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2024 10:27

Alternative francophone
Pour une francophonie en mode mineur

Maryse Condé, autrice de littérature jeunesse


Marie-Claude Hubert

Volume 2, numéro 10, 2022 Résumé de l'article


L’article se propose d’étudier les oeuvres pour la jeunesse de Maryse Condé et
Les oevres « mineures » de Maryse Condé : théâtre, textes pour la de montrer comment ces dernières s’articulent avec le reste de son oeuvre.
jeunesse, essais Alors qu’elle a cours à des genres littéraires divers – réécriture de conte
traditionnel, récit de vie, roman historique – le souci reste le même : raconter
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1085550ar la vie des Antilles, évoquer l’Afrique, instruire sur l’esclavage.
DOI : https://doi.org/10.29173/af29439

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Éditeur(s)
University of Alberta, Department of Modern Languages and Cultural Studies

ISSN
1916-8470 (numérique)

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Citer cet article


Hubert, M.-C. (2022). Maryse Condé, autrice de littérature jeunesse. Alternative
francophone, 2(10), 23–35. https://doi.org/10.29173/af29439

© Marie-Claude Hubert, 2022 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
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23 Alternative francophone (2022) Volume 2, Numéro 10

Maryse Condé, autrice de littérature


jeunesse
https://doi.org/10.29173/af29439

Marie-Claude Hubert
https://orcid.org/0000-0003-0610-9763
marie-claude.hubert@univ-lorraine.fr
Université de Lorraine, France

Résumé. L’article se propose d’étudier les œuvres pour la jeunesse de Maryse Condé et de montrer
comment ces dernières s’articulent avec le reste de son œuvre. Alors qu’elle a cours à des genres
littéraires divers – réécriture de conte traditionnel, récit de vie, roman historique – le souci reste le
même : raconter la vie des Antilles, évoquer l’Afrique, instruire sur l’esclavage.
Mots clés : antihéros; esclavage; histoire; mémoire; réécriture

Abstract. The article proposes to study Maryse Condé's youth literature and to show how they relate to
the rest of her work. While she uses various literary genres - rewriting traditional tales, life stories, and
historical novels - her concern remains the same: to tell the life of the West Indies, to evoke Africa, to
educate about slavery.
Keywords: antihero; slavery; history; memory; rewriting

M
aryse Condé est nomade. De la Guadeloupe où elle est née, à la France où elle fait ses études,
jusqu’en Afrique (Côte d’Ivoire, Guinée, Sénégal, Mali) où elle vit et donne naissance à ses
filles, puis aux États-Unis où elle continue d’enseigner, l’auteure nourrit son œuvre littéraire de
cette errance, pour observer et décrire le monde. Son errance est présente aussi dans son œuvre destinée à
un jeune lectorat dans laquelle elle raconte la vie des Antilles et rappelle le rôle de la mémoire.

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24 Marie-Claude Hubert

Comment s’articulent les œuvres destinées pour la jeunesse avec les œuvres pour adultes? Faut-il les
considérer comme des œuvres mineures? Peut-on repérer des thématiques communes? Quelles sont les
intentions de Maryse Condé lorsqu’elle s’adresse à un jeune public?

RÉÉCRITURE DU CONTE TRADITIONNEL DE LA BELLE ET LA BÊTE


DANS LE CADRE RÉALISTE DE LA GUADELOUPE
Les réécritures sont nombreuses dans l’œuvre de Maryse Condé. Des classiques de l’histoire littéraire,
comme Des Hauts de Hurlevent et La Belle et la Bête, sont recontextualisés dans le monde familier de
l’auteure, à savoir le contexte antillais. Elle prend donc appui sur le texte de base, mais sans s’y
restreindre, car toute réécriture implique un détournement. Quels sont les détournements opérés par
Maryse Condé dans sa réécriture de La Belle et la Bête?
Dans Palimpsestes, la littérature au second degré, Gérard Genette souligne l’importance transformatrice
de l’adaptation d’un texte antérieur. Il évoque la co-présence d’un texte à l’intérieur d’un autre qui peut
aboutir à la réécriture d’un texte singulier. C’est ce qu’opère Maryse Condé avec le conte de Madame
Leprince de Beaumont. Le détournement de ce dernier manifeste deux intentions. D’une part, elle refuse
le modèle héroïque – Carmélien est un antihéros – d’autre part, elle procède à un déplacement discursif,
en développant une analyse critique sur la situation de la Guadeloupe, toujours traitée comme une
colonie. Dans La seconde main ou le travail de la citation, Antoine Compagnon s’intéresse, quant à lui,
aux formes d’inclusion d’un texte à l’intérieur d’un autre et aux interférences qui en résultent.
L’adaptation que l’on peut définir comme la dérivation d’un texte vers un autre est le procédé choisi par
Maryse Condé.
Comme le rappelle Julia Kristeva « tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est
absorption et transformation d’un autre texte. » (89). On peut dire qu’absorption et transformation sont à
l’œuvre dans le travail de l’auteure. La référence au conte de Madame Leprince de Beaumont est explicite
dans le titre « La Belle et la Bête », mais la mention « une version guadeloupéenne » suivie du genre
« récit » marquent les écarts opérés par l’auteure. La parenté avec le schéma classique du conte qui
montre que l’ascension de Carmélien est ambiguë. À la différence du conte qui offre une situation finale
heureuse avec un mariage d’amour partagé, le récit de Maryse Condé se clôt, aussi, sur le mariage de
Carmélien, mais celui-ci n’est pas construit sur un amour réciproque : « Voilà que ce garçon dont on
s’était moqué, qu’on avait ouvertement surnommé “la Bête”, épousait l’une des plus jolies filles de la
ville, l’ancienne promise du si beau Jean Lucky Marciano. Le couple, la Belle et la Bête, se formait de
façon surprenante. » (77). Bella épouse Carmélien, car elle aime sa cuisine, mais surtout parce qu’elle
peut devenir une femme riche, en devenant l’épouse du cuisinier d’un « magnifique complexe hôtelier »
(81). Le bonheur est absent de ce mariage : « Carmélien et Bella s’aperçurent très vite qu’ils n’étaient pas
heureux ensemble. Ils n’avaient rien en commun. Ils ne partageaient guère que les repas. Bientôt, cette
nourriture même, trop riche et trop élaborée, fit grossir Bella qui, soucieuse de sa ligne, lui préféra un
ordinaire plus frugal, largement composé de fruits. » (83). La version guadeloupéenne du conte est sous le
signe du désenchantement :
Bella s’aperçut qu’elle était enceinte. Bientôt les médecins lui révélèrent qu’elle portait un garçon. Au
contraire de Carmélien qui exultait de bonheur, cela ne lui procura aucune joie, aucun sentiment de fierté.
Qu’en serait-il de cet enfant? Que lui viendrait-il en partage? Aurait-il le physique de son père et
l’appellerait-on aussi la « Bête » pour ensuite le couvrir d’éloges? Aurait-il son don incomparable.
Finalement qu’importe! La vie est une mégère acariâtre qui boite des deux pieds. Les dons qu’elle accorde
ne font jamais recette. La Belle peut devenir la Bête et vice versa. (91)
25

Conte moral, par excellence, Madame Leprince présente la Belle comme un exemple à suivre puisque la
vertu est récompensée (la Belle généreuse, sincère, courageuse se marie avec un Prince) et le vice puni
(les sœurs méchantes, égoïstes, envieuses sont changées en statues de pierre, condamnées à être les
témoins du bonheur de la Belle). Alors que la Belle de Madame Leprince de Beaumont est honnête,
généreuse, Bella de Maryse Condé « était jolie à croquer, avec ses cheveux noirs et bouclés de sapotille et
ses yeux veloutés dont le regard bouleversait les cœurs » (19), mais elle est l’exact opposé de la Belle au
niveau du caractère. Elle fait preuve de mauvaise foi, d’égoïsme; elle est présentée comme capricieuse et
méchante. Aveuglé par l’amour qu’il porte à Bella, Carmélien ne voit que sa beauté : « Sa pensée ne
pouvait se détacher de Bella. Ses formes déliées. Son visage si attrayant. Son expression toujours un peu
hautaine comme si elle n’oubliait jamais le prix qu’on devait attacher à sa personne. Comme il saurait
l’aimer! L’entourer d’attentions! » (41).
Madame Leprince de Beaumont reprend les conventions d’écriture du conte du XVIIIe siècle lorsqu’elle
insiste sur la beauté des personnages qui s’accompagne du luxe et de la splendeur des demeures. Chez la
conteuse, la beauté physique et le charme traduisent une qualité morale : ainsi, Belle « la cadette, qui était
plus belle que ses sœurs, était aussi meilleure qu’elles » (23). Elle se sacrifie pour aller au château de la
Bête à la place de son père et elle sera, celle qui découvre la beauté intérieure de la Bête : « Ce n’est ni la
beauté ni l’esprit d’un mari qui rendent une femme contente, c’est la bonté du caractère, la vertu, la
complaisance, et la Bête a toutes ces bonnes qualités. » (42). Maryse Condé procède à une inversion des
valeurs avec le personnage de Bella, car cette dernière ne brille pas par ses qualités morales. Elle ignore le
sens du sacrifice et de la modestie. Elle est constamment insatisfaite de son sort.
Madame Leprince de Beaumont articule la beauté et la laideur dans une perspective morale. Maryse
Condé établit une tout autre connexion entre ces deux thèmes : « ceux qui le trouvaient laid ne savaient
pas regarder. Est-ce vrai? En vérité peut-être n’y a-t-il ni beauté ni laideur? Tout dépend de l’œil qui
regarde. » (54). L’auteure déploie une problématique concernant ces deux idées qui trouve son origine
dans un événement autobiographique. Dans Le Cœur à rire et à pleurer, elle raconte l’indignation de sa
mère lorsque petite fille, elle formulait que son idéal de la beauté se trouve être une femme blanche :
S’ensuivit un discours bien senti dont les thèmes préfiguraient ceux de Black is beautiful. Mes joues étaient
incendiées. J’éprouvais d’autant plus de honte que Sandrino, mon allié de chaque instant, avait l’air
d’approuver. Je me retirai dans ma chambre. D’une certaine façon, je devinais que ma mère avait raison. En
même temps, je n’étais pas coupable. Je n’avais pas admiré Amélie parce qu’elle était blanche. Oui, mais sa
peau rosée, ses yeux clairs et ses cheveux moussants étaient parties intégrantes de cet ensemble que
j’admirais tant. Tout cela dépassait mon entendement. Le dimanche suivant, du coin de l’œil, je vis Amélie
s’agenouiller et se signer à l’entrée de son banc. Je ne tournai pas la tête dans sa direction.
J’avais compris que sa beauté m’était interdite. (93-94)

Lectrice de Frantz Fanon, elle reprend l’idée que le Noir est synonyme de la laideur, du malheur à l’image
du colonisé par le colonisateur : « Je suis Blanc, c’est-à-dire que j’ai pour moi la beauté et la vertu, qui
n’ont jamais été noires » (36) notait Fanon. Tituba et son amant s’interrogent ainsi sur sa possible beauté :
« Jusqu’alors, je n’avais jamais songé à mon corps. Étais-je belle? Étais-je laide? Je l’ignorais. Que
m’avait-il dit? “Tu sais que tu pourrais être belle.” » (30).

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La Bête chez Madame Leprince de Beaumont est décrite comme un monstre horrible. Dans le récit de
Maryse Condé, Carmélien se présente comme une sorte d’ogre qui se situe entre Shrek 1 et Quasimodo2.
Elle le présente à partir d’allusions littéraires qui font référence à Victor Hugo et à Cocteau :
Sûr et certain, il n’avait pas été gâté par la nature. Il mesurait près de deux mètres de haut avec des épaules
carrées de lutteur de foire. Ajoutez à cela une grosse tête bosselée, une bouche violacée de dents plantées
tout de travers. Il n’y avait que ses yeux qui tranchaient dans cet ensemble peu avenant : marron sombre,
couleur d’eau boueuse, ils étaient parsemés d’étincelles dorées qui souvent s’irradiaient et s’illuminaient
étrangement. À ce moment-là on ne pouvait plus détacher le regard de son visage. Les petits de l’école
Dubouchage l’avaient surnommé Shrek, du nom d’un ogre d’un film américain. Carmélien n’avait pas vu
ce film et ne pouvait juger de la ressemblance, mais cette comparaison lui faisait mal. Ce sobriquet était
tout de même plus gentil que celui dont l’avaient affublé les grands de la troisième du lycée. Depuis qu’ils
avaient vu un film de Jean Cocteau inspiré du conte la Belle et la Bête, ils le dénommaient tout simplement
« la Bête ». (14-15)

Il est la cible de moqueries et personne ne le respecte. Il est entré à l’école pour devenir « quimboiseur »3
et il en ressort cuisinier. C’est précisément ce don pour la cuisine qui permettra son ascension sociale,
puisqu’il passe de jardinier analphabète à celui de cuisinier talentueux et reconnu dans un hôtel de luxe.
La cuisine est très présente dans l’œuvre de Maryse Condé. Dans Victoire, les saveurs et les mots,
l’auteure brosse le portrait de sa grand-mère analphabète et cuisinière de talent. Tout comme Victoire, la
grand-mère de l’auteure, Carmélien maîtrise mal le français : « Carmélien dut donc chercher à s’exprimer
en français, dans cet idiome si particulier, si rebelle qu’il n’avait utilisé que pendant ses brèves années
d’école. » (33). Mais l’illettrisme n’est pas un handicap pour devenir de véritables artistes dans le
domaine de la gastronomie. Pour Maryse Condé, Victoire crée, invente lorsqu’elle cuisine. Elle est une
sorte de mentor, elle lui a permis de devenir écrivaine. Alors que la mère de l’auteure vivait dans la honte
de cette filiation, Maryse Condé veut, au contraire, rendre hommage à sa grand-mère :
Ce que je veux, c’est revendiquer l’héritage de cette femme qui apparemment n’en laissa pas. Établir le lien
qui unit sa créativité à la mienne. Passer des saveurs, des couleurs, des odeurs des chairs ou des légumes à
celle des mots. Victoire ne savait nommer ses plats et ne semblait pas s’en soucier. Elle était enfermée le
plus clair de ses jours dans le temple de sa cuisine, petite case qui s’élevait à l’arrière de la maison, un peu
en retrait de la case à eau. Sans parler, tête baissée, absorbée devant son potajé tel l’écrivain devant son
ordinateur. (104-105)

Cuisiner et écrire sont deux arts voisins pour Maryse Condé. Dans l’article « Mets et merveilles littéraires
de Maryse Condé », Béatrice N’Guessan Larroux remarque que « la lente mise en place d’une poétique
personnelle inspirée du culinaire est bien perceptible dans le nouvel infléchissement donné aux œuvres à
partir de la fin des années quatre-vingt-dix. » Dans Mets et merveilles, l’auteure poursuit le parallèle entre
la saveur des mets et la saveur des mots. Elle confesse aussi son propre goût pour la cuisine qui était dans
son enfance, mal vu par sa mère : « Ma passion pour la cuisine s’associa à un rêve de liberté. Je sentais
bien que cette attirance faisait partie de ma personnalité la plus profonde. Pourquoi ma mère y portait-elle
atteinte? Pourquoi l’étouffait-elle? » (25-26). Lorsque la petite Maryse, dans Victoire, les saveurs et les

1
Shrek, dessin animé américain d’Andrew Adamson et Vicky Jenson (2001). Avant d’être popularisé par le dessin
animé, le personnage de Shrek a été créé par un auteur de littérature jeunesse : William Steig, Shrek, Kaléidoscope,
1990 : « Sa mère était laide et son père était laid, mais Shrek était encore plus laid que les deux réunis. ».
2
Dans le roman d’Hugo, Notre Dame de Paris, Quasimodo est un être difforme, à la tête de cyclope, dont tout le
monde se moque. La référence à Quasimodo est présente dans le texte de Maryse Condé : « - Qu’est-ce que tu veux,
Quasimodo ? lança l’un d’entre eux. Carmélien n’avait jamais entendu parler de Quasimodo, mais il devina qu’on se
moquait de lui. » (38).
3
Terme qui signifie guérisseur.
27

mots, fait part à sa mère qu’elle voudrait devenir cuisinière comme sa grand-mère, elle constate la stupeur
et l’incompréhension de sa mère : « Elle ne m’élevait pas pour devenir cuisinière, même un chef. » (15).
Maryse Condé souligne d’œuvre en œuvre les qualités de la cuisinière et les avantages que cela procure.
Ainsi, Tituba la sorcière est aussi une excellente cuisinière qui excelle à « confectionne[r] des gâteaux »
(185) et qui précise que « cuisiner présente cet avantage que l’esprit demeure libre tandis que les mains
s’affairent, pleines d’une créativité qui n’appartient qu’à elles et n’engage qu’elles. » (185).
Dans le conte de Madame Leprince de Beaumont, la laideur physique de la Bête est rachetée par la
perfection de son caractère : « Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle, et je
vous aime mieux avec votre figure que ceux qui, avec la figure d’hommes, cachent un cœur faux,
corrompu, ingrat. » (36). À partir des propos de Belle, on voit comment la conteuse utilise la fiction dans
le but d’éduquer le jeune lecteur et de lui transmettre un enseignement moral.
Observe-t-on la même démarche chez Maryse Condé? Dans de nombreux entretiens, l’auteure précise
qu’elle n’est pas un écrivain à message : « À mon avis, le rôle d’un écrivain n’est pas celui d’un donneur
de leçons. Il n’offre pas de solutions toutes faites. Il présente la vie, en donne son interprétation, l’éclaire
à sa manière afin que ce qui est confus, difficile à comprendre, le soit un peu moins. » (« Entre guerre et
paix »). Avec la réécriture de ce conte, quelle réalité veut-elle donner à comprendre au jeune lecteur?
Maryse Condé inscrit l’histoire de Carmélien et de Bella dans le cadre réaliste de la Guadeloupe. À la
différence du conte traditionnel qui se situe dans un lieu indéterminé et merveilleux, les lieux choisis par
l’auteur sont réels. La faune et la flore4 décrites dans le récit sont celles des Antilles, tout comme les
traditions et la cuisine5. Pour renforcer cet effet de réel, Maryse Condé utilise de nombreux mots créoles.
Certes, la dimension du merveilleux a toujours sa place, mais il prend l’apparence de la sorcellerie ou du
vaudou6.

4
Dans Rêves amers, Maryse Condé décrit la faune et la flore d’Haïti, en évoquant palmiers, bougainvilliers,
nélombos, jasmins, hibiscus, balisiers : « Il faisait beau. Les palmiers, les bougainvillées embellissaient les jardins.
Cependant, Rose-Aimée ne songeait nullement à admirer le paysage autour d’elle, à distinguer dans cette profusion
de fleurs les nélombos, les belles-de-nuit ou les jasmins. » (29).
5
Dans Rêves amers, elle fait référence aux plats traditionnels d’Haïti comme le gruau, le « riz et pois », les
mangues, le jus de maracuja, la soupe de maïs moulu, les harengs saurs.
6
Maryse Condé donne également une place importante au vaudou dans Rêves amers lorsqu’elle évoque notamment
les « loas » : « Plus d’une fois, Rose-Aimée avait accompagné ses parents dans un sanctuaire pour implorer la
bienveillance des loas. » (15). « Loas » est un terme créole pour lequel il n’existe pas d’équivalent français, on
trouve une note en bas de page qui explique que ce sont des « esprits intermédiaires entre Dieu et les hommes ».
Rose-Aimée implore également Papa Legba et mère Ersulie qui sont deux esprits du vaudou. Le premier peut
prédire l’avenir, donner des conseils, c’est pourquoi elle s’adresse à lui lorsqu’elle doit quitter sa famille. L’auteure
mentionne encore Ogoun Ferraille et Ogun Badagri. Le premier est un guerrier qui lutte contre la misère. Ces deux
loas sont évoqués par Rose-Aimée lorsqu’elle se révolte contre son patron violent. Enfin, Maryse Condé décrit les
sanctuaires vaudous : « un autel encombré de bougies, de calebasses emplies de graines diverses, de fioles et de
petits drapeaux brodés de couleurs violentes. » (16). Elle évoque les cérémonies, les offrandes de fleurs, de fruits et
les sacrifices d’un coq blanc mais aussi le désarroi des hommes face au silence des esprits : « malgré les prières du
prêtre, de la prêtresse et de l’assistance, malgré les efforts des tambourinaires à cheval sur leurs tam-tams, les fleurs
et les fruits offerts à profusion, les loas ne s’étaient pas laissé attendrir et la terre était restée pierreuse. » (15-16).

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28 Marie-Claude Hubert

Son récit ne se passe pas dans le temps indéterminé du « il était une fois », mais fait état d’événements
précis, comme celui de l’Ouragan Katrina (2005) par exemple. Elle évoque également le déchaînement de
la nature dans le roman Hugo le terrible7 qu’elle écrit en référence à la nuit du 16 septembre 1989.
Par ailleurs, le malaise politique et social abordé par Maryse Condé dans le récit correspond à des
événements réels. Ainsi, lorsqu’elle emploie le terme de « pwofitation », elle fait référence à la volonté
excessive de profit de la métropole, sans contrepartie pour la Guadeloupe, quasiment traitée comme une
colonie.

ÉCRIRE POUR COMPRENDRE DES RÉALITÉS SOCIALES ET POLITIQUES


Les réalités sociales sont très présentes dans la réécriture de La Belle et la Bête. On peut dire que c’est un
souci constant dans les autres récits pour la jeunesse de Maryse Condé et notamment dans le récit de vie
intitulé Haïti chéri (1987) où l’histoire récente de l’île est explorée. Maryse Condé explique que ce récit
répond aux questions des enfants qu’elle rencontrait dans un atelier de lecture à Paris, concernant les
boat-people d’Haïti. La fiction est en lien avec un fait divers survenu le 15 février 1980 : une vingtaine
d’Haïtiens sont retrouvés morts sur la côte de la Floride, car le capitaine du navire clandestin qui les
transportait les avait forcés à se jeter à la mer, après avoir vu les garde-côtes américains. L’ouvrage est
désormais publié sous le titre Rêves amers.

Originaire de Limbé du Cap Haïtien, Rose-Aimée est obligée de quitter sa famille qui est dans la plus
grande pauvreté. Elle ne sait ni lire, ni écrire. Elle arrive tout d’abord à Port-au-Prince, animée par
l’espoir qu’elle pourra accéder à l’instruction. Mais l’expérience de la ville est placée sous le signe du
désenchantement. Elle doit affronter des mauvais traitements, une exploitation de son travail, l’expérience
de la rue, la solitude : « Non, elle n’était pas heureuse chez Madame Zéphyr! Mal nourrie, brutalisée,
rudoyée. » (29). Les rêves que nourrissaient Rose-Aimée en quittant sa famille n’ont pas de conclusion
heureuse puisqu’elle meurt noyée. Alors que la mer avait apaisé Tituba – « La mer, c’est elle qui m’a
guérie » (185) –. le voyage en mer de la jeune fille est synonyme de mort, comme on peut aussi le lire
dans le roman En attendant la montée des eaux : « La mer, c’est terrible. » (52). Le rêve américain, en
destination pour Miami n’aura pas lieu. Toute comme dans le conte d’Andersen, La petite fille aux
allumettes8, l’au-delà n’est pas une fin pour Maryse Condé :

Et la mer roula ces déshérités dans son suaire.


Elle para leur corps d’algues, ouvragées comme des fleurs, suspendit à leurs oreilles des boucles d’oreilles
de varech. Elle chanta de sa voix suave pour calmer les terreurs des enfants, de Rose-Aimée et de Lisa, et,
les yeux fermés, ils glissèrent tous dans l’autre monde. Car la mort n’est pas une fin. Elle ouvre sur un au-
delà où il n’est ni pauvres ni riches, ni ignorants ni instruits, ni Noirs, ni mulâtres, ni Blancs… (80)

La dimension politique et historique de Haïti est explicite dans le récit de Maryse Condé : sécheresse,
pauvreté et misère, chômage, analphabétisme, exploitation du travail des enfants, injustices sociales. Les
difficultés de la famille de Rose-Aimée sont représentatives du problème auquel les Haïtiens font face

7
Ce récit se construit à partir des bulletins météorologiques qui annoncent la progression et l’arrivée du cyclone
Hugo – en référence à Ivan le terrible le tsar sanguinaire qui faisait régner le malheur sur son peuple. Le cyclone est,
lui aussi, « semeur de malheur et de deuil ».
8
Andersen, Contes, « La Petite Fille aux allumettes », Folio Classique, Paris, 1994. Andersen termine son conte par
la description de l’au-delà où elle peut enfin trouver la paix auprès de sa grand-mère : « Elle prit la petite fille sur
son bras et elles s’envolèrent dans cette splendeur et cette joie, bien haut, bien haut, là où il n’avait pas de froid, pas
de faim, pas d’angoisse… » (184).
29

depuis le passage des grandes plantations et de l’exportation, aux petits espaces de terre distribués à
chaque famille.

Le roman se passe sous la domination de Jean-Claude Duvalier, entre 1971 et 1986. C’est par plusieurs
allusions que Maryse Condé dénonce la dictature haïtienne et notamment la mégalomanie du dictateur
lorsque dans le roman En attendant la montée des eaux, elle précise encore que la population « l’adorait
comme le Bon dieu » (44). Ainsi, lorsque Rose-Aimée se remémore Port-au-Prince, elle pense aux
miliciens qui rodent dans la ville « les Tontons Macoutes » (14). Port-au-Prince est décrite comme une
ville sale où règne une grande misère, marquée par des inégalités sociales qui divisent la ville : « On disait
que les maisons des beaux quartiers étagés sur les mornes étaient flanquées de piscines tandis que,
quelques mètres plus bas, de pauvres femmes lavaient leur linge dans de capricieuses rivières, et le
faisaient sécher sur des cailloux. Inégalités, contrastes : c’était cela Port-au-Prince. Élégantes maisons de
bois à balcon de fer forgé, bidonvilles dont la puanteur écœurait. » (14-15).

Maryse Condé rappelle aussi que les Haïtiens sont envoyés pour cultiver la canne à sucre en République
Dominicaine. Le frère de Rose-Aimée disparaît dans cet « enfer » (31). Ces champs sont synonymes
d’exploitation et d’esclavage. L’auteure insère dans le roman le témoignage d’un homme qui décrit un
« centre clôturé de barbelés, avec des soldats et des chiens » (75-76) : « Le soir, on nous a fait entrer dans
un grand bâtiment, sans lits, sans matelas, et nous avons dormi par terre. Pour tout repas, du sucre. Oui,
du sucre en poudre! Alors certains se sont révoltés et on leur a dit qu’ils avaient été vendus. Vendus par le
gouvernement. Vendus comme des esclaves! » (76).

On retrouve Haïti dans le roman En attendant la montée des eaux où « la misère et la sujétion n’en
finissait pas. » (168). La petite Anaïs dont la mère, réfugiée haïtienne, est morte en la mettant au monde,
est confiée à Babakar qui est médecin. Avec l’enfant, il se rend à Haïti, à la recherche de la famille
d’Anaïs, mais il ne trouve qu’une île marquée par la violence : « Des bandes armées se postaient aux
carrefours et tiraient à l’aveuglette sur les passants. La terrible mode du kidnapping s’installa. » (188) Les
bandes rebelles et les miliciens sèment la terreur : « Des fois, avant de tuer quelqu’un, ils l’emmenaient au
loin, dans les bois ou bien sur une plage que personne ne fréquentait et ils jouaient avec lui comme les
chats jouent avec la souris. On peut dire qu’ils les torturaient. » (45).

À partir d’un personnage enfant, Rose-Aimée, auquel le jeune lecteur pourra s’identifier, Maryse Condé
fait prendre conscience des réalités du monde et des injustices. Véronique Bonnet rappelle que dans
l’œuvre de l’auteure « les personnages d’enfants ne se contentent pas d’être les spectateurs des
événements ou des tragédies vécues, ils en deviennent aussi les principaux protagonistes et les témoins
actifs, n’hésitant pas à s’engager pour en dévier le cours, tendant ainsi de donner un sens plus humain à
l’histoire. » (2). L’histoire et le devoir de mémoire sont, enfin, une préoccupation constante dans l’œuvre
de Maryse Condé. Dans l’autobiographie qu’elle consacre à sa grand-mère cuisinière, elle rappelle : « J’ai
dit dans Le cœur à rire et à pleurer : Contes vrais de mon enfance comment personne dans ma famille ne
m’instruisit ni de la traite, de ces voyages initiatiques qui fondèrent notre destinée d’Antillais, ni de
l’esclavage. Je dus négocier sans aide le poids de ce terrible passé. » (144). .Elle relate, en effet, un
souvenir de jeu où son amie Anne-Marie lui annonce : « Je dois te donner des coups parce que tu es une
négresse. » (49). Ne comprenant pas pourquoi cette dernière doit donner des coups au nègre, la petite
Maryse interroge sa mère qui cache mal son malaise : « Je devinais qu’un secret était caché au fond de

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30 Marie-Claude Hubert

mon passé, secret douloureux, secret honteux dont il aurait été inconvenant et peut-être dangereux de
forcer la connaissance. Il valait mieux l’enfouir au fin fond de ma mémoire comme mon père et ma
mère » (50-51). Son œuvre vient rompre ce silence et comme l’explique Véronique Bonnet, il s’agit « de
faire de la traite négrière et de l’esclavage un objet d’enseignement accessible à tous et venant combler les
lacunes du récit national. Il renvoie aussi dos à dos la traite pratiquée par les puissances occidentales et la
traite orientale, ce qui n’est pas fréquent dans la littérature postcoloniale. » (5).

ÉCRIRE L’HISTOIRE, UN DEVOIR DE MÉMOIRE


L’esclavage est abordé dans de nombreux romans de Maryse Condé, et notamment dans Moi Tituba
sorcière… et dans Ségou. Dans cette saga historique, elle dresse le tableau de l’esclavage en Afrique de
l’Ouest. Avec l’arrivée des Occidentaux, la vente des esclaves devient un commerce à grande échelle.
Ségou raconte l’ascension et la décadence de la famille Traoré. L’effritement de son autorité marque
l’éclatement de la cellule familiale. Le fils Naba est présenté comme le premier instigateur des rapts des
habitants qui étaient vendus aux esclavagistes. Il sera lui-même pris par ces derniers et conduit au Brésil
où il trouvera la mort. Le roman pour la jeunesse Chiens fous dans la brousse présente, également,
l’éclatement d’une famille au contact des cultures arabes et occidentales. Véronique Bonnet explique que
« Maryse Condé entend montrer comment l’Afrique fut disloquée; le choix des jumeaux séparés se révèle
symbolique : ils subissent le même traitement cruel et la même fragmentation identitaire. » (3). Le petit
fils Alione, dans Ségou, exprimait la souffrance de l’éclatement familial. C’est aussi le sentiment que
partage Tiéfolo, le père des deux jumeaux enlevés puis vendus comme esclaves. Dans l’article « De
Ségou à Chiens fous dans la brousse : un exemple d’auto-réécriture en version enfantine chez Maryse
Condé », Pauline Franchini a montré une autre forme d’intertextualité pratiquée par Maryse Condé qui se
livre à une auto-réécriture de Ségou en version enfantine dans Chiens fous dans la brousse. Mais ce
dernier n’est pas le seul texte pour la jeunesse qui évoque l’esclavage.
Dans La Belle et la bête, Maryse Condé brosse à grands traits l’histoire de la Guadeloupe : « La vie
paisible en Afrique. Les rapts des négociants européens aidés de mercenaires africains. Le commerce
triangulaire. L’enfer des plantations, puis l’abolition de l’esclavage et la départementalisation. » (42).
Dans Rêves amers, elle rend hommage aux esclaves haïtiens qui se sont révoltés et ont permis à Haïti
d’acquérir son indépendance en 1804 : « Rose-Aimée savait que cette ville était le symbole de
l’indépendance. C’est là que l’esclave révolté devenu général, Dessalines, avait déchiré le drapeau
français et jeté à la mer la partie blanche, créant ainsi le drapeau d’Haïti rouge et bleu. » (18). Elle fait
allusion à Makandal et Boukman, qui ont lutté contre les colons en 1758 et 1791 : « Comme si l’esprit de
ses ancêtres africains, qui avaient conquis leur liberté en battant les puissantes armées de Bonaparte, la
possédait à nouveau. À sa manière, elle revivait le combat de Makandal, de Boukman » (59-60). Maryse
Condé identifie le destin de Rose-Aimée à ces personnages illustres afin de montrer sa révolte et son
aspiration à une vie meilleure et libre.
En 2004, Maryse Condé est la présidente du Comité de la mémoire de l’esclavage, créé après la
promulgation de la loi Taubira en 2001 qui reconnaît la traite négrière et l’esclavage comme un crime
contre l’humanité. Pour l’auteure écrire Chiens fous dans la brousse doit permettre aux enfants de
comprendre la barbarie de l’esclavage. Le roman est édité par Bayard dans Je bouquine en 2006, puis
réédité dans la collection « Bayard poche » en 2008, est l’histoire de deux frères jumeaux qui se font
enlever, l’un par les Arabes, l’autres par des Blancs, pour être réduits en esclavage. La thématique des
jumeaux se retrouve d’une part dans Le fabuleux et triste destin d’Ivan et Ivana où Ivan et Ivana sont frère
et sœur jumeaux. Un lien indéfectible les unit, mais ils auront des trajectoires contraires. Ils partent au
Mali pour retrouver leur père qu’ils n’ont jamais connu et découvrent un pays en proie à des violences
31

communautaires et religieuses. D’autre part, Maryse Condé met également en scène des jumelles dans
l’album À la courbe du Joliba. Lors d’un entretien, elle précise ses intentions pour la rédaction de cet
album :
Cette histoire est en partie autobiographique. Quand mes filles étaient petites, je vivais avec leur père en
Guinée. À cause de la dictature de Sékou Touré et de la rébellion d’une partie des Guinéens, le pays est
devenu invivable et dangereux. Nous avons dû le quitter. C’est ce départ que j’ai actualisé en changeant les
conditions et le cadre politique. J’ai remplacé la Guinée par la Côte-d’Ivoire qui, après avoir été un havre
de paix, connaît maintenant une situation de guerre civile. Quant au Mali, il a toujours occupé une place
privilégiée dans mon imaginaire. J’ai donné de l’importance aux ethnies dont le rôle compte énormément
dans l’histoire politique de l’Afrique. (51)

Une mère, accompagnée de ses filles, quittent la Guinée et remontent le fleuve Niger depuis Bamako
jusqu’à Gao. En arrière-plan de ce voyage, l’auteure évoque le conflit en Côte d’Ivoire lors de la rébellion
en 2002, par la figure absente du père devenu soldat et en lutte contre le pouvoir d’Abidjan. Le fleuve
permet selon Véronique Bonnet « une traversée culturelle et une appropriation de l’histoire de l’Afrique
de l’Ouest » (3).
Les jumeaux de Chiens fous dans la brousse, Naba et Malobali, s’inscrivent dans une lignée héroïque. Le
père est présenté comme un être d’exception qui se distingue dès son enfance, en tuant, seul, un lion. Il est
désormais le père de deux fils qui ne lui ressemblent pas : « De l’avis de leur père, ils étaient trop gâtés,
sensibles, presque efféminés. Ils haïssaient la chasse et avaient la vue du sang en horreur. D’ailleurs, ils
l’accompagnaient de mauvaise grâce, ils auraient préféré rester à Ségou. » (10) Ensemble, ils partent pour
Surutu où ils apprennent que des hommes incendient les villages, violent et tuent les femmes, enlèvent les
hommes. Malabola, d’un caractère aventureux, « capable de désobéir et de n’en faire qu’à sa guise, sans
se soucier des interdictions des adultes » (16), propose à son frère d’aller écouter le griot Fama. Ils
s’enfuient en pleine nuit, transgressant l’interdit paternel. Le récit de Maryse Condé se construit en
référence à la morphologie du conte traditionnel et utilise la fonction de la transgression qui est une des
trente et une des fonctions étudiées par Vladimir Propp dans Morphologie du conte. La jeune Ayodele,
fille de l’oba, de nature curieuse, transgresse, elle aussi, les interdits de sa famille, afin de sortir du palais
où elle vit enfermée :
Elle ne sortait jamais du labyrinthe des cours, gardée par ses servantes. Sa mère lui apprenait à filer, tisser,
faire un peu de cuisine. […] C’était une vie calme, pleine de petits plaisirs, ponctuée par les cérémonies des
baptêmes, des mariages, et, celles, plus solennelles, des enterrements. Elle aurait pu pleinement satisfaire
Ayodele, si sa nature avait été moins remuante et curieuse. Pourquoi lui était-il interdit de sortir? Elle ne
cessait de se demander ce qui se passait au-delà du mur de terre qui enserrait le palais. (64-65)

Les trois adolescents vont être enlevés de manière violente. Les frères sont séparés. Une immense
culpabilité envahit Malobali qui se sent responsable. Le père se culpabilise, lui aussi, car il se reproche sa
sévérité et doit vivre avec le sentiment de n’avoir pas su protéger ses fils. La rencontre avec le devin
Alkalloba confirme ce tragique sentiment : « tu ne reverras jamais tes fils. Je les vois perdus dans une
ombre épaisse comme la nuit. » (50).
Après leur enlèvement, les trois personnages subissent les réalités de l’esclavage. Naba découvre qu’il va
être revendu à des Blancs et tente de se révolter en faisant référence à ses origines familiales :
- Mais je suis un chasseur, fils et petit-fils de chasseurs! s’exclama Naba. Je ne suis pas un esclave.

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Le garçon eut un geste qui signifiait qu’il ne comprenait pas grand-chose à tout cela. Ou qu’il n’y pouvait
rien. C’était le nouvel ordre du monde. (21)

Malobali, qui était présenté comme le plus fort et le plus courageux des deux frères, ne supporte pas sa
captivité et se suicide, dès son arrivée à Fès :
Malobali imagina son transfert vers le marché aux esclaves. La foule, les regards des badauds, les enfants
hilares, les acheteurs méprisants… Pour la première fois de sa vie, le courage l’abandonna. Il se vit au
milieu des autres esclaves. Les mains et les pieds entravés, le joug autour du cou… Lui, le fils de Tiéfolo.
Jamais, jamais. […] Au matin, Malobali s’était pendu. Il s’était enfui pour toujours. (57-58)

Naba arrive sur l’île de Gorée et Maryse Condé se livre à la description précise de ce lieu : « Au XVIIIe
siècle, l’île de Gorée comptait plus de deux mille habitants. C’était sa période de gloire. » (59). Naba
devient l’esclave du Docteur Jean Pépin et doit s’occuper du verger de ce dernier. Il rencontre Ayodele et
ils sont déportés au Brésil, dépossédés de tout :
Ils avaient perdu leurs parents. Leur village. Leur terre. Leur peuple. Leur dieu. Leur nom même. Ils ne
savaient pas où les conduisait ce bateau, ni quand la mer ferait place à un rivage qu’ils seraient capables de
nommer. Ils pouvaient se serrer l’un contre l’autre, unis dans leur solitude, dans l’espoir de se protéger de
la cruauté du monde. Unis comme frère et sœur. (89-90)

À partir de l’histoire de ces trois jeunes personnages, l’intention de Maryse Condé est de mettre en
évidence les mécanismes de l’esclavage, pour en dénoncer l’injustice et la barbarie. Elle montre comment
l’esclavage est un processus de réification de l’individu. L’esclave est réduit à une chose dans la mesure
où il devient une possession individuelle : « le capitaine comptait sur les esclaves pour s’enrichir. » (85).
Georgina Vaz Cabral rappelle que la traite des noirs « comprend tout acte de capture, d’acquisition ou de
cession d’un individu en vue de le réduire en esclavage; tout acte de cession par vente ou échange d’un
esclave acquis. » (88), Dans le roman, les deux jeunes garçons sont maltraités, animalisés, vendus au
marché comme du bétail. Pierre-Louis Fort remarque que :
Maryse Condé offre ainsi au jeune lecteur un récit parfois difficile (en ce qu’il n’élude pas les aspects
violents de la traite, symboliquement et matériellement). Elle colore son texte de contrepoints poétiques
(évocations lyriques de la mer ou de l’eau) qui renforcent la dureté́ des évènements et appelle à des
interrogations philosophiques sur l’altérité́ : au cœur de la question de l’esclavage, les personnages la
mettent en scène à plusieurs reprises. (126)

Maryse Condé montre au jeune lecteur les dures conditions de rétention et comment l’esclave est réduit à
une marchandise : « il allait être vendu au marché comme du vil bétail, comme la marchandise la plus
commune. […] la salle des ventes, donnait sur la mer par une porte basse qui donnait accès aux vaisseaux
négriers. On l’appelait la porte de la Mort. […] Un “lot” d’une cinquantaine d’esclaves attendait le
moment de l’embarquement. » (63).

CONCLUSION
Les récits pour la jeunesse de Maryse Condé ne forment pas un univers à part, ils s’inscrivent dans une
œuvre riche et abondante. Ils utilisent des formes diverses (roman historique, conte, roman social),
conduisant le jeune lecteur ou la jeune lectrice vers des espaces variés : la Guadeloupe, Haïti, l’Afrique.
Les réécritures, l’histoire de l’esclavage, les réalités sociales et la politique traversent ces récits, tout
comme cette approche nourrit ses autres œuvres. Une différence, sans doute due au public différent, est
que ces récits sont souvent portés par des personnages d’enfants au destin souvent tragique. En insérant
ses personnages dans le temps historique, dans les réalités sociales et politiques des Antilles, il s’agit pour
l’auteure d’impliquer la lectrice et le lecteur et de susciter l’identification afin de découvrir d’autres
33

façons de vivre. Elle propose un univers où injustice et révolte cohabitent, sans par ailleurs qu’il y ait
d’issue heureuse. Alors que la mort du personnage enfant reste exceptionnelle en littérature jeunesse, elle
est présente dans l’œuvre de Maryse Condé : Rose-Aimée meurt noyée et l’un des jumeaux préfère le
suicide à l’avilissement de l’esclavage. Qu’elle s’adresse aux adultes ou à un jeune public, les héros de
Maryse Condé sont très souvent des antihéros, comme Carmélien, aux prises avec le désenchantement,
car l’intention manifeste de l’auteure est d’intéresser les jeunes à l’histoire coloniale et à la complexité du
monde, tout comme elle le fait dans son œuvre pour les adultes.

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Fort, Pierre-Louis. « Chiens fous dans la brousse de Maryse Condé ». Littérature de jeunesse et
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