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LE VOCABULAIRE DE LA SEPTANTE ET LA QUESTION DU SOCIOLECTE DES JUIFS ALEXANDRINS LE CAS DU VERBE ΕΥΛΟΓΕΩ, « BENIR »* Jan Joosten (Université de Strasbourg) Dans la Septante, un certain nombre de termes, religieux pour la plupart, s’emploient avec un sens inhabituel en grec en dehors de la littérature biblique et parabiblique. Dans certains cas, le caractère insolite du langage de la Septante découle de ce qu’un mot grec désigne une institution biblique inconnue du monde grec. Un bon exemple en est l’emploi de l’adjectif χριστός, « oint, enduit d’huile » — sens parfaitement légitime en grec — pour parler du roi Messie : ἔσωσεν κύριος τὸν χριστὸν αὐτοῦ, « le Seigneur a sauvé son Christ » (Ps 19[20],7). En termes d’analyse sémantique, le problème se situe ici du côté de la « référence » du mot, alors que le sens lexical reste stable. Il s’agit incontestablement d’un mot grec, mais la chose désignée est étrangère au monde classique. Dans d’autres cas, cependant, le problème semble bien se situer du côté du sens lexical. Ainsi la Septante emploie régulièrement le mot grec δόξα dans le sens de « splendeur », peu connu en grec non biblique : τὸ δὲ εἶδος τῆς δόξης κυρίου ὡσεὶ πῦρ φλέγον ἐπὶ τῆς κορυφῆς τοῦ ὄρους, « L’aspect de la gloire du Seigneur était comme un feu brûlant sur le sommet de la montagne » (Ex 24,17). En grec non biblique, une expression du genre τὸ εἶδος τῆς δόξης, « l’aspect de la doxa », est à peu près impossible, comme le sont les passages, nombreux dans la Bible, où l’on voit la doxa de Dieu1. En grec biblique, le mot δόξα s’emploie donc avec un sens qui est en décalage par rapport au grec classique et hellénistique. Plusieurs autres mots tombent dans cette catégorie, par exemple, le verbe κτίζω lorsqu’il signifie « créer » (voir la contribution d’Eberhard Bons et d’Anna Passoni Dell’Acqua au présent volume) et le nom διαθήκη signifiant « alliance ». Dans la Bible grecque, ces mots sont employés avec un sens lexical qui ne se retrouve jamais, ou presque jamais, dans les textes non juifs. Les causes de ce décalage sont probablement multiples. Il convient d’analyser chaque mot, ou chaque groupe de mots, séparément. Dans la présente contribution, j’aimerais proposer quelques réflexions sur le verbe εὐλογέω, « bénir », et les noms qui en dérivent2. * La présente mouture a profité des remarques de plusieurs collègues. Je remercie en particulier Madeleine Wieger d’avoir corrigé le style français et Philippe Le Moigne d’avoir surveillé la fidélité des traductions françaises de citations grecques. 1 Voir, par exemple, Ex 16,7 ; Nb 12,8 ; 14,22 ; És 35,2. 2 Sauf indication contraire, ce qui sera dit sur le verbe grec vaut mutatis mutandis pour le nom substantif εὐλογία et pour l’adjectif εὐλογητός. JAN JOOSTEN 14 1. Une équivalence lexicale étonnante Le sens fondamental de la racine hébraïque ‫ברך‬, traduite généralement par « bénir », n’est pas facile à saisir pour un européen d’aujourd’hui3. « La bénédiction, écrit Elias Bickerman, est une formule rituelle qui […] est efficace par sa propre vertu »4. Le processus envisagé implique le plus souvent la transmission d’une force vitale5. Le verbe s’emploie dans diverses constellations actantielles avec des nuances significatives. – Lorsque Dieu « bénit » un être humain, l’effet est celui d’accroître la force, la prospérité, la fertilité ou le bonheur de celui qui subit l’action. En parlant de Job, Satan dit : « Tu as béni l’œuvre de ses mains, et ses troupeaux couvrent le pays » (Job 1,10). – Avec un sujet et un complément humains, le sens du verbe est plus ambivalent. Tantôt la bénédiction se présente comme une parole quasi magique qui communique directement la force, la prospérité ou d’autres qualités : « Je l’ai béni. Aussi sera-t-il béni » (Gn 27,33), dit Isaac après avoir béni Jacob. Tantôt, la bénédiction humaine consiste en l’invocation de la bienveillance divine sur l’autre : « Éli bénit Elkana et sa femme, en disant : Que l’Éternel te fasse avoir des enfants de cette femme » (1 S 2,20). La bénédiction est ici une prière. – Lorsque ce sont les êtres humains qui bénissent Dieu, on décèle plus difficilement ce que la bénédiction effectue. Dieu possède en lui la force vivifiante avant que l’homme ne le bénisse. Parfois, il est possible de dire que le verbe comporte une nuance déclarative : ‫ ברוך יהוה‬signifie : « Je déclare que le Seigneur est source de bénédiction ». En d’autres cas, le verbe implique simplement l’expression d’une reconnaissance : « Je bénirai l’Éternel en tout temps, sa louange sera toujours dans ma bouche » (Ps 34,2). D’autres cas de figure existent : les anges bénissent Dieu6; Dieu bénit la terre ou ses produits7; Samuel bénit l’offrande8. Dans certains passages, le verbe ne Cf. Josef Scharbert, « ‫ » ברך‬TWAT I, 808–841 ; James K. Aitken, The Semantics of Blessing and Cursing in Ancient Hebrew (Ancient Near Eastern Studies Supplement 23 ; Leuven : Peeters, 2007) ; Martin Leuenberger, Segen und Segenstheologien im alten Israel. Untersuchungen zu ihren religions- und theologiegeschichtlichen Konstellationen und Transformationen, (Abhandlungen zur Theologie des Alten und Neuen Testaments 90 ; Zurich : TVZ, 2008). 4 Elias J. Bickerman, « Bénédiction et prière, » RB 69 (1962) : 524–532. 5 Voir Leuenberger, Segen. D’autres notions, telle la solidarité mise en avant par Scharbert, restent secondaires. 6 Ps 103,20. 7 Dt 33,13. 8 1 S 9,13. Le Targum de Jonathan assimile cette bénédiction à l’action de grâce que disent les juifs avant tout repas. On hésite cependant à attribuer ce sens au texte original, car l’habitude de « bénir » Dieu avant le repas n’est pas attestée ailleurs dans l’Ancien 3 LE VOCABULAIRE DE LA SEPTANTE 15 signifie rien de plus que « saluer »9. Et le verbe est employé par antiphrase au sens de « maudire »10. Mais il s’agit là d’emplois exceptionnels ou dérivés sans grande importance pour notre analyse. Dans les passages les plus nombreux et les plus typiques, à savoir ceux où il est question de la transmission d’une force bénéfique, le verbe ‫ ברך‬se réfère à un « faire » plus qu’à un « dire » : les paroles de bénédiction effectuent un processus11. Par ces traits sémantiques, le verbe ‫ ברך‬se distingue nettement de son équivalent formel dans la version grecque12. Dans les textes non bibliques, le verbe εὐλογέω signifie : « dire du bien de, prononcer un panégyrique »13. Il s’agit d’un verbum dicendi seulement : lorsqu’on « dit du bien » de quelqu’un, cela n’affecte pas cette personne. Enfin, ce verbe se rencontre rarement dans les contextes religieux. Les dictionnaires du grec néotestamentaire mettent en avant, dans la littérature classique, un seul cas avec un sujet divin : Euripide, Suppliantes, 927. Thésée dit, en parlant d’Amphiaraos : « Quant à l’illustre rejeton d’Oiklès, les Dieux qui l’ont, vivant, lui-même ainsi que son quadrige, entraîné sous la terre, le louangent (εὐλογοῦσιν) assez »14. Selon la légende, Amphiaraos avait été englouti lors de la guerre des sept contre Thèbes. A l’endroit où cet événement avait eu lieu un temple avait été construit. L’interprétation du verbe εὐλογέω n’est pas particulièrement difficile dans ce passage. Il s’agit d’un emploi métaphorique : par leur acte prodigieux en faveur d’Amphiaraos, les dieux ont exprimé leur approbation à son égard. Sous le voile du langage figuré, le sens lexical du verbe reste reconnaissable : le faire des dieux est en réalité un dire. On reste ici très loin de la notion biblique de bénédiction. A la lumière de ces faits, on s’étonne de constater qu’ εὐλογέω est l’équivalent standard de ‫ ברך‬dans la Septante. Sur presque 250 attestations du verbe hébreu, 98% des occurrences sont traduits par εὐλογέω. Considérons, par exemple, la traduction des versets cités ci-dessus : Testament et se rencontre pour le première fois dans les textes de Qumran (1QSa 2:19– 21). 9 2 S 6,20. 10 Job 1,11 ; 2,9. 11 Les paroles de bénédiction ne sont pas toujours rendues explicites, p. ex. Gn 24,1 : « l’Éternel avait béni Abraham en toute chose ». 12 H. W. Beyer, « εὐλογέω, εὐλογία », TWNT, vol II, 751–763 ; R. Helbing, Die Kasussyntax der Verba bei den Septuaginta. Ein Beitrag zur Hebraismenfrage und zur Syntax der Κοiνη (Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1928), 17–20. Je remercie mon collègue Eberhard Bons d’avoir attiré mon attention sur l’ouvrage de Helbing. 13 De même, le nom εὐλογία signifie communément « louange, panégyrique ». Le substantif se rencontre aussi avec le sens de « bien-dire, éloquence » (cf. Rom 16,18). 14 H. Grégoire, Euripide, Tome III (Paris : Belles Lettres, 1959), 138. JAN JOOSTEN 16 Job 1,10 τὰ ἔργα τῶν χειρῶν αὐτοῦ εὐλόγησας καὶ τὰ κτήνη αὐτοῦ πολλὰ ἐποίησας ἐπὶ τῆς γῆς, « Tu as — l’œuvre de ses mains, et rendu nombreux ses troupeaux dans le pays ». Gn 27,33 ηὐλόγησα αὐτόν καὶ εὐλογηµένος ἔστω, « Je l’ai —. Aussi sera-t-il — ». On trouve d’autres équivalents dans une poignée de cas seulement15. L’équivalence en apparence boiteuse entre le verbe hébreu ‫ ברך‬et le verbe grec εὐλογέω fait surgir plusieurs questions : pourquoi les traducteurs ont-ils choisi un terme grec qui semble si peu adéquat ? Quelle interprétation ont-ils donnée au verbe hébreu ? Quel est le sens qu’il faut attribuer au verbe εὐλογέω et aux mots qui en dérivent dans la Septante ? 2. Comment exprimer en grec la notion biblique de bénédiction ? Avant d’aborder ces questions, il convient de se demander quelles étaient les possibilités de la langue grecque pour exprimer le sens que possède le verbe hébreu. Plusieurs chercheurs ont affirmé que la langue grecque n’avait pas de mot pour exprimer la notion biblique de bénédiction. Ainsi, Harry Orlinsky écrit : When the Jews came to translate the Hebrew word borach, “to bless” into Greek, they found themselves at a loss; such a concept, and hence the word for it, was unknown in Greek culture. So they took the nearest Greek word, eulogo, which meant “to speak well of, commend,” and adapted it to the Jewish concept “to bless.”16 Orlinsky a raison de souligner que la notion de bénédiction telle qu’elle apparaît dans la Bible n’a pas d’équivalent précis dans la culture grecque. On doit cependant contester l’idée selon laquelle εὐλογέω serait le verbe dont le sens s’approchait le plus de celui de ‫ ברך‬tel qu’il a été décrit ci-dessus. Il existe plusieurs autres mots grecs dont le sens paraît plus adéquat. – Dans la poésie grecque, le bien que les dieux accordent aux êtres humains se nomme ὄλβος, « bonheur, prospérité »17. Nausicaa dit à Ulysse : « Zeus 15 Voir ci-dessous pour quelques exemples (section 5). Harry Orlinsky, The Septuagint. The Oldest Translation of the Bible (Ohio : Union of American Hebrew Congregations, 1949), 13. Voir dans le même sens Beyer, « εὐλογέω », 752, et Peter Tomson, « Blessing in Disguise. ΕΥΛΟΓΕΩ and EΥΧΑΡΙΣΤΕΩ between ‘Biblical’ and Everyday Greek Usage, » in Voces Biblicae. Septuagint Greek and its Significance for the New Testament (ed. Jan Joosten, Peter Tomson ; Contributions to Biblical Exegesis & Theology 49 ; Leuven : Peeters, 2007), 35– 61, en particulier p. 36. 17 Beyer, « εὐλογέω », 752. 16 LE VOCABULAIRE DE LA SEPTANTE 17 Olympien dispense ὄλβος (prospérité) aux hommes, aux bons et aux méchants, à chacun, comme il veut » (Od 6.188–189). Il existe un verbe ὀλβίζω, « rendre heureux, estimer heureux ». Le nom se rencontre une seule fois dans la Septante, en Sir 30,15, mais le verbe n’y est pas attesté. – Dans une inscription bilingue phénicienne-grecque retrouvée à Chypre, la formule phénicienne ‫יברך‬, « qu’il bénisse », équivaut à la phrase ΙΝ ΤΥΧΑΙ ΑΖΑΘΑΙ (= ἐν τύχῃ ἀγαθῇ), « à la bonne fortune »18. Le terme τύχη, « sort », correspond en quelque sorte à ce qui est affecté par la bénédiction ; le verbe εὐτυχέω, « aller bien, être heureux », se rapproche de la notion biblique d’« être béni ». Notons cependant qu’il n’y a pas, sauf erreur, de verbe grec correspondant qui signifie « rendre heureux ». – Le verbe µακαρίζω, « bénir, estimer ou proclamer heureux » se présente comme un verbum dicendi. Rappelons cependant qu’il est relié à l’adjectif primitif µάκαρ, « bienheureux », lequel s’applique à l’origine aux dieux seuls19. Dans la pièce d’Euripide, Iphigénie à Aulis, vers 1404, Achille s’adresse à Iphigénie en ces termes : « Fille d’Agamemnon, un dieu allait faire mon bonheur (µακάριόν µέ τις θεῶν ἔµελλε θήσειν), si je pouvais t’avoir pour femme ». Ici, le sens de la périphrase µακάριον τίθηµι n’est pas éloigné de la notion biblique de bénédiction. Le groupe µακαρ- n’est jamais utilisé dans la Septante pour traduire la racine ‫ברך‬. Il est pourtant bien connu et s’emploie régulièrement pour rendre le verbe hébreu ‫ « אשר‬proclamer heureux ». Or, en hébreu, les sens des racines ‫ ברך‬et ‫ אשר‬se chevauchent : ‫ ברוך הגבר‬, « béni l’homme… », en Jr 17,7 est parallèle à ‫אשרי האיש‬, « bienheureux l’homme… », en Ps 1,120. L’énumération de ces verbes dont le sens chevauche celui du verbe hébreu ‫ ברך‬n’a pas pour objectif de critiquer l’approche des traducteurs de la Septante. Il s’agit de montrer que le choix d’εὐλογέω n’est pas dû à la pauvreté de la langue grecque. Si les Septante avaient perçu le sens du verbe ‫ ברך‬de la même manière que nous l’avons défini, et s’ils avaient voulu rendre ce sens en grec, ils auraient pu trouver dans leur langue cible les éléments pour une traduction adéquate. Le choix du verbe εὐλογέω semble indiquer qu’un autre facteur entre en jeu. 18 H. Donner, W. Röllig, Kanaanäische und aramäische Inschriften, Band I (Wiesbaden : Harrassowitz, 1971), 8–9 : n° 39, ligne 3 du texte phénicien, ligne 4 du texte grec (cf. n° 41,6/5). 19 Lorsqu’un être humain est dit µάκαρ ou µακάριος, c’est qu’il participe en quelque sorte à la vie des dieux. 20 La notion de bonheur s’exprime aussi par le groupe εὐδαίµ- : le verbe εὐδαιµονίζω signifie « dire heureux, estimer heureux ». Tout ce groupe ne se rencontre jamais dans la Septante et a pu être évité à dessein pour des raisons religieuses. JAN JOOSTEN 18 3. L’origine de l’équivalence ‫ ברך‬- εὐλογέω Le mystère de l’équivalence entre ‫ ברך‬et εὐλογέω s’éclaire si l’on oublie un instant ce que disent les dictionnaires de l’hébreu biblique. Il est vrai que les cas les plus fréquents et les plus typiques sont ceux où ‫ ברך‬désigne la transmission d’une force de vie, comme cela a été dit. Mais il y a un groupe de textes où ce sens fondamental n’est pas au premier plan. Dans les passages où les êtres humains « bénissent » Dieu, la notion de communication d’une force vitale, sans être absente, n’est pas saillante. Le sens contextuel du verbe se rapproche alors de celui des verbes de louange, avec lesquels il est parfois mis en parallèle : Ps 145,2 Chaque jour je te bénirai (‫)אברכך‬, et je célébrerai (‫ )ואהללה‬ton nom à toujours et à perpétuité. Ps 145,10 Toutes tes oeuvres te loueront (‫)יודוך‬, ô Éternel ! Et tes fidèles te béniront (‫)יברכוכה‬. Du point de vue du champ sémantique du verbe ‫ברך‬, ces cas sont périphériques. Mais ils ne sont pas rares, surtout dans certains livres bibliques. Or, dans ces cas, la traduction du verbe ‫ ברך‬par εὐλογέω n’est pas choquante. La langue hébraïque connaît plusieurs verbe de louange : ‫שיר‬, ‫הלל‬, ‫שבח‬, ‫רומם‬, ‫הודה‬. Selon une technique habituelle des traducteurs grecs, chacun de ces verbes avait droit à son équivalent privilégié : ‫ הלל‬est rendu de préférence par αἰνέω, ‫ הודה‬par ἐξοµολογέω, ‫ שבח‬par ἐπαινέω, ‫ שיר‬par ὑµνέω 21. Dans ce système, il était nécessaire d’attribuer au verbe ‫ברך‬, « bénir Dieu, louer Dieu », sa traduction spécifique. Du côté grec, il est vrai qu’εὐλογέω « n’était pas un terme de la langue religieuse »22. Mais le verbe n’était pas inconnu dans le registre religieux. Ion prie, dans la pièce d’Euripide du même nom : « Phoibos est mon vrai père : je loue celui qui me nourrit (τὸν βόσκοντα γὰρ εὐλογῶ) » (Ion, 137)23. Cet emploi occasionnel dans la littérature classique est confirmé par quelques inscriptions24. Ainsi, il ne semble pas trop téméraire d’avancer que le verbe εὐλογέω a été choisi pour rendre ‫ ברך‬dans le sens de « bénir Dieu », lequel domine dans les Psaumes. Le verbe grec convenait assez bien pour rendre ce sens. La correspondance lexicale n’était pas parfaite, bien entendu, puisque le verbe hébreu sous-entendait que la louange adressée à Dieu concernait sa capacité de 21 Voir Robert Ledogar, « Verbs of Praise in the LXX Translation of the Hebrew Canon, » Bib 48 (1967), 29–56. 22 Bickerman, « Bénédiction, » 531. 23 Voir aussi Ion, 1614. 24 Il existe quatre attestations épigraphiques, deux juives et deux païennes, du verbe εὐλογέω ou du nom εὐλογία dans un sens religieux. Voir le survol de ces attestation dans G. H. R. Horsley, New Documents Illustrating Early Christianity, Vol. 4 (N. S. W. 2109 : Macquarie University, 1987), 113. LE VOCABULAIRE DE LA SEPTANTE 19 communiquer la bénédiction — nuance absente du verbe grec. Mais tout traducteur sait que la traduction idéale n’existe pas : deux mots en des langues différentes ne signifient jamais exactement la même chose. Une fois établi, le lien entre le verbe hébreu et le verbe grec a pu être maintenu dans les passages où le sens du verbe grec ne convenait pas au contexte, et notamment avec Dieu comme sujet ou dans le cas où un être humain en bénit un autre. Le maintien de la même équivalence lexicale dans des contextes très différents, qui peut paraître absurde, était imposé par une autre technique de traduction des Septante, à savoir la stéréotypie lexicale. Les traducteurs tendent à garder les équivalents qu’ils ont établis, parfois même si le contexte réclame l’emploi d’un autre terme. Le cas d’εὐλογέω se singularise par le fait que les textes qui expliquent le choix de l’équivalent forment une minorité. Il faut donc tenter d’expliquer comment la jonction entre ‫ ברך‬et εὐλογέω a pu s’établir au point de s’imposer aux traducteurs du Pentateuque en de nombreux passages où elle ne convenait pas. 4. La liturgie et le sociolecte des juifs d’Alexandrie Si le livre des Psaumes avait été traduit avant celui de la Genèse, on aurait aisément compris le processus qui a produit l’équivalence entre ‫ ברך‬et εὐλογέω : dans les Psaumes, les phrases du type : « Je bénirai l’Éternel » (Ps 16,7) prédominent. Et dans ces phrases, la traduction par εὐλογέω se justifie. Ayant fixé l’équivalence des deux verbes dans les Psaumes, on l’aurait maintenue en abordant le Pentateuque où la plupart des emplois concernent plutôt la bénédiction dispensée par Dieu, ou par les patriarches. Ce scénario est rendu impossible par le fait incontestable que les Psaumes, et sans doute l’ensemble des Écrits et des Prophètes, ont été traduits après le Pentateuque. Le premier livre qu’ont abordé les traducteurs est probablement celui de la Genèse, où Dieu bénit d’abord les grands monstres marins, le couple humain, le sabbat, Noé et Abraham, et où les patriarches transmettent ensuite la bénédiction à leurs descendants. Si on suit l’explication proposée ci-dessus, la correspondance entre ‫ ברך‬et εὐλογέω n’a pas pu se fixer au moment de la traduction de la Genèse, ni dans la traduction du Pentateuque en général. La solution du problème ne peut se trouver dans le cadre de la traduction de la Bible. J’avancerais donc comme hypothèse que le Sitz im Leben de l’équivalence qui nous occupe n’est pas la traduction, mais se situe avant elle, dans la liturgie juive de la diaspora. Nous ne savons pratiquement rien sur la liturgie juive à Alexandrie au début du IIIème siècle av. J.-C. Quelques inscriptions attestent l’existence de proseuques, « maisons de prière », dès le milieu du IIIème siècle, mais il est impossible de dire ce qui s’y pratiquait, ni en quelle langue on le JAN JOOSTEN 20 pratiquait25. Il est cependant raisonnable de penser que, même avant la traduction du Pentateuque, les juifs ont loué Dieu dans leur culte. Il paraît possible qu’ils l’aient fait au moins partiellement en grec. Comme en témoignent les textes bibliques tardifs et les Rouleaux de Qumran, le langage de la bénédiction se développe fortement dans la prière juive formulée en hébreu entre le IVème et le Ier siècle av. J.-C. La formule ‫ברוך אתה יהוה‬ « béni sois-tu YHWH », apparaît pour la première fois en 1 Chr 29,10 et en Ps 119,12. Elle est ensuite attestée quelques dizaines de fois dans les textes de Qumran et deviendra routinière dans le judaïsme rabbinique. Rabbi Meïr estimait que le juif prononce cent bénédictions de Dieu par jour26. La même formule est reflétée dans plusieurs prières grecques de la Septante qui n’ont pas de contrepartie dans la Bible hébraïque : εὐλογητὸς εἶ (1 Esd 4,60 ; Jdt 13,17 ; Tob 3,11 ; 8,5.15ss ; 11,14 ; 1 Mc 4,30 ; Dn 3,26.52ss). Ce langage de la bénédiction liturgique, dont les exemples abondent tant en hébreu qu’en grec, explique le choix du verbe εὐλογέω pour rendre la racine hébraïque ‫ברך‬. Dans une phase relativement ancienne, on peut supposer une conscience— sinon une pratique—bilingue dans la liturgie des juifs égyptiens, associant mentalement le verbe hébreu ‫ ברך‬et le verbe grec εὐλογέω 27. En traduisant oralement les prières traditionnelles, on observait cette équivalence, et lorsqu’on composait en grec une prière nouvelle, on utilisait le verbe grec avec les résonances du verbe hébreu. Du langage de la prière, cet emploi particulier du verbe grec a pu entrer dans le parler des juifs. Le choix étonnant de la Septante s’enracine, semble-t-il, dans ce parler juif. Le traducteur de la Genèse, en tombant sur Gn 1,22 : « Dieu bénit les monstres marins, en disant : Soyez féconds… », savait déjà comment rendre le verbe ‫ברך‬. 5. Le sens du verbe εὐλογέω dans la Bible grecque En appliquant ce choix de façon conséquente, le traducteur de la Genèse, et dans son sillon pratiquement tous les autres, ont fini par forcer le sens lexical de ce verbe grec.28 A force d’utiliser le verbe εὐλογέω dans des passages où il s’agissait clairement de la transmission d’une force vivifiante, celui-ci a subi une transformation sémantique. Il est donc légitime de traduire καὶ ηὐλόγησεν αὐτὰ ὁ θεός en Gn 1,22 par : « Et Dieu les bénit (les monstres marins) », comme le fait la Bible d’Alexandrie, même si « bénir » n’est pas le sens primitif d’εὐλογέω. 25 Marguerite Harl, Gilles Dorival, Olivier Munnich, La Bible grecque des Septante : Du judaïsme hellénistique au christianisme ancien (Paris : Cerf, 1988), 36. 26 Tos. Ber. VI 24, cité par Bickerman, « Bénédiction, » 524. 27 Le verbe ‫ ברך‬s’employait également, avec un sens semblable, en araméen, voir p. ex. Dn 3,28. 28 Helbing qualifie ce cas d’hébraïsme lexical, voir Helbing, Kasussyntax, 18. LE VOCABULAIRE DE LA SEPTANTE 21 Rendre le texte de la Septante par une traduction plus fidèle au génie de la langue grecque mènerait ici à l’absurde. Une preuve de la transformation sémantique est apportée par certains textes bibliques ou parabibliques écrits directement en grec. Quand l’auteur aux Hébreux écrit : « C’est sans contredit l’inférieur qui est béni par le supérieur » (Hé 7,7), il ne se réfère pas au sens grec, mais bien à la notion biblique de bénédiction. Le langage de la Septante sort ici du cadre de la traduction et entre dans le discours librement formulé. On aurait tort, cependant, de penser que le sens grec du verbe a été complètement supplanté par le sens hébraïsant dans la Septante entière. Plusieurs indices montrent que le sens grec du verbe reste à l’esprit des traducteurs et des lecteurs de la Septante : – Notons d’abord que le verbe εὐλογέω rend occasionnellement des verbes hébreux autres que ‫ברך‬, et notamment des verbes qui signifient « louer, honorer » : Pr 31,30 La femme qui craint l’Éternel est celle qui sera louée (‫)תתהלל‬. γυνὴ γὰρ συνετὴ εὐλογεῖται, « la femme intelligente est louée ». De même le verbe εὐλογέω traduit ‫הלל‬, « louer » (És 38,18 ; 64,10[11]), ‫הודה‬, « confesser » (És 12,1 ; 38,19), ‫כבד‬, « honorer » (És 25,3 ; 43,20) ; ‫רנן‬, « jubiler » (Job 29,13) et les verbes araméens ‫ שבח‬et ‫הדר‬, « louer » (Dn 5,4.23). Tous les cas se rencontrent dans des livres traduits librement : Ésaïe, Proverbes, Job et Daniel. Ils montrent que les traducteurs qui ne suivent pas aveuglément l’exigence de stéréotypie lexicale restent attentifs au sens original du mot grec. – Inversement, le verbe ‫ ברך‬est quelquefois traduit par d’autres mots qu’ εὐλογέω, et notamment pas d’autres verbes grecs signifiant « louer, rendre grâce » : Ps 100,4 Entrez dans ses portes avec des louanges, Dans ses parvis avec des cantiques ! Célébrez-le, bénissez son nom (‫! )ברכו שמו‬ Ps 99,4 … ἐξοµολογεῖσθε αὐτῷ αἰνεῖτε τὸ ὄνοµα αὐτοῦ, « confessez-le, louez son nom » De même, ‫ ברך‬est rendu par ἐπεύχοµαι, « prier, remercier » (Dt 10,8), et le nom ‫ברכה‬, « bénédiction », par ἐγκώµιον, « éloge », et ἐγκωµιάζω (Pr 10,7 ; 29,229). Ces quelques exceptions montrent que les traducteurs percevaient dans le verbe hébreu le sens de « louer », du moins lorsque le sujet du verbe désignait un être humain. – Les livres de la Septante écrits directement en grec confirment l’impression que εὐλογέω conserve son sens primitif. En 2 Maccabées, le verbe 29 Le texte massorétique est ‫ברבות‬, mais le traducteur semble avoir lu ‫ברכות‬. JAN JOOSTEN 22 désigne toujours une action faite par des hommes à l’égard de Dieu. Les traductions françaises rendent en général par le verbe « bénir », mais « louer » semble également possible. Dans le livre de Judith, on trouve un passage intéressant : quand Judith a obtenu la victoire sur les ennemis, le grand prêtre vient de Jérusalem avec les anciens : Quand ils entrèrent chez elle, ils la bénirent (εὐλόγησαν) tous ensemble et lui dirent : « Tu es l’exaltation de Jérusalem, le grand orgueil d’Israël, la grande fierté de notre race. » (Jdt 15,9 TOB) Il semble que le verbe εὐλογέω n’exprime pas ici le sens biblique de « bénir », lequel impliquerait l’invocation de la grâce divine sur une personne. Le verbe garde son sens grec et signifie : « louer publiquement »30. Ce même sens se retrouve ailleurs dans le livre31. Ces faits confortent la thèse, qu’on peut fonder sur d’autres arguments, selon laquelle le livre de Judith a été rédigé en grec32. On peut conclure de ces quelques indices que le sens grec de εὐλογέω n’a jamais disparu de la conscience linguistique des traducteurs et des lecteurs de la Septante. Dans une traduction de la Septante, il convient de donner à ce verbe son sens primitif partout où cela est possible et de le traduire par « bénir » seulement là où le contexte impose ce sens « biblique ». 6. Conclusions Si notre hypothèse est juste, le verbe εὐλογέω a été choisi pour traduire ‫ ברך‬à cause du sens habituel qu’exprimait ce verbe grec — non pas en dépit de lui, comme le supposait Orlinsky. Dans le langage liturgique, « bénir » Dieu signifiait pratiquement la même chose que « louer » Dieu et « dire du bien » de lui. L’originalité de l’emploi juif ne concerne pas d’abord le sens du verbe, mais le fait qu’on le fasse entrer massivement dans le langage religieux. Le sens du verbe grec n’a été forcé que dans un deuxième temps, à cause du principe de la stérétotypie lexicale : le traducteur de la Genèse a maintenu l’équivalence ‫– ברך‬ εὐλογέω, établie d’abord dans la liturgie, dans des contextes où le verbe grec était beaucoup moins adéquat. À force d’être employé dans des contextes où le sens de « bénir » était requis, le verbe grec a absorbé ce sens en grec biblique, sans toutefois abandonner entièrement son sens propre. Nos explorations nous ont mené à entrevoir la possibilité que le vocabulaire spécial de la Septante s’enracine dans un langage religieux pratiqué par les juifs alexandrins encore avant la création de la traduction. Il ne s’agit pas, Scharbert, « 835 » ‫ברך‬. Voir Jdt 13,18. 32 Voir Jan Joosten, « The Original Language and Historical Milieu of the Book of Judith, » Meghillot 5–6 : A Festschrift for Devorah Dimant (2007), *159–*176. 30 31 LE VOCABULAIRE DE LA SEPTANTE 23 évidemment, de ressusciter l’hypothèse d’un dialecte judéo-grec créolisé encore défendue par Gehman dans les années 1950. Comme l’a démontré Adolf Deissmann, le grec de la Septante est le grec hellénistique attesté par les papyrus et par les inscriptions. La terminologie spéciale de la Septante se limite presque entièrement aux domaine religieux et n’est pas plus remarquable, du point de vue linguistique, que la terminologie philosophique spécialisée des écrits stoïciens. Dans les limites du domaine religieux, il est raisonnable de penser que le judaïsme égyptien de langue grecque se caractérisait, dès avant la traduction de la Loi, par un parler particulier. Il serait intéressant de se demander s’il y a d’autres mots ou expressions typiques de la Septante qui remontent à l’époque située avant l’existence de la traduction. Évidemment, il est très difficile d’avoir des informations sûres sur cette époque. On ne dispose à ce jour d’aucun écrit littéraire ni d’aucun document épigraphique relevant du judaïsme alexandrin du début de l’ère hellénistique. Le monument littéraire le plus ancien est le Pentateuque grec ; les premiers papyrus et inscriptions juifs datent du milieu du IIIe siècle. Le cas d’ εὐλογέω montre cependant qu’il y a lieu de poursuivre les recherches sur les racines de la traduction grecque. Le problème soulevé par ce verbe ne peut trouver de solution dans les limites de la Septante elle-même et demande que l’on tourne le regard vers le contexte historique à l’intérieur duquel la version est venue à l’existence.