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Le Républicanisme, ou ne pas avoir de maître. Commentaire, 108, Hiver 2004-2005. Analyse critique de l’ouvrage de Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. P. Savidan et J.-F. Spitz, Gallimard, 2004. « (En 1791), j’admirais les républiques, bien que je ne les crusse pas possibles à l’époque du monde où nous étions parvenus : je connaissais la liberté à la manière des anciens, la liberté fille des mœurs dans une société naissante ; mais j’ignorais la liberté fille des lumières et d’une vieille civilisation, liberté dont la république représentative a prouvé la réalité : Dieu veuille qu’elle soit durable ! On n’est plus obligé de labourer soi-même son petit champ, de maugréer les arts et les sciences, d’avoir des ongles crochus et la barbe sale pour être libre. » Chateaubriand Depuis une quinzaine d’années, un nouveau courant est en train d’occuper une place presque dominante au sein du champ de la philosophie politique, à savoir le « républicanisme ». Contre toute attente, ce n’est pas de France, mais des pays anglo-saxons que nous vient l’essentiel des travaux qui s’en réclament : les œuvres des historiens des idées J. Pocock et de Q. Skinner sont désormais bien connues, et elles sont relayées en France par les travaux originaux de J. –F. Spitz. C’est en 1997 que Philip Pettit donna un exposé philosophique complet du républicanisme dans son ouvrage du même nom. Il s’agit d’un grand livre, clair, finement argumenté et qui ouvre constamment des perspectives intéressantes. J’en recommande vivement la lecture, même si je vais consacrer ce compte-rendu plutôt à la critique de ses thèses centrales, alors qu’il contient de nombreux développements passionnants. Le point de départ de Pettit est une définition de la liberté empruntée à la tradition républicaine initiée par les Romains, et selon laquelle être libre veut dire : ne pas avoir de maître, ne pas être dominé, ne pas subir le pouvoir arbitraire d’autrui. Cette conception de la liberté, que l’on retrouvera chez Machiavel, Harrington, Locke, Rousseau ou encore Jefferson, conduit à ne pas considérer la loi comme oppressive, mais au contraire comme libératrice, et à récuser totalement la définition dite « libérale », moderne, de la liberté comme « non interférence d’autrui dans ma sphère privée », inspirée de Hobbes et de Bentham. Ce faisant, selon Pettit, les désastreux penseurs libéraux auraient suivi leur maître Hobbes (…), très hostile aux petites républiques italiennes, et rendu possible que l’on tolère un despote, à condition qu’il nous laisse tranquille (domination sans interférence), mais aussi récusé l’autorité de l’État interventionniste au motif qu’il interférerait avec notre liberté privée (interférence sans domination). Cette belle construction n’est pas sans mérite, mais on peut arguer qu’elle repose en partie sur certaines approximations historiques, certaines interprétations abusives, et surtout qu’elle ne saurait prétendre occuper une place comparable au libéralisme qu’elle veut abattre, car elle ne peut guère donner lieu en pratique qu’à une seule politique, en l’occurrence une politique de gauche radicale. Les théoriciens républicains, d’ailleurs, devraient être plus visibles dans la vie politique, puisque du propre aveu de certains d’entre eux, la vie ne vaut la peine d’être vécue que si elle est dominée par l’action politique (« humanisme civique »). Ils devraient, tels Cicéron, passer plus de temps à dénoncer Verrès et Catilina qu’à écrire à Tusculum des traités (magnifiques) sur la république et les lois. (Pettit est cela dit plus modéré que les « humanistes civiques », mais il rejoint alors un libéral comme Rawls, qui approuve le républicanisme en rejetant l’humanisme civique.) L’ignorance de la source grecque est assez stupéfiante : contrairement à ce qu’indique la couverture de (l’excellente) traduction française, Pettit ne remonte pas à la cité athénienne, contre laquelle il a les mêmes préjugés que Rousseau, admirateur de Sparte (comme Platon) et de Rome (comme Polybe). Il est pourtant évident que c’est à Athènes que nous trouvons la source de toutes nos traditions politiques ou presque, et que les Romains ne l’auraient pas nié. « Ne pas avoir de maître (despotès) », ou nul autre que la loi (nomos) est un topos classique, chez Hérodote, Thucydide, Euripide, Démosthène ou Aristote. L’idée de « démocratie délibérative », qui est tout sauf une invention d’Habermas, est au centre des analyses d’Aristote, par exemple (alors que Rousseau déteste les « débats » et n’appelle « délibérations » que les votes du peuple silencieux). Primae Athenae rogarunt leges (Lucrèce). Cet « oubli » permet aux républicains de se donner une origine inédite, en ne se réclamant, comme Machiavel, dont on oublie en passant qu’il est aussi l’auteur du Prince, que de la Res Publica. Skinner se réclame même d’un courant « néo-romaniste » plutôt que « républicain ». Mais ils ne peuvent pas ignorer (on l’espère !) que de grands penseurs libéraux, tels Popper et Hayek, rattachaient leur conception « libérale républicaine », si je puis dire, à la source grecque. J’avais moi-même signalé en 1998 à Philip Pettit que sa définition de la liberté était la même que celle énoncée par Hayek en 1960 dans son grand livre The Constitution of Liberty. Hayek s’appuyait sur Thucydide, Aristote, Cicéron, Tite-Live, Harrington, Sidney, Locke, Montesquieu, Madison, mais aussi B. Constant. Je note avec satisfaction que Pettit a apparemment tenu compte de cette remarque dans la nouvelle édition ici traduite (note 9, p. 429), mais qu’il botte en touche en disant « qu’il n’y a pas lieu d’entrer ici dans de telles questions d’interprétation ». J’avais aussi fait remarquer la dimension républicaine de la pensée de Rawls, qui parle dès la première section de la Théorie de la Justice des « liens de l’amitié civique », expression typiquement aristotélicienne. On peut aussi citer les textes de nombreux penseurs libéraux, de Mill à Lord Acton et à Popper ou Aron, qui ne laissent aucun doute sur le fait qu’il est aberrant de leur prêter un quelconque attrait pour le despotisme « doux ». Benjamin Constant l’affirmait : la « liberté des Modernes », c’est « pour chacun le droit de n’être soumis qu’aux lois (..), le droit de ne pas être maltraité d’aucune manière par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus, le droit de dire son opinion, de choisir son industrie (...), le droit de se réunir à d’autres individus (...), le droit d’influer sur l’administration du gouvernement ». Le libéralisme est une doctrine des droits, et donc des garanties contre toute immixtion arbitraire possible d’autrui dans ma sphère légitime d’action. L’insistance sur le terme « arbitraire » ne pourrait que satisfaire Pettit, qui lui aussi affirme avec force ce refus de l’interférence arbitraire. Mais comment ne pas voir qu’en mettant l’accent sur les droits, les libéraux ne se contentent pas d’interdire la domination arbitraire actuelle, mais aussi toute domination possible, comme Pettit le réclame de manière très convaincante, mais ce, croit-il, à l’encontre des libéraux ? Cependant, il y a bien des différences entre libéralisme (qu’il soit « possessif » (Nozick) ou « solidariste (Rawls)) et républicanisme. Cette dernière approche consiste à arguer que le seul mal en politique, c’est la domination, et l’on est pas loin alors d’une pensée révolutionnaire, pour laquelle tout pouvoir « non républicain » est tyrannique, et qui préfère risquer la guerre civile (phénomène fondamental, dont il est peu question chez les républicains actuels) que de supporter une quelconque domination, ou d’une pensée « hypercritique » (Bourdieu), qui voit de la domination partout, ne voit que ça et se fixe comme objectif politique la dénonciation tous azimuts des relations de pouvoir. Les libéraux sont farouchement hostiles à la tyrannie, mais ils ne prétendent pas que tous les problèmes sociaux se réduisent à la domination. Pour Pettit, comme pour Marx, si le chômage est un mal, c’est parce que les chômeurs (pourtant « non exploités » par définition) sont à la merci des riches dominateurs, et sont donc des esclaves potentiels, qui peuvent être utilisés contre les travailleurs. C’est un peu comme si l’on disait qu’il faut lutter contre les maladies non parce que les malades souffrent dans leur chair, mais parce qu’ils sont des proies faciles pour les puissants. Non, la domination arbitraire (par exemple sur les femmes, comme on le voit malheureusement de plus en plus dans certains quartiers) doit être combattue, mais ce n’est pas le seul mal politique. Les républicains semblent ignorer la complexité du monde, la notion d’effets pervers de la redistribution, la question du financement des politiques publiques, celle du nécessaire rétablissement de l’autorité dans certains quartiers, la question de savoir comment lutter contre les intégrismes, celles des flux migratoires, de la démographie, de la construction européenne, etc. Leur théorie peut être utile à mon sens à tous les « anti-libéraux » qui surgissent à nouveau malgré le deuil fait de l’idée naïve de « révolution » : « Contestez, contestez le pouvoir, si vous ne savez pas pourquoi, lui il le sait ! ». Ou alors, elle peut servir à justifier une politique respectable, mais discutable et minoritaire, celle que représente en France J.–P. Chevènement : augmentation de l’intervention de la « puissance publique » incarnant la « volonté générale », redistribution beaucoup plus massive des fruits de la coopération économique, critique de la décentralisation, souverainisme « patriotique ». L’intendance suivra, il suffit de « volonté politique ». Mais les faits sont têtus, comme disait Lénine. Il est important que ce livre ait été traduit, car le débat français sur la spécificité du républicanisme national en sera aéré. Cessons de nous gausser de l’exception française, la République n’a pas été « inventée » ex nihilo en 1792 à Paris ! La subtilité de l’argumentation de Pettit est grande, et la sincérité de son propos est évidente. Son livre doit conduire ceux qui se réclament du libéralisme à revenir sur certaines questions, par exemple sur la fameuse distinction d’Isaiah Berlin entre « liberté positive » et « liberté négative », laquelle, malgré la fascination qu’elle provoque à première lecture, n’est certainement pas entièrement satisfaisante. Mais quant à savoir si le « républicanisme » constitue une philosophie profondément originale et adaptée à notre temps, c’est une autre histoire. Alain Boyer (Université de Paris IV-Sorbonne)