Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Survie d'Albert Camus

1994, Liberte

Document généré le 1 déc. 2023 12:08 Liberté Survie d’Albert Camus Gaëtan Brulotte Volume 36, numéro 6 (216), décembre 1994 URI : https://id.erudit.org/iderudit/32261ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Collectif Liberté ISSN 0024-2020 (imprimé) 1923-0915 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Brulotte, G. (1994). Compte rendu de [Survie d’Albert Camus]. Liberté, 36(6), 140–148. Tous droits réservés © Collectif Liberté, 1994 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ LIRE EN FRANÇAIS GAETAN BRULOTTE SURVIE D'ALBERT CAMUS Albert Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, « Les Cahiers Albert Camus » 7, 1994, 334 pages. Le Premier Homme, c'est l'ébauche du dernier roman d'Albert Camus auquel ce dernier travaillait au moment de sa mort, et c'est, dit-on, l'événement littéraire de l'année. C'est un texte qu'on n'attendait pas, écrit depuis plus de trente-quatre ans, qu'on n'avait pas cru essentiel de publier et dont on doit aujourd'hui la publication à la pression des chercheurs universitaires. On en a récupéré le manuscrit presque illisible dans la serviette de l'auteur le jour tragique de janvier 1960 où Camus rendit l'âme dans le coffre à gants d'une voiture célèbre. On a entouré sa sortie de prudences éditoriales qui dénotent une louable honnêteté intellectuelle et un souci de ne pas tromper le public sur la nature de l'ouvrage. On l'a publié d'une manière relativement discrète, sous la forme d'un document, avec une évidente distance critique, dans la série « Les Cahiers Albert Camus », normalement destinée aux spécialistes. Malgré cette modestie, le texte a créé des remous médiatiques étonnants et a connu un grand succès de librairie, succès exceptionnel pour un ouvrage de cette sorte : 50 000 exemplaires vendus dès la première semaine de sa mise en vente, 125 000 après 141 le premier mois, une réimpression deux mois après sa sortie, une cinquantaine d'éditeurs du monde entier en train de le traduire. Fallait-il brûler cette œuvre inachevée, comme Camus lui-même, qui rien était pas satisfait, l'aurait apparemment souhaité ? Par sa réaction unanimement enthousiaste, la réception critique actuelle a déjà donné son verdict et il est très clair. Ce document est d'une importance capitale et sa publication s'imposait. En 1960, pourtant, les choses étaient moins simples : on avait dissuadé la famille de Camus de le publier parce qu'on craignait que ce texte imparfait ne donne des armes aux adversaires de l'auteur. Aujourd'hui, un Roger Grenier défend toujours cette position et continue de croire que c'eût été une erreur de le publier juste après la mort de Camus. Ce en quoi il a sans doute raison. S'il surprend les éditeurs et Catherine Camus, fille de l'écrivain, qui a pris la décision de rendre le manuscrit public, ce succès actuel s'explique pourtant aisément. Camus est l'auteur français du XXe siècle le plus lu : à lui seul, L'Étranger s'est vendu en France à plus de 7 millions d'exemplaires. Les jeunes, surtout, qui se passionnent de morale, le redécouvrent. Plus que Sartre dont le côté noir et radical séduit moins aujourd'hui, on aime en Camus l'art souriant et souple du compromis, la communion primitive avec la nature, la valorisation des sens et de l'amour, le plaidoyer contre le mal, la mort, la guerre, l'injustice. On y trouve des raisons d'aimer la vie, les principes d'un accord avec le monde, une philosophie de la mesure qui sont autant de nourritures réconfortantes. L'auteur de L'Homme révolté représente la voix d'un humanisme dont on sent à nouveau l'urgence et la nécessité. Le Premier Homme reprend certains de ces éléments réflexifs et rappelle les valeurs que Camus défendait. 142 En outre, Le Premier Homme est un inédit majeur. Bien que fragmentaire et écrit à la hâte, c'est un document unique sur Camus et sur son enfance à Alger. Il reste encore quelques inédits de cet auteur dans les archives de la famille et qu'on va publier, mais apparemment aucun de cette importance. Ce texte, par son ampleur même, revêt donc un intérêt particulier. De toute façon, quand on aime un écrivain, tout ce qu'il a écrit n'est-il pas intéressant et précieux ? Ici, on lira des pages magistrales, riches en émotions, comme celles qui ouvrent le récit et proposent une scène de fondation presque mythique rappelant Regain ou Cent ans de solitude : c'est la description de l'arrivée des parents de Camus en carriole, dans un hameau perdu d'Algérie dont ils vont assumer la gérance, et de la naissance précipitée, dès leur arrivée, du futur écrivain dans une pièce vide. La critique a suggéré que c'était peut-être aussi le caractère précisément bâclé du texte qui devait séduire le lectorat d'aujourd'hui, plus sensible à une esthétique de l'œuvre ouverte et fragmentaire. On invoque encore, lié à ce caractère inachevé, le lyrisme de l'écriture, car Camus s'y montre dans une relative spontanéité et comme sans défense, puisque son propos n'est pas protégé par l'apprêt du style. Le texte fourmille de contradictions, d'approximations et de maladresses stylistiques. Il est tissé de phrases très longues, à la Proust, mais sans ponctuation, tout en méandres, laissées à leur coulée de premier jet, sans l'estampille finale de la frappe camusienne. Ce qui suffirait à montrer que le style de Camus, loin de lui être naturel, était le fruit d'une lente élaboration. Ces faiblesses sont aujourd'hui touchantes et contribuent à accroître la sympathie du public. Car la perfection, au contraire de l'inachevé, est souvent inhumaine et inquiétante : l'œuvre achevée se suffit à ellemême et se passe de nous. Elle est précisément close. 143 Comme le souligne Valéry dans Mélanges (Œuvres complètes, «La Pléiade», Tome I, p. 375): «(...) ce qui est achevé, trop complet, nous donne la sensation de notre impuissance à le modifier ». Ainsi l'œuvre formellement close s'impose à nous, lecteurs, et nous laisse peu de manœuvre : elle a sur nous le dernier mot et se dérobe à toute retouche heureuse. Son absence de lacunes lui interdit notre sympathie. Ici, tout à l'opposé, on a envie de reprendre des passages et nous participons ainsi activement au processus créateur. La publication de ce manuscrit rejoint aussi l'engouement actuel pour la critique génétique qui se passionne pour les brouillons des écrivains, les réinterprète et jette un éclairage nouveau sur la création. Le plus intéressant de ce manuscrit consiste justement à jauger le travail créateur en plein exercice. Comment un écrivain aussi chevronné et en parfaite maîtrise de ses moyens, parvenu au sommet de sa carrière, cherche sans cesse et tâtonne (ce qui peut être rassurant pour tout auteur), comment il œuvre dans l'incertitude et l'à-peuprès, comment il tend vers la clarté et la précision sans toujours y parvenir, comment il campe plus ou moins bien une scène en cours de construction, comment il intègre aux dialogues des personnages, parfois encore maladroitement, des éléments du quotidien, comment il commet des erreurs narratives majeures (ainsi, au début, il présente le couple avec un enfant, lequel, en fait, n'est pas encore né), comment il laisse inexplicablement des bourdes stylistiques et des incohérences syntaxiques. Ces tâtonnements sont en soi porteurs de sens pour une lecture patiente. Le projet autobiographique commence au moment où Camus, alias Jacques Cormery, 40 ans, se rend à SaintBrieuc, en France, sur la tombe de son père mort à la guerre de 14 et qu'il n'a jamais connu, alors que sa mère 144 est restée en Algérie. Même si Camus intitule sa première partie « Recherche du père » , c'est le roman de la mère qu'en réalité il commence à construire : c'est la mère qui est au cœur de son écriture comme de ses souvenirs. Il l'idéalise, elle qui n'appartient pas au monde et à la vulgarité des jours. Il y chante son amour désespéré pour elle, peut-être pour racheter l'indifférence coupable dont la mort maternelle est l'objet dans L'Étranger, indifférence que les représentants de la loi dans le roman reprochent tant à Meursault. Le Premier Homme aurait ainsi pu tout aussi bien s'intituler La Première Femme. Au fil des notations fiévreuses de Camus, on reconnaît, très nets, les élans propres à l'imaginaire de l'auteur, faits d'innocence panthéiste et d'avidité : on y voit surtout sa gourmandise pour l'effet vériste du détail de même que sa boulimie sensuelle pour la représentation. Il rêvait d'un livre qui pesait son gros poids d'objets et de chair, et il est évident qu'il travaillait dérisivement dans ce sens. Dans des microtragédies quotidiennes comme celle d'une cuisine d'enfance autour du sacrifice d'une poule (et qui rappelle vraiment l'univers de Françoise dans Du côté de chez Swann), on sent l'effort du romancier pour bien inscrire son propos dans la réalité la plus forte. Simultanément, on apprécie aussi le dépassement constant du donné vers une ouverture morale, attitude qui rapproche Camus des préoccupations actuelles. De rixes banales avec un autre camarade d'école, par exemple, l'auteur tire cette leçon pacifique que vaincre un homme est aussi amer que d'en être vaincu. La traversée de la plus extrême pauvreté lui inculque le courage qui l'aidera à vivre : il y apprend que le travail le plus rude est la seule voie pour gagner sa vie. La fréquentation de l'école lui inspire encore des notes pour une exaltation de l'école laïque. 145 Par cette teinte morale, ce roman autobiographique relèverait, sur le plan rhétorique, du genre épidictique, celui de l'éloge et du blâme, de l'idylle et de la satire. L'éloge dont il s'agit ici est non seulement celui de la mère, mais aussi celui de l'enfance et de son quotidien. Par-delà le projet narratif qui fonde ce livre, la vie la plus modeste au ras du jour y est si présente qu'on pourrait dire en effet que ce roman est tout entier un éloge du quotidien. Il est ce qui nourrit la joie des humbles. Camus excelle à évoquer les travaux et les jours de son enfance, les amitiés et les inimitiés, mais aussi l'ennui d'été dans des pièces aux persiennes closes ou encore son premier emploi estival dans une quincaillerie, puis chez un courtier maritime, au milieu de marins qui lui inspirent un modèle de vie robuste et solitaire. Le quotidien se charge aussi souvent pour lui d'une séduisante sensualité : on voit un écrivain, à la sensibilité particulièrement vive, déambuler dans les rues d'Alger parmi les éventaires de marchands arabes, relever avec une minutie de botaniste le nom des plantes, rendre avec acuité la lourdeur des pluies d'automne aussi bien que la touffeur de l'été ou les qualités somptueuses de la lumière, noter la senteur poivrée des grands eucalyptus dont les feuilles en faucille frissonnaient dans le petit vent du matin, autant que l'odeur amère et rêche de l'encre mauve à l'école ou le goût du cuir des sacs. Dans cet éloge de la vie de tous les jours, Camus se campe lui-même dans l'avidité qu'il mettait déjà, enfant, à vivre, à lire, à rêver, à jouer, dans son désir de se mêler à ce que la terre avait de plus chaud. Le quotidien devient ici révélateur d'une pure passion de vivre. Il est aussi ce qui engendre la détresse et la honte du héros : comme bien des adolescents, 1'alter ego de Camus s'accroche à des détails douloureux qui dévoilent l'extrême pauvreté de la famille et son inculture sans 146 espoir, visibles dans le fait que sa grand-mère ne savait pas écrire, qu'elle fouillait dans les ordures ou que sa mère était domestique chez des voisins. À une distribution de prix, l'habillement des parents crée une gêne insurmontable chez le jeune homme, mais aussi, dans le même mouvement, la honte d'avoir honte. Avec le recul, certains de ces détails s'imprègnent toutefois de poésie : il n'y avait, pour la cuisine, qu'un petit réchaud à alcool et ni cuisinière ni four, de sorte que lorsqu'on avait un plat à gratiner, on devait le porter tout préparé au boulanger du quartier qui, pour quelques sous, l'enfournait et le surveillait. Les limites matérielles incitent à la débrouillardise et prennent sur le tard, pour l'écrivain, des dimensions plus positives. Ailleurs, les menus faits de la vie de tous les jours lui rappellent certaines choses : la grande complicité d'un des personnages avec son chien évoque indubitablement le couple mimétique formé par le vieux Salamano et son cabot dans L'Étranger. Quand il est d'une grande banalité, le quotidien s'approche davantage de l'expérience commune et accroît la connivence du grand public avec le livre : les jeux de billes, la chasse aux cailloux, les défis de plongeons dans l'eau, les punitions scolaires. L'accession miraculeuse du héros au lycée a creusé le fossé qui le sépare de sa famille ignorante : l'instruction l'a marginalisé parmi les siens et transformé en une figure souveraine et solitaire. Cette expérience semble lui avoir donné une conscience de l'étrangeté des êtres et des choses, et la fréquentation des livres un recul supplémentaire par rapport au quotidien. Cette expérience du savoir lui permet du moins de se définir très tôt comme appartenant à une espèce particulière : il est celui qui n'a ni passé, ni maison, ni famille, ni grenier bourré de lettres et de photos. Une partie du 147 succès du Premier Homme vient précisément de ce qu'on y voit évoluer le nouveau héros de notre temps, l'équivalent du self made man du monde des affaires. En lisant ces souvenirs d'enfance, on mesure l'ampleur du chemin parcouru, de la misère la plus désespérée au prix Nobel, d'un milieu étriqué on ne peut plus ignorant et on ne peut moins propice à sécréter un penseur jusqu'à celui qui fait de Camus l'un des plus grands intellectuels de l'ère moderne. Cette promotion sociale par l'éducation est rassurante et porteuse d'espoir pour les jeunes. Le fait que l'enfance se passe en Algérie jette également un éclairage original sur la France. Le Premier Homme contribue à mieux faire saisir l'imaginaire algérien d'alors. Camus y évoque l'étrangeté, voire l'exotisme des pays froids tel que ces derniers lui apparaissent dans les manuels scolaires. En tant que Français algérien, il se sent citoyen théorique d'une nation nordique imprécise, où la neige couvre les toits, alors qu'en réalité il grandit dans son exact opposé, sous un soleil de plomb, muni d'une morale élémentaire qui proscrit le vol et impose de défendre la mère et la femme. Tout le reste de sa vie, il avait rêvé de retourner en Algérie, mais il attendait l'indépendance pour cela. Avec ce qu'est devenue maintenant l'Algérie, il aurait sans doute changé d'avis. Le Premier Homme n'est pas une œuvre majeure de Camus : ce n'est que le brouillon d'une œuvre en chantier, et il faut la lire comme telle. Mais sa dimension autobiographique en fait cependant un document captivant qui nous présente une facette mal connue de Camus. On mesure davantage l'importance, pour lui, de l'enfance qui est ce secret de lumière et de pauvreté chaleureuse qui l'a aidé à vivre et à jouer gagnant. Cette enfance a été surprenante de dépouillement : dans une vie quotidienne démunie, marquée par la nécessité, au milieu d'une famille infirme et ignorante, il a réussi à déve- 148 lopper un appétit dévorant de vivre et une intelligence farouchement indépendante. Déjà, adolescent, il a commencé à transformer ces faiblesses initiales en forces et il sait que rien en ce monde ne lui sera impossible. Il désirait la joie, les êtres libres, la puissance et tout ce que la vie a de bon, de mystérieux. Il allait tout obtenir. Il avait vécu dans les jeux de la mer, du vent, de la rue, sous le poids de l'été et les lourdes pluies de l'hiver, sans père, sans traditions transmises. Il allait faire de ces limites, de ces jeux simples, de ces sensations élémentaires la substance même de ses écrits : il allait utiliser la littérature pour s'inventer une origine, se créer une grande famille et accéder à une tradition.