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CHAPITRE 17 Lutter pour se loger La trajectoire des mobilisations de locataires au Québec Jean-Vincent Bergeron-Gaudin La crise du logement qui perdure depuis quelques années au Québec a remis à l’avant-scène les mobilisations de locataires. Dans plusieurs villes, la hausse des loyers, la pénurie de logements locatifs, l’augmentation des évictions et l’intensification des processus d’embourgeoisement, entre autres, ont accentué les problèmes d’accès au logement pour les locataires, particulièrement pour ceux et celles à faible revenu. La crise pandémique qui s’est ajoutée en 2020, à laquelle est associée une hausse importante des prix sur le marché immobilier, a eu tendance à exacerber cette situation déjà problématique. Face à cette crise, le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ) et le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), deux des principales organisations militantes pour le droit au logement, ont lancé des campagnes pour demander au gouvernement provincial d’assurer un plus grand contrôle des loyers et de réinvestir massivement dans le logement social. La présence de ces acteurs dans les conflits entourant le logement dans la province n’est pas un fait nouveau. Au-delà des particularités de la situation actuelle, les mobilisations de locataires au Québec se distinguent en fait par leur étonnante régularité : depuis la création des premiers groupes de défense de locataires et de leurs regroupements dans les années 1970, les 302 L e Québ ec en mouvements organisations, les enjeux, les cibles et les revendications sont sensiblement similaires à travers le temps. Pour ainsi dire, l’histoire de la contestation sur cette question semble se répéter. L’argument souvent évoqué dans la littérature québécoise pour expliquer cette dynamique, qui est aussi observée dans d’autres secteurs où le mouvement communautaire est investi, est celui de l’institutionnalisation. En obtenant du financement et de la reconnaissance de l’État québécois, les organismes communautaires, comme les comités logement, auraient acquis une légitimité dans la défense des personnes défavorisées et auraient été progressivement intégrés au système politique. Ils participeraient désormais sur une base routinière à la politique institutionnelle, tout en maintenant une certaine autonomie et une distance critique face à l’État (White, 2012). Ce type d’explication sur l’évolution des mouvements sociaux se retrouve également dans la littérature internationale sur le sujet (Meyer et Tarrow, 1998). L’analyse développée dans le présent chapitre se fonde sur une recherche documentaire effectuée dans les archives du RCLALQ et du FRAPRU, et sur une série d’entretiens réalisés dans les dernières années1 avec des salariés des deux regroupements et de certains comités de logement. L’état des connaissances sur l’action collective en faveur du logement La cause du logement était absente de la première édition de l’ouvrage collectif Québec en mouvements, paru en 2008. Malgré une longue tradition militante, les mobilisations sur cette question font l’objet d’une faible attention dans la littérature québécoise où elles sont généralement appréhendées sous le spectre plus large des mouvements urbains ou du mouvement communautaire. Les premiers travaux sur le sujet remontent à la fin des années 1970. À cette époque, depuis quinze ans environ, les mobilisations concernaient alors surtout les opérations de rénovation urbaine qui entraînaient la 1. Le matériel sur lequel s’appuie ce chapitre a été recueilli de 2016 à 2018 pour la recherche doctorale de l’auteur. Il comprend une banque de plus de 1400 documents organisationnels et 16 entretiens individuels réalisés avec des informateurs clés du milieu des groupes de défense de locataires. Seul le contenu pertinent aux luttes étudiées a été utilisé. Lut ter pour se loger 303 démolition de plusieurs milliers de logements dans les grandes villes du Québec. L’ouvrage de Pierre Hamel, Logement et luttes urbaines à Montréal (1963-1976), publié en 1983, constitue encore à ce jour la référence la plus complète sur les luttes menées à cette période. L’analyse développée par Hamel est relativement pessimiste. Selon lui, l’action collective pour le logement à Montréal durant ces années a été surtout défensive et a eu peu d’effet sur le développement urbain. Les luttes sont demeurées fragmentées et ne sont pas parvenues à dépasser le niveau local ni à générer d’organisations pérennes. En 1976, à la fin de la période couverte par Hamel, Montréal, tout comme le reste du Québec, comptait effectivement très peu d’organisations militantes stables pour le droit au logement. Cette dynamique tend à changer à la fin des années 1970, alors que plusieurs groupes de défense des locataires parviennent à se consolider, souvent avec l’aide financière de l’État. Rapidement, ce réseau d’organisations se dote de regroupements pour étendre la portée de son action à l’échelle provinciale, en fondant en 1978 le Regroupement pour le gel des loyers, devenu le RCLALQ, ainsi que le FRAPRU. La thèse produite en 2004 par Jill Hanley sur l’organisation communautaire en faveur du logement social dans le quartier immigrant de Côte-des-Neiges à Montréal est probablement l’étude la plus détaillée des mobilisations dans les décennies subséquentes. Puisant dans les théories sur l’organisation communautaire, cette autrice s’interroge sur le rôle des groupes communautaires dans le développement des politiques et des projets de logement social. De manière intéressante, cette autrice conclut à une sorte de division du travail au sein du mouvement pour le droit au logement au Québec, entre les groupes de défense des droits et les acteurs du logement communautaire. Malgré des divergences, ces deux branches poursuivraient selon elle les mêmes objectifs à long terme et agiraient en suivant une même stratégie générale, qu’elle nomme de façon imagée « de tout avec ben de la sauce ». D’après Hanley (2004), il est clair que les groupes communautaires ont joué un rôle direct dans l’adoption du programme AccèsLogis en 1997 ou encore dans la décision du provincial d’utiliser une partie des fonds versés par le fédéral dans le logement abordable au début des années 2000 pour financer du logement social. 30 4 L e Québ ec en mouvements Depuis quarante ans, la trajectoire des mobilisations pour le logement au Québec apparaît régulière : les luttes sont portées par les mêmes organisations qui interviennent sur les mêmes enjeux en formulant sensiblement les mêmes revendications pour le maintien des programmes de logement social ou pour le renforcement du contrôle des loyers. Dans une contribution plus récente, Pascale Dufour et Marcos Ancelovici (2018) attribuent eux aussi cette stabilité à une forme d’institutionnalisation, observable dans les possibilités de représentation, formelles et informelles, relativement nombreuses sur lesquelles les acteurs protestataires ont pu compter à travers le temps. Ces auteurs invitent à utiliser la notion de régime de logement pour approfondir la relation qui s’est construite historiquement entre les institutions et la contestation dans ce secteur. La notion de régime de logement Dufour et Ancelovici (2018) abordent la construction de l’environnement institutionnel dans le secteur du logement comme un processus historique se déroulant sur une longue période. Reprenant l’argument de la dépendance au sentier, ils affirment que les choix faits antérieurement, tant au regard des luttes menées que des politiques de logement, conditionnent les décisions subséquentes prises par les acteurs. Dans cette perspective, les mobilisations seraient elles-mêmes enchevêtrées dans la trajectoire du régime de logement, qui serait lui constitué principalement des politiques, des règles et des normes qui régulent le secteur, ainsi que des espaces de représentation dans lesquels interagissent les acteurs sociaux et l’État. Si le fédéral a été le premier à intervenir dans le domaine de l’habitation au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, en utilisant son pouvoir de dépenser, le provincial a, de son côté, revendiqué une autonomie grandissante à partir des années 1970 (Bendaoud, 2018). Au fur et à mesure que le gouvernement du Québec a développé sa capacité institutionnelle dans ce secteur, le logement est devenu de plus en plus une affaire provinciale, symbolisée par le retrait du fédéral du logement social au milieu des années 1990. Depuis plusieurs décennies, le gouvernement provincial compte sur ses propres institutions, en premier lieu la Société d’habitation du Québec (SHQ) et le Tribunal administratif du logement (TAL), qui coordonnent son intervention dans le secteur. Le gouvernement du Québec a néanmoins eu tendance à poursuivre la même approche libérale que le fédéral, caractérisée par une intervention Lut ter pour se loger 305 misant sur un marché efficient et n’accordant qu’une fonction résiduelle au logement social (Divay, Séguin et Sénécal, 2005). Par exemple, le principal programme québécois pour le logement social depuis 1997, AccèsLogis, a donné lieu à des investissements relativement modestes, qui se sont traduits par la construction de 1000 à 3000 logements sociaux par année. À travers ses différents volets, le programme reprend aussi une logique sélective, en ciblant les ménages à faible revenu, les personnes âgées ainsi que les personnes ayant des besoins particuliers, telles les personnes en situation d’itinérance (Arsenault, 2018). Comme le souligne Hanley (2004), le programme donne tout de même une large place à la société civile, la très grande majorité des projets ayant été réalisés sous la forme de logement communautaire (coopératives et OSBL d’habitation) plutôt que de logement public. L’approche libérale prévaut également en ce qui concerne l’encadrement des augmentations de loyer où le provincial a privilégié un contrôle « souple », axé sur la conciliation des intérêts (Thibodeau, 2001). L’État n’intervient qu’en dernier recours pour éviter les hausses abusives. À chaque début d’année, le tribunal responsable est chargé de publier des pourcentages d’augmentation, appuyés sur un calcul des dépenses encourues pour le logement (taxes, assurances, frais de chauffage, etc.), afin de guider la négociation entre propriétaires et locataires pour en arriver à une entente. En cas de litige, les parties peuvent demander une fixation de loyer2. Chaque situation est alors traitée au cas par cas, le tribunal n’appliquant pas un taux fixe d’augmentation. Dans les faits, seul un infime pourcentage (autour de 1 %) des loyers dans la province est fixé annuellement par le tribunal. Cette forme de contrôle ne s’applique pas non plus aux logements construits depuis cinq ans et moins. Historiquement, le gouvernement du Québec a tout de même assuré une présence constante dans le secteur du logement, ce qui n’est pas nécessairement le cas dans toutes les autres provinces canadiennes. En fait, depuis les années 1970, l’approche québécoise pour garantir l’abordabilité du logement pour les ménages à faible et modeste revenu apparaît elle aussi très stable et se concentre autour des mêmes instruments, 2. Lors du renouvellement d’un bail, le locataire est en droit de refuser la hausse proposée par le propriétaire, qui peut à son tour s’adresser au tribunal pour demander la fixation du loyer. S’il s’agit d’un nouveau bail, cette responsabilité incombe au locataire qui dispose d’un certain délai pour faire la demande de fixation. 306 L e Québ ec en mouvements comme le logement communautaire et la présence de recours légaux pour contrer les hausses abusives de loyer. Au regard de la continuité observée dans les mobilisations, cette stabilité des arrangements institutionnels évoque, comme le suggèrent Dufour et Ancelovici (2018), un phénomène de dépendance au sentier. Les mobilisations depuis le milieu des années 2000 Les enjeux du contrôle des loyers et du logement social sont revenus régulièrement dans les mobilisations de locataires dans les dernières décennies. Deux épisodes en particulier permettent d’illustrer ce phénomène : la lutte pour un registre des loyers et la lutte pour le maintien d’AccèsLogis. La lutte pour un registre des loyers Très présente dans les débats actuels sur la crise du logement, l’idée d’instaurer un registre des loyers n’est pas une nouvelle demande des groupes de défense des locataires. Cette revendication a été mise en avant pour la première fois par le RCLALQ au milieu des années 1980. Après avoir exigé initialement le gel des loyers, ce regroupement a rapidement changé de position pour réclamer plutôt un contrôle obligatoire et universel des loyers. À partir de 1985, à cette position s’est adjointe deux demandes plus précises : l’imposition d’un taux fixe d’augmentation par année et la mise sur pied d’un registre des loyers3. Cette deuxième demande se voulait une critique de l’approche du gouvernement du Québec depuis la mise en place de la Régie de logement4 en 1980, prévoyant qu’au moment de la signature du bail, le propriétaire a l’obligation d’informer le nouveau locataire du loyer antérieur pour lui permettre de juger si la hausse proposée est abusive et le cas échéant, demander une fixation de loyer. Dès le début des années 1980, le RCLALQ a constaté que plusieurs propriétaires ne respectaient pas cette obligation et profitaient de l’arrivée de nouveaux locataires pour augmenter les loyers, 3. À l’origine, le RCLALQ demandait le dépôt des baux. L’idée d’un registre comprenant seulement le prix des loyers a été formulée en 2011 pour des raisons que nous évoquons plus loin. 4. Ce tribunal, qui possède une compétence exclusive dans le domaine du logement locatif, porte le nom de Tribunal administratif du logement depuis 2020. Lut ter pour se loger 307 souvent bien au-delà des pourcentages suggérés par la Régie du logement. L’objectif derrière la mise en place d’un registre des loyers est de déplacer cette responsabilité du propriétaire vers l’État pour permettre au nouveau locataire d’avoir accès plus facilement à l’information. Bien qu’elle ait été formulée pour la première fois en 1985, la revendication a acquis davantage de visibilité dans les actions du RCLALQ au cours des dernières décennies. En 2006, le regroupement a décidé de concentrer sa campagne annuelle sur le contrôle des loyers. Comme l’explique un organisateur communautaire de longue date d’un comité logement montréalais, ce choix était justifié par les fortes augmentations de loyer observées depuis le début de la décennie (en moyenne 5 % par année) : « Ce qu’on a vu dans les années 2000, ce sont des augmentations de loyer foudroyantes quand il y avait un changement de locataire. Donc, c’est devenu comme une évidence qu’on avait besoin d’un registre des loyers, vu les conditions ». L’enjeu a dans un premier temps été abordé de manière large. Les demandes touchaient autant la section du bail devant indiquer le loyer précédent (section G) que les critères utilisés pour fixer les loyers, les conditions de renouvellement des baux ou encore leur dépôt à la Régie du logement. La revendication d’un registre des loyers, initialement d’un registre des baux, a commencé à être considérée comme prioritaire en 2008, à la suite d’une rencontre entre des représentants du RCLALQ et la ministre libérale responsable de l’habitation à l’époque, Nathalie Normandeau. Selon des documents internes du regroupement, lors de cette rencontre tenue en mars, la ministre aurait en effet démontré une ouverture à l’idée de créer un registre public permettant aux nouveaux locataires de connaître le loyer précédemment payé pour leur logement. Dans les mois qui ont suivi, le RCLALQ a ainsi décidé d’orienter la mobilisation pour le contrôle des loyers spécifiquement sur cette demande. Au départ, la stratégie a consisté à faire circuler une pétition et à inciter les groupes de la société civile (organismes communautaires, syndicats, etc.) à envoyer une lettre à la ministre pour faire connaître leur appui. Dans une brochure ayant pour titre « Pourquoi un registre des baux ? », publié à l’automne 2009, le RCLALQ soulignait entre autres que les dispositions prévues au Code civil pour contrer les hausses abusives de loyer étaient largement inopérantes. Dans cette situation, et surtout lorsque les taux d’inoccupation étaient faibles, les déménagements repré- 308 L e Québ ec en mouvements sentaient une « occasion en or » pour les propriétaires d’augmenter les loyers. Pour le regroupement, il s’agissait avant tout de faire appliquer la loi : Nous demandons tout simplement que les locataires puissent faire usage du droit que leur confère le Code civil du Québec. Nous voulons que les locataires possèdent l’information nécessaire pour exercer, au besoin, leur droit de faire fixer le prix de leur nouveau logement comme le prévoit l’article 1950 du Code civil du Québec. Nous voulons que les propriétaires bailleurs respectent leur obligation d’information sur les nouveaux locataires du loyer le plus bas au cours des 12 derniers mois conformément à l’article 1896 du Code civil. Bref, nous réclamons que le gouvernement québécois se dote enfin des moyens nécessaires pour appliquer ces clauses du Code civil5. Selon ce document, l’instauration d’un registre des baux devait être facilitée par le développement des technologies de l’information. Cette première phase de la lutte a convergé vers le dépôt de la pétition et l’organisation d’une manifestation de quelques centaines de personnes à Québec, marchant jusqu’à l’Assemblée nationale, en juin 2010. Le RCLALQ a réussi à recueillir plus de 12 000 signatures, en plus de recevoir l’appui de près de 300 organisations de la société civile et d’une trentaine de députés provinciaux, dont la porte-parole de l’opposition officielle en matière d’habitation, Carole Poirier, du Parti québécois, qui a procédé au dépôt de la pétition. Dans son communiqué publié pour l’occasion, le regroupement a réitéré que sa campagne pour un registre des baux ne visait pas « à introduire de nouveaux droits pour les locataires, mais bien à mettre en place une mesure qui viendrait rendre opérationnelle la loi6 ». Le dépôt de la pétition a forcé le nouveau ministre libéral nommé à l’habitation, Laurent Lessard, à réagir. Dans une lettre adressée au RCLALQ, celui-ci a dans un premier temps rejeté catégoriquement la proposition, en s’appuyant sur l’exemple de l’Ontario où un registre des baux avait été mis sur pied en 1986, puis aboli en 1998, en raison de son coût trop élevé et de son manque de fiabilité. Une rencontre avec le ministre, tenue en décembre 2010, a toutefois permis au RCLALQ de clarifier qu’il cherchait avant tout à faire adopter une mesure pour que les locataires aient accès au loyer précédemment payé et non à l’ensemble des renseignements contenus dans le bail. Cette précision a permis de 5. RCLALQ, brochure, date exacte inconnue. 6. RCLALQ, communiqué, 2 juin 2010. Lut ter pour se loger 309 conserver une certaine ouverture du côté du ministre, qui s’est engagé à mener une étude de faisabilité. À partir de 2011, le regroupement a ainsi recadré sa revendication pour parler d’un registre des loyers et non d’un registre des baux afin de faciliter ses échanges avec le gouvernement. La mobilisation cette année-là a surtout servi à maintenir la pression sur le ministre Lessard. En février 2011, le RCLALQ a notamment coordonné l’envoi massif de fax, en plus de tenir un rassemblement devant les bureaux du ministre à Québec et à Montréal, pour lui livrer une boîte remplie de câbles informatiques devant l’aider « à se brancher » sur la question du registre7. Une manifestation de quelques centaines de personnes a été organisée au centre-ville de Montréal, en avril 2011, et des rassemblements devant des bureaux de députés provinciaux ont aussi été tenus, en novembre 2011, dans différentes régions. L’étude de faisabilité, promise à la suite du dépôt de la pétition, mais qui tardait à être publiée, est rapidement devenue un objet de tension entre le ministre Lessard et les groupes de défense des locataires. Travaillant alors à un éventuel projet de loi sur la Régie du logement, le ministre pouvait facilement écarter la mise sur pied d’un registre, sous prétexte qu’il attendait toujours les conclusions de cette étude pour se prononcer. Face à cette situation, en février 2012, le RCLALQ a lancé une nouvelle campagne d’appui pour demander spécifiquement que l’étude de faisabilité soit menée. Il a réussi à récolter plus de 200 appuis de groupes de la société civile. En avril 2012, le regroupement a encore organisé une manifestation de quelques centaines de personnes, cette fois à Québec. Souhaitant faire de la hausse des loyers un enjeu des élections provinciales qui devaient se tenir prochainement, les militants présents ont utilisé le slogan : « On vote pour un registre des loyers ! 8 ». La campagne pour un registre a été reconduite dans les mois qui ont suivi. L’élection du Parti québécois au début de l’automne 2012 devait créer un contexte politique d’autant plus favorable, étant donné que 32 des élus péquistes avaient donné leur appui au registre lorsqu’ils étaient dans l’opposition officielle. Après l’arrivée au pouvoir du parti, la stratégie a donc consisté à cibler ces députés pour leur rappeler leur engagement et ainsi forcer le nouveau gouvernement à adopter la mesure. Parallèlement, 7. RCLALQ, communiqué, 10 février 2011. 8. RCLALQ, communiqué, 25 avril 2012. 310 L e Québ ec en mouvements le RCLALQ a aussi recueilli d’autres appuis à cette période, notamment de la part de la Ville de Montréal qui a adopté sa première motion en faveur d’un registre des loyers en mai 2013. Cette nouvelle phase dans la mobilisation a donné peu de résultats. Dans le domaine du logement, durant son court mandat, le gouvernement péquiste de l’époque, minoritaire, a surtout tenu des consultations pour élaborer une éventuelle politique québécoise de l’habitation – maintes fois promise par le passé – mais n’a pas accordé d’attention particulière à l’idée d’un registre des loyers. À l’automne 2013, le RCLALQ a bien déclenché une nouvelle campagne sous le thème « Les loyers sont trop chers ! Stoppons les hausses ! » pour revendiquer un plus grand contrôle des loyers au Québec, passant notamment par l’instauration d’un registre9, mais sans succès. Les appuis récoltés lors du dépôt de la pétition en 2010 ne se sont pas concrétisés. Après le retour au pouvoir du Parti libéral en 2014, les membres du RCLALQ ont décidé en congrès de reléguer au second plan l’enjeu du contrôle des loyers pour s’engager dans une campagne plus large, « Assez d’être mal-logé-e-s ! », autour du droit au logement. Cette décision est venue mettre en sourdine pour un temps la lutte pour un registre des loyers, qui a fait un retour dans les mobilisations depuis 2020, alors que le RCLALQ fait à nouveau campagne sur cette revendication. Tant récemment que durant cet épisode de 2008 à 2014, la lutte pour un registre des loyers s’inscrit avant tout dans la longue trajectoire des mobilisations de locataires au Québec. La lutte a suivi les changements législatifs apportés en matière de contrôle des loyers en 1980 et a évolué depuis à travers un processus de rétroaction politique (Pierson, 2004) où les groupes de défense de locataires se sont surtout efforcés de faire appliquer la loi. Comme le résume une organisatrice communautaire de plusieurs années d’expérience d’un comité logement montréalais, « Le registre des loyers, dans le fond, c’est inscrit dans la loi que le propriétaire doit indiquer le prix payé par l’ancien locataire. Ce n’est pas “il peut”, c’est “il doit” ». Si la demande est plus susceptible d’être reprise dans les périodes comme aujourd’hui, où les loyers sont en hausse, l’instauration d’un registre fait depuis longtemps partie du répertoire des revendications militantes pour aborder l’enjeu du contrôle des loyers. 9. RCLALQ, communiqué, 12 novembre 2013. Lut ter pour se loger 311 Ce premier exemple confirme l’hypothèse soulevée par Dufour et Ancelovici (2018) selon laquelle la contestation se construit dans un rapport interactif et historique avec le régime de logement en place. Les possibilités formelles et informelles de représentation, notamment dans ce cas les rencontres avec les ministres responsables de l’habitation, montrent comment les groupes de défense de locataires sont intégrés au régime et considérés comme des acteurs légitimes du processus politique. La lutte pour le maintien d’AccèsLogis Autre enjeu central des mobilisations de locataires, le développement du logement social a continué de canaliser les énergies militantes dans les dernières décennies, notamment à travers la lutte pour le maintien d’AccèsLogis. Depuis le milieu de 2010, ce programme rencontre en effet des difficultés à livrer le nombre de logements sociaux prévu, en raison de la faiblesse de son financement et de l’augmentation importante des coûts de construction. Dans ce contexte, les organisations pour le droit au logement, le FRAPRU en tête, ont surtout cherché à défendre le programme et à faire augmenter les investissements de la part du provincial. Pour le FRAPRU, ces revendications ne sont pas nouvelles. Ce regroupement milite pour le maintien et l’intensification des programmes de logement social depuis 1981, soit depuis les premières compressions budgétaires sur cet enjeu. Au milieu des années 1980, alors que le fédéral était beaucoup plus présent dans ce secteur, le FRAPRU a commencé à réclamer que le gouvernement du Québec se dote de ses propres programmes pour ne plus dépendre des subventions du fédéral. Lorsque le fédéral s’est retiré du financement de nouvelles unités de logement social en 1994, le regroupement s’est ainsi rapidement tourné vers le provincial pour lui demander de prendre le relais. Menées en alliance avec les acteurs du logement communautaire (des groupes de ressources techniques et des coopératives d’habitation), ces pressions ont été un facteur crucial dans l’adoption d’AccèsLogis en 1997. Comme le souligne un organisateur du FRAPRU pendant plusieurs décennies, ce programme demeure l’une des principales victoires du mouvement pour le droit au logement au Québec : La grosse victoire, c’est AccèsLogis. C’est d’avoir réussi, ce qui ne s’est pas fait ailleurs au Canada. Pas que le gouvernement provincial prenne toute la 312 L e Québ ec en mouvements place que le fédéral occupait, pas avec les mêmes ressources, mais occupe quand même ce champ-là. Et ça a aussi été une victoire qui a été gagnée, en plus, en pleine année de déficit zéro. En plus d’avoir participé à l’élaboration du programme, le milieu communautaire a également contribué à sa mise en œuvre. Depuis son adoption, la très grande majorité des projets réalisés ont pris la forme de coopératives ou d’OSBL d’habitation10 et ont été accompagnés par des groupes de ressources techniques (GRT). AccèsLogis comprend également une mesure de financement, communément appelée la « contribution au secteur », qui prévoit que 1 % des investissements doit être redistribué aux organismes communautaires favorisant la création de nouveaux projets. Les organismes bénéficiant de cette redistribution incluent les regroupements de logements communautaires (Confédération québécoise des coopératives d’habitation (CQCH), Réseau québécois des OSBL d’habitation (RQOH) et Association des GRT du Québec (AGRTQ)), le FRAPRU et ses membres réguliers. Plusieurs groupes de défense des locataires reçoivent du financement de cette mesure et ont ainsi un incitatif matériel à ce que le programme soit maintenu. AccèsLogis a surtout commencé à être menacé lors du retour au pouvoir du Parti libéral en 2014. Si le gouvernement dirigé par Philippe Couillard a maintenu le niveau précédent de production à 3000 unités lors de son premier budget, en juin 2014, la menace s’est faite plus perceptible dans les mois qui ont suivi, à mesure que l’orientation du nouveau gouvernement en faveur de l’austérité budgétaire est devenue plus évidente. Dès le début de 2015, le FRAPRU a ainsi commencé à organiser des actions pour demander la poursuite d’AccèsLogis, dont une manifestation de près de 500 personnes à Québec le 21 mars 201511, quelques jours avant la présentation du second budget du gouvernement. Les craintes du regroupement se sont concrétisées à cette occasion, avec une première diminution de 1500 unités au programme, remplacées en partie par des suppléments au loyer sur le marché locatif privé. Le FRAPRU avait alors déjà fait connaître son intention d’organiser un campement pour assurer l’avenir du logement social, en plein centre10. Depuis 2002, les offices d’habitation, qui sont responsables des habitations à loyer modique, peuvent aussi développer de nouveaux projets dans le cadre d’AccèsLogis. Leur part demeure cependant marginale comparativement au logement communautaire. 11. FRAPRU, communiqué, 21 mars 2015. Lut ter pour se loger 313 ville de Montréal, au printemps. Tenu sur trois jours dans trois lieux différents en raison de la répression, ce « camp pour le droit au logement » a servi à revendiquer la construction de « 50 000 nouveaux logements sociaux en cinq ans12 », équivalant à un rythme de 10 000 unités par année. En janvier 2016, pendant la période prébudgétaire, le FRAPRU a encore intensifié la mobilisation pour « sauver AccèsLogis » en organisant une semaine d’actions à travers la province13. À Montréal, des militants ont notamment bloqué la tour de la Bourse où se trouvait également le bureau du ministre responsable de l’habitation de l’époque, Pierre Moreau. Le jour même de la présentation du budget provincial, le 17 mars 2016, une manifestation a aussi été organisée à Westmount. Pour une deuxième année consécutive, le gouvernement Couillard a annoncé que le nombre d’unités à AccèsLogis se limiterait à 1500. Peu de temps après, la menace sur le programme est venue d’une consultation publique lancée par le nouveau ministre libéral nommé à l’habitation, Martin Coiteux. Sous le thème « Vers une nouvelle approche gouvernementale en habitation », cette consultation devait permettre de rencontrer les principaux acteurs du secteur pour discuter de la mise en œuvre de programmes « plus efficaces et efficients » et « mieux adaptés aux besoins de la clientèle et aux réalités des régions » (Morin, 2017, p. 1). Pour le FRAPRU, à la lumière de la diminution récente du nombre d’unités à AccèsLogis et de leur remplacement par des suppléments au loyer sur le marché privé, ce discours gouvernemental « [ouvrait] la voie à une remise en question du financement de nouveaux logements sociaux 14 ». S’échelonnant de juin à décembre 2016, la consultation a été menée par l’adjoint parlementaire au ministre, Norbert Morin, et le présidentdirecteur général de la SHQ, qui ont tenu des consultations dans l’ensemble des régions du Québec. Au début de 2017, le FRAPRU a repris les pressions en vue du dépôt du budget provincial. Le regroupement a organisé un blocage du ministère des Finances à Québec, en janvier15, et une occupation du bureau du ministre, Carlos Leitão, le mois suivant16. Cette fois, l’issue a été plus 12. FRAPRU, communiqué, 24 mai 2015. 13. FRAPRU, communiqué, 18 janvier 2016. 14. FRAPRU, communiqué, 31 août 2016. 15. FRAPRU, communiqué, 19 janvier 2017. 16. FRAPRU, communiqué, 14 février 2017. 314 L e Québ ec en mouvements positive. Adopté dans un contexte de surplus budgétaire (3,7 milliards $ au total), le quatrième budget du gouvernement libéral a marqué le retour des 3000 nouvelles unités à AccèsLogis pour l’année à venir. Dans les semaines qui ont suivi, le gouvernement a également fait paraître le bilan de la consultation sur son approche d’intervention en habitation. S’il insistait sur la nécessité de revoir le modèle financier d’AccèsLogis, l’adjoint parlementaire au ministre affirmait que le « programme était là pour rester » (Morin, 2017, p. 28). Une première manche semblait avoir été remportée. Suivant cette victoire, le FRAPRU a surtout cherché à amener le gouvernement libéral de l’époque à apporter des améliorations à AccèsLogis, passant notamment par l’augmentation de son financement. Le programme n’avait pas été indexé depuis 2009 et comme la consultation l’avait fait ressortir, il n’était plus adapté aux coûts de construction et aux diverses réalités régionales dans ce domaine. Résultat : le nombre de logements sociaux prévu au budget correspondait de moins en moins au nombre d’unités construites. Le FRAPRU a dénoncé cet écart tout au long de la dernière année du mandat du gouvernement Couillard. En janvier 2018, le regroupement a encore organisé une manifestation de quelques centaines de personnes, au centre-ville de Montréal, en plus de l’occupation du bureau du ministre des Finances pour demander l’amélioration du financement d’AccèsLogis17. Déposé en mars 2018, le dernier budget libéral n’a pas apporté de bonifications au programme, mais le niveau de 3000 nouvelles unités a été maintenu. L’arrivée au pouvoir de la Coalition Avenir Québec (CAQ), à l’automne 2018, a marqué un recul important dans la lutte pour AccèsLogis. En campagne électorale, le parti s’était engagé à rattraper le retard accumulé au programme, sans nécessairement développer de nouveaux projets. Cet engagement a été mis en application en mars 2019, dès le premier budget du gouvernement dirigé par François Legault. Le budget prévoyait seulement un soutien financier (260 millions $ sur sept ans) pour les unités déjà planifiées, mais toujours non complétées, qui étaient désormais estimées à 15 000 au total18. Dans les mois qui ont suivi, la ministre caquiste nommée à l’habitation, Andrée Laforest, a aussi annoncé une mise à jour 17. FRAPRU, communiqué, 30 janvier 2018. 18. FRAPRU, communiqué, 21 mars 2019. Lut ter pour se loger 315 du programme, comprenant des révisions du calcul des coûts de réalisation, pour accélérer la livraison des unités19. À l’automne 2019, le FRAPRU et ses alliés du logement communautaire (CQCH, AGRTQ et RQOH), auxquels s’est joint également le Regroupement des offices d’habitation du Québec, ont fait une sortie commune pour réclamer un financement plus adéquat d’AccèsLogis et la construction d’au moins 5000 nouveaux logements sociaux par année pour une période de cinq ans20. Le FRAPRU a également poursuivi son travail de mobilisation depuis, en multipliant les actions (manifestations, caravanes, pose d’affiches sur des sites convoités pour développer du logement social, etc.) afin de revendiquer un réinvestissement massif dans le logement social. À ce jour, le gouvernement Legault s’est montré peu réceptif à ces demandes. Son deuxième budget en 2020 comprenait des investissements supplémentaires (150 millions $) pour réduire le nombre de logements sociaux en attente à AccèsLogis et son troisième budget, en mars 2021, s’inscrivait dans la même voie, avec des sommes additionnelles (250 millions $) pour rattraper le retard et tout de même, l’ajout de 500 nouvelles unités au programme. Selon les données les plus récentes, seul le tiers des 15 000 unités en attente ont été réalisées durant le premier mandat de la CAQ. Ainsi, la lutte pour AccèsLogis se poursuit21. Comme celle pour un registre des loyers, la lutte pour le maintien des programmes de logement social apparaît dès la première moitié des années 1980 et s’inscrit depuis de manière régulière dans la trajectoire des mobilisations de locataires. À la différence d’un éventuel registre des loyers, AccèsLogis est cependant un arrangement institutionnel existant, acquis en partie par la contestation et l’action collective des organisations militantes, ce qui renforce le processus de rétroaction politique à son endroit. Les groupes de défense de locataires ont, dans ce cas, tiré avantage des possibilités de représentation, comme la consultation publique de 2016 sur l’approche gouvernementale en habitation, pour s’assurer que les décisions politiques s’inscrivent elles aussi dans la même trajectoire. 19. FRAPRU, communiqué, 9 juillet 2019. 20. FRAPRU, communiqué, 4 novembre 2019. 21. La ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, a annoncé l’abandon d’AccèsLogis au début de l’année 2023. 316 L e Québ ec en mouvements Comme l’explique une organisatrice du FRAPRU, le maintien du programme après toutes ces années peut déjà être considéré comme une victoire : Je pense que parfois, quelque chose qui a l’air du statu quo est une minivictoire en soi. Par exemple, il y a des années où on était sûr que AccèsLogis c’était la fin, qu’il allait être coupé. […] Parfois, c’est le statu quo, le résultat, le statu quo, plutôt que des reculs sociaux, est le résultat de la mobilisation. C’est important parce que souvent les membres de nos groupes sont un peu découragés parce qu’on a l’impression qu’on fait du surplace, puis qu’on n’avance pas vers nos objectifs, mais c’est souvent à cause de la mobilisation qu’on réussit au moins à ne pas reculer. En effet, d’un point de vue historique, autant la lutte pour le développement du logement social que celle pour un renforcement du contrôle des loyers ont permis d’éviter une érosion du droit au logement au Québec. Face à la marchandisation constante de ce bien essentiel, les groupes de défense des locataires se rattachent aux leviers politiques pouvant assurer le respect de ce droit. *** Il est important de continuer d’étudier les interactions entre les mouvements sociaux et leur contexte institutionnel pour mieux comprendre leur évolution. Ce constat est d’autant plus pertinent pour les mouvements ayant pour objet un droit social, comme le logement, pour qui ces interactions s’inscrivent souvent dans la durée et renvoient à la façon dont l’État-providence s’est développé et transformé dans chaque société. Au Québec, la trajectoire des mobilisations de locataires ne peut être pensée sans une réflexion sur la construction du régime de logement et vice versa, ces deux éléments étant profondément interreliés. Tant la lutte pour un registre des loyers que celle pour le maintien d’AccèsLogis possèdent des fondements institutionnels et historiques. Comme la plupart des écrits utilisant la notion de régime, notre analyse permet surtout d’expliquer la stabilité plus que le changement. Malgré toute leur force, les phénomènes de dépendance au sentier, comme celui que nous avons relevé, ne sont pas immuables et des bifurcations peuvent survenir dans les trajectoires, tant des politiques que des mouvements sociaux. Par exemple, les références de plus en plus nombreuses Lut ter pour se loger 317 au concept de logement abordable dans le discours du provincial, notamment avec l’adoption récente du Programme d’habitation abordable Québec (PHAQ), laissent penser que le gouvernement caquiste est tenté de remettre en question la préférence historique du Québec envers le logement communautaire pour ouvrir la voie à d’autres formules plus proches du marché, comme en a témoigné d’ailleurs le sort réservé à AccèsLogis durant son premier mandat. Des organisations, comme le FRAPRU, ont déjà dénoncé cette ouverture au privé et de nouvelles campagnes sont à prévoir si cette réorientation s’implante et s’intensifie. Les prochains épisodes de mobilisation pour le logement au Québec restent encore à écrire.