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Circula
Revue d'idéologies linguistiques
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1092743ar
DOI: https://doi.org/10.17118/11143/19260
Publisher(s)
Les Éditions de l'Université de Sherbrooke (ÉDUS)
ISSN
2369-6761 (digital)
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Année: 2021
Pages: 15 - 28
ISSN: 2369-6761
URI: http://hdl.handle.net/11143/19260
DOI: https://doi.org/10.17118/11143/19260
1. Introduction : le hirak ?
Le 22 février 2019, les Algériens sortent par millions à travers tout le pays pour manifester leur dé-
saccord contre la candidature du Président Bouteflika à un cinquième mandat. Les manifestations
se renouvellent tous les mardis et tous les vendredis. Elles sont suspendues en mars 2020, sur dé-
cision des contestataires eux-mêmes, en raison de l’apparition du coronavirus. Elles reprennent à
l’occasion de l’anniversaire en février 2021 de ce puissant mouvement de révolte qui a pris le nom
de hirak, mot arabe utilisé aussi sous cette forme dans les productions en français. Hirak qui signifie
littéralement « mouvement » fonctionne, dans ce contexte, comme un équivalent de révolution.
Champ d’élaboration d’une revendication politique qui exige le départ du système en place et
l’émergence d’un « état civil et non militaire » fondé sur des principes démocratiques, le hirak est
aussi un espace de pratiques linguistiques plurielles qui retient nécessairement l’intérêt du, de la – en
l’occurrence – sociolinguiste. La question linguistique surgit aussi dans différents contextes où des
controverses autour de la situation sociolinguistique du pays s’instaurent, où des représentations au
sujet des langues se négocient.
La première tente de retracer le cheminement historique du pays qui a généré des idéologies lin-
guistiques qui ont non seulement marqué les pratiques, mais aussi déterminé un cadre de références
pour la définition des groupes linguistiques. Dans les seconde et troisième parties, on essaiera de voir
si et la manière dont les représentations et pratiques linguistiques des locuteurs/scripteurs contes-
tataires du hirak annoncent ou amorcent un tournant dans les idéologies linguistiques jusqu’ici
dominantes.
La question linguistique est, durant l’occupation française (1830-1962), un des axes autour duquel
se construit l’idéologie coloniale. La langue française est définie comme « le grand moyen d’assimi-
lation » (Mélia, 1919 : 35), comme une arme nécessaire qui conditionne le succès de la conquête :
(…) elle marchera avec nos soldats, et lorsqu’ils auront vaincu, elle assurera et affermira les
résultats de la victoire, car la langue reste le plus sûr instrument de colonisation. Quand la
langue recule dans une colonie, la métropole elle-même semble reculer à l’horizon… (Trol-
liet, 1896)
Habituer les jeunes arabes à penser et à s’exprimer dans la claire et harmonieuse langue fran-
çaise ; et autant que possible remplacer par notre langue leur idiome trouble et discordant,
c’est certainement un des plus puissants moyens d’assimilation. (Sarrauton, 1891 : 11)
L’appareil scolaire est le lieu où s’expérimente, de façon privilégiée, la mise en œuvre d’une fran-
cisation des savoirs qui entraîne, sur le long terme la ruine du système éducatif précolonial (écoles
coraniques, écoles de zouïas…) et le « délabrement de la sphère culturelle algérienne ». (Djeghloul,
1988 : 7)
Ce clivage entre formation en français et formation en arabe inaugure une opposition, un conflit
que l’idéologie nationaliste de l’après-indépendance va, paradoxalement, renforcer. La mise en
œuvre d’une politique linguistique de promotion de la langue arabe définie d’abord comme unique
langue nationale et officielle, ainsi que la planification de l’arabisation dans les différentes insti-
tutions et, bien sûr, dans l’ensemble du système d’enseignement, s’effectuent progressivement et
parallèlement au maintien de la langue française comme langue seconde, officiellement dénommée
« langue étrangère ». Le français assure en réalité l’accès aux formations qui garantissent promotion
sociale et professionnelle ; il est présent, aux côtés de l’arabe, dans le fonctionnement des institu-
tions, dans les affichages publics, etc. Ce qui fait dire à Dourari que le français « peut prétendre à une
Ces choix de politique et de planification linguistiques consolident la fracture entre parcours sco-
laires et de formation en arabe et parcours scolaires et de formation en français. Ils favorisent la
fabrication de deux archétypes d’intellectuels que l’on nomme les « francisants » et les « arabisants ».
Francisant et arabisant sont des termes polysémiques qui peuvent caractériser une personne qui se
consacre à l’étude des langues, littératures, cultures et civilisations arabes ou françaises. Ils peuvent
aussi, selon certains dictionnaires1, prendre des connotations affectives pour désigner des personnes
qui manifestent un goût ou une inclination pour les pays de « langue et culture arabes ».
Arabisant a par ailleurs une histoire liée au contexte colonial2. Il désigne alors le plus souvent des
spécialistes dont l’arabe est à la fois langue d’étude, de formation et de travail. Il s’agit d’interprètes
militaires ou civils, d’administrateurs civils chargés des « affaires arabes », de professeurs qui assurent
la mise en place du système d’enseignement. Tous ces « arabisants » mettent leurs compétences
linguistiques en arabe au service de la colonisation : ils participent à la création et à la gestion des
institutions coloniales. Dans son travail significativement intitulé Les arabisants et la France colo-
niale, Messaoudi les définit comme « (…) des auteurs possédant une compétence linguistique et
qui ont prétendu rendre compte des réalités passées et présentes des sociétés arabes et de leurs
imaginaires. » (Messaoudi, 2015 : 17)
Dans le discours scientifique, en sciences sociales par exemple, les deux termes semblent pertinents
pour rendre compte des deux parcours de formation qui découlent à la fois de l’héritage colonial et
de la politique linguistique décidée et mise en œuvre après l’indépendance. On rappellera, à titre
d’exemple, l’importante enquête que le sociologue Bouzida (1976) réalise dans les années 70 sur
l’idéologie des instituteurs. Bouzida retient, parmi les facteurs susceptibles de déterminer ou d’expli-
quer l’idéologie des instituteurs, celui de la langue. Les enseignants sont classés en deux catégories,
les arabisants et les francisants, à partir de la première langue qu’ils ont parlée, de la ou des langues
qu’ils pratiquent dans l’environnement familial, de la langue dans laquelle ils ont été scolarisés et,
enfin de la langue qu’ils enseignent.
Grandguillaume explique que les enjeux de ces termes sont, avec l’arabisation, d’ordre idéologique,
mais aussi, ajoute-t-il, d’ordre économique : « (…) il s’agissait pour les arabisants de prendre les
places occupées par les francisants, au besoin en créant chez eux une mauvaise conscience fondée
sur le lien langue française/France/colonisateur. » (Grandguillaume, 2003 : 75)
Il faudrait ajouter qu’il s’agit aussi pour les francisants de conserver les positions de force acquises
pendant cette période de transition historique que constitue le passage de la colonisation à l’in-
dépendance. Dourari explique de façon imaginée qu’en Algérie « l’arabe scolaire et le français […]
se livrent une guerre sans merci » (Douari, 2004 : 8), mais que « […] sous l’apparence d’une guerre
linguistique se profile une lutte des élites pour sauvegarder ou améliorer leur statut dans l’admi-
nistration et pour le contrôle du pouvoir. » (Douari, 2004 : 9) Ce clivage linguistico-idéologique se
traduit par l’utilisation d’anathèmes : « baathiste » ou « islamiste » pour les arabisants, « laïques »,
« communistes » et surtout « hizbfrança »3 pour les francisants. (Dourari, 2004 : 15)
L’arabe dont il est question ici représente la variété que Dourari nomme « arabe scolaire » et que
d’autres sociolinguistes algériens nomment fusha, arabe standard, arabe institutionnel, arabe of-
ficiel, etc. Elle se distingue de la variété parlée par la majorité de la population en tant que langue
première ou langue véhiculaire : l’arabe algérien, derja. Derja fait figure d’impensé des politiques
linguistiques : elle ne fait pas partie des cursus scolaires et n’est pas mentionnée dans le discours
national officiel. Ceci a été le cas pendant longtemps pour la langue tamazight. La minorisation/
péjoration des langues parlées – commune jusqu’ici à la plupart des pays arabophones – est trop
connue pour que l’on insiste davantage. Dans le contexte de l’Algérie, cette représentation négative a
été accentuée par le fait que l’arabe parlé ou derja et le berbère ou tamazight ont été introduits dans
l’enseignement colonial et fait l’objet de nombreuses enquêtes, recherches et publications (ma-
nuels, grammaires, dictionnaires, travaux universitaires, etc.). Cet intérêt pour les variétés parlées, et
donc non prestigieuses est dénoncé du temps de la colonisation, mais aussi après l’indépendance,
3. V. Morsly, Dalila, 2011, « Hizbfrança ou les enjeux d’un anathème », Le français dans le monde (FDLM) : L’expression
Hizbfrança qui signifie, littéralement, « parti de la France » est une expression témoin du débat linguistique qui oppose,
en Algérie, les arabisants (formés en arabe) et les francisants (formés en français). Dans ce contexte, hizbfrança fonction-
ne comme un anathème ou une insulte, lancé par les arabisants contre les francisants.
Le puissant et long mouvement de revendications qui naît dans les années 80 pour exiger la recon-
naissance de la langue tamazight comme langue nationale et officielle « au même titre que la langue
arabe » finit par aboutir. Le statut de langue nationale puis de langue officielle est reconnu et formel-
lement mentionné dans la Constitution ; des enseignements de tamazight sont introduits aux diffé-
rents niveaux de la formation scolaire et universitaire ; des instituts de recherches et de promotion
de cette langue sont créés. Tamazight s’inscrit dans l’environnement urbain surtout au niveau des
enseignes à caractère officiel, mais pas ou peu dans d’autres secteurs institutionnels (administration,
justice, économie, etc.) Il faut signaler, enfin, qu’en dépit de ce nouveau statut, national et officiel,
obtenu par des années de pression, l’idéologie nationaliste, tapie dans les arcanes du pouvoir et de
ses relais dans la société, continue d’exploiter la langue et la culture amazighes comme armes de
division politique.
Comme l’ont souligné plusieurs observateurs – chercheurs ou journalistes –, les acteurs du hirak
représentent pour leur grande majorité les jeunes générations du pays. Ces jeunes générations se
sont éloignées, de façon générale, de la politique officielle complètement décrédibilisée à leurs
yeux. Elles parlent et écrivent l’arabe officiel ou standard puisque leur scolarisation et leur formation
s’effectuent dans cette variété. Les discours de culpabilisation qui ont pu affecter leurs aînés qui
n’avaient pas ou, peu, la maîtrise de cette variété, ont peu de prise sur eux, sur leurs représentations
ou attitudes sociolinguistiques. Enfin, la fréquentation massive et assidue des réseaux sociaux les
initie et les habitue à d’autres imaginaires, idéologies et pratiques linguistiques.
Cette évolution historique et sociétale qui hérite, en outre, des luttes pour une société démocratique
menées par les générations précédentes, se traduit-elle au niveau des représentations linguistiques ?
L’analyse de deux extraits d’interactions se déroulant dans deux situations différentes pendant les
journées du hirak apporte des pistes de réponses dans la mesure où des postures et discours méta-
linguistiques ou épilinguistiques y émergent de façon incidente.
Elle se présente sous la forme d’une séquence brève qui a été filmée et diffusée sur Internet. Elle
fait, comme on dit, le buzz sur les réseaux sociaux et dans tous les médias algériens. Elle marque un
moment et un événement qui resteront inscrits dans l’histoire et la mémoire collective du hirak.
La scène se déroule le soir où le Président poussé à la démission depuis plusieurs jours par les
manifestants se résout à quitter le pouvoir. Une journaliste – non algérienne – qui travaille pour une
chaîne de télévision de langue arabe dont le siège se trouve à Abu Dhabi réalise un reportage sur
cette démission. Elle décrit pour les téléspectateurs ce qu’elle pense être la joie de la population,
heureuse, selon elle, du départ du Président quand un jeune algérois entre soudainement dans le
champ de la caméra en clamant :
« C’est faux, c’est faux, nous ne sommes pas satisfaits du tout de ce changement, ils ont enlevé
un pion et ont remis un autre pion, ils dégageront tous, ils dégageront tous… ».
La journaliste, médusée et prise de court, car elle est en direct, lui tend le micro en lui demandant
de parler en arabe :
[3arbiya 3arbiya]
« En arabe, en arabe… »
Ce court échange met en évidence un conflit entre les deux intervenants qui se situe au niveau des
représentations des variétés d’arabe.
La demande – quelque peu injonctive – [3arbiya 3arbiya] témoigne d’une conception à la fois « va-
riationniste » et hiérarchisée de la langue arabe. Dans les représentations de la journaliste, l’arabe
parlé par le jeune ne convient pas à la situation médiatique qu’elle est censée gérer ; à moins que,
pour elle, la derja algérienne ne soit pas de l’arabe. On a bien là, une représentation normative de ce
qu’est ou doit être la langue arabe ou une représentation stigmatisante de la derja algérienne.
Le jeune qui répond par une boutade dans laquelle il oppose [l 3arbiya] à [l 3arbiya nta3na] et
exprime une distance à l’égard de la variété médiatique ou, en tout cas, de la variété exigée par la
Les militants du hirak organisent, en plus des marches, des débats ouverts à qui veut bien y par-
ticiper. Ces débats se déroulent dans la rue et dans différents quartiers d’Alger4. L’objectif est de
retrouver la liberté de parler, de l’exercer et d’échanger sur toutes les questions susceptibles de faire
avancer la mobilisation. Les débats qui se tiennent sur les marches du Théâtre National rencontrent
un succès réel. La gestion du débat est confiée à des animateurs et animatrices qui se relaient et
les échanges sont filmés par Berbère TV5. L’extrait analysé ci-dessous est un fragment prélevé dans
l’interaction qui se déroule dans l’une de ces séances. Il s’ouvre sur l’intervention d’une participante
se présentant comme la porte-parole des utilisateurs de Facebook qui demandent que les échanges
s’effectuent en derja.
L’animatrice prend la parole. Elle parle essentiellement en derja, tout en insérant dans son discours
des emprunts lexicaux ou syntagmatiques au français. La langue française est désignée par le mot
français6 et non par l’équivalent en derja, [fransawiya] ou [fransisa]. Sont insérées aussi des formules
qui soulignent son propos, et lui donnent une plus grande efficacité argumentative, comme « non,
mais c’est vrai… » Elle tente d’éviter que le débat ne se polarise sur le conflit linguistique. Son argu-
mentaire s’articule autour de deux points.
Le premier affirme le respect de la liberté de chacun de s’exprimer dans la langue de son choix, ce
qui justifie que l’animatrice se refuse à jouer les censeurs et à imposer une langue déterminée dans
le débat :
[liyahdar bel 3arbiya wula bel français wulabederdjawula en anglais ou en chinois ma neq-
derchnqûllu a3lah (…) il est libre /jahdarkimaihab/]
« … celui qui parle en arabe, en français, en derja, en anglais ou en chinois, je ne peux lui dire
pourquoi (…), il est libre, il parle comme il veut… ».
Le second convoque les réalités historiques et sociales du pays [el waqe3 fi bladna] qui ont conduit
à la pluralité linguistique. En guise d’illustration de cette pluralité, elle donne d’abord l’exemple des
« Des personnes âgées qui ont étudié le français, même à l’université, ils ont étudié le français
et ils ont travaillé en français, ils sont habitués à ne parler qu’en français… ».
Elle évoque, ensuite, second exemple, le cas d’un intervenant qui, lors d’un débat précédent, a pris
la parole en kabyle (variété diatopique de tamazight). Elle explique qu’elle « n’a rien compris » à ce
que l’intervenant disait, mais que cela « lui a plu ». Cette appréciation un rien fantasque, mais surtout
bienveillante, suivie, en outre, de la formule [u ma fihawalu], « il n’y a rien de grave », provoque le rire
de l’assistance, éloigne le risque de conflit, permet au débat de reprendre dans la sérénité :
[mafhamtwalu u 3adjebni l 7âl u ma fihawalu (rires) non, mais c’est vrai/ma dabiya ana net3a-
lem el qbayliya]
« Je n’ai rien compris et cela m’a plu et ce n’est pas grave, non, mais c’est vrai, moi j’aimerais
bien, moi, apprendre le kabyle… »
Viennent ensuite des considérations sur la politique linguistique et culturelle du pouvoir qui, selon
l’animatrice, a privé les Algériens de leur identité amazighe alors que celle-ci est le bien de tous,
amazighones et arabophones : [la culture amazighe hiya nta3na kamel], « la culture amazighe est à
nous tous ».
L’analyse de ces quelques éléments de discours montre que les représentations linguistiques des
locuteurs qui participent à ces deux interactions vont dans le sens d’une disposition positive, favo-
rable à l’égard de la pluralité linguistique et à l’égard des langues derja et tamazight.
L’affichage urbain des grandes villes avec ses enseignes, publicités, graffitis, etc. a habitué, édu-
qué peut-être, les citadins – bien plus, sans doute, que l’école – à la pluralité des langues7. Arabe
standard, derja, français, anglais, tamazight, italien, s’inscrivent sous forme de marques, messages
commerciaux et informatifs dans l’espace de la ville et dans l’imaginaire linguistique des citoyens.
Le plurilinguisme prend, dans le hirak, une autre dimension : on assiste à travers les slogans oraux
et écrits, à travers les chants et poèmes, à un véritable festival des écritures et des langues. Locuteurs
7. V. Laroussi, Foued, Mabrour, Abdelouahed et Morsly, Dalila (dir.) à paraître, Alger, Casablanca, Tunis. Quand le plurilin-
guisme s’écrit dans les métropoles du Maghreb , Éditions Lambert Lucas, 2022.
Le nombre de langues dans lesquelles les slogans sont écrits ou criés est assez conséquent.
L’éventail est constitué par :
• Les langues premières ou maternelles parlées par la majorité des locuteurs : derja et
tamazight. Ces deux langues peuvent aussi jouer le rôle de langues véhiculaires : derja
pour la communication entre berbérophones et arabophones ou entre berbérophones
parlant différentes variétés (Dourari, 2003) ; tamazight pour la communication entre ama-
zighophones, mais aussi entre amaziphones et arabophones : cette configuration n’est
pas fréquente, mais elle prend de l’ampleur avec les mariages entre arabophones et ama-
zighophones, avec les jeunes arabophones qui, au contact d’amazighones, apprennent et
parlent tamazight.
• Les langues étudiées dans le cadre des cursus scolaires et universitaires : arabe standard,
français, anglais, et dans une moindre mesure, espagnol, italien, russe.
• L’utilisation de l’anglais, de l’italien ou de l’espagnol est peut-être aussi favorisée par les
réseaux sociaux et par les chansons et slogans diffusés dans les stades par les supporters8
des équipes de football.
Les trois configurations, unilinguisme, bilinguisme et plurilinguisme, sont exploitées pour la pro-
duction de slogans. Les langues actualisées dans ces configurations font l’objet d’emplois exclusifs,
un slogan/une langue, ou d’emplois concurrentiels. Deux langues ou plus se juxtaposent alors ou
alternent au sein d’une même revendication.
Les slogans suivants relevés à l’oral ou à l’écrit présentent des exemples d’emplois exclusifs :
• Anglais : We need Government not a mafia, « Nous avons besoin d’un gouvernement, pas
d’une mafia ! »
• Derja : [yatna7aw gâ3], « Qu’ils dégagent tous ! » (écrit tantôt en graphie arabe, tantôt en
8. Les supporters des équipes de football qui, depuis longtemps, transforment les stades en agora politique pour la dé-
nonciation en diverses langues des pratiques de corruption et d’intimidation des responsables du pouvoir, jouent un rôle
déterminant dans l’organisation et l’animation des marches.
Grâce aux emplois concurrentiels, les locuteurs-scripteurs confèrent à leurs productions différentes
fonctions communicatives ou stylistiques : une fonction d’efficacité quand un même contenu reven-
dicatif est exprimé en plusieurs langues juxtaposées, une fonction d’intensité quand l’accumulation
de plusieurs langues permet de formuler plusieurs revendications simultanément. Efficacité, inten-
sité, insistance caractérisent aussi les slogans qui recourent à l’alternance. Les jeux humoristiques
et poétiques reposent souvent sur l’alternance entre deux ou plusieurs langues. Ci-dessous, les
pancartes 1 et 2 présentent des exemples d’emplois concurrentiels pour un même contenu. Dans
l’exemple 1, arabe standard, anglais et français affirment que « la révolution de novembre n’est ni
un royaume ni une fédération ». Dans l’exemple 2, la revendication de liberté est exprimée par deux
mots juxtaposés [el-hurriya] (arabe standard et derja) et [tilleli] (tamazight) signifiant tous deux « li-
berté ». La pancarte 3 affiche un exemple d’alternance entre français et derja qui exprime une même
revendication : 4 juillet (français) + man votiouch (derja + emprunt au français « vote », intégré à derja)
« 4 juillet, nous ne voterons pas. »
On peut parler d’effervescence langagière qui, née de la conjugaison de voix en quête d’un change-
ment de système politique, se pratique et s’installe dans la durée : commencé en février 2019, le hirak
se poursuit encore en 2021. Le signe que des mutations idéologiques sont en cours, peut se percevoir
dans les pratiques plurilingues décrispées, voire jubilatoires, qui apparaissent dans les interactions
quotidiennes, mais aussi dans les situations de communication plus formelles, au niveau des écrits,
de la parole, des discours, des poèmes et chansons politiques qui s’inventent et se diffusent dans
l’espace et le temps du hirak.
Le second aspect de ces pratiques plurilingues est constitué par les dispositifs écrits mis en œuvre
à l’occasion des rencontres publiques organisées par les partis de l’opposition, par des associations
sympathisantes du hirak, etc. Les logos, les noms des partis ou associations, la thématique des ren-
contres sont rédigés et écrits sur les affiches et banderoles en arabe, en français, en tamazight :
Finalement, la prise de parole, au sein des manifestations, dans les forums, dans les interviews
et entretiens médiatiques, dans les discours politiques, se déroule, le plus souvent, en alternance
codique. Des séquences discursives en arabe standard ou derja, en français et en tamazight pour
les locuteurs qui ont la maîtrise de cette langue, se succèdent. Les glissements entre derja et arabe
standard sont constants de même que les emprunts lexicaux et syntagmatiques au français.
5. Conclusion
Il est sans doute téméraire d’affirmer qu’avec ou grâce au hirak, des évolutions sont en cours au
niveau des représentations et idéologies linguistiques. Les nombreux « peut être », « semble-t -il » qui
émaillent ce texte veulent signifier que ce n’est pas sans une certaine prudence que j’avance ces ob-
servations. Il n’est pas simple de percevoir, dans le temps court, des évolutions idéologiques. Même
si le hirak dure, on ne peut dire, aujourd’hui ce qu’il représentera à l’échelle de l’histoire du pays.
Mais, la contestation radicale et pacifique du système politique actuel se veut d’abord une quête de
liberté d’expression politique qui ne saurait se réaliser sans la liberté de s’exprimer dans les langues
de son choix. Les extraits d’interaction et les exemples de pratiques linguistiques analysés ci-dessus
montrent un plurilinguisme « tranquille » : arabe standard et français sont les composantes évidentes
des répertoires ; derja et tamazight gagnent de nouveaux espaces de communication oraux et écrits,
signe que leurs locuteurs rejettent la péjoration/minorisation de leurs langues premières.
9. Ceux-ci, peu nombreux, sont toujours l’objet d’interdits de parution. Tighremt a été suspendu au 5e numéro en mars
2020.
Dourari, Abderrezak (2003), Les malaises de la société algérienne, Alger, Casbah éditions.
Messaoudi, Alain (2015), Les arabisants et la France coloniale. 1790-1930, Lyon, ENS Éditions.
Trolliet, É., (1896), Bulletin de l’enseignement des indigènes de l’Académie d’Alger (BEIAA), Alger,
A. Jourdan.
Transcription
Pour la lecture de cet article, les conventions adoptées pour les exemples en arabe ou en tamazight
ont été simplifiées. Lire : le graphème r représente le sonet graphème رde l’arabe.
• q ; قg ڨ
• H ; حx ; خhه