celles qui av aient fonctionné,
celles qui av aient échoué, expliquant que ce pari était à 100 % le mien. Reed m’a posé
quelques questions, nous av ons cerné les éléments qui av aient mené au flop. Puis il a
demandé quels enseignements nous en tirions. Pour résumer, j’ai dit que nous av ions
appris que la complexité tue l’engagement du consommateur. Et c’est d’ailleurs une leçon
que l’ensemble de la société a retenue suite à ce projet Explorer.
« OK, c’est intéressant. On gardera ça à l’esprit, a conclu Reed. Donc, ce projet est
terminé. À qui le tour ? »

Dix-huit mois plus tard, avec quelques succès de plus au


compteur, Chris a été promu vice-président de l’innovation produit.
Pour un leadership qui encourage l’innovation, la réaction qu’a
eue Reed lors de cette affaire est la seule qui s’impose. Quand un pari
échoue, le manager s’assurera de deux choses : exprimer son intérêt
pour les points à retenir et ne pas condamner. Toutes les personnes
présentes dans cette salle ont pu en tirer deux messages essentiels.
D’abord, quand un pari échoue, Reed demandera ce que vous en avez
retenu. Ensuite, si vous tentez un projet ambitieux, qui n’aboutit pas,
personne ne vous criera dessus – et vous ne perdrez pas votre
travail.

3. EXIGEZ LA PUBLICITÉ DES DÉBATS


En cas d’échec d’un pari, il est important de parler
ouvertement et fréquemment de ce qui s’est passé. Si vous
êtes le patron, faites savoir que vous attendez une autopsie
systématique et détaillée en public. Chris aurait pu faire disparaître
son échec sous le tapis, rejeter la faute sur quelqu’un d’autre ou
pointer du doigt les circonstances, pour se défendre. Au lieu de ça, il a
choisi d’aborder de front son initiative ratée, preuve de son courage
et de ses qualités de leader.
Ce faisant, il s’est aidé lui-même, mais aussi Netflix dans son
ensemble. Il est essentiel que nos employés entendent
continuellement parler des paris ratés des autres, pour qu’ils soient
encouragés à se lancer eux-mêmes (dans des paris qui, bien sûr, ne
seront pas tous réussis). Sans ça, il est impossible d’obtenir une
culture de l’innovation.
Chez Netflix, nous essayons de braquer les projecteurs sur tous
les échecs. Nous encourageons les employés à rédiger des mémos en
accès libre qui expliquent franchement ce qui s’est passé, assortis
d’une description des enseignements à tirer. Voici un exemple abrégé
de ces communications. Heureux hasard, il a été écrit par Chris Jaffe,
mais des années plus tard, en 2016, à propos d’un autre projet sans
lendemain, appelé « Memento ». Ce document circule souvent chez
nous comme exemple pour montrer comment rédiger un rapport
public concernant un échec.
Mise à jour concernant la gestion du produit Memento.
Équipe : ChrisJ.

Il y a dix-huit mois, lors d’une réunion sur les produits


stratégiques, j’ai proposé, via un mémo, d’inclure des
métadonnées supplémentaires au niveau du titre (par
exemple des biographies d’acteurs ou des titres de films
liés) dans notre expérience « second écran ».
Après un débat enflammé, j’ai décidé d’explorer cette
initiative. Nous avons commencé par construire une
expérience Memento sur mobile Android. Cela nous a pris
plus d’un an. En septembre dernier, nous avons lancé une
version bêta pour un petit test.
En février, j’en ai conclu qu’il n’était pas utile de
poursuivre ce projet et j’y ai mis un terme.
Il est important de souligner que la décision de creuser
l’idée Memento et d’investir dans ce projet m’appartient
à moi et moi seul. Cette issue ainsi que les coûts
afférents sont donc de ma seule et complète
responsabilité. Nous avons consacré plus d’un an à
développer ce projet avant de décider de ne pas le lancer,
il s’agit d’une perte de temps et de ressources qui n’est
pas sans enseignement. Voici ce que j’en retiens :

Mener ce projet a impliqué un réel coût de renoncement, cela a


eu pour résultat de nous ralentir sur d’importantes innovations
sur les mobiles. Il s’agit d’un gros raté pour moi, en matière
de leadership et de sujet.
J’aurais dû considérer plus attentivement la capacité limitée
à se familiariser avec la population réduite qui utilise le
deuxième écran. Je suis parti du principe qu’elle se
développerait.
J’aurais dû davantage envisager la suggestion présentée lors
de la réunion stratégique initiale, qui était que Darwin était
la plateforme la plus appropriée pour tester cette initiative.
Cela m’a servi de rappel : je dois être ouvert à la remise en
cause de mes préjugés.
Après la réunion de stratégie produits, j’aurais dû présenter
l’idée avec un mémo pour débattre la notion de lancement avec
une retenue forfaitaire. Ce n’était pas ainsi que nous
envisageons l’innovation produit – ce n’est pas comme ça que
l’on fonctionne ici.
À mesure que j’avançais dans le projet, j’aurais dû me rendre
compte que sa valeur serait déclinante et ainsi mettre un
terme à l’expérimentation il y a plusieurs mois. Le taux
d’incidents rapporté en septembre aurait dû constituer un
signal clair et m’inciter à stopper nos travaux en la matière.
Nous avions toujours l’impression d’avoir bientôt terminé,
c’était une illusion. C’est souvent le cas.

Quand on braque les projecteurs sur un pari raté, tout le monde


est gagnant. Vous, le patron, parce que les salariés apprennent qu’ils
peuvent avoir confiance en vous pour dire la vérité et assumer la
responsabilité de vos actes. L’équipe est gagnante parce qu’elle tire
les leçons de ce projet. Et l’entreprise elle-même parce que désormais
tout le monde comprend que les paris ratés sont une partie inhérente
de la roue du succès de l’innovation. Nous ne devrions pas avoir peur
de nos erreurs. Nous devrions les chérir.
Encore plus une fois qu’on les a débattues en public !

Pour reprendre la terminologie du chapitre précédent, un


pari calculé qui échoue, chez Netflix, est moins un secret
en puissance que ne l’est une véritable erreur. Quand
Chris a parlé de ses paris ratés, Explorer et Memento, il n’avait pas à
avoir honte. Il faisait exactement ce que Netflix attendait de lui : il
réfléchissait avec audace et misait ses jetons sur les idées auxquelles
il croyait. Dans ce contexte, il n’est pas si difficile de monter sur scène
ou d’envoyer un mémo qui dit : « Écoutez, j’ai fait un pari et les
résultats n’étaient pas ceux escomptés. »
Mais quand on commet une véritable erreur, cela peut être très
embarrassant, particulièrement si cette erreur suggère un sérieux
manque de discernement ou une négligence.
Quand il s’agit d’une très grosse faute, la tentation est grande de
s’en distancier. Ce n’est pas recommandé chez Netflix. Pour survivre
à un impair de taille, il faut le mettre encore plus en avant, braquer
davantage de projecteurs dessus. Parlez-en ouvertement et vous
serez pardonné, du moins les quelques premières fois. Mais si vous
cachez vos erreurs sous le tapis ou si vous les répétez sans cesse (ce
qui vous arrivera d’autant plus que vous êtes dans le déni), l’issue
sera beaucoup plus grave.
Yasemin Dormen, experte en réseaux sociaux basée à Amsterdam,
a clairement montré qu’elle comprenait cette attente en détaillant
pour nous une de ses erreurs. Elle s’occupait alors de la promotion
de la quatrième saison de la célèbre série Black Mirror.

Dans Black Mirror, il existe un personnage animé du nom de Waldo, un ours bleu. Le
lancement de la quatrième saison était prév u pour le 29 décembre 2017, j’ai donc préparé
une campagne publicitaire spéciale fêtes de fin d’année.
Nous allions env oyer un message promotionnel mystérieux prov enant de
« iamwaldo » à des centaines d’abonnés à l’équiv alent turc de Reddit. Le contenu,
énigmatique, était censé appâter les gens : « Nous sav ons ce que v ous manigancez.
Regardez bien, v ous v errez. » J’espérais, en réaction, des tweets du genre : « Waldo est
de retour ? » « Black Mirror saison 4 est sorti ? » J’av ais hâte de v oir quel buzz positif
cela générerait.
Grosse erreur de ma part : je n’ai partagé l’idée av ec personne. J’étais très occupée à
préparer ma semaine de v acances en famille. Je n’ai pas informé mes collègues des
relations publiques des autres pays. Je n’ai pas cultiv é les désaccords en soumettant le
projet aux communicants Netflix. J’ai lancé le truc et je suis partie en v acances en Grèce
av ec mon père.
Le 29 décembre, nous étions en train de v isiter un musée à Athènes, casque
d’audioguide sur les oreilles, quand mon téléphone s’est mis à v ibrer comme jamais. Mes
collègues partout dans le monde étaient affolés par le message « iamwaldo » v enu de
Turquie et la tempête médiatique qu’il suscitait. « C’est nous ? » me demandait un SMS.
Je me suis dépêchée de faire une recherche sur mon téléphone : les médias turcs étaient
en folie.

Le blog technologie Engadget explique ainsi le déroulé des


événements :
L’année se termine, c’est la saison des campagnes intrusiv es en ligne. Netflix a effrayé
les utilisateurs de l’équiv alent turc de Reddit Ekşi Sözlük en leur env oyant des messages
directs afin de promouv oir le lancement de la quatrième saison de Black Mirror. Les
messages en prov enance de « iamwaldo » (référence à un épisode de la saison 2 de Black
Mirror « Le Show de Waldo »), arriv és au milieu de la nuit, ressemblaient presque à une
menace : « Nous sav ons ce que v ous manigancez, regardez et v ous v errez. »

La pagaille s’est même retrouvée dans la presse grand public au


Royaume-Uni : « Black Mirror saison 4 : les téléspectateurs furieux du
coup marketing “flippant”. Pas cool ! » pouvait-on lire sur le site
d’information en ligne Express. Yasemin se souvient de sa
douloureuse expérience :

J’ai senti mon cœur s’emballer, mon v entre se retourner. Cette erreur était à 100 % la
mienne. J’av ais monté cette campagne sans en parler à personne. Mes collègues étaient
en colère, mon chef n’en rev enait pas.
J’ai expliqué à mon père ce qui s’était passé, quasiment en larmes. « Tu crois que tu
v as te faire renv oyer ? » s’est-il étranglé. Ça m’a fait rire. « Non, papa, chez Netflix, on ne
se fait pas v irer pour ce genre de bourde. On se fait v irer quand on ne prend pas de
risques, pas quand on se lance dans un truc osé. » On peut aussi se faire renv oyer si on ne
parle pas ouv ertement de ses erreurs.
Bien sûr, plus jamais je ne commettrai cette erreur de ne pas partager une campagne
média à l’av enir. Là, je risque de me faire licencier.
J’ai passé le reste de ma semaine à expliquer à tout le monde l’erreur que j’av ais faite,
les enseignements que j’en av ais tirés. J’ai rédigé des mémos, passé des dizaines de
coups de fil. Bref, j’ai passé toutes mes v acances au boulot.

Yasemin a par la suite connu une belle carrière chez Netflix. Cinq
mois après cette boulette « iamwaldo », elle se voyait proposer une
place de manager marketing, soit une augmentation de 150 % de ses
responsabilités et, dix-huit mois plus tard, elle était promue
directrice du marketing.
L’essentiel tient aux enseignements qu’a tirés de son erreur non
seulement Yasemin, mais toute l’équipe marketing. « Quand nous
recrutons de nouveaux membres dans l’équipe, nous avons une série
de cas historiques que nous passons en revue avec eux pour leur
éviter de retomber dans les mêmes travers. La campagne turque pour
Black Mirror est une des préférées, tout le monde en parle, explique
Yasemin. C’est l’exemple parfait pour montrer l’importance de
partager l’idée, et les conséquences lorsqu’on ne le fait pas. Mais ça
nous a tous permis, nous, au marketing, de garder à l’esprit que le
but, chez Netflix, c’est de créer des moments de joie. Alors évitons les
campagnes un peu flippantes. N’essayez pas de faire peur au public
pour leur donner envie de regarder nos séries. Une bonne campagne
doit être enthousiasmante, joyeuse, amusante tout simplement. »

LE SIXIÈME POINT
Si la haute densité de talent et la transparence organisationnelle sont
bien en place, un processus de prise de décision plus rapide, plus
innovant est possible. Vos employés peuvent voir grand, tester leurs
idées et faire des paris auxquels ils croient, même si la hiérarchie ne
les cautionne pas.

À RETENIR DU CHAPITRE 6 :

Dans une entreprise vive et innovante, les responsabilités des décisions critiques, qui peuvent
rapporter gros, doivent être dispersées entre les salariés à tous les niveaux et non allouées en
fonction du statut hiérarchique.

Pour que cela fonctionne, le patron doit enseigner à son personnel de « ne pas chercher à
plaire au patron ».
Quand un nouvel employé est embauché, annoncez-lui qu’il part équipé d’une poignée de
jetons métaphoriques qui lui serviront à parier. Certains paris réussiront, d’autres non. La
performance d’un travailleur sera jugée sur l’issue collective de ses paris, non sur les résultats
d’une unique occasion.

Pour aider votre personnel à faire des paris gagnants, encouragez-le à cultiver les
désaccords, à partager l’idée et, s’il s’agit d’un projet d’envergure, à le tester.

Apprenez à vos employés à publiquement évoquer le pari perdu.

Vers une culture de liberté et de responsabilité


Votre entreprise bénéficie désormais largement d’une culture de liberté et de responsabilité.
Vous avancez plus vite, vous innovez davantage, vos employés sont plus heureux. Mais à mesure
que votre organisation se développe, vous aurez peut-être du mal à maintenir en place ces
différents éléments culturels dans lesquels vous avez si soigneusement investi.
C’est ce qui nous est arrivé, chez Netflix. Entre 2002 et 2008, nous avons jeté les fondations
de la plupart des aspects soulignés dans les six premiers chapitres de ce livre. Mais quand les
nouveaux employés issus d’autres entreprises ont commencé à nous rejoindre par dizaines
chaque semaine, il est devenu de plus en plus compliqué de leur faire changer d’état d’esprit pour
les inciter à adopter la culture Netflix.
Pour cette raison, nous avons introduit un ensemble de techniques à disposition de tous les
managers de l’entreprise afin de nous assurer que les éléments essentiels, c’est-à-dire la densité
de talent, la franchise et la liberté, persistent malgré les bouleversements et la croissance. Ces
techniques font l’objet de la partie 3.
TROISIÈME PARTIE

TECHNIQUES POUR RENFORCER LA CULTURE


DE LIBERTÉ ET DE RESPONSABILITÉ

Maximisez la densité de talent…


Chapitre 7 Le « keeper test »

Maximisez la franchise…
Chapitre 8 Un cercle de feedbacks

Et éliminez un maximum de contrôles… !


Chapitre 9 Plus de contexte, moins de contrôle

Mondialiser
Chapitre 10 Répandez la bonne parole partout dans
le monde !

Cette partie se concentre sur les techniques concrètes que vous pouvez mettre en place au sein de
votre équipe ou de votre entreprise pour renforcer les concepts évoqués dans les deux premières
parties. Dans le chapitre 7, nous explorerons le « keeper test », premier outil utilisé chez Netflix pour
encourager les managers à maintenir une haute densité de talent. Dans le chapitre 8, nous passerons en
revue deux exercices qui encouragent un retour fourni et continu entre les patrons, les employés, les
collègues. Dans le chapitre 9, nous regarderons comment précisément ajuster votre style de
management pour permettre une plus grande liberté dans la prise de décision pour vos employés.
MAXIMISEZ LA DENSITÉ DE TALENT…
CHAPITRE 7
LE « KEEPER TEST »

C’était la semaine entre Noël et le Nouvel An 2018


et Netflix avait de quoi se réjouir. Depuis six semaines, la
société connaissait une série de succès inégalés.
D’excellente humeur, j’appelle donc Ted Sarandos pour le féliciter.
En novembre, l’équipe de Ted avait sorti Roma, film écrit et dirigé
par Alfonso Cuarón, qui suit la vie d’une gouvernante au domicile
d’une famille de la classe moyenne mexicaine. Le New York Times
avait parlé de « chef-d’œuvre », on disait qu’il s’agissait du meilleur
film original Netflix jamais réalisé. À tel point qu’il avait reçu les
Oscars du meilleur réalisateur et meilleur film en langue étrangère.
Quelques semaines après, l’équipe de Ted sortait Bird Box, un
thriller avec Sandra Bullock, une femme qui pour survivre est forcée
d’entreprendre un périlleux voyage en compagnie de ses enfants –
avec un bandeau sur les yeux et sur une rivière déchaînée. Bird Box,
sorti le 13 décembre, avait été regardé par plus de 45 millions de
comptes Netflix en sept jours, soit la meilleure semaine de lancement
pour un programme original depuis l’existence de la société.
« Eh bien quelles semaines tu viens de passer ! » ai-je dit à Ted.
« Oui, on s’est tous bien choisis ! » a-t-il répondu. J’ai sûrement paru
étonné parce qu’il a aussitôt expliqué ce qu’il entendait par là : « Eh
bien, tu m’as choisi, moi j’ai choisi Scott Stuber. Stuber a choisi Jackie
et Terril. Jackie et Terril ont choisi Roma et Bird Box. Quel
enchaînement ! »
Ted avait vu juste. Grâce à notre modèle de prise de décision
dispersée, si l’on sélectionne les meilleurs et qu’eux-mêmes à leur
tour choisissent les meilleurs (et ainsi de suite de haut en bas de
l’échelle), alors les résultats peuvent tendre vers l’excellence. Ted
parle de la « hiérarchie du choix » et c’est tout l’intérêt d’avoir un
personnel qui repose sur la haute densité de talent.
On pourrait croire, quand on parle de choix, qu’on parle d’abord
d’embauche. Idéalement, une société pourrait se contenter de
sélectionner avec soin et ces employés bien choisis s’épanouiraient là
pour toujours. La réalité est plus dure. Quelle que soit l’attention
apportée à la sélection, parfois il arrive qu’on fasse des erreurs de
recrutement, parfois les gens ne progressent pas autant qu’on l’avait
espéré et parfois la société a besoin de changement. Pour atteindre le
plus haut niveau de densité de talent, il faut prendre l’habitude de
faire quelque chose de beaucoup plus compliqué : renvoyer un bon
employé quand on pense pouvoir en trouver un génial.
Si cet acte est aussi difficile, c’est parce que trop souvent les
patrons ont tendance à répéter à leur personnel : « Nous sommes une
famille. » Mais un environnement de travail à haute densité de talent
n’est pas une famille.

UNE FAMILLE RESTE SOUDÉE, QUELLE QUE SOIT


LA « PERFORMANCE »
Pendant des siècles, la quasi-totalité des entreprises
étaient dirigées par des familles, il n’y a donc rien
d’étonnant à ce qu’aujourd’hui encore la métaphore
familiale soit la plus couramment utilisée par les P.-D.G. C’est un
symbole d’appartenance, de confort, d’engagement à l’entraide et sur
le long terme. Qui ne souhaiterait pas voir ses employés éprouver un
profond attachement et une loyauté sans faille pour la société dans
laquelle ils travaillent ?
Les agents d’accueil chez Walmart ont des décennies durant été
encouragés à se considérer comme faisant partie de la « famille
Walmart ». Lors de leur formation à l’accueil des clients, on leur
apprenait qu’il fallait souhaiter la bienvenue aux gens comme s’il
s’agissait d’invités dans leur propre maison.
L’ancien vice-président de l’ingénierie chez Netflix, Daniel
Jacobson, a travaillé à la NPR (radio publique nationale) pendant une
dizaine d’années à Washington D.C., avant de travailler, pendant une
autre dizaine d’années, chez Netflix. Il explique ainsi l’avantage que
constitue la philosophie de la famille à la NPR :

Quand j’ai commencé à la NPR fin 1999, j’étais le premier ingénieur logiciel à plein temps
engagé par internet. À mon arriv ée, j’étais gonflé à bloc. Les personnes qui ont env ie de
trav ailler à la NPR croient en leur mission, ils chérissent le dév ouement de la radio aux
informations. En conséquence, ce but commun a donné naissance à une culture qui
parfois év oquait plus une famille qu’un lieu de trav ail. C’était très agréable, il m’en est
resté de nombreux amis.
NPR a une culture tellement familiale que beaucoup en font même leur v éritable
famille. Une des « mères fondatrices » de la radio nationale, Susan Stamberg, tenait à jour
une liste des employés qui s’étaient « rencontrés et mariés » grâce à la NPR. La radio n’est
pas bien grande, pourtant la liste des couples nés entre ses murs était très longue.

Daniel se souvient aussi d’un de ses collègues qui disait : « Si tu es


à la NPR pendant trois ans, tu y es pour toujours. »
Bien sûr, les familles ne sont pas toutes faites d’amour et de
loyauté. En famille, on se facilite la vie, on supporte les manies des
uns, la mauvaise humeur des autres parce que nous sommes engagés
à nous soutenir sur le long terme. Quand les gens se comportent mal,
ne font pas leur part du travail ou sont incapables de remplir leurs
responsabilités, nous trouvons des moyens pour nous en
accommoder. Nous n’avons pas le choix. Nous sommes coincés
ensemble. C’est ça, la famille.
La seconde partie de l’histoire de Daniel à la NPR illustre bien le
problème qui peut survenir quand on traite son personnel comme
une famille.

La culture NPR a beaucoup d’av antages, elle fonctionne bien chez eux. Mais au bout d’un
moment, j’ai commencé à v oir les inconv énients de cette philosophie familiale appliquée
au trav ail. Il y av ait dans mon équipe un ingénieur logiciel, Patrick, qui était
expérimenté, mais n’av ait pas les compétences pour fournir un résultat parfait. Il av ait
continuellement besoin de temps supplémentaire pour terminer ses projets et on trouv ait
souv ent des bugs ou des problèmes significatifs dans son code. Parfois il fallait inclure
d’autres ingénieurs sur ses projets pour s’assurer d’obtenir un résultat correct.
Pour compliquer un peu plus la situation, Patrick av ait une attitude exemplaire. Il
av ait à cœur de bien faire les choses et tenait à prouv er qu’il pouv ait opérer de façon
indépendante. Nous av ions tous très env ie qu’il réussisse et nous lui confiions tout ce
qui pouv ait conv enir à ses capacités limitées. Mais celles-ci n’étaient pas au niv eau de
celles de ses collègues. Chaque jour je dev ais m’occuper de lui et jamais je n’av ais à me
préoccuper de ses collègues. C’était une personne formidable, mais incapable de liv rer
les résultats attendus.
Patrick accaparait tellement mon temps – et celui de mon équipe, qui dev ait corriger
ses erreurs – que cela a fini par dev enir un réel problème. Les meilleurs ingénieurs de
l’équipe s’agaçaient fréquemment et espéraient une interv ention de ma part. Je craignais
que certains soient exaspérés au point de démissionner.
Je v oyais bien que l’équipe serait bien plus efficace sans Patrick. Même dans le cas où
je ne parv iendrais pas à lui trouv er de remplaçant.
J’en ai parlé à mon chef, qui m’a encouragé à chercher différentes tâches susceptibles
de conv enir aux forces de Patrick tout en protégeant les autres de ses faiblesses. Le
licenciement n’a même pas été env isagé lors de cette discussion. Nous n’av ions pas de
motif. Il n’av ait rien fait de mal. C’était comme si la famille de la radio av ait dit : « Il est
un des nôtres. Nous sommes tous dans le même bateau. Nous allons nous adapter et faire
av ec. »

À É
DE LA FAMILLE À L’ÉQUIPE
Au début de Netflix, nos managers aussi travaillaient pour
créer un environnement de type familial. Mais après les
licenciements de 2001, quand nous avons vu l’amélioration
radicale de la performance, nous avons compris que la famille n’est
pas une bonne métaphore pour un environnement de travail à haute
densité de talent.
Nous voulons que les employés se sentent investis, liés, qu’ils
aient la sensation d’appartenir à un grand tout. Mais ils ne doivent
pas s’imaginer avoir un poste à vie. Un travail devrait être une
activité limitée à la période de temps magique durant laquelle on est
la personne la plus qualifiée et où ce poste nous convient. Dès lors
que l’on n’apprend plus rien ou que l’on n’excelle plus, le moment est
venu de laisser sa place à quelqu’un de plus adapté et de passer à
autre chose.
Mais si Netflix n’était pas une famille, alors, qu’étions-nous ? Un
groupe d’individus se débrouillant tout seuls, chacun pour soi ? Ça
n’était pas du tout ce que nous envisagions. Après de nombreuses
discussions, Patty a suggéré que l’on considère Netflix comme une
équipe de sport professionnel.
Au départ, cela ne nous a pas paru très profond. La métaphore de
l’équipe pour une entreprise est à peu près aussi éculée que celle de
la famille. Mais tandis qu’elle développait son propos, j’ai commencé à
voir ce qu’elle entendait par là.
Je v iens de regarder Duo à trois av ec mes enfants. Ça parle d’une équipe de baseball
professionnel, les joueurs ont des super relations entre eux. Ils sont très proches. Ils se
soutiennent. Ils font la fête ensemble, ils se consolent et connaissent tellement bien leurs
jeux respectifs qu’ils sont capables de se déplacer comme un seul homme sans même
communiquer. Mais ils ne forment pas une famille. Le coach échange les joueurs, il les
déplace au fil de l’année pour s’assurer de toujours av oir le meilleur joueur au meilleur
poste.

Patty avait raison. Chez Netflix, nous voulons que chaque


manager dirige son service comme s’il s’agissait de la meilleure
équipe de pro, qu’il s’attelle à créer de forts sentiments d’engagement,
de cohésion, de camaraderie tout en prenant en permanence des
décisions difficiles afin de placer chacun au poste le plus adapté.
Une équipe de sport professionnel est une bonne métaphore pour
une haute densité de talent parce que ces athlètes :

exigent l’excellence, comptent sur le coach pour s’assurer que chaque poste est
tenu par la meilleure personne à l’instant T.
sont entraînés pour gagner, s’attendent à recev oir en permanence des retours
francs afin d’améliorer leur jeu, non seulement de la part du coach, mais aussi de
leurs coéquipiers.
sav ent que l’effort ne suffit pas et sont conscients que s’ils fournissent une
performance de niv eau B, malgré un effort noté A, ils seront remerciés et
remplacés, dans le respect, par un autre joueur.

Dans une équipe de haut niveau, la collaboration et la confiance


fonctionnent bien parce que tous les membres sont
exceptionnellement capables en soi, mais aussi pour coopérer avec
les autres. Pour qu’un individu soit jugé excellent, il ou elle ne peut
être simplement éblouissant(e) sur le terrain ; il s’agit de faire preuve
d’abnégation et de placer l’équipe avant son ego. Il faut savoir passer
le ballon, comment aider à faire progresser ses coéquipiers et
reconnaître que le seul moyen de gagner est de gagner ensemble, en
tant qu’équipe. C’est exactement le type de culture que nous
souhaitons pour Netflix.

NOUS SOMMES UNE ÉQUIPE, PAS UNE FAMILLE.

Si nous voulons être une équipe de championnat, nous devons


recruter les plus performants à tous les postes. Autrefois, pour
perdre son travail, l’employé devait avoir commis une faute ou être
incompétent. Mais chez les pros ou parmi une équipe sélectionnée
aux Jeux olympiques, les sportifs comprennent que le rôle du coach
est de pousser à l’excellence afin, si nécessaire, de passer de « bon » à
« supérieur ». Les membres d’une équipe jouent leur place sur le
terrain à chaque match. Netflix ne convient pas aux personnes qui
comptent plus sur la sécurité de l’emploi que sur la victoire en
championnat, nous essayons d’être très clairs là-dessus et de ne pas
porter de jugement à ce propos. Notre culture est destinée à ceux qui
aiment être dans une équipe qui gagne. Comme toutes les équipes
victorieuses en compétition au plus haut niveau, nous sommes
soudés, nous nous soucions les uns des autres.

LE « KEEPER TEST »
Bien sûr, les managers chez Netflix, comme beaucoup, ont envie
d’éprouver des sentiments positifs en lien avec leurs actions. Pour se
sentir bien lorsqu’on doit licencier une personne qu’on apprécie et
respecte, il faut éprouver un profond désir d’aider l’entreprise et
admettre que tout le monde à Netflix sera plus heureux, plus
performant si chaque poste est occupé par une star. Nous
interrogeons donc le manager : la société s’en tirerait-elle mieux si tu
renvoyais Samuel afin de le remplacer par quelqu’un de plus
efficace ? Si le manager répond oui, c’est très clair, il est temps de
chercher une nouvelle recrue.
Nous encourageons tous les managers à réfléchir régulièrement à
la présence de chacun de leurs employés pour qu’ils soient sûrs
d’avoir la meilleure personne au meilleur poste. Pour les aider à
trancher, nous leur parlons du « keeper test » :

SI UNE PERSONNE DE TON ÉQUIPE DEVAIT DÉMISSIONNER DEMAIN,


ESSAIERAIS-TU DE LA FAIRE CHANGER D’AVIS ? OU BIEN ACCEPTERAIS-TU
LA DÉMISSION, PEUT-ÊTRE MÊME AVEC UN CERTAIN SOULAGEMENT ? SI
C’EST LE CAS, ALORS OFFRE-LUI DÈS À PRÉSENT UNE INDEMNITÉ DE
LICENCIEMENT ET PARS EN QUÊTE D’UNE STAR, D’UN COLLABORATEUR QUE
TU VOUDRAIS GARDER À TOUT PRIX.

Nous essayons d’appliquer ce test à tous, y compris à nous-


mêmes. L’entreprise ne s’en tirerait-elle pas mieux si quelqu’un
d’autre prenait ma place ? Le but est d’éradiquer toute honte chez
ceux qui ont été licenciés de Netflix. Imaginez une équipe olympique
de hockey, par exemple. Être exclu de l’équipe est certes une
déception, mais la personne en question sera admirée quoi qu’il en
soit d’avoir eu le cran et les compétences pour être sélectionnée à
l’origine. Quand quelqu’un est renvoyé de Netflix, nous espérons la
même réaction. Nous restons amis et il n’y a pas de honte.
Patty McCord elle-même en est un exemple. Après avoir travaillé
avec elle pendant plus de dix ans, j’ai commencé à sentir qu’il serait
mieux pour nous d’avoir quelqu’un de nouveau à son poste. Je lui en
ai parlé, nous avons passé en revue ce qui m’avait amené à penser
cela. Il se trouve qu’elle avait envie de lever le pied, tout s’est donc
terminé de façon très amicale. Sept ans plus tard, nous restons des
amis proches et des conseillers informels.
Un autre cas, celui de Leslie Kilgore, extraordinaire directrice
générale du marketing, qui a eu un rôle déterminant dans
l’émergence de notre culture, notre bataille contre Blockbuster,
notre croissance globale. Elle était, elle reste une grande penseuse du
monde des affaires. Mais avec le lancement de House of Cards et parce
que l’avenir se dessinerait davantage sur un marketing de titres plus
que d’offres, nous avions surtout besoin d’une personne dotée d’une
excellente expérience avec les studios hollywoodiens, en partie pour
compenser mes propres lacunes en matière de showbiz. J’ai donc dû
me séparer de Leslie, mais puisqu’elle avait envie de participer au
conseil d’administration, elle est finalement devenue une de mes
supérieures, elle est depuis de nombreuses années une formidable
directrice de société.
Le « keeper test » est une réalité, l’ensemble de nos managers, à
tous les niveaux, l’utilise constamment. Je dis à mes supérieurs, le
conseil d’administration, que je ne dois pas être traité différemment.
Ils ne devraient pas avoir à attendre un échec de ma part pour me
remplacer. Ils devraient le faire dès l’instant où ils estimeraient avoir
trouvé un P.-D.G. susceptible d’être plus efficace. Je trouve motivant
de devoir jouer mon poste tous les trimestres, j’essaie de m’améliorer
en permanence pour pouvoir le garder.

Chez Netflix, vous pouvez donner le maximum pour faire


du mieux que vous pouvez, être à fond pour contribuer à la
réussite de votre entreprise, obtenir des résultats
vraiment bons et puis un jour arriver au bureau et boum… vous êtes
viré. Pas à cause d’une inévitable crise financière ou d’un vaste plan
de licenciement imprévu. Mais simplement parce que vos résultats
ne sont pas aussi extraordinaires que l’espérait votre patron. Votre
performance est seulement convenable.
Dans l’introduction, nous avons jeté un œil à quelques-unes des
slides du culture deck Netflix qui expliquent la philosophie de Reed :
Celles-ci posent des questions difficiles. Pour nous assurer que
Reed s’y confrontera en toute franchise, le reste de ce chapitre se
poursuivra sous forme de questions/réponses.

REED : UNE INTERVIEW

Question 1

À en croire l’ancien directeur général des produits, Neil Hunt,


« nous sommes une équipe, pas une famille » a provoqué la
controverse au sein de Netflix depuis le départ. Il se souvient :

En 2002, Reed a organisé une réunion des dirigeants hors les murs à Half Moon Bay,
pour nous inciter à pratiquer régulièrement le même exercice rigoureux auquel Patty et
lui s’étaient liv rés lorsqu’ils préparaient les licenciements. Nous dev ions nous
demander, en permanence, quels employés ne correspondaient plus au meilleur choix
pour leur poste, quitte à se séparer d’eux s’ils ne parv enaient pas à redresser la barre
après av oir reçu un retour à ce propos.
Je n’en rev enais pas. Dev ant le groupe, j’ai év oqué la différence entre les manchots et
les éléphants. Les manchots abandonnent les plus faibles ou en difficulté parmi eux
tandis que les éléphants les entourent et s’occupent d’eux pour les remettre sur pied. « Tu
es en train de me dire que nous allons choisir d’être des manchots ? » ai-je demandé.
Reed, ça ne t’inquiète pas que Netflix puisse avoir cette image du manchot sans cœur, pour
reprendre la métaphore de Neil ? Perdre son boulot, ce n’est pas rien. Cela impacte la
situation financière, la réputation de la personne, la dynamique de sa famille, sa carrière.
Certains, immigrés, risquent d’être expulsés suite à un licenciement. Pour toi qui ne
manques pas de moyens, bien sûr, une perte de salaire ne signifie pas grand-chose. Mais ce
n’est pas le cas de la plupart de tes employés.
Est-ce très éthique de se séparer de celles et ceux qui font de leur mieux, mais ne
parviennent pas à des résultats éblouissants ?

Réponse 1
Nous rémunérons nos salariés au-dessus du marché, ils
sont donc tous très bien payés. Une partie de cet accord
repose sur l’idée qu’ils resteront dans l’équipe tant qu’ils
seront les meilleurs à leur place sur le terrain. Ils comprennent que
les besoins de notre entreprise évoluent rapidement et que nous
attendons d’eux des performances d’exception. Aussi celles et ceux
qui choisissent de rejoindre Netflix adoptent tous cette approche de
la haute densité de talent. Nous sommes très transparents quant à
nos tactiques et beaucoup de salariés sont ravis d’être entourés de
collègues d’une telle qualité, heureux malgré le risque pour leur
poste que cela comporte en retour. D’autres travailleurs préféreront
la sécurité de l’emploi sur le long terme, eux ne choisiront pas de
venir chez nous. Alors oui, je pense que cette vision des choses est
éthique. Elle est aussi excessivement populaire parmi notre
personnel.
Cela dit, la barre de performance est si haut placée qu’il nous
paraît juste, si l’on prive quelqu’un de son travail, de lui offrir
suffisamment d’argent pour se lancer dans de nouveaux projets.
Nous accordons à tous une généreuse indemnité de licenciement –
assez pour prendre soin d’eux-mêmes et de leur famille jusqu’à ce
qu’ils trouvent un autre poste. Chaque fois que nous nous séparons
de quelqu’un, nous offrons l’équivalent de plusieurs mois de salaire
(quatre pour un contributeur individuel jusqu’à neuf pour un vice-
président). C’est pourquoi nous disons :

UNE PERFORMANCE CONVENABLE VAUT


UNE GÉNÉREUSE INDEMNITÉ DE LICENCIEMENT.

Aux yeux de certains, cela paraîtra un coût prohibitif. Ça le serait,


sans nos efforts pour éliminer les process de contrôle superflus.
Dans de nombreuses grandes entreprises aux États-Unis,
lorsqu’on décide de se séparer de quelqu’un, on doit mettre en place
un PAP (plan d’amélioration des performances). Cela implique que le
manager documente des discussions hebdomadaires avec son
employé durant un certain nombre de mois, prouvant par écrit que
l’employé n’a pas réussi à se corriger, malgré les critiques formulées à
son égard. Les PAP permettent rarement l’amélioration des employés
et retardent souvent de plusieurs semaines leur licenciement.
Les PAP ont été inventés pour deux raisons. La première, pour
protéger les employés contre la perte de leur emploi sans avoir reçu
de feedback constructif et sans se voir offrir la chance de se rattraper.
Mais grâce à la culture de la franchise qui règne chez Netflix, chaque
jour, nos salariés reçoivent énormément de feedbacks. Avant un
licenciement, la personne concernée aura entendu clairement et
régulièrement ce qu’elle doit faire pour s’améliorer.
La seconde raison est la protection de l’entreprise contre les
procès. Nous demandons aux employés sur le départ, pour recevoir
leur généreuse indemnité de licenciement, de signer un accord de
non-poursuite judiciaire. La quasi-totalité accepte cette proposition.
Ils reçoivent une coquette somme d’argent et peuvent passer à
l’étape suivante de leur carrière.
Les PAP coûtent cher, bien sûr. Un PAP de quatre mois, c’est une
période durant laquelle le salarié peu compétent reçoit une
rémunération et son manager direct consacre d’innombrables
heures, au côté des RH, pour instaurer puis documenter le process.
Au lieu de placer ce capital dans un PAP prolongé, pourquoi ne pas
offrir à l’employé un bon gros package de départ, lui exprimer vos
regrets que cela n’ait pas marché et lui souhaiter le meilleur pour la
suite de sa carrière ?
Question 2

Dans une scène de The Hunger Games, on voit l’héroïne


adolescente, Katniss, jouée par Jennifer Lawrence, debout
sur une petite plateforme, en tenue de camouflage, en train
d’observer ses adversaires. Vingt-quatre jeunes gens entre douze et
dix-huit ans ont été tirés au sort pour s’affronter lors d’un événement
retransmis à la télévision. Un seul l’emportera, tous les autres
mourront. Pour vivre, les concurrents doivent s’entretuer.
Au début de mes entretiens avec le personnel de Netflix, j’avais
imaginé une ambiance pas si éloignée des Hunger Games, dans les
bureaux. Les sportifs professionnels le savent, pour qu’un gagne, les
autres doivent perdre : il y a de la concurrence pour chaque place.
J’ai également lu des articles évoquant des pratiques
apparemment similaires utilisées par le passé dans des sociétés
comme Microsoft, qui sont de manière générale aujourd’hui
considérées comme incitant à une pernicieuse compétition interne.
Par exemple, jusqu’en 2012, les managers, chez Microsoft, devaient
classer leurs subalternes selon leurs performances et étaient
encouragés à se séparer des derniers du classement.
Dans un article paru dans Vanity Fair intitulé « La décennie
perdue de Microsoft », le journaliste Kurt Eichenwald citait un
ancien salarié :

Si v ous apparteniez à une équipe de dix personnes, dès le premier jour v ous sav iez que,
quel que soit le niv eau des uns et des autres, deux allaient recev oir une excellente
appréciation, sept en auraient des médiocres et un, une atroce. Cela poussait les
employés à se concentrer sur la compétition au sein de l’équipe plutôt qu’à celle v is-à-v is
des autres entreprises.

Un ingénieur de chez Microsoft aurait déclaré :


Les gens sabotaient sciemment les efforts des autres. Un des trucs les plus utiles que
j’aie appris : donner l’apparence de la courtoisie tout en retenant juste assez
d’information v is-à-v is des collègues pour m’assurer que ceux-ci ne seraient pas au-
dessus de moi dans le classement.

Pourquoi en serait-il autrement pour l’équipe-qui-n’est-pas-une-


famille chez Netflix ? Je m’attendais donc à trouver des employés
prêts à échanger coups de griffes et coups de poignard dans le dos
afin de garder leur place. Ce n’est pas cette réalité que j’ai découverte
à travers mes entretiens.

Étant donné la difficulté d’entrer chez Netflix et d’y garder son poste,
comment parvenez-vous à étouffer toutes velléités de compétitions
intra-entreprise ?

Réponse 2

Inciter par mégarde à la compétition interne est une réelle


inquiétude pour les organisations comme la nôtre, qui
cherchent à accroître leur densité de talent. Beaucoup ont
mis en place des règles et des process afin d’encourager leurs
managers à se débarrasser des employés médiocres, tombant ainsi
sans le vouloir dans des systèmes qui alimentent la compétition
interne. Le pire étant le stack ranking, aussi connu sous l’appellation
« courbe de vitalité » ou, plus familièrement, « classez-les pour mieux
vous en débarrasser ».
L’article de Vanity Fair cité par Erin ci-dessus parle d’une version
de stack ranking, le classement chez Microsoft. Du côté de chez
General Electric et Goldman Sachs, d’autres systèmes de stack
ranking ont été expérimentés pour augmenter la densité de talent.
Jack Welch, qui a peut-être été le premier P.-D.G. à tester cette
méthode, est connu pour avoir incité les managers de chez General
Electric à classer leurs employés chaque année et à se séparer des
10 % les moins bons afin de garder un haut niveau de performance.
En 2015, le New York Times racontait que GE, comme Microsoft en
2012, avait abandonné ce système. Comme on peut s’y attendre, le
stack ranking sabote les collaborations et détruit tout le plaisir du
travail en équipe de haute performance.
Nous encourageons les managers à appliquer le test
régulièrement. Mais nous prenons bien soin de ne pas imposer de
quotas de licenciement ou de classement. Nous essayons vraiment
d’éviter les règles du style « classement/licenciement » ou « il faut
vous débarrasser de x % de vos collaborateurs ». Plus important, ces
méthodes poussent les managers à se débarrasser d’employés
médiocres, mais aussi à tuer dans l’œuf tout travail en équipe. Je
veux que mes excellents éléments affrontent les concurrents de
Netflix, pas qu’ils s’affrontent entre eux. Avec ces processus de
« classement/licenciement », ce qu’on gagne en densité de talent est
perdu à cause du manque de collaboration.
Heureusement, nous n’avons pas à choisir entre une haute
densité de talent et une étroite collaboration. Grâce au « keeper
test », nous pouvons obtenir les deux. C’est la grande différence entre
nous et une équipe de sport professionnel. En effet, dans l’équipe
Netflix, il n’y a pas de nombre fixe de postes. Notre sport ne s’exerce
pas selon un règlement très précis, nous n’avons pas de limites en
termes de participants. Un employé n’est pas forcé de perdre pour
que l’autre gagne. Au contraire, plus l’excellence est présente, plus
nous accomplissons de choses. Plus nous accomplissons de choses,
plus nous nous développons. Plus nous nous développons, plus nous
ajoutons de postes sur notre organigramme. Plus il y a de postes, plus
il y a de place pour les talents extrêmement performants.

Question 3

En novembre 2018, le magazine The Week a publié un


article intitulé « Netflix, la culture de la peur ». Il citait
Rhett Jones, du site web Gizmodo spécialisé dans la tech,
qui dénonçait l’entreprise pour « son honnêteté brutale, son jargon
d’initié et la peur constante qui y règne ». Moins d’un mois après,
Shalini Ramachandran et Joe Flint écrivaient à leur tour dans un
article du Wall Street Journal rédigé à partir d’entretiens avec des
employés Netflix : « Lors d’une réunion des dirigeants des relations
publiques, l’un d’entre eux déclarait arriver au bureau tous les jours
dans la crainte d’être viré. »
J’ai moi aussi appris, lors de mes entretiens, que certains
employés de Netflix exprimaient ouvertement leur crainte
permanente de perdre leur travail. Parmi eux, Marta Munk de Alba,
recruteuse pour le bureau d’Amsterdam. Psychologue diplômée, elle
a quitté l’Espagne pour s’installer aux Pays-Bas en 2016 afin de
rejoindre l’équipe des ressources humaines de Netflix. Voici son
histoire :
Les premiers mois à ce poste, j’étais absolument terrifiée à l’idée que mes collègues me
considèrent comme indigne de leur dream team, j’av ais peur d’être licenciée. Leurs
immenses qualités à tous ne pouv aient pas m’échapper. Je me disais : « Suis-je bien à ma
place parmi eux ? Combien de temps leur faudra-t-il pour démasquer mon imposture ? »
Tous les matins, dans l’ascenseur, à 8 heures, j’appuyais sur le bouton et c’était comme
un déclencheur. Je ne respirais plus. J’étais persuadée qu’à l’ouv erture des portes à
l’étage, mon patron m’attendait pour m’annoncer que j’étais v irée.
J’av ais l’impression qu’un licenciement équiv audrait à perdre l’occasion la plus
importante que j’aie jamais eue. Je trav aillais comme une folle – jusque tard dans la nuit –
et je me surpassais comme jamais. Mais la peur ne disparaissait pas.

Derek, désormais directeur chez Netflix, avait un autre exemple :

Durant ma première année chez Netflix, tous les jours je me suis demandé si j’allais être
renv oyé. Pendant neuf mois, je n’ai pas déballé mes cartons, persuadé que le jour où je
m’y mettrais serait mon dernier dans l’entreprise. Mais je n’étais pas le seul. Mes
collègues év oquaient sans cesse le « keeper test ». Quand nous partagions un taxi ou un
déjeuner, le sujet de conv ersation numéro un était toujours le licenciement – ceux qui
v enaient de perdre leur trav ail, ceux dont nous pensions qu’ils seraient les suiv ants,
l’év entualité que cela nous arriv e à NOUS. Il a fallu que mon patron décide de me
promouv oir directeur pour que je me rende compte à quel point mes craintes étaient
infondées.

Il est évident que le « keeper test » augmente la densité de talent,


mais il crée aussi de l’inquiétude. Les employés font état de
sentiments allant de « légère inquiétude » à « parfois terrifié » à l’idée
d’être mis à la porte.
Reed, que faites-vous chez Netflix pour apaiser la culture de la peur ?

Réponse 3
Quand on fait du kayak en eau vive, on vous apprend à repérer l’eau
claire et tranquille à côté du trou dangereux qu’il vaut
mieux éviter. Les experts ont montré que si vous fixez ce
que vous souhaitez désespérément éviter, vous êtes en
réalité plus susceptible d’arriver pile dedans. De la même
manière, chez Netflix, nous répétons à tous les employés qu’il vaut
mieux se concentrer sur la formation, le travail d’équipe, la réussite.
Ceux qui sont obnubilés par l’idée d’un éventuel licenciement
(comme un athlète pourrait développer une obsession sur le risque
de blessure), ceux-là ne parviendront jamais à paraître légers et
confiants, ce qui pourrait bien précipiter les ennuis qu’ils redoutent
tant.

LE KEEPER TEST INVERSÉ


Pour faire décroître le sentiment de peur qui pourrait régner au
bureau, nous mettons deux choses en pratique chez Netflix.
D’abord, n’importe quel employé qui ressent le type d’anxiété
évoquée par Marta et Derek ci-dessus est encouragé à utiliser dès
que possible ce que nous appelons le « keeper test inversé ». Cela
améliore presque toujours la situation.
Lors de votre prochain entretien personnel avec votre chef,
posez-lui cette question :

« SI J’ENVISAGEAIS DE PARTIR, EST-CE QUE TU TE BATTRAIS POUR ME


FAIRE CHANGER D’AVIS ? »

Suite à sa réponse, vous saurez exactement où vous en êtes. Chris


Carey est ingénieur outils senior chez Netflix, au bureau de la Silicon
Valley, il fait partie de ceux, nombreux, qui posent régulièrement la
question.

Quand on interroge son ou sa chef(fe), il y a trois issues possibles. Premier cas, il ou elle
répond qu’il ou elle se battrait de toutes ses forces pour te garder. Alors, toutes les
craintes qu’on a pu ressentir concernant tes performances disparaissent aussitôt. C’est
bien.
Deuxième cas, le ou la n+1 offre une réponse mitigée, mais un feedback clair sur les
points à améliorer. C’est bien aussi parce que tu entends ce que tu dois faire pour exceller
à ton poste.
Troisième, si le ou la n+1 n’a pas forcément env ie de se battre pour te garder, lui
poser la question peut être une manière de lui faire remarquer un aspect négatif de ta
performance qu’il ou elle n’av ait pas forcément identifié jusque-là. C’est là que ça dev ient
un peu effrayant. Mais c’est quand même positif parce que cela permet de déclencher une
discussion franche pour sav oir si ce poste conv ient à tes capacités et donc ça év ite d’être
pris en traître quand un matin tu découv res que tu as perdu ton boulot.

Quand Chris a été embauché chez Netflix, il s’est promis


d’interroger son chef chaque année en novembre, pour ne jamais
craindre de mauvaise surprise.
Je suis codeur logiciel. Je ne suis jamais plus heureux que quand je passe 95 % de mon
temps le nez dans le code. Après une année à coder à tout v a chez Netflix, j’ai demandé à
mon patron : « Paul, est-ce que tu te battrais pour me garder si je t’annonçais que je m’en
v ais ? » Il m’a répondu par un oui franc et massif. Ça m’a fait le plus grand bien.
Peu après, on m’a chargé de dév elopper un outil utilisé par des employés Netflix. Paul
a suggéré à plusieurs reprises que je mette en place des groupes de discussion av ec les
utilisateurs en interne. Mais je souffre de phobie sociale, alors au lieu d’organiser des
réunions, j’ai choisi de faire appel à ma seule intuition pour améliorer le produit.
Nov embre est arriv é. J’ai reposé la question à Paul : « Tu me gardes (ou pas) ? » Cette
fois, sa réponse a été moins positiv e : « À ce stade, je ne suis pas sûr que je me battrais
pour te garder. Tu peux retrouv er ton poste précédent, auquel tu excellais. Mais ce
nouv eau rôle impose dav antage d’interactions av ec nos utilisateurs. Si tu v eux
continuer sur ce projet, il faut que tu organises des groupes de discussion et des
présentations. Cela te forcera à sortir de ta zone de confort, je ne sais pas si tu v as
réussir. »
J’ai décidé de prendre le risque. J’ai trav aillé dur. J’ai suiv i un cours en ligne sur les
prises de parole en public, je me suis entraîné av ec mes v oisins. Le jour de ma
présentation, je me suis lev é à 6 heures, j’ai passé deux heures sur le v élo d’appartement,
je me suis douché et je suis allé directement dans la salle de réunion à 11 heures. Mon but
était d’expulser toute mon anxiété et de ne pas me laisser le temps de trop stresser. Pour
les groupes de discussion, j’ai testé d’autres méthodes comme les v idéos en amont des
entretiens pour minimiser le temps passé à m’exprimer dev ant le groupe.
Nous n’étions qu’en mai, mais j’ai à nouv eau programmé un rendez-v ous av ec Paul.
J’av ais besoin de comprendre si je risquais ou non de perdre mon boulot. « Tu te battrais
pour me garder ? » ai-je demandé.
Il m’a regardé droit dans les yeux et il a dit : « Tu es remarquable dans 90 % de ton
boulot. Tu es innov ant, méticuleux, trav ailleur. Les 10 % restants, tu as été capable
d’intégrer les critiques et maintenant tu te débrouilles très bien ; tu peux continuer à te
pousser pour interagir dav antage av ec nos utilisateurs internes. Mais tu accomplis un
trav ail de très haut niv eau. Si tu m’annonçais ton départ, je me battrais v raiment pour te
garder. »

Les trois fois où il a posé la question, Chris a obtenu des


informations importantes. La première réponse était agréable à
entendre, sans véritable valeur ajoutée. La deuxième, la plus
stressante, lui a permis de mettre en place un vrai plan d’action. Et la
troisième l’a rassuré quant à la pertinence de ses efforts.
L’autre technique proposée par Netflix pour apaiser les craintes
quant à la pérennité d’un poste s’appelle le « question-réponse post-
départ ».

QUESTION-RÉPONSE POST-DÉPART
Il est particulièrement déstabilisant de voir disparaître des
collègues de l’organigramme sans une explication sur ce qui a mené à
cette décision ou sans savoir quels avertissements cette personne
avait reçus. La plus grosse inquiétude des gens dans ce cas est
généralement : cette personne a-t-elle reçu des retours au préalable
ou bien le licenciement a-t-il été soudain ?
Yoka, spécialiste du contenu à notre bureau de Tokyo, raconte
cette histoire. Son anecdote est d’autant plus forte que les sociétés
japonaises proposent en général un emploi à vie. Encore aujourd’hui,
il est très rare au Japon de se faire renvoyer. Beaucoup de nos
salariés là-bas n’ont donc jamais expérimenté le licenciement d’un
collègue.
Ma plus proche collègue, Aika, trav aillait sous les ordres d’un certain Haru, qui n’était
pas du tout un bon chef. Aika et toute son équipe souffraient de ce management défaillant.
J’espérais qu’il se passerait quelque chose, mais lorsque Haru a été finalement licencié,
j’ai été surprise par ma propre réaction.
Un matin, je suis arriv ée au bureau un peu plus tard que d’habitude. C’était en janv ier,
il y av ait de la neige sur la route. Aika s’est précipitée v ers moi, toute rouge. « Tu as su ce
qui s’est passé ? » Le patron d’Haru, Jim, était v enu de Californie pour un entretien tôt le
matin, av ant que tout le monde soit là. Lorsque Aika est arriv ée, Haru av ait été renv oyé,
il préparait ses cartons et s’apprêtait à dire au rev oir à tout le monde. À l’heure où nous
discutions, il était déjà parti et nous ne le rev errions plus jamais. J’ai fondu en larmes. Je
n’étais pas proche de lui, mais je ne pouv ais pas m’empêcher de penser : « Et si moi aussi
un matin, j’arriv ais au trav ail et je trouv ais quelqu’un v enu exprès pour me licencier ? »
Je tenais absolument à sav oir si Haru av ait bien eu des retours, av ant ça. Et si oui, que
lui av ait-on dit ? Av ait-il été informé du risque qui le guettait ?

La meilleure réaction après un épisode difficile, c’est de braquer


les projecteurs sur la situation pour que tout le monde puisse
examiner en toute transparence le déroulé des événements. Si vous
décidez d’expliquer précisément comment les choses sont arrivées,
votre ouverture, votre clarté feront disparaître les craintes du
groupe. Reprenons l’histoire de Yoka :
On nous a annoncé qu’il y aurait une réunion à 10 heures pour l’équipe d’Haru et tous
ceux qui av aient trav aillé av ec lui ou av aient des questions. Une v ingtaine de personnes
ont pris place autour de la grande table ov ale. Le groupe était très silencieux. Jim a
détaillé les points forts d’Haru, ses limites, puis il a expliqué pourquoi il av ait
l’impression qu’il n’était plus la bonne personne pour ce poste. Nous sommes restés assis
là sans rien dire pendant un moment. Puis Jim a demandé si nous av ions des questions.
J’ai lev é la main et j’ai demandé si Haru av ait reçu beaucoup de critiques au préalable et
s’il av ait été surpris. Jim a résumé les discussions qu’Haru et lui av aient eues les
semaines précédentes. Il a précisé qu’Haru était très contrarié et, malgré toutes les
critiques, il semblait un peu étonné.
Ces informations m’ont aidée à me calmer et aussi à réfléchir à la façon dont je peux
gérer mes propres émotions. J’ai appelé ma cheffe en Californie pour lui demander de
faire preuv e de transparence, si un jour elle env isageait de me licencier. Je lui ai promis
que si jamais elle dev ait supprimer mon poste, je ne serais pas surprise du tout.

Les réunions telles que celle organisée par Jim et racontée ici par
Yoka aident celles et ceux qui travaillent directement avec un
employé sur le départ à intégrer ce qui s’est passé et à répondre à
leurs questions.

LE DÉCOMPTE FINAL
La plupart des entreprises font de leur mieux pour limiter
le turnover des employés. Trouver et former de nouveaux
talents coûte de l’argent, la sagesse traditionnelle veut
donc qu’il soit plus économique de garder celles et ceux que l’on a
embauchés plutôt que de trouver de nouvelles recrues. Mais Reed se
préoccupe peu du taux de turnover, jugeant que le coût de
remplacement est moins important que de s’assurer d’avoir la bonne
personne à chaque poste.
Donc, étant donné l’omniprésence des « keeper tests », combien
d’employés quittent bel et bien Netflix chaque année ?
À en croire le rapport de référence sur le capital humain de la
société pour la gestion des ressources humaines, le taux annuel pour
les entreprises américaines s’élève en moyenne à 12 % de turnover
volontaire (ce sont les personnes qui choisissent de quitter la société
de leur propre chef) et 6 % d’involontaire (les personnes renvoyées),
ce qui fait un total, en moyenne, de 18 % à l’année. Pour les
entreprises de la tech, le total annuel moyen se situe plutôt autour de
13 %, dans le domaine des médias/du divertissement, on est à 11 %.
Sur la même période, le turnover volontaire chez Netflix est resté
constant autour de 3 à 4 % (considérablement en dessous de la
moyenne à 12 % – donc rares sont ceux qui choisissent de quitter la
société) et à 8 % d’involontaire (ce qui place le nombre de
licenciements chez Netflix 2 % au-dessus de la moyenne, qui est à
6 %), ce qui donne un total de 11-12 % de turnover annuel… Soit dans
la moyenne pour son secteur. Apparemment, ils ne sont pas si
nombreux chez Netflix, ces employés que les managers ne se
battraient pas pour garder.

LE SEPTIÈME POINT
Le « keeper test » a contribué à augmenter la densité de
talent chez Netflix à un niveau rarement atteint dans les
autres entreprises. Si chaque manager réfléchit
soigneusement, et de façon régulière, pour savoir si ses
collaborateurs constituent le meilleur choix pour le poste et si, le cas
échéant, il procède au remplacement de celles et ceux qui ne le sont
pas, la performance au sein de l’organisation accède à de nouveaux
sommets.

À RETENIR DU CHAPITRE 7 :

Afin d’encourager les managers à se montrer fermes en matière de performance, incitez-les à


se poser cette question : « Pour quelle personne parmi mon équipe, si elle m’apprenait
qu’elle quittait l’entreprise pour un poste similaire ailleurs, aurais-je envie de me battre de
toutes mes forces ? »

Évitez les systèmes de classement, qui créent une compétition interne et découragent la
collaboration.

Pour une culture de la haute performance, la métaphore de l’équipe de sport professionnel


est plus pertinente que celle de la famille. Apprenez à vos managers à créer de forts
sentiments d’engagement, de cohésion, de camaraderie dans l’équipe, tout en continuant de
prendre des décisions difficiles pour assurer d’avoir les meilleurs à chaque poste.

Quand vous prenez conscience qu’il vous faut renvoyer quelqu’un, au lieu d’appliquer une
sorte de PAP, humiliant et coûteux d’un point de vue organisationnel, consacrez cet argent à
offrir à votre employé une généreuse indemnité de licenciement.

L’inconvénient d’une culture de haute performance, c’est la crainte pour les employés de voir
leur emploi menacé. Pour apaiser ces craintes, encouragez vos salariés à susciter la question
chez leurs managers : « Est-ce que tu te battrais pour me faire changer d’avis si je pensais à
quitter la société ? »

Quand un employé est remercié, expliquez clairement ce qui s’est passé à votre personnel et
répondez avec franchise aux interrogations. Cela réduira leurs craintes d’être le prochain sur
la liste et augmentera leur confiance dans l’organisation et ses dirigeants.

Vers une culture de liberté et de responsabilité


Vous avez mis en place le « keeper test ». Félicitations ! Vous avez une main-d’œuvre de haute
performance à part entière, que la concurrence vous envie. Avec une telle densité de talent, votre
société va forcément se développer et lorsque vous devrez intégrer de nouveaux venus, ceux-ci
devront s’adapter à votre mode de fonctionnement. À mesure que Netflix a grandi, nous avons
eu beaucoup de mal à maintenir un haut niveau de franchise, qui est pourtant un des fondements
essentiels à notre réussite. La franchise, c’est comme le dentiste : beaucoup de gens préfèrent
l’éviter s’ils le peuvent. Dans le chapitre suivant, nous allons passer en revue quelques tactiques
permettant de maintenir un haut niveau de franchise dans votre entreprise.
MAXIMISEZ LA FRANCHISE…
CHAPITRE 8
UN CERCLE DE FEEDBACKS

Il existe un principe chez Netflix qui, s’il devait être


pratiqué religieusement, inciterait chacun à se montrer
soit radicalement franc, soit radicalement silencieux : « Ne
dites à propos de quelqu’un que ce que vous pourriez lui dire en
face. » Moins on parle des gens dans leur dos, plus on élimine les
ragots qui créent inefficacité et ressentiments – et moins on risque
de voir apparaître cette ambiance désagréable généralement
résumée sous l’expression « les intrigues de bureau ». Durant le
temps que j’ai passé chez Netflix, j’ai essayé de me conformer à la
culture maison. Ce principe en particulier a été plus difficile à
respecter qu’il ne le paraît.
Je menais des entretiens à la Silicon Valley. Briefées par Bart, le
responsable des relations publiques, la plupart des personnes que je
recevais débordaient d’anecdotes et de points de vue. Heidi était une
exception. Quand je suis arrivée devant son bureau, elle discutait
avec deux collègues et elle a détourné le regard, comme si elle ne
m’attendait pas, me forçant à me démener pour capter son attention.
Son comportement était plus que distant, limite hostile. Elle a
répondu à mes questions du bout des lèvres. J’ai mis un terme
prématurément à son entretien.
En attendant l’ascenseur en compagnie de Bart, j’en ai profité
pour débriefer : « C’était inutile. Elle ne s’y était de toute évidence pas
préparée et n’avait pas envie de me parler. » Au beau milieu de ma
phrase, j’ai vu, du coin de l’œil, Heidi qui passait dans un couloir, à
deux mètres de nous. J’ignore si elle a entendu mes propos, quoi qu’il
en soit, aussitôt la devise s’est mise à clignoter en lettres capitales
dans mon cerveau : « Ne dites à propos de quelqu’un que ce que vous
pourriez lui dire en face. » Cette culture Netflix se révélait
compliquée. La plupart des gens passent leur journée à parler des
autres dans leur dos. Et j’en faisais partie, apparemment.
J’ai demandé à Bart quelle aurait été la réaction qui convient chez
Netflix. Je me voyais mal conclure l’entretien avec Heidi en disant :
« Merci pour les huit minutes que vous m’avez accordées, mais vous
n’aviez clairement rien préparé et visiblement cela ne vous
intéressait pas. »
Bart m’a regardée comme si j’étais complètement à côté de la
plaque : « Tu ne travailles pas pour Netflix et tu n’avais qu’un seul
rendez-vous prévu avec Heidi, ta critique ne serait d’aucune utilité
pour le projet. Si vous étiez collègues ou si tu avais d’autres
entretiens avec elle, alors il faudrait lui transmettre tes impressions
avant le prochain, probablement en ajoutant à son agenda une
réunion feedback. » Mais il a ajouté : « Je vais avoir besoin qu’elle
rencontre d’autres auteurs à l’avenir. Je me charge du feedback. »
Cependant tout le monde chez Netflix n’est pas aussi à l’aise que
Bart pour initier les feedbacks.

CHEZ LE DENTISTE
Affirmer que l’entreprise attache de l’importance à la franchise est
une chose. Il est plus compliqué de la maintenir en place à
mesure que l’entreprise se développe, que de nouveaux
employés la rejoignent, que les relations se multiplient. Le
problème m’est apparu clairement lors d’une rencontre en
face-à-face avec un directeur présent chez nous depuis près d’un an.
« Quand j’ai été engagé, tout le monde m’a prévenu que je recevrais
des tas de retours en permanence. Mais ça fait un moment que je suis
chez Netflix et je n’en ai jamais reçu », m’a-t-il dit.
Je réfléchissais à cette remarque quand je suis allé chez ma
dentiste pour une visite de routine. En pointant une de mes molaires,
elle m’a dit : « Il faut que tu viennes plus régulièrement faire des
contrôles, Reed. Il y a des endroits au fond que tu n’atteins pas au
brossage. »
La franchise, c’est comme le dentiste. Même si vous encouragez
tout le monde à se brosser les dents au quotidien, certains ne le
feront pas. Ceux qui le font rateront peut-être les endroits les moins
accessibles. Je ne peux pas garantir que la franchise que nous
espérons sera au rendez-vous chaque jour. Mais je peux garantir la
mise en place de mécanismes réguliers pour qu’on ne rate aucun des
feedbacks les plus importants. En 2005, nous avons réfléchi aux
outils sur lesquels les salariés pouvaient s’appuyer pour obtenir et
recevoir les critiques franches qui n’étaient pas formulées
naturellement au quotidien, dans le cadre du travail.
Le choix le plus naturel aurait pu être les évaluations annuelles.
Aujourd’hui, il est devenu à la mode de s’en débarrasser, mais en
2005 quasiment toutes les entreprises y avaient recours. Avec ce
système le patron couche par écrit les points forts et les points faibles
de son employé, ainsi qu’un résumé de performance générale, et
organise un entretien personnel afin de passer en revue avec lui
cette évaluation.
Dès le départ, nous avons été opposés à ce système. Le premier
problème est que le feedback ne va que dans un sens – du haut vers le
bas. Le deuxième est qu’on n’obtient de retour que d’une seule
personne – son patron. C’est en opposition directe à notre devise
« Ne cherchez pas à plaire au patron ». Je tiens à ce que chacun
reçoive des retours non seulement de son n+1, mais aussi de toutes
celles et tous ceux qui ont quelque chose à dire. Troisième problème,
les sociétés basent généralement leurs évaluations de performance
sur les objectifs annuels. Mais chez Netflix on ne fonctionne pas sur
ce modèle. De même, beaucoup d’entreprises utilisent ces
évaluations annuelles pour déterminer les augmentations de salaire,
mais chez nous c’est le marché, pas la performance, qui influe sur les
rémunérations.
Nous avons cherché un mécanisme qui encouragerait tout le
monde à fournir des retours à n’importe quel collègue si tel était leur
souhait, un système qui serait un bon reflet du niveau de franchise et
de transparence que nous essayions de cultiver et cohérent avec
notre culture de liberté et de responsabilité. Après beaucoup
d’expérimentations, nous avons désormais deux processus que nous
utilisons régulièrement.

1. SIGNEZ-LE DE VOTRE NOM : UN 360 DEGRÉS


DIFFÉRENT
Lorsque nous avons testé nos premières évaluations à 360 degrés
annuelles par écrit, nous les avons conduites selon le même schéma
que tout le monde : chaque employé sélectionnait une poignée de
personnes dont il souhaitait recevoir du feedback et ces personnes
remplissaient le rapport de façon anonyme, évaluant l’employé sur
une échelle de 1 à 5 sur une série de catégories, et laissant des
commentaires. Nous utilisions un format « Commence – Arrête –
Continue », afin de nous assurer que les gens ne se cantonneraient
pas aux congratulations mais fourniraient des retours concrets et
susceptibles d’être mis en œuvre.
Certains, dans l’équipe dirigeante, avaient l’impression que
l’anonymat était superflu, étant donné notre culture de franchise,
mais j’estimais que c’était important. Avec toute la franchise
pratiquée au bureau, si quelqu’un choisissait de ne pas faire un
retour ouvert à un ou une collègue au fil de l’année, il devait
sûrement y avoir une raison. Certains s’inquiétaient peut-être d’un
éventuel retour de bâton. J’avais l’impression, en proposant
l’anonymat, de permettre un format plus sûr et plus à même d’inciter
les gens à laisser des commentaires.
Mais la première fois que nous avons conduit nos évaluations à
360 degrés, il s’est produit quelque chose d’amusant. Notre culture a
pris le dessus. Certaines personnes, parmi lesquelles Leslie Kilgore,
se sont senties trop mal à l’aise pour critiquer sans signer. « Cela
semblait faire un pas en arrière de dire à nos employés toute l’année
qu’ils devaient échanger franchement entre eux et soudain lors de
l’évaluation 360 degrés de faire comme si les commentaires
provenaient d’une source secrète, a expliqué Leslie. Tout ce que
j’écrivais, je le leur avais déjà dit, de toute façon. J’ai simplement fait
comme il me paraissait naturel étant donné le climat qui régnait chez
Netflix. J’ai rédigé mes remarques et je les ai signées. »
Lorsque je me connectais pour ajouter mes contributions, je
trouvais moi aussi assez dérangeant de pouvoir dire tout ce que je
voulais sans que quiconque ne sache que cela venait de moi. Tout
cela paraissait assez malhonnête et secret, somme toute contraire à
la culture que j’essayais d’instaurer.
Après réception de nos évaluations à 360 degrés cette année-là, je
me suis plongé dans les remarques émises par nos employés à mon
égard et mon malaise vis-à-vis de l’anonymat s’est encore accru. Les
gens, inquiets peut-être d’être identifiés si leurs retours étaient trop
spécifiques, trop concrets, donnaient à leurs observations une
tournure obscure. À tel point que certaines en devenaient à peine
compréhensibles.

« Arrête : d’env oyer des messages contradictoires sur certains sujets. »


« Arrête : de paraître insensible quand tu refuses une idée qui n’év oque rien pour toi. »

Je ne voyais pas du tout à quoi faisaient référence ces gens. Ce


feedback était tout à fait impossible à appliquer. Comment aurait-il
pu m’aider à quoi que ce soit ? Ne sachant pas de qui venaient ces
commentaires, je ne pouvais pas aller à la source pour demander une
clarification. Sans compter que l’anonymat avait encouragé certains à
laisser libre cours à leurs sarcasmes ou à leur méchanceté, ce qui
n’aidait personne. Une manager m’a montré un commentaire qu’elle
avait reçu : « Tu es encore plus molle que Bourriquet. » En quoi une
telle remarque peut-elle être utile ?

L’approche de Leslie a pris. Pour la deuxième évaluation à


360 degrés de Netflix, une majorité d’employés a, de sa
propre initiative, choisi d’ajouter son nom. La minorité qui
préférait rester anonyme devenait donc facile à identifier. « Si vous
demandez à sept personnes de vous faire un feedback, que cinq
d’entre elles le signent, il n’est pas sorcier de deviner, parmi les deux
qui restent, qui a dit quoi », se souvient Leslie.
Au troisième 360, tout le monde signait. « C’était mieux comme ça,
a affirmé Leslie. Les gens venaient directement trouver la personne
qui avait rédigé le feedback pour en discuter. Ces conversations
étaient d’ailleurs bien plus précieuses que tout ce qui avait pu être
écrit sur l’évaluation 360 elle-même. »
Leslie, Reed et l’équipe dirigeante n’ont perçu aucune baisse de
franchise apparente quand l’anonymat a été levé. Leslie a le
sentiment que c’est « parce que Netflix avait déjà investi tellement de
temps pour bâtir une culture de la franchise ». Beaucoup affirment
que la qualité des retours était supérieure, puisque les salariés
savaient que les remarques seraient reconnues comme une partie de
leur travail.
Voici un commentaire que Reed a reçu lors d’une récente
évaluation à 360 degrés. Il s’agit essentiellement des mêmes plaintes
que celles de 2005, mais cette fois la personne fournit des exemples et
ajoute son nom, ce qui rend ses observations concrètes et
applicables.

Tu parais parfois trop confiant – agressif même – quand tu défends ton point de v ue et
dédaigneux des perspectiv es différentes. J’ai eu cette impression lorsque tu plaidais
pour la relocalisation des personnels basés en Corée v ers le Japon ou Singapour. Il est
extrêmement important que tu soulèv es cette question et que tu sois ouv ert aux
changements radicaux, mais dès le début du processus d’étude du cas, tu sembles déjà
déterminé à obtenir une certaine issue et peu attentif aux contre-arguments. – Ov e.

Je me souviens parfaitement de la conversation à laquelle


Ove fait référence, ce qui signifie que je peux m’adapter
favorablement dans les situations futures. Surtout,
sachant qui a laissé ce commentaire, j’ai pu aller trouver Ove pour
obtenir davantage d’informations. Nous procédons désormais à des
évaluations 360 degrés par écrit chaque année et demandons à
chaque personne de les signer. Nos employés ne s’attribuent plus des
notes de 1 à 5, puisque nous ne lions pas ce processus à des
augmentations, des promotions ou des licenciements. Le but est
d’aider tout le monde à s’améliorer, pas de les catégoriser ou de les
ranger dans des cases. L’autre grand progrès est que chacun peut
maintenant adresser des commentaires à autant de collègues qu’il ou
elle le souhaite à n’importe quel niveau de l’organisation – pas
seulement de la hiérarchie directe, le n+1 ou les coéquipiers qui l’ont
incité à leur faire ses remarques. La plupart des salariés de Netflix
émettent un retour pour au moins dix personnes, mais il n’est pas
rare que cela monte jusqu’à trente ou quarante. J’ai reçu des
observations de la part de soixante et onze employés pour mon
rapport 2018.
Surtout, les feedbacks 360 suscitent des discussions inestimables.
Je partage systématiquement les remarques que m’envoient mes
subalternes directs, ceux-ci font de même avec leur équipe, et ainsi de
suite jusqu’au bas de la chaîne. Cela renforce non seulement le
sentiment de transparence, mais crée également une « responsabilité
inversée » par laquelle chacun se sent encouragé à interpeller son
chef pour un mauvais comportement récurrent.
Ted Sarandos aime raconter cette histoire à propos de saut à
l’élastique pour souligner l’intérêt de faire circuler les informations :
En 1997 à Phoenix, j’ai participé à un év énement av ec l’entreprise pour laquelle je
trav aillais à l’époque, pas encore Netflix, ce genre de journée qui comprend aussi bien
des réunions que des activ ités de team-building pour encourager le groupe à se lier et à
s’amuser. Derrière le restaurant sur le parking, il y av ait un stand de saut à l’élastique.
Moyennant 15 dollars, on pouv ait s’élancer depuis une grue, dev ant tout le monde.
Personne n’av ait osé, mais j’ai décidé de tenter le coup. Après mon saut, le type qui gérait
le stand m’a proposé de recommencer. Gratuitement. Ça m’a intrigué. « Pourquoi v ous
feriez une chose pareille ? » ai-je demandé. « Parce que je v eux que tous v os collègues qui
ont les yeux riv és sur v ous depuis le restaurant v ous v oient rav i de faire un deuxième
saut. Et si grâce à ça ils se rendent compte que ça ne fait pas si peur, ils auront peut-être
env ie d’essayer à leur tour. »

C’est exactement pour cette raison que vous, en tant que leader,
vous devez partager votre évaluation 360 avec vos équipes, surtout
tous ces témoignages francs à propos de tout ce que vous réussissez
mal. Cela montre que proposer et recevoir des feedbacks clairs et
applicables n’est pas si effrayant.

Il s’agit d’une pratique régulière pour les dirigeants Netflix


aujourd’hui. Larry Tanz, vice-président contenu
(souvenez-vous, c’est lui qui s’est rendu à un entretien
avec Facebook après que Ted avait recommandé d’accepter les appels
des recruteurs), a pour sa part une autre anecdote concernant une
étonnante réunion avec Ted lors de ses premières semaines chez
Netflix en 2014.
J’av ais trav aillé cinq années durant pour l’ancien P.-D.G. de Disney Michael Eisner.
Disons simplement que parmi le personnel de Michael, rares étaient ceux qui lui
faisaient part de critiques négativ es. De là où je v enais, le patron pouv ait se montrer
franc av ec v ous, mais jamais personne n’av ait tenté le feedback dans l’autre direction.
Lors de ma deuxième réunion T-staff (le staff de Ted), Ted a commencé par nous
rappeler, aux douze membres de son équipe, que l’év aluation 360 par écrit aurait lieu
d’ici quelques mois et que nous dev ions tous prendre l’habitude, d’ici là, d’échanger des
remarques franches entre nous. « Même si v ous ne trav aillez pas ensemble, v ous dev ez
pouv oir être assez proches pour émettre des critiques en continu. Nous v enons de finir
une série de 360 av ec le R-staff (le staff de Reed). Je v ais v ous lire les retours que j’ai
reçus. »
J’étais perdu. Que faisait-il ? De toute ma v ie, jamais un chef ne m’av ait communiqué
ce que ses pairs et ses supérieurs av aient dit de lui. J’ai d’abord pensé qu’il allait
sélectionner des morceaux choisis, que nous allions av oir droit à une v ersion expurgée.
Mais il s’est mis à lire mot pour mot les retours de Reed, Dav id Wells, Neil Hunt,
Jonathan Friedland et tous ces gens. Il n’a pas lu beaucoup de commentaires positifs,
même s’il dev ait y en av oir, sûrement. Au lieu de ça, il a détaillé tout ce qui était
améliorable, comme ceci :

Quand tu ne réponds pas aux e-mails de mon équipe, j’ai toujours l’impression que c’est
un problème de hiérarchie, je trouve ça décourageant, même si je sais bien que ce n’est
pas comme cela que tu fonctionnes, que ce n’est pas non plus ce que tu penses. Peut-être
devrions-nous établir une confiance plus solide, mais j’ai besoin que tu sois plus
généreux de ton temps et de tes avis pour que mon équipe puisse être davantage au
service de ton organisation.

Tes désaccords de « vieux couple marié » avec Cindy ne constituent pas le meilleur
exemple de relations entre cadres. Il devrait y avoir de ta part comme de la sienne plus
d’écoute et de compréhension.

Arrête d’éviter le conflit avec l’équipe ; cela couve ailleurs et réapparaît plus gros plus
tard. Les graines du pétage de plombs de Janet et le drame du rôle de Robert ont été
plantés il y a bien plus d’un an. Il aurait mieux valu affronter l’un et l’autre directement
à l’époque plutôt que laisser tout le monde en pâtir et le moral chuter.

Ted nous faisait la lecture comme s’il passait en rev ue la liste de courses pour le
supermarché. J’ai pensé : « Wow, est-ce que je serai assez courageux pour partager mon
feedback av ec ma propre équipe ? »
Apparemment, Larry a su s’adapter : « Depuis cette réunion, je fais
de mon mieux pour reproduire avec mes collaborateurs ce que Ted a
fait avec nous, pas seulement dans une période d’évaluation 360 mais
chaque fois que quelqu’un me fait un retour sujet à amélioration. Et
j’ai suggéré que les cadres qui travaillent pour moi fassent de même
avec leurs équipes. »
Bien que l’exercice des évaluations 360 par écrit ait permis un
feedback franc et régulier et que beaucoup choisissent de revenir
dessus après coup, cela ne garantit pas pour autant les discussions
ouvertes. Si Chris-Ann écrit à Jean-Paul dans son évaluation 360
qu’il chuchote lors de ses rendez-vous clients, ce qui nuit à ses
ventes, mais si Jean-Paul n’en parle jamais avec Chris-Ann ni qui que
ce soit d’autre, alors cela devient un secret en puissance. Reed a mis
en place un autre processus censé prévenir ce genre de problème.

2. LES ÉVALUATIONS 360 EN DIRECT


En 2010, notre version du processus d’évaluation 360
connaissait déjà un grand succès. Mais, étant donné les
autres étapes mises en place pour accroître la
transparence à tous les niveaux, j’avais l’impression de pouvoir aller
encore plus loin. J’ai donc mené quelques expériences pour
accentuer la transparence dans ma propre équipe dirigeante dans
l’idée de reproduire cela ensuite de haut en bas de la chaîne
hiérarchique. J’ai tout d’abord essayé une activité avec mes
subalternes directs.
Nous nous sommes retrouvés dans l’ancien bâtiment de Netflix à
la Silicon Valley, au 100 Winchester, dans une petite pièce perchée
appelée la Tour Infernale. Nous nous sommes mis par deux : Leslie et
Neil sont allés dans un coin, Ted et Patty dans un autre et ainsi de
suite. L’exercice ressemblait un peu à du speed-dating sauf qu’il
s’agissait de speed-feedback. Chaque binôme avait quelques minutes
pour échanger des retours en suivant la méthode « Commence –
Arrête – Continue », ensuite on changeait de partenaire. À la fin,
nous avons formé un cercle tous les huit et nous avons partagé ce
que nous avions appris. L’exercice par paire a bien fonctionné, mais la
discussion en groupe s’est révélée de loin le moment le plus
important de la session.
La fois suivante, nous sommes donc passés directement à cette
partie discussion de groupe. J’ai choisi de le faire autour d’un dîner,
durant lequel il n’y aurait aucun autre sujet à évoquer, pour que nous
n’ayons pas l’impression d’être pressés par le temps. Nous nous
sommes retrouvés au Plumed Horse, un restaurant de Saratoga, une
adorable petite ville pas très loin du bureau. Il y avait des guirlandes
dans les arbres, on aurait cru des lucioles dans la forêt. Nous sommes
entrés et ce restaurant apparemment exigu s’ouvrait en fait sur une
pièce immense, menant ensuite à une salle très calme, que nous
avions privatisée.
Ted s’est proposé de commencer. Nous avons fait le tour du cercle
et chacun lui a fait un retour en utilisant les concepts « Commence –
Arrête – Continue ». À cette époque-là, Ted était un des rares
employés basés à Los Angeles, il venait dans la Silicon Valley un jour
par semaine. Tous les mercredis, il débarquait à fond la caisse au
bureau et essayait de caser l’équivalent de trois jours de discussions
en six heures. David, Patty et Leslie ont expliqué combien cette
unique journée au siège paraissait trop chargée aux yeux de tout le
monde. « Quand tu repars le mercredi soir, on a l’impression qu’un
bateau à moteur a traversé le bureau et laissé derrière lui un sillage
énorme, a dit Patty. C’est stressant et agaçant pour tout le
personnel. »
Je comptais justement lui en toucher un mot, ça n’était donc plus
nécessaire. Après cette session, il a réorganisé son temps de travail
pour venir à la Silicon Valley plus longuement et superviser
davantage de choses par téléphone avant ses visites. Ted a ainsi pris
conscience que ses actions dérangeaient tout le monde et le fait de lui
en parler ouvertement lui a permis de trouver une meilleure façon
de gérer son activité.
Les évaluations 360 en direct sont très utiles parce que les
individus doivent répondre de leur comportement et de leurs actes
face à toute l’équipe. Nos employés bénéficiant d’une grande liberté et
appliquant le principe « Ne cherchez pas à faire plaisir au patron »,
cette coresponsabilité offre en contrepartie un filet de sécurité. Le
patron ne donne pas d’ordre au salarié. Mais si ce dernier agit de
manière irresponsable, le groupe le lui fera savoir.
Ensuite est arrivé le tour de Patty. Neil lui a dit : « Pendant nos
réunions, tu parles tellement qu’on n’arrive pas à en placer une. Ton
enthousiasme est envahissant. » Le tour de table a continué et Leslie
a émis un bémol : « Je suis étonnée par les commentaires de Neil. Je
trouve que tu es une oreille particulièrement attentive, tu prends
toujours soin d’accorder à chacun le même temps de parole. »
À la fin de la soirée, les uns et les autres ont présenté une courte
synthèse résumant ce qu’ils avaient retenu. Patty a dit : « En réunion
avec des personnes plus réservées comme Neil, je comble les silences
en parlant plus. Quand je suis avec des bavards dans mon genre,
comme Leslie, je n’ai pas ce problème. Dans ma propre équipe, j’ai
beaucoup de personnes discrètes qui ne prennent pas du tout la
parole pendant nos réunions. À partir de maintenant, les dix
dernières minutes de chaque réunion de trente minutes seront
consacrées à la libre expression du groupe. Si personne ne dit rien,
nous attendrons, en silence. »
En tant que bavard moi-même, je n’avais jamais senti que certains
voyaient Patty comme une personne qui monopolise la parole. Je
n’aurais jamais pu lui transmettre ce genre de retour, parce que cela
ne caractérise pas les interactions que j’ai avec elle. Cet échange
prouve combien il est important que les employés reçoivent du
feedback, non seulement de leur chef, mais aussi de leurs collègues.
Cette séance m’a aidé – comme tous les présents – à comprendre les
tensions qui existaient au sein du groupe sous un angle neuf et
inattendu. Ce dîner nous a permis à tous de mieux percevoir les
dynamiques interpersonnelles qui donnent forme à notre efficacité
collective et à travailler, ensemble, à améliorer notre collaboration.
Peu après, de nombreux membres de mon équipe ont procédé au
même exercice avec leurs propres collaborateurs directs et l’activité
s’est largement répandue au sein de notre entreprise. Cela n’a rien
d’obligatoire. Il se peut très bien que vous croisiez un employé
Netflix qui n’a jamais subi de 360 en direct. Mais nos managers ont
trouvé un tel intérêt à cette méthode qu’aujourd’hui la large majorité
suit un processus similaire au moins une fois par an. Désormais nous
comprenons très bien comment il fonctionne, cela n’est pas très
difficile à conduire, tant qu’on replace les choses dans leur contexte
et que l’on se dote d’un modérateur solide. Si vous avez envie
d’expérimenter vous aussi ces évaluations à 360 degrés en direct,
voici quelques trucs :
Durée et localisation : Les év aluations 360 en direct se conduisent sur plusieurs heures.
Menez-les autour d’un dîner (ou au moins incluez un repas), av ec un groupe restreint.
Il nous arriv e d’organiser des séances à dix ou douze, mais huit ou moins est
préférable. Pour un groupe de huit, comptez env iron trois heures. Av ec douze
personnes cela peut s’étirer sur cinq heures.

Méthode : Tous les feedbacks doiv ent être présentés et reçus comme une sorte de
cadeau qui permet de s’améliorer, suiv ant le principe des 4A énoncés au chapitre 2. Le
leader dev ra l’expliquer en av ance et v eiller à ce que cela soit respecté pendant la
séance.
Le feedback positif et applicable (« continue à… ») est adapté, mais à contrôler. 25 %
de positif et 75 % d’améliorable (« commence à… » et « arrête de… ») est un bon mélange.
Tout blabla non applicable (« Je trouv e que tu es un super collègue » ou « J’adore
trav ailler av ec toi ») doit être découragé et étouffé dès le départ.

Se lancer : Les premières interactions de feedback donneront le ton de la soirée.


Choisissez un recev eur susceptible d’accepter les feedbacks sév ères av ec ouv erture
et appréciation. Choisissez un émetteur de feedback susceptible d’appliquer les
directiv es 4A. Souv ent, le patron choisit d’être le premier à entendre les remarques.

Les évaluations 360 en direct fonctionnent grâce à votre politique


de haute densité de talent et à l’absence de « collaborateurs
toxiques ». Si vos employés sont immatures, s’ils ont des attitudes
négatives, s’ils n’ont pas assez de confiance en eux pour montrer leur
vulnérabilité en public, vous n’êtes peut-être pas prêts à mener ce
genre d’exercice. Et même si vous vous sentez parfaitement paré,
vous aurez besoin d’un modérateur costaud, capable de percevoir si
tous les feedbacks respectent bien les principes des 4A et
d’interrompre toute personne qui sortirait du cadre.
Scott Mirer, vice-président des écosystèmes partenaires, nous
raconte un incident qui s’est produit durant le 360 en direct de son
équipe ; quelqu’un a franchi les limites et, sur le moment, il n’a pas su
gérer. Ce type de situation est rare mais dangereux lorsqu’il survient,
le leader doit donc être à l’affût.
Mes neuf collaborateurs étaient réunis pour un dîner d’év aluation 360 en direct. Ian, un
de nos managers, très agréable, a adressé un feedback destiné à Sabina, une de ses
collègues, en ces termes : « Ta façon de trav ailler me rappelle le film Femmes au bord de la
crise de nerfs. » Il l’a dit av ec un sourire, Sabina a hoché la tête et pris note. Pour une
raison ou une autre, sur le coup je n’ai pas senti – ni moi ni personne d’autre d’ailleurs – à
quel point ce commentaire était inapproprié et nous l’av ons tous laissé passer. J’ai
appris une semaine plus tard que Sabina av ait été fâchée pendant plusieurs jours suite à
ce dîner. « Lorsqu’on émet des remarques, ce n’est ni altruiste ni utile de faire appel à des
comparaisons basées sur le genre », a-t-elle confié à un collègue.

Si quelqu’un s’écarte des directives 4A pour adopter un ton


grinçant, agressif ou de manière générale peu coopératif pendant
le 360 en direct, le leader doit intervenir afin de rectifier le
commentaire en temps réel. C’est particulièrement important parce
que nous prenons soin de travailler sur la durée avec nos managers
pour que chacun se sente inclus, or les remarques au pied levé
peuvent nourrir les préjugés, même inconsciemment. Scott a raté
son occasion. Mais dans ce cas, la culture de franchise de l’entreprise
a permis de rattraper le coup.

J’ai appelé Sabina pour m’excuser de n’av oir pas perçu combien la remarque de Ian était
inappropriée. Mais elle m’a répondu que tout était arrangé. Elle av ait déjà discuté av ec
Ian, qui lui av ait présenté des excuses et ils av aient échangé pendant plus d’une heure
afin de percer l’abcès. En conclusion, même s’il y av ait bel et bien eu sortie de route
durant le dîner 360, je crois que leur relation s’en est trouv ée renforcée. Depuis ce jour je
suis beaucoup plus attentif pour pouv oir interv enir chaque fois qu’une remarque me
paraît sortir du cadre.

Humiliation publique ? Isolation du groupe ? Mortification


collective ? Si ces mots ont surgi dans votre esprit à la
lecture des quelques dernières pages, vous n’êtes
sûrement pas seul dans ce cas.
Une majorité d’employés Netflix abordent leur premier 360 en
direct avec une certaine appréhension. Le vice-président du contenu
Larry Tanz (qui avait été si choqué d’entendre Ted lire en détail son
feedback 360 à son équipe) explique ce moment :

Se faire év iscérer en place publique ressemble fort à de la torture. Chaque fois que je me
rends à une év aluation 360 en direct, je me sens nerv eux. Mais une fois lancé, on se rend
compte que tout v a bien se passer. Puisque la séance se déroule en présence de tous, les
gens prennent soin de se montrer généreux et d’un grand soutien dans leur manière
d’exprimer leur feedback – quand on a l’intention d’aider l’autre, on réussit. Personne ne
v eut v ous embarrasser ou v ous attaquer. Tous ceux qui dépasseraient les bornes sont
presque aussitôt recadrés : « Hé, ça n’est pas très utile ! » Si la séance de 360 se passe
bien, tout le monde reçoit son lot de remarques difficiles, alors on n’est pas pris pour
cible spécifiquement. Quand v otre tour arriv e, cela peut être désagréable d’entendre ce
que les gens ont à dire, mais c’est un des plus beaux cadeaux que la v ie puisse v ous faire :
une chance de progresser.

Tous les employés Netflix ou presque racontent comment une


évaluation 360 les a aidés. Certains trouvent que ces soirées sont une
façon agréable de nouer des liens avec leurs collègues. D’autres les
apprécient à peu près autant que Reed les visites annuelles chez le
dentiste. Ils savent que c’est utile, mais ils les redoutent et ont hâte
que cela se termine. Sophie, manager communications, une
Française qui travaille au bureau d’Amsterdam, appartient à cette
seconde catégorie.
Comme beaucoup de Français, je construis mes arguments selon les principes que l’on
nous inculque à l’école. J’introduis la problématique, je dév eloppe la théorie, j’aborde les
défis que pose cette problématique et j’en v iens à ma conclusion. Introduction, thèse,
antithèse, synthèse, c’est ainsi que l’on analyse à l’école française.
Les Américains, eux, apprennent souv ent à « aller droit au but et à ne pas s’éloigner
du sujet ». Pour un Français, c’est un choc : « Comment peut-on arriv er à la conclusion
sans av oir expliqué la problématique ?! » Bien sûr, Netflix est une société américaine.
Mon chef est américain, ainsi que la plupart de mes collègues. Je ne m’en étais pas rendu
compte, mais mon approche de communication ne fonctionnait pas av ec eux comme je le
souhaitais.
En nov embre 2016, mon patron a organisé un év énement 360 en direct pour toute
l’équipe. Nous étions dans une salle priv ée au Waldorf Astoria à Amsterdam pour un
dîner. Dehors, la nuit était littéralement « sombre et orageuse » et nous nous trouv ions
réunis dans une pièce de style médiév al, uniquement éclairée par un grand lustre en
cristal suspendu au-dessus d’une v aste table rectangulaire. Je me sentais nerv euse mais
je me rassurais en repensant à tout ce que j’av ais accompli en si peu de temps chez
Netflix. Je croyais clairement entrer dans la catégorie des « collègues extra ».
Lorsque est arriv é mon tour, ma collègue Joelle a commencé par me dire qu’il fallait
que j’améliore mes méthodes de communication. Elle a expliqué que je perdais l’attention
du destinataire parce que j’étais trop longue à en v enir au fait. Dans ma tête je me suis
dit : « Moi ? Pas douée en communication ? Mais c’est ma spécialité ! Mon plus gros
point fort, c’est mon talent pour communiquer ! » Ce feedback n’av ait aucun sens pour
moi, je m’apprêtais à le balayer sans en tenir compte.
Mais v oilà que l’ensemble de mes collègues américains, les uns après les autres, se
sont mis à me critiquer à leur tour : il y av ait beaucoup de bonnes choses mais aussi « tu
es trop théorique », « tes messages ne sont pas assez concis », « à l’écrit, tu perds
l’attention du lecteur ». À la cinquième personne, j’ai pensé : « OK, c’est bon, pas la peine
de v ous liguer contre moi. » À la septième, j’étais franchement sur la défensiv e. J’av ais
env ie de leur dire : « Hé l’Américain, essaie de trav ailler dans une entreprise française
pour v oir s’ils aiment ta façon d’écrire ! »

Pourtant, même pour Sophie, le fait de recevoir ces critiques


valait bien une soirée désagréable.
Ce dîner, qui a eu lieu il y a deux ans, s’est rév élé être un des moments les plus
importants pour ma progression professionnelle de ces dix dernières années. J’ai
énormément gagné en adaptabilité. Je maîtrise désormais la communication à la
française et à l’américaine et je passe de l’une à l’autre sans problème, ce qui est un défi
constant, mais mes collègues m’ont félicitée à ce sujet lors de récentes séances de 360 en
direct. J’ai détesté cette soirée au Waldorf mais sans cela j’aurais échoué au « keeper
test » et je crois que je ne trav aillerais plus chez Netflix.

Ce genre de récit revient fréquemment lorsqu’on demande aux


salariés de Netflix quelle impression ils ont eue en voyant ainsi
évoqués leurs « points susceptibles d’être améliorés » devant tout le
monde. Parfois c’est gênant. Souvent, désagréable. Mais à la fin, votre
performance en sort grandie. Quant à Sophie, cette séance a peut-
être sauvé sa place.

LE HUITIÈME POINT
Si vous êtes sérieux en matière de franchise, vous devrez
forcément mettre en place des mécanismes qui garantissent son
apparition. Deux processus institutionnels suffisent à faire parvenir
à tous des feedbacks francs et utiles à des intervalles réguliers.

À RETENIR DU CHAPITRE 8 :

La franchise, c’est comme un rendez-vous chez le dentiste. Même si vous encouragez tout le
monde à se brosser les dents au quotidien, certains ne le feront pas. D’autres rateront les
zones difficiles. Une séance approfondie tous les six à douze mois assure des dents propres et
un feedback limpide.

Les évaluations de performance ne constituent pas le mécanisme idéal pour un


environnement de travail reposant sur la franchise, d’abord parce que les commentaires ne
vont généralement que dans un sens (du haut vers le bas) et ne viennent que d’une personne
(le patron).

Une évaluation 360 par écrit est un bon mécanisme pour un feedback annuel. Mais évitez
l’anonymat et les notes, ne liez pas les résultats aux augmentations ou promotions, ouvrez les
commentaires à tous ceux qui souhaitent en émettre.

Les dîners 360 en direct sont un autre processus tout aussi efficace. Dégagez plusieurs heures
en dehors du temps de travail et hors du bureau. Donnez des instructions claires, suivez le
principe des 4A et appliquez la méthode « Commence – Arrête – Continue », avec environ
25 % de positif et 75 % de progrès à faire – et 100 % applicable, 0 % blabla.

Vers une culture de liberté et de responsabilité


Après la mise en place du « keeper test », vous aurez atteint un haut niveau de densité de talent
dans votre bureau. Suite à l’application des 360 par écrit et en direct, vous n’aurez pas seulement
un climat de franchise au bureau mais aussi des outils institutionnalisés garantissant que vos
employés s’expriment entre eux ouvertement et honnêtement. Avec tout ce talent, toute cette
franchise, vous pouvez maintenant inciter vos managers à se débarrasser des derniers contrôles
auxquels ils s’accrochent encore. Nous avons évoqué la liberté de prise de décision au chapitre 6,
donc conceptuellement votre personnel est prêt. Mais pour développer un authentique
environnement de liberté et de responsabilité, vous allez devoir montrer à tous vos managers
comment diriger à l’aide du contexte, non du contrôle. C’est le sujet du prochain chapitre.
ET ÉLIMINEZ UN MAXIMUM DE CONTRÔLES… !
CHAPITRE 9
PLUS DE CONTEXTE, MOINS
DE CONTRÔLE

Quand Adam Del Deo a raccroché, il ne se sentait pas très


bien. Debout dans le hall de l’hôtel Washington School
House à Park City, dans l’Utah, le directeur des
programmes documentaires originaux de Netflix s’est appuyé contre
le mur, il a pris une grande inspiration et a fermé les yeux. Quand il
les a rouverts, son collègue Rob Guillermo, juriste senior, se tenait à
côté de lui. « Hé, Adam, ça va ? Tu as eu des nouvelles de l’offre pour
Icare ? »
Adam et Rob assistaient au festival de Sundance en janvier 2017.
La veille, ils avaient visionné un documentaire, Icare, à propos du
scandale du dopage en Russie. Adam jugeait qu’il s’agissait de l’un des
plus formidables documentaires qu’il ait vus :
On suit le récit incroyable d’un journaliste basé dans le Colorado, Bryan Fogel, qui est
aussi cycliste et v oudrait tenter une expérience : se doper lui-même, passer sous les
radars comme Lance Armstrong et montrer les progrès extrêmes que permet le dopage
pour une course à v élo. Par le biais d’un intermédiaire, il contacte la tête du programme
russe antidopage, un certain Rodchenkov , qui accepte de l’aider. Ils dev iennent amis v ia
Skype. Mais au beau milieu de l’expérience de Bryan, la Russie se trouv e accusée de
doper ses athlètes olympiques – et c’est Rodchenkov qui dirige les opérations (ainsi que
le programme antidopage !). Rodchenkov fuit la Russie et v ient se cacher chez Fogel,
craignant que Poutine le fasse tuer.
Une histoire pareille, ça ne s’inv ente pas. Le film est passionnant.

Adam tenait absolument à acheter ce film pour Netflix. On disait


partout qu’Amazon, Hulu et HBO le voulaient aussi. Il avait offert
2,5 millions le matin même pour le décrocher – une somme
considérable pour un documentaire – mais il venait d’apprendre que
cela ne suffisait pas. Fallait-il proposer 3,5 millions de dollars ?
4 millions ? Jamais un documentaire n’avait été acheté à un tel tarif.
Rob et lui discutaient de leur offre quand Ted Sarandos est apparu
dans le hall, quittant la salle du petit déjeuner. Ils lui ont exposé la
situation à propos d’Icare et il leur a demandé ce qu’ils envisageaient
de faire. Adam se souvient de cette conversation :
« Nous irons peut-être jusqu’à 3,75 ou 4 millions mais c’est énorme pour un
documentaire. Cela redéfinirait complètement le marché », ai-je dit en guettant la
réaction de Ted.
Il m’a regardé droit dans les yeux et il a dit : « Eh bien, est-ce que c’est “LE BON” ? »
Il a tracé les guillemets av ec ses doigts pour souligner l’importance de la chose. Ça m’a
rendu nerv eux. Pour moi, oui, c’était LE BON. Mais pour lui ? Je lui ai donc retourné la
question : « Qu’est-ce que tu en penses, Ted ? »
Il a commencé à s’éloigner. Clairement, il ne comptait pas me répondre. « Écoute, a-t-
il dit. Peu importe mon av is. C’est toi le spécialiste des documentaires, pas moi. On te
paye TOI pour prendre ces décisions. Mais pose-toi cette question, de sav oir si c’est LE
BON. Est-ce que ce sera un énorme succès ? Est-ce qu’il pourrait décrocher une
nomination aux Oscars comme Super Size Me ou Une vérité qui dérange ? Si ça n’est pas
le cas, c’est que c’est trop cher. Mais si c’est LE BON, alors propose la somme qu’il faut :
4,5 millions, 5 millions de dollars même. Si c’est LE BON, achète ce film. »

Dix années auparavant, en 2007, Leslie Kilgore avait inventé une


formule, désormais utilisée partout chez Netflix pour décrire
précisément l’attitude de Ted ce jour-là : « Plus de contexte, moins de
contrôle. » N’importe où ailleurs, quand il y a autant d’argent sur la
table, le responsable senior s’implique et supervise les négociations.
Mais le leadership Netflix, ce n’est pas ça. Comme l’a expliqué Adam :
« Ted n’allait pas trancher à ma place, mais il a exposé les éléments de
contexte plus larges pour m’aider à aligner mes réflexions sur la
stratégie de l’entreprise. Ce contexte a servi de base à ma décision. »

CONTRÔLE VS CONTEXTE
Le leadership par le contrôle est largement connu : le patron
approuve et oriente les initiatives, les actions, les décisions de
l’équipe. Parfois même, le contrôle peut s’imposer par une
supervision directe – le ou la responsable donne des ordres, vérifie
fréquemment et corrige le travail qui n’est pas réalisé selon ses
désirs. D’autres fois, le ou la leader cherchera à responsabiliser ses
employés, évitant donc toute supervision directe, pour préférer la
mise en place de process de contrôle.
Cela permet d’accorder à l’employé une certaine marge de
manœuvre dans l’approche de la tâche, tout en se réservant le droit
de contrôler ce qui est fait et quand. Par exemple, le patron instaure
un processus comme le management par objectifs, définissant au
préalable, avec son salarié, des indicateurs clés de performance ; puis
le patron surveille les progrès à intervalles réguliers, estimant la
performance finale individuelle selon que le salarié a ou non atteint
les objectifs prédéterminés dans le temps et le budget impartis. Autre
manière de faire : contrôler la qualité du travail de son employé en
mettant en place des process visant à la réduction des erreurs comme
la vérification préalable avant livraison au client ou la validation des
achats avant toute commande. Ces processus permettent au manager
d’accorder une certaine liberté tout en exerçant un contrôle assez
strict.
Le leadership par le contexte est plus difficile, mais les salariés
bénéficient alors d’une liberté bien plus grande. Vous fournissez le
maximum d’informations à vos collaborateurs et collaboratrices
pour leur permettre de prendre les meilleures décisions et mener à
bien leurs missions sans supervision. Il revient alors à la personne
d’exercer son muscle de la prise de décision afin d’opérer le meilleur
choix de façon autonome.
Pour se lancer dans un leadership par le contexte, il faut que
l’ensemble des conditions soient réunies. La toute première est la
haute densité de talent. Il suffit d’avoir eu quelqu’un sous ses ordres
une fois, même simplement vos enfants ou un entrepreneur chez
vous, pour comprendre pourquoi.
Imaginez, par exemple, que vous êtes parent d’un garçon de
quinze ans. Il adore dessiner des mangas, résoudre des sudokus
complexes et jouer du saxophone. Ces derniers temps, il a également
commencé à sortir dans des soirées le samedi en compagnie d’amis
plus âgés. Vous l’avez déjà averti que vous ne vouliez pas qu’il boive
de l’alcool avant de prendre le volant ni qu’il monte à bord d’un
véhicule avec un conducteur ivre, mais c’est plus fort que vous, vous
vous inquiétez à chacune de ses sorties. Vous pouvez aborder ce
problème de deux façons différentes :

1. Vous décidez des fêtes auxquelles v otre fils est autorisé à se rendre (ou pas) et
surv eillez ses faits et gestes durant la soirée. S’il v eut sortir le samedi soir, il doit
respecter un certain protocole. D’abord, il doit expliquer qui sera là et pour quoi faire.
Ensuite, v ous dev ez discuter av ec les parents propriétaires de la maison où se tiendra
la fête. Durant cette conv ersation, v ous v érifierez si un chaperon adulte sera présent et
si de l’alcool sera mis à disposition. À partir de ces informations, v ous déciderez si oui
ou non v otre fils peut y assister. Une fois la sortie approuv ée, v ous activ ez la
localisation de son portable pour v ous assurer qu’il n’ira pas dans une autre fête. Voilà
comment on dirige par le contrôle.

2. La deuxième façon de faire consiste à bien poser le contexte pour que v otre fils et v ous
soyez sur la même longueur d’onde. Vous discutez av ec lui des raisons qui poussent les
ados à boire et des dangers associés à la conduite en état d’iv resse. Bien en sécurité
dans v otre cuisine, v ous v ersez différents types d’alcool dans des v erres et v ous
précisez quelle quantité il v ous faudrait pour être pompette, saoul ou pour perdre
connaissance et les conséquences sur v otre efficacité au v olant (ainsi que sur v otre
santé en général). Vous lui montrez un film éducatif sur YouTube à propos de la
conduite alcoolisée et toutes ses conséquences. Une fois que v ous constatez qu’il
comprend clairement la grav ité des dangers associés au problème, v ous le laissez se
rendre à toutes les soirées qu’il souhaite sans jamais surv eiller ou imposer de
restrictions à ses actes. C’est ça, diriger par le contexte.

Le choix que vous faites dépend presque exclusivement de votre


fils. S’il a déjà manqué de discernement par le passé et si vous ne lui
faites pas confiance, vous aurez tendance à choisir le contrôle. Mais
si vous savez qu’il a la tête sur les épaules, qu’il est fiable, vous
pouvez utiliser le contexte et compter sur lui pour se comporter de
façon sûre. Ce faisant, vous le préparez à prendre de bonnes
décisions non seulement les samedis soir, mais aussi dans les
innombrables situations auxquelles il sera confronté dans les années
à venir, particulièrement sous l’influence de ses pairs.
Si vous avez un enfant responsable, l’option 2 paraît la réponse
évidente. Qui voudrait être un parent dominateur et ne pas voir son
adolescent assumer ses responsabilités pour sa propre sécurité ?
Mais dans de nombreux cas, le choix n’est pas aussi clair et net.
Imaginez ce scénario :
Vous êtes la matriarche d’un Downton Abbey moderne
(richissime famille aristocrate avec accent snob et drames à gogo).
Vos enfants adultes viennent passer un mois de vacances dans votre
demeure et vous avez embauché quelqu’un pour préparer les repas.
Votre famille est complexe, en matière de nourriture. L’un est
diabétique, une autre végétarienne et une troisième suit un régime
faible en glucides. Vous savez quoi cuisiner pour votre petite troupe
mais comment la personne que vous avez engagée va-t-elle s’en
sortir, elle qui ne connaît pas votre famille ? Là encore, deux voies
s’offrent à vous :

1. Vous lui fournissez un planning des repas et un ensemble de recettes, précisant


exactement que préparer chaque soir. Vous spécifiez quelle quantité v ous souhaitez
pour chaque plat et notez quand un ingrédient doit être remplacé par un autre. Vous
demandez à goûter chaque élément au menu av ant le serv ice afin de v érifier
l’assaisonnement et la cuisson. Tout ce qui lui reste à faire est de suiv re v os
instructions. Bien sûr, toutes ses suggestions de recettes sont bienv enues. Elle a
simplement besoin de v otre feu v ert au préalable. Vous aurez dirigé par le contrôle.

2. Vous lui expliquez en détail les exigences des différents régimes. Vous précisez les
principes de la faiblesse en glucides, ce qu’un diabétique peut ou ne peut pas manger.
Vous lui indiquez les recettes que v ous av ez utilisées av ec succès par le passé, celles
qui n’ont pas marché et les substituts auxquels v ous av ez recours en général. Vous
spécifiez que chaque repas doit inclure, pour tout le monde, des protéines, une salade et
au moins un légume. Vous êtes sur la même longueur d’onde, en matière de repas réussi.
Puis v ous lui demandez de trouv er des recettes et de choisir elle-même ce qu’elle v a
préparer. Vous aurez dirigé par le contexte.

Avec l’option 1, vous savez ce que vous aurez dans l’assiette et


vous ne doutez pas que cela plaira à votre famille. Vous avez
éradiqué la plupart des écueils éventuels pour votre cuisinière. Alors
si vous avez quelqu’un qui n’est pas très expérimenté, qui semble mal
à l’aise avec les initiatives, ne paraît pas très aventureuse dans sa
recherche de nouvelles recettes, et si vous n’avez personne de plus
talentueux sous la main, l’option 1 semble le bon choix. L’option 2 est
plus risquée.
Cette dernière cependant devient intéressante si vous faites
confiance au jugement et aux capacités de la personne que vous
embauchez. Une cheffe hautement performante fera merveille si
vous lui accordez toute liberté pour les recettes. Elle sera capable
d’offrir davantage de choix de repas novateurs que vous. Si jamais
elle commet des erreurs, elle saura en tirer les leçons qui s’imposent
et, à la fin des vacances, votre famille se souviendra des fabuleux
festins qu’elle aura organisés.
Donc la première question à laquelle il vous faut répondre, avant
de choisir entre le contrôle ou le contexte, est la suivante : « Quel est
le niveau de densité de talent de mon personnel ? » Si vos employés
ont du mal, vous allez devoir les surveiller, vérifier leur travail pour
vous assurer qu’ils prennent les bonnes décisions. Mais si vous avez
un groupe de hauts performeurs, ils auront très certainement soif de
liberté et s’épanouiront si vous les dirigez par le contexte.
Cela dit, la haute densité de talent n’est pas le seul élément qui
permette de trancher entre contexte et contrôle. Vous devez
également prendre en compte votre industrie et ce que vous essayez
d’atteindre.

É É
LA SÉCURITÉ AVANT TOUT ?
Jetez un œil à ces présentations à propos de deux grandes
entreprises. Essayez de déterminer laquelle aurait intérêt à utiliser
le contrôle (supervision et/ou process de réduction d’erreurs) et –
partant du principe qu’une forte densité de talent existe – laquelle
aurait intérêt à utiliser le contexte.
Commençons par ExxonMobil. Voici un court extrait de leur site
web :

Depuis 2000, nous avons réduit de plus de 80 % le taux d’incident avec arrêt de
travail de notre main-d’œuvre. S’il ne cesse de reculer, cela ne signifie pas pour
autant qu’il est à zéro. Nous regrettons profondément les accidents séparés qui
ont coûté la vie à deux sous-traitants liés à des opérations d’ExxonMobil en 2017.
L’un est survenu lors d’un forage à terre, le second sur une raffinerie lors
d’activités de construction. Nous avons mené une enquête rigoureuse afin de
déterminer les causes et les facteurs associés à ces incidents et de prévenir
toute répétition d’événements similaires à l’avenir. Les conclusions seront
diffusées à l’échelle mondiale. Nous avons également participé à des groupes
de travail transsectoriels avec des représentants des industries du gaz, du
pétrole et d’autres, comme le Campbell Institute et le Conseil national de
sûreté, afin de mieux comprendre les signes avant-coureurs des accidents
graves. Nous continuerons de promouvoir la sécurité avant tout parmi nos
employés ExxonMobil et nos sous-traitants jusqu’à ce que nous atteignions notre
but, un lieu de travail où personne ne se blesse.

Le deuxième exemple nous vient du géant de la vente au détail


américain, Target. En 2019, Fast Company l’a classé au onzième rang
des entreprises les plus innovantes du monde. Voici un extrait de
l’article.
Target
L’apocalypse qui a ravagé le commerce de
proximité s’est abattue avec violence sur de
nombreuses grandes surfaces : J.C. Penney, Sears
et Kmart ont tous vacillé sur leurs bases, confronté
à l’expansion du commerce en ligne, qui entraîne la baisse du
nombre de clients se rendant en boutiques. Mais confrontée à
ces défis, l’enseigne Target a su s’adapter avec souplesse aux
préférences du consommateur moderne. Son réseau se
compose de plus de 1 800 magasins à travers les États-Unis, de
formats divers, allant du SuperTarget XL aux plus petites
boutiques flexibles dans les centres urbains, destinées aux
besoins spécifiques de ces clients en particulier. La marque a
également investi sur internet : son site web, solide, propose
des livraisons en un ou deux jours qui font de lui un
concurrent d’Amazon, auxquelles s’ajoute l’option d’une
commande en ligne à récupérer en personne dans la journée.

Lorsqu’il s’agit de choisir entre contrôle et contexte, la deuxième


grande question à se poser est celle-ci : votre objectif est-il la
prévention de l’erreur ou l’innovation ?
Si vous vous concentrez sur l’élimination des erreurs, alors
mieux vaut le contrôle. ExxonMobil est acteur d’un marché où la
sécurité est essentielle. Ses sites nécessitent des centaines de process
pour réduire les risques d’accidents. Les mécanismes de contrôle
sont incontournables quand on veut conduire une opération
dangereuse de manière profitable avec le moins d’accidents possible.
De même, si vous êtes à la tête d’un service d’urgences
hospitalières et que vous donnez au personnel infirmier junior le
contexte afin de lui laisser prendre ses décisions lui-même sans
supervision, le risque est grand qu’il y ait des morts. Si vous
fabriquez des avions sans mettre en place de nombreux process de
contrôle pour vous assurer que tous les éléments sont parfaitement
assemblés, la possibilité des accidents graves augmente. Si vous êtes
laveur de carreaux sur des gratte-ciel, vous aurez besoin de
fréquentes inspections de sécurité et de check-lists quotidiennes. Le
leadership par le contrôle, c’est l’idéal pour la prévention des erreurs.
Mais si, comme Target, votre objectif, c’est l’innovation, l’erreur
n’est pas votre plus gros risque. Le risque, c’est de passer à la trappe
parce que vos employés ne proposent pas d’idées géniales
susceptibles de réinventer votre métier. De nombreux commerces en
dur ont mis la clé sous la porte à cause de l’essor d’internet, mais
Target a misé sur les nouvelles manières d’attirer les clients dans
leurs magasins.
De nombreuses entreprises partagent les priorités de Target.
Dans le domaine de la fabrication de jouets pour enfants, de la vente
de cupcakes, la création de vêtements de sport ou les restaurants de
cuisine fusion pour ne citer que quelques exemples, l’innovation est
l’objectif premier. Alors si vos employés tombent dans la catégorie
« haute performance », le leadership par le contexte est le plus
adapté. Pour les encourager à réfléchir de façon originale, ne leur
dites pas quoi faire, ne leur donnez pas de listes d’actions à accomplir.
Offrez-leur du contexte pour leur permettre de voir grand,
l’inspiration pour penser différemment et accordez-leur le droit de
faire quelques erreurs en chemin. En d’autres termes, soyez un
leader par le contexte.
Comme disait Antoine de Saint-Exupéry, l’auteur du Petit Prince,
de façon plus poétique :

Si tu veux construire un bateau,


Ne rassemble pas tes hommes et femmes
Pour leur donner des ordres,
Pour expliquer chaque détail,
Pour leur dire où trouver chaque chose.
Si tu veux construire un bateau, fais naître
Dans le cœur de tes hommes et femmes
Le désir de la mer.

J’adore ce passage – nous le citons en conclusion de notre


mémo culture – mais je me rends bien compte que, aux
yeux de certains lecteurs, cela paraîtra tout à fait
impossible à mettre en œuvre. Et cela m’amène à la troisième
condition nécessaire afin que le leadership par le contexte
fonctionne. En plus de la haute densité de talent (condition
numéro 1) et d’un objectif d’innovation plus que de prévention des
erreurs (numéro 2), il vous faut également travailler (attention, c’est
la numéro 3) au sein d’un système en « couplage lâche ».

COUPLAGE LÂCHE OU SERRÉ ?


Je suis ingénieur en logiciel, et dans notre métier on utilise les
termes couplage « lâche » ou « serré » pour définir deux systèmes
différents.
Dans un système en couplage serré, les composants sont
inextricablement liés. Pour en modifier une partie, il faut remonter
jusqu’aux fondations, ce qui impacte non seulement la section que
vous souhaitez changer, mais le système tout entier.
À l’inverse, dans un système en couplage lâche, les divers
éléments ne sont pas interdépendants. Ils sont pensés de sorte que
chacun puisse être altéré sans avoir à toucher aux fondations. C’est la
raison pour laquelle les ingénieurs en logiciel préfèrent cette
solution ; ils peuvent intervenir sur une partie du système sans qu’il y
ait de répercussions sur le reste. Le système tout entier est plus
flexible.
Les organisations sont un peu construites comme des
programmes informatiques. Quand une entreprise est en couplage
serré, les grandes décisions sont prises par le patron et répercutées
jusque dans les services, créant souvent des interdépendances entre
les uns et les autres, d’ailleurs. Si un problème survient au niveau
d’un service, il faut remonter jusqu’au patron qui supervise
l’ensemble. Pendant ce temps, dans une société en couplage lâche, un
manager individuel ou un employé est libre de prendre des décisions
ou de résoudre des problèmes, confiant que les conséquences ne
ricocheront pas sur les autres services ou niveaux hiérarchiques.
Si les différents leaders de votre entreprise ont toujours eu pour
habitude de pratiquer le contrôle, un système en couplage serré a pu
en découler naturellement. Si vous gérez un service (ou une équipe)
dans un système en couplage serré et que vous souhaitez commencer
à pratiquer le leadership par le contexte, le couplage serré risque
d’être un obstacle. Puisque les principales décisions sont prises tout
en haut, vous aimeriez peut-être accorder à vos employés un pouvoir
décisionnaire, mais vous n’y parviendrez pas parce que tout ce qui
est important doit être approuvé non seulement par vous mais aussi
votre n+1 et son n+1.
Si vous fonctionnez en couplage serré, vous allez peut-être
devoir travailler avec les personnes au-dessus de vous dans la
hiérarchie afin de changer toute l’approche organisationnelle avant
d’essayer d’appliquer le leadership par le contexte à votre seul
niveau. Même quand la densité de talent est forte, que l’innovation
est votre objectif, si vous ne réglez pas cela au préalable, le leadership
par le contexte peut être impossible.
J’imagine que vous l’avez compris désormais, chez Netflix, avec
notre modèle reposant sur le capitaine informé, nous usons d’un
système à couplage lâche. La prise de décision est extrêmement
dispersée et nous avons peu de process de contrôle centralisés, peu
de règlements, de politiques. Cela offre un haut degré de liberté aux
individus, à chaque service une plus grande flexibilité et cela accélère
la prise de décision à tous les niveaux.
Si vous lancez votre propre entreprise, que vous visez
l’innovation et la flexibilité, essayez de maintenir une prise de
décisions décentralisée, avec de rares interdépendances entre les
fonctions afin de faire naître un couplage lâche dès le départ. Car il
est beaucoup plus compliqué de l’instaurer a posteriori, quand une
structure à couplage serré est en place.
Ceci étant dit, le couplage serré a bel et bien un avantage
organisationnel important. Dans ce type de système, le changement
de stratégie est facile à appliquer à tous les niveaux de la société. Si le
P.-D.G. décrète que l’ensemble des services doit désormais se
concentrer sur la durabilité et l’approvisionnement éthique, alors il
peut le contrôler à travers sa prise de décision centralisée.
Avec le couplage lâche, à l’inverse, le risque d’erreurs de
répercussion est élevé. Qui pourra dire que tel service ne favorisera
pas le faible coût au détriment de la protection de l’environnement
ou des travailleurs dans des ateliers clandestins, faisant ainsi
dérailler la totalité de l’entreprise ? Si le chef de service a une idée
géniale qui entre dans le cadre de cette nouvelle stratégie, mais que
chaque membre d’équipe décide pour lui seul quel projet soutenir,
tout le monde va partir dans tous les sens. Bonne chance pour faire
de l’idée géniale une réalité.
Ceci nous amène à la quatrième et ultime condition préalable
pour un leadership par le contexte.
VOTRE ORGANISATION EST-ELLE PARFAITEMENT
ALIGNÉE ?
Pour que le couplage lâche soit efficace, pour que de
grandes décisions adviennent à un niveau individuel,
patron et employés doivent être en parfait accord sur leur
destination et sur les moyens mis en œuvre pour y arriver. Le
couplage lâche ne fonctionne que s’il existe un contexte clair, partagé
entre le patron et son équipe. Cet alignement de contexte conduit les
salariés à prendre des décisions qui soutiennent la mission et la
stratégie de l’organisation dans son ensemble. Voilà pourquoi une
des devises, chez Netflix, est :

TRÈS ALIGNÉS, MAIS INDÉPENDANTS.

Pour comprendre ce que cela implique, revenons à Downton


Abbey où les membres de votre famille attendent leur dîner. Si vous
avez consacré suffisamment de temps à vous mettre d’accord, vous et
votre cuisinière, sur le type de nourriture qui fera l’unanimité, qui
mange quoi et pourquoi, les portions qu’elle est censée préparer et
quels types d’aliments devront être saignants, à point ou bien cuits,
votre très performante cheffe sera prête à sélectionner et cuisiner
ses repas sans que vous ayez besoin de la superviser.
Cependant, si vous engagez une personne excessivement
performante et que vous lui donnez carte blanche en cuisine, sans
préciser que votre famille déteste le sel et toute sauce de salade
sucrée, il est probable que votre maisonnée de casse-pieds
n’appréciera aucun des plats servis à votre table. Auquel cas, ce ne
sera pas la faute de la cheffe. Mais la vôtre. Vous avez embauché la
bonne personne, mais vous n’avez pas fourni assez de contexte. Vous
avez laissé à la cuisinière toute liberté, mais elle et vous n’étiez pas
en phase.
Dans une entreprise, bien sûr, il ne s’agit pas d’un individu au
service d’une seule famille. Au lieu de cela, le leadership se divise en
plusieurs strates, ce qui rend l’alignement plus complexe.
Dans les pages suivantes nous allons détailler la meilleure façon
de mettre en place le contexte à tous les niveaux de l’entreprise
quand tous les leaders sont focalisés sur la construction de
l’alignement. Le P.-D.G. fournit le premier niveau de contexte, ainsi
que les bases initiales pour un alignement global de l’entreprise,
nous allons donc commencer par Reed.

ALIGNÉS SUR L’ÉTOILE POLAIRE


J’ai plusieurs méthodes pour expliquer le contexte à tous
les niveaux de l’entreprise, mais mes toutes premières
plateformes consistent en notre E-staff (personnel de
direction) et nos réunions de revue trimestrielle de l’activité.
Plusieurs fois par an nous réunissons l’ensemble des leaders (les
top 10 à 15 %) à l’échelle mondiale. Cela commence par une longue
réunion ou un dîner avec les six personnes juste en dessous de moi –
des gens comme Ted, Greg Peters et notre directrice RH Jessica Neal.
Puis je passe une journée entière avec le E-staff (le haut de
l’organigramme jusqu’aux vice-présidents), ensuite nous enchaînons
sur deux journées de présentations, échanges, débats lors des
réunions de revue trimestrielle de l’activité (le haut de
l’organigramme jusqu’aux directeurs – environ 10 % du personnel).
L’objectif numéro un est de s’assurer que tous les leaders, partout
dans l’entreprise, sont parfaitement en phase avec ce que j’appelle
notre étoile Polaire : la direction générale vers laquelle nous
avançons. Nous n’avons pas besoin d’être alignés sur le chemin
emprunté par chaque service – nous laissons cela entre les mains des
individus – mais nous devons faire en sorte de tous nous déplacer
dans la même direction.
Avant et après ces revues trimestrielles de l’activité, nous
mettons à disposition de tous des mémos Google Docs de plusieurs
dizaines de pages, expliquant le contexte et le contenu partagé lors de
cette réunion. Cette information est destinée non pas aux seuls
participants d’origine mais aussi à tous les employés, quel que soit
leur niveau dans la société, y compris les assistants administratifs, les
coordinateurs marketing, et cætera.
Entre les réunions de revue trimestrielle de l’activité, j’organise
des face-à-face pour essayer de savoir si nous sommes bien en phase,
s’il manque du contexte quelque part. Chaque année, je consacre
trente minutes à chaque directeur ou directrice. Cela représente
environ 250 heures de discussions avec des personnes qui sont entre
trois et cinq rangs en dessous de moi dans l’organigramme. En plus
de cela, je m’entretiens avec chaque vice-président (ils sont entre
deux et trois niveaux en dessous de moi) durant une heure, chaque
trimestre. On ajoute donc 500 heures de tête-à-tête annuel. Quand
Netflix était moins gros, je rencontrais chacun plus souvent, mais je
consacre encore à peu près 25 % de mon temps à ces rendez-vous
chaque année.
Cela m’aide à mieux comprendre le contexte dans lequel
travaillent nos employés et me sert d’alerte quand notre leadership
n’est pas en phase, ce qui me permet de revenir sur les points clés
lors de la réunion suivante de revue trimestrielle de l’activité.
Voici un exemple qui date de mars 2018, lorsque j’ai visité notre
bureau de Singapour. Pendant un entretien de trente minutes avec
un directeur du service développement de produits, celui-ci a au
passage mentionné qu’on avait demandé à son équipe de développer
un plan de perspectives à cinq ans en matière de personnel. Je m’en
suis étonné. Cela peut sembler naturel dans une entreprise de
travailler sur ce genre d’horizon, mais dans notre industrie
dynamique, c’est absurde. Il est impossible de savoir où en sera un
domaine comme le nôtre d’ici cinq ans. Essayer de deviner puis
prévoir à partir de ces conjectures, voilà qui risquait de bloquer la
société et de l’empêcher de s’adapter rapidement.
Je me suis penché sur la question et j’ai découvert que l’un de nos
cadres en charge des équipements demandait à plusieurs de nos
bureaux de lui présenter des estimations sur le nombre d’employés
en 2023. Quand j’ai voulu savoir pourquoi, il m’a expliqué que dans
certaines régions du monde, nos locaux étaient devenus trop petits
plus vite que prévu, ce qui représentait un gâchis financier. « Si j’ai
un plan d’embauche sur cinq ans, je pourrai louer les meilleurs
espaces pour un tarif plus intéressant et éviter de reproduire la
même erreur. Voilà pourquoi j’ai demandé à chaque service de me
préparer cela », a-t-il détaillé.
J’ai eu envie de lui répondre : « Non mais quelle idée ! La priorité
va à la flexibilité, pas à la prévention de l’erreur ! Quelle perte de
temps totale. Impossible d’obtenir un résultat exact avec un plan
comme celui-là. Annule-moi ça tout de suite. » Mais ça aurait été
recourir au leadership par le contrôle.
Au lieu de ça, je me suis remémoré ce que je répète souvent aux
leaders à tous les niveaux de Netflix :

QUAND UN DE VOS COLLABORATEURS FAIT QUELQUE CHOSE D’IDIOT, NE


REJETEZ PAS LA FAUTE SUR LUI. AU LIEU DE ÇA, DEMANDEZ-VOUS OÙ VOUS
AVEZ ÉCHOUÉ EN EXPLIQUANT LE CONTEXTE. ÊTES-VOUS ASSEZ CLAIR ET
INSPIRANT LORSQUE VOUS EXPRIMEZ VOS OBJECTIFS ET VOTRE
STRATÉGIE ? AVEZ-VOUS FORMELLEMENT EXPLIQUÉ TOUS LES TENANTS ET
LES ABOUTISSANTS QUI AIDERONT VOTRE ÉQUIPE À PRENDRE DE BONNES
DÉCISIONS ? VOUS ET VOS SALARIÉS ÊTES-VOUS SUFFISAMMENT EN
PHASE EN MATIÈRE DE VISION ET D’OBJECTIFS ?

Dans le cas du cadre responsable des équipements, je n’ai pas dit


grand-chose sur le coup. Après tout, il est le capitaine informé quand
il s’agit de choisir des espaces de bureaux, pas moi.
Mais cette conversation m’a servi d’avertissement : je devais
rappeler quelques éléments de contexte dans notre entreprise. Si
une personne n’est pas en phase avec notre stratégie, cela signifie
qu’il y en a peut-être cinquante autres comme lui. J’ai ajouté ce point
à l’ordre du jour d’une réunion de revue trimestrielle de l’activité
prévue sous peu. Là, j’ai détaillé à tous nos leaders les raisons pour
lesquelles Netflix préférera toujours payer plus pour l’option la plus
flexible, sachant que nous ne pouvons pas – et ne devrions pas –
essayer de prévoir à quoi ressemblera notre activité à l’avenir.
Bien sûr, chaque situation est différente et les entreprises ont
toutes besoin d’une certaine visibilité. Pendant cette fameuse
réunion, nous avons essayé de déterminer jusqu’où aller pour rester
flexibles. J’ai fourni quelques lectures préalables afin de montrer
combien, par le passé, nous avions échoué à anticiper notre
croissance et d’expliquer que parfois les meilleures occasions sont
imprévisibles. Nous sommes revenus sur des cas passés où nous
aurions pu choisir une option plus modulable mais plus chère ou
moins chère et moins flexible. Nous avons débattu de la quantité de
flexibilité dont nous avons besoin dans notre domaine et du tarif que
nous serions prêts à payer pour l’obtenir.
Ces conversations n’ont pas mené à une conclusion nette ni à une
règle, mais à travers ces débats, nos leaders, dans leur ensemble, se
sont clairement alignés sur l’idée suivante : la prévention des erreurs
ou les économies permises par des plans à long terme ne sont pas
notre objectif premier. Notre étoile Polaire est la construction d’une
société capable de s’adapter rapidement à tout ce qui est susceptible
d’intervenir sur notre route, qu’il s’agisse d’aubaines imprévisibles
ou des évolutions du marché.
Bien sûr, quelle que soit l’entreprise, le P.-D.G. ne fournit que la
première couche de contexte. Chez Netflix, à peu près tous les
managers, à tous les niveaux, doivent apprendre à manier le contexte
lorsqu’ils entrent dans la société. Melissa Cobb, qui fait partie de
l’équipe de Ted, présente un exemple qui montre comment la
contextualisation fonctionne aux différents niveaux de notre
organisation.

L’ALIGNEMENT, C’EST UN ARBRE,


PAS UNE PYRAMIDE
Melissa Cobb, vice-présidente de l’animation originale, a
travaillé pour Fox, Disney, VH1 et DreamWorks avant de
rejoindre Netflix en septembre 2017. Chez DreamWorks,
elle a produit la trilogie Kung-Fu Panda, nommée aux Oscars. Après
vingt-quatre années en poste à responsabilité, elle utilise deux
métaphores – la pyramide et l’arbre – pour aider les managers qui
intègrent son équipe à bien comprendre la différence entre un rôle
de leader traditionnel et celui de leader par le contexte chez Netflix.
Elle l’explique ainsi :
La prise de décision, partout où j’ai trav aillé av ant Netflix, était structurée comme une
pyramide. J’étais dans la création de films et de séries pour de grandes chaînes de
télév ision. Au bas de nos pyramides, nous av ions env iron quarante ou cinquante
personnes, que nous appelons les cadres créatifs. Chacun d’entre eux chapeautait une ou
plusieurs séries. Par exemple, chez Disney, nous av ons produit Le Maître des lieux av ec
Chev y Chase. Le cadre créatif responsable de ce film était présent sur le plateau tous les
jours, il v alidait les pages, les costumes, les accessoires. De nombreux détails étaient
pris en charge au bas de la pyramide.

Mais s’il arriv ait quelque chose d’important, par exemple une modification non
négligeable dans un dialogue, il fallait que cela remonte à un niv eau supérieur de la
pyramide. Le cadre créatif disait : « Oh, je ne suis pas certain de ce que v a en dire ma
cheffe – je l’appelle. »
Le cadre appelait sa cheffe, une des quinze directeurs ou directrices juste au-dessus
de lui. « Qu’est-ce que tu en penses ? On peut changer ce passage ? » Il pouv ait arriv er
que ce soit refusé, mais la plupart du temps, c’était v alidé.
Cependant, lorsque la modification ne se limitait pas à quelques répliques, par
exemple si quelqu’un v oulait couper une scène entière, alors la directrice pouv ait dire :
« Ah. Je ne suis pas sûre que mon n+1 v a accepter. Il faut que je v oie av ec lui. » Et le
problème remontait un cran au-dessus de la pyramide, au niv eau des six v ice-présidents.
La directrice appelait son supérieur pour lui demander : « Qu’est-ce que tu en penses ? On
peut supprimer cette scène ? » Et c’était au tour du v ice-président d’approuv er ou non
cette modification.
Admettons qu’un év énement encore plus gros se produise – un des acteurs abandonne
ou bien tout le script doit être réécrit – là, il fallait contacter l’un des quelques v ice-
présidents au niv eau au-dessus. Et en cas de méga problème – l’auteur tombe malade, un
nouv eau doit être v alidé dans la précipitation – alors il fallait remonter jusqu’au P.-D.G.
installé dans le minuscule triangle au sommet de la pyramide.
La structure de prise de décision en pyramide expérimentée par
Melissa chez son précédent employeur est pratiquée par la majorité
des sociétés, quel que soit leur domaine ou leur localisation. Soit le
patron décide et transmet au cran inférieur de la pyramide, qui
applique, soit les personnes à la base gèrent les décisions
négligeables mais réfèrent toutes les grosses interventions à leurs
supérieurs.
Mais chez Netflix, nous l’avons vu, la décision revient au
capitaine informé, pas au patron. Ce dernier a pour mission d’exposer
le contexte qui permettra à l’équipe de prendre les meilleures
décisions pour l’organisation. Si nous suivons ce système de
leadership depuis le P.-D.G. jusqu’au capitaine informé, nous
constatons qu’il ne fonctionne pas comme une pyramide mais plutôt
comme un arbre, le P.-D.G. installé tout en bas à la racine et le
capitaine informé tout en haut sur les branches, qui prend les
décisions.
Melissa a fourni un exemple en profondeur concernant le
fonctionnement du contexte depuis la racine de l’arbre jusqu’à la
cime. Le schéma ci-dessus présente les différents niveaux de
contexte, fournis au départ par Reed, transmis par Ted Sarandos,
Melissa elle-même, Dominique Bazay (directrice qui travaille pour
Melissa) et comment ce contexte impacte finalement la décision prise
par le capitaine informé Aram Yacoubian. Penchons-nous
maintenant sur la manière dont la contextualisation, à chaque
niveau, a permis de créer un alignement dans toutes les ramifications
de l’entreprise.

REED, À LA RACINE : MONDIALISER


En octobre 2017, Melissa a assisté à sa première réunion de revue
trimestrielle de l’activité, durant laquelle Reed a présenté les
informations à propos de l’expansion de Netflix au niveau mondial à
venir. Elle se souvient :

J’étais chez Netflix depuis moins d’un mois. La deuxième semaine d’octobre, pour la
première fois je suis conv iée à la réunion de rev ue trimestrielle de l’activ ité à l’hôtel
Langham Huntington à Pasadena. J’essayais encore de comprendre le fonctionnement de
l’entreprise et tout le monde me répétait que tout m’apparaîtrait clairement lors de ces
fameuses réunions. J’ai donc écouté Reed av ec la plus grande attention.
Pendant son discours d’une quinzaine de minutes, il a expliqué : « Durant le trimestre
qui v ient de s’écouler, notre croissance était à 80 % due à l’international, c’est donc ce qui
doit mobiliser notre énergie. Plus de la moitié de nos clients sont désormais issus de
pays autres que les États- Unis et chaque année ce chiffre v a augmenter. C’est là qu’est la
croissance. Le dév eloppement à l’international est notre priorité. »

Reed a ensuite détaillé les pays sur lesquels il souhaitait voir se


concentrer principalement les leaders Netflix (parmi lesquels
l’Inde, le Brésil, la Corée, le Japon) et les raisons à cela (voir plus bas).
Ce message a posé les bases pour Melissa, il lui a permis de savoir
sous quel angle développer sa stratégie pour son service. Mais Reed
n’est pas son n+1. Elle travaille pour Ted Sarandos. Peu après cette
réunion, elle a eu un entretien avec Ted, durant lequel il a ajouté son
propre contexte au message de Reed.

TED, AU NIVEAU DU TRONC : RISQUER GROS,


C’EST BEAUCOUP APPRENDRE
Avant leur entretien, Ted avait déjà évoqué avec Melissa
certaines des principales perspectives de croissance à l’international.
L’Inde est un énorme marché. Le Japon et la Corée ont des
écosystèmes particulièrement riches pour le développement de
contenu. Le Brésil possède seulement un petit bureau Netflix, mais
compte plus de 10 millions d’abonnés. Mais quand Ted et Melissa se
sont vus fin octobre 2017, Ted a parlé non seulement de ce que les
gens chez Netflix savaient, mais aussi de toutes les choses qu’ils
ignoraient encore.

Voilà, Melissa, nous sommes à un tournant pour Netflix. Nous av ons 44 millions
d’abonnés aux États- Unis. La croissance sera internationale et nous av ons beaucoup à
apprendre. Nous ignorons si l’Arabie saoudite augmente ou non sa consommation
d’écran pendant le ramadan. Ou si les Italiens préfèrent les documentaires ou les
comédies. Si les Indonésiens auront tendance à regarder les films seuls dans leur
chambre ou réunis autour de leur poste de télév ision. Pour réussir, nous allons dev oir
nous transformer en machine à apprendre à l’échelle mondiale.

Melissa était déjà familière de la terminologie du pari utilisée


chez Netflix et l’implication selon laquelle certains réussissent,
d’autres échouent. Mais l’analogie du pari ne transmet pas forcément
l’aspect essentiel des leçons à tirer suite à tous ces échecs. Ce qui
nous amène au contexte suggéré par Ted :

Quand nos équipes achètent et créent du contenu partout dans le monde, nous dev ons
être absolument concentrés sur ce que nous apprenons. Nous dev rions être prêts à
prendre de plus gros risques dans des pays comme l’Inde ou le Brésil à fort potentiel de
croissance, car cela nous permettra d’en sav oir plus sur ces marchés. On v a cartonner et
puis on v a se planter en beauté parfois, ce qui v a nous permettre de découv rir comment
mieux réussir la prochaine fois. La grande question que l’on doit se poser
systématiquement, c’est : « Si on achète cette série et que c’est un flop, quelle leçon
pourra-t-on en tirer ? » S’il y a quelque chose d’essentiel à apprendre, on y v a, on prend le
pari.

Le contexte de Reed puis celui de Ted ont aidé Melissa à


développer le sien, celui qu’elle a transmis à son équipe de contenu
« jeunesse et famille » à leur réunion hebdomadaire suivante.

MELISSA SUR SA GROSSE BRANCHE : VOIR


DES IGLOOS ET DES HUTTES EN TERRE À BANGKOK
Les précédents employeurs de Melissa tels que Disney et
DreamWorks sont connus à l’échelle de la planète, ils proposent un
contenu pour tous. Pourtant Melissa était persuadée que Netflix
avait une chance de se singulariser, non en tant que marque, mais en
tant que plateforme véritablement mondiale :
Partout dans le monde, les enfants regardent soit des contenus issus de leur propre pays,
soit des séries et des films américains. J’av ais le sentiment que pour réussir à l’échelle
internationale, l’objectif mis en av ant par Reed lors de la réunion de rev ue trimestrielle
de l’activ ité, nous pouv ions faire mieux.
J’av ais env ie que la tranche des programmes jeunesse sur Netflix ressemble à un
v illage mondial. Quand Kulap, dix ans, qui v it dans un gratte-ciel à Bangkok, se rév eille
le samedi matin et se met dev ant Netflix, j’aimerais qu’elle découv re non seulement des
personnages de Thaïlande (ils sont déjà présents sur les chaînes locales) ou des États-
Unis (déjà sur la chaîne Disney sur le câble), mais toute une div ersité d’amis de la télé et
du cinéma du monde entier. Elle dev rait av oir le choix entre des séries qui se déroulent
dans des igloos en Suède et d’autres au beau milieu du Kenya rural. Les histoires ne
doiv ent pas simplement parler d’enfants issus de tout un tas de pays. Ça, Disney peut le
faire. Il faut qu’elles aient un style différent, qu’elles donnent l’impression de v raiment
v enir de partout dans le monde.
Nous av ons beaucoup débattu, dans l’équipe, pour sav oir si cette stratégie
fonctionnerait. Les enfants auraient-ils env ie de regarder des personnages si
incroyablement différents d’eux ? Nous n’en sav ions rien.
C’est là que le contexte fourni par Ted est interv enu. Il nous av ait prév enus : c’étaient
des questions auxquelles nous allions dev oir répondre et nous dev ions être prêts à v oir
nos paris échouer. Nous sommes donc tous tombés d’accord : nous allions tenter le coup
et av iser au fur et à mesure.

Durant cette réunion, Melissa et ses six collaborateurs directs ont


réussi à s’aligner. Dominique Bazay, la directrice responsable des
acquisitions des contenus moins de 6 ans, était parmi eux.

DOMINIQUE BAZAY, SUR SA BRANCHE AU MILIEU :


AVEC L’ANIMATION, ON VISE HAUT
Après cette réunion avec Melissa, Dominique a beaucoup réfléchi
au meilleur moyen de faire advenir ce « village mondial » dont elle
rêvait. Pour encourager Kulap à regarder des émissions créées en
Suède et au Kenya, quel genre de programme Netflix devait-elle
proposer ? Dominique avait le sentiment que l’animation était la
réponse idéale. Voici donc le contexte qu’elle a proposé à sa propre
équipe :

En Espagne, Peppa Pig parle comme une Espagnole, en Turquie comme une Turque et au
Japon, elle maîtrise un japonais absolument parfait. L’animation permet d’ouv rir des
perspectiv es à l’international que ne proposent pas les programmes filmés. Dans les pays
non anglophones, pour v oir Amandine Malabul, sorcière maladroite av ec l’actrice Bella
Ramsey, le spectateur a le choix entre un doublage et un sous-titrage. Les enfants
détestent les sous-titres et Bella a un drôle d’air quand elle parle portugais ou allemand.
Les v oix ne correspondent pas à l’image et cela impacte la qualité de l’expérience de
spectateur. Mais Peppa, comme tous les personnages animés, s’exprime dans la langue
du pays qui le diffuse. Qu’ils soient coréens ou néerlandais, les enfants ressentent le
même lien av ec Peppa.
Si la programmation jeunesse de Netflix v oulait dev enir cette plateforme de la
div ersité dont av ait parlé Melissa, nous allions dev oir v iser haut, j’en étais persuadée.
J’en ai discuté av ec mon équipe : tous les programmes d’animation achetés, quelle que
soit leur origine, dev raient être d’une qualité extrêmement élev ée aux yeux des nations
les plus exigeantes. Si par exemple un dessin animé est produit au Chili, il ne dev ra pas
être seulement d’excellente qualité pour le téléspectateur chilien difficile, mais aussi
suffisamment bon pour faire un tabac parmi les Japonais experts en anime.

C’est avec tout ce contexte à l’esprit – de la part de Reed, Ted,


Melissa et Dominique – que le manager des acquisitions de contenu,
Aram Yacoubian, assis dans une petite salle de conférences au centre
de Mumbai, a visionné le dessin animé qu’on lui présentait : Bheem
Bam Boum.

ARAM YACOUBIAN SUR SA PETITE BRANCHE :


DE GRANDS ENSEIGNEMENTS QUI FONT BHEEM
BAM BOUM
Quand Aram a découvert la version originale de l’adorable série
d’animation indienne Bheem Bam Boum, il lui a prédit un grand
succès en Inde.

Le héros est un petit enfant dans un v illage indien, doté d’une curiosité infinie et d’une
force extraordinaire, ce qui lui v aut toutes sortes d’av entures. Il est une sorte de Popeye
indien v ersion bébé. Il s’inspire de Bheem, un personnage mythique du Mahabharata
connu partout en Inde. Il m’a paru év ident que les Indiens allaient adorer.

Mais Aram avait de sérieux doutes quant au pari que cela


constituait pour Netflix. Sa première inquiétude concernait la qualité
de l’animation.

Les programmes indiens sont souv ent à petit budget. En l’occurrence, la qualité de
l’animation était suffisante pour être populaire à la télév ision locale. Mais j’ai repensé à
ce que Dominique et moi av ions conv enu. Nous v oulions une qualité qui garantirait le
succès non seulement dans le pays d’origine, mais aussi partout dans le monde. Je sav ais
que si nous décidions d’acheter cette série, nous allions dev oir inv estir deux ou trois
fois ce que l’on dépense généralement pour de l’animation indienne, pour obtenir
l’excellence.

Ce qui nous amène à la deuxième préoccupation d’Aram.

Ce programme indien nécessitait un gros inv estissement. Pour le rentabiliser, il faudrait


qu’un grand nombre d’enfants partout dans le monde décident de le regarder. Mais dans
toute l’histoire de la télév ision et du streaming, rares sont les productions indiennes qui
ont connu le succès en dehors de leur pays. La raison en est la faiblesse des budgets, mais
aussi un préjugé qui v oudrait que la façon de raconter les histoires soit trop spécifique
pour un public international. Il existe une croyance fermement ancrée selon laquelle une
série indienne v oyage très mal.
La troisième inquiétude d’Aram concernait l’absence de données
d’audience en matière de programmes moins de 6 ans – y compris à
l’intérieur même de l’Inde.

Bheem Bam Boum est destiné aux jeunes enfants et jusqu’à présent aucune série à
destination des moins de 6 ans n’a été réalisée en Inde que ce soit pour le streaming ou la
télév ision. L’explication tient au fait que les agences de mesure d’audience locales ne
tiennent pas compte des programmes dans cette tranche d’âge, donc que ceux-ci ne
peuv ent être monétisés. D’ailleurs existait-il, en Inde, une audience pour de telles séries
jeunesse ? C’était là une question sans réponse.

Tout bien considéré, les choses étaient donc assez mal parties
pour Bheem Bam Boum. « Pour des raisons historiques et
commerciales, tout m’invitait à ne pas accepter cette série », a résumé
Aram. Cependant, il gardait en mémoire le contexte que les leaders
Netflix lui avaient exposé.

Reed a clairement expliqué que l’expansion à l’international est notre av enir et que l’Inde
est un marché clé en puissance. Bheem Bam Boum est une super série de ce point de v ue.
Ted a expliqué que dans les pays comme l’Inde, nous av ons tellement de choses à
apprendre qu’il ne faut pas hésiter à prendre de gros risques, pour en tirer des leçons
essentielles, quelle que soit l’issue. Av ec Bheem Bam Boum, les enseignements seraient
très clairs. La contextualisation de Ted a suffi à me faire dire : « OK, même si cette série
est un flop complet, j’essaie trois nouv elles choses, qui toutes fourniront à Netflix
d’excellentes informations. »
Melissa av ait formellement exprimé le souhait de v oir dans notre catégorie jeunesse
des séries pour enfants issues du monde entier profondément locales tant par leur sujet
que leur univ ers. Bheem Bam Boum, programme indien par excellence, contenait des
éléments pour plaire aux enfants partout sur la planète.
Dominique et moi étions d’accord sur deux points, il fallait donner la priorité à
l’animation concernant nos paris à l’international, et cette animation dev ait être
d’excellente qualité. Bheem Bam Boum était un dessin animé susceptible de dev enir de
très bonne qualité, moyennant un inv estissement financier.
Avec ce contexte à l’esprit, Aram a pris sa décision. Il a acheté
Bheem Bam Boum et donné de l’argent aux créateurs afin qu’ils
améliorent leur produit. La série, lancée à la mi-avril 2019, est
devenue en trois semaines l’une des plus regardées en animation,
quelle que soit leur origine.
Lors de notre entretien, Aram a clarifié l’immense avantage de la
prise de décision dispersée quand le leadership fonctionne par
contexte.

Je suis une des personnes les mieux placées chez Netflix pour sav oir quel contenu
jeunesse acheter en Inde, car je connais comme ma poche le marché local et les modes de
consommation familiale là-bas. Mais c’est grâce à la transparence organisationnelle, à un
contexte abondant et un alignement optimum entre les leaders et moi que j’ai pu prendre
les meilleures décisions au bénéfice de notre entreprise et des spectateurs Netflix
partout dans le monde.

La décision d’Aram d’acheter Bheem Bam Boum est un bon


exemple du fonctionnement du leadership par contexte
chez Netflix. Chaque décideur, en partant de moi à la racine
de l’arbre jusqu’à Dominique sur sa branche latérale, a proposé à
Aram un contexte qui lui a permis d’informer sa décision. Mais Aram
lui-même, capitaine informé, sélectionne le programme.
Ce cas, vous l’aurez remarqué, n’est absolument pas unique. Tout
au long de ce livre, nous vous avons raconté des histoires qui
mettent en scène des salariés Netflix en bas de l’organigramme
prenant des décisions impliquant des dépenses de plusieurs millions
de dollars sans validation du patron. Les personnes extérieures sont
souvent perplexes, ils n’arrivent pas à comprendre comment cela
peut fonctionner dans une organisation financièrement responsable.
La réponse est simple : grâce à l’alignement.
Bien que les employés de Netflix se voient accorder une grande
liberté financière, l’investissement suit l’arbre du contexte décrit par
Melissa. Ted et moi sommes en phase sur les dépenses que devra
consacrer chaque trimestre le service contenu pour l’achat de films
et de séries. Ted répercute cette information, fournissant du contexte
à Melissa sur la somme que son équipe devra placer sur les
programmes famille et jeunesse. Elle s’aligne ensuite avec ses
directeurs pour déterminer combien chacun devra investir dans
chaque catégorie spécifique. Quand Aram décide de faire une
proposition à Bheem Bam Boum, associée à une somme d’argent pour
améliorer l’animation, il n’engage pas son argent au hasard. Il
applique le contexte financier que Melissa et Dominique lui ont
présenté.

ICARE – SCÈNE FINALE


Nous avons laissé Adam Del Deo à l’hôtel Washington
School House, en train d’essayer de décider s’il fallait miser
gros sur un film qui porte le nom de l’homme qui s’est
approché si près du soleil que ses ailes en cire ont fondu.
Ted a détaillé clairement le contexte. Si Icare ne s’annonçait pas
comme un gros succès, alors Adam ne devait pas s’engager. Il avait
déjà proposé 2,5 millions de dollars et tous les concurrents habituels,
d’Amazon à Hulu, tournaient également autour. Si ce montant ne
suffisait pas et si ce film n’était pas « le bon », il valait mieux tirer un
trait dessus. Mais si Adam estimait qu’Icare allait cartonner, il fallait
frapper fort et mettre tout ce qu’il pouvait dans la balance afin de
l’obtenir pour Netflix.
Adam était persuadé qu’Icare connaîtrait un grand succès, il a
donc pris le pari. Netflix a dépensé la somme inédite de 4,6 millions
de dollars pour l’obtenir. En août 2017, Icare est disponible sur
Netflix.
Durant les premiers mois, le film ne décolle pas. Personne ne
regarde. Adam était effondré :

Dix jours après la sortie, nous av ons parcouru les données de v isionnage des nouv eaux
contenus pendant une réunion d’équipe – j’ai été consterné de v oir les chiffres si bas.
Mes collègues me font confiance pour sav oir quelle audience pour quel film, les débats
que celui-ci v a prov oquer et son potentiel aux Oscars. Ma réputation repose là-dessus.
J’av ais le sentiment d’av oir fait une énorme erreur qui, immanquablement, allait écorner
la confiance que mes collègues placent en moi.

Soudain, un événement a tout changé. Décembre 2017, le comité


international olympique annonce que la Russie est interdite de JO. Le
CIO, dans son rapport, cite le documentaire Icare comme pièce à
conviction clé. Rodchenkov, invité à l’émission d’actualité 60 Minutes,
a affirmé être persuadé qu’au moins une vingtaine de pays avaient
recours au dopage de la même manière. Puis Lance Armstrong s’est
exprimé publiquement, pour dire qu’il avait beaucoup aimé Icare.
Soudain tout le monde parlait du film et le nombre de visionnages a
explosé.
En mars 2018, Icare a été nommé aux Oscars dans la catégorie
« meilleur documentaire ». Adam se souvient de la cérémonie :
J’étais persuadé que nous ne le remporterions pas. L’actrice Laura Dern était sur le point
d’annoncer le gagnant, j’ai soufflé à ma cheffe Lisa Nishamura : « Ce ne sera pas pour
nous, c’est Visages Villages qui l’aura. » Et là, comme au ralenti, j’ai entendu Laura Dern
dire « Le gagnant est… Icare ! » Bryan Fogel s’est précipité sur scène. Un cri de joie a
retenti depuis le balcon. J’étais tellement boulev ersé que si je n’av ais pas été assis, je
serais tombé à la renv erse.

En route vers la soirée de clôture, Adam a croisé Ted, qui l’a


félicité.

Je lui ai dit : « Tu te souv iens de notre conv ersation à Sundance, Ted ? » Il m’a répondu
av ec un grand sourire : « Ouais… c’était “LE BON”. »

LE NEUVIÈME POINT
Dans une organisation à couplage lâche, où la densité de
talent est élevée et l’innovation l’objectif premier, une
approche traditionnelle basée sur le contrôle n’est pas le
choix le plus efficace. Au lieu de chercher à minimiser l’erreur grâce à
la supervision ou aux process, mettez l’accent sur la définition d’un
contexte clair, la mise en place d’un alignement sur l’étoile Polaire
entre le patron et son équipe et la liberté accordée au capitaine
informé de trancher.

À RETENIR DU CHAPITRE 9 :

Pour un leadership par le contexte, il faut avoir une haute densité de talent ; votre objectif
doit être l’innovation (pas la prévention des erreurs) ; et vous devez opérer au sein d’un
système à couplage lâche.
Une fois ces éléments mis en place, au lieu de dire aux gens quoi faire, arrangez-vous pour
instaurer un parfait alignement entre eux et vous en fournissant le contexte et en en discutant
avec eux, pour leur permettre de prendre de bonnes décisions.

Quand un de vos employés agit de façon idiote, ne l’accablez pas. Au lieu de ça, demandez-
vous si vous n’avez pas échoué à bien expliquer le contexte quelque part. Avez-vous été
assez précis et inspirant en détaillant vos objectifs et votre stratégie ? Avez-vous clairement
passé en revue toutes les hypothèses et tous les risques afin d’aider votre équipe à prendre
de bonnes décisions ? Vos employés et vous êtes-vous parfaitement alignés en matière de
vision et d’objectifs ?

Une organisation à couplage lâche a davantage l’apparence d’un arbre que d’une pyramide.
Le patron est à la racine, il soutient le tronc des managers seniors qui eux-mêmes portent les
branches extérieures où sont prises les décisions.

Vous savez que votre leadership par le contexte est une réussite quand vos employés
emmènent leurs équipes dans la direction désirée à l’aide des informations qu’ils ont reçues
de votre part et de ceux et celles qui vous entourent et leur permettent de prendre, eux-
mêmes, d’excellentes décisions.

Voilà, c’est ça la Liberté & Responsabilité

Nous avons désormais exploré la mise en place des éléments


fondateurs (la densité de talent et la franchise), puis la suppression
des politiques et des process pour offrir aux salariés plus de liberté
tout en créant un environnement réactif et flexible. Nous avons
passé en revue plus d’une dizaine de politiques et de process
présents dans la plupart des entreprises mais pas chez Netflix. Parmi
lesquels :

Les congés
La v alidation des prises de décisions

Les politiques de frais professionnels


Les plans d’amélioration des performances
Les processus de v alidation
Les env eloppes d’augmentation
Les indicateurs clés de performance

Le management par objectifs


Les frais de v oyages professionnels
La prise de décision en comité
La signature des contrats par un supérieur
Les échelles salariales
Les bonus à la performance

Tout ceci sert à contrôler les gens plus qu’à les inspirer. Éviter le
chaos et l’anarchie n’est pas facile, si on met fin à l’ensemble de ces
garde-fous. Mais si vous promouvez le sens de l’autodiscipline et des
responsabilités de chacun, si vous facilitez l’accès aux connaissances
permettant de prendre de bonnes décisions et développez une
culture du feedback pour stimuler l’apprentissage, vous serez étonné
de voir à quel point l’efficacité de votre organisation peut progresser.
C’est une raison suffisante pour développer une culture de liberté
et de responsabilité. Mais ce ne sont pas les seuls avantages. Au-delà
de ça :

Certains process dans cette liste étouffent l’innov ation. Les politiques de congés,
de v oyages d’affaires, de frais professionnels mènent toutes au genre
d’env ironnement excessiv ement régulé qui décourage la pensée créativ e et effraie
les employés les plus innov ants.
D’autres ralentissent les affaires. Les politiques de v alidation, la prise de décision
par comité, la signature de contrats par la hiérarchie constituent des obstacles sur
le chemin de v os employés, les empêchant d’av ancer rapidement.
La plupart des items de cette liste freinent la société, qui a besoin de s’adapter
rapidement aux év olutions de son env ironnement. Les bonus à la performance, le
management par objectifs et les indicateurs clés de performance motiv ent les
salariés à rester sur une v oie préétablie et rendent difficile l’abandon ou l’adoption
d’un projet au débotté. Pour ce qui concerne les plans d’amélioration des
performances (comme tout processus d’embauche ou de licenciement), ils
compliquent les changements de personnel rapides parfois nécessaires quand les
affaires l’imposent.

Si votre objectif est de bâtir une organisation plus inventive,


réactive et flexible, développez une culture de liberté et de
responsabilité en mettant en place les conditions nécessaires pour
pouvoir vous aussi vous débarrasser de toutes ces règles et tous ces
process.
En 2001, nous avons commencé chez Netflix notre long voyage
vers ce qui, fin 2015, était devenu une culture de liberté et de
responsabilité très aboutie. Nous avons réussi notre transition
d’entreprise d’envoi de DVD par la poste à plateforme de streaming et
de création de séries primées telles que House of Cards ou Orange is
the New Black. Le cours de notre action est passé d’environ 8 dollars
en 2010 à 123 dollars fin 2015 et notre base d’utilisateurs de 20 à
78 millions sur la même période.
Après ce succès remarquable aux États-Unis, nous avons ensuite
lancé notre défi culturel : une expansion à l’international. Entre 2011
et 2015, nous avons commencé à nous implanter dans quelques pays,
un à la fois. En 2016, nous avons fait le grand saut : cent trente en un
jour. Grâce à notre culture, nous avons réussi de grandes choses.
Mais voilà que nous nous interrogeons, désormais : notre culture
d’entreprise peut-elle fonctionner partout dans le monde ? C’est le
sujet du chapitre 10.
MONDIALISER
CHAPITRE 10
RÉPANDEZ LA BONNE PAROLE
PARTOUT DANS LE MONDE !

Ma toute première expérience à l’international remonte à


1983 lorsque je me suis installé dans une zone rurale du
Swaziland, en tant que volontaire des Peace Corps ; c’est
celle qui m’a le plus appris. Il m’a suffi de quelques semaines pour
intégrer cette réalité : je comprenais et envisageais la vie très
différemment des gens autour de moi.
En voici un exemple, survenu lors de mon premier mois sur place.
J’enseignais les maths à des lycéens de 16 ans. Les élèves présents
dans ma classe avaient été sélectionnés pour leurs fortes
compétences en mathématiques et je les préparais à un examen. Dans
le cadre d’une évaluation, je leur ai soumis un problème que
j’estimais à leur portée, d’après ce que je savais de leurs capacités :
Une pièce mesure 2 mètres sur 3. Combien de carreaux de
50 centimètres de côté faut-il pour recouvrir entièrement le sol ?
Aucun de mes élèves n’a trouvé la réponse correcte et la plupart
ont simplement gardé le silence.
Le lendemain, j’ai écrit la question au tableau et demandé si
quelqu’un était volontaire pour la résoudre. Les lycéens ont baissé la
tête ou regardé par la fenêtre. J’ai commencé à m’énerver.
« Personne ? Personne ne se sent capable de se lancer ? » ai-je
demandé, incrédule. Découragé, je me suis assis à mon bureau et j’ai
attendu. À ce moment-là, Thabo, un élève sérieux, a levé la main du
fond de la classe. « Oui, Thabo, explique-nous », ai-je dit en me
relevant d’un bond, plein d’espoir. Mais au lieu de répondre, il a
demandé : « Monsieur Hastings, s’il vous plaît, qu’est-ce que c’est un
carreau ? »
Mes élèves vivaient principalement dans des huttes
traditionnelles, rondes, au sol de terre battue ou de béton. Ils
n’étaient pas capables de résoudre le problème parce qu’ils ne
connaissaient pas le mot. Comment auraient-ils pu deviner ce que je
voulais qu’ils évaluent ?
Après cette première expérience – et de nombreuses autres, qui
ont suivi – j’ai appris que je ne pouvais pas plaquer mon mode de vie
sur la culture d’un autre pays. Pour être efficace, je devais réfléchir
aux adaptations nécessaires pour obtenir les résultats que
j’attendais.
Aussi en 2010, quand Netflix a commencé à se développer à
l’international, j’ai longuement réfléchi pour savoir si notre culture
organisationnelle allait aussi devoir s’adapter pour fonctionner
partout dans le monde. À ce moment-là nos méthodes de
management étaient si abouties et produisaient de si bons résultats
que j’étais réticent à procéder au moindre changement significatif.
Mais je n’étais pas certain que notre éthique basée sur la franchise,
peu de règles et le « keeper test », serait aussi efficace ailleurs qu’aux
États-Unis.
J’ai étudié le cas d’une autre entreprise, déjà présente partout
dans le monde, qui avait opté pour une approche claire. Comme nous,
Google était fier de sa culture d’entreprise, mais au lieu de l’adapter
aux pays dans lesquels ils s’implantaient, l’accent était mis sur des
embauches sur mesure. En clair, ils ont cherché, partout dans le
monde, des personnes que l’on aurait pu appeler des « Googlers »,
c’est-à-dire dotées d’une personnalité correspondant à la culture
maison, quel que soit le pays où elles étaient installées ou dont elles
étaient originaires.
J’ai aussi réfléchi à une situation que j’ai vécue en 1988, l’année
où je travaillais pour Schlumberger à Palo Alto. Schlumberger est
une grosse multinationale française dont la culture d’entreprise,
dans le bureau de la Silicon Valley, avait clairement été importée de
France. Tous les chefs de service étaient des expatriés français et,
pour réussir, il fallait apprendre à naviguer entre les systèmes de
prise de décisions et d’organisation hiérarchiques issus du siège, à
Paris. Il existait des stages de formation pour les nouveaux employés
pour savoir comment débattre de façon efficace et comment analyser
les situations en utilisant une approche basée avant tout sur les
principes – tellement typique de la culture française.
Google comme Schlumberger semblent avoir réussi à maintenir
une culture d’entreprise uniforme partout dans le monde. J’avais
donc l’impression, quoique avec un peu d’appréhension, de pouvoir
faire pareil. Comme Google, nous allions chercher à engager des
personnes qui nous correspondraient, à sélectionner des individus,
dans chaque pays, qui seraient attirés par cette culture que nous
avions mis tant de temps à peaufiner et qui seraient à l’aise pour la
pratiquer. Et comme Schlumberger, nous allions organiser des
formations à l’international afin de permettre aux nouveaux
employés de comprendre le fonctionnement de Netflix et de travailler
à notre manière.
En même temps, nous ferions preuve d’humilité et de flexibilité,
afin d’infléchir notre culture au fur et à mesure, le cas
échéant, en apprenant de chacun des pays où nous nous établirions.
En 2010, nous avons commencé le processus
d’internationalisation, en ouvrant d’abord chez nos voisins
canadiens puis, un an plus tard, en Amérique latine. Entre 2012
et 2015, nous avons fait de plus grands pas en ciblant l’Europe et la
zone Asie-Pacifique. Durant cette période, nous avons ouvert quatre
bureaux régionaux à Tokyo, Singapour, Amsterdam et São Paulo.
Puis en 2016 s’est produit le grand saut dans l’inconnu à
l’international, avec le lancement de la plateforme dans 130 nouveaux
pays le même jour. L’expansion s’est révélée un immense succès et
trois ans à peine ont suffi pour que notre base d’abonnés hors États-
Unis grimpe en flèche, passant de 40 à 88 millions.
Durant ces trois mêmes années, nous avons doublé le nombre
d’employés à l’échelle mondiale, pour la plupart toujours basés aux
États-Unis, mais issus de milieux incroyablement variés. À la liste de
nos valeurs culturelles, nous avons d’ailleurs ajouté l’inclusion.
Manière de signifier que notre succès sera dû à la présence, parmi
nos équipes, des publics que nous souhaitons atteindre, car c’est ce
qui permettra aux histoires que nous racontons d’être un juste reflet
des vies et des passions qui animent ce public. En 2018, nous avons
ajouté à notre organigramme notre première directrice de la
stratégie inclusion, Vernā Myers, afin de nous aider à identifier nos
employés de plus en plus divers et de nous inspirer d’eux.
Nos opérations se multiplient à l’étranger, nos salariés viennent
d’horizons variés, il n’a donc pas fallu longtemps pour comprendre
que certains aspects de notre culture d’entreprise fonctionneraient
très bien n’importe où dans le monde. À mon grand soulagement, la
liberté, qui a permis à nos salariés américains de s’épanouir, a très
vite été adoptée un peu partout. Certaines cultures ont connu plus de
difficultés à s’habituer à prendre des décisions sans compulser le
règlement ou demander la validation par leur supérieur, mais une
fois qu’elles s’y sont mises, elles y ont rapidement pris goût,
appréciant l’autonomie et l’absence de règles autant que les
Californiens. Les Américains ne sont pas les seuls à préférer être aux
commandes de leur vie, de leur travail. Cela n’a rien de culturel.
Certaines autres facettes de notre culture, en revanche, se sont
bien vite révélées plus compliquées à exporter. Le « keeper test » par
exemple. Nous avons très vite découvert que, même s’il nous est
possible d’appliquer partout notre devise « Une performance
convenable obtient une généreuse indemnité de licenciement », ce
qui est considéré généreux aux États-Unis est souvent vu comme
mesquin – pour ne pas dire illégal – dans certains pays européens.
Aux Pays-Bas, la somme imposée par la loi en matière d’indemnité de
licenciement dépend du temps que l’employé a passé dans
l’entreprise. Nous avons donc dû nous adapter. Maintenant, au Pays-
Bas, lorsqu’on licencie quelqu’un qui travaille parmi nous depuis
longtemps, « Une performance convenable obtient une indemnité de
licenciement encore plus généreuse ». Le « keeper test » (et tout ce qui
va avec) peut fonctionner à l’international mais il doit être adapté aux
règles et pratiques de l’emploi local.
Au-delà de ces éléments rapidement apparents, notre culture
était si inhérente à notre succès que je tenais absolument à
comprendre celles des pays dans lesquels nous nous établissions.
Mon but ? Mettre le doigt sur les similitudes entre la culture locale et
celle de Netflix et les défis auxquels celle-ci pouvait être confrontée.
Le simple fait de les identifier susciterait certainement des
discussions importantes, qui nous permettraient d’améliorer notre
efficacité.

É É
DÉCOUVERTE DE LA CARTE DES DIFFÉRENCES
CULTURELLES
À peu près à cette période, un manager de notre service RH m’a
prêté le livre d’Erin La Carte des différences culturelles, qui définit un
système de comparaison entre les cultures nationales à partir d’un
ensemble d’axes comportementaux. Il étudie l’attitude des employés
vis-à-vis de leurs patrons dans différents pays, comment sont prises
les décisions, comment s’établit la confiance dans différentes parties
du monde et, le plus important pour nous, chez Netflix, il observe les
réactions des gens francs et celles des plus diplomates concernant les
remarques critiques.
Je me suis un peu renseigné à propos des axes en question. Leur
élaboration repose sur une quantité impressionnante de données,
pourtant ils paraissent à la fois robustes et simples. J’ai fait lire cet
ouvrage à nos cadres et quelqu’un a suggéré que l’on jette un coup
d’œil aux « cartes » culturelles des différents pays où sont basés nos
bureaux régionaux, qu’on les compare, suivant le diagramme ci-
dessous et qu’on discute des résultats ainsi obtenus.
Cet exercice a fait l’effet d’une révélation pour beaucoup d’entre
nous. Ce schéma proposait une explication convaincante pour un
certain nombre de choses que nous avions déjà rencontrées, par
exemple notre expérience des feedbacks aux Pays-Bas, qui s’était
révélée diamétralement opposée à notre vécu au Japon (niveau 2 sur
le graphique). Nous avons décidé de réunir nos cadres pour tracer
notre culture d’entreprise selon ces mêmes axes. Cela nous
permettrait ensuite de comparer notre culture maison aux cultures
nationales auxquelles nous sommes confrontés.
Comme je l’ai déjà raconté, avant notre revue trimestrielle de
l’activité, nous réunissons le « E-staff », tout le haut de
l’organigramme, jusqu’aux vice-présidents. Lors de notre réunion E-
staff de novembre 2015, nous avons divisé les soixante participants
en dix groupes de six. Durant cette séance de deux heures, nous
avons travaillé, autour de tables rondes, pour tracer les contours de
notre carte Netflix selon les axes de La Carte des différences
culturelles.
Chaque groupe a proposé une carte un peu différente, mais des
récurrences ont émergé de façon très claire, vous allez le voir dans
les trois exemples ci-dessous.

Groupe 1
Groupe 2

Groupe 3
Nous avons ensuite rassemblé et étudié les cartes des dix groupes
pour n’en former qu’une seule, la carte de la culture d’entreprise
Netflix. La voici :

Ensuite, à l’aide de l’outil de cartographie inventé par Erin, nous


avons comparé notre culture Netflix à celle de chacun des pays où
sont situés nos bureaux régionaux.
En observant ces cartes, nous nous sommes rendu compte que
certains des problèmes rencontrés dans tel ou tel bureau régional
tenaient en fait aux différences culturelles. Par exemple, les Pays-Bas
comme le Japon ne sont pas raccords avec la culture Netflix sur l’axe
du consensus dans la prise de décision (niveau 4). Cela expliquait
pourquoi de nombreux employés basés à Amsterdam ou Tokyo
avaient du mal à appréhender notre notion de capitaine informé, qui
veut qu’il existe toujours un individu responsable d’une décision
(voir chapitre 6). En nous penchant sur le niveau 3, qui mesure la
déférence d’une culture à l’autorité, nous avons constaté que Netflix
se situe à droite des Pays-Bas (nous avons appris que ce pays est un
des plus égalitaires au monde) et à gauche de Singapour (plus
hiérarchique). Cela nous a aidés à comprendre pourquoi nos salariés
néerlandais ne voyaient aucun inconvénient à contrecarrer les
suggestions de leurs chefs, tandis que leurs homologues
singapouriens avaient besoin de davantage d’encouragements pour
prendre une décision si leur n+1 n’était pas d’accord.
Nous avons aussi été frappés par l’axe de la confiance (niveau 5) :
la culture Netflix donne la primauté aux tâches, plus que quasiment
toutes les cultures locales où nous nous sommes implantés. Voici un
schéma qui zoome sur cet axe précis, afin que vous vous rendiez
compte du problème. Nous avons ajouté la position des États-Unis,
pour information.
Chez Netflix, nous prenons toujours soin de garder un œil sur le
chronomètre. La très grande majorité des réunions dure 30 minutes
et nous estimons qu’en général la plupart des sujets, même très
importants, peuvent être réglés dans le cadre de ce temps imparti.
Nous sommes évidemment aimables et compréhensifs, mais jusqu’à
cet exercice de cartographie de la culture, nous évitions de consacrer
trop de temps aux discussions qui ne concernent pas le travail. Nos
objectifs sont l’efficacité et la rapidité, pas bavarder autour d’une
tasse de café. Mais à mesure que les embauches de personnel à
l’international se sont développées, nous avons pris conscience que
cette obsession, de vouloir consacrer chaque minute de notre temps
au travail, nous était préjudiciable de bien des manières. Voici un
exemple pertinent raconté par l’un de nos tout premiers employés au
Brésil. Leonardo Sampaio, directeur du développement commercial
pour l’Amérique latine, a rejoint Netflix en octobre 2015 :
Après plusieurs dizaines d’entretiens par téléphone et v isioconférence, je suis arriv é à la
Silicon Valley pour une journée complète de rencontres en face-à-face. Le recruteur m’a
installé dans une salle de conférences et entre 9 heures et midi, j’ai subi six entretiens
d’une demi-heure av ec toutes sortes de gens très intéressants qui allaient dev enir mes
collègues. Mon planning prév oyait simplement 30 minutes pour déjeuner.
Au Brésil, cette pause permet de sympathiser av ec ses collègues. C’est un moment où
l’on met son trav ail de côté et où l’on apprend à se connaître en dehors des tâches
imposées. La confiance établie lors de ces temps de pause est essentielle pour la
collaboration. Ce sont aussi ces relations qui, pour un Brésilien, rendent le fait de v enir
au trav ail agréable. Étonné de n’av oir qu’une demi-heure, je me suis demandé qui
v iendrait partager ce moment av ec moi.
Une inconnue est entrée dans la salle où j’étais installé. Je me suis lev é pour
l’accueillir. Peut-être v enait-elle déjeuner en ma compagnie ? Elle m’a dit, d’un ton très
aimable : « Sarah m’a demandé de v ous apporter de quoi manger, j’espère que ça v ous
plaira. » Elle m’a tendu un sac contenant une salade, un sandwich et un fruit, a demandé si
j’av ais besoin d’autre chose. Comme je lui répondais que tout allait bien, elle est partie,
me laissant seul pour déjeuner. Je sais aujourd’hui que, pour les Américains, déjeuner
pendant sa journée de trav ail est simplement une tâche comme une autre. Mais pour un
Brésilien, il était assez choquant d’être abandonné ainsi, seul face à son sandwich. J’ai
pensé : « Mon futur patron pourrait au moins v enir discuter un peu av ec moi – me
demander comment je me sens et se renseigner un peu sur ma v ie au Brésil ? J’imagine
que c’est ce que Netflix v eut dire quand ils disent “On est une équipe, pas une famille”. »
Bien sûr, je ne suis pas resté seul longtemps, parce que 30 minutes ça passe v ite, et
bientôt mon interlocuteur suiv ant a fait son entrée.
En entendant ce récit, je me suis senti mal à l’aise. Dire « Nous
sommes une équipe, pas une famille », c’est une façon d’insister sur la
haute performance, pas investir chaque minute dans le travail, éviter
de mieux se connaître ou ne pas se soucier de ses collègues. La
plupart des Américains soumis à une journée complète d’entretiens
apprécieraient ces trente minutes de solitude pour déjeuner, ce qui
leur permettrait de relire leurs notes, mais je sais maintenant que
nos candidats brésiliens trouvent impoli d’être ainsi seuls face à leur
repas. Désormais, lorsque nos collègues brésiliens viennent nous
rendre visite, nous gardons à l’esprit l’importance de consacrer plus
de temps dans la rencontre à un niveau personnel et nous
demandons également à nos collègues du Brésil de nous aider à
adapter notre propre approche relationnelle lorsque nous négocions
avec des fournisseurs de leur pays.
Le fait d’avoir la carte des différences culturelles sous les yeux
nous a aidés à être plus préparés, plus efficaces, non seulement dans
ce type de situation, mais aussi à divers autres moments importants.
La prise de conscience liée à cet exercice de cartographie culturelle a
permis de trouver des solutions pas si compliquées à des discussions
cruciales.
Mais tous les éléments mis en avant par les cartes culturelles
n’étaient pas faciles à régler. La dimension de la franchise,
répertoriée sous l’axe Évaluation sur la carte, a suscité bien des défis,
grands ou petits. La carte des différences culturelles nous a ouvert les
yeux sur l’hétérogénéité, mais quant à savoir comment
l’appréhender… cela n’avait rien d’évident.
LA FRANCHISE EST PERÇUE DE FAÇON
EXTRÊMEMENT VARIÉE SELON LES ENDROITS
DU MONDE
Comme toute personne ayant travaillé à l’international
vous le dira, un retour efficace dans un pays ne fonctionne
pas forcément dans un autre. Par exemple, le feedback
direct et correctif fourni par un patron allemand paraîtra peut-être
inutilement dur aux États-Unis tandis que la tendance américaine à
proposer moult retours positifs pourra sembler excessive et peu
sincère en Allemagne.
En effet, les employés selon l’endroit du monde où ils travaillent
sont conditionnés pour émettre des feedbacks de différentes
manières. Un manager thaï apprend à ne jamais critiquer un collègue
ouvertement ou devant d’autres personnes, tandis qu’un Israélien
apprend à toujours être honnête et à dire les choses de façon directe.
Les Colombiens apprennent à adoucir leurs messages négatifs par
des mots positifs tandis que les Français, eux, critiquent
passionnément et se montrent chiches en compliments. Voici
comment se positionnent les cultures locales vis-à-vis de la culture
Netflix :
En matière de critiques, les Pays-Bas ont l’une des cultures les
plus franches au monde. Le Japon, lui, est hautement indirect.
Singapour est un des pays les plus directs de l’Asie du Sud-Est,
néanmoins situé du côté indirect à l’échelle du monde. La moyenne
des États-Unis se place un peu à gauche du centre. Le Brésil (avec
toutefois de fortes disparités régionales) est un peu plus direct que
Singapour. Les positions Netflix sont tirées de l’exercice de
cartographie culturelle mené par Reed en 2015.
Une des raisons qui expliquent la place de ces pays sur ces axes
est liée au langage utilisé par les gens pour émettre leurs critiques.
Les cultures les plus directes ont tendance à utiliser des mots que les
linguistes appellent des intensifiants, qui précèdent ou qui suivent la
critique négative pour la renforcer, comme par exemple absolument,
totalement ou fortement. À l’inverse, les cultures plus indirectes
auront recours à des atténuateurs, qui adoucissent la critique,
comme en quelque sorte, un peu, peut-être ou légèrement. Autre type
d’atténuateur, la litote délibérée, une phrase qui pourrait ressembler
à « Nous n’y sommes pas encore » alors qu’en réalité on veut dire :
« Nous sommes très loin de notre objectif ».
Au Japon, pays à la culture la plus indirecte à accueillir un bureau
de Netflix, de multiples atténuateurs amortissent les critiques
négatives. Mais ce n’est pas la seule technique des Japonais pour
adoucir leurs remarques. Souvent, elles sont transmises de façon
implicite, à peine émises. Lorsque Netflix a ouvert au Japon en 2015,
nous avons assez vite compris qu’il n’était ni naturel ni aisé pour les
employés locaux nouvellement engagés de fournir des feedbacks
explicites, fréquents et souvent vers le haut de la hiérarchie,
autrement dit ce que l’on attendait du management Netflix. La vice-
présidente des affaires juridiques et commerciales, Josephine Choy,
qui est américaine, se souvient d’une expérience :

J’étais l’une des premières personnes embauchées à Tokyo et en tant que directrice des
affaires juridiques pour le Japon, mon premier dev oir consistait à recruter une équipe de
juristes. J’ai donc cherché des Japonais bilingues ( japonais/anglais) et qui semblaient
incarner – ou au moins être attirés par – la culture Netflix.

Cette campagne de recrutement a été un succès, mais très vite des


défis sont survenus. L’un des premiers s’est produit lors de moments
difficiles où il fallait aborder un problème ou une erreur : l’équipe de
Josephine semblait discuter de la situation ouvertement, tout en
transmettant simultanément les informations les plus importantes…
entre les lignes. Josephine explique :

En anglais, en général, nous utilisons sujet v erbe complément. Nous abandonnons


rarement le sujet, sans quoi la phrase n’a aucun sens. En japonais, en rev anche, la syntaxe
est flexible. Le sujet, le v erbe et le complément sont tous optionnels. Il est possible de
former une phrase en japonais av ec un nom seul. Souv ent la phrase peut commencer par
le thème principal, suiv i d’un autre contenu et le v erbe à la fin. Parfois le locuteur part du
principe que tout le monde connaît le sujet, alors il le laisse tomber. C’est cet aspect de la
langue japonaise qui se prête bien à une culture de l’év itement de conflit. Dans ces
moments-là, il faut considérer ce qui est dit en contexte, afin de sav oir qui a fait quoi.
Par exemple, dans l’équipe de Josephine, quand quelqu’un
commettait une erreur ou ratait une échéance, ses collaborateurs,
tout en parlant anglais, utilisaient ces techniques de linguistique à la
japonaise pour éviter de le montrer du doigt.

Dans une réunion, lorsqu’on parlait de quelque chose qui s’était mal passé, mon équipe
av ait souv ent recours à la v oix passiv e. Ils disaient par exemple « Les actifs n’ont pas
été créés donc la publicité n’a pas été diffusée » ou « La v alidation n’a pas été donnée, ce
qui a paru étonnant, du coup la facture n’a pas été payée ». De cette façon, ils év itaient
d’embarrasser une personne présente dans la pièce ou de désigner explicitement un ou
une responsable, tout en discutant de façon tout à fait ouv erte.
Cela signifiait aussi que moi – seule non japonaise parmi eux – j’étais obligée de les
interrompre souv ent pour comprendre de quoi il retournait v raiment. « Attendez, qui n’a
pas créé les actifs ? Nous ou bien l’agence ? » Parfois une construction passiv e semblait
sous-entendre que j’av ais oublié de faire quelque chose sans que pour autant quiconque
le mentionne. « Mais, j’étais censée v alider ? C’est ma faute ? Comment je peux rectifier
ça ? »

Cette tendance à parler et lire entre les lignes est surtout


répandue lorsqu’on émet des critiques pour amélioration, que l’on
signifie un désaccord ou que l’on communique des impressions
négatives. Transmettre un message désagréable de façon indirecte
permet à l’émetteur de préserver une relation harmonieuse avec le
récepteur. Dans la culture japonaise, les critiques constructives
explicites sont rarement exprimées – et certainement pas à
quelqu’un de plus haut dans la hiérarchie. Josephine se souvient des
difficultés survenues lorsqu’elle a demandé des retours de la part de
ses subalternes japonais :
Une des premières personnes que j’ai embauchées à Tokyo, Miho, était av ocate au
niv eau de la direction. J’av ais prév u un entretien hebdomadaire en face-à-face av ec elle.
Lors du premier, j’ai décidé de mettre le feedback à l’ordre du jour. Tout allait très bien
jusqu’à ce que nous en arriv ions là. J’ai dit : « Tu le sais, Netflix a une culture de
franchise et d’échanges de remarques. J’aimerais commencer par te demander les
tiennes. Comment s’est déroulé tout le processus d’accueil ? Est-ce que tu considères que
je peux améliorer mon approche ? »

Josephine, qui avait eu recours à cette même méthode avec des


dizaines d’employés aux États-Unis, ne s’attendait pas à cette
réaction :

Miho m’a regardée et des larmes ont commencé à couler sur ses joues. Ce n’était pas de la
peur ou de la colère. Plutôt « Oh mon Dieu, ça y est, ma patronne me demande des
commentaires ! » Elle a dit : « Oh… Je suis désolée, je pleure. J’ai très env ie de le faire.
Mais je ne sais pas du tout comment. Ici au Japon, on ne critique pas. »
J’ai décidé de lancer le processus moi-même, en douceur. « Je commence pour cette
fois. Voici mon commentaire te concernant : quand je t’env oie un ordre du jour à l’av enir,
n’hésite pas à ajouter le sujet que tu as env ie d’aborder av ec moi. » Elle s’est essuyé les
yeux et a dit : « OK, c’est un retour utile. Laisse-moi y réfléchir et je te ferai mes
remarques lors de notre prochain rendez-v ous. »

Cet entretien a été une révélation pour Josephine.

Év idemment, je sais que les Japonais sont moins directs que les Américains et que faire
un retour à un supérieur pouv ait donc leur paraître encore plus compliqué, mais je n’étais
pas préparée à une telle réaction. Miho s’est entraînée un peu, puis elle a commencé à me
proposer des remarques claires et applicables lors de nos entretiens en face-à-face,
autrement dit cela s’est rév élé un franc succès.

Mais obtenir des employés japonais qu’ils échangent des critiques


ad hoc en réunion ou lors d’une présentation n’en demeurait pas
moins compliqué. Après quelques tâtonnements, les leaders Netflix
ont retenu quelques leçons clés afin d’instaurer une culture de
franchise non seulement au Japon, mais partout, même dans d’autres
cultures encore moins directes. La première chose à faire, dans ce cas,
est de multiplier les moments de critiques plus formels.

AVEC DES CULTURES MOINS DIRECTES, METTEZ


L’ACCENT SUR LES MOMENTS DE CRITIQUES
FORMELS
Étant donné le défi que représente le fait d’émettre des
critiques au sein du bureau de Tokyo, un groupe de
managers américains a tenté une expérience, afin d’obtenir
de leurs employés japonais des retours de type 4A. Ils ont organisé un
atelier « critique » sur place. Le manager des contenus japonais,
Yuka, qui y a participé, se souvient :

Quatre leaders Netflix sont v enus à Tokyo diriger une formation sur l’émission et la
réception des feedbacks. Ils sont montés sur scène, ils se sont adressé mutuellement des
remarques leur permettant de s’améliorer et ont réagi à celles qu’ils recev aient. Ils ont
raconté des anecdotes à propos de critiques reçues de la part de collègues américains, ce
qu’ils av aient ressenti, l’impact positif que cela av ait eu.
Nous av ons tous applaudi poliment. Mais après coup, nous sommes tombés d’accord
pour dire que cela ne nous aidait pas du tout. Un Américain qui critique un autre
Américain en anglais, ce n’est pas ça le problème. On l’av ait déjà v u et rev u. Ce dont nous
av ions besoin, c’était de v oir un Japonais adresser les mêmes remarques à un autre
Japonais (idéalement en japonais) d’une façon appropriée, respectueuse et sans mettre
en péril la relation de l’un v is-à-v is de l’autre. Voilà ce qu’il nous manquait.

C’est le directeur général des produits, Greg Peters, qui a su


trouver l’approche la plus appropriée. Greg est marié à une
Japonaise, il parle couramment la langue, raison pour laquelle, en
partie, je lui ai demandé de venir s’installer à Tokyo pour ouvrir le
bureau régional en 2015. Il raconte :

J’étais en poste au Japon depuis env iron six mois et malgré de nombreux
encouragements, il existait peu de remarques ou critiques au débotté parmi nous.
Lorsque le processus 360 a été lancé, je n’en attendais donc pas grand-chose.
Nous av ons réalisé la v ersion écrite. Puis une séance en direct, soit l’une des
activ ités les moins japonaises que l’on puisse imaginer : émettre des critiques franches à
un collègue et supérieur dev ant un groupe. Mais je sav ais que certains aspects de la
culture japonaise permettraient néanmoins ce type de retour. La plupart des Japonais
sont très méticuleux et sérieux dans leur préparation. Si l’on définit des attentes claires,
ils feront tout ce qui est en leur pouv oir pour les atteindre. Si v ous dites : « S’il v ous
plaît, préparez tel exercice et v oici les instructions que nous allons suiv re », ils excellent
presque toujours.
Les résultats ont été remarquables. Durant le processus 360, les Japonais de mon
équipe ont émis des retours d’une qualité bien supérieure à ceux que j’av ais obtenus de la
part de mes collaborateurs américains les années précédentes. Les commentaires étaient
francs et bien construits. Leurs recommandations étaient applicables et ils n’ont pas pris
de gants. Quant à leurs critiques, ils les ont reçues de bonne grâce, et av ec
reconnaissance.
J’en ai discuté av ec certains d’entre eux a posteriori et v oici comment ils av aient v u
les choses : « Tu nous as dit que cela faisait partie de notre boulot. Tu nous as expliqué ce
qu’il fallait faire et comment le faire. Nous nous sommes préparés et certains d’entre
nous ont même répété. Nous tenions à être à la hauteur des attentes de Netflix et des
tiennes. »

De cette expérience nous avons tiré un enseignement, qui s’est


vérifié non seulement au Japon mais partout où les feedbacks
négatifs sont plus gênants, plus rares : demander aux salariés de
critiquer inopinément leurs collègues, leurs supérieurs lors
de moments informels ne fonctionne pas bien en général. Mais dans
le cadre d’événements plus formels, si l’on note le feedback à l’ordre
du jour, si l’on fournit des instructions de préparation, si l’on propose
une structure claire à suivre, alors on peut obtenir toutes les
critiques utiles de façon tout aussi efficace.
Josephine l’a retenu de son expérience au Japon, puis elle a
continué à l’appliquer à ses équipes au Brésil et à Singapour.

Je dis désormais à mes collègues managers d’un bureau où la culture est moins directe
qu’aux États- Unis : « Pratiquez le feedback très tôt, très souv ent. Inscriv ez-le à l’ordre
du jour d’autant de réunions que possible pour ôter toute la stigmatisation qui y est
associée. Les premières fois que v ous émettez des critiques, mentionnez av ec tact des
détails facilement corrigibles. Au lieu de réduire les temps de feedback formel,
multipliez-les, tout en v ous consacrant aux relations humaines. Les feedbacks spontanés
et informels seront probablement rares, mais il est tout aussi bénéfique de prév oir un
temps de retour à l’ordre du jour, permettant ainsi à chacun de s’y préparer, dans le
respect d’une franchise altruiste.

La première leçon retenue par Netflix pour faire naître une


culture de la franchise partout dans le monde est donc :
multipliez les occasions de feedbacks formels.

APPRENEZ À ADAPTER VOTRE STYLE ET PARLEZ,


PARLEZ, PARLEZ
Lorsque Netflix s’est installé au Japon, Josephine, Greg et le reste
de l’équipe de direction se sont montrés excessivement attentifs aux
différences culturelles susceptibles d’impacter leur efficacité ; ils
savaient, avant d’y aller, que la culture japonaise serait différente.
Mais quand Netflix s’est implanté à Singapour, les différences
culturelles étaient moins apparentes, et les dirigeants y ont accordé
moins d’attention. Les Singapouriens, avec leur anglais parfait et
leurs multiples interactions professionnelles avec des Occidentaux,
adoptaient une approche familière du travail, semblait-il, beaucoup
de leurs collègues n’ont donc pas anticipé de problème culturel les
concernant. Pourtant, les différences n’ont pas tardé à se faire sentir.
La coordinatrice marketing, Karlyne Wang, qui a rejoint Netflix
après avoir quitté HBO Asie en octobre 2017, en raconte ici un
exemple précis :

Je remplaçais temporairement notre assistant administratif qui v enait de quitter


l’entreprise. La semaine précédente, un appel av ec un partenaire extérieur av ait été noté
à l’agenda de deux de mes collègues américains seniors. Appel prév u par mon
prédécesseur, pas moi. Les Américains se sont lev és tôt, mais le partenaire n’a jamais
appelé.
Les Américains m’ont tous les deux contactée séparément. Leurs SMS m’ont
tellement énerv ée que je les ai ignorés. Je n’ai pas répondu. J’ai dû aller faire un tour, en
me répétant : essaie d’être aussi ouv erte que possible. Calme-toi, c’est juste leur façon
d’écrire. Ils ne se rendent peut-être pas compte que leurs messages sont impolis. Ou quel
impact ils peuv ent av oir sur les gens. Ce sont des gens bien. Je le sais, ce sont des gens
bien.

Pendant que Karlyne me racontait cette histoire, j’ai commencé à


me demander ce que ces Américains avaient bien pu écrire de si
désagréable. Peut-être ne s’agissait-il pas d’un malentendu culturel
mais tout simplement de mauvais comportement de leur part.
Karlyne m’a montré un des messages en question.

Karlyne – Nous nous sommes levés tôt pour ce coup de fil, mais
les partenaires ne nous ont pas contactés. Nous aurions pu
utiliser ce créneau pour un autre appel. Pourrais-tu s’il te plaît
essayer de vérifier la veille tous les appels notés à l’agenda et les
supprimer du calendrier, le cas échéant ?
Moi qui suis américaine, je ne voyais rien d’impoli ou
d’inapproprié. Afin d’aider l’entreprise, l’émettrice soulignait un
problème et proposait une solution applicable. Elle ne réprimandait
pas Karlyne. Elle expliquait quel changement de comportement elle
espérait et disait même s’il te plaît. Je me suis demandé si la réaction
de Karlyne était culturelle ou si elle faisait preuve d’hypersensibilité.
J’ai donc montré une capture d’écran du texto à plusieurs autres
employés singapouriens de Netflix pour avoir leur avis. Sur les huit à
qui j’ai posé la question, sept étaient d’accord avec Karlyne : ce
message était malpoli. Parmi eux, Christopher Low, programmatic
manager :
Christopher : Pour un Singapourien, ce message est agressif. Il
est très directif : Voilà la situation. Fais ceci. Fais cela. Si je l’avais reçu,
j’aurais eu l’impression que la personne me criait dessus. Le pire
passage c’est quand elle écrit : « On aurait pu utiliser ce créneau pour
un autre appel. » C’est une phrase superflue. La première le sous-
entend déjà. L’affirmer ouvertement paraît inutilement dur. Je me
dirais : « Qu’ai-je fait pour susciter une réaction aussi abrupte ? »

Erin : Avez-vous l’impression que l’émettrice fait preuve de


franchise bienveillante ?

Christopher : Pour moi, les Occidentaux qui ont écrit ça ont


pensé : « Je dis ce que j’ai à dire en m’assurant d’être clair. Et
sans perdre de temps. » Mais pour un Singapourien, cela
ressemble à une gifle. Ça ne me paraît pas altruiste, mais
choquant.

Erin : Qu’est-ce que l’émettrice aurait pu faire pour


communiquer le même message sans paraître impolie ou
insultante ?
Christopher : Elle aurait pu être plus personnelle, peut-être
dire d’abord : « Hé, je sais que ça s’est passé au milieu de la
nuit, heure de Singapour, pardon de commencer ta journée
par une mauvaise nouvelle. » Ou alors elle aurait pu ne pas la
blâmer en disant : « Ce n’est pas ta faute, ce n’est pas toi qui as
prévu cet appel. » Elle aurait pu le présenter moins comme un
ordre. « Je sais que tu es super occupée. Je me demandais si tu
aurais le temps de voir ça pour nous à l’avenir ? » Il aurait
fallu ajouter une petite touche relationnelle – pourquoi pas un
émoji amical.

Christopher a tenu à souligner que les Américains ne sont pas les


seuls à devoir s’adapter :

Ne v ous y trompez pas ! En tant qu’employés trav aillant pour une entreprise dont le siège
est situé aux États- Unis, c’est à nous de faire les plus gros efforts pour nous adapter. La
réaction immédiate des Singapouriens serait sûrement de se sentir paralysés ou en
colère. Mais pour réussir chez Netflix, nous dev ons nous adapter. Nous dev ons garder à
l’esprit que dans certains autres pays ce comportement est approprié, donc entamer un
dialogue. Karlyne aurait dû décrocher son téléphone pour en discuter de v iv e v oix av ec
la femme qui a env oyé ce message. Elle dev rait dire : « J’ignore ce qui s’est passé, je
comprends que ce soit agaçant pour v ous. Mais v otre message m’a v exée. » Elle pourrait
également expliquer les différences culturelles : « C’est peut-être une question de culture.
Je sais que nous les Singapouriens, nous sommes souv ent moins directs lorsqu’on fait
des remarques aux autres, et plus sensibles à celles que l’on reçoit. » Grâce à un dialogue
ouv ert et des discussions transparentes, nous pouv ons v iv re la culture Netflix tout en
dev enant de plus en plus compétents en matière d’émission et de réception de critiques
av ec nos collègues autour du monde.

Les instructions de Chris résument le deuxième


enseignement que nous en avons tiré. Étant donné
l’importance de l’honnêteté pour Netflix, les employés
issus de cultures indirectes ont besoin de s’habituer à formuler des
remarques et à recevoir des critiques franches, ce qui est peu courant
chez eux. Cela implique d’insister encore et encore sur le modèle de
retours des 4A souligné au chapitre 2. Il faut évoquer ouvertement
les différences culturelles, mais aussi coacher, soutenir nos équipes
internationales pour leur apprendre à envisager les critiques
directes non comme une gifle mais comme un moyen de s’améliorer.
Par exemple, notre bureau de São Paulo a mis en place une réunion
hebdomadaire pour discuter de la culture maison avec les employés
qui souhaitent faire le point. L’échange et la réception des critiques
sont parmi les sujets les plus fréquemment portés à l’ordre du jour.
Mais l’apprentissage de la franchise n’est pas une voie à sens
unique. Parce que nous collaborons avec des cultures davantage sur
la retenue, nous nous montrons désormais plus vigilants, au siège, et
nous calibrons maintenant notre communication selon le récepteur,
qui doit avant tout la percevoir comme utile, non la rejeter pour une
simple question de forme. Le conseil de Chris est facile à appliquer,
toute personne transmettant des remarques à quelqu’un dont la
culture est moins directe devrait en tenir compte. Soyez plus
aimable. Faites l’effort de ne pas pointer du doigt. Prenez soin de
présenter votre remarque comme une suggestion et non un ordre.
Ajoutez un détail relationnel, un émoji par exemple. Ce sont des
petites choses qui donnent à nos messages un caractère plus
approprié dans le contexte dans lequel nous travaillons.
La grande leçon que nous en retenons est la suivante : quelle que
soit votre culture, pour travailler en interculturel, parlez, parlez,
parlez. Le meilleur moyen d’améliorer ses capacités à communiquer
avec un homologue étranger, c’est de poser des questions et de faire
preuve de curiosité vis-à-vis de sa culture. Si vous devez faire des
remarques à un collègue d’un autre pays, renseignez-vous d’abord
auprès d’un de ses compatriotes à qui vous faites confiance –
demandez-lui : « Mon message te paraît agressif ? » « Quelle est la
meilleure approche dans ta culture ? » Plus on pose de questions,
plus on fait montre de curiosité, plus nous nous améliorons en
matière d’émission (et de réception) de feedback, partout dans le
monde.
Pour poser les bonnes questions et bien comprendre les réponses
obtenues un peu partout il est important de se remémorer un tout
dernier enseignement interculturel…

TOUT EST RELATIF


En matière de critique, comme pour le reste, selon les
cultures, tout est relatif. Aux yeux des Japonais, les
Singapouriens sont inutilement directs. Les Américains
trouvent les Singapouriens opaques et peu transparents. Les
Singapouriens salariés de Netflix sont choqués par la brutalité de
leurs collègues américains. Pour beaucoup de Néerlandais, les
Américains de Netflix semblent retors.
Netflix, malgré ses aspirations internationales, continue d’avoir
une culture largement américano-centrée. Et quand vient le moment
d’émettre des critiques négatives, les Américains sont bien plus
directs que la plupart des cultures, mais beaucoup moins que les
Néerlandais. La directrice des politiques publiques, Ise, Néerlandaise,
qui a rejoint Netflix à Amsterdam en 2014, explique la différence
comme ceci :
La culture Netflix a réussi à créer un env ironnement où les retours sont fréquents et
applicables. Pourtant quand un Américain émet une critique, même chez Netflix, il
commence presque toujours par souligner tout ce qui est positif dans v otre trav ail av ant
d’arriv er où il v eut en v enir. Les Américains apprennent des techniques comme
« Donnez toujours trois points positifs av ec chaque point négatif » et « Mettez en av ant
les bonnes choses produites par les employés ». Pour un Néerlandais, c’est perturbant,
car on fait des retours soit positifs, soit négatifs, mais il est très peu probable de faire les
deux dans la même conv ersation.

Chez Netflix, Ise a vite compris que sa façon de critiquer, qui


apparaîtrait naturelle et ne poserait pas de problème à ses
compatriotes, serait bien trop brutale pour ses collaborateurs
américains.

Donald, mon collègue américain qui v enait d’emménager aux Pays-Bas, a organisé une
réunion à Amsterdam. Sept partenaires ne trav aillant pas chez Netflix av aient pris
l’av ion, le train, de partout en Europe pour participer à ces discussions. La réunion s’est
très bien passée. Donald parlait clairement, il a donné des détails, s’est montré persuasif.
Il s’était de toute év idence préparé. Mais à plusieurs reprises, j’ai eu l’impression que les
participants av aient env ie de présenter leurs points de v ue sans en av oir l’occasion, car
Donald mobilisait tout le temps de parole.
Après coup, il m’a dit : « Ça s’est super bien passé, non ? Tu en penses quoi ? » Cela
m’a semblé être le moment idéal pour un retour franc dont sont si friands les leaders
Netflix, j’ai donc sauté sur l’occasion : « Stinne est v enue de Norv ège pour assister à
cette réunion, mais tu as tellement parlé qu’elle n’a pas pu en placer une. Nous av ons fait
v enir les gens de loin et personne n’a eu le temps de dire quoi que ce soit. Nous n’av ons
pas entendu toutes les opinions qui auraient pu nous être utiles. Tu as parlé 80 % du
temps, c’était donc très compliqué pour les autres de s’exprimer. »

Elle s’apprêtait à passer à la partie du message qui consiste en des


suggestions applicables pour s’améliorer à l’avenir quand Donald a
fait une chose qu’Ise juge typiquement américaine.
Av ant même que j’aie fini, il affichait déjà un air dépité. Il a pris ma critique de façon bien
trop dramatique, comme souv ent les Américains. Il a dit : « Oh non, je suis v raiment
désolé d’av oir tout gâché. » Mais il n’av ait pas « tout gâché ». Ce n’est pas ce que j’ai dit.
La réunion av ait été très réussie, il av ait d’ailleurs montré qu’il en était conscient en
disant lui-même « ça s’est super bien passé ». Ce seul point était défaillant, j’av ais
l’impression que s’il le comprenait, cela pourrait l’aider à progresser.
C’est ce qui m’agace tant av ec mes collègues américains. Ils ont beau se montrer très
prompts à la critique, et apprécier recev oir les observ ations des uns et des autres, si en
préambule on ne formule pas quelque chose de positif, ils imaginent aussitôt av oir
échoué de bout en bout. Dès qu’un Néerlandais interv ient, en commençant par le négatif,
les Américains tuent la critique, persuadés que tout est bon à jeter.

Durant ses cinq dernières années chez Netflix, Ise a beaucoup


appris en matière de critique de ses collègues étrangers, surtout les
Américains :

Maintenant que je comprends mieux ces tendances culturelles, je ne me réfrène pas pour
autant dans mes critiques, mais je réfléchis soigneusement à la personne qui reçoit le
message et à la meilleure manière de l’adapter pour obtenir les résultats que j’espère.
Pour les cultures plus indirectes, je prépare d’abord le terrain av ec quelques
commentaires positifs. Si le trav ail est globalement bon, je l’affirme haut et fort dès le
départ. Ensuite je passe aux remarques en disant « quelques suggestions ». Et je termine
en ajoutant : « C’est mon opinion, pour ce que ça v aut » et « Tu peux en tenir compte ou
non ». Pour les Néerlandais, tout ce cinéma et ces circonv olutions paraissent très
amusants… mais les résultats sont là !

Ces réflexions d’Ise résument les stratégies inventées par Netflix


afin de continuer à promouvoir la franchise lors de l’ouverture de ses
différents bureaux à l’international. Lorsqu’on se trouve à la tête
d’une équipe mondiale, que l’on s’adresse en visioconférence à des
employés issus de cultures variées, les mots que l’on prononce
risquent tous d’être exagérés ou minimisés, selon le contexte culturel
de votre interlocuteur. Il faut donc en être conscient. Il faut faire
preuve de stratégie. De flexibilité. Avec un peu d’information et de
finesse, on parvient à adapter le feedback à la personne en face afin
d’obtenir le résultat nécessaire.

Personnellement, j’ai adoré l’approche franche utilisée par


Ise lorsqu’elle a émis ses critiques vis-à-vis de Donald. Son
objectif était de l’aider. Elle s’est montrée très claire sur le
comportement qui avait sapé la réussite de la réunion. Sa critique
était applicable.
Mais son approche manquait de sensibilité globale. Malgré sa
franchise, sa technique de feedback a conduit à un malentendu. Le
message qu’elle avait l’intention de faire passer était le suivant : la
réunion a été un succès, Donald devrait faire preuve de plus de
retenue pour améliorer la prochaine. La façon qu’elle a eue de
communiquer a incité Donald à croire que la réunion était un fiasco.
Et si Donald avait été brésilien ou singapourien, il aurait
probablement quitté cet entretien persuadé de perdre son travail la
semaine suivante.
Ce qui nous amène au…

DERNIER POINT… POUR L’INSTANT


Quand on adresse des critiques aux personnes de sa propre
culture, on peut appliquer les directives 4A détaillées au chapitre 2.
Mais lorsque l’interlocuteur est étranger, ajoutez un cinquième A.
Les 4A :
Aider av ant tout
Applicable
Apprécier
Accepter ou rejeter
Auxquels on ajoute le cinquième :
Adapter – pour obtenir le résultat souhaité, v otre message et v otre réaction
doiv ent être calibrés pour la culture av ec laquelle v ous trav aillez.

Il nous reste un long chemin à parcourir pour intégrer notre


culture maison aux bureaux de plus en plus nombreux un peu
partout dans le monde. Il nous arrive très souvent lors des réunions
de revue trimestrielle de l’activité d’avoir des discussions sur la
culture Netflix. La majeure partie de notre croissance se situant
désormais en dehors des États-Unis, nous concentrons ces échanges
sur la meilleure façon de faire fonctionner nos valeurs dans un
contexte global. Afin d’y parvenir, nous devons avant tout faire
preuve d’humilité, de curiosité et bien nous souvenir d’écouter avant
de parler, d’apprendre avant d’enseigner. Avec cette approche, on
gagne en efficacité chaque jour dans ce monde multiculturel.

À RETENIR DU CHAPITRE 10 :

Cartographiez votre culture maison et comparez-la à celles des pays où vous vous
implantez. Pour une culture de liberté et de responsabilité, mettez l’accent sur la franchise.

Dans les pays les moins directs, instaurez des mécanismes de feedbacks plus formels et
ajoutez à l’ordre du jour des moments encadrés plus fréquents, car les échanges informels se
produiront moins souvent.

Dans les cultures plus directes, évoquez librement les différences culturelles, pour que les
critiques soient bien comprises dans le sens voulu.

Faites de l’ADAPTABILITÉ le cinquième A de votre cadre de franchise. Parlez ouvertement


de ce que recouvre la franchise selon les différents endroits dans le monde. Œuvrez
ensemble afin de découvrir comment les deux parties peuvent s’adapter pour concrétiser
cette valeur.
CONCLUSION

Non loin de ma maison d’enfance à Minneapolis se trouve


un lac appelé Bde Maka Ska. L’été, lorsqu’il fait chaud, le
week-end, des hordes de citadins se pressent sur ses
chemins, ses plages, ses jetées. Malgré la foule, le lieu demeure
étonnamment paisible, parce qu’il est régi par de nombreuses règles
qui guident les actes de chacun. Les marcheurs ne doivent pas
emprunter les pistes cyclables. Autour du lac, les vélos se déplacent
exclusivement dans le sens des aiguilles d’une montre. Il est interdit
de fumer où que ce soit. De nager au-delà des bouées de signalement.
Les rollers et les trottinettes sont autorisés sur la piste cyclable, mais
pas sur le chemin de randonnée. Les joggers empruntent seulement
le chemin de randonnée. Ces règles sont connues de tous et
rigoureusement suivies, créant ainsi un havre d’organisation et de
calme.
Si Netflix a une culture de liberté et de responsabilité, Bde Maka
Ska a une culture de règles et de process.
Aussi paisible que soit cette dernière, elle n’est pas dépourvue
d’inconvénients. Ainsi, si vous avez besoin, en un coup de pédale, de
rejoindre un lieu proche situé à l’inverse des aiguilles d’une montre,
impossible. Vous devez prendre le chemin le plus long, dans le bon
sens. Si vous avez envie de traverser le lac à la nage, vous serez
arrêté dans votre lancée par un maître-nageur sauveteur en bateau
qui vous ramènera sur la rive. Peu importe que vous soyez un
excellent nageur ; c’est interdit. Cette culture a été mise en place pour
offrir paix et sécurité à l’ensemble du groupe, et non pour satisfaire à
la liberté individuelle.
Les règles et les process sont un paradigme familier pour
coordonner le comportement de groupe, à tel point qu’aucune
explication n’est nécessaire ou presque. Dès l’âge de cinq ans, à la
maternelle, quand la maîtresse vous faisait asseoir au côté de tous
vos camarades sur le tapis pour vous expliquer en détail tout ce que
vous aviez le droit de faire et de ne pas faire, vous étiez en
apprentissage des règles et des process.
Elles constituent le tout premier moyen de coordonner le
comportement de groupes depuis des siècles. Mais ce n’est pas le
seul. Et Netflix n’est pas la seule à utiliser une méthode différente.
Depuis dix-neuf ans, je vis à neuf minutes en voiture de l’Arc de
Triomphe, à Paris. Un petit tour en haut du monument offre un
panorama spectaculaire sur la célèbre avenue des Champs-Élysées,
la tour Eiffel et la basilique du Sacré-Cœur, mais le plus
impressionnant est l’immense circulation en orbite autour de l’Arc,
l’Étoile. Reed dit parfois qu’opter pour la liberté et responsabilité,
c’est opérer juste au bord du chaos. Je crois qu’il n’existe pas d’image
plus claire pour illustrer cela que celle de la place de l’Étoile.
Chaque minute, des centaines de voitures débouchent des douze
boulevards à plusieurs voies pour converger sur ce rond-point à dix
voies sans marquage. Les motos se faufilent entre des bus à
impériale. Les taxis s’insèrent agressivement pour déposer les
touristes sur le terre-plein central. Les voitures foncent, souvent
sans clignotant, en direction du boulevard de leur choix. Malgré la
masse de véhicules et de gens, un unique principe de base guide toute
la circulation : une fois que vous êtes engagé sur le rond-point, vous
laissez la priorité à droite à ceux qui arrivent de n’importe laquelle de
ces douze rues. En dehors de ça, il faut savoir où vous allez, rester
concentré sur votre objectif et faire preuve de discernement. Il y a
fort à parier que vous arriverez à destination rapidement et
indemne.
La première fois que l’on se retrouve au sommet de l’Arc de
Triomphe à contempler cette agitation en contrebas, on voit mal
quels avantages il pourrait y avoir à se contenter de si peu de règles.
Pourquoi ne pas planter une douzaine de feux tricolores autour de la
place pour que les voitures attendent leur tour ? Pourquoi ne pas
tracer de files sur le sol qui permettraient des restrictions
rigoureuses quant à la possibilité de mouvement des uns et des
autres ?
À en croire Éric, mon mari, qui est français et pratique la conduite
autour de l’Arc de Triomphe quasiment au quotidien depuis
plusieurs dizaines d’années, cela aurait pour effet de tout ralentir.
« La place de l’Étoile est incroyablement efficace. Il n’existe aucun
moyen plus rapide pour un conducteur expérimenté d’aller d’un
point A à un point B, prétend-il. Sans parler de l’extrême flexibilité du
système. Imaginons que tu t’engages sur la place en prévoyant de
sortir aux Champs-Élysées et que tu tombes sur un bus de touristes
qui bloque l’accès. Inutile de paniquer. Tu peux changer de trajet à la
volée. Tu sors avenue de Friedland ou avenue Hoche, voire tu fais
plusieurs tours complets de la place en attendant que le bus ait
dégagé. Quasiment aucune autre méthode de circulation ne propose
de modifier son parcours en plein trajet aussi rapidement. »
Maintenant que vous avez lu ce livre, vous avez compris que
lorsque vous êtes à la tête d’une équipe ou d’une entreprise, vous êtes
confronté à un choix clair. Vous pouvez opter pour la manière Bde
Maka Ska, œuvrer à contrôler les faits et gestes de vos employés
grâce à des règles et des process. Ou alors vous pouvez mettre en
place une culture de liberté et de responsabilité, en choisissant la
rapidité, la flexibilité et en offrant davantage de liberté à vos salariés.
Chaque approche a ses avantages. Avant de vous lancer dans cette
lecture, vous saviez déjà comment coordonner un groupe de gens
grâce à des règles et des process. Maintenant vous savez aussi
comment le faire grâce à la liberté et à la responsabilité.

QUAND FAUT-IL OPTER POUR DES RÈGLES


ET DES PROCESS ?
La révolution industrielle a propulsé la plupart des
économies mondiales les plus développées depuis trois
cents ans. Il est donc naturel que les paradigmes du
management de la fabrication en grande quantité et visant à réduire
les erreurs aient dominé les pratiques organisationnelles du monde
des affaires. Dans un environnement industriel, l’objectif est
d’éliminer les variations et la plupart des approches de management
ont été créées dans cet esprit. C’est vraiment un signe d’excellence
quand une entreprise parvient à produire un million de doses de
pénicilline ou dix mille voitures identiques sans erreur.
C’est peut-être la raison pour laquelle, durant l’ère industrielle,
beaucoup des meilleures sociétés ont opéré comme des orchestres
symphoniques, avec pour objectifs synchronisme, précision et
coordination parfaite. Leur travail n’était pas guidé par une partition
et un chef d’orchestre mais par des process et des politiques. Encore
aujourd’hui, si vous dirigez une usine, que vous gérez un
environnement où la sécurité est essentielle ou si vous voulez
produire un même objet reproduit à l’identique avec une grande
fiabilité, vous allez opter pour une symphonie en règles et process.
Même chez Netflix il reste quelques bulles où la prévention des
erreurs et la sécurité sont nos objectifs premiers, et dans ces cas-là
nous isolons une zone pour bâtir une petite symphonie qui suit à la
perfection ses règles et process.
Prenez par exemple la sécurité du personnel et le harcèlement
sexuel. Quand il s’agit de protéger nos employés contre des blessures
ou du harcèlement, nous investissons dans la prévention des erreurs
(des formations) et des hotlines ; nous avons des process solides afin
de nous assurer que toutes les plaintes seront correctement
investiguées ; et nous utilisons des principes d’amélioration de
process pour tendre vers un taux d’incident de zéro.
De la même manière, à d’autres moments, lorsqu’une simple
erreur pourrait conduire à un désastre, nous choisissons les règles et
les process. Par exemple, les informations financières que nous
divulguons à Wall Street tous les trimestres. Imaginez que nous
publiions nos résultats puis que nous nous rétractions en disant :
« Attendez, nous avons fait une erreur. Nos revenus sont en réalité
inférieurs à ceux annoncés. » Ce serait une catastrophe. Un autre
exemple, la confidentialité des données de nos abonnés. Et si un
pirate s’infiltrait dans notre système, dérobait les informations sur
les visionnages de nos membres individuels et les publiait sur
internet ? Là encore, catastrophe.
Dans des cas bien spécifiques comme ceux-ci, où la prévention des
erreurs est clairement plus importante que l’innovation, nous
accumulons les vérifications et les process pour nous assurer que
nous ne raterons rien. Dans ces moments, nous voulons que Netflix
soit comme un hôpital où cinq personnes vérifient que le chirurgien
opère le bon genou. Quand une unique erreur peut mener à un
désastre, les règles et les process ne sont pas seulement une bonne
chose, ils sont une nécessité.
En gardant cela à l’esprit, réfléchissez avec attention à votre
objectif avant de décider quand choisir l’option liberté et
responsabilité et quand lui préférer les règles et les process. Voici un
ensemble de questions à se poser afin de sélectionner la meilleure
approche.

Le bon fonctionnement de v otre industrie engage-t-il la santé de v os employés,


celle de v os clients ou la sécurité ? Si oui, choisissez les règles et les process.
Une erreur est susceptible de prov oquer une catastrophe ? Alors : règles et process.
Vous êtes à la tête d’un env ironnement industriel où v ous dev ez fabriquer un
produit toujours identique ? Là encore : règles et process.

Si vous dirigez un service d’urgence, que vous testez des avions,


gérez une mine de charbon ou que vous livrez des médicaments
« juste à temps » à des personnes âgées, vous ne pouvez pas vous
passer des règles et des process. Cela a été le modèle de coordination
incontournable pour la majorité des entreprises depuis des siècles et,
pour certaines, cela restera la meilleure des options dans les années
à venir.
Mais pour ceux d’entre vous qui sont acteurs de l’économie
créative, où l’innovation, la rapidité, la flexibilité sont les clés du
succès, laissez tomber l’orchestre, concentrez-vous plutôt sur un
autre genre de musique.

C’EST DU JAZZ, PAS UNE SYMPHONIE


Même pendant l’ère industrielle, il restait des poches dans
l’économie, par exemple les agences de publicité, où la pensée
créative nourrissait le succès, qui fonctionnait donc en frôlant le
chaos. Mais aujourd’hui la propriété intellectuelle, les services
créatifs ont gagné en puissance, le pourcentage de l’économie lié à
l’inventivité et l’innovation est de plus en plus élevé et toujours en
expansion. Pourtant la plupart des sociétés suivent encore les
paradigmes de la révolution industrielle qui ont régné sur la création
de richesse ces trois derniers siècles.
À l’ère de l’information, pour beaucoup d’entreprises, dans de
nombreuses équipes, l’objectif n’est plus de prévenir les erreurs, de
reproduire la même chose. Au contraire, il est la créativité, la vitesse,
l’agilité. À l’ère industrielle, l’objectif était de minimiser les
variations. Aujourd’hui, les entreprises créatives chercheraient
presque à les maximiser. Dans ces situations, le plus gros risque
encouru n’est pas l’erreur ou le manque de logique ; c’est de ne pas
réussir à attirer les meilleurs éléments, à inventer de nouveaux
produits, à changer de direction rapidement quand l’environnement
connaît un grand bouleversement. La cohérence et la reproductibilité
auront plus tendance à tuer dans l’œuf toute pensée neuve plutôt
qu’à vous rapporter de l’argent. De petites erreurs, même
nombreuses, si elles peuvent parfois être douloureuses, aident
l’organisation à apprendre rapidement, elles constituent une partie
essentielle du cycle de l’innovation. Dans ces situations, les règles et
les process ne sont plus la meilleure réponse. Vous ne voulez pas une
symphonie. Oubliez le chef d’orchestre, la partition. Montez un
groupe de jazz à la place.
Le jazz souligne la spontanéité individuelle. Les musiciens
connaissent la structure globale du morceau, mais ils ont la liberté
d’improviser, ils se défient à coups de riffs, créant une musique
incroyable.
Bien sûr, on ne peut pas totalement supprimer les règles et les
process, ordonner à l’équipe d’être un orchestre de jazz et s’attendre
à ce que ça fonctionne. Si les bonnes conditions ne sont pas réunies,
ce sera le chaos. Mais ce livre vous a fourni un plan. Dès lors que
vous commencerez à entendre la musique, restez concentré. La
culture n’est pas une chose que l’on met en place puis que l’on ignore.
Chez Netflix, le débat se poursuit en permanence et nous nous
attendons à voir notre culture évoluer continuellement. Pour mettre
en place une équipe innovante, rapide, flexible, laissez un peu de
mou. Accueillez le changement à bras ouverts. Opérez à proximité
immédiate du chaos. Ne fournissez pas de partition, ne montez pas
un orchestre symphonique. Pensez jazz, créez les bonnes conditions,
embauchez ceux qui aiment l’improvisation. Quand tout est en place,
quelle merveilleuse musique.
REMERCIEMENTS

Tout au long de ce livre, nous avons exploré la valeur de la densité de


talent et de la franchise. Ces deux éléments sont d’ailleurs à l’origine
de son écriture.
Merci à notre talentueuse dream team, à commencer par Amanda
« Binky » Urban, qui a su percevoir dès les premières ébauches la
promesse d’un livre et nous a guidés dans la création de la
proposition et plus encore. Merci à notre éditrice chez Penguin, la
légendaire Ann Godoff, qui a cru sans faillir à ce projet et l’a mené de
bout en bout depuis les premières lignes jusqu’à la rédaction finale.
Merci à David Champion pour son aide éditoriale, lui qui a adoré
ce manuscrit comme si c’était le sien et a revu chaque chapitre, et
parfois à plusieurs reprises, avec le plus grand soin jusqu’à ce qu’il
atteigne ses standards si élevés. Merci à Des Dearlove et Stuart
Crainer, qui n’ont pas craint de nous faire des retours sévères et
francs à un moment où nous rencontrions quelques difficultés. Leur
franchise a peut-être bien sauvé ce livre. Merci à Elin Williams pour
son grain de sel sur les toutes premières versions des chapitres du
livre, avant que nous soyons prêts à les partager avec qui que ce soit
d’autre, et qui nous a ensuite aidés à soigner l’écriture, éliminant les
paragraphes superflus, nous aidant ainsi à faire passer nos messages
de façon efficace. Un grand merci à Patty McCord, sans qui la culture
Netflix n’existerait pas et qui des heures et des heures durant nous a
raconté et reraconté des anecdotes remontant aux débuts de Netflix.
Un grand, grand merci aux plus de deux cents employés Netflix,
d’hier et d’aujourd’hui, qui ont gentiment partagé leurs histoires avec
nous, elles sont ensuite devenues la base sur laquelle repose cet
ouvrage. S’ils ne s’étaient pas montrés aussi généreux, transparents
et hauts en couleur dans leurs récits, ce livre n’aurait pas vu le jour.
Un grand coup de chapeau aux collègues Netflix Richard Siklos, Bao
Nguyen et Tawni Argent, qui ont fait partie intégrante du projet
depuis sa genèse.

Il est bien entendu classique de remercier les membres de


sa famille à la fin d’un livre, mais quelques-uns parmi les
miens ont joué un rôle particulièrement actif. Merci à ma
mère Linda Burkett, qui a soigneusement épluché le premier jet de
chaque chapitre tout au long du développement du manuscrit,
éliminant les phrases interminables, repérant les virgules perdues,
améliorant de façon générale la lisibilité de certains passages. Merci
à mes enfants, Ethan et Logan, qui durant tout le temps de l’écriture
ont fait ma joie au quotidien. Un grand merci à mon mari et associé,
Éric, qui non seulement m’a apporté beaucoup d’amour et de soutien
pendant la rédaction de ce livre, mais a consacré des centaines
d’heures à la lecture, relecture, re-relecture de chaque partie, me
proposant suggestions et conseils.

Avant tout merci aux centaines de cadres Netflix qui, au


long de ces vingt dernières années, ont contribué au
développement de notre culture maison. Ce livre ne décrit
pas une révélation que j’aurais eue suite à de longues et profondes
réflexions, mais quelque chose que nous avons découvert ensemble à
travers nos débats vigoureux, notre exploration infinie, nos
incessants tâtonnements. Si la culture Netflix est ce qu’elle est
aujourd’hui, c’est grâce à notre créativité, notre courage, notre
ingéniosité.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Introduction
Edmondson, Amy C. The Fearless Organization: Creating Psychological Safety in the
Workplace for Learning, Innovation, and Growth [Une organisation courageuse : créer un
env ironnement de trav ail psychologiquement sûr pour mieux apprendre, innov er,
progresser – non traduit], Hoboken : Wiley, 2019.

« Glassdoor Surv ey Finds Americans Forfeit Half of Their Earned Vacation/Paid Time
Off » [Une étude de Glassdoor montre que les Américains abandonnent la moitié de leurs
congés payés/temps libre rémunéré], Glassdoor, About Us, 24 mai 2017,
www.glassdoor.com/about-us/glassdoor-surv ey-finds-americans-forfeit-earned-
v acationpaid-time/.

« Netflix Ranks as #1 in the Reputation Institute 2019 US RepTrak 100 » [Netflix classé
no 1 des 100 entreprises américaines listées par l’Institut de la réputation en 2019 – en
anglais], Reputation Institute, 3 av ril 2019.

Stenov ec, Timothy, « One Huge Reason for Netflix’s success » [Une des grandes raisons
du succès de Netflix – en anglais], HuffPost, 7 décembre 2017,
www.huffpost.com/entry/netflix-culture-deck-successn6763716.

Chapitre 1 – Pour un lieu de travail idéal, il faut des collègues


remarquables
Felps, Will, et al. « How, When, and Why Bad Apples Spoil the Barrel: Negativ e Group
Members and Dysfunctional Groups » [Comment, quand et pourquoi les pommes
pourries gâchent tout le panier : membres négatifs d’un groupe et groupes
dysfonctionnels – non traduit], Research in Organizational Behavior, no 27, 2006, p. 175-
222.

« 370: Ruining It for the Rest of Us » [Gâcheur d’ambiance], This American Life, podcast
(en anglais), 14 décembre 2017, www.thisamericanlife.org/370/transcript.

Chapitre 2 – Exprimez le fond de votre pensée, dans


une intention positive
Coyle, Daniel. The Culture Code: The Secrets of Highly Successful Groups [Le code culture :
les secrets des groupes les plus performants – non traduit], New York : Bantam Books,
2018.

Edwardes, Charlotte. « Netflix’s Ted Sarandos: the Most Powerful Person in


Hollywood ? » [Ted Sarandos, de Netflix : la personnalité la plus puissante d’Hollywood ?
– en anglais], Evening Standard, 9 mai 2019, www.standard.co.uk/tech/netflix-ted-
sarandos-interv iew-the-crown-a4138071.html.

Goetz, Thomas. « Harnessing the Power of Feedback Loops » [Exploiter la puissance


des rétroactions – en anglais], Wired, 19 juin 2011,
www.wired.com/2011/06/fffeedbackloop.

Zenger, Jack, et Folkman, Joseph. « Your Employees Want the Negativ e Feedback You
Hate to Giv e » [Vos employés souhaitent ce feedback négatif que v ous détestez leur faire
– en anglais], Harvard Business Review, 15 janv ier 2014, hbr.org/2014/01/your-
employees-want-the-negativ e-feedback-you-hate-to-giv e.

Chapitre 3a – Finis, les congés prédéterminés


Bellis, Rich. « We Offered Unlimited Vacation for One Year: Here’s What We Learned »
[Nous av ons proposé des congés illimités pendant un an : v oici ce que nous av ons appris
– en anglais], Fast Company, 6 nov embre 2015, www.fastcompany.com/3052926/we-
offered-unlimited-v acation-for-one-year-heres-what-we-learned.

Blitstein, Ryan. « At Netflix, Vacation Time Has No Limits » [Chez Netflix, des v acances
sans limite – en anglais], The Mercury News, 21 mars 2007,
www.mercurynews.com/2007/03/21/at-netflix-v acation-time-has-no-limits.

Branson, Richard. « Why We’re Letting Virgin Staff Take as Much Holiday as They
Want » [Pourquoi nous autorisons le personnel de chez Virgin à prendre autant de
congés qu’il le souhaite – en anglais], Virgin, 27 av ril 2017, www.v irgin.com/richard-
branson/why-were-letting-v irgin-staff-take-much-holiday-they-want.
Haughton, Jermaine. « “Unlimited Leav e”: How Do I Ensure Staff Holiday’s Don’t Get
out of Control? » [Vacances illimitées : comment s’assurer de ne pas perdre le contrôle
des congés de v otre personnel – en anglais], 16 juin 2015,
www.managers.org.uk/insights/news/2015/june/unlimited-leav e-how-do-i-ensure-
staff-holidays-dont-get-out-of-control.

Millet, Josh. « Is Unlimited Vacation a Perk or a Pain? Here’s How to Tell » [Les congés
illimités sont-ils un av antage ou un problème ? Voilà comment le sav oir – en anglais],
CNBC, 26 septembre 2017, www.cnbc.com/2017/09/25/is-unlimited-v acation-a-perk-
or-a-pain-heres-how-to-tell.html.

Chapitre 3b – Terminée, l’approbation des frais professionnels


et de déplacement
Pruckner, Gerald J., et Sausgruber, Rupert. « Honesty on the Streets: A Field Study on
Newspaper Purchasing » [L’honnêteté dans la rue : étude de terrain sur l’achat de
journaux – en anglais], Journal of the European Economic Association, v ol. 11, no 3, 2013,
p. 661-679.

Chapitre 4 – Payez au-dessus du marché


Ariely, Dan. « What’s the Value of a Big Bonus? » [Quelle est la v aleur d’un gros bonus ? –
en anglais], Dan Ariely (blog), 20 nov embre 2008, danariely.com/2008/11/20/what’s-
the-v alue-of-a-big-bonus/.

Gates, Bill, cité au chapitre 6 de Thompson, Cliv e. Coders: Who They Are, What They
Think and How They Are Changing Our World [Les codeurs : qui sont-ils, que pensent-ils
et comment ils changent notre monde – non traduit], New York : Picador, 2019.

Kong, Cynthia. « Quitting Your Job » [Démissionner], infographie, Robert Half (blog),
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Lucht, John. Rites of Passage at $100,000 to $1 Million+: Your Insider’s Strategic Guide to
Executive Job-Changing and Faster Career Progress [Rites du passage de 100 000 dollars
à 1 million ou plus : guide de la stratégie des initiés pour changer de poste à
responsabilités et pour une progression de carrière rapide – non traduit], New York :
The Viceroy Press, 2014.
Luthi, Ben. « Does Job Hopping Increase Your Long-Term Salary? » [Les changements
de postes augmentent-ils v otre salaire à long terme ? – en anglais], Chime, 4 octobre
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Shotter, James, Noonan, Laura, et McLannahan, Ben. « Bonuses Don’t Make Bankers
Work Harder, Says Deutsche’s John Cryan » [Les bonus n’incitent pas les banquiers à
trav ailler plus, affirme John Cryan, de la Deutsche Bank – en anglais], CNBC,
25 nov embre 2015, www.cnbc.com/2015/11/25/deutsche-banks-john-cryan-says-
bonuses-dont-make-bankers-work-harder-says.html.

Chapitre 5 – L’entreprise à livres ouverts


Aronson, Elliot, et al. « The Effect of a Pratfall on Increasing Interpersonal
Attractiv eness » [L’effet d’une chute sur l’accroissement de l’attirance interpersonnelle –
en anglais], Psychonomic Science, v ol. 4, no 6, 1966, p. 227-228.

Brown, Brené. Le Pouvoir de la vulnérabilité : la vulnérabilité est une force qui peut
changer votre vie, trad. Catherine Vaudrey, Paris : Guy Trédaniel Éditeur, 2014.

Bruk, A., Scholl, S. G., et Bless, H. « Beautiful Mess Effect: Self-other Differences in
Ev aluation of Showing Vulnerability » [De la beauté dans le désordre : différences dans
l’év aluation de la perception de la v ulnérabilité chez soi et chez les autres – en anglais],
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Slepian, Michael L. « The Experience of Secrecy », Journal of Personality and Social


Psychology, v ol. 113, no 1, 2017, p. 1-33.

Smith, Emily Esfahani. « Your Flaws Are Probably More Attractiv e Than You Think
They Are » [Vos défauts sont probablement plus attirants que v ous ne le pensez – en
anglais], The Atlantic, 9 janv ier 2019,
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Chapitre 6 – Aucune validation n’est nécessaire


Daly, Helen. « Black Mirror Season 4: Viewers RAGE ov er “Creepy Marketing” Stunt “Not
Cool” » [Black Mirror saison 4 : les spectateurs en FURIE contre le « coup marketing
flippant », « pas cool » – en anglais], Express.co.uk, 31 décembre 2017,
www.express.co.uk/showbiz/tv -radio/898625/Black-Mirror-season-4-release-
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Fingas, Jon. « Maybe Priv ate “Black Mirror” Messages Weren’t a Good Idea, Netflix »
[Les messages priv és Black Mirror n’étaient peut-être pas une bonne idée, Netflix – en
anglais], Engadget, 18 juillet 2019, www.engadget.com/2017-12-29-maybe-priv ate-
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Gladwell, Malcolm. Tous winners ! Comprendre les logiques du succès, trad. Michel Saint-
Germain, Paris : Flammarion, 2018.

« Not Seen on SNL: Parody of the Netflix /Qwikster Apology Video » [Pas v u sur SNL :
parodie de la v idéo d’excuses Netflix /Qwikster – en anglais], The Comic’s Comic,
3 octobre 2011, http://thecomicscomic.com/2011/10/03/not-seen-on-snl-parody-of-the-
netflixqwikster-apology-v ideo.

Chapitre 7 – Le « keeper test »


Eichenwald, Kurt. « Microsoft’s Lost Decade » [La décennie perdue de Microsoft – en
anglais], Vanity Fair, 24 juillet 2012,
www.v anityfair.com/news/business/2012/08/microsoft-lost-mojo-stev e-ballmer.

Kantor, Jodi, et Streitfeld, Dav id. « Inside Amazon: Wrestling Big Ideas in a Bruising
Workplace » [Amazon v u de l’intérieur : de grandes idées, dans un env ironnement de
trav ail qui laisse des traces – en anglais], The New York Times, 15 août 2015,
www.nytimes.com/2015/08/16/technology/inside-amazon-wrestling-big-ideas-in-a-
bruisingworkplace.html.
Ramachandran, Shalini, et Flint, Joe. « At Netflix, Radical Transparency and Blunt
Firings Unsettle the Ranks » [Chez Netflix, des troupes déstabilisées par une
transparence radicale et la brutalité des licenciements – en anglais], The Wall Street
Journal, 25 octobre 2018, www.wsj.com/articles/at-netflix-radical-transparency-and-
blunt-firings-unsettle-the-ranks-1540497174.

SHRM. « Benchmarking Serv ice », SHRM, décembre 2017, www.shrm.org/hr-


today/trends-and-forecasting/research-and-surv eys/Documents/2017-Human-Capital-
Benchmarking.pdf.

The Week Staff. « Netflix’s Culture of Fear » [La culture de la peur de Netflix – en
anglais], The Week, 3 nov embre 2018, www.theweek.com/articles/805123/netflixs-
culture-fear.

Chapitre 8 – Un cercle de feedbacks


Milne, A. A., et Shepard, Ernest H. La Maison de Winnie l’Ourson, trad. Jacques Papy,
Paris : Gallimard Jeunesse, 2016.

Chapitre 9 – Plus de contexte, moins de contrôle


Fast Company Staff. « The World’s 50 Most Innov ativ e Companies of 2018 » [Les
50 sociétés les plus innov antes au monde – en anglais], Fast Company, 20 fév rier 2018,
www.fastcompany.com/most-innov ativ e-companies/2018.

Saint-Exupéry, Antoine de, et al., Citadelle, Paris : Gallimard, 2000.

« Vitality Curv e » [Courbe de v italité – en anglais], Wikipedia, Wikimedia Foundation,


5 nov embre 2019, en.wikipedia.org/wiki/Vitality_curv e.

Chapitre 10 – Répandez la bonne parole partout dans le monde !


Meyer, Erin. La Carte des différences culturelles : 8 clés pour travailler à l’international,
trad. Philippe Blanchard, Paris : Éditions Diateino, 2016.

Pour v isualiser les cartes culturelles présentées dans ce chapitre mais aussi créer v os
propres cartes culturelles maison, rendez-v ous sur www.erinmeyer.com/tools.
Titre original : No Rules Rules, Netflix and the Culture of Reinvention
© 2020 by Netflix, Inc.

© 2021 Libella, Paris, pour la présente édition, traduction française par Cécile Leclère.
7, rue des Canettes 75006 Paris

ISBN : 978-2-283-03434-7

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


La numérisation de cette œuvre
a été réalisée le mars 2021 par Vincent Fouillet
ISBN 9782283034347

L’édition papier de cette même œuvre


a été achevée d’imprimer en février 2021
par l’imprimerie Normandie Roto
(ISBN 9782283034330)
Retrouvez toutes nos publications sur
www.libella.ffr

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