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Le XVIIIe, un siècle de décadence?

2006

É T U D E S S U R L E 1 8 ' S I È C L E X V I I I Revue fondée par Roland Mortier et Hervé Hasquin DIRECTEURS Bruno Bernard et M a n u e l Couvreur COMITÉ DE RÉDACTION Valérie A n d r é , Bruno Bernard, M a n u e l Couvreur, Brigitte D'Hainaut, M i c h è l e G a l a n d , M i c h e l Jangoux, Roland Mortier, Raymond Trousson. G R O U P E D ' É T U D E ÉCRIRE A Bruno Bernard bbernard@ulb.ac.be M a n u e l Couvreur manuel.couvreur@ulb.ac.be ou à l'adresse suivante G r o u p e d'étude du 1 8" siècle Université libre d e Bruxelles (CP 1 7 5 / 0 1 ) Avenue F.D. Roosevelt 5 0 • B - 1 0 5 0 Bruxelles D U 1 8 ' S I È C L E LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? É T U D E S S U R L E 1 8 - S I È C L * X V I I I LE X V I I I , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? VOLUME COMPOSÉ ET ÉDITÉ PAR VALÉRIE ANDRÉ ET BRUNO BERNARD a o o « ÉDITIONS DE L'UNIVERSITÉ DE BRUXELLES D A N S L A M Ê M E C O L L E C T I O N Les préoccupations économiques et sociales des philosophes, littérateurs et artistes ou XVIII* siècle, 1976 Bruxelles au XVIII'siècle, 1977 L'Europe et les révolutions (1770-1800), 1980 La noblesse belge au XVIII' siècle, 1982 Idéologies de la noblesse, 1984 Une famille noble de hauts fonctionnaires : les Neny, 1985 Le livre à Liège et à Bruxelles au XVIII' siècle, 1987 Unité et diversité de l'empire des Habsbourg à la fin du XVIII' siède, 1988 Deux aspects contestés de la politique révolutionnaire en Belgique : langue et culte, 1989 Fêtes et musiques révolutionnaires : Grétry et Gossec, 1990 Rocaille. Rococo, 1991 Musiques et spectades à Bruxelles au XVIII' siècle, 1992 Charles de Lorraine, gouverneur général des Pays-Bas autrichiens ( 1744-1780), Michèle Galand, 1993 Patrice-Français de Neny (1716-1784). Portrait d'un homme d'État, Bruno Bernard, 1993 Retour au XVIII'siècle, 1995 Autour du père Castel et du clavecin oculaire, 1995 Jean-François Vondt (1743-1792), 1996 Parcs, jardins et forêts au XVIII' siècle, 1997 Topographie du plaisir sous la Régence, 1998 La haute administration dans les Pays-Bas autrichiens, 1999 Portraits de femmes, 2000 Gestion et entretien des bâtiments royaux dans les Pays-Bas autrichiens (1715-1794). Le Bureau des ouvrages de la Cour, Kim Bethume, 2001 U diplomatie belgo-liégeoise à l'épreuve. Étude sur les relations entre les Pays-Bas autrichiens et la principouté de Liège au XVIII' siècle, Olivier Vanderhaegen La duchesse du Maine (1676-1753). Une mécène à la croisée des arts et des siècles, 2003 Bruxellois à Vienne. Viennois à Bruxelles, 2004 Les théâtres de société au XVIII' siècle, 2005 HORS SÉRIE La tolérance civile, édité par Roland Crahay, 1982 Les origines françaises de l'antimaçonnisme, Jacques Lemaire, 1985 L'homme des lumières et la découverte de l'Autre, édité par Daniel Droixhe et Pol-P. Gossiaux, 1985 Morale et vertu, édité par Henri Plard, 1986 Emmanuel de Croy (1718-1784). Itinéraire intellectuel et réussite nobiliaire au siècle des Lumières, Marie-Pierre Dion, 1987 La Révolution liégeoise de 1789 vue par les historiens belges (de 1805 à nos jours), Philippe Raxhon, 1989 Les savants et la politique à la fin du XVIII' siècle, édité par Gisèle Van de Vyver et Jacques Reisse, 1990 La sécularisation des œuvres d'art dans le Brabant (1773-1842). La création du musée de Bruxelles, Christophe Loir, 1998 Vie quotidienne des couvents féminins de Bruxelles au siècle des Lumières (1754-1787), Marc Libert, 1999 L'émergence des beaux-arts en Belgique : institutions, artistes, public et patrimoine (1773-1835), Christophe Loir, 2004 Voltaire et Rousseau dans le théâtre de la Révolution française (1789-1799), Ling-Ling Sheu, 2005 ISBN 2-8004-1383-2 0/2006/0171/15 © 2006 by Éditions de l'Université de Bruxelles Avenue Paul Héger 26-1000 Bruxelles (Belgique) Imprimé en Belgique EDITIONS@admin.ulb.ac.be wvnv.edirions-universite-bruxelles.be Préface « Partisan du bon goût dans un siècle dégénéré, protecteur d'un théâtre en décadence, connaisseur dans un art où presque personne ne se connaît plus », ainsi Voltaire se définit-il dans une lettre de février 1771 adressée à Thibouville. Le constat est sévère mais ne saurait être ramené au bougonnement d'un auteur vieillissant, d'un laudator temporis acti aigri par les innovations de ses jeunes successeurs. Le diagnostic alarmant du Patriarche est en effet largement partagé par ses contemporains : le XVIIP siècle est hanté par le sentiment obsédant de sa décadence. Abâtardissement de la langue, affadissement du goût, affaiblissement politique, les hommes des Lumières portent le deuil du Grand Siècle dont ils se sentent les héritiers indignes. Les Philosophes ont certes la consolation de contribuer aux progrès de la Raison, instrument libératoire qui permet aux hommes de réclamer la légitime émancipation de l'esprit. Leurs adversaires, dont on ne saurait minimiser l'importance, crient, quant à eux, au relâchement des mœurs et à la délitescence des valeurs chrétiennes. « Décadence : Acheminement vers la ruine ». Telle est la définition la plus courante d'un substantif au sémantisme démultiplié, aussitôt actualisée par les auteurs du dictionnaire Robert : « Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, ouvrage de Montesquieu ». La référence au baron de la Brède est immédiate, tant sa pensée semble imprégnée du sentiment de l'inévitable chute, consécutive à l'apogée. Et pourtant, la lecture attentive du philosophe nuance le propos, sans pour autant le démentir : la réflexion de Montesquieu ne se limite pas à un constat désabusé qui prononcerait la supériorité définitive et sans appel des Anciens sur les Modernes. Pour être confortable, la schématisation manichéenne échoue souvent à rendre compte de la complexité des jugements humains. Ainsi, les discours sur la décadence qui jalonnent le XVIIP siècle européen se répondent sans forcément se recouvrir, les divergences qui les opposent confinent parfois au paradoxe. 8 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Trop longtemps tributaire d'une taxinomie réductrice, l'histoire littéraire a contribué à enfermer les Lumières dans un cadre ridiculement étroit, qui séparait de façon péremptoire philosophes et auteurs chrétiens, raison et sensibilité, le Patriarche de Ferney et le Citoyen de Genève. Ce débat est aujourd'hui dépassé, les sciences humaines ont appris à se méfier des évidences. À l'initiative de Bruno Bernard, l'un de ses directeurs, le Groupe d'étude du XVIII e siècle de l'Université libre de Bruxelles a choisi de consacrer ce volume des Études sur le XVIIIe siècle aux « discours sur la décadence », curieux de confronter des regards croisés sur un autodénigrement généralisé, dont la postérité n'a pas estimé devoir se souvenir à l'heure des consécrations. Revisitées quelque deux cents années après qu'elles furent un jour prononcées et consignées sur le papier, avec la hauteur que nous permettent nos connaissances actuelles, ces considérations apparaissent sous un jour modifié, qui ne laissera pas de surprendre le lecteur moderne. La décadence ne se laisse pas prendre au piège de la pensée unique, elle apparaît parfois où on l'attend le moins. Dieu tutélaire, le Goût reste une autorité suprême qui gouverne les canons esthétiques et moraux des lettres et des arts. La rémanence d'un idéal classique domine dans un XVIII e siècle pourtant habitué aux courbes rococo et au règne de l'artifice. Ainsi, les débats sur la statuaire et la musique religieuse trahissent les tiraillements d'une société qui balance entre modernité et respect de l'orthodoxie. La même polémique agite l'étranger, les nations européennes en quête d'identité culturelle cherchent à se démarquer d'une empreinte classique importée, trop éloignée de leurs racines. Exaltation bien connue d'un folklore et d'une littérature nationale qui investissent les mouvements romantiques au tournant des Lumières. Unanimement décrié par la critique et les auteurs eux-mêmes — paradoxe souvent commenté, « jamais fille chaste n ' a lu de romans », le roman connaît un essor considérable qui l'inscrit au cœur même de la controverse. Genre « décadent » par essence, le roman contemporain doit éviter de précipiter sa corruption dernière et opposer une farouche résistance aux séductions illusoires de l'artifice. Le discours autoréfiexif du paratexte — préfaces, avertissements au lecteur et autres préambules nécessaires — relaie ainsi le discours externe, il s'érige en manifeste poétique qui réclame, pour la survie de l'espèce, un infléchissement salutaire vers une esthétique du naturel. Les antiphilosophes — la critique a désormais montré leur importance pour la compréhension d'une époque aussi complexe —, chantent dans la même direction, mutatis mutandis, lorsqu'ils dénoncent le caractère pervers de l'ornement qui, du discours rhétorique à la pensée politique et religieuse, masque une absence de profondeur, redoutablement perverse. Sous leur plume, les Philosophes, ces fervents artisans du progrès, deviennent les dangereux ferments d'une dégradation annoncée. Chacun voit midi à sa porte... Lorsqu'il déplore l'aliénation de son siècle, Rousseau semble faire chorus aux diatribes des adversaires des Lumières. À ses yeux, l'homme civilisé s'est réduit à l'état de cadavre à force d'artifices. Archéologue opiniâtre, Jean-Jacques ne cesse de guetter les traces de la nature, imperceptibles dans une société agonisante. Pour autant, il n'aspire pas à ramener ses semblables à l'âge des cavernes, ni à transformer son élève en citoyen de Sparte. Son ambition demeure plus réaliste : il cherchera à faire d'Emile un homme d'après la chute, désireux de renouer avec ses dispositions naturelles. Au rebours du Genevois, Buffon réfute la mythologie qui transforme l'état PRÉFACE 9 de nature en Âge d'or perdu. La vulnérabilité congénitale de l'homme lui impose de vivre en compagnie de ses semblables et seules les sociétés organisées peuvent prétendre au titre de civilisations, capables de progrès. Chez le savant-philosophe, le discours sur la décadence se mue rapidement en méditation anthropologique dont les conclusions, parfois saisissantes, ouvrent la porte à un effrayant eugénisme. L'évolution réussie de l'humanité devrait aboutir à une uniformisation qui ramènerait au type original « régénéré » : l'homme blanc. Se doublant d'une inévitable réflexion sur la circularité ou la linéarité du temps, les discours sur la décadence débouchent le plus souvent sur les préoccupations métaphysiques de l'humain dont, somme toute, ils sont une expression directe. La lecture des différentes contributions à ce volume devrait permettre de mieux cerner les enjeux d'un topique qui, gageons-le, se ranime avec force à l'aube du XXI e siècle. Valérie ANDRÉ FNRS-ULB Montesquieu et la hantise de la décadence Laurent VERSINI De même qu'à un Montesquieu homme de la modération ou des « mi-distances » pour Jean Starobinski ', il est permis de préférer un poète de la violence 2, à un partisan un peu conformiste du progrès un examen attentif substitue un observateur passionné des désordres, des révolutions et des débâcles hanté par la décadence et l'anéantissement jusqu'à subir une sorte d'appel du néant. Non que cette obsession se traduise dans le domaine des lettres et de l'esthétique par un pessimisme qui valoriserait systématiquement les Anciens : dans la Querelle, Montesquieu adopte une attitude remarquablement équilibrée, ses Pensées n° 108 à 134, vestiges de son travail sur Le Goût et les ouvrages d'esprit, se répartissent à peu près également entre éloges des Anciens (110, 117, 120, 129, 131...) et éloges des Modernes (118, 119, 125, 126...), l'entrée 111 résumant bien cette équité : « J ' a i m e à voir les querelles des Anciens et des Modernes : cela me fait voir qu'il y a de bons ouvrages parmi les Anciens et les Modernes » (voir aussi Pensées, 1315). La Lettre persane XXXVI renvoie dos à dos partisans et adversaires d'Homère. Montesquieu, « Moderne » et lambertin ami de Fontenelle et de Marivaux, admirateur de La Motte, reconnaît à ses contemporains l'avantage des Lumières, de la promotion et du respect du droit, notamment du droit des gens, et peut-être des mœurs et des femmes : « II faut rendre ici hommage à nos temps modernes, à la raison présente, à la religion d'aujourd'hui, à notre philosophie, à nos mœurs », proclame L'Esprit des lois (X, 3). 1 Montesquieu par lui-même, Paris, Seuil, 1953, rééd. 1994. p. 19. Voir Laurent VERSINI, « Liberté, justice et modération dans la pensée de Montesquieu », Actes du colloque Montesquieu, la justice et la liberté, Bordeaux, 19-20 mai 2005, à paraître. 2 Laurent VERSINI, Baroque Montesquieu, Genève, Droz, 2004. LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 12 « Jamais on n'a été si raisonnable que dans ce siècle-ci », affirmait déjà en 1725 le Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences (III, p. 223 3 ). Les sujets de Louis XIV sont même « meilleurs » que ses chers Romains trop brutaux dans leurs conquêtes (Lois, X, 3), le siècle de Louis XV est un « siècle où la lumière naturelle est plus vive qu'elle n'a jamais été » (ibid., XXV, 13). Bref, en moyenne, les Modernes sont plus éclairés, plus civilisés ; les Anciens sont plus « grands » par leurs vertus civiques et patriotiques ; comme dans les Burgraves, les hommes rapetissent avec le temps, depuis les Grecs et les Romains, « les hommes se sont raccourcis d'une coudée » (Pensées, 1268). Dans les arts et les lettres, les Modernes marquent des points en peinture — « nous peignons mieux » que les Anciens, prononce Montesquieu à propos des Noces aldobrandines en choisissant un des plus grands chefs-d'œuvre de la peinture murale romaine, vu sur FEsquilin (Voyages, II, p. 1096), et en musique où les Italiens modernes montrent des progrès sur les «anciens â g e s » de Lulli (ibid., p. 1111). Annonçant le Stendhal de Racine et Shakespeare par une vision relativiste et une découverte de la durée très neuves à une époque où le Beau est encore fixé pour l'éternité par Aristote, Horace et Boileau, Montesquieu aperçoit dans les Grecs anciens des artistes qui furent des Modernes de leur temps ; les « Modernes futurs » trouveront les Modernes d'aujourd'hui dépassés et seront à leur tour des Anciens (Pensées, 102, 1206, 1424). Montesquieu est l'exception d'un Moderne qui ne croit pas à la supériorité des Modernes — ni à leur infériorité. Mais le même regard d'historien note et date implacablement tous les signes de décadence : l'art romain déchoit très exactement à partir de Didius Julien (ou Julianus : Voyages, II, p. 1314 ; De la manière gothique, III, p. 279), empereur et assassiné en 193, un des premiers à avoir mis l'empire aux enchères en achetant les prétoriens (Rom., XVI). La sculpture décline à la fin du XVI e siècle à Florence à partir de Jean de Bologne et de Francavilla (Voyages, II, p. 1315) : dans la galerie du grandduc, nos Offices, « on suit pas à pas la décadence de l'art » (De la manière gothique, III, p. 276). C'est indiquer pour la première fois que les arts et les lettres sont inscrits dans le temps, comme les types de gouvernement ou les religions : naissant à un moment de l'Histoire (Lois, XXIV, 5), celles-ci sont promises à l'usure universelle, suggère Montesquieu. Plus largement, esthétique, Histoire et politique vont de pair : la prospérité et le déclin des gouvernements et des arts sont parallèles et obéissent aux mêmes lois (Pensées, 1006, 1292), par exemple la décadence sous Didius Julien est due en tout domaine au « provignement » ou à la propagande du christianisme et au séjour des empereurs dans les provinces (Voyages, II, p. 1315), et d'une façon générale la 3 Les œuvres de Montesquieu sont citées dans l'édition Masson des Œuvres complètes, Paris, Nagel, 1950-1955, 3 vol., avec la seule indication du tome et de la page. Abréviations utilisées : pour les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence : Rom. suivi du numéro du chapitre ; Esprit des lois : Lois, avec selon l'usage l'indication du livre en chiffres romains et du chapitre en chiffres arabes ; Lettres persanes : LP suivi du numéro de la lettre (éd. de 1754) ; Réflexions sur la monarchie universelle : Mon. univ. avec l'indication du chapitre. MONTESQUIEU ET LA HANTISE DE LA DÉCADENCE 13 disparition des arts comme de l'autorité suit les invasions ou « inondations » des Barbares. Des régénérations sont possibles, comme le « renouvellement des arts » par lequel Montesquieu désigne la Renaissance (Voyages, II, p. 1017, 1077, 1181), puis l'inexorable chute reprend. Par un mécanisme fatal qui évite aux hommes les empires trop forts ou trop grands, c'est-à-dire trop fragiles, les victoires et l'agrandissement portent en eux-mêmes les défaites et la ruine ou la décadence, la démonstration lumineuse des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence qui fait de Pyrrhus le héros éponyme et négatif des victoires ruineuses (chap. IV) est l'illustration bien connue de cette philosophie de l'Histoire : à la différence de Bossuet ou de Vertot, qui voyaient dans les divisions intestines entre plèbe et patriciens l'origine de la perte de Rome, alors qu'il y trouve un ferment de liberté, Montesquieu montre que, condamnée à s'agrandir pour ne pas céder à ses voisins, Rome est vaincue par sa propre grandeur et par celle de sa capitale, tête monstrueuse d'un empire démesuré. L'immensité conduit au despotisme seul capable de maintenir la cohésion, et au gouvernement militaire, déchéance qui révulse le magistrat attaché au gouvernement civil, de proconsuls trop éloignés du centre pour continuer à lui obéir, puis des cohortes prétoriennes qui ne font les empereurs que pour les assassiner à la première velléité d'indépendance. « La grandeur de la République fut fatale au gouvernement républicain, la grandeur de l'empire le fut à la vie des empereurs » (Rom., XV). À côté de ce déterminisme fondamental, Montesquieu mentionne parmi les causes de la décadence romaine l'accueil de nouvelles religions dont le christianisme (ibid., XVI et XIX), mais sans en faire l'explication principale comme plus tard Gibbon. Carthage, l'empire de Charlemagne et celui de Gengis Khan, le rêve de monarchie universelle de Louis XIV, l'épopée de Charles XII sont voués au même échec, après les plus brillantes réussites, pour les mêmes raisons de démesure. , Un exemple magistral de cause économique est fourni par l'empire de Charles Quint : ruiné par les richesses mêmes des galions qui ne correspondent pas à un accroissement du produit intérieur brut, il entre en décadence dès le règne de Philippe II (Réflexions sur les richesses de l'Espagne, III, p. 196). Jamais l'effondrement n'est plus à craindre qu'au sommet de la gloire, la roche Tarpéienne est proche du Capitale, « lorsque les nations sont dans la prospérité, elles se corrompent toujours » (Histoire véritable, III, p. 351). De même que les empereurs, en portant la puissance de Rome à son comble, ont précipité sa chute, Louis XIV, par l'éclat de la première moitié de son règne, provoque Fassombrissement de la seconde et hâte la décadence de la monarchie française (Pensées, 1302 fin, 1304). Même aux grands hommes les plus positifs aux yeux d'un Montesquieu réticent à l'égard de ce mythe — Alexandre qui sut respecter les mœurs et les religions des peuples vaincus, Charlemagne qui régna avec sagesse et sut arrêter le pouvoir excessif de la noblesse —, l'Histoire réserve des diadoques qui sont incapables de conserver leur empire. Il y a certes les répits apportés à Rome par des princes éclairés, Titus ou Trajan, et surtout les empereurs stoïciens Antonin le Pieux, Marc Aurèle, Julien, un Bélisaire peut ralentir le déclin, reconquérir l'empire d'Occident, il ne peut que suspendre le destin. Même les « bons Troglodytes » sont condamnés par la lassitude que génèrent la vertu et l'utopie à voir revenir entre les hommes la guerre hobbiste et 14 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? la tyrannie ou le despotisme (LP, XIV), idéal politique de Hobbes et degré le plus bas de la décadence politique pour Montesquieu. C'est dans cette perspective que le président accorde tant d'importance à la « corruption des principes des trois gouvernements » à laquelle est consacré le Livre VIII de L'Esprit des lois. Il y a une « corruption nécessaire de tous les gouvernements », prononce-t-il même pour les plus proches à ses yeux de la perfection, démocratie romaine (Pensées, 1551), gouvernement gothique {Mon. univ., XV), et constitution d'Angleterre (Lois, XI, 6). Dans la démocratie, l'équilibre des pouvoirs, garantie de la liberté, est rompu lorsque le peuple veut les avoir tous et que l'« égalité extrême » ruine le principe d'égalité (Lois, VIII, 2), l'Angleterre ellemême « perdra sa liberté et périra » (Lois, XI, 6). Montesquieu remarque dans ses Notes sur l'Angleterre prises au cours de son voyage que « la corruption s'est mise dans toutes les conditions à Londres » et que « les Anglais ne sont plus dignes de leur liberté » (III, p. 286 et 288). Les parlements si chers au cœur du président à mortier, corps intermédiaires qui évitent à la monarchie de glisser à l'absolutisme et au despotisme, « suivent le destin des choses humaines » qui est de « céder au temps qui détruit tout », et ne sont plus, avec leur « autorité languissante », que des « ruines que l'on foule aux pieds » (LP, XCII). La monarchie se perd lorsque l'honneur et F« esprit de chevalerie » sont remplacés par l'« esprit de commerce » (Pensées 760, 761, 810). « Je suis dans un temps où l'on est beaucoup revenu du héroïsme [sic] » (Pensées, 1083), « on ne saurait croire jusqu'où a été, dans ce dernier siècle, la décadence de l'admiration » (Pensées, 1671), soupire le baron de La Brède, si fier de ses trois cent cinquante années de noblesse d'épée prouvée. Quant au gouvernement despotique, il est « corrompu par nature » (Lois, VIII, 10) ou « destructif de lui-même » (Pensées, 885), et pourtant il y a des degrés dans cette déchéance, par l'aggravation de la servitude et de l'enfermement des femmes qui sont indissociables du despotisme oriental : l'extension de l'Islam, comme de tout empire, exporte et étend l'esclavage : « La religion de Mahomet ayant été portée en Asie, en Afrique, en Europe, les prisons se formèrent. La moitié du monde s'éclipsa. On ne vit plus que des grilles et des verrous. Tout fut tendu de noir dans l'univers, et le beau sexe, enseveli avec ses charmes, pleura partout sa liberté » (ibid., 503). Le tour « Tout fut tendu de noir dans l'univers » est un leitmotiv du pessimisme de Montesquieu et de la déploration funèbre qu'appelle la peinture de la condition humaine : on le retrouve dans la condamnation du sinistre système de Tibère (Fragments de L'Esprit des lois, éd. citée, III, p. 634). Le vice de constitution propre au despotisme ruine l'éducation et la sociabilité chez les mahométans en faisant tomber cette fois le voile noir sur les deux sexes : « Les lois prescrivent l'ignorance aux Mahométans, les coutumes les empêchent de se communiquer» (Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, III, p. 419), et cette ignorance cause non seulement la décadence des arts dans l'empire des Turcs, mais sa « faiblesse » (Pensées 1006). La religion mahométane, par l'inaction et l'indifférence auxquelles conduit son fatalisme, « détruit » le royaume de Perse naguère florissant du temps des Guèbres (Lois, XXIV, 11). Comme le gouvernement despotique dont il est un exemple majeur — surtout avec Justinien si chargé par Montesquieu malgré ses succès militaires et ses mérites de jurisconsulte — l'empire byzantin n'est « que MONTESQUIEU ET LA HANTISE DE LA DÉCADENCE 15 décadence dès son origine » selon la formule de Catherine Volpilhac-Auger 4 , condamnation affirmée non sans parti pris contre un empire soumis à la domination des moines et sapé dès l'origine par le vice structurel d'une « bigoterie universelle », par la superstition et par « la source la plus empoisonnée de tous les malheurs des Grecs », qui ne surent pas distinguer la puissance ecclésiastique et la séculière (Rom., XXII). II faut bien dès lors rendre compte du « paradoxe byzantin » 5, l'empire d'Orient se maintenant plus longtemps que la république romaine, et dix siècles de plus que l'empire d'Occident. Cet exemple de despotisme à l'état pur survit parce que par définition le despotisme ne peut se corriger, mais seulement s'aggraver ; il est prolongé par le sursaut provoqué par Bélisaire et Narsès, par les divisions des envahisseurs — voir le cas des Arabes (Rom., XXIII) —, ou par la supériorité technique de la flotte byzantine, de la puissance commerciale qu'elle assure et de l'invention du feu grégeois (ibid.). Montesquieu accuse parallèlement, non sans mauvaise foi, la noirceur de ce gouvernement en mentionnant à peine Constantin (ibid., XVIII) et pas du tout Théodose et le rayonnement pacifique qu'il sut donner à l'empire grec. Ainsi les plus grands empereurs d'Orient sont-ils systématiquement ramenés au statut d'agents de la décadence. La méditation de Montesquieu sur le sort inévitable des grands empires s'achève dans une mélancolie qui annonce Volney et Chateaubriand : Secondât « parmi tant de malheurs, cherche, avec une curiosité triste, le destin de la ville de Rome » (ibid., XIX) ; « Je n'ai pas le courage de parler des misères qui suivirent [l'invasion des Turcs qui annonce la prise de Constantinople dont aposiopèse ou ellipse évitent l'horreur], je dirai seulement que sous les derniers empereurs, l'empire réduit aux faubourgs de Constantinople finit comme le Rhin qui n'est plus qu'un ruisseau lorsqu'il se perd dans l'Océan » (ibid., XXIII, dernière phrase de l'ouvrage). Même si décadence ou déclin ne viennent jamais dans le texte des Considérations, on y trouve des termes beaucoup plus forts et définitifs, ruine, destruction (quatre occurrences de détruire ou destruction dans le chapitre XX par exemple), impuissance (XXffl), s'affaisser (XIX), affaissement (XXIII), faiblesse, abattre, abaisser, dégénérer (XXII)..., et la notion commande un titre célèbre et les deux tiers du livre — quinze chapitres sur vingttrois —, déséquilibre à lui seul significatif d'une fascination. Dans une dialectique à la manière de Vico, de dégradation en dégradation on est passé de l'âge des dieux à celui des héros et arrivé à celui des hommes, bien petits (Pensées, 1603, 2253). Désenchantement aussi justifié lorsqu'il s'agitd'un destin individuel emblématique de la condition humaine que dans le cas d'un destin collectif et de l'Histoire. Le héros de l'Histoire véritable, après avoir monté dans l'échelle des êtres à la faveur de multiples transmigrations, « déchoit insensiblement » et se juge condamné à « être toujours inférieur à lui-même » (III, p. 344) : il a été puissant et envié, et termine barbier à Tarente et pauvre (p. 356). Même dans un roman allègre et persifleur comme les Lettres persanes, passe comme un nuage l'obsession de la mort chez les femmes 4 « Ex Oriente nox : le paradoxe byzantin chez Montesquieu », Dix-huitième siècle, 35, 2003, p. 397. 5 Voir tout l'article cité à la note précédente, ibid., p. 393-404. 16 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? qui « se sentent finir d'avance » (LU) par la « perte de leurs agréments », formule partagée avec Y Histoire véritable (III, p. 317) où le héros, dans le rôle de ce qu'il faut bien appeler un gigolo, « soutient la décadence » d'une collection de vieilles (ibid.). « Malheureuse condition des hommes ! À peine l'esprit est-il parvenu au point de sa maturité, le corps commence à s'affaiblir » (Pensées, 1652). * * L'auteur du Discours sur l'équité et de l'essai Sur la considération ne peut qu'être très sensible à la décadence des mœurs. La république romaine a été perdue lorsque se sont effacés l'attachement religieux à la patrie dilué par l'annexion de tant de peuples, le respect du serment et la bonne foi (Rom., X). Parallèlement l'armée refuse la discipline, la fatigue de porter des armes lourdes et de construire des fortifications (ibid, XVHI) : pour un empire conquérant, « quand la corruption se met dans la milice même, tout est perdu » (ibid.). Les empereurs ont achevé l'ouvrage par leur lâcheté (Auguste, ibid., XIII) ou la recherche de l'adulation et l'hypocrisie (Tibère, ibid., XIV). Pour Montesquieu, loin d'être un des quatre « siècles » les plus rayonnants de la civilisation occidentale comme pour Voltaire, le règne d'Auguste est le début de la décadence de Rome. En France la décadence morale commence au règne de François Ier qui introduit le luxe et la mollesse des Italiens, et s'aggrave avec Henri III qui favorise l'extension du « vice napolitain » (Réflexions sur les caractères de quelques princes, III, p. 546-548). Le « roi des philosophes » dont une aposiopèse est le plus bel éloge (Pensées, 1258) n'est pas toujours ménagé : « Jamais le mariage ne fut plus insulté que sous Henri rV » (Ibid., 1272, 1340) ; là encore Louis XTV apporte le dernier degré de l'abaissement par l'« avilissement des dignités » (ibid., 1273). « Les digues furent rompues à sa mort » par la perte, sous la Régence, de la bienséance due aux femmes et par l'abandon au « d é s o r d r e » et au «dérèglement» (ibid., 1273, 1275, 1340). Corruption des mœurs, du gouvernement de plus en plus absolu voire despotique, appauvrissement de l'économie par les guerres et les dépenses somptuaires, le recul de la France en face de l'Angleterre mérite que le président parle de « la décadence où elle est arrivée » (ibid., 17, des années 1730). La consternation qu'inspire à Montesquieu la décadence des mœurs l'envoie rejoindre les laudatores temporis acti qu'il épingle dans les Lettres persanes (LLX) : « Autrefois les gens de bien menaient devant les tribunaux les hommes injustes ; aujourd'hui ce sont les hommes injustes qui y traduisent les gens de bien » (Discours sur l'équité, 11 novembre 1725, III, p. 212). Avec l'humour qu'on lui connaît 6 , Secondât est capable de railler son propre pessimisme et celui des premiers écologistes, prophètes de malheur, en relevant qu'« Horace et Aristote nous ont déjà parlé des vertus de leurs pères et des vices de leur temps [...]. Les hommes ont si mauvaise opinion d'eux qu'ils ont cru, non seulement que leur esprit et leur âme avaient dégénéré, mais aussi leur corps, et qu'ils étaient devenus moins grands, et 6 Voir Laurent VERSDMI, «L'humour de Montesquieu», dans Les Styles de l'esprit, Mélanges offerts au doyen Michel Lioure, Presses de l'Université de Clermont-Ferrand II, 1997, p. 105-111. MONTESQUIEU ET LA HANTISE DE LA DÉCADENCE 17 non seulement eux, mais les animaux ; la terre moins fertile, eux, moins parfaits [...]. Saint Cyprien, qui raisonne fort mal, avertit un hérétique qu'il n'y a plus tant de pluie l'hiver, tant de chaleur l'été 7, moins de marbre dans les montagnes, moins d'or et d'argent, moins de concorde dans les amitiés, moins de laboureurs dans les champs, et autres sottises » (Pensées, 346) : et pourtant, on va y revenir, Montesquieu croit à l'épuisement des mines et à la dépopulation. Dans les choses de l'intelligence et dans la perspective de ce qui a été ajuste titre baptisé histoire des progrès de l'esprit humain, balisée de Fontenelle à Condorcet par Jean Dagen, Montesquieu est d'une prudente réserve. Si le Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences de 1725 respire un optimisme officiel, dans son Discours de rentrée de l'Académie de Bordeaux du 15 novembre 1717, le président de cette compagnie n'aperçoit que régression : dans l'ascension du Parnasse, les savants « descendent » plus qu'ils ne montent, « les découvertes sont devenues bien rares, il semble qu'il y ait une sorte d'épuisement et dans les observations et dans les observateurs » (III, p. 52, 53) ; Montesquieu, ici très proche de Voltaire pour lequel « le génie n'a qu'un siècle, après quoi il faut qu'il dégénère », estime que la nature, « après s'être cachée pendant tant d'années, se montra tout d'un coup dans le siècle passé, moment bien favorable pour les savants d'alors, qui virent ce que personne avant eux n'avait vu. [...] Nous ne travaillons plus que d'après ces grands philosophes ; il semble que les découvertes d'aujourd'hui ne soient qu'un hommage que nous leur rendons » (ibid., p. 53-54). Exhortation pour les débutants à suivre non les « nouveaux philosophes » anglais, Newton ou Locke, mais les cartésiens, jusqu'à son ami Fontenelle ; le « siècle passé », plus que celui de Louis XTV et du classicisme que Montesquieu déteste (Pensées, 1122, 1145, 1218 ; 661), est l'âge de Descartes et de Corneille. Même l'invention de Fimprimerie a sa face d'ombre : elle répand le mensonge aussi bien que la vérité (ibid., 1525). La voix de Montesquieu est bien discordante dans le concert d'hymnes au progrès dont le siècle des Lumières est riche. * * * L'obsession d'une décadence qui ne peut pour lui que conduire à la ruine et au néant ne se traduit jamais plus clairement chez Montesquieu que par le retour lancinant du polyptote détruire, destruction, destructeur, destructrice, destructif, destructive et du refrain « Tout est perdu » 8. Dès les Lettres persanes, il a la hantise de tout ce qui peut « détruire la société » ou « détruire un peuple » : la guerre (XCV), la dépopulation (CXII-CXXII). Les Romains sont les « destructeurs » de l'univers (Rom., VI, XVI ; Lois, XXI, 12), les Barbares, les « destructeurs » des Romains (LP, LXXXI ; Rom., XVI, Lois; XXVI, 15) avant de « s'entre-détruire » eux-mêmes (Rom., XLX, XX) comme les Romains « en détruisant tous les peuples se détruisaient eux-mêmes » (Lois, XXIII 20). L'auto-destruction structure l'œuvre entière : Rome 7 À rapprocher des Lettres persanes (LIX) : « Le temps n'est plus comme il était ; il y a quarante ans, tout le monde se portait bien », prononce un vieux goutteux. 8 Voir Laurent VERSINI, Baroque Montesquieu, op. cit., p. 161-164. 18 LE XVIIT5, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? se dévore elle-même comme le sérail se détruit lui-même dans les Lettres persanes. Montesquieu avait réuni dans ses cartons, sous le titre « Diverses destructions » révélateur de sa hantise, de quoi nourrir toute une dissertation sur la série de dégradations qui jalonnent l'histoire de l'humanité avant de l'anéantir 9, conquêtes violentes, transferts de peuples, colonisation — l'écrivain est fortement frappé par le titre du célèbre ouvrage de Bartholomé de Las Casas sur la Destrucciôn de las Indias qui nourrit sa condamnation de la conduite barbare des Espagnols dans le Nouveau Monde — imposant une transplantation contraire à l'adaptation des hommes à un climat, et conduisant à un étiolement de la race, fanatisme religieux du christianisme et de l'Islam, perte d'un savoir géographique qui, après les grandes expéditions d'Alexandre, Hannon, Scylax... propres à élargir le monde, l'a au contraire « refermé, rétréci » en même temps que le commerce s'est appauvri 10. Toutes réflexions qui ont nourri les Livres XXI, XXIII et XXV de L'Esprit des lois. « Tout est perdu » est le leitmotiv de la rhétorique totalisante de Montesquieu : « tout est perdu » quand on ne respecte pas le droit des gens à la guerre {Lois, X, 2) ou lorsque les républiques veulent s'agrandir (ibid., VIII, 16), ou quand le népotisme s'introduit dans un Etat libre (Rom., IV). En épistémologie, psychologie et pédagogie aussi, l'échec guette : « Lorsque, outre la disposition particulière du cerveau, rarement construit de manière à recevoir les idées dans une juste proportion, l'éducation est encore mauvaise, tout est perdu » (Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, III, p. 418). L'Histoire est une suite de catastrophes, de massacres, de déchéances, celle du peuple romain si cher au cœur de Montesquieu va de déclin en déclin à partir des dictatures militaires de Marius et de Sylla, le mouvement s'accélère avec les « monstres » comme Caligula, Néron, Domitien, Caracalla, et avec les invasions qui commencent sous Gallus peu après 250 ap. J.-C. (Rom., XVI, XIX), l'empire va « de degrés en degrés de la décadence à sa chute jusqu'à ce qu'il s'affaisse tout à coup » en 395 avec Arcadius et Honorius (ibid., XIX), avènement de deux empereurs faibles que Montesquieu préfère comme date de la fin de l'empire d'Occident, sans attendre la prise de Rome par Alaric en 470 plus fréquemment retenue - si l'on ose parler de datation à propos d'un historien qui ne fournit jamais de date. * * * Ce mal vient de plus loin, la décadence inscrite dans le sort des choses humaines n'est qu'un cas particulier d'une usure, d'un vieillissement général, qui atteint les êtres vivants comme les peuples ou les institutions, mais aussi la planète. Le monde perd ses forces comme un organisme qui avance en âge, le signe le plus patent en est la dépopulation à laquelle Montesquieu croit comme son ami bordelais l'économiste Melon et la plupart des hommes du temps des Lumières, à l'exception de Diderot. 9 Édité par Catherine VOLPILHAC-AUGER, « L'Atelier de Montesquieu. Manuscrits inédits de La Brède », Cahiers Montesquieu, 7, 2001, p. 93-115 (Carton V, ms. 2506, 6 à 15). 10 Catherine VOLPILHAC-AUGER, ibid., p. 206. MONTESQUIEU ET LA HANTISE DE LA DÉCADENCE 19 Sous l'influence du Hollandais Isaac Vossius qui assurait dans le De antiquae Romae et aliarum quarundarum urbium magnitudine, in Variorum Observationum Liber (Londres, 1685), qu'il n ' y avait plus au dix-septième siècle que trente millions d'habitants en Europe et cinq en France, chiffres à propos desquels, sans aller jusqu'aux calculs d'aujourd'hui (23,8 millions en France en 1730 " ) , devraient le rendre prudent les travaux des premiers démographes, à partir du chevalier Petty à peine postérieur à Vossius, pour lesquels Montesquieu se passionne, notant lui-même avec soin la population des villes qu'il traverse dans ses Voyages. Il s'étonne dans les Lettres persanes : « comment le monde est-il si peu peuplé en comparaison de ce qu'il était autrefois ? » Les villes d'Italie se dépeuplent, remarquent les Voyages pour confirmer la même Lettre persane (CXII), la Grèce « ne contient pas la centième partie de ses anciens habitants », en Amérique il n ' y a pas « la dixième l2 partie des hommes qui y formaient de si grands empires », au total « il y a à peine sur la terre la dixième partie des hommes qui y étaient dans les anciens temps » (ibid., et Lois, XXIII, 19). Les causes en sont d'abord physiques : les tremblements de terre, les guerres, les maladies, peste, vérole {Lettres persanes, CXIII) dont la diffusion est facilitée par le développement des agglomérations urbaines et par les communications modernes, rançon de la sociabilité (Rom., XXI). Les pires de ces affections sont celles qui touchent à la génération et compromettent l'avenir de l'espèce : dans une perspective très noire qui n'est pas sans évoquer la terreur de la syphilis à la fin du dix-neuvième siècle, Montesquieu avertit : « D'affreuses maladies, inconnues à nos pères, ont attaqué la nature humaine jusque dans la source de la vie et des plaisirs » (Pensées, 113 et 1606 ; placé dans la Lettre persane, CXIII). Il en arrive même à envisager la disparition du genre humain (ibid., et Pensées, 2016). Les progrès des maladies mentales prouvent que « nous sommes tombés d'un état plus parfait » (fragment d'une dissertation sur La Différence des esprits ou des génies recueilli dans les Pensées, 2035), l'homme devient plus méchant (Fragments de L'Esprit des lois, III, p. 618). Ce qui amène aux causes morales et sociales de la dépopulation, célibat des prêtres dans les pays chrétiens, polygamie dans l'Islam qui produit peu d'enfants et oblige à stériliser les gardiens des femmes (Lettres persanes, CXTV), traite des nègres qui meurent sur les bateaux et dans les travaux des mines, colonies qui dépeuplent la métropole sans peupler le nouveau monde auquel les personnes déplacées ne sont pas adaptées (ibid., CXVIII), machinisme qui, en diminuant le travail, diminue « le nombre des hommes » (Fragment de L'Esprit des lois pour le Livre XXIII, chap. 15, III, p. 594). C'est la population même qui est finalement la cause de la dépopulation : les concentrations urbaines rendent l'air malsain par les exhalaisons des respirations — règle : « Tous les pays qui ont été beaucoup habités sont très malsains » (Pensées, 419) —, les zones de l'Italie les plus peuplées dans l'Antiquité, autour de Rome et de Naples, sont aujourd'hui désertes, quelque jour, Paris et Londres seront de même 11 p. 65. 12 Selon Jacques Du PÂQUIER, Histoire de la population française, Paris, PUF, 1988, t. II, « Cinquantième » dans les premières éditions. 20 LE XVTH", UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? (Voyages, II p. 1167-1168) ; « l'ancien peuple » de Rome, grâce à un climat meilleur, avait « tout une autre force » que celui que rencontre Montesquieu, il faisait plus de sport et mangeait beaucoup plus et même trop (Réflexions sur la sobriété des habitants de Rome, 1732, III, p. 360). L'industrie des hommes accélère le processus : dans une vision déjà écologique, Montesquieu note que « les vieilles mines sont malsaines et destructrices » (Mémoires sur les mines du Hartz, III, p. 458) parce que dans tous les creux se concentrent les eaux corrompues et le mauvais air. Rica redoute que les progrès des arts et des techniques aboutissent à « détruire les peuples et les nations entières » par les inventions de la chimie, comme celle d'armes de destruction massive (LP, CV) : le Spicilège (608) parle d'un gaz de guerre mortel que Louis XIV refuse comme « abominable ». La religion même est agent de décadence, on l'a vu dans la sphère politique par l'exemple de l'Empire byzantin ; dans les temps modernes, elle n'a plus l'« air riant qu'elle avait du temps des Grecs et des Romains », autrefois la théologie était « bien consolante », « aujourd'hui le mahométisme et le christianisme, uniquement faits pour l'autre vie, anéantissent celle-ci » (Pensées, 1606) ; le fatalisme musulman décourage (LP, CXIX). Le « principe de la religion » se corrompt comme le principe du gouvernement : « tant qu'il est piété, le Ciel n ' a rien fait de mieux ; quand il devient superstition, la Terre n'a rien enfanté de pire » (Pensées, 1715). Le bonheur, invention du dix-huitième siècle paraît-il, y régresse plutôt. Ces causes historiques, sociologiques ou politiques ne sont que la manifestation occasionnelle d'un mal plus profond qui atteint la race humaine tout entière, et, pardelà, la nature entière, le globe entier. Rhédi notant partout des « délabrements » parle de la perte de la « prodigieuse fécondité des premiers temps », de la « vieillesse » de la nature tombée en « langueur » (LP, CXII) ; Usbek renchérit, « le monde n'est point incorruptible », la mer et la terre se livrent une « guerre éternelle » qui ronge la planète (ibid., CXIII). Montesquieu aurait étudié ces phénomènes dans l'Histoire physique de la Terre ancienne et moderne projetée en 1719, « la formation et la perte des îles, des rivières, des montagnes, des vallées, lacs, golfes, détroits, caps », parlé « des mines nouvelles et perdues », « de la destruction des forêts, des déserts formés par les pestes, les guerres et les autres fléaux » (III, p. 88). En voyageant, il note que des volcans s'éteignent, que le Vésuve est moins actif (Voyages, II, p. 1163). Bref, le monde recèle un germe de mort, la décadence et l'anéantissement sont la loi générale. Il n'est évidemment pas question d'attribuer cette dégradation ou « corruption » qui affecte aussi bien les phénomènes telluriques que les comportements humains à quelque péché originel à l'héritage duquel Montesquieu ne croit pas plus (voir Pensées, 291) qu'à la prédestination (ibid., 1945). Est-ce à dire qu'il se rattacherait plutôt à la tradition de Yannihilatio mundi qui, d'Aristote à Gassendi et au De principiis de Hobbes en passant par Occam et la nouvelle scolastique, professe que Dieu ayant créé le monde peut à tout instant le détruire I3 ? 13 Voir Gianni PAGANINI, « Le lieu du néant : Gassendi et l'hypothèse de Y annihilatio mundi », dans Pierre Gassendi et la République des lettres, Journée d'étude organisée le 25 novembre 2005 par Jean-Charles Darmon et la Société d'étude du XVIIe siècle, actes à paraître. MONTESQUIEU ET LA HANTISE DE LA DÉCADENCE 21 Secondât aime à argumenter sur la Création vue comme une extraction du néant que Dieu peut annuler (ibid., 399) : il peut détruire tous les corps, modifier les essences (ibid., ibid. et 489 a) et même anéantir l'espace, malgré Newton qui ouvre la porte à l'athéisme en prétendant que l'espace existe indépendamment de Dieu (ibid.), point sur lequel Montesquieu ne le suit pas plus que dans d'autres domaines. Le refus de la pensée du vide qui l'oppose à l'Anglais et à toute cette tradition de Yannihilatio mundi dont le vide est un corollaire, l'amène à écrire que « si une planète venait à être anéantie », l'espace qu'elle occupait serait immédiatement comblé par la matière céleste (Discours sur la pesanteur des corps, III, p. 92). En réalité Montesquieu, dans la remise en cause de la notion de monde qui s'ouvre dans la première moitié du dixseptième siècle, suit plutôt Descartes qui, sous la forme de la « Fable du monde », se demande ce que, supposée venue la fin du monde, en deviennent les éléments (Du monde, chap. VI-VIII). Par la même occasion, il réfute la théorie lucrétienne de la « fin du ciel et de la terre » dans le De rerum natura (V, v. 235-347) : pour lui, l'univers est éternel, ce sont ses parties qui sont appelées à se dissoudre, y compris notre globe déjà atteint de sénescence, mais non le tout (Pensées 206). Il y a eu successivement plusieurs mondes avant celui-ci (ibid., 208), il y en aura d'autres. Il ne s'agit pas chez lui d'une annihilation d'un coup, symétrique de la Création qui après tout ne s'est pas faite non plus en un jour, mais d'une « destruction » progressive. On voit Montesquieu marquer un intérêt soutenu pour le Déluge (Pensées, 206, 1481 ; Spicilège, 404) dont les invasions des Barbares désignées comme des « inondations » (LP, CXXXVI ; Rom., XXIII ; Lois, XXIII, 23 ; Pensées, 103, 2036...) sont une figure. Le chercheur passionné par les sciences de la vie, auteur de tant de mémoires et recensions consacrés à des observations d'Histoire naturelle, est surtout tenté par une explication organiciste de la décadence de l'univers considéré comme un être vivant qui naît, croît, arrive à maturité puis décline et meurt, image rencontrée aussi dans la vie des arts et celle des gouvernements. En apparence, Montesquieu partage avec Diderot la vision lucrétienne d'un univers en expansion, d'une matière créatrice d'êtres et de mondes nouveaux : « II se forme à tous les instants de nouvelles espèces d'animaux, et je crois qu'il s'en détruit de même à tous les instants » (Pensées, 91) : c'est Montesquieu ; voici Diderot quarante ans plus tard : « Qui sait les races d'animaux qui nous ont précédés ? Qui sait les races d'animaux qui succéderont aux nôtres ? » (Rêve de d'Alembert, éd. Bouquins, t. I, p. 631) ; mais chez Diderot la puissance créatrice de la matière est toujours renouvelée, chez Montesquieu elle s'appauvrit et s'épuise, on ne va pas vers un monde plus riche ou meilleur, encore moins vers le meilleur des mondes possible, mais de monde dérangé en monde plus dérangé. Notre monde est un arrangement provisoire qui se dérange constamment (Pensées, 206, 208). * * * La prise de conscience de la décadence universelle évite au galant président à l'aise dans la satire en apparence souriante, toute dérive vers la légèreté. Le brillant causeur est capable de vues aussi sombres et tragiques que celles de son ami le duc de Saint-Simon sur le destin de l'homme et du monde. Esthétique, morale, Histoire, LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 22 politique, géologie, cosmologie, aucune perspective n'est épargnée par la décadence. Dans un siècle que l'on résume trop facilement par l'optimisme des Lumières, auquel Montesquieu s'associe par sa confiance en la science, la reconnaissance des pesanteurs sociologiques ou historiques, monnaie d'un destin cosmique, fait de l'« approfondisseur » 14 qui sonde l'avenir des sociétés et des individus le prophète de la fin de l'homme et de notre monde et un guetteur des abîmes. 14 Le mot est de son ami le P. Castel, lettre de mai 1734, III, p. 967. « Quand les muses se font épicuriennes » Décadence du goût et valorisation du naturel dans le discours sur le roman au XVIII e siècle Jan H e r m a n et Nathalie KREMER Il me semble qu'il n'y a point eu de siècle où les Romans aient été plus décriés et en même temps plus recherchés que dans le nôtre. [...] Nous regardons le siècle de Louis XIV comme l'âge des beaux arts, des sciences et de la bonne littérature. Le nôtre aura peutêtre chez nos descendants le seul titre de siècle des Romans '. Le XVIIP siècle fut-il celui de la dépravation des mœurs et de la corruption du goût, comme bon nombre de poéticiens, de critiques et même de romanciers — ces derniers avec un sourire parfois un peu sournois — veulent le faire croire ? À en juger par le contenu des romans, l'heure est aux lectures licencieuses, aux formes rondes et faciles, à l'esprit léger et inconstant. Genre informe qui s'infiltre de toutes parts dans le décor culturel, allant à l'encontre des astuces de séduction recherchées par des lecteurs épris de galanterie et de nouveauté, le roman se fait bien entendu le témoin d'un changement de moeurs amorcé au plus tard par la Régence. Mais, au-delà de la décadence des mœurs dont il se veut le témoin, le roman est-il aussi un emblème de décadence poétique par la dégénérescence du goût, du style, de la vraisemblance... ? Contemplant un changement profond de la société, le roman du XVIII e siècle apparaîtil lui-même comme une conséquence, voire comme une cause de la décadence de la République des Lettres ? C'est poser la question de l'autoréflexivité du roman qui, pour être un genre en marge de la Poétique classique, ne s'en replie pas moins sur luimême, dans les discours préfaciels dont il s'escorte. Et poser la question est déjà une manière d'y répondre : en s'interrogeant, souvent de manière ludique, sur sa position dans le champ littéraire et sur les normes et modèles qui structurent ce dernier, le roman se définit comme un discours en quête d'identité poétique. 1 SAINT-QUENAIN, Le Prince aventurier, ou Le pèlerin reconnu (Amsterdam 1741), « Préface », dans Jan HERMAN et Christian ANGELET, Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle. Volume I : 1700-1750. Par Jan Herman, Louvain, PU, 1999, p. 270 (dorénavant: Recueil I). LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 24 D a n s les p r é f a c e s , le d i s c o u r s r o m a n e s q u e n e m a n q u e p a s d e souligner s o n caractère d é c a d e n t p a r r a p p o r t a u x a n c i e n n e s formes d e fiction légitimes, n o u r r i e s d e sérieux et d e savoir : Il est vrai que pour mériter autrefois à bon titre la qualité d'auteur, il fallait un génie vaste, un jugement solide, une érudition profonde, mais aujourd'hui sans tout cela, on se fait naturaliser dans la République des Lettres. Je le lui prouve [à un ami sage] par nos ouvrages modernes, dénués de tout ce que l'on admirait dans les anciens, qui cependant entraînent les suffrages du public et font la réputation des auteurs. Je lui fais sentir que des bagatelles ingénieuses, des riens narrés avec esprit et légèreté trouvent plus de lecteurs que des écrits chargés de morale et de science 2. D ' u n e ironie t r a n c h a n t e , c e s p r o p o s d e Gaillard d e l a Bataille se retrouvent d a n s n o m b r e d e p r é f a c e s d e l ' é p o q u e , qui font part d u g o û t q u e m a n i f e s t e le lecteur c o n t e m p o r a i n p o u r les lectures légères 3 et licencieuses 4 , et o ù la « légèreté » et la « licence » caractérisent à la fois le c o n t e n u et l a f o r m e . L e s « riens » frivoles et b a d i n s q u i sont d e m o d e a u X V I I I e siècle r é p o n d e n t a u x m œ u r s libertines qui sont dites c o r r o m p r e l a société d e p u i s la R é g e n c e . Selon l ' a b b é Guillot d e la C h a s s a g n e , la galanterie c o n t e m p o r a i n e n ' a p o u r p r i n c i p e « q u e la v a n i t é , la licence o u l ' é t o u r d e r i e » 5 , c o m m e a u x y e u x d e l ' a b b é D e s f o n t a i n e s le soi-disant « b o n t o n » d e la société n ' e s t q u ' u n g o û t c o r r o m p u sous le v e r n i s apparent des bienséances : Ce que nous appelons société civile, politesse, bienséance, n'est qu'un commerce vicieux, que notre corruption a imaginé et que notre préjugé nous fait estimer 6. 2 Pierre Alexandre GAILLARD DE LA BATAILLE, Jeannette Seconde, ou la nouvelle paysanne parvenue, Amsterdam, 1744, dans Recueil I, p. 248. 3 « On n'aime aujourd'hui que les choses aisées », affirme Mademoiselle de La RocheGuilhem dans sa Préface kHiéron, Roi de Syracuse, Amsterdam, 1701, dans Recueil I, p. 58. 4 Pour Guillot de la Chassagne, « les lectures licencieuses sont devenues si fort à la mode » au XVIII e siècle que les ouvrages pieux et sérieux du « laborieux Rollin, ou du savant traversées, abbé Goujet » sont complètement désertés (« Avis du libraire » aux Amours histoires intéressantes, dans lesquelles la vertu ne brille pas moins que la galanterie, La Haye, 1741, dans Recueil I, p . 156). 5 Préface au Chevalier des Essars, et la Comtesse de Berci, Histoire remplie d'événements intéressants, Amsterdam, 1735, dans Recueil I, p. 155 : « Le lecteur ne doit pas envisager du même œil la galanterie de nos jours et celle de nos pères. Nous avons encore aujourd'hui quantité de petits-maîtres qui ne sauraient comprendre comment on peut aimer longtemps une maîtresse sans en être bien traité. Tirans des femmes pour la plupart, fourbes, vains, impétueux, indiscrets, ils veulent être heureux aussitôt qu'ils soupirent, ou plutôt ils font semblant de soupirer pour être aussitôt heureux. De là la légèreté et l'inconstance qui ne tardent guère à suivre des engagements qui n'ont eu pour principe que la vanité, la licence ou l'étourderie ». 6 Abbé DESFONTATNES, « Préface de l'éditeur » au Nouveau Gulliver, ou Voyage de Jean Gulliver, fils du capitaine Gulliver. Traduit d'un manuscrit anglais, Par Monsieur L.D.F., Paris, 1730, dans Recueil I, p . 131. QUAND LES MUSES SE FONT ÉPICURIENNES 25 Ces « manières » sont grossies de façon parodique dans Angola par Charles de La Morlière 7. En écho, au même moment, Claude Godard d'Aucour affirme que « la décence a passé du cœur aux lèvres » chez les Français, témoignant lui aussi de « la décadence du goût, la ruine des mœurs et le renversement des têtes » dans la société du XVIIP siècle 8. Ces différents fragments montrent que le discours sur la « décadence » tel qu'il est reflété par les préfaces de romans est double : il affecte à la fois le domaine moral et le domaine poétique. La « décadence » polarise le champ moral mettant d'un côté la civilité, la politesse, les bienséances... et de l'autre le vice, la corruption, la vanité, l'étourderie... Sur le plan poétique, cette première polarisation en recoupe une autre opposant le génie, l'érudition, la science, la morale... à l'« esprit », la « légèreté », la licence... Le débat sur la décadence dans le dossier romanesque se cristallisera autour de la notion de « goût ». La préface de roman ne fait en cela qu'écho au discours poétique en général au sein duquel l'essai Des causes de la corruption du goût (1714) de M"* Dacier peut faire figure d'exemple. Au-delà de la constante association du discours sur la « décadence » de la République des Lettres et la dégénérescence du « goût », le dossier romanesque révèle quelques-unes des causes profondes qui se trouvent à la base de ce déclin poétique. Dans ce qui suit, nous examinerons dans un premier temps le regard externe sur le roman, pour nous concentrer dans un deuxième temps sur le discours autoréflexif du roman même, et la façon dont ce discours est morcelé en fonction des goûts du lectorat contemporain. * Dans la seconde partie de ses Conseils pour former une bibliothèque peu nombreuse mais choisie ', Samuel Formey distingue la « décadence du style » (§ VI) de la « décadence de l'éloquence et du goût » (§VII). Dans l'un et l'autre cas, la cause de la décadence est liée à l'« Esprit », notion qui semble cruciale dans le débat : On poussa le mauvais goût jusqu'à l'acheter par desfiguresforcées et trop hardies, par un style décousu et qui sous prétexte de dire beaucoup en peu de mots, ne dit rien comme il fallait le dire. On s'écarta de l'usage ordinaire des ternies ; on enjoignit qui ne devaient jamais se trouver ensemble ; et pour donner un beau nom à ce nouveau langage, on le nomma de l'esprit. On traita d'Esprits pesants ceux qui s'obstinaient à parler simplement la langue selon l'usage déjà établi par les bons auteurs, et il se 7 « Vous allez être accablé de politesses et de marques d'amitiés ; ce sera à vous à discerner les vraies d'avec les fausses, car c'est ici le pays des protestations et des grimaces », prévient la fée Lumineuse lorsqu' Angola est sur le point de faire son entrée à sa cour (éd. par Jean-Paul Sermain, Paris, Desjonquères, 1991, p. 54-55). * L'Académie militaire, ou Les héros subalternes, par Parisien, qui suit l'armée, Amsterdam, 1740, dans Recueil I, p. 251. 9 Nous lisons la nouvelle édition « corrigée et augmentée », publiée à Berlin, en 1756 (l'édition originale date de 1746). LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 26 forma une cabale où malheureusement quelques académiciens s'engagèrent et elle tâcha de mettre ce mauvais goût à la mode. C'est ce qu'on a appelé Néologisme 10. Uesprit n'est pas propre à l'époque contemporaine pour Formey. Dans l ' A n t i q u i t é aussi, la d é c a d e n c e d u g o û t fut liée à cet écart p a r r a p p o r t a u x m o d è l e s d u « b o n sens » : Il nous est arrivé en France la même chose qui arriva à Rome du temps d'Auguste. Virgile, Horace, Varius et quelques autres poètes tenaient avec justice les premiers rangs. Leurs ouvrages, où le bon sens dominait, quoiqu'orné de tous les charmes de la poésie, étaient devenus des modèles auxquels on aurait dû s'attacher ; mais un poète qui les suivit avait trop de feu pour rester dans les justes bornes qu'ils s'étaient prescrites. Il en sortit et se fit une nouvelle route. Une extrême facilité d'expression, une versification douce et qui paraissait couler de source, tant elle était naturelle ; ajoutez à cela une imagination fleurie qui le soutenait dans la peinture des objets les moins susceptibles des grâces de la poésie, et vous aurez un portrait d'Ovide assez ressemblant " . O v i d e fit é c o l e et o n le prit p o u r m o d è l e e n préférant s o n style orné à la sage r e t e n u e d e Virgile et d ' H o r a c e : « c h a c u n se p i q u a d ' a v o i r d e l'esprit c o m m e O v i d e et a b a n d o n n a la p r é c i e u s e sobriété d o n t il s'était é c a r t é » 12. Or, l ' O v i d e m o d e r n e s ' a p p e l l e F o n t e n e l l e . O n p e u t dire d e la p r o s e d e F o n t e n e l l e ce q u i est dit ci-dessus d e s vers d ' O v i d e : u n e p l u m e légère q u i r é p a n d d e s fleurs sur t o u s les sujets q u ' e l l e traite, m ê m e c e u x q u i sont le m o i n s p r o p r e s a u x a g r é m e n t s d e la p o é s i e . O n oubliait ensuite q u e c ' é t a i t là, d a n s le c a s d ' O v i d e et d e F o n t e n e l l e , u n c a r a c t è r e singulier et original p r o p r e s e u l e m e n t à c e s d e u x auteurs. L ' e r r e u r fut d ' é t e n d r e ce caractère à toute la nation française. L a c h a î n e q u i , d ' u n p o i n t d e v u e p o é t i q u e , r a m è n e la d é c a d e n c e a u m a u v a i s g o û t et celui-ci à Vesprit est aussi l ' a x e e s q u i s s é d a n s le « D i s c o u r s p r é l i m i n a i r e » d e Y Encyclopédie, o ù d ' A l e m b e r t déclare d a n s u n d e s p a r a g r a p h e s finaux : Pour nous, nous croyons être bien fondés à soutenir que c'est à la manie du bel esprit & à l'abus de la Philosophie, plutôt qu'à la multitude des Dictionnaires, qu'il faut attribuer notre paresse & la décadence du bon goût. Ces sortes de collections peuvent tout au plus servir à donner quelques lumières à ceux qui sans ce secours n'auroient pas eu le courage de s'en procurer 13. Dans ses Beaux-arts réduits à un même principe ( 1 7 4 6 ) , l'abbé Batteux s ' a d o n n e à u n e critique d e la « m é t a p h y s i q u e d e l'esprit » q u i r è g n e a u X V I I I e siècle, considérant l'ingéniosité c o m m e une forme mimétique dégradée, qui ne relève pas de l'art m a i s d u m é t i e r : 10 Samuel FORMEY, op. cit., p. 233. C'est nous qui soulignons Jbid.,p. 234. 12 Ibid., p. 235. 13 D'ALEMBERT, « Discours préliminaire » de l'Encyclopédie, dans Mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie, Amsterdam, 1759, vol. I. 11 QUAND LES MUSES SE FONT ÉPICURIENNES 27 Plusieurs dédaignent ce qui est naturel, et préfèrent un brillant factice à des beautés solides. La raison, qu'ils ne savent peut-être pas, est que communément il est plus aisé d'éblouir que d'éclairer. Il y a même dans les choses d'esprit, un certain mécanisme, qu'on prend souvent pour du talent, et qui n'est qu'un tour d'imagination, ou plutôt une imitation mesquine du talent. On s'accoutume à risquer des idées bizarres ; à prendre les choses à contre-sens, à rapprocher des disparates, qui étincellent par le choc ; à accoupler les mots d'une manière étrange ; à tourner ses pensées en pointes, en énigmes : on croit que c'est du génie, ce n'est souvent qu'un pli d'habitude, une manière de faire 14. L e s c h o s e s d ' e s p r i t sont u n e imitation m e s q u i n e d u talent, c ' e s t u n e m a n i è r e d e faire, n o n u n e qualité d u génie. C l a u d e - J o s e p h D o r â t , auteur d e d e u x r o m a n s p a r u s e n 1771 et 1772, renchérit e n c o r e d a n s sa c o n d a m n a t i o n d u bel esprit c o m m e p r i n c i p a l e c a u s e d e la d é c a d e n c e d e s lettres, e n particulier d u style : Quant au style, je l'ai soigné le plus qu'il m ' a été possible [...] Cette qualité si négligée aujourd'hui, est pourtant, on ne peut trop le répéter, celle qui assure aux fruits de nos veilles l'approbation de tous les temps. Il est bien étrange qu'entourés de chefsd'œuvre et de modèles, nous ayons si peu d'écrivains qu'on lise avec intérêt, qui connaissent j e ne dis pas ces finesses innombrables, ces combinaisons d'harmonie, cette Métaphysique des mots que possédait si bien l'auteur de Britannicus. [...] Cette dépravation presque générale n'aurait-elle point sa source dans la manie que nous avons depuis quelque temps d'être des penseurs, dans ce bel esprit épidémique qui, sans rajeunir le fond, travestit les idées, leur imprime des formes plus bizarres encore que nouvelles, donne au style de la contrainte et de la morgue, si l'on peut le dire, lui ôte sa naïveté, sa grâce, sa chaleur, le raidit ; le dessèche, le prive de tous ses sucs, et devient pour nous ce que fut à l'éloquence latine la diction sautillante et hachée du moraliste Sénèque. Une des causes encore de notre décadence dans ce genre est peutêtre l'excessive facilité du public, etc. 15. D a n s la préface d e r o m a n ( D o r â t ) , c o m m e d a n s le discours p o é t i q u e ( F o r m e y ) , la d é c a d e n c e c o n t e m p o r a i n e n ' a p p a r a î t p a s c o m m e u n p h é n o m è n e culturel isolé d a n s l'histoire d e l ' h u m a n i t é , m a i s a u contraire c o m m e u n p r o c e s s u s récurrent a u q u e l les A n c i e n s n ' o n t e u x - m ê m e p a s é c h a p p é . M a r m o n t e l est p a r m i les p o é t i c i e n s qui o n t p o u s s é le plus loin le parallélisme en liant la d é c a d e n c e des lettres à u n e dialectique d e s h a u t s et des b a s culturels. L e p h é n o m è n e qui illustre le m i e u x c e s b a s culturels est, p o u r M a r m o n t e l , le succès d u r o m a n . D a n s sa t y p o l o g i e d e s genres littéraires, l'auteur de l'Essai sur les romans considérés du côté moral ( 1 7 8 7 ) exclut a v e c d é d a i n le r o m a n d e la R é p u b l i q u e d e s Lettres. L e r o m a n est inférieur à la P o é s i e p u i s q u ' i l a d e tout t e m p s été lié à la d é c a d e n c e des Lettres. E n effet, le r o m a n n ' e s t a p p a r u e n G r è c e q u ' a p r è s l ' é c l i p s é d u g é n i e p o é t i q u e , et R o m e n ' a p a s e u d e r o m a n j u s q u ' a u t e m p s d e N é r o n . A u x y e u x d u poéticien, le r o m a n n ' e s t q u ' u n e P o é s i e déréglée et d é g é n é r é e , c o m m e la P o é s i e est u n r o m a n perfectionné : 14 Abbé BATTEUX, Les quatre Poétiques : d'Aristote, d'Horace, de Vida, de Despréaux, Avec les traductions & des remarques, Paris, Saillant & Nyon/Desaint, 1771, t. II, p. 73-74 (Remarques sur la Poétique de Despréaux). 15 Claude-Joseph DORÂT, Les Malheurs de l'inconstance (1771), Avant-propos, p. LX-XII. 28 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Ainsi, dans tous les temps, et pour Homère comme pour Le Tasse, j'oserais croire que la fiction poétique ne fut que la fiction romanesque employée avec choix, maniée avec art, réduite à des exemples qui pouvaient servir de leçons, surtout ennoblie, embellie par le coloris des images, et par tous les charmes d'un style pittoresque et harmonieux. [...] Une révolution contraire arriva dans la décadence des lettres : ce fut la poésie dégénérée qui donna naissance aux romans ; et cela devait être : car dans l'accroissement des arts, leur tendance est toujours du plus aisé au plus difficile ; au lieu que dans leur décadence, c'est toujours du plus difficile au plus aisé que les ramène cette pente à laquelle ils se laissent aller 16. M a r m o n t e l rejoint ainsi le point d e v u e d e Voltaire, s e l o n lequel toute civilisation connaît u n t e m p s d e perfection q u i est i n é v i t a b l e m e n t suivi d ' u n e p é r i o d e de d é c a d e n c e d e g o û t ". E n F r a n c e , l e G r a n d Siècle d e L o u i s X I V incarnait le « g r a n d goût » q u e le s o u v e r a i n avait su, m i e u x q u e t o u t autre, p r o m o u v o i r e t célébrer 18, et dont Voltaire o b s e r v e la d é s a g r é g a t i o n a u X V I I I e siècle. C e s i d é e s d e Voltaire rejoignent les p r o p o s d e S a i n t - Q u e n a i n d a n s la préface m i s e e n e x e r g u e d e cette é t u d e , selon lesquels le X V I I I e siècle est m o i n s celui d e s b e a u x - a r t s — v o i r e celui d e Voltaire — que celui d u r o m a n . Siècle d é c a d e n t d o n c , m a r q u é p a r le d é c l i n d e la culture littéraire aussi b i e n que morale ? M a r m o n t e l et Voltaire p r é s e n t e n t u n point d e v u e o p p o s é à celui d e Rollin qui, d a n s s o n Traité des études ( 1 7 2 6 - 1 7 3 1 ) , est c o n v a i n c u d u caractère i m m u a b l e d u b o n goût, p e r m a n e n t à travers les t e m p s . C e r t a i n e s p r é f a c e s d e r o m a n font écho à cette c o n v i c t i o n d e la p e r m a n e n c e d u « b o n g o û t ». C e n ' e s t q u e le « g o û t du siècle », v a r i a b l e , versatile et inconstant, q u i est sujet à variation. A u s s i , la m o d e des r o m a n s q u e le v e n t d u « g o û t d u siècle » a a m e n é e , s ' e n v o l e r a p a r le c h a n g e m e n t de c e m ê m e g o û t q u a n d le v e n t a u r a t o u r n é : Le bon goût est toujours le même, il ne change point. Il y a des ouvrages marqués au coin de l'immortalité qui faisaient l'admiration de nos pères, qui seront encore respectés par nos neveux jusqu'à la postérité la plus reculée. Mais ce qu'on appelle le goût du siècle est sujet aux révolutions comme les modes. C'est ce goût du siècle qui avait donné cours à cette foule de romans que nous avons. C'est ce goût du siècle qui les discréditera dans la suite " . Si le « b o n g o û t » est i m m u a b l e et résiste à l a dialectiqu e d e s h a u t s et d e s b a s culturels, le « g o û t d u siècle » est instable. S'il est v r a i , c o m m e arguait Dorât, q u e la facilité d u p u b l i c est c a u s e d e la d é c a d e n c e d u g o û t , c ' e s t l'Esprit, « é p i d é m i q u e », q u i agit sur le p u b l i c et e n affaiblit le c o r p s , l ' â m e et la tête. R e n d a n t c o m p t e d e l ' e n c h e v ê t r e m e n t d e différents p a r a m è t r e s d a n s la d i s c u s s i o n sur la d é c a d e n c e 16 MARMONTEL, « Essai sur les romans considérés du côté moral », dans Œuvres de Marmontel, Paris, Belin, 1819, tome III, p. 559. 17 VOLTAIRE, Le Siècle de Louis J3F(1739-1768). 18 VOLTAIRE, Le Temple du Goût (1733). 19 SACY, Histoire du marquis de Clèmes et du chevalier de Pervanes (1716), dans Jan HERMAN (éd.), Incognito et roman, Anthologie de préfaces d'auteurs anonymes et marginaux, New Orléans, UP of the South, 1998, p. 105 (dorénavant : Anthologie). QUAND LES MUSES SE FONT ÉPICURIENNES 29 littéraire, le p a s s a g e suivant, d e L é o n M é n a r d , r o m a n c i e r mineur, d é c è l e e n m ê m e t e m p s u n e autre c a u s e p r o f o n d e d u m a i n t i e n d u g o û t p o u r les r o m a n s , e m b l è m e d u m a u v a i s « g o û t d u siècle » : l'ennui. Le public devrait, ce me semble, être dégoûté et rassasié de romans depuis qu'il en a été si fort inondé. Cependant ce goût se soutient, parce que la plupart ne cherchent qu'à s'amuser et à charmer par un moment de lecture l'ennui qui les consume. Ce serait en vain que l'on entreprendrait de réformer ce goût. Il ne s'agit que de présenter au public des ouvrages de ce genre, utiles, qui les récréent et l'instruisent tout ensemble et non point de ces historiettes frivoles et futiles, remplies d'inutilités vicieuses, dont la lecture ne produit d'autre fruit, surtout dans les jeunes gens, que la corruption du cœur et de l'esprit. « Le roman, selon la juste définition que nous en donne l'illustre Madame Dacier, n'est autre qu'un discours en prose, inventé pour gâter les mœurs, ou du moins pour amuser inutilement la jeunesse, par le récit de plusieurs aventures fausses, sans aucune fiction ni allégorie, où l'on impute à des héros des faiblesses et des extravagances opposées à toute vérité historique des temps, des lieux, des mœurs et des caractères » 20. L ' e n n u i est u n e c a u s e souvent i n v o q u é e p o u r e x p l i q u e r le goût tant p o u r l'écriture q u e p o u r la lecture 21 . C o m b i n é a v e c la « p a r e s s e » d u lecteur, le désoeuvrement m è n e à u n e d é p r a v a t i o n d u g o û t qui d e m a n d e d e s lectures « faciles ». Q u e la féroce définition d u r o m a n p a r M a d a m e D a c i e r K — p e u citée p a r les historiens d u r o m a n — soit reprise en 1740 p a r u n r o m a n c i e r m i n e u r désireux d e r e m e t t r e à la m o d e le r o m a n grec, t é m o i g n e d ' u n p r o f o n d clivage a u sein d u c o r p s d e s r o m a n c i e r s m ê m e s , o ù les partisans d ' u n r o m a n i m i t a n t le m o d è l e offert p a r l ' a n t i q u i t é s ' a v è r e n t s o m m e t o u t e a s s e z n o m b r e u x 23 . L e p r é j u g é e n v e r s le r o m a n c o n t e m p o r a i n c o m m e s y m p t ô m e d e la d é c a d e n c e d e s arts est e n effet loin d e faire l ' u n a n i m i t é . Si la c o n d a m n a t i o n d ' u n M a r m o n t e l r e j o i n t les a i g r e u r s d e la c r i t i q u e r o m a n e s q u e v é h i c u l é e p a r S a i n t Q u e n a i n , D e s f o n t a i n e s , L é o n M é n a r d , etc., il est aussi u n r é s e a u d e d é f e n s e u r s d u 20 Léon MÉNARD, Les amours de Callisthènes et d'Aristoclie. Histoire grecque (1740), dans Anthologie, p. 141. 21 Par exemple, la préface de La nouvelle Marianne de Claude-François Lambert aborde le thème dès l'incipit : « Lorsque j e commençai à coucher sur le papier les divers événements de ma vie à mesure qu'ils se présentaient à ma mémoire, j'étais assurément bien éloignée de vouloir donner mon histoire au public. Le désir seul de m'amuser et de m'épargner bien des moments d'ennuis fit que pendant deux ans que dura l'absence cruelle d'un époux que j'adore, j e consacrai tout mon loisir à faire des réflexions sur les bizarres aventures qui avaient partagé ma vie ; et pour n'en pas perdre le souvenir, je me déterminai à les écrire, c'est-à-dire que, faute d'autres occupations moins ennuyeuses, j e me mis en tête de barbouiller bien du papier » (La Haye, 1740, dans Recueil!, p. 242-243, nous soulignons). 22 MadameDACIER, Préface sur l'Odyssée d'Homère, 1716. 23 Par exemple Du PERRON DE CASTÉRA, Les Aventures de Léonidas et de Sophronie. Histoire sérieuse et galante (1722), dans Recueil I, p. 98 ; GODARD DE BEAUCHAMPS, Les Amours d'Ismène et d'Isménias (1729), Les Amours de Rhodante et Dosiclès, traduites du grec de Théodore Prodromus (1746), dans Recueil I, p. 137-139. 30 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? genre qui, dans le sillage de Huet, déploient une véritable rhétorique judiciaire dans des préfaces de romans, en vue de légitimer la lecture « facile » de cette nouvelle mode. Le roman est peut-être un miroir du XVIIP siècle littéraire, il n'en signifie toutefois pas le déclin. Au contraire, arguent ces préfaciers, le roman est de tous les temps, et participe à raffinement des mœurs de la société. Dans son « Discours sur les romans » qui sert de préface à son Roman de chevalerie paru vers la fin du XVIIP siècle, Charles-Joseph de Mayer déploie nombre de pages à prouver que le roman reflète mieux que n'importe quel autre genre les mœurs du temps et qu'il contribue ce faisant à les améliorer. S'inscrivant en faux contre l'opinion d'un Marmontel ou d'un Voltaire, l'auteur affirme qu'en sa qualité de porte-parole de la société, le roman est à peu près le seul genre littéraire qui échappe à la décadence culturelle : Ces enfants chéris d'une imagination fleurie [les romans] naquirent avec le monde. [...] Dans la décadence des arts, on les a vus échapper à la dégradation commune. Pourquoi cela ? C'est parce qu'ils ont toujours parlé un langage que tous les hommes pouvaient entendre ; c'est qu'ils eurent dans chaque âge le mérite d'être mieux écrits que toutes les autres productions littéraires. Jamais contraint, le romancier a pu s'asservir, quand il l'a voulu, aux règles de l'épopée. Tous les tons lui sont permis, toutes les couleurs lui conviennent. Il peut faire verser des pleurs, produire le rire malin de la satire 24. Le roman n'est pas le reflet d'un goût passager, mais le porte-parole du langage profondément humain qui est de tous les temps. Cette morale universelle du roman assure en même temps sa qualité poétique : échappant aux règles, il reflète directement les mœurs des hommes. Toutefois le regard porté sur le roman par les romanciers est loin d'être homogène. Si, en effet, le roman est le reflet aussi bien que le guide des mœurs de la société, sa condamnation par nombre de poéticiens et critiques littéraires semble dès lors recouvrir une équivoque qui n'est pas sans importance pour une approche nuancée du champ littéraire du XVIIP siècle. En effet, à creuser de plus près ces propos opiniâtres que les romanciers tiennent d'un ton facétieux et même provocateur, il semble très tôt se profiler, en parallèle avec la dépréciation (ironique) du goût et de la littérature, un clivage en sourdine du lectorat, qui reflète une hétérogénéité de la forme narrative au sein du genre romanesque même. Evoquant les ouvrages obscènes et obstrués de vice qui envahissent la scène littéraire, Brunet de Brou affirme qu'« il n'appartient qu'au vulgaire de les trouver de son goût ». Aux lecteurs corrompus des ouvrages licencieux donc. Le public se composerait néanmoins aussi d'« honnêtes gens » qui ne souffrent point la corruption du siècle, et recherchent une lecture emplie de morale et de vertu. Nombre de romanciers jouent de cette opposition, depuis Huet au moins, au sein du lectorat pour se profiler nettement, comme le fait Charles de La Morlière dans l'avertissement suivant, en faveur d'un lecteur « sensible » plutôt que « frivole » : 24 Charles-Joseph DE MAYER, « Discours sur les romans », Geneviève de Cornouailles et le demoisel sans nom. Roman de chevalerie, 1783, dans Christian ANGELET et Jan HERMAN, Recueil de Préfaces de romans du XVIII' siècle, volume II, Saint-Etienne, PU et Leuven, PU, 2004, p. 285 (dorénavant : Recueil II). QUAND LES MUSES SE FONT ÉPICURIENNES 31 Cœurs sensibles et passionnés, c'est pour vous que j'écris. M'est-il donc défendu d'espérer d'en trouver ? Non, la coquetterie et le libertinage n'ont pas exercé leur empire partout, il est encore des véritables passions, il est des amours tendres et vertueux 25. L'assimilation d u r o m a n a u g e n r e d é c a d e n t d e la R é p u b l i q u e des Lettres s ' a v è r e d o n c trop h â t i v e e n ce q u ' e l l e n é g l i g e la p r o g r e s s i v e fragmentation d u c o r p u s r o m a n e s q u e e n p a r a d i g m e s différents. N o u s v o y o n s e n effet le g e n r e r o m a n e s q u e s'efforcer d e se hisser a u r a n g d e s lectures légitimes, et ce p a r u n e d o u b l e p r i s e d e distance. U n t y p e particulier d e r o m a n c o n t e m p o r a i n , relevant d u g e n r e licencieux o u d e la b a g a t e l l e , est c o n d a m n é . E n m ê m e t e m p s u n e a n c i e n n e f o r m e d e r o m a n est j u g é e t r o p e x t r a v a g a n t e et laborieuse e n dépit d e n o m b r e u s e s qualités q u e le r o m a n veut récupérer. E n présentant divers d é c o u p a g e s , le p a y s a g e littéraire reflète u n profil d u lecteur c o n t e m p o r a i n q u i v a se diversifiant. E n effet, u n g o û t ancien est o p p o s é a u goût m o d e r n e , q u i l u i - m ê m e se diversifie en plusieurs sortes d e c o u c h e s , s e l o n les qualités d u p u b l i c . L e « g o û t d u siècle » q u ' u n certain t y p e d e r o m a n illustre, m a i s p a r rapport a u q u e l le p a r a d i g m e r o m a n e s q u e e n quête d e légitimité se d é m a r q u e , se traduit peut-être le m i e u x p a r la fréquence d u qualificatif d e « bagatelle ». J'entends par ce goût pour la bagatelle une finesse de discernement, qui vous fait préférer l'ornement à l'antique simplicité de vos bons ayeux, génies qui n'avaient pas, à beaucoup près, autant d'esprit que vous en avez ; une sagacité de pénétration, qui sur des riens vous fait dire tant de jolies choses ; une vivacité d'imagination qui mêle à vos écrits ces failles ingénieuses, qui font perdre tenue au lecteur, et qui l'égarent dans les espaces imaginaires ; une élégance d'expression qui répand sur votre style ce brillant vernis qui éblouit par son éclat, et qui surprend par le mélange admirable des couleurs. Qu'un auteur qui s'est nourri de la lecture des Grecs et des Latins, et qui croit seul posséder le goût du beau, déclame tant qu'il voudra contre vos favoris, laissez-le dire, et continuez à leur inspirer votre haine pour les anciens, c'est le moyen de les empêcher de le devenir 26. Cette définition d e la « bagatelle » se t r o u v e e n tête d ' u n petit r o m a n a n o n y m e a u titre significatif à'Histoire nouvelle, dédiée au génie du siècle, avec la relation d'une île que personne n 'a jamais vue et ne verra jamais. Par un auteur moderne. L ' a d r e s s e b i b l i o g r a p h i q u e n ' e s t p a s m o i n s éclairante : R i p s a , Babiole-Colifichet, 1746. L a bagatelle est c e qui r a m è n e le « j e - n e - s a i s - q u o i » classique au « p r e s q u e rien ». L a m o i s s o n d ' é l o g e s d e la bagatelle d a n s le dossier r o m a n e s q u e , surtout d ' a u t e u r s a n o n y m e s , est considérable. U n dernier e x e m p l e p o u r r a suffire p o u r illustrer c o m m e n t la frivolité, le b a d i n a g e et la licence caractéristique d e s m œ u r s d u t e m p s s ' e x p r i m e n t d a n s u n t y p e d e texte o ù fond et forme sont r a m e n é s à « p r e s q u e - r i e n » : En effet, plus je réfléchis sur les différents intérêts de la société, plus il me semble que l'amusement, le plaisir, la bagatelle sont des parties essentielles de 25 L A MORLIÈRE, «Avertissement» au Chevalier de Roman***, Tournai, Tournay, 1745, dans Recueil I, p. 283. 26 Anthologie, p. 62. Anecdote du siège de 32 LE JCVra", UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? l'utilité publique, plus je trouve très nécessaires la plupart des choses qu'on nomme inutiles, et surtout dans le monde littéraire: ces riens qui réjouissent l'imagination aux dépens même de l'esprit, qui dissipent l'ennui, ne me paraissent nullement des riens méprisables, parce que nous sommes autant faits pour être réjouis que pour raisonner. Ces vérités n'ont pas besoin de preuves, elles portent avec elles une conviction que jamais on n'a mieux sentie qu'aujourd'hui. On aime la futilité, on court après la bagatelle, ce sont les divinités du temps, que tout auteur qui veut être lu doit encenser. Leur règne ne sera peut-être pas éternel, mais il est à présent dans son plus grand brillant, le public est entièrement subjugué. Depuis que deux ou trois beaux esprits lui ont donné le ton par des ouvrages légers, de petites pièces amusantes, des romans agréables qu'on a pris pour des livres de caractères, on dévore avidement tout ce qui est marqué au même coin et messieurs les auteurs et gens habiles profitent de la mode ; ils font pleuvoir les brochures en tous les genres, qui ne demandent pas plus de peine à composer qu'à lire. Tout le monde fait des historiettes, des contes, des poésies fugitives, et les muses devenues épicuriennes, pour ne pas avoir l'affront de se voir absolument abandonnées, ne chantent que la paresse, la mollesse, la volupté 27. Si le paradigme r o m a n e s q u e e n q u ê t e d e légitimité se d é m a r q u e d ' u n côté p a r r a p p o r t a u x variantes q u i se r a s s e m b l e n t s o u s la b a n n i è r e d e la b a g a t e l l e , il c h e r c h e d e l ' a u t r e côté à se d o n n e r u n e spécificité p a r r a p p o r t a u x f o r m e s r o m a n e s q u e s « a n c i e n n e s ». L'opposition entre u n e littérature a n c i e n n e et m o d e r n e se traduit d ' a b o r d à travers l ' a p p a r i t i o n d e n o u v e l l e s f o r m e s , q u i participent à F é v i n c e m e n t d e l ' a n c i e n roman d ' a v e n t u r e s , selon d e s critères q u i sont m o i n s d ' o r d r e m o r a l q u e d ' o r d r e poétique. Critère quantitatif d e longueur, p a r e x e m p l e 28 . L e c h a n g e m e n t d e goût d u lectorat s'observe a u g l i s s e m e n t o p é r é d a n s l'effet divertissant d e la lecture : ce q u i faisait les plaisirs d ' u n e lecture c r é é s p a r les d é t o u r s d ' u n e i m a g i n a t i o n fleurie devient à présent s o u r c e d ' e n n u i p a r l ' é t e n d u e d e la narration. P o u r plaire a u lecteur, le r o m a n doit désormais p r e n d r e u n e f o r m e c o n c i s e , c o m m e l'affirme M a d e m o i s e l l e d e L a R o c h e - G u i l h e m d a n s sa préface à Hiéron, roi de Syracuse : Quoique les Romans [héroïques] 29 ne soient plus à la mode, on est quelquefois obligé d'en faire. Et il se trouve toujours des gens qui les lisent. Le goût du siècle n'est plus pour les gros volumes, qui ne laissent pas d'ennuyer quoiqu'ils soient semés de mille beautés. On n'aime aujourd'hui que les choses aisées. La mémoire s'épuise dans une multitude d'aventures et dans une légende de héros 30. 27 BOURDON DE SIGRAIS, Histoire des rats (1738), dans Anthologie, p. 132. Le journaliste Eustache Le Noble, par exemple, rend compte dans sa préface à'Ildegerte (1694) d'un tel changement de goût des lecteurs, comme l'atteste Lenglet du Fresnoy dans De l'Usage des Romans (V™ de Poilras, 1734, vol. 1, p. 200) : « La mode des grands romans qui avaient longtemps fait les délices de la cour, ayant cessé avec celles des chapeaux pointus, dit un auteur, on se jetta sur les historiettes, les nouvelles et les romans historiques, ornés des agréments que la vérité peut souffrir ; et leur goût qui subsiste encore aujourd'hui s'accommode assez bien avec l'impatience française ». 29 Nous spécifions. 30 Amsterdam, 1707, dans RecueilI, p. 58. L'apparente contradiction entre ce qu'affirment ici Mademoiselle de La Roche-Guilhem et Saint-Quenain dans sa préface reprise ici en exergue, se résout lorsqu'on prend en compte que la préfacière réfère à un certain type de roman (le roman baroque), tandis que Saint-Quenain parle du genre narratif en général. 28 QUAND LES MUSES SE FONT ÉPICURIENNES 33 L a préfacière se réfère à l ' a n c i e n n e forme b a r o q u e d u r o m a n d o n t elle se distancie p o u r favoriser les récits courts, qualifiés d e plus faciles, m a i s p o u r t a n t différents d e l'esprit d e b a g a t e l l e et d e frivolité q u i e n t a c h e déjà ce d é b u t d u X V I I I e siècle 3 I . N o m b r e d e r o m a n s b a r o q u e s subsistent a u X V I I I e siècle, e n ce q u ' i l s sont réédités o u r e ç o i v e n t u n e n o u v e l l e t r a d u c t i o n 32 . C e t t e a n c i e n n e f o r m e narrative connaît d o n c u n s u c c è s persistant, c o n t r a i r e m e n t à ce qu'affirme M a d e m o i s e l l e d e L a R o c h e - G u i l h e m . A u s s i r e t r o u v o n s - n o u s s o u v e n t l ' o p p o s i t i o n entre r o m a n l o n g et r o m a n court c h e z n o s préfaciers, p r é s e n t é e selon u n p o i n t d e v u e o p p o s é à celui d e L a R o c h e - G u i l h e m . L a n o u v e l l e f o r m e d ' é c r i t u r e est alors j u g é e trop b a d i n e , a u profit d e l ' a n c i e n g e n r e r o m a n e s q u e , q u i se voit valorisé p o u r sa variété d e t o n et d ' i m a g i n a t i o n , qui s u p p l é e à la « fadeur » d e s p r o d u c t i o n s m o d e r n e s . P o u r les m ê m e s r a i s o n s , B e a u c h a m p s t e n t e d e p r o m o u v o i r u n r o m a n d e l ' a n t i q u i t é d a n s s o n « Avertissement » a u x Amours de Rhodante et Dosiclès : Ces anciens auteurs sont, au reste, d'un goût assez différent de nos modernes, infiniment remplis de faits et d'aventures, à peine leur trop grande fécondité d'imagination donne-t-elle au lecteur le temps de respirer. Mais si c'est là un défaut dans les anciens, j ' a v o u e que je le préférerais aux longs compliments et à la métaphysique amoureuse dont nos modernes affadissent souvent leurs productions de ce genre 33. L e défaut des a n c i e n s r o m a n s , b a r o q u e s o u antiques, j u g é s trop longs et e x t r a v a g a n t s , est t o u r n é e n qualité p a r l ' a v e u d u défaut m ê m e , qui les p l a c e à la l u m i è r e d ' u n e p r o d u c t i o n actuelle qui n e contiendrait rien d e substantiel, m a i s d o n t l'étalage d e s politesses, m a x i m e s et galanteries m è n e plus directement à l ' e n n u i q u e n e le fait la l o n g u e u r d e s aventures e n c h a î n é e s d e l ' a n c i e n r o m a n . L a m ê m e stratégie est à l ' œ u v r e c h e z Guillot d e la C h a s s a g n e , dans sa préface a u Chevalier des Essars, l o r s q u ' i l d é n o n c e le goût décadent d e s « légères » p r o d u c t i o n s c o n t e m p o r a i n e s p o u r y o p p o s e r la solidité d u « goût des siècles passés » : Sans parler du langage peu intelligible de cet écrit, j ' y ai trouvé partout un style enflé et peu naturel, des comparaisons fréquentes et outrées et surtout une morale extrêmement fatigante. Mais j ' a i cru devoir faire grâce au goût et au langage des siècles passés en faveur d'un grand nombre d'événements singuliers et intéressants dont cette histoire est remplie 34. S a n s d o u t e le goût ancien est extravagant, m a i s il est préférable a u x m œ u r s « légères et inconstantes » d u t e m p s . Il s'agit, a u t r e m e n t dit, d e s a u v e r les lecteurs 31 Pour une discussion approfondie de ce changement de goût du lecteur à partir du plaisir de la lecture, voir Nathalie KREMER, « Goût du siècle et plaisir de la lecture au dixhuitième siècle : la préface de roman comme discours légitimant », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 2004/7, p. 77-89. 32 Jean Sgard a montré que depuis la Régence, un retour en force du baroquisme romanesque contrebalance le scepticisme désenchanté des formules narratives contemporaines. Voir Jean SGARD, Prévost romancier, Paris, Corti, 1968, p. 150-151. 33 « A Madame LCDFB », Paris, 1729, dans Recueil I, p. 137. 34 « Préface », Amsterdam, 1735, dans Recueil I, p. 155. 34 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? d e la d é c a d e n c e des lettres e n réintroduisant la v o i x d ' a u t e u r s a n c i e n s , h o n o r a b l e s et intéressants. C e faisant, l ' a u t e u r a d m e t le défaut essentiel d e cette littérature a n c i e n n e , qui d e m a n d e d e p a s s e r outre au « style enflé et p e u n a t u r e l » d a n s lequel sont écrits les récits. C e t extrait c o n c e n t r e d o n c trois sortes d e goût s e l o n u n e distinction entre autant d e t y p e s d e récits. A u g o û t m o d e r n e p o u r la b a g a t e l l e est préférable u n g o û t a n c i e n p l u s « intéressant », q u i c e p e n d a n t n e r é p o n d p a s a u x e x i g e n c e s c o n t e m p o r a i n e s p o u r le « naturel ». U n e autre préface d u m ê m e a u t e u r d é v e l o p p e e n c o r e p l u s n e t t e m e n t cette i d é e , e n ce q u ' e l l e c o n d a m n e les œ u v r e s « licencieuses » d e c e siècle c o r r o m p u , aussi b i e n q u e celles écrites d a n s u n style b a r o q u e qui n ' é v o q u e q u e « les c h o s e s g u i n d é e s , forcées, a l a m b i q u é e s » 35 . Plutôt q u e d e p r o p o s e r a u p u b l i c u n tel « g a l i m a t i a s », l ' a u t e u r se v a n t e d e n e livrer q u ' u n récit g r a v e et vrai, d é n u é d ' o r n e m e n t s : Le pétillant, le sémillant, le frétillant ne s'y rencontrent pas. Mon auteur est un homme d'un bon gros sens, qui n'aime que le vrai, le vraisemblable, la nature, la raison 36. A u g o û t a n c i e n s ' o p p o s e d o n c la r e c h e r c h e d u s i m p l e et d u naturel, d a n s le c a d r e d e l ' é m e r g e n c e d ' u n e esthétique q u e l ' o n a s o u v e n t qualifiée d e « réaliste » 37 , q u i u s e t o u t a u m o i n s d e la « v r a i s e m b l a n c e » d a n s l'écriture et d a n s ses p r o c é d é s . La Nouvelle Astrée d e l ' a b b é d e C h o i s y offre à cet é g a r d u n e x e m p l e éclairant d e réécriture d u r o m a n b a r o q u e . L e préfacier déclare a v o i r r é p o n d u , e n r é é c r i v a n t le c h e f - d ' œ u v r e d e d ' U r f é , à la d e m a n d e d ' u n e d a m e selon laquelle « l ' o u v r a g e n e laissait p a s d ' ê t r e fort b o n , q u o i q u ' i l n e l ' e û t p a s divertie ». L e travail d e réécriture apparaît dès lors c o m m e u n e opération d ' é l a g a g e respectant les qualités d e l ' œ u v r e , q u i c o n c e r n e n t surtout la b e a u t é des s e n t i m e n t s , n o b l e s et é l e v é s : Je lui proposai d'en ôter tous les défauts qu'elle avait sentis par un bon goût naturel, d'en faire un petit ouvrage de galanterie champêtre, d'en adoucir certains endroits un peu libres, que la pudeur scrupuleuse de notre siècle ne saurait souffrir dans les livres, de le purger de Théologie, de Politique, de Médecine, de Poésie, d'en éloigner tous les personnages inutiles, de n ' y jamais perdre de vue Astrée et Céladon et d'éviter par là l'écueil de tous les longs romans, où le héros et l'héroïne ne paraissent sur la scène que rarement [...] Il a fallu de plus changer le style, quoiqu'il eût beaucoup de force dans l'original. Cent ans dans une langue vivante mettent tout hors de mode. J'ai pourtant conservé certains traits qu'on remarquera assez aux mots antiques et encore mieux aux sentiments. Un homme de la condition de Monsieur d'Urfé ne pouvait en avoir que de fort nobles et de fort élevés 38. 35 Les Amours traversées, histoires intéressantes, dans lesquelles la vertu ne brille pas moins que la galanterie, La Haye, 1741, « Avis du libraire », dans Recueil I, p. 156. 36 Ibid. 37 Voir Georges MAY, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle. Étude sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), Paris, PUF, et New Haven, Yale University Press, 1963 ; Ian WATT, The Rise ofthe Novel, Studies on Defoe, Richardson and Fielding, éd. Chatto and Windus, 1957. Voir aussi Geneviève GOUBIER-ROBERT, « Le roman des années trente : les premiers illusionnistes », dans Le roman des années trente. La génération de Prévost et de Marivaux. Journées d'étude organisées par Annie Rivara en collab. avec Antony McKenna, Saint-Etienne, 27 et 28 septembre 1996, PU de Saint-Etienne, 1998, p. 63-75. 38 La Nouvelle Astrée, Paris, 1712, « Avertissement », dans Recueil I, p. 87. QUAND LES MUSES SE FONT ÉPICURIENNES 35 Le roman qui aspire à s'inscrire dans le champ littéraire de la République des lettres en se défaisant de F étiquette « décadente » tout en se démarquant par rapport à l'ancien roman est celui qui construit un accord harmonieux entre une vraisemblance du récit et un style naturel. Aussi l'insistance des romanciers sur le style simple et naturel de leur écrit, en vue de souligner la véridicité du récit, est-il un véritable topos des préfaces de roman tout au long du XVIII e siècle, comme en témoigne la préface suivante de Mademoiselle de Sommery en 1785 : Ces lettres plairont moins, ce me semble, aux personnes d'esprit qu'aux personnes sensibles : elles n'ont ni la légèreté, ni la variété, ni les tours de celles de madame de Sévigné. Mais il est facile de s'apercevoir que madame de Sévigné écrivait pour la postérité et que madame de L***, au contraire, ne mettait aucune prétention dans ses lettres et n'imaginait sûrement point qu'elles dussent être conservées. Le style en est simple et naturel ; je ne le crois cependant ni sans agrément, ni sans grâce, et plusieurs personnes de goût en ont la même opinion M. Il n'est pas sûr que Madame de Sévigné écrivait pour la postérité : si ses lettres sont emplies d'une passion intime, visant la tendresse (lorsqu'elle écrit à sa fille), elles n'étaient pas destinées à être lues et admirées dans les salons * — tout au plus s'adressaient-elles à un cercle restreint de lecteurs sympathisants. Toutefois, il est vrai que son écriture use de « tours nobles, délicats et variés » 41 pour exprimer sa tendresse, et qu'un siècle plus tard le simple, le naturel, le dénué sont davantage goûtés pour rendre avec profondeur les méandres des passions. Les romanciers associent deux topoi du discours préfaciel au XVIIP siècle, en ce que l'écriture naturelle, vraisemblable est liée à celle qui prend forme dans la solitude. Au XVIIP siècle, on écrit ses mémoires « pour soi-même », pour se désennuyer ou passer le temps, comme le font la comtesse de Moras ou Don Ranucio d'Aletès 42 ; soit on écrit pour satisfaire à la demande d'un ami, comme la Marianne de Marivaux. L'intimité connote le dépouillement, le dénudé tandis que la sphère publique ne souffre pas le dévoilement, où le naturel doit se farder du voile des manières et des politesses 43. Nombreux sont les romans au XVIIP siècle à promouvoir une transparence des sentiments en condamnant les manières alambiquées de la société moderne. Dans la foulée des Lettres persanes, les Lettres d'une Péruvienne (1747) de Madame de Graffigny viennent renforcer cette critique de la société française en opposant à la décadence morale les mœurs « naturelles », plus authentiques, de la civilisation péruvienne : 39 Mademoiselle FONTETTE DE SOMMERY, Lettres de madame la comtesse deL***à monsieur le comte de /?***, « Avertissement de l'éditeur », Paris, 1785, dans Recueil II, p. 302. 40 Roger DUCHENE, « Madame de Sévigné », dans Dictionnaire des Lettres françaises : le XVIIe siècle, éd. dir. par Patrick DANDREY, Paris, Fayard, 1996, p. 1177-1180. 41 Ibid.,p. 1179. 42 Chevalier DE MOUHY, Mémoires d'Anne-Marie de Moras, comtesse de Courbon, écrits par elle-même, La Haye, 1739, dans Recueil I, p. 183-185 ; Abbé PORÉE, Histoire de Don Ranucio d'Aletès, écrite par lui-même, Venise, 1736, dans Recueil I, p. 211-212. 43 C'est pourquoi la publication est souvent le résultat d'une intervention étrangère à cette circularité intime. 36 LE XVIIf% UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? La même dépravation qui a transformé les biens solides des Français en bagatelles inutiles n'a pas rendu moins superficiels les liens de leur société. Les plus sensés d'entre eux, qui gémissent de cette dépravation, m'ont assuré qu'autrefois, ainsi que parmi nous, l'honnêteté était dans l'âme, et l'humanité dans le cœur : cela peut être. Mais à présent, ce qu'ils appellent politesse leur tient lieu de sentiment : elle consiste dans une infinité de paroles sans signification, d'égards sans estime, et de soins sans affection **. Ce que les Modernes appellent progrès n'est autre que la décadence, la vraie civilisation est dans le cœur et non dans les manières, et se trouve dans la nature qui n'est pas corrompue par l'art et la civilisation. Cette esthétique de la transparence qui annonce Rousseau et qui se manifeste dans le roman dès la première moitié du XVIIP siècle, va de pair avec la recherche d'une écriture naturelle. En effet, le roman vraisemblable a cette prétention d'accéder directement à la nature et aux sentiments, et peut ainsi réhabiliter un art jugé décadent pour sa désuétude, en partant en quête de ce qui lui échappe. « Je n'ai pas de style », se désolait la Marianne de Marivaux, comme de nombreuses héroïnes mémorialistes après elle. De même Cleveland promet moins d'être habile conteur que sincère et vertueux : J'ai peut-être satisfait trop tôt la curiosité de mes lecteurs. Pour rendre mon histoire plus intéressante et lui donner les grâces d'un roman, j'aurais dû remettre à la fin de mon ouvrage l'éclaircissement que je me suis hâté de donner en cet endroit. Mais suis-je capable de chercher à plaire, et ai-je promis autre chose dans ces mémoires que de la sincérité et de la douleur 45 ? Si la fiction romanesque est condamnée pour son style ampoulé et sa facticité des sentiments, elle ne peut échapper à la dégradation qu'en se débarrassant de tout artifice — tant stylistique que diégétique. Ainsi, l'écriture naturelle répond à un besoin de transparence ou, formulé de façon négative, à un refus de tout artifice. Autrement dit, au XVIIP siècle, un paradigme romanesque de la transparence qui se dessine de plus en plus nettement rejoint le courant esthétique où l'art refuse l'art. Dans la perspective d'une esthétique naturelle qui prend forme au XVIIP siècle, en effet, l'art ne peut être sauvé qu'en se reniant comme art et en cherchant le « naturel » même. Paradoxale quête du roman — et de tout art au XVIIP siècle — qui trouve sa source dans l'idéal classique dans la mesure où celui-ci tire ses principes de la nature elle-même, mais belle, améliorée. Plus qu'améliorer, le XVIIP siècle cherchera à épurer, à chercher le « vrai » où est le « faux » et l'artificiel. Pour ce faire, paradoxalement, l'art qui veut échapper à l'art doit contenir son propre défaut. Pour atteindre la perfection, c'est-à-dire pour parvenir à une imitation qui n'en semble pas une, l'art doit être le résultat d'une grande maîtrise de la nature, rendue avec « exactitude », comme l'explique l'abbé Batteux dans ses Beaux-arts réduits à un 44 Madame DE GRAFFIGNY, Lettres d'une Péruvienne, éd. de Thierry Corbeau, Paris, GF Flammarion, « Classiques », 2005, p. 132 (lettre XXIX). 45 Le Philosophe anglais, ou Histoire de M. Cleveland, fils naturel de Cromwell, éd. par Jean Sgard et Philippe Stewart, Paris, Desjonquères, 2003, IV, p. 358. QUAND LES MUSES SE FONT ÉPICURIENNES 37 même principe ( 1 7 4 6 ) . D ' u n e part, « si cette imitation est imparfaite, le plaisir des arts est n é c e s s a i r e m e n t m ê l é d e déplaisir. [...] J'allais j o u i r d ' u n b e a u songe, u n trait m a l r e n d u m ' é v e i l l e et m e ravit m o n b o n h e u r » 46 . D ' a u t r e part, p o u r é c h a p p e r à l'imperfection, il n e suffît p a s d e rendre d e s traits réguliers, il e n faut aussi q u i v i e n n e n t r o m p r e la perfection. L e vrai artiste est celui q u i fait p r e u v e d ' u n e grande maîtrise d a n s la m a l a d r e s s e m ê m e : C'est pour atteindre à cette liberté que les grands peintres laissent quelquefois jouer leur pinceau sur la toile : tantôt, c'est une symétrie rompue, tantôt un désordre affecté dans quelques [sic] petite partie ; ici c'est un ornement négligé ; là une tache légère, laissée à dessein : c'est la loi de l'imitation qui le veut 47. L ' a b b é B a t t e u x se r é c l a m e d e B o i l e a u p o u r fonder son point d e v u e , qui écrit d a n s son Art poétique : A ces petits défauts marqués dans la peinture, L'esprit avec plaisir reconnaît la nature 48. L ' i d é e d e l ' i m p e r f e c t i o n est c o n t e n u e d a n s celle m ê m e d e perfection : l'idéal classique r e n f e r m e d a n s l'imitation son p r o p r e écart, et c ' e s t cette intrusion d e l ' é l é m e n t particulier, a d m i s e p a r Boileau, et s é v è r e m e n t s o u m i s e à l ' i d é a l d ' u n b e a u régulier, q u e les r o m a n c i e r s e n q u ê t e d'identit é et d e légitimité p o é t i q u e t e n d r o n t à d é v e l o p p e r d a n s leurs écrits. L e s t h é o r i c i e n s d e l ' a r t classique ont d o n c o u v e r t la v o i e a u x r o m a n c i e r s p a r leur c o n c e p t i o n d e l'art m ê m e . Toutefois, nulle considération d e leur p a r t p o u r le r o m a n . L ' a b b é B a t t e u x laisse s e u l e m e n t entendre q u e : Il y a des fictions qui se montrent avec l'habit simple de la prose : tels sont les romans et tout ce qui est dans leur genre. Il y a de même des matières vraies, qui paraissent revêtues et parées de tous les charmes de l'harmonie poétique : tels sont les poèmes didactiques et historiques. Mais ces fictions en prose et ces histoires en vers, ne sont ni pure prose ni poésie pure : c'est un mélange des deux natures, auquel la définition ne doit point avoir égard ; ce sont des caprices faits pour être hors de la 46 Charles BATTEUX, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, éd. crit. par Jean-Rémy Mantion, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989, II, chap. 5 (« Que la nature soit bien imitée »), p. 133. 47 Ibid., p. 134. 48 BOILEAU, Art Poétique, chant III, v. 107-108. Cette idée est fort courante à l'époque : on la retrouve chez Crousaz, qui observe l'irrégularité de la nature, et fait résider la beauté de l'art dans une considération du régulier qui doit naître de l'irrégulier ; le père André également constate dans le beau artistique une nécessaire infraction aux règles du « Beau essentiel » : certains architectes par exemple « ont jeté quelques défauts de régularité dans leurs ouvrages d'ailleurs les mieux ordonnés, quand ils ont prévu, ou que ces petits défauts donneraient lieu à de grandes beautés, ou qu'ils rendraient plus remarquables celles qu'ils avaient dessein d'y faire plus dominer, ou enfin que ces défauts même paraîtraient des beautés au plus grand nombre de leurs spectateurs, dans la place où ils les sauraient mettre. C'est-à-dire, qu'ils ont fait des fautes pour avoir la gloire de les racheter avec avantage. Autre espèce de Beau arbitraire mais qui ne sied qu'aux plus grands maîtres » (Essai sur le Beau, 1741, p. 51-52). LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 38 règle, et dont l'exception est absolument sans conséquence pour les principes. [...] Ce ne sont que des discours ordinaires, qui ont emprunté la verve et la mesure poétique, pour relever leur style et s'insinuer plus aisément 49. Avec cette réflexion, la seule que l'abbé consacre au roman, Batteux répond par anticipation à Marmontel qui rejette la poésie et le roman aux deux extrémités d'une chaîne générique, où la valeur des « Lettres » est réglée par le critère de la difficulté : « dans leur décadence, c'est toujours du plus difficile au plus aisé que les ramène cette pente à laquelle ils se laissent aller» 50. Si, chez Marmontel, la poésie dégénérée donne naissance au roman, la prose et la poésie correspondent chez Batteux à deux « natures » mélangées dans le roman. Le roman relève ainsi d'une combinaison hors-norme et hors-règle. Pour Batteux, une esthétique romanesque se profilerait au travers d'une dialectique de l'injection du « poétique » dans le discours « ordinaire ». La structure argumentative de nombreuses préfaces de roman répond à cette même dialectique en présentant le texte offert au public comme le remaniement d'un manuscrit. Cachant un hypo-texte sous le texte, la préface véhicule un discours théorique sur le roman qui est d'ordre dialogique. Ce dialogue, entre le naturel et le poétique précisément, fait preuve de la recherche d'un équilibre où d'une part le naturel est respecté pour autant que le goût le permet et où d'autre part la correction poétique n'efface pas le naturel du discours « ordinaire ». Ainsi, répondant à l'« esthétique de la faute » évoquée ci-dessus, les Lettres de Thérèse (1737) de Bridard de la Garde témoignent de la difficulté d'équilibrer le « poétique » et le « naturel » : On n'a pas même osé corriger quelques négligences de style, dans la crainte d'en détruire la naïveté. Tout lecteur qui ne cherche qu'à s'amuser, se prêtera facilement aux petits défauts échappés nécessairement à une jeune fille élevée à la campagne et qui, ignorant les usages des villes, n'en avait eu, jusqu'à son arrivée à Paris, que de légères idées 51. Presque simultanément, Charles Gabriel Porée, le frère du plus féroce pourfendeur du genre romanesque, se dit contraint de remanier le style du manuscrit qu'il publie, mais souligne en même temps le naturel et l'absence d'artifice qui fait le charme de son original, où l'art refuse l'art : Il a fallu réformer un grand nombre de phrases embarrassées et des constructions irrégulières. On n'a pas prétendu remédier à toutes les négligences du style. On y trouvera encore des inexactitudes sans nombre. À ces défauts près, la manière de narrer nous a paru coulante et naturelle. Les transitions sont sans art et les tours n'ont rien d'étudiés 52. 49 Op. cit., I, chap. 6, p. 105. MARMONTEL, « Essai sur les romans », éd. cit., p. 561. BRIDARD DE LA GARDE, Lettres de Thérèse, ou Mémoires d'une jeune demoiselle de province pendant son séjour à Paris, 1737', dans Recueil I, p. 218-219. 52 PORÉE, La Mandarinade, ou Histoire comique du mandarinat, La Haye, 1738, dans RecueilI, p. 212-215. 50 51 QUAND LES MUSES SE FONT ÉPICURIENNES 39 S'il est vrai qu'à l'âge classique, le roman ne dispose pas d'un discours théorique homogène qui le valorise en lui donnant une place dans la hiérarchie des genres, il n'en est pas moins vrai que les préfaces de roman répondent de manière efficace aux éreintements auxquels l'expose une critique très largement défavorable : soit que le dossier préfaciel témoigne du morcellement du paysage romanesque en paradigmes différents et antinomiques, soit qu'il visualise au sein du champ littéraire de l'époque des tensions entre plusieurs types de publics auxquels se rattachent des normes esthétiques forts différentes, soit que la préface inscrive dans sa structure discursive profonde un mécanisme dialectique où s'ébauche la recherche d'une identité romanesque qui permet un équilibre entre le « naturel » et le « poétique ». Ce faisant le roman n'est pas à l'écart des grandes mutations esthétiques que vit le XVIII e siècle, mais au contraire s'inscrit en plein dans les débats qui opposent les « anciens » aux « modernes ». Mieux qu'aucun autre genre peut-être, le roman, dans le discours préfaciel de textes encore largement inexplorés, et avant même que les phénomènes se confirment par une théorisation plus ou moins systématique, saisit le renouveau esthétique du siècle en pleine gestation. Emile, un décadent au sein de la décadence Tanguy L'AMINOT A u d é b u t est le s a u v a g e , à la fin l ' h o m m e civilisé, le petit m a r q u i s vicieux et c o r r o m p u . A u d é b u t est le guerrier, à la fin l ' h o m m e d o m e s t i q u e q u i vit e n b o n p è r e d e famille, c o m m e il était écrit d a n s les b a u x d'autrefois. C ' e s t entre ces d e u x t e r m e s q u e se situent t o u t e s p e n s é e s d e la d é c a d e n c e et R o u s s e a u n ' y é c h a p p e p a s , q u i e x p r i m e e n maints p a s s a g e s d e son œ u v r e la nostalgie d ' u n e v i e p l u s saine, plus forte et p l u s virile, d ' u n m o n d e d ' a v a n t la d é g r a d a t i o n et la chute. L a critique n ' a p a s m a n q u é d ' é v o q u e r sur ce p o i n t l ' i m p o r t a n c e d e la B i b l e o u d e l '  g e d ' O r des A n c i e n s , m a i s l ' o n p e u t noter aussi q u e sa p e n s é e est déjà é g a l e m e n t celle d ' u n N i e t z s c h e , m ê m e si l ' a u t e u r d e Zarathoustra a c o n d a m n é R o u s s e a u c o m m e le t y p e m ê m e d u p e n s e u r d é c a d e n t '. Elle a certes des a c c e n t s m o i n s b r u t a u x q u e c e u x des envolées n i e t z s c h é e n n e s et le s a u v a g e o u le guerrier restent s o u v e n t inopérants c h e z l ' a u t e u r d u Contrat social. L e 1 On connaît cette diatribe de La Volonté de puissance (Paris, Gallimard, 1937, t. 2, p. 24-25) : « Contre Rousseau. — L'homme, malheureusement, n'est plus assez méchant. Les adversaires de Rousseau qui disent que « l'homme est une bête de proie » n'ont malheureusement pas raison. Le malheur, ce n'est pas que l'homme soit corrompu, mais qu'il ait été débilité et moralisé. C'est justement dans la sphère que Rousseau a combattue avec le plus de violence, que se trouvait l'espèce d'hommes encore relativement vigoureuse et bien venue (celle qui avait encore ces passions intactes : la volonté de dominer, la volonté de jouir, la volonté et la capacité de commander). Il faut comparer l'homme du XVIIP siècle avec celui de la Renaissance (ou celui du XVII e siècle en France) pour sentir de quoi il retourne : Rousseau est un symptôme du mépris de soi et de la vanité échauffée — deux signes que la volonté de domination fait défaut ; il moralise, et, en homme rancunier, il cherche dans les classes dominantes la cause de sa propre misère » LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 42 sauvage fait partie d'un monde qui n'est plus, n'a jamais existé et ne peut revenir ; le guerrier n'a plus vie que dans les pages de Plutarque ou de Xénophon et dans l'émoi qu'il soulève encore dans le cœur fier des adolescents qui, à l'égal de Jean-Jacques, sont parfois capables de réitérer le geste de Mucius Scevola. Le sauvage et le guerrier ne servent qu'à révéler la distance et accentuer le désespoir. L'œuvre de Rousseau est hantée par les idées de fin, de dégradation et de décadence, tout autant que par celles d'origine, de renouveau ou de fermeté. Le philosophe n'oscille pas entre elles, mais les utilise pour donner à son discours un sens dramatique qui a sa part dans son éloquence et dans la portée de sa pensée auprès de ses lecteurs. Les écrits politiques présentent dans un premier temps le bonheur de l'humanité à l'état naturel, puis sa chute à l'état social. Du Contrat social ne vient pas pour autant conduire l'humanité dans la voie de la vertu et de la communauté : Rousseau a beau réfléchir aux diverses solutions qui permettent aux hommes de vivre convenablement et légitimement entre eux, il n'a de cesse d'insister sur la décadence irrémédiable des institutions et des gouvernants. Fussent-ils les plus vertueux, ils ne sont pas des dieux et seuls des dieux peuvent vivre selon des principes inaltérables et immuables. La société du Contrat social, si elle existait, ne durerait jamais qu'un temps. Emile que Rousseau désigne comme le livre-somme, l'aboutissement de sa réflexion philosophique ne déroge pas à cette règle. Au contraire ! Et la première phrase du livre I a valeur emblématique : « Tout est bien, sortant des mains de l'auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l'homme » 2. Elle est bien la synthèse de ce qu'il a exposé jusqu'alors, sur le plan tant politique et social qu'esthétique, musical ou romanesque. Les hommes sont incapables d'atteindre la perfection ou même de se tenir à ce qui en approche. Ils sont décadents par nature et ne peuvent que vivre et agir en décadents. Ils ont certes des modèles et les penseurs de son temps n'ont pas manqué d'évoquer la grandeur des Anciens ou de rêver aux mondes utopiques dans lesquels les sociétés fonctionnent aussi bien que des montres. Si ces univers ont paru à une partie de ses lecteurs être ceux de Rousseau même, c'est parce qu'on a oublié le pessimisme foncier de sa vision. C'est ce dernier qui équilibre sa pensée et l'empêche de sombrer dans les rêves et les constructions les plus folles. Il existe chez Rousseau un souci très fort de garder les pieds sur terre, de s'attacher à la réalité qu'il a sous les yeux, de prendre les hommes tels qu'ils sont et non pas tels qu'ils voudraient être. Emile est à cet égard exemplaire, qui indique à plusieurs reprises que son auteur a regardé les enfants qu'il décrit, réfléchi à leur conduite ou à leurs jeux et cherché à adapter sa pensée à eux. L'enfant est non seulement le point autour duquel méthode et instituteur doivent tourner et s'adapter pour que l'éducation ait quelque chance de réussir, il est également le centre du livre et de la philosophie de Rousseau dans lesquels il reste continuellement et fortement vivant. 2 Jean-Jacques ROUSSEAU, Emile ou de l'éducation, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, t. 4, p. 245. Nous ferons suivre désormais chaque citation de ce livre directement de la page dans le fil de cette étude. EMILE, UN DÉCADENT AU SEIN DE LA DÉCADENCE 43 M a i n t s c o m m e n t a t e u r s d e R o u s s e a u o n t e u tôt fait, d u X V I I P siècle à n o s j o u r s , d e v o i r d e la rhétorique o u d u p a r a d o x e d a n s ce q u i est bien s o u v e n t le p o i n t central et crucial d e sa p h i l o s o p h i e . R o u s s e a u devient ainsi u n m a î t r e des effets spéciau x q u i m a n i p u l e s o n lecteur, brouille les pistes et se fait à b o n c o m p t e u n e r e n o m m é e q u ' i l n e m é r i t e p a s . B i e n souvent, c e s critiques n ' a t t a c h e n t g u è r e d ' i m p o r t a n c e à c e qui les d é r a n g e d e la sorte et déconstruisent a l l è g r e m e n t u n e œ u v r e d a n s laquelle son a u t e u r affirme avoir e n g a g é sa v i e , p o u r n ' y v o i r et n ' y p r e n d r e q u e ce qui les sert, puis la reconstruire à leur i m a g e . O n a, à m o n sens, prêté assez p e u d'attention a u x e x e m p l e s antiques q u e R o u s s e a u livre d è s les p r e m i è r e s p a g e s à'Emile. Ils o n t p a r u s i m p l e m e n t faire partie d u d é c o r p h i l o s o p h i q u e des L u m i è r e s et r e n v o y e r b a n a l e m e n t à u n m o n d e a u q u e l tout p e n s e u r d e ce t e m p s est conduit à se référer. Ils figurent d a n s u n p a r a g r a p h e d o n t les p r e m i è r e s lignes ont la v a l e u r et le style d ' u n a x i o m e d e m a t h é m a t i q u e p o u r le sujet traité : L'homme naturel est tout pour lui : il est l'unité numérique, l'entier absolu qui n ' a de rapport qu'à lui-même ou à son semblable. L'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l'entier, qui est le corps social (249). C e t t e affirmation est suivie aussitôt d e sa c o n s é q u e n c e et celle-ci est e n l ' o c c u r r e n c e u n e loi sur le p l a n social : Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l'unité commune, en sorte que chaque particulier ne croie plus un, mais partie de l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout (249). L e lecteur retrouve ici les d é v e l o p p e m e n t s d u Contrat social et, se sentant e n terrain c o n n u , prête m o i n s attention a u x trois e x e m p l e s q u i suivent et illustrent c e s lignes : Un Citoyen de Rome n'était ni Caius ni Lucius ; c'était un Romain : même il aimait la patrie exclusivement à lui. Regulus se prétendait Carthaginois comme étant devenu le bien de ses maîtres. En sa qualité d'étranger, il refusait de siéger au Sénat de Rome ; il fallut qu'un Carthaginois le lui ordonnât. Il s'indignait qu'on voulût lui sauver la vie. Il vainquit, et s'en retourna triomphant, mourir dans les supplices. Cela n ' a pas grand rapport, ce me semble, aux hommes que nous connaissons. Le Lacédémonien Pédarète se présente pour être admis au conseil des trois cents ; il est rejeté. Il s'en retourne tout joyeux de ce qu'il s'est trouvé dans Sparte trois cents hommes valant mieux que lui. Je suppose cette démonstration sincère, et il y a lieu de croire qu'elle l'était : voilà le Citoyen. Une femme de Sparte avait cinq fils à l'armée, et attendait des nouvelles de la bataille. Un ilote arrive ; elle lui en demande en tremblant. Vos cinq fils ont été tués. Vil esclave, t'ai-je demandé cela ? Nous avons gagné la victoire. La mère court au temple et rend grâce aux Dieux. Voilà la Citoyenne (249). C e s trois e x e m p l e s m o n t r e n t c e p e n d a n t à q u e l m o n d e se réfère R o u s s e a u q u a n d il réfléchit à la p l a c e q u e doit o c c u p e r E m i l e d a n s la société d u X V I I P siècle o ù il doit s'insérer. Ils sont la n o r m e idéale et équivalent p o u r l ' i n d i v i d u au rôle q u e j o u e l ' é t a t d e n a t u r e p o u r la société. 44 LE XVllf, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Comme celui-ci, ils décrivent un monde qui n'existe plus et auquel il est vain de vouloir retourner. L'exemple de la femme de Sparte est particulièrement provocateur puisqu'il met en cause le sentiment maternel et humain contemporain : il est incompréhensible au lecteur qui n ' y prête pas attention et ne lui offre que la peinture d'une conduite inhumaine. Il est destiné à provoquer l'indignation, le rejet, mais aussi à souligner l'écart absolu entre le monde antique et le monde moderne. Il y a décadence mais il n'y a plus moyen de vaincre celle-ci. Emile ne sera pas un citoyen parce que la cité et la patrie n'existent plus. Les deux mots sont à effacer « des langues modernes » (250). Rousseau décrit très durement dans les premières pages de son livre le monde dans lequel Emile et le gouverneur vont vivre. Un monde où il n ' y a plus de sentiments collectifs, d'idéal, d'appartenance à quoi que ce soit, mais rien qu'un « assemblage d'hommes artificiels et de passions factices » 3 ; un monde où il n ' y a plus de famille ni non plus de père ou de mère pour élever leurs enfants : Les femmes ont cessé d'être mères ; elles ne le seront plus ; elles ne veulent plus l'être. Quand elles le voudraient, à peine le pourraient-elles. Aujourd'hui que l'usage contraire est établi, chacune aurait à combattre l'opposition de toutes celles qui l'approchent, liguées contre un exemple que les unes n'ont pas donné et que les autres ne veulent pas suivre (258). L'affaire est conclue. Le drame est total et irréversible, ainsi que le rend l'emploi des temps dans les premières phrases de ce passage. C'est bien la société du faux contrat social décrite à la fin du Discours sur l'origine de l'inégalité et dans laquelle l'humanité n'a jamais cessé de vivre qui est peinte ici 4. Un monde sans valeur et sans honneur, un monde en ruine qu'on ne peut espérer reconstruire. Un monde sans espoir donc. Emile ne sera donc ni un Romain ni un Spartiate, ni même un Citoyen. Il sera tout simplement homme, nous dit Rousseau, c'est-à-dire un homme d'après la chute, un homme de la dégradation dans un univers qui se dégrade sans cesse. Un décadent au sein de la décadence. Quelques critiques ont utilisé le mot de « dressage » pour désigner l'éducation reçue par le jeune homme. Je parlerai plus volontiers d'une domestication. Emile est un homme pour le foyer, non pas pour la Cité. Pour la vie quotidienne, non pas pour la vie héroïque. Il occupe certes une place privilégiée au sein de cette décadence et il ne présente aucun des traits pathologiques que les romanciers et les savants de la fin du XLXe siècle 3 Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l'origine de l'inégalité, Œuvres complètes, t. 3, p. 192. 4 Le discours politiquement correct d'aujourd'hui a récupéré à son profit le mot de « citoyenneté », mais tout lecteur de Rousseau sait qu'il ne s'agit que d'un leurre destiné, dans la société inique du « faux contrat social » qui n'a jamais cessé d'être, à abuser l'individu et à le manipuler encore davantage. Le seul régime politique qui a régné sur terre depuis l'origine et qui prend les visages que chaque époque ou chaque pays lui demande, n'est ni la monarchie, ni l'aristocratie et encore moins la démocratie, mais une plouto-géronto-phallocratie, c'est-à-dire le pouvoir des riches, des vieux et des hommes. EMILE, UN DÉCADENT AU SEIN DE LA DÉCADENCE 45 ont relevés pour décrire les névroses de leurs contemporains. Rousseau insiste bien sur la parfaite santé mentale et physique d'Emile. Il n'a plus de parents, mais le gouverneur les remplace aisément et lui assure l'équilibre psychologique nécessaire pour mener la vie qu'il va découvrir en sa compagnie. Tout au long du livre, Emile sait faire face aux problèmes qu'il rencontre et aux découvertes qu'il fait. Son mentor est à ses côtés dans les moments délicats, comme celui de la puberté par exemple, et il sait manœuvrer pour permettre à son élève de passer le cap sans trop de difficultés. La critique ne se fera d'ailleurs pas faute de le lui reprocher. Par ailleurs, le monde décadent du XVIII e siècle n'est pas sans surprises. Il ne s'est pas dégradé partout de la même manière. D'une part, ainsi que Rousseau l'a exposé dansDu Contrat social, il existe des nations jeunes et des nations anciennes, de grands États monarchiques où tout est corrompu et de petites îles comme la Corse où tous les espoirs sont permis. La France elle-même offre de ces îlots préservés où la vertu subsiste et l'on vit selon d'autres valeurs que celles de la capitale ou de Versailles. Emile en donne un bel exemple au livre V, avec l'apparition de Sophie. Le sort a voulu que son père soit mis, de manière injuste, à l'écart de la société et c'est cette situation qui l'a conduit à préserver la famille qu'Emile et le gouverneur découvrent. En dépit des allégations du livre I, Sophie a été éduquée par un père et une mère et c'est sans nul doute grâce à cela qu'elle n'a pas besoin, dans l'optique de Rousseau, d'une éducation semblable à celle d'Emile. L'éducation n'est qu'un pis-aller par rapport à la famille. Rousseau dit bien qu'un enfant élevé par son père, celui-ci fût-il mille fois moins instruit que le gouverneur, sera mille fois mieux éduqué que s'il était confié à ce dernier. Le lecteur à'Emile oublie bien souvent ce que celui-ci dit des livres ou ne veut retenir que la formule « Je hais les livres » pour condamner son auteur. Il ne voit l'éducation que dans la somme des connaissances procurées par les livres et néglige la part affective nécessaire à la juste compréhension du monde et des choses. Or, c'est cette compréhension qui est primordiale chez Rousseau tout au long de son ouvrage et Sophie, autant qu'Emile, par des moyens différents, en est pourvue. Emile n'est donc pas destiné à être un Romain ou un Spartiate, tels que les philosophes et Rousseau les rêvent à cette époque. Il n'a pas de destin héroïque à accomplir. Il sera un sauvage fait pour habiter les villes et tout l'effort du gouverneur, pendant les vingt-cinq années que dure son éducation, consiste à le conduire à cet état. Emile est riche. Il appartient donc à la classe sociale que Rousseau considère comme la plus défavorisée sur le plan moral. Reprenant ce qu'il n'a cessé de développer depuis le premier Discours, Rousseau parle ainsi des riches dans Emile : « Ce sont les richesses qui les corrompent et par juste retour, ils sentent les premiers défauts du seul instrument qui leur soit connu. Tout est mal fait chez eux, excepté ce qu'ils y font eux-mêmes, et ils n'y font presque jamais rien » (273). Le gouverneur dégagera Emile de ce monde tout comme il le sortira des villes pour le conduire à la campagne, puisque « les villes sont le gouffre de l'espèce humaine » (277). Il y a bien une volonté de régénération dans le traité de Rousseau, mais qui a ses limites et qui ne remet pas en cause trop brutalement la société décadente des Lumières. Emile ne doit pas être un rebelle ou un révolté et il n'est pas non plus un de ces hommes du ressentiment dont Nietzsche parlera plus tard comme étant l'homme de la décadence. 46 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Emile apprend donc les règles de la société. Il respectera la propriété une fois qu'il aura compris la leçon de Robert le jardinier ; il sera patient et saura obéir à la nécessité quand il le faudra. La suite que Rousseau donnera à son traité, Emile et Sophie, ou les Solitaires, nous montre aisément que la leçon a porté. Emile apprend aussi les règles du savoir-vivre et du bon goût ; il sait que Dieu existe et que l'âme est immortelle. Il est cependant différent des hommes qui ont subi l'éducation commune et les défauts de la société n'échappent pas à son regard aiguisé par les années passées à penser par et pour lui-même. Le gouverneur ne se prive pas à la fin du livre IV, quand il devient adulte, de le mener dans le monde et les pages qui exposent cette découverte offrent une critique très sévère des plaisirs, du luxe, de l'oisiveté et de la nullité de cet univers mondain et décadent que sont les salons parisiens. Le gouverneur propose également à son élève de réfléchir par lui-même à l'organisation des sociétés politiques. Il l'accompagne dans un tour des capitales européennes, tel qu'on le faisait alors pour achever une éducation d'homme aisé. Le but de tout cela n'est pas de désespérer le jeune homme en lui montrant qu'aucune société ne fonctionne selon les principes du contrat social, dont Emile va exposer les grandes lignes, encore moins de le dresser contre ses semblables et d'en faire un idéaliste avide de chimères. Il est tout simplement d'amener Emile à bien tirer son épingle du jeu, à obtenir le meilleur parti possible d'une société corrompue, à être comme un décadent intelligent au sein de la décadence sans mesure qu'est le monde. Les propos que tient le gouverneur à Emile, avant d'entreprendre le voyage à travers l'Europe, sont explicites sur ce point : S'il est quelque moyen légitime et sûr de subsister sans intrigue, sans affaire, sans dépendance, c'est, j'en conviens, de vivre du travail de ses mains en cultivant sa propre terre ; mais où est l'État où l'on peut se dire : la terre que je foule est à moi ? Avant de choisir cette heureuse terre, assurez-vous bien d'y trouver la paix que vous cherchez ; gardez qu'un gouvernement violent, qu'une religion persécutante, que des mœurs perverses ne vous y viennent troubler. Mettez-vous à l'abri des impôts sans mesure qui dévoreraient le fruit de vos peines, des procès sans fin qui consumeraient votre fonds. Faites en sorte qu'en vivant justement vous n'ayez point à faire votre cour à des intendants, à leurs substituts, à des juges, à des prêtres, à de puissants voisins, à des fripons de toute espèce, toujours prêts à vous tourmenter si vous les négligez. Mettez-vous surtout à l'abri des vexations des grands et des riches (835). Se mettre à l'abri : tel est le souci d'Emile quand il entre dans la société. Cette conduite n ' a rien d'héroïque ; elle est celle d'un sage qui a compris comment va le monde et conduit plus volontiers à Clarens qu'à Sparte. Sophie, au livre V, va jouer un rôle capital dans la domestication d'Emile. Homme domestique, c'est vers elle qu'il allait depuis le début de l'ouvrage. Sophie n'est pas la fille sotte et soumise que les lecteurs ont longtemps vue dans Emile. J'ai montré ailleurs la part importante qu'elle a dans l'accomplissement d'Emile 5 . C'est elle qui est forte au moment du départ, qui « reste immobile, insensible à ses pleurs, à ses caresses, à tout ce qu'il fait » et qui transforme déjà son amant « impétueux, ardent, agité, hors de lui ». C'est elle aussi qui l'attache au monde social et politique qu'il 5 Tanguy L'AMINOT, « La fée et l'initiatrice : Sophie », Études Jean-Jacques Rousseau, 9, 1997, p. 113-139. EMILE, UN DÉCADENT AU SEIN DE LA DÉCADENCE 47 découvre dans son périple. L'amour des deux amants ne les conduit pas en effet à s'isoler égoïstement du reste de l'humanité. Il est au contraire, chez Rousseau, un des facteurs fondamentaux de cette insertion. À leur retour, le gouverneur explique à Emile que si la patrie ou la Cité n'existe plus, il lui reste à s'insérer dans le pays où il habite : Si je te parlais des devoirs du Citoyen, tu me demanderais peut-être où est la patrie, et tu croirais m'avoir confondu. Tu te tromperais, pourtant, cher Emile, car qui n'a pas une patrie, a du moins un pays. Il y a toujours un gouvernement et des simulacres de lois sous lesquels il a vécu tranquille. Que le contrat social n'ait point été observé, qu'importe, si l'intérêt particulier l'a protégé comme aurait fait la volonté générale, si la violence publique l'a garanti des violences particulières, si le mal qu'il a vu faire lui a fait aimer ce qui était bien, et si nos institutions mêmes lui ont fait connaître et haïr leurs propres iniquités ? Ô Emile ! Où est l'homme de bien qui ne doit rien à son pays ? Quel qu'il soit, il lui doit ce qu'il y a de plus précieux pour l'homme, la moralité de ses actions et l'amour de la vertu (858). Nous sommes loin de l'idéal antique. Emile ne sera ni un héros ni un grand homme ; il ne postulera pas au poste de chef d'État, ne sera même pas un notable ou l'un de ces « décideurs » qui croient aujourd'hui changer le monde. Rousseau dit qu'il pourra éventuellement mettre au service de ses semblables sa manière de penser juste, fruit de l'éducation différente qu'il a reçue. Il ne briguera pas en tout cas de responsabilités 6 et se contentera d'être un homme paisible, à la campagne, loin des fripons et des envieux. Sa sagesse doit plus à Épicure et aux stoïciens de l'Antiquité qu'à Plutarque et aux grandes figures conquérantes de l'histoire grecque ou romaine. Le domaine de Sophie, enserré au milieu des cercles protecteurs que constituent la forêt et le village, et où on ne parvient pas si aisément, devient le lieu de cette sagesse et de cette vie qui commence pour les deux amants. Le gouverneur déclare à son élève, sur le point de se marier, qu'il fera renaître l'âge d'or « autour de l'habitation de Sophie » : « Vous ne ferez qu'achever ensemble ce que ses dignes parents ont commencé ». Le monde de Sophie est bien celui de la sagesse. C'est un lieu protégé de la décadence générale et d'où l'on peut prendre un bon départ, pour peu qu'on ait reçu une éducation exceptionnelle. Il constitue, avec Clarens, un de ces îlots, amorce du bonheur possible et médiocre auquel l'homme de bien peut prétendre dans ces temps de fer et de turpitudes. Tout autour pointent les griffes de la civilisation et de la décadence qui l'accompagne. 6 « Mais, cher Emile, qu'une vie si douce ne te dégoûte pas des devoirs pénibles, si jamais ils te sont imposés. [...] Si le Prince ou l'État t'appelle au service de la patrie, quitte tout pour aller remplir dans le poste qu'on t'assigne l'honorable fonction de Citoyen. Si cette fonction t'est onéreuse, il est un moyen honnête et sûr de t'en affranchir, c'est de la remplir avec assez d'intégrité pour qu'elle te soit longtemps laissée. Au reste, crains peu l'embarras d'une pareille charge : tant qu'il y aura des hommes de ce siècle, ce n'est pas toi qu'on viendra chercher pour servir l'État » (860), déclare le gouverneur qui a ici l'art de réduire à néant la dimension citoyenne de son élève. Le sacre de la haine Dégénérescence et mise à mort chez Jean-Jacques Rousseau Christophe VAN STAEN « Je suis mangé des vers » : un dîner avec le cadavre de Rousseau. Is it not — O, God, is it not a very pitiful sight ? E.A. POE, The Prématuré Burial, 1850. Dans le Journal de Paris du 25 janvier 1779, une plume indignée de voir le cadavre encore chaud de Jean-Jacques Rousseau calomnié par l'Essai sur la vie de Sénèque, s'élevait contre son prestigieux auteur, accusant son inélégance d'avoir déchiré « la mémoire du plus éloquent de nos écrivains, d'un philosophe presque encore vivant au milieu de nous, et dont l'inflexible probité aussi reconnue que les talents » serait longtemps « l'objet de la vénération universelle ». Quoique précédant de quinze ans la translation de ses reliques au Panthéon, l'offuscation de cet extrait bien connu ', et attribué par Leigh à Corancez, demeure celle d'un hagiographe décrivant la Passion de Rousseau, et porte l'analogie christique jusqu'à sortir de son sépulcre la dépouille du Citoyen pour la faire revenir parmi les hommes. Le parallèle avec la résurrection du Christ rapportée par l'évangile selon Matthieu (28.4) se poursuit au-delà de la simple métonymie des Confessions tenant la promesse de survivre à leur créateur 2, et que 1 II est renseigné à l'origine dans LEIGH, 43, 7447. Plus récemment, Raymond Trousson l'a inclus dans le volume Jean-Jacques Rousseau, Paris, Presses de l'Université de Paris Sorbonne, 2001 (« Mémoire de la critique »). 2 C'est la vocation même de leur somptueux préambule : « Enfin fussiez-vous vous-même un de ces ennemis implacables, cessez de l'être envers ma cendre, et ne portez pas votre cruelle injustice jusqu 'au temps où ni vous ni moi ne vivrons plus ; afin que vous puissiez vous rendre au moins une fois le noble témoignage d'avoir été généreux et bon quand vous pouviez être LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 50 d'aucuns rêvent fort à propos de « déterrer » 3 , en revêtant dans d'autres anecdotes le caractère terrifiant d'une vengeance d'outre-tombe : à peine ose-t-on profaner le nom de Jean-Jacques, tant sont craints son retour imminent, et les représailles qu'il réserve à la foule de ses persécuteurs 4. Quelque part entre décembre 1780 et février 1782, le macabre tourne ainsi l'imagination de M. Delessert, attablé entre le même Corancez et Jean François Xavier Rousseau, alors en séjour en Paris. Venu d'Irak, ce lointain cousin de Jean-Jacques Rousseau, futur représentant de Bonaparte auprès du shah de Perse 5, n'impressionne guère l'assistance par son seul hâle, comme en témoigne cette scène recueillie jadis par Eugène Ritter : M. Delessert m'invita un jour à dîner avec lui, et nous place à ses deux côtés. Je ne pouvais conséquemment le voir que de profil ; mais ce profil était ressemblant : l'expression des yeux et de ce qu'on appelle physionomie était absolument la même. Je demande tout bas à M. Delessert s'il n'y trouve pas beaucoup de ressemblance : Elle est telle à mes yeux, me dit-il, qu'elle me fait peur, et que je suis tenté de croire que c'est Rousseau lui-même qui se sera fait enterrer, pour venir ensuite écouter ce qu 'on dit de lui 6. L'admiration nous rend la mort des grands hommes naturellement haïssable : mais on frémit, mais on tremble à l'idée que celle de Rousseau ne soit qu'un leurre. Sans doute, au-delà des peurs qui hantent le temps et que réfracte le philosophe 7, une certaine culpabilité précipite-t-elle les esprits d'humeur fragile vers cette étrange forme d'angoisse donnant au cadavre de Rousseau une vie à laquelle la société l'aurait soustrait en l'exilant en plein cœur de Paris ; l'injustice de la persécution, une fois consommée, révèle l'amertume de son arrière-goût, et le manque de sollicitude fait payer son prix, à savoir la peur d'un jugement porté soit par l'au-delà, soit par sa forme terrestre — la postérité. Cette incrédulité inquiète que suscite la mort de Rousseau cherche à se rassurer par l'acuité de l'autopsie : les premières expériences de Rousseau en tant que cadavre sont renseignées dans nombre de témoignages, avec une minutie dont l'outrance et la complaisance touchent parfois au morbide. On ouvre le corps du philosophe, on malfaisant et vindicatif: si tant est que le mal qui s'adresse à un homme qui n'en a jamais fait, ou voulu faire, puisse porter le nom de vengeance » (I, 3 : je souligne). 3 Lettre d'Antoine Barthès de Marmorières à Frédéric Samuel Osterwald, le 2 août 1778 (LEIGH, 41, 7236). 4 Sur l'inspiration mythique que tire Rousseau de la Bible : Monique Anne GYALOKAY, Rousseau, Northrop Frye et la Bible, Paris, Honoré Champion, 1999. 5 Au sujet de la brillante destinée diplomatique de la famille Rousseau en Orient : Christophe VAN STAEN, « Conjecture sur le séjour d'Isaac Rousseau en Orient (1705-1711) », dans L'horloger du Sérail. Aux sources du fantasme oriental chez Jean-Jacques Rousseau, Paris, Maisonneuve et Larose, Institut français d'études anatoliennes, 2005, p. 82-105. 6 Eugène RITTER, « Jean-Jacques Rousseau (Notes diverses) », Annales de la Société JeanJacques Rousseau, 7, 1911, p. 95. 7 Monique et Bernard COTTRET, Jean-Jacques Rousseau en son temps, Paris, Perrin, 2005, p. 521. LE SACRE DE LA HAINE 51 F é v e n t r e , o n triture ses o r g a n e s , o n Fécervelle. L a m é d e c i n e v o r a c e , dont la fonction tranquillisante ôtait selon R o u s s e a u toute s a substance existentielle à l ' e x p é r i e n c e h u m a i n e , s'offre u n e orgie e n la p e r s o n n e d e s o n p l u s distingué détracteur, d é g o û t é d e l ' a n a t o m i e d e p u i s les l e ç o n s d u docteur irlandais T h o m a s F i t z m a u r i c e , suivies à Montpellier e n 1737 8 , d a n s « l ' h o r r i b l e p u a n t e u r d e s c a d a v r e s q u ' o n d i s s é q u a i t » (I, 2 5 9 ) 9 . O n se d o n n e e n c o r e le frisson, e n narrant c o m b i e n H o u d o n a d e la c h a n c e d e lever le m a s q u e m o r t u a i r e d u trépassé, « c a r s o n v i s a g e , à c e q u ' o n e n t e n d dire, est e n c o r e e x a c t e m e n t c o m m e il était p e n d a n t q u ' i l était e n v i e » 10. A p r è s les légendes farfelues d u suicide, d e l ' e m p o i s o n n e m e n t , o u d u c o u p d e p o i g n a r d , l ' e x a m e n d e s « restes » " et l a froide n o m e n c l a t u r e ont b e a u livrer leur diagnostic (celui d e l ' a p o p l e x i e séreuse) : ils n e p a r v i e n n e n t g u è r e à m e t t r e u n t e r m e à celle, fascinante, d u m o r t - v i v a n t , q u i d'ailleurs c o n t i n u e r a l o n g t e m p s à p e u p l e r les esprits, j u s q u ' à l ' o u v e r t u r e d e s trois cercueils g i g o g n e s d u p h i l o s o p h e d a n s l ' a p r è s - m i d i d u 18 d é c e m b r e 1 8 9 7 , d o n t le procès-verbal é v o q u e u n e dépouille « e n parfait état d e conservation, les b r a s croisés s u r la poitrine, la tête l é g è r e m e n t inclinée à g a u c h e , comme un homme endormi » I2 . C ' e s t t a n d i s q u e s e r é p a n d l a n o u v e l l e d u d é c è s d e R o u s s e a u 13 q u e , l a r u m e u r aidant, le Nouveau Journal Helvétique é m e t sans le savoir la p l u s r o m a n e s q u e , et d e loin la p l u s s a v o u r e u s e d e s h y p o t h è s e s : On l'a ouvert, & l'on a trouvé près d'un verre d'eau dans le cerveau : on croit que c'est depuis la chute qu'il fit, il y a deux ans, que le dépôt s'est formé & l'a tué 14. 8 Sur cet épisode, consulter également LEIGH, 1,17 (note explicative D). « Il faudra donc les étudier morts, les déchirer, les désosser, fouiller à loisir dans leurs entrailles palpitantes ! Quel appareil affreux qu'un amphithéâtre anatomique, des cadavres puants, de baveuses et livides chairs, du sang, des intestins dégoûtants, des squelettes affreux, des vapeurs pestilentielles ! Ce n'est pas là, sur ma parole, que J. J. ira chercher ses amusements » (Septième promenade, I, 1068). Rousseau conserva toute sa vie cette méfiance à l'égard des anatomistes, comme en témoigne le second dialogue (I, 805), et la piètre opinion qu'il remporte de la lecture de l'ouvrage de l'Anglais David HARTLEY (Explication physique des sens, des idées et des mouvemens, tant volontaires qu'involontaires, à Reims, chez Delaistre-Godet, 1755). 10 Lettre de Denis Ivanovitch Fonvizine à M"e Fonvizine, le 5 juillet 1778 (LEIGH, 4 1 , 7148). 11 Lettre de Noël Lemire au rédacteur du Courrier de l'Europe, le 4 juillet 1778 (LEIGH, 41,7183). 12 Voir la pièce n° 6 produite par Hippolyte Buffenoir, dans Le prestige de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Emile Paul éditeur, 1909, p. 469-470 (je souligne). L'espace d'un instant, l'on songe à Rimbaud face au dormeur du val. 13 À ce sujet, consulter l'incontournable synthèse réalisée par Raymond Trousson lors du bicentenaire de la mort de Rousseau, « Rousseau, sa mort et son œuvre dans la littérature périodique en 1778 », Revue internationale de philosophie, 124-125, 1978, p. 177-196. 14 L'extrait se trouve reproduit dans son intégralité dans LEIGH, 4 1 , 7185. 9 52 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? L a c h u t e m e n t i o n n é e ici est celle d u 2 4 o c t o b r e 1776, d o n t R o u s s e a u donne le récit d a n s la d e u x i è m e p r o m e n a d e , e t d o n t o n c r u t l o n g t e m p s — à tort — p o u v o i r faire le prétexte d e r é c r i t u r e d e s Rêveries du promeneur solitaire 15. E l l e fut e n revanche le prétexte d ' u n e n o u v e l l e r u m e u r sur n o t r e visiteur e x c a v é , et d ' u n e situation q u ' i l tint — à r a i s o n — p o u r « étrange » (I, 9 9 5 ) . D e u x m o i s après l ' é v é n e m e n t , le Courrier d'Avignon a c c r é d i t e et r é p a n d e n effet l ' é c h o selon lequel l ' a c c i d e n t d e R o u s s e a u à M é n i l m o n t a n t lui aurait c o û t é la v i e ; Voltaire l u i - m ê m e salue c e b o n d é b a r r a s de sa p r o s e la p l u s ordurière 16. P l u s p r é c i e u x sont les c o m m e n t a i r e s d e R o u s s e a u sur les suites d e cette affaire : J'étais déjà sorti plusieurs fois et j e m e promenais même assez souvent aux Tuileries, quand j e vis à l'étonnement de plusieurs de ceux qui me rencontraient qu'il y avait encore à mon égard quelqu'autre nouvelle que j'ignorais. J'appris enfin que le bruit public était que j'étais mort de m a chute, et ce bruit se répandit si rapidement et opiniâtrement que plus de quinze jours après que j ' e n fus instruit le Roi même et la Reine en parlèrent comme d'une chose sûre. Le Courrier d'Avignon, à ce qu'on eut soin de m'écrire, annonçant cette heureuse nouvelle ne manqua pas d'anticiper à cette occasion sur le tribut d'outrages et d'indignités qu'on prépare à ma mémoire après ma mort en forme d'oraison funèbre (I, 1008-1009). R o u s s e a u , enterré à la h â t e , revient d ' e n t r e les m o r t s p o u r p r o v o q u e r l'effroi des p a s s a n t s , c o m m e u n m a u v a i s s o u v e n i r ressurgit d e s tréfonds infinis d e la m é m o i r e au m o m e n t précis o ù l ' o n s ' e n croit délivré. D a v a n t a g e d e foi est d é p o s é e d a n s le sombre c o m p l o t o b s t i n é m e n t ourdi p a r la ligue e t d a n s les bruits qui l ' e n v i r o n n e n t , q u e dans l ' é v i d e n c e d u c o r p s q u e p r o m è n e le p h i l o s o p h e d a n s les r u e s d e Paris. L a violente réalité d e s o n r a p p o r t spectral a u x autres n e p e u t q u e conforter R o u s s e a u d a n s l'idée q u ' u n e génération entière a fait d e lui u n « enterré vif » ", i m a g e b i e n c o n n u e et récurrente d e s écrits a u t o b i o g r a p h i q u e s . Il n ' y a p a s j u s q u ' à l ' e x p é r i e n c e d e la c h u t e d e M é n i l m o n t a n t qui n ' a i l l e j u s q u ' à la corroborer. Traité de la désincarnation 18, d u désarroi p h y s i q u e , d u d é s e s p o i r moral et d e la rupture sociale c o m m e c o n d i t i o n s d ' u n e réflexion sur l ' h o m m e enfin délivrée des fers et d e l ' o p i n i o n , les Rêveries sont aussi le récit de la résurrection d e l ' â m e , de son retour à l ' i n n o c e n c e i m m a c u l é e d e s p r e m i e r s t e m p s , à l ' e n f a n c e , et en l'espèce, 15 Pour un bilan sur le fameux « événement aussi triste qu'imprévu », et sur le cortège d'interprétations qu'il suscita : Christophe VAN STAEN, « De l'espoir et du désespoir. La « folle tentative» du billet circulaire et la genèse des Rêveries», Bulletin de l'Association JeanJacques Rousseau, 58, septembre 2001, p. 3-24. 16 Raymond TROUSSON, Jean-Jacques Rousseau, Paris, Tallandier, 2003, p. 719. 17 Laurence VIGLŒNO a étudié ce thème en profondeur, de son article sur « Le fantasme de l'enterré vif dans Les Rêveries ou le « complexe du cyclope »», Actes du Colloque international de Nice sur Rousseau et Voltaire, Nice, 1979, p. 189-207, à une communication plus récente intitulée « Echos du Tartuffe dans les Dialogues », prononcée dans le cadre de la journée d'étude « Langages des Dialogues » organisée par Tanguy L'Aminot et l'Equipe J.-J. Rousseau à la Sorbonne, le 14 février 2004. 18 Paul ADAMY, Les corps de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Honoré Champion, 1997. LE SACRE DE LA HAINE 53 de s a propulsion vers l ' a p o t h é o s e m é t a p h y s i q u e d e la p e n s é e entière d e Rousseau. L a débilité, l ' e v a n e s c e n c e et la d é c a d e n c e d u corps accordent enfin à l ' â m e u n e émancipation jouissive, tout e n ôtant a u x e n n e m i s d u vieillard les prises p a r lesquelles ceux-ci le torturaient. Relevé d e sa chute p r o v o q u é e p a r le danois d e M . d e Saint-Fargeau, Rousseau d o n n e d u réveil progressif d e sa conscience u n e description nocturne et dématérialisée, o ù le corps a p e r d u toute prérogative 19. L e s meurtrissures subies p a r la chair ont b e a u révéler toute leur vigueur, elles n'atteignent p a s davantage R o u s s e a u qu'elles n'atteindraient u n e â m e a u b e a u milieu d e sa transmigration : Voici ce que je sentis et trouvai le lendemain. J'avais la lèvre supérieure fendue en dedans jusqu'au nez, en dehors la peau l'avait mieux garantie et empêchait la totale séparation, quatre dents enfoncées à la mâchoire supérieure, toute la partie du visage qui la couvre extrêmement enflée et meurtrie, le pouce droit foulé et très gros, le pouce gauche grièvement blessé, le bras gauche foulé, le genou gauche aussi très enflé et qu'une contusion forte et douloureuse empêchait totalement de plier. Mais avec tout ce fracas rien de brisé, pas même une dent, bonheur qui tient du prodige dans une chute comme celle-là (I, 1006). A i n s i le Nouveau Journal Helvétique fit-il i r o n i q u e m e n t d e c e instant d e j o u i s s a n c e ultime, l'instant p r é c i s o ù la m a c h i n e infernale d u m y t h e s ' e n c l e n c h a , p o u r aboutir, deux a n s p l u s tard, à la traversée définitive, inattendue, et j a m a i s e n v i s a g e a b l e , d e « l ' e a u d u Styx » (IV, 2 6 0 ) . R o u s s e a u m o r t - v i v a n t p r é s e n t e d o n c d e u x aspects apparentés. L e p r e m i e r est social, et r e g a r d e l ' e n f e r m e m e n t s y m b o l i q u e , l'exil, le b a n n i s s e m e n t d a n s c e q u ' i l a d e p l u s cruel, à savoir q u ' i l n ' e s t p o i n t g é o g r a p h i q u e , m a i s p s y c h o l o g i q u e . C e t h è m e d u rejet traverse d ' a i l l e u r s l ' œ u v r e et la v i e d u p h i l o s o p h e , d e s portes d e G e n è v e refermées a u c r é p u s c u l e d ' u n b e a u j o u r d e 1728, q u i décidèrent d e s o n destin d ' a d o l e s c e n t , a u vieillard r ê v e u r q u e l ' o n e n v o i e p r o m e n e r 20 , en passant p a r le c h œ u r fermé d e N o t r e - D a m e q u i signe l ' é c h e c d e s Dialogues le 2 6 février 1 7 7 6 , et l ' é c h e c u n p e u p l u s a m e r e n c o r e d e la distribution d u billet circulaire relatée d a n s l'Histoire du précédent écrit 2 I . L e s e c o n d aspect d e cet état intermédiaire entre la v i e et la m o r t " « L'état auquel j e me trouvai dans cet instant est trop singulier pour n'en pas faire ici la description. La nuit s'avançait. J'aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par-là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il m e semblait que j e remplissais de ma légère existence tous les objets que j'apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; j e n'avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m'arriver ; j e ne savais ni qui j'étais ni où j'étais ; j e ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang, comme j'aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m'appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel chaque fois que j e me le rappelle j e ne trouve rien de comparable dans toute l'activité des plaisirs connus » (I, 1005). 20 C'est-à-dire éloigner un courtisan indésirable (sens répandu au XVIP siècle), les promenades étant, d'un point de vue topographique, les zones les plus reculées des jardins. 21 Lire, au sujet de la tristesse crépusculaire de cette distribution, la belle étude de Raymond TROUSSON, « Rousseau et les Dialogues », dans Philip KNEE et Gérald ALLARD (éd.), Rousseau juge de Jean-Jacques. Etudes sur les Dialogues, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 11-31. 54 LE xvnr% UN SIÈCLE D E DÉCADENCE ? est d ' o r d r e b i o l o g i q u e . D a n s le fond, la p o s i t i o n d e R o u s s e a u face à la q u e s t i o n d e s o n p r o p r e d é p é r i s s e m e n t p r e n d le c o n t r e - p i e d c o m p l e t d e celle d e ses c o n t e m p o r a i n s , certes opiniâtres à v i v r e , m a i s à v i v r e u n e e x p é r i e n c e i n d i g n e à laquelle R o u s s e a u refuse a b s o l u m e n t le n o m d e v i e . Vivre, ce n'est pas respirer, c'est agir ; c'est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de notre existence. L'homme qui a le plus vécu n'est pas celui qui a compté le plus d'années ; mais celui qui a le plus senti la vie. Tel s'est fait enterrer à cent ans qui mourut dès sa naissance. [Il eût gagné d'aller au tombeau dans sa jeunesse, s'il eût vécu du moins jusqu'à ce temps-là]. Toute notre sagesse consiste en préjugés serviles ; tous nos usages ne sont qu'assujettissement, gêne, et contrainte. L'homme civil naît, vit et meurt dans l'esclavage : à sa naissance on le coud dans un maillot ; à sa mort on le cloue dans une bière ; tant qu'il garde la figure humaine il est enchaîné par nos institutions. [...] Je ne sais, pour moi, de quelle maladie nous guérissent les médecins, mais j e sais qu'ils nous en donnent de bien funestes ; la lâcheté, la pusillanimité, la crédulité, la terreur de la mort. S'ils guérissent le corps, ils tuent le courage. Que nous importe qu'ils fassent marcher des cadavres ? Ce sont des hommes qu'il nous faut, et l'on n'en voit point sortir de leurs mains. (TV, 253 et 269) a. L a v a l e u r a c c o r d é e p a r l ' o p i n i o n a u n o m b r e d e s a n n é e s , sans é g a r d p o u r la qualité et l'intensité d e l ' e x p é r i e n c e h u m a i n e , est a u x y e u x d e R o u s s e a u u n e erreur fort é l o q u e n t e q u a n t à l'esprit c o m p t a b l e d u siècle, d o n t l ' o b s e s s i o n s u s p e c t e p o u r la survie, quelles q u ' e n soient les c o n d i t i o n s (fussent-elles p l a c é e s s o u s le signe d e l ' e s c l a v a g e ) , et le culte d e la m é d e c i n e , sont d e b i e n tristes s y m p t ô m e s . Si l ' i n d i g n a t i o n d ' u n Voltaire face a u désastr e naturel d e L i s b o n n e et à ses v i c t i m e s r e l è v e d e la plus g r a n d e absurdité, c ' e s t p a r c e q u ' e n d e h o r s d e l'utilité a n t h r o p o c e n t r i s t e q u e l ' o p i n i o n confère à la survie d e l ' h o m m e civil et é c o n o m i q u e (qui « n e v a u t à l ' é t a t q u e la c o n s o m m a t i o n q u ' i l y fait » 2 3 ) , sa m o r t , sa putréfaction et la n o u v e l l e répartition d e sa m a t i è r e d a n s l ' é c o n o m i e d e l ' u n i v e r s o n t u n e utilité supérieure, et nécessaire a u m a i n t i e n d e l ' é q u i l i b r e n a t u r e l c o n d i t i o n n a n t la possibilité, à tout m o m e n t d o n n é , d e la vie — p o i n t d ' a i l l e u r s sur lequel R o u s s e a u rejoint d e m a n i è r e frappante la doctrine matérialiste d e son t e m p s : Que le cadavre d'un homme nourrisse des vers, des loups, ou des plantes ce n'est pas, je l'avoue, un dédommagement de la mort de cet homme ; mais si, dans le système de l'univers, il est nécessaire à la conservation du genre humain qu'il y ait une circulation de substance entre les hommes, les animaux et les végétaux, alors le mal particulier d'un individu contribue au bien général. Je meurs, j e suis mangé des vers ; mais mes enfants, mes frères vivront comme j ' a i vécu [mon cadavre engraisse la terre dont ils mangeront les productions] 24. 22 Le texte entre crochets, ici plus expressif que la version retenue par la Pléiade, est une variante de l'exemplaire C (celui de l'édition Duchesne de 1764, certes avortée, mais qui a l'avantage de comporter les annotations de Rousseau même), signalée par Raymond et Gagnebin dans ce même volume, p. 1303. 23 Début de la seconde partie du premier discours (III, 20). 24 Lettre du 18 août 1756 à Voltaire, dite Lettre sur la providence (IV, 1068). Le texte entre crochets est la variante du ms. 2, signalée par Gagnebin et Raymond, p. 1779. LE SACRE DE LA HAINE 55 Non seulement la mort individuelle contribue-t-elle au bien collectif, mais, dans des cas extrêmes où ce principe se radicalise, tout comme la pensée de Rousseau au tournant des années 1760, la mort peut littéralement délivrer l'individu du piège social dans lequel il se trouve pris. La mainmise manipulatrice du démiurge Wolmar sur Clarens et sur une société des cœurs humanisée au point d'en être inhumaine ; le traditionalisme servile et obstinément sourd du baron d'Etange ; le silence qu'ils imposent à la Nature, et le viol qu'ils font subir à la sincérité spontanée du sentiment amoureux, donnent à Rousseau le prétexte d'une œuvre de loin plus violente et plus amère, en dernière analyse, que le Contrat social ou l'Emile, au terme de laquelle Julie n'a d'autre choix que de se féliciter de sa propre mort, seule issue possible à l'amour intact qu'elle porte à Saint-Preux. Quand tu verras cette lettre, les vers rongeront le visage de ton amante, et son cœur où tu ne seras plus. Mais mon âme existerait-elle sans toi, sans toi quelle félicité goûterais-je ? Non, je ne te quitte pas, je vais t'attendre. La vertu qui nous sépara sur la terre, nous unira dans le séjour éternel. Je meurs dans cette douce attente. Trop heureuse d'acheter au prix de ma vie le droit de t'aimer toujours sans crime, et de te le dire encore une fois (II, 743). Aussi la mort ne fixe-t-elle pas le prix de la vie ; mais la vie que l'on mène nous rend plus ou moins sujets à la crainte de la mort 25. Fougeret de Monbron considérait les Français comme des « animaux usurpateurs de la qualité d'homme » 26. Monstre « enfermé vif dans un cercueil » (I, 827), Rousseau surenchérit, estimant quant à lui que ses contemporains ne vivent pas davantage que ne le feraient des cadavres, car assoiffés de temps par quelque chimère aux promesses toujours reportées 27, ils oublient d'embrasser l'évidence et la plénitude irréductibles de leur vie. Ils n'ont de cesse de louvoyer entre la vie et la mort ; entre la stérile conservation de leur vie biologique, et leur mort morale ; entre les consolations artificielles d'une société dénaturée, et l'échéance bien tangible de leur déliquescence corporelle. Toute l'ironie du destin personnel de Rousseau réside dans le fait que sa mise à mort sociale fut orchestrée par des cadavres moraux, et toute l'amertume de son œuvre trouve son origine dans la difficulté qu'il y a à communiquer avec les morts. La « société » n'est plus qu'un cimetière, et l'existence, un monstre anthropophage qui, pour reprendre un passage de Plutarque que Rousseau lui-même aimait à citer, fait « servir devant lui des corps morts », enfonce « un fer dans le cœur d'un être sensible », se plaît à « saigner, écorcher, démembrer » l'homme, boit « son âme avec son sang », et « savoure avec plaisir des cadavres dont l'œil même eût peine à souffrir l'aspect » (IV, 412-414). 25 Voir Emile (IV, 306) : « Si nous étions immortels nous serions des êtres très misérables. Il est dur de mourir, sans doute ; mais il est doux d'espérer qu'on ne vivra pas toujours, et qu'une meilleure vie finira les peines de celle-ci ». 26 FOUGERET DE MONBRON, Le cosmopolite, ou le citoyen du monde, Londres, s. éd., 1761, p. 6. 27 Voir l'Emile (ms. Favre) : « La prévoyance ! La prévoyance qui nous porte sans cesse au-delà de nous et souvent nous place où nous ne serons jamais, voilà la véritable source de toutes nos misères » (IV, 86). LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 56 « Ce sont des cadavres ». Il faudrait donc pour le bonheur des hommes, qu'ils ne fussent ni trop ignorants ni trop avancés. Trop d'ignorance leur donne des mœurs barbares ; le trop d'expérience leur en donne d'habilement scélérates. MARIVAUX, « Sur l'homme », 1751. Sans doute Lord Chesterfield eût-il écrit quelques lettres supplémentaires sur l'idée qu'il se faisait d'une jeunesse sagement consumée, s'il avait eu pour fils James Boswell, lequel mêla dans la sienne le pire et le meilleur. Si l'on ignore la valeur historique des anecdotes que celui-ci nous laissa au sujet du Citoyen de Genève, on ne peut nier en revanche leur saveur particulière. A la fin de l'année 1764, le jeune Ecossais rendit à l'occasion de son voyage en Europe plusieurs visites de courtoisie à Rousseau qui, au plus fort de sa persécution, l'accueillit cependant à Métiers le plus cordialement du monde, loin d'imaginer le fougueux tempérament du jeune homme, qui deviendrait bientôt le bénéficiaire, puis la proie impuissante, des obsessions inavouables de Thérèse sa compagne 28. Voilà, bien plus que les Fables de La Fontaine que lui avait innocemment adressées Panckoucke la même année 29, un divertissement à la hauteur des appétits de la tendre épouse, et de son illettrisme. Evoquant précisément le raffinement des jeux galants auxquels se pliaient à l'en croire les Français et les Italiens de son temps, lesquels toléraient l'infidélité de leur compagne, Boswell, en vérité peu avare de ses ironies, aurait témoigné à Rousseau le désir qu'il avait, non bien sûr d'y aligner sa propre conduite, mais d'en tirer parti. Face à ce songe prémonitoire, et à ce cosmopolitisme s'accommodant il est vrai à bon prix des manières françaises, Rousseau lui aurait répondu : « Ce sont des cadavres. Voulez-vous être un cadavre ? » 30. En tout en effet, les Français contemporains de Rousseau sont devenus spectateurs de leur propre existence, dont le sentiment authentique compte désormais moins que la parure, l'apparence : ainsi celle de fidélité qu'offre une épouse à son mari, le devrait-elle satisfaire. L'image du cadavre surgit, une fois de plus, dans toute son évidence, sous la plume de Rousseau. Il est fort probable qu'il ait subi, dans le choix de cette analogie, l'influence d'une lecture originale et sans doute marquante, influence qu'à notre connaissance la critique rousseauiste n'a pas encore jugé utile de souligner. Parmi les innombrables volumes de la bibliothèque de Rousseau, inventoriée au siècle dernier 28 Raymond TROUSSON, Jean-Jacques Rousseau, op. cit., p. 576 et s. Suzanne TUCOO-CHALA, Charles-Joseph Panckoucke & la librairie française. 17361798, Paris, Librairie Jean Touzot, 1975, p. 105-106. 30 Témoignages reproduits initialement dans Les papiers de Boswell. Boswell chez les Princes. Les cours allemandes. Voltaire, J.J. Rousseau, 1764, préface d'André Maurois, Paris, Hachette, 1955, p. 255, et plus récemment dans l'ouvrage consacré par Raymond Trousson à Jean-Jacques Rousseau par ceux qui l'ont vu, Bruxelles, Le Cri — Académie royale de langue et littérature françaises, 2004, p. 136. 29 LE SACRE DE LA HAINE 57 par Marguerite Richebourg 3I , le philologue curieux trouvera en effet une intrigante dissertation du célèbre anatomiste danois Jacques Bénigne Winslow 32. L'un des premiers représentants d'une vogue macabre, dont d'autres médecins, comme Antoine Louis 33, reprendront ensuite le thème, ce membre de l'Académie des Sciences avait le don de nourrir l'imagination fertile de ses lecteurs d'évocations sépulcrales, qui demeuraient hélas pour lors d'une tragique réalité : Tant d'enterrements prématurés, d'hommes qui semblent demander vengeance, dans les cimetières même, de la mort violente à laquelle ils ont été condamnés ? Et que dirons-nous des horreurs de ces enterrements précipités, après les batailles, où des personnes demi vivantes, ou même pleines de vie, se trouvent mises dans la fosse, avec ceux qui sont réellement morts ! Seul homme de la Nature, seul aussi à savoir que les sentiments précieux de l'unité, de l'identité et de l'existence ne se gagnent qu'au prix d'une guerre portant le nom de vertu, forme antique de résistance adulée dans le monde et méprisée dans la solitude des consciences, Rousseau voit chacun s'enfoncer dans sa nuit, ou se heurter comme un insecte à la trop violente lumière qu'on agite devant lui. Jamais la raison ne s'égare elle-même ; mais adulée aveuglément, subornée à l'opinion, elle obscurcit le cœur et conforte notre histoire dans son macabre travail, elle qui chaque jour célèbre dans la joie et l'ostentation les funérailles de ce que nous oublions d'être — des hommes. « Cadavre moral » (I, 668) que l'homme civil, dont l'artifice coud les paupières ; cadavres que l'homme trompé, la femme volage, aux visages larvés par l'abjection et le vice ; cadavre encore que ce reflet de nous-mêmes que nous contemplons dans l'eau souillée de nos remords ; cadavre que notre conscience, dès lors qu'elle n'oppose plus de résistance à nos volontés ; cadavre enfin que ce présent infini, tant regretté, mais que nous sommes si peu opiniâtres à reconquérir. La société met à mort la Nature, et de même que Winslow court les charniers d'après la bataille pour y trouver quelque survivant enterré par erreur, Rousseau n'a de cesse de poursuivre, à travers l'ensemble de son œuvre, les ultimes traces de la Nature dans une société agonisante. La difficulté, par rapport à d'autres œuvres où elle revêt un caractère profondément historique (songeons par exemple aux Considérations de Montesquieu), voire temporel (songeons aux Méditations sur les Révolutions du député Volney), réside dans l'inlassable actualité de cette agonie. Chez Rousseau en effet, il ne saurait être question de décadence à proprement parler, pour cette raison évidente que toute décadence suppose l'existence préalable d'un apogée de la civilisation. Or l'auteur du premier discours décrit cet apogée même comme une forme de chute, de 31 Marguerite RICHEBOURG, « La bibliothèque de Jean-Jacques Rousseau », Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, 21, 1932, p. 181-250. 32 Dissertation sur l'incertitude des signes de la mort et l'abus des enterremens & embaumemens précipités, traduite & commentée par Jacques Jean Bruhier, docteur en médecine, Paris, chez Simon Fils, 1742, p. 53. 33 Membre de l'Académie royale de chirurgie, traducteur de Boerhaave, et auteur de Lettres sur la certitude des signes de la mort (Paris, M. Lambert, 1752). LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 58 fourvoiement, d'avilissement ; et celui du second discours écarte les faits, bibliques comme historiques, parce que le ver, loin de se choisir une pomme à ronger, naît et renaît littéralement en elle, à tout instant. Le drame de l'humanité ne s'est joué ni dans le jardin d'Eden, ni sur un champ de bataille : il se joue chaque jour. Et contrairement à ce qui se produit dans le cas des décadences, rien n'est perdu : car une part au moins de son origine demeure obstinément en l'Homme : « Sommes-nous donc faits pour mourir attachés sur les bords du puits où la vérité s'est retirée ? » (III, 18). Aussi le scandale et le tragique de cette humanité en déroute ne résident-ils pas dans la perte des splendeurs de quelque civilisation disparue, mais dans sa conduite injurieuse, et indigne de ses dispositions naturelles. Sans véritablement l'être, et pourvu par Dieu même de toutes les facultés ouvrant la voie du bonheur, l'Homme en tout agit, selon la formule inaugurale de l'Emile, comme un dégénéré ; et cette dégénérescence selon Rousseau touche l'humanité dans tous ses aspects : tant dans les sciences et les arts, que dans la morale et la politique ; tant dans la solitude des consciences individuelles, que dans l'organisation générale de la société civile. La désinvolture, l'oisiveté, l'ennui : telles en sont les grandes causes. C'est le désœuvrement en effet qui encourage les « écrivains obscurs » et les « lettrés oisifs » (III, 19) à former de stériles systèmes métaphysiques qui n'apportent guère de nourriture à l'âme, mais s'amusent à torturer la foi (IV, 568) ; c'est l'éducation livresque et éthérée qui ôte leur robustesse aux corps jeunes et vigoureux (TV, 361), voués dès lors à former une génération monstrueuse de « jeunes docteurs » et de « vieux enfants » incapables d'être des hommes et de servir leur patrie (IV, 319) ; c'est encore le luxe et ses superfluités qui amollissent le citoyen, « en lui ôtant le droit qu'il avait sur ses propres forces », et même « en les lui rendant insuffisantes », parce qu'il ne saurait obtenir sûrement ce qui toujours dépend du regard des autres (IV, 309) ; c'est enfin la precellence des marivaudages insipides et superficiels qui l'affaiblit en lui donnant des « mœurs efféminées » (III, 14), ou en l'enfermant chaque jour de la semaine dans un théâtre où il s'agit moins de suivre un spectacle, que d'en donner un pour séduire : L'homme a-t-il dégénéré ? L'espèce a-t-elle une décrépitude physique, ainsi que l'individu ? Au contraire ; les barbares du nord qui ont, pour ainsi dire, peuplé l'Europe d'une nouvelle race, étaient plus grands et plus forts que les Romains, qu'ils ont vaincus et subjugués. Nous devrions donc être plus forts nous-mêmes, qui, pointa plupart, descendons de ces nouveau-venus ; mais les premiers Romains vivaient en hommes, et trouvaient dans leurs continuels exercices la vigueur que la nature leur avait refusée, au lieu que nous perdons la nôtre dans la vie indolente et lâche où nous réduit la dépendance du sexe. Si les Barbares dont je viens de parler vivaient avec les femmes, ils ne vivaient pas pour cela comme elles ; c'étaient elles qui avaient le courage de vivre comme eux, ainsi que faisaient aussi celles de Sparte (V, 94). L'ennui, cette « maladie de l'âme » 34 que connaît une race humaine trop volatile et versatile pour percevoir l'épaisseur du présent, est un lieu commun que répète et 34 HELVÉTIUS, De l'Homme, de ses facultés intellectuelles, et de son éducation, à Londres, s. éd., 1776, tome second, p. 255. LE SACRE DE LA HAINE 59 théorise le siècle des Lumières 35. S'inscrivant dans une conception voltairienne du temps, celle du Mondain se targuant d'incarner grâce à la propriété et aux raffinements superflus le degré le plus abouti de la civilisation, cette incessante soif du changement, du divertissement, est en effet devenue, dans la majorité des esprits, la condition même d'un inévitable progrès. Sous cet angle, la lutte organisée contre l'ennui est un bienfait, une nécessité, une mission digne de la grandeur humaine. L'art est une douceur inoffensive, et l'homme, qui est instable fondamentalement, n'y trouve qu'une innocente consolation : telle est bien, selon Rousseau, l'orthodoxie esthétique et politique d'un siècle moribond, scandaleux, qui ne sait ni ne veut plus agir que pour se divertir, et fuir la vie. À cette société dégénérée, Rousseau attache le même destin qui avait frappé Sparte et Rome : elle finira par disparaître d'elle-même, en raison de son organicisme. Mais une fois encore, les décadences, tout comme la mort, ne font trembler que ceux dont la vie et les choix dénaturés les ont transformés en charogne vivante : Pour réussir il ne faut pas tenter l'impossible, ni se natter de donner à l'ouvrage des hommes une solidité que les choses humaines ne comportent pas. Le corps politique, aussi bien que le corps de l'homme, commence à mourir dès sa naissance et porte en lui-même les causes de sa destruction. Mais l'un et l'autre peut avoir une constitution plus ou moins robuste et propre à le conserver plus ou moins longtemps. La constitution de l'homme est l'ouvrage de la nature, celle de l'état est l'ouvrage de l'art. Il ne dépend pas des hommes de prolonger leur vie, il dépend d'eux de prolonger celle de l'état aussi loin qu'il est possible, en lui donnant la meilleure constitution qu'il puisse avoir (III, 424). L'important donc n'est pas de chercher à contrecarrer l'inéluctabilité des décadences, mais de faire de notre temps et de nos institutions un hommage permanent rendu à la vie, et à la Nature. Sans doute est-ce en ce point que le Contrat social révèle le plus son caractère chimérique. « Dans l'abjection de son esprit et dans la stupidité de son cœur » Si des éclairs brillants et passagers sillonnent quelquefois dans nos ténèbres, ils ne font que nous les rendre plus affreuses, ou nous avilir davantage, en nous laissant apercevoir ce que nous avons perdu. L.-C. DE SAINT-MARTIN, Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers, 1782. Le second dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques récuse les attaques portées à l'encontre de la sensibilité du Citoyen en distinguant d'une part la sensibilité positive, naturelle, qui n'a d'autre objet que le bonheur et le bien, et de l'autre, la sensibilité négative et purement relative, dont la satisfaction dépend moins d'elle-même, que du malheur d'autrui. Le philosophe, que seule cette première sensibilité caractérise, est 35 Norbert JONARD, L'Ennui dans la littérature européenne. Des origines à l'aube du XX'siècle, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 53-78 (chapitre V). 60 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? jugé par des « gens d'esprit » et des « gens de lettres » dont l'amour absolu « dégénère en amour propre et comparatif », et qui dès lors « portés à haïr », le considèrent comme un « monstre » (I, 804-806), lorsqu'en toute rigueur philosophique, ils sont bien les seuls à charrier dans « leurs âmes cadavéreuses » les répugnants sentiments d'un cœur insensible, « déjà mort » (IV, 596) 36. On continuera à trouver des traces de cette médisance très répandue quoique injuste bien après la mort du Citoyen, par exemple chez Humboldt " . La réponse de Rousseau y est toute trouvée : incompris en terre de philosophie, notre homme scelle son ouvrage de l'épigraphe des Tristes d'Ovide. Les contemporains du Citoyen ont d'ailleurs bien cerné l'incompréhension dont il était victime ; une part seulement en est imputable au complot qui le vise, et dont Henri Guillemin démêla jadis les fils 38. Au-delà se trouve en effet un autre motif, que l'heureuse formule de Jules Michelet désigna du nom de « langue inconnue » 39. Le mode d'expression de Rousseau, et les vérités qu'il tient fermement sous le bras, sont tout bonnement incomparables, inouïs pour le lectorat des Lumières : certes la rhétorique demeure classique, et son déploiement est somptueux, mais le propos frappe, bouleverse. Dans les Fragments de l'histoire de ma vie, le prince de Ligne, célèbre témoin de la vieillesse de Rousseau, le notait, plus de trente ans après sa mort : « Ovide était triste lorsqu'il écrivait ses Tristes, et était plus ou moins mélancolique. Horace, Virgile, Boileau et Voltaire n'auraient jamais pu l'être. Jean-Jacques était sombre comme vingt Anglais à la fois » 40. Même constat chez un Bachaumont, pour qui le succès de Rousseau lui vient avant tout de « l'amertume sublime qui découle continuellement de sa plume » 41. Succès d'ailleurs incontestable : en respectueux disciple, Louis-Sébastien Mercier continuera longtemps à s'émerveiller de ce que « Jean-Jacques », en traînant les femmes de Paris dans la fange, « a su leur plaire, en ne les flattant pas » 42. 36 Jean-Luc Guichet a restitué récemment toute sa puissance à ce passage de VEmile, en l'incluant dans un admirable chapitre consacré à la pitié, dans son ouvrage intitulé Rousseau, l'animal et l'homme. L'animalité dans l'horizon anthropologique des Lumières, Paris, Editions du Cerf, 2006, p. 143. 37 « Il en résulte donc : d'un côté de la haine et une sensibilité irritée contre les hommes, et de l'autre, un amour brûlant, une ouverture sur la nature. Mais ces deux tendances ont un caractère passionnel, beaucoup d'imagination et du raisonnement s'y mêlent si bien qu'elles relèvent davantage de l'humeur du moment que d'une coloration de l'âme » (Wilhelm VON HUMBOLDT, Journal parisien (1797-1799), Paris, Actes Sud, 2001, p. 205, en date du mardi 7 août 1798). 38 Henri GUILLEMIN, Les Philosophes contre Jean-Jacques. « Cette affaire infernale ». L'affaire J.J. Rousseau — David Hume, 1766, Paris, Pion, 1942. 39 Jules MICHELET, Abrégé d'Histoire de France, Paris, Armand Colin, 1890, p. 471. 40 Charles-Joseph DE LIGNE, Fragments de l'histoire de ma vie [an 1811], Paris, Pion, 1928, tome 2, p. 266. 41 Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la république des lettres en France, en date du 30 juin 1762. 42 Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, à Hambourg, chez Virchaux & Compagnie, Libraires, et Neuchâtel, chez Samuel Fauche, Libraire du Roi, 1781, p. 310. LE SACRE DE LA HAINE 61 Mais c'était sans compter sur les froides persécutions que lui vaudraient le ton de censeur qu'il adopta invariablement tout au long de sa carrière littéraire. Pour Rousseau, il ne s'agit guère de plaire, mais, bien au contraire, de malmener son lecteur, et de lui montrer quel est son état d'abjection : l'homme de la Nature, sorti des mains de Dieu, et rempli de vie, place un miroir devant l'homme civil, Glaucus à jamais défiguré, Dorian Gray collectif, et lui fait contempler le hideux spectacle de sa putréfaction morale. Il reste néanmoins à déterminer si Rousseau, au comble de la persécution, et tout comme l'Esprit dans la Vision de Pierre de la Montagne, n'a pas délibérément choisi son lecteur « dans l'abjection de son esprit et dans la stupidité de son cœur » pour être son interprète (II, 1233). Car si telle fut bien sa stratégie d'auteur, alors les méprisantes réponses adressées au premier discours, le Sentiment des citoyens, le mandement de l'archevêque de Paris, l'échec de l'Histoire du précédent écrit, les Contre-confessions ; chaque libelle écrit contre lui, chaque pierre jetée lors de la lapidation de Métiers ; cet incandescent déferlement de haine dont enfin il fut la cible constante, se muent, tandis qu'ils clouent les trois cercueils de Rousseau, en pièces à charge dans le grand procès du siècle. Sous cet angle, on ne peut donc que souscrire à l'opinion de Mark Hulliung 43 : si le clan des philosophes eût consacré autant de temps à répondre aux interrogations de Rousseau, qu'il en a voué à sa persécution, alors les Lumières n'eussent pas connu de limites, et il n'y eût pas eu de tombe philosophique assez profonde, de caveau idéologique assez obscur, pour échapper à leur éclat. Hélas, de même que la révolte première des condamnés au bûcher fait place à leurs cris, de plus en plus désarticulés, puis au silence de leur cadavre, la vérité rousseauiste fut bel et bien enterrée vive. Et quoique nous l'ignorions, tant dans la simplicité de sa forme que dans l'évidence de son message, le faible écho de cette vérité suffit, pour qui sait tendre l'oreille, à nous donner, à chaque pas décidé que nous faisons vers l'une de nos chimères, la nostalgie coupable de ce que nous eussions dû continuer à aimer. 43 772e Autocritique of Enlightenment. Rousseau and the philosophes, Londres, Harvard UP, 1994, p. IX. Des savanes noyées de la Guyane aux soleils de verdure de l'Île-de-France : nature, ruine et décadence dans l'œuvre de Buffon Benoît D E BAERE L'Histoire naturelle, générale et particulière de Buffon ne s'intéresse pas uniquement à la théorie de la terre et à l'histoire des quadrupèdes, des oiseaux ou des minéraux ; elle s'occupe également de l'homme, un « animal » qui fait l'objet de nombreuses analyses dans des textes aussi divers que VHistoire naturelle de l'homme (vol. II et III, 1749), le Discours sur la nature des animaux (IV, 1753), les Animaux sauvages (VI, 1756), les Animaux carnassiers (VII, 1758), la Nomenclature des singes (XTV, 1766) etc. Buffon y élabore une véritable « philosophie de l'homme » '. En outre, il se montre fasciné par l'histoire humaine et, plus précisément, par la façon dont des « siècles de lumière » et des « révolutionfs] de ténèbres » 2 semblent devoir se succéder : presque tous les textes qu'il consacre à l'homme comportent des références à des sociétés sur le déclin, à des peuples revenus à l'état sauvage ou à des civilisations disparues. Aussi est-ce à juste titre que Jacques Roger a remarqué que pour Buffon « les progrès de la civilisation ne sont jamais définitifs » 3 : le pouvoir 1 Pour une mise au point récente à ce sujet, consulter mon article « La philosophie de l'homme de Buffon et son défi à l'égard de P« inhumaine alliance des choses » dans SVEC, 12, 2005, p. 179-204. Pour de plus amples informations, consulter le chapitre « l'Anthropologie de Buffon », dans Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995, p. 229-280, ainsi que Claude BLANCKAERT, « La valeur de l'homme : l'idée de nature humaine chez Buffon », dans Jean GAYON (dir.), Buffon 88, Paris, Vrin, 1992, p. 583-600. 2 BUFFON, « Les animaux carnassiers », dans Histoire naturelle, générale et particulière, Paris, Imprimerie royale, 1758, vol. VII, p. 34. 3 Jacques ROGER, Buffon. Un philosophe au jardin du roi, Paris, Fayard, 1989, p. 346. LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 64 de l'homme « n'est que le résultat d'une histoire » et « une autre histoire [peut] tout remettre en question » 4. Faut-il y voir une application du principe universel que « tout [...] doit périr avec le temps, [que] tout ce qui a eu une origine, une naissance, un commencement, doit arriver à un but, à une mort, à une fin » 5 ? C'est en tout cas ce que suggère la brève évocation des ruines dispersées dans les environs de la ville de Modène : à quatorze pieds de profondeur cette campagne cache « les décombremens [...] d'une ancienne ville, des rues pavées, des planchers, des maisons, différentes pièces de mosaïque » 6. La fréquence de ce genre de passages témoigne de l'importance que les phénomènes liés à la déchéance des sociétés ont pour l'anthropologie philosophique de Buffon et suggère la présence, dans son œuvre, d'un discours suivi et cohérent sur la décadence. Pourtant, cette dernière impression est trompeuse : il est rare que l'auteur de YHistoire naturelle aborde la problématique du déclin des civilisations en elle-même et pour elle-même. Ou plutôt : au fil des pesants in quarto de cette oeuvre monumentale, le lecteur se rend compte que, pour Buffon, la décadence n'est pas simplement un phénomène historique (la déchéance d'une communauté qui ne parvient pas, ou plus, à faire respecter les institutions qu'elle a héritées) mais aussi — et avant tout — une catégorie permettant de penser l'écart entre l'homme sauvage, misérable, paresseux et indolent, et la vocation de l'homme qui est appelé à se réunir en de larges communautés capables de « seconder » la nature et d'exercer leur « empire » sur l'ensemble du « domaine de la terre ». Nous touchons ainsi à deux idées centrales de l'anthropologie de Buffon : sa conviction que l'homme est un être naturellement sociable mais que toute société n'est pas également digne de lui, et le « programme d'affirmation de soi » très ambitieux qu'il associe à l'homme des Lumières. L'homme, un animal sociable Lorsque Buffon écrit que l'homme est un animal sociable (« en tout état, dans toutes les situations et sous tous les climats, [il] tend également à la société ») 7, ce n'est pas une simple hypothèse qu'il présente, ou une généralisation faite à partir des observations rapportées (par exemple) dans des récits de voyages. Grâce à son expérience de naturaliste habitué à observer la nature et à examiner les conditions dans lesquelles les animaux vivent et se reproduisent, il croit pouvoir affirmer avec une certitude absolue que nous vivons en société non par choix mais par nécessité. La sociabilité de l'homme, explique-t-il, est une conséquence nécessaire de « la constitution du corps humain » 8 et plus particulièrement de la faiblesse des jeunes 4 Ibid.,p. 351. BUFFON, « Variétés dans la génération des animaux », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1749, vol. II, p. 309. 6 BUFFON, « Preuves de la théorie de la terre, art. XVIII : De l'effet des pluies, des marécages, des bois souterrains, etc. », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1749, vol. I,p. 579. 7 BUFFON, « Les animaux carnassiers », op. cit., vol. VII, p. 31. 8 Ibid., p. 28-29. 5 NATURE, RUINE ET DÉCADENCE DANS L'ŒUVRE DE BUFFON 65 enfants. L e n o u v e a u - n é est « nu, foible [et] incapable d ' a u c u n m o u v e m e n t » ' ; d a n s la m e s u r e o ù il est « réduit à tout souffrir » 10 sa vie d é p e n d entièrement d e s s e c o u r s q u e ses p a r e n t s lui d o n n e n t " : [À] moins de prétendre que la constitution du corps humain fût toute différente de ce qu'elle est aujourd'hui, et que son accroissement fût bien plus prompt, il n'est pas possible de soutenir que l'homme ait jamais existé sans former des familles, puisque les enfans périraient s'ils n'étoient secourus et soignés pendant plusieurs années ; au lieu que les animaux nouveaux nés n'ont besoin de leur mère que pendant quelques mois. Cette nécessité physique suffit donc seule pour démontrer que l'espèce humaine n'a pu durer et se multiplier qu'à la faveur de la société, que l'union des pères et mères aux enfans est naturelle, puisqu'elle est nécessaire l2 . Or, si l ' e s p è c e h u m a i n e n e p e u t p a s se p e r p é t u e r sans former des familles l'état d e l ' h o m m e « e n p u r e n a t u r e » est c o n n u : c ' e s t le « S a u v a g e vivant d a n s le désert, m a i s [...] en famille, c o n n o i s s a n t ses enfans, c o n n u d ' e u x , usant d e la parole et se faisant entendre » 13. Buffon r é c u s e ainsi le m y t h e d ' u n â g e d ' o r o ù l ' h o m m e aurait v é c u seul, se suffisant à s o i - m ê m e . Il c h e r c h e la confirmation d e son r a i s o n n e m e n t d a n s les récits d e v o y a g e d o n t il s ' e s t servi p o u r rédiger les Variétés dans l'espèce humaine. U n e x e m p l e suffira ; il s'agit d ' u n e description des terres situées a u n o r d - o u e s t d u Mississipi : [C]ette partie de l'Amérique est si déserte qu'il [Fabry] a souvent fait cent et deux cens lieues sans trouver une face humaine ni aucun autre vestige qui pût indiquer qu'il y eût quelque habitation voisine des lieux qu'il parcourait, et lorsqu'il rencontrait quelques-unes de ces habitations, c'étoit toujours à des distances extrêmement grandes les unes des autres, et dans chacune il n'y avoit souvent qu'une seule famille, quelquefois deux ou trois, mais rarement plus de vingt personnes ensemble, et ces vingt personnes étaient éloignées de cent lieues de vingt autres personnes 14. À m e s u r e q u e cette petite société prospère, elle s ' é t e n d : « à la troisième, o u tout au plus tard à la q u a t r i è m e génération, il y aura d e nouvelles familles qui p o u r r o n t d e m e u r e r séparées » 15. C e p r o c e s s u s lent et continu a u cours duquel l ' i n d i v i d u et sa famille s ' i n t è g r e n t d a n s u n g r o u p e d e p l u s e n plus large p e u t se p o u r s u i v r e indéfiniment : la c o m m u n a u t é qui, d a n s u n p r e m i e r t e m p s , n ' é t a i t constituée q u e d e quelques familles v i v a n t a u m ê m e endroit n e tarde p a s à devenir u n e « nation » et m ê m e u n « p e u p l e ». À ce point toutefois il i m p o r t e d e r e m a r q u e r q u e Buffon n ' e s t p a s très c o n s é q u e n t dans son e m p l o i d u m o t « nation ». M ê m e s'il s ' e n sert à plusieurs reprises p o u r 9 BUFFON, « Discours sur la nature des animaux », dans Histoire naturelle..., Imprimerie royale, 1753, vol. IV, p. 97. 10 Ibid. 11 Ibid. 12 BUFFON, « Les animaux carnassiers », op. cit., vol. VII, p. 28-29. 13 Ibid., p. 29 14 BUFFON, « Variétés dans l'espèce humaine », op. cit., vol. III, p. 488. 15 BUFFON, « Les animaux carnassiers », op. cit., vol. VII, p. 30. Paris, 66 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? d é s i g n e r u n p e u p l e à l ' « état d e n a t u r e » 16 (il utilise alors l ' e x p r e s s i o n « nation(s) s a u v a g e ( s ) » ) ", il e s t i m e q u e cet e m p l o i est i n a p p r o p r i é - à l ' o c c a s i o n , il parle m ê m e d e c e s « p r é t e n d u e s » 18 nations. C e l a tient a u fait q u e les « liens c o m m u n s des u s a g e s et d u l a n g a g e » n e suffisent p a s p o u r constituer u n e c o m m u n a u t é p o l i t i q u e d i g n e d e ce n o m : La même nation, dira-t-on, est composée d'hommes qui se reconnoissent, qui parlent la même langue, qui se réunissent, lorsqu'il le faut, sous un chef, qui s'arment de même, qui hurlent de la même façon, qui se barbouillent de la même couleur ; oui si ces usages étaient constans, s'ils ne se réunissoient pas souvent sans savoir pourquoi, s'ils ne se séparoient pas sans raison, si leur chef ne cessoit pas de l'être par son caprice ou par le leur, si leur langue même n'étoit pas si simple qu'elle leur est presque commune à tous " . L e m é p r i s q u e Buffon é p r o u v e à l ' é g a r d d e l ' h o m m e « s a u v a g e » transparaît c l a i r e m e n t d a n s cette description qui n e se c o n t e n t e p a s d ' é v o q u e r l ' i g n o r a n c e des p e u p l e s primitifs, m a i s qui s ' a t t a c h e é g a l e m e n t à é v o q u e r l'arbitraire et l'instabilité caractéristiques d e la v i e a u sein d ' u n « a s s e m b l a g e t u m u l t u e u x d ' h o m m e s b a r b a r e s & i n d é p e n d a n s , qui n ' o b é i s s e n t q u ' à leurs p a s s i o n s particulières » 20 . À cela s ' o p p o s e n t les nations p o l i c é e s : elles d i s p o s e n t d e « lois c o m m u n e s » et d e « c o u t u m e s constantes » 21 q u i p e r m e t t e n t u n e p r e m i è r e organisation d e la vie collective. L ' e x i s t e n c e d e ces institutions, toutefois, s u p p o s e q u e l ' h o m m e reconnaît « l ' a v a n t a g e q u ' i l auroit à r e n o n c e r à l ' u s a g e illimité d e sa v o l o n t é p o u r acquérir u n droit sur la v o l o n t é d e s autres » 22 . L a société civile, « p o l i c é e [et] j u r i d i q u e m e n t organisée » 23 d é c o u l e d o n c d ' u n choix rationnel ; elle r e p o s e sur « u n e suite d e desseins r a i s o n n e z et a p p r o u v e z p a r le plus g r a n d n o m b r e » M. C l a u d e B l a n c k a e r t est très explicite à ce sujet : Dans l'état de civilisation, l'interdépendance des membres du corps social s'oppose [...] terme à terme à la juxtaposition des individus qualifiés A'indépendants qui fait le fond de la troupe sauvage. Buffon certainement perçoit l'état civilisé dans toute sa dimension holistique, avec son potentiel évolutif propre, ses régulations internes, ses institutions. Mais la civilisation rend témoignage aussi de la conversion 16 BUFFON, « L e castor», dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1760, vol. VIII, p. 282. 17 BUFFON, « Variétés dans l'espèce humaine », op. cit., vol. III, p. 447, 489, 491 et passim. 18 Ibid., p. 492. 19 Ibid., p. 491. 20 Ibid. 21 BUFFON, « Addition à l'article qui a pour titre, Variétés dans l'espèce humaine », dans Supplément à l'Histoire naturelle, Paris, Imprimerie royale, 1777, vol. IV, p. 466. 22 BUFFON, « Discours sur la nature des animaux », op. cit., vol. IV, p. 96. 23 Claude BLANCKAERT, « La valeur de l'homme », art. cit., p. 587. 24 BUFFON, « Variétés dans l'espèce humaine », op. cit., vol. III, p. 491. NATURE, RUINE ET DÉCADENCE DANS L'ŒUVRE DE BUFFON 67 de l'homme. L'apparition du droit public impose à l'homme d'allier ses forces au lieu de les opposer, d'abdiquer sa volonté souveraine, de canaliser ses passions, autrement dit de se domestiquer lui-même 25. Les relations entre ces formes de vie commune sont multiples et complexes. Cela tient au fait que la transformation d'un groupe sauvage en une nation policée (ou vice versa, car l'évolution peut jouer dans les deux sens) demande du temps (il s'agit d'un processus historique) mais que la durée à elle seule ne suffit pas. Il faut un catalyseur : un individu, un être d'exception, car s'il « ne suffit pas d'un grand homme pour faire ces changemens, il faut encore que ce grand homme naisse à propos. » Pour Buffon, le tzar Pierre Ier en fournit un bel exemple récent : avant lui le peuple des « Moscovites » était « grossier, brutal, cruel, sans courage et sans mœurs » 26 ; aujourd'hui il est « civilisé, commerçant, curieux des arts et des sciences, aimant les spectacles et les nouveautés ingénieuses » 27. Soit dit en passant : cette mention des « arts » et des « sciences » est d'autant plus importante que ce n'est que grâce à leurs « nouveautés ingénieuses » que l'homme civilisé peut transformer son environnement et qu'il se distingue du sauvage qui, lui, est réduit à subir les vicissitudes d'une nature à laquelle il peut tout au plus s'adapter. Cette distinction prend toute son importance lorsqu'on examine la conception que Buffon a de l'histoire. En effet : il voit en l'homme primitif un être misérable qui risque continuellement de devenir la victime de forces qu'il connaît à peine et qu'il ne maîtrise guère. Ici encore, il s'oppose aux partisans du mythe de l'âge d'or et refuse d'admettre que « [d]ans le premier âge » l'homme vivait « sans inquiétude » et « en paix avec lui-même [et] les animaux » 28. L'état sauvage ne mérite absolument pas nos regrets 29 et le portrait de l'homme primitif que nous trouvons au début de la septième Époque de la nature est fait pour nous en convaincre : Les premiers hommes témoins des mouvements convulsifs de la terre, encore récents & très fréquents, n'ayant que les montagnes pour asiles contre les inondations, chassés souvent de ces mêmes asiles par le feu des volcans, tremblants sur une terre qui trembloit sous leurs pieds, nus d'esprit & de corps, exposés aux injures de tous les éléments, victimes de la fureur des animaux féroces, dont ils ne pouvaient éviter de devenir la proie ; tous également pénétrés du sentiment commun d'une terreur funeste, tous également pressés par la nécessité, n'ont-ils pas très promptement cherché à se réunir, d'abord pour se défendre par le nombre, ensuite pour s'aider & travailler de concert à se faire un domicile & des armes 30 ? Dans son introduction aux Époques, Jacques Roger paraît clairement gêné par ce passage. Il y voit un « tableau sinistre » d'autant plus surprenant qu'il présente 25 Claude BLANCKAERT, « La valeur de l'homme », art. cit., p. 587. BUFFON, « Variétés dans l'espèce humaine », op. cit., vol. III, p. 444. 27 Ibid. 28 BUFFON, « Les animaux carnassiers », op. cit., vol. VII, p. 26. 29 Ibid. 30 BUFFON, « Époques de la nature », dans Supplément à l'histoire naturelle, Paris, Imprimerie royale, 1778, vol. V, p. 225. 26 68 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? une vision de l'homme incompatible avec le « témoin intelligent » et « l'admirateur paisible de la nature » que BufFon évoque dans d'autres textes — la Cinquième époque, par exemple, mais aussi (à l'autre extrémité de l'œuvre) l'Histoire naturelle de l'homme : Tout annonce dans tous deux les maîtres de la terre, tout marque dans l'homme, même à l'extérieur, sa supériorité sur tous les êtres vivans ; il se soutient droit et élevé, son attitude est celle du commandement, sa tête regarde le ciel et présente une face auguste sur laquelle est imprimé le caractère de sa dignité ; l'image de l'ame y est peinte par la physionomie, l'excellence de sa nature perce à travers les organes matériels et anime d'un feu divin les traits de son visage ; son port majestueux, sa démarche ferme et hardie annoncent sa noblesse et son rang ; il ne touche à la terre que par ses extrémités les plus éloignées, il ne la voit que de loin, et semble la dédaigner 3I. Pour Roger il n'y a qu'une conclusion possible : l'« épopée pitoyable » 32 placée au début de la septième époque est incompatible avec « l'homme de Buffon » 33 et pour expliquer sa présence il faut invoquer des facteurs externes — à savoir, l'influence des Anecdotes de la nature de Nicolas-Antoine Boulanger et l'Histoire de ! 'astronomie ancienne de Jean-Sylvain Bailly. À vrai dire, cette hypothèse n'est pas dépourvue de fondement : Buffon disposait probablement de versions manuscrites des ouvrages de Boulanger 34 et de Bailly 35, et les Anecdotes de la nature voient effectivement en l'homme primitif le misérable survivant d'un épouvantable cataclysme à l'échelle planétaire. Pourtant il ne s'agit pas d'une lecture très satisfaisante de l'Histoire naturelle, puisqu'elle fait fi de la cohérence interne de la pensée de Buffon. Comment ignorer le fait que cet auteur ait choisi d'intégrer ces éléments dans son texte (que ce soient des emprunts ou non) en les reprenant à son propre compte (car il ne cite pas ses sources) ? Il me paraît préférable de considérer que ce n'est pas parce que Buffon estime que l'homme est appelé à maîtriser la nature, que cette maîtrise est évidente. Tant qu'il demeure à l'état sauvage, l'homme n'est pas le « maître du domaine de la terre » mais une victime terrorisée, continuellement exposée aux « injures [des] éléments » et à la « fureur des animaux féroces ». Ce n'est qu'à la lumière de toutes ces considérations qu'il est possible de mesurer l'ampleur du danger que présente pour Buffon la décadence comme processus historique. Une société qui permet (pour quelle raison que ce soit) que ses institutions soient menacées, s'expose au risque de tout perdre puisque ce sont précisément les codes qui assurent la coexistence paisible des hommes, qui sont à l'origine de l'essor des arts, des métiers et des sciences — les seuls moyens dont nous disposons 31 BUFFON, « Histoire naturelle de l'homme : De l'âge viril », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1749, vol. II, p. 518. 32 Jacques ROGER, « Introduction », dans BUFFON, Epoques de la nature. Édition critique, Paris, Éditions du Muséum d'histoire naturelle, 1962, p. xxxv. 33 Ibid., p. lxxvi. 34 Ibid., p. xxxiv. 35 Ibid., p. xxxv. NATURE, RUINE ET DÉCADENCE DANS L'ŒUVRE DE BUFFON 69 p o u r assurer notre survie d a n s ce m o n d e indifférent à notre égard. À la différence d e certains d e ses c o n t e m p o r a i n s b i e n plus optimistes q u e lui, Buffon c o m p r e n d q u ' a u c u n acquis d e l'histoire n ' e s t j a m a i s définitif et q u e le sens d e l'histoire n e c o ï n c i d e p a s n é c e s s a i r e m e n t a v e c celui d u p r o g r è s . A u contraire m ê m e : c o m b i e n d e p é r i o d e s d e civilisation n ' o n t p a s été suivies p a r d e s siècles d e barbarie ? L'homme d'abord replongé dans les ténèbres de l'ignorance, a pour ainsi dire cessé d'être homme. Car la grossièreté, suivie de l'oubli des devoirs, commence par relâcher les liens de la société, la barbarie achève de les rompre ; les loix méprisées ou proscrites, les mœurs dégénérées en habitudes farouches, l'amour de l'humanité, quoique gravé en caractères sacrés, effacé dans les cœurs ; l'homme enfin sans éducation, sans morale, réduit à mener une vie solitaire & sauvage, n'offre au lieu de sa haute nature, que celle d'un être dégradé au-dessous de l'animal 3 6 . C ' e s t d a n s ce sens q u ' i l faut p r e n d r e les références à la civilisation disparue des C h a l d é e n s , é g a l e m e n t présentes d a n s la septième « é p o q u e ». L a m e n t i o n d e ce « p r e m i e r p e u p l e » qui « a été très h e u r e u x , p u i s q u ' i l est d e v e n u très savant ; [qui] a j o u i , p e n d a n t plusieurs siècles, d e la p a i x , d u r e p o s , d u loisir nécessaire à cette culture d e l'esprit etc. » 37 m a i s q u i a n é a n m o i n s s o m b r é d a n s la d é c a d e n c e , doit servir d ' e x e m p l e et d e m i s e e n g a r d e . L e t h è m e d e s « ruines », d e s « d é c o m b r e s » et d e s « vestiges », récurrent d a n s Y Histoire naturelle, d e m a n d e à être situé d a n s le m ê m e contexte. Il est vrai q u e c e s m o t s sont le p l u s s o u v e n t utilisés p o u r d é s i g n e r les traces de q u e l q u e p r o c e s s u s naturel — u n e g r a n d e inondation, p a r e x e m p l e , o u l'effondrement d ' u n e m o n t a g n e . M a i s cela n ' e m p ê c h e p a s Buffon d e m e n t i o n n e r p l u s i e u r s sites historiques : les d é c o m b r e s « d e la ville d ' H é r a c l é e » 38 et d ' a u t r e s b â t i m e n t s incendiés p a r le V é s u v e 39 et l ' E t n a *°, les vestiges d ' u n e a n c i e n n e citadelle r o m a i n e à la frontière des P a y s - B a s 41 , les ruines d u petit village d ' A i n el M o u s a 42 , des a n c i e n n e s villes d e M e m p h i s 4 \ d e Persépolis 44 , etc. E n s e m b l e , ces références t é m o i g n e n t d ' u n intérêt réel et d ' u n e sensibilité qui n ' e s t 36 BUFFON, « Époques de la nature », op. cit., vol. V, p. 210. Ibid., p. 230. 38 BUFFON, « Preuves de la théorie de la terre, art. XVI : Des Volcans & des Tremblemens de terre », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1749, vol. I, p. 504. 39 BUFFON, « Additions à l'article qui a pour titre : Des tremblements de terre & des volcans », dans Supplément à l'Histoire naturelle, Paris, Imprimerie royale, vol. V, p. 390. 40 Ibid., p. 397. 41 BUFFON, « Preuves de la théorie de la terre, art. XIX : Des changemens de terres en mers, & de mers en terres », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1749, vol. I, p. 596. 42 BUFFON, « Preuves de la théorie de la terre, art. VIII : Sur les Coquilles & les autres Productions de la mer, qu'on trouve dans l'intérieur de la terre », dans Histoire naturelle..., vol. I, p. 283. 43 Louis Jean-Marie DAUBENTON, « Description du cabinet du roy, art. Momies », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1749, vol. III, p. 292. 44 BUFFON, « De la cigogne », dans Histoire naturelle des oiseaux, Paris, Imprimerie royale, 1780, vol. VII, p. 265. 37 70 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? p a s s i m p l e m e n t « n é o c l a s s i q u e » o u m ê m e « esthétique ». C e l a v a u t d ' a i l l e u r s aussi p o u r les r u i n e s o m n i p r é s e n t e s d a n s les g r a v u r e s d e J a c q u e s D e S è v e q u i a c c o m p a g n e n t le texte d e Buffon : ce n e sont p a s s i m p l e m e n t d e s d é c o r s s t é r é o t y p é s et d e s motifs p i c t u r a u x . D a n s le c o n t e x t e d e Y Histoire naturelle, ces r u i n e s offrent a v a n t tout u n t é m o i g n a g e silencieux d e « l ' i n c a p a c i t é d e la f o r m e à t r i o m p h e r d u r a b l e m e n t d e la m a t i è r e » 45 et d e « l ' i m p u i s s a n c e d e s h o m m e s d e v a n t l ' u s u r e et la d é v a s t a t i o n » 4*. N o u s p o u v o n s m ê m e y voir u n c o n d e n s é d e l ' a v e n t u r e h u m a i n e , c o m m e le suggère Sabine Forero-Mendoza : Travailler des matériaux, assembler, construire, bâtir, c'est contrarier les exigences de la nature et tenter d'imposer un ordre stable et solide sur le monde. Néanmoins, aussi grandioses soient-elles, les réalisations monumentales ne sont que précaires réussites car la nature, parfois secondée par l'homme, les défait peu à peu ". À l ' i n s t a r d e certains auteurs d e la R e n a i s s a n c e , Buffon v o i t e n la ruine « u n v e s t i g e d é c h u , u n m é m o r i a l d i m i n u é » qui incite à la réflexion. E n outre, la ruine é m e u t , d é s o l e et i n d i g n e 48 . M a i s tant q u ' i l est i m p o s s i b l e d e la v o i r a v e c d é t a c h e m e n t , elle n e p e u t p a s d e v e n i r u n objet esthétique. E l l e signifie d o n c , a u sens fort d u mot, et r a p p e l l e q u ' « a p r è s ces j o u r s d e s a n g et d e c a r n a g e , lorsque la f u m é e d e sa gloire s ' e s t d i s s i p é e , [ l ' h o m m e ] voit d ' u n œil triste la terre d é v a s t é e , les arts ensevelis, les n a t i o n s d i s p e r s é e s , les p e u p l e s affaiblis, son p r o p r e b o n h e u r ruiné, et sa p u i s s a n c e réelle a n é a n t i e » 49 . A u - d e l à d u t h è m e d e la r u i n e , n o u s r e t r o u v o n s d o n c la réflexion d e Buffon sur la d é c a d e n c e c o m m e p r o c e s s u s historique qui distancie l ' h o m m e d e s o n p a s s é d a n s lequel la culture q u ' i l partageait a v e c ses s e m b l a b l e s faisait d e lui u n être h u m a i n p l u s d i g n e . R é d u i t à u n e attitude p a s s i v e d e v a n t les é v é n e m e n t s , il vit d é s o r m a i s u n « m a n q u e », m ê m e si sa fierté p e u t l ' e m p ê c h e r d e le n o m m e r . Son é v o c a t i o n d e s C o p t e s est significative à cet é g a r d : [QJuoiqu'ils ne puissent pas nier qu'ils n'aient perdu leur noblesse, les sciences, l'exercice des armes, leur propre histoire et leur langue même, et que d'une nation illustre et vaillante ils ne soient devenus un peuple vil et esclave, leur orgueil va néanmoins jusqu'à mépriser les autres nations, et à s'offenser lorsqu'on leur propose de faire voyager leurs enfans en Europe pour y être élevez dans les sciences et dans les arts 50. 45 Sabine FORERO-MENDOZA, Le temps des ruines. Le goût des ruines et les formes de la conscience historique à la Renaissance, Seyssel, Champ Vallon, 2002, p. 9. 46 Ibid. 47 Ibid., p. 10. 48 Roland MORTIER, La poétique des ruines en France. Ses origines, ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, Genève, Droz, 1974, p. 90. 49 BUFFON, « De la nature. Première vue », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1764, vol. XII, p. 115-116. 50 BUFFON, « Variétés dans l'espèce humaine », op. cit., vol. III, p. 429. NATURE, RUINE ET DÉCADENCE DANS L'ŒUVRE DE BUFFON 71 Une vocation prométhéenne N o u s a v o n s déjà é v o q u é l ' i m m e n s e responsabilité q u e Buffon p l a c e sur les épaules d e l ' h o m m e : il lui appartient d e s ' u n i r à d ' a u t r e s p o u r « s e c o n d e r » la n a t u r e , p o u r lui i m p o s e r sa v o l o n t é c h a q u e fois q u e cela paraît nécessaire, et enfin p o u r créer « u n e N a t u r e n o u v e l l e ». Il est a p p e l é à « subvertir » ce q u e C l a u d e B l a n c k a e r t appelle « l ' i n h u m a i n e alliance d e s choses » et à « objectiver u n ordre p o l i c é là o ù régnent le d é s o r d r e et la corruption » 5 I . L a Première vue d e la nature est très explicite à cet é g a r d : [M]ettons le feu à cette bourre superflue, à ces vieilles forêts déjà à demi consommées ; achevons de détruire avec le fer ce que le feu n'aura pu consumer : bien-tôt au lieu du jonc, du nénuphar, dont le crapaud composoit son venin, nous verrons paraître la renoncule, le tréfile, les herbes douces et salutaires ; des troupeaux d'animaux bondissans fouleront cette terre jadis impraticable ; ils y trouveront une subsistance abondante, une pâture toujours renaissante ; ils se multiplieront pour se multiplier encore : servons-nous de ces nouveaux aides pour achever notre ouvrage ; que le bœuf soumis au joug, emploie ses forces et le poids de sa masse à sillonner la terre, qu'elle rajeunisse par la culture ; une Nature nouvelle va sortir de nos mains 52. Il est évident q u e l ' i d é e selon laquelle la n a t u r e « brute » est indifférente à l ' h o m m e n ' e s t p a s a p p a r u e a v e c Buffon. S e u l e m e n t , il est l ' u n des p r e m i e r s auteurs m o d e r n e s p o u r qui « cette indifférence est [...] ressentie c o m m e u n scandale, c o m m e ce qui n e devrait p a s être » 53 . H a n s B l u m e n b e r g a m o n t r é q u ' u n e telle c o n c e p t i o n d e la nature, o ù la confiance e n u n « o r d r e des c h o s e s » établi en fonction d e l ' h o m m e est e n t i è r e m e n t a b s e n t e , entraîne « u n n o u v e a u c o n c e p t d e la liberté h u m a i n e ». D é s o r m a i s , l ' h o m m e est « r e s p o n s a b l e d e l'état d u m o n d e e n tant q u ' e x i g e n c e tournée v e r s l'avenir, n o n e n tant q u e p é c h é originel appartenant a u p a s s é » M . Il doit « n é g o c i e r a v e c [la nature] u n c o m p r o m i s ou, littéralement parlant, u n modus vivendi » 55 . Il p e u t être utile d'insister sur les parallèles entre le projet d e Buffon et ce q u e B l u m e n b e r g voit c o m m e le p r o g r a m m e d ' « affirmation d e soi » (Selbstbehauptung) de la m o d e r n i t é , u n « p r o g r a m m e existentiel » (Daseinsprogramm) « sous lequel l ' h o m m e , d a n s u n e situation historique, p l a c e son existence et d a n s lequel il inscrit c o m m e n t il v e u t la p e r c e v o i r au milieu d e la réalité qui l ' e n t o u r e et c o m m e n t il v e u t saisir ses possibilités » 56 : Buffon aussi insiste sur les efforts q u e l ' h o m m e doit faire p o u r se m é n a g e r u n espace d a n s le m o n d e , et conçoit son « p r o g r a m m e d'affirmation d e soi » c o m m e u n défi à l ' é g a r d d e la n a t u r e et d e l ' « o r d r e d e s choses ». N o u s v e n o n s en effet d e v o i r q u ' i l incite l ' h o m m e à se servir, c o m m e u n n o u v e a u P r o m é t h é e , d u 51 Claude BLANCKAERT, « La valeur de l'homme », art. cit., p. 593. BUFFON, « De la nature : première vue », op. cit., vol. XII, p. xiii. 53 Rémi BRAGUE, La sagesse du monde. Histoire de l'expérience de l'univers, Paris, Flammarion, 2002, p. 287. 54 Hans BLUMENBERG, La légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 1999, p. 148. 55 Rémi BRAGUE, La sagesse du monde, op. cit., p. 292. 56 Hans BLUMENBERG, La légitimité, op. cit., p. 149. 52 72 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? feu p o u r créer u n e n a t u r e n o u v e l l e : « m e t t o n s le feu à cette b o u r r e superflue » etc. E n o u t r e , il est c o n v a i n c u q u e cet é l é m e n t « n ' e x i s t o i t p a s sur la surface d e la terre » 57 et q u ' i l est le « p r o d u i t d e l'industrie d e l ' h o m m e » 58 . Il n ' e m p ê c h e : Buffon est b i e n conscient d u fait q u e ses ambitions se heurtent à d e n o m b r e u x obstacles. L e caractère é p h é m è r e d e la v i e h u m a i n e , p a r e x e m p l e , et le fait q u e t o u t p r o g r è s , m ê m e réalisé a u sein d ' u n e société « policée », est précaire. C ' e s t p o u r cette raison q u ' i l insiste sur le fait q u e l ' h o m m e n e r è g n e q u e p a r « droit d e c o n q u ê t e » 59 et q u e la n a t u r e « n e m a n q u e j a m a i s d e reprendre ses droits d è s q u ' o n la laisse agir e n liberté » 60 . L e froment, perfectionné p a r l ' h o m m e « a u point [que cette plante] n ' e x i s t e nulle part d a n s l'état d e n a t u r e » 61 e n fournit u n b e l e x e m p l e : s'il est s i m p l e m e n t « j e t é sur u n e terre incultef, il] d é g é n è r e à la p r e m i è r e a n n é e : si l ' o n recueilloit ce grain d é g é n é r é p o u r le j e t e r d e m ê m e , le produit d e cette s e c o n d e g é n é r a t i o n seroit e n c o r e p l u s altéré » 62 . O n c o m p r e n d q u e l ' h o m m e « j o u i t plutôt qu'il ne possède » : il ne conserve que par des soins toujours renouvelés ; s'ils cessent, tout languit, tout s'altère, tout change, tout rentre sous la main de la Nature : elle reprend ses droits, efface les ouvrages de l'homme, couvre de poussière & de mousse ses plus fastueux monumens, les détruit avec le temps, & ne lui laisse que le regret d'avoir perdu par sa faute ce que ses ancêtres avoient conquis par leurs travaux 63. C e n ' e s t d o n c p a s u n h a s a r d si Buffon érige les sociétés e u r o p é e n n e s e n m o d è l e : a u d i x - h u i t i è m e siècle, elles sont les seules à t r o u v e r e n « la déficience d e la nature » le « m o t e u r d e [leur] c o m p o r t e m e n t g l o b a l » M et à d i s p o s e r d'institutions capables d e présider à u n effort r a i s o n n é et s o u t e n u d e t r a n s f o r m a t i o n de la n a t u r e . L a société « plénièr e & p u i s s a n t e , telle q u ' e l l e existe p a r m i les p e u p l e s a n c i e n n e m e n t policés » p e u t e x e r c e r u n e e m p r i s e réelle sur s o n e n v i r o n n e m e n t 65 ; la société « naissante » des h o m m e s « s a u v a g e s » est i n c a p a b l e d ' u s e r d u territoire d a n s lequel elle vit « c o m m e d e s o n d o m a i n e » et n ' e x e r c e a u c u n « e m p i r e » : [N]e s'étant jamais soumis les animaux ni les élémens, n'ayant ni dompté les mers, ni dirigé les fleuves, ni travaillé la terre, [l'homme] n'étoit en lui-même 57 BUFFON, « De la dégénération des animaux », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, Paris, 1766, vol. XIV, p. 312. 58 BUFFON, « Introduction à l'histoire des minéraux : De la lumière, de la chaleur & du feu », dans Supplément à l'histoire naturelle, Paris, Imprimerie royale, vol. I, p. 19. 59 BUFFON, « De la nature : Première vue », op. cit., vol. XII, p. xiv-xv. 60 BUFFON, « Le chien avec ses variétés », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1755, vol. V, p. 196. 61 Ibid., vol. V, p. 195. Voir aussi BUFFON, « Les demi-fins », dans Histoire naturelle des oiseaux, Paris, Imprimerie royale, 1778, vol. V, p. 322. 62 BUFFON, « Le chien avec ses variétés », op. cit., vol. V, p. 196. 63 BUFFON, « De la nature : Première vue », op. cit., vol. XII, p. xiv-xv. 64 Hans BLUMENBERO, La légitimité, op. cit., p. 150. 65 BUFFON, « Le castor », op. cit., vol. VIII, p. 285. NATURE, RUINE ET DÉCADENCE DANS L'ŒUVRE DE BUFFON 73 qu'un animal du premier rang, et n'existoit pour la Nature que comme un être sans conséquence, une espèce d'automate impuissant, incapable de la réformer ou de la seconder 66. A u t a n t dire q u ' u n e telle société p e u t « a v e c équité, être c o m p a r é e à celle d e s a n i m a u x » 67 , v o i r e m ê m e , q u e « l ' h o m m e d a n s l'état d e s a u v a g e , n ' e s t q u ' u n e e s p è c e d ' a n i m a l i n c a p a b l e d e c o m m a n d e r a u x autres » 68 . P o u r Buffon, c ' e s t d o n c bien « u n certain rapport — p u i s s a n c e o u i m p u i s s a n c e — d e l ' h o m m e à la n a t u r e — é l é m e n t s et espèces vivantes — qui définit l'état s a u v a g e , l'état p o l i c é , l ' é t a t d e civilisation » 69 . D a n s cette o p t i q u e , la c o m m u n a u t é primitive et la société d é c a d e n t e sont r e n v o y é e s d o s à d o s , p u i s q u ' e l l e s se caractérisent é g a l e m e n t p a r leur i m p u i s s a n c e q u i p r é v i e n t l ' h o m m e d e réaliser la p r o m e s s e d ' u n a v e n i r v é r i t a b l e m e n t « h u m a i n ». C e l a i m p l i q u e q u ' a u - d e l à d e la d é c a d e n c e « historique » (dont il a été q u e s t i o n d a n s la section p r é c é d e n t e ) , l ' a n t h r o p o l o g i e p h i l o s o p h i q u e d e Buffon p r é v o i t u n e s e c o n d e f o r m e d e d é c a d e n c e , b i e n plus f o n d a m e n t a l e : elle réside d a n s l ' é c a r t entre l'état d a n s lequel u n h o m m e vit et la v o c a t i o n à laquelle il se soustrait. D a n s ce dernier cas, il est « d é g é n é r é p a r écart régressif à sa p r o p r e nature[; il] r e p r é s e n t e l'antithèse d e la valeur, l ' i m p u i s s a n c e , d o n c le non-être » 70 . C ' e s t p o u r q u o i Buffon n ' h é s i t e p a s à lui attribuer tout u n catalogue d e v i c e s : v a n i t é et h y p o c r i s i e , j a l o u s i e et perfidie, p a r e s s e , lâcheté, indiscipline et insensibilité, cruauté et fanatisme, lubricité, fétichisme, idolâtrie et p o l y g a m i e . . . L a c o n s é q u e n c e d e tout ceci est q u ' u n p e u p l e s a u v a g e qui se complaît d a n s sa situation d é g r a d a n t e est primitif et d é c a d e n t en même temps ; c ' e s t le cas — entre autres — des « N è g r e s d e S i e r r a - L é o n a et d e G u i n é e » : [L]eurs maisons ne sont que de misérables chaumières, ils demeurent trèssouvent dans des lieux sauvages, & dans des terres stériles, tandis qu'il ne tiendroit qu'à eux d'habiter de belles vallées, des collines agréables et couvertes d'arbres, et des campagnes vertes, fertiles et entrecoupées de rivières & de ruisseaux agréables, mais tout cela ne leur fait aucun plaisir, ils ont la même indifférence presque sur tout ; les chemins qui conduisent d'un lieu à un autre sont ordinairement deux fois plus longs qu'il ne faut, ils ne cherchent point à les rendre plus courts, & quoiqu'on leur en indique les moyens ils ne pensent jamais à passer par le plus court, ils suivent machinalement le chemin battu & se soucient si peu de perdre ou d'employer leur temps qu'ils ne le mesurent jamais 71. À cela s'ajoute q u e les m e m b r e s d ' u n e société qui n ' e n t r e p r e n d p a s d e « s e c o n d e r la nature » n e se placent p a s u n i q u e m e n t d a n s u n e position d'infériorité morale ; ils 66 BUFFON, «Animaux communs aux deux continens », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1761, vol. IX, p. 103-104. 67 BUFFON, « Le castor », op. cit., vol. VIII, p. 285. 68 BUFFON, « Animaux du nouveau monde », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1761, vol. IX, p. 85. 69 Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire, op. cit., p. 246. 70 Claude BLANCKAERT, « La valeur de l'homme », op. cit., p. 596. 71 BUFFON, « Variétés dans l'espèce humaine », op. cit., vol. III, p. 462-463. LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 74 s'exposent en outre au risque d'une dégénération physique. En effet : le discours sur la déchéance qui sous-tend l'anthropologie de BufFon n'a pas seulement une valeur critique (en ce qu'il permet de distinguer et d'évaluer plusieurs formes de sociabilité) ou programmatique (puisqu'il présente, et tente de faire accepter, un projet digne de l'homme moderne) ; dans le contexte de ses recherches sur la dégénération des espèces, il acquiert aussi une fonction explicative. Commençons toutefois par insister sur le fait que la théorie de la dégénération de BufFon est avant tout une façon de penser la variabilité des espèces : elle part du constat que tous les animaux (y compris l'homme) subissent l'influence de trois facteurs interdépendants, le climat, l'abondance (ou au contraire l'absence) d'une alimentation de bonne qualité, et les mœurs. Ces éléments ont des répercussions sur la forme des animaux d'une manière si marquée, qu'on ne peut pas douter de leurs effets ; et quoiqu'ils soient moins prompts, moins apparens et moins sensibles sur les hommes, nous devons conclurre par analogie, que ces effets ont lieu dans l'espèce humaine, et qu'ils se manifestent par les variétés qu'on y trouve 72. Le mot « dégénération » est donc à prendre dans le sens d'« éloignement » ou de « variation » par rapport à un genre original, car même si Buffon voit en ce mécanisme l'origine des variétés dans l'espèce humaine il ne se sert pas de ce raisonnement pour établir les bases d'un racisme « scientifique ». Au contraire : sans être un partisan très convaincu du monogénisme, il insiste néanmoins sur le fait que tous les hommes appartiennent à la même espèce puisqu'ils se reproduisent ensemble. En outre, il est convaincu du fait que (tout comme le processus de civilisation) la dégénération physique des hommes est réversible ; avec le temps et dans des circonstances favorables, tous les hommes devraient pouvoir revenir au « type » original : l'homme blanc. On pourrait même dire que Buffon se base sur cette possibilité d'un retour au « genre » pour fustiger avec d'autant plus de violence les mœurs des peuples qu'il considère comme dégénérés ! Quoi qu'il en soit, BufFon se sert de sa théorie de la dégénération pour établir un lien entre le degré de civilisation d'un peuple et son apparence physique (couleur, forme, traits, etc.). Le principe est simple et intuitif : les peuples les moins civilisés, déchus ou décadents, sont le plus à la merci de leur environnement et s'exposent le plus au risque de dégénérer : chaque individu ne tirant aucun secours de la société, est obligé de pourvoir à sa subsistance, de souffrir alternativement la faim ou les excès d'une nourriture souvent mauvaise, de s'épuiser de travaux ou de lassitude, d'éprouver les rigueurs du climat sans pouvoir s'en garantir, d'agir en un mot plus souvent comme animal que comme homme. En supposant ces deux différens peuples sous un même climat, on peut croire que les hommes de la nation sauvage seroient plus basanez, plus laids, plus petits, plus ridez que ceux de la nation policée 73. Il découle de tout ceci que nous pouvons interpréter l'effroyable description que Buffon donne des Hottentots comme le portrait moral d'un groupe de sauvages 72 73 Ibid., p. 529. Ibid., p. 447. NATURE, RUINE ET DÉCADENCE DANS L'ŒUVRE DE BUFFON 75 prototypiques : ils ont « les c h e v e u x courts, noirs, frisez et laineux » m a i s « n e les p e i g n e n t ni n e les lavent j a m a i s » et « il s ' y a m a s s e tant d e p o u s s i è r e et d ' o r d u r e que se collant à la l o n g u e les u n s a u x autres ils r e s s e m b l e n t à la toison d ' u n m o u t o n noir r e m p l i e d e crotte ». M a i s surtout, après cette é v o c a t i o n « d e la p l u s affreuse m a l - p r o p r e t é », le lecteur n ' e s t p a s surpris d ' a p p r e n d r e q u e les H o t t e n t o t s sont « errans, i n d é p e n d a n s et très-jaloux d e leur liberté » 74 . Il e n v a d e m ê m e p o u r les « L a p p o n s , D a n o i s , Suédois, M o s c o v i t e s etc. » : cette « race » est à ce p o i n t différente des autres q u ' e l l e paraît former « u n e espèce particulière d o n t tous les individus n e sont q u e d e s a v o r t o n s ; car s'il y a des différences p a r m i ces p e u p l e s , elles n e t o m b e n t que sur le p l u s o u le m o i n s d e difformité » 75 . D e s s a v a n e s n o y é e s de la G u y a n e a u x soleils d e v e r d u r e de l ' Î l e - d e - F r a n c e P o u r Buffon, tous les é l é m e n t s q u i perturbent le b o n f o n c t i o n n e m e n t d e s institutions sociales réduisent l ' e m p r i s e q u e cette c o m m u n a u t é exerce sur son e n v i r o n n e m e n t ; c e sont d o n c autant d e facteurs de d é c a d e n c e et d e dégénération. Il en é v o q u e p l u s i e u r s ; n o u s p o u v o n s les répartir e n trois catégories. L a p r e m i è r e r e g r o u p e les p r o b l è m e s qui résultent d e l'organisation interne d e la société, car ce n ' e s t p a s p a r c e q u e l ' h o m m e n e devient « v r a i m e n t » h u m a i n que l o r s q u ' i l s ' a s s o c i e à ses semblables q u e cette vie e n c o m m u n est facile à organiser, m ê m e p o u r d e s p e u p l e s policés. UHistoire naturelle c o m p o r t e d'ailleurs de n o m b r e u s e s réflexions a m è r e s sur la répartition inégale d e s biens, les a b u s et les injustices : c o m b i e n d ' h o m m e s n e sont p a s m a l h e u r e u x « p a r la seule dureté d e leurs semblables » 76 ? [A]u lieu de jouir modérément des biens qui lui sont offerts, au lieu de les dispenser avec équité, au lieu de réparer à mesure qu'il détruit, de renouveler lorsqu'il anéantit, l'homme riche met toute sa gloire à consommer, toute sa grandeur à perdre en un jour à sa table plus de biens qu'il n'en faudrait pour faire subsister plusieurs familles ; il abuse également et des animaux et des hommes, dont le reste demeure affamé, languit dans la misère, et ne travaille que pour satisfaire à l'appétit immodéré et à la vanité encore plus insatiable de cet homme, qui, détruisant les autres par la disette, se détruit lui-même par les excès 7 7 . Il insiste é g a l e m e n t sur la m i s è r e d e s p a y s a n s , qui le c h o q u e d ' a u t a n t plus q u e l'agriculture constitue, p o u r lui, le fondement d e toute é c o n o m i e : [C]es mêmes hommes qui tous les jours, et du matin au soir, gémissent dans le travail et sont courbés sur la charrue, ne tirent de la terre que du pain noir, et sont obligés de céder à d'autres la fleur, la substance de leur grain [... Ils sont] réduits par la nécessité de leur condition, c'est-à-dire, par la dureté des autres hommes, à vivre comme les chevaux, d'orge et d'avoine ou de légumes grossiers, et de lait aigre 7S. 74 Ibid., p. 470-471. BUFFON, « Variétés dans l'espèce humaine », op. cit., vol. III, p. 372-373. 76 BUFFON, « L'Unau & l'Aï », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1765, vol. XIII, p. 4 1 . 77 BUFFON, « Le bœuf», dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1753, vol. IV, p. 440. 78 Ibid., p. 448. 75 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 76 Il est vrai qu'il ne faut pas se méprendre sur la portée de ce genre de déclarations : Buffon n'est pas un penseur « révolutionnaire » et il n'y a aucune raison de douter de sa loyauté à l'égard du roi et de son administration, dont il fait d'ailleurs partie en sa qualité d'intendant du Jardin du roi. C'est peut-être la raison pour laquelle, en dernière analyse, il n'associe pas ces facteurs de déchéance à un système politique incapable de gérer les problèmes qui se présentent à lui mais à des faiblesses inhérentes à la nature humaine : débauche, intempérance, jalousie... car Buffon n'hésite pas à prendre le ton du moraliste. C'est un aspect de son œuvre qui n ' a pas encore été bien étudié et qu'il n'est pas possible de développer dans le contexte de cette étude, mais que je me propose d'approfondir ailleurs. La seconde catégorie regroupe les facteurs de décadence qui sont externes à une société donnée mais qui n'en sont pas moins d'origine humaine : les conflits armés (puisque « ces temps où l'homme perd son domaine, ces siècles de barbarie pendant lesquels tout périt, sont toujours préparés par la guerre, et arrivent avec la disette et la dépopulation ») 79 et les migrations non contrôlées de peuples primitifs. Ces derniers événements sont beaucoup plus rares mais en même temps beaucoup plus destructeurs : Et dans les temps où l'homme, encore à demi sauvage, était, comme les animaux, sujet à toutes les lois et même aux excès de la nature, n'a-t-on pas vu de ces débordements de l'espèce humaine, des Normands, des Alains, des Huns, des Goths, des peuples, ou plutôt des peuplades d'animaux à face humaine, sans domicile et sans nom, sortir tout à coup de leurs antres, marcher par troupeaux effrénés, tout opprimer sans autre force que le nombre, ravager les cités, renverser les empires, et après avoir détruit les nations et dévasté la terre, finir par la repeupler d'hommes aussi nouveaux et plus barbares qu'eux 80 ? Le troisième facteur de dégénérescence est également celui qui retient le plus souvent l'attention de Buffon : il s'agit de la résistance que la nature oppose au programme d'affirmation de soi de l'homme moderne. Le problème réside moins dans ses manifestations spectaculaires et violentes (tremblements de terre, éruptions volcaniques) que dans son indifférence profonde à l'égard de l'homme, une indifférence qu'il n'est pas difficile d'interpréter comme une sourde hostilité. Cette dernière transparaît dans la plupart des descriptions de la nature « brute » intégrées dans VHistoire naturelle, mais il est rare qu'elle soit plus explicite que dans les trois descriptions des « vastes plaines de fange » et des « savanes noyées » 8I de la Guyane. La première se trouve dans la première « Vue » de la nature (1764) : Voyez ces plages désertes, ces tristes contrées [...] couvertes ou plutôt hérissées de bois épais & noirs dans toutes les parties élevées, des arbres sans écorce & sans cime, courbés, rompus, tombans de vétusté, d'autres en plus grand nombre, 79 BUFFON, « De la nature. Première vue », op. cit., vol. XII, p. xv. BUFFON, « Le Lièvre », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, 1756, vol. VI, p. 248. 81 BUFFON, « Le Kamichi », dans Histoire naturelle des oiseaux, Paris, Imprimerie royale, 1780, vol. VII, p. 336. 80 NATURE, RUINE ET DÉCADENCE DANS L'ŒUVRE DE BUFFON 77 gissans au pied des premiers, pour pourrir sur des monceaux déjà pourris, étouffent, ensevelissent les germes prêts à éclore. La Nature qui par-tout ailleurs brille par sa jeunesse, paroît ici dans la décrépitude ; la terre surchargée par le poids, surmontée par les débris de ses productions, n'offre au lieu d'une verdure florissante, qu'un espace encombré, traversé de vieux arbres chargés de plantes parasites, de lichens, d'agarics, fruits impurs de la corruption : dans toutes les parties basses, des eaux mortes & croupissantes faute d'être conduites & dirigées ; des terrains fangeux, qui n'étant ni solides ni liquides, sont inabordables, & demeurent également inutiles aux habitans de la terre & des eaux ; des marécages qui couverts de plantes aquatiques & fétides, ne nourrissent que des insectes vénéneux & servent de repaire aux animaux immondes 82. C e s é l é m e n t s r e v i e n n e n t d a n s les Époques de la nature ( 1 7 7 8 ) , m a i s d ' u n point d e v u e littéraire la t r o i s i è m e version d e ce texte est la plus a c c o m p l i e . Elle se trouve d a n s l'article consacré a u K a m i c h i (1780) 83 : Des eaux stagnantes et répandues près et loin de leurs cours, couvrent le limon vaseux qu'elles ont déposé ; et ces vastes marécages exhalant leurs vapeurs en brouillards fétides, communiqueroient à l'air l'infection de la terre, si bientôt elles ne retomboient en pluies précipitées par les orages ou dispersées par les vents. Et ces plages, alternativement sèches et noyées où la terre et l'eau semblent se disputer des possessions illimitées ; et ces broussailles de mangles jetées sur les confins indécis de ces deux élémens, ne sont peuplées que d'animaux immondes qui pullulent dans ces repaires, cloaques de la Nature, où tout retrace l'image des déjections monstrueuses de l'antique limon. Des énormes serpens tracent de larges sillons sur cette terre bourbeuse ; les crocodiles, les crapauds, les lésards et mille autres reptiles à larges pattes en pétrissent la fange ; des millions d'insectes enflés par la chaleur humide en soulèvent la vase, et tout ce peuple impur ramp[e] sur le limon ou bourdonn[e] dans l'air qu'il obscurcit encore 84. Il est intéressant d e n o t e r q u ' à m e s u r e q u e YHistoire naturelle p r e n d d e l ' a m p l e u r et q u e son projet p h i l o s o p h i q u e se précise, Buffon d o n n e d e s descriptions p l u s négatives d e la G u y a n e . E n 1749, il écrit encore q u e les côtes d e cette colonie française « n'offrent rien d e r e m a r q u a b l e » 8 5 ... À la fin d e s a n n é e s soixante-dix cependant, il dispose, g r â c e à S o n n i n i d e M a n o n c o u r t 86 , d e p l u s a m p l e s informations. E n outre, la m é m o i r e d e l ' h é c a t o m b e d e K o u r o u ( 1 7 6 3 ) est encore fraîche : l ' i d é e d e l ' « enfer vert » d e la G u y a n e est e n train d e s ' i m p o s e r d a n s l'esprit d e ses c o n t e m p o r a i n s 82 BUFFON, « De la nature. Première vue », op. cit., vol. xii, p. xi-xii. BUFFON, « Le Kamichi », op. cit., vol. VII, p. 336-338. 84 Ibid. p. 336-337. 85 BUFFON, « Preuves de la théorie de la terre, art. XI : Des mers & des lacs », dans Histoire naturelle..., Paris, Imprimerie royale, vol. I, p. 406. 86 Voir Elizabeth ANDERSON, « Some possible sources of the passages on Guiana in Buffon's Époques de la Nature (I) », Trivium, 5, 1970 p. 72-84 ; « Some Possible Sources etc. (II) », Trivium, 6, 1971, p. 81-91 ; « More about Some Possible Sources of the Passages on Guiana in Buffon's Époques de la Nature (I) », Trivium, 8, 1973, p. 83-94 ; et « More about Some Possible Sources etc. (II) », Trivium, 9, 1974, p. 70-80. 83 78 LE XVIHe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? et Buffon en est conscient. En évoquant la colonie française autour de Kourou, il se réfère à un endroit qui connote déjà le caractère inhospitalier et inhumain de la nature. Les critiques de Buffon ne s'y sont pas trompés, qui ont vu en ces descriptions une tentative d'établir l'idée que la nature « brute » est avant tout un facteur de violence, de désordre et de déchéance. La lecture polémique de certains passages de l'Histoire naturelle que Bernardin de Saint-Pierre propose dans ses Études de la nature est particulièrement perspicace à cet égard, tout comme l'Examen impartial des Époques de la nature de M. le C. de Buffon de François-Xavier de Feller. Ce dernier auteur reproche même à Buffon d'avoir « voulu juger de l'état du globe entier par les bords de l'Orenoque & de quelques grandes rivières d'Amérique » 87 ! Bernardin de Saint-Pierre partage cet avis, et entreprend de réfuter Buffon dans sa cinquième « étude » de la nature, qui s'attache tout particulièrement à fournir une « Réponse aux objections contre la Providence, tirées des désordres du règne végétal ». Il y présente — entre autres — une description de l'Île-de-France qui répond en plusieurs points à la description de la Guyane offerte par Buffon. Ce texte s'ouvre d'ailleurs par une allusion irrévérencieuse à l'auteur de l'Histoire naturelle (ces «hommes d'esprit, qui n'ont point voyagé... ») avant de proposer une série de références transparentes : La terre est, dit-on, un jardin fort mal ordonné. Des hommes d'esprit, qui n'ont point voyagé, se sont plu à nous la peindre sortant des mains de la nature, comme si les géans y eussent combattu. Ils nous ont représenté ses fleuves vaguant çà et là, ses marais fangeux, les arbres de ses forêts renversés, ses campagnes couvertes de roches, de ronces et d'épines, tous ses chemins rendus impraticables, toutes ses cultures devenues l'effort du génie ". Il est intéressant de voir comment, dans la suite du texte, Bernardin entreprend systématiquement de transformer le tableau très négatif de Buffon en une peinture positive. Quelques exemples : pour l'auteur de l'Histoire naturelle, les grands fleuves qui charrient de la boue et de la fange se perdent dans des marais ; pour Bernardin, ces fleuves (lui aussi mentionne l'Amazone et l'Orenoque) 89 n'ont que des inondations « périodiques » qui permettent de « fumer » les terres submergées. Les eaux « mortes » et « croupissantes » de Buffon deviennent ainsi des eaux vivifiantes ou, à tout le moins, fertilisantes. Franchement « inabordables » dans l'Histoire naturelle, elles se transforment en de « longues allées d'eau » que les indigènes parcourent « sans peine, en tout sens, dans leurs pirogues ». Et tandis que les arbres et les broussailles « jet[és] sur les confins indécis » de l'eau et de la terre n'offrent pour Buffon qu'un repaire aux « animaux immondes », Bernardin y voit une protection contre « la violence des flots », un « asyle » qui a « l'aspect d'une ville avec ses remparts et ses avenues ». Il 87 François Xavier (dit l'abbé) DE FELLER, Examen impartial des Époques de la nature de M. le C. deBuffon, Maestricht, Leekens, 1792 (« quatrième édition corrigée, augmentée & faite sous les yeux de l'auteur »), p. 209. 88 Bernardin DE SAINT-PIERRE, Études de la nature, Paris, Crapelet - Deterville, 1804. 89 Ibid., p. 342, et BUFFON, « Le Kamichi », op. cit., vol. VII, p. 336. NATURE, RUINE ET DÉCADENCE DANS L'ŒUVRE DE BUFFON 79 serait p o s s i b l e d e citer u n g r a n d n o m b r e d ' a u t r e s e x e m p l e s , m a i s il est p r o b a b l e m e n t plus agréable d e laisser la p a r o l e à B e r n a r d i n l u i - m ê m e : Les montagnes de l'intérieur présentent au loin des plateaux de rochers, garnis de grands arbres et de lianes pendantes, qui flottent comme des draperies au gré des vents. Elles sont surmontées de hauts pitons, autour desquels se rassemblent sans cesse des nuées pluvieuses ; et lorsque les rayons du soleil les éclairent, on voit les couleurs de l'arc-en-ciel se peindre sur leur escarpemens, et les eaux des pluies couler sur leurs flancs bruns en nappes brillantes de cristal ou en longs filets d'argent*°. L e s objets décrits sont les m ê m e s , m a i s la description d e Bufifon présente u n e accumulation v i r t u o s e d ' é l é m e n t s h i d e u x et décrépits t a n d i s q u e celle de B e r n a r d i n insiste sur la b e a u t é , la clarté et la variété d u coloris : Aucun obstacle n'empêche de parcourir les bords qui tapissent leurs flancs et leurs bases ; car les ruisseaux qui descendent des montagnes, présentent le long de leurs rives des lisières de sable ou de larges plateaux de roches qu'ils ont dépouillés de leurs terres " . Et: Si quelque arbre tombe de vétusté, la nature, qui hâte par-tout la destruction de tous les êtres inutiles, couvre son tronc de capillaires du plus beau vert, et d'agarics ondes de jaune, d'aurore et de pourpre, qui se nourrissent de ses débris. Du côté de la mer, le gazon qui termine l'île est parsemé çà et là de bosquets de lataniers, dont les palmes faites en éventail et attachées à des queues souples, rayonnent en l'air comme des soleils de verdure 92. Il n ' e s t p r o b a b l e m e n t p a s nécessaire d e rappeler q u e Bernardin, qui p r é t e n d ici é v o q u e r l ' a s p e c t sous lequel l ' Î l e - d e - F r a n c e se présentait à lui p e n d a n t son v o y a g e d u 14 juillet 1768 a u 9 n o v e m b r e 1770, détestait cet endroit tant q u ' i l y séjournait. S o n Voyage à l'Ile de France et ses lettres s'attachent à p e i n d r e les p a y s a g e s a b o m i n a b l e s d ' « u n p a y s aride et m o r n e , tantôt couvert d ' u n e h e r b e b r û l é e qui le rend « n o i r c o m m e u n e c h a r b o n n i è r e », tantôt p a v é d e r o c h e s d ' u n e c o u l e u r gris d e fer, q u i hérissent d é s a g r é a b l e m e n t u n e terre raboteuse » 93 . S'il p r e n d d é s o r m a i s u n t o n très différent, c ' e s t q u ' i l réalise q u e l ' a u t e u r d e l'Histoire naturelle a p o s é des questions fondamentales et q u ' i l n ' e s t a b s o l u m e n t p a s prêt à accepter ses r é p o n s e s : la nature est bienveillante et belle, et n e r e s s e m b l e e n rien à cette force a v e u g l e et indifférente q u e l ' h o m m e doit s'efforcer d e maîtriser m ê m e si elle tente continuellement d e se soustraire à son e m p i r e . Il n ' e s t d o n c p a s nécessaire d e s'insurger contre son indifférence p o u r être « v r a i m e n t » h u m a i n — a u contraire ! M a i s surtout : F « énergie » d e la n a t u r e n ' e s t p a s u n facteur d e d é g é n é r a t i o n et d e d é c a d e n c e , m a i s u n ordre et u n équilibre qui « n ' e s t l'effet ni d ' u n h a s a r d , ni d ' u n e r e c h e r c h e hésitante, ni d ' u n choix h u m a i n ». A u s s i n'est-il p a s étonnant d e v o i r q u e B e r n a r d i n inverse la thèse d e Buffon, et affirme q u e Yhomme est u n facteur d e d é s o r d r e et d e confusion : 90 91 92 93 Bernardin DE SAINT-PIERRE, Études de la nature, op. cit., p. 347. Ibid. Ibid., p. 348. Arvède BARINE, Bernardin de Saint-Pierre, Paris, Hachette, 1914, p. 58. 80 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Mais c'est dans les lieux où nous avons mis la main que l'on voit un véritable désordre. Nous faisons jaillir des jets d'eau sur des montagnes ; nous plantons des peupliers et des tilleuls sur des rochers ; nous mettons des vignobles dans des vallées, et des prairies sur des collines **. Aucune surprise, dès lors, à ce que « ces cultures humaines disparaissent sous celles de la nature » 95 : combien d'entre elles ne sont pas le fruit de nos erreurs et de notre orgueil ? Dans un tel contexte il devient possible d'apprécier une ruine couverte de mousse, de fleurs et de plantes diverses, d'y porter un intérêt esthétique. En effet : en reprenant ses droits, la nature restaure la beauté et l'harmonie du monde et efface les conséquences néfastes de notre présomption et de notre orgueil : Les arbres même assiègent le château ; les cerisiers sauvages, les ormes, les érables montent sur ses combles, enfoncent leurs longs pivots dans ses frontons élevés, et dominent enfin sur ses coupoles orgueilleuses %. * * * Même si YHistoire naturelle témoigne de l'intérêt que Buffon porte à l'histoire humaine, le regard que cet auteur porte sur les « siècles de lumière » et les « révolutionfs] de ténèbres » demeure celui d'un philosophe. Il se réfère volontiers au schéma traditionnel qui voit en l'histoire la succession de trois périodes distinctes (un état primitif dans lequel l'homme est à peine plus qu'un animal, un état civil régi par des lois et enfin un état « décadent » dans lequel les institutions qui assuraient le bon fonctionnement de la société tombent en déchéance), mais au-delà de ce schéma en trois temps il cherche surtout à établir une typologie binaire dans laquelle l'état civil ou « policé » se distingue des deux autres. Pour comprendre les raisons de ce primat de l'analyse philosophique sur l'histoire, il faut se tourner vers l'anthropologie de Buffon. Celle-ci repose, tout entière, sur l'idée que l'homme vit dans un monde indifférent à son égard et que pour assurer sa survie il doit se donner les moyens d'imposer un nouvel ordre à la nature. Le « tableau sinistre » dans lequel Buffon évoque les premiers hommes exposés aux « injures » des éléments et à la « fureur » des animaux est très clair à cet égard : l'homme n'a pas de choix, et doit s'engager dans ce programme de transformation et de domestication de la nature. Or, ses efforts ne peuvent connaître un succès durable qu'au sein d'une communauté qui dispose d'institutions aptes à organiser et à coordonner les efforts de ses membres. Si Buffon renvoie dos à dos la « horde sauvage », la communauté primitive et la société « historiquement » décadente, c'est qu'elles ne disposent pas de ces institutions et que par conséquent elles empêchent l'homme de s'assumer pleinement. La décadence de ces sociétés n'est pas uniquement d'ordre historique ; elle est aussi, et peut-être même surtout, anthropologique. 94 95 96 Bernardin DE SAINT-PIERRE, Etudes, op. cit., p. 344. Ibid. Ibid. L'idée de décadence à la fin de l'Ancien Régime : enjeu d'une polémique ou inquiétude partagée ? Didier MASSEAU Depuis la querelle des Anciens et des Modernes, en passant par le célèbre ouvrage de Montesquieu sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, le XVIII e siècle français est littéralement hanté par l'idée de décadence '. Au centre du débat sur l'histoire, de la réflexion politique sur la permanence et la durée des États, sur les mœurs contemporaines, elle fait l'objet de discours multiples qui nous obligent à réviser l'image trop souvent répandue d'un âge des Lumières, exclusivement marqué par la croyance au progrès et à celle d'une histoire en marche qui, en dépit de périodes régressives ou de stagnation provisoire, mènerait globalement les hommes vers des lendemains meilleurs. Il serait présomptueux dans le cadre de cet article de vouloir embrasser l'ensemble d'une question complexe, aux multiples ramifications. Nous nous limiterons aux vingt dernières années de l'Ancien Régime. Durant cette période, le thème de la décadence prend une ampleur qu'on n'a pas suffisamment mesurée. Les théories de Montesquieu ont fait leur chemin et marqué les esprits. Alors que l'entrée « Décadence » de la grande Encyclopédie ne comportait que quelques lignes, celle du Dictionnaire universel de Jean-Baptiste Robinet (1777-1783) est une véritable étude évoquant, de manière systématique, tous les aspects de la question : historique, politique, institutionnel et moral. La méditation sur les grands hommes de l'Antiquité, sur les valeurs qui triomphaient durant les temps glorieux de la Grèce et 1 L'ouvrage d'Edward GIBBON, Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain, Paris, Duchesne, 1776-1788, s'inspire de Montesquieu, mais l'auteur développe considérablement l'étude des conditions historiques en traitant des institutions, des lois, des mœurs, de l'organisation des armées, mais aussi des conditions de vie, de la production agricole et même du prix des denrées. 82 LE XVIir% UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? de l'Antiquité, sur l'énergie de nos pères conduit naturellement à renouveler le thème obsédant de la décadence. Dans les années 1780-1789, celui-ci devient la figure de proue des antiphilosophes les plus radicaux. Rigoley de Juvigny, conseiller honoraire au Parlement de Metz, publie un ouvrage qu'il intitule : De la Décadence des Lettres et des Mœurs, depuis les Grecs et les Romains jusqu'à nos jours 2. Si l'époque contemporaine apparaît comme l'aboutissement ultime d'un long processus de dégradation des mœurs, l'auteur repère aussi dans le temps long de l'histoire des périodes de prospérité et de décadence, en rendant largement responsable les mouvements philosophiques de la situation actuelle. L'ouvrage entend récuser le consensus mou des Lumières modérées qui ont envahi le champ culturel. La dénonciation rituelle du « fanatisme », la mise en place d'un déisme sentimental détaché de l'Eglise, la morale utilitariste qui a fini par prévaloir, mèneraient le pays à sa perte et seraient les signes les plus perceptibles de la décadence. Rien d'original dans cette position qui relève de la plus pure tradition antiphilosophique, mais elle est intéressante à interpréter comme l'amplification systématique d'une inquiétude sourde, affectant aussi des esprits qui n'adoptent pas une attitude aussi radicale. Le discours sur la décadence a comme fondement le maintien d'une conception cyclique du temps : toute culture et, même si le mot n'est pas prononcé, toute civilisation connaît un moment d'apogée, marqué par un triomphe des lettres et des arts qui constituent alors des modèles indépassables offerts en exemple aux siècles futurs. Cette situation prévaut lorsque la nation, grâce à une politique de conquête ambitieuse et mesurée, est au sommet de sa puissance. De tels moments ne peuvent longtemps durer et ils sont suivis d'une inévitable décadence, avant qu'une renaissance ne surgisse. Il s'agit moins ici d'une analyse portant essentiellement sur les avatars du pouvoir politique que d'une réflexion impliquant l'histoire de la culture et des mœurs, destinée également à imposer des normes à l'histoire littéraire en cours de constitution. On trouverait à cet égard une conception semblable de l'histoire des belles-lettres chez les bénédictins de Saint-Maur et en particulier chez Dom Rivet, étudiant les grands noms qui se sont illustrés dans l'éloquence et la poésie 3. Pour 2 La première édition date de 1787. Jean Antoine Rigoley de Juvigny, est conseiller au Parlement de Metz et membre de l'Académie des Sciences et Belles-Lettres de Dijon. Se situant dans le camp des érudits opposés au « jargon métaphysique », et à la frivolité « philosophique », Rigoley de Juvigny se propose de corriger les notices rédigées par La Croix du Maine et Du Verdier, en se livrant à une critique exacte et éclairée des textes, conformément à l'esprit qui anime l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Il se présente aussi comme un historien de la littérature, soucieux d'entretenir la mémoire des écrivains de la Renaissance et du XVIP siècle. Voir Hervé CAMPANGNE, « L'image de la Renaissance dans les Bibliothèques jrançoises « revues et corrigées » (1772-1773 ) », dans Didier MASSEAU et Jean-Jacques TATINGOURIER (éd.), Les représentations du XVP siècle et de la Renaissance aux XVIIIe et XIX' siècles, Tours, Université de Tours, 2002, p. 9-19. 3 Dom RIVET, Histoire littéraire de la France où l'on traite de l'origine, du progrès, de la décadence et du rétablissement des Sciences parmi les Gaulois, parmi les François ; du point de vue du génie des uns et des autres pour les lettres en chaque siècle..., Paris, 1733. ENJEU D'UNE POLÉMIQUE OU INQUIÉTUDE PARTAGÉE ? 83 Rigoley de Juvigny, la Grèce antique connut ses heures de gloire durant la période située entre les temps homériques et la fin de la guerre du Péloponnèse. Se multiplièrent les philosophes, les historiens, les orateurs ainsi que les « grands capitaines » 4. De même Rome, sous la République, devint la capitale du monde, grâce à une habile politique de conquêtes. L'accumulation de richesses permit l'embellissement des villes, tandis que les lettres et les arts connaissaient un essor sans précédent. Certes, le théâtre romain n'avait pas la qualité du modèle grec, mais grâce à des conditions extraordinairement favorables, l'éloquence latine se perfectionna et finit par trouver son apogée : « Elle ne fût jamais plus noble, plus imposante, plus majestueuse, que dans les beaux jours de la puissance et de la liberté de la République » 5. Quant à la poésie, elle triomphe sous Auguste : les génies que furent Virgile et Horace étaient à la fois des poètes d'un exquis raffinement, mais aussi des savants et des philosophes. Les Géorgiques révèlent, en effet, une connaissance sans précédent de la nature et un art de vivre susceptible d'inspirer les conduites des hommes 6. Il va de soi que Rigoley de Juvigny érige le Grand Siècle en moment suprême durant lequel triomphent le vrai et l'heureuse simplicité, la Renaissance annonçant, par des signes prometteurs, cette période glorieuse. Cette prise de position est en partie partagée par les adversaires de l'autre bord, Voltaire compris, si ce n'est que Rigoley fait du XVII e siècle un modèle incontesté et radicalise encore l'observation des règles intangibles et la doctrine de l'imitation pour mieux critiquer ensuite l'évolution de la pensée esthétique contemporaine : le relativisme naissant, les théories du sublime ou celles du génie élaborées par Diderot, les principes du drame, ce nouvel art théâtral, présenté comme un galimatias exprimant des injonctions et des mouvements passionnels se situant en deçà du langage. Plus fortement encore, Rigoley de Juvigny reprend l'antienne bien connue de l'antiphilosophie, selon laquelle les philosophes modernes auraient volontairement négligé les principes intangibles des belles-lettres pour imposer le monopole de la philosophie dans tous les genres littéraires : la disparition du « bon goût », la dégradation de l'éloquence, sous l'emprise de Thomas, ce spécialiste des éloges œuvrant à l'Académie en faveur des philosophes, et le triomphe du bel esprit, voie d'accès à toutes les mièvreries, représenteraient les signes les plus évidents d'une redoutable décadence ! Pour les plus radicaux des antiphilosophes, une conception rigoriste et étroite du goût classique nourrit l'explication historique de la décadence culturelle. Les 4 5 RIGOLEY DE JUVIGNY, De la décadence des lettres, 1787, p. 74. Ibid.,p. 102. 6 «[...] Virgile en conservant toute la simplicité de Théocrite, nous paroît avoir encore sur lui un grand avantage, par la douceur et le moelleux de son pinceau, par ses grâces naïves, par la délicatesse des sentimens, par la fraîcheur de son coloris, par le charme et la vérité de ses tableaux. Jamais poète n'a réuni autant de connoissance que Virgile. Il étoit à la fois Savant et Philosophe profond. Il avoit senti de bonne heure, que le génie est peu de chose, et que l'esprit n'est rien, sans l'étude et sans la méditation des bons modèles : précepte qu'on ne saurait trop souvent répéter à la jeunesse, sur-tout aujourd'hui qu'on s'efforce de la détourner des véritables sources de l'instruction, parce que l'orgueilleuse ignorance des Novateurs de ce siècle, les dédaigne sans les connoître » (Ibid., p. 127-128). LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 84 risques de dégradation se manifestent paradoxalement en pleine période d'ascension apparente. Lorsque les gens de lettres, désireux de séduire à tout prix le public, abandonnent la leçon des grands modèles, et le respect d'un vrai immuable, pour cultiver l'affectation et l'ornementation excessive, le bel équilibre qui prévalait est rompu. Commence le règne des rhéteurs insincères et celui des petits auteurs qui préfèrent la grâce à la force incontestable du génie insensible aux effets de mode. Dans le domaine de l'éloquence, les successeurs de Démosthene représentent un exemple frappant: «Démétrius de Phalère altéra le premier le goût de l'antique éloquence. Plus jaloux de plaire que d'émouvoir, il préféra les grâces à la force. Il ne songeoit qu'à frapper agréablement l'oreille : il enchantoit l'esprit, mais il n'excitoit dans l'âme aucun de ces mouvements subits, involontaires, que produit la véritable éloquence » 7 . Un phénomène strictement semblable surgit dans la Rome impériale. Au début du règne d'Auguste, alors même que l'on pourrait s'attendre au plein épanouissement d'une période glorieuse pour les lettres, la publication des œuvres d'Ovide marque un premier décrochage. Le désir d'éblouir le public par des effets surprenants, la quête d'une ornementation pratiquée au détriment de la profondeur de la pensée, rompt l'équilibre entre la forme et le fond, et favorise un glissement vers des joliesses suspectes, en accumulant tous les symptômes avant-coureurs de la décadence. On l'aura compris, l'analyse du passé est ici un moyen de dénoncer la décadence du présent, sur le triple plan de la politique, des lettres et des mœurs : crise de l'autorité, menacée par un feu sans précédent de critiques publiques, tolérées ou faiblement réprimées, crise des belles-lettres contaminées par la toute-puissance du discours philosophique. Fontenelle, au début du siècle, passe pour donner naissance à l'esprit destructeur, qui tente de se faire un nom, en abandonnant résolument le respect dû aux Anciens, et en pratiquant cette mode de l'esprit touche-à-tout qui se contente d'effleurer les sujets traités 8. Voltaire qui vient de recevoir tous les triomphes, lors de la représentation de sa dernière pièce, et dont les œuvres complètes publiées à Kehl, quelques années plus tard, doivent se répandre dans l'Europe entière, célébré même par des esprits qui ne partagent pas toujours son déisme sans Église, ni son anticléricalisme militant, devient pour les antiphilosophes les plus radicaux, le symbole exemplaire de la décadence ! Position tout de même difficile à soutenir ! Rigoley de Juvigny reconnaît comme M* de Feller ou Sabatier de Castres 9 le grand talent de l'écrivain — ses dons prodigieux d'invention, l'extrême finesse de son esprit, et même son goût exquis, mais ces concessions indispensables faites à l'adversaire sous peine de sombrer dans le ridicule, sont accompagnées des plus sévères critiques—, talent le plus souvent 7 Ibid, p. 77. * « On est donc forcé de convenir que ce SIECLE DES LUMIERES a commencé par le renversement de tous les principes. L'Auteur des Mondes profita pour ce faire un nom, des circonstances et du moment, où tous les esprits étoient disposés à l'ignorance et au faux goût » (Jbid.,?. 358). 9 SABATIER DE CASTRES, Les Trois siècles de la Littérature françoise ou Tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I" jusqu 'en 1773, Amsterdam, 1774, 4 vol. ENJEU D'UNE POLÉMIQUE OU INQUIÉTUDE PARTAGÉE ? 85 altéré par la passion partisane, légèreté superficielle, propension au pillage : « Habile à déguiser ses larcins, il sait les embellir sous un coloris enchanteur » 10. Sont bien sûr dénoncés l'acharnement à discréditer la religion chrétienne ainsi que les diatribes humiliantes et souvent grossières qu'il lance contre ses adversaires, déshonorant l'image de l'homme de lettres et mettant fin à une pratique littéraire fondée sur l'honnêteté et le respect des bienséances. Le comble de la décadence étant peut-être l'enthousiasme du public pour le « coryphée des incrédules ». La crise sans précédent de la République des Lettres représenterait un autre symptôme de cette situation délétère. Durant le XVIII e siècle, on ne cesse d'évoquer cette idée-phare, bien qu'elle relève davantage du mythe que de la réalité. Chacun rappelle sa vertu fondatrice : proclamation d'une égalité fondamentale entre les gens de lettres de toute origine et de toute condition, pour dénoncer les basses intrigues, l'esprit de lucre, et surtout les viles querelles qui opposent désormais les acteurs de la vie culturelle ". Les antiphilosophes entrent dans l'arène pour souligner la perte de l'esprit d'antan. Sous la Grèce antique, les grands dramaturges, comme Sophocle ou Euripide, lorsqu'ils se trouvaient en concurrence, ne cherchaient nullement à discréditer leurs rivaux par des moyens déloyaux. Plus radicalement, les antiphilosophes entendent dénoncer le détournement des pratiques de la République des Lettres au profit des seuls philosophes. D'Alembert est particulièrement visé. Certes, ses adversaires reconnaissent qu'il a beaucoup œuvré pour relever la dignité de l'écrivain. Son Essai sur les gens de lettres n notamment, est crédité de vouloir mettre fin à la situation d'asservissement dans laquelle se trouvent les protégés à l'égard de leurs protecteurs, et d'instaurer un nouvel équilibre entre gens à talent et élites sociales, mais cette juste lutte serait finalement mise au service d'une ambition effrénée : conquête des sociétés de pensée, promotion de la figure du « Géomètre » destinée à se substituer à celle du véritable homme de lettres, qui avait acquis tout son prestige en sachant user de tous les raffinements de la langue. La mise en cause du vedettariat intellectuel cultivé par d'Alembert, exerçant sans retenue le pouvoir que lui confère son poste de secrétaire perpétuel de l'Académie française, n'est pas nouvelle, mais elle acquiert dans les dernières années de l'Ancien Régime, un relief particulier. Quant à Jean-Jacques Rousseau, son procès n'est plus à faire. Les audaces d'Emile et du Contrat social ont attiré les critiques légitimes des autorités civiles et ecclésiastiques, mais le paradoxe veut que cet auteur subversif soit à la fois décrié par ses pairs et lu avec passion par un public féminin qui ne connaît rien de son œuvre philosophique. Dans les années 1770, Linguet se livre à une critique systématique des mécanismes qui régissent la production culturelle du XVIII e siècle 13 : les collèges 10 11 RlGOLEY DE JuVIGNY, Op. cit., p . 3 5 9 . DUTERTRE, Projet utile pour le progrès de la Littérature, 1757 ; La Pétaudière ou Observations sur l'État actuel de la Littérature, 1778. Voir Didier MASSEAU, L'invention de l'intellectuel dans l'Europe du XVIII' siècle, Paris, PUF, 1994, ch. VI « La République des Lettres en péril », p. 113-133. 12 D'ALEMBERT, Essai sur la société des gens de lettres avec les grands, 1753. 13 Simon Nicolas Henri LINGUET, Aveu sincère ou Lettre à une mère sur les dangers que court la jeunesse en se livrant à un goût trop vif pour la littérature, Londres, 1768. LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 86 qui fournissent aux jeunes gens des principes abstraits de littérature, les lieux de sociabilité dans lesquels ils tentent de mettre à profit le jargon abstrait que l'éducation leur a transmis, la frivolité et les caprices des femmes à la mode qui régissent les fameux salons et tentent de faire la carrière de leurs protégés. Il décrit également dans un livre saisissant par son radicalisme, les humiliations que les apprentis écrivains doivent subir quand ils se heurtent à la morgue et à la rapacité des libraires, à la malveillance des critiques ou à la hauteur des comédiens français, toujours prêts à abuser de leur position de force, quand des dramaturges viennent leur proposer des pièces à interpréter 14. Le désintéressement qui régnait dans la fameuse République a fait place à l'esprit de commerce qui avilit la production intellectuelle : « La littérature est devenue de nos jours un véritable objet de finance. C'est un courtage perpétuel : on n'y parle que de vente et de revente ; c'est une place de commerce, où l'on fait plus usage du calcul que du génie » 15. L'arrivisme impénitent des candidats à la reconnaissance n'aurait d'égal que la médiocrité de leurs talents. D'abord, l'année 1778, qui voit disparaître à quelques mois d'intervalle les deux grandes figures de la Philosophie, est perçue par beaucoup comme une rupture symbolique, créant un vide incontestable, car le recul critique que chacun manifeste, toutes tendances confondues, pour prendre la mesure historique de Voltaire et Rousseau, va de pair avec le constat que la République des Lettres est désormais abandonnée à « de vils mercenaires » 16, choisissant leur camp en fonction du profit qu'il leur procure. Certains, comme Sénac de Meilhan en 1795, présentent aussi le règne de Louis XVI comme une période de déclin culturel. Le nombre d'écrivains se serait considérablement accru, mais aurait prévalu la tendance fâcheuse à inscrire sa pensée dans des modèles stylistiques déjà façonnés 17. Une vingtaine d'années avant la Révolution, Louis Antoine de Caraccioli évoquait déjà une dérive de la fonction-auteur. La confusion qui s'instaure entre le plus misérable 14 « N'oubliez surtout pas de faire votre cour aux comédiens... Il faut brûler quelques grains d'encens aux pieds des actrices », André-Hyacinthe SABATIER, Conseils d'un vieil auteur à un jeune ou l'art de parvenir dans la République des Lettres, 1753, p. 14-15. 15 16 LINGUET, op. cit., p. 37-38. « Ainsi voilà la Poésie à son déclin, l'éloquence au tombeau et l'Empire littéraire abandonné à de vils mercenaires », La Pétaudière ou Observations sur l'état actuel de la Littérature, Amsterdam, 1778, p. 5. 17 « Les écrivains célèbres et nombreux du siècle de Louis XIV et du règne de Louis XV, qui se sont exercés dans divers genres, ayant multiplié les tournures de la langue, et varié les formes du style, il semble que la langue se soit assouplie sous leurs mains habiles, et que de là soit résulté une manière générale de s'exprimer et d'écrire. Enfin une foule d'exemples en tout genre présentent, en quelque sorte à chaque écrivain, des assortiments tout préparés pour revêtir sa pensée. Ces moyens ont encouragé à écrire, et le nombre des écrivains s'est multiplié à l'infini, sous le règne de Louis XVI, mais il n'en est presqu'aucun, qui se soit élevé à une certaine hauteur ». SÉNAC DE MEILHAN, DU gouvernement, des mœurs, et des conditions en France avant la Révolution avec le caractère des principaux personnages du règne de Louis XVI, Hambourg, 1795, p. 116. ENJEU D'UNE POLÉMIQUE OU INQUIÉTUDE PARTAGÉE ? 87 plumitif, rémunéré à la page et l'homme de lettres digne de ce nom, l'égalité de statut conféré à l'écrit le plus frivole et à l'ouvrage profond, témoigneraient d'une crise sans précédent des belles-lettres, et de l'abus du pouvoir scripturaire 18. La dernière marque de la décadence est celle des mœurs, profondément liée aux dérives inquiétantes des modes culturelles. L'antiphilosophie sanctionne depuis longtemps le pouvoir qu'exercent les nouveaux philosophes sur les femmes et les jeunes gens crédules, qui ne disposent pas des outils nécessaires pour décrypter les dangers du « philosophisme », mais la critique des mœurs en vigueur durant les années qui précèdent la Révolution se fait plus virulente. Les retombées de l'éducation rousseauiste sont dénoncées avec vigueur. Le strict respect des principes naturels prônés par l'auteur d'Emile, inciterait des femmes à exposer leurs enfants presque nus à toutes les intempéries, tandis qu'elles les maintiendraient dans la plus complète ignorance en observant à la lettre les exigences de l'éducation négative ! Des générations seraient ainsi laissées sans instruction et privées des connaissances élémentaires de la religion ! Rigoley de Juvigny critique aussi les excès de la sensibilité frénétique, en relevant les liens entre les modes culturelles et les conduites effectives des individus. Alors que sur la scène française triomphent les sombres horreurs des nouveaux drames, le thème de la folie envahit également le répertoire théâtral. Nina ou lafolle par amour, représentée pour la première fois au Théâtre italien le 15 mai 1786, aurait provoqué parmi les spectatrices des scènes d'hystérie collective. Les femmes suffoquent, étouffent, et jettent dans la salle « de douloureux et profonds soupirs, comme si elles étoient attaquées de la même maladie que Nina » 19. Le commentateur perçoit les symptômes de la décadence dans le climat ambiant qui prévaudrait dans le Paris des années 1780. Le goût pour les phénomènes extrêmes, pour les situationslimites, pour les conduites troubles échappant à l'analyse rationnelle, assurerait le succès des charlatans comme Cagliostro ou Mesmer. L'évocation des patients groupés autour du célèbre baquet est assez pittoresque pour être notée : « Pourroit-on présenter un tableau plus comique et plus affligeant en même temps pour la raison, que ces êtres prétendus raisonnables, grotesquement groupés autour d'un bacquet, chargés de fers, grimaçant à sa manière, les uns éclatant de rire, les autres pleurant ou soupirant ; ceuxci ayant les yeux stupidement fixés sur rien ; ceux-ci immobiles et hébétés, tombant 18 « L'avilissement des auteurs dont vous ne pouvez deviner la cause vient de leur acharnement à se détruire et de leur folle ardeur à vouloir faire imprimer tous leurs rêves. On a dégradé la littérature et l'impression par des milliers de brochures aussi obscènes qu'extravagantes », CARACCIOLI, Lettres récréatives et morales sur les mœurs du temps, 1767, p. 219. Voir Henri DURANTON (dir.), Du pauvre diable à l'homme de lettres. Les mutations de la condition intellectuelle au XVIII' siècle. Réalités et représentations. Colloque tenu à SaintEtienne, en septembre 2005, actes à paraître. 19 RIGOLEY DE JUVIGNY, op. cit., p. 439, note 1. L'auteur de Nina ou la folle par amour, publiée en 1786 était Marsollier des Vivetières. Voir Didier MASSEAU, « Les folles par amour dans le roman français à la veille de la Révolution », dans René DÉMORIS et Henri LAFON (éd.), Folies romanesques au siècle des Lumières, Paris, Desjonquères, 1998, p. 214-224. 88 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? en crise les uns après les autres, ou tous ensemble au gré d'un Agent invisible qui les presse et les obsède, ou, pour mieux dire, au gré d'une imagination égarée » 20. Les excès affecteraient toutes les conduites, toutes les pratiques, toutes les modes esthétiques. Le goût des ruines offrirait un amoncellement de colonnes tronquées, de ponts vétustés, et de rivières sans eau. Les modes vestimentaires, on s'en doute, désignent toutes les surenchères. Ce qui choque le plus les théoriciens conservateurs est, bien sûr, la confusion des rangs, des statuts et des sexes : le grand seigneur, dépouillé des marques vestimentaires témoignant de sa condition, ne peut plus être distingué du simple passant 21. Quant aux femmes, elles marchent désormais d'un pas ferme et délibéré « vêtues aussi indécemment l'une que l'autre, les cheveux épars et pendans jusqu'à la ceinture, un énorme chapeau enfoncé sur le front, leur couvrant le visage » 22. Fait plus grave, on ne peut plus différencier la femme honnête de la courtisane. La confusion des rôles, des apparences et des appartenances, rendrait le monde à la fois indéterminé et illisible. En définitive, dans ce procès du siècle, même les découvertes scientifiques, et l'engouement pour les retombées techniques spectaculaires comme la création des montgolfières, deviennent suspectes, dans la mesure où la prédominance des sciences risque de reléguer au second rang le culte des belles-lettres. Or cette dégradation généralisée de la culture et des mœurs est attribuée sans sourciller au triomphe du « philosophisme ». Linguet sanctionne avec violence les ravages qu'il aurait causés, car l'écart entre les bonnes intentions proclamées et les conduites réelles n'aurait jamais été aussi grand. La figure de Sénèque, comme image du philosophe ayant fini par servir le règne odieux de Néron, envahit les ouvrages antiphilosophiques. L'image du sage antique symbolise l'hypocrisie philosophique ambiante. Les philosophes vivant désormais dans la plus grande aisance continuent à vanter les mérites d'une existence détachée des biens matériels ; l'altruisme et la vertu sont proclamés haut et fort par ceux qui usent des stratégies les plus sophistiquées pour conquérir les lieux du pouvoir intellectuel. Des philosophes élégamment vêtus prodiguent les éloges aux lumières de leur siècle, à la douceur de ses mœurs, et l'on ne rencontre hors de chez eux que la misère et le désespoir. Eux-mêmes les font naître par leurs exactions. On voit des Sénèques ruiner par l'usure des provinces entières, en écrivant des traités sur la bienséance, et composer des livres contre le luxe, sur des tables d'un bois plus précieux que l'or 23. La critique de Sénèque met en cause l'ambition de l'intellectuel moderne : sa prétention à accéder à une autonomie absolue du jugement, propagé dans un espace 20 Ibid., p. 467-468. « Reconnoîtrez-vous cet Ecclésiastique, ce Magistrat, ce nouveau favori de la Fortune, en bottines, un fouet ou un léger roseau à la main, les cheveux retroussés sous un chapeau à larges bords qui leur tombent sur les yeux, en frac si étroit qu'il couvre à peine le dos, et le col enveloppé dans une épaisse cravatte ? » (Ibid., p. 477-478). - « C'est ainsi que dans tous les états et dans toutes les conditions, chacun viole les bienséances et que personne n'est à sa place » (Ibid., p. 479-480). Daniel ROCHE, Le culte des apparences, une histoire du vêtement, XVII'-XVIH* siècles, Paris, Fayard, 1989, ch. V, La hiérarchie des apparences, p. 87-117. 22 Ibid., p. 478. 21 23 LINGUET, op. cit., p. 71. ENJEU D'UNE POLÉMIQUE OU INQUIÉTUDE PARTAGÉE ? 89 culturel sans frontières, à un public universel ; son désir effréné d'intervention politique, sa propension à multiplier les leçons de morale collective, quand bien même les circonstances le conduisent à d'inquiétants compromis. Plus grave encore, l'intellectuel à l'image de Sénèque, persistant à demeurer le conseiller de Néron, alors que celui-ci a définitivement succombé à ses inclinations criminelles, n'en vient-il pas à cautionner le despotisme le plus odieux 24 ? Le comble de la décadence résiderait alors dans une société ayant oublié que tout individu doit admettre une part indépassable d'hétéronomie, et garder un lien viscéral et sacré avec la tradition religieuse et culturelle. Sans partager ce point de vue, Diderot dans l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron, semble très atteint, voire ébranlé par les critiques dirigées contre Sénèque, comme figure anticipée de l'intellectuel moderne. On n ' a pas suffisamment replacé cette œuvre ultime de Diderot dans le contexte particulier des dernières années de l'Ancien Régime. Le philosophe admet volontiers que le règne de Néron est représentatif d'une complète décadence : les esprits les plus distingués s'y confondent avec la populace, et les frontières qui séparent les gens instruits des plus ineptes des individus s'abolissent. Alors que les barrières morales les plus élémentaires sont levées, et que la perversion atteint nécessairement tout le monde, un esprit isolé comme Sénèque peut-il espérer exercer encore un pouvoir quelconque ? En dépit de fortes préventions, et contre l'avis des antiphilosophes, Diderot conclut tout de même que l'intellectuel doit poursuivre son engagement durant les époques décadentes, mais son affirmation n'étant pas animée par la flamme d'une complète certitude, ses adversaires peuvent continuer leurs attaques 25. La critique des antiphilosophes à la fin du XVIII e siècle n'est pas neuve. Des arguments connus prennent un nouvel infléchissement, d'autres témoignent d'un ressassement quelque peu lassant. Ce qu'il faut interpréter, c'est le surgissement de positions radicales et systématiques, alors même que chacun a pris du recul pour porter un regard sur « les Lumières » ayant contribué à façonner le siècle, que certaines positions se sont assouplies, que des chrétiens convaincus et plutôt traditionalistes cherchent à pactiser avec la philosophie. Sur le plan littéraire, Rigoley de Juvigny fait preuve d'un classicisme intransigeant et étroit. Il ne s'agit même plus de défendre le vraisemblable théorisé par Boileau, mais une vérité immuable, un goût éternel et sans concession, alors que la réflexion esthétique, en pleine mutation, depuis Du Bos, 24 « Quand on pense que c'est sous le régime affreux de l'infâme Néron, que Sénèque a osé élever la voix en faveur de la vertu ; que c'est sous les yeux du Prince le plus impie et le plus cruel, qu'il a écrit de la Providence et de la Clémence, on ne peut s'empêcher de louer et d'admirer son courage : malheureusement la base, sur laquelle il étoit appuyé, étoit trop foible, puisque ce Philosophe, malgré ce grand étalage de sentiments vertueux, n'a pas rougi d'être l'apologiste de l'assassinat d'Agrippine, commis par son indigne fils. Tant il est vrai que la sagesse humaine, livrée à elle-même, n'est souvent qu'orgueil et rarement vertu », RIGOLEY DE JUVIGNY, op. cit., p. 180-181. 25 Eric GATEFIN, Le statut du Philosophe dans l Tissai sur les règnes de Claude et de Néron de Denis Diderot, thèse soutenue à l'Université de Tours en mars 2006. Nous espérons que ce travail important sera rapidement publié. 90 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? subit l'emprise du sensualisme lockien, élabore une nouvelle théorie du sublime, et commence à mettre en cause les représenta.tions traditionnelles de la mimesis. Linguet va plus loin encore : non seulement le siècle des Lumières en son entier est dénoncé comme celui de la décadence, mais la philosophie, dans toutes les acceptions du terme, apparaît comme la cause de tous le;s malheurs de l'humanité 2É. Un parti pris d'inversion systématique conduit le polémiste à dénigrer ce que beaucoup encensent ou admettent comme un fait d'évidence. Bien loin d'« éclairer » les hommes, les « Lumières » mal dispensées les détournemt de l'application aveugle de leurs devoirs, en faisant germer l'esprit de doute ! À force de disséquer le corps social pour en dégager des liens abstraits, de froids analystes ne trouvent plus qu'un squelette : « Ses muscles, ses ressorts, ainsi désassemblés, dépouillés des voiles favorables qui en entretenaient la souplesse et l'union, n'offrent plus que l'image de la mort, avec un appareil de science aussi fastueux qu'inutile » 21. Le radicalisme d'un Rigoley de Juvigny et la violence provocatrice d'un Linguet, présentent bien les traits permanents et essentiels de toute conduite « réactionnaire », mais il est plus intéressant de les interpréter comme les manifestations d ' u n e réelle inquiétude, qu'il convient de situer dans son temps pour la comprendre pleinement. A la veille de la Révolution, certains adversaires des mouvements philosophiques, estiment que l'on ne peut pas colmater les brèches ouvertes par la modernité, et q u ' i l faut refuser tout en bloc, si l'on veut empêcher l'éclatement de la société, et la chute définitive dans un monde chaotique. Les effets de surenchère dans la critique d"u présent, la représentation fantasmatique d'un ordre nécessaire et immuable, seul contre-feu contre la décadence, disent aussi le sentiment d'une rupture inquiétante a v e c un monde familier, porteur de valeurs incontestables et le refus simultané des accélérations sans précédent d'une histoire qui s'emballe. L'idée de décadence sert donc les fins d'une polémique, un peu usée, mais qui connaît parfois un surcroît de violence dans: les dernières années de l'Ancien Régime. Les antiphilosophes radicaux accusent l e s mouvements philosophiques, toutes 26 « Du luxe et des sciences réunies, naît la philosophie : production funeste, qui, se bornant d'abord à dégrader les arts, passe bientôt jusqu'aux mœurs, qui énervant le peuple et corrompant les grands d'une nation, y fait germer avec rapidité la bassesse, l'oubli des devoirs réciproques, et enfin le despotisme » (LINGUET, op. cit. p. 63-64). Dans une diatribe intitulée « Le Dix-Huitième Siècle », Gilbert récuse, ave;c une incroyable âpreté, le prétendu siècle de la raison auquel il attribue tous les malheurs présents : pédantisme généralisé dissimulant une ignorance de fait, disparition des antiques verhus, individus épuisés par les plaisirs et gagnés par la mollesse, décadence de la poésie incapable de croître sur les terres desséchées par le philosophisme : « Par l'erreur et l'orgueil nommé philosophie, Un monstre, chaque jour, croît et se fort ifie, Qui d'honneurs usurpés, parmi nous revêtu, Etouffe les talens et détruit la vertu » METTRA, Correspondance littéraire secr>ète, t. 2, 29 juillet 1775, p. 84-98. 27 Ibid., p. 70. ENJEU D'UNE POLÉMIQUE OU INQUIÉTUDE PARTAGÉE ? 91 tendances confondues, d'ébranler les fondements du pouvoir religieux et politique, et d'être en même temps les fossoyeurs des belles-lettres qui constituent pourtant le plus beau florilège des sociétés développées. Des représentants des Lumières modérées, intégrés dans les institutions culturelles, et cherchant par tous les moyens à confirmer leur position de pouvoir, répondent en usant d'une argumentation rigoureusement inverse. Ainsi en va-t-il de Suard dans son discours de réception à l'Académie française : « Loin d'accélérer la décadence des arts et du goût, la philosophie seule peut la prévenir » 28. Au lieu d'avoir nui à la poésie, en la soumettant aux lois d'une précision rigoureuse et desséchante, comme certains le prétendent, la philosophie a mis fin, au contraire, à une conception purement mécanique du vers, en retrouvant les vrais principes de l'inspiration poétique. Ne relevant plus seulement d'un savoirfaire, celle-ci naîtrait désormais « d'un certain enthousiasme général qui agite tous les esprits, qui se communique par une espèce de contagion, et qui féconde les germes cachés du talent et du génie » 29. L'évocation de cette nouvelle ardeur, elle-même nourrie par une réflexion sur les origines de la poésie, vise à dépasser la querelle des Anciens et des Modernes, en faisant l'éloge d'une modernité compatible avec l'admiration portée aux œuvres du Grand Siècle, et qui reconnaît aussi les apports incontestables du grand philosophe-poète que fut Voltaire. Rompu au talent d'équilibriste que nécessite le discours académique, Suard multiplie les positions conciliatrices pour faire accepter la « philosophie » par l'institution et le pouvoir d'État. Les grands hommes qui ont façonné ce siècle ne peuvent être les adversaires de la religion. Défenseur de la liberté civile, il en appelle, avec Montesquieu, à une monarchie « éclairée » qui défende « les droits des hommes ». L'indétermination de la position politique témoigne de la prudence de l'académicien et d'un désir éperdu de reconnaissance auprès des représentants du pouvoir d'État. Il convient néanmoins de ne pas s'en tenir au discours strictement polémique, car les positions des uns et des autres, dans le camp philosophique radical, comme chez les partisans des Lumières modérées, sont plus différenciées et complexes. Notons d'abord que l'idée de décadence n'affecte pas nécessairement ensemble tous les domaines du savoir et de la culture. L'article « Littérature » de la grande Encyclopédie, sous la plume du chevalier de Jaucourt, déplorait déjà l'état dans lequel serait tombée cette discipline : « Il s'agit d'indiquer les causes de la décadence de la Littérature, dont le goût tombe tous les jours davantage, du moins dans notre nation, et assurément nous ne nous flattons pas d'y apporter aucun remède ». L'encyclopédiste attribue le phénomène au manque d'égard dont souffre « le savant » dans la société contemporaine. La frivolité régnante empêcherait que soit considéré celui qui tente d'éclairer des « passages difficiles d'auteurs de l'antiquité, un point de chronologie, une question intéressante de Géographie ou de Grammaire » 30. On le constate, l'analyse de Jaucourt est prudente. Ce n'est pas, comme on pourrait 28 Jean-Baptiste SUARD, Discours prononcés dans l'Académie françoise le jeudi IV août 1774 à la réception de M. Suard, Paris, 1774, p. 7. 29 Ibid.,p. 13. 30 Encyclopédie, article « Littérature », p. 594. 92 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? s'y attendre, le philosophe qui souffre d'une perte de prestige, mais le « savant » ne parvenant plus à inculquer aux jeunes gens les humanités, pourtant indispensables à la vie d'un honnête homme 31. Au-delà des différences évidentes de position avec les adversaires religieux ou profanes de la philosophie et de l'Encyclopédie en particulier, une zone d'interférence apparaît sur les fronts en présence : c'est bien le risque de la disparition de l'héritage culturel qui est ici incriminé, c'est bien aussi pour les belleslettres, la relation presque consubstantielle que celles-ci entretiennent depuis toujours avec l'antiquité gréco-romaine 32. Dans les dix dernières années qui précèdent la Révolution, le jeune André Chénier témoigne d'une inquiétude voisine, en écrivant De la Décadence des Lettres et des Arts. Une triple corruption, politique, morale, et littéraire domine le présent, même si, par ailleurs sa poésie est animée d'un grand souffle d'espoir. Comme beaucoup d'intellectuels, comme Rousseau et Mably, il pose l'existence d'une république primitive, dans laquelle les hommes vivaient dans l'égalité. La montée des passions et la soif de domination qui se sont emparées de quelques-uns, finissent par amener des tyrans au pouvoir. La décadence morale déjà liée à cet état premier de dégradation amplifie le mal. La soif de richesse et de luxe vient se substituer aux antiques valeurs. Le désir exacerbé du paraître conduit les ambitieux à inventer des stratégies pour imposer leur image et exercer leur pouvoir sur une foule déjà avilie, encline à se laisser convaincre. À la différence des adversaires religieux des philosophes, Chénier sacralise les lettres, en les dotant d'un pouvoir immense et régénérateur, mais c'est pour ajouter que la décadence du temps présent, fait obstacle à cette ambition légitime. Quand la corruption politique et morale est à son comble, il est du devoir du poète de flétrir les politiciens serviles et les écrivains frivoles, en rappelant que toute poésie véritable est animée par un désir de grandeur et de « patriotisme », visant à galvaniser les cœurs et à réveiller les forces en sommeil de l'humanité. Dans La Dignité du poète, il dénonce à son tour le cérémonial académique, le goût conventionnel qui règne dans les associations littéraires, le pédantisme de certains grands, et les basses pratiques 31 II est à noter que l'on ne trouve nullement dans cet article l'opposition éventuelle entre érudition et philosophie, marquée parfois par la critique voltairienne des pratiques en vigueur dans l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Voir Claudine POULOUIN, « Les érudits de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, marginaux des Lumières ? », dans Didier MASSEAU (éd.), Les marges des Lumières françaises (1750-1789), Genève, Droz, 2004, p. 186199. 32 « Avec des airs dédaigneux, on a relégué hors du beau monde, et dans la poussière des classes, quiconque osoit témoigner qu'il avoit fait des recueils, et qu'il s'étoit nourri des auteurs de la Grèce et de Rome », op. cit., article « Littérature ». L'inquiétude est épistémologique, culturelle, mais aussi linguistique. La crise que connaît l'enseignement du latin, mais aussi la place qu'on lui attribue dans une société dominée par les sciences, affecte de nombreux esprits. Voir Françoise WAQUET, Le latin ou l'empire d'un signe, XVP-XX' siècle, Paris, Albin Michel, 1998 et Jean-Marie GOULEMOT, Jacques LÉCURU et Didier MASSEAU, «Angoisse des temps, Obsession de la somme et politique des restes à la fin du XVIIIe siècle », dans Pierre CITTI (éd.), Fins de siècles, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1990, p. 203-212. ENJEU D'UNE POLÉMIQUE OU INQUIÉTUDE PARTAGÉE ? 93 journalistiques " . Quant à Voltaire, tout en se félicitant des progrès de la philosophie au sein des élites, il déplorait parfois la perte des grands talents littéraires et il lui arrivait même de regretter, comme ses adversaires, que l'esprit géométrique se soit emparé des belles-lettres au point de devenir un frein pour la poésie 34. Il advenait souvent qu'il mît en garde la communauté intellectuelle, comme les antiphilosophes eux-mêmes, contre la montée d'une vile piétaille littéraire exclusivement poussée par l'appât du gain, même si, pour lui, ces écrivaillons faisaient finalement le jeu des adversaires de la philosophie. Mais il y a davantage à la fin de l'Ancien Régime. La multiplication des dictionnaires, la critique contemporaine l'a souvent noté, peut être interprétée comme le désir de sauvegarder un savoir menacé par tous les risques de dispersion et de perte. Dans cette perspective, l'idée de décadence n'est plus seulement l'enjeu d'une polémique, entre adversaires idéologiques, ni le produit d'un héritage méthodologique ou conceptuel, mais l'objet d'une anxiété proclamée ou diffuse, méritant d'être définie et théorisée. Le Dictionnaire universel de Robinet que l'on peut considérer comme l'expression des Lumières modérées et vulgarisées, consacre un très long article au thème de la décadence 35. Dans le sillage de Montesquieu, il rappelle d'entrée que l'instabilité doit être considérée comme la marque propre des choses de ce monde, et donc comme celle des sociétés, des États et des gouvernements. Ce point essentiel est à interpréter comme l'a priori de toute réflexion sur l'histoire. L'idée même de révolution, quelle que soit son acception dans la pensée classique, évoque d'abord le bouleversement d'un ordre initial et, de ce fait, un événement à première vue négatif 36. Dans cette perspective, les « révolutions » sont présentées par Robinet, comme l'objet privilégié sur lequel l'homme d'État doit se pencher, en adoptant un point de vue d'historien, s'il veut tirer des leçons du passé, trouver des repères pour diriger son action, et éviter les faux pas 37. Après avoir distingué les révolutions naturelles, 33 André CHÉNIER, Œuvres poétiques, éd. critique G. Buisson et E. Guitton, Paradigme, 2005, t. 1, p. 124-130. 34 « Le bon temps était le siècle de Louis 14 dont je n'ai bu que la lie. Cependant, il faut être juste ; j'avoue qu'il n'y a en France aujourd'hui aucun grand talent, de quelque genre que ce puisse être, pas même à l'opéra comique qui est devenu le spectacle de la nation ; mais en récompense, il y a beaucoup de philosophie, le monde est plus éclairé ; la superstition est bannie chez tous les honnêtes gens, et voilà ce qui me console », Lettre à Servan du 9 mai 1766, Correspondance, vol. 30, D13291, p. 214. 35 Jean-Baptiste René ROBINET, POMMEREUL DE SACY, CASTILHON, Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique ; ou Bibliothèque de l'homme d'état et du citoyen, Paris, 1777-1783, vol. 15. 36 Jean-Marie GOULEMOT, Le règne de l'histoire, Paris, Albin Michel, 1996. On consultera en particulier le ch. IX, « De l'histoire cyclique à l'histoire cumulative », p. 295-344 et le ch. X, « Discours éclaté au midi du siècle », p. 345-382. 37 « Le tissu de ces révolutions forme l'Histoire Universelle du monde, laquelle nonseulement rend compte des faits arrivés, mais en recherche aussi les causes, et en explique les effets. C'est une histoire que l'homme d'Etat doit étudier sans cesse. Il y trouve la pratique d'une science dont on vient de lui donner la théorie ; il y voit le théâtre du monde ouvert, et toutes nos règles mises en action ». ROBINET, op. cit., article « décadence », t. 15, p. 167. 94 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? occasionnées par les effets funestes de la nature (tremblements de terre, maladies dévastatrices) et les révolutions politiques, provoquées par l'action des hommes, il définit les causes étrangères et les causes intrinsèques, susceptibles d'abréger la durée des gouvernements. Il cite, parmi les premières, les grandes immigrations des peuples, en rappelant les menaces que constituent toujours les poussées expansionnistes de l'empire russe et des Ottomans, mais aussi la puissance accrue et somme toute inévitable des États européens, car celle-ci risque toujours de rompre l'équilibre de cette entité fragile que constitue l'Europe. Dans le droit fil de Montesquieu auquel il rend hommage, Robinet en vient à montrer combien l'essor territorial des États coïncide dialectiquement avec le début de leur chute, car Rome a clairement prouvé qu'au sommet de sa gloire, l'empire romain devenait ingouvernable, parce que trop étendu. Plus largement, les entreprises excessives et chimériques d'un gouvernant ne disposant pas des moyens matériels à la hauteur de ses ambitions mènent également inévitablement à la décadence de l'État. En fait, le maintien de celui-ci dans la longue durée est constamment menacé et ne repose sur aucun principe tangible et absolu : en se mettant sous la dépendance excessive d'une autre puissance, un État risque de s'affaiblir, mais inversement en adoptant une indépendance trop manifeste, il suscitera inévitablement la méfiance des puissances voisines qui seront tentées alors de se coaliser contre lui. Quant aux causes intérieures, elles reposent sur une constitution vicieuse et sur les carences du prince. À cet égard, la nécessité des régences, lors de la minorité des rois, représente une faiblesse indéniable des monarchies. Lorsqu'une grave crise surgit, le régent doit disposer d'un grand sens politique et de beaucoup d'habileté. Philippe d'Orléans put éviter les troubles que la bulle Unigenitus risquait de provoquer en France, parce qu'il sut maintenir une autorité qui ne souffrit aucun partage. Mais Robinet attribue surtout un rôle considérable au relâchement des mœurs. Il s'agit moins d'élaborer des lois judicieuses, que de réunir tous les moyens possibles de les faire observer. Or la religion chrétienne apparaît comme le frein indispensable contre une éventuelle dégradation des conduites, et non pas la religion naturelle jugée trop abstraite pour exercer un quelconque pouvoir sur les masses populaires : « Qu'on y prenne garde ! Dès que la religion positive s'éteint dans un pays, pour faire place à la religion naturelle, trop spéculative, et trop incertaine pour la multitude, puisque chaque homme diffère de sentiment et lumières, ce pays marchera à grands pas vers sa décadence » 38. Le maintien d'une religion d'État vise donc, bien sûr, à fonder la morale sociale, mais elle est aussi un facteur de cohésion nationale. Elle évite les risques de dispersion, voire d'éclatement communautaire, que comportent en puissance les cultes particuliers, l'individualisme déiste, voire les conduites athées. Néanmoins est également sanctionnée l'imposition intempestive d'une religion par un gouvernement autoritaire. Dans ce cas, le culte exhibé par des signes extérieurs trop visibles mène tout droit à la « dévotion », c'est-à-dire à F« enthousiasme » et au « fanatisme ». Ces expressions montrent clairement combien les idées voltairiennes se sont vulgarisées et, bien qu'évidemment infléchies, imprègnent le discours des 38 Ibid,p. 179-180. ENJEU D'UNE POLÉMIQUE OU INQUIÉTUDE PARTAGÉE ? 95 Lumières modérées. Lorsque la religion domine de manière trop sensible les esprits, comme en Espagne, les individus feraient preuve d'une crédulité et d'une passivité impropres aux progrès des arts, des talents et du commerce. Le Dictionnaire universel de Robinet fait donc état d'une tension complexe entre progrès et décadence. Les risques de dégradation surgissent des « excès » produits par des mouvements, par ailleurs positifs. Le principe d'entropie risque à tout moment de démanteler une machine fragile, en proie à des forces contraires, devant être à la fois intégrées et contenues dans de justes limites, bien difficiles à définir 39. Bien qu'il ne cesse de critiquer les injustices des monarchies autoritaires et qu'il semble en appeler à une république égalitaire, Mably avertit l'historien que sa tâche première consiste à repérer les moindres signes de dégradation qui menacent les États quels qu'ils soient, alors même que tout semble prospérer. À chaque instant, les vices peuvent se mêler aux vertus, et bouleverser une situation instable. L'œil perspicace de l'historien a pour mission essentielle de démêler dans le tissu enchevêtré des causes qui expliquent l'affaiblissement, voire la disparition des nations, l'indice virtuel d'une dégradation que les acteurs de l'histoire n'ont pas pu ou pas su percevoir. Au-delà des positions des uns et des autres, le thème de la décadence, à la fin de l'Ancien Régime, implique sourdement l'appréhension inquiète d'une nouvelle conception du temps. Certes, la représentation linéaire et cumulative, autorise tous les espoirs aux yeux de Condorcet, mais cet optimisme, apparemment sans faille, est loin d'être majoritaire. Même Voltaire qui dans Y Essai sur les mœurs conférait un sens à l'histoire en exaltant les périodes de progrès succédant au temps des ténèbres, craignait toujours un retour sporadique de la barbarie. La dernière décennie de l'Ancien Régime est marquée par un foisonnement d'idées souvent contradictoires, mêlant l'irrationnel au rationnel, la fascination pour les origines et la projection dans un avenir lointain. Mais l'idée de régénération qui anime de nombreux esprits, comme André Chénier, implique un nouveau regard jeté sur l'Antiquité, et plus généralement un dialogue incessant avec les auteurs du passé, pour échapper aux dérives d'un présent menacé de toutes parts par des forces délétères et corruptrices. Il faut également noter que la conception linéaire du temps qui se met progressivement en place ne s'impose pas sans se heurter à des réticences souvent inconscientes. Le maintien et même la consolidation d'une représentation cyclique de la temporalité chez les historiens des belles-lettres peuvent être considérés comme le symptôme d'une résistance au sentiment d'un temps perçu comme la menace d'une dégradation irréversible, dans les autres domaines. L'idée d'un apogée de la culture et de sa possible résurgence dans une période meilleure, rassure l'imaginaire hanté par la perte de toute chose. Dans les années 1770-1789, l'homme prend simultanément conscience des forces que lui confèrent les nouvelles sciences, il rêve de tous les possibles qui s'offrent à lui, mais le désir prométhéen qui travaille en profondeur les urbanistes, les architectes, les poètes et de nombreux artistes à la fin de l'Ancien Régime, est à relier à la conscience de plus en plus aiguë de l'historicité des sociétés et du phénomène humain, à la perception obsédante d'un Jean STAROBINSKI, Action et réaction : vie et aventures d'un couple, Paris, Seuil, 1999. 96 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? avenir risquant de briser définitivement le lien avec un savoir, souvent diffus, mais qui demeure pourtant comme une borne et un repère souhaités. Critique apologétique de la décadence et religion du goût La dégénérescence des lettres chez Caraccioli et Rigoley de Juvigny Fabrice PREYAT Tout croule autour de nous ' ! La sentence audacieuse et irrévocable prononcée par Montaigne à l'égard d'un siècle qui continue de symboliser dans l'imaginaire collectif la renaissance des arts et des lettres a depuis longtemps invité les historiens à plus de circonspection dans leurs tentatives de périodisation et dans l'élaboration de définitions historiques toujours sujettes à caution. Chaque siècle porte en lui ses propres contradictions et l'âge des philosophes ne peut certainement se targuer d'une exemplaire unité. Étudier l'inquiétude culturelle et le sentiment de régression compris dans la notion de « décadence », propre à l'origine aux cosmologies religieuses 2, invite inévitablement, pour cette époque, à reprendre la question de Kant — Qu 'est-ce que les Lumières ? — et à rouvrir le dossier du théologien catholique Lorenz von Westenrieder sur les implications religieuses de YAufklàrung (1780). L'historiographie contemporaine a, sur ce point, considérablement relativisé les anathèmes lancés par les grandes synthèses de Paul Hazard et d'Ernst Cassirer sur les conditions de développement d'un « catholicisme des Lumières ». Elle a jeté les bases d'une anthropologie religieuse et a permis de brosser le portrait plus nuancé 1 Michel Eyquem DE MONTAIGNE, Essais, Paris, Flammarion, [s.d.], vol. 4, p. 56 (m, 9). Voir le panorama historique (« The old fears », « The new sensé of crisis ») dressé par Koenraad SWART, The sensé of décadence in nineteenth-century France, La Haye, Nijhoff, 1964, p. 1-45. Sur la notion de décadence, on se reportera également aux ouvrages de Henry VYVERBERO, Historical pessimism in the French Enlightenment, Cambridge, Harvard University Press, 1958 ; Kurt WAIS, DOS antiphilosophische Weltbild des Franzôsischen Sturm undDrang 1760-1789, Berlin, Junker - Dunnhaupt, 1934. 2 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 98 d'une période tout en contrastes 3. La contribution paradoxale de l'antiphilosophie à l'essor de la littérature apologétique moderne et à la structuration de la libre pensée sort aujourd'hui de l'ombre où l'avaient confinée des critiques, victimes d'une vision biaisée par l'autosatisfaction des philosophes, enclins à laisser du XVIIP siècle l'image optimiste d'un progrès continu dont aurait communément témoigné l'épanouissement des sciences, des arts et des mœurs. Grimm ne convenaitil pas que son siècle « surpassait tous les autres dans les éloges qu'il se prodiguait à lui-même » 4 ? Le clan philosophique ne se prononça pourtant jamais unanimement sur l'idée d'une perfectibilité infinie de l'espèce humaine. Bien au contraire, nombre d'esprits éclairés, comme l'a montré Roland Mortier, réussirent le tour de force d'allier une croyance sincère dans le progrès intellectuel et historique à une perception pessimiste du développement de la littérature et des arts, distinguant ainsi esthétiques et idéologies 5. Le « classicisme intransigeant » de Voltaire, désavoué par les Encyclopédistes, constitue l'exemple le plus éloquent d'une conception au sein de laquelle l'évolution sociale serait venue tempérer le déclin des lettres et du goût 6. D'autres, plus radicaux, à l'instar de l'abbé Raynal, lurent dans les cycles de l'histoire ou sous le prisme de métaphores organicistes, l'inéluctable déchéance qui succédait à toute période de progrès relatif : Dans tous les siècles à venir, l'homme sauvage s'avancera pas à pas vers l'état civilisé. L'homme civilisé reviendra vers son état primitif; d'où le philosophe conclura qu'il existe dans l'intervalle qui les sépare un point où réside la félicité de l'espèce. Mais qui est-ce qui fixera ce point ? Et s'il étoit fixé, quelle seroit l'autorité capable d'y diriger, d'y arrêter l'homme 7 ? Cette analyse, teintée d'un « rationalisme volontariste » s'inscrivait au cœur d'une réflexion sur l'« histoire universelle de l'esprit » 8 et entendait contribuer à l'éveil d'une conscience historique renvoyant le citoyen et les institutions à leurs responsabilités respectives. La décadence qui, chez les antiphilosophes, englobait tout à la fois littérature, culture, morale et religion, répondait au contraire à un fatalisme dicté par les instances catholiques et par l'efflorescence d'une histoire ecclésiastique 3 Sur la radicalité négative d'Ernst Cassirer relative à la guerre livrée par l'encyclopédisme contre la religion {La philosophie des Lumières, Paris, 1966), sur la conception de « catholicisme des Lumières » et la provocation érudite d'Yvon Belaval (« L'Aufklàrung à contre-lumières », Archives de philosophie, 42/4, 1979, p. 631 -634), on se reportera au chapitre « Pour une anthropologie religieuse des Lumières : YAuJklârung chrétienne », dans Histoire du christianisme, Bernard PLONGERON (éd.), Paris, Desclée, 1997, vol. 10, p. 261-268. 4 Correspondance littéraire, Paris, 1877-1882, III, p. 327. 5 Roland MORTIER, « L'idée de décadence littéraire au XVIIP siècle », Studies on Voltaire and the èighteenth century, 57, 1967, p. 1013-1029. 6 Ibid., p. 1026, 1028. 7 Guillaume-Thomas RAYNAL, Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes, Genève, Pellet, 1781, vol. 5, p. 15. 8 Jean DAGEN, L'histoire de l'esprit humain dans la pensée française de Fontenelle à Condorcet, Lille, Service de reproduction des thèses, 1980. Sur la décadence des lettres, voir plus spécifiquement les pages 588 à 612 (« Vers le mythe littéraire »). CRITIQUE APOLOGÉTIQUE DE LA DÉCADENCE 99 soucieuse, d u r a n t les t e m p s d e c r o i s s a n c e c o m m e e n p é r i o d e d e corruption, d ' é p a r g n e r l ' i m m u a b i l i t é d u christianisme. F r é r o n se faisait tout a u plus le p o r t e - v o i x d e B o s s u e t l o r s q u ' i l déclarait q u e « les A r t s & les Sciences avaient leur c o m m e n c e m e n t , leur p r o g r è s , leurs révolutions, leur d é c a d e n c e , leur c h u t e , c o m m e les E m p i r e s ». L'histoire de l'esprit révélait s o u s sa p l u m e u n e vulnérabilité induite tant p a r l ' i d é e d e d é c a d e n c e que p a r u n e « m y s t i q u e d u g é n i e » 9 . Les talens meurent & renaissent sans que la Philosophie les amène, ni ceux-ci la Philosophie. On observe seulement qu'un siècle devient, pour l'ordinaire, bel-esprit & Philosophe quand les talens ont disparu, & qu'il ne reste d'autre ressource pour briller que le rafinement. L'esprit alors se donne beaucoup de mouvement, s'agite & se répand davantage, tandis que le Génie épuisé se repose. La Nature sommeille, & se répare en silence : voilà ce que l'expérience nous démontre, ce que l'Histoire nous apprend, & ce que la Philosophie moderne veut contredire I0 . L a v e r v e atrabilaire d u m a r q u i s d e Caraccioli é p i n g l a p o u r t a n t le « p h i l o s o p h i s m e », d e v e n u s y n o n y m e d u d é p é r i s s e m e n t d e l'esprit et d e s m œ u r s " . L e travail d e sape des apologistes c h e r c h a sa légitimité auprès d e la p l u s h a u t e Antiquité. E l l e a c c e n t u a le contraste entre la g r a n d e u r originelle d e l ' h o m m e et l'obscurité d e sa n o u v e l l e condition ; elle creusa u n p e u p l u s le fossé séparant nature et culture. Le Genre Humain fut destiné pour former une chaîne de talens & de vertus, mais les passions ont souvent interrompu cette belle trame. On a vu chaque siècle comme un anneau rester à sa place, ou s'en déranger, selon que les sens & les préjugés ont dominé. Ainsi le dixième siècle fut ignorant, l'onzième barbare, le douzième superstitieux, le seizième fanatique, le dix-septième lumineux, le nôtre incrédule & frivole. Nous avons absolument perdu ce beau jour enfanté par nos Pères, & nos yeux malades ont pris un triste crépuscule pour le Soleil dans son plein midi. C'est à cette lueur que nous voulons démêler les objets, les connoître, & les approfondir. Avouons que tout se ressent de ce clinquant répandu sur nos habillemens, & sur nos lambris ; nous lisons ainsi que nous bâtissons, & nous bâtissons ainsi que nous frisons l2. L e discours De la décadence des lettres et des mœurs, c o m p o s é en 1767 p a r R i g o l e y d e Juvigny, m e m b r e d e l ' A c a d é m i e d e s sciences, arts et belles-lettres d e Dijon qui avait c o u r o n n é e n 1749 le Discours sur les sciences et les arts d e R o u s s e a u , soulignait a v e c r a n c œ u r l ' a v è n e m e n t universel d u bel esprit a u m é p r i s d u b o n 9 Ibid.,p. 598. L'année littéraire, 1755, vol. 1, p. 2 4 7 ; Jacques-Bénigne BOSSUET, Discours sur l'histoire universelle, dans Œuvres complètes, Paris, Migne, 1866, vol. 10, col. 926 : « [Le] fracas effroyable [de la chute des empires] vous fait sentir qu'il n'y a rien de solide parmi les hommes, et que l'inconstance et l'agitation est le propre partage des choses humaines ». 11 Voir également Jean-Marie-Bernard CLÉMENT, A Monsieur*** sur le poème des saisons de M. de St. L***, dans Observations critiques sur la nouvelle traduction en versfrançois des Georgiques de Virgile, Genève, 1771, p. 237 s. 12 Louis-Antoine CARACCIOLI, La jouissance de soi-même, Amsterdam, Van Harrevelt, 1759, p. 224. 10 100 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? goût 13. Les bâtiments contemporains les plus banals étaient désormais pourvus des ornements fonctionnels qui constituaient, moins d'un siècle auparavant, l'apanage des temples, des palais ou des édifices publics. La vanité les employait à profusion, les tournant en autant d'injures directement adressées aux « monumens immortels » du siècle de Louis XIV. L'auteur déplorait l'étiolement des arts, l'appauvrissement des manufactures contraintes de s'éclipser devant l'essor pris par les fabriques de papiers peints — « image frappante de l'esprit privilégié et superficiel de ce siècle ! Inventions et productions futiles d'un luxe qui n'annonce que la misère et la pauvreté ! » 14. Quant aux académies, loin de faire revivre à Paris les splendeurs d'Athènes, elles favorisaient l'ignorance, perpétuée par l'éclectisme des lycées. Les instances éducatives préparaient le terreau du bel esprit, encourageaient le désir de briller, quitte à laisser sombrer une France crédule dans la « folie » et le « charlatanisme » d'un Mesmer : « c'est pourtant au milieu d'un siècle philosophe, dont on vante les lumières, que renaît la folie des sciences occultes, et qu'on en impose aussi effrontément au public toujours avide de nouveautés ! » 15. Sur les scènes de théâtre, la terreur fit place à l'horreur et la démence trouva un rôle à sa mesure tandis que les femmes donnaient le ton à toutes les « bagatelles » et faisaient parler aux sciences un « langage de ruelle » 16. L'homme moderne soucieux de solidité ne trouvait pas plus de réconfort dans l'art des jardins ou la prétendue poésie des ruines. Ses pères, frappés du spectacle de la nature, s'étaient bien formé une « idée grande et majestueuse de l'espace et de l'étendue qu'elle embrasse », mais ses contemporains délaissaient cette vision pour privilégier l'extravagance et imposer dans les plus harmonieux paysages la vue de tombeaux « faits pour inspirer la tristesse et l'horreur » 17. Le constat d'un rapport de double implication entre l'évolution des mœurs et l'épanouissement du bel esprit était chose effrayante aux yeux de Rigoley de Juvigny. Tous les outils du progrès parurent gangrenés par une philosophie qui, en contaminant la société, l'enjoignait à conforter ses prérogatives dans le champ culturel et corrompait dès lors définitivement le goût : « le philosophisme a pénétré partout, a tout corrompu ». Lui seul s'est intéressé à réformer et à « corrompre » l'enseignement public afin de mieux « propager sa dangereuse doctrine » 18. Malgré le titre superbe de Siècle des Lumières, dont notre siècle se décore, nous n'avons jamais été plus fondés à nous plaindre non-seulement de la décadence des Lettres et du goût, mais même de la corruption des mœurs. A quoi devons-nous en 13 Jean-Antoine RIGOLEY DE JUVIGNY, De la décadence des lettres et des mœurs depuis les Grecs et les Romains jusqu 'à nos jours, Roulers, Stock-Werbrouck, 1824. Voir également la lecture de cet ouvrage par Didier MASSEAU, Les ennemis des Philosophes, Paris, Albin Michel, 2000, p. 324 s. 14 Ibid, p. 312. 15 Ibid, p. 315. u Ibid., p. 290-295, 258 ; du même auteur, « Discours sur le progrès des lettres en France », dans Les bibliothèques françoises de la Croix du Maine et de Du verdier, Paris, Saillant, 1772, p. 72. 17 Ibid., p. 316. 18 Ibid, p. 311-312, 319, 349. CRITIQUE APOLOGÉTIQUE DE LA DÉCADENCE 101 attribuer la cause, si ce n'est au vice de notre éducation, à la foiblesse de nos études, à l'oubli des modèles de l'antiquité savante, aux écarts enfin dans lesquels le bel-esprit et une philosophie insensée et trompeuse ont entraîné la génération présente " ? La ruine de toute originalité conférée à leur époque constitua la première stratégie des antiphilosophes afin d'enrayer l'infestation de la littérature par les vices. Les lettres promues par un XVIIP siècle décadent étaient à la fois le reflet et la continuation du dépérissement de la littérature latine amorcé dès le siècle d'Auguste, lorsque la poésie cessa d'être unie à la philosophie comme elle l'était au temps de Platon. La critique de deux ères culturelles que tout opposait se formulait en termes semblables, la relativité des temps et des mœurs se dissolvant dans la perpétuité des travers humains (ambition, cupidité, lubricité, goût pour le luxe) 20. L'imitation de l'Antiquité, le rôle prépondérant joué par les mécènes 2I étaient censés remédier à l'empire des mœurs. Étouffés par Fontenelle et Houdar de La Motte qui avaient abrogé le modèle des Anciens, ces facteurs confortaient tout au plus le recul des contemporains par la représentation des usages du passé. Ces philosophes avaient profité de la disposition du moment à F« ignorance » et au « faux goût », méthode qui les apparentaient aux Sénèque et aux Lucain qui, en rejetant le modèle cicéronien, avaient entraîné pareille révolution et favorisé les « ravages » du bel esprit. Puisque le siècle des Lumières avait commencé « par un renversement de tous les principes », il ne tenait qu'aux apologistes de ravir les titres de gloire de la philosophie pour les retourner aux littérateurs pensionnés par Louis XIV dont la grandeur, quoi qu'en dît Perrault, était avant tout redevable à l'attention permanente portée aux œuvres antiques. Le bel-esprit, avec ses grâces minaudières, son clinquant et ses pompons, étant devenu l'idole de la multitude, ne songea plus qu'à fonder son empire, en portant Fontenelle sur le trône de la littérature. [...] C'est d'un pareil écrivain qu'ils osent dire pourtant qu 'il ne peut être apprécié que par de nouveaux principes, et un nouveau siècle de lumières ; comme si le siècle de Louis XIV, qui l'a jugé, étoit un siècle des ténèbres : comme si les principes sur le beau et sur le vrai, pouvoient varier. On doit plaindre ceux qui s'égarent faute de lumières 22. Sur fond de critique sociale, la querelle se prolongea sans faiblir jusqu'à l'aube du XIX e siècle offrant à ses protagonistes les armes propices à ternir les palmarès et à renverser les hiérarchies du champ littéraire. Il n'appartenait qu'au génie de Richelieu, à la grandeur de Corneille et de La Fontaine, à la prose « élégante, admirable et poétique » de Fénelon, à l'éloquence d'un Bossuet, d'un Fléchier ou d'un Bourdaloue, aux vers « sublimes, harmonieux et tendres » de Racine de faire 19 Ibid, p. 1, 240. Ibid.,p.S9, 113, 120. 21 Voir l'explication donnée sur la dégénérescence observée depuis l'œuvre d'Homère à celle de Virgile (Ibid., p. 83, 1, 8, 17). 22 Ibid., p. 234-238, 223 ; « Discours sur le progrès des lettres en France », op. cit., p. 6667, 71. Voir également Jean-Marie-Bernard CLÉMENT, A Monsieur*** sur le poème des saisons de M. de St. L***, op. cit., p. 334. 20 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 102 passer en français tout le charme et toute l'harmonie des vers d'Homère, d'Eschyle, de Sophocle ou d'Euripide et non à « de froids enlumineurs, dont l'orgueilleux amourpropre s'imagin[ait], avec des pinceaux languissans et grossiers, des couleurs fausses et éteintes, pouvoir copier les touches larges, savantes et vigoureuses, les nuances délicates et légères, et le coloris enchanteur des tableaux pleins d'ame, de chaleur et de vie de ces grands maîtres » 23. Le marquis de Caraccioli regrettait un temps où l'on cherchait l'exotisme, non pas dans l'extravagance de la mode d'Outre-Manche au détriment du sentiment national mais bien dans les lettres grecques, quitte à les vêtir des oripeaux du christianisme comme l'avait si bien réalisé Fénelon en popularisant dans le Télémaque l'éducation « sévère et mâle » d'autrefois. Rigoley de Juvigny était plus vindicatif lorsqu'il dénonçait les « vapeurs des Marais d'Albion » responsables de cette « épidémie philosophique, qui tuait le génie, faisait fermenter les esprits, & produisait un goût anti-national » 24. L'antiphilosophie reconnaissait sans difficulté l'institution ecclésiastique comme seule capable d'arrêter et de perpétuer la félicité de l'homme. Au centre des polémiques littéraires, s'affrontèrent ainsi deux conceptions de la philosophie. L'une, profane, s'était choisi pour chef de file, ce « phénomène littéraire extraordinaire » qu'était Voltaire, qui depuis longtemps avait éclipsé Fontenelle. L'autre, certaine d'être dépositaire d'une vérité sauvegardée dans les Évangiles, dénonçait cet « illusionniste » et achevait de déchirer une sagesse déjà en lambeaux : Tantôt il vous éclaire, et tantôt il vous plonge dans les ténèbres. On diroit qu'il a un bon et un mauvais génie qui conduisent sa plume. Le vrai philosophe a des principes fondés sur la vérité : il ne varie jamais : Voltaire n'a que des idées sans suite et sans système ; il s'abandonne à l'impulsion de son esprit inconstant et volage. Le philosophe puise dans ses réflexions une tranquillité d'ame, une égalité d'esprit, un amour pour le bien, un zèle pour la vérité, une conduite pleine de sagesse et de prudence, que rien ne peut troubler, altérer ni démentir : Voltaire jouissoit-il de ces heureuses dispositions d'âme, d'esprit et de sentimens ? Il a été l'oracle du philosophisme et non de la philosophie 25. Rousseau ne fit que donner une forme nouvelle à d'« anciennes erreurs ». En fondant ses idées avec celles des penseurs païens, il causa autant de tort aux mœurs que le patriarche de Ferney 26. La « philosophie sainte » avait l'exclusivité du titre de « vraie philosophie » et pouvait compter pour la défendre sur la montée en puissance du laïc au sein de l'Église moderne qui remontrait aux consciences l'urgence de renouer avec la véritable lumière de la Révélation : le chrétien « seul remplit, par un sentiment surnaturel, les obligations de Parent & de Citoyen, ne voyant que Dieu dans tout ce qu'il dit, & tout ce qu'il fait. C'est un Sage par excellence, un Philosophe 23 Jean-Antoine RIGOLEY DE JUVIGNY, De la décadence des lettres et des mœurs, op. cit., p. 33, 113, 190-191, 199. 24 Jean-Antoine RIGOLEY DE JUVIGNY, « Discours sur le progrès des lettres en France », op. cit., p. 90-91 ; De la décadence des lettres et des mœurs, op. cit., p. 321. 25 Ibid., p. 251. 26 Ibid., p. 288. CRITIQUE APOLOGÉTIQUE DE LA DÉCADENCE 103 accompli » 27 . L e s interactions d é n o n c é e s entre philosophie, littérature et p e n s é e sociale conduisirent à l ' é p a n o u i s s e m e n t p r o g r e s s i f d ' u n e critique littéraire m a r q u é e du sceau d e l ' i d é o l o g i e ecclésiale. L a littérature d é c a d e n t e d u m o n d e fut d é s o r m a i s envisagée p a r les apologistes en contraste c o n s t a n t a v e c le Verbe inaltérable d e Dieu, m o n t r a n t ainsi la voie d a n s laquelle la postérité était s o m m é e d e s'engouffrer. E n matière d e d o g m e c o m m e e n m a t i è r e d e goût, il était préjudiciable d e varier o u d'altérer les principes r e ç u s . La Religion, vraiment vénérable par son antiquité, parle toujours d'une manière uniforme. Elle n ' a ni ce ton présomptueux que prennent les Incrédules, ni ce ton timide qui est le partage de la pusillanimité. Simple & sublime, merveilleuse & consolante, elle ne varie jamais sur ses dogmes et sur sa morale 28. [...] le goût ne se conserve pur, qu'autant qu'il est entretenu et nourri par l'étude des bons modèles. [...] Le seul moyen de tendre à la perfection, est donc de ne prendre pour guide que le vrai [et de copier] les tableaux vivans de la nature. [L'esprit seul est] ardent à détruire ce que tant de siècles de génie, de goût, de raison, de savoir et d'expérience ont établi sur des principes invariables 29. L a d é l i q u e s c e n c e d e s m œ u r s se m a r q u a i t a v e c acuité d a n s le l a n g a g e . R i e n n'était plus éloigné d e l'efficace divine et d e l ' e n t h o u s i a s m e antique q u e le m e n s o n g e p h i l o s o p h i q u e qui poussait ses adversaires à renverser le socle des valeurs m o n d a i n e s afin d e restaurer, sous d e s accents e m p r u n t é s a u Sermon sur l'honneur du monde d e Bossuet, u n e esthétique fondée sur le r e n v e r s e m e n t s y m é t r i q u e des Béatitudes. Que fut le langage des Philosophes en comparaison des Livres Saints ! [...] S'ils exaltent les vertus, ils leur donnent la vanité pour principe & pour fin. Les Livres Saints ont bien une autre manière de s'exprimer : tout y est conséquent, tout y est vrai. [...] On reconnoît que c'est Dieu lui-même qui a dicté les paroles. Ce ne sont ni des visions, ni des systèmes semblables à ceux de nos Beaux-Esprits ; mais des vérités simples, & tout-à-fait analogues à l'excellence de l'ame & à ses désirs. [...] quel ouvrage dans le monde a les prérogatives de la Sainte Ecriture ? [...] Que les Poètes, que les Orateurs, que les Philosophes, se taisent ; tout est humain dans leurs productions : au-lieu que dans les expressions de l'Ecriture il n'y a rien de charnel. Elles embrasent, elles ravissent, elles pénètrent jusques dans la moelle des os, jusques dans les replis les plus secrets du cœur ; elles sont plus douces que le miel, plus précieuses que l'or ; elles sont la voix de la vérité, elles ont retenti dans toutes les extrémités du monde. La loi du Seigneur est parfaite, dit le Prophète ; elle convertit les âmes, elle donne la sagesse aux petits, elle est pure, elle éclaire les yeux. [...] Estce là le langage des Romans, qui ne tend qu'à corrompre les mœurs ? Est-ce là celui de la Philosophie moderne [...]. Tous ces systèmes sur la création du monde [...] ne valent pas une ligne de Moïse [...]. Aussi [les Apôtres] touchoient-ils les cœurs, & ne flattons-nous que les oreilles 30. 27 Louis-Antoine CARACCIOLI, Le chrétien du temps, confondu par les premiers chrétiens, Liège, Bassompierre, 1767. 28 Louis-Antoine CARACCIOLI, Le langage de la religion, Liège, Bassompierre, 1763, p. IV-V. 29 Jean-Antoine RIQOLEY DE JUVIGNY, De la décadence des lettres et des mœurs, op. cit., p. 53-55. 30 Louis-Antoine CARACCIOLI, Le langage de la religion, op. cit., p. 38-39,45,48-49, 123-125. 104 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? La religion du livre confondait, chez Caraccioli, l'orgueil et le blasphème des philosophes mais aussi l'intrépidité des courants rationalistes critiques que l'Eglise n'avait de cesse d'étouffer depuis les incartades de Spinoza et de Richard Simon. Une parole religieuse non critiquable, une Tradition assurée par l'exégèse étroitement codifiée des originaux constituaient un refuge dans un siècle où l'épuisement du génie paraissait consécutif à l'exacerbation de l'esprit critique. La déploration des mœurs de la république des lettres que les apologistes souhaitaient ramener à la respublica christiana d'Augustin conduisit à la condamnation univoque de la fiction. Sous la pression d'une apologétique qui délaissait la preuve par le spectacle de la nature au profit du fait et de la déontologie historique affinée par la théologie positive, Caraccioli ressuscita l'antithèse traditionnelle ficta versus facta qu'il résolut par l'équation ficta —falsa. L'adhésion au récit littéraire répondait dès lors à des modalités définies par le christianisme et le concept commun de « vérité ». Sous une triple équivalence, l'opposition de la mythologie au merveilleux chrétien rejoignait celle du paganisme au christianisme, ou l'antagonisme du faux et du vrai. Un glissement, constaté déjà lors des tentatives de christianisation et de nationalisation des pratiques littéraires à la fin du XVII e siècle, s'observa « de l'ordre du littéraire à celui du réel, de l'ordre du discours à celui du réfèrent, ou si l'on veut un passage « clandestin » de la fiction à la fausseté » dont la légitimité des discours politique et religieux tirait profit 3I . Dieu a donné à la force de cette sublime parole la vertu de prévaloir sur toutes les fables dont les fausses Religions sont imbues, & d'effacer tout le vain éclat de l'éloquence profane, de sorte qu'elle n'a pas besoin d'ornements étrangers. Si on assiste aux Concerts ou aux Spectacles, on n'y trouve, malgré toute leur beauté, que des fictions, au point que pour goûter du plaisir il faut pouvoir se prêter à l'illusion, mais quand on entend quelqu'Instruction que fait un Ministre de Dieu au nom de toute l'Église qui l'a député, on se sent ému par la force de la vérité, & l'on reconnoît qu'il n'y a que ce langage digne d'une ame immortelle 32. L'étalonnage des talents littéraires réalisé par les philosophes fut consécutivement perçu comme la prolongation de leurs combats contre l'infâme. La disqualification du Grand Siècle parut le fruit d'une incrédulité qui, en définitive, s'employait à ravaler aussi bien les talents littéraires des ecclésiastiques que des laïcs catholiques : Il y a long-temps qu'on a remarqué que la philosophie ne se ressouvient de Louis XIV, que lorsqu'il s'agit de la religion, qu'il a aimée, protégée, soutenue, conservée en bannissant l'erreur de ses états : voilà le motif du dépit secret qui anime [la philosophie] contre ce prince [...]. Quels hommes opposera-t-on à ces génies créateurs, qui ont rallumé le flambeau des lettres, des sciences et des arts, que les novateurs de nos jours ont déjà presqu'entièrement éteint ? Comment la raison et le goût ne seroient-ils pas révoltés de voir jusqu'à quel point on ravale 31 Bernard MAGNÉ, La crise de la littérature française sous Louis XIV : humanisme et nationalisme, Lille, Atelier de reproduction des thèses, 1976, p. 600-601. 32 Louis-Antoine CARACCIOLI, Le langage de la religion, op. cit., p. 126. CRITIQUE APOLOGÉTIQUE DE LA DÉCADENCE 105 Bossuet aujourd'hui, non-seulement en le comparant à nos orateurs et à nos écrivains hydropiques, mais encore en le mettant au-dessous d'eux " . L ' e s t h é t i q u e et la r e c o n n a i s s a n c e d e l ' a u t e u r c a t h o l i q u e entendaient enchérir sur les critères p r o p r e s à la c h o s e littéraire. L a d i m e n s i o n é m i n e m m e n t individuelle a c c o r d é e a u x p h é n o m è n e s d e c o n v e r s i o n , dont l ' e x i s t e n c e n e paraissait saisissable que p a r la reconstitution b i o g r a p h i q u e d u lien t é n u qui unissait les p r o d u c t i o n s d ' u n auteur à la t r a n s c e n d a n c e d e s a c o n s c i e n c e p o u r d é t e r m i n e r ensuite la légitimité d e son e n g a g e m e n t , devint p r é p o n d é r a n t e lors d e la constitution d ' u n tableau littéraire du t e m p s . Ainsi s ' e x p l i q u e l ' o p p o s i t i o n virulente d e F r é r o n contre L a H a r p e q u i , e n p a s s a n t sous silence la c o n v e r s i o n d e R a c i n e , modifiait c o n s i d é r a b l e m e n t l a r é c e p t i o n du dramaturge. Pourquoi dissimuler le véritable motif de la retraite de Racine ? Pourquoi, Monsieur ? La raison en est simple : dans ce beau siècle de Philosophie, on croiroit avilir un Littérateur illustre si l'on citoit la Religion pour le principe de ses démarches. On aime mieux faire un homme foible & pusillanime, que d'en faire un Chrétien : ce seroit une tache trop honteuse à sa mémoire. Mais la Vérité, dont la voix étouffera toujours celle de la Philosophie, la Vérité qui s'énonce clairement dans l'Histoire, nous dit que les grands sentimens de piété que Racine avoit puisés dès son enfance à Port-Royal, où il avoit été élevé, se réveillèrent dans son ame [...] M . L'enjeu d ' u n tel héritage était d o u b l e et l'intervention d e Fréron r e c o u v r a i t les finalités d e la b i o g r a p h i e entreprise p a r L o u i s R a c i n e . L e s Mémoires contenant sur la vie et les ouvrages de Jean Racine, p a r u s e n Suisse e n quelques particularités 1747, p o u r n ' a v o i r p a s o b t e n u d e privilège e n France, e n t e n d a i e n t mettre u n t e r m e a u x paratextes infidèles qui fleurissaient, depuis 1722, d a n s les éditions p o s t h u m e s d e s Œuvres. M a i s l ' o p u s c u l e épousait surtout la m o r p h o l o g i e d e s récits h a g i o g r a p h i q u e s auxquels il empruntait les motifs d e la retraite et l ' a c m é d u m a r t y r e 35 . L i e u d e stratégie, d e consécration et d'instrumentalisation, « la l é g e n d e dorée » d e R a c i n e était construite selon les m o d a l i t é s d ' u n récit d e c o n v e r s i o n qui manifestait la v o l o n t é de garantir l'histoire familiale d e toute appropriation p a r la sphère p u b l i q u e . D a n s l e m ê m e t e m p s , la narration ressuscitait l ' é v o l u t i o n d ' u n e esthétique littéraire vers les c a n o n s immortalisés p a r les livres saints. Esther et Athalie, c o m m a n d é e s p a r M * d e M a i n t e n o n p o u r Saint-Cyr, avaient e n effet o c t r o y é ses lettres d e noblesse à u n e p e n s é e sociale catholique, orchestrée p a r B o s s u e t et le g r o u p e d e clercs et d e laïcs dévots q u i , sous le n o m d e Petit Concile, veillait à la c o n v e r s i o n d e tout u n appareil i d é o l o g i q u e d ' É t a t 36. S o u s les e n c o u r a g e m e n t s d e F é n e l o n , de L a B r u y è r e et d e l ' a b b é Fleury, 33 Ibid., p. 228-229. L'année littéraire, 1773, vol. 1, p. 36. 35 Voir à ce sujet l'article de Georges FORESTIER, « Le Véritable saint Racine d'après les Mémoires de saint fils », dans Gilles DECLERCQ, Michèle ROSSELLINI (éd.), Jean Racine 16991999, Paris, PUF, 2003, p. 749-766 36 Voir notre synthèse, « Gallicanisme et tragédie. Athalie et le Petit Concile au service de l'imaginaire absolutiste », dans Jacques MARX, Alain DIERKENS (éd.), La sacralisation du pouvoir. Images et mises en scène, Problèmes d'histoire des religions, 13, Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 2003, p. 77-103. 34 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 106 cette m i s s i o n visait à modifier e n profondeur les représentations d u roi très chrétien afin d'influer sur l ' e n s e m b l e des structures d u r o y a u m e , selon u n e savante théorie de la mimesis sociale. U n siècle plus tard, il s'agissait p o u r les a n t i p h i l o s o p h e s d e tirer du parcours d e R a c i n e les leçons d ' u n e initiation p e r s o n n e l l e m a i s surtout d e rehausser leur position d a n s l ' e s p a c e littéraire. E n p l a ç a n t l ' e s t h é t i q u e b i b l i q u e p a r m i leurs m o d è l e s d e p r é d i l e c t i o n et e n rattachant les t r a g é d i e s à u n idéal théologico-politique, les apologistes m a i n t e n a i e n t l ' u n des derniers « g é n i e s » d e l'écriture dramaturgiqu e hors d e p o r t é e d u parti p h i l o s o p h i q u e . L a stratégie d e L o u i s R a c i n e , reprise p a r Fréron, s'étendit n o n c h a l a m m e n t a u x é p i g o n e s de l ' h o m m e d e théâtre a u point, à la fin d u siècle, d e voir se c o n f o n d r e la figure d u saint et celle d e l'écrivain, r a p p e l é à la dignité d ' u n service p u b l i c . L'invitation à fusionner les institutions d e la v i e littéraire avec l'institution e c c l é s i a s t i q u e offrait e n effet u n e é c h a p p a t o i r e a u g é n i e français 37 . Afin de s a u v e g a r d e r ce « g é n i e des n a t i o n s », Caraccioli t r a n s p o s a l ' o p i n i o n d'invariabilité c o n s t a m m e n t d é f e n d u e p a r l ' E g l i s e et illustrée p a r le c a n o n d e L é r i n s — quod ubique, quod semper — a u f o n c t i o n n e m e n t d u c h a m p littéraire d o n t il avait p a r a v a n c e redéfini la tradition dans l ' é l o g e des m o d è l e s antiques. Il se c o n t e n t a d e substituer a u terme connoté d e « saint » celui p l u s général d e « sage », q u i n e t r o m p a i t p e r s o n n e . L'Église, nourrie p a r u n p a s s é q u ' e l l e respectait et q u ' e l l e avait p o u r m i s s i o n d e faire revivre, trouvait son p e n d a n t d a n s u n e r é p u b l i q u e des lettres, attentive à la g r â c e d e VÉvangile et a p p l i q u é e à imiter les a n c i e n s p a ï e n s qui se situaient a u p l u s p r o c h e d e la R é v é l a t i o n et d e la n a t u r e 38 . E n imitant le catholicisme q u i manifestait u n e continuité exemplaire dans la distribution des s a c r e m e n t s , la s a u v e g a r d e d e sa doctrine et l ' a p p a r i t i o n de p e r s o n n a g e s e x e m p l a i r e s sanctifiant ses institutions et d i g n e s d e s p r e m i e r s t e m p s , le c h a m p littéraire pourrait se v a n t e r d e faire resurgir les m a î t r e s d e l'art. Sans [les Apôtres] nous adorerions encore le crocodile & le serpent, sans eux nous serions encore au sein de la barbarie & de la corruption ; ils furent les vrais Philosophes, & heureusement leur succession n ' a jamais été interrompue. L'Église toujours sainte renferme des Saints jusques dans ce siècle pervers, des Saints à la vérité maintenant inconnus ou méprisés, mais qui deviendront un objet de vénération pour nos descendants 39. Ce flux & reflux d'événemens, qui tantôt obscurcit l'Univers, & tantôt l'embellit, nous prouve l'instabilité des choses périssables, & notre acharnement à nous agrandir, à tyranniser, & à nous corrompre. On voit les hommes d'âge en âge se donner en spectacle comme des ambitieux, des imposteurs, & des voluptueux. Il ne se trouve qu'un petit nombre de Sages qui échappant à la multitude, illustre son siècle par quelque vertu rare, ou par quelque Écrit solide 40. 37 Plusieurs comparaisons renforcèrent l'identité des deux institutions, voir notamment l'identification du « bel-esprit » à la « morale des casuistes relâchés » chez Rigoley de Juvigny, « Discours sur le progrès des lettres en France », op. cit., p. 77. 38 Jean-Antoine RIGOLEY DE JUVIGNY, « Discours sur le progrès des lettres en France », op. cit., p. 64. 39 Louis-Antoine CARACCIOLI, Le langage de la religion, op. cit., p. 136. 40 Louis-Antoine CARACCIOLI, La jouissance de soi-même, op. cit., p. 161, 225-226. CRITIQUE APOLOGÉTIQUE DE LA DÉCADENCE 107 Désormais cloîtrée dans la perspective linéaire du salut, l'histoire littéraire avait pour objectif de reconnaître, à la lumière de la philosophie sainte et dans les siècles même les plus stériles, les personnes d'exception qui perpétueraient les bonnes mœurs, le « bon-sens », le « bon cœur » et, enfin, le bon goût avant de recevoir des « vrais philosophes, des vrais littérateurs, et de tous les honnêtes gens », le suffrage qu'elle en pouvait escompter 41. L'espoir d'une restauration religieuse et d'une réforme des mœurs entraînait dans son sillage l'espérance d'une réforme du goût qui laissait présager l'hégémonie des valeurs chrétiennes dans le domaine des arts et lettres. La sanctification des lieux culturels, observée à partir de 1730 par Daniel Roche 42, se ressourçait à la lecture de La Bruyère qui, en 1696, n'avait pas hésité dans son discours de réception à l'Académie française à identifier l'assemblée des Immortels aux Conciles des premiers Pères de l'Église, leurs vertus et leurs talents aux plaies des premiers martyrs de la foi. Cette allocution symbolisa durant plusieurs années l'instrumentalisation des académies parisiennes et provinciales avec laquelle désirait renouer les apologistes dans les années 1770, après que les philosophes eussent chassé les derniers héritiers directs de Bossuet, tel Languet de Gergy. La christianisation menée durant les années 1680, avec le concours du mécénat officiel de la monarchie, reprit ainsi foi et vigueur. Les apologistes des Lumières lui empruntèrent la vertu d'abnégation et la vocation sacrificielle qu'elle avait imposé aux littérateurs afin de les conformer à l'image des Pères de l'Église. Les défenseurs des lettres chrétiennes prolongèrent un combat qu'elles légitimèrent par la sanctification de ses autorités tutélaires. Les antiphilosophes goûtèrent assurément le parallèle établi par SaintSimon entre les recommandations rhétoriques des Dialogues sur l'éloquence de Fénelon, issues de la patrologie, et le style propre à l'œuvre de l'archevêque de Cambrai 43. Les partisans du christianisme célébrèrent les qualités religieuses et littéraires de Bossuet, honoré déjà par La Bruyère comme « un Père de l'Église » avant que le XVIIP siècle ne prenne cette louange au pied de la lettre au point de faire figurer l'évêque, en 1788, à la suite de Bernard, au sein d'une liste alphabétique des Pères de l'Église et ce au détriment des règles édictées par les instances ecclésiastiques qui arrêtaient communément le continuum des Pères au XII e siècle **. Caraccioli et Rigoley de Juvigny étaient proches du primitivisme ecclésiastique défendu par Claude Fleury dans les Mœurs des Israélites, les Mœurs des premiers 41 Ibid., p. 229 ; Jean-Antoine RIGOLEY DE JUVIGNY, De la décadence des lettres et des mœurs, op. cit., p. 340. 42 Daniel ROCHE, Le siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, Paris - La Haye, Mouton, 1978, vol. 1, p. 154. 43 Louis DE ROUVROY, duc DE SAINT-SIMON, Mémoires, Y. Coirault (éd.), Paris, Gallimard, vol. 5, p. 144. 44 Antoine-Etienne-Nicolas DES ODOARDS FANTIN, Dictionnaire raisonné du gouvernement, des lois, des usages, et de la discipline de l'Eglise, conciliés avec les libertés, franchises de l'Église gallicane, lois du royaume etjurisprudence des tribunaux de France, Paris, 1788, t. n, p. 1, cité par Jean-Louis QUANTIN, Le catholicisme classique et les Pères de l'Église. Un retour aux sources (1669-1713), Paris, Institut d'études augustiniennes, 1999, p. 59, n. 187. LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 108 chrétiens, o u d a n s sa m o n u m e n t a l e Histoire ecclésiastique, publiée à l'aube du X V I I I e siècle, a u g m e n t é e d e p l u s i e u r s d i s c o u r s d é o n t o l o g i q u e s dispersés a u gré d e vingt-cinq v o l u m e s , a v a n t d ' ê t r e édités s é p a r é m e n t e n 1 7 6 3 . C a r a c c i o l i et R i g o l e y d e J u v i g n y y lisaient a v e c délectation l ' a p o l o g i e d e la r e n a i s s a n c e carolingienne p o u r laquelle ils nourrissaient u n e véritable prédilection. D é j à d é p e i n t c h e z F é n e l o n c o m m e la préfiguration des L u m i è r e s — « u n r a y o n d e politesse n a i s s a n t e » 45 - le r è g n e d e C h a r l e m a g n e avait revivifié les é t u d e s ecclésiastiques et laïques, s a u v é les m o n u m e n t s d e la littérature a n t i q u e et c o n s a c r é u n idéal m o n a r c h i q u e qui avait e m p ê c h é la F r a n c e et R o m e d e t o m b e r d a n s u n e a b s o l u e d é l i q u e s c e n c e avant d ' i n s p i r e r les r é f o r m e s françaises d e l ' é p o q u e c l a s s i q u e 46 . L e s apologistes c o n v e n a i e n t d ' e x p o s é s similaires l o r s q u ' i l s'agissait d e p r o u v e r c o m b i e n l'histoire d e l ' É g l i s e se différenciait d e l ' é v o l u t i o n c y c l i q u e d e s institutions h u m a i n e s . Ils m a r q u a i e n t e n c o r e leur p r o x i m i t é a v e c les t r a v a u x d e F l e u r y l o r s q u ' i l s soulignaient q u ' a u c u n e m o r a l e contraire à celle d e Y Évangile n e fut j a m a i s e n s e i g n é e i m p u n é m e n t et q u e l ' o n n e p o u v a i t tirer à c o n s é q u e n c e les « d é r é g l e m e n s d e s particuliers, et les a b u s toujours c o n d a m n é s c o m m e a b u s » : « J é s u s C h r i s t a a c c o m p l i sa p r o m e s s e , e n c o n s e r v a n t s o n église, m a l g r é la foiblesse d e la n a t u r e h u m a i n e & les efforts d e l'enfer » 47 . Ils louaient d a n s les p r e m i e r s t e m p s d e l ' É g l i s e la m ê m e unité illusoire d e s chrétiens d o n t la société s'apparentait a u m o d è l e m o n a c a l - Quali monachi esse nittuntur —, assujetti à l'idéal d e l ' o r d r e et d e la r è g l e q u i hantait les reconstructions sociales d e la p e n s é e catholique c o n t e m p o r a i n e 48 . N o s auteurs c o n v e n a i e n t enfin d ' u n e définition i d e n t i q u e d u « p h i l o s o p h e » qui allait à l ' e n c o n t r e d e s o c c u r r e n c e s d é f e n d u e s p a r les p a r t i s a n s d e Voltaire : Le véritable savant et le véritable philosophe [...] ne s'arrêtent ni à l'autorité des autres ni à ses préjugés ; ils remontent toujours, jusqu'à ce qu'ils aient trouvé un principe de lumière naturelle et une vérité si claire qu'ils ne la puissent révoquer en doute ; mais aussi quand ils l'ont une fois trouvée, ils en tirent hardiment toutes les conséquences et ne s'en écartent jamais. De là vient qu'ils sont fermes dans leur doctrine et dans leur conduite, qu'ils sont inflexibles dans leurs résolutions, patient[s] dans l'exécution, égaux en leur humeur et constant dans la vertu [...] ce savant et ce sage se peuvent trouver en toutes conditions. [...] cette philosophie [...] ne demande 45 Lettre à l'Académie, op. cit., p. 1182. Fabrice PREYAT, « Bossuet et les représentations de la renovatio carolingienne. Des stratégies de légitimation du Petit Concile à la christianisation des instances culturelles », dans Anne-Elisabeth SPICA (éd.), Bossuet à Metz (1652-1659). Les années de formation et leurs prolongements, Bern, Peter Lang, 2005, p . 243-262. 47 Claude FLEURY, « Troisième discours sur l'Histoire ecclésiastique », dans Histoire ecclésiastique, Nîmes, Beaume, 1777, vol. 9, p. XXXIII ; Mœurs des chrétiens, Paris, Aubouyn, 1701, p. 2, 410-411 48 Louis-Antoine CARACCIOLI, Le chrétien du temps, confondu par les premiers chrétiens, rédigé par l'auteur de la Jouissance de soi-même, Paris, Bassompierre, 1767, p. 26 ; Journal ecclésiastique, juillet 1787, p. 3-5, cité par Didier MASSEAU, op. cit., p. 330. Sur le modèle du couvent comme fondement de la société laïque, chez Fleury, voir François-Xavier CUCHE, Une pensée sociale catholique. Fleury, La Bruyère, Fénelon, Paris, Cerf, 1991. 44 CRITIQUE APOLOGÉTIQUE DE LA DÉCADENCE 109 aucun talent extraordinaire ou de mémoire ou d'imagination et de brillant d'esprit mais seulement un bon sens commun, de l'attention et de la patience [...] 49. L ' e x a m e n d e la p h i l o s o p h i e d a n s le Traité du choix et de la méthode des études s'était o u v e r t à u n e définition élargie qui dépassait la notion d e discipline afin d e permettre la c o n v e r g e n c e d e toutes les connaissances d a n s u n principe d e m o r a l e sociale u l t i m e , garantit p a r les p r é c e p t e s du christianisme : « c e sont toutes les sciences, j o i n t e s à la pratique d e toutes les vertus, qui forment la vraie philosophie » 50 . O n serait b i e n e n p e i n e c e p e n d a n t d e retrouver dans le Chrétien du temps, confondus par les premiers chrétiens d e Caraccioli la profondeur d u discours p r o t o - e t h n o g r a p h i q u e q u ' A r n o l d Van G e n n e p salua c h e z F l e u r y 5I . Inspiré d ' u n o u v r a g e de B o n a l , p u b l i é e n 1654, le Chrétien du temps reproduisait tout au plus les antiennes de l ' a p o l o g é t i q u e s u r le rôle politique d u christianisme, la succession de siècles d e corruption, d e scandales et d e d é s o r d r e s q u i préparaient la v o i e à l'Antéchrist " . Si l ' o u v r a g e d e Caraccioli devait p e u à la reconstitution d u sens littéral et à la lecture historique d e la Bible telle q u e l ' e n t e n d a i t Fleury, s o n inquiétude manifestée à l ' é g a r d des n o u v e a u x u s a g e s d e l ' i m p r i m é ouvrait c e p e n d a n t la v o i e à u n e seconde existence p o u r les livres de l ' a b b é . Les a n t i p h i l o s o p h e s partageaient en effet avec leurs adversaires u n h o r i z o n culturel c o m m u n , u n goût tout aussi m a r q u é p o u r les livres et u n e préoccupation v i v a c e relative au désir d e m é m o i r e qui hantait globalement les élites d e la fin d u siècle 53 . À l ' h e u r e où la p h i l o s o p h i e multipliait les recueils et les éditions p o s t h u m e s afin d'établir la s o m m e d e s e s m a î t r e s et faire p a s s e r à la postérité les œ u v r e s q u ' e l l e j u g e a i t légitimes, l'antiphilosophi e s'interrogeait sur la notion d e postérité qui décuplait son anxiété devant les œ u v r e s produites p a r le siècle, qui elles-mêmes exacerbaient sa v o l o n t é de classer e t d e c o m p i l e r les opuscules capables d e répondre à ce déferlement tout e n optimalisant leur m i s s i o n éducative : Nous avons tellement dégénéré [...]. Les beaux jours où [les Saints] vécurent ne renaîtront-ils pas ? & notre âge est-il destiné, sans espérance & sans retour, pour être le siècle de l'iniquité ? Les Livres qui circulent aujourd'hui de toutes parts, forment la plus affreuse collection de tout ce que l'irréligion & la dépravation enseignèrent dans tous les temps pour pervertir les hommes & pour les abrutir. On se fait gloire actuellement d'être impie comme on se glorifioit autrefois d'être Chrétien. Les Pasteurs gémissent [...] et leurs paroles, qui sont la vérité même, passent pour le langage de l'imposture & de la folie [...] Écoutez les paroles du monde, & vous entendez parler le Démon ; parcourez ces Romans, ces Livres Philosophiques qui maheureusement circulent de toutes parts, & vous lisez les œuvres du Démon. En 49 Claude FLEURY, Traité du choix et de la méthode des études, Bernard JOLIBERT (éd.), Paris, L'Harmattan, 1998, p. 91-92. 50 Ibid., p. 94. 51 Arnold VAN GENNEP, « Nouvelles recherches sur l'histoire en France de la méthode ethnographique : Claude Guichard, Richard Simon, Claude Fleury», Revue de l'histoire des religions, 82, 1920, p. 139-162. 52 Louis-Antoine CARACCIOLI, Le chrétien du temps, confondu par les premiers chrétiens, rédigé par l'auteur de la Jouissance de soi-même, Paris, Bassompierre, 1767, p. IX-X. 53 Nous renvoyons sur ce point à l'analyse de Didier MASSEAU, op. cit., p. 321 s. LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 110 un mot le Démon, malgré l'avènement de Jesus-Christ, semble être encore le prince de cet Univers. Il règne chez ces mères qui mènent leurs filles au théâtre, & qui les parent de toute la vanité du siècle ; il se trouve au milieu de ces assemblées qui font nos délices ; il conduit la plume de ces Écrivains audacieux qui osent interroger la Divinité sur ses voies, & combattre sa Loi ; en un mot, il se représente dans tous les endroits où nous allons, & c'est lui que l'Univers invoque sous les noms de gloire & de fortune M. L'attrait pour le livre devenu l'instrument de sauvegarde des biens culturels légitimés servit le fantasme unitaire des apologistes qui en profitèrent pour emprunter une nouvelle fois au Grand Siècle, et les principes du goût et les stratégies de christianisation des mœurs. Le climat fut propice aux rééditions de l'apologétique classique. Parmi de nombreux auteurs, ne retenons que le cas de Fleury. En 1780, Rondet fit paraître les Opuscules de M. l'abbé Fleury, pour faire suite à son Histoire ecclésiastique. Le rassemblement en cinq volumes de pièces éparses, augmentées de la Vie de l'ecclésiastique, témoignaient d'une valeur patrimoniale éminente décernée par les antiphilosophes à l'auteur, rangé plus tard parmi les « précurseurs de Chateaubriand » 55. Le recueil comportait un Discours sur l'Ecriture sainte augmenté d'un Discours sur la poésie des Hébreux auprès desquels la postérité, à l'exemple de Dom Calmet et de l'abbé Genest S6, rechercha les sources de l'histoire universelle, les origines du bon goût et la grandeur des modèles primitifs. Lorsqu'elle envisageait, comme l'Académie de la Conception de Rouen, quels étaient « outre l'inspiration, les caractères qui assur[ai]ent aux livres saints la supériorité sur les livres profanes », ou qu'elle entendait poursuivre l'étude comparée des religions, à l'exemple de l'abbé Brunet, c'est en définitive vers le Grand Siècle que se tournait la postérité, au détriment de l'acribie stérile d'un Caraccioli ou d'un Rigoley de Juvigny. Supplantée par la valeur d'un patrimoine qu'elle s'employait elle-même à ériger, l'apologétique de nos auteurs demandait au Grand Siècle, tant pour la restauration des mœurs que pour celle du goût, une consistance qu'elle jugeait indépassable. N'était-ce pas dans ce mouvement de référence et dans cette allégation constante au Grand Siècle que la critique apologétique de la décadence confessait en définitive la décadence de l'apologétique moderne ? 54 Louis-Antoine CARACCIOLI, Le chrétien du temps, confondu par les premiers chrétiens, op. cit., p. 41-42 ; 123-124. 55 Albert MONOD, De Pascal à Chateaubriand. Les défenseurs du christianisme de 1670 à 1802, Paris, Alcan, 1916, p. 483, 486. 56 Charles-Claude GENEST, Dissertation sur la poésie pastorale, ou de l'idylle et de l'eglogue. À Messieurs de l'Académie Françoise, Paris, Coignard, 1707. Décadence et discours sur la décadence du clergé régulier dans les Pays-Bas autrichiens au siècle des Lumières Olivier VANDERHAEGHEN La Religieuse de Denis Diderot (1713-1784) fait partie des œuvres romanesques les plus importantes du XVIIP siècle. L'« effroyable satire des couvents » que présente ce roman, révèle la démarche résolument déiste de l'auteur de la Lettre sur les aveugles qui, au travers de toute son œuvre, n'a eu de cesse d'opposer le libre engagement en religion pour Dieu, symbolisé par un appel naturel, à la vie claustrale, source d'aliénation mentale et physique. En 1753, le philosophe précisait dans l'article « Christianisme » de VEncyclopédie que « le meilleur remède contre le fanatisme et la superstition serait de s'en tenir à une religion qui, prescrivant au cœur une morale pure, ne commanderait point à l'esprit une créance aveugle des dogmes qu'il ne comprend pas » '. Cet opuscule, loin de constituer un plaidoyer antichrétien, présente une diatribe féroce contre la vie monastique et révèle ce que l'on pourrait nommer selon la formule consacrée « l'Esprit des Lumières » : une volonté de fuir les systèmes abstraits pour mettre la raison au centre de tous les domaines de connaissance accessibles à l'esprit humain. Véritable idéologie en soi, la pensée des Lumières a fait de l'homme, être rationnel par excellence, le centre de sa réflexion. D'ailleurs le XVIIP siècle ne s'est-il pas lui-même qualifié de siècle « philosophique » et « éclairé » au point de faire de ce credo, une obsession voire un slogan 2 ? 1 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, article « Christianisme », III (1753), Stuttgart, Friedrich Frommann, 1966, p. 384. 2 Roland MORTIER, « « Lumière » et « Lumières ». Histoire d'une image et d'une idée », dans Clartés et ombres du siècle des Lumières, Genève, Droz, 1969, p. 29 (Études sur le XVIIP siècle littéraire). LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 112 Les Lumières ont ainsi porté une série d'attaques assez hostiles à rencontre de la religion en général et du christianisme en particulier. Le déisme, sur la base d'une théologie naturelle, rejette toute forme de dogme et postule l'idée d'une religion éclairée par les lumières de la raison qui relègue la révélation au rayon de l'obscurantisme. Le clergé régulier et l'idéal de vie spirituelle qu'il implique, n'échappent pas à la critique. La virulence des attaques résulte de la rencontre d'un faisceau de raisons que nous pouvons cataloguer selon trois axes : — les vocations qui poussent les novices à épouser la vie monastique sont incomprises voire caricaturées à l'extrême. Telle est la critique formulée dans la Religieuse, dont l'héroïne Suzanne n'entre au couvent que parce qu'elle est le fruit d'une liaison adultère dont l'illégitimité demeure incompatible avec un héritage patrimonial convoité. Pourtant, il serait excessif de réduire le XVIII e siècle à une baisse généralisée des vocations religieuses quoique le recrutement dans les classes aisées soit en perte de vitesse 3. Bon nombre de monastères des Pays-Bas autrichiens ne connaîtront aucun problème quantitatif de recrutement 4 ; — le XVIII e siècle semble être hanté par le spectre du monachisme. Le manque de vocations implique qu'on oblige des individus à épouser une vie religieuse contre leur gré et, souvent dans le cas des filles, contre le paiement d'une dot considérable. L'aisance matérielle de certaines maisons religieuses accapare de nombreux biens et espèces qui échappent à l'économie et à la circulation des biens 5. Parallèlement, le célibat des moines « dépopulateurs » ne pouvait que se confronter aux préoccupations démographiques grandissantes des philosophes de la seconde moitié du siècle 6 ; — les maisons religieuses, à l'abri des regards inquisiteurs extérieurs, seraient le creuset de troubles, de cabales, de cruautés et autres déviations sexuelles. Le monachisme au XVIII e siècle serait en proie à une décadence généralisée. Le portrait qu'en trace Diderot ne vise qu'à construire une image terrifiante de l'enfermement monastique plus proche de l'aliénation physique et mentale que de l'émancipation de la condition humaine. 3 Dominique JULIA, « La déchristianisation. Des indicateurs de longue durée », dans Histoire de la France religieuse, III, Paris, Seuil, 1991, p. 186. 4 L'abbaye bénédictine de Saint-Hubert, l'une des plus importantes des Pays-Bas conserva à quelques religieux près, le même nombre de moines tout au long du XVIIP siècle. Voir Pierre-Paul DUPONT, « Qui étaient les moines de Saint-Hubert ? Une étude sur le recrutement monastique aux XVIIe et XVIIIe siècles », Saint-Hubert d'Ardenne. Cahiers d'Histoire, I, 1977, p. 129-146. De manière plus générale on peut consulter Dom Ursmer BERLIERE, « Le nombre des moines dans les anciens monastères », Revue bénédictine, XLI, 1929, p. 231-261. 5 Georges DE SCHEPPER, « Marie-Thérèse et Joseph II. Leur politique à l'égard des maisons religieuses dans les Pays-Bas », Revue d'histoire ecclésiastique, XXXV/3, 1939, p. 510. 6 Qu'on songe à Montesquieu dont plusieurs passages des Lettres persanes (1721) sont consacrés au problème de la dépopulation, à Mirabeau, auteur de L'Ami des hommes ou Traité de la population (1757) ou pour nos régions, à l'abbé Mann, auteur d'un Mémoire sur les moyens d'augmenter la population et de perfectionner la culture dans les Pays-Bas autrichiens (1782). DISCOURS SUR LA DÉCADENCE DU CLERGÉ RÉGULIER 113 Les trois types de critique sont intimement liés. La philosophie des Lumières implique un véritable bouleversement dans la vision du monde et de l'individu, qui sans être une révolution, opère néanmoins un changement de paradigme mental : la société est repensée sur la base de nouveaux concepts tels le progrès, le bonheur (individuel et des peuples) ou l'utilité. Ce mouvement utilitariste tend à réduire le clergé régulier à ses éléments socialement « utiles » et à poser un regard critique sur son manque d'investissement dans le ministère paroissial 7. La confiance humaniste en une société perfectible et le souci d'être utile au genre humain poussèrent les philosophes et les autorités qui s'en inspirèrent, à prêcher indirectement un mépris quasi généralisé de l'état monastique 8. Dans ce contexte, la mise en cause des mœurs offre un terrain fertile à une critique de l'institution monastique dans son ensemble. A la recherche d'une « prétendue décadence » Il existe dans notre vocabulaire un certain nombre de mots qui sont chargés d'un fort contenu idéologique. Tel est le cas du vocable « décadence » qui renvoie à une vision cyclique de l'histoire qui présuppose que chaque période contient en elle les germes de sa propre déchéance. A toutes les époques, des esprits nostalgiques n'ont eu de cesse d'annoncer le périgée d'un État, la ruine d'une société ou la décadence d'une culture tout en faisant référence à l'image d'un âge d'or antérieur. Le siècle des Lumières ne déroge pas à la règle et a connu, comme l'a bien montré R. Mortier pour la littérature, ses moments de crise et ses contempteurs du progrès 9 . La situation des monastères dans la seconde moitié du XVIIP siècle offre dans cette perspective une belle application de ce mécanisme. Dans la foulée du Concile de Trente (15451563), la Contre-Réforme fut suivie au XVII e siècle d'une spectaculaire renaissance du catholicisme manifestée dans le clergé régulier par trois phénomènes : l'éclat du monachisme, la multiplication des formes de vie religieuse et des congrégations et le raffinement de la spiritualité I0. Cette évolution prospère sera fortement ralentie et s'inversera au XVIIP siècle où naît, comme nous l'avons vu, une vive opposition aux ordres religieux et à l'idéal de vie ascétique. Quel est, en effet, l'historien qui n'a pas un jour compulsé les pages d'une monographie touchant l'histoire d'une abbaye « des origines à la Révolution » et dont le dernier chapitre s'intitulait « Décadence et suppression du monastère au siècle des Lumières » ? Le cliché est certes simpliste. Si certains n'ont pas hésité à parler de 7 Bernard PLONGERON, « Religieux et religieuses à l'épreuve de la Révolution », dans Religieux et religieuses pendant la Révolution (1770-1820), Actes du colloque de la Faculté de Théologie de l'Université catholique de Lyon (15-17 septembre 1992), 1, Lyon, Profac, p. 70. 8 Sur l'impact de l'esprit des Lumières sur la société, on peut consulter Hélène SABBAH, Les Philosophes du XVIIP siècle et la critique de la société : thèmes et questions d'ensemble, Paris, PUF, 1988. 9 Roland MORTIER, « L'idée de décadence littéraire au XVIIP siècle », Studies on Voltaire andthe eighteenth century, LVII, 1967, p. 1013-1029. 10 Jean DELUMEAU, Des religions et des hommes, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 311319. LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 114 « décadence généralisée » de la vie monastique au siècle des Lumières ", l'examen des sources d'époque dévoile une réalité beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. En effet, l'analyse de situations synchrones dans différentes maisons religieuses des Pays-Bas autrichiens, met clairement en lumière la diversité des problèmes et la coexistence de multiples situations radicalement opposées : plusieurs institutions n'ont guère connu de soucis majeurs tout au long du XVIIP siècle, alors que certaines ont joui d'une situation temporelle désastreuse ou que d'autres, d'une richesse exemplaire, ont vu leur quotidien bouleversé par de féroces querelles internes 12. Moins que d'une « décadence généralisée » de l'ordre monastique au siècle des Lumières, il semble qu'il faille parler de « tiédeur manifeste » 13, de « déclin de la ferveur monastique » ou encore de « crise morale » 14 dont les raisons sont complexes et plurielles. S'il n'est pas dans nos intentions de polémiquer sur les causes présumées de cette « décadence » — ou à tout le moins de « cet affaiblissement » —, il nous semble important de préciser deux points : — le déclin dénoncé n'est pas propre au clergé régulier mais touche également le clergé séculier. Il semble que depuis le Concile de Trente, l'Église ait tenté de diminuer la délinquance du clergé en luttant contre de graves déviances. Les archives des tribunaux ecclésiastiques et civils ont permis de cerner un certain nombre de pratiques courantes mais répréhensibles (ivrognerie, grivèlerie, pulsions agressives, blasphème, activités profanes, licences sexuelles...) aussi bien en France — qui possède une abondante historiographie à ce sujet — que dans les Pays-Bas méridionaux 15 ; — il est surprenant de constater que parallèlement à « la décadence présumée » manifestée par les inobservances à la règle, les désobéissances aux vœux 11 Abbé Théophile PLOEGAERTS, Les moniales de l'ordre de Cîteaux dans les Pays-Bas méridionaux depuis le XVIe siècle jusqu'à la Révolution française. De 1550 à 1800 d'après les élections abbatiales, Westmalle, 1936,1, p. XX ; Edmond PRÉCLIN et Eugène JARRY (dir.), Histoire de l'Église depuis les origines jusqu 'à nos jours, XIX, 2 (Les luttes politiques et doctrinales aux XVII' et XVIIP siècles), Paris, Bloud et Gay, p. 462. 12 A propos de la situation des monastères, on pourra consulter de manière générale le Monasticon qui permet de se représenter l'étendue des problèmes rencontrés par les maisons religieuses des Pays-Bas méridionaux et de la principauté de Liège (Monasticon belge, 8 vol., Liège, 1955-1993). 13 Philibert SCHMITZ, Histoire de l'ordre de Saint-Benoît, t. IV, Histoire externe du Concile de Trente au XX' siècle, Maredsous, 1948, p. 68. 14 Henri DANIEL-ROPS, L'Église des temps classiques, t. II, L'ère des grands craquements, Paris, Fayard, 1958, p. 318-329. 15 Pour les Pays-Bas, on peut consulter Georges DEREGNAUCOURT, « Les déviances ecclésiastiques dans les anciens diocèses des Pays-Bas méridionaux aux XVP, XVIIe et XVIIP siècles : répression, ecclésiologie et pastorale », dans Benoît GARNOT (dir.), Le clergé délinquant (XIII''-XVIIIe siècles), p. 65-95 (Publications de l'Université de Bourgogne, LXXX, série du Centre d'études historique — 4). Pour la France voir l'article d'Eric WENZEL, « Persistance des déviances dans le clergé paroissial bourguignon au XVIIP siècle », dans Le clergé délinquant..., p. 97-119 qui renvoie à une abondante bibliographie sur le sujet. DISCOURS SUR LA DÉCADENCE DU CLERGÉ RÉGULIER 115 de chasteté et de pauvreté, ont coexisté des signes d'« une extraordinaire convalescence » 16 : la littérature spirituelle monastique de la seconde moitié du siècle ou le niveau de recrutement dans les abbayes bénédictines des Pays-Bas autrichiens en offrent des exemples 17. Il n'y a là rien de paradoxal et l'on aurait tort de considérer l'idée de décadence religieuse comme uniformément admise au XVIII e siècle. Malgré les indices évidents de fatigue claustrale, les grandes critiques sont relativement rares 18. Perceptions à l'intérieur des cloîtres La critique envers le mode de vie claustral et le pessimisme ambiant touchant le clergé régulier ne sont pas l'apanage des seuls philosophes éclairés ou des autorités hostiles à la condition monastique. Une certaine perception du changement et l'image d'un déclin ont largement franchi les portes des églises et se sont infiltrées jusqu'à l'intérieur du cloître en entraînant avec elles leur lot de critiques et de remises en cause de l'autorité religieuse. On ne dénombre plus les abbés dénonçant à l'envi les inobservances à la règle dont se rendent coupables leurs moines alors que le XVIII e siècle n'a jamais vu autant de plaintes être déposées par les communautés ou chapitres à l'encontre de leurs supérieurs directs. Tout porte à croire que le gouvernement manifestait peu d'enthousiasme pour prendre les mesures nécessaires afin de rétablir la situation spirituelle d'un monastère. Cette tâche est en effet la plupart du temps déléguée à un évêque, indépendant du monastère et agissant sous le couvert de l'autorité souveraine 19. L'élection abbatiale offrait la possibilité au gouvernement d'approuver ou de refuser, sur la base du rapport des commissaires aux élections, le choix du candidat élu. Ce pouvoir de contrôle allait permettre de garantir l'indépendance des maisons religieuses tout en s'arrogant un droit de contrôle sur les élections en s'assurant des capacités de l'élu à rectifier l'état temporel de l'abbaye « sans le soutien duquel le spirituel tombe en décadence » 20. De manière générale, les autorités se sont souvent bornées à appuyer les abbés dans leur tentative de restaurer l'ordre à l'intérieur de leur institution. Ainsi, en réponse aux multiples requêtes des religieux de l'abbaye de Cambron qui chargent leur supérieur de lourdes accusations, le conseiller privé de Kulberg explique : qu'il est peu convenable qu'on donne aux requêtes de quelques religieux particuliers quelques effets qui enhardissent leur recours, cela gagnerait par l'exemple 16 Bernard PLONGERON, La vie quotidienne du clergé français au XVIII' siècle, Paris, Hachette, 1974, p. 162-167. 17 Philibert SCHMTTZ, op. cit., p. 100 ; Dom Ursmer BERLIERE, op. cit. Touchant la littérature spirituelle, on peut consulter Bernard PLONGERON, « Spiritualité et pauvreté monastique au XVIIIe siècle », Revue historique de l'Église de France, 149, 1966, p. 87-111. 18 Gabriel LE BRAS (dir.), Les ordres religieux, I, Paris, Flammarion, 1979, p. 60-67. 19 AGR, Conseil privé autrichien, 864, Protocole du Conseil privé sur la situation de l'abbaye de Parc-les-dames, 29 août 1770. 20 AGR, Conseil privé autrichien, 870, Rapport des commissaires lors de l'élection du 31 janvier 1757 (Abbaye Saint-Barthélémy de l'Eeckhout à Bruges). 116 LE XYIIl", UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? au point que l'autorité des supérieurs en faveur desquels sont les présomptions, en recevrait de l'affaiblissement au grand préjudice de la subordination sans laquelle ne saurait subsister l'état religieux ou le relâchement ne se glisse que trop universellement aujourd'hui 21. Une partie des critiques contre les maisons religieuses provient des ordres mendiants, pourtant vivement accusés de ruiner le peuple. Une requête adressée par un prédicateur capucin au Conseil privé en 1771 met clairement en lumière les indices d'un déclin profond des monastères dans les Pays-Bas autrichiens. Montée en épingle, la simonie, « ce vice si honteux pour des ecclésiastiques », qui autorise les novices à entrer dans les ordres contre le paiement d'une somme d'argent, est contraire à la vérité des Évangiles et ruine les familles les moins aisées : « Des moines et des nonnes dont chez plusieurs le corps et l'esprit ne forment souvent que des personnes toutes d'une pièce, disent qu'on en veut à la religion et que quantité de monastères surtout ceux des filles ne pourront subsister. Et cependant, ils sont d'accord les uns et les autres qu'il ne faut que faire un religieux ou une religieuse pour ruiner une famille et ils ne font pas attention que de deux monastères modiques en revenu on en puit faire un bon » 22. On trouve ici un thème cher aux autorités séculières sur lequel nous reviendrons : les maisons religieuses accaparent des richesses qui échappent au circuit économique classique. Une ébauche de solution afin de limiter l'entrée dans les ordres de candidats inexpérimentés et sans vocation, réside dans l'augmentation de l'âge minimum autorisé pour être reçu moine : La plupart des religieux qui se soulèvent contre ces dispositions [le projet d'augmenter l'âge minimum] sont obligés d'avouer eux-mêmes qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient au moment de leur profession et que plusieurs d'entre eux, dégoûtés d'un état qu'ils n'ont pas eu l'esprit d'examiner en raison de leur jeunesse sont à charge à eux-mêmes et à la religion [...] Les pauvres prophètes qu'ils sont, ils ne savent donc pas que la vocation à l'état religieux doit venir du ciel et que Dieu a le pouvoir d'appeler à son service à l'âge de vingt-cinq ans aussi bien qu'à l'âge de dix-sept ans 23. Le délicat problème de la surpopulation dont souffrent certaines maisons pousse les religieux à ne plus respecter la règle et les supérieurs à l'excès d'autorité : il n'est cependant pas moins vrai de dire que d'un côté les religieux sont inclinés au relâchement et que d'un autre côté, les supérieurs sont inclinés à grandir leur autorité et à établir un despotisme absolu 24. La justification des changements vécus permet de mesurer les paramètres de la « décadence » tant décriée par le confesseur capucin. Dans ce contexte, l'influence « de l'esprit du siècle » n'est certes pas à négliger : l'évolution de la liberté de penser ou de 21 AGR, Conseil privé autrichien, 890, Rapport de Kulberg, le 20 juin 1780. AGR, Secrétairerie d'Etat et de guerre, 1348, Requête du capucin Ambroise Guiot, prédicateur et confesseur à Charleroi, le 8 septembre 1771. 23 Ibid. 24 Ibid. 22 DISCOURS SUR LA DÉCADENCE DU CLERGÉ RÉGULIER 117 croire (du d é i s m e d e Voltaire o u D i d e r o t à l ' a t h é i s m e d u b a r o n d ' H o l b a c h ) conjuguée à l ' i n d i v i d u a l i s m e m o r a l p r ô n é p a r les L u m i è r e s p o s t u l a n t q u e c h a q u e h o m m e p u i s s e j o u i r directement d e sa liberté, n e p o u v a i t c o n d u i r e q u ' à u n relativisme à l ' é g a r d d e s principes d e la v i e m o n a s t i q u e . Avec e n filigrane, la nécessaire adaptation d u style de vie m o n a s t i q u e à l'esprit séculier, u n religieux d e l ' a b b a y e Sainte-Gertrude d e L o u v a i n justifie ainsi l ' é v o l u t i o n a u siècle des L u m i è r e s : L'abbaye [Sainte-Gertrude], la seule des Païs-Bas où la noblesse peut trouver une retraite honorable est digne des soins et des attentions souveraines. Le peu d'attrait qu'elle a aujourd'hui pour les gens de condition, joint aux préjugés qui régnent dans le monde contre l'état monastique la fait pencher vers son déclin, par le défaut de sujets propres à la repeupler. Mais ce mal n'est pas sans remède. Comme les tems sont changés, l'esprit de religion quoique invariable dans le fond, peut de même admettre dans les pratiques extérieures des modifications conformes aux tems et aux circonstances. C'est ainsi que l'Église même en a quelque fois usé ; elle s'est relâchée dans certains tems de la rigueur de ses canons pour se rapprocher des mœurs du siècle et adoucir aux fidèles les voies du salut 25. Cet extrait fait c l a i r e m e n t ressortir u n souci d e c h a n g e m e n t voire u n e fièvre d e n o u v e a u t é q u i c o n d u i s e n t n é c e s s a i r e m e n t à la r e m i s e e n cause d e la règle m o n a s t i q u e — d a n s ce cas-ci celle d e Saint-Augustin —, e l l e - m ê m e v u e c o m m e u n e n s e m b l e d e recettes d e v e n u e s obsolètes : La façon de vivre éloignée de l'éducation que les enfants nobles reçoivent chez leurs parents a été la cause principale du dégoût que la noblesse a conçu pour notre maison [...] des sentiments nobles s'accordent facilement avec ce qui constitue l'essentiel de la religion mais ils se révoltent contre une manière de vivre, où des usages dégénérés en abus et des pratiques qui ne sont plus conformes aux tems et aux circonstances, choquent les règles de la décence et de la bienséance 26. M ê m e si les g r a n d e s r e m i s e s en c a u s e se font rares, plusieurs a b b é s osent cerner les c a u s e s structurelles d u r e l â c h e m e n t d e la m o r a l e dont ils sont les t é m o i n s . L'insubordination et l'esprit d e cabale « érigés e n s y s t è m e » s ' o p p o s e n t , e x p l i q u e l ' a b b é d e C a m b r o n , M a l a c h i e H a c q u a r t , à « la régularité, u n état d e v i e c o n f o r m e à la profession religieuse et à l ' é t u d e q u i sont le n e r f d e la discipline et l ' a p p u i le p l u s solide des m o n a s t è r e s , c ' e s t par-là q u ' i l s fleurissent et q u e l ' o r d r e m o n a s t i q u e se r e n d r e c o m m a n d a b l e ». M a l h e u r e u s e m e n t p o u r l'ecclésiastique, « il r è g n e a u j o u r d ' h u i u n e p e n t e v e r s le r e l â c h e m e n t qui fait la perte des m a i s o n s religieuses » 2? . D o m N i c o l a s Spirlet, dernier a b b é d e Saint-Hubert, voit d a n s les sorties trop fréquentes la c a u s e principale d e la crise q u e vivent les m o n a s t è r e s d a n s la s e c o n d e m o i t i é d u X V I I I e siècle : Comme l'on répand que plusieurs religieux s'émancipent de censurer les mesures que l'on prend pour rétablir l'ancienne ferveur des maisons religieuses, 25 AGR, Conseil privé autrichien, 859, Requête des religieux de Sainte-Gertrude à Charles de Lorraine, le 20 février 1763. 26 Ibid. 27 AGR, CPA, 890, Requête de l'abbé de Cambron, le 4 avril 1780. 118 LE XVIHe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? j ' a i cru devoir prévenir mes religieux que j e ne leur accorderois aucune vacance avant l'émanation des dispositions impériales à cet égard, j ' a i cru cette disposition nécessaire pour prévenir les inconvéniens qui pourroient être les suites des propos irréfléchis et imprudens qu'ils pourroient lâcher dans ces promenades que j ' a i toujours envisagé et que j'envisagerai constamment comme entièrement destructrices de la discipline monastique et de cette ancienne ferveur qui faisoit fleurir les maisons religieuses, ferveur qu'on ne rétablira jamais aussi longtems que ces promenades ne seront pas prohibées avec défense aux supérieurs d'en accorder autrement que pour raison d'infirmité absolue 2S. O n le voit, la dissolution d e s m œ u r s stigmatisée n e v a p a s sans u n e apologie de la ferveur des siècles p a s s é s . T é m o i g n a g e assez rare, l ' a b b é d e Saint-Hubert n ' h é s i t e p a s à qualifier d e « d é c a d e n c e » les i n o b s e r v a n c e s à la règle d o n t il est le témoin privilégié, ce q u i n e s u r p r e n d g u è r e q u a n d o n c o n n a î t les p r o b l è m e s q u ' i l rencontra a v e c sa c o m m u n a u t é religieuse d u r a n t son abbatiat 29 : Toute sortie du monastère est interdite par la règle « quia omnino non expedit animalibus eorum », y dit Saint-Benoît, aussi peut-on assurer sans risque de se méprendre que la décadence de l'ordre bénédictin doit être principalement attribuée à ces sorties trop fréquentes, cette maison-ci en a fait la triste expérience. C e s quelques t é m o i g n a g e s suffisent à e u x seuls à circonscrire les formes prises p a r la crise m o r a l e d e s m o n a s t è r e s a u siècle d e s L u m i è r e s m a i s n e permettent p a s d e conclure d e m a n i è r e p é r e m p t o i r e à « u n e d é c a d e n c e généralisée d u clergé régulier ». N é a n m o i n s , plusieurs a r g u m e n t s é v o q u é s , a v a n c é s p a r les ecclésiastiques, seront repris p a r les autorités séculières p o u r m e n e r leur c o m b a t c o n t r e les maisons religieuses des P a y s - B a s . L e s autorités : d u d i s c o u r s à la p r a t i q u e L a p r o p a g a n d e antichrétienne des L u m i è r e s françaises n ' a t r o u v é q u e p e u d ' é c h o d a n s les P a y s - B a s autrichiens, restés très attachés à certaines p r a t i q u e s religieuses 30. N é a n m o i n s les autorités o n t tenté, à partir d u r è g n e d e M a r i e - T h é r è s e , d e m e n e r u n e p o l i t i q u e de liquidation d e s m a i s o n s religieuses 31 . L ' é d i t d e J o s e p h II d u 17 m a r s 1783 décrétant la s u p p r e s s i o n d e s c o u v e n t s inutiles n e p e u t s ' a p p r é h e n d e r q u e c o m m e 28 Archives de l'État à Saint-Hubert, Corresp. de Spirlet, 1575, Spirlet à Neny, le 6 avril 1782, p. 255-256. 29 Spirlet dut faire face à la mutinerie d'une partie de ses moines qui s'enfuirent du monastère en 1763 pour aller porter leurs doléances auprès du prince-évêque de Liège. En 1772, les fugitifs publièrent un mémoire diffamatoire à rencontre de Spirlet, présenté comme un supérieur despotique, accusé d'avoir causé la ruine de son abbaye. Voir Maxime DESSOY, « L'énigmatique dom Nicolas Spirlet, abbé contesté de Saint-Hubert », Saint-Hubert d'Ardenne. Cahiers d'histoire, IV, 1980, p. 43-96. 30 Roland MORTIER, « La littérature des Lumières dans les Pays-Bas autrichiens », Revue de l'Université de Bruxelles, janvier-avril 1955, p. 7-8. 31 On pense ici à Patrice-François de Neny, chef président du Conseil privé ou encore à Jacques-Antoine Leclerc, l'un des artisans des réformes de Joseph II. DISCOURS SUR LA DÉCADENCE DU CLERGÉ RÉGULIER 119 l'aboutissement d'un vaste projet visant l'extinction progressive des monastères des Pays-Bas 32. Le souci d'empêcher les maisons religieuses d'étendre leur richesse conjugué à une volonté d'intervention de l'autorité civile dans les affaires religieuses poussa Vienne à prendre plusieurs mesures qui ne devaient pas favoriser le clergé régulier. Un premier pas vers l'interdiction d'acquérir de nouveaux biens fut franchi avec l'ordonnance du 15 septembre 1753 qui imposait la vente des biens immeubles acquis sans amortissement et défendait d'acquérir tout nouveau bien sans autorisation 33. Les autorités constateront rapidement les limites de cet édit et en appelleront à d'autres types d'arguments faisant référence à la vocation, à l'appel authentique à vivre une vie contemplative : Nos couvents sont remplis de religieux et de religieuses, s'exprime un conseiller privé en 1755, qu'une ferveur novice et passagère a entraîné, qui se sont engagés entre seize et dix-huit ans à des choses qu'ils ne connaissaient pas encore [...] Mauvais religieux, ils auraient été d'excellents sujets pour l'état qui les a perdus par défaut des lois qui veillent plus aux biens qu'aux personnes 34. Quel est le rapport avec la crise morale des monastères dans la seconde moitié du XVIII e siècle ? Le lien est implicite mais présente une juste application des trois axes que nous développions dans l'introduction (vocation forcée — dot — crise morale) : « La mort au monde » du religieux entré dans les ordres en échange d'une dot, d'une somme d'argent importante, échappant de facto au circuit économique, ou de la constitution d'une rente (qui poussèrent le capucin à évoquer la simonie), suffisent à l'autorité pour jeter l'opprobre sur l'état monastique. On discriminerait ainsi les familles pauvres n'ayant pas les moyens pour faire entrer un enfant, pourtant animé d'une réelle vocation, dans les ordres au profit des riches faisant peu de cas de l'appel divin. Ces pratiques ne manqueraient pas d'avoir des conséquences sur la discipline interne des couvents où les profès se soucieraient moins de leur vocation que d'obtenir un régime de faveur (le cas du chanoine de Louvain). La tentative du pouvoir civil de s'immiscer dans les affaires monastiques fait ressortir la volonté de traduire ce raisonnement dans une nouvelle législation. Sous le prétexte spécieux que la discipline monastique et le respect de la règle se trouvent corrompus par l'exigence d'une dot, on revendique la gratuité de l'entrée dans les ordres. Ce lien de causalité est explicite dans le préambule de l'édit du 13 mai 1771 : Quelque intéressant qu'il soit pour le bien de la religion et de l'Etat que la réception et l'admission à l'état religieux soient entièrement gratuites et quelque positives et expresses que soient les dispositions contenues à cet égard dans les 32 Joseph LAENEN, Étude sur la suppression des couvents par l'Empereur Joseph II dans les Pays-Bas autrichiens et plus spécialement dans le Brabant (1783-1794), Bruxelles, 1905, p. 8-9 (Annales de l'Académie d'archéologie de Belgique, 5e série, t. VII). 33 Richard KOERPERICH, Les lois sur la mainmorte dans les Pays-Bas catholiques. Etude sur l'édit du 15 septembre 1753, ses précédents et son exécution, Louvain, P. Smeesters, 1922, p. 208-222 ; Georges DE SCHEPPER, op. cit., p. 511-512. 34 Réflexions sur quelques dispositions du placard du 15 septembre 1753 touchant les acquisitions des biens par les mains mortes, 1755, cité par Richard KOERPERICH, op. cit., p. 211. LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 120 saints canons et les décrets des conciles, tant œcuméniques que provinciaux, nous sommes informés cependant que bon nombre de monastères, couvents et maisons religieuses [...] s'écartent plus que jamais de l'observation d'un point aussi essentiel de la discipline ecclésiastique, d'où il résulte une infinité d'abus que notre amour pour le maintien de cette discipline et la protection que nous lui devons, exigent que nous fassions cesser par l'usage des moyens les plus propres pour la faire respecter et observer 35. P a r m i le c h a p e l e t d e m e s u r e s prescrites d a n s l'édit, figurent l'interdiction d'exiger u n e q u e l c o n q u e s o m m e d ' a r g e n t o u v a l e u r (habillement, d o n , p e n s i o n . . . ) p o u r l'entrée d a n s les ordres q u i devient d o n c gratuite (article 1), ainsi q u e la défense p o u r tout religieux d e j o u i r d e b i e n s q u i lui appartiendront p e r s o n n e l l e m e n t (article 10). D a n s la foulée, M a r i e - T h é r è s e p u b l i a le 18 avril 1772 u n n o u v e l édit qui fixait à vingt-cinq ans l ' â g e d ' a d m i s s i o n des n o v i c e s à la profession (article 4 ) 36 . Si les d e u x édits étaient destinés à favoriser les c o u v e n t s p a u v r e s et à les m e t t r e sur u n p i e d d ' é g a l i t é a v e c les m o n a s t è r e s o p u l e n t s , c a p a b l e s d ' e n t r e t e n i r d e n o m b r e u x n o v i c e s , c e sont e n fait les p r e m i e r s q u i pâtiront d i r e c t e m e n t d e l'application d e ces n o u v e l l e s dispositions. Sous c o u v e r t d e p r o t é g e r les institutions p a u v r e s , o n favorisait leur e x t i n c t i o n 37 . C e s d e u x édits r e n c o n t r e r o n t leur part d e critiques tant à l'intérieur q u ' à l ' e x t é r i e u r d u clergé. U n m é m o i r e e n v o y é à M a r i e - T h é r è s e p a r les é v ê q u e s des P a y s B a s e n 1772 a p p r o u v e l ' o r i e n t a t i o n des n o u v e a u x r è g l e m e n t s e n ce qui concerne le r e l â c h e m e n t d e la discipline : Si les deux édits de 1771 et 1772 n'étaient destinés qu'à réprimer les abus qui ont pu s'introduire dans les cloîtres, nous nous ferions un devoir d'applaudir un but si louable [...] Mais au lieu d'y trouver des règlements tendant à la réforme, nous n'y avons aperçu que des projets de destruction. Ces deux lois paraissent avoir pour objet de rétablir dans les monastères l'exactitude de la discipline régulière en réprimant les abus propres à y causer le relâchement et des évêques occupés de leurs monastères ne sauraient qu'applaudir à des vues si sages en elles-mêmes 38. L o i n d e r e m e t t r e en c a u s e le déclin d e la situation spirituelle d e s maisons religieuses d e s P a y s - B a s , les é v ê q u e s n ' e n sont p a r p o u r autant d u p e s quant à la véritable finalité d e s n o u v e l l e s r é g l e m e n t a t i o n s : Sous le spécieux prétexte de corriger des abus réels, on pousse d'une part la sévérité au-delà des bornes fixées par nos pères et on autorise des pratiques que le relâchement a voulu introduire et que la pureté de la morale évangélique n ' a jamais permis de tolérer 39. 35 Recueil des ordonnances des Pays-Bas autrichiens, 3e série, X, Bruxelles, 1901, p. 146. 36 Ibid, p. 249-250. 37 Georges D E SCHEPPER, op. cit., p. 515. 38 AGR, CPA, 828/B, Mémoire des évêques des Pays-Bas autrichiens à Marie-Thérèse (1772). Ce mémoire a fait l'objet d'une publication dans les ROPBA (X, p. 147-156) en commentaire de l'édit du 13 mai 1771. 39 Ibid. DISCOURS SUR LA DÉCADENCE DU CLERGÉ RÉGULIER 121 L e s é v ê q u e s et a b b é s o n t multiplié les requêtes p o u r obtenir des dérogations o u p o u r d e m a n d e r si l ' é d i t était d ' a p p l i c a t i o n d a n s certains cas particuliers 40 . Ils n e sont n é a n m o i n s p a s les seuls à avoir o u v e r t e m e n t pris position contre les édits o u certains de leurs articles, lesquels p e u v e n t e n effet prêter le flanc à la critique. Ainsi l'article 9 de l'édit d e 1771 stipulant « q u ' u n e p e n s i o n p o u r r a être e x i g é e p o u r le n o v i c e entrant dans les ordres m a i s qui e n sort v o l o n t a i r e m e n t o u e n est e x c l u avant d ' a v o i r été fait profes », favorise les familles r i c h e s q u i p o u r r o n t p a r e r à u n e telle éventualité. D a n s ce cas d e figure, le p r e m i e r soin d e s c o u v e n t s n e serait-il p a s d ' e x a m i n e r si le c a n d i d a t profès p o u r r a s'acquitter d e cette p e n s i o n ? D ' a u t r e part, cette disposition p o u s s e r a les chapitres à a c c e p t e r n ' i m p o r t e q u i sous prétexte d e r e p e u p l e r les c o u v e n t s 41 . A l o r s q u e l'objectif p r e m i e r des édits consistait à rétablir « la discipline selon les dispositions d e s saints c a n o n s », n ' e s t - i l p a s p a r a d o x a l d ' i n s t a u r e r la n o t i o n d e p e n s i o n qui n e p e u t q u ' i n t r o d u i r e u n e notion d e propriété inconciliable a v e c le v œ u d e p a u v r e t é m o n a s t i q u e ? L e 3 0 j u i n 1772, le chancelier d e Brabant, J e a n - J o s e p h d e R o b i a n o ( 1 7 3 3 - 1 7 8 5 ) qui tente d e r é p o n d r e à ces questions, a b o n d e d a n s le m ê m e sens et stigmatise la politique d é s o r m a i s affichée p a r le g o u v e r n e m e n t : Parmi les précautions et les peines [énoncées dans les édits], il s'en trouve qui ne peuvent que jeter une sorte de mépris sur l'état religieux en général, mépris qui au milieu de la corruption de ce siècle, pourroit rejaillir sur la religion même, d'autres qui au lieu de concourir au rétablissement de l'ancienne discipline donnent l'être à de nouveaux abus, d'autres enfin qui ne peuvent qu'anéantir insensiblement les monastères qui sont les plus utiles à la religion, à l'État et au public, tandis qu'elles feront renaître dans les autres monastères cette grossière ignorance que des siècles plus éclairés avoient dissipée et cela à défaut de pouvoir se procurer un choix convenable de sujets 42. L ' a u t e u r affirme m ê m e q u e la fixation d e l ' â g e m i n i m a l à vingt-cinq ans est le meilleur m o y e n p o u r réintroduire « u n e certaine d é c a d e n c e » à l'intérieur d u cloître. U n e j e u n e s s e dissipée p a r l'esprit d u siècle n ' e s t - e l l e p a s source d e troubles p o u r les monastères ? Une triste expérience a prouvé dans tous les tems que les meilleures vocations s'affaiblissent par les vices que contractent aisément une jeunesse dissipée ainsi tels qui auroient été de fort bons religieux s'ils avoient été à même de suivre leur penchant à cet état ou s'ils n'avoient pas été distraits par une trop longue attente, seront souvent entraînés par le torrent des passions et des plaisirs et au lieu qu'ils auroient été dans le couvent, les délices de leurs parens ou de leurs familles, ils deviendroient pour le monde des fainéants qui ne seront bons à rien, ou s'ils persévèrent et qu'ils soient admis dans quelque monastère, ils ne seront plus également animés de cet esprit qui caractérise les vrais religieux » 43. 40 41 42 43 Voir AGR, CPA, 828/A. AGR, CPA, 829/A, Mémoire anonyme [1772]. AGR, CPA, 828/A, Mémoire du chancelier de Brabant, Robiano, le 30 juin 1772. Ibid. LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 122 Ces dernières recommandations restèrent lettre morte, Marie-Thérèse ne voulant point apporter d'adoucissements aux mesures prises. Son successeur Joseph II les estimera essentielles à ses projets politiques dont la suppression des couvents inutiles en 1783 ne constitue que l'achèvement du long processus que nous venons de décrire. * * * S'il n'était pas dans nos intentions de trancher sur l'authenticité de la décadence présumée des monastères des Pays-Bas au XVIII e siècle, nous avons néanmoins pu cerner au travers du discours sur le déclin de la discipline monastique, les contours de ce que l'on pourrait qualifier, au-delà des préjugés et des a priori, de« relâchement manifeste » (simonie, inobservances de la règle, crise des vocations, sorties...). Si le gouvernement a pris peu de mesures pour rétablir l'ordre intérieur, laissant souvent l'initiative aux abbés, ou pour résoudre les conflits internes qui ont pu déchirer les maisons religieuses, il est indubitable que le discours sur le déclin monastique a ouvertement été récupéré par l'autorité civile. Le pouvoir n ' a malheureusement jamais précisé les critères qui l'ont poussé à stigmatiser le non-respect de la discipline. S'agissait-il de stigmatiser certains fauteurs de troubles ou de condamner l'institution dans son ensemble ? Nous pencherions plutôt pour la seconde hypothèse. Sans doute la remise en cause de la morale et de la discipline offrait-elle un excellent prétexte pour couvrir le véritable objectif de la politique menée par certains fonctionnaires à Vienne et à Bruxelles : la suppression pure et simple. Si dans un premier temps, l'orientation des édits avait pour but de limiter la progression du clergé régulier et de l'empêcher d'étendre ses richesses en replaçant tous les couvents sur unpied d'égalité (la gratuité de l'entrée dans les ordres), l'application des nouvelles dispositions a abouti au résultat inverse : l'extinction des couvents pauvres. Poussé par un mépris généralisé pour l'institution monastique **, le gouvernement a développé un véritable arsenal législatif où la lutte contre la décadence morale n'avait pas sa place mais servit pourtant d'argument pour légitimer une politique. Bien plus, sous le couvert d'un discours feutré prônant le retour aux exigences des saints canons, les édits ont créé un contexte favorisant plus que jamais l'introduction des déviances à l'intérieur du cloître. Malgré les avertissements des évêques ou d'agents proches du gouvernement, rien ne fit plier les plus hautes instances du pouvoir jusqu'à la Révolution française, laquelle finit de liquider la question du clergé régulier. 44 Georges DE SCHEPPER, op. cit., p. 514 : « Dans les édits de 1771 et 1772, un nouveau mobile, le mépris de l'institution monastique semble inspirer les hauts fonctionnaires de MarieThérèse. Cette tendance se remarque à peine en 1753 et était reléguée à l'arrière-plan par les considérations économiques alors prônées. Mais l'hostilité avait grandi depuis lors et, dans les consultes et les rapports préparatoires aux dernières ordonnances, elle se manifeste par de violentes tirades, mêlées aux observations d'ordre économique ». « Sous l'apparence du plaisir... » Morale et religion dans le discours sur le Grand Motet au XVIIP siècle T h i e r r y FAVIER L e t h è m e d e la corruption d u g o û t , très présent d a n s la p r e m i è r e m o i t i é d u X V I I P siècle, s'inscrit d a n s le p r o l o n g e m e n t d e la Q u e r e l l e d e s A n c i e n s et d e s M o d e r n e s , c o m m e u n r e m p a r t à l ' i d é e d ' u n p r o g r è s continu des sciences et des arts, défendue a r d e m m e n t p a r F o n t e n e l l e . L e prestige d e s Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence publiées par Montesquieu en 1734 ', s'il p e r m e t u n r e n o u v e l l e m e n t h i s t o r i o g r a p h i q u e d e la notion d e d é c a d e n c e , b a n a l i s e é g a l e m e n t cette n o t i o n a u sein d e la société cultivée qui s'interroge prioritairement sur les c a u s e s d e la corruption d e s sciences et d e s arts, t h è m e qui, selon Julien Freund, devient alors u n e m a n i è r e d e « lieu c o m m u n » 2 . M a i s bien a v a n t le discours a c a d é m i q u e d e J e a n - J a c q u e s R o u s s e a u à Dijon ( 1 7 5 1 ) 3 , plusieurs partisans d e s A n c i e n s d a n s la Q u e r e l l e d ' H o m è r e , c o m m e M a d a m e D a c i e r o u L o n g e p i e r r e , avaient associé la d é c a d e n c e d u goût à l'esprit d e luxe et d e m o l l e s s e , offrant u n p r o l o n g e m e n t a u x a n a t h è m e s des moralistes chrétiens d u siècle p r é c é d e n t 4 . A l o r s q u e la « crise d e la 1 Amsterdam, Jacques Desbordes, 1734. Julien FREUND, La décadence : histoire sociologique et philosophique d'une catégorie de l'expérience humaine, Paris, Sirey, 1984, p. 113. 3 Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur les sciences et les arts, Genève, Barillet & fils [i. e. Paris, Noël-Jacques Pissot], [1750 ou 1751]. 4 Anne Dacier (Des causes de la corruption du goût, Paris, Rigaud, 1714, p. 148) écrit : « En vérité il est scandaleux qu'un chrestien loue le luxe, la mollesse, et les délices de nostre siècle, et qu'il les préfère à la sagesse et à la simplicité des anciens temps, restes précieux du siècle d'or, après qu'un autheur payen comme Longin a attribué la décadence des esprits à ce luxe et à cette mollesse ». Sur cet aspect de l'œuvre d'Hilaire-Bernard de Longepierre, 2 124 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? conscience européenne » 5 ouvre la voie au progrès scientifique et social et annonce le règne de la raison critique, les partisans des Anciens dénoncent l'avènement de ce que Pierre-André Taguieff appelle le « progrès-puissance » en opposition au « progrèssagesse », minoritaire, selon lui, dans la philosophie humaine après Montaigne 6. Au cours de la première moitié du XVIII e siècle, de nombreux auteurs, de Rémond de Saint-Mard 7 à Voltaire 8, incluent le constat d'une décadence du goût dans une conception plus large du rapport entre temps historique et civilisations qui les conduit à proposer des modèles divergents de l'influence des facteurs économiques, sociaux, politiques, moraux ou religieux 9. Cette dimension totalisante se retrouve également dans les écrits consacrés plus particulièrement aux lettres et aux arts, où des auteurs comme l'abbé Dubos, attaché à la conception commune d'un principe unique des beaux-arts, démontrent comment la corruption du goût agit comme une véritable gangrène 10. Bien que n'ayant pas suscité de littérature spécifique, le constat d'une décadence de la musique religieuse s'inscrit dans ce débat sur la décadence du goût et touche particulièrement le genre du grand motet. Expression d'une piété à la fois sensible et triomphante, le grand motet tel qu'il a été souhaité par Louis XTV, connaît à partir des années 1720 des bouleversements qui l'éloignent de l'idéal esthétique et religieux du Grand Siècle. D'une part, les débats sur le sublime religieux favorisent une esthétique de l'effet dans laquelle le texte biblique suscite une image globale — un tableau plus qu'un discours — qui doit frapper l'auditeur. D'autre part, la création du Concert spirituel par Anne-Danican Philidor, en 1725, extrait le grand motet de son cadre cultuel initial et modifie en profondeur les pratiques musicales et les modes d'appropriation qui lui étaient attachés. Ce nouveau statut lui vaudra d'occuper des positions contradictoires dans les procès en décadence instruits par les contempteurs du siècle de Louis XV. Trahissant l'esprit du Grand Siècle selon les écrivains conservateurs, comme l'abbé Pluche ou Bollioud de Mermet, le grand motet est l'objet de la vindicte de Rousseau voir Marc FUMAROLI, « Les abeilles et les araignées », dans La Querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Gallimard, 2001, p. 183. 5 Paul HAZARD, La crise de la conscience européenne : 1680-1715, Paris, Boivin, 1935. 6 Pierre-André TAGUIEFF, Le sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Paris, Flammarion, 2004, p. 37. 7 RÉMOND DE SAINT-MARD, Réflexions sur la poésie en général, sur l'églogue, sur la fable, sur l'élégie, sur la satire, sur l'ode & sur les autres petits poèmes comme sonnet, rondeau, madrigal, &c. suivies de trois lettres sur la décadence du goût, en France, La Haye, C. de Rogissart & sœurs, 1734. 8 Voir essentiellement VOLTAIRE, Le siècle de Louis XIV, dans Œuvres historiques, René POMEAU (éd.), Paris, Gallimard, 1958. 9 Voir Pierre CHAUNU, Histoire et décadence, Paris, Perrin, 1981. 10 Jean-Baptiste Dubos (Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Paris, Pissot, 1770, 7e éd., p. 491) cite les propos de Giovanni Vincenzo Gravina (Délia tragedia, Naples, Naso, 1715) : « Mais notre poésie ayant été corrompue par l'excès des ornemens & des figures, la corruption a passé de-là dans notre musique. C'est la destinée de tous les Arts, qui ont une origine & un objet commun, que l'infection passe d'un Art à l'autre ». « sous L'APPARENCE DU PLAISIR... » 125 en tant qu'aboutissement d'un processus de dégénérescence qui touche aussi bien les mœurs que les arts. À travers les débats sur la définition du bon goût, la modalité et la finalité de l'imitation, la pertinence des modèles, l'utilité de la bienséance et du plaisir, le grand motet constitue pour les contemporains un paradigme du discours sur la décadence morale et religieuse du XVIIP siècle. La critique conservatrice Sur le goût La troisième partie de la Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise de Lecerf de la Viéville est consacrée à un « Discours sur la musique d'église » " qui, à travers la comparaison annoncée par le titre, livre les principes du bon goût et dénonce les entorses faites à ces principes aussi bien par les compositeurs italiens que français. L'article III, « De la musique », débute ainsi : La Musique d'un Motet, qui en est, pour ainsi dire le corps, doit être expressive, simple, agréable (le naturel fera partie de chacune de ces trois qualitez en particulier) 12. Lecerf de La Viéville justifie ensuite chacune de ces trois qualités en montrant l'assujettissement de la troisième aux deux premières, garantes du bon goût dans la musique d'église. Il s'appuie sur le caractère terrible et grand du jugement dernier pour justifier une « différence de sentiment » entre les musiques profane et sacrée, cette dernière demandant une « expression forte », et sur la dignité de l'Église et du culte qui recommande la simplicité : Quelles idées, quelles images, & quels ton puissans faut-il pour marquer une crainte & une espérance, qui ne regardent jamais de moindres objets que ceux-là 13 ! Le respect dû à Dieu, à son Temple, à son Écriture, à ses Fêtes, ne souffre pas qu'on babille. Il demande une éloquence courte & resserrée 14. Affirmant que « la musique a été inventée pour la Religion », Lecerf de La Viéville fait appel aux anciens Grecs et Égyptiens 15 pour affirmer l'invariabilité de ces principes à travers les âges et, par conséquent, celle du bon goût, et relativiser ainsi la notion de progrès défendue par les Modernes. C'est sur ce principe d'invariabilité et d'universalité du bon goût que s'établit la critique de la musique d'église dans l'essai de Bollioud de Mermet, De la corruption du goust dans la musique françoise 16. L'académicien érudit fait tout d'abord 11 Jean-Laurent LECERF DE LA VIÉVILLE DE FRENEUSE, Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise, Bruxelles, 2e éd., 1705-1706, 3e partie. 12 Ibid.,p.66. 13 Ibid.,p. 67. 14 Ibid.,p. 71. 15 J.-L. Lecerf de la Viéville (ibid., p. 77) cite les propos de Platon à propos de la musique des Egyptiens : « C'était toujours la même manière, le même goût ». 16 Louis Bollioud de Mermet (De la corruption du goust dans la musique françoise. Par M. Bollioud de Mermet, de l'Académie des Sciences & des Belles Lettres de Lyon, & de celle des Beaux Arts de la même ville, Lyon, Aimé Delaroche, 1746, p. 52) délivre le même constat 126 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? a l l é g e a n c e à la p e n s é e d o m i n a n t e e n r e c o n n a i s s a n t les p r o g r è s d e la m u s i q u e dans le d o m a i n e d e l ' e x é c u t i o n m a i s s ' a t t a c h e à d é m o n t r e r q u e l'attrait p o u r la nouveauté constitue u n e cause m a j e u r e d e la corruption d u g o û t : Je dis qu'il y a un certain vrai dans les Arts comme ailleurs, qui est de tous les temps, de tous les païs. La raison, la nature qui ne changent point, ont établi des loix, contre lesquelles les variations & les bizarreries qu'introduisent les Artistes, ne sçauroient prévaloir. La Musique s'est, à la vérité, beaucoup perfectionnée depuis cinquante ans. Mais ce qu'elle a gagné du côté de l'exécution, elle semble l'avoir perdu du côté de la composition " . L e s caractéristiques d u style m u s i c a l q u i se d é v e l o p p e à p a r t i r d e la R é g e n c e , d a n s la m e s u r e o ù elles c o n t r e d i s e n t selon lui les p r i n c i p e s « d u v r a i , d u b e a u simple, d u n a t u r e l » n e relèvent p a s d ' u n déclin inéluctable d e la m u s i q u e a u sein d ' u n e c o n c e p t i o n vectorielle d u t e m p s m a i s d ' u n e corruption, a u sens p r e s q u e physiologique d u t e r m e , d a n s l ' a b s o l u d u b e a u 18. C ' e s t p o u r q u o i B o l l i o u d d e M e r m e t refuse à la n o u v e a u t é m u s i c a l e la qualité d ' u n p r o g r è s m a i s y d é c è l e la c o n t i n g e n c e méprisable d e la m o d e : La Mode s'est introduite dans la Musique aussi bien qu'ailleurs. Elle y exerce un empire absolu. Ce qui touche le cœur, ce qui séduit l'ame n'est plus de saison. On admire ce qui est bizarre, ce qui est singulier, ce qui surprend, ce qui étonne. On n'est guères sensible à ce qui remue, à ce qui flate " . La Musique du Sanctuaire n'est pas à l'abri de ces abus : la fureur de la mode s'y glisse comme sur le Théâtre & dans les Concerts. Le faux goût, encore plus blâmable ici que par tout ailleurs, introduit jusqu'aux pieds des Autels des Chants dénués de sentiment, d'élévation & de décence, des mouvemens qui conviendroient à peine aux Théâtres comiques 20 . O u t r e l'attrait p o u r la n o u v e a u t é , B o l l i o u d d e M e r m e t cite, p a r m i les causes de la corruption d u goût m u s i c a l , l'attrait p o u r le difficile et l ' a l l é g e a n c e a v e u g l e à la m u s i q u e italienne. L ' o p p o s i t i o n entre m u s i q u e française et italienne constituait à la fin d u X V I I e siècle u n terrain privilégié et stimulant d e la c o n t r o v e r s e esthétique. Les p a g e s q u e consacre l ' a b b é P l u c h e à la m u s i q u e d a n s s o n Spectacle de la nature 21 , c o m m e la relative b o n n e o p i n i o n q u ' a B o l l i o u d d e M e r m e t d e la m u s i q u e italienne que l'abbé Dubos : « Et après tout, où aboutira la licence de ces excès, & la bizarrerie de ces usages, s'ils continuent à faire des progrès ? Que nous annoncerait ce changement, si non une décadence générale dans les Arts ? Ils ont entr'eux des rapports trop intimes, pour ne pas participer mutuellement aux variations qui les dénaturent ». 17 Ibid.,p. 46-47. 18 Louis Bollioud de Mermet (ibid., p. 47) vante « ce bon Goût, [de] ce vrai qui ne vieillit point ». 19 Ibid., p. 14. 20 Ibid, p. 20. 21 Antoine PLUCHE, Le Spectacle de la nature, ou entretiens sur les particularités de l'histoire naturelle, qui ont paru les plus propres à rendre les Jeunes-Gens curieux, & à leur former l'esprit, tome septième, contenant ce qui regarde l'homme en société, Paris, Vve Estienne & fils, 1746. « s o u s L'APPARENCE DU PLAISIR... » 127 - il regrette s i m p l e m e n t l ' a b a n d o n p a r les F r a n ç a i s d e l e u r génie national p r o p r e , a u profit d ' u n e caricature d u style italien —, t é m o i g n e n t d e l ' a p a i s e m e n t d e la c o n t r o v e r s e qui resurgit a v e c u n e g r a n d e violence et sur d e s b a s e s totalement inversées a u m o m e n t de l a Q u e r e l l e des Bouffons. M a i s l e s différents points d e v u e s u r l'influence d e l a m u s i q u e italienne, q u ' i l s é m a n e n t d e l ' a b b é P l u c h e et d e B o l l i o u d d e M e r m e t ou, à l ' o c c a s i o n d e l a Q u e r e l l e d e s Bouffons, d e l ' a b b é L a u g i e r 22 et d u p è r e Castel M n e c o n c e r n e n t q u ' i n d i r e c t e m e n t l a m u s i q u e religieuse. Sur l'imitation A u contraire, l a question d e l ' i m i t a t i o n appropriée à la m u s i q u e religieuse, également présente d a n s le discours d e L e c e r f d e L a Viéville, p r e n d u n e r é s o n a n c e nouvelle d a n s les écrits c o n s a c r é s a u x c o m p o s i t e u r s d e m o t e t s d u siècle d e L o u i s XV. Attaché à l a critique d e l a vocalité italienne, L e c e r f d e L a Viéville regrettait q u e l e s musiciens d ' é g l i s e vocalisassent sur q u e l q u e s m o t s suggestifs a u x d é p e n s , et parfois à r e n c o n t r e , d u sentiment général e x p r i m é p a r le verset 24 . S a n s a u c u n e référence a u goût italien, cette critique est reprise p a r l ' a b b é D u b o s e n 1719 : Comme il est des personnes qui sont plus touchées du coloris des tableaux que de l'expression des passions, il est de même des personnes, qui dans la Musique ne sont sensibles q u ' à l'agrément du chant, ou bien à la richesse de l'harmonie, & qui ne font point assez d'attention, si ce chant imite bien le bruit qu'il doit imiter, ou s'il est convenable au sens des paroles ausquelles il est adapté. Elles n'exigent point du Musicien, qu'il assortisse sa mélodie avec les sentimens contenus dans les paroles qu'il met en chant. Elles se contentent que ses chants soient variés, gracieux, ou même bizarres, & il leur suffit qu'ils expriment en passant, quelques mots du récit. Le nombre des Musiciens qui se conforment à ce goût, comme si la Musique étoit incapable de faire rien de mieux, n'est que trop grand. S'ils mettent en chant, par exemple, celui des versets du Psaume Dixit Dominus, qui commence par ces mots, De torrente in via bibet, ils s'attachent uniquement à l'expression de la rapidité du torrent dans sa course, au lieu de s'attacher au sens de ce verset, qui contient une Prophétie sur la Passion de Jesus-Christ. Cependant l'expression d'un mot ne sçauroit toucher autant que l'expression d'un sentiment, à moins que le mot ne contînt seul un sentiment. Si le Musicien donne quelque chose à l'expression d'un mot qui n'est que la partie d'une phrase, il faut que ce soit sans perdre de vue le sens général de la phrase qu'il met en chant 25. 22 LAUGIER, Apologie de la musique françoise, contre M. Rousseau, s.l.n.d., 1754. Louis-Bertrand CASTEL, Lettres d'un académicien de Bordeaux sur le fonds de la musique, A l'occasion de la Lettre de M. R*** contre la Musique Françoise, Londres, Cl. Fosse, 1754 ; Réponse critique d'un académicien de Rouen, à l'académicien de Bordeaux, sur le plus profond de la musique, s.l.n.d. Le père Castel fait, à ce propos, allusion à la décadence romaine : « elle [la musique française] est réellement menacée du sort qui termina l'Empire Romain : à force d'envahir les Barbares, il fut envahi de leur barbarie ». Voir Denise LAUNAY (éd.), La Querelle des Bouffons : texte des pamphlets, Genève, Minkoff, 1973, vol. II, p. 1457. 23 24 25 Jean-Laurent LECERF DE L A VIÉVILLE DE FRESNEUSE, op. cit., 3 e partie, p. 129. Jean-Baptiste DUBOS, op. cit., p. 484-485. 128 LE XVIir*, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Mais, comme le montrent les premiers mots de Dubos, l'esthétique du tableau, balbutiante au moment de la publication de l'ouvrage de Lecerf de La Viéville, a trouvé un terrain d'expression privilégié dans le grand motet, à la suite des débats sur le sublime religieux et la fulgurance des images bibliques qu'occasionna la traduction de Boileau du Traité du sublime attribué à Longin 26. De la Dissertation sur le mot vaste de Saint-Evremond (1685) 27 aux théories d'Edmond Burke (1757) 28, en passant par les considérations de Fénelon sur l'éloquence sacrée 29, le concept de sublime subit une double évolution qui tend à l'associer préférentiellement à la démesure, à l'expression de la terreur, de l'accablement ou de la stupeur, mais conduit également à le détacher du merveilleux chrétien pour ne l'appliquer qu'aux sentiments qu'éprouve l'homme devant les phénomènes grandioses et effrayants de la nature. Si Bollioud de Mermet répète l'accusation portée par Lecerf de La Viéville et Dubos concernant le rapport entre la mise en musique du mot et celle de l'idée générale 30, il dénonce l'usage que font les compositeurs modernes de l'esthétique du tableau dans le grand motet en négligeant, dans la poésie des psaumes, les images d'une nature « noble et riante » au profit de « ce qu'elle a de laid et de bizarre ». Dans son esprit, comme dans celui de l'abbé Pluche, les tableaux musicaux des tempêtes, des tremblements de terre, de la destruction ou du chaos qu'exaltent certains psaumes, commandent des effets harmoniques, rythmiques, vocaux et instrumentaux qui vont à l'encontre d'un idéal expressif fondé sur la simplicité et la « belle nature ». Surtout, cette esthétique de l'effet relève moins, selon eux, d'une conception émotionnelle de l'éloquence sacrée d'inspiration fénelonienne, où le pathos est revendiqué dans la mesure où il conduit le fidèle à l'admiration 31, que d'un simple alignement sur l'esthétique du théâtre et du concert. 26 Nicolas BOILEAU-DESPREAUX, Œuvres diverses du Sieur D*** avec le traité du sublime ou du merveilleux dans le discours, traduit du grec de Longin, Paris, Thierry, 1674. Voir Théodore A. LITMAN, Le Sublime en France (1660-1714), Paris, Nizet, 1971. Litman précise que l'édition de 1671 des Entretiens d'Ariste et d'Eugène de Bouhours fut rapidement épuisée et compta onze rééditions jusqu'en 1691, puis sept autres entre 1703 et 1768. 27 Charles DE MARGUETEL DE SAINT-DENIS DE SAINT-EVREMOND, Dissertation sur le mot vaste, dans Œuvres meslées, Paris, Claude Barbin, 1690, tome I, p. 373-400. 28 Edmond BURKE, A Philosophical Enquiry into the Origin ofour Ideas ofthe Sublime andBeautiful, London, 1757. 29 François DE SALIGNAC DE LA MOTHE FÉNELON, Dialogues sur l'éloquence en général et sur celle de la chaire en particulier, dans Œuvres, J. LE BRUN (éd.), Paris, Gallimard, 1983, vol. I, p. 13. 30 Louis Bollioud de Mermet (op. cit., p. 15) : « L'on s'accoutume, en composant, à négliger les Régies, à forcer les Caractères, à tordre le sens des paroles, à faire plus d'attention à un mot qu'à l'intelligence entière d'une phrase ». 31 François de Salignac de La Mothe Fénelon (Réflexions sur la grammaire, la rhétorique, la poétique et l'histoire ou mémoire sur les travaux de l'Académie française à M. Dacier, op. cit, vol. II, p. 1145) traduit un passage du De doctrina christiana de saint Augustin : « le genre sublime accable souvent par son poids, et ôte même la parole, il réduit aux larmes ». « s o u s L'APPARENCE DU PLAISIR... » Sur la bienséance 129 chrétienne L ' o u v r a g e d e l ' a b b é P l u c h e , Le spectacle de la nature, consacre u n e partie d e ses « professions instructives » à la m u s i q u e et livre sur la m u s i q u e religieuse u n point d e v u e similaire. S o n traité se situe d a n s la perspective d ' u n e a p o l o g é t i q u e chrétienne, c o m m e en t é m o i g n e n t ses p r o p o s sur l'institution et la finalité d e la m u s i q u e : Ne peut-on pas dire d'abord que la connoissance de l'institution de la musique emporte avec elle la connoissance de sa destination, & de sa vraie nature ? On n'a pas ignoré jusqu'à nos jours à quoi la musique peut & doit servir. Dans la plus haute antiquité nous voyons toujours les cantiques étroitement unis aux assemblées de religion, aux traités d'alliance entre une nation & une autre, enfin à la célébration des grands événements, & des hommes qui avoient bien servi la société. [...] Chacun connoît les cantiques de l'ancien peuple de Dieu, & ce qui y donna occasion. Chez les autres nations, même chez les plus superstitieuses & les plus barbares, le chant par un pur effet de l'institution primitive, étoit encore employé pour louer ou pour invoquer la divinité, pour perpétuer la teneur d'une alliance ou d'une loi, & pour s'entr'animer en récitant les actions des grands hommes 32. A p r è s avoir c o n d a m n é la m u s i q u e profane d a n s d e s t e r m e s q u e n ' a u r a i e n t p a s reniés Bossuet, P l u c h e p r o p o s e , assez i r o n i q u e m e n t , d'instituer u n e distinction complète entre d e u x t y p e s d e m u s i q u e : la m u s i q u e b a r o q u e , c o n s a c r é e e x c l u s i v e m e n t aux spectacles et a u x c o n c e r t s p u b l i c s , et la m u s i q u e chantante, u n i q u e m e n t « e n possession des fêtes ecclésiastiques ». A l o r s q u e la description q u ' i l d o n n e d e la m u s i q u e b a r o q u e a c c u m u l e les m ê m e s critères esthétiques c o n d a m n é s p a r B o l l i o u d de M e r m e t — m a l t r a i t a n c e d e la l a n g u e p a r l ' o r n e m e n t a t i o n , bizarrerie, a b u s d e la dissonance, virtuosité excessive, expressivité outrée —, il définit ainsi la m u s i q u e chantante : art. 1 La musique chantante demeurera ou sera remise en possession des fêtes ecclésiastiques, & loin d'enchérir sur les emportemens de la musique théâtrale, elle s'occupera toute entière, conformément à sa première institution, du soin d'instruire les peuples en chantant Dieu & ses œuvres d'une façon simple & touchante. art. 2 Elle continuera toujours à tirer son accompagnement, sa nourriture, & des variétés ravissantes du riche fonds de l'harmonie. Mais étant consacrée au service du peuple Chrétien, elle fera sa principale affaire de plaire à la multitude, particulièrement par les différens caractères d'une mélodie toujours majestueuse, toujours douce, & praticable. Elle rendra à la religion les services que Lully rendoit à la vanité. Il exténuoit à dessein ses talens pour se rendre populaire, & ne publioit rien qui ne fût singulièrement mélodieux & facile à être retenu. [...] L'intention des assemblées Chrétiennes & les sujets qui s'y chantent, sont incompatibles soit avec les boutades, soit avec la précipitaion de la musique barroque. Mais au milieu d'un peuple d'adorateurs, il ne suffit pas d'éviter l'indécence : tout y doit aider les sentimens & concourir à l'adoration. Le chant qu'on y admet doit être touchant & à la portée du très-grand nombre. Si l'Eglise entretien à grands frais un vaste buffet d'orgues & tout un chœur de musique, ce n'est pas afin que Philidor, enchanté d'une Antoine PLUCHE, op. cit., p. 107-108. LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 130 composition savante, roule les yeux vers la voûte ; ou que Gombaud soit extasié dans le coin de quelque chapelle, sur l'étendue & la souplesse d'une voix ; pendant que le peuple bâille & déserte l'office. L'orgue & le chant sont pour ce peuple. Les maîtres de musique savent-ils qu'ils sont appelles à l'instruire, non par des vivacités où tout lui devient imperceptible ; non par des accords qui le passent ; non par des longueurs qui le rebuttent ; mais par des airs qui soient sentis de tous, par des airs que le tour même du chant grave dans la mémoire, & qui se redisent dans les familles ? Se proposer de plaire, surtout en ce lieu, à Philidor & à Gombaud, c'est vouloir déplaire à tout le monde 33. C e t t e condamnation d e la m u s i q u e profane, et p l u s e n c o r e cette plaidoirie en faveur d ' u n e différenciation radicale des esthétiques profane et sacrée et d ' u n e stricte distribution d e s fonctions, d e s espaces et d e s t e m p s caractérisent l'orthodoxie c h r é t i e n n e de la fin d u X V I I e siècle, d o n t les t h é o l o g i e n s et les p e n s e u r s laïques de sensibilité angustinienne n e furent p a s les seuls r e p r é s e n t a n t s M . U n esprit aussi c o n v a i n c u des p r o g r è s d e la m u s i q u e d e s o n t e m p s q u e C h a r l e s - H e n r i d e Blainville affirme également e n 1754 la spécificité d e la m u s i q u e religieuse et sa nécessaire s é p a r a t i o n d e l à m u s i q u e profane a u sein d e l ' o r d r e social : L'air de vérité, en Musique, consiste encore dans le local, dans le genre de sa destination ; c'est-à-dire, qu'une Musique de Théâtre ne doit point tenir, en général, de la Musique de concert, & encore moins de la Musique d'Eglise, non plus que ces deux dernières ne doivent tenir de la première 35. M a i s une v u e d ' e n s e m b l e des p r o p o s d e P l u c h e m e t e n é v i d e n c e sur d e u x points l ' é v o l u t i o n ou d u m o i n s l ' a m b i g u ï t é q u i caractérise sa c o n c e p t i o n d e s implications m u s i c a l e s de la b i e n s é a n c e chrétienne. L e p r e m i e r c o n c e r n e le C o n c e r t spirituel dont P l u c h e associe le s u c c è s à l'appétit d e « vérité et d e v e r t u » d u p u b l i c parisien 36 , m o n t r a n t ainsi s o n soutien à u n d i v e r t i s s e m e n t d é v o t d a n s la s p h è r e laïque, tel q u ' i l s'était développé a u c o u r s d e s dernières d é c e n n i e s d u r è g n e d e L o u i s XIV. L e second p o i n t concerne la m u s i q u e religieuse d e M o n d o n v i U e , q u e P l u c h e cite favorablement à p l u s i e u r s reprises et d o n t il v a n t e les airs d ' u n e « d o u c e u r r a v i s s a n t e » " , e n passant sou s silence la m o d e r n i t é esthétique d e ses g r a n d s t a b l e a u x et les effets q u ' i l tire d ' u n e écriture instrumentale et v o c a l e affranchie de c e q u ' i l appelle le « b e a u chant ». Sur le modèle D a n s la mesure o ù le d i s c o u r s sur la d é c a d e n c e s ' a p p u i e sur la glorification d ' u n p a s s é , proche ou lointain, c o n n u o u fantasmé, la q u e s t i o n d u m o d è l e — d e son choix, d u statut q u ' o n lui a c c o r d e , d e la c o n n a i s s a n c e o u d e la « p r a t i q u e » q u ' o n e n a — permet 33 Ibid., p. 138-139. Louis Bollioud de Mermet {op. cit., p. 20-21) déplore également la présence d'une musique de caractère profane au sein du sanctuaire. 35 Charles-Henri DE BLAINVILLE, L'esprit de l'art musical, ou réflexions sur la musique, et ses différentes parties, Genève, s.n., 1754, p . 88. 34 36 37 Antoine PLUCHE, op. cit., p. 110. Ibid., p. 126. « SOUS L'APPARENCE DU PLAISIR... » 131 de cerner les familles d'esprit, d e m e t t r e à n u les évolutions o u l e s ruptures d a n s l e s représentations q u ' a v a i e n t les c o n t e m p o r a i n s d e leur histoire. E l l e est é v i d e m m e n t a u centre d e la Q u e r e l l e d e s A n c i e n s et d e s M o d e r n e s d o n t l'influence fut substantielle sur la m u s i q u e , n o t a m m e n t e n c e qui c o n c e r n e la réception d e l ' o p é r a , et dont le p a n éthique continua à n o u r r i r l e s d é b a t s s u r la m u s i q u e religieuse a u X V I I I e siècle 3S . D e u x t y p e s d e d i s c o u r s coexistent tout a u long d u siècle. L e premier, b i e n r e p r é s e n t é p a r l ' a b b é B a t t e u x m a i s q u i c u l m i n e r a d a n s « l ' a n a l y t i q u e d u b e a u » d e la Critique d e K a n t , a n a l y s e e n p r o f o n d e u r la notion d e m o d è l e , d é m o n t r e de la faculté déjuger la nécessité d e s e x e m p l e s d a n s l e j u g e m e n t d e g o û t et distingue l'imitateur servile d u successeur. Il t r o u v e u n é c h o frappant d a n s les p r o p o s d e Blainville : Les morceaux ce tous ces grands Maîtres en général, sont des leçons vivantes qu'il ne faut étudier que pour en sentir toute la force & le Sublime, & même leurs foiblesses, s'il leur en échappe : & en prenant leur esprit, gardez-vous d'en être les copistes ; c'est un écueil qu'il faut avoir grand soin d'éviter " . L e second, sans contredire le premier, n e p o s s è d e p a s toujours s a d i m e n s i o n réflexive m a i s p a r t i c i p e d u d i s c o u r s d e la d é c a d e n c e e n déplorant l ' a b a n d o n d e s b o n s m o d è l e s . L a p l u p a r t d e s textes q u i s ' y rapportent associent, d a n s u n e m ê m e déploration, l ' a b a n d o n d e s A n c i e n s et celui d e s grands h o m m e s d u siècle d e Louis XIV. P a r r a p p o r t a u statut q u i était le sien lors d e la Querelle d e s A n c i e n s et d e s M o d e r n e s , le G r a n d Siècle acquiert ainsi la d i m e n s i o n d ' u n paradis p e r d u 40 . C o n c e r n a n t plus spécifiquement la m u s i q u e , cette association revêt u n caractère particulier d a n s la m e s u r e o ù la m u s i q u e d e s A n c i e n s « représente d e p u i s le h a u t m o y e n â g e u n m y t h e q u ' é c r i v a i n s , p h i l o s o p h e s et théoriciens s'efforcent de m a i n t e n i r vivant » 41 , p l u s q u ' u n e réalité d e l ' e x p é r i e n c e m u s i c a l e 42 . P o u r les dénonciateurs d e la d é c a d e n c e , la référence à la m u s i q u e d e s A n c i e n s , H é b r e u x , É g y p t i e n s o u G r e c s , est n o n s e u l e m e n t l ' o c c a s i o n d e r a p p e l e r l ' o r i g i n e divine d e la m u s i q u e et s o n application 38 Outre Lecerf de La Viéville, il faut également citer Pierre Bellocq, auteur anonyme de La poésie et la musique. Satire. A Monsieur Despréaux, Paris, Mariette, 1695. 39 40 Charles-Henri DE BLAINVILLE, op. cit., p. 84. Voir RÉMOND DE SAINT-MARD, op. cit., p . 301-302, et le poème de Pierre-Louis D'AQUIN DE CHATEAU-LYON, Satyre sur la corruption du goût et du style, Liège, Poubens de Courbeville, 1759, qui évoque les poésies religieuses de Jean-Baptiste Rousseau et Jean-Georges Le Franc de Pompignan et critique insidieusement Y Encyclopédie et l'esprit philosophique. Le père Dominique Bouhours, Louis Dubos et Voltaire développent la même théorie cyclique de la décadence et associent à la louange des siècles d'Alexandre, d'Auguste et des Médicis celle du siècle de Louis XTV. 41 Philippe VENDRIX, AUX origines d'une discipline historique. La musique et son histoire en France auxXVIIe etXVIIIe siècles, Genève, Droz, 1993, p. 253. 42 Pierre-Jean Burette (1665-1747), fils du harpiste Claude Burette, musicien puis professeur de chirurgie. Il collabora au Journal des savants et fut, dès 1705, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres devant laquelle il présenta plusieurs dissertations sur la musique et la danse des Anciens. Voir Philippe VENDRIX, « Pierre-Jean Burette, archéologue de la musique grecque », « Recherches » sur la musique française classique, XXVII, 1991-1992, p. 99-111. LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 132 a u culte, m a i s aussi d e louer u n t e m p s o ù la m u s i q u e p o s s é d a i t u n e influence bénéfique sur les m œ u r s e t d e regretter le lien p e r d u a v e c « les r i c h e s e t g r a n d e s â m e s d u temps p a s s é » 43 . M a i s cette a p o l o g i e d e l a m u s i q u e d e s A n c i e n s s'efface le plus souvent d e v a n t celle d e Lully. L e s p r o p o s d e l ' a b b é L a u g i e r traduisent le sentiment général d e c e u x q u i , c o m m e L e c e r f d e L a Viéville, l ' a b b é P l u c h e o u B o l l i o u d d e M e r m e t déplorent l ' é v o l u t i o n d e la m u s i q u e d e leur t e m p s : Lully n'est plus à la mode. Prenez garde que ce ne soit une nouvelle preuve de la dépravation de goût qu'on reproche à notre siècle 44 . Vous tous qui aspirez à la gloire de charmer nos oreilles, étudiez le grand Lully, étudiez-le sans cesse. Il n'est pas seulement le créateur de notre Musique ; il est le Maître & le modèle de tous nos vrais Musiciens 45 . D a n s le d o m a i n e d e la m u s i q u e religieuse, la figure tutélaire et n o s t a l g i q u e brandie p a r les p r o p h è t e s d e la d é c a d e n c e est celle d e L a l a n d e d o n t les m o t e t s connaissent u n succès exceptionnel a u C o n c e r t spirituel o ù ils furent j o u é s sans interruption d e la création d e l'institution e n 1725 j u s q u ' à 1770. Si les m o d a l i t é s d e leur p r o g r a m m a t i o n évoluèrent, L a l a n d e fut g é n é r a l e m e n t c o n s i d é r é c o m m e le « m u s i c i e n d u feu roi », alors q u ' i l avait é t é p e n d a n t les huit dernières a n n é e s d e sa carrière a u service de L o u i s X V et q u ' i l avait r e m a n i é , a u cours d e c e s a n n é e s , u n g r a n d n o m b r e de ses œ u v r e s . J u s q u ' e n 1 7 4 5 e n v i r o n , il est le c o m p o s i t e u r d e g r a n d s m o t e t s le plus j o u é , loin d e v a n t les c o m p o s i t e u r s vivants les p l u s c é l è b r e s . L e s p r o p o s d e C o l l i n d e B l a m o n t , p u b l i é s e n introduction à l'édition p o s t h u m e d e q u a r a n t e d e ses m o t e t s e n 1729, i n a u g u r e la r e p r é s e n t a t i o n attachée a u x motets d e L a l a n d e p e n d a n t tout le X V I I I e siècle, celle d e l ' a c c o m p l i s s e m e n t d ' u n idéal esthétique et m o r a l , dont le secret fut s o u v e n t c o n s i d é r é c o m m e p e r d u 46 . Si C o l i n d e B l a m o n t se c o n c e n t r e essentiellement s u r les qualités esthétiques d e s m o t e t s d e L a l a n d e et vante le s u b l i m e d e leur e x p r e s s i o n , B o l l i o u d d e M e r m e t , L a u g i e r o u d ' A q u i n d e ChâteauL y o n insistent sur la d i m e n s i o n religieuse d e s o n art et la perfection indépassable q u ' i l représente : Tout y est grand, relevé, majestueux, sublime. Le Roi Prophète s'y fait reconnoître par des traits inimitables 47. Il seroit trop long de décrire ici chacun des beaux Motets de ce grand Compositeur. On remarque dans tous une singulière expression des grandes idées de la Religion, des nobles, des tendres sentimens qu'elle inspire à ceux qui l'ont profondément gravée dans le cœur. [...] Il a épuisé en ce genre tout ce que la pureté du goût avoit de richesses cachées, tout ce qu'il étoit possible d'en employer sans s'écarter entièrement du naturel ; de sorte que ceux qui ont voulu enchérir sur lui, ont fait des choses contre nature 48 . 43 MONTAIGNE, Essais (livre II, chap. VII) cité par Marc FUMAROLI, op. cit., p. 10. 44 LAUGIER, op. cit., p. 45 1173. Ibid.,p. 1179. 46 François Collin de Blamont (Motets defeu M. De La Lande, Paris, 1729-1734, « A M. T. *** », p. 10) évoque d'ailleurs « la prodigieuse étude qu'il avoit faite des Anciens ». 47 48 Louis BOLLIOUD DE MERMET, op. cit., p. 11. LAUGIER, op. cit., p. 1194. « SOUS L'APPARENCE DU PLAISIR... » 133 Ce fut donc sous Lalande que notre Musique Latine parvint à ce degré éminent qui nous a fait tant d'honneur. Plusieurs de ses Motets ont des beautés si sublimes & si touchantes, que l'on peut dire que qui que ce soit ne chantera les louanges de Dieu avec autant de dignité & de noblesse. Lalande vous transporte au Ciel, il inspire pour la Divinité du respect & de l'amour 49 . Sur l'éthique O n le voit, l ' a p o l o g i e d e L a l a n d e a u X V I I P siècle r e p o s e sur les effets s u p p o s é s d e sa m u s i q u e , q u i dépassent le simple plaisir p o u r inspirer, a u m ê m e titre q u e la prière, la piété et l ' a m o u r d e D i e u . E n c e s e n s , la m u s i q u e d e L a l a n d e c o r r e s p o n d e x a c t e m e n t à la définition q u e donnait L e c e r f d e la m u s i q u e d e s A n c i e n s q u i « s e mettaient a u dessus d e l ' e n v i e d e plaire, & faisoient leur capital d e faire entrer la R e l i g i o n & la pieté d a n s le c œ u r d e leurs A u d i t e u r s » 50 . L e c e r f d e L a Viéville précise à p r o p o s d e la c o m p o s i t i o n d e s m o t e t s : Nous donnons peut être trop à la délicatesse des auditeurs & à l'envie de briller des Compositeurs, en accordant que la troisième qualité d'un excélent Motet soit d'être agréable. Celle-là ne méritoit pas d'être compté à part et devoit résulter & s'ensuivre nécessairement des deux premières 5I . P a r s e s p r o p o s , L e c e r f d e L a Viéville trahit s a dette e n v e r s u n e c o n c e p t i o n augustinienne d u plaisir m u s i c a l , dont la seule légitimité r e p o s e sur la distinction entre les choses dont o n j o u i t et celles dont o n use. C o m m e le p r é c i s e Jean-Yves H a m e l i n e , le plaisir m u s i c a l n ' e s t a c c e p t a b l e q u ' e n tant q u e m o y e n : La distinction entre jruor et utor, jouissance et usage, affirmée si fortement en manière de porche d'ouverture au début du De Doctrina christiana, permet à Augustin de réserver à Dieu seul, saisi dans son mystère trinitaire, Isifruitio ultime qui donne un sens à tout l'acheminement d'une existence. Uusage des choses est bon à condition qu'il s'intègre pleinement et heureusement dans cette pérégrination ou cette navigation. Mais que de risques de s'arrêter en route, ou même de se détourner du but, car la fruitio est un autre nom de l'amour et ne saurait dès lors s'achever en la créature 52. Fénelon, d a n s u n e formule d ' u n e stupéfiante m o d e r n i t é , avait affirmé l'abolition de toute distinction entre l e s arts, d a n s leurs b u t s c o m m e d a n s leurs m o y e n s , p o u r n ' a c c o r d e r a u plaisir p r o c u r é p a r c e s arts q u e le statut d ' e n v e l o p p e externe : 49 Pierre-Louis D'AQUIN DE CHATEAU-LYON, Lettres sur les hommes célèbres, dans les sciences, la littérature & les beaux arts, sous le règne de Louis XV, Paris, Duchesne, 1752, p. 93-94 50 51 Jean-Laurent LECERF DE L A VIÉVILLE DE FRENEUSE, op. cit., p . 76. Ibid., p. 78. 52 Jean-Yves HAMELINE, « Le bonheur du chant dans la musique d'église », dans Thierry FAVIER et Manuel COUVREUR (éd.), Le plaisir musical en France au xvif siècle, Sprimont, Mardaga, 2006, p. 102. LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 134 La musique, la danse, l'éloquence, la poésie ne furent inventées que pour exprimer les passions et pour les inspirer en les exprimant. Par là, on a voulu inspirer de grands sentiments dans l'âme des hommes, et leur faire des peintures vives et touchantes de la beauté de la vertu et de la difformité du vice : ainsi sont ces arts, sous l'apparence du plaisir, entrant dans les desseins les plus sérieux des Anciens pour la morale et la religion 53. L ' a b b é P l u c h e , concentrant s o n p r o p o s s u r l a m u s i q u e , s e fait l ' é c h o d e ces conceptions : Tous les plaisirs que nous pouvons éprouver ont été crées pour une fin sage, & pour nous inviter à obtenir sous le gouvernement de la régie un bien qui soit profitable au particulier sans nuire à la société, dont les intérêts lui sont chers comme les siens propres. Mais séparez vous le bien ou lafindésirée par l'Auteur de la nature, d'avec le plaisir qui en est l'avertissement ou l'attrait ? C'est un désordre. Présenter le plaisir pour le plaisir même, c'est un renversement. Servons-nous d'un terme plus clair : c'est une prostitution. Combien d'artistes condamnés par ce seul mot 54 ! L e s p r o p o s d e P l u c h e , e n totale rupture a v e c l'esprit p h i l o s o p h i q u e , s'opposent à la c o n q u ê t e d ' u n plaisir a u t o n o m e , q u i participe d ' u n e d é m a r c h e d ' é m a n c i p a t i o n d e l ' h o m m e e t d e rejet d e l ' o r t h o d o x i e c a t h o l i q u e , c o m m e e n t é m o i g n e n t les propos d e Butler s e l o n lequel le christianisme e s t m é p r i s é p o u r « la si l o n g u e interruption q u ' i l a i m p o s é a u x plaisirs d e c e m o n d e » 55. E n classant la m u s i q u e d a n s les arts qui o n t p o u r objet le plaisir et e n é v a c u a n t la question d e la m u s i q u e religieuse a u profit exclusif d e la m u s i q u e d r a m a t i q u e , l ' a b b é B a t t e u x confirme l ' e m p r e i n t e d e cette p e r s p e c t i v e s u r l'art m u s i c a l 56 . L a c r i t i q u e rousseauiste L'apogée de MondonviUe À l a fin d e s a n n é e s 1740, l e s critiques d e P l u c h e e t d e B o l l i o u d d e M e r m e t — r e p r é s e n t a n t s , l ' u n séculier, l ' a u t r e l a ï q u e , d u c a t h o l i c i s m e t r a d i t i o n n e l — apparaissent n e t t e m e n t c o n s e r v a t r i c e s , n o t a m m e n t à la l u m i è r e d u s u c c è s r e m p o r t é p a r les motets d e M o n d o n v i U e a u C o n c e r t spirituel à partir d e 1 7 3 8 . E n q u e l q u e s a n n é e s , M o n d o n v i U e s ' i m p o s e , d a n s l'esprit d e s auteurs q u i refusent le c a r a c t è r e inéluctable d ' u n déclin c o n s é c u t i f à la fin d u r è g n e d e L o u i s XIV, c o m m e le s u c c e s s e u r tant attendu d e L a l a n d e et l e s e u l q u i p u i s s e lui être c o m p a r é . S e l o n d ' A q u i n d e C h â t e a u - L y o n : 53 François DE SALIGNAC DE L A MOTHE FENELON, Dialogues sur l'éloquence en général et sur celle de la chaire en particulier, dans Œuvres, J. L E BRUN (éd.), Paris, Gallimard, 1983, vol. I, p. 13. 54 Antoine PLUCHE, op. cit., p. 109-110. 55 Joseph BUTLER, The analogy of religion, natural and revealed, to the constitution and course of nature, Glasgow, Foulis, 1764, Avertissement; cité par Georges GUSDORF, Dieu, la nature, l'homme au siècle des Lumières, vol. V « Les sciences humaines et la pensée occidentale », Paris, Payot, 1972, p . 2 1 . 56 Charles BATTEUX, Les beaux-arts réduits à un même principe, Paris, Durand, 1746, section troisième. « s o u s L'APPARENCE DU PLAISIR... » 135 Presque tous les Motets de Lalande ont cette perfection, sans laquelle on peut encore plaire, mais avec laquelle on aspire au premier degré. M. de Mondonville paroît, on le met à côté de Lalande ; quelle gloire pour lui 57 ! Cette élévation d e M o n d o n v i l l e a u r a n g d'héritier d e L a l a n d e et d e m o d è l e actualisé, m a r q u e , sur le p l a n d e la m u s i q u e religieuse, u n n e t recul d u discours sur la d é c a d e n c e , q u i c o r r e s p o n d é g a l e m e n t à la r e c o n n a i s s a n c e d e R a m e a u c o m m e c h a m p i o n incontesté d e l ' o p é r a français. P o u r les apologistes d u siècle d e L o u i s XV, dont plusieurs prirent la défense d e la m u s i q u e française contre R o u s s e a u , M o n d o n v i l l e et R a m e a u représentent les héritiers glorieux d e Lully et L a l a n d e . U n tel r e v i r e m e n t t é m o i g n e d e l'assimilation, p a r les tenants d e l ' a p o l o g é t i q u e chrétienne traditionnelle, de l'esthétique r e n o u v e l é e d u s u b l i m e au sein d e la m u s i q u e religieuse : M. de Mondonville a donc repris la Lyre de David, de laquelle il avoit déjà tiré des Sons divins, et il y a apparence qu'il ne la quittera plus. [...] On admirera toujours dans le Dominus regnavit ce sublime morceau, Elevaveruntflumina : le Musicien étoit sans doute rempli de ces vers du Poëte : L'onde au loin mugit, Les vents sont déchaînés sur les vagues émues. On sera toujours saisi d'un saint respect lorsqu'on entendra le chœur énergique du Venite adoremus, et le fameux Motet, Coeli enarrant, doit engager son Auteur à ne pas quitter une carrière dans laquelle il est le premier, pour en courir une autre, où le Joli ne fait que plaire dans le tems sans pouvoir passer à la postérité qui ne conserve dans son temple que le grand et le merveilleux 58. E n 1757, A n t o i n e - J a c q u e s L a b b e t , a b b é d e M o r a m b e r t , et A n t o i n e Léris m o n t r e n t à travers l ' e x e m p l e d ' u n Te Deum de Calvière, organiste d e la chapelle r o y a l e décédé en 1 7 5 5 , q u e le j u g e m e n t critique s'établit à partir d e la capacité d u m u s i c i e n à peindre les g r a n d s b o u l e v e r s e m e n t s de l ' o r d r e naturel et à e n exalter la d i m e n s i o n eschatologique : Après avoir annoncé par un récit simple, mais majestueux, la venue du grand Juge à qui tous les morts doivent rendre compte de leurs actions, Calvière, en homme qui sent vivement les choses, a peint par anticipation, ce jour terrible du grand jugement. Les flûtes commencent par exprimer le sifflement des vents. Tout le corps de la Symphonie exécute une tempête qui fait frémir. Un tambour placé dans le milieu de l'orchestre, par un roulement continuel toujours en enflant le son, marque le bruit affreux du tonnerre, joint à celui des flots irrités. Le bouleversement de la nature se fait sentir. L'Univers s'écroule, tout est anéanti. Deux trompetes placées vis-à-vis l'une de l'autre dans les deux tribunes des côtés, font alternativement l'appel ; aussitôt tous 57 Pierre-Louis D'AQUIN DE CHATEAU-LYON, Lettres sur les hommes célèbres, op. cit., p. 98. Blainville (pp. cit., p. 82) évoquant l'expression et l'effet dans la musique religieuse ne cite que ces deux compositeurs : « S'il s'agit de la Musique Latine, consulter la Lande, Mond. L'un vous dictera pour l'expression, ce que l'autre vous enseignera pour l'effet ». Les programmes du Concert spirituel mettent nettement en évidence, au milieu du siècle, l'exceptionnelle faveur de ces deux compositeurs. 38 Pierre-Louis D'AQUIN DE CHATEAU-LYON, Lettres sur les hommes célèbres, op. cit., p. 97. 136 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? les Peuples saisis de crainte s'écrient dans un Chœur pathétique, Te ergo quaesumus, &c. Cette idée neuve a paru si belle, que plusieurs Musiciens ont travaillé leur Judex crederis dans le même genre 5Ç. Ainsi, Pierre-Louis d'Aquin de Château-Lyon, auteur d'une Satyre sur la corruption du goût et du style qui fait l'éloge de Louis Racine, de Le Franc de Pompignan et de Jean-Baptiste Rousseau, défend des conceptions musicales proches de celles d'auteurs comme les abbés Joannet *", Laugier ou Aubert qui firent l'apologie de la musique religieuse française de leur temps et, pour certains, prirent la plume contre Jean-Jacques Rousseau dans le nouveau procès en décadence qu'il intenta à la musique française à l'occasion de la Querelle des Bouffons. Les ambiguïtés de Rousseau L'intérêt que représente la critique rousseauiste pour l'analyse des rapports entre langage et musique, et la part qu'elle accorde à la musique dramatique, ont en partie occulté la dimension éthique de sa réflexion sur la musique. Les considérations de Rousseau sur la corruption du goût s'inscrivent dans sa conception générale d'une dégénérescence des mœurs dont les causes, les principes et les conséquences sont exposés dans son Discours sur les sciences et les arts dès 1751. Au sein de cette réflexion, la musique religieuse se trouve dotée d'un statut particulier dans la mesure où la dissolution des mœurs, par l'oisiveté et le luxe, et la corruption du goût qui s'ensuit, provoquent, sous couvert de magnificence, un éloignement et un oubli des Dieux : Quand les hommes innocents et vertueux aimoient à avoir les dieux pour témoins de leurs actions, ils habitoient ensemble sous les mêmes cabanes ; mais bientôt, devenus méchants, ils se lassèrent de ces incommodes spectateurs, et les reléguèrent dans des temples magnifiques. Ils les chassèrent enfin pour s'y établir eux-mêmes, ou du moins les temples des dieux ne se distinguèrent plus des maisons des citoyens 61. Né dans les ors de la Chapelle royale et réservé aux cérémonies les plus somptueuses des grands sanctuaires parisiens ou au Concert spirituel du palais des Tuileries, le grand motet concentre la majeure partie des critiques de Rousseau sur la musique d'église. Cependant, parce qu'il contredit le lien de dépendance établi par Rousseau entre langue et musique françaises, ce genre place le philosophe en porteà-faux, ce qui peut expliquer qu'il ne l'ait abordé qu'à travers quelques articles de son Dictionnaire et incidemment dans ses essais, sans chercher à donner une unité théorique à sa réflexion sur la musique religieuse 62. Rousseau convoque le grand motet 59 Antoine-Jacques LABBET et Antoine DE LERIS, Sentiment d'un harmoniphile, sur différens ouvrages de musique, Amsterdam, Paris, Jombert, 1756, reprint Genève, Minkoff, 1972, p. 8. 60 Claude JOANNET, Lettres sur les ouvrages et œuvres de piété ou Lejournal chrétien dédié à la Reine, Paris, Lambert, 1757. 61 Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur les sciences et les arts, Jean VARLOOT (éd.), Paris, Gallimard, 1987, p. 64-65. 62 Plusieurs pamphlets de la Querelle des Bouffons, attribués à Rousselet ou Fréron {Lettres sur la musique françoise. En réponse à celle de Jean-Jacques Rousseau, Genève, s.n., 1754), « s o u s L'APPARENCE DU PLAISIR... » 137 dans sa d é m o n s t r a t i o n d ' u n e d é g é n é r e s c e n c e continue des arts, à travers l'affirmation de la v a l e u r éthique d e la m u s i q u e des A n c i e n s et d e la valorisation du plain-chant, dont il est l ' u n des p r e m i e r s à p e r c e v o i r la continuité a v e c le système m u s i c a l d e s Grecs 63 . Tout en c o n d a m n a n t le m a n q u e d e gravité d u m o t e t contemporain, R o u s s e a u concentre sa critique sur le goût et ses implications esthétiques, n o t a m m e n t d a n s le d o m a i n e d e l'imitation, plutôt q u e sur la p e r t e d u sentiment religieux : En général, la Musique Latine n ' a pas assez de gravité pour l'usage auquel elle est destinée. On n'y doit point rechercher l'imitation comme dans la Musique théâtrale : les Chants sacrés ne doivent point représenter le tumulte des passions humaines, mais seulement la Majesté de celui à qui ils s'adressent, et l'égalité d'ame de ceux qui les prononcent. Quoi que puissent dire les paroles, toute autre expression dans le Chant est un contre-sens. Il faut n'avoir, je ne dis pas aucune piété, mais je dis aucun goût, pour préférer dans les Églises la Musique au Plain-Chant M . A l o r s q u e D i d e r o t envisageait s i m u l t a n é m e n t l ' i m i t a t i o n d e m o d è l e s p h y s i q u e s p a r les son s et celle d e s accents d e la p a s s i o n p a r la déclamation, R o u s s e a u associe exclusivement l'imitation à l ' e x p r e s s i o n d e s p a s s i o n s h u m a i n e s et la refuse, p o u r des raisons éthiques, à la m u s i q u e religieuse. Il l ' e x p l i q u e ainsi d a n s l'article « Musique » : On pourrait et l'on devrait peut-être encore diviser la Musique en naturelle et imitative. La première, bornée au seul physique des Sons et n'agissant que sur les sens, ne porte point ses impressions jusqu'au cœur, et ne peut donner que des sensations plus ou moins agréables. Telle est la Musique des Chansons, des Hymnes, des Cantiques, de tous les Chants qui ne sont que des combinaisons de Sons Mélodieux, et en général toute Musique qui n'est qu'Harmonieuse. La seconde, par des inflexions vives accentuées, et, pour ainsi dire, parlantes, exprime toutes les passions, peint tous les tableaux, rend tous les objets, soumet la Nature entière à ses savantes imitations, et porte ainsi jusqu'au cœur de l'homme des sentimens propres à l'émouvoir. Cette Musique vraiment lyrique et théâtrale étoit celle des anciens Poëmes, et c'est de nos jours celle qu'on s'efforce d'appliquer aux Drames qu'on exécute en Chant sur nos Théâtres 65. Pellegrin (Dissertation sur la musique françoise et italienne. Par Mr. l'A*** P***, Amsterdam, Tourneissein, 1754) et Laugier (op. cit.) évoquent l'estime générale dont bénéficient les motets des compositeurs français, notamment auprès des Italiens. La Réfutation suivie et détaillée des principes de M. Rousseau de Genève, touchant la musique françoise (Paris, Chaubert, Hochereau, 1754, dans Denise LAUNAY (éd.), op. cit., vol. III, p. 1951), attribuée à l'abbé Aubert, s'appuie sur cette unanimité pour déclarer : « Direz-vous que ce ne sont pas les mêmes Musiciens qui ont travaillé sur des paroles Latines & sur des paroles Françoises ; ou que ces grands hommes sont Musiciens dans les Motets & ne le sont pas dans les Opéra ? ». 63 Sur la manière dont Rousseau construit sa théorie à partir des articles consacrés aux Anciens, voir Alain CERNUSCHI, Penser la musique dans l "Encyclopédie. Étude sur les enjeux de la musicographie des Lumières et sur ses liens avec l'encyclopédisme, Paris, Champion, 2000. 64 Jean-Jacques ROUSSEAU, Dictionnaire de musique, article « Mottet », dans Œuvres complètes, vol. V, Écrits sur la musique, la langue et le théâtre, Paris, Gallimard, 1995, p. 912. 65 Ibid.,p. 918. LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 138 Si les défenseurs de la musique religieuse française, comme Joannet, Laugier ou Labbet, considéraient les grands tableaux imitatifs qui suscitaient des effets orchestraux et vocaux inouïs, comme un moyen privilégié d'exprimer la grandeur, la majesté et la puissance divine et, par conséquent, d'en imprimer l'image dans l'esprit de l'auditeur, Rousseau dénie à cette esthétique le statut d'imitation et lui refuse toute ambition éthique. Contrairement à Fénelon, il ne distingue rien « sous l'apparence du plaisir » : Dans une Composition l'Auteur a pour sujet le Son physiquement considéré, et pour objet le seul plaisir de l'oreille, ou bien il s'élève à la Musique imitative et cherche à émouvoir ses Auditeurs par des effets moraux 66. Pourquoi Rousseau assigne-t-il à la musique religieuse des bornes si étroites ? Comment justifie-t-il son impuissance à échapper à la matérialité du son, qui parle aux seuls sens ? Quelle est cette musique religieuse, que Rousseau évoque dans l'article « Mottet » précité, capable de « représenter » la majesté divine sans recourir à l'imitation, c'est-à-dire aux accents de la voix humaine ? De désigner l'ethos en évacuant le pathos ? Rousseau considère le motet de son époque, perverti par l'abus « de science et de règles » 67, comme une preuve supplémentaire de sa théorie de la décadence. Sa conviction s'appuie en partie sur les mêmes principes qu'il avait exposés dans sa Lettre sur la musique française puis développés dans l'Essai sur l'origine des langues à propos de la langue française : le rythme et le mètre de la langue latine, déjà « beaucoup moins harmonieuse et accentuée que la Langue Grecque », se sont altérés au cours des siècles au point que la musique des premiers chrétiens avait déjà perdu « presque toute son ancienne énergie » 68. Le statut qu'il accorde au plainchant, vestige corrompu et affadi de la musique des origines, renforce sa critique de la musique religieuse « moderne » : Plain-chant : C'est le nom qu'on donne dans l'Église Romaine au Chant Ecclésiastique. Ce Chant, tel qu'il subsiste encore aujourd'hui, est un reste bien défiguré, mais bien précieux, de l'ancienne Musique Grecque, laquelle, après avoir passé par les mains des barbares, n'a pu perdre encore toutes ses premières beautés. Il lui en reste assez pour être de beaucoup préférable, même dans l'état où il est actuellement, et pour l'usage auquel il est destiné, à ces Musiques efféminées et théâtrales, ou maussades et plates, qu'on y substitue en quelques Églises, sans gravité, sans goût, sans convenance, et sans respect pour le lieu qu'on ose ainsi profaner w . Rousseau aspire à faire jouer au plain-chant, dans le domaine de la musique religieuse, le même rôle qu'il attribue à la langue et à la musique italienne dans le domaine du théâtre, celui, selon Olivier Pot, « d'opérateurfs] d'un mythe dont la fonction est d'opposer la nature à l'artifice, la mélodie à l'harmonie, tout en rejetant la réalité de cette langue ou de cette musique dans un passé nostalgique accessible 66 67 68 69 Jean-Jacques ROUSSEAU, op. cit., article « Composition », p. 720-721. Ibid. p. 721 .Voir aussi les articles « Chœur » et « Double-fugue ». Jean-Jacques ROUSSEAU, op. cit., article « Plain-chant », p. 983. Ibid. « s o u s L'APPARENCE DU PLAISIR... » seulement à travers le s o u v e n i r o u l ' i m a g i n a i r e » dans l'article « Plain-chant » : 70 139 . R o u s s e a u écrit ainsi, toujours Loin qu'on doive porter notre Musique dans le Plain-Chant, je suis persuadé qu'on gagnerait à transporter le Plain-Chant dans notre Musique ; mais il faudrait avoir pour cela beaucoup de goût, encore plus de savoir, et sur-tout être exempt de préjugés 71. M a i s , alors q u e la m u s i q u e italienne, vivante et populaire, offre à R o u s s e a u la perspective d ' u n r e n o u v e l l e m e n t radical d e la m u s i q u e d r a m a t i q u e , il semblerait que le plain-chant, objet d ' i n v e s t i g a t i o n historique, n e p u i s s e j o u e r le m ê m e rôle régénérateur. P o u r R o u s s e a u , le p a r a d i s p e r d u d e la m u s i q u e religieuse, dont le plain-chant n ' e s t q u ' u n reflet altéré, était aussi celui des h o m m e s q u e leur état d e nature r a p p r o c h a i t des d i e u x . A l o r s q u e D i d e r o t ironisait sur les liens entre m u s i q u e et vertu c h e z les A n c i e n s , R o u s s e a u rappelle ces liens d a n s l'article « M u s i q u e » d e son dictionnaire e n é v o q u a n t P l a t o n et Aristote et s ' o p p o s e à différentes o c c a s i o n s à ceux, n o m b r e u x , qui r e m e t t e n t e n c a u s e les effets d e la m u s i q u e des A n c i e n s 72 . Pour R o u s s e a u , cette p u i s s a n c e originelle d e la m u s i q u e , s ' e x p l i q u e p a r le fait q u ' e l l e constituait c h e z les A n c i e n s u n d o m a i n e b e a u c o u p plus large, q u i englobait n o t a m m e n t la m o r a l e . A i n s i , l'alternative entre m u s i q u e imitative et m u s i q u e naturelle à laquelle est confronté le m u s i c i e n d a n s le s y s t è m e d e R o u s s e a u , r é v è l e l'impossibilité d ' u n e véritable m u s i q u e religieuse d a n s u n m o n d e déserté p a r la vertu. D e L e c e r f d e la Viéville à R o u s s e a u , le discours sur la d é c a d e n c e d e la m u s i q u e religieuse p o s e , à travers ses considérations sur la b i e n s é a n c e o u l'imitation, sur la place à a c c o r d e r a u m o d è l e o u à la n o u v e a u t é , la question d u statut du texte b i b l i q u e au sein d e la c o m p o s i t i o n m u s i c a l e . E n affirmant q u e la p r e m i è r e obligation d ' u n musicien d ' é g l i s e est d ' ê t r e u n chrétien fervent, L e c e r f d e L a Viéville assimile la composition d ' u n m o t e t à u n acte d e foi faisant é c h o a u x p r o p o s d e B o s s u e t selon lesquels, m a l g r é le p é c h é originel, l'artiste p o r t é p a r la foi p e u t espérer s ' é l e v e r à Dieu : L'art qui est comme le père n'est pas plus beau que l'idée qui est le fils de l'esprit ; et l'amour qui nous fait aimer cette belle production, est aussi beau qu'elle : par leur relation mutuelle chacun a la beauté des trois. [...] Tout cela, quoiqu'immatériel, est 70 Olivier POT, « Introduction à la Lettre sur la musique française », dans Jean-Jacques ROUSSEAU, op. cit., p. 71 XCI. Jean-Jacques ROUSSEAU, op. cit., article « Plain-chant », p. 984. 72 Diderot, par exemple, écrit (Sur les systèmes de musique des anciens peuples, dans Œuvres complètes, vol. 19, Jean MAYER, Pierre CITRON, Jean VARLOOT (éd.), Paris, Hermann, p. 42) : « Ceux qui attachent tant d'importance à la musique des Anciens, et lui supposent une si grande influence sur les mœurs, s'en scandaliseront tant qu'il leur plaira, mais voilà un décret qui sent l'esprit monastique ». Le même scepticisme vis-à-vis du pouvoir de la musique des Grecs figure déjà dans les écrits de Jean Terrasson (La philosophie applicable à tous les objets de l'esprit et de la raison, Paris, Prault, 1754) et dans l'article « Music » de la Cyclopaedia d'Ephraïm Chambers (Londres, 1728) dont s'est en partie inspiré Rousseau tout en oblitérant cet aspect. Voir Alain CERNUSCH, op. cit., chap. XVII. LE XVHIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 140 trop imparfait et trop grossier pour Dieu. Je n'oze luy en faire l'application ; mais de là, aidé de la foy je m'élève et je prends mon vol et cette contemplation de ce que Dieu a mis dans mon âme, quand il l'a créée à sa ressemblance, m'aide à faire mon premier essor 73. Dans cette conception, le texte biblique mis en musique constitue le véhicule de la foi, et l'audition de l'œuvre, comme sa réalisation, relève d'un mouvement du cœur, d'une prière. Les grands motets composés au cours de la première moitié du XVIII e siècle reflètent l'évolution du statut de la Bible et particulièrement de celui du livre des psaumes, dont le compositeur se doit d'exalter les images sublimes. Une partie du discours sur la décadence de la musique religieuse se nourrit alors de la critique de cette esthétique du tableau, dans laquelle le musicien, par le déferlement vocal et instrumental, frappe l'imagination mais risque de paralyser les mouvements du cœur et favoriser l'effet aux dépens de la vox congruens de la prière 74 qui, selon le Concile de Trente, devait être effectuée reverenter, distincte, dévote 7S. Alors que l'amplification musicale de l'image biblique constitue, dans la critique conservatrice, un obstacle ou du moins un intermédiaire entre l'auditeur et la parole de Dieu, Rousseau, au nom d'un principe de dégénérescence des langues, dénie aux textes sacrés, bibliques ou non, la capacité de susciter une véritable musique 76. Le grand motet de son époque, par la nature même du psaume latin, mais aussi par l'abus du contrepoint, par la prédominance accordée à l'harmonie sur la mélodie et la profusion de ses accompagnements orchestraux — trois points caractéristiques des grands chœurs descriptifs — participe selon lui d'une matérialisation de la foi et d'un renoncement à tout effet moral, étape supplémentaire dans l'éloignement de la religion naturelle. Caractéristiques de deux conceptions opposées de l'histoire, le discours conservateur sur la décadence de la musique comme la théorie rousseauiste de la dégénérescence se heurtèrent à une vision progressiste, majoritaire depuis la Querelle des Anciens et des Modernes. Dans le domaine du grand motet cependant, aucune figure majeure ne put remplacer Lalande ni Mondonville, qui avait retiré ses motets du Concert spirituel en 1762. Au contraire, entre 1760 et 1770, Lalande fut l'objet d'une véritable sacralisation. Ses motets, beaucoup moins souvent exécutés qu'au cours des 73 BOSSUET, Élévations sur les mystères, M. DREANO (éd.), Paris, Vrin, 1962, « Septiesme élévation. Fécondité des arts », p. 113. 74 Monique BRÛLIN, Le verbe et la voix. La manifestation vocale dans le culte en France au XVIIe siècle, Paris, Beauchesne, p. 263 et s. 75 Voir Jean-Yves HAMELINE, « Le plain-chant dans la pratique ecclésiastique aux lendemains du Concile de Trente et des réformes post-conciliaires », dans Jean DURON (éd.), Plain-chant et liturgie en France au xvif siècle, Versailles, Éditions du Centre de m usique baroque de Versailles ; Paris, Klincksieck, p. 13-28. 76 J.-J. Rousseau (op. cit., article « Plain-chant », p. 983) écrit : « Les Chrétiens s'étant saisis de la Musique dans l'état où ils la trouvèrent, lui ôtèrent encore la plus grande force qui lui étoit restée ; sçavoir, celle du Rhythme et du Mètre, lorsque, des vers auxquels elle avoit toujours été appliquée, ils la transportèrent à la prose des Livres Sacrés, ou à je ne sais quelle barbare Poésie, pire pour la Musique que la prose même ». « s o u s L'APPARENCE DU PLAISIR... » 141 décennies précédentes 77 , d o n n è r e n t lieu à des c o m m e n t a i r e s e x c e p t i o n n e l l e m e n t élogieux q u i m e t t e n t en avant le lien ineffable existant, par-dessus les siècles, entre le c o m p o s i t e u r et le p s a l m i s t e 78 . Si la pratique de la m u s i q u e d e L a l a n d e connaît u n incontestable déclin après 1760, la figure d u génie s ' i m p o s e d a n s u n e historiographie de la m u s i q u e en plein essor 79 . A l o r s q u e , selon Tocqueville, « p e r s o n n e n e prétend plus, e n 1780, q u e la F r a n c e est e n d é c a d e n c e » 80 et q u e p r o g r è s politique, scientifique et m o r a l réalisent u n e « totalisation espérée » 81 , la m u s i q u e connaît depuis déjà quelques a n n é e s u n e véritable révolution. L e s critiques acerbes adressées a u C o n c e r t spirituel p a r le Journal de musique a v a n t la n o m i n a t i o n d e G a v i n i è s , L e D u c et G o s s e c e n 1 7 7 3 , c o m m e les tentatives souvent m a l h e u r e u s e s d e r e n o u v e l l e m e n t d u genre 82 o u le r e n v e r s e m e n t qui s ' o p è r e d a n s la hiérarchie d e s nations en matière d e m u s i q u e religieuse et conduit à valoriser les styles a l l e m a n d et italien a u x d é p e n s d u français 83 , t é m o i g n e n t d ' u n e r u p t u r e entre le grand m o t e t français et la m o d e r n i t é musicale qui p l a c e p r o g r e s s i v e m e n t les défenseurs d u g r a n d m o t e t c o n t e m p o r a i n d a n s le c a m p des conservateurs. 77 Entre deux et sept motets par an. Voir Constant PIERRE, Histoire du Concert Spirituel 1725-1790, Paris, Heugel, Société française de Musicologie, 1975 ; 2 e éd., Paris, Société française de Musicologie, 2000. 78 Voir, par exemple, le Mercure de France, 1763, avril I, p. 203. 79 Jean-Benjamin de La Borde, dans son Essai sur la musique ancienne et moderne (Paris, Ph. D. Pierres, Eugène Onfroy, 1780, Tome III, chap. VIII, p. 439), consacre une notice développée à Lalande. 80 Charles Alexis DE TOCQUEVILLE, L'Ancien Régime et la Révolution (livre III, chap. IV), cité par Pierre-André TAGUIEFF, op. cit., p. 125. 81 Ibid., p. 123. 82 À propos des motets parodiés sur des airs d'opéra-comique joués au Concert spirituel en 1770 et des expériences similaires dans le domaine de la messe, voir Thierry FAVIER, « Une messe en ariettes jouée à la Sainte-Chapelle de Dijon en 1772 : enjeux stylistiques, éthiques et politiques d'un scandale de province », dans Bernard DOMPNIER (éd.), Maîtrises et Chapelles aux XVII' et XVIIIe siècles. Des institutions au service de Dieu, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Biaise Pascal, 2003, p. 247-270. 83 Voir le Journal de musique, mars 1771, p. 210 : « Nous avons eu encore un Lauda Jérusalem de M. Philidor qu'on avait déjà exécuté au Concert Spirituel, mais dont le succès y a été beaucoup plus grand cette fois. Il y a refait un chœur superbe, & un duo charmant. Ce Motet est fait à la grande manière, je veux dire à celle des Italiens & des Allemands, qu'il est encore plus facile de faire passer sur les paroles Latines que sur les paroles Françaises, & qu'il faut d'autant moins négliger, que la Musique d'Église chez ces deux Nations, est celle dont, avec juste raison, on fait plus de cas ». Le discours sur la décadence artistique dans les Pays-Bas autrichiens durant la seconde moitié du XVIII e siècle Christophe LOIR E n 1 7 5 3 , d a n s l ' i n t r o d u c t i o n d e son célèbre o u v r a g e intitulé La vie des peintres flamands, allemands et hollandais, le peintre français Jean-Baptiste D e s c a m p s écrit, à p r o p o s d e l ' é t a t d e la p e i n t u r e flamande à cette é p o q u e : « L e Prince C h a r l e s d e Lorraine, G o u v e r n e u r d e s P a y s - B a s c o m m e n c e a u j o u r d ' h u i à la tirer d e la l a n g u e u r o ù elle étoit d e p u i s q u e l q u e s a n n é e s » '. D i x a n s plus tard, d a n s u n g u i d e d e v o y a g e sur les P a y s - B a s autrichiens, le peintre bruxellois G u i l l a u m e M e n s a e r t é m e t la m ê m e constatation à p r o p o s d e la p e i n t u r e flamande, « u n art qui paroissoit languir, m a i s q u i r e p r e n d u n e n o u v e l l e force, sous le g o u v e r n e m e n t d ' u n Prince si b o n & si généreux » 2 . D a n s c e s d e u x o u v r a g e s l a r g e m e n t diffusés durant la s e c o n d e m o i t i é 1 Jean-Baptiste DESCAMPS, La vie des peintres flamands, allemands et hollandais, avec des portraits gravés en Taille-douce, une indication de leurs principaux Ouvrages, & des Réflexions sur leurs différentes manières, t. I, Paris, Desaint-Saillant-Pissot-Durand, 1753, p. XV. Sur Jean-Baptiste Descamps, voir Allgemeines KUnstler-Lexikon. Die Bildenden Kùnstler aller Zeiten und Vôlker, Band 26, Munich-Leipzig, K.G. Saur, 2000, p. 325-326 (notice de Gaëtane MAËS) ; The Dictionary of Art, Londres-New York, Macmillan, t. 8, 1996, p. 787-88 (notice de Amal ASFOUR) et Dictionnaire de biographie française, t. X, Paris, Letouzey et Ané, 1965, col. 1233-1234 (notice de Marie-Louise BLUMER). 2 Guillaume MENSAERT, Le peintre amateur et curieux ou Description générale des tableaux des plus habiles maîtres qui sont l'ornement des églises, couvents, abbayes, prieurés et cabinets particuliers dans l'étendue des Pays-Bas autrichiens, Bruxelles, P. De Bast, 1763, préface (non paginée). Sur Guillaume Mensaert, voir Le Dictionnaire des Peintres belges du XIV siècle à nos jours, Bruxelles, La Renaissance du livre, 1995, p. 734-735 (notice de Alain JACOBS) et Biographie nationale, t. 14, Bruxelles, Bruylant-Christophe & C", 1897, col. 364-368 (notice par Henri HYMANS). Sur ce guide de voyage plus particulièrement, voir Gaëtane MAËS, « Guide de voyage et édition critique : Mensaert ou Descamps ? », Archives et Bibliothèques de Belgique, 74/ 1-4, 2003, p. 99-114 (actes de la journée d'étude Les guides de voyage : une source pour l'histoire de Belgique, Université libre de Bruxelles, 17 octobre 2002). 144 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? du XVIII e siècle, tant dans les Pays-Bas autrichiens qu'à l'étranger, le règne du gouverneur général Charles de Lorraine (1741-1780) est associé à un renouveau artistique qui ferait suite à une période de décadence. Ces témoignages ne sont pas isolés ; la plupart des réformes artistiques entreprises durant cette période sont justifiées par de semblables discours. Dans cette contribution, j'analyserai le discours sur la décadence de l'art lors de la modernisation artistique dans les Pays-Bas autrichiens, accomplie dans la seconde moitié du XVIII e siècle et caractérisée notamment par la création d'un nouveau statut pour les praticiens de l'art, la naissance du public, le soutien aux académies, la mise en place de salons des beaux-arts et les tentatives de fondation de galeries publiques. Avant de développer ces aspects, il est essentiel de mettre en lumière le fondement du discours sur la décadence artistique durant cette période : le souvenir d'un âge d'or de l'école flamande. Le fondement du discours sur la décadence artistique : le souvenir d'un âge d'or de l'école flamande Les notions d'évolution et de décadence de l'art sont bien antérieures au XVIII e siècle, mais elles prennent alors une place plus centrale dans le discours artistique suite à la formation d'une nouvelle discipline, l'histoire de l'art, qui replace les productions artistiques dans une perspective historique et comparative 3. De plus, dans le contexte des profondes transformations culturelles qui secouent l'Europe des Lumières et qui se traduisent, dans le domaine artistique, par le développement de ce que les historiens de l'art nommeront, au XLXe siècle, le néo-classicisme, les références à une décadence et un renouveau sont particulièrement fréquentes. Dans les Pays-Bas autrichiens, le sentiment de décadence présente toutefois une acuité particulière. L'école flamande avait connu un véritable âge d'or au XVII e siècle 4. Les artistes du siècle des Lumières sont les héritiers de ce prestigieux — mais parfois pesant — héritage artistique. Au milieu du XVIII e siècle, en effet, si les collectionneurs s'arrachent à prix d'or les œuvres des Rubens et des Van Dyck, ils accordent nettement moins d'importance à la production contemporaine 5. Devant 3 Sur l'histoire de l'histoire de l'art, voir Edouard POMMIER (éd.), Histoire de l'histoire de l'art, tome I : de l'Antiquité auXVIII' siècle, Paris, Klincksieck, 1995 (Collection Conférences et colloques du Louvre) et ID., Winckelmann, inventeur de l'histoire de l'art, Paris, Gallimard, 2003. 4 Sans aucune connotation linguistique avant la seconde moitié du XIXe siècle, l'appellation « école flamande » s'applique à une zone géographique correspondant à l'origine aux Pays-Bas espagnols de l'époque de Rubens, voir Claire BILLEN, « Les Flandres. Histoire et géographie d'un pays qui n'existe pas », dans Fiamminghi a Roma 1508-1608. Artistes des Pays-Bas et de la Principauté de Liège à Rome à la Renaissance (Catalogue de l'exposition de Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 24 février-21 mai 1995 et Rome, Palazzo délie Esposizioni, 7 juin-4 septembre 1995), Bruxelles-Gand, Société des expositions — Snoeck-Ducaju & Zoon 1995, p. 48-53. 5 Christophe LOIR, « L'exportation de l'art flamand dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : collections, marché de l'art et musées dans les Pays-Bas autrichiens », dans Sophie RAUX (éd.), Collectionner dans les Flandres et la France du Nord au XVIII' siècle (actes du colloque LE DISCOURS SUR LA DÉCADENCE ARTISTIQUE DANS LES PAYS-BAS AUTRICHIENS 145 la fortune considérable d e s artistes du siècle précédent et l e relatif dédain t é m o i g n é envers les artistes c o n t e m p o r a i n s , naît le sentiment d ' u n e certaine d é c a d e n c e et s o n corollaire, la conviction q u ' u n r e n o u v e a u artistique s ' i m p o s e . J e n ' a b o r d e r a i p a s ici la question d e la p e r t i n e n c e d e tels j u g e m e n t s . D e p u i s quelques a n n é e s , d e s historiens de l'art o n t n u a n c é l ' i d é e d ' u n e baisse notable d e la qualité d e la p r o d u c t i o n artistique des P a y s - B a s autrichiens a u X V I I I e siècle 6 . Toutefois, b i e n q u ' o n puisse déceler u n e certaine vitalité, il est certain q u ' a u milieu d u siècle d e s L u m i è r e s , au m o m e n t d e l'arrivée d e C h a r l e s d e L o r r a i n e , u n e modernisation de l ' e n s e i g n e m e n t artistique, d e s m o d e s d e p r o m o t i o n d e s b e a u x - a r t s et d u statut d e l'artiste s ' i m p o s a i t . D a n s c e discours sur la d é c a d e n c e d e l'art d a n s les P a y s - B a s autrichiens, la figure d e R u b e n s , incarnation d e l ' é c o l e flamande d u X V I I e siècle, j o u e u n r ô l e fondamental. L a b i o g r a p h i e d e c e peintre, publiée en 1771 p a r J. F. M . M i c h e l , licencié e n droit et c o m m i s a u x fortifications d e l a ville d ' O s t e n d e , e n t é m o i g n e 7 . L a dédicace d e s o n o u v r a g e a u « m é c è n e » C h a r l e s d e L o r r a i n e , r e n d c o m p t e n o n seulement d u prestige d o n t j o u i t l e « F o n d a t e u r d e l ' É c o l e Pittoresque F l a m a n d e », m a i s aussi d e r i n s t r u m e n t a l i s a t i o n d e cet « A p e l l e s d e s P a y s - B a s » p o u r justifier des revendications c o n t e m p o r a i n e s telles q u e l ' a m é l i o r a t i o n d u statut d e s artistes et d e la « n o b l e profession d e peintre ». L ' o u v r a g e de J. F. M . M i c h e l n e s e b o r n e pas à u n e é t u d e d u p a s s é artistique, m a i s offre é g a l e m e n t u n itinéraire p e r m e t t a n t de découvrir la p r o d u c t i o n d e R u b e n s . Ainsi l'auteur, p o u r qui le p e i n t r e doit servir de m o d è l e a u x artistes c o n t e m p o r a i n s , tente-t-il de « r a l l u m e r l e flambeau » d e l ' a n c i e n n e é c o l e flamande. S a b i o g r a p h i e est p a r c o n s é q u e n t destinée a u x a m a t e u r s , m a i s aussi a u x j e u n e s élèves d e s a c a d é m i e s d e s beaux-arts. C o m m e d a n s les o u v r a g e s de Jean-Baptiste D e s c a m p s et G u i l l a u m e M e n s a e r t , l ' a n a l y s e d e l a production d u X V I I e siècle p o u s s e J. F. M i c h e l à p r o m o u v o i r u n r e n o u v e a u artistique d a n s les P a y s - international tenu à l'Université Charles de Gaulle-Lille III, 13-14 mars 2003), Lille, Lille 3, 2005, p. 307-321 (Collection « Travaux et Recherches »). 6 Voir notamment Denis COEKELBERGHS, Les peintres belges à Rome de 1700 à 1830, Bruxelles-Rome, Institut historique belge de Rome, 1976 (Études d'histoire de l'art publiées par l'Institut historique belge de Rome, t. III) ; Marie FREDERICQ-LILAR, Gand au XVIII' siècle. Les peintres van Reijsschoot, Gand, Lamandart, 1992 ; Alain JACOBS, A. C. Lens (1739-1822) (Catalogue de l'exposition du Musée royal des Beaux-Arts d'Anvers, 15 octobre-17 décembre 1989), Anvers, Koninklijk Muséum voor Schone Kunsten, 1989 ; Alain JACOBS, Laurent Delvaux. Gand, 1696 - Nivelles, 1778 (préface de Denis COEKELBERGHS et Pierre LOZE), Paris, Arthena, 1999 ; Alain JACOBS, Welgevormd. Mechelse beeldhouwers in Europa (1780-1850), Malines, Stedelijke Musea, 2006 (Catalogue de l'exposition du Lamot et Muséum Schepenhuis, 18 février-23 avril 2006). 7 J. F. M. MICHEL, Histoire de la vie de P.P. Rubens, Chevalier, & Seigneur de Steen, Illustrée d'Anecdotes, qui n'ont jamais paru au Public, & de ses Tableaux étalés dans les Palais, Églises & Places publiques de l'Europe : & par la Démonstration des Estampes existantes & relatives à ses Ouvrages, Bruxelles, A.E. De Bel, 1771. Sur la fortune critique de Rubens, voir De roem van Rubens (Catalogue de l'exposition, Anvers, Archief en Muséum voor het Vlaamse Cultuurleven, 18 juin-25 septembre 1977), Anvers, Archief en Muséum voor het Vlaamse cultuurleven, 1977 et les actes du colloque Le Rubénisme en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles (colloque international, Lille, 1er et 2 avril 2004), à paraître. LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 146 B a s autrichiens. D e fait, l ' a u t e u r p r é s e n t e C h a r l e s d e L o r r a i n e c o m m e le protecteur, le « m é c è n e » et le s a u v e u r d e l ' é c o l e flamande. L e r è g n e d e s a r c h i d u c s Albert et Isabelle est associé à R u b e n s , le g o u v e r n o r a t d e C h a r l e s d e L o r r a i n e doit l'être avec d e n o u v e a u x talents. É d u q u e r le p u b l i c e t revaloriser le statut de l'artiste p o u r r a v i v e r le feu d e l ' é c o l e flamande Il faut éclairer le public sur les fautes des hommes qui ont de la célébrité, parce que l'admiration que l'on a pour eux canonise ces fautes, tend à la longue à corrompre le goût, et amène la décadence de l'art 8 . A i n s i s ' e x p r i m e l ' a u t e u r des Réflexions sur la statue de Son Altesse Royale, c o n s i d é r a t i o n s m a n u s c r i t e s c o n t e m p o r a i n e s d e l ' é r e c t i o n , le 17 j a n v i e r 1775, sur la p l a c e R o y a l e d e B r u x e l l e s , d ' u n e statue d e C h a r l e s d e L o r r a i n e e n imperator r o m a i n 9 . C e t é v é n e m e n t , p r é t e x t e à d ' i m p o r t a n t e s festivités, attire u n e foule n o m b r e u s e 10. Si, à cette occasion, t o u s l o u e n t le r è g n e d u g o u v e r n e u r général, certains émettent q u e l q u e s critiques à l ' é g a r d d e la qualité d e la statue réalisée p a r le Gantois PierreA n t o i n e Verschaffelt. C e n ' e s t p a s é t o n n a n t : à cette é p o q u e , m a r q u é e p a r l ' é m e r g e n c e d e la critique d ' a r t , les j u g e m e n t s sur les œ u v r e s c o n t e m p o r a i n e s sont d e plus e n plus fréquents. A i n s i , d a n s les Réflexions sur la statue de Son Altesse Royale, peut-être rédigées p a r le c o n n a i s s e u r P h i l i p p e B a e r t " , o n d é c o u v r e d e s critiques à l'encontre 8 Réflexions sur la statue de Son Altesse Royale, Bibliothèque royale de Belgique, cote VH 27021, in fine, en manuscrit ; publié par Marcel Hoc, « Histoire d'une statue Charles de Lorraine à Bruxelles », Revue belge d'Archéologie et d'Histoire de l'Art, XXV, 1966, p. 51-70, ici p. 69-70. 9 Sur la statue de Charles de Lorraine et les festivités organisées lors de l'inauguration, outre Marcel Hoc, op. cit., voir Brigitte D'HAINAUT-ZVENY, « Fêtes, festivités et réjouissances sous le gouvernement de Charles de Lorraine », dans Charles-Alexandre de Lorraine. Gouverneur général des Pays-Bas autrichiens (catalogue de l'exposition Europalia Autriche, Palais de Charles de Lorraine-Bibliothèque royale, 18 septembre-16 décembre 1987), Bruxelles, Générale de Banque, 1987, p. 115-136 ; L C O D E R E N , « Het standbeeld van Karel Alexander van Lotharingen te Brussel. Een verloren werk van P.A. Verschaffelt (1710-1793) », Antiek, 17, 1982, p. 73-88 ; Louis Prosper GACHARD, « Jubilé du prince Charles de Lorraine, 1769-1775 », Revue de Bruxelles, avril 1840, p. 49-99. Sur la place Royale, voir Ariette SMOLAR-MEYNART et André VANRIE (éd.), Le Quartier royal, Bruxelles, CFC Editions, 1998, et Paul SAINTENOY, Les arts et les artistes à la cour de Bruxelles. Le palais royal du Coudenberg du règne d'Albert et Isabelle à celui d'Albert Ier, Roi des Belges, Bruxelles, Palais des académies, 1934 (Académie royale de Belgique, classe des beaux-arts, mémoires, collection in-4°, 2" série, t. VI). 10 Recueil des pièces, tant en Vers, qu'en Prose, qui ont parues à l'occasion de l'Inauguration de la Statue de Son Altesse Royale, Monseigneur le Duc Charles de Lorraine et de Bar, &c. &c. &c. avec une description de toutes les/êtes qui se sont données à ce sujet, & à laquelle on a ajouté un Précis Historique de la Vie de ce Prince, Bruxelles, J. L. Boubers, 1775. 11 Voir Biographie nationale, t. I, Bruxelles, H. Thiry-Van Buggenhoudt, 1866, col. 633634 (notice de François-Joseph DE SAINT-GÉNOIS). LE DISCOURS SUR LA DÉCADENCE ARTISTIQUE DANS LES PAYS-BAS AUTRICHIENS 147 des proportions de la statue et de l'anachronisme que représente une perruque sur la tête d'un gouverneur général vêtu en imperator romain. L'objectif de l'auteur est indéniablement d'éduquer le public, mais aussi de raviver le feu de l'école flamande en luttant contre l'affadissement du goût et la décadence de l'art. Stimuler la vie artistique passe par la formation du goût du public, mais aussi par une revalorisation du statut des praticiens de l'art. C'est ainsi que le gouvernement autrichien décide de libéraliser le statut des artistes en reconnaissant que leur profession relève non des arts mécaniques, mais des arts libéraux. De par les ordonnances impériales des 20 mars et 13 novembre 1773, les peintres, sculpteurs, graveurs et architectes ne doivent plus s'affilier aux corporations pour exercer leur profession, à condition que celle-ci ne s'apparente ni à un métier manuel ni à une pratique commerciale. Ces ordonnances revêtent une importance majeure dans l'histoire du statut des praticiens de l'art en Belgique puisqu'elles fondent la définition moderne de l'artiste n. Dans leur préambule, l'impératrice Marie-Thérèse y fait d'ailleurs référence au prestige de l'ancienne école flamande et à sa supposée déchéance contemporaine : « La peinture, la sculpture, la gravure et l'architecture, ces arts intéressants, jadis portés à un haut degré de perfection dans ces provinces, [sont] depuis négligés et déchus ». Il y est également fait mention de « cette perfection où autrefois on vit atteindre tant de maîtres fameux qui sont sortis de l'école flamande » 13. Les ordonnances des 20 mars et 13 novembre 1773 ont fait l'objet d'une enquête préalable très approfondie sur le statut des praticiens de l'art, d'abord dans le duché de Brabant et ensuite dans l'ensemble des Pays-Bas autrichiens. Celle-ci a donné lieu à un important échange de correspondance entre institutions centrales, provinciales et locales. Les références à une décadence de l'école flamande y sont nombreuses M. En effet, dès les prémices du projet de libéralisation du statut de l'artiste, la motivation exprimée est de remédier à celle-ci. Ce n'est pas neuf : en 1769, dans un mémoire à l'origine de l'enquête et des ordonnances, le peintre André Corneille Lens, de retour 12 Sur la libéralisation du statut de l'artiste dans les Pays-Bas autrichiens, voir Christophe LOIR, L'émergence des beaux-arts en Belgique : institutions, artistes, public et patrimoine de 1773 à 1835, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 2004 {Études sur le XVIIIe siècle, volume hors série 10), p. 42-52. Pour une analyse du cas français, voir Nathalie HEINICH, DU peintre à l'artiste. Artisans et académiciens à l'âge classique, Paris, Minuit, 1993, et Charlotte GUICHARD, « Arts libéraux et arts libres à Paris au XVIIIe siècle : peintres et sculpteurs entre corporation et Académie Royale », Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, 49/3, p. 5468. 13 Jules DE LE COURT, Recueil des ordonnances des Pays-Bas autrichiens, 3 e série, t. X, Bruxelles, J. Goemaere, 1901, p. 361-362. 14 Voir Louis GALESLOOT, « Documents relatifs à la formation et à la publication de l'ordonnance de Marie-Thérèse du 20 mars-13 novembre 1773, qui affranchit les peintres, les sculpteurs et les architectes, aux Pays-Bas, de l'obligation de se faire inscrire dans les corps de métiers », Annales de l'Académie d'Archéologie de Belgique, 2e série, t. III, 1867, p. 451558. LE XVII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 148 d'un voyage d'étude en Italie, constatait que « Les arts croupissent ici à certains égards dans une bassesse », et faisait part de son désir de « voir renaître cet amour et cette ferveur, qui feraient produire de dignes fruits et briller les arts dans leur ancien lustre » 15. Le discours sur la décadence artistique dans les projets de réformes institutionnelles Outre l'éducation du public et la revalorisation du statut de l'artiste, la revitalisation de la vie artistique passe, au siècle des Lumières, par des réformes institutionnelles. Il est essentiel de mettre en place, dans la patrie de Rubens, les infrastructures artistiques les plus modernes : des académies pour enseigner, des musées pour conserver et des salons pour exposer. Dans ce processus d'autonomisation et d'institutionnalisation de la sphère artistique, le discours sur la décadence de l'école flamande est évidemment à nouveau omniprésent, comme en témoigne l'exemple des académies. Afin de soutenir l'enseignement artistique, le gouverneur général Charles de Lorraine prend plusieurs académies sous sa protection : celle de Gand (dès 1754), d'Anvers et de Bruges (1755), de Bruxelles (1763), de Malines (1773) et de Courtrai (1774). Certaines bénéficient même de la protection du souverain, l'Impératrice Marie-Thérèse ou son fils Joseph II : Bruxelles (1767), Anvers (1768), Bruges (1769), Gand (1771), Audenarde, Malines et Courtrai (1776), Ypres (1780) et Mons (1789). Ces protections permettent de redorer le blason de ces établissements par l'octroi du qualificatif « royal », la permission d'utiliser un sceau officiel et le droit de distribuer des médailles aux élèves à l'issue des concours de fin d'année. Dans une lettre du 19 décembre 1770, Charles de Lorraine énonce les raisons de son soutien aux académies : « la peinture, la sculpture, la gravure et l'architecture, ces arts intéressants dont personne n'ignore les avantages réels pour les pays où ils fleurissent, étant considérablement déchus en ces provinces, nous avons cru que c'était un objet digne de nos attentions que de tâcher de les y faire revivre. A cet effet, nous avons pris sous notre protection particulière les Académies en ces pays, et nous avons porté tous nos soins à les relever par des arrangements propres à faire revivre l'émulation parmi les élèves, à leur former le goût et à les porter, par degrés, à ce haut point de perfection où autrefois on vit atteindre tant de fameux maîtres, qui sont sortis de l'école flamande » 16. Le chancelier Wenceslas de Kaunitz-Rittberg justifie aussi 15 Le mémoire d'André Corneille Lens, aujourd'hui disparu, a heureusement été publié par Jean-Baptiste VAN DER STRAELEN, Jaerboek der vermaerde en kunstryke Gilde van Sint Lucas binnen de stad Antwerpen. Behelzende de gedenkweerdigste Geschiedenissen in dit genootschap voorgevallen sedert hetjaer 1434 tôt hetjaer 1795. Mitsgaders van de Koninglijke Académie sedert hare afscheyding van Sint Lucasgilde tôt hare overvoering naer het klooster der Minderbroeders, Anvers, Peeters-Van Genechten, 1855, p. 187-188. Sur André Corneille Lens, voir Alain JACOBS, A. C. Lens (1739-1822) (catalogue de l'exposition du Musée royal des Beaux-Arts d'Anvers, 15 octobre-17 décembre 1989), Anvers, Koninklijk Muséum voor Schone Kunsten, 1989. 16 Lettre de Charles de Lorraine au conseil de Brabant, le 19 décembre 1770, publiée par Louis GALESLOOT, op. cit., p. 467. LE DISCOURS SUR LA DÉCADENCE ARTISTIQUE DANS LES PAYS-BAS AUTRICHIENS 149 cette politique p a r la v o l o n t é d e revitaliser le glorieux p a s s é artistique des P a y s - B a s autrichiens, écrivant à l'impératrice M a r i e - T h é r è s e q u e l ' a i d e a u x a c a d é m i e s a p o u r objectif d e « rétablir l ' a n c i e n n e é c o l e flamande » ". L e m ê m e d i s c o u r s est tenu p a r les défenseurs d e l ' é c o l e flamande lors des projets d e création à B r u x e l l e s d ' u n e galerie p u b l i q u e destinée à offrir u n e collection d e m o d è l e s a u x j e u n e s artistes. A l ' o c c a s i o n d e la suppression d e l ' O r d r e des Jésuites (1773) et d e la sécularisation d e leurs œ u v r e s d'art, le C o m i t é jésuitique s u g g è r e , sur proposition d u p e i n t r e Frédéric D u m e s n i l , d'établir u n e galerie d e tableaux p u i s q u e « la peinture c o m m e n ç a n t à renaître dans les Pays-Bas, l'établissement d ' u n e gallerie de tableaux seroit utile » 18. Il e n v a d e m ê m e dans u n e note a n o n y m e demandant aux pouvoirs publics d e former u n e collection publique à partir d e la célèbre collection bruxelloise d u chevalier Gabriel Joseph François de Verhulst, mise en vente suite à son décès survenu en 1778. L a création de la galerie publique est motivée par la nécessité de « relever le lustre d e l ' a n c i e n n e école flamande » 19. M ê m e si a u c u n d e ces d e u x projets n ' a b o u t i t , ils m o n t r e n t q u e les tentatives d e création d e galeries publiques sont elles aussi m o t i v é e s p a r la nécessité d e relever le lustre d e l ' é c o l e flamande. Tandis q u e le d é v e l o p p e m e n t d e s a c a d é m i e s doit p e r m e t t r e l'amélioration d e la qualité d e l ' e n s e i g n e m e n t artistique, la création d e galeries publiques vise à offrir d e s m o d è l e s facilement accessibles a u x élèves. P o u r stimuler la création artistique, il est nécessaire d e créer e n sus u n espace o ù l'artiste p u i s s e librement e x p o s e r ses œ u v r e s aux y e u x d ' u n large p u b l i c . C ' e s t ainsi q u e se d é v e l o p p e n t les salons des beaux-arts, vitrines i n c o n t o u r n a b l e s d e l'art c o n t e m p o r a i n . D a n s les P a y s - B a s autrichiens, u n p r e m i e r salon d e s b e a u x - a r t s , a u sens strict d u t e r m e , o u v r e ses portes en 1792. Il 17 Lettre de Kaunitz à Marie-Thérèse, le 26 août 1776, publiée par Denis COEKELBERGHS, op. cit., p. 443-446. 18 Archives générales du Royaume (AGR), Comité jésuitique (CJ), Extrait du Protocole du Comité établi pour les Affaires des ci-devants Jésuites, 6/A, f 768 v° : 13 août 1774. Sur le rôle joué par Frédéric Dumesnil, voir Denis COEKELBERGHS, « Précisions sur la vie et l'œuvre du peintre-restaurateur bruxellois Frédéric Dumesnil (vers 1710-1791) », Bulletin de l'Institut royal du Patrimoine artistique, t. XI, 1969, p. 172-178. Sur la sécularisation des œuvres des jésuites, voir Walter SCHEELEN, « Het lot van de schildenjencoUecties van de Zuidnederlandse Jezuïetencolleges na de opheffing van de Orde in 1773 », Jaarboek van de Koninklijk Muséum voor Schone Kunsten Antwerpen, 1988, p. 261-341, et Christophe Lom, La sécularisation des œuvres d'art dans le Brabant (1773-1842). La création du musée de Bruxelles, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1998 (Études sur le XVIIIe siècle, vol. hors série, 8), p. 14-19. 19 Archives générales du Royaume (AGR), Secrétairerie d'État et de Guerre (SEG), n° 1922. Ce document anonyme de trois pages manuscrites n'est pas daté, mais est conservé dans une farde intitulée «Brabant 1778». Je remercie Xavier Duquenne de me l'avoir renseigné. Voir Christophe LOIR, op. cit., p. 70-72. Voir également Catalogue d'une riche et précieuse collection de tableaux Des Meilleurs &plus célèbres Maîtres des Écoles d'Italie, des Pays-Bas & de France, qui composent le Cabinet de Feu Messire Gabriel-François-Joseph de Verhulst, Dont les Héritiers proposent l'acquisition en Total & en Masse, Bruxelles, Antoine D'Ours, 1779. LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 150 est organisé par l'académie des beaux-arts de la ville et, à l'instar du salon parisien de 1791 qui lui a servi de modèle, il est accessible à tous les artistes et amateurs 20. Dans la préface du livret qui accompagne l'exposition, les organisateurs justifient l'innovation que représente cette manifestation par la nécessité d'offrir prix et honneurs aux artistes, et de faciliter le contact entre ces derniers et le public. L'objectif est explicitement de faire renaître l'école flamande, de lui redonner tout son lustre et d'en revivifier l'étincelle : De Konsten te doen erleven, de benevelde eere der Vlaemsche Schole in het klaere dag-licht te erstellen, zyn het eenig oogwit der Directie dezer Akademie [...]. Het aloude Konst- Vuur is in het Nederland niet uitgedoqft, men ziet het hier en daer noch vonken 21. Les références à une décadence de l'art sont omniprésentes dans les Pays-Bas autrichiens durant la seconde moitié du XVIII e siècle. Elles sont indissociables du souci de relever dignement l'héritage prestigieux du siècle de Rubens, mais aussi d'associer l'avènement de Charles de Lorraine à un nouvel épanouissement artistique. Le discours sur la décadence est donc partiellement instrumentalisé. On ne s'étonnera pas de le voir repris par les représentants du pouvoir central (tels l'impératrice Marie-Thérèse, le gouverneur général Charles de Lorraine, le chancelier Kaunitz, les membres du Comité jésuitique), les artistes reconnus (tels Jean-Baptiste Descamps, Guillaume Mensaert, André Corneille Lens), les dirigeants d'institutions artistiques (l'académie de Gand, par exemple) et les connaisseurs (comme l'auteur des Réflexions sur la statue de Son Altesse Royale). Ce discours est par conséquent largement diffusé par la littérature artistique contemporaine, et le public éclairé peut en prendre connaissance au détour de la consultation d'un guide de voyage, d'un livret d'exposition, ou d'un ouvrage sur l'histoire de l'art. Réelles ou fictives, produit d'un sentiment sincère ou du désir d'avancer un argument convaincant, l'image de la décadence de l'école flamande et celle de l'âge d'or de Rubens sont des moteurs efficaces de la profonde transformation du monde artistique entreprise à cette époque dans les Pays-Bas autrichiens. 20 Sur la création des salons des beaux-arts en Belgique, voir Christophe LOIR, op. cit., p. 61-64. 21 Beschryving van de pronk-zael, Met toestemminge van Myne Edele Heeren Schepenen vander Keure, geopend op het Stadhuys der Stad Gend den 30 Mey 1792. Gevolgd door de Lyst der Plaetsen van de Leerlingen in aile de Klassen, Gand, P.F. de Goesin, 1792, introduction (non paginée). Winckelmann, la décadence de la grâce Sylvie THOREL-CAILLETEAU Un long et étrange débat, dont les premiers termes étaient posés par Sadolet en 1506, agita tous les hommes du XVIII e siècle : on posait la question de savoir si Laocoon crie ou ne crie pas, et la réponse était capitale parce qu'elle engageait toute une théorie de la représentation. Aux yeux scandalisés de Winckelmann s'étaient imposés les colonnes et les appareils à métamorphoses du Bernin, dont les courbes paraissaient appuyées sur une référence implicite au Torse et au Laocoon plutôt qu'à YApollon du Belvédère. Il importait d'ôter un support aussi antique et par conséquent aussi estimable à cet art décadent où la ligne serpente, où les volumes se tordent, où les visages grimacent, un tourbillon se dessinant autour d'un grand vide : tout cela marque pour Winckelmann le triomphe de la matière, l'acheminement vers une perte du sens. Les théologiens appellent vinculum le lien entre la manifestation et sa cause, et c'est sur quoi pèse selon lui la menace : « On prive ainsi la peinture de ce qui en fait le plus grand mérite : la représentation de choses invisibles passées et futures » '. L'obstination à répéter que Laocoon murmure et conserve, par conséquent, toute sa dignité, visait à préserver le principe de la figure, définie comme point d'articulation entre la matière et l'idée, et elle s'inscrivait dans le contexte d'une réflexion plus générale quant à l'expression. Watelet en disait le caractère paradoxal dans son article de l'Encyclopédie : [...] le mot expression s'applique aux actions & aux passions, comme le mot imitation s'adapte aux formes & aux couleurs : l'un est l'art de rendre les qualités 1 Johann Joachim WINCKELMANN, Gedanken iiber die Nachahmung der griechischen Werke in der Malerei und Bildhauerkunst, 1755 ; Réflexions sur l'imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture, trad. Marianne Charrière, Paris, Jacqueline Chambon, 1991, p. 56. LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 152 incorporelles, telles que le mouvement & les affections de l'âme : l'autre est l'art d'imiter les formes qui distinguent à nos yeux les corps les uns des autres, & les couleurs que produit l'arrangement des parties qui composent leur surface. Cette opposition en recouvre une autre plus classique : Félibien répétait dans ses Entretiens qu'il faut distinguer la simple beauté, affaire de symétrie et de proportion, et la grâce par laquelle se manifeste l'âme dans les corps ; il utilisait généralement, pour rendre compte de la grâce, l'image d'une fleur ou celle d'une lampe, vase de terre illuminé par une flamme divine : Ce je ne sais quoi qu'on a toujours à la bouche et qu'on ne peut bien exprimer, est comme le nœud secret qui assemble ces deux parties du corps et de l'esprit. C'est ce qui résulte de la belle symétrie des membres et de l'accord des mouvements ; et comme cet assemblage se fait par un moyen extrêmement subtil et caché, on ne peut le voir assez, ni le bien connaître, pour le représenter et pour l'exprimer comme l'on voudrait. Cependant on peut dire qu'il se remarque sur un visage de la même sorte que cette fraîcheur et ce feu que l'on voit au matin sur une rose qui commence à s'épanouir, la forme et la beauté de ses couleurs étant comme le siège de cette fraîcheur et de cet éclat qui paraît d'une manière toute spirituelle. Car ce je ne sais quoi n'est autre chose qu'une splendeur toute divine, qui naît de la beauté et de la grâce 2. Ainsi que l'indiquent les termes, l'expression est pourtant d'une autre nature : tandis que la grâce est un don du ciel, celle-ci suppose à l'être une intériorité, dont il n'est pas assuré qu'elle soit merveilleuse, qui s'extravaserait. Dans son acception pharmaceutique et chimique, qui est la plus littérale, le mot désigne la pression d'un corps qui libère la liqueur précieuse qu'il contenait, et Littré se plaira plus tard à donner pour exemple l'« expression d'agonie ». Watelet ne va, bien sûr, pas si loin ; mais, soit qu'il songe aux passions s'inscrivant fugitivement sur un visage soit qu'il songe au mouvement, il lie l'expression au temps, avec l'horizon nécessaire de la mort. Inscrire les « qualités incorporelles » dans la matière conduit à travailler cette dernière de telle façon qu'elle impose absolument son opacité et ne donne plus accès à aucun monde spirituel : car la matière de l'œuvre suggère celle des corps. Il convient donc de ménager un équilibre entre ces deux exigences contraires pour produire cet effet que l'expression, comme la grâce, fasse chanter le corps sans contrevenir aux exigences de la forme. Or le débat sur Laocoon révèle l'émergence d'un soupçon quant à la possibilité de conjoindre les exigences du beau idéal et celles de l'expression. Un refrain obsédant, qui n'est pas loin de résonner comme une dénégation, se fait entendre depuis que Jacques Sadolet a écrit que Laocoon murmure. Diderot reprend : Le Laocoon souffre, il ne grimace pas. Cependant, la douleur cruelle serpente depuis l'extrémité de son orteil jusqu'au sommet de sa tête. Elle affecte profondément sans inspirer l'horreur 3. 2 André FÉLIBIEN, Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, 1685-1688, éd. R. Démoris, Paris, Les Belles Lettres, 1987, p. 122. 3 Denis DIDEROT, Essais sur la peinture, dans Œuvres complètes, Paris, Hermann, t. XVI, p. 375. WINCKELMANN, LA DÉCADENCE DE LA GRÂCE 153 Goethe : Le groupe du Laocoon [...] constitue un modèle de symétrie et de variété, de calme et de mouvement, d'oppositions et gradations subtiles. Tous ces éléments s'offrent conjointement au spectateur, en partie de manière sensible, en partie de manière spirituelle ; ils suscitent une sensation agréable nonobstant le pathos élevé de la représentation, de même qu'ils adoucissent par la grâce et la beauté les tempêtes de la souffrance et de la passion ". C e s considérations paraissent b i e n singulières l o r s q u ' o n regard e le g r o u p e imposant d u Vatican : la torsion d u c o r p s , la crispation des m u s c l e s d u v e n t r e s'imposent a v e c tant de force q u e la posture d u corps entier s e m b l e u n e g r i m a c e et u n cri. M a i s c e q u e D i d e r o t et G o e t h e p e r ç o i v e n t à la v u e d u L a o c o o n , c ' e s t sa dignité : son expression n e serait p a s celle d e la douleur, q u i déforme, m a i s celle d u dépassement stoïque d e la d o u l e u r et d e la g r a n d e u r spirituelle qui t r a n s c e n d e n t tout. Quel est l'enjeu c o u v é p a r c e s p r o p o s i t i o n s ? L e m a i n t i e n d e l ' é q u i l i b r e classique, précaire, entre la perfection d e la forme, éternelle, et l'inscription c e p e n d a n t d u m o u v e m e n t et d e s p a s s i o n s . E t cela se d é g a g e a v e c clarté d e la description q u e Lessing proposait de la statue : L'artiste voulait représenter la beauté la plus grande compatible avec la douleur physique. Celle-ci, dans toute sa violence déformatrice, ne pouvait s'allier avec cellelà. L'artiste était donc obligé de l'amoindrir, de modérer le cri en gémissement, non pas parce que le cri indique une âme basse, mais parce qu'il donne au visage un aspect repoussant. Imaginez Laocoon la bouche béante et jugez. Faites-le crier et vous verrez. C'était une image qui inspirait la compassion parce qu'elle incarnait simultanément la beauté et la douleur ; maintenant c'est une image hideuse, monstrueuse, dont on voudrait détourner le regard parce que la vue de la douleur excite la répugnance sans que la beauté de l'objet souffrant puisse muer cette répugnance en un doux sentiment de compassion 5. Les termes d e L e s s i n g s o n t violents et ils disent clairement la précarité d e la perspective classique, q u i v e u t contenir étroitement la v i o l e n c e , la douleur et la mort, liées à la m o r s u r e d u présent, d a n s l ' e n v e l o p p e bien close d e la représentation. Q u e Laocoon ouvre la b o u c h e : alors il s e m b l e que l ' e n v e l o p p e se déchire, u n trou noir laisse sentir le v i d e , u n e b é a n c e inquiétante s'installe. L'expression, dont o n rappelait plus haut q u ' e l l e consiste, p o u r le chimiste, e n l'extraction d ' u n e liqueur p a r p r e s s i o n d'un corps, confine à la g r i m a c e , elle risque toujours d e r e n d r e présente, a u lieu d e la grâce ou la part divine d e l ' h o m m e , la mort e l l e - m ê m e . Félibien, et Watelet après lui, déclaraient q u e l'imitation des lignes et des couleurs n e p r o m e t la b e a u t é q u ' à condition que s ' y j o i g n e l'inscription d u temps — m o u v e m e n t et p a s s i o n ; m a i s cette dernière m e n a c e toujours la perfection d e la forme en i m p o s a n t la torsion serpentine (évidemment toute p r o c h e , d a n s le g r o u p e d u L a o c o o n ) au lieu d e la pureté d u galbe ; de faire voir M é d u s e a u lieu d e la V é n u s Céleste. 4 GOETHE, « S u r Laocoon», 1798, dans Ecrits sur l'art, trad. J.-M. Schaeffer, Paris, Klincksieck, 1983, p. 146. 5 Gothold Ephraim LESSING, Laocoon, 1766, trad. Courtin, Paris, Hermann, 1997, p. 5 1 . LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 154 Lessing insiste, et il se place dans une perspective strictement aristotélicienne. On connaît cette importante note de La Poétique où est affirmé que nous pouvons goûter la représentation des monstres et des cadavres dont la vue immédiate nous inspirerait la plus grande répugnance. La fonction de la représentation est d'imposer un voile sur les crudités de la nature et de rendre supportable notre destin mortel soit, toujours, de tisser une enveloppe qui permette de réduire les particularités sensibles et d'indiquer même dans la matière la plus corruptible une réserve spirituelle. C'est en partie le sens d'une référence ordinaire à l'histoire de ce peintre, Thimanthe qui, au moment de représenter Agamemnon assistant au sacrifice d'Iphigénie, avait préféré draper son visage d'un voile pour éviter d'en dégrader la beauté. À la lecture de Lessing, Falconet s'est indigné et a longuement développé l'idée peu classique qu'un voile est toujours inutile, qu'une bouche ouverte n'est pas un spectacle ignoble, et il a convoqué quelques exemples : celui d'une Cléopâtre agonisante, celui du Milon de Puget ; lui-même, au demeurant, fut le sculpteur d'un Milon hurlant, ouvrant sur l'intériorité, et peut-être le néant, ce trou noir que récuse l'esthétique classique. Ce n'était pas prendre exactement parti alors pour la déchirure du voile : à Falconet toute représentation semblait en soi devoir dissimuler la grimace qu'elle montrait cependant ; mais il n'était pas loin de se définir comme un moderne capable, à force de puissance expressive, de transformer la laideur en beauté. De fait, c'est toute l'aventure moderne que l'entreprise anatomique de déchirement des enveloppes et d'exposition à la mort : les bouches ouvertes de Falconet annoncent le prochain triomphe d'un art qui ne se fonde plus sur l'idée de la représentation mais sur l'idée du présent, de la saisie de l'instant dans sa fugacité, avec la défaite qu'il annonce inéluctablement. Les craintes qui surgissent ainsi quant à l'ouverture du corps et aux progrès d'une ligne serpentine, qui manifesterait au dehors les tourments d'une intériorité souffrante, sont celles qui engagent Winckelmann et les antiquaires à critiquer violemment, comme si un grand péril menaçait, tout ensemble l'expression et la manière baroque. La belle ligne, pour un classique, est la droite ou celle à peine infléchie : toute torsion suggère la morsure de l'instant, indique le surgissement d'une circonstance qui altère la matière — le groupe de Daphné et Apollon, par le Bernin, montre nettement cette propriété. On le rappelait, le bel agencement classique repose sur l'image de la lampe, et cela indique qu'il se fonde sur un équilibre précaire entre la transparence et l'opacité. Le principe spirituel n'est accessible que par la contemplation d'un beau corps ou d'un visage lumineux, mais le beau corps et le visage radieux peuvent s'imposer dans une telle plénitude qu'alors ce principe devient indécelable 6. L'entreprise maniériste et baroque tend ainsi à délivrer la figure de la forme d'où elle est issue, à briser le lien fragile qui doit unir le sensible au suprasensible, tant elle se consacre au combat de l'esprit et de la manière : on voit bien ainsi dans les statues de Michel-Ange, réalisées aforza di levare, le marbre s'étirer et se tordre pour livrer passage à l'âme qui tente de s'en délivrer, et l'effet produit est celui d'une puissance sensible tellement considérable que le moyen distrait de la fin poursuivie, que la figure ne paraît plus 6 Voir Erich AUERBACH, Mimésis, Berne, A. Francke, 1945. WINCKELMANN, LA DÉCADENCE DE LA GRÂCE 155 renvoyer qu'à elle-même. La fortune de l'arabesque est alors par excellence celle d'une émancipation de la ligne, du contour qui devait garantir le rendu d'un dessein intérieur, spirituel ; et elle triomphe en tous lieux. Lorsque Winckelmann publiait, en 1755, ses Réflexions sur l'imitation des œuvres grecques, sa cible était précisément la manière baroque et rococo, qui fait triompher la ligne serpentine. Son but était de redresser le goût corrompu afin de restaurer la figure menacée tant par le naturalisme que par le style rocaille, au nom d'une conception néoplatonicienne de l'art ; la peinture, écrivait-il, doit « s'étendre à des choses qui ne sont pas de l'ordre du sensible : celles-ci constituent son but le plus élevé et c'est ce but que les Grecs se sont efforcés d'atteindre, comme l'attestent les écrits des Anciens » 7 . Winckelmann donne donc la priorité à l'étude des arts sur celle de la nature, et au parti du vraisemblable sur celui du vrai (le Caravage lui sert de repoussoir) ; ses considérations sur le drapé mouillé des Anciens, qui « laisse transparaître la belle constitution du corps » 8 à travers un voile, indiquent l'importance qu'il accorde à la netteté des contours qui enclosent la figure et lui confèrent une dimension idéale. Au lieu de l'expression toujours liée à une pensée de la mort et de la corruption, il accorde ainsi à la catégorie de la grâce, essentiellement réparatrice et qui donne accès à l'invisible par le détour du visible, une place essentielle : la grâce apparaît comme la garantie qu'un lien perdure et se manifeste entre la figure et la forme céleste d'où elle est issue. Car penser la grâce comme catégorie majeure, ainsi que s'en dégage l'obsession jusqu'en cette fin du XVIII e siècle, c'est mesurer toujours combien est problématique et difficile, dans la tradition occidentale, l'accès à la figure. La grâce merveilleuse qui permet de conjoindre le plan du visible et celui de l'invisible, de ménager des passages de l'un à l'autre monde, ne peut et n ' a jamais pu se penser autrement que comme une manière de réparation. Il n'est guère possible d'engager ici une généalogie de la question, mais on peut toutefois s'arrêter sur quelques moments de cette histoire. Il semblerait ainsi qu'au fondement de la pensée d'Empédocle, comme de Parménide ou d'Anaxagore, la question majeure ait été celle de la division de l'Un. Les fragments qui demeurent de l'œuvre évoquent la Sphère originelle, brisée par la Haine ou la Nécessité, et c'est dans ce contexte que paraît Charis, selon un passage de Plutarque, dans Propos de table (IX, V, 745 c ) , qui « hait Nécessité l'intolérable » 9. Un passage de Porphyre (De l'abstinence des viandes, II, 20-27) fait état d'un temps, antérieur à celui de l'individuation des dieux, où Cypris était reine (Kypris basileia) 10. Ceci peut paraître mince, mais il est vraisemblable que le discours tenu par Aristophane dans Le Banquet conserve le souvenir de ces représentations, puisque l'Amour (justement identifié comme gracieux par Agathon, un peu plus loin) y réunit ce qui a été séparé. Si les propos qu'emprunte Socrate à 7 Johann Joachim WINCKELMANN, Réflexions sur l'imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture, op. cit., 1991, p. 52. 8 Ibid., p. 30. 9 Purifications, CXVI, Les Écoles présocratiques, éd. Jean-Paul Dumont, Paris, Gallimard, Folio, 1991, p. 231. 10 Purifications, CXXVIII, ibid., p. 235. LE XVlir 5 , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 156 Diotime imposent une autre vision, perdure cependant l'idée qu'Amour, en permettant l'élévation d'un beau corps à la contemplation du beau, restaure le lien perdu entre le monde sublunaire et le monde idéal. Or on a observé déjà que la grâce n'est autre que l'attribut, par excellence, d'Amour. Si l'on se pose enfin la question dans le cadre de la théologie chrétienne, où l'on retrouve le mot charis, il apparaît que celle-ci a encore une fonction réparatrice puisqu'elle est promesse de rédemption, espérance du retour à un monde qui ne serait pas divisé par le péché originel. On perçoit peut-être ici, quoique ces remarques soient trop rapides, combien cette pensée esthétique, toujours liée à la sensibilité et à l'amour (puisque de la grâce dépend qu'une œuvre émeuve qui la contemple), est rattachée à ces traditions métaphysiques : elle est associée à un don divin " et elle est encore au principe d'une liaison toujours suspendue entre la matière et l'idée. Les arts plastiques assument donc à quelques égards un rôle religieux, au sens propre de ce mot : les travaux de Winckelmann le manifestent avec quelque éclat, penser la grâce s'avère toujours une manière de penser la rupture et la dissociation, et la grâce elle-même semble le chant nostalgique de l'harmonie perdue, un chant peut-être menacé depuis les origines par la déchirure d'un cri - c'est tout le sens des réflexions néoclassiques sur Laocoon. Dans la pensée de Winckelmann, tout est affaire de mesure : ainsi s'impose l'idée du repos, par quoi « l'âme se montr[e] partout comme dans le cristal d'une eau tranquille, sans jamais prendre aucun trait forcé » 12 ; de nature céleste, la grâce « se forme dans l'air, réside dans les gestes, et se manifeste dans l'action et le mouvement du corps ; elle se montre même dans la parure, et jusque dans le jet de l'habillement » 13. La matière peut être disposée d'une façon qui soit belle, mais on comprend que s'impose un supplément, qui confère une âme au corps inerte, fait de pigments, de pierre ou de terre, en suggérant son inscription dans le temps : la durée dans laquelle se déploient le geste, l'action et le mouvement, et aussi l'instant que signalent la parure, l'habillement. C'est donc l'instauration d'une dissymétrie légère (ainsi, le hanchement des Vénus) ou l'ajout de matière (le vêtement), qui confère la grâce, et l'on voit bien alors combien elle est précaire : la dissymétrie conduit à la grimace et l'ajout de matière à la surcharge ; la marque du temps oriente, dans une pensée chrétienne, vers l'éternité, mais on sait bien aussi que la mort menace. Aussi Winckelmann ressemble-t-il parfois à un funambule dont le balancier oscille ; il admire Y Apollon du Belvédère pour sa grandeur, la perfection synthétique de sa forme et le caractère intellectuel ou abstrait de sa nature : Pour sentir tout le mérite de ce chef-d'œuvre de l'art, il faut se pénétrer des beautés intellectuelles, et devenir, s'il se peut, créateur d'une nature céleste ; car il n'y a rien qui soit mortel, rien qui soit sujet aux besoins de l'humanité. Ce corps, dont 11 Voir Remarques sur l'Art dépeindre de C. A. Du Fresnoy, Paris, chez Nicolas Langlois, 1804, 3e édition, § 233 : « cette Partie dépend presque entièrement du Génie et elle semble être purement un don du Ciel, que nous avons reçu dès notre naissance ». 12 WINCKELMANN, Histoire de l'art chez les Anciens, traduit de l'allemand, Paris, 1766, chez H.-J. Jansen et C", 1.1, p. 33. 13 Ibid., 1.1, p. 27. WINCKELMANN, LA DÉCADENCE DE LA GRÂCE 157 aucune veine n'interrompt les formes, et qui n'est agité par aucun nerf, semble animé d'un esprit céleste, qui circule comme une douce vapeur dans tous les contours de cette admirable figure '". Certainement Apollon réunit, comme VHélène de Crotone, les perfections de tout l'Olympe. Enfin : « cette statue semble s'animer comme le fit jadis la beauté sortie du ciseau de Pygmalion » 15. Il faut supposer alors la possibilité d'une marche qui n'oblige pas à faire jouer des muscles sous la peau, percevoir que Winckelmann tente d'élaborer la pensée d'une vie dont les lois ne seraient pas d'ordre physiologique mais, confusément, divin. Dans Y Histoire de l'art des Anciens, la grâce intervient au moment où, du grand style, on passe au style sublime, c'est-à-dire où la splendeur hiératique, anguleuse et dure des primitifs s'assouplit, gagne de la « rondeur » et du « coulant » — ce moment est celui où l'artiste, au lieu de se fonder exclusivement sur des codes de représentation devenus abstraits, considère à nouveau la nature, se rapproche d'elle et donne plus de chair à l'idée : alors commence-t-il d'infléchir les lignes droites. On peut penser aussi à une évolution singulière de la fable des vierges de Crotone : non seulement la figure idéale doit être la synthèse de particularités sensibles, réduire la disparate à l'unité, mais la beauté classique selon Winckelmann repose même sur une forme de féminisation des figures héroïques. L'Apollon du Belvédère emprunte des charmes à Héra, dont il a les grands yeux, et les Grâces ont veillé à sa coiffure : comme si les beautés de l'un et l'autre sexes venaient se fondre dans une figure androgyne. Se rappelant Le Banquet, Winckelmann précise qu'il est deux manières de la grâce, comme il est deux Vénus : l'une, céleste, s'isole et ne consent pas à la matière ; l'autre est fille du temps, et c'est elle qui permet que des œuvres s'animent ; l'art relève donc d'Amour profane, quoiqu'il puisse permettre une élévation vers Amour sacré. On perçoit alors combien la grâce peut être porteuse de décadence : à preuve que la décadence de l'art se manifeste par l'empâtement et la torsion des figures, par l'exagération de leur inscription dans le temps — l'excès de grâce : À force de vouloir donner de la rondeur, de la mollesse et du coulant aux parties que les Maîtres précédents avaient faites puissantes et tranchantes, on en énerva la noblesse et la dignité. On leur donna peut-être plus d'agrément, mais on leur ôta beaucoup de leur signification et de leur vérité [...]. Le beau et le bon se perdent ordinairement dans l'artificiel, parce qu'on veut toujours perfectionner l6. La grâce doit se combattre ou se contrarier elle-même pour qu'une œuvre atteigne le point de son équilibre, la perfection ; on cerne quelle mélancolie habite le rêve néoclassique. Cette tension explique la profonde étrangeté de quelques descriptions de Winckelmann, ainsi celles du Laocoon et du Torse du Vatican, qu'il regarde comme de hautes réalisations de son idéal. On lit ainsi, à propos du Laocoon, trois pages anatomiques : 14 15 16 Ibid., t. II, p. 428. Ibid. Ibid., t. II, p. 38. LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 158 Laocoon nous offre le spectacle de la nature humaine dans la plus grande douleur dont elle soit susceptible, sous l'image d'un homme qui tâche de rassembler contre elle toutes les forces de l'esprit, tandis que l'excès de la souffrance enfle les muscles, et tire violemment les nerfs, le courage se montre sur le front gonflé : la poitrine s'élève avec peine par la nécessité de la respiration qui est également contrainte par le silence que la force de l'âme impose à la douleur qu'elle voudrait étouffer ou au moins concentrer au-dedans sans la laisser éclater au-dehors. Les soupirs qu'il n'ose exhaler, et l'haleine qu'il retient, épuisent le bas-ventre et creusent les côtes, ce qui nous fait pour-ainsi-dire juger du mouvement des intestins. Sa propre souffrance le tourmente moins que celle de ses enfants qui ont les yeux fixés sur leur père et le prient de les secourir. On voit la tendresse paternelle de ses regards, et la compassion y semble comme une vapeur sombre. Son air est plaintif, et non criard : sa vue élevée vers le ciel en implore l'assistance moins pour lui que pour ses enfants. Sa bouche est pleine d'anxiété, pour-ainsi-parler, la lèvre inférieure est fatiguée de la contrainte qu'il se fait. La supérieure tirée en-haut semble obéir au sentiment de la douleur, et l'ensemble de l'ouverture de la bouche forme un mouvement mêlé d'indignation excité par la pensée d'une souffrance qu'il n ' a point méritée. L a lèvre supérieure remonte jusqu'au nez, l'enfle, et fait voir les narines étendues et élevées, ou plutôt tirées en-haut. Ce combat violent entre la Nature qui souffre, et l'esprit qui se roidit contre la douleur, se montre peint sur le front avec la plus grande sagesse. Tandis que la violence des tourments rehausse les sourcils, la résistance rabaisse la chair qui est au-dessus de l'œil contre la paupière supérieure, de façon à la dépasser et la cacher presque entièrement. L'Artiste ne pouvant embellir la Nature, il s'est attaché à la déployer, à la montrer dans les plus grands efforts de sa puissance. Là où est le siège de la plus haute douleur, se trouve aussi la plus sublime beauté. Le côté gauche où le serpent, par sa morsure cruelle, a répandu son venin mortel, est la partie qui doit le plus souffrir par sa proximité du cœur, et l'action du poison. L'Artiste y a mis aussi le plus grand trait de sensibilité : et cette partie peut-être appelée un prodige de l'Art. Ses jambes semblent faire un mouvement pour le soustraire à son malheur. En un mot aucune partie de son corps n'est en repos ; et les coups mêmes du ciseau augmentent l'expression de la peau ridée par le tiraillement universel de tous les muscles et de tous les nerfs 17. O n se rappelle q u e , p o u r W i n c k e l m a n n , L a o c o o n incarne la d i g n i t é , n e crie ni n e g r i m a c e mais illustre a u contraire la perfection classique. L a d e s c r i p t i o n c o m p l i q u é e q u ' i l e n p r o p o s e laisse p o u r t a n t voir la défiguration à l ' œ u v r e d a n s la statue, défiguration q u e l'antiquaire explique j u s t e m e n t p a r la contrainte d e rester silencieux d a n s la douleur m ê m e la plus a i g u ë . C u r i e u s e m e n t , ces lignes nient q u ' i l y ait u n cri et le montrent pourtant, qui d é c h i r e tout le c o r p s d u p e r s o n n a g e et s ' y p r o l o n g e en s o u r d e s vibrations ; elles affirment le c a l m e d e L a o c o o n et p o u r t a n t suggèrent q u ' u n e g r i m a c e gigantesque a n a t o m i s e s o n corps — le silence p r o d u i t p o u r effet la retenue d u souffle, la turgescence des v e i n e s , l ' é t i r e m e n t des nerfs, la contraction des m u s c l e s ; m ê m e les soupirs « épuisent le b a s - v e n t r e et c r e u s e n t les c ô t e s , c e q u i n o u s fait p o u r ainsi dire j u g e r d u m o u v e m e n t des intestins ». W i n c k e l m a n n refuse l ' i d é e d ' u n e b o u c h e ouvrant sur les ténébreuses p r o f o n d e u r s d u c o r p s ; c e p e n d a n t il affirme la dignité, l'équilibre et le c a l m e d e la figure t o u t e n d é s i g n a n t les v i s c è r e s e u x - m ê m e s , c o m m e si toute e n v e l o p p e s'était défaite, c o m m e si la l o g i q u e d e l ' e x p r e s s i o n allait 17 Ibid., t. II, p. 213. WINCKELMANN, LA DÉCADENCE DE LA GRÂCE 159 jusqu'à son terme qui est l'écorché. La morsure du serpent, comme écrivait Goethe, propage pourtant son venin ou son électricité par tout le corps. Une comparable étrangeté se retrouve un peu plus loin, dans la description du Torse : Cet Hercule paraît donc tel ici qu'il dut être lorsque, purifié par le feu des faiblesses de l'humanité, il obtint l'immortalité et prit place auprès des Dieux. Il est représenté sans aucun besoin de nourriture et de réparation de forces. Les veines y sont toutes invisibles ; le bas-ventre est fait pour jouir sans besoin, c'est-à-dire pour être rassasié sans rien prendre, et plein sans se remplir ". L'orientation du propos ne change pas, il s'agit toujours de mettre en évidence l'idéalité de la figure. Mais il semble que Winckelmann ne puisse jamais souligner l'idéalité d'une figure qu'au prix d'un détour par la question physiologique, c'està-dire par contraste : dans la pensée que l'harmonie de la surface est l'enveloppe de ce que Galien appelait, pour désigner les profondeurs organiques, « le bourbier ». Alors se tisse un lien curieux entre ce qui paraît relever, chez l'historien de l'art, de l'obsession, et les observations que Bichat, un peu plus tard, devait mener sur le principe vital. Dans ses considérations sur la vie et la mort, on peut lire en effet que le corps animal (au sens où il est animé) est le corps apparent, caractérisé par la symétrie et l'harmonie, tandis que le corps organique, viscéral, se distingue au contraire par la dissymétrie, l'absence d'harmonie. La définition du beau qui revient implicitement, avec une grande régularité, sous la plume de Winckelmann, repose sur la séduction qu'exerce sur lui le contraste entre la belle enveloppe et ce qu'elle suggère, en deçà, de décomposition possible à l'œuvre, de puissance mortelle. Tout en affirmant que Laocoon ne crie pas, comme tous ses contemporains, il prend le parti d'une forme de beauté « mordue par la chimère », pour reprendre l'expression de Mallarmé, de beauté qui se donne effectivement comme un voile jeté sur l'obscurité chaotique — alors que les Anciens regardaient l'apparence comme déploiement, pure et intransitive manifestation. Ce qui rôde toujours dans cette pensée est une tentation de l'ouverture qu'on pourrait presque indifféremment qualifier de morbide ou d'erotique. Un paragraphe surprenant suit de peu la description du Torse qu'on citait : Que l'Artiste admire dans le contour de ce corps l'écoulement continuel d'une forme dans l'autre, et les traits mouvants qui comme les ondes s'élèvent, s'abaissent, et se mêlent ensemble : il trouvera impossible de pouvoir en copiant s'assurer du droit, puisque le mouvement avec lequel on le cherche, s'en détourne imperceptiblement ". C'est encore une définition de la grâce, et voici revenir la courbe sinueuse : la statue d'Hercule, comme celle d'Apollon, semble proche de s'animer, et l'idée du glissement d'une forme sur l'autre indique l'impression de continuité et d'unité qui peut s'imposer à sa vue. Les termes qui reviennent suggèrent l'image d'une coulée et d'un ondoiement ; on a lu des mots voisins, lorsque Winckelmann évoquait le passage du grand style au style sublime : rondeur, mollesse, coulant venaient s'unir comme 18 19 Ibid., t. II, p. 248. Ibid., t. II, p. 249. LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 160 une tendre nymphe à ce mâle austère, l'art dur et anguleux de l'époque archaïque. Le goût de Winckelmann le porte vers une forme de beauté chimérique (on se souvient de Crotone) qui est celle de l'Hermaphrodite ; ainsi Ganymède le fait-il rêver, et il écrit qu'une statue de Bacchus « montre dans son visage un mélange indescriptible des plus belles formes juvéniles, aussi bien masculines que féminines, et un milieu entre les deux natures tel que seul un observateur très attentif peut le remarquer ». L'élément liquide est rapporté au féminin, autant qu'il voisine avec une pensée de la décomposition et des sanies — ambivalence qui s'exprimerait aisément par le terme de morbidezza, en ce qu'il suggère à la fois la douceur du modelé et un dérèglement intérieur, porteur de mort. Winckelmann est sensible à la séduction d'une figure porteuse de l'informe. Dans la peinture française directement inspirée par le discours de Winckelmann, Endymion ou Bara forment de beaux exemples d'un tel idéal. C'est la sensation étrange qui s'imposait à Baudelaire, troublé par la peinture néoclassique : Quant à Guérin et Girodet, il ne serait pas difficile de découvrir en eux, d'ailleurs très préoccupés, comme le prophète, de l'esprit de mélodrame, quelques légers grains corrupteurs, quelques sinistres et amusants symptômes du futur Romantisme. Ne vous semble-t-il pas que cette Didon, avec sa toilette si précieuse et si théâtrale, langoureusement étalée au soleil couchant, comme une créole aux nerfs détendus, a plus de parenté avec les premières visions de Chateaubriand qu'avec les conceptions de Virgile, et que son œil humide, noyé dans les vapeurs du keepsake, annonce presque certaines Parisiennes de Balzac M ? « Grains corrupteurs » : on songe à ces natures mortes où un détail, une tache, la présence d'un insecte qui butine, révèle une piqûre, l'altération invisible et cependant active de l'intérieur, qui s'écoulera bientôt — ce sont de légers désordres qui doivent laisser paraître la vanité de notre existence ordinaire : toute matière est en suspens, le néant surplombe tout. La langueur confine à la fois à la grâce et à la maladie, elle s'est trouvée déjà dans quelques toiles du Caravage, ainsi le Petit Bacchus malade et le dernier Jean Baptiste, et l'on sait quelle figure elle impose à la fin. Le grand antiquaire bâtit un système qui a pour effet d'accélérer le mouvement même contre lequel il s'érige : le déchirement anticipé des figures devient la source d'une forme de plaisir, ce qui tient de près à la catégorie du morbide et paraît en quelque façon se réaliser dans le dernier événement de son existence même, l'obscur assassinat dont il est la victime. Une histoire de l'art serait celle du trouble qui s'empare de Winckelmann, admirant les statues anciennes et rêvant obscurément la défaite de la ligne, le débordement viscéral. Néoclassicisme : c'est, au nom de la restauration du goût, l'enfoncement le plus doux dans la mort, le glissement dans les enfers du corps et de la morale. 20 Charles BAUDELAIRE, « Exposition universelle, 1855 », Le Pays, 26 mai, 3 juin 1855, Le Portefeuille, 12 août 1855 ; Curiosités esthétiques, Paris, Michel Lévy frères, 1868 ; Œuvres complètes, éd. Y. FLORENNE, Paris, Club français du livre, 1966,1.1, p. 627. La fureur polémique d'Aristarco Scannabue (alias Giuseppe Baretti, Turin 1719 — Londres 1789) protagoniste de La Frusta letteraria Un témoignage de la crise des Lumières italiennes Maria G. VITALI-VOLANT « Baretti, impavide, vint, le fouet à la main, Réformer d'Italie les études frivoles [...]» '. A u m o i s d ' o c t o b r e 1763, sort à Venise le premier n u m é r o d u j o u r n a l «La Frusta letteraria 2, di Aristarco Scannabue » 3 (Le fouet littéraire d'Aristarque Egorgebceuf). L'auteur est G i u s e p p e Baretti 4 , h o m m e de lettres turinois qui a déjà fait parler d e lui à cause d e son esprit polémique et d e sa p l u m e acérée. Son journal a u titre suggestif 1 Angelo TEODORO VILLA, dans Componimenti in morte del Conte CM. Imbonati, Milano, Galeazzi, 1789, p. 24. Trad. (Vennero accinti a riformar l'Italia/ L'impavido Baretti i vani studi/ Che diflagelli avea la destra armata [...])• 2 Giuseppe BARETTI, La Frusta letteraria di Aristarco Scannabue, Roveredo e Trento (Venise), 1763-1764, 3 parties en 2 tomes in-4° reliés en 1 vol., p. VIII-396. Le premier numéro porte la date de Roveredo, 1" octobre 1763. En réalité, la publication est légèrement antérieure à cette date. En outre, le journal n'était pas imprimé à Roveredo, mais à Venise par les soins du libraire Antonio Zatta. Nous allons utiliser pour notre étude l'édition de La Frusta letteraria, dans Opère scelte di Giuseppe BARETTI, Bruno MAIER (éd.), volume 1, Torino, Unione Tipografico-Editrice Torinese, 1972. 3 Aristarco... Scannabue. Aristarque de Samothrace, célèbre grammairien grec, directeur de la bibliothèque d'Alexandrie (env. 215-143 av. J - C ) . Ce qui a pu motiver le choix de ce pseudonyme par Baretti est probablement la suggestion d'Alexandre POPE des Hypercritics ofRicardus Aristharcus dans son poème satyrique The Dunciad — où les « boeufs » à égorger sont les écrivains modernes — et aussi l'interprétation que l'auteur turinois donne au qualificatif italien bue (bœuf) dans le sens d'homme obtus, et, ici, d'écrivain stupide. 4 Giuseppe Marc'Antonio Baretti naît à Turin le 25 avril 1719 de Luca Baretti, économe de l'Université royale de Turin, et de la paysanne Antonia Caterina Tesio. Il est l'aîné de quatre frères : Filippo, Giovan Battista et Amedeo. Puisque la famille possède un petit bénéfice ecclésiastique à Rivalta, le père obtient pour Giuseppe la jouissance de ce bénéfice. Ainsi, en 1733, le futur écrivain devient l'abbé de Rivalta. LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 162 d e v a i t paraître r é g u l i è r e m e n t le p r e m i e r et le quinze d e c h a q u e m o i s . À cet effet, dès le m o i s d e juillet 1 7 6 3 , il avait e n v o y é a u x R é f o r m a t e u r s des É t u d e s d e P a d o u e 5 une s u p p l i q u e qui exposait son projet et d e m a n d a i t l'autorisation d e le réaliser. L e 2 août, cette autorisation avait été accordée, si b i e n q u e le 10 s e p t e m b r e 1763 le manifeste v o l a n t d u j o u r n a l était m i s e n circulation. Q u e l q u e s j o u r s p l u s tard, le public avait entre les m a i n s le « F o u e t » d e Baretti. D a n s son Introduction aux lecteurs, l ' a u t e u r é n o n c e son p r o g r a m m e : Ce fléau de mauvais livres que, depuis maintes et maintes années, l'on imprime quotidiennement dans toutes les contrées de notre Italie, le mauvais goût dont ils l'emplissent et les mauvaises mœurs qu'ils y répandent, ont fini par échauffer tellement la bile d'un honnête homme studieux et méditatif, qu'il s'est tout de même résolu à faire à un âge désormais trop avancé ce qu'il n ' a jamais eu envie de faire durant ces années juvéniles et viriles, c'est-à-dire qu'il s'est résolu à se munir d'un bon Fouet métaphorique et à assener de grands coups à ces modernes sots et misérables qui griffonnent continuellement des comédies impures, des tragédies stupides, des critiques puériles, des romans saugrenus, des dissertations frivoles, toutes sortes d'ouvrages de prose et de poésie, qui ne renferment pas le moindre suc, la moindre substance, la moindre qualité susceptible de les rendre agréables ou utiles aux lecteurs et à la patrie 6 . L ' i n t e n t i o n d e l ' a u t e u r est claire : sa p l u m e v a r e p r e n d r e s o n élan polémique c o n t r e les « m o d e r n e s », c ' e s t - à - d i r e les écrivains et les s a v a n t s italiens qui font toujours partie d e son m i l i e u m a i n t e n a n t q u ' i l est rentré e n Italie, p o u r y rester, a p r è s dix a n s p a s s é s e n A n g l e t e r r e 7 à e x e r c e r la profession d ' h o m m e de lettres. 5 Les Riformatori dello Studio di Padova. La surveillance de l'Université de Padoue était confiée par le Sénat de la République de Venise à trois Réformateurs. Ces magistrats s'occupaient du domaine des arts et de la culture, ils contrôlaient l'instruction publique, les académies des sciences, les musées, la « Pubblica Libreria », et faisaient également partie de leurs tâches : la censure des ouvrages qui circulaient à l'intérieur de l'État et l'interdiction d'éditer, ainsi que le contrôle des éditeurs, des imprimeries et des imprimeurs. Le 18 août 1762, les Réformateurs nomment à la direction de l'imprimerie d'État (qui s'occupait de la préparation des dossiers pour la censure des ouvrages) l'homme de lettres Gasparo Gozzi, qui était l'un des amis les plus chers de Baretti. Voir Gasparo Gozzi, « Colpiù devoto ossequio », interventi sull'editoria (1762-1780), Mario Infelise et Fabio SOLDINI (éd.), Venezia, Marsilio, 2005, p. xii. 6 Giuseppe BARETTI, « Introduzione à leggitori », La Frusta letteraria, op. cit., p. 63. 7 Baretti fait son premier voyage outre-Manche en 1751. Depuis l'édition en Italie de Le piacevoli poésie di G.B. torinese, Torino, 1750, de style satirique bernesque, Baretti est devenu célèbre parmi les gens de lettres mais il ne peut pas jouir de cette gloire à cause de l'affaire du diptyque quirinien : une terrible querelle avec l'« antiquaire » Giuseppe Bartoli qui occupait à Turin la chaire de grec et d'éloquence italienne. Ce dernier affirmait avoir trouvé la seule explication possible du bas-relief en ivoire qu'on appela dyptique car il semblait avoir servi de couverture à un livre. Son origine était antique mais le sens des figures qui l'ornaient, incertain. Cette pièce archéologique appartenait au cardinal Quirini. Baretti écrit une espèce de pamphlet en 1750 qu'il intitule Primo Cicalamento di G. Baretti sopra le cinque lettere del signor Giuseppe Bartoli intorno al libro che avràper titolo : La vera spiegazione del dittico quiriniano. LA FUREUR POLÉMIQUE D'ARISTARCO SCANNABUE 163 Son histoire est celle d ' u n représentant t y p i q u e d e la « R é p u b l i q u e des lettres » d u X V I I P siècle. B o u r g e o i s 8 , v o y a g e u r curieux, journaliste et polémiste polyglotte d a n s une é p o q u e d e p e r s p e c t i v e s c o s m o p o l i t e s et de gazettes, Baretti s'associe o u s ' o p p o s e à des protagonistes d e la culture e u r o p é e n n e d e son t e m p s c o m m e S a m u e l J o h n s o n 9 et Voltaire 10 ; il vit d e s aventures d a n g e r e u s e s et connaît l ' a n g o i s s e d e la précarité ; Dans cet petit ouvrage, il fait le procès des recherches érudites (et pédantes) des savants à propos de sujets « inutiles » comme les « babioles » antiques dont avait disserté Giuseppe Bartoli. La question était délicate car Baretti ridiculisait la sacro-sainte érudition à l'italienne de l'époque et la réaction fut des plus violentes. On l'accuse (peut-être ajuste titre...) de vouloir la chaire de Bartoli, tout le corps enseignant s'insurge contre cet arriviste, ce « parvenu » et même le roi Charles-Emmanuel III de Savoie impose à l'écrivain de cesser la publication de son libelle et de remettre les exemplaires restants au Réformateur des Études. A la suite de cet épisode, Baretti est considéré comme un homme dangereux dans sa patrie, il doit s'en éloigner pour laisser le temps apaiser les esprits. En fuyant les mesquineries turinoises, les querelles dangereuses et poussé par la nécessité, l'écrivain décide de partir en Angleterre, à ses yeux terre de liberté. Baretti rentre en Italie en 1760 après le grand succès qu'il a obtenu, outre-Manche, avec son Dictionary ofthe English and Italian Language. 8 « [Baretti] VHomo novus de la nouvelle bourgeoisie italienne, l'homme de lettres qui n'est pas homme de cour, le non-académicien, fait, avec La Frusta, son entrée éclatante sur la scène de la littérature italienne », Walter BINNI, « La Frusta letteraria e il Baretti », dans Preromanticismo italiano, Bari, Laterza, 1974, p. 95. 9 Baretti fait la connaissance de Samuel Johnson en 1751 à Londres où l'écrivain turinois a trouvé un engagement comme poète au théâtre italien. Même ici, il trouve l'occasion de se disputer avec le directeur Vanneschi et d'écrire deux satires contre sa direction et ses choix du répertoire : Projet pour avoir un Opéra italien à Londres dans un goût tout nouveau (en français) et La Voix de la Discorde ou la bataille des violons. Histoire d'un attentat sédicieux et atroce contre la vie et les biens de cinquante chanteurs et violonistes (en français et en anglais). En 1753, Baretti publie son premier ouvrage en anglais, Remarks on the Italian Language and Writers, probablement aidé dans la rédaction par Johnson. Cet opuscule est une introduction à la langue italienne sous forme de morceaux choisis des auteurs italiens comme Boccace, Benvenuto Cellini, Délia Casa, Villani, Machiavel, Guicciardini et, parmi les poètes : Dante, Berni, l'Arioste, Gasparo Gozzi et Métastase. Le choix reflète les goûts de l'auteur. Avec cet ouvrage, Baretti inaugure la série des publications pédagogiques relatives à l'enseignement de la langue et de la culture italiennes, dont il fait son principal moyen de subsistance. Vers 1753, Johnson et Baretti sont devenus amis et le critique anglais introduit son ami dans le domaine de la littérature anglaise, il le guide dans ses lectures et fréquentations, il lui présente des personnalités, il lui procure du travail, il le soutient et l'encourage dans sa production littéraire. Leur amitié (avec quelques moments de brouille inévitable, vu les caractères de l'un et de l'autre) durera jusqu'à la mort du docteur Johnson, en 1784. 10 Baretti croise sa plume avec Voltaire à plusieurs reprises : la première fois, en 1747 avec les préfaces aux Tragédie di Pier Comelio tradotte in versi italiani con l'originale a fronte, divise in quattro tomi où il veut démontrer la supériorité de Corneille par rapport à Racine et, pour la première fois, s'attaque à la critique française contemporaine et à Voltaire qui préférait Racine à Corneille ; la deuxième fois, en 1753, quand il écrit en anglais sa Dissertation upon the Italian poetry, in which are interspersed some remarks on Monsieur de Voltaire 's « Essay on the Epie Poets » où il prend pour cible P« anti-italianisme » de Voltaire, auteur de VEssai sur la Poésie épique. En 1777, Baretti continue à polémiquer avec Voltaire et cette fois-ci, il s'agit 164 LE XVHr% UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? il bénéficie de la protection d'amis importants et puissants, qui lui sont sincèrement attachés à cause de son caractère fougueux et fidèle ; il lutte pour s'affirmer dans un contexte politique et social qui voit encore les privilèges de naissance assurer la réussite ; il conquiert son autonomie économique grâce à la seule force de son obstination et de son courage ; il se forme à la « carrière » d'écrivain, de polémiste et de « journaliste » en travaillant inlassablement ses « humanités » et les textes les plus importants de la culture européenne contemporaine. Avec son journal, il croit se battre pour le progrès mais ses critiques répondent à une exigence plus individualiste et moraliste que littéraire au sens « éclairé ». Après maintes aventures, Baretti va terminer sa vie " dans le pays du libéralisme où il est accepté dans l'un des clubs les plus exclusifs de la société anglaise, celui de Samuel Johnson, de l'acteur Garrick et du peintre Reynolds : le Literary Club. Les lieux et les dates de ses déplacements coïncident avec les événements les plus significatifs de la culture italienne de la seconde moitié du siècle. Il est à Milan de 1740 à 1742 pendant que ses amis lombards redonnent vie à l'académie des Trasformati 12 ; à Venise, de la fin de 1762 au début de l'année 1765, il assiste à la querelle entre les Granelleschi 13 et Goldoni — dont il arrive à voir les dernières comédies avant son départ pour la France — et applaudit les Fiabe (Fables) de son ami Carlo Gozzi ; à Londres, il peut continuer son activité d'homme de lettres grâce à la pension que lui accorde le roi Georges III. Baretti est l'un des auteurs les plus intéressants et les plus contestés des Lumières italiennes, par sa belle plume de publiciste, par son travail de critique littéraire en contraste avec la tradition de son temps, par son esprit cosmopolite et « nationaliste » à la fois et son engagement politique et moral en opposition aux philosophes réformateurs admirateurs de la France comme Pietro Verri, Cesare Beccaria, l'abbé Antonio Genovesi 14. Il s'inscrivait dans le mouvement des Lumières italiennes, tout en contestant l'athéisme, le manque de rigueur dans le domaine linguistique, l'esprit de du Discours sur Shakespeare et sur monsieur de Voltaire, une défense de l'écrivain anglais que Voltaire avait qualifié de « sauvage ivrogne » et d'« histrion barbare ». 11 Giuseppe Baretti s'éteint à Londres le 5 mai 1789. 12 Académie milanaise de littérature, sciences et philosophie fondée en 1546 par des patriciens lombards. En 1743, Giovanni Maria Bicetti, homme de lettres ami de Baretti, refonde l'institution et lui donne une connotation essentiellement littéraire. Parmi les académiciens de la première heure, il y a également le jeune Pietro Verri, et, ensuite, Giuseppe Parmi. Voir Giuseppe PETRONIO, Fra i Trasformati, in Parini e l'Illuminismo lombardo, Bari, Laterza, 1972, p. 17-28. 13 Académie littéraire vénitienne, fondée en 1747 par Gasparo Gozzi, écrivain, critique, journaliste et responsable, de 1760 à 1761, du périodique La Gazzetta veneta et, jusqu'à 1762, de l'hebdomadaire L'Osservatore veneto. 14 Antonio Genovesi, Castiglione (Saleme, 1713 — Naples, 1769), théologien, « économiste » mercantiliste, auteur, entre autres, des Lezioni di commercio o sia di Economia civile dell'Abate Antonio Genovesi Regio Cattedratico di Napoli, edizione nuovissima accresciuta di varie aggiunte dell'Autore medesimo, Bassano, a spese di Remondini, 1765. LA FUREUR POLÉMIQUE D ' A R I S T A R C O SCANNABUE 165 corps et le « sectarisme » I5. Il fut un catholique conservateur 16, un moraliste un peu pédant, un intellectuel entre deux mondes, deux cultures : l'anglaise et la française, tout en défendant l'originalité de la culture italienne. De plus, on le soupçonne d'avoir soutenu la cause des Jésuites à l'heure de leur chute et d'avoir prêté sa plume à leur propagande contre les « esprits forts » " des philosophes. Pour mettre en lumière sa forte personnalité, atrabilaire et fougueuse, pleine d'ombres et de contradictions, pour établir un lien entre le paradigme « barettien » et le contexte du développement des Lumières italiennes — ce clair-obscur nuancé qui est le résultat de plusieurs composantes historiques, politiques, culturelles et spirituelles qui contiennent in nuce les éléments de leur désagrégation —, nous avons entrepris d'étudier les contenus et le contexte de son œuvre ; en particulier, de son travail le plus célèbre, La Frusta où se manifeste son esprit de contestation et aussi son talent. De Baretti reste l'admirable portrait du peintre Reynolds qui a saisi son esprit méticuleux, son physique fort et massif, sa célèbre myopie qui lui fait rapprocher du visage un petit livre, confirmation de sa passion pour la littérature et également témoignage du métier de toute une vie. Selon certains critiques, cette myopie, doublée de superficialité, s'étend curieusement à son travail, car l'écrivain turinois avait tendance à trop se rapprocher des situations et des faits pour avoir l'esprit libre et détaché nécessaire à l'exercice de ses talents critiques. En contrepartie, il lui arrivait de saisir l'esprit de l'instant et la valeur immédiate des expériences culturelles qui le touchaient de près, jusqu'à arriver presque au mimétisme. Sa vie d'aventurier a suscité la curiosité et la créativité des biographes, qui ont su mettre en valeur les aspects positifs et sympathiques de son caractère ; en revanche, sa carrière littéraire et son oeuvre ont rendu le travail des critiques extrêmement ardu car ses écrits, disposés chronologiquement, ne reflètent pas l'évolution et l'enrichissement de son parcours d'écrivain et d'homme de lettres, mais représentent plutôt une série de moments essentiellement dissemblables les uns 15 Voir Roland MORTIER, « Unité ou scission du siècle des Lumières ? », dans Roland MORTIER, Clarté et ombres du siècle des Lumières. Études sur le XVIII' siècle littéraire, Genève, Librairie Droz, 1969, p. 120-124. 16 La critique parle souvent d'« anti-Lumières » à propos de l'écrivain turinois, qui, en même temps, ne peut pas être exclu du phénomène des Lumières italiennes. Les critiques imputent ses positions à l'enseignement du barnabite Giacinto Sigismondo Gerdil (17181802), cardinal en 1777, philosophe catholique conservateur, qui contestait les idées de Locke sur l'immatérialité de l'âme, discutait la pensée de Rousseau en matière d'éducation et écrivait des traités de théologie. Voir Alfonso PRANDI, « Lo studio délia religione secondo G.S.Gerdil », dans Religiosità e cultura nel 700 italiano, Bologna, Il Mulino, 1966, p. 225-255. Voir aussi Dino CARPANETTO, Giuseppe RICUPERATI, « Gli intellettuali e lo stato nella crisi dell'antico régime in Piemonte », dans L'Italia del Settecento. Crisi, trasformazioni, lumi, Bari, Laterza, 1998, p. 374. Voir aussi l'important ouvrage de Piero Gobetti, Risorgimento senza eroi e altri scritti storici, introduzione di Franco Venturi, Torino, Einaudi, 1969, p. 48-50. Gobetti affirme que « [...] la pensée de Baretti se révèle être réactionnaire, tendant à voir le catholicisme comme un élément d'ordre et de pouvoir ». 17 Voir Alfonso PRANDI, « I predicatori del secolo XVIII e gli « spiriti forti » », dans Religiosità e cultura nel '700 italiano, Bologna, Il Mulino, 1966, p. 3-36. 166 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? des autres, tous également « vécus » selon les principes abstraits d'une cohérence éthique et psychologique très personnelle. Mais Baretti fait partie du mouvement de YIlluminismo italien et même si son « Fouet » se veut un périodique littéraire, les sujets traités concernent la philosophie, la politique et les autres champs du savoir contemporain. Les polémiques célèbres de Baretti contre les ouvrages des « mauvais » écrivains de son temps s'insèrent dans les vifs échanges et les querelles culturelles qui font la particularité du milieu savant de l'Italie de la seconde moitié du XVIII e siècle. « La guerre de tous contre tous » 18 En Italie, on peut parler des Lumières dans les années soixante du XVIII e siècle. En fait, avant cette date, on ne peut parler que de pré-Lumières, une période de gestation des idées nouvelles. Le passage de la lumière, au singulier, entendue dans un sens théologique, — la lumière de la foi —, aux Lumières, au pluriel, entendues comme les lumières de la raison, ne s'est effectué que lentement alors qu'en France, Bayle affirmait dès 1684 : « Nous voilà dans un siècle qui va devenir de jour en jour plus éclairé, en sorte que tous les siècles précédents ne seront que ténèbres en comparaison » ". L'affirmation des Lumières supposait au préalable une laïcisation de la pensée qui, de théologique, devint anthropologique. La figure du « Philosophe » devient le symbole de la réalisation des Lumières dans tous les domaines du savoir. En Italie, Pietro Verri dans sa revue // Cqffè, donne la définition du mot : « [ . . . ] Est philosophe celui qui fait précéder l'analyse à l'opinion, qui pèse les objets indépendamment du sentiment d'autrui » 20. Cette vision du savant liée à l'expérience et à l'équilibre, qui correspond plus à une attitude intellectuelle doublée d'un comportement social qu'à l'appartenance à une classe ou à une fonction spécifique dans la société, était propre aux réformateurs lombards dont Verri faisait partie avec Cesare Beccaria, Paolo Frisi, Gianrinaldo Carli et les autres de la coterie 21 de l'ancienne Académie des Poings de Milan et de la revue des « caffettistes », active à Milan de 1764 à 1766 22. Mais la situation de l'Italie en tant qu'entité géographique et culturelle — selon l'acception de l'historien Lodovico Antonio Muratori 23 —, où les idées des Lumières françaises 18 Thomas HOBBES, Leviathan, Richard Tuck (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1991, partie II. 19 Pierre BAYLE, Nouvelles de la République des lettres, mois de mars 1684 (- février 1687), Amsterdam, 1684-1687, 7 vol., vol.. 3, p. 87. 20 Pietro VERRI, « Sullo spirito délia letteratura in Italia », dans « Il Cqffè », 1764-1766, Gianni Francioni et Sergio Romagnoli (éd.), Torino, Bollati Boringhieri, 1993, p. 211. 21 Maria G. VITALI-VOLANT, Cesare Beccaria (1738-1794). Cours et discours d'économie politique, Paris, L'Harmattan, 2005, chap. Une coterie milanaise, p. 9-12. 22 Ibid., dans «Il Cqffè », p. 12-13. 23 Lodovico Antonio Muratori (1672-1750), jésuite, l'un des premiers hommes de lettres italiens à se consacrer à la recherche historique, auteur, entre autres, des Annali d'Italia, dal principio dell'era volgare sino all'anno 1750, compilati da Lodovico Antonio Muratori... colle prefazioni critiche di Giuseppe Catalani... Roma, Barbiellini, 1752-1754, 12 tomes en 24 volumes, in-8°. LA FUREUR POLÉMIQUE D ' A R I S T A R C O SCANNABUE 167 et anglaises circulaient a v e c b e a u c o u p d e difficultés m a i s trouvaient enfin des adeptes, n e c o r r e s p o n d p a s à sa situation politique : M i l a n appartient a u x H a b s b o u r g , N a p l e s est sous le g o u v e r n e m e n t des B o u r b o n s , Turin est la capitale d u r o y a u m e d e Savoie, R o m e fait partie d e s p o s s e s s i o n s des p a p e s . . . N o u s avons, à ce p r o p o s , u n extraordinaire t é m o i g n a g e c o n t e m p o r a i n p o u r c o m p r e n d r e les raisons « internes » des conflits et différends q u i o p p o s a i e n t les « philosophes » italiens et e m p ê c h a i e n t u n d é v e l o p p e m e n t cohérent, d u point d e v u e politique, culturel, é c o n o m i q u e et social, d e la Péninsule. Il s ' a g i t d e l ' e n c y c l o p é d i s t e A l e x a n d r e D e l e y r e 24 , qui résidait à P a r m e dans les a n n é e s o ù paraissait la r e v u e milanaise d e Pietro Verri : Tel est aujourd'hui le sort de l'Italie : à ses dépens la France, l'Allemagne et l'Angleterre ont appris à l'égaler, à la surpasser même dans plus d'un genre 25. Tout cela s'était a c c o m p a g n é d ' u n e passivité croissante, politique et militaire. Et c'est finalement l'Inquisition qui avait scellé cette d é c a d e n c e . Un tribunal monastique établi dans toute l'Italie, quoiqu'il eût plus ou moins d'influence, selon la situation des lieux et le caractère des princes, gênoit la police et captivoit la raison, remplissoit les cloîtres et dépeuploit les campagnes, grossissoit le nombre des mendiants, volontaires ou forcés, en comblant la paresse d'immunités et le travail de surcharges 26. L a science, la r e c h e r c h e , e n f e r m é e s d a n s les cloîtres, avaient continué à fermenter et à se manifester ç a et là, surprenant les étrangers lorsqu'ils voyaient : Des solitaires sous le sac et le froc agiter des questions dignes d'un Buffon et d'un Rousseau, tenir la Bible d'une main et le télescope de l'autre, et sonder à la fois les profondeurs de la nature et de la révélation 27. M a i s à quoi servaient toute cette curiosité et cette intelligence ? L e s écoles, les universités, les a c a d é m i e s d e la p é n i n s u l e continuaient d e discuter d e p r o b l è m e s désormais d é p a s s é s et, ailleurs, t o m b é s d a n s l'oubli. L a p o é s i e continuait à être frivole. Et si u n écrivain, Beccaria, avait osé suivre M o n t e s q u i e u et reprendre le p r o b l è m e d e s r a p p o r t s entre les délits et les peines 28 , l'Italie tout entière avait p a r u se soulever contre lui. L e cartésianisme et les idées innées maintenaient leur e m p r i s e sur 24 Alexandre Deleyre (Portets 1726 — Paris 1796), homme de lettres français. Il étudie chez les Jésuites, puis, devenu athée, il se lie avec les philosophes des Lumières. Protégé par le duc de Nivernais, il est nommé bibliothécaire du duc de Parme. À la Révolution, il est envoyé en tant que député de la Gironde à la Convention, où il s'intéressera à la question de l'éducation nationale. Outre ses ouvrages sur les philosophes, Deleyre écrit plusieurs articles de Y Encyclopédie : Voltaire reprendra dans son Dictionnaire philosophique son article sur le Fanatisme. 25 Alexandre DELEYRE, « Lettre écrite de Parme aux auteurs de la Gazette littéraire, le 3 janvier 1765 », La Gazette littéraire de l'Europe, 3 mars 1765, p. 341. 26 Ibid., p. 342. 27 Ibid. 28 Cesare BECCARIA, Dei delitti e délie pêne, Livorno, Coltellini, 1764. 168 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? les esprits italiens, alors q u ' a i l l e u r s d a n s le m o n d e , tous v o y a i e n t d é s o r m a i s p a r les y e u x de L o c k e et d e Condillac. L e s a c a d é m i e s continuaient à être p u r e m e n t littéraires, alors q u e d a n s toute l ' E u r o p e , elles s ' o c c u p a i e n t d é s o r m a i s d e p h y s i q u e et d e sciences exactes. N o n q u ' i l n ' y eut, sur ce dernier point, q u e l q u e s e x c e p t i o n s , p a r exemple B o l o g n e et son Institut 29 , o u Turin avec le g r o u p e r a s s e m b l é autour d e L a g r a n g e . L a dispersion des savants italiens était le s i g n e le plus apparent d e la situation difficile o ù ils s e trouvaient : Sans doute il y a beaucoup d'autres savans épars dans les villes considérables d'Italie, mais semblables à ces Hébreux errants par toute l'Europe, ils ne forment point encore un corps ; trop de capitales les tiennent dispersés : ils ne communiquent pas assez entre eux pour rivaliser 30. L e m a n q u e d e centralisation, d ' e n c o u r a g e m e n t , l ' a b s e n c e d ' u n m i l i e u favorable, le frappait p a r - d e s s u s tout : Non, encore une fois, que ce soit le génie qui manque, mais la liberté, mais la gloire, mais les récompenses, qui sont l'âme et l'aiguillon du génie 3 1 . L a tradition littéraire et t h é o l o g i q u e pesait d ' u n e façon o p p r e s s a n t e sur la vie italienne tout entière et était u n obstacle à t o u t d é v e l o p p e m e n t . « C a r q u e peut-on faire d a n s u n p a y s o ù la théologie m è n e à t o u t et la p h i l o s o p h i e à rien ? » 32 . Il m a n q u a i t à l'Italie u n e science et u n e t e c h n i q u e c o r r e s p o n d a n t a u x besoins é c o n o m i q u e s d u p a y s . Pour l'avenir, il n ' y avait d ' e s p o i r q u e d a n s la v a s t e diffusion s y s t é m a t i q u e d e la culture e u r o p é e n n e , et d a n s l ' œ u v r e patiente des réformateurs qui se m o n t r e r a i e n t capables d'affronter les obstacles politiques s ' o p p o s a n t à tout progrès d a n s la p é n i n s u l e . Quand toute l'Italie, à l'exemple de la cour de Turin, aura diminué le pouvoir temporel de la puissance ecclésiastique ; quand, à l'imitation de la cour de Parme, elle aura mis fin aux acquisitions du clergé par la prohibition faite aux laïcs d'aliéner en sa faveur ; quand, avec le concours d'un pontife tel que Lambertini, elle aura réveillé l'industrie par le retranchement d'un grand nombre de fêtes, quand elle aura réparé partout la dépopulation de l'espèce en arrêtant la multiplication des célibataires " , alors on ne se plaindra plus de cette foule d'incohérences qui résultent de tant de constitutions altérées ou mal conformées par un mélange de gouvernement féodal, 29 Institution scientifique académique, fondée à Bologne en 1690 sous le nom d'Institutum scientiarum et artium 30 Alexandre DELEYRE, op. cit., ibid., p. 342. 31 Ibid, p. 346. 32 Ibid., p. 347. 33 Opinion partagée par l'écrivain milanais, révolutionnaire, aventurier et « historienvoyageur», Giuseppe Gorani (1740-1819), Fidéi-commis et Célibat, obstacles à l'encouragement de l'Agriculture, dans Mémoires secrets et critiques des cours, des gouvememens, et des mœurs des principaux États de l'Italie, par Joseph Gorani, Citoyen François, tome second, Paris, chez Buisson, 1793, p. 412. 34 Alexandre DELEYRE, Lettre..., op. cit., p. 351. LA FUREUR POLÉMIQUE D'ARISTARCO SCANNABUE 169 ecclésiastique, militaire, monarchique, étranger, national, enfin composé des vices de tous les gouvernemens parce qu'il n'est dans les limites d'aucun M . Un mécénat bien compris, une sage résignation des Etats italiens à leur propre impuissance politique et la décision de reporter toute leur attention sur les problèmes des réformes et de donner la primauté à la volonté de progresser à l'aide de la raison, telles étaient les seules bases possibles d'un renouveau italien. Les mesquines rivalités locales pourraient ainsi disparaître : A ces puériles jalousies qui repoussent ou qui détruisent d'utiles entreprises, succéderoit une sage émulation et ce concours de lumières capable d'extirper tout ce que dans les anciens usages, quels qu'ils soient, engendre l'oisiveté 35. Finalement la patrie du machiavélisme surmonterait ce symptôme typique de sa propre décadence et concentrerait son attention sur le bien public. Peut-être verroit-on s'établir en Italie cette Confédération que la paix de Westphalie a bornée à l'Allemagne et qu'il seroit tems d'étendre à toute l'Europe, si toutefois l'équilibre des puissances ne se trouve pas être une idole philosophique qui n'a jamais eu d'influence dans le cabinet des souverains 36. Cette Lettre d'une grande lucidité suscite de vives réactions dans la société savante italienne piquée au vif sur des questions capitales et mise à nu face à ses faiblesses récurrentes, lesquelles ternissent l'éclat des Lumières italiennes. Delayre devra finalement abandonner Parme et rentrer en France. Néanmoins, il faut reconnaître que, à cette époque, aucune ville, en Italie, n'a le prestige et le rayonnement culturel de Paris ou de Londres. De ce fait — l'encyclopédiste français avait raison—les hommes de lettres forment une diaspora d'autant plus dispersée qu'ils n'ont pas d'autres lieux pour se rencontrer que les académies provinciales et les salons et qu'ils exercent rarement une activité autonome. Beaucoup d'entre eux seront forcés de prendre la voie de l'exil et de l'aventure à l'étranger. Très tôt, cette situation a été perçue comme une faiblesse par les meilleurs esprits qui, conscients de la décadence de la culture italienne, se sont interrogés sur ses causes et sur la meilleure façon d'y remédier. C'est dans ce contexte que le jeune abbé Lodovico Antonio Muratori, qui deviendra par la suite célèbre pour ses travaux d'érudition historique, propose, pour hisser la culture italienne au niveau de la culture européenne, de créer une : république, une ligue de tous les gens de lettres les plus considérables d'Italie, quelle que soit leur condition ou leur grade, quels que soient les arts libéraux ou les sciences qu'ils enseignent37. Cette « République italienne des savants » reste une fabuleuse utopie qui se réalise seulement dans les Etats où s'instaure une politique éclairée comme dans le Milanais, Florence, Naples et Turin à certaines périodes du XVIII e siècle. Ailleurs, la situation reste difficile et il faudra attendre le « Risorgimento » pour parler d'unité 35 Ibid. Ibid., p. 352-353. 37 Lodovico Antonio MURATORI, Primi disegni délia Repubblica letteraria esposti al pubblico, dans Opère, II, a c. di G. Falco e F. Forti, Ricciardi, Milano-Napoli, 1964, p. 113. 36 170 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? politique ; en ce qui concerne l'unité culturelle, et littéraire, elle demeure jusqu'à nos jours un sujet de discussions et de polémiques... En 1766, Saverio Bettinelli, dans ses Lettere inglesi, constate que : En Italie chaque province a son Parnasse, un style, un goût et, selon la nature du climat, un parti, une ligue, un jugement séparé des autres. Naples, Rome, Florence, Venise, Milan, Turin et Gênes, autant de capitales, autant de littératures. [...] Cette désagrégation, qui engendre la discorde, la jalousie, l'opposition d'un pays avec un autre, donne l'impression à qui n'est pas attentif que les Italiens sont plus pauvres qu'ils ne le sont et plus ridicules 38. La culture italienne s'ouvre sur le monde extérieur grâce à la diffusion des livres étrangers qui se fait d'abord dans le monde savant, lequel s'informe en voyageant ou en échangeant une correspondance suivie, par le truchement des académies, puis dans un monde de plus en plus large de lecteurs qui se tiennent au courant de ce que publient les périodiques, eux aussi de plus en plus nombreux. Parmi ces « véhicules » des savoirs et des connaissances nouvelles, les académies méritent une mention particulière. Très diffusées sur tout le territoire italien, les académies provinciales prennent des noms bizarres : les Occupés, les Oisifs, les Somnolents et les Hypocondriaques..., celle des Poings à Milan, ouverte aux Lumières et s'occupant de tous les domaines du savoir contemporain, celle des Granelleschi à Venise, conservatrice et réactionnaire, celle des Trasformati, modérément réformatrice... L'Encyclopédie constate que : « L'Italie seule a plus d'académies que tout le reste du monde ensemble. Il n ' y a pas une ville considérable où il n ' y ait assez de Savans pour former une académie et qui n'en forment une en effet [...] ». Parmi elles, les plus importantes du point de vue de la réforme de la langue et de l'interprétation d'une nouvelle sensibilité, sont la Crusca et YArcadia. La première se proposait d'épurer la langue italienne, de la maintenir au « toscan » de Dante, Pétrarque et Boccace. Entre autres, les cruscanti ou cruscaioli 39 étaient partisans d'une langue figée telle que l'avait codifiée Pietro Bembo *• durant la Renaissance. JJArcadia 4I , importante institution qui s'était donné pour but de « conserver les Lettres et la perfection de la poésie italienne » eut le mérite d'« unifier » la communauté des savants italiens autour des problématiques poétiques en réalisant le rêve de Muratori. La Crusca et YArcadia furent l'objet de sarcasmes et de polémiques de la part des lettrés comme Baretti et 38 Saverio Bettinelli (1718-1808), jésuite, auteur, entre autres, en 1766, des Lettere inglesi. Lettere sopra vari argomenti di letteratura scritte da un inglese ad un veneziano, Saverio BETTINELLI, Lettera seconda, dans Lettere virgiliane e inglesi e altri scritti critici, dans Opère scelte, Vittorio Enzo Alfieri (éd.), Bari, Laterza, 1930, p. 148. 39 Termes ironiques utilisés par les détracteurs de l'académie de la « Crusca » pour désigner ses adhérents. 40 Pietro BEMBO (1470-1547) est l'auteur des Prose délia volgar lingua (1525), une des principales tentatives de définir ce que doit être la langue italienne en volgare. 41 Voir Benedetto CROCE, L'Arcadia e lapoesia del Settecento, dans La letteratura italiana del Settecento, note critiche, Bari, Laterza, 1949, p. 1-14. LA FUREUR POLÉMIQUE D ' A R I S T A R C O SCANNABUE 171 aussi d e s publicistes d e / / Cqffe qui réclamaient u n e langue correspondant a u x faits, aux « c h o s e s » 42 , plus m o d e r n e , a d a p t é e a u p r o g r è s scientifique et à l ' é c o n o m i e politique, la science n o u v e l l e 43 . A l e s s a n d r o Verri n ' h é s i t e p a s à affirmer q u e : En italianisant des mots français, allemands, anglais, turcs, grecs, arabes, slavons, nous pouvons mieux exprimer nos idées, nous ne nous abstiendrons pas de le faire par crainte de Délia Casa, de Crescimbeni, de Villani **, ou de beaucoup d'autres, qui n'ont jamais eu l'idée de s'ériger en tyrans des esprits du XVIII e siècle 45. L a p o s i t i o n d ' A l e s s a n d r o Verri suscite la réaction d e Baretti, q u i , tout e n s ' o p p o s a n t a u x m é t h o d e s d e la Crusca, n e supporte p a s le t o n p r o v o c a t e u r d u j e u n e frère d u fondateur d e / / Cqffè. L'italienne [la langue] est laide, est abominable chez Carlo Denina ** et chez le comte Verri [Pietro]. Faut-il dire pourquoi ? Hélas ! Il me fâche bien de le dire ; mais nous avons en Italie, une race d'écrivains qui croient faire des miracles en farcissant leurs barbouillages de mots et de phrases françaises. Ah ! La maudite engeance ! Si une loi salutaire en envoyait quelque vingtaine aux galères, j e crois, Dieu me pardonne, que j e briguerais l'emploi de comité [...]. Ils font bien pis que de rendre leur langue efféminée : ils la rendent monstrueuse 47 ! L a naissance d'Aristarque U n e p e r s o n n a l i t é pareille avait besoin d ' u n e identité narrative à la h a u t e u r d e sa m o r g u e . P o u r Baretti, le m o m e n t génial d e sa v i e est la création d u p e r s o n n a g e d ' A r i s t a r q u e . L e v o y a g e u r est rentré d a n s sa patrie et il s'est transformé e n A r i s t a r q u e : 42 Selon l'apostrophe célèbre de Cesare Beccaria : « Qui vous a dit que les mots correspondent aux idées et non l'inverse ? », Cesare BECCARIA, « Risposta alla Rinunzia », dans « II Cqffè », 1764-1766, op. cit., t. 1, de juillet 1764 à la fin du mois de mai 1765, p. 104. Voir aussi Alessandro VERRI, « Renonciation par-devant notaire des auteurs de cette feuille périodique au Dictionnaire de la Crusca », dans Le Café, 1764-1766, textes réunis par Raymond Abbrugiati, Paris, ENS éditions, 1997, p. 8 1 . 43 Voir Maria G. VITALI-VOLANT, « L'Économie politique », dans Cesare Beccaria..., op. cit., p. 42. 44 Giovanni Délia Casa (1503-1556) est non seulement l'auteur du Galateo, traité des bonnes manières, mais aussi d'une Vita di Pietro Bembo. Giovanni Mario Crescimbeni (16631728) est l'un des principaux fondateurs de l'Arcadia (1690). Nicola Villani (1590-1636) est l'auteur d'écrits polémiques s'inscrivant dans la controverse sur la poésie baroque de Marino. 45 Alessandro VERRI, Renonciation..., op. cit., p. 81. 46 Carlo Denina (1731-1813), littérateur piémontais, il enseigna d'abord la rhétorique au collège de Turin, puis obtint la chaire d'Éloquence italienne à l'université de la même ville. Frédéric II de Prusse l'appela à Berlin en 1782 et le fit entrer dans son Académie des Sciences. Napoléon le nomma bibliothécaire en 1804. Il a laissé un grand nombre d'ouvrages, la plupart en italien : Discorso sopra le vicende délia letteratura (1760), Délia rivoluzioni d'Italia (17691770), traduit en français par l'abbé Jardin, dès 1770, Storia del Piemonte (1773-1776), etc. 47 Giuseppe BARETTI, « Discours sur Shakespeare et sur Monsieur de Voltaire (1777) », dans Giuseppe Baretti, Prefazioni e polemiche, Luigi Piccioni (éd.), Bari, Laterza, 1933, p. 288. 172 LE XVin e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? u n e caricature q u i naît d e la c o n v e r s a t i o n d u r e s c a p é a v e c ses a m i s italiens, d u plaisir q u ' i l é p r o u v e d e s'entretenir a v e c e u x p o u r v a n t e r ses e x p é r i e n c e s anglaises et se p a v a n e r d e v a n t c e s « p r o v i n c i a u x », p o u r les étourdir a v e c ses critiques virulentes sur la littérature et les m œ u r s d e ce p a y s arriéré q u i est le sien, m a l g r é tout. Ainsi, d a n s les p a g e s d e La Frusta, Baretti transforme e n m a t é r i e l narratif ses séjours d e j e u n e s s e d a n s les villes italiennes d u N o r d , s o n exil à l ' é t r a n g e r et le r é c e n t v o y a g e à Venise, e n p a s s a n t p a r l ' E s p a g n e et le Portugal. C e t t e d e r n i è r e a v e n t u r e lui a fourni 48 , j o u r n a l d e v o y a g e qui est l ' o c c a s i o n d ' é c r i r e les Lettere familiari à suoi trefratelli p r o b a b l e m e n t u n e d e s c a u s e s d e s o n e n g a g e m e n t j o u r n a l i s t i q u e d a n s la Frusta. Cet o u v r a g e lui a été conseillé p a r s o n a m i J o h n s o n e n c e s t e r m e s : De tenir un journal précis et de noter tous les événements et toutes vos observations ; car vos amis attendent ici un livre de voyage tel que l'on n'en a pas vu souvent 4 '. N o u s s o m m e s d a n s les a n n é e s où, e n E u r o p e , sévit l'affaire d e s Jésuites so . L e s P è r e s étaient riches et ils étaient n o m b r e u x ; d a n s toute la partie catholique de l ' E u r o p e , l'élite de la j e u n e s s e fréquentait leurs écoles ; ils dirigeaient la conscience d e s s o u v e r a i n s , ils avaient d e s m i s s i o n s en E x t r ê m e - O r i e n t ; leur autorité et l e u r p o u v o i r é c o n o m i q u e étaient p r é p o n d é r a n t s d a n s les c o l o n i e s espagnoles et p o r t u g a i s e s d e l ' A m é r i q u e d u S u d o ù leur p r é d i c a t i o n avait t e n d a n c e à émanciper les e s c l a v e s surtout d a n s les p o s s e s s i o n s d ' o u t r e - m e r d u P o r t u g a l . Justement, c'est d e L i s b o n n e q u e partit le signal : il fut d o n n é p a r J o s é C a r v a l h o , c o m t e d ' O e i r a s et m a r q u i s d e P o m b a l 5 I . B i e n t ô t son p o u v o i r devint dictatorial et son p r o g r a m m e de r é f o r m e d e l ' E t a t fut a p p l i q u é a v e c tous les m o y e n s d ' u n despote. Sa p r e m i è r e cible 48 Giuseppe BARETTI, Lettere familiari di Giuseppe Baretti à suoi tre fratelli Filippo, Giovanni e Amedeo, 2 vol., in-8°, t. I, Milano, Richini Malatesta, 1762, p. 240 ; t. II, Venezia, G.B. Pasquali, 1763, p. 271. Cet ouvrage est censuré dans la partie des lettres sur l'expulsion des Jésuites et sur la politique du gouvernement de Pombal, l'auteur va le rééditer intégralement en Angleterre en 1770 sous le titre : A journey front London to Genoa, through England, Portugal, Spain and France, by Joseph Baretti, Secretary for foreign correspondance to the Royal Academy ofpainting, sculpture and architecture, London, T. Davies, 1770. 49 Lettre de Johnson à Baretti (Londres, 10 juin 1761), dans James BOSWELL, The life of S. Johnson including, Boswell's Journal of a Tour to the Hébrides and Johnson's Diary of a Journey to South Wales, London, G. Bell and sons, 1884, 6 vol., t. 1, p. 290. 50 Voir Franco VENTURI, « Délie cose di Portogallo », dans Settecento riformatore, II, La chiesa e la repubblica dentro i loro limiti, 1758-1774, Torino, Einaudi, 1976, p. 3-43. 51 En 1750, José Carvalho fut appelé au Ministère par le roi du Portugal Joseph 1er. Sur son gouvernement, voir entre autres, Giuseppe GORANI, « A travers les cours et les pays », dans Mémoires de Gorani, première édition française, établie par Alexandre Casati, présentée et annotée par Raoul Girardet, Paris, Gallimard, 1944, p. 357-463. Voir aussi, Maria G. VITALIVOLANT, « Le pouvoir et la nécessité », dans Le hasard et la nécessité : figures du hasard dans les « Mémoires pour servir à l'histoire de ma vie » de Giuseppe Gorani (Milan 1740-Genève 1819), « Italies », Figures etjeux du hasard, revue d'études italiennes, Université de Provence, 9, 2005, p. 121-144. LA FUREUR POLÉMIQUE D ' A R I S T A R C O SCANNABUE 173 fut l'ordre des Jésuites. Contre eux, il mena campagne, exploitant leurs faiblesses, leurs défauts, les jalousies et les haines qu'ils avaient suscitées. En 1757, ils furent accusés d'avoir participé à un attentat contre le roi. Le 5 octobre 1759 parut un décret les bannissant définitivement, leur interdisant sous peine de mort le séjour dans les domaines portugais. En France aussi, l'impopularité des Jésuites était grande et le 18 novembre 1764, le roi de France exclut l'Ordre de son royaume. Bientôt, ce fut le tour de l'Espagne dont le roi très catholique Charles III était en désaccord avec Rome, contre laquelle il voulait défendre les prérogatives de la couronne ; aussi les meilleurs serviteurs de Rome, les Jésuites, avaient-ils cessé d'être en faveur. En 1767, les Pères furent bannis. Dans l'empire autrichien, Joseph II, co-régent avec sa mère Marie-Thérèse, et le prince de Kaunitz ne masquaient pas leur hostilité envers l'Ordre qui « [...] Répandait les ténèbres sur la terre » 52. La force qui abat l'Ordre est d'abord l'esprit du temps nouveau, ce sont les Lumières et l'énergie et la volonté de l'Etat, qui se sécularise définitivement et ne peut pas admettre de concurrents dans ce moment d'affirmation de lui-même. En Italie, où l'Etat pontifical accueille les jésuites chassés par Pombal, la propagande et la contre-propagande pénètrent en profondeur dans la société, produisant des réactions diverses et contrastées selon les régions et les cultures. Après quelques vaines tentatives de résistance, l'Ordre est expulsé de Venise, du grand-duché de Parme, de Naples 53 ... ; en 1773, par la bulle Dominus ac Redemptor, Clément XTV supprime la Compagnie. La violente propagande lusitanienne avait joué un rôle essentiel dans la Péninsule sous forme de pamphlets et d'ouvrages contre la Compagnie qui circulaient partout. Parmi les hommes de lettres qui tentent d'avoir une position modérée vis-à-vis de cette affaire, figure Giuseppe Baretti. Ce dernier, après son voyage au Portugal, édite ses Lettere familiari où il critique durement les mœurs du peuple lusitanien, l'état des routes et des auberges, l'ignorance de la plèbe et, surtout, l'expulsion des Jésuites, la permanence de l'esclavagisme 54 dans les colonies portugaises et la politique de Pombal. L'ouvrage est soumis à la censure mais il est néanmoins édité en 1762 à Milan, où l'Ordre était très puissant. Peut-être Baretti, en ce moment en quête d'un emploi à son retour d'Angleterre, voulait-il « se concilier la bienveillance des Pères » 55. De fait, Baretti arrive à susciter la colère du représentant diplomatique du gouvernement 52 Voir Paul HAZARD, « Le progrès de l'incrédulité. Le Jansénisme. L'expulsion des Jésuites », dans La pensée européenne au XVIIIe siècle, de Montesquieu à Lessing, Paris, Fayard, 1963, p. 112. 53 Dans le royaume de Deux-Siciles, l'abbé Antonio Genovesi et le ministre du roi Tanucci profitent de la confiscation de vastes propriétés de la Compagnie pour entamer les réformes agraires. 54 La critique de l'esclavagisme de Baretti est menée d'un point de vue chrétien et moraliste, non politique ou économique. 55 Voir Mario FUBINI, « Giuseppe Baretti, dalle « Lettere à suoi tre fratclli » alla « Frusta letteraria » », dans Dal Muratori al Baretti. Studi sulla cultura critica del Settecento, vol. II, Bari, Laterza, 1975, n. 5, p. 321. Voir aussi Franco VENTURI, Délie cose del Portogallo, op. cit., p. 21. LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 174 p o r t u g a i s à M i l a n , l e q u e l fait p r e s s i o n sur le m i n i s t r e plénipotentiaire, c o m t e Carlo d e F i r m i a n î 6 . Celui-ci, p o u r éviter d e s p r o b l è m e s politiques a v e c le Portugal et des e n n u i s « internes » a v e c le p r i n c e d e K a u n i t z , b l o q u e l ' é d i t i o n d u d e u x i è m e t o m e de l ' o u v r a g e . D e ce fait, Baretti p e r d aussi la possibilité d ' o c c u p e r le p o s t e d e secrétaire particulier d u m i n i s t r e m i l a n a i s lors d e son séjour à L o n d r e s . U n e m p l o i q u ' i l avait sollicité et p o u r lequel il avait été r e c o m m a n d é à la c o u r p a r l ' i n t e r m é d i a i r e d e son familiari. a m i le fermier A n t o n i o G r e p p i 57 , q u e l q u e s m o i s a v a n t l ' é d i t i o n d e s Lettere A la suite d e cette histoire, Baretti doit a b a n d o n n e r M i l a n et se r e n d r e à Venise pour t e r m i n e r l ' é d i t i o n d e son o u v r a g e , car, à cette é p o q u e , la S é r é n i s s i m e est u n grand m a r c h é d u livre et u n e p l a c e forte d e la p r o p a g a n d e d e la C o m p a g n i e en Italie. M é c o n t e n t d e l ' a v e n t u r e éditoriale d e s Lettere familiari, Baretti p r e n d la décision d e créer s o n j o u r n a l et d e lui prêter u n numen h a u t e m e n t artistique et pittoresque qui p u i s s e attirer l ' a t t e n t i o n d e n o m b r e u x lecteurs italiens, friands d e nouveautés littéraires et d e p a m p h l e t s . S o n i m a g i n a t i o n s a v a n t e et l ' e x e m p l e d e ses devanciers 5S anglais, Vldler et le Rambler d e J o h n s o n et le Spectator d ' A d d i s o n et Steele lui s u g g è r e n t ce fantasque A r i s t a r q u e : soldat, aventurier, v o y a g e u r , h o m m e pratique, solide, q u i , rien q u e p a r sa p r e s t a n c e , v a contrecarrer les frivoles lettrés d e YArcadia, sa cible p r i n c i p a l e , et les p h i l o s o p h e s francisés q u i o c c u p e n t la s c è n e des Lumières italiennes. Aristarque contre Zoroastre 59 Je suis Aristarque Egorgebœuf et je veux faire usage de mon jugement, et je veux avec mon jugement juger aussi le jugement des autres, et le juger sévèrement, sans me soucier le moins du monde de l'autorité de qui que ce soit 60. A r i s t a r q u e est u n e créature inquiétante, b a r o q u e , u n G o l e m qui veut étonner les lecteurs a v e c son aspect d e g é a n t q u i sort des contes orientaux a v e c le turban, la simarre et le l o n g c i m e t e r r e , à la fois b o u c a n i e r et redresseur d e torts. U n e paire 56 Ministre plénipotentiaire du gouvernement autrichien dans le Milanais depuis 1759. Antonio Greppi, fermier général du Milanais, adversaire acharné de Pietro Verri et des autres philosophes réformateurs. Voir Franco VENTURI, Gli uomini délie riforme : la Lombardia, dans Settecento riformatore, V, l'Italia dei Lumi (1764-1790), 1.1, La rivoluzione di Corsica. Le grandi carestie degli anni sessanta. La Lombardia délie riforme, Torino, Einaudi, 1987. 58 Le Spectator fut aussi le modèle de // Caffè de Pietro Verri, de L'Osservatore veneto di Gasparo Gozzi et du Parlamento ottaviano de Carlo Denina. 59 Pseudonyme de Pietro Verri. Voir / / gran Zoroastro ossia predizioni astrologiche per il 1758, tratte da un manoscritto di pietra e dall'egiziano in volgare favella per la pubblica utilità tradotte, Milano, Carlo Ghislandi, 1758, premier almanach d'une série qui va de 1758 à 1764. Il s'agit des premiers ouvrages de Pietro Verri. Avec ces publications anticléricales, polémiques, et satiriques, l'auteur s'attaque aux mœurs de la société aristocratique milanaise, avec ses superstitions et ses faiblesses. De plus, Pietro Verri utilise ces écrits pour dénoncer les mauvaises pratiques des fonctionnaires incompétents en matière d'économie et de gestion de l'État et pour proposer à l'opinion publique et au gouvernement autrichien ses réformes économiques et administratives. 60 Giuseppe BARETTI, La Frusta, op. cit., I/III, p. 121. 57 LA FUREUR POLÉMIQUE D'ARISTARCO SCANNABUE 175 de grandes moustaches orne sa lèvre supérieure tandis que sa lèvre inférieure porte la marque d'un coup de sabre. Il a parcouru terres et mers d'Occident et d'Asie, il a guerroyé partout et, lors d'une bataille, il a perdu sa jambe gauche. Désormais trop vieux pour courir l'aventure, Aristarque termine sa vie dans son pays natal, entouré de ses chiens, de ses chats, de ses oiseaux exotiques et de ses singes, cultivant son jardin et lisant. Sa seule compagnie : son vieil esclave Macouf et le gentil curé Petronio Zamberlucco, qui, le dimanche après la messe, vient causer avec lui. Les sujets de leurs conversations ou, plutôt, de leurs controverses, sont littéraires, mais aussi philosophiques et scientifiques. Tous les deux projections de l'écrivain Baretti, ces personnages dialoguent en se contredisant, entraînant les lecteurs dans une sorte de comédie endiablée de grand effet littéraire. En utilisant une langue pittoresque, sorte de remaniement du vocabulaire de La Crusca, où se mêlent les expressions populaires du toscan et les inventions linguistiques de l'auteur, Baretti impose sur la scène littéraire italienne les principes, très « éclairés », d'utilité et de vérité appliqués à sa plume de journaliste « de combat » : Celui qui écrira bien et des choses utiles à son prochain recevra de ma part un panégyrique sincère ; mais celui qui écrira mal et des choses pernicieuses pour mon cher prochain ne doit s'attendre qu'à être solennellement fouetté par moi, et même fouetté jusqu'au sang, quand je jugerai que cela sera nécessaire, sans égard ni pitié d'aucune sorte 61. En se servant de cette brillante faconde, l'auteur turinois de La Frusta attaque les idées réformatrices et progressistes de Pietro Verri ; sous prétexte de confusion dans l'expression linguistique, il s'en prend aux ouvrages de Cesare Beccaria et aux articles des autres philosophes milanais de // Cqffè ; pour les mêmes raisons, il censure violemment les romans de l'abbé Chiari qui ne contenaient « [ . . . ] ni belle invention, ni langue pure, ni style naturel, ni vérité des mœurs, ni maximes utiles » 62 ; il critique sévèrement Carlo Goldoni et son théâtre, Antonio Genovesi et son ouvrage sur le commerce, les nouvelles théories économiques, les écrivains de L'Arcadia, qui appartiennent à un monde révolu et inutile. En revanche, il défend les contes théâtralisés de son ami Carlo Gozzi — dont il n'apprécie cependant pas toute la production théâtrale 63 — contre la mesquinerie bourgeoise des comédies goldoniennes, la langue « italienne » M contre les influences françaises et son ami Gasparo Gozzi qui, avec son Osservatore veneto, tendait à « [...] instruire le savant comme l'ignorant 61 Ibid., p. 122. Ibid, I, p. 89. 63 Baretti contestait à Carlo Gozzi l'utilisation courante des masques de la Commedia dell'arte dans ses fables. Selon l'écrivain turinois, cette redondance de types théâtraux gâchait l'intrigue et la mise en scène des pièces qui perdaient en efficacité et, surtout, ne s'adaptaient pas aux exigences éducatives du théâtre moderne, qui devait répondre à une exigence d'utilité et de clarté. 64 En effet, Baretti défendait la pureté de la langue toscane car il était tout à fait conscient des problèmes politiques et culturels liés à l'affirmation d'une langue unique dans toute la Péninsule. 62 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 176 d a n s leurs d e v o i r s ordinaires d e tous les j o u r s » 65 . D e fait, Baretti participe à la p o l é m i q u e c o n s e r v a t r i c e d e s défenseurs d e l ' a n c i e n n e g r a n d e u r italienne contre les idées n o u v e l l e s v e n u e s d'ailleurs. S a n s arriver à la g r a n d i o s e querelle française entre les A n c i e n s et les M o d e r n e s d u G r a n d Siècle, et sans a b o r d e r l'histoire controversée d e l'affirmation d u parti d e s P h i l o s o p h e s e n F r a n c e , l ' o n p e u t affirmer q u e , m ê m e e n Italie s e d é r o u l a i t u n e lutte a c h a r n é e entre la p e n s é e traditionaliste et l'esprit des L u m i è r e s . S u r c e t t e toile d e fond s'inscrivent les j a l o u s i e s et les actions retorses de G i u s e p p e B a r e t t i c o n t r e Pietro Verri, o u le « c o m t e », c o m m e il aimait l ' a p p e l e r dans La Frusta. Tout r e m o n t e à la p u b l i c a t i o n d e s a l m a n a c h s II Mal di Milza ** et le Grand Zoroastre d e P i e t r o Verri, et d e s o n p r e m i e r o u v r a g e é c o n o m i q u e , les Considerazioni sul commercio dello Stato di Milano 67 o ù le p h i l o s o p h e m i l a n a i s e x p o s e ses théories é c o n o m i q u e s m e r c a n t i l i s t e s et p r o c h e s d e s p h y s i o c r a t e s , la nécessité d e s réformes en L o m b a r d i e , l ' u r g e n c e d e r e n o u v e l e r la classe d i r i g e a n t e d e l ' É t a t et s o n organisation. D e c e p r o g r a m m e faisait partie le d o m a i n e é p i n e u x d e la collecte d e s impôt s dont s ' o c c u p a i e n t , e n c u m u l a n t d ' é n o r m e s richesses, les fermiers, les grands adversaires d e l ' i n v e n t e u r d e 77 Caffè. P a r m i c e s derniers figurait A n t o n i o G r e p p i qui, p o u r contrer les idées d e Verri e t s o n a m b i t i o n d e devenir u n h a u t fonctionnaire d e l'État, p r o p o s e à s o n a m i B a r e t t i d ' u t i l i s e r le fouet d ' A r i s t a r q u e . D a n s s o n j o u r n a l , Baretti p r é s e n t e Pietro Verri c o m m e u n d e c e s g a r n e m e n t s : Pleins de verve et de pétulance qui, après avoir lu en passant trente ou quarante auteurs français, les uns bons, les autres mauvais, se sont fourré dans la tête cette idée insensée d'être des philosophes de la taille de Locke, Arbuthnot ou d'Alembert, 65 Giusepe BARETTI, La Frusta, op. cit., XX, p . 513. Pietro VERRI, Il Mal di Milza. Astrologiche osservazioniper l'anno bisestile 1764, Zebit [Lugano], Enea Aretas, s.d. [1764]. 67 Pietro VERRI, Considerazioni sul commercio dello Stato di Milano, Milano, 1762, ouvrage suivi du Bilancio del commercio dello Stato di Milano, Milano, 1764. Verri présente cet ouvrage à Vienne où il propose au gouvernement d'abolir la collecte des impôts par les fermiers et de la confier à l'État. Vienne adopte une solution intermédiaire : la ferme mixte avec les particuliers, dans laquelle l'État participe d'un tiers. En revanche, en 1764, le gouvernement autrichien institue un organisme (la Giuntà) pour réformer tout le système des impôts. Dans ce contexte, Pietro Verri est nommé conseiller en opposition à Antonio Greppi, le puissant fermier collecteur des droits régaliens jusqu'à cette date. La querelle entre Verri et Greppi devient de plus en plus serrée et ce sont deux manières diverses de concevoir l'État qui s'affrontent. Dans cette histoire, Verri s'attire aussi la désapprobation du prince de Kaunitz à cause de ses initiatives courageuses. Kaunitz craignait le « discrédit de l'État ». Ce différend reflète la situation d e l'Italie des Lumières, où les nouvelles idées peinent à s'imposer. À Milan, nous sommes au début de la guerre qui va opposer tous les philosophes de II Caffè aux corps intermédiaires de l'État qui résistaient aux changements et aux propositions de ces jeunes savants aux idées nouvelles importées de France et d'Angleterre et qui ambitionnaient les hautes charges d e l'État. Antonio Greppi, le comte Francesco Carpano, le sénateur Filippo Mutoni, avocat de Greppi... utilisent tous les moyens pour contrarier la carrière de Pietro Verri, Cesare Beccaria... : on écrit des pamphlets, on édite des brochures, on utilise la presse. Parmi les publications « anti-caffettistes » figure La Frusta.. Voir Gianni FRANCIONI, « S toria editoriale del « Caffè » », dans « Il Caffè » 1764-1766, op. cit., p. cii. 66 LA FUREUR POLÉMIQUE D'ARISTARCO SCANNABUE 177 capables par conséquent de manier les sciences les plus abstruses comme l'on manie une tabatière. Pour m'opposer enfin à ce gravissime nouveau mal qui est en train de menacer l'Italie, j ' a i pensé bien faire en donnant deux bons coups de mon fouet métaphorique à l'un de ces politicards, en disant quelque chose de son petit bouquin intitulé Bilancio del commercio dello Stato di Milano. Si l'amour pour la vérité, et non quelque particulière envie ou antipathie, avait mis la plume dans la main de cet anonyme pédant, je n'ai aucune difficulté à croire que son petit livre aurait pu être utile à quelques habitants de la Lombardie 68. L a p o l é m i q u e q u i o p p o s e Baretti et Pietro Verri d a n s les p a g e s d e leurs publications respectives dure t o u t e l ' a n n é e 1764 et c o m m e n c e a v e c la défense d e C a r l o G o l d o n i p a r Verri. Baretti est p r é s e n t é c o m m e u n « p é d a n t qui s ' a c h a r n e contre le valeureux, le b i e n - a i m é , l'illustre m a î t r e d o c t e u r G o l d o n i » 69. L a p r e m i è r e a t t a q u e d e Baretti concerne l'article scientifique sur L'Histoire naturelle du café 70, o ù A r i s t a r q u e : Prie son ami de Milan [Francesco Carcano] de ne plus lui envoyer les feuilles ultérieures de / / Cqffè, car le premier numéro est l'une des plus maigres bouffonnades qu'on puisse lire. Si l'auteur d'un tel ouvrage ne sait même pas terminer la première feuille sans copier l'histoire du café des Mémoires de l'Académie des sciences de Paris, il est vraiment bien parti. Celui qui veut entreprendre ce genre d'ouvrages doit avoir un grand capital de connaissances, de génie et de bon sens ; et l'auteur de // Cqffè n ' a aucune de ces trois choses, même à un niveau médiocre 71. L a p o l é m i q u e se t e r m i n e le 2 0 j a n v i e r 1765, date d u décret des Réformateurs d e s Études d o n n a n t l ' o r d r e à tous les libraires et à tous les i m p r i m e u r s d e s u s p e n d r e la diffusion et la publication d e La Frustapar « m e s u r e d e p r u d e n c e ». A r i s t a r q u e et la p o l é m i q u e contre les « esprits forts » L e j o u r n a l d e La Frusta était trop satirique, trop p o l é m i q u e , il avait suscité trop de scandales. Baretti s'était attiré la h a i n e d e tous les milieux, y c o m p r i s celui des conservateurs, p a r m i lesquels figurait le p è r e A p p i a n o B u o n a f e d e , u n érudit théologien q u ' A r i s t a r q u e avait ridiculisé p o u r u n recueil d e c o m é d i e s p h i l o s o p h i q u e s q u ' i l avait écrites en 1754. B u o n a f e d e faisait partie d e ces puissants prédicateurs q u i a b o n d a i e n t en Italie et qui se consacraient à la réfutation des « esprits forts ». P o u r attaquer les idées nouvelles q u i c o m m e n ç a i e n t à circuler d a n s la Péninsule a v e c la diffusion d e la littérature des L u m i è r e s , ces religieux recouraient à u n e critique « d e l'intérieur » d e s t h é m a t i q u e s p h i l o s o p h i q u e s o u m o r a l e s . Les s e r m o n s contre la sensualité d e l ' é p o q u e ou l'esprit libertin exaltaient la p r a t i q u e d e l ' a m o u r p l a t o n i q u e o u d e s cicisbei (chevaliers servants) ; p o u r contrecarrer l ' é p i c u r i s m e et le scepticisme, ils parlaient 68 Giuseppe BARETTI, « Bilancio del commercio dello Stato di Milano », La Frusta, op. cit., XXI, 1° agosto 1764, p. 533-535. Voir aussi Norbert JONARD, Giuseppe Baretti (17191789), l'homme et l'œuvre, Clermont-Ferrand, 1963, p. 182 et n. 33, p. 272. 69 Pietro VERRI, « La Commedia », dans « Il Cqffè » 1764..., op, cit., p. xcviii. 70 Pietro VERRI, « Storia naturale del caffè », dans « Il Cqffè » 1764..., op. cit., p. 14. 71 Giuseppe BARETTI, « Chiacchiere domestiche », La Frusta, op. cit., XIX, 1° luglio 1764, t. 2, p. 498. 178 LE XV!!!", UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? de la Providence. Les thèmes du « rire », de la curiosité, de la sainte Agriculture, des sentiments chrétiens ou des « passions » de l'âme, « suivaient » en parallèle la culture du siècle. Ces méthodes étaient fortement critiquées par les Jésuites et par les esprits les plus rigoureux qui usaient de la satire pour contester ces pratiques apologistes : Gasparo Gozzi 72, Saverio Bettinelli, Lorenzo Mascheroni, Giuseppe Baretti comptent parmi eux. La polémique avec Buonafede, qui deviendra général des Célestins, fut fatale pour Aristarque-Baretti car le religieux va écrire en 1765, sous le pseudonyme de Luciano Fiorenzuola, un libelle virulent intitulé Le bœuf pédagogue, nouvelles Ménippées, tendant à discréditer l'écrivain turinois en interprétant à faux quelques articles de La Frusta ou en les déformant. Baretti réplique, l'affaire dégénère et tombe dans les mains des inquisiteurs vénitiens, qui déclarent l'auteur et son journal hors la loi. L'auteur est forcé de quitter Venise, de s'exiler à Ancône où il va continuer d'éditer son journal du 1er avril au 15 juillet 1765. Repéré par les limiers de la République, Baretti s'enfuit à Bologne où il continue de subir les persécutions de la Sérénissime et il finit par s'exiler définitivement à Londres, où il peut compter sur son ami Johnson et sur un système politique et un milieu culturel d'un libéralisme adapté à son caractère et à son esprit inquiet. Mais le dessous des cartes de l'histoire concernant la publication de La Frusta nous apprend d'autres détails inquiétants : dans la correspondance du comte Finocchietti de Naples, nous trouvons une lettre intéressante d'un informateur vénitien : Il faut savoir que ce bon homme monsieur l'abbé Baretta (sic) [...] apparût à Venise. L'idée de tout le monde est que cet Aristarque a été évoqué et installé par la Compagnie, qui s'est engagée de l'assister là où il fallait discuter de sujets théologiques, afin d'agir sous son masque en ce qui concerne la défense de ce qui a été écrit contre elle-même et pour le diffuser dans tous les milieux comme cela arrive à des feuilles de ce type ". La querelle Baretti-Buonafede de 1765, coïncide avec le moment de forte animosité de la société vénitienne contre la Compagnie. De plus, l'éditeur de La Frusta était Antonio Zatta 74 qui figurait parmi les principaux diffuseurs d'ouvrages de la propagande jésuite. Devenu la cible des attaques des libraires opposés à la Compagnie, Zatta doit obéir aux ordres des Réformateurs des Études contre le journal « barettien ». Dans la ville des Doges, l'affaire de la Compagnie prend aussi l'aspect d'une guerre de libraires qui se disputaient les droits d'éditer et de vendre les publications, très prisées par le public, en faveur ou contre les Pères. L'interruption des 72 Gasparo Gozzi, Sermone afra Filippo da Firenze, dans Opère del conte Gasparo Gozzi viniziano, Angelo Dalmistro (éd.), 20 vol., Padova, Tipografia délia Minerva, 1810-1820; Saverio BETTINELLI, Saggio sull 'eloquenza, dans Opère, op. cit. ; Lorenzo MASCHERONI, sermon, « La falsa eloquenza del pulpito », dans Poésie di L.M. raccolte dai suoi manoscrittiper Alessio Fantoni, Firenze, 1863 ; Giuseppe BARETTI, La Frusta, op. cit. 73 Pour cette question voir Piero GOBETTI, Risorgimento..., op. cit., p. 48. Voir aussi A. NERI, G. Baretti e i Gesuiti (supplemento n. 2 al « Giornale Storico délia Letteratura italiana »), Torino, 1899. 74 Voir Franco VENTURI, Settecento riformatore, IL La chiesa..., op. cit., p. 24. LA FUREUR POLÉMIQUE D'ARISTARCO SCANNABUE 179 éditions du journal de Baretti et sa censure seraient donc strictement en rapport avec les liens présumés de l'écrivain turinois avec la Compagnie. De fait, les biographes 75 de Baretti insistent peu sur ce sujet mais nous avons évoqué quelques arguments et avancé quelques hypothèses pour prouver la complicité entre La Frusta et l'Ordre. Un élément peu étudié mais important pour dessiner le profil de contradicteur des Lumières de l'écrivain turinois qui, sûrement, n'était pas un anticlérical. À plusieurs reprises, il avait défendu la présence des religieux à l'intérieur de l'État en tant que cadres parfaits de l'État conservateur. En cohérence avec ses idées conservatrices, l'écrivain piémontais craignait le manque de religiosité dans la société de son temps comme un élément de dérèglement qui, inévitablement, aurait porté vers la lutte sociale. Les spécialistes de Baretti ont écrit que les critiques littéraires de La Frusta manquaient d'idées nouvelles et du sens de l'histoire, que dans le cadre des efforts de l'Italie pour acquérir un niveau de maturité européenne, son cas fut exemplaire. Son esprit pratique et utilitariste semble caractériser les réticences de la Péninsule à changer le cours de l'histoire dans un élan de renouvellement. Il représente la face cachée des Lumières italiennes — entendue ici comme un mouvement d'éveil intellectuel plutôt que comme un courant d'opinions progressistes — sa tendance la plus conservatrice, la plus résistante aux idées nouvelles. Sous la fureur d'Aristarque se cache la morale conciliante du conservateur satisfait qui défend l'ordre et les bonnes mœurs. Sa polémique avec les philosophes milanais est le reflet d'une guerre entre deux tendances politiques majeures : le courant réformateur des philosophes lombards 76 visant à réformer l'État de l'intérieur, modifiant les liens entre le citoyen et l'appareil d'État, tendant à améliorer les conditions de vie des individus, prônant la liberté des échanges et du commerce, anticlérical, cosmopolite, et l'autre, conservateur, sceptique, confiant en l'initiative privée et la médiation de l'Église, fidèle aux hiérarchies, fermé et nationaliste. Deux âmes de la culture italienne moderne qui persistent jusqu'à nos jours. 75 Surtout l'ouvrage Giuseppe Baretti (1719-1789) l'homme et l'œuvre, op. cit., et les nombreux ouvrages de Luigi PICCIONI sur Baretti : Studi e ricerche intorno a G. Baretti, con lettere e documenti inediti, Livorno, Giusti, 1899 ; « G. Baretti a Venezia », dans Fanfulla délia domenica, Roma, XXXII/35, 1910, etc. 76 Voir Franco VENTURI, La Milano del « Cqffè », dans Settecento riformatore, I, Da Muratori a Beccaria, op. cit., p. 731-747. Décadence as a Palindrome: Eighteenth-Century England Andréa GATTI Palindromes are words, verses, sentences or numbers that read the same ("Madam, l'm Adam", "Able was I ère I saw Elba"), or still hâve a proper meaning ("Roma/ Amor"), backward or forward. In ancient Rome, men of learning had invented versus anacyclici, forming complète, legible compositions that could be read from right to left. Thèse include the well-known palatine verses by Optatianus Porphyrius and short inscriptions such as "Roma tibi subito motibus ibit amor". The European tradition has continued in time, culminating in 1969 with George Perec's Le Grand Palindrome, the longest palindromic literary text containing approximately five thousand words. The term "décadence" as a palindrome is meant hère only as a metaphor rather than as a référence to the word's letter séquence. Depending on the historical direction one takes in reading and interpreting it, that term can hâve two opposite meanings, each with its own finite sensé. It is a broad idea tiiat émerges from analysing the concept in the context of eighteenth-century England where "décadence" ultimately appears to be the other side, or the palindrome, of "progress". I will attempt to explain the reasons for this. To begin with, talking about décadence with référence to eighteenth-century England might seem peculiar, as it is a universally acknowledged fact — and rightly so — that this was actually a period of great expansion. Everything we read or learn about the development of the modem era tells us of the major influence exercised by Great Britain over the rest of Europe in terms of its political, social and cultural impact. On the internai front, the country emerged from a century of fierce religious disputes, frantically alternating political developments — from Cromwell to the Restoration, from the Long Parliatnent to the Glorious Révolution — and fréquent épisodes of social turbulence expressed through subversive movements such as the Popish plot or the Rye House Plot. In the wake of die 1688 révolution, however, the English people 182 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? adopted a constitutional monarchy and from that point on they enjoyed uninterrupted peace and stability throughout the eighteenth century — although they were engaged in conflicts abroad such as the Austrian war of succession and the Seven Years' War. For the whole of the eighteenth century, the lands beyond the English Channel seemed to provide the cradle and the most favourable environment for a flourishing development of ail the social as well as the individual virtues. Political balance was guaranteed by the establishment of the Whig and Tory parties; religious tolérance was ratified by the Toleration Act (1689); lawful rights were founded upon the Habeas Corpus Act, promulgated at the turn of the seventeenth century by the first Lord Shaftesbury; freedom of the press was guaranteed by the jealous defence of the right to opinion and by the intellectual calibre of the editors of the leading eighteenthcentury information organs: Jonathan Swift was head of The Examiner, Joseph Addison of The Spectator and Richard Steele of The Tatler. The humanities and the arts were to flourish in this milieu. Authors such as Locke, Berkeley and Hume gave birth to an original philosophical trend — empiricism — that soon spread a new method of investigation throughout the rest of Europe and raised spéculative topics which are still today the subjects of debates. In the sciences, England enjoyed a primacy thanks not only to Newton's discoveries and John Harvey's research on blood circulation, but also to John Hunter's physiology, Robert Hook's microscope research and even Erasmus Darwin's botanical science. Eighteenth-century England was the place where the novel as a genre was boni and developed, showing signs of deep maturity ever since: from Gulliver 's Travels to Robinson Crusoe, from Pamela to Mol! Flanders, from Tom Jones to Rasselas. Finally, an original and distinctive national art was established in painting that lead to the founding of the Royal Academy of Arts in 1769. This was a significant development, considering the fact that almost ail seventeenth-century English painting had been produced by foreign artists, Van Dyck in primis; nor would many people be able to corne up with the names of seventeenth-century British artists with the same readiness as when recalling the names of William Hogarth, Joshua Reynolds, William Constable or John Gainsborough. In short, the eighteenth century was a period of great intellectual fervour for Great Britain: there seemed to be great cohésion among the learned societies and great men used to congregate in literary, philosophical or dilettanti circles where they would mutually exchange their ideas. To be sure, this was not always a friendly affair, but even thèse polemics and intellectual diatribes would seem to suggest a lively and fervent transmission of ideas ramer than any deep disagreement. For ail thèse reasons, we are led to think, quite legitimately, of eighteenth-century England as the antithesis of décadence; and it seems almost odd, if not outright provocative, to bring together the idea of décline and a civilization which appears to us today — as it did to most of its leading participants - as a kind of Periclean Athens projected into that century. If anything, the concept should be applied either to the latter'syÎM de siècle culture, which actually gave rise to Decadentism, or to the France of the Roi-Soleil whose excesses, as with ail processes of décline, are thought to hâve triggered a deep révolution. DECADENCE AS A PALINDROME 183 Nevertheless, the investigation I propose to carry out might be accounted for on the basis of two preliminary considérations. First, the idea that England was at the zénith of its development in the eighteenth century is an a posteriori judgment, and it needs to be ascertained how that particular historical period was perceived by the main players on the scène, some of whom — one should be forewarned — did feel it in terms of décline. Second, in order to assess this, one has to take into account the factors upon which the définition of décadence is based in the spécifie case of eighteendi-century England. Starting from the latter, we can explain first of ail what did then "décadence" mean by consulting the définitions offered in the main dictionaries of the time, and by noting that the concept was expressed through the term "decadency", emulating the French term "décadence". The most literal translation of the concept however, is the term "decay", both in the noun and in the verbal form. In this connection, under the entry for "decadency", Nathan Bailey's Dictionarium Britannicum (1730) gives: "to fall down, a falling down, decay, ruin"; while for "decay" as a noun, it gives: "Wasting, ruinous state", and as a verb: "to fail, to ruin, to grow worse, to wither" '. The définition of the term given by Samuel Johnson in bis renown dictionary is equally interesting 2. The entry for "decadency" is hère identical to Bailey's, while the three following meanings are attributed to the noun "decay": " 1 . Décline from a state of perfection; state of diminution [...]; 2. The effects of diminution, die marks of decay [...]; 3. Declension fromprosperity...". As far as the verbal form of the term is concerned, Johnson distinguishes between the transitive form, "To impair, to bring to decay", and the intransitive one, "To lose excellence; to décline from the state of perfection; to be gradually impaired". It can be seen that in both thèse définitions and in its various forms, the term generally indicates a fall from a "state of perfection", the passing of a golden âge to a new âge that has lost the excellence of the former one. Now, rather than defining 1 London, Pr. for T. Cox, 1730 [Hildesheim & New York, G. Olms, 1969 (A&A, 50)], s.v. I notice that Bailey also dérives the noun decay from French décadence ("décadence, F"); whereas the etymology of the verb to decay is traced to Italian decidere ("decadere, Ital. of decidere, I"), actually "to décide". 2 Samuel JOHNSON, A Dictionary of the English Language, &c, London, Pr. by W. Straham, for J. & P. Knapton, 1755 [Hildesheim, G. Olms., 1968, I (A&A, 1)], s.v. The Dictionary appeared in two folios in 1755; Johnson had been working on it for some nine years, with no other aid but from a group of scribes copying for him the quotations needed for the entries. He had initially hoped in the financial support of Lord Chesterfield who held, however, a cold attitude toward him, giving him the ridiculous sum of ten pounds. Yet, when the Dictionary was about being achieved, Chesterfield wrote a few positive reviews of the work of Johnson, who took it as an extrême attempt of him to be the dedicatee of the work. Johnson dictated to Giuseppe Baretti a severe letter to Lord Chesterfield (7 February 1755), in which he summarized the embarassing story addressing him by thèse words: "Is not a patron, my Lord, one who looks with unconcern on a Man struggling for Life in the water and when he has reached ground encumbers him with help?". See The Letters of Samuel Johnson, Bruce REDFORD (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1992,1. 1731-1772, p. 96. 184 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? in turn the concepts of "excellence" or "perfection", although thèse terms too might deserve a more précise définition, I should simply like to point out that they are comparative terms in relation to which a judgment of décadence is being passed, and that the latter only exists by virtue of the former. There still remains a number of issues to clarify: that gênerai and generic excellence, whatever is meant by the term, will surely hâve to be circumscribed to several spécifie éléments of a state of things in relation to which a subséquent state is judged to be décadent. Of ail the possible éléments, I would like to single out at least three: time, place and context. When perceiving itself in terms of décadence, eighteenth-century England is in fact reckoning with a very précise time, place and context, which it is my purpose to illustrate below. For one thing, it goes without saying that while place could imply a selfreference, time on the contrary, whichever way one looks at it, is necessarily externally referenced. Tudor England might hâve looked to the Rome of the Caesars with the same admiration with which present-day Americans might give tribute to the London of the Hannovers. Yet, in their turn, Cicero's fellow citizens might hâve looked upon the Roman virtus of Numa's times with nostalgia. Accordingly, in the first instance, it is necessary to define the références, i.e. the time and space of the concept of décadence in eighteenth-century England. Obviously, anyone might easily argue that Hogarth's or Doctor Johnson's contemporaries looked particularly to the Classical civilizations, to die great âge of the Greek and Roman empires with a spirit of émulation. However, I think at this stage we should introduce a number of clarifications, starting from the third point I mentioned above, namely that referring to the context within which the concept of décadence took shape. To eighteenth-century Englishmen the concept of décadence could hardly apply to the political context. Ever since the early décades of the century, they had developed an awareness that they were living through a period of unequalled greatness, and were holding an unshakeable faith in the civil and social progress to which their nation seemed to be destined. George M. Trevelyan has most effectively summarised the spirit of the times by observing that the English upper classes "regarded the Greeks and Romans as honorary Englishmen, their precursors in liberty and culture, and the Roman Senate as the prototype of the British Parliament" 3. Indeed, in The State Anatomy of Great Britain (1717) John Toland wrote 4: Such a Constitution as this of our, is reckon'd the best of ail others by the most judicious of the ancients, as Aristotle, Polybius, and Cicero [...]. As for the word Commonwealth (which is the common-weal or good) whenever we use it about our Government, we take it only in this sensé: just as the word Respublica in Latin, is a gênerai word for ail free Governments, of which we believe ours to be the best. 3 English Social History. A Survey ofSix Centuries. Chaucher to Queen Victoria, (1944), London e.a., Longmans, Green & Co., 1946, p. 340. 4 [PATRICOLA], The State-Anatomy of Great Britain. Containing a particular account of Us several interests and parties, their bent and genius; and what each ofthem, with ail the rest of Europe, may hope or fear front the reign andfamily ofKing George, &c, London, Pr. for J.Philips, 1717, p. 9f. DECADENCE AS A PALINDROME 185 J a m e s T h o m s o n , in his Britannia ( 1 7 2 7 , published in 1729), designated England as t h e inheritor o f t h e great e m p i r e s of the past, e m p h a s i s i n g its rôle as t h e new caput mundHy. 188-198): And as you ride sublimely round the World, | Make every Vessel stoop, make every State | At once their Welfare and their Duty know. | This is your Glory; this your Wisdom; this | The native Power for which you were design'd | By Fate, when Fate design'd the firmest State, | That e'er was seated on the subject Sea; | A State, alone, where Liberty should live, | In thèse late Times, this Evening of Mankind, | When Athens, Rome, and Carthage are no more, | The World almost in slavish Sloth dissolv'd. A l m o s t identical e c h o e s o f T h o m s o n ' s patriotic pride can b e h e a r d in Rule Masque Britannia, h i s celebrated composition for the s e c o n d act o f Alfred, A (1740), a n d in his l o n g patriotic p o e m Liberty ( 1 7 3 5 ) , w h e r e Liberty traces its long d e v e l o p m e n t and progressions through A t h e n s , R o m e and L o n d o n . Yet, even in t h e triumphal t o n e s celebrating E n g l a n d ' s greatness, o n e gets in Britannia a sensé o f the décline o f t h e rimes tiiat w a s felt ("this E v e n i n g o f M a n k i n d " ) . Ail in ail, t h e eighteenth-century E n g l i s h m a n w a s absolutely convinced o f the social a n d political p r i m a c y o f his nation a n d h e l d an u n s h a k e a b l e faith in t h e possibility o f a s o u n d i m p r o v e m e n t in his c o u n t r y ' s destiny — a feeling a l m o s t identical to that felt a few générations later u n d e r Q u e e n Victoria's reign. A l s o , since social a c h i e v e m e n t s and favourable political conditions a r e invariably a c c o m p a n i e d b y t h e d e v e l o p m e n t of die letters and the arts — as J o s h u a Reynolds pointed out in his s p e e c h at t h e opening o f t h e R o y a l A c a d e m y o f A r t s (1769) 5 , and L o r d Shaftesbury before h i m in h i s Letter Concerning Design ( 1 7 1 2 ) 6 - eighteenthcentury E n g l a n d b e c a m e t h e stage for an artistic season w i t h n o " i n t e r n a i " précédents. In the p r o c e s s of defining its o w n national style, h o w e v e r , it also h a d to r e c k o n w i t h countries w i t h artistic traditions différent from its o w n . In order to find clearer évidence o f a contrast b e t w e e n optimistic expectations a n d a sensé o f décadence, therefore, w e should l o o k at the humanities. First o f ail, it should b e pointed out that, hère too, w h e r e v e r t h e t e r m " d é c a d e n c e " appears, it should b e u n d e r s t o o d as implying a référence further out in t i m e and space. T h e rediscovery o f t h e national artistic héritage and of its excellence only b e c o m e firmly established t o w a r d t h e e n d o f the eighteenth century. In the first décades, L o r d 5 "It is indeed difficult to give any other reason, why an empire like that of BRITAIN should so long hâve wanted an ornament so suitable to its greatness, than that slow progression of things, which naturally makes élégance and refinement the last effect of opulence and power". See Discourse I, in Sir Joshua REYNOLDS, Discourses, Pat ROGERS (éd.), London, Penguin Books, 1992, p. 79. 6 "Nothing is so improving, nothing so natural, so congenial to the libéral arts, as that reigning liberty and high spirit of a people, which from the habit of judging in the highest matters for themselves, makes them freely judge of other subjects, and enter thoroughly into the characters as well of men and manners, as of the products or works of men, in art and science", in Second Characters, Or the Language of Forms (1914), Benjamin RAND (éd.), New York, Greenwood Press, 1969, p. 23. 186 LE XYIII*, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Shaftesbury still c o n s i d e r e d h i s c o u n t r y m e n ' s art a n d literature t o b e in a state of "infancy": THE BRITISH MUSES [...] may well lie abject and obscure; especially being as yet in their mère Infant-State. They hâve hitherto scarce arriv'd to any-thing of Shapeliness or Person. They lisp as in their Cradles; and their stammering Tongues [...] hâve hitherto spoken in wretched Pun and Quibble. Our Dramatick SHAKESPEAR, our FLETCHER, JONSON and our Epick MILTON préserve this Stile 7 . G i v e n this p e r s p e c t i v e , w e will b e h a r d p u t t o find a s e n s é o f belonging in Lord Shaftesbury a n d his c o n t e m p o r a r i e s t o evaluate a n d d r a w from. T h e i r obvious point o f référence c o u l d o n l y b e t h e Classical tradition, w i t h i n w h i c h , for the passionate Hellenist L o r d Shaftesbury, R o m a n art a l r e a d y r e p r e s e n t e d a d é c a d e n t trend compared to G r e e k art: Whatever flourish'd, or was rais'd to any degree of Correctness, or real Perfection in the kind national tradition was by means of GREECE alone, and in the hands of that sole polite, most civiliz'd, and accomplish'd Nation 8 . To h i m , H o m e r w a s " t h e father o f p o e t s " , w h o m h e exalted for h i s qualifies a s a m i m o g r a p h e r , for his essential art a n d his stylistic e x p e r t i s e ' . B y contrast, Shaftesbury c o n s i d e r e d S e n e c a a s a " m i s c e l l a n e o u s w r i t e r " w h o a d d r e s s e d k e y t o p i c s but w e n t o n to deal w i t h t h e m i n a m u d d l e d w a y : h i s writings are brilliant b u t n o t very consistent, a n d h i s epistles n e v e r h â v e a p r o p e r b e g i n n i n g , n o r a central part or a n e n d 10. S h a f t e s b u r y ' s définition o f L u c r e t i u s a s " c o l d " " , e a r n e d h i m t h e criticism o f George Saintsbury, w h o c o m m e n t e d w i t h s o m e sharpness ( a n d a n t i p a t h y ) : "Perhaps there is n o t a m o r e u n h a p p i l y selected single epithet in d i e w h o l e r a n g e o f criticism than "the cold L u c r e t i u s ' " ' 12. S u c h r e m a r k s , however, s e e m a n y t h i n g b u t h a r s h when c o m p a r e d 7 Soliloquy, Or Advice to an Author, II, 1 (1710), in Characteristics ofMen, Manners, Opinions, Times (1714), Philip AYRES (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1999,1, p. 115. 8 Miscellaneous Reflections, III, 1 (1714), ibid., II, p. 195. In a letter dated 30 Dec. 1709 Shaftesbury urges the young student Michael Ainsworth to study carefully the Greek language, for this is "the fountain of ail". See Several Letters Written by a Noble Lord to a Young Man at the University, in Characteristics ofMen, &c, Basil, Pr. for J.J. Tourneisen & J.L. Legrand, 1790,1, p. 347, no. IX. 9 Soliloquy, II, 2, op. cit., p . 128: "He retain'd only what was décent of the figurative or metaphorick Stile, introduc'd the natural and simple, and turn'd his thoughts towards the real Beauty of Composition, the Unity of Design, the Truth of Characters, and the just Imitation of Nature in each particular". 10 Miscellaneous Reflections, I, 3, op. cit., p. 140: "He falls into the random way of Miscellaneous Writing; says every-where great and noble Things, in and out of the way, accidentally as Words lead him (for with thèse he plays perpetually;) with infinité Wit, but with little or no Cohérence; without a Shape or a Body to his Work, without a real Beginning, a Middle, or an End". 11 A Letter concerning Enthusiasm (1708), in Characteristics, AYRES (éd.), op. cit., I, p. 31: "Even the cold LUCRETIUS. ..". 12 George SAINTSBURY, A History of Criticism andLiterary Taste in Europe. From the Earliest Texts to the Présent Day, III. Modem Criticism, London, Blackwood & Son, 1961, p. 159. DECADENCE AS A PALINDROME 187 with Shaftesbury's comments regarding British artists. In his view, Milton owed his success for Paradise Lost ("Our most approv'd Heroick Poem") to the vigour of the ideas and moral teachings that underpinned the work, and certainly not to its élégant language or lively spirit; a view that led him to state that "the ill Hand and vitious Manner" of British poets was very much in need of being educated 13. Shakespeare may well hâve won over his audience with a séries of well-chosen descriptions and with the naturalness and simplicity of his characters; but we cannot help reproaching him for a rather rough style, his old-fashioned sentence structures, a want of method and consistency and a gênerai lack of skill in the dramatic genre l4 . Dryden was the embodiment of ail the characters that Shaftesbury most deplored among the literati of his time: "To see the Incorrigibleness of our Poets in their pedantick Manner, their Vanity, Défiance of Criticism, their Rhodomontade and poetical Bravado, we need only to turn to our famous Poet-laureat (the very Mr. BAYS himself)..." 15. Of ail those who made the most poignant contributions to English and European thought on the subject of art for most of the century, I hâve chosen to quote Shaftesbury at some length because, in my view, his remarks allow us to capture a crucial fact about the concept of décadence, namely that this can be related to a différent time, not to a différent place. In other words, if it is ail too easy to detect among Englishmen a sensé of loss of excellence in relation to the great Greek and Roman past, yet this fact, which is surely plausible and supported by strong évidence, is far from providing a précise coeval définition of "décadence". As a gênerai rule, a sensé of décadence, hardly ever arises vis-à-vis other nations or civilizations, but only concerns one's own previous condition. An eighteenth-century Londoner is not very likely to hâve expressed a real sensé of décadence in relation to Rome; while Rome oppressed by Alaricus did regret its own décline in relation to the âge of Augustus, not indeed to the Greece of Xenophon and Socrates. One of the most impressive features in Mark Akenside's Pleasures ofthe Imagination (1774) is, of course, the invocation to the genius of ancient Greece, in the last strophe of Book I: "... to my compatriot youth | I point the high example of thy sons, | and tune to Attic Thèmes the British lyre". Shoud we find a real sensé of décadence in England, however, we need to look for it among the scores of internai références; otherwise, as in the case of Shaftesbury, England's own inferiority compared to a foreign excellence was considered in ternis of immaturity and not of cultural sénescence or décline: Atiiens and Rome were considered a zénith not so much abandoned as to be attained. 13 Soliloquy, II, 3, op. cit., p. 144: "... our most approv'd Heroick Poem has neither the Softness of Language, nor the fashionable Turn of Wit; but merely solid Thought, strong Reasoning, noble Passion and a continu'd Thred of Moral Doctrine, Piety, and Virtue to recommend it". 14 Ibid.: "... his natural Rudeness, his unpolish'd Stile, his antiquated Phrase and Wit, his want of Method and Cohérence, and his Deficiency in almost ail the Grâces and Ornaments of this kind of Writing...". 15 Miscellaneous Reflections, V, 2, op. cit., p. 261, n. 216. "Mr. Bayes" is the character featuring Dryden in George Vîlliers's The Rehearsal (1672). 188 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? When the arts and sciences came to perfection in any state, from that moment they naturally or rather necessarily décline, and seldom or never revive in that nation, where they formerly flourished. Thus wrote David Hume in Ofthe Rise and the Progress ofthe Arts and Sciences (1742), where in seeking out the causes that brought about progress in the arts, he stressed their "native" character and the fact that they were destined to develop within spécifie times and places and in ways that were peculiar to each and every case. Each state was destined to reach its artistic peak in a period that was both circumscribed and unique, and would provide the lasting touchstone for assessing the degree of cultural development of both future and previous générations. With référence to the improductive nature of comparisons with foreign or extraneous artistic expressions, in this case also in relation to différent time periods, he added: It is true the ancients had left us models in every kind of writing, which are highly worthy of admiration. But [...] the comparison is not so perfect or entire between modem wits, and those who lived in so remote an âge. Time hère obviously coincides with place: to talk of a "remote âge" means identifying a spécifie whereabout. Indeed, a short while later, the philosopher objected that if the poet Edmund Waller (1616-87) had been born in Rome under the reign of Tiberius, his first compositions would hâve been treated with contempt in comparison to Horace's polished Odes: But in this island the superiority ofthe Roman poet diminished nothing from the famé of the English. We esteemed ourselves sumciently happy, that our climate and language could produce but a faint copy of so excellent an original '*. Moreover, the querelle ofthe modems versus the ancients that flared up in England, in the same way as it did in France and Italy, stemmed precisely from a refusai to draw a comparison not only with a particular place but also a time, namely the classical period, that was extraneous to ail the nations concerned — except in the case of Italy. By the end of the seventeenth century, the dispute had already lost momentum and the debate between Temple and Wotton is now mostly remembered for the fact that it inspired Swift's Battle ofthe Books (1704). What emerged most forcefully from that debate however, was not the superiority ofthe ones over the others, but the vainness of comparing cultures and traditions that were so vastly différent. The controversy was considered as humbug even by Lord Chesterfield, who in a letter dated 7* February 1749 exhorted his son to avoid being drawn into an argument of such low taste: My first préjudice [...] was my classical enthusiasm, which I received from the books I read, and the masters who explained them to me. I was convinced there had been no common sensé nor common honesty in the world for thèse last fifteen hundred years; but that they were totally extinguished with the ancient Greek and Roman governments. Homer and Virgile could hâve no faults, because they were ancient; Milton and Tasso could hâve no merit, because they were modem [...]. From ail which considérations I impartially conclude that the ancients had their excellentes In Essays, Literay, Moral and Political, London, A. Murray & Son, 1870, p. 78f. DECADENCE AS A PALINDROME 189 and their defects, their virtues and their vices, just like the modems; pedantry and affectation of leaming décide clearly in favor of the former; vanity and ignorance, as peremptorily in favor of the latter ". To gain a better understanding of the meaning of décadence in eighteenthcentury England, a distinction is nedeed between the first and the second halves of the century. One should bear in mind the différences: while in the first half of the century the country was engaged in launching the process which would lead it to achieve an "Augustan" excellence, during the second half such excellence was perceived as having been acquired already, so that the nation not only lacked the driving and expérimental enthusiasm of the first "pioneers", but also showed signs of a sensé that from that height one could only go downhill. Furthermore, since every case of blossoming progress leads to subversive impulses aimed at finding alternative approaches to the standards of the times (perhaps also due to difficulties in adapting to them), we find that as the century wore on, there were quite a few aesthetic currents aimed at challenging the taste of the establishment and casting doubts as to whether the peak achieved by the ancient should be the real goal of an artist. This trend was clearly noticeable starting from the 1750s, with the birth of the Gothic revival, both in literature and architecture, embodied masterfully by Horace Walpole, who was writing The Castle ofOtranto at the time (1765) and planning the "Gothic" variants of Strawberry Hill house, and by William Beckford, author of Vathek (1786) and of the absurd remodelling of Fonthill Abbey. While there may be some doubt as to whether the Gothick revival was "an English movement, perhaps the one purely English movement in the plastic arts" ls , it is certain mat in literature as well as in painting it represented an attempt to reclaim a past that was both glorious and exemplary, and a proud rébellion against dominant foreign aesthetics in the name of a strictly national tradition. "When the Goths had conquered Spain" — wrote William Warburton in 1751 — "they struck out a new species of architecture, unknown to Greece or Rome, upon original principles, and ideas much nobler than what had given birth even to classic magnificence. For this northern people having been accustomed to worship the Deity in groves, when their religion required covered édifices, they ingeniously projected to make them resemble groves" ". It was in this climate of revivification of the ancient Saxon culture — and 17 Philip Donner STANHOPE, Earl of CHESTERFIELD, Letters... to His Son, &c, London, Pr. for J. Nichols & Son, & al., 1803, II, p. 123 s. (no. CLXXVI). 18 Kenneth CLARK, The Gothic Revival; an Essay in the History of Taste, London, Constable, 19502, p. 9. 19 I quote from CLARK, The Gothic Revival, op. cit., p. 47. See John Henry HOPKINS, Essay on Gothick Architecture, Burlington (VT), Smith & Harrington, 1836, p. 11: "This notion of the learned Bishop, that a new style of building could thus anse in the 10"* century, upon an original model, without any record of the design or the name of the designer, is certainly, to say the least, a violent presumption. But his idea of a grove is beautiful and just; only that instead of referring it, on a mère conjecture, to an ordinary grove, and to the middle âges for its origin, it seems much more reasonable to trace it to the palm trees, which we know were represented, within and without, in the celebrated temple of Salomon". 190 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? under the aegis of Henry Home (Lord Kames) and Hugh Blair, authors of aesthetic amd critical treatises ranging among the most influential critics of their century — that James Macpherson produced the Fragments of Ancient Poetry, Collected in the Highlands ofScotland, and Translated from the Galic or Erse Language in 1759, and two years later published the more celebrated Fingal, an Ancient Epic Poem, a fake translation of me epic poem by Ossian, son of Finn (or Fingal), dating from an era of Scottish history that was as remote as it was uncertain. Thomas Gray also contributed to an all-British epic tradition, that would stand on the same level as that of Homer and Virgil, with his poem The Bard, written in 1757, dealing with the violent suppression of the Welsh poets at the time of the conquest by Edward I. In The Progress ofPoesy (1757), Gray not only confirmed his interest in a non-classical past but also analysed the characters of the various forms of poetry and its progression from Greece through to Italy and England. Exalting Shakespeare, Milton and Dryden as England's greatest poets, he finally concludes with the bitter réalisation that their talent would remain unequalled: Bright-eyed Fancy hovering o'er | Scatters from her pictured urn | Thoughts that breath, and words, that burn. | But ah!, 'tis heard no more - | Oh! Lyre divine, what daring Spirit | Wakes thee now? [...] Yet shall he mount, and keep his distant Way | Beyond the limits of a vulgar fate, | Beneath the Good how far — but far above the Great (III 3, v. 108-113 e 122-124). Both of Gray's works were eventually selected by Walpole (his travel companion in his journey to Europe in 1739) as the first publications of Strawberry Hill Press; moreover, the poems Bard and Fingal came to form part of the literary current of "primitivism" that is considered today as a critical category in its own right. Not to be confused with the movement promoted by Ruskin in the following century, which actually developed from ideas stemming from eighteenth-century primitivism, the latter was associated more with the cuit of the "noble savage", extolling a golden âge tiiat was not only exotic (such as Aphra Behn's Oroonoko written in 1688, and Richard Cumberland's The West Indian written in 1771), but also national. In the wave of such poetics, the classical culture and ail its tangible expressions started to be looked upon with suspicion by the Primitivists — even the undeclared or unconscious ones — as forms of corruption and décline in relation to the original and natural state of feelings and style. Suffice it to think of Constable's and Gainsborough's return to nature in painting, or to the even more explicit position adopted by William Wordsworth in the Préface to his Lyrical Ballads (1802), where he declared his purpose of depicting "incidents and situations from common life" and of describing them "in a sélection of language really used by men", in the belief that such natural language was "a more permanent, and a far more philosophical language, than that which is frequently substituted for it by Poets". Noting how "the affecting parts" of Chaucer are almost always expressed in a language "pure and universally intelligible even to this day", Wordsworth lamented the décline of contemporary literati when compared to the fathers of English literature: DECADENCE AS A PALINDROME 191 The invaluable works of our elder writers, I had almost said the works of Shakespeare and Milton, are driven into neglect by frantic novels, sickly and stupid German Tragédies, and déluges of idle and extravagant stories in verse 20. W o r d s w o r t h o p e n l y d e p l o r e d t h e stylistic abuses o f his colleagues w h o a l l o w e d t h e m s e l v e s a d e g r e e of freedom that the early p o e t s o n l y t o o k w i t h m o d é r a t i o n a n d control, w i t h t h e resuit that t h e p o e t r y o f h i s t i m e w a s in a state of e x h a u s t e d a n d corrupted artfulness 2 I : This was the great temptation to ail the corruptions which hâve followed [...]; they found that they could please by easier means; they become proud of a language which they themselves had invented, and which was uttered only by themselves: and, with the spirit of a fraternity, they arrogated it to themselves as their own. In process of time mètre became a symbol or promise of their unusual language, and whoever took upon him to write in mètre, according as he possessed more or less of true poetic genius, introduced less or more of this adulterated phraseology into his compositions, and the true and the false became so inseparably interwoven that the taste of men was gradually perverted; and this language was received as a natural language, and at length, by the influence of books upon men, did to a certain degree really become so. Abuses of this kind were imported from one nation to another, and with the progress of refinements this diction became daily more and more corrupt, thrusting out of sight the plain humanities of nature by a motley masquerade of tricks, quaintnesses, hierolgyphics, and enigmas. In fact S h a k e s p e a r e w a s d e e m e d to b e " r u d e " a n d " a n t i q u a t e d " still in the first half o f the eighteenth century, a n d o n l y in the second half o f the latter did h e take his p l a c e at the h e a r t o f the p r o c e s s o f rediscovery and final consécration culrninating in the o p e n i n g o f t h e S h a k e s p e a r e G a l l e r y b y the B o y d e l l s , w h o c o m m i s s i o n e d t h e major c o n t e m p o r a r y p a i n t e r s — from G e o r g e R o m n e y a n d J o s h u a R e y n o l d s to H e n r y Fuseli and B e n j a m i n W e s t — to paint scènes from the p o e t ' s p l a y s . T h e m o s t active artist w h o r o u s e d his fellow c o u n t r y m e n ' s pride in returning to a n insular style a n d t o side m o s t forcefiilly against t h e prevailing neoclassical p o e t i c s , h o w e v e r , w a s W i l l a m B l a k e . In addition to his controversy w i t h R e y n o l d s , one o f the m o s t illustrious e x p o n e n t s o f that classicism, B l a k e held in c o n t e m p t t h e figurative a c a d é m i e culture w h i c h h e s a w as a d é p l o r a b l e m o v e a w a y from t h e purity of m é d i é v a l a n d Gothic forms — it is n o accident that t h e Pre-Raphaelites elected h i m as their spiritual father. B l a k e ' s " G o t h i c " inclination started w i t h his w o r k for the antiquarian e n g r a v e r J a m e s B a s i r e (for w h o m t h e y o u n g painter copied t h e t o m b s t o n e s in W e s t m i n s t e r A b b e y a n d m a n y other m é d i é v a l sculptures a n d architectural structures), a n d e n d e d w i t h the séries o f illustrations for h i s p r o d u c t i o n o f D a n t e ' s Commedia ( 1 8 2 4 - 1 8 2 7 ) . In his w o r k s , B l a k e frequently e c h o e d G o t h i c art f o r m s as a t e s t i m o n y o f a past that o n e w o u l d r e t u r n to after t h e corruption o f art b y the influence o f classicism. 20 "Préface" to Lyrical Ballads (1802), in William WORDSWORTH, Selected John O. HAYDEN (éd.), London, Penguin Books., 1994, p. 433f. 21 "Appendix to the Préface", ibid., p. 456f. Poems, 192 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? "... Greek Muses [...] are not inspiration [...], true art [is] Calld Gothic in AU Ages", he wrote in A Vision ofthe Last Judgment (1810) " , and, in the same vein, he engraved a celebrated table inspired by (to) Sir Jeffrey Chaucer and the Twenty Pilgrims on Their Journey to Canterbury around the year 1808, still going against the predominantly critical trend of condemnation of the Canterbury Taies, which focused on their stylistic limitations and distance from the rigour and regularity of classical prose. In the end, the Gothic revival was founded not so much on exalting but on calmly appraising a dark period of violence that eighteenth-century Englishrnan looked at in much the same way as someone, according to Edmund Burke, might be watching a scène of terror from a safe spot and thus expérience the "sublime" n — a critical category with which the Gothic shares many distinctive traits. Yet, Blake sharpened the comparison, by depicting the neoclassical Eighteenth century as an âge of décadence while extolling the British Middle Age as a period with stronger traditions and a more vigorous art than that ofthe depleted neoclassical world. Thus far I hâve been mainly focusing on the artistic context of eighteenth-century England to demonstrate that the concept of décadence is more frequently used to refer to a national past rather than to the classical âge as such, and that especially in the second half of the century it was accompanied — if not actually produced — by the rediscovery ofthe national "elder writers", namely Chaucer, Shakespeare and Milton. A similar phenomenon can also be found in the context of philosophy, however, and is typified by two authors in particular: Lord Shaftesbury and Thomas Reid, who can be respectively seen as marking the beginning and the end of the eighteenthcentury debate. Shaftesbury considered the philosophy of his master John Locke as a corruption ofthe tradition of thought most familiar to him, from Socrates through to the Stoics. Shaftesbury's view that spéculations in pursuit of an abstract truth, without any bénéficiai effects on moral conduct, were fruitless led him to criticise harshly "ail that din and noise of metaphysics", since to him the latter in no way promoted individual improvement. Moreover, he confessed his irritation with "ail that pretended study and science of nature called natural philosophy, Aristotelian, Cartesian, or whatever else it be" M , and accused Hobbes and Locke of thwarting the moralising work of the great ancient philosophers with their dry materialism and abstruse gnoseology: It was Mr. Locke that struck at ail fundamentals, threw ail order and virtue out of the world, and made the very ideas of thèse (which are the same as those of God) unnatural, and without foundation in our minds 25. 22 In The Complète Poetry and Prose of William Blake, David V. ERDMAN (éd.), Comment. by Henry Bloom, New York e. a., Doubleday, 1988, p. 555 and 559. 23 A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757-59), James T. BOULTON (éd.), London & New York, Routledge & Kegan Paul & Columbia University Press, 1958, p. 40: "When danger or pain press too nearly, they are incapable of giving any delight, and are simply terrible; but at certain distances, and with certain modifications, they may be, and they are delightful, as we every day expérience". 24 SeveralLetters, op. cit., p. 330 (no. V: 28 Feb. 1709). 25 Ibid., p. 344f. (no. VIII: 3 Jan. 1709). DECADENCE AS A PALINDROME 193 In his turn, Thomas Reid in the Inquiry into the Human Mind (1764), as well as in his Essay on the Intellectual Powers ofMan (1785), launched a similar accusation against his contemporaries, the apostates of common sensé: In this unequal contest betwixt Common Sensé and Philosophy, the latter will always come off with both dishonour and loss; nor can she ever thrive till this rivalship is dropt, thèse encroachments given up, and a cordial friendship restored 26. He advocated a return to a kind of philosophy that was not too far removed from common sensé such as the one put forward by Descartes, Malebranche and Locke (who, in the meantime, had also become "classical") — against the décadence stemmmg from the investigations of "modem" empiricists, real polemic idols of Reid, who saw them as being the originators of ail spéculative flaws. Within this controversy, Reid rehabilitated almost every British thinker except for Berkeley and Hume: the "great" Francis Bacon is the man who more than anyone else understood with superior clarity "the nature and foundation of the philosophie art" 27; and "the best models of inductive reasoning that hâve yet appeared, which I take to be the third book of the Principia and the Optics of Newton" 2S, were inspired by his rules. Together with Bacon, "Mr Locke and Mr Addison are writers who hâve deserved so well of mankind, that one must feel some uneasiness in differing from them" 2 '. If Reid had more inclination toward modernity than Shaftesbury, it is also true that, on the one hand, this kind of modernity had its "classical' éléments, including national ones; and, on the other, that the greatness of English philosophy had declined during the time between Addison and Reid himself. By pursuing purely intellectual truths against the évidence of sensus communis, English philosophy had lost its character and, as a resuit of this, also its main function: The philosophers [...] of the présent hâve waged open war with Common Sensé, and hope to make a complète conquest of it by the subtilties of Philosophy; an attempt no less audacious and vain, than that of the giants to dethrone almighty Jove 30. As to the field of history, the fact that the best-known English eighteenth-century work, by Edward Gibbon, dealt with the Rise and Fall ofthe Roman Empire (178188) is of some significance. Nor was it perhaps the last of its author's intentions to teach his countrymen a lesson by showing them that even the most glorious of ail empires, leader of "the fairest part of the earth, and the most civilized portion of mankind" 31 had not been able to avoid mistakes that had led to its ruin. Gibbon's interest in the décline of Rome seems to hâve been less impersonal than would appear 26 An Inquiry into the Human Mind on the Principles of Common Sensé I, 4, Derek R. BROOKES (éd.), Edinburgh, Edinburgh University Press, 1997, p. 19. 27 Ibid.,V, 3, p. 59. 28 Ibid., VI, 24, p. 200 29 Ibid., VI, 5, p. 89. 30 Ibid, 1,4, p. 19. 31 The History ofthe Décline and Fall of the Roman Empire I, 1, John B. Bury (éd.), London, Methuen & Co., 1909,1, p. 1. LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 194 (as also in his Autobiography), and at times we seem to be reading Machiavelli rather than Titus Livy, as if the aim of the work were to warn his countrymen to make every effort to maintain the excellence they had achieved. Indeed, the other leading historian of the time, David Hume, wrote in 1776 an enthusiastic letter to Gibbon in which he warmly praises the Décline and Fall, but also foresees a harsh reaction against the last "Christian" chapters of the work, hence deploring the intellectual décadence of England: "... among many other marks of Décline, the Prevalence of Superstition in England, prognosticates the Fall of Philosophy and the Decay of Taste; and though no body be more capable than you to revive them, you will probably find a Struggle in your first Advances" 32. Looking at the moral context as yet another area of investigation allows us to make a useful point in our analysis of the concept of English décadence. Hume's passage regarding the birth and development of the arts 33 seems fruitful since it shows how, in critical literature, time coincided with place, and to talk about the classical âge was almost unfailingly talking about Athens and Rome. But was the opposite always true? Was Rome necessarily identifiable with the classical âge? In my view, this assumption should be rejected because, in the understanding of eighteenth-century Englishmen, Rome was not only the city of the Caesars and the Antonins, but also of the Princes and the Popes. We would be wrong to ignore the fact that among the factors influencing the Englishmen's perceptions of themselves as the inheritors — or deserters — of great cultural aspirations was also the Italian humanist and renaissance tradition. The fifteenth/sixteenth-century values of politior humanitas provided a model for the civil ambitions (with varying degrees of confidence) of eighteenth-century Englishmen, and the figure of the virtuoso, as I hâve tried to show elsewhere, is clearly derived from such renaissance treatises as the Cortegiano by Baldassarre Castiglione 34. Within the line of thought represented by Erasmus and Thomas More, which influenced an entire tradition of learned Englishmen set on providing their homeland with an intellectual societas inspired by humanistic ideals, Pontano and Sannazaro easily influenced English moralists between the seventeenth and eighteenth century; moreover, the authors of the English current of free thought appealed to the ideas of Pomponazzi, Campanella and Bracciolini in their anticlérical struggle against superstitious fanaticism. The renaissance idéal, however, played an active rôle not in the sensé that it had been done away with, or abandoned to ruin, but as something that, for England, had still to be achieved. Florence, Venice and Rome had reached a level of civilization that the English were striving to attain, conscious of the fact that they were starting 32 The Letters of David Hume, John Y.T. GREIG (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1932 [1969], II. p. 310 (no. 516: 18 March 1776). 33 See supra, p. 188. 34 See "Filosofi, virtuosi, umanisti: Italia e Inghilterra nel XVIII secolo", in Filosofia, Scienza, Storia. Il dialogofra Italia e Gran Bretagna, Atti del Convegno internazionale di studi (Ferrera, 3-4 giugno 2004), Andréa GATTI & Paola ZANARDI (éd.), Padova, Il Poligrafo, 2005, p. 88ff. DECADENCE AS A PALINDROME 195 from a position that w a s n o t altogether w o r t h l e s s . This d i d n o t in itself i m p l y a s e n s é o f d é c a d e n c e — w h i c h , o n t h e contrary, s t e m m e d from t h e sad réalisation that E n g l a n d h a d s u n k from a p r o m i n e n t p o s i t i o n already h e l d in t h e past. In t h e context o f m o r a l s t o o , t h e feeling o f d é c a d e n c e w a s e x p r e s s e d i n relation t o a national c u s t o m , t h e corruption o f w h i c h w a s m o r e frequently attributed t o t h e c o n t a m i n a t i o n b y foreign cultures, as s h o w n b y t h e satirical c o m p o s i t i o n s , occasional p o e m s a n d celebratory verses so c o p i o u s l y p r o d u c e d in e i g h t e e n t h - c e n t u r y E n g l a n d . A g o o d e x a m p l e is p r o v i d e d hère b y J a m e s M i l l e r w h o , in Italian opéra ( 1 7 3 1 ) , a r g u e d for a n e c e s s a r y link b e t w e e n t h e décline in national art a n d h u m a n t y p e s : In Days of Old, when Englishmen were — Men, | Their Musick, like themselves, was grave and plain; | [...] But now, since Britains are become polite, | Since Few can read, and Fewer still can write; | Since Trav'ling has so much improv'd our Beaux, | That each brings home a foreign Tongue, or — Nose; | And Ladies paint with that amazing Grâce, | That their best Vizard is their natural Face...» (v. 1-2 and 9-14), a n d s o o n , in h i s description o f E n g l a n d ' s d é c a d e n c e from its rustic ancient traditions. or the Art of Modem M o r e o v e r , t h e c o m p o s i t i o n b e l o n g s in t h e Harlequïn-Horace; Poetry collection ( 1 7 3 1 ) , that m e n t i o n s a n c i e n t a n d m o d e m poetics starting from t h e title itself. R i c h a r d L e v e r i d g e , a u t h o r o f A Song in Fraise ofOldEnglish Roast-Beef{1735), c o n d e m n e d , albeit w i t h ironie u n d e r t o n e s , t h e d é c a d e n c e o f m o d e m c u s t o m c o m p a r e d to that o f E l i z a b e t h a n E n g l a n d ; a n d , hère t o o , références t o F r a n c e suggest the idea that E n g l a n d h a d lost its p u r i t y a n d w a s set o n a course o f d é c a d e n c e as a resuit o f contact w i t h other nations: When mighty Roast Beef was the Englishman's Food, It enobled our Veins and enriched our Blood, Our Soldiers were brave and our Courtiers were good. Oh the Roast Beef ofOld England, And Old English Roast Beef. But since we hâve learn'd from all-conquering France To eat their Ragoûts as well as to dance, We are fed up with nothing but vain Complaisance. Oh the Roast Beef, &c. Our Fathers of old were robust, stout, and strong, And kept open House with good Cheer ail Day long, Which made their plump Tenants rejoice in this song, Oh the Roast Beef, &c. But now we are dwindles, to what shall I name? A sneaking poor race, half begotten — and tame, Who sully those Honours that once shone in Famé. Oh the Roast Beef, &c. When good Queen Elizabeth was on the Throne, E'er Coffee, or Tea, and such Slip Slops were known, The World was in Terror, if e'er did frown. Oh the Roast Beef, &c. LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 196 I should incidentally like to add that the insistence on the injury caused by fashions imported from other countries is quite interesting, for it raises a further question worth analysing in more depth in a separate study: namely, the damage caused by the Grand Tour. Indeed, if many Englishmen viewed the journey to the Continent as an essential means of intellectual development and éducation, others considered it as the quickest way to corrupting both taste and custom. Looking again at Hume's Essay on the development of the arts, we find him stating: Perhaps, it may not be for the advantage of any nation to hâve the arts imported from their neighbours in too great perfection [...]. So many models of Italian painting brought to England, instead of exciting our artists, is the cause of their small progress in that noble art. The same, perhaps, was the case of Rome, when it received the arts from Greece 35. There were also quite a few artists who, contrary to the habit of the time, deplored their colleagues' excessive love of foreign things and defended the purity of the national style against the fashions imported from abroad. Hogarth always refused to travel outside England and when he went to France in 1743, he never missed an opportunity to show his contempt for that country 36: While Hogarth was in France, wherevere he went, he was sure to be dissatisfied with what he saw. If an élégant circumstance either in furniture, or the ornaments of a room, was pointed out as deserving approbation, his narrow and constant reply was, "What then? But it is FrencM Their houses are ail guilt and be-t." In the streets he was often clamorously rude. A tattered bag, or a pair of silk stockings with holes in them, drew a torrent of imprudent language around him. In vain did my informant (who knew that many Scotch and Irish were often within hearing of thèse reproaches, and would rejoice at least in an opportunity of getting our painter mobbed) advise him to be more cautious in his public remarks. He laughed at ail such admonition, and treated the offerer of it as a pusillanimous wretch, unworthy of a résidence in a free country, making him the butt of his ridicule for several evenings afterwards. As is well known, during his visit to France, Hogarth was arrested as a spy while drawing on his notebook the gâte of Calais, built during the period of English rule over the city (1347-1578). The artist left a testimony of that épisode in one of his most famous paintings entitled The Gâte of Calais (1749), which is a tierce criticism of the state of dépravation and wretchedness of French society. It is worth noting hère that his own engraving of the painting is inscribed with the verses by Leveridge more as a means of patriotic exaltation than a référence to the Sublime Society of Beef Steaks, the Masonic lodge to which he belonged and whose motto was "Beef Steaks and Freedom". In The Battle of the Pictures (1745), Hogarth depicted the contest not only between the ancients and the modems, as Swift had done, but also between the Continentals and the English. In the lower part of the painting several Italian works can be seen bashing and destroying a number of scènes from the séries A Harlot's Progress (1732) and Four Times ofthe Day (1738). 35 36 In Essays, Literary, Moral andPolitical, London, A. Murray & Son, 1870, p. 78. See Jenny UGLOW, Hogarth. A Life and a World, London, Faber & Faber, 1997, p. 462. DECADENCE AS A PALINDROME 197 It would also be interesting to conduct a separate appraisal both of the impact of the Grand Tour on Englishmen's self-perception and of the extent to which their opinion of their own country was influenced by their journeys abroad. We could then assess whether the idea of England as a décadent country in relation to other periods of its history remained unshaken once Englishmen became aware of the conditions under which people were living elsewhere. Concerning this subject, I will confine myself to mentioning only a few points. In the diaries of his journeys to Italy between 1713 and 1716, George Berkeley greatly emphasised the décadence of Italian custom and the superior level of civilization achieved by the English " . By the time he wrote a pièce in the 1750s however, he was just as poignant about the state of the arts and culture in his own country. In Verses on the Prospect of Planting Arts andLearning in America, published in 1752, but probably composée by the early 1730s as he was forging his plan to graft the Collège for the reformation of manners among the English in the Western plantations and the propagation of the Gospel among the American savages, Berkeley wrote: "The Muse, disgusted at an âge and clime | Barren of every glorious thème, | In distant lands now waits a better time, | Producing subjects worthy famé". The place in which art and knowledge were to grow most vigorously would be the New World, where learning was free from the heavy cultural chains of old Europe and "where men shall not impose for truth and sensé, | the pedantry of courts and schools". He continued: "There shall be sung another golden âge. [...] Not such as Europe breeds in her decay; | Such as she bred when fresh and young" (v. 1-4, 11-12, 13 and 17-18 resp.). In Berkeley's opinion, the whole of Europe, including Great Britain, was undergoing a process of décline. In this case too, however, we may rightly wonder to what extent his sensé of décadence was influenced by that corruption of the glory of the ancient and renaissance worlds he had experienced in Italy. From a cultural and human point of view, the kind of Italy Berkeley was writing about had gone backward, and he soon discovered that the idéal of the Cortegiano was but a literary suggestion unmatched by reality. This feeling was apparently shared by another well-known intellectual traveller of that period, Joseph Addison, who celebrated enthusiastically England's civil liberties that he viewed as giving his land the advantage over any other country on earth — even one blessed, like Italy, wim a better climate and landscape. Thus, he wrote in his poem Letterfrom Italy (1701) 38: Oh Liberty, thou Goddess heav'nly bright | [...] | Thee, Goddess, thee, Britannia's Isle adores; | [...] | We envy not the warmer clime, that lies | In ten degrees of more indulgent skies, | Nor at the coarseness of our heav'n repine, | Tho' o'er our heads 37 See Andréa GATTI, Inglesi a Napoli nel Viceregno austriaco. Joseph Addison, Lord Shaftesbur, George Berkeley, Prefaz. di Maurizio Torrini, Napoli, Vivarium, 2000, p. 30-37, wiui bibliography (p. 56f); see also, of the same author, "Filosofi, virtuosi, umanisti...», op. cit., p. 69. 38 "Poems on Several Occasions", in Joseph ADDISON, The Works, Birmingham, Pr. by J. Baskerville, for J. & R. Tonson, I, p. 51 (v. 3, 11 and 19-24). For Addison's Grand Tour in Italy, see Daniele NIEDDA, Joseph Addison e l'Italia, Roma, Bulzoni, 1994, along with my discussion in Quaderni utinensi, VII (13-14), 1989, p. 428-431, and GATTI, Inglesi a Napoli, op. cit., p. 11-21, with a bibliography (p. 40 and 51-52). 198 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? the frozen Pleiads shine: | 'Tis Liberty that crowns Britannia's Isle, | And makes her barren rocks and her bleak mountains smile. In the like manner, toward the end of the century (1785), William Cowper composed The Task, an ode to England written in much the same vein as Addison (II, v. 1-10): England, with ail thy faults, I love thee still — | My country! [...] Though thy clime | Be fickle, and thy year most part deform'd | With dripping rains, or wither'd by a frost, | I would not exchange thy sullen skies, | And fields without a flow'r, for warmer France | with ail her vines; not for Ausonia's groves | Of golden fruitage, and her myrtle's bow'rs. In Cowper, however, we find a stronger sensé of décadence, typical of the end of the century: "And I can feel | thy follies, too; and with a just disdain | Frown at effeminates, whose very looks | reflect dishonour on the land I love". Now bereft of the best British virtues (militaristic ones, to be more spécifie), England appears to him "as smooth | And tender as a girl, ail essenc'd over | With odours, and as profligate as sweet", and wholly forgetful of the greatness and valour of men such as Pitt and Wolfe, a lost race of British heroes: Farewell those honours, and farewell with them | The hope of such hereafter! [...] Those suns are set. Oh, rise sotne other such! | Or ail that we hâve left is empty talk | Of old achievements, and despair of new" (II, v. 1-10). Finally, since parodies are almost invariably signs of the spreading (and abuse) of a genre, even the lament for the décadence of British mores became the object of lighter compositions and spicy divertissements. I will confine myself to quoting Edward Young, who in 1725 composed Love ofFame, a collection of satires inspired by modem custom, the fifth of which mimicks the lamentations for the lost féminine grâce ("A violated decency now reigns") and the spreading of virile manners among the fairer sex: They throw their persons with a hoydon-air | Across the room, and toss into the chair. | So far their commerce with mankind is gone, | They, for our manners, hâve exchang'd their own. | The modest look, the castigated grâce, | The gentle movements, and slow measur'd pace, | For which her lovers dy 'd, her parents pay 'd, \ Are indecorums with the modem Maid" (v. 9-16). The évidence examined thus far sufficiently demonstrates uiat "décadence" is a relative term and — like motion in Einstein's theory — it can be defined according to the point of observation. This can vary in spatial terms (the primacy of one nation over die others may not coincide with its absolute excellence and vice versa), in temporal terms (décadence in relation to a bygone âge may coincide with the progress achieved in one's own times), as well as in thematic terms (décadence in a spécifie field of activity does not necessarily extend to every other field). An a posteriori judgment regarding the décadence of a particular period may vary in relation to the judgment of those who witnessed it: by varying the standard of excellence, the judgment on the rise and décline of a civilization will also vary. In evaluating the Eighteenth century in England, contemporary historians are able to consider ail the various historical âges up to the présent time, while Hume and Samuel Johnson could only judge on DECADENCE AS A PALINDROME 199 the basis of the âges before their time. For thèse reasons, the concept of décadence is a palindrome, so to speak, because it can take on one or the other of thèse meanings according to the temporal direction under which it is considered. As a matter of fact, it is very hard to judge that which is contemporary, in art as in history. At the beginning of the twentieth century, André Gide refused to publish Marcel Proust Recherche, and the art critic Bernard Berenson tore apart mercilessly Picasso's work. Today however, in a palindromic sensé, Proust and Picasso remain unattainable models for most contemporary artists whose work is rarely rated as highly as that of thèse two masters. Nor is it surprising that one should find a clearer conception of "décadence" as a palindrome of "progress" among the late-eighteenth-century EngUshmen themselves, since not only did they witness the most extensive expression of neoclassicism in art and the relevant saturation of a taste that ended up considering such style as a corruption of native artistic forms; but they also, particularly in the social sphère, had to endure the changes brought about by the industrial révolution that in their homeland had a more dramatic impact than in any other country in Europe. In both cases, the cultural and social progress elicited a sensé of regret for a lost Eden of feelings, artistic forms and landscapes. In realising that technological development was causing a disruption — if not actually a détérioration — in urban seulement areas, in living conditions and human relations, eighteenth-century Englishmen reached the conclusion that ail progress inevitably leads to the onset of décadence compared to the state of excellence tiiat could only ultimately be defined at the close of a shorter or longer séries of backward steps toward "nature". To sum up, the shift toward landscape painting after the period of heroic portraits, toward the Lyrical Ballads by Coleridge and Wordsworth after the Alexandrian forms of the Augustan poets, and toward Michelangelo after Raphaël, were the signs of a feeling of rejection on the part of Englishmen caused by an excess of cultural refinement, and of a wish to return to nature after artifice. It was the same feeling that originated the préraphaélite movement and led John Smart Mill to déclare the superiority of the "natural" poet Shelley over the "cultivated" poet Coleridge 39. In the broader context of tiie history of ideas, this might well explain why the Enlightenment overtook Romanticism, why the "passionate" Rousseau had a stronger influence on the nineteenth century than the "wise" Hume, and why a prudent philosophy of the natural common sensé was invoked in order to contain the abstruse development of an excessively open-minded rationalism. It has rightly been stated that "the men of the eighteenth century linked change with decay rather than improvement" 40. This is confirmed, among others, by Oliver Goldsmith, whose The Deserted Village (circa 1730) evoked the idyllic and bucolic life of the Irish town of Auburn at the time of his 39 "The Two Kinds of Poetry" (1833), in Literary Essays, Edward ALEXANDER (éd.), Indianapolis e. a., The Bobbs-Merrill Co., 1967, p. 64-78. 40 William R. BROCK, "England", in The New Cambridge Modem History, VIL The Old Régime. 1713-1763, Jean O. LINDSAY (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1957, p. 256. 200 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? childhood and in the forever-lost old days of prosperous peace. The poem was meant as an act of accusation against the new laws of capital and the aggressive trade policy which had depopulated small villages and forced "a bold peasantry, their country's pride" (v. 55) to emigrate, thus transforming a corner of enchanted nature into a place "where wealth accumulâtes, and men decay" (v. 52). In turn, the unusual apologia by Charles Lamb in A Complaint ofthe Decay ofBeggars in the Metropolis (1822) conceals what is in truth an indictment ofthe dehumanising logic of progress: Their appeals [scil. ofthe beggars] were to our common nature; less revolting to an ingenuous mind than to be a suppliant to the particular humours or caprice of any fellow-creature, or set of fellow-creatures, parochial or societarian. Theirs were the only rates uninvidious in the levy, ungrudged in the assessment 41. Mill again provides some authoritative support to the présent reading of décadence as a palindrome of progress when, shortly after the turn of the century, in CivilizationSigns of the Times (1836), he stressed the fact that every stage of progressive civilization was not "synonymous with improvement" but on the contrary, "in its uncorrected influence it has even a tendency to destroy", with a whole range of conséquences resulting primarily from the fact that in advancing civilization "the importance of the masses becomes constantly greater, that of the individual less". To him this caused clear difficulties in terms of individual virtue and social order, such as "the decay of individual energy, the weakening of the influence of superior minds over the multitude, the growth of charlatanerie, and the diminished efficacy of public opinion as a restraining power"; but ail could be overcome through an effort to discover the thin diving line between the rise and the décline of a civilization 42: Ail that we are in danger of losing we may préserve, ail that we hâve lost we may regain, and bring to a perfection hitherto unknown; but not by slumbering, and leaving things to themselves, no more than by ridiculously trying our strength against their irrésistible tendencies. Only by establishing counter-tendencies, which may combine with those tendencies and modify them. Mill's lesson was addressed to a génération of Englishmen who would soon learn to recognise décadence as the palindrome of progress, and whose immédiate descendants would be able to build the Victorian rebirth precisely upon that lesson. 41 Essays ofElia, Norman L. HALLWARD & Samuel Ch. HILL (éd.), London, Macmillan & Co., 1959, p. 161. 42 In Literary Essays, op. cit., p. 111 and 115. L'idée de la transmigration des arts au XVIII e siècle et la destinée de la Russie Alexandre STROEV Le temps des prophètes Selon Friedrich Christian Weber, résident de Brunswick en Russie, l'empereur Pierre le Grand déclara en 1714 dans l'un de ses discours : Les écrivains placent l'ancien domicile des sciences dans la Grèce, d'où la destinée des temps les bannit. Elles se réfugièrent en Italie et se répandirent de là dans l'Europe [...]. Notre tour est enfin venu, si vous secondez mes desseins [...]. Je comparerais cette circulation des sciences à celle du sang dans le corps humain et j'ai un pressentiment, qu'un jour elles quitteront le séjour d'Angleterre, de France et d'Allemagne, et qu'après s'être fixées parmi nous pendant quelques siècles, elles repasseront de là dans la Grèce '. Cette fameuse prophétie, maintes fois citée par les partisans et les détracteurs de la Russie, fut présentée par ces derniers comme la preuve de ses projets pacifiques ou belliqueux. Avant tout, trois éléments attirent ici l'attention : la comparaison entre la civilisation et le corps humain, la prédiction du déclin de l'Europe, enfin le rôle messianique confié à la Russie. Pierre le Grand, en reprenant la comparaison antique du corps humain et du corps politique, insiste sur le lien indissoluble entre les nations. Selon l'empereur, en effet, la décadence d'un peuple cause le développement d'un autre, comme si la transmission du savoir suivait la loi physique de la conservation de l'énergie. 1 Mémoires anecdotes d'un ministre résidant à Pétersbourg concernant les principales actions de Pierre le Grand, 2e éd., La Haye, Jean Van Duren, 1737, p. 18-19(1™ éd. en allemand 1721, en français 1725). 202 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Les thèses de Pierre le Grand s'inspirent manifestement des idées de Leibniz. Le philosophe allemand estime en effet que l'évolution historique des peuples a suivi la progression du soleil, d'est en ouest. Visant l'harmonisation universelle des langues et des mœurs sur la base de la tolérance, Leibniz voudrait étendre l'enseignement de sa doctrine au-delà de l'Europe. Il s'intéresse avant tout à la Chine, à l'Egypte et à la Russie, qu'il considère comme un pays jeune, en plein essor politique mais qui, cependant, conserve ses racines. Pour Leibniz, la Russie pourrait avoir été la terre de la plus haute antiquité, le berceau de l'humanité ; les études linguistiques et historiques doivent vérifier cette hypothèse. Le philosophe demande à son correspondant, le baron de Sparvenfeld, de dresser pour lui « une table harmonique des lettres et prononciations des langues esclavonnes, comparées avec le latin et autres langues » 2. L'identité nationale ne peut se trouver que dans ses origines. Cette recherche de l'unité spirituelle aidera la Russie à comprendre si les frontières sont naturelles et, éventuellement, à les revoir. Leibniz écrit à Pierre Ier, le 16 janvier 1716, qu'il travaille pour le « service du genre humain tout entier » : Je considère le ciel comme la patrie et tous les hommes de bonnes volontés comme des concitoyens en ce ciel, et j'aime mieux accomplir beaucoup de bien parmi les Russes que peu parmi les Allemands '. En 1725, Giambattista Vico déclare dans La science nouvelle que les mêmes lois gouvernent l'évolution des civilisations anciennes et modernes. La vie des nations suit les mêmes étapes que celle d'un être vivant : naissance, progrès, maturité, décadence, fin, mais avec une différence importante : la possibilité de régénération. Selon l'historien italien, la dégradation et la corruption d'un peuple sont des éléments essentiels de son évolution. La perfection sociale cède la place à la tyrannie ou à l'anarchie ; ces crises provoquent l'effondrement de la Cité, le retour à la barbarie. La simplicité primitive retrouvée, à son tour, offre la possibilité du renouvellement et ouvre la voie vers l'ordre éternel de Dieu. Vico évoque « l'Image de la Grande Cité des Nations, fondée et gouvernée par Dieu même » 4. Cette idée du développement cyclique et le parallèle de l'homme et de la nation forme également la base de l'argumentation de Rousseau dans le Contrat social (1762). Pour le citoyen de Genève, Pierre Ier, en forçant les étapes de l'évolution de son peuple, tel un mauvais précepteur français, a gâché son avenir ; au lieu de former des Russes authentiques, il a généré des copies d'Allemands et d'Anglais. Le philosophe termine le chapitre huit du livre second par sa propre prophétie : L'Empire de Russie voudra subjuguer l'Europe et sera subjugué lui-même. Les Tartares ses sujets ou ses voisins deviendront ses maîtres et les nôtres : cette révolution me paraît infaillible. Tous les Rois de l'Europe travaillent de concert à l'accélérer 5. 2 Marc CRÉPON, Les géographies de l'esprit. Enquête sur la caractérisation des peuples de Leibniz à Hegel, Paris, Payot, 1996, p. 211. 3 Ibid.,p. 212. 4 Giambattista Vico, La science nouvelle, Paris, Gallimard, 1993, p. 425. 5 Jean-Jacques ROUSSEAU, Œuvres complètes, t. 3, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1964, p. 386. L'IDÉE DE LA TRANSMIGRATION DES ARTS 203 Voltaire, furieux, m e t e n m a r g e d e son e x e m p l a i r e : « A h , polisson, il te sied b i e n d e faire d e s prédictions p a r e i l l e s » . E n 1763, sa c o r r e s p o n d a n c e a v e c C a t h e r i n e II d é b u t e p a r u n e p o l é m i q u e à p r o p o s d e ces p a g e s d e R o u s s e a u . L'impératrice interprète la p h r a s e d e J e a n - J a c q u e s c o m m e l ' é v o c a t i o n d ' u n e m e n a c e russe qui p è s e sur l ' E u r o p e et, d o n c , c o m m e u n a p p e l implicite à la g u e r r e contre elle. L e patriarche d e F e r n e y défend Pierre le G r a n d d a n s lequel il v e u t voir l'incarnation d u prince parfait, q u i forma u n p e u p l e et u n p a y s n o u v e a u , en suivant la v o i e d e la sagesse. Voltaire cite le discours de l'empereur dans son Histoire de l'Empire de Russie sous Pierre le Grand ( 1 7 5 9 - 1 7 6 3 , II e partie, ch. V ) 6 , l ' é v o q u e d a n s sa lettre à I v a n C h o u v a l o v (11 s e p t e m b r e 1759) et e n parle l o n g u e m e n t d a n s celle q u ' i l expédie à C a t h e r i n e II le 2 0 avril 1 7 7 3 . L e t h è m e d e la transmigration des arts devient ainsi u n d e s leitmotiv d e sa c o r r e s p o n d a n c e a v e c l ' i m p é r a t r i c e russe qui se considère c o m m e l'héritière spirituelle d e Pierre le G r a n d . L e patriarche d e F e r n e y est loin d ' ê t r e seul à d é v e l o p p e r ces dièses, p r o p r e s e n général a u « clan » d e s encyclopédistes. Il est particulièrement bien suivi e n cela p a r le « petit prophète », le « sous-diacre » d e la philosophie Friedrich M e l c h i o r G r i m m q u i , après 1 7 7 3 , p r e n d r a sa p l a c e de correspondant privilégié d e Catherine II. E n 1 7 5 3 , lors d e la « querelle des Bouffons », ce Parisien a l l e m a n d revêt le m a s q u e d ' u n étudiant t c h è q u e , transporté d e P r a g u e à Paris p o u r j u g e r s é v è r e m e n t l ' o p é r a français. Le Petit prophète de Boehmischbroda transcrit la voix céleste d e celui qui avait o r d o n n é a u x arts et a u x sciences d e s'établir e n F r a n c e et qui leur fera quitter le p a y s : Et je leur ai dit : Sortez de l'Italie et passez chez mon peuple que j ' a i élu [...] et dans le pays où je compte d'habiter dorénavant [...]. Et j e t'ai donné cette foule des philosophes depuis Descartes jusqu'aux philosophes que j ' a i mis en tête de l'Encyclopédie, et jusqu'à celui à qui j ' a i dit : Fais l'Histoire naturelle. Et toute cette foule des poètes, de beaux esprits et d'artistes sans nombre 7. L a v e n g e a n c e d i v i n e livre les Français a u m a u v a i s goût, leur fait a b a n d o n n e r le b o n sens et le j u g e m e n t sain et les j e t t e d a n s la frivolité. Et je t'ôterai le théâtre de la Comédie française, et je l'établirai chez les nations étrangères, et tu ne l'auras plus, car tu auras réduit tes acteurs à la mendicité [...] 8 . Et les peuples lointains verront les chefs-d'œuvre de tes pères ; et ils les verront sur leurs théâtres, et les admireront sans faire mention à toi ; car ta gloire sera passée ', et tu seras par rapport à tes pères ce que les Grecs d'aujourd'hui sont par rapport aux anciens, cela veut dire un peuple barbare et stupide [.,.]. 6 VOLTAIRE, Histoire de l'Empire de Russie sous Pierre le Grand, éd. Michel Mervaud, dans Œuvres complètes de Voltaire, Oxford, Voltaire Foundation, t. 47, p. 781. 7 Friedrich Melchior GRIMM, Le Petit prophète de Boehmischbroda, dans Correspondance littéraire, éd. Maurice Tourneux ( C i ) , t. 16, p. 324-325. 8 En 1797-1798, ministre plénipotentiaire de Russie à Hambourg, Grimm embauchera pour le théâtre de Saint-Pétersbourg plusieurs comédiens parisiens, émigrés en Allemagne. 9 En 1765, Voltaire écrira dans le Galimatias pindarique sur un carrousel donné par l'impératrice de Russie : « La Gloire habite de nos jours / Dans l'empire d'une amazone ». LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 204 Et tes philosophes ne t'éclaireront plus, et je les empêcherai d'écrire, et les presses leur seront défendues [...]. Et ils n'auront plus de plaisir d'habiter chez toi, car je n'y serai plus 10. Ensuite, Grimm œuvre activement pour accomplir sa prophétie. Il utilise sa Correspondance littéraire comme instrument de propagande des idées des philosophes et moyen de tisser des liens avec ses abonnés, princes et monarques européens. Dans son Sermon philosophique prononcé le jour de l'an 1770, ce « prophète mineur, missionnaire indigne dans les pays et langues d'outre-Rhin et du Nord », acclame Voltaire, « véritable messie et sauveur », et « la révolution salutaire et miraculeuse qu'il a opérée et qui s'accomplit journellement sous nos yeux ». Ensuite, il vante les résultats de sa propre activité dans les pays d'outre-Rhin où la raison, la philosophie et les lettres seraient des « compagnes fidèles et inséparables de la souveraineté » ". Voltaire, dans ses écrits, raille les Parisiens transformés en Welches, dégradés, ne s'occupant que de colifichets et de futilités (Discours aux Welches, 1764). Dans le poème Le Russe à Paris (1760), le patriarche démontre que la raison, l'esprit créateur et la vigueur politique ont abandonné sans retour la capitale de France. Il oppose aux Parisiens un Russe éclairé, nouvel Anacharsis, fin connaisseur de la littérature du grand siècle. Les lettres et les épîtres de Voltaire reprennent ces images et transforment ses correspondants russes en Scythes éclairés (Ivan Chouvalov), en reine des Amazones, guerrière et sage (Catherine II) ; le XVIIP siècle suit de ce point de vue les auteurs antiques, d'après lesquels les Amazones seraient issues des tributs scythes. Voltaire écrit à Diderot le 25 septembre 1762 : En quel temps sommes-nous ! c'est la France qui persécute la philosophie ! et ce sont les Scythes qui la favorisent ! M. de Chouvalov me charge d'obtenir de vous que la Russie soit honorée de l'impression de votre encyclopédie. M. de Chouvalov est fort au-dessus d'Anacharsis, et il a toute la ferveur de ce zèle que donnent les arts naissants et que nous avions sous François Ier. Les Scythes deviennent les vrais héritiers de la civilisation française dégradée et offrent l'hospitalité aux philosophes et à leurs œuvres, contraints de s'expatrier. La traduction en russe du Bélisaire de Marmontel, proscrit par la Sorbonne, apparaît comme le voyage du sage Bélisaire à la cour de la reine de Scythie 12. De ce point de vue, l'invitation de d'Alembert en Russie en 1762 et le voyage de Diderot et de Grimm à Saint-Pétersbourg en 1773-1774 prennent une valeur symbolique. Explorer et conquérir Les réflexions théoriques sur la transmission du savoir font élaborer un programme scientifique efficace, réalisé par des princes et des savants. La querelle esthétique se 10 Ci, t. 16, p. 335-336. CL, t. 8, p. 414-439 (1er janvier 1770). 12 Manuscrit inachevé de Catherine II, Arrivée de Bélisaire en Scythie et comment il fut reçu à la cour de Scythie, présente dans une forme allégorique l'histoire de cette traduction, effectuée en 1767 par l'impératrice elle-même et sa cour —Archives russes d'État des actes anciens (RGADA), Moscou, F. 10 (Cabinet de Catherine II), op. 2, n° 96, fol. lr°-2r°. 11 L'IDÉE DE LA TRANSMIGRATION DES ARTS 205 transforme en bataille idéologique et philosophique qui, durant les guerres et les révolutions, prend de la valeur politique. Les expéditions des savants russes, développant les idées de Leibniz, explorent la Sibérie et le Midi de l'empire. Elles découvrent des vestiges de villes anciennes, des restes de mammouths, des ossements de rhinocéros et de buffles ". Les scientifiques décrivent la flore et la faune du pays, ses multiples langues, les mœurs et les coutumes de ses peuples qui vivent d'après leurs lois patriarcales. Si Voltaire reste sceptique et préfère penser qu'un Indien, montreur d'animaux, aurait pu les amener en Russie (Voltaire à Catherine II, Ferney, 29 septembre 1772), d'autres savants sont éblouis par ces découvertes 14. L'astronome Jean-Sylvain Bailly reprend la fameuse formule de Voltaire, « C'est du Nord aujourd'hui que nous vient la Lumière » (1771), pour en faire une loi. Selon lui, la Scythie et la Sibérie seraient la patrie des arts et des sciences : Il semble que les lumières soient venues du nord, contre le préjugé reçu que la Terre s'est éclairée comme elle s'est peuplée du midi au nord. Les Scythes sont une des plus anciennes nations ; les Chinois en descendent ; les Atlantes, plus anciens que les Égyptiens, en descendent eux-mêmes 15. La race des sages, habitant ces contrées hyperboréennes, aurait peuplé la terre entière. Plus tard, elle aurait engendré la race de conquérants qui envahirent l'Europe : les peuples du Nord vainquirent les peuples dégradés du Sud, leurs propres descendants 16. Dans sa lettre à Catherine II (Paris, 6 mai 1788), Bailly, comme il se doit, acclame les conquêtes et réformes de l'impératrice qui fait revenir dans le pays « cet ancien génie des lumières et des armes ». L'astronome écrit au moment où les conquêtes, élargissant les territoires russes au Caucase, aux bords de la mer Noire et en Ukraine, ont fait entrer les terres mythiques des Scythes, des Sarmates et des Amazones dans le giron de l'empire. C'est au patriarche de Ferney que revient le titre du chantre des armées russes. Lors de la guerre entre la Russie et la Turquie (1768-1774), le philosophe, pétri d'enthousiasme, acclame sans relâche les victoires russes. En même temps, dans ses lettres à Catherine II, il produit des dithyrambes ironiques à l'égard des spectacles parisiens, pour mieux souligner le contraste. 13 Histoire des découvertes faites par divers savants voyageurs, dans plusieurs contrées de Russie et de la Perse, relatives à l'histoire civile et naturelle, à l'Économie rurale, au commerce, etc., Berne, Société typographique, 1779-1787, 3 t. 14 Nous avons abordé ce sujet dans les articles : « Le comte Jan Potocki à la recherche des Antiquités slaves », Relations savantes, Paris, PUPS, 2006, p. 35-50 ; « Des voyages en Antiquité », Lettre et voyage, Cahiers du Centre d'étude des correspondances et des journaux intimes des XIX'-XX' siècles, 6, 2006 (à paraître). 15 Jean-Sylvain BAILLY, Histoire de l'Astronomie ancienne, depuis son origine jusqu'à l'établissement de l'école d'Alexandrie [1775], Vannes, Éditions Buriller, 1997, p. 99-100. 16 Jean-Sylvain BAILLY, Lettres sur L'Atlantide de Platon et sur l'Ancienne histoire de l'Asie, pour servir de suite aux lettres sur l'origine des sciences, adressées à M. de Voltaire, Londres, Elmesly - Paris, Debure, 1779. 206 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Sous sa plume, les deux nations échangent habit contre habit. Les Russes, jadis considérés comme des barbares, utilisent leur force originelle pour écraser l'ennemi. Devenus civilisés, ils policent à leur tour les peuples conquis. En revanche, les Français deviennent des Barbares pareils aux Ottomans et aux Polonais qu'ils soutiennent. En plus, Voltaire les accuse d'être faibles et poltrons, car ils s'attaquent à une femme : Je ne sais pas ce qui est arrivé à notre nation qui donnait autrefois de grands exemples en tout genre, mais nous sommes bien barbares en certains cas et bien pusillanimes dans d'autres (Voltaire à Catherine II, Femey, 26 février 1769). J'ai le cœur navré de voir qu'il y a de mes compatriotes parmi ces fous de Confédérés. Nos Welches n'ont jamais été trop sages, mais du moins ils passaient pour galants, et je ne sais rien de si grossier que de porter les armes contre vous. Cela est contre toutes les lois de la chevalerie. Il est bien honteux et bien fou qu'une trentaine de blancs-becs de mon pays aient l'impertinence de vous aller faire la guerre, tandis que deux cent mille Tartares quittent Moustapha pour vous servir. Ce sont les Tartares qui sont polis, et les Français sont devenus des Scythes. Daignez observer, Madame, que je ne suis point Welche, je suis Suisse ; et si j'étais plus jeune je me ferais Russe (Voltaire à Catherine II, Ferney, 18 octobre 1771). La correspondance avec le patriarche de Ferney aide l'impératrice à concevoir son « projet grec » qui prévoit la destruction de la Sublime Porte, création d'un nouvel empire orthodoxe à Constantinople et la renaissance culturelle et politique de la Grèce. Les Russes, héritiers spirituels de Byzance, feraient revenir les arts dans leur pays d'origine ". Conformément à la prédiction de Pierre le Grand, le sort de la Grèce fait couler beaucoup d'encre chez les correspondants. Néanmoins, leurs projets ne s'arrêtent pas là. Dans la lettre déjà citée du 20 avril 1773, consacrée à la transmigration des sciences vers la Russie, Voltaire explique à l'impératrice que les arts ne sont pas nés en Grèce, mais en Egypte. Cela arrange bien Catherine II qui vise à ce moment de nouvelles sphères d'influence, l'Egypte et la Palestine. En 1770-1773, elle envoie la flotte russe dans la Méditerranée, fait soutenir le soulèvement grec, ainsi que les beys égyptiens et syriens qui se révoltent contre la domination ottomane 1S. Lors de la seconde guerre russo-turque (1787-1791), c'est Constantin François Chassebœuf, comte de Volney, qui succède à Voltaire pour présenter les armées impériales comme des soldats de la tolérance et du progrès qui libèrent et éclairent les peuples d'Orient. En 1788, Volney acclame, dans ses Considérations sur la guerre des Turks et des Russes en 1788, le projet de l'impératrice : de chasser de ces belles contrées de barbares conquérants, d'indignes maîtres ! d'établir le siège d'un empire nouveau dans le plus heureux site de la terre ! de 17 Voir Andrei ZORINE, En nourrissant l'aigle à deux têtes... La littérature et l'idéologie d'État en Russie, Moscou, NLO, 2001 (en russe). 18 K. M. BAZILI, La Palestine et la Syrie sous le gouvernement turc [1™ éd. 1862], Moscou, Éditions de littérature orientale, 1962 (en russe) ; Ibrahim Amin GHALI, Ali Bey el-Kébir et les origines de la pénétration russe en Egypte, Alexandrie, Atelier d'Alexandrie, 1979. L'IDÉE D E LA TRANSMIGRATION DES ARTS 207 compter parmi ses domaines les pays les plus célèbres, et de régner à la fois sur Byzance et sur Babylone, sur Athènes et sur Ecbatane, sur Jérusalem, et sur Tyr et Palmyre ! [...] de rappeler les arts et les sciences dans leur terre natale ". D a n s u n e lettre à G r i m m ( P a r i s , 28 j a n v i e r 1788), Volney, a y a n t reçu u n e m é d a i l l e d ' o r d e la p a r t d e l'impératrice, e n d o s s e , lui aussi, l'habit d e p r o p h è t e : Que la postérité dise d'elle : « Avant Catherine II la Russie était encore barbare. Pierre donna des soldats, elle donna des lois, elle assura la vie et la prospérité des hommes ; elle enchaîna la superstition ; elle éclaira les hommes pour les rendre heureux. Provoquée par un peuple barbare, elle porta contre les Ottomans des armes victorieuses [...]. Après avoir chassé les Turcs de l'Europe, elle ralluma le flambeau des arts et du génie dans la Grèce. Elle rappela les lois et les sciences dans l'Asie et fit renaître les beaux jours de l'Orient [...]. Puisse-je apprendre que le Musulman épouvanté a déserté les murs de Byzance ! que par un triomphe éclatant Catherine s'est assise sur le trône des Constantin [...]. Puissions-nous voir l'Impératrice [...] célébrer l'ouverture d'un siècle de philosophie, de lumières et de bienfaisance pour l'Orient ressuscité 20 ! L a R é v o l u t i o n et les arts A la veille d e la Révolution, la critique de l ' A n c i e n r é g i m e p e u t p r e n d r e la forme d ' u n e p o l é m i q u e esthétique, c o m m e en t é m o i g n e n t les discussions p r o v o q u é e s p a r le Salon de 1787. Les amateurs d e p e i n t u r e applaudissent le style néo-classique, incarné p a r D a v i d , et dénigrent l ' é c o l e d e B o u c h e r qui, selon eux, a fait se dégrader le g o û t et qui t é m o i g n e d e la d é c a d e n c e d e la société. Certains auteurs analysent les tableaux français d a n s le contexte d e l'évolution historique des arts, depuis leurs origines 21 . D ' a u t r e s , c o m m e le c o m t e polonais Stanislas K o s t k a P o t o c k i , estiment q u e les artistes, abjurant la barbarie de leurs pères, cherchent à ramener dans leur patrie ce bon goût qui semblait l'avoir abandonnée à jamais, et dont ils doivent à l'Italie les premiers et les plus beaux modèles 72. 19 VOLNEY, Corpus d'oeuvres de philosophie en langue française, éd. Anne Deneys-Tunney et Henri Deneys, t. 3, Paris, Fayard, 1998, p. 664-665. Plus tard, ces idées serviront de base à l'expédition d'Egypte de Bonaparte ; voir Henry LAURENS, « Les Lumières et l'Egypte », dans Patrice BRET (éd.), L'Expédition d'Egypte, une entreprise des Lumières, Paris, Éditions Tec et Doc, 1999, p. 1-6 ; Marie-Noëlle BOURGET, « Des savants à la conquête de l'Egypte ? Science, voyage et politique au temps de l'expédition française », dans Ibid., p. 21-36. 20 RGADA, F. 17, op. 1, n° 112, fol. lr°-2v°. 21 [Jean-Baptiste-Claude ROBIN], L'ami des artistes au Sallon, Réflexions sur l'origine et les progrès des Arts, sur leur état actuel en France, et sur les tableaux exposés au Louvre par l'ordre du Roi, A Paris, chez L'Esclapart et chez les Marchands de Nouveautés, 1787. 22 Lettre d'un étranger sur le Sallon de 1787, S.I., s.n., s.d., p. 8. Voir Maria Evelina ZOLTKOWSKA, « La première critique d'art écrite par un Polonais : Lettre d'un étranger sur le Salon de 1787 de Stanislas Kostka Potocki », Dix-huitième siècle, 6, 1974, p. 325-341 ; Hélène ZMUEWSKA, « Le voyage de Stanislas Potocki en France et en Angleterre en 1787 », Kwartalnik Neofilologiczni, rocznik XXIX, zeszyt 3-4, Warszawa — Posnan, 1982, p. 221-231 ; 208 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? L e s Français sont peut-être p r è s d ' u n e r é v o l u t i o n h e u r e u s e , q u i leur donnera une école capable de faire renaître au milieu d'eux ce beau feu que l'Italie vit naître, briller et périr dans son sein. Mais cette révolution est encore à faire : j e crains qu'un fruit précoce, cueilli avant sa maturité, qu'une végétation forcée n'épuise l'arbre et ses rameaux. Oui, Messieurs, vous pouvez devenir habiles, si vous ne croyez déjà l'être 23. L e comte P o t o c k i , q u i suit d a n s sa p r o p h é t i e les traces d e R o u s s e a u , rentrera en P o l o g n e , sans la v o i r réalisée. L a Révolution française t r a n s f o r m e le d i s c o u r s t h é o r i q u e sur la transmigration e n émigration réelle. D è s 1789, les n o b l e s c o m p a r e n t le p e u p l e a u x barbares intérieurs q u i e n v a h i s s e n t et ruinent u n p a y s florissant 24 . L e s u n s discernent d a n s ces c h a n g e m e n t s les p r é s a g e s d ' u n r e n o u v e l l e m e n t 2S, p o u r d ' a u t r e s , c ' e s t la fin. L a Révolution française m e t à m o r t le m y t h e f o n d a m e n t a l d e s L u m i è r e s , la croyance a u progrès, à la perfectibilité d e l ' h o m m e et d e la société. J o s e p h d e M a i s t r e affirme d a n s les Soirées de Saint-Pétersbourg ( 1 8 1 5 ) q u e ce r ê v e , é v o l u t i o n graduelle d e la barbarie à la civilisation, était P e r r e u r - m è r e d e c e siècle. L a R é v o l u t i o n fait r e v e n i r a u x théories cycliques d e l ' h i s t o i r e . L e s émigrés v o i e n t dans la terreur et la b a r b a r i e r é v o l u t i o n n a i r e u n e étape t r a g i q u e et logique d e la civilisation. G r i m m écrit a u c o m t e Sergueï R o u m i a n t s e v ( G o t h a , 2 3 n o v e m b r e (4 d é c e m b r e ) 1794) : Cette révolution française ne nous a étonné que par ce que dans le sein de la tranquillité et de la prospérité on ne réfléchit point. Sans quoi nous aurions vu que lorsqu'un peuple est arrivé au plus haut degré de police, sa chute est imminente et inévitable, et nous aurions senti avec Machiavel, que le désordre naît aussi nécessairement de l'ordre et du bonheur d'une certaine durée, que cet ordre renaît ensuite du sein de l'anarchie, de la barbarie et de la confusion 26. L a c a m p a g n e d'Italie lui a p p r e n d q u e la t r a n s m i s s i o n d e s arts p e u t p r e n d r e la forme du pillage d e s œ u v r e s : Je ne saurais me faire à l'idée de la destruction que les beaux-arts vont subir dans leur patrie, ni à l'enlèvement que les barbares projettent déjà et qu'ils effectueront indubitablement, des plus sublimes productions de peinture et de sculpture, de leur pays natal, de la terre classique pour les transporter parmi leur butin, dans cette terre de malédiction où elles s'anéantiront au milieu d'une horde sauvage à laquelle tout Alexandre STROEV, « Vivant Denon et les comtes Potocki », dans Regards sur l'Egypte au temps de Vivant Denon, Chalon-sur-Saône, UTB, 2006 (à paraître). 23 Lettre d'un étranger sur le Sallon de 1787, p. 8. 24 Pierre MICHEL, Un mythe romantique: Les Barbares. 1789-1848, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1981. 25 ^ m e D E STAËL, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800). 26 Bibliothèque d'État de Russie (RGB), Moscou, F. 255, cart. 7, n° 42, fol. 31r°-32v°. L ' I D É E DE LA TRANSMIGRATION DES ARTS 209 sentiment du beau est devenu étranger (Grimm à Catherine H, Gotha, le 18 (29) mai 1796) " . P o u r G r i m m , c o m m e p o u r p l u s i e u r s é m i g r é s , la R u s s i e apparaît c o m m e u n e terre d ' a s i l e , c o m m e l'Italie d e la R e n a i s s a n c e qui offrit u n refuge aux arts fuyant les b a r b a r e s a p r è s la c h u t e d e Constantinople. G a b r i e l Sénac d e M e i l h a n confie à l'artiste peintre D o y e n , p a r t a n t p o u r Saint-Pétersbourg, u n e lettre p o u r Catherine II (Francfort, 1 er février 1 7 9 2 ) : Il me semble être au moment de la chute de l'empire de Constantinople, où tous les gens de génie, les arts et les talents quittaient l'Asie pour se réfugier en Italie sous la protection des Médicis, le climat de Russie n'est pas aussi favorable, mais Votre Majesté aussi bienfaisante aussi éclairée que les Médicis, est bien plus puissante 2S. G r i m m écrit à C a t h e r i n e II le 18 (29) octobre 1793 : Lorsque l'abbé Galiani prophétisait le temps où la langue française serait une langue morte et la langue russe celle des cours, il me faisait apercevoir dans le lointain un point lumineux, frappant, inévitable, mais que j'étais loin de penser, et lui peut-être aussi, que j e verrais l'accomplissement de cette prophétie encore de mon temps. La langue française est morte, rien n'est plus incontestable. Les barbares qui ont tout détruit en France, l'ont changée en moins de quatre ans dans un jargon aussi barbare, aussi bas, aussi dégoûtant qu'eux [...]. Si après avoir tout dévoré en France, ils inondent l'Europe [...], il est évident que d'un côté les arts, les lettres, la police, la culture, la politesse, avec toute la douceur de la vie policée et sociale, fuiront vers l'Amérique et y fonderont leur empire ; de l'autre se confineront dans l'empire de Russie qui en deviendra le centre à l'extrémité de l'Europe et dont la langue dominera alors sur tous les peuples cultivés. Mais ces peuples ne se trouveront plus dans cette Europe ravagée, appauvrie, abrutie et dévastée ; la Russie portera la culture vers l'orient. La barbarie fuira devant son flambeau 29. P o u r renforcer ses a r g u m e n t s , G r i m m t r a n s m e t à l ' i m p é r a t r i c e les Réflexions d e s o n correspondant, le b a r o n K a r l v o n D a l b e r g , coadjuteur d e l ' a r c h e v ê q u e d e M a y e n c e . P o u r l ' h o m m e d ' É t a t a l l e m a n d , la R é v o l u t i o n anéantit le p r o g r è s des nations e u r o p é e n n e s qui imitaient l ' E g y p t e , l a G r è c e et la R o m e . F a c e à la m e n a c e révolutionnaire (« C r a i g n o n s la c o n t a g i o n d e cet esprit dévastateur, et c r a i g n o n s surtout les p r o g r è s d e la corruption »), les arts p e u v e n t j o u e r u n rôle salutaire (« L a civilisation, les sciences et les arts sont le p a l l a d i u m d e l ' h u m a n i t é »). C e p e n d a n t , u n e condition est nécessaire : ils n e fleuriront q u e c h e z u n p e u p l e v i g o u r e u x , e x e m p t d e la corruption, et sous l ' é g i d e d ' u n e sage s o u v e r a i n e , c'est-à-dire, en R u s s i e 30 . A i n s i , les é m i g r é s et leurs s y m p a t h i s a n t s octroient à l ' e m p i r e d e R u s s i e u n e n o u v e l l e m i s s i o n : s a u v e g a r d e r les arts et c o m b a t t r e la barbarie révolutionnaire, r e c o n q u é r i r et faire renaître la F r a n c e , c o m m e a u p a r a v a n t la Russie a été c o n v i é e à « débarbariser » la G r è c e , selon le m o t d e Voltaire. L a p r o p a g a n d e russe n ' h é s i t e p a s à 27 Recueil de la société impériale historique russe (SIRIO), t. 44, p. 713. RGADA, F. 30, op. 1, n° 10 (3), fol. 201r°-202r°. 29 SIRIO, t. 44, p. 487-488. 30 Dalberg à Grimm, Erfurt, 29 avril 1796 ; RGADA, F. 10, op. 3, n° 504, fol. 70r°-71v°. 28 210 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? recourir à ces arguments lors des campagnes contre la France. En 1814-1815, les odes du comte Khvostov, imprimées en russe et en français, chantent l'exploit de la Scythie qui vient pour libérer la Gaule de la tyrannie des ténèbres et l'appelle à s'élever et à changer son sort. L'entrée des cosaques à Paris est censée apporter le règne du bonheur, et faire fleurir les arts et les sciences. En revanche, les publicistes à la solde du Directoire et de Napoléon brandissent la menace de l'invasion des barbares et défendent la nécessité d'une guerre préventive. En 1797, la réputation de Pierre le Grand donne crédit à la fabrication en France de son faux testament contenant un plan d'asservissement de l'Europe. Cet écrit, rendu public en 1812 31, lors de la campagne de Russie, sera diffusé avec la « v r a i e » prophétie de l'empereur russe, pour justifier la guerre de Crimée 32. L'histoire de « l'idée russe » au XIX e siècle dépasse le cadre de notre étude ; notons cependant, en guise de conclusion, que plusieurs éléments du discours de Pierre Ier se réalisèrent, y compris la création d'un État grec indépendant. 31 [Charles Louis LESUR], Des progrès de la puissance russe depuis son origine jusqu'au commencement du XIX' siècle, Paris, Fantin, 1812, p. 176-179. Parmi les publications abondantes, consacrées à ce « testament », citons : Simone BLANC, « Histoire d'une phobie : le Testament de Pierre le Grand », Cahiers du monde russe et soviétique, IX, 1968, p. 265-293 ; Hugh RAGSDALE, « Russian projects of conquest in the eighteenth century », Impérial Russian foreign policy, Cambridge University Press, 1993, p. 75-102 ; Elena JOURDAN, « Le Testament apocryphe de Pierre le Grand. Universalité du texte (1794-1836) », Bulletin de l'Institut Pierre Renouvin, 18, 2004, p. 14-48. 32 Charles-Hippolyte BARAULT-ROULLON, Dangers pour l'Europe. Origine, progrès et état actuel de la puissance russe. Question d'Orient au point de vue politique, religieux et militaire, Paris, Corréard, 1854, p. 477-482. Index A Addison, Joseph, 174, 182, 193, 197, 198 Akenside, Mark, 187 Alaric, 18, 187 Alembert, Jean-Baptiste Le Rond dit d', 26, 85, 176 Alexandre Le Grand, 13 Anaxagore, 155 Antonin le Pieux, 13 Arbuthnot, John, 176 Arcadius, 18 Arioste, Ludovico Ariosto, dit 1', 163 Aristarque de Samothrace, 161 Aristote, 12, 184 Auguste, empereur romain, 16, 84, 187 Augustin, saint, 104 B Bacon, Francis, 193 Baert, Philippe, 146 Bailey, Nathan, 183 Bailly, Jean-Sylvain, 68, 205 Balzac, Honoré de, 160 Baretti, Giuseppe, 183 Baretti, Luca, 161 Bartoli, Giuseppe, 162 Batteux, Charles, 26 Baudelaire, Charles, 160 Bayle, Pierre, 166 Beauchamps, Pierre-François Godard de, 33 Beccaria, Cesare, 164, 166, 167, 171, 176 Beckford, William, 189 Behn,Aphra, 190 Bélisaire, 13 Bembo, Pietro, 170, 171 Berenson, Bernard, 199 Berkeley, George, 182, 193, 197 Bernardin de Saint-Pierre, JacquesHenri, 78, 79, 80 Berni, Francesco, 163 Bernin, Gianlorenzo Bernini, dit le, 151 Bettinelli, Saverio, 170, 178 Bicetti, Giovanni Maria, 164 Blair, Hugh, 190 Blake, William, 191, 192 Boccace, Jean, 163 Boileau, Nicolas, 12, 37, 60 Bonal, Père François de, 109 Bonaparte, Napoléon, 207 Bossuet, Jacques Bénigne, 13, 99, 103 Boswell, James, 56 Boulanger, Nicolas-Antoine, 68 Bourdaloue, Louis, 101 Bourdon de Sigrais, Claude-Guillaume, 32 Boydells, John et Josiah, 191 Bracciolini, Poggio, 194 Bridard de la Garde, Philippe, 38 Brunet de Brou, 30 Buffenoir, Hippolyte, 51 Buflfon, Georges-Louis Leclerc, comte de, 63-80, 167 Buonafede, Appiano, 177, 178 Burke, Edmund, 192 C Cagliostro, Joseph Balsamo dit, 87 Caligula, empereur romain, 18 Calmet, Dom Augustin, 110 212 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Campanella, Tommaso, 194 Campangne, Hervé, 82 Caracalla, empereur romain, 18 Caraccioli, Louis Antoine de, 86 Caravage, Michelangelo Merisi, dit le, 155 Carcano, Francesco, 177 Carli, Gianrinaldo, 166 Carpano, Francesco, 176 Carvalho, v. Pombal, 172 Castel, Louis-Bertrand, 22 Castiglione, Baldassare, 194 Catalani, Giuseppe, 166 Catherine II, tsarine de Russie, 203-207, 209 Cellini, Benvenuto, 163 Charlemagne, 13 Charles-Emmanuel III de Savoie, 163 Charles de Lorraine, 143 Charles III, roi d'Espagne, 173 Charles Quint, 13 Charles XII, roi de Suède, 13 Chateaubriand, François-René, vicomte de, 15, 110, 160 Chaucer, Jeffrey, 190, 192 Chénier, André, 92 Chesterfield, Philip Donner Stanhope, 4 e comte de, 56, 183, 188 Chiari, Pietro, 175 Choisy, François-Thimoléon, abbé de, 34 Chouvalov, Ivan, 203, 204 Cicéron, 184 Citti, Pierre, 92 Clément XIV, pape, 173 Coleridge, Samuel Taylor, 199 Condillac, abbé Etienne Bonnot de, 168 Condorcet, Marie-Jean-Antoine Caritat, marquis de, 17 Constable, William, 182, 190 Constantin, empereur romain, 15 Corancez, Olivier de, 49 Corneille, Pierre, 17, 101, 163 Cowper, William, 198 Crescimbeni, Giovanni Mario, 171 Cromwell, Oliver, 181 Crousaz, Jean-Pierre de, 37 Cumberland, Richard, 190 Cyprien, saint, 17 D Dacier, Anne-Lefëvre, Madame, 25 Dalberg, Karl, baron von, 209 Dalmistro, Angelo, 178 Dante, Durante Alighieri, dit, 163, 191 Darwin, Erasmus, 182 Daubenton, Louis Jean-Marie, 69 Delessert, Etienne, 50 Deleyre, Alexandre, 167, 169 Délia Casa, Giovanni, 163, 171 Démosthène, 84 Denina, Carlo, 171, 174 Descamps, Jean-Baptiste, 143 Descartes, René, 17, 193, 203 Desfontaines, Pierre-François Guyot, 24 De Sève, Jacques, 70 Diderot, Denis, 18, 83, 89, 111, 112, 117,152,204 Didius, Julien, 12 Domitien, empereur romain, 18 Dorât, Claude-Joseph, 27 Doyen, Gabriel François, 209 Dryden, John, 187, 190 Dumesnil, Frédéric, 149 Du Bos, Jean Antoine, 89 Du Perron de Castéra, Louis-Adrien, 29 Du Verdier, Antoine, 82 E Edouard Ier, roi d'Angleterre, 190 Einstein, Albert, 198 Elizabeth Ire, reine d'Angleterre, 195 Empédocle, 155 Epicure, 47 Erasme, Didier, 182 Eschyle, 102 Euripide, 85, 102 F Falconet, Etienne-Maurice, 154 INDEX Félibien, 152 Feller, François-Xavier de, 78, 84 Fénelon, François de Salignac de la Mothe, 101 Finocchietti, comte, 178 Fiorenzuola, Luciano, 178 Firmian, Carlo comte de, 174 Fitzmaurice, Thomas, 51 Fléchier, Valentin-Esprit, 101 Fletcher, John, 186 Fleury, Claude, 105 Fontenelle, Bernard Le Bovier de, 11, 26, 84, 101 Fontette de Sommery, M"e, 35 Formey, Samuel, 25 Fougeret de Montbron (ou Monbron), Louis Charles, 56 Francavilla, Pietro, 12 François I™, roi de France, 16 Frédéric II de Prusse, 171 Fréron, Elie, 99 Frisi, Paolo, 166 Fuseli, Johann Heinrich Fiissli, en angl. Henry, 191 G Gainsborough, John, 182, 190 Galiani, abbé Ferdinando, 209 Galien, 159 Gallus, empereur romain, 18 Garrick, David, 164 Gassendi, Pierre Dassend dit, 20 Genest, Charles-Claude, 110 Gengis Khan, 13 Genovesi, Antonio, 164, 173, 175 Georges III, roi d'Angleterre, 164 Gerdil, Giacinto Sigismondo, 165 Gibbon, Edward, 13, 81, 193, 194 Gide, André, 199 Gilbert, Nicolas, 90 Girodet, Anne Louis Girodet de Roucy, dit, 160 Godard d'Aucour, Claude, 25 Goethe, Johan Wolfgang von, 153 Goldoni, Carlo, 164, 175, 177 213 Goldsmith, Oliver, 199 Gorani, Giuseppe, 168 Gozzi, Carlo, 164, 175 Gozzi, Gasparo, 162, 163, 164, 174, 175, 178 Graffigny, Françoise de, 35 Gray, Thomas, 190 Greppi, Antonio, 174,176 Grimm, Friedrich Melchior baron de, 98, 203, 204, 207, 208, 209 Guérin, François Narcisse, 160 Guicciardini, Francesco, 163 Guillot de la Chassagne, abbé, 24 H Hacquart, Malachie, 117 Hannon, roi et navigateur carthaginois, 18 Harvey, John, 182 Henri III, roi de France, 16 Henri IV, roi de France, 16 Hobbes, Thomas, 14, 166, 192 Hogarth, William, 182, 184, 196 Holbach Paul-Henri, baron d', 117 Home, Henry, 190 Homère, 11, 102, 186, 188, 190 Honorius, 18 Hook, Robert, 182 Horace, 12,60, 188 Houdar de La Motte, Antoine LamotteHoudardit, 11, 101 Huet, Daniel, 30 Humboldt, Wilhelm von, 60 Hume, David, 182, 188, 193, 194, 196, 198, 199 I Infelise, Mario, 162 J Jaucourt, Louis, chevalier de, 91 Jean de Bologne, 12 Johnson, Samuel, 163, 164, 172, 174, 183, 184, 198 Jonson, Ben, 186 214 LE XVIIIe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Joseph II, empereur, 118, 122, 173 Julien, empereur romain, 13 Justinien, empereur romain, 14 K Kant, Emmanuel, 97 Kaunitz-Rittberg, Wenzel Anton von, 148, 149, 173, 176 Khvostov, Dimitri Ivanovich, comte, 210 L La Bruyère, Jean de, 105 Lagrange, Joseph Louis, comte de, 168 La Harpe, Jean-François Delaharpe, dit de, 105 Lamb, Charles, 200 Lambert, Claude-François, 29 Lambertini, Prospero, pape Benedetto XIV, 168 Languet de Gergy, Jean Joseph, 107 Las Casas, Bartholomé de, 18 La Croix du Maine, François Grudé, sieur de, 82 La Fontaine, Jean de, 101 La Morlière, Charles de, 25 La Roche-Guilhem, M"e de, 32 Leclerc, Jacques-Antoine, 118 Leibniz, Gottfried Wilhelm, 202, 205 Lenglet du Fresnoy, Nicolas, 32 Le Noble, Eustache, 32 Lens, André Corneille, 147 Lessing, Gotthold Ephraim, 153, 173 Leveridge, Richard, 195, 196 Ligne, Charles Joseph de, 60 Linguet, Simon, Nicolas Henri, 85 Littré, Emile, 152 Locke, John, 17, 165, 168, 176, 182, 192, 193 Louis, Antoine, 57 Louis XIV, roi de France, 12 Louis XV, roi de France, 12 Louis XVI, roi de France, 164 Lucain, 101 M Mably, Gabriel Bonnot de, 92 Machiavel, Niccolô Machiavelli, dit Nicolas, 163, 194, 208 Maintenon, Françoise d'Aubigné, marquise de, 105 Maistre, Joseph de, 208 Malebranche, Nicolas, 193 Mallarmé, Stéphane, 159 Mann, Théodore-Augustin, abbé, 112 Marc Aurèle, empereur romain, 13 Marie-Thérèse, impératrice, 118, 120, 122, 147, 173 Marius, 18 Marivaux, Pierre Carlet de Chamblain de, 11,35 Marmontel, Jean-François, 27, 204 Marsollier des Vivetières, Bruno-Jean, 87 Mascheroni, Lorenzo, 178 Mayer, Charles-Joseph de, 30 Melon, Jean-François, 18 Ménard, Léon, 29 Mensaert, Guillaume, 143 Mercier, Louis-Sébastien, 60 Mesmer, Franz Anton, 87, 100 Métastase, Pierre, 163 Mettra, Louis François, 90 Michel, J. F. M., 145 Michel-Ange, Michelangelo Buonarotti, dit, 154, 199 Michelet, Jules, 60 Mill, John Stuart, 199, 200 Miller, James, 195 Milton, John, 186, 187, 188, 190, 191, 192 Mirabeau, Victor Riqueti, marquis de, 112 Montaigne, Michel Eyquem de, 97 Montesquieu, Charles Louis de Secondât, baron de la Brède et de, 11,81, 112, 167, 173 Moras, comtesse de, 35 Mouhy, Charles de Fieux, chevalier de, 35 INDEX 215 Muratori, Lodovico Antonio, 166, 169, 173 Mutoni, Filippo, 176 Q N R Narsès, 15 Néron, empereur romain, 18, 88 Newton, Isaac, 17, 182, 193 Nietzsche, Friedrich, 41, 45 Numa Pompilius, roi légendaire de Rome, 184 Racine, Jean, 101 Racine, Louis, 105, 106, 163 Ranuci, dono d'Aletès, 35 Raphaël, Raffaello Sanzio, dit, 199 Raynal, abbé Guillaume, 98 Regulus, 43 Reid, Thomas, 192, 193 Reynolds, Joshua, 164, 182, 185, 191 Richelieu, Armand-Jean Du Plessis, duc, cardinal de, 101 Rigoley de Juvigny, Jean-Antoine, 82, 99, 100 Rimbaud, Arthur, 51 Rivet de La Grange, Dom Antoine, 82 Robiano, Jean-Joseph de, 121 Robinet, Jean-Baptiste, 81 Rollin, Charles, 28 Romney, George, 191 Rondet, Laurent-Etienne, 110 Roumiantsev, Sergueï, 208 Rousseau, Jean-Jacques, 36, 41-45, 47, 49, 58, 85, 102, 165, 167, 199, 202, 203, 208 Rousseau, Jean François Xavier, 50 Rubens, Pierre Paul, 144 Ruskin, John, 190 O Occam, Guillaume d', 20 Optatianus, Publilius Porphyrius, 181 Ovide, 26, 60, 84 P Panckoucke, Charles Joseph, 56 Parini, Giuseppe, 164 Parménide, 155 Perrault, Charles, 101 Perec, Georges, 181 Petty, Sir William, 19 Philippe II, 13 Picasso, Pablo, 199 Pierre Ier, dit le Grand, tsar de Russie, 201, 202, 203, 206, 210 Pitt, William, 198 Plutarque, 42, 47, 155 Poe, Edgar Allan, 49 Polybe, 184 Pombal, José Carvalho, comte d'Oeiras, marquis de, 172 Pomponazzi, Pietro, 194 Pontano, Giovanni, 194 Pope, Alexandre, 161 Porée, Charles Gabriel, 38 Porphyre, empereur romain, 155 Potocki, Stanislas Kostka, comte, 207, 208 Proust, Marcel, 199 Puget, Pierre, 154 Quirini, Angelo Maria, cardinal, 162 S Sabatier, André-Hyacinthe, 86 Sabatier de Castres, Antoine, 84 Sacy, Claude Louis Michel de, 28 Sadolet, Jacques, 151 Saint-Fargeau, M. de, 52 Saint-Quenain, 28 Saint-Simon, Louis de Rouvroy, duc de, 21, 107 Sannazaro, Jacopo, 194 Scevola, Mucius, 42 Scylax de Caryanda, 18 Sénac de Meilhan, Gabriel, 86, 209 216 LE XVm e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Sénèque, 88, 101 Servan, 93 Sévigné, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de, 35 Shaftesbury, Anthony Ashley Cooper, 3 e comte de, 182, 185, 186, 187, 192, 193 Shakespeare, William, 164, 171, 186, 187, 190, 191, 192 Shelley, Percy Bysshe, 199 Simon, Richard, 104 Socrate, 187, 192 Soldini, Fabio, 162 Solomon, roi d'Israël, 189 Sonnini de Manoncourt, Charles Nicolas-Sigisbert, 77 Sophocle, 85, 102 Sparvenfeld, baron de, 202 Spinoza, Baruch, 104 Spirlet, Nicolas, abbé de Saint-Hubert, 117 Starobinski, Jean, 11, 95 Steele, Richard, 174, 182 Suard, Jean-Baptiste, 91 Swift, Jonathan, 182, 188, 196 Sylla, 18 T Tanucci, Antonio Bernardo, 173 Tasse, Torquato Tasso dit le, 188 Tesio, Antonia Caterina, 161 Théodose, empereur romain, 15 Thomas, Ant.-Léonard, 83 Thomson, James, 185 Tibère, empereur romain, 14, 16, 188 Titus, empereur romain, 13 Toland, John, 184 Trajan, empereur romain, 13 Trevelyan, George Macaulay, 184 U Urfé, Honoré d \ 34 V Vanneschi, Ettore, 163 Van Dyck, Antoon, 144, 182 Verhulst, Gabriel François de, 149 Verri, Alessandro, 171 Verri, Pietro, 164, 166, 167, 174-177 Verschaffelt, Pierre Antoine, 146 Vertot, René Aubert, abbé de, 13 Vico, Giambattista, 15, 202 Victoria, reine d'Angleterre, 184, 185 Villani, Giovanni, 163 Villani, Nicola, 171 Villiers, George, 2" duc de Buckingham, 187 Virgile, 26, 60, 160, 188, 190 Volney, Constantin François de Chasseboeuf, comte de, 15, 206 Voltaire, François Marie Arouet, dit, 28, 5 1 , 6 0 , 8 3 , 9 8 , 117, 163, 167, 171, 203, 204, 205, 206, 209 Vossius, Isaac, 19 W Waller, Edmund, 188 Walpole, Horace, 189, 190 Warburton, William, 189 Watelet, Claude Henri, 151 Weber, Friedrich Christian, 201 West, Benjamin, 190, 191 Westenrieder, Lorenz von, 97 Winckelmann, Johann Joachim, 151 Winslow, Jacques Bénigne, 57 Wolfe, James, 198 Wordsworth, William, 190, 191, 199 X Xénophon, 42, 187 Y Young, Edward, 186, 198 Z Zatta, Antonio, 161, 178 Liste des auteurs Valérie ANDRÉ est chercheur qualifié du Fonds national de la recherche scientifique et chargée de cours à l'Université libre de Bruxelles. Elle est l'auteur de trois monographies et d'une édition critique, publiées aux Éditions Honoré Champion : Le roman du libertinage (1782-1815). Redécouverte et réhabilitation (1997) — Le Traité sur la tolérance de Voltaire. Un champion des Lumières contre le fanatisme (1999) — Les mémoires de Jean-Baptiste Louvet ou la tentation du roman (2000). — Louise Fusil, Souvenirs d'une actrice. Édition critique par Valérie André (2006). Elle participe à l'édition des Œuvres complètes du prince de Ligne, chez le même éditeur. Contact : vandre@ulb.ac.be. Benoît D E BAERE est chargé de recherches du Fonds de la recherche scientifique (FWO, Flandre). Il est rattaché au département de français de l'Université de Gand et professeur associé à l'Université Laval de Québec. Ses recherches portent sur l'histoire naturelle et, plus particulièrement, sur ses rapports avec la rhétorique. Il est l'auteur de Trois introductions à l'abbé Pluche (Droz, 2001) et de La pensée cosmogonique de Buffon (Honoré Champion, 2004). Dans le domaine de la théorie littéraire, il a publié Les études littéraires et la sémiotique des « mondes possible » (Communication and Cognition, 2000). Contact : benoit.debaere@ugent.be. Thierry FAVIER, maître de conférences à l'Université de Bourgogne, actuellement en délégation au Centre de musique baroque de Versailles (UMR 2162), est spécialiste de la musique religieuse française des XVIP et XVIII e siècles. Ses travaux portent essentiellement sur la musique spirituelle, à laquelle il a consacré plusieurs articles et un ouvrage (Le Chant des muses chrétiennes. Cantiques spirituels et dévotion à la fin du Grand Siècle, Société française de Musicologie, à paraître), et sur le grand motet. 218 LE XVIHe, UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Il a codirigé avec Manuel Couvreur un ouvrage collectif sur Le plaisir musical en France au XVIIe siècle (Mardaga, 2006). Contact : thierryfavier@yahoo,fr. Andréa GATTI, licencié en philosophie (Université de Bologne) et docteur en histoire de l'art moderne et contemporain (Université de Fribourg, Suisse), enseigne l'esthétique à l'Université de Ferrare. Il consacre l'essentiel de ses recherches à l'histoire de la philosophie anglaise moderne et contemporaine, et a publié à ce sujet de nombreux articles et ouvrages, dont notamment « Il gentile Platone d'Europa ». Quattro saggi su Lord Shaftesbury (Udine, 2000) et « Et in Britannia Plato ». Studi sull 'estetica del platonismo inglese (Bologne, 2001). Il a en outre dirigé l'édition italienne des Discours sur l'art de Joshua Reynolds et des Moralistes de Lord Shaftesbury. Contact : andrea.gatti@unife.it. Jan HERMAN est professeur de littérature française à la Katholieke Universiteit Leuven. Auteur d'une thèse sur le roman par lettres au XVIII e siècle (Le Mensonge romanesque, 1989), il a élargi progressivement son champ d'intérêt à l'analyse narratologique et rhétorique du roman de l'Âge classique et en particulier à l'étude de la théorie de la prose narrative telle qu'elle se constitue dans les avant-textes (Incognito et Roman (1998), Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle (1999)). En collaboration avec Paul Pelckmans (Université d'Anvers) ou Fernand Hallyn (Université de Gand), il organise régulièrement des colloques sur le roman d'Ancien Régime (L'Épreuve du lecteur (1994), Le Topos du manuscrit trouvé (1999), Jean Potocki (2001), Robert Challe (2003), Traduire l'émotion (2004), Préfaces romanesques (2004), Madame Riccoboni (2006). Contact : jan.herman@arts.kuleuven.ac.be. Nathalie KREMER est chargée de recherches du Fonds de la recherche scientifique — Flandre (FWO) — à la Katholieke Universiteit Leuven. Elle a soutenu sa thèse de doctorat en décembre 2005 sur la notion de vraisemblance dans les discours poétique et esthétique à l'âge classique (« « Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable ». La notion de vraisemblance au XVIII e siècle »). Membre actif du Centre de recherche sur le roman du XVIII e siècle (R-18), elle prépare une publication en collaboration avec Jan Herman et Mladen Kozul sur le roman du XVIII e siècle (La Reconnaissance littéraire : le roman véritable, à paraître aux éditions Peeters en 2007). Son principal champ d'étude concerne les mythes de Pygmalion et de Prométhée dans l'esthétique moderne, qui la mènent à explorer les questions de la séduction, de la perception et de la création de l'art, à travers le rapport entre le visible, le lisible et le palpable. Contact : Nathalie.Kremer@arts.kuleuven.be. Tanguy L'AMINOT est chercheur au Centre national de la recherche scientifique. Docteur d'État ès-Lettres, il est responsable de l'Équipe J.-J. Rousseau au Centre d'étude de la langue et de la littérature françaises des XVII e et XVIII e siècles de l'Université de Paris IV-Sorbonne et directeur-fondateur de la revue Études J. J. Rousseau. Ses travaux portent principalement sur la réception de la pensée et de l'œuvre du Citoyen de Genève aux XIX e et XX e siècles. Il est également l'auteur LISTE DES AUTEURS 219 d'une édition d'Emile (Classiques Garnier) et du Contrat social (L'Âge d'Homme). Contact : tanguy-raminot@netcourrier.com. Christophe LOIR, historien et historien d'art, docteur en Philosophie et Lettres de l'Université libre de Bruxelles, est chercheur qualifié au Fonds national de la recherche scientifique (FNRS). Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur l'histoire culturelle des XVIII e et XIX e siècles : La sécularisation des œuvres d'art dans le Brabant (1773-1842). La création du musée de Bruxelles, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1998 (Études sur le XVIII' siècle, volume hors série 8) ; L'émergence des beaux-arts en Belgique : institutions, artistes, public et patrimoine de 1773 à 1835, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 2004 {Études sur le XVIIIe siècle, volume hors série 10) et Bruxelles néo-classique. Émergence d'une cité moderne (1760-1840), Bruxelles, CFC Éditions (à paraître en 2007). Contact : cloir@ulb.ac.be. Didier MASSEAU, né en 1942, est professeur émérite de littérature française du XVIII e siècle à l'Université de Tours, et membre du groupe de recherches « Histoire des représentations » de la même université. Il a écrit de nombreux articles sur le roman à l'époque des Lumières, sur ses modes de réception, et les pratiques de lecture qui l'accompagnent. Il s'est également intéressé aux problèmes posés par la diffusion des idées : réseaux culturels, institutions, et naissance de l'intellectuel. Il est notamment l'auteur de / 'Invention de l'intellectuel dans l'Europe du XVIII' siècle, PUF, 1990, des Ennemis des Philosophes, l'antiphilosophie au temps des Lumières, Albin Michel, 2000. Dans cette perspective, il a dirigé un colloque intitulé Les marges des Lumières françaises, 1750-1789, Droz, 2004. Il a également publié, en collaboration avec Jean Goulemot et André Magnan, Inventaire Voltaire, coll. Quarto, aux éditions Gallimard, 1995. Il vient de rééditer des extraits des Mémoires de Madame de Genlis au Mercure de France. Il est membre du comité scientifique de la Bibliothèque des Lumières, Droz, Genève. Contact : didiermasseau@wanadoo.fr Fabrice PREYAT est docteur en Philosophie et Lettres de l'Université libre de Bruxelles et chercheur qualifié auprès du FNRS. Ses travaux envisagent les rapports entre mécénat religieux, littérature et théologie. Après une thèse consacrée au Petit Concile de Bossuet et la christianisation des mœurs et des pratiques littéraires sous Louis XIV, il mène actuellement des recherches sur les conditions d'émergence de l'écrivain catholique à travers la littérature apologétique des Lumières. Contact : fpreyat@ulb.ac.be. Alexandre STROEV, professeur de littérature comparée à l'Université de Paris III — Sorbonne nouvelle, a notamment publié Les Aventuriers des Lumières (Paris, 1997, Moscou, 1998), et Ériger une République souveraine, libre et indépendante (en collaboration avec I. Mihaila ; Bucarest, 2001). Il est également l'éditeur scientifique, en russe et en français, des ouvrages suivants : Le Conte littéraire français du XVII" et du XVIII' siècles (Moscou, 1990) ; Giacomo Casanova, Histoire de ma vie (5 éd., Moscou, 1990, 1991, 1997, 2003) ; Comment faire un roman policier (Moscou, 220 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? 1990) ; Livres et lecture en Russie (Paris, 1996) ; Voltaire et la Russie (en collaboration avec A. Mikhaïlov, Moscou, 1999) ; Voltaire et Catherine II, Correspondance (Paris, 2006). Contact : alexandre.stroev@libertysurf.fr. Sylvie THOREL-CAILLETEAU, professeur de Littérature française à l'Université Lille-3, consacre ses travaux actuels aux effets de la Terreur sur l'histoire de la représentation. Elle a annoté pour la collection Folio, dans cette perspective, Le Collier de la reine et Le Chevalier de Maison-Rouge d'Alexandre Dumas, et achève un ouvrage consacré au devenir de la notion de grâce après 1793. Contact : Sylvie.Thorel@club-internet.fr. Olivier VANDERHAEGHEN, licencié en Histoire et en Philosophie de l'Université libre de Bruxelles, est chercheur indépendant et membre associé du Groupe d'étude sur le XVIII e siècle de l'ULB. Il oriente ses recherches vers l'histoire diplomatique, religieuse et philosophique (histoire des idées et des mentalités) des Pays-Bas au siècle des Lumières. Outre plusieurs articles touchant la diplomatie et l'histoire de l'ancienne abbaye de Saint-Hubert, il a publié en 2003 : La diplomatie belgoliégeoise à l'épreuve. Histoire des relations entre les Pays-Bas autrichiens et la principauté de Liège au XVIIIe siècle {Études sur le XVIIIe siècle, vol 30). Contact : ovdhaegh@hotmail.com. Christophe VAN STAEN est docteur en Philosophie et Lettres de l'Université libre de Bruxelles, membre de l'équipe Rousseau (UMR 8599 du CNRS, Paris IV-Sorbonne) et du Groupe d'étude du XVIII e siècle à l'Université libre de Bruxelles. Il poursuit des recherches sur Jean-Jacques Rousseau face à son interprète, et sur l'inscription de son système dans l'histoire générale de la philosophie organique. Contact : cvanstaen@hotmail.com. Laurent VERSINI , ancien élève de l'École normale supérieure et professeur émérite de la Sorbonne, a travaillé sur Laclos et le roman au XVffl e siècle (Laclos et la tradition, Kincksiek, 1968 — Laclos, Œuvres complètes, Pléiade, 1797, 1987 , 2001 — Le roman épistolaire, « Bouquins », 1994-1997 — Diderot alias Frère Tonpla, Hachette, 1996) ainsi que sur Montesquieu (Lettrespersanes, Imprimerie nationale, 1986 — De l'esprit des lois, Folio essais, 1995 — Baroque Montesquieu, Droz, 2004). Maria Giuseppina VITALI-VOLANT, titulaire d'un doctorat en Littératures et civilisations étrangères (Études italiennes, Paris-VIII), est chargée de cours à l'Université du Littoral Côte d'Opale (Dunkerque) et responsable de la bibliothèque de l'École supérieure des beaux-arts de Dunkerque. Spécialiste des Lumières italiennes, elle a notamment publié Cesare Beccaria (1738-1794) Cours et discours d'économie politique (Paris, L'Harmattan, 2005). En avril 2006, elle a présenté au colloque « Exils, migrations, création » de l'Université de Paris-XII une communication intitulée «Lettres de l'exil de Giuseppe Gorani (Milan 1740-Genève 1819) en Suisse. L'errance et les persécutions d'un témoin de l'Histoire » (à paraître en 2007). Contact : maria.volant@club-internet.fr. Table des matières Préface Valérie ANDRÉ 7 Montesquieu et la hantise de la décadence Laurent VERSINI 11 « Quand les muses se font épicuriennes ». Décadence du goût et valorisation du naturel dans le discours sur le roman au XVIIP siècle Jan HERMAN et Nathalie KREMER 23 Emile, un décadent au sein de la décadence Tanguy L'Aminot 41 Le sacre de la haine Dégénérescence et mise à mort chez Jean-Jacques Rousseau Christophe VAN STAEN 49 Des savanes noyées de la Guyane aux soleils de verdure de l'Île-de-France : nature, ruine et décadence dans l'œuvre de Buffon Benoît D E BAERE 63 L'idée de décadence à la fin de l'Ancien Régime : enjeu d'une polémique ou inquiétude partagée ? Didier MASSEAU 81 Critique apologétique de la décadence et religion du goût La dégénérescence des lettres chez Caraccioli et Rigoley de Juvigny Fabrice PREYAT 97 222 LE XVIII e , UN SIÈCLE DE DÉCADENCE ? Décadence et discours sur la décadence du clergé régulier dans les Pays-Bas autrichiens au siècle des Lumières Olivier VANDERHAEGHEN 111 « Sous l'apparence du plaisir... » Morale et religion dans le discours sur le Grand Motet au XVIIP siècle Thierry FAVIER 123 Le discours sur la décadence artistique dans les Pays-Bas autrichiens durant la seconde moitié du XVIIP siècle Christophe LOIR 143 Winckelmann, la décadence de la grâce Sylvie THOREL-CAILLETEAU 151 La fureur polémique d'Aristarco Scannabue (alias Giuseppe Baretti, Turin 1719 — Londres 1789) protagoniste de La Frusta letteraria Un témoignage de la crise des Lumières italiennes Maria G. VITALI-VOLANT 161 Décadence as a Palindrome: Eighteenth-Century England Andréa GATTI 181 L'idée de la transmigration des arts au XVIIP siècle et la destinée de la Russie Alexandre STROEV 201 Index 211 Liste des auteurs 217 Table des matières 221 Sans doute peu de lecteurs du XXIe siècle répondraient-ils positivement à la question posée en tête de ce volume. Et le fait même de la formuler pourra paraître incongru à certains. Ce serait ignorer, cependant, qu'en plein siècle des Lumières, de nombreuses voix se sont élevées afin de mettre en doute les progrès dont on se targuait généralement dans les différents domaines de la connaissance, des arts, ou de la littérature. Et ces voix n'émanaient pas que des antiPhilosophes, loin de là ! Dans le camp philosophique luimême, en effet, les plus grands auteurs - Rousseau, bien sûr, mais aussi Voltaire ou Montesquieu, par exemple - n'ont pas manqué de comparer défavorablement leur propre époque aux précédentes, jugées plus fastes, plus sages, ou comme ayant fait preuve d'un goût plus sûr. L'Antiquité, cela va sans dire, se taille la part du lion dans ces flatteuses appréciations, mais aussi, notamment, un XVII* siècle que l'éclat du Roi-Soleil nimbe encore d'un énorme prestige. Tour à tour, tous les domaines de la vie sociale sont passés au crible par les censeurs des turpitudes du siècle : décadence des moeurs et de l'art de gouverner, laxisme des couvents, recul de la musique religieuse « inspirée » devant un art désormais voué au seul plaisir, vogue dangereuse du « trop facile » roman, utopies aventureuses menaçant l'ordre social, etc. Face à ce constat plutôt inquiétant, nombreux sont les auteurs qui finissent par se résigner à imputer aux « lois de l'histoire », ou même parfois à celles de l'évolution de l'espèce humaine, cette « décadence » somme toute inévitable puisqu'elle se trouve en germe dans tous les apogées. O n se convainc par conséquent, en lisant ce volume, que derrière le masque optimiste des Lumières et le rêve qu'elles portent d'un avenir meilleur, les hommes du dix-huitième siècle pressentaient avec acuité, mais non sans trouble, l'approche d'une impasse sociétale qui allait bientôt conduire aux bouleversements que l'on sait. Entre nostalgie d'un passé déjà révolu et anticipations audacieuses d'un futur encore espéré, la tension était manifestement devenue trop forte. 3N 2-8004-1383-2 A l'appel du Groupe d'étude du XVIIIe siècle de l'Université libre de Bruxelles, une quinzaine de chercheurs belges, français et italiens se sont penchés sur ce thème, sans doute trop peu étudié jusqu'à présent. v.editions-universite-bruxelles.b*