Langues et connaissances
L’impact de l’anglicisation de la recherche et de l’enseignement
supérieur
Pierre Frath
Dans Grief 2018/1 (N° 5),
5) pages 25 à 39
Éditions Éditions de l'EHESS
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ISSN 2275-1599
ISBN 9782247179879
DOI 10.3917/grief.181.0025
Langue de la République
Langues et connaissances
L’impact de l’anglicisation de la recherche
et de l’enseignement supérieur
par Pierre Frath
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L
e français est encore la langue de la République, il n’y a pas
de doute à ce sujet. Pourtant, l’usage de l’anglais s’étend dans
de nombreux domaines, à la fois dans la culture populaire
(chansons, publicités, manifestations culturelles et sportives, loisirs, etc.), dans l’économie (il n’y a qu’à voir les organigrammes des
grandes banques, par exemple, entièrement en anglais), dans la culture
de l’élite intellectuelle (une émission de France Culture diffusée le
16 décembre 2017 a comporté de nombreux et assez longs passages en
version originale d’un film d’Alfred Hitchcock, Rebecca, comme s’il était
naturel que l’auditeur moyen possède une maîtrise suffisante de l’anglais
pour les comprendre), et jusque dans la recherche et l’enseignement
supérieur (l’anglicisation des masters avance à grands pas). Ces multiples
usages donnent à croire que l’anglais fait dorénavant partie intégrante de
la culture de l’« honnête homme » du XXIe siècle.
Pourtant, si l’on en croit les diverses études européennes effectuées
ces dernières années 1, la connaissance de l’anglais par nos concitoyens,
et celle des autres langues d’ailleurs aussi, est très superficielle. Ce fait
est confirmé par des évaluations à l’université qui ont révélé qu’environ
80 % des étudiants de première année sont de niveau A2 (débutant) à B1
(intermédiaire) sur l’échelle du Cadre européen commun de référence
pour les langues 2. Comme les résultats au niveau du master sont du
même ordre, on peut penser que les étudiants ne progressent guère
durant leurs études. Il est à craindre que, dans le public en général, la
maîtrise des langues soit encore bien plus faible que dans la population
estudiantine.
L’anglicisation de notre pays semble ainsi assez lointaine. Cependant,
il y a encore deux ou trois décennies, l’anglais n’était pas nécessairement
la première langue vivante (LV1) apprise à l’école ; l’allemand, l’italien,
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l’espagnol et d’autres langues avaient leur place. Dorénavant, l’anglais est
LV1 presque partout, et si une autre langue est enseignée en LV1, c’est
généralement en compagnie de l’anglais dans des classes bilangues 3. Peu
de parents d’élèves accepteraient que leurs enfants n’apprennent pas du
tout l’anglais à l’école, alors que c’était souvent le cas autrefois. Ils sont
en outre partisans d’un enseignement précoce de l’anglais, dès le primaire, parce que, pensent-ils, cela augmentera les chances de leurs
enfants de bien apprendre cette langue. L’Éducation nationale a répondu
à cette demande, mais sans investir suffisamment dans la formation des
maîtres, et la plupart des spécialistes admettent que l’enseignement précoce est inefficace 4. Les étudiants arrivent ainsi à l’université avec sept
années d’apprentissage de l’anglais derrière eux au moins, et davantage
s’ils ont commencé dans le primaire.
Comme s’est répandue l’idée que, sans la maîtrise de la langue anglaise,
il est très difficile de faire une bonne carrière, on peut prévoir l’apparition
dans les années à venir d’une demande d’enseignement bilingue
français-anglais qui augmentera l’exposition des élèves à la langue
anglaise dans un cadre plus large que les seuls cours de langue. D’ailleurs,
il existe déjà des écoles privées qui proposent de tels cursus, mais elles
sont hors de portée de la majorité des citoyens. Les universités, quant à
elles, mettent en place des masters partiellement ou entièrement en
anglais avec, parmi les arguments avancés, l’idée que si les étudiants y
sont obligés, ils n’auront pas d’autre choix que de progresser. Les intéressés sont en accord avec ce raisonnement et ces formations sont généralement bien accueillies.
L’anglais bénéficie ainsi des privilèges du prestige et de la nécessité.
Dans ce cas, se demande peut-être le lecteur, pourquoi le niveau est-il si
faible ?
Le public a tendance à blâmer l’école, et tout particulièrement les
enseignants. Pourtant, ils sont dans l’ensemble bien formés, sérieux et
désireux d’obtenir des résultats avec leurs élèves. Leurs méthodes pédagogiques sont aussi bonnes que celles utilisées à l’étranger, et elles sont
en constante amélioration car elles bénéficient en continu d’avancées en
didactique des langues. Il y a un problème spécifiquement français quant
à l’évaluation, mais il ne concerne pas seulement les langues. Ce n’est pas
le lieu d’en dire plus ici.
L’acte pédagogique comprend trois partenaires : l’institution, les
élèves et les enseignants. Si ces derniers ne sont pas particulièrement en
cause, c’est qu’il y a d’autres facteurs en jeu. Pour ce qui est de l’institution, ses manquements sont nombreux : faiblesse de la rémunération des
enseignants et menaces sur leur statut, diminution des horaires hebdomadaires, classes surchargées, succession rapide de réformes pas souvent
judicieuses et dans l’ensemble faiblement ou pas du tout financées, etc.
Tout cela démoralise les enseignants et mine l’école, pas seulement dans
le domaine des langues. Le troisième partenaire, les élèves – et derrière
eux les parents et la société tout entière –, n’est pas habituellement l’objet de commentaires. Sa responsabilité se limite au respect de l’obligation
scolaire. Ce qui se passe en classe est du ressort de l’école elle-même,
pense-t-on, placée dans une sorte d’obligation de réussite. Pourtant certaines attitudes de la société vis-à-vis des langues, et en particulier de
l’anglais, sont sans doute responsables d’une partie des difficultés.
Pour tenter de les cerner, nous commencerons par classer les langues
en fonction de leurs rapports avec la connaissance et nous verrons que
l’anglicisation de l’enseignement supérieur et de la recherche pourrait
être lourde de conséquences pour notre pays et la francophonie. Puis
nous examinerons les facteurs anthropologiques qui pourraient expliquer l’attitude de nos concitoyens vis-à-vis de l’anglais, à la fois objet de
désir et de rejet, et vis-à-vis des langues en général. Pour finir, nous proposerons quelques voies qui pourraient permettre d’améliorer les choses
et de développer le plurilinguisme.
Une classification gnoséologique des langues
Dans cette section, nous procédons à une classification gnoséologique des langues, c’est-à-dire en fonction de leurs rapports avec la
connaissance.
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L’écrasante majorité des quelque six à sept mille langues encore
parlées dans le monde sont des langues patrimoniales, autrement dit
transmises par le milieu familial et la communauté locale. Chacune comprend de nombreuses variétés, plus ou moins mutuellement compréhensibles. C’est ainsi qu’en Alsace 5, une région où l’on parle une langue
patrimoniale, les variétés parlées dans les villages voisins sont bien comprises, mais un locuteur du nord de la région a beaucoup de mal à comprendre l’alsacien du Sud, et inversement.
La plupart des langues patrimoniales ne sont pas écrites, et lorsqu’elles
le sont, elles ne disposent pas souvent de l’appareil linguistique et pédagogique nécessaire à leur enseignement (dictionnaires, grammaires,
manuels, anthologies de textes, etc.). Pour construire un tel appareil, il
faut commencer par choisir une variété standard, ce qui ne va pas sans
problème : un Mulhousien rechignerait sans doute à accepter un éventuel
standard strasbourgeois, et inversement.
Les langues patrimoniales servent essentiellement dans la vie de tous
les jours. Elles disposent bien souvent d’un riche vocabulaire capable
d’exprimer les connaissances d’un passé agricole ou de chasseur-cueilleur,
mais qui se perd rapidement quand le mode de vie des populations
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Les langues patrimoniales
change. C’est pourquoi leurs locuteurs doivent nécessairement apprendre
une ou plusieurs autres langues pour accéder aux savoirs qui leur seront
nécessaires dans leur vie professionnelle.
Les langues nationales
La première langue qu’apprend un locuteur d’une langue patrimoniale est celle du pays où il habite, par exemple le français pour un Alsacien. Tous les pays disposent d’une ou plusieurs langues nationales, qui
se sont imposées au cours de l’histoire sur des territoires délimités par
des frontières politiques. Il peut s’agir de variétés locales, par exemple le
français en France à partir du Moyen Âge face aux autres langues d’oïl et
aux langues d’oc, ou d’une langue étrangère, comme le français en
Afrique francophone. Ces langues se sont standardisées et se sont dotées
de l’appareil linguistique et didactique nécessaire à leur apprentissage.
On peut estimer leur nombre à quelques centaines. Elles finissent par
avoir raison des langues patrimoniales, en grande partie parce que leurs
locuteurs les considèrent comme prestigieuses et qu’ils en ont besoin
dans leur vie professionnelle. C’est ainsi que les langues régionales ont
quasiment disparu en Europe et ailleurs. Les langues nationales sont utilisées à l’école, et sont ainsi en mesure d’exprimer les connaissances des
locuteurs dans la vie moderne, le commerce, l’industrie, les médias, etc.
Elles sont également le véhicule de la littérature et de la culture, mais elles
ne sont pas toutes utilisées dans les sciences.
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Celles qui le sont donnent à leurs locuteurs la capacité d’exprimer
toutes les connaissances de la modernité. Nous les qualifions ici d’universelles ; il s’agit de l’anglais, du français, de l’allemand, de l’italien, du russe
et de quelques autres, probablement pas plus d’une vingtaine. Les locuteurs de langues nationales non universelles, par exemple les Finlandais,
doivent apprendre une de ces langues s’ils veulent penser toute la modernité et y participer. En Finlande, ce fut d’abord le suédois qui joua ce rôle,
puis l’allemand, et c’est maintenant l’anglais. Les langues universelles les
plus répandues sont celles des pays européens où la science s’est développée à partir du Moyen Âge. Elles ont remplacé le latin, la lingua franca
des connaissances de l’époque, ainsi que les autres langues de culture
apprises par les clercs médiévaux : le grec, l’arabe et l’hébreu.
Anglicisation et perte d’universalité
Le français est donc une de ces langues universelles qui permet à
ses locuteurs, rare privilège, de penser et dire toutes les connaissances
de la modernité. Mais son universalité est désormais menacée par
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Les langues universelles
l’anglicisation de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le suédois
l’a déjà perdue au profit de l’anglais, et le processus est en cours en ce
qui concerne le néerlandais, l’italien, l’allemand, et d’autres langues
jusqu’ici universelles.
L’anglicisation s’appuie sur quelques arguments recevables, que nous
donnons ci-dessous, mais lorsqu’elle sera achevée, elle se déclinera pour
nous avant tout en termes de pertes : pertes de terminologies, de domaines,
de mémoire, de créativité, de qualité, d’indépendance, d’influence.
Effets bénéfiques de l’usage de l’anglais
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Préparation des étudiants à une carrière en anglais
Un autre argument acceptable est le désir des enseignants de bien
préparer les étudiants à leur carrière future, qui se fera en partie en
anglais. Ils décident alors d’introduire des cours en anglais dans le cursus
des étudiants, soit en les assurant eux-mêmes, soit en recrutant des chargés de cours anglophones, soit en organisant des cycles de conférences
en anglais, animées par des spécialistes anglophones de leurs domaines.
Jusque-là, c’est satisfaisant dans la mesure où tous les enseignements ne
se font pas systématiquement en anglais. Mais de plus en plus souvent,
les universités ont tendance à créer des cursus entièrement en anglais.
Or ces pratiques n’ont pas de base légale, ainsi que la loi Fioraso l’a réaffirmé en 2013 6.
Meilleurs contacts avec l’étranger grâce à la lingua franca
Les collaborations et les échanges internationaux sont certainement facilités par l’usage d’une lingua franca. Sans une langue commune,
on ne pourrait pas inviter tel ou tel spécialiste étranger non francophone
pour des conférences ou des cours. Inversement, sans la maîtrise de
l’anglais, les spécialistes français seraient confinés à la sphère francophone. Mais on ne voit pas pourquoi l’usage d’une lingua franca implique
l’abandon de la langue du pays.
L’accès aux publications facilité par l’usage d’une lingua franca
L’accès aux publications du monde entier est certainement facilité
par l’usage de l’anglais lingua franca. Un article publié en chinois par
exemple a peu de chance de parvenir à l’attention des chercheurs non
sinophones. Pour que cela arrive, il faut le traduire, ce qui représente des
coûts et du temps. L’anglais est alors bien pratique.
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Sauvetage de masters très spécialisés
Parmi les bonnes raisons d’angliciser un cursus, on peut mentionner
le maintien ou la création de masters très spécialisés dont les effectifs
francophones seraient trop restreints et qui peuvent être sauvés ou créés
grâce à l’anglicisation. Il faut noter qu’ils sont peu nombreux dans ce cas.
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Autres arguments avancés, mais sans fondement
Espoir d’une visibilité accrue des universités françaises
On avance souvent l’espoir d’une visibilité accrue des universités
après anglicisation, mais cet avantage sera perdu quand elles seront
toutes anglicisées. Elles seront alors toutes sur le même modèle, et les
universités des pays anglophones se maintiendront aisément à la tête
des classements internationaux. Celles qui parviendront à les égaler
seront celles qui auront si bien imité leur modèle qu’elles ne s’en distingueront plus. La France et les pays francophones doivent au contraire
continuer de proposer des enseignements et une recherche originale en
français, surtout dans les sciences humaines, qui auront alors toutes les
chances d’être très recherchés.
La prétendue manne des étudiants étrangers
On affiche souvent le désir de profiter de la « manne » des étudiants
étrangers, en oubliant qu’il y en a déjà deux cent cinquante mille qui
étudient en français dans les universités françaises, ce qui place notre
pays au troisième ou au quatrième rang dans le monde pour l’accueil
d’étudiants étrangers, et au premier rang pour l’accueil dans une autre
langue que l’anglais. Ces étudiants n’auront plus de raison d’étudier en
France lorsque l’université sera entièrement anglicisée.
Usage prétendument incontournable de l’anglais dans un environnement multilingue
Un autre argument avancé pour l’anglicisation est celui de l’impossibilité d’enseigner dans la langue locale parce que les étudiants viennent
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Mais pourquoi publier seulement en anglais ? Dans la plupart des
domaines, le chercheur non natif est quasiment obligé de publier en
anglais parce que la plupart des revues sont dans cette langue. Son
expression aura toutes les chances d’être moins bonne que dans sa
langue maternelle, ce qui constitue un handicap à la diffusion de l’article. Pourquoi ne pas laisser les chercheurs publier dans leur langue, ce
qui leur permettrait de développer l’argumentation dans toute sa finesse,
et ne publier en anglais que dans un second temps, en particulier dans
des revues indépendantes des instances anglo-saxonnes, par exemple
européennes ? Les anglophones seraient pour le coup incités à lire en
langues étrangères lorsqu’ils estiment que telle ou telle tradition non
anglophone leur apporterait un point de vue enrichissant leurs propres
recherches. Dans la situation actuelle, ils lisent très peu en langue étrangère ; de plus, ils négligent souvent les travaux écrits en anglais par des
non-natifs, en partie parce que la qualité de l’anglais n’est pas forcément
optimale, en partie parce qu’ils ne connaissent les problématiques que
du point de vue anglophone, en partie aussi, disons-le, en raison d’un
certain sentiment de supériorité, alimenté par leur monoglossie et
l’hégémonie de leur langue.
des quatre coins du monde et que l’anglais est leur seule langue commune. Il faut noter qu’en France ce n’est vrai qu’à la marge, et essentiellement dans certaines grandes écoles positionnées sur le marché
international non francophone. L’argument est en revanche valable dans
d’autres pays, qui offrent des formations en anglais depuis la mise en
place de ce que l’on a appelé le processus de Bologne, au terme duquel
les diplômes européens sont reconnus dans tous les pays. Ce processus
visait à développer le plurilinguisme parmi les étudiants en leur permettant d’étudier dans différentes langues, et notamment la langue des pays
d’accueil. La domination de l’anglais dans les cursus européens a provoqué l’inverse de ce qui était espéré : sachant que les universités européennes offrent essentiellement des formations en anglais, les étudiants
ont cessé de s’intéresser aux autres langues, et ils déterminent dorénavant leurs choix en termes de rapport qualité/prix, et non par intérêt
pour la langue et la culture de tel ou tel pays.
Pertes liées à l’anglicisation
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Perte de terminologies et de domaines
Il y a tout d’abord la perte la plus évidente, celle des terminologies
techniques et scientifiques. Les étudiants apprendront les terminologies
anglaises et, même s’ils les connaissent encore en français, ils ne les utiliseront plus. Une telle évolution produit à l’horizon d’une ou deux générations ce que l’on appelle des pertes de domaines : les spécialistes des
disciplines anglicisées ne seront plus capables de communiquer entre
eux dans leur langue maternelle, qui aura de fait perdu ces domaines.
Perte de mémoire et de créativité
Les étudiants anglicisés abandonneront les bibliographies en français parce qu’elles seront vite obsolètes. Du coup, ils perdront aussi leurs
propres traditions, et pourtant, même dans les sciences dites exactes et
les mathématiques, les approches et les méthodologies varient souvent
considérablement d’une langue à l’autre. Voici ce que dit Laurent Lafforgue, mathématicien français, lauréat de la médaille Fields :
Les mathématiques sont quasiment la seule science où, en France,
les chercheurs continuent à publier couramment leurs travaux dans
notre langue. On a coutume de dire que c’est parce que l’école
mathématique française occupe dans le monde une position exceptionnellement forte qu’elle peut préserver cet usage. Je suis persuadé
que la relation de cause à effet est inverse ; c’est dans la mesure où
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L’anglicisation de la recherche et de l’enseignement, si elle présente
quelques avantages, tous liés à l’usage de l’anglais comme lingua franca,
privera notre langue de son universalité : nous ne pourrons plus dire et
penser la modernité autrement qu’en anglais.
l’école mathématique française reste attachée au français qu’elle
conserve son originalité et sa force. A contrario, les faiblesses de la
France dans certaines disciplines scientifiques pourraient être liées
au délaissement linguistique 7.
La créativité scientifique est enracinée dans la culture, dans toutes
ses dimensions – linguistique et littéraire, philosophique, religieuse
même 8.
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Domination
L’anglicisation renforcera la domination de la pensée américaine.
Elle provoquera un abandon des traditions locales au profit de travaux
américains pas forcément meilleurs. En Allemagne, une longue tradition
d’études linguistiques diachroniques a produit des résultats fascinants en
étymologie et en histoire des langues. Elle a été largement abandonnée
au profit d’une linguistique internationale d’inspiration américaine, très
banale, construite sur des hypothèses réductionnistes non formulées car
déterminées par la culture, et donc inconscientes 9. Dans les domaines
anglicisés, les problématiques et les méthodologies sont vues sous un
angle américain, et certains présupposés culturels discutables mais non
discutés s’installent alors tout naturellement dans les esprits urbi et orbi,
par le truchement de la langue anglaise.
La domination américaine est renforcée par le Science Citation Index
(SCI) et l’Impact Factor (IF), deux indicateurs bibliométriques tout à fait
abusifs mais très suivis 10. Ils ont été créés en 1964, et ils sont à présent
détenus par Clarivate Analytics, une entreprise privée qui se rémunère
en vendant l’accès à ses bases de données. Le SCI est un indice de citation
qui indique le nombre de fois qu’un chercheur a été cité dans les revues
scientifiques, ce qui est censé refléter son influence et sa notoriété individuelle. Mais la mesure ne dit pas si les travaux cités l’ont été parce qu’ils
sont effectivement une source d’inspiration ou bien pour être critiqués.
Par ailleurs, les trucages sont faciles à réaliser grâce à des citation clubs,
dont les membres se mettent d’accord pour se citer les uns les autres,
souvent sans raison. Le SCI prend très peu en compte les publications
qui ne sont pas en anglais, ce qui est un puissant moteur de l’anglicisation. Quant à l’IF, il se veut une mesure de la valeur des revues scientifiques, qui croît avec le nombre de chercheurs à SCI élevé qu’elle publie.
Les revues sont ainsi incitées à privilégier les auteurs bien installés au
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Il est possible d’acquérir des connaissances dans une langue étrangère
simplifiée telle la variété d’anglais utilisée pour la communication internationale ; il est également possible de les utiliser professionnellement ;
en revanche, il sera difficile d’en créer de nouvelles, car elles seront coupées de la puissance métaphorique de la langue ordinaire et de ses nombreuses passerelles sémantiques et étymologiques.
détriment de chercheurs originaux au SCI plus faible, qui sont pourtant
les porteurs éventuels d’idées nouvelles.
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Perte d’influence de la France et fin de la francophonie
L’anglicisation aura pour résultat la disparition d’une partie importante de la production intellectuelle spécifique à la France. Dès lors, pour
quelle raison les étrangers en apprendraient-ils la langue ? Une des motivations de cet apprentissage est très certainement son rayonnement
culturel et, son corollaire, les études en France. Les universités françaises
perdront alors une grande partie des quelque deux cent cinquante mille
étudiants étrangers qui y étudient en français, sans être sûres d’attirer un
nombre équivalent d’anglophones, qui y réfléchiront à deux fois avant
de choisir une pâle copie du modèle américain. Par ailleurs, si le français
perd son universalité, les francophones étrangers, par exemple en
Afrique, n’auront d’autre choix que de passer à l’anglais pour leurs études
supérieures, ce qui mènera à terme à l’abandon du français. Ce sera la fin
de la francophonie.
Et si le nombre de locuteurs étrangers du français baisse, la position
géopolitique de la France sera affaiblie, et à terme ramenée au niveau
de celle de pays dont les langues et les cultures, pour belles et intéressantes qu’elles soient, sont peu connues en dehors de leurs frontières
et ne leur procurent aucun rayonnement ni aucune influence sur la
marche du monde.
Anglais lingua franca versus anglicisation
En conclusion, on peut dire que les avantages liés à l’usage de
l’anglais dans la recherche et l’enseignement supérieur proviennent de
son rôle de lingua franca ; tous les inconvénients sont causés par une
surenchère qui n’a pas lieu d’être, celle qui vise à remplacer la langue
locale par l’anglais. Publier en anglais, d’accord, mais pourquoi seulement
en anglais ? Enseigner en anglais, d’accord, mais pourquoi seulement en
anglais, comme le font nombre de pays au niveau du master ? Le fait est
que l’on pourrait bénéficier des avantages de la lingua franca sans en
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Baisse du niveau d’enseignement
Toutes les études ont montré que l’anglicisation des formations
provoque une baisse de leur niveau 11. Dans notre pays, on comprend
aisément pourquoi : les enseignants français sont en moyenne de niveau
intermédiaire en anglais, c’est-à-dire B1 ou B2 sur l’échelle du Cadre
européen commun de référence pour les langues, et ils s’adressent à des
étudiants dont le niveau oscille le plus souvent entre A2 et B1. Aux difficultés d’enseignement des uns s’ajoutent les difficultés d’apprentissage
des autres, et on peut légitimement s’interroger sur la valeur d’un enseignement dans un niveau de langue aussi bas.
subir les inconvénients. Si les Européens ne s’organisent pas en conséquence, c’est qu’il y a d’autres facteurs en jeu, que nous allons essayer de
comprendre dans la section suivante en étudiant le phénomène d’un
point de vue anthropologique.
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Face à cette avalanche d’effets négatifs, le lecteur se demande peutêtre pourquoi il n’est pas mis un terme à l’anglicisation de la recherche
et de l’enseignement supérieur. Les responsables sont-ils donc des moutons de Panurge qui courent à leur perte, et à la nôtre, dans l’inconscience
générale ?
Le conformisme et l’air du temps sont certainement des facteurs, surtout lorsque les changements proposés se parent des oripeaux de la
modernité et de l’originalité, valeurs habituellement associées à l’anglicisation. Il y a aussi, très certainement, des intérêts personnels en jeu :
lorsqu’un laboratoire s’anglicise, on peut parfois repérer une prise de
pouvoir par des chercheurs anglicisés qui utilisent leur maîtrise de
l’anglais pour s’imposer. Mais ce sont là plutôt les formes que prend le
processus, pas sa cause en elle-même.
On peut tenter de la comprendre en examinant l’attitude de ces milliards de locuteurs natifs de langues patrimoniales qui apprennent leur
langue nationale à l’école. Ce processus n’est plus très visible en Europe,
où les langues nationales ont largement remplacé les langues patrimoniales en tant que langues maternelles. S’il faut en juger d’après
l’exemple alsacien, l’abandon d’une langue et son remplacement par une
autre s’étendent sur environ un siècle. À la fin de la première guerre
mondiale, tous les Alsaciens étaient locuteurs de leur langue patrimoniale et de l’allemand, la langue nationale de l’Empire allemand enseignée à l’école. Une partie de la bourgeoisie et des classes moyennes avait
conservé une tradition familiale d’apprentissage du français, plus pour
des raisons d’attachement à la France que pour s’en servir réellement
avec le reste de la population. Entre les deux guerres, on enseignait en
allemand et en français à parts égales dans les écoles, et c’est ainsi que
le peuple dans son ensemble a commencé à être exposé à la langue française. La bourgeoisie s’est mise à utiliser le français comme langue de
distinction, dans le sens bourdieusien du terme, pour marquer sa différence et affirmer sa supériorité culturelle. L’accès aux emplois bien
rémunérés devint difficile pour les Alsaciens qui ne maîtrisaient pas le
français, et c’est ainsi que son apprentissage se valorisa socialement.
Après la seconde guerre mondiale, les Alsaciens ont voulu se distancier
de la barbarie nazie et ils n’ont guère protesté lorsque la République a
supprimé les enseignements en allemand et que la langue de Goethe n’a
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Facteurs anthropologiques dans l’anglicisation
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plus été considérée que comme une langue vivante parmi d’autres,
apprise à partir de la sixième.
Notre génération a ainsi été éduquée en français et, à la fin de nos
études, il nous était devenu impossible de parler de nos connaissances
ni en alsacien ni en allemand. Le français était devenu notre langue
quotidienne, et c’est elle que nous avons transmise à nos enfants. Au
début du processus, lorsque l’alsacien était encore la langue des familles,
de la rue et du commerce, et que l’allemand était encore la langue de
l’écrit (ma grand-mère écrivait en allemand), les locuteurs maîtrisant
bien le français affichaient volontiers une certaine supériorité, qui alimentait en retour un certain mépris pour une langue pauvre et rétrograde proche de celle de l’ennemi de l’autre côté du Rhin. Sa disparition
rapide était souhaitée par beaucoup d’Alsaciens. Trente ans plus tard,
lorsqu’il devint évident que l’alsacien était moribond, il fut paré de
toutes les vertus. Les noms des rues et des villes furent transcrits en
alsacien, et toute une folklorisation de la langue et de la culture s’est
mise en place. On commença à pointer les responsabilités, tout à fait
réelles, de l’État jacobin dans son affaiblissement, et une littérature victimaire s’est développée – en français, omettant de mentionner le fait
que les Alsaciens avaient accepté le changement de langue, et que certains l’avaient même souhaité.
Pour résumer, lors d’un contact inégalitaire entre une langue patrimoniale non enseignée et une langue de prestige portant la promesse d’un
avenir meilleur, les parents font en sorte que leurs enfants apprennent
cette nouvelle langue à l’école et ils l’utilisent alors volontiers au sein de
la famille. Ce phénomène s’observe partout où se trouvent réunies des
conditions similaires : en Afrique, en Asie, en Sibérie et ailleurs. On en
voit également des traces dans l’histoire, par exemple la francisation des
Vikings en Normandie 12, la romanisation des Gaulois après la conquête
par Jules César 13, l’adoption du grec comme langue de culture par l’ensemble du bassin méditerranéen dans l’Antiquité 14 ou, plus anciennement encore, lors de la néolithisation des chasseurs-cueilleurs du
paléolithique qui ont progressivement abandonné leurs langues
vasconnes 15 sous l’influence de populations agricoles qui parlaient des
langues indo-européennes.
Il s’agit là probablement d’un phénomène général, inconscient, de
nature anthropologique, inscrit dans notre condition humaine : les
parents veulent le bien de leurs enfants, et si l’adoption d’une autre
langue semble prometteuse, alors ils agissent en conséquence.
Le processus n’est pas entièrement harmonieux cependant. Il engendre
aussi une certaine animosité face à la langue conquérante et aux gens qui
la parlent. Ces derniers sont souvent prompts à pointer les accents et les
barbarismes, éventuellement à s’en moquer 16 : les néo-locuteurs d’une
langue se sentent alors rabaissés et humiliés, et leur soumission leur
Il nous semble vraisemblable que l’attitude des Français face à
l’anglais soit un transfert inconscient d’une disposition anthropologique
à adopter une autre langue si elle semble pleine d’avenir, surtout pour les
enfants. Mais si l’abandon d’une langue patrimoniale est une sorte de
tragédie, contre laquelle il est d’ailleurs difficile de lutter, ses effets bénéfiques pour les néo-locuteurs peuvent être considérables. L’économie de
la Gaule s’est fortement développée après la conquête romaine, et les
Alsaciens n’ont pas souffert économiquement de leur francisation. La
perte d’universalité d’une langue ne génère en revanche aucun avantage.
Au contraire, ramener le français à un statut purement national se
décline essentiellement en pertes. Nous les avons listées plus haut, nous
n’y revenons pas.
L’anglicisation de la recherche et de l’enseignement supérieur ne
menace pas les langues patrimoniales : ce sont les langues nationales qui
leur portent tort, parmi lesquelles également l’anglais, par exemple en
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pèse. Il s’ensuit une attitude ambivalente, faite d’admiration et de ressentiment. Une réaction peut alors s’installer si les conditions sociales et
économiques s’y prêtent, et elle peut prendre une tournure revendicative, parfois violente. L’hostilité peut perdurer même après l’abandon de
la langue patrimoniale : les Écossais par exemple restent hostiles aux
Anglais alors même que le gaélique n’est plus guère parlé et que leur
langue est une variété d’anglais où les langues patrimoniales ne subsistent qu’à l’état de traces lexicales. Elle s’en distingue cependant, peutêtre par esprit de revanche, par une phonologie déroutante pour un
locuteur de l’anglais qui n’y est pas habitué.
Il nous semble que l’on comprend mieux, à la lumière de ces exemples,
l’attitude ambivalente des Français face à l’anglais. Les apprenants
pensent qu’il est de leur intérêt bien compris de le maîtriser (c’est en tout
cas ce que dit leur milieu), mais comme ils se sentent forcés de l’apprendre, ils résistent. D’ailleurs, dans notre université, nous avons
constaté que le niveau des étudiants qui choisissent l’allemand ou l’espagnol est bien meilleur que celui de ceux qui ont appris l’anglais pour
obéir à l’injonction sociétale. On embrasse l’usage de l’anglais, mais on
ne fait pas d’efforts particuliers pour le maîtriser.
Quant au manque d’intérêt des Français pour les langues en général,
il est lié au passé impérial de notre pays. Les locuteurs du centre d’un
empire trouvent normal que les autres peuples apprennent leur langue
sans qu’eux-mêmes se sentent obligés d’apprendre les leurs. C’est pourquoi les anglophones, au centre de l’empire américain, se désintéressent
des autres langues. La France a perdu son empire, mais les habitudes
demeurent. Et comme elle se situe dorénavant à la périphérie d’un autre
empire, elle fait ce que font les peuples périphériques : elle apprend la
langue du centre et néglige les autres.
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Afrique anglophone. Les langues nationales ne sont pas non plus menacées 17. Elles sont solidement implantées dans leurs frontières et enseignées sur tout leur territoire. L’anglicisation n’est un danger que pour
l’universalité de la poignée de langues nationales en mesure de dire toute
la modernité, parmi lesquelles le français.
Dès lors, que faire ? Il faudrait tout d’abord une prise de conscience
des conséquences d’une perte d’universalité du français. Il faut ensuite
agir pour le maintien du français à l’université et dans la recherche. Les
enseignements doivent être assurés en français, même si d’autres langues
peuvent aussi être ponctuellement utilisées. Le français ne doit pas être
exclu des colloques, comme c’est souvent le cas en France, et il doit rester
(ou redevenir) la langue des projets de recherche. Il faudrait surtout
mettre fin au tout anglais dans les publications scientifiques et développer l’usage scientifique du français et d’autres langues 18.
Cependant, la science a besoin d’une lingua franca, et l’anglais joue
bien ce rôle. Il faut donc l’enseigner à l’université, et bien l’enseigner,
c’est-à-dire y mettre les moyens, et éventuellement améliorer les structures pédagogiques de son apprentissage. Ce n’est pas le lieu ici d’en dire
plus à ce sujet.
Les langues patrimoniales et les langues nationales non universelles
ne sauraient être des alliées du français contre l’anglicisation de la
recherche et de l’enseignement supérieur, qui ne les menace en aucune
façon. L’anglais est la langue de la culture dans beaucoup de pays, souvent de longue date. Ils ne voient pas toujours d’un bon œil les efforts
en faveur du français et d’autres langues, qui, s’ils étaient couronnés de
succès, affaibliraient le rôle de l’anglais.
Pour défendre le français, il faudrait agir de manière concertée avec les
autres langues dont l’universalité est menacée, à commencer par l’allemand et l’italien. Si le français restait la seule langue universelle face à
l’anglais, ses jours seraient de toute façon comptés. Il faut donc que les
pays où l’on parle des langues universelles conviennent d’une politique
commune afin que les étudiants soient incités à les apprendre pour avoir
accès à d’autres traditions scientifiques que les anglo-saxonnes, intéressantes certes, mais pas uniques.
La solution est au fond dans le développement volontariste du plurilinguisme, tant à l’école qu’à l’université.
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1 Par exemple, le rapport final de l’étude intitulée « First European Survey on
Language Competences », avril 2012, en ligne : ec.europa.eu/dgs/education_
culture/repository/languages/policy/strategic-framework/documents/languagesurvey-final-report_en.pdf (consulté en sept. 2018).
2 Pour une étude et une bibliographie, voir P. Frath, « Évaluation des étudiants
non spécialistes en langues à l’aide du CECRL », Les langues modernes, no 1/2012
(sous la dir. de M. Valentin-Foucard et P. Frath), p. 56-64.
3 Sauf en Alsace, où l’apprentissage de l’allemand en première langue se maintient.
4 Voir par exemple M. Candelier, « L’apprentissage précoce d’une langue étrangère », 2015, etudier.com.
5 Étant locuteur natif de l’alsacien, une langue patrimoniale, je ferai dans ce texte
quelques références au cas de cette langue.
6 Contrairement à ce qui a été publié dans les médias, cette loi a renforcé la loi
Toubon de 1994 ; malheureusement, le ministère de l’Enseignement supérieur
ne la fait pas appliquer.
7 L. Lafforgue, « Le français, au service des sciences », Pour la science, no 329,
mars 2005.
8 Id., « Le français, au service des sciences », dans P. Frath et J.C. Herreras (eds),
Plurilinguisme et créativité scientifique, Vincennes, Observatoire européen du
plurilinguisme, The BookEdition.com, 2016, p. 19-21.
9 Voir P. Frath, « There is no recursion in language », dans F. Lowenthal et
L. Lefebvre (eds), Language and Recursion, Berlin, Springer, 2014, p. 181-191.
10 Pour une étude critique, voir par exemple M. Gazzola, « The linguistic implications of academic performance indicators. General trends and case study »,
International Journal of the Sociology of Language, no 216, 2012, p. 131-156 ; Id.,
« Les classements des universités et les indicateurs bibliométriques. Quels
effets sur le multilinguisme dans l’enseignement et la recherche ? », dans
F. Le Lièvre et al. (eds), Langues et cultures dans l’internationalisation de l’enseignement supérieur au XXIe siècle. (Re)penser les politiques linguistiques : anglais et
plurilinguisme, Berne, Peter Lang, 2017, p. 131-159.
11 Voir par exemple C. Truchot, « L’enseignement en anglais abaisse le niveau des
formations », La Recherche, no 453, 2011, p. 82 ; P. Kelly, A. Pelli-Ehrensperger et
P. Studer, Mehrsprachigkeit an universitären Bildungsinstitutionen. Arbeitssprache
im Hochschulfachunterricht, ISBB Working Papers, ZHAW Zürcher Hochschule
für Angewandte Wissenschaften, 2009 ; B. Cabau, « Échos nordiques : l’anglais
dans l’enseignement supérieur », Les langues modernes, no 1/2014 (sous la dir. de
P. Frath), p. 60-66.
12 Ils étaient entièrement francophones lorsque Guillaume le Conquérant battit
le roi Harold à Hastings en 1066.
13 L’historien romain Tacite, né en 55 apr. J.-C., était d’origine gauloise, de même
que son mentor et beau-père, Agricola. Rome faisait montre d’une grande
capacité à intégrer des latinophones non romains.
14 Le Nouveau Testament fut écrit en grec, et non en araméen, la langue de Jésus
et des apôtres.
15 C’est du moins une théorie défendue par le linguiste allemand Theo Vennemann, « Grundfragen der Ortsnamenforschung, dargestellt an den Beispielen
Ebersberg und Yssingeaux sowie weiteren bayerischen und europäischen örtlichkeitsnamen », Land um den Ebersberger Forst : Beiträge zur Geschichte und Kultur
(Jahrbuch des Historischen Vereins für den Landkreis Ebersberg 2, 1999), Neukeferloh-Munich, Lutz Garnies, p. 8-28 ; repris dans Europa Vasconica - Europa
Semitica, éd. par P. Noel Aziz Hanna, Berlin [u.a.], 2003, chap. 26, p. 820-855.
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16 Le mépris pour les dominés est très courant. Tacite raconte qu’en Narbonnaise
« les anciens soldats s’assemblaient en collèges et formaient au milieu des villes
gauloises une société à part, une sorte d’aristocratie populaire, accablant
d’insolence ou d’avanies les indigènes et le commun peuple » (Tacite, Annales,
XIV, 31). Les Alsaciens parlant le français avec un accent se faisaient souvent
traiter de « chleus », de « schpountz » ou de « schmitts ».
17 Un mot ici sur les emprunts. Ils ne constituent pas une menace pour une
langue, au contraire, ils sont un signe de vitalité : il n’y a que les langues mortes
qui n’empruntent pas. Cependant, ils sont souvent inutiles et ils sont alors
irritants parce que l’on y perçoit le conformisme et le snobisme de ceux qui
veulent les imposer à la langue commune.
18 L’Agence universitaire de la francophonie (AUF) publie ou soutient des
ouvrages et des collections dans de nombreux domaines scientifiques. C’est un
exemple de ce qu’il faudrait faire à grande échelle (auf.org).