L'EAU DE LA PACHAMAMA
Commentaires sur l'idée d'indigénisation de la modernité
Franck Poupeau
Editions de l'E.H.E.S.S. | L'Homme
2011/2 - n°198-199
pages 247 à 276
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Poupeau Franck , « L'eau de la Pachamama » Commentaires sur l'idée d'indigénisation de la modernité,
L'Homme, 2011/2 n°198-199, p. 247-276.
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ISSN 0439-4216
L’eau de la Pachamama
Commentaires sur l’idée d’indigénisation de la modernité
LFRED MÉTRAUX, dans ses « Notes d’ethnographie aymara », publiées
en 1954, écrit au sujet des rites pour faire advenir les pluies en Bolivie :
« Lorsque la sécheresse menace les cultures, les Indiens vont chercher de l’eau de source
sur une montagne du voisinage et la rapportent dans un vase neuf. Ils dressent une
mesa (assortiment d’offrandes prescrites). Ensuite ils mettent des crapauds dans le vase
et le portent sur une montagne ; là, les animaux – brûlés par le soleil – sont censés
apporter la pluie par leurs coassements désespérés » 1.
Certes, on ne trouve plus de traces récentes de ce rituel dans les sociétés
aymaras de l’altiplano bolivien, et les offrandes réalisées pour faire venir la
pluie connaissaient et connaissent encore une multitude de variations selon
les lieux. En revanche, cette description d’Alfred Métraux donne une image
des relations entre les hommes et la nature dans les sociétés aymaras bien
plus complexe que ne le laisserait croire l’identification contemporaine de
la Pachamama à une Terre Mère bienfaisante. Cette vision folklorisante,
qui est aujourd’hui adoptée par la plupart des organisations indigénistes et
des entreprises touristiques, entend rétablir des liens avec un passé ancestral
que la colonisation aurait effacé pendant plus de 500 ans.
De façon plus générale, le thème de la « continuité culturelle » avec les
sociétés précoloniales a pris, ces dernières années en Bolivie, une importance qui touche aussi bien la politique nationale que l’anthropologie
des populations autochtones (Harris 2000 : 2). Les syndicats paysans et
1. L’auteur ne précise pas pourquoi il s’agit de crapauds (k’ayra maria) : ceux-ci vivent dans des
sources qui sont les épouses des esprits de la montagne (warmi jurq’u) et qui ne s’arrêtent jamais de
couler (Platt 1978).
À propos de Marshall Sahlins, La Découverte du vrai Sauvage et autres essais.
Traduit de l’anglais par Claudine Voisenat, Paris, Gallimard-Nrf, 2007 (« Bibliothèque des sciences
humaines »).
L ’ H O M M E 198-199 / 2011, pp. 247 à 276
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A
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2. Données du Censo nacional de población y vivienda, La Paz, Instituto nacional de estadística,
La Paz, 2002.
Franck Poupeau
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les mouvements indigènes y revendiquent une filiation directe avec les
rebellions contre la colonisation espagnole (Pajuelo Teves 2007 : 24) ;
les intellectuels et les mouvements sociaux invoquent les usages et les
coutumes des communautés rurales « traditionnelles » comme modèles de
refondation politique, qu’il s’agisse de la défense de la « justice communautaire » ou du refus de l’échange marchand assimilé au capitalisme occidental. Il serait facile de présenter cette image de la Pachamama comme
une pure « invention de la tradition » et de voir dans ces phénomènes un
simple effet de mode ou d’opportunisme politique lié à l’arrivée au pouvoir
d’Evo Morales en décembre 2005. Dans un pays où plus de 60% des habitants du pays s’auto-identifient à un « peuple originaire » 2, la réactivation,
réelle ou imaginaire, du passé, constitue cependant un fait social majeur,
qui ne peut être traité comme un simple épiphénomène idéologique.
Cette tendance à l’invocation de la « tradition » a été interprétée par
Marshall Sahlins comme un processus global d’« indigénisation de la
modernité » : la réception de la marchandise occidentale ne déboucherait
pas sur la destruction des cultures indigènes mais au contraire sur le développement des relations sociales traditionnelles et la réappropriation de
l’échange marchand médiatisée par les catégories propres à chaque cosmologie indigène. Dans les pays du Sud, la prise de conscience que la culture
est désormais une valeur à défendre serait ainsi le signe de l’émergence
d’une « culture des cultures » qui accompagnerait la mondialisation
occidentale (p. 318). Cette thèse a récemment été critiquée par Alain
Babadzan (2009a), qui a en particulier mis en question le présupposé
d’une capacité naturelle d’appropriation et de résistance des « cultures
autochtones » assurant permanence et continuité avec la tradition.
On voudrait revenir ici sur la thèse de l’indigénisation de la modernité,
en s’appuyant sur un cas précis et quelque peu paradoxal, qui relève de
l’anthropologie des espaces urbains contemporains : les problèmes d’accès
à l’eau des quartiers populaires à la périphérie des villes de La Paz et
El Alto, en Bolivie. Ces zones, qui sont les plus susceptibles de souffrir du
manque de ressources naturelles et de services urbains (Ledo 2005), sont
caractérisées comme peuplées principalement par des familles aymaras
ayant migré en masse depuis le monde rural à partir des années 1980
(Albo, Greaves & Sandoval 1981-1986 ; Sandoval & Sostres 1989 ; Gill
2000 ; Lazar 2008). Alors que les mouvements indigénistes et les organisations non gouvernementales spécialisées dans l’aide à la gestion des
ressources naturelles ont fait de la revendication du « droit à l’eau » gratuit
Commentaires sur l’indigénisation de la modernité
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3. Pour plus de détails sur cette enquête, voir Poupeau (2010). L’enjeu est d’autant plus sensible
en Bolivie que, depuis 2007, les villes de La Paz et El Alto sont revenues à un service public du
service d’eau et d’assainissement, après une parenthèse de dix années de privatisation, dont les
résultats sociaux ont été loin de répondre aux attentes suscitées.
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et pour tous, un des éléments clés de leurs programmes à un niveau
national comme international (Meublat 2001 ; Kiss & Beurier 2010), les
enquêtes menées dans les périphéries en expansion de La Paz et El Alto par
l’équipe de l’Institut français d’études andines ont révélé le manque
d’adhésion des populations locales à ce type de revendications : la majorité
des personnes interrogées n’a même aucune réticence à payer le service
d’eau 3. Faut-il donner l’eau gratuitement aux habitants des quartiers populaires, qui sont de toute façon peu solvables économiquement, ou leur faire
payer le service ? Est-il possible de fonder en ce domaine un service public
universel sur la gratuité alors que la ressource naturelle est en voie d’épuisement, comme le montre la récurrence des périodes de sécheresse sur
l’altiplano depuis les années 1980 ? Plutôt que de prendre parti a priori sur
ces questions, l’objectif est ici de comprendre les raisons du décalage entre
les aspirations des populations locales et l’idéologie de la gratuité.
Un exemple est ici révélateur : un résident alteño, vendeur de bétail à la
retraite qui a passé sa vie entre le centre commercial urbain et son village
de naissance, répond par l’affirmative à la question de savoir s’il estime
normal de payer l’eau, en utilisant l’argument suivant : « on payait bien la
Pachamama ». Cette référence à la divinité est intéressante à plus d’un
titre : il ne s’agit pas de la Terre Mère bienveillante rêvée par les militants
de l’indianité (Hale 1994), mais d’une puissance surnaturelle ambiguë
capable de produire la sécheresse comme la fertilité, et avec laquelle il faut
entretenir des rapports prudents et respectueux (Harris 2000 : 201-219).
Se trouve-t-on ici face à un cas de permanence de la cosmologie aymara, ou
bien face à une réinterprétation des schèmes culturels traditionnels dans un
contexte nouveau ? Faut-il plus simplement voir dans cet exemple un effet
idéologique de la réhabilitation politique des peuples « originaires » ?
La permanence des schèmes culturels aymaras dans les milieux urbains
de la Bolivie contemporaine, réaffirmée par les mouvements indianistes,
pourrait, de prime abord, contribuer à alimenter la théorie de l’indigénisation
de la modernité. On défendra cependant l’idée qu’une telle continuité n’est
pensable que sous la forme d’une réactivation sous contraintes des structures
mentales propres aux communautés rurales traditionnelles au sein des
sociétés urbaines. Cette idée renvoie à l’hypothèse d’une homologie de situations entre, d’une part, des membres de communautés rurales dont la
cosmologie a été historiquement confrontée à l’introduction d’éléments
extérieurs apportés par les conquêtes inca puis espagnole, ce qui a placé
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4. Pour une analyse des ruptures et des continuités entre ces gouvernements, cf. Do Alto
& Poupeau (2011).
Franck Poupeau
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les peuples dits « originaires » dans une position que l’on qualifiera d’« entre
deux mondes » ; et d’autre part, des migrants pris entre un monde rural qui
joue encore un rôle de référent en matière de coutumes et de styles de vie,
et un univers urbain perçu comme hostile – le domaine des q’aras (les
« Blancs »), qui dresse de nombreux obstacles à l’insertion socioéconomique
des jaqis (les « personnes » reconnues comme aymaras). Les migrants
durablement installés à La Paz deviennent des « résidents », dont l’identité
socioculturelle se dédouble entre le monde rural et le monde urbain.
Cet article commence par évaluer les possibilités d’interprétation du cas
bolivien en termes d’indigénisation de la modernité. Un retour sur la
cosmologie aymara et à la dynamique spécifique des rituels liées au cycle
productif et à l’irrigation révèle que l’eau occupe une place intermédiaire
au sein du dualisme supposé des communautés aymaras. Bien plus, la
fonction d’échange de l’eau dans les processus rituels par lesquels les
communautés définissent leur identité renvoie à une économie des
communautés andines qui n’est pas incompatible avec des formes
d’échange marchand. Cette interprétation d’une « économie ethnique »
conduit à s’interroger sur les conditions d’appropriation de la « modernité
capitaliste » par les sociétés indigènes, qui sont en réalité beaucoup plus
factionnalistes et individualistes que la revalorisation actuelle des « peuples
originaires » pourrait le laisser croire. Les formes d’existence et d’organisation
collectives aymaras, marquées à la fois par la référence à l’origine rurale
des familles de migrants et l’aspiration durable à des modes de vie
« urbains », ne sont pas sans effets sur les visions du monde et des identités
ethniques qui y sont associées. L’enjeu de l’analyse du lien entre les attitudes des résidents urbains d’aujourd’hui et les schèmes culturels « traditionnels » est finalement d’évaluer l’idée d’une continuité culturelle entre
l’époque actuelle et l’époque précoloniale, continuité sur laquelle repose
la thèse de l’indigénisation de la modernité : mais plutôt que de présupposer une résistance purement culturelle des populations indigènes à la
mondialisation capitaliste, il s’agit plutôt de montrer que la transmission
et la reproduction des schèmes culturels dans une société donnée obéit à
des conditions sociales spécifiques, qui ont beaucoup moins à voir avec la
permanence de la cosmologie indigène que ne l’affirme Marshall Sahlins.
On se demandera alors si le problème n’est pas tant la continuité culturelle
que la promotion de « politiques de la tradition » (Babadzan 2009b) dans
un contexte où la réhabilitation des cultures supposément « originaires »
est devenue une idéologie d’État, qu’elle soit promue par des gouvernements libéraux (1994-2005) ou communautaristes (depuis 2006) 4.
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« Murra partage avec beaucoup d’indigénistes la croyance que les paysans indigènes
d’aujourd’hui sont les héritiers des civilisations passées et que la Conquête n’a pas
entièrement détruit leurs réalisations. En effet, son expression préférée pour décrire
cela est “l’invasion européenne’’, ce qui permet d’accentuer le caractère provisoire et
inachevé de l’hégémonie européenne dans les Andes. Il s’est attaché à montrer la
profondeur et la durabilité d’un certain nombre d’institutions andines, spécialement
en relation avec leur compréhension et leur exploitation de l’environnement si
particulier des vallées tropicales » (2000 : 7).
Le transfert en milieu urbain, lieu par excellence de contact avec la
« modernité » (et ses produits), est-il susceptible de rompre cette continuité ?
L’écart entre les dispositions à l’échange marchand et l’intégration au
marché du travail (formel ou informel) des populations indigènes ayant
migré en milieu urbain d’une part, et la vision du monde selon laquelle les
relations de l’homme à la nature s’inscrivent dans une logique de la réciprocité d’autre part, peut accréditer l’idée d’une désagrégation de la
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Le décalage entre les revendications politiques des différentes organisations de développement et les préoccupations des populations locales qui
devraient pourtant avoir intérêt à les partager relève plus d’une approche
anthropologique que d’une analyse des problèmes techniques et politiques
qu’il soulève. S’il est vrai que « les cultures et les civilisations font preuve
d’une remarquable permanence lorsqu’on les envisage du point de vue des
“visions du monde’’, des styles de comportement et des logiques institutionnelles qui signalent leur caractère distinctif » (Descola 2006 : 497), on
peut se demander dans quelle mesure le plus ou moins grand degré de
persistance d’une cosmologie spécifique aux sociétés aymaras permet
d’expliquer l’absence de réticence des populations locales à l’idée d’un
rapport de type « économique » envers les ressources naturelles. Comment
une telle transmission des schèmes de pensée, de perception et d’appréciation
investis dans les pratiques les plus quotidiennes, comme par exemple la
gestion de l’eau, est-elle possible ?
Selon les spécialistes des systèmes d’irrigation andins Paul Gelles et
Rutgerd Boelens (2003 : 123), cette gestion n’est pensable que dans le
cadre de la communauté qui s’est reproduite depuis l’époque inca,
à l’intersection de la cosmologie et de l’organisation bureaucratique des
territoires, et qui a généré des normes spécifiques. De façon plus générale,
l’ethnohistoire andine s’inscrit, depuis John Murra (1988, 2002), dans une
idée de la continuité des sociétés paysannes et indigènes actuelles avec les
cultures précoloniales. Olivia Harris remarque ainsi que :
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Le problème :
une indigénisation de la modernité en Bolivie ?
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« […] le monde aymara, composante du monde andin, est un des peuples témoins qui a
le mieux conservé sa vitalité. Malgré les processus de déstructuration et de déculturation
dont il a souffert, comme les autres, son peuple et sa culture restent vivants […].
Paradoxalement, l’invasion espagnole et l’instauration d’un régime colonial ont facilité
d’une certaine manière la consolidation d’un groupe s’identifiant spécifiquement comme
Aymara, grâce à une triple fixation sociale, géographique et linguistique. En premier lieu,
avec le système colonial, la grande multiplicité de seigneuries et de groupes ethniques précolombiens, qui avait été respectée par l’expansion inca, s’est trouvée réduite par les
conquistadors à une masse sociale amorphe, identifiée par l’étiquette uniforme de
l’indianité […]. Au même moment, le système colonial a figé plus clairement la
localisation géographique de chaque groupe ethnique, le réduisant à un nombre limité
de villages […]. Ce système colonial a facilité l’identification collective de ceux
qui vivaient dans une même région. Comme le dit l’historien Thierry Saignes, l’identification collective n’a plus été assurée par la filiation mais par le lieu de résidence […].
Enfin, parmi le plurilinguisme précolombien, les Espagnols ont sélectionné trois langues
“générales’’, principalement pour faciliter le travail d’évangélisation » (1988 : 22-26).
Dans une même perspective, Robert Dover, introduisant un recueil de
textes sur la persistance et l’émergence des cosmologies andines, affirme
que les communautés locales gardent leur spécificité après cinq cents ans
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culture dite « traditionnelle » dans un contexte soumis aux forces du
marché et des valeurs « modernes ». Une telle interprétation repose toutefois sur une vision quelque peu idéalisée de la cosmologie et de la communauté aymara, qui, on le verra, sont loin d’être incompatibles avec l’idée et
les pratiques d’échange marchand. L’idéologie communautariste partage
avec les théories de la « modernité capitaliste », qu’elles soient d’inspiration
marxiste ou libérale, l’idée de la destruction des cultures traditionnelles
par l’intrusion du marché concurrentiel et des valeurs capitalistes
consuméristes, à la différence qu’elle ne voit pas cette destruction comme
irréversible : les cultures traditionnelles subsisteraient sous l’hégémonie
occidentale, et la capacité de résistance des peuples opprimés permettrait
aujourd’hui de les réhabiliter (pp. 273-274). Cette position recoupe à la
fois les théories postcoloniales et la thèse de l’indigénisation de la modernité – même si cette dernière ne fait pas de la continuité culturelle une
sorte de résurgence du passé ou de pont jeté un peu miraculeusement
entre les époques, mais le résultat du développement des rapports sociaux
traditionnels par l’incorporation des éléments étrangers dans les schèmes
culturels locaux.
La thèse de l’indigénisation de la modernité rejoint ici une vision de la
continuité culturelle qui, dans le cas andin, tend à réifier les cultures originaires, subsumées sous la catégorie de lo andino (Harris 2000 : 10). On
peut ainsi lire sous la plume de Xavier Albó, anthropologue reconnu
aujourd’hui dans le monde académique bolivien, que :
d’exposition forcée au système de pensée occidental. Cette préservation de
l’« authenticité » serait en particulier facilitée par la capacité de la cosmologie andine à intégrer des éléments extérieurs :
253
« Parler de la persistance d’éléments précolombiens dans la culture des peuples andins
n’est cependant pas suffisant pour expliquer pourquoi les communautés andines
demeurent andines dans leur perception d’elles-mêmes et des autres […]. La question
de savoir quels motifs cosmologiques persistent est moins importante que celle de
savoir comment ils persistent et de quelle façon ils entrent en relation avec le système
cosmologique » (ibid. : 7) 5.
L’originalité de la théorie de l’indigénisation de la modernité est d’insister
sur la dimension culturelle de ces processus d’assimilation :
« L’appropriation culturelle par les peuples de conditions extérieures qu’ils n’ont pas
créées et auxquelles ils ne peuvent se soustraire est au principe même de leur action
historique. Construit en relation avec les forces de la nature et les pressions exercées par
les autres sociétés, chaque schème culturel historiquement avéré a été précisément le
produit de cette contrainte pragmatique. Je ne prétends pas, évidemment, ignorer le
rouleau compresseur de la modernité, je pense seulement que son déroulement historique doit être regardé comme un procès culturel. Le capitalisme occidental a déchaîné
sur le monde des forces considérables de production, de coercition et de destruction.
Pourtant, et précisément parce qu’on ne peut leur résister, les relations et les biens du
système global prennent aussi des places signifiantes dans l’ordre local des choses.
5. Deux textes du livre coordonné par Robert Dover permettent d’expliciter ce point. Jeanette
Sherbondy (1992) montre, dans le cas de l’empire inca, comment une cosmologie plaçant
l’eau à l’origine de la communauté a permis de définir non seulement une légitimation de la domination politique mais aussi une politique d’organisation de l’espace autour des unités communautaires limitées par les frontières naturelles pour la circulation de l’eau. Ce lien entre la cosmologie
et l’organisation communautaire de l’ayllu est analysé par Gary Urton (1992), non en termes de
reproduction mécanique de l’adhésion à la tradition, mais du travail de négociation de valeurs
contradictoires, le communalisme de la propriété des terres et les différenciations au sein du
groupe, travail qui implique une participation à la vie collective avec ses contraintes.
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Les communautés indigènes auraient donc la capacité de s’adapter continuellement au changement et à l’intrusion de cultures extérieures, grâce à
la persistance d’une cosmologie sans cesse réinterprétée et authentifiée
comme spécifiquement « andine ». L’accent est alors mis sur les processus
d’incorporation :
Commentaires sur l’indigénisation de la modernité
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« […] un discours cosmologique continu et persistant mène non à l’émergence d’un
nouvel ordre social mais à un ordre social qui ne cesse de se manifester comme un phénomène spécifiquement andin […]. Il y a une continuité structurelle dans la cosmologie
andine à travers les éléments culturels non andins qui deviennent systématiquement
andins. L’authenticité est une interprétation possible du statu quo culturel. C’est aussi un
objectif du discours cosmologique par lequel les éléments culturels non andins deviennent des symboles manipulables dans la structure de la cosmologie andine » (1992 : 2).
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Le travail de Sahlins sur les îles du Pacifique consiste alors à montrer
comment les biens occidentaux sont incorporés aux catégories des pouvoirs
indigènes, qu’il s’agisse de marchandises européennes prenant la forme
de signes de privilèges divins dans le cas des Kwakiutl, ou de l’exemple
de l’interprétation du rôle de Charlie Savage et des mousquets dans
l’expansion fidjienne de l’île de Bau : si « les mousquets furent
“indigénisés’’» (p. 163), c’est parce qu’ils ruinaient la protection dont bénéficiaient les chefs dans les batailles et que leurs effets étaient amplifiés par
les caractéristiques de l’ordre culturel fidjien, où le système hiérarchique
faisait de la mort du chef un « désastre cosmique ». En somme, « ce ne sont
pas les mousquets qui ont rendu les chefs fidjiens puissants, mais bien
plutôt la chefferie qui a conféré leur puissance aux mousquets » (p. 186).
C’est cette prééminence accordée à la culture sur les processus sociaux
qu’Alain Babadzan conteste dans sa critique de l’indigénisation de
la modernité : l’appropriation des marchandises et des modes de vie
occidentaux sous des formes « traditionnelles » ne peut se résumer à « la
réaffirmation de principes cosmogoniques qui auraient traversé l’histoire
en endossant des habits neufs » (Babadzan 2009a : 111). Si Sahlins remet
en cause, à juste titre, l’opposition entre coutume et rationalité, tradition
et développement, en montrant que la culture est un processus et que la
continuité peut s’opérer à travers le changement (p. 292), il reste dans le
cadre d’une vision de la continuité culturelle qui peut aussi bien relever
d’un conservatisme prônant le retour aux traditions ensevelies sous la
corruption de la globalisation capitaliste, que d’un postcolonialisme
radical pour lequel l’hégémonie de la modernité ne parvient pas à domestiquer totalement l’autonomie des peuples indigènes. La théorie de l’indigénisation de la modernité pense les transformations économiques et
sociales dans le cadre de schèmes culturels des populations colonisées : ou
bien ces schèmes restent stables en incorporant les éléments extérieurs
(résistance), ou bien ils se maintiennent en se modifiant (appropriation).
Dans tous les cas, la culture reste un facteur déterminant en dernière
instance. Ce modèle explicatif culmine dans l’idée d’une « culture des
cultures » traduisant une nouvelle organisation planétaire :
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Lorsque cela se produit, les changements historiques de la société locale restent en
continuité avec le schème culturel précédent, même si la nouvelle génération acquiert
une cohérence culturelle d’un genre distinct […]. Les peuples indigènes luttent pour
intégrer leur expérience au système mondial dans un système logiquement et ontologiquement plus englobant : leur propre système du monde. Mais tout le problème
est d’éviter […] l’idée courante d’une économie mondiale conçue simplement et mécaniquement comme un ensemble de forces matérielles, et aux descriptions corollaires
d’histoires locales comme autant de chroniques uniformes de la corruption culturelle »
(pp. 206-207)
255
« Postuler a priori que la cosmologie est encore et toujours au poste de pilotage, qu’elle
détermine l’orientation du rapport aux marchandises et par là à la modernité, empêche
de donner toute leur place à des déterminations d’ordre sociologique qui ne sont
reconnues que pour être aussitôt réabsorbées en tant qu’actualisation de la structure »
(Babadzan 2009a : 111).
Une vision idéalisée de la cosmologie
et des rites d’irrigation dans les communautés aymaras
Afin d’étudier les conditions de possibilité d’une éventuelle continuité,
c’est donc sur les schèmes cosmologiques aymara « en étroite correspondance » avec l’organisation sociale, pour reprendre l’expression de LéviStrauss, qu’il faut tout d’abord revenir. Les rapports entre les populations
indigènes de l’altiplano bolivien et la nature déterminant le cadre du cycle
productif sont généralement présentés comme régis par une logique du
don et de la réciprocité, logique considérée comme étrangère à une logique
économique de type capitaliste (Yampara Huarachi 1992 ; Schulte 1999).
Cette image « traditionnelle » des communautés aymaras est désormais
mobilisée pour justifier la gratuité d’un droit à l’eau pour tous, dans le
cadre plus général d’un retour à une relation harmonieuse des hommes et
de la nature mais aussi des hommes entre eux au sein d’une communauté
6. Comme l’ont fait d’autres auteurs tels que Friedman (1988, 1992 ) et Kuper (1999).
EN QUESTION
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Alain Babadzan ne se contente cependant pas de montrer que la thèse de
l’indigénisation de la modernité repose sur la réduction de processus
sociaux à des processus culturels 6 : il montre que ce réductionnisme
culturel a surtout pour effet d’occulter les déterminants sociaux des
relations entre sociétés indigènes et modernité capitaliste. En effet, selon
Sahlins, la résistance des sociétés non occidentales à la globalisation et à
l’impérialisme opèrerait un détournement de la signification culturelle des
marchandises, qui ne serait pas incompatible avec la coexistence du
capitalisme au sein des sociétés traditionnelles. La résistance des peuples
indigènes devient alors pour le moins difficilement explicable, sauf à
adopter le postulat psychologique d’une « humiliation » de ces peuples :
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« […] unifié par l’expansion du capitalisme occidental au cours des derniers siècles,
le monde est aujourd’hui re-diversifié par les adaptations indigènes au rouleau
compresseur de la globalisation. Dans une certaine mesure, l’homogénéité globale et la
différenciation locale se sont développées ensemble, la seconde répondant à la première
au nom de l’autonomie culturelle indigène », ce qui définit « un système mondial
composé de divers modes de vie » (p. 317).
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7. On trouve ainsi, en juin 2009, sur le site du ministère bolivien de l’Environnement et de l’Eau :
« Le gouvernement lance la campagne “Protégeons la Pachamama’” (la Terre Mère) », en écho au
discours d’Evo Morales aux Nations unies, le 22 avril de la même année, lors duquel le chef de l’État
plurinational de Bolivie a promu les « droits de la Terre », en application du principe aymara consistant à « vivre en harmonie avec la Nature ». Voir : http ://www.minagua.gov.bo/web_anexo/
titulares/med090609.html
8. Aujourd’hui encore, lors de Carnaval, les rues des villes et des villages sont le théâtre de batailles
d’eau, que les mairies tentent en vain d’interdire.
Franck Poupeau
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« originaire » reconstituée 7. C’est cette relation harmonieuse que la colonisation aurait sinon détruit, du moins perturbé et déréglé. Cette référence
élabore ainsi un modèle de société qui ne serait pas soumis à la logique
économique capitaliste : un modèle de société qui se situerait dans les
communautés aymaras de l’altiplano bolivien, dont la colonisation ne serait
pas parvenue à détruire totalement les principes d’organisation, et dont le
contexte politique actuel permettrait la résurgence.
L’articulation des rites et des coutumes au sein des économies et des
sociétés rurales est encore aujourd’hui l’objet d’étude central d’une anthropologie andine qui aspire toujours à retrouver des communautés ayant
conservé des principes de fonctionnement hérités de l’époque précoloniale.
Ainsi peut-on lire dans un ouvrage de référence en Amérique latine que « les
Aymaras utilisent la logique du don pour stimuler de manière symbolique
la productivité de leurs travaux annuels, au moment où la terre est froide,
dénudée et engourdie par le gel » (Fernández Juárez 2002 : 8). On découvre
ainsi que l’eau garde une importance particulière dans les rituels quotidiens
ou religieux, qu’il s’agisse de l’inauguration d’un terrain de football ou d’un
baptême. Mais ce sont surtout les fêtes liées aux cycles productifs qui, à des
dates précises (Carnaval, Todos Santos, Dia de los Muertos, etc.), marquent la
vie communautaire : la nourriture, la boisson, les danses et la musique sont
alors des parties essentielles de la célébration, et de sa conformité avec les
usages coutumiers. Les nourritures préparées, pas fondamentalement différentes des nourritures ordinaires mais plus abondantes, sont consacrées aux
offrandes et aux dons qui doivent être suffisamment variés pour que la fête
soit réussie (Fernández Juárez 1995). Les fêtes, onéreux moyen d’acquérir
du prestige social pour ceux qui les financent, sont censées tirer une grande
partie de leur pouvoir de fertilisation à la relation qu’elles établissent envers
les puissances tutélaires de la Pachamama, garantie du cycle productif et de
son bon fonctionnement. Les obligations rituelles liées à l’eau marquent
ainsi les cycles naturels et productifs, qu’il s’agisse des communautés rurales
de l’altiplano ou des quartiers urbains de La Paz et El Alto : en août et
septembre, des cérémonies sont organisées pour l’arrivée prochaine des
pluies, tandis que Carnaval reste aujourd’hui encore la fête de l’eau 8.
Les prolongements pratiques de la cosmologie aymara en matière de
gestion de l’eau s’incarnent surtout dans les systèmes d’irrigation, qui font
l’objet d’une littérature abondante 9. Dans les Andes, les rituels de l’eau
sont destinés à assurer la fertilité, prévenir les maladies, et réaffirmer le
pouvoir de la communauté 10. Selon Paul Gelles :
257
9. On citera, notamment, par ordre de parution : Guillet (1992) ; Gelles (2002) ; Trawick (2003) ;
Boelens & Zwarteveen (2003) ; Oré (2005) ; Boelens, Getches & Guevara Gil (2006) ; Bunker
(2006) ; Boelens (2008).
10. Le froid est associé à la stérilité alors que le feu est gage de fertilité future. Lors de la fête de
San Juan (24 juin), par exemple, le feu et l’eau sont utilisés de manière complémentaire : c’est une
« alliance solidaire » au service de la reproduction de la vie naturelle. Le feu réchauffe la terre et
permet la prolifération des espèces à travers la destruction des déchets, tandis que les jeux d’eau
permettent de réamorcer un nouveau cycle productif, lorsque les pluies facilitent le travail
consistant à retourner une terre endurcie par les gels hivernaux.
EN QUESTION
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Ceux-ci ont lieu trois ou quatre fois par an, à des moments bien précis
(semences, récoltes, protection de la maison et des terres, etc.), afin de se
concilier la Pachamama. Perçue comme animée, consciente et pleine de
pouvoirs, elle est censée constituer « une société parallèle à la terre
humaine avec laquelle elle est en interaction constante » (Allen 1988 : 24).
Dans les sociétés de l’altiplano bolivien ou péruvien, « les montagnes, la
Pachamama et les puits ne sont pas seulement en capacité de faire
augmenter les récoltes et croître le bétail, ils ont aussi le pouvoir de provoquer des maladies voire la mort » (Gelles 2002 : 99). Les rituels liés à
l’irrigation font ainsi partie d’une constellation plus vaste de croyances
relatives au cycle productif. Les montagnes considérées comme féminines
sont celles qui fournissent les sources d’eau (Rösing 1996). Elles proviennent des « veines de la terre » : il y a assimilation entre eaux d’irrigation,
eaux souterraines, et plans d’eau (les lacs) érigés en point d’origine.
Dans son article « The Mythological Figure of the Earth Mother »,
Olivia Harris (2000) montre cependant en quoi cette figure de la
Pachamama se situe à l’intersection de la culture indigène et des projections de cultures étrangères sur le monde rural andin. Tout d’abord,
l’invocation de la Pachamama comme maternité bienfaisante recouvrant
les caractéristiques de la Vierge Marie des évangélisateurs coloniaux est
caractéristique des cultes urbains et créoles actuels, alors que les communautés du présent ou du passé la représentent aussi comme « malicieuse,
cupide et menaçante » : en général, les divinités de la cosmologie aymara
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« […] la cosmologie qui oriente actuellement les rituels d’irrigation fait partie d’une
vision du monde interprétée de manière diverse par les personnes qui la pratiquent
[…]. Mais tous acceptent que les montagnes et la terre soient sacrées ; que la prospérité de chaque famille dépende, en grande partie, des dons qui se font à travers les
rituels » (2002 : 94).
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Au-delà du dualisme andin : la place centrale de l’eau
Cette critique de la vision « traditionnelle » de la cosmologie aymara doit
être complétée par un examen de l’image non moins répandue de l’organisation sociale qui y est associée : une communauté, l’ayllu, régie par des
principes dualistes 12. De nombreux chercheurs soulignent l’importance de
l’organisation dualiste dans les Andes, tout comme les fonctions économiques, sociales, religieuses qu’elle remplit. Thérèse Bouysse-Cassagne
(1978, 1987) a ainsi montré que l’espace aymara est structuré par un double
dualisme qui s’exprime dans les pratiques rituelles, assurant une continuité
entre l’univers et les individus. Ce dualisme des sociétés aymaras remonterait en fait à l’époque pré-inca : l’espace y était divisé entre les montagnes
11. Sur les « néo-Indiens », cf. Galinier & Molinié (2006) ; sur l’invention de néo-rituels new age
invoquant la Pachamama pour les visiteurs étrangers ou les autorités en Argentine, cf. Guidicelli &
Boullossa (2005).
12. Le dualisme andin peut être défini par la division des communautés en deux moitiés endogamiques rangées en ordre hiérarchique, avec une partie « haute » et une partie « basse ». Elles possèdent
une complémentarité sociale de caractère asymétrique, régie par des rapports de coopération et de
compétition. Pour plus de précisions, se reporter à Malengreau (2000 : 313 sq.).
Franck Poupeau
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258
ne se réduisent pas à l’image de la fertilité pour englober les idées de
maladie et de danger. L’écart entre la cosmologie des intellectuels vivant en
milieu urbain et celle des paysans des aires rurales renvoie paradoxalement
à l’inscription symbolique de l’identité nationale dans le paysage montagneux : « En Bolivie, la Pachamama en est presque venue à symboliser la
Nation, dressée au nom de la majorité des populations andines comme les
frontières physiques à l’intérieur desquelles existe l’État » (ibid. : 203-205).
La reconnaissance des populations dites « originaires » dans la Bolivie
contemporaine a érigé la Pachamama, assimilée à la Terre Mère, en emblème
des mondes indigènes – des mondes qui sont plus « parlés » par les intellectuels aymaras qu’ils ne parlent eux-mêmes. Cette reconstruction extérieure
aux communautés rurales apparaît clairement dans l’étymologie aymara du
mot, qui ne renvoie pas à la notion de Terre Mère : pacha désigne un large
champ sémantique incluant le cycle du temps, de l’espace et de la terre,
tandis que mama renvoie moins à la notion de mère qu’à celle d’autorité, qui
n’est pas spécifiquement féminine. On voit donc à quel point la représentation de la Pachamama donnée par l’anthropologie andine des rites d’irrigation reprend une vision idéalisée du panthéon indigène, qui n’est pas
sans rapports avec la mystique des « néo-Indiens » reconstruite au Pérou
autour de l’empire inca11 et qui a pour effet d’occulter les éléments chrétiens,
créoles et urbains incorporés dans la cosmologie aymara.
« […] la pensée amérindienne donne à la symétrie une valeur négative, maléfique
même […]. L’organisation dualiste n’est pas d’abord une institution […]. C’est avant
tout un principe d’organisation, susceptible de recevoir des applications très diverses,
et surtout plus ou moins poussées. Dans certains cas, le principe s’applique surtout aux
organisations sportives ; dans d’autres il s’étend à la vie politique ; dans d’autres encore
à la vie religieuse et cérémonielle » (Lévi-Strauss 1991 : 312).
Les moitiés sont ainsi reliées par tout un réseau de droits et d’obligations
mutuelles, sans que le système des moitiés exprime seulement des rapports
de réciprocité mais aussi des rapports de subordination et de déséquilibre.
Comme chez les Winnebago, le dualisme concentrique apparent
(haut/bas, etc.) de la cosmologie aymara renvoie en fait à un système à
trois pôles : le haut (le Ciel : Alaxpacha), le bas (le Monde souterrain :
Manxapacha) et l’eau, livrée par la Pachamama qui unit le tout. Loin de
relever de la « pureté » d’une culture « originaire », la cosmologie aymara
renvoie ainsi à l’entrelacement de visions du monde pré-incas, incas et
coloniales, qui a généré ce dualisme asymétrique.
Cette critique a trouvé un prolongement dans les enquêtes d’Olivia
Harris (1978) sur les transformations symboliques de la communauté de
Laymi, dans le Nord Potosí. Son étude des représentations locales prend
en compte les pratiques symboliques et l’ensemble du répertoire culturel.
L’espace laymi se réalise dans une division des moitiés hautes et basses
organisées chacune en trois sous-groupes, qui révèle une adhésion
ancienne au principe triadique : chaque sous-groupe rassemble divers
étages écologiques dans lesquels s’effectue une collaboration entre parents
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(en haut : urco) et les vallées (en bas : uma, qui signifie aussi « eau » en aymara),
mais comportait également toute une série de lieux intermédiaires, dont le
lac Titicaca (taypi). Cette organisation dualiste se retrouvait dans une série de
termes opposés (le haut et le bas, l’homme et la femme, la droite et la
gauche, le courage et la peur, la pluie et le vent, etc.), qui régulaient aussi
bien des cérémonies que les relations socioéconomiques. La domination inca
a ensuite réorganisé l’espace autour d’un schéma concentrique et non
diamétral, qui a préservé ce dualisme fondamental, tout comme la colonisation espagnole qui l’a inséré dans une vision du monde dichotomique
où l’intrusion d’éléments extérieurs est essentielle à la préservation et à la
définition de la communauté aymara.
La critique que Claude Lévi-Strauss a faite de la supposée organisation
dualiste des sociétés d’Amérique du Nord et du Sud consiste à montrer
que le dualisme concentrique est à la fois dynamique et asymétrique,
vecteur d’un triadisme implicite et générateur de transformations
multiples (1958 : 158). La notion d’un « dualisme en perpétuel déséquilibre » se retrouve dans l’organisation sociale, mais de façon complexe :
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Franck Poupeau
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260
proches ; les fêtes annuelles sont célébrées en l’honneur du saint de chaque
sous-groupe. Cette organisation économique, politique et rituelle s’intègre
symboliquement dans des rapports sociaux asymétriques au sein de la
famille, où la division entre homme et femme reproduit celle entre les
hautes terres générant l’autorité et les basses terres fertiles. Le dualisme est
lié à « l’asymétrie de rapports humains concrets » qui se résout, pour les
rituels de labour, de toiture ou de noces, par une organisation tripartite
rééquilibrant les éléments entre eux. En s’appuyant sur le raisonnement
d’Olivia Harris, on peut faire l’hypothèse que le dualisme asymétrique des
sociétés aymaras de l’altiplano se retrouve aussi dans les rites de fertilité et
les rites d’irrigation. Ainsi, ce n’est pas un hasard si le rite décrit par Alfred
Métraux met en scène un crapaud, animal assurant la médiation entre la
terre sèche et l’eau à travers un cycle propre : sentant la chaleur du soleil,
l’animal va crier pour demander la pluie (Bouysse-Cassagne 1988 : 9394). On trouve également des descriptions très fines des mesas évoquées
par Alfred Métraux dans le livre de Gerardo Fernández Juárez (1995 : 231350 et 401-430), où l’auteur montre qu’elles ne sont pas seulement des
offrandes culinaires mais des rites sacrificiels : un animal (lama, cochon,
etc.) est symboliquement substitué à l’homme pris entre les menaces
« cannibales » des divinités célestes et terrestres. La disposition de chaque
mesa reflète un ordre cosmologique, dans une structure asymétrique qui
place en son milieu un élément symbolisant la Pachamama (ibid. : 267).
Dans le domaine de la gestion de l’eau, il est alors possible d’interpréter
les rituels comme des façons de rétablir l’équilibre du cycle productif sans
cesse bousculé par le « jeu des moitiés ». Les rites d’irrigation et plus largement ceux destinés à faire venir l’eau pour rétablir la fertilité de la terre
s’inscrivent dans une écologie de la circulation de l’eau, qui joue un
rôle intermédiaire entre les deux moitiés du monde (et de ses principes
d’organisation), dont le déséquilibre perpétue le cycle vital. Et de même
qu’Olivia Harris montre que le dualisme asymétrique a des effets sur les
modes d’identification du groupe, les rites d’irrigation peuvent aussi être
associés à la définition d’une identité ethnique locale, au moins depuis la
colonisation espagnole (Gelles 2002 : 104). Si la cosmologie aymara se
présente sous la forme d’un dualisme asymétrique laissant la place à un
échange avec la Pachamama, dans lequel l’eau constitue un élément intermédiaire (le taypi), sa dynamique propre (liée au caractère concentrique
du dualisme) a donc des effets sur le fonctionnement communautaire. Les
couples d’opposition de la cosmologie et de l’organisation sociale aymara
associent « des termes antagonistes, et constitutifs d’une hiérarchie symbolique », comme l’explique Nathan Wachtel. Ces systèmes d’opposition
complémentaires s’incarnent dans l’ayni, l’entraide réciproque qui
constitue la base des liens communautaires dans le travail productif. Les
membres d’un même ayllu échangent des quantités de travail en principe
identiques, mais différées dans le temps, ce qui génère un équilibre entre
les parties toujours instable : « c’est le modèle de la réciprocité (en fait
inégale) qui justifie les prestations des membres de l’ayllu […] et qui
inspire les offrandes des hommes aux dieux (lesquels accordent à leur tour
la fécondité des champs et des troupeaux) » (Wachtel 1990 : 565). On est
loin ici d’une vision idyllique de la réciprocité communautaire.
261
« […] ce qu’on nomme les “rituels syncrétiques’’, comme par exemple les “systèmes de
charges festives’’ (cargos) permet de résister à l’hégémonie tout en la reproduisant. Dans
les sociétés coloniales, la conquête n’est pas un événement singulier. La confrontation
de systèmes culturels distincts est régulièrement recréée sur des formes rituelles en tant
que locus de leur articulation historique. Elle préserve les formes de l’intervention
coloniale tout en produisant les individus qui définissent les termes de l’articulation
entre les ordres locaux et globaux » (Abercrombie 1990 : 99).
13. Sur les reducciones, voir Carter & Albó (1988) ; Wachtel (1990) ; Platt, Bouysse-Cassagne &
Harris (2006).
EN QUESTION
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Cette relecture critique du dualisme aymara conduit à une caractérisation des communautés et des cultures andines échappant à la conservation
du « traditionnel » pour montrer leur travail de transformation et d’appropriation des éléments « extérieurs ». Thomas Abercrombie (1986), dans son
travail sur la « politique du sacrifice » chez les Aymaras, analyse ainsi les
fondements mythiques de la cohésion communautaire : de même que
l’image coloniale de l’Indien païen a servi à légitimer l’ordre colonial, de
même les dieux de la conquête, définis comme pouvoirs extérieurs, ont été
utilisés pour consolider l’ordre indigène – le renvoi à l’autre étant essentiel à
la définition de chacun des ordres. La colonisation espagnole a imposé, en
effet, de nouveaux districts administratifs dans les Andes, les reducciones 13,
tout en créant de nouveaux rituels par lesquels la population devait exprimer
sa soumission publique au pouvoir colonial. La thèse d’Abercrombie (qui,
au passage, cite les travaux de Marshall Sahlins) est donc que les unités
ethniques modernes sont le produit de la réappropriation des stratégies
administratives imposées, comme les redécoupages spatiaux et l’implantation d’institutions religieuses. Ce détournement des instruments de
l’hégémonie coloniale à des fins de résistance politique et culturelle
explique en partie les rebellions sporadiques, mais il a surtout une dimension plus quotidienne :
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Une identité ethnique “entre deux mondes”
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« Dans les rites calendaires de K’ulta [village de l’altiplano bolivien, près du lac
Titicaca], les titulaires des cargos viennent à la bourgade et à l’église diocésaine pour
adorer un ensemble de divinités apparemment chrétiennes, lesquelles résident dans
l’Alaxpacha (le ciel). Ici se trouvent le Christ (qui est identifié avec le soleil), la Vierge
(identifiée avec la lune), et un ensemble de saints, réfractions du soleil et de la lune qui
incarnent le pouvoir représenté par l’éclair (comme médiateur entre le ciel, cette terre
et le monde souterrain, Manxapacha). Un mythe de K’ulta décrit l’arrivée de ce Christ
solaire dont le caractère de dominateur étranger aux autochtones andins lui permit de
fonder le cosmos actuel, rendant possible une humanité complètement sociale. Le
mythe identifie les ancêtres préchrétiens à d’autres groupes autochtones (appelés
Chullpa) qui vivent dans l’obscurité […]. Le Christ solaire arrive sous forme
d’homme : les Chullpa (habitants autochtones des vallées) échouant à le tuer et
l’enterrer, il monte au ciel, dessèche ou brûle les Chullpa, et les relègue dans le monde
inférieur récemment créé (Manxapacha). Le mythe décrit donc l’affrontement de
forces qui aboutit à l’expulsion centrifuge des Chullpa vers des zones de l’autre monde,
ouvrant par cette tension un espace vide dans lequel la société aymara peut être reconstituée. La “conquête’’ décrite dans le mythe ne signale ni la complète élimination des
Franck Poupeau
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262
À ce stade de l’analyse, c’est une véritable indigénisation de la modernité qui est préfigurée, avec la mise en évidence d’une capacité des
communautés traditionnelles à incorporer les éléments culturels des colonisateurs et à en réarticuler le sens. Cette interprétation pose cependant
un certain nombre de problèmes.
En ce qui concerne l’organisation sociale correspondant aux schèmes
cosmologiques, il faut se rappeler que la plupart des villages et des groupes
ethniques de l’altiplano bolivien n’existaient pas à l’arrivée des Espagnols
dans le Haut Pérou : les ayllus étaient intégrés dans des chefferies plus
vastes, organisés sur le modèle dualiste aménagé par l’empire inca. La colonisation espagnole a imposé des politiques territoriales qui ont divisé ces
royaumes originels en reducciones et ces nouveaux districts administratifs
ont perduré jusqu’à aujourd’hui sous la forme de bourgades. On peut
donc remarquer ici que si, de nos jours, les communautés dites traditionnelles sont en continuité avec le passé, c’est avec les formes d’organisation
sociale issues de la colonisation et non avec celles de l’époque précoloniale.
Cette réorganisation spatiale a favorisé, à la fois, le recrutement de maind’œuvre et l’évangélisation : « C’est seulement dans l’espace domestique
d’une bourgade, et non dans un espace ouvert et sauvage, que pouvait
s’exercer une “bonne police’’ (au sens de “bonnes administration et
mœurs’’), sous la constante vigilance des autorités » (Abercrombie 1990 :
100). Le principe d’organisation du dualisme concentrique et asymétrique
accompagne alors les mythes qui assignent à la société aymara une
situation « entre deux mondes », comme l’illustre le mythe rapporté par
Abercrombie, qu’il faut ici citer largement :
263
« […] dans cette perspective, la structure séquentielle des rituels au niveau des
“moitiés’’ peut être perçue comme modelant (et définissant) la structure de la confrontation entre l’ordre indigène et l’État colonisateur […]. Cette opposition entre bourgade centrale et périphérie, qui enrichit le schème cosmologique d’ensemble, renvoie à
une notion de formation politique et sociale apparemment partagée par les habitants
des Andes préhispaniques et par les conquérants. Des sources linguistiques anciennes
attestent en effet l’identification par les Aymaras du peuple autochtone (les Chullpas)
à ses descendants supposés, les chasseurs et pêcheurs [des groupes ethniques] uru et
choquela, assimilés aux animaux sauvages et aux oiseaux et vivant tous en dehors des
frontières de la “communauté’’ hiérarchique de “seigneurs et vassaux’’. Ici, les notions
indigènes et espagnoles de civitas paraissent donc converger » (Ibid. : 101-102).
Il devient difficile, ici, de parler d’une indigénisation de la modernité au
sens de Marshall Sahlins : les « schèmes culturels » andins ne s’approprient
les éléments extérieurs que dans la mesure où ceux-ci possèdent des structures communes – en particulier, la division chrétienne du cosmos en trois
parties et la sainte trinité s’adaptant particulièrement bien au dualisme
asymétrique (ou au tripartisme implicite) décrits précédemment par
Thérèse Bouysse-Cassagne et Olivia Harris. Dans un autre texte coécrit
par ces deux chercheuses, il est même explicitement précisé que « la superposition d’un culte chrétien à un autre plus ancien n’est en rien spécifique
aux Andes : la même chose s’est passée en Europe avec l’imposition de la
religion chrétienne sur les religions païennes » (Bouysse-Cassagne et al.
1987 : 49) ; et ces auteures de citer des rites aymaras où le pouvoir de
fertilité de la terre est recherché sous la protection d’un saint.
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Le récit du bannissement des forces opposées du monde de K’ulta renvoie
à la construction d’une identité ethnique locale, définissant à la fois
« l’Indien païen du passé » nécessaire à la définition de la société coloniale,
et « l’étranger conquérant chrétien, espagnol déifié » dont l’État domestique les Chullpa. Cet affrontement est constitutif d’une identité de
« l’entre-deux » propre au groupe local de K’ulta. Cette identité s’incarne
de façon particulièrement claire dans les rituels. Les rites exécutés dans les
bourgades issues des reducciones sont orientés vers les divinités chrétiennes
du ciel, tandis que ceux des hameaux environnants sont tournés vers les
divinités de Manxapacha :
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Chullpa comme être chtoniens ni l’ascension du soleil et des dieux chrétiens célestes
comme forces toutes puissantes, mais plutôt le début d’une alternance hiérarchiquement régulée. Dans le mythe, une opposition entre obscurité et lumière, parallèle à
celle entre humidité/froid et sécheresse/chaleur, est transposée et étendue à des zones
opposées de l’autre monde. À présent, les habitants de K’ulta doivent vivre dans un
“entre deux zones’’ de ce cosmos hiérarchiquement réglé. À première vue, le mythe
semble se référer à des alternances quotidiennes entre le jour et la nuit ou entre les
saisons, mais il décrit en fait un processus irréversible » (Ibid.: 100-101).
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On peut alors revenir aux rites de K’ulta, qui commencent par un sacrifice de lamas destiné à concilier les pouvoirs de fertilité des divinités du
Manxapacha. Le banquet et les danses qui ont lieu ensuite visent à faire se
rencontrer les « moitiés » et les zones cosmiques auxquelles elles sont
associées, reconstituant une totalité qui n’est autre selon Abercrombie que
« l’expression de l’hégémonie coloniale »14. Ni les divinités indigènes ni les
divinités célestes chrétiennes ne sont alors l’objet d’une totale identification ou d’un total rejet : ces éléments cosmologiques ne sont pas seulement opposés mais complémentaires, et leur association figure la relation
entre les groupes ethniques et le pouvoir colonial. À l’image des libations,
les usages rituels de l’eau jouent un rôle intermédiaire entre les sociétés
et les pouvoirs (divins et politiques) qui permettent à la communauté
d’exister : les célébrations échappent à la logique du don pour entrer dans
le cadre de ce qu’Alfred Métraux avait appelé une « économie de prestige »
(1967 : 246) reliant les hommes et les dieux. L’eau, qui est la finalité de
l’échange symbolique, en est aussi le vecteur et le moyen. Dans les rites
comme dans la cosmologie, l’eau n’est pas classée d’un côté ou de l’autre
des schèmes dualistes, mais entre les deux « moitiés » du monde, comme
un élément les unissant : elle relève ainsi de la Pachamama, elle-même
définie comme « point de rencontre maximal entre les deux mondes »
(Bouysse-Cassagne et al. 1987 : 53). Le prix des offrandes faites à la
Pachamama dans l’organisation sociale et symbolique des sociétés aymaras
permet de cerner un peu plus les limites de la thèse de l’indigénisation de
la modernité dans le cas de l’altiplano bolivien.
C’est là encore Olivia Harris qui aide à démêler les fils interprétatifs,
dans son texte sur la signification de l’argent dans les communautés du
Nord Potosí. De nouveau, il faut déconstruire une certaine perception
commune de l’économie andine :
« […] la tendance à idéaliser les mondes andins trouve aujourd’hui son expression dans
la vision de Tawantinsuyu (l’empire Inca) comme un État sacré et harmonieux dans
lequel l’exploitation était minimisée à travers la relation réciproque entre gouvernants et
gouvernés, par opposition aux désirs mercenaires des Européens pour le gain qui leur
ont fait saccager les lieux sacrés […]. Depuis que Murra a analysé les formes clés de
l’économie inca, l’argent et le marché ont été utilisés par beaucoup comme un symbole
de la domination européenne et de la rupture avec le passé andin. Le contraste entre les
économies monétaires et non monétaires s’enracine aussi dans la structure de la discipline
anthropologique, qui s’est articulée autour de ce type d’oppositions. […] Il y a alors
14. Pour plus de développements, voir aussi Abercrombie (1998).
Franck Poupeau
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Monnaie et communautés
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15. Si cette analyse de la monnaie dans les pays andins rejoint les théories de Karl Polanyi (1983)
sur l’imbrication de l’économie et du social, elle se trouve beaucoup plus distincte de leur
utilisation dans les premiers travaux de Marshall Sahlins (1976) sur le fonctionnement de
l’économie domestique, selon Olivia Harris (2000 : 133 sq.).
16. Dans les zones du Nord Potosí, le lien entre la monnaie et les mines renforçait cette valeur.
C’est du reste par l’acheminement des pommes de terre dans les centres miniers que la monnaie
entrait en retour dans l’économie ethnique (ibid.: 120).
EN QUESTION
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L’opposition entre l’ayllu et le marché apparaît ainsi comme une construction
politique de l’époque républicaine : non seulement les populations indigènes participaient à l’économie locale (Sempat Assadourian 1982), mais
ce sont en réalité les intermédiaires créoles et les propriétaires terriens
locaux qui tentaient d’empêcher leur accès aux échanges monétaires
(Rivera Cusicanqui 1978). Si l’on se réfère à l’organisation verticale de
l’économie andine, où chaque unité sociale a accès à l’ensemble des zones
écologiques (altiplano et vallées tropicales principalement), la circulation
des marchandises dans l’économie paysanne était en effet assurée par les
membres de l’ayllu et non par des intermédiaires ; la monnaie était utilisée
pour des paiements internes et des crédits, entre les différentes parties de
chaque unité sociale, dont la spécialisation dépendait de l’étage écologique 15. Cette « économie ethnique », comme l’a dénommée Olivia
Harris, a certes subi des transformations depuis le XVIe siècle, mais les
enquêtes qu’elle a menées dans les années 1970 dans le Nord Potosí
ont aussi révélé des éléments de continuité au niveau des petites unités
contrôlant encore la terre (2000 : 113-114). Par ailleurs, cette économie
accordait une valeur symbolique particulière à la monnaie : elle se situait
dans le domaine de la fertilité et donc de la Pachamama ; renvoyant à une
dimension sacrée qui existait déjà dans l’empire inca, elle faisait l’objet
de libations célébrant les diverses formes de prospérité en général 16.
Finalement, la monnaie n’était pas perçue comme un élément étranger
ou menaçant (ibid. : 60), mais comme faisant partie d’un ensemble
de rapports sociaux permettant à la communauté de fonctionner.
Cette absence de réticence envers la monnaie montre que ce sont en
réalité l’idéologie du don et celle de l’égale réciprocité qui peuvent être
analysées en termes de discontinuité avec les cultures andines (et aymara
en particulier) : l’introduction du marché n’apporte pas une rupture aussi
radicale dans l’organisation communautaire que les schèmes d’analyse
habituels, opposant tradition et modernité, pourraient le laisser croire. En
référence à l’exemple du mousquet dans les sociétés fidjiennes développé
Commentaires sur l’indigénisation de la modernité
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un glissement courant de la monnaie au mal ou au non-naturel […]. Depuis que la
monnaie est assimilée aux intérêts individuels par opposition à ceux de la communauté,
il est facile de voir qu’elle est aussi posée en antithèse du sacré » (2000 : 54-55).
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Du rural à l’urbain : une solidarité paradoxale
Si, au sein du monde rural, la communauté constitue sans doute encore
l’horizon des schèmes de pensée et des pratiques sociales des individus,
l’assemblage des familles relativement autonomes économiquement sur un
même territoire (culture des sols, irrigation, lieux de culte, espaces publics
destinés aux assemblées communautaires, etc.) suffit à former un ayllu dès
lors qu’il y a un partage des tâches afin d’accomplir certains services
communs : construction d’écoles, d’églises, participation au travail agricole, etc. Mais à l’époque contemporaine, ces mêmes relations définissent
une solidarité d’autant plus paradoxale que la propriété de la terre n’est
plus définie de façon aussi collective que par le passé : compétition pour
les positions de pouvoir (dirigeants de communauté ou de syndicat),
Franck Poupeau
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par Sahlins, on peut dire ici que ce n’est pas la monnaie qui a rendu obsolète la logique locale de l’économie ethnique, c’est au contraire la culture
aymara qui a intègré l’idée et les pratiques de l’échange marchand – à une
condition que la thèse de l’indigénisation de la modernité ne peut voir : les
formes de la culture locale étaient prédisposées à incorporer ces éléments
étrangers. On pourrait objecter à cette analyse l’absence d’insertion de
l’économie paysanne communautaire sur le marché national, particulièrement en matière de nourriture. Ce serait oublier que l’économie bolivienne, polarisée autour des centres miniers et des villes, a développé des
circuits d’échange différents : à côté de l’économie ethnique des communautés rurales, dont les produits n’étaient que peu consommés si ce n’est
par les plus pauvres, les biens de consommation les plus courants étaient
acheminés depuis d’autres régions voire de l’étranger. La vente des produits
paysans locaux se faisant principalement à l’échelle domestique des ayllus,
sauf en cas de réquisition pour cause de pénurie : il faut plutôt voir dans
cette séparation un produit des politiques menées par les administrateurs
des villes pour maintenir un bas prix des produits locaux destinés à la
reproduction de la main-d’œuvre urbaine (Harris 2000 : 135). En définitive, s’il y a continuité entre le présent et l’économie des communautés
dites « traditionnelles », ce n’est pas en raison d’une capacité de résistance
ou d’appropriation spontanées des cultures locales, mais au contraire parce
que les formes culturelles locales pouvaient recevoir ces éléments étrangers
qui se sont révélés homologues, aussi bien d’un point de vue des principes
cosmologiques que de l’organisation économique. Le passage du monde
rural aux sociétés urbaines constituées par les migrants aymaras depuis
le début du siècle permet de vérifier cette hypothèse en précisant les
conditions sociales dans lesquelles une telle continuité s’avère possible.
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17. Les villes regroupent, depuis les années 2000 environ, les deux tiers de la population
bolivienne. Les résultats du recensement national mené en 2001 indiquent que près de 70% de la
population qui s’auto-identifie comme appartenant à un « peuple originaire » vit en milieu urbain.
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EN QUESTION
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défiance des « bases » envers les dirigeants pourtant soumis à la rotation
des charges, conflits inter et intra-communautaires sur les frontières des
terres communales ou des propriétés, autant d’éléments qui contredisent
le « mythe du service à la communauté », et qui relèvent bien plutôt d’un
« individualisme de groupe » (Albó 2002 : 16-35). Ce factionnalisme
propre aux communautés aymaras, dont un des ressorts est la lutte pour
les ressources naturelles que sont la terre et l’eau, fait de la solidarité bien
plus le produit d’une série de contraintes communes (comme l’obligation
d’assister aux assemblées ou aux mobilisations par exemple) que l’effet de
« représentations collectives ». Ces paradoxes du communautarisme
aymara ne peuvent que s’intensifier avec le bouleversement des relations
sociales suscitées par la crise du monde rural et par la migration en milieu
urbain, avec son contingent d’insécurité linguistique, culturelle ou sociale,
de précarité économique et d’aspirations nouvelles en termes d’équipements
et de styles de vie (Widmark 2003).
Lors des dernières décennies, les sociétés rurales de l’altiplano bolivien
se sont en effet trouvées confrontées à d’importantes transformations :
processus de parcellisation issu de la Réforme agraire de 1953, posant une
génération plus tard des problèmes de succession au sein des familles
pauvres ; restructuration des circuits de production et de distribution agricoles entre les mains de quelques familles seulement, accroissant le
manque de productivité des parcelles individuelles ; effets du changement
climatique, qu’il s’agisse des effets croissants d’El Niño dans les années
1980 ou des sécheresses répétées – autant de facteurs qui ont entraîné une
migration massive des populations rurales vers les villes. Les migrants
aymaras ont, quant à eux, ajusté la « culture aymara » à leurs nouvelles
conditions d’existence, notamment du fait des possibilités (et des
promesses rarement réalisées cependant) offertes par la vie urbaine, en
termes de services, de confort ou d’ascension sociale : cette culture
« métisse », plus couramment désignée sous le terme de chola, est désormais
largement majoritaire dans le monde indien bolivien17.
Il faut donc, là encore, se garder d’une vision figée des relations entre
cosmologie indigène et organisation sociale. Gilles Rivière (1983) a bien
montré, dans le cas des communautés aymaras de Carangas, sur l’altiplano
bolivien, combien l’organisation des ayllus (au sens de groupements
présentant un double caractère de phratrie et de découpage territorial), a
perdu toute fonction économique et sociale spécifique. Cette organisation
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18. On peut ainsi remarquer que malgré les changements générationnels, dans certaines communautés touchées par la sécheresse, les jeunes se remettent à respecter la coutume des offrandes
rituelles à la Pachamama (Fernández Juárez 2002 : 169).
Franck Poupeau
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persiste cependant sur un plan idéologique, comme représentation symbolique susceptible d’assurer la cohésion des communautés 18. Son usage se
restreint cependant à des populations paysannes marginalisées : elle
n’incarne pas tant la conservation vivante d’une tradition andine qu’elle ne
manifeste un traditionalisme devenu « obligatoire », surtout dans le cadre
des organisations syndicales paysannes dont les dirigeants ont aujourd’hui
repris le thème des « communautés originaires » pour se faire une place
dans le champ politique national. Par ailleurs, le transfert de la « culture
aymara » dans un contexte urbain concerne des migrants ou des fils de
migrants encore situés « entre deux mondes », pour reprendre l’expression
d’Albó, Greaves et Sandoval (1981-1986) : la communauté rurale, qui
constitue encore pour le migrant un point de référence, et la ville, dont ils
attendent travail, changement de statut et amélioration du niveau de vie.
Les migrants durablement installés à La Paz ou El Alto deviennent des
« résidents », en quelque sorte dotés d’une double identité socioculturelle,
rurale et urbaine. Cette « nouvelle culture aymara urbaine » ne suffit
cependant pas à définir des identités stables : un individu peut être jaqi
(aymara) ou q’ara (blanc) en fonction du contexte, de sa trajectoire et de sa
position momentanée dans la communauté d’origine ou dans le quartier
de résidence. Elle se retrouve dans des styles de vie, souvent qualifiés par
les adjectifs cholo ou mestizo (liés à la caractérisation respectivement dépréciative ou positive du rapport à la situation de campesino ou de résident
qui est sous-entendue), qui comportent à la fois la conservation de
pratiques culturelles du monde rural (idiome, fêtes, rites, assemblées, etc.)
et l’aspiration à des modes de vie considérés comme « modernes », comme
une maison de plusieurs pièces ou l’accès des enfants à l’éducation. D’un
point de vue économique, si la vie sur l’altiplano dépend de divers facteurs
comme la conjonction entre les déterminants climatiques et les activités
humaines productives (cultures, élevage, etc.), la migration en contexte
urbain comme El Alto dépend en revanche de la pega, un travail fourni
dans un domaine quelconque (construction, commerce, etc.). Les liens
avec les communautés originaires persistent, mais la condition de
« résident » n’en change pas moins la relation aux obligations sociales dans
la communauté d’origine, et la vision du monde qui y est associée.
Les conséquences de cette situation « entre deux mondes » se font en
particulier sentir en termes de gestion de l’eau. On a fait en introduction
référence aux enquêtes menées sur La Paz et El Alto par l’équipe de l’IFEA
(Poupeau 2010), et au décalage qu’elles révèlent entre les populations
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19. À condition toutefois que les prix de connexion au réseau restent abordables : 90 % des
résidents interrogés jugent ainsi que les 150$ demandés pour l’eau potable et les 185$ pour
l’assainissement sont trop élevés pour leurs moyens (Poupeau 2008a et b).
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EN QUESTION
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locales et l’idéologie de la gratuité, qu’il s’agisse du paiement du service ou
du mode de connexion. Dans les quartiers étudiés, 91% des personnes
interrogées estiment qu’il est normal de payer pour le service de distribution, et 80% d’entre elles en donnent pour explication les coûts représentés par le traitement des eaux ou l’entretien du réseau. Bien plus, la
demande d’accès au service d’eau et d’assainissement prend, dans les
mêmes proportions, la forme souhaitée d’une connexion individuelle à
domicile, et non d’une gestion communautaire de la ressource – qui
apparaît ainsi bien plus relever de la nostalgie indigéniste ou du cynisme
économique du « gouvernement des pauvres par les pauvres ». La revendication de l’eau comme bien gratuit ne se trouve, de façon ponctuelle, que
chez des militants politiques ou syndicaux exerçant ou ayant exercé des
charges officielles, à un niveau départemental qui les a mis en contact avec
d’autres types de discours politiques. En revanche, les populations des
quartiers populaires en expansion de La Paz ou El Alto, qui ne sont pas
encore dotées de services urbains, ne perçoivent absolument pas l’eau
comme un « don du ciel » et un bien gratuit 19. L’eau a un prix, comme en
avaient auparavant les bienfaits de la Pachamama – reproduction ou plutôt
réactivation de structures mentales et culturelles par lesquelles les populations locales pensent leur place dans le monde, naturel et social, bien loin
des reformulations new age des « néo-Indiens ». La continuité culturelle
relève parfois de processus paradoxaux, qui heurtent le sens commun
concernant l’introduction de l’échange marchand : mais ils mettent
surtout à mal la vision de « communautés originaires » harmonieuses qui
auraient de tout temps été hostiles à l’échange marchand. En réalité, les
résidents urbains, dans leur construction identitaire, se trouvent dans une
situation d’entre-deux semblable à celle des communautés confrontées à
l’irruption des cultures coloniales : il n’y a pas tant appropriation d’éléments extérieurs par les schèmes culturels persistants au cours du temps
que formation hybride d’une autre identité de groupe. Ici, la réactivation
des structures mentales vient d’une situation où ils peuvent être réinvestis
dans la réinterprétation collective d’une vision du monde par des groupes
en situation incertaine, entre deux mondes.
Finalement, dans les périphéries populaires de La Paz et El Alto, la
réappropriation de l’échange marchand, dans des conditions où la culture
aymara contemporaine est homologue avec la culture traditionnelle, ne
produit pas du tout de « résistance culturelle » des populations : il y a bien
plutôt imbrication de la logique marchande et de la logique indigène au
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20. Ce retour sur les liens entre cosmologie et sociétés aymaras ne signifie pas la disparition de
formes d’organisation collective, au contraire, dans les quartiers populaires de La Paz ou El Alto.
On connaît l’importance fondamentale des fédérations de quartier (la Fejuve : Federación de juntas
vecinales) dans les mobilisations politiques récentes, en particulier dans les quartiers les plus
anciens et les plus équipés (Lazar 2006 ; Arbona 2008). Mais dans les zones périphériques en
expansion, la mobilisation collective n’a lieu que pour obtenir les titres de propriété et les services
urbains de première nécessité (électricité, eau, rue pavée, par ordre d’importance décroissante) ;
une fois ces objectifs atteints, et parfois avant, l’élan retombe. Par ailleurs, les mobilisations ne se
centrent pas tant sur les enjeux « environnementaux » que sur la défense d’intérêts immédiats, qu’il
s’agisse de la contamination des eaux desservant les lots cultivés et les élevages par une décharge
publique, ou de l’installation d’une usine de traitement des eaux sur des terres communautaires,
ou de l’indifférence à l’égard des lieux d’installation sur des zones à risque en l’absence de toute
planification urbaine.
Franck Poupeau
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sein de schèmes culturels communs. Dans cette perspective, le communautarisme indianiste ne peut comprendre les formes de résistance,
politique cette fois, à la « modernité capitaliste » : les mobilisations ne
naissent pas de façon spontanée, elles sont le produit d’un tissu d’organisations, dans des contextes particuliers (Poupeau 2008b)20. Ainsi les habitants de La Paz et El Alto ne se sont que tardivement mobilisés contre la
gestion privée de l’eau, car le fait d’avoir à payer le service ne leur paraissait pas incompatible avec leurs conditions d’existence : l’eau n’avait jamais
été perçue comme un don gratuit. Il faudrait sans doute approfondir ce
lien entre la vision « instrumentale » de l’eau relevée dans la cosmologie
aymara, et la situation de pénurie qui fait de l’eau un bien « rare » pendant
de longues périodes sur l’espace aride de l’altiplano (en incluant l’excroissance urbaine de El Alto dont l’étendue s’accroît année après année). Si
l’économie dans sa définition minimale est une « gestion de la rareté »,
l’eau, dans le monde aymara, communautés rurales comme périphéries
urbaines relève alors bien d’une économie, dont le substrat symbolique
surdétermine encore les formes de l’échange matériel et marchand. Ce
rapport « utilitaire » (et peu « harmonieux ») à la nature environnante fait
bien évidemment écho à la vision de l’eau comme monnaie d’échange de
la cosmologie aymara : l’important est d’avoir de l’eau en quantité suffisante, peu chère et de préférence à domicile – peu importe le distributeur.
Dans les périphéries en expansion où les populations sont peu solvables et
où l’installation du service de distribution des eaux est par définition peu
rentable, peu importe de savoir, pour les habitants, s’il s’agit du secteur
public, du secteur privé, ou d’un éventuel partenariat entre les deux. Du
reste, plus des deux tiers des personnes interrogées sur la Paz et El Alto
ignorent même que le consortium international est parti quelques
mois auparavant (Poupeau 2010). Il est difficile, dans ces conditions, de
soutenir l’idée d’une indigénisation de la modernité pour expliquer les
conditions de vie, et les capacités de résistance des résidents aymaras des
périphéries urbaines en expansion des villes boliviennes.
271
Centre national de la recherche scientifique,
Culture et sociétés urbaines, Paris
franck.poupeau@gmail.com
MOTS CLÉS/KEYWORDS : cosmologie aymara/aymara cosmology – Bolivie/Bolivia – indigénisation
de la modernité/indigenization of modernity – dualisme/dualism – eau/water – Pachamama.
EN QUESTION
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Le problème de l’eau révèle les difficultés de la thèse de l’indigénisation
de la modernité face aux attitudes des sociétés du Sud confrontées à
l’introduction de l’économie capitaliste et aux valeurs qu’elle véhicule
– la « globalisation ». Pour ne pas présupposer la persistance inexpliquée de
certains schèmes culturels, il faut tenir compte de certaines conditions
sociales spécifiques : ici, des milieux populaires dont l’homologie de position avec les communautés colonisées permet la réactivation de certaines
catégories d’interprétation et de vision du monde (le prix à payer à la
Pachamama pour obtenir eau et fertilité). Mais si continuité culturelle il y
a entre « société traditionnelle » et « modernisation occidentale », ce n’est
pas parce que les cultures dites traditionnelles résisteraient naturellement
au système capitaliste, comme le voudraient Marshall Salhins ou les
anthropologues « postcoloniaux » dont il adopte parfois la critique de
l’hégémonie occidentale, c’est plutôt parce que les transformations économiques et sociales induites par l’introduction de l’échange marchand
permettent la réactivation de schèmes culturels au sein de situations
homologues.
Commentaires sur l’indigénisation de la modernité
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BIBLIOGRAPHIE
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