Sous la direction de
Jean Koulagna
Minorités religieuses
en Afrique MéditerrAnéenne
et subsAhArienne
le défi, lA force et lA grâce
d’être MinoritAires
Actes du colloque
à l’occasion des 10 ans
de l’Institut Al Mowafaqa
16-17 mars 2023
Remerciements
Ce colloque a pu se tenir grâce au soutien financier de nos partenaires
dont les logos figurent sur la couverture du présent document
La publication des Actes a été réalisée avec le soutien financier
du Centre Jacques-Berque et
de l’Institut de Recherche pour le Développement
Les idées et les opinions exprimées dans le présent ouvrage sont celles des auteurs,
de même que les données qui y sont présentées. Cela ne reflète pas une prise de
position de la part de l’Institut Al Mowafaqa et ne l’engage d’aucune manière.
Édition 2023, Al Mowafaqa, Rabat
Tous droits réservés.
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de cet ouvrage sans la permission de l’éditeur sont interdites.
Maquette et pré-presse : Babel com, Rabat
Impression : Bidaoui, Rabat
Dépôt légal : 2023 MO 4820
ISBN : 978-9920-42-705-0
MINORITÉS RELIGIEUSES EN AFRIQUE MÉDITERRANÉENNE ET SUBSAHARIENNE
Sommaire
7
Introduction
Jean Koulagna et Christophe Roucou
15
15
19
21
25
Mots d’ouverture
Jean-Louis Souletie, Institut catholique de Paris
Daniel Nourissat
Anne-Marie Teeuwissen
Ahmed Toufik, Ministre des Habous et des Affaires islamiques
27 Conférence inaugurale, Fadi Daou
Le concept de minorité dans les discours religieux et géopolitique
contemporains : vers un changement paradigmatique risqué et
prometteur.
45 Panel 1
45 Jean Koulagna. Minorité et construction identitaire dans le Premier
Testament.
57 Fouad Ben Ahmed. Ibn Rushd et les non-musulmans.
71 Panel 2
71 Sophie Bava. Dieu a survécu au Maroc. Migrations africaines, encadrement
chrétien et constructions théologiques.
97 Seydi Diamil Niane. Quand la minorité conteste la majorité : retour sur
une disputatio wahhabo-soufie au Sénégal.
111 Karima Dirèche. Les judaïsmes maghrébins entre patrimonialisation et
effacement.
5
MINORITÉS RELIGIEUSES EN AFRIQUE MÉDITERRANÉENNE ET SUBSAHARIENNE
121 Panel 3
121 Frédéric Rognon. Être minoritaires : destin, opportunité ou grâce ?
129 Xavier Gué. L’in-existence des catholiques en France. Du deuil de la
chrétienté à une nouvelle manière d’habiter la société.
141 Farid El Asri. Entre trajectoires des minorités musulmanes des premiers
siècles et théologie de l’altérité.
148 Sous la présidence de... et Liste des intervenants
6
MINORITÉS RELIGIEUSES EN AFRIQUE MÉDITERRANÉENNE ET SUBSAHARIENNE
Seydi Diamil niane
Quand la minorité conteste la majorité :
retour sur une disputatio wahhabo-soufie au
Sénégal
Résumé
L’islam au Sénégal est célèbre par la forte domination des confréries soufies. Cela signifie
que, pendant de longues années, les confréries avaient le monopole de l’islam sénégalais.
Au milieu du XXe siècle, avec le développement du pèlerinage à la Mecque après la Seconde
Guerre mondiale, des mouvements wahhabites commencent à contester l’hégémonie
confrérique. Cela provoquera d’âpres débats doctrinaux entre les deux courants. Notre
communication reviendra sur ce débat à travers l’étude d’une controverse qui, par livres
interposés, a opposé le wahhabisme au soufisme au Sénégal. L’enjeu est de montrer que
quand la minorité conteste la majorité, la difficile problématique de la définition d’une
orthodoxie se pose.
Introduction
Pays majoritairement soufi1, le Sénégal a, pendant de longues décennies,
gardé dans l’imaginaire académique et international sa vieille image d’une
nation exclusivement confrérique où le marabout exercerait un pouvoir quasi
aliénant sur le disciple. Un pays où l’islamité des fidèles pouvait être confondu
avec leur affiliation à tel ou tel autre marabout (Marty, p. 3 ; Coulon, 1981, p. 10).
Il faut dire que l’attention particulièrement accordée par les recherches à ce
« temps des marabouts2 » est compréhensible si le processus de diffusion de
l’islam est lu à l’aune du rôle des différents acteurs religieux qui ont traversé
le pays. En ce sens, bien que l’islam ait été introduit au Sénégal au plus tard
au XIe siècle, sa popularisation était restée timide. On parlait même d’un islam
1. Le soufisme est la dimension ésotérique et mystique de l’islam sunnite. Cf. Geoffroy ; Knysh.
2. Nous faisons ici un clin d’œil à l’ouvrage collectif portant ce titre, qui a fait date, dirigé par David
Robinson et Jean-Louis Triaud.
97
SEYDI DIAMIL NIANE
de cour (Magassouba, p. 16), loin d’être partagé par la masse des Sénégalais.
Il a ainsi fallu attendre le XVIIe siècle pour que la fameuse « guerre des
marabouts » déclenche une dynamique qui sera prolongée par les almamis
du Foota, l’entreprise impériale d’Elhadji Oumar Tall et, plus tard, les stratégies
de diffusion de l’islam portées par la génération de Cheikh Ahmadou Bamba
Mbacké (m.1927), fondateur du mouridisme, Elhadji Malick Sy (m. 1922) et
‘Abdu Allah Niasse (m.1922), deux figures emblématiques de la Tijāniyya, et
Imamou Laye (m.1909), fondateur de la confrérie des Layènes. Aujourd’hui,
l’immense majorité des musulmans sénégalais est soufie et se rattache à ces
figures religieuses3.
Au milieu du XXe siècle, l’islam en Afrique, de manière générale, et au Sénégal,
de façon plus particulière, a commencé à connaître une évolution due à la
pénétration de nouveaux courants réformistes. Christian Coulon parlait de
« nouvelles voies de la umma africaine » (Coulon, 2002). Parmi ces courants
réformistes qui ont bouleversé la pratique de l’islam au Sénégal figure le
wahhabisme4, évoqué déjà par Marcel Cardaire dès 1950 :
« Une nouveauté est venue d’Orient, qui menace de faire éclater les vieux
cadres ; mieux encore, la fin des confréries est le but avoué de ces idées
nouvelles. Comment l’Africain noir va-t-il concilier son amour, son besoin
du groupe et sa curiosité des concepts nouveaux qui pénètrent ici ou là ?
Va-t-on assister à un conflit ou simplement à la création d’un nouveau groupe de
sectateurs, une nouvelle confrérie inavouée en somme ? (Cardaire, p. 72). »
La rencontre entre le wahhabisme, qui aspire à une réforme radicale de la religion
par un retour à une supposée pratique des premières générations de l’islam (alsalaf al-ṣāliḥ), et les confréries soufies a fait naître un débat idéologique entre
les différents mouvements : la majorité soufie et la minorité wahhabite.
L’objet de notre contribution est d’analyser ce conflit idéologique entre le
wahhabisme et la Tijāniyya au sud du Sahara. Pour ce qui est de notre champ
d’explicitation, nous avons privilégié le Sénégal, un pays où l’analyse de cette
3. Selon le recensement général de la population et de l’habitat de 1988 (Direction de la prévision
et de la statistique du Sénégal), édité en septembre 1992, seuls 5,44 % de la population sénégalaise
n’appartenaient pas aux confréries (ces 5,44 % comprenaient aussi les chrétiens et les animistes).
Les tijānīs représentaient 50,09 %. Toutefois, il faut être prudent avec ces chiffres. La plupart des
gens considérés comme étant des tijanīs ne sont pas forcément initiés à la Voie. Sur la question de
l’appartenance confrérique au Sénégal, nous renvoyons à l’étude Dramé, 2011.
4. Le wahhabisme est un courant théologico-juridique fondé au milieu du XVIIIe siècle en Arabie.
Ce courant appelle à un retour à l’islam « des pieux prédécesseurs », al-salaf al-ṣāliḥ. Cela explique
que certains le nomment salafisme au lieu de wahhabisme. Cf. Redissi, 2007. Sur l’introduction
du wahhabisme en Afrique subsaharienne et au Sénégal, on lira Seydi Diamil Niane (2017 ; 2021).
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MINORITÉS RELIGIEUSES EN AFRIQUE MÉDITERRANÉENNE ET SUBSAHARIENNE
transformation religieuse, due à ce conflit idéologique, nous semble plus
intéressante. Il s’agira de revenir sur ce débat par l’étude d’une controverse
qui, à travers livres interposés, a opposé deux auteurs sénégalais : le wahhabite
Aḥmad Lô et le tijānī Cheikh Tidiane Gaye. L’enjeu est de montrer que quand
la minorité conteste la majorité, la difficile problématique de définition d’une
orthodoxie se pose.
Aḥmad lô : une offensive contre le soufisme au Sénégal
Né en 1955 à Tawfek, près de Touba où il a fait ses études primaires, Aḥmad
Lô a eu à faire quelques déplacements en dehors du Sénégal. Son périple
estudiantin a débuté au Soudan. Après cette étape, il s’est rendu en Égypte
avant de rejoindre l’Arabie saoudite en 1975 où il a rencontré le célèbre
auteur wahhabite prolifique Nāṣir al-Dīn al-Albānī qui l’aurait aidé à s’inscrire
à l’Université islamique de Médine. C’est le 3 août 1997 que Dr Aḥmad Lô est
rentré au Sénégal avec un doctorat en études islamiques5. Dans son pays
natal, il doit sa célébrité à la publication de Taqdīs al-ašḫāṣ fī-l-fikr al-ṣūfī (la
sanctification des hommes dans la pensée soufie), son ouvrage en deux volumes
sur la critique du soufisme de manière générale et de la Tijāniyya6 de façon
plus visée.
Le but de cet ouvrage, selon Aḥmad Lô, était de mettre les points sur les « i »
au sujet du soufisme dont parlent souvent deux groupes : un qui y adhère sans
aucune distance critique et un autre qui le rejette en bloc. Pour le premier
groupe, le soufisme serait un moyen de purifier l’âme du musulman, pour
l’autre, il s’agirait d’un courant hétérodoxe qui n’a rien d’islamique (Lô, vol. I,
p. 7). Aussi lui a-t-il paru nécessaire, dit-il :
« Que ceux qui sont à la quête du savoir fassent des recherches sur les moindres
détails de ce courant [le soufisme], qu’ils s’acharnent, avec sérieux et rigueur, à
déchiffrer ses symboles et à pénétrer son langage […] en vue de rentrer dans son
univers, d’analyser les différents chapitres de cette science et de les comparer avec
ce qui est écrit dans le Livre de Dieu et la sunna du Prophète. Et que le but de tout
cela soit que la valeur du soufisme soit connue et qu’on sache dans quelle mesure
ses adeptes s’attachent ou non aux fondements de la loi révélée (Lô, vol. I, p. 7-8). »
5. Pour plus de précisions sur la biographie d’Aḥmad Lô, nous renvoyons au lien suivant : http://
www.soninkara.org/forum-soninkara/religions-soninke-f3/topic367.html [lien visité le 13/03/17].
6. Fondée par Aḥmad Tijānī (m.1815), la Tijāniyya est l’une des confréries soufies les plus répandues
en Afrique de l’Ouest. Cf. Grigio, 2003.
99
SEYDI DIAMIL NIANE
En ce qui concerne le public visé par son étude, Aḥmad Lô évoque deux types
de personne. Le premier intéressé est un musulman, non soufi, qui se pose
des questions sur la manière dont il pourrait s’inscrire dans un processus de
purification de l’âme sans avoir à suivre la voie des « innovateurs » soufis. La
deuxième personne pour qui Aḥmad Lô a publié Taqdīs al-ašḫāṣ fī-l-fikr al-ṣūfī,
est un soufi qui voudrait continuer son cheminement spirituel dans le soufisme
mais qui se sent perplexe face aux « dérives dogmatiques » (aḫṭā’ ‘aqadiyya)
qu’il a trouvées dans la voie initiatique. Au premier Aḥmad Lô montre la voie
sur laquelle « les pieux prédécesseurs » (al-salaf al-ṣāliḥ) cheminaient, selon lui,
pour purifier leur âme ; pour ce qui est du second, notre wahhabite l’oriente
pour qu’il puisse, lui-même, « voir l’origine des pensées qui ont enfanté les
dérives » soufies (Lô, vol. I, p. 6). Et qu’en est-il des soufis convaincus du bienfondé du soufisme ? Ces derniers, selon Lô, ne peuvent être que des sectaires
fermés d’esprit. Autrement dit, un musulman de bonne foi, doué de raison, ne
pourrait jamais s’engager dans le soufisme. Il dit ainsi :
« Quant à celui habité par l’esprit de partisannerie, dont le cœur a été voilé (al-a‘mā
al-baṣīra) et qui a un esprit tellement fermé qu’il pense être le seul à détenir la vérité,
cette étude ne lui est pas destinée… (Lô, vol. I, p. 7). »
Dans son ouvrage, Aḥmad Lô s’attaque au soufisme de manière générale.
Cependant, de toutes les confréries, la Tijāniyya a été celle qui a le plus subi
ses critiques. Pour ce qui est du Sénégal, par exemple, l’auteur n’a même pas
mentionné la confrérie mouride fondée par Cheikh Aḥmadou Bamba. La seule
fois où il nous a semblé qu’il visait une branche du mouridisme, c’est lorsqu’il
affirmait : « Il y a parmi les soufis qui se réclament de l’islam des groupes
qui ne prient pas, qui délaissent toutes les obligations religieuses et qui,
de l’autre côté, sombrent dans les interdits islamiques (Lô, vol. I, p. 416). »
Ici, nous pensons que l’auteur visait les Bayfals, une branche du mouridisme
dont les membres n’accomplissent pas forcément les prescriptions religieuses
comme la prière, le jeûne ou le pèlerinage à La Mecque. Mais toujours est-il qu’il
ne les a pas nommés directement et n’a pas mentionné la confrérie mouride
dans aucune des lignes de ses deux volumes.
D’ailleurs, ses détracteurs n’ont pas hésité à lui rappeler cela (Gaye, p. 248). Pour
apporter plus de précisions quant à ce choix de limiter sa critique du soufisme
sénégalais à la Tijāniyya, Aḥmad Lô a réagi dans l’introduction de la seconde
édition de Taqdīs al-ašḫāṣ fī-l-fikr al-ṣūfī, en précisant que :
« Cette production est le fruit d’une recherche doctrinale et non d’une enquête de
terrain. Entre les deux, comme le sait tout chercheur, il y a un monde. La première
approche s’intéresse à la pensée écrite, la seconde se contente de décrire les
100
MINORITÉS RELIGIEUSES EN AFRIQUE MÉDITERRANÉENNE ET SUBSAHARIENNE
manifestations socio-anthropologiques. Dans le second cas, le chercheur se réfère à
ce qui se passe dans les rues et à ses propres observations… (Lô, vol. I, p. 8). »
Les adeptes des autres confréries, comme le mouridisme et la confrérie Layène,
pour Aḥmad Lô, n’ont pas connu une importante production intellectuelle
portant sur les fondements de leurs voies respectives. Quant à la Tijāniyya, dit-il,
elle fait partie des confréries soufies qui ont connu une expansion mondiale et
qui, de surcroît :
« a des défenseurs et écrivains dans tous les coins du monde musulman, en Orient
comme en Occident. Elle n’est pas une confrérie exclusivement sénégalaise, comme
pourraient le croire ceux qui ne l’étudient pas en profondeur et qui, par conséquent,
nous demandent de la comparer aux autres confréries du pays (Lô, vol. I, p. 9). »
En ce qui concerne le fond du livre, l’auteur a questionné tous les points de
divergence entre le wahhabisme et la Tijāniyya, qu’il s’agisse du statut du
fondateur, des invocations de la Tijāniyya ou des promesses que cheikh Ahmed
Tijānī a faites à ses disciples. En plus de ces questions, Aḥmad Lô a aussi critiqué
des paroles et positions de cheikh Aḥmad Tijānī qui n’ont pas forcément de
lien direct avec la confrérie elle-même, à l’instar de la polémique question
de l’Unicité de l’Être. Arrêtons-nous sur une des critiques de Lô, en guise
d’illustration.
Parmi les règles que la Tijāniyya impose à l’initié, il y a le fait de ne jamais rendre
visite à un saint appartenant à une autre voie soufie, qu’il s’agisse d’un saint
vivant ou mort. Autrement dit, tout disciple qui visite un autre maître, non
tijāne, dans le cadre de son cheminement spirituel est exclu de la confrérie
fondée par Aḥmad Tijānī. Cette mesure étant assumée par les guides spirituels
de la Tijāniyya, les wahhabites n’avaient plus qu’à dénoncer l’incompréhensible :
comment interdire à quelqu’un de visiter un autre saint ?
C’est donc ce que critique Aḥmad Lô, pour qui l’institution de la religion sert,
entre autres, à tisser des liens entre les musulmans. Selon lui, l’obligation de
prier avec le groupe des musulmans (ṣalāt al-jamā‘a), les prières du vendredi et
des deux fêtes majeures ainsi que le pèlerinage, a été instaurée pour créer du
lien, d’abord, entre les musulmans du même quartier qui partagent la même
mosquée quotidiennement, de la ville ensuite, et puis entre ceux du monde
entier lors du pèlerinage. Voilà les fondements de l’islam tels que l’enseignent
les adeptes de la sunna (ahl al-sunna), dit-il avant d’affirmer :
« Quant aux autres qui ont suivi une autre voie que la leur, ils ont institué d’autres
fondements sur lesquels ils se basent […]. Ils ont divisé les musulmans en sectes
et en groupes, chacun appelant au sien. […] Plus même, les adeptes du soufisme
sont allés jusqu’à instaurer une nouvelle loi religieuse, ô combien étrange (tašrī‘
101
SEYDI DIAMIL NIANE
jadīd ġarīb), qui rend obligatoire la rupture des liens avec des personnes qui ne sont
pas de la même confrérie qu’eux. Ils ont même interdit la simple visite entre les
musulmans, le visité fût-il un homme de Dieu (wa law kān al-mazūr min awliyā’ Allah
al-ṣāliḥīn). Et le moins que l’on puisse dire à propos de cette nouvelle voie religieuse
(al-šarī‘a al-jadīda) est qu’elle a été instaurée pour démolir les fondements établis
par l’islam, enseignés par le Prophète et transmis partout par ses compagnons (Lô,
vol. I, p. 366). »
Voilà que les soufis sont taxés d’instaurer une nouvelle religion. Cette
interdiction à l’initié de fréquenter d’autres personnes en dehors de sa confrérie,
pour Aḥmad Lô, est partagée par toutes les confréries sans exception aucune.
Cependant, commente-t-il :
« Bien que l’obligation de rompre des liens avec les autres maîtres soit affirmée par
toutes les voies soufies, celle qui a le plus revendiqué cette mesure et a mis ses
adeptes en garde contre sa violation est la Tijāniyya (Lô, vol. I, p. 368). »
Ce constat étant fait, le wahhabite sénégalais rappelle, à juste titre, que cette
mesure fait partie des fondements de la Tijāniyya et que quiconque la viole
sort immédiatement de la confrérie (Lô, vol. I, p. 368). Cependant, pourquoi
cette interdiction ? Pour Aḥmad Lô, il y aurait trois explications. Premièrement,
c’est pour que les maîtres continuent de paraître, aux yeux de leurs disciples,
comme étant les guides les plus accomplis (Lô, vol. I, p. 370). La deuxième
raison évoquée par Dr Lô est la jalousie des guides spirituels qui craignent que
leurs disciples soient séduits par d’autres maîtres plus compétents qu’eux (Lô,
vol. I, p.371). La troisième raison, toujours selon lui, est l’esprit de partisannerie
(al-ta‘aṣṣub) (Lô, vol. I, p. 371). Et Aḥmad Lô de conclure sa critique :
« Nous rappelons que l’islam est venu pour unifier les musulmans et non pour les
diviser. Il est venu pour vivifier l’esprit de l’entraide et de la solidarité, et non pour la
dispersion et la partisannerie qui caractérisaient les populations préislamiques (al‘aṣabiyya al-jāhiliyya). Les musulmans, poursuit-il, ne seront forts qu’en étant unis
par le lien divin (ḥabl Allah) et en cheminant vers cet esprit de solidarité basé sur la
pure unicité divine, loin de tout associationnisme (Al-tawḥīd al-ḫāliṣ min kull šā’ibat
širk) (Lô, vol. I, p. 376). »
C’est sous ce même ton que les autres points doctrinaux de la Tijāniyya sont
critiqués par notre auteur. Les contraintes éditoriales nous empêchent de nous
arrêter sur chacun de ces différentes questions. Soulignons juste que Taqdīs
al-ašḫāṣ fī-l-fikr al-ṣūfī est le premier livre produit par un wahhabite au Sénégal
dans la contestation du soufisme. La réponse n’a toutefois pas tardé à venir, de
la part d’un auteur soufi sénégalais qui nous intéressera désormais.
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MINORITÉS RELIGIEUSES EN AFRIQUE MÉDITERRANÉENNE ET SUBSAHARIENNE
cheikh tidiane gaye et la défense du soufisme
La réplique au livre d’Aḥmad Lô nous vient de Cheikh Tidiane Gaye. Né en
1957 à Louga, Cheikh Gaye (m. le 7 janvier 2011), a fait ses premières études
coraniques au Sénégal. Plus tard, il s’est rendu en Égypte puis en Libye où il a
poursuivi ses études universitaires.
Initié très jeune à la Tijāniyya, il était lui-même un muqaddam et en charge de
l’éducation spirituelle de quelques jeunes adeptes de la confrérie. Inspecteur
de langue arabe, Cheikh Tidiane Gaye, qui a en 2008 reçu le grade de Chevalier
de l’Ordre national du mérite du Sénégal des mains du président Abdoulaye
Wade, est auteur de dix-huit ouvrages portant sur le soufisme, sur la Tijāniyya
et sur l’enseignement de la langue arabe. Parmi ses ouvrages figure Kitāb altaqdīs bayn al-talbīs wa-l-tadlīs wa-l-tadnīs (la sanctification : un livre entre
feinte, fraude intellectuelle et profanation). Ce livre est une riposte à Taqdīs alašḫāṣ fī-l-fikr al-ṣūfī d’Aḥmad Lô.
Comme son adversaire de plume, Cheikh Tidiane Gaye commence par évoquer
le contexte et les raisons qui l’ont poussé à rédiger son livre-réponse :
« Dernièrement [1996], la maison d’édition Dār al-hijra li-l-našr wa-l-tawzī‘, basée
à Riyad, a publié un ouvrage intitulé Taqdīs al-ašḫāṣ fī-l-fikr al-ṣūfī, signé par un
Sénégalais qui s’appelle Muḥammad Aḥmad Lô. J’avais lu l’ouvrage de manière
rapide avant de le jeter dans le panier des insultes répétées qui paraissent ici et là
[…] sous la plume de personnes qui haïssent le soufisme. […] Sauf que sa nouvelle
édition ainsi que sa propagation rapide sont annonciatrices d’un danger d’une
grandeur absolue. La raison est que des jeunes non encore mûrs et des intellects
toujours purs pourraient être salis et rendus impurs par les aberrations, falsifications
et délires que nul ne saurait excuser. Mais face à ces délits d’une grande dangerosité,
le silence est encore plus dangereux. D’ailleurs, celui qui se tait quand il faut dire
la vérité est un Satan muet (Al-sākit ‘an al-ḥaqq šayṭān aḫras)7. Aussi ai-je pris ma
plume pour dissiper les moindres doutes et faire la lumière sur les mensonges qui,
devant le lecteur, dansent entre les lignes de cet étrange ouvrage… (Gaye, p. 2-3). »
Ainsi, là où Lô taxait les soufis de « fermés d’esprit », Gaye répond que les
wahhabites sont juste animés par la haine du soufisme. En ce sens, en plus de
se vouloir argumentatifs, les deux ouvrages versent aussi dans ce qui pourrait
être qualifié de diabolisation.
La réponse de Cheikh Tidiane Gaye est constituée d’une introduction, de dix
chapitres et d’une conclusion. Ci-dessous, nous proposons de faire un exposé
7. Cette phrase est une partie d’un adage connu des savants musulmans classiques.
103
SEYDI DIAMIL NIANE
linéaire de la riposte de Monsieur Gaye avec le choix de nous arrêter sur
quelques points, à travers les chapitres les plus illustratifs8, pour mieux cerner
la démarche de l’auteur.
le premier chapitre est intitulé la « Réalité du livre » (ḥaqīqat al-kitāb). Dès les
premières lignes de cette partie, Gaye affirme que le texte d’Aḥmad Lô « est un
ouvrage de pure production wahhabite dont le but est d’anéantir la pensée
soufie » (Gaye, p. 4). Pour mieux réfuter le travail de celui qu’il appellera plus
loin « l’ambassadeur des wahhabites au Sénégal » (Gaye, p. 257), Cheikh Tidiane
Gaye affirme que les wahhabites se caractérisent, entre autres, par :
« La volonté d’imposer leur idéologie au reste des musulmans par la dureté de leurs
paroles ;
« La tentation, fût-elle dans l’inconscience, de qualifier mécréant tout musulman qui
ne pense pas comme eux ;
« L’application sur des musulmans qui se différencient d’eux de textes qui ont été
révélés au sujet des mécréants et polythéistes ;
« […]
« Une clôture dogmatique nuisible aux musulmans. D’ailleurs, selon lui, il n’y a pas si
longtemps, quatorze de leurs savants […] avaient cessé l’utilisation du télégraphe
après avoir débattu sur la question ;
« […]
« Le fait de juger apocryphe tout hadith qui ne les arrange pas et de considérer
authentiques ceux qui leur permettent d’égarer la masse des musulmans. Cette
attitude, affirme Gaye, les a poussés à tomber dans de nombreuses contradictions ;
« La colonisation des pensées par la publication d’ouvrages idéologiques qu’ils
distribuent gratuitement, en faisant croire à la masse que ce sont les ouvrages de la
sunna et de la communauté des croyants (Gaye, p. 9-11). »
Dans une section de ce même chapitre, Cheikh Tidiane Gaye pose la question
suivante : « Que pense-t-il de la Tijāniyya en particulier ? » (Gaye, p. 24-27).
Dans cette partie, l’écrivain tijānī met en évidence le fait que la Tijāniyya est la
confrérie la plus critiquée par Aḥmad Lô. La raison, pour lui, est que la confrérie
de cheikh Aḥmad Tijānī serait celle qui compterait le plus d’adeptes au monde,
qui bénéficierait du plus grand nombre d’intellectuels et d’ouvrages parmi
toutes les autres voies et dont les membres seraient ceux qui, plus que tous,
respectent la loi révélée. Aussi, affirme Cheikh Tidiane Gaye, celui qui voudrait
faire tomber le soufisme serait dans l’obligation de commencer par la Tijāniyya.
8. Au vu des contraintes éditoriales, nous sommes au regret de ne pouvoir évoquer tous les
chapitres.
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MINORITÉS RELIGIEUSES EN AFRIQUE MÉDITERRANÉENNE ET SUBSAHARIENNE
Si cette dernière tombe, la trame des jours du soufisme touchera à sa fin (Gaye,
p. 24). Pour illustrer sa démonstration, Cheikh Tidiane Gaye souligne :
« Ô lecteur, sache que les mots “al-Tijānī” et la “Tijāniyya” ont été mentionnés cent
vingt-trois fois entre le texte et les notes de bas de page de son livre. Si tu ajoutes
à cela sa mention, cinquante et une fois, du nom d’Al-Fūtī et de son livre Al-Rimāḥ,
et douze fois celle de cheikh Ibrāhīm Niasse, sans dire à leur égard ne serait-ce
qu’un bien, si tu tiens tout cela en compte, tu comprendras sa position de haine des
hommes de Dieu. Mais ce qu’il ne sait pas, c’est qu’il a perdu la bataille avant même
de l’avoir entamée (Gaye, p. 25). »
Le troisième chapitre de l’ouvrage de Cheikh Tidiane Gaye est intitulé
« mensonges et absurdités ». Le tijānī sénégalais y liste dix déclarations
d’Aḥmad Lô qui sont soit de fausses affirmations attribuées au soufisme, soit
des accusations qui, pour le moins, semblent infondées aux yeux de Cheikh
Tidiane Gaye. Parmi celles-ci, ce que le tijānī sénégalais appelle « le cinquième
mensonge » nous a particulièrement interpellé dans la mesure où il questionne
la méthodologie même d’Aḥmad Lô. Commentant des propos du Sénégalais
Oumar al-Fūtī au sujet de la doctrine du scellement de la sainteté, Aḥmad Lô
souligne :
« … Cette façon de faire n’est pas une chose nouvelle chez eux [les adeptes de la
Tijāniyya], c’est une tradition suivie et une coutume respectée par eux. Il est même
avéré qu’ils suppriment de leurs références quelques-unes des réalités claires qui les
exposent aux critiques. D’ailleurs, Muḥammad Ṭāhir al-Maïgarī a démontré qu’AlIfāda al-aḥmadiyya, qui est l’une de leurs références, a fait l’objet de retouches et
de modifications de la part de quelques maîtres de la Tijāniyya qui œuvrent dans
l’apologie et la perpétuation de la confusion. C’est ainsi qu’il dit que Muḥammad alḤāfiẓ b. ‘Abd Allah al-Jazā’irī, vivant en Égypte, a supprimé, à dessein, beaucoup de
questions abordées dans ledit livre avant de le publier, et ce, par crainte d’exposer
leur maître al-Tijānī aux critiques (Lô, p. 92). »
En commentaire de ces propos d’Aḥmad Lô, Cheikh Tidiane Gaye réplique :
« Imagine que, dans une librairie, un homme voit un livre publié et mis en vente
pour la première fois et achète ledit livre. Après l’avoir lu il dit : “De ce livre, des
phrases et paragraphes témoignant de la pensée du maître de son auteur ont été
supprimés.” Tu lui demanderas certainement s’il avait déjà lu une première édition
du même livre. S’il dit non, nous lui dirons : “possèdes-tu le manuscrit de l’ouvrage ?”
Et s’il dit ne pas posséder ledit manuscrit et ne jamais en avoir entendu parler, tu
lui demanderas, tout en savourant la fixation de son visage, d’où tiens-tu cette
information alors ? S’il baisse les yeux et hausse les épaules en disant avoir repris ce
que son maître a dit ou écrit et que tu sais que la version dont il parle est la première
édition du livre en question et que, avant cette édition, son maître ne connaissait
même pas un ouvrage qui portait ce titre, n’ayant jamais vu ou entendu parler du
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SEYDI DIAMIL NIANE
manuscrit, si tu constates tout cela, que diras-tu au sujet de cet homme et de son
maître duquel il tient ses propos ? Si tu jouis de la liberté, tu diras qu’il s’agit d’un
menteur qui a appris le mensonge chez un maître, lui aussi menteur. Et quiconque
ressemble à son père n’a pas commis d’injustice (man yušābih abāhu famā ẓalam).
« Voilà le cas d’Al-Ifāda al-aḥmadiyya. Et comme le disent Muḥammad Aḥmad Lô et
son maître Maïgarī, il fait partie des références de la Tijāniyya. Cependant, avant sa
publication par Muḥammad al-Ḥāfiẓ al-Tijānī, ils n’étaient même pas au courant de
son existence, ni de près ni de loin. Par conséquent, le fait que l’un des deux dise que
des réalités qui n’arrangeaient pas la Tijāniyya auraient fait l’objet de suppression
relève d’un jeu d’une grande saleté. Quant au fait de reprendre ces propos sans
aucune gêne, le moins qu’on pourrait en dire est que c’est la preuve d’une imitation
aveugle (al-taqlīd al-a‘mā). Sinon, on pourrait aussi appeler cela la sanctification (altaqdīs) contre laquelle l’auteur s’est armé de mensonges dans son étrange livre. Qui
le réveillera-t-il ? (Gaye, p. 57-58). »
Plus loin dans sa réponse, reprenant les mêmes propos d’Aḥmad Lô, Cheikh
Tidiane Gaye affirme que si les adeptes de la Tijāniyya avaient peur des critiques,
ils auraient fait des abrégés des livres de la confrérie comme le Jawāhir ou AlIfāda, de la même manière que les wahhabites ont fait un résumé de Madārij AlSālikīn d’Ibn al-Qayyim qui est l’une de leurs références (Gaye, p. 235). Aḥmad
Lô est ainsi contesté dans sa méthode avant d’être taxé de menteur dont les
maîtres seraient aussi menteurs. Le tout sur un ton sarcastique.
le quatrième chapitre de Kitāb al-taqdīs bayn al-talbīs wa-l-tadlīs wa-l-tadnīs
est consacré à des contradictions du Dr Aḥmad Lô. En tout, Cheikh Tidiane
Gaye fait la lumière sur quinze déclarations de M. Lô contredites par quinze
autres propos tirés du même livre. En guise d’exemple, nous retranscrirons ici
la deuxième contradiction :
« Cher lecteur, mon frère, je te demande de concilier ces deux propos sur le soufisme :
1. “Ils n’assistent pas aux prières du vendredi, ni aux prières en commun ou aux
séances du savoir (majlis ‘ilm). Ils ne connaissent rien en matière de šarī‘a9.”
2. “Il appartient au détenteur du pouvoir (al-sulṭān) et à ses représentants d’empêcher
les soufis de rentrer dans les mosquées et dans les autres endroits du genre10.”
« Cher lecteur, commente Cheikh Tidiane Gaye, compare ces deux phrases et
dis-moi comment un homme dont la raison est stable (munḍabiṭ ‘aqlan) pourrait
demander au détenteur du pouvoir d’interdire à des personnes qui ne font pas
les prières en commun et n’assistent pas à celles du vendredi de rentrer dans les
mosquées ? Il se pourrait que, un jour, Monsieur ait vu une délégation se rendre
9. Voir Lô, p. 406.
10. Ibid., p. 330.
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MINORITÉS RELIGIEUSES EN AFRIQUE MÉDITERRANÉENNE ET SUBSAHARIENNE
dans une mosquée pour regarder ceux qui y priaient après quoi ils se seraient mis à
les applaudir comme s’ils étaient au cinéma ou dans un stade (Gaye, p.91). »
Dans le dernier chapitre de sa réfutation, Cheikh Tidiane Gaye s’est intéressé
à l’absence de la mention de la confrérie mouride dans l’ouvrage d’Aḥmad Lô.
C’est certainement ce chapitre qui a fait réagir le diplômé d’Arabie saoudite
dans l’introduction de la dernière édition de son livre, comme nous avons pu
le voir plus haut.
Réagissant aux critiques, Aḥmad Lô fit valoir que le mouridisme n’étant pas une
confrérie transnationale11 avec une doctrine bien précise, il ne lui a pas semblé
nécessaire d’en parler, d’autant plus que son travail était exclusivement basé
sur des textes et non sur une étude de terrain. Pour Cheikh Tidiane Gaye, cet
argument est trahi par l’ouvrage d’Aḥmad Lô lui-même. Ce dernier, en effet, à
plusieurs reprises dans son étude et en vue de critiquer le soufisme, fait appel à
des épisodes auxquels il est censé avoir assisté. Parmi les nombreux exemples,
Cheikh Tidiane Gaye a retenu, entre autres, le passage suivant, tiré du texte
d’Aḥmad Lô :
« Nous avons vécu avec un groupe qui prétendait que le vin, une fois dans leur
bouche, se transformait en eau. Ayant médité sur eux, nous nous sommes rendu
compte qu’ils étaient des soulards qui ne cessaient d’avoir la “gueule de bois” (Lô,
vol. I, p. 227). »
Gaye montre ici que Lô a trahi son cadre méthodologique en sortant de
l’analyse des écrits pour relater des résultats d’observation. Pour montrer que,
même s’il n’a pas explicitement nommé Cheikh Ahmadou Bamba, le diplômé
d’Arabie saoudite l’a néanmoins critiqué. Cheikh Tidiane Gaye a retranscrit
les nombreux vers où le cheikh mouride défendait les mêmes thèses soufies
critiquées par Aḥmad Lô. Puis, en guise de réfutation de l’argument du
wahhabite sénégalais, l’écrivain tijānī commente :
« Il a cité d’autres confréries qui se trouvent dans d’autres pays, comme al-Wafā’iyya,
al-Ḫatmiyya, al-Šūḏiyya, al-Sab‘īniyya, et d’autres voies du genre, dont les adeptes
ne sont pas plus nombreux que ceux du mouridisme et qui n’ont pas connu une
plus grande expansion que la confrérie sénégalaise. Elles ne bénéficient pas non
plus d’une littérature plus importante, ni d’une organisation plus réfléchie ou d’un
enracinement plus solide. Pourquoi a-t-il prêté attention à ces autres confréries
locales, qui ne sont pas sénégalaises et qui n’auraient pas été connues par un bon
nombre de personnes s’il ne les avait pas mentionnées dans son étrange ouvrage,
11. L’argument d’Aḥmad Lô nous semble discutable. Les différents travaux de Sophie Bava ont pu
démontrer le caractère transnational de la confrérie mouride.
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sans dire ne serait-ce qu’un mot sur le mouridisme ? Seule la peur des bâtons
pourrait expliquer cela (Gaye, p. 261). »
Quelques lignes plus haut, pour exprimer la même idée et réfuter
l’argumentation d’Aḥmad Lô quant à l’absence de référence au mouridisme
dans Taqdīs al-ašḫāṣ fī-l-fikr al-ṣūfī, Cheikh Tidiane Gaye souligne :
« C’est par sa crainte démesurée des bâtons des Bayfals12 (hirawat bāy fāll) et de
leurs gros fouets, qui pulvérisent les crânes de manière spectaculaire (wa ‘aṣiyyihum
al-ġalīẓa allatītadukk al-jamājim dakkan) qu’il n’a pas mentionné le terme mouride
dans son livre (Gaye, p. 249). »
conclusion
Nous pouvons dire que, avec l’arrivée du wahhabisme au Sénégal, la
contestation du soufisme a pris un virage intellectuel et livresque qui a favorisé
l’émergence de disputatio qui doit son existence à la contestation d’une
majorité par la minorité. La réponse de la majorité est aussi parfois l’occasion,
pour ses membres, de mieux préciser leurs doctrines et positions théologicomystiques.
Ainsi, pouvons-nous constater que l’arrivée d’une minorité, aussi contestataire
soit-elle, peut bénéficier à la majorité pour la reformulation, la précision
et la vulgarisation de ses orientations doctrinales. En ce sens, l’étude de ce
genre de disputatio permet de poser l’épineuse question de la définition de
l’orthodoxie. Qui peut parler au nom de l’islam ? Qui du soufisme de Cheikh
Tdiane Gaye ou du wahhabisme d’Aḥmad Lô est fidèle aux textes scripturaires
de l’islam ? La réponse évidente à toutes ces questions est qu’il n’y a pas de
réponse. L’orthodoxie est toujours une négociation entre les membres de la
communauté. L’orthodoxie des uns est l’hétérodoxie des autres.
Ces débats aussi, pour l’islamologue et l’historien de l’islam en Afrique,
permettent de mieux inscrire l’islam au sud du Sahara dans la continuité
historique de l’islam en général au lieu de fermer cette zone dans l’étroitesse
d’un concept d’islam noir ou de son équivalent moderne, pas moins absurde,
d’islam africain.
12. Sans aucune généralisation de notre part, soulignons ici que les Bayfals sont réputés pour ne
jamais épargner une personne qui manque de respect à cheikh Aḥmadou Bamba ou à un membre
de sa famille.
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MINORITÉS RELIGIEUSES EN AFRIQUE MÉDITERRANÉENNE ET SUBSAHARIENNE
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