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Langues et connaissances L’impact de l’anglicisation de la recherche et de l’enseignement supérieur Pierre Frath Dans Grief 2018/1 (N° 5), 5) pages 25 à 39 Éditions Éditions de l'EHESS © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-grief-2018-1-page-25.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info. Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'EHESS. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) ISSN 2275-1599 ISBN 9782247179879 DOI 10.3917/grief.181.0025 Langue de la République Langues et connaissances L’impact de l’anglicisation de la recherche et de l’enseignement supérieur par Pierre Frath © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) grief 2018 n° 5 Pierre Frath 25 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) L e français est encore la langue de la République, il n’y a pas de doute à ce sujet. Pourtant, l’usage de l’anglais s’étend dans de nombreux domaines, à la fois dans la culture populaire (chansons, publicités, manifestations culturelles et sportives, loisirs, etc.), dans l’économie (il n’y a qu’à voir les organigrammes des grandes banques, par exemple, entièrement en anglais), dans la culture de l’élite intellectuelle (une émission de France Culture diffusée le 16 décembre 2017 a comporté de nombreux et assez longs passages en version originale d’un film d’Alfred Hitchcock, Rebecca, comme s’il était naturel que l’auditeur moyen possède une maîtrise suffisante de l’anglais pour les comprendre), et jusque dans la recherche et l’enseignement supérieur (l’anglicisation des masters avance à grands pas). Ces multiples usages donnent à croire que l’anglais fait dorénavant partie intégrante de la culture de l’« honnête homme » du XXIe siècle. Pourtant, si l’on en croit les diverses études européennes effectuées ces dernières années 1, la connaissance de l’anglais par nos concitoyens, et celle des autres langues d’ailleurs aussi, est très superficielle. Ce fait est confirmé par des évaluations à l’université qui ont révélé qu’environ 80 % des étudiants de première année sont de niveau A2 (débutant) à B1 (intermédiaire) sur l’échelle du Cadre européen commun de référence pour les langues 2. Comme les résultats au niveau du master sont du même ordre, on peut penser que les étudiants ne progressent guère durant leurs études. Il est à craindre que, dans le public en général, la maîtrise des langues soit encore bien plus faible que dans la population estudiantine. L’anglicisation de notre pays semble ainsi assez lointaine. Cependant, il y a encore deux ou trois décennies, l’anglais n’était pas nécessairement la première langue vivante (LV1) apprise à l’école ; l’allemand, l’italien, 26 Langue de la République grief 2018 n° 5 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) l’espagnol et d’autres langues avaient leur place. Dorénavant, l’anglais est LV1 presque partout, et si une autre langue est enseignée en LV1, c’est généralement en compagnie de l’anglais dans des classes bilangues 3. Peu de parents d’élèves accepteraient que leurs enfants n’apprennent pas du tout l’anglais à l’école, alors que c’était souvent le cas autrefois. Ils sont en outre partisans d’un enseignement précoce de l’anglais, dès le primaire, parce que, pensent-ils, cela augmentera les chances de leurs enfants de bien apprendre cette langue. L’Éducation nationale a répondu à cette demande, mais sans investir suffisamment dans la formation des maîtres, et la plupart des spécialistes admettent que l’enseignement précoce est inefficace 4. Les étudiants arrivent ainsi à l’université avec sept années d’apprentissage de l’anglais derrière eux au moins, et davantage s’ils ont commencé dans le primaire. Comme s’est répandue l’idée que, sans la maîtrise de la langue anglaise, il est très difficile de faire une bonne carrière, on peut prévoir l’apparition dans les années à venir d’une demande d’enseignement bilingue français-anglais qui augmentera l’exposition des élèves à la langue anglaise dans un cadre plus large que les seuls cours de langue. D’ailleurs, il existe déjà des écoles privées qui proposent de tels cursus, mais elles sont hors de portée de la majorité des citoyens. Les universités, quant à elles, mettent en place des masters partiellement ou entièrement en anglais avec, parmi les arguments avancés, l’idée que si les étudiants y sont obligés, ils n’auront pas d’autre choix que de progresser. Les intéressés sont en accord avec ce raisonnement et ces formations sont généralement bien accueillies. L’anglais bénéficie ainsi des privilèges du prestige et de la nécessité. Dans ce cas, se demande peut-être le lecteur, pourquoi le niveau est-il si faible ? Le public a tendance à blâmer l’école, et tout particulièrement les enseignants. Pourtant, ils sont dans l’ensemble bien formés, sérieux et désireux d’obtenir des résultats avec leurs élèves. Leurs méthodes pédagogiques sont aussi bonnes que celles utilisées à l’étranger, et elles sont en constante amélioration car elles bénéficient en continu d’avancées en didactique des langues. Il y a un problème spécifiquement français quant à l’évaluation, mais il ne concerne pas seulement les langues. Ce n’est pas le lieu d’en dire plus ici. L’acte pédagogique comprend trois partenaires : l’institution, les élèves et les enseignants. Si ces derniers ne sont pas particulièrement en cause, c’est qu’il y a d’autres facteurs en jeu. Pour ce qui est de l’institution, ses manquements sont nombreux : faiblesse de la rémunération des enseignants et menaces sur leur statut, diminution des horaires hebdomadaires, classes surchargées, succession rapide de réformes pas souvent judicieuses et dans l’ensemble faiblement ou pas du tout financées, etc. Tout cela démoralise les enseignants et mine l’école, pas seulement dans le domaine des langues. Le troisième partenaire, les élèves – et derrière eux les parents et la société tout entière –, n’est pas habituellement l’objet de commentaires. Sa responsabilité se limite au respect de l’obligation scolaire. Ce qui se passe en classe est du ressort de l’école elle-même, pense-t-on, placée dans une sorte d’obligation de réussite. Pourtant certaines attitudes de la société vis-à-vis des langues, et en particulier de l’anglais, sont sans doute responsables d’une partie des difficultés. Pour tenter de les cerner, nous commencerons par classer les langues en fonction de leurs rapports avec la connaissance et nous verrons que l’anglicisation de l’enseignement supérieur et de la recherche pourrait être lourde de conséquences pour notre pays et la francophonie. Puis nous examinerons les facteurs anthropologiques qui pourraient expliquer l’attitude de nos concitoyens vis-à-vis de l’anglais, à la fois objet de désir et de rejet, et vis-à-vis des langues en général. Pour finir, nous proposerons quelques voies qui pourraient permettre d’améliorer les choses et de développer le plurilinguisme. Une classification gnoséologique des langues Dans cette section, nous procédons à une classification gnoséologique des langues, c’est-à-dire en fonction de leurs rapports avec la connaissance. © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) L’écrasante majorité des quelque six à sept mille langues encore parlées dans le monde sont des langues patrimoniales, autrement dit transmises par le milieu familial et la communauté locale. Chacune comprend de nombreuses variétés, plus ou moins mutuellement compréhensibles. C’est ainsi qu’en Alsace 5, une région où l’on parle une langue patrimoniale, les variétés parlées dans les villages voisins sont bien comprises, mais un locuteur du nord de la région a beaucoup de mal à comprendre l’alsacien du Sud, et inversement. La plupart des langues patrimoniales ne sont pas écrites, et lorsqu’elles le sont, elles ne disposent pas souvent de l’appareil linguistique et pédagogique nécessaire à leur enseignement (dictionnaires, grammaires, manuels, anthologies de textes, etc.). Pour construire un tel appareil, il faut commencer par choisir une variété standard, ce qui ne va pas sans problème : un Mulhousien rechignerait sans doute à accepter un éventuel standard strasbourgeois, et inversement. Les langues patrimoniales servent essentiellement dans la vie de tous les jours. Elles disposent bien souvent d’un riche vocabulaire capable d’exprimer les connaissances d’un passé agricole ou de chasseur-cueilleur, mais qui se perd rapidement quand le mode de vie des populations grief 2018 n° 5 Pierre Frath 27 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Les langues patrimoniales change. C’est pourquoi leurs locuteurs doivent nécessairement apprendre une ou plusieurs autres langues pour accéder aux savoirs qui leur seront nécessaires dans leur vie professionnelle. Les langues nationales La première langue qu’apprend un locuteur d’une langue patrimoniale est celle du pays où il habite, par exemple le français pour un Alsacien. Tous les pays disposent d’une ou plusieurs langues nationales, qui se sont imposées au cours de l’histoire sur des territoires délimités par des frontières politiques. Il peut s’agir de variétés locales, par exemple le français en France à partir du Moyen Âge face aux autres langues d’oïl et aux langues d’oc, ou d’une langue étrangère, comme le français en Afrique francophone. Ces langues se sont standardisées et se sont dotées de l’appareil linguistique et didactique nécessaire à leur apprentissage. On peut estimer leur nombre à quelques centaines. Elles finissent par avoir raison des langues patrimoniales, en grande partie parce que leurs locuteurs les considèrent comme prestigieuses et qu’ils en ont besoin dans leur vie professionnelle. C’est ainsi que les langues régionales ont quasiment disparu en Europe et ailleurs. Les langues nationales sont utilisées à l’école, et sont ainsi en mesure d’exprimer les connaissances des locuteurs dans la vie moderne, le commerce, l’industrie, les médias, etc. Elles sont également le véhicule de la littérature et de la culture, mais elles ne sont pas toutes utilisées dans les sciences. © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Celles qui le sont donnent à leurs locuteurs la capacité d’exprimer toutes les connaissances de la modernité. Nous les qualifions ici d’universelles ; il s’agit de l’anglais, du français, de l’allemand, de l’italien, du russe et de quelques autres, probablement pas plus d’une vingtaine. Les locuteurs de langues nationales non universelles, par exemple les Finlandais, doivent apprendre une de ces langues s’ils veulent penser toute la modernité et y participer. En Finlande, ce fut d’abord le suédois qui joua ce rôle, puis l’allemand, et c’est maintenant l’anglais. Les langues universelles les plus répandues sont celles des pays européens où la science s’est développée à partir du Moyen Âge. Elles ont remplacé le latin, la lingua franca des connaissances de l’époque, ainsi que les autres langues de culture apprises par les clercs médiévaux : le grec, l’arabe et l’hébreu. Anglicisation et perte d’universalité Le français est donc une de ces langues universelles qui permet à ses locuteurs, rare privilège, de penser et dire toutes les connaissances de la modernité. Mais son universalité est désormais menacée par 28 Langue de la République grief 2018 n° 5 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Les langues universelles l’anglicisation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le suédois l’a déjà perdue au profit de l’anglais, et le processus est en cours en ce qui concerne le néerlandais, l’italien, l’allemand, et d’autres langues jusqu’ici universelles. L’anglicisation s’appuie sur quelques arguments recevables, que nous donnons ci-dessous, mais lorsqu’elle sera achevée, elle se déclinera pour nous avant tout en termes de pertes : pertes de terminologies, de domaines, de mémoire, de créativité, de qualité, d’indépendance, d’influence. Effets bénéfiques de l’usage de l’anglais © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Préparation des étudiants à une carrière en anglais Un autre argument acceptable est le désir des enseignants de bien préparer les étudiants à leur carrière future, qui se fera en partie en anglais. Ils décident alors d’introduire des cours en anglais dans le cursus des étudiants, soit en les assurant eux-mêmes, soit en recrutant des chargés de cours anglophones, soit en organisant des cycles de conférences en anglais, animées par des spécialistes anglophones de leurs domaines. Jusque-là, c’est satisfaisant dans la mesure où tous les enseignements ne se font pas systématiquement en anglais. Mais de plus en plus souvent, les universités ont tendance à créer des cursus entièrement en anglais. Or ces pratiques n’ont pas de base légale, ainsi que la loi Fioraso l’a réaffirmé en 2013 6. Meilleurs contacts avec l’étranger grâce à la lingua franca Les collaborations et les échanges internationaux sont certainement facilités par l’usage d’une lingua franca. Sans une langue commune, on ne pourrait pas inviter tel ou tel spécialiste étranger non francophone pour des conférences ou des cours. Inversement, sans la maîtrise de l’anglais, les spécialistes français seraient confinés à la sphère francophone. Mais on ne voit pas pourquoi l’usage d’une lingua franca implique l’abandon de la langue du pays. L’accès aux publications facilité par l’usage d’une lingua franca L’accès aux publications du monde entier est certainement facilité par l’usage de l’anglais lingua franca. Un article publié en chinois par exemple a peu de chance de parvenir à l’attention des chercheurs non sinophones. Pour que cela arrive, il faut le traduire, ce qui représente des coûts et du temps. L’anglais est alors bien pratique. grief 2018 n° 5 Pierre Frath 29 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Sauvetage de masters très spécialisés Parmi les bonnes raisons d’angliciser un cursus, on peut mentionner le maintien ou la création de masters très spécialisés dont les effectifs francophones seraient trop restreints et qui peuvent être sauvés ou créés grâce à l’anglicisation. Il faut noter qu’ils sont peu nombreux dans ce cas. © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Autres arguments avancés, mais sans fondement Espoir d’une visibilité accrue des universités françaises On avance souvent l’espoir d’une visibilité accrue des universités après anglicisation, mais cet avantage sera perdu quand elles seront toutes anglicisées. Elles seront alors toutes sur le même modèle, et les universités des pays anglophones se maintiendront aisément à la tête des classements internationaux. Celles qui parviendront à les égaler seront celles qui auront si bien imité leur modèle qu’elles ne s’en distingueront plus. La France et les pays francophones doivent au contraire continuer de proposer des enseignements et une recherche originale en français, surtout dans les sciences humaines, qui auront alors toutes les chances d’être très recherchés. La prétendue manne des étudiants étrangers On affiche souvent le désir de profiter de la « manne » des étudiants étrangers, en oubliant qu’il y en a déjà deux cent cinquante mille qui étudient en français dans les universités françaises, ce qui place notre pays au troisième ou au quatrième rang dans le monde pour l’accueil d’étudiants étrangers, et au premier rang pour l’accueil dans une autre langue que l’anglais. Ces étudiants n’auront plus de raison d’étudier en France lorsque l’université sera entièrement anglicisée. Usage prétendument incontournable de l’anglais dans un environnement multilingue Un autre argument avancé pour l’anglicisation est celui de l’impossibilité d’enseigner dans la langue locale parce que les étudiants viennent 30 Langue de la République grief 2018 n° 5 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Mais pourquoi publier seulement en anglais ? Dans la plupart des domaines, le chercheur non natif est quasiment obligé de publier en anglais parce que la plupart des revues sont dans cette langue. Son expression aura toutes les chances d’être moins bonne que dans sa langue maternelle, ce qui constitue un handicap à la diffusion de l’article. Pourquoi ne pas laisser les chercheurs publier dans leur langue, ce qui leur permettrait de développer l’argumentation dans toute sa finesse, et ne publier en anglais que dans un second temps, en particulier dans des revues indépendantes des instances anglo-saxonnes, par exemple européennes ? Les anglophones seraient pour le coup incités à lire en langues étrangères lorsqu’ils estiment que telle ou telle tradition non anglophone leur apporterait un point de vue enrichissant leurs propres recherches. Dans la situation actuelle, ils lisent très peu en langue étrangère ; de plus, ils négligent souvent les travaux écrits en anglais par des non-natifs, en partie parce que la qualité de l’anglais n’est pas forcément optimale, en partie parce qu’ils ne connaissent les problématiques que du point de vue anglophone, en partie aussi, disons-le, en raison d’un certain sentiment de supériorité, alimenté par leur monoglossie et l’hégémonie de leur langue. des quatre coins du monde et que l’anglais est leur seule langue commune. Il faut noter qu’en France ce n’est vrai qu’à la marge, et essentiellement dans certaines grandes écoles positionnées sur le marché international non francophone. L’argument est en revanche valable dans d’autres pays, qui offrent des formations en anglais depuis la mise en place de ce que l’on a appelé le processus de Bologne, au terme duquel les diplômes européens sont reconnus dans tous les pays. Ce processus visait à développer le plurilinguisme parmi les étudiants en leur permettant d’étudier dans différentes langues, et notamment la langue des pays d’accueil. La domination de l’anglais dans les cursus européens a provoqué l’inverse de ce qui était espéré : sachant que les universités européennes offrent essentiellement des formations en anglais, les étudiants ont cessé de s’intéresser aux autres langues, et ils déterminent dorénavant leurs choix en termes de rapport qualité/prix, et non par intérêt pour la langue et la culture de tel ou tel pays. Pertes liées à l’anglicisation © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Perte de terminologies et de domaines Il y a tout d’abord la perte la plus évidente, celle des terminologies techniques et scientifiques. Les étudiants apprendront les terminologies anglaises et, même s’ils les connaissent encore en français, ils ne les utiliseront plus. Une telle évolution produit à l’horizon d’une ou deux générations ce que l’on appelle des pertes de domaines : les spécialistes des disciplines anglicisées ne seront plus capables de communiquer entre eux dans leur langue maternelle, qui aura de fait perdu ces domaines. Perte de mémoire et de créativité Les étudiants anglicisés abandonneront les bibliographies en français parce qu’elles seront vite obsolètes. Du coup, ils perdront aussi leurs propres traditions, et pourtant, même dans les sciences dites exactes et les mathématiques, les approches et les méthodologies varient souvent considérablement d’une langue à l’autre. Voici ce que dit Laurent Lafforgue, mathématicien français, lauréat de la médaille Fields : Les mathématiques sont quasiment la seule science où, en France, les chercheurs continuent à publier couramment leurs travaux dans notre langue. On a coutume de dire que c’est parce que l’école mathématique française occupe dans le monde une position exceptionnellement forte qu’elle peut préserver cet usage. Je suis persuadé que la relation de cause à effet est inverse ; c’est dans la mesure où grief 2018 n° 5 Pierre Frath 31 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) L’anglicisation de la recherche et de l’enseignement, si elle présente quelques avantages, tous liés à l’usage de l’anglais comme lingua franca, privera notre langue de son universalité : nous ne pourrons plus dire et penser la modernité autrement qu’en anglais. l’école mathématique française reste attachée au français qu’elle conserve son originalité et sa force. A contrario, les faiblesses de la France dans certaines disciplines scientifiques pourraient être liées au délaissement linguistique 7. La créativité scientifique est enracinée dans la culture, dans toutes ses dimensions – linguistique et littéraire, philosophique, religieuse même 8. © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Domination L’anglicisation renforcera la domination de la pensée américaine. Elle provoquera un abandon des traditions locales au profit de travaux américains pas forcément meilleurs. En Allemagne, une longue tradition d’études linguistiques diachroniques a produit des résultats fascinants en étymologie et en histoire des langues. Elle a été largement abandonnée au profit d’une linguistique internationale d’inspiration américaine, très banale, construite sur des hypothèses réductionnistes non formulées car déterminées par la culture, et donc inconscientes 9. Dans les domaines anglicisés, les problématiques et les méthodologies sont vues sous un angle américain, et certains présupposés culturels discutables mais non discutés s’installent alors tout naturellement dans les esprits urbi et orbi, par le truchement de la langue anglaise. La domination américaine est renforcée par le Science Citation Index (SCI) et l’Impact Factor (IF), deux indicateurs bibliométriques tout à fait abusifs mais très suivis 10. Ils ont été créés en 1964, et ils sont à présent détenus par Clarivate Analytics, une entreprise privée qui se rémunère en vendant l’accès à ses bases de données. Le SCI est un indice de citation qui indique le nombre de fois qu’un chercheur a été cité dans les revues scientifiques, ce qui est censé refléter son influence et sa notoriété individuelle. Mais la mesure ne dit pas si les travaux cités l’ont été parce qu’ils sont effectivement une source d’inspiration ou bien pour être critiqués. Par ailleurs, les trucages sont faciles à réaliser grâce à des citation clubs, dont les membres se mettent d’accord pour se citer les uns les autres, souvent sans raison. Le SCI prend très peu en compte les publications qui ne sont pas en anglais, ce qui est un puissant moteur de l’anglicisation. Quant à l’IF, il se veut une mesure de la valeur des revues scientifiques, qui croît avec le nombre de chercheurs à SCI élevé qu’elle publie. Les revues sont ainsi incitées à privilégier les auteurs bien installés au 32 Langue de la République grief 2018 n° 5 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Il est possible d’acquérir des connaissances dans une langue étrangère simplifiée telle la variété d’anglais utilisée pour la communication internationale ; il est également possible de les utiliser professionnellement ; en revanche, il sera difficile d’en créer de nouvelles, car elles seront coupées de la puissance métaphorique de la langue ordinaire et de ses nombreuses passerelles sémantiques et étymologiques. détriment de chercheurs originaux au SCI plus faible, qui sont pourtant les porteurs éventuels d’idées nouvelles. © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Perte d’influence de la France et fin de la francophonie L’anglicisation aura pour résultat la disparition d’une partie importante de la production intellectuelle spécifique à la France. Dès lors, pour quelle raison les étrangers en apprendraient-ils la langue ? Une des motivations de cet apprentissage est très certainement son rayonnement culturel et, son corollaire, les études en France. Les universités françaises perdront alors une grande partie des quelque deux cent cinquante mille étudiants étrangers qui y étudient en français, sans être sûres d’attirer un nombre équivalent d’anglophones, qui y réfléchiront à deux fois avant de choisir une pâle copie du modèle américain. Par ailleurs, si le français perd son universalité, les francophones étrangers, par exemple en Afrique, n’auront d’autre choix que de passer à l’anglais pour leurs études supérieures, ce qui mènera à terme à l’abandon du français. Ce sera la fin de la francophonie. Et si le nombre de locuteurs étrangers du français baisse, la position géopolitique de la France sera affaiblie, et à terme ramenée au niveau de celle de pays dont les langues et les cultures, pour belles et intéressantes qu’elles soient, sont peu connues en dehors de leurs frontières et ne leur procurent aucun rayonnement ni aucune influence sur la marche du monde. Anglais lingua franca versus anglicisation En conclusion, on peut dire que les avantages liés à l’usage de l’anglais dans la recherche et l’enseignement supérieur proviennent de son rôle de lingua franca ; tous les inconvénients sont causés par une surenchère qui n’a pas lieu d’être, celle qui vise à remplacer la langue locale par l’anglais. Publier en anglais, d’accord, mais pourquoi seulement en anglais ? Enseigner en anglais, d’accord, mais pourquoi seulement en anglais, comme le font nombre de pays au niveau du master ? Le fait est que l’on pourrait bénéficier des avantages de la lingua franca sans en grief 2018 n° 5 Pierre Frath 33 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Baisse du niveau d’enseignement Toutes les études ont montré que l’anglicisation des formations provoque une baisse de leur niveau 11. Dans notre pays, on comprend aisément pourquoi : les enseignants français sont en moyenne de niveau intermédiaire en anglais, c’est-à-dire B1 ou B2 sur l’échelle du Cadre européen commun de référence pour les langues, et ils s’adressent à des étudiants dont le niveau oscille le plus souvent entre A2 et B1. Aux difficultés d’enseignement des uns s’ajoutent les difficultés d’apprentissage des autres, et on peut légitimement s’interroger sur la valeur d’un enseignement dans un niveau de langue aussi bas. subir les inconvénients. Si les Européens ne s’organisent pas en conséquence, c’est qu’il y a d’autres facteurs en jeu, que nous allons essayer de comprendre dans la section suivante en étudiant le phénomène d’un point de vue anthropologique. © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Face à cette avalanche d’effets négatifs, le lecteur se demande peutêtre pourquoi il n’est pas mis un terme à l’anglicisation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Les responsables sont-ils donc des moutons de Panurge qui courent à leur perte, et à la nôtre, dans l’inconscience générale ? Le conformisme et l’air du temps sont certainement des facteurs, surtout lorsque les changements proposés se parent des oripeaux de la modernité et de l’originalité, valeurs habituellement associées à l’anglicisation. Il y a aussi, très certainement, des intérêts personnels en jeu : lorsqu’un laboratoire s’anglicise, on peut parfois repérer une prise de pouvoir par des chercheurs anglicisés qui utilisent leur maîtrise de l’anglais pour s’imposer. Mais ce sont là plutôt les formes que prend le processus, pas sa cause en elle-même. On peut tenter de la comprendre en examinant l’attitude de ces milliards de locuteurs natifs de langues patrimoniales qui apprennent leur langue nationale à l’école. Ce processus n’est plus très visible en Europe, où les langues nationales ont largement remplacé les langues patrimoniales en tant que langues maternelles. S’il faut en juger d’après l’exemple alsacien, l’abandon d’une langue et son remplacement par une autre s’étendent sur environ un siècle. À la fin de la première guerre mondiale, tous les Alsaciens étaient locuteurs de leur langue patrimoniale et de l’allemand, la langue nationale de l’Empire allemand enseignée à l’école. Une partie de la bourgeoisie et des classes moyennes avait conservé une tradition familiale d’apprentissage du français, plus pour des raisons d’attachement à la France que pour s’en servir réellement avec le reste de la population. Entre les deux guerres, on enseignait en allemand et en français à parts égales dans les écoles, et c’est ainsi que le peuple dans son ensemble a commencé à être exposé à la langue française. La bourgeoisie s’est mise à utiliser le français comme langue de distinction, dans le sens bourdieusien du terme, pour marquer sa différence et affirmer sa supériorité culturelle. L’accès aux emplois bien rémunérés devint difficile pour les Alsaciens qui ne maîtrisaient pas le français, et c’est ainsi que son apprentissage se valorisa socialement. Après la seconde guerre mondiale, les Alsaciens ont voulu se distancier de la barbarie nazie et ils n’ont guère protesté lorsque la République a supprimé les enseignements en allemand et que la langue de Goethe n’a 34 Langue de la République grief 2018 n° 5 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Facteurs anthropologiques dans l’anglicisation grief 2018 n° 5 Pierre Frath 35 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) plus été considérée que comme une langue vivante parmi d’autres, apprise à partir de la sixième. Notre génération a ainsi été éduquée en français et, à la fin de nos études, il nous était devenu impossible de parler de nos connaissances ni en alsacien ni en allemand. Le français était devenu notre langue quotidienne, et c’est elle que nous avons transmise à nos enfants. Au début du processus, lorsque l’alsacien était encore la langue des familles, de la rue et du commerce, et que l’allemand était encore la langue de l’écrit (ma grand-mère écrivait en allemand), les locuteurs maîtrisant bien le français affichaient volontiers une certaine supériorité, qui alimentait en retour un certain mépris pour une langue pauvre et rétrograde proche de celle de l’ennemi de l’autre côté du Rhin. Sa disparition rapide était souhaitée par beaucoup d’Alsaciens. Trente ans plus tard, lorsqu’il devint évident que l’alsacien était moribond, il fut paré de toutes les vertus. Les noms des rues et des villes furent transcrits en alsacien, et toute une folklorisation de la langue et de la culture s’est mise en place. On commença à pointer les responsabilités, tout à fait réelles, de l’État jacobin dans son affaiblissement, et une littérature victimaire s’est développée – en français, omettant de mentionner le fait que les Alsaciens avaient accepté le changement de langue, et que certains l’avaient même souhaité. Pour résumer, lors d’un contact inégalitaire entre une langue patrimoniale non enseignée et une langue de prestige portant la promesse d’un avenir meilleur, les parents font en sorte que leurs enfants apprennent cette nouvelle langue à l’école et ils l’utilisent alors volontiers au sein de la famille. Ce phénomène s’observe partout où se trouvent réunies des conditions similaires : en Afrique, en Asie, en Sibérie et ailleurs. On en voit également des traces dans l’histoire, par exemple la francisation des Vikings en Normandie 12, la romanisation des Gaulois après la conquête par Jules César 13, l’adoption du grec comme langue de culture par l’ensemble du bassin méditerranéen dans l’Antiquité 14 ou, plus anciennement encore, lors de la néolithisation des chasseurs-cueilleurs du paléolithique qui ont progressivement abandonné leurs langues vasconnes 15 sous l’influence de populations agricoles qui parlaient des langues indo-européennes. Il s’agit là probablement d’un phénomène général, inconscient, de nature anthropologique, inscrit dans notre condition humaine : les parents veulent le bien de leurs enfants, et si l’adoption d’une autre langue semble prometteuse, alors ils agissent en conséquence. Le processus n’est pas entièrement harmonieux cependant. Il engendre aussi une certaine animosité face à la langue conquérante et aux gens qui la parlent. Ces derniers sont souvent prompts à pointer les accents et les barbarismes, éventuellement à s’en moquer 16 : les néo-locuteurs d’une langue se sentent alors rabaissés et humiliés, et leur soumission leur Il nous semble vraisemblable que l’attitude des Français face à l’anglais soit un transfert inconscient d’une disposition anthropologique à adopter une autre langue si elle semble pleine d’avenir, surtout pour les enfants. Mais si l’abandon d’une langue patrimoniale est une sorte de tragédie, contre laquelle il est d’ailleurs difficile de lutter, ses effets bénéfiques pour les néo-locuteurs peuvent être considérables. L’économie de la Gaule s’est fortement développée après la conquête romaine, et les Alsaciens n’ont pas souffert économiquement de leur francisation. La perte d’universalité d’une langue ne génère en revanche aucun avantage. Au contraire, ramener le français à un statut purement national se décline essentiellement en pertes. Nous les avons listées plus haut, nous n’y revenons pas. L’anglicisation de la recherche et de l’enseignement supérieur ne menace pas les langues patrimoniales : ce sont les langues nationales qui leur portent tort, parmi lesquelles également l’anglais, par exemple en 36 Langue de la République grief 2018 n° 5 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) pèse. Il s’ensuit une attitude ambivalente, faite d’admiration et de ressentiment. Une réaction peut alors s’installer si les conditions sociales et économiques s’y prêtent, et elle peut prendre une tournure revendicative, parfois violente. L’hostilité peut perdurer même après l’abandon de la langue patrimoniale : les Écossais par exemple restent hostiles aux Anglais alors même que le gaélique n’est plus guère parlé et que leur langue est une variété d’anglais où les langues patrimoniales ne subsistent qu’à l’état de traces lexicales. Elle s’en distingue cependant, peutêtre par esprit de revanche, par une phonologie déroutante pour un locuteur de l’anglais qui n’y est pas habitué. Il nous semble que l’on comprend mieux, à la lumière de ces exemples, l’attitude ambivalente des Français face à l’anglais. Les apprenants pensent qu’il est de leur intérêt bien compris de le maîtriser (c’est en tout cas ce que dit leur milieu), mais comme ils se sentent forcés de l’apprendre, ils résistent. D’ailleurs, dans notre université, nous avons constaté que le niveau des étudiants qui choisissent l’allemand ou l’espagnol est bien meilleur que celui de ceux qui ont appris l’anglais pour obéir à l’injonction sociétale. On embrasse l’usage de l’anglais, mais on ne fait pas d’efforts particuliers pour le maîtriser. Quant au manque d’intérêt des Français pour les langues en général, il est lié au passé impérial de notre pays. Les locuteurs du centre d’un empire trouvent normal que les autres peuples apprennent leur langue sans qu’eux-mêmes se sentent obligés d’apprendre les leurs. C’est pourquoi les anglophones, au centre de l’empire américain, se désintéressent des autres langues. La France a perdu son empire, mais les habitudes demeurent. Et comme elle se situe dorénavant à la périphérie d’un autre empire, elle fait ce que font les peuples périphériques : elle apprend la langue du centre et néglige les autres. grief 2018 n° 5 Pierre Frath 37 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Afrique anglophone. Les langues nationales ne sont pas non plus menacées 17. Elles sont solidement implantées dans leurs frontières et enseignées sur tout leur territoire. L’anglicisation n’est un danger que pour l’universalité de la poignée de langues nationales en mesure de dire toute la modernité, parmi lesquelles le français. Dès lors, que faire ? Il faudrait tout d’abord une prise de conscience des conséquences d’une perte d’universalité du français. Il faut ensuite agir pour le maintien du français à l’université et dans la recherche. Les enseignements doivent être assurés en français, même si d’autres langues peuvent aussi être ponctuellement utilisées. Le français ne doit pas être exclu des colloques, comme c’est souvent le cas en France, et il doit rester (ou redevenir) la langue des projets de recherche. Il faudrait surtout mettre fin au tout anglais dans les publications scientifiques et développer l’usage scientifique du français et d’autres langues 18. Cependant, la science a besoin d’une lingua franca, et l’anglais joue bien ce rôle. Il faut donc l’enseigner à l’université, et bien l’enseigner, c’est-à-dire y mettre les moyens, et éventuellement améliorer les structures pédagogiques de son apprentissage. Ce n’est pas le lieu ici d’en dire plus à ce sujet. Les langues patrimoniales et les langues nationales non universelles ne sauraient être des alliées du français contre l’anglicisation de la recherche et de l’enseignement supérieur, qui ne les menace en aucune façon. L’anglais est la langue de la culture dans beaucoup de pays, souvent de longue date. Ils ne voient pas toujours d’un bon œil les efforts en faveur du français et d’autres langues, qui, s’ils étaient couronnés de succès, affaibliraient le rôle de l’anglais. Pour défendre le français, il faudrait agir de manière concertée avec les autres langues dont l’universalité est menacée, à commencer par l’allemand et l’italien. Si le français restait la seule langue universelle face à l’anglais, ses jours seraient de toute façon comptés. Il faut donc que les pays où l’on parle des langues universelles conviennent d’une politique commune afin que les étudiants soient incités à les apprendre pour avoir accès à d’autres traditions scientifiques que les anglo-saxonnes, intéressantes certes, mais pas uniques. La solution est au fond dans le développement volontariste du plurilinguisme, tant à l’école qu’à l’université. © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) 1 Par exemple, le rapport final de l’étude intitulée « First European Survey on Language Competences », avril 2012, en ligne : ec.europa.eu/dgs/education_ culture/repository/languages/policy/strategic-framework/documents/languagesurvey-final-report_en.pdf (consulté en sept. 2018). 2 Pour une étude et une bibliographie, voir P. Frath, « Évaluation des étudiants non spécialistes en langues à l’aide du CECRL », Les langues modernes, no 1/2012 (sous la dir. de M. Valentin-Foucard et P. Frath), p. 56-64. 3 Sauf en Alsace, où l’apprentissage de l’allemand en première langue se maintient. 4 Voir par exemple M. Candelier, « L’apprentissage précoce d’une langue étrangère », 2015, etudier.com. 5 Étant locuteur natif de l’alsacien, une langue patrimoniale, je ferai dans ce texte quelques références au cas de cette langue. 6 Contrairement à ce qui a été publié dans les médias, cette loi a renforcé la loi Toubon de 1994 ; malheureusement, le ministère de l’Enseignement supérieur ne la fait pas appliquer. 7 L. Lafforgue, « Le français, au service des sciences », Pour la science, no 329, mars 2005. 8 Id., « Le français, au service des sciences », dans P. Frath et J.C. Herreras (eds), Plurilinguisme et créativité scientifique, Vincennes, Observatoire européen du plurilinguisme, The BookEdition.com, 2016, p. 19-21. 9 Voir P. Frath, « There is no recursion in language », dans F. Lowenthal et L. Lefebvre (eds), Language and Recursion, Berlin, Springer, 2014, p. 181-191. 10 Pour une étude critique, voir par exemple M. Gazzola, « The linguistic implications of academic performance indicators. General trends and case study », International Journal of the Sociology of Language, no 216, 2012, p. 131-156 ; Id., « Les classements des universités et les indicateurs bibliométriques. Quels effets sur le multilinguisme dans l’enseignement et la recherche ? », dans F. Le Lièvre et al. (eds), Langues et cultures dans l’internationalisation de l’enseignement supérieur au XXIe siècle. (Re)penser les politiques linguistiques : anglais et plurilinguisme, Berne, Peter Lang, 2017, p. 131-159. 11 Voir par exemple C. Truchot, « L’enseignement en anglais abaisse le niveau des formations », La Recherche, no 453, 2011, p. 82 ; P. Kelly, A. Pelli-Ehrensperger et P. Studer, Mehrsprachigkeit an universitären Bildungsinstitutionen. Arbeitssprache im Hochschulfachunterricht, ISBB Working Papers, ZHAW Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften, 2009 ; B. Cabau, « Échos nordiques : l’anglais dans l’enseignement supérieur », Les langues modernes, no 1/2014 (sous la dir. de P. Frath), p. 60-66. 12 Ils étaient entièrement francophones lorsque Guillaume le Conquérant battit le roi Harold à Hastings en 1066. 13 L’historien romain Tacite, né en 55 apr. J.-C., était d’origine gauloise, de même que son mentor et beau-père, Agricola. Rome faisait montre d’une grande capacité à intégrer des latinophones non romains. 14 Le Nouveau Testament fut écrit en grec, et non en araméen, la langue de Jésus et des apôtres. 15 C’est du moins une théorie défendue par le linguiste allemand Theo Vennemann, « Grundfragen der Ortsnamenforschung, dargestellt an den Beispielen Ebersberg und Yssingeaux sowie weiteren bayerischen und europäischen örtlichkeitsnamen », Land um den Ebersberger Forst : Beiträge zur Geschichte und Kultur (Jahrbuch des Historischen Vereins für den Landkreis Ebersberg 2, 1999), Neukeferloh-Munich, Lutz Garnies, p. 8-28 ; repris dans Europa Vasconica - Europa Semitica, éd. par P. Noel Aziz Hanna, Berlin [u.a.], 2003, chap. 26, p. 820-855. 38 Langue de la République grief 2018 n° 5 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) Notes © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) grief 2018 n° 5 Pierre Frath 39 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 18/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 3.91.191.38) 16 Le mépris pour les dominés est très courant. Tacite raconte qu’en Narbonnaise « les anciens soldats s’assemblaient en collèges et formaient au milieu des villes gauloises une société à part, une sorte d’aristocratie populaire, accablant d’insolence ou d’avanies les indigènes et le commun peuple » (Tacite, Annales, XIV, 31). Les Alsaciens parlant le français avec un accent se faisaient souvent traiter de « chleus », de « schpountz » ou de « schmitts ». 17 Un mot ici sur les emprunts. Ils ne constituent pas une menace pour une langue, au contraire, ils sont un signe de vitalité : il n’y a que les langues mortes qui n’empruntent pas. Cependant, ils sont souvent inutiles et ils sont alors irritants parce que l’on y perçoit le conformisme et le snobisme de ceux qui veulent les imposer à la langue commune. 18 L’Agence universitaire de la francophonie (AUF) publie ou soutient des ouvrages et des collections dans de nombreux domaines scientifiques. C’est un exemple de ce qu’il faudrait faire à grande échelle (auf.org).