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N°3 A la lettre - Juliette Lavie ALPHABET d’Emmanuel Sougez : une œuvre manifeste ? Autour de 1920 un nouveau courant artistique d’avant-garde apparaît en Europe centrale sous le nom de Nouvelle typographie. Les acteurs de ce mouvement cherchent à adapter les compositions et les techniques typographiques aux besoins de la société moderne. La lettre, comprise comme caractère, fait l’objet, dans ce courant artistique, d’importantes modifications formelles, transformant irrémédiablement les supports imprimés. Dorénavant, les enseignes, les affiches et les prospectus produits principalement en Allemagne par les artistes du Bauhaus, en Tchécoslovaquie et en URSS concentrent les propositions de Tschichold, Moholy-Nagy, Schwitters, El Lissitzky. À la même époque, en France, l’union entre les Beaux-arts et les arts appliqués reste marginale. Les imprimeurs comme les éditeurs persistent à employer pour les couvertures d’ouvrages, les encarts publicitaires, les caractères traditionnels, comme les Elzévir ou le Romain Didot, répertoriés dans le Manuel français de typographie Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez moderne[1] de Francis Thibaudeau[2], typographe confirmé de l’atelier Deberny & Peignot. Les suggestions de la Nouvelle typographie, pourtant plébiscitée par les avant-gardes d’Europe centrale, font l’objet d’attaques de la part de la communauté des typographes, qui voit en elles un appauvrissement du métier. Mais à la fin des années 1920, les idées du groupe finissent par s’imposer, sans toutefois contraindre les professionnels dans un modèle unique. C’est dans ce contexte que les typographes français, soucieux de préserver leurs spécificités nationales, conservent leur originalité tout en incorporant des modèles étrangers. Se produit alors en France, une assimilation des formules typographiques européennes qu’Henri Jonquières (1895-1975), éditeur parisien, et Emmanuel Sougez (1889-1972), photographe-illustrateur, adaptent dans un abécédaire photographique trilingue intitulé Alphabet (fig. 1). Ils y réunissent les recherches du groupe français rassemblé autour de Charles Peignot dont les idées circulent dans la revue Arts et Métiers graphiques et celles défendues par les représentants du groupe de la Nouvelle typographie pour bâtir une œuvre de synthèse dans laquelle ils associent deux langages optiques : la typographie et la photographie. Alors que Tschichold et Moholy-Nagy choisissent de faire fusionner ces deux langages sous le nom de typophoto[3], en France les puristes de la Nouvelle Objectivité, dont fait partie Emmanuel Sougez, restent dans une présentation dichotomique : d’un côté le texte, de l’autre l’image. Si Alphabet est un essai typographique et photographique, c’est aussi un album qui tente « d’être, comme [1] Fr. Thibaudeau, Manuel français de typographie moderne, faisant suite à la Lettre d’imprimerie, Paris, Bureau de l’Édition, 1924. « Je puis vous commenter que je conserve comme un trésor l’une des "bibles" de mon père. Voici la référence exacte de ce qu’il appelait "le Thibaudeau" : Fr. Thibaudeau, La lettre d’Imprimerie et 12 Notices sur les Arts du Livre. Préface de Georges Lecomte, Paris, Bureau de l’Édition, 1921 » (courriel inédit de Marie-Loup Sougez du 23 et 24 avril 2008). [2] Fr. Thibaudeau (1860-1925) est le premier typographe français à concevoir un système rationnel de classement des caractères. [3] L. Moholy-Nagy, Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, Paris, Gallimard, « Folio Essai », 2007. Première édition L. Moholy-Nagy, Malerei, Fotografie, Film, Munich, (Bauhausbücher 8), A. Langen, 1925. Première édition française, L. Moholy-Nagy, (préface de D. Baqué), Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 2 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez le livre d’Aenne Biermann intitulé 60 Fotos, un instrument de connaissance et de compréhension du monde, un outil intellectuel et pédagogique »[4]. Quelques expositions, comme celle de 2001 intitulée Figures Parfaites Hommage à Emmanuel Sougez au musée des Beaux-arts de Grenoble[5], ont présenté l’œuvre photographique d’Emmanuel Sougez en relation avec la photographie d’alors, mais aucune n’a analysé Alphabet en fonction des théories des avant-gardes. Malgré la diffusion en 1933 d’Alphabet dans la revue Arts et Métiers graphiques[6], diffusion qui élevait l’album au rang des Actualités graphiques de la période (fig. 2) au même titre que les affiches de Cassandre ou de Carlu, les plaquettes publicitaires et les annonces de l’entreprise Draeger frères, aucune exposition n’a montré la polysémie de cet ouvrage destiné certes aux enfants, mais également à la profession, aux collectionneurs et bibliophiles. Pour Henri Jonquières, les recherches ne semblent pas plus avancées. Aucun ouvrage ne fait cas du parcours de cet éditeur typographe[7] et n’évoque les choix qu’il a menés pour Alphabet. Encore aujourd’hui les chercheurs qui présentent cet album photographique nomment dans le rôle de l’éditeur Antoine Roche, sans étudier la fonction qu’il a vraiment tenue dans cette publication. Il faut donc remonter la piste, analyser l’album et les clichés d’Emmanuel Sougez, comparer les formes typographiques, les choix éditoriaux, pour envisager le support dans son ensemble, textes et images associés. Notre étude évoquera le processus de création d’Alphabet et dévoilera les filiations et les spécificités qu’il contient. Enfin nous présenterons Henri Jonquières pour comprendre que son style et ses engagements ont apporté à Alphabet une dimension européenne, tant par son édition trilingue que par sa conception typographique. [4] O. Lugon, « Nouvelle Objectivité, nouvelle pédagogie. À propos de "Aenne Biermann. 60 Fotos" 1930 », dans Études photographiques, n°19, décembre 2006, p. 29. [5] F. Denoyelle, S. Lemoine (dir.), Figures parfaites Hommage à Emmanuel Sougez, Paris, RMN, 2001. [6] Dans « Actualité Graphique », Arts et Métiers graphiques, n°33, janvier 1933, p. 48. [7] H. Jonquières, « De 1921 à 1964. Du livre encore du livre toujours du livre, Henri Jonquières éditeur typographe », Cahiers d’Estienne, n°30, 12 juin 1964. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 3 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez Le livre de photographies. Une proposition symptomatique de l’entre-deux-guerres En 1930, Henri Jonquières se spécialise dans le livre de photographies. Il commence en commercialisant des recueils préfacés, richement documentés sur les grands noms de la photographie, comme Eugène Atget[8]. Il franchit un cap l’année suivante avec Regarde ! « Mes photos »[9] (fig. 3) puis Alphabet. Son but n’est plus alors de produire des compilations photographiques mais de penser la photographie, comme il pensait auparavant la gravure ou le dessin lithographié : en tant qu’illustration. En 1931, les annonces du Cercle de la librairie intitulées Livres d’étrennes et publications périodiques indiquent la parution chez Henri Jonquières « Des premiers albums en photographie pour les enfants »[10] (fig. 4). La mention suivante complète l’annonce : « Nous avons des éditions en quatre langues, souscrites à l’étranger c’est donc le grand succès de l’année comme livres d’étrennes pour les enfants, par la conception et la présentation nouvelles qui sortent des sentiers battus »[11]. Henri Jonquières prend conscience des innovations qu’il apporte au domaine et du succès probable des deux premiers albums, Regarde ! « Mes photos » et Alphabet réalisés avec Emmanuel Sougez. L’avenir est moins prometteur qu’il semble le croire à ce moment, car faute de moyen et peut-être de succès, la collection est coupée dans son élan par la récession économique[12]. Et, si Regarde ! « Mes photos » est effectivement publié par Henri Jonquières, la maquette d’Alphabet sera reprise et imprimée en 1932 par [8] P. Mac-Orlan, B. Abbott, Eugène Atget photographe de Paris, Paris, Éditions Henri Jonquières, 1930. [9] E. Sougez, Regarde ! « Mes photos », Paris, Éditions Henri Jonquières, 1931. [10] Livres d’étrennes et publications périodiques, Paris, Cercle de la Librairie, 6 novembre 1931, pp. 298-299. [11] Ibid., pp. 298-299. [12] « Emmanuel Sougez projeta un autre livre pour enfants (qu’il ne réalisa jamais) qui aurait consisté en un conte se déroulant dans un univers de cocottes en papier » (Marie-Loup Sougez, « Alphabet d’Emmanuel Sougez, La photographie dans les livres pour enfants », La Revue des livres pour enfants, n°168-169, avril 1996, p. 73). Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 4 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez Antoine Roche, un confrère[13] (fig. 5) dans le respect des choix établis par son prédécesseur mais moyennant quelques modifications. Ce dernier ajoute sur la couverture le nom de l’auteur, Sougez, ce qu’Henri Jonquières n’avait pas indiqué ni pour Regarde ! « Mes photos », ni pour Alphabet. Cette mention, voire cet acte commercial, valorise l’auteur de l’ouvrage tout comme les choix d’Antoine Roche. Pour Henri Jonquières, Emmanuel Sougez reste, à l’instar d’Oberlé et de Dignimont avec lesquels il travaille, un illustrateur qui met en images ses premiers albums photographiques, tandis qu’Antoine Roche le considère comme un auteur par l’indication suivante : « L’Alphabet Photographique de Sougez »[14]. Alors l’album d’illustrations photographiques d’Henri Jonquières devient chez Antoine Roche un livre d’artiste, un livre de photographe. La photographie comme dépassement du langage écrit ? Henri Jonquières connaît-il le travail de son confrère Franz Roh[15], historien de l’art allemand, qui lance en 1930 sa première collection de livres de photographies ? Leurs démarches semblent identiques, pourtant l’intérêt que porte l’éditeur français à la typographie fait toute la différence. Alors que Franz Roh se sert uniquement de « la photographie comme un dépassement du langage écrit […] et un outil pédagogique »[16], son confrère réfléchit sur la forme de la lettre et le contenu textuel de l’album. Il emploie une famille de caractère rendue populaire depuis peu par Paul Renner en Allemagne et par Cassandre en France : l’Antique dont la forme linéaire géométrise la lettre et renforce son aspect graphique. Néanmoins, il ne faut pas comprendre la démarche d’Henri Jonquières comme un renoncement à l’éducation de l’enfant par la photographie mais comme [13] « Je sais seulement qu’en parlant beaucoup plus tard avec mon père, il me commentait qu’Antoine Roche était mort peu après la parution du livre [Alphabet]. Il le citait comme un dilettante fortuné, très cultivé, opiomane et homosexuel » (courriel inédit de Marie-Loup Sougez du 25 juin 2007). [14] Livres d’étrennes et publications périodiques, Op. cit., p. 308. [15] O. Lugon, « Nouvelle Objectivité, nouvelle pédagogie. À propos de "Aenne Biermann. 60 Fotos" 1930 », art. cit., p.29. [16] Ibid., p.29. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 5 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez l’union de la lettre et de l’image dans le but d’éduquer. Car tout tend à faire de l’image photographique son usage, son esthétique et son rapport au texte, un instrument pédagogique comme le propose Franz Roh. Au même moment Edward Steichen, photographe de renommée internationale, et sa fille Mary Steichen Martin expérimentent dans un imagier intitulé The First picture book, Everyday things for babies la photographie comme outil de communication visuelle. Ils renouvellent l’expérience l’année suivante, avec la publication de The Second picture book, Everyday things for babies[17]. Le constat est général ; l’image, et plus particulièrement l’image photographique, trouve dorénavant une place dans les publications destinées à la jeunesse tant en Europe qu’aux États-Unis où l’idée d’une transmission des savoirs par la photographie se développe en ce début des années 1930. Mais Henri Jonquières innove, en publiant un album où le texte et la photographie participent ensemble à l’éveil intellectuel de l’enfant. Ni Steichen, ni Roh ne proposeront ce type d’ouvrage. Ainsi, avec la publication de Regarde ! « Mes photos » et d’Alphabet, l’éditeur répond avec nuance à l’affirmation de Laszlo Moholy-Nagy selon laquelle « l’analphabète du futur ne sera pas l’illettré mais l’ignorant en matière de photographie »[18] ; car en publiant un album légendé et un alphabet, Henri Jonquières réintègre la lettre et le mot aux côtés de la photographie dans les savoirs à diffuser. L’originalité de ces albums vient de cette combinaison des langages et du savoir-faire d’Henri Jonquières et d’Emmanuel Sougez, l’un amoureux de la typographie, l’autre photographeillustrateur. Cette association professionnelle leur permet de réaliser une œuvre, qui manifeste à sa mesure un rapport inédit entre une typographie moderne et une photographie objective. Ainsi, ils renouvellent un type de publication qui se trouvait privé en France de ces avancées : le livre pour enfants. [17] www.daddytypes.com/2006/10/25/the_first_book_by_edward_steichen_seriously.php E. Steichen, M. Steichen Martin, The First picture book, Everyday things for babies, New York, Éditions Harcourt, Brace et Cie, 1930. E. Steichen, M. Steichen Martin, The Second picture book, Everyday things for babies, New York, Éditions Harcourt, Brace et Cie, 1931. [18] O. Lugon, « Nouvelle Objectivité, nouvelle pédagogie. À propos de "Aenne Biermann. 60 Fotos" 1930 », art. cit., p. 33. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 6 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez Alphabet, un maillon de l’histoire du livre La mention inscrite, en 1931, dans les pages de l’édition du Cercle de la librairie précise le caractère particulier des éditions Henri Jonquières : l’impression en plusieurs langues. Si le partenariat avec l’Allemagne[19] est clairement établi pour Regarde ! « Mes photos » diffusé simultanément sous le titre Aufgewacht ! Der photo Onkel chez un confrère du nom d’O. C. Recht, pour Alphabet les indications restent floues. Tout pousse à croire à l’existence d’un partenariat ou d’une diffusion européenne, car les documents retrouvés présentent des exemplaires trilingues associant le français, l’anglais et l’allemand. S’ajoute à ce constat l’hypothèse inédite selon laquelle trois éditions auraient été conçues pour chaque pays de diffusion : la France, l’Allemagne et les pays anglo-saxons. Divers éléments valident cette théorie. La section Actualité graphique de la revue Arts et Métiers graphiques en janvier 1933 présente deux doubles pages de « l’Alphabet de Sougez, édité par Antoine Roche »[20]. La direction de la revue a sélectionné les lettres A et S, toutes deux extraites d’une édition où se succèdent dans cet ordre les mots en allemand, en anglais et en français (fig. 6). Un mois plus tard, en février 1933, Alphabet est exposé à la Société Française de Photographie[21]. L’exemplaire choisi présente successivement le mot anglais, allemand puis français. Finalement, en décembre 1934, la revue Plaisir de France inscrit dans sa rubrique « Cadeaux » (fig. 7) une annonce sur une série de livres d’images pour enfants[22] dans laquelle l’illustration d’Alphabet provient d’une édition où le français précède l’anglais et où l’allemand conclut l’énoncé des mots. [19] E. Sougez, Aufgewacht ! Der photo Onkel, Éditions Kompass Verlag, Basel und Leipzig, 1931. Nous n’avons pas trouvé lors de nos recherches d’informations complémentaires sur l’éditeur allemand du nom d’O. C. Recht. Nous tenons également à préciser ici l’importance des liens qu’ont entretenus Henri Jonquières et Emmanuel Sougez avec l’Allemagne dans la période de l’entre-deux-guerres. [20] Dans « Actualité graphique », art. cit., p. 48. [21] « Du 15 février au 15 mars sera installé en notre hôtel une exposition de M. Sougez chef du service photo de l’Illustration : 50 vues de Notre-Dame et pages débrochées des publications "Regarde" et "Alphabet" » (Bulletin de la SFP, n°2, février 1933, p. 26). [22] « Cadeaux », dans Plaisir de France, art, ameublement, jardin, mode, tourisme, mondanités, n°3, 1ère année, 1er décembre 1934, pp. 26-27. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 7 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez Une fois encore, la formule est stimulante car elle prend sa source au cœur de l’histoire du livre. Henri Jonquières et Emmanuel Sougez semblent s’approprier ou avoir à l’esprit le message de l’Orbis Sensualium Pictus de Comenius, publié pour la première fois à Nuremberg en 1658, mais ils le proposent sous une forme modernisée. Avec Alphabet, ils invitent l’enfant à reconnaître et à identifier trois langues européennes. C’est aussi le moyen de l’intéresser aux valeurs culturelles de ces pays frontaliers. Mais le message que souhaitent transmettre l’éditeur et l’auteur est plus universel ; il a pour but de fédérer la jeune génération qu’elle soit anglaise, française ou allemande après le conflit marquant de la Première Guerre mondiale auquel ils ont participé. Finalement, dans une visée que nous pouvons qualifier aujourd’hui de chimérique, ils cherchaient à réunir les peuples à travers l’enfant et à construire une histoire qu’ils souhaitaient édifier sur des bases communes. La référence à l’Orbis Sensualium Pictus n’est pas anodine. Elle inscrit Alphabet dans une démarche ancienne, mais pionnière. Car Comenius est le premier auteur connu à utiliser pour sa valeur éducative le texte associé à l’image[23]. Il unit donc ces deux langages dans un ouvrage qui prétend éveiller l’enfant au monde sensible qui l’entoure. Ainsi, l’idée développée par Alphabet reprend ce principe en le systématisant. Là où Comenius illustrait de quelques images dessinées son texte, Sougez et Jonquières répondent par une profusion d’images. Pour les 26 lettres de l’alphabet, ils sélectionnent 26 photographies et positionnent Alphabet comme l’un des maillons de la grande histoire du livre. Si Regarde ! « Mes photos » (figs. 8 et 9) offre un premier essai sur l’usage simultané du texte et de l’image, c’est Alphabet qui pousse plus loin cette utilisation en évoquant, dès son intitulé, une proximité explicite entre la lettre, le mot et sa représentation, dépassant nous semble t-il les propositions de l’Orbis Sensualium Pictus. [23] S. Le Men, Les Abécédaires français illustrés du 19e siècle, Paris, Promodis, 1984. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 8 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez Cube et carré. Alphabet, un exemple de purisme ? Ainsi, Alphabet est né d’une réflexion commune entre le photographe et l’éditeur typographe. Ouverture sur l’album, point d’accroche du sens optique, la couverture est pour l’éditeur la synthèse et le résumé visuel du contenu de l’ouvrage. Elle doit captiver et inciter à l’achat sans dérouter le lecteur tout en s’inscrivant dans la ligne intellectuelle et éditoriale de la maison, qui tente en 1930 de proposer une réponse inédite aux recherches sur la lettre et l’image. Jonquières invite Sougez à insérer dans sa photographie, qui servira de couverture, un discours sur le langage textuel et visuel comme le faisait autrefois le frontispice. Pour ce faire, le photographe introduit l’idée du jeu par une mise en scène qui prend le cube pour modèle. Ces cubes recouverts sur les six faces de lettres capitales invitent l’enfant à la lecture. Une lecture qui passe par le jeu. Un jeu de construction que la pyramide de cubes évoque. Mais cette pyramide de cubes écroulés ne convoque pas un sens de lecture normé, contrairement à celle que proposera Pierda en 1934 dans son alphabet photographique intitulé Ne bougeons plus[24] (fig. 10) (fig. 11). Pierre Portelette (1890-1971), qui prend le pseudonyme de Pierda, est connu dès les années 1920 pour ses dessins humoristiques du Journal amusant et ses illustrations en couleurs d’albums pour enfants. Au début des années 1930, il s’engage avec les éditions Delagrave dans un partenariat exclusif dont le but est de créer une collection d’albums photographiques pour enfants. Pour ne pas mélanger ses activités artistiques, il segmente sa création : d’un côté le dessin, l’aquarelle et la gravure, de l’autre la photographie. Sous le nom de Pierre Portelette, il poursuit ses réalisations graphiques, participe à l’illustration de revues pour enfants et choisit, en tant que photographe, de se faire connaître sous le pseudonyme de Pierda. D’un simple loisir réalisé en amateur dans le cercle familial, il inaugure, aidé par sa femme, une pratique semiprofessionnelle de la photographie qui lui ouvre les portes d’une production [24] Pierda, Ne bougeons plus, Paris, Éditions Delagrave, « Les albums de Pierda », 1934. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 9 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez d’auteur où ses jeunes enfants se prêtent aux jeux des scénarios. Mais Sougez, contrairement à Pierda dont l’esthétique est conventionnelle ne cherche pas dans son alphabet à orienter le regard de l’enfant vers une lecture normative mais à jouer avec les lettres, les formes et les effets graphiques, en invitant l’enfant à apprendre plus à regarder qu’à lire. La forme géométrique du cube rentre également en résonance avec le format carré[25] de l’album et le caractère bâton qui compose le titre Alphabet. Henri Jonquières propose certes le format carré dans le but de préserver les proportions de certaines images réalisées au Rolleiflex comme celles du kangourou (fig. 12) ou du zèbre (fig. 13), mais c’est surtout le moyen, pour lui, de faciliter la mise en page et l’organisation typographique systématiquement agencée sur la page gauche. Qui plus est, ces deux formes géométriques que sont le carré et le cube, se révèlent essentielles pour l’avant-garde française qui, autour d’Amédée Ozenfant[26] et de Charles-Édouard Jeanneret, crée des œuvres graphiques dans lesquelles ces figures géométriques tiennent une place centrale. En 1920, dans l’essai intitulé Sur la plastique, Ozenfant et Jeanneret précisent que : […] le besoin d’ordre est le besoin le plus élevé des besoins humains ; il est la cause de l’art lui-même […] les éléments physiques premiers de tout travail plastique sont le carré, le triangle et le cercle[27]. Cette recherche d’un art organisé selon des formes géométriques sert de modèle à la composition photographique et typographique d’Alphabet qui, en 1931, synthétise cette théorie déjà ancienne mais présente tout au long des années 1930 dans les compositions photographiques d’Emmanuel Sougez. [25] Le format d’Alphabet et de Regarde ! « Mes photos » de 17 x 18 cm est identique. Il s’agit d’un format rectangulaire quant le livre est fermé mais carré quand celui-ci est ouvert car la reliure mesure un centimètre. Les images mesurent 17 x 17 cm, c’est pourquoi nous considérons qu’un parti pris autour du format carré a été pensé par Jonquières et Sougez déterminant ainsi notre réflexion autour de cette forme. [26] www.moma.org/collection/ [27] C. S. Eliel, « Le purisme à Paris, 1918-1925 », dans catalogue L’Esprit Nouveau, Le purisme à Paris 1918-1925, Paris, RMN, 2001, pp. 17-71. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 10 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez En réponse aux recherches typo-photographiques souvent bidimensionnelles, Sougez propose une alternative tridimensionnelle avec, en couverture d’Alphabet, une photographie. Plus conceptuelle que ne l’est celle de Regarde ! « Mes photos », cette image intègre les propositions des avant-gardes photographiques. Il dramatise le sujet par un éclairage artificiel, une lumière rasante, joue avec les contrastes lumineux. Ces effets plongent le lecteur dans un chaos étrangement organisé où les cubes et leurs ombres projetées structurent la composition. L’image déstabilise, mais stimule le regard, par le choix d’une prise de vue en plongée, renforce les tensions entre le fond neutre et la forme en déséquilibre, façonne l’imaginaire par le cadrage resserré sur l’objet. Avec cette couverture attrayante, Sougez cherche à attirer l’enfant vers la lecture et inscrit sa démarche à la frontière entre deux styles : l’un constructiviste sans en avoir la portée idéologique, l’autre puriste. Cette couverture informative et documentaire valorise l’objet manufacturé qui s’affiche partout comme le thème récurrent du Purisme en perte de vitesse, de la Nouvelle Vision et la Nouvelle Objectivité en plein essor. Quant à Henri Jonquières, il s’investit, avec la couverture d’Alphabet et de Regarde ! « Mes photos », dans un réemploi et une diffusion des caractères parmi les plus innovants. Ainsi, l’importance accordée par le photographe aux effets graphiques plus que didactiques, ébranle l’idée généralement admise selon laquelle Alphabet n’est qu’un livre pour enfants. En outre, la référence au Purisme, l’usage du format carré et la composition typo-photographique indiquent clairement le désir de faire de cette œuvre une synthèse des théories des avant-gardes. L’éditeur et le photographe concourent donc à la création d’une œuvre composite, où la photographie et la typographie s’accordent ensemble à proposer une esthétique originale. Regarde ! « Mes photos » : une couverture typo-photographique Ce qui ressort de la couverture d’Alphabet, c’est l’efficacité de son message et son apparente structure. La composition asymétrique de l’image Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 11 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez photographique et le décalage du titre sur le côté droit comme pour l’album Regarde ! « Mes photos » dynamisent la page. Jonquières place le texte de telle sorte que le regard du lecteur circule sur toute la surface de la couverture. Mais ce second essai reste visiblement moins concluant que celui réalisé pour Regarde ! « Mes photos ». Ici, le dialogue entre la photographie du bébé et le titre Regarde ! placé en haut à droite dans l’axe du regard de l’enfant confirme le lien entre l’image, le titre et sa signification. La position du mot et de l’image rappelle les couvertures des revues et les affiches d’Alexander Rodtchenko[28] dans lesquelles il expérimente dès le début des années 1920 des compositions et des assemblages typo-photographiques innovants. Ses recherches sur la lettre et l’image trouvent une expression aboutie dans l’affiche de 1925 pour Lenguiz, les éditions d’Etat de Leningrad[29]. Dans cette œuvre, Rodtchenko associe à une photographie de Lily Brick plusieurs couleurs et un ensemble de mots dont l’un sort littéralement de la bouche du personnage photographié. Sougez et Jonquières tentent de provoquer le même effet, la même sensation. Ils insistent sur l’acte de regarder par le rapprochement du mot et du regard de l’enfant tourné vers lui. Le lien créé entre les yeux et le mot Regarde ! donne du sens au contenu de l’album ; un album qui encourage la contemplation. L’éditeur et l’auteur invitent l’enfant, par l’impératif, à contempler le monde à travers l’image photographique imprimée. Dans le même registre, l’intitulé Alphabet dirige le lecteur vers le contenu de l’album suggéré par les lettres tracées sur les cubes en couverture. Ils convoquent ainsi la même idée dans ces deux albums, celle d’une invitation à la connaissance par le jeu, l’expérience visuelle et linguistique. [28] A. Lavrentiev, A. Rodtchenko, E. de l’Ecotais, Alexander Rodtchenko photographe : la révolution dans l’œil, Paris, Éditions Parenthèses, 2007. [29] www.multimedialab.be/pict/covers/ff_01_02_200.jpg Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 12 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez Mise en page, mise en image Contrairement à Regarde ! « Mes photos » qui ne compte que vingtquatre photographies et légendes, Alphabet contient vingt-six feuillets, un pour chaque lettre de l’alphabet. Si la lettre et le mot en trois langues sont associés à une photographie dite « objective », c’est toujours selon un modèle de mise en page unique, standardisé et systématisé. Sur la page de droite, une photographie imprimée en héliogravure illustre le mot qui lui fait face sur la page de gauche (fig. 14). Tandis que la « belle page » est réservée au langage visuel, la page de gauche sert de support au texte. Chaque page garde sa fonction ; ainsi l’éditeur harmonise l’album à partir d’un seul modèle de composition comme il l’avait déjà fait avec Regarde ! « Mes photos ». La double page s’impose aux lecteurs comme le lieu où l’image et le texte s’associent dans une un discours commun. Mais la séparation entre le texte et l’image demeure très nette. Les deux langages optiques sont juxtaposés et non assemblés. Henri Jonquières dissocie les informations pour faciliter l’impression, contrairement aux recommandations des adeptes de la typophoto. Le choix d’un papier cartonné épais permet au dispositif de fonctionner et supprime l’effet de transparence. L’impression des photographies est réalisée sur le recto du papier, les textes sur le verso. L’ensemble n’a plus qu’à être découpé au format et relié. Contrairement à la page de droite, couverte entièrement par la photographie, la page de gauche nécessite un agencement spécifique. Le format carré simplifie la tâche. La page est divisée en son milieu dans le sens de la verticale. À partir de cet axe, l’éditeur crée deux zones aux dimensions identiques : l’une accueille la lettre majuscule puis minuscule, l’autre le mot en trois langues. Le découpage se prolonge dans la partie à gauche de l’axe central. Cette zone est divisée en deux espaces de même dimension. Le carré du haut reçoit la majuscule en caractère bâton rouge vif, celui du bas contient la minuscule correspondante. Sur la partie à droite de cet axe, les trois mots associés à la lettre sont disposés les uns sous les autres à intervalle régulier. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 13 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez Henri Jonquières connaît parfaitement les rouages de l’imprimerie qu’il côtoie depuis 1922 grâce à l’entreprise Deberny & Peignot. Il sélectionne le format carré pour les souplesses qu’il offre lors de la mise en page et de la composition typographique. D’un grand carré, il obtient deux carrés plus petits et trois rectangles introduisant une rythmique dans la page de gauche, souvent moins travaillée au profit de la page de droite. Il rétablit l’équilibre sur la double page, conserve l’intérêt pour la photographie mais attire et retient le regard du lecteur sur la page typographique où l’alphabet textuel se déploie. Rien n’est laissé au hasard, voire tout tend à répondre aux impératifs d’un système extrêmement codifié. Jan Tschichold, un modèle pour Henri Jonquières ? Henri Jonquières propose un choix typographique nouveau, agencé sur la base d’une mise en page spécifique dans le but de renouveler l’image de sa maison d’édition alors concurrencée. Pourtant sa spécialité est de remettre au goût du jour « des modèles typographiques tombés dans le discrédit »[30] plutôt que d’employer une typographie contemporaine. Habituellement, il choisit les caractères classiques et historiques comme le Didot, le Bodoni ou le Garamond devenus depuis longtemps incontournables en Allemagne. Ces choix résultent peut-être d’une tentative tardive qui viserait à conquérir de nouveaux marchés pour lesquels il proposerait « des publications [qui] sortent des sentiers battus »[31]. Dans cet objectif, il sélectionne pour Regarde ! « Mes photos » et Alphabet un caractère bâton inédit dans ses collections mais plébiscité par la Nouvelle typographie sous le nom de Futura. En tant que fin lecteur de la revue des Arts et Métiers graphiques, Henri Jonquières connaît sans aucun doute le texte publié en septembre 1930, dans [30] A.Warnod, « Henry Jonquières », dans L’Ami du lettré année littéraire et artistique pour 1927, Association des courriéristes littéraires des journaux quotidiens, Paris, Éditions Bernard Grasset, 1927, pp. 235-238. [31] Livres d’étrennes et publications périodiques, novembre 1931, Op. cit., p. 298. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 14 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez lequel Jan Tschichold revendique l’emploi de l’Antique comme caractère de base : De tous les caractères que nous disposons c’est l’Antique qui se rapproche le plus de l’idée de la « Nouvelle Typographie » parce qu’il est simple et bien lisible. […] On n’exige nullement que tout soit composé en Antique, bien que le choix de ce caractère se recommande comme le plus approprié pour toute une série d’imprimés[32]. Confortant l’importance d’un caractère simple et efficace accessible au jeune enfant, Tschichold résume en 1948 ses engagements développés depuis les années 1920 envers ce lectorat : Le caractère bâton n’est le plus simple qu’en apparence. C’est une forme très réduite, à l’usage des petits enfants ; pour des adultes elle est plus difficile à lire que le caractère romain pourvu de ses petits empattements[33]. Face aux exigences de lisibilité et d’efficacité qu’un album légendé et un alphabet imposent, Henri Jonquières prend pour modèle la fonte de Paul Renner réalisée en 1927 pour la fonderie Bauer. Il répond alors à Tschichold en imprimant des publications qu’il destine aux enfants, avec une typographie appartenant à la famille des Antiques et accorde du crédit aux sciences expérimentales qui s’intéressent aux effets que provoquent la forme des lettres sur le lecteur. Mais les recommandations de Tschichold sur la typographie ne se limitent pas à la forme du caractère, elles tiennent compte de l’importance des effets et des contrastes visuels. Henri Jonquières applique à la lettre les théories de son confrère en imprimant, le titre de Regarde ! « Mes photos » tout comme le titre et les textes d’Alphabet avec un caractère de couleur rouge. Dans le texte de septembre 1930, Tschichold confirme le statut particulier de la couleur rouge en précisant que : [32] J. Tschichold, « Qu’est-ce que la nouvelle typographie », dans Arts et Métiers graphiques, n°19, 15 septembre 1930, pp. 46-52. [33] J. Tschichold, Livre et typographie. Essais choisis. Titre original Ausgewählte Aufsätze über Fragen des Gestalt des Buches und der Typographie, Paris, Éditions Allia, 1994, p. 24. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 15 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez la couleur constitue un élément d’action aussi bien que le caractère. Parmi les couleurs proprement dites, on préfère le rouge. En sa qualité de couleur par excellence, il forme le plus vif contraste avec le noir normal[34]. Mais en ce début des années 1930, Tschichold n’est pas le seul à théoriser l’usage de cette couleur. Ozenfant et Jeanneret cités précédemment, attribuent également à cette teinte des propriétés constructives[35]. Jonquières est l’un des premiers en France à comprendre le potentiel de la lettre colorée sur l’enfant que l’on dit non apte à apprécier un livre de photographies en noir et blanc. Introduisant le rouge dans ses albums, il compense la neutralité de l’image photographique dès la couverture. Pourtant il ne mentionne pas cette originalité dans l’annonce du Cercle de la librairie, contrairement à Antoine Roche qui en fait un argument de vente : « l’alphabet photographique de Sougez [est réalisé] avec des lettres imprimées en couleur »[36], mais sans en préciser la teinte. Jan Tschichold et A. M. Cassandre, deux modèles en concurrence ? Regarde ! « Mes photos » et Alphabet sont imprimés à un moment où les réflexions sur la forme, l’usage et la diffusion des conceptions typographiques se transforment. Au début des années 1920, Tschichold et Cassandre sont reconnus comme deux représentants importants de la typographie européenne. Tschichold est à l’époque le porte-parole de la Nouvelle typographie, et Cassandre le représentant des recherches françaises qui « conjugue le graphisme constructif et géométrisant venu de l’Est avec certains courants picturaux français »[37]. Tandis que le premier assiste en 1930 à la diffusion de ses théories en France dans la revue Arts et Métiers graphiques, le second travaille depuis 1925 pour Charles Peignot dirigeant de la fonderie Deberny & Peignot, du studio [34] J. Tschichold, Arts et Métiers graphiques, Op. cit., pp. 46-52. C. S. Eliel, « Le purisme à Paris, 1918-1925 », art. cit., p. 58. [36] Livres d’étrennes et publications périodiques, novembre 1932, Op.cit., p. 308. [37] R. Jubert, « Cassandre-Tschichold, Deux conceptions de la création (typo)graphique européenne des années 1920 et 1930 », Cahiers du MNAM, n°89, automne 2004, p. 26. [35] Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 16 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez Peignot et de la revue Arts et Métiers graphiques qui diffuse très tôt ses productions[38]. À travers les pages de cet illustré, les typographes et les éditeurs français, parmi lesquels Henri Jonquières, découvrent précisément les nouvelles tendances européennes en matière de typographie. En 1980, Charles Peignot rapporte l’intérêt qu’accordait son ami aux compositions typographiques, précisant qu’ Henri Jonquières venait fouiller dans les collections incomparables de caractères qui emplissaient alors les casses de l’atelier de Francis Thibaudeau chez Deberny et Peignot pour y mettre au point la typographie des couvertures et titres des ouvrages de la collection des « Beaux Romans », qui marqua ses débuts dans l’édition[39]. Henri Jonquières n’ignore pas les nouvelles tendances diffusées au sein d’un atelier qu’il fréquente assidûment depuis 1922. Il va donc de soi qu’en 1931, il synthétise avec Emmanuel Sougez, lui aussi au service de la revue depuis quelques mois[40], les idées et les théories de Cassandre et Tschichold diffusées au cœur de cette communauté artistique. De Tschichold, Henri Jonquières retient le caractère et sa couleur, de Cassandre, il s’approprie la majuscule. Roxane Jubert, dans son article sur Cassandre et Tschichold pour les Cahiers du Musée national d’art moderne, analyse les oppositions entre les projets de Tschichold et ceux de Cassandre dans le domaine des hauts et des bas de casse : Ici [pour Cassandre], une prédilection très affirmée pour la lettre capitale ; là [pour Tschichold], un engagement résolu en faveurs des minuscules[41]. Dès 1926, Cassandre affiche son rejet de la minuscule : [38] « Outre l’édition de ses typographies, Charles Peignot, a largement ouvert Arts et métiers graphiques, revue dont il était le directeur, à l’œuvre de Cassandre : sa rubrique d’actualités graphiques en forme presque la chronique » dans A. M. Sauvage, « Cassandre et l’esprit moderne », dans A. M. Cassandre œuvres graphiques modernes 1923-1939, Paris, BnF, p. 14. [39] Ch. Peignot, « Passion de son art et désintéressement », dans Feuillet Sully-Jonquières, 1980, n.p. [40] « Cette réalisation comportait plusieurs stades. Tout d’abord celui de rassembler les photos avec l’aide de Sougez, directeur du service photographique de "L’Illustration" », dans « Photographie », Arts et Métiers graphiques, n°16, 1930, p.1. [41] R. Jubert, « Cassandre-Tschichold, Deux conceptions de la création (typo)graphique européenne des années 1920 et 1930 », art. cit., p. 31. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 17 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez Je n’ignore pas que la science expérimentale vient de conclure contre les capitales en faveur des « bas de casse », plus lisibles que les premières. Mais je reste indéfectiblement attaché aux majuscules. Selon moi, la minuscule n’est qu’une déformation manuelle de la lettre monumentale, une abréviation, une altération cursive imputable aux copistes[42]. Appuyant les recherches de Cassandre sur la lettre, Charles Peignot lui commande plusieurs alphabets typographiques, comme le Bifur en 1929 et le Peignot en 1937, pour lesquels il n’existe aucune minuscule. Vers 1930, autant attiré par les théories de Tschichold que par celles du groupe des Arts et Métiers graphiques, Henri Jonquières adopte une position équivoque. Finalement il choisit, dans cette lutte entre bas et haut de casse, de soutenir ses confrères. Il s’approprie la majuscule et compose entièrement le texte de Regarde ! « Mes photos » dans cette casse. Pour Alphabet, la majuscule investit tout le support, la minuscule s’impose quand le sujet la rend obligatoire. Majuscules, minuscules : Alphabet, de la lettre au mot Car le thème de l’alphabet exige une écriture « normée » de la lettre en majuscule puis en minuscule dans un ordre déterminé de la lettre A à la lettre Z. S’ajoute à cet énoncé de la lettre, un mot composé en capitale. La formule trilingue de l’album requiert, pour chaque mot, un choix spécifique adapté aux langues à illustrer, l’initiale de chacun d’entre eux devant être identique en français, en allemand et en anglais. Sougez s’accommode de cet obstacle des langues en proposant, et des sujets traditionnels comme à la lettre D pour laquelle il propose une photographie représentant un jeu de dominos (fig. 15), et des suggestions originales quand les lettres le permettent. Il innove pour la lettre C qu’il associe avec le mot chinois (fig. 16), tout comme pour la lettre H et le mot hareng (fig. 17). Désormais, Sougez sort « des sentiers battus » comme le revendique Henri Jonquières dans les pages de l’édition du Cercle de la [42] Cassandre, « Interview », L’Affiche, décembre 1926, n.p. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 18 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez librairie[43]. Cependant la nouveauté ne provient pas souvent du mot sélectionné mais de la manière dont il est illustré. Ainsi rien d’original dans le choix du sujet pour la lettre I. Pourtant le photographe fait œuvre d’imagination, en remplaçant la représentation traditionnelle de l’indien par la photographie, en gros plan, d’un mannequin du musée du Trocadéro (fig. 18). Il revisite les codes. L’indien n’est plus le héros d’un roman d’aventure, mais un homme dont les caractéristiques ont été restituées « fidèlement » par les scientifiques et les ethnologues. Dans cet album, les photographies sont toutes figuratives, précises et objectives. Elles suivent le propos de Mary Steichen Martin qui trouvait que les images destinées aux petits étaient trop souvent entachées d’un subjectivisme artistique qu’elle qualifiait de falsificateur. Elle souhaitait des représentations objectives qui éviteraient tout effet[44]. Sougez montre le pouvoir visuel de ses photographies simples et dépouillées, mais cherche tout de même à complexifier ses propositions grâce à des mots recherchés qui lui permettent de créer des compositions subtiles. Le mot uniforme semble le plus représentatif (fig. 19) en regroupant à lui seul plusieurs significations. Il désigne à la fois une chose de forme et d’aspect identique, mais aussi un habit militaire ou un vêtement porté par divers corps de l’État et catégories de personnel. Sougez, connu pour ses talents de composition, cherche à retranscrire la polysémie du mot. Les figurines qui composent l’image sont similaires d’aspect et de forme. L’éclairage artificiel qui structure l’image dessine sur le sol, à intervalles réguliers, les ombres des petits soldats de plomb qui s’alignent en file indienne sur un escalier aux marches régulières. L’uniformisation de ces marches rappelle la photographie intitulée L’Escalier d’Alexandre Rodtchenko[45], réalisée en 1930, dans laquelle l’homogénéité des ombres photographiées et la régularité des lignes de la composition témoignent d’une recherche de structure. En 1931, Sougez choisit pour l’image en regard du [43] Livres d’étrennes et publications périodiques, novembre 1931, Op. cit., p. 298. M. Defourny, « Grand Angle », dans La Revue des livres pour enfants, n° 168-169, avril 1996, p. 55. [45] www.exporevue.com/artistes/fr/rodtchenko/rodtchenko2.html [44] Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 19 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez mot uniforme une composition étonnamment proche de celle de son confrère russe, inscrivant ses mises en scènes photographiques produites pour l’édition au rang de ses natures mortes réalisées en atelier tout en égalant les travaux photographiques produits par l’avant-garde photographique. Si les travaux de Rodtchenko intéressent Sougez, les photographies d’Edward Steichen semblent plus liées à sa production. Mais Sougez connaît-il l’imagier réalisé en 1930 par son confrère dont il publie par ailleurs d’autres photographies dans les pages du numéro spécial Photographie d’Arts et Métiers graphiques ? Rien ne permet de dire si Sougez a vu cet imagier[46], cependant les choix iconographiques présentés dans les deux albums sont saisissants de ressemblance. Dans The First picture book, Everyday things for babies, Steichen imprime ses photographies en pleine page tout comme le font Jonquières et Sougez l’année suivante. S’en suivent des similitudes thématiques : quand l’américain photographie une coupe de fruits, Sougez illustre la lettre A avec une assiette d’abricots (fig. 20). D’un côté Steichen photographie un lavabo sur lequel est posé un savon, de l’autre Sougez photographie deux mains plongées dans un bac contenant de l’eau et tenant un savon (fig. 21). D’autres correspondances se vérifient comme la référence aux balles choisies pour la lettre B (fig. 22) et les wagons présentés à la lettre W (fig. 23) Sougez et Jonquières poursuivent au-delà de ces correspondances leur propos sur le jeu affiché en couverture. Sougez reconstitue avec quelques figurines à la lettre J pour le mot jockey (six cavaliers devant une barrière) une course imaginaire qu’un enfant se serait amusé à créer (fig. 24). Les figurines placées côte à côte miment une course de chevaux. Cette reconstitution avec [46] « Au sujet de la relation Sougez/Steichen, je me souviens avoir rencontré ce dernier à une exposition de la Galerie Craven, au 5 rue des Beaux-Arts dans les années 50, quand j’étais étudiante. Cette galerie consacrée à la photographie ne dura pas longtemps. Elle avait été fondée par ce Craven, un homme d’une quarantaine d’années à l’époque, un Américain fortuné, je crois de mère française. Mon père exposa dans sa galerie en 1951. Lors donc d’un vernissage, mon père me présenta à Steichen et m’expliqua ensuite qui il était, mais je ne sais depuis quand tous deux se connaissaient, peut-être même les avait-on réunis récemment et, bien entendu, chacun savait qui était l’autre. Mais jamais mon père ne me mentionna le First Picture Book » (courriel de Marie Loup Sougez du 23 avril 2008). Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 20 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez accessoires et mise en scène fait référence à l’univers de l’enfant. Sougez fait ainsi du jouet, qu’il soit cube, balle, wagonnet ou soldat de plomb, les sujets principaux de ses images. Dans cette double page, le photographe reconstitue finalement, peut-être plus qu’ailleurs, un univers fictif où le jeu l’emporte sur la réalité invitant l’enfant à percevoir plus que le mot illustré, un monde où ses codes et son univers seraient traduits. De ce fait Sougez propose une histoire photographique qui complète le langage textuel dont la richesse informative est inexistante pour l’ignorant en matière d’écriture. Tout comme Jonquières, Sougez répond, à sa façon, à Laszlo Moholy-Nagy en considérant l’enfant comme un lecteur d’images. Il offre ainsi différents niveaux de lecture et une polysémie visuelle en stimulant l’imagination tout en convoquant un univers objectif et non falsificateur. L’album alphabétique constitue les prémices de la rencontre du lecteur avec le textuel mais il apparaît également comme l’une de ses premières références graphiques. Rien d’étonnant alors à ce que les photographes de la Nouvelle Objectivité cherchent à conquérir ce public malléable qu’il faut former à la lecture photographique. C’est pourquoi Jan Tschichold soutient l’usage d’une typographie étudiée et adaptée à chaque type de support : Dans l’art de l’imprimerie, ce qui compte avant tout c’est ce que nos yeux rencontrent chaque jour : livre d’images et abécédaires pour commencer, puis livre de lecture, manuel scolaire, roman, journal, prospectus[47]. Rappelons ici que l’abécédaire est un livre pour apprendre l’alphabet, et que l’alphabet est un livre à l’usage des enfants mais aussi un système de signes graphiques servant à la transcription des sons d’une langue. Cette double signification du terme alphabet incite certainement Henri Jonquières et Emmanuel Sougez à jouer sur les deux tableaux. Dès lors, Alphabet peut être vu et lu comme [47] J. Tschichold, Livre et typographie, Op. cit., p. 37. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 21 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez un abécédaire illustré et convenir aux enfants ou être perçu comme un ensemble de 26 lettres typo-photographiques comme l’est l’Alphabet de Maurice Cloche, publié en 1928 par les Arts et Métiers graphiques. La frontière est mince, pourtant il va de soi qu’un effort considérable a été déployé pour faire d’Alphabet de Sougez le réceptacle des recherches en cours. Le nombre d’albums imprimés[48] semble confirmer le caractère bibliophilique de ces objets destinés soit aux collectionneurs, soit aux enfants de collectionneurs. Le projet de Jonquières et de Sougez s’écarte sans conteste des sentiers battus, dépasse tous les engagements réalisés en France dans ce secteur éditorial. Pourtant l’investissement reste peu rentable et les retombées économiques insatisfaisantes. L’hypothèse d’un échec commercial de Regarde ! « Mes photos », expliquerait la conduite de l’éditeur qui laissa le soin à un confrère, Antoine Roche, plus téméraire peut-être, de diffuser Alphabet. Cette aventure éditoriale soumise aux aléas du marché est d’une qualité remarquable. Mêlant une composition typographique réfléchie et une photographie exemplaire, cette collection pensée par deux hommes de talent n’a eu aucun équivalent en France dans les années qui suivirent. Si la photographie d’auteur est parfois sollicitée comme illustration, elle ne se généralise pas. Ainsi, seul Pierda est invité à créer pour Delagrave entre 1933 et 1935 quatre albums photographiques[49]. Mais l’investissement financier reste trop important, même pour une maison d’édition de cette dimension, qui choisit dès 1936 de s’orienter vers une collection intitulée Le Livre illustré par le film plus rentable. Cette collection conçue à partir de photographies de plateaux réalisées lors du tournage d’un film reprenant pour sujet une œuvre romanesque, comme a pu l’être les Quatre filles du Docteur March en 1934, est un moyen de supprimer les frais d’un [48] La BnF n’obligeait pas les éditeurs (et les imprimeurs pour les Archives Nationales) à déposer un exemplaire de leurs publications quand elles n’étaient tirées qu’à un faible exemplaire. Dans les années 1930 le manque de place à la Bibliothèque Nationale se fait ressentir. Les conservateurs de l’époque choisissent alors d’exclure du dépôt les ouvrages considérés comme mineurs. [49] Pierda, Alphabet, Paris, Éditions Delagrave, « Les albums de Pierda », 1933. Pierda, Ne bougeons plus, Op. cit. Pierda, Alphabet de Dzim et Boum, Paris, Éditions Delagrave, « Les albums de Pierda », 1934. Pierda, M.Madeleine, 15 Petites Histoires, suite à l’Alphabet, Paris, Éditions Delagrave, « Les albums de Pierda », 1935. Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 22 Juliette Lavie, Alphabet d’Emmanuel Sougez illustrateur tout en garantissant par le succès du film, le succès éditorial. D’autres maisons d’édition tentent l’aventure du livre de photographies pour enfants comme O. E. T. qui diffuse un album d’Ergy Landau intitulé Enfants en 1936[50] et les œuvres d’Ylla sur les animaux domestiques[51] la même année. Mais rien ne surpasse le projet d’Henri Jonquières qui, grâce à une combinaison professionnelle de génie, concourt à la réalisation d’une œuvre magistrale qui témoigne d’une communion intellectuelle sans équivalent. [50] E. Landau, Enfants, préface de M. Aymé, Paris, Éditions OET, 1936. Ylla, Chats, préface de P. Léautaud, Paris, Éditions OET, 1936. Ylla, Chiens, préface de J. Supervielle, Paris, Éditions OET, 1936. [51] Textimage, N°3 A la lettre, hiver 2009 23