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Enfants du Goulag Enfants du Goulag Marta Craveri Anne-Marie Losonczy CONTEMPORAINES Une nouvelle histoire du temps présent Collection dirigée par Denis Peschanski et Henry Rousso En couverture : Child working in the forest © The Genocide and Resistance Research Center of Lithuania, Vilnius. Composition : Valérie Salvo Relecture-correction : Elisabeth Maucollot Le code de la propriété intellectuelle n’autorise que « les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » [article L. 122-5] ; il autorise également les courtes citations effectuées dans un but d’exemple ou d’illustration. En revanche « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » [article L. 122-4]. La loi 95-4 du 3 janvier 1994 a confié au C.F.C. (Centre français de l’exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris), l’exclusivité de la gestion du droit de reprographie. Toute photocopie d’œuvres protégées, exécutée sans son accord préalable, constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. © Éditions Belin/Humensis, 2017 170 bis, boulevard du Montparnasse, 75680 Paris cedex 14 ISSN 2551-3621 ISBN 978-2-410-00353-6 À la mémoire de Géza Losonczy Pour Marc, Alicia, Alma et Stéphane Mer d u Nord NORVÈGE SUÈDE ALLEMAGNE TCHÉ O COSL . HONG. FINLANDE Lettonie Estonie Lituanie Riga POLOGNE Vilnius SaintPétersbourg Biélorussie Lviv Arkhangelsk Ukraine Moscou Kotlas l Kiev Moldavie a ROUMANIE U R S S r Odessa u Donbass lga Samara Sibérie SYRIE Astrakhan Géorgie Arménie seï TURQUIE Tbilissi er ne M pien s Ca Azerbaïdjan Tomsk Omsk Mer d’Aral Kazakhstan Karaganda Bakou IRAK Ouzbékistan Turkménistan Samarkand IRAN Kirghizstan Tadjikistan AFGHANISTAN 500 km Ob occidentale Tcheliabinsk Iénis Vo O Mer Noire EMPIRE DES INDES Zones d’origine et zones de déportation des témoins cités dans l’ouvrage Irt ych Altaï ÉTATSUNIS OCÉAN ARCTIQUE Me r de s La p t ev Nijne-Kolymsk Kolyma Lena Magadan S S Sibérie orientale Iakoutsk Mer Ob Iénis d ’O k h o t s k seï Tomsk Lac Baïkal Irkoutsk Bouriatie Altaï MONGOLIE Vladivostok JAPON CORÉE CHINE Frontière internationale Zone d'origine des déportés Limite interne à l'URSS Zone de déportation INTRODUCTION Arrêtés en pleine nuit, chez eux ou dans la rue, embarqués dans des wagons à bestiaux, ils sont emmenés seuls ou avec leurs familles amputées du père. Pendant des semaines, la peur et la faim au ventre, ils voient par la lucarne défiler des steppes, des montagnes, des fleuves et des forêts interminables à l’approche du Grand Nord, de la Sibérie ou de l’Asie centrale soviétique. S’ils survivent aux épidémies, au froid, au travail forcé, à la violence et à la faim, ils grandissent dans des camps de travail ou dans des villages perdus et misérables, souvent transférés d’un lieu à l’autre. Ils habitent des huttes et des cabanes sans fenêtres ou des orphelinats délabrés et glaciaux. Ravagés par la faim, le froid, les maladies et le travail forcé, ils voient leurs proches s’épuiser et mourir et doivent se débrouiller sans relâche pour survivre. Ils ont deux ans, six ans, huit ans… tout au plus seize ans : ce sont des enfants. Qu’y a-t-il de singulier dans le regard enfantin sur la déportation ? Serait-ce un mélange 11 ENFANTS DU GOULAG paradoxal entre des violences vues et subies et des moments de découverte, d’amitié, de joie et de partage ? Comment le danger et l’insolite deviennent-ils la routine ? Comment construire une vie, après la libération, dans un pays natal devenu étranger, marqué par la suspicion et un silence épais autour de la répression ? Que faire de ces souvenirs et de ces deuils lancinants pendant et après le régime communiste ? Cesse-t-on jamais de se vivre comme déporté ? De 1939 jusqu’au début des années 1950, près d’un million d’Européens sont déportés en URSS dans les camps de travail ou dans des villages isolés du Grand Nord soviétique, de la Sibérie et des steppes kazakhes. Parmi eux, nombre d’enfants et d’adolescents. C’est autour des récits de vie oraux de certains d’entre eux que ce livre restitue un pan longtemps occulté et méconnu de l’histoire du Goulag : celle des enfants déplacés de force des pays d’Europe centrale et orientale en URSS. Il se fonde sur l’hypothèse d’une spécificité de l’expérience et de la mémoire des déportés d’origine européenne par rapport à celle des témoins soviétiques1, hypothèse centrale dans le projet Mémoires européennes du Goulag2. Cette enquête a été menée entre 2008 et 2012, par une équipe européenne de chercheurs dont nous faisions partie, composée d’anthropologues, de géographes, d’historiens et de sociologues, de huit nationalités. Le projet avait comme objectif la constitution d’archives sonores accompagnées de photos et de documents personnels rassemblés dans une base de données 12 INTRODUCTION et présentés dans un musée virtuel qui accorde une place prépondérante aux parcours individuels3. Nous sommes partis à la recherche de documents d’archives, de témoignages de survivants, d’objets et de documents personnels liés à la déportation en Union soviétique de citoyens appartenant aux pays de l’Europe centrale et orientale : Allemagne, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République Tchèque, Roumanie, Slovaquie, Ukraine. Nous avons retrouvé un certain nombre de ces personnes dans les pays où ils se sont établis après leur libération comme l’Italie, la France et le Royaume-Uni mais aussi ceux qui sont restés près des lieux de leur déportation en Sibérie et au Kazakhstan Ainsi, pour écrire cet ouvrage, nous avons pu travailler sur un corpus de 180 témoignages : de multiples voix qui racontent l’expérience de la déportation en onze langues différentes. Déporter pour régner L’historiographie du Goulag s’est prioritairement concentrée sur les aspects politiques, démographiques et administratifs. On entend par Goulag l’ensemble du système de travail forcé, non seulement les complexes pénitentiaires avec leurs camps, colonies, hôpitaux, prisons et villages de déportations mais aussi le tissu économique mobilisant des détenus, des prisonniers de guerre et des exilés comme main-d’œuvre captive. De nombreuses monographies portant sur les hauts lieux du travail forcé et de la régulation sociale par la terreur 13 ENFANTS DU GOULAG ont vu le jour ces quinze dernières années. Ces travaux éclairent la centralité du système dans la société soviétique et son rôle de marginalisation de groupes sociaux et ethniques entiers. Ils montrent que le monde du Goulag s’organise progressivement à partir de la fin des années vingt et se déploie avec encore plus d’intensité dans l’après-guerre. Entre 1930 et 1952, quelque 18 millions de personnes ont été détenues dans un camp, 6 millions de colons exilés avec leurs familles dans des villages de déportation, chiffres auxquels s’ajoutent plus de 4 millions de prisonniers de guerre en régime de travail forcé, soit un total de 28 millions de personnes soumises au travil forcé sous la tutelle de la police politique4. En effet, en Union Soviétique, dès le début des années 1930, les personnes astreintes au travail forcé sous la tutelle de la police politique relèvent de deux catégories administratives : d’une part les prisonniers des camps (zaključennye), d’autre part les déplacés spéciaux dans des villages de peuplement (specposelency). Les premiers purgent une peine de détention individuelle, infligée par l’une des nombreuses instances judiciaires et extrajudiciaires, en vertu des articles du Code pénal de droit commun ou de l’un des 14 alinéas de l’article 58, portant sur les crimes politiques. Le détenu purge sa peine de travaux forcés dans des camps ou dans des colonies, selon la durée de la condamnation. En revanche, les déplacés spéciaux sont visés en tant que groupe social ou ethnique réputé dangereux pour le 14 INTRODUCTION pouvoir soviétique. Sur décision administrative, ils sont déportés collectivement et en famille, assignés à résidence dans des villages de peuplement où ils construisent leurs propres baraques et travaillent dans des exploitations agricoles et forestières sous la férule de commandants responsables de leur surveillance. Parfois on les emploie aussi dans l’industrie naissante. Officiellement ils continuent à jouir de leurs droits civiques, mais sont contraints aux lourds travaux assignés par les autorités. Censés percevoir un salaire, le plus souvent en nature, ils peuvent se déplacer librement dans le périmètre de leur village, mais doivent pointer au bureau de l’administration locale une ou plusieurs fois par mois. S’il existe des témoignages écrits et des études sur la vie quotidienne dans les camps, celle dans les villages de peuplement et la diversité des expériences vécues du Goulag ont mérité moins d’attention de la part des chercheurs. La trajectoire des enfants dans l’univers concentrationnaire soviétique constitue un pan largement méconnu de cette expérience historique. L’une des raisons en est que les documents d’archives connus identifient rarement cette population comme spécifique. En outre, les rares ouvrages qui l’abordent le font soit dans un cadre strictement national, soit en considérant prioritairement la population infantile des camps de travail5. Dès lors, l’histoire et l’expérience des enfants déplacés de force avec leurs familles ou nés au Goulag n’apparaissent pas comme objet d’étude de plein droit. 15 ENFANTS DU GOULAG Cette situation contraste fortement avec le statut de l’enfance dans les recherches portant sur la Shoah. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, témoignages et recherches historiographiques imposent l’enfance déportée en camp d’extermination comme sujet d’étude central6. En contrepoint, avec la présence modeste de l’enfance au Goulag dans les recherches historiographiques internationales, des courants mémoriels dans certains pays touchés par les déportations massives portent la figure du jeune déporté comme symbole de la répression soviétique subie par la Nation. Ainsi en 2009 en Lettonie, lors d’une cérémonie solennelle, et après la publication de plusieurs volumes contenant de brefs portraits d’enfants déportés, une stèle à la mémoire des « enfants de Sibérie » fut dévoilée à Riga devant le Parlement. Pour les responsables politiques et administratifs de l’URSS, la population était divisée en deux catégories. La première, désignée comme « contingent spécial », embrassait l’ensemble des individus soumis au travail forcé : détenus, colons spéciaux, exilés, prisonniers de guerre, « peuples punis », conscrits au travail pendant la guerre, tous privés de droits et sous l’autorité de la police politique maîtresse de leur vie et de leur mort. Cette catégorie était opposée à celle des non-détenus, la « population dotée de droits » mais continuellement exposée à une arrestation par la radicale criminalisation de la part des autorités de toute conduite de réaction sociale quotidienne à la pénurie. À partir de 1917, guerre, guerre civile, famines, puis collectivisation et répressions 16 INTRODUCTION provoquent l’abandon de millions d’enfants soviétiques et leur errance à travers les villes et villages. Leur organisation en bandes qui s’affranchissent des normes sociales et administratives dominantes, leur quête de nourriture incessante, leurs chapardages, construisent une perception sociale durable de la dangerosité des enfants et des jeunes qui marquera la société soviétique7. Dès son avènement, le régime soviétique oscille entre une politique de répression policière et un souci d’intégrer à la nouvelle société en construction les enfants errants et abandonnés8. Le système stalinien choisit résolument la première voie. Il fait preuve d’une extrême cruauté vis-à-vis des enfants en déshérence et des jeunes orphelins soviétiques, transformant leur précarité et abandon en problèmes d’ordre public. En témoigne, à partir du milieu des années trente, l’introduction de la peine de mort dès l’âge de douze ans. Le pouvoir installe des centres de tri pour statuer sur le sort des enfants raflés par la police. Entre 1943 et 1952, trois millions de mineurs soviétiques y passent et finissent répartis entre orphelinats, maisons de corrections, prisons et camps de travail9. Dans les camps et dans les villages de déportation, deux types de population infantile coexistent : des enfants et des jeunes soviétiques en errance, raflés et déportés seuls et d’autres, déportés avec leurs familles. Dès le début des années trente, lors des premières grandes vagues de déportation de paysans soviétiques liées à la collectivisation des terres, les enfants sont embarqués avec leur famille. Il s’ensuit des décès en masse et 17 ENFANTS DU GOULAG une désocialisation des survivants. Quant aux enfants nés dans les camps et dans les villages de déportation, ils sont également victimes d’une forte mortalité. Cette hécatombe pousse le régime soviétique à conjuguer vis-à-vis des enfants des mesures de punition associant leur sort à celui de leurs parents et une éducation scolaire élémentaire considérée comme un moyen de les socialiser. C’est ce modèle de déportation de familles que l’URSS mettra en œuvre dans les pays et les territoires annexés pendant et après la Seconde Guerre mondiale. En effet, l’URSS entre en guerre après une longue décennie de déportations massives de ses propres groupes sociaux et ethniques : paysans, mais aussi mendiants, vagabonds, prostituées, suivis par les Roms des villes, de nombreux Polonais et Allemands d’Ukraine, les Kurdes aux frontières de l’Iran, les Coréens aux frontières asiatiques et les Grecs des rives de la mer Noire. Avec l’invasion de nouveaux territoires à l’ouest, des nouvelles populations seront visées par la répression. D’où viennent les enfants qui nous parlent à travers la voix de témoins désormais âgés ? Le comprendre exige de rappeler les principales cibles de la répression dans les pays d’Europe centrale et orientale. En 1939, l’URSS occupe puis annexe des territoires orientaux de la Pologne (l’Ukraine et la Biélorussie occidentales), une partie de la Roumanie et les pays baltes. Les élites politiques, économiques et militaires de ces territoires, composées d’Allemands, de Biélorusses, d’Estoniens, de Lettons, de Lituaniens, de Polonais, de Russes, 18 INTRODUCTION d’Ukrainiens et de juifs de toutes ces nationalités, sont arrêtées par familles entières : les hommes sont condamnés aux travaux forcés dans les camps alors que femmes, enfants et vieux, sans même être jugés, sont envoyés dans des villages éloignés en Sibérie et en Asie centrale. Ils se retrouvent souvent dans des baraques occupées par les paysans soviétiques qui ont été déportés quinze ou vingt ans auparavant. En Pologne, entre 1940 et 1941, les Soviétiques organisent quatre grandes vagues de déportations destinées à purger des éléments « indésirables » les régions orientales de la Pologne. Sont déportés en famille des « colons militaires », anciens membres de l’armée polonaise ayant combattu pendant la Première Guerre mondiale, bénéficiaires de terres dans la zone frontalière, les « colons civils » incités à y exploiter des terres et les employés de l’ancienne administration forestière. Ils sont suivis par les représentants de l’ancien ordre public polonais, les membres des classes possédantes ainsi que leurs familles, les réfugiés, en majorité juifs, ayant fui la Pologne occidentale et refusant de prendre le passeport soviétique. Dans les pays baltes, les arrestations et les déportations en masse commencent en juin 1941. Elles sont interrompues par l’invasion allemande, mais reprennent à partir de 1943 avec la défaite de la Wehrmacht et la reconquête de ces territoires par l’Armée rouge. Des unités spéciales du NKVD, la police politique soviétique, procèdent à l’arrestation, à la condamnation aux travaux forcés et à la déportation de centaines de milliers de personnes, dont 19 ENFANTS DU GOULAG de nombreuses familles. Sont principalement visées les personnes soupçonnées de collaboration avec les nazis, celles amenées ou parties volontairement travailler en Allemagne et les combattants clandestins contre l’Armée rouge. L’opposition systématique des paysans baltes à la collectivisation forcée des terres et leur soutien aux combattants-résistants dans la forêt, suscitent de nouvelles opérations de déportation de familles au printemps 1948 en Lituanie, puis au début de 1949 dans tous les États baltes. En Ukraine occidentale, sont arrêtés les activistes et les sympathisants de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) ainsi que les officiers et soldats de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) et les soldats de la division Galicia, division de volontaires des Waffen-SS. Pour priver l’UPA du soutien des paysans, la police politique brûle de nombreux villages et en déporte tous les habitants. À partir de 1945, une grande partie des familles appartenant aux minorités allemandes (Volksdeutsche) de tout âge, vivant en Yougoslavie, Bulgarie, Tchécoslovaquie, Hongrie et Roumanie, est déportée en URSS. En Allemagne et en Hongrie, pays ayant combattu contre l’URSS, les Soviétiques pratiquent des rafles massives et arbitraires. Les détenus, hommes et femmes en âge de travailler, dont de nombreux adolescents sont envoyés dans les camps de travail en URSS pour contribuer à la reconstruction du pays. Si, jusqu’en 1940, les Russes constituent l’immense majorité des déportés, dans les villages spéciaux et dans les camps, la guerre et la famine portent la mortalité 20 INTRODUCTION pénitentiaire à des niveaux jamais connus. Dès lors, l’internationalisation du Goulag, suite à l’entrée de centaines de milliers de nouveaux déportés de toutes nationalités, renforce le poids économique et le rôle de régulateur social du Goulag dans la période de l’après-guerre. Environ un million d’Européens sont emportés par les vagues successives de déportation vers l’URSS : entre eux de nombreux enfants et adolescents auxquels s’ajoutent ceux nés au Goulag. L’expérience et la mémoire des derniers survivants de cette histoire méconnue constituent la trame de ce livre. Récits d’enfances en déportation, émotions et non-dits La spécificité du vécu de la déportation par des Européens tient prioritairement à l’expérience d’un arrachement radical : être happé par une logique extérieure qui anéantit le rapport à l’environnement et aux formes de sociabilité, détruisant les relations habituelles à l’autorité propre aux univers culturels d’origine. La date tardive de notre enquête, à un moment où les seuls déportés encore en vie ont connu le Goulag dans leur prime jeunesse, a imposé l’enfance et l’adolescence en déportation comme l’axe central de la remémoration des témoins. En effet, c’est pendant la période de collecte que nous avons réalisé que ces histoires du Goulag étaient des récits d’enfance et d’adolescence. L’irruption du regard d’enfant donnait une coloration particulière aux récits, contrastant étrangement avec l’âge avancé du témoin. 21 ENFANTS DU GOULAG Ainsi, chaque narration nous faisait entendre des voix alternées ou superposées traversant le discours du témoin : celle de la peur, de la curiosité et de l’étonnement de l’enfant et celle de sa brusque maturation face à la mort, à la souffrance et à l’irréductible désir de survivre. Le rappel des épreuves, souvent d’une brutalité extrême, parsemé de l’évocation de menus faits d’un quotidien chargé de tous les dangers, en même temps que source de découvertes et de petits moments de joie, nous est apparu ici bien plus emboîté que dans les récits de personnes qui ont vécu la déportation en tant qu’adultes. Ces dernières sont plutôt centrées sur le passé d’avant la déportation, les raisons de l’arrestation, les violences subies et les actes de résistance. Ainsi, le caractère incommensurable et extrême du climat et de la nature dans les villages de déportation et dans les camps apparaît dans les récits de prisonniers adultes comme tenant lieu de féroces gardiens de la détention. Leurs récits les remémorent sous leurs aspects les plus hostiles à la présence humaine, empêchant toute fuite, rendant le travail meurtrier. En revanche, la mémoire infantile restitue à cette nature ses variations saisonnières, sa végétation estivale luxuriante et son vide hivernal, ses parfums étranges, la présence d’animaux sauvages, suscitant peur et émerveillement. Ces détails animent un paysage qui, dans les narrations adultes, semble autant dévasté que meurtrier. Les récits d’enfances captives télescopent en permanence des émotions contradictoires en alternant le regard de l’enfant et celui rétrospectif de la vieillesse. Ils 22 INTRODUCTION témoignent de la complexité du vécu infantile de la déportation et des multiples impacts que cette expérience aura eue sur leur vie ultérieure. Relatés par des personnes désormais âgées, ils mettent aussi en lumière les particularités de la remémoration et de la mise en récit tardive. On assiste à une sorte de dédoublement entre les souvenirs propres de l’enfance en déportation et une mémoire critique superposée, reconstruite au moment où, devenus adultes, les témoins prennent la mesure des souffrances et des violences endurées par leurs parents. Cette narration apparaît aussi habitée par des silences et des non-dits, qui ne signifient pas l’oubli mais bien plutôt le refus ou la difficulté d’une mise en récit : franchir la limite entre souvenir intime et témoignage public. L’écoute attentive des témoignages nous a fait percevoir un lien entre l’intensité de l’émotion liée à un souvenir de la déportation et la difficulté de sa mise en parole tardive. En atteste le silence éloquent sur les violences entre enfants et jeunes adolescents d’origines différentes dans les camps et les villages de déportation et celles infligées par les instituteurs et les gardiens, même dans les orphelinats. Ces silences peuvent aussi refléter les non-dits du langage mémoriel public des différentes sociétés issues du communisme. Ces nouvelles mémoires officielles construisent des figures d’exclus et de victimes délégitimés, condamnés à l’oubli, effacés des commémorations. Ainsi, ironie de l’histoire, déportés allemands d’aprèsguerre et juifs polonais et baltes se retrouvent ensemble 23 ENFANTS DU GOULAG en marge des récits nationaux postcommunistes sans y trouver leur place. En témoigne la réticence initiale manifestée lors du recueil des récits par l’Allemand Siegfried Gottschalk, arrêté après la guerre et Iser Šliomovičius, juif lituanien déporté en 1941, à sortir de leur silence pour assumer la position publique du témoin. C’est autour de ces questions que se dévoile la fécondité du regard croisé de l’anthropologue et de l’historien : la mise en dialogue des témoignages oraux avec des sources d’archives et de littérature testimoniale permet d’entendre les oblitérations sur des événements et des situations dont les documents attestent l’existence. Il en va de même pour les acteurs absents des récits mais ayant une présence dominante dans des sources archivistiques produites par le pouvoir. Force est de constater les non-dits très fréquents dont nombre de nos témoignages entourent les figures de l’autorité de l’univers de déportation : gardiens, commandants et surveillants d’orphelinat, figures que les documents montrent pourtant omniprésentes. Cette production narrative de l’absence constituerait-elle une forme après-coup de résistance et de restauration de l’estime de soi ? Cette absence semble renvoyer à une tendance de la construction mémorielle après-coup des expériences de souffrance collective, construction présente dans les récits de ce livre. Il s’agit de mettre à distance la position de victime par l’évocation d’épreuves surmontées et de choix délibérés au service de l’intégrité et de la survie. 24 INTRODUCTION Le souci de recueillir des histoires de vie au-delà des récits de déportation a présidé à la constitution de notre corpus. Cette approche, qui laisse la liberté de choix aux témoins quant à la place de la déportation dans leur trajectoire de vie, ouvre aussi sur un pan parmi les moins étudiés de l’histoire du Goulag : le retour et l’impact de la déportation sur la vie ultérieure. Contrairement à la plupart des chercheurs qui travaillent sur des transcriptions de témoignages oraux, nous avons choisi de conserver les entretiens sous leur forme sonore, sans passer par des transcriptions. Ainsi, ce livre est le produit de nombreuses heures d’écoute et de réécoute des témoignages : voix entrecoupées de silences, de soupirs, de pleurs, de rires et de réticences. Cette approche nous a aidées à saisir les émotions et les nondits derrière les mots dans le ton de la voix, les interruptions, les reprises et les répétitions dans le récit. Nous avons rencontré les témoins le plus souvent le chez eux, entourés des objets de leur vie quotidienne. C’est peut-être la prédominance de cet environnement qui a incité nombre d’entre eux à partager avec nous des documents administratifs et de rares objets jalousement gardés qui les ont accompagnés en déportation : cuillères, livres de prières manuscrits, tissus brodés aux motifs nationaux. Quelques photos et dessins conservés ont convoqué dans ces intérieurs, familiers et amis morts ou perdus de vue, paysages enneigés, chantiers et rares moments de fête. Tous ces objets étaient manifestement des compagnons sur le chemin de la remémoration : ils 25 ENFANTS DU GOULAG relançaient le récit, l’orientaient dans une direction différente, imposaient le silence du deuil ou au contraire le sourire du souvenir de l’amitié et du partage. L’écoute attentive a permis de repérer les discours plus construits et, suivant au plus près la chronologie, d’identifier ceux qui, parmi nos interlocuteurs, ont déjà écrit des Mémoires ou témoigné en public. Cependant, le faceà-face dans un environnement familier a fait affleurer chez tous des émotions latentes, des lapsus et des silences qui souvent en disaient long. Sachant leur récit destiné à un public sans frontières, inclus dans un projet de musée virtuel et sollicités par une équipe auréolée du prestige universitaire et international, nos interlocuteurs ont accepté la mise en récit, parfois laborieuse d’une expérience longtemps enkystée. La mémoire, en tant que remontée d’images du passé avec les émotions qui y sont liées, devient ici fondamentalement relationnelle : son émergence nécessite la sollicitation et l’écoute d’un autre ; elle doit être inscrite dans une relation. La narration mémorielle est donc dans ce sens coproduite. Cette narration, construite par sélection des souvenirs, devient ainsi un objet culturel apte à circuler mais elle ne restitue qu’une partie de la mémoire individuelle. Écouter et réécouter les témoins nous a permis de les percevoir comme des sujets, acteurs de leur remémoration. De leur parole émerge, au-delà de leur histoire, un point de vue, un style mémoriel qui n’est qu’à eux. Outre le critère de l’âge au moment de la déportation, le choix que nous avons opéré dans ce corpus très vaste de récits 26 INTRODUCTION de vie visait à refléter cette diversité de styles de remémoration, de même que celle des nationalités, des milieux sociaux et modalités de retour. La liberté laissée aux témoins a permis l’émergence de récits qui, loin de suivre une chronologie, procèdent plutôt par va-et-vient dans le temps et dans l’espace. Au-delà du souci de restituer ces chronologies subjectives qui font partie du style mémoriel particulier de chacun, il nous a semblé important de lier le vécu des témoins à de grands événements et processus historiques de la déportation en URSS. D’où la structure de ce livre en cinq parties thématiques qui alternent témoignages et analyses dans une progression qui épouse les étapes de la vie infantile en déportation, tout en reflétant les moments clés de la répression soviétique. Cette progression vise à faire place à la diversité des expériences et au poids différent que chaque étape occupe dans la mémoire des uns et des autres. Nombre de ses aléas témoignent des spécificités de l’expérience infantile européenne du Goulag. Notre choix de suivre une chronologie progressive a eu comme prix de devoir morceler les récits de vie des témoins. Si la restitution de l’ensemble du témoignage de Juliana Zarchi, de père juif lituanien et de mère allemande, déplacée de force en 1945 au Tadjikistan à l’âge de sept ans, permet de saisir dans la continuité les méandres d’une vie de déporté, elle donne aussi à voir la complexité des vies ballottées d’une dictature à l’autre. Le livre s’ouvre sur un arrachement scindant le temps en un avant radicalement différent de l’après. L’arrestation 27 ENFANTS DU GOULAG est pour tous les témoins le début d’une expérience inconnue, celle d’un long voyage et de la traversée d’immenses espaces déserts et effrayants. Les semaines d’enfermement dans les convois préfigurent déjà les épreuves à venir. Survivre aux souffrances et assimiler chocs et pertes seront les ressorts d’une maturité rapide qui coexistera souvent avec la curiosité et l’aptitude infantile aux jeux. La libération et le retour constitueront d’autres ruptures du temps et de l’espace qui ouvrent sur d’autres dangers et défis : ceux d’une vie marquée par le stigmate de la déportation et le silence social qui l’entoure. En revanche, la fin du communisme suscite des injonctions de rendre publics des souvenirs de la répression longtemps enfouis et confronte les témoins désormais âgés à des dilemmes éthiques inédits. ARRACHEMENTS CHAPITRE PREMIER Arrachements En 1940-1941, les premières déportations massives touchent des régions entières et l’ensemble de certains groupes sociaux et de communautés villageoises des territoires européens récemment annexés par l’URSS. Ainsi, les centaines de milliers de familles avec enfants et vieillards, enfermées pendant de longues semaines dans les wagons en marche ou à l’arrêt sur les rails, sont souvent liées par une proximité sociale, culturelle et linguistique susceptible de tempérer le choc brutal de l’arrachement et aider à la survie. Les familles sont débarquées dans les kolkhozes sibériens ou kazakhs misérables et isolés. Elles doivent partager menaces et souffrances nouvelles avec les autochtones et négocier leur survie. Ces autochtones sont souvent d’anciens déportés, victimes de la 29 ENFANTS DU GOULAG collectivisation des campagnes soviétiques dans les années trente ou des déportés plus récents, issus des territoires conquis par l’URSS. À la fin de la guerre, les déplacements de masse forcés continuent dans tous les territoires occidentaux devenus soviétiques. S’y ajoutent de nouvelles formes de répression et de ramassage à très large échelle dans les pays vaincus. Les rafles jettent dans les prisons et les convois, de nombreux adolescents isolés. Cette nouvelle population d’individus déportés, socialement et ethniquement hétérogène, est encore plus vulnérable aux dangers de la violence des gardiens et à la promiscuité forcée avec des prisonniers soviétiques hostiles dont le milieu, la langue et les habitudes constituent autant d’énigmes redoutables pour eux. L’apprentissage rapide du russe sera décisif pour survivre dans un ordre social et administratif étrange, arbitraire et destructeur. Le 31 décembre 1948 au soir on frappe à la porte. Maman demande « Qui est là ? » On répond « Ouvre ! On est des vôtres. » Maman ouvre. Des hommes armés, des soldats, rentrent et disent à maman « Prépare-toi, on t’emporte chez les ours blancs ! » Maman commence à pleurer et ne se prépare pas. Elle a de longues nattes qui lui arrivent jusqu’aux genoux. L’un d’eux prend maman par les cheveux et la tire. Maman tombe et il la tire ainsi jusqu’au traîneau. Il y a beaucoup de neige, sans doute plus d’un demi-mètre. C’est ainsi qu’on nous traîne avec maman, nous avons dix ans, sept ans et le plus petit cinq ans. Nous avons ramassé nos affaires comme nous pouvions. Ils nous ont chassés de notre maison, nous ont jetés sur le traîneau et nous ont amenés jusqu’à un camion dans lequel il y avait plein 30 ARRACHEMENTS de gens de notre village. Ils nous ont emmenés dans la prison de Lviv. Qu’est-ce qu’ils nous ont maltraités ! Même les enfants. On ne pouvait aller aux toilettes que le matin et le soir. Nous y sommes restés jusqu’au mois de mai. Ukrainienne, Irina Tarnavska naît en mars 1940 dans une famille paysanne en Galicie près de Lviv1. À la fin de la guerre, son père travaille en ville alors que dans leur village toute la famille aide les résistants nationalistes ukrainiens en les dissimulant dans des cachettes aménagées dans la grange. Ce soutien leur vaut les fouilles nocturnes répétées de la police politique. Dès la collectivisation des terres et afin de priver la résistance armée dans les Carpates de moyens de subsistance, des milliers de familles paysannes, dont celle d’Irina, sont déportées. Irina est déplacée de force le 31 décembre 1948 dans un hameau de la région de Tomsk, en Sibérie. Dans les témoignages, le moment de l’arrestation se cristallise avec l’évocation de parents impuissants, humiliés et maltraités. Cet épisode constitue le moment émotionnellement le plus difficile dans la mise en récit tardive de la déportation, tant cette épreuve semble plus violente et dévastatrice que l’humiliation propre qui est rarement explicitée. Tout se passe comme si celle-ci était résorbée dans la souffrance des parents, par une identification infantile avec eux. Les souvenirs des violences subies, pénibles à évoquer, passent ainsi par le récit-écran de l’humiliation parentale. Les arrestations sont souvent précédées de rumeurs prémonitoires : wagons à bestiaux aménagés avec des 31 ENFANTS DU GOULAG châlits vus à proximité, entrée d’inconnus armés dans les villages, histoires d’arrestations de familles dans d’autres endroits. Parfois, un avertissement précis est reçu d’un proche ou d’une connaissance lointaine sur l’inclusion dans les listes des personnes à déporter. Ces signes avantcoureurs déclenchent des comportements diversifiés : certains s’apprêtent méthodiquement à la déportation, comme la famille Ruzgys prévenue par le fonctionnaire soviétique logé dans leur maison : Dès cet instant, les parents commencent à se préparer de façon très intense. Ils se sont débarrassés de tout ce qu’ils avaient de mieux. Ils ont, par exemple, donné leurs ruches et leurs meilleurs meubles aux voisins. Ils ont commencé à rassembler argent et nourriture. La mère s’est mise à faire du pain, à le sécher puis à le mettre dans des sacs. Elle a attaché aux enfants des cartes avec leurs prénoms et noms, pour qu’ils se retrouvent s’ils se perdaient. Elle a cousu dans les vêtements de chaque enfant une pièce de monnaie en or afin qu’ils puissent l’utiliser pour survivre, si quelque chose leur arrivait. Rimgaudas Ruzgys est né en 1937 dans le bourg de Triškiai, dans le nord de la Lituanie. Sa famille possède une exploitation agricole de 35 hectares, exploitation « exemplaire » qui a un numéro dans le registre agricole et dispose de son propre système de drainage et d’électricité. Cette prospérité les désigne comme koulaks, « paysans riches », cibles privilégiées du pouvoir soviétique. Un dimanche matin, comme à leur habitude, les frères partent pour l’église afin de servir la messe. Pendant l’office, le sacristain leur dit : « Les enfants, rentrez à la 32 ARRACHEMENTS maison, on vous emmène. » Sans attendre la fin de la messe, les deux frères rentrent à la maison. La famille avait décidé à l’avance de ne pas se séparer ni de se cacher. De retour de l’église, après deux heures de marche, les garçons retrouvent leurs parents presque prêts pour le départ. La famille est emmenée à la gare et placée dans le dernier wagon2. En revanche, d’autres négligent d’accorder crédit aux avertissements qui leur sont faits, comme le père de Silva Linarte, instituteur letton qui, ayant refusé de dénoncer ses collègues, est arrêté et meurt l’année suivante dans le Viatlag, camp situé dans le grand Nord. Sa femme est déportée dans la région sibérienne de Krasnoïarsk avec ses quatre filles, dont un bébé : Une semaine avant le 14 juin [1941], la sœur de mon père est venue nous dire qu’il fallait quitter la maison pour quelques semaines car il allait y avoir une déportation et que mon père était sur les listes. Mon père a refusé en disant qu’il n’avait jamais fait de mal à personne […]. D’autres encore tentent de fuir seuls ou en famille, en changeant de village, en se cachant chez les proches ou dans des abris de fortune en pleine forêt, mais finissent rapidement par être retrouvés. Les arrestations ont lieu la nuit ou à l’aube. De petits groupes armés, composés d’officiers et de soldats du NKVD, la police politique soviétique, souvent accompagnés par des locaux, font irruption dans les maisons et donnent une heure, rarement plus, pour se préparer et 33 ENFANTS DU GOULAG prendre place dans les charrettes ou camions qui conduisent les familles à la gare. Du sang-froid et de la rapidité dans la préparation des bagages, de l’écoute des indications données parfois par les soldats, dépend souvent la survie en déportation. Dans les vagues de déportation de 1941, les pères sont d’emblée séparés du reste de la famille et acheminés vers les camps de travail tandis que des convois remplis de femmes, d’enfants et de personnes âgées sont dirigés vers des villages spéciaux de peuplement. Pour éviter des émeutes au moment du remplissage des wagons, les soldats affirment souvent aux familles que leur séparation pendant le transport sera suivie de retrouvailles à l’arrivée. Iser Šliomovičius, Lituanien, né à Kaunas, a quatre ans quand, en juin 1941, sa famille est arrêtée et son père, commerçant, est condamné à cinq ans de travaux forcés pour « exploitation de la main-d’œuvre d’autrui ». Sa voix se charge de tendresse à l’évocation de son père devant le wagon, au moment de la séparation, voulant donner de l’argent à sa jeune épouse : « Les soldats l’ont empêché, ils ont dit : “Vous allez vous retrouver là-bas”. Elle est restée sans un kopeck. Pendant les deux premiers jours de voyage elle n’a fait que pleurer. » Des adolescents peuvent être arrêtés dans leur lycée, dans la rue ou chez eux et conduits en prison, interrogés, jugés et condamnés aux travaux forcés. Orest-Iouri Iarinitch est né en octobre 1934 à Lviv, en Ukraine occidentale. Jeune garçon à la fin de la guerre, il constitue avec des camarades de classe un groupe clandestin 34 ARRACHEMENTS « Sviato-iourskaia ». Ils distribuent des tracts incitant à la résistance civile contre les Soviétiques et collectent des dons et de l’argent pour soutenir les combattants de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA), qui combat l’Armée rouge dans les forêts des Carpates. Les réseaux de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), créée en 1929 contre la domination polonaise avaient contribué à l’émergence de l’UPA, active jusqu’au début des années cinquante. L’OUN bénéficiait depuis sa création d’un soutien fervent et généralisé de la société d’Ukraine occidentale. Assassiné en 1959 à Munich par un agent du KGB, son chef charismatique, Stepan Bandera, dont les idées politiques s’inspirent du fascisme mussolinien, a collaboré aux pogroms de 1941 à Lviv. Sa figure est devenue le symbole de la résistance irréductible à l’occupant soviétique, autant pour les Ukrainiens que pour les autorités soviétiques. En témoigne la généralisation, dans les deux camps, du terme banderovtsi pour désigner les nationalistes. Assumé avec fierté par de nombreux Ukrainiens, criminalisé par le pouvoir soviétique, le terme, avec sa charge polémique, survit jusqu’à aujourd’hui dans le langage politique. Le portrait de Stepan Bandera trône encore dans le salon de certains témoins que nous avons interrogés. En décembre 1949, âgé de quinze ans à peine, OrestIouri est arrêté dans son lycée avec ses camarades : Ils nous ont convoqués chez le directeur, moi et mon ami Bogdan, et là, la police politique nous attendait. Ils nous ont amenés d’abord à la prison Dzerjinski, puis après quelques 35 ENFANTS DU GOULAG jours, à la prison de la rue Lonsky. La cellule était petite avec juste une minuscule fenêtre, il n’y avait pas de lit ni de matelas, on dormait par terre, on se couvrait avec nos manteaux et en guise de coussin on utilisait nos bottes ! La nuit on ne pouvait pas dormir, la porte était tout le temps ouverte et on nous emmenait aux interrogatoires. Nous étions très nombreux, 35-40 par cellule. Le jour commençait par la prière. S’il n’y avait pas de prêtre, c’était le plus vieux de la cellule qui assurait la fonction ; et puis arrivait le petitdéjeuner du thé et du pain, rien de plus. D’autres, le plus souvent originaires des pays vaincus, sont directement transférés dans des prisons soviétiques. La Hongroise Klara Hartmann est orpheline. Elle habite avec son oncle, gendarme dans le nord de la Hongrie. Il s’enfuit avec sa femme en décembre 1944, la laissant seule face à l’avancée de l’Armée rouge. Elle a quatorze ans. Arrêtée, elle se retrouve dans une prison à Kiev : J’ai été en prison, enfermée avec des Russes. Donc, je ne pouvais pas parler. Au fond, je n’arrivais pas à réaliser ce qui m’arrivait, où j’étais, ce que je faisais là, ce qu’ils allaient faire de moi. Après deux ou trois mois, ils m’ont transférée dans un cachot isolé. Et là, ils ont commencé les interrogatoires, pour me faire dire que j’étais une espionne et pour qui je travaillais. Il y avait un interprète, un soldat de Transcarpatie qui parlait bien le hongrois. Il me conseillait d’avouer car si je faisais durer ça longtemps, j’allais mourir en prison. Mais je lui ai dit : « Je n’ai pas été espionne. Je ne sais pas ce que c’est… » Il a insisté pour que je reconnaisse les faits. Ce harcèlement a duré longtemps. Les interrogatoires se passaient la nuit, et le jour on ne me laissait pas dormir. Il fallait rester debout dans la cellule toute la 36 ARRACHEMENTS journée. Un soldat veillait, à travers le judas, à ce que je ne me couche pas, mais que je me promène. […] J’étais tellement vidée : ils ne me laissaient ni dormir ni manger. Alors, j’ai fini par dire que j’étais une espionne. Je devais aussi signer un papier comme quoi je l’étais. Il fallait aussi que je dise où j’avais appris l’espionnage, dans quelle école, qui étaient mes profs… À ça, je ne pouvais absolument pas répondre. […] Eux, avec les conseils de l’interprète, ont écrit ce qu’ils voulaient. Et vers Noël, on m’a convoquée au bureau : il fallait que je signe que j’avais écopé de 10 ans. L’interprète m’a dit que je partais en camp de travail forcé mais que je n’avais pas à avoir peur parce que ça se passerait bien pour moi. Je pourrais peut-être même survivre et, après 10 ans, je serais libérée et je vivrais en Russie. […] J’étais presque contente… Je ne peux pas raconter… comment dire… je ne sais pas décrire les choses qui me sont arrivées dans cette prison : parfois on me plaçait sous un robinet d’où des gouttes d’eau tombaient sans arrêt sur ma tête. On me torturait comme ça avec de l’eau froide. Ils appelaient ça « le box ». J’ai failli finir gelée. Après, on me sortait de là pour aller aux interrogatoires. L’Allemand Siegfried Gottschalk, enrôlé dans les jeunesses hitlériennes, a seize ans en avril 1945 lorsqu’il doit fuir avec sa famille devant l’avancée de l’Armée rouge. Après quelques semaines passées en forêt, il regagne son foyer au nord de Berlin. C’est là que, après un premier interrogatoire, le NKVD vient l’arrêter à la fin du mois de mai : Quelqu’un du NKVD est venu chez nous et m’a dit de le suivre pour un interrogatoire de routine. Ma mère m’a conseillé de me changer, de mettre un pantalon long. Mais 37 ENFANTS DU GOULAG l’officier a dit, « non, non ce n’est pas nécessaire » et je l’ai donc suivi en short et en maillot de corps. Il m’a amené au QG du NKVD, que je ne connaissais pas. Sinon je n’y serais jamais allé, je me serais enfui. Là, ils m’ont enfermé deux jours dans une cellule. Après, ils nous ont tous transférés à la prison de Templin. Nous étions environ 50, j’étais le seul jeune. La destination de ces adolescents isolés condamnés aux travaux forcés n’est pas le village de peuplement comme pour les enfants déportés avec leur famille. Après un long déplacement erratique, ils sont ballottés entre les différents camps de travail composant l’archipel du Goulag. Pour les Soviétiques ordinaires, adultes et enfants, la hantise d’une arrestation nocturne par la police politique faisait partie du quotidien, ces populations ayant été victimes d’arrestations massives depuis la fin des années vingt. La vue des camionnettes noires, que le langage courant appelait « corbeaux », l’écho nocturne des bottes dans la cage d’escalier et de la sonnette, la figure d’hommes vêtus de longs manteaux en cuir noir ou d’uniformes militaires ornés d’épaulettes bleu ciel, sigle du NKVD, les logements scellés sont autant d’expériences dont la fréquence avait fini par banaliser l’horreur3. En revanche, pour les Européens des territoires récemment annexés et conquis par l’URSS, la brutalité du choc de l’arrestation s’explique par l’incursion d’un pouvoir politique, ennemi de leur pays, aux pratiques aussi inattendues que redoutées. Les enfants, souvent arrachés à leur sommeil, assistent à l’irruption 38 ARRACHEMENTS nocturne d’hommes à l’aspect inquiétant, aboyant des ordres dans une langue étrangère, malmenant leurs parents, souvent en larmes, qui les emportent vers une destination inconnue dont personne ne connaît la durée. Vie et mort sur les rails Pendant les vagues de déportations, les voies de chemin de fer sont saturées de convois de déportés, ce qui impose des départs différés et des arrêts fréquents de plusieurs jours. Ainsi, pour nombre de familles, l’enfermement et la promiscuité dans les wagons commencent bien avant que le convoi ne s’ébranle. Elles s’y retrouvent, désormais amputées, laissant souvent derrière elles oncles, tantes et cousins, mais surtout séparées du père dont la destination est, le plus souvent, le camp de travail forcé. Une nouvelle histoire familiale débute dans l’atmosphère confinée du train, entre soupirs, sanglots et imprécations. Les rôles familiers des uns et des autres volent subitement en éclats, la figure des deux parents se transforme et l’enfermement commence à révéler aux enfants des aspects inconnus du caractère de leur mère. Estonienne née en 1939, Marju Tomm vit avec ses parents artisans quand son père est arrêté, en 1945, et condamné à cinq ans de travaux forcés. Il ne reviendra pas du camp de Karaganda. Marju a dix ans lorsque la police politique vient les chercher, sa mère et elle. Lors notre entretien avec elle, à Tallin en 2009, elle cherche ses 39 ENFANTS DU GOULAG mots en russe pour se remémorer les premiers jours passés dans un wagon à bestiaux d’un convoi bloqué à la gare : Les portes étaient scellées. Le lendemain, l’escorte les a entrouvertes en laissant une petite fente pour qu’on n’étouffe pas, puis les a refermées. Je me souviens que des garçons plus âgés d’autres wagons ont réussi à se glisser dehors et sont venus nous chercher, nous les petites. Ils nous ont fait descendre par cette petite ouverture et nous ont fait courir entre les rails pour ramasser les pommes de terre d’un tas qui attendait d’être emporté. Nous en avons rempli nos vêtements, nos poches et même nos culottes. J’ai rapporté à ma mère une trentaine de pommes de terre dont elle a gardé une vingtaine ; elle les a plantées plus tard dans le village de déportation en Sibérie : ça nous a permis de ne pas mourir de faim. Il y avait une grandmère paralysée qu’on avait transportée avec sa chaise. Morte le lendemain, elle est restée dans le wagon pendant deux jours. Ensuite, les soldats l’ont jetée. J’ai vu aussi, sur le quai, une femme qui était devenue folle. Elle montait sa jupe sur sa tête, elle marchait devant le wagon et nous voyions sa diarrhée s’écouler d’elle. Encore aujourd’hui, je m’en souviens. La première ouverture des portes avec la distribution d’une kacha [bouillie] liquide a eu lieu le quatrième jour, on ne nous avait rien donné pendant trois jours. Un très long voyage commence alors dans des wagons glacés, où s’entassent des déportés d’âges et de sexes différents, dans l’ignorance totale de leur destination. Pour créer un semblant d’intimité, ils isolent avec un morceau de tissu le trou dans le plancher qui sert de WC. Les portes restent fermées, seule une lucarne laisse passer l’air et permet d’entrevoir le nom des arrêts et le paysage, sources d’incessants questionnements sur leur 40 ARRACHEMENTS destination. Austra Zalcmane, fille du chef local d’une organisation paramilitaire de droite, a six ans lorsque, le 14 juin 1941, sa famille est arrêtée et divisée. Le père est condamné à une peine de travaux forcés à laquelle il ne survivra pas. Austra, sa mère et ses frères et sœurs sont déportés dans la région de Krasnoïarsk où son petit frère meurt : Le voyage était terrible car tout le monde disait qu’on allait en enfer : « la Russie c’est l’enfer ». Et moi, par les contes, je savais que dans l’enfer tout brûlait, tout tournait […] ! Et j’étais assise, et j’attendais le moment où nous allions tomber et brûler. Les jours passaient et ma mère disait : « Que fais-tu là immobile ? », mais je ne pouvais ni parler ni rien faire car j’avais tellement peur ! Et puis un jour, j’entends que nous avons passé la frontière de la Russie, je regarde et rien ne brûlait, il y avait des arbres qui poussaient, des maisons… mais, depuis ce jour, j’ai toujours gardé en moi une certaine nervosité. Une fois la frontière soviétique franchie, des voies uniques imposent de longs arrêts imprévus pour laisser passer un convoi, dans l’autre sens. Ainsi, le train s’arrête au fin fond de la steppe ou de la taïga, retourne en arrière, repart pour un trajet qui n’est jamais direct. Au cours de ces étapes vers l’inconnu apparaissent des repères comme la traversée d’un fleuve, des paysages montagneux ou désertiques, la vue des épaisses forêts de la taïga. Les échanges entre les adultes tournent alors inlassablement autour de l’identification des lieux traversés et de la destination finale. Kasimirs Gendels né en 1934 en Lettonie, dans une famille multilingue, 41 ENFANTS DU GOULAG raconte : « Mon enfance… c’était comme toutes les enfances. Il est vrai que j’avais une famille “internationale” : mon grand-père me parlait en allemand, ma mère en polonais, mon père en letton. À table, on parlait russe ou on mélangeait toutes les langues, le premier mot en russe, le second en polonais et ainsi de suite. Je n’ai donc pas appris une seule langue, mais un peu de chacune. En 1942, après l’entrée des Soviétiques, j’ai étudié dans une école russe parce que dans ma région il n’en existait plus en letton. » En 1949, son père est ciblé comme koulak et Kasimirs est déporté avec son père et sa sœur : Au début on croyait qu’ils nous amenaient en Pologne, le pays de ma mère. Ce n’est qu’au bout de quelques jours que, en lisant des noms inconnus lors de la traversée de petites gares, nous avons compris que nous ne rentrions pas du tout chez nous. Où nous amenaient-ils ? Impossible à comprendre. Alors on a essayé d’interpréter : le train allait vers le nord ? « Oh, ils nous amènent dans la république des Komi, dans les terribles mines de la Petchora ? » Le train changeait de trajet, allait-il vers le sud ? « Oh, ils nous amènent au Kazakhstan, dans les mines de Karaganda ? » Froid, saleté, faim, soif et peur laminent rapidement corps et âmes. Les bébés, les enfants en bas âge et les personnes âgées sont les premières victimes. Les yeux verts de Klara Hartmann s’embuent quand elle évoque sa solitude dans la promiscuité du wagon : On était serrées les unes contre les autres pendant des semaines et, par les rainures du wagon, on ne voyait que la 42 ARRACHEMENTS neige emportée par le vent. Parfois, ils ouvraient la grille du wagon pour nous passer un morceau de poisson salé, un morceau de pain humide et de l’eau. Le trou dans un coin qui servait de W.-C. dégageait une puanteur horrible. Les aînées m’arrachaient toujours ma ration, personne ne m’a jamais défendue. Marite Kondrimaite en revanche n’est pas déportée seule. Née en 1947 en Lituanie soviétique. Sa mère est directrice-adjointe de l’école locale, son père agriculteur et artisan. En 1948, ils sont inscrits sur la liste des personnes à déporter. Ils réussissent à se cacher pendant un an mais, en 1949, un soir, des soldats russes font irruption chez eux pour les emmener. Des jeunes filles lituaniennes manifestement ivres les accompagnent. Elles insultent la mère de Marite et se battent entre elles pour s’emparer de ses vêtements alors que l’un des jeunes soldats russes la conseille sur les affaires à prendre. Une fois dans le convoi : Je suis tombée gravement malade et j’étais comme morte. Je n’étais pas complètement froide, mais on n’entendait plus ma respiration, et cela pendant quelques jours. Un soldat de l’escorte est venu et a dit à mon père qu’il fallait me jeter hors du wagon car bientôt mon cadavre allait puer et tout le monde tomberait malade. Mon père […] s’y est opposé et a demandé que je sois vue par un médecin. À l’arrêt suivant, la garde a amené un déporté, médecin, qui a dit que j’étais encore vivante. Les membres de la famille assistent impuissants à l’agonie de leurs proches et de leurs voisins, comme le raconte de Irina Tarnavska : « Ils nous ont mis dans les 43 ENFANTS DU GOULAG wagons. Il y avait trois étages de châlits, très peu de place, comme en prison. Pendant le voyage, un enfant est mort, nous avons frappé et dit qu’un enfant était mort. Un homme d’escorte est venu, a pris l’enfant par les pieds et l’a jeté dehors. C’était l’horreur, l’horreur pas seulement pour les parents, mais aussi pour nous, les enfants. » Quant aux adolescents isolés en route pour les camps de travail, ils voient eux aussi une partie de leurs compagnons mourir de froid et de faim. Cette expérience a profondément marqué le jeune Siegfried Gottschalk : Le transport a duré six semaines. Quand nous sommes arrivés, dans notre wagon nous n’étions que 24, contre 46 au départ. Les autres étaient tous morts. Il faisait tellement froid que les corps étaient simplement jetés dans la neige. Tous les jours nous recevions un peu de pain sec et tous les deux jours quelque chose de chaud. Nous avions faim tout le temps. Chaque fois que le train s’arrêtait on nous jetait du pain, puis on refermait la porte. À l’arrêt suivant, les portes s’ouvraient pour se débarrasser des cadavres. Pendant ces semaines d’avancée lente du convoi, entrecoupées d’arrêts imprévisibles, petit à petit, un semblant de vie quotidienne et une routine fragile s’installent. Habitudes et souvenirs de la vie d’avant refont surface : les enfants essayent de jouer. Juliana Zarchi évoque brièvement ce 10 mai 1945, lendemain de la capitulation de l’Allemagne et jour de son septième anniversaire, quand sa mère et la famille de son amie Regina cherchent dans leurs affaires, entassées dans le 44 ARRACHEMENTS wagon, un cadeau à lui offrir. Marju Tomm, elle, passe les deux semaines de voyage accrochée aux parois du wagon pour regarder dehors par l’unique petite lucarne. Mais un garçon a pensé à emporter le livre qu’il lisait au moment de l’arrestation, La Guerre des mondes de H. G. Wells : Il y avait des professeurs avec nous. Ils ont décidé qu’il serait bon que chaque enfant lise à haute voix un passage du livre à tour de rôle. Même en lisant tous les jours, à l’arrivée, nous n’avions pas réussi à le terminer. Bien plus tard, j’ai eu ce livre dans ma bibliothèque en trois langues : en estonien, en russe et en anglais. J’ai aussi vu le film qu’on en a fait. Mais ce n’est qu’il y a deux ans que j’ai réussi à reprendre sa lecture et à le finir. Dans ce livre, il est question d’étrangers arrivés dans un autre monde. Ils ne voient pas les habitants de ce monde comme des humains : soit ils les mangent, soit ils les font travailler pour eux. Cela ressemblait à notre situation : eux ne nous considéraient pas comme des humains, mais comme une force de travail. Mais quand on lisait le livre dans le wagon, je n’avais pas saisi cette analogie. Les soldats d’escorte n’apparaissent que pendant les haltes, à l’entrebâillement des portes des wagons. Les témoins évoquent peu de souvenirs de violence gratuite mais se remémorent des tirs entendus lors des tentatives de fuite de certains. Parfois, les fuyards réussissent à disparaître dans les forêts, nul ne saura ce qu’ils sont devenus. Ces semaines de déplacement semblent constituer pour les enfants une temporalité nouvelle. Ce temps, dont personne ne connaît la durée, s’étire infiniment dans la répétition : sensation permanente de froid, de 45 ENFANTS DU GOULAG faim et de soif, promiscuité dans les wagons et peur constante de l’inconnu. Il s’accélère parfois sans transition après des arrêts brusques et inattendus pour ralentir à nouveau. La vie est faite de longues attentes dans les wagons immobiles au milieu d’un paysage vide de toute présence humaine et la reprise du déplacement à travers la monotonie de sombres forêts et des plaines dénudées. En général, aucun repère dans le paysage ne signale l’arrêt final du convoi. Quand il survient, les déportés, soudain forcés de quitter la routine du train, sont confrontés à un monde radicalement inconnu. Henry Welch est né en 1933 à Łódź en Pologne dans une famille aisée. Son père est un homme d’affaires, sa mère ne travaille pas. À la maison, ils parlent polonais entre eux mais utilisent le yiddish pour échanger avec les grands-parents. En avril 1940, Henry est à Pinsk avec sa mère, sa tante et son oncle, quand les autorités soviétiques entament la campagne de « passeportisation » destinée à transformer en citoyens soviétiques les réfugiés ayant fui l’invasion allemande de l’ouest de la Pologne. Les Welch, comme de nombreux autres réfugiés, refusent le passeport soviétique. Quelques jours plus tard, des agents du NKVD viennent les chercher pour les déporter4 : Ce qui m’a surpris à Kotlas, c’étaient les nuits blanches. Nous sommes arrivés en juillet. À peine commençait-il à faire noir que subitement, de nouveau, le jour se levait. La chose la plus terrible, c’étaient les moustiques énormes. […] Personne ne tentait de fuir, car il n’y avait nulle part où aller. Vous 46 ARRACHEMENTS savez, quand le train s’est arrêté, d’un côté il y avait la forêt et de l’autre un fleuve assez tumultueux et encore la forêt, partout la forêt. Je crois que personne ne pouvait même rêver de fuir. Tout le monde était si déprimé, si effrayé, que personne ne faisait rien. Même les enfants savaient qu’il ne fallait pas pleurer. Il y avait des milliers et des milliers de personnes tout autour des bords du fleuve. Mais on n’entendait pas un mot, pas un bruit. Le choc des lieux L’ordre de descendre du train arrive brutalement, au milieu de nulle part. Ce moment signe la dislocation des fragiles communautés des wagons : l’éparpillement des déportés entre différentes destinations défait en quelques minutes des liens de proximité, de solidarité tissés par le partage de gestes de survie, de deuils, d’espoirs et de désespoir de la vie sur les rails. Adultes et enfants se perdent de vue en un instant. Ils doivent continuer leur trajet forcé avec d’autres compagnons d’infortune, en traîneau, en bateau ou en camion, vers la destination finale. Les témoignages que nous avons recueillis donnent une place privilégiée à l’évocation des lieux. La vivacité et la coloration émotionnelle de leur souvenir en fait de véritables acteurs du récit et rend plus palpable pour l’interlocuteur l’intensité de l’impact provoqué par le paysage d’arrivée. Le caractère sensoriel et animé de l’évocation des lieux lors des entretiens apparaît lié au retour du regard de l’enfant dans la restitution tardive du vécu de la déportation. Pour Irina 47 ENFANTS DU GOULAG Tarnavska, le long déplacement fluvial et le débarquement dans une nature sauvage constituent des souvenirs encore vifs aujourd’hui : Nous avons passé deux semaines sur une péniche naviguant sur l’Ob, jusqu’à un petit village. L’Ob y est tellement large qu’on ne voyait pas l’autre rive. Quand on nous a fait descendre on a vu en face de nous une immense forêt et on a entendu rugir les ours et hurler des loups. Il y avait des renards autour de nous. Nous, les enfants, avons commencé à pleurer parce qu’on avait peur d’être mangés par les ours et les loups. Peu de temps après, une jeune Allemande est venue nous voir et nous a dit : « Ne vous inquiétez pas. On vous a amenés alors que nous, on est déjà là et on a construit des baraquements pour vous. Nous, à notre arrivée, il n’y avait personne, c’était bien pire. » À partir de la fin des années vingt, se développe sur tout le territoire soviétique un vaste réseau de complexes pénitentiaires composés de plusieurs « zones » de baraquements entourés de lieux d’activités extractives, agricoles et industrielles. Les adolescents sont débarqués dans ces lieux façonnés pour le travail forcé et encerclés par une nature inconnue et imposante. Dans les baraquements en bois, remplis de châlits à étages, avec un poêle au centre, dorment plusieurs dizaines d’hommes ou de femmes. Leur maigre ration de nourriture distribuée matin et soir provient d’une cuisine centrale. Administration, infirmerie, latrines, bains sont abrités par des baraquements plus solides. La zone est entourée de barbelés et de miradors, le chef du camp, le personnel 48 ARRACHEMENTS administratif libre et les gardiens habitent en général à l’extérieur. Sur environ cinq cents lagers construits entre 1929 et 1953, un tiers s’étend sur un territoire de plusieurs centaines de kilomètres, avec des dizaines de « zones », de mines, de forêts, de terrains agricoles. Pistes, routes, chemins de fer, ponts, villes, ports, usines et barrages surgissent, réalisés par la main-d’œuvre forcée. Ces complexes sont construits sur de larges territoires appartenant à des populations nomades dispersées ou à proximité de villes déjà existantes. Quant aux villages de peuplement, ce sont des lieux isolés et inhospitaliers de colonisation agricole ou d’extraction forestière sans barbelés ni miradors. Ils sont destinés à la déportation collective d’« ennemis » successifs du pouvoir soviétique, classés selon des critères sociaux, ethniques ou collectivement accusés de collaboration avec l’occupant nazi. Ainsi, les familles, d’« éléments antisoviétiques et socialement dangereux » provenant des territoires conquis et annexés pendant la Seconde Guerre mondiale par les Soviétiques, se retrouvent côte à côte avec une population déportée déjà présente : koulaks et marginaux soviétiques, minorités polonaise, allemande, coréenne, ainsi que les peuples du Caucase et de Crimée. Ces déplacés sont sous la surveillance et l’autorité d’une komandatura dirigée par un commandant du NKVD qui contrôle leur confinement, sanctionne tout déplacement non autorisé et détient un pouvoir absolu sur un vaste réseau de villages. Lieux d’exploitation forestière au 49 ENFANTS DU GOULAG milieu de la taïga sibérienne, kolkhozes de production agricole isolés et délabrés, bourgs reculés, ces villages de peuplement se présentent aux enfants comme des masures et des baraques faites de rondins ou de troncs d’arbres, mal isolées, souvent sans porte ni fenêtres et constituées d’une unique pièce vide avec un poêle. Elles sont entourées de sentiers jonchés de détritus, glacés en hiver et boueux en été. Rimgaudas Ruzgys se souvient de l’arrivée de sa famille dans la république de Bouriatie en Sibérie orientale : On est partis avec des chevaux le long du chemin de fer à voie étroite jusqu’au village… Chacun a pris ses affaires. On nous a amenés dans une cabane bâtie comme en Sibérie, en rondins. Elle était divisée par un couloir en quatre petites pièces. Nous étions cinq familles dans cette baraque. La première nuit, on ne pouvait ni se coucher ni s’allonger, il n’y avait que les murs et rien d’autre. La maison avait uniquement des cloisons en planches pour séparer un peu. Nous nous sommes couchés tant bien que mal sur nos sacs et nous nous sommes fait dévorer par les punaises. Quand les punaises ont attaqué, on s’est levés et il y en avait partout. On ne savait pas où se mettre. Tout le monde avait faim après ce voyage, personne n’avait mangé. Le lendemain, tous ont cherché des pierres dehors pour faire du feu et ceux qui avaient des casseroles ou des seaux ont commencé à préparer quelque chose de chaud à manger. Ceux qui avaient quelque chose… il n’y avait aucun magasin. La première nuit, quand nous sommes entrés dans la maison, nous avons barricadé la porte d’entrée ; les locaux avaient des couteaux et ils leur avaient dit que nous étions des bandits. Voilà, c’est comme ça que nous nous sommes installés. 50 ARRACHEMENTS S’il n’existe pas de baraques vides dans lesquelles se réfugier ou d’autochtones pour louer un coin de leur masure, les déportés, comme la famille Ruzgys, doivent s’atteler hâtivement à se construire un abri qui, avec le temps, deviendra une cabane. Ce lieu s’appelait Moïga. Là-bas, comme d’habitude, il n’y avait que quelques baraques, mais il fallait héberger tout le monde. Donc, ils ont parqué trois ou quatre familles par pièce, autant qu’ils ont pu. Il y avait au centre de la pièce un tonneau avec des trous et une cheminée en sortait pour chauffer un peu à l’intérieur. L’entrée était sans vestibule, directement sur l’extérieur. Quand on a commencé à chauffer en hiver, il faisait environ − 40 °C dehors. À l’intérieur, les rondins étaient en bois vert, l’eau se condensait et coulait sur les murs ; des gouttes tombaient sur la tête. On n’avait pas de planches car il n’y avait aucune scierie. Il a donc fallu fabriquer le plancher en fendant les rondins. Et la même chose pour le plafond : il fallait couvrir un peu et on a utilisé ce type de planches. On employait de grands pins, des rondins de 2-3 mètres de long, et sans branches car c’était plus simple à fendre. On a mis une couche de terre sur le plancher pour que ce soit plus chaud. Les baraques étaient construites sans fondations. On construisait sur des souches ou des poteaux. À la place des fondations, on empilait sur 1 mètre de haut environ de la terre sur les côtés jusqu’aux fenêtres pour que le froid ne passe pas par-dessous. Voilà comment s’est passé notre premier hiver. La mère, la tante et l’oncle d’Henry Welch sont assignés à l’abattage du bois à Niertchouga, dans la région d’Arkhangelsk : Notre hameau, entouré de ruisseaux, se composait de six ou huit baraques faites de longs rondins, d’une petite école, 51 ENFANTS DU GOULAG d’une cantine, d’un entrepôt où l’on vendait des produits, d’une grande baraque pour les surveillants russes, d’une baraque sans fenêtre qui faisait office de prison et enfin d’une maison plus confortable où logeait notre commandant. Chacun de nous était assigné dans une baraque, où il y avait environ seize châlits de chaque côté avec une grande table au milieu. Chaque châlit était attribué à deux personnes. Ainsi, moi et ma mère avons dû partager le même. Cette région du Grand Nord russe, près de la mer Blanche, est devenue dans la mémoire des Welch « la Sibérie » et le petit village de Niertchouga, peuplé de déplacés spéciaux, déportés depuis le début des années vingt, un « camp de travail ». Ainsi, Henry Welch, devenu chimiste, homme d’affaires international et inventeur, qui se souvient avec tant de précision du premier lieu de sa déportation, continue en revanche encore aujourd’hui à parler de ce hameau misérable en l’appelant « camp de travail sibérien ». Sonia Pancer, Française d’origine juive polonaise, a deux ans en juin 1940 quand elle est déportée avec ses parents, de Pologne en URSS. Après la guerre et un long périple passant par la Pologne et les camps pour personnes déplacées en Allemagne, ils arrivent en France. Ses parents vivront avec elle et sa nouvelle famille jusqu’à leur mort. Âgée de soixante-quinze ans lors de notre entretien en 2013, dans son appartement cossu des environs de Paris, elle doit chercher dans ses souvenirs pour évoquer les lieux de sa déportation : « On est arrivés là-bas en hiver, dans une sorte de Goulag pour familles. Ce n’était pas une prison, il n’y avait pas de barbelés, il y avait juste la forêt, 52 ARRACHEMENTS la neige et des baraques, et les gens travaillaient dans la mine. On était dans l’Oural. Je ne sais pas le nom du camp. » Plus tard, la famille est « envoyée en Ouzbékistan » : elle ne retrouve aucune précision dans sa mémoire sur les lieux où elle a vécu plus de trois ans. Passionnée par l’histoire de la Shoah et militante des Droits de l’homme, Sonia n’a jamais posé de questions à ses parents concernant les endroits successifs de leur déportation en URSS. La discontinuité dans l’intensité et la précision de la restitution de faits, de dates, de lieux et de personnes caractérise chacun des récits issus de la remémoration tardive de la déportation. Elle en configure la singularité. L’amnésie ou le désintérêt exprimé à l’égard des emplacements précis semblent exprimer souvent une sorte de refus d’historiciser la mémoire d’événements ayant une dimension de souffrance collective. Ce refus peut être lié à la crainte de mettre à distance le vécu personnel infantile et les émotions qui y sont liées en noyant l’intime dans la grande histoire. Mais pour Sonia, à l’instar d’autres juifs « sauvés » de la Shoah par le déplacement forcé en URSS, cette oblitération renvoie aussi à la priorité du génocide nazi dans la mémoire. En Sibérie, les anciens déportés issus des vagues de répression de l’Empire russe puis du pouvoir soviétique constituent le gros de la population autochtone des villages de peuplement et de production. À leur arrivée, les nouveaux déportés négocient leur survie et apprennent les règles de la vie locale avec une population dont l’expérience préfigure la leur, ce qui atténue la distance et crée parfois des liens de solidarité. En revanche, 53 ENFANTS DU GOULAG en Asie centrale, nouveau lieu soviétique de déportation massive, la fréquente hostilité initiale des autochtones découle autant de l’étrangeté culturelle des déportés que de leur statut d’ennemis de guerre. Juliana Zarchi est née à Kaunas en 1938, de père lituanien d’origine juive et de mère allemande. Au moment de l’invasion de la Lituanie par les nazis, son père fuit vers l’est, où il est assassiné par les Einsatzgruppen. Elle a trois ans quand des proches réussissent à la faire sortir du ghetto de Kaunas. En août 1945, elle a sept ans. Lors des répressions soviétiques contre les ressortissants d’origine allemande, elle est déplacée de force, avec sa mère, au Tadjikistan, en Asie centrale. Elle évoque l’épreuve de la première période de sa déportation : Moi qui avais survécu au ghetto, je me souviens que, quand je suis arrivée au Tadjikistan, on me jetait des pierres, on m’appelait fasciste ! Quand on allait se baigner, les garçons du village nous frappaient et essayaient de nous noyer. Je comprends qu’ils avaient perdu des pères dans cette guerre, mais pourquoi moi, qui avais souffert du fascisme, qui avais perdu mon père et toute ma famille, je devais être responsable des crimes nazis ? C’était cela le plus terrible. Le choc des lieux pour les déportés est aussi celui d’une soudaine promiscuité forcée avec une population dont les coutumes et la langue leur sont inconnues. Plus encore, la découverte du degré de dénuement de la vie soviétique locale préfigure la misère extrême qui les attend, menaçant leur survie. Peep Varju a quatre ans et demi lorsqu’en 1941 il est séparé de son père, condamné au camp de 54 ARRACHEMENTS travail. Le petit garçon est déporté d’Estonie vers la région de Tomsk avec sa mère enceinte, sa sœur et ses frères : Notre trajet en train a duré trois semaines, puis nous avons voyagé en bac pendant dix jours sur le fleuve Ob. J’avais quatre ans et demi, ma sœur sept ans et mes deux frères neuf et deux ans. Le voyage, c’était quelque chose d’absolument nouveau pour moi. Lors des arrêts, les wagons étaient gardés par des militaires armés pour prévenir toute évasion. Il faisait très très chaud, on étouffait. Il y avait un enfant parmi nous qui a été embarqué malade, il a contaminé tous les autres, et c’est ainsi que mon petit frère est mort pendant le trajet. Nous n’avions rien à manger. Arrivés sur le fleuve Ob, nous avons vu des inondations : tous les champs de pommes de terre étaient sous l’eau. Les gens de cette région étaient si pauvres. Jamais nous, Estoniens, n’avions vu une misère aussi terrible : ils faisaient peine à voir. Pendant les deux premières années, tous les déportés qui avaient des vêtements essayaient de les échanger contre de la nourriture : ces gens n’avaient pas de vêtements non plus. C’est pendant cette période qu’il y a eu parmi nous le plus de décès. Les vagues d’arrestation qui emportent des centaines de milliers de Baltes, d’Ukrainiens, de Polonais, de Hongrois et d’Allemands touchent prioritairement les fermiers, de même que le clergé et les élites intellectuelles, politiques et économiques des villes. Contrairement à la plupart des prisonniers soviétiques, ces populations proviennent de pays dotés de villes anciennes et développées ou de zones rurales parsemées de fermes prospères pourvues d’équipements et d’outillages modernes. Entourées de grandes extensions agricoles soigneusement exploitées, ces fermes faisaient souvent de l’élevage avec l’aide de domestiques et 55 ENFANTS DU GOULAG de journaliers. Habituées, pour la plupart, à des demeures spacieuses et à des terres vastes et cultivées, ces populations sont projetées dans un monde inconnu et terrifiant où l’étroitesse, le dénuement et la promiscuité de l’habitat sibérien coexistent avec des territoires sauvages d’une étendue incommensurable. Ce choc renforce la peur devant la toute-puissance des autorités et l’inquiétude lancinante pour le sort des proches et des biens. La mise au travail des arrivants se déroule de différentes façons. Pour ceux débarqués dans des bourgs, les premiers jours et semaines sont marqués par une recherche fébrile et solitaire d’abri et de travail. Rémunéré par quelques roubles ou par des pommes de terre, travailler constitue l’un des seuls moyens de ne pas mourir de faim même si, dans cet univers où tout manque, pour ceux qui ont pu emporter quelques vêtements, ustensiles, outils ou objets, le troc ou la vente sont d’autres moyens précaires de survie. Dans d’autres cas, ce sont les directeurs des kolkhozes ou des exploitations forestières qui, dès l’arrivée, sélectionnent personnellement la main-d’œuvre pour différents travaux. Juliana Zarchi, arrivée au Tadjikistan avec sa mère à sept ans, a vécu intensément ce moment de sélection des déportés pour les travaux collectifs : À notre arrivée, ils nous ont fait descendre, ils nous ont rassemblés et quand les directeurs de kolkhozes ont commencé à arriver sur des chevaux, des Tadjiks habillés dans leurs costumes traditionnels, ils choisissaient ceux qui avaient l’air le plus fort et solide, par exemple des familles avec des hommes, des jeunes. Nous, qui étions un groupe avec que des femmes et des 56 ARRACHEMENTS enfants, personne ne voulait de nous ! Et le dernier arrivé a été bien obligé de nous prendre ! Finalement, il n’était pas méchant. Dans le témoignage de Marju Tomm, déplacée en Sibérie à dix ans, le souvenir humiliant de la sélection est filtré par une lecture ultérieure qui amorce son interprétation associée à l’esclavage. Ce filtrage de la mémoire par la culture, leitmotiv de son récit, caractérise souvent les remémorations tardives d’événements collectifs de souffrance : À l’arrivée, on nous a alignés sur la place du village avec nos affaires et j’ai observé un spectacle décrit dans le livre La Cabane de l’oncle Tom : la scène où les maîtres choisissent leurs esclaves. Il y avait des directeurs de sovkhozes et kolkhozes qui sélectionnaient les gens en disant « cette famille je ne la veux pas », « celle-ci, je la prends », « celle-là oui, l’autre non » […] À la fin de la journée, il ne restait sur la place qu’une famille avec trois enfants, deux vieux, un garçon de dix-sept ans, moi et ma mère. On était les derniers quand, enfin, arriva le directeur d’un des kolkhozes les plus pauvres, qui avait trop bu la veille et venait juste de se réveiller. Il nous fait signe de le suivre et nous fait monter sur un traîneau. C’est ainsi que nous sommes arrivées à Petropavlovskaia, qui devait devenir pour nous le centre du monde ! Ceux qui sont destinés aux camps de travail sont souvent intégrés à des convois de prisonniers soviétiques remplis de criminels issus du monde de la pègre. Pour ces jeunes prisonniers, le transport signe le début d’une profonde et dangereuse solitude. En revanche, d’autres peuvent se retrouver dans des convois avec leurs amis, voisins et compatriotes. Eux découvriront la solitude à 57 ENFANTS DU GOULAG l’arrivée au camp, après l’éparpillement arbitraire des prisonniers sur le territoire très étendu du complexe pénitentiaire. Les souvenirs des premiers actes et paroles de solidarité de la part d’étrangers sont parmi les plus chargés d’émotions dans leur récit. Orest-Iouri Iarinitch a été condamné à cinq ans de travaux forcés pour trahison de la patrie et organisation antisoviétique. Après un long périple dans les prisons de l’URSS, dont la Boutyrka, à Moscou, il est débarqué dans l’une des sections du gigantesque camp de Mordovie : « Une fois arrivés dans le camp en Mordovie, nous avons tout de suite été enfermés en quarantaine. Là, il y avait des Lettons, des Lituaniens, des Estoniens et deux Biélorusses : aucune hostilité entre nous. Les Lettons et les Lituaniens avaient encore avec eux du fromage sec qu’ils ont partagé avec nous. Avec nos estomacs vides, ça nous a bien soulagés de la faim ! » Les conditions de vie et de travail dans l’univers concentrationnaire projettent les prisonniers, même endurcis par les années de guerre, dans un lieu où aucune des règles de vie apprises ne semble avoir cours : « Quand je suis arrivé, j’étais épuisé. Totalement épuisé. Nous avons vu des trous creusés dans la terre d’environ 50 cm de profondeur fourrés de journaux. Cinquante, soixante prisonniers vivaient dans chaque trou », se souvient Siegfried Gottschalk qui arrive dans un camp près de Prokopievsk en Sibérie occidentale. Irena Ašmontaitė-Giedrienė, elle, n’a que six ans en 1941, quand son père est arrêté. Sa mère, enceinte, est déportée avec ses trois enfants d’abord dans la région de 58 ARRACHEMENTS l’Altaï, où naît un petit frère. Un an plus tard, ils sont de nouveau déplacés, avec de nombreuses autres familles lituaniennes, dans le Nord sibérien, à Trofimovsk, près de la mer de Laptev, dans l’océan Arctique. Le climat extrême et le manque total de ressources extermineront rapidement la grande majorité de ces familles. L’un des rares survivants de ce groupe dira : « Ils nous ont embarqués avant même qu’on ait pu récolter les quelques pommes de terre qu’on avait plantées. » Dans la Lituanie postcommuniste, les quelques survivants des orphelinats arctiques de l’époque sont appelés aujourd’hui « les enfants de glace ». Parfois, le transfert entraîne enfants et adolescents prisonniers vers un climat un peu moins rude et une organisation pénitentiaire qui allège le danger représenté par les prisonniers de droit commun ou des gardiens particulièrement brutaux. Après trois ans passés dans un camp à Ouchta dans l’extrême Nord russe, Klara Hartmann a dix-sept ans quand elle est transférée dans la région de Karaganda dans le Kazakhstan. Les prisonniers y construisent d’abord leur propre camp, le Steplag, un des dix camps spéciaux pour prisonniers « particulièrement dangereux », essentiellement peuplés de politiques. Malgré la dureté du travail et du climat, elle évoque ce changement comme une amélioration de sa condition : Plus tard, j’ai senti que j’y avais appris des choses très importantes pour la vie : travailler sans rechigner, certes, mais le plus important, l’entraide, le respect et la solidarité au-delà de la nationalité de chacun. Ces prisonnières politiques ukrainiennes 59 ENFANTS DU GOULAG pouvaient recevoir des colis, comme citoyennes soviétiques : elles mettaient tout en commun et distribuaient à tous la même quantité, tout comme une fille lituanienne qui est devenue mon amie. C’était, enfin… C’était la plus belle chose… Si le premier lieu de déportation constitue un choc intense, il est loin d’être le seul dans la traversée de l’univers répressif soviétique. Même si on arrive à survivre à la faim, au froid et aux maladies engendrées par la promiscuité dans les wagons, chaque transfert tranche les liens fragiles de solidarité noués avec d’autres déportés, de familiarité naissante avec les lieux et ses difficultés, de même qu’il prive des maigres ressources que l’ingéniosité ou la chance a permis d’obtenir. Si à l’arrivée, adultes et enfants sont terrifiés par l’immensité, l’isolement et l’inhospitalité de la nature qui les encercle, au fil des dangers évités ou maîtrisés, l’incommensurable uniformité apparente de l’environnement se fragmente en une diversité de lieux : la forêt, les champs, les mines, les fleuves, les recoins pour jouer. Le tissage progressif de relations avec les autres dans le travail harassant et la recherche de la survie atténue l’homogénéité et l’immensité des lieux. Ce sont ces relations qui donnent aux souvenirs leur acuité et leur caractère vivant. Ainsi, les villages de peuplement, et à plus forte raison les camps, apparaissent aux jeunes déportés comme un monde nouveau, un territoire inconnu dont les institutions et les espaces recèlent des dangers à chaque pas, mais aussi, au fil du temps, des découvertes et même quelques joies. SOUFFRANCES CHAPITRE II Souffrances Dans les récits des témoins, les épreuves s’inscrivent dans deux temporalités. D’abord celle d’un état permanent qui affecte tout le monde : la faim, le froid, la maladie, le travail forcé et la peur, épreuves qui ravagent et souvent détruisent les corps et les âmes. Sur fond de cet état permanent, arrivent des événements qui intensifient les souffrances. Ils apparaissent dans les récits sous la forme d’un affaiblissement dangereux, d’une punition encourue, d’un nouveau déplacement, de la maladie ou la mort d’un proche. Les témoignages d’enfants nés au Goulag ou déplacés de force avec leur famille relatent ces épreuves comme englobant l’ensemble familial tout en en touchant à tour de rôle l’un ou l’autre membre. En revanche, les récits des adolescents eux-mêmes condamnés aux travaux forcés les décrivent fréquemment comme autant de facteurs de leur irrémédiable sentiment de perte de soi, de solitude et 61 ENFANTS DU GOULAG d’isolement. Toutefois, dans les deux cas, ces épreuves, juxtaposées ou cumulées, forment ensemble l’arrière-fond de tous les événements marquants du temps de la déportation. Leur expérience simultanée alimente un constant sentiment de peur traversé par des moments de fierté et de contentement quand l’entraide, les stratégies individuelles ou encore les aléas des transferts arrivent, pour un bref moment, à en alléger le poids accablant. Faim, froid, peur La faim, l’affaiblissement et les douleurs d’un corps en privation permanente, l’obsession constante de la recherche de quelque chose à manger, les symptômes du scorbut ou de cécité nocturne, par manque de vitamines, constituent des leitmotivs. Ceux qui sont déportés avant l’invasion allemande de l’URSS de juin 1941, en souffrent encore davantage. Pendant la période de la guerre, dans les camps de travail, environ un million de prisonniers meurent et 22 % des survivants deviennent inaptes au travail. Dans les villages éloignés du Grand Nord et de Sibérie, où avaient été reléguées des dizaines de milliers de familles, la disette est le quotidien des déportés comme des autochtones. À Lviv, en octobre 2010, Irina Tarnavska évoque en sanglotant cette sensation omniprésente : Qu’est-ce qu’on avait faim ! On était tout le temps affamés. Quelqu’un nous a pris en photo. […] Je la regarde et je vois que je n’avais que la peau sur les os. […] On était tous pareils. 62 SOUFFRANCES Nous écrivions à papa qui travaillait aux chemins de fer à Lviv et qui, de ce fait, n’a pas été déporté. Il nous a envoyé ce qu’il pouvait : un peu de farine. Au printemps, nous avons réussi à planter entre les souches quelques pommes de terre. Ma sœur aînée les faisait cuire. Mais nous attendions que maman revienne du travail, pour manger ensemble. J’allais m’asseoir près de la marmite et j’inspirais le parfum des pommes de terre. C’est ainsi que je me nourrissais… Et quand maman rentrait du travail, nous mangions une pomme de terre. Pendant ce temps, papa voulait nous rejoindre, mais son chef ne le laissait pas partir de son travail. Il a demandé cinq fois la permission parce qu’il avait besoin de son autorisation pour se déplacer. Le chef lui disait : « À quoi ça te sert ces enfants ? On va te marier ici et tu en auras d’autres. » Mon père a répondu : « Si vous ne me licenciez pas, je partirai sans papiers, tant pis. » Le chef a fini par signer et il nous a rejoints. À partir de là, la vie est devenue un peu plus facile pour nous. Mais plus nombreux sont ceux qui perdent leurs parents, leurs frères et sœurs. Peep Varju se souvient de l’extrême dénuement des derniers jours de vie de sa famille : Je me souviens de cette petite cabane isolée où on vivait tous ensemble, on dormait par terre, c’était extrêmement étroit et il faisait très froid et je me rappelle que nous étions toujours affamés. Je vois encore ma mère qui prenait des affaires avec elle, elle sortait et quand elle rentrait on pouvait manger quelque chose. À la fin, on est restés sans aucun vêtement, elle avait tout vendu pour de la nourriture et, mis à part un sous-vêtement, je n’avais plus rien à me mettre. La mère de Peep accouche en décembre 1941 dans une masure isolée à l’orée d’un village perdu de Sibérie. Elle meurt quelques semaines après, en laissant seuls son 63 ENFANTS DU GOULAG nourrisson, Peep et sa sœur aînée de huit ans. Cette dernière meurt de faim dans la nuit du 30 janvier 1942. Avec les sanglots dans la voix, mais dans un souci extrême de précision quant à la date de la mort de chaque proche, Peep poursuit : « Après la mort de ma mère, celle de ma sœur reste gravée pour toujours dans ma mémoire. On dormait par terre côte à côte. Soudain, elle s’est assise, a expiré et est retombée pour ne plus jamais se relever. Peu après, j’ai vu le bébé dans une petite caisse. C’est mon dernier souvenir de mon petit frère. » Adam Chwaliński sera aussi confronté à la perte de sa mère. Né en 1928 en Polésie (aujourd’hui Biélorussie) dans une famille polonaise de colons civils. En février 1940, sa famille est arrêtée par le NKVD et déportée avec les cinquante et une autres familles de son village natal. Au terme d’un voyage d’un mois, ils arrivent dans la région d’Arkhangelsk où, peu après, sa mère tombe gravement malade. En novembre 1941, bénéficiant de l’amnistie accordée aux déportés polonais, la famille Chwaliński part en Asie centrale. Au Kirghizstan, la mère est hospitalisée, puis Adam apprend sa mort soudaine : J’arrive et je vois une scène incroyable. Au milieu de la rue, ma petite sœur se tenait debout, bras en croix. Elle criait, hurlait, pleurait. Elle avait dû comprendre ce qui s’était passé, que maman était morte. Et moi, quelque chose dans ma gorge s’était coincé. Rien : j’étais incapable de pleurer, de parler. J’avais perdu ma voix. Mon père n’était pas là, il était allé conduire mon frère aîné à l’hôpital. Les gens m’ont alors dit : « Adam, emmène ta sœur Gienia à l’hôpital, elle veut être près 64 SOUFFRANCES de sa mère morte et d’un moment à l’autre, elle peut mourir elle aussi. Elle est presque inconsciente. » Je l’ai prise par la main et l’ai conduite à l’hôpital. […] Quand je suis revenu en ville, mon père m’attendait, seul. Désespéré, il m’a dit : « Tu sais quoi, maman a déjà été enterrée à la va-vite, enveloppée dans une couverture, quelque part par-là, près de la rivière. » Il ne m’a même pas montré l’endroit et m’a dit qu’il fallait partir. Il s’était déjà renseigné pour savoir où on devait se présenter. […] Nous sommes allés à l’autre bout de la ville, et soudain mon père s’est arrêté, comme s’il avait buté contre un mur, et s’est mis à délirer. Après la traversée de la rivière glacée, il avait attrapé une pneumonie et avait un accès de fièvre. Mais moi, je ne savais pas ce que c’était. Je l’ai secoué et il m’a dit : « Rappelle-toi. Je vais mourir d’un instant à l’autre. Rappelle-toi, tu dois m’enterrer dans un cimetière. » Encore aujourd’hui, le souvenir des funérailles de sa petite-cousine Gitele constitue le seul moment de désarroi dans le long récit d’Henry Welch, déporté à sept ans avec sa mère et sa tante dans la région d’Arkhangelsk dans le Grand Nord russe. La naissance en déportation de Gitele marque un tournant dans la vie du jeune garçon : pour la première fois, il n’est plus le seul enfant de la famille, de la maison, du village. Le monde d’une enfance partagée s’ouvre à lui : Pour moi, le bébé était très important parce que c’était le seul être humain avec qui parler. Vous savez, les adultes ne se souciaient pas de moi. Les seuls moments où je pouvais rêvasser, c’était quand je parlais au bébé. Je lui racontais toutes sortes d’histoires, je lui parlais du pays, des grandsparents et ainsi de suite. Mais… le bébé est mort. Ma mère n’a pas été autorisée à aller aux funérailles. Mon oncle Sam a 65 ENFANTS DU GOULAG pris un jour de congé, il a construit une petite boîte en bois et y a mis le bébé. Nous avons transporté cette boîte dans la forêt, et mon oncle a creusé une fosse… Et c’est à cet endroit que nous avons enterré la petite. À partir de ce moment-là, ma tante Ruth n’a plus jamais été la même. Les deux autres enfants de la tante Ruth, qui vont naître bien après, en Israël, n’apprendront l’existence de cette sœur aînée, morte de faim en Russie, qu’au décès de leur mère en 1993. La mort qui fauche d’autres enfants autour d’elle constitue aussi le fil rouge du récit d’Austra Zalcmane. Elle a six ans lorsqu’elle est déportée avec sa mère et ses frères et sœurs. Sa voix tremble d’émotion quand elle évoque la première année de la déportation : À notre arrivée, en juillet, ils nous ont amenés dans un kolkhoze et nous ont mis dans une étable qui n’avait pas de toit : c’était un lieu pour les chevaux. Je ne me souviens pas de grand-chose de ces premiers jours, sauf que ma mère a lavé la seule robe que j’avais et l’a mise à sécher avec d’autres vêtements. Quand elle est revenue du travail, elle n’a pas retrouvé nos vêtements. C’est là que nous avons appris qu’on pouvait voler les affaires des autres. En automne, beaucoup d’enfants sont tombés malades et mon frère aussi : il ne pouvait rien avaler. Un médecin est venu au village et ma mère est allée le voir. Il a dit qu’il n’avait pas de médicaments et qu’il ne pouvait pas soigner les enfants. Ils sont presque tous morts, mais ma sœur et moi avons réussi à survivre. Après, nous avons porté les vêtements de mes cousins morts que ma tante nous a donnés. 66 SOUFFRANCES J’avais tellement, tellement faim. En hiver, je ne sais même pas ce qu’on mangeait. En été, il y avait avec nous des enfants locaux, enfants de chefs d’équipe du sovkhoze, dont les pères savaient dans quels champs il y avait des légumes à manger. Nous y allions à quatre pattes pour ne pas être vus. Mais des hommes à cheval nous ont aperçus et attrapés. D’abord, ils ont laissé partir les enfants des chefs, et après nous avons dû promettre que nous ne le ferions plus. Pour la Polonaise Stella Jankovska, la peur de la mort se cristallise autour d’une rumeur. Elle a onze ans en avril 1940 quand elle est arrêtée avec sa mère à Lviv, en Ukraine. Elles sont déportées au Kazakhstan où elles passeront toute la durée de la guerre. Un jour, Stella entend une rumeur dans le village qui lui fait redouter les adultes qui l’entourent, eux aussi constamment tenaillés par la faim : Je peux vous dire que c’était atroce dans ce village, mais je crois que c’était encore plus simple d’y survivre qu’en ville. Pourtant, il y avait là une Tatare… on disait qu’elle avait mangé son enfant en 1932 quand il y a eu la grande famine en URSS. Vous imaginez ? Du cannibalisme… Le souvenir des premiers abris où ils sont placés après leur arrivée hante encore aujourd’hui Marite Kondrimaite : Un de mes premiers souvenirs d’enfance est celui où je me réveille d’un profond sommeil et me trouve dans un lieu très étrange : comme un théâtre abandonné, un escalier qui conduit à la scène, un plancher cassé, partout des chats. Nous y avons vécu les premiers jours, puis ils nous ont répartis dans différentes baraques. Pour s’isoler les uns des autres, les gens 67 ENFANTS DU GOULAG accrochaient des tissus. Là, mon père est tombé très malade, une terrible fièvre. Ma mère disait que c’était à cause de la tristesse, de notre situation si difficile et de l’humiliation subie. Le dénuement et la peur sont omniprésents dans les témoignages. Ces deux sensations imprègnent toutes les relations humaines, modèlent les comportements et conditionnent tous les choix. Qu’ils soient partagés entre déportés et population locale atténue quelque peu les appréhensions mutuelles qui les séparent. Ce partage peut aussi nuancer, à la longue, le sentiment du caractère exceptionnel des conditions de leur déportation1. Klara Hartmann est envoyée à quinze ans dans les forêts de la république des Komis dans le Grand Nord russe : En arrivant dans le camp de Ouchta, notre travail a été la coupe du bois en forêt. Mais pour y arriver… Il faisait tellement froid et il neigeait tellement que nous étions dans la neige jusqu’à la taille, et nous devions essayer de dégager un chemin. Une fois arrivées, on essayait toujours de ramasser du bois pour faire un feu, pour ne pas mourir gelées. Les soldats établissaient un ordre de qui pouvait se réchauffer près du feu. Nos vêtements, durcis par le gel, dégelaient et devenaient mouillés puis, au retour, se redurcissaient à cause du gel. Nous essayions toujours de ramener du petit bois parce qu’on ne nous donnait rien pour chauffer les baraques, mais à l’entrée du camp le plus souvent les soldats nous l’enlevaient. La grande baraque des femmes est surpeuplée ; à son bout, il y a une petite pièce vide « pour se laver ». Klára observe les autres ramasser des boîtes de conserve jetées par les gardiens et les remplir de neige. Au milieu de la 68 SOUFFRANCES baraque, il y a un gros tonneau avec un conduit de fumée où elles jettent des bouts de bois rapportés pour chauffer ; elles placent dessus leur boîte pour pouvoir se laver avec de l’eau tiède : Les femmes se battaient tout le temps autour : l’une enlevait ou renversait l’eau de l’autre, elles hurlaient et se griffaient avec une violence sauvage. C’étaient des Russes, elles se sentaient supérieures : elles nous prenaient tout, à nous, Baltes, Finlandaises, Ukrainiennes et moi, seule Hongroise, toute jeune et sans connaissance du russe. Elles terrorisaient et battaient même les cuisiniers, vidaient les réserves de nourriture, faisaient des choses avec les gardiens. Au-delà des multiples dangers de la répression quotidienne, la peur est aussi suscitée par d’autres expériences, menaçant les uns et les autres. Irina Tarnavska se souvient des incendies : La taïga brûlait parfois. Les arbres étaient en flamme partout, ainsi que les fourrés : je me souviens de l’odeur des insectes et des petits animaux brûlés. Un jour, j’ai vu un homme parmi les déportés qui travaillaient en forêt tomber dans le brasier, suffoqué par la fumée. Quand on a récupéré ses restes, ses bras noircis pendaient de la civière, comme s’il faisait un geste menaçant à l’égard de ceux qui nous avaient envoyés là-bas. Dans notre village, une fois une baraque a brûlé en quinze minutes avec des personnes dedans… Marju Tomm vit en déportation avec sa mère dans la région de Novossibirsk près de la frontière kazakhe. En 1953, sa mère et elle observent des phénomènes étranges : 69 ENFANTS DU GOULAG Il y a eu des événements. Je me promenais parfois dans la steppe avec ma mère. Elle disait toujours : « C’est bizarre, en Estonie nous n’avons pas de foudre sans tonnerre alors qu’ici on en voit tout le temps. » Puis, pendant l’été, j’ai décidé d’aller chercher des baies dans la forêt avec ma vache. J’en ai cueilli beaucoup. Nous rentrions, ma vache et moi, quand soudain elle s’est couchée par terre et a refusé de bouger. Je ne savais pas quoi faire. Puis, j’ai vu un grand nuage arriver et j’ai compris que la vache sentait la tempête s’approcher ; il ne fallait ni marcher ni bouger. Je me suis couchée à côté d’elle qui a caché sa tête sous mon jupon. Elle tremblait de peur. Une tempête d’une très grande violence s’est abattue sur nous… Beaucoup plus tard, adulte, j’ai appris que c’était l’explosion de la bombe H de Sakharov, et c’est cette explosion que j’ai vue dans la steppe. Les foudres sans tonnerre qu’on avait vues, c’était des essais. Après l’explosion, les vaches ont arrêté d’avoir des veaux. Le dernier de notre vache est né sans os dans les pattes. Ma mère l’a installé sur son lit, bien au chaud, et il a survécu. Mais les veaux du kolkhoze mouraient. Les médecins et les vétérinaires, après avoir fait des prélèvements de sang, nous ont dit que c’était la brucellose. Dans les années quatre-vingt, par hasard, je suis tombée sur un article dans un magazine portant sur les explosions nucléaires. C’est là que j’ai compris ce que j’avais vécu. Aujourd’hui, et depuis de longues années, Marju et sa fille luttent contre un cancer de la thyroïde. Cette catastrophe, vécue dans l’ignorance, s’est inscrite dans le corps de Marju et s’est transmise à sa fille. Leur cancer est en quelque sorte le signe corporel indélébile de la déportation qui traverse les générations. Fille unique, la petite Sonia Pancer vit la déportation littéralement collée à ses parents. Ceux-ci redoutent 70 SOUFFRANCES constamment d’être dénoncés et lui interdisent de parler aux autres « car un enfant peut dire n’importe quoi ». Elle mettra des années, après leur retour, à retrouver la parole et se libérer de la panique que lui inspire tout uniforme. Elle évoque aussi son « anorexie » à leur arrivée en Ouzbékistan. Elle a trois ans. « Mes parents me tannaient pour que je mange, ils me grondaient parce que je ne faisais que boire, boire. Personne ne comprenait pourquoi. Je ne l’ai compris qu’en France, bien plus tard. Quand vous savez que vos parents risquent leur vie pour vous trouver de la nourriture, est-ce que vous êtes capable de l’avaler ? Moi, je ne pouvais pas ! » Elle se souvient de ces années où elle ne se nourrissait que de graines de tournesol sauvage et de pastèque. « Les tournesols poussaient là-bas tout seuls et les pastèques aussi étaient partout, il n’y avait pas besoin de risquer sa vie pour en avoir. » La répression et l’angoisse de mettre ses parents en danger, de les perdre et de se retrouver seule sont autant d’épreuves qui s’inscrivent dans le corps de la petite fille. Sonia les portera bien au-delà de son retour de déportation. Son témoignage souligne l’existence d’une mémoire des épreuves psychiques gravée dans le corps, que la réflexion et le récit ultérieurs ne peuvent traduire suffisamment en paroles. Si les témoignages des enfants déportés laissent tous apparaître en filigrane cette mémoire corporelle durable des souffrances et des privations endurées, contrairement au récit de Sonia, elle y est le plus souvent oblitérée. C’est à travers l’évocation de l’humiliation, de la maladie, de la 71 ENFANTS DU GOULAG faim des parents que cette souffrance précoce inscrite dans leur corps d’enfant se laisse entendre dans leurs récits. Travail forcé Le travail forcé est au cœur de la vie en déportation. Cependant, il existe des différences entre les régimes de travail dans les villages et dans les camps. Dans les villages de peuplement, le plus souvent, un chef de kolkhoze ou un contremaître de chantier sélectionne la main-d’œuvre dès l’arrivée, en fonction de sa force physique. C’est parmi les laissés-pour-compte de la sélection que se trouvent les enfants. Dans les villages ou les petites villes où il n’existe ni kolkhozes ni chantiers, les déplacés spéciaux sont abandonnés à eux-mêmes pour trouver un abri et un travail assurant leur subsistance. De nombreux enfants et jeunes adolescents sont ainsi ballottés entre la quête constante de nourriture et les périodes récurrentes de travail. Dès leur plus jeune âge, ils sont contraints aux durs travaux de débitage, comptage et flottage du bois, de construction de masures, de routes et de chemins de fer, aux travaux agricoles, dans les champs et les étables, mais aussi au ramassage du coton dans les kolkhozes d’Asie centrale. Rimgaudas Ruzgys est déporté de Lituanie en Sibérie méridionale avec toute sa famille. Sa mère est affectée dans une briqueterie « qui n’avait de briqueterie que le nom » : « Le travail se faisait comme au temps du servage. Les femmes creusaient l’argile avec les mains, la foulaient avec les pieds et moulaient les briques à la main. Il faisait 72 SOUFFRANCES déjà très froid et maman est rapidement tombée malade. Ses jambes ont gonflé à cause du foulage de l’argile froide. » Rimgaudas, lui, se retrouve dès le premier hiver à l’école construite par les déplacés. Il n’y a que quatre élèves lituaniens dans sa classe parce que la plupart des enfants travaillent pour aider leur famille à survivre. Il entre directement en quatrième année ; étudier en russe lui pose des problèmes mais il est doué pour les sciences exactes. Il finit l’année avec une lettre de félicitations. Cependant, dès le mois de mai, il arrête ses études et va travailler. Il n’a que onze ans. Son premier travail consiste à marquer le bois coupé : « Quand on coupait le bois, je mesurais le diamètre de la bille et je mettais un tampon qui signifiait que la bille était comptée. Il y avait beaucoup de neige en hiver. Pour se chauffer, on faisait un feu sur lequel on réchauffait le pain gelé et on faisait fondre la neige dans une boîte en fer. C’était notre thé… » C’est lors de sa seconde déportation en Sibérie que Silva Linarte aura l’âge de connaître le travail forcé. Elle est née en 1939 dans le sud-est de la Lettonie au sein d’une famille relativement aisée qui attache une grande importance à l’instruction et à la culture. En 1941, elle est déplacée de force avec sa mère et ses sœurs dans la région de Krasnoïarsk, en Sibérie. En 1947, Silva et ses sœurs, orphelines de père, bénéficient d’une mesure les autorisant à rentrer en Lettonie. Mais, en 1950, au cours de la seconde déportation de masse de Lettonie, elles sont renvoyées en Sibérie2. Avec d’autres enfants, Silva y est assignée au travail dans la taïga : 73 ENFANTS DU GOULAG Nous avions tous les mêmes chaussures en caoutchouc taille 46 ! Nous les attachions avec des ficelles. Nous étions habillés d’une veste matelassée, et c’est comme ça que nous partions travailler. Avec le peu qu’on nous donnait à manger, le travail était d’autant plus dur. On transportait des baquets en bois très lourd remplis de résine. Nos mains nous faisaient tout le temps mal et il y avait des essaims de petites mouches qui rentraient partout sous les vêtements pour nous piquer jusqu’au sang. Il fallait mettre des filets sur le visage, mais ils nous étouffaient. Donc on les enlevait et les mouches nous attaquaient. Les mains étaient pleines de résine, même le visage était barbouillé, tout était si sale. Adam Chwaliński a onze ans quand il doit aller travailler dans la taïga à la coupe du bois avec son père, en mauvaise santé mais jugé apte à travailler : Ma sœur, bien que mon aînée de trois ans, avait peur de monter sur les troncs parce qu’il fallait grimper à un mètre et demi ou deux au-dessus du sol. Les racines de ces arbres gigantesques étaient peu profondes mais très étendues : quand l’arbre chutait, les chablis étaient couverts de terre sur plusieurs mètres de haut. Alors je me plaçais en haut, ma sœur en bas, et on sciait. Et peu avant d’arriver au bout, cela craquait et tout ce tas chutait dans la boue. C’était dangereux : si j’avais été projeté en bas et écrasé sous ce tas, je n’aurais pas pu en ressortir. Dans les souvenirs d’Helena Romana Dolińska, la faim est indissociable du travail forcé. Née en 1933 dans une famille de colons civils polonais dans la région de Ternopol, majoritairement peuplée d’Ukrainiens, elle est déportée avec sa famille et les habitants de son village en février 1940, dans la région de Sverdlovsk, dans l’Oural : 74 SOUFFRANCES Dans ma famille on avait constamment faim. Il fallait aussi nourrir les grands-parents et mon père n’était pas avec nous. Pour cette raison, dès 1943, tous les enfants ont été obligés d’aller travailler. Ma grande sœur et moi prenions tous les matins un petit train pour aller dans une zone de marécages et de marais. Nous devions puiser à mains nues de la boue pour en faire des briques, puis les faire sécher. Il n’y avait que des enfants qui pouvaient faire ce travail. Si on arrivait à accomplir la norme, on recevait du pain et de la soupe claire qu’on pouvait partager avec les grands-parents et, si on arrivait à la dépasser, on en avait un peu plus. Mais les Russes étaient tellement cruels avec nous qu’ils ont imposé ce dépassement comme la norme du jour suivant. Alors ma sœur et moi on a eu une idée : on a amené avec nous notre petit frère de sept ans. Ainsi le brigadier comptait trois ouvriers et nous avions donc trois rations. Mais mon petit frère ne le supportait pas, il nous suppliait de ne pas l’amener. Il faisait une chaleur étouffante, on ne nous donnait pas d’eau, nous ne mangions que le soir. On buvait de l’eau brunâtre du marécage. La souffrance de la famine était terrible. Dans notre baraquement, les femmes se levaient tôt le matin pour aller travailler. Un jour, l’une d’entre elles n’y arrivait pas. Elle suppliait : « Donnez-moi juste une bouchée de pain pour que je puisse encore sentir son goût. » Mais aucune femme n’avait de pain ; on ne nous donnait notre ration que le soir. Elle est morte pendant la journée sans sentir une dernière fois le goût du pain. Un autre matin, au moment du départ pour le travail on a découvert une fille, morte pendant la nuit dans le baraquement, dont les rats avaient mangé le nez et les oreilles. Sa mère sanglotait et hurlait. […] En 1944, on s’est retrouvés en Asie centrale, de nouveau sans rien. Ma sœur et moi nous nous sommes mises à mendier de la nourriture partout. Il y en avait qui envoyaient 75 ENFANTS DU GOULAG leurs chiens sur nous quand ils entendaient que nous parlions polonais. Mais nous arrivions quand même à partager le peu qu’on ramassait avec les grands-parents et les petits frères et sœurs. Ainsi, je ne suis pas allée à l’école, mais une femme, déportée comme nous, s’est mise à m’enseigner et en quelque mois j’ai réussi à apprendre les matières des deux premières années de primaire. Juliana Zarchi fait partie des enfants les plus chanceux. Fille unique, elle restera avec sa mère pendant toute sa déportation. En août 1945, elles sont déplacées de force par les Soviétiques au Tadjikistan, en Asie centrale, dans le cadre des répressions contre les ressortissants d’origine allemande. Sa mère, née à Düsseldorf et veuve d’un juif lituanien, est d’abord assignée au ramassage du coton dans un climat désertique extrêmement chaud, travail qui décime dès les premiers mois le contingent de Lituaniens d’origine allemande, sous les yeux de la petite fille. Le garant de leur survie sera une machine à coudre grâce à laquelle sa mère réussit à entrer dans un atelier de couture, qu’elle quittera pour travailler dans un dispensaire en tant qu’aide-soignante. Elle vivra ses longues années de déportation dans la terreur d’être réaffectée aux champs de coton. La vie de sa fille Juliana, comme celle de tous les enfants, sera partagée entre une scolarité intermittente et les durs travaux de ramassage du coton pendant toute la durée de sa déportation. Dans les camps, les jeunes prisonniers sont assignés aux travaux de construction de villes, de chemins de fer, d’usines, de barrages, de bassins houillers et miniers ainsi 76 SOUFFRANCES qu’à leur exploitation. Mais ils sont aussi employés dans des complexes d’abattage de bois et de production agricole. Ils sont entassés dans des « zones » composées de baraquements entourées de barbelés, leur ration alimentaire extrêmement maigre dépend de l’accomplissement de normes de rendement irréalisables. Le plus souvent habillés de vestes ouatées usées, de haillons et de bottes de fortune, ils travaillent sept jours sur sept, douze heures par jour, dans des conditions climatiques extrêmes, amenés au travail par des gardiens armés et entourés de chiens. Dès les années quarante, même si les autorités continuent à faire passer à chacun un examen médical sommaire d’aptitude au travail, la masse des prisonniers sera affectée aux travaux les plus durs et les plus dangereux sans tenir compte de leur état de santé. Lors de l’ouverture des archives du Goulag, les taux modérés de mortalité des statistiques officielles ont surpris les historiens en regard de la littérature mémorielle disponible qui témoignait d’un univers de destruction massive de vies humaines. Des recherches récentes documentent la stratégie des administrations des camps qui libéraient les prisonniers inaptes au travail, malades psychiatriques, invalides et mourants pour qu’ils meurent à l’extérieur du camp. Cette pratique consistant à « décharger le lest3 » permettait aux chefs de camp de faire baisser les chiffres de mortalité et d’échapper ainsi à la direction centrale qui sanctionnait des taux de pertes trop élevés4. Échapper momentanément aux souffrances du travail forcé, aggravées par la faim, le froid, les épidémies et la 77 ENFANTS DU GOULAG violence, n’est possible qu’en étant constamment à l’affût de la moindre occasion d’intégrer des « niches », ces activités qui permettent de rester à l’intérieur des baraquements ou de circuler sans escorte dans les environs du camp. De même, aider à la cuisine, à l’infirmerie, à l’administration, aux entrepôts ou travailler dans les ateliers de réparation de vêtements et d’outils, permettront à nombre de jeunes adolescents de survivre. C’est pourquoi on retrouve fréquemment la description de ces « niches » dans les récits de nos témoins. Iouri Orest Iarinech est condamné aux travaux forcés dans un camp à régime sévère, le Dubravlag, dans la République de Mordovie. Ces camps laissent peu de chance de survie. Cependant, Iouri est affecté d’abord à la cantine puis au département de rééducation où il réalise des affiches et du matériel de propagande. Cette série d’opportunités lui permet de passer à travers les filets de l’épuisement et de la mort. Dans de nombreux camps, les frontières entre prisonniers et habitants libres deviennent poreuses en raison du manque de ressources et de personnel surveillant pour en assurer l’étanchéité 5. Ainsi, des prisonniers peuvent de temps en temps sortir de la zone et certaines brigades se rendent sans escorte sur leur lieu de travail. Cette situation favorise l’émergence de petits trafics de nourriture et d’objets usuels entre prisonniers, gardiens et populations locales, tous affectés à des degrés divers par la pénurie. Les moments de fraternisation qui s’ensuivent parfois et la découverte de la misère du monde soviétique environnant marquent fortement la mémoire 78 SOUFFRANCES des témoins. Siegfried Gottschalk arrive très affaibli dans un camp des environs de Prokopievsk en Sibérie occidentale mais la chance lui sourit : la direction du camp cherche un tailleur pour confectionner des pantalons destinés aux officiers. Son père ayant exercé ce métier, Siegfried ose se présenter pour ce travail qui lui permet dans un premier temps de se remettre des épreuves de la prison et du transport. Bientôt, cependant, le vent tourne et il est affecté à la mine de charbon. Fin 1948, l’un de ses camarades lui demande d’échanger avec lui ses heures de travail pour le jour de Noël, ce dernier préférant travailler pour ne pas penser à sa famille. Ce jour-là, la mine s’effondre, ensevelissant toute la brigade. « Ils n’ont rien fait, ils n’ont pas cherché à voir s’il y avait des survivants. C’était si horrible car je pensais : “Et s’ils étaient vivants ?” Pendant des semaines… J’en avais tellement marre, j’étais si déprimé que je leur ai dit qu’ils pouvaient me fusiller mais que je ne redescendrai plus jamais dans la mine. » Il est placé alors dans une « brigade punitive » au régime de travail renforcé pour casser des pierres à la recherche de filons de charbon. Les gardiens qui les surveillent sont jeunes et aussi affamés qu’eux. Des liens se nouent et un petit trafic de vente de charbon aux habitants des environs du camp est mis en place. Siegfried est frappé par la misère profonde dans laquelle vivent les Soviétiques « libres » mais ce trafic lui permet encore une fois de survivre. Ecaterina Szas fait partie de la minorité allemande saxonne de Roumanie, cible privilégiée de la répression 79 ENFANTS DU GOULAG soviétique dans ce pays vaincu. Arrêtée en janvier 1945 dans la ville de Sibiu, elle est déportée dans un camp des environs de Dniepropetrovsk, en Ukraine orientale, où elle est affectée aux travaux de construction d’une usine. Dans sa brigade, tous souffrent en permanence de la faim. Ils découvrent des possibilités de se faufiler de temps en temps hors de l’usine et choisissent chaque fois une ou deux personnes pour mendier de la nourriture. Ecaterina sera du nombre et se souvient que même un officier « avec les yeux bridés de Mongol » lui donne du poisson salé et du pain qu’elle partagera avec sa brigade6. Tout comme Siegfried Gottschalk, elle évoque l’effarante misère des autochtones libres qui les pousse à ramasser et à manger des queues et des têtes de poisson jetées par les prisonniers européens. Seuls La mort constitue à la fois un danger permanent et un vécu quotidien pour les prisonniers et les déplacés. La faim, le froid ou la chaleur extrêmes, l’épuisement, le scorbut, les épidémies de typhus, de dysenterie, de malaria dues au manque d’hygiène, d’eau courante, de nourriture et de soins, tout autant que la violence déciment la population pénitentiaire et touchent particulièrement les enfants et les personnes âgées. Tous les récits recueillis en témoignent : pour les enfants déportés, la peur de la mort prend toujours le visage de leurs proches. Bien plus que leur propre mort, ils redoutent constamment la 80 SOUFFRANCES perte des parents et des petits frères et sœurs. Cette absence d’expression de crainte de leur propre mort différencie fortement leurs témoignages de ceux ayant été déportés adultes. Si elle semble manifester la difficulté de tout enfant de se représenter sa propre disparition, elle est aussi le signe d’une identification aux proches présents, renforcée par l’arrachement au milieu domestique, les souffrances endurées et l’incertitude lancinante. En déportation, cette identification apparaît dans les témoignages d’enfants comme le seul ancrage entre un passé familier et un présent plein d’inconnu et de dangers imprévisibles. Voir mourir ses proches et éprouver la souffrance de la solitude sont des expériences très fréquemment évoquées à la fois comme des moments d’insondable détresse qui marquent pour la vie et comme ceux d’un arrachement définitif à l’enfance ordinaire. La nécessité de survivre et le souci de faire survivre ceux qui restent de la famille font grandir les enfants déportés, parfois en quelques heures. De nombreux enfants finissent par perdre toute leur famille. Se retrouvant seuls, ils sont souvent placés dans des orphelinats. Pour les enfants issus des villages de déportation qui sont arrivés en famille, la vie à l’orphelinat constitue une réclusion de plus dans une situation d’enfermement, doublée d’une cascade de nouvelles pertes : celle des liens familiaux et communautaires et de leur protection, et celle de compagnons de jeu qui sont souvent de la même origine nationale. 81 ENFANTS DU GOULAG Polonaise, Janina Borysewicz a quatorze ans quand elle est déportée. Née en 1926, elle grandit dans une famille de colons militaires établie dans une région majoritairement habitée par une population biélorusse. Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, les Polonais sont victimes de représailles de la part des Biélorusses. Après l’entrée de l’Armée rouge dans la région en 1939, son père est arrêté et condamné à huit ans de camp. Sa mère, enceinte, et les cinq enfants sont déportés en février 1940 dans un village de la taïga dans la région de Kirov. Janina est scolarisée dans une école russe. D’emblée, elle se montre rebelle : Je priais tout le temps et je ne voulais pas aller dans l’école des incroyants. Mais le commandant nous a obligés à y aller. Un jour, l’enseignant a demandé qu’on montre Dieu aux autres enfants puisqu’on y croyait. Je n’ai pas répondu. Le lendemain on est venu m’enlever à ma mère et on m’a enfermée dans une maison de correction pour « attitude provocatrice ». Les autres enfants polonais ne sont pas allés à l’école pour me soutenir. Dans la maison de correction, j’étais la seule Polonaise parmi deux cents enfants. J’ai dit que j’étais Biélorusse pour qu’ils ne me battent pas. J’ai passé deux ans dans cet entourage russe, j’étais perdue. En 1942, ma mère a accouché d’une petite sœur et elles sont mortes toutes les deux. Je ne les ai jamais revues. Ce sont les autres déportés qui m’ont prévenue par lettre. Ma sœur de trois ans, devenue orpheline, a été adoptée par un déporté polonais et plus tard ramenée en Pologne. Pendant cinquante ans, j’ai ignoré qu’elle était vivante. Après la mort de ma mère, les autres frères et sœurs ont été placés en orphelinat. 82 SOUFFRANCES Ils étaient impitoyables : pas de compassion, ils apprenaient l’indifférence, ils étaient cruels. Les membres du NKVD étaient souvent issus des orphelinats. On les y laissait sept ans, ils s’endurcissaient, puis on les mettait dans l’école spéciale du NKVD. En 1943, Janina est placée dans un orphelinat polonais. Après la fermeture de ce dernier, elle refuse de prendre le passeport soviétique et est envoyée dans un camp de la région de Kotlas où elle passera un an. Lituanienne, Irena Ašmontaitė-Giedrienė reste seule à sept ans, après la mort de toute sa famille à Trofimovsk. Elle sera placée dans un orphelinat de la région de Iakoutsk. Dans son appartement de Vilnius, en présence de son mari, son corps est secoué de brusques et brefs sanglots mais sa voix ne tremble pas lorsqu’elle relate la perte de sa famille, donnant une description aussi factuelle que précise de la survie à l’orphelinat : Dans l’orphelinat, nous vivions sans électricité, avec des lampes à huile. Six mois de nuit totale, polaire. La nuit, des ours blancs se promenaient autour de la baraque, ils farfouillaient… À la place de vitres aux fenêtres, il y avait des plaques de glace, parce que le verre ne supportait pas un froid de − 60 °C. Nous obtenions de l’eau en faisant fondre de la neige, on ramenait la glace de la rivière à l’hospice d’enfants. S’il fallait préparer un bain ou autre chose, on apportait des morceaux de glace. Une fois par mois, on avait un bain… Là-bas, rien ne poussait, rien, que des petits buissons, il n’y avait pas d’arbres. On descendait des rondins sur la rivière de la région de Iakutsk, vers l’aval. Les garçons les plus grands de l’orphelinat les sortaient de l’eau, les découpaient sur la 83 ENFANTS DU GOULAG berge, et nous les portions sur cette hauteur pour avoir un peu de réserves de combustible pour l’hiver. Nous allions à l’école, mais si un blizzard se levait, on ne pouvait pas mettre un pied dehors. Il arrivait qu’on installe des cordes de l’orphelinat jusqu’à l’école. Tu sortais et il semblait que ça allait, mais soudain tu ne voyais plus où aller. En s’agrippant à ces cordes, soit nous arrivions jusqu’à l’école, soit nous rentrions. Le placement en orphelinat peut signer le début d’une rapide perte de la mémoire de l’identité individuelle et ethnique pour ces enfants soumis à la pression de leurs condisciples et à l’endoctrinement continu dans les valeurs soviétiques dispensées par leurs éducateurs. Toute sa famille ayant succombé à la faim, Peep Varju a six ans quand il est placé dans un orphelinat dans la région de Tomsk : Moi, j’ai survécu car au printemps, quand la glace de l’Ob a commencé à fondre, des déplacés nous ont transportés à l’orphelinat, moi et d’autres orphelins, sur des bateaux. Quand je suis arrivé, je ne parlais que l’estonien. Je me souviens qu’il y avait une petite fille avec qui je le parlais. C’était un orphelinat pour des enfants en bas âge, ceux qui allaient à l’école étaient dans un autre. Puisqu’ils nous interdisaient de parler l’estonien, très rapidement, j’ai oublié ma langue maternelle. Il y a une scène que j’ai gardée en mémoire : un jour, je me suis approché de cette petite estonienne, j’ai ouvert la bouche et je n’ai pas réussi à sortir un seul mot. À l’orphelinat j’ai été très malade, il y a eu une épidémie de typhoïde et j’ai failli y passer moi aussi. J’ai survécu tout juste, je ne sais plus combien de temps j’ai passé à l’hôpital. La vie quotidienne dans les orphelinats est rythmée par des épidémies de typhus et de diphtérie, et par une 84 SOUFFRANCES violence massive entre enfants de tous âges et de multiples nationalités. « Avec l’éducation que nous y recevions, nous devenions tous sauvages et agressifs et passions notre temps à nous battre et à nous lancer de pierres », dit Peep. La promiscuité, la violence et le dénuement déciment les enfants. Les témoins d’aujourd’hui font partie des survivants qui doivent souvent leur existence à un parent qui, dans le pays d’origine, a déployé d’inlassables efforts pour les retrouver et les faire rentrer. Le témoignage de Peep est l’un des rares échos explicites de la violence entre enfants qui a caractérisé la vie des orphelinats, plus encore que les autres lieux de déportation. L’oblitération dans l’évocation de ces violences, pourtant attestées par les témoignages de prisonniers adultes sur le Goulag et par des documents d’archives, renvoie à la singularité de la remémoration tardive d’enfances en déportation. Le souvenir des actes de violence commis et subis entre enfants peut être figé par une honte rétrospective, à peine tempérée par le filtre du temps écoulé entre les événements et leur restitution. Si certains survivent et rentrent grâce à l’acharnement d’un membre de leur famille resté au pays, d’autres perdront le souvenir de leur origine et de leur identité pour toujours, et leur vie ultérieure sera hantée par une quête éperdue et le plus souvent sans succès. Ján Antal, né en février 1950 dans un camp de la Kolyma dans la ville de Magadan où sa mère est déportée depuis près de cinq ans, est le fruit d’une relation clandestine. Selon la procédure habituelle, Ján est séparé de sa mère après sa 85 ENFANTS DU GOULAG naissance et envoyé à Elgen, un orphelinat situé au nord de Magadan et tristement connu par le livre autobiographique d’Evguénia Guinzbourg, Le Vertige. À l’âge de deux ans, il est transféré dans un orphelinat à Vladivostok, puis à Moscou. Quant à sa mère, libérée en 1953, elle retourne en Slovaquie. Recherchant inlassablement son fils, elle réussit à le retrouver et à le faire rentrer avec un convoi de soldats en avril 1955. Puis elle se marie avec un homme dont Ján prend le nom. Il commence à s’interroger sur l’identité de son père ; sa mère répond invariablement : « C’était un homme bien. » En 2006, après la mort de sa mère, Ján accepte la proposition du studio de cinéma Trigon de participer à un documentaire centré sur son histoire et sur la quête qu’il mène depuis de nombreuses années pour identifier son père. Ce film s’appellera Môj otec Gulag [Mon père, le Goulag]. Il part à Magadan, visite son premier orphelinat et les lieux où travaillait sa mère. Il consulte aussi les archives locales de Magadan et celles de Moscou, mais ne trouve toujours pas de réponse. Aujourd’hui, Ján Antal vit avec sa femme et ses cinq enfants à Svodin, en Slovaquie. Il est toujours à la recherche de son père. Pendant la collecte, puis l’écoute intensive des témoignages, nous avons été frappées par la place relativement modeste de l’expression des émotions dans les descriptions explicites des souffrances endurées. Cette impression se confirme par contraste avec les récits écrits par des déportés adultes dans lesquels la violence subie est omniprésente7. Cette place quelque peu en retrait 86 SOUFFRANCES renvoie au profil des témoins et au moment de la collecte de leurs récits. En premier lieu, parmi nos interlocuteurs, nombreux sont ceux arrivés très jeunes ou qui sont nés au Goulag. Pour les premiers, les souvenirs de leurs années de liberté se perdent dans le brouillard de la mémoire : ils n’en auront l’écho que plus tard, par le biais des récits des aînés. Leur sentiment d’arrachement et de perte en a sûrement été modifié. Pour ceux nés en déportation, leur vie dans les villages de déplacement est la seule qu’ils connaissent : les privations, les violences, les contrôles infligés font ainsi partie d’un quotidien qu’aucun souvenir d’une autre vie ne rend insupportable. Dans nombre de récits d’enfants déportés plus tardivement, les souffrances propres sont restituées comme fondues dans celles des parents ou de la fratrie. Les voir humiliés, malades, mourants ou disparaître à jamais dans les camps, se retrouver seuls, souvent dans la violence de l’orphelinat : le fond de détresse vécue, la terreur de vivre sans eux ont dû être enkystés pour permettre la survie. Ils ne peuvent plus être restitués par des mots explicites, mais leur empreinte marque à chaque fois le récit des épreuves. La date tardive de collecte de témoignages nous a mises face à des interlocuteurs d’âge avancé qui ont eu une longue trajectoire de vie après la fin de leur déportation. Le temps écoulé entre les événements et le témoignage a contribué à filtrer les épreuves précoces par les souffrances et les dangers inattendus liés au retour dans leur pays, désormais soviétisé, qui semblent alléger le poids émotionnel 87 ENFANTS DU GOULAG des premières, en les relativisant. La formation, le travail et la maturité apportent d’autres étayages à ce qui est difficile à communiquer verbalement : la recherche obstinée des faits, des dates et des lieux précis de la déportation et de mort des proches. Des traces d’émotions liées aux souffrances et à la perte des parents se devinent à travers la tonalité de la plus grande partie des récits. Proches des faits du quotidien, les témoins ne racontent pas leur histoire en adoptant une position de victime, mais bien plus celle d’un survivant ayant vécu sa vie avec des ressources acquises en déportation. Derrière leurs mots, pointe en filigrane la conviction que les seules victimes légitimes sont celles qui y sont mortes. Le fil des récits se tisse par des expériences, souvent d’une grande dureté, dont le témoin garde généralement des séquelles, mais dont il sort plus armé pour la suite. Ce fil est particulièrement manifeste dans les témoignages des adolescents isolés déportés dans les camps de travail. Chercher à travailler de plus en plus, ou tenter de proposer ses services pour des emplois moins éprouvants, éviter les punitions, chaparder, apprendre à échanger avantageusement les rares objets que possède la famille contre de la nourriture pour garder en vie des frères et sœurs plus jeunes ou un parent malade : les témoignages décrivent en détail ces stratégies par lesquelles ces enfants entrent de force et subitement dans l’âge des responsabilités, sans perdre nécessairement leur capacité d’étonnement et leur soif de jeu et de distraction pour autant. GRANDIR CHAPITRE III Grandir La rupture brutale du cours de leur vie par la déportation projette soudain nos témoins hors de l’enfance : ils grandiront désormais en subissant une succession de pertes, de maladies, de deuils et de séparations, les surmontant jour après jour. Ainsi, tout ce qui apparaissait comme exceptionnel lors de l’arrestation, du transport mortifère et de l’arrivée, deviendra la trame du quotidien. Petit à petit, émergent des expériences en demi-teinte et quelques moments de joie, de soulagement et de partage. En revanche, l’expérience première pour les enfants nés en déportation n’est pas l’arrachement et la violence de l’arrestation, ni l’humiliation et l’impuissance des parents ou les épreuves de l’arrivée. Si leurs souvenirs semblent empreints du « naturel » d’une petite enfance dont l’ordinaire est la vie en déportation, la prise de conscience ultérieure des souffrances des parents et du prix payé par 89 ENFANTS DU GOULAG la famille pour leur survie constitue le choc émotionnel et mémoriel de leur âge adulte. Si, pour les autres, le sentiment de solitude, d’abandon et de désespoir peut persister longtemps après leur arrivée, les récits des années de déportation s’organisent souvent aussi autour de rencontres créatrices, de liens d’affinité ou d’amitié qui semblent occuper le vide laissé par la famille perdue et donner un sens humain à une expérience extrême. Ces rencontres sont restituées par ces récits tardifs comme le début d’une maturation soudaine et sans transition, marquée d’actes de survie ou d’entraide où chacun apparaît à la fois comme source de fierté et comme ressource reconnue après coup, nécessaire pour affronter la vie au retour. La métaphore de l’expérience du Goulag vue comme une « école » ou une « université » dans les récits en témoigne. Enfants ? Adutes ? Klara Hartmann, Hongroise déportée à quatorze ans, est transférée à partir de 1949 au Steplag du Kazakhstan, destiné uniquement aux détenus « particulièrement dangereux ». Elle y connaît l’entraide et la solidarité dans une brigade majoritairement ukrainienne : C’était dur, c’était souvent horrible mais en quelque sorte, je sentais… ou plutôt je sens ça maintenant, avec le recul, que dans le camp j’ai traversé plein des choses qui ont été importantes pour ma vie, qui étaient peut-être nécessaires dans ma vie, pour mon expérience… je ne sais pas vraiment… C’était comme une école… mais une école très amère… 90 GRANDIR Dans le récit tardif de Klara Hartmann, c’est l’ensemble de l’expérience du Goulag qui apparaît comme une « école amère » la faisant grandir rapidement. Ce mode de remémoration imprime au souvenir des événements touchant à la survie, la réflexivité de l’âge du témoin. Les paroles de Klara inscrivent la déportation dans un continuum avec son histoire ultérieure. En revanche, pour d’autres enfants, déportés avec leurs parents, la fin de l’enfance est remémorée comme condensée en un seul événement où surgit brutalement la conscience de la vulnérabilité de parents ou de frères et sœurs, ainsi que l’urgence de la survie. Polonaise, Stella Jankovska a onze ans en avril 1940 quand elle est arrêtée avec sa mère à Lviv en Ukraine. Lors de l’irruption de la police politique, sa mère s’habille comme à l’ordinaire, prend son sac et chausse des escarpins à talons hauts. Après dix-sept jours « de traversée des steppes » enfermées dans un wagon, elles arrivent dans un village kazakh. Les déportés se dispersent pour chercher un abri, Stella et sa mère, toujours en talons hauts, arrivent au bord d’une petite rivière. « Là, ma mère a dit : “Moi je ne suis plus en état d’aller plus loin”. À partir de ce momentlà, raconte Stella, je suis devenue une adulte1. » Pour Silva Linarte, cette irruption soudaine de la responsabilité représente une rupture par rapport à l’enfance d’avant la déportation, mais aussi une énigme rétrospective : Je pense souvent à la façon dont les conditions de vie dictent le comportement d’un enfant. J’ai encore du mal à comprendre comment un enfant de six ans devient subitement adulte. D’un coup, ses pensées ne sont plus du tout 91 ENFANTS DU GOULAG celles qu’on attendrait d’un enfant, mais d’un autre niveau de responsabilité… Dans l’univers des camps et des villages de déplacement, l’équilibre entre hommes et femmes, jeunes et vieux, est profondément bouleversé. Dès 1940, les vagues de déportation massive séparent systématiquement femmes, enfants et personnes âgées, qui sont placés dans les villages, des hommes, qui sont affectés aux travaux forcés dans les camps. Après la mort rapide des aînés, ces villages de peuplement deviennent un monde de femmes et d’enfants où les seules figures masculines sont de rares autochtones, trop âgés ou malades pour être au front, et des représentants de la police politique. En revanche, après 1945, les déportations déposent des familles entières de paysans victimes de la « dékoulakisation » dans les nouveaux territoires annexés (pays baltes, Ukraine et Biélorussie occidentales, Moldavie). Ce changement dans la composition de la population déplacée conduit à l’émergence d’une génération d’enfants d’ascendance européenne mais nés au Goulag. En même temps, l’entrée de l’Armée rouge dans les territoires annexés ou vaincus suscite, dans les pays baltes et en Ukraine occidentale, des mouvements de résistance armée et civile aidés par la population locale. La répression soviétique s’abat sur ces résistants, les condamne à des peines allant de dix à vingt-cinq ans de travaux forcés dans les camps et déplace dans les villages de peuplement tout individu, famille ou communauté 92 GRANDIR villageoise soupçonnés de les soutenir. Le récit de ceux qui, comme Orest-Iouri Iarinitch, furent arrêtés et déportés avec des camarades restitue, par l’utilisation constante du « nous », leur vécu au pluriel, qui transforme l’expérience propre du camp en histoire des épreuves surmontées par une sorte de fratrie : De la prison Boutyrka, à Moscou, nous avons été amenés à la station de Pot’ma, en Mordovie, puis à Piaty. Nous avons été placés en quarantaine, et c’est pendant cette période que nous avons rencontré les Estoniens, les Lettons, les Lituaniens. Il n’y avait pas d’ennemis entre nous. Au contraire, ils nous aidaient. […] À la fin de la quarantaine, nous avons été assignés au 3e lagpunkt [unité d’habitation d’un camp] du camp de Mordovie. Nous avions le droit de recevoir une lettre par an et un colis tous les trois mois. Si les camps sont majoritairement peuplés d’hommes, on y trouve aussi de nombreuses femmes de tout âge, condition et nationalité. Des relations amoureuses clandestines se tissent souvent ; les enfants issus de ces unions fragiles et éphémères sont très rapidement placés dans des orphelinats. La plupart d’entre eux ne retrouvent jamais leurs parents et ignorent tout de leur identité d’origine. Les mères, libérées et rentrées dans leur pays, se résignent le plus souvent à les perdre. Plus encore que l’ignorance du lieu où ils se trouvent, la peur d’un nouveau contact avec les autorités soviétiques et la honte d’une relation passagère, souvent adultère ou forcée, les enfants représentent dès leur retour la preuve vivante d’une déportation au Goulag recouverte d’un silence 93 ENFANTS DU GOULAG forcé. Très peu, parmi ces enfants, auront la chance de Ján Antal d’être recherchés, retrouvés par leur mère, et élevés par elle dans leur pays d’origine. Cependant, la vie de Ján sera dominée par une inlassable recherche de l’identité de son père. Cette quête lancinante d’un père inconnu, absent ou mort semble être un fil rouge des enfances passées en déportation. Peep Varju évoque d’interminables chamailleries entre les enfants de l’orphelinat autour de leurs pères, tous combattants victorieux au front, chacun plus héroïque que l’autre : « Nous pensions tous que nos pères se battaient au front. Chacun d’entre nous inventait son histoire, sa légende : qui est mon père ? Comment est-il ? Comment se bat-il ? Où ? Quand la guerre se terminerait, va-t-il enfin rentrer ? » La disparition des hommes, avalés par les camps, les évacuations et les prisons, ou morts au front, favorise l’imagination étayée par le modèle soviétique du héros. Les pères absents sont ainsi transformés en acteurs positifs de l’histoire, aussi loin de l’image dégradante de la victime que de celle de « l’ennemi du peuple ». Il n’y avait pas un seul père dans le village sibérien où grandit Silva Linarte pendant toute la durée de la guerre. À la fin de celle-ci, un seul homme revient du front : il deviendra le « tonton Nikolaï » de tous les enfants. « De qui deviendra-t-il le père ? “Le mien, non le mien !” Voilà comment nous nous disputions autour de lui. » Les enfants nés dans les villages de déportation ont le plus souvent le « privilège » de grandir avec leur père. Les récits tardifs des témoins laissent percevoir le sentiment 94 GRANDIR de sécurité insufflé aux petits par la présence des deux parents, mais aussi la création de liens durables de dépendance, liens absents du vécu des enfants plus âgés. Les parents de Sandra Kalniete se rencontrent en Sibérie. Sa mère est déportée lors des opérations de juin 1941 ciblant les « éléments socialement dangereux », alors que son père, fils de résistants contre l’Armée rouge, y arrive en 1949. Leur fille est née à Togour, en 1952. Le récit de Sandra sur ses premières années en Sibérie est dominé par la figure de ses parents : J’avais des parents, ils m’aimaient, ils étaient très protecteurs. Je me sentais en sécurité, à l’abri. Je pense que cela a été important pour la construction de ma personnalité. Mes souvenirs sont bons : je me vois petite fille qui joue avec des briques de neige, la blancheur est partout […] L’idée globale de ce qu’était la déportation je ne l’ai eue que bien plus tard, une fois adulte. Nadejda Tutik est née en 1950 à Omsk, en Sibérie, de parents déportés lors de la collectivisation des terres en Ukraine occidentale. Petite fille, elle est brutalement confrontée à la face cachée de cette protection : Les parents se sacrifiaient et donnaient toute la nourriture aux enfants. Ça conduisait à leur vieillissement prématuré. Une fois, une femme m’a dit : « Pourquoi tu n’écoutes pas ta grandmère ? » en parlant de ma mère. Vous vous imaginez ? Voilà quelle était l’apparence de ma mère. Elle me donnait toujours le meilleur jusqu’à en devenir vieille et éteinte. Silva Linarte, elle, restitue ainsi son souvenir des mères déportées : « Elles n’étaient jamais là et, quand elles étaient présentes, elles avaient toujours tellement de travail qu’il 95 ENFANTS DU GOULAG n’y avait ni de temps ni de place pour les sentiments. Nous ne savions pas chez nous ce qu’était l’amour. » Scolarisation et soviétisation Des recherches historiques récentes ont documenté la diversité des attitudes de parents déportés vis-à-vis de la scolarisation de leurs enfants en fonction de leur culture d’origine, des raisons officielles de la déportation et des modalités de celle-ci. Les « peuples punis » massivement déportés du Caucase et de Crimée à la fin de la guerre soustrayaient fréquemment leurs enfants à l’endoctrinement aux valeurs soviétiques que représentait pour eux l’école. En revanche, les témoignages des déportés d’origine européenne attestent du souci de scolariser les enfants, et ce malgré les dangers des longues traversées de la taïga pour se rendre dans les internats, le besoin qu’avait la famille de leur travail pour survivre et la crainte de l’oubli de leurs origines par leur soviétisation2. Aller à l’école ne représente en aucun cas une alternative au travail. Les vacances scolaires assignent les enfants dans les champs et les chantiers à côté des adultes, leur travail servant aussi à payer les frais de leur vie loin de la famille. Iser Šliomovičius, Lituanien né à Kaunas, a quatre ans quand il arrive dans le bourg de Kamen’, dans la région de l’Altaï, où sa mère est assignée aux travaux agricoles. Iser et son frère jumeau passent leurs journées dans la baraque car les hivers sont longs et glacials et les 96 GRANDIR déportés n’ont ni vêtements ni chaussures assez chauds pour aller à l’extérieur : Les deux premières années, nous ne pouvions pas sortir de la maison, nous n’avions rien à nous mettre et il faisait tellement froid. Avec mon frère, nous passions notre temps à lire. On avait appris à lire tout seuls, on passait nos journées assis sur le poêle. Le livre venait de la bibliothèque, un gros livre de contes populaires russes. Nous avons tellement bien appris à lire que, bien que l’école n’acceptât les enfants qu’à partir de sept ans, nous avons pu y aller dès six ans ! Admis à l’école, il est dangereux pour eux de s’y rendre, même si elle se trouve juste en face du baraquement où ils habitent : Il nous était interdit de sortir dans la rue. Nous pouvions sortir dix minutes par jour dans la cour. Pour aller de la cour à la rue, il y avait une petite allée cachée ; lorsque quelqu’un l’empruntait, on ne le voyait pas car la neige était plus haute que lui. C’est la raison pour laquelle ils avaient peur de nous laisser y aller, car si on tombait, on ne nous aurait plus retrouvés. Quand moi et mon frère devions aller à l’école, nous n’avions rien à nous mettre pour traverser la rue ; ma mère nous enveloppait alors dans une couverture et nous amenait ainsi, l’un après l’autre. Dans les villages de déportés, quand il existe une école, elle est le plus souvent constituée d’une seule classe réunissant des enfants entre six et quatorze ans, de toutes les nationalités déportées par le pouvoir soviétique. Parler sa langue d’origine est rigoureusement interdit et sanctionné : les enfants scolarisés apprennent donc rapidement le russe sous la contrainte. Effacer tout 97 ENFANTS DU GOULAG signe d’appartenance à une nation déportée fait aussi partie de la politique de soviétisation forcée. Irina Tarnavska est scolarisée à neuf ans en Sibérie : Toutes les filles ukrainiennes avaient des nattes longues et épaisses, parce qu’en Ukraine il était honteux pour une fille de ne pas en avoir. Ma sœur et moi étions coiffées de trois longues nattes. La maîtresse nous a dit que dès le lendemain toutes les filles devraient venir à l’école sans nattes. Mais qui oserait tailler dans de telles nattes ? Nous sommes donc revenues avec elles le jour suivant. Alors la maîtresse a coupé les nattes de ma sœur tout près de la peau du crâne : c’était l’horreur. Une amie et moi nous sommes enfuies par la fenêtre et pendant quinze jours nous ne sommes plus retournées à l’école. Vous voyez, ils ne maltraitaient pas seulement les adultes, mais aussi les enfants. De nombreux enfants vivaient dans des hameaux et des villages isolés où il n’existait pas d’école. Leur scolarisation impliquait donc la séparation d’avec les parents par le départ en internat ou dans les masures paysannes proches de l’école. Ils pouvaient rentrer pendant les périodes de congés scolaires. Silva Linarte se souvient d’avoir parcouru plusieurs fois par an une quarantaine de kilomètres avec d’autres enfants pour rejoindre son internat : « En hiver il n’y avait que du froid, de la neige et… des loups. Mais en chemin nous pouvions nous arrêter dans les izba de paysans : les femmes russes étaient gentilles, elles savaient que nous allions à l’école et nous préparaient des pommes de terre et du chou. Elles nous poussaient à manger en disant : “Attaquez la nourriture 98 GRANDIR les enfants !” » Ces longues marches dans la taïga en hiver laisseront des traces indélébiles sur le corps des enfants : pieds, mains et nez gelés constitueront des souvenirs douloureux et visibles de la déportation, même si les mères arrivaient le plus souvent à sauver de la gangrène le membre gelé. « Encore aujourd’hui, je ne peux pas porter de sandales », confie Silva. L’instruction reçue par les enfants scolarisés vise à les marquer des valeurs sociales, culturelles et politiques du régime soviétique. Pour Silva : Dans l’école russe, la propagande c’était tous les jours et dans tous les cours. Au début de chaque leçon, le maître devait trouver un thème politico-idéologique. Et naturellement quand chaque jour, à chaque leçon, on vous répète toujours la même chose, un enfant finit par la prendre comme une règle générale allant de soi. « En Amérique il y a la famine et le chômage ! Nous vivons dans le plus heureux des États ! Nous devons chaque jour remercier Staline de vivre dans un pays si merveilleux ! », etc. Tout cela en permanence, dans chaque leçon et dans tous les slogans. Certains en viennent à concevoir des projets de participation à l’organisation de la jeunesse communiste ou une ambition de vie « d’adulte soviétique », tandis que chez d’autres, propagande et contraintes incessantes déclenchent des réactions de rejet et de résistance. Nadejda Tutik passera toute son enfance et son adolescence en déportation car ses parents ne sont autorisés à rentrer à Lviv qu’en 1969. Elle pense aujourd’hui que le fait d’être née en déportation a déterminé sa perception 99 ENFANTS DU GOULAG de la Sibérie. Malgré l’origine sociale de ses parents et leur condition de déplacés, qui constituaient en général un obstacle majeur à l’entrée au Komsomol (l’organisation de la jeunesse communiste), pour elle ce fut « très simple ». Tout le monde avait voté en sa faveur : « J’étais née là-bas, j’avais grandi avec eux, nous étions amis et tout le monde a voté positivement lors de ma demande. » En évoquant son adhésion au Komsomol, elle détaille la différence entre elle et son cousin, qui avait été déporté à l’âge de dix ans et avait perdu un frère pendant le trajet. Il « portait dans son âme un sentiment de profonde humiliation », et n’avait jamais voulu demander à entrer au Komsomol. Il haïssait les autorités soviétiques et paya lourdement sa révolte car « ils ont empêché sa promotion ». Michał Giedroyć est né en janvier 1929 à Łobzów, en Biélorussie occidentale, alors polonaise, dans une vieille famille lituanienne. À la maison, ils parlent polonais. Son père, sénateur et juge, administre le grand domaine familial. En 1939, son père est arrêté tandis que sa mère, ses deux grandes sœurs et lui sont déportés en 1940 à Nikoloevka, au nord du Kazakhstan, où sa mère travaillera dans un kolkhoze : Ma mère a accepté de me laisser aller à l’école à condition que je résiste à l’endoctrinement. Dans cette école, j’ai appris plein de choses : avant tout la langue et la littérature russe, et aussi la géographie et les mathématiques, mais en prenant toujours garde de ne pas devenir un jeune communiste ! L’éducation scolaire soviétique crée chez nombre d’enfants un douloureux conflit interne face aux parents. 100 GRANDIR Ils ne peuvent pas s’empêcher de se demander si leur déportation n’est pas une juste sanction pour avoir « trahi » le Parti et le pays. Ce clivage déchirant est le plus souvent recouvert d’une chape de silence ; même son évocation tardive ravive une profonde culpabilité. Silva Linarte ne l’évoque que lors d’un second entretien à Paris, dans des conditions informelles. En tête-à-tête avec nous, les larmes aux yeux, elle réussit à dire qu’enfant, elle a cru que la déportation de ses parents était la preuve de leur culpabilité. « Je ne parle jamais de ces choses quand je témoigne car je ne veux pas pleurer en public. […] Jamais on n’a évoqué ça avec mes sœurs, ni en Sibérie, ni après. J’avais peur que le seul fait d’y penser puisse blesser ma mère. C’était la sensation intime d’une douloureuse épreuve. » Le pays natal intime et l’entre-soi des enfants Le sentiment d’appartenance ethnique des enfants se construit à travers les récits sur le pays natal qui créent une communauté émotionnelle dans la nostalgie du pays rêvé3. C’est davantage cette nostalgie que la réalité de la déportation qui semble cimenter une identité d’exilé, rempart contre les épreuves et le découragement. Le réseau communautaire joue également un rôle dans la survie physique et l’intégrité psychologique des enfants, notamment ceux qui perdent leur famille en déportation. Nombre de récits évoquent l’inquiétude, la peur et la réticence des 101 ENFANTS DU GOULAG parents face à l’impact de l’éducation et de la propagande transmises d’une façon impérative par la scolarisation. La crainte de voir leurs enfants oublier leur pays, leur langue, de les voir s’éloigner de leur famille et de leur religion jusqu’à les renier en devenant « soviétiques » pousse ces parents originaires de pays récemment annexés ou occupés par l’URSS à contrecarrer les valeurs éducatives enseignées. Après un travail harassant et souvent dangereux, après l’incessante recherche de nourriture et de vêtements chauds, dans les intervalles entre maladies et mort de proches, les témoignages tardifs des enfants restituent la figure de parents, de grands-parents et de familiers adultes évoquant inlassablement le pays natal à travers contes, chansons populaires, chants religieux et prières. Par leurs paroles, ces terres se parent des couleurs d’un paradis perdu dont tous les traits sont à l’opposé du paysage et du vécu de la déportation. C’est ce lieu idéalisé reçu en héritage pendant la déportation qui se heurtera au retour à la réalité sociale d’un pays devenu entre-temps soviétique. C’est l’un des souvenirs les plus vifs que Nadejda Tutik garde de sa déportation : Pendant les interminables soirées de l’hiver sibérien, mes parents nous parlaient de notre pays natal, ils nous chantaient des chansons et racontaient des histoires ukrainiennes. Ils nous ont élevés en nous transmettant l’amour de l’Ukraine, pour que l’on n’oublie pas d’où on venait. Malgré les circonstances, ils nous ont élevés dans notre religion, je leur suis très reconnaissante pour cette éducation. 102 GRANDIR La mère de Marite Kontrimaite parle beaucoup à ses filles de la Lituanie, de ses traditions et légendes. La petite fille de cinq ans se crée ainsi une image idyllique de sa patrie : Je pensais tellement à cette patrie, j’en rêvais toujours mais je n’en avais aucun souvenir. Je l’imaginais pleine de couleurs et de fleurs. Je croyais aussi profondément à l’ange gardien et je lui étais reconnaissante de ne pas être morte dans la taïga. Je voulais tellement rentrer en Lituanie qu’un jour j’ai décidé d’y aller à pied ! Ma mère nous disait qu’elle était dans la direction où se couchait le soleil, alors je suis partie dans cette direction. Mais je me suis perdue. Je savais que c’était très dangereux, qu’il y avait des serpents et des ours. Les aînés parlaient d’enfants qui n’étaient jamais revenus. J’ai commencé à avoir si peur que je me suis mise à parler avec mon ange gardien. Je lui promettais de devenir sage. Soudain, j’ai vu les arbres bouger et cru que c’était un ours. Terrorisée, je me suis mise à courir et j’ai fini par retrouver la rivière et le hameau. Je suis arrivée et mes parents m’ont très fortement grondée. De toute façon, j’étais le genre d’enfant qui sortait le matin, ne rentrait qu’à la nuit tombée et recevait sa ration de punitions ! Les moments de prière en déportation ont profondément marqué Irina Tarnavska : Nous étions gréco-catholiques, les Russes étaient orthodoxes. Ma mère disait : « L’homme ne peut pas changer de foi, mais Dieu est présent partout. » Nous priions beaucoup en Sibérie, nous avions la chance d’avoir un prêtre avec nous qui célébrait la messe. Et on pouvait même communier. Nous nous réunissions en cachette dans une baraque et priions à voix très basse. 103 ENFANTS DU GOULAG Le partage des prières et des rituels entre familles de confessions et nationalités différentes reste un souvenir vif pour de nombreux témoins. Catholiques lituaniens et polonais, protestants estoniens et allemands, orthodoxes russes et uniates ukrainiens en viennent à s’inviter aux baptêmes, aux mariages et aux enterrements : chants, prières et gestes circulent ainsi et marquent la mémoire des enfants. « Nous nous aidions les uns et les autres et cela nous a permis de survivre », se souvient Nadejda Tutik : Il y avait une église russe où on allait une fois par an à Pâques, mais la plupart des fêtes avaient lieu chez nous. Dans toutes les baraques, il y avait des icônes. Nous n’avions pas pu emporter des livres de prières mais ils sont arrivés avec les colis. Les gens se recueillaient et les lisaient ensemble. À l’école, il fallait surtout ne pas dire qu’on priait, les gens âgés pouvaient encore mais surtout pas les enfants ! Par contre, nous étions tous obligés d’aller aux fêtes soviétiques, nos noms étaient sur des listes et on contrôlait notre présence. Nous n’avions pas le choix, nous devions y aller et porter les drapeaux. La période de déportation signifie pour les juifs pratiquants l’abandon de la majorité de leurs traditions religieuses et les contraint à trouver des stratégies pour en conserver un minimum. Il est impossible de manger kasher et d’observer le sabbat, mais certains tentent de cuire du pain azyme, de circoncire les enfants ou d’organiser des bar-mitsva. C’est avec une tendresse amusée qu’Iser Šliomovičius se souvient de sa mère, juive lituanienne très croyante, qui trouve un déporté polonais prêt à lire à ses fils l’Ancien Testament et à leur enseigner les 104 GRANDIR rudiments de la tradition juive. Elle essaie aussi de respecter les fêtes, de cuire du pain azyme et d’autres plats traditionnels les rares fois où cela est possible. La scolarisation et la compagnie d’autres enfants peuvent parfois reconstituer des bribes d’une enfance « normale », en trompe-l’œil, et colorer les souvenirs de découvertes, de jeux et de moments d’insouciance partagés entre enfants. Pour Irina Tarnavska : Il n’y avait pas vraiment d’endroit où jouer. En été, on travaillait et on était tellement fatigués qu’on n’avait pas envie de jouer, et l’hiver on allait à l’école. Après l’école je marchais un peu les skis aux pieds. Plus tard, quand nous sommes devenus un peu plus grands, on a joué à des jeux d’enfants, comme le chat perché. Moi je me souvenais encore de jeux ukrainiens et on y a joué. On était jeunes, on avait tellement envie de s’amuser ! Et plus tard, on a commencé à danser. À ce moment, les déportés avaient construit un club et il y avait quelqu’un qui jouait de l’accordéon. On organisait des danses, parfois des séances de cinéma. Il y avait aussi une chorale à l’école, j’ai même des photos ! Certains souvenirs de Silva Linarte sont teintés d’émerveillement : Imaginez, à notre âge, on rentrait de cette terrible taïga, et on courait danser. On courait danser, les Lituaniens jouaient de l’accordéon. La jeunesse, c’est quelque chose d’incompréhensible, quelque chose qui aide les gens à survivre. Je peux donc dire que les Lituaniens ont sauvé une génération de Lettons grâce à leur sens de la musique. Voilà ! Au fil des années, les familles les plus chanceuses arrivent à trouver entre les souches d’arbres coupés ou 105 ENFANTS DU GOULAG dans des terrains vagues, entre les champs, un minuscule lopin de terre à cultiver. Ces lopins familiaux plantés de pommes de terre deviennent une fragile réserve contre la disette et aident à survivre. Les souvenirs en sont très vifs : si les pommes de terre et leur odeur évoquent avec force le soulagement momentané d’une faim taraudante, ces parcelles sont aussi le lieu d’un entre-soi familial où les enfants apprennent avec les aînés à apprivoiser et à domestiquer cette terre sibérienne rude et sauvage. En revanche, l’enfance passée à l’orphelinat constitue l’épreuve d’une perte complète de l’environnement et de l’éducation domestique et communautaire. L’impact du remodelage des comportements et des valeurs qui visent à soviétiser est d’autant plus violent qu’il s’accompagne de l’oubli de la langue et du pays d’origine et d’une douloureuse absence de repères identitaires. La nature Dans le récit d’Irina Tarnavska, à l’instar de nombreux autres, les souvenirs de la faim et du froid se colorent de l’étonnement ressenti devant l’abondance estivale d’une forêt sibérienne, à la fois belle et nourricière. Ainsi, l’image de la Sibérie se dédouble dans ces récits tardifs entre la peur inspirée par la proximité des loups et des ours, l’expérience d’une nature glacée et meurtrière et celle d’une abondance de ressources pendant les brefs mois d’été, d’autant plus saillante qu’elle contraste avec l’extrême dénuement des humains. L’ambivalence 106 GRANDIR émotionnelle qui imprègne les évocations de l’environnement naturel semble tenir à la démesure du monde de la taïga, qui fait écho à celle de la répression subie et tranche avec la nature domestiquée des villages d’origine. Irina Tarnavska en garde un souvenir très vif et coloré. En Sibérie on trouve beaucoup de champignons, de baies. Les parents n’avaient pas le temps, mais nous, les enfants, on allait dans la forêt en chercher. C’est ainsi que nous avons survécu. Nous avions tous tellement faim, nous étions tous tellement maigres. Moi, j’avais juste de la peau tendue sur les os. Une fois, avec mes sœurs, nous avons trouvé un champignon géant. Imaginez, toutes les trois nous avons pu nous asseoir dessous sans qu’il se casse ! Nous cherchions des myrtilles, on avait tellement envie de quelque chose de sucré ! Alors on a ramassé des myrtilles et on les a fait cuire, mais que c’était mauvais ! Aigre comme du vinaigre. Alors, après, on les a mangés crues. Il y avait de tout, des framboises, des airelles, des myrtilles et puis, juste avant le début de l’hiver, on allait chercher des canneberges dans les marécages et quand le premier froid arrivait, la canneberge devenait toute rouge, c’était tellement beau ! La proximité des animaux sauvages suscite aussi un sentiment complexe fait de curiosité, de peur et de fascination. Irina a vécu de près le danger mortel que représentaient les animaux affamés de la taïga : On cohabitait avec les ours. Toutes les nuits, ils se promenaient devant nos portes et fenêtres. Une fois, quand nous, les enfants, cherchions des baies et des champignons dans la taïga, un petit garçon s’est peut-être perdu, je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais il n’est pas revenu. Nous l’avons cherché pendant trois jours et on a fini par retrouver ses pieds avec les chaussures : c’est tout ce qui restait de lui. Un ours l’avait mangé. 107 ENFANTS DU GOULAG Austra Zalcmane, raconte en souriant son premier contact avec un loup : En été, on nous confiait la garde des oies. Elles étaient très nombreuses et il fallait les surveiller. Un jour, près de la rivière, j’ai vu de loin un animal. J’ai cru que c’était un renard, je n’avais jamais vu de loup de ma vie. J’ai crié, crié et couru derrière lui pour le faire partir. Ce sont les autres enfants qui m’ont dit de ne pas le suivre, car c’était un loup ! Depuis ce jour, ils ne nous ont plus jamais confié les oies. Loin d’apparaître uniquement comme des lieux de punitions, d’épreuves et d’inhumanité, le regard enfantin restitué par les témoins y mêle inextricablement l’horreur, le banal et le merveilleux. En 1947, Silva Linarte bénéficie d’une mesure, en tant qu’orpheline de père, lui permettant de rentrer en Lettonie après cinq années d’exil. Mais elle est de nouveau déplacée de force avec sa mère et ses sœurs en 1950. Malgré son enfance marquée par la mort du père dans le camp du Viatlag et sa double déportation, elle évoque la Sibérie en ces termes : Je ne sais pas pourquoi la Sibérie est devenue le lieu de la souffrance des exilés. C’est le plus bel endroit du monde ! Tout y pousse, des fleurs merveilleuses, des baies de toutes sortes. Ils en ont fait un lieu d’exil, de souffrance des peuples, alors qu’ils auraient dû en faire un centre international de vacances ! Travail, entre supplice et fierté Qu’ils soient paysans plus ou moins aisés, commerçants, intellectuels ou fonctionnaires, les déportés 108 GRANDIR européens avaient tous vécu de leur travail, qui constitue pour eux une valeur positive. L’expérience brutale d’un travail physique forcé, dangereux et épuisant, qui n’assure ni leur survie ni celle de leur famille, doublée de l’incessante propagande soviétique qui fait du travail l’unique ressource légitime, n’arrive pas à détruire entièrement le goût du travail bien fait et porteur de sens. Si, dans l’activité à laquelle ils sont assignés ou qu’ils finissent par trouver ils arrivent à découvrir un autre sens que celui de la punition et de la destruction, émerge alors chez eux un sentiment de fierté qui se transmet aux enfants. Ainsi, construire, extraire, cultiver, semer, faire pousser, soigner, sont peu à peu ressentis comme les seuls moments acceptables de la déportation, non entachés de trahison envers ses propres valeurs, sources de survie et parfois de liens de solidarité avec les autres. Le travail bien fait parvient également à constituer une valeur passerelle, entre l’autorité et le déporté, entre ce dernier et les autochtones, entre parents et enfants. Il autorise une sorte de fierté paradoxale et peut aussi conduire à la reconnaissance des mérites par les autorités. Nadejda Tutik est encore émue par la réputation de son père : « Il était un excellent charpentier. C’est pourquoi il a été choisi pour diriger sa brigade. Dans les journaux et à la radio de Omsk, ils en ont parlé comme l’une des meilleures brigades de charpentiers de l’Union soviétique ! » À l’âge de onze ans, Rimgaudas Ruzgys participe à la construction d’un village de peuplement pour l’exploitation de la forêt environnante : 109 ENFANTS DU GOULAG Ce village n’a pas existé longtemps. Nous avons coupé toute la forêt. Ils n’avaient pas prévu que les Lituaniens seraient de si bons travailleurs et qu’ils travailleraient aussi vite. Quand on a eu fini de couper la forêt, le chemin de fer à voie étroite est devenu trop éloigné et ne pouvait aller plus loin. Il fallait donc nous transférer dans une autre vallée et construire un nouveau village, dans un endroit où il y avait encore du bois à couper. Ce n’était plus que pour quelques années, avant la mort de Staline. Après des années de solitude glaçante dans un camp du Grand Nord, à Oukhta, dans la République des Komis, Klara Hartmann, transférée au Kazakhstan, évoque l’émerveillement de la découverte de la camaraderie : Là, dans le camp pour politiques, il y avait un respect mutuel, une solidarité, une entraide. Les Ukrainiennes recevaient des colis de chez elles et les partageaient même si ce n’était pas grand-chose, parfois juste un petit bout. La chef de brigade… elle était aussi ukrainienne. Elle aussi recevait toujours des colis et elle les partageait avec tout le monde… C’était une très belle chose, un sentiment de dignité… on s’aidait entre nous, peu importait si on était lituanienne, lettonne ou de n’importe où… on se liait d’amitié et on était ensemble. Elle est affectée à la construction d’un nouveau complexe concentrationnaire, le Steplag, l’un des dix camps spéciaux pour « prisonniers particulièrement dangereux » créés à partir de 1948 sur tout le territoire soviétique à proximité de camps déjà existants. Très vite les gardiens les envoient creuser encore la terre et faire du pisé pour la construction d’un camp. La première grande baraque, destinée aux femmes, puis la seconde, 110 GRANDIR pour les hommes, et le mur de séparation entre les deux sont terminés avant l’arrivée du froid. Ils construisent ensuite d’autres baraques, la cuisine, les bains et les latrines, les bureaux et logements pour les gardiens et la direction4. Nous étions organisées en brigades spécialisées, les unes dans le terrassement, d’autres à la carrière ou dans la briqueterie. Les femmes travaillaient beaucoup plus que les hommes : c’était toujours nous qui étions affectées au travail de nuit. Ensuite, nous avons aussi construit la ville : des appartements, c’est-à-dire des pièces à la russe pour des familles de travailleurs libres, puis l’usine de raffinage de l’uranium que les hommes extrayaient d’une mine, à une quarantaine de kilomètres de là, qu’on disait très dangereuse. Tenir. Les Polonais en Asie centrale Amnistiés en août 1941 suite aux accords entre le gouvernement polonais en exil à Londres et l’URSS, tous les déportés polonais, désormais libres, se dirigent vers l’Asie centrale. La majorité des amnistiés d’origine juive ne réussit pas à se faire recruter dans l’armée polonaise que Staline confie au général Władysław Anders ou n’essaie même pas de passer la sélection pour y entrer. Ils restent vivre en Asie centrale jusqu’aux accords de 1945. Ces déportés sont souvent issus de la population urbaine composée essentiellement d’ouvriers spécialisés, d’artisans, d’avocats, de journalistes, d’intellectuels, d’industriels, de banquiers, de dirigeants politiques et de membres de la hiérarchie religieuse. 111 ENFANTS DU GOULAG Dans ce milieu, les femmes ne travaillaient pas, les tâches ménagères et le soin des enfants étaient assurés par des domestiques. Les épreuves et la promiscuité au travail ont fait de nombreuses victimes dans cette catégorie de population. En revanche, les ouvriers spécialisés juifs originaires de Łódź trouvent facilement du travail dans les industries textiles d’Ouzbékistan. Les artisans réussissent aussi à mieux s’insérer dans les ateliers d’Asie centrale en comparaison avec les non-juifs, principalement des colons civils et militaires qui travaillaient la terre dans leurs exploitations agricoles de la partie orientale de la Pologne. Témoins et Mémoires évoquent d’autres stratégies de survie comme la contrebande de cartes de rationnement, de produits et de vêtements volés dans les magasins d’État. Sonia Pancer et sa famille arrivent en Ouzbékistan en automne 1941, après un an passé dans un village de déplacement de l’Oural : Depuis le début, mon père a toujours « fait la norme » dans le kolkhoze, parce que si on était stakhanoviste, on recevait une ration plus élevée de nourriture. Ma mère a emporté sa machine à coudre et ses chemises de nuit en soie. Elle en fabriquait des robes qu’elle vendait. C’est comme ça que nous ne sommes pas morts de faim. En Ouzbékistan, il y avait beaucoup de gens diplômés, médecins, avocats, professeurs qui n’avaient pas l’habitude de travailler avec leurs mains, surtout dans la chaleur ; il faisait très souvent plus de 40 °C. Eux mouraient de faim, mais aussi de maladies comme la malaria et le typhus. […] Il y avait un marché, appelé bazar, où tout le monde allait vendre ce qu’il avait. Mon père 112 GRANDIR a fait connaissance avec un juif polonais chimiste. Ils ont décidé d’ouvrir un débit de boissons, parce que sur ce marché il y avait un puits et on ne vendait que du thé chaud. Mon père et son ami ont découvert aussi un grand trou entouré d’une palissade à la lisière du marché. Une nuit, on y est allés à plusieurs ; même moi j’ai fait partie de l’expédition. On a pris quelques planches de la palissade et c’est avec ça qu’ils ont construit une sorte d’étal. Il n’y avait pas de sucre, seulement de la saccharine. Ils ont préparé une boisson de couleur rouge, à base de saccharine et d’eau potable froide provenant du puits, et ils vendaient cette eau froide sucrée et colorée. Mon rôle était de surveiller les femmes voilées qui pouvaient emporter le verre caché dans leur voile. Je ne me souviens pas comment ce commerce s’est terminé mais après, mon père, qui avait appris à écrire le russe, s’est mis à rédiger des lettres adressées à l’administration pour les habitants illettrés. Ensuite, il a commencé à faire du marché noir avec d’autres. Ils prenaient illégalement le train la nuit jusqu’à la mer Caspienne et en ramenaient du sel, qu’il suffisait de ramasser là-bas, mais qui valait de l’or en Asie centrale. Je ne me souviens pas comment ils ont eu des sacs pour transporter ce sel qu’ils vendaient ou échangeaient contre de la nourriture. Nous avons eu de la chance, il ne s’est jamais fait prendre. Il fallait se débrouiller : ceux qui ne se débrouillaient pas sont morts de faim. C’est à Samarkand, en Ouzbékistan, qu’à douze ans Teodor Shanin se retrouve avec sa mère : Là, nous sommes entrés dans un réseau qui trafiquait avec les cartes de rationnement. À la tête de ce réseau se trouvaient des déplacés libérés comme nous, qui travaillions dans des magasins d’alimentation d’État. Voilà comment ça marchait : un membre du réseau allait réceptionner sa ration de pain 113 ENFANTS DU GOULAG avec sa carte, mais l’employé ne prenait pas le coupon. Sorti avec sa ration, il était rejoint dans la rue par un autre qui la prenait pour la revendre ou l’échanger et le bénéfice était partagé. Ma mère et moi étions chargés de sortir les rations des magasins. Je pouvais travailler plus facilement parce que, vu mon jeune âge, la police faisait moins attention à moi. Un an après, quand mon père, sorti du camp, nous a rejoints, il était très malade et affaibli par le scorbut. Lorsqu’il a découvert de quoi nous vivions, il a été pris de panique. Sa peur de retourner au camp était indescriptible. Or, le plus grand danger c’était précisément d’avoir peur. Moi, je ne m’étais jamais fait prendre parce que quand je croisais des miliciens je ne montrais pas ma peur. Avec lui si terrorisé, tout le monde était en danger. Ce n’était pas possible de vivre avec quelqu’un d’aussi apeuré et de ne pas être influencé. Nous avons donc arrêté ce trafic et nous avons commencé à mourir de faim, moi le premier. Mon corps s’est couvert de plaies de scorbut et mes dents commençaient à tomber. Le docteur a dit à mes parents que je n’en avais que pour quelques mois. Ils ont donc décidé de tout vendre et avec l’argent ils ont pu me placer dans un orphelinat polonais et acheter pour mon père un emploi de directeur du ravitaillement dans une usine. C’est comme ça que nous avons survécu. Une autre ressource pour certains déportés est la possession d’objets d’usage courant depuis longtemps introuvables en Union soviétique. D’aucuns ont réussi à les emporter, d’autres les ont reçus dans des colis envoyés par leurs familles avant l’invasion de l’URSS par l’Allemagne. Vêtements, chaussures, fourrures, linge, ustensiles de cuisine, couverts, outils, produits d’hygiène avaient une très grande valeur au marché noir. Quant aux juifs polonais et baltes, ils avaient souvent un vaste réseau 114 GRANDIR composé des membres de leur famille à l’étranger, notamment aux États-Unis, au Canada, en Amérique du Sud et en Palestine. Ces réseaux, activés après la guerre grâce au travail de la Croix-Rouge, permettront parfois à ces déportés de recevoir des colis de produits rares : boîtes de conserve, vêtements, matériaux de construction, livres. Une partie de ces biens sont consommés, d’autres sont échangés contre des produits alimentaires, d’autres encore sont vendus, permettant de survivre. À treize ans, Stella Jankovska se trouve au Kazakhstan avec sa mère qui tombe malade du typhus. Elle est hospitalisée et Stella doit les faire survivre toutes les deux. Elle commence donc à puiser dans la malle de sa mère pour vendre du linge et des vêtements, mais elle y trouve aussi des rubans et des accessoires pour elle-même. À l’hôpital, elle gagne une réputation d’élégance : « J’étais célèbre, on m’appelait la fille aux rubans ! » L’argent gagné lui permet aussi d’acheter des médicaments pour que sa mère guérisse. À partir de là, j’ai commencé à vendre toutes nos affaires parce qu’il était très dur de survivre. Mais il restait de l’or, avec lequel on payait un médecin très gentil qui a guéri ma mère. Pendant ce temps, j’allais aussi à l’école, de même que ma mère qui devait apprendre le russe. Elle a très bien réussi, et a d’ailleurs obtenu un diplôme. En même temps, je faisais du commerce. Il n’y avait pas de sucre. Une vieille dame a commencé à vendre au marché de la mélasse stockée dans des containers à pétrole. Je me suis associée avec elle et on traversait les steppes pour la vendre dans les villages. Bien sûr, on avait peur. Un jour, des Cosaques sont arrivés au 115 ENFANTS DU GOULAG marché, c’était très dangereux, nous avons fui en courant dans les wagons du train et nous nous sommes sauvées. Mais je vendais aussi autre chose. Je tricotais des pulls, petits et grands. Ensuite, maman, avec des fils colorés et de l’encre, les décorait. Nous les vendions sur le marché. À cette époque, nous ne recevions plus de paquets de chez nous, nous avions perdu le contact avec notre famille, et avec cet argent nous arrivions à survivre. Tous ces enfants, désormais grands et aguerris, attendant anxieusement le retour. Ils ne soupçonnent pas les obstacles et les dangers qui les guetteront dans leur pays, entre-temps soviétisé. L’ÉCLATEMENT CHAPITRE IV L’éclatement Retours de déportation Les retours des camps et de déportation commencent pour une minorité au lendemain de la guerre. Mais les amnisties et libérations en nombre débutent véritablement après la mort de Staline et se prolongent jusqu’aux années soixante. Après un long et pénible voyage, prisonniers et déportés rentrent dans un pays natal inconnu, qui a changé de régime politique et souvent de frontières. Ils retrouvent des familles éclatées et décimées par la guerre et la répression. Ils découvrent une société divisée, désormais empreinte de suspicion, dans laquelle ils sont soumis à un contrôle systématique de leurs antécédents biographiques. Taire et enfouir les traces de ce passé dangereux pour tenter de reconstruire une vie dans un monde social où guette la répression, ou encore en protéger ses proches, constituent l’objectif central des survivants et de leur 117 ENFANTS DU GOULAG entourage. Ce silence épais les isole pour longtemps, y compris dans leurs relations les plus intimes. Il imprime aux souvenirs et aux aléas de la réinsertion la double marque douloureuse de la solitude et de l’éloignement des anciens compagnons de détention. Pour la plupart des survivants, malgré tous leurs efforts, le stigmate de ce passé infamant fera de la quête d’un logement légal, d’un travail, d’une reprise des études ou d’une adhésion aux organisations de masse, un parcours semé de frustrations et de dangers. La mort de Staline Dans l’univers des camps et des villages de déportation, la nouvelle de la mort de Staline en mars 1953 provoque un séisme qui déstabilise profondément les représentants de l’autorité et plonge tout le monde dans l’incertitude ; le seul sentiment partagé est celui de la fin d’une période. Pour les prisonniers des camps et les déplacés des villages, la perspective d’une libération et d’un retour fait brutalement irruption. Lorsqu’ils parlent de cet événement, qui a été suivi d’un relâchement dans l’application des contraintes et des privations, les témoins transmettent le sentiment de la remise en marche d’un temps qui paraissait arrêté, à l’image de leur propre existence. La déportation n’avait, en effet, aucune fin prévisible. Dès le printemps 1953, différentes amnisties sont décrétées ainsi que des réformes progressives du système répressif et concentrationnaire. Dans les villages éloignés de Sibérie et d’Asie centrale, où des 118 L’ÉCLATEMENT centaines de milliers de familles étaient reléguées à vie, des enfants rentrent de l’école, effarés par l’angoisse et le désespoir de leur maîtresse et de leurs camarades soviétiques. Les parents, eux, commencent à espérer et les enfants perçoivent une nouvelle expression dans leurs yeux. La plupart des déportés restent cependant discrets, de peur des conséquences d’une trop visible manifestation de joie. Irina Tarnavska, treize ans, ne peut cacher son soulagement. Oui, je m’en souviens. On nous a fait sortir de la classe et on nous a alignés. Et tout le monde pleurait, pleurait, pleurait… Moi j’étais là, debout, et je souriais. Ils ont failli me tuer pour ma joie… Tout le monde pleurait, les maîtres et les maîtresses obligeaient les enfants… Si quelqu’un restait sans pleurer on lui demandait : « Pourquoi tu ne pleures pas ? » Après on m’a appelée chez le directeur. Mais j’étais heureuse quand même parce que je savais que tout le mal venait de lui, de Staline. Rimgaudas Ruzgys s’attarde sur les changements survenus dans les villages de déportation : Après la mort de Staline, c’est devenu un peu mieux. Les jeunes Lituaniens ont commencé à acheter des vélos… Notre famille a acheté une petite moto K125. Nous sommes allés à Ulan-Ude, la capitale, à 150 km de là, pour acheter cette moto. Plus tard, quand nous avons eu quinze-seize ans, après la mort de Staline, nous avons commencé à organiser des activités, à danser des danses folkloriques, les filles ont fait des costumes nationaux. Chacun a contribué comme il pouvait. On préparait des spectacles dans notre village car beaucoup de gens y habitaient depuis assez longtemps. Certains ont réussi à obtenir des instruments de musique, ils se sont mis à 119 ENFANTS DU GOULAG jouer, des petits orchestres se sont formés. Il y avait des personnes plus âgées et des plus jeunes, les uns avec des accordéons, les autres avec des violons, des percussions, des filles jouaient de la guitare. Nous nous rassemblions près des baraques en soirée et on dansait. Nous avons même participé à une activité extérieure, une fête régionale, c’était une sortie. La vie a un peu changé. Même dans les camps de travail à régime spécial pour « prisonniers particulièrement dangereux », peuplés majoritairement de détenus politiques, souvent de résistants originaires des pays baltes et d’Ukraine, la nouvelle provoque un espoir de changement largement partagé. « Ils nous ont fait sortir des baraques. Au début, nous avons eu peur qu’on nous exécute tous. Et puis nous avons commencé à espérer une amnistie générale », se souvient Iouri Iarinich qui apprend l’événement dans un camp de Mordovie. Au Steplag, le camp spécial du Kazakhstan, Klara Hartmann, elle, entend des rumeurs qui commencent à circuler : Quelque chose devait arriver. Il y en avait parmi nous qui osaient parler aux gardiens et certains d’entre eux répondaient, même s’ils savaient qu’une relation trop étroite avec un détenu pouvait leur valoir vingt-cinq ans de camp. Ainsi, début mai, on entendait qu’on avait commencé à libérer les non-Russes. Quelques jours plus tard, on m’a appelée au bureau du commandant : on m’a refait une feuille d’identification et pris des mesures pour me donner de nouveaux vêtements et de nouvelles chaussures. En revanche, les sentiments des déplacés spéciaux et des prisonniers d’origine soviétique oscillent entre 120 L’ÉCLATEMENT désespoir et désarroi, mêlés parfois à un soulagement difficile à manifester1. Pour les survivants, les années de déportation se sont étirées et se sont accumulées les unes après les autres. Peu à peu, la déportation a réduit la diversité initiale des milieux sociaux et culturels, elle a réuni par la contrainte des parcours très divers. Tous les déportés, quelle que soit leur origine, ont fini par s’insérer dans la trame d’un quotidien où l’exceptionnel devient progressivement une routine de plus en plus prévisible2. Les aléas, les épreuves surmontées et les relations nouées se sont transformés en expérience de survie adaptée à la déportation. Dès lors, le retour est à la fois attendu et redouté ; il est une nouvelle rupture dans un quotidien connu et un départ vers l’incertitude. En route La perception d’un temps immobile et répétitif dans le champ clos des villages de déplacés et des camps de travail a comprimé en une communauté de destin la diversité des profils et des origines. Ce collectif se fragmente à l’annonce de la libération prochaine en une multitude de spéculations, d’espoirs et de craintes qui renvoient chacun à son individualité et à sa solitude. Ces sentiments ambivalents de joie teintée de peur devant l’inconnu sont évoqués en filigrane par des témoins devenus orphelins ou déportés sans famille, qui ont dû regagner seuls leur pays d’origine. Ce sentiment les habite dès la nouvelle de leur libération et les 121 ENFANTS DU GOULAG accompagnera bien au-delà de leur arrivée. Klara Hartmann est libérée du Steplag à l’âge de 23 ans : On travaille dehors, dans ce vide, ce désert, l’air vibre de chaleur, on regarde dans une direction et on se dit : « Mon pays est peut-être par-là. » Ce mal du pays… même si je savais que je n’avais personne là-bas. Et si je pouvais rentrer un jour, pour quoi faire, puisque personne ne m’attend ? J’avais même peur quand on nous a mis dans le train de retour. J’avais peur : « Où vais-je aller ? Que va-t-il m’arriver ? » Parce que je ne savais rien de la Hongrie, de ce qu’elle était devenue, quelles étaient les circonstances. On ne savait rien. C’est ce sentiment face à l’inconnu qui sous-tend les retrouvailles difficiles avec le pays et les proches et alimente une nostalgie poignante et paradoxale des moments de partage avec les compagnons d’infortune durant la vie en déportation. À l’été 1946, Peep Varju a dix ans et vit dans un orphelinat en Sibérie. Sa tante, restée en Estonie, réussit à retrouver sa trace et à le faire bénéficier d’une mesure qui autorise les orphelins lettons et estoniens déportés à rentrer dans leur pays. Il est embarqué dans un wagon réservé aux enfants estoniens : C’est à Tomsk que les enfants de différents orphelinats ont été rassemblés pour être renvoyés chez eux. Nous avancions très lentement, le chemin de fer était extrêmement encombré, notre train s’arrêtait donc très souvent et pour longtemps. Moi, à cette époque, j’étais cent pour cent soviétique ! J’étais très heureux que la Russie ait gagné la guerre et que l’Allemagne soit battue. Je me rappelle que lors d’un arrêt du train, j’ai vu des prisonniers de guerre allemands travailler sur la voie. Un soldat de l’escorte s’est approché de notre wagon et nous a dit qu’ils 122 L’ÉCLATEMENT traitaient très bien ces prisonniers, qu’ils les nourrissaient bien… Nous, on se disait : « Mais comment peut-on se conduire aussi humainement avec des ennemis si cruels ? » Je me souviens aussi d’une fille de quinze ans qui a sauté du wagon lors du passage du convoi près de son village natal. Je n’ai su que quarante ans plus tard qu’elle avait réussi à retrouver son grand-père. Siegfried Gottschalk, allemand, a vingt et un ans lors de sa libération en 1950 du camp de Prokop’evsk dans l’Altaï, en Sibérie : Quand on nous a libérés, ça s’est passé de la même façon que quand on a été amenés au camp. On nous a dit de rassembler nos affaires. Je n’en avais pas beaucoup, moi, juste ma veste et des bottes. Puis on nous a fait sortir des baraques, on nous a obligés à nous déshabiller, à passer à la désinfection et au contrôle corporel. Ils nous ont donné d’autres vêtements, des uniformes de la Wehrmacht. J’ai dû laisser toutes mes affaires. Nous avons été embarqués dans les wagons. C’était exactement la même chose : on était aussi complètement démunis quand on est sortis du camp que quand on y était entrés ! Le voyage a duré quatre semaines, dans des wagons de marchandises, c’était un peu plus humain, car on était 25 au lieu de 50 à l’aller. Juste avant la frontière polonaise, nous nous sommes arrêtés, ils nous ont fait descendre du train. Ils ont commencé à appeler : « Tailleurs ? Maçons ? » Je ne sais pas pourquoi je me suis fait passer pour un maçon. Nous avons rejoint une brigade russe et nous avons travaillé à la construction d’une usine. Après trois semaines, on nous a enfin fait passer la frontière et amenés jusque chez nous. L’arrivée En mai 1953, après un long voyage en train qui la conduit du Kazakhstan vers la Hongrie, Klara Hartmann 123 ENFANTS DU GOULAG arrive en compagnie d’une trentaine de femmes hongroises dans un camp de transit à Kiev. Entourées de plus de 2 000 jeunes Hongrois en route vers leur pays, les femmes sont transférées par les autorités dans un bâtiment hospitalier désaffecté. En face, dans un autre bâtiment, on regroupe de jeunes déportés atteints d’affections pulmonaires. C’est à travers les grilles séparant les deux cours que Klara fera la connaissance de son futur mari. Début décembre, après plusieurs mois passés dans le camp de transit, son convoi s’ébranle vers la Hongrie. « J’étais remplie de crainte, je paniquais parce que je savais que je n’avais nulle part où aller et que je ne pouvais donner aucune adresse à la frontière hongroise. Mais arrivée là, l’officier hongrois m’a dit que mon futur mari avait donné pour moi l’adresse de ses parents dans son village natal que je ne connaissais pas. » Silva Linarte a dix-sept ans quand elle peut rentrer en Lettonie en 1956. Sa mère vient de mourir en Sibérie et ses sœurs y restent en attendant la permission de partir : Je suis rentrée toute seule. Je suis allée tout de suite à notre maison d’avant la déportation. Mais désormais c’était une école. La maîtresse était jeune et très gentille : elle m’a laissée y habiter pendant quelques jours. Je savais bien sûr que c’était ma patrie, mais j’étais très affligée, je n’éprouvais aucune joie. J’avais juste réussi à revenir, mais je n’avais aucune idée de ce que j’allais pouvoir faire désormais. […] Après, j’ai reçu l’aide de plusieurs personnes pour me loger et me nourrir, mais je ressentais une grande solitude. 124 L’ÉCLATEMENT À l’issue d’un long voyage à travers l’Union soviétique, Peep Varju arrive en Estonie : Après le passage de la frontière, le train s’est arrêté à une gare. La femme estonienne mandatée pour venir nous chercher en Sibérie et nous raccompagner nous a fait descendre du train et conduit au buffet où elle nous a fait manger. C’était notre premier repas depuis plusieurs jours. Pendant le voyage, nous n’avions presque rien mangé. Elle a dû dépenser tout son argent pour nous nourrir. À l’arrivée, le 6 septembre 1946, ils nous ont amenés à l’orphelinat. Au bout d’une semaine, ma tante est venue me chercher. Tallin m’a énormément impressionné. En Sibérie, on était habillés de vestes ouatées, on marchait pieds nus, même au début de l’hiver, et j’ai tout de suite remarqué à quel point ici ils étaient bien habillés, et tout le monde était poli. Là-bas on criait tout le temps, entre nous et sur nous, ici tout le monde était aimable et tranquille, c’était un autre monde. J’avais du mal à comprendre comment une vie pareille pouvait exister. Sandra Kalniete parle aujourd’hui encore avec une vive émotion du voyage de retour, couronné par le passage de la frontière lettone et l’arrivée à Riga en mai 1957. Après des jours et des nuits interminables passés dans la queue à la gare de Tomsk puis de Moscou pour acheter les billets et traverser l’Union soviétique, le moment du passage de la frontière lettone arrive : Je garde un souvenir très fort de cette traversée de la frontière. Peu après, le train s’est arrêté pour qu’on puisse prendre de l’eau. Ma mère est descendue du train et elle est tombée à genoux. Cette image est gravée dans ma mémoire tant son émotion était forte. Son geste, je ne l’ai compris que bien plus 125 ENFANTS DU GOULAG tard… Puis nous sommes arrivées à Riga, une gare immense, beaucoup de rails, beaucoup de monde. Une amie de ma mère, rencontrée en déportation, est venue nous accueillir avec un grand bouquet de lilas. C’était tellement excitant et intéressant. Il faisait beau, tout était accueillant et lumineux ! Marite Kondrimaite a neuf ans quand son état de santé se dégrade brusquement en Sibérie. Ses parents payent une famille amnistiée pour qu’elle la déclare comme son enfant, et réussissent à la renvoyer ainsi en Lituanie. Son arrivée est prévue à Plungė, où sa tante doit l’attendre sur le quai : Mais il n’y avait personne. Avec ma valise, j’ai attendu en me demandant quoi faire. J’étais une gamine qui n’avait jamais peur de rien ni de personne. J’ai donc fini par circuler dans la gare en criant : « Où est la milice ? Où est la milice ? » Alors un employé des chemins de fer est apparu et m’a demandé : « Pourquoi tu as besoin de la milice toi ? » « Parce qu’ils doivent m’amener chez ma tante. » Quand je lui ai montré son nom et son adresse, il m’a accompagnée lui-même chez elle. Peu après, pendant que je mangeais des crêpes, on a apporté le télégramme envoyé par mes parents pour annoncer mon arrivée ! Contrairement à Peep et Sandra, Marite vit difficilement la rencontre avec son pays, dont on l’a déportée bébé, elle qui, aiguillonnée par les récits de ses parents, avait pourtant tenté de rejoindre la Lituanie à pied à travers la taïga : « Le retour en Lituanie a été une terrible déception. Je suis arrivée en novembre, les arbres étaient sans feuilles, et où étaient les fleurs dont j’avais tant rêvé ? Tout était gris et sale. En Sibérie, il n’y avait pas d’automne, alors qu’ici toute cette boue… et ces énormes 126 L’ÉCLATEMENT corbeaux gris qui voletaient partout et que je n’avais jamais vus. » Quelle que soit leur nationalité, les enfants des pays envahis ou annexés déportés en famille ont reçu de leurs parents une image du pays natal perdu, magnifiée par la nostalgie, qui se construit en contraste radical avec les lieux de déportation. Ces images constituent le bagage qu’ils emportent avec eux lors du retour. Les différences dans le vécu émotionnel de ce moment unique qu’est l’arrivée dans le pays d’origine semblent liées aux conditions de l’accueil. Lorsque les enfants sont recherchés puis attendus, comme Peep par sa tante, ou accompagnés par des parents et accueillis par les amis comme Sandra, la joie et le soulagement d’être entourés irradient les lieux découverts, confirmant l’image idyllique transmise par les parents. En revanche, arriver après avoir laissé ses parents derrière soi et ne pas être attendu, comme Marite, amplifie le choc face à une réalité désormais soviétisée, pleine d’inconnu et de pièges. Une place dans le monde ? Les témoignages l’attestent : contrairement aux Soviétiques, les jeunes déportés européens portent en eux l’image d’un chez-soi, lieu d’appartenance construit comme un ailleurs aux caractéristiques radicalement opposées à celles des lieux de détention. Faite de souvenirs d’avant la déportation pour les jeunes adolescents, ou patiemment construite dans les villages de déplacement 127 ENFANTS DU GOULAG par les récits des parents et des adultes de la même communauté nationale, cette image constamment rêvée est adossée à la persistance des liens familiaux avec ceux restés dans le pays d’origine, liens qui résistent aux épreuves et à l’éloignement, et qui offrent un ancrage matériel et affectif au retour. En revanche, en URSS, l’éclatement et l’éparpillement des familles, la perte des liens entre les générations accompagnent depuis la révolution bolchevique l’histoire tourmentée de la nouvelle société en construction. Ils tissent le quotidien de la grande majorité de la population, fait de peur et de privations dont la répression et la déportation ne constituent que des moments extrêmes. Pour les années d’après-guerre, les entrées et sorties du Goulag seront devenues des étapes presque banales de la vie des milieux populaires soviétiques, étapes désormais partagées par plusieurs générations. Ainsi, pour les Soviétiques, la fin d’une déportation et la sortie de camp ne s’appuient pas sur les images d’un lieu où « rentrer », celles d’un foyer accueillant, durable dans le temps et point de départ d’une vie différente. En revanche, eux retrouvent un ordre politique déjà connu et savent que la sortie du camp n’est pas synonyme de liberté ni de retrouvailles avec un foyer familial3. Cette divergence de vécu et de perspective sera atténuée, sans toutefois disparaître, par les premiers contacts des déportés européens libérés avec ce même ordre social et politique qui s’est imposé à leur pays pendant leur détention. Le retour prend alors un sens différent pour 128 L’ÉCLATEMENT eux : bien plus que des retrouvailles espérées avec un lieu familier, il signifiera la fin de l’existence désormais familière de déporté, et le début d’une nouvelle épreuve qui porte cependant à terme l’espoir de construire une vie à soi. Silva Linarte se souvient qu’il lui a fallu deux ans pour se sentir à nouveau pleinement lettone : Je parlais mal la langue. En Sibérie, malgré les pleurs et les suppliques de notre mère pour que nous parlions letton entre nous, mes sœurs et moi trouvions plus facile de parler russe. Je trouvais qu’en Lettonie les gens parlaient plus librement de tout et au début je me disais : « Ce n’est pas moi qu’il aurait fallu déporter, mais eux ! » Puis, peu à peu, j’ai ouvert les yeux. Libérés, Irina Tarnavska, ses parents et ses deux sœurs quittent les environs de Tomsk en 1958, et prennent le chemin du retour vers Kiev. Ils y rejoignent une famille rencontrée en déportation, faute d’être autorisés à regagner leur région d’origine, celle de Lviv : Quand on est rentrés de Sibérie on ne pouvait pas raconter aux autres qui on était. À Kiev, les gens étaient très remontés contre les Ukrainiens occidentaux. Pour eux, on était des ennemis, on avait voulu l’indépendance. Seule la milice savait car elle avait vu nos passeports… Quand Stepan Bandera [chef charismatique des nationalistes ukrainiens] a été assassiné, certaines personnes qui savaient que nous étions originaires de Lviv ont commencé à m’appeler « banderovka » [sympathisant de Stephan Bandera]. Moi j’étais fière qu’on m’appelle ainsi, mais les gens nous traitaient très mal. Aide-soignante, puis employée à la poste, Irina finit par accéder à des études de technicienne photo. En 1964, 129 ENFANTS DU GOULAG son diplôme en main, elle n’a qu’un désir : retourner à Lviv, sa ville natale. Contrevenant à la politique des autorités qui ne souhaitent pas que les déportés libérés retournent sur leur lieu d’origine, le directeur de son école la laisse partir : Quand je suis arrivée à Lviv, la milice ne voulait pas me délivrer la propiska [permis de résidence], car j’étais considérée comme une « banderovka » de retour de déportation. Ils me répétaient : « Quand tu auras trouvé un travail on te donnera la propiska. » Quand je trouvais un travail, mes potentiels employeurs me disaient : « Quand tu auras la propiska on te titularisera. » J’ai passé trois mois à dormir à la gare en allant de la milice au travail, du travail à la gare, puis emmenée à la milice. Toutes les nuits, elle me ramenait de la gare au commissariat. J’essayais de dormir mais la milice me réveillait et m’emmenait. Au commissariat ils me grondaient et une fois j’ai commencé à crier : « Combien de temps je devrais supporter ça ? J’ai été arrêtée enfant, je n’ai connu ni enfance ni jeunesse. Combien de temps vous allez me traiter ainsi ? » Et j’ai crié, j’ai crié… Le retour se mue ainsi en une douloureuse expérience d’exil marquée par de multiples stigmates et dangers. D’abord un combat long et épuisant doit être livré pour se construire une identité sociale minimale : obtenir une autorisation de résidence, trouver un logement, un travail, et peut-être même la possibilité de faire des études. Les autorités harcèlent les déportés sans relâche avec de nouvelles exigences administratives et empêchent très souvent leur embauche ou leur accès à l’enseignement et à la formation. À leur silence contraint sur 130 L’ÉCLATEMENT l’expérience du Goulag qui les enferme dans la solitude et l’isolement, répond la peur, la suspicion et la méfiance de la société et parfois même des proches. Tantôt, ils apparaissent trop « soviétisés », comme en Hongrie ou en Tchécoslovaquie, tantôt ils incarnent la figure d’un ennemi du nouvel ordre pour les nouvelles élites. Ils suscitent également la crainte de la population locale, inquiète qu’ils veuillent récupérer leurs biens confisqués et redistribués. De nombreux témoins évoquent la peur généralisée du contact avec les déportés revenus, contact qui peut rendre suspect aux yeux des autorités et qui est aussi redouté comme si le malheur de la déportation était contagieux. Le deuil de la perte des liens de camaraderie et de solidarité forgés durant la déportation approfondit leur solitude, le sentiment de n’avoir de place nulle part dessine les contours d’un exil irrémédiable. Certains parviendront à se créer un foyer et une nouvelle famille, d’autres seront marqués toute leur vie par l’isolement et le sentiment de ne pas avoir de place dans le monde. Il arrive donc que le seul lieu d’ancrage ressenti soit celui de la déportation. Nombre de déportés redoutent les épreuves prévisibles du retour, manquent de moyens matériels pour le voyage ou encore se sont mariés avec un Russe ; ils repoussent ainsi le retour à une date ultérieure qui souvent n’arrivera jamais. Elena Paulauskaïte, lituanienne, est déportée avec sa mère de leur ferme familiale de paysans aisés en mars 1949, à l’âge de quatorze ans. Au bout de plusieurs 131 ENFANTS DU GOULAG semaines de voyage, elle arrive dans un kolkhoze de la région de Krasnoïarsk. Désormais, toute sa vie sera centrée sur un travail agricole dur et exténuant pour faire vivre sa mère, trop âgée pour travailler, puis quelques années plus tard, les enfants. Le souvenir du labeur incessant est le fil conducteur de son témoignage, définit ses relations avec les autres et avec le lieu de sa déportation. Dès sa libération, et longtemps après, la question de rentrer ou de rester l’accompagnera : « Je voulais rentrer, ma mère aussi, mais mon mari était russe. J’avais de la peine pour lui. Puis il y a eu les enfants. Voilà, on se préparait, on se préparait et à la fin, on n’est jamais rentrés. Nous sommes allés en Lituanie plusieurs fois en vacances, personne n’a manqué de respect à mon mari, mais il ne connaissait pas le lituanien, ça aurait été trop difficile pour lui. » La mère d’Elena, qui n’a pourtant jamais appris le russe, est restée en Sibérie auprès de sa fille pour l’aider et par attachement à ses quatre petits-enfants. D’autres quittent le lieu de leur déportation en famille mais finissent par y revenir, comme l’atteste le témoignage de Juozas Miliautskas. Il naît en 1934 dans la région de Kaunas, en Lituanie, dans une famille ouvrière. Son oncle ayant rejoint les résistants dans la forêt, la famille est contrainte de se cacher à plusieurs reprises, chez des voisins, des amis. En mars 1949, ils finissent par être arrêtés et déportés dans la région d’Irkoutsk en Sibérie. Ils travaillent dans un kolkhoze et survivent pendant les premières années, entre disette et famine. Juozas apprend 132 L’ÉCLATEMENT rapidement le russe avec les enfants locaux. À dix-neuf ans, il est sélectionné pour suivre une formation de conducteur de tracteurs et intègre une station de machines agricoles. Avec ce travail localement très prestigieux, il gagne suffisamment pour que le quotidien de sa famille s’améliore progressivement. Libéré de son statut de déporté spécial en 1956, il rentre avec sa famille en Lituanie un an plus tard. Mais il est déjà Sibérien4 : Quand on est arrivés, on ne savait pas où habiter : pas de logement, pas de meubles. Je gagnais bien ma vie en Sibérie, et là pas un sou… On sentait que les gens de mon âge ne voulaient pas avoir de contacts avec nous. On était rentrés de Russie, on avait été déportés, on était donc des « bandits »… En plus, dès mon arrivée, j’ai reçu la convocation pour faire mon service militaire. Aïe ! Vivement le retour en Sibérie. Six mois après son arrivée et malgré le désespoir de ses parents, Juozas décide de reprendre la route d’Irkoutsk pour regagner la station de machines agricoles. Il sait qu’en tant que conducteur de tracteurs, il est exempté du service militaire. « On m’a toute de suite confié un nouveau tracteur et plus tard j’ai été plusieurs fois décoré pour mon travail », dit-il en montrant fièrement ses médailles. « Mes parents ont longtemps vécu chez des proches, mon père a commencé à construire une maison en empruntant de l’argent. Ma mère est morte avant la fin de la construction, et mon père un an après. La maison est revenue au kolkhoze où ils travaillaient. » Ses liens avec la Lituanie désormais tranchés, Juozas, marié avec une Russe, aura trois enfants. L’idée de rentrer en 133 ENFANTS DU GOULAG Lituanie après sa retraite revient de temps en temps, mais ne se réalisera pas. Tout comme Elena et Juozas, des milliers de jeunes déportés libérés n’arrivent pas à rentrer. Ils redoutent le harcèlement des autorités et la stigmatisation de la société dans leur pays, ils craignent aussi de perdre le peu qu’ils avaient réussi à obtenir et à construire au prix de souffrances, de privations et de travail exténuant. La fin de l’Union soviétique, qui compliquera les relations politiques et administratives entre leur pays d’origine et la Russie, mettra fin au projet de retour, reporté d’année en année. Aujourd’hui, nombre de villages sibériens sont marqués par la présence majoritaire de ces anciens déportés et de leurs descendants. Trajectoires juives à partir d’un monde anéanti Les Polonais et Baltes d’origine juive déportés en URSS entre 1940 et 1941 ont vécu des modalités de retour très différentes. En 1945, grâce aux accords entre le gouvernement provisoire d’unité nationale de Pologne et l’URSS pour l’évacuation des Polonais, catholiques et juifs, déportés en 1940-1941, les retours de ces « déplacés spéciaux réfugiés » d’Asie centrale sont autorisés. Si, dans un premier temps, tous rentrent en Pologne, une grande partie des juifs quitte rapidement le pays à la suite du pogrom de Kielce le 4 juillet 19465. Ainsi, entre 1946 et 1948, 250 000 juifs quittent la Pologne. En 1968, après la guerre des Six Jours entre 134 L’ÉCLATEMENT Israël et les pays arabes et la rupture par la Pologne des relations diplomatiques avec Israël, les juifs polonais deviennent la cible d’une campagne antisémite d’État qui s’appuie sur des accusations de sionisme anti-polonais. Cette campagne conduit à l’exclusion du Parti ouvrier unifié polonais de nombreux juifs, hauts fonctionnaires, professeurs d’université, enseignants, journalistes et souvent à leur licenciement. Sous cette pression, quelque 25 000 juifs quittent la Pologne entre 1968 et 1970, ramenant leur nombre en Pologne à 15 000 personnes. À la fin de la guerre, les juifs polonais ont encore le choix entre rester en Pologne, malgré la fréquente hostilité de la population, ou rejoindre les camps pour personnes déplacées (DDP) en Allemagne ou en Autriche. Nombre d’entre eux émigrent ensuite en Palestine, aux États-Unis ou dans différents pays d’Europe. Ils peuvent reconstituer des mouvements bundistes dans différentes capitales européennes, ou sionistes en Palestine6. Ils ont la possibilité de choisir leurs études et de suivre ou non les traditions juives. Lors de l’amnistie des citoyens polonais se trouvant sur le territoire soviétique en 1941, les Welch quittent la région d’Arkhangelsk pour rejoindre le Kirghizstan, puis le Kazakhstan et enfin le Tadjikistan. En août 1945, arrive une lettre de la tante d’Henry Welch, Sally, la sœur cadette de sa mère. Elle écrit être la seule de la famille à avoir survécu au camp de concentration d’Auschwitz, être rentrée à Łódź et attendre de leurs nouvelles. Le 135 ENFANTS DU GOULAG mois suivant, la mère d’Henry décide de la rejoindre, avec son compagnon Oskar et son fils. Après deux mois de voyage, ils arrivent à Lviv et puis enfin à Łódź : C’était terrible. Vous imaginez, pendant toutes ces années, nous avions tellement rêvé de rentrer chez nous. Notre chez-nous, c’était Łódź. J’y étais né, ma mère y avait grandi, toute notre famille en était originaire. Oui, on rentrait chez nous ! Mais nous arrivions dans une ville qui était dans le chaos. La maison de mes grands-parents était dans le ghetto et elle avait été complètement détruite. Il n’y avait plus rien, ni maison ni boulangerie ! J’ai reconnu l’endroit… car il y avait toujours la vieille pompe à eau. J’ai essayé aussi d’aller voir où je vivais, mais… il y avait une usine et je n’ai pas pu entrer. C’était vraiment tragique. À cette vision de l’anéantissement de leur monde s’ajoutent les manifestations d’antisémitisme « comme avant-guerre, sinon pire » et la découverte que Sally avait entre-temps quitté Łódź pour rejoindre un camp pour personnes déplacées en Allemagne. Tout cela les décide à quitter définitivement la Pologne : « C’est ainsi que, six ans après [leur fuite devant l’arrivée des nazis], nous nous retrouvâmes une fois de plus à franchir illégalement une frontière avec l’aide, cette fois, de l’organisation UNRRA7. » Berlin, Munich, puis Bamberg. Installé dans un camp de rescapés, Henry entend, pour la première fois, des récits de la vie dans les ghettos, racontés par des enfants qui ont survécu aux exécutions de masse et aux camps de concentration : En Union soviétique, nous avions toujours pensé que c’était nous qui avions vécu le pire, qui avions souffert le plus, mais 136 L’ÉCLATEMENT une fois en Allemagne, en écoutant les récits des survivants, de ceux qui avaient passé la guerre dans les territoires occupés par les nazis, nous avons réalisé que notre torture avait été dérisoire par rapport à la leur. À Bamberg, Henry reprend ses études en réussissant à convaincre sa mère de lui payer un tuteur privé. Il apprend très rapidement l’allemand, comme il avait appris le russe et comme il apprendra plus tard le portugais, l’anglais, le français et l’italien. C’est au milieu de cette humanité déracinée, dans le camp peuplé de déplacés de l’Europe entière, qu’Henry Welch décide que son but dans la vie sera de faire des études supérieures « pour devenir quelqu’un ». À l’automne 1947, une grande déception l’attend : son père arrive en Allemagne pour chercher ses frères et les autres membres survivants de sa famille ; il vient aussi pour divorcer de sa femme tout en proposant à son fils de partir avec lui au Brésil. Mais obtenir un visa s’avère impossible : le nombre de documents demandés par le consulat du Brésil à Berlin est « surréaliste ». « Qui, au milieu des décombres et de l’anéantissement, pouvait fournir autant de certificats ? », se demande Henry. Il décide alors d’aller vivre en Israël et s’inscrit dans un groupe de jeunes juifs avec lequel il émigre en décembre pour s’installer dans un kibboutz à la frontière du Liban. Réalisant toutefois qu’il ne peut y poursuivre ses études, il est prêt, à nouveau, à changer de pays et de cercle d’amis. Il quitte donc Israël, « le seul endroit où, après Łódź, je me suis senti et je continue à me sentir chez 137 ENFANTS DU GOULAG moi », dans l’objectif de se rendre au Brésil. À Gênes, il trouve de l’aide pour « fabriquer » les documents nécessaires à l’obtention du visa brésilien et pouvoir embarquer. Il passe des années inoubliables à Rio de Janeiro en travaillant et en fréquentant le milieu très riche et cultivé de l’émigration juive allemande d’avantguerre : « À Copacabana, j’avais une vie magnifique, mais pas ce que je voulais vraiment. » C’est enfin aux États-Unis qu’il peut réaliser son rêve en obtenant un diplôme de chimie à l’université de Chicago. Par la suite, son travail l’amène en Europe, à Londres, Paris, Francfort et Rome, où il décide de rester. Il parvient à déposer le brevet d’un appareil médical pour les analyses sanguines vendu dans le monde entier, ce qui lui permet de créer sa société. Resté célibataire, il devient le point de ralliement d’une très large famille constituée de tantes, oncles et cousins éparpillés aux quatre coins du monde. Il les réunit, tous les dix ans, pour son anniversaire, sur l’île de Capri en Méditerranée. Un leitmotiv rythme le récit de Henry Welch : « Nous avons eu de la chance. » La conscience et l’émerveillement d’avoir échappé à l’anéantissement alimentent sa soif de vivre intensément et sa détermination à déjouer les contraintes et à rester maître de ses choix, quitte à abandonner le seul lieu où il avoue se sentir chez lui : Israël. Ni la souffrance liée à la déportation au Goulag ni une judaïté marquée par la tragédie de la Shoah, pas plus que l’éloignement de ses parents ne seront le fil conducteur de l’existence d’Henry Welch qui réinventera sa vie 138 L’ÉCLATEMENT entre de multiples lieux du monde, en réussissant à « devenir quelqu’un », celui qu’il a toujours voulu être : un homme libre8. Sonia Pancer, quant à elle, a six ans quand elle quitte l’Ouzbékistan avec ses parents pour rentrer en Pologne : Nous étions tous si contents ! On allait retourner chez nous, retrouver nos familles : les cousins, les frères, les sœurs, les enfants… tout le monde était surexcité dans le train. Il a mis quelques semaines à arriver. Il allait à la vitesse d’un homme qui marche rapidement et s’arrêtait à toutes les gares. En arrivant, on était si heureux de retrouver notre famille. Imaginez : déjà la Russie ce n’était pas facile, mais la Pologne c’était l’horreur. C’est à ce moment-là que nous nous sommes rendu compte de ce qui était arrivé pendant la guerre… Il n’était pas question de retrouver quoi que ce soit, les Polonais avaient tout pris, et si par hasard vous manifestiez le désir de récupérer ce qui vous appartenait, ils n’hésitaient pas à vous tuer pour ne rien vous rendre. On habitait chez mon oncle à Cracovie. Moi et mon père, on pouvait sortir dans la rue car mon père était grand, blond aux yeux clairs, mais ma mère, très brune, dont on disait qu’elle avait le physique « très juif », n’a pas pu mettre le nez dehors en trois semaines, c’était trop dangereux. Moi-même je me souviens avoir vu dans la rue des voyous armés de bâtons attaquer un juif. Quand mon père a appris le pogrom de Kielce, pour lui ce n’était plus possible. Ils ont renoncé à la nationalité polonaise et nous sommes devenus apatrides. Mes parents ne voulaient plus entendre parler des Polonais et ont cessé de me parler la langue. « Tu n’auras plus besoin du polonais, nous n’habiterons jamais plus la Pologne. » À partir de ce moment-là, ils se sont adressés à moi en yiddish, mais moi qui ne le connaissais pas, je devais les comprendre et leur répondre. Mon père était très sévère sur ce point. 139 ENFANTS DU GOULAG Prise en charge par l’UNRRA en tant qu’apatride, la famille Pancer est envoyée dans un camp pour personnes déplacées en Autriche puis transférée dans un autre camp en Allemagne, près de Stuttgart, en zone d’occupation américaine. La mère de Sonia y retrouve un frère, une sœur et des cousins survivants de la Shoah. Ses parents lui font apprendre l’hébreu et s’inscrivent pour un départ en Palestine. Mais lors de la visite médicale obligatoire préalable, le médecin décèle l’état de sousalimentation de Sonia et leur dit qu’elle ne survivra pas au voyage. Ils décident alors de rejoindre un frère émigré en France avant la guerre, propriétaire d’une petite usine de textile. Après avoir été refoulée plusieurs fois à la frontière franco-allemande, la famille finit par arriver à Roanne où les parents commencent immédiatement à travailler auprès de l’oncle de Sonia. Quant aux Baltes, de toutes origines, déportés en 1940-1941, ils ne firent l’objet d’aucun accord de rapatriement et durent attendre la mort de Staline, en mars 1953, et les amnisties qui suivirent pour pouvoir retourner chez eux. Ainsi, les juifs baltes restèrent déportés en Sibérie pendant plus de quinze ans. La majorité de leurs enfants y étaient scolarisés, ils ne peuvent donc pas choisir leurs études professionnelles ou universitaires à cause de leur statut d’ex-déportés. Aux prix de grandes difficultés, certains réussirent à garder et à transmettre des traditions juives, mais la plupart subissent une lente déjudaïsation et finirent par adopter le mode de vie soviétique. 140 L’ÉCLATEMENT Ces derniers et les juifs polonais rentrés en Pologne n’ont d’autre choix, après leur retour, que celui d’un double silence. Leurs vies vont cheminer entre deux stigmates : celui de déporté et celui de juif. Le deuil silencieux de leur famille, de leur communauté et de leurs biens anéantis dans la Shoah accompagne les épreuves que le régime communiste inflige à tous les déportés à leur retour, et approfondit leur solitude et leur isolement. Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié des années soixante-dix que certains d’entre eux purent quitter l’URSS et émigrer aux États-Unis, au Canada et en Israël. D’autres durent attendre l’année 1991. Tout comme Henry Welch, Iser Šliomovičius est né dans le « Yiddishland ». Lui aussi a été sauvé de la Shoah par la déportation au Goulag. Cependant, contrairement au parcours d’Henry, cette expérience n’a pas été qu’une étape, mais a déterminé toute son existence. La famille d’Iser apprend en déportation le sort des juifs restés à Kaunas en Lituanie par une connaissance arrivée dans leur bourg de l’Altaï. « Boris avait réussi à survivre au ghetto et au camp de concentration et, quand il est arrivé à Kamen pour chercher les siens, il a tout raconté à ma mère. Nous, les enfants, nous n’étions pas autorisés à écouter. Mais nous avons tout compris, et je me souviens très bien de ma mère qui pleurait. Seules trois personnes de ma nombreuse famille se sont sauvées, les autres ont tous été assassinés par les Allemands. » Iser grandit en Sibérie. En 1953, il réfléchit à la possibilité de faire des études supérieures. Mais la marque du 141 ENFANTS DU GOULAG « déplacé spécial » pèse lourd dans la difficulté d’obtenir un passeport pour vivre à Tomsk, grande ville de Sibérie. Il souhaiterait étudier la littérature, mais l’accès à la faculté implique de posséder un passeport et de passer devant une commission où son statut de déporté serait dévoilé et ferait obstacle à son admission. Iser s’inscrit donc à l’Institut mécanique de Tomsk, où il n’existe pas de commission d’admission. Il obtiendra son diplôme en 1958. À Tomsk, « personne ne savait que j’étais un “expulsé”, à l’institut personne ne le savait, je ne le disais à personne, je disais à tout le monde que j’étais un “évacué”. […] Mon meilleur ami, Lavrov, par exemple, détestait les koulaks [les paysans déportés dans les années trente]. Pour lui, c’étaient les ennemis les plus redoutables. Personne ne le savait, même à l’usine. J’ai même été invité à rejoindre le Parti ! » Rentré à Kaunas en 1963, Iser trouve un emploi comme concepteur dans une usine de photocopieuses. Il vit chez sa sœur car louer un appartement n’est pas possible dans la Lituanie soviétisée. Trouver un logement pour lui et pour accueillir ses parents restés en Sibérie occupe une grande partie de son temps. Il finit par acheter un petit appartement coopératif de deux pièces avec l’argent de la vente de la maison en Sibérie. En 1965, ses parents peuvent ainsi enfin rentrer et s’installer avec lui dans la banlieue de Kaunas, dans le même appartement où il vit encore aujourd’hui sans avoir jamais fondé de famille. Il est cadre, gagne bien sa vie et dépense tout son argent pour s’acheter des livres d’art, 142 L’ÉCLATEMENT de littérature, d’histoire ancienne, de philosophie. « Ce qui a ruiné ma vie, c’est qu’ils ne m’ont pas laissé étudier ce dont j’avais envie. J’ai dû me débattre avec la technologie qui ne m’a jamais intéressé, bien que pendant des années j’aie été dirigeant. J’aurais été doué pour un travail créatif. Et maintenant, je regrette tout ce temps passé ; il me reste tellement de choses à lire. » Malgré la position élevée qu’il occupe dans son usine, il ne peut jamais voyager à l’étranger : Un ex-déporté n’était jamais autorisé à quitter le territoire de l’URSS. En 1969, mon directeur a réussi à m’inscrire sur une liste de gens de l’usine pour des vacances en Bulgarie et en Roumanie. On devait toujours être discret. Durant toute ma vie professionnelle, alors que j’organisais des expositions de notre production dans toute l’URSS, on me demandait à chaque fois de ne pas assister à l’inauguration. Je me suis toujours demandé si c’était parce que j’étais un ex-déporté ou si c’était parce que j’étais juif. Je m’y suis fait, mais c’était embêtant, humiliant parfois. Au milieu des années 1970, au moment où les Soviétiques commencent à accorder des visas de sortie aux ressortissants d’origine juive, Iser décide de s’installer en Israël. Mais, encore une fois, il ne pourra pas accomplir ce dont il rêve : malgré son obstination et ses demandes répétées pour quitter la Lituanie, les autorités soviétiques trouvent maintes raisons pour lui refuser le droit de partir. Quand la Lituanie retrouve son indépendance en 1991, « il était trop tard, j’avais plus de cinquante ans, je n’avais plus envie de recommencer 143 ENFANTS DU GOULAG encore une fois ». Entouré de ses livres, Iser n’a plus qu’un rêve : rattraper le temps perdu en lisant. Ainsi, dès leur retour, les jeunes juifs se trouvent devant un dilemme douloureux. Ils prennent progressivement conscience du prix à payer pour ne plus être emmurés dans le deuil des leurs et rompre leur solitude : enfouir la mémoire de leur déportation au Goulag, en même temps que leur identité juive pour adopter les codes et le mode de vie communistes9. Julia Jakubowska naît en 1932, à Wilno, actuellement Vilnius, dans une famille ouvrière. Après l’invasion de la Pologne orientale par l’Union soviétique, Vilnius devient la capitale de la République socialiste soviétique de Lituanie, et la famille de Julia se réfugie à la campagne, d’où ils finissent par être déportés dans la région de l’Oural. Après l’amnistie accordée aux Polonais, fin 1941, ils se retrouvent en Ouzbékistan, travaillant dans un sovkhoze spécialisé dans la culture du tabac. Son père et son frère David partent pour Samarkand où ils espèrent trouver de meilleures conditions de vie. Julia ne les reverra jamais. Sa petite sœur meurt aussi à cette période et ellemême souffre de malaria et de sous-alimentation. Après l’hospitalisation de sa mère, Julia et ses trois sœurs sont placées dans un orphelinat polonais en Asie centrale. Julia y apprend le polonais, le yiddish étant sa langue maternelle. Rapatriée en Pologne en 1946 avec les occupants de son orphelinat, elle vivra ses années de lycée entre divers orphelinats et internats, dont elle se souvient comme « d’un paradis ». « Nous étions habillés, on nous soignait, 144 L’ÉCLATEMENT un médecin venait nous voir régulièrement, il y avait beaucoup de nourriture, tout était propre et surtout, on nous a envoyés à l’école. » Sa première allusion à la situation des juifs dans l’après-guerre est l’évocation rapide de la séparation entre « enfants polonais et enfants juifs » au sein des orphelinats, puis des colonies de vacances où elle travaille en été. « Pouvoir enseigner dans des écoles juives, pour faire revivre ainsi la culture juive » : sa soudaine vivacité quand elle évoque ce rêve lors de nos entretiens, en l’attribuant aux condisciples juifs de son lycée, donne à entendre en filigrane qu’elle le partageait. Cependant en 1952, le directeur du lycée la pousse à aller à Moscou avec une bourse pour faire des études supérieures en histoire. Elle passera cinq ans en Union soviétique, années charnières de la fin du stalinisme, puis de la lutte pour la succession de Staline dont elle n’évoque aucun souvenir. Après son retour à Varsovie et son mariage, elle enseigne l’histoire dans un lycée jusqu’en 1989. Tandis qu’elle parle de son mari, historien et catholique, elle glisse : « On dit qu’en mars 1968, on commençait à mettre les gens dehors. De nombreux amis ont quitté la Pologne à ce moment-là et j’avais peur qu’il y ait des répercussions pour mes enfants parce que j’étais juive. Je ne m’en suis jamais cachée. Mais on m’a laissée tranquille. » C’est ainsi qu’elle évoque la violente campagne « antisioniste » lancée par le Parti communiste polonais en 1968. Ce n’est que sollicitée par des questions que Julia Jakubowska consent à rompre son silence sur la Shoah et sur le statut de déporté de sa famille. Sur ce 145 ENFANTS DU GOULAG qu’elle savait de la Shoah avant son retour en Pologne elle répond : J’en étais informée, mais seulement après les faits… Pendant la guerre, j’étais concentrée sur moi-même, sur ma survie. Les Ouzbeks, la misère, la famine… c’est ce qui me touchait personnellement, qui concentrait toute mon attention. On n’avait rien à se mettre, on n’avait droit qu’à 100 grammes de pain par jour en tant qu’enfants, on gagnait des clopinettes… Depuis que je ne cesse de déménager, de changer de lieu, je ne cherche plus à comprendre. À la question de savoir si, une fois adulte, elle a eu conscience du statut de déporté de ses parents en URSS, elle dira : Oui bien sûr, on n’était pas des citoyens soviétiques, et on vivait près de la ligne de front, c’est pour cela qu’on nous a relégués dans l’Oural. Mais, là-bas aussi on se méfiait de nous, surtout parce qu’il y avait des usines d’armement. Nous, on était des étrangers, et de surcroît venant de la Pologne capitaliste. Je l’ai compris seulement à l’âge adulte… On était obligés de s’adapter à la situation. Le récit de Julia Jakubowska s’organise autour de nondits, d’évitements et de silences recouvrant tous les grands cataclysmes historiques qui ont bouleversé sa vie : la déportation en URSS, la Shoah, les vagues d’antisémitisme d’après-guerre, la fin du stalinisme vécue à Moscou et celle du communisme en Pologne, suivies de la chute de l’URSS. Ainsi, l’élément central qui organise son témoignage en vient à être « la guerre ». Celle-ci permet de diluer ses « stigmates » de Juive et de déportée dans la 146 L’ÉCLATEMENT souffrance collective nationale à la fois soviétique et polonaise. Elle peut parler de la déportation de sa famille en utilisant les verbes « évacuer », « quitter », « se déplacer », et en la justifiant par l’antagonisme de la guerre. Le mode de construction narrative de son témoignage reproduit celui de l’historiographie officielle soviétique autour de « la Grande Guerre patriotique » qu’elle a pu intérioriser pendant ses années d’étudiante en histoire à Moscou. Derrière ses mots, ses silences, son ton uniforme et dénué d’émotion, se perçoit le souci majeur qui traverse toute sa vie : celui de se fondre dans la masse, d’appartenir à la majorité, de ne pas être marquée, de tenir à distance la souffrance personnelle et ainsi de s’en sortir. L’itinéraire de Rafails Rozentāls révèle d’autres stratégies d’adaptation à la société soviétisée. Rafals est né à Riga en 1937 dans une famille intellectuelle juive. Son père est un avocat de grand talent, sa mère est puéricultrice. À la maison, ils parlent russe. Quelques mois après l’annexion de la Lettonie par l’URSS, son père est dénoncé pour avoir présidé une association sioniste quand il était étudiant à la faculté de droit de Riga. Il est arrêté et condamné aux travaux forcés en juin 1941, tandis que Rafails et sa mère sont déportés dans un village de la région de Tomsk, en Sibérie. Les membres de leur famille restés à Riga périssent dans le ghetto ou sont fusillés dans la forêt de Rumbala, lieu d’extermination des juifs lettons, quelques mois après l’arrivée des nazis. Un an plus tard, le père de Rafails est libéré du camp de travail de Solikamsk, dans la région de Perm. Il parvient 147 ENFANTS DU GOULAG à les retrouver et à les rejoindre. En 1946, ils partent tous les trois s’installer dans la ville de Krasnoïarsk. Son père y trouve un emploi de comptable, puis ils réussissent à obtenir un petit logement. Après avoir fini ses études secondaires avec d’excellentes notes, Rafails arrive à s’inscrire à la faculté de médecine de Krasnoïarsk. Il a la chance de pouvoir profiter de l’enseignement de nombreuses figures éminentes de la médecine soviétique déportées en Sibérie à partir de 1952, dans le cadre de « l’affaire des blouses blanches »10. En 1956, la famille Rozentāls, libérée de l’obligation de vivre en Sibérie, rentre à Riga où Rafails termine ses études et entame une carrière de chirurgien. Il devient un grand spécialiste international de la transplantation du foie. Évoquant la période de la déportation, il dit : Je n’ai pas de mauvais souvenirs. Moi, là-bas, je ne me sentais pas mal. Je ne connaissais pas d’autre vie. J’étais comme tout le monde : d’abord pionnier… Mon père s’est toujours efforcé de me tenir éloigné de toute activité dissidente. Il était toujours très prudent et à la maison on ne parlait jamais de notre situation de déportés. Il souhaitait seulement que j’étudie avec profit. À Krasnoïarsk, je n’ai pas eu de mal à rentrer à l’Institut de médecine. J’ai caché que j’étais un « déplacé spécial » mais cela n’a pas eu de conséquences. Je pense qu’à cette époque on manquait d’hommes dans cet institut. En 1956, c’est d’abord Rafails qui regagne Riga pour y terminer ces études de médecine. Son père le suit et s’engage dans une pénible quête de logement pour pouvoir accueillir sa femme et son autre fils. À l’université, on ne 148 L’ÉCLATEMENT lui pose pas de questions sur ses années à Krasnoïarsk. « Nous sommes rentrés à Riga légalement, j’avais le droit d’être là. J’étais membre du Komsomol et étudiant brillant. Mon père avait été réhabilité. » Il répète avec insistance n’avoir jamais senti de discrimination en tant que juif, mais glisse « les juifs étaient très nombreux à l’institut. Plus tard, ils sont presque tous partis… », et revient plusieurs fois sur le « paradoxe » de sa déportation : Tous ceux qui sont restés à Riga ont été assassinés. Les parents de mon père sont morts dans le ghetto, les parents de ma mère ont été fusillés. Je veux souligner que nous sommes restés en vie grâce aux communistes car s’ils ne nous avaient pas déportés, nous aurions été tués aussi. Mon père n’aurait jamais fui, ma grand-mère était très malade, il ne l’aurait jamais laissée. Les communistes nous ont sauvé la vie. Le récit de Rafails Rozentāls donne à voir le déploiement d’une stratégie à travers deux générations, les choix du père devenant un exemple à suivre pour son fils. Elle consiste à contourner autant la position de victime que l’implication dans des activités critiques contre le régime soviétique et à profiter au contraire de toutes les niches que ce dernier offre pour la réussite sociale entre l’excellence dans les études et l’appartenance aux organisations politiques communistes. Cette stratégie permet d’esquiver la double stigmatisation, de déporté et de juif, et de nier même son existence. Les ressorts profonds de cette attitude apparaissent clairement dans les paroles du témoin : les communistes, en déportant les juifs, les ont sauvés de l’extermination et leur régime politique a pu leur offrir 149 ENFANTS DU GOULAG un avenir soviétisé censé effacer le trauma lié à leur origine et celui de leur déportation. Dans les récits de Julia Jakubowska et Rafails Rozentāls comme dans de nombreux autres, le leitmotiv qui organise les souvenirs et justifie les choix existentiels stratégiques est celui d’une dette de vie envers le régime soviétique. Les témoins semblent solder cette dette par une insertion sans faille dans l’univers des valeurs communistes. Le noyau éthiquement acceptable de ce choix est l’assiduité et l’excellence dans le travail, que le régime récompense par des distinctions honorifiques et des privilèges qui les accompagnent. Derrière ce leitmotiv se dessine néanmoins en filigrane une autre expérience chez de nombreux témoins. Dès l’arrestation, puis pendant le long voyage dans la promiscuité des wagons à bestiaux, les enfants déportés vivent pour la première fois l’effondrement des barrières culturelles, sociales et religieuses qui séparaient chrétiens et juifs dans le quotidien. À propos de la vie en Sibérie, de nombreux témoignages concordent dans l’évocation de la solidarité entre déportés et de la progressive dissolution du statut social et du passé personnel dans la routine de la déportation. En somme, le destin de déporté au Goulag sort les juifs de leur singularité pour les fondre dans la communauté des déportés. Dès la découverte de l’extermination de leur famille et de leur communauté restées au pays, les silences, les euphémismes et les non-dits des récits semblent renvoyer au sentiment de danger de parler de la Shoah comme si 150 L’ÉCLATEMENT l’évoquer rejetait immédiatement le témoin dans la position du persécuté, de l’humilié, de la personne à exterminer, et comme si le prix de la survie, et du désir d’une vie accomplie était son effacement. Ce n’est donc pas seulement une stratégie pour échapper au stigmate extérieur mais aussi celle de neutraliser une souffrance intérieure et en décontaminer le présent. Le temps du silence au quotidien À la fin de l’année 1941, suite à des accords avec le gouvernement polonais en exil, Staline libère le général Władysław Anders, détenu en URSS, et l’autorise à former un corps polonais en Asie centrale, composé de prisonniers de guerre et de déportés au Goulag, accompagnés souvent de leurs familles déplacées de force dans les villages de peuplement. Ce corps militaire sera connu sous le nom d’Armée Anders. Entre mars et août 1942, seule une partie de cette armée, soit près de 100 000 combattants et civils, réussit à quitter l’URSS pour rejoindre l’armée britannique au Moyen-Orient et intégrer les unités alliées qui libéreront l’Italie. Les familles polonaises déportées qui n’ont pas pu la rejoindre à temps entament une longue errance vers leur pays d’origine. Leur retour s’avère plein d’aléas. En effet, les villages des colons militaires et civils polonais se trouvant sur le territoire de la Biélorussie et de l’Ukraine occidentale qui appartenaient à la Pologne, sont désormais annexés par l’URSS. Ayant perdu ainsi leur maison 151 ENFANTS DU GOULAG et tous leurs biens à jamais, ils seront majoritairement rapatriés après 1945 en Silésie et en Poméranie occidentale, régions détachées de l’Allemagne pour être intégrées à la Pologne. Cette situation de fin de guerre confronte les Polonais déportés à un vide administratif, un dénuement complet et une longue incertitude. En 1941, les survivants de la famille d’Helena Romana Dolińska, tout comme l’immense majorité des déportés polonais en URSS, gagnent l’Asie centrale. Arrivé après le départ de l’Armée Anders, son père rejoint alors la division Kościuszko des Forces armées polonaises de l’Est sous commandement soviétique. Le reste de la famille réussira à rentrer en Pologne en 1946 : Enfin nous sommes rentrés, mais sans aucune nouvelle de mon père. Dans notre entourage, plusieurs femmes ont appris la mort de leur mari. Pendant ce temps, mon père nous recherchait : il avait été blessé dans la bataille de Prague et, devenu à moitié aveugle, il a passé des mois dans un hôpital puis est rentré en Pologne. Il avait le droit de s’installer n’importe où comme militaire. Il a choisi la Pologne centrale parce qu’il savait que dans les confins du pays, les frontières étaient mouvantes et il redoutait de nouveaux déplacements forcés. À notre arrivée, on nous a gardés pendant trois jours dans le wagon. Il a fini par être rattaché à un train de marchandises allant vers Poznań. Nous étions en guenilles, en haillons. Les gens nous regardaient consternés et nous nous sentions humiliés. On a fini par retrouver mon père qui nous a amenés dans une ferme qu’on lui avait attribuée à Opole, en Silésie, et qui avait appartenu à des Allemands. Pendant l’été 1946, j’ai travaillé dur pour rattraper mes années d’école perdues en déportation. J’ai 152 L’ÉCLATEMENT donc pu finir l’école primaire, puis le lycée en 1952. Après, j’ai voulu être acceptée dans l’École supérieure du commerce maritime mais j’ai été refusée. Nous étions dans la ville de Szczecin et mon père redoutait, pour moi jeune fille, cette grande ville, mais ma mère m’a soutenue en disant : « Si elle a traversé la déportation en Sibérie elle se débrouillera. » Notre classe était celle qui a eu les meilleurs résultats au bac et pourtant peu de mes condisciples ont pu continuer à étudier. C’étaient des enfants d’insurgés de Varsovie et de la noblesse polonaise. Avec mon passé sibérien j’avais aussi peu de chance. Cependant, on a fini par m’accepter à l’École polytechnique. Comme, entre-temps, mon père avait réussi à réunir dix hectares de terre, il a été classé comme koulak et arrêté. On m’a donc rapidement enlevé ma bourse et j’ai dû interrompre mes études. Plus tard, après la mort de Staline, à Szczecin, je suis allée voir une amie de ma mère, ancienne déportée. Elle a dit qu’il n’était pas possible que je ne puisse pas terminer mes études et elle m’a accueillie chez elle alors qu’elle avait huit enfants. Après le travail obligatoire de trois ans dans une entreprise où on m’a envoyée, je me suis mariée et j’ai obtenu un poste de directrice économique dans une entreprise s’occupant de voies navigables. Mais on me considérait toujours avec une certaine réserve. Je venais de « là-bas ». On me soupçonnait d’être communiste. Ensuite, les choses se sont peu à peu calmées et j’ai travaillé jusqu’à ma retraite dans plusieurs autres entreprises qui n’existent plus. Le père de Janina Borysewicz est amnistié en 1942. Il quitte l’URSS avec l’armée d’Anders, participant notamment à l’âpre bataille de Monte Cassino, en Italie, où des milliers de Polonais sous commandement allié libèrent le pays. Puis il s’installe en Angleterre où il 153 ENFANTS DU GOULAG décédera en 1968. Après sa propre libération, Janina travaille d’abord à Kharkov en Ukraine puis réussit en 1946 à rentrer en Pologne et à rejoindre une tante maternelle à Sokółka. Elle a du mal à trouver du travail et se marie sans amour. Elle aura trois filles. Ses deux sœurs et son frère sont, quant à eux, placés dans un orphelinat qui les prendra en charge après leur retour en Pologne. Elle ne les retrouve qu’en 1947. Sa sœur cadette est accueillie par une famille polonaise qui l’adoptera par la suite. Elle la reverra cinquante ans plus tard, en la reconnaissant dans un documentaire diffusé par la télévision polonaise : C’est en Ukraine que j’ai appris la fin de la guerre. Pour pouvoir rentrer en Pologne, il me fallait prouver que j’étais Polonaise. Je n’ai réussi que grâce à une lettre en polonais écrite par ma tante qui m’annonçait la mort de mon père. Je suis arrivée dans une Pologne dévastée et en ruine où il n’y avait pas de place pour nous, parce que notre village était resté de l’autre côté de la frontière, en URSS. Le pouvoir nous considérait comme des ennemis et ne nous faisait pas confiance. Nous n’étions pas bien vus. En rentrant en Pologne, nous pensions être accueillis différemment parce que nos pères s’étaient battus pour la liberté du pays, mais nous n’avons reçu aucune aide. Pendant trois ans, je n’ai pas pu trouver de travail et finalement c’est grâce à l’aide d’un ami de mon père qu’on m’a acceptée comme vendeuse. En me mariant j’avais espéré avoir enfin un appartement, un lieu pour nous, mais ça n’a pas été le cas. J’ai dû vivre avec les frères et sœurs de mon mari. Sa famille ne m’a pas acceptée, il n’y avait pas de place pour moi. Mon mari était cheminot. Quand il rentrait à la maison il sentait l’odeur de la Sibérie, car dans les wagons de marchandises arrivait du bois russe. 154 L’ÉCLATEMENT Le seul lien ténu qui la rattache à sa famille éclatée est sa correspondance irrégulière avec son père en Angleterre qui, de son côté, a réussi à la retrouver grâce à la Croix-Rouge. Elle le reverra une seule fois, quand, en 1967, il arrive à obtenir l’autorisation de lui rendre visite en Pologne : il mourra quelques mois après. Un fil rouge parcourt le récit de Janina : l’expérience de n’avoir sa place nulle part. Même sa trajectoire en déportation est heurtée : ballottée d’une institution à l’autre, elle traverse entre ses quatorze et ses vingt ans toutes les formes soviétiques d’enfermement, du village de déplacés à la maison de correction, de l’orphelinat au camp. Se sentant étrangère dans son propre pays, éloignée des membres de sa famille, toute sa vie elle portera le stigmate de la déportée et le sceau d’une solitude irrémédiable. Les paroles de Klara Hartmann, évoquant les premières années après son retour en Hongrie, font écho à celles de Janina : Je ne sais rien de ma famille. Quand j’étais petite, mon oncle m’avait juste dit qu’ils étaient tous morts. Lui, il est décédé en prison pendant que j’étais au camp, ma tante a perdu la tête et est morte à son tour. Je voulais essayer de chercher d’autres familiers à mon retour du camp, mais nous étions tous considérés comme des « ennemis de la patrie » et il ne fallait pas se faire remarquer en cherchant. Ceux qui peut-être savaient quelque chose ne voulaient pas parler avec moi parce qu’ils avaient peur des conséquences. Mais ces neuf ans [de camp] ont aussi effacé beaucoup de choses en moi. Alors j’ai senti que je n’appartenais à rien ni à personne. 155 ENFANTS DU GOULAG Dès son retour en 1955, Marite Kondrimaite est marquée par le rejet de ses camarades pendant ses premières années d’école en Lituanie. Elle l’évoque à l’aune de ses relations avec les enfants soviétiques pendant sa déportation en Sibérie. « Ce qui était difficile c’est qu’en Sibérie j’avais beaucoup d’amis. On se disputait beaucoup et quand ils me traitaient de “fasciste” et de “bandit” je me battais, tandis qu’en Lituanie, quand à l’école on me disait : “Tes parents étaient des bandits, ils ont été chassés, bandit, rusalka” [terme péjoratif qui désigne les Russes], j’étais blessée, c’était très douloureux. » Elle devient pionnière, puis adhère au Komsomol : En 1959, quand mes parents ont pu rentrer après tant d’années, nous ne nous sommes presque pas reconnus : je les avais quittés enfant, et j’étais devenue une jeune fille. Ils me trouvaient un peu trop « rouge ». J’étais pionnière, quand le « dégel »11 est arrivé, la réhabilitation des parents, la reconnaissance officielle des erreurs commises, enfin une nouvelle vie semblait commencer. J’ai adhéré au Komsomol. En l’apprenant, mon père a pleuré, et ma mère était en colère. C’était douloureux, mais je pensais qu’ils ne comprenaient pas quel futur joyeux nous allions construire. Mais plus tard j’ai été déçue : les dirigeants du Komsomol n’arrêtaient pas de boire, ils faisaient n’importe quoi et moi j’étais si idéaliste ! C’est en 1968, en écoutant Radio Liberté avec mon père sur ce qui se passait en Tchécoslovaquie que j’ai définitivement compris. Puis je suis entrée à l’université, à la faculté de littérature, sans trop de difficultés parce que dans la demande d’admission j’ai omis de signaler que j’étais allée en Sibérie… Plus tard, lorsque j’ai travaillé à la télévision, la direction l’a probablement appris. 156 L’ÉCLATEMENT Silva Linarte arrive à passer le concours de l’École des beaux-arts et se marie à vingt et un ans avec un étudiant : Mon mari est devenu spécialiste de la production du bois et à plusieurs reprises on lui a proposé des postes de direction. Chaque fois, ces offres ont été annulées au dernier moment. Au début nous ne comprenions pas. Lors de la dernière proposition pour le département économique du Conseil des ministres on a fini par comprendre et mon mari a dit à ses supérieurs : « Commencez par appeler le département n° 1. » Vous savez, dans chaque institution, il y avait un département n° 1 qui vérifiait les biographies du personnel. Et dans notre cas c’était moi, sa femme, qui n’était pas « en ordre ». J’avais une mauvaise biographie, et en plus, le frère de mon mari vivait en Angleterre : autre chose de très négatif. Il n’a jamais réussi à trouver un travail à sa mesure. La famille de Michał Giedroyć, amnistiée en août 1941, se dirige vers l’Ouzbékistan pour rejoindre l’armée du général Anders et quitter l’Union soviétique via l’Iran. Michał est trop jeune pour être envoyé au combat mais, en 1944, il réussit à rejoindre Camp Barbara, près de Gaza en Palestine, pour recevoir une formation militaire. C’est le général Anders en personne qui lui remettra son diplôme. La politique britannique d’après-guerre encourage vivement le retour en Pologne des combattants issus de l’Armée Anders. Mais la plupart d’entre eux ayant connu la déportation en URSS et étant originaires de territoires désormais annexés à l’Ukraine et à la Biélorussie soviétiques, choisissent de s’établir en Grande-Bretagne. Ils ont le choix entre intégrer l’armée britannique ou suivre 157 ENFANTS DU GOULAG une formation civile. Michał pourra faire des études d’ingénieur à l’université de Londres puis de Southampton grâce au soutien de la communauté polonaise. Sa mère et ses deux sœurs restées en Iran le rejoignent. Il deviendra ingénieur aéronautique, se mariera avec une Anglaise et aura trois enfants. Ce n’est qu’en 1948, après de nombreuses démarches, que lui et sa famille apprennent que leur père, Tadzio Giedroyć, a été exécuté par le NKVD en juin 1941, lors du transfert de la prison de Minsk à celle de Igumen, parce qu’il était trop faible pour marcher. En 1941, nous avons été amnistiés en tant que Polonais mais le NKVD était hostile envers ceux qui quittaient les lieux de déportation. Notre long voyage vers l’Ouzbékistan était semé d’obstacles parce qu’il ne suffisait pas d’avoir les billets de train : à chaque étape le NKVD devait les viser. À Novossibirsk, l’aide est venue d’un sergent polonais qui avait fabriqué un cachet du NKVD grâce à une pomme de terre. Le faux tampon a été ensuite contrôlé à maintes reprises sans jamais être découvert, et c’est ainsi que nous avons pu rejoindre Tachkent, puis Guzar, près de Samarkand. Ma mère est arrivée épuisée et malade de dysenterie, alors que des foules de Polonais essayaient de se faire enregistrer pour pouvoir quitter l’Union soviétique. C’est un cousin de notre père rencontré sur place qui nous a sortis d’affaire. En août 1942, nous sommes arrivés à Pahlavi, en Iran, puis à Téhéran, où nous avons été placés dans un camp destiné aux familles des soldats et officiers de l’Armée Anders. Nous n’y sommes pas restés longtemps car ma mère et mes sœurs souhaitaient vivre une vie normale. Elles ont trouvé du travail, et c’est ainsi que ma mère est entrée dans le service civil polonais, et moi j’ai été envoyé dans une école polonaise. 158 L’ÉCLATEMENT Il entre dans la vie adulte à quinze ans. J’ai décidé que j’en avais assez d’être pris en charge par des femmes, et puisqu’il existait la possibilité de se porter volontaire pour entrer à l’École militaire polonaise en Palestine, j’ai dit à ma mère qu’il était temps que je commence à vivre ma vie. Elle a été triste mais elle m’a laissé partir. J’ai ainsi voyagé avec l’armée de l’Iran jusqu’au Camp Barbara, en Palestine. On y menait une vie militaire organisée selon le modèle britannique, nos uniformes étaient anglais. Nous suivions un programme de lycée militaire avec un entraînement physique et une formation scolaire qui était dispensée en anglais et en polonais. En 1946, la guerre étant finie, les Anglais ne savaient pas très bien que faire de nous. Nous avons passé un an de farniente, en attendant que quelque chose arrive. L’attitude anglaise était d’essayer de nous persuader de rentrer en Pologne, mais nombre d’entre nous avaient connu la déportation ou les camps et ne voulaient pas retourner au pays. Nous avons ainsi accepté, comme qui dirait, l’hospitalité anglaise ! Moi, je voulais entrer dans l’armée britannique, ma mère s’y est opposée. Je me suis donc inscrit à l’université et la vie a recommencé. Entouré de photos, souvenirs de sa jeunesse, Michał offre le thé rituel dans l’atmosphère feutrée de son appartement d’Oxford, puis reprend le fil de son récit : Notre famille a connu deux départs à zéro. Le premier en 1939, quand nous avons perdu une existence confortable pour être projetés dans le néant. Le second, après une vie plus au moins normale au Moyen-Orient, quand nous sommes arrivés en Angleterre et que nous nous sommes retrouvés en bas de l’échelle. Mais à cette époque, on avait déjà acquis une certaine expérience de ce que signifie tout recommencer à nouveau. 159 ENFANTS DU GOULAG À la fin de mes études, c’est l’un de mes professeurs qui m’a aidé à trouver un travail dans une équipe qui développait de nouveaux modèles d’avion. Mais je ne suis pas resté longtemps parce que j’ai commencé à m’intéresser aux pays en développement que je souhaitais aider. J’ai eu la chance d’être recruté par un important bureau d’études et suis devenu consultant pour les pays de l’Afrique du Nord. Dès mon arrivée à Londres, j’ai décidé de ne pas m’accrocher à la diaspora polonaise. Ça ne m’intéressait pas de faire partie d’une quelconque diaspora. Je souhaitais devenir un professionnel utile, je me suis concentré sur mes études. Ma mère, par contre, était très liée à ce milieu. J’en ai bénéficié parce que j’ai pu rencontrer des gens intéressants mais j’avais besoin de regarder plus loin, vers l’extérieur. Et la conséquence heureuse a été ma rencontre avec ma femme, très anglaise ! Mes contacts avec la diaspora étaient d’ordre intellectuel, mais je ne souhaitais pas m’impliquer dans la politique des exilés polonais. Je voulais faire mon chemin professionnel en espérant être un jour utile à la Pologne, quand les choses changeraient. Jusqu’en 2010, Michał ne parlera pas de sa déportation : L’Occident était obsédé par l’URSS. Si les nazis étaient l’ennemi numéro un, les Soviétiques étaient des alliés. […] Ça n’intéressait personne, je ressentais ça comme quelque chose de privé. Mes enfants en savaient très peu, et même ma femme n’en savait pas grand-chose jusqu’à ce que j’écrive mes Mémoires. Maintenant que c’est du domaine public, je me sens comme nu, un sentiment très étrange. Sandra Kalniete rentre en Lettonie avec sa grand-mère et sa mère en 1957. Elle a cinq ans. Son père, resté à Tomsk pour terminer ses études au cours du soir de l’Institut polytechnique, les rejoindra quelques mois plus tard. 160 L’ÉCLATEMENT « En Sibérie, je parlais presque mieux le russe que le letton, je l’ai appris avec les enfants sibériens. Dès qu’on est rentrées à Riga, curieusement, je l’ai complètement effacé. Plus tard, à l’école, j’ai été obligée de le réapprendre à partir de zéro. » Imprégnée des histoires de sa mère sur leur « pays de merveille », la petite fille observe et enregistre soigneusement les déconvenues d’un retour tant rêvé. Elle se souvient de l’humiliation de sa mère devant la propriétaire d’une petite pièce qui lui rend la caution et refuse de la leur louer quand elle apprend qu’il s’agit d’une famille de déportés. Mais la femme adulte qui témoigne en 2009 dira : « Il régnait une grande incertitude encore stalinienne. Personne n’était à l’abri des suspicions et un contact avec une personne marquée, comme l’étaient tous les déportés, pouvait ruiner une vie. » Elle sentait dans l’ambiance de ces années « quelque chose d’amer » : Mon père et ma mère ne parlaient jamais de choses que j’aurais pu raconter ailleurs. Je pense qu’ils voulaient me garder à l’écart parce que j’aurais pu mettre en danger toute la famille par mon insouciance d’enfant. Ma mère recevait des lettres de ses frères du Canada et de la Grande-Bretagne, mais il était interdit d’en parler. J’étais née en Sibérie, et il était préférable de ne pas le dire. Je ne comprenais pas pourquoi, mais c’était comme ça. Et c’était intéressant parce qu’il n’y avait pas une seule famille lettone qui n’ait pas été touchée de près ou de loin par la déportation. Rien que dans ma classe j’en connaissais quatre ou cinq. À l’instar de tous les déportés, Sandra devient adulte entre le silence protecteur des parents et celui imposé par 161 ENFANTS DU GOULAG le régime à la société. Comme c’est souvent le cas, c’est fortuitement et presque sans mots que s’ouvre soudain devant elle le monde de la souffrance des aînés en déportation, à travers une remarque de sa mère : Je me souviens très clairement du moment où j’ai compris. Je faisais des études à l’Académie des beaux-arts, j’apprenais l’histoire de l’art et on devait mémoriser une multitude de tableaux et sculptures de différents artistes. Pendant la préparation aux examens, mes livres étaient ouverts autour de moi, dont celui d’un peintre russe avec un tableau qui représentait un bateau tiré par des forçats [Ilia Repine, Les Bateliers de la Volga]. Ma mère a regardé ce tableau et a dit : « Moi j’avais seize ans quand je traînais ainsi les bateaux. » Elle a dit ça avec une voix tout à fait normale. Et soudainement, j’ai tout compris. Ma mère avait trente ans quand elle est rentrée de Sibérie. Moi aussi j’avais trente ans à ce moment-là, mais moi, entre seize et trente ans, j’avais eu une si belle vie ! Depuis ce moment, la Sibérie ne m’a jamais quittée. À propos du choix qu’elle fait de suivre des études en histoire de l’art aux Beaux-Arts de Riga, elle évoque un souci qui semble avoir traversé toute sa vie d’adulte : Je cherchais plus ou moins consciemment un métier qui me permettrait de garder mon intégrité. J’adore l’histoire, mais quand j’ai commencé à envisager ce choix, ma tante m’a dit : « Qu’est-ce que tu peux avoir en commun avec cette prostituée qu’est l’histoire ! » En URSS tout était censuré, réécrit, changé : c’était vraiment un métier où la pression pour produire une interprétation idéologique des faits ne permettait pas de garder son intégrité. Par contre, les Beaux-Arts, c’est un milieu très particulier, parce que pour être créatif, il faut toujours une certaine indépendance d’esprit… Je 162 L’ÉCLATEMENT pense que cette formation a contribué à forger ma personnalité. C’est vrai que j’ai toujours été très têtue. Je faisais ces études par correspondance, tout en travaillant comme couturière, j’avais aussi un petit garçon… J’ai réussi à les terminer, mais là c’est devenu difficile parce que je n’avais aucune connexion avec le monde artistique et intellectuel. À cause de la déportation, notre famille faisait partie d’un autre milieu. Mais avec ma ténacité j’ai fini par trouver mon chemin, commencer à écrire et j’ai pu entrer à l’Union des artistes, une institution prestigieuse qui dès les années de la perestroïka est devenue une sorte d’avant-garde pour la liberté qui y régnait. J’ai pu en devenir la secrétaire générale sans être membre du Parti. Derrière la diversité des parcours de retour, tous les récits semblent imprégnés de silences. Qu’ils fassent leur vie dans un pays occidental ou dans ceux désormais annexés par l’Union soviétique, comme l’Ukraine occidentale et les trois pays baltes, ou encore qu’ils retournent dans un pays devenu entre-temps communiste, les témoins racontent des histoires de vie qui se construisent autour du non-dit de leur déportation. Dans les sociétés soviétisées, le silence s’institue comme une modalité du rapport entre parents et enfants, entre conjoints, collègues, camarades d’étude ou amis ; il projette dans les relations interpersonnelles le non-dit officiel soutenu par la menace de lourdes sanctions et d’une nouvelle déportation. Les témoignages baltes et ukrainiens sont marqués par le non-dit des parents sur la déportation, silence paradoxal et douloureux au sujet d’une épreuve 163 ENFANTS DU GOULAG pourtant partagée avec leurs enfants. Le non-dit porte autant sur les raisons de leur déplacement forcé ou condamnation aux travaux forcés que sur ce qu’ils y ont enduré et sur leur jugement vis-à-vis du régime soviétique. Ceux qui sont encore de jeunes enfants au moment du retour comprennent et justifient plus tard le double souci des parents : que leurs conversations ne soient pas rapportées à l’extérieur par insouciance des enfants et qu’elles ne fassent pas d’eux des révoltés. De nombreux témoins laissent aussi affleurer dans leur témoignage la méfiance des parents à l’égard de leurs enfants adolescents ou jeunes adultes passés par un système scolaire qui héroïse la dénonciation de parents antisoviétiques. Cette soviétisation des rapports familiaux est restituée par tous dans une tension entre le chagrin de l’enfant devant le manque de confiance et une compréhension adulte teintée de tendresse et de respect. Les témoignages de Polonais, Hongrois, Tchèques et Allemands de l’Est, déportés de façon isolée, pour la plupart adolescents, laissent poindre le régime du double soupçon auquel ils sont soumis au retour. Pour les communistes locaux, ils incarnent l’ennemi, tandis que leur entourage peut considérer leurs années de déportation en URSS et leur libération comme un processus de soviétisation et les redouter en tant que potentiels informateurs de la police politique. Au détour de l’évocation de chaque choix de leur vie adulte, pointent en filigrane leurs propres silences intimes : l’adhésion aux organisations de la jeunesse communiste et 164 L’ÉCLATEMENT au Parti, les études, la vie conjugale et les emplois successifs. Les non-dits répondent au contrôle incessant des biographies et à la peur des sanctions. L’empilement de faits et opinions tus, encadré par la construction officielle du silence, traverse générations et couches sociales. Il devient une véritable institution sociale et politique, propre aux systèmes communistes. Ceux qui construisent leurs vies dans un pays occidental ne sont pas soumis à un non-dit institué. L’oblitération de leur déportation ne peut donc être interprété que comme un choix personnel. Toutefois, de nombreux témoignages évoquent le non-dit entourant le Goulag en Occident, fait d’indifférence, mais aussi du refus de savoir, lié à la représentation de l’Union soviétique en tant qu’alliée contre les nazis. L’évocation du retour et de l’insertion des déportés en Allemagne fédérale met aussi en avant d’autres ressorts du silence. Ceux qui arrivent à s’y installer sont confrontés à un puissant tabou social : le risque d’être pris pour un nazi en évoquant leur déportation au Goulag. Aussi, le malaise, le refus de savoir ou le silence apeuré de l’entourage accompagnent les déportés dans tous les pays, qu’ils soient démocratiques ou communistes, de même que leur propre désir de ne pas lester leur vie par le poids du souvenir de ces épreuves. Au-delà de la gestion sociale et politique des silences dans l’Europe occidentale et orientale de l’après-guerre, les récits de retours de déportation donnent à entendre mezza voce le statut particulier des souvenirs d’une 165 ENFANTS DU GOULAG enfance en déportation qui doivent être tus. C’est dans le non-dit imposé et assumé qu’ils en viennent à constituer le noyau le plus intime de l’identité personnelle adulte de chaque témoin. Il s’ensuit une ambivalence face à sa mise en récit public : entre la perception de sa nécessité éthique et politique et la difficulté, parfois même la résistance intérieure, à raconter. SE SOUVENIR CHAPITRE V Se souvenir ? Dès la fin des régimes communistes en Europe, l’hibernation de la mémoire collective de la répression fait place à un besoin social et politique pressant de documents archivistiques et de témoignages oraux sur les exactions, pouvant servir de base à la légitimité politique de nouveaux acteurs et institutions démocratiques. De très nombreuses associations d’anciens prisonniers et déportés naissent dans tous les pays d’Europe centrale et orientale et en URSS. Elles se donnent pour but de rassembler et de publier des Mémoires, documents historiques et témoignages, et de constituer des listes de victimes et des mémoriaux. Les récits sur la déportation au Goulag émergent dans les espaces nationaux postcommunistes après une longue période d’oblitération liée au régime de silence et de secret qui a empêché l’émergence d’un langage narratif public concernant la déportation. 167 ENFANTS DU GOULAG Les pays désormais indépendants ou libérés de l’emprise soviétique créent des musées de la répression. Loin de restituer la dimension transnationale de la répression soviétique, la trame narrative de l’histoire mise en scène dans ces musées considère les victimes comme figures de proue d’une souffrance nationale. Son dévoilement devient ainsi l’outil d’une réappropriation du passé national, en contraste avec l’identité englobante de « pays de l’Est » imposée par le communisme et désormais rejetée. Dès lors, l’élite politique et intellectuelle émergente, responsable de la construction du nouveau récit national, s’engage dans la recherche de témoignages des survivants. Dans cette perspective, témoigner devient l’objet d’une injonction moralisante pour accomplir son devoir en vue de la renaissance nationale. Le récit collectif qui en est issu s’alimente ainsi des documents administratifs désormais publics, autant que des récits individuels et familiaux en leur offrant un nouveau langage socialement légitime. Ce nouveau contexte de sollicitation de témoignages fait revenir sur le devant de la scène sociale les figures des proches morts en déportation et dont les corps furent très souvent jetés dans des fosses communes anonymes. Il active ainsi le désir des survivants de redonner une identité et une biographie à ces disparus. C’est dans ce processus qu’un certain nombre d’entre eux se transforment en témoins, parfois à leur corps défendant. À partir de la fin de l’URSS, en 1991, de nombreux déportés cherchent à retourner sur les lieux de leur déportation. Certains éprouvent le besoin de les montrer à leurs enfants, d’autres s’engagent dans la recherche des restes de 168 SE SOUVENIR leurs proches, souhaitant marquer et personnaliser les tombes ou même affrontent de lourds obstacles administratifs pour les rapatrier. L’anonymisation des tombes dans les camps et les villages de déportation rend cette entreprise très difficile. Des mémoriaux dédiés aux victimes de groupes ethniques ou nationaux naissent ainsi dans la taïga et dans la steppe. L’implosion du silence : itinéraires mémoriels La fin du communisme signifie pour les déportés l’implosion du régime de silence, organisateur de tous les rapports sociaux. S’ouvre alors le temps des mémoires recherchées et celui des bribes retrouvées. Des récits oraux de témoins diffusés par les médias aux rencontres entre anciens déportés et prisonniers, de l’ouverture d’archives de la période soviétique aux travaux d’historiens et aux commémorations , la socialisation des souvenirs et leur confrontation souvent douloureuse aux documents administratifs dévoilés connectent les témoignages individuels avec d’autres. Se crée ainsi un espace de circulation mémorielle, non exempte de contradictions et d’informations manquantes à jamais. La rupture du temps figé du régime communiste bouleverse le fragile équilibre que les victimes de la répression ont trouvé entre un passé de déporté et les impératifs de la reconstruction d’une existence. Même si un certain nombre avait déjà rompu le silence, confiant des souvenirs épars au cercle familial restreint, la fin du communisme met la génération d’ex-déportés, d’âge désormais mûr, 169 ENFANTS DU GOULAG devant de nouveaux choix suscitant de fortes émotions et renvoyant à des paradoxes moraux. Témoigner en public, parler en famille ? Publier un livre de mémoires ? S’engager dans la militance politique, dans les associations mémorielles ou d’entraide d’ex-déportés ? Rechercher les traces administratives et les tombes des camarades et des membres de sa famille ? Retourner sur les lieux de la déportation ? Est-il légitime de vouloir oublier ou de continuer à garder ses souvenirs par-devers soi ? Le récit de Marite Kondrimaite restitue le caractère souterrain et tortueux d’un cheminement de la mémoire qui commence dès avant la fin du communisme. Même en 2011 à Vilnius, quand elle évoque la vague mémorielle publique autour de la déportation, elle le fait sans jamais prononcer le terme « déportation ». C’est dire le poids persistant de certains interdits et la prégnance du silence social communiste, silence tapi derrière les témoignages publics bien après la fin du régime : Pendant longtemps, j’ai pensé que mes souvenirs ne concernaient que mes enfants, petits-enfants et proches. En 1983, je suis tombée très malade. Pendant ma maladie, un jour, dans ma tête a surgi un poème que j’ai eu besoin de transcrire. En le relisant ensuite, j’ai pensé qu’il n’était pas publiable. À cette époque, j’avais déjà publié deux livres de poésie. Mais celui-là, non, décidément il ne fallait pas le publier. Bien plus tard, en 1989, quand on a commencé à en parler ouvertement, j’ai repris mon poème et je l’ai achevé en me disant que mes petits-enfants pourraient le lire. La même année, un livre intitulé Souvenirs d’enfants était en préparation. On m’a demandé si je pouvais écrire mes souvenirs pour 170 SE SOUVENIR cet ouvrage. J’ai répondu que j’avais un poème. Il a été accepté, publié, j’ai même eu droit à des honoraires ! Ils m’ont permis de régler mes dettes ! Ce n’est que plus tard que j’ai publié mes Mémoires. Nombreux sont les individus affectés par un événement macro-historique dévastateur qui passent par ce processus dans leur transformation en témoin, quand des conditions sociales nouvelles créent une demande forte de dévoilement et de dénonciation. Mais Sandra Kalniete et Marju Tomm vont plus loin : leurs récits dessinent un itinéraire mémoriel qui adosse leur expérience de la déportation à un contexte historique global. Militants. De la mémoire à la cause Pour Sandra, jeune étudiante aux Beaux-Arts à la fin des années soixante, c’est le rapide commentaire de sa mère sur le tableau de Repin qui l’ouvre en un instant vertigineux à la perception de l’épreuve qu’a été la déportation pour ses parents et lui fait comprendre la divergence profonde de leurs souvenirs respectifs concernant la Sibérie. Ce traumatisme après-coup, que l’on retrouve sous différentes formes dans de nombreux témoignages, fonde une nouvelle mémoire teintée d’une forte affectivité et construite comme un héritage. Sa transmission, dont la responsabilité assumée fait du sujet un témoin, devra attendre la fin du régime communiste. Ainsi, Sandra Kalniete devient l’un des membres fondateurs du Front populaire de Lettonie et l’un des 171 ENFANTS DU GOULAG acteurs politiques de la transition lettone, occupant les postes d’ambassadeur auprès de l’ONU, puis de Commissaire européenne et de ministre des Affaires étrangères. Enfant d’un couple de personnes dont l’une fut déportée lors de la première vague de répression en 1941, et l’autre lors de la seconde en 1949, la force de sa figure politique s’alimente dans cette généalogie cumulative des souffrances collectives lettones dont elle devient la représentante et le symbole. Sa légitimité se renforce encore quand, influencée par l’ouvrage de Jung Chang intitulé Les Cygnes sauvages, qui raconte l’histoire de trois générations de femmes dans la Chine populaire, elle écrit l’histoire de sa famille maternelle et paternelle en interrogeant longuement ses parents. Ses Mémoires, publiés en letton en 2001, deviennent rapidement une référence majeure du récit mémoriel public de la répression soviétique en Lettonie1. Depuis, elle milite pour que cette répression soit reconnue par les instances européennes comme « génocide ». De nombreux récits donnent à entendre la voix et les souvenirs d’autres déportés désormais muets, soit de la génération des parents, soit de celle des témoins : amis des parents, frères, sœurs et proches, tous disparus. Habité par ces fantômes de la mémoire, le témoignage apparaît comme une chaîne par-delà la mort et traverse les générations, produisant des récits à tiroirs, dont certains maillons passent dans l’espace public. Dès lors, derrière ces souvenirs socialisés, pointent d’autres souvenirs qui les alimentent, particulièrement dans les 172 SE SOUVENIR récits des enfants déportés. C’est ce télescopage mémoriel qui s’exprime dans les paroles de Sandra Kalniete : « Après avoir écrit le livre, il est devenu assez difficile pour moi de distinguer mes souvenirs de ceux de mes parents. » Les nouvelles injonctions pour dévoiler et projeter dans l’espace public tout ce qui a été tacite sous le communisme constituent une rupture existentielle pour les survivants de la déportation. À partir de là, une très grande variété d’itinéraires mémoriels devient possible. Les différents méandres de ces itinéraires, en élargissant à chaque fois l’horizon des possibles, affectent profondément les stratégies individuelles basées sur l’occultation. Dans les années quatre-vingt, pendant la Perestroïka, Marju Tomm, devenue ingénieure dans une usine de radiorécepteurs à Tallin, découvre dans une librairie une pile de magazines. En feuilletant l’un d’entre eux, elle lit un article sur les explosions nucléaires en URSS et apprend que le ministère de la Santé possède un « département de brucellose » qui étudie en réalité l’influence des radiations sur les humains et les animaux. Cette découverte réactive brutalement ses souvenirs de l’été 1953 où elle a vécu, avec sa vache, dans la steppe, l’épouvante d’un orage sans tonnerre. La lecture de cet article constitue pour elle un traumatisme après coup par la compréhension de cet épisode. C’est à travers cette grille qu’elle interprète désormais son propre cancer et la leucémie de son fils. Dès lors, elle établit un lien entre ces maladies et la déportation dans cette région comme 173 ENFANTS DU GOULAG projet délibéré de mise à mort lente des déportés. « Envoyer tous les gens jugés inutiles au polygone de Semipalatinsk pour les soumettre aux radiations était une idée géniale ! Ils mouraient peu à peu. Il ne fallait même pas les tuer ni les enterrer, les familles allaient les prendre en charge. » Dès 1989, son engagement politique se double de la collecte acharnée d’informations sur les explosions atomiques et leurs conséquences. Cette quête renforce son besoin de témoigner. Elle conçoit le témoignage comme une mission : faire savoir qu’au-delà des épreuves souvent mortelles de la déportation, le projet atomique soviétique était un autre mode d’élimination des populations incriminées. Elle évoque l’émergence, en 1989, d’un Front populaire en Estonie et son rôle dans la formation d’une section dans son usine : Mes collègues hommes et moi avions un accord : eux assuraient le travail quotidien et moi, qui risquais moins qu’eux, je devenais la figure publique du mouvement en participant activement aux meetings. J’en suis venue à diriger le groupe et à avoir un bureau. Le matin du 19 août, j’ai appris en écoutant la radio le putsch contre Gorbatchev à Moscou. Dès ce moment, en Estonie, toutes les réunions ont été interdites. Avant d’aller à l’usine, je suis allée trouver les journalistes suédois qui m’avaient interviewée à propos des explosions nucléaires en URSS pour les prévenir qu’ils devaient porter leurs enregistrements à leur ambassade. Dès mon arrivée à l’usine, une personne a été chargée de me suivre y compris dans les toilettes. Mais j’ai quand même réussi à communiquer la liste des militants à un retraité, et nous avons ainsi pu organiser une réunion d’urgence le soir même. À partir de là, mes collègues hommes étaient en charge d’organiser la défense des 174 SE SOUVENIR différentes installations de l’usine et de la tour de la TV, mais ce premier jour était mon jour à moi. Cet engagement se prolonge par son entrée dans le nouveau Parti social-démocrate et sa participation à nombre de réunions et séminaires : En 1990, je me suis sentie prête à écrire une lettre à Boris Eltsine et une autre à une députée au sujet des explosions nucléaires. Je n’ai jamais reçu de réponse d’Eltsine, mais la députée m’a répondu qu’elle travaillait sur le dossier de Tchernobyl et n’avait pas le temps pour la Sibérie. Quelques années après, lors d’une réunion politique à Doubna où je représentais le Parti social-démocrate estonien, j’ai raconté l’histoire des explosions. Une jeune femme s’est approchée de moi pour me dire qu’elle avait fait partie d’une enquête dans la région de Novossibirsk où un très grand nombre de gens souffraient de maladies non identifiées. J’ai alors pensé que cette enquête était la conséquence de ma lettre à Eltsine. En 1995, une loi fédérale a été adoptée qui a classé certaines localités en Sibérie comme étant en « catastrophe écologique », et j’ai pu obtenir une très longue liste de villages victimes. Je saisis toutes les occasions que je trouve pour raconter. Elle évoque ensuite un petit livre en russe sur ses souvenirs de déportation et sa contribution à des ouvrages collectifs avant de parler de ses Mémoires : Il y a très longtemps que je prends des notes, ici il n’y a pas d’archives qui permettraient de les étoffer. Mais je suis allée en Russie pour consulter le dossier de mon père. En revanche, aucune information d’archives n’est accessible sur les irradiations. Ce que j’écris aujourd’hui ce ne sont pas seulement mes Mémoires de déportation. C’est pour que l’Europe comprenne qu’il y avait un projet pour tuer tous ces gens. 175 ENFANTS DU GOULAG Le passage du régime collectif du silence à celui du dévoilement pousse Sandra et Marju à rendre publique l’expérience personnelle d’une atrocité. Celle-ci a pris déjà un nouveau sens solidaire pour elles par la connexion avec le vécu d’autres : la génération des parents pour Sandra, et les déportés irradiés pour Marju. Il semble en avoir émergé pour elles la représentation, chargée d’émotion, d’une communauté de destin dépassant les frontières générationnelles et nationales dans laquelle elles assument leur place par le militantisme. Leur discours inscrit l’événement historique dévastateur qui les a affectées dans des catégories d’événements de portée transnationale et globale, comme le génocide ou le projet atomique soviétique en tant que modes d’élimination programmés. L’usage militant de ces catégories transforme le collectif des individus touchés en porteurs d’une cause. Il légitime un mode de défense et de dénonciation, susceptible d’être validé dans l’espace politique et moral européen. Gardiens de la mémoire et artisans de l’entraide L’émergence et le développement des associations d’anciens déportés en URSS créent une passerelle et une médiation entre la multiplicité des mémoires individuelles, les documents mis à jour par l’ouverture progressive des archives et la sphère politique et administrative de l’État. Elles sont donc une pièce maîtresse dans la construction postcommuniste des mémoires nationales de la répression. En même temps, leur 176 SE SOUVENIR existence signifie pour les anciens déportés la fin de leur isolement et de leur repli sur un passé entouré de honte et de peur. La plupart cherche à reconstruire ce que Juliana Zarchi appelle la « communauté des déportés ». Cependant, la politisation d’une grande partie de ces associations et la difficulté à représenter tant d’intérêts divergents conduisent souvent à des divisions ultérieures qui constitueront une déception pour certains de leurs membres. Au retour de déportation, Janina Borysewicz, jeune fille, s’installe dans un village de la région de Białystok où elle vit encore aujourd’hui. Elle travaille de longues années à l’épicerie du village : Il y avait un garde forestier qui venait souvent à l’épicerie. Il me saluait toujours en m’appelant « Sybiraczka », la Sibérienne ! J’avais honte, je me sentais humiliée. Vous savez, je n’avais jamais senti de compassion de la part des gens. Ce n’est qu’après la création des associations d’anciens déportés que les choses ont changé. Maintenant, quand je rencontre des anciens déportés, on peut en parler. Le parcours d’Helena Romana Dolińska est différent. Membre parmi les plus actifs depuis vingt ans de la section locale de l’Union des anciens de Sibérie, elle a aidé les chercheurs du projet Mémoires européennes du Goulag à contacter des témoins à Opole et à Wrocław. Elle souhaite leur donner la préséance et préfère parler en dernier : Dès 1989 je me suis occupée de l’association d’anciens déportés Zwiazek Sybiraków [Union des anciens de Sibérie], qu’on appelle avec mon mari « Sibériens ». On donne tout notre temps, on fait tout notre possible pour aider ces gens 177 ENFANTS DU GOULAG qui ont vécu des choses tellement dures. Avant, on ne parlait pas de tout ça. Par exemple, j’ai revu lors de la première rencontre d’anciens déportés en juin 1989, une collègue avec qui j’avais travaillé de nombreuses années. Je ne savais pas… Dans les formulaires officiels de curriculum vitae, nous n’avions pas le droit de mentionner que nous avions été déportés : c’était interdit. Il fallait utiliser l’expression « avoir séjourné en territoire soviétique pendant la guerre ». C’est dans la presse locale que j’ai appris la première réunion des déportés qui s’est tenue à la maison de l’artisanat d’Opole avec plus de 700 participants qui venaient de toute la région. On a élu le conseil d’administration de l’association, informé les autorités de Varsovie et envoyé les dossiers de nos premiers membres. En très peu de temps, nous avions 600 membres et 2 500 inscrits rien que dans notre région. Cette association est là pour préserver la mémoire, mais aussi pour rechercher les siens. Il est arrivé que par mon intermédiaire une famille ait pu retrouver plusieurs de ses membres, par le registre des déportés. Ils ont ainsi appris que toute cette partie retrouvée de la famille avait survécu à la déportation. La dame a pu voir chez nous, pour la première fois de sa vie, une photo de son père jeune. Il était étudiant à Vilnius, et je pense qu’il a été massacré à Katyn car il était dans l’armée et qu’il n’est jamais revenu. Cette dame avait trois mois quand elle a été déportée avec sa mère. Plus tard, la mère a cherché la famille de son mari mais n’a retrouvé personne. De nombreux anciens « Sibériens » étaient pauvres et isolés. On a pu leur offrir une aide en leur apportant des repas et de quoi se chauffer. Les vieux déportés n’ont pu avoir ni retraite convenable ni allocation d’invalidité jusqu’en 1991 quand on a reconnu leurs droits : leurs années de déportation ont été considérées comme des années de travail et leur maladie comme conséquence de la déportation. 178 SE SOUVENIR Ce n’est qu’à la toute fin de l’entretien et questionnée par le chercheur qu’Helena Romana Dolińska aborde la difficulté du retour dans son village natal en Ukraine occidentale : Nous, nous avons été déportés en tant que civils. Mais la famille de mon père a été massacrée par les nationalistes ukrainiens. Ses frères et sœurs, ses cousins et leurs enfants : trois générations de la famille Olsewski. Ils y habitaient de père en fils au milieu de nombreuses familles mixtes polonoukrainiennes qui vivaient en harmonie avant la guerre. On a tué à la hache la mère et sa sœur avec un nourrisson. Ce n’est qu’après la guerre que j’ai appris ce massacre. Deux cousins ont été épargnés parce qu’ils étaient absents. L’un a passé des années dans un camp de travail en Allemagne. Quand il est revenu, il a cherché sa famille, mais personne n’a eu le courage de lui dire en face qu’elle avait été massacrée. J’avais donc trop peur pour y retourner. Mais j’ai finalement décidé de m’inscrire à un pèlerinage organisé par l’association des habitants des confins. En fin de compte, je n’y suis pas allée et personne de ma famille n’a osé le faire par peur des représailles. J’ai pu retourner à Lviv et Drohobych, ville natale de ma mère, qui sont également en Ukraine occidentale, mais pas dans mon village. Interrogée sur son intention d’écrire ses Mémoires elle répond : J’ai donné beaucoup d’interviews à la presse écrite, à la radio et à la télévision. Ici je voudrais ajouter une autre histoire. Celle de mon beau-père. Il a été déporté dans un camp de la Kolyma. Il combattait dans l’Armée de l’intérieur polonaise (AK) et a été dénoncé. Heureusement comme il était mécanicien, il s’est sauvé du travail dans la mine. En 1941, il a été 179 ENFANTS DU GOULAG parmi les premiers à s’enrôler dans l’Armée Anders, qu’il a rejointe en passant par Magadan et Vladivostok. Quand je me suis mariée avec son fils, nous avons beaucoup parlé. Nous comparions les conditions du Goulag à travers les lieux où nous avions été déportés. Il avait très peur d’en parler, d’être déporté à nouveau. C’est pour ça que je veux garder le souvenir de ces discussions. Depuis cet entretien, Helena Romana Dolińska a décidé d’écrire enfin ses Mémoires. Dès 1989, Peep Varju se trouve pris dans l’effervescence mémorielle en Estonie. C’est quand nous avons créé notre association Memento que nous nous sommes retrouvés. C’est là que mes anciens camarades de classe m’ont appelé ou écrit pour me dire : « Nous ignorions tout de ton passé. » C’est vrai, c’était notre sort commun, on devait absolument se taire sur le passé de nos familles. Dès 1988 nous avions créé le Front populaire estonien et nous avions rétabli notre drapeau national, même si formellement c’était encore l’URSS. Et c’est là que nous avons commencé à nous chercher entre déportés. Par une annonce publiée dans la presse, nous recherchions tous les orphelins estoniens qui avaient vécu en Sibérie. C’est suite à cette annonce que nous nous sommes réunis pour la première fois, avant même la création de Memento. C’est là que j’ai appris que les plus âgés que moi gardaient en cachette leurs notes de la déportation, où figuraient les noms et les coordonnées de tous ceux qui étaient avec nous en Sibérie. Puis chacun a décidé d’écrire de mémoire toutes les données sur les autres qu’il avait en sa possession. Nous avons créé un groupe informel qui se réunissait une fois par semaine : nous y échangions nos informations. C’est ainsi qu’en 1989 nous avons pu publier la première liste de 5 500 noms de déportés estoniens. Mais le pouvoir soviétique était encore là, nous n’avions pas 180 SE SOUVENIR le droit d’accéder aux archives. C’était donc une liste très incomplète. Mais c’était un premier pas très important. C’est seulement en 1991, avec la fin de l’URSS, que notre association a pu passer un accord avec les archives locales du KGB qui nous ont ouvert l’accès aux documents. Nous y avons passé deux années à travailler d’arrache-pied. Nous avons pu consulter entre 7 000 et 8 000 dossiers. En 1993, ces archives ont été officiellement versées aux archives nationales. Ce sont les recherches entamées par Memento qui conduiront Peep à la découverte d’un codétenu de son père grâce auquel il parvient à reconstituer ses dernières semaines de vie : J’ai eu de la chance. Par l’association Memento, l’un de mes camarades a retrouvé dans les archives de Tartu le nom d’un collègue de mon père. Il était policier comme lui et ils avaient travaillé ensemble à la préfecture de Tartu. Après, ils ont été déportés dans le même camp. De plus, pendant l’époque soviétique, cet homme a noté de mémoire le nom et les histoires de tous les détenus qu’il connaissait : comment ils se sont retrouvés dans le camp, comment ils sont morts. Il a été témoin de la disparition de mon père. Je suis allé le voir à Tartu et, avant son décès quelques mois plus tard, il m’a donné tous ses carnets. Après j’ai mis tout ça sur ordinateur. Lors de notre rencontre, quand il m’a ouvert sa porte, je n’ai pas eu à me présenter. Il m’a toute de suite reconnu : « Vous êtes le portrait de votre père. » Il m’a raconté qu’en décembre 1941, mon père s’est gravement blessé au pied et a été transporté à l’infirmerie du camp. On l’a remis au travail le 1er janvier et, quelques jours plus tard, on l’a ramené évanoui. Il est mort dans la nuit, sans reprendre connaissance. J’ai appris que les travaux dans le camp étaient très pénibles, il faisait tellement froid et on 181 ENFANTS DU GOULAG leur donnait si peu à manger que les morts se multipliaient. Les détenus abattaient des arbres pendant des heures, et puis ils mettaient une heure pour aller en forêt et une heure pour rentrer au camp. Ils tombaient d’épuisement et pour ne pas les abandonner, les camarades essayaient de les porter dans leurs bras. J’avais écrit auparavant à Tomsk pour essayer de connaître la date de la mort de mon père. J’ai reçu une réponse selon laquelle mon père était mort le 6 décembre 1941, mais en parlant avec ce témoin direct j’ai compris que la comptabilité des morts n’avait pas vraiment été bien tenue pour ainsi dire. Dès les grands froids du mois de novembre, il y avait une douzaine de morts par jour. On ne les enterrait même pas. On les mettait sous une tente, et plus tard ils faisaient creuser une fosse commune par les détenus pour les y jeter tous. Après avoir parlé à ce camarade de mon père, j’ai compris que je ne connaîtrai jamais la date exacte de la mort de mon père. C’est à travers son militantisme mémoriel que Peep retrouvera le dossier de sa mère et de sa fratrie : Pendant douze ans, j’ai travaillé dans la Commission nationale des déplacés. Un écrivain russe habitant la Sibérie nous envoyait pendant plusieurs années énormément d’informations. Au début, il les transcrivait à la main, parce qu’il était interdit de faire des photocopies des documents d’archive. Ainsi, il a recopié entièrement le dossier de ma mère. Au moment de la création de Memento, c’était déjà lui qui allait aux archives là-bas et qui retrouvait nos dossiers, parmi lesquels se trouvaient tous les documents qui concernaient ma famille. Ceux qui ont survécu à cette horreur et sont rentrés en Estonie en 1958, leurs dossiers les ont suivis. Par contre, les documents de ceux, comme moi, qui étaient orphelins ayant perdu toute leur famille là-bas sont restés en 182 SE SOUVENIR Sibérie. C’est en les retrouvant que j’ai compris ma chance d’être resté en vie, alors que j’aurais dû mourir des centaines de fois. Ce sont les confusions dans les documents du KGB qui m’ont sauvé. En 1949-1950 il y a eu en Estonie une nouvelle vague de déportation : des gars comme moi ont été renvoyés en Sibérie, à l’âge de seize-dix-sept ans. Mais moi, ils ne m’ont pas trouvé. Imaginez le choc à cet âge d’un retour en Sibérie. Je me souviens de la lettre qu’une femme a écrite à notre association. Elle racontait qu’elle était rentrée de déportation en 1947, qu’elle avait vécu une année en Estonie, et qu’en 1949 on l’avait arrêtée de nouveau. Elle est repartie en Sibérie par le même trajet, en passant par les mêmes prisons. Quand le convoi est arrivé à Tomsk, on les a envoyés à pied vers le village où ils avaient été déportés antérieurement. En les voyant réapparaître, beaucoup de gens ont cru qu’ils étaient des évadés repris. Elle disait dans sa lettre que pendant cette marche forcée ses cheveux étaient devenus gris : elle avait dix-sept ans. La famille d’Adam Chwaliński réussit à rentrer en Pologne en 1946. Pendant des années, il travaille comme manutentionnaire, en interrompant et en reprenant ses études. Il finira par entrer à l’Académie agricole de Wrocław et deviendra ingénieur hydrologue. Contrairement aux usages prescrits, il explicitera toujours sa condition de déporté en URSS dans les curriculum vitae successifs, obligatoires lors de chaque changement de travail ou d’établissement d’enseignement. Il le mentionnera même quand sa fonction à l’Académie le contraint à demander son admission au Parti communiste. Devenu au fil du temps un hydrologue reconnu et 183 ENFANTS DU GOULAG passionné par son métier, Adam a toujours été vivement intéressé par la politique et ne s’est jamais privé d’exprimer ses convictions2. En 1987, quand les responsables de l’association clandestine polonaise Karta créent les premières Archives de l’Est, destinées à recueillir mémoires et documentation sur le passé communiste, Adam Chwaliński s’y implique immédiatement. Il évoque la place de cette initiative dans sa vie : Avant mon adhésion à l’Union des anciens de Sibérie, j’ai su par la télévision qu’on voulait organiser quelque chose comme les Archives de l’Est : c’étaient des historiens qui travaillaient illégalement ou semi-illégalement et cherchaient des personnes déportées pouvant raconter leur histoire. J’ai donc pris contact avec ces historiens et je leur ai envoyé une longue liste de déportés et aussi de personnes assassinées par les Biélorusses à Alba. C’était en 1988-1989. Dès cette époque je collaborais avec ces groupes. J’avais déjà écrit mes souvenirs sur une machine à écrire avec beaucoup de fautes. Après douze ans d’écriture, il y avait énormément de travail sur ce manuscrit. En fait, je travaille beaucoup plus depuis ma retraite qu’avant ! Et j’ai commencé à travailler à l’âge de onze ans. […] J’étais très occupé. J’avais aussi des problèmes de santé, j’étais asthmatique et ma femme n’allait pas bien non plus. J’ai donc refusé une fonction de responsabilité dans l’antenne régionale de l’Union des anciens de Sibérie. Je ne pouvais plus trop m’engager, mais j’ai toujours soutenu financièrement l’association. Le retour au Kirghizstan constitue un bouleversement dans sa vie : Ce qui m’a toujours chagriné c’est la façon dont ma mère a été ensevelie. C’était terrible pour mon père parce que juste 184 SE SOUVENIR avant de mourir au Kirghizstan, elle avait dit qu’elle voulait être enterrée dans un cimetière. Ne pas pouvoir allumer une bougie sur sa tombe me pesait. Dès la Perestroïka, j’ai dit à ma famille que je voulais aller au Kirghizstan retrouver ses restes, maintenant qu’il y avait enfin un peu de liberté. J’ai donc commencé à mettre de l’argent de côté et l’un de mes collègues s’est proposé de m’accompagner. Plus tard, l’un de mes neveux m’a dit : « Ah ! tonton, comme je t’envie d’aller là-bas. » Je lui dis alors : « Mais viens avec nous, je te paie le voyage. Un jeune homme peut nous être utile. » Il a pensé que pour un voyage comme celui-là, il lui fallait apporter un dictaphone et une caméra. Je l’ai aidé à acheter ce matériel et il nous a filmés quand en août 2005 nous avons finalement entrepris ce voyage. J’ai réussi à trouver l’emplacement des restes de ma mère. Il avait été encerclé par des constructions très hautes. Les restes avaient dû être dispersés, et tout ce que j’ai pu ramener c’était de la terre. Au retour, j’ai fait construire une pierre tombale sous laquelle j’ai enterré les restes de mon père, de ma sœur et de ma mère. Au fil des années, l’ouverture des archives et la communication entre mémoires individuelles par le biais des médias et des associations confrontent nombre de témoins à des révélations douloureuses qu’ils n’avaient pas cherchées. Grâce à l’extension constante du champ mémoriel et aux discontinuités, mensonges et silences des documents bureaucratiques liés au Goulag, plusieurs versions de certaines histoires de répression sont mises au jour, versions dont l’authenticité est impossible à prouver. Au-delà des dilemmes éthiques de l’époque de la transition, certains témoins devront vivre désormais avec une mémoire fragmentaire et contradictoire de la fin 185 ENFANTS DU GOULAG de leurs proches et une incertitude taraudante à propos de la complicité de l’entourage. Silva Linarte est interviewée en Lettonie une première fois en 2009 : deux chercheurs français l’interrogent à l’université de Daugavpils, en présence de quelques étudiants. En mars 2012, lors d’une journée d’étude à Paris autour du projet de recherche Mémoires du Goulag, elle est à nouveau invitée à témoigner. À l’issue de cette journée, un second entretien plus informel, dans un cadre plus familier, a pu être réalisé avec elle. C’est là que Silva évoque des souvenirs investis d’émotions contradictoires qui témoignent des angles morts d’une mémoire reconstruite de la répression soviétique. Elle revient d’abord sur le registre du témoignage public : « Quand je parle en public, je suis plus distancée, je ne veux pas pleurer. Je donne des informations, mais je ne permets pas qu’elles passent par mon for intérieur. Je m’oblige à contrôler mes sentiments et à parler froidement. » La remémoration de l’enfance au Goulag semble prendre une nouvelle dimension avec la maturation des enfants et l’arrivée de la troisième génération : Mon mari savait, mais on en parlait que dans le cercle familial. […] Mes enfants en savaient beaucoup moins. Quand ils étaient petits, c’était la période la plus heureuse de ma vie. J’étais jeune, j’avais une belle famille, un mari intelligent et attentif qui me soutenait. Je ne souhaitais pas alors me souvenir de mon terrible passé. Mais plus tard, en 1982, j’ai voulu aller en Sibérie pour leur montrer les lieux de mon enfance. Je n’ai pas retrouvé le cimetière ni aucune trace des tombes de ma mère et de ma sœur, les bulldozers y étaient 186 SE SOUVENIR passés et il ne restait plus rien. Mes filles ont été très émues, elles ont mieux compris ce que nous avions vécu. […] Ce n’est que dans les années quatre-vingt-dix, quand la Lettonie a retrouvé son indépendance et qu’on a commencé à en parler publiquement dans les journaux, que les premiers documentaires ont été montrés, que l’ampleur de tout cela a été dévoilée […]. Mes enfants commençaient à saisir, et mes petits-enfants aussi. Vous savez, pour moi aussi la compréhension a commencé quand j’ai eu mes enfants. Ma vie là-bas est devenue plus proche. Avec mes sœurs, plus on prend de l’âge, plus on parle de la Sibérie en nous souvenant de cette période. Avant, on vivait notre vie et il était rare qu’on en parle. Mais maintenant, chaque fois que ma sœur vient voir sa fille qui habite près de chez moi, on se téléphone tous les jours et on évoque nos souvenirs. À l’instar de Peep Varju et de nombreux autres témoins, l’ouverture des archives, dès la fin de l’URSS, constitue pour Silva de douloureuses retrouvailles avec un père qu’elle a à peine connu : C’est dans les années soixante que j’ai eu les premières nouvelles de ce qui était arrivé à mon père. Il a été détenu dans un camp avec un voisin. Dans le camp, ils se sont promis que celui qui survivrait chercherait la famille de l’autre. Ils ont échangé les informations nécessaires pour retrouver leurs enfants respectifs. Le compagnon de mon père a survécu et a fini par me retrouver. Il s’était marié en Sibérie avec une Allemande. Quand il est rentré en Lettonie, sa vie a été très dure parce qu’on ne le recrutait nulle part : il n’avait pas de travail. Il a pu émigrer en Allemagne grâce à sa femme et de là, via la Croix-Rouge, il a retrouvé ma tante et a obtenu d’elle mon adresse. Il m’a envoyé une lettre dans laquelle il décrivait les conditions horribles de détention de mon père et sa mort par épuisement. En recevant 187 ENFANTS DU GOULAG cette lettre j’ai eu très peur. Mon mari m’a dit de la lire et de la détruire. À cette époque, tout était censuré et contrôlé : si j’avais répondu, j’aurais eu de sérieux problèmes. Mais je me sentais tellement coupable de mon silence, j’y pensais souvent. Comment ai-je pu ne même pas répondre à une personne qui m’a cherchée et pris la peine de tout me raconter ? Quand la Lettonie est devenue indépendante je me suis mise à le chercher à mon tour. J’ai fini par obtenir son adresse, encore une fois via la Croix-Rouge. Je lui ai écrit et quand il est venu en Lettonie, nous nous sommes rencontrés. Et là, il m’a vraiment raconté. C’est lui qui m’a donné les premières informations véritables sur leur vie en camp et sur les conditions dans lesquelles mon père est mort. Le plus terrible était son récit sur la façon dont les prisonniers creusaient leurs propres tombes où les gardiens entassaient les cadavres. Plus tard, quand les archives sont devenues accessibles, Silva est brutalement confrontée à une tout autre version du destin de son père : L’une de mes connaissances a pu voir le dossier de ses propres parents. Il m’a téléphoné et m’a demandé si je savais que mon père avait été fusillé. J’ai répondu que je ne le savais pas. Il a insisté en disant qu’il venait de voir l’ordre de son exécution signé par R.V. J’ai eu très peur parce que R.V. avait été mon professeur préféré. J’étais affolée parce que nous étions voisins, je le rencontrais souvent dans la rue et on se saluait toujours chaleureusement. Et voilà ce que je découvrais. Je l’aimais beaucoup, c’était un héros pour nous parce qu’il avait été le premier à parler en public des clauses secrètes du pacte Ribbentrop-Molotov. Et je découvrais qu’il avait signé l’ordre d’exécution de mon père. Cette restitution, même définitivement incomplète ou contradictoire du destin paternel semble lui redonner une 188 SE SOUVENIR seconde vie dans la mémoire des enfants : « Je n’ai aucun souvenir de mon père vivant. Je n’avais que deux ans quand il a été arrêté. Mais aujourd’hui je le reconnais sur toutes les photos, même sur les plus petites, y compris quand il y a beaucoup de monde autour de lui. Je le reconnais immédiatement. » Les silencieux. Mémoires à contre-courant Iser Šliomovičius n’a jamais raconté son histoire. À l’instar de nombreux juifs que la déportation en Sibérie a éloignés des territoires occupés ensuite par les nazis, il s’est senti enfermé toute sa vie dans le douloureux paradoxe d’avoir survécu à l’extermination grâce à cette déportation : « À quoi bon en parler ? Pour les nôtres [les juifs] nous n’avons pas souffert, pour les autres [les Lituaniens] nous avons été sauvés. Voilà pourquoi je n’ai jamais témoigné et j’ai même fini par oublier, bien que toute ma vie ait été conditionnée par cette déportation. » En 2009, après avoir accepté avec réticence de nous recevoir, il essaie d’annuler l’entretien une heure avant le rendez-vous : « Je ne me souviens plus de rien, mon histoire n’a rien d’intéressant. » Il a beaucoup de mal à se raconter en suivant une chronologie. De même, il parle davantage des autres que de lui, évoquant des événements généraux plutôt que son expérience personnelle. Mais quelques jours après l’entretien, il nous rappelle pour dire qu’il souhaiterait nous revoir parce que depuis notre visite beaucoup de souvenirs lui sont 189 ENFANTS DU GOULAG revenus. Nous décidons donc de retourner à Kaunas plus tard, pour un deuxième entretien. Cette fois, Iser se place au centre du récit, en racontant plus en détail les lieux de la déportation, sa vie quotidienne en Sibérie, l’histoire de ses parents et le sentiment d’exclusion qui l’a accompagné toute sa vie. Lors de cette visite, il tient aussi à nous montrer les milliers de livres dont il parle souvent. Les livres, seuls compagnons de son enfance en Sibérie et de toute sa vie, dominent de leur présence son appartement encore très « soviétique ». Il croule littéralement sous les livres, il y en a partout, dans les tiroirs, dans les armoires à vêtements, dans le buffet, sous le lit. Plus tard, c’est au Neuvième Fort de Kaunas, lieu des exécutions de la population juive lituanienne et étrangère qu’il a souhaité parcourir avec nous, qu’il évoque, pour la première fois, l’extermination par les nazis de sa famille restée sur place. Depuis, Iser nous appelle de temps en temps. Entre les appels, il prend des notes et il ajoute au téléphone des détails complétant son récit. « Vous savez, je n’ai jamais cru qu’on pouvait s’intéresser à ma vie ; moimême, je n’y ai plus vraiment pensé. Et puis vous êtes venues me voir et, petit à petit, reviennent plein de souvenirs que je croyais disparus. » Cette mémoire dont seule la sollicitation de chercheurs étrangers arrive à rompre les digues ne trouve que très difficilement une place pour s’insérer dans le courant mémoriel public de l’après-communisme lituanien. Même en ayant perdu une grande partie de sa famille, Iser se sent marginal par 190 SE SOUVENIR rapport aux grands récits mémoriels de la Shoah parce que sa déportation en Sibérie lui a évité l’expérience des pogroms et du ghetto. En même temps, avoir été sauvé de l’extermination par la déportation ôte à ses propres yeux et à ceux de ses compatriotes sa légitimité en tant que victime de la répression communiste. Le silence obstinément gardé apparaît comme le seul refuge de ces existences enserrées dans les douloureux paradoxes des violences du XXe siècle. Une autre mémoire à contre-courant est celle des jeunes Allemands raflés à la fin de la guerre et déportés au Goulag. C’est par un ami d’enfance, Udo Ehling, que Siegfried Gottschalk a pu être contacté pour recueillir son témoignage. Ils ont été arrêtés et détenus dans le même camp spécial en Allemagne mais Ehling, lui, n’a pas été déporté en Sibérie. Pendant longtemps, ils ont tous les deux gardé le silence : « Soit on vivait dans le passé, soit on vivait le présent. », dit Ehling. « Dans notre société [en Allemagne de l’Ouest], on ne voulait rien savoir de la terreur rouge et on était facilement pris pour un nazi si on racontait de telles expériences. » Ce silence s’exerçait même vis-à-vis des parents les plus proches. Siegfried n’a jamais cherché à reprendre contact avec ses compagnons d’infortune. Dans son témoignage, il évoque un autre détenu, plus âgé que lui, connu en Sibérie. C’était son brigadier lorsqu’il travaillait à la construction de routes. Ils se sont retrouvés dans les années soixante, par hasard, lors d’une réunion de travail. Ils travaillaient tous les deux dans des succursales de la même grande compagnie 191 ENFANTS DU GOULAG d’assurances. Ils se sont parlé et ont « même continué à se tutoyer », puis se sont revus à plusieurs reprises à d’autres conférences. Mais ni l’un ni l’autre n’a cherché le contact en dehors du travail, comme par un accord tacite. Après la chute du mur de Berlin et l’ouverture des archives de la Stasi, la redoutée police politique de l’Allemagne de l’Est, le débat public sur les crimes communistes qui a marqué la réunification des deux Allemagne a rompu le silence qui régnait à propos des victimes allemandes de la répression stalinienne. Ce nouveau climat politique a permis l’émergence de plusieurs associations de victimes. Siegfried Gottschalk, quant à lui, a gardé le silence y compris après l’ouverture du rideau de fer, alors que le témoignage sur le destin des déportés en URSS était encouragé. De même, il n’a jamais cherché à s’approcher des associations qu’il dit « ne pas aimer ». Vieil homme alerte de quatre-vingts ans, le récit qu’il finit par livrer à l’historien Malte Griesse constitue ainsi la première longue évocation de son expérience du Goulag3. Elle commence dès l’arrivée du chercheur à la gare et durera quatre heures. La fin du silence de Siegfried semble liée à l’émergence publique des crimes communistes dès la réunification de l’Allemagne. C’est là que se crée un langage mémoriel légitimant le statut de victime des déportés en URSS. Mais la sollicitation de son témoignage pour une collecte de récits de déportation au-delà de l’Allemagne semble avoir joué aussi un rôle. Dans ce cadre, Siegfried peut sentir que sa trajectoire, loin du silence de l’après-guerre, trouve une place légitime. 192 SE SOUVENIR La solitude, leitmotiv de la vie de Klara Hartmann, dessine les contours d’un autre silence : celui de l’isolement dans l’ambiance de suspicion qui l’a longtemps entourée dans les lieux successifs où elle a essayé de reconstruire sa vie : Si je suis heureuse ? C’est difficile à dire, mais je suis contente, surtout depuis 1999. C’est là que j’ai entendu à la radio qu’une association d’anciens déportés du Goulag, le Szorakész, venait d’être fondée et organisait des réunions. En même temps, le gouvernement a créé des aides financières spécifiques pour les anciens prisonniers. Il fallait donc que je trouve un contact pour m’y inscrire. Et comme toute ma vie j’ai toujours été seule, là encore je n’ai trouvé aucun autre ancien prisonnier dans la région. J’ai fini par être enregistrée dans l’association et avoir mon document de réhabilitation. À partir de cette date, d’autres prisonniers ont cherché à prendre contact avec moi et j’en rencontrais régulièrement. J’ai aussi été décorée par le gouvernement. Je n’étais donc plus seule. Mais c’est vrai qu’il y a des divisions entre nous : certains ont oublié l’école des camps… Cheminements singuliers Quelques itinéraires témoignent de choix de vie où la transformation en témoin n’occupe pas une place centrale. Ces anciens déportés arrivent au désir de témoignage par un cheminement intérieur qui se déploie autour d’expériences relativement indépendantes des grands processus d’effervescence mémorielle. Henry Welch nous a reçus en mai 2009 dans son appartement romain doté d’une magnifique vue sur le parc archéologique de Veio. 193 ENFANTS DU GOULAG Il a parlé d’une seule traite pendant quatre heures, sans hésitation, avec un mélange d’ironie et d’émotion. À la fin de l’entretien, il nous a offert son livre publié en 2004 et le manuscrit récemment terminé de ses Mémoires, tous deux en anglais. Son récit frappe par sa précision concernant les lieux, les personnes et la succession des événements. Y défilent son enfance aisée en Pologne, la brutalité de la déportation, la dureté des épreuves et les stratégies pour y survivre, les méandres du retour, les multiples projets et voyages, puis la réussite. Loin d’une remémoration douloureuse ou victimaire, son long témoignage, très construit, est imprégné d’une vitalité qui le projette en permanence dans l’avenir tout en l’ancrant dans les joies du présent. Jusqu’en 1984, Henry enferme résolument ses souvenirs personnels et familiaux de la déportation et de la Shoah dans un recoin de sa mémoire, pour accorder toute la place dans son existence à la vie : études, projets, rencontres et voyages. Jamais il ne laisse la mémoire douloureuse l’envahir. Ce n’est qu’en 1984, à Rome, lors d’une soirée de retrouvailles avec sa tante Rose, seule survivante de la génération de ses parents, que s’ouvrira pour lui l’accès à ces souvenirs. Le récit de la vieille dame suscite l’intérêt passionné des cousins et nièce d’Henry, et inspire à ce dernier un désir inédit. Il demande à sa tante d’écrire ses Mémoires. Quelques années plus tard, à la mort de celle-ci, un manuscrit de 240 pages écrit en yiddish est retrouvé. À la demande de ses cousins, Henry se lance dans la traduction du 194 SE SOUVENIR texte et décide de le publier à ses frais en le complétant de ses souvenirs et précisions. A Passover in Rome est né sous le double nom d’auteur de Henry Welch et de Rose Kryger. Mais la source des souvenirs n’est pas tarie : en février 2009, il termine lui-même un épais manuscrit de Mémoires personnels. Ce texte, non publié à ce jour, décompose sa vie en étapes, toutes marquées par le nom des lieux successifs de son itinérance. La mémoire ressurgie des épreuves, désormais enregistrée dans le long entretien qu’il nous a accordé et dans ces deux livres, lui restitue ainsi la liberté de sa vie. La dernière phrase de la courte préface de son manuscrit saute aux yeux : « Avec tous les hauts et les bas, j’ai eu une vie merveilleuse. » Rafails Rozentāls se prête très volontiers à l’entretien qui a lieu dans son bureau à l’hôpital de Riga. « […] Je pense qu’il est très important de témoigner. La façon dont on traite en Russie les victimes de la répression m’inquiète beaucoup. Rien n’y est fait pour eux. En Lettonie, malgré la situation économique difficile, on en prend soin. Par exemple, nous pouvons prendre gratuitement les transports publics. » Ce qui donne une coloration particulière au récit de Rafails est l’évocation des souvenirs de la déportation puis de ceux de sa vie postérieure, profondément marqués par la figure et l’influence omniprésente d’un père proche et très aimé. La restitution des événements de la déportation et de la reconstruction de sa vie en Lettonie témoigne de cette imprégnation, comme si l’accès à ces souvenirs devait 195 ENFANTS DU GOULAG toujours passer pour lui par l’évocation du père, comme si cette histoire était bien plus celle du père que la sienne. En 1952, l’arrestation d’un grand nombre de médecins juifs accusés de comploter pour assassiner Staline et son entourage signe le début d’une campagne antisémite virulente. Rafails a quinze ans et est assigné à résidence en Sibérie. Il évoque « l’affaire des blouses blanches » : « J’en ai un souvenir précis. Mon père est rentré de Moscou, accablé : il avait très peur. De toute cette période, je m’en souviens bien à travers la réaction de mon père. » Il dira ensuite de ses enfants : « Oui, ils étaient au courant, mais ils auraient pu en savoir bien plus s’ils avaient pu connaître leurs grands-parents. » De même, ce n’est qu’après la mort de son père en 1998 qu’il commencera à « s’intéresser à ce qui était arrivé », comme si auparavant son père avait été le seul dépositaire de ce savoir. Il consulte son dossier aux archives nationales. De là naît son désir d’écrire un livre de Mémoires. « Dès que j’ai appris que c’était possible [de consulter le dossier des déportés], j’y suis allé et j’ai pu regarder le dossier de mon père sans difficulté. C’est là que j’ai décidé d’écrire un livre. Il est composé de trois parties : la première traite de la déportation tandis que les deux autres parlent de mon travail de médecin et de chirurgien. » Ce livre ne suit pas les règles narratives désormais conventionnelles des Mémoires de déportation. Cette dernière n’en occupe qu’un tiers et le récit de vie ultérieure de médecin de Rafails Rozentāls y prend une place plus importante. Ce choix exprime la stratégie existentielle suivie par le père 196 SE SOUVENIR et inculquée à Rafails de relativiser le vécu victimaire de la déportation et de mettre en avant la réussite d’une vie fondée sur l’excellence dans le travail. Il dit : « Après la sortie de mon livre, un journaliste est venu m’interroger. Vous savez, je comprends que les gens s’intéressent au côté tragique de cette expérience. Mais moi, je m’en suis bien sorti. Toute cette pesanteur, je ne la ressens pas. Mes parents non plus n’ont jamais insisté là-dessus. Mon père disait toujours : “Il faut étudier, il faut travailler.” Chaque famille faisait à sa façon… » À la question concernant les commémorations récurrentes de la répression soviétique en Lettonie, il soupire : Je pense que tout cela était horrible, que Dieu veuille que cela ne se répète pas. Je considère qu’Hitler et Staline ont fait la même chose ; ils se sont inspirés mutuellement. Là c’était le fascisme, ici c’était le communisme, tout cela était terrible. Mais le rapport à tout cela est très personnel. Moi et ma famille, par exemple, nous n’avons probablement pas souffert autant que d’autres. Mais politiser tout cela… je n’en ai pas envie. Je suis souvent invité par l’association Enfants de Sibérie, mais je n’y vais pas, je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça. J. W., juif polonais, est déporté à l’âge de sept ans dans un village sibérien avec sa famille. À son retour, il émigre en France où il fait une brillante carrière d’ingénieur. Il n’évoque son expérience que dans le cercle familial jusqu’à la publication du Livre noir du communisme en 1997. En lisant la préface de Stéphane Courtois, il décide d’écrire une lettre au quotidien français Le Monde et plus tard de rédiger ses Mémoires pour témoigner de la 197 ENFANTS DU GOULAG différence entre les deux systèmes répressifs, celui d’Hitler et celui de Staline. Quand, en 2010, il entend une émission de Radio France Internationale parler du projet « Les archives sonores – Mémoires européennes du Goulag », il contacte les chercheurs désireux de donner son témoignage. À la fin de l’entretien qui se déroule dans son appartement spacieux d’une banlieue cossue de Paris, il nous conduit dans son bureau décoré d’un foulard ouzbek sur lequel est brodé le visage de Staline : « Vous voyez, un portrait d’Hitler serait choquant, mais Staline c’est différent… » Lors de la mise en ligne du musée virtuel, il est le seul à demander de ne pas y figurer. En effet, il ne partage pas le choix des chercheurs de désigner tout le vaste système répressif stalinien par le terme de « Goulag », alors que pour lui ce terme n’est applicable qu’aux camps de travail forcé. Pour ceux qui restent en Sibérie à l’issue de leur libération, le cheminement de la mémoire épouse les immobilités de l’histoire soviétique et postsoviétique. Ainsi, ils ne seront guère confrontés aux choix éthiques souvent douloureux, liés à la mémoire de la déportation, qui reconfigurent la vie et le rapport avec le passé des témoins ayant regagné leurs pays d’origine. Tout au plus sont-ils périodiquement hantés par la question du retour et par sa difficulté. Si son mari, russe, puis la venue de ses enfants, le rendent finalement impossible pour Elena Paulauskaïte, Juozas Miliautskas, lui, regagne la Lituanie jeune homme en 1957 avec ses parents pour choisir six mois plus tard de revenir, cette fois en Sibérie. Leur vie 198 SE SOUVENIR après la déportation sera une vie soviétique ordinaire avec ses pénuries, ses joies et ses peines, centrée sur le travail, garant de leur insertion et fil rouge de leurs choix. Leur témoignage en porte la trace : il fait apparaître un emboîtement entre des moments de grande violence caractérisant leur arrestation et les premiers temps de leur déportation et un parcours soviétique commun, mode de vie jugé satisfaisant. Leur récit déroule la mémoire des années de la déportation puis celles de la vie libre en Sibérie comme un fil continu, en contraste avec la discontinuité, à retentissement long, entre les lieux et les modes de vie, que constituent pour les autres leur libération et le retour. LES VICTIMES DE LA NATION ET LES AUTRES ÉPILOGUE Les victimes de la nation et les autres Les vagues de déportation au Goulag constituent des événements marquants de la guerre et de l’immédiat après-guerre dont les retombées se prolongent par le retour des déportés jusqu’à la fin des années cinquante. À la mémoire des exactions du communisme, se superpose ensuite celle de la résistance antisoviétique et des révoltes après-guerre dans certains pays, chacune ayant ses figures de héros et de victimes. Ainsi, la révolte ouvrière allemande en 1953, les mouvements contestataires de 1956 en Pologne, la révolution hongroise la même année, le Printemps de Prague en 1968, et enfin l’émergence de Solidarnosc à la fin des années soixantedix ont tous été réprimés dans le sang avec l’implication directe de l’armée soviétique. Les récits nationaux postcommunistes puisent dans ce large stock mémoriel pour construire la figure de la victime 201 ENFANTS DU GOULAG légitime de la nation. Cette figure est dans tous les pays postcommunistes le fruit d’une imbrication entre celle du héros, celle de la victime politique et celle du martyr d’inspiration chrétienne. La place qu’occupent, dans cette mémoire reconstruite, les déportés en URSS et leur transformation ou non en victimes emblématiques de la nation varie en fonction de l’affiliation politique des gouvernements successifs élus après la fin du communisme. Ainsi, en Pologne et dans les pays baltes, la résistance à l’occupation soviétique et la répression avant et après la Seconde Guerre mondiale prennent une place centrale dans le débat de la société civile et dans les milieux politiques. Parallèlement, émerge une réflexion sur la création de musées mettant en scène cette histoire. Définir qui en sont les protagonistes légitimes deviendra un enjeu capital. En Pologne, sont reconnues comme victimes des Soviétiques les militaires assassinés à Katyn, les officiers et soldats de l’Armia Krajowa (l’Armée de l’intérieur, AK) et les colons civils et militaires ayant vécu dans les territoires orientaux de la Pologne et déportés massivement en 1939-1941. En revanche, inspirée par le modèle mémoriel occidental de la Shoah, cette nouvelle mémoire nationale assigne tous les juifs, tant ceux exterminés dans les ghettos et camps de concentration nazis que les survivants, à la catégorie transnationale des victimes de la Shoah. Dès lors, les juifs sauvés par la déportation en Sibérie, dont les familles ont été exterminées par les nazis et leurs collaborateurs, ne trouvent de place ni dans la nouvelle mémoire collective nationale ni dans 202 ÉPILOGUE celle, internationale, de la Shoah. Imprégnés eux-mêmes de cette représentation, ces juifs, mis à l’écart pendant la période communiste, puis dans la nouvelle Pologne, remplacent le mot déportation par « déplacement », voire « évacuation » quand ils livrent pour la première fois leurs récits aux chercheurs du projet Mémoires européennes du Goulag. En Ukraine, en Pologne et dans les pays baltes où d’importantes collectes d’entretiens des victimes du stalinisme ont été menées par les musées et les associations au cours des vingt dernières années, les rescapés juifs n’ont été interviewés que rarement. En 1994, lors du lancement de la collecte des témoignages des survivants de la Shoah par la Fondation Spielberg en Europe centrale et orientale, les récits des juifs ayant survécu à la déportation à l’Est n’ont été enregistrés que de façon très marginale. Dans les pays baltes et en Ukraine occidentale, les victimes postcommunistes de la nation sont les résistants antisoviétiques, qui ont continué à se battre après 1945 dans les forêts et de s’organiser dans les villes, ainsi que les paysans qui les soutenaient, tous déportés par vagues successives. Les réprimés d’origine juive sont ici aussi gommés de la construction officielle des victimes nationales de la répression soviétique. En témoigne leur absence jusqu’à une date récente dans les musées consacrés à la répression communiste comme le Musée des victimes du génocide à Vilnius, le Musée de l’occupation de Riga, le Musée de la prison de la rue Lontskoho de Lviv, en Ukraine occidentale. 203 ENFANTS DU GOULAG Ce n’est que progressivement, et parfois sous la pression d’institutions internationales, que des musées consacrés à l’histoire de l’extermination des juifs seront ouverts dans certains pays. Tout en ayant une importance documentaire et commémorative, ils consacrent au même temps la séparation entre les victimes de la nation et les autres. En Hongrie, en Roumanie, en Tchécoslovaquie et dans la zone soviétique en Allemagne, aucune résistance militaire antisoviétique n’a émergé à la fin de la guerre. Dès lors, les déportations en URSS ont touché prioritairement la population civile et se sont réalisées autant par des rafles massives et indiscriminées que par catégories ciblées définies par des décrets. Quelques exemples en sont les élites russes émigrées dans les années vingt à Prague, les minorités germanophones, les membres du clergé, les criminels de guerre. Comme les juifs raflés et déportés de ces pays en URSS l’ont été après la guerre, leur survie à la Shoah n’est pas liée à leur déportation par les Soviétiques. Dans ces pays, héros, victimes et martyrs du récit mémoriel postcommuniste relèvent donc tous de la population civile. Le point commun de nombre de musées qui ont essaimé dans toute l’Europe centrale et orientale, est une stratégie muséale basée sur le dévoilement iconographique d’une « vérité historique », portée par une mémoire collective tacite jusqu’alors. Leur exposition transforme les souvenirs privés et les documents secrets en mémoire-témoignage, commémorative et justicière. Les salles sont aménagées avec des montages qui 204 ÉPILOGUE mélangent documents audio et visuels publics de l’époque juxtaposés à des témoignages sur les exactions anonymes filmés pour l’occasion. Ils sont entourés d’objets de la vie carcérale et de photos privées de l’époque, le tout encadré par des dispositifs et une documentation mettant en scène le secret et la peur (appareils d’écoute, rapports de délateurs, fiches policières, instruments de torture, outils rudimentaires du travail forcé). En témoigne la Maison de la Terreur (Terror Haz) à Budapest, inaugurée en février 2002 par le Premier ministre hongrois Victor Orban, qui réunit le caractère d’un musée et d’un lieu de mémoire. Elle occupe un bâtiment qui a servi dès 1944 au mouvement fasciste hongrois des Croix fléchées comme lieu de captivité et de torture pour les antifascistes. Dès 1945, la direction communiste de la nouvelle police politique occupe le lieu qui deviendra son siège. Elle y construira un véritable labyrinthe avec plusieurs niveaux de caves-cellules, pour la torture des prisonniers lors de l’instruction des procès staliniens jusqu’en 1957. À l’instar d’autres musées de la répression communiste installés dans des prisons et lieux de supplice, le lieu rend explicite, jusqu’à l’hyperréalisme, la symbolique carcérale. Le processus révélateur est mis en scène sur deux registres, constamment entremêlés dans l’exposition : celui de l’apparition d’une vérité historique et celui d’une expérience sensorielle qui vise à mettre le spectateur dans la condition de victime de l’horreur, transformant cette « vérité historique » en mémoire émotionnelle. Cette 205 ENFANTS DU GOULAG personnalisation concourt à la validation émotionnelle de la vérité historique et est censée faciliter son appropriation par le visiteur en tant qu’histoire documentée en même temps que mémoire légitime. Parmi les vingt-deux salles, la plus vaste est consacrée au Goulag. Le sol est revêtu d’un tapis cartographique localisant les camps soviétiques où avaient été déportés des prisonniers hongrois. Les murs sont couverts d’écrans qui projettent en boucle les images et le son des wagons à bestiaux avançant en convois dans un paysage enneigé et désert et de témoignages sur les horreurs de la déportation en URSS. La mise en spectacle de la répression se construit sur l’implacable bipolarité entre des bourreaux et un corps social entièrement victimisé, avec quelques figures emblématiques nommées, dont la vie et la mort sont insérées dans la matrice symbolique du martyr. Tous les autres acteurs individuels et collectifs évoqués sont classés dans l’une de ces deux catégories. La « zone grise » des conduites et relations quotidiennes y constitue une tache aveugle, délégitimée et exclue de l’histoire et de la mémoire. Ce mode d’exposition tend à homogénéiser, normaliser et expliciter des mémoires individuelles, familiales et institutionnelles auparavant cachées ou délégitimées et à les réunir dans une figure unique de victime collective, suscitant l’émotion et l’identification. Il est intéressant de noter que le récit mémoriel construit en Europe occidentale par les musées et mémoriaux de la Shoah tait aussi l’histoire de ceux qui ont 206 ÉPILOGUE passé la guerre en déportation en URSS. En France notamment, la catégorie « déporté » désigne les juifs et les résistants déportés dans les camps nazis. Pour les autres, le terme « déportation » ne s’applique pas. Les entretiens menés avec les enfants de ces juifs témoignent d’un sentiment de solitude et d’isolement qui a imposé un silence au sein même des familles et dont souffrent encore les descendants. La fin de l’histoire ? La première particularité des enfances déportées dessinées par ces récits tardifs est leur grande diversité qui rend la construction d’une typologie aléatoire. On y repère cependant quelques fils rouges. D’abord le vécu d’une rupture qui se condense dans l’évocation de l’extrême brutalité et soudaineté des arrestations massives. Elle fait voler en éclat, en l’espace de quelques heures, la structure domestique de socialisation et d’autorité familiale encadrant leur vie et contraint les enfants à saisir instantanément de nouvelles règles et pratiques de survie dans des situations successives d’éclatement de la famille, de disparition de certains de ses membres et d’une menace continuelle pesant sur eux et sur les autres. Le second point commun des témoignages est la place éminente que les récits accordent aux tentatives de réinvestissement et de reconstruction interne de ces liens familiaux. Ils apparaissent comme des remparts contre le sentiment de perte d’identité sous la menace continuelle 207 ENFANTS DU GOULAG de disparition de la famille. Cet investissement se manifeste par la prise de responsabilité dans la survie des proches conduisant à une maturation précoce et rapide. Dans les récits ultérieurs, la déclinaison souvent minutieuse des relations de famille semble avoir comme fonction de réaffirmer des liens généalogiques et leur continuité déchirée par la répression soviétique. Le retour et la réinsertion constituent une série de nouvelles ruptures avec la routine sociale de la déportation et l’image immobile et idéalisée de la patrie transmise par les parents et l’attente d’un accueil. Elles rendent le retour tant attendu douloureux et solitaire. Parallèlement, le vécu de formes d’indifférence et de rejet jusque-là inconnues semble conduire à une réévaluation émotionnelle de la Sibérie et de la société des déportés où tous vivaient avec le même stigmate. Ce repositionnement du vécu de la déportation par les aléas du retour apparaît comme l’une des caractéristiques majeures de leur mise en récit tardive. Ces récits mettent aussi en œuvre d’autres formes spécifiques de reconstruction mémorielle. Ainsi, nombre d’entre eux rendent compte d’un moment ultérieur où, adultes, les témoins réalisent l’ampleur des souffrances et des humiliations de leurs parents et découvrent souvent les conditions de leur disparition en déportation. Cette prise de conscience superpose à leurs souvenirs d’enfants une mémoire secondaire par procuration, celle de leurs aînés, créant une sorte de « dédoublement mémoriel ». Ce décalage entre une mémoire d’enfant attachée 208 ÉPILOGUE aux détails d’un quotidien en demi-teinte et la prise de conscience plus tardive des souffrances endurées par les parents marque les récits de l’empreinte d’une ambiguïté émotionnelle et de culpabilité diffuse. Cette incorporation transgénérationnelle de mémoires constitue aussi la spécificité du témoignage tardif. Autre particularité de cette expérience infantile de la déportation : le poids de cette dernière dans la relation ultérieure avec les parents vivants ou morts. Il se manifeste par un attachement intense allant jusqu’à l’identification avec eux qui apparaît dans la mise en récit. Cet attachement, renforcé par la connaissance des épreuves endurées, suscite le besoin de les protéger, eux et leur mémoire. Ce sentiment peut aller de pair avec celui d’une dette de vie comme si le calvaire des parents était le prix de leur survie. En fin de parcours, force est cependant de percevoir un vide derrière la richesse et la multiplicité des événements et des sentiments évoqués. Nombre de documents d’archives, de recherches historiographiques1 et de témoignages littéraires2 l’attestent : la vie infantile en déportation et en camp fut marquée par des violences entre enfants d’origines différentes, de même que par des actes violents ou dégradants commis par des adultes détenteurs de l’autorité : officiers de la police politique, enquêteurs, gardiens, komandants, éducateurs dans les orphelinats et maîtres d’école, ou par les détenus appartenant au monde de la pègre dans les camps. Bien que le parti pris de notre collecte de témoignages oraux ait été de laisser aux témoins une grande liberté dans le choix des souvenirs 209 ENFANTS DU GOULAG racontés, le manque ou le caractère très allusif de l’évocation de ces violences subies est frappant. Ils appellent à considérer l’oblitération ou le non-dit en tant que langage, complémentaire à la parole dans la narration des expériences traumatisantes. L’identification aux parents et le filtre des décennies écoulées n’ont-ils pas contribué à ce que les humiliations et blessures de l’enfant s’absorbent dans la souffrance et la disparition des aînés ? S’agit-il d’une mémoire honteuse enkystée, faisant corps avec la construction ultérieure de soi, très difficile à verbaliser ? Cette oblitération est-elle aussi le noyau d’une stratégie délibérée de survie psychique ? Dans cette perspective, il reste à revenir sur le biais introduit dans ces récits par leur mode de production, à savoir une mise en scène technique de l’enregistrement des témoignages, nécessaire pour un archivage durable, le cadrage de l’entretien sur l’expérience du Goulag et la destination des entretiens recueillis, le musée virtuel. Ce dispositif a certainement réactivé chez nos interlocuteurs tous les paradoxes du processus mémoriel. En même temps, la perspective d’une diffusion de leurs récits au-delà des frontières nationales semblait souvent répondre au sentiment de dette mémorielle vis-à-vis des disparus qui parcourt tous les récits. Si les témoins mobilisent parfois des expressions provenant du discours public national concernant le Goulag, l’intensité existentielle de cette expérience semble déborder vers un langage personnel chargé d’images qui renoue avec l’enfance. Mais le caractère tardif de ces 210 ÉPILOGUE récits semble constituer un filtre face à certaines émotions : bien loin de l’expression d’une haine ou d’une rancune, ces enfants déportés restituent une expérience marquée par la mise à distance d’une position de victime3, par la place accordée aux actes et aux choix qui soutiennent la survie et l’estime de soi. Ainsi, ceux qui ont évoqué leur enfance avec nous se vivent et se donnent à voir comme des acteurs bien plus que des victimes. JULIANA ZARCHI, UNE VIE Juliana Zarchi, une vie Je vis avec le sentiment que deux dictatures ont cherché à éliminer ma famille définitivement. La famille a été écrasée par la roue du XXe siècle, avec tous ces événements. C’est ce que je pense. Moi, je suis née à Kaunas en mai 1938. Après ma naissance, ma grand-mère Margaritha, la maman de ma mère, est venue d’Allemagne en visite et finalement, elle est restée. Mon père avait travaillé dans différentes entreprises en tant que spécialiste dans la publicité, mais en 1940, quand la Lituanie a été occupée par les Soviétiques, il était journaliste dans un journal juif. En juin 1941, le jour où l’Allemagne a envahi l’URSS, mon père nous a appelées de la rédaction de son journal en disant : « Vous, vous pouvez rester. Les Allemands ne vous feront pas de mal. » Lui, il est parti avec toute sa rédaction vers l’est. Les collègues de mon père sont tous revenus après la 213 ENFANTS DU GOULAG guerre. Ils sont restés en vie, mais mon père n’est pas revenu. Ils nous ont expliqué que mon père s’était arrêté à Ukmergė, là où habitait toute sa famille. Vous savez, les juifs pensent toujours qu’il faut rester avec la famille, qu’ensemble on a plus de chances de se sauver. En fait, ce sont ceux qui ont fui seuls qui ont survécu. Toute ma famille paternelle a été tuée par les nazis. Je pense que mon père n’a pas voulu fuir la Lituanie parce qu’il avait peur de nous laisser seules. Ma mère ne parlait pas un mot de lituanien ni de russe. Moi, je n’avais que trois ans. Ma mère… Je pense que mon père comprenait qu’elle était complètement dépendante de lui, qu’elle se sentait étrangère. Elle s’est toujours sentie étrangère, c’est ce qu’elle me disait jusqu’à sa mort en 1991. Elle m’a toujours fait sentir aussi que j’étais une étrangère pour elle. Mais en même temps, j’étais aussi un morceau de sa patrie ; c’est pour ça qu’elle ne m’a jamais parlé qu’en allemand. Les premiers jours de l’occupation allemande à Kaunas il y a eu de grands désordres. On tuait les gens dans la rue. Pendant les trois premiers mois, jusqu’en décembre, pratiquement toute la communauté juive lituanienne des petites villes a été éliminée. C’était le travail des Einsatzgruppen qui se déplaçaient en allant d’une petite ville à une autre en tuant tous les juifs. Mais les ghettos ont continué à exister dans trois villes : Kaunas, Vilnius et Šiauliai. Les Allemands avaient besoin de juifs pour travailler. Après, ils les éliminaient aussi. Moi, j’ai pu me sauver du ghetto grâce à l’aide d’une connaissance : un Autrichien. Sa femme était juive, elle 214 JULIANA ZARCHI, UNE VIE était avec nous au ghetto. Son mari a commencé par me sortir moi, puis sa femme et leurs enfants. Je me souviens mal de cela. Je me rappelle juste qu’on me fait passer à travers les grilles et on me dit : « Vas-y, cours. » Je me souviens aussi d’une petite maison en bois, de l’entrée, du couloir. Je me rappelle ma mère qui était là. Je pense que j’ai vécu un choc très fort. Les enfants, les gens en général, oublient ce qui est le plus dur. Donc je me souviens avoir retrouvé ma mère, mais elle avait un air différent. Elle portait un foulard, ce qu’elle ne faisait pas avant. Moi, je portais une grande étoile jaune, elle a changé mes vêtements. Puis ils m’ont cachée dans la maison. On était hébergées dans un appartement au troisième étage, ils me gardaient tout le temps à l’intérieur. Peu à peu, ils ont commencé à me laisser sortir et j’ai pu aller dans un jardin d’enfants. C’est là que j’ai commencé à parler lituanien parce qu’à la maison je ne parlais qu’allemand. Nous attendions l’arrivée de l’Armée rouge parce que pour nous, l’Armée rouge c’était la libération. Mais on avait peur de le montrer parce que cela pouvait paraître suspect qu’en tant qu’Allemandes, on ne suive pas leur fuite vers l’ouest. Comment mes parents se sont rencontrés ? Mon père était juif lituanien, de famille orthodoxe. Il venait d’un shtetl, alors que ma mère était une Allemande de Düsseldorf. Mon père est parti à l’étranger vers 1922. Il a trouvé un travail à Düsseldorf dans une agence qui appartenait à des juifs. Il dirigeait le département littéraire de cette agence et ma mère y travaillait. Elle 215 ENFANTS DU GOULAG s’appelait Gerda Urs, de son nom de jeune fille. En 1934, quand ils ont décidé de se marier, ils n’ont pas pu le faire en Allemagne parce que même avant les lois de Nuremberg, les Allemandes n’avaient pas le droit d’épouser un juif. Mon père avait toujours la citoyenneté lituanienne, ils sont donc rentrés en Lituanie, et c’est là qu’ils se sont mariés. C’était l’époque où la Lituanie était indépendante, elle n’était pas encore occupée par les nazis. Mais à Kaunas, il n’existait pas de mariage civil. Il fallait soit qu’ils aillent dans une église catholique, soit à la synagogue. Finalement, ma mère a consenti à se marier à la synagogue. Elle est ainsi devenue juive par son mariage et on lui a donné la nationalité lituanienne. Ils sont repartis ensemble en Allemagne et jusqu’en 1937, ils ont pu y vivre. Chez moi, j’ai une copie du dossier de la Gestapo qui vient des archives de la Westphalie. J’avais demandé le certificat de naissance de ma mère, et ces archives m’ont répondu qu’ils avaient le dossier d’un certain docteur Zarkhi. Ils m’ont demandé si ce n’était pas mon père. J’ai dit oui et ils m’ont envoyé une copie. C’est ainsi que j’ai appris que mes parents avaient été surveillés en Allemagne : c’est pour cette raison qu’ils sont repartis en Lituanie. De là, ils ont pensé partir en Angleterre, mais pour les juifs c’était difficile à l’époque. Aucun pays n’en voulait ou alors il fallait avoir beaucoup d’argent. Mon père a pourtant réussi à trouver des contacts en Angleterre, mais ils n’ont pas eu le temps d’y émigrer, car la guerre a commencé. 216 JULIANA ZARCHI, UNE VIE La Lituanie a été libérée des nazis en août 1944. Ma mère ne voulait pas fuir avec les Allemands. Elle disait qu’elle était heureuse de se sentir délivrée de cette peur qui pesait toujours sur elle et qu’une fois qu’on serait certaines qu’Hitler serait anéanti, on pourrait enfin rentrer en Allemagne. En plus, elle ne savait pas encore ce qui était arrivé à mon père, elle espérait donc le retrouver. Le premier hiver après la libération a été une période très difficile. Il n’y avait ni chauffage ni à manger… Ma grand-mère est tombée malade d’une pneumonie et elle est morte le 31 janvier. Et après… Une nuit, une charrette est arrivée avec des soldats. Moi, je ne m’en souviens pas bien… Je me rappelle seulement que mère me dit : « Va dans ta chambre et n’en sors pas. » Elle m’a raconté plus tard que toute la nuit, les soldats venaient arrêter les gens. Ensuite, on nous a transportées à la gare où on est restées longtemps enfermées dans des wagons. Notre amie Frau Holtzman est venue nous voir avec sa fille. Elle a dit : « Ce n’est pas possible. On arrivera à vous sauver. » Mais elle n’a pas pu nous sauver. Le convoi est parti le 26 avril, le voyage a duré un mois. Le 9 mai, il y a eu la capitulation, la paix. Je me souviens que dans les wagons, les gens croyaient qu’avec la fin de la guerre, on allait pouvoir rentrer chez nous. Je me souviens comment on a fêté mon anniversaire, le 10 mai. Enfin, fêter… On était sur des châlits dans un wagon avec Regina, une fille de Vilnius, sa mère et sa grand-mère. On nous a trimbalées à travers les vallées, à travers les montagnes jusqu’au Tadjikistan, dans des plantations de 217 ENFANTS DU GOULAG coton où il fallait irriguer les champs. Le climat était très rude. Ils avaient besoin d’esclaves pour y travailler. On y cultivait un coton très particulier qu’on appelle coton d’Égypte. C’est un coton spécial qui ne mûrit pas en une fois. Il faut le cueillir peu à peu et à la main. On nous a amenées dans la vallée de Vakhch, à côté de la frontière avec l’Afghanistan, au pied du mont Pamir, et après à Douchanbé. Une des images que j’ai gardée dans ma mémoire, pendant notre voyage, c’est ma mère qui disait : « C’est comme dans Les Mille et Une Nuits. » Ma mère connaissait ces contes. Vous savez, dans les archives du KGB, à Vilnius, ils ont mon dossier personnel, un dossier de déportation. Il y a quelques années, je suis allée le consulter. Dans les listes, j’ai trouvé ma mère. Ma grand-mère, qui est morte avant la déportation, y figurait aussi. Ce qui fait que dans le livre, publié récemment, qui recense les noms des personnes déportées, on trouve le nom de ma grand-mère comme si elle avait été déportée… Dans notre dossier, il est écrit qu’on était destinées à être déportées jusqu’à notre mort, à cause de nos contacts avec des Allemands. Mais mon nom n’est nulle part, il n’est pas question de moi, de l’enfant. Comment pouvaient-ils m’envoyer à tout jamais là-bas ? À notre arrivée, ils nous ont fait descendre, ils nous ont rassemblés, et quand les directeurs de kolkhozes, des Tadjiks vêtus de leurs costumes traditionnels, ont commencé à arriver sur des chevaux, ils ont choisi ceux qui avaient l’air le plus fort et solide, par exemple des 218 JULIANA ZARCHI, UNE VIE familles avec des hommes, des jeunes. Nous étions un groupe avec seulement des femmes et enfants, personne ne voulait de nous ! Et le dernier arrivé a été bien obligé de nous prendre. Finalement, il n’était pas méchant. Ma mère à l’époque ne parlait aucune autre langue que l’allemand et les gens disaient : « Cette grande Allemande avec son enfant, elle va mourir la première. » Un an plus tard, la moitié des déportés de Lituanie étaient morts. Ma mère avait réussi à prendre avec elle une machine à coudre. Dans un village assez important, au centre de cette province, il y avait des ateliers et notamment un atelier de couture. Ils avaient besoin de gens qui savaient coudre. Ils sont venus dans notre kolkhoze et ma mère a dit qu’elle avait une machine à coudre. Alors ils nous ont amenées dans le village. Il faut tout de même dire que ma mère ne savait pas tout faire et que sa machine n’était pas adaptée. C’était plutôt une machine pour broder. Mais elle a cherché à se débrouiller. Elle était prête à tout pour ne plus retourner dans les champs de coton. Elle a appris à faire des tissus avec des fils de coton. Quand j’y pense… Ça me fait penser au Moyen Âge. Puis elle a travaillé dans un dispensaire… Il n’y avait pas de médecins là-bas. Les gens mouraient de la dysenterie. Vous savez, il n’y avait pas de toilettes, pas d’eau courante. On mangeait à peine, on buvait de l’eau sale et il faisait très chaud. Vous imaginez les maladies… Le typhus, les poux, et surtout la malaria. J’ai rapidement attrapé la malaria. C’est une maladie tropicale affreuse parce qu’on perd connaissance, on délire avec une fièvre très élevée. 219 ENFANTS DU GOULAG Moi qui avais survécu au ghetto, je me souviens que quand je suis arrivée au Tadjikistan, on me jetait des pierres, on m’appelait « fasciste » ! Quand on allait se baigner, les garçons du village nous frappaient et essayaient de nous noyer. Je comprends qu’ils avaient perdu leur père dans cette guerre, mais pourquoi moi, qui avais souffert du fascisme, qui avais perdu mon père et toute ma famille, je devais être responsable des crimes nazis ? C’était cela le plus terrible. On a toujours répété en URSS que les enfants n’étaient pas responsables de leurs parents… mais nous avons dû partager leur malheur. Plus tard, ils ont amené des Allemands qui avaient habité en Ukraine. Ces Allemands ont fui l’Ukraine au moment de la retraite allemande, pour passer en Pologne, mais l’Armée rouge les a rattrapés et les a déportés au Tadjikistan. Parmi ces Soviétiques d’origine allemande, il y avait une femme médecin. Ma mère était très contente de la connaître parce qu’elle pouvait parler allemand avec elle. Cette femme lui a dit : « Venez travailler chez nous au dispensaire. » Ma mère a commencé par y faire le ménage, puis elle est devenue aide-soignante et a fini infirmière. Elle aimait son nouveau métier, mais elle n’a jamais pu faire d’études. C’était risqué de travailler sans diplôme, parce que si jamais il arrivait un accident, elle aurait été responsable. Elle faisait tout pour rester dans ce dispensaire : elle abattait le travail de deux ou trois personnes pour un seul minuscule salaire. Au Tadjikistan, ce qui a été le plus dur pour moi et ma mère c’est qu’on n’a jamais eu un toit à nous. Quand ils 220 JULIANA ZARCHI, UNE VIE nous ont amenées là-bas, ce n’était pas comme en Sibérie où il y avait déjà des baraquements. On a d’abord habité dans une toute petite pièce au village, puis, au printemps, ils nous ramenaient dans les kolkhozes pour travailler et on perdait ainsi notre pièce. Dans les kolkhozes, personne ne voulait de nous. On a fini par nous envoyer dans une famille nombreuse qui a été obligée de nous loger. Il y avait juste un coin pour dormir. Sous l’oreiller, on gardait notre linge, au-dessus du lit on accrochait nos vêtements. C’était notre seul foyer. Les adultes devaient pointer tous les mois chez le commandant et nous ne devions pas nous éloigner à plus de 1 500 mètres du kolkhoze. Quand j’ai grandi, moi aussi j’ai dû aller me présenter chez le commandant. Pour moi, c’était un choc. Au début, je n’avais pas envie d’aller dans leur école. Mais vous savez, quand tout est terrible autour, l’école reste un territoire neutre. Les enfants avaient envie d’aller à l’école parce que là, cette vie monstrueuse était moins présente. J’étais prête à retourner vivre là où on était avant, dans la petite pièce avec cinq personnes, juste pour continuer à aller dans mon école. Mais le commandant ne m’a pas autorisée. Là, j’ai compris que j’étais moi aussi une esclave. J’ai fait très peu d’études en réalité. Il n’y avait pas que les déportés qui étaient dans cette situation. À partir de la deuxième année d’école primaire, on devait partir à la récolte du coton. Quand les pluies commençaient, il fallait cueillir le coton mouillé. On le mettait dans des sacs accrochés à nos ventres, c’était très lourd. En URSS, le coton était de l’or blanc ! Il était utilisé non seulement 221 ENFANTS DU GOULAG pour faire des vêtements, mais pour aussi pour remplir des objectifs militaires. Les gardiens nous surveillaient sans cesse et si on s’asseyait sur du coton et qu’on cassait la plante, on était puni pour « sabotage ». Plus tard, quand je suis devenue étudiante, c’était pareil. Enfant ou jeune, on passait trois mois par an dans les champs. On devait cueillir une quantité donnée et si on n’arrivait pas à cueillir ce qu’il fallait, on était privé de bourse. Au Tadjikistan, je ne me sentais pas bien. Pourtant, c’est très beau là-bas. Il y a des rivières, mais on ne peut pas se baigner, on ne peut pas vraiment nager. L’eau est très froide. Avec Regina, ma copine, on parlait beaucoup, on essayait de se souvenir de nos forêts et ensuite en Lituanie j’ai retrouvé tout ça, les arbres, les baies. Quand je suis arrivée en Lituanie, j’ai vu ces rivières calmes, ces forêts… Finalement, j’ai grandi dans une société russe, parce que pour les Tadjiks on était tous des Russes. Pour eux, toute autre nationalité était russe. Peu importe que vous soyez russe, lituanien, allemand. Les Russes, eux, disaient en s’adressant aux Tadjiks : « On vous a apporté la culture. » Mais de quelle culture parlaient-ils ? Les Tadjiks portent une culture très ancienne, la langue farsi et la culture iranienne. Mais il y avait toujours cette attitude russe à l’égard des Tadjiks : « Tu pues, sors d’ici. » Je l’ai senti quand je faisais mes études à l’Institut et habitais le foyer universitaire. C’était très dur. J’ai gardé les lettres de ma mère qui cherchait à rétablir des contacts en Allemagne. Après la mort d’Hitler, elle n’a jamais cessé d’espérer rentrer « nach Hause » (« à la 222 JULIANA ZARCHI, UNE VIE maison »), comme elle disait. À Douchanbé, par l’ambassade d’Allemagne, elle a réussi à retrouver sa cousine et son mari. La sœur de ma mère était morte à la fin de la guerre, il ne restait que des cousins. On était en correspondance avec Heinz, le mari de la cousine de ma mère. Il nous a envoyé plusieurs lettres d’invitation. Cette lettre en main, il fallait passer par la Croix-Rouge, puis par le KGB de Moscou, pour pouvoir partir. Ça a duré des années et des années. Heinz a gardé toute cette correspondance et quand il est mort, je l’ai récupérée. Elle commence en 1956 et reflète toute l’histoire de la lutte menée par ma mère pour s’enfuir de la grande prison qu’était l’Union soviétique. On y voit qu’elle ne perd jamais espoir. Par exemple, au printemps, elle écrit : « Il ne fait pas encore trop chaud. Peut-être que quand il fera trop chaud ici, je serai déjà chez moi. Peut-être que je serai à Düsseldorf. » Elle n’est jamais rentrée. En 1962, on a même obtenu un visa de la République fédérale d’Allemagne, mais nous n’avons jamais réussi à avoir le visa de sortie de l’Union soviétique. On nous a toujours répondu que nous avions un degré de parenté trop éloigné avec cette cousine pour pouvoir partir. On ne laissait pas partir ma mère alors qu’elle… même si elle est devenue juive par mariage et a accepté le destin juif, elle est restée une vraie Allemande. Et nous avons été déportées parce qu’elle était Allemande. Je rêvais de faire médecine, mais je n’ai pas réussi à entrer à l’institut. Pour moi, déportée, c’était difficile d’entrer dans un institut où il y avait un grand concours. 223 ENFANTS DU GOULAG J’ai fini par être admise dans un Institut de langues étrangères où j’ai étudié l’allemand et l’anglais. Je parlais déjà l’allemand à l’époque et dans cet institut j’ai appris à l’écrire et la grammaire. J’y ai obtenu un diplôme en langues étrangères. En 1953, Staline est mort. On avait chez nous une professeure de littérature qui venait du Caucase. Elle est entrée dans notre classe et nous a dit : « Staline est mort. C’était un génie. Le génie a disparu. Il n’y aura plus de génie comme lui. » Et tout le monde pleurait. Moi aussi, j’ai pleuré. Je suis rentrée chez moi et ma mère n’a rien dit. Elle m’a simplement regardée. Elle pensait sûrement, « Dieu merci, il est mort », mais elle n’osait pas le dire. Je me souviens de ces pleurs dans la rue. Tout le monde, surtout des femmes qui pleuraient de façon parfois hystérique. Je me rappelle encore cette phrase : « Le génie est mort. On n’aura plus de génie comme lui. » Après on a été libérées. Ça, je m’en souviens. Mais pour nous il était très difficile de rentrer en Lituanie, parce que ma mère n’avait pas de diplôme donc elle n’aurait pas pu travailler comme infirmière. Les Tadjiks étaient très pauvres, ils étaient maltraités, mais bienveillants, ils nous ont beaucoup aidées. Ils partageaient avec nous ce qu’ils avaient, même s’ils étaient affamés. Ils aimaient beaucoup ma mère. Ma mère a toujours dit qu’elle tirait beaucoup moins de satisfaction de son travail en Allemagne qu’au Tadjikistan. Libre, elle a continué à travailler pendant des années sans prendre de vacances, d’abord comme infirmière, puis comme 224 JULIANA ZARCHI, UNE VIE responsable de l’organisation logistique. Elle a appris l’alphabet cyrillique et à écrire en russe. Elle l’évoquait souvent par la suite comme une expérience enrichissante parce qu’elle se sentait utile. Pour finir, en 1962 on a pu rentrer à Kaunas. J’ai pu terminer mes études parce que Frau Holtzman, m’avait invitée chez elle. On n’avait jamais perdu le contact, elle nous a toujours aidées quand on était au Tadjikistan. Je suis arrivée en Lituanie après dix-sept ans de vie au Tadjikistan et là je me suis rendu compte que j’étais une sauvage et que je n’avais pas de culture générale. Je me suis retrouvée dans la famille Holtzman, très bourgeoise, très cultivée, une vraie famille allemande. Pour ce milieu allemand, la culture générale était très importante. J’imagine que pour eux ce n’était pas facile de m’accueillir. Helena Holtzman a commencé tout de suite à m’éduquer, et moi je ne résistais pas. Il était très difficile de trouver un travail sur place surtout si on revenait de la déportation. En URSS, après les études supérieures, on était obligés de travailler là où on nous envoyait. Mais Helena Holtzman m’a aidée à trouver un travail dans une école, pour enseigner l’allemand. Elle m’a accompagnée, et on a vu le directeur qui a accepté de me donner du travail, même si je n’avais pas encore de domicile légal. Toute ma vie, je me suis sentie différente, j’ai toujours été entre deux mondes. Je n’ai jamais été lituanienne en Lituanie ou russe au Tadjikistan. J’étais dans l’entre-deux : Juive et Lituanienne. Je ne dis jamais « nous ». Je dis 225 ENFANTS DU GOULAG toujours « eux ». Eux, les Allemands, eux, les juifs, eux, les Lituaniens. Je me suis demandé ce que « nous » signifiait pour moi. Eh bien, « nous », pour moi, ce sont les déportés. Avec eux, je me sens chez moi, malgré le destin juif, et puis cet héritage allemand que ma mère m’a transmis… Ma mère… Quand vous voyez ce que peut faire une mère seule dans un pays étranger, vous mesurez de quoi une mère est capable. Récemment, des étudiants m’ont demandé si j’avais de la haine. J’ai demandé : « Mais pour qui ? » Ils m’ont répondu : « Pour le peuple russe. » J’ai dit : « Si j’ai de la haine, c’est pour les nazis. » Pendant longtemps, j’ai cherché à comprendre pourquoi le nazisme a surgi d’Allemagne, alors que les Allemands sont un peuple de la culture et du livre. Mes élèves me demandent aussi : « Où se trouve votre patrie ? » Et je pense à ma mère qui souffrait d’être séparée de sa « patrie », de Düsseldorf. Quand elle prononçait « Düsseldorf », elle se mettait à pleurer. Elle m’en parlait tout le temps, elle me racontait aussi des contes allemands. Moi, quand j’en parle avec des élèves en Allemagne, chaque fois que je raconte quelque chose, je le revis. C’est très dur. Mais on n’est pas très nombreux à être encore en vie. Ceux qui ont vécu tout ça, c’est important qu’ils en parlent avec de la distance. Le plus souvent, je parle des deux dictatures. J’ai échappé à une dictature et je me suis retrouvée sous une autre. Je parle alors de l’impact de la dictature sur un être humain : il disparaît dans la masse, il ne vaut plus rien face à la dictature, 226 JULIANA ZARCHI, UNE VIE cette situation où, au nom d’une idée incompréhensible, on sacrifie les gens. Je n’ai pas eu d’enfants. J’ai toujours rêvé de partir et tout le monde savait qu’il était très difficile de partir avec des enfants parce qu’on n’autorisait pas le départ de toute une famille. Pendant toute ma vie, quand j’achetais quelque chose, par exemple un meuble, ma mère réagissait en me demandant : « Alors, on ne part plus ? » On a passé notre vie avec des valises prêtes à côté de nous. Je me suis mariée très tard et j’ai perdu mon mari avant la mort de ma mère. En mourant, ma mère m’a dit : « Ne pleure pas. Rentre chez toi, rentre chez nous en Allemagne. » Elle disait ça, alors que je n’y avais jamais vécu. C’est ce que je raconte à mes élèves. Je leur parle de l’endroit où on se sent bien avec les gens, où on sait qu’on est compris par les autres. Le Tadjikistan… Il y a une partie de moi qui est restée là-bas. Je ressens quelque chose pour cette région, même si j’y ai connu des événements tragiques. De retour en Lituanie, j’ai commencé à respirer différemment. De nouveaux horizons se sont ouverts. Pourtant, j’ai toujours pensé qu’un jour je retournerai au Tadjikistan. Aujourd’hui, je sais que je ne le ferai pas. On nous a raconté que tout avait été détruit là-bas, avec la guerre civile après la chute de l’URSS, tout ce qu’on avait fait a été détruit. Maintenant, je suis vieille et c’est trop cher. Düsseldorf est resté un endroit particulier pour moi. Je suis allée retrouver ma famille là-bas. Ma mère racontait souvent qu’en revenant de vacances, dans la gare 227 ENFANTS DU GOULAG Hauptbanhof, elle sortait et respirait l’air de Düsseldorf ! Je suis descendue du train, j’ai respiré profondément et je me suis dit : « Je respire cet air à la place de ma mère. » C’était un moment de grande émotion parce que ma mère n’a jamais pu y revenir. JULIANA ZARCHI, UNE VIE POST-SCRIPTUM Géza Losonczy, journaliste, ministre d’État dans le gouvernement d’Imre Nagy issu du soulèvement de 1956 en Hongrie, est mort en prison l’année suivante d’une grève de la faim. Sa fille, Anne Marie, coauteur de cet ouvrage, a sept ans quand l’Armée rouge écrase l’insurrection hongroise. Elle est alors déportée en Roumanie avec sa famille et celles des autres membres du gouvernement Nagy, et y passera deux ans. Au printemps 1957, les hommes sont transférés par la police politique hongroise en prison à Budapest. À l’issue d’un procès manipulé et hâtif, une partie d’entre eux sera exécutée en 1958. Anthropologue, Anne Marie Losonczy renoue, des décennies plus tard, avec ses souvenirs de la déportation et de la disparition du père à travers son échange avec l’historienne Marta Craveri ayant travaillé sur l’histoire du Goulag. Ce dialogue des vécus et des réflexions fait émerger l’enfance déportée comme sujet de recherche et confère 229 ENFANTS DU GOULAG une coloration particulière à l’écoute des voix des témoins et à la compréhension des registres de remémoration. Il en a résulté un mode particulier de travail conjoint. Ce livre a été écrit dans un dialogue constant, en face-àface, et à quatre mains. JULIANA ZARCHI, UNE VIE NOTES Introduction 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. Voir le corpus recueilli par Mémorial et en partie publié. http://museum.gulogmemories.eu Coordonné par le Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen, (EHESS/CNRS), ce projet a été soutenu par l’Agence nationale de la recherche, l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS (INSHS), Radio France internationale (RFI) et de l’Institut national d’études démographiques (INED). CADIOT (J.), ELIE (M.), Histoire du Goulag, Paris, La Découverte, 2017. Voir GRUDZINSKA-GROSS (I.), et GROSS (J. T.) (dir.), War Through Children’s Eyes : The Soviet Occupation of Poland and the Deportations, 1939-1941, Stanford, Hoover Institution Press, 1981 ; FRIERSON (C.A.) et VILENSKY (S. S.), Children of the Gulag, New Haven and London, Yale University Press, 2010. Voir BENSOUSSAN (G.) (dir.), « Surtout les enfants… », Le Monde juif/Revue d’Histoire de la Shoah n° 155, CDJC, 1995, 265 et passim ; et l’ouvrage de synthèse COQUIO (C.) et KALINSKY (A.) (dir.), L’enfant et le génocide. Témoignages sur l’enfance pendant la Shoah, Paris, Robert Laffont, 2007 et l’impressionnante bibliographie qu’il contient. KHLEVNIUK (O.), History of the Gulag : From Collectivization to the Great Terror, Annals of Communism, New Haven, Yale University Press, 2004, 123-129. DE CAROLI (D.), L’enfance abandonnée et délinquante dans la Russie soviétique (1917-1939), Paris, L’Harmattan, 2004. FÜRST (J.), « Between Salvation and Liquidation : Homeless and Vagrant Children and the Reconstruction of Soviet Society », The Slavonic and East European Review 86, n° 2, 2008, p. 245. Chapitre premier. Arrachements 1. La capitale de la Galicie en Ukraine occidentale, actuellement appelée Lviv, a connu plusieurs changements de noms au cours du XXe siècle, qui reflètent les 233 ENFANTS DU GOULAG 2. 3. 4. transformations du statut de la région : Lemberg sous l’Empire austro-hongrois, Lwów dès son passage sous l’autorité de la Pologne en 1919, Lvov à partir de son annexion par l’URSS en 1940, Lviv pendant la guerre et l’occupation allemande, et à nouveau Lvov pendant la période soviétique. Depuis la chute de l’URSS et l’indépendance de l’Ukraine, la ville a retrouvée le nom de Lviv. C’est ce dernier que nous avons choisi d’utiliser, pour faciliter l’identification du lieu. MAčIULYTė (J.), « Une âme de paysan », in BLUM (A.), CRAVERI (M.), et NIVELON (V) (dir.), Déportés en URSS : Récits d’Européens au Goulag, Paris, Autrement, coll. « Mémoires/Histoires », 2012, p. 251-266. SOLJÉNITSYNE (A.), L’Archipel du Goulag. 1918-1956 : essai d’investigation littéraire, Vol. 1, Paris, Éditions du Seuil, 1974. Voir d’autres parcours de juifs polonais ayant fui vers l’URSS mais sans être déportés comme le sculpteur Nathan Rapoport dans ROUSSO (H.) (dir), Après la Shoah. Rescapés, réfugiés, survivants, 1944-1947, Mémorial de la Shoah, 2016. Chapitre II. Souffrances 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. KOUSTOVA (E.), « Devenir soviétique ? », in Blum (A.), Craveri (M.), et Nivelon (V.) (dir.), Déportés en URSS : Récits d’Européens au Goulag, op. cit., p. 228-244. DENIS (J.), « Les images de l’enfance », ibid., p. 109-131. ALEXOPOULOS (G.) « Destructive-Labor Camps : Rethinking Solzhenitsyn’s Play on Words » Kritika : Explorations in Russian and Eurasian History 16, n° 3, 2015, p. 499-526. KHLEVNIUK (O.), History of the Gulag : From Collectivization to the Great Terror, op. cit., p. 37. Voir les études historiographiques récentes, notamment BARENBERG (A.), Gulag Town, Company Town : Forced Labor and Its Legacy in Vorkuta. Yale-Hoover Series on Stalin, Stalinism, and the Cold War. New Haven, Yale University Press, 2014, p. 513-534 ; BELL (W.), « Was the Gulag an Archipelago ? De-Convoyed Prisoners and Porous Borders in the Camps of Western Siberia », Russian Review 72, n° 1, 2013, p. 116-141. BANICA (M.), « La faim, un combat incessant », in Blum (A.), Craveri (M.), et Nivelon (V.) (dir.), Déportés en URSS : Récits d’Européens au Goulag, op. cit. p. 175-185. BUCA (E.), Vorkuta, Constable, Londres, 1976 ; CHALAMOV (V.), Récits de la Kolyma, Paris, Verdier, 2003 ; HERLING (G.), Un monde à part, Paris, Gallimard, 1995 ; SHUMUK (D.), Life Sentence, Edmonton, CIUS, University of Alberta, 1984 ; ŠTAJNER (K.), 7000 jours en Sibérie, Paris, Gallimard, 1975. Chapitre III. Grandir 1. 2. 3. 4. GOUSSEF (C.), « Les faits et le fil des souvenirs », in BLUM (A.), CRAVERI (M.) et NIVELON (V.) (dir), Déportés en URSS. Récits d’Européens au Goulag, op. cit., p. 48-61. ELIE (M.), « La Vie en déportation (1943-1953) », in DUFAUD (G.), CAMPANA (A.), TOURNON (S.) (dir.), Les Déportations en héritage : les peuples réprimés du Caucase et de Crimée hier et aujourd’hui, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 53-75. Voir la recherche pionnière de Thomas Bakelis dans DAVOULIūTė (V.), BALKELIS (T.) (dir.) Maps of Memory, Vilnius, Institute of Lithuanian Literature and Folklore, 2012, p. 46-71. LOSONCZY (A. M.), « Survivre. L’École amère et l’Humour de Dieu », in Blum (A.), Craveri (M.), et Nivelon (V.) (dir.), Déportés en URSS : Récits d’Européens au Goulag, op. cit., p. 145-166. 234 NOTES Chapitre IV. L’éclatement. Retours de déportation FRIERSON (C. A.), VILENSKY (S. S.), Children of the Gulag, New Haven [Conn.], Yale University Press, 2010. 2. ABAMBEN (G.), Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Rivages, coll. « Bibliothèque », 1999. 3. SOLJENITSYNE (A.), Une journée d’Ivan Denissovitch, Julliard, Paris, 1963 et GUINZBOURG (E.), Le Vertige, 2 vols. Paris, Éditions du Seuil, 1967. 4. KOUSTOVA (E.), « Devenir soviétique ? », op. cit., p. 235. 5. GROSS (J. T.), La Peur. L’Antisémitisme en Pologne après Auschwitz, Éditions Calmann-Lévy, Paris, 2012. 6. Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, le Bund est un mouvement politique juif d’orientation socialiste fondé à la fin du XIXe siècle dans l’Empire russe. Il milite pour les droits des ouvriers juifs et vise à promouvoir l’émergence d’une nationalité laïque de langue yiddish. Dès lors, il apparaît comme antagoniste tant du sionisme que du bolchevisme. 7. L’Administration des Nations unies pour les secours et la reconstruction ou UNRRA fut créée le 9 novembre 1943, lors d’une conférence qui réunit à la Maison Blanche les représentants de 44 nations. Sa mission fut de fournir, après la Seconde Guerre mondiale, une assistance économique aux nations européennes ainsi que de rapatrier et d’aider les réfugiés qui passeraient sous le contrôle des Alliés. 8. Cf. CRAVERI (M.), « Sauvés par la déportation », in Blum (A.), Craveri (M.), et Nivelon (V.) (dir.), Déportés en URSS : Récits d’Européens au Goulag, op. cit., p. 69-88. 9. Ibid. 10. Déclenchée à l’initiative d’un Staline vieillissant et malade, cette dernière vague de répression stalinienne vise des médecins d’origine juive, accusés d’avoir assassiné des membres du Politburo, et débouche sur une virulente campagne antisémite. 11. Période qui s’ouvre après la mort de Staline et l’arrivée au pouvoir de Khrouchtchev, caractérisée par une distanciation officielle de la terreur stalinienne et une plus grande liberté accordée à la société. 1. Chapitre V. Se souvenir 1. 2. 3. KALNIETE (S.), En escarpins dans les neiges de Sibérie, Paris, Éditions des Syrtes, 2003. NIEWIEDZIAL (A.), « Se battre et combattre », in Blum (A.), Craveri (M.), et Nivelon (V.) (dir.), Déportés en URSS : Récits d’Européens au Goulag, op. cit., p. 87-102. GRIESSE (M.), « Des camps spéciaux soviétiques en Allemagne aux camps du Goulag », ibid., p. 186-205. Épilogue 1. 2. 3. FRIERSON (C. A.), VILENSKY (S. S.), Children of the Gulag, op. cit. GUINZBOURG (E.), Le Vertige, op. cit. À l’heure de la globalisation de la figure incontournable de la victime comme clé de relecture de l’histoire, voir FASSIN (D.), RECHTMAN (R.), L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007. Cette primauté donnée à l’action par leurs récits rappelle que par-delà la nouvelle subjectivité politique victimaire, la remémoration individuelle tardive d’une souffrance collective est souvent étayée sur les ressources et savoir-faire mobilisés pour y survivre. ANNEXES Annexes BIOGRAPHIES DES TÉMOINS Biographies des témoins Slovaque, Ján Antal naît en février 1950 à Magadan. Sa mère, Irena, purge une peine de cinq ans dans un camp de la Kolyma. Peu après sa naissance, Ján est transféré à Elgen, orphelinat du nord de Magadan, puis ballotté entre des orphelinats successifs qui le mènent à Moscou. Sa mère, libérée en 1953, retourne en Slovaquie et s’engage dans la recherche de son fils. Elle réussit à le retrouver et à le faire rentrer avec un convoi de soldats en avril 1955. Ján prend le nom du mari de sa mère et commence à chercher l’identité de son père. Adulte, il part travailler à Prague, où il s’installe pendant trente ans. Lorsqu’il se marie, il prend le nom de son épouse, et s’appelle désormais Ján Antal. Aujourd’hui, il vit avec sa femme et ses cinq enfants à Svodin, en Slovaquie. Ján Antal a été interviewé en 2012, à Svodin, par Lyubomira Valcheva et Alain Blum. Janina Borysewicz naît en 1926 dans une famille polonaise de colons militaires établie dans une région habitée majoritairement par une population biélorusse. Après l’entrée de l’Armée rouge en novembre 1939, son père est arrêté et condamné à huit ans de camp. Mais amnistié en 1942, il quitte l’URSS avec l’Armée d’Anders. Sa mère enceinte et les cinq enfants sont déportés en février 1940 dans la région de Kirov. Janina est scolarisée dans une école russe et, en 1941, après avoir tenu tête à un enseignant, elle est envoyée dans une maison de correction. Elle ne reverra plus sa mère ni sa petite sœur qui meurent pendant son internement. En 1943, elle est placée dans un orphelinat polonais. Après la fermeture de 239 ENFANTS DU GOULAG l’orphelinat, elle refuse de prendre le passeport soviétique et est envoyée dans un camp de la région de Kotlas où elle passera un an. En 1946, elle réussit à rentrer en Pologne et à rejoindre une tante maternelle à Sokółka. Elle a du mal à trouver du travail et se marie ; elle aura trois filles. Elle a été interviewée en 2009, dans le bureau du Zwiazek Sybiraków (Union des anciens de Sibérie) près de Białystok, par Agnieszka Niewiedzial. Adam Chwaliński naît en 1928 en Polésie, (aujourd’hui la Biélorussie) dans une famille de colons civils polonais. En février 1940, sa famille est arrêtée par le NKVD et déportée avec les 51 autres familles de son village natal. Après un voyage d’un mois, ils arrivent dans la région d’Arkhangelsk et sont installés dans un village construit peu avant par des déportés ukrainiens. Adam, alors âgé de onze ans, et sa sœur travaillent avec leur père à la coupe du bois. La faim emporte le petit frère et la nièce d’Adam. En novembre 1941, informés de l’amnistie des Polonais, les Chwaliński partent en Asie centrale. Au Kirghizstan, sa mère meurt. Lui et ses deux sœurs sont placés dans l’orphelinat polonais de la ville de Tokmak, ce qui leur permet d’aller à l’école. Rapatriée en Pologne au printemps 1946, la famille s’installe à Szczecin. Adam reprend ses études et devient ingénieur hydrologue. En 1961, sa femme et lui s’établissent à Opole, en Silésie. Son obstination à mettre en avant sa condition d’ancien déporté n’empêche pas Adam de faire une carrière brillante dans sa spécialité. Il a été interviewé en 2009, à Opole, dans la maison de son fils, par Agnieszka Niewiedzial. Helena Romana Dolińska naît en 1933 dans une famille de colons civils polonais de la région de Ternopol’, majoritairement peuplée d’Ukrainiens. Elle est déportée avec sa famille et tout son village en février 1940 dans l’Oural. Elle ne peut pas aller à l’école, devant s’occuper des enfants plus jeunes. Elle y développe des astuces afin d’obtenir de la nourriture pour tous, par l’échange de vêtements et la cueillette de baies et de champignons. En 1941, amnistiés, les membres survivants de la famille Dolińska gagnent l’Asie centrale. Arrivé après le départ de l’Armée Anders, le père rejoint la division Kościuszko des Forces armées polonaises de l’Est sous commandement soviétique. Le reste de la famille rentre en Pologne en 1946. Après des études supérieures, Helena Romana 240 BIOGRAPHIES DES TÉMOINS Dolińska travaille à un poste à responsabilité à Opole, dans un bureau de transport fluvial. Elle est depuis presque vingt ans le membre le plus actif de la section locale de Zwiazek Sybiraków et, depuis sa retraite, elle s’occupe, en tant que bénévole, des anciens déportés de la région. Elle a été interviewée en 2009, à Opole, par Agnieszka Niewiedzial. Kasimirs Gendels naît en 1934, en Latgale, dans une famille multilingue lettonne. En 1949, il est déporté avec son père et sa sœur comme famille de koulaks. Circonstance aggravante, son frère a été mobilisé dans l’armée allemande pendant la guerre. En Sibérie, il est affecté à des travaux de coupe de bois et de chargement des barges dans un kolkhoze forestier de la taïga. Ayant écrit plusieurs requêtes à Nikita Khrouchtchev, Kasimirs est libéré en 1955. À son retour en Lettonie, il effectue son service militaire et devient mécanicien. Tous les trois ou quatre ans, il retourne en Sibérie pour se rendre sur la tombe de son père qui y est décédé. Après l’indépendance de la Lettonie, il accomplit un dernier voyage en Sibérie et rapatrie clandestinement le corps. Il a été interviewé en 2009, à l’université de Daugavpils, par Juliette Denis et Alain Blum. Michał Giedroyć naît en 1929 dans une famille polono-lituanienne aisée à Łobzów, en Biélorussie occidentale, alors polonaise. Son père, sénateur et juge, administre le grand domaine familial à Łobzów. En septembre 1939, son père est arrêté sur son domaine ; en avril 1940, lui, sa mère et ses deux grandes sœurs sont déportés à Nikoloevka, au nord du Kazakhstan. Sa mère y travaillera dans un kolkhoze. Amnistiés en août 1941, ils se dirigent vers l’Ouzbékistan pour rejoindre l’armée du général Anders et quitter l’Union soviétique via l’Iran. Michał est trop jeune pour être envoyé au combat mais, en 1944, il rejoint Camp Barbara, près de Gaza en Palestine, pour recevoir une formation militaire. En août 1947, il arrive en Angleterre où il commence à suivre des études. Il deviendra ingénieur aéronautique, se mariera et aura trois enfants. À la fin des années 2000, « pour vaincre les cauchemars qui le hantent souvent la nuit », il décide d’écrire ses Mémoires publiés en anglais sous le titre Crater’s Edge, [À la lisière du cratère]. Il a été interviewé en 2011, chez lui à Oxford, par Marta Craveri et Antonio Ferrara. 241 ENFANTS DU GOULAG Allemand, Siegfried Gottschalk naît en 1929 à Zehdenick, une petite ville située à 60 km de Berlin. Enrôlé dans les jeunesses hitlériennes, il a seize ans en 1945 lorsqu’il doit fuir avec sa famille l’avancée de l’Armée rouge. Après quelques semaines passées en forêt, il regagne son foyer au nord de Berlin. C’est là que, après un premier interrogatoire, le NKVD vient l’arrêter à la fin du mois de mai. Refusant d’admettre des crimes qu’il n’a pas commis, il est brutalement battu et torturé. Sans condamnation, on le transfère dans un camp spécial en Allemagne où il est chargé de déblayer des cadavres. En 1946, il est déporté en URSS dans un camp près de Prokop’evsk, dans la région de l’Altaï, dont il sera libéré en 1950 à vingt et un ans. Il arrive dans sa région, appartenant désormais à la République démocratique allemande et y retrouve sa famille. Il souhaite étudier mais ne voulant pas rejoindre l’organisation communiste de la Jeunesse allemande, il part pour Berlin-Ouest, où il termine ses études. Il s’établit à Ludwigsbourg et travaille dans une compagnie d’assurances jusqu’à sa retraite. D’abord réticent à partager les souvenirs de sa déportation, il finit par accepter d’être interviewé en 2009, chez lui, par Malte Griesse. Hongroise, Klara Hartmann naît en mai 1930 à Miskolc, dans le nord de la Hongrie, de parents paysans, morts très jeunes et dont elle n’a aucun souvenir. Elle est élevée par un oncle, sous-officier de gendarmerie à Gönc. Devant l’avancée de l’Armée rouge en janvier 1945, son oncle et sa tante s’enfuient, la laissant seule. Arrêtée, elle est interrogée pendant presque une année dans la prison de Kiev, puis condamnée à dix ans de travaux forcés pour espionnage. Dans le camp de Ouchta, elle travaille dans la construction. Transférée en 1949 au Steplag du Kazakhstan, elle est libérée en été 1953. À Kiev, sur la route du retour vers la Hongrie, elle fait la connaissance de son premier mari, jeune paysan hongrois, libéré comme elle et recommence sa vie dans son village à lui, au nord-est de la Hongrie. Après son divorce, elle travaille sur divers chantiers de construction, le stigmate du Goulag ne lui permettant pas d’entreprendre des études. C’est grâce à un médecin du travail qu’elle finira par devenir infirmière et travaillera dans une clinique psychiatrique. Remariée, elle qui ne peut pas avoir d’enfants élèvera le neveu orphelin de son mari et deviendra grand-mère. Elle a été interviewée en 2009, chez elle, à Gödre, par Anne Marie Losonczy. 242 BIOGRAPHIES DES TÉMOINS Ukrainien, Orest-Iouri Iarinitch naît en 1934 à Lviv, en Ukraine occidentale. Adolescent à la fin de la guerre, il constitue avec des camarades de classe un groupe clandestin pour distribuer des tracts incitant à la résistance civile contre les Soviétiques, qui collecte des dons et de l’argent pour soutenir les combattants de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA). Âgé tout juste de quinze ans, il est arrêté avec ses camarades. Après un long périple dans les prisons de l’URSS, il est condamné à cinq ans de travaux forcés pour trahison de la patrie et organisation antisoviétique. Il purge sa peine dans les différentes sections du camp de Mordovie, est amnistié après la mort de Staline et rentre à Lviv en 1953. Mais peu après, il est envoyé au Tadjikistan, à Stalinabad, aujourd’hui Dushanbe, faire son service militaire pendant trois ans. C’est seulement à la fin des années 1950 qu’il pourra s’installer à Lviv, entreprendre des études d’orthodontie, se marier et construire sa vie professionnelle et familiale. Il a été interviewé en 2009, à chez lui, à Lviv, par Marc Elie et Marta Craveri. Polonaise, Julia Jakubowska naît en 1932 à Wilno, actuellement Vilnius, dans une famille ouvrière. Après l’invasion de la Pologne orientale par l’Union soviétique, la famille de Julia se réfugie à la campagne, d’où ils finissent par être déportés dans la région de l’Oural. Amnistiée en 1941, la famille part pour l’Ouzbékistan. Ils trouvent du travail dans un kolkhoze spécialisé dans la culture de tabac. Le père de Julia et son frère David partent pour Samarkand où ils espèrent trouver de meilleures conditions de travail. Elle ne les reverra plus jamais. Sa petite sœur meurt et elle-même souffre de malaria et de sous-alimentation. Après l’hospitalisation de sa mère, Julia et ses trois sœurs sont placées dans un orphelinat polonais. Julia y apprend le polonais, le yiddish étant sa langue maternelle. Rapatriée en Pologne en 1946, elle fait plusieurs séjours à l’hôpital avant de reprendre ses études à Varsovie. Elle y termine le lycée pédagogique, puis obtient une bourse d’études pour faire des études d’histoire à Moscou. Après son retour et son mariage, elle enseigne cette matière au lycée jusqu’en 1989. Elle a été interviewée en 2010, à Varsovie, dans les locaux de l’association des Enfants de l’Holocauste, par Agnieszka Niewiedzial et Marta Craveri. 243 ENFANTS DU GOULAG Fille unique d’un couple de juifs polonais, Stella Jankovska est née à Lviv en 1929. C’est dans cette ville qu’elle passe son enfance dans un foyer aisé, où son père pharmacien gère l’officine, assisté de sa femme. En 1940, son père, officier dans l’armée polonaise, est fait prisonnier par les Soviétiques tandis qu’elle et sa mère sont arrêtées et déplacées de force au Kazakhstan. Après l’amnistie des Polonais déportés, en août 1941, les deux femmes se réfugient dans la ville la plus proche où Stella se lance dans le troc de vêtements, tandis que sa mère trouve un poste d’enseignante. Début 1946, elles peuvent rentrer en Pologne et s’installer à Wroclaw, à l’ouest du pays. Stella retrouve son père, libéré, mais n’obtient aucune information sur le sort des membres de la famille restés à Lviv. Elle finit par apprendre qu’ils ont été exterminés par les nazis. Elle devient médecin, fonde un foyer et aura une fille. Elle a été interviewée en 2009, à Wroclaw, par Agnieszka Niewiedzial et Catherine Gousseff. Sandra Kalniete naît à Togour, en Sibérie, en décembre 1952, de parents lettons déportés lors des deux grandes vagues qui ont touché la Lettonie : sa mère lors des opérations de juin 1941 ciblant les « éléments socialement dangereux », son père en 1949 en tant que fils d’un résistant contre l’Armée rouge. Sandra découvre la terre natale de ses parents à l’âge de cinq ans et elle y grandit en bonne Soviétique ignorant presque tout des souffrances endurées par ces derniers jusqu’à l’âge adulte. Plus tard, elle devient l’un des membres fondateurs du Front populaire de Lettonie et l’un des acteurs politiques de la transition lettone, occupant les postes d’ambassadrice auprès de l’ONU, puis de ministre des Affaires étrangères et enfin de commissaire européenne. Après avoir lu Les Cygnes sauvages de Jung Chang, elle décide d’écrire l’histoire de sa famille, maternelle et paternelle. Ses Mémoires, publiés en 2001, et traduits en plusieurs langues (en français sous le titre En escarpins dans les neiges de Sibérie) deviennent rapidement une référence majeure du récit mémoriel public de la répression soviétique en Lettonie. Actuellement députée européenne, elle milite pour que la répression soviétique dans les pays baltes soit reconnue par les instances européennes comme « génocide ». Elle a été interviewée en 2009, chez elle, à Riga, par Juliette Denis et Alain Blum. 244 BIOGRAPHIES DES TÉMOINS Marite Kontrimaite, lituanienne, est née en 1947. Ses parents sont inclus dans les listes des personnes à déporter. Après s’être cachés pendant un an, ils sont arrêtés en 1949 et déportés avec Marite en Sibérie. Arrivés dans la région d’Irkoutsk, ils sont assignés dans le village de Bodaïbo. En 1956, ses parents réussissent à renvoyer Marite, dangereusement affaiblie par des années de privations, en Lituanie. Elle y poursuit ses études secondaires et supérieures, puis s’installe à Erevan, en Arménie. Elle retourne ensuite travailler à la télévision en Lituanie et vit aujourd’hui à Vilnius. Elle a été interviewée en 2011, chez elle, à Vilnius, par Emilia Koustova et Alain Blum. Silva Linarte naît en 1939 en Latgale, au sud-est de la Lettonie. En juin 1941, son père, ayant refusé de dénoncer des collègues instituteurs, est arrêté et condamné aux travaux forcés au Viatlag, où il décède en 1942. Silva, sa mère et ses sœurs sont reléguées dans la région de Krasnoïarsk, en Sibérie. En 1947, Silva et ses sœurs, orphelines de père, bénéficient d’une mesure les autorisant à rentrer en Lettonie. Après un long périple en train, elles sont placées dans un orphelinat à Riga, puis dans des familles d’accueil. Leur mère finit par s’échapper du village de peuplement et les rejoint. En 1950, au cours de la seconde déportation de masse en Lettonie, la mère et les trois filles sont renvoyées en Sibérie. Alors que les conditions de vie s’améliorent peu à peu, la mère de Silva meurt d’un cancer. Silva rentre définitivement en Lettonie en 1956, où elle parvient à poursuivre des études et devient designer et peintre. Elle occupe aujourd’hui la maison de son enfance, replongeant, avec ses propres filles, dans les souvenirs du passé familial miraculeusement conservés. Elle a été interviewée une première fois en 2009, à l’université de Daugavpils, par Juliette et Alain Blum et une deuxième fois en 2012, à Paris, par Marta Craveri. Juozas Miliautskas naît en 1934 dans la région de Kaunas, en Lituanie. Il vit à la campagne avec ses parents ; son père est ouvrier, sa mère ne travaille pas. À partir de 1947, la famille sent peser la menace de l’arrestation. Un frère de son père a rejoint les résistants antisoviétiques, appelés « frères des bois ». À plusieurs reprises, ils se cachent chez des voisins et des amis mais le 17 mars 1949, quatre soldats du NKVD local viennent les arrêter. Assignés aux travaux agricoles dans un kolkhoze isolé 245 ENFANTS DU GOULAG de la région d’Irkoutsk, Juozas apprend le russe au fil du temps et devient tractoriste, puis chauffeur. En 1956, il est libéré de son statut de déporté spécial et, en 1957, il rentre avec ses parents en Lituanie. Mais il est déjà sibérien. Au bout de six mois, il décide de retourner en Sibérie, y reprend son travail, puis se déplace à Bratsk où il réside encore aujourd’hui. Il a été interviewé en 2010, chez lui, par Emilia Koustova et Alain Blum. Sonia Pancer, française d’origine juive polonaise, a deux ans en juin 1940 quand elle est déportée avec ses parents en URSS. Après un an passé dans un village de peuplement de l’Oural, Sonia et sa famille arrivent en Ouzbékistan en automne 1941 et y restent jusqu’à la fin de la guerre. Après la guerre et un long périple passant par la Pologne et les camps pour personnes déplacées en Allemagne, ils décident de rejoindre un frère émigré en France avant la guerre, propriétaire d’une petite usine de textile. Refoulée plusieurs fois à la frontière franco-allemande, la famille finit par arriver à Roanne où les parents commencent immédiatement à travailler auprès de l’oncle de Sonia. Elle a été interviewée en 2013, chez elle, dans la banlieue parisienne, par Marta Craveri et Anne Marie Losonczy. Elena Paulauskaïte naît en 1937 dans une famille lituanienne de fermiers aisés. Elle est la dernière d’une fratrie de sept enfants, orpheline de père. Après l’arrestation de son frère aîné, ses sœurs déjà mariées échappent à la déportation, alors qu’elle est déportée à l’âge de quatorze ans, avec sa mère, dans la région de Krasnoïarsk en Sibérie. Au terme de plusieurs semaines, elles arrivent dans un kolkhoze. Désormais, toute sa vie sera centrée sur un travail agricole dur et exténuant pour faire vivre sa mère, trop âgée pour travailler, puis, quelques années plus tard, ses enfants. Ayant épousé un Russe, elle ne rentrera pas en Lituanie après sa libération. Elle a été interviewée en 2009, chez elle à Bratsk, en Sibérie, par Emilia Koustova et Alain Blum. Rafails Rozentāls naît à Riga en septembre 1937 dans une famille intellectuelle juive lettone. Son père est un avocat de grand talent, sa mère est éducatrice. À la maison, ils parlent le russe et le yiddish. Quelque mois après l’annexion de la Lettonie par l’URSS, son père est dénoncé pour 246 BIOGRAPHIES DES TÉMOINS avoir présidé une association sioniste quand il était étudiant à la faculté de droit de Riga. Il est arrêté et condamné aux travaux forcés en juin 1941. Rafails et sa mère sont alors déplacés dans un village de la région de Tomsk, en Sibérie. Les membres de la famille restés à Riga périssent, les uns dans le ghetto, les autres fusillés dans la forêt de Rumbala, quelques mois après l’arrivée des nazis. Un an plus tard, le père de Rafails, libéré du camp de travail de Solikamsk, dans la région de Perm, réussit à retrouver sa femme et son fils et à les rejoindre. En 1946, ils partent tous les trois s’installer dans la ville de Krasnoïarsk. Son père y trouve un emploi de comptable et ils parviennent à obtenir un petit logement. Rafails s’inscrit à la faculté de médecine de Krasnoïarsk. En 1956, la famille Rozentāls, libérée, rentre à Riga où Rafails termine ses études et commence une carrière de chirurgien. Il devient un grand spécialiste international de la transplantation du foie. Il a été interviewé en 2008 à Riga, dans son bureau à l’hôpital, par Juliette Denis et Marta Craveri. Rimgaudas Ruzgys naît en 1937 dans la petite ville de Triškiai, dans le nord de la Lituanie. Ses parents sont des paysans aisés. En mai 1948, la famille Ruzgys est arrêtée et déportée en Bouriatie, en Sibérie orientale. Après un an passé à l’école en Sibérie, Rimgaudas, âgé d’onze ans à peine, commence à travailler dans une exploitation forestière. C’est seulement en 1960, après trois ans et demi de service militaire, qu’il peut rentrer à Vilnius. Il repart de Sibérie avec une riche collection de photos réalisées grâce à un appareil photo acheté par son frère. Sa réinsertion n’est pas facile : « Personne ne voulait m’enregistrer en Lituanie. On me disait : “Retourne là d’où tu viens”. » Grâce à une connaissance, il réussit enfin à se domicilier et commence à travailler comme chauffeur de bus. Il reprend ses études, d’abord dans une école du soir, puis dans une école professionnelle et enfin dans un institut d’études supérieures. Pendant douze ans, il étudie le soir et travaille la journée. Il réussit malgré tout ses études et devient responsable du service de transport dans un syndicat. Il a été interviewé en 2009, chez lui à Vilnius, par Jurgita Mačiulytė. Teodor Shanin, polonais d’origine juive, est fils d’un marchand prospère de Wilno, Vilnius aujourd’hui, militant sioniste. Il a onze ans en juin 1941, quand un officier du NKVD accompagné de soldats arrive à 247 ENFANTS DU GOULAG son domicile pour l’arrêter avec ses parents et sa petite sœur de quatre ans. L’officier a cependant un geste étonnant : il leur dit que, compte tenu des contrées difficiles où ils vont être déportés, il fermerait les yeux s’ils laissaient la petite sœur à quelqu’un. Ce qu’ils font, en la confiant au grand-père. Le père est condamné aux travaux forcés et envoyé dans un camp en Sibérie. Teodor et sa mère sont déportés dans l’Altaï. Amnistiés en 1941 en tant que Polonais, ils partent vers Samarkand en Ouzbékistan. Son père, libéré du camp, les rejoint. À la fin de la guerre, Teodor rentre à Vilnius pour rechercher sa sœur et découvre que son grand-père et elle ont été assassinés après l’arrivée des Allemands dans la ville. Teodor part alors en Pologne, qu’il fuit rapidement en raison des violences antisémites. Il rejoint la France, puis Israël et enfin l’Angleterre où il devient l’un des plus grands spécialistes de la paysannerie russe et professeur d’université. Dès le début de la perestroïka, il enseigne à Moscou, tout en continuant son travail en Angleterre. Il a été interviewé en 2008, dans son bureau à Moscou, par Juliette Denis et Alain Blum. Iser Šliomovičius naît à Kaunas en 1937 dans une famille juive lituanienne. Son père a une petite entreprise de commerce de métaux, dans laquelle il emploie deux jeunes apprentis. Iser a quatre ans quand, en juin 1941, des officiers du NKVD l’arrêtent avec sa famille. À la gare, ils sont séparés du père, qui sera condamné à cinq ans de travaux forcés pour « exploitation de la main-d’œuvre d’autrui ». Après deux mois passés dans le train, ils arrivent dans le sovkhoz n° 51 près de la ville de Kamen’, dans la région de l’Altaï. Sa mère est assignée aux travaux agricoles, alors que lui et son frère jumeau passent leurs journées dans la baraque faute de vêtements chauds pour l’hiver. En décembre 1945, son père, libéré du camp de travail près de l’Oural, les rejoint dans l’Altaï. Après cinq ans de travaux forcés dans la forêt, ce dernier est invalide. Plus tard, Iser souhaite étudier la littérature, mais en tant que déporté libéré, il ne peut s’inscrire qu’à l’Institut mécanique de Tomsk, où il obtient son diplôme en 1958. Il rentre à Kaunas en 1963 et trouve un emploi comme concepteur de photocopieuses. Il a été interviewé une première fois en 2009, chez lui, à Kaunas, par Marta Craveri et Jurgita Mačiulytė et une deuxième fois en 2011, par Marta Craveri. 248 BIOGRAPHIES DES TÉMOINS Ecaterina Szas est née en 1926 à Sibiu, en Roumanie. Elle fait partie de la minorité saxonne de Transylvanie, cible prioritaire de la répression soviétique dans ce pays vaincu. Ayant perdu ses parents à l’âge de cinq ans, elle grandit dans un orphelinat puis fait un apprentissage dans un atelier de couture. Travaillant comme couturière, elle est arrêtée en janvier 1945 dans la ville de Sibiu. Déportée dans un camp des environs de Dniepropetrovsk, en Ukraine orientale, elle est affectée aux travaux de construction d’une usine. Ecaterina est libérée en octobre 1949. Rentrée à Sibiu où personne ne l’attend, il lui sera difficile de trouver un travail. Elle finira par devenir ouvrière qualifiée dans une usine de mécanique. Elle a été interviewée en 2009, dans une maison de retraite à Sibiu, par Mirel Banica. Elle est décédée en 2010. Ukrainienne, Irina Tarnavska naît dans une famille paysanne en mars 1940, à Lviv, en Ukraine occidentale. En raison de leur soutien à la résistance armée contre l’occupation soviétique, en 1948, Irina et sa famille sont déplacés de force dans un hameau de la région de Tomsk, en Sibérie. En 1958, elle est autorisée à rentrer en Ukraine, d’abord à Kiev, où elle peut faire des études tout en travaillant dans un hôpital puis à la poste. Son rêve est de retourner dans sa région natale, en Galicie, mais une fois à Lviv elle aura de grandes difficultés pour obtenir sa domiciliation. Finalement, un ami de son père l’aide à trouver un logement, puis elle trouve du travail dans une usine de matériel photographique et fonde une famille. Ses parents ne rentrent de déportation qu’au début des années soixante, et s’installent près de la ville de Tchernobyl. Peu de temps après l’accident de la centrale nucléaire, son père meurt d’un cancer. Elle a été interviewée en 2009, à Lviv, par Marc Elie et Marta Craveri. Estonienne, Marju Tomm est née en 1939 de parents artisans qui possèdent une teinturerie de tissus. Ses parents sont trilingues : ils parlent estonien, russe et allemand. En 1945, elle a six ans lorsque son père est arrêté et condamné à cinq ans de travaux forcés. Bien plus tard, elle découvrira dans les archives qu’il a été accusé par un tribunal militaire de complicité avec les « frères des bois », résistants nationalistes estoniens. Il ne reviendra pas du camp de Karaganda. En 1949, le NKVD vient les chercher, sa mère et elle. Elles sont déportées dans la région de 249 ENFANTS DU GOULAG Novossibirsk près de la frontière kazakhe. Sa mère est assignée aux travaux agricoles dans un kolkhoze, et elle-même commence à travailler à douze ans. C’est sa mère qui lui donne des leçons. Grâce à son enseignement, elle pourra passer plus tard des examens en externe et intégrer l’école secondaire. Son récit est dominé par une grande solitude partagée seulement avec sa mère et avec ses nombreux animaux, seuls compagnons de son enfance sibérienne. Elle rentre en Estonie en 1954. Devenue ingénieure dans une usine de radiorécepteurs à Tallin, Marju Tomm milite activement au sein du Front populaire estonien pendant la perestroïka et devient sa porte-parole. Elle a été interviewée en 2009, à Tallin, dans les locaux de l’association Memento, par Marta Craveri et Juliette Denis. Ukrainienne, Nadejda Tutik naît en déportation en 1950 à Omsk, en Sibérie. Elle est le premier enfant de ses parents déportés en tant que koulaks lors de la collectivisation des terres en Ukraine occidentale en 1947. En 1953, sa sœur naîtra dans la même baraque. Son père apprend la menuiserie, devient contremaître et sera décoré pour l’excellence de son travail. Nadejda passera toute son enfance et son adolescence en déportation. Sa mère étant originaire d’une famille aisée et éduquée, la famille accorde beaucoup d’importance à la scolarisation de ses enfants. À travers ses études, Nadejda s’intègre avec aisance dans la vie soviétique et garde de bons souvenirs de sa vie sibérienne. La famille ne sera autorisée à rentrer à Lviv qu’en 1969, où Nadejda travaillera comme infirmière. Elle a été interviewée en 2009, à Lviv, par Marc Elie, Marta Craveri et Anne Marie Losonczy. Peep Varju est estonien. Il a quatre ans et demi lorsqu’en 1941 il est séparé de son père, condamné aux travaux forcés. Il est déporté ensuite dans la région de Tomsk avec sa mère enceinte, son frère et sa sœur. Aucun membre de sa famille ne survit au camp et à la déportation. Il est alors placé dans un orphelinat sibérien. En 1946, suite à une mesure exceptionnelle du pouvoir soviétique autorisant le retour des orphelins lettons et estoniens, il retourne en Estonie où il est adopté et élevé par sa tante maternelle. Il devient ingénieur dans une entreprise d’État. En 1989, il fonde avec d’autres rescapés l’association Memento, dont la vocation est de regrouper tous les déportés d’Estonie, et de documenter et diffuser 250 BIOGRAPHIES DES TÉMOINS la mémoire de l’époque soviétique. Aujourd’hui, il continue de présider bénévolement le bureau de Tallin et mène activement des collectes d’archives et de récits de vie. Il a été interviewé en 2009, à Tallin, dans les locaux de l’association Memento, par Marta Craveri et Juliette Denis. Henry Welch naît en 1933 à Łódź, en Pologne, dans une famille juive aisée. En février 1939, son père quitte la Pologne pour s’installer au Brésil. Il pense faire venir sa femme et son fils mais la guerre rendra impossible leurs retrouvailles. Quand les nazis entrent en Pologne en septembre 1939, Henry et sa mère fuient à l’est du pays, à Bialystok, puis à Pinsk. Le temps qu’ils arrivent, ces territoires sont occupés par les Soviétiques et annexés à l’URSS. La mère d’Henry refuse de prendre le passeport soviétique espérant pouvoir rentrer à Łódź. En juin 1940, des agents du NKVD les arrêtent. Après un très long voyage, ils arrivent à Kotlas, dans le Grand Nord russe, et sont assignés à l’abattage du bois dans le village de Nierčuga, dans la région d’Arkhangelsk. Lors de l’amnistie des citoyens polonais en août 1941, les Welch quittent la région d’Arkhangelsk pour rejoindre le Kirghizstan, puis le Kazakhstan et enfin le Tadjikistan. En 1945, Henry et sa mère prennent la route du retour. Arrivés à Łódź, ne retrouvant ni leur famille ni leurs biens, ils décident de quitter définitivement la Pologne et de rejoindre l’un des camps pour personnes déplacées en Allemagne. Henry émigrera en Israël, puis au Brésil, au Canada et aux États-Unis. Finalement, il s’établit à Rome où il dépose le brevet d’un appareil médical qui sera vendu dans le monde entier et lui permet de créer sa propre société. Il a été interviewé en 2009, chez lui à Rome, par Marta Craveri et Antonio Ferrara. Austra Zalcmane, née en 1935, est la fille d’un chef local des Aizsargi, une organisation paramilitaire créée pendant la guerre d’indépendance de Lettonie et supportant le régime autoritaire de Karlis Ulmanis. Le 14 juin 1941, la famille est arrêtée et séparée : le père est condamné à une peine de travaux forcés à laquelle il ne survivra pas tandis qu’Austra, sa mère et ses frère et sœurs sont déportés dans la région de Krasnoïarsk. Le petit frère y décède, la mère et les trois filles font face à la faim et la maladie. En 1946, Austra et ses sœurs sont autorisées à rentrer en Lettonie 251 ENFANTS DU GOULAG dans le cadre d’une mesure concernant les orphelins lettons et estoniens des villages de peuplement. Confiée à sa tante, elle poursuit ses études et devient institutrice. Sa mère rentre en 1957, avec la vague d’amnistie touchant l’ensemble des colons spéciaux. Elle a été interviewée en 2009, à Riga, par Juliette Denis. Lituanienne, Juliana Zarchi naît à Kaunas en 1938, de père lituanien d’origine juive et de mère allemande. Au moment de l’invasion de la Lituanie par les nazis, son père fuit vers l’est, où il est assassiné par les Einsatzgruppen. Toute petite fille, elle est sauvée du ghetto de Kaunas et survit cachée pendant l’occupation nazie. En août 1945, dans le cadre des répressions contre les ressortissants d’origine allemande, elle est déplacée de force avec sa mère par les Soviétiques, au Tadjikistan, en Asie centrale, d’où elle ne rentre qu’en 1962. À son retour, elle enseigne la langue allemande à l’université Vytauto de Kaunas, se marie mais n’aura pas d’enfants. Elle vit avec sa mère jusqu’au décès de celle-ci en 1991, témoin de ses tentatives incessantes pour rentrer chez elle à Düsseldorf. Sa mère adresse des centaines de lettres aux autorités soviétiques, sans jamais obtenir l’autorisation de quitter l’URSS. Depuis que la Lituanie a retrouvé son indépendance, Juliana est régulièrement invitée en Allemagne pour témoigner dans des lycées de l’histoire de sa famille. Elle a été interviewée en 2009, chez elle à Kaunas, par Marta Craveri et Jurgita Mačiulytė. REPÈRES CHRONOLOGIQUES Repères chronologiques La répression 1930 Création du GOULag (Glavnoe OUpravlenie Lagereï), la Direction centrale des camps, au sein de la police politique, l’OGPU, puis du commissariat à l’Intérieur (NKVD) dès 1934. C’est alors que le système concentrationnaire soviétique entame son expansion territoriale et économique en inaugurant de nouveaux chantiers, bassins industriels, combinats, villes, et en découvrant de nouveaux bassins miniers et houillers. Le nombre de prisonniers et de déplacés spéciaux ne cesse d’augmenter et le réseau des camps ainsi que celui des peuplements spéciaux de s’étendre sur l’ensemble du territoire soviétique, jusqu’à la mort de Staline. Ensuite, plusieurs réformes toucheront le Goulag. Cependant, même après la fin de l’URSS en 1991, subsiste jusqu’à aujourd’hui en Russie un vaste réseau de colonies pénitentiaires de travail avec une population carcérale importante. 1928-1933 Campagne de collectivisation massive des exploitations paysannes et de lutte contre les koulaks, paysans désignés comme « riches », conduisant à la déportation d’environ 2,3 millions d’entre eux dans des villages de peuplement du Grand Nord et de la Sibérie. 253 ENFANTS DU GOULAG 1935-1937 Les déportations vers la Sibérie et l’Asie centrale de Polonais, d’Allemands, de Finlandais, de Baltes et de Roumains vivant dans les zones frontalières de l’URSS, sont les premières déportations à caractère national. Le passage des cibles sociales aux cibles nationales est la conséquence de la tension internationale croissante due à l’accession au pouvoir d’Hitler et au rapprochement entre l’Allemagne et le Japon. Pour le gouvernement soviétique, les rapports que ces différentes « nationalités diasporiques » présentes sur son territoire pourraient entretenir avec les États dont elles sont originaires, même si cette origine est souvent lointaine, sont alors considérés comme potentiellement dangereux. C’est ainsi que les « nationalités diasporiques » vont devenir les premières cibles des répressions ethniques staliniennes. 1937 Déportation d’environ 172 000 Coréens de l’Extrême-Orient soviétique au Kazakhstan et en Ouzbékistan. Cette déportation vise pour la première fois un groupe ethnique dans sa totalité. 1937-1938 La grande terreur stalinienne conduit à l’exécution de plus de 600 000 Soviétiques et à une augmentation massive des arrestations et transferts dans les camps, touchant tant les élites que des populations considérées comme marginales. C’est la diffusion au sein du NKVD de l’ordre 00447, le 5 août 1937, qui déclenche ces « opérations de masse ». 1939 23 août : le pacte germano-soviétique, signé par Molotov et Ribbentrop, scelle pour un temps une alliance entre l’Allemagne et l’Union soviétique et délimite les sphères d’influence de chacun des deux pays en Europe centrale et orientale. 1er septembre : Hitler envahit la Pologne, déclenchant ainsi la Seconde Guerre mondiale. 17 septembre : les troupes soviétiques pénètrent à leur tour en Pologne, et sa partie orientale est rattachée aux Républiques socialistes soviétiques d’Ukraine et de Biélorussie. 254 REPÈRES CHRONOLOGIQUES Septembre-octobre : l’URSS impose la signature de traités d’assistance mutuelle aux États baltes. Wilno (aujourd’hui Vilnius), polonaise avant la guerre, est intégrée à la Lituanie. Novembre 1939-mars 1940 : « guerre d’Hiver » entre l’URSS et la Finlande qui résiste ainsi aux appétits territoriaux de son puissant voisin. 1940 Entre 1940 et 1941, le pouvoir soviétique, ayant annexé la Pologne orientale (Ukraine et Biélorussie occidentales) à la suite du pacte germanosoviétique, y organise quatre grandes vagues de déportations destinées à purger les régions orientales des « éléments indésirables ». Chaque opération de déportation a une cible bien précise. Février : déportation des colons militaires, les osadniki, et de leurs familles. Sont ainsi touchés les anciens soldats et officiers de l’armée polonaise qui avaient combattu durant la Première Guerre mondiale ou participé à la guerre russo-polonaise de 1920 et auxquels avaient été attribuées des terres dans l’objectif stratégique d’affirmer la présence polonaise dans les régions frontalières. Avril : les déportations concernent surtout les représentants de l’ancien ordre public polonais (policiers, gendarmes, gardiens de prison, employés administratifs), les membres des classes supérieures (propriétaires, artisans, industriels, commerçants) ainsi que les membres des familles de réprimés. Juin : déportation des réfugiés ayant fui la Pologne occidentale occupée par les Allemands. Échoués par la suite en Ukraine et en Biélorussie occidentales, désormais soviétiques, le pouvoir leur propose le passeport soviétique. Ceux qui le refusent sont déportés en Sibérie ou dans le Grand Nord. 80 % des 75 000 personnes déportées sont des Polonais d’origine juive. Juin-juillet : après la défaite de la France, Staline accélère le processus d’annexion des États baltes à l’URSS. L’Armée rouge pénètre dans ces trois pays, des émissaires sont envoyés de Moscou pour coordonner le rattachement en s’appuyant sur des sympathisants locaux. Les États baltes deviennent des Républiques socialistes soviétiques. Juillet-août : l’Armée rouge occupe la Bessarabie et la Bucovine du Nord qui faisaient partie de la Roumanie dans l’entre-deux-guerres. Ces régions sont annexées à l’URSS et deviennent parties des Républiques socialistes soviétiques d’Ukraine et de Moldavie (celle-ci étant proclamée le 2 août 1940). 255 ENFANTS DU GOULAG 1941 Juin : la quatrième et dernière opération ne concerne plus seulement l’Ukraine et la Biélorussie occidentales, mais aussi les trois pays baltes et la Moldavie, et a pour but, selon le terme employé dans les décrets soviétiques, de « nettoyer » ces territoires des éléments antisoviétiques, criminels et « socialement dangereux ». Dans cette opération, dix catégories d’individus sont ciblées et divisées entre ceux qui doivent être arrêtés et condamnés aux travaux forcés et ceux qui doivent être déportés et assignés à résidence dans les peuplements spéciaux. Les membres actifs des partis contre-révolutionnaires et nationalistes, les ex-officiers de police, les gendarmes, les gardiens de prison, les hauts fonctionnaires et les ex-officiers, les propriétaires fonciers, les industriels, les entrepreneurs et enfin les criminels doivent être condamnés à cinq à huit ans de travaux forcés ; leurs propriétés doivent être confisquées et, une fois la peine purgée, ils devront vivre en relégation pendant vingt ans dans les régions éloignées de l’URSS. Les familles des individus appartenant à ces catégories et les réfugiés allemands devant être rapatriés en Allemagne, mais ayant refusé d’y être transférés – et soupçonnés de rapports avec les services étrangers de contre-espionnage – doivent être déportés pour vingt ans dans les villages de peuplements spéciaux, et leurs propriétés confisquées. Plus de 85 000 « éléments antisoviétiques » sont ainsi déportés dans les peuplements spéciaux en Sibérie et au Kazakhstan, dont 37 000 issus de la Pologne orientale, 23 000 de Moldavie et 25 000 des pays baltes. Dans les pays baltes, 12 à 15 % d’entre eux sont d’origine juive. 22 juin : déclenchement de l’opération Barbarossa – l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie. Les quatre années de la « Grande Guerre patriotique » sont marquées par des combats sanglants, des conditions de vie extrêmement pénibles et des systèmes d’occupation meurtriers : plus de 26 millions de Soviétiques y trouvent la mort. Les marges occidentales de l’URSS sont les premiers territoires occupés par les Allemands ; ils y mènent très tôt une politique d’extermination des juifs. Juillet : signature des accords Sikorski-Maïski (du nom, respectivement du chef du gouvernement polonais en exil à Londres et de l’ambassadeur d’Union soviétique à Londres) qui aboutit au décret d’amnistie des Polonais prisonniers ou déportés en URSS, et à la formation de l’Armée Anders sur le territoire soviétique. Août : déportation en Asie centrale d’environ un million d’Allemands soviétiques originaires de la région de la Volga, du Caucase et de Crimée. La République des Allemands de la Volga est supprimée. 256 REPÈRES CHRONOLOGIQUES Septembre : déportation au Kazakhstan d’environ 89 000 Finlandais originaires de la région de Leningrad. 1943 Février : la victoire de Stalingrad marque l’un des tournants de la Seconde Guerre mondiale. Novembre : déportation en Asie centrale d’environ 69 000 Karatchaïs du Caucase. Il s’agit de la première opération punitive collective contre tout un « peuple puni », accusé de collaboration avec l’occupant et expulsé de ses terres. Les autonomies nationales dont disposaient ces peuples sont supprimées (région autonome des Karatchaïs, République de KabardinoBalkarie, République de Tchétchénie-Ingouchie, République de Kalmoukie). Décembre : déportation en Asie centrale d’environ 92 000 Kalmouks du Caucase. 1944 Février : déportation d’environ 387 000 Tchétchènes, 91 000 Ingouches et 37 000 Balkars du Caucase du Nord. Mai : déportation d’environ 187 000 Tatars, 22 000 Bulgares et Arméniens de Crimée, 40 000 Grecs de Crimée, Géorgie, Arménie et des régions de Krasnodar et Rostov. 30 juillet : Staline ordonne le désarmement de l’Armia Krajowa (AK) qui avait participé à l’opération Burza (Tempête) et l’arrestation et la déportation de ses officiers et soldats polonais. Décembre : déportation d’environ 110 000 germanophones (les Volksdeutsche) résidant en Hongrie, Roumanie, Bulgarie et Yougoslavie. Hiver 1944-juin 1945 En Russie subcarpatique sont arrêtés les membres du Parti agraire et du Parti hongrois, les émigrés russes des années vingt, les nationalistes ukrainiens et biélorusses, les Tchèques et Slovaques qui s’opposent au rattachement de la Russie subcarpatique à l’URSS. Printemps 1944-1950 Arrestation et déportation de membres de l’Organisation nationaliste ukrainienne (OUN), de combattants de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA), de partisans biélorusses, de résistants baltes luttant avec 257 ENFANTS DU GOULAG les armes contre l’occupation soviétique et de centaines de milliers de collaborateurs, réels ou présumés. Les familles des résistants ukrainiens et baltes que les Soviétiques désignent comme « bandits » sont déportées dans des villages de peuplement en Sibérie et dans le Grand Nord. 1945 Janvier : déportation d’environ 70 000 Saxons et Souabes (Roumains germanophones) de Transylvanie méridionale (Roumanie) dans le Donbass, bassin minier en Union soviétique, et dans d’autres bassins industriels ukrainiens. Printemps : déportation d’environ 100 000 personnes de Slovaquie dont une partie est amenée de force en URSS, surtout dans la région du Donbass, pour aider à la reconstruction. D’autres sont condamnés comme « criminels de guerre » pour avoir combattu aux côtés des Allemands, des Hongrois ou des Slovaques (la Slovaquie avait profité de la domination de l’Allemagne nazie pour proclamer son indépendance). Avril : dans les jours qui suivent la libération de la Tchécoslovaquie par l’Armée rouge et jusqu’en février 1948, le NKVD arrête et déporte en URSS les émigrés russes qui avaient fui le régime bolchevique dans les années vingt et trente, essentiellement des membres de l’élite culturelle et économique : ingénieurs, juristes, journalistes, écrivains, traducteurs, officiers, professeurs, diplomates, commerçants. À partir d’avril : déportation d’environ 800 000 travailleurs forcés (dont 500 000 Allemands) des pays occupés par l’Armée rouge au titre des réparations de guerre. 8 au 9 mai : capitulation de l’Allemagne. L’Armée rouge occupe une partie du territoire allemand ainsi que les pays d’Europe de l’Est. Printemps-été : déportation des germanophones (Volksdeutsche) résidant en Lituanie. En Europe centrale et orientale sont arrêtées et déportées en URSS de nombreuses personnes pouvant constituer un obstacle à la mise en place de régimes prosoviétiques. 1948 Mai : au moment de la collectivisation des terres en Lituanie, le NKVD lance l’opération Vesna (Printemps) : 40 000 paysans, dont 11 000 enfants, sont déportés dans des villages des régions de Krasnoïarsk, d’Irkoutsk et de Bouriatie. 258 REPÈRES CHRONOLOGIQUES 1949 Mars : opération de déportation de masse dans les pays baltes, essentiellement dans les campagnes. En Lituanie, cette opération porte le nom de Priboï (Ressac) : près de 9 000 familles lituaniennes, soit environ 30 000 personnes, sont déportées en Sibérie. Avril : opération de déportation analogue menée en Ukraine occidentale et en Moldavie. Mai : opération de déportation des Grecs de Géorgie. 1951 De juin 1949 jusqu’en août 1952, des déportations sont organisées dans les pays baltes. À l’automne 1951, une opération de masse intitulée Osen (Automne) est menée exclusivement en Lituanie et a comme cible les paysans qui n’adhéraient pas aux exploitations collectives. Plus de 16 000 personnes, dont 5 000 enfants, sont déportées dans la région de Krasnoïarsk. 1953 5 mars : décès de Staline. Libérations et réhabilitations 1953 27 mars : un décret du présidium du Soviet suprême d’URSS, « Sur l’amnistie », libère la moitié des détenus des camps (1,2 million de personnes). 4 avril : le quotidien Pravda annonce que les personnes arrêtées dans le cadre de « l’affaire des médecins » ou « complot des blouses blanches » sont « entièrement réhabilitées ». Ces personnes étaient des médecins, pour la plupart juifs, accusés d’avoir assassiné des dirigeants soviétiques ou de s’apprêter à le faire. 1953-1955 Assouplissement progressif du régime de surveillance des déplacés spéciaux. 1954-1956 Première série de commissions pour la révision des condamnations pour crimes contrerévolutionnaires. 259 ENFANTS DU GOULAG 1955 8 septembre : un décret non publié du Conseil des ministres d’URSS rétablit les droits des réhabilités. 1955-1956 Suppression de la tutelle du ministère de l’Intérieur sur l’essentiel des déplacés spéciaux, sans que ceux-ci n’obtiennent le droit au retour. 1956 Seconde série de commissions pour la révision des condamnations pour crimes contrerévolutionnaires. 25 février : Khrouchtchev dénonce certains « crimes » de Staline à la e tribune du XX Congrès du PCUS, dont les répressions contre les cadres du Parti et la déportation de certains peuples. 1957-1958 Une partie des anciens déplacés spéciaux obtient le droit au retour. L’autonomie administrative de la majorité des peuples caucasiens est rétablie. 1959-1960 À l’exclusion des Allemands, des Tatars de Crimée et des Turcs meskhètes, les exilés libérés sont autorisés à rentrer chez eux. Les cadres militaires de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) et ceux des mouvements de résistance des pays baltes peuvent rentrer dans leur pays d’origine, mais pas dans leur ville ou village. 1961-1965 Libération progressive des derniers « nationalistes » baltes maintenus en exil. 1987 28 septembre : le Politburo fonde une commission d’étude des répressions politiques. 21 novembre : Mikhaïl Gorbatchev dénonce les répressions politiques et les « excès » de la collectivisation des campagnes lors d’un plénum du PCUS. 260 REPÈRES CHRONOLOGIQUES 1988 7 décembre : loi de la République socialiste soviétique d’Estonie sur les répressions illégales de masse en Estonie soviétique dans les années quarante et cinquante. 1989 16 janvier : décret du Soviet suprême d’URSS annulant les décisions pénales des troïki, tribunaux spéciaux et autres instances extrajudiciaires, à l’exception des « crimes contre-révolutionnaires » les plus graves. 8 juin : décret du Soviet suprême de la République socialiste soviétique de Lettonie « Sur la réhabilitation des citoyens déportés du territoire de la République socialiste soviétique lettone dans les années 1940 et 1950 ». 28 juillet : décret du Soviet suprême de la République socialiste soviétique de Lituanie « Sur la réhabilitation des personnes condamnées pour des crimes politiques ». 1990 19 février : décret du Soviet suprême de la République socialiste soviétique d’Estonie « Sur la réhabilitation des personnes, réprimées de façon extrajudiciaire et condamnées sans fondement ». 5 mai : loi de la République de Lituanie « Sur le rétablissement des droits des personnes réprimées pour avoir résisté contre le régime d’occupation ». 3 août : loi du Soviet suprême de la République socialiste soviétique de Lettonie « Sur la réhabilitation des personnes réprimées illégalement ». 1991 17 avril : loi de la République socialiste soviétique d’Ukraine « Sur la réhabilitation des victimes de la répression politique en Ukraine ». 26 avril : loi de la République socialiste soviétique de Russie « Sur la réhabilitation des peuples réprimés ». 18 octobre : loi de la République socialiste soviétique de Russie « Sur la réhabilitation des victimes des répressions politiques ». Décembre : les présidents de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine proclament la dissolution de l’URSS. 261 ENFANTS DU GOULAG Mémoire de la répression À partir de 1987, de très nombreuses associations d’anciens prisonniers et déportés naissent dans tous les pays d’Europe centrale et orientale ainsi qu’en URSS. En 1987, les premières Archiwum Wschodnie (« Archives de l’Est ») sont créées par les responsables de l’association clandestine polonaise Karta, destinées à recueillir mémoires et documentation sur le passé communiste. En 1989 naît l’association Memorial à Moscou sous la présidence du dissident Andreï Sakharov. Un important travail de mémoire est entrepris par ses membres dans tout l’espace de l’ex-URSS avec la création d’archives et la publication des « Livres à la mémoire des victimes des répressions politiques » ainsi que de nombreux ouvrages, articles, recueils de documents. D’autres associations, telles Memento en Estonie, Związek Sybiraków (Union des anciens de Sibérie) en Pologne, Szorakész en Hongrie, réalisent un travail analogue, tout en développant un réseau de soutien aux anciennes victimes des répressions politiques. Dès le début des années 1990, des musées de la répression voient le jour dans les pays désormais indépendants ou libérés de l’emprise soviétique. La mise en récit et la mise en scène de cette histoire à travers ces musées sont exclusivement centrées sur les réprimés de chaque nation, ignorant le caractère transnational de la répression. Dès 1993, le musée de l’Occupation de la Lettonie à Riga ouvre ses portes dans un bâtiment inauguré en 1971 à l’occasion du centenaire de la naissance de Lénine en tant que siège d’un musée « à la gloire des tirailleurs lettons s’étant illustrés durant la révolution bolchevique ». En 1997, c’est au tour du Musée des victimes du génocide à Vilnius d’ouvrir dans l’ancien bâtiment du KGB ; puis en 2000, la Maison de la Terreur à Budapest voit le jour, installée dans l’immeuble qui fut le siège du Parti des Croix fléchées jusqu’en 1944, avant d’être transformé en quartier général de la police politique communiste (AVH). Le musée du Karlag, près de Karaganda (Kazakhstan), ouvert en 2002, s’installe en 2008 dans les anciens locaux de l’administration du camp. En 2003, le musée des Occupations est inauguré à Tallin, en Estonie. Les archives nationales jouent un rôle essentiel dans la diffusion des sources et dans leur présentation publique. Leurs règlements d’accès sont très divers, de même que leur activité éditoriale (publication de sources, de listes de personnes réprimées, etc.). Dans certains pays, comme la Pologne, les archives de la police politique sont gérées par des instituts créés spécialement à cet effet. REPÈRES CHRONOLOGIQUES GLOSSAIRE Armée Anders — Armée polonaise constituée sur le territoire soviétique, sous le commandement du général Anders, libéré des camps soviétiques à la suite des accords Sikorski-Maïski, signés fin juillet 1941 à Londres. Elle s’organise dès août 1941, puis quitte l’Union soviétique via l’Iran, d’où elle rejoint le front occidental et combat aux côtés des Anglo-Américains. Armée de l’intérieur polonaise : Armia Krajowa (AK), corps armé du gouvernement polonais en exil à Londres. Entre 1939 et 1945, il a combattu les Soviétiques et les nazis en Pologne. Banderovets : Terme employé par les Soviétiques pour désigner ceux qui sont accusés d’être sympathisants du chef de l’OUN, Stepan Bandera (pluriel : banderovtsy). « Bandits » : Terme criminalisant par lequel les Soviétiques désignaient les résistants ukrainiens et baltes. Leurs familles étaient déportées dans des villages de peuplement en Sibérie et dans le Grand Nord. Colons civils : Paysans polonais qui se sont établis dans les régions orientales de la Pologne grâce aux facilités d’achat de la terre dans le cadre de réformes agraires menées par l’État polonais dans l’entre-deux-guerres. 265 ENFANTS DU GOULAG Colons militaires : Anciens combattants de l’armée polonaise ayant participé à la guerre russo-polonaise de 1920 et auxquels avaient été attribuées des terres dans les régions orientales de la Pologne qui venait de retrouver son indépendance en 1918, régions dans lesquelles étaient majoritairement présentes des populations non polonaises. Déplacé/Déporté : En URSS, il existait deux catégories de personnes astreintes au travail forcé sous la tutelle de la police politique : les prisonniers des camps (zaklïoutchennye) et les déplacés spéciaux des villages de peuplement. Les déplacés spéciaux étaient visés en tant que groupe social ou ethnique réputé dangereux pour le pouvoir soviétique. Sur décision administrative, ils étaient déportés collectivement et assignés à résidence dans des « lieux de peuplement spéciaux », où ils construisaient des villages et travaillaient aux exploitations agricoles et forestières et dans l’industrie, sous la férule des responsables économiques pour leur travail. Les commandants (komendanty), dépendants du NKVD, veillaient à ce qu’ils ne quittent pas le village où ils étaient assignés à résidence. Les déplacés spéciaux continuaient à jouir, sur le papier, de leurs droits civiques. Ils étaient assignés aux travaux, percevaient un salaire minimal, en argent ou en nature, ne pouvaient se déplacer librement que dans le seul périmètre de leur village et devaient pointer au bureau du commandant une ou plusieurs fois par mois. De nombreuses appellations ont désigné ces personnes dans le langage administratif soviétique, selon la période et la nature des opérations de répression : « expulsés », « exilés », « colons », « colons exilés », « colons de travail », « déplacés du travail », « colons spéciaux » ou « déplacés spéciaux ». Dubrovlag : Dubravnyj lager, (littéralement « camp des forêts de chênes »), camp spécial créé en 1948 dans la République socialiste soviétique autonome de Mordovie pour les prisonniers « particulièrement dangereux ». Il comptera jusqu’à 25 000 prisonniers et fermera en 1960. 266 GLOSSAIRE Goulag : GOULag (Glavnoe OUpravlenie Lagereï), la Direction centrale des camps, créée en 1930 au sein de la police politique (OGPU), puis à partir de 1934 au sein du commissariat du peuple à l’Intérieur (NKVD). KGB : Comité pour la sécurité d’État (Komitet gosoudarstvennoï bezopasnosti en russe), créé en 1954, après la mort de Staline. Il prend une partie des fonctions du MVD (ministère de l’Intérieur), en particulier celles de contrôle politique de la population, de contrôle des frontières et de contre-espionnage. Kolkhoze : Exploitation agricole collective, qui devient la principale forme d’organisation de l’agriculture à partir de la campagne de collectivisation massive débutant en 1929-1930. Komendatura : Siège du komendant (commandant) et de ses subordonnés, chargés de contrôler les déplacés. Komsomol : Organisation de la jeunesse communiste. Koulak : Paysan aisé. Le terme de koulak sera utilisé à partir de la révolution de 1917, mais surtout à partir de la campagne de collectivisation massive de 1929-1932, pour désigner le paysan « riche », ennemi de classe. En 1929, l’appel de Staline à la dékoulakisation et à la suppression des « koulaks en tant que classe », conduit à l’exécution ou l’arrestation de très nombreux paysans et à la première déportation massive de citoyens soviétiques. Pour être classé « koulak », il suffisait de posséder une vache ou d’employer un travailleur agricole dans son exploitation. Le terme resta un stigmate durant tout le stalinisme. Lager : Camp de travail forcé. NKVD : Sigle de Narodnyï komissariat vnoutrennikh del, commissariat du peuple à l’Intérieur, créé en 1934 et regroupant l’ensemble des organes répressifs soviétiques, en particulier l’OGPU. Il est transformé en ministère de l’Intérieur (MDV) en 1946. 267 ENFANTS DU GOULAG OUN : Organisation des nationalistes ukrainiens, créée en Ukraine occidentale en 1929 pour défendre les droits des Ukrainiens de Pologne et lutter pour la création d’une Ukraine indépendante. Entre 1944 et la première moitié des années cinquante, elle reprend ses activités clandestines contre l’Armée rouge et la police politique soviétique. Passeportisation : En 1940, les autorités soviétiques délivrent pour trois ans des documents d’identité aux citoyens polonais résidant sur les territoires de la Pologne qui ont été annexés par l’Union soviétique, les contraignant à prendre ainsi la citoyenneté soviétique. Trois ans après, cette opération est réitérée dans les territoires soviétiques à l’arrière du front, vis-à-vis des populations qui ont été déportées en 1940 et 1941 en tant qu’anciens citoyens polonais puis amnistiées à partir d’août 1941. Ces processus sont appelés « passeportisation » en référence à la mise en place, dès 1932, de documents d’identité soviétiques à l’usage intérieur, dans les grandes villes puis dans les autres villes d’Union soviétique. L’imposition de ces documents a donné lieu à un contrôle serré de la mobilité des populations à l’intérieur du territoire soviétique. Elle a été conçue notamment pour combattre l’afflux en ville d’une population paysanne fuyant la collectivisation massive et les famines des années 1932-1933. Il faut attendre 1974 pour que tous les citoyens soviétiques, en particulier les paysans, aient un passeport. Propiska : Enregistrement obligatoire de chaque citoyen soviétique sur son lieu de résidence. Il était nécessaire pour toute démarche et en particulier pour obtenir un emploi. Rusalka : terme péjoratif qui désigne les Russes dans les Républiques annexées par l’URSS. Sovkhoze : Entreprise agricole soviétique. À la différence des kolkhozes, qui rassemblaient en coopératives des exploitations agricoles individuelles, les sovkhozes étaient des fermes d’État. 268 GLOSSAIRE Steplag : Stepnoï lager (littéralement « camp des steppes »), camp spécial créé en 1948 au Kazakhstan pour les prisonniers « particulièrement dangereux ». Il comptera jusqu’à 30 000 prisonniers et fermera en 1956. UNRRA : (United Nations Relief and Rehabilitation Administration : Administration des Nations unies pour le secours et la reconstruction). Organisation d’aide établie en 1943, qui a existé jusqu’à fin 1946. L’UNRRA a géré des camps pour réfugiés pendant la guerre et a participé à la reconstruction de l’Europe dans l’après-guerre, surtout en 1945-1946. Elle a géré les camps pour personnes déplacées de l’après-guerre, avant que ne soit créée l’IRO (International Refugee Organization, Organisation internationale pour les réfugiés), aujourd’hui remplacée par le HCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés). UPA : Armée insurrectionnelle ukrainienne formée en 1942 en Volhynie, représentant le volet militaire de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN). Elle combat les troupes nazies, tout en perpétrant des massacres chez les populations polonaises. Après 1944, elle combat l’Armée rouge jusqu’au début des années 1950. Viatlag : Viatskiï lager, camp de la région de Kirov à environ 1 000 km au sud de Moscou. Le camp, créé en 1938, ferme en 1960. Il comptera jusqu’à 30 000 prisonniers. Un grand nombre de prisonniers baltes, arrêtés en juin 1941, y sera envoyé et y trouvera la mort. REPÈRES CHRONOLOGIQUES BIBLIOGRAPHIE A BAMBEN Giorgio, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Rivages, coll. « Bibliothèque », 1999. ALEXOPOULOS Golfo, « Destructive-Labor Camps : Rethinking Solzhenitsyn’s Play on Words », Kritika : Explorations in Russian and Eurasian History 16, n° 3, 2015, p. 499 – 526. APPLEBAUM Anne, Goulag : une histoire, Paris, B. Grasset, 2005. BALKELIS Tomas, DAVOULIūTė Violeta (dir.), Maps of Memory, Vilnius, Institute of Lithuanian Literature and Folklore, 2012. BANKIER David (ed.), The Jews are Coming Back. The return of the Jews to their countries of origin after WWII, Jerusalem, Yad Vashem, 2005. 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REPÈRES CHRONOLOGIQUES REMERCIEMENTS Nombreuses sont les personnes dont le soutien a contribué à la naissance de ce livre. En tout premier lieu, les « enfants du Goulag », ceux dont la parole anime ces pages et les autres. Tous ont accepté d’ouvrir aux inconnus que nous étions les pages les plus tourmentées de leur vie. Leur pudeur, leur force discrète et leur goût de la vie nous accompagneront longtemps. Nos remerciements vont à l’équipe du projet Archives sonores – Mémoires européennes du Goulag, coordonné par Alain Blum : Mirel Banica, Juliette Denis, Marc Elie, Antonio Ferrara, Catherine Gousseff, Malte Greisse, Emilia Koustova, Jurgita Mačiulytė, Françoise Mayer, Agnieska Niewiedzial, Isabelle Ohayon, Lyubomira Valcheva. Leurs approches ont stimulé notre réflexion. Merci à Irina Therneva pour son travail sur la base de données des témoins. Mathias Gardet et Valérie Nivelon ont été des lecteurs et des critiques passionnés et patients de notre manuscrit. Leur soutien et leur intérêt n’ont jamais faibli tout au long de ces années de travail. La qualité de leurs commentaires et remarques a très certainement amélioré notre livre et nous a souvent ouvert de nouvelles voies 275 ENFANTS DU GOULAG d’analyse. En revanche, nous restons seules responsables des erreurs éventuelles. Qu’ils en soient chaleureusement remerciés. Merci à Patrick Menget pour son soutien affectueux. Nous avons eu le privilège de bénéficier de la confiance d’Henry Rousso, dont les travaux sont une inspiration pour tous ceux qui réfléchissent sur le rapport entre mémoire et histoire du temps présent. Toute notre gratitude pour sa lecture et ses suggestions, aussi rigoureuses que sensibles. Nous remercions le Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (EHESS/CNRS) qui a offert un soutien financier à la publication du cahier photo de ce livre. Et enfin un grand merci au calme des paysages et du jardin de la maison de Sognolles-en-Montois qui nous a permis de mieux écouter, encore et encore, la voix des témoins. TABLE TABLE 11 INTRODUCTION Déporter pour régner Récits d’enfances en déportation, émotions et non-dits 13 21 CHAPITRE PREMIER Arrachements 29 Vie et mort sur les rails Le choc des lieux 39 47 CHAPITRE II Souffrances 61 Faim, froid, peur Travail forcé Seuls 72 62 80 CHAPITRE III Grandir 89 Enfants ? Adutes ? Scolarisation et soviétisation Le pays natal intime et l’entre-soi des enfants La nature Travail, entre supplice et fierté Tenir. Les Polonais en Asie centrale 90 279 96 101 106 108 111 ENFANTS DU GOULAG CHAPITRE IV L’éclatement. Retours de déportation La mort de Staline En route L’arrivée Une place dans le monde ? Trajectoires juives à partir d’un monde anéanti Le temps du silence au quotidien 117 118 121 123 127 134 151 CHAPITRE V Se souvenir ? L’implosion du silence : itinéraires mémoriels Militants. De la mémoire à la cause Gardiens de la mémoire et artisans de l’entraide Les silencieux. Mémoires à contre-courant Cheminements singuliers 167 169 171 176 189 193 ÉPILOGUE Les victimes de la nation et les autres 201 La fin de l’histoire ? 207 Juliana Zarchi, une vie 213 POST-SCRIPTUM 229 NOTES 233 ANNEXES 237 Biographies des témoins Repères chronologiques 239 253 GLOSSAIRE 265 BIBLIOGRAPHIE 271 REMERCIEMENTS 275 Cet ouvrage fait l’objet d’un partenariat avec l’émission de Valérie Nivelon, « La marche du monde » (RFI). Retrouvez les voix des auteures, Marta Craveri et Anne Marie Lozonczy, ainsi que le récit de vie de Juliana Zarchi sur : http://www.rfi.fr/emission/20170909-enfances-goulag-craveri-losonczybelin-contemporaines-zarchi « La marche du monde » est consacrée chaque semaine aux femmes et aux hommes acteurs et témoins de l’histoire à travers des archives sonores et musicales, des témoignages, ainsi que les analyses des meilleurs spécialistes. Diffusion le dimanche à 10H10 et 22H10 sur 89.00 FM et sur rfi.fr à tout moment. Dans la même collection Sophie Delaporte, Visages de guerre. Les gueules cassées de la Grande Guerre à l’Afghanistan, 2017. Oleg Khlevniuk, Staline, (trad. de l’angl. et du russe par É. Werth), 2017. Anouche Kunth, Exils arméniens. Du Caucase à Paris, 2016. Paul Preston, Une guerre d’extermination. Espagne 1936-1940, (trad. de l’angl. par P. Hersant), 2016. Sofia Tchouikina, Les gens d’autrefois, 2017. Imprimé en France par Chirat – 42540 Saint-Just-la-Pendue N° d’imprimeur : xxxx - Dépôt légal : mars 2017 N° d’édition : 41000552-01