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Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Les traditions réinventées à l’épreuve des influences extérieures ISBN : ???-..-....-????-? © Maisonneuve & Larose, 2007 15, rue Victor Cousin 75005 Paris servedit1@wanadoo.fr Sous la direction de Bayram Balci & Raul Motika Religion et politique dans le Caucase post-soviétique Les traditions réinventées à l’épreuve des influences extérieures REMERCIEMENTS Cet ouvrage collectif, réalisé dans le cadre du programme Caucase de l’IFEA à Bakou, n’aurait pas vu le jour sans le soutien de nombreuses personnes et institutions. Nous tenons donc tout naturellement à remercier chacun des auteurs pour leur contribution à cette synthèse ainsi que Vanessa Raymond-Balci, qui a employé tout son zèle et toute sa patience aux traductions du russe, à l’édition de chaque chapitre et au façonnage du manuscrit. Nous sommes reconnaissants à l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul et à son directeur Pierre Chuvin de son soutien financier pour la réalisation de ce projet ainsi qu’à l’Ambassade de France en Azerbaïdjan, qui nous a assuré de bonnes conditions de travail. Nous louons sans mesure Isabelle et Adam Rosevear et Hema Kotecha pour avoir corrigé et anglicisé notre anglais passe-partout et Adeline Braux pour ses traductions de l’allemand, ainsi que Denis Charbit de l’Université de Tel-Aviv et Yeru Aharoni du Gloria Center pour leurs éclairantes remarques sur le judaïsme. À défaut d’avoir pris quatre épouses, Bayram Balci tient enfin à remercier la nounou d’Altay et Shamil, Rafiga Hanum, pour avoir chéri et diverti nos petits mais nuisibles monstres domestiques pendant que nous nous consacrions à l’élaboration de cet ouvrage. SOMMAIRE Présentation des auteurs ...............................................................................7 Carte religieuse du Caucase .........................................................................8 Foreword ......................................................................................................9 Préface ........................................................................................................13 Introduction de BAYRAM BALCI .................................................................17 1 Conflits et territoires dans le Caucase post-soviétique.......................35 JEAN RADVANYI 2 Moscou face au Caucase : ....................................................................47 fin de partie ou début d'une « reconquista» impériale ? CHARLES URJEWICZ 3 Le Caucase dans la stratégie eurasiatique de l’Iran...........................57 MOHAMMED REZA DJALILI 4 Turkish Policy towards the Caucasus...................................................73 MUSTAFA AYDIN 5 Entre Islam et laïcité : ..........................................................................85 la politique religieuse de la Turquie dans les républiques turcophones d’Asie centrale et du Caucase BAYRAM BALCI 6 ‘Adat against Sharia: ..........................................................................101 Russian Approache towards Daghestani « Customary Law » in the 19th Century MICHAEL KEMPER 7 L’élan brisé : les intellectuels azéris .................................................125 et l’enseignement islamique avant la soviétisation ALTAY GÖYÜSHOV 8 Islam et politique en Azerbaïdjan.......................................................137 BAYRAM BALCI 9 Nationalisme(s), Islam(s) et politique au Daghestan.........................153 MOSHE GAMMER 10 The Islamic Revival in a Daghestani Kolhkoz : ..............................167 between local Traditions and external Influences VLADIMIR BOBROVNIKOV 11 L’Islam dans le Caucase du Nord-Ouest..........................................187 IRINA BABICH 12 L’Islam en Tchétchénie : ..................................................................207 sur fond d’aggravation de la situation politique, analyse et témoignage (1990-2005) MAÏRBEK VATCHAGAEV 13 Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique.......................229 BAYRAM BALCI & RAUL MOTIKA 14 L’Église orthodoxe géorgienne : ......................................................255 un référent identitaire ambigu SILVIA SERRANO 15 In Search of Relevance : ...................................................................281 Church and Religion in Armenia since Independence HRATCH TCHILINGIRIAN 16 Les Juifs des montagnes : ................................................................317 un groupe ethnique et confessionnel stable VLADIMIR A. DMITRIEV 17 Les Yézidis du Sud Caucase :...........................................................333 une communauté religieuse face à ses incertitudes LUCINE JAPHAROVA 18 Les Molokanes d’Azerbaïdjan : ......................................................345 rencontre et observation d’une sous-minorité russe ADELINE BRAUX 19 Les Baha’i du Caucase : ..................................................................361 b.a.-ba d’une communauté méconnue AZER JAFAROV & BAYRAM BALCI PRÉSENTATION DES AUTEURS LES ÉDITEURS Bayram BALCI, Chercheur, Responsable du programme Caucase à l’Institut Français d’Études Anatoliennes (IFEA), Antenne de Bakou. Raul MOTIKA, Professeur, Directeur de la chaire de turcologie à l’Université de Hambourg, Directeur du Centre d’Études Eurasiatiques à l’Université de Heidelberg. LES AUTEURS Mustafa AYDIN, Professeur à l’Université d’Ankara. Irina BABICH, Académie des Sciences, Institut d’Ethnologie et d’Anthropologie, Moscou. Vladimir BOBROVNIKOV, Chercheur à l’Académie des Sciences, Institut d’Orientalisme, Moscou. Adeline BRAUX, Doctorante a l’Institut d’Études Politiques, Paris Mohammed Reza DJALILI, Professeur à l'Institut universitaire de Hautes Études internationales et à l'Institut universitaire du Développement à Genève. Vladimir DMITRIEV, Musée Ethnographique de Russie, SaintPétersbourg. Moshe GAMMER, Maître de Conférences, Centre d’Histoire du MoyenOrient et d’Afrique, Université de Tel-Aviv. Altay GÖYÜSHOV, Professeur d’Histoire à l’Université d’État de Bakou, Chercheur associé à l’Institut Français d’Études Anatoliennes. Azer JAFAROV, Chercheur à l’Académie des Sciences, Bakou. Lucine JAPHAROVA, Docteur ès Lettres de l’INALCO, Consultante Russie et Sud Caucase. Michael KEMPER, Professeur à l’Université de Saint-Lawrence, Canton, États-Unis. Jean RADVANYI, Professeur à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), Paris. Silvia SERRANO, Docteur en Histoire, Maître de Conférences en Science politique à l’Université d’Auvergne. Hratch TCHILINGIRIAN, Université de Cambridge (Grande-Bretagne), Programme Eurasie. Charles URJEWICZ, Professeur à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), Paris. Maïrbek VATCHAGAEV, Docteur en Histoire, Chercheur associé à l’équipe d’Études turques et ottomanes de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), Paris. 7 CARTE Foreword The region of the Caucasus sometimes is viewed as a remote corner of the globe, sometimes it turns into the focus of the world attention, with the events or developments in the context of the unique geographic environment. The region is the bridge between the two seas, Black and Caspian, linking the continents of Europe and Asia. Yet, this natural corridor for the movements of peoples and contacts between diverse civilizations, is cut across by the high mountain range, difficult to pass, especially in condition of resistance. Quite apart from this self-contradictory quality of a corridor and a barrier, the region of Caucasus is marked by a mosaic of ethnic groups and religious communities, including little known minorities surviving in the specific conditions of the surrounding territory. In this collection of essays, the leading theme is the discussion of some of such groups in the subregions of the Caucasus with multiethnic populations. The contributions to the volume came from the scholars recognized in their fields of research, who represent diverse academic backgrounds in their countries, with different approaches, and methodologies. What remains common for their work is the concern with the role religion and ethnicity in the particular geographic, historic, or national context of the Caucasus. Most of the essays deal with the religious revival that followed the collapse of the USSR, and the questions looming behind are: how deep and long lasting has been the impact of Soviet imposed atheism and how essential is the post-Soviet rebirth of religion? And what is the impact of modernity on the tradition bound local religious communities? In their discussions, the authors provide usually ample historic backgrounds for the present day issues. Three essays deal with the South Caucasus, the area on the other side of the mountain barrier. Here, in somewhat different geographic environment, with ampler spaces of the foothill-lands, have emerged larger nationalities, at least in comparison with the north Caucasus - the Georgians, Azeris and Armenians. This part of the Caucasus region has been the periphery of the Islamic-dominated Middle East, although as the borderland it contains relatively large proportions of Christians, notably Armenians and Georgians. In modern history, South Caucasus was regarded as a bridgehead in the Islamic territory, even though Christianity had spread out there long before coming of Islam. Historically, religion has been the foundation of local group identities, even if religiosity has not survived everywhere with equal strength in the Soviet years. 9 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique The book, opens with the contribution by the volume’s editors, Bayram Balci and Raoul Motika, Der Islam im post-sowjetischen Georgien – ein vorläufiger Überblick. The focus is on the predominantly Shi’ite Azeri minority in the Christian populated republic of Georgia, and on the historically Islamic province of Adjaria. The authors’ findings largely based on first hand interviews and enquiries conducted on the spot, are a remarkable source of information, filling the gap in the present day knowledge of the issue. The most extensive of all the essays, written by Hratch Tchilingirian, the author of numerous works on the Armenian Christiandom, carries the title that is not only intriguing, but might even sound disturbing for some readers: In Search of Relevance. Church and Religion in Armenia since Independence. The author discusses post Soviet Armenia from the standpoint of the interrelation of Christian religion and national identity. The Church is the father of the nation, and almost every Armenian regards himself as a Christian, yet relatively few inhabitants of the country show high level of religiosity. Such level is incomparably higher in the American Diaspora than in the post-Soviet Armenian republic.The independence movement that was born from the ethno-territorial conflict of Nagorno Karabagh with the neighboring people of Islamic background, in author’s view was driven by purely national rather than religious motivation, Another of the essays devoted to this part of the Caucasus region, is Les Yézidis du Caucase du sud, une communauté religieuse face à ses incertitudes, by Lucine Brutti-Japharova. The author deals with the ethnically Kurdish religious minority of Yezidis dispersed in some territories of Armenia and Georgia, and as she points out, treated accordingly to the local circumstances. In today’s Georgia, they are under pressure to assimilate, and she finds the Armenian rule more tolerant. The question facing the Yezidi community today is to leave forever their present places of residence for the sake of protecting their faith or to stay where they are living with the hope of protection from the outside world through isolation. A second essay on the Yezidis, written by Robert Langer, concentrates on the religious life of this group under the conditions of societal and political change. Two of the essays deal with the ethnically complex but solid Muslim land of Daghestan. One, by Vladimir Bobrovnikov, The “Islamic Revival” in a Daghestani Collective Farm. Local Traditions and Global Influences, discusses the coexistence of Sufism with the Soviet regime in a village community, and the change that followed with the coming of Wahhabism in the postSoviet years. The other, by Michael Kemper, Adat versus Shariat, describes the question amply reflected in the 19th century Russian academic research, namely which of the two legal Islamic traditions would deserve more acceptance from the Tsarist authorities, especially as the Shariat formed the basis for unity of the armed struggle of the mountaineers under the leadership of Shamil. Two other authors write on the non-Islamic local communities. T.V 10 Foreword Dimitriev in the essay, Les Juifs des montaignes. Un groupe ethnique et confessionel stable, tackles the topic of the Mountain Jews of the Caucasus, whose distant past reaches the Turkic-Khazar kingdom. A large part of them inhabits today the northern area of the Azerbaijani republic, especially the town of Kuba, another part lives in Daghestan, As the author stresses it, the native Jews historically acting as intermediaries among the economic, social, but also culturally diverse groups, developed the comparative stability to day. These several scholarly contributions on the region of growing world significance, will be a valuable help for a reader studying the Caucasus and its complex web of multiethnic and religious-sectarian problems. Tadeusz Swietochowski Préface La région du Caucase est souvent considérée comme une région reculée de la planète, mais elle peut devenir à d’autres moments le centre l’attention internationale quand les évènements qui se déroulent dans cet environnement géographique unique le justifient. Elle forme un pont entre la mer Noire et la mer Caspienne et relie le continent européen à l’Asie. Pourtant, ce corridor naturel qui permit nombre de mouvements de populations, de contacts entre diverses civilisations se trouve coupée en deux par l’une des plus hautes chaînes montagneuses du monde et l’une des plus difficile à franchir. Au-delà de cette contradiction intrinsèque de corridor et de barrière naturelle, la région caucasienne se caractérise par une mosaïque de groupes ethniques et communautés religieuses, comprenant un nombre infini de toutes petites minorités survivant dans des environnements spécifiques. Le fil conducteur du présent ouvrage est de déterminer la place qu’occupent certains de ces groupes dans la sphère publique au sein de la population locale et multiethnique de chaque sous région. Les contributions rassemblées dans le présent volume émanent de chercheurs reconnus dans leurs pays pour leur spécialité scientifique et qui viennent de différents horizons universitaires, et mettent en œuvre dans leur travail différentes approches et méthodologies. Leur point commun dans les études présentées ici réside dans leur souci de rendre compte objectivement de la place et du rôle de la religion et de l’ethnicité dans les divers contextes géographiques, historiques et nationaux du Caucase. La plupart des chapitres traitant des renouveaux religieux consécutifs à la chute du régime soviétique offrent en filigrane des pistes de réflexion sur la profondeur et la pérennité de l’athéisme forcé et posent la question essentielle du renouveau religieux post-soviétique. Quel sera alors l’impact de la modernité sur les traditions liant les communautés locales ? Dans le débat, les auteurs fournissent en général d’abondantes références historiques éclairant les questions actuelles. La majorité des chapitres sont ainsi consacrés au Sud Caucase, c'est-à-dire au sud de la chaîne montagneuse. Là dans des environnements géographiques différenciés de larges plaines et piémonts ont émergé de grandes nations, du moins par opposition aux réalités du Nord Caucase, et que sont les Géorgiens, les Arméniens et les Azéris. Cette partie du Caucase se situe à la périphérie du Moyen-Orient dominé par l’islam, malgré un nombre relativement important de chrétiens notamment géorgiens et arméniens. Dans l’histoire moderne, le Sud Caucase est considéré comme une tête de pont de l’is- 13 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique lam, bien que le christianisme se soit répandu ici bien avant la religion de Mahomet. D’un point de vue historique, la religion cimente les identités locales, même si la religiosité n’a pas survécu partout avec la même force sous le régime soviétique. Dans une composition à quatre mains, intitulée Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique, les deux éditeurs, Bayram Balci et Raoul Motika, traitent de la minorité chiite azérie installée au cœur de la république géorgienne très massivement chrétienne ainsi que dans la province traditionnellement musulmane d’Adjarie. Les découvertes des deux auteurs provenant d’interviews de première main et d’enquêtes de terrain sont une remarquable source d’informations, comblant nos lacunes sur la question. La contribution fleuve de Hratch Tchilingirian, auteur de nombreux travaux sur le christianisme arménien, porte un titre non seulement intrigant mais aussi volontairement provocateur pour certains lecteurs In Search of Relevance. Church and Religion in Armenia since Independence. L’auteur y observe l’Arménie post-soviétique du point de vue de la relation entre religion chrétienne et identité nationale. L’Eglise est mère de la nation et tout Arménien ou presque se doit de se définir comme Chrétien, même si relativement peu d’entre eux font preuve d’une grande ferveur religieuse. Cette dernière est d’ailleurs incomparablement plus forte au sein de la Diaspora arménienne que dans la petite république caucasienne. Le mouvement d’indépendance qui est né du conflit ethno-territorial du Nagorno Karabakh avec son voisin historiquement musulman, fut plus mené, selon l’auteur, par des motivations nationales que religieuses. Un autre chapitre étudie Les Yézidis du Caucase du sud, une communauté religieuse face à ses incertitudes. L’auteur Lucine Brutti-Japharova y traite de la minorité religieuse et ethniquement kurde des Yézidis, qui se trouve être dispersée entre l’Arménie et la Géorgie et reçoit comme elle le souligne fort à propos différents traitements selon les régions. Dans la Géorgie actuelle, ils sont ainsi soumis à une pression assimilatrice forte, alors que les Arméniens se montrent plus tolérants. Le principal défi lancé à la communauté yézidie est celui de l’exil nécessaire pour sauver leur foi ou de leur permanence dans la région dans le repli sur soi sous protection extérieure. Deux autres chapitres sont consacrés au très complexe et vigoureusement musulman Daghestan. L’un par Vladimir Bobrovnikov, The “Islamic Revival” in a Daghestani Collective Farm. Local Traditions and Global Influences, affirme la coexistence du soufisme avec le régime soviétique au niveau local d’une communauté kolkhozienne de montagne et montre comment l’introduction du wahhabisme étranger a rompu l’équilibre. L’autre de Michael Kemper, Adat versus Shariat, décrit la question des deux systèmes juridiques musulmans, l’un shariatique l’autre coutumier, telle que la recherche russe de la fin du XIXe siècle l’a abordée pour déterminer lequel 14 Préface de ces deux systèmes devait servir le mieux les ambitions tsaristes dans un contexte tendu où la Shariat cimentait alors l’unité des peuples montagnards sous le commandement de l’imam Chamyl. Deux autres auteurs étudient des communautés non musulmanes. T.V. Dmitriev dans Les Juifs des montaignes. Un groupe ethnique et confessionel stable, aborde l’épineuse question de la judéité de cette communauté montagnarde que les historiens lient au royaume turko-khazar. La majeure partie d’entre eux, longtemps dispersée à travers la région, vit aujourd’hui rassemblée au nord-est de l’Azerbaïdjan, et notamment dans la ville de Guba, jusqu’au Sud du Daghestan. L’auteur souligne comment leur rôle historique d’intermédiaire entre les groupes sociaux, économiques et culturels établis entre la montagne et la vallée fut est demeure un facteur de relative stabilité du groupe à travers le temps. Enfin, toutes ces contributions à la connaissance scientifique sur cette région, qui émerge sur la scène internationale, constituent un corpus d’informations remarquable pour tout lecteur étudiant le Caucase et son réseau complexe de questions multiethniques, religieuses et sectaires. Tadeusz Swietochowski Introduction : La globalisation du religieux dans le Caucase Nouveaux habitus et redéfinition des rapports entre religion et politique1 Bayram BALCI Que l’on parle de composition ethnique, de familles linguistiques, de parcours politiques ou de confessions religieuses, la métaphore classique de mosaïque sied au Caucase. Situé au carrefour des mondes turc, iranien et russe qui l’ont façonné à travers les siècles, le Caucase resurgit sur la scène internationale et focalise à bien des égards les attentions depuis que la dernière puissance impériale qui l’a dominé, l’Union soviétique, s’est effacée. Désormais il est scindé en deux régions distinctes, la Transcaucasie – au sud de la chaîne montagneuse avec les États indépendants d’Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie – et le nord Caucase, comprenant des républiques autonomes au sein de la Fédération de Russie (Adyguée, KaratachaévoTcherkessie, Kabardino-Balkarie, Ossétie du Nord, Ingouchie, Tchétchénie et Daghestan). Les références minutieusement imbriquées, purement caucasiques ou importées, dont se réclament ses peuples ont forgé à travers les âges un ensemble fort divers mais étonnamment cohérent, donnant tort à tous ceux qui guettent ici le clash des grandes civilisations qui se sont rencontrées dans ses vallées isolées et contreforts escarpés. Nous en conviendrons, le Caucase, par le passé, ne fut pas épargné et n’est toujours pas à l’abri de conflits et soubresauts inquiétants. Mais au regard des bouleversements politiques, économiques, culturels, religieux et moraux qui 1 Les soubassements théoriques de la présente introduction générale ont bénéficié des conseils précieux de notre ami et collègue Gilles Dorrronsoro que nous remercions chaleureusement. 17 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique s’y sont succédés au siècle dernier, et depuis une quinzaine d’années a fortiori, le bilan n’apparaît pas aussi noir qu’on veuille nous le laisser penser. Parmi ces bouleversements, les identités religieuses et leur recomposition tiennent une place particulière. L’objectif du présent ouvrage n’est pas l’analyse de ces conflits mais celle des facteurs religieux qui pourra rendre plus aisée la compréhension de ces sociétés et États en mutation. Il est le fruit d’un travail collectif et vient compléter nos connaissances sur le Caucase, qui se trouve à la croisée des espaces musulmans étudiés par les éditeurs – le monde turco-iranien pour Raul Motika et centrasiatique pour notre part. L’animation de l’antenne de Bakou de l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul (IFEA), à partir de novembre 2003, nous a permis de nous rencontrer à Bakou, d’échanger sur ce terrain et d’entamer ce projet de recherche collective. En effet, à partir de Bakou, nous avons tous deux pu travailler et confronter nos vues sur l’islam en Azerbaïdjan, en Géorgie et dans certaines républiques autonomes du nord Caucase russe. Dans notre cas, les recherches ont été riches en expériences dans la mesure où elles nous ont permis de nous familiariser avec l’islam chiite duodécimain, prédominant en Azerbaïdjan, et d’en étudier les nouvelles articulations comparativement au renouveau sunnite2. Ainsi, la communauté de foi entre les chiismes azerbaïdjanais et iranien nous a conduit à nous intéresser aux débats théologiques actuels en Iran grâce à des séjours sur les campus islamiques que constituent les hozé de Qom et de Machhad. Finalement, nous avons appréhendé les renouveaux islamiques dans l’ex-URSS, dans ses différents aspects et dans tous ses contextes centrasiatiques et caucasiens. Bien que largement majoritaire, l’islam n’est pas seul composant religieux dans le Caucase et cohabite avec bien d’autres confessions, chrétiennes, juives et autres. Grâce à ce long séjour sur le terrain et à notre participation à de nombreux séminaires et conférences sur le Caucase, nous avons été amenés à faire connaissance avec des chercheurs travaillant sur d’autres phénomènes religieux dans la région. La diversité des religions, des ethnies et des influences extérieures reçues ici par les différentes communautés nous a convaincus de la nécessité d’étudier les rapports du religieux au politique et vice versa dans le contexte de la globalisation, c'est-à-dire en tenant compte de l’intensification à travers le monde des relations et des échanges économiques, politiques, sociaux et culturels3. 2 BALCI Bayram, « Between Sunnism and Shiism, Islam in Post Soviet Azerbaijan », Central Asian Survey, Vol. 23, n°2, June 2004, pp. 205-217. 3 GIDDENS Anthony, The Consequences of Modernity, Stanford, CA, Stanford University Press, 1990, p. 64.Voir aussi, BAYLIS John et SMITH Steve (éds.), The Globalization of World Politics, New York, Oxford University Press, 1998. Voir également MITTLEMAN James H., The Globalisation Syndrome: Transformation and Resistance, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 2000. 18 Introduction La globalisation du religieux Contrairement à une idée reçue, la globalisation va de pair avec la formation de l’État. Selon Jean-François Bayart, « les logiques transnationales et privées de la globalisation se sont par ailleurs constamment entrelacées avec celles de l’action publique des États »4. Poursuivant sa démonstration, l’auteur montre notamment que l’annonce de la mort de l’État est pour le moins prématurée, que la formation d’une société civile internationale fait partie de la gouvernance locale et que les ONG servent de relais aux États. Allant à contre-courant des global studies et des alter-mondialistes, il montre comment la mondialisation est dotée d’une forte base sociale. Celle-ci n’est donc pas un simple rapport de soumission, ce qui l’amène à reprendre le concept de gouvernementalité de Foucault, à la place de celui de gouvernance qui ignore la construction des individus comme sujets. La globalisation n’est plus un événement de dépossession mais un événement d’appropriation. Le religieux, parce qu’il a une dimension transnationale et globale très ancienne, est un terrain particulièrement favorable à l’observation des mécanismes de globalisation. En ce sens, deux ouvrages nous ont guidés dans l’appréhension de notre terrain d’investigation. Le premier, de Poewe, nous a aidés à relativiser le caractère nouveau des débats sur ce thème5. Le second, l’ouvrage collectif dirigé par Jean-Pierre Bastian, Françoise Champion et Kathy Rousselet6, nous a servi de fil conducteur pour conceptualiser la manière dont les sociétés et les religions ex soviétiques font face à la globalisation du religieux. Nous voulons émettre ici l’hypothèse que la globalisation a des conséquences sur deux plans : l’apparition de nouvelles formes de subjectivation (par la diffusion d’idées réformatrices et d’un habitus spécifique formé dans les institutions d’enseignement) et la redéfinition dans le cadre national du rapport entre les champs religieux et politique. Les recherches sur la notion de globalisation sont rarement consacrées aux États issus de l’ex-URSS7. De plus, en dépit d’un fort développement des 4 BAYART Jean-François, Le gouvernement du monde, une critique politique la globalisation, Paris, Fayard, 2004, p. 41. 5 POEWE K (dir.), Charismatic Christianity as a Global Culture, Columbia, University of South Carolina Press, 1994. 6 BASTIAN Jean-Pierre, CHAMPION Françoise, ROUSSELET Kathy (dir.), op.cit. 7 À l’exception toutefois des articles de LARUELLE Marlène, « Mondialisation et alter-mondialisme dans les réflexions des milieux politiques et intellectuels d’Asie centrale », La Pensée, n° 338, 2004, pp. 27-36. ; et DOMBROWSKY Patrick, « L’Asie centrale face à la mondialisation », La Pensée, n° 338, 2004, pp. 37-45. 19 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique études sur le lien entre globalisation et questions religieuses8, peu d’entre elles concernent cet espace. Pourtant, les mosaïques religieuses, caucasienne et centrasiatique, offrent un laboratoire d’observation particulièrement riche. La globalisation affecte le religieux dans le Caucase, à travers notamment l’arrivée de missionnaires et de nouvelles religions, la métamorphose des pratiques religieuses et le clivage entre autorités religieuses locales traditionnelles et étrangères, attirées par l’ouverture des frontières d’un espace religieux caucasien perçu comme « vierge ». En Asie centrale et au Caucase, dans un contexte autoritaire, deux des manifestations symptomatiques de ce phénomène résident dans la tension entre les nouvelles formes de subjectivation portées par les réseaux transnationaux et la définition du religieux promue par les États, qui l’instrumentalisent à des fins de redéfinition identitaire nationale dans un contexte politique marqué par l’absence de liberté religieuse. Dès lors, notre recherche sur le religieux dans le Caucase s’articule autour de deux axes : le premier privilégiant les acteurs non étatiques émergents et les réseaux transnationaux qui redéfinissent l’identité religieuse dans un cadre déterritorialisé ; le second insistant sur la réalité du sécularisme et la manière dont les régimes autoritaires ex soviétiques appréhendent la globalisation du religieux9. Les réseaux de l’islam globalisé Le transnationalisme des mouvements religieux ne concerne pas que les grandes structures telles l’Église catholique ou l’Organisation de la Conférence Islamique comme le suggèrent certains auteurs10 mais va bien au-delà puisqu’il peut impliquer des mouvements plus petits, moins structurés, liés à l’initiative de quelques individus disposant de ressources charismatiques. Ces groupes religieux, sectes ou communautés, profitent, comme d’autres groupes ordinaires, du libéralisme pour aller à la « conquête » de nouveaux territoires. La globalisation permet à des mouvances nationales de se transformer en réseaux transnationaux qui, comme le souligne Ariel Colonomos, s’adaptent facilement à la complexité de nos sociétés contemporaines11. Par le biais du commerce international, mais aussi des moyens qu’offre la technologie moderne, ils parviennent à diffuser mieux et plus vite leur message religieux. 8 THUAL François, « La mondialisation des religions, toujours recommencée ? » Hérodote, n° 108, janvier-mars 2003, pp. 189-205. 9 JEFFREY James, Globalization, Information Technology and Development, Saint Martin’s Press: New York, 1999. 10 HAYNES Jeff, « Transnational religious actors and international politics », Third World Quarterly, 2001, vol. 22, nº2, pp. 143-158. 11 COLONOMOS Ariel (Dir.), Sociologie des réseaux transnationaux ; Communautés, entreprises et individus : lien social et système international, Paris, L’Harmattan, 1995, 300 p. 20 Introduction En ce qui concerne l’islam, en Turquie, l’éclatement de l’ex-Union soviétique offre de nouvelles opportunités politiques et économiques à de multiples agents socio-économiques turcs12. Cependant, tous n’ont pas eu la même capacité d’adaptation à la globalisation. Comme le rappellent de nombreuses analyses de la scène internationale, la Turquie a connu des résistances face à ce phénomène et la manière dont les acteurs participent à la globalisation est en soi révélatrice de leur structure et de leur idéologie13. Ainsi, en Turquie, on peut tenir pour acquis que plus un mouvement islamiste est radical et fondamentaliste moins il a une aptitude à s’inscrire dans la globalisation14. Dans les années 1990, une néo-confrérie très active en Turquie, dirigée par le charismatique Fethullah Gülen, a choisi de se déployer dans plusieurs États, notamment en Asie centrale et dans le Caucase, où, profitant d’une solidarité turcique et islamique, il a pu asseoir son influence. Une analyse précise de l’histoire du mouvement montre qu’il n’a pas toujours été ouvert vers l’extérieur15 et qu’il demeure en son sein des segments conservateurs, marqués par une fermeture d’esprit et un fort conservatisme. Il a néanmoins relevé le défi de la mondialisation et réussi contrairement à d’autres à sortir du pays pour élargir sa sphère d’influence. En termes d’acteurs, le message religieux peut être diffusé par des réseaux qui ne sont souvent pas uniquement religieux. Le pèlerinage en est l’exemple classique, puisqu’il permet aux logiques économiques de se confondre avec celles des religieux. Pour dire les choses autrement, l’alliance entre le missionnaire et l’entrepreneur facilite et offre de plus grandes possibilités au message religieux de circuler par-dessus les frontières étatiques et nationales16. Ce n’est pas un hasard si la plupart des hommes d’affaires turcs actifs dans le Caucase sont également membres de confréries ou de néo-confréries et si leur dynamisme économique en Turquie incite à sortir d’un marché national turc qui ne permet plus de satisfaire leur appétit de dragons anatoliens17. 12 KURU Ahmet T., « Globalization and Diversification of Islamic Movements: three Turkish cases », Political Science Quarterly, 2005, vol. 120, nº2, pp. 253-274. 13 GEOFFROY Martin, « Theorizing Religion in the Global Age: A Typological Analysis », International Journal of Politics, Culture and Society, vol. 18, n°1/2, Winter 2004, pp. 3345. Voir également RUCHT Dieter, « The impact of National Contexts on Social Movement Structures. A Cross-Movement and Cross National Comparison », in Mc ADAM Doug, Mc CARTHY John and ZALD Mayer N. (eds.), Comparative Perspectives on Social Movements: Political Opportunities, Mobilizing Structures, and Cultural Framings, Cambridge University Press: New York, 1996, pp. 193-199. 14 KURU Ahmet, op.cit. 15 ESPOSITO John, YAVUZ Hakan (éds), Turkish Islam and The Secular State, The Gülen Movement, New York, Syracuse University Press, 2003, pp. 19-47. 16 OTAYEK René, « Religion et globalisation : l’islam subsaharien à la conquête de nouveaux territoires », La Revue internationale et stratégique, n° 52, hiver 2003-2004, pp. 51-65. 17 YAVUZ Hakan, The Transformation of a Turkish Islamic Movement : From Identity to 21 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Plus généralement, le phénomène diasporique n’est pas sans effet sur la recomposition du religieux dans notre monde contemporain. Qu’on se réfère à une définition stricte (en prenant pour modèle le cas de la diaspora juive, arménienne ou grecque) ou large (n’importe quelle communauté vivant en dehors de son foyer historique)18, la diaspora est un vecteur à travers lequel circulent les idées religieuses19. L’analyse des liens entre diaspora et religion est particulièrement nécessaire car si les religions « suivent » les populations dans la migration, cette dernière génère aussi de la religiosité20. En parvenant à asseoir leur contrôle sur leurs membres auxquels elles donnent une identité, les institutions de la diaspora peuvent devenir un véritable interlocuteur et négocier avec les acteurs étatiques. Sur le terrain d’étude couvert par les auteurs de cet ouvrage, les liens entre les pays issus de l’ex-URSS et certaines communautés diasporiques qui en sont originaires ont très largement contribué au renouvellement de la pensée religieuse dans un espace longtemps soumis à la propagande athéiste au pays du « socialisme réel ». Par exemple, comme le montrera l’étude de Irina Babich, des descendants des peuples caucasiens ou tcherkesses au sens large, expulsés pendant la conquête russe au XIXe siècle, ont pu effectuer un retour sur les terres de leurs ancêtres, en y rapportant l’islam arabe ou turc qu’ils avaient adopté respectivement en Jordanie, Syrie et Turquie. Hybridation des discours et nouveaux habitus La globalisation du religieux est ancienne et le phénomène missionnaire, au moins pour les grandes religions universelles, assure une diffusion très large des messages. Actuellement, le bahaïsme, religion née en Iran au XIXe siècle, courtise certaines couches aisées dans les sociétés occidentales21. Le message véhiculé, nous préviennent à juste titre les analystes contemporains, Politics of Policy », The American Journal of Islamic Social Sciences, vol. 22, n° 3, 2005, pp. 105- 111. 18 Il existe plusieurs catégories de diaspora, au sens strict et au sens large. La définition la plus commode, « une construction sociale visant à établir et à maintenir des liens entre des populations migrantes qui se croient issues d’une même origine, réelle ou mythique, présentant de ce fait des caractéristiques propres qui les séparent des sociétés d’accueil », élaborée par Michel BRUNEAU, nous paraît appropriée. (Dir.), Diasporas, Montpellier, Gipreclus, 1995, 192 p. On peut aussi à toutes fins utiles se référer aux travaux de TÖLÖLYAN Khachig, notamment son article « Rethinking diaspora(s): Stateless Power in the Transnational Moment », Diaspora, vol. 1, n° 1, 1996. 19 MEINTEL Deirdre, LEBLANC Marie N., « La mobilité du religieux à l’ère de la globalisation », Anthropologie et Sociétés, 2003, vol. 27, nº1, pp. 5-10. Voir également SAINTBLANCAT Chantal, L’islam de la diaspora, Paris, Bayard éditions, 1998. 20 MEINTEL Deirdre, LEBLANC Marie N., op.cit. 21 COLE Juan, MOOJAN Momen (éds.), From Iran East and West, Studies in Babi and Bahai History, Kalimat Press, 1984. 22 Introduction est réinterprété localement22. En effet, à l’instar du candomblé brésilien, une langue issue d’une matrice culturelle spécifique, le discours religieux connaît les adaptations nécessaires à son enracinement dans d’autres contextes23. De même, autrefois cantonné aux villes et campagnes turques, le phénomène alévi est désormais un fait européen, voire mondial24, mais ce qui nous intéresse ici c’est qu’il est par là même redéfini de façon radicale. Ces interrogations, à l’ombre des enquêtes effectuées sur le comportement de certains missionnaires turcs partis d’Anatolie à la « reconquête » du monde turc, permettent des réflexions sur l’apparition du « nouveau musulman », attaché à sa foi qu’il associe nécessairement à la performance économique et épris d’une sorte d’éthique musulmane et d’esprit capitaliste25. Les nombreuses écoles fondées par des confréries turques et dont les diplômés commencent déjà à occuper des positions importantes dans les sociétés caucasiennes sont-elles les porteurs de ces nouvelles dispositions, qui valorisent réussite économique et foi islamique ? Le caractère hybride du message religieux a fait l’objet de plusieurs recherches sur des terrains qui ne sont pas les nôtres26. Mais nous avons l’intuition qu’un phénomène similaire est à l’œuvre dans le Caucase et dans toute l’ex-URSS. Les nouveaux discours islamistes venus de Turquie, d’Arabie ou d’Iran sont-ils transformés et adaptés aux réalités caucasiennes ? Comment s’effectue cette importation/hybridation ? Les différents mouvements religieux – chrétiens ou musulmans – ont-ils conservé leurs caractéristiques initiales ? Jusqu’à quel point se sont-ils éloignés de leur caractère originel pour mieux s’implanter dans les nouvelles républiques ? La transformation observable, un peu à l’exemple des Jésuites partis convertir la Chine, permet-elle de les comparer aux mouvements missionnaires chrétiens présents sur le même territoire ? Cette mutation et ce renoncement ne sont-ils pas susceptibles dans les années à venir d’engendrer une nouvelle forme de religion, au sens que lui donne Danièle HervieuLéger : « Tout dispositif idéologique, pratique et symbolique par lequel est constituée, entretenue, développée et contrôlée la conscience (individuelle et collective) de l’appartenance à une lignée croyante particulière. »27. 22 Voir à ce propos l’éclairante étude de SHANDY Diana, « Nuer Christians in America », Journal of Refugee Studies, vol. 15, n° 2, 2002, pp. 213-221. 23 MOTTA Roberto, op.cit. 24 MASSICARD Elise, L'autre Turquie : le mouvement aléviste et ses territoires, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, 361 p. 25 OZDALGA Elisabeth, « Islam in Contemporary Turkey: the Contributions of Fethullah Gülen », Muslim World (Hartford), vol. 95, n° 3, 2005, pp. 325-471. 26 SAINT-BLANCAT Chantal, op.cit. 27 HERVIEU-LEGER Danièle, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993, p. 21. 23 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique L’impact local : tensions dans le champ religieux, redéfinition des rapports avec le politique Le contexte des régimes autoritaires post-soviétiques Il a fallu attendre la dislocation de l’Union soviétique et l’émergence sur ses cendres de nouvelles républiques pour voir une ouverture entre les États post-soviétiques et le reste du monde, y compris dans certains aspects religieux. Traditionnellement, les acteurs de la scène internationale, qu’ils soient étatiques ou non, réagissent à la globalisation en fonction de leurs ressources matérielles et symboliques28. La globalisation peut être perçue par certains États et leurs dirigeants comme une menace ou du moins une concurrence à la prééminence de leur pouvoir à l’intérieur de frontières établies. Aujourd’hui, les élites politiques, issues de l’ancien système communiste (dont elles ont conservé l’autoritarisme rigide) ont pour principal objectif de renforcer le jeune État sur la scène internationale pour mieux asseoir leur légitimité et leur pouvoir autocratique. Car, à l’intérieur, elles font preuve d’un repli total sur un État fort et d’absence de toute préoccupation des libertés démocratiques29. On insistera cependant sur la dispersion des trajectoires étatiques depuis l’indépendance. En Asie Centrale, des États voisins comme le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, marqués par le même héritage soviétique, dirigés par des élites politiques formées à la même école, ont des approches différenciées vis-à-vis de la globalisation, le Kazakhstan se montrant bien plus ouvert. Dans le Caucase, la Géorgie et l’Azerbaïdjan n’ont pas eu non plus le même rapport à ce phénomène, sans parler des sociétés nord-caucasiennes soumises à la politique de Moscou. Cette divergence peut sans doute trouver une explication dans le degré d’autoritarisme du régime, ainsi que dans la manière dont sont pressentis les effets de la globalisation par les équipes dirigeantes. Comme dans d’autres États de l’ex-URSS, on peut se demander si le degré de menace que fait peser la globalisation sur le maintien des pouvoirs autoritaires en place ne participe pas au repli et à la fermeture de ces États. L’exemple du Kirghizstan, qui compte parmi tous les pays de la CEI le plus grand nombre d’ONG étrangères – critère du degré d’ouverture30 – ,nous donne une clé du lien existant entre ouverture du régime et degré de conformité avec les normes mondiales. La part de ces ONG – manipulées ou 28 COX Robert W. « A Perspective on Globalization », in MITTELMAN James H., Globalization: Critical Reflections, 1996, Boulder and London, Lynne Rienner, pp. 21-24. Voir aussi CESARI Jocelyne, « Le multiculturalisme mondialisé : le défi de l’hétérogénéité », Cultures et Conflits, n° 33-34, printemps-été 1999, p. 14. 29 KUBICEK Paul, « Authoritarianism in Central Asia: Curse or Cure ? », Third World Quarterly, vol. 19, n° 1, 1998, pp. 24-43. 30 HOWELLE Jude, « Civil society in Central Asia and the Caucasus », Central Asian Survey, vol. 24, n° 3, september 2005. 24 Introduction non par les services occidentaux – fut considérable dans la chute du régime Akaev en 200531. Des interrogations similaires peuvent être formulées pour des pays relevant directement de notre terrain de recherche comme la Géorgie et l’Azerbaïdjan qui n’ont pas la même lecture du phénomène. Le refus total ou conditionné de certains États d’entrer dans la globalisation serait motivé par la crainte d’ouvrir une boîte de Pandore, susceptible de balayer les régimes en place. Dans ce contexte généralement autoritaire, la circulation des idées religieuses constitue un point de crispation important. En effet, l’entrée dans la globalisation permet aux courants religieux les plus divers (y compris radicaux ou perçus comme tels) de prendre racine sur ces nouvelles terres de prédication que sont l’Asie centrale et le Caucase post-soviétiques. Il s’agira pour les auteurs du présent ouvrage d’identifier les points de divergence entre les idées religieuses importées et les projets politiques nationaux. Le degré d’hostilité de l’État post-soviétique envers les mouvements sociaux étrangers n’est-il pas révélateur de son faible niveau d’intégration dans la société mondiale et ses dynamiques ? En Asie centrale, la frilosité des États face à la globalisation n’est-elle pas génératrice de radicalisme chez certains mouvements islamistes qui dominent la scène religieuse ? Leur radicalisme ne vient-il pas contester un autre radicalisme, celui de l’État autoritaire32 ? La polarisation du champ religieux Au-delà des États, les idées religieuses véhiculées par la globalisation sont également perçues comme dangereuses par les acteurs religieux officiels et dominants qui se sentent menacés par l’irruption dans leur espace de nouveaux concurrents. Dans le cas de l’Asie centrale et du Caucase musulmans, on assiste à une confrontation entre les traditions islamiques locales et celles importées par l’islam mondialisé33. Bien que considérées comme pernicieuses pour les traditions locales et pour la stabilité identitaire du pays, certaines idées réformatrices – wahhabites, salafistes, radicales, fondamentalistes – et de nouvelles confessions progressent en dépit de la vigilance des autorités séculières et des autorités islamiques officielles en place, alliées contre ce « nouveau fléau ». On constate le même phénomène au sein même du christianisme. Les études de Silvia Serrano et de Hratch Tchilingirian montrent bien les clivages qui opposent les Églises traditionnelles aux « nouvelles » religions ou sectes favorisées et 31 EARLE Luc, « Community development, 'tradition' and the civil society strengthening agenda in Central Asia », Central Asian Survey, vol. 24, n° 3, September 2005. 32 Voir le rapport de International Crisis Group, « Is Radical Islam Inevitable in Central Asia ? Priorities for Engagement », n° 72, décembre 2003. Consultable sur : http://www.crisisgroup.org/home/index.cfm?id=2432&l=1 33 ROY Olivier, L’islam mondialisé, Paris, Le Seuil, 2002. 25 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique encouragées par la globalisation du religieux. Dans l’espace musulman comme dans l’espace chrétien du Caucase, on assiste à une réelle compétition ouverte entre traditions locales et modèles importés dont l’enjeu – le contrôle des consciences, surtout des jeunes – déterminera leur pérennité et leur pouvoir au sein de ces sociétés. Du fait du caractère autoritaire des régimes, de toujours plus nombreuses structures informelles se mettent en place. Dans l’islam notamment, des clercs, dont les connaissances sont très variables, ou de jeunes oulémas fraîchement rentrés de leurs études à l’étranger, inculquent aux habitants de certains quartiers les rudiments de la science religieuse. La réislamisation, comme la rechristianisation, peut aussi se faire dans le cadre des structures non religieuses, comme les clubs et associations sportifs qui se multiplient dans tous les pays ex-soviétiques. Ces espaces de solidarité et de socialisation pour les jeunes jouent un rôle de pacification des tensions sociales et permettent à des discours religieux de s’exprimer. L’analyse de cette fonction exutoire des associations sportives peut nous aider à comprendre les nouvelles formes de religiosité et les pratiques sociales des jeunes dans ces sociétés marquées par l’autoritarisme du système politique. Une approche du religieux par la globalisation permet de mieux saisir l’émergence de nouvelles autorités religieuses34. En s’interrogeant sur le sens d’une autorité religieuse qui dans l’islam appartient en principe à Dieu ou à ses prophètes35, on peut voir comment la notion d’autorité est adaptée et réinterprétée localement36. Quelles sont les ressources sur lesquelles se fondent les autorités pour asseoir leur autorité sur la population ? Ont-elles recours à des arguments économiques, à des concepts religieux, à la maîtrise du texte sacré ? Quelle est la place du charisme et de la science religieuse chez une autorité musulmane nouvellement influente ? Cette influence vient-elle de l’aptitude du cheikh, de l’émir ou de l’imam à répondre aux interrogations contemporaines des fidèles ? Ou alors de son aptitude à créer un lien entre le sacré, le symbolique et la vie quotidienne de ses disciples ? Ces interrogations valent aussi pour le christianisme où la question de l’autorité religieuse se pose aussi, dans la mesure où les Églises traditionnelles, affaiblies ou compromises par leurs relations avec le pouvoir 34 Par autorité religieuse en islam, il faut entendre, « au sens abstrait, le droit d’imposer l’obéissance au nom de valeurs en principe partagées par ceux qui lui sont soumis ». Au sens concret, elle signifie « la force exécutoire d’un texte de référence ou d’une décision de justice ». Voir HARDY Peter, « The Authority of Muslim Kings in Medieval India », dans GABORIEAU Marc (éd.), Islam et société en Asie du Sud, Paris, Editions de l’EHESS, 1986, pp. 37-55. 35 GARDET Louis, L’islam, religion et communauté, Paris, Desclée de Brouwer, 2e édition, 2002. 36 GABORIEAU Marc, ZEGHAL Malika, « Autorités religieuses en Islam », Paris, Archives des Sciences Sociales des Religions, 2004, nº 125, 5(21), pp.5-21. 26 Introduction soviétique, doivent faire face à l’émergence de nouvelles autorités, souvent formées à l’étranger. Les chapitres sur l’Arménie et la Géorgie, bien qu’ils soient axés sur les liens entre État et religion, montrent bien cette crise d’autorité. Plus que le reste de l’ex-URSS, le Caucase est le lieu d’une intense compétition entre différents mouvements religieux désireux d’imposer leurs conceptions du sacré. Une des particularités de la région tient cependant à la présence d’une importante communauté chiite. De ce fait, en Azerbaïdjan surtout mais aussi dans certaines provinces géorgiennes, une bonne partie des influences islamiques viennent d’Iran où le chiisme duodécimain, religion officielle, exerce une forte attraction sur les chiites du Caucase qui, depuis la fin de l’Union soviétique, ont enfin la possibilité de renouer avec leurs villes saintes et les autorités religieuses du Moyen-Orient. S’agissant des chiites du Caucase, notre contribution s’interrogera sur les nouveaux pouvoirs du mujtahid (autorité religieuse reconnue par ses pairs comme apte à réinterpréter les textes sacrés pour fixer une nouvelle norme) et du marja’i taqlid (un mujtahid suffisamment savant pour être pris par les fidèles comme source d’imitation dans la vie et la pratique islamique quotidiennes)37. Ces deux notions fondamentales du chiisme duodécimain, inconnues du musulman soviétique, font leur entrée dans l’espace postsoviétique. Quels sont les relais de diffusion de leur pensée ? Il s’agit aussi de s’interroger sur la confrontation entre l’autorité de ces clercs et celle des figures religieuses en place. Dans quelle mesure assiste-t-on à l’émergence d’un nouveau clivage opposant les clercs et les intellectuels, comme ce fut le cas dans l’Iran d’avant la révolution islamique38 ? Le religieux comme lieu de la contestation politique Nos concepts européens de laïcité et de sécularisme, s’ils nous aident à comprendre les liens entre État et religions en Europe, sont insuffisants pour expliquer les rapports du politique et du religieux dans l’espace postsoviétique. On sait que, dans le monde musulman, y compris en Turquie, le pouvoir politique tend à fonctionnariser l’islam pour en faire une source de légitimité39. Et, malgré la volonté affichée des États post-soviétiques de sortir de l’héritage soviétique, toutes les Républiques ont recréé leurs propres 37 MERVIN Sabrina, « Les autorités religieuses dans le chiisme duodécimain contemporain », Archives des Sciences Sociales des Religions, 2004, nº125, pp. 63-78. 38 RICHARD Yann, « L’islam politique en Iran », Politique étrangère, n° 1, 2005, pp. 6172. 39 Voir à ce propos la revue Archives des Sciences Sociales des Religions, n° 115, 2001, numéro consacré à l’islam dans l’ancien bloc socialiste. Voir aussi, sur le cas plus spécifique du Pakistan MALIK Jamal, Colonization of Islam. Dissolution of Traditional Institutions in Pakistan, Lahore, Vanguard Book, 1996. Archives des Sciences Sociales des Religions, n° 115, 2001. 27 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique organismes de régulation (et de contrôle étroit) du religieux – islam ou christianisme. La composante religieuse officielle doit servir de repère moral traditionnel et culturel, et servir la politique identitaire et nationale dont ces régimes ont besoin pour gouverner des États en manque de repères idéologiques. Les nouveaux pactes conclus avec une hiérarchie islamique officielle et loyale visent à forger un nouveau type de contrat avec une société à la religiosité retrouvée. Les États figent-ils le mode soviétique de gestion et de contrôle du religieux, à l’instar de l’Azerbaïdjan ? Assistons-nous à l’émergence d’un nouveau mode de conciliation du religieux et du politique ? Ou l’instrumentalisation d’un islam domestiqué servant les obsessions nationalistes sans répondre aux aspirations sociales ne renforce-telle pas l’influence des islamismes étrangers et ne fragilise-t-elle pas un peu plus l’État ? Si en apparence les différents États post-soviétiques ont adopté une attitude comparable face au religieux, une étude détaillée de chaque cas devrait montrer qu’on s’achemine en fait vers une particularisation et une nationalisation des modes de gestion de la religion. Comprendre cette différenciation passera par l’analyse des politiques officielles d’enseignement du fait religieux et de formation des nouveaux cadres religieux. Il s’agit donc dans nos études d’examiner les structures officielles de formation comme les universités ou les instituts où sont façonnés les nouveaux cadres religieux. Certains de ces établissements ayant été créés dans le cadre d’une politique de coopération avec l’étranger, il s’agira pour nous d’analyser les motivations et les attentes des différentes parties et le contenu de l’enseignement dispensé. Un des aspects de la globalisation du religieux est l’irruption ou, plus exactement, la confirmation du rôle des acteurs non étatiques dans le fait politique. En d’autres termes, les États sont de plus en plus contestés et bousculés dans la plupart de leurs prérogatives par des mouvements sociaux les plus divers, y compris et surtout religieux40. Ce phénomène inscrit dans la compétition avec l’État, appliqué au Caucase et à son renouveau islamique, pose la question des liens entre les courants missionnaires étrangers et les autorités politiques des pays d’accueil. Incontestablement, les mouvances religieuses venues d’Iran, de Turquie ou d’Occident s’agissant du christianisme se posent en agents d’action face aux États du Caucase. Par exemple, on peut se demander, s’agissant des écoles, fondations et cercles informels d’éducation religieuse, si les initiatives de ces acteurs de la globalisation parviennent à former des nouvelles élites religieuses ? Ces écoles, centres ou madrasas ont-ils formé des cadres fidèles aux régimes en place ou au contraire des agents du changement politique ? Ces jeunes 40 RUDOLPH S., PISCATORI J. (eds), Transnational Religion and Fading States, 1997, Westview Press: Boulder, CO and Oxford. 28 Introduction cadres peuvent-ils être qualifiés de nouvelles élites face aux anciennes élites d’apparatchiks encore au pouvoir ? Ou plutôt de contre élites ou d’élites parallèles ?41 Pour ce qui est de l’islam, la confrontation avec les formes alternatives d’islam pourrait être violente, comme dans le nord Caucase par exemple. Les réponses à ces questions ont une double portée puisqu’elles serviront à expliquer la véritable conception par les nouveaux États de la société et de la citoyenneté mais aussi des rapports sociaux dans des pays à peine sortis du soviétisme42. Plus fondamentalement, le discours qui préside à la régulation du religieux peut enrichir nos réflexions sur les différents sens que peuvent avoir la laïcité et le sécularisme. Dans quelle mesure ces États peuvent-ils forger un mode approprié de gestion du religieux qui ne soit pas une copie d’un modèle importé ou un remaniement du vieux système soviétique ? Les parallèles et les interactions entre christianisme et islam : la circulation des répertoires d’action religieux Les recherches sur les différentes dynamiques de renouveau islamique induites par la globalisation comportent un dernier volet qui tient à l’essor des nouvelles religions et au renouveau du christianisme dans la redéfinition des identités religieuses. Certes, de nombreux travaux ont été effectués sur le renouveau du christianisme dans l’ex-URSS, notamment en Asie centrale43 et dans la Fédération de Russie44, mais les interactions, existant entre le renouveau islamique et le renouveau chrétien, ont été peu étudiées. Une analyse approfondie de ces interactions serait sans doute nécessaire pour mieux comprendre la nouvelle religiosité dans tout l’ex-URSS où cohabitent chrétiens et musulmans. Une première réponse à ces interrogations est apportée par Bayram Balci et Raul Motika dans leur article sur l’islam en Géorgie, notamment en Adjarie où se pose, avec une acuité certaine, la question de la cohabitation entre islam et christianisme. Dans la mesure du possible, certaines contributions de l’ouvrage s’interrogent sur l’attitude des Églises traditionnelles, implantées depuis plusieurs décennies (dans le cadre de la colonisation russe), face à l’arrivée d’autres courants missionnaires chrétiens. Quelle comparaison peut-on établir entre cette attitude et celle des « Églises musulmanes 41 BOTTOMORE Tom, Elites and society, London, Routledge, 1993, 144 p. 42 « Central Asia : Islam and the State », International Crisis Group, Report n° 59, 2003, 48 p. Disponible sur www.icg.og 43 PEYROUSE Sébastien, Des chrétiens entre athéisme et islam, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003,406 p. 44 WITTE J., BOURDEAUX M., Proselytism and Orthodoxy in Russia, New-York, Orbis Books, 1999. 29 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique traditionnelles » face à la concurrence que leur livrent le wahhabisme et le salafisme ? Quelle est la réelle consistance de « l’union sacrée » à l’œuvre depuis la fin de l’Union soviétique entre l’Église orthodoxe et les directions des affaires musulmanes, toutes décidées à ne pas laisser les nouveaux missionnaires s’implanter dans ce qui leur paraît être leur chasse gardée ? Les États séculiers ont souvent un rôle d’incitation dans ce rapprochement entre l’islam et le christianisme qu’on observe aussi bien dans le Caucase qu’en Asie centrale. On constate qu’en parallèle à ce rapprochement entre les religions, des logiques d’affrontement sont valorisées par d’autres acteurs des deux camps. Une étude devrait aider à résoudre cette équation et à formuler une théorie sur les liens entre globalisation religieuse et progrès de l’œcuménisme. L’usage croissant de ce dernier terme par les mouvements religieux sur notre terrain d’investigation n’est pas anodin. Vieux concept des différentes Églises en Occident, il fait son apparition dans l’ex-Union soviétique, notamment là où la mixité religieuse est la plus forte. Instrument de domination utilisé par certains, concept accaparé par les États séculiers pour rapprocher les religions afin de mieux les contrôler, l’«œcuménisme » passe dans la rhétorique de certains mouvements islamiques modérés45 pour lutter contres les clivages à l’intérieur de l’islam (essentiellement sunnisme contre chiisme) mais aussi pour tenter de nouer un dialogue avec d’autres religions. L’analyse de ce concept et de son usage sur le terrain par des mouvements tant chrétiens que musulmans doit nous éclairer sur les nouvelles façons de croire et de pratiquer, ainsi que sur les nouveaux sens que l’on donne au sacré dans l’ex-URSS en général et dans le Caucase en particulier. Plus fondamentalement, au-delà de ce rapprochement interreligieux dans le discours, on constate une incontestable convergence dans les modes de faire et d’action des mouvements missionnaires tant chrétiens que musulmans. On retrouve ici le concept de « syncrétisme stratégique » avancé par Christophe Jaffrelot46 dans son travail sur les formes modernes de l’hindouisme. On observe par exemple, autre effet de la globalisation, que de plus en plus tous les mouvements missionnaires adoptent des méthodes de prosélytisme similaires. Par exemple, certains mouvements islamistes d’Inde utilisent les méthodes qui ont fait leurs preuves lors de leur usage sur eux par les missionnaires britanniques dans le sous-continent indien47. On constate le 45 Sur l’usage et la manipulation du discours oecuméniste par des mouvements islamistes, voir le cas de la mouvance turque de Fethullah Gülen, sur deux de ses sites web : www.da.com.tr et http://tr.fgulen.com/ 46 JAFFERLOT, Christophe, Les nationalistes hindous : idéologie, implantation et mobilisation des années 1920 aux années 1990, Paris, Presses de la FNSP, 1993, 527 p. 47 GABORIEAU Marc, « De la guerre sainte (jihad) au prosélytisme (da’wa) ? Les organisations musulmanes transnationales d’origine indienne », BASTIAN Jean-Pierre, CHAMPION Françoise, ROUSSELET Kathy (dir.), La globalisation du religieux, Paris, 30 Introduction même phénomène au sein du mouvement turc de Fethullah Gülen, très influent dans le Caucase. Dans son cas aussi, on observe une inspiration des méthodes missionnaires utilisées au XIXe siècle par les Occidentaux dans l’Empire ottoman mourant48 et s’appuyant sur l’éducation (pas forcément religieuse) et la formation des nouvelles élites, y compris séculières. Cette convergence des méthodes de prosélytisme, ce renoncement de la part des mouvements islamistes à la violence (le jihad) et à la propagande discursive (le tabligh ou la da’wa) au profit d’une mission à l’occidentale ne permet-il pas de parler d’une sorte de christianisation de l’islam induite par la globalisation ? La question nous paraît d’autant plus pertinente que les outils modernes de propagation de la foi tendent à se ressembler, qu’il s’agisse de conférences œcuméniques, d’actions humanitaires déguisées, de coopération au développement, de revues sur papier glacé, de sites internet. Le choix des contributions et leur enchaînement tiennent compte d’une réalité d’enchevêtrement complexe du politique et du religieux, mais qui n’est pourtant pas propre au Caucase. Dans le chapitre 1, Conflits et territoires dans le Caucase post-soviétique, Jean Radvanyi démêle les différentes causes des conflits caucasiens. Les guerres ouvertes, affrontements larvés et autres types de violence qui ont émaillé l’actualité de la région dans cette dernière décennie ont rarement puisé à la source des différences et revendications religieuses. Le plus souvent, le facteur religieux ne fut instrumentalisé que tardivement dans les mobilisations guerrières. L’analyse de Jean Radvanyi montre comment la territorialisation hiérarchisée – frustrée ou mythifiée – des groupes ethniques engage directement la responsabilité de l’ancien régime soviétique dans la fabrication des tensions. Puis, il décortique le rôle de sape que joua ensuite la fragmentation de ces espaces, aggravée par les récentes migrations forcées ou volontaires, par la désorganisation des anciens réseaux de communication et par la déstructuration des échanges économiques, pour conclure sur l’implication nécessaire des puissances régionales à la levée des obstacles au développement du Caucase indépendant. Parce que la géopolitique peut dans certains cas fournir un cadre d’explication au phénomène religieux en redéfinition, nous poserons ensuite les jalons des initiatives politiques menées par les puissances régionales, qui sont aujourd’hui les héritières des grands empires d’hier, Russie, Iran et Turquie. Dans cet espace géographique, c’est aussi la situation géoéconomique et géo-énergétique qui conditionne ou du moins participe à L’Harmattan, 2001, pp.35-48. 48 SALT Jeremy, Imperialism, Evangelism and the Ottoman Armenians, 1878-1896, London, Frank CASS & Co. Ltd, 1992, 188 p. Voir aussi sur le même thème PETRICOLI Marta, « Italian Schools in Egypt », British Journal of Middle Eastern Studies, vol. 24, n° 2, 1997, pp. 179-191. 31 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique la recomposition du religieux à l’intérieur du cadre étatique. Dans le chapitre 2, Moscou face au Caucase, Charles Urjewicz présente le rôle et l’influence de l’ancien « grand frère » russe. La puissance régionale qui utilise le moins le facteur religieux dans sa politique régionale est sans doute la Russie mais l’analyse de sa politique caucasienne n’est pas moins susceptible d’expliquer certains phénomènes religieux dans l’espace caucasien. Dans le chapitre 3, Le Caucase dans la stratégie eurasiatique de l’Iran, Mohammed Reza Djalili nous montre que, dès le départ, l’Iran fit preuve d’un pragmatisme prudent en jouant la carte d’une realpolitik tout en retenue, le régime de Téhéran se révélant plus soucieux de garantir son intégrité territoriale et un partage avantageux des ressources de la Caspienne que d’exporter son modèle islamique révolutionnaire. Il s’est ainsi essentiellement appuyé sur l’alliance avec l’Arménie pour contrer les irrédentismes azéris et velléités panturquistes tout en maintenant sa coopération avec la Russie en matière d’armement et de nucléaire. Si bien que, contrairement aux inquiétudes occidentales, l’ouverture du Sud ex-soviétique n’a pas permis le désenclavement de l’Iran ni son repositionnement en puissance régionale. Depuis 1991, et a fortiori depuis 2002, l’Iran a subi nombre de revers : la dispute de la Caspienne semble s’acheminer vers un partage défavorable à l’Iran, le BTC soutenu par les Américains évite soigneusement le territoire iranien et, depuis le 11 septembre 2001, États-Unis et Russie se sont rapprochés, fragilisant l’isolement du régime de Téhéran notamment dans l’épineuse question nucléaire. Comme nous le montrerons plus loin dans le chapitre 9, Islam et politique en Azerbaïdjan, les choix politiques faits par l’Iran, ses relations avec ses voisins et la manière dont la république islamique est perçue dans la région ont incontestablement des conséquences sur le remodelage de l’islam caucasien. Cette remarque vaut aussi pour la Turquie. Dans le chapitre 4, Turkish Policy towards the Caucasus, Mustafa Aydin revient sur la stratégie de la Turquie qui se berça dans les premiers temps des illusions d’un panturquisme triomphant avant de recentrer son action autour de ses intérêts économiques et surtout politiques, cherchant un équilibre avantageux entre rapprochement avec l’Union Européenne et leadership régional. Dans le chapitre 5, Entre Islam et laïcité :la politique religieuse de la Turquie dans les républiques turcophones d’Asie Centrale et du Caucase, nous montrerons que la laïcité affichée n’empêche pas Ankara d’insuffler une dose de religiosité dans sa politique caucasienne. Ces premières contributions insistent sur le caractère inéluctable de la rivalité, du moins de la compétition que se livrent les trois puissances régionales, tout en démontrant que chacune d’elle peut être un facteur d’équilibre et de stabilité pour la région à condition que les principaux protagonistes acceptent de dialoguer et composent avec les héritages du passé. 32 Introduction Dans le chapitre 6, ‘Adat against Sharia : Russian Approaches towards Daghestani « Customary Law » in the 19th century, Michael Kemper rappelle comment l’administration du Tsar fixa le droit coutumier caucasien, l’adat et par là même les cultures caucasiennes comme inférieures, et encouragea sans le vouloir la résistance nord-caucasienne à renforcer à l’opposé le droit musulman dicté par la sharia. L’adat, vidé de sa substance, n’en fut que plus vulnérable et subit de nombreuses manipulations de la part du pouvoir russe, soucieux de « civiliser » ces peuplades « demisauvages ». L’ironie de l’histoire, sous la plume de l’ethnographe russe Kovalevskyi, devait bientôt montrer à l’administration russe à quel point, déjà par islamophobie, elle avait fait fausse route en choisissant l’adat contre la sharia, cette dernière offrant bien plus de possibilités de faire entrer les peuples caucasiens dans le rang. Dans le chapitre 7, L’élan brisé : les intellectuels azéris et l’enseignement islamique avant la soviétisation, Altay Göyüshov présente l’impact de l’inspiration révolutionnaire européenne de la fin du XIXe et début du XXe siècle sur les intellectuels azéris. Les progrès d’alors en terme d’éducation, de liberté de la presse et de liberté d’expression s’inscrivent déjà dans une forme de globalisation des idées séculières. Ces innovations venues d’Europe et véhiculées jusque dans le Caucase à la fois par le pouvoir colonial russe et par l’intelligentsia révolutionnaire moscovite vont favoriser l’éclatement de l’empire pour laisser la place aux bolcheviks, mais n’auront qu’une réalisation illusoire dans l’éphémère première république d’Azerbaïdjan. La mise sous clé des esprits et la répression des intellectuels par les Soviets conquérants finiront d’anéantir les embryons d’une intelligentsia occidentalisée et sécularisée. Celle qui renaît aujourd’hui, et que nous décrivons dans le chapitre 8, se trouve toujours sous influence, mais tiraillée cette fois-ci entre l’Occident et le repli identitaire religieux. Moshe Gammer dans le chapitre 9, Nationalisme(s), Islam(s) et politique au Daghestan, Vladimir Bobrovnikov dans le chapitre 10, The Islamic Revival in a Daghestani Kolhkoz: Between local traditions and external influences, Irina Babich dans le chapitre 11, L’Islam dans le Caucase du nord-ouest, et Maïrbek Vatchagaev dans le chapitre 12, L’islam en Tchétchénie sur fond d’aggravation de la situation politique, font à peu près le même constat au sein des différentes sociétés du Nord Caucase tentées par les sirènes « wahhabites » ou tout au moins par les influences rigoristes étrangères. La contribution de Maïrbek Vatchagaev présente l’originalité d’être une sorte de vécu, l’auteur ayant été le témoin de toutes les querelles politico-théologiques qui ont secoué la Tchétchénie dès la fin de l’Union soviétique. Quand l’islam se retrouve en position minoritaire, comme nous nous sommes attachés à le montrer avec Raul Motika dans le chapitre 13, Le 33 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique renouveau islamique en Géorgie post-soviétique, il reste vulnérable face aux ingérences religieuses étrangères mais fait preuve d’un recentrage sur les valeurs traditionnelles pour survivre dans un environnement majoritairement chrétien et particulièrement offensif. Le christianisme, moins contestataire et plus en phase avec les États, surtout en Géorgie et Arménie où il est majoritaire, a été analysé dans une optique d’identité et de source de légitimité des nouveaux régimes qui se conçoivent comme l’antithèse de l’ancien régime. Les études de Silvia Serrano, L’église orthodoxe géorgienne un référent identitaire ambigu, et de Hratch Tchilingirian, In search of Relevance: Church and Religion in Armenia since Independence, rappellent cependant que même si elles servent de référent identitaire aux nouveaux États, les Églises arménienne et géorgienne entretiennent tout de même des relations pour le moins ambiguës avec les pouvoirs post-soviétiques. Les religions minoritaires ne sont pas négligées. Le judaïsme est dans les contreforts du Caucase fort ancien mais faiblement implanté. Comme leur nom l’indique, les Juifs des montagnes, n’ont jamais vraiment fréquenté les centres de pouvoir, si bien qu’il n’y eut jamais de collusion avec le pouvoir politique. Dans le chapitre 16, Les juifs des montagnes : un groupe ethnique et confessionnel stable, V.A. Dmitriev présente cette communauté un peu à part qui, à travers le siècle dernier, a toujours bénéficié d’une certaine tolérance de la part du régime soviétique mais connaît aujourd’hui, au même titre que les autres confessions, un certain renouveau religieux. Dans le chapitre 17, Les Yézidis du sud Caucase : une communauté religieuse face à ses incertitudes, Lucine Japharova nous familiarise avec ce groupe et déconstruit la mauvaise réputation qui l’isole. Dans le chapitre 18, Les Molokanes d’Azerbaïdjan : rencontre et observation d’une sous-minorité russe, Adeline Braux nous livre ses premières impressions sur cette secte orthodoxe qui, bien qu’elle soit peu connue, participe, autant que d’autres religions plus visibles, au processus de globalisation du religieux. Enfin, dans l’ultime chapitre 20, Les Baha’i du Caucase, nous nous sommes efforcés avec Azer Jafarov de sortir de l’ombre cette jeune communauté religieuse méconnue. Ainsi, le jeune Caucase, dans toutes ses variétés ethno-culturelles, religieuses et politiques, quelques années à peine après avoir recouvré son indépendance et entamé la transition économique, doit relever un nouveau défi : celui d’une entrée pleine et assumée dans la globalisation. Dans ce processus multiforme où tous les champs sont imbriqués, la part du religieux – quelle que soit la religion originelle des communautés – et la place qu’il occupera dans la société et face à l’État compteront parmi les déterminants essentiels des prochaines donnes politiques. 1. Conflits et Territoires dans le Caucase post-soviétique Jean RADVANYI La fin de la période soviétique s’est traduite, au Caucase, par la montée des tensions et bientôt, avant même la dissolution de l’URSS, par l’éclatement de plusieurs conflits sanglants. Douze années d’indépendance des États du Sud Caucase laissent un paysage géopolitique profondément bouleversé mais contrasté, où les tensions et les incertitudes sont loin d’être dissipées. Nous tenterons dans cette brève présentation de revenir sur quelque- uns des facteurs clefs de cette période agitée et de mesurer comment certains d’entre eux continuent de peser sur la situation actuelle. Des logiques conflictuelles aux causes multiples Dès leur apparition à la fin des années 1980, les tensions et conflits caucasiens donnent lieu à de multiples interprétations et polémiques quant à leurs origines. Nombre d’articles mettent en lumière une opposition entre des causes internes et des causes externes. C’est là presque une figure rhétorique classique : il est rare d’admettre ses propres responsabilités, même partielles, dans l’origine d’un conflit. Il est toujours plus commode de s’abriter derrière le rôle des autres, de l’adversaire direct en premier lieu, groupe ethnique, pouvoir régional ou État oppresseur. Dans le cas du Caucase, cette logique a souvent pris une tournure un peu paranoïaque : nombre de conflits, ou du moins les péripéties de leur développement, sont décrits comme autant d’actions d’une puissance externe qui manipule à des fins de domination une situation locale complexe. Et dans l’histoire de cette région, il n’a pas manqué de puissants voisins, parfois d’intervenants plus lointains qui puissent justifier ces accusations d’instrumentalisation des contradictions locales voire de complot. 35 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Causes externes : le jeu des empires ? Depuis plusieurs siècles en effet, les peuples du Caucase ont souvent servi – en partie à leur corps défendant, en partie suite à leurs propres choix – de pions dans des enjeux géopolitiques qui les dépassaient. Et l’on peut dire qu’ils y ont le plus souvent été perdants. La période qui s’ouvre en 1991 marque une nouvelle phase d’intenses bouleversements où chacun des peuples du Caucase est sollicité dans un jeu (on a parlé de « nouveau grand jeu ») aux règles incertaines. Le « grand jeu » centre-asiatique, qui caractérisait à la fin du XIXe siècle la rivalité entre les empires russe et britannique ne s’est-il pas soldé par un assujettissement des peuples de cette région à ces puissances proches ou lointaines sans qu’ils aient beaucoup de prise sur les décisions qui les concernaient, délimitation des frontières en particulier ? Avec la coïncidence entre l’éclatement de l’URSS, la prise d’indépendance des États du Sud Caucase, la désoviétisation, les réformes politiques et économiques et la nécessaire redéfinition des rapports avec le grand voisin russe alors que tous ces États traversaient une crise majeure, la transition post-communiste s’avère particulièrement complexe. De nombreux auteurs ont tenté de décrire et d’analyser les ambiguïtés et dérives de la politique russe au Caucase tant au nord qu’au sud1. Il paraît incontestable que Moscou, qui n’a jamais caché son ambition de conserver une influence décisive dans cette région stratégique, n’était pas mécontente de trouver dans ces tensions interethniques et régionales un terrain propice à une stratégie d’instrumentalisation et de pourrissement de conflits localisés. Selon certains stratèges russes, c’était là le moyen de bloquer certaines évolutions jugées défavorables, en particulier une trop grande ouverture des États du Sud Caucase vers leurs voisins du Sud – Turquie, Iran –, et le rapprochement avec l’OTAN et les organisations occidentales. Outre leurs interventions directes et indirectes en Abkhazie, en Ossétie du Sud et au Nagorno Karabakh, les interférences russes à plusieurs moments décisifs de la vie politique récente des trois pays sont incontestables et le fait qu’elles révèlent pour partie une absence de coordination complète des acteurs russes n’est en rien rassurant. Mais il faut ajouter au moins deux réflexions à cette première analyse. C’est, d’une part, le fait qu’on a vu apparaître très tôt dans la presse russe des mises en garde sur le caractère totalement contre-productif de cette stratégie de force héritée de la période soviétique. Et, en effet, les ambiguïtés de cette politique ont largement servi à alimenter une virulente campagne anti-russe, 1 Voir par exemple, LONGUET-MARX Frédérique (dir.), « Caucase : axes anciens, nouveaux enjeux, CRES Genève, n°8, été 1998 ; Le Caucase postsoviétique : la transition dans le conflit, Bruylant, Bruxelles, 1995 ; LIEVEN, Anatol, « Nightmare in the Caucasus », Washington Quarterly, 2000, vol. 23, n°1. 36 Conflits et territoires dans le Caucase post-soviétique en particulier en Géorgie, en dépit du fait qu’un nombre croissant de Géorgiens s’expatriaient en Russie pour gagner leur vie. Le pragmatisme dont fait preuve Moscou au Caucase depuis l’accession de Vladimir Poutine au pouvoir est dans la logique de cette révision des orientations de la puissance russe qui devrait voir à l’avenir les instruments économiques et diplomatiques prendre le pas sur les pressions politiques ou militaires. Mais restons prudents : l’épisode tout récent de la construction d’une digue dans le détroit de Kertch montre que certains milieux russes continuent de recourir à des pressions militaires pour régler des différents frontaliers ou commerciaux, quitte à alimenter un net regain de la campagne anti-russe endémique en Ukraine. L’autre réflexion tient aux causes profondes de ces conflits. Sans doute, la responsabilité de Moscou en tant qu’ancienne puissance tutélaire est-elle engagée de plusieurs façons dans la mise en place historique de ces foyers conflictuels. Mais cela ne saurait masquer le poids des causes internes qui offrent certainement une bonne partie des clefs pour comprendre et surmonter les tensions. Dans presque tous les cas, les conflits caucasiens reposent sur des accusations de non-reconnaissance des droits de minorités ethniques par les autorités légales du pays, de la république, débouchant sur des revendications qui évoluent rapidement de l’autonomie culturelle et politique à l’indépendance. On ne le dira jamais assez, il faut tenir compte sur ce plan d’un des héritages les plus singuliers de la période stalinienne, l’absolutisation du territoire comme cadre obligé de réflexion et de règlement de ces questions ethniques, l’idée que seule l’existence d’un territoire national autonome créerait les conditions pour répondre aux demandes légitimes des différentes minorités. Or, l’expérience soviétique de fonctionnement de ces territoires autonomes, créés de toutes pièces sous Staline, est particulièrement perverse. La mosaïque ethnique qui caractérise le Caucase à la fin de la période soviétique résulte de longs processus historiques propres à cette chaîne qui servit à différentes époques à la fois de refuge, de barrière disputée entre les empires et de lieu privilégié d’échanges et de communication. Mais dans pratiquement toutes les régions, la puissance impériale russe puis soviétique y a dicté ses choix qui résultent d’abord de calculs politiques liés à la volonté de conquête et de soumission. Pour tenter de contrôler les montagnards longtemps hostiles, quand on ne leur imposait pas tout simplement l’exil vers l’empire ottoman ou perse, on n’a pas hésité, dès le XIXe siècle, à les inciter à descendre en moyenne montagne et sur les piémonts où on intercalait des populations jugées plus favorables, Cosaques, Arméniens, Grecs du Pont, vieux croyants russes tant au nord de la chaîne qu’en Transcaucasie. La politique stalinienne a systématisé ces pratiques selon le principe diviser pour régner : le remodelage du peuplement lors de la création des 37 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique régions et républiques autonomes a vu souvent la juxtaposition, au sein d’une même entité territoriale, de villages peuplés de Caucasiens, de Russes (anciennes stanitsa cosaques) et de turcophones comme dans les deux républiques « bi-ethniques », celle des Kabardes et Balkares et celle des Karatchaïs et Tcherkesses. Ces associations pouvaient avoir des logiques économiques (volonté de donner aux montagnards des terres de culture sur les piémonts comme au Daghestan) mais elles reflétaient d’abord la volonté de contrôler, de briser des solidarités dont on connaissait la vitalité. La déportation en 1944 de plusieurs des peuples montagnards du Caucase du Nord-Est (Tchétchènes, Ingouches, etc.) voit culminer cette stratégie dont on paye encore aujourd’hui les conséquences. Les modifications territoriales pratiquées alors, et qui ne furent pas entièrement annulées en 1957, sont à la base des conflits entre Ingouches et Ossètes dans la banlieue de Vladikavkaz en 1992 et sont un des facteurs du conflit tchétchène. On peut ajouter que ces pratiques impériales ou soviétiques trouvent des échos y compris dans les États indépendants du Sud Caucase quand, par exemple, les autorités géorgiennes tentent de manipuler les migrations de Svanes ou d’autres Géorgiens pour rééquilibrer des peuplements jugés fragiles en Adjarie, en Djavakhétie ou en Kvemo-Kartlie, au risque d’envenimer les rapports avec les Géorgiens musulmans, les Arméniens ou les Azéris qui peuplent ces régions. Un autre aspect pervers de ces stratégies est qu’elles ont introduit de multiples hiérarchies explicites ou implicites. C’est, d’une part, celle qui différenciait les régions selon leur statut (républiques fédérées ou autonomes, régions autonomes ou simples régions administratives, districts nationaux à certaines époques) ; c’est, d’autre part, celle qui distinguait dans chacune des entités créées à l’époque soviétique les peuples « titulaires » et « non titulaires », indépendamment des Russes, sortes de « titulaires fédéraux » où qu’ils soient. Les uns bénéficiaient sinon de quotas officiels, au moins de préférences nationales en terme d’accès aux responsabilités politiques ou administratives (souvent synonymes de rentes lucratives dans des régions où les fonctionnements claniques demeurent prépondérants), alors que les autres devaient se contenter souvent d’un statut subalterne masqué par un discours omniprésent de l’hospitalité « caucasienne ». Dans l’un ou l’autre cas, on trouve encore de multiples exemples de discours politiques tant du côté des porte-parole des minorités ethniques que des élites au pouvoir qui montrent que ces hiérarchies, ces raisonnements sont encore prégnants dans la vie politique caucasienne. Or, à moins de faire éclater totalement la mosaïque ethnique et politique, l’idée qu’on peut régler les problèmes du Caucase en donnant à chacun un territoire autonome, voire un État indépendant, est totalement illusoire. Un dernier facteur, moins direct mais dont l’importance ne saurait être sous-estimée, est le refus assez généralisé au Caucase de reconnaître sa propre histoire – surtout ses pages sombres – qui va souvent de pair avec une 34 Conflits et territoires dans le Caucase post-soviétique mythologisation de son identité, de son ancienneté, de ses mérites dans le cadre des idéologies nationalistes qui ont fleuri partout. Territoires historiques « rêvés », « guerre des pierres » (c’est-à-dire la tentation d’affirmer par tous les moyens son antériorité de peuplement), refus de reconnaître comme partie intégrante de la nation telle ou telle composante ethnique sont malheureusement le lot commun de pratiquement toutes les reconstitutions historiographiques récentes qui fleurissent dans les manuels scolaires, les atlas nationaux, sans parler des articles de presse2. Sans doute ces débats sont-ils secondaires par rapport aux disparités ou discriminations économiques ou politiques mais ils contribuent à entretenir une ambiance de méfiance, d’intolérance et d’animosité qui pèse lourdement sur le climat social et politique de bien des régions du Caucase. 2. Des territoires fragmentés et disputés Quinze années après l’éclatement de l’URSS, on est frappé, en examinant les cartes du Caucase, par l’ampleur des contestations frontalières et territoriales qui le marquent3. Au nord, en Russie, si les tensions semblent s’être apaisées au Daghestan ou en Karatchaevo-Tcherkessie, le conflit tchétchène est toujours d’actualité avec son cortège d’horreurs et de drames quotidiens tant chez les combattants russes et tchétchènes qu’au sein de la population civile : la liste des morts, blessés, réfugiés, migrants forcés s’allonge alors qu’aucune solution politique ne se dessine. Au sud, derrière un apaisement de surface, on observe qu’aucune des guerres récentes n’est réellement résolue. Ces conflits gelés mais mal éteints continuent de peser par leurs séquelles multiples : centaines de milliers de réfugiés et personnes déplacées dont la plupart vivent depuis près de dix années dans des conditions précaires ; migrations incontrôlées qui voient des régions entières des trois États se vider d’une partie de leur population active, contrainte de partir chercher des revenus à l’étranger, le plus souvent en Russie. Si une partie des blocus croisés qui s’étaient multipliés au début des années 1990 a été levée (en particulier autour de la Tchétchénie et entre la Russie et l’Azerbaïdjan), plusieurs des axes principaux de transport demeurent bloqués, comme ceux le long de la mer Noire entre l’Abkhazie et la Géorgie ou le long de l’Araxe entre Arménie et Azerbaïdjan. Nombre de tra2 Sur ces phénomènes, voir par exemple l’excellent recueil « Natsionalnye istorii v sovetskikh i post-sovietskikh gosudarstvakh » (Les histoires nationales dans les États soviétiques et post-soviétiques), Moscou Airoxx, 1999, ou encore le volume proposé par S. PANARIN « Evrazia, liudi i mify » (Eurasie, peuples et mythes), Moscou Natalis, 2003. Voir également V. KOUZNITSOV et I. TSETSENOV : « Istoria i samosoznanie » (Histoire et identité), 2e édition, Vladikavkaz, 2000. 3 Voir, par exemple, J. RADVANYI (coordinateur) Les États post-soviétiques, Armand Colin 2003, et Atlas du Monde diplomatique, 2003. 39 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique cés frontaliers demeurent contestés comme certains hauts pâturages entre Géorgie et Russie. Conséquence directe de ces conflits et tensions, le Caucase fait aujourd’hui partie de ces régions du monde où fleurissent ce qu’on appelle les « zones grises », les « trous noirs », territoires échappant au contrôle des autorités légales. Et si l’attention s’est focalisée sur les destructions et les victimes, la pratique de ces terrains convulsifs révèle d’autres aspects plus inattendus. Sans qu’il soit facile de les mesurer – ils sont certainement beaucoup moins importants que le volume d’échange en temps de paix –, les situations de crise sont aussi propices à d’autres processus liés à l’absence de contrôle sur des portions importantes du territoire, sur certains axes de transport majeurs. Toute une économie de crise se met rapidement en place, générant, à côté des phénomènes classiques d’adaptation des populations concernées, l’apparition de nouveaux « créneaux », plus ou moins éphémères, allant de la simple contrebande au développement de véritables filières industrielles avec tout un cortège de flux illégaux : migrations illégales, contrebande d’armes, d’alcool, de drogue quand il ne s’agit pas de lieux idéaux pour les auteurs d’enlèvements et de rapines qui perpétuent un des plus détestables héritages d’une histoire millénaire des rapports entre montagnards et habitants des piémonts ! Dans bien des cas, ces activités illégales qui génèrent des profits considérables sont devenues un facteur de premier plan qui pèse sur les négociations en cours, une partie des autorités légales, tout en faisant mine de tenter de solutionner ces conflits, profitant elle-même de ces trafics. Fait inquiétant, au lieu de préparer des opinions publiques traumatisées par cette succession de crises politiques et économiques à des solutions négociées et des compromis mutuellement acceptables, une partie des élites politiques semble toujours prête à relancer des logiques guerrières de reconquête. Et loin d’apaiser ces élans qui constituent un fond démagogique habituel des discours nationalistes, la présence désormais directe de conseillers militaires occidentaux, américains ou turcs, dans la région, a semblé conforter certains de ces discours belliqueux qu’on a vu resurgir dans les campagnes électorales tant en Azerbaïdjan qu’en Géorgie. Une mosaïque ethnique bouleversée Sans qu’on puisse en cerner tous les détails4, on peut dresser un premier bilan de cette période de troubles qui a fortement bousculé la mosaïque ethnique. Quelques régions autrefois pluri-ethniques sont aujourd’hui pratiquement mono-ethniques. C’est le cas dans les régions épicentres des conflits les 4 Il faudra pour cela attendre le résultat des quatre recensements. Signalons, pour le Caucase Nord, la superbe étude de V. BELOZEROV « Etnodemografitcheskie protsessy na severnom Kavkaze » (Processus ethno-démographiques au Caucase Nord), Stavropol 2000, 155 p. 40 Conflits et territoires dans le Caucase post-soviétique plus sanglants, Nagorno Karabakh (mais on peut presque en dire autant de toute l’Arménie), Abkhazie, Tchétchénie. Au Nagorno Karabakh et dans les territoires voisins, les populations azéries ont été entièrement chassées, mais les Arméniens n’ont pas occupé les villages qu’ils contrôlent, se contentant de démonter les maisons, utilisant les matériaux pour reconstruire leurs habitations ou les vendant en Iran. Cette moyenne montagne autrefois réputée pour ses vergers et ses vignes offre l’image de grands espaces abandonnés d’autant qu’une partie des Arméniens a aussi fui la région. Dans de nombreuses régions, la carte ethnique se trouve « simplifiée » par le départ d’une partie de ses habitants, chassés par l’ennemi ou simplement partis de crainte des affrontements. C’est essentiellement le cas des russophones (Russes, Ukrainiens, Allemands…) en particulier dans les zones rurales. Là encore, les exemples « d’instrumentalisation » de ces déplacements ne sont pas rares. Les vieux croyants russes de Djavakhétie (région du sud de la Géorgie aujourd’hui principalement peuplée d’Arméniens), installés volontairement en 1841-1845 par les autorités tsaristes, en tampon dans une région stratégique, ont été invités par Moscou à regagner la Russie au début des années 1990, bien que ces communautés n’aient pratiquement pas eu à souffrir de réelle menace. Pour les autorités russes de l’époque, c’était un signe qu’elles se souciaient de leurs compatriotes de « l’étranger proche » et une façon de repeupler des districts du nord de la partie européenne. De leur côté, les autorités géorgiennes, qui cherchent à reprendre le contrôle de cette région attirée par l’Arménie voisine, ont essayé de remplacer ces Russes par des Géorgiens adjars (donc musulmans !) dont les villages venaient d’être détruits par des coulées de boue. Cette tentative de recomposition a fait long feu mais n’a pas contribué à apaiser une région considérée comme un point chaud potentiel : on s’attend à ce que la fermeture prévue de la base russe d’Akhalkalaki, premier fournisseur d’emplois, n’attise encore les tensions. En dehors des capitales où ils se maintiennent, quoique en nombre réduit, les Russes ont pratiquement quitté la plupart des régions rurales de Transcaucasie mais ce phénomène est aussi sensible dans une partie des républiques au sein même de la Russie, Daghestan, Tchétchénie, Ingouchie et Ossétie en particulier. À l’inverse, surtout au Caucase Nord, toute une série de régions ont vu leur composition ethnique se complexifier à mesure qu’elles accueillaient des réfugiés en provenance des autres régions du Caucase ou d’Asie centrale. Les territoires de Krasnodar et de Stavropol ont ainsi vu augmenter sensiblement l’importance de leurs anciennes communautés arméniennes auxquels s’ajoutent désormais en grand nombre Géorgiens et Azéris, Tchétchènes fuyant les bombardements, ressortissants des peuples du Daghestan (on parle ouvertement d’une « daghestanisation » de plusieurs districts à l’est de Stavropol) mais aussi Turcs-Meskhètes (une population du petit Caucase déportée de Géorgie en 1944 vers l’Asie centrale dont elle a été chassée pendant la per- 41 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique estroïka). Ces flux de migrants ont avivé les tensions sur place, entraînant de la part des autorités régionales russes le vote de mesures anti-constitutionnelles, proches parfois de la xénophobie ouverte, pour freiner l’installation des personnes déplacées. Des jeux de territoires ? À diverses reprises ces dernières années, on a évoqué l’hypothèse d’échanges de territoires qui permettraient de régler certains conflits en cours. Quand ils sont réalisables, il ne faut certes pas se priver de ce type de solution. Une modification de détail dans la région dite du « Pont rouge » à la frontière entre Azerbaïdjan et Géorgie a permis de clarifier le tracé des axes routiers laissé dans le flou à l’époque soviétique. Ailleurs, des négociations sont en cours y compris sur des points tout à fait sensibles comme la construction par la Moldavie d’un port international sur le Danube ou, au Caucase, la possibilité d’un échange de territoires dans la région de Kizliar, entre Daghestan et Tchétchénie. Mais il faut évaluer avec attention les avantages et les risques des solutions proposées. L’idée, un temps évoquée par un négociateur américain, de procéder à un vaste échange de territoire entre le Nagorno Karabakh qui deviendrait arménien et le district de Meghri qui serait alloué à l’Azerbaïdjan assurant une continuité spatiale entre celui-ci et le Nakhitchevan a paru séduire certains milieux tant en Turquie qu’en Azerbaïdjan. Mais cet échange, qui bouleverserait de fond en comble la géopolitique de toute la région, interférerait de façon directe sur les intérêts iraniens, de façon indirecte sur les intérêts russes et risquerait de relancer de multiples tensions. Or, l’expérience internationale suggère bien des solutions à ce type de situation. L’Arménie est actuellement le seul État de la CEI qui envisage officiellement une remise en cause des héritages frontaliers soviétiques. Mais comment ne pas craindre que l’entrée dans une logique de redéfinition des territoires aurait dans tout le Caucase des conséquences déstabilisatrices dont on ne mesure pas les effets ? À coup sur, des pressions diplomatiques concertées sont nécessaires pour déboucher sur des solutions mutuellement acceptables qui mettraient enfin un terme à des conflits épuisants. Corridors et ponts, carrefours ou cul-de-sac. Quelle logique spatiale au Caucase ? Des réseaux de transport bouleversés par les conflits Un dernier aspect majeur des changements politiques intervenus après 1991 est la réorganisation des réseaux de transport dans l’ensemble de la 42 Conflits et territoires dans le Caucase post-soviétique région5. Même si, pour l’essentiel, les mutations survenues concernent les grandes voies du piémont, la montagne est, elle aussi, directement touchée. Les deux grands axes qui assuraient, à l’époque soviétique, l’essentiel des liaisons tant passagers que marchandises entre le nord et le sud du Grand Caucase le contournaient par l’ouest (la voie ferrée Krasnodar-Tbilissi longeant la mer Noire par Sotchi et l’Abkhazie) ou par l’est (Rostov-Bakou par Groznyi et le Daghestan le long de la mer Caspienne). Le projet de construire une voie ferrée transcaucasienne entre la Géorgie et l’Ingouchie actuelle ne vit jamais le jour. Contesté par les écologistes et les mouvements nationalistes géorgiens qui craignaient son utilisation géostratégique par Moscou, il n’en reste que l’ébauche du tunnel technique près de Borissakho en Khevsourétie. La voie occidentale, tant ferroviaire que routière, est entièrement bloquée du fait du conflit abkhaze. Au grand dam des Géorgiens, les Russes laissent circuler un petit trafic local entre Soukhoumi et Sotchi, assurant un débouché minimal aux agrumes et au tourisme de la république sécessionniste mais les relations sont pratiquement nulles vers la Géorgie en dehors d’un transit routier de contrebande, épisodique et risqué. La voie orientale vers Bakou est ouverte mais, outre l’effondrement global des échanges entre la Russie et la Transcaucasie, le trafic est perturbé depuis 1991 du fait du transit en Tchétchénie. La construction de voies routières et ferroviaires de contournement par le nord du Daghestan (comme pour l’oléoduc Bakou-Novorossiisk) a permis un certain retour à la normale mais de fait, comme l’ont constaté les Européens dans le cadre du projet TRACECA (Transport Corridor Europe Caucasus Central Asia), c’est l’ensemble du réseau ferroviaire caucasien qu’il faut moderniser. Dans une certaine mesure, les voies proprement montagnardes ont servi de palliatif : en 1994-1996, quand Moscou a entièrement bloqué la ligne Rostov-Bakou du fait du conflit tchétchène, elles ont même constitué le seul lien terrestre entre les deux versants de la chaîne. Mais leurs caractéristiques géographiques limitent leur usage. La plus importante est aujourd’hui la route Tbilissi-Vladikavkaz par Tskhinvali et le tunnel Rokskii, en dépit de son passage par l’Ossétie du Sud sécessionniste. Elle surpasse actuellement la « route militaire de Géorgie » par le col de la Croix, souvent coupée en cas d’orage ou de chutes de neige et où les contrôles sont harassants. Signe des temps, c’est dans la banlieue de Tskhinvali, donc en territoire échappant au contrôle des autorités de Tbilissi, que s’est installé le plus vaste marché commercial de la région, attirant un important flux de contrebande. La route plus occidentale par le col de Mamisson n’est ouverte qu’épisodiquement, certains étés. 5 Jean Radvanyi, « Réseaux de transport, réseaux d’influence : nouveaux enjeux stratégiques autour de la Russie », in La Russie 10 ans après, Hérodote n°104, mars 2002. 43 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Mais la montagne n’a guère profité de ces mutations. Le trafic observé demeure modeste : quelques dizaines de poids lourds par jour sur chacun des deux axes, connus pour leur insécurité tant physique (risques d’accident ou de coupure) qu’humaine (payement de bakchichs à la douane et brigandage). Si l’on ajoute à cela l’introduction, imposée par Moscou en janvier 2001, de visas entre la Russie et la Géorgie (les populations des districts frontaliers en sont exemptées), on peut craindre que cette réduction de l’offre de transport, qui retentit fortement sur les activités locales, ne soit durable. Une ouverture régionale tronquée L’éclatement de l’URSS, en décembre 1991, semblait devoir rendre au Caucase sa vocation historique de grand carrefour stratégique que joua pendant des siècles cet isthme singulier entre les mers Noire et Caspienne. Durant toute la période soviétique, le Caucase et la région économique de Transcaucasie fonctionnèrent principalement comme un cul-de-sac, dans une relation privilégiée nord-sud de chaque république prise à part avec la Russie et le reste de l’URSS. Les relations historiques qui les liaient à leurs voisins du sud se trouvèrent pratiquement interrompues : les points de passage entre la Géorgie, l’Arménie et la Turquie ne fonctionnèrent jamais qu’au comptegouttes, ceux établis le long de la Caspienne entre l’Azerbaïdjan et l’Iran, un peu plus actifs, restaient faibles et, dans les trois cas, l’ensemble de ces relations était entièrement géré par les autorités fédérales de l’URSS, toute la zone frontalière, étendue de façon large à l’ensemble des districts frontaliers, étant placée sous un régime spécial sévèrement contrôlé. Quinze ans après l’indépendance, l’état des lieux est méconnaissable. Toute une série de passages ont été rouverts vers le sud avec, dans plusieurs cas, de nouvelles infrastructures stratégiques comme les ponts sur l’Araxe reliant le Nakhitchevan et la Turquie d’une part, l’Arménie et l’Iran d’autre part. Divers projets complémentaires sont d’ailleurs à l’étude comme ceux de gazoducs, de lignes à haute tension et ferroviaires entre l’Iran et l’Arménie ou la voie ferrée qui prolongerait la ligne géorgienne de Tbilissi-Akhalkalaki vers la Turquie, se plaçant en concurrence avec la ligne existante mais demeurée fermée qui relie Gumri (en Arménie, l’ex-Léninakan) à Kars en Turquie. Cependant, si le processus d’ouverture est dominant, il est entravé par les conflits en cours, en particulier celui du Nagorno Karabakh. L’analyse du commerce extérieur des trois États caucasiens confirme amplement cette évolution qui marque la fin du monopole quasi hégémonique de Moscou. La part des États de la CEI est en nette régression par rapport à la période soviétique et ce mouvement tend à s’amplifier. La situation était doublement singulière. La part des échanges « intra-communautaires » (c’est-à-dire dans ce cas entre républiques de l’URSS) était anormalement élevée : elle atteignait, en 1988, 85,6 % des échanges extérieurs globaux 44 Conflits et territoires dans le Caucase post-soviétique pour l’Azerbaïdjan, 86,5 % pour la Géorgie et 89,1 % pour l’Arménie alors que les chiffres équivalents étaient de 44 % entre les provinces du Canada et de 59 % entre les États de l'UE. Rappelons aussi que les échanges à l’intérieur de la région économique transcaucasienne étaient particulièrement faibles, moins de 10 % du total des échanges inter-républicains dans les trois cas au début des années 1970, signe de la volonté de Moscou de ne pas développer une intégration régionale réelle. La situation actuelle est radicalement différente : la part de la CEI dans les échanges globaux des trois États est ramenée à un niveau nettement plus modeste, proche des chiffres moyens de l’UE. Ce faisant, la part des États de la CEI demeure plus élevée à l’exportation, signe des difficultés des Caucasiens à écouler leur production en dehors de ce marché traditionnel. Tout en restant importante (elle demeure le premier ou le second partenaire des trois États), la place de la Russie s’est sérieusement érodée alors que les échanges avec la Turquie, l'Iran et les pays occidentaux se multipliaient. Pour autant, l’isthme caucasien connaît aujourd’hui une situation tout à fait paradoxale. Alors que les frontières nord et sud demeurent perturbées par les conséquences des conflits récents, on assiste à un développement spectaculaire de l’axe Ouest-Est, dont les Occidentaux veulent faire un nouvel axe majeur du continent eurasiatique dans le cadre de la TRACECA. Or, ce programme s’avère plus complexe qu’il n’y paraissait à ses promoteurs, Union Européenne et USA. Si les projets d’oléoduc (programme Inogate) ont connu des progrès décisifs en dépit des incertitudes de financement et d’approvisionnement pétrolier, la mise à niveau des infrastructures portuaires, routières et ferroviaires est lente et coûteuse. Mais c’est surtout le dossier des réglementations douanières et fiscales qui marque le pas. Déjà complexes au SudCaucase, ces règles sont un véritable cauchemar en Asie centrale où les relations entre États n’ont jamais été aussi mauvaises au point de bloquer les échanges. De ce fait, le bilan de la TRACECA demeure modeste laissant de larges perspectives à Moscou pour se maintenir sur ce terrain contesté des échanges eurasiatiques désormais ouvert à la concurrence. Dans ces conditions, et en dépit des ouvertures induites par le bouleversement géopolitique enregistré, le Caucase demeure un espace d’instabilité et ne parvient pas à retrouver la place de carrefour qu’il convoite entre l’Europe et l’Asie centrale, entre la Russie et le Proche-Orient. Il faudra encore sans doute bien des efforts conjugués de la part de tous les acteurs intéressés à ce dossier pour redonner l’apaisement à cette région. Et, pour cela, il est urgent de mobiliser les opinions publiques respectives non pas sur d’inquiétants projets de reconquête mais sur des compromis mutuellement acceptables. La succession toute récente à la tête de l’Azerbaïdjan, celle en Géorgie créerontelles les conditions d’une nouvelle réflexion à l’échelle régionale ? Il faut le souhaiter mais il paraît clair qu’aucun plan de règlement global – fût-il par- 45 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique rainé par l’Union Européenne et les États-Unis – ne verra le jour sans que les puissances régionales, Russie, Turquie et Iran, n’y soient fortement impliquées. 2. Moscou face au Caucase : fin de partie ou début d'une « reconquista » impériale ? Charles URJEWICZ La Russie a-t-elle encore un avenir au Caucase ? La question, incongrue il y a encore peu, ne choque plus une partie non négligeable de l'opinion russe. Les Russes sont traumatisés par les actions terroristes des combattants tchétchènes. La guerre, qui ravage la petite république depuis déjà plus de 11 ans, n'a pas épargné Moscou, une capitale qui croyait avoir établi une distance protectrice avec le Caucase. La région qui, depuis la fin des années 1980, est le creuset des conflits les plus sanglants qui secouent l'espace post-soviétique1, devient de plus en plus étrangère à un nombre croissant de Russes sensibles à une prose qui propage l'image noire, désespérante d'un constat « géopolitique » foncièrement pessimiste : la Russie a perdu pied non seulement dans l'ex-camp socialiste, dans les « républiques baltes », mais aussi dans la Communauté des États Indépendants. Elle doit désormais partager la région du Sud Caucase avec les États-Unis, qui pourraient par ailleurs investir durablement l'espace de la Caspienne, mais aussi avec une Turquie qui y opère un retour dynamique et durable. Pendant que l'Union européenne tente d'imposer une présence qui reste timide et peu lisible au travers de sa « politique de voisinage ». À la recherche d'une improbable identité nationale2, les Russes continuent à se pencher avec nostalgie sur un empire qui, plusieurs 1 Charles URJEWICZ, Les conflits ethniques : essai de typologie. Ex-URSS : les États du divorce, Les études de la Documentation française, 1993, pp 9-24. Voir également Anne LE HUEROU, Aude MERLIN, Amandine REGAMEY, Silvia SERRANO, Tchétchénie : une affaire intérieure ? Paris, CEPI/Autrement, 2005. 2 Les Russes à la recherche d'une identité nationale, Problèmes politiques et sociaux, (série Russie N°114), La Documentation française, 1993. Voir également Charles URJEWICZ, « La guerre de Tchétchénie, ciment d'une nouvelle identité russe ? », Outre-Terre Revue Française de Géopolitique, mars 2003. 47 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique siècles durant, leur avait assuré un cadre identitaire rassurant. Quinze ans après l'effondrement de l'Union soviétique, l'idéologie nationale officielle reste ambivalente, floue, empêtrée dans les représentations contradictoires d'un passé russe en équilibre précaire entre deux empires, la Russie tsariste et l’URSS. Les Russes s'interrogent : de quelle idée s'inspirer, sur quelle structure s'appuyer ? Les représentations de l'empire des tsars, photographies jaunies d'un temps révolu, relèvent trop souvent, malgré les efforts des autorités, d'un folklore à costume dont les « Cosaques » xénophobes du Kouban ou du Don, défenseurs autoproclamés d'un piémont « menacé » par les Caucasiens, sont les héros malfaisants et pitoyables. L'opinion publique russe hésite entre la tentation du repli3 et la volonté de retrouver une puissance capable d'imposer à nouveau la pax russica à un voisinage turbulent et irrespectueux, mais reste hostile à toute intervention extérieure4. Au fond, les Russes restent marqués par un fort sentiment de supériorité impériale qui prend fréquemment le visage d'un racisme qui cible les « culs noirs » originaires du Caucase et d'Asie centrale. Signe des temps, il se drape désormais dans des « valeurs démocratiques » dont la Russie serait le moteur et leader naturel dans l'espace postsoviétique : alors qu'ils sont 52% (33% contre) à considérer leur pays comme « démocratique », les Russes portent un jugement sévère sur les pays d'Asie centrale ou de Transcaucasie jugés « non démocratiques » (53-59%), à la notable exclusion de la Biélorussie et de l'Ukraine. Seule une minorité, 24% (61% contre), accepterait de voir la Russie s'impliquer dans une action de « démocratisation » de l'espace postsoviétique5. La Communauté des États Indépendants n'assure pas le rôle qui lui avait été dévolu : établir un nouveau partenariat, à défaut de garantir la continuité de la tradition impériale. Elle est désormais qualifiée par Vladimir Poutine de « club utile » dont la fonction première aurait été d'assurer les conditions d'un « divorce civilisé »6. Que de chemin parcouru depuis l'émergence de la « nouvelle Russie » ! 3 Charles URJEWICZ, « La Russie, une puissance intermédiaire ? », L'état du monde, 2005, pp 41-43. 4 Cf : enquête du VSTIOM (19-20 février 2006), Rossija i Gruzija (Russie et Géorgie). 5 Dar'ja GUSEVA, « Zamestel'nyj sosed » (Un voisin remarquable), Vremja Novostej, 16/12/2005. 6 Charles URJEWICZ, « Les tendances de la période », L'état du monde 2006, P. pp 54243.Ces propos s’inscrivent dans le cadre du discours de Vladimir Poutine, prononcé le 23 février 2006. Le chef de l’Etat russe rappelait « qu’à l’époque de l’URSS le niveau de vie en Géorgie était l’un des plus élevés ». À présent, « le niveau de vie de la population est très bas », les simples gens en pâtissent [...]. « Cela déstabilise la situation non seulement dans le pays, mais aussi dans la région dans son ensemble, a fait remarquer Vladimir Poutine. Ceux qui estiment qu’on peut régler les problèmes économiques en canalisant l’attention de la population sur la recherche d’ennemis extérieurs ont tort. Il est possible de détourner l’attention pour quelque temps, mais les problèmes économiques attendent leur solution, il vaut mieux les régler par le dialogue, la coopération positive avec les voisins ». Source : RIA, Novosti. 48 Moscou face au Caucase La Transcaucasie des Russes Au sortir de l'URSS, les « démocrates » russes, artisans d'une fin d'empire qui se voulait pleine de promesses, rêvaient de rapports assainis avec les nouveaux États indépendants issus des républiques de l'Union. La Fédération de Russie était désormais, à en croire Boris Eltsine7, un « pays fort parmi d'autres », « puissant et juste ». Un an plus tôt, Alexandre Soljénitsine avait appelé, dans un texte programmatique8 alors massivement diffusé dans toute l'URSS, à se débarrasser des canards boiteux de Transcaucasie et d'Asie centrale afin de se recentrer sur les terres slaves. L'« étranger proche » - les « républiques sœurs » de l'époque soviétique - se transforme rapidement en une terra incognita où les Russes ont d'autant moins de raisons de se rendre que les relations économiques se sont effondrées, en partie à la suite de la réforme économique entreprise en Russie par le gouvernement Gaïdar, début 1992. Le Caucase du Sud, cette Transcaucasie que les Russes avaient commencé à découvrir au début du XIXe siècle, échappe désormais au contrôle d'un Centre fragilisé, défié par ses régions, singulièrement par la Tchétchénie qui vient de proclamer son indépendance. Moscou revendique l'héritage soviétique, mais est incapable d'élaborer une politique cohérente, en particulier face à une région profondément déstabilisée par un « réveil des nationalités » chaotique qui a débouché sur des conflits territoriaux et des dérives autoritaires. Moscou a rapidement perdu toute crédibilité ; dans le meilleur des cas, le Kremlin semble incapable d'amener les parties à négocier, dans le pire, il est accusé de manipulations et de duplicité. L'image ensoleillée de la Transcaucasie se noie dans les épaisses volutes des fumées de la guerre. Pire, elle déroge à la norme soviétique d'« amitié des peuples » : l'Abkhazie, lieu de villégiature des élites soviétiques, connaît de durs combats ; sa capitale, Soukhoumi, est en partie détruite. La joyeuse et hospitalière Tbilissi, où Osip Mandel?tam, Boris Pasternak et tant d'autres poètes russes avaient trouvé refuge9, sortait meurtrie et hagarde de la guerre civile. L'Arménie, évoquée 7 B, Eltsine, Sur le fil du rasoir, Paris Albin Michel, 1994. B, Eltsine y aborde la question des rapports avec la Géorgie, éclairant un point de vue russe au-dessus de la mêlée : « Il y a làbas (en Géorgie, CU), un mythe qui a la vie dure, celui d'une Russie impérialiste déterminée à détruire l'Etat géorgien. Aveuglés par leur malheur, les Géorgiens ne comprennent pas que la Russie ne peut pas prendre parti dans les conflits nationaux. Si la Russie prenait le parti de la Géorgie dans le conflit abkhazo-géorgien, tout le nord du Caucase se soulèverait, le conflit ferait tache d'huile, et ce serait une guerre sans fin, jusqu'à l'épuisement. On ne peut s'ingérer dans les affaires d'un autre État (même dans un but pacifique) qu'en se fondant sur le droit international. » (p. 197). 8 Alexandre SOLJENITSINE, Comment réaménager notre Russie? Réflexions dans la mesure de mes forces. Traduit du russe par G. et J. Johannet. Paris, Fayard, 1990. 9 Ainsi, O. MANDELSTAM, dans Koe-©to o gruzinskom iskusstve (De l'art géorgien, 1922), 49 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique par Vassily Grossman10, s'enfonce dans une guerre sans merci avec l'Azerbaïdjan, dont l'image avait déjà été durablement ternie à la suite des pogroms anti-arméniens de Soumgait (février 1988) et de Bakou (janvier 1990), éveillant à Moscou le fantasme d'un « drapeau vert de l'Islam flottant au-dessus de Bakou ». Pendant que, sur le territoire de la Fédération de Russie, la Tchétchénie « indépendante » de Djokhar Doudaev continue de défier le pouvoir central, Ossètes et Ingouches s'affrontaient en un sanglant conflit territorial faisant des centaines de morts et nécessitant une intervention massive de l'armée russe (novembre 1992)11. Après deux siècles d'une domination faite de confrontations, mais aussi de fascination mutuelle, la Russie semble désarmée devant le « mystère » caucasien, découvre sa profonde ignorance d'un terrain qui, tout au long de la période soviétique, avait progressivement échappé aux chercheurs russes. Dans cet empire paradoxal, l'« enracinement » voulu par Moscou s'était soldé par une nationalisation systématique des études caucasiennes, accentuant, parfois jusqu'à la caricature, le caractère endogène de la recherche. Le temps où la Russie comptait de nombreux caucasologues, tels Marie-Félicité Brosset12, père de la caucasologie, ou Vselovod Miller13, est révolu. Des chercheurs issus des instituts moscovites, mais aussi de nombreux journalistes, spécialistes incontestés de tel pays d'Asie ou d'Afrique désormais hors du champ de la diplomatie russe, s'improvisent désormais spécialistes de telle ou telle zone de l'espace post-soviétique. Mal informée, victime de représentations qui n'hésitent pas à pointer le caractère « sauvage » des Caucasiens14, la population n'a pas coupé pour autant tout lien avec un Caucase qui continue à jouer un rôle important sur la scène culturelle. On ne compte pas les chanteurs classiques, étoiles du Bolchoï ou artistes de variété originaires de Géorgie ou d'Arménie ; le Septième art reste marqué par la forte empreinte du cinéma géorgien. Le Géorgien Robert Stouroua, directeur du théâtre Roustaveli de Tbilissi, est une figure de proue de la très dynamique Sobranie so©inenij, Moscou, 1993, Volume 2, p. 233, avance l’argument suivant : « Il existe dans la poésie russe une tradition géorgienne [...], un mythe géorgien qui a été exprimé pour la première fois par la plume de Pouchkine [...], puis élaboré par Lermontov [...]. La Géorgie a séduit les poètes russes. » 10 Cf. V. Grossman, Dobro Vam! (Bien à vous !), Moscou, 1967. 11 Charles URJEWICZ, Les conflits terriroriaux, op, cit, 12 Marie-Félicité BROSSET (1802-1880), un Français devenu membre de l'Académie russe des sciences en 1847, est considéré par beaucoup comme le père de la caucasologie. 13 Vselovod MILLER (1848-1913), linguiste et ethnographe, père des études ossètes. 14 L'exemple du clip télévisé que le parti nationaliste Rodina avait fait diffuser sur les chaînes moscovites à l'occasion de la campagne pour les élections à la mairie de Moscou, en novembre 2005, est caractéristique de l'attitude hésitante, voire ambiguë, des autorités russes : ce n’est que quelques jours avant la consultation que Rodina a été interdit de participation par une décision de justice. 50 Moscou face au Caucase scène théâtrale russe ; son compatriote Zourab Tseretelli, président de l'Académie des Beaux-arts de Russie, est une personnalité incontournable et contestée d'une l'élite moscovite, qui compte en son sein de très nombreux Caucasiens qui jouent aujourd'hui un rôle non négligeable dans le monde des affaires. Reste que la coupure est profonde et semble à beaucoup irrémédiable. Les Russes ont déserté les plages autrefois si prisées de la riviera géorgienne. C'est vers la Turquie, Chypre, voire Israël que se dirige aujourd'hui le tourisme de masse15. Du côté des politiques, la tentation du repli est moins marquée. Pour les uns, le salut doit venir d'une politique économique pragmatique qui s’appuierait prioritairement sur un secteur énergétique puissant et omniprésent. C'est ainsi que les « réalités économiques » s'imposeront enfin à l'espace postsoviétique trop longtemps épargné. Pour les autres, la sécurité nationale de la Russie, en particulier au Nord Caucase, est menacée par son voisinage immédiat. Motivés par des représentations et des analyses non exemptes de passion, ils disent leur inquiétude : le Caucase est désormais non seulement le maillon le plus faible de la Fédération mais aussi, avec la région baltique, le symbole du recul d'une Russie frappée de plein fouet par le syndrome du déclin. L'action des puissances occidentales, en particulier la politique de containment élaborée à Washington, la présence américaine en Géorgie, les « révolutions de couleur », la construction du BTC16 et du BTE sont vécues comme autant d'immixtions dans un pré carré que la Russie occupe depuis plus de deux siècles. « La Russie perd la Transcaucasie » Le 1er août 2000, alors que se précisaient les modalités du retrait de deux des bases russes situées sur le territoire géorgien, Vaziani et Goudaouta, un quotidien moscovite, Nezavisimaja gazeta, titrait « La Russie perd la Transcaucasie» : « La Grande-Bretagne et les États-Unis commencent à financer l'évacuation du matériel lourd de Géorgie à compter du 5 août. »17 Moins de deux ans plus tard, le 15 février 2002, l'un des quotidiens moscovites les plus influents, les Izvestia, annonçait : « L'évacuation secrète des troupes russes de Géorgie : [...] alors que les troupes russes y stationnent depuis plus de 200 ans […]. Aussitôt qu'elles auront quitté leurs bases, leur place sera occupée par les Américains et leurs partenaires de l'OTAN : nous 15 On estime que plus de deux millions de touristes russes ont séjourné en Turquie en 2005. 16 Oléoduc inauguré le 25 mai 2005, le Bakou-Tbilissi-Ceyhan a pour but d'éviter que le brut kazakhstanais et azéri ne transite par les tubes russes. Le gazoduc parallèle Bakou-TbilissiErzurum, actuellement en construction, doit remplir la même fonction. 17 Ekaterina TESEMNIKOVA, Andrej KORBUT, Rossija terjaet Zakavkaz'e, Nezavisimaja Gazeta, 01/08/2000. 51 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique aurons alors perdu la Transcaucasie pour toujours et ne serons plus en mesure de régler la question de la Tchétchénie et des autres régions potentiellement ‘chaudes’ du Caucase. Puis, comme cela s'est déjà produit avec l'Asie centrale, nous perdrons tout le sud de la Russie », affirmait un député membre de la Commission de la sécurité de la Douma, Guennadi Gudkov18. Sergueï Markedonov, un chercheur de l'Institut d'analyse politique et militaire (IPVA), ressent une forte impression de « déjà vu » lorsqu'il passe au crible les événements qui se déroulent aujourd'hui dans le Grand Caucase et n'hésite pas à comparer l'état des relations de la Russie et de la Transcaucasie avec la période 1918-1921, lorsque le « gouvernement géorgien protégeait déjà les extrémistes tchétchènes »19. Tandis qu'il s'interroge : « La Russie doit-elle se libérer pour toujours de ses ‘complexes impériaux’ et se séparer de la Transcaucasie, ou ‘revenir à l'empire’ afin d'engager une Reconquista ? » [...]. Aux « experts qui lui conseillent de se tenir à distance de la Transcaucasie et de son cortège de guerres interethniques, de corruption et d'instabilité », il objecte que l'État russe ne peut se « voiler la face en esquivant les ‘maux’ caucasiens. Le règlement d'un problème au Nord Caucase nous conduit immanquablement sur le terrain transcaucasien. Car, que nous le voulions ou pas, nous sommes condamnés à renforcer notre présence au Caucase. D'autant plus que la frontière constituée par la barrière montagneuse du Caucase est un non-sens ; elle ne sera en effet jamais totalement étanche. Quelle tournure devra alors prendre cette présence ? C'est une autre question. Mais une chose est sûre ; elle ne doit pas prendre une forme militaire. »20 Exit toute présence militaire russe au Caucase ? Une présence militaire contestée et fragile Les deux bases russes situées en Géorgie sont en sursis ; après la signature, le 30 mai 2005, d'un accord entre les deux pays, elles devraient être évacuées d'ici 200821. Par ailleurs, quelques milliers d'hommes des « forces d'interposition » de la Communauté des États indépendants, composées exclusivement de soldats russes, stationnent sur les lieux de crise, en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Violemment contestés par la partie géorgienne qui réclame à cor et cri leur départ et leur remplacement par des forces neutres sous la houlette de l'OSCE, elles sont soumises depuis l'été 2004 à de 18 Le Titre de son article est « Boevaja trevoga » (Branle-bas de combat), Izvestija, 15-022002. 19 Sergej MARKEDONOV, « Kavkaz bez Rossii » (le Caucase sans la Russie), Vremja MN, 22/08/2002. 20 Ibid. 21 Moscou prévoit de transférer le matériel sur la base russe de Gumri, en Arménie, provoquant l'inquiétude de Bakou. 52 Moscou face au Caucase fortes tensions du côté de Tskhinvali, lorsque de violents affrontements avaient opposé les troupes géorgiennes aux séparatistes ossètes. Alors que Washington participe activement et généreusement à la réorganisation de l'armée géorgienne, dont la priorité déclarée est la reconquête des régions séparatistes, Tbilissi proclame sa volonté d'intégrer rapidement l'OTAN, provoquant l'inquiétude d'une Russie traditionnellement sensible au syndrome de l'encerclement. Après de longues années d'hésitations et de frustrations, la Russie, forte de ses immenses ressources énergétiques, affiche désormais une stratégie aux ambitions planétaires. « Définitivement sorti de l'orbite occidentale », le pays affiche désormais un projet post-impérial22. Convaincu que ses ressources énergétiques ont transformé la Fédération russe en acteur incontournable de l'économie mondiale, le Kremlin s'est donné pour but de mettre cet atout au service du renforcement de ses positions politiques et stratégiques. Gazprom, le géant gazier, doit y jouer un rôle essentiel en étendant ses ambitions et son action à l'échelle du monde23. Très présente en Arménie où elle contrôle une partie importante du secteur énergétique, la Russie tente d'étendre son influence en Géorgie, malgré les résistances internes et l'hostilité des États-Unis. Par ailleurs, alors que la mondialisation accélère les échanges, dont l'Asie est devenue le cœur et le poumon, Moscou voudrait remettre en service la ligne de chemin de fer Moscou-Tbilissi, dont le tronçon abkhaze est hors d'usage depuis près de 15 ans. « Nous devons parvenir à pénétrer l'espace méditerranéen les premiers [...] », estime le directeur de l'Agence fédérale des transports ferroviaires russes, Mikhaïl Akoulov. Et d’ajouter : « Pour cela, nous ne pouvons pas nous permettre de ralentir la réalisation du projet de reconstruction de cette ligne en Abkhazie et relier ainsi la Turquie à la Chine et au Kazakhstan, en passant pour cela par la Russie. »24 La TRACECA, qui, sous l'impulsion de l'Union Européenne, tente de désenclaver l'Asie centrale en aménageant des voies de communication passant par le Sud Caucase, n'aurait-elle qu'à bien se tenir ? Mais une telle stratégie afin de déboucher sur des résultats concrets doit pouvoir compter sur un environnement favorable. Comment concilier cette ambition et la persistance des conflits dans le Sud Caucase ? 22 Dmitrij TRENIN, « Postimperskij proekt », Nezavisimaja gazeta, 30/01/2006. 23 Le 28 août 2003, le Ministère de l'industrie de la Fédération de Russie avait rendu publique la Stratégie énergétique de la Russie jusqu'en 2020 (Energetitcheskaya strategija Rossii na period do 2020 goda), Document N° 1234-p, http://www,minprom.gov.ru/docs/strateg/1/print). La fin de l'année 2005 a vu la mise en place de sa phase tarifaire en Ukraine puis, peu après, en Arménie et en Géorgie. 24 Mikhaïl AKOULOV, « Moskva-Tbilisi, dalee vezde », Rossijskaja gazeta, 12/08/2005. 53 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique La persistance des conflits Depuis bientôt 15 ans, la Russie s'accommode d'affrontements qui ont dégénéré en véritables guerres. Pire, elle les instrumentalise. Pour Moscou, il s'agit de pallier ainsi la perte de son influence. Les régions séparatistes d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud jouissent aujourd'hui d'un statut de quasi protectorats. Leurs habitants sont désormais titulaires, dans leur immense majorité (95% en Ossétie du Sud) de passeports russes qui leur ont été libéralement distribués ces deux dernières années, tandis que se font entendre des appels à un rattachement de l'Ossétie du Sud à la Fédération de Russie. Les relations avec la Géorgie s'en ressentent fortement : au cours du printemps 2004, peu après la « révolution des roses », que Moscou avait accompagnée avec une certaine bienveillance25, un important forum économique russogéorgien s'était tenu à Tbilissi. Alors qu'il semblait devoir déboucher sur une étroite coopération entre les deux pays sous forme d'importants investissements russes, la multiplication des heurts armés en Ossétie du Sud, les discours guerriers des autorités géorgiennes, auxquels répondaient les rodomontades et les menaces des députés nationalistes de la Douma, mettaient un terme à cette courte embellie. Depuis, les relations entre Moscou et Tbilissi restent marquées par une extrême tension, que la série d'explosions d'origine criminelle, qui avaient privé la Géorgie de gaz russe, en janvier 2006, alors que la région connaissait une exceptionnelle vague de froid, a encore fait monter d'un cran. Mikhael Saakachvili accusait publiquement les autorités russes d'être responsables de ce sabotage, pendant que les députés géorgiens votaient une nouvelle résolution exigeant le départ immédiat des forces d'interposition. Le président géorgien, qui ne semble pas avoir pris la mesure de la mutation de la politique étrangère russe, compte sur un engagement sans faille des États-Unis à ses côtés. Une nouvelle guerre des visas commençait, dont sont victimes les centaines de milliers de Géorgiens partis en Russie à la recherche d'un emploi26. À Moscou, beaucoup s'inquiètent de cette dégradation et n'envisagent pas d'amélioration à court terme, bien qu'une confrontation armée entre Russes et Géorgiens semble exclue. Nonobstant les déclarations des boutefeux de tous bords, ils continuent à estimer que la « Géorgie pourrait être pour la Russie un facteur de stabilisation régionale »27. Moscou aurait-elle un même intérêt 25 Charles URJEWICZ, « La « révolution des roses », L’État du monde 2005, pp 573-75. Voir également Charles URJEWICZ « Géorgie, une rupture spectaculaire », Ramsès 2005, pp 253-255. 26 En l'absence de chiffres fiables, on estime à près d'un million le nombre de Géorgiens résidant en Russie. On compterait également un million d'Arméniens tandis que les Azéris seraient près de deux millions. 27 Alla JAZYKOVA, « Gruzija kak faktor stabil'nosti dlja Severnogo Kavkaza » (La 54 Moscou face au Caucase à « congeler » le conflit du Haut-Karabakh, qui semble désespérément bloqué malgré les efforts de la communauté internationale, en particulier du « groupe de Minsk » de l'OSCE ? Alors que la Russie tente de « chasser les États-Unis de la zone Caspienne », en proposant un projet de force militaire conjointe à l'échelle régionale (CASFOR), « l'Arménie et l'Azerbaïdjan, désormais sûrs du fait que l'Occident ne tient pas à interférer dans leur conflit, espèrent régler le problème du Haut-Karabakh avec l'aide la Russie. Chaque partie, naturellement, espérant une solution qui lui soit favorable »28. Sombre perspective pour une région qui ne semble pas réellement maîtriser un environnement international complexe et fluctuant. Quelle sera la stratégie d'une Russie qui expérimente les outils de sa nouvelle puissance énergétique ? Le visage de la nouvelle puissance russe reste flou, indécis. Sera-t-il post-impérial, clé d'une « modernisation réussie et attrayante »29 pour ses partenaires de la Communauté des États indépendants, ou néo-impérial, alors que la pression américaine se fait forte dans la zone de la Mer Noire. Les États-Unis prennent solidement position en Roumanie et en Bulgarie ; la tentation atlantiste de l'Ukraine inquiète Moscou. Le Kremlin acceptera-t-il avec fatalisme un nouveau recul de l'espace impérial, prélude à un partage de la mer Caspienne, longtemps considérée comme un « lac russe » ? Alors que le gouvernement de la Fédération russe a officiellement approuvé, le 2 mars 2006, le projet d'accord d'évacuation des bases russes de Géorgie, l'ancienne puissance tutélaire ne pourrait-elle pas être tentée de faire le siège de son ancien pré carré transcaucasien en poursuivant le soutien aux séparatismes et en multipliant les actions de déstabilisation ? Géorgie comme facteur de stabilisation pour le Nord Caucase), Nezavisimaja gazeta, 27/02/2006. 28 Oleg ODNOKOLENKO, Armija truby (l'armée du tube), Itogi N° 9, 27/02/2006, p 30. 29 D. TRENIN, op. cit. 3. Le Caucase dans la stratégie eurasiatique de l'Iran Mohammad-Reza DJALILI L'imaginaire historique des Iraniens ne conçoit pas le Caucase comme une terre véritablement étrangère. Cette interprétation s'applique bien d'avantage à la Transcaucasie, située plus proche du territoire iranien, qu'au Caucase du nord. Depuis la plus haute Antiquité et jusqu'au XIXe siècle, cet espace a fait partie à plusieurs reprises et parfois durant de très longues périodes du « domaine » iranien. Au Caucase, la présence iranienne fut, au cours des siècles, concurrencée tour à tour par celle des Grecs, des Romains, des Arabes, des Ottomans et des Russes. Ceux-ci, les derniers arrivés, vont mettre un terme à la présence des monarques persans par une politique de pénétration progressive. C'est durant le règne de la dynastie des Qadjar (1785-1925) que l'Iran va perdre définitivement ses dépendances caucasiennes1. Pourtant, les choses avaient bien commencé. En effet, le fondateur de la dynastie, Agha Mohammad Khan, avant de se faire couronner en 1796 dans la plaine de Moghan, située à la frontière actuelle de l'Iran et de la Transcaucasie, avait reconquis toutes les possessions Safavides (1501-1722) au nord de l'Araxe. C'est durant le règne de son successeur, Fath-Ali Shah (1797-1834), que le Caucase passera sous domination russe. En 1801, le Tsar annexe la Géorgie. En 1804 éclate la première guerre russo-persane qui s'achève par une défaite iranienne en 1812. Un an après, Fath-Ali Shah signe le traité de Golestan, par lequel la Perse renonçait à ses revendications sur la Géorgie, le Daghestan et cédait à la Russie les régions de Derbent, Bakou, Shirvan ainsi que les terres situées au nord du Nagorno Karabakh et du Talish tout en abandonnant aux Russes le droit exclusif de maintenir des vaisseaux de guerre en mer Caspienne. Treize ans plus tard, les hostilités reprirent entre 1 M.H. GANJI, « The Historical development of the boundaries of Azerbaijan » in The boundaries of modern Iran, ed. by Keith McLachlan, London, UCL Press, 1994, pp. 37-46. 57 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique les deux empires. Cette fois, les Russes pénétrèrent à l'intérieur du territoire de l'Azerbaïdjan iranien et prirent Tabriz. Le Shah proposa de rétablir la paix, les Russes accédèrent à sa demande mais imposèrent des conditions encore plus désavantageuses pour l'Iran. Le 22 février 1828 fut signé, dans le village de Turkmentchaï, un traité qui mettait un terme à la deuxième guerre russo-persane. Par ce traité, la Perse était contrainte de céder à la Russie les territoires d'Erevan et du Karabakh, de payer une forte indemnité de guerre, tout en acceptant que les ressortissants russes sur son territoire soient soustraits à la juridiction persane et soumis à celle exercée par les instances consulaires russes en Iran. Ce qui signifiait l'imposition d'un régime capitulaire, bientôt étendu à d'autres puissances européennes, et une perte de souveraineté juridique de l'État. Après la fin de la Première Guerre mondiale, une délégation iranienne fut envoyée à la Conférence de Paris pour réclamer, entre autres, la restitution des territoires annexés par la Russie au Caucase. Cette délégation n'obtint rien de la conférence.2 Entre-temps, les Bolcheviks avaient pris le pouvoir en Russie et, en Transcaucasie, trois nouvelles républiques avaient vu le jour : l'Arménie, la Géorgie et l'Azerbaïdjan. Mais l'indépendance de ces nouveaux États fut éphémère. Ils furent tous trois incorporés, entre avril 1920 et février 1921, dans ce qui deviendra bientôt l'Union soviétique. Par ailleurs, en 1921, l'Iran et le nouveau pouvoir soviétique signent un traité qui met un terme à presque tous les « traités inégaux » du XIXe siècle, tout en maintenant la souveraineté de l'État révolutionnaire sur l'ensemble de la Transcaucasie et accordant à Moscou un droit d'intervention temporaire en Perse si ce pays était l'objet d'une invasion étrangère. À l'intérieur du territoire iranien, cette période coïncide aussi avec l'apparition de plusieurs mouvements centrifuges à Tabriz, au Kurdistan et au Guilan. Ces mouvements seront réprimés par le nouveau ministre de la guerre, qui, à la suite d'un coup d'État en collaboration avec un jeune journaliste, venait de prendre le pouvoir. C'est le colonel Reza Khan; il deviendra quelques années plus tard Reza Shah. Durant la Seconde Guerre mondiale, les Soviétiques occupent le nord de l'Iran, coupent les zones qu'ils contrôlent de l'autorité du gouvernement central et favorisent le développement des mouvements séparatistes, communistes ou sympathisants de l'Union soviétique.3 Le 22 janvier 1945, une « République autonome » est proclamée à Tabriz et, quelques jours plus tard, une autre « République autonome » est mise en place à Mahabad, au 2 Sur cette question, voir : Oliver BAST (dir.), La Perse et la Grande guerre, Institut Français de Recherche en Iran (IFRI), Téhéran, 2002, pp.375-425 et plus particulièrement la contribution de Massoumeh ETTEHADIEH, « Les illusions et les faits : l'Iran et la Conférence de Versailles », pp.427-440. 3 Fernande SCHEID RAINE, « Stalin and the Creation of Azerbaijan Democratic Party in Iran, 1945», Cold War History, vol. 2, n°1, octobre 2001, pp.1-38. 58 Le Caucase dans la stratégie eurasiatique de l’Iran Kurdistan. Au même moment, Moscou fait savoir qu'il ne compte pas quitter le territoire iranien à la date convenue du 2 mars 1946. Le gouvernement iranien demande au Conseil de sécurité des Nations unies, qui vient d'être mis en place, un soutien face aux prétentions de l'URSS. C'est ainsi que la crise de l'Azerbaïdjan est déclenchée. Finalement, l'habileté du Premier ministre iranien, Ghavam Saltaneh, et les pressions américaines amèneront, après quelques concessions, l'URSS à modifier sa politique et à retirer ses forces armées. Le départ de l'Armée rouge entraîna immédiatement la chute des deux mouvements séparatistes, dont une partie des dirigeants trouva refuge en Union soviétique. Nouvelle politique étrangère pour nouveaux États L'effondrement, en 1991, de l'Union soviétique ainsi que l'accession à l'indépendance des États du Caucase méridional et d'Asie centrale modifièrent considérablement l'environnement géopolitique de l'Iran qui, avec la Russie, est le seul État partageant des frontières communes avec les pays situés à la fois à l'ouest et à l'est de la mer Caspienne. Surpris par la fin soudaine de l'URSS, Téhéran est contraint d'élaborer dans la précipitation une politique à l'égard de cette nouvelle situation. Cette politique prend progressivement forme autour de quelques préoccupations clés : le maintien de la sécurité et de l'intégrité territoriale du pays, le développement des relations économiques bilatérales et multilatérales avec les nouveaux États, la mise en avant des avantages que la position géographique de l'Iran offre pour le transit à des pays généralement enclavés. À cela s'ajoute évidemment aussi la sauvegarde des intérêts iraniens en mer Caspienne. Pour atteindre ses objectifs et en même temps redorer son blason dans l'opinion publique internationale, Téhéran opta dès le début pour une approche prudente et relativement pragmatique, laissant de côté certaines préoccupations idéologiques inhérentes à un régime qui se veut à la fois révolutionnaire et religieux. Par ailleurs, les autorités de la République islamique décidèrent de mener leur politique dans ces deux régions en étroite collaboration avec la Russie. Ce choix reflétait à la fois le désir de Téhéran de continuer une politique de collaboration étroite avec Moscou, comme il l'avait fait depuis le début de la révolution islamique, ainsi que le souci de ne pas se couper de son principal fournisseur d'armes et de matériels militaires. De fait, l'Iran n'avait aucun intérêt à froisser la susceptibilité russe et de contrer du même coup l'un de ces principaux objectifs : atténuer son isolement sur la scène internationale. Le maintien de bons rapports avec la Russie, ainsi d'ailleurs que les tentatives de rapprochement avec les pays européens, s'inscrivent dans la logique de la diplomatie islamique marquée, depuis ses débuts il y a près d'un quart de siècle, par une posture de confrontation avec les États-Unis. 59 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique La fin de l'URSS a permis à l'Iran de réintégrer son espace traditionnel et de rétablir des liens avec des peuples et des nations qui lui ont toujours été proches. En Transcaucasie, l'Azerbaïdjan est incontestablement le pays potentiellement le plus important pour la politique régionale de Téhéran. En effet, c'est la république avec laquelle l'Iran a les plus longues frontières (au total 611 km dont 432 avec le territoire principal de l'Azerbaïdjan et 179 avec l'enclave du Nakhitchevan). De plus, en tant que seul État de Transcaucasie riverain de la Caspienne, l'Azerbaïdjan partage de ce fait aussi des frontières maritimes avec l'Iran. Par ailleurs, les affinités historiques, culturelles et religieuses sont nombreuses entre les deux pays. Il y a en Iran une forte population qui parle aussi le turc azéri. Il y a plus d'Azéris en Iran qu'en République d'Azerbaïdjan et les Azéris d'Iran ne constituent pas une minorité marginale : ils représentent une composante majeure de ce pays et, à ce titre, ils sont fortement présents dans tous les rouages de l'État, de l'armée, de l'économie, de la culture et bien entendu du clergé. 4 Du point de vue religieux, les deux voisins sont des pays où la majorité de la population est de confession chiite. Si l'on ajoute à ces considérations le passé historique commun, les références aux époques préislamiques et à la religion zoroastrienne, l'existence en Azerbaïdjan des minorités iranophones etc., tout cela devrait concourir à l'établissement de liens privilégiés entre les deux États voisins. Or, il n'en est rien. Depuis dix ans, ces relations sont marquées surtout par une méfiance mutuelle quand elles ne sont pas franchement mauvaises. Cet état de choses est grave dans la mesure où les effets de cette situation dépassent largement le cadre des relations bilatérales et conditionnent en grande partie les relations de l'Iran avec les autres États de Transcaucasie et même au-delà puisqu'elle influence même les rapports entre Téhéran et Ankara. Dans cette perspective, la prise en compte des relations irano-azerbaïdjanaises est un moyen efficace pour comprendre l'ensemble de la politique iranienne à l'égard de toute la région de Transcaucasie. Iran-Azerbaïdjan ou la mésentente cordiale Le 23 juillet 2001, une confrontation à caractère militaire a eu lieu pour la première fois en mer Caspienne. À 150 kilomètres au sud-est de Bakou, un navire de guerre iranien contraint, ce jour-là, un bâtiment effectuant des travaux de prospection pour le compte de la société British Petroleum, ellemême mandatée par le gouvernement azerbaïdjanais, à interrompre son activité et à quitter les lieux. L'intervention iranienne avait été précédée de mises 4 On estime, de manière généralement très approximative, le nombre d'Iraniens parlant le turc azéri entre 15 à 20% de la population totale du pays. Avec les progrès de l'alphabétisation et de l'urbanisation, une part importante de cette population est aujourd'hui bilingue, voir : Brenda SHAFFER, « The Formation of Azerbaijani collective identity in Iran », Nationalities Papers, vol 28, no 3, 2000, pp. 449-477. 60 Le Caucase dans la stratégie eurasiatique de l’Iran en garde par Téhéran et de survols du bateau de British Petroleum par un avion militaire iranien. Bakou dénonce vigoureusement une violation de son espace aérien et de ses eaux territoriales.5 Quelque temps après, un escadron de l'armée de l'air turque entreprend des exercices en Azerbaïdjan tandis que, le 25 août, le général Huseyin Kivrikoglu, chef d'État-major de l'Armée turque, fait une visite officielle à Bakou. Il n'en faut pas plus pour que des journaux turcs et azéris évoquent le soutien de la Turquie à la cause de l'Azerbaïdjan et que Téhéran parle d'interférence de la Turquie dans les relations bilatérales irano-azerbaïdjanaises.6 Cet incident est révélateur du malaise et du climat de méfiance qui règne, depuis des années, dans les relations entre Téhéran et Bakou. Même si les événements de ce genre n'ont pas eu, jusqu'à présent du moins, des conséquences graves, ils reflètent clairement les difficultés que rencontre la normalisation des relations entre les deux pays voisins. Quelles sont les causes profondes de ce malaise ? Avant toutes autres considérations, et sans en exagérer l'importance, il faut souligner les divergences idéologiques qui existent entre Téhéran et Bakou. Comme l'Iran, l'Azerbaïdjan est un pays dont la majorité de la population est de confession chiite, mais l'État azéri est un État laïc, une république ex-soviétique alors que, depuis février 1979, l'Iran est devenu une République islamique. Sur le plan international, Bakou cherche une alliance avec l'Occident, un rapprochement avec l'OTAN, vient d'entrer au Conseil de l'Europe, développe ses rapports avec les États-Unis sur tous les plans, y compris dans le domaine militaire, entretient de bonnes relations avec Israël et bien sûr se veut très proche de la Turquie. L'Iran, quant à lui, a fait de l'anti-américanisme la pierre d'achoppement de sa vision du monde, il critique « l'arrogance du Grand Satan », mène au Moyen-Orient une politique anti-israélienne et soutient les revendications palestiniennes, collabore étroitement avec la Russie en Transcaucasie et, pour couronner le tout, a depuis le milieu des années 1990 des relations « difficiles » avec la Turquie. Ces divergences idéologiques, malgré l'option générale de l'Iran pour une approche pragmatique, sont parfois à l'origine des difficultés dans les rapports entre les deux voisins et nourrissent leur mésentente. Elles ont conduit les deux pays à choisir souvent des stratégies opposées, qui d'ailleurs reflètent parfois mal les intérêts nationaux de chacun d'entre eux. Ainsi, pour l'Azerbaïdjan, il semble illusoire de faire une politique qui fait fi de sa réalité géographique et, pour l'Iran, la recherche de l'appui de la Russie dans sa politique en direction du Caucase n'est pas nécessairement toujours bénéfique. Moscou profite de l'isolement iranien pour renforcer avant tout ses 5 « Gunboat Diplomacy in the Caspian », The Estimate, August 2001. 6 Michael LELYVELD, « Azerbaïdjan: Turkey Pursues Ambiguous Ties », Radio Free Europe/Radio Liberty, http://www.referl.org/nca/features/2001/08/28082001113441.asp 61 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique propres positions dans la région et tout naturellement privilégie ses intérêts au détriment des intérêts iraniens. Outre l'idéologie, Iraniens et Azéris ont des points de vue divergents quant à l'exploitation des ressources en hydrocarbures de la Caspienne. Ces divergences sont d'abord d'ordre juridique. L'Azerbaïdjan est favorable à un partage des ressources off-shore en transposant les modalités du droit maritime international, applicables uniquement aux mers ouvertes, à une mer fermée comme la Caspienne. Ce qui avantage considérablement ce pays qui, vu la longueur de son littoral, pourrait ainsi exploiter un secteur d'une étendue de 80 000 km2. L'Iran est contre cette solution, qui ne lui laisse qu'un secteur de 44 000 km2, et prône l'idée de placer l'exploitation des ressources, audelà des zones côtières, sous contrôle d'une instance internationale regroupant tous les pays riverains. Au cas où l'option du partage serait néanmoins choisie, Téhéran propose alors un partage égal entre les cinq États riverains.7 À la dimension juridique est venu se greffer un autre problème. Lorsqu'en 1994, l'Azerbaïdjan conclut un accord considéré comme « le marché du siècle » avec un consortium international, il était initialement prévu que l'Iran participe à ce consortium pétrolier à la hauteur de 5%. En avril 1995, sous la pression des États-Unis, l'Azerbaïdjan exclut l'Iran de ce marché ce qui rendit les Iraniens évidemment furieux. Ceux-ci critiquèrent ouvertement la politique du président azerbaïdjanais Heydar Aliev pour qui Téhéran avait pourtant plus de sympathie que pour son prédécesseur Aboulfayz Elchibey. Depuis, malgré l'implication de l'Iran dans d'autres projets d'exploitation du pétrole d'Azerbaïdjan, un nouveau facteur de mésentente est venu s'ajouter au contentieux irano-azéri. L'incident de juillet 2001, signalé plus haut, confirme une fois de plus, la persistance du malaise à propos de la Caspienne qui envenime les relations entre les deux États voisins. Plus fondamentalement, le climat de suspicion et de méfiance mutuelle qui conditionne l'ensemble des rapports irano-azéris s'explique surtout par les visions contradictoires qu'ont les deux voisins de leur histoire et de leur identité. La perception iranienne de l'Azerbaïdjan diffère sensiblement de la vision qui fut celle de l'Union soviétique et qui reste grosso modo celle des dirigeants actuels de la République d'Azerbaïdjan. Pour les Iraniens, la portion nord-ouest de leur territoire, coincée entre à l'ouest la Turquie, au nord l'ex-URSS et à l'est la Caspienne, divisée aujourd'hui administrativement en trois provinces, d'Azerbaïdjan occidental, Azerbaïdjan central et Azerbaïdjan oriental, constitue l'Azerbaïdjan historique. L'appellation « Azerbaïdjan » attribuée à la partie turcophone du Caucase est récente. Elle remonte à 1918, lorsque les troupes turques, sous le commandement de Nuri Pasha, occupèrent Bakou le 15 septembre et réorganisèrent les anciennes provinces sous le 7 Sur la Caspienne et ses hydrocarbures, voir : Mohammad-Reza DJALILI et Thierry KELLNER, Géopolitique de la nouvelle Asie centrale, Paris, PUF, 2001, pp. 179-225. 62 Le Caucase dans la stratégie eurasiatique de l’Iran nom d'Azerbaïdjan afin de réaliser un objectif ottoman de l'époque, à savoir l'annexion de l'Azerbaïdjan iranien et des territoires situés au nord de l'Araxe et peuplés de musulmans, généralement turcophones, qui étaient, dans l'empire des tsars, considérés par les Russes comme les « Tatars du Caucase ».8 Ce territoire était en fait désigné sous le terme générique d'Arran ou selon la dénomination particulière de chacun de ses districts ou khanats : Shirvan, Bakou, Gandja, Nakhitchevan, Talish, etc. Les Iraniens ne remettent cependant pas en cause les profondes affinités qui existent entre les populations vivant des deux côtés de l'Araxe. Pour eux, malgré l'usage d'une langue turque, ces populations font partie du point de vue culturel, historique et social du monde iranien. Si les Iraniens perçoivent l'Iran comme un État historique parmi les plus anciens d'Asie et du monde, les élites azéries, sans doute sous l'influence de l'approche ethnique soviétique des questions nationales, ont une autre vision de leur histoire et ont développé un discours autour du mythe du « Grand Azerbaïdjan ».9 Dans cette perspective, il y aurait deux Azerbaïdjan, un au nord, l'ex-république soviétique, et un autre sud, l'Azerbaïdjan iranien. L'Azerbaïdjan aurait été ainsi injustement partagé entre Iraniens et Russes, la mise en cause de ces derniers n'est évidemment apparue qu'après l'effondrement de l'URSS. Cette vision des choses est bien sûr inacceptable pour les Iraniens qui voient dans ce discours une remise en question de leur intégrité territoriale sinon par l'État voisin du moins par certains milieux politiques azerbaïdjanais.10 L'inquiétude de l'Iran se justifie encore plus du fait que l'irrédentisme panazéri se dédouble parfois d'un panturquisme anti-iranien qui n'a rien pour plaire à Téhéran. 11 Ces points de vue opposés constituent l'arrière-plan sur lequel se développe l'ensemble des relations entre les deux pays, ce qui évidemment ne contribue pas à faciliter les choses, bien au contraire. Quelquefois, Téhéran accuse Bakou de soutenir des agitateurs séparatistes. Bakou à son tour lui renvoie la balle en évoquant les agissements des groupuscules islamistes manipulés par l'Iran. De temps en temps, des voix s'élèvent en Iran pour dire que si les populations de l'Azerbaïdjan veulent rejoindre leurs « frères du sud », l'Iran est 8 V. MINORSKY, « Adharbaydjan », Encyclopédie de l'Islam, nouvelle édition française, 1960, vol.1, p.197. 9 Shireen HUNTER, « Greater Azerbaijan : Myth or Reality ?, in Mohammad-Reza DJALILI, Le Caucase postsoviétique : la transition dans le conflit, Bruxelles, Bruylant, 1995, pp. 115-142. 10 Il s'agit essentiellement de petits groupes de sympathisants du Front populaire de l'ancien président Eltchibey, des personnalités proches de la Fondation pour les études azerbaïdjanaises de Bakou ou affiliées au World Congress of Azerbaijanis, des quelques activistes du Front de libération nationale de l'Azerbaïdjan du sud, etc. 11 Touraj ATABAKI, Azerbaijan: ethnicity and the struggle for power in Iran, London. I.B. Tauris, 2000. 63 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique prêt à les accueillir et à absorber leur territoire au sein de la « mère patrie iranienne » etc. Ces échanges d'amabilités, même s'ils ne sont pas fondés sur des faits clairement identifiés – car ni la République d'Azerbaïdjan n'a les moyens de menacer réellement la sécurité intérieure de l'Iran ni celui-ci n'a intérêt à déstabiliser son voisin –, contribuent à détériorer des rapports bilatéraux et à porter atteinte à la sérénité qui devrait présider au développement normal des relations interétatiques. Cette situation est d'autant plus paradoxale que la politique irrédentiste de Bakou se heurte à deux difficultés majeures. D'une part, en mettant en cause les frontières internationales d'un État voisin, les Azéris délégitiment leurs revendications sur le Nagorno Karabakh et, d'autre part, l'appel à l'unité entre le nord et le sud ne semble pas rencontrer d'échos favorables du côté des populations iraniennes de souche azérie. Si ces derniers ont des revendications politiques et culturelles, elles s'inscrivent généralement dans le cadre de l'État iranien.12 Du côté de l'Iran, le mauvais état de ses relations avec son voisin le plus important de Transcaucasie le prive nombreuses possibilités de développement de sa stratégie à l'égard des États de la région et plus largement réduit la marge de manœuvre de sa stratégie eurasiatique. Iran-Arménie : les meilleurs voisins Les relations entre l'Iran et le monde arménien remontent à l'époque préislamique et, depuis des siècles, une grande communauté arménienne vit en Iran. Le nombre des Arméniens a certes diminué après la révolution islamique, mais ils forment, aujourd'hui encore, la communauté chrétienne la plus importante du pays.13 Au milieu des années 1970, le nombre d'Arméniens d'Iran était estimé à environ 250 000 personnes, aujourd'hui leur nombre est de l'ordre de 150 000 personnes. Ils sont surtout installés dans les villes, comme Téhéran, Ispahan et Tabriz.14 Les relations avec la République d'Arménie, qui a une frontière commune avec l'Iran, doivent tenir compte de ces réalités mais elles sont aussi influencées par d'autres considérations. Pour Téhéran, les rapports avec Erevan revêtent une importance particulière du fait de ses difficiles relations avec l'Azerbaïdjan. Par ailleurs, le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan à propos du Haut Karabakh, qui s'est déroulé durant plusieurs années sur ses frontières et qui risque un jour ou l'autre de reprendre, inquiète l'Iran, même si ce conflit lui a permis de tenter 12 Voir à ce propos Cameron S. Brown, « Observations from Azerbaijan », Middle East Review of International Affairs ( MERIA), vol. 6,no 4, December 2002, pp.66-74. 13 Eliz Sanasarian, Religious Minorities in Iran, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, pp.-34-40. Voir aussi: Cosroe Chaqueri (ed.), The Armenians of Iran, Cambridge, Harvard Middle Eastern Monographs, 1998. 14 Eliz Sanasarian, op cit., pp .36-37. 64 Le Caucase dans la stratégie eurasiatique de l’Iran une médiation et de jouer, par ce moyen, un rôle politique plus effectif en Transcaucasie.15 L'Arménie, de son côté, prise en tenaille entre la Turquie et l'Azerbaïdjan qu'elle considère comme hostiles, et une Géorgie instable, cherche à renforcer ses liens avec son grand voisin du sud afin de contourner son double enclavement, géographique et politique. Les conditions objectives sont donc ainsi réunies pour que l'Arménie chrétienne et la République islamique d'Iran, au-delà de toute considération religieuse et idéologique, s'entendent et collaborent étroitement ensemble. Par ailleurs, cette politique de Erevan s'inscrit dans le cadre de la « stratégie de complémentarité » de sa politique étrangère, qui consiste au maintien de bonnes relations tant avec la Russie et l'Iran qu'avec les États-Unis et l'Union européenne.16 Le rapprochement américano-russe, renforcé après le 11 septembre 2001, facilite cette stratégie. Ainsi, l'Arménie, qui est à ce jour le plus gros bénéficiaire de l'aide américaine en Transcaucasie, maintient de bonnes relations avec Washington, tout étant dans la zone l'allié le plus fiable de Moscou et l'ami le plus sûr de Téhéran. Si les Arméniens voient en l'Iran une puissance capable de faire contrepoids aux activités de la Turquie en Transcaucasie, avec laquelle ils n'ont aucune divergence historique ni territoriale, les Iraniens de leur côté considèrent aussi l'Arménie comme une sorte d'obstacle à l'influence turque sur les frontières nord-ouest de leur pays et même, d'une certaine façon, en Asie centrale, où résident de nombreux Arméniens.17 Par ailleurs, à travers les liens privilégiés avec l'Arménie, Téhéran cherche sans doute à s'attirer la sympathie de la diaspora arménienne, en Europe, en Russie et aux États-Unis. Ceci dit, le rapprochement avec la République d'Arménie permet de consolider l'alliance informelle qui existe entre la Russie et l'Iran, pays avec lequel Téhéran partage des points de vue communs quant à sa politique au Caucase.18 L'entente avec l'Arménie a aussi pour conséquence le développement des relations économiques bilatérales. L'Iran est ainsi devenu le partenaire commercial le plus important de ce pays. Les voies de communication terrestres et aériennes entre les deux pays ont été nettement améliorées ces dernières années. L'exportation de marchandises de consommation iraniennes se dédouble de la fourniture de pétrole, de gaz et d'électricité. Les deux gouverne15 Abdollah Ramezanzadeh, « Iran's Role as a Mediator in the Nagorno-Karabkh Crisis », In Contestest Borders in the Caucasus, ed. Bruno Coppiters, Brussels, VUB Press, 1996. 16 Marie Jégo et Gaïdz Minassian, « L'Arménie entre ouverture et opacité », Le Monde, 20 février 2003. 17 Gayane Novikova, « Armenia and the Middle East », Meria, vol.4, no 4, December 2000, pp.60-66. 18 Pour un point de vue arménien sur la politique iranienne en Transcaucasie,voir : Tigrab Martirosyan, « Balancing in the sea of Volatility », Eurasia Insight, 2/23/03. 65 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique ments ont d'ailleurs signé, en novembre 2001, un protocole d'accord pour l'importation du gaz iranien et turkmène, à travers le territoire iranien. Le développement des télécommunications, la construction d'un barrage sur l'Araxe, la rivière frontalière, font aussi partie des travaux entrepris par les deux pays ensemble. La réalisation de ces projets entraîne le renforcement de la coopération et une plus grande dépendance mutuelle entre les deux pays voisins.19 Proche Géorgie Contrairement à l'Azerbaïdjan et à l'Arménie, la Géorgie ne partage pas de frontières communes avec l'Iran, mais plusieurs considérations engagent les deux pays à s'entendre et coopérer. Bien sûr, dans sa politique à l'égard de la Transcaucasie, l'Iran ne peut pas faire l'impasse sur la Géorgie, il en va de même de ce dernier qui, par souci de diversification de sa politique étrangère et pour pouvoir contrebalancer l'influence russe, a besoin de diversifier ses relations régionales et internationales. Les deux partenaires ont aussi tout intérêt à contribuer à une stabilisation régionale. Par ailleurs, la Géorgie étant le seul État de Transcaucasie à avoir une façade maritime sur une mer ouverte, son gouvernement doit mener une politique tendant à valoriser cet atout en faisant de son territoire une plaque tournante des communications et du transport. Une telle perspective ne laisse par indifférent l'Iran qui peut concevoir la possibilité de mise en place d'une voie de transit via l'Arménie ou l'Azerbaïdjan pour accéder au port de Poti sur la mer Noire, ce qui ajouterait aux possibilités de transport maritime pour son commerce extérieur. Quoi qu'il en soit, les relations économiques et commerciales entre les deux pays se sont relativement bien développées ces dernières années. Les relations irano-géorgiennes se fondent sur des considérations politiques, économiques et géopolitiques. Ce dernier aspect ne peut être évoqué sans inclure le conflit tchétchène, qui se déroule sur les frontières nord de la Géorgie et qui a des retombées à l'intérieur de ce pays.20 La politique iranienne à l'égard de ce conflit est en contradiction avec les principes constitutionnels de la République islamique qui prévoient que le régime iranien doit accorder son aide fraternelle aux causes et revendications des populations musulmanes qui luttent pour leur liberté. Dans le cas du conflit tchétchène, la République islamique a montré son penchant pour la realpolitik, son approche sélective quant aux « causes » islamiques qui méritent ou non son engagement. Même si durant une partie du conflit, de 1997 à 2000, le gouvernement iranien, en tant que président de l'Organisation de la Conférence Islamique (OCI), a montré un 19 Sur les relations économiques entre les deux pays, voir : Igor Moradian, « The GeoEconomy of the « Great Economic Region »: Iran-Armenia Relations », Amu Darya, Summer 1999, Vol. 4, no 2, pp. 170-179. 20 Le Monde, 25 février 2002. 66 Le Caucase dans la stratégie eurasiatique de l’Iran certain intérêt pour le conflit tchétchène, l'Iran a préféré dans l'ensemble sacrifier les intérêts des croyants au maintien des relations privilégiées avec la Russie qui lui fournit du matériel militaire et de la technologie nucléaire.21À partir de cet angle d'approche, il est évident que Téhéran ne peut politiquement soutenir les positions de Tbilissi face aux pressions de la Russie qui exhorte les Géorgiens à plus de coopération dans sa lutte contre la rébellion tchétchène. L'arrivée, fin février 2002, d'un certain nombre de conseillers militaires américains en Géorgie, afin d'aider le gouvernement de Tbilissi dans sa lutte contre le terrorisme dans les gorges de Pankissi où la présence de membres du réseau Al-Qaida est signalée, peut perturber le climat des relations bilatérales irano-géorgiennes. En effet, après l'« installation » des Américains en Afghanistan, au Pakistan et dans un certain nombre de bases militaires en Asie centrale, les Iraniens s'inquiètent de l'« encerclement » de leur territoire par les forces armées américaines déjà présentes dans la zone du golfe Persique et, à travers l'OTAN, en Turquie. Encerclement qui devient complet depuis l’installation des Américains en Irak. Dans ces conditions, la présence prolongée des forces armées américaines en Géorgie si proche ne peut évidemment qu'irriter Téhéran.22 Échanges commerciaux entre les États de Transcaucasie et l'Iran 1992-200223 (en millions de dollars) Exportations Arménie Azerbaïdjan Géorgie 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 6 15 35 44 43 31 34 30 32 231 233 242 163 226 190 44 23 8 9 1 5 1 2 4 7 7Y 21 Voir: A. William SAMII, « Iran and Chechnia: Realpolitik at Work », Middle East Policy, vol.VIII, March 2001, no 1, ainsi que Svante E. CORNELL, « Iran and the Caucasus: The Triumph of Pragmatism over Ideology », Global Dialogue, Spring/Summer 2001, pp. 80-92. 22 Certaines informations font état de l'existence d'une collaboration entre la Géorgie et l'Iran dans le domaine de l'industrie aéronautique et aussi du nucléaire. Voir : « Eduard Shevardnadze: Georgian Nuclear Scientists Working in Iran », Rosbalt, 17/02/2003. 23 IMF, Direction of Trade Statistics Yearbook, Washington DC, 1999, 2001, 2002 (ces 67 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Importations Arménie 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 Azerbaïdjan 16 43 90 150 89 64 78 82 78 56 48 67 80 66 49 43 47 57 55 Géorgie 1 1 3 4 6 6Y [Y: données consolidées estimées à l'aide d'autres méthodes, y compris, dans certains cas, par recours aux relevés du partenaire ; utilisées aussi dans les totaux mondiaux et régionaux.] Perspectives La politique iranienne au Caucase, tout en ayant ses particularités propres, ne se démarque pas des principes directeurs de la politique étrangère de ce pays. Depuis la mort de Khomeiny, les orientations et les lignes directrices de cette politique ont progressivement été modifiées. D'une politique étrangère révolutionnaire et idéologiquement très marquée, l'Iran est passé à l'exercice d'une politique plus pragmatique, plus conciliante. Depuis l'accession à la présidence de la République en 1997 de Mohammad Khatami, Téhéran a abandonné la politique de confrontation pour une approche fondée sur le dialogue et la recherche d'une certaine détente. Ceci dit, la réforme de la diplomatie iranienne a ses limites.24 A fortori, le régime de Mahmoud Ahmadinejad est toujours une République islamique qui reste réticente à l'égard des régimes plus ou moins séculiers ou laïques du monde musulman, méfiante par rapport aux démocraties occidentales et violemment opposée à Israël et aux États-Unis. L'anti-américanisme reste un leitmotiv de la politique iranienne. Le recours à ce discours s'explique à la fois par la nécessité, pour un régime islamique comme celui de l'Iran, de garder un élément de référence, présenté comme révolutionnaire et populaire, pour le besoin de se servir du Grand Satan comme un exutoire face aux échecs et difficultés renchiffres sont les chiffres officiels, les échanges par « valises » peuvent être parfois plus importants que le commerce déclaré). 24 Mohammad-Reza DJALILI, Iran : l'illusion réformiste, Paris, Presses de Sciences po, 2001, pp.59-76. 68 Le Caucase dans la stratégie eurasiatique de l’Iran contrées par la république des mollahs, ainsi que par l'enjeu que représentent les relations avec Washington dans les luttes intestines entre diverses factions islamistes qui monopolisent le pouvoir. En ce qui concerne les nouveaux États de Transcaucasie, la politique iranienne s'adapte naturellement au contexte particulier qui conditionne les relations bilatérales avec chacun d'entre eux, mais cette politique s'inscrit plus largement, d'une part, dans le cadre spécifique des rapports qu'entretient Téhéran avec les deux autres acteurs externes importants dans la dynamique régionale, la Turquie et la Russie, et, d'autre part, dans le contexte global de la politique internationale. Un regard, même rapide, sur les stratégies turque et iranienne en Transcaucasie et plus généralement en Eurasie permet d'en relever les différences et surtout d'en souligner le conditionnement mutuel. Ainsi, si les partenaires importants de la Turquie dans sa politique eurasiatique sont essentiellement les États-Unis, l'Azerbaïdjan et Israël, pour l'Iran, sa stratégie eurasiatique se fonde sur l'entretien de liens privilégiés avec la Russie, la Grèce et l'Arménie. Pour conduire une telle politique, l'Iran islamique n'hésite pas à encourager les musulmans de l'ex-Union soviétique à s'entendre avec les chrétiens orthodoxes, condamne le séparatisme tchétchène, collabore avec Moscou pour mettre en place un processus de paix entre islamistes et néo-communistes au Tadjikistan, se rapproche des positions arméniennes à propos du conflit du Nagorno Karabakh. Alors que la Turquie a établi des liens privilégiés avec l'Azerbaïdjan, où certaines factions panturquistes n'hésitent pas à évoquer le concept d'« une nation, deux États » à propos des rapports entre les deux pays, tout en mettant en place une alliance avec l'État hébreu et contribuent ainsi à l'émergence d'un axe Ankara-Bakou-Tel-Aviv, l'Iran, pour sa part, s'est lancé dans la formation d'un contre-axe Téhéran-Athènes-Erevan. Ce faisant, chaque pays cherche à empêcher l'autre d'occuper une position hégémonique dans les affaires de la région.25 Du point de vue international, les attentats du 11 septembre 2001 ont eu pour conséquence un renforcement des liens entre les États-Unis, les États de Transcaucasie et la Russie. En ce qui concerne l'exploitation du pétrole de la Caspienne et de son acheminement, désormais un climat plus serein préside aux relations américano-russes dans ce domaine particulier, ce qui ne fait pas l'affaire de l'Iran. Par rapport à la Tchétchénie, les Russes présentent désormais la guerre contre les séparatistes tchétchènes comme un combat contre le terrorisme. En décembre 2001, le secrétaire d'État à la défense, Donald Rumsfeld, a effectué une visite à Bakou durant laquelle il a déclaré que les États-Unis voulaient renforcer leur coopération militaire avec 25 Sur la politique eurasienne de l'Iran, voir : Nicolas K. GVOSDEV, « Iran's Eurasian Strategy », Analysis of Current Events ACE, vol.13, no 2, mai 2001, pp.1-5. 69 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique l'Azerbaïdjan.26 Quelques jours après, le 11 janvier 2002, le président George Bush a signé le décret annulant les dispositions légales qui empêchaient la fourniture d'aide économique à ce pays, dispositions prises durant le conflit du Nagorno Karabakh sous la pression du lobby arménien aux États-Unis. À la fin du mois de février, la présence militaire américaine en Géorgie est confirmée. Si l'on ajoute à tout cela l'inclusion de l'Iran, par le président américain dans son discours sur l'état de l'Union prononcé le 29 janvier 2002, dans le groupe des trois pays formant « l'axe du Mal », on voit bien que les conditions de la mise en œuvre de la politique iranienne au Caucase ne se sont pas améliorées après le 11 septembre, loin s'en faut. Pour autant, Téhéran, n'abandonne pas la partie. Ainsi, préoccupé par des considérations relevant de sa politique de sécurité et surtout afin de briser son encerclement, à la suite de l'intervention américaine en Irak en mars 2003, le gouvernement iranien essaie de lancer de nouvelles initiatives en direction de la Transcaucasie. C'est dans cette perspective que le ministre des affaires étrangères, Kamal Karrazi, a proposé de mettre en place un système de défense collective régional incluant l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Géorgie ainsi que l'Iran, la Turquie et la Russie.27 La politique de Téhéran à l'égard des États du Caucase en général est bien évidemment très directement liée à ses préoccupations quant à l'avenir de la Caspienne tant sur le plan juridique qu'économique. Du point de vue juridique, la position de l'Iran a connu ces derniers temps une certaine évolution. Dans l'hypothèse où l'option du partage l'aurait emporté sur celle de l'exploitation en commun, les responsables iraniens auraient soutenu l'idée d'un partage égal entre les cinq États riverains soit 20% pour chacun d'eux ce qui aurait le mérite de gommer les désavantages de pays comme l'Iran qui n'a accès qu'à un secteur de 44 000 km2, soit environ 12 à 13% de la superficie de la Caspienne, si le partage prenait comme critère de référence la longueur des côtes. Après l'échec, en avril 2002, de la réunion au sommet des pays riverains à Achkhabad, il semble que cette proposition ait été totalement écartée et que l'on s'achemine désormais vers une division de la Caspienne selon des accords de délimitation bilatérale entre les pays voisins, processus que Téhéran continue de rejeter. C'est un sérieux revers pour l'Iran qui avait mobilisé durant tant d'années toutes ses forces pour arriver à un résultat différent. Un autre déboire pour la politique iranienne à l'égard de la Caspienne concerne la bataille des pipelines. Objectivement, pour les observateurs, la voie la plus sûre, la plus rapide et la moins coûteuse pour l'acheminement du pétrole de cette région vers les pays consommateurs européens et asiatiques 26 À propos de l'impact du 11 septembre dans la région, voir : Mohammad-Reza DJALILI et Thierry KELLNER, Géopolitique de la nouvelle Asie centrale. De la fin de l'URSS à l'après11 septembre, Paris, Puf, 2003. 27 IRNA, May 1, 2003, et MEMRI, no 502, May 2003. 70 Le Caucase dans la stratégie eurasiatique de l’Iran passe par le territoire iranien. Mais, après mûre réflexion, les États-Unis sont parvenus à convaincre les compagnies pétrolières de mettre en place le BTC, qui évite à la fois le territoire russe et l'Iran. Les travaux, démarrés en septembre 2002, devraient s'achever en 2006. Ce pipeline met un terme à tous les espoirs que l'Iran avait caressés quant à son avenir en tant que grand pays de transit d'hydrocarbures de la Caspienne. Décidément, 2002 aura été, pour la politique iranienne en Transcaucasie, une année marquée par de nombreux désagréments. 4. Turkish Policy toward the Caucasus: Some General Considerations Mustafa AYDIN Since the worldwide changes, experienced from the late 1980s onwards, Turkey, because of its strong historical, cultural, ethnic and linguistic bonds, found itself at the centre of the Eurasian region – a focal point of global geopolitics. The emergence of eight independent States in Central Asia and the Caucasus to Turkey’s northeast at the end of the Cold War, arguably enlarged its role in the world, and presented Turkey both opportunities and potential risks in the region. Adapting to the New Environment Having based its post-war foreign and security policies on the strategic importance for the West of its location vis-à-vis the Soviet Union, Turkey, initially, hardly welcomed the end of the Cold War. As the relevance of NATO in the new world order was opened up to discussion, Turkey suddenly found itself in a « security limbo ». While the emergence of liberal democracies in Eastern Europe created a buffer zone between Western Europe and Russia, Turkey still felt threatened by the lingering uncertainties regarding its immediate neighbourhood. It also became clear that Turkey could no longer follow its traditional foreign policy posture of non-involvement – inherited from the Kemalist period – in regional issues. At this juncture, the emergence of newly independent States beyond its Caucasian border was a challenge. Nevertheless, Turkey's response to the Soviet collapse in 1991 was, perhaps not surprisingly, somewhat cautious, especially at the outset when the status of the new republics was far from clear. 73 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Since then, however, Turkish policy toward the Caucasus has changed dramatically, and after the USSR formally broke up in December 1991, the implementation of a new policy orientation soon followed. Thus Turkey immediately recognized the independence of the new republics: Azerbaijan on December 9, Georgia and Armenia on December 16, alongside all the former Soviet countries. After the recognition, Turkey signed protocols with each of them – except Armenia – initiating diplomatic relations at the ambassadorial level. As a result, by the end of 1991, Turkey had completely abandoned its Moscow-centered stance, and embarked on a program of active relations with the Soviet successor States. Within the first year of independence alone, over 1170 Turkish delegations had visited both the Caucasus and Central Asia, and in October 1992 Turkey hosted the presidents of all Turkic States in Istanbul for an inaugural Turkic Summit. Direct air connections and a satellite broadcast link were set up, and to facilitate these activities, the Turkish International Cooperation Agency (TIKA) was established in Ankara in January 1992. While Turkey was aiming to achieve a greater role in the region, the fear that the ideological vacuum left by the collapse of the Soviet regime could lead to Islamic fundamentalism among the Muslims of Eurasia led the West to promote Turkey as a Muslim, yet secular and democratic model.1 Hence, as a result of growing self-confidence about its potential and political support in the West, Turkey felt ready to take advantage of the economic and political opportunities offered by the newly independent States of Eurasia. Regional Rivalries Despite all the promising signs, it quickly became clear that Turkey was neither capable of capitulating on them, nor capable of filling the power vacuum. On the contrary, the competition between the rival countries seeking influence in the rapidly changing Eurasia became a 21st century replica of the ‘Great Game’, with the Russian Federation, Turkey, Iran and the United States among others envisioning becoming key players. The competition included economic, political, ideological and religious dimensions, thus offering various possibilities for widespread conflict. From the Turkish perspective, the possibility of a military confrontation with either Iran or Russia provided ample concern. Turkey worried that Iran would attempt to have an impact throughout the Caucasus on people’s identification to shia Islam – an apprehension shared at the time by the Russian Federation and the West in general. Iran, on the other hand, was concerned that 1 The so-called « Turkish Model » has been discussed extensively in the literature. For example see, Idris BAL, Turkey’s Relations with the West and the Turkic Republics: The Rise and Fall of the Turkish Model, Aldershot, Ashgate, 2000; and Andrew MANGO, « The Turkish Model », Middle Eastern Studies, Vol. 29, No. 4, October 1993, pp. 726-757. 74 Turkish Policy toword the Caucasus Turkey's active role in the region might revive a pan-Turkic hegemony on its borders. Thus, a brief competition ensued between the two opposing models of political development for the Turco-Muslim peoples of Eurasia; the secular model of Turkey with its political pluralism and the Islamist theocracy supported by Iran. However, it soon became clear that neither one nor the other had enough political cloth and economic power to back up its ambitions. While Turkey became the first country to extend recognition to Azerbaijan, Iran did not conceal its concern, accusing Turkey of pan-Turkism, and the West of instigating such sentiments. Fears were expressed that the Turkish recognition would encourage independent Azerbaijan to lay claim to a ‘greater Azerbaijan’. The existence of about 20 million Azeris – out of a roughly 60million population – makes Iran edgy and afraid that Iranian Azerbaijan might get restless after the independence of Soviet Azerbaijan. The concern was exacerbated earlier in Azerbaijan by the nationalist rhetoric of the President Elchibey. Though Turkey never played to such sentiments and though Azerbaijan after Aliyev’s rise to power has stayed clear of the issue, Iran still dreads the possibility that another nationalist leadership might come to power in Azerbaijan. In such a case, Iran will inevitably see Turkey as the beneficiary in their evolving relationships, which directly affect Iran’s territorial integrity, and might put itself on a high-stakes conflict path with Turkey. Although Turkey and Iran share similar concerns about the continuation of the Karabakh conflict, they believe in different strategies on how to solve the problem. While Turkey prefers to have the OSCE dealing with the conflict, Iran, which also has a large Armenian minority, has taken a more direct approach by negotiating with, and mediating as a go-between for both Caucasian republics. While Iran’s bilateral initiatives raised concerns in Turkey about a possible increase in Iranian influence, Iran, in turn showed concerned about Turkey's cooperation with the US on this matter, which was seen as paving the way for ‘the growing American influence in the region’2. While Turkey was locked in an influence competition with Iran, it did not wish at the same time to alarm Moscow by exerting too much influence in the region. While Russia initially welcomed Turkish influence in the region as a counterweight against Iranian dominated pan-Islamism, those views have long been modified, and Russia, increasingly concerned about Turkish intentions, has become more aggressive in its assertion of its own rights in its ‘near abroad’. Hence, after a brief period of self-isolation, Russia has moved to reestablish its place in the region as a dominant actor. In this move, political, economic and military pressures were used extensively. It even argued that stability in the Caucasus would be threatened without a Russian presence in Azerbaijan; implicitly threatening that if the latter did not accept Russian troops and grant oil concessions, Russia could support Armenia in its conflict 2 Velayeti’s speech in a conference cited in Korkmaz HAKTANIR, « Developments in Central Asia and Turkish-Iranian Relations », Middle East Business and Banking, June 1992, p. 11. 75 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique with Azerbaijan.3 These put Russia and Turkey on opposite sides, as the latter unequivocally supported Azerbaijan in its conflict with Armenia. Turkey, however, realizing the Russian sensitivities regarding ethnic strife in the Caucasus, has repeatedly reassured Moscow of its opposition to any further fragmentation of Russia, and of its support for the CIS's stability and integrity.4 On the other hand, Turkey stood firm in its opposition to Russia's wish to review arrangements in the Caucasus of Europe’s Treaty on Conventional Forces. In the end, Russia was able to convince the West to modify the treaty and, despite Turkish protests, returned many of its previously withdrawn military forces to the Caucasus. As a result, Turkey, since 1995 became conscious of the dangers of confrontation, and adopted a policy stressing that the benefits of cooperation with Russia are still greater than those stemming from the rest of the former Soviet republics. Although Turkey avoids getting involved in any way in the conflicts on Russian territory, the quest of the Chechens for independence has rapidly become a sore point in Turkish-Russian relations. The crisis is critical for Turkey, not only because Turkish public opinion has shown great sympathy for the Chechen cause, but also because the crisis has displayed similarities to Turkey’s Kurdish problem. While criticizing Russia for its excessive use of force in Chechnya, Turkey always carefully stated that the matter was and remains an internal affair of the Russian Federation.5 Nonetheless, Turkey’s relations with Russia had worsened earlier with Russian claims about the Chechens obtaining assistance and volunteers from Turkey.6 Moreover, it was reported that the Russians were showing signs of supporting the secessionist Kurdish groups in Turkey in response to the alleged Turkish involvement in Chechnya.7 However, Turkey avoided direct involvement and the issue subsided after the 1996 cease-fire. Since the beginning if the second war from October 1999 onwards, Turkey carefully remained silent. Relations with Armenia Turkey's relations with Armenia have always been a delicate issue because of their common historical legacy and long inherited distrust. 3 Statement was made by the Russian Frontier Forces Commander in August 1994, see Carol MIGDALOWITZ, « Armenia-Azerbaijan Conflict », CRS Issue Brief, updated 12 April 1995, The Library of Congress, Foreign Affairs and National Defence Division, Washington, D.C., p. 13. 4 For example see « Turkish PM Demirel Visits Moscow: Useful, Constructive Talks Expected », FBIS-SOV, 27 May 1992, pp. 15-16. 5 Briefing, No 1023, 9 January 1995, pp. 7-8; and No 1024, 16 January 1995, p. 10. 6 For public accusation from the Head of Russian Federal Counterintelligence Service on December 20, 1995, that volunteer fighters from Turkey were discovered in the Northern Caucasus, mainly in Chechnya, see FBIS-SOV, 3 February 1995, p. 71. 7 Briefing, 1 May 1995, No 1039, p. 13; 19 June 1995, No 1045, p. 13. 76 Turkish Policy toword the Caucasus Although Turkey recognized Armenian independence on December 16, 1991, without any preconditions, their common border immediately became a source of controversy as Armenia has consistently refused to recognize the border line. Originally drawn by the Gumru Treaty signed on December 2, 1920, between Turkey and the short-lived independent Armenian Republic, it was later confirmed by the Kars Treaty of 1921 between the Soviet Union and Turkey. After the collapse of the Soviet Union, however, the border between Armenia and Turkey came to be questioned in Armenia by some parliamentarians, who called for the non-recognition of the borders established by the Kars Treaty.8 Moreover, the preamble of the Armenian Constitution implicitly laid claims on Turkish territories by referring to Armenian Independence Declaration that called for the restitution of the ‘unjustly lost [territories] during and after the First World War’. Thus, in the spring of 1992, Turkey stipulated that it would not formalize diplomatic relations with Armenia until it provided a formal written recognition of the existing borders. Apart from the border issue, references in the Armenian Independence Declaration to the ‘killings of Armenians by Ottoman Turkey in 1915’, and Armenian efforts to obtain international recognition for the ‘genocide’ exacerbated tensions. Although former Armenian President Ter-Petrosyan, recognized the need to enhance his country’s relations with Turkey on a realistic basis, he refrained from bringing up the issue on the agenda. Soon after, the Karabakh problem prevented further rapprochement. Although early in the independence process both sides seemed to agree on the need to overcome psychological barriers between both nations, moves by the Armenians over the Karabakh caused Turkish public opinion to press Ankara to speak out firmly against Armenian actions, and thus halted any process of reconciliation. With the advent of nationalist Kocharian into power in Armenia in March 1997, rapprochement opportunities were shelved for some time, to be revived tentatively only in late 2003. Furthermore, the signature of a Friendship and Cooperation Agreement between Russia and Armenia in 1997, allowing Russian forces to be stationed in the country, has put Armenia and Turkey on the opposite sides of the emerging loosely defined political axis in the Caucasus: the Russian Federation, Armenia and Iran on the one side; the US, Azerbaijan, Georgia and Turkey on the other. The Karabakh problem has been an important constraint on the Turkish policy towards the Caucasus in general, presenting unacceptable options with dangerous ramifications. A longstanding sympathy for the Azeris exists in the Turkish public opinion, which has strongly encouraged the government to side with Azerbaijan, supporting even military intervention.9 The govern8 See Briefing, March 19, 1991, p. 3. 9 Among others, former president Turgut Özal argued that Turkey « had the right to inter- 77 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique ment, however, being conscious that the intervention might result in a deterioration of relations with both Russia and the US, has refrained from acting on these pressures and chose to mobilize an international response to Armenian attacks in Karabakh. Turkey showed awareness of the importance of the "Russian factor" to solve the conflict by seeking Russian cooperation within the OSCE. However, when the matter of peace-keeping was discussed, following the cease-fire between the warring parties on 12 May 1994, Turkey advocated for the deployment of a multinational force under the OSCE supervision, and against Russian peacekeepers as suggested by Moscow. Turkey saw in the Russian proposal another attempt to reaffirm their leadership in the region and to exclude the rest of the world from the Caucasus.10 Although Turkey has so far been able to remain clear of any military involvement in the conflict, the Karabakh issue firmly underscores the dilemmas that Turkey may face in its future efforts to maintain neutrality regarding ethnic conflicts in the former Soviet republics. Turkish policy during the conflict aimed at ensuring political measures to prevent the conflict from escalating to a level that seriously threatens Turkish security, and thus compels military intervention. However, the conflict has also prevented both sides from putting an end to historic animosities. Since then, the Turkish-Armenian relations have been unfortunately conditioned by the developments in the Karabakh issue and by Armenians’ lobbying to have the 1915 “genocide” recognized as such by the international community. Although these attempts, both open and covert, to bring about a modus operandi between Turkey and Armenia were numerous, all failed. One of the most ambitious initiatives, the Turkish-Armenian Reconciliation Commission, established in July 2001 with the blessing of both ministries of foreign affairs, failed and disbanded in late December the same year after only three meetings.11 The pressuring of Turkey by Europe to open its border with Armenia, in the context of the Turkish EU candidacy, was not well received in Turkey and raised expectations and hardened the position of Armenia, who from the beginning stands on a non-compromising non-negotiating position. Relations with Azerbaijan As anticipated by experts, Azerbaijan is the Caucasian country with which Turkey made the most significant progress in its post-Cold War relations. The vene ». See Financial Times Report on Turkey, 7 May 1993, p. 5. 10 See Milliyet, 25 February 1995, p. 17; and 8 May 1995, p. 13. 11 For an evaluation of the views of Turkish and Armenian participants about the activities of the Commission and the reactions it gathered from both countries and interested parties see, Kamer KASIM, « Turkish-Armenian Reconciliation Commission; Missed Opportunity », Journal of Turkish Weekly, 13 November 2004, http:// www.turkishweekly.net/ articles. php?id=12. 78 Turkish Policy toword the Caucasus expectation proved correct and Turkish-Azerbaijani relations started off with a great leap forward thanks to cultural, linguistic, and historic bonds as well as common economic, political and strategic interests. In time, Turkey has become the only country that consistently supported Azerbaijan in its struggle over the Karabakh, risking its relations with Armenia and Russia along the way. Although these harmonious relationships established under president Elchibey were somewhat cooled down with the advent in Azerbaijan of Heydar Aliyev, the cooperation continued and even expanded into various domains. Apart from strategic cooperation against Russian attempts to reestablish its hegemony over the Caucasus, both countries have been cooperating on the Baku-Tbilisi-Ceyhan project (BTC, providing an export pipeline to Azerbaijani oil and gas through Turkey), on various cultural programs and thriving trade, as well as on the training of the national army of Azerbaijan by Turkish military experts. Moreover, Aliyev’s policy of avoiding Russian or Iranian alienation in the region while firmly cooperating with the West facilitated Turkey to move away from its earlier confrontational line with Russia, Iran and Armenia. After Ilham Aliyev replaced his father Heydar at the head of Azerbaijan, Turkey’s position, together with the United States, was to lean towards stability and support Ilham Aliyev’s rise to power. In the recent Parliamentary elections in Azerbaijan, Turkish observers were even accused by the opposition of hastily endorsing election results as ‘fair’ without raising questions about irregularities. Nevertheless, after 15 years of intense cooperation on wide ranging issues, Turkish-Azerbaijani relations currently appear to be experiencing a certain fatigue. Relations with Georgia After the collapse of the USSR, Georgia has rapidly become one of Turkey’s most important foreign policy challenges. The relations have thrived on the basis of Georgian opposition to Russian leadership in the Caucasus, on its support to the realization of the BTC project, and on its willingness to cooperate with Turkey on a wide variety of issues, from tourism to security. Turkey, in return, has been more than willing to extend its economic, political and military support to Georgiain exchange of a foothold in the Caucasus and a gateway to Central Asia. In contrast to Russian meddling with ethnic issues in Georgia, Turkey’s balanced approach to Abhazian and Ossetian problems and its continuing reaffirmation of Georgian territorial integrity greatly helped to enhance the relationship and overcome their common historical problems to build a successful strategic partnership in the region, so that Turkey became the biggest trade partner of Georgia shortly after independence12. Georgia, whose independ12 According to 2000 figures, Turkey accounted for 17.7 percent of Georgia’s total trade, 79 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique ence should be protected at all cost, is « the most important country » for Turkish security13. In addition, starting with cooperation in military education, Turkey, under the Partnership for Peace Program of NATO (PfP), provided advice and support in establishing the Georgian national army. Then both countries moved on to cooperate in the restoration of Marnauli airfield and Vaziyani military base in Georgia after the withdrawal of the Russian forces. Recently, when Georgia was again put under pressure by Russia in the aftermath of September 11th events, with accusations that it was harbouring Chechen gunmen in the Pankisi valley, Turkey, with the American backing, offered its support. However, after the rise of Mikheil Saakashvili to power in Georgia, Turkish-Georgian relations have somewhat cooled down as the level of Turkish-Russian cooperation deepened. Although Turkey was again helpful to the Georgian government during the 2003 crisis with Adjaria and intervened on behalf of the central government to facilitate the withdrawal of Aslan Abashidze from Adjaria without bloodshed, Saakashvili’s unpredictable style of governing raised concerns among Turkish decision makers very early.14 Moreover, his increasing use of ethnic rhetoric in his statements, following the example of the first Georgian president, Zviad Gamsakhurdia, created uneasiness in Turkey, where more ethnic Abkhaz than in Abkhazia itself leave. Turkey’s Interest in the Caspian resources Beyond regional conflicts, the peculiarities of the competition over the Caspian energy resources have forced Turkey, in its desire to become a regional hub, to pay a closer attention to the Caucasian developments. For years, Russia has been keenly interested in retaining, or recovering, its political influence in the Caspian Basin. To regain it, Russians supported the northern route to the Russian Black Sea port of Novorossiysk as the best transit route for Caspian oil. Had Russia succeeded in its effort, this would have ensured Moscow’s exclusive strategic control over the region’s energy resources. Turkey, on the other hand, supported by the United States and Georgia and Azerbaijan, proposed a western route through Georgia and Turkey to the Turkish Mediterranean port of Ceyhan. What was at stake was not only oil and gas transit revenues that both countries could extract from pipelines passing through their respective territories. The pipeline network was clearly seen as one of the key factors in securing and maintaining influence throughout Eurasia.15 followed by Russia (15.4), Germany (8.4), Azerbaijan (7.6), and the USA (7.5). The Georgian Times, February 7, 2001. 13 Personel discussions with officials from the Ministry of Foreign Affairs and Turkish Armed Forces. 14 Personal interviews with high level Turkish decision makers. 15 On this subject, see Mustafa AYDIN, New Geopolitics of Central Asia and the Caucasus; 80 Turkish Policy toword the Caucasus Although the shortest route for a pipeline from Azerbaijan to the Mediterranean crosses Armenia, the unresolved Karabakh conflict made this route unrealizable. Americans being opposed to any southern route through Iran, the western line through Georgia was left as the only possible exporting route. However, Georgia, too, has been struggling with a number of internal conflicts – a situation that has obviously been in Russia’s interest. The arrival of American advisers in Georgia after the September 11th attacks, among other things, has given a boost to the Baku-Tbilisi-Ceyhan (BTC) project, which the US have supported politically from the beginning. The establishment of the BTC Consortium and BTC Investment companies on August 1, 2002 and the approval of credit agreements to build the pipeline by the World Bank’s International Finance Corporation and the European Bank for Reconstruction and Development in early November 2003, cleared the way for the pipeline construction.16 Eventually, the line fill phase of the BTC pipeline began at the Saganchal oil terminal in Azerbaijan on May 10, 2005, and arrived at the second pumping station in Kars, Turkey, on January, 4, 2006. The first drop of oil to be exported from the Ceyhan marine terminal is due to arrive in the second half of the year. In parallel to the BTC project, the South Caucasus Pipeline (SCP) Project to bring natural gas from ShahDeniz (Azerbaijan) through Georgia to Turkey has also moved ahead. Azerbaijan, Georgia and Turkey signed Intergovernmental Agreements in 2001 and Turkey agreed to buy 6.6 bcm of Azeri natural gas over 15 years. The development of the ShahDeniz area started on June 2001 and the construction of the pipeline in February 2003, running parallel to the BTC, is to be completed in 2006.17 The intergovernmental agreement to extend this line to Greece was signed between Turkey and Greece on February 23, 2003 and negotiations continue to extend it to other EU countries.18 Conclusions The collapse of the Soviet power and the disintegration of the Soviet Union have been a mixed blessing for Turkey. While the century-old Russian-Soviet threat to Turkey’s security has disappeared, the vacuum left Causes of Instability and Predicament, Ankara, Center for Strategic Research, 2000, pp. 5671. 16 Michael LELYVELD, « Caspian: Western Oil Companies Approve Construction of BTC Oil Pipeline», RFE/RL, August 5, 2002, http://www.ntvmsnbc.com; and Mevlut KATIK, « Amid Risks, Baku-Ceyhan Pipeline Edges Forward », EurasiaNet Businessand Economics, December 1, 2003, http://www.eurasianet.org/ departments/ business/ articles/ eav120103.shtml. 17 See Turkish Petroleum Co., International Projects, http://www.tpao.gov.tr/rprte.htm, January 13, 2004, p. 3. 18 Ministry of Foreign Affairs, « Turkey’s Energy Policy », http:// www.mfa.gov.tr/ grupa/an/ 81 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique in Central Asia and the Caucasus rapidly became a breeding ground for potential risks and threats for regional security. At the same time, Turkey, since 1991, has been repeatedly portrayed as an important stabilizing actor in the emerging Caucasian geopolitical disorder. The positive role Turkey may play in the region has been extensively discussed not only within Turkey but also in the West. While Turkey has traditionally avoided involvement in regional politics, it has been unavoidably drawn into the volatile new politics of the Caucasus, where Armenia and Azerbaijan are locked in a potentially expandable conflict, where Georgian politics are highly unstable. For its part, Turkey, mindful of the disruptive impacts of sub-nationalism and ultra-nationalism, has been eager to promote the positive aspects of national formation in the region, making clear that transitional concepts based on Islam or panTurkism are not part of its Caucasian or Central Asian policy. Indeed, Turkey is currently undergoing a dramatic shift in its traditional foreign policy, increasingly focusing on the Caucasus, the Balkans, and the Middle East. Although Turkey has disavowed any intention of intervening militarily in inter-republican clashes within former Soviet territory, it is still conceivable that Turkish forces might be invited to play the role of peacekeepers. In this context, the Armenian-Azerbaijani conflict gave Turkey a good idea of what kind of difficulties it might encounter if it was to get involved in such ethnic conflicts. The emergence of independent republics in the Caucasus represented a turning point in Turkey’s regional role and policies. Turkey has become one of the important players in a region where it previously had only a marginal influence and no active involvement. Although economic and political conditions in the region are unlikely to stabilize for some years, it is without doubt that Turkish policymakers will continue with their efforts to create new networks of interdependency between Ankara and the regional capitals. Also, it is without doubt that other regional players, especially Russia and Iran, will continue to view these policies with suspicion and challenge them. Even if Turkey’s initial vision towards Eurasia proved somewhat unrealistic, the effects it generated did set the tone for Turkish policy for the rest of the 1990s and early 2000s. While Turkey has not necessarily become the model to which the new States of Eurasia aspire, its thriving private sector, its secular approach toward Islam and its usually functioning democracy continue to have their appeal in the region. Meanwhile Turkey had learned two important lessons vis-à-vis its relationship with Russia; it is an important economic partner for Turkey, and an overly aggressive foreign policy in Eurasia is not advisable, given the risk of escalation into direct confrontation with Russia, who remains the regional superpower. Eventually, although the advent of Justice and Development Party (Adalet ve Kalkınma Partisi - AKP) to power in Turkey after the November 2002 82 Turkish Policy toword the Caucasus elections with its conservative rhetoric and Islamic credentials briefly raised doubts about Turkey’s commitments towards the region, it soon became clear that it resulted from a crowded international agenda (the US intervention in Iraq, the ups and downs of Turkish-EU relations and the Cyprus-related discussions within the country). The government since late 2003 presses for closer relations with the regional countries, especially in the economic sphere.19 After almost a year of inaction, a number of visits by Prime Minister Erdo?an and Foreign Minister Abdullah Gül to the region showed Turkey’s continuing interest, despite its preoccupation with EU membership, which would also clearly increase Turkey’s attraction in the eyes of the regional countries in the long run. default.htm, December 2003, p. 3. 19 Mevlut Katik, « Turkish Party Leader Seeks Favour in Central Asia », EurasiaNet Business and Economic, January 14, 2003, http:// www.eurasianetorg/departments/ business/ articles/ eav011403.shtml 5. Entre islam et laïcité : la politique religieuse de la Turquie dans les républiques turques d’Asie centrale et du Caucase Bayram BALCI Depuis qu’elles sont indépendantes, les républiques turques d’Asie centrale et du Caucase ont une place à part entière dans la politique culturelle et religieuse extérieure de la Turquie. Fondé sur des années d’enquêtes de terrain effectuées durant ces cinq dernières années, le présent article vise à faire le point sur les implications religieuses de la politique turque dans les républiques turcophones d’Asie centrale et du Caucase. La politique religieuse de la Turquie dans les républiques issues de l’ex-URSS doit être pensée dans une triple dynamique : la politique officielle de l’État turc, les mouvements confrériques turcs et les composantes religieuses « locales », officielles ou privées. Islam et politique dans ces républiques à la veille des indépendances Il convient de rappeler avant tout que tous les États en question sont de culture islamique : la majeure partie de la population est sunnite et l’école hanafite y est dominante, tout comme en Turquie. Cependant, en Azerbaïdjan, plus de 80% de la population est chiite. Historiquement, la civilisation islamique est présente dans la plupart de ces États depuis au moins le Xe siècle, à l’exception des steppes kazakhes et kirghizes qui furent islamisées tardivement. Tous ces États furent créés dans le cadre de la politique soviétique des nationalités dans les années 1920 et 19301. La gestion de l’Islam dans tous 1 Olivier ROY, La nouvelle Asie centrale ou la fabrication des nations, Paris, Éditions du Seuil, 1997, 326 p. 85 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique ces pays fut identique pendant toute la période soviétique même si certaines régions furent touchées plus que d’autres par la politique anti-religieuse du régime2. Dans tous ces États, on constatait pendant la période soviétique une situation paradoxale : officiellement, l’État s’inscrivait foncièrement contre toute expression publique de l’islam. Le parti et les organes de presse, par nature parfaitement soumis au régime, luttaient activement contre la religiosité et contre l’influence exercée par l’islam sur les consciences3. Mais, dans les faits, la situation était bien différente. Certaines autorités locales, souvent actives elles-mêmes dans certaines pratiques religieuses, témoignaient beaucoup de tolérance vis-à-vis des pratiques religieuses dans la communauté. Nombreux étaient les cadres officiels qui, tout en dénonçant la religion et son emprise sur les populations, respectaient eux-mêmes certains rites islamiques comme la circoncision, l’enterrement selon les coutumes ou les pèlerinages sur les tombeaux de certaines personnalités saintes. De même, en pleine période soviétique, certains leaders religieux réussirent, en dépit et sous la surveillance des autorités officielles, à continuer de former des cadres islamiques. Ainsi, en Asie centrale, Hindustani forma plusieurs cadres religieux qui dès les indépendances reprirent le flambeau de l’islam politique en créant des associations et des partis politiques à tendance islamique4. En Azerbaïdjan, dans la région de Guba, en plein milieu des années 70, durant lesquelles la répression religieuse fut particulièrement acharnée, un mollah local, Mehemmed Hesen Shirkevi (1907-1976), put éditer un tefsir (commentaire) du Coran et former de jeunes disciples5. De la même manière, dans le sud de l’Azerbaïdjan, notamment dans le village de Erkivan et aux alentours de Massalli et Lenkeran, des mollahs de quartier continuèrent à dispenser des cours coraniques et formèrent ainsi de jeunes disciples qui, à leur tour, transmirent un savoir religieux à leurs descendants. Par exemple, dans le centre ville de Lenkeran, au sud de l’Azerbaïdjan, une plaque commémorative 2 Sur la situation de l’islam pendant la période soviétique, voir l’étude classique d’Alexandre BENNIGSEN, Les musulmans oubliés, l’islam en Union Soviétique, Paris, 1981. Pour une analyse plus récente et plus pertinente de la politique soviétique vis-à-vis de l’Islam, voir Daniel BROWER, Turkistan and the Fate of the Russian Empire, Londres – New York : Routledge Curzon, 2000. Plus spécifiquement consacré aux luttes menées par l’État soviétique contre l’Islam, voir l’ouvrage de Soshanna KELLER, To Moscow, Not Mecca. The Soviet Campaign against Islam in Central Asia, 1917-1941, Westport, CN – Londres : Praeger, 2001. 3 Soshana KELLER, op.cit. 4 Voir les travaux de Bakhtiyar BABADJANOV et de Muzaffar KAMILOV, « Muhammadjan Hindustani (1892-1989) and the Beginning of the ‘Great Schism’ Among the Muslims of Uzbekistan », DUDOIGNON Stéphane, KOMATSU Hisao, Islam and Politics in Russia and Central Asia (Early Eighteenth to late Twentieth Centuries), London, New York, Bahrain, Kegan Paul, 2001. 5 Entretien avec Naile SULEYMANOVA, théologue et enseignante à l’Université Khazar, Bakou, juin 2004. 86 Entre islam et laïcité posée en 1994 par la population locale rend hommage et réhabilite une personnalité religieuse connue dans la région, Mirza Mehemmed Huseyin Molla Hemidoglu (1878-1960). De fait, on a recensé plusieurs cas de religieux locaux qui, parallèlement à leurs activités officielles, contribuèrent au maintien d’un savoir et d’une pratique islamiques au sein de la population. Une des premières conséquences des indépendances fut de permettre à l’islam de se faire plus visible dans l’espace public. Déjà entamée grâce à la perestroïka et à ses apports en matière de liberté d’association dans le domaine politique et culturel, la réhabilitation de l’islam se poursuivit. Les indépendances déclarées, les « nouveaux » pouvoirs, souvent constitués d’anciens apparatchiks reconvertis au nationalisme, prirent une série de mesures qui favorisaient le renouveau de l’islam et son acceptation comme composante de la culture nationale. Ainsi, la plupart des présidents d’Asie centrale et d’Azerbaïdjan se sont-ils rendus en pèlerinage à la Mecque, ont prêté serment sur le Coran et encouragé et participé à la réouverture et à l’embellissement de plusieurs établissements religieux qui avaient été fermés pendant la période soviétique. Pour citer des cas concrets, en Azerbaïdjan, le président Aliev, alors qu’il avait servi pendant des décennies l’État et surtout le KGB, effectua son hadj à la Mecque en 1993 et fut le principal artisan de la restauration de plusieurs lieux de pèlerinage locaux comme le mausolée de Bibi Heybet ou celui de Mir Movsum Ata dans la banlieue bakinoise. En Ouzbékistan, l’ancien secrétaire du parti communiste aujourd’hui président, Islam Karimov, se rendit sur le tombeau de Bahauddin Nakchibend à Boukhara et apporta un réel soutien politique et financier à la restauration du sanctuaire. Ces mesures prises par les nouvelles autorités politiques ne furent pas les uniques encouragements au renouveau islamique dans ces pays. Dès l’ouverture des frontières, des influences extérieures ont apporté leur marque à l’islam local6 et peuvent être catégorisées selon trois provenances. Il convient avant tout de rappeler que la première influence étrangère fut le résultat de la politique soviétique de coopération avec le monde musulman. En effet, au milieu des années 1970, dans le cadre du développement des relations entre l’Union soviétique et le monde musulman, Moscou avait envoyé dans certains pays arabes (les régimes socialistes arabes surtout) de jeunes soviétiques pour qu’ils y étudient l’islam. Ces séjours furent pour certains d’entre eux un moment crucial de prise de contact avec les idées wahhabites et la philosophie des Frères musulmans7. On suppose que le wahhabisme et d’autres philosophies radicales islamistes sont entrés en Union soviétique par ce biais. Mais les principales influences islamistes se firent plus nettes au lendemain des indépendances bénéficiant alors de plusieurs phénomènes. Il faut 6 Habiba FATHI, « La naissance de la coopération islamique en Asie centrale », Recherches Internationales », N° 46, 1996, pp. 65-80. 7 Bakhtiyar BABADJANOV, Muzaffar KAMILOV, op.cit. 87 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique d’abord souligner le rôle du pèlerinage, du hadj à La Mecque et à Médine. Pendant la période soviétique, chaque année, les autorités centrales n’autorisaient qu’à une quinzaine ou vingtaine de pèlerins maximum de se rendre en Arabie Saoudite. Ce chiffre a bien évidemment connu une croissance spectaculaire à l’ouverture des frontières à partir du début des années 1990. Certains pèlerins, confrontés pour la première fois à l’islam rigoriste saoudien, furent séduits par le discours wahhabite. Il faut souligner à cet égard le rôle des immigrés originaires d’Asie centrale installés dans les villes saintes depuis plusieurs décennies. Il existe en effet au moins cinquante mille Ouzbeks ethniques et autant d’Ouighours dans le royaume d’Arabie Saoudite, qui leur a accordé l’asile politique quand ils ont dû fuir leur pays à cause du resserrement du contrôle soviétique sur toute l’Asie centrale au début des années 1930. Lors de deux missions effectuées dans le cadre d’une étude sur les Ouzbeks d’Arabie Saoudite, on a pu constater à quel point la communauté ouzbèke avait participé à partir de 1990 à la réislamisation de l’Asie centrale8. Toujours dans le cadre du renouveau des liens avec le monde musulman, il faut indiquer que de nombreux étudiants choisirent d’aller étudier dans des États arabes, en Iran ou en Turquie. La contribution de ces étudiants à la réislamisation de toutes ces républiques fut considérable. Dans certains cas, ils jouèrent le rôle de véritables missionnaires envoyés par les États où ils avaient terminé leurs études et chargés de prêcher le « véritable islam ». La plupart des pays musulmans proches de l’Asie centrale – Arabie Saoudite, Iran, Pakistan et Turquie – ont encouragé leurs missionnaires respectifs à venir propager leur vision nationale de l’islam dans ces républiques. Paradoxalement, c’est sans conteste le plus laïc et le plus séculier de ces États, la Turquie, qui a le plus marqué le nouvel islam dans chacun des États d’Asie centrale. Cette influence turque paradoxale mérite quelques éclaircissements. La Turquie et son modèle en matière politico-religieuse Le concept de « modèle turc » est souvent, à tort, perçu comme un modèle de transition politique, économique et religieuse conçu par la Turquie et destiné à être exporté dans les républiques turques9. En réalité, la situation était bien plus complexe au début de la décennie 1990 et il est inexact de croire que la diplomatie turque a forgé seule un modèle pour ces États. Il faut sans doute rappeler ce qu’était le contexte à cette époque. Avec la dislocation 8 Bayram BALCI, « The Role of the Pilgrimage in the Establishment of Relations Between Uzbekistan and the Uzbek Community of Saudi Arabia », Central Eurasian Studies Review, Vol. 2,N° 3, 2003. 9 Gareth WINROW, Turkey in Post-Soviet Central Asia, London, The Royal Institute of International Affairs, 1994, 53 p. 88 Entre islam et laïcité de l’Union soviétique s’était mise en place une nouvelle crainte dans les chancelleries occidentales : on prit peur que les populations musulmanes de l’ex-URSS, par réaction à la politique antireligieuse pratiquée par le régime soviétique, tombent dans le piège de la propagande islamiste menée par l’Iran et l’Arabie Saoudite. Les experts occidentaux (Américains et Européens en tête) étaient persuadés que les communautés en question allaient très rapidement se radicaliser ou du moins craignait-on de les voir céder aux charmes de l’islamisme saoudien ou iranien. C’est dans ce contexte que les diplomates occidentaux ont soufflé à leurs collègues et alliés turcs l’idée d’un « modèle turc » – où l’islam, modéré et laïc, reste fermement contrôlé par le pouvoir militaire – à développer pour ces États et à promouvoir au plus vite. Ce qui intéressait et rassurait les Occidentaux dans le modèle turc était contenu dans son choix de laïcité kémaliste, dans sa grande expérience en matière d’économie de marché et dans la bonne intégration du pays au système de valeurs libérales occidentales. Dans la pratique, les développements de ce « modèle turc » évoluèrent différemment. Alors que la Turquie fut choisie par ses pairs pour exporter la laïcité en Asie centrale, la politique d’Ankara participa à la diffusion d’un type d’islam particulier dans ces républiques. La question est de savoir pourquoi la Turquie laïque déploya-t-elle tant de moyens pour apporter des services islamiques dans ces pays. Pour répondre à cette question, il convient de développer deux points qui me paraissent fondamentaux : les activités missionnaires des mouvements islamistes turcs et la réaction de l’État turc face à cette concurrence. Les missionnaires turcs à la conquête de l’Asie centrale et du Caucase J’utilise le terme missionnaire pour désigner tous les mouvements islamistes turcs qui sont actifs dans le monde turcophone depuis la fin de l’Union soviétique. L’usage de ce vocable me paraît conforme à la réalité que j’observe sur le terrain depuis presque dix ans. En effet, des entretiens avec des membres des différents mouvements, qui vont être abordés ici, m’ont permis d’arriver à la conclusion que chaque militant qui s’expatrie se sent investi d’une mission, celle de diffuser l’islam, ou plus précisément la conception islamique de sa communauté ou de sa confrérie d’origine dans ces terres vierges10. Ces mouvements sont comparables, toutes proportions gardées, aux mouvements missionnaires chrétiens qui partirent en leur temps à la conquête de l’Afrique ou de l’Amérique. Dans notre cas, l’Asie centrale et le Caucase représentent ces nouvelles terres de prédication, vierges de toute 10 Sur l’esprit missionnaire des islamistes turcs en Asie centrale voir Bayram BALCI, Missionnaires de l’islam en Asie centrale, les écoles turques de Fethullah Gülen, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002. 89 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique influence, qu’il faut conquérir avant qu’il ne soit trop tard, avant que d’autres mouvements, musulmans ou chrétiens, viennent convertir ces « rescapés du communisme ». Bien entendu, on ne pourra pas entrer dans les détails de toutes les activités missionnaires des islamistes turcs. On ne citera que leurs expressions les plus visibles, déployées par les mouvements les plus influents, et notamment les nurcu. Il convient peut être de rappeler ce que représente le mouvement nurcu en Turquie pour mieux situer l’action des ses héritiers dans le domaine éducatif dans le monde turc depuis 1991. Comme chacun le sait, Sait Nursi est le fondateur et le maître à penser d’une vaste communauté religieuse en Turquie, les nurcu. Né en 1873 à l’Est de la Turquie où il reçut une éducation classique de madrasa marquée par la philosophie naqchibandi11, il parcourt tout le pays pour mener un combat qui lui tient à cœur : sauver la foi en forte érosion dans un monde en pleine mutation. Étroitement surveillé par la jeune république kémaliste, il retrouve une certaine liberté d’action avec l’arrivée de la droite conservatrice au pouvoir en 1946. Il est l’auteur d’une exégèse du Coran de plus de 6 000 pages, Risale i Nur. Les Risale i Nur ont été composés en grande partie en prison et leur diffusion originelle se fit d’abord dans la clandestinité. Ses premiers et plus proches disciples répandirent « sa » bonne parole et formèrent une très grande partie des militants du mouvement nurcu. A la mort de Nursi en 1960, le mouvement se scinda en plusieurs branches12 dont l’une est dirigée par le non moins célèbre Fethullah Gülen. Ces divers groupes et courants héritiers nurcu ont pris différentes directions. Certains privilégient l’éducation (comme c’est le cas chez Gülen), d’autres l’édition (comme la maison Yeni Asya spécialisée dans l’édition de livres prestigieux sur le maître fondateur du mouvement). Dans tous les cas, l’enseignement des idées nurcu se fait dans le cadre de petits cercles créés par des membres du mouvement dans les milieux scolaires ou même universitaires. Le mouvement est très hiérarchisé et chaque grade porte un nom spécifique : on est d’abord Talebe (élève), on devient ensuite Abi (frère aîné), pour atteindre enfin le statut de Varis (héritier). Cependant, un des groupes nurcu se distingue nettement des autres tant dans son organisation que dans ses tactiques et méthodes d’expansion vers l’extérieur. Il s’agit de la mouvance de Fethullah Gülen et des ses disciples, les fethullahçi. 11 Sur le mouvement de Sait Nursi, voir : Safa MÜRSEL, Siyasi DüÒünce Tarihi IÒıÚında Bediüzzaman Saïd Nursi (Said Nursi à l’ombre de l’Histoire des idées politiques), Istanbul, Yeni Asya Yayınları, 237 p. On peut aussi se référer à la très instructive et plus critique contribution de ¥erif MARDIN, Religion and Social Change in Modern Turkey, The Case of Bediüzzaman Said Nursi, New York, State University of New York Press, 1989, 267 p. 12 Sur les différents groupes religieux issus du mouvement fondé par Sait Nursi, voir Hasan Hüseyin ONGUN, « BaÒlangıçtan Günümüze Said Nursi ve Nurculuk Hareketi et Said Nursi : de ses débuts jusqu’à aujourd’hui), Yeni Türkiye, N° 45, Nisan 1997, pp. 57-71. 90 Entre islam et laïcité Né en 1938 à Erzurum, à l’Est de la Turquie, Fethullah Gülen a lui aussi, comme Sait Nursi, reçu une éducation religieuse classique, informelle dans le sens où à l’époque il n’existe pas d’établissements d’éducation religieuse officiels. Le jeune Gülen débute cependant sa carrière en toute légalité, en qualité de prêcheur, ou vaiz, au service de l’État. Après avoir officié un certain temps à Edirne, il est muté dans une petite mosquée de la banlieue d’Izmir, à Kestanepazari, au début des années 1960. Comme Nursi, il développe une pensée propre à sa vision de l’islam, forme des disciples, crée un véritable mouvement religieux, néo-nurcu, distinct de celui fondé par le maître. Le mouvement de Fethullah Gülen naît de questionnements sur de nouvelles méthodes d’éducation et il monte en puissance grâce à la réalisation et au succès de projets éducatifs. En effet, la naissance du mouvement se confond avec la création d’une fondation éducative réunissant parents d’élèves et enseignants pour permettre aux enfants d’atteindre de meilleurs résultats à l’école. Elle se concrétise dans l’organisation par Fethullah et les siens de cours et d’activités para-scolaires dans le cadre de cette fondation et de ses activités à la mosquée de Kestanepazari. Il s’agit en premier lieu de camps de vacances, que Gülen organise plusieurs étés de suite entre 1968 et 1972, pour la prise en charge des enfants et des jeunes pendant les mois d’été. Généralement, les élèves se consacrent à des activités intellectuelles comme la lecture du Coran et celle des œuvres de Sait Nursi mais aussi à l’apprentissage de toute une somme de connaissances qui leur permettront plus tard d’intégrer et de progresser au sein de l’organisation mise en œuvre par Gülen. Les premiers « vacanciers » formés par Gülen deviendront plus tard des personnalités parmi les plus influentes du mouvement et seront amenés à occuper des postes importants dans des structures qui composent la communauté (cemaat) pour reprendre le terme dont elle use pour se présenter. Parmi les principaux organes du mouvement fethullahci, on citera les journaux et revues Zaman, Sizinti, Fountain, Bizim Aile et Aksiyon, la chaîne de télévision Samanyolu et, plus récemment, la prestigieuse fondation des écrivains et journalistes de Turquie, Turkiye Gazeteciler ve Yazarlar Vakfi13. Dès ses débuts, le mouvement s’organise et se hiérarchise. Des filiales semblables à la communauté de Kestanepazari sont créées dans d’autres villes du pays. Influencés par les sermons ou prêches de Gülen prononcés chaque vendredi lors la prière hebdomadaire, de nombreux et simples fidèles, séduits par le charisme du personnage, se mettent à diffuser ses idées et participent ainsi à l’émergence d’un véritable mouvement religieux distinct, doté d’un fort système éducatif original. Les fondations « éducatives » fethullahci, initiées dans tout le pays par des personnalités marquées par les vaaz de Gülen, ses livres ou encore par la revue Sizinti dont il est l’inspirateur ou le 13 Voir le site de la fondation, www.yazarlarvakfi.org.tr 91 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique rédacteur, se multiplient. Le rôle de cette dernière, fondée par des proches de Gülen et du mouvement, fut crucial dans la diffusion de ses idées14. D’autre part, la grande force du mouvement est d’avoir choisi de recruter parmi les élèves et jeunes étudiants, en leur offrant un soutien efficace dans leurs études. Ce soutien passe par une structure d’aide, réunissant associations et petits commerçants proches du mouvement. Elle peut mettre à la disposition des élèves les plus démunis des appartements collectifs, appelés les maisons de lumière ou ıÒık evleri, où il est souvent désigné un responsable ou Abi, initié aux idées du mouvement et chargé de les transmettre à tous les colocataires. Concrètement, le rôle d’Abi consiste à enseigner aux étudiants à faire la prière, à lire le Coran et les œuvres de Sait Nursi et de Fethullah Gülen, mais aussi on conditionne chaque élève au recrutement de nouveaux fidèles dans leur environnement d’origine. Les années 1980 constituent incontestablement un tournant dans l’histoire économique, sociale et politique turque. Janvier 1980 marque la fin du dirigisme économique hérité de la période kémaliste et un certain passage à l’économie de marché. L’ouverture économique permet l’émergence ou du moins le renforcement du secteur privé et avec lui du milieu associatif proche des confréries et des mouvements religieux. Le mouvement de Gülen mais aussi d’autres mouvements, à l’instar des Naqchibandi, bénéficièrent de ce contexte pour développer leurs associations à travers tout le pays. À la fin des années 1980, des entreprises, des institutions mais aussi des écoles privées, des cités universitaires se réclament du mouvement de Gülen et de ses amis et se comptent déjà par dizaines dans le pays. Si la décennie 1980 fut celle du rayonnement du mouvement à travers tout le pays, la suivante fut celle de son expansion bien au-delà des frontières turques, principalement dans des pays de l’ancien bloc socialiste. Les premiers missionnaires fethullahci en Asie centrale et dans le Caucase arrivent avant même les déclarations d’indépendance, grâce à l’établissement de liens culturels intenses entre la Turquie et l’Union soviétique de Gorbatchev. La perestroïka permet même, dès 1989, des passerelles entre les deux pays – autant d’opportunités de contact que les hommes d’affaires de la mouvance de Gülen n’hésitent pas à saisir. En effet, au départ, les liens sont tissés par les entrepreneurs dans la sphère économique avant de déborder dans d’autres domaines, éducatifs notamment. Une association d’hommes d’affaires fethullahci, comme Aksaray, Nigde ou Izmir, décide de développer ses activités dans une région précise, comme par exemple la vallée de Ferghana en Ouzbékistan. Une fois les liens économiques solidement établis et la confiance des autorités politiques locales assurée, les hommes d’affaires passent le relais aux enseignants pour que des lycées puissent être implantés. 14 Hakan YAVUZ, « Towards an Islamic Liberalism? The Nurcu Movement and Fethullah Gülen » , Middle East Journal, Vol. 53, N° 4, Autumn 1999, pp. 584-605. 92 Entre islam et laïcité Ce mode de jumelage informel entre villes et associations a plutôt bien marché et permis l’essor de plusieurs dizaines d’écoles dans toute l’Eurasie. Le recrutement des professeurs pour ces écoles suit une logique de cooptation. Un professeur désireux de s’expatrier demande une recommandation auprès de la direction d’une entreprise éducative gérant ces écoles à l’étranger15. Contrairement à certaines idées reçues, les écoles privées contrôlées par le groupe ne sont pas des madrasas où l’on enseigne le Coran et la philosophie religieuse de Nursi et Gülen. Il s’agit de lycées « ordinaires », mais qui se distinguent des établissements locaux par un investissement humain et matériel conséquent pour assurer la réussite universitaire et professionnelle des diplômés. Gratuite au départ, la scolarité y est devenue graduellement payante. Mathématiques, physique, biologie, informatique, anglais et économie sont les disciplines phares enseignées dans ces établissements souvent à caractère scientifique. Cependant, bien que dépourvu de toute coloration religieuse, l’enseignement n’en contient pas moins une certaine éthique et une certaine philosophie représentatives, par l’exemple, de la nature à la fois conservatrice et moderniste du mouvement fethullahci. D’abord, l’attitude quotidienne des professeurs – caractérisée par l’hygiène, une bonne présentation, le respect de la hiérarchie, la politesse, la courtoisie, la sobriété – a immanquablement eu une réelle influence sur leurs collègues locaux, kazakhs, azéris, turkmènes, etc. De plus, en dehors de l’école, quand cela est possible, dans les dortoirs et les cités universitaires souvent, les plus perméables des élèves sont identifiés, sélectionnés et leurs tuteurs proches leur donnent une instruction religieuse totalement absente à l’école. Enfin, il faut aussi signaler que dans certaines villes d’Asie centrale et du Caucase sont aussi organisés des cay sohbetleri (collations-débats) qui ont fait la fortune et l’identité du mouvement. Il s’agit de réunions privées, chez les uns et les autres, où l’un des membres du mouvement lit des passages de la Risale i Nur en les expliquant aux invités. Cependant, deux bémols doivent être apportés à ce phénomène : en Asie centrale, encore aujourd’hui, ces débats théologiques ne réunissent que des Turcs expatriés. Très peu de « locaux » sont actifs dans le mouvement : le prosélytisme ouvert étant dangereux pour les activités éducatives de la cemaat, les responsables se comportent de manière très prudente. En revanche, la situation est différente en Azerbaïdjan. Dans ce pays pourtant en majorité chiite, ce qui donc en toute logique rend plus difficile la tâche des fethullahci qui sont eux très sunnites, les missionnaires de Fethullah Gülen ont réussi ce qu’ils ont raté en Asie centrale, à savoir la formation sur place de représentants locaux du mouvement. Ainsi, nombreux sont les fethullahci azéris qui participent à 15 Sur l’implantation, le fonctionnement et l’idéologie véhiculée par ces écoles, voir les études de: Bayram BALCI, « Fethullah Gülen’s Missionary Schools in Central Asia and their Role in the Spreading of Islam and Turkism », Religion, State and Society, Vol. 31, N° 2, pp. 151178. 93 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique ces soirées de débats théologiques. Certaines sont organisées par des Azéris sans aucune présence turque, celle-ci n’étant plus nécessaire puisque les premiers missionnaires ont accompli leur mission de formation de cadres locaux. Plusieurs raisons expliquent ce meilleur résultat en Azerbaïdjan que dans les républiques d’Asie centrale. Bien qu’ils restent à ce jour les plus influents, les disciples de Fethullah Gülen n’ont pas le monopole des activités missionnaires turques en Asie centrale et dans le Caucase. Différents groupes confrériques ou s’apparentant à des confréries ont déployé leurs activités dans ces pays et constituent une concurrence aux fethullahci. Sous une forme plus ou moins organisée, des Naqchibandi turcs ont cherché à s’implanter en Asie centrale et dans le Caucase. L’Asie centrale est plus particulièrement intéressante pour eux car c’est là, près de Boukhara, que se trouve le tombeau du fondateur de l’ordre, Bahauddin Nakchibend. Cependant, c’est en Azerbaïdjan qu’on trouve l’ordre naqchibandi turc le plus puissant. Il s’agit des disciples de Aziz Mahmut Hudayi, un mystique naqchibandi du XVIe siècle dont le tombeau se trouve à Uskudar à Istanbul16. Autour de ce tombeau se dresse un grand complexe socio-éducatif, dont les activités varient entre aide aux plus démunis et cours religieux pour tout le monde. Un des leaders religieux, très marqué par l’enseignement de Aziz Mahmut Hudayi, Osman Nuri Topba?, nous intéresse ici plus particulièrement. C’est à son initiative qu’une fondation caritative, Azerbaycan Gençlerine Yardim Fondu (Fonds d’Aide à la Jeunesse d’Azerbaïdjan), a vu le jour en 1994. Sous l’autorité morale et spirituelle de Topba?, la fondation basée à Bakou a développé des activités caritatives et éducatives pour les réfugiés de la guerre du Karabakh. Mais parallèlement, dans ses locaux à Bakou et en province, elle organise en toute légalité des cours d’anglais, d’informatique et de lecture coranique17, dispensés par des professeurs formés en Turquie ou de plus en plus par des Azéris formés en Turquie. La lecture coranique, les cours d’histoire musulmane et d’autres enseignements sont accessibles à tous les jeunes qui fréquentent ce centre. Les cours sont gratuits car l’association bénéficie d’importantes aides financières de la part de mécènes turcs ou turcs européens. La bibliothèque permet d’autre part aux jeunes et moins jeunes d’avoir accès à une littérature religieuse venue de Turquie. On y trouve avant tout la revue du mouvement éditée en Turquie, Altinoluk, des livres d’Osman Nuri Topba? ainsi que des ouvrages d’autres mouvances religieuses comme par exemple les œuvres de Sait Nursi ou même de certains penseurs islamistes arabes comme Seyyid Qutb. 16 Sur la philosophie religieuse du mouvement, voir : Kâmil YILMAZ, Azîz Mahmûd Hüdâyî, Hayatı, Eserleri,Tarikatı (Azîz Mahmûd Hüdâyî, sa vie, ses œuvres, sa confrérie), Ankara, Erkam Yayinlari, 1999, 325 p. 17 Entretien avec Nedim KAYA, directeur de la fondation qui représente en Azerbaïdjan le mouvement nakchibendinaqchibandi de Topba?, Bakou, janvier 2004. 94 Entre islam et laïcité Récemment, l’association a lancé une revue en russe à destination des lecteurs de l’ex-URSS, étant donné que beaucoup parlent encore mieux le russe que la langue türk nationale. Zolotorodnik (la source d’or) reprend en fait des articles parus en turc dans Altinoluk et les traduit en russe. Enfin, une autre revue, pour les enfants, ¥ebnem, occupe une place importante sur les rayons de la bibliothèque. Les activités de l’association sont tout aussi importantes en province que dans la Capitale, notamment dans le nord du pays réputé plus marqué par le sunnisme que par le chiisme. Dans les villes de Sheki, Zaqatala, Agdash et Goytchay, la fondation possède et gère des madrasas ou des centres de lecture coranique. Régulièrement, le leader du mouvement, Osman Nuri TopbaÒ, vient dans le pays et encourage les siens à poursuivre leurs activités éducatives. Le mode de transmission du savoir est donc ouvert, classique, sous forme de cours dans des salles enregistrées auprès du ministère de la Justice et du comité d’État pour les affaires religieuses. Remarquons que ce n’est pas le cas des groupes nurcu ou fethullahci qui, eux, sous couvert d’éducation séculaire dans les lycées diffusent la pensée de leurs leaders respectifs sans être « contrôlés » par les autorités politiques et religieuses. De même, dans certains cas et conformément à la méthode et la tactique de ces groupes, l’association passe un pacte avec des établissements publics azéris pour gérer des filiales de certaines universités en province. C’est notamment le cas avec la très chiite université islamique de Bakou dont la filiale à Zaqatala est gérée par cette fondation. Très minoritaire mais tout de même actif, le dernier mais tout aussi naqchibandi groupe de Mahmut Ustaosmanoglu mérite d’être cité. Sa communauté se réunit régulièrement autour de la mosquée Ismail Aga à Fatih-Carsamba dans la périphérie d’Istanbul. En Asie centrale et dans le Caucase, le mouvement a envoyé quelques émissaires aussitôt après la dislocation de l’Union soviétique pour nouer des liens avec les groupes naqchibandi locaux. Limitée en Asie centrale à cause de la méfiance des autorités ouzbèkes notamment, l’activité du mouvement se fait remarquer en Azerbaïdjan et en Géorgie (en Adjarie surtout) essentiellement dans les régions sunnites. Jusqu’en 1997, date à laquelle les militaires en Turquie apportèrent une nouvelle restriction aux activités religieuses des confréries, le mouvement recevait régulièrement des étudiants du Caucase et d’Asie centrale et les formait dans sa madrasa située dans l’enceinte de la mosquée Ismail Aga. Depuis l’avertissement des militaires en 1997, la madrasa en question tourne au ralenti, mais des Caucasiens et des Centrasiatiques formés dans ses rangs continuent de véhiculer le message du maître Mahmut dans certaines régions de l’ex-URSS18. Suleyman Hilim Tunahan, né en 1888 en Bulgarie et décédé en 1959 en Turquie, est un autre grand leader religieux turc dont les héritiers se sont 18 Entretien avec Medet BALA, secrétaire général de Hüdâyî Vakfı, Istanbul, septembre 2003. 95 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique implantés en Asie centrale et dans le Caucase à partir du début de la décennie 1990. Son principal souci concerne la lecture coranique ou plus exactement la formation des enfants pour qu’ils puissent lire le Coran19. Le slogan était en quelque sorte pour ce mouvement « tout pour le Coran, tout par le Coran ». On estime que des disciples de ce mouvement ont tenté de s’implanter en Azerbaïdjan au début de la décennie 1990. Après quelques mois d’activité, voyant que le pays n’était pas un lieu propice à leur mission, les disciples suleymanci ont stoppé leur travail d’encadrement des jeunes ou sont rentrés en Turquie. Cependant, à l’heure actuelle, une petite présence suleymanci persiste, notamment au sein des étudiants turcs venus étudier à Bakou. Cette présence est toutefois limitée, personnelle et informelle, du moins comparée à celle des autres mouvements turcs. Cependant, au printemps 2004, un centre éducatif lié à ce mouvement démarrait à nouveau ses activités à Bakou, dans un centre où les disciples de Tunahan enseignaient à des jeunes Azéris la lecture coranique20. Plusieurs facteurs contribuent à la rapide et solide implantation des mouvements islamistes turcs dans l’ex-URSS. Il faut avant tout mentionner la relative parenté linguistique entre le turc et les principales langues de l’exURSS musulmane (ouzbek, kirghize, turkmène, kazakh et azéri) qui rend aux Turcs leur expatriation dans ces pays plus facile. On pourrait suggérer aussi comme critère explicatif la proximité culturelle entre les Turcs et les peuples turcophones dont il est question, mais il me semble que l’implantation des islamistes turcs est facilitée surtout par la forte ressemblance liant l’islam des Turcs anatoliens à celui des turcophones d’Asie centrale. En effet, dans cette vaste région qui s’étend de la frontière chinoise jusqu’aux Balkans, il existe un même type d’islam, très marqué par le confrérisme et le mysticisme. La naqchibandiyya, cette confrérie née dans la région de Boukhara, compte des adeptes dans toute l’Eurasie et l’islam turc est dans une large mesure marqué par cette confrérie. Il faut d’autre part rappeler que dans son expansion en Asie centrale et dans le Caucase, l’islam turc (les mouvements dans leur ensemble) a été soutenu par l’État, et ce pour au moins deux raisons. La première relève d’une sorte d’encouragement implicite à l’implantation de certains mouvements, car leur présence sert indirectement l’implantation de la langue et de la culture turques dans ces pays. Par exemple, dans le cas des disciples de Fethullah Gülen, le soutien de l’État fut tacite : ouvertement méfiant et sceptique vis-à-vis du leader du mouvement et de son idéologie en Turquie, l’État a indirectement poussé les disciples de Gülen a étendre leur réseau scolaire en Asie centrale où désormais, grâce aux écoles de Gülen, la culture turque s’exporte dans toutes les steppes. Mais surtout, l’État turc a 19 Sur le mouvement de Süleyman TUNAHAN, voir Birol CAYMAZ, Les mouvements islamiques turcs à Paris, Paris, L’Harmattan, 2002, 282 p. 20 Entretien avec Abdullah ?ANLI, responsable de l’association, Bakou, avril 2004. 96 Entre islam et laïcité lui-même conçu une politique islamique et exporté une idéologie religieuse qu’il convient d’expliquer à présent. La politique officielle dans le monde turcophone : entre islam et laïcité Il est à peine exagéré de dire que la politique extérieure de la Turquie en matière religieuse relève de la réaction. Je veux dire qu’Ankara, poussé en ce sens par les Occidentaux, a conçu une politique islamique et kémaliste pour ces États par réaction au fort dynamisme des mouvements privés islamistes turcs et par crainte que d’autres pays ou d’autres mouvements islamistes du monde arabe ou d’Iran n’imposent leur conception de l’islam. Chronologiquement, après les débuts de l’intense activité missionnaire des mouvements privés, l’État turc mit en place la diffusion d’un islam modéré et la promotion des principes du kémalisme dans les nouvelles républiques. Une des conséquences des indépendances dans tous ces pays fut l’engouement pour la construction de nouvelles mosquées ou la restauration de celles qui avaient été fermées ou transformées en entrepôts pendant la période soviétique. Les principales mosquées financées par la Direction des Affaires Religieuses turque ou Diyanet Vakfi sont celles d’Achkhabad au Turkménistan, de Kochkor Ata au Kirghizstan. On citera également celle de Nakhitchevan portant le nom de Kazim Karabekir ou encore celle du monument aux martyrs de la guerre du Karabakh à Bakou. Toutes ces mosquées imitent un style ottoman et sont dirigées par un imam venu de Turquie. Les mosquées construites en Azerbaïdjan tiennent compte du caractère chiite de l’islam azéri. Ainsi, pour que les Chiites se sentent chez eux, la direction turque de la mosquée met à la disposition des fidèles les fameuses muhurs, pierres d’argile venues de villes saintes chiites comme Mashad, Kerbala ou Qom et sur lesquelles les fidèles posent leur front pendant la prière. Chiite par excellence, cette pratique est totalement absente dans les mosquées sunnites habituellement. La diffusion d’une abondante littérature religieuse constitue l’autre volet de la présence officielle islamique de la Diyanet. Dans toutes les républiques, cette littérature se retrouve exposée à la sortie des mosquées ou dans les principales librairies. Gratuite, elle veut surtout inculquer aux fidèles les règles de prière, la morale islamique. Ainsi, une partie de la littérature insiste sur les méfaits de l’alcoolisme ou de l’usage de drogue, qui posent de plus en plus problème dans ces pays. La création de plusieurs établissements éducatifs islamiques (facultés et lycées de théologie) constitue sans doute l’action religieuse la plus importante, celle qui a le plus de conséquences sur le renouveau islamique dans ces pays. Donnons quelques exemples d’établissements religieux inaugurés par la Diyanet. Au Turkménistan, au Kirghizstan et en Azerbaïdjan ont été créées 97 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique des facultés de théologie, où les enseignements sont conçus sur le modèle de la faculté de théologie de l’université de Marmara. Régulièrement, ces étudiants sont envoyés en Turquie pour des cours ou des stages de longue durée. De même, certains étudiants effectuent toutes leurs études en Turquie. Ces établissements tentent de s’orienter davantage aujourd’hui vers un enseignement général et orientaliste, et non plus uniquement théologique, en proposant des cours de langues et de civilisation orientale, afin de permettre aux diplômés de trouver plus facilement un travail une fois leurs études terminées21. Car le problème fondamental de ces facultés est qu’elles forment des cadres religieux dans des pays où il n’existe pas vraiment de nouveaux débouchés dans les métiers « religieux ». En formant des spécialistes des pays arabo-musulmans et en renforçant les filières d’arabe et de persan, on permet à certains étudiants de pouvoir trouver un emploi dans les entreprises, ONG ou même dans les milieux diplomatiques de ces pays. Une autre initiative prise par l’État turc via la Diyanet mérite d’être citée. Il s’agit de la mise sur pied d’un Conseil Eurasien Religieux (Avrasya Dini Surasi) qui réunit en moyenne tous les deux ans les principales personnalités religieuses officielles de Turquie, des États du Caucase, d’Asie centrale, de la Fédération de Russie et de certains États balkaniques22. Réuni pour la première fois à Ankara en 1995, le Conseil s’est ensuite tenu à Istanbul, à Sarajevo puis dans la partie turque de Chypre. Ce conseil ambitionne de développer la coopération islamique entre tous ces États et d’aller vers une certaine harmonisation dans la pratique religieuse et dans la commémoration des grandes fêtes islamiques. En réalité, organisé sous les auspices de la Turquie, ce conseil vise à asseoir l’hégémonie turque sur l’ensemble du Caucase, de l’Asie centrale voire même des Balkans. Plus que religieuse, cette politique de la Diyanet répond à des considérations politiques nationales émanant des autorités officielles turques. La deuxième phase de la réaction de l’État turc face à l’offensive des mouvements missionnaires fut kémaliste et laïciste. En effet, constatant la forte implantation des mouvements islamistes turcs dans ces pays et leur forte popularité, l’État turc a mis en œuvre une politique de promotion des principes du kémalisme. Cette politique eut deux ressorts. Par le biais de la politique de coopération éducative, des établissements scolaires turcs ont été mis sur pied dans plusieurs républiques turcophones. Des lycées, des universités et des facultés ont été créés dans plusieurs villes. Ainsi, il existe une université turque au Kazakhstan, une autre au Kirghizstan. Des lycées turcs rattachés au ministère de l’Éducation nationale ont été 21 Entretien Ahmet POLAD, recteur de la faculté de théologie à l’Université d’État de Bakou, janvier 2004. 22 Sur le fonctionnement actuel de la Diyanet, voir son site officiel, www.diyanet.gov.tr 98 Entre islam et laïcité implantés à Bakou, à Bichkek, Almaty et Achkhabad. Les programmes éducatifs de ces établissements accordent une grande importance à l’enseignement du kémalisme et de ses principes de laïcité23. Plus spécifiquement conçus pour diffuser les principes et les idées du kémalisme, les centres Atatürk que la Turquie a mis en place au Kirghizstan et en Azerbaïdjan ont eu des résultats plus mitigés. Certes, ces centres produisent dans les langues locales une importante littérature sur Atatürk et sur le kémalisme, mais il s’agit souvent de centres déconnectés de la réalité, coupés de la société et servant occasionnellement à organiser des réunions et des conférences sur le fondateur de la Turquie moderne. Conclusion En guise de conclusion, trois remarques fondamentales peuvent être émises. En premier lieu, la Turquie républicaine kémaliste, comparée aux républiques turcophones issues de l’ex-URSS, nous paraît bien plus islamique. En effet, la politique de sécularisation mise en œuvre chez les musulmans de l’URSS fut bien plus radicale que celle de Mustapha Kemal en Turquie. Après les indépendances, le caractère plus musulman de la population et même des institutions de la Turquie est indéniable par rapport à ce qui prévaut en Asie centrale. À ce titre, la Turquie n’avait pas en principe besoin d’exporter une laïcité déjà bien présente dans les pays qu’elle voulait séculariser. En réalité, l’empressement de la Turquie à proposer une coopération islamique à ces pays se fondait en 1991 sur un mythe, celui du danger des mouvements islamistes iraniens et saoudiens. Dès le début de la décennie 1990, Ankara mit en œuvre une politique multifactorielle pour, entre autres, empêcher que les nouvelles républiques issues de l’ex-URSS ne deviennent le théâtre d’un activisme militant chiite ou wahhabite. En réalité, il s’est avéré que ces États étaient peu susceptibles d’être tentés par les islamismes en provenance de ces deux pays. Cette crainte turque s’élargit aussi vis-à-vis des mouvements islamistes turcs partis à la conquête de l’Asie centrale et du Caucase. Craignant une influence préjudiciable à sa politique extérieure, la diplomatie turque s’est empressée d’envoyer des fonctionnaires religieux dans toutes ces républiques pour y contrer la concurrence des islamistes, ce qui est une constante de la diplomatie turque : ne pas laisser ses concitoyens agir seuls à l’étranger. Tout comme en Europe, où la politique islamique de la Turquie entre en compétition ouverte avec les mouvements privés turcs parmi les immigrés turcs, on assiste en Asie Centrale à une concurrence équivalente bien que moins véhémente qu’en Europe. 23 SAfl LAM Mehmet, « Türk Cumhuriyetleri ile Efiitim IliÒkilerimiz » (Nos échanges éducatifs avec les républiques turques), Yeni Türkiye, N° 14, 1997, pp. 683-684. 99 Ainsi, pour la diplomatie turque, la religion et la coopération islamique sont perçues comme des outils servant une méthode d’implantation de la politique turque dans ces pays. En d’autres termes, on assiste à une instrumentalisation de la coopération religieuse, de même qu’il existe une instrumentalisation des mouvements islamistes turcs par Ankara pour que la force et le dynamisme des organisations nurcu, fethullahci et autres soient utiles à la politique officielle de la Turquie dans ces États. Le but ultime pour l’État turc n’est pas tant de contribuer au réveil islamique dans ces pays, mais de l’accompagner pour éviter qu’il ne devienne radical et hostile à la Turquie, mais surtout pour assurer que ces espaces et sociétés en recomposition entrent de plain-pied dans une véritable zone d’influence turque voulue par la politique turque et qui s’étendrait des Balkans aux steppes centrasiatiques. 6. ´Adat against Shari´a: Russian Approaches towards Daghestani "Customary Law" in the 19th Century Michael KEMPER 1 It is common knowledge that in the 19th century many European colonial empires acknowledged or even supported the official use of local ´adat (« customary law ») in their colonies. This was mostly done out of necessity, for it was believed that a direct interference with the local tradition of administering justice would have provoked hostility from the local population and thus constitute a danger for the colonial rule. The replacement of customary law (which was often regarded as « barbaric ») by (« civilized ») imperial law was thus postponed to a future time when the colonial people would have attained « maturity ». In the meantime, however, the colonial administration tried to gain access to the local customary law by inquiring into its rules and methods and by controlling its institutions. The local administrators and officers « collected » the rules of customary law from the local populations and assembled them into large corpuses. Most of these collections were written not in the native, but in the colonial languages. In several cases, the process of collecting ´adat aimed at an overall codification of the regional varieties 2 of customary law . The official collection and codification generally served two purposes: first, to facilitate the control of the local courts' activities, and second, to progressively alter certain rules and procedures of customary law 1 I would like to thank Vladimir Bobrovnikov for valuable comments on issues raised in this article. 2 For Kabylia, see the collection of A. HANOTEAU and A. LETOURNEUX, La Kabylie et les coutumes kabyles (Paris 1872-73 [reprint 1893]), 3 vols ; for systematic accounts and collections of Indonesian ´adat, see C. VAN VOLLENHOVEN, Het adatrecht van Nederlandsch-Indië, vol. I (Leiden 1916-18, repr. 1925), and B. TER HAAR, Adat Law in Indonesia, transl. from the Dutch (New York, 1948). 101 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique which were perceived as contradicting universal moral or legal standards, or central interests of the colonial power. Thus the local populations were supposed to be smoothly led on the way to civilisational progress. This also holds true for Russia's management of its imperial borderlands, 3 the Caucasus and Central Asia . In these regions, however, the official support of the use of ´adat had another background, for customary law was conceived as a bulwark against shari´a (Islamic law). Shari´a had been promoted by the North Caucasian Islamic resistance against Russian rule. In order to unite the Muslim communities of the North Caucasus, the Islamic leaders tried to enforce the sole use of Islamic law, and declared all customary law to be non-Islamic or even heresy. In this situation, the Russian administration began to regard Islamic law per se – regardless of its actual content – as a danger to Russian rule in the North Caucasus. As Vladimir Bobrovnikov and Austin Jersild have recently shown, the Russian imperial discourse on the usefulness and potentials of ´adat law, but also on its disadvantages in com4 parison to imperial State law, continued until the very end of the Empire. Needless to say, the debate on the Caucasian Muslims' « backwardness » and Russia's « civilisation » in legal affairs was the backbone of the general Orientalist discourse and played a major role in the image that the Russians had of themselves. To codify Muslims’ « primitive » customary law was, among other things, a way to point out their lower cultural status. The Russian policy to strengthen customary law made it necessary to gather information on the current ´adat provisions in the remote areas of the Caucasus, and this was not an easy task. This article studies the results of two huge collecting campaigns undertaken in the 1840's and 1860's in the North Caucasus, with special reference to the mountain regions of Daghestan. However, it has to be noted that the results were predetermined by the ideological approaches of the campaigns, and that the methods were adapted during the process. According to the various ways of requesting, selecting, and arranging the material, the campaigns produced different types of customary law collections. At the end of the 19th century, it became obvious that customary law could be manipulated only to a certain degree, and that all efforts of codification had failed. This was also corroborated by the leading contemporary Russian historian of Caucasian customary law, Maksim M. Kovalevskii. On the 3 For Central Asia, see for example A.A. NIKISHENKOV (ed.), Stepnoi zakon. Obychnoe pravo kazakhov, kirgizov i turkmen (Moscow 2000), 8-9 ; Virginia MARTIN, Law and Custom in the Steppe. The Kazakhs of the Middle Horde and Russian Colonialism in the Nineteenth Century (Richmond, Surrey, 2001), p. 58 ; Olga BRUSINA, « Die Transformation der AdatGerichte bei den Nomaden Turkestans in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts », in Michael KEMPER, Maurus Reinkowski (eds.), Rechtspluralismus in der Islamischen Welt. Gewohnheitsrecht zwischen Staat und Gesellschaft (Berlin, 2005), 227-254. 4 Vladimir BOBROVNIKOV, Musul'mane severnogo Kavkaza. Obychai, pravo, nasilie (Moscow, 2002); Austin Jersild, Orientalism and Empire: North Caucasus Mountain People and the Georgian Frontier, 1845-1917 (Montreal, Kingston, London, Ithaca, 2002). 102 ´Àdat against shari´a basis of the ´adat material collected in the previous campaigns, Kovalevskii came to the conclusion that it had been a mistake to support customary law to the detriment of Islamic law; in his mind, Islamic law was in many regards "more civilised" than thr North Caucasian customary law, and more suitable to draw the Caucasian people nearer to « civilisation ». By these conclusions, Kovalevskii questioned the fundamentals of European colonial policy not only in the Northern Caucasus, but also in many other colonized countries. First Collections and Codifications in the 1840’s Russia´s final advance into the North Caucasus began in the late 18th century when local rulers (princes and Khans) were taken into Russian service and their territories were step-by-step incorporated into the Empire. In the beginning, the government hoped to implant Russian law onto the traditional legal systems of the Caucasians. In 1793, General Gudovich opened special courts for Kabardinian clans (Central North Caucasus), and declared that all criminal acts such as murder, robbery and theft would henceforth be judged according to Russian law. However, the Kabardinians opposed Russian interference in their law, and the old courts had to be reopened the next year. 5 Similar failures were encountered in other regions like Daghestan. The attempt to introduce Russian law codes in the North Caucasus was most of all hampered by the long Caucasian War, which practically covered the whole first half of the 19th century until the early 1860’s. In Daghestan and Chechnya, Russia's military advance provoked the fierce resistance of Muslim communities which declared jihad (« the fight or endeavour on the path of God »). This jihad movement originated in the mountain village communities; it aimed at moral purification and at the construction of an ideal Islamic society. In the beginning the jihad was directed against the local Muslim Khans, princes and notables who refused to administer law according to the shari´a but kept to their ´adat, but soon the movement also turned against the Russians who supported the local nobility. Under the leadership of three subsequent Imams Ghazi-Muhammad (circa 1829-32), Hamzat Bek (1832-34) and the famous Shamil (1834-1859), a jihad movement developed which lasted for roughly thirty years and led to the establishment of an 6 Islamic state in the Daghestani mountains and in Chechnya. Themselves stu5 F.I. LEONTOVICH (ed.), Adaty kavkazskikh gortsev. Materialy po obychnomu pravu severnago i vostochnago Kavkaza, vol. 1 (Odessa, 1882), pp. 36-37; N.F. GRABOVSKII, «Ocherk suda i ugolovnykh prestuplenii v Kabardinskom okruge», in: Sbornik svedenii o kavkazskikh gortsakh [SSKG], vol. IV (Tiflis, 1870); A.V. KOMAROV, « Adaty i sudoproizvodstvo po nim », in: SSKG, vol. 1, (Tiflis, 1868), section 1. First attempts to introduce Russian laws in Daghestan (Kaitak and Tabasaran regions) took place in 1840, but had to be abandoned due to the discontent of the local population in 1848. 6 Cf. Nikolai I. POKROVSKII, Kavkazskie voiny i imamat Shamilia (Moscow, 2000) ; Moshe 103 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique dents of Islamic law, the Imams Ghazi-Muhammad and Shamil legitimized their ruling by the shari´a, and their rhetoric was full of Islamic symbols. Shamil at times even laid claim to the title of amir al-muslimin (synonymous to « Caliph »), and he had his chief mufti produce a treatise which defended his political, military and administrative measures in the light of the classical 7 authors of the Shafi´i school of law. The Imams were furthermore backed by influential Daghestani shaykhs of the Naqshbandiyya khalidiyya Sufi brotherhood; for this reason, the whole Caucasian Islamic resistance became known as « muridism » (after the term murid, which means « adherent of a Sufi shaykh ») – quite misleadingly, for Sufism was by far not as central to the motivation of the jihad as was the call for the implementation of Islamic law. It is still open to question how far the Islamic law was really implemented in the imamate; the rhetoric of jihad, however, was deeply rooted in the classical Islamic discourse. In Ghazi-Muhammad's and Shamil's writings, the 8 local ´adat are depicted as non-Islamic, heretical and satanic. In view of this formidable Islamic challenge, the Russians became more and more interested in local ´adat, which the Tsarist administration perceived as a useful tool against the shari´a of the Imams. Yet the authorities deplored that they had only superficial knowledge of customary law, as well as of Islamic law, and practically lacked any control over the local jurisdiction. The problem was first tackled in 1841 by Lieutenant-Commander D.S. Bibikov, who at that time chaired the Chancellery for the Administration of the Pacified Mountain People (Kantselariia po upravleniiu mirnymi gortsami), attached to the Commander-in-Chief of the Caucasian Line). Bibikov suggested a project to systematically collect information on both systems of 9 indigenous law which co-existed in the mountaineer societies. As to the shari´a, Bibikov proposed to identify the most important Arabic books on Islamic law that were in use in the Caucasus and to translate them into Russian. This would give the authorities a much-needed instrument to check the influence of the mullahs who were suspected of « interpreting the shari´a prescriptions arbitrarily ». As the Caucasian administration lacked the necessary skill for this project, it was suggested to entrust the Oriental 10 Department of Kazan University with this task. In fact, it seems that in the following decade at least two Russian specialists produced valuable works on GAMMER, Muslim Resistance to the Tsar: Shamil and the Conquest of Chechnia and Daghestan (London, 1994). 7 Michael KEMPER, «The Daghestani Legal Discourse on the Imamate», in: Central Asian Survey, vol. 21, no. 3 (2002), pp. 265-278. 8 Michael KEMPER, Herrschaft, Recht und Islam in Daghestan. Von den Khanaten und Gemeindebünden zum Úihad-Staat (Wiesbaden, 2005), pp. 217-224. 9 See BIBIKOV's report of February 1, 1841 to the Commander of the Caucasian Line, General Golovin, as published in LEONTOVICH, Adaty, vol. 1, pp. 87-90. 10 LEONTOVICH, Adaty, vol. I, p. 92. 104 ´Àdat against shari´a Islamic law. The first of these is the famous Hanafı law book Mukhtasar al11 wiqaya (Kazan, 1845) , edited and provided with an introduction by Mirza Aleksandr Kazembek, professor for Oriental languages in Kazan. The second book is a Russian manual of Islamic (especially Shafi´i) law for practical use in the administration of the South Caucasus (Izlozhenie nachal musul'manskogo zakonovedeniia, St. Petersburg, 1850). It was written by Nikolai Tornau, Vice-Governor of the Kaspiiskaia oblast' (which included parts of the South Caucasus and parts of Daghestan) between 1841 and 1845. These books made clear that Islamic law was intrinsically different from customary law: it was a written law, in a way even « codified » (common to all schools of law, although with certain variations within each school) and thus controllable by the government if the latter decided to provide Islamic law with 12 a legal basis and an institutional frame in the Russian empire. As to the customary law, Bibikov's plan was to collect as much information as possible from all people of the North Caucasus, and then bring all these data together in a general volume which was probably designed as a court manual for the whole of the North Caucasus. This part of Bibikov's ambitious program was indeed carried out. His short model questionnaire was forwarded to the Russian generals in the different North Caucasian territories, who were in charge of organizing the necessary fieldwork in their respective regions. The questionnaire consisted of only twelve general points. Three of them inquired after the social system of the local people (social classes and estates, prerogatives and rights of each estate, and their interrelations). Related to this complex investigation was the question how cases of disobedience towards the local nobility were punished. As to customary law itself, the questionnaire asked what the « general ceremony of ´adat juridiction » was like, and which cases were regulated by ´adat in the given society. Other points investigated into specific legal aspects: the relationship between husband and wife and between parents and children, as well as regulations for heritage, including one point on « spiritual testaments ». Only the very last question asked for a description of « all kinds of crimes and their punish13 ments ». 11 This work is a later abridgement of Wiqayat al-riwaya attributed to the Central Asian author Ubaydallah b. Mas´ud Sadr al-Shari´a (d. 1346), which in turn was a commentary on the Hidaya of ´Ali b. Abi Bakr al-Farghani al-Marghinani (d. 1197). 12 See [N. TORNAU and A. KAZEMBEK], «Zapiska 'Ob ustroistve sudebnogo byta musul'man' (1863-1864?). Publikatsiia V.O. Bobrovnikova», in: Sbornik russkogo istoricheskogo obshchestva No. 7 (155) (Moscow, 2003), pp. 108-140. 13 «Programma po koei prednaznachaetsia sobrat' skol'ko vozmozhno vernyia, tochnyia i podrobnyia svedeniia ob adate, ili sude po obychaiam kavkazskikh gortsev», in: LEONTOVICH, Adaty, vol. 1, 93-94. For a Marxist critique of Bibikov's program, see Vladilen G. GADZHIEV, «Pamiatniki obychnogo prava Dagestana», Izvestiia Severo-Kavkazskogo nauchnogo tsentra vyshei shkoly, Seriia obshchstvennykh nauk (Rostov-na-Donu, 1987), pp. 76-86. 105 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Bibikov's questionnaire had major shortcomings. It was written from the perspective of the Tsarist Empire, which was built on feudal relations, and expecting to find similar structures in all of Russian colonies. This shortfall became apparent from the first questions on the people's social hierarchy and the rights of the local nobility, as many Caucasian regions had no powerful nobility and where village communities organized themselves independently of the local princes. The North Caucasian clan organisation, as well as the structure of the Daghestani village communities and their confederacies, was totally left out. This orientation of the collection also reflects the fact that the actual work was to be carried out mainly by officers of the Russian army coming from the Caucasian Muslim nobility. Furthermore, the questionnaire at times confused customary law with Islamic law; thus the special question on « spiritual testaments » does not belong to ´adat, but to shari´a, and accordingly all answers obtained on this question relate to regulations of Islamic law.14 However, the most striking flaw of the questionnaire was its conspicuous unbalance, for some of the twelve questions were mere repetitions of others, while the last question tackles almost ninety percent of all legal aspects regulated by ´adat in Daghestani society. The fact that several questions aimed at basic ethnographical information and did not refer to the legal system reveals the Russian's general lack of knowledge on the North Caucasian people. However, the program had the merit of initiating the first large-scale investigation into North Caucasian customary law. In result, four "collections" were submitted to the commander-in-chief of the North Caucasus in the following years. They described the customary law of the Chechens and Kumyks (1843), the Balkarians and Digorians (1844), the mountaineers of the Vladikavkaz district (1844) and of the Circassians of the Black Sea Line 15 (mainly Ossetians and Chechens, 1845). Obviously due to the ongoing jihad in the Daghestani mountains, the only Daghestani people considered in this series were the Kumyks of the lowlands 16 between the Terek and Sulak rivers. General-Major Freitag, under whose direction the corresponding work was achieved, laid special emphasis on the class system of the Kumyks and its historical genesis. Accordingly, almost two thirds of his collection (83 of 128 « items » or paragraphs) concern « the origin of the noblemen, the division of the Kumyk people in classes and their 17 relations to one another ». What emerged is mainly a historical and ethno- 14 In fact, the « testament » in question is the Islamic nadhr, which was much-debated in 19th century Daghestan; see «Polemika dagestanskikh uchenykh po voprosu ob otchuzhdeniiu sobstvennosti po nazru (obetu)», in: SSKG, vol. v (Tiflis, 1871), section iv, pp. 1-40. 15 All these materials were combined in a manuscript volume which was later published in parts by LEONTOVICH, Adaty, vol. I and II. 16 «Adaty Kumykov», in: LEONTOVICH, Adaty, vol. I, pp. 185-206. 17 Ibid., pp. 185-195. In his historical account, Freitag presupposes a distinct « people » of 106 ´Àdat against shari´a graphical account of the region. The following section on ´adat gives only a very general outline of the functioning of customary law and provides few detailed information on what was specific to the Kumyk ´adat, and what might distinguish their ´adat from the customary law of other North Caucasian people. Only in 1849, and on special request, Freitag provided two additional sets of information, especially on the amount of the kalym (trousseau; qalïm in Kumyk) and on punishments and fines for murder, injuries, 18 and other violations. Obviously, Freitag was of the opinion that it was a fruitless work to collect detailed information on legal customs, for « the 19 Kumyks always used to have the law of the more powerful ». Of course, such an observation – be it true or not – was meant to legitimize the advent of Russian law and order to the region. In 1847, the generalized summary of all four above-mentioned ´adat 20 collections was completed by Captain Ol'shevskii. This Svod (‘Collection’) summarized the main features of customary law, like ´adat courts and informal arbitration, blood-revenge, blood-money and compensation payments (which Ol'shevskii, however, failed to distinguish from fines [called fidya in Arabic texts from the North Caucasus] paid to the local authority or community). The Svod also enlisted the different amounts of money or payment in kind to be taken from an offender among each of the people under scrutiny (except for the Kumyks, for Freitag's corresponding data came too late to be incorporated). However, only a small part of Ol'shevskii's text dealt with the description of ´adat law; instead, it contained all kinds of historical and ethnographical information on the different people, with a large amount of detailed examples. Sometimes a special feature or custom was explained by material from the Chechens or Ossetians, sometimes by cases from the Kabardinians or Kumyks. What emerged is a very colourful general view on Caucasian morals, a psychologising narrative about the character and mentality of the people. For instance, Ol'shevskii indiscriminately stated that « rob21 bery is the main profession of the Caucasian mountaineers », and that the 22 mountaineer lived in « uneducated and half-wild societies », where « law 23 has no power ». Large sections dealt with the relations between the sexes, several tribes which had once been living in the Kumyk lands. This people were then conquered by « lateral children of the Shamkhal of Tarki », who divided the land between themselves. Since then, Kumyk society falls into seven classes: Princes, three classes of freemen, two classes of chagar (dependend peasants), and slaves (p. 187). 18 Ibid., p. 202-206. 19 Ibid., p. 196. 20 [Ol'shevskii], «Svod adatov gortsev severnogo Kavkaza (Chernomorskoi linii, Kubanskoi i Terskoi oblastei)», in: LEONTOVICH, Adaty, vol. II, pp. 231-268. 21 Ibid., p. 261 22 Ibid., p. 256. 23 Ibid., p. 258. 107 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique which Ol'shevskii summarized in the statement that "the mountaineer's wife 24 is his slave”. In conclusion, neither the individual texts of the 1840’s nor Ol'shevskii's Svod provided precise texts of customary law suitable for practical use by Russian officials or as manuals in court. Bibikov's program turned out to be too general and too vague, and the personnel – officers of the Russian army as well as representatives of the local nobilities – did not possess the required training for this tremendous task. Local « Crime Catalogues » of the 1860's After the defeat of Shamil in 1859, the Russian government was confronted with extreme forms of particularism in Daghestan. Inhabited by more than two dozens of people and ethnic groups with their own languages and cultures, the country had been split up into several feudal principalities and a great number of more or less independent village communities and confederacies, all of which had distinct legal practices. It was Shamil who, at least for a certain time, had imposed a central government on parts of Daghestan and Chechnya. He had turned some confederacies into districts (Ar. sg. nahiya, naibstvo in Russian) led by his military governors (na'ibs), which were responsible only to him. Under Shamil's rule, shari´a superseded at least several prescriptions of ´adat; furthermore, Shamil had issued his own decrees 25 (nizam) on military, administrative and legal matters. Taking into account all these changes, as well as the fact that many specialists of ´adat law had been killed during the Caucasian War, it became obvious that the legal situation was in extreme flux and difficult to survey for the Russian authorities. In 1860, Daghestan was declared an oblast' (‘territory’) of the Russian empire. The former political entities - mainly the numerous small village confederations of various size and the Khanates, most of which had already suffered a great deal of transformation under Shamil - were gradually dissolved, and the individual regions were bound together in nine districts (okrugs). As for the jurisdiction, Russia introduced a dual system: on the one hand, colonial courts were established for the non-Daghestani population (that is, primarily Russians), as well as for all suits involving Russians and non-Russians (Daghestanis). On the other hand, the « local population » (tuzemtsy) was to retain its ´adat courts in the villages, which were manned by the village Elder (Russ. starshina, Arab. ra'is), the qadi and a number of judges to be elected by the community. These village courts were responsible for minor civil law suits of not more than 100 Roubles in dispute. Crimes were delegated to the 24 Ibid., p. 254. 25 See, for instance, «Nizam Shamilia», in: Sbornik svedenii o kavkazskikh gortsakh III (Tiflis 1870); R.Sh. SHARAFUTDINOVA, «Eshche odin nizam Shamilia», in: Pis'mennye pamiatniki Vostoka 1975 (Moscow 1982), 169-171. For a general discussion of the legal system under the Imams see KEMPER, Herrschaft, Recht und Islam, pp. 366-382. 108 ´Àdat against shari´a District Court headed by the Chief of the district, where Daghestani deputies from the villages together with Russian administrators would be in charge. Finally, a « People's Court » (Dagestanskii Narodnyi Sud) was introduced as the court of appeal for the whole indigenous population. Its members were appointed by the highest Russian militaries in Daghestan.26 As to the village communities, new regulations clearly defined the duties of the Elder (who had formerly been elected for two or three years by the village community but was now appointed for lifetime by the District Chief) and of the village assembly (skhod/jama´a, comprising the Elder and qadis as well as representatives of the clans of the community), which restricted their political autonomy. Officially, customary law was maintained for the indigenous population at all court levels and the use of Islamic law was restricted to matters of marriage, divorce and inheritance. However, the above-mentioned integration of Islamic qadis in the local courts already makes it clear that Islamic law continued to play a major role in juridical affairs among Daghestani Muslims; we may assume that in the absence of any codes of regulations, it was hard to draw a line between shari´a and ´adat in juridical practice (a draft legislation on the administrative and legal practice at community and district level was only published as late as 1898).27 In this situation, specialists on Islamic law like Tornau and Kazembek proposed to create a net of state-run Islamic courts in the Caucasus which would provide Muslims with the possibility to officially solve all kinds of legal suits according to Islamic law, not just marriage, divorce and inheritance affairs; this system would include the official establishment of shari´a courts at local or regional levels as well as a central institution (called "Ijlas") in Tiflis which would consist of a Shafi´i mujtahid and two Sunni Muftis (one Shafi´ı and one Hanafı). Tornau and Kazembek also continued to try to convince the government of the necessity to publish more Islamic law books for use in the administration.28 Their ideas were influenced by the French expe29 rience with the creation of a centralized qadi bureaucracy in Algeria. Yet these projects were not realized, for Aleksandr Bariatinskii, Shamil's subduer and the Tsar's viceroy of the Caucasus from 1856 to 1862, wanted to build the local court system on the basis of customary law alone. This meant that 26 LEONTOVICH, Adaty, vol. I, pp. 32-37, 47-48. As an exemption from the dual system, all cases touching upon the political security of the country, like high treason, highway robbery, and theft of treasury money, were delegated to military courts. 27 Proekt polozheniia o sel'skikh obshchestvakh, ikh obshchestvennom upravlenii i povinnostiakh gosudarstvennykh i obshchestvennykh v Dagestanskoi oblasti. Hadhihi qawa'id fi bayan jama´at qura wilayat Daghistan wa fi tadbir umurihim wal-huquq al-wajiba ´ala ahali al-qura lil-fadishahiyya (Temir Khan-Shura 1898). Cf. BOBROVNIKOV, Musul'mane, p. 154-158. 28 See [N. TORNAU and A. KAZEMBEK], «Zapiska», pp. 122-126. 29 Cf. Allan CHRISTELOW, Muslim Law Courts and the French Colonial State in Algeria (Princeton, 1985). 109 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique if the Russians wanted to check what was going on in the village courts, they had to resume the study and collection of local customary law. This time the officials acknowledged the enormous amount of contradicting local traditions. Therefore the Russian ´adat collections of the 1860’s did not attempt at generalization and overall codification, as Bibikov's program had done two decades earlier, but laid emphasis on the peculiarities of each region. For practical reasons, the first task was to find out how the most common crimes and violations were treated in the various villages of the Daghestani districts. These efforts led to the compilation of what one may call « crime catalogues ». A typical example is the collection of ´adat from the Gunib 30 district of Central Daghestan. This district comprised four sub-districts (naibstvos, « deputyships ») with over thirty Avar villages. The Russian collection of their ´adat enlisted the legal consequences of murder, bodily harm, the threat of violence, adultery and theft, in consecutive paragraphs. Thus, paragraphs 1 to 5 deal with murder, bodily harm and other items in the villages of Koroda and Gonoda, paragraphs 6 to 10 with the same crimes in two other villages, and so forth. It is striking how divergent the rulings for these simple cases were. According to the ´adat, in some localities of the Gunib district a murderer had to pay 100 Roubles as blood-money (alïm and 31 diya) to the victim's kin, plus a fine of 20 Roubles to the village communi32 33 ty, while in others he had to give 40 and 36 Roubles, respectively , or two, 34 35 three, or four bulls ; in other cases, no blood-money is mentioned at all. And while it was a ubiquitous rule that the murderer had to leave his home community immediately, in several localities the victim's kin was also allowed to pillage and demolish his house, gardens and fields. In some villages 36 the murderer's family also had to go into exile. However, as all this infor30 «Sbornik adatov, sushchestvuiushchikh v Gunibskom okruge srednego Dagestana». The text belonged to a set of Daghestani collections of customary law from the 1860's which LEONTOVICH had at his disposal, and which he intended to publish in a third volume of his monumental Adaty (cf. ibid., p. 71). However, this third volume has never been printed. Later, the text was published by A.S. OMAROV in his Iz istorii prava narodov Dagestana (materialy i dokumenty) (Makhachkala 1968), pp. 164-175. 31 In general, a first sum is handed over to the victim's kin as early as possible. This money that is called alym (alïm in Turkic) was intended to cover the funeral expenses. If, at a later date, the victim's relatives grant the murderer pardon and allow him to return to his village, a second sum is paid, which is the blood-money proper (diya in Arabic). However, the texts seldom differ between the two payments. Therefore in the following the term "blood-money" refers to the total of the two sums. 32 « Sbornik adatov, sushchestvuiushchikh v Gunibskom okruge », p. 164 (villages of Koroda and Gonoda). 33 Ibid., p. 169 (Arakani, Kodukh, and Irganai). 34 Ibid., p. 168 (Salty); p. 167 (Darada, Murada, Tunzy, and Khartikuni); p. 171 (Kikuni and Gergebil'). 35 Ibid., p. 166 (Miatli). 36 Ibid., p. 170 (Mogokh, Urkachi, Shagada, Butsra, Gotso, and Tuliatlita). 110 ´Àdat against shari´a mation was based on oral sources, it can be assumed that many of these divergences simply resulted from the fact that the questions were not standardized. A similar case was represented in a Russian collection of ´adat from the Avar district (Avarskii okrug), written down in 1865.37 It reflected regulations of some 42 villages on and around the high plateau of Khunzakh, the former residence of the Avar Khan.38 Again, the material mostly dealt with selected topics like murder, rape and theft, which are presented in a rather nonstandardised form. Remarkably, in a few instances the text also gives provisions on the communal self-administration in this region, such as the rights and duties of village functionaries, the misuse of communal property and the mechanisms of peace-keeping between the clans of a village. In these particular cases, the Russian text resembles indigenous Arabic ´adat texts from Avaria, which may have served as a model. « Catalogues of crimes » were also produced for other districts of the Daghestani mountains. One of the most systematical and elaborate Russian 39 collections deals with the ´adat of the Andi district of Western Daghestan . This comparatively huge and heterogeneous district to both sides of the Andi Koisu river was inhabited by at least eight distinct Daghestani people, and was divided into several naibstvos, which had been created by Shamil; befo40 re his time, these regions constituted independent village confederacies. The text contains the ´adat of seven of these naibstvos. In each of these local compilations the focus was laid on the treatment of murder, bodily harm, adultery, rape, betrothing and theft, the damage of property or pastures, arson and on the herdsmen's responsibility for the loss of animals. Obviously, these cases constituted the most common and important violations. In comparison to the collection from the Gunib district, the cases are discussed in much more details. The provisions for murder or bodily harm, for instance, also dis37 "Sobranie adatov selenii Avarskogo okruga", in: Omarov, Iz istorii prava, pp. 25-48. 38 The text was produced one year after the formal liquidation of the Avar Khanate of Khunzakh in 1864. Accordingly, the Khan is not mentioned at all, neither as mediator in legal suits, nor as a general authority. However, special reference is made to the village of Khunzakh which seems to have functioned as the main place (Hauptort) of all villages of the Avar Plateau. 39 «Adaty Andiiskogo okruga Zapadnogo Dagestana», in: KHASHAEV, Pamiatniki, 120-176. The anonymous work was allegedly written in the 1860's as a handbook for the okrug (district) court, but it is not known whether it was used as such. 40 The text contains sections on the ´adat of the « former » naibstvo of Tindy, the community of Khvarshi (which was situated within the naibstvo of Tindy), and the naibstvo of Karata (all on the right bank of the Andi Koisu), as well as the naibstvos of Unkratl'-Chamalal', Tekhnutsal', Andi, and Gumbet (on the left bank). In several cases, the text also refers to individual villages when their custom is at variety to the ´adat of the naibstvo. The inhabitants of these regions speak several distinct East Caucasian languages of the Avaro-Andi-Tsezian group. 111 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique cuss age, sex, and intent of the committer and of the victim, as well as the exact dimensions of the wounds and how they can be measured, the payment of the doctor (even the latter's claim to warm clothing and boots, if he came from another village) and so forth. Much room was given to peculiarities of the cleansing oath (tahlif in Arabic texts) for each legal case. The text was highly standardized and based on a common questionnaire. It seems to constitute a fairly useful source if one wants to compare how certain violations were treated in different regions of Western Daghestan. Remarkably, the text also reveals how traditional ´adat had already been subject to changes. For instance, the Russian ´adat text of the Andi district strengthened the role of a formal « court » (Russian, sud) of each village. In pre-colonial Daghestan, formal courts played a minor role in Daghestani legal practice; rather, the victim or his kinship carried out retaliation without proceeding judgments. In cases of murder, for instance, the heirs of the victim were entitled to kill the murderer whenever they got hold of him. If they did not insist on retaliation, the family of the murderer could offer bloodmoney, which was regulated by ´adat. Only after both sides came to an agreement the culprit was able to return to his native village and obtain pardon from the victim's kin. This proceeding was based on the self-help of the victim's party and on arrangements taken by both families, and even if some village notables supervised the agreement ceremony, this procedure did not need any formal judge. The Russian government, however, had a vested interest in restricting blood-revenge for several reasons. First, any self-help use of violence challenged the state's monopoly on violence. Secondly, Daghestani blood feuds produced lots of fugitives (abreks in Russian usage) who posed serious problems by indulging in highway robbery. Therefore the administration required that any cases of murder be put under the authority of an official court. This is also reflected in the ´adat of the Andi district. In the provisions of most naibstvos (sub-districts), the payment of blood-money (which is equivalent to renunciation of blood-revenge) was described as the natural consequence of all murder cases, without mentioning the right to killing in retaliation. The text of one naibstvo went even further and explicitly prohibited the 41 killing of the blood-enemy. In contrast to all pre-Russian ´adat texts in the Arabic language, the Andi ´adat did not require the exile of the murderer; he could simply stay in his house until peace was established between the fami42 lies. Seemingly, it was the judges of Andi who guaranteed his life, for their 43 verdict also regulated the delivery of the blood-money. And last but not 41 This is the ´adat of Unkratl'-Chamalal' («Adaty Andiiskogo okruga», p. 153). 42 "Adaty Andiiskogo okruga", p. 162. 43 The ´adat of the naibstvo of Andi prescribe that half of the sum is to be given to the victim's kin only "after the decision of the court"; ibid., p. 162. 112 ´Àdat against shari´a least, while according to all traditional ´adat texts of Daghestan a house owner was entitled to kill a thief whom he caught in the very act, almost all of the naibstvo-´adat emphasized that such a killing was to be treated as equi44 valent to murder. The most striking change, however, is that according to the Russian text, certain violations were punished by arrest in the gauptvakht (the German word Hauptwacht, "main guard-house") of the village of Botlikh, the administrative centre of the Andi district. Alien to traditional Daghestani ´adat, imprisonment as a kind of punishment was introduced first by Imam Shamil 45 in his jihad state. Thus here again, the Russians continued Shamil's practice. The Russian ´adat text of Andi mentions imprisonment for cases of rape, 46 which had formerly required exile. In other parts of the Andi district, if exile was inevitable to protect the culprit's life (e.g. in cases of adultery), the latter would be sent to « Siberia » - a term which often stood for Russian exile in general, regardless of whether the actual place of exile was Northern 47 Russia or Siberia. In some instances the Russian collections explicitly note where they digress from traditional custom, thus showing that they reflect something else than just the traditional, pre-colonial state of affairs. This concerns above all the custom of betrothal (svatovstvo in Russian). In traditional Daghestani society, if a bridegroom obtained the agreement of a girl's guardian on the marriage, he had to give certain presents to the guardian, which would later constitute the kalym (trousseau) of the bride. If, however, the girl or her guardian did not keep their word and the marriage did not realize, they had to return the presents and pay a certain sum of money to the suitor. If it was the bridegroom who abandoned the plan, the girl would be allowed to keep the presents. Legal suits on these presents must have been most frequent; they already figured prominently in the ´adat collections of the 1840’s. These presents could be very expensive and young men had to work hard to earn the money for them. For this reason times of betrothal could last many months and even years. In order to deal with this problem, most of the ´adat texts from the Andi district declared that « from the day of the fixation of these 48 ´adat, betrothal is altogether abandoned » in their respective communities. 44 Ibid., pp. 135, 145, 162, 169. The only self-help killing which obviously could not yet be suppressed was the killing of the adulterers at the hand of the husband or a close relative of the woman. 45 A. RUNOVSKII, «Kodeks Shamilia», in: Voennyi sbornik (1862), No. 2, pp. 327-386, here: pp. 338-339 (detention of thieves in "holes"). 46 « Adaty Andiiskogo okruga », p. 140 (Tekhnutsal' naibstvo). 47 Ibid., p. 120 (Tindy naibstvo). According to the ´adat of the community of Khvarshi in the Tindal' naibstvo of Andi district, the court itself would lead the injured adulterer into safe exile (p. 126). 48 Ibid., p. 129 (according to the ´adat of Khvarshi, which also restrict the amount of kalym 113 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Each of the texts which have been discussed so far is a mere compilation of ´adat rules from different localities of a certain district. We may call this an additive representation; it was chosen for practical use at district courts, for it showed how important legal cases had to be treated in different naibstvos of the district. These sub-districts had once constituted more or less independent communities or village confederacies; just as these units were now put together to form the new colonial administrative unit of « district » (okrug), the Russian collections of district ´adat were nothing but an addition of the individual naibstvos' ´adat. However, this additive fashion of representation was highly repetitive, for it reiterates the whole list of crimes for each sub-district, notwithstanding the fact that several individual rulings were valid not only in one, but in several naibstvos. An alternative to the additive representation of ´adat in the Russian collections can be labelled an integrative approach; for units standing at different political level, this integrative approach was used to depict ´adat law in a vertical relation. This was possible in the Dargo district (Darginskii okrug), which had formerly constituted a « union of confederacies ». Consisting of seven confederacies, the Union of Dargo was presided by one of them, the confederacy of the village of Akusha. Nevertheless, the member confederacies were not only independent in their internal affairs, but also in much of their relations to outside parties. The anonymous author of the Russian compilation of the Dargi ´adat chose to compare all individual ´adat sets of the seven confederacies in order to find out which provisions were common in all of them. These he separated as the « common ´adat » of the whole Union, and juxtaposed them to ´adat specific to only one of the seven member units. The “special” paragraphs of the member units were meant to supplement the “general” provisions of the Union, to which they were linked 49 by cross-connections in the text. This method makes plain the distinct features of each unit, and it allows to assess the possible variations which were tolerated within the overall Union. However, we do not know whether the Union of Akusha-Dargo actually possessed such a common corpus of ´adat, be it written or oral. Therefore the systematical construction of a « common » ´adat corpus of the whole Union to 5 Roubles, p. 130); cf. ´adat of Karata (ibid., p. 148), of Unkratl'-Chamalal' (p. 159), and of Tekhnutsal', which simply state that suits on betrothals are no more dealt with by ´adat (p. 141). The ´adat of the "former naibstvo of Tindy" still contain punishments for the breaking of marriage appointments (p. 123), reflecting an historical state. The abolishment of the legal consequences of betrothal does not seem to go back to Shamil, who, however, is reported to have introduced a maximum limit for kalym in order to give young men the possibility to establish families; see RUNOVSKII, «Kodeks Shamilia», p. 346. 49 The Dargi compilation «Adaty darginskikh obshchestv» was first published in an abridged version in SSKG vol. VII (Tiflis 1873). The full version, including the cross-connecting paragraphs, was later published by Sandrygailo, Adaty dagestanskoi oblasti i zakatal'skogo okruga (Tiflis 1899), pp. 67-265. 114 ´Àdat against shari´a seems to be artificial. This criticism notwithstanding, the portrayal of the ´adat of Akusha-Dargo and its member confederacies is a very valuable description. In addition to the most common law cases, it also presents many details on social relations and economic regulations in the respective communities, provides information on the communal functionaries and explains the indigenous legal terminology. Another merit of this text is its conscious sepa50 ration of those matters that were regulated according to Islamic law. Yet Russian officials still barely realized that Daghestani communities themselves laid down their ´adat laws in documents of communal agreements, and that these Arabic texts may have been useful for a systematic 51 description of customary law. To judge from the published sources, only in two instances imperial Russian officers translated Arabic sources in order to obtain practical knowledge: these are the ´adat of the confederacies (subdistricts) of Dido and Ukhnadal' from Bezhta district in mountainous Daghestan. In contrast to pure « crime catalogues », these two Russian texts deal with the whole complexity of village organisation, and they also reveal the structure of a traditional ´adat text which has « grown » over a certain 52 period of time. Only in one case a Russian high-ranking military and hobby ethnographer, General Aleksandr V. Komarov (1823-1901), produced a systematic and comprehensive ´adat law book on the basis of an Arabic ´adat 50 Further extensive texts of this integrative kind were the "Adaty Gunibskogo okruga" from 1894 (published by Sandrygailo, Adaty, pp. 267-430), and, with a much smaller section on the ‘general ´adat’, the « Adaty Avarskogo okruga » (Sandrygailo, Adaty, pp. 431-504). Other ´adat compilations of the 1860's adhere to the "additive" approach ("Adaty KaitagoTabasaranskogo okruga", published in SSKG, vol. VIII [Tiflis, 1875], and in Sandrygailo, Adaty, pp. 527-541), or even ignore possible local differences ("Adaty Kiurinskogo okruga", « Adaty Samurskogo okruga », published in SSKG vol. VIII, and in Sandrygailo, Adaty, pp. 505-525, 527-541). For compilations of the last decades of the 19th century see « Sbornik adatov, sushchestvuiushchikh mezhdu zhiteliami Andiiskogo okruga », « Sbornik adatov sushchestvuiushchikh v Kazikumukhskom okruge », and « Sbornik adatov Kaitaga i Tabasarana » (all published by Omarov, Iz istorii prava, pp. 13-24, 49-56, 145-163). At the end of the 19th century, ethnographers of Daghestani origin began to explore special fields of customary law that had hitherto been neglected. See B.V. Dalgat, ‘Materialy k obychnomu pravu Dargintsev’, focusing on Dargi family customs (published in Omarov, Iz istorii prava, pp. 77-144). 51 For the structure and contents of these Arabic ´adat documents see Vladimir O. Bobrovnikov, « Ittifaq Agreements in Daghestan in the Eighteenth-Nineteenth Centuries », in: Manuscripta Orientalia (St. Petersburg), vol. 8, no. 4, Dec. 2002, S. 21-27; Michael Kemper, « Communal Agreements (Ittifaqat) and ´adat-Books from Daghestani Villages and Confederacies (18th - 19th Centuries) », Der Islam, vol. 81 (2004), pp. 115-151. 52 The two texts are published within a compilation of eleven Russian ´adat texts from different localities of the Bezhta district ("Perevod s arabskogo, o sushchestvuiushchikh v Bezhidskom okruge adatakh", in: Omarov, Iz istorii prava narodov Dagestana, pp. 51-76). However, the texts are genetically very heterogeneous, and contrary to the publication's heading, only the two extensive texts from Dido and Ukhnadal' (texts I and VII) can be recognized as translations from Arabic originals. The other nine texts of this set are simple crime catalogues and seem to base on oral information only. - The Bezhta district existed only from 1860 to 1865 when its territory was attached to the Gunib and Avar okrugs. 115 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique sketch, the material of which he presented in a new arrangement according to European legal concepts. However, Komarov's « Collection of ´Adat from the Principality of the Shamkhal and the Khanate of Mekhtula » is also a mixture of legal and ethnographical information, without reference to the communities and their procedures of law finding, and it does not seem to have made its way into court houses.53 Adat as Living Fossils : Maksim M. Kovalevskii (1880's) The fruits of all previous Russian efforts to collect North Caucasian customary law were first harvested by Maksim M. Kovalevskii (1851-1916). After he had written his first major Russian works on « Communal Landed Property » (1879) and on the « Historical-Comparative Method in Jurisprudence» (1880),54 Kovalevskii turned to the North Caucasus where he carried out some fieldwork on the connection between kinship structures and 55 customary law. Especially the Ossetian, but also the Daghestani material allowed him to corroborate his theories on the historical development of law. Kovalevskii was an ardent adherent to the evolutionarist theory in legal history and anthropology.56 One of the most influential works in this field 53 Komarov, « Sbornik adatov shamkhal'stva Tarkovskogo i khanstva Mekhtulinskogo », in: Kh.-M. Khashaev (ed.), Pamiatniki obychnogo prava Dagestana XXII - XIX vv. (Moscow 1965), pp. 183-260. Komarov's « Collection of ´adat from the Principality of the Shamkhal and the Khanate of Mekhtula » is based on the Arabic Bayan tawarikh al-rusum al-daghistaniyya (‘Explanation of the Statutes of Daghestani Customary Law’) written by a certain ´Abd al-Rahman b. Qulbandar in Jumada I., 1287 (August 1870). Curiously, the Arabic text was written outside the Shamkhal territory, three years after the Principality of the Shamkhal (seated in Tarki) was abolished, and probably even on Russian order; it is thus not an indigenous law document but itself a piece of ethnography. See Kemper, « Arabischsprachige ´adatEthnographie auf russische Bestellung? », in: Kemper/Reinkowski (eds.), Rechtspluralismus, pp. 317-330. 54 Maksim M. Kovalevskii, Obshchinnoe zemlevladenie, prichiny, khod i posledstviia ego razlozheniia (Moscow 1879, reprint Frankfurt a.M. 1977); id., Istoriko-sravnitel'nyi metod v iurisprudentsii i priemy izucheniia istorii prava (Moscow 1880). Before working on the Caucasus he also produced two works on English history and constitution in 1880. 55 Kovalevskii's Caucasian studies on kinship structures and customary law thus seem to belong to a second phase of his most fruitful career. As for his later works, they predominantly deal with the history of politics, economy, and sociology in Europe; see his Modern Customs and Ancient Law of Russia: Being the Ilchester Lectures for 1889-90 (London 1891); Proiskhozhdenie sovremennoi demokratii (5 vols., Moscow 1895); Russian Political Institutions. The Growth and Development of these Institutions from the Beginnings of Russian History to the Present Time (Chicago 1902); Le Régime économique de la Russie (Paris 1898). While some of these books were written and first published in English or French, others were first published in Russian and later translated into English, French, German or Italian. 56 On Kovalevskii see M.O. Kosven, « M.M. Kovalevskii kak etnograf-kavkazoved », in: Sovetskaia etnografiia, 1951, 4; A.S. Omarov, « M.M. Kovalevskii kak issledovatel' obychnogo prava narodov Dagestana », in: Uchenye zapiski instituta istorii, iazyka i literatury, vol. 3 (1957), pp. 90-105 116 ´Àdat against shari´a was Ancient Law (1861) of Henry Summer Maine, who is mostly regarded as the father of legal anthropology. Maine was convinced that the most primitive form of society was the patriarchal family. He argued that the most ancient form of law was the one set by a patriarch or a king; this form developed into customary law, and customary law gave rise to the great codifications of law 57 in the classical antiquity. This theory is reflected in Kovalevskii's work Sovremennyi obychai i drevnii zakon (« Contemporary Custom and Ancient 58 Law »), published in 1886 and later translated into French. In this book Kovalevskii investigated the customary law of the Ossetians in a comparative perspective. As the Ossetians are counted among the Aryans, Kovalevskii was convinced that they had preserved an old state of law which had once been common to all Aryan people. He compared their contemporary legal institutions with law monuments of the German, Irish and other European and Oriental people of the Middle Ages. The outcome is a firework of crosscultural references, achieved by an eclectic selection of examples, and based on the still limited historical evidence of his days. While this approach is clearly linked to a racial concept, in other works Kovalevskii made clear that similarities between the legal systems of different people or « tribes » do not necessarily reflect a common « philological » origin (filologicheskoe srodstvo), but occur when people live under similar conditions. « By passing through common states of development, the ethnicities (narodnosti) work out similar legal norms independently of each other ».59 This idea is central to a later work of Kovalevskii, Zakon i obychai na Kavkaze (« Law and Custom in the Caucasus », 1890), in which he turned to 60 other, non-Aryan people of the North Caucasus. Its first volume is an historical overview of law development in the North Caucasus in general with special reference to the impact of foreign law systems, especially those of the Iranians, Byzantinians, Armenians and Georgians, and invaders like the Khazars and Huns, Arabs, Tatars and Mongols, and last not least the 61 Russians. The second volume of Zakon i obychai deals with the mountaineers of Mingrelia and Georgia (part I) and with those of Daghestan (part II). According to Kovalevskii, although Ossetians, Kabardinians, Chechens, Svanets and Daghestanis differ in their races, languages and religions, they 57 Uwe Wesel, Geschichte des Rechts. Von den Frühformen bis zum Vertrag von Maastricht (Munich 1997), pp. 14, 65-67. 58 Maksim M. Kovalevskii, Sovremennyi obychai i drevnii zakon (Moscow 1886); Maxime Kovalewsky, Coutume contemporaine et loi ancienne. Droit coutumier ossétien éclairé par l'histoire comparée (Paris 1893). 59 Maksim M. Kovalevskii, Zakon i obychai na Kavkaze (Moscow 1890), vol. II, p. 140, with reference to his Istoriko-sravnitel'nyi metod v iurisprudentsii i priemy izucheniia istorii prava (1880). 60 Maksim M. Kovalevskii, Zakon i obychai na Kavkaze, 2 vols. (Moscow 1890). 61 Kovalevskii, Zakon, vol. I, pp. 83-290. 117 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique are all characterized by a common kinship organisation (rodovaia organizatsiia); for this reason, the customary law of all mountaineers’ forms « some62 thing whole and unified ». Kovalevskii's work on Daghestani customary law in part two of Zakon i obychai is a serious and valuable analysis of the development and functioning of ´adat. Based on the Russian ´adat compilations of the 1840's and 63 1860's as well as on his own observations, Kovalevskii analyzed the relationship between ´adat and shari´a, the kinship structure of Daghestan and many aspects of family law, law of inheritance, criminal law and capital cri64 mes. His basic idea was to distinguish between legal provisions of old origin and others that had been introduced in later times by external influences and certain historical events. This distinction is based on two arguments. First, he assumed an ongoing process of dissolution of kinship organisation in Daghestan for the benefit of communal organisation. Accordingly, those ´adat provisions which display kinship interests should be referred to as an « older layer », while provisions displaying communal interests are more recent. Among the older regulations he counted features such as unrestricted blood-revenge, the system of co-jurors before court (that is, the rule that a suspect had to produce a certain number of relatives who swore that the accused did not commit the deed in question), and the exclusion of women 65 from heritage. Furthermore, Kovalevskii presupposed that in former times, kinship groups had been economic units (imushchestvennye soiuzy), and that 66 settlements originally consisted of one kinship group only. However, in his time no Daghestani village was inhabited by merely one clan or lineage (tukhum). According to Kovalevskii, when several clans joined to constitute a village, the new community developed its administrative structure according to the model of kinship organisation, with elected elders and assemblies.67 In this respect, Kovalevskii regarded the village organisation as the "heir" of kinship 68 organisation. In the course of time neighbourhood relations superseded blood 62 Ibid., vol. II, p. 141. 63 Kovalevskii made use of the ´adat collections in the Russian language that had already been published in the 1870's (mostly in SSKG) as well as of manuscript materials which were later published by Sandrygailo, Omarov, and Khashaev. Furthermore he had some official reports at his disposal which, as it seems, never appeared in press. Kovalevskii mentions that he made own observations in Daghestani regions such as Dargo, Gidatl', Kumukh, and Dido, but it is not clear how long he worked in these places (see Zakon, vol. II, pp. 200-201, 228). 64 Ibid., vol. II, pp. 127-304. 65 Ibid., vol. II, pp. 140-141. 66 Ibid., vol. II, p. 133. Kovalevskii underlines that also the elders of lineages are often elected by its members and function as primus inter pares. According to him, the kinship organisation "stands closer to a republican type than to a monarchistic one" (pp. 151-153). 67 Ibid., vol. II, p. 158. 68 Ibid., vol. II, p. 133. Also ´adat provisions prohibiting the emigration of community members and the sharing of community resources with outsiders are regarded by Kovalevskii as 118 ´Àdat against shari´a relations; thus the right to pasture or to cut wood was no more determined by affiliation to the individual clans, but by membership of the overall village community.69 Kovalevskii's second yardstick for a chronology of ´adat development was his assumption of an increasing interference of Islamic law. He observed that some domains of Daghestani legal practice such as marriage, divorce and inheritance were almost totally regulated by shari´a. Furthermore, Islamic elements and notions had also penetrated and changed many legal institutions of customary origin. For instance, several collections of ´adat ignore the notion of murder being committed without intent or by carelessness, and prescribe the same consequences (retaliation or blood-money, combined with fines and donations) for any case of killing, be it deliberate or not. Similarly, attempted violations and incitement to crime are often not reckoned as punishable acts, for only actual damage was taken into account, and had to be com70 pensated for without regard to the wrongdoer's motivation. In Kovalevskii's mind, these were the most ancient rules. In other regions, however, ´adat provisions distinguish between deliberate murder and manslaughter or killing by accident, and display a graduation in blood-money and fine. Kovalevskii regards these qualifications as shari´a interferences, for Islamic law distinguishes between killings with or without intent (´amd) and even acknowled71 ges the category of quasi-deliberate intent (shibh al-´amd). Unfortunately, it is hard to prove whether these qualifications had actually been borrowed from Islamic law or not. Kovalevskii knew only one ´adat text predating the shari´a and jihad movement under the three Imams (18291859). This was the so-called « Codex Rustam Khan » from Kaitak, of which Kovalevskii had two Russian translations at his disposal.72 As Rustam Khan of Kaitak ruled in the first third of the 17th century, Kovalevskii believed it represented Daghestani customary law « in its purest 73 form ». Yet Kovalevskii conceded that even Rustam Khan's law already contained some deviations from the alleged “original” form of ´adat law. In its provisions on murder, for instance, it claims that the heirs are entitled to perform blood-revenge only against the murderer himself, not against his features which the community « inherited » from kinship organisation (pp. 134-135). 69 Ibid., vol. II, pp. 158-159. 70 Ibid., vol. II, p. 256. 71 Ibid., vol. II, p. 237. 72"Postanovleniia Kaitagskogo utsmiia Rustem-xana", first published in SSKG, vol. I (Tiflis 1868), then by Omarov, Iz istorii prava, pp. 176-184; "Utsmievskie adaty (v Kaitage)", published later by Omarov, Iz istorii prava, pp. 185-196. The original Dargi text was finally disclosed and published together with a new Russian translation by R.M. Magomedov, Pamiatnik istorii i pis'mennosti dargintsev XVII veka (Makhachkala 1965). 73 Kovalevskii, Zakon, vol. II, p. 234. In fact, the text has to be interpreted not as a decreed law of the ruler, but as an agreement between the Khan and the communities of Kaitak. For this interpretation see Kemper, « Communal Agreements », pp. 128-129. 119 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique relatives. Furthermore, the ´adat of Rustam Khan also acknowledged the killing in self-defence as a lawful act. Both qualifications can also be found 74 in Islamic law. Obviously, the ´adat of Rustam Khan did not shed much light on the historical development of customary law and shari´a in Daghestan. By checking several Russian ´adat collections of the 19th century in his search for possible Islamic interferences, Kovalevskii came to the conclusion that especially the Avar regions around the Khanate of Khunzakh, but also the Khanate of Kazikumukh and the Dargi regions had incorporated Islamic elements into their customary law. However, he made no efforts to corroborate his argument by investigating into the historical background of these 75 Daghestani regions. He also gave no explanation why the shari´a should have been influential in some Khanates, but not in others, such as the reign of the Shamkhal of Tarki. Similarly, Kovalevskii detected a huge impact of Islamic law in some village confederations (as the aforementioned Dargin confederacy of Akusha, Central Daghestan), but not in others (e.g. the former confederacies of the Andi Koisu region in West Daghestan). It is obvious that Kovalevskii's understanding of the historical development of ´adat is based more on logical inductions than on factual evidence, and therefore should be regarded as ideal types, not as historical reality. In view of the progressing decomposition of kinship organisation and the growing restrictions of the tukhum's collective legal responsibility, Kovalevskii observed an overall development of customary law towards Islamic law, with its mitigating effects on blood-revenge and its concept of individual responsibility. In consequence, Kovalevskii suggests regarding shari´a not as opposed to customary law, but as its « latest step ».76 Disregarding all religious and political factors that may have had an impact on the change of the traditional law system, Kovalevskii never seemed to doubt the progressive and unidirectional development of law in history. All shortcomings notwithstanding, Kovalevskii's work represents the first coherent interpretation of Daghestani customary law as a distinct legal system in relationship to Islamic law. By consulting a French translation of the work Minhaj al-talibin of the Syrian Shafi´i scholar al-Nawawi (d. 77 1278), Kovalevskii was also the first to compare provisions of Daghestani 74 Kovalevskii, Zakon, vol. II, pp. 247-248. 75 For instance, he does not present any historical proof for his assertion that « the Avar Khans followed the opinion of the mullahs and qadis, and enriched their collections of local customs with principles they had borrowed from Arab jurists » (Zakon, vol. II, p. 259). Furthermore, it has to be noted that all indigenous Arabic ´adat collections from Avaria that have come down to us are documents of village communities or confederacies, not decrees of the Khans; cf. Kemper, « Communal Agreements ». 76 Kovalevskii, Zakon, vol.II, p. 217. 77 Ibid., vol. II, pp. 237-240. The French translation he quotes from is Minhadj at-talibin. Le 120 ´Àdat against shari´a ´adat with those of Islamic law. Even if most of his conclusions deserve to be checked, his work presents the most coherent and extensive theoretical analysis of North Caucasian ´adat to date. Kovalevskii also touched upon the question of how the Russian state should handle Daghestani customary law. In his opinion the government should not hesitate to do away with customary law wherever it blocks the way of cultural progress: « By leading an open fight against the relics of ancient wildness and kinship-based lynchlaw (samosud), by persecuting the killing of new-born girls in Svanetia and the unlimited kinship-based blood-revenge in Daghestan, the Russian government fulfils the cultural tasks which history has conferred upon its shoulders much better than by bowing to customs which insult 78 our moral sentiments, and which base on nothing but their old age. » Kovalevskii stated that since the beginning of the Russian conquest of the North Caucasus, the Russian government had always tried to back local customary law against Islamic law. This was reasonable as long as Russia's enemies, the Daghestanis and Chechens who united under Shamil, adhered to the shari´a. However, customary law had grave disadvantages, for its endless cases of blood-revenge and its arbitrary justice by self-help « paralyzed the work of the government ». In Kovalevskii's view, it was time to acknowledge that the shari´a could soften the crudeness of customary law - by admitting women to 79 heritage, by forbidding the practice of ishkil (self-help confiscation), and above all by smoothing the legal consequences of non-intentional killings. Therefore he came to the surprising conclusion that it would perfectly be in line with the Russian « enlightening mission » (prosvetitel'skaia missiia) in the Caucasus to allow the local courts to judge criminal cases according to the 80 shari´a. Kovalevskii defined his own task as to unveil the origins of law, and to show that customary law must not be treated as the people's unalterable and sacrosanct opinion of the truth, but as the result of a long historical process, and as being subject to changes. A social renewal, he closed his argument, could only be effected by fighting obsolete and dangerous customs. For this reason Kovalevskii demanded « more freedom for the Russian administration and 81 courts » in order to bring about social progress in Daghestan. In light of these statements, one may ask whether Kovalevskii's concept of progress differed guide des zélés croyants. Texte arabe et traduction française par L.W.C. van den Berg (Batavia 1885). 78 Kovalevskii, Zakon, vol. I, pp. 288-289. 79 On ishkil and baramta see now Vladimir Bobrovnikov, « Verbrechen und Brauchtum zwischen islamischem und imperialem Recht: Zur Entzauberung des i•k≠l im Daghestan des 17. bis 19. Jahrhunderts, in: Kemper/Reinkowski, Rechtspluralismus, 297-316. 80 Ibid., vol. I, p. 282; cf. 280. 81 Ibid., vol. I, pp. 289-290. 121 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique much from that of the colonial officers of the 1840's, who characterized the population of the Caucasus as « half wild » and presupposed that they were in need of benevolent European guidance. In fact, Kovalevskii clearly bolstered the Russian notion of mission civilisatrice by providing it with a scientific explanation. Conclusion The ´adat collections produced by Russian officers and ethnographers revealed the following characteristic features: (1) they often disregarded the differences between custom and law, and deviated into ethnographic and historical descriptions, (2) they reduced the complexity of ´adat by focusing on some spheres of civil and criminal law only, (3) they made explicit what is only implicitly, if at all, mentioned in traditional (Arabic) ´adat texts, where many issues were simply taken for granted, (4) they made efforts at systematisation and (5) codification of the law material, and (6) they tended to blur the border between customary law and other law systems. Furthermore, (7) the Russian ´adat collections or did lack information on the methods used, as well as on informants or sources. We do not know which of the individual collections were actually used in the local ´adat courts; this question could probably only be answered by a study of archival material. What can already be stated is that most of the materials were published as late as in the 1880's or even in the 20th century, and not for administrative but for ethnographic purposes. The overall project of codifying Daghestani (or even North Caucasian) customary law for practical purposes must be regarded as a failure. There is still another point worth mentioning. The Russian campaigns of the 1840's and 1860's were, as it seems, almost exclusively based on oral sources. Russian ethnographers largely neglected the fact that the Daghestani villages and confederations possessed their own ´adat books in the Arabic language. This had serious consequences. Recent research has shown that the indigenous Daghestani ´adat “booklets” (daftars in the Arabic language) (which have come down to us especially from the Avar region) were no mere « crime catalogues » and contained much more than just cases of murder, theft, and rape: rather, they also dealt with subjects like the liabilities of the community's elders and policemen, the regulations concerning the common defence of the community against outsiders, the agricultural calendar and the 82 community’s use of its resources. In one word, from these local documents Daghestani ´adat emerged as the legal basis of communal self-organisati83 on. Russian ´adat collections, in contrast, concentrated on a rather limited 82 Bobrovnikov, « Ittifaq Agreements in Daghestan ». 83 Kemper, « Communal Agreements », p. 151. 122 ´Àdat against shari´a range of « criminal » and « civil » cases and did not mention any of these communal affairs. This did not come as a surprise, for under Russian rule the communal autonomy was largely restricted, and political, economic and military affairs were decided not by the village community but by the Russian administration. Therefore Russian ´adat texts were generally confined to the rather limited number of cases that were still dealt with in the local courts under Russian surveillance. By omitting the regulations on communal selforganisation, the Russian officers and ethnographers also disregarded the fact that ´adat law was decided upon and enacted by the Daghestani community itself, that is, by the communal assembly and its elected elders. In other words, the Russian collections disregarded the fact that ´adat was « communal law », with the community as its origin and guarantor. By disconnecting ´adat from the community, Russian ethnographers transformed the “communal law”, the law of the community, into “customary law”, that is, into a set of regulations that allegedly had their origin in an ancient past, not in the living community. It was this process of disconnection which ultimately subjugated Daghestani ´adat law to the manipulation efforts of the colonial power. Instead of recognizing ´adat as an expression of dynamic communal self-organisation, it was treated as raw material which could be fixed and re-modelled in « codices » or « crime catalogues » according to Russian necessities. All transformations notwithstanding, the colonial authorities believed that the maintenance of ´adat law in the villages would be necessary in opposition to Islamic law, which in turn had been promoted by the great North Caucasian insurgencies under Shamil and other Imams. Interestingly, it was a renowned specialist on ´adat law, the Russian ethnographer Kovalevskii, who understood that the shari´a offered even more possibilities for « civilising » interventions than the traditional ´adat. His insights, like similar previous suggestions by leading Russian specialists in Islamic law like Tornau and Kazembek, have not been realized by the Russian government; yet they were remarkable in a time when Islam was still regarded as Russia's main enemy in the North Caucasus. 7. L’élan brisé : les intellectuels azéris et l’enseignement islamique avant la soviétisation Altay GÖYÜSHOV Au début du XIXe siècle, la conquête militaire du Caucase par la Russie constitua le point de départ d’une nouvelle ère dans l’histoire du peuple azéri. Cet événement permit pour la première fois un réel contact direct avec la civilisation européenne chrétienne. C’est à partir de cette époque qu’émerge une nouvelle génération de jeunes cadres, grâce à qui la société azérie commença peu à peu à sortir de sa torpeur. Ces jeunes étudiants prennent conscience du degré de retard de leur société par rapport à l’Occident et tentent de trouver une solution à la crise « civilisationnelle » que connaît leur pays. Les nouvelles élites parviennent à la conclusion que le retard est en grande partie imputable à l’islam et à la Charia et c’est donc à travers la réforme de ces derniers que la crise pourra être surmontée. Ces nouveaux intellectuels (formés à l’école russe comme on le verra plus tard) sont intimement convaincus que la crise est de la responsabilité des seuls religieux, « clercs » (akhund, imam, mollah) et despotes qui ont dirigé le pays pendant des siècles1. Dès sa formation, la classe intellectuelle azérie a tout fait pour que le peuple prenne conscience de son retard par rapport à l’Occident mais aussi de son potentiel à le rattraper à condition de réformer notamment le système éducatif. Ces intellectuels formaient plus qu’un groupe restreint et avaient une influence non négligeable sur la population2. 1 Altay GöyüÒov, Azärbaycanda Ittihadçılık (le réformisme en Azerbaïdjan), Bakou, 1997. 2 Tadeusz Swietochowsky, « Russkiy Azerbayjan » (L’Azerbaïdjan russe), Häzär, N° 1, 1990, p. 94. 125 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Les idées neuves véhiculées par la littérature Appelé le « Molière des Tatars » par les Russes, Akhundov est d’une certaine manière le précurseur des idées démocratiques et de leur enseignement en Azerbaïdjan. Dans ses œuvres, il est souvent question de l’opposition entre l’ancien face au moderne, de la science contre l’ignorance, du progrès contre l’arriération3. Akhundov choisit subtilement la voie littéraire pour faire comprendre au peuple l’état d’ignorance dans lequel il se trouvait et lui faire prendre conscience du niveau médiocre de l’enseignement dans les écoles et les medersas. Par exemple, dans son œuvre intitulée « Monsieur Jourdan et le derviche Mesteli Shah », un savant français rivalise avec un mollah iranien. Dans cette fiction, le savant, venu au Karabakh et séduit par l’intelligence d’un jeune élève, convainc ses parents de l’envoyer étudier en France. Mais, ceux qui ne veulent pas que ce jeune homme aille se perdre dans ce « foyer de l’immoralité » que représente à leurs yeux l’Europe font tout pour empêcher cette entreprise. Pour cela, ils font appel à un derviche tout juste arrivé d’Iran qui, en contrepartie d’une importante somme d’argent et avec l’aide des anges et d’un djinn, promet de trouver une solution. La dispute donne victoire au mollah iranien, qui a abusé de l’ignorance de la population locale. Akhundov parvint avec courage, à travers ses œuvres, à mettre en lumière les impasses et les incohérences des Azerbaïdjanais dans leur vie politique et sociale. Il a ouvert le chemin en cela à ses successeurs tels que Nejef Bey Vezirov, Haciverdiev, Ganizade, etc. L’illustration la plus vivante de cette confrontation entre l’ancien et le moderne se trouve dans l’œuvre de Jalil Memmedgulizadeh, « Les morts », où le thème central est là encore l’opposition entre un étudiant parti en Europe, Leli Isgender, et un mollah originaire d’Iran, Sheikh Nasrullah. Le satiriste Mirza Eliekber Sabir occupe une place particulière dans le genre littéraire car il a accusé le retard de la société en matière intellectuelle. Ses œuvres dénoncent les injures faites à la tradition musulmane par les « clercs » tout puissants et motivés par leurs seuls intérêts personnels. Très critiqués par l’auteur, ces derniers ont rejeté ses écrits. Mais malgré leurs attaques, les œuvres de Sabir furent largement diffusées dans le pays (et en Iran) et instrumentalisées par tous les militants de la lutte contre les superstitions et les pseudo-religions. Ses œuvres ont donné une nette impulsion à la dénonciation des abus de pouvoir religieux. En poésie, des auteurs comme Abdullah Shaik, Abbas Sahlet, Memed Haci et d’autres ont aussi joué un rôle crucial dans la formation d’une conscience sociale novatrice. 3 Ibid. 126 L’élan brisé Les relais de la musique, du théâtre, des beaux-arts À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, une des plus grandes réussites de la culture azerbaïdjanaise fut l’importation de l’art théâtral et de la musique classique européenne au Caucase. En 1873, Zerdabi créa une troupe de théâtre composée d’élèves issus du realni gymnasium4 et mit en scène les œuvres de Akhundov, notamment « Les aventures de Vezir Han de Lenkeran » et « L’histoire du brave avare ». Ainsi, il jeta les bases de l’art théâtral en Azerbaïdjan. En 1883, le milliardaire et mécène Zeynelabidin Taghiyev fit construire le premier théâtre du pays. Quant à la musique classique européenne et à la naissance de l’opéra azerbaïdjanais, elles sont indissociables de Uzeyir Hacibeyov, dont la pièce « Leyli ve Mejnun » fut jouée au théâtre Taghiyev pour la première fois dans l’histoire de l’Orient musulman en 1908. Même si, à l’époque, les rôles féminins étaient encore interprétés par des hommes, cette pièce introduisait pour la première fois des personnages féminins. Grâce aux efforts de Hacibeyov, Shovket Mammedova fut envoyée en Italie pour y suivre des études de musique. D’autres pièces de Hacibeyov, écrites entre 1908 et 1915, notamment « Sheikh Senan », « Rustem ve Zohrab », « Esli ve Kerem » et bien d’autres encore, furent présentées au public. En 1916, un autre compositeur azerbaïdjanais, Muslum Magomayev, vit sa pièce « Shah Ismail » jouée sur scène. Ce théâtre si vivant et progressiste fut la première cible des réactionnaires (les irtija). La première apparition sur scène d’une femme azérie non voilée fut très critiquée non seulement par les milieux religieux du pays mais aussi par ceux des pays voisins. Un jour qu’il assistait à une pièce de théâtre, le consul ottoman de l’époque, voyant une femme autorisée à paraître sur scène, préféra quitter ostensiblement la salle en signe de protestation. L’auteur de la pièce, Huseyin Ereblinski, ayant refusé de mettre un terme à ses activités théâtrales, fut assassiné par des membres de son clan. À la même époque, d’importants progrès avaient été enregistrés dans le domaine de la peinture. Mirza Kazim Irevani et Mirza Mohsun Nevvab composaient des œuvres qui étaient de véritables synthèses entre la miniature orientale et le réalisme européen. Par ailleurs, l’art satirique en Azerbaïdjan naquit sous la plume de Ezim Ezimzade et Behruz Kengerli, qui fut le premier Azéri à recevoir une formation professionnelle en Europe. 4 Écoles du système éducatif russe implantées dans les possessions coloniales. Elles ont cependant été adaptées aux besoins de chaque pays. Dans les régions musulmanes, une instruction islamique y avait été introduite pour rendre ces écoles plus attrayantes. 127 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Dans le domaine du journalisme et de l’édition Le métier de journaliste apparaît dans le pays grâce aux nombreuses initiatives des intellectuels azéris de l’époque, parmi lesquels Zerdabi joua un rôle prépondérant. Ce dernier, afin de développer la société de son époque, créa en 1875 le premier quotidien des musulmans de Russie, Ekinci (Le planteur). Avant ce quotidien il existait deux journaux en langue azérie, Tatar Akhbari (nouvelles tatares) fondé à Tbilissi en 1831 et De ce côté-ci du Caucase publié depuis 1845, mais étant donné que ces organes de presse émanaient directement du pouvoir russe et qu’ils étaient les outils de diffusion de la propagande d’État, on peut difficilement les considérer comme les ancêtres de la presse azérie. Pure création de l’intelligentsia azerbaïdjanaise, le journal Ekinci constitue le point de départ de la presse azérie5. Dans les pages de ce quotidien, les rédacteurs semblaient soucieux de mettre en évidence les impasses dans lesquelles se trouvait la société de l’époque pour chercher une solution à ces problèmes6. Il convient de rappeler que, dans l’ensemble de la Russie, le débat usuli djadid (nouvelle méthode d’enseignement), hostile aux traditionalistes, fut très largement diffusé parmi la population grâce à Ekinci. Malheureusement, ce journal ne survécut pas longtemps car, au lendemain de la guerre russo-ottomane de 1877, les autorités russes en interdirent la publication, jugeant qu’il représentait une menace pour les intérêts du pays7. Quant à Hesen Bey, l’éditeur, il fut obligé de prendre le chemin de l’exil. Mais l’influence du journal fut telle que les musulmans ne pouvaient plus désormais vivre sans presse. D’ailleurs, après la guerre, les Azéris durent s’adresser au gouvernement russe pour obtenir le droit de développer de nouveaux journaux. Soucieux de maintenir un contrôle étroit sur la région, le pouvoir russe les autorisa à publier mais à Tbilissi uniquement. Ainsi en 1879 fut créé Ziyia (Lumière) et en 1880 Ziyiai Kafkasia (Lumière du Caucase) et Keshqul8. Soumis à une forte censure, ces journaux n’ont pu atteindre la popularité de Ekinci. Un autre journal, proche par son esprit de Ekinci, fut créé en 1883 en Crimée par Ismail Gasprinski avec la bénédiction de Zerdabi. Ce journal, Tercuman (Interprète), était très curieusement lu les vendredis par l’imam à la mosquée pendant le prêche9. Cette initiative éma5 Solmaz Rüstemova-Tohidi, Azerbaycan dövri mätbuati ; 1875-1890. Bibliografya (La presse en caractère arabe en Azerbaïdjan de 1875 à 1890), Bakou, 1993, p. 4. 6 Journal « Kafkaz » N° 22, année 1875, cité dans Ziyaeddin Göyüsov, Sovremenniki a Zardabi (Zardabi et ses contemporains), Bakou, Elm, 1985, p. 91. 7 Tadeusz Swietochowsky, op.cit. 8 Récipient en noix de coco utilisé comme sébile par les mollahs et mystiques mendiants pour mettre leurs pièces. Terme très dépréciatif pour désigner une catégorie religieuse très combattue par les intellectuels modernistes de l’époque. 9 Ziyaeddin GöyüÒov, Sovremenniki a Zerdabi, Bakou, Elm, 1985, p. 46. 128 L’élan brisé nait de Zerdabi et avait été approuvée par les mollahs, qui pourtant en ces temps-là avaient tendance à considérer les lecteurs de journaux comme des infidèles. L’âge d’or de la première presse azérie se situe vraiment au début du XXe siècle. Plusieurs raisons à cela : d’abord, dès la fin du siècle précédent, le développement de l’industrie pétrolière favorisa la croissance économique et fit de Bakou un des principaux centres économiques de Russie. À l’époque, les grands barons de l’or noir, comme Taghiyev, Moukhtaxov et Assadoulayev, vivaient à Bakou et tous furent très influents dans l’essor du mécénat. Ils envoyaient chaque année des dizaines d’étudiants en Europe, encourageaient la construction de nouvelles écoles et, dans certains cas, faisaient preuve de sacrifice pour le peuple. En 1901, par exemple, la création à Bakou de la première école pour filles de tout l’Orient musulman résulte de la seule volonté de Taghiyev. Il fit lui-même construire le bâtiment et motiva lui-même les parents pour qu’ils acceptent que leurs filles étudient. Mais son plus grand mérite, pour briser l’hostilité des mollahs à la scolarisation des filles, fut d’avoir envoyé à Najaf et Kerbala des représentants qui obtinrent des célèbres moujtahid10 de l’époque des fatwas décrétant licite la scolarisation des filles. De plus, Taghiyev créa à Bakou des cours pédagogiques de deux ans pour les femmes. C’est encore lui qui fonda au Daghestan et en Azerbaïdjan les premières écoles d’agriculture. Taghiyev estimait également les médias et la presse. Ainsi, grâce à lui, à Bakou mais aussi dans l’ensemble du Caucase, des journaux ont pu voir le jour. En 1917, grâce à son soutien le journal Tank Cholpan (Étoile du matin) fut fondé au Daghestan en langue koumyk11 et il est à ce titre intéressant de noter que certains de ces journaux financés par Taghiyev publiaient dans leurs colonnes des articles qui étaient critiques à l’égard de leur bienfaiteur. Ainsi, l’essor de la presse dans l’Azerbaïdjan de l’époque doit beaucoup au mécénat des hommes d’affaires. Par ailleurs, il existait en 1905 toute une conjoncture favorable au développement de la pensée démocratique. D’une part, les étudiants qui avaient effectué leurs études en Russie et en Europe favorisèrent à leur retour le développement de la presse. Entre 1906 et 1912, en Azerbaïdjan, on comptait une centaine d’organes de presse12. Parmi eux se distinguaient Iqbal (Avenir), Irshad, Hayat (La vie), Fiyuzat, Hak Yolu (Le droit chemin). Toutes ces publications posaient clairement les problèmes des sociétés musulmanes de 10 Mujtahid, de l’arabe ijtihad qui signifie aptitude à interpréter le Coran et les textes sacrés. Les moujtahid désignent dans l’islam chiite les savants qui ont atteint une haute capacité de discernement et qui de ce fait peuvent avoir des disciples qui suivent leurs prescriptions dans leur vie religieuse. 11 Adil Gerey Hadjiev, Millioner Tagiev Gadji Zeynelabidin (Hadji Zeynelabidin Taghiyev le millionnaire), Makhatchkala, 2000, p. 46. 12 Solmaz RüstemovaTohidi, op.cit, p. 39 129 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique l’époque. Une des plus importantes réussites du milieu éditorial était le désormais célèbre Molla Nasreddin de Jelil Gulluzade. Un journal de ce genre était inimaginable dans tout autre pays musulman, c’est pourquoi sa diffusion en Iran, où il était aussi très populaire, resta secrète. Le retour de la terreur en Russie eut des effets sur la vie politique et sociale azerbaïdjanaise et annonça le déclin de la presse et de l’édition. Beaucoup d’intellectuels furent obligés de fuir le pays, qui par expulsion qui par exil volontaire. Il est curieux de constater que, partout où ils allèrent, ces derniers jouèrent un rôle politique et social important. Par exemple, Rasulzadeh qui se réfugia alors en Iran édita le journal Irani now (Nouvel Iran), qui atteint rapidement un grand prestige dans tout le pays. Huseynzadeh, Aghayev et Karabeyov jouèrent eux aussi un rôle important dans l’essor de l’édition et de la presse dans l’empire ottoman, où ils avaient trouvé refuge. En 1917, la chute de la monarchie en Russie entraîna de nouvelles conditions favorables au développement d’une presse libre et démocratique. Cette situation ne perdura cependant que jusqu’en 1920. La presse azérie de 1917 à 1920 peut être considérée comme la plus riche et la plus élaborée dans l’histoire du pays. Durant ce laps de temps, les libéraux, démocrates, communistes, islamistes et minorités nationales possédaient plusieurs quotidiens, hebdomadaires ou mensuels13. « Maarif » ou la question de l’éducation moderniste L’enseignement favorise le développement de nouveaux cercles intellectuels au début du XXe siècle. La mise à l’ordre du jour des questions éducatives et scolaires (qu’elle fût motivée par la réforme ou par l’idéologie) fut l’œuvre du rédacteur et éditeur Zerdabi. Si la créativité de Akhundov joua un rôle dans l’identification des problèmes sociaux et dans leur mise en évidence, Zerdabi est à l’origine de propositions concrètes pour les résoudre. Une estime mutuelle liait les deux hommes, même si Akhundov doutait parfois de la capacité de Zerdabi à régler les problèmes de la société de l’époque. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les intellectuels azéris, réfléchissant à la réforme de l’enseignement, adoptèrent des positions et des attitudes différentes et originales par rapport aux autres sociétés musulmanes de Russie. Il est connu qu’à l’époque les principaux foyers d’enseignement étaient les madrasas et les écoles religieuses. Les réformateurs donnaient justement la priorité à la réforme des établissements scolaires, de la méthodologie et du contenu des matières à enseigner. Ce genre d’établissements à partir des années 1870 commença à se développer d’abord à l’initiative des « clercs ». Ces écoles connues par la population comme des Usuli Jedid 13 Ibid, pp. 41-42. 130 L’élan brisé (Nouvelle méthode d’enseignement) se développèrent dans plusieurs régions du pays et avaient été conçues par Seyid Ezim Shirvani, Mir Movsum Nevvab, Mehmet Taghi Sitqi et Rashid Bey. Aussi, le journal de Zerdabi, Ekinci, fit l’apologie de ces écoles et de leur succès ultérieur. Mais, désormais, aussi bien en Azerbaïdjan que dans le reste de la Russie, la question de l’enseignement passa bientôt au second plan et perdit son caractère prioritaire. Alors que dans les autres régions musulmanes, le djadidisme devint un mouvement populaire de masse, l’avant-garde azerbaïdjanaise ne prôna pas la réforme de l’enseignement religieux, préférant encourager le développement de l’enseignement profane. Zerdabi, qui était alors enseignant dans un lycée realni gymnasium œuvra pour que les Azéris s’inscrivent dans les écoles russes. En 1862, afin que les jeunes puissent entrer dans le système éducatif moderne et pour subvenir aux besoins des élèves des écoles russes, il créa des fondations caritatives, appelées Nijaat (Le Salut) et Neshir Meajar (Édition du Salut). Ainsi, alors qu’ailleurs en Russie le djadidisme devenait une force active, en Azerbaïdjan il échoua à s’imposer comme un mouvement de masse. Après l’invasion russe, malgré l’essor des realni gymnasia en Azerbaïdjan, la population locale fit preuve de réticence à l’égard de ces établissements considérés comme un produit de la politique assimilationniste russe. Et en effet, très peu de parents acceptèrent d’y inscrire leurs enfants. Ainsi, une des priorités des intellectuels azéris de l’époque fut de convertir les parents aux bienfaits d’une éducation moderne. Pour que la population se reconnaisse davantage dans ces écoles, ils réussirent à convaincre les autorités locales d’y introduire des cours de charia et de langue turque. À partir de 1876, la création dans la ville de Gori, en Géorgie, d’un institut musulman de formation pédagogique pour enseignants puis, deux ans plus tard, l’ouverture d’une filiale de ce centre en Azerbaïdjan eurent un effet très positif, dans la mesure où furent formés des enseignants musulmans. Enfin, grâce aux initiatives des pédagogues azerbaïdjanais, notamment de Gamizadeh et de Mahmutbeyov, les deux premières années effectuées dans ces gymnasia étaient en langue locale. Désormais appelées rus-tatar mektepleri – non seulement en Azerbaïdjan mais dans tout le Turkestan –, ces écoles connurent un regain d’intérêt chez les musulmans. Grâce aux efforts conjugués de Zerdabi et de Taghiyev, la première école russe musulmane pour jeunes filles fut inaugurée à Bakou en 1901. En 1906, toujours grâce à Taghiyev, un grand congrès rassembla à Bakou tous les enseignants du pays, qui échangèrent leurs points de vue sur les questions de scolarisation des enfants dans ces écoles. Toutes les initiatives que nous venons de citer ont eu des résultats positifs notables. Alors qu’en 1860, le pays comptait en tout et pour tout 9 écoles russes modernes, en 1914 on dénombrait déjà 942 écoles primaires et 32 écoles secondaires. Parmi les 24 000 élèves scolarisés, plus de 2 000 étaient des filles. À titre de comparaison, en 1878 en Azerbaïdjan, le nombre 131 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique d’élèves total ne dépassait pas 16 000 et les musulmans ne représentaient qu’une part très minoritaire de ce chiffre14. Certains diplômés des gymnasia et des instituts pédagogiques poursuivirent leurs études dans les universités russes et européennes et, au début du XXe siècle, Bakou avait produit de célèbres médecins, ingénieurs, architectes connus dans toute la Russie. Les cadres religieux Comme nous l’avons vu précédemment, dans les évolutions sociales de l’époque, les véritables acteurs du clivage entre anciens et modernes sont souvent des serviteurs de la religion : les akhund, les mollahs et les sheikh. Ce n’est pas le fruit d’un hasard puisque, sur fond de querelle pour le contrôle des masses, les religieux conservateurs opposèrent longtemps aux modernistes et à leurs idées réformistes une résistance farouche. Hasan Bey Zerdabi avait réussi dans cette lutte à expulser un sheikh naqshibandi connu pour son prosélytisme et son rejet des écoles modernes15. Cependant, il faut également signaler que l’attitude des intellectuels azerbaïdjanais différait selon qu’elle était en conflit avec les serviteurs de l’islam et l’islam lui-même. Les modernistes tenaient pour responsables de l’ignorance du peuple les mollahs et leurs conceptions intéressées et déformées de l’islam. Parmi ces modernistes, on citera Kanizadeh, Mahmutbeyov et Vezirov et, parallèlement, un certain Mirza Kasimbey qui s’était converti au christianisme. Par ailleurs, on trouve dans certaines œuvres d’Akhundov des passages montrant que la crise était née dans l’islam même, ce en quoi son point de vue différait de celui de Zerdabi. Une des tendances de ces intellectuels modernistes était proche du darwinisme et la plupart de ceux-là adhérèrent par la suite au courant socialdémocrate. Cependant, certains des serviteurs de la religion avaient de l’estime pour de nombreux intellectuels. Parmi ces cadres religieux en bons termes avec les élites « laïques », citons Seyid Azim Shirvani, fondateur de la première école usuli djadid, le cheikh ul islam Akhund Mollah Ahmed, père de Alibey Huseynzadeh (un des plus grands hommes politiques dans l’histoire du pays), et Efendi Gahibov, mufti des sunnites du Sud Caucase. Ces grands personnages avaient apporté leur soutien aux tentatives de réforme de l’enseignement. Zerdabi, avant de créer son école, s’était vu conseiller par Akhundov d’aller consulter le qazi (juge musulman) de Bakou et le progressiste Akhund Mollah Jevad. Le sheikh ul islam Mollah Muhammed Pishnamazzadeh, dans le cadre de la création d’un realni gymnasium pour filles, avait apporté son 14 Azerbaycan Respublikasi Siyasi Partiyalar ve Ictimai Häräkatlar Dövlet Arxivi, (Archives des partis politiques et des mouvements sociaux de la République d’Azerbaïdjan), fond 1, siyahi 235, iÒ, 600, pp. 9-11. 15 Ziyaeddin Göyüsov, op.cit, p. 44. 132 L’élan brisé soutien à Taghiyev et à Zerdabi par ses prêches en vue du changement de l’opinion publique qui au départ leur était défavorable16. D’autres personnalités religieuses comme Abdu Tourab, sheikh Abdulgani, akhund mollah Agaalizadeh, akhund mollah Anife, etc… avaient l’estime du peuple et des intellectuels, notamment pour s’être opposés à certains excès comme l’autoflagellation lors de la commémoration de ashura17. On oublie que beaucoup d’intellectuels azerbaïdjanais étaient issus de familles de religieux. Par exemple, celui qui déclara l’indépendance de l’Azerbaïdjan et qui fut le leader du Milli Shura (Conseil National) et du parti Müssavat (Égalité), qui publia Açik Söz (Franc-parler) et Irani now (Nouvel Iran), à savoir Mehmet Emin Rasulzadeh, n’était autre que le fils du akhund du village de Novkhani. De même, comme son nom l’indique, Akhundov a également grandi dans une famille de religieux. Et le père de Huseynzadeh était cheikh ul islam, c'est-à-dire la plus haute autorité religieuse du Caucase. L’intelligentsia azerbaïdjanaise accordait beaucoup d’importance à ces serviteurs de la religion, car ces derniers avaient une grande influence sur la population. Plusieurs fois, des intellectuels lancèrent des pétitions pour que les autorités religieuses du pays soient choisies par la population locale et non pas imposées par les autorités russes. Vie politique et sociale Pour la période considérée, dans les autres domaines, les idées sociales et politiques ont connu un développement spécifique bien différent de ce qui a existé dans les autres régions musulmanes de l’empire russe. Désormais, des intellectuels et éditeurs comme Huseynzadeh, Arayev, Karabeyov s’exprimaient dans la presse sur le modernisme islamique et revendiquaient un nouvel ijtihad (une nouvelle réinterprétation des textes sacrés, ou sorte de mise à jour) pour régler les questions liées au droit, au statut de la femme et à l’éducation. En 1905 fut créée la première organisation politique panislamiste de Russie, Itifaqi Müslimin (Union musulmane), à la tête de laquelle avait été désigné l’Azerbaïdjanais Topçubasov, futur président du Parlement azéri. Pratiquement à la même période fut créée la première organisation socialedémocrate du pays, le parti Hümmet (Communauté musulmane). En 1906, sous le leadership de Aghayev, fut fondée une autre organisation panislamiste Difahi (Défense). Enfin, en 1911, émergea le parti Müssavat (Égalité), pan16 Adil Gerey Gadjiev, op. cit. p. 23. 17 L’Ashura est le 10e jour du mois du muharram du calendrier musulman et synonyme de deuil pour les Chiites, car c’est en ce jour de l’année 680 qu’eut lieu le massacre de Kerbala durant lequel périrent Hussein et ses fidèles. Ce massacre fait partie des événements historiques constitutifs du chiisme. Régulièrement, lors des commémorations de cet événement, certains fidèles s’auto-flagellent. Cette pratique, bien que condamnée par la plupart des autorités religieuses en Azerbaïdjan, a perduré dans certaines régions du pays. 133 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique islamiste à l’origine, qui subit en 1915 une profonde réforme idéologique, où le nationalisme et le panturquisme devinrent prédominants. De façon générale, les intellectuels azerbaïdjanais se divisaient en trois catégories : les sociaux-démocrates, les islamistes et surtout les turquistes nationalistes. Rappelons que l’islamisme en Azerbaïdjan différait grandement de celui présent dans les autres régions de Russie. Après la Révolution, les mouvements socio-politiques acquirent le droit de s’organiser en toute légalité et toutes les forces politiques du pays démontrèrent qu’elles étaient favorables aux idées du parlementarisme et de la démocratie. Six mois après la Révolution bolchevique, les trois forces politiques mentionnées plus haut formèrent une Milli Shura, une Assemblée nationale qui décréta l’indépendance du pays et la création d’une république parlementaire, dont le premier gouvernement de coalition fut rapidement constitué après les élections de décembre 1918. Ces élections s’étaient soldées par la victoire écrasante du parti nationaliste Müssavat. La deuxième force politique du pays était le parti Ijtihad, les socialistes musulmans n’arrivant qu’en troisième position. Au sein du Parlement, on comptait également deux fractions arméniennes et une organisation slave russe, des Bolcheviks et d’autres groupuscules. Pendant la courte période républicaine, on ne compta pas moins de cinq gouvernements de coalition, dans lesquels Müssavat jouait un rôle primordial. Ainsi, contrairement aux autres régions musulmanes de Russie, au moment de la chute du tsar, la force dominante dans la vie politique ne fut ni l’islam ni l’islamisme mais le nationalisme. Par ailleurs, le parti islamiste Ijtihad n’était pas animé par des serviteurs de la religion mais par des intellectuels déjà cités, des savants, des médecins, etc… Le parti n’était pas une sorte de monarchie chariatique comme ce fut plus ou moins le cas en Asie centrale ou dans le Idil Oural. Ce parti était d’un certain point de vue porteur d’un discours plus libéral démocrate et il fut un très passionné défenseur de la république parlementaire. Pendant la période républicaine, plus de 3 000 étudiants poursuivirent des études en Europe et, en 1919, l’université d’État fut fondée à Bakou. Globalement, la politique éducative de l’État dans le primaire et dans le secondaire fut conforme aux principes de la modernité et de la laïcité (la charia était enseignée comme une matière parmi d’autres). Une des principales réussites de cette république fut l’abolition des tribunaux religieux (à l’exception de celui de Zaqatala)18. Si les tribunaux chariatiques et traditionnels ont été abolis dans l’empire à partir de 1928 seulement, en Azerbaïdjan cette abolition eut lieu beaucoup plus tôt. 18 Azeäbaycan Respublikasi Dövlet Arxivi, fonds 894, siyahi 2, is 9, vereq 37, f 894, p.1 134 L’élan brisé Conclusion Ainsi, en avril 1920, à la veille de la soviétisation, l’Azerbaïdjan qui avait toutes les ressources économiques, sociales, intellectuelles et politiques nécessaires à la création d’un État de droit a tout perdu. Dans la décennie qui suivit, un coup fatal fut porté au potentiel intellectuel du pays ainsi qu’à son système éducatif. Conséquence des exils et des répressions staliniennes, le vivier intellectuel formé durant les cinquante années précédentes fut anéanti. En 1930, les communistes locaux prirent conscience que la propagande antireligieuse ne servait plus à rien. Les dirigeants avaient compris que leurs résultats étaient dus moins à une politique de persuasion que de répression. En 1937, Baghirov, chef des communistes de l’époque, soulignait : « Autrefois, les élèves des gymnases et des autres écoles ne participaient pas aux cérémonies de l’ahsura mais désormais non seulement ils y participent mais encore ils sont eux-mêmes organisateurs de ces pratiques, et cela malgré tout le travail d’endoctrinement effectué par le parti. »19. La remarque de Baghirov reflétait bien la réalité. On constate effectivement que les réformistes modernisateurs pré-bolcheviques avaient obtenu plus de succès que vingt ans de politique athéiste soviétique. Bien évidemment, les objectifs des uns et des autres étaient sensiblement différents. Pour l’intelligentsia azerbaïdjanaise pré-soviétique, le but n’était pas d’effacer l’islam de la vie quotidienne des musulmans, mais plutôt de séparer le religieux du politique. D’ailleurs, cette politique était tellement bien pensée que parfois des cadres religieux même y participaient. En face, les communistes éliminèrent l’intelligentsia formée « naturellement » avant la Révolution pour la remplacer par de nouvelles élites, issues de la « classe prolétaire dominante », empêchant de fait le développement normal de la société. Le grand drame du pays fut que les nouvelles élites formées au lendemain de la révolution bolchevique étaient déconnectées des réalités sociales de leur pays. Elles échouèrent à remplacer les vieux intellectuels qui sur bien des points étaient plus progressistes et au fait des réalités sociales de leur époque. Un des signes de ce « déclin » intellectuel nous est attesté par une enquête menée dans les années 1930 et qui montre que les nouveaux intellectuels ne connaissaient pas la littérature nationale, ni la grammaire de la langue. De plus, il s’avère que seulement 15 % des professeurs au début des années 1930 étaient diplômés de l’université. La plupart des instituteurs étaient issus d’écoles pédagogiques ou avaient été formés trop rapidement (dans le cadre de stages de six mois), ce qui explique en grande partie leur médiocrité20. Ce problème fut partiellement réglé grâce au développement de la société après 19 Journal Azärbaycan, 14 – 12 – 1918. 20 Ibid, fond 1,siyahi 235, is 600, p. 28. 135 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Staline, mais là encore un problème majeur persistait, puisque la logique de quantité prédominait dans la politique de formation des élites et que déjà apparaissaient des cas de népotisme et de corruption. Aggravés au lendemain de l’indépendance en 1992 ces problèmes peuvent trouver une solution grâce au renouveau des échanges avec l’Occident. Toujours plus d’étudiants poursuivent leur cursus dans des universités européennes et américaines et il y a là un espoir de voir renaître la tradition intellectuelle nationale qui fut si importante à la veille de la domination soviétique. 8. Islam et politique en Azerbaïdjan post-soviétique Bayram BALCI Longtemps cloîtré derrière le rideau de fer tout en étant situé à la croisée des mondes turc, iranien, russe et arabe, l’Azerbaïdjan, depuis qu’il s’est émancipé de l’Union soviétique et a recouvré son indépendance en 1991, a pour ainsi dire rejoint le monde et entamé son entrée pleine et entière dans le processus de la globalisation. En termes spirituels, cette dernière se traduit dans cet espace de prédication quasiment vierge – au moins trois générations ont subi le travail de sape du régime antireligieux soviétique – par l’arrivée de multiples prosélytes en provenance d’Iran, de Turquie et du monde arabe pour les plus importants. Ce petit pays de quelque 8 millions d’habitants, dont 90% de musulmans, est très vite confronté à la difficile question de concilier cette identité musulmane avec les choix identitaires censés construire le nouvel État indépendant, qui se veut séculier et ancré à l’Occident. L’Azerbaïdjan ne fut pas un cas isolé, puisque toutes les républiques d’Asie centrale musulmanes et ex-soviétiques ont connu le même dilemme et éprouvent des difficultés à trouver un équilibre satisfaisant aux relations politico-religieuses. Mais la particularité de l’Azerbaïdjan réside dans la complexité accentuée de sa réalité religieuse due à un islam duel, à la fois chiite et sunnite. Il est par ailleurs situé dans une zone géographique plus turbulente du fait de la proximité de l’Iran et de la convoitise qu’exercent ses riches gisements en hydrocarbures en mer Caspienne. L’objectif du présent article n’est pas d’établir une monographie de l’islam azerbaidjanais mais de dresser le bilan de la politique de l’État dans sa tentative de créer un mécanisme qui permette une cohabitation heureuse entre l’État et l’islam. Il s’agira notamment d’analyser les modes opératoires déployés par l’État pour assurer une relative liberté religieuse tout en préservant le caractère séculier des institutions politiques du pays, héritées de l’ère 137 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique soviétique et consolidées depuis. Cette analyse des rapports dynamiques complexes entre le religieux et le politique en Azerbaïdjan oblige toutefois un détour par l’histoire récente, notamment celle de la réislamisation du pays à partir des années 1990, après plus de soixante-dix années d’impiété idéologique et d’athéisme forcé par les autorités soviétiques. Une dualité religieuse ancienne et bien vécue par les populations L’islam pénètre dans l’actuel Azerbaïdjan lors de l’expansion arabe dans le Caucase – une avancée rapide puisque, en 652, les troupes musulmanes sont déjà à Derbent, au Daghestan actuel1. Cependant, les historiens s’accordent à dire que l’implantation réelle de l’islam dans le Caucase n’intervient pas avant le XIe siècle sous l’impulsion des tribus guerrières turques seldjoukides, depuis peu converties à l’islam2. Mais, à cette époque encore, les progrès de l’islam restent relatifs, puisque les invasions mongoles deux siècles plus tard affaiblissent presque facilement la pénétration de la nouvelle religion, à laquelle nombreux sont restés réfractaires. Sa consolidation dans l’actuel Azerbaïdjan fut surtout l’œuvre de plusieurs empires successifs persans et iraniens. Celui des Séfévides, sous le règne de Shah Ismail, impose en 1502 le chiisme comme religion officielle dans tout l’empire. Situé à la marge de cet empire, frontalier avec l’Empire ottoman qui fut le champion du sunnisme autant que l’Iran celui du chiisme, l’actuel Azerbaïdjan fut durant des siècles une sorte de terrain d’affrontement pour les deux grandes écoles de l’islam. De nos jours, cette dichotomie chiite/sunnite se retrouve encore et correspond dans une large mesure aux lignes de fracture nord/sud des influences iraniennes et ottomanes. En 1828, tous les khanats qui constituent l’actuel Azerbaïdjan passent sous la coupe d’une troisième puissance régionale, la Russie, dont la politique sera de privilégier tantôt le sunnisme tantôt le chiisme pour mieux diviser et contrôler les populations locales. En même temps, la pénétration de la culture européenne, par le biais de l’administration russe, favorise l’émergence progressive d’une nouvelle intelligentsia très critique vis-à-vis de l’islam qu’elle cherche à moderniser et à réformer sur l’exemple du protestantisme en Europe3. Le chef de file de cette nouvelle classe d’intellectuels formés par la Russie, Mirza Fathali Akhundzade, prônait une réforme de la 1 Sur l’histoire ancienne de l’implantation de l’islam dans le Caucase voir Arif YUNUS, Azerbaycanda Islam, Baki, Barish ve Sülh Neshriayti, 2005. 2 Arif YUNUS, ibid. 3 Tadeusz SWIETOCHOWSKI, Russian Azerbaijan, 1905-1920, The Shaping of National Identity in a Muslim Community, Cambridge University Press, 2004, 240 p. 138 Islam et politique en Azerbaïdjan post-soviétique religion pour permettre la sécularisation et un effacement du clivage chiitesunnite4. Le pouvoir soviétique ouvre une nouvelle page dans l’histoire nationale et religieuse du pays. Dès les années 1920, dans le cadre de la politique des nationalités, Moscou propose un « contrat national » aux élites locales formées dans l’esprit des Lumières. Coopération avec le pouvoir central contre autonomie nationale. Il s’agit alors de créer une entité politique autonome sur la base d’une identité nationale – inventée de toutes pièces par les scientifiques et idéologues russes. À une époque où le principal critère d’identification de la population est essentiellement l’islam, cette mesure fut perçue par les intellectuels comme une volonté de couper le pays du monde musulman, notamment de la Turquie et de l’Iran, deux aires culturelles auxquelles de nombreuses élites locales s’identifiaient. Les réformes de l’alphabet, délaissant les caractères arabes puis latins (communs avec la Turquie moderne depuis 1928) au profit du cyrillique, n’ont fait que confirmer cette hypothèse. L’attitude directe des autorités soviétiques vis-à-vis de l’islam fut complexe. D’abord très prudent, le pouvoir central se montre tolérant et persuadé que les musulmans peuvent trouver leur propre voie pour parvenir à l’idéal communiste dans la mesure où les principes essentiels de leur religion sont conciliables avec le socialisme appliqué. Largement dominé par les puissances coloniales européennes, le monde musulman est perçu par les Bolcheviks et les premiers Soviétiques comme un allié du socialisme potentiellement mobilisable pour mener une révolution internationale, tel que le pensait le grand intellectuel musulman et tatar Sultah Galiev5. Mais, sitôt le pouvoir de Staline fut-il renforcé, l’attitude de l’État changea. Progressivement, une politique d’éradication de l’islam de l’espace public fut mise en œuvre : fermeture des mosquées, confiscation des biens des fondations pieuses, interdiction du mariage religieux, illégalité de la polygamie, disparition forcée du voile islamique et attaques frontales contre l’islam dans les organes de presse officiels6. Dans de telles circonstances, la religion, sérieusement menacée, trouve refuge au sein l’institution sociale la plus conservatrice : la famille. C’est en effet dans la sphère privée, grâce à certaines familles religieuses et aux valeurs islamiques transmises de génération en génération, que l’islam a pu survire, 4 Tadeusz SWIETOCHOWSKI, « Azerbaijan : The Hidden Faces of Islam », World Policy Journal, Fall 2002, pp 69-76. 5 Chantal LEMERCIER-QUELQUEJAY, Alexandre BENNIGSEN, Sultan Galiev, le père de la révolution tiersmondiste, Paris, Fayard, 1986, 305 p. 6 Sur la campagne antireligieuse de Moscou, voir Soshanna KELLER, To Moscow, Not Mecca. The Soviet Campaign against Islam in Central Asia, 1917-1941, Westport, CN – Londres : Praeger, 2001. 139 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique contribuant ainsi à une certaine privatisation de la religion, qui caractérise l’ensemble de l’espace soviétique. La survie de la pratique religieuse en Azerbaïdjan a d’autre part été favorisée par les lieux saints plus ou moins informels – mausolées, pierres ou arbres sacrés –, visités secrètement ou non par la population. Certains de ces lieux, comme Nardaran, village abritant le tombeau de Rahime Hanim, fille de l’Imam Musa al Kazim, ont joué un rôle primordial dans la conservation de la mémoire islamique du pays. D’autre part, on peut supposer que le caractère chiite de l’islam local l’a quelque peu aidé à mieux résister à la propagande antireligieuse. En effet, plus que le sunnisme, le chiisme, qui considère que la vraie souveraineté appartient à l’Imam caché et que tout autre pouvoir n’est qu’usurpation, pratique à merveille la taqiyya, la dissimulation de sa foi individuelle ou collective lorsque le milieu environnant est hostile. Les imams ou mollahs de quartier, avec qui nous nous sommes entretenus au cours de nos enquêtes de terrain, confient sans détour que pendant la période soviétique, tout en étant responsables de cellule du Parti communiste de district ou de région, ils avaient une fonction religieuse parallèle, souterraine, consistant à transmettre les principes élémentaires de l’islam aux jeunes générations. La taqiyya chiite a sans doute facilité chez certains serviteurs du Parti et de l’islam l’ambivalence des sentiments et une conduite paradoxale, proche de la schizophrénie. À partir du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, mais surtout avec la déstalinisation, la lutte contre l’islam – qu’il fût sunnite ou chiite, les deux écoles ayant été visées de la même manière, au même titre que toutes les autres religions – perdit en intensité. Dans les années 1970, cet assouplissement se confirme. En 1979, les échos de la révolution islamique en Iran se font sentir dans les villes les plus conservatrices d’Azerbaïdjan et notamment au sud, voisin de l’Iran. La perestroïka et la glasnost des années 1980 lâchent la bride et toute l’Union soviétique connaît une plus grande liberté religieuse, qui accompagnera à des degrés divers l’éclatement de l’ex-URSS. Les années 1990 ou la recomposition du champ religieux L’ex-URSS mais également l’ensemble de tout l’ancien bloc socialiste connaît alors peu à peu une véritable recomposition du champ religieux. Dans le cas de l’Azerbaïdjan, cette recomposition nécessite plusieurs remarques fondamentales. En premier lieu, il est impératif de rappeler qu’elle ne commence pas subitement avec la fin de l’Union soviétique. Les dynamiques du renouveau, les nouvelles forces religieuses longtemps présentées comme totalement nouvelles et fraîchement importées de l’étranger étaient déjà à l’œuvre avant même la dislocation de l’Union soviétique. Comme nous le verrons plus en détail par la suite, c’est le cas des idées fondamentalistes de style wah- 140 Islam et politique en Azerbaïdjan post-soviétique habisme ou salafisme7. Ainsi, en matière de circulation des idées religieuses, la fin de l’Union soviétique ne peut être perçue comme une date charnière. Des études sur le phénomène religieux dans les Balkans et l’Asie centrale confortent cette hypothèse : le champ religieux avait déjà commencé sa mutation au moment de l’écroulement du système socialiste8. Néanmoins, les indépendances, en ouvrant les frontières ont permis au pays d’intégrer la globalisation du religieux et ont accéléré ce processus de recomposition qui, dans le cas de l’Azerbaïdjan, s’articule autour de trois dynamiques. La première, d’ordre interne, est la recomposition par la base qui prend la forme d’une quête identitaire et spirituelle et d’une réappropriation des valeurs religieuses et morales traditionnelles longtemps refoulées. Cette dynamique tend à rétablir le lien avec le passé et les ancêtres et passe par l’affirmation dans l’espace public des pratiques et des symboles religieux. Dans chaque village, même si le besoin ne s’en faisait pas vraiment sentir, on exigea la construction d’une mosquée sans laquelle l’espace public n’était pas perçu comme conforme à la nouvelle architecture urbaine. La seconde dynamique fut initiée par les élites politiques postsoviétiques. Hier encore communistes mais reconverties au nationalisme, elles ont nécessairement besoin de la religion pour servir les nouvelles politiques identitaires et nationales à des fins de légitimation étatique. Pour marquer une véritable rupture avec le régime soviétique rendu responsable de tous les maux de la société, les dirigeants ont réintroduit un parler islamique dans le nouveau discours national pour se démarquer de leur ancienne appartenance à l’appareil communiste. En Azerbaïdjan, cela s’est traduit par des gestes symboliques comme le pèlerinage de Heydar Aliyev à la Mecque en compagnie de son fils Ilham, l’actuel président, et de nombreuses visites et participations régulières à des cérémonies religieuses autour notamment de certains mausolées, réhabilités et d’une grande importance pour la communauté. Situé à une quarantaine de kilomètres de Bakou, le tombeau du saint musulman Mir Movsum Agha, né sous le régime soviétique, a bénéficié dès 1993 de la visite de Heydar Aliyev qui a même contribué à sa restauration. La troisième et sans doute la plus importante dynamique du renouveau islamique est venue de l’extérieur. S’inscrivant dans la continuité ou en rupture avec l’islam local, cette dynamique est complexe et multiforme, car elle provient de différents horizons géographiques, culturels et religieux. 7 Raul MOTIKA, « Islam in Post-Soviet Azerbaijan », Archives de Sciences Sociales des Religions, vol. 115 (Summer 2001), p.113. 8 Voir les travaux de Nathalie CLAYER et de Xavier BOUGAREL, notamment leur ouvrage collectif, « Le nouvel islam Balkanique », Paris, Maisonneuve et Larose, 2001. Sur le même sujet mais plus spécifiquement consacré à l’Asie centrale, voir Bahtiyor BABADJANOV, « Le renouveau des communautés soufies en Ouzbékistan », Les Cahiers d’Asie centrale, n° 5-6, 1998, pp. 285-311. 137 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique La première de ces influences étrangères est turque et a fait, à elle seule, l’objet du chapitre 6. Nous rappellerons donc seulement ici qu’elle résulte de deux actions, souvent complémentaires, émanant de l’État et d’une multitude d’organismes privés qui utilisent le commerce et la coopération éducative pour marquer à leur manière le nouvel islam azerbaïdjanais. Plus que les autres, les courants islamiques venus de Turquie bénéficient souvent de la bienveillance ou d’une plus grande tolérance de la part des autorités de Bakou qui estiment que l’islam turc est le moins néfaste de tous les courants qui tentent de s’introduire en Azerbaïdjan9. A contrario, souvent objet de toutes les critiques – qu’elles soient fondées ou totalement fantasmagoriques – dans les médias azerbaïdjanais, l’influence iranienne est plus souvent sur la sellette qu’à son tour. Du fait de la proximité géographique et confessionnelle, les influences chiites iraniennes furent les premières à s’exercer sur l’islam en Azerbaïdjan post-soviétique. Rappelons que le chiisme n’est pas une religion uniforme : plusieurs tendances y cohabitent, menées par des penseurs et chefs religieux dont les idées traversent le chiisme. À ce titre, les idées chiites, qui ont franchi l’Araxe pour ré islamiser les Azéris du nord, sont plurielles. Elles agissent à plusieurs niveaux puisque certaines émanent de représentations officielles de la République islamique et d’autres de mouvements privés. Ainsi, les services diplomatiques de la République islamique, son ambassade et ses centres culturels sont chargés de la promotion des idées des dignitaires du régime, notamment celles d’Ali Khamenei, actuel guide de révolution islamique. Le centre culturel iranien et la huseyniyye10 qui lui est affiliée, principaux vecteurs de diffusion de l’islam officiel iranien, sont dirigés par un certain Ojak Nejad qui n’est autre que le gendre de Khamenei. Mais comme dans le cas turc, les initiatives privées ont été plus actives et mieux organisées dans leurs œuvres missionnaires. Ainsi, nombre de fondations privées, patronnées par des grandes figures religieuses ou mujtahid11, ont œuvré à la réislamisation de l’Azerbaïdjan. Parmi ces mujtahid, il convient de citer Fazil Lenkarani, Jevad Tabrizi et Ali Sistani, qui comptabilisent à eux trois le plus grand nombre de disciples en Azerbaïdjan. Les deux premiers doivent leur succès au fait qu’ils sont azéris ethniques. Quant au 9 Entretien avec Rafig ALIYEV, directeur du Comité d’État pour les affaires religieuses, Bakou, mars 2006. 10 Une huseyniyye est un lieu de culte propre au chiisme, semblable à une mosquée, mais plus spécifiquement consacré à la tenue des cérémonies commémorant la passion de l’Imam Huseyn, fils de Ali. La première huseyniyye d’Azerbaïdjan a vu le jour en 1994 à l’initiative du centre culturel iranien. 11 Mujtahid, est un titre détenu par une autorité religieuse capable de ijtihad, habilité reconnue à interpréter et fixer des normes juridiques servant à éclairer la pratique religieuse. La notion est plus fondamentale dans le chiisme où les fidèles doivent impérativement choisir un mujtahid, source d’imitation pour accomplir leurs obligations religieuses quotidiennes. 142 Islam et politique en Azerbaïdjan post-soviétique troisième, Sistani, il a bénéficié de son image d’homme modéré mais aussi et surtout du fait d’être le plus riche. Ses fondations caritatives ont ainsi eu les moyens de financer les études en Iran de nombreux jeunes azerbaïdjanais qui, à leur retour au pays, ont largement diffusé ses œuvres, notamment sa Risale, son traité juridique. En effet, une des particularités du chiisme est le khoms, un impôt spécifique que le fidèle doit donner à son maître à penser, mujtahid, chargé de le dépenser sous forme d’aide aux plus nécessiteux, aux malades, aux élèves de madrasa, etc. La dynamique iranienne de la recomposition de l’islam azerbaïdjanais a surtout été active entre 1990 et 1995 et elle s’est essentiellement déployée auprès des chiites, dans le sud du pays et dans la république autonome du Nakhitchevan. Le troisième courant d’influence vient des États du Golfe et d’Arabie Saoudite. Appelé wahhabisme par ses détracteurs (en référence au théologien saoudien Abdul Wahhab, 1703–1792), salafisme ou wahidun par ses défenseurs, ce courant comprend en réalité une multitude de mouvances qui sont à des degrés divers plus ou moins puritaines, fondamentalistes ou violemment radicales12. S’appuyant sur une réinvention de la tradition du prophète, ces mouvances prônent une pratique de l’islam pur, celui de l’âge d’or de l’époque de Mahomet. En Azerbaïdjan, ces nébuleuses se développent essentiellement parmi les minorités ethniques nord-caucasiennes présentes sur le sol azerbaïdjanais (Lezgis, Tchétchènes, Avars…). D’ailleurs, outre dans la capitale multiethnique qu’est Bakou, c’est surtout dans les régions du nord, où se trouvent les ethnies nord-caucasiennes que ce courant se développe le plus. À Bakou, le haut lieu par excellence de ces courants salafistes, se trouve la mosquée Abu Bakir, dirigée par le jeune mais charismatique Gamet Suleymanov qui, dès l’ouverture du pays, s’est rendu en Arabie Saoudite et au Soudan pour y poursuivre des études islamiques. Le fort succès de cette école salafiste dans tout le Caucase est difficile à expliquer mais on suppose, comme le montrent les contributions de Mairbek Vatachagaev pour la Tchétchénie, de Vladimir Bobrovnikov, de Moshe Gammer pour le Daghestan et d’Irina Babich pour tout le Caucase du nord-ouest, que la base sociale revendicative, voire révolutionnaire et moderniste de cette idéologie qui prône une purification et une rationalisation de l’islam pour retrouver l’âge d’or, séduit surtout les jeunes, souvent désemparés par les difficultés de transition que connaissent toutes les sociétés caucasiennes. Ces trois dynamiques – du pouvoir, de la base et de l’extérieur –, traversées chacune par différentes sensibilités, se combinent en fonction du contexte et de la configuration des rapports de force. Au sein même de la 12 Sur le wahhabisme et ses différentes variantes, voir Guido STEINBERG, « Religion et État en Arabie Saoudite », La pensée, 2003, n°335, pp.7-20, ainsi que Hamid ALGAR, Wahhabism : a Critical Essay, New York, Oneonta, 2002, 96 p. 143 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique dynamique extérieure, les différentes tendances qui peuvent s’y affronter font parfois preuve de coopération et brouillent les pistes de ceux qui tentent de les identifier. La segmentation des divers courants à l’œuvre est donc à géométrie variable. Ainsi, des influences confrériques venues de Turquie et les courants rigoristes salafistes originaires du monde arabe, en principe incompatibles, se côtoient occasionnellement. Des jeunes imams formés en Turquie ou sur place par des fondations nakchibendies peuvent rejoindre les rangs du salafisme. Inversement, des jeunes, séduits un temps par le salafisme, s’en éloignent dès qu’ils en découvrent certains excès. Cette interpénétration des courants et le va-et-vient de leurs disciples traversent même le clivage chiisme/sunnisme. Certaines jeunes chiites, par exemple, qui dès 1992 ont fréquenté les fondations sunnites turques implantées à Bakou, ont fini par se « convertir » au sunnisme – d’autant plus facilement, il est vrai, que le clivage entre chiisme et sunnisme était à l’époque peu intériorisé par les fidèles. Par ailleurs, la complexité de ces interactions mouvantes étant importante, il est faux de croire que le wahhabisme (ou salafisme) est un pur produit d’importation et que ses origines sont uniquement arabo-saoudiennes. En réalité, des recherches récentes montrent bien que certaines tendances islamistes que l’on croyait importées avaient déjà certaines racines locales. Même limitée et sélective, la politique de coopération en matière religieuse établie à partir des années 1970 entre l’Union soviétique et certains États musulmans avait déjà permis à des musulmans soviétiques de faire connaissance avec des courants puristes, proches notamment des Frères musulmans13. S’agissant du chiisme azerbaïdjanais, nos entretiens avec certains « anciens » montrent bien que les idées de la révolution islamique, à travers les œuvres de Khomeiny ou la propagande de la radio iranienne dès 1979, avaient déjà fait leur chemin dans les consciences de certaines couches religieuses de Bakou et de province, préfigurant le renouveau du chiisme en Azerbaïdjan une décennie plus tard. Complexification et multiplication des hiérarchies et autorités religieuses Dans toute l’Union soviétique prévalaient quatre Directions des Affaires Religieuses, chargées de l’administration des islams soviétiques. Deux d’entre elles étaient basées dans le Caucase, l’une à Bakou pour les chiites, l’autre à Makhatchkala pour l’islam nord-caucasien majoritairement sunnite et très marqué par le confrérisme. Ces directions avaient de par les lois soviétiques le « monopole » du fait religieux : elles en nommaient le personnel, géraient les lieux saints non fermés mais surtout elles avaient une totale 13 Bahtiyor BABADJANOV, op.cit. 144 Islam et politique en Azerbaïdjan post-soviétique emprise sur le sacré dans le sens où les fonctionnaires d’État, responsables de ces organisations, faisaient figure d’autorités spirituelles suprêmes14 auprès de la population qui les écoutait et les sollicitait pour toute question théologique. Ces autorités religieuses régnaient en maître sur les consciences qui les acceptaient pour le compte de l’État oppresseur. La fin de l’Union, en ouvrant les frontières et permettant les échanges religieux avec l’étranger, ébranla ce « monopole ». Ces autorités se retrouvèrent dès lors contestées et concurrencées, et ce de plusieurs manières. L’ingérence des ONG islamiques, des organismes iraniens, mais aussi des séjours à l’étranger et surtout une auto-socialisation de certains jeunes ont participé à la formation de nouvelles autorités religieuses rapidement entrées en conflit avec les autorités « officielles » de l’époque soviétique. Cette rupture générationnelle entre autorités religieuses suit la ligne de fracture sociale entre l’islam des parents, celui de la coutume et l’adoption d’un islam construit, s’appuyant sur la rationalisation de la religion. Il y a chez les nouvelles autorités une idée de retour à la pureté du dogme qui s’oppose à la religiosité populaire riche en particularismes. Plus marqué chez les sunnites, ce phénomène de contestation des anciennes autorités existe aussi chez les chiites. À titre d’illustration, on peut donner deux exemples de nouveaux leaders religieux qui ont émergé au lendemain de l’indépendance de l’Azerbaïdjan et dont les discours ont provoqué des crises de l’autorité religieuse, qui sont toujours d’actualité. Le premier d’entre eux est l’imam Ilgar Ibrahimoglu, un jeune clerc, issu d’une famille pieuse chiite, envoyé par sa famille en Iran dès 1992 alors qu’il n’avait pas encore atteint sa majorité. Après avoir étudié durant huit ans la philosophie islamique à Téhéran et Qazwin et suivi de façon sélective les séminaires de certains grands maîtres chiites à Qom, il rentra dans son pays où il devint rapidement l’imam d’une des plus anciennes mosquées de Bakou, la « mosquée vendredi », située dans la vieille ville. Son savoir acquis en Iran lui permit rapidement de constituer autour de lui une petite communauté savante, élitiste et consciente de sa supériorité sur l’équipe de la Direction des Affaires Spirituelles, en place depuis les temps forts de l’Union soviétique. De tempérament querelleux, Hadji Ilgar entra rapidement en conflit avec la plus grande autorité islamique officielle, le Sheikh ul Islam Allah Shukur Pachazadeh, dont il conteste la légitimité à la tête de la Direction en commandeur des fidèles. De nature purement religieuse au 14 Par autorité religieuse en islam, il faut entendre, « au sens abstrait, le droit d’imposer l’obéissance au nom de valeurs en principe partagées par ceux qui lui sont soumis ». Au sens concret, elle signifie « la force exécutoire d’un texte de référence ou d’une décision de justice ». Voir Peter HARDY, « The Authority of Muslim Kings in Medieval India », dans Marc GABORIEAU (éd.), Islam et société en Asie du Sud, Paris, Éditions de l’EHESS, 1986, pp. 37-55. 145 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique départ, la fronde du jeune Ilgar s’est peu à peu politisée, ce qui a valu au rebelle les foudres du pouvoir qui l’a envoyé en prison en novembre 2003. Dans le camp sunnite, le conflit entre nouvelles autorités religieuses et traditionnelles a été tout aussi fort sans toutefois se politiser autant. Menée par le jeune Gamet Suleymanov, imam de la mosquée Abu Bakir, connue pour être le haut lieu du rassemblent wahhabite salafiste en Azerbaïdjan, la fronde est en réalité une parfaite illustration du clash, inévitable entre ancienne et nouvelle génération de leaders musulmans qui, n’ayant pas acquis le savoir islamique dans le même contexte et dans les mêmes madrasas, ne peuvent trouver un point d’entente. Gamet Suleymanov a été formé dans la pure tradition salafiste grâce à des études poussées à l’Université internationale islamique de Médine et à Khartoum. Produit d’un enseignement puritain et rigoriste, il ne peut supporter la tutelle de la hiérarchie officielle héritée de l’ère soviétique, encore moins celle de l’islam confrérique souvent sclérosé et folklorisé, après 70 ans de clandestinité. Bien qu’interdite de fonctionner par les autorités officielles qui ne la reconnaissent pas, cette mosquée rassemble tout de même chaque vendredi des milliers de fidèles, souvent jeunes mais tous séduits par la forme puriste et rigoriste du discours islamique qui y prédomine. En matière d’autorité religieuse et puisqu’on est dans un pays à majorité chiite, il nous parait primordial d’expliquer l’impact en Azerbaïdjan d’une institution spécifique au chiisme depuis le début du XXe siècle, la marja’iyya (et le marja’). Produit d’un long processus juridique propre au chiisme, la marja’iyya désigne de nos jours l’autorité d’un marja’, un savant qui a atteint un tel degré de connaissance et de sagesse supérieur qu’il peut être choisi par les fidèles comme source d’imitation et modèle de référence pour les questions théologiques et juridiques quotidiennes. Estimant que le simple croyant est incapable de connaître tout le fiqh (droit musulman), la théologie chiite commande aux fidèles de suivre les directives qui lui sont données par les marja’, dont les prescriptions sont contenues dans les risale, traités théologiques rédigés par les marja’ et servant de guide aux musulmans. Il existe de nos jours une dizaine de grands marja’ dans tout le monde chiite, la plupart résidant dans les villes saintes les plus importantes du chiisme, Nadjaf et Karbala en Irak et Qom et Machhad en Iran. Le rideau de fer s’étant abaissé entre ces villes saintes et les chiites d’Azerbaïdjan à l’époque de leur émergence dans la vie religieuse chiite, les Azéris ne connaissaient guère le sens de marja’ encore en 1991. Mais, dès 1992, certains de ces marja’ se sont mis à envoyer leurs représentants, ou vekils, prêcher dans tout le monde chiite ex-soviétique. On a pu croire un moment qu’aux autorités religieuses de Bakou viendraient se superposer celles d’Iran et d’Irak par le biais de leurs représentants sur place, les vekils. En fait, le dédoublement met surtout face- 146 Islam et politique en Azerbaïdjan post-soviétique à-face les autorités anciennes et nouvelles d’un même pays, formées dans des contextes et des cadres totalement différents. Politisation de l’islam et islamisation de la politique La pluralité introduite dans les deux champs religieux et politique dès 1991 a complexifié leurs relations par l’effet convergent de deux phénomènes, la politisation de l’islam et l’imprégnation islamique du politique. En effet, quel que soit le pays, quelle que soit la religion, cette dernière fut instrumentalisée comme un acte militant contre l’ancien régime. Dans le cas de l’Azerbaïdjan, certains acteurs du champ religieux ont cherché à utiliser l’islam contre la politique de l’État post-soviétique, telle qu’elle s’est mise en forme, mais aussi dans certains cas contre d’autres forces politiques. Cette politisation du champ islamique en Azerbaïdjan, certes relative, peut être expliquée à la lumière de trois phénomènes. Le premier a déjà été évoqué puisqu’il concerne la mouvance de Hadji Ilgar. Ses revendications purement religieuses et quiétistes ont peu à peu pris des formes politiques – une évolution non sans rapport avec le durcissement du régime. Afin d’affaiblir ses adversaires – la Direction des Affaires Spirituelles et le Comité d’État pour les Affaires Religieuses (dont on analysera les raisons d’être plus loin) –, le jeune Ilgar a tout fait pour politiser certaines questions mineures qui auraient pu trouver une solution autrement moins polémique. Pour parvenir à ses fins, il a su mobiliser le riche potentiel – de nuisance, pour l’État, ou de sympathie, pour les Occidentaux – de la rhétorique de défense des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Un de ses combats fut, au nom la liberté religieuse, de lutter pour que les femmes puissent garder leur voile sur les photos d’identité de leurs passeports et autres documents officiels15 – un droit qui exista pendant la période soviétique mais fut supprimé par les nouvelles autorités. Fort d’une subtile stratégie médiatique, il a su mener campagne avec des organismes chrétiens, comme IRLA16 ou Forum 1817, pour la défense de la liberté religieuse. Ces organismes furent d’ailleurs par la suite presque obligés de prendre sa défense contre les autorités et le gouvernement au moment où il fut arrêté et jeté en prison. Le point ultime de sa politisation fut de prendre fait et cause pour le plus grand parti de l’opposition, Musavat, qu’il a soutenu massivement aux élections présidentielles de 2003 ainsi qu’aux législatives de 2005. Cet engage15 Tamara DRAGADZE, « Islam in Azerbaijan : the Position of Women », in Camilia FAWZI EL SOLH and Judy MABRO, « Muslim Women’s Choices : Religious Belief and Social Reality », Oxford, Berg, 1994, 206 p. 16 Sur cette fondation, voir son site : www.irla.org, à la date du 25 mars 2006. 17 Sur ce organisme de défense de la liberté religieuse, voir son site : www.forum18.org, à la date du 25 mars 2006. 147 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique ment lui valut deux mois d’emprisonnement, car il fut soupçonné d’avoir participé à des actes de vandalisme au lendemain des élections de 2003. Reconnue officiellement en 1993, la mosquée « Vendredi » dont il était l’imam fut décrétée illégale par le pouvoir en 1995, mais elle a tout de même continué à exister et à servir de lieu de prière et de cristallisation pour les discours islamistes hostiles au pouvoir en place. Le bras de fer entre l’État et l’imam rebelle a pris fin en mars 2005 (mais pour combien de temps ?), quand les forces de l’ordre ont manu militari délogé Ilgar et les siens de leur mosquée pour la transformer probablement en musée du tapis. Cependant, le véritable agent de la politisation de l’islam est sans conteste le Parti Islamique d’Azerbaïdjan (Azerbaycan Islam Partiyasi), une formation créée dès l’indépendance par une poignée d’activistes. Tous étaient originaires de Nardaran, grosse bourgade de la périphérie de Bakou, haut lieu de l’islam chiite conservateur puisqu’il abrite le mausolée populaire de Rahime Hanim dont il a été question supra. Ce bastion de l’islam donne parfois à la ville une allure d’enclave islamiste. Le Parti Islamique d’Azerbaïdjan, né dans la mouvance du Front Populaire, formation politique hétéroclite réunissant toutes les forces hostiles au régime soviétique moribond, prône dans ses statuts l’islamisation à long terme de la société et de l’État. Enregistré officiellement en 1992, il a été banni en 1995 par le pouvoir qui a envoyé certains de ses cadres dirigeants en prison pour « espionnage au profit de l’Iran ». Survivant dans une semiclandestinité depuis une dizaine d’années, il continue à tenir régulièrement ses réunions et congrès, sans toutefois pouvoir se présenter aux élections. Conscient de cet échec politique, il cherche depuis quelque temps à modérer son discours en s’inspirant du Parti turc de la Justice et du Développement dont il veut importer le modèle de démocratie islamique en Azerbaïdjan18. Parallèlement à cette incursion de l’islam dans le politique, l’État lui aussi a cherché à utiliser l’islam à des fins de légitimation nationale. Ainsi, il a souvent eu recours à la religion en tant que marqueur identitaire collectif, dans le but de bâtir une société azerbaïdjanaise dotée d’une identité nationale solide pour le nouvel État azerbaïdjanais. Il a ainsi œuvré dans le sens d’une nationalisation de l’islam, un peu comme en Turquie où la République laïque rime avec islam sunnite officiel au service de l’État. Cette nationalisation de l’islam se perçoit mieux quand on analyse en détail la manière dont les autorités ont doté le pays d’instruments de régulation de l’islam. Les instruments de la régulation et la conception de l’islam par l’État Plus que partout ailleurs dans le Caucase, voire dans toute l’Union soviétique, c’est en Azerbaïdjan que la sortie de l’empire et le recouvrement de 18 Entretiens avec les cadres du parti, Bakou, février 2006. 148 Islam et politique en Azerbaïdjan post-soviétique l’indépendance se sont accomplis dans la violence et l’instabilité. Dès 1988 se manifestent les premières tensions entre Arméniens et Azéris. La guerre du Karabakh qui éclate avant même la fin de l’Union plonge le pays dans le chaos le plus total. L’ Azerbaïdjan connaît plusieurs tentatives avortées de coup d’État, y compris après l’arrivée au pouvoir de Heydar Aliyev en 1993 pourtant synonyme de pacification du pays19. Très préoccupés par la guerre contre l’Arménie et les différents dysfonctionnements du pays, les responsables politiques n’ont guère de temps à consacrer aux affaires religieuses, confiées à la Direction des Affaires Spirituelles, secondée par le ministère de la Justice chargé de l’enregistrement des nouvelles organisations religieuses qui se développent en nombre en cette période de liberté religieuse retrouvée. À partir de 1995, prenant conscience des effets « dévastateurs » de certains courants missionnaires chrétiens et musulmans dans le pays, le pouvoir cherche à resserrer le contrôle sur l’espace religieux, notamment sur les courants islamiques venus de l’extérieur. Certaines fondations iraniennes sont interdites de séjour et des voix se lèvent pour réclamer un plus grand interventionnisme de l’État dans les affaires religieuses. En 2002, un nouveau pas est franchi dans la mise en place d’une politique de régulation du religieux avec la création du Comité d’État pour la coordination du travail avec les organismes religieux, appelé communément Comité d’État pour les affaires religieuses20. Confié à Rafig Aliyev, un orientaliste qui a préféré rompre avec la science au profit de la politique et des affaires de l’État, ce comité a des prérogatives nombreuses qui se superposent parfois à celles de la Direction des Affaires Religieuses, ce qui explique les fréquents accrochages publics entre les responsables des deux organismes. La plus importante tâche du Comité est de veiller à une stricte application de l’article 18 de la Constitution et de la loi sur la liberté de conscience, qui insistent sur le caractère laïque des institutions et sur la séparation du politique et du religieux. Officiellement, selon le décret de création, ses statuts et les propos de son président actuel, le Comité a quatre principaux objectifs : - garantir le caractère laïque de l’État en veillant à la séparation entre le politique et le religieux ; - protéger et développer les traditions de tolérance qui caractérisent les relations interreligieuses en Azerbaïdjan ; - veiller à ce que l’éducation religieuse, un réel besoin pour le pays, soit promue dans le respect de la laïcité ; 19 Sur les instabilités connues par l’Azerbaïdjan à la sortie de l’Union soviétique, voir Svante CORNELL, Small Nations and Great Powers, London, Curzon, 2001, pp. 61-142. 20 Voir le site du Comité : www.addk.net à la date du 25 mars 2006. 149 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique - contrôler la littérature religieuse, notamment importée, en veillant à ce qu’elle ne soit pas nuisible à la bonne entente entre les religions et à la stabilité du pays. Ces principes, associés à une série de mesures prises par l’État, donnent une meilleure idée de la vision des dirigeants en matière religieuse et de leur conception de l’État. Héritier de la politique stalinienne des nationalités, le jeune État azerbaïdjanais se veut séculier mais sa politique religieuse montre bien qu’il n’a pas encore rompu avec certaines habitudes soviétiques ni élaboré un modèle clair de sécularisme. Même si, officiellement, l’État s’affirme laïque, en réalité il se place au-dessus du religieux pour mieux le contrôler. Lors d’une conférence sur la laïcité en France et en Azerbaïdjan, qui a mis face-à-face le chercheur français Jean Baubérot et Rafig Aliev, on a pu mesurer le gouffre qui sépare les conceptions française et azerbaïdjanaise de la laïcité. Comme l’a fait remarquer le professeur Baubérot, dans le modèle français, l’État fixe les normes et se comporte comme un arbitre pour le respect des règles du jeu. Au contraire, dans le cas azerbaïdjanais, l’État est plus interventionniste et il place obligatoirement les organisations religieuses sous sa tutelle directe. Cette conception du sécularisme azerbaïdjanais est révélatrice des difficultés d’un jeune État à se définir et à se projeter dans l’avenir. Son application variable de la laïcité est en quelque sorte le prolongement de sa politique identitaire et idéologique échafaudée par des idéologues formés par le soviétisme mais inscrits contre lui depuis une quinzaine d’années. Ce modèle fait penser à la conception turque de la laïcité dans la mesure où il se veut militant et très interventionniste dans le champ religieux. C’est sans doute pour cette raison, du fait de cette identification au modèle turc de laïcité et de sécularisme, que les autorités azerbaïdjanaises font preuve de bienveillance à l’égard des mouvements missionnaires originaires de Turquie. Ainsi, à la tolérance envers les courants turcs s’oppose la plus grande fermeté envers les courants chiites d’Iran ou wahhabites salafistes arabes. Conclusion La politique de l’État en matière religieuse est conforme à sa manière de se penser et de penser ses multiples appartenances. Dès son indépendance, le pays s’est projeté dans une politique résolument pro-occidentale, favorable à la Turquie et fortement réfractaire à toutes les idées perçues comme trop radicales venues de l’Iran pourtant si proche par la culture et l’histoire commune. Membre de plusieurs organisations occidentales, dont le Conseil de l’Europe et l’OSCE, l’Azerbaïdjan déploie une énergie particulière à éviter que la politique interne et l’évolution de la société n’aillent à l’encontre de ces choix idéologiques et mettent en péril son ancrage à l’Occident. Le 150 Islam et politique en Azerbaïdjan post-soviétique Comité d’État pour les affaires religieuses est un rouage de cette politique globale. L’Iran, présenté comme bouc émissaire par les médias azerbaïdjanais, est honni par les autorités officielles, notamment par le Comité d’État qui donne l’impression qu’il a été conçu pour lutter contre les éventuelles ambitions des mollahs iraniens en Azerbaïdjan. Au printemps 2006, au moment où nous écrivons, l’obstination du régime iranien du nouveau président Ahmedinejab dans l’épineux dossier nucléaire a provoqué une véritable levée de boucliers en Occident. Et, dans ce contexte déjà sulfureux, « l’affaire des caricatures », puis les affrontements sanglants entre chiites et sunnites en Irak n’ont pas contribué à faire redescendre la tension. Sans même chercher à analyser isolément ces différentes affaires, les médias azerbaïdjanais les ont instrumentalisées pour noircir davantage l’image de l’Iran, rendu responsable de nombre des maux de l’actuel Azerbaïdjan. Voulu par les idéologues du régime, le rejet de l’influence iranienne est justifié par l’urgente reconstruction d’un nouvel Azerbaïdjan, dont l’islam sera nécessairement national et modéré pour favoriser l’intégration du pays à l’Occident. Tout ce qui peut, de près ou de loin, nuire à cet objectif est jugé antiétatique, dangereux pour la raison d’État et légitime son contrôle étroit voire la répression. Ainsi, fidèle à la plus pure tradition autoritaire héritée de l’ancien régime, l’Azerbaïdjan fait l’aveu du travail politique qu’il reste à accomplir pour parvenir aux objectifs qu’il s’est fixés. Or, pour le moment, ses choix politiques se trouvent confortés par le nouveau modèle importé : la gestion étroitement politique du religieux dans son expression kémaliste turque. 9. Nationalisme(s), Islam(s) et Politique au Daghestan Moshe GAMMER La dissolution du Parti Communiste d’Union soviétique (et de l’URSS elle-même) en 1991 et l’effondrement consécutif de son idéologie marxisteléniniste laissèrent un vide organisationnel et idéologique profondément ressenti par tous les États indépendants qui lui succédèrent, ainsi que par les républiques autonomes de la Fédération de Russie. Perçus au départ comme idéologies alternatives pour la mobilisation et la légitimation des nouveaux pouvoirs, le nationalisme et l’islamisme (ou la solidarité religieuse de manière générale) se sont vite révélés peu intéressants pour les apparatchiks, c'est-à-dire les élites issues des anciens régimes. Ainsi, éduqués dans l’esprit soviétique athéiste, antireligieux, internationaliste et anti-chauviniste, ils étaient à ce titre, a priori du moins, réticents vis-à-vis de ces nouvelles idéologies. D’autant plus qu’elles étaient promues par des élites qui tentaient, avec un succès variable, d’être une alternative à l'élite dominante. Néanmoins, presque tous n’eurent d’autre choix que d’adopter l’une de ces idéologies, voire même les deux. En effet, dans la plupart des cas, ils réussirent avec assez de succès et relativement assez d’adresse à glisser sur la vague dominante et à dépasser leur vitesse de croisière antérieure. La nomenklatura – ou la partokratiia comme on l’appelle de nos jours en ex-URSS – qui demeura au pouvoir au Daghestan ne fut pas une exception. Comme ses pays voisins, le Daghestan traversa toute cette époque sans presque la moindre aide de Moscou. Comme eux, il dut trouver un compromis à la fois avec le nationalisme et l’islam, même s’il eût préféré un patriotisme daghestanais, qui aurait renforcé l’intégrité territoriale de la république et l’unité de son peuple. Comme beaucoup d’élites des régions musulmanes d’ex-URSS, la partokratiia du Daghestan se tourna d’abord vers le nationalisme. Après tout, le nationalisme dans l’Union soviétique n’était pas complètement perçu comme un phénomène réactionnaire, et en tout cas moins 153 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique que ne l’était la religion. Néanmoins, la réapparition de la religion – l’islam, pour être précis1 – dans la société et la vie quotidienne, et plus important, la possibilité de l’utilisation de l’islam par d’autres forces contraignirent l’élite dominante à se tourner elle aussi vers l’islam2. Cependant, le régime daghestanais allait découvrir que les élans vers le nationalisme ou vers la religion se révéleraient plus problématiques chez lui que chez ses pays voisins de l’exUnion soviétique. La raison de cette complexification réside dans la nature multiethnique de cette république. Nationalisme(s) Le jeune gouvernement soviétique créa en 1920 la République Socialiste Soviétique Autonome du Daghestan (RSSAD) au sein de la République Socialiste Soviétique Fédérative de la Russie. Suivant la logique de sa politique nationale, le régime bolchevik divisa les populations indigènes du Daghestan, qui parlaient au moins trente-deux langues locales différentes, en onze nationalités officiellement reconnues. À celles-ci furent ajoutées trois nationalités titulaires supplémentaires, créant une unique administration d’ « appartenance » pour quatorze populations. Chacune d’entre elles développa une ligne de conduite différente, qui cultivait son identité de groupe et son nationalisme. Ainsi, le succès du processus de construction de la nation acquis par les autorités soviétiques dans les années 1920 devint alors un problème pour les autorités républicaines post-soviétiques et un obstacle majeur pour la stabilité du pays. Le simple fait d’avoir quatorze nationalités titulaires, au lieu d’une ou deux, chacune avec son agenda propre, créa un terrain propice aux tensions et aux conflits dans la politique républicaine. Aucun groupe ne s’approchant même d’une majorité relative, une rivalité se développa entre les deux plus importantes nationalités – les Avars (25% à 27% de la population) et les Darghins (15% à 17% de la population) – quant à la position dominante dans la république, ce qui à la fin aliéna partiellement toutes les autres. Trois facteurs supplémentaires contribuèrent à trois séries de conflits nationaux. 1 Le Daghestan était un pays musulman et demeura parmi les zones les plus ‘islamiques’ d’URSS malgré soixante-dix ans de campagnes anti-religieuses. Une écrasante majorité de la population adhère à l’islam sunnite soufi. 2 Ce renouveau islamique fut démontré inter alia par la (ré)ouverture de mosquées et de mazars (lieux de pèlerinage). En septembre 1997, un journal russe rapporta que près de 1 700 mosquées, 650 écoles élémentaires islamiques, 25 madrasas (établissements traditionnels d’études supérieures) et 9 ‘centres islamiques’ étaient opérationnels au Daghestan et que près de 1 500 jeunes hommes daghestanais faisaient leurs études en Arabie Saoudite, en Turquie et au Pakistan. À cette époque, trois partis islamiques étaient légalement enregistrés par la République. Voir Sergei IVANOV et Vakhtang SHELIA, « Talebany idut! », Kommersant, no. 31, Septembre, 1997. 154 Nationalisme(s), Islam(s) et Politique au Daghestan Seulement onze des nationalités titulaires sont indigènes et ces dernières sont divisées en deux camps opposés : le premier est celui des « montagnards » qui parlent dans leur quasi-majorité des langues caucasiennes. Ce sont eux qui formèrent l’entité historique appelée Daghestan. Les Avars et les Darghins font partie de ce groupe. Le second groupe est celui des habitants de la plaine et est composé essentiellement de Koumyks et de Nogaïs, deux ethnies turcophones et historiquement marginalisées par rapport aux autres ethnies. De nos jours, cette opposition entre les montagnards (majoritairement Avars) et les gens de la plaine (majoritairement Koumyks) est à l’origine de la principale tension interne que connaît le Daghestan. Cependant, ce n’est pas tant la politique des nationalités des responsables soviétiques qui transforma cette tension en conflit majeur mais plutôt le manque d’intérêt de la part des dirigeants pour les problèmes d’économie et de développement3. Ainsi, le développement économique rapide des plaines accompagné par des réimplantations massives (pas toujours prévues) et une urbanisation galopante a bouleversé au cours du dernier demi-siècle l’équilibre ethno-démographique, en transformant les Koumyks, les Nogaïs et les Azéris en minorités sur leurs propres terres historiques. Des trois ethnies, les Koumyks se sentirent le plus dépassés par ce processus. Leur mouvement national – Tenglik – demanda l’arrêt complet de nouvelles migrations dans les plaines. Il demandait aussi la restructuration du Daghestan en république fédérale, avec une autonomie territoriale complète pour chaque nationalité dans sa patrie historique, sans la moindre prise en compte des réalités démographiques contemporaines (son aile extrémiste parla même d’une séparation d’avec le Daghestan et de la création d’une république autonome séparatiste Koumyk dans la Fédération Russe). Ces demandes furent violemment rejetées à la fois par le gouvernement républicain et par le front national Avar. Le conflit s’aggrava davantage avec le surgissement du problème des Tchétchènes Akis. Rappelons que le district tchétchène d’Aki (Akinskii raiion) avait été annexé à la ASSR du Daghestan dans les années 1920. Sa population tchétchène fut déportée le 23 février 1944 en même temps que leurs compatriotes de l’autre côté de la frontière. Les Laks du Daghestan central furent implantés de force dans la plupart des villages vides, et le district fut rebaptisé le « Nouveau Lak » (Novolakskii) raiion. Pour empêcher les colons de Lak de retourner sur leurs terres d’origine, leurs villages furent détruits. Réhabilités à la fin des années 1950, les Laks tchétchènes ne furent pas autorisés à rentrer chez eux et furent implantés dans les villes de KhasavYurt et Kizil-Yurt. Malgré cela, les Tchétchènes Akis n’abandonnèrent jamais l’espoir de retourner sur leurs terres d’origine. Durant la perestroïka et la dissolution de 3 En ceci, ils étaient au diapason avec d’autres pouvoirs impériaux, tels que la GrandeBretagne ou la France. 155 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique l’URSS, le gouvernement du Daghestan fut obligé d’envisager leur droit au retour. Cependant, comme il était impossible de renvoyer les Laks à leurs villages d’origine, la solution suggérée fut de les installer dans de nouvelles maisons dans le quartier de Makhachkala, la capitale de la République. Cette initiative fut cependant violemment contestée par le mouvement national Koumyk. Les menaces de Tenglik de résister à un tel déplacement par la force furent contrées par des avertissements du front national avar. À plusieurs occasions, la tension faillit se transformer en conflit armé, où des centaines et même des milliers d’hommes ont frôlé l’affrontement. Les frontières dessinées pendant les années 1920 divisèrent quelques-unes des nationalités indigènes laissant un grand nombre de leurs membres (parfois même la majorité) en dehors de celles de la République. Au lendemain de la dissolution de l’URSS, ceux-ci découvrirent des frontières internationales qui perturbaient leur vie quotidienne, en les séparant de leurs familles, de leurs amis, de leur lieu de travail et de leurs moyens de subsistance. Les Avars de Georgie et d’Azerbaïdjan, tout comme les Lezguis, les Tats et les Tsakhurs d’Azerbaïdjan, furent coupés en l’espace d’une nuit de leurs centres nationaux. Dans le cas des Lezguis, ce fut une infime minorité et, dans celui des Tsakhurs et des Tats, ce fut la majorité de la population qui se trouva resituée en dehors du Daghestan. Toutes formèrent alors des minorités dans de nouveaux Étatsnations tenus de forger une cohésion et une homogénéité nationale. Parmi ces dernières, seuls les Lezguis ressentirent cette nouvelle situation comme un problème véritablement inquiétant et ils furent les plus nombreux à se mobiliser pour recouvrer un véritable poids politique. Leur mouvement national – Sadwal – exigeait une solution aux problèmes humains et nationaux résultant de cette nouvelle donne géopolitique. En l’absence de réponse aux problèmes posés par les nouvelles frontières, l’aile modérée du parti suggéra une modification du tracé des frontières afin que tous les territoires habités majoritairement par des Lezguis se retrouvent dans le Daghestan, donc à l’intérieur des frontières de la Fédération russe. Quant à l’aile radicale du Sadwal, elle réclama un ‘Lezginistan’ uni, ayant qualité de république autonome dans la Fédération de Russie mais séparé du Daghestan. Les trois nationalités titulaires restantes – les Tchétchènes Akis, les Azéris et les Russes – ont quant à eux des problèmes bien particuliers. Celui des Tchétchènes Akis et le conflit dans lequel ils sont impliqués a été évoqué plus haut4. Quant aux Azéris et aux Russes, ils sont devenus des minorités dans leur territoire – les Azéris vers Derbent et sur la bande côtière, les Russes vers Terek et dans les plaines du Soulak5. Tous ces peuples sont aussi des « nationalités divisées » mais de manière diamétralement différente : tous trois 4 De façon prévisible, les guerres en Tchétchénie (1994-6 et 1999-à nos jours) rendirent insupportable la situation des Tchétchènes Akis, et compliquèrent davantage leurs problèmes. 5 D’autant plus que le nombre de Russes diminuait sans cesse depuis la fin des années 1970. 156 Nationalisme(s), Islam(s) et Politique au Daghestan sont les fruits de nations voisines possédant leurs propres entités politiques. Ils profitent ainsi du soutien et de la protection des « frères » de l’autre côté de la frontière, ce qui, comme ils peuvent s’en rendre compte, peut parfois se révéler un cadeau empoisonné6. Tout cela fut davantage aggravé par la crise économique et sociale qui suivit la dissolution de l’URSS et que le Daghestan traversa dans les années 1990 survivant à l’effondrement des industries militaires, pilier majeur de l’économie daghestanaise. L’interruption des liens économiques avec d’autres parties de l’ex-Union soviétique devint presque totale durant la guerre de Tchétchénie de 1994 à 1996, plongeant ainsi le Daghestan dans un isolement quasi absolu. La lenteur des fonds envoyés par Moscou – jusqu'à 90% du budget du Daghestan étaient versés par le gouvernement central – intensifia davantage la crise. Le haut taux de croissance naturelle de la population, ajouté au reflux de Daghestanais en provenance d’autres régions de l’exURSS, ne fit qu'aggraver le problème du chômage, surtout parmi les jeunes. Tout ceci combiné à la criminalité atteignant des sommets alarmants développa un sentiment d’anxiété au sein de la population. Une soudaine augmentation des prix à la consommation des produits courants et un sentiment d’aliénation au sein de la population complétèrent la liste et contribuèrent à la crispation des relations interethniques. Le pouvoir daghestanais fut incapable de régler ces divers conflits nationaux même s’il parvint, au prix de grands efforts, à calmer les esprits et empêcher un débordement violent. Dans sa tentative de gestion des tensions, le même pouvoir prit conscience que cette nouvelle situation était apte à lui procurer des bénéfices potentiels, qu’il ne tarda pas à mettre à profit. En premier lieu, la persistance de ces conflits nationaux empêcha une alliance entre les différentes forces nationalistes et libérales dans la république contre le pouvoir en place. Deuxièmement, il fit aussi considérablement baisser le prix payé par l’élite pour coopter des éléments importants des tendances nationalistes. Ceux-ci furent cooptés sans pour autant qu’il ne leur soit attribué une partie du pouvoir. Ainsi, le revers de la médaille fut la division des élites selon les lignes nationales7, ce qui permit l’élection de certains éléments nationalistes. Voir à ce propos Naselenie Severnogo Kavkaza v XIX-XX vekakh. Etnostatisticheskoe issledovanie (St. Petersburg, 1996), p. 112. 6 La participation des groupes tchétchènes et des dirigeants de l’autre côté de la frontière démontre ceci très clairement. Pour de plus amples détails sur cette participation, voir Anna MATVEEVA, « Daghestan: Interethnic Tensions and Cross-Border Implications », in: Gammer (ed.), The Caspian Region, Vol. 2, The Caucasus (London, 2004), pp. 124–131; Moshe GAMMER, « Islam and Politics in the North-Eastern Caucasus (Daghestan and Chechnya) », in: Mohiaddin Mesbahi (ed.), Islam in Russia, the Caucasus and Central Asia (titre provisoire, à paraître courant 2005). 7 Dès la fin de la période soviétique (si ce n’est plus tôt), des chaînes de loyauté et de recrute- 157 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Le dernier point mais non le moindre, le nationalisme, fut en partie légitimé, mais cela arriva simultanément avec l’acceptation d’un Daghestan uni, commun à tous ses peuples par tous les mouvements nationalistes (excepté par quelques partis extrémistes mineurs)8. Islam(s) Après l’effondrement du parti communiste, l’« islam officiel », à savoir les quatre directions des affaires spirituelles, mises en place par le régime soviétique pour une meilleure surveillance de l’islam, traversa un processus de « nationalisation » en deux temps. Premièrement, les fidèles parvinrent à un plus grand (si ce n’est plus complet) contrôle du terrain religieux. Deuxièmement, ce développement déboucha à son tour sur la division des directions des affaires spirituelles selon des logiques nationales. Au début des années 1990, la direction du Nord du Caucase fut ainsi scindée en deux nouvelles « directions républicaines ». Plus tard, la majeure partie des nationalités du Daghestan se séparèrent de cette direction républicaine et établirent leurs propres muftiats. Ce fut seulement au prix d’immenses efforts que les autorités daghestanaises réussirent à rallier ces muftiats à la direction des affaires spirituelles des musulmans du Daghestan (dukhovnoe upravlenie musul'man Dagestana, DUMD). Quant à l’autre islam, appelé aussi islam soufi, il est divisé en ordres (tariqas) et en sous-ordres (virds)9. En outre, pratiquement la quinzaine de sous-ordres soufis enregistrés par la République avait des disciples monoethniques. Ces divisions et ces rivalités gardaient cependant un profil bas. D’un autre côté, durant les trois dernières décennies de la période soviétique, les soufis établirent avec succès ce qu’on pourrait appeler des « commument commençaient déjà à se constituer sur l’appartenance ethnique. Voir, par exemple, Michael RYWKIN, « Power and Ethnicity: Power Staffing in the Autonomous Republics of the Caucasus in the Middle 1980s », Central Asian Survey, Vol. 12, no. 3 (1993), pp. 347 - 364. 8 Le prix à payer pour ces réussites fut cependant élevé ; ainsi, la solution fut en fait éphémère, puisque les problèmes et les conflits ne furent qu’interrompus et non définitivement réglés. 9 Au Daghestan, la tariqa la plus répandue est la Naqshbandiyya, avec cependant également une nette présence du Qadiriyya. Tous deux sont parmi les tariqas les plus orthodoxes et les plus répandues dans le monde islamique. Pour un aperçu général du Naqshbandiyya, voir Hamid ALGAR, « A Brief History of the Naqshbandi Order », in Marc GABORIEAU, Alexandre Popovic and Thierry Zarcone (eds.), Naqshibanbdis. Historical Development and Present Situation of a Muslim Mystical Order (Istanbul and Paris, 1990), pp. 3 - 44. Pour son introduction au Daghestan, voir Moshe GAMMER, « The Beginnings of the Naqshbandiyya in Daghestan and the Russian Conquest of the Caucasus », Die Welt des Islams, Vol. 34 (1994), pp. 204-217. Pour un aperçu des Qadiriyya au Caucase, voir Moshe GAMMER, « The Qadiriyya in the Northern Caucasus », Journal of the History of Sufism, Volume 1- 2 (October 2000 ; Special Issue : The Qadiriyya Sufi Order), pp. 275 - 294. 158 Nationalisme(s), Islam(s) et Politique au Daghestan nautés parallèles », dotées d’une économie florissante (« de gauche » en vernaculaire soviétique), qui maintenaient un minimum de contacts avec l’État, la société et l’économie soviétiques10. Les soufis préservèrent aussi la tradition scholastique du Daghestan11 ainsi que les souvenirs et l’esprit de la résistance face à la conquête et à la loi russe – à la fois tsariste et soviétique – qu’ils avaient pour coutume de diriger. Les cheikhs soufis jouissaient ainsi d’une grande autorité et étaient obéis par un large segment de la population. Plus important, ils se révélèrent des arbitres essentiels parmi les groupes susceptibles d’exacerber les rivalités nationales, aidant à maintenir la paix et empêcher des conflits armés12. Pour des raisons évidentes, l’élite dirigeante avait besoin de la coopération des cheiks soufis, mais tenait à ce que celle-ci s’effectuât en position de force. De leur côté, les cheiks soufis n’étaient pas rétifs à cette coopération, mais étaient plein d’appréhension à l’idée de travailler avec les autorités officielles. Un événement inattendu – le surgissement sur la scène nationale des « wahhabites » – accéléra le rapprochement entre les deux parties, ne seraitce que pour un certain temps. « Wahhabite » est le terme péjoratif usité par plusieurs pouvoirs religieux et administratifs en ex-URSS pour designer tout une tendance islamiste particulière, dans le but de dénigrer ses défenseurs et de neutraliser son influence13. Pas nécessairement reliés à la doctrine religieuse officielle 10 Les ta’ifas, apparemment créés tout exprès pour l'activité clandestine, comblèrent le vide laissé par les campagnes anti-religieuses soviétiques. Les ziyarats (qu'ils contrôlaient) devinrent les uniques centres de vie religieuse. Ceux-ci et les cérémonies de dhikr fournirent au peuple une occasion unique de célébration. Les ta’ifas dirigèrent un système d'éducation clandestin, dans lequel on apprenait aux enfants et aux adultes les bases de l'islam, la prière, le Coran et un peu d'arabe. Plus tard, ils établirent également leurs propres samizdats qu'ils publièrent et distribuèrent clandestinement sous forme de littérature religieuse interdite. Selon Bennigsen : « Plus que jamais auparavant, le tariqa apparut comme le seul centre autour duquel les montagnards survivants pouvaient organiser leur existence nationale et spirituelle. » Voir Alexandre BENNIGSEN, « The Qadiriyyah (Kunta Hajji) Tariqah in the North-East Caucasus, 1850-1987 », Islamic Culture, Vol. LXII, nos. 2-3 (April-July 1988), pp. 71-72. Dans une grande partie du Daghestan, la shari‘a et l‘adat réglaient la vie quotidienne, et non pas le système soviétique légal (ou, comme un observateur anglais le remarqua : « Il semblait il y avoir trois systèmes légaux en action – la loi soviétique, l'extorsion du parti local et la vieille loi traditionnelle. » Voir Robert CHENCINER. Daghestan : Tradition & Survival (London and New York, 1997), p. 237. 11 Le Daghestan était depuis le XIe siècle un des principaux centres d'études islamiques et servit de modèle spirituel à la totalité du nord Caucase au moins jusqu'aux années 1920. 12 En effet, à plusieurs occasions, quand des centaines et parfois des milliers d'hommes armés se firent face, seules les interventions des cheiks soufis permirent d'éviter des bains de sang. Information recueillie lors d’une conversation avec le ministre des Nationalités, Septembre 1994. 13 Appeler ces ennemis « wahhabites » n'est pas un phénomène nouveau. Le nom lui-même fut des le début utilisé par les opposants du mouvement. Fondé au dix-huitième siècle par 159 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique de l’Arabie Saoudite, et loin d’être un camp homogène, ces « wahhabites » sont en fait des puristes14, dans le sens où ils prônent une conception de l’islam qui prend pour modèle l’islam tel qu’il existait à l’époque du prophète Mahomet. Il s’agit en majorité des jeunes gens éduqués qui ont achevé depuis la perestroïka des études islamiques selon un des trois « modèles » suivants : au Moyen-Orient, au Daghestan mais avec des professeurs moyen-orientaux ou alors selon un schéma qui allie les deux modèles précités15. Ces jeunes hommes prirent conscience des nombreux écarts existant entre l’islam « pur » professé au Moyen-Orient et leurs pratiques traditionnelles caucasiennes, héritées des aléas de l’Histoire. Leur critique publique de ces « déviations », adressée à la fois au soufisme et aux autorités religieuses officielles, deux autorités pourtant bien respectées par la population en général, déclencha un grand mouvement de ressentiment et d’hostilité. Dans un premier temps, l’attitude du pouvoir oscilla entre la carotte et le bâton. D’une part, il tenta de les entraîner sur la scène publique (pour les contraindre ainsi à adopter un ton plus modéré) et, d’autre part, il continua à les menacer de harcèlement policier (pour endiguer leur montée en puissance)16. Cependant, l’appel public des « wahhabites » pour l’établissement d’un ordre islamique – aussi bien social que politique – constituait un défi direct pour la partokratiia et pour tout ce qu’elle représentait. La nouvelle situation fut bien résumée par un journaliste daghestanais : « Ce qui irrite le plus le gouvernement chez les wahhabites, est que ceux-ci pensent n’avoir de compte à rendre qu’à Allah. La vie des wahhabites est réglée par le Coran et les hadiths, et aucunement par l’État. »17 Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhab, le mouvement wahhabite prônait à l'extrême le principe de tawhid (l'unicité de Dieu), et c'est de là que vient le nom utilisé par ses fidèles -- muwahhidun. Il tenta par tous les moyens, y compris par la force, de purifier l'Islam des pratiques variées qu'il avait acquis au cours des siècles, et qu'il considérait comme du shirk (polythéisme). En 1807, les Wahhabites conquirent la Mecque, et choquèrent le monde musulman en enlevant la pierre noire du Ka'ba, et en empêchant les non wahhabites de pratiquer le hadj. Le wahhabisme devint alors l'équivalent pour l'Islam de l'Iconoclastie pour la chrétienté orthodoxe, et de l'anarchisme, selon la perception de l'Occident moderne. Dès 1820, les Anglais en Inde utilisèrent l'aspect péjoratif du terme « wahhabite » pour dénigrer le Tariqa-yi Islami, qui tentait de renverser leur pouvoir. 14 Je dois ce terme à Anna Zelkina. 15 Cette version la plus répandue peut être trouvée dans de nombreuses sources, comme par exemple dans la Nezavisimaia gazeta du 11 août 1998 par Igor’ Rotar. Selon une autre version, les individus et les groupes puristes sont apparus au Daghestan au début des années 1980, avant même qu’il y ait des contacts avec le monde extérieur. Voir Anna MATVEEVA, op. cit., p. 128; Zelkina, op. cit., p. 150. 16 On les autorisa ainsi à enregistrer officiellement un parti islamique et plusieurs de leurs organisations, telles que la Nahda et la Jama‘at al-Muslimin, furent tolérées. IVANOV et SHEILA, op. cit. Pour la croissance et le développement des groupes puristes et leur conflit avec les autorités, voir ZELKINA, op. cit. 17 Nabi Abdullaev, « Daghestan’s True Believers. The Wahhabis Pose a Fundamentalist 160 Nationalisme(s), Islam(s) et Politique au Daghestan La progression des « wahhabites » (et de leurs idées) dans le pays n’a fait que s’intensifier, notamment grâce à la guerre de Tchétchénie de 1994 à 1996 qui a permis à de nombreux volontaires daghestanais de rencontrer des « wahhabites » étrangers, de mieux s’imprégner de leurs idées, de bénéficier de leur réseaux et de recevoir un entraînement militaire qui leur faisait défaut18. Peu de temps après la guerre, des groupes islamiques paramilitaires liés à certains mouvements tchétchènes apparurent au Daghestan. La plupart, pour ne pas dire tous, exprimèrent clairement leur intention de lutter pour l’établissement d’un ordre islamique. Ces déclarations furent suivies par des attaques armées contre des cibles du gouvernement daghestanais et des autorités russes19. Ainsi, dès fin 1997, les « wahhabites » devinrent une « menace sérieuse », même s’ils ne bénéficiaient pas d’un large soutien public et n’étaient guère appréciés par la population musulmane de la République20. La réaction des pouvoirs religieux et politiques fut de lancer une campagne pour décrédibiliser les « wahhabites ». Ainsi, les responsables de l’islam « officiel » et soufi traitèrent les « wahhabites » d’hérétiques et encouragèrent le peuple à mener une jihad contre eux, en se gardant bien de ne jamais prononcer publiquement ce terme. Le mufti Sa‘idmuhammad-Hajji Abubakarov, à la tête du DUMD, déclara par exemple à plusieurs occasions qu’« un croyant tuant un wahhabite irait au paradis, de la même façon qu’irait au paradis tout croyant tué par un wahhabite »21. De leur côté, les autorités républicaines déclarèrent que « les wahhabites formaient un ennemi de l’intérieur menaçant la stabilité du pays ». Ils les accusèrent d’autre part de recevoir des fonds de certains pays arabes et des États-Unis dans le Challange to the Political and Islamic Establishment », Transitions, March 1999, p. 2. (http://www.jtz.cz/transitions/mar99/dagestan.html). 18 IVANOV et SHELIA, op. cit. Le lien entre les « wahhabites » d’a'ul (village) de Karamakhi dans la région du Buinaksk (raiion) avec l'émir Khattab (dont le vrai nom était Samir al-Suwaylim) était d'une importance capitale pour les futurs développements. Cet émir, un nationaliste saoudien, épousa une femme de ce village et devint un important chef de guerre tchétchène. 19 Les plus grandes attaques se déroulèrent le 22 décembre 1997, quand le Front Central de la Libération du Caucase et du Daghestan attaqua la base de la 136e brigade de fantassins motorisés de l'armée Russe à Buinaksk, et le 21 mai 1998 quand « un groupe d'hommes armés prit d'assaut le bâtiment du gouvernement du Daghestan et y accrocha la bannière verte de l’islam à la place du drapeau russe tricolore ». Voir Timofei ARKIN et Aleksandr SASHIN, « Chechenskoe znamia nad Dagestanom », Kommersant-Daily, 22 Mai 1998, pp. 1-2. Pour plus de détails, voir GAMMER, « Islam and Politics in the North-Eastern Caucasus... » 20 Information provenant du ministre des Nationalités du Daghestan, citée par MATVEEVA, op. cit., pp. 128 - 129. 21 ABDULLAEV, op. cit., p. 1. Abubakarov ne faisait en fait que répéter les propos de certains cheikhs soufis. 161 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique but de déstabiliser la République et de permettre à une alliance américanosaoudienne de réduire l’influence de la Russie dans la région22. Le 25 décembre 199723, l’assemblée du peuple du Daghestan vota une loi sur la « Liberté des Confessions et des Organisations Religieuses ». Bien que conforme à la législation fédérale russe, cette loi faisait directement allusion aux « wahhabites ». Elle donnait au DUMD le pouvoir de superviser toutes les associations religieuses établies moins de quinze années avant son adoption et l’autorisait à éventuellement interdire la pratique publique de toute nouvelle religion. La loi permettait également au DUMD et au Comité aux affaires religieuses (un bureau gouvernemental) de contrôler toute la production littéraire religieuse imprimée dans la République ou importée de l’étranger. En s’appuyant sur cette loi, les deux organismes précités pouvaient bannir toutes les publications qui ne correspondaient pas à leur vision de l’intérêt général de la République. L’adoption de la loi fut suivie par l’arrestation de chefs « wahhabites » et par la fermeture de leur association. La confrontation avec les « wahhabites » atteignit son apogée au début du mois de juillet quand « trois villages dans la région sud du Daghestan […] annoncèrent leur intention d’annuler la constitution russe sur leur territoire pour y appliquer la loi islamique de la shari‘a»24. Le 7 août 1998, la situation devint plus critique quand la voiture du Mufti Abubakarov fut piégée à sa sortie de la mosquée centrale après la prière du vendredi. Les « wahhabites » furent immédiatement accusés de l’assassinat. Moscou a dû à ce moment-là intervenir. Le ministre fédéral de l’Intérieur, Sergeï Stepashin, se rendit à Makhatchkala officiellement pour mener personnellement l’enquête policière du meurtre25, officieusement pour promouvoir un traité entre les autorités daghestanaises et les « wahhabites » dans les trois villages. Signé à la mi-septembre 1998, le traité obligeait les 22 Ibid, p. 2. L’amalgame entre « wahhabites » et les États-Unis montre clairement que les élites dominantes sont encore issues de la nomenklatura soviétique (qui voit encore les EU comme l’ennemi principal). 23 C'est-à-dire trois jours après l'attaque de la base russe de Buinaksk. 24 AFP, 21 août 1998, citant ITAR-TASS. Pour des descriptions plus détaillées (et quelque peu différentes) de ces événements, voir ZELKINA, op. cit., pp. 160-164. Voir aussi R. WARE and E. KISRIEV, « The Islamic Factor in Daghestan », Central Asian Survey, Vol. 19, no. 2 (June 2000). Voir également, par les mêmes auteurs, « Conflict and Catharsis : A Report on the Developments in Daghestan following the Incursion of August and September 1999 », Nationalities Papers, Vol. 28, no. 3 (September 2000). Voir enfin leur article « Irony and political Islam: Daghestan's Spiritual Directorate », Nationalities Papers, Vol. 30, no. 4 (2002), pp. 663 - 689. 25 L'enquête innocenta les « wahhabites ». Au même moment, le ministre fédéral de la justice, Pavel Krasheinikov, établissait une commission spéciale d'experts chargée d'enquêter sur le problème des « wahhabites ». Le rapport, soumis par la Commission à la fin août, affirma que le wahhabisme posait un danger réel pour la Russie. Voir ABDULLAEV, op. cit., p. 4. 162 Nationalisme(s), Islam(s) et Politique au Daghestan autorités à mettre un terme au harcèlement des « wahhabites » et à cesser de les désigner par ce nom dans les medias officiels. Les « wahhabites » de leur côté renoncèrent à leur principe de souveraineté territoriale et s’engagèrent à respecter les constitutions de la Fédération de Russie et de la République du Daghestan. Ils acceptèrent la police dans leurs villages, mais refusèrent le rétablissement d’une station policière à Karamakhi. Ils obtinrent aussi le droit d’organiser des patrouilles armées pour maintenir la loi et l’ordre dans leurs villages et, bien qu’ils fussent d’accord sur le principe du désarmement de la population, en pratique ils ne rendirent jamais les armes. De façon évidente, les « wahhabites » gagnèrent la bataille en cours contre l’État26. Mais, des deux côtés, il était clair qu’il ne s’agissait là que d’une bataille isolée, dans une guerre plus vaste et qui n’allait pas tarder à battre son plein. Ainsi, malgré la relative trêve qui régna pendant toute l’année suivante, les autorités ont tout fait pour briser et harceler les « wahhabites » de diverses façons27. Le deuxième « round » tant attendu éclata au début d’août 1999, quand les villages d’Ansalta, de Rakhata et de Echeda, situés dans la région montagneuse de l’Ouest, dans la région de Tsumada, furent envahis par un grand nombre de Tchétchènes et d’autres « wahhabites » étrangers (c'est-à-dire non originaires du Daghestan) sous le commandement de Chamil Bassaïev et d’Emir Khattab28. Cette fois-ci, Moscou réagit avec une force inouïe : des troupes furent envoyées pour reconquérir les trois villages29. La bataille de Tsumada finie, les forces russes assistèrent la milice daghestanaise dans la conquête des villages de Karamakhi, de Kadar et de Chabanmakhi30. 26 Ibid., loc. cit. 27 Par exemple, une loi sur ‘La défense de la moralité privée et publique’ (votée le 29 décembre 1998) ne procurait des fonds gouvernementaux qu'aux écoles dirigées par le Comité des affaires religieuses (ce qui signifiait l'exclusion des écoles « wahhabites »), ABDULLAEV, ibid. 28 Pour des détails sur le combat, voir Ware and Kisriev, « Conflict and Catharsis... », « Irony and political Islam ». 29 Les villages furent reconquis après une quinzaine de jours de lutte acharnée, principalement par des volontaires daghestanais qui s'étaient engagés dans la milice (opolchenie) pour combattre les envahisseurs, et soutenus par l'aviation russe qui dit-on utilisa des bombes au pétrole. 30 Pour plus de détails, voir KISRIEV and WARE, « Irony and Politucal Islam... » ; la raison pour laquelle Moscou réagit différemment cette fois-ci n'était pas seulement due au nouveau contexte. Un changement de politiciens au Kremlin affecta sa perception de la situation dans le Caucase. La nouvelle administration de Poutine, plus énergique et plus désireuse d'étendre son contrôle sur les divers « sujets » de la Fédération Russe, considéra le « wahhabisme » comme une menace réelle pour le régime du Daghestan. Moscou décida donc d'aller à contre-courant de la politique antérieure et de pleinement soutenir Makhatchkala dans sa confrontation avec les « wahhabites ». 163 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Au même moment, les autorités daghestanaises lancèrent une ultime attaque contre les « wahhabites ». Le 16 septembre31, une loi sur la « prohibition du wahhabisme et de toute autre activité extrémiste sur le territoire de la République du Daghestan » fut votée, qui bannissait le « wahhabisme » et transforma le DUMD en un « organe étatique pour la régulation des affaires religieuses »32. Une fois déclarés hors-la-loi, les bureaux et les propriétés des organisations « wahhabites » furent confisqués, de même que certains « responsables wahhabites » qui n’avaient pas fui furent arrêtés. Mais le dirigeant de l’Institut daghestanais des Études Religieuses, Harun Kurbanov, prévint que : « L’échec des wahhabites au Daghestan ne veut pas dire qu’il n’y aura plus de lutte pour l’instauration d’un État islamique et qu’il n y a plus personne pour mener le combat pour qu’un jour un État islamique voit le jour au Daghestan. Les combattants n’ont pas disparu, malgré l’érosion interne du mouvement religieux. Ceux qui avaient des convictions extrémistes sont toujours puissants et vont certainement continuer à se battre pour leurs idées pendant encore longtemps33. » Conclusion Forcée pendant la majeure partie des années 1990 à ne compter principalement que sur elle-même, l’élite dominante du Daghestan dut marcher sur la corde raide entre le nationalisme et l’islam. Jusqu’en 1999, sa réussite fut spectaculaire : premièrement, elle parvint assez bien à préserver la paix et l’ordre dans la République. Deuxièmement, elle réussit à tenir le Daghestan à l’écart de tous les violents conflits qui firent rage dans les régions voisines, notamment en Tchétchénie34. Troisièmement, et le plus important selon son échelle de valeurs, cette élite parvint à s’accrocher au pouvoir, en faisant élire d’importantes tendances nationalistes et une partie de l’autorité traditionnelle religieuse. Ces résultats prouvent à quel point cette classe d’élite a su être déterminée et habile dans sa stratégie de lutte pour le pouvoir. Cependant, d’autres facteurs doivent être invoqués pour expliquer cette « performance » des élites au pouvoir. Par exemple, la volonté du peuple qui a su faire preuve de retenue, une retenue si caractéristique des Nord-Caucasiens. De même, il 31 C'est-à-dire le jour même ou les « wahhabites » furent écrasés militairement. 32 Ibid. 33 « Terrorizm: utopia i real’naia opasnost », Novoe Delo (Makhachkala), 31 Mai 2002. 34 Voir, par exemple, Brian MURREY, « Peace in the Caucasus: Multi Ethnic Stability in Daghestan», Central Asian Survey, Vol. 13, no 4 (1994), pp. 507–523; Robert CHENCINER and Magomedkhan MAGOMEDKHANOV, « Daghestan Avoids Violence », Appendix to: Robert CHENCINER, op. cit., pp. 267–279 ; Robert WARE, « Ethnic Parity and Democratic Pluralism in Daghestan: A Consociational Approach », Paper submitted at the Fourth Annual World Convention of the Association for the Study of Nationalities, Columbia University, 15 - 17 April 1999. 164 Nationalisme(s), Islam(s) et Politique au Daghestan convient de préciser qu’en réalité il n’y avait pas d’autre alternative viable pour contrebalancer les élites dominantes et leur politique. L’élite dominante daghestanaise afficha la même détermination, la même adresse et la même sophistication dans sa lutte contre les « wahhabites ». Incapables de les coopter et faisant face à une crise existentielle, les autorités forgèrent une alliance avec les autorités islamiques soufies et mobilisèrent Moscou pour détruire les « wahhabites ». À la fin de 1999, les autorités de la République daghestanaise donnèrent l’impression d’avoir atteint leur objectif – l’anéantissement de la seule alternative potentielle. Cependant, pour les autorités religieuses traditionnelles le prix à payer était bien plus élevé que jamais, bien plus coûteux que pour les nationalistes. Quelques critiques internes l’ont même jugé trop élevé et n’ont pas hésité à faire entendre leur voix. Selon eux, la loi contre le « wahhabisme » provoqua l’islamisation de la politique au Daghestan en l’orientant vers une sorte de « République islamique »35. Que cette conjecture se révèle avérée ou que l’élite dominante arrive à utiliser les rivalités islamiques internes en sa faveur reste encore à voir. Cependant, il ne faut pas oublier qu’un changement fondamental s’est produit pendant le transfert de pouvoir de Eltsine à Poutine : Moscou n’est plus simplement un facteur supplémentaire de la géopolitique du Daghestan, il détient toutes les manettes du pouvoir dans le jeu politique de la République. 35 KISRIEV and WARE, « Irony and Political Islam... », op. cit. 10. The “Islamic Revival” in a Daghestani kolkhoz : Between Local Traditions and External Influences1 Vladimir BOBROVNIKOV2 The last twenty five years have witnessed a growing influence of Islam on Muslim and non-Muslim societies whether with a communist past or not. The collapse of the Soviet regime triggered a stormy movement for Islamic revival in the North Caucasus, Central Asia, the Volga-Ural and other exSoviet Muslim areas. This process has been going on for almost fifteen years, but the vision of post-Soviet forms of Islam remains very confused. Re-Islamisation is regarded either as the « revival of local pre-modern traditions » in the form of underground « parallel Islam » or as the expansion of an « Islamist globalisation » from abroad due to the fall of the « iron curtain »3. There are also serious gaps in the academic understanding of Islam in the post-Soviet societies. Most works focus exclusively on Muslim communities4 at the regional level ignoring the local level. 1 I would like to thank Stéphane DUDOIGNON and Michael KEMPER for their comments on issues raised in this article. 2 This paper summarises a number of my previous anthropological case studies conducted in Daghestan between 1992 and 2004 with the financial support of the Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research, the Research Support Scheme of the Open Society Institute, the Moscow Social Scientific Foundation (with funds from the Ford Foundation) and the Volkswagen Stiftung. These organisations might well disagree with my views. 3 Cf. R.G.LANDA, Islam v Rossii, (Moscow, Vostochnaia literatura, 1995); G.YEMELIANOVA, Russia and Islam. An historical survey, (Houndmills, Basingstoke and New York, 2002). The last monograph is a good example of a new wave of politicized studies on Islam caused by fears arisen after the terrorist attacks of September 11th, 2001. It is interesting as a ‘historiographical fact’ falling into the line with Soviet studies of the ‘cold war’ period, as it concerns approaches, visions and the lack of primary sources on Islam in Russia. 4 See O. ROY, The New Central Asia. The Creation of Nations, (New York, New York 167 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique My fieldwork in the North Caucasus began in the very beginning of Islamic boom, when in 1992 I first visited a mountain village of Khushtada in Tsumada district of North Daghestan which was known as a local Islamic centre. This trip was followed by an intensive fieldwork in the village kolkhoz named after the Soviet hero of Civil war and of numerous anti-Soviet anecdotes Chapaev. This anthropological case study was completed in 1997. In addition, I was collecting Arabic inscriptions and manuscripts in Khushtada, reading archive files kept in the state, mosque and private collections in Daghestan. From time to time I returned to field and archival materials from Khushtada during regular trips to the North Caucasus, the last of which happened in the late autumn of 2004. I was thus aware of the Islamic growth as it occurred in a specific rural congregation. This work resulted in the exSoviet ethnography of Muslim mountaineers in Daghestan. The Khushtada’s history forms the core of two books and a number of articles that I published in 1993–20045. The purpose of the present paper is to criticize and review some of my previous works. Fifteen years of field work in the North Caucasus have essentially changed my vision of local Muslim societies. Meanwhile, I passed through the influence of different research schools from the Soviet traditionalist ethnography through peasant and subordinate studies to the works of Bourdieu and Foucault. Field experience and reading pointed in the direction of new research problems to investigate. In this paper I concentrate on the local level of Islamic rise, examining its meaning, reasons, actors and networks. A special attention is paid to Muslims’ perceptions of the movement. Based on materials collected in the Chapaev kolkhoz and neighbouring University Press, 2000) ; A. V. MALASHENKO, Islamskoe vozrozhdenie v sovremennoi Rossii, (Moscow, Carnegie, 1998) ; idem, Islamskie orientiry Severnogo Kavkaza, (Moscow, Carnegie, 2001). 5 T. F. SIVERTSEVA, M. Iu. ROSHCHIN, V. O. BOBROVNIKOV (eds.), Dagestan: selenie Khushtada, (Moscow, Institut vostokovedeniia, 1995); V. O. BOBROVNIKOV, Musul’mane Severnogo Kavkaza: obychay, pravo, nasilie. Ocherki po istorii i etnografii prava Nagornogo Dagestana, (Moscow, Vostochnaia literatura, 2002); idem. « Islam i sovetskoe nasledie v kolkhozah Severo-Zapadnogo Dagestana », Etnograficheskoe obozrenie, (Moscow, 1997, no. 5), pp. 132–142; idem, « Common Law Transformation in Collective Farms of the Caucasus », RSS Network Chronice, (Prague, 1999, no. 7), pp. 25–26; idem, « Collective Farm as a Form of Islamic Order in the North Caucasian Highlands », Notions of Law and Order in Muslim Societies. The Summer School Papers, (Casablanca, Wissenschaftskolleg zu Berlin, 1999), p. 25–40; idem, « Post-Socialist Forms of Islam: North Caucasian Wahhabis », ISIM Newsletter, (Leiden, ISIM, March 2001, no. 7), p. 29; idem « Ierarhiia i vlast’ v gornoi dagestanskoi bshchine », Rasy i naroy, (Moscow, Nauka, 2001, vol. 26), pp. 96–107; idem, « Sovremennoe dagestanskoe selo », in S. A. ARUTIUNOV, A. I. OSMANOV, G. A. SERGEEVA (eds.), Narody Dagestana, (Moscow, Nauka, 2002), pp. 90–105; idem, « Kolkhozy i islam v sovremennom Dagestane », Kavkazskii sbornik, (Moscow, 2004, vol. 1), pp. 169–185; idem, « Arheologiia stroitel’stva islamskih traditsii v dagestanskom kolkhoze », Ab imperio, (Kazan, 2004, no. 3), pp. 563–593. 168 The “Islamic Revival” in a Daghestani kolkhoz Tsumada villages, I will describe the emergence of new competing Muslim identities, the transformation of small village factions into powerful political groups disputing over power and law at the republican and regional level. A Return to « Local Islamic Traditions » ? First of all, rehabilitation of Islam in post-Soviet Daghestan – mainly centred on the Avar, Darghin and Kumyk lands in North Daghestan – means for mountain dwellers the return to the traditions of their “pious ancestors”. This meant that Khushtada was an ideal site for my study. The village is situated in the Avar-speaking territories near the Northern border of Daghestan with Chechnya and Georgia. This is one of the six settlements of Bagulal, a small mountain people associated with Avars after the Soviet national reforms6. For at least the last two centuries the village has been known as a local Islamic centre. In 1991 it had the only functioning mosque of the Tsumada district built in 1600-01, a popular holy shrine of three Naqshbandiyya sheikhs, eight holy places (ziyarat) of other saint characters7, five private libraries of Arabic manuscripts and old-printed books. In the wave of Islamic enthusiasm, Muslim scholars (‘ulema’) from Khushtada became imams (dibirs) of 7 newly reopened mosques in mountain villages of Agvali, Tissi and Tlibisho. These are the resettlers’ villages of New Khushtada and Novocherkeisk in the plain, as well in towns of Kizlyar and Khasavyurt. In Khasavyurt the dibir Muhammad-Sayyid Abakarov opened a madrasa, which was later turned into the Imam al-Ash‘ari Islamic University. Khushtada’s people are proud of their Muslim scholars and monuments that demonstrate their glorious Islamic present and past. School teachers and state officials whom I interviewed in the Agvali district centre also distinguished themselves for a « religious fanatism »8, though did not show their enthusiasm for local Islamic traditions. At first glance, in the late Soviet period the local traditions clearly split up in two. On the one hand, Islam was officially recognized through the village Friday mosque or juma, administered by officially recognized dibir and assistant (mu’adhdhin or budun). For 6 V. O. BOBROVNIKOV, « Sovetskie natsional’nye reformy i smena identichnosti narodov Severo-Zapadnogo Dagestana », Rasy i naroy, (Moscow, Nauka, 2001, vol. 26), pp. 68–95; idem, « Rural Muslim Nationalism in the Post-Soviet Caucasus: the Case of Daghestan », in M. GAMMER (ed.), The Caspian Region. The Caucasus, (London and New York, Routledge, 2004, vol. II), p. 181–186. 7 The Manuscipt Collection of the Institute of History, Archaeology and Ethnography of Daghestan’s Scientific Centre (RF IIAE, Makhachkala), collection (fond, hereafter: f.) 5, inventory (opis’, hereafter: op.) 1, document (hereafter: d.) 408, pp. 54–55. 8 This evaluation was made in 1992 by my respondents in Agvali, namely the ex-teacher of Russian language and literature in the boarding school Mariia Mikhailovna Evsiukova and the chairman of the Agvali village Soviet Muhammad-Rasul Gagiev (Agvali, September 1992). 169 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique almost half a century, from 1946 to 1991, Khushtada – with a population of more than 19,000 people –had had the only legally functioning juma mosque in the whole district. On the other hand, in the lands of the Chapaev kolkhoz, unofficial holy places were still visited, private Islamic libraries were functioning and unlicensed Qur’anic classes were organised. Local ‘ulema’ and teachers, belonging to this underground « parallel Islam » were not only teaching Khushtada’s youth but also pupils from the whole district attending a boarding school in Agvali and coming at night to Khushtada for these Qur’anic classes. The distinction between « official Islam » and the so-called « parallel Islam » was first traced in Soviet anti-religious literature of the « cold war » period and then used by Alexandre Bennigsen in his well-known and still wide spread concept9. However, its relevance was questioned when materials were collected at the village level. Why doesn’t this pattern work in Khushtada? First, because most official Islamic institutions were constructed in 1943–1944 at the regional level and for the whole Soviet Union. Four Muslim Spiritual Boards were established as well as the all-Union Council for Religious Affairs. Secondly, most Daghestani villages and towns lacked official Islamic institutions from the end of the 1920’s to the mid-1940’s and then again during the « stagnation » period. Thirdly, a number of mosques was reopened and then closed again passing therefore from the category of « official Islam » to that of « parallel Islam » and vice versa. Khushtada also experienced such oscillations of the State religious policy. The two functioning mosques of the village were closed in 1930, but the juma mosque was reopened in August 194610. Following Soviet anti-religious scholars like Lutsian Klimovich11, Bennigsen linked « parallel Islam » to an everlasting anti-Soviet Muslim resistance led by the Sufis, but his assumption has proved to be wrong. As Robert Conquest pointed out, the last armed uprisings against the Soviet power took an end with collectivisation12. Khushtada’s case indicates that after the last armed uprisings in North Daghestan were defeated in 9 Alexandre BENNIGSEN, S. ENDERS WIMBUSH, Mystics and Commissars. Sufism in the Soviet Union, (London, Hurst, 1985), pp. 1–2, 84–86. O. ROY, The New Central Asia, pp. 151–153. The influence of Bennigsen’s pattern is remarkable in a new distinction between official and unofficial Islam traced in a number of recent post-Soviet works, for instance, in a deep field study of Muslim political factionalism in post-Soviet Daghestan published by Moscow Orientalist Dmitri Makarov. See: D. V. MAKAROV, Ofitsial’nyi i neofitsial’nyi islam v Dagestane, (Moscow, Centre of Strategic and Political Studies, 2000). 10 The Central State Archive of the Republic of Daghestan (Makhachkala, hereafter: TsGA RD), f., r-1234, op. 4, d. 6, pp. 2–6. 11 Lutsian KLIMOVICH, Islam: Ocherki, 1962, Moscow, Izdatel’stvo Akademii nauk SSSR. 12 Robert CONQUEST, The Harvest of Sorrow. Soviet Collectivization and the TerrorFamine, (London, Pimlico, 2002), p. 209. 170 The “Islamic Revival” in a Daghestani kolkhoz 1934–1936 and 1941–1942, there were no further attempts to overthrow the Soviet power in Daghestan. In the second half of the 20th century, Muslim resistance passed from real history to historical narratives. The martyrdom of the Muslim leaders under collectivisation is the favourite theme of local cultural memory. The villagers like to commemorate how their imam sheikh Husayn, the son of the sheikh Pir-Muhammad, was captured and shot in Makhachkala in 1930. The mosque was closed after the incident. Then Soviet activists burnt the rich collections of the sheikh’s Islamic library in the central place of Agvali for many hours. Villagers succeeded in getting Husayn’s body back and he was eventually buried in Khushtada. Husayn’s elder son, known as ‘Abdullah-dibir, was sentenced to exile, but he returned from the Kazakh steppe to Khushtada in the mid 1930’s. He spent the rest of his life in the village, hidden in an underground cell (hujra) supported and fed by kolkhoz farmers until his death in December 1941. This story is confirmed by two Arabic epitaphs of 1934 and 1941, which are carved out on the mausoleum in the Qharmala cemetery where all three sheikhs were buried. These inscriptions recall the martyrdom of the sheikh Husayn who « died as a shahid in prison » and the lamentable fate of his son ‘Abdullah who « perished [...] from unbelievers and hypocrites (kuffar wa munafiqun) killing scholars and saints (awliya’) and plundering their estates ». Nevertheless one should not overestimate the anti-Soviet feelings of the local Muslim elites, who composed those inscriptions. If the first generation to endeavour collectivisation suffered, later generations adapted to the work conditions and lifestyle in the Molotov kolkhoz of Khushtada in 1936 (later renamed after Chapaev in 1955)13. From their part, village Communists and Soviet officials never denounced unauthorised Muslim practices. They even knew about the presence of exiled Islamic leaders near the village, as the story of ‘Abdullah-dibir shows. All three imams of the reopened juma mosque maintained good relations with the kolkhoz management and the village Soviets. These were Sayfullah (d. 1972) who administered the mosque in 1946–1972, his former budun and successor Sharaf al-din (d. 1995) who worked as a mullah till the early 1980’s, and Muhammad-Sayyid Abakarov (d. 2004) who held this office in the 1980’s. The attitude of Soviet authorities from Agvali and Makhachkala towards the so called official and underground forms of Islam was not so favourable. In the 1960’s until the 1980’s, they took part in a series of all-union campaigns against “religious survivals”. The district police conducted raids to alpine villages closing mosques, preventing youths from participating in the Friday prayer and religious festivals during the Qurban-bayram and Uraza13 TsGA RD, f. r-127, op. 21, d. 198, p. 10, 19, 36; cf. Dagestanskaia ASSR. Administrativnoterritorial’noe delenie, (Makhachkala, 1980), p. 22. 171 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique bayram. People caught when performing public prayer, dhikr (the remembrance of God) or mawlid (songs celebrating the Prophet’s birthday) were sentenced to high penalties. Children of school age were forced to interrupt fasting in the month of Ramadan. It is noteworthy that repression also struck a blow on kolkhoz officials involved in the rituals of « parallel » Islam and « sharing […] harmful survivals of the past », as a Tsumada Party report pointed out in 196214. Besides praying, almsgiving, visiting ziyarats, even village communists and Soviet activists contracted marriages and divorces according to the Shari‘a, performed the circumcision (sunnet) of all male newborns and sent teenagers to illegal Qur’anic classes15. What was the reason of such an inclination of the local Soviet officials towards Islam? The answer does not lie in the ignorance or the devotion of Daghestani communists. I suggest that both villagers and kolkhoz officials used Islamic practices like circumcision, prayer, almsgiving (both zakyat and sadaqa), fasting, madrasa schooling – which had been rooted in the village customs – as a means of socialisation in the Muslim countryside. All these local Islamic customs are still used with this very aim. In this respect, local Islamic and Soviet practices are more complementary than opposed to each other. That’s why most Soviet officials in Khushtada and Tsumada kolkhozs hid the existence of local mosques and holy places from the district authorities. Otherwise, they would have controlled and quickly destroyed them all in small mountain villages like Khushtada, whose population in 1997 included 267 households with 822 inhabitants16. The village Soviet administration was located close to the monuments of « parallel Islam ». In Khushtada it was 14 The Resolution of the Daghestan Party Committee « On serious shortcomings committed in the activities of the Tsumada district Party Committee », September 1969, TsGA RD, f. r-1, op. 2, d. 2054, p. 196. 15 Ibidem, pp. 195. Cf. similar complaints appeared in the personal cases of Party members and Soviet activists who were caught to perform Islamic rituals in other districts of Mountainous Daghestan in 1944–1962, on pp. 14, 187 of the same file as well as in: f. r-1, op. 2, d. 1148, p. 78, 80, 276, ff. passim. 16 « Chislennost’ naseleniia po naselennym punktam v predelah Tsumadinskogo raiona na 01.01.1997 », in the Current archive of the District Statistical Committee, (Agvali). Once compared with each other, figures of the districts statistics relating to the 1990’s and the 1926 State census indicate rather stable numbers of populations in Khushtada and neighbouring mountain villages for the last 70 years. According to the 1926 All-Union Cenus, there were 382 male and 431 female villagers in Khushtada (Raionirovannyi Dagestan. Administrativno-hoziaistvennoe delenie DASSR po novomu raionirovaniiu 1929 goda, (Makhachkala, 1930, p. 89). In 1940 there were 1200 members in the collective farm living in Khushtada and two hamlets (TsGA RD, f. r-127, op. 21, d. 198, p. 11, d. 226, p, 86). In 1988 Khushtada’s population consisted of 605 kolkhoz farmers (The Tsumada district Archive, Agvali, f. 42, op. 3, d. 7, p. 116). Besides losses of people during collectivisation and World War II, the reason of such a demographic stability was, of course, massive resettlement of volunteers from the mountains to the lowland that happened in the 1960’s and 1970’s. For more details on the influence of movements of population on current religious situation see below. 172 The “Islamic Revival” in a Daghestani kolkhoz housed initially near the ancient round watch-tower and the Friday mosque. In 1973, the kolkhoz office moved to the village outskirts in front of the mausoleum dedicated to the village’s three sheikhs. Close personal connections between Muslim and Soviet elites that existed in the kolkhoz help us to solve the riddle of the mountaineers’ attachment to both their Islamic traditions and communist past. In Khushtada people are nostalgic about the relative wealth and stability of the Soviet era: « We lived better under the Soviet regime. There was a strong discipline in the kolkhoz, prices were lower and harvests higher ». Villagers, the dibir and even Muslim ‘ulama’ who suffered from the Soviet anti-religious repression share this nostalgia. « Why should we abolish our kolkhoz? Who will look after the lands we inherited from our fathers? The Kumyks will seize our kutany (settlements) in the plain. Getting rid of the kolkhoz will bring disorder and confusion (bardak i besporiadok) in the Mountains, » Muhammad-Sayyid Abakarov stated in 1992. It is significant that in the first all-Daghestan referendum held on June 28th, 1992 83,7% Daghestanis voted for the preservation of kolkhozs17: 580 out of 634 Daghestan’s kolkhozs and sovkhozs decided to retain their former status having passed the registration in 1992–199418. Mountaineers are eager to keep their kolkhoz because it provides their Muslim congregation with a stable framework. The Chapaev kolkhoz manages 1384 ha in the Khasavyurt district and 553 ha in the Babayurt district. These lands were attributed by the State in 1936 and 1944. Once people knew of this transfer – as an old shepherd (chaban) told me in 1995 – the villagers began dancing to the wild zurna music around the kolkhoz chairman who held the transaction deed in his hand. Pasture lands and settlements in the plains have kept their importance for mountaineers suffering from a shortage of land and labour. The newly attributed lowland estates surpassed in space and fertility the mountain properties of Khushtada, which consist of only 1212 ha. 19 The prosperity of most households depends on the lowland pastures where the majority of private and collective cattle is bred. In the 1960’s, after the abolition of the Stalinist passport system forbidding peasants to leave their farms and the eradication of malaria seats in the plains, Khushtada’s volunteers began resettling to the lowlands. In the 1970’s two lowland settlements were created in Telav (or Novaia Khushtada) and in Shava, in the plains of the Khasavyurt and Babayurt discticts. Today two thirds of « mountain dwellers » live there20. 17 V. F. GRYZLOV, Dagestan: etnopoliticheskii portret, (Moscow, 1994, vol. 1), pp. 138–139. 18 Novoe delo, (Makhachkala), 01.04.2004. 19 « Razvernutaia eksplikatsiia zemel’ hoziaistv Tsumadinskogo raiona po sostoianiiu na 01.01.1997 », in Zemel’nyi balans Zumadinskogo raiona Respubliki Dagestan po sostoisniiu na 01.01.1997, (Agvali, Current archive of the District Land Committee). 20 « Chislennost’ naseleniia po naselennym punktam v predelah Tsumadinskogo raiona na 173 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique A fusion of Soviet and local Muslim « traditions » occurred in the Chapaev kolkhoz. Communal landownership has much grown at the expense of private properties, which in turn strengthened the village community. Before collectivisation, Khushtada’s lands and livestock was distinguished as followed: pasture lands and groves constituted indivisible communal property known as harim; houses, terraced fields and gardens belonged to separate families as mulks; a part of mulks was transferred to two mosques and madrasa as charitable property or waqf. Harim and waqf became the core of the kolkhoz economics in 1934–1936. Private mulks became collective property only in 1939–1941, though a part of them was retained by former holders as personal plots21. Thus a strong village community has been gradually formed, on which the current Islamic growth is based. In 1991–1993, the kolkhoz cattle and mountain fields were again divided between villagers but the lands in the plain are still used as village harim. The bulk of zakyat taxes come from them. In addition, in 1993 more than 100 waqf mountain plots were restored to the mosque. Their income provides Friday mosque with light and covers religious expenses of the jama‘at22. The history of Khushtada’s transformation from kolkhoz into a Muslim congregation sheds light on the hybrid nature of its Islamic « traditions ». These emerged from the Soviet « traditions » which had themselves been constructed in the framework of an egalitarian peasant community that had been invented in the era of the Great reforms23. The community building started in Khushtada following the end of the Russian conquest in 1859. The Islamic boom emerged in the context of, though in reaction to, the Soviet legacy which cannot be ignored. Soviet persecutions and secularisation caused a deep decline of Islamic learning. Today, it is impossible to restore all Muslim practices in their pre-Soviet form. Khushtada, which was previously a Sufi centre, has had no more Sufi masters since the death of sheikh Husayn in 1930. Some Sufi practices like the silent Naqshbandiyya dhikr became a common Muslim practice in mosques of the Tsumada district. They are performed on public festivals, funerals and house-warming. As such the Khushtada’s case indicates that the « Islamic revival » appears not to be a revival at all but a continuation of changes dating back to the mid-nineteenth century at least. 01.01.1997 ». 21 V. O. BOBROVNIKOV, « Evolutsiia sotsial’nyh i pozemel’nyh traditsii khushtadinskogo jamaata v XIX–XX vekah », in V. O. BOBROVNIKOV, T. F. SIVERTSEVA, M. Iu. ROSHCHIN, V.O.Bobrovnikov (eds.), Dagestan: selenie Khushtada, pp. 52–58; idem, « Arheologiia stroitel’stva islamskih traditsii v dagestanskom kolkhoze », pp. 586–587. 22 V. O. BOBROVNIKOV, « Islam i sovetskoe nasledie v kolkhozah Severo-Zapadnogo Dagestana », pp. 137–138. 23 V. O. BOBROVNIKOV « Arheologiia stroitel’stva islamskih traditsii v dagestanskom kolkhoze », pp. 584–586. 174 The “Islamic Revival” in a Daghestani kolkhoz Local Traditions versus Islamic Globalisation ? Paradoxically, constant appeals to local traditions in the post-Soviet Islamic movement go together with the opening of borders, a growing exchange of people, goods and knowledge between former Soviet Muslims and their coreligionists from abroad. The trend towards a social mobility marked local Muslim societies already in the late-Soviet period. As mentioned above, the 1960’s–1970’s witnessed a massive resettlement of volunteers from the Chapaev kolkhoz to Khasavyurt and Babayurt districts, where mountain dwellers established two new villages. If Novaya Khushtada belongs to the Chapaev kolkhoz itself, the village of Shava is a shared property of Khushtada and neighbouring Tsumada’s villages of Tlondoda, Kvanada, Tindi, Agvali. There are other mountaineers’ settlements in their proximity. In the late 1970’s some resettled villages like Pervomayskoe, Nechaevka, Yasnaya Poliana became local Islamic centres with their own Qur’anic schools, Muslim scholars and ziyarats. In the last wave of antiIslamic repression connected to the Afghan war, these institutions were abolished24 but reappeared in the late 1980’s. After the collapse of the Soviet Union, with the advent of religious freedom the division of « official » and « parallel » Islam lost its meaning. From 1991, the number of mosques in Daghestan grew rapidly and together with them new jama‘ats: from 27 in 1988 they had risen to 1557 by January 1998, and then to 1679 (including 1091 juma mosques) by April 2003. Furthermore, 324 primary mosque schools (maktabs), 141 madrasas and 16 Islamic higher schools were opened25. According to these figures, Daghestan with its incredibly high number of Islamic institutions is one of the most Islamized regions of ex-Soviet Russia. Most of them are not registered by the State. The boom in Islamic building reached Khushtada in 1991, when the second mosque of the village, turned into a warehouse under the Soviet regime, was reopened. Women held dhikrs nearby. In 1993, a new Friday mosque was built in Novaya Khushtada. Last but not least, in the new part of Khushtada in front of the sheikhs’ mausoleum and shrine a new threestoreyed juma mosque and its attached madrasa were erected with stones from the watch-tower destroyed on purpose. The building itself is the largest Friday mosque built in North Daghestan recently. The architecture of post-Soviet mosques shows the influence of “Soviet traditions”. Almost all new buildings are styled after the Russian-type private 24 V. BOBROVNIKOV, « Post-Soviet Forms of Islam: North Caucasian Wahhabis », p. 29. 25 The archives of the Committee on the Religious Affairs at the Government of the Republic of Daghestan, Makhachkala. These figures were provided by Daghestani town and district administrations in March and April 2004. 175 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique houses of villages and towns in the plains. The reason for such a similarity is simple: in the late Soviet period religious gatherings used to take place in private houses to escape the State persecutions. Unlike old mosques the new ones are mostly built of adobe bricks. Instead of traditional blind walls and flat roofs they have large windows and are covered with gable tin roofs. Large rectangular prayer halls resemble much a central room in the neighbouring houses of mountain businessmen. New mosques have false tin minarets with loud-speakers through which calls to the prayer are diffused. In 1991, such a minaret was attached to the former Friday mosque in Khushtada. In North Daghestan numerous traditional private prayer houses called qurma (or qulla after the Arabic word of qul‘a meaning an « ablution room ») and consisting of a small prayer hall with a room for ablutions appeared. Between 40 and 60 of them were built in seasonal cattle hamlets in the Chapaev kolkhoz 26. The building of new mosques and prayer houses became the most common act of piety in post-Soviet Daghestan. It is financed mainly through private donations (sadaqa) given by wealthy businessmen and old devout people. For post-Soviet Muslims of different social strata, it has become a rule of accepted behaviour to take part in the building of a mosque. In the early 1990’s, with the financial support of wealthy relatives, the ex-dibir of Khushtada, Sharaf al-din, constructed 4 qurmas in the village. Though the number of mosques exceeds the real need for it, mountaineers consider them a symbol of devotion, distinguishing them from other Muslims. The meaning of qurma found a good illustration in a story reported in 1995 by the local expert in Khushtada’s history Abdula Zakaryaev: « Once a man from Akhvakh [a neighbouring mountain village] came to Khushtada and was surprised to find so many qurma there. Well, our lands in spring are covered with cattle excrements, but you turned it into a place of prayer! » With their growing number throughout North Daghestan, mosques retrieved their rank, replacing holy places like sheikhs’ shrines and ziyarats as the centre of religious activities. If in the 1950–1980’s the three sheikhs’ shrine attracted to Khushtada mountaineers from the whole Tsumada district, now its popularity declined and it is mostly visited by villagers from Khushtada. Its importance in the Soviet period was linked to the fact that most Daghestani Muslims considered pilgrimages to ziyarats equivalent to the real hajj to Mecca and Medina, which was only made possible for a few high ranking officials only between 1944 and 1990. Among the pilgrims visiting ziyarats, women with children and teenagers prevailed. Most of them were seeking healing for themselves and their cattle. Before leaving Khushtada mil26 A list of the major prayer-houses (qurma) functioning on the lands of the Chapaev kolkhoz was published in the attachment to my article « The Ethnic History of the Bagulal Reconstructed After their Microtoponimy ». See: Dagestanskii lingvisticheskii sbornik, (Moscow, fasc. 3), pp. 8–14. 176 The “Islamic Revival” in a Daghestani kolkhoz itary conscripts were performing a prayer in the Qharmala cemetery asking sheikhs for blessings and a safe journey. Today, Muslims appeal to the sheikhs for healing of various illnesses and mental diseases or clemency in cases of natural disaster such as severe droughts. To provoke rain for example, all adult men of the congregation gather in front of the shrine or in the Friday mosque and perform a collective prayer, which is sometimes followed by a silent dhikr and in the end of the ritual alms (sadaqa) are given. Apart from regular visits to holy places in their own and neighbouring villages, more and more Khushtada’s villagers perform the real pilgrimage to Mecca and Medina as prescribed to all Muslims as a duty. Traditional cultural links of the North Caucasus with the Arab Middle East were interrupted in the mid-1920’s. For two or three generations Daghestan’s congregations lived in a complete isolation from non-Soviet Muslim areas. Political and ideological barriers were erected under the Soviet rule and influenced their religious conscience. Qu’ranic schools being forbidden, Islamic knowledge declined among the population and especially among the young generations. A massive pilgrimage was renewed in 1991, when 345 Daghestanis performed the hajj. The number of pilgrims from Daghestan grew extraordinarily fast: from 889 in 1991 to 12700 in 199627. In the post-Soviet period two thirds of Russian hajjis as a rule of thumb come from Daghestan. New nonexpensive means of connection between the North Caucasus and Saudi Arabia were found. In the 1990’s most Daghestani hajjis reached Mecca by inter-city buses through Iran, Iraq, Syria and Jordan28. Indeed, by the mid-1990’s, about 200 villagers from Khushtada had performed the pilgrimage. Some achieved it in the month of Dhu-l-Hajj and deserve than the title of hajji, while others completed the ‘umra, the little pilgrimage outside the holy month of Dhu-l-Hajj at another period of the year. As far as the late Soviet period is concerned, the first hajji of Khushtada was its ex-dibir Muhammad-Sayyid Abakarov who visited Mecca in 1986 as a member of the delegation sent by the Spiritual Board of Muslims for the North Caucasus29. Today, more than half of the whole population of the 27 Daghestanskaia pravda, (Makhachkala, 16.08.1991), republished in: V. F. GRYZLOV, Dagestan: etnopoliticheskii portret, p. 255; Dagestan na rubezhe vekov: prioritety ustoichivogo i bezopasnogo razvitiia, (Moscow, 1998), p. 247. 28 The roads used by pilgrims can be established from advertisements of travel agencies regularly appearing in the official newspaper of the Daghestan Muslims’ Spiritual Board AsSalam. For instance, there were two main itineraries from Daghestan to Saudi Arabia by intercity buses in 1998. The first one passed through Azerbaijan, Iran and Iraq. The second itinerary was traced through Azerbaijan, Iran, Turkey, Syria and Jordan. The travel expenses in both cases were not as expensive by plane. They cost between USD 225 and 243. See: As-Salam, (Makhachkala, in Avar, Shawwal 1418 / February 1998, no. 3), p. 4. 29 R. K. MAGOMACHIEV, Chto dala Oktiabr’skaia revolutsiia narodam Severnogo Kavkaza (Makhachkala, 1987, manuscript in the private collection of V.Bobrovnikov), p. 3. 177 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Chapaev kolkhoz have performed the hajj, and some of them went there two or three times. In 1990–1991, the Saudi King covered all the travel expenses of pilgrims from ex-Soviet Russia that he had invited as his own guests. Later pilgrims have had to pay for themselves. Some use the hajj to get additional money by trading local produce or craft works, others by starting business activities in the Arab states. Women work in the lowland sovkhozs while men first in Russia and since 1991 outside Russia, do business or work abroad to repatriate income. This forms the major income of the mountainous Chapaev kolkhoz from the 1970’s to date. The pilgrimage became an important channel of knowledge transmission about Islam and about the Middle East in post-Soviet Daghestan and Russia. It helped to overcome the negative legacy of the « cold war », breaking the propaganda image of « the foreign enemy » still widespread in the North Caucasus. At the same time, political troubles and social instability in these post-Soviet societies nourished the fear of imported « foreign Islam »30. In the 1990’s, Muslim organisations and individuals from Turkey, from the Arab Middle East or South Asia came to Makhachkala and Moscow. For five or six years a network of charitable foundations, Islamic banks, business organisations, educational facilities and media established offices and branches in Daghestan and Russia. The effects of this interaction between post-Soviet and foreign Muslim societies are still unclear. In the literature, the trend focuses on the global political consequences of this process ignoring the local Muslim context. The Russian side often presents it a one-way expansion of radical international Islamism in post-Soviet space, as the Russian expert Alexander Ignatenko puts it31. The example of Khushtada indicates that pilgrimages and travels abroad have undermined the monopoly of the local Muslim elites in the production and transmission of Islamic knowledge. Modern channels of information and educational facilities have appeared. Numerous printed copies of the Qur’an, missionary (da‘wa) leaflets, textbooks printed in Egypt, Kuwait, Turkey and Saudi Arabia are imported by pilgrims and spread by emissaries of international Islamic organisations. Today they are almost in every private library even in remote alpine villages of the Chapaev kolkhoz. Arabic manuscripts and lithographs of the nineteenth and early twentieth century were replaced by printed books on Islam, which had so far remained unknown to 30 The notion of « the conspiracy of Jews and imperialists against Islam and Muslims » is commonly shared among Muslims in Khushtada and in the surrounding villages. In the field, in Khushtada and among the resettlers in Khasavyurt in 1992–1996, I was often told that even the schism between Sufis and Wahhabis, which will be discussed in the next section of this paper, was due to the malicious activities of Jews who had first introduced Wahhabism to Daghestan. 31 A. A. IGNATENKO, Islam i politika, (Moscow: Institute of religion and policy, 2004), pp. 45–48. 178 The “Islamic Revival” in a Daghestani kolkhoz Daghestani Muslims. Students of mosque schools ceased copying manuscripts. By the mid-1990’s a dozen Islamic newspapers of different orientations appeared in Russian and Avar languages in Makhachkala, Kizilyurt, Khasavyurt and Agvali32. But the principal channel of Islamic information became video materials available through the mass media (TV) in villages and Internet in towns. The system of Islamic education has undergone serious changes. Traditionally, it consisted of two levels: the primary mosque schools or maktabs and the advanced madrasas. In addition, there were preparatory Qur’anic classes. This network had been incorporated into the Soviet school system in Daghestan, and had disappeared within it as soon as 1928. Most learned Muslims were repressed during collectivisation and Stalinist purges. In the post World War II period unlicensed Qur’anic classes were organized in Khushtada and in a number of mountain and lowland villages, providing Muslim youths with basic Islamic education. Most of them missed the secondary level (madrasa), though some individual scholars like MuhammadSayyid Abakarov succeeded in attending advanced courses in Muslim law (usul al-fiqh) and Sufism (tasawwuf). The Avar and Russian languages taught in primary State schools, practised in the Soviet army and in the kolkhoz have replaced literary Arabic as the languages of education, law and power. If in 1886 out of 739 inhabitants of Khushtada only one of them was reported to understand Russian, today all villagers speak it fluently33. A renowned Soviet network of private Muslim schools has failed to be restored, as the Khushtada’s case indicates. Curricula and facilities of reestablished schools are a mixture of religious and secular, ex-Soviet and foreign educational canons. Short-term Qur’anic classes and maktabs introduce beginners into the Arabic language and the fundamentals of the faith (usul aldin). In 1992, there were two such courses held in Khushtada and about 80 in the town of Khasavyurt. By the 2000’s most of them had disappeared. The 32 Among the main Islamic media that appeared in post-Soviet Daghestan one should mention first Islamskie novosti, at-Tariqa al-Islamiyya, al-Rayat al-Islamiyya newspapers issued in Russian in Makhachkala from 1991 to 1998. Today there are only two regular Islamic newspapers: the official newspaper of the Daghestan Muslims’ Spiritual Board As-Salam and Nurul-Islam of the same political and religious orientation. Both are issued in Russian, Avar, Kumyk and Darghin languages. Apart from these periodicals there is a journal Islam. In the end of the 1990’s and the beginning of the 2000’s, Daghestani migrants were reading another Russian-speaking magazine Musulmane (« Muslims ») issued in Moscow by the deputy in the Russian State Duma Murad Zargishiev. Muslim leaders from Khushtada edit regular Islamic pages introduced in the 1990’s in the Khasavyurt town newspaper Druzhba (« Friendship ») and the Tsumada district organ Ts’umadiezul Haraq (« The Voice of Tsumada », in Avar). Representatives of the Muslim elite from the Tsumada district took part in the work of Islamic cultural Centre « Caucasus » functioning in Makhachkala and Kizilyurt in 1996–1999. 33 « Posemeinyi spisok zhitelei Pkaratinskogo naibstva Andiiskogo okruga za 1886 god », in f. 21, op. 5, d. 115, ll. 87–90. Cf. materials of the last two census of 1989 and 2003. 179 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique madrasa level is still missing in Khushtada. The huge building by the new juma mosque is not yet operational due to the lack of students and teachers. Mullahs, their assistants and independent Islamic scholars graduated from Islamic higher schools like the Imam al-Ash‘ari Islamic University directed by the late dibir Abakarov. In 2004, there were 8 teachers and 190 male students working there. The University had six branches in the towns and villages of Khasavyurt, Kizilyurt and Gumbet districts where 145 young men studied34. In the mid-2000’s about a dozen people from Khushtada were studying abroad, in the Islamic schools and universities of Egypt and Syria. The “Sufi-Wahhabi” Controversy over Law and Power The control over the production of Islamic knowledge and the leadership over cultural and economic exchanges in the countryside and abroad have divided post-Soviet Muslim elites into competing factions. In 1991–1993, informal Muslim leaders of Khushtada seized the power and property of the Chapaev kolkhoz. All the pasture-lands were transferred to the village administration. Nevertheless, the position of the mullah in the community is not firm and depends very much on the struggle between local factions. It is the reason why since 1991 Khushtada’s mullah changed 5 times, whereas the village had only three successive dibirs from 1946 to 1990. After Abakarov moved to Khasavyurt, his nephew Gaziev (b. 1955) known as the « Small » Muhammad-Seyyid became a dibir. But within a year he was replaced by Ahmad Shahrutdinov (b. 1962), substituted in 1993 by a grand-nephew of the sheikh Husayn Seyyid-Husayn Pirmagomedov. In 1994, Small MuhammadSeyyid regained the position of dibir, but some years later he was displaced once again. In 2005, the jama‘at was ruled by the dibir Makka-Sharif from the neighbouring village of Khvarshi. By mid-1995 a serious schism among the Muslims in the Chapaev kolkhoz and in a dozen resettled mountain villages in North Daghestan occurred. It is interesting to note that, the beginning of this antagonism, which since turned into a regional political conflict, was connected to the activities of some living ‘ulama’ from Khushtada and other Tsumada’s villages like MuhammadSeyyid Abakarov, Bagautdin Magomedov (Baha’ al-din Muhammad) and ‘Abbas Kebedov from Santada, Anguta (Ayyub) Omarov from Kvanada. At the initial village level, two factions opposed: Muhammad-Seyyid on the one side, Baha’ al-din and Ayyub on the other. They were later labelled subsequently the « Sufi » and the « Wahhabis ». To date, their struggle generated a number of polemic writings in Arabic, Avar and Russian, including manu34 K. M. KHANMAGOMEDOV e.a. (eds.), Religii i religioznye organizatsii v Dagestane, (Makhachkala, 2001), p. 102. These data were revised and updated during my fieldwork in 2002–2004. 180 The “Islamic Revival” in a Daghestani kolkhoz script fatwas, printed leaflets, video records of sermons35. Both sides used theological as well as political arguments to demonstrate their opponents had abandoned the “true religion”. As it often happens, the mutual accusations were unsubstantiated and the names or rather labels attached to each other not accurate. The very term of « Wahhabis » was invented by their opponents after the name of Muhammad b. ‘Abd al-Wahhab, a famous reformer of Islam in the Saudi kingdom of Arabia in the eighteenth century. In Daghestan as well as in the whole North Caucasus it has a derogatory connotation of sectarians. The disputes of Wahhabis with their opponents mainly concern the modern meaning and application of Shari‘a in the post-Soviet Muslim context. Bagautdin from Santlada and other Wahhabis leaders call for « cleansing » Caucasian Islam from the recent harmful influence of the « Soviet and Russian customs (‘adat) ». Considering the opponent faction as ‘polytheists’ (mushrikun) they appeal to the « purification of Islam from non-permitted innovations » (bida‘), including dhikr, pilgrimages to saint shrines (ziyarat), mawlid celebrations, recitations of the Qur'an in cemeteries (talqin), and the use of protective charms (sabab). The Qur’an and the Sunna (the traditions inherited from the Prophet) are believed to be the only sources of faith (din). Wahhabis disregard the four traditional religious legal schools of Sunni Islam (madhhab) including the Shafi‘i one dominating in Daghestan. Wahhabis’ assaults particularly target the adherents of Sufism (tasawwuf), giving to the notion nothing but a pejorative nickname to Caucasian traditional Muslims, as the religious ideology of Abdul Wahhab and his followers does only appreciate the original and most strict rules of primitive Islam. Most of the so-called « Sufi » do not belong to any Sufi brotherhoods, two dozens of which spread again throughout post-Soviet Daghestan. From the 1950’s until the mid-1990’s, there were no Sufi sheikh in Khushtada, until some people joined the wird of the late Naqshbandi sheikh Taj al-din Ramazanov from Ashali (d. 2001), whose spiritual genealogy (silsila) was linked to the Shadhiliyya. As a Naqshbandi sheikh he came from another lineage of the Khalidiyya subordinate brotherhood than Khushtada’s former sheikh Husayn and Pir-Muhammad. In the early 2000’s Muhammad-Sayyid Abakarov was initiated into the Rifa‘iyya by an Arab sheikh during the hajj, 35 See, e.g., Muhammad-Sayyid ABAKAROV’s manuscript “On the Wahhabis’ Delusions” translated from Avar into Russian and published together with a polemical work composed by the present Khalidi sheikh Muhammad-Mukhtar Babatov and other materials in the book Alimy i uchenye protiv vahhabizma, (Makhachkala, 2001); Sheikh Sa‘id-afandi al-Chirkawi, Majmu‘at-ul-fawa’id, (in Avar, Makhachkala, 1997, republished in Russian as Sokrovishchnitsa blagodatnyh znanii in Moscow, 2001); Musul’mane (Moscow, 2000, no. 1); M. BAGAUDDIN, Namaz, (Moscow, Santlada, 1993, 2nd. ed. of 1994 republished by the publishing house « Badr» in 1999); video records of the Bagautdin’s polemical sermons pronounced in the Friday mosque of the village Kara-Makhi in 1995–1997. 181 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique but he hardly practised it. To date, Khushtada’s Muslims do not retain a particular Sufi identity, taking the Naqshbandiyya silent dhikr and some other Sufi practices for a common Muslim ritual. Leaders of the « Sufi » faction fought against the Wahhabis trying to preserve not Sufism as such, but rather their local Islamic traditions according to the Shafi‘i madhhab36. The vision of Wahhabism, as it was practised in villages and towns in post-Soviet Daghestan, is still very obscure and confused. The origins of the movement date back to the expansion of radical Islamist organisations introduced in the North Caucasus after the fall of the Soviet rule. Among other explanations of the Wahhabi phenomenon, the Russian Orientalist Alexander Ignatenko claims that Wahhabis emerged as a marginalized group of « antimodernist Islamist clergy ». Their previously high social status and prosperity had been undermined by modern reforms. As Ignatenko puts it, the secularisation of Muslim societies in the twentieth century under economic and cultural pressures from the West turned local clergy into supporters of a new Islamist political order37. This argument is not acceptable in our views, as the post-Soviet Muslim “clergy” including both Wahhabis and their opponents equally suffered from the consequence of the Soviet reforms. Wahhabi groups first emerged in the post-Soviet resettled villages in the lowland Khasavyurt and Babayurt districts. These were large rural settlements that belonged to the mountain kolkhozs of Tsumada district. For instance, the most prominent Wahhabi leader Bagautdin Kebedov came from a mountain dwellers’ family resettled from the alpine village of Santlada to Vedeno in Chechnya following the deportation of the Chechens in 1944. He had later moved to the village of Pervomayskoe in 195738. Numerous Muslim congregations had been formed within kolkhozs and sovkhozs in the plain, which became the cradle of the post-Soviet « Islamic revival » in the area. The different congregations co-existed within one settlement though in different neighbourhoods. As a rule, these jama‘ats belonged to different kolkhozs and had separate administrations. In the 1990’s each built its own Friday mosque that worsened the schism between Wahhabi and anti-Wahhabi factions39. In some district centres like Agvali these congregations have now 5 mosques and all tend to become a juma mosque. 36 Muhammad-Sayyid ABAKAROV, « Zabluzhdeniia vahhabitov », in Alimy i uchenye protiv vahhabizma, p. 56. 37 A. A. IGNATENKO, Islam i politika, p. 42. 38 V. O. BOBROVNIKOV, A. A. YARLYKAPOV, « Vahhabity Severnogo Kavkaza », in S. M. PROZOROV (ed.), Islam na territorii byvshei Rossiiskoi imperii. Entsiklopedicheskii slovar’, (Moscow, Vostochnaia literatura, 1999, fasc. 2, p. 20. 39 This peculiarity was first seriously examined by contemporary Moscow anthropologist Ahmed Yarlykapov. See: I. L. BABICH, A. A. YARLYKAPOV, Islamskoe vozrozhdenie v Kabardino-Balkarii, (Moscow, 2004, ch. 3). 182 The “Islamic Revival” in a Daghestani kolkhoz The organisation of a Wahhabi congregation (jama‘at) is very simple and similar to one another. Their members gather in a prayer-house or mosque administered by their elected chief known as amir as opposed to mullahs of the « Sufi » factions, who are traditionally called dibir. The Wahhabi amir leads the religious and social life of the congregation and as the chairman of unofficial Shari‘a court (ra’is) he settles lawsuits of its members. Sometimes the amir might also be a teacher (mudarris) instructing children and teenagers in the Arabic language and the foundations of religious duties (usul al-din). But most Wahhabi congregations lack learned Muslim elites, unlike their opponents from the « Sufi » faction. The first independent Wahhabi jama‘at appeared in 1989 in the resettled town of Kizilyurt near the Daghestan’s capital, Makhachkala, where Bagautdin Magomedov had moved from Pervomayskoe. Until 1998, the ideological centre of the movement was located there, where the largest Wahhabi madrasa, alHikma (Arab., « Wisdom »), with its 750 students, had been set up by Bagautdin Kebedov in December 199140. The movement was never homogeneous in its positions. It includes a number of small separate groups. If Bagautdin is against « Sufis », the wing headed by Ahmad-qadi Akhtaev (1940–1998) from the village of Kudali sought for a compromise with them. The former disciple of Bagautdin, Anguta Omarov from Kvanada (renamed Ayyub in Arabic) regarded Daghestan as a « war territory » (dar al-harb) appealing to a struggle (jihad) against « infidels » and « polytheists » 41. Initially, all the Wahhabi currents focused on missionary work (da‘wa). Having established contacts with Islamist foundations from abroad like Taybat al-Hayriyya, al-Haramayn, and al-Ighasa al-Islamiyya, they issued in Makhachkala Russian-speaking newspapers under Arabic titles like « al-Raya al-Islamiyya » and « Khalifa », printed Bagautdin Kebedov’s textbook of the Arabic language and Namaz leaflets (Prayer, Moscow, 1993, 1994, 1999), Russian translations of Sayyid Qutb, Muhammad Zinu and other modern Islamist authors42. The Wahhabis organized at first the Moscow-based publishing house “Santlada”, abolished by the federal authorities in the late 1990’s but soon re-emerged under the name of « Badr », which evokes the famous battle won by the companions of the Prophet Muhammad in their war against Meccan polytheists in 624. 40 D. V. MAKAROV, Ofitsial’nyi i neofitsial’nyi islam v Dagestane, p. 39. 41 V. O. BOBROVNIKOV, A. A. YARLYKAPOV, “Vahhabity Severnogo Kavkaza”, pp. 20–21. 42 M. BAGAUDDIN, Nachinaiushchim arabskogo iazyka, (Moscow, Santlada, 1993, 2nd. ed. 1995): idem, Namaz, (Moscow, Santlada, 1993, 2nd. ed. of 1994 republished by the publishing house “Badr” in 1999); M. D. ZINU, Islamskaia akida, (Moscow, Badr, 1998); idem, Dostoinstva proroka, (Moscow, Badr, 1999); S. QUTB, V teni Korana (selection, Moscow, Badr, 2001) etc. 183 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique From the plain, the Wahhabis spread their influence to mountain areas. By the mid-1990’s, their groups, though small in size, appeared in the Tsumada’s villages of Kvanada, Tlondoda, Santlada, Sildi and Sasitli. Ayyub, Bagautdin Anguta Omarov’s disciple from Kvanada, headed a wealthy merchant community of Daghestanis in Astrakhan. In the Tsumada district, however, the Wahhabis have failed to institutionalize their groups as independent congregations with the exception of the villages of Santlada and Kvanada. The later split of the jama‘at into two factions, with a diminished Wahhabi congregation under the leadership of amir Yusup Gaziev, centred around one of the three reopened mosques. Khushtada’s youths sympathizing with Wahhabis were expelled to Novaya Khushtada where they formed a group headed by ex-dibir Ahmad Shahrutdinov. Relations between factions are still very tense. Both sides, including close relatives, refuse to communicate with each other. Wahhabis have been subjected to systematic repression by the ruling Muslim elite. Between 1994 and 1996, tensions between factions deteriorated into actions. Wahhabis attempted to destroy ziyarats, which resulted in encounters that happened in Khasavyurt, Makhachkala and some villages of North Dagestan. In March 1996, Wahhabis of Kvanada were severely beaten and their mosque demolished. Outbreaks of fighting within village communities were reproduced at the republican level and subsequently spread at the regional level. In December 1997, Bagautdin Kebedov had to leave Kizilyurt for Urus-Martan in Chechnya. This retreat and the ensuing death of Ahmadqadi in March 1998, resulted in a rapid radicalisation of the movement43. By 1998, the initiative in the struggle was captured by « Sufis ». The Daghestan’s Muslims Spiritual Board lobbied for a new religion bill at the federal level. Instead the bill was passed at the republican level in Makhachkala in September-December 1997. After the defeat of the Wahhabi-armed invasion to the Botlikh and Tsumada districts from Chechnya in June–August 1996, all their congregations were crushed and foreign religious and educational organisations closed. A special law against Wahhabism was then passed in Daghestan44. Despite their victory over Wahhabis, the « Sufis » appeared to be losing their former influence at the local level. The death of Muhammad-Seyyid Abakarov in May 2004 weakened the « Sufi » faction. It is noteworthy that the dibir office is held today by a moderate and young Muslim scholar from 43 M. Iu. ROSHCHIN, « Daghestan and the War Next Door », Perspective, (Washington, September–October 2000, vol. XI, no. 1), p. 5. 44 The Law « On the Ban of the Wahhabi and All Other Extremist Activities on the Territory of the Republic of Daghestan » (in Russian), Dagestanskaia pravda, (Makhachkala, 16 September 1999) republished in K. M. KHANMAGOMEDOV et al. (eds.), Religii i religioznye organizatsii v Dagestane, pp. 87–89. Similar draft bills against dissident Islamist groups called ‘Wahhabis’ were elaborated in 1999 in Chechnya, Ingushetia and Tatarstan. 184 The “Islamic Revival” in a Daghestani kolkhoz the village of Khvarshi close to Wahhabi Santlada. Nevertheless, this recent election did not mean the return of the Wahhabis. Their movement had been deeply defeated and had to keep underground. Most former Wahhabi activists left Khushtada and other villages of the Tsumada district. At the same time, the third village faction headed by secularly-minded village resettlers from Makhachkala and Khasavyurt centred on the Cultural Association of Khushtada established in Makhachkala on 4 June 1995. It organizes its gatherings in Khushtada every August. Among its activists one should mention the head of the Chair of Arabic language at the Oriental Department of Daghestan’s State University Dr. Karimula Khalikov and the Dean of the Faculty of History at the Daghestan’s Pedagogic University Muhammad Aliev who heads the Association. Conclusion In conclusion, the origins of post-Soviet Muslim identities are neither in unchangeable local traditions retained by Soviet Muslims in the form of underground « parallel Islam » nor in external influences fraught with an « Islamic threat » opposing all non-Muslim cultures. Both approaches are divorced from reality. The mountain dwellers’ local traditions, to which the actors of the « Islamic revival » like to appeal, represent a kind of hybrid social networks that gradually emerged over the century and State reforms. The very form of a Wahhabi traditionalist Muslim congregation (jama‘at) was inherited from the kolkhoz structure on the basis of an invented village community in the nineteenth-century « Great reforms ». Post-Soviet village communities have proved to constitute the crucial level of the Islamic growth that have arisen in North Daghestan from the 1990’s onwards. Though in reaction to the Soviet legacy, re-Islamisation happened here in a context of embodied kolkhoz institutions, fusing with local mosque congregation. The main actors of the Islamic revival, mostly male Muslims between 35 and 60 years old, were born under the Soviet rule. Most of them locally received an Islamic education in the late communist and post-Soviet periods but had been educated in a rather secular-minded society that had experienced a forced communist and atheist secularisation. In the post-Soviet period, kolkhozs was transformed into Muslim congregation (jama‘at) split into rival Muslim factions of a local Sufi tradition opposing dissident Wahhabis claiming to « purify Islam » from « non-permitted innovations » (bida‘) inherited from the Soviet times. Changes in the organisation and power structure of Muslim villages are still in process. Village factionalism seems to be rooted in the struggle over power and resources within the kolkhoz as well as in the contradictory legacy of the 185 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Soviet past. Later the controversy between village factions was reproduced at the level of the republic and subsequently expanded to the regional level in newly emerged networks of Muslim congregations. Last but not least, one particular historical case study of the Khushtada’s kolkhoz should not be taken for an ideal or « typical » example of the transformation of the Muslim society from communist to post-Soviet Daghestan. The situation in the countryside varying very much in space from one place to another and in time from one moment to another, there are no needs or reasons to construct new global concepts of Islam in the post-Soviet context. 11. L’islam dans le Caucase du Nord-Ouest Irina L. BABICH L’islam a commencé à se propager dans le Nord Caucase aux XIe et XIIe siècles sous l’influence des Safavides, qui régnaient alors sur les territoires actuels de l’Iran et de l’Azerbaïdjan. Les peuples du Sud du Daghestan furent les premiers à embrasser la nouvelle religion. L’influence islamique ne se limita pas aux rives de la Caspienne, mais s’étendit jusque dans le Caucase du Nord-Ouest. Dans cette région, encore dominée par les missionnaires chrétiens des diocèses des Alains et des Géorgiens, l’islam ne réussit pas dans un premier temps à prendre racine. Au tournant des XIIIe et XIVe siècles, le Caucase du Nord-Ouest connut une nouvelle vague d’islamisation, émanant cette fois-ci de la Horde d’Or mais, à cette époque encore, l’islam échoua à s’implanter de façon massive. Avec le XVe siècle débute une longue période durant laquelle, partout dans le Caucase du Nord-Ouest, l’islam se consolida grâce aux influences mêlées des Tatars de Crimée et de l’empire ottoman. Parmi les peuples du Caucase du Nord-Ouest, les premiers à se convertir à l’islam furent les Kabardes et, notamment, la noblesse et les classes privilégiées. En 1588 déjà, les princes Mamstriouk Temrioukovich et Koudenek Kamboulatovich, au nom de tout le peuple kabarde, « en prêtant serment sur le Coran firent allégeance au Tsar et grand prince Fedor Ivanovich »1. En 1630, le khan Aïtech, qui était bjedug (petit peuple, sousgroupe ethnique qui vivait au bord de la mer Noire), l’un des premiers à avoir effectué le pèlerinage à La Mecque et à Médine sur le tombeau du prophète, 1 Kabardino-russkye otnocheniya b XVI-XVIII vv. [Les relations kabardino-russes entre les XVIe et XVIIIe siècles], Moscou, 1957, vol. 1, pp.8, 50. 187 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique reçut le titre de Hadji et ses enfants portèrent après lui le nom de Hadji-Mouk (fils de Hadji)2. La construction de forteresses par les Turcs sur les rives de la mer Noire, à Soukhoumi, Gagra et Anapa contribua considérablement au renforcement des musulmans ottomans dans cette région. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, de nombreuses mosquées furent érigées à travers le Caucase du Nord-Ouest. Les premiers mollahs venaient de l’empire ottoman, mais connaissaient la langue arabe et les textes fondamentaux de l’islam, si bien que les montagnards les surnommaient les « lettrés » ou efendi (en turc). Puis émergèrent d’autres leaders musulmans, en Tchétchénie et au Daghestan notamment, comme par exemple le cheikh tchétchène Mansour (Ouchourma) qui, dès 1784, envoya ses conseillers auprès des Kabardes pour les appeler à répandre l’islam dans le Nord Caucase3. Le début du XIXe siècle correspond à une période très active pour la construction de mosquées dans le Caucase du Nord-Ouest. Dans la première moitié du XIXe siècle, Kabardes, Tcherkesses de la mer Noire et Karatchaïs disposaient ainsi de leurs propres mosquées4. D’après les données de Khan Gireï5, les Kabardes jouissaient de près d’une centaine de mosquées à cette époque, les Adyguéens de l’Ouest de pas moins d’une vingtaine. Petit à petit, l’islam gagna les Balkares et les Karatchaïs qui, sous l’influence des Kabardes, empruntèrent et s’approprièrent rapidement les valeurs musulmanes. Dans la première moitié du XIXe siècle, les dirigeants musulmans de Crimée et de Turquie dominaient le Caucase du Nord-Ouest et c’est à cette époque également qu’émergèrent des leaders musulmans issus des populations locales. La plupart est sans grande instruction et maîtrise 2 HADJIMOUKOV Temtech, Narody Zapadnovo Kavkaza : deyateli adygskoi kulturi do oktiabrskovo perioda [Les peuples du Caucase de l’Ouest, les acteurs de la culture adyguéenne avant la Révolution d’Octobre], ed. R. Kh. Khachkhojaeva, Naltchik, 1991, p. 49. 3 PLIEVA Z. T., Miuridizm : ideologiia Kavkazskoi voiny [Le muridisme, idéologie de guerre dans le Caucase], Thèse de doctorat, Valdikavkaz, 2001 ; Istoriia narodov Severnovo Kavkaza (konets XVIII-1917g.) [Histoire des peuples du Nord Caucase (de la fin du XVIIIe siècle à 1917)], Moscou, 1988 ; KINIATINA N.S., BLIEV M.M., DEGOEV V.V, Kavkaz i Sredniaia Azia vo vneshnei politike Rossii [Le Caucase et l’Asie centrale dans la politique extérieure de la Russie], Moscou, 1984, pp. 69, 76. 4 BELL D., « Dnevnik prebyvaniia v Tcherkesii v techenie 1837, 1838, 1839gg. »[Récit de voyage en Tcherkessie en 1837, 1838 et 1839], in Adygi, Balkartsy i karachaevtsy v izvestiiakh evropieskikh avtorov [Les Adyguéens, les Balkares et les Karatchaïs vus par les auteurs européens], Naltchik, 1974, p. 524. 5 Célèbre homme politique adyguéen, homme de lettres (1808-1842, issu d’une famille de Khans de Crimée assimilée aux Adyguéens. Il reçut une éducation de qualité à Saint Petersbourg et a servi dans l’armée du Tsar tout en se consacrant à l’histoire et à la littérature de plusieurs peuples du nord Caucase. 188 L’islam dans le Caucase du Nord-Ouest rarement la langue arabe, cependant des exceptions existent. Ainsi, le célèbre efendi kabarde de premier rang qu’est Ishak Aboukov fut envoyé par la Sublime Porte pour islamiser les peuples montagnards voisins, Balkares et Karatchaïs6. En 1808, le major général Delpozzo, général de l’armée russe envoyé dans le Caucase, rapporta qu’ « Ishak efendi faisait preuve de sa grande dévotion par sa vertu irréprochable, de façon à gagner à sa cause le peuple tout entier. Il avait ainsi savamment atteint son objectif : en peu de temps, il avait réussi à convertir l’ensemble du peuple kabarde à la foi mahométane »7. Les leaders locaux reçurent par la suite une première éducation religieuse dans les madrasas de Bahçesaray en Crimée et d’Istanbul. Parmi les leaders musulmans locaux, certains étaient déjà éduqués. On citera sur les pourtours de la Mer Noire Hadji Ismaïl, Mehmet Emin efendi, en Kabardie Hadji Oumar Cheretloko, qui acquirent avec le temps une grande autorité parmi leurs compatriotes8. Dans la première moitié du XIXe siècle, les peuples du Caucase du Nord-Ouest effectuaient les prières quotidiennes, observaient le jeûne au mois de Ramadan, pratiquaient la circoncision. Puis un système d’éducation religieuse fut élaboré et concrétisé avec la création d’écoles élémentaires au sein des mosquées. La première madrasa fut inaugurée à cette époque en Balkarie, à Khoulam, par Ali Koutchmezov efendi. Les montagnards du Caucase du Nord-Ouest ne possédant pas de langues écrites, il était coutume d’utiliser le tatar, l’ottoman ou l’arabe. Parmi ces langues, le tatar était la langue la plus populaire et la plus largement répandue parmi les peuples du Nord Caucase9. Ishak efendi notamment pesa de toute son influence pour promouvoir l’arabe parmi les populations locales10. La pénétration de l’islam dans le Caucase du Nord-Ouest mena à la confrontation de deux systèmes de valeurs, de représentation du monde et de traditions : le caucasien et le musulman. Ainsi débuta une période de « réévaluation » de la culture caucasienne, de réforme des fondements du mode de vie familial et social des peuples du Caucase du Nord-Ouest. 6 CLAPROT G. Y., « Putichestvie po Kavkazu, Gruzii, predpriniatov v 1807-1808gg. » [Voyage dans le Caucase et en Géorgie effectués en 1807-1808], in Adygi, Balkartsy i karachaevtsy v izvestiiakh evropieskikh avtorov [Les Adyguéens, les Balkares et les Karatchaïs vus par les auteurs européens], Naltchik, 1974, p. 245. 7 NOGMOV Ch. B., Istoriya adyxeïskovo naroda, Naltchik, 1947, p. 107. 8 DOUBROVIN N., Istoriya voiny i bladytchestva ruskix na Kavkaze, Saint-Pétersbourg, 1874, vol. 1, p.99. ; STAAL K. F. Aperçu ethnographique du peuple tcherkesse, Revue Caucasienne, Tbilissi, 1900, vol. 21, p139. 9 BLARAMBERG I. F, « Istoritcheskoe, topografitcheskoe, statistitcheskoe, etnografitcheskoe i voennoe opisanie Kavkaza », in Adygi, Balkartsy i karachaevtsy v izvestiiakh evropieskikh avtorov [Les Adyguéens, les Balkares et les Karatchaïs vus par les auteurs européens], Naltchik, 1974, p.372 ; CLAPROT G. Y., op.cit., p.264. 10 Ibid., p. 372. 189 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Avant l’adoption de l’islam, le droit coutumier ou adat prévalait. Conformément à ce dernier, le khan des populations montagnardes avait le droit de prélever gratuitement un bœuf, un mouton ou un cheval, choisi dans les troupeaux communaux. L’islam interdit par la suite cette pratique. Comme le fit remarquer G. Y. Claprot, les khans ayant embrassé l’islam renoncèrent volontairement aux normes de l’adat11. Dans la première moitié du XIXe siècle, les interdits alimentaires dans l’islam n’avaient pas encore pénétré les habitudes locales, cependant nous disposons de renseignements sur l’introduction de certaines règles islamiques liées aux usages alimentaires. Selon G. Y. Claprot, dans les années 1830, les Karatchaïs et les Kabardes respectaient déjà l’interdit de consommation de viande de porc ou de sanglier sauvage, au contraire des Balkares et des Abadzekhs, une minorité sous ethnique adyguéenne qui vivait au bord de la mer Noire12. Le kabarde Ishak efendi tenta de ne rendre licite que la seule consommation de viande halal, c'est-à-dire celle provenant d’un animal égorgé avec une prière selon les rites musulmans13. L’occupation favorite des khans et beys uzdeneï14, la chasse aux sangliers sauvages, fut interdite ainsi que la consommation d’alcool15. Cette dernière interdiction fut d’ailleurs assez mal accueillie par la population, « la vieille coutume de boire du vin était tenace parmi une grande partie de la population de la région », comme le souligna le grand voyageur et espion britannique D. Bell, bien que « les musulmans orthodoxes reprochaient continuellement à leurs compatriotes leur manque de dévotion et essayaient de limiter cette consommation d’alcool »16. Les leaders musulmans tentèrent également de réduire la consommation de tabac17. L’adoption de l’islam par les montagnards du Caucase du NordOuest s’accompagna aussi de changements dans leur apparence physique et leur habillement. Ainsi, Claprot et Blaramberg rapportèrent que, petit à petit, les hommes pieux se laissèrent pousser la barbe18. F. D. Monperret en témoigna aussi : « Comme les mahométans, ils se rasent les cheveux, ne laissant pousser qu’une moustache et une barbe, fine et noire. »19 Le major 11 CLAPROT G. Y. , op. cit., p.261. 12 Ibid., p. 245. 13 NOGMOV Ch. B., op. cit., p.107. 14 Classe sociale intermédiaire faisant partie des privilégiés de la société mais tout de même en dessous des khans. 15 CLAPROT G. Y. , op. cit., pp.245, 262. 16 BELL D., op. cit., p.502. 17 NOGMOV Ch. B., op.cit., p.163. 18 CLAPROT G. Y. , op.cit., pp.261-26 ; BLARAMBERG I. F., op.cit., p.362. 19 MONTPERRET F. D., « Putichestvie po Kavkazu, k Tcherkesam i Abxaztsam, B Kolxidiyu, Gruziyu, Armeniyu i v Krym », in Adygi, Balkartsy i karachaevtsy v izvestiiakh 190 L’islam dans le Caucase du Nord-Ouest général Delpozzo, en 1808, remarquait que le Kabarde Ishak efendi avait assez d’autorité pour modifier « les modes vestimentaires : ainsi les hommes abandonnèrent les tcherkeskas courtes au profit de tcherkeskas longues »20, leurs pantalons recouvrant désormais la cheville. Quant aux efendi, ils portaient des couvre-chefs (ou turbans)21. Partout la formule de salutation musulmane, « Al Salamu Aleykoum », s’imposa au détriment des manières traditionnelles locales. La coutume funéraire, commune aux peuples du Caucase du Nord-Ouest acquit des traits musulmans dès la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le défunt était revêtu d’un linceul blanc, sa tête toujours orientée vers La Mecque et, pendant toute la cérémonie, le mollah récitait des sourates du Coran22. Les relations à la femme dans la tradition caucasienne et dans la tradition musulmane divergeaient considérablement. Dans la première moitié du XIXe siècle, les normes islamiques commencèrent à peser surtout sur la vie des jeunes filles. Leurs rencontres avec d’autres hommes que ceux de la famille dans leurs parties réservées de la maison fut restreinte23. L’adoption de l’islam supplanta les coutumes caucasiennes ancestrales, selon lesquelles la femme était membre à part entière de la société. Petit à petit, elle fut exclue de la vie publique, des veillées funèbres, des prières de groupe, des fêtes religieuses, devenues l’affaire des seuls hommes. Khan-Gireï rapporta que le clergé « considérait comme contraire à la religion musulmane tout divertissement public en relation avec les femmes »24. Le code vestimentaire des jeunes filles non mariées changea. Elles durent porter des voiles blancs « qui sans faire de plis recouvraient les oreilles et se nouaient sous le cou »25. Dès la moitié du XVIIIe siècle, comme en témoigna Claprot, les Adyguéens adoptèrent le rite de mariage musulman26. Puis, des normes chariatiques en relation avec la situation de la femme au sein de la famille furent introduites. Ainsi, de plus en plus, la kalym (dot, pratique préislamique) est concurrencée par le mahr, un contrat de mariage qui codifie la répartition des biens en cas de divorce et qui généralement favorise plus l’homme que la femme. Enfin, evropieskikh avtorov [Les Adyguéens, les Balkares et les Karatchaïs vus par les auteurs européens], Naltchik, 1974, p.441. 20 Ibid., p.107. 21 LONGVORT J. A., « God sredi Tcherkesov », in Adygi, Balkartsy i karachaevtsy v izvestiiakh evropieskikh avtorov [Les Adyguéens, les Balkares et les Karatchaïs vus par les auteurs européens], Naltchik, 1974, p.548 ; NOGMOV Ch. B., op. cit., p.107. 22 CLAPROT G. Y. , op. cit., p.264 ; BLARAMBERG I. F., op. cit., p.390. 23 BELL D., op. cit., p.503. 24 KHAN GIREÏ, Zapiski o Tcherkessii, Naltchik, 1978, p.287. 25 LONGVORT J. A., op. cit. p.540 ; MONTPERRET F. D., op. cit., p.443. 26 CLAPROT G. Y. , op. cit., p.262. 191 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique les règles islamiques du divorce furent adoptées27. Le droit des peuples du Caucase du Nord-Ouest, fondé sur l’adat ou droit coutumier, en fut modifié. Chora Nogmov tenta de moderniser le système juridique des Kabardes en rédigeant, en 1807, une « convention nationale » dans laquelle il se prononça pour l’établissement d’un tribunal chariatique en Kabardie, le mahkeme28. Dans la première partie du XIXe siècle, dans les sociétés du Caucase du Nord-Ouest, les pouvoirs de ces tribunaux chariatiques restaient très limités. Les qadi ou juges chariatiques n’étaient compétents que dans les affaires de famille29. Comme en témoignèrent les voyageurs étrangers, à cette époque, les qadis du Caucase du Nord-Ouest utilisaient des manuels ottomans et arabes de droit musulman et aspiraient à élargir le champ de leurs compétences30. En 1822, l’administration russe créa en Kabardie un tribunal provisoire, auquel siégeaient des qadis, chargés de juger les affaires d’héritage selon le droit musulman. La première moitié du XIXe siècle fut une période d’intense pénétration des idées de l’islam daghestanais dans le Caucase du Nord-Ouest. Installés dans les aouls de cette région, les missionnaires daghestanais et koumyk reçurent des autorités locales les fonctions officielles de mollah, tout en continuant à travailler en parallèle comme forgerons, bijoutiers, étameurs ou encore ferblantiers. L’apogée de leur action missionnaire se situe au milieu du XIXe siècle. Dans la première moitié du siècle, dans le Nord-Ouest et le Nord-Est du Caucase, étaient apparus des leaders religieux locaux, comme Khan Gireï et Chora Nogmov, aspirant à une réforme importante et à une modernisation de la vie musulmane parmi les montagnards du Nord Caucase. Le mouvement chariatique de Kabardie, mené par Adil Gireï Atajoukin en 1798, « ne se limita pas à la sphère de la production de droit, mais il s’ingéra dans tous les domaines de la vie des Kabardes. Les khans et les notables commencèrent à apprendre l’arabe pour comprendre le contenu du Coran », le clergé musulman local vit son rôle s’accroître, notamment en matière politique31. L’essor du muridisme fut sans aucun doute l’étape importante de ce mouvement des réformateurs de l’islam dans le Nord Caucase. Le mouvement apparut à l’Est, dans les années 1820, mais son influence se fit ressentir jusque sur les rives de la mer Noire. En Kabardie, des réformateurs religieux, comme Ismaïl Bey Atajoukin et Ishak efendi, apportèrent leur soutien au mouvement muridiste. Le renforcement de ce dernier était alors directement lié au nom du leader religieux daghestanais Chamyl, notamment 27 CLAPROT G. Y. , op. cit., p.263. 28 NOGMOV Ch. B., op. cit., p.163. 29 DOUBROVIN N., op. cit., p.168 ; BELL D., op. cit., p.477. 30 BELL D., op. cit., pp.483, 522. 31 KAJAROV V. Kh., Adygskaya Xasa, Naltchik, 1992, pp.97-98. 192 L’islam dans le Caucase du Nord-Ouest à son imamat au Daghestan entre 1834 et 1859, et à l’action de ses partisans (naïb) dans le Nord-Ouest du Caucase. L’imam Chamyl prêta très tôt attention à la Kabardie, où il rechercha un soutien de la part des musulmans sunnites, à qui il envoya successivement trois de ses plus fidèles partisans : Hadji Mahomet (1842-1844), Suleyman efendi (1845) et Mahomet Amin (1848-1859)32. À la fin des années 1840, ce dernier tenta de répandre l’islam parmi la société adyguéenne et de créer au Nord-Ouest du Caucase un État islamique. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, malgré la conquête finale du Caucase du Nord-Ouest par l’empire tsariste, l’islam continua à progresser. De nombreuses mosquées furent construites à cette époque dans toute la région. Ces dernières se distinguent par l’absence de vakif ou fondations religieuses gérant le patrimoine foncier des institutions. Le système éducatif islamique se développa. Le cursus dans les écoles de mosquées durait entre trois et quatre ans. Dans ces établissements, la méthode scolastique pédagogique turque, dans le cadre de laquelle la langue arabe, l’écriture arabe et le Coran étaient enseignés, prévalait. À la fin du XIXe siècle, le Caucase du Nord-Ouest comptait toute une pléiade d’activistes musulmans locaux, qui travaillaient en qualité de professeurs dans les écoles de mosquées et madrasas, après avoir reçu une éducation religieuse moyenne voire supérieure à Bahçesaray, TemirkhanChoura (Daghestan) ou Istanbul. Certains diplômés de ces écoles de mosquées et madrasas poursuivaient ensuite leurs études dans les grands centres islamiques de l’empire russe, à Bahçesaray, Kazan, Temirkhan-Choura, Boukhara ou dans les grandes villes du Moyen-Orient, à Istanbul ou au Caire. Ainsi, des idéologues religieux balkares tels que Souleyman Tchabdarov (1851-1927) et Loqman Assanov (1874-1931) accomplirent leurs études à l’université du Caire33. Au début du XXe siècle, dans la périphérie musulmane de l’empire russe, un nouveau mouvement de l’islam milita pour une expansion de son influence et l’essor de la liberté religieuse, aussi bien que pour la création d’un nouveau système d’éducation islamique. De nouvelles organisations communautaires apparurent, ainsi qu’une nouvelle idéologie politique islamique. Tous les musulmans de Russie se réunirent pour la première fois en congrès et ainsi naquit la fraction musulmane des quatre premières Douma d’État. D’éminents musulmans du Caucase du Nord-Ouest étaient engagés dans ce mouvement, tels que le balkare Ismaïl Akbaev efendi, le 32 HAMMER M., Chamyl’ : Musulmanskoe soprotivlenie tsarizmu. Zavoevanie Tchetchni i Dagestana, ?oscou, 1998, pp.232, 337-338 ; Chamyl’ : Stavlennik sultanskoï Turtsii i angliyskix kolonizatorov, Sbornik materialov, Tbilissi, 1953, p.215. 33 BITTIROVA T. Ch., Religioznaya kultura i literatura Karatchaïevtsev Balkartsev, Karatchaïevsk, 1999, pp.26-35. 193 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique kabarde Ismael Koupov efendi, l’homme de lettres karatchaï Ismaïl A. Abaev et d’autres encore34. Le nouveau système d’éducation islamique dans le Caucase du Nord-Ouest se développa en collaboration étroite avec la Crimée, mais aussi avec le Daghestan et Kazan, ainsi qu’avec la Turquie (via la société de bienfaisance tcherkesse) et l’Égypte35. N. Tsagov fut l’un des principaux initiateurs de la modernisation de la vie musulmane en Kabardie. Né en 1883 en Syrie dans une famille d’Adyguéens, déportés vers le Moyen-Orient dans les années 1860, il fut diplômé de la faculté de théologie de l’université d’Istanbul et travailla au sein de la société de bienfaisance tcherkesse36. En Kabardie, il créa avec A. Dymov et M. Gougov le « mouvement culturel de Baksan ». D’autres idéologues musulmans balkares, tels que I. Efendiev, S. Tchabdarov, A. Eneev, Y. Akhmetov et D. Chabaev apportèrent leur soutien au djadidisme37, mouvement réformiste lancé par des intellectuels musulmans de tout l’Empire russe pour la modernisation des sociétés musulmanes de toute la Russie. A. Dymov avait créé à Baksan une madrasa d’un nouveau type, où les enseignements s’inspiraient d’une méthode originale : l’apprentissage de l’alphabet de la langue nationale, des disciplines scientifiques en kabarde et en arabe, l’histoire des pays musulmans, l’histoire des Adyguéens et autres matières profanes. Sous le régime soviétique, l’islam du Caucase du Nord-Ouest fut pratiquement entièrement éliminé : la majorité des mosquées et des écoles attenantes furent fermées, les nouvelles valeurs soviétiques et un nouveau mode de vie furent introduits. Cependant, l’indépendance et les années 1990 marquèrent un puissant renouveau et une nouvelle expansion de l’islam dans le Caucase du Nord-Ouest. Dans toutes les républiques du Caucase du NordOuest, en Adyguée, Kabardino-Balkarie et Karatchaï-Tcherkessie, les années 1990 furent essentiellement marquées par la construction de nombreuses mosquées et la création d’organisations communautaires musulmanes appelées aussi djemaat. Pratiquement toutes les mosquées d’Adyguée, de Kabardino-Balkarie et de Karatchaï-Tcherkessie furent reconstruites pendant cette décennie, les plus anciennes n’ayant pas survécu au régime des Soviets. En Kabardino-Balkarie au début de l’année 2004, on comptait une centaine de mosquées et 132 associations musulmanes38 ; en Adyguée et dans la province de Krasnodar, une trentaine de mosquées et autant d’associations 34 « Karachaïevo-balkarskie deyateli kultury XIX – natchale XX vv.», Naltchik, 1996, vol. 2 ; BITTIROVA T. Ch., op. cit., p.18. 35 NALOEV Z. M., « Baksanskoe kulturnoe dvijenie i evo adab », in Adab Baksanskovo Kulturnovo Dvijeniya, Naltchik, 1991, p.18. 36 NALOEV Z. M. (ed.), Adab Baksanskovo Kulturnovo Dvijeniya, Naltchik, 1991. 37 BITTIROVA T. Ch., op. cit., pp.26-33. 38 Materialy polevoï ekspeditsii, Kabardino-Balkariya, 2002-2003, Vol. 1, dossier 1, rapport 21. 194 L’islam dans le Caucase du Nord-Ouest musulmanes officiellement enregistrées. La majorité des organisations musulmanes émergèrent dans la seconde moitié de la décennie 1990, leur création, leur statut et le choix de leurs administrateurs dépendant soit de tous les villageois réunis, soit du conseil des seuls dirigeants du village. Presque la totalité des organisations musulmanes villageoises ou citadines furent ainsi enregistrées auprès du ministère de la Justice. Chaque année, elles sont tenues d’y faire parvenir – ainsi qu’à la Direction spirituelle des musulmans de leur république – un rapport d’activité. Tous les biens de l’association appartiennent à la mosquée, mais il est important de souligner que ni les mosquées ni les associations musulmanes n’ont accès à la propriété foncière. L’islam des années 1990 s’enrichit de nouveaux termes pour les peuples du Caucase du Nord-Ouest, comme imam-khatyb (personne apte à réciter par cœur tout le Coran), imam (celui qui dirige la prière) et amir (se dit d’un jeune savant, souvent formé en Arabie Saoudite et qui a une forte ascendance sur des jeunes de son entourage), qui ne faisaient pas partie des usages régionaux auparavant. Ce sont les jeunes musulmans récemment formés dans le monde arabe qui les utilisent le plus, alors que les plus vieux leur préfèrent les termes classiques de efendi et mollah qui prévalaient pendant la période soviétique.39 Le processus de modernisation de l’islam du Caucase du Nord-Ouest dans la décennie 1990 résulta le plus souvent d’initiatives étrangères : ce fut d’abord l’œuvre d’Adyguéens rapatriés du Moyen-Orient, bientôt évincés par des Arabes, eux-mêmes remplacés par le clergé local dans la seconde moitié de la décennie. Ainsi, au cours des années 1990, beaucoup de religieux étrangers, venus du Moyen-Orient, officièrent en Adyguée. La plupart venaient de Syrie, où le contrôle de l’islam est particulièrement sévère et « l’islam politique » totalement interdit. Les musulmans syriens, forts de leur longue expérience de l’islam sous un régime répressif, furent particulièrement attentifs à la création de bonnes et loyales relations entre la communauté religieuse et le pouvoir et ses représentants40. Par ailleurs, dans les républiques du Caucase du Nord-Ouest, peu d’imams peuvent se vanter d’avoir reçu une éducation religieuse supérieure. Les imams ayant atteint un certain âge (Balkares, Karatchaïs) ont été formés sous le régime soviétique en Ouzbékistan où existaient les deux uniques madrasas de l’Union, à Tachkent et à Boukhara. Les grands-pères de nombre de ces imams passaient pour de fins connaisseurs de la langue arabe et des fondements de l’islam, qu’ils partagèrent ensuite avec leurs petits-fils41. Les jeunes imams sont, en règle générale, mieux formés et plus savants que ces imams d’un certain âge. Beaucoup d’entre eux ont reçu une éducation 39 Ibid., Vol.1, Dossier 1, rapport 3,9,14,21. 40 Ibid., Vol.1, Dossier 6, rapport 4. 41 Ibid., Vol.1, Dossier 1, rapport 3,6. 195 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique religieuse de base, mais certains ont pu poursuivre des études supérieures, notamment dans les facultés de théologie et universités islamiques des pays du Moyen-Orient ou à la faculté de théologie de Naltchik et en Tcherkessie42. Les institutions islamiques fonctionnent grâce au soutien financier des fidèles et de riches sponsors, mais le clergé musulman bénéficie également en partie d’une aide accordée par les pouvoirs locaux de chaque république. Ainsi, en Kabardino-Balkarie, des « bourses présidentielles » sont attribuées aux dirigeants de mosquées loyaux envers le pouvoir43. Dans la majorité des agglomérations, la direction des kolkhozes et sovkhozes, transformés en sociétés anonymes, apporte son aide aux imams et mollahs locaux soit en nature (sous forme de produits alimentaires), soit en argent. Certains leaders musulmans reçoivent du conseil d’administration de ces sociétés anonymes un traitement mensuel équivalent à 500 roubles en moyenne. La majorité des imams et mollahs perçoivent des revenus « non religieux » provenant d’un travail salarié ou des bénéfices dégagés par leur propre exploitation ou leur propre commerce44. L’amodiation des propriétés de mainmorte (vakfi), qui permet aux institutions musulmanes de fonctionner, n’existe pas dans le Caucase du Nord-Ouest. Toutes les tentatives visant à l’introduction de cette pratique n’ont toujours pas abouti à ce jour. Ainsi, en Adyguée, les autorités centrales de la république proposèrent à la Direction spirituelle des musulmans d’Adyguée et de la province de Krasnodar de partager les biens agricoles entre les différentes organisations musulmanes, mais les imams et mollahs refusèrent. Plusieurs raisons expliquent ce refus. Avant tout, dans cette partie du Caucase, il n’y a pas une réelle expérience des vakif et de la propriété terrienne, une pratique peu présente dans les mœurs locales. De plus, la terre étant de toute façon généralement pauvre, cette offre des autorités ne motive pas les foules. Mais surtout, l’islam étant surtout dominé par des jeunes qui sont en contact avec les pays du Moyen-Orient où ils ont étudié, ils préfèrent miser sur des sources de financement émanant de ces pays. À partir de la seconde moitié des années 1990, une nouvelle lutte interne à l’islam opposa dirigeants des associations et imams des mosquées pour le leadership de la société. Elle affecta la Kabardino-Balkarie et la KaratchaïTcherkessie dans une large mesure et à un degré moindre l’Adyguée. Cette lutte interne se focalisa sur la confrontation de deux générations de leaders religieux pour l’obtention des fonctions officielles d’imam, aussi bien à la ville qu’à la campagne, et pour l’élargissement de leur influence et le renforcement de leur autorité parmi la population et les membres des 42 Ibid., Vol.1, Dossier 1, rapport 2,3 ; Vol.2., Dossier 1., rapport 34. 43 Ibid., Vol.1, Dossier 1, rapport 1. 44 Ibid., Vol.1, Dossier 1, rapport 5, 15. 196 L’islam dans le Caucase du Nord-Ouest organisations musulmanes. Il est souvent difficile pour les jeunes musulmans d’être nommés imam, la plupart devant se contenter du poste d’adjoint ou de la fonction inférieure d’amir, ou d’autres encore demeurant des leaders musulmans officieux dans l’orbite de la mosquée ou de l’imam officiel. Or, les jeunes leaders musulmans maîtrisent souvent mieux que leurs aînés l’art du sermon et du prosélytisme islamique idéologique, grâce auxquels ils sont plus compétents et plus efficaces que les vieux « mollahs soviétiques », dépourvus parfois des connaissances et de la rhétorique, nécessaires à leur fonction45. Dans les républiques du Caucase du Nord-Ouest, il arrive que les athéistes les plus hostiles aux religions fassent preuve d’intolérance vis-à-vis des mosquées et des pratiquants. Ainsi, certains groupes très anti-religieux sont allés jusqu’à entrer dans des mosquées pour les saccager et pour insulter l’islam et les musulmans présents.46 Les jeunes musulmans et leurs aînés y font face en faisant preuve d’un total désaccord dans un contexte de mutuelle incompréhension. Ce conflit de générations s’est aggravé entre 1996 et 1998 et finit par exploser sur la scène publique au tournant de l’an 200047. Les jeunes musulmans se démarquent des « musulmans traditionnels » (appelés aussi musulmans ethniques), une catégorie qui comprend en fait les aînés, les personnes âgées dont l’islam très « tiède » a, estiment-ils, été sclérosé par l’expérience soviétique. En effet, on constate une pratique religieuse plus fervente chez les jeunes, moins folklorique et moins superstitieuse alors que les « vieux » pratiquent moins, plus à la maison qu’à la mosquée mais ils prétendent tout de même être de meilleurs musulmans que les jeunes. Ce clivage entre jeunes et vieux se retrouve dans tout le Caucase du Nord-Ouest, en Kabardino-Balkarie, en Adyguée et en Karatchaï-Tcherkessie. Habituellement, les musulmans ethniques se souviennent qu’ils le sont lors de funérailles, de mariages ou autres fêtes musulmanes particulières48. C’est la raison pour laquelle l’islam des aînés est souvent qualifié par les jeunes musulmans d’islam « funéraire », « national » ou « traditionnel ». Quant à eux, ils se définissent comme jeunes musulmans, pratiquants, défenseurs d’un nouvel islam pur49. Ils aspirent au renouveau et à la modernisation partielle du mode de vie musulman qui, à bien des égards au cours du XXe siècle, a été affaibli sous le régime soviétique et n’a survécu jusqu’aux années 1990 que de façon fragmentée. 45 Ibid., Vol.1, Dossier 1, rapport 5; Vol. 2., Dossier 1., rapport 18,26. 46 Ibid., Vol.1, Dossier 1, rapport 3. 47 Ibid., Vol.2, Dossier 1, rapport 26. 48 Ibid., Vol.1, Dossier 1, rapport 5,7. 49 Ibid., Vol.1, Dossier 1, rapport 1, 5. 197 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Officiellement, les musulmans des républiques du Caucase du NordOuest obéissent à la Direction spirituelle des musulmans de la république, établie au début des années 1990. Les jeunes musulmans aspirent à créer leur propre organisation, soit au sein de la Direction, comme ce fut le cas en Adyguée, soit en dehors du cadre de la Direction, comme en KabardinoBalkarie où fonctionna quelques années un Centre islamique, fermé en 2003 par les autorités centrales de la République. Ce centre, dirigé par M. Moukojev, avait acquis un pouvoir considérable auprès des associations de jeunes musulmans en Kabardino-Balkarie et ouvrit, dans les districts où les jeunes musulmans étaient majoritaires au sein des djemaat – en Balkarie et en Grande Kabardie – toute une série d’organes de contrôle et de direction : le conseil des djemaats, réunissant les jeunes leaders de Kabardino-Balkarie et la Choura, c'est-à-dire l’assemblée des jeunes représentants des djemaats installés dans un district donné de la République50. Le Centre islamique fonctionna surtout grâce au soutien financier de fondations étrangères basées à Naltchik ou à Moscou51. Ces associations de jeunes musulmans aspirent à une modernisation radicale du mode de vie musulman et, à terme, au transfert du pouvoir des mains de l’État russe au profit des musulmans. Ce processus selon eux doit s’appuyer en premier lieu sur la création d’un système éducatif islamique, dans un deuxième temps sur le changement de comportement individuel de chaque musulman, sous-entendant un retour aux véritables rites musulmans qui s’étaient teintés sous le régime soviétique de traits non islamiques, et enfin sur l’élaboration d’une nouvelle idéologie islamique. Pour atteindre ces objectifs, les leaders des jeunes musulmans commencèrent à considérer les cultures nationales des peuples du Caucase du Nord-Ouest comme un espace culturel nécessitant une analyse par le prisme du hadith, qui devra confirmer que la nouvelle culture islamique ne pourra emprunter aux traditions des montagnards que les rites conformes à l’islam pur. L’intelligentsia locale se passionna pour ce débat52. Voyons quelles traditions reçurent le soutien moral des jeunes musulmans et lesquelles provoquèrent leur hostilité. La question clé, qui causa le plus sérieux désaccord concernant l’expansion de l’islam dans le Caucase du Nord-Ouest et touchant presque toutes les couches de la population, qu’elles fussent musulmanes ou athées, ainsi que l’intelligentsia adyguéenne, se focalisa sur les relations entre les cultures adyguéenne et islamique, l’adat et la charia. Dans un camp, on trouvait les 50 Ibid., Vol.1, Dossier 1, rapport 5. 51 CHOGENOV Kh. (ministre de l’Intérieur de la Kabardino-Balkarie), « Priver-jentsy wahhabizma naxodyatsya pod kontrolem », journal Yuga, 22 juin 2000, n°26. 52 Materialy polevoï ekspeditsii, op.cit., Vol.1., Dossier 1., rapport 25; Vol.2,. Dossier 1, rapport 26. 198 L’islam dans le Caucase du Nord-Ouest musulmans « traditionnels » et l’intelligentsia locale le plus souvent athée, pour qui les traditions nationales devaient prévaloir sur l’islam, et dans l’autre camp les jeunes musulmans défendant le contraire. Dans le Nord Caucase, à ce jour, le mariage par enlèvement de la fiancée, quand parents et jeunes gens sont en désaccord, est encore répandu. L’islam rejette cette pratique, n’autorisant que le mariage arrangé. Les jeunes musulmans militent donc pour l’abandon de cette tradition de l’enlèvement53. Par ailleurs, la consommation d’alcool est fréquente et incontournable lors des banquets. Cette pratique anti-islamique est également la cible des jeunes musulmans, qui organisent mariages et cérémonies sans une goutte d’alcool ou s’isolent à des tables sans alcool lorsqu’ils sont invités54. Dans le domaine artistique, une véritable culture de la danse, dotée d’un large répertoire et d’un important corpus d’instruments, s’est maintenue et développée à travers les âges. Or, dans l’islam, les danses mixtes sont proscrites. Les jeunes musulmans n’autorisent que les danses où seuls les hommes, au son du tambour, exécutent la djiguitovka55. Ainsi, un jeune homme, pratiquant, fréquentant la mosquée, dut abandonner l’orchestre national où il était employé pour respecter les règles de l’islam le plus strict56. Les jeunes musulmans rejettent la variété nationale contemporaine et lui préfèrent le répertoire arabe. Un autre exemple de sujet de discorde est le veuvage féminin : conformément aux traditions du Nord Caucase, une veuve dans l’année qui suit le décès de son mari doit porter le deuil alors que l’islam exige qu’elle se remarie aussitôt. De même, le traditionnel respect des aînés veut que l’on salue d’abord l’homme le plus âgé, où qu’il se tienne, à droite ou à gauche, avant de saluer le reste de l’assemblée. Or, dans l’islam, le respect dû à l’âge n’existe pas. Selon la tradition locale encore, les premiers rangs à la mosquée sont réservés aux aînés alors que, dans l’islam, ces meilleures places reviennent à ceux qui sont arrivés les premiers à la mosquée. La structure clanique de la société montagnarde si importante dans le Caucase est inexistante dans l’islam où le facteur de naissance ne revêt aucune signification particulière ou privilège au sein de la communauté de l’oumma. Le renouveau ethnique des peuples du Caucase du Nord-Ouest ne doit pas, selon les nouveaux idéologues musulmans, s’appuyer sur le soutien aux traditions caucasiennes, mais sur l’élaboration d’une nouvelle culture 53 Ibid., Vol.1, Dossier 1, rapport 6. 54 Ibid., Vol.2, Dossier 1, rapport 30. 55 Danse populaire caucasienne où les hommes exposent leur bravoure et leur virilité. 56 Materialy polevoï ekspeditsii, op. cit., Vol.2., Dossier 1. rapport 26, 30. 199 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique islamique. C’est la raison pour laquelle, par exemple, les jeunes musulmans encouragent l’abandon du vêtement national au profit de l’habit islamique. Cet habit est tout de même variable mais, dans tous les cas, il couvre complètement le corps de la femme dont le visage est voilé. Chez les hommes, la nouvelle « mode islamique » consiste à porter des pantalons bouffants et à faire pousser la barbe. Mais le pouvoir russe ayant réussi à mener une solide campagne de dénigrement contre tous ceux qui portent barbe, certains barbus, pas forcément islamistes, ont fini par se raser. L’idéologie islamique passe par la définition d’une nouvelle identité. Les jeunes musulmans se définissent avant tout comme musulmans, alors que leurs aînés se disent Adyguéens, Karatchaïs ou Balkares avant tout57. Les jeunes musulmans rejettent également les rites et les repas funéraires typiquement caucasiens, au même titre que la distribution des « cartouchières » ou le « sumok ». Ainsi, si dans les traditions locales les gens à l’occasion d’un décès organisent des banquets ou assurent de nombreuses prières au cimetière, les « nouveaux musulmans » optent pour des cérémonies plus sobres en se contentant d’une simple prière sur le mort avant, à la mosquée, au moment où il est lavé, avant d’être emmené au cimetière (prière de djenaza). Les jeunes musulmans aspirent à faire évoluer les rites d’inhumation dans les cimetières adyguéens. À ce jour, les enterrements chez les Adyguéens avaient conservé un caractère familial avec l’érection sur les tombes de véritables monuments cernés d’une enceinte. Or, cette situation est en train d’évoluer. Dans le village de Takhtamoukaï, l’efendi du village n’autorise déjà plus les réservations d’emplacement pour les regroupements familiaux58. Dans le village de Mamkheg, toutes les enceintes des tombeaux familiaux du cimetière ont été enlevées. La même chose a été faite dans le cimetière de Maïkop. Par ailleurs, dans le Nord Caucase, la pratique donnant aux enfants des prénoms musulmans avait pratiquement disparu, mais les jeunes musulmans tentent de raviver cette mode aussi bien pour les nouveaux-nés que pour les adultes. Dès la sortie de la maternité, l’imam est invité à célébrer à la maison le « baptême » de l’enfant en récitant dans son oreille droite le « azan », appel à la prière59. Dans les républiques du Caucase du Nord-Ouest, une nouvelle culture islamique est en train d’émerger. Depuis quelques années déjà, les jeunes musulmans, lors des grandes fêtes du sacrifice du mouton (Kurban Baïram) et de la fin du Ramadan (Ouraza Baïram), proposent aux fidèles des 57 Ibid., Vol.2, Dossier 1,rapport 30. 58 Ibid., Vol.1, Dossier 4, rapport.2. 59 Ibid., Vol.1, Dossier 1, rapport 7, 20 200 L’islam dans le Caucase du Nord-Ouest spectacles portant sur des thèmes islamiques ainsi que des zikr60. Par exemple, les musulmans du village de Zoloukokoajé ont organisé dans le stade municipal des célébrations pour la fête de la fin du Ramadan, l’Aïd alfitr (ou Ouraza Baïram) et également des concours traditionnels pour les écoliers. Les jeunes musulmans encouragent certaines disciplines sportives comme le football, mais en interdisent d’autres comme le patinage artistique. Les fidèles forment souvent des équipes de football et organisent des matchs avec des groupes de jeunes athées et non pratiquants, encore à convaincre61. Dans les villages de Chalouchka et de Volnyi, en 2001 et 2002, les jeunes musulmans lors de la fête du sacrifice du mouton ont défilé, vêtus de bourkas et papakhas traditionnelles, portant le drapeau républicain et la bannière verte de l’islam, à cheval ou en voiture à travers les principales artères du village, tandis que le porte-voix diffusait des zikr62. En Adyguée, lors de la fête du mouton, l’ensemble « Islami » donna un concert, interprétant plusieurs zikr ou zichir, respectivement en arabe et en adyguéen63. Le débat le plus virulent qui opposa les jeunes musulmans à l’intelligentsia adyguéenne s’étala dans les colonnes des médias, à l’initiative du journal Adyguée Mak dans lequel, en septembre 2003, fut publié un article intitulé « Traditions et rites adyguéens » de M. Bedjanov, chercheur et membre de l’Institut des sciences humaines d’Adyguée64, ancien conseiller du comité pour les questions multiculturelles auprès du président de la République d’Adyguée ; dans cet article, M. Bedjanov se disait catégoriquement opposé à toute atteinte aux traditions nationales par les coutumes islamiques. L’historien Asker Sokht, président de « Adyguée Khase » (assemblée parlementaire adyguéenne), apporta son soutien, dans un article publié dans son journal local Notre République (district de Takhtamoukaï), aux partisans de la lutte contre la culture islamique, pour revaloriser la culture nationale adyguéenne. Dans ce même journal, Asker Sokht publia un article de R. Gousarouk intitulé « L’islamisme ou le sentiment national adyguéen : lequel prendra sur nous l’ascendant ? »65. Le rejet par l’intelligentsia adyguéenne de la culture islamique, et parfois même de l’islam tout entier, provoqua plusieurs débats houleux aux parlements des républiques d’Adyguée et de Kabardino-Balkarie. Les députés réagirent de façon différenciée aux articles de M. Bedjanov, de A. Sokht et 60 Ibid., Vol.2, Dossier 1, rapport 30. 61 Ibid., Vol.2, Dossier 1, rapport 30. 62 Ibid., Vol.2, Dossier 1, rapport 30. 63 Ibid., Vol.1, Dossier 2, rapport 1. 64 BEDJANOV M. B., Rossiya i Severniy Kavkaz : mejnatsionalnye otnoshenie na doroge XXI v., Naltchik, 2003. 65 GOUSAROUK R., « Islamizm ili adygstvo, chto bovmiet verx ? », Nasha Respublika, 2001, N° 4. 201 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique de R. Gousarouk. Ainsi, l’un d’eux reconnut qu’il « existe bien entre l’islam et les traditions nationales un véritable fossé ». Un autre député, M. Nagoï, remarqua que « M. Bedjanov n’avait pas le droit d’interpréter et encore moins de condamner l’islam ». Un autre député encore, G. Khatchemizov, affirma qu’il « était temps de réagir et de se prononcer [sur cette question] à la télévision, à la radio et dans les journaux contre l’article de M. Bedjanov». Le mufti d’Adyguée et de Kabardino-Balkarie, N. Emij, souligna pour sa part qu’« ilne fallait pas confondre traditions et rites avec l’islam… L’islam et le Coran ne pouvant prêter à discussion »66. En conséquence, le parlement prit la décision de convoquer « dans tous les villages de la République des réunions de citoyens pour débattre ensemble des questions liées à la renaissance de l’islam et à la défense des traditions nationales »67. La question de l’adaptation ethno-confessionnelle des Adyguéens rapatriés du Kosovo68 posa un autre problème à la déjà difficile coexistence des cultures nationale et islamique. Comme l’ont fait remarquer les Adyguéens d’un certain âge, les cultures ethnique et islamique des Adyguéens du Kosovo se distinguent considérablement de celles de l’Adyguée : d’un côté, l’islam des Adyguéens du Kosovo est plus proche de l’islam turc que de l’islam adyguéen « traditionnel ». Jusqu’à leur rapatriement en Adyguée, entre 1995 et 1998, les Adyguéens du Kosovo disposaient de madrasas et d’écoles du dimanche69. Ceux qui le souhaitaient pouvaient également poursuivre des études supérieures en Turquie70. De l’autre côté, le « Adyguée khabze », c'est-à-dire les normes comportementales adyguéennes dans les sphères familiale et sociale, a changé de forme : ainsi, certaines traditions adyguéennes d’aujourd’hui ne conviennent pas au mode de vie kossovar et inversement les Adyguéens du Kosovo ont conservé nombre de traditions inexistantes en Adyguée. Il faut 66 Arxiv sobornoï metcheti g. Maïkopa Respubliki Adygei. Protokol zasedaniya Sovieta DUM RA i KB, Session du 22 octobre 2003. 67 Ibid., Session du 29 mars 2003. 68 Une minorité adyguéenne (appelée tcherkesse) était installée dans le Kosovo depuis les Ottomans qui avaient reçu dans leur empire à partir de la fin du 19ème siècle des centaines de milliers de réfugiés musulmans qui fuyaient la conquête du Caucase par les Russes. En partie turquisés et balkanisés, ces Adyguéens avaient tout de même suffisamment gardé un certain sentiment identitaire caucasien pour qu’en 1990, au moment ou le Kosovo s’enfonçait dans le chaos, certains d’entre expriment leur vœu de regagner la terre des ancêtres. Une petite part de ce groupe, sur invitation du président du parlement adyguéen, rentra au pays et s’installa dans les localités de Maikob et de Mafyerables. L’islam de ces Caucasiens du Kosovo n’était pas de nature à s’adapter à un univers ex soviétique car en fait il avait des caractéristiques qui le rapprochaient de l’islam moyen oriental et turc. 69 Des écoles où les cours ont lieu le soir, après l’école publique. 70 Entretien avec Iskander Tseem, 14 mars 2004. Materialy polevoï ekspeditsii, Adygeya, 2004, Vol. 1, Dossier 6, rapport 2. 202 L’islam dans le Caucase du Nord-Ouest ajouter que l’islam « kossovar » permit aux Adyguéens de conserver dans une large mesure leur culture nationale et, par exemple, la pratique mentionnée plus haut du respect des aînés. Ainsi, dans les mosquées du Kosovo, les deux premiers rangs sont-ils réservés aux aînés de la communauté. En Adyguée et en Kabardino-Balkarie, ces places sont occupées par les premiers arrivés, provoquant ainsi le mécontentement des fidèles les plus âgés71. La modernisation de la vie des Adyguéens concerne surtout le droit musulman qui, petit à petit, selon les fidèles, vient contrebalancer ce qui a existé par le passé chez les Adyguéens et ce qui existe encore partiellement dans l’adat véritable. Pour dire les choses autrement, le droit coutumier local, adat, et le droit musulman, charia, ont été pendant longtemps en situation de concurrence. La période soviétique avait gommé cet esprit de concurrence pour imposer le code soviétique mais, depuis la fin de l’URSS qui permet un retour en force de l’islam dans le Caucase, on retrouve cette ancienne rivalité entre deux codes juridiques distincts. Par exemple, à l’heure actuelle, dans les mosquées d’Adyguée, les imams procèdent à des célébrations de mariage et sont témoins de l’union. Il est important de souligner que les normes juridiques chariatiques et notamment celles relatives au mariage et à la vie familiale sont invoquées dès le moment où les fiancés viennent à considérer leur relation patrimoniale : avec l’introduction du makhr (un contrat de mariage qui privilégie l’homme) dans le mode de vie adyguéen. Les informations disponibles montrent qu’aujourd’hui en Adyguée, lors d’un mariage, les parties se mettent d’accord non sur le montant du makhr, c'est-à-dire les moyens revenant à l’épouse (et en aucun cas à ses parents) en cas de divorce, mais sur la kalym qui, selon les normes de l’adat, revient aux parents de l’épouse et est rendue en cas de divorce. Les musulmans d’Adyguée partisans de la renaissance et de l’expansion de l’islam militent pour l’introduction du makhr. Depuis 2000, l’imam de la grande mosquée de Maïkop a célébré près de deux cents mariages en Adyguée et à Krasnodar72. Les imams de village (ou du moins ceux qui ont reçu de la grande mosquée de Maïkop les formulaires de certificat de mariage) sont autorisés à unir des couples dans la loi de l’islam, comme par exemple l’imam Kadyr de Djerokaï ou encore l’imam G. Abaz de Adyguéeska. Au cours du dernier trimestre 2004, l’imam Kadyr a marié sept couples, soit la totalité des mariages enregistrés à l’état civil local pour cette période. Les cas de bigamie en Adyguée existent mais restent isolés. Dans un aoul de Kabardie, on connaît un homme ayant deux épouses, l’une âgée, l’autre plus jeune73. En Adyguée à ce jour, aucun divorce - et le partage du patrimoine qui lui est 71 Ibid., Vol. 1, Dossier 6, rapport 2. 72 Ibid., Vol. 1, Dossier 2, rapport 2. Entretien avec Ibrahim Nikhad-Hadji, 17 mars 2002. 73 Ibid., Vol. 1, Dossier 5, rapport 3. 203 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique inhérent - n’a officiellement eu lieu selon les règles musulmanes, mais il est fréquent que ceux qui souhaitent divorcer s’adressent à l’imam de la mosquée de Maïkop pour effectuer le partage des biens conformément aux normes de la charia. Sur ce sujet, Ibrahim Nikhad-hadji est considéré comme un consultant74. En gros, le partage des biens ne se fait pas selon la charia (bien trop complexe encore à imposer en Adyguée) mais selon l’adat, de façon à ce que l’épouse soit satisfaite (« en toute justice » selon l’expression de l’efendi de l’aoul de Bletchepsin)75. Il est intéressant de noter que les Adyguéens rapatriés du Kosovo, aujourd’hui installés en Adyguée, continuent de vivre selon les normes du droit musulman et établissent notamment leurs testaments devant témoins76. Les parlements des républiques du Nord Caucase se sont très tôt préoccupés d’élaborer un cadre pour l’essor d’un système d’éducation islamique. Ce processus fut cependant assez long. Ainsi, si au cours des années 1993-1994, on comptait 23 écoles du dimanche en Adyguée, il n’en reste qu’une dizaine à l’heure actuelle et elles souffrent des carences les plus élémentaires, comme le manque de locaux, de manuels, de tables, de chaises et de programmes. Une telle école fonctionne dans le aoul de Djerokaï, où les cours sont assurés par l’imam du village, un abadzekh (sous-groupe ethnique adyguéen) de Turquie. Les écoles de mosquées ne sont pas populaires dans les aouls d’Adyguée77. Dans la plupart des villages, l’enseignement des fondements même de l’islam reste inexistant. Au cours des années 1990, à plusieurs reprises, des représentants d’organisations radicales turques, comme les Nurcu ou les Souleymanci, mais aussi des musulmans d’Azerbaïdjan, fondèrent des écoles islamiques en Adyguée (un lycée privé à Maïkop, une école élémentaire dans l’aoul d’Afipsip créée en 2003 et dirigée par Mina Salyam et d’autres encore78). Les organes locaux du FSB contrôlent les activités des Turcs et le travail en ce sens des forces de sécurité fut soutenu par le parlement de la république d’Adyguée et de Kabardino-Balkarie. Ainsi, suite aux tentatives étrangères de créer des écoles islamiques, les autorités adyguéennes prirent la décision en 2003 que les candidats à la création d’une école de mosquée devaient préalablement en obtenir l’autorisation auprès du parlement de la République ainsi que des organes locaux du FSB79. 74 Ibid., Vol. 1, Dossier 2. rapport 2. Entretien avec Ibrahim Nikhad-Hadji, 17 mars 2002. 75 Ibid., Vol. 1, Dossier 5, rapport 3. 76 Ibid., Vol. 1, Dossier 6, rapport 2. 77 Ibid., Vol. 1, Dossier 5, rapport 1. 78 ANSIMOV Y. N., ALTUNIN V. N., Antiterroristitcheskaya deyatel’nost’ i borba s ekstremizmom : opyt, organizatsiya, pravovaya osnova, Maïkop, 2003, p.197. 79 Arxiv sobornoï metcheti g. Maïkopa Respubliki Adygei. Protokol zasedaniya Sovieta DUM RA i KB, Session du 15 juillet 2003. 204 L’islam dans le Caucase du Nord-Ouest On observe plus fréquemment ce phénomène en Kabardino-Balkarie et en Karatchaï-Tcherkessie, bien que là non plus il n’existe pas de système islamique d’éducation unique et qu’il n’y ait aucune politique clairement formulée dans ce sens. De façon formelle, l’organisation d’établissements d’enseignements islamiques doit être approuvée par le parlement de Kabardino-Balkarie et de Karatchaï-Tcherkessie. À l’heure actuelle, dans ces deux républiques, seuls les instituts islamiques de Naltchik et de Tcherkessie fonctionnent ; les autres villes et villages n’ayant que des établissements éducatifs officiant sans licence officielle, donc sans méthode et hors programme officiel. Au milieu des années 1990, le ministère de l’éducation de la Fédération de Russie autorisa l’enseignement de la langue arabe comme langue étrangère au sein des écoles secondaires. Dans les républiques de Kabardino-Balkarie et de Karatchaï-Tcherkessie, des groupes d’arabisants furent constitués (pour un enseignement facultatif et en dehors des heures de cours fondamentaux) mais, dans d’autres écoles, l’arabe fut intégré au programme principal (dans les villages de Elbrouz, Khasanya, Vernyi Koukoujin et Belaya Retchka). Or, à la fin des années 1990, le ministère de l’éducation de la Fédération de Russie revint sur sa décision et interdit l’arabe, si bien que la direction de ces écoles fut obligée de dissoudre les groupes d’arabisants et de mettre un terme à l’enseignement de la langue arabe à l’école80. Le système d’éducation islamique comprend l’apprentissage de l’arabe, des règles de lecture du Coran, des fondements de l’islam via les écoles du dimanche où sont dispensés les cours élémentaires de lecture coranique et l’enseignement des fondements de l’islam, via les cercles des mosquées, organisant débats et discussions, via les écoles des mosquées et les madrasas. Depuis le début des années 1990, dans les républiques du Caucase du NordOuest afflua une abondante littérature islamique en russe et en arabe en provenance du Moyen-Orient ou des centres islamiques de Russie (Kazan, Moscou, Makhatchkala). Dans la seconde moitié des années 1990, la littérature islamique commença à être diffusée dans les langues nationales81. Les musulmans peuvent donc lire le Coran en russe (traduit par Sabloukov, Kratchkovskyi, Popokhova) ou dans les langues nationales82. La politique des autorités russes (fédérales et républicaines) a changé visà-vis du renouveau islamique dans ses républiques du Nord-Ouest du Caucase entre les années 1990 et 2000. Au début, les structures du pouvoir sont restées plutôt neutres envers les mouvements islamiques, voire en ont soutenu certains financièrement (notamment pour la construction de mosquées). Dès la seconde moitié des années 1990, l’expansion de formes 80 Materialy polevoï ekspeditsii, Adygeya, op.cit., Vol. 1, Dossier 1, rapport 23. 81 Ibid., Vol. 1, Dossier 1, rapport 17. 82 Ibid.,Vol. 1, Dossier 1, rapport 9. 205 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique plus radicales de l’islam, diffusées par des missionnaires originaires du Moyen-Orient, de Turquie, d’Arabie Saoudite et autres pays, ainsi que l’émergence de groupes islamiques locaux aspirant à la liquidation de l’élite gouvernementale dans les républiques du Caucase du Nord-Ouest (en Kabardino-Balkarie, le groupe de Atabiev ; à Khasanya en 1999, le groupe des frères Bekkaev ; à Elbrouz en 1999 et 2000, etc.83), les organes gouvernementaux et les forces de l’ordre, loyales au pouvoir russe et à l’État, furent contraints de prendre des mesures plus actives, touchant essentiellement la base fondamentale des partisans des mouvements islamiques. Les plus nombreux « clashs » eurent lieu en KabardinoBalkarie et Karatchaï-Tcherkessie, et dans une moindre mesure en Adygué. Ainsi, en Kabardino-Balkarie, les efforts des forces de l’ordre pour l’identification et la liquidation des groupes islamiques radicaux armés ou « wahhabites » et la propagande anti-wahhabite se transformèrent dans les médias, à l’initiative des structures du pouvoir et de sécurité, en propagande anti-islamique. En gros, la propagande anti-wahhabite était fondée sur l’amalgame facile entre le musulman contemporain, a fortiori jeune, et le wahhabite, radical et membre d’un groupe armé. Cette propagande antiwahhabite infligea de sérieux dommages au processus positif de réforme du mode de vie musulman ainsi qu’à l’essor de l’islam en tant que fondement moral et religieux, capable de sauver la société montagnarde. L’absence de fondements normatifs permit aux organes locaux du pouvoir et forces de l’ordre de contrôler la vie des musulmans sous toutes ses formes. Les tentatives des juristes et législateurs des républiques du Nord Caucase pour faire voter des lois régulant le développement de l’islam dans la région furent vaines (voir la loi « De l’interdiction des activités extrémistes wahhabites et autres sur le territoire de la République du Daghestan », comportant 7 articles et datée de 1997, ainsi que la loi « De l’interdiction du wahhabisme » en Karatchaï-Tcherkessie, datée de 2002). 83 TSAGOEV I., « Pod tchernym znamenem Djihada », journal Yuga, N°7, Février 2001 ; Materialy polevoï ekspeditsii Adygei, op.cit., Vol. 1, Dossier 1, rapport 1, 11, 13. 12. L’islam en Tchétchénie : sur fond d’aggravation de la situation politique, analyse et témoignage (1990-2005) Maïrbek VATCHAGAEV Avant propos : en guise de perspective historique Cela fait bientôt un siècle et demi (depuis la conquête de la Tchétchénie par la Russie tsariste en 1859) que les Tchétchènes sont coupés du reste du monde. Au niveau officiel, tout contact extérieur de la Tchétchénie est interrompu par les autorités fédérales russes. Le pèlerinage à La Mecque fut rendu à tel point difficile pour les citoyens tchétchènes que seules quelques personnes isolées réussirent à l’effectuer. C’est en raison de la fermeture du pays, qu’en « remplacement » du hadj, des lieux saints secrets – où sont enterrés des grands maîtres des confréries soufies – connurent un regain de fréquentation. Pour affermir les traditions du pèlerinage sacré, il devint courant de dire que sept petits pèlerinages sur le tombeau du cheikh TachouHadji1 dans le village de Sayasan ou sur la tombe de la mère de Kunta-Hadji2 Khedi dans le village de Ertan Korta équivalaient à un pèlerinage à La Mecque. Bien sûr, il s’agissait là d’un subterfuge pour soutenir la foi musulmane, cependant, rares sont ceux qui n’ont jamais prié sur le tombeau d’un saint pendant la période de l’athéisme soviétique militant. Le deuxième écart, que s’accordèrent les Tchétchènes vis-à-vis des traditions religieuses, fut de réduire à trois jours l’obligation de jeûne qu’ils sont tenus de suivre tout au 1 Tachou Hadji : l’un des cheikhs les plus connus et les plus populaires de Tchétchénie (au même rang que Kunta Hadji), représentant de la tarikat Naqchibandiyya. Il était à la tête de la lutte du peuple tchétchène contre les campagnes militaires russes dans les années 1830. 2 Kunta Hadji est le fondateur de la tarikat Qadiriyya, la plus grande confrérie soufie en Tchétchénie dans les années 1850. En contrepoids de l’idéologie de Tachou Hadji, il proposait de ne pas se soumettre à la Russie , mais en même temps de ne pas s’opposer à elle dans une lutte armée. 207 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique long du mois de Ramadan et de réduire à une seule (celle du soir) les cinq prières quotidiennes, etc. Ces pratiques ne résultaient pas d’une méconnaissance des fondamentaux de l’islam, car tous savaient que le jeûne devait être observé un mois durant, que les cinq prières quotidiennes étaient obligatoires mais, dans la pratique, seuls les vieux pouvaient se permettre de respecter les règles. Au cours du mois de Ramadan, par exemple, lorsque j’étais enfant, dans notre école (comme d’ailleurs partout ailleurs dans la République) la direction nous obligeait à avaler un verre d’eau, nous forçant ainsi à rompre le jeûne. Ces petits écarts et « indulgences » permirent cependant aux Tchétchènes de rester musulmans. Les rituels de tout type, qu’ils concernent un enterrement ou une naissance, s’effectuaient exclusivement en secret, étant donné que les très vigilants activistes du PC pouvaient les considérer comme des actes anti-gouvernementaux visant à l’affaiblissement du pays. Des dizaines de mausolées érigés sur les tombeaux de saints, furent détruits ; quelques-uns ont survécu, grâce aux seules protestations massives du peuple tchétchène. Sur l’ensemble du territoire de la Tchétchénie, deux mosquées subsistèrent à Novye Atagui et Goudermès, tandis que des milliers d’autres furent cédées à diverses institutions (comme ce fut le cas d’ailleurs pour la grande majorité des lieux de culte de l’Union soviétique) ou transformées en entrepôts. Étudier en dehors de Tchétchénie n’était possible que sous l’étroit contrôle du KGB, tandis que beaucoup refusèrent par principe de poursuivre leurs études dans les établissements officiels, les considérant comme des pépinières de fidèles serviteurs du parti, jugeant ces derniers, et ce n’est pas le moins important, comme des agents directs du KGB central. Or, cela ne signifie pas qu’en Tchétchénie on ne trouvait pas de gens ayant reçu une éducation religieuse. Quelques personnalités religieuses tchétchènes brillantes en théologie islamique étaient d’ailleurs connues au-delà des frontières de la Tchétchénie dans les régions voisines. Ces maîtres enseignèrent en toute clandestinité aux jeunes générations qui, à leur tour, formèrent de nouveaux fidèles pour le rayonnement de l’islam. C’est ainsi que se constitua une véritable intelligentsia islamique en Tchétchénie, comme dans toutes les régions de l’ancienne Union soviétique. La fermeture, voire la destruction de mosquées par le pouvoir provoqua le retranchement des pieux musulmans dans la sphère privée et l’islam disparut de la scène publique pour renaître dans les maisons et les appartements où l’aîné tenait le rôle de mollah, bien qu’il ne fût pas forcément instruit dans l’islam. Cependant, c’est de cette façon que non seulement l’islam ne disparut pas complètement de la vie tchétchène mais, bien au contraire, s’immisça dans la vie de chacun en toute clandestinité. Cet islam illégal, qu’Alexandre Bennigsen qualifia de « parallèle », devint dominant en Tchétchénie pour des générations. 208 L’islam en Tchétchénie De l’effondrement de l’URSS et du renouveau islamique en Tchétchénie Puis vint la chute de l’Union soviétique, tant attendue par une grande majorité de la population en Tchétchénie. De génération en génération, l’idée que le régime soviétique était temporaire et sa fin inévitable fut prégnante parmi les murides, d’où la persécution systématique des cheikhs de confréries, qui avaient prédit sa fin3. Sa chute s’accompagna de protestations ignorant les organes du pouvoir central (et des institutions judiciaires notamment) et de célébrations religieuses de masse, jusque-là clandestines sous le régime totalitaire. Le gouvernement soviétique, dans ses efforts pour éliminer le soufisme en Tchétchénie, contribua au contraire à le renforcer, conférant à ses secrets un contenu d’insoumission, de révolte et de défi au régime. Les disciples de la Qadiriyya4 furent les plus actifs sur la scène publique et politique (pour la période étudiée, la décennie 1990), et ce grâce au rituel du zikr5, public et bruyant chez les qadiris, à la différence des zikr de la Naqchibandiyya6, qui ont toujours exécuté et exécutent encore leurs rituels dans le plus grand secret, à l’abri des regards extérieurs à la confrérie. Cependant, il s’agit là de leur aspect extérieur : car qadiris comme naqchibandis ont toujours tenté de profiter un maximum de l’ennemi affaibli, hier encore impitoyable, à savoir le pouvoir soviétique. Cette concurrence ne se manifesta pas seulement au niveau spirituel mais, au contraire, au niveau politique, alors qu’il s’agissait de fixer à tel poste de l’appareil d’État les disciples de la confrérie pour asseoir son pouvoir. Pour se faire, on n’hésita pas à utiliser entre autres le mécontentement des Tchétchènes vis-à-vis du projet de Moscou de construire une usine biochimique à Goudermès7, sous la forme de meetings et manifestations où, pour la première fois, les slogans appelaient au rassemblant autour de la confrérie soufie d’appartenance (première moitié de la décennie 1980). 3 AKAEV Vakhid, Islam i Politika (primer Tchetchni) Tchetchnya : ot konflikta k stabil’nost’yu. Moscou, 2002. 4 La Qadiriyya est l’une des deux tarikat ou confréries soufies de Tchétchénie. Connue, dans le Caucase du Nord, sous nom de zikrisme, à cause de son rituel scandé et dansé en public. Ses disciples assurent que la Qadiriyya l’emportera dans le monde musulman. 5 Le zikr renvoie au souvenir de Dieu. En Tchétchénie, il s’agit d’un rituel collectif existant sous différentes formes selon la confrérie soufie. Il prend la forme le plus souvent d’une danse collective plus ou moins chantée, consacrée au maître de la confrérie, au Cheikh fondateur. 6 La Naqchibandiyya est la première confrérie de Tchétchénie. Elle fut importée dès la fin du XVIIIe siècle, mais ne se consolida en Tchétchénie sous forme d’idéologie islamique que dans les années 1820-1830, lors de la lutte contre la colonisation par la Russie. 7 Cette manifestation à Goudermès fut la première en Tchétchéno-Ingouchie depuis la « perestroïka » gorbatchévienne. Elle donna suite à d’autres manifestations contre les autorités qui voulaient construire une usine dans la ville de Goudermès portant ainsi préjudice à l’environ- 209 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique C’est précisément à cette époque que les Tchétchènes firent le premier pas, imités quelques années plus tard par d’autres peuples du Nord Caucase : en 1989, les Tchétchènes annoncèrent que la Direction spirituelle des musulmans du Nord Caucase, sise à Bouïnaksk au Daghestan, n’était pas en droit de parler au nom des musulmans de Tchétchénie, étant donné que la référence systématique à l’école juridique shafiite8 ne permettait pas de comprendre les confréries soufies que sont la Qadiriyya et la Naqchibendiyya, majoritaires en Tchétchénie. Cet affront original et prétentieux constitua le premier pas vers l’auto-affirmation du soufisme en Union soviétique. La Direction spirituelle tenta de trouver une personne en Tchétchénie qui accepterait de représenter son peuple, en vain, car les Tchétchènes formèrent officiellement leur propre Direction spirituelle des musulmans tchétchènes et ingouches, qui intégra les différentes confréries au processus décisionnel concernant la vie des musulmans. Très tôt, dès le début de la perestroïka, les acteurs islamiques en Union soviétique essayèrent de profiter un maximum de la brèche ouverte par la politique gorbatchévienne. Leurs premières revendications portèrent sur les mosquées. Grâce aux nombreuses lettres de fidèles, beaucoup de bâtiments, confisqués par l’État, furent rendus au culte. Rares sont les villages où les mosquées ne furent pas reconstruites. Les plus vieux bâtiments, érigés dans les années 1920, ne pouvaient pas accueillir tous ceux qui souhaitaient communier dans l’islam, hier encore considéré comme « opium du peuple ». C’est la raison pour laquelle, une frénésie de construction de mosquées s’empara de la République. En quelques années, de la fin des années 1980 au début des années 1990, quelques centaines de mosquées émergèrent du sol dans la seule Tchétchénie. Et, bientôt, leur total dépassa le millier. Elles furent établies logiquement dans toutes les agglomérations du pays, mais aussi dans les villages montagneux les plus reculés où ne vivaient pas plus de deux à trois familles. La renaissance des mosquées symbolisa celle de la nation entière, qui était d’autant plus d’actualité en Tchétchénie que déjà se profilait à l’horizon une lutte pour l’autodétermination du peuple, débarrassé de toute emprise russo-soviétique. Dans toutes les entreprises et établissements d’enseignement de la République, des salles de prière furent créées. Par la suite, à Grozny, les lieux publics importants se dotèrent à leur tour de salles de prière pour permettre aux fidèles d’effectuer les cinq namaz9 quotidiens. Dans le centre de nement et à la santé de 50 000 de ses habitants. 8 Shafiite est l’une des écoles juridiques de l’islam, pratiquée par les habitants de Tchétchénie, du Daghestan et de l’Ingouchie. 9 Le Namaz est la prière musulmane obligatoire à effectuer cinq fois par jour. Le namaz est l’un des cinq piliers de l’islam, au même titre que la chahada (profession de foi), le jeûne du Ramadan, le pèlerinage à La Mecque, la zakat ou aumône. 210 L’islam en Tchétchénie la Capitale, une grande mosquée du vendredi fut inaugurée et des dizaines de mosquées de quartier bourgeonnèrent dans toute sa périphérie. Dans le village de Kourtchaloï, sous l’égide d’un mécène tchétchène, la première madrasa tchétchène ouvrit ses portes depuis la dernière vague d’interdictions, en 192510. L’apprentissage de la langue arabe devint très populaire partout dans la République au début des années 1990. Les chaînes de la télévision locale diffusèrent même des cours d’arabe, ce qui apparut comme étant d’autant plus exceptionnel aux yeux de ceux qui avaient survécu au régime totalitaire soviétique. À la même époque dans la capitale Grozny, un institut islamique fut ouvert dans les locaux de l’ancienne école du parti et renforça ainsi la chute du communisme et l’affirmation des libertés religieuses. À l’université d’État de la république de Tchétchénie, l’enseignement de l’arabe fut rajouté au corpus des langues étrangères déjà enseignées. À cette époque, l’institut pédagogique de Tchétchénie, suivant la mode, introduisit en sus des cours d’arabe une nouvelle discipline intitulée « histoire et langue de l’orient arabe ». Le départ de nombreux étudiants vers des pays arabes ou la Turquie prenant à leur charge les frais de scolarité permit de croire au renouvellement des anciennes élites religieuses, passées par le KGB, par une nouvelle génération d’imams et de mollahs. Le revers de la médaille étant que certains étudiants ne choisirent ni la Syrie, ni la Turquie mais la Tunisie où le soufisme est encore puissant ainsi que l’Arabie Saoudite où l’idéologie dominante du salafisme11 ne pouvait constituer qu’un facteur de déstabilisation. Et ce sont précisément les étudiants partis dans ce dernier pays qui, une fois revenus en Tchétchénie, formèrent la base de nouveaux mouvements radicaux. Islaman Zanarch (« Aurore de l’Islam »)12, qui publia de nombreux articles exclusivement consacrés aux différentes confréries soufies de Tchétchénie, fut l’un des premiers journaux islamiques édités dans le pays. L’importation d’une foisonnante littérature islamique incontrôlable, mêlant soufisme, salafisme et autres tendances islamistes, fit également son apparition. 10 L’année 1925 devint un véritable tournant de l’histoire de la Tchétchénie et de tout le Caucase du Nord. Cette année-là, le pouvoir soviétique décida d’en finir avec les autorités religieuses, ses anciennes alliées, en les proclamant hors la loi. Tous les cheikhs, leurs proches et les mollahs furent arrêtés, la majorité d’entre eux disparurent sans laisser de traces dans les prisons de Russie. 11 Le salafisme, de salafa en arabe la « tradition », est la doctrine fondamentaliste sunnite qui vise à vivre et pratiquer l’islam des origines, celui de l’époque du Prophète. Elle fut théorisée par Ibn Tamiyya. 12 « Islaman Zanarch » ou « L’Aurore de l’Islam » est le premier journal édité et publié sur le territoire de la Tchétchéno-Ingouchie après 1991 et l’effondrement de l’URSS. 211 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Les relations entre qadiris et naqchibendis L’exécution du zikr lors de manifestations de masse devint un événement courant. Dès 1992-1993, personne ne s’étonnait plus des zikr sur les grandes places de Grozny, d’autant plus que, dans la conscience tchétchène, le zikr fait partie intégrante de toute manifestation ou célébration. La situation devint des plus absurdes quand les maîtres des différentes confréries appelèrent leurs murides13 à prendre part, de façon plus active, aux zikr organisés devant le palais présidentiel. Il était d’ailleurs pratiquement impossible de faire concurrence à la confrérie de Kunta-Hadji, dont les disciples, tournant en zikr presque quotidiennement, laissèrent penser que le président Doudaev ne soutenait qu’eux seuls. L’apparition de confréries constituées des disciples de Mitaev14 et de Tchimmirza15 devait, selon leur projet, démontrer que s’ils n’effectuent pas le zikr chaque jour devant le palais, au moins ils n’appartiennent pas au camp ennemi. La suspicion entoura bientôt les naqchibandis : bien que nombre de leurs membres soutiennent le président Doudaev, le fait que l’un de ses plus farouches opposants fût le descendant du célèbre cheikh Deni Arsanov16 permit d’avancer des accusations non fondées, selon lesquelles tous les membres de la confrérie naqchibandi sans exception étaient contre l’indépendance du pays. Bien sûr cela ne reflétait en rien la réalité. Au contraire, parmi ses plus fervents partisans, on retrouve de nombreux naqchibandis, dont des murides, et non des moindres, du cheikh Tachou-Hadji Sayasanovskyi, le plus respecté en Tchétchénie et dans les districts voisins du Daghestan. Ses murides formèrent une sorte de rempart autour du président Doudaev sur les frontières orientales de la République. La nomination au poste de ministre des Affaires étrangères en Tchétchénie, en 1992, dans le gouvernement Doudaev du ressortissant de Jordanie, Shamsuddin, descendant direct du cheikh tchétchène 13 Les murides sont les disciples des maîtres soufis, obéissant sans discussion à leur cheikh ou à son remplaçant. Ils forment les membres actifs de la confrérie. 14 Ali Mitaev est l’une des personnalités les plus remarquables de la période de la Révolution russe de 1917 et des guerres civiles des années 1920. Fils d’un cheikh connu, fondateur de sa propre confrérie soufie, Bamat-Guireï-hadji Mitaev, il fut à son tour reconnu comme cheikh et comptait 10 000 murides sous son aile. Jusqu’en 1924, il fut considéré comme l’allié des Bolcheviks. Or, lorsque le pouvoir soviétique se consolida dans tout le pays, le cheikh Ali Mitaev fut arrêté, puis fusillé en 1925 dans la prison Boutyrskaia à Moscou. 15 Tchimmirza Taumirzaev est un cheikh qadiri et disciple du Cheikh Kunta-Hadji. Sa tombe, dans le village de Mayrtoup, est un lieu du pèlerinage obligatoire pour ses murides et ainsi que pour les murides de la confrérie de Viss Hadji Zaguiev. 16 Deni Arsanov est un cheikh naqchibandi. Ses disciples habitent essentiellement dans la partie occidentale de la Tchétchénie et de l’Ingouchie. 212 L’islam en Tchétchénie Youssoup-Hadji17, témoigna également de la présence au pouvoir des naqchibandis. La révocation de Arsanukaev Magomed-Bachir-Hadji18 de la fonction de mufti de Tchétchénie fut également liée à la compétition opposant qadiris et naqchibandis. Bien que Bachir-Hadji fût un théologue savant et instruit, son appartenance à la naqchibandiyya joua un rôle et, sous l’influence des qadiris, il fut révoqué, officiellement en raison de son grand âge. Celui-ci ne trouva d’ailleurs pas nécessaire de s’opposer à cette décision, il quitta son poste de mufti sans scandale, l’abandonnant aux qadiris pour une longue période. Il fut remplacé par Chaïd-Hadji Gazabaev19, formé à Boukhara et qui reconnut par la suite avoir appartenu au KGB, ce qui fit qu’il refusa plus tard de reconnaître la guerre contre les Russes comme une guerre sainte des musulmans, ou djihad20. Il fut révoqué en 1994. Arrêté, emprisonné pendant plus d’un an, il ne fut relâché qu’après avoir « reconnu » que la guerre entre la Tchétchénie et la Russie était une forme de djihad. Celui qui prit sa place, M. Alsabekov21, quitta la Tchétchénie après la prise de Grozny par les forces russes en 1995, ce qui fut considéré comme un acte de trahison à la cause tchétchène. Il fut publiquement condamné en 1996 à être fouetté en place publique, après quoi il quitta à nouveau la République. Peu savent qu’à cette époque Ahmed-Hadji Kadyrov se prononça sur le caractère sacré de la lutte du peuple tchétchène. Cela ne laissa pas le pouvoir indifférent et, par l’intercession de Chamil Bassaïev22, Kadyrov fut nommé par le président de la république Djokhar Doudaev mufti de Tchétchénie. 17 Youssoup-Hadji est un cheikh qadiri. Ses disciples habitent essentiellement dans la partie orientale de la Tchétchénie. 18 Arsanukaev Magomed-Bachir-Hadji est un disciple de la Naqchibandiyya. Le 14 octobre 1991, il fut élu par le Conseil des imams de Tchétchénie comme chef de la Direction spirituelle des musulmans (Muftiyat) de la république de Tchétchénie. Mais, en juin 1993, sous la pression incessante des qadiris, il dut démissionner. 19 Chaïd-Hadji Gazabaev est un alim et ancien mufti de la République Autonome Soviétique Socialiste de Tchétchéno-Ingouchie. Sous son administration, le muftiyat de TchétchénoIngouchie se transforma en une unité particulière, indépendante de la Direction spirituelle du Caucase du Nord. 20 Le terme djihad recouvre en Tchétchénie l’idée de défense de l’Islam et de ses valeurs, ainsi que la défense de la souveraineté de la Tchétchénie. Dès le départ, on l’utilisa en Tchétchénie comme un moyen de mobilisation de l’aide internationale via les musulmans du monde entier. 21 Magomed Hadji Alsabekov fut mufti de Tchétchénie. Pour avoir refusé de prendre partie du côté des combattants en 1994, il fut destitué en 1995 par le président Djokhar Doudaev. En 1996, après la guerre, il revint en Tchétchénie pour implorer son pardon. 22 Chamil Bassaïev est le combattant et chef de commando de Tchétchénie le plus renommé. Il devint mondialement connu après le raid de diversion sur la ville de Boudenovsk en 1995. Il fut candidat aux élections présidentielles, mais échoua face à Aslan Maskhadov. 213 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Vers la radicalisation L’apparition d’un Parti de la Renaissance Islamique23 (PRI) en 1989 montre qu’il existait déjà une catégorie de gens mécontents de la façon dont l’islam était enseigné en Tchétchénie. La direction du PRI (créé à l’échelle de l’Union soviétique mais ayant des filiales en Ouzbékistan, au Tadjikistan, chez les Tatars d’Astrakhan, chez les Tchétchènes et les Daghestanais) comptait trois représentants de Tchétchénie : Isa Oumarov, Islam Khalimov et Adam Deniev. La première réaction du peuple à l’encontre de ces personnes et de leurs activités fut si agressive qu’ils furent obligés de continuer leur action dans la clandestinité. L’un d’eux, Adam Deniev, qui rêvait de diriger la Tchétchénie, après un séjour en Irak en 1992 changea son fusil d’épaule, s’improvisa oustaz24 soufi et tenta d’accroître son influence parmi les Tchétchènes. Les deux autres restèrent fidèles à leurs convictions selon lesquelles, en Tchétchénie, l’islam, dénaturé par les mollahs tchétchènes, avait grand besoin d’un retour aux sources. Il semblait alors que rien ne pouvait véritablement ébranler les fondements du soufisme en Tchétchénie mais, dès le début de la guerre à la fin de 1994, l’arrivée sur le front de mujahiddin, venus de divers pays du Moyen-Orient, réactiva le problème. Ce fut notamment le cas de Fatkhi25, un Tchétchène de Jordanie, qui se donna pour mission de ramener la Tchétchénie sur la voie de l’islam vrai. Il fut le premier à organiser dans le pays une djemaat26 qui, pendant toute la durée de la guerre, fonctionna comme une unité de combat au sein de la résistance tchétchène. La djemaat de Fatkhi fut la mieux approvisionnée et ravitaillée ; son financement lui permettant de trouver sans peine de nouveaux jeunes gens, prêts à combattre sous sa bannière. Au départ, la djemaat était une mais, vers 23 Le Parti de la Renaissance Islamique fut fondé après l'effondrement de l'URSS. Il aurait dû réunir l’électorat islamique. Or, à cause de la personnalité de ses odieux représentants en Tchétchénie, il ne réussit même pas à fonder une antenne à Grozny, tandis qu’au Daghestan il jouissait d’une large popularité. 24 Oustaz, mot arabe signifiant « maître ». Dans le Caucase du Nord, il est utilisé exclusivement pour désigner le cheikh d’une confrérie soufie. 25 Fatkhi est un Tchétchène ethnique de Jordanie, leader des groupuscules radicaux. Arrivé en Tchétchénie en 1995 pour lutter contre l’agression russe, il créa des cellules de djemaat, transformées ensuite en une force capable de s’opposer aux autorités officielles. Cette confrontation dura jusqu’au début de la seconde campagne militaire de Tchétchénie en 1999. 26 En ce qui concerne le terme djemaat, il a différentes significations selon les régions du Caucase du Nord. Chez les peuples du Daghestan, chez les Karatchaïs et les Balkars, il désigne une communauté de village. En Tchétchénie et en Ingouchie, ce terme a deux significations : d’un côté, il désigne une communauté de mosquée, de l’autre, il désigne les représentants d’un islam radical. À l’origine, la djemaat est une association religieuse, ou club de réflexion islamique, créée par des étudiants mais qui ont dérivé vers des groupes de combat. 214 L’islam en Tchétchénie la fin de la guerre en 1996, elle possédait déjà plusieurs filiales à OurousMartan, Argoun, Goudermès et Makhketa. La création d’unités de combattants (djemaat) en fonction de l’appartenance à telle ou telle confrérie soufie marqua un pas de plus dans la radicalisation de l’islam en Tchétchénie. Ainsi, les disciples de l’oustaz VisHadji27 formèrent une unité du nom de cet oustaz. Ses membres étaient alors actifs dans l’Est du pays et certains entrèrent dans les rangs du groupe de Radouev28, lors de son raid à Kizlar-Pervomaïskoe en janvier 1996. Il n’était pas difficile de les distinguer car tous, sans exception, portaient des couvre-chefs traditionnels blancs, d’où leur surnom de « papakhas blanches » (« Bielochapotchniki »). Les murides de Tachou-Hadji Sayasanovskyi formaient une autre unité, dont on distinguait les membres au bandeau rouge qui entourait leurs couvrechefs. De même, dans les régions de haute montagne de Tchétchénie, les murides de Kunta-Hadji Kichiev étaient reconnaissables à leur façon de porter l’habit national, constitué d’une longue chemise. Enfin, dans la plaine, dans les districts d’Argoun, Shali et Goudermès, on retrouvait les murides du Cheikh Ali Mitaev. Ainsi, en Tchétchénie, la participation des confréries soufies au combat contre la Russie témoigna de façon tranchante du profond sentiment d’auto-identification des Tchétchènes selon leur appartenance à tel ou tel vird29. Présentes sur le champ religieux, les confréries soufies ne sont pas restées à l’écart du débat politique, comme l’attesta leur attitude durant les élections présidentielles de 1997. Celles-ci, les premières après la fin de la guerre en 1996, ont vu s’affronter deux des plus célèbres personnalités de la Tchétchénie de l’époque : Aslan Maskhadov30 et Chamil Bassaïev. Le premier était considéré comme un modéré, capable de trouver une langue commune avec la Russie, alors que le second nourrissait les espoirs de ceux qui ne voyaient de salut que dans un pouvoir fort pour remettre de l’ordre en Tchétchénie. La préférence de la population alla bien évidemment à Aslan Maskhadov. Cependant, la participation de commandants comme A. Zakaev et du prési27 Vis-Hadji Zaghiev est le dernier cheikh qadiri. Il s’illustra notamment lors de la déportation des Tchétchènes et des Ingouches au Kazakhstan, dans les années 1940. 28 Salman Radouev est un ancien commandant, organisateur du raid à Kizliar-Pervomaïskoie. Dans la période d’après-guerre, il était opposé aux autorités. Au début de la deuxième guerre, il fut arrêté et mourut en prison. 29 Le Vird est une cellule de la confrérie soufie. En Tchétchénie, ce terme est utilisé exclusivement pour désigner la confrérie de tel ou tel cheikh : le vird de Kunta Hadji, le vird de Bamat-Guireï Mitaev, etc. Il qualifie également les zikr exécutés en l’honneur des prophètes et des cheikhs de confréries. 30 Aslan Maskhadov est le premier président élu sous la surveillance de nombreux observateurs, y compris ceux du Conseil de l’Europe, de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE. Il fut abattu par les services spéciaux russes le 8 mars 2005. 215 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique dent par intérim Z. Yandarbiev soulevèrent des questions sur le degré d’influence et le possible détournement de l’électorat de Aslan Maskhadov sur A. Zakaev et Z. Yandarbiev. Dans ce contexte, le QG de campagne de Aslan Maskhadov tenta de capter un maximum de voix au sein des différentes confréries. Dans cet objectif, Maskhadov fut le seul des dix candidats à se rendre sur des lieux saints, liés à des noms aussi connus et respectés que Kunta-Hadji Kichiev, Tachou-Hadji Sayasanovskyi, Bamat-Gireï Hadji Mitaev et Ousman-Hadji31. L’accent mis sur les vird fut profitable, puisque les partisans des différentes confréries lors de leurs réunions et manifestations apportèrent leur soutien à A. Maskhadov et encouragèrent leurs murides à voter pour celui qui s’identifie aux confréries. Chamil Bassaïev était à ce point convaincu que les membres de la confrérie à laquelle il appartenait (celle d’Ali Mitaev) voteraient pour lui qu’il ne jugea pas nécessaire de les rencontrer et de discuter avec eux de leurs attentes. En fin de compte, dans les régions où dominaient traditionnellement les membres de la confrérie d’Ali Mitaev, Bassaïev fut vaincu par A. Maskhadov qui, jusque-là, ne connaissait même pas l’existence de cette confrérie. C’est la raison pour laquelle, bien avant les élections, Aslan Maskhadov rendit visite à l’arrière-petit-fils du cheikh Ali Mitaev, démarche qui lui permit de s’assurer bon nombre de voix parmi ses disciples. L’auteur du présent article assista personnellement à cette rencontre ainsi qu’au zikr qui suivit dans le village, où les murides partagèrent leur enthousiasme après la rencontre de leur leader avec A. Maskhadov. La véritable radicalisation de la situation commença avec l’émergence des salafistes. Dans la période d’après-guerre, les radicaux, et surtout les partisans du salafisme, s’imposent sur la scène politique tchétchène, menés par le leader incontesté Fatkhi. Après la mort de ce dernier en 1997, un autre Tchétchène de Jordanie, Abdourahman, lui succéda. La force politique du mouvement convainquit A. Maskhadov que leur participation au gouvernement pouvait permettre la consolidation de la paix et forgerait un rempart autour du président contre toute opposition. C’est ainsi que l’on retrouve I. Khalimov, l’un des hommes de confiance de A. Maskhadov, qui combattit de tout temps à ses côtés et le finança. Grâce à lui, certains de ses partisans obtinrent des postes dans l’administration A. Maskhadov, tandis que Khalimov lui-même, médecin de profession, devint ministre de l’Intérieur – ministère qu’il rebaptisa par la suite « Ministère de la Sécurité chariatique ». Deux membres de son groupe salafiste furent nommés adjoints : l’un aux finances, Soupian Abdullaev, et l’autre à l’exécution des châtiments, Abdoul-Malik Mejidov. Le non moins important poste de ministre de l’Éducation revint à l’instituteur de Makhketa, Abdoul-Wahhab Khoussaïnov. Enfin, bien qu’il ne s’affichât pas ouvertement salafiste dans un premier temps, Movladi Oudougov fut nommé ministre des Affaires étrangères. 31 Ousman-Hadji (Oupa) est un cheikh naqchibendi dont Aslan Maskhadov était disciple. 216 L’islam en Tchétchénie Ainsi, dès le début, les salafistes concentrèrent assez de pouvoir pour peser de toute leur influence sur la politique tant intérieure qu’extérieure, ce qui ne fit que provoquer l’indignation de tous ceux qui s’attendaient à ce que A. Maskhadov mette fin aux dissensions et réprime sévèrement tous ceux qui s’opposaient aux confréries. Par ailleurs, une autre branche des salafistes, son aile armée, s’établit dans le centre de la ville de Goudermès, où vivait déjà son leader, Abdourahman. Leur influence devint menaçante dans tout le pays. Ils s’appuyaient essentiellement sur les forces de l’ordre et, sous leur protection, tentaient d’imposer leur ordre, qui n’appelait pas seulement à la rigueur religieuse mais aussi à la lutte armée. Arbi Baraev, que Z. Yandarbiev avait promu au rang de général et commandant de bataillon islamique, fut nommé vice-ministre de la Défense auprès de Khanbiev. Son argument était simple : maintenu au pouvoir, il ne représentait aucune menace et ne soutiendrait pas les forces anti-gouvernementales. Toutes ces nominations, bien sûr, n’apportèrent pas la panacée, bien qu’Aslan Maskhadov continuât à affirmer qu’il éviterait ainsi le scénario afghan ou tadjik. En effet, le président considérait les tiraillements internes bien plus dangereux que l’expansion de l’influence salafiste dans la société. Mais le temps montra les erreurs de choix d’A. Maskhadov. Il échoua à faire des salafistes de véritables alliés et perdit par la même occasion ses alliés essentiels au sein des confréries et vird, tout comme il perdit une partie de son électorat, incapable de comprendre le sens de sa collaboration avec les salafistes. De même, Moscou s’empressa d’interpréter la situation à son avantage, jugeant le président trop faible pour prendre toute décision permettant la normalisation de la situation en Tchétchénie, notamment dans le domaine criminel. Cette radicalisation de la situation ne fut pas sans conséquences sur le système judiciaire. En effet, l’abandon par Z. Yandarbiev des codes soviétiques et russes, et leur remplacement par un code pénal inspiré de la charia, entraînèrent le système judiciaire dans une impasse. Pour commencer, A. Maskhadov tenta de partager le pouvoir et de répartir les sphères d’influence entre tribunaux civils et chariatiques. Les premiers jugeraient des questions de patrimoine et de biens, tandis que les seconds seraient chargés des affaires familiales et criminelles. Dans ce contexte, le rôle du parquet devint absolument incompréhensible. La division des fonctions entre tribunaux n’apporta que confusion, personne ne sachant qui jugeait quoi. Inversement, les tribunaux chariatiques clamèrent rapidement qu’eux seuls étaient compétents pour juger toutes les affaires, si bien qu’à la fin de 1998, sur tout le territoire de la République, ils étaient les seuls à fonctionner, sans procureur et sans avocats alors qu’il suffisait à un jeune d’une vingtaine d’années de suivre un « cours intensif » de jurisprudence dans les camps d’été de Khattab pour obtenir le titre de juge. 217 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique L’incompétence de ces juges était si évidente aux yeux de tous qu’elle n’aboutit qu’au discrédit de la pratique judiciaire islamique. Les salafistes eurent beau se protéger derrière l’argument choc de l’incorruptibilité des juges chariatiques, la pratique montra que c’était loin d’être le cas. Comme l’avoua lui-même un de ces jeunes juges chariatiques : « Je suis à ton service, que tu aies tort ou raison, nous pourrons faire prévaloir notre opinion. » Bien sûr, il s’agissait-là d’une boutade, mais chaque plaisanterie on le sait dissimule toujours une part de vérité. De plus, 99% de la société tchétchène, ignorait tout des tribunaux chariatiques puisque, jusqu’à ce jour, cette fonction revenait traditionnellement aux mollahs (le plus souvent à ceux d’un âge avancé jouissant d’un grand respect partagé par toute la population) plutôt qu’aux tribunaux civils soviétiques. Désormais, il fallait s’en remettre à de jeunes gens qui n’inspiraient et ne pourraient jamais inspirer, sauf rares exceptions, aucun respect. Les exécutions et châtiments infligés en place publique de Grozny, impensables dans la mentalité tchétchène, provoquèrent un grand mécontentement. Pour une grande majorité de la population, en particulier de l’intelligentsia tchétchène, de telles formes de peines étaient proprement inacceptables. Les salafistes furent obligés de le reconnaître et bientôt les elles furent exécutées à l’aube et à l’abri des regards. L’affrontement armé entre salafistes et communautés soufies et l’extension du conflit au Daghestan voisin Jour après jour, l’affrontement armé menaçait un peu plus la petite république. La ligne de fracture ne se situait pas sur une opposition confessionnelle, tant les autres groupes religieux étaient numériquement insignifiants, mais sur une lutte ouverte au sein de l’islam entre salafistes et confréries soufies. En réalité, à partir de 1998 déjà, les actions des salafistes irritaient les murides, qui ne cachaient plus leur volonté d’en découdre. Au cours des premiers mois de 1998, des échauffourées localisées avaient opposé les radicaux à ceux qui se disaient murides. C’est lors d’une de ces altercations que le responsable de la garde présidentielle, Ilyas Talkhadov, fut blessé et, plus tard, le ministre de la Sécurité intérieure, Tourpal-Ali Atgiriev32 (tous deux membres de la confrérie de Cheikh Aza33). Dès ce moment-là, il devint très difficile à A. Maskhadov de continuer à parler d’unité avec les salafistes. Le 15 juin 1998, à Goudermès, une dispute entre le représentant du ministère de la Sécurité chariatique et le représentant de Soulim Yamadaev dégé32 Tourpal-Ali Atgiriev était un politicien connu en Tchétchénie entre 1995 et 2000. En 2001, il fut arrêté par les Russes et mourut en prison. 33 Cheikh Aza appartient à la tarikat Naqchibandiyya ; ses disciples habitent dans la partie de Sud-Est de la Tchétchénie. 218 L’islam en Tchétchénie néra en bagarre puis en véritable conflit armé. Les salafistes rassemblèrent leurs forces dans la ville de Goudermès et tentèrent de désarmer Yamadaev et ses partisans. Yamadaev fit appel à tous ceux qui se disaient membres des confréries et annonça sa volonté d’en finir avec le mal, incarné à ses yeux par les seuls salafistes. Le président Aslan Maskhadov exigea des salafistes qu’ils quittent la ville, mais ces derniers refusèrent, affirmant n’avoir aucun autre président et ne reconnaissant aucune autre autorité que Allah. La révolte était en route. Les salafistes étaient plus que jamais persuadés de leur bon droit et de leur victoire. L’auteur fut témoin, lorsque A. Maskhadov tenta ce jour-là pendant de longues heures d’éviter le bain de sang. Mais les salafistes étaient fermement résolus à en finir avec toutes les survivances du profane en Tchétchénie, y compris le président A. Maskhadov lui-même, qu’ils espéraient renverser. Ce soir-là, des combats virulents eurent lieu dans tous les quartiers de Goudermès. Des milliers d’habitants commencèrent à quitter la ville. Bientôt, tout le pays fut au courant que les salafistes éliminaient les murides à Goudermès et la nouvelle avec la rapidité de l’éclair fut le signal de la mobilisation générale. L’état-major s’appliqua à placer des brigades aux abords de l’agglomération, pour tenter de circonscrire le conflit au maximum. Des milliers d’hommes armés y affluèrent pour appliquer la justice du sang aux ennemis salafistes tandis que le président exigeait toujours des salafistes qu’ils obéissent à ses ordres et qu’ils quittent la ville, en vain. Le lendemain, vers midi, la situation avait radicalement changé. Les divisions du président A. Maskhadov avaient repris le contrôle total de Goudermès. Bientôt, les salafistes qui, la veille, refusaient encore de reconnaître l’autorité de A. Maskhadov, lui demandaient désormais de négocier. Il est aujourd’hui impossible de dire comment tout cela se serait terminé sans l’intervention de Ch. Bassaiev et V. Arsanov, qui demandèrent à A. Maskhadov l’autorisation de se rendre à Goudermès pour négocier avec ceux des salafistes restés en vie. Ceux-là doivent leur vie sauve à ces deux hommes. Des centaines de salafistes fuirent la ville, après s’être rasé la barbe pour éviter la colère des Tchétchènes qui voulaient en finir avec eux pour de bon. On accorda à tous ceux qui furent arrêtés et faits prisonniers pour leur appartenance au mouvement salafiste la possibilité de renier leurs anciens leaders et de jurer de ne plus jamais prendre part à leurs actions. Après les pourparlers avec Chamil Bassaiev et Vakha Arsanov, on réussit à organiser un corridor de survie pour les salafistes et leur permettre de fuir à l’autre bout du pays vers Ourous Martan, qui devait accueillir plus tard la nouvelle base des salafistes reconstituée en opposition ouverte et armée au président tchétchène Aslan Maskhadov. La répression des salafistes à Goudermès constitua une chance unique pour A. Maskhadov d’utiliser sa victoire pour remettre de l’ordre dans la République. Ses forces avaient démontré aux salafistes que les murides ne laisseraient jamais personne porter 219 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique atteinte à leur mode de vie ancestral et que leurs forces étaient bien supérieures et bien plus efficaces que celles des salafistes. Mais A. Maskhadov se borna à destituer ceux liés de près ou de loin aux salafistes et à expulser quelques étrangers dont Abdourahman (bien qu’il s’en vantât dans la presse, Khattab34 ne figurait pas sur cette liste que l’auteur a pu lire lui-même). A. Maskhadov, cette fois encore laissa échapper une chance d’asseoir son pouvoir. Après la débâcle des salafistes à Goudermès, la situation changea totalement, les plus radicaux rentrèrent dans l’opposition au pouvoir et devinrent intransigeants avec A. Maskhadov. Les ministres Khalimov, Oudougov et A.V. Husaynov furent révoqués, la télévision et la presse salafistes adoptèrent une ligne éditoriale très dure contre le pouvoir du président. Movladi Oudougov créa dans ce contexte un nouveau parti qui, d’après son projet, devait peser aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières tchétchènes. Il visait surtout la région hautement explosive du Daghestan où les leaders salafistes s’étaient déjà frottés au pouvoir officiel et où la création de djemaat salafistes était un phénomène répandu. Movladi Oudougov, bien qu’il fût un homme politique de premier rang, ne pouvait faire figure de leader. C’est pourquoi, les salafistes réussirent à convaincre Chamil Bassaïev de prendre leur tête35, tout auréolé encore du titre de héros après le raid sur Boudenovsk. D’autant plus qu’au Daghestan, Ch.Bassaïev était déjà considéré comme la réincarnation de l’imam Chamil et le disciple de son illustre compatriote. La tâche majeure à laquelle s’affaira l’oumma36 tchétchénodaghestanaise fut la création d’un État islamique, du type du khalifat, qui ne se limiterait pas aux Tchétchènes et aux Daghestanais, mais qui, selon leur projet, devait s’étendre à tous les musulmans du Caucase, voire au-delà. La tentative de renversement de Maskhadov par les salafistes La débâcle de Goudermès fixa clairement le renversement du président tchétchène comme la première priorité des radicaux, mais sa réalisation par voie armée aurait entraîné une nouvelle confrontation avec les membres des tarikats, c’est pourquoi, ils préférèrent la voie politique pour s’attaquer au 34 Khattab est un Saoudien qui devint chef de commandos dès la première heure du conflit tchétchène, dans la première comme dans la seconde campagne militaire. Il fut tué en 2003. Il faut souligner que Khattab ne s’intéressait pas à la politique ; il n’était qu’un des compagnons d’armes de Chamil Bassaïev. Il organisa notamment un camp d’entraînement militaire pour jeunes des commandos, mais il se tint toujours à l’écart du politique. 35 M.Oudougov ne jouissait d’aucune autorité parmi les militaires et les politiciens. Victime de sa propre retenue sur la scène publique, il perdit nombre de ses partisans qui ne l’avaient d’ailleurs jamais considéré comme leur leader. 36 Le terme oumma désigne la communauté islamique dans son ensemble, au-delà de toute distinction ethnique ou nationale. 220 L’islam en Tchétchénie pouvoir. Le tribunal chariatique fut chargé d’affaiblir le président, tandis que les leaders radicaux instrumentalisaient le conflit entre Ch. Bassaiev et A. Maskhadov. Le premier, avec l’aide de Kh. Israilov et S. Radouev, porta de lourdes accusations contre le président, exigeant sa démission. D’autres radicaux apportèrent leur soutien à Ch. Bassaïev, bien qu’ils ne le reconnussent pas comme leur chef, ne voyant en lui qu’un partisan provisoire. Ils présentèrent au tribunal une série de témoins assez solides d’après eux pour défendre leurs accusations et obtenir la révocation de A. Maskhadov. D’autant plus que les juges, autant que les jurés faisaient tous partie des radicaux. Pourtant, A. Maskhadov réussit à sortir vainqueur de cette escarmouche. Le procès, qui se déroula de la fin 1998 au début de l’année 1999, échoua à apporter les preuves des lacunes et erreurs de la direction de A. Maskhadov pour justifier sa révocation du poste de président. Après cet échec, les radicaux, qui s’étaient reformés entre temps, recommençaient à faire des démonstrations de leur force37. Ils décidèrent de se réunir dans le stade central de la Capitale pour y mener, sous la présidence de Ch .Bassaïev, leur congrès et exiger à nouveau de A. Maskhadov qu’il déclare la Tchétchénie république islamique. La veille de ce congrès, A. Maskhadov, influencé en ce sens par Khalimov, court-circuita les radicaux et proclama l’introduction de la loi chariatique dans le pays, sans toutefois avoir eu par la suite l’opportunité de l’appliquer pleinement du fait des évolutions politiques ultérieures. Les radicaux eurent bien du mal à avaler cette amère pilule. Mais, en fin de compte, A. Maskhadov était tombé dans le piège tendu par Ch. Bassaïev. Quelques jours plus tard, ce dernier apparut au Parlement où il parla de révolution gouvernementale menée par A. Maskhadov et exigea sa démission, en invoquant la Constitution séculière de la république tchétchène, alors que quelques jours auparavant il avait encore refusé de reconnaître l’autorité de cette même Constitution, argumentant que la société musulmane ne pouvait reconnaître que la loi du Coran. Ainsi, Ch. Bassaïev démontra à nouveau qu’il était prêt à toutes les fourberies pour obtenir la destitution de A. Maskhadov. La confrontation entre les forces radicales unies autour de sa personne et les partisans de A. Maskhadov menaçait le pays et semblait maintenant inévitable. Dans l’arène religieuse également, les radicaux étaient, en dépit de toutes les apparences et les contradictions, en bien meilleure posture. En effet, alors que 95% des Tchétchènes se disaient appartenir aux différentes confréries soufies (notons qu’une très large majorité d’entre eux le sont de naissance, ce qui fait de cette masse un groupe très disparate), comment les radicaux réussirent37 Ils organisèrent une revue de leurs forces aux environs de Grozny retransmise par la chaîne de télé Caucase (dirigée par M. Oudougov). Ils firent obstacle à l’activité du chef de l’administration régionale d’Ourous-Martan ; ils kidnappèrent et essayèrent d’intimider les membres de l’administration du président de Tchétchénie. 221 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique ils à déstabiliser cette majorité écrasante dans toute la République ? Pourquoi la majorité absolue de la population fit concession sur concession à ceux qu’elle considérait comme ses pires ennemis, pourtant numériquement très inférieurs ? L’une des raisons est à chercher du côté de la faiblesse des leaders spirituels des confréries et de celle de la Direction des affaires spirituelles, dirigée depuis 1995 par Ahmed Hadji Kadyrov. L’auteur de cet article rencontra à l’époque de nombreux théologiens dans le pays, pour identifier celui qui serait le plus à même de répondre aux attaques des salafistes. Mais tous renoncèrent. Tous accusaient les radicaux mais étaient au fond incapables d’avancer le moindre argument théologique pour les contredire. Kadyrov était de ceuxlà. Il appela à la guerre contre les salafistes, mais fut incapable d’expliquer pourquoi les Tchétchènes devaient les combattre. A. Maskhadov en personne exigea de Kadyrov qu’il s’exprime à la télévision sur ce point mais, au cours les trois années que dura l’entre-deux-guerres, les Tchétchènes n’entendirent jamais aucun argument en ce sens de la part du mufti. En revanche, on entendait plus souvent la partie adverse clamer haut et fort que les leaders des confréries étaient incompétents pour expliquer la nature même du soufisme et que les salafistes avaient peut-être raison de dire que dans l’islam le soufisme est une erreur et que le mufti devait reconnaître cette réalité. L’auteur de cet article, pour mieux comprendre cette situation, prit la peine de se rendre au Daghestan voisin, où le soufisme est multi-centenaire et où les théologiens comptent parmi les plus réputés de Tchétchénie, mais là encore, nous fûmes témoins du même phénomène, à savoir le refus des autorités spirituelles soufies d’entrer en confrontation intellectuelle avec les salafistes. Selon toute vraisemblance, depuis un demi-siècle, les théologiens tchétchènes, privés d’accès aux âtres des grands centres mondiaux du soufisme, s’étaient contentés de leurs maigres connaissances pour survivre et maintenir leurs confréries. Chez les autorités spirituelles soufies, l’incapacité, faute d’expérience, à combattre par les idées ceux qui, s’appuyant sur le Coran et la Sunna, démontraient le caractère peu islamique de leur mode de vie et de leur mentalité, les entraîna dans une véritable impasse. L’incompétence totale et le manque de professionnalisme du muftiyat de Tchétchénie discréditèrent les tarikats aux yeux de la jeunesse, qui ne comprenait pas pourquoi il fallait repousser les salafistes en se fondant sur les travaux des grands maîtres soufis. Les gens eux-mêmes tentaient de trouver des réponses mais, le plus souvent, butaient contre davantage de questions encore. Le président de la république de Tchétchénie Aslan Maskhadov et le facteur islamique Dans l’entre deux guerres, il fut difficile à A. Maskhadov de prendre la moindre décision dans le domaine de l’islam, car il savait pertinemment que cela fragiliserait la Constitution laïque adoptée au lendemain de la déclara- 222 L’islam en Tchétchénie tion d’indépendance en 1992. Les convictions profondes de A. Maskhadov le rapprochaient d’une direction séculière de la république, au contraire de ce que lui soufflaient ses conseillers. Il ne pouvait pas ne pas comprendre que la Constitution de 1992 était la pierre fondatrice de l’État, qui appartenait bien au monde occidental et qui rattachait la Tchétchénie aux valeurs occidentales38. Cet homme, qui avait accompli toute sa carrière dans l’Armée Rouge et pour qui la patrie était un mythe auréolé de contes fantastiques, fut étonné de constater que ses représentations de la Tchétchénie étaient bien illusoires. La réalité à laquelle il devait se confronter était bien plus dure et bien moins rose qu’il ne se l’était d’abord imaginé. A.,Maskhadov prit au sérieux les arguments de ceux qui avaient revêtu le manteau du civilisateur spirituel. Pour lui, I. Khalimov, qui lui expliqua dans un premier temps les vérités élémentaires de l’islam, était effectivement un grand connaisseur de la chose religieuse et il lui faisait entièrement confiance. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dès son élection, pour toutes les questions relatives à la religion, il faisait appel à Khalimov, idéologue par ailleurs du salafisme en Tchétchénie. Après le conflit qui opposa soufis et salafistes à Goudermès en 1998, il ne garda comme conseillers spirituels que les seuls représentants des confréries soufies et il découvrit beaucoup de choses, inconnues de lui jusqu’alors. Il commença à se rendre régulièrement en pèlerinage sur la tombe de son maître, Ousman Hadji, dans le district de Nadteretchnoï et d’autres cheikhs auxquels il n’était pas spécialement lié. Petit à petit, A. Maskhadov comprit pourquoi les Tchétchènes s’identifiaient aux confréries. Selon lui, il n’y avait qu’à travers elles qu’ils parvenaient à s’unir dans les moments critiques de l’histoire de la nation. L’auteur de cet article organisa des séminaires pour le président A. Maskhadov pour le familiariser avec les différents virds et confréries soufies de Tchétchénie. À raison d’une à deux fois par semaine, l’auteur arrangeait des rencontres avec les représentants de telle ou telle autre confrérie, après quoi ses membres exécutaient un zikr et un mavlud39 A. Maskhadov était sincèrement étonné de sa propre ignorance et ne soupçonnait pas que des questions telles que pourquoi et comment choisir tel oustaz ou tel autre, pourquoi accomplir les rituels qadiris ainsi et pas autrement, pourquoi les murides de grands cheikhs créent leurs propres virds, etc… puissent l’intéresser autant. Grâce à ces rencontres, A. Maskhadov fit des progrès 38 La Constitution de 1992 proclame la démocratie du peuple en Tchétchénie. Ses idées principales furent empruntées par la Constitution de Lituanie. Elle est fondée sur le principe de la laïcité, de la séparation des pouvoirs. 39 Le terme mavlud désigne des réunions de musulmans pour des prières communes, pour l’étude de la vie et des accomplissements du Prophète Muhammad. En Tchétchénie, le mavlud devint une sorte de fête familiale, consacrée à la naissance d’un enfant ; il désigne également les rassemblements solennels des gens lors des jours de deuil etc., pendant lesquels les Tchétchènes font des sacrifices de sang en implorant la grâce de Dieu. 223 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique considérables en un temps limité. Les effets de son apprentissage personnel furent grandioses. Ceux qu’il avait déçus en hésitant entre salafistes et membres des confréries virent à nouveau en lui un leader. À chaque réunion soufie, on se félicitait de l’intérêt du président pour les confréries. Mais A. Maskhadov commit tout de même une erreur impardonnable : faisant fi des conseils d’impartialité, il choisit de privilégier ouvertement la confrérie la plus sympathique et la plus charismatique à ses yeux au détriment des autres. En privilégiant le vird de Vis-Hadji, ou confrérie des « papakhas blanches », la plus faible numériquement mais très organisée et constituée en structure armée remarquable, le président s’attira l’hostilité de tous les autres virds au lieu de s’assurer leur soutien. Malgré cela, le 17 décembre 1998, quand A. Maskhadov fut attaqué de toutes parts par ses adversaires politiques (exigeant sa démission et son jugement à grands renforts de démonstrations de force), il réussit quand même à obtenir le soutien de ceux qui le considéraient comme un des leurs, les soufis. Ce jour-là, à la demande du président, entre 50 000 et 70 000 soufis, selon les sources, se réunirent. Ce fut une grande victoire. Alors qu’au même moment, ses opposants ne purent rassembler que quelques centaines de personnes, il présenta des milliers de partisans des confréries soufies venus apporter au président leur soutien. La politique des autorités russes vis-à-vis du clergé tchétchène et leur tentative de « tchétchénisation » du conflit Moscou suivit d’un œil très attentif tous les événements survenus en Tchétchénie dans l’entre-deux-guerres. Le pouvoir russe tenta même de contrôler sinon d’orienter le conflit vers un cours qui pourrait lui être utile en temps et en heure. Par exemple, quand le mufti de Tchétchénie, A. Kadyrov, demanda aux voisins nord-caucasiens leur aide dans la lutte contre le salafisme, Moscou lui apporta tout son soutien. Au congrès des musulmans qui se tint à Grozny, les leaders religieux de toutes les régions russes voisines étaient présents. Le congrès préconisa l’interdiction du salafisme comme mouvement, ce qui bien sûr n’était pas réaliste. Comme au cours de la première guerre, dès l’invasion de la Tchétchénie par les troupes fédérales russes à la fin de 1999, se reposa la question de la déclaration de guerre sainte ou djihad. Selon la logique des choses, A. Kadyrov, en qualité de mollah, pouvait proclamer la guerre sainte contre les Russes comme il l’avait fait déjà en 1995. Mais, cette fois-ci, il s’abstint de toute proclamation, préférant collaborer avec les forces russes40. Or, cette 40 Il était en effet difficile à Kadyrov d’expliquer pourquoi il avait proclamé la première guerre de djihad, appelant tous les Tchétchènes à participer, et pourquoi cette seconde campagne militaire devait être son contraire. Son antipathie personnelle à l’égard d’A. Maskhadov favorisa certainement sa collaboration négociée avec les Russes. 224 L’islam en Tchétchénie question délicate provoqua la brouille entre les deux hommes. Le mufti évita soigneusement toute rencontre avec A. Maskhadov. Et le désaccord se fit rupture évidente quand le mufti de Tchétchénie, A. Kadyrov, s’afficha aux côtés de Poutine. En s’appuyant sur le mufti, la Russie tenta a fortiori devant la communauté internationale de présenter la situation non comme une confrontation religieuse mais comme une lutte où même un homme d’islam reconnaissait l’autorité russe. Ainsi la guerre ne mettait-elle plus en scène des « séparatistes » sur la base de distinctions nationales et religieuses, mais des « terroristes » dont le seul but était d’empêcher la Russie de rétablir l’ordre constitutionnel en Tchétchénie. Autant que l’on puisse en juger, en Tchétchénie, la fonction de mufti est essentiellement nominale et ne jouit de pratiquement aucune autorité, ne gérant que l’organisation du hadj. C’est pourquoi, la captation de cette fonction n’a jamais fait l’objet de luttes intestines dans les coulisses politiques de la République, comme ce fut le cas ailleurs dans d’autres régions du Nord Caucase où la fonction de mufti confère une autorité et une influence significative sur la société. Bien sûr, après le transfuge de A. Kadyrov chez les Russes, A. Maskhadov le remplaça par l’un des représentants du tribunal chariatique qui, aussitôt, appela les musulmans au djihad contre les Russes. À la différence de la première guerre, les Tchétchènes ne manquaient plus de théologiens et ceux-ci parlèrent moins de djihad que de revanche contre le traître Kadyrov, devenu la carte maîtresse dans la machine de propagande de Poutine. Dès les premiers moments de l’occupation de la Tchétchénie, les Russes ne cessèrent d’attirer l’attention sur les questions liées à l’islam. Ils parlaient au nom de l’ancien mufti de Tchétchénie, mais il était important pour eux de créer une nouvelle direction spirituelle qui justifierait leurs actions en Tchétchénie. Ce fut fait en la personne du mufti pro-russe A. Chamaev. Ce mufti nouvellement nommé faisait entendre à qui le voulait que la faute revenait au peuple tchétchène et qu’il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Ainsi, le conflit ne mettait pas face-à-face la Russie et la Tchétchénie, mais les Tchétchènes aux prises avec les Tchétchènes, comme dans la variante tadjike. Les Russes exagéraient en outre le rôle des combattants étrangers en Tchétchénie, en les stigmatisant comme ennemis extérieurs menaçant l’intégrité nationale41. Ils répandirent l’idée que seul leur départ pourrait apporter une solution pacifique au conflit. Sous cette désignation de «terroristes étrangers », on visait essentiellement les dizaines de mujahiddins qui formaient les rangs du bataillon de l’émir Khattab. 41 Il s’agit des volontaires des pays orientaux et européens venus aider les Tchétchènes dans leur combat contre la Russie. La propagande russe exagère leur rôle et leur influence. Or, leur implication dans la guerre était en réalité très faible. Ils ne représentaient pas même 1% du mouvement de la résistance tchétchène. 225 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Dès l’entrée des troupes fédérales russes dans la République, des tables rondes unilatérales, formées uniquement de personnalités pro-russes, furent organisées pour trouver une issue à la guerre, niant une fois de plus l’existence des séparatistes et de leurs arguments et revendications. Les Russes essayaient de démontrer qu’ils luttaient non pas contre des adversaires politiques mais exclusivement contre une organisation terroriste, avec laquelle aucune forme de communication et de conciliation n’est négociable. Les « rebelles » retranchés dans les montagnes n’avaient le droit que de « se rendre » et ne pouvaient en aucun cas être ou devenir des interlocuteurs politiques. En contraste avec l’attitude officielle russe qui s’opposait à tout dialogue avec les « rebelles », B. Berezovskyi42 fit un pas vers les Tchétchènes, mais pour des raisons purement intéressées. Dans les premiers mois après la fin de la première guerre en 1996, il proposa à A. Maskhadov de lui céder toutes les parts dans les oléoducs du territoire tchétchène. Après avoir essuyé un refus catégorique, il soutint ceux qui s’opposaient à A. Maskhadov sans entraver sa course personnelle vers le Kremlin. Son soutien indirect aux salafistes est évident. Dans l’entre-deux-guerres par exemple, il se partagea avec M. Oudougov pour moitié le fructueux marché de la téléphonie mobile dans la République, bien qu’il fût contraint d’y mettre fin à l’automne 1999, lors de la reprise de la guerre. Son soutien aux salafistes prit aussi la forme de « rançons » payées aux ravisseurs de journalistes enlevés en Tchétchénie. Les kidnappeurs entraient en contact avec ses hommes pour négocier et faire transiter ainsi des sommes colossales pour financer les commandos salafistes. Cela favorisa l’émergence d’un fructueux business criminel, dont les plus emblématiques bandits furent Arbi Baraev et les frères Akhmedov. Combien de fois, dans ses interviews, le président A. Maskhadov souligna à quel point le soutien de Berezovskyi aux salafistes avait précipité le pays dans une seconde guerre. À la différence des structures d’État, les formations salafistes ne manquèrent jamais de moyens financiers, puisque pour chaque « kidnappé libéré » Berezovskyi déboursait entre un et trois millions de dollars. Conclusion Ainsi, l’islam en Tchétchénie, qui au lendemain de la chute de l’Union soviétique devint une force capable de combler le vide idéologique, se développa selon les mêmes canons que dans d’autres régions de l’espace postsoviétique, via l’émergence de formations islamiques, la construction de mosquées, d’édition de journaux et magazines, l’apprentissage de la langue arabe, etc. 42 Boris Berezovskyi, émigré depuis en Angleterre, occupait autrefois l’un des plus importants postes du gouvernement russe : il était le premier vice-secrétaire du Conseil de Sécurité de Russie. Il fut toujours étroitement lié au problème tchétchène. 226 L’islam en Tchétchénie Mais le renouveau de l’islam en Tchétchénie eut ses particularités. Elles relèvent tout d’abord de la spécificité des confréries soufies car, au-delà des clans et intérêts partisans, les virds prétendent à une réelle influence dans la vie politique du pays. L’islam, qui fut sans aucun doute l’élément fédérateur du peuple tchétchène, devint soudain un facteur de division, en fonction de l’appartenance à tel ou tel courant de l’islam. Ce fut notamment le cas après la première guerre quand les défenseurs d’un islam « pur » réussirent à occuper des postes importants au sein du pouvoir, tout en essayant d’ébranler les fondements du soufisme dans la société tchétchène. L’histoire des deux dernières guerres depuis 1994 a démontré que les confréries soufies sont prêtes à faire prévaloir leurs droits, par les armes si nécessaire, mais surtout qu’elles ne quitteront pas le devant de la scène politique tchétchène. Par ailleurs, les tentatives de création d’un État islamique furent discréditées dès le début par les auteurs mêmes de ces projets, incapables de trouver le soutien nécessaire et massif auprès de la population. De plus, le fait que les plus grandes figures criminelles du pays soient associées aux salafistes ne permet pas la popularisation de leurs idées parmi les Tchétchènes. La population ne semble pas prête à accepter de tels changements. Le chemin à parcourir pour qu’une société communiste devienne une société islamique, tel que ce fut proposé aux Tchétchènes en moins de dix ans, ne permit pas l’affirmation de telles conceptions dans le pays. Les représentants des forces islamiques échouèrent à trouver un écho, non seulement parmi les musulmans d’ex-URSS, mais aussi parmi la communauté internationale au sein des organisations islamiques internationales. Bien qu’une certaine sympathie existe vraiment au niveau de l’oumma, celle-ci est quasi absente du processus de construction de l’État. Enfin, il est important de reconnaître que, quelle que soit la décision prise en Tchétchénie, elle sera confrontée aux intérêts des confréries soufies qui pèseront encore et toujours à tous les niveaux de la vie publique. 13. Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique Bayram BALCı & Raul MOTIKA Le jour qui a suivi sa prise de fonction officielle, le 25 janvier 2004, le président Mikhaïl Saakachvili, arrivé au pouvoir à la faveur de la Révolution des roses, introduisit un nouveau drapeau. Brillent dorénavant, en lieu et place de l’ancien drapeau de la Géorgie, les cinq croix du roi géorgien David II (1089-1125), censées symboliser la rupture définitive avec le passé communiste, la référence à l’héritage chrétien du pays et, partant, à son orientation européenne. La spiritualité chrétienne doit ainsi désormais favoriser la renaissance nationale et le système politique reposer sur les valeurs chrétiennes. En revanche, l’islam, dans la conception de la nouvelle élite, ne jouit d’aucun rôle important et il est même considéré, dans une certaine mesure, comme un élément étranger. Jusqu’à présent, les recherches sur la Géorgie post-soviétique se sont concentrées essentiellement sur les processus de changement politiques et économiques : les conflits sécessionnistes dans les provinces d’Abkhazie et d’Ossétie, ainsi que les revendications indépendantistes en Adjarie qui se sont tues depuis, de même que le changement de régime à l’hiver 2003-2004 ont grandement attiré l’attention. À l’inverse, les phénomènes religieux ont été peu étudiés et, lorsqu’ils le sont, les travaux existants se focalisent la plupart du temps sur l’Église orthodoxe géorgienne, ce qui s’explique par sa position dominante dans la vie religieuse du pays et par son importance dans le processus de formation d’une identité nationale géorgienne. Cet état de fait dénonce toutefois un manque criant de travaux sur les autres religions et courants religieux présents et actifs au sein de la société géorgienne, et en particulier sur l’islam. L’étude des dynamiques actuellement à l’œuvre chez les minorités religieuses serait pourtant d’un grand intérêt, notamment pour nuancer et affiner nos connaissances sur les processus de transition. 229 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Le présent article a pour but de présenter les premiers résultats d’un travail de recherche en cours sur l’islam en Géorgie. Nos résultats empiriques s’appuient en premier lieu sur plusieurs études de terrain de Bayram Balci, qui s’est rendu à Tbilissi, dans la région de Kvemo-Kartlie, où la population est composée dans sa grande majorité d’Azéris de tradition chiite, et en Adjarie où, malgré une certaine (re)christianisation, l’islam occupe une place non négligeable dans la vie publique et privée depuis l’indépendance. De même, quelques enquêtes ont été menées dans le Pankissi où vivent environ 10 000 Kistes1. Cette petite vallée est devenue tristement célèbre depuis le second conflit tchétchène, dans lequel elle servit de base de repli à de nombreux combattants et de terre d’asile à des milliers de réfugiés. D’autres régions du pays comme l’Abkhazie abritent d’importantes communautés musulmanes mais leur faiblesse numérique et les difficultés d’accès n’ont pas permis d’y étendre les enquêtes de terrain. Enfin, très minoritaires et marginalisés, les musulmans meskhètes seront à peine évoqués dans notre étude. Remarques générales sur l’islam en Géorgie La plupart des publications, qui traitent de l’apparition et de l’histoire de la Géorgie, ne tiennent pas compte de l’importance de l’islam dans le destin de cette nation et oublient qu’il fut un élément constitutif (certes parmi d’autres) de l’histoire du pays2. En général, on souligne le fait qu’après l’Arménie, la Géorgie fut l’un des premiers pays à adopter le christianisme comme religion d’État. Ainsi, quand il est fait référence à l’islam, ce dernier est présenté comme un élément étranger, extérieur et souvent violent. Après soixante-dix ans d’athéisme soviétique, l’État nouvellement indépendant a promu le christianisme orthodoxe à une fonction publique centrale et ce choix stratégique explique le rôle déterminant joué par l’Église dans l’histoire la plus récente du pays et le façonnement de l’identité géorgienne3. À la fin des années 1980, s’appuyant sur les nationalistes du XIXe siècle, la société « Ilia-Tchavtchavadze », déjà importante à l’époque, a mené son combat pour la souveraineté de la Géorgie avec le slogan « Langue, religion et patrie »4, étant bien entendu que la religion désignait le christianisme 1 Sur le nombre de Kistes, voir Georges SANIKIDZE et Edouard W. WALKER, Islam and Islamic Practices in Georgia, p.26. 2 Ronald G. SUNY, The Making of Georgian Nation, 2e édition, Bloomington/Indianapolis, 1994. 3 Levan ABACHIDZE, « Das Recht der Religionsgemeinschaften in Georgien » [« Le droit des communautés religieuses en Géorgie »], dans Das Recht der Religionsgemeinschaften in Mittel-, Ost- und Süd-Europa [Le droit des communautés religieuses en Europe centrale, orientale et méditerranéenne], Baden-Baden, Wolfgang Lienemann et Hans-Richard Reuter éd., 2005, pp.191-206. 4 Ronald SUNY, op.cit., p.320. 230 Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique orthodoxe. Les nationalistes ignorent par là même, jusqu’à aujourd’hui, l’existence de l’islam sur le territoire de l’actuelle Géorgie depuis la première vague de conquête arabe aux VII-VIIIes siècles. Entre les VIIIe et XIIe siècles, le pays était un émirat arabe, même si, dans la pratique, la noblesse géorgienne détenait le pouvoir au niveau local. La rupture survint avec la conquête en 1122 de Tbilissi par le roi David II qui en fit la capitale d’un État géorgien chrétien, puisqu’il n’y avait pas eu de conversions massives à l’islam parmi la population lors de la domination arabe. À partir du XVIe siècle, la dynastie des Séfévides (1501-1732), qui avait placé la Perse sous sa domination, et les Ottomans sunnites (1300-1922) pénétrèrent au Sud Caucase. Leur occupation dura des siècles, cependant qu’ils s’affrontaient pour la prédominance dans la région. Cette tutelle eut pour conséquence l’arrivée de peuples turcophones dans l’est de la Géorgie, ce qui conduisit à une islamisation importante de certaines régions, principalement en Kvemo-Kartlie et dans les environs. L’islamisation par les Ottomans de l’Adjarie – située au sud-ouest du pays – commença plus tard et fut plus superficielle, pour des raisons que nous expliquons ci-après. Depuis le XIXe siècle, la position de l’islam sur l’ensemble du territoire géorgien a été affaiblie par le retrait des deux puissances musulmanes, la Perse et l’Empire ottoman, et par l’expansion de la Russie chrétienne, sans pour autant que l’influence des deux premières ait totalement disparu. La politique coloniale de la Russie au Caucase et dans les autres régions de l’Empire peuplées de musulmans a longtemps oscillé entre une fièvre de conversions et l’acceptation des autres religions. Après la conquête par les Bolcheviks des trois républiques de Transcaucasie, Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie, en 1920-1921, le nouveau régime s’efforça, après une phase de transition dans les vingt premières années, de faire reculer violemment l’influence de toutes les religions, y compris celle de l’islam. Cependant, afin de mobiliser les croyants contre l’Allemagne nazie durant la « Grande guerre patriotique », Staline fut prêt à faire de nouvelles concessions aux religieux. Ainsi, en 1944, l’autorisation de créer quatre Directions spirituelles fut accordée aux musulmans, dont une installée à Bakou, qui administrait aussi tous les musulmans de Géorgie, qu’ils soient sunnites ou chiites. Avec la perestroïka, la marge de manœuvre des religions augmenta considérablement ; l’indépendance acquise en 1991 ayant conduit – du moins théoriquement – à une libéralisation religieuse totale, dont toutes les composantes de l’islam géorgien ont profité. Pour les croyants, la renaissance religieuse et la réintégration dans l’oumma, la communauté musulmane mondiale, furent à nouveau à l’ordre du jour, ce qui se traduisit, peu avant la disparition de l’Union soviétique, par des liens renoués avec des organisations islamiques étrangères, en particulier iraniennes et turques. 231 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Les statistiques étant rares et encore moins fiables, il reste difficile d’évaluer précisément le nombre de musulmans en Géorgie. D’après le dernier recensement de la population réalisé en janvier 2002, mais dont beaucoup mettent en doute les résultats, 9,52% de la population seraient des musulmans5. Sur la base du dernier recensement soviétique de 1989, dans lequel on ne demandait toutefois pas l’appartenance religieuse, des scientifiques géorgiens étaient arrivés au chiffre de 640 000 musulmans, soit environ 12% de la population totale (à l’époque 5,4 millions d’individus), mais une définition assez large du musulman avait été alors adoptée. Il semble que ce chiffre ait baissé depuis l’indépendance et trouve une explication dans le fait que certains peuples musulmans, en particulier les Azéris, émigrent en Fédération de Russie ou bien en Azerbaïdjan, pour des raisons essentiellement économiques et familiales. Ces départs sont cependant partiellement compensés par un fort taux de natalité, justement chez les Azéris. À l’heure actuelle, l’estimation autour de 400 000 musulmans sur une population totale déclinante de 4,4 millions d’âmes semble la plus vraisemblable6. Que ce soit l’islam ou le christianisme, la religion connaît une renaissance massive depuis l’implosion de l’Union soviétique. En règle générale, dans les sociétés en transition, la religion remplit des fonctions telles que la fixation de l’identité et la stabilisation de la société. Elle peut insuffler à un individu sa raison d’être et une orientation, créer au niveau local des communautés de solidarité et, au niveau national, servir les nouvelles idéologies nationales implicites ou explicites. Bien que les trois pays du Sud Caucase disposent de constitutions laïques, le statut juridique des minorités religieuses dans chaque république varie considérablement d’un État à l’autre. À cet égard, la Géorgie fait figure d’exception par rapport à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan7, puisque, dans l’article 9.1 de la Constitution, le « rôle exceptionnel de l’Église géorgienne orthodoxe dans l’histoire de la Géorgie » est clairement souligné et bénéficie notamment d’un statut privilégié8. Ainsi, contrairement à toutes les autres organisations religieuses, l’Église orthodoxe est exemptée du paiement des impôts9. Le premier président de la Géorgie indépendante, Zviad Gamsakhourdia (1991-1992), avait déjà accordé à l’Église un rôle central au sein de l’État et de la société. Ainsi, l’appartenance à l’Église géor5 Levan ABACHIDZE, op. cit., p.194. 6Georges SANIKIDZE et Edouard WALKER, op. cit., p.6. 7 En Arménie, l’Église apostolique arménienne ne figure certes pas dans la Constitution mais elle a été élevée au rang d’Église nationale après la réforme législative de 1997 et jouit donc de privilèges. 8 Sakartvelos sakanonnmdeblo matsne, n.9, avril 2001, cité par ABACHIDZE ; op. cit., p.196. 9 International Religious Freedom Report 2004. Publication du « Bureau of Democracy, Human Rights, and Labor », voir http://www.state.gov/g/drl/rls/irf/2004/35455.htm. 232 Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique gienne orthodoxe autocéphale servait, dans le passé et dans une certaine mesure encore aujourd’hui, à établir une frontière excluant de facto de la communauté nationale les musulmans mais également des chrétiens d’autres confessions, en particulier les Arméniens10. Actuellement, les Azéris et les Adjars sont les deux principaux groupes musulmans en Géorgie. Mais la réalité plurielle de l’islam en Géorgie dépasse ces deux communautés. Certes moins nombreux, il existe d’autres groupes que nous devons également présenter ici, même brièvement. Les TurcsMeshkètes qui sont, du point de vue de la majorité des Géorgiens, des Géorgiens turcisés et islamisés, représentaient jusqu’à la Seconde Guerre mondiale un des groupes principaux de l’islam géorgien. Staline, craignant leur collaboration avec les troupes nazies qui approchaient et/ou avec leur potentiels « alliés » turcs, fit déporter dès 1944 environ 100 000 représentants de cette minorité de leur région d’origine de Mtskheta11. Depuis leurs lieux de déportation (l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Kirghizstan), les Meshkètes, qui se définissent eux-mêmes plus volontiers par l’expression « Ahıska Türkleri », c’est-à-dire « Turcs de la province d’Ahıska » (Akhaltsikhe), réclament depuis les années 1950 l’autorisation de rentrer dans leur patrie d’origine. Depuis la perestroïka, en particulier depuis les tensions ethniques entre Ouzbèks et Meshkètes dans la ville de Ferghana, les Meshkètes revendiquent de façon plus véhémente leur droit au retour. Le gouvernement nationaliste de Zviad Gamsakhourdia et celui de son successeur Edouard Chévarnadzé ont cependant opposé une fin de non-recevoir à ces revendications, avançant des raisons politiques nourries par le nationalisme et des raisons pragmatiques économiques et sociales pour expliquer leur refus. Par ailleurs, certains hommes d’Église agitent souvent sans fondement une menace islamique, qui ne ferait que croître selon eux en cas de retour des Meshkètes12. Le rapatriement des Meshkètes était une des conditions pour l’entrée de la Géorgie au Conseil de l’Europe, en 1998. Toutefois, jusqu’à présent, la situation a peu évolué, notamment parce que leurs anciens foyers sont désormais peuplés majoritairement d’Arméniens, de Géorgiens orthodoxes et d’Adjars. La grande majorité des Meshkètes sunnites vit actuellement en Fédération de Russie et en Azerbaïdjan, contrainte de prendre son mal en patience. En outre, le rôle de l’islam meshkète en Géorgie se révèle très minime, mais il en va autrement en Fédération de Russie et en Azerbaïdjan, où des communautés musulmanes meshkètes très dynamiques ont été fondées. 10 Voir Ronald SUNY, op. cit., p.334. 11 Sur les peuples caucasiens déportés, voir Jean-Jacques MARIE, Les peuples déportés d’Union Soviétique, Bruxelles, Éditons Complexes, 1995. 12 Lela INASARIDZÉ, « Meskhetian Return Stirs Georgian Dissent », dans IWPR'S Caucasus Reporting Service, 163/2003. 233 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Parmi les autres minorités musulmanes, on notera celles des Abkhazes (apparentés d’un point de vue ethno-linguistique aux Tcherkesses), vivant sur les bords de la mer Noire face à la république autonome de KarachaïevoTcherkessie, et des Ossètes, peuple persanophone installé au nord-ouest de la Géorgie. Chez ces deux peuples, partagés entre chrétiens et musulmans, les pratiques animistes sont encore répandues, la religion ne jouant un rôle important que pour des groupes réduits. Une partie des Abkhazes ne s’est convertie à l’islam que tardivement durant la domination ottomane aux XVIIe et XVIIIe siècles. Chez ces Abkhazes islamisés dans leur grande majorité de façon superficielle et ayant émigré vers l’Empire ottoman lors des guerres du Caucase au XIXe siècle, le degré d’identification à l’islam a sensiblement augmenté par le biais des sociétés musulmanes de Turquie et du Proche-Orient où ils vivent. Ceux qui sont revenus au pays, ces Abkhazes rapatriés, ont souvent été déçus ensuite par l’indifférence religieuse des « Abkhazes soviétiques » et n’ont réussi à inciter que peu de leurs compatriotes à revenir à une pratique plus active13. Au début des années 1990, des Tchétchènes et d’autres groupes du Nord Caucase ont combattu aux côtés des Abkhazes, mais il s’agissait plus d’alliances tactiques et limitées dans le temps que d’alliances fondées sur le facteur religieux. Comme ce fut le cas chez d’autres peuples de l’espace post-soviétique dans les années 1990, les Abkhazes ont connu un renouveau du religieux, aussi bien au profit du christianisme que de l’islam et d’autres croyances animistes. On tenta donc d’instrumentaliser ces trois orientations contre l’ennemi géorgien14. Il ressort de ce conflit un rôle ambigu de la religion : ironiquement, au début de la guerre, la partie géorgienne tenta, surtout vis-à-vis de l’Occident, de présenter les Abkhazes, probablement plus chrétiens que musulmans dans leur majorité, comme des extrémistes islamistes. À l’heure actuelle, ceux des Abkhazes chrétiens orthodoxes qui sont réellement pratiquants semblent s’être définitivement éloignés de l’Église géorgienne pour se rapprocher de l’Église russe. À ce jour, on ne peut cependant pas dire que la religion soit devenue un facteur important du conflit. Malgré tout, au sein de la société, des groupes religieux transnationaux, comme par exemple les Témoins de Jéhovah, sont aussi considérés comme une menace en Abkhazie et sont donc interdits, non pas en raison d’un quelconque fanatisme religieux, mais à cause d’une aversion, très répandue dans les États caucasiens, des autorités et des hiérarchies religieuses qui 13 Sur la coopération entre les groupes de la diaspora caucasienne en Turquie et leur région d’origine au Caucase, voir les travaux d’Alexandre TOUMARKINE, en particulier sa thèse, Entre Empire ottoman et État-nation turc : les immigrés musulmans du Caucase et des Balkans du milieu du XIXe siècle à nos jours, Istanbul, ISIS, 2004. 14 Rachel CLOGG, « Religion », dans The Abkhazians: A Handbook Surrey, George Hewitt éd., 1999, p.215 ; pour des informations supplémentaires sur les Abkhazes, voir ibid., pp.205217. 234 Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique leur sont liées, pour les groupes religieux incontrôlables et susceptibles selon elles de provoquer une désagrégation de « l’unité de la nation » et de son « génie ». Une autre minorité est constituée par les Kistes, majoritairement musulmans, qui appartiennent ethniquement au groupe des peuples vaïnakhs, et donc apparentés aux Tchétchènes et aux Ingouches. Ils sont installés dans la vaste vallée de Pankissi, au nord-est de la Géorgie, depuis la première moitié du XIXe siècle. Chez ce peuple, qui compte en tout environ 10 000 personnes, l’islam est fortement influencé par les confréries, en particulier par celle des qadiris, qui y fut implantée par le sheikh Kunta-Hadji au XIXe siècle. Dans l’ensemble des régions proches de l’Orient et en Asie centrale, la confrérie naqchibandiyya occupe également une place importante ; elle a été diffusée dans les villages kistes tardivement, à partir de 1909 seulement, par un mystique azéri du nom de Issa Efendi. Depuis dix ans, les Kistes subissent les conséquences catastrophiques du conflit en Tchétchénie, qui a conduit à une radicalisation de l’islam tchétchène et s’est traduit par un afflux de réfugiés dans la vallée de Pankissi, alimentant en retour une politique antiislamique à l’encontre des Kistes. On suppose que c’est justement la combinaison de ces facteurs qui est à l’origine de la radicalisation religieuse de certains groupuscules kistes. Ce phénomène est souvent désigné, de façon bien légère et erronée, par le terme de « wahabbisme », raccourci inadmissible pour qualifier une réalité bien plus complexe. Le gouvernement russe, convaincu que la vallée de Pankissi, outre des réfugiés, accueille des combattants indépendantistes et quelques djihadistes étrangers, appelle régulièrement les autorités géorgiennes à intervenir pour briser la résistance tchétchène et rétablir l’ordre. Mais, entre-temps, il semble que la région soit revenue sous le contrôle du gouvernement central et que le nombre d’enlèvements crapuleux, activité florissante dans les années 1990, ait sensiblement baissé. Du fait de son isolement dans cette vallée, l’islam kiste n’entretient que des contacts ponctuels avec les communautés musulmanes sunnites azéries ou adjares15. Islam et appartenance nationale chez les Azéris de Géorgie Les Azéris turcophones, qui sont ethniquement, linguistiquement et culturellement très proches du peuple majoritaire de la république voisine, l’Azerbaïdjan, sont une des deux communautés musulmanes les plus nombreuses de Géorgie. Dans le cadre de sa politique de déplacement de populations visant à satisfaire les besoins de la Perse pour son développement économique, le shah séfévide Abbas Ier (1587-1629) fit déporter plusieurs tribus Kizil Bach des hauteurs de l’actuel Azerbaïdjan iranien vers les terri15 Concernant l’islam kiste, voir SANIKIDZE et WALKER, op. cit., pp.26-30. 235 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique toires géorgiens de son empire. Le second objectif était de faire disparaître ces communautés du centre de l’Empire, où elles constituaient un foyer d’instabilité, pour consolider et garantir la domination séfévide dans le Caucase16. De nos jours, ces Azéris vivent principalement dans la région de Kvemo-Kartlie, parfois appelée Borçali, du nom de la plus grande tribu installée à l’époque sur ce territoire. En contrepartie, des populations géorgiennes furent déplacées de force vers, entre autres, le centre de la Perse par le même shah Abbas Ier, se sont converties au fil du temps à l’islam et ont été pour la plupart assimilées17. À l’époque tsariste, de même qu’à l’époque soviétique, une part non négligeable des intellectuels azerbaïdjanais était originaire de ces régions de l’actuelle Géorgie. Durant la période soviétique, la communauté vécut essentiellement en vase clos, bien qu’elle disposât d’une certaine autonomie culturelle et ne connût quasiment aucun conflit avec la population majoritaire. Aujourd’hui, environ 280 000 Azéris vivent en Géorgie, dont 244 000 dans le district de Kvemo-Kartlie, principalement dans les villes de Bolnisi, Marnéouli et Dmanisi et dans leurs environs, mais également à Tbilissi (18 000). Cette région revêt une certaine importance stratégique puisqu’elle se trouve à la frontière avec l’Arménie et que le nouvel oléoduc transportant le pétrole de la Caspienne, le désormais célèbre Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC), la traverse. Par ailleurs, comme cette région est directement contiguë à la frontière entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, quelques accrochages militaires mineurs ont eu lieu entre Arméniens et Azéris de Géorgie en 1992 et 1993, en lien avec la guerre pour le contrôle du Nagorno-Karabakh18. Lors d’entretiens, des représentants de la communauté ont expliqué qu’ils n’avaient guère à se plaindre durant la période soviétique, mais ils ne peuvent plus en dire autant depuis l’indépendance en raison de la nouvelle politique des nationalités en Géorgie à l’égard des populations non géorgiennes. Des fractions importantes de l’élite politique du pays considèrent les minorités comme un obstacle, voire une menace pour la construction d’un État-nation géorgien, d’autant plus que le traumatisme constitué par les conflits en Abkhazie et en Ossétie, qui avaient éclaté juste après la disparition de l’Union soviétique, est encore bien présent. D’une façon générale, la question qui domine les débats sur les minorités de Géorgie est la suivante : « Les 16 Grigol BERADZÉ et Karlo KUTSIA, « Towards the Inter-relations of Iran and Georgia in the 16th-17th Centuries », dans Raoul MOTIKA et Michael URSINUS (éd.), Caucasia between the Ottoman Empire and Iran, Wiesbaden, pp.121-131. 17 Pierre OBERLING, Georgia VIII. Georgian Communities in Persia, in Encyclopaedia Iranica 10, Ehsan Yarshater éd., 2001, p.496. 18 Silvia SERRANO, « Les Azéris de Géorgie. Quelles perspectives d’intégration ? », dans Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le Monde Turco-Iranien, n°28, juindécembre 1999, pp.231-251. 236 Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique Géorgiens sont-ils vraiment ‘maîtres chez eux’ ? »19. Selon l’opinion dominante, les minorités seraient des hôtes, dont on peut exiger qu’ils s’adaptent à la culture et aux mœurs du peuple majoritaire. Du coup, bien qu’intégrés, les Azéris de Géorgie se sentent marginalisés par ce discours même s’il ne trouve pas d’écho dans la réalité quotidienne. À ce propos, les Azéris interrogés font référence à la privatisation des terres, dont ils ont le sentiment qu’elle s’est faite à leurs dépens. Ce sentiment est lié, d’une part, à l’opacité du processus de privatisation ; d’autre part, les Azéris vivent souvent dans des territoires frontaliers, où les terres qu’ils possédaient n’étaient pas concernées par ladite loi. Les autorités centrales craignaient que des territoires frontaliers, justement aux mains de « minorités étrangères », ravivent chez ces dernières des velléités séparatistes, ce qui aurait en fin de compte menacé l’intégrité territoriale de la Géorgie. Comme la région appartint longtemps à l’Empire perse séfévide, elle demeure sous l’influence directe de l’islam chiite duodécimain, religion officielle de l’État séfévide depuis Shah Ismaïl Ier (1501-1524). C’est la raison pour laquelle l’islam chiite est dominant parmi la minorité azérie de Géorgie et parmi la population de l’Azerbaïdjan voisin et possède donc à bien des égards des caractéristiques identiques20. Dans l’Empire séfévide, l’islam était hiérarchisé et un clergé chiite, qui constituait une partie de la structure du pouvoir, fit son apparition. Après le traité de paix de Turkmenchaï en 1828, par lequel la Russie étendit son pouvoir sur l’ensemble du Caucase et qui fixa la nouvelle frontière avec la Perse au niveau de l’Araxe, l’islam chiite du Sud Caucase fut coupé en partie des grands centres théologiques chiites, répartis aujourd’hui dans les actuels Iran et Irak. Le pouvoir soviétique, surtout à partir des années 1930, aggrava l’isolement de l’islam caucasien puisque la frontière sud de l’URSS fut totalement verrouillée, ce qui rendit impossible les pèlerinages vers les lieux saints et les centres de formation de Kerbala, Nadjaf, Meched et Qom. L’islam fut l’objet d’une propagande anti-religieuse massive et d’une répression sanglante de la part des Soviets dès les années 1920, ce qui entama considérablement son influence dans la communauté21. Il fallut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que les différentes religions recouvrent une certaine marge de manœuvre, avec parfois quelques revers. En 1944, une Direction spirituelle des musulmans de Transcaucasie fut créée à Bakou, reprenant le concept de celle fondée par le tsar à Tbilissi, transférée par la suite à Bakou et dont la mission consistait à réguler et à contrôler l’islam dans l’ensemble du Sud Caucase. 19 Thorniké GORDADZE, « La Géorgie et ses ‘hôtes ingrats’ », Critique Internationale, n°10, janvier 2001, pp.162-176. 20 Raoul MOTIKA, « Islam in Post-Soviet Azerbaijan », dans Archives de Sciences Sociales des Religions, n°115, 2001, pp.111-124. 21 Sur la lutte anti-islamique des Soviétiques, voir Soshanna KELLER, « To Moscow, Not 237 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Quoi qu’il en soit, la vie religieuse des musulmans pendant la période soviétique ne se résuma pas à cet islam officiel et soumis au régime ainsi qu’à sa poignée de représentants. Beaucoup de fidèles continuèrent à faire preuve d’une certaine forme de religiosité22. Certes, la fréquentation sporadique des services religieux resta limitée, à l’inverse des coutumes et usages « nationaux » traditionnels, notamment ceux liés à des rites de passage tels que le baptême ou la circoncision, le mariage et les funérailles qui, aujourd’hui encore, se maintiennent, surtout parmi les anciens. Pour ces derniers, la religion ne joue pas de rôle particulier dans la vie quotidienne, mais elle n’en demeure pas moins un élément indissociable de leur identité, établissant précisément la frontière entre eux et leurs voisins. Il existait par ailleurs, pour citer Alexandre Bennigsen23, un « islam parallèle » ou clandestin, organisé en particulier au sein de confréries dans les régions sunnites, dont les deux fers de lance étaient les deux confréries concurrentes de la Qadiriyya et de la Naqchibandiyya. Ce type d’organisations clandestines à l’époque était propre aux sunnites, les chiites, ayant réagi d’une façon plus flexible à l’instauration du pouvoir soviétique. En effet, bien qu’il n’existât plus que d’une façon rudimentaire en raison des répressions sanglantes, l’islam chiite s’appuya pour survivre sur son clergé hiérarchisé. À la veille de l’indépendance, l’islam en Azerbaïdjan et en Géorgie était sensiblement affaibli : à peine structuré, peu organisé et son influence était somme toute négligeable en raison d’une sécularisation profonde des esprits due au travail de sape de la politique anti-religieuse des Soviets et aux changements sociaux de l’après-guerre. Tous les mouvements, de la tradition islamique scientifique aux mouvements réformateurs, qui existaient encore pendant la période tsariste, avaient disparu corps et bien. Dans les faits, on pouvait constater clairement en 1991 à quel point était patente la pénurie sur le terrain de cadres religieux qualifiés et de théologiens compétents et en mesure de combler les besoins religieux renouvelés de la population. Seuls les contacts renoués avec les pays voisins musulmans étaient susceptibles de remédier à cette pénurie et aux faiblesses idéologiques et organisationnelles de l’islam local. L’Iran, auquel l’espace culturel et politique du Sud Caucase avait appartenu pendant des siècles, devint rapidement une référence religieuse pour les musulmans chiites de Géorgie et d’Azerbaïdjan. D’une certaine façon, ce rapprochement était inévitable étant donné l’attractivité considérable qu’exercent les villes de formation et les lieux saints iraniens sur les chiites dans le monde entier, surtout depuis la Révolution islamique d’Iran de Mecca. The Soviet Campaign against Islam in Central Asia 1917-1941 », Westport, C–Londres : Praeger, 2001. 22 Yaacov RO’I, « Islam in the Soviet Union. From WWII to Perestroika », London : Hurst, 2000. Voir surtout pp 100-286. 23 Alexandre BENNIGSEN et Chantal LEMERCIER-QUELQUEJAY, Le Soufi et le commissaire. Le soufisme en Union Soviétique, Paris, Maspero, 1985. 238 Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique 1979-1980, sans parler des liens historiques et religieux étroits entre les Azéris d’Azerbaïdjan et l’importante minorité azérie d’Iran. Avec la fin de l’ère soviétique, des missionnaires venus d’Iran firent leur apparition au Caucase afin de ré-islamiser la population chiite, qui avait été exposée des décennies durant à la propagande athéiste, et ce naturellement selon leur propre interprétation de l’islam. De nombreuses mosquées avaient déjà été rouvertes ou construites au début des années 1990 et, afin de transmettre le savoir religieux, des madrasas, souvent dirigées par des missionnaires iraniens ou des mollahs, furent créées. Nombre d’écrits religieux furent traduits du persan en turc-azéri et distribués dans les régions azérophones de Géorgie et dans les zones chiites d’Azerbaïdjan. En outre, les pèlerinages dans les villes saintes chiites, donc à Nadjaf et à Kerbala en Irak (jusqu’à l’invasion américaine), de même qu’en Iran à Qom et Meched, ont repris. À partir de 1991, nombreux sont les jeunes gens originaires du Caucase qui entamèrent des études islamiques supérieures dans les grands centres d’Iran, de Turquie et autres pays arabes, puisque Tachkent et Boukhara, les deux villes où se trouvaient les établissements de formation pour les religieux musulmans officiels, n’étaient absolument plus en mesure de satisfaire les besoins et ne disposaient pas de sections spécialisées pour les chiites. Les jeunes chiites d’Azerbaïdjan et de Géorgie se rendirent en masse, à leur propre initiative, à Qom et Meched, et dans une moindre mesure à Téhéran et à Qazvin afin d’y étudier la théologie. Sur le campus islamique de Qom24, la Medrese Imam al-Homeini et la Madrasa tu’l-huÚÚa sont fréquentées par quelques dizaines d’étudiants originaires de Géorgie. Grâce à ces séjours d’études et aux pèlerinages, les chiites du Caucase réintègrent peu à peu la communauté religieuse chiite internationale. En conséquence de ce développement, certains échelons du clergé chiite sont redevenus importants pour les croyants, en particulier le MuÚtahid et le MarÚa‘ at-taqlid, dont l’importance n’était reconnue auparavant que par une poignée d’érudits. Le MuÚtahid est celui qui, en raison de sa connaissance des principes du droit et de la pensée islamiques (usul al-fiqh), et grâce à sa force de raisonnement (iÚtihad), est capable et fondé à prendre des décisions à caractère obligatoire sur des questions juridiques et cultuelles. Ainsi, du fait de l’importance du MuÚtahid, la flexibilité du droit chiite est supérieure au droit sunnite figé ; l’interprétation des textes à la lumière de la modernité et des évolutions historiques sociétales permettant donc de répondre toujours aux besoins réels et interrogations des croyants. Le fait que les décisions du MuÚtahid ne soient pas infaillibles et qu’elles ne soient valables que durant son existence est 24 Hauze-ye ’ elmiye désigne un « campus scientifique » comportant en outre des madrasas, des écoles, des institutions et d’autres établissements islamiques. Les campus les plus réputés se trouvent à Nadjaf, à Qom, à Kerbala et à Meched. 239 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique déterminant. En règle générale, le MuÚtahid rédige un résumé de son interprétation des questions juridiques importantes dans une œuvre somme, intitulée Risæla. Ne deviennent MuÚtahid que les lettrés les plus doués après avoir étudié plusieurs années sur un campus islamique et reçu le titre de MuÚtahid par une assemblée d’érudits25. Le MarÚa‘ at-taql≠d (littéralement « assemblée plénipotentiaire », souvent traduite par « Source de l’imitation ») est le MuÚtahid le plus expert et le plus érudit de son époque its. Les MarÚa‘ attaql≠d sont souvent concurrents (parfois en raison de leur orientation politique26), chacun disposant de réseaux internationaux. Le droit de prélever auprès des fidèles le khoms, c’est-à-dire l’impôt islamique correspondant au cinquième de leurs revenus, déduction faite des dépenses d’ordre alimentaire et vestimentaire, figure également parmi les prérogatives du MarÚa‘ at-taql≠d. En Azerbaïdjan et en Géorgie, le MarÚa‘ at-taql≠d ne peut guère inciter les Vekils à prélever systématiquement cet impôt, ce qui était imputable d’une part à un manque de discernement religieux et à la situation matérielle difficile de la population, sans compter que ce prélèvement était en contradiction avec la législation de ces pays. Après 1992, les principaux MuÚtahid et MarÚa‘ at-taql≠d ont rapidement gagné en importance parmi les croyants chiites en Azerbaïdjan et en Géorgie. Au cours de nos enquêtes de terrain, nous avons rencontré sur place des Vekils, ou représentants de ces hauts dignitaires chiites. À Tbilissi, la fondation |man (« foi »), qui est dirigée par un Iranien et un Azéri de Géorgie choisi dans la communauté, a son siège dans la rue où se trouve l’unique mosquée de la capitale géorgienne, au cœur du quartier où vivent la plupart des 10 que compte la ville. La fondation, au statut semi-légal, propose des cours de religion, abrite une petite bibliothèque contenant essentiellement des ouvrages de littérature chiite traduits du persan et possède également une salle de conférences où des manifestations à caractère religieux sont parfois organisées. Comme tout chiite croyant et un tant soi peu éduqué, le responsable de la fondation suit les directives d’un MarÚa‘ at-taql≠d. Dans son cas, il s’agit du grand ayatollah Saïd Ali Khamenei (né en 1939) qui, en sa qualité de guide de la Révolution islamique en exercice, revendique également le titre de MarÚa‘ at-taql≠d. Nous supposons donc que nous avons vraisemblablement affaire à une institution qui est directement sous l’influence de l’État iranien, qui est d’ailleurs très clairement actif sur le terrain dans le champ religieux par le biais de ses ambassades en Azerbaïdjan et en Géorgie, bien que la plus grande partie de ces activités soit portée par des organisations officieuses et non gouvernementales. 25 Heinz HALM, Die Schia, Darmstadt, 1988, pp.85-89. 26 Heinz HALM, ibid., pp.133 et suivantes. 240 Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique Dans la ville de Marnéouli, où vit une population majoritairement azérie, il existe également un établissement de formation, qui porte le nom de fondation Ehli-Beyt27. Cette filiale locale appartient au réseau de fondations d’un autre MarÚa‘ at-taql≠d, en l’occurrence le plus estimé actuellement dans la communauté chiite mondiale, le grand ayatollah Saïd Ali Husseyni Sistani (né en 1930). Ses œuvres, traduites de l’arabe vers l’azéri, se trouvent naturellement dans la bibliothèque de la fondation, mais également sur le marché ou dans la mosquée de la ville. La fondation Ehli-Beyt est singulièrement plus structurée et active que sa rivale de Tbilissi dont il a été question plus haut. En plus des cours d’arabe et des enseignements religieux, elle offre aux fidèles des cours d’anglais et d’informatique, ainsi que des cours de géorgien et aide ainsi les jeunes à mieux s’intégrer dans la société géorgienne. Sans même disposer d’un Vekil ou d’une représentation dans une des villes de Géorgie peuplées de chiites, un autre MarÚa‘ at-taql≠d, le grand ayatollah Fazil Lenkerani (né en 1931), semble s’être acquis une grande autorité à Marnéouli, Bolnisi, Dmanisi et Tbilissi. Particulièrement apprécié en Azerbaïdjan, cet érudit doit d’abord sa popularité et sa réputation au fait qu’il est originaire d’une famille azérie de Lenkoran immigrée en Iran dans les années 1920. Contrairement au grand ayatollah Sistani, Lenkerani était un partisan de l’Imam Khomeini et de son concept wilayaté faqih, le pouvoir du jurisconsulte, le fondement théorique de l’État islamique. Un grand nombre de fidèles que nous avons questionnés en Géorgie dans les mosquées ont expliqué qu’ils étaient ses disciples et qu’ils le connaissaient grâce à son Risãla, très répandu en Géorgie et en Azerbaïdjan, où beaucoup séjournent souvent. Figurant parmi les leaders religieux les plus importants du complexe religieux de Qom, Lenkerani, grâce à quelques centaines d’étudiants originaires du Caucase ayant étudié à Qom, s’est doté d’un important réseau de partisans. Au cours d’un séjour à Qom, nous avons pu vérifier que plusieurs jeunes étudiants originaires du Caucase étudient effectivement dans sa madrasa, et tous expriment le souhait de revenir chez eux après la fin de leurs études, pour propager les idées de leur maître dans le Caucase. L’Université islamique de Bakou, qui dépend de la Direction des musulmans du Caucase, est assujettie à l’interprétation du droit du grand ayatollah Sistani mais aujourd’hui il est bien prétentieux de parler d’université, le niveau des études correspond plus à celui d’une madrasa classique. Le nombre d’étudiants azéris originaires de Géorgie y est difficile à vérifier. Dans l’est de la Géorgie même, il existe quatre madrasas rattachées à des 27 Par l’expression Ehli beyt (de l’arabe « ahl al-bayt », littéralement « la famille de la maison »), on désigne, en particulier chez les chiites et les alévis, la « maison du prophète » et on entend par là le prophète Mahomet, sa fille Fatima, dont l’époux, Imam Ali, était aussi le cousin de Mahomet, et les onze autres imams du chiisme duodécimain. 241 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique mosquées, dont trois sont chiites et liées à l’Iran, tandis qu’une est sunnite et reste sous influence turque28. Toutes les mosquées et les associations religieuses des villes et régions de Géorgie peuplées d’Azéris sont en principe soumises à la juridiction religieuse de la Direction des musulmans du Caucase de Bakou, présidée par le Cheikh ül-Islam Allahchukur Pachazade29. Ce dernier a nommé en 2001 à Tbilissi, comme représentant local, le jeune Akhund Hadji Ali, qui assure formellement la direction de toutes les communautés islamiques de Géorgie. Depuis octobre 1996, la Direction des musulmans du Caucase nomme et un représentant des musulmans chiites et un représentant des musulmans adjars sunnites30. Dans les faits, le contrôle de Bakou sur l’islam géorgien au niveau local reste toutefois théorique et est relativement limité. Toutes les mosquées et les associations religieuses ne sont pas enregistrées auprès de la Direction des musulmans du Caucase même si, théoriquement, elles devraient l’être. Des initiatives locales, visant parfois à attirer une aide extérieure, créent des mosquées ou des communautés religieuses sans l’accord de Bakou. La persistante subordination des musulmans de Géorgie aux autorités de Bakou, héritée de l’ordre soviétique, ne fonctionne encore qu’en raison des relations politiques relativement bonnes entre les deux pays et à cause d’un manque de vision des gouvernements géorgiens post-soviétiques quant aux questions concernant l’islam. Sur place, en particulier en Adjarie, dans le sud-ouest du pays, donc loin de la frontière avec l’Azerbaïdjan, où les musulmans sont sunnites, l’influence de Bakou n’est guère palpable. L’islam en Adjarie Il reste ardu de recenser la population adjare, puisque le dernier recensement soviétique de 1989 ne les distinguait pas des Géorgiens de confession chrétienne. Cependant, au début des années 1990, on estimait leur nombre entre 130 000 et 175 000 individus31. L’islam des Adjars, qui vivent surtout dans la république autonome d’Adjarie, au sud-ouest de la Géorgie, se distingue à bien des égards de celui des Azéris. L’écart s’explique, en premier lieu, par un tout autre contexte historique d’islamisation et, en second lieu, par l’appartenance des Adjars d’un point de vue ethno-linguistique au grou28 International Religious Freedom Report 2004. Publié par le Bureau of Democracy, Human Rights, and Labor. Voir http://www.state.gov/g/drl/rls/irf/2004/35455.htm. 29 Raoul MOTIKA, Das Recht der Religionsgemeinschaften in Aserbaidschan [Le droit des communautés religieuses en Azerbaïdjan], dans Lienemann/Reuter, op. cit., 2005, pp.75-103. 30 Entretien de Raoul MOTIKA avec le mufti sunnite Salman Mussaïev, vice-président de la Direction des musulmans du Caucase, Baku, le 15/09/1997. 31 Rudolf A. MARK, Die Völker der ehemaligen Sowjetunion [Les peuples de l’ex Union soviétique], 2e édition, A. Opladen, 1992, p.34. 242 Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique pe majoritaire géorgien32. L’Adjarie faisait déjà figure d’exception pendant la période soviétique, puisque ce n’était pas l’appartenance ethnique, mais la confession qui justifiait son statut administratif particulier. Contrairement aux Azéris majoritairement chiites, les Adjars sont sunnites, car essentiellement convertis à l’islam par les conquérants ottomans sunnites. Comme nous le verrons, cette dichotomie qui a des racines historiques est encore d’actualité, puisque depuis l’indépendance de la Géorgie, l’islam renaît chez les Azéris selon l’axe Azerbaïdjan-Iran et chez les Adjars selon l’axe BatumiTurquie, par le biais des missionnaires turcs. Dans la période qui suivit le Moyen Age, l’islam se développa en Géorgie dans le sud-ouest du pays parallèlement à l’expansion de l’Empire ottoman dans les territoires du Caucase occidental au cours du XVIe siècle. Après l’incorporation administrative de l’Adjarie actuelle dans l’Empire en 1595, une partie des élites locales se convertit à l’islam afin de conserver son pouvoir économique et sa prépondérance sociale. Du point de vue des Ottomans, la conversion des élites encouragea celle du reste de la population locale, dont on attendait qu’elle suive l’exemple de ses seigneurs féodaux. La domination ottomane fut dans l’ensemble acceptée car le sultan ne se mêlait guère des affaires locales, dont la gestion restée confiée aux seigneurs locaux convertis à l’islam33. La conversion de la population par les Ottomans s’étala sur plusieurs dizaines d’années et eut par la suite également des conséquences politiques lors des guerres russo-turques aux XVIIIe et XIXe siècles. Pendant que les Géorgiens chrétiens et une partie des chiites se battaient aux côtés des conquérants russes, les Adjars accordèrent leur soutien à l’occupant ottoman34. Inquiet par une telle alliance, le gouvernement du tsar envisagea de déporter les Adjars, mais le projet fut finalement abandonné en raison des conséquences politiques et économiques difficilement mesurables qu’il induisait35. Avec la fin de la domination ottomane dans le sud-ouest de la Géorgie en 1878 débuta un important mouvement d’émigration des musulmans vers d’autres territoires de l’Empire ottoman. Cet exode fut soutenu par les autorités religieuses, les musulmans ne devant normalement pas, dans la concep32 Des écrivains turcs d’orientation pan-turquiste attribuent aux Adjars des origines turques, ce qui ne tient absolument pas d’un point de vue scientifique. 33 Nebi GÜMÜS, « Osmanlıların Gürcistan’ı Fethi ve ?slâmla?ma Hareketleri (XVI. Yüzyıl) » [« La conquête de la Géorgie par les Ottomans et le processus d’islamisation »], in Güler Eren, Kemal Çiçek, Cem O?uz (Hg.), Osmanlı, tome 1, Siyaset, Ankara, 1999, pp.326335 ; Wolfgang FEURSTEIN, Die Eroberung und Islamisierung Südgeorgiens [La conquête et l’islamisation de la Géorgie], in Motika et Ursinus, op. cit., 2000, pp.21-29. 34 Ekatherina MIKADZE, L’islam en Géorgie, Mémoire de DEA, IEP de Paris, 1995. 35 Ekatherina Meiering MIKADZE, « L’islam en Adjarie : trajectoire historique et implications contemporaines », in Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le Monde Turco-Iranien, n° 27, 1999, pp.241-261. 243 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique tion traditionnelle du droit musulman, vivre longtemps dans des territoires n’étant pas sous domination islamique. En revanche, la Russie tsariste tenta de circonscrire l’émigration en introduisant un grand nombre de privilèges fiscaux, administratifs (par exemple en octroyant à l’élite musulmane des postes importants) et militaires (exemption de certaines obligations militaires)36. Pendant la période ottomane, l’identité géorgienne primaire en Adjarie fut progressivement supplantée par une identité définie avant tout sur une ligne religieuse ; c’est ainsi que, peu à peu, le terme « Adjar» apparut pour désigner les Géorgiens musulmans. Le terme étranger « Tatar », utilisé par l’administration russe pour nommer la plupart des musulmans turcophones du Sud Caucase, fut également parfois employé. Quant aux Adjars émigrés au XIXe siècle et installés aujourd’hui en Turquie37, ils sont restés attachés à l’ancienne dénomination de Gürcü (« géorgien » en turc), alors que c’était traditionnellement le terme utilisé pour désigner les chrétiens (orthodoxes)38. Dans les sphères culturelles et religieuses, l’héritage ottoman dominait encore chez les musulmans d’Adjarie peu de temps après la Première Guerre mondiale. Par exemple, les écoles sécularisées virent leur fréquentation régulière baisser au profit des madrasas où était dispensée l’éducation religieuse de l’Empire ottoman. En ce qui concerne la vie religieuse quotidienne, nombre de représentations et d’habitudes chrétiennes paraissent avoir survécu en Adjarie sous un habillage islamique. Il semblerait que ce syncrétisme religieux ait favorisé, après 1991, la reconversion de quelques Adjars vers leur « vraie » religion, le christianisme39. L’autonomie de l’Adjarie soviétique, fondée sur la différence de religion40 avec la population majoritaire, n’empêcha pas Moscou d’y persécuter l’islam, comme dans les autres régions d’Union soviétique. La grande majo36 Oliver REISNER, « Integrationsversuche der muslimischen Adscharer in die georgische Nationalbewegung » [« Tentative d’intégration des Adjars musulmans dans le mouvement national géorgien »], in Motika et Ursinus, op. cit., 2000, pp.216-222 ; voir aussi SANIKIDZE et WALKER, op. cit., 2004, pp.8 et suivantes. 37 Peter Alford HESS, en collaboration avec Rüdiger BENNINGHAUS, « Ethnic Groups in the Republic of Turkey », Annexe à Atlas des Vorderen Orients [Atlas de l’Orient], Tübingen. Rayon B (Sciences humaines) n°60, Wiesbaden, 1989, p.174. Pour 1965, on donne plus de 83 000 personnes probablement d’origine géorgienne en Turquie et, pour 1982, 60 000 Géorgiens. 38 MIKADZE, op. cit., 1995, p.34; Mathijs PELKMANS, « Religion, Nation and State in Georgia: Christian Expansion in Muslim Ajaria », dans Journal of Muslim Minority Affairs, n° 22, 2002, pp.249-273 et p.256 et suivantes ; sur l’histoire des Adjars pendant les périodes ottomane et tsariste, idem, pp.253-258. 39 Voir à ce propos PELKMANS, op. cit., 2002, pp.259 et suivantes. 40 Dans une certaine mesure, on peut comparer avec la seule région autonome juive de Sibérie orientale, le Birobidjan, où les Juifs, à qui on avait attribué une identité ethno-linguistique 244 Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique rité des mosquées et madrasas furent fermées et toute pratique religieuse publique interdite, provoquant un repli de l’islam dans la sphère privée. En 1936, seules 36 mosquées subsistaient sur les 158 qui existaient à l’avènement du pouvoir soviétique41. L’identité nationale géorgienne, qui se développa sous la domination communiste, intégra la tradition chrétienne-orthodoxe mais pas la composante islamique, reposant ainsi uniquement sur les idées du mouvement national géorgien pré-soviétique ainsi que sur la politique des nationalités de Staline. Comme le souligne justement Mathjis Pelkmans, dans ses travaux, ce renforcement d’une adéquation entre la « géorgianité » et appartenance à l’Église orthodoxe géorgienne fut également le produit de l’historiographie soviétique et devait, avec l’indépendance, s’imposer comme la vision dominante. En effet, l’historiographie soviétique, en particulier après la mort de Staline, ancra les Adjars presque exclusivement dans l’histoire géorgienne et présenta comme un élément étranger la domination ottomane sous laquelle l’islam aurait été imposé à la population locale. L’islam et d’autres reliquats du passé ottoman furent combattus aussi bien idéologiquement que matériellement, de même que toute relation avec la Turquie. Cette géorgianité en tant que telle était donc un élément de la politique identitaire officielle et participait ainsi directement au renforcement du christianisme et à l’affaiblissement de l’islam, malgré un athéisme officiel affiché. Le sentiment d’une corrélation entre le fait d’être Géorgien et l’appartenance à l’Église orthodoxe s’est imposé chez une grande partie des couches éduquées adjares durant la période soviétique, et surtout post-soviétique, cependant que les couches plus rurales et moins éduquées de la population ne furent pas atteintes par ce discours42. Son organisation ayant été décimée, l’islam de l’Adjarie, qui n’avait par ailleurs pas pu établir de discours concurrent au plan intellectuel, resta impuissant. Contrairement aux structures islamiques clandestines du Daghestan et de Tchétchénie par exemple, l’islam en Adjarie n’était guère organisé en confréries et était séparé de son centre intellectuel, la Turquie, ce qui explique sa faible résistance. L’islam reposait largement sur les structures religieuses officieuses de l’Empire ottoman, par la suite fragilisées par le retrait des Ottomans de la région, avant d’être complètement réduites à néant pendant la période soviétique. D’autre part, le fait que les musulmans adjars, sous le pouvoir soviétique, aient été dépendants de la Direction des musulmans de Transcaucasie à Bakou, d’obédience chiite, a contribué à affaiblir l’islam dans le sud-ouest de la Géorgie. juive propre parce qu’ils utilisaient majoritairement le yiddish, restèrent cependant toujours minoritaires. 41 SANIKIDZE et WALKER, op. cit., p.11. 42 PELKMANS, op. cit., 2002, pp.253 et 259 et suivantes. 245 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Depuis la fin de l’Union soviétique et l’ouverture des frontières avec la Turquie, les intellectuels géorgiens ont exprimé leur crainte de voir un islam militant s’infiltrer dans le pays. Nombreux sont ceux à avoir interprété l’apparition de commerçants et de missionnaires turcs comme un retour des Ottomans et à y avoir vu le danger d’un retour à la « sombre époque ottomane ». Grâce au relais joué par les médias de Batoumi, ils ont donc placé l’opinion publique en état d’alerte et ont encouragé les autorités géorgiennes à soutenir une campagne de re-christianisation des Adjars par l’Église géorgienne. Aslan Abachidzé, l’autocrate qui présidait aux destinées de l’Adjarie jusqu’en 2004, a toujours su mener une politique ambivalente pour assurer son pouvoir. Ainsi, en faisant baptiser ses fils, cet héritier d’une grande famille musulmane, court-circuita les critiques de Tbilissi. Il instrumentalisa l’Église orthodoxe en lui accordant des privilèges pour s’amadouer le pouvoir central, tout en asseyant sa popularité sur une base recrutée dès ses débuts parmi la population musulmane. À l’heure actuelle, il est communément admis par l’opinion géorgienne nationaliste que la relation entre géorgianité et christianisme est de nature quasi organique et résulte de la nouvelle politique d’éducation de l’État qui a de facto largement privilégié le christianisme43, si bien que ce dernier progresse et s’impose de plus en plus dans des franges importantes de la jeunesse adjare. Pour ces jeunes gens, comme pour les autorités religieuses et politiques de Tbilissi, se raccrocher aux traditions chrétiennes de l’Adjarie est un devoir, d’autant plus que la région est considérée comme la porte d’entrée historique du christianisme en Géorgie. Ce « retour » au christianisme, qui a été porté par l’Église et entretenu et favorisé par le pouvoir séculier à Tbilissi sous Gamsakhourdia aussi bien que sous Chévarnadzé, n’a pas réussi dans la province autonome à empêcher la renaissance parallèle de l’islam, mis en œuvre et soutenu par les missionnaires étrangers, en particulier turcs. À la veille de la disparition de l’Union soviétique, les relations entre la Turquie et la Géorgie étaient encore inexistantes. Or, depuis les mouvements migratoires vers l’Empire ottoman à la fin du XIXe siècle, il existe en Turquie une importante communauté géorgienne musulmane, installée aujourd’hui dans les villes situées de l’autre côté de la frontière (Artvin et Hopa) ainsi qu’à Istanbul. Avec l’ouverture des frontières, des Turcs géorgiens ont renoué avec le souvenir de la région d’origine, de leur famille et ont rapidement recréé des liens, essentiellement commerciaux. Inversement, les Adjars ont entrevu avec l’ouverture des frontières de nouveaux horizons, surtout européens, par le prisme de la Turquie. Durant les premières années de l’indépendance, l’enthousiasme initial avait jugé cette ouverture positive, mais l’euphorie a vite laissé place au désenchantement à Batoumi et dans sa région. L’opinion, selon laquelle les commerçants turcs s’enrichissaient aux dépens 43 PELKMANS, op. cit., 2002, pp.262-265. 246 Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique des Géorgiens en inondant les marchés de leurs produits de mauvaise qualité et achetant en masse des produits subventionnés à bas prix pour les revendre en Turquie, s’est en effet progressivement imposée parmi la population44. En raison de l’intense activité religieuse des Turcs, qu’elle fût initiée soit par l’État turc soit par des groupes de missionnaires privés, nombre de Géorgiens commencèrent également à exprimer des inquiétudes concernant l’essor de l’islam et d’un potentiel fondamentalisme islamique. En Adjarie, comme dans l’ensemble de l’ex-URSS et en Europe du SudEst, des groupes religieux turcs tentèrent des la fin des années 1980, par l’association du commerce et de la mission, de favoriser une ré-islamisation de ces régions traditionnellement musulmanes. Au cours de nos recherches de terrain en Adjarie, nous avons rencontré quatre mouvements islamiques nonétatiques et un acteur étatique, particulièrement actifs à Batoumi et dans les environs45. Le mouvement le plus important est celui connu habituellement sous le nom de Süleymancı, nommé ainsi d’après le leader turco-musulman Süleyman Hilmi Tunahan (1888-1959) et qui vient de la tradition naqchibandi. Après sa mort, Tunahan a laissé derrière lui un grand nombre de disciples ainsi qu’un réseau d’écoles coraniques, qui sont souvent dans le collimateur de l’État turc en raison de leur prosélytisme illégal. Leur slogan principal, « Tout par et pour le Coran », est on ne peut plus clair sur le moteur de leur action. Les Süleymancı construisent et gèrent donc des écoles coraniques dans le monde entier, partout où l’on retrouve des populations turques et/ou turcophones et musulmanes également caractéristique de leur travail de missionnaires en Europe, en Asie centrale et au Caucase46. À Batoumi et dans ses environs, nous avons pu repérer six petites madrasas contrôlées par des Géorgiens mais s’appuyant sur les idées de Tunahan. D’après les déclarations des responsables de ces madrasas, la majorité des fondateurs a été formée en Turquie entre 1992 et 1996, souvent dans des villes situées à proximité de la frontière géorgienne. Actuellement, toutes ces madrasas sont dirigées par des Adjars ayant remplacé les Turcs qui dans les premières années de l’indépendance les supervisaient. Le fait que, lors de nos séjours en mai 2004 et juin 2005, de nouveaux bâtiments d’enseignement aient été ouverts, dont une madrasa pour filles, témoigne de leur réussite et 44 Mathijs PELKMANS, Uncertain Divides, Religion, Ethnicity and Politics in the Georgian Borderlands, Nijmegen, 2003, p.265. 45 Pour d’autres informations du point de vue d’un musulman d’origine géorgienne, voir Süleyman ULUDAG, Iran’a ve Turan’a Seyahat. Iran, Kafkasya, Türk Cumhuriyetleri, Balkanlar [Voyage en Iran et au Turan. L’Iran, le Caucase, les républiques turques et les Balkans], Istanbul, 2002, pp.41-59. 46 Sur les activités de ce mouvement à l’étranger, voir par exemple Gerdien JONKER, Eine Wellenlänge zu Gott : der « Verband des Islamischen Kulturzentren » [Une longueur d’onde vers Dieu : le « collectif des centres culturels islamiques »), Bielefeld, 2002, et Birol CAYMAZ, Les mouvements islamistes turcs en France, Paris, L’Harmattan, 2002. 247 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique de l’engouement que leur philosophie religieuse suscite au sein de la population locale. Le statut de ces madrasas reste cependant assez flou. En théorie, tous les établissements islamiques d’Adjarie doivent être enregistrés aussi bien auprès de la Direction des musulmans du Caucase de Bakou qu’auprès du ministère de la Justice. Comme cette règle n’est en général pas suivie, la plupart des établissements fondés par des Turcs, qu’ils soient Süleymancı ou autres, ont, tout au plus, un statut semi-légal. Du fait des difficultés administratives rencontrées fréquemment au moment de l’enregistrement, la plupart des missionnaires turcs et leurs partenaires locaux préfèrent travailler dans des petites madrasas qui, sans pour autant fonctionner dans une totale clandestinité, ne bénéficient d’aucun statut officiel. Sur l’ensemble du territoire ex-soviétique, les partisans de Saïd Nursi (1876-1960), qu’on appelle le plus souvent Nurcu, sont aussi très actifs47. On les rencontre en Géorgie et en particulier en Adjarie. Le mouvement nurcu s’est scindé en plusieurs branches ces dernières décennies. Celle présente en Adjarie se réclame de Mustafa Sungur, un disciple encore vivant de Saïd Nursi. Ce groupe dispose d’une madrasa à Tbilissi et d’une autre dans les environs de Batoumi, où la pensée de Saïd Nursi est enseignée en s’appuyant sur son œuvre majeure, le Risale-i Nur (« Épître de la lumière », une exégèse du Coran de pas moins de 6 000 pages)48. En outre, cette madrasa, financée par des commerçants turcs, forme des cadres musulmans parmi les jeunes Adjars. D’autre part, le mouvement connu sous le nom de Fehtullahcı est également présent en Adjarie. Créé par Fethullah Gülen, il est né lui aussi du mouvement nurcu, mais s’est doté entre-temps de son propre réseau indépendant. Un des quatre établissements d’éducation proches de ce mouvement se trouve à Batoumi et les autres à Tbilissi et à Kutaisi. Les Fethullahcı ont la particularité de donner la priorité à l’éducation séculière. En effet, ce mouvement propose dans ses écoles une formation moderne qui se concentre sur les sciences, l’informatique et l’anglais. La diffusion de l’islam n’est que secondaire pour ce mouvement, mais elle est impulsée de façon indirecte, selon les possibilités offertes par chaque environnement socio-politique49. Bien que la plupart des écoliers du lycée fethullahcı de Batoumi soient musulmans, on y trouve aussi des élèves chrétiens, attirés par la bonne réputation de l’école. 47 Sur Saïd Nursi, voir entre autres ¥erif MARDIN, Religion and Social Change in Modern Turkey. The case of Bediüzzaman Saïd Nursi, Albany, 1989. 48 Hakan YAVUZ, « Towards an Islamic Liberalism ? The Nurcu Movement and Fethullah Gülen», dans Middle East Journal, n° 53, 1999, pp.584-605. 49 Voir à ce propos Bayram BALCI, Missionnaires de l’islam en Asie centrale. Les écoles turques de Fethullah Gülen, Maisonneuve et Larose, Paris, 2003 ; Bekim AGAI, Zwischen Netzwerk und Diskurs : Das Bildungsnetwerk um Fethullah Gülen (né en 1938). Die flexible Umsetzung modernen islmamischen Gedankenguts [Entre réseau et discours : Le réseau de formation autour de Fethullah Gülen (né en1938). L’application flexible d’une idée islamique moderne], Bonn, 2004. 248 Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique Par sa qualité, ce lycée contribue à contrebalancer l’image négative des Turcs en Géorgie et à orienter, à moyen terme, une partie des élites en devenir vers la Turquie. La communauté naqchibandi du cheikh conservateur Mahmut UstaosmanoÚlu, bien que modeste, mérite absolument d’être évoquée. En Turquie, sa communauté se réunit régulièrement dans la mosquée Ismaïl AÚa à Fatih-?ar?amba, au cœur d’Istanbul. Depuis la dissolution de l’URSS, le mouvement a envoyé quelques représentants en Asie centrale et au Caucase pour y nouer des liens avec les groupes Naqchibandi locaux. En Géorgie, les activités de ce mouvement se concentrent sur Batoumi, ce qui n’est pas sans rapport avec la proximité de la Turquie et surtout avec le fait que, depuis 1992, des Turcs géorgiens de la diaspora ont invité des Adjars à Istanbul pour les initier à la philosophie de l’ordre de Mahmut UstaosmanoÚlu dans la madrasa de la mosquée d’Ismaïl AÚa. Après la démission du premier ministre islamiste Erbakan, forcée par les militaires turcs en février 1997, de nouvelles limitations ont été apportées aux activités des confréries si bien que, dans le cadre de cette politique, la mosquée susmentionnée fut menacée de fermeture. Bien que peu dynamique, cette branche de la naqchibandiyya est néanmoins visible dans la capitale de l’Adjarie. Il arrive même que ses représentants locaux déploient une énergie particulière pour occuper le terrain. Ainsi, à titre d’exemple, alors que nous assistions à la prière du vendredi dans la mosquée centrale, un partisan naqchibandi de Mahmut UstaosmanoÚlu se querellait avec le mufti et lui reprochait ouvertement de mal gérer la mosquée. En nous entretenant avec des fidèles, nous avons appris que ce jeune et bouillonnant partisan naqchibandi était sur le point depuis plusieurs années de ravir le poste de mufti de la mosquée centrale. L’influence de la Turquie ne se limite cependant pas à ces initiatives privées, puisque l’État turc poursuit sa propre politique religieuse à l’étranger, par le biais du comité chargé des affaires religieuses (Diyanet |‚leri Ba‚kanlıÚı), qui dépend du premier ministre et donc des fondations religieuses qui lui sont également liées (Diyanet Vakfi). Ce comité dispose dans la plupart des capitales de la CEI d’une représentation. Dans le cas de l’Adjarie, il n’existe certes aucune représentation officielle ; par contre des officiels du Diyanet font régulièrement des visites en Géorgie afin de coordonner des activités religieuses communes avec les muftiats locaux50. Avec l’aide du consulat turc de Batoumi, le Diyanet diffuse de la littérature islamique dans toute l’Adjarie, envoie à l’occa50 Par le terme de mufti, on entend dans ce cas une autorité religieuse non-étatique qui gère les affaires concernant l’islam dans un territoire déterminé. Ce terme vient du mot « mufti », qui désigne la plupart du temps, dans l’islam sunnite, un érudit religieux qui peut délivrer une expertise juridique sur des questions religieuses (fatwa). 249 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique sion du personnel religieux prêcher dans les mosquées et choisit les étudiants adjars qui souhaitent poursuivre des études de théologie en Turquie. Pourtant, les activités de ces mouvements non-étatiques sont bien plus efficaces que celles du Diyanet, dont les moyens financiers limités sont un frein à l’accomplissement de ses objectifs ambitieux. Bref, on retiendra que, malgré la politique identitaire chrétienne des élites post-soviétiques en Géorgie et les conditions défavorables au succès de toute mission islamique, l’islam turc est bien présent en Adjarie. Ce succès des missionnaires turcs, qui font ingérence dans la vie religieuse en Adjarie, s’explique par plusieurs facteurs mais principalement par la proximité géographique et religieuse de la Turquie, puisque c’est le rite sunnite hanéfite qui domine des deux côtés de la frontière. Le poste frontière de Sarpi, qui demeura fermé pendant toute la période soviétique, est actuellement le point de passage le plus important entre la CEI et la Turquie. Des religieux, venus de villes de Turquie proches de Batoumi, franchissent facilement la frontière en voiture pour une journée ou plus dans le but de prêcher devant des auditoires demandeurs de spiritualité mais aussi de prier dans la mosquée centrale de la ville, l’une des plus belles traces de la période ottomane. Bien que l’Adjarie ait quitté le giron ottoman en 1878, le paysage porte encore des traces évidentes de la présence turque. Ainsi, la langue turque n’a pas complètement disparu des régions rurales et montagneuses d’Adjarie où elle est encore parlée par des personnes âgées, comme nous avons pu nous en convaincre au cours de notre étude de terrain. Par ailleurs, depuis l’indépendance du pays, des liens de toutes sortes unissent désormais la diaspora géorgienne de Turquie et les musulmans du sudouest de la Géorgie, tant et si bien que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier le phénomène de renaissance d’une « atmosphère ottomane » dans nombre d’endroits. La diaspora a également joué un rôle non négligeable dans la diffusion de la littérature islamique, dans la formation de nouveaux cadres religieux adjars en Turquie et dans le financement des madrasas, en particulier dans la région de Batoumi51. Pour toutes ces raisons, l’Adjarie est pour les missionnaires turcs une terre de prédilection, privilégiée du fait des passerelles géographiques, linguistiques mais aussi religieuses car ils n’ont pas à souffrir de la concurrence d’autres formes d’islam exportées, d’Iran par exemple. L’éducation islamique en Géorgie depuis l’indépendance À l’époque soviétique, l’enseignement religieux et la formation de cadres musulmans assujettis au pouvoir étaient centralisés dans deux grands centres d’Ouzbékistan, Tachkent et Boukhara, réputés pour leurs madrasas. La plu51 Un aperçu des activités de la diaspora géorgienne musulmane en Turquie est disponible sur le site : www.muslimgeorgia.org 250 Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique part des érudits musulmans âgés aujourd’hui de plus de quarante ans ont été formés là-bas. À discuter avec les représentants officiels actuels de la Direction des musulmans du Caucase de Bakou et d’autres dirigeants de l’islam post-soviétique, on remarque vite que tous ont fréquenté le même établissement d’enseignement supérieur et se connaissent donc bien les uns les autres. Il en fut de même pour les cadres musulmans de Géorgie. Parallèlement aux établissements officiels (surveillés) déjà cités, dans les républiques du Caucase et d’Asie centrale, fonctionnaient des écoles et des cycles d’études officieux, la plupart du temps à proximité d’un lieu de pèlerinage ou d’une mosquée. Déjà, à la veille de l’indépendance, des madrasas et des universités islamiques étaient apparues dans certains États successeurs des républiques soviétiques ayant une culture islamique ancienne (comme par exemple en Ouzbékistan, au Tadjikistan ou en Azerbaïdjan). En Azerbaïdjan, une faculté de théologie islamique, où une orientation turque sunnite prévaut, fut fondée à l’Université d’État de Bakou, ainsi qu’une université islamique chiite, rattachée à la Direction des musulmans du Caucase et ayant naturellement des relations avec l’Iran52. Ces établissements ont rapidement attiré des étudiants de tout le Caucase, y compris de Géorgie. Ce phénomène n’exclut pas la possibilité de recevoir une éducation islamique en Géorgie même. Bien que modestes, quelques madrasas dispensent une éducation islamique de base. À Tbilissi, un petit établissement d’enseignement théologique entretient des liens avec la fondation |man, institution iranienne privée dispensant des cours de chiisme, soumise à l’autorité spirituelle de Khamenei. À Kosali, une petite ville située à une trentaine de kilomètres de Marnéouli, à la frontière entre l’Azerbaïdjan et la Géorgie, une autre petite madrasa a été fondée par des disciples d’une branche de la confrérie naqchibandi, des élèves du cheikh Osman Nuri Topba‚, dont l’entourage est actif surtout en Azerbaïdjan. Bien qu’elle soit d’orientation sunnite, on y éduque également des enfants chiites, dont les connaissances sur le sunnisme et le chiisme sont très limitées et qui deviennent, bon gré mal gré, sunnites en fréquentant cette madrasa. Les étudiants formés à l’étranger seront aussi importants pour le développement de l’islam en Géorgie. Entre 1991 et mai 1997, 150 jeunes gens originaires de Géorgie ont reçu une formation islamique dans des lycées turcs, ce qui leur permettra de prendre à terme leurs fonctions d’imam pour prêcher dans des villages53. Certains d’entre eux poussent jusqu’aux études supé52 Bayram BALCI, « Islam et éducation islamique en Azerbaïdjan indépendant », sur www.religion.info, études et analyses, n° 1, mai 2004. Voir aussi Altay GEYUSHOV et Eltchin ASQÄROV, « Survey of Islamic Education in Soviet and Post-Soviet Azerbaijan », in Islamic Education in the Soviet Union and its Successor States, London, Raoul Motika, Michael Druck, Stefan Reichmuth éd., 2005 (à paraître). 53 Elisabeth SIECA-KOZLOWSKI et Alexandre TOUMARKINE, Géopolitique de la mer Noire. Turquie et pays de l’ex-URSS, Paris, 2000, p.95. 251 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique rieures en théologie. Ce qui a été dit pour les sunnites en Turquie vaut aussi pour les chiites en Iran. D’une façon générale, les sunnites et les chiites ont vécu en grande partie, et vivent toujours, en bonne entente les uns avec les autres en Géorgie, comme en témoignent les offices religieux de la grande mosquée de Tbilissi, où sunnites et chiites peuvent même prier ensemble. Cependant, les deux communautés n’entretiennent par ailleurs que peu de contacts et ne coopèrent pas de façon plus étroite. L’absence de tensions entre sunnites et chiites ne signifie pourtant pas son contraire et aucun dialogue « œcuménique » et encore moins des alliances n’ont été amorcés jusqu’ici. À l’instar de ce qui s’est produit en Turquie et en Azerbaïdjan, la communauté musulmane de Géorgie s’ouvre au dialogue et va dans le sens de la compréhension interreligieuse. Le 10 juin 2003, un «Conseil de coopération interreligieuse» a été fondé à Tbilissi réunissant anglicans, baptistes, catholiques, luthériens, musulmans et juifs. Seule l’Église orthodoxe, forte de son quasi-monopole des consciences en Géorgie, n’avait pas jugé nécessaire d’être représentée ni de prendre part à ce dialogue. Conclusion Toutes les communautés et établissements islamiques de Géorgie, quelle que soit leur obédience, sont tenus de se soumettre à une autorité centrale, celle du Akhund Hadji Ali de la mosquée centrale de Tbilissi dépendant luimême de la Direction des musulmans du Caucase de Bakou, et donc du cheikh ul-Islam Allahchukur Pachazadé. En réalité, deux communautés de croyants (au moins) coexistent en Géorgie : les Azéris, très majoritairement chiites, et les Adjars, majoritairement sunnites. À l’exception de la prière commune déjà évoquée dans la grande mosquée de Tbilissi, qui est aménagée de telle sorte que tous peuvent l’utiliser, aucune passerelle et aucune coopération ne lient entre elles les deux communautés. L’absence d’unification de l’islam en Géorgie affaiblit la communauté musulmane dans son ensemble, puisqu’elle n’a pas de représentation commune vis-à-vis de l’État pour défendre ses intérêts. Les Azéris ont des revendications davantage économiques que religieuses envers l’État, ce qui s’explique surtout par la dégradation de leur situation économique depuis l’indépendance. Les questions religieuses sont adressées de préférence à Bakou à la Direction des musulmans du Caucase, qui les redirige à sa délégation à Tbilissi. Par contre, pour les Adjars, l’interlocuteur principal sur les questions religieuses reste l’État géorgien. En tant que musulmans géorgiens, ils se trouvent dans une situation difficile et délicate du fait que l’État central encourage les musulmans adjars à se reconvertir au christianisme puisque c’est la « véritable » religion de la Géorgie. En effet, la politique éducative et identitaire de l’État semble avoir pour but de christianiser le pays, quand 252 Le renouveau islamique en Géorgie post-soviétique elle n’appelle pas directement à une conversion à l’Église orthodoxe géorgienne. C’est précisément ce piédestal réservé au passé chrétien dans l’idéologie de l’État et la propension de celui-ci à imposer les valeurs chrétiennes qui posent problème aux musulmans de Géorgie, car ils mènent au moins tendanciellement à une marginalisation voire à l’exclusion de tous les groupes qui n’appartiennent pas à l’Église orthodoxe géorgienne. De ce fait, les musulmans de Géorgie, quelle que soit leur origine ethnique ou la branche de l’islam à laquelle ils appartiennent, ont de plus en plus de mal à se retrouver dans la nouvelle acception que l’État s’est donnée. Certains indices montrent que cette tendance s’est encore accentuée avec l’arrivée au pouvoir du président Saakachvili. La faible identification avec un État qui souligne d’une façon aussi peu équivoque son lien avec le christianisme orthodoxe renforce le danger d’une dégradation entre la Capitale et les régions rurales à majorité musulmane, alors même que ces dernières ont déjà des difficultés à se faire entendre des autorités centrales. Dans la vie quotidienne cependant, les musulmans pratiquants n’ont à craindre aucune discrimination, toutes les communautés vivant encore en bonne intelligence. D’une façon générale, l’islam est considéré comme une religion « traditionnelle » et, à ce titre, accepté par les autorités géorgiennes, ce qui contraste avec le traitement des religions « non traditionnelles », comme par exemple les Témoins de Jéhovah ou les courants salafistes qui ont pu à certains moments prendre racine dans la vallée de Pankissi. 14. L’Église orthodoxe géorgienne, un référent identitaire ambigu Silvia SERRANO Le 23 novembre 2004, fête de saint Georges et anniversaire de la « révolution des roses », des délégations de l’ensemble du monde orthodoxe faisaient le voyage à Tbilissi pour l’inauguration de la cathédrale de la SainteTrinité. L’édifice, dont les fondements avaient été posés en 1995, trône au milieu d’un complexe d’une superficie de onze hectares comprenant onze réfectoires, un monastère, un hôtel de quarante lits, un bassin pour les eaux sacrées, des instituts d’enseignement religieux, un musée, une bibliothèque ainsi qu’une zone d’activité1. Deux jours plus tard s’ouvrait un symposium consacré aux 2 000 ans de christianisme et aux 1 700 ans de saint Georges le Victorieux. Ces célébrations mettaient l’accent sur l’enracinement historique d’une des plus anciennes Églises au monde, puisque l’adoption du christianisme par le royaume d’Ibérie (Géorgie orientale) remonte au IVe siècle2, et témoignaient du rôle majeur joué par l’Église géorgienne contemporaine. Affaiblie à l’époque tsariste par la perte de son autocéphalie, puis durant la période soviétique par les campagnes anti-religieuses et la mise sous tutelle du pouvoir, l’Église espérait de l’indépendance géorgienne une renaissance3. Une autocéphalie reconnue, un regain de la pratique : tout semblait en effet se dérouler sous les meilleurs auspices et conforter l’Église 1 Svobodnaâ Gruziâ, le 23 novembre 2004. 2 L’évangélisation de la Géorgie occidentale s’achève au Ve siècle. L’Église géorgienne dépend un temps du patriarcat d’Antioche avant de devenir une Église autocéphale, selon certaines sources au XIe siècle, au VIIIe siècle selon d’autres. 3 Sur les conséquences des politiques anti-religieuses soviétiques sur l’Église géorgienne, voir par exemple C. J. PETERS, « The Georgian Orthodox Church », Eastern Christianity and Politics in the twentieth century, Christianity under press, vol 1, Pedro Ramet ed, Duke University Press, Durham and London, 1988. 255 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique dans la fonction de ciment de la Nation qu’elle occupait depuis des siècles. Après 1991, si l’Église a des opportunités de consolider son influence et d’institutionnaliser ses positions, elle paraît toutefois fragilisée par la modernisation de la société, les transformations politiques et les défis de l’ouverture. Ces évolutions contradictoires invitent à s’interroger sur les nouvelles relations entre le politique, le social et le religieux dans la période post-soviétique. L’Église, ciment de la nation Une Église multiséculaire La forte identification entre religion et nation, qui est le propre de l’ensemble des Églises orthodoxes autocéphales4, est renforcée, dans le cas géorgien, par différents facteurs historiques et géographiques. La religion renvoie faiblement à une allégeance supranationale, et la référence à la « chrétienté » reste présente, mais abstraite. D’autre part, l’Église géorgienne joue comme signe diacritique fort, renforçant l’adéquation entre le national et le religieux : entre la chute de Byzance au XVe siècle et la poussée russe au XVIIIe siècle, elle était la seule Église orthodoxe de la région. Les relations avec l'autre Église chrétienne du Caucase, l’Église arménienne, sont marquées par la rupture, en 610, en raison de positions antagonistes par rapport au concile de Chalcédoine5. L’introduction d’un alphabet propre, au Ve siècle puis la diffusion progressive du géorgien comme langue liturgique renforcent la conscience d’une singularité forte par rapport aux voisins6. La religion est également déterminante dans la définition du territoire national et les auteurs contemporains se réfèrent à celle donnée, au Xe siècle, par l’hagiographe Guiorgui Mertchoulé : « On appelle Géorgie les vastes territoires dans lesquels le service religieux est célébré en géorgien et où toutes les prières sont dites en langue géorgienne. »7 4 Il existe aujourd’hui quinze Églises orthodoxes autocéphales et deux Églises orthodoxes autonomes. Les cartes religieuses recouvrent les cartes politiques dans le cas des États indépendants. 5 L’ensemble des Chrétiens du Caucase est un temps uni dans le refus du concile de Chalcédoine (451). Quand les Grecs reviennent au concile de Chalcédoine, les Géorgiens, après conseil auprès de l'Église de Jérusalem, approuvent Chalcédoine tandis que les Arméniens le rejettent en 607. 6 Voir Bernadette MARTIN-HISARD, « Christianisme et Église dans le monde géorgien », dans Histoire du Christianisme des origines à nos jours, sous la direction de J.M. Mayeur, C. et L. Pietri, A. Vauchez, M. Venard, tome IV, Évêques, moines et empereurs (610-1054), éd. Desclée, 1993. 7 Cité par I. ANT’ELAVA, M. GAP’RINDASVILi, M. VASNADZE, G. MELIKISVILI, R. METREVELI : Sakartvelos istoria, udzvelesi droidan d?emde, Tbilissi 1996, p 90. 256 L’Église orthodoxe géorgienne Les atteintes à l’Église nationale, qui ont, au cours de l’histoire, accompagné les agressions contre l’entité politique, ont renforcé la vision d’une Géorgie comme une citadelle de la chrétienté assiégée de toute part par les voisins musulmans et la conviction pour les Géorgiens de détenir une « mission » spécifique. Les souverains perses et ottomans ont cherché à islamiser les populations géorgiennes, et les récits abondent de cas de refus des conversions8. Mais les « protecteurs chrétiens »9 n’ont pas été plus respectueux que les ennemis musulmans. En effet, une des premières mesures qui suit l’incorporation des royaumes de Kartlie et Kakhétie à l’empire tsariste est l’abrogation de l’autocéphalie, en 1811. Le Catholicos-Patriarche Anton II est destitué puis déporté en Russie. L’Église est soumise au synode russe et c’est un exarque qui prend la tête du clergé géorgien. Le nombre de diocèses passe de trente à cinq. La décision est prise de transférer les biens mobiliers et immobiliers de l’Église au Trésor de l’État russe, les fresques géorgiennes sont recouvertes à la chaux, les icônes médiévales remplacées par des icônes russes contemporaines, le slavon est imposé comme langue liturgique. L’élimination de l’Église nationale et la réforme ecclésiastique entraînent les premières révoltes en Géorgie occidentale, en 1819-1820, et alimentent durablement un ressentiment profond envers la Russie10. L’attachement à l’Église nationale constitue alors un facteur important de la résistance contre l’Empire et de l’aspiration à l’autonomie. Les revendications concernant le rétablissement de l’autocéphalie sont contemporaines des revendications indépendantistes, voire même antérieures à celles-ci. Un mouvement « autocéphaliste », actif depuis 1905, demande la restauration de l’Église géorgienne, l’élection du Catholicos-Patriarche et des autres prélats, la restitution des terres confisquées11. La déclaration de l’autocéphalie par les évêques de l’Église géorgienne le 12 mars 1917, qui provoque l’ire de l’Égli8 Citons les exemples de Chouchanik, au VIe siècle ou de la reine de Kakhétie, Kétévan, mère du roi Téimouraz 1, tuée en 1624 parce qu’elle refusait de se soumettre à l’injonction de Chah Abbas d’adopter l’islam, toutes deux béatifiées. 9 Le traité de Kutchuk-kaïnardji du 10 juillet 1774 entre l’empire russe et la Sublime Porte instituait la Russie comme protectrice des Chrétiens orthodoxes d’Orient. Voir Manana Gnolidze : « Activity of the Society for the Restoration of Orthodox Christianity in the Caucasus among the Muslim Natives of Georgia», http://-socrates. berkeley. edu/~bsp/ caucasus/publications.html 10 Surguladze AKAKI, Surguladze PAATA : Sakartvelos istoria (Histoire de la Géorgie), Tbilissi 1992. 11 Les revendications autocéphalistes ont émaillé le XIXe siècle. En 1905, des nobles géorgiens adressent une pétition au vice-roi déplorant la misère du clergé et réclamant le rétablissement de l’autocéphalie. En mai 1908, l’exarque Nikon est assassiné et une grande partie du clergé géorgien, y compris les futurs patriarches, l’archevêque Kirion et l’archimendrite Ambroise, est exilée. C. J. PETERS, « The Georgian Orthodox Church », Eastern Christianity and Politics in the twentieth century, Christianity under press, vol 1, Pedro Ramet ed, Duke University Press, Durham and London, 1988. 257 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique se orthodoxe russe, précède l’établissement de l’État indépendant12. Dès lors, les contacts sont rompus entre les Églises géorgienne et russe, jusqu'à la reconnaissance par le Patriarcat russe de l’autocéphalie en 1943. Il faut toutefois attendre le 4 mars 1990 pour que l’autocéphalie soit reconnue par le Patriarcat œcuménique de Constantinople13. Quand la répression religieuse va de pair avec la répression nationale, l’Église géorgienne cherche à être le fer de lance de la résistance. On connaît l’implication dans l’opposition à l’occupation et à la soviétisation du patriarche Ambroise qui, alors que les révoltes se multiplient, adresse en mars 1922 un télégramme à la conférence de Gènes demandant au « monde civilisé » de prendre la défense du peuple et de l’Église de Géorgie « qui constitue depuis des siècles la principale force de la grandeur et de la puissance de l’État national géorgien »14. Car l’Église prend alors de plein fouet la soviétisation, contre laquelle elle a tenté de lutter. Dès 1922-1923, 1 500 églises sont fermées ou détruites15, de nombreux prêtres sont arrêtés. Il faudra attendre la Seconde Guerre mondiale pour que Staline, décidant de jouer sur les sentiments religieux pour accroître le patriotisme, reconnaisse le statut de l’Église en 1943. Selon le Patriarche-Catholicos Eprem II, en 1962, il ne restait plus que 105 prêtres, 80 paroisses (contre 2 055 au début du siècle), deux monastères et deux couvents. La situation s’améliore légèrement sous Ilia II et, en février 1980, il y aurait eu, selon lui, 200 églises ouvertes16. Dans la mesure où l’Église orthodoxe géorgienne est assimilée à la nation et vue comme un garant de sa survie séculaire, le mouvement national, quand il peut émerger sur la scène publique dans les années 1980, comme dans d’autres régions d’URSS mais avec les spécificités susmentionnées, mobilise fortement le religieux. La mobilisation du religieux dans le mouvement national : une religion pour mémoire La présence aux offices, la multiplication des baptêmes et mariages religieux attestent, dans les années 1970, d’une attirance renouvelée pour l’Église. En juillet 1983, le premier secrétaire du Komsomol (et futur ministre d’É12 Un Synode de l’Église géorgienne a lieu du 8 au 17 septembre 1917, qui entérine le règlement de l’Église et place à sa tête le patriarche-Catholicos Kirion II. La Constitution de la République indépendante de 1921 instituera la séparation de l’Église et de l’État. 13 Cette date tardive s’explique par des différends entre le patriarcat œcuménique de Constantinople et le patriarcat de Moscou. 14 Cité par C. J. PETERS, op. cit. 15 Surguladze AKAKI, Surguladze PAATA : sakartvelos istoria (Histoire de la Géorgie), Tbilissi 1992. 16 Cité par C. J. PETERS, op. cit. 258 L’Église orthodoxe géorgienne tat d’E. Chévardnadzé), V. Lordkipanidzé, fait état de dix mille baptêmes et mille mariages religieux par an et s’inquiète de la fusion entre sentiments religieux et nationalistes17. L’apparat attire, le goût de la mise en scène, la joie de pouvoir réinvestir les églises. Certains jeunes mariés revêtent pour l’occasion le costume traditionnel (ou supposé tel), explicitant ainsi le lien qui unit pour eux Église et nation. On retrouve une tradition, même inventée, plus certainement qu’une foi, d’autant mieux venue qu’elle permet de se démarquer des rituels soviétiques, même si les deux coexistent. Certaines pratiques, tel le jeûne de carême, deviennent très largement partagées18. Dans bien des cas, l’accent est mis sur le patrimoine, le religieux allant de pair avec une sacralisation de l’histoire. Ainsi, la restauration des monuments religieux permet aux jeunes, à partir des années 1970, de se redécouvrir un passé et une foi. Le sauvetage du complexe de monastères de David Garedji, en Kakhétie, est une des causes les plus mobilisatrices, dans la seconde moitié des années 1980, motivations religieuses, écologiques, antimilitaristes et anti-soviétiques se conjuguant. En effet, ce complexe fondé au VIe siècle par des moines syriaques et situé à la frontière azerbaïdjanaise19 avait été transformé en polygone de tirs et interdit au public. Les militaires soviétiques prenaient pour cible les fresques médiévales… Il faut voir dans le regain de la pratique religieuse, concomitant de l’agitation nationaliste, des manifestations d’ordre identitaire. Comme dans bien d’autres cas, « une religion à laquelle on ne croit plus joue quand même un rôle de définition de la communauté à laquelle on croit »20. Si les grands rassemblements de la période Gorbatchev mobilisent la symbolique religieuse et en appellent à la protection divine21, c’est que cette « religion pour mémoire », selon la formule de D. Hervieu Léger, permet d’affirmer la fierté de la Nation retrouvée. Les débats récurrents depuis le début des années 1990 sur les symboles nationaux illustrent l’importance du religieux dans la mémoire nationale. Certains s’interrogent : « Qui souhaite que la Géorgie renonce au fondement de sa culture, le christianisme ? À l’époque où il y a un risque de confronta17 Cité par C. J. PETERS, op. cit. De telles évolutions sont également observables dans d’autres républiques soviétiques, par exemple en Arménie. Voir Claire MOURADIAN, « L’Église au service de Dieu, de la Nation ou de l’État soviétique ? », L’Arménie, de Staline à Gorbatchev, histoire d’une république soviétique, Ramsay, Paris, 1990. 18 On peut noter la concomitance de cette pratique avec celle des grèves de la faim comme moyen d’action politique privilégié dans les années 1988-1989. 19 Le territoire lui étant rattaché avait fait l’objet, dans les années 1920 et dans les années 1990, de différends avec l’Azerbaïdjan au moment de la délimitation des frontières. 20 Selon l’expression d’E. Gellner, dans J. RUPNIK, Le Déchirement des Nations, CERI, 1995. 21 On pouvait entendre des slogans tels que « Dieu est avec nous », « Dieu protège la Géorgie », etc. 259 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique tion des civilisations, alors que la Géorgie est à la frontière [entre islam et chrétienté], qui peut ne pas souhaiter que la Géorgie fasse partie de la civilisation greco-orthodoxe ? »22 D’autres mettent régulièrement en garde contre les références au christianisme dans les symboliques de l’État, vilipendant « les intellectuels géorgiens d’aujourd’hui [qui] raisonnent en utilisant les arguments du Moyen Age ; aujourd’hui la Géorgie ne fait pas partie d’une civilisation chrétienne, mais d’une civilisation démocratique à laquelle peuvent appartenir des pays musulmans ou bouddhistes »23. Pourtant, les réticences s’affaiblissent depuis le départ d’E. Chévardnadzé. Le premier décret signé par M. Saakachvili après son investiture concerne l’adoption d’un nouveau drapeau à la référence explicitement chrétienne (cinq croix figurent sur cet étendard d’un clan de Géorgie occidentale au Moyen-Âge, devenu symbole du parti de M. Saakachvili pendant la campagne électorale) en remplacement de l’ancien drapeau de la première république bordeaux, noir et blanc, qui avait été rétabli en 1991. Une des justifications données est que l’ancien drapeau «était associé aux défaites en Abkhazie et en Ossétie du Sud », le nouveau serait le symbole de la victoire et « de la grandeur du peuple géorgien »24. De même que l’investiture de M. Saakachvili en grandes pompes dans la cathédrale de Guélati, le symbole vaut plus comme référence historique que religieuse. Alors que le Parlement, à 147 voix contre une, et dans la précipitation, accepte celui-ci, Zourab Jvania explicite ce choix en déclarant que les Géorgiens « ne [se] considèrent pas comme les héritiers de la première république de Géorgie, [ils se] considèrent comme les héritiers d’une tradition étatique multiséculaire géorgienne »25. Un nationalisme messianique Pourtant, si la religion a été convoquée dans le combat nationaliste et les conflits « politico-ethniques », elle ne l’a pas été uniquement comme référent historique, mais selon une dramaturgie propre, en raison du messianisme du mouvement national moderne. Dès les années 1970, les dissidents Mérap Kostava et Zviad Gamsakhourdia consacrent de nombreux articles dans les revues samizdat aux questions religieuses et vilipendent la corruption au sein de l’Église26. Tous deux reprenaient la tradition de l’hymnographe du Xe siècle Ioané 22 Niko SVANIDZE, Kavkasioni, 19 février 1997. 23 Meridiani, 17-20 décembre 1996. 24 Zourab JVANIA, Ria Novosti, 14 janvier 2004. 25 Ria Novosti, 14 janvier 2004. 26 En 1974, ils fondent le groupe pour la défense des droits de l’homme en Géorgie puis, en 1977, le groupe géorgien pour l’application des accords d’Helsinski et publient notamment le Messager géorgien et la Toison d’or. 260 L’Église orthodoxe géorgienne Zossimé pour revendiquer une « mission spirituelle de la Géorgie »27. Son texte Louange et glorification de la langue géorgienne, qui assure que le géorgien est la langue du Jugement dernier, alimente le nationalisme géorgien contemporain et permet à Z. Gamsakhourdia, dans le commentaire qu’il lui consacre, de voir dans le peuple géorgien un peuple élu, amené à montrer la voie à l’ensemble des peuples28. L’adéquation entre identité nationale et religieuse se construit grâce à la tradition, elle irrigue les pratiques, mais aussi la liturgie et le dogme. Le messianisme du mouvement national aux XXe et XXIe siècles est alimenté par le choix de l’Église de jouer la carte de la Nation. La mobilisation par le nationalisme de la religion va de pair avec une sacralisation du national par l’Église, comme outil de légitimation. Si les relations entre l’Église et la mouvance nationaliste ont été complexes, l’Église elle-même a été un acteur ambigu du mouvement national, se présentant comme l’élément fédérateur de la Nation et adhérant bien souvent au discours nationaliste. Les dissidents ont toujours accusé l’Église d’être sous la coupe du pouvoir. L’attitude d’Ilia II, lors des rassemblements antisoviétiques du printemps 1989 – il se rend devant la foule dans la nuit précédant la répression dans la violence des rassemblements, le 9 avril 1989, pour prévenir qu’elle va être dispersée29 –, est vue par les nationalistes comme une preuve de sa collusion supposée avec le KGB, car cela laisse entendre qu’il était au courant des plans qui se projetaient, tandis qu’elle est vécue par d’autres comme une proximité avec le peuple et un engagement à ses côtés. Même si elle n’a pas apporté son soutien à la mouvance nationaliste radicale30, l’Église a cherché à accompagner les évolutions politiques et à placer explicitement la religion au service du nationalisme. L’une des décisions les plus frappantes a ainsi été celle de canoniser, en 1987, Ilia Tchavtchavadzé, l’une des figures principales du mouvement national, assassiné en 190731. Le Patriarcat a constamment cherché à sacraliser les attributs nationaux. Le calendrier religieux géorgien énumère les grandes dates de l’histoire 27 Titre d’un texte de 1990, republié dans Zviad GAMSAXURDIA, Cerilebi, esseebi, ed. Xelovneba, Tbilissi, 1991. 28 Zviad GAMSAXURDIA, Cerilebi, esseebi, ed. Xelovneba, Tbilissi, 1991. 29 Les forces de l’intérieur dispersent la foule rassemblée nuit et jour devant le bâtiment du soviet suprême de Géorgie, faisant dix neuf morts. 30 Plusieurs membres du clergé ont été proches des mouvements protestataires. Ainsi, un prêtre avait été exécuté pour avoir apporté son réconfort spirituel aux jeunes qui, au début des années 1980, avaient cherché à détourner un avion pour s’enfuir d’URSS, bien qu’il n’ait pas pris part à leur entreprise. 31 Il satisfaisait ainsi une vieille revendication des nationalistes. Le 14 octobre 1982, des dissidents comme Z. Gamsakhourdia ou T. Tchkhéïdzé avaient déjà été arrêtés alors qu’ils faisaient signer une pétition en ce sens. 261 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique nationale32. Ces dernières années, un chant sacré consacré à la langue géorgienne a été introduit dans la liturgie géorgienne, un jour de la langue géorgienne a été inséré dans le calendrier. Le Patriarcat approuve un jeûne devant le monument à la Langue maternelle33. Les publications spécialisées comparent le géorgien, remplacé au XIXe siècle par le slavon dans la liturgie, à Lazare, ressuscité au quatrième jour et le Patriarche lui-même n’hésite pas à reprendre à la lettre les théories d’I. Zossimé pour affirmer que le géorgien est la langue du Jugement dernier et les Géorgiens le peuple élu, le seul à avoir conservé à travers l’histoire la vraie foi34. Un rôle accru de la religion comme déterminant du national La référence accrue au religieux dans les années 1980 donne une acuité particulière aux débats sur la place de l’orthodoxie dans l’identité nationale. Si celle-ci joue certes un rôle fondamental dans le nationalisme géorgien, l’accent mis sur l’unicité confessionnelle, qui a trouvé sa traduction la plus emblématique dans la formule d’Ilia Tchavtchavadzé « Une langue, une confession, une patrie », a toujours buté sur la composante multi-religieuse de la nation géorgienne. L’orthodoxie est la confession dominante, dont se réclame, aujourd’hui comme hier, une très grande majorité de la population35, mais il n’en existe pas moins de nombreux Géorgiens non orthodoxes. La correspondance entre l’Église et la Nation touche ainsi à la définition même de la « géorgianité », puisque la religion n’est pas un déterminant identitaire exclusif. Des communautés juives géorgiennes vivent depuis vingt-six siècles, intégrées dans le pays36. Il existe en outre en Géorgie une tradition catholique, certes restrein32 Le 26 avril est ainsi le jour « à la gloire de la langue géorgienne », le 2 septembre célèbre la bataille de Didgori, en 1121 durant laquelle le roi David IV le Constructeur repousse les Turcs Seljoukides., le 26 mai l’indépendance, etc. http://www.patriarchate.ge 33 Voir par exemple la préface de Naïra GUELACHVILI à Religia i obs^estvo (Religion et Société), recueil de textes, tome 2, Centr kul’turnyx vzaimosvâzei Gruzii, Tbilissi 2003. Dans les années 1980, un paraklis spécial, c’est-à-dire une série de prières doxologiques, avait été introduite, avec textes et musiques géorgiennes contemporaines. Une nouvelle traduction de la Bible modernisée paraît à l’époque de Gorbatchev. Fairy VON LILENFIELD, « Reflections on the Georgian Church and Nation », Seeking God. The Recovery of religious identity in orthodox Russia, Ukraine and Georgia, S. K. Batalden ed., Northern Illinois University Press, 1993. 34 Voir Kavkazskij Akcent, n°4, 16-29 février 2004. Voir les extraits du prêche du CatholicosPatriarche reproduit dans sapatriarkos ucqebani (Le Bulletin du Patriarcat), 8-13 avril 2004. Sur le peuple géorgien comme peuple élu, idée très largement partagée, voir par exemple aγsavali (la Nouvelle), 3-24 avril 2004. 35 Selon le recensement de 2002, 83,9% de la population du pays seraient orthodoxes, 0,8 % catholiques, 3,9 % grégoriens, 0,1 % juifs, 9,9 % musulmans, 0,8 % d’une autre religion et 0,6 % sans religion, Sakartvelos mosaxleobis 2002 c’lis p’irveli erovnuli saqoveltao aγc’eris •egedebi, t’omi 1, Tbilissi 2003. 36 Une grande partie d’entre eux ont quitté le pays pour Israël dès les années 1970. Il restait 262 L’Église orthodoxe géorgienne te, mais ancienne et qui compte de grands noms, tel l’écrivain Soulkhan-Saba Orbéliani37, et 60 000 catholiques vivent aujourd’hui dans le pays, principalement dans les régions méridionales38. Ce sont toutefois les musulmans géorgiens, Adjars et Inguilos, ne serait-ce parce qu’ils sont plus nombreux, qui ont posé le plus de problèmes au nationalisme géorgien39. La comparaison entre le regard porté sur les Géorgiens non orthodoxes et la place qui leur est accordée dans les débats sur l’identité nationale, au XIXe siècle et aujourd’hui, témoignent des difficultés induites par la mobilisation plus forte du religieux. Les nationalistes du XIXe siècle, nourris de pensée laïque européenne, mettaient l’accent sur l’histoire et la langue communes comme composantes principales de la nation, reléguant au second plan la dimension religieuse. La consolidation de la nation géorgienne devait d’après eux se faire par-delà les différences confessionnelles - Iakob Goguébachvili adresse son manuel de langue géorgienne Deda Ena à « tous les Géorgiens, quelle que soit leur confession »40 - et ils étaient convaincus qu’un Géorgien qui renie sa foi reste un Géorgien, alors qu’un Géorgien qui renonce à sa langue cesse de l’être. Avant la révolution, en Adjarie même, alors que la lutte contre les particularismes régionaux qui accompagne la politique de russifi25 000 Juifs en 1989, 18 000 sont partis entre 1989 et 1997, M. PICXADZE, Rukoj kosnuv•is’ steny pla©a, ed. journalist, Tbilissi, 1998. 37 Diplomate et écrivain, auteur (1658-1725). Pour une traduction des extraits de son Voyage en Europe, voir Gaston BOUATCHIDZE, la Prose géorgienne des origines à nos jours, l’Esprit des Péninsules, éditions de l’UNESCO, Paris 1997. Le compositeur Paliachvili, les industriels, les frères Zoubalachvili étaient également catholiques. 38 Voir Régis GENTE, Peuples du monde, novembre 2004. 34 727 selon le recensement. Dixhuit prêtres latins officient aujourd’hui en Géorgie. Outre les Géorgiens catholiques, dont l’Église a été fondée par les chrétiens de Cappadoce et de Syrie et qui a toujours gardé des liens avec Rome, il existe également des communautés catholiques d’Assyro-chaldéens et d’Arméniens. 39 Les Inguilos vivent dans une région aujourd’hui rattachée à l’Azerbaïdjan. Les musulmans géorgiens sont à l’heure actuelle principalement constitués des Adjars. Conquise par l’empire ottoman au XVIe siècle, l’Adjarie est rattachée à la Russie en 1878, puis se voit attribuer, en 1921, une république autonome en raison de la spécificité religieuse. D’autres populations géorgiennes rattachées à l’empire ottoman ont été turquisées et donc islamisées et vivent sur le territoire actuel de la Turquie. Les autorités géorgiennes, à la suite des autorités soviétiques, ont renoncé à toute revendication sur les anciens territoires géorgiens aujourd’hui en Turquie, mais le nombre de ces Géorgiens turquisés et islamisés alimentent les polémiques. Certains avancent le nombre de 10 millions. « Si c’est vrai, argumentent certains, la Géorgie se trouve en Turquie, et nous, nous pourrions porter un autre nom », Meridiani, 17-20 décembre 1996. À propos des conversions, voir E. Meiering MIKADZE, « L’islam en Adjarie : trajectoires historiques et implications contemporaines », CEMOTI n° 27, 1999. 40 G. et G. MAMULIa « Isolationnisme orthodoxe ou nationalisme occidental ? », Politika, n°1, Tbilissi, 2001. 263 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique cation se traduit paradoxalement par une géorgianisation de l’Adjarie, un courant pro-géorgien, représenté notamment par Mémed-Beg Abachidzé, le grand-père d’Aslan Abachidzé, ne voyait aucune incompatibilité entre appartenance géorgienne et musulmane. Paradoxalement, alors que la société géorgienne contemporaine est fortement sécularisée, le pluri-confessionnalisme pose aujourd’hui plus de problème à l’identité nationale. Les amis d’Ilia Tchavtchavadzé voyaient certes les Géorgiens musulmans comme des « fils perdus », contraints par l’histoire de se convertir. À l’heure actuelle, ils sont perçus comme une anomalie. Un journaliste peut ainsi remarquer : « S'il existe bien des musulmans géorgiens, cela n’est pas plus "naturel" que les Bosniaques blonds aux yeux bleus et musulmans. C’est notre plaie, il faut la soigner, et non s’y habituer. »41 Dès la fin des années 1980, l’Église tente en effet de faire revenir les musulmans dans son giron. Ilia II se déplace à l’été 1989 en Adjarie42, le Patriarcat organise des baptêmes collectifs et l’envoi de missionnaires. Dans les montagnes où l’attachement à l’islam restait vivace, cet activisme a provoqué des heurts43. Puisque la nation se définit plus que jamais par la religion, il n’est pas étonnant que les nationalistes et l’Église aient partagé le désir d’affirmer la géorgianité du territoire. L’indépendance politique retrouvée donne au Patriarcat l’occasion de mener une politique de ré-évangélisation de l’ensemble du pays, même s’il se défend de tout prosélytisme auprès des populations non-géorgiennes. Cette volonté s’est traduite, outre par la christianisation des Géorgiens musulmans, par une présence accrue dans les régions « historiquement géorgiennes » peuplées de minorités nationales. La reconquête du pays par l’Église géorgienne l’amène à adopter une attitude perçue comme agressive à l’encontre des non-Géorgiens. Régulièrement, les célébrations religieuses se transforment en démonstration de force nationaliste et sont l’occasion d’incidents en Djavakhétie, région frontalière peuplée majoritairement d’Arméniens, ou en Kvémo-Kartlie, où vit une forte communauté azérie. 41 Kavkasioni, 19 février 1997. 42 L’Adjarie est alors victime de glissements de terrain ; Ilia II aurait présenté ces catastrophes comme un châtiment pour les punir de ne pas être chrétiens, Fairy VON LILENFIELD, « Reflections on the Georgian Church and Nation », Seeking God. The Recovery of religious identity in orthodox Russia, Ukraine and Georgia, S. K. Batalden ed., Northern Illinois University Press, 1993. 43 Dans le reste de l’Adjarie, la population semble relativement indifférente. La donne religieuse a été, là aussi, largement inféodée au politique, le potentat local, Aslan Abachidzé, cherchant délibérément à jouer de la double allégeance, sunnite dans ses relations avec la Turquie et orthodoxe avec la Russie, et sans hésiter à demander au frère d’Hillary Clinton de devenir le parrain de membres de sa famille. 264 L’Église orthodoxe géorgienne Quand le Catholicos-Patriarche se rend à Poka sur le lac de Paravani, en Djavakhétie, sur l’itinéraire qu’aurait parcouru l’évangélisatrice de la Géorgie, Sainte-Nino, les incidents qui éclatent alors qu’il réprimande un enfant arménien qui lui aurait manqué de respect prennent une dimension de conflit ethnique. Depuis lors, Ilia II évite de se rendre en Djavakhétie. Des pèlerinages sont toutefois régulièrement organisés, sans objectif prosélyte avoué. Quand un couvent qui compte une dizaine de religieuses ouvre quelques années plus tard en Djavakhétie, les relations avec la population sont parfois difficiles et il est occasionnellement la cible de jets de pierres44. Des heurts sont évités de peu au printemps 2004, alors que le Patriarcat décide de célébrer une messe orthodoxe dans l’église de Koumourdo, un village à la population arménienne45. D’autres incidents ont également eu lieu, en avril 2004, à Bolnissi, une région peuplée de fortes communautés azéries46. Cet activisme est d’autant plus problématique qu’il s’exerce avec l’assentiment, si ce ne sont les encouragements, des autorités politiques. D’ailleurs, des représentants politiques étaient accourus de Tbilissi à Koumourdo, où ils avaient été très vertement pris à partie. Certains intellectuels, tel Lévan Abachidzé, un théologien, conseiller au Parlement pour les affaires religieuses, peuvent regretter qu’au nom de débats théologiques datant des Ve et VIIe siècles, largement étrangers aux populations locales, les Églises en viennent à diviser celles-ci47. Et en effet, la rivalité avec l’église arménienne n’est pas nouvelle. Pourtant, ces épisodes soulignent que l’Église est devenue un pôle de la mobilisation contre les minorités « nationales », y compris chrétiennes, comme les Arméniens. Ils soulignent les difficultés posées à la Géorgie indépendante par l’affirmation renforcée de l’équivalence entre la confession et l’identité nationale, qui tend à exclure d’une part ceux qui se définissent comme Géorgiens sans être orthodoxes, et d’autre part, ceux qui ne se définissent pas comme tels, tout en étant citoyens géorgiens. Les positions politiques du Patriarcat ont renforcé le resserrement ethnique de l’Église géorgienne en cours depuis le XIXe siècle. Alors que la langue géorgienne avait contribué à l’unification linguistique et créé un espace commun à différents groupes (Abkhazes, Mingrèles, Svanes, etc.), la place transnationale de l’Église géorgienne, traditionnel pôle de ralliement pour les minorités orthodoxes, par exemple Ossètes ou Abkhazes48, est remise en 44 Entretiens avec des religieuses, Akhalkalaki, juillet 2004. 45 Les forces de l’ordre d’Akhalkalaki ont dû être dépêchées sur place. Entretiens à Akhalkalaki, juillet 2004. 46 Mtavari gazeti, 20 avril 2004. 47 Lévan ABACHIDZE, Religia i ob?estvo (Religion et Société), recueil de textes, tome 2, Centr kul’turnyx vzaimosvâzei Gruzii, Tbilissi 2003. 48 Les Abkhazes et les Ossètes sont en partie orthodoxes, en partie musulmans. Les religions 265 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique cause. L’identification de l’Église géorgienne avec les Géorgiens, à l’exclusion des autres peuples du pays, se renforce. Depuis l’accession à l’indépendance, alors que les divisions internes au pays sont apparues au grand jour, débouchant sur plusieurs conflits, et alors que le territoire s’est trouvé morcelé, l’Église a pu apparaître, plus que jamais, comme la seule force unificatrice d’une nation géorgienne menacée par les autres groupes, d’autant que le pouvoir civil restait impuissant à rétablir l’unité. La priorité accordée aux intérêts nationaux bien compris a amené parfois à quelques interprétations très contestées des commandements chrétiens. Intervenant sur la scène politique durant les affrontements entre partisans du président Gamsakhourdia et des milices favorables à E. Chévardnadzé49, le Patriarche Ilia II, cherchant à éviter la guerre civile, se déclarait partisan de la publication d’un « livre de la honte », où figureraient pour les générations à venir tous les Géorgiens ayant tué d’autres Géorgiens, qu’il menaçait d’excommunication, accréditant l’idée qu’il était moins grave de tuer des ressortissants d’autres nationalités... Lors des débats publics sur la mention de la « nationalité » sur les papiers officiels, il n’est pas étonnant que le Patriarche-Catholicos ait pris position en faveur de cette mesure50. Cette ethnicisation progressive de l’Église, qui a pu constituer par le passé un facteur de consolidation de la Nation, contribue aujourd’hui à sa fragilisation, dans la mesure où elle pose problème dans les relations avec les populations d’autres nationalités vivant en Géorgie et entrave la constitution d’une allégeance citoyenne. Une nécessaire redéfinition des rapports avec l’État L’Église s’identifiait avec la Nation, l’indépendance et la liberté religieuse retrouvée lui donnent l’occasion de s’identifier avec l’État. Depuis le début des années 1990, elle cherche à consolider ses positions institutionnelles et son influence dans la société, au prix de liaisons souvent dangepré-chrétiennes et pré-islamiques y jouent encore un rôle très important, voire même, selon certaines sources, accru durant la dernière décennie. A. KRYLOV, « Religia sovremennyx abxazov : relikt pramonoteizma », Central’naâ Aziâ i Kvakaz, 3 (4) 1999, D’autres sources mettent au contraire l’accent sur la montée en puissance de l’orthodoxie en Abkhazie. Voir « National identity and myths of ethnogenesis in Transcaucasia », G. SMITH, V. LAW, A. WILSON, A. BOHR, E. ALLWORTH, Nation-building in the Post-Soviet Borderlands, the Politics of National Identities, Cambrige University Press, 1998. Les prêtres ne reconnaissant pas la tutelle de l’Église géorgienne, voir N. MITROXIN, Russkaâ pravoslavnaâ cerkov’ : sovremennoe sostoânie i aktual’nye problemy, novoe literaturnoe obozrenie, Moscou, 2004. 49 Le premier président de la Géorgie, Zviad Gamsakhourdia, élu en 1991, est renversé en janvier 1992 par des milices paramilitaires qui rappellent l’ancien premier secrétaire du parti communiste E. Chévardnadzé au pouvoir. Des affrontements entre les milices et les partisans de Gamsakhourdia ont lieu, notamment à l’ouest du pays, jusqu’à l’automne 1993. 50 G. et G. MAMULIA « Isolationnisme orthodoxe ou nationalisme occidental ? », Politika, n°1, Tbilissi, 2001. 266 L’Église orthodoxe géorgienne reuses avec le pouvoir. La manière dont se renégocie la place de l’Église révèle les effets en profondeur des politiques soviétiques et l’influence des pratiques de cohabitation entre le pouvoir séculier (soviétique) et l’Église qu’ont entraînées les politiques menées depuis les années 1940. Une consolidation de la position institutionnelle de l’Église Dès les années 1980, l’Église cherche à retrouver sa place et ses droits. De nombreuses églises sont rouvertes au culte ; en octobre 1988, une académie théologique est inaugurée, une seconde ouverte par la suite à Guélati. Six séminaires fonctionnent dans le pays, chaque diocèse a des formations au catéchisme et œuvre à la ré-évangélisation du pays. Il y a aujourd’hui 27 diocèses servis par 700 prêtres, 250 moines et 150 religieuses51. Une résolution du conseil des ministres de Géorgie du 12 avril 1990 stipule que tous les lieux de culte orthodoxes et les biens mobiliers et immobiliers appartiennent au Patriarcat52. L’Église géorgienne s’est battue pour se voir accorder une place privilégiée dans la société par une inscription dans les textes législatifs et a exercé de fortes pressions pour obtenir un statut spécifique. Comme ailleurs, les questions économiques n’ont pas été absentes de ce débat, l’Église cherchant à négocier certains avantages et consolider son poids économique. En 1997, un projet de loi proposait que l’orthodoxie soit reconnue religion d’État et prévoyait une restriction des droits des autres confessions. Mais celle-ci n’avait pas été adoptée car elle aurait pu compromettre l’issue des négociations en cours pour l’adhésion du pays au Conseil de l’Europe53. Après de longues années de discussions, l’Église parvient finalement à voir reconnaître son rôle historique et sa prééminence dans le cadre d’un texte adopté le 14 octobre 200254. Si le terme de concordat est soigneusement évité, dans un souci de soigner l’image internationale de la Géorgie, c’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. Considéré comme le document juridique le plus important après la Constitution, il confirme la place spécifique de l’Église orthodoxe. L’État s’engage à respecter le secret des confessionnaux, accorde le même statut aux 51 Voir le rapport de la commission des droits de l’homme de l’ONU, au terme d’une mission en septembre 2003, GE.03-17127 (E) 300104 040204, E/CN.4/2004/63/Add.1. 52 Nugzar PAPUASVILI, « L’obscurantisme en Géorgie », Religia i ob?estvo (Religion et Société), recueil de textes, tome 2, Centr kul’turnyx vzaimosvâzei Gruzii, Tbilissi 2003. 53 La Géorgie intègre le Conseil de l’Europe en 1999. 54 Les débats concernant l’adoption de l’accord entre l’État et l’Église ont été abondamment couverts. On peut notamment se référer au site du Keston Institute, http://www.keston.org. Voir également RFE/RL, 16 mai 2001. Le texte a été publié dans Sakartvelos respublika, 15 octobre 2002. Selon l’article 9 de la Constitution, l’État reconnaissait déjà « l’importance particulière de l’Église orthodoxe géorgienne dans l’histoire de la Géorgie », tout en stipulant l’indépendance de l’Église et de l’État. 267 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique mariages religieux qu’aux mariages civils, exempte les prêtres du service militaire. Il doit contribuer à la création d’aumôneries dans les prisons et dans l’Armée. L’Église se voit accorder le droit de recevoir des fonds sous la forme de donations bénévoles, d’investissement ou de bourses. Les églises, monastères, en service ou non, sont propriétés de l’Église tout comme les terres sur lesquelles ils sont situés ainsi que les trésors et collections religieuses qui se trouvent dans les musées55. Le nouveau texte, s’il n’institue pas l’Église orthodoxe comme Église officielle, lui concède un statut privilégié et s’inscrit donc dans une tradition de proximité entre l’Église et l’État56. Un des points les plus polémiques est qu’il tranche avec l’absence de loi régissant le statut des autres églises présentes en Géorgie, qui ont des difficultés extrêmes à se faire reconnaître le droit d’ouvrir ou même parfois de conserver des lieux de culte. La liberté de culte est certes inscrite dans la Constitution de 199557 mais, en raison de l’opposition du Patriarcat, aucun des sept projets de loi sur la religion élaborés depuis 1994 n’a pu être adopté58. Les autres Églises continuent donc à relever de la législation en matière d’organisations non-gouvernementales : leur statut y est flou, leurs droits et devoirs vagues, terreau de conflits récurrents. Enfin, l’accord d’octobre 2002 rend impossible toute dissidence au sein de l’Église orthodoxe. La reconnaissance juridique s’accompagne d’une offensive généralisée dans toutes les sphères de la vie publique, le Patriarcat se veut partie prenante de la vie politique et cherche à y assumer un rôle d’acteur à part entière. Le Patriarche-Catholicos vient donc régulièrement commenter dans les médias les évolutions en cours et généralement approuver les autorités publiques et cautionner les choix politiques, quitte à chercher à les infléchir en amont. Ilia II réaffirme par exemple, au printemps 2004, que l’Adjarie, l’Abkhazie et « Sam achablo » (Ossétie du Sud)59 sont des parties intégrantes de la Géorgie60. Le Patriarcat s’est également battu, avec des succès variables, pour un rôle accru et reconnu de l’Église dans toutes les sphères sociales, rêvant, dans une certaine mesure, de se substituer à l’idéologie communiste. La réforme de 55 Pour le texte complet, voir Sakartvelos respublika, 15 octobre 2002 ; pour les débats dans la société civile, voir par exemple Eklesia da samokalako sazogadoeba. sakartvelo XXI sauk’unis dasac’q’isi, (L’Église et la société civile, Géorgie, début du XXIe siècle) kavkasis saxli, Tbilissi, 2001. 56 Rappelons par exemple que le Patriarche-Catholicos était parfois le frère du roi. 57 L’article 14 interdit toute discrimination sur une base religieuse. 58 Le dernier projet avait été soumis au Parlement en 2004, Kavkazskij Akcent, 12, 16-30 juin 2004. 59 Depuis l’abrogation de l’autonomie d’Ossétie du Sud, la région n’est plus appelée que Samachablo par les officiels géorgiens, dans une tentative de nier la dimension ossète. Au printemps 2004, M. Saakachvili a été la première personnalité officielle à reprendre l’expression « Ossétie du Sud ». 60 Kviris palitra, 12-18 avril 2004. 268 L’Église orthodoxe géorgienne l’enseignement en cours lui fournit par exemple l’occasion de participer activement au débat public et de s’opposer à l’introduction, envisagée par le ministre de l’Éducation, de cours d’éducation sexuelle61. La religion comme instrument de légitimation Le relatif succès de l’Église à affirmer sa primauté s’explique, plus certainement que par une foi renouvelée ou que par un prestige particulier, par la concomitance des tentatives de légitimation du politique par le religieux et du religieux par le national. En effet, le religieux, justement parce qu’il est perçu comme du national, est une source importante de légitimation sur la scène politique, d’autant plus précieuse que se montre vacillante l’autorité des hommes publics. Cela ne va pas sans conséquences sur les pratiques politiques et sur la nature des relations avec le pouvoir, et plus généralement, avec l’ensemble des institutions. On assiste donc, depuis le retour d’E. Chévardnadzé aux affaires, à une alliance entre le pouvoir et le goupillon. Les hommes politiques ont été tour à tour touchés par la grâce, à commencer par E. Chévardnadzé, en novembre 1992, qui choisit pour nom de baptême Guéorgui, le saint protecteur de la Géorgie, et pour marraine une princesse de la famille royale Bagration62. Durant la guerre d’Abkhazie, alors que le rapprochement avec Moscou, où des évolutions similaires sont perceptibles63, était justifié par la nécessité de former un axe orthodoxe64, le ministre de la Défense Vardiko Nadibaïdzé devenait le parrain de son homologue russe Pavel Gratchev. Depuis, des acteurs aux affiliations politiques et motivations variées se font une spécialité de jouer des symboles religieux à des fins opportunistes, ravivant de récurrentes polémiques. Tel responsable politique ramène du feu de Jérusalem, tel autre de la poussière d’Inde (soit-disant du tombeau de sainte Kétévan)65. L’ancien député, un temps chargé des relations avec l’émigration, Gouram Charadzé, s’était fait le fer de lance de l’opposition à un projet d’exposition d’icônes dans les musées américains, arguant du fait que les reliques per61 Voir par exemple sapatriarkos ucqebani (Bulletin du Patriarcat), 1-7 avril 2004. L’éducation est finalement le domaine où l’Église est le mieux parvenue à s’imposer. Dès 1994, un accord passé entre le Patriarcat et les autorités introduisait un enseignement religieux dans les programmes, y compris des écoles publiques. 62 Baramidze GIORGI, Bra?uli IRAKLI, Pipia TEMUR : Eduard ?evardnadze- gonebis mokceva sakartvelo?i (Edouard Chévardnadzé- la conversion d’une conscience en Géorgie), Tbilisi, 1995. 63 On pense, par exemple, aux célébrations du millénaire du baptême de la Russie. 64 Alors que le conflit n’avait aucune dimension religieuse et qu’une grande partie des Abkhazes sont chrétiens, les autorités géorgiennes ont toujours cherché à le présenter comme une confrontation entre Chrétiens et Musulmans. 65 Nugzar PAPUASVILI, « L’obscurantisme en Géorgie », Religia i obs^estvo (Religion et Société), recueil de textes, tome 2, Centr kul’turnyx vzaimosvâzei Gruzii, Tbilissi 2003. 269 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique draient leur pouvoir sacré en terre impie66. K. Bendoukidzé, le ministre de l’Économie nommé par M. Saakachvili, et oligarque ayant fait carrière en Russie, justifie les privatisations en expliquant que l’économie de marché découlerait des textes saints67. Les hommes d’affaires financent ostensiblement la réfection des lieux saints et les œuvres charitables68. En raison de la faiblesse des pratiques démocratiques, l’ensemble des acteurs sociaux a tendance à sur-interpréter ces démonstrations de piété et à imputer à l’Église un poids qu’elle n’a pas, contribuant ainsi à le renforcer. En outre, la grande visibilité de l’Église s’explique aussi par la faiblesse de l’État. Les politiques de l’équipe de M. Saakachvili visant une consolidation de l’État, si elles aboutissent, risquent de se solder par la reprise en main par le pouvoir séculier du Patriarcat, qui se montrerait ainsi fidèle à sa tradition d’inféodation. Dans un contexte de concurrence ravivé par l’âge d’Ilia II69 et de volonté manifeste du nouveau gouvernement d’appuyer les éléments considérés comme progressistes au sein de l’Église pour peser sur les évolutions internes et lisser les divergences idéologiques entre pouvoir séculier et religieux, la situation a été jugée suffisamment critique pour que le Patriarcat interdise aux prêtres toute communication avec les journalistes, renforçant d’autant l’opacité. La tentation, pour le Président, est d’autant plus grande que la relative indépendance de l’Église ne va pas sans poser problème aux autorités, quand elle heurte de plein fouet les orientations générales. L’église et les paradoxes de l’identité géopolitique de la Géorgie Alors que la religion a toujours été un élément de la diplomatie géorgienne, une part des débats qui animent la société sur la place de l’Église touche à l’identité géopolitique du pays. Ceux-ci s’inscrivent dans un contexte international caractérisé par le poids capital de l’Église russe dans le monde orthodoxe et les différends historiques entre le Patriarcat de Moscou et le 66 Le Patriarche-Catholicos s’était rallié à cet argumentaire et avait demandé au Président que cette exposition ne se fasse pas. Voir par exemple Resonans, 8 mai 1999. 67 « L’économie de marché a deux pivots, la justice […] et la liberté de choix […]. Ce concept concorde profondément avec la majorité des religions du monde : avec le christianisme, le bouddhisme, l’islam. Dans chacune se trouve des variantes diverses. Par exemple, le Coran régule plus les relations financières concrètes, même sous la forme d’impôt religieux, et punit l’usure. Le christianisme est plus canonique sur les questions des mœurs et de morale. Mais l’idée de justice, qui est l’un des fondements des préceptes religieux connus, est incontestablement présente dans toutes les religions. De plus, dans le christianisme, nous considérons que Dieu est le juge le plus juste. » Svobodnaâ Gruziâ, 23 septembre 2004. 68 Ainsi, le protégé de B. Bérézovski a financé la restauration du complexe monacal de Grémi, en Kakhétie, axali taoba, 22 avril 2004. Il n’est jusqu’aux députés de province qui ne commandent la construction d’église dans leur village natal. 69 Né le 4 janvier 1933, I. Chiolachvili est élu Patriarche-Catholicos en décembre 1977. 270 L’Église orthodoxe géorgienne Patriarcat œcuménique de Constantinople. Dans ses résonances géorgiennes, ces tensions, qui se focalisent sur la question de l’œcuménisme, illustrent les incertitudes identitaires et la complexité de la restructuration de la scène politique géorgienne. Relations entre le Patriarcat et la Russie L’Église joue un rôle fondamental dans les relations tourmentées avec la Russie et est au cœur des contradictions géopolitiques géorgiennes. La communauté de foi est invoquée quand les royaumes géorgiens se tournent vers leur voisin septentrional à la fin du XVIIIe siècle. Pourtant, depuis le milieu des années 1990, les seules forces politiques en Géorgie à prôner un rapprochement avec la Russie le font au nom de la préservation de valeurs orthodoxes et d’un rejet de « l’Occident décadent ». Si tous les adversaires du Patriarcat n’avancent pas qu’Ilia II aurait été de longue date un agent du KGB à la solde de la Russie, la plupart restent persuadés que l’institution est aujourd’hui infiltrée par le FSB qui joue des réseaux ecclésiastiques ou de fidèles pour conserver une mainmise sur la société géorgienne. L’influence russe est en effet très importante au sein de l’Église géorgienne, notamment sur le terrain idéologique. Alors que le clergé subit une crise dans sa formation et que le russe est généralement la seule langue étrangère que connaissent les prêtres, une littérature très abondante et souvent très médiocre est importée de Russie. On y trouve, aux côtés du livre d’A. Douguine, les Bases de la géopolitique, dont un chapitre est consacré à « la géopolitique de l’orthodoxie », pléthore d’ouvrages pseudo-religieux et de brochures de propagande. D’après Nodar Ladaria, un théologien libéral, 99% de la littérature religieuse vendue dans les lieux de culte ou les magasins spécialisés serait traduite du russe70. Elle parvient en Géorgie grâce à des contacts personnels ou à des organisations de bienfaisance telle l’Union des confréries orthodoxes et ses relais en Géorgie comme l’Union des parents orthodoxes ou l’Union du Saint Roi David le Constructeur71. La problématique géopolitique est dominante et s’accompagne d’un corpus d’idées nauséabondes, parfois antisémites, auparavant peu répandues dans le pays. Des brochures qui décrivent des miracles précisent qu’ils ne peuvent se réaliser que dans deux pays, la Russie et la Géorgie, ou présentent la Russie comme le dernier rempart contre le mal mondial. Outre l’antienne d’une décadence morale en cours, certains thèmes de prédilection, repris par des prêtres dans leurs prêches, sont ceux d’un complot maçonnique, voire 70 Il existe de nombreuses revues spécialisées, telles que Lazares aγdγineba (La résurrection de Lazare), édité depuis 10 ans, Xareba (La Bonne nouvelle) ou Mrevli (Les Ouailles). 71 N. LADARIA, « La "piste" russe dans l’Église géorgienne », 20 juillet 2004, voir le http://www.pankisi.info/analitic/ 271 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique judéo-maçonnique ou américano-maçonnique72. L’entrée au Conseil de l’Europe et l’adhésion à « l’ONU maçonnique » sont présentées comme une annonce de l’Apocalypse, le signe de l’arrivée de l’Antéchrist73. Le journal Khareba (La Bonne nouvelle)74 du 1er février 2004 publie, par exemple, la traduction d’un article d’Oleg Platonov intitulé « Le christianisme et la globalisation », dans lequel on peut lire que « la globalisation antichrétienne prépare le monde au pouvoir des élus qui partagent la conception du monde des Pharisiens et des Talmudistes, et tous les autres seront les victimes d’une exploitation terrible, sans aucune possibilité de vivre selon les valeurs de l’Évangile»75. Parallèlement, au sein de l’Église géorgienne, certains religieux, tel l’archimandrite Rafail Karelinin, un prêtre russe installé en Géorgie depuis 40 ans, cherchent à discréditer l’Église russe en faisant campagne contre les académies religieuses et contre les traditions liturgiques russes. N. Ladaria fait d’ailleurs remarquer que les travaux des grands théologiens russes tels Florovskii, N. Afanasiev, J. Meyendorff, and A. Schmemann sont introuvables ou qu’il est impossible d’obtenir des financements pour publier une revue sérieuse sur la culture religieuse russe. Il n’est donc pas possible d’imputer au seul Patriarcat de Russie la responsabilité de la dérive anti-occidentale d’une part de l’Église géorgienne. Elle est en partie imputable aux relations qu’entretiennent des religieux géorgiens avec des courants minoritaires et dissidents au sein de l’Église russe, mais aussi des Églises grecques et bulgares. En fait, un courant de pensée, marginal dans bon nombre d’Églises orthodoxes, et notamment en Russie, se retrouve en position centrale en Géorgie. En ce sens, l’inculture et l’isolement semblent donner du poids à des extrémistes à l’audience ailleurs plus réduite. En outre, ces liens semblent plus le fait de milieux para-ecclésiastiques que du Patriarcat à proprement parler. Il n’en reste pas moins que le triple poids de l’isolement, des divisions internes, exacerbées dans l’Église géorgienne par la perspective d’une relève proche, et des équilibres politiques au sein du monde orthodoxe amène le Patriarcat géorgien à ne se démarquer que peu de ces évolutions et les déclarations qui en émanent, sans être toujours aussi explicites, reprennent les 72 Sur le complot maçonnique, voir par exemple les brochures électorales distribuées lors de la campagne de l’automne 2003, contre Z. Jvania et M. Matchavariani, par l’organisation Mdzleveli (Le vainqueur), qui enjoignaient les électeurs de ne pas « donner leur voix à des agents maçonniques et talmudiques », voir Mdzleveli, 9 octobre 2003. 73 Voir l’aperçu de la presse religieuse par B. KOBAKHIDZE, dans Religia i obs^estvo (Religion et Société), recueil de textes, tome 2, Centr kul’turnyx vzaimosvâzei Gruzii, Tbilissi 2003. 74 Il s’agit d’une publication de l’archevêché de Chemokmedi. 75 N. LODARIA, op. cit. 272 L’Église orthodoxe géorgienne mêmes thématiques et alimentent l’idée d’une confrontation générale entre « libéralisme occidental » et « traditionalisme orthodoxe ». Et il est vrai qu’il maintient des relations avec des éléments parmi les plus nostalgiques de l’époque soviétique et les plus pro-impériaux. Ainsi, une délégation de l’Église géorgienne participait au Forum interreligieux pacifique, les 2-4 mars 2004, à Moscou, dont l’objectif affiché était de réagir à la perte du « grand pays » dans lequel on avait vécu pendant 70 ans76. La sortie du Conseil œcuménique des Églises Les positions géopolitiques du Patriarcat, ainsi que les débats qu’elles suscitent en son sein, sont apparues au grand jour à l’occasion de la sortie du Conseil œcuménique des Églises et ont trouvé d’autant plus d’échos qu’elles engagent l’identité même de la Géorgie. La reconnaissance, en 1990, de l’autocéphalie géorgienne par le Patriarcat œcuménique de Constantinople augurait une normalisation des relations avec les autres Églises et promettait des liens renouvelés. Il n’en a rien été, l’Église géorgienne choisissant peu à peu la voie de l’isolement77. La mesure la plus frappante en est sa décision de quitter, le 20 mai 1997, le Conseil œcuménique des Églises78. Cette décision heurtait de plein fouet le cours politique de rapprochement avec l’Occident mené par les autorités géorgiennes. Tant le président de la Géorgie, E. Chévardnadzé, qu’Ilia II y étaient opposés. Le PatriarcheCatholicos, qui avait été l’un des présidents du Conseil œcuménique des Églises de 1978 à 1983, voyait dans ce forum une possibilité d’accroire la visibilité et le prestige de l’Église géorgienne sur la scène internationale. Certains pressentent donc la « main de Moscou » dans le départ du Conseil œuménique des Églises, institution qui apporte traditionnellement un soutien au Patriarcat œcuménique de Constantinople79. Plus sûrement ont pesé dans la balance les menaces de schisme brandies par certains extrémistes devant lesquelles la hiérarchie ecclésiastique a fini par céder. Effectivement, les religieux des monastères de Bétani, 76 N. LODARIA, op.cit. 77 C.J. Peters fait remarquer qu’en l’absence d’une forte diaspora, à l’époque soviétique, l’Église géorgienne était déjà l’une des Églises orthodoxes les plus isolées. 78 Le Conseil œcuménique des Églises, créé en 1948, réunit 342 Églises chrétiennes, principalement protestantes, d’une centaine de pays. Son secrétaire général, Konrad Raiser, vient de l’Église évangélique d’Allemagne. L’Église romaine n’est pas membre du Conseil œcuménique des Églises. Voir le site de l’organisation http://www.wcc-coe.org/ 79 Si le Patriarcat de Moscou en reste membre, il cherche néanmoins à distendre les liens et encouragerait les Églises à le quitter. Il n’envoie qu’une modeste délégation à la conférence d’Harare, l’Église bulgare quitte aussi le Conseil œcuménique des Églises. Voir, par exemple, Tamaz PAPUASVILI, « k voprosu ob u©astii pravoslavnyx cerkvej v ekumeni@eskom dvizenii », Central’naâ Aziâ i Kavkaz, n°4 (5), 1999. 273 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Chiomghvimé, Zarzma menaçaient de rompre avec l’Église et les tensions ont été telles que les forces de l’ordre ont dû être dépêchées devant les bâtiments du Patriarcat 80. À l’heure actuelle, ces groupes militent en faveur d’une rupture des relations avec les Églises orthodoxes d’Antioche, d’Alexandrie, de Roumanie, au prétexte que celles-ci autorisent les mariages avec des non-orthodoxes. Le retrait du Conseil œcuménique des Églises et l’isolement grandissant ne sont pas tant le signe d’un alignement avec les autres Églises orthodoxes, mais témoignent plutôt de grandes fragilités internes. Au lieu d’interroger les héritages soviétiques dans les pratiques de pouvoir, le discrédit de l’institution et le fossé qui la sépare des croyants, à l’heure où la demande de religieux se fait particulièrement sentir, l’Église impute ses fragilités à des agressions extérieures. La virulence du rejet de l’œcuménisme s’explique par le sentiment de nombreux Orthodoxes, comme par exemple en Russie, de vivre dans une citadelle assiégée par les assauts de l’Occident. La sortie du Conseil œcuménique des Églises s’inscrit dans un contexte géopolitique dans lequel «le monde orthodoxe » s’opposerait au monde occidental, incarné par les catholiques et les protestants. La dimension géopolitique est reconnue explicitement par le Patriarcat qui, dans sa déclaration du 23 mars 2003, constatant l’intérêt grandissant que de nombreux acteurs accordent à l’avenir du pays, et admettant qu’il était « naturel que des forces variées souhaitent que la structure religieuse de la Géorgie corresponde à leurs intérêts », renvoyait dos à dos les extrémistes et les partisans « d’un libéralisme religieux effréné » qui ne peut d’après lui mener « qu’au nihilisme ou à l’indifférence »81. Nodar Ladaria clôt l’explication de texte qu’il fait de la déclaration en appelant les auteurs à expliciter leur point de vue : « Que ces gens sortent de la clandestinité pour lutter ouvertement contre Henri Kissinger, Madeleine Albright, Santa Claus, Harry Potter et les autres ennemis de l’orthodoxie. »82 Effectivement, le rejet de l’œcuménisme s’est accompagné d’une détérioration des relations avec les Églises chrétiennes non-orthodoxes. Hostilité envers catholiques et protestants L’hostilité à Rome n’est pas nouvelle : déjà en 1989, un professeur de liturgie orientale du Vatican avait été empêché de prononcer sa conférence 80 Sur la position du Patriarcat, voir par exemple N. LADARIA, ?vidi d?e, 12-13 mai 1999. 81 Déclaration du 23 mars 2004. Les commentateurs soulignent que la déclaration n’émane pas directement du Patriarche-Catholicos. 82 Religia i ob?estvo (Religion et Société), recueil de textes, tome 2, Centr kul’turnyx vzaimosvâzei Gruzii, Tbilissi 2003. Des campagnes ont été menées pour la censure de Harry Potter. 274 L’Église orthodoxe géorgienne prévue à Tbilissi et contraint de quitter le pays. La visite du Pape en Géorgie en novembre 1999 a révélé ce rejet de l’Occident. Souhaitée par les autorités, elle avait dû être longuement négociée avec le Patriarcat. Une grande messe œcuménique était prévue près de la Koura, à Peski. Sous les pressions d’un groupe de religieux, qui considérait que ce lieu saint aurait été souillé par la présence papale, elle a été annulée et remplacée par un service beaucoup plus modeste au Palais des sports, prononcé devant un parterre pratiquement vide, les évêques ayant interdit à leurs ouailles d’y assister. D’autres incidents témoignent de la détérioration des relations avec le Vatican. En septembre 2003, la signature d’un traité prévu lors de la visite de l’émissaire du souverain pontife, Mgr. Tauran, a été rendue impossible83 en raison des pressions de certains groupes au sein du Patriarcat84. Les tensions sont avivées du fait que l’Église orthodoxe s’attribue les églises catholiques et pose des obstacles à l’achat par des catholiques de terrains pour y construire de nouvelles églises85. Reconnue tacitement comme une Église historique en Géorgie, au même titre que l’islam ou le judaïsme86, le catholicisme est toutefois épargné par les persécutions dont sont victimes les Églises chrétiennes nouvellement implantées, cibles d’une hostilité ouverte du Patriarcat. Le prêtre défroqué Bassil Mkalavichvili, notamment, à la tête d’une « éparchie de Gdlan » auto-proclamée, s’est fait connaître par des pogroms contre les fidèles des nouvelles religions et des autodafés, souvent sous les yeux de la police, avant d’être finalement arrêté, puis condamné à sept ans de réclusion en janvier 2005. Cherchant à consolider sa mainmise sur les autres religions, l’Église a longtemps fermé les yeux sur les exactions commises en son nom, voire les a encouragées, notamment contre les Témoins de Jéhovah et les Baptistes. Ainsi, le métropolite Atanase de Roustavi pouvait déclarer, le 10 février 2002, lors d’une émission de télévision que « les membres des sectes comme les Témoins de Jéhovah, les Baptistes, Anglicans et Pentecôtistes devraient être exécutés »87. 83 En l’absence de loi sur la religion, le texte devait conférer un statut légal aux quelques milliers de catholiques du pays. Notamment pour leur permettre d’avoir une reconnaissance juridique, de construire des églises, de pouvoir enseigner etc. 84 Télévision Rustavi 2, 20 septembre 2003. 85 Ce fut le cas des églises de Batoumi, Koutaïssi, Gori, Oudé, et Ivlita, dans le district d’Akhaltsikhé, voir le site http://www.liberty.ge. 86 Cette catégorie n’est pas explicitée dans les textes géorgiens, mais bien présente dans les esprits. Ainsi, le journaliste Mamouka Aréchidzé, ancien responsable des relations avec le Caucase sous E. Chévardnadzé, appelle l’État « à faire tout ce qui est en son pouvoir pour renforcer les religions traditionnelles au Caucase, l’orthodoxie, l’Église grégorienne, l’islam sunnite, le catholicisme, le judaïsme, etc. car elles auraient une tradition séculaire de cohabitation », à la différence des nouveaux venus, sectes évangélistes ou islam wahhabite, mtavari gazeti, 20 avril 2004. 87 Cité par le rapport de la commission des droits de l’homme de l’ONU, au terme d’une mis- 275 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Les croyants et la foi Dans la mesure où la volonté de rupture avec Moscou et de rapprochement avec les États-Unis et l’Europe fait l’objet d’un très large consensus dans la société, d’autant que malgré les crises politiques et économiques la Géorgie est un des États issus de l’URSS où la nostalgie soviétique est la moins répandue, le rejet de l’Occident par l’Église contribue à creuser le fossé entre l’Église et ses ouailles. Un divorce entre l’Église et les fidèles ? Alors que l’orthodoxie est aujourd’hui perçue comme un obstacle au rapprochement avec l’Europe, pierre angulaire des politiques mises en œuvre depuis 1995, les discriminations à l’encontre de l’Église catholique accroissent son attrait chez les intellectuels. Certains regrettent publiquement que la Géorgie n’ait pas en son temps adopté le catholicisme pour ancrer son appartenance à l’Europe. Une organisation Saba a ainsi été créée dans les années 1990 du nom de l’écrivain catholique Soulkhan Saba Orbéliani, qui cherchait, au XVIIe siècle, à s’assurer la protection de la papauté ou de la France88. Nombreux sont les intellectuels, qu’ils soient ou non tentés par le catholicisme, à mettre en exergue les liens historiques de l’Église géorgienne avec la papauté, rappelant la participation des Croisés à la bataille de Didgori89, la proximité dogmatique entre l’Église géorgienne et Rome, y compris après le schisme avec Byzance en 105490, ou l’importance des missions catholiques depuis le XVIIe siècle. De nombreux Orthodoxes militent en faveur d’une réforme en profondeur de l’Église géorgienne, du retour dans le Conseil œcuménique des Églises et d’un rapprochement avec les autres Églises chrétiennes. Tout comme des ONG telles le Liberty Institute, ils dénoncent les persécutions dont sont victimes les Témoins de Jéhovah et les Baptistes, organisent des débats entre fidèles et ecclésiastiques de différentes confessions91, participent à des messes œcuméniques et trouvent des relais tant auprès du pouvoir politique qu’au sein du Patriarcat. Certains prêtres, tels le métropolite de Géorgie occidentale Abraham, se prononcent également pour le retour de l’Église géorgienne dans le Conseil œcuménique des Églises92. D’autres, parfois formés sion en septembre 2003, GE.03-17127 (E) 300104 040204, E/CN.4/2004/63/Add.1 88 Et dont l’épopée avait inspiré, dans les années 1960, le poète Moukhran Matchavariani qui y avait consacré un récit. 89 Voir note 33. 90 Interview de l’historien G. MAMOULIA dans RFE/RL, 16 mai 2001. 91 La Maison Caucasienne organisait ainsi un séminaire hebdomadaire en 2003-2004. 92 Xronica, 5-11 avril 2004. 276 L’Église orthodoxe géorgienne en Occident, comme l’ancien porte-parole du Patriarcat, le père Bassil Kobakhidzé, n’hésitent pas, malgré les menaces physiques parfois mises à exécution, à intervenir publiquement contre la hiérarchie et à dénoncer l’obscurantisme de certains de ces pairs. Récemment, la lettre ouverte publiée dans le quotidien 24 saati (24 heures), dans laquelle des séminaristes critiquaient l’Église, accusée d’être corrompue et d’abuser de son statut privilégié, témoignait également des tensions qui la parcourent93. La question de l’œcuménisme est au centre de l’ensemble des débats concernant l’Église, mais elle s’accompagne de bien d’autres questions, qu’elle contribue d’ailleurs parfois à occulter. L’Église géorgienne apparaît donc plus fragile qu’on ne pourrait le croire de prime abord. L’ouverture au monde, l’indépendance politique, les nouvelles pratiques religieuses questionnent le rôle traditionnel de l’Église comme sauveur de la Nation. Elle trouve sa place contestée, y compris par les croyants, au point qu’on peut peut-être parler d’un véritable divorce entre les fidèles et l’Église. Si la fonction de ciment national n’est attaquée qu’à la marge, il y a en revanche une forte demande sociale pour d’autres fonctions, sociales ou plus directement spirituelles, que l’Église orthodoxe géorgienne est accusée de mal remplir. Spirituelle, nationale ou sociale : quelle fonction pour l’Église ? Tentation de s’ériger en force politique et lecture fondamentaliste des textes94 suscitent les protestations des fidèles dont beaucoup regrettent de voir l’Église demeurer une institution pieds et poings liés avec l’État. De nombreux intellectuels dénoncent dans ces évolutions une « religion ethnique », un « extrémisme nationaliste » ou le « mariage du néo-bolchevisme et du pseudo-christianisme »95. Alors que le Patriarcat revendique plus que jamais « une fonction culturelle et sociale »96 qui dépasse « le facteur religieux » et se présente comme « le garant de la défense de la vision du monde et des valeurs nationales »97, ils déplorent surtout que l’Église perde sa dimension spirituelle et soulignent avec quelque regret qu’alors que l’attrait pour la religion aurait été « désintéressé » à l’époque soviétique, puisque potentiellement réprimé, dans la pério93 Plusieurs d’entre eux ont ensuite été renvoyés du séminaire. « The Georgian Orthodox Church rejects criticism that it is abusing its special status in society », Sofo Bukia, Tbilisi, CRS No. 264, 1 décembre 2004. 94 Par exemple, elle condamne les mariages mixtes, et voue les enfants de telles unions à la damnation éternelle. En 2000, le Synode a adopté une résolution disant que les enfants morts, y compris in utero, sans avoir été baptisés, allaient en enfer. 95 Voir par exemple la préface de Naïra GUELACHVILI à Religia i obs^estvo (Religion et Société), recueil de textes, tome 2, Centr kul’turnyx vzaimosvâzei Gruzii, Tbilissi 2003. 96 Déclaration du Patriarcat de Géorgie du 23 mars 2003. Une traduction en russe a été publiée dans Religia i obs^estvo (Religion et Société), recueil de textes, tome 2, Centr kul’turnyx vzaimosvâzei Gruzii, Tbilissi 2003. 277 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique de actuelle, les motivations sont souvent opportunistes et matérielles98. Cette nostalgie d’une « religion religieuse » ainsi que les évolutions et les vifs débats récents autour de la place de l’Église montrent une remise en cause de l’équation régissant les rapports entre celle-ci et l’identification nationale. La volonté de recentrage sur la mission spirituelle de l’Église, mais aussi sur la sphère privée, s’explique d’autant mieux que, malgré une visibilité accrue de la foi et de la pratique, la laïcité est l’un des héritages soviétiques les plus solides. La société géorgienne reste très largement sécularisée99 et la population attachée aux acquis soviétiques : une mise en cause de la législation sur le divorce ou sur le droit à l’avortement, par exemple, n’est pas à l’ordre du jour. Certaines pratiques enracinées se conjuguent ici avec le courant occidental que souhaite suivre la Géorgie pour rendre l’ensemble de la société assez peu sensible au message de l’Église et pour accroître le fossé entre celle-ci et les fidèles. Le succès mitigé des tentatives de grignotage de l’espace public qui amène l’Église, très classiquement, à se recentrer sur le terrain des mœurs, l’encourage à occuper des positions d’autant plus conservatrices et radicales que son influence est limitée. Paradoxalement, les interrogations concernant les missions, la place de l’Église et son rôle dans la définition de l’identité nationale touchent des groupes très différents. Les positionnements sont complexes, miroir de questionnements nouveaux, où s’allient processus de subjectivation, désir de « pureté » et de « retour aux sources », mise en cause des médiations. L’exigence de spiritualité accrue ainsi qu’un malaise par rapport à l’apparat et au luxe dans lesquels se complaît l’Église100 se manifestent, sous des formes différentes et parfois antagonistes, à toutes les extrémités du spectre politique et social et transcendent le débat sur « occidentalistes progressistes » et «fondamentalistes obscurantistes ». La tradition « nationale » peut ainsi être critiquée aux deux extrêmes de l’échiquier politique, et pour des raisons somme toute pas si éloignées, quand, par exemple, des intellectuels tels Naira Guélachvili se plaignent des survivances traditionnelles tels les sacrifices d’animaux au nom de la pureté de la religion, et des prêtres traditionalistes veulent renoncer à la polyphonie géorgienne, symbole s’il en est de la tradition liturgique nationale, au nom de l’ancienneté et de la sacralité du chant byzantin101. 97 Idem 98 Voir par exemple la préface de Naïra GUELACHVILI, op.cit. 99 Faute d’enquêtes existantes, il est difficile d’évaluer le nombre de pratiquants, ou de croyants. Certains avancent le chiffre de 2% de la population. Voir par exemple la lettre ouverte de Téimouraz Pandjikidzé lors d’une conférence au Patriarcat, Kavkazskij Akcent, n° 6, 1631 mars 2004. 100 Voir par exemple, le courrier adressé par Téimouraz Pandjikidzé au Patriarche, Kavkazckij Akcent, n° 6, 16-31 mars 2004. 101 En 1998 apparaît un « groupe étudiant le chant liturgique byzantin », qui veut remplacer 278 L’Église orthodoxe géorgienne La grande variété des facteurs qui jouent dans les recompositions en cours explique que soient dépassés les clivages politiques ou idéologiques traditionnels. Au-delà de quelques figures médiatiques bien intégrées dans le tissu des ONG, bénéficiant de relais auprès du pouvoir et à l’étranger, et en l’absence d’étude fiable, il est difficile de connaître le réel équilibre des forces dans l’Église et dans la société. En particulier, l’audience que rencontrent les fondamentalistes est difficile à mesurer. Il peut paraître paradoxal que le discours anti-occidental et in fine pro-russe de l’Église trouve des échos dans une société qui voit massivement dans Moscou la cause de toutes ses difficultés. C’est dans la restructuration de la mouvance nationaliste qu’il convient d’en chercher les causes. Le traditionalisme et la référence orthodoxe des pères du nationalisme géorgien contemporain se conjuguaient avec un attrait fort, quoique ambigu, pour l’Occident102. L’indépendance acquise prive le nationalisme de son objectif le plus unificateur et le contraint à un recentrage de son discours sur des thématiques plus morales que politiques ainsi qu’à la recherche de nouvelles sources de légitimation. En outre, le rapprochement avec l’Occident peut être rejeté comme le symbole même des politiques officielles mises en œuvre par la figure haïe de l’ancien premier secrétaire du parti communiste E. Chévardnadzé. Ces évolutions expliquent l’alliance, qui peut paraître contre-nature, entre d’anciens sympathisants de Z. Gamsakhourdia et des éléments fondamentalistes au sein de l’Église, unis dans un même rejet de l’Occident et de la « modernité » au nom de valeurs religieuses et nationales, ou politiques, et parfois, paradoxalement, au prix d’une orientation pro-russe, voire d’une vision explicitement nostalgique de l’URSS. Conclusion À l’heure du retour de Dieu et de sa déclinaison géopolitique, le supposé « choc des civilisations », l’accent est généralement mis sur les divergences des parcours qu’impliquerait l’appartenance à des religions différentes et, d’autre part, sur la déconnexion des trajectoires post-soviétiques. La conjonction de ces deux facteurs amène toutefois à sous-estimer la prégnance des héritages soviétiques, dont témoigne pourtant le parallélisme des évolutions. les chants religieux géorgiens à trois voix par des chants byzantins monophoniques, au prétexte que ceux-ci sont très anciens et que c’est Dieu qui a commandé à la création des mélodies de Ioan Damascin. Quand ils en font la demande au Patriarche, celui-ci interdit le chant monophonique, mais ils n’obéissent pas parce qu’ils considèrent qu’on ne doit obéir qu’aux lois de Dieu. Tribuna, 2 avril 2003. 102 Guiorgui et Gouram Mamoulia mettent l’accent sur les dangers d’un nationalisme géorgien dépourvu de l’influence occidentale. G. et G Mamulia, op. cit. Pour M. Kostava et Z. Gamsakhourdia, l’Occident a toujours revêtu la double figure du protecteur et du traître. Z. Gamsakhourdia avait envisagé de devenir catholique. 279 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Les mutations de l’Église géorgienne offrent en effet bien des similitudes avec celles des autres Églises au Caucase. La sécularisation de la société, la rupture avec les centres savants et l’inculture religieuse, conséquence de l’éradication des clergés lors des purges staliniennes, en contraste avec le bon niveau d’éducation séculière, sont des legs partagés. Ils expliquent que certaines des trajectoires post-soviétiques présentent de frappantes analogies. Alors qu’à l’ouverture des frontières, les pays de l’URSS deviennent la cible des prosélytes de tout poil, les processus d’individualisation et les opportunités nouvelles d’échanges se sont conjugués pour entraîner une recherche individuelle d’une foi souvent « plus pure » et dégagée des scories de la tradition. L’Église géorgienne, qui espérait hériter du trône vide de l’idéologie communiste et incarner le discours de la nation, partiellement discréditée par sa collaboration avec les autorités soviétiques, paradoxalement privée par l’indépendance d’une de ses fonctions les mieux établies, engoncée dans des pratiques opaques ou monolithiques, inapte à se réformer, n’a su qu’imparfaitement répondre à cette demande nouvelle de religieux et à la concurrence avec de nouveaux venus. 15. In Search of Relevance: Church and Religion in Armenia since Independence Hratch TCHILINGIRIAN When Armenia became independent in 1991, words such as renewal, restoration, reformation, renaissance, re-evangelisation, re-Christianisation and a host of similar expensive terms gained currency among religious leaders. « The reformation of the Armenian Church should be our goal, our target and our point of departure. That reform should preserve an order that is alive, not an order that is just a structure. We need to reform the Church… for the benefit of our nation », Catholicos Karekin I had declared enthusiastically upon his election.1 But, soon, such words lost their lustre and power as they turned out to be just grandiose ideas without praxis. The transition from decades of « ungodliness » under Communism to « knowledge of God » in a newly independent country appeared to be more complex, problematic and difficult. Neither the society nor the religious establishment were prepared to accept the unexpected realities of freedom and liberty. This chapter will present a discussion of some of the key dimensions of this process. Starting with a brief presentation of the Soviet and perestroika periods for context, the chapter will then focus on the Church and the critical issues since Armenia’s independence. The overwhelming majority of the population of Armenia adheres to the Christian faith (98.7%) — at least nominally.2 There are 55 religious organizations (some of them congregations of the same denomination) officially registered in Armenia (see Appendix 1). The largest religious institution is the Armenian Apostolic Church, the « National Church », followed by Armenian 1 Tchilingirian 1996: 12-14. 2 Armenian Apostolic 94.7%, other Christian 4%. World Factbook: Armenia. http://www.cia.gov /cia/ publications/factbook/geos/am.html (9 August, 2005). 281 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Catholic and Protestant Churches,3 and smaller Russian Orthodox (14,600), Assyrian (3,400) and Jewish (300) communities. The Yezidis, numbering 40,620, are the second largest ethnic-religious group in the country.4 Since independence, other new religious movements have appeared in Armenia, including the Jehovah's Witnesses, Mormons, the International Society for Krishna Consciousness, Transcendental Meditation and pagans.5 Interestingly, when intellectuals in Armenia were asked (in a 2004 poll) « which component [of religion] prevails in the average Armenian’s worldview? » they said: 34 percent Christian, 32 percent pagan, 24 percent atheistic.6 It is traditionally believed that two of Jesus Christ's Apostles, Thaddeus and Bartholomew, preached Christianity in Armenia as early as the second half of the first century. Armenia is considered to be the first nation to adopt Christianity as State religion in 301 through the efforts of Gregory the Illuminator (c. 240-325) and King Tiridates III (c. 238-314). The Armenian Church — officially the Armenian Apostolic Orthodox Church — belongs to the Orthodox family of Churches, known as the Oriental Orthodox or 'NonChalcedonian' Churches. It shares many commonalities with the Byzantine Orthodox and Roman Catholic Churches, especially in liturgy, but differs over certain theological issues. The Catholicosate of All Armenians — also known as the 'Mother See of Holy Ejmiatsin' — is the supreme ecclesiastical centre of the Church, located in the town of Vagharshapat, 25 km from Yerevan. It is recognised as 'preeminent' among the four Hierarchical Sees of the Church, which include the Catholicosate of Cilicia located in Antelias, Lebanon (starting in 1930, but with roots going back to the 13th century), the Patriarchate of Jerusalem from the early 14th century and the Patriarchate of Constantinople in Istanbul established in 1461 by the Ottoman Sultan. The 'Catholicos of All Armenians' (more or less equivalent of the Pope or Patriarch) is elected for life by the 3 For profiles of these communities, see Tchilingirian 2000: 44-47 and Tchilingirian 1999: 57. 4 Republic of Armenia, Census 2001, Table 5.1. http://docs.armstat.am/census/pdf/51.pdf. According to the 2001 census, Armenia's total population is 3,213,011. In addition to the mentioned groups, there are also other ethnicities: Greeks (1176), Ukrainian (1633) and Kurds (1519). 5 In addition to Christian denominations and alternative religions, there are also a number of groups following old pagan rituals. Eduard Enfiajian, a political commentator and member of the pagan community, explains: « In Armenia, many people identify religion with the Church establishment. Not us. We have nothing against Christianity, but as a social institution, it is not acceptable to us. Religion is constitutionally separated from the State, but in reality, they teach Christianity even in kindergartens, not to mention schools, universities and the armed forces. To me, this is wrong; a person should be able to choose which God he will obey » (Ter-Saakian 2004). 6 « Value and Ideology Benchmarks: Imperatives and Alternatives », Armenian Center for National and International Studies, Yerevan, July 2004: 10 (www.acnis.am) 282 In Search of Relevance National Ecclesiastical Assembly — the highest legislative body in the Church — and enjoys 'primacy of honour' among the other hierarchical heads. The Assembly is made of two-thirds lay representatives of the Armenian people from around the world and one-third clergymen. The Church under Communism Under decades of Soviet rule, anti-religious propaganda and State-sponsored atheistic indoctrination, the Church suffered heavily as an institution. Vast Church properties were lost, priests were exiled or executed, assets and treasures of Ejmiatsin were confiscated and the Church was stripped bare to its liturgical functions.7 Like all other Churches and religious groups in the USSR — where « millions of peasants were slaughtered in order to eradicate faith from the very roots of the people », as Solzhenitsyn wrote8 — the Armenian Church, too, was persecuted, especially in the 1920’s to 1930’s. Most notably, new archival material and studies reveal that the secret police (the NKVD, KGB’s predecessor) murdered Catholicos Khoren (Muradbekian) by strangulation at his headquarters in Ejmiatsin on April 6th, 1938, for refusing to hand over church treasures.9 The following day, the entire treasury and religious artefacts of Ejmiatsin were confiscated by the State and taken away. Indeed, the Communist authorities in Armenia, headed by K. Arutyunov, wished to liquidate Ejmiatsin entirely and, to this effect, had appealed to Stalin in August 1938. They accused Ejmiatsin of « antiCommunist activities » and collaboration with Armenian nationalists. Although in the end the headquarters of the Catholicosate were not completely closed down, the seven years following the assassination of the pontiff were among the most difficult period in the history of the Catholicosate. In addition to the loss of property and income, out of some 70-75 clergymen in Ejmiatsin all but seven were arrested and exiled for « anti-revolutionary activities », and hundreds of churches were closed. By 1940 there were only nine functioning Armenian churches in the entire Soviet Union.10 In general, the Church in Soviet Armenia « was kept on a very tight leash, reduced to just 7 For a more extensive discussion on the confiscation of Church properties, see Stepanyants 1994: 61ff. 8 SOLZHENITSYN 1989: 15. 9 BEHBUTYAN 1996; KERTOGh (Stepanyants) 2002: 8ff. 10 For instance, in Soviet Georgia out of 23 Armenian churches, only one was left open. Prior to 1917 the large Armenian Church diocese of Russia had 44 churches, 3 monasteries and 57 priests; the diocese of Astrakhan had 57 churches and 39 priests; the diocese of Artsakh (Karabakh) had 208 churches, 14 monasteries and 236 priests. See KERTOGH (Stepanyants) 2002: 7ff; TERCHANYAN 2001; Soviet War News (published by the Soviet Embassy in London) 22 August 1941, quoted in Corley 1996: 11. 283 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique a remnant of its former glory », asserts Felix Corley in his extensive study of the period. It was thanks to the relevance and importance of the Catholicosate to the large Armenian Diaspora that the centuries-old institution was saved from « complete oblivion ».11 Stalin allowed the election of a new Catholicos to take place only in 1945, as he needed support after the « Great Patriotic War » — in which 600,000 Armenians participated and 200,000 died. The Armenian Church delegates from around the world were invited by the Soviet government to take part in the election. The murdered pontiff’s confidant Archbishop Cheorekchian became Catholicos Gevorg VI and was consecrated in the Cathedral of Ejmiatsin.12 As reported by Edward Alexander : « The Soviets went to great pains to record and film the centuries-old ceremony of consecration in all its pomp and splendour…. The films… were dispatched to all parts of the world as new evidence of religious freedom in the homeland. Not only some of the old émigrés, but even recently displaced persons who know Communism more intimately were convinced that genuine freedom was descending on Armenia. The films were the prelude to the clarion call which followed: the call to return to the homeland. The Kremlin was already exploiting the sacred office of the Catholicate to lure back expatriates.13 » Indeed, in his inaugural address as Catholicos of All Armenians, Gevorg VI officially called upon the Armenians in the Diaspora to return to the homeland. Nearly 90,000 Armenians, mostly from the Middle East — whose homeland was actually historical Armenia and Cilicia in Turkey — repatriated to Soviet Armenia between 1946 and 1948. The Soviet Armenian authorities organised the entire enterprise. It was only after they were behind the « iron curtain » that they realized the tragic situation in the homeland and generally in the Soviet Union. « Soon [they] were overcome by a disquieting realization: inside the borders of Armenia the Catholicos was a stranger to his own people ».14 The persecution of the Church eased after Stalin’s death in 1953. The election of the Romania-born Bishop Baljian as Catholicos Vazgen I in 1955 ushered a new period in the life of the Church. Under his leadership, the Church gradually came out of its isolation. Using the Church’s long-established network of dioceses and churches around the world, he created bridges between Soviet Armenia and the Diaspora through Ejmiatsin and strengthened relations with wealthy communities and institutions outside the USSR. This 11 See CORLEY 1996: 9; Corley 1996a: 289-343; Corley 1998: 291-355; and STEPANYANTS 1994. 12 Upon Gevorg’s request Stalin had also allowed the reopening of the seminary in Ejmiatsin to educate and train the much needed priests. For a more extensive discussion of this period, see TERCHANYAN 2001 and MOURADIAN 1990. 13 ALEXANDER 1955 : 359. 14 ALEXANDEr 1955: 360. See also Chapter 8 in MOURADIAN 1990. 284 In Search of Relevance increased Ejmiatsin’s prestige in the eyes of the Communists, who were ever mindful of projecting a good image abroad, and asserted the Catholicos’ national position. Moreover, numerous donations and sponsorships from the Diaspora enabled Vazgen I to renovate many historic churches and monasteries and to engage in cultural-educational activities inside Soviet Armenia, including the building of a modern museum and the establishment of stateof-the-art printing press in Ejmiatsin. At the helm of the Church for nearly 40 years — one of the longest serving pontiffs in the history of the Church — Vazgen I had also endured State pressures and interference in the Church’s affairs. But, over the years, he had come to be respected and recognised as a « national figure » in Soviet Armenia. Raymond Oppenheim, an Episcopalian chaplain stationed at the US embassy in Moscow (1972-75) noted: « The modus vivendi achieved by Catholicos Vazgen I has permitted a greater degree of religious freedom to flourish in Soviet Armenia than in any other part of the Soviet Union ».15 By the late 1970’s, the Church enjoyed even more freedom to carry out its basic religious functions. The number of active churches had reached 40. Another important development, for example, was the permission granted by the government to the Catholicos to send young priests abroad to further their theological education at European and Western universities. The Soviet Armenian government’s « concessions » to Catholicos Vazgen I were in recognition of the Church’s “cultural” and “national” role in history, rather than an endorsement of religion by government officials and society in general. « We are Communists, but we are also Armenians » affirmed one Armenian Communist official, who credited the Church for preserving the Armenian language and culture.16 In the 1970’s and 1980’s Church-State relations were cordial rather than hostile as in previous decades and Vazgen I could publicly state: « Face to face with the Communist ideology, we do not have to prove the right of our existence with intolerance and enmity ».17 While some observers point out that the Church enjoyed freedom because it did not « oppose the ruling ideology » of the Communist regime, others assert that « survival ranked higher than defending doctrine and developing Christian response to change in society ».18 As in the case of the Orthodox Church in Russia, the Armenian Church too, « had to pay for its survival as an institution, beginning in 1943, with unquestioning loyalty » to Soviet authorities.19 From the vantage point of what is known about the Soviet 15 CORLEY 1996a: 315. 16 Nor Gyank (Los Angeles), 18 July 1985: 16. 17 HADIDYAN and SHAHBAZIAN 1976: 292. 18 CORLEY 1996a: 316 and Corley 1998: 346. 19 MOURADIAN 1988: 357-362; ALEXANDER 1955: 357-362. 285 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique regime today, it is clear that the balancing act was difficult. Under the controlling conditions of Soviet rule, the Armenian Church, led by Catholicos Vazgen I, had to make difficult choices, both to survive and to preserve its legitimacy in the life of the nation. Perestroika: a new era Mikhael Gorbachev’s glasnost and perestroika in the late 1980’s ushered a new era for the Church under Communism and brought changes of attitude in the government and society. Matters of Church and religion, in general, were openly and publicly discussed. As one prominent Diaspora visitor to Armenia at the time observed: « The most positive result of glasnost and perestroika is the change in the status of the Church and religion in general. Bible classes, Sunday Schools, the printing of Church music and books, the attendance and acceptance of sacraments by government officials and the reopening of countless churches (over 30) throughout Armenia have brought the Armenian Church back into the lives of the people.20 » This was part of the unprecedented processes of rapid and long-term transitions in virtually all aspects of life in the Soviet Union — social, political, economic, religious, cultural and territorial. Like in other former Soviet republics, the old socio-political boundaries changed in Armenia: a process of social relocation and strengthening of old identity references were quickly in place. The restoration of the « national character » of Armenia and Armenian institutions was part of this process, which included, for example, renaming cities, towns, villages and streets. At the individual level, reclaiming Armenian religion, vis-à-vis the national Church, became one of the means to assert one’s re-appropriated freedoms. Indeed, in the late 198o’s and the early 199o’s, it was fashionable to be baptised and become a « believer », virtually overnight. Other new and non-traditional religious groups — such as Jehovah's Witnesses, Mormons, Hare Krishnas, and Transcendental Meditation — appeared on the fringes of this euphoria, challenging the monopolistic « exclusivity » of the national Church, which was expected to play a role in the construction of a new social order in newly independent Armenia. But, the return to religion and spirituality, enhanced by perestroika, was eclipsed by several major national events and developments, which have had far reaching impact on Armenia and Armenians: (1) the Karabakh Movement, starting in February 1988, which later turned into independence movement; (2) the devastating earthquake in December of the same year; (3) the pogroms of Armenians in Azerbaijani towns; (4) the war with Azerbaijan in and for Nagorno Karabakh and (5) the 20 SIMONE 1990: 75-76; cf. “Cross Meets Kremlin," Time, 4 December 1989: 75-76. 286 In Search of Relevance subsequent economic and energy blockade of Armenia by Azerbaijan and Turkey, which created harsh conditions for the population, especially in the winters of 1992 and 1993. As one young clergyman described, these major turn of events « created a new process of national self-examination and selfassertion ».21 The « Mother Church » was expected — at least from the point of view of the clergy — to play a role in these “historic” developments. The beginning of the Karabakh Movement in early 1988 — demanding the reunification with Armenia of Nagorno Karabakh, an autonomous region within Azerbaijan SSR — was a major test for Gorbachev’s new policy of openness and a major turning point in Soviet Armenia. The conflict between Armenians and Azerbaijanis over Karabakh — a small enclave of 4388 sq. km., with a population of about 150,000 — is the oldest conflict in the former Soviet Union, starting in the 192o’s. A popular movement for self-determination by Karabakh Armenians turned into a full-scale war between Armenians and Azerbaijanis in 1991. The war is not officially over, but a fragile ceasefire since May 1994 is still in force.22 The Karabakh Movement gained strength in both Yerevan and Stepanakert, the capital of the enclave. Some one million Armenians demonstrated in the streets of Yerevan, the movement attracted enormous international attention and became an urgent matter for Gorbachev and the Communist Party leadership in Moscow. In the early stages of the movement, the role of the Armenian Church, personified in Catholicos Vazgen I, was ambiguous. On the one hand, Ejmiatsin was reluctant to publicly oppose the Kremlin's policies, on the other hand, as an Armenian national institution, the Church could not be indifferent to its people’s struggle. Catholicos Vazgen I believed that Armenia’s survival was only possible « within the great and mighty family of Soviet nationalities » and popular demands for Karabakh’s union with Armenia would not lead to any tangible results.23 On the contrary, based on his decades-long experience with Soviet authorities, he feared — as expressed in his appearance on Armenian television — an anti-Soviet movement would lead to « offer[ing] Armenia on a platter to our centuries-old enemy ».24 Thus, throughout the initial phase of the movement in Armenia, Vazgen I appealed for « good sense, far-sightedness and discipline. » Vazgen I was widely criticised by both intellectuals and the public for not supporting the people and for accommodating the policies of Soviet authorities. Some demonstrators during street protests in Yerevan carried placards 21 MGRDTCHIAN 1991: 5. 22 For a more detailed discussion of the conflict, see TCHILINGIRIAN 1995 and TCHILINGIRIAn 1997. 23 Rebroadcast on Armenian radio for Europe, 11 July 1988; SWB SU/0202 B/1-2, 13 July 1988. 24 FBIS-SOV (Armenpress), 15 July 1988: 59. 287 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique declaring: « The Catholicos has crucified our Faith ».25 In response to his critics, Vazgen I appeared on Armenian television on February 25th, 1988 and assured the people that he had sent a telegram to Gorbachev supporting the calls of the people. « I believe that this demand is natural, legal and constitutional », he said, appealing to the population « to remain calm and to await the decision of the Soviet authorities on the Karabakh’s status ».26 When a popular uprising flared up in the streets of Yerevan, the Communist Party leadership of Armenia was unable to control the escalation of the situation. Moscow sought Vazgen I’s help to exert his influence on the people. He did. A few days later Gorbachev reported to the Politburo (February 29th): « [Vazgen I] promised to use all his authority not to allow any anti-Sovietism. He received many telephone calls from abroad. According to his word, he has given all of them this response: don’t interfere in these matters; there must be no anti-Sovietism; only here, within the bounds of the Soviet Union, the Armenian nation is reviving. At the same time he said that real problems do exist, that these events have not arisen from nowhere. In this he referred to one example of his experiences.27 » In an appeal during one of the most critical moments of the mass protests Vazgen I, appearing on television on July 7th 1988, shocked the population of Armenia with a harsh warning: « If you do not listen to me — your patriarch — I will curse my destiny and remain silent until eternity. »28 This « final call » for calmness had a great impact on the population. By 1989, the Karabakh Committee, which grew out of the popular movement, had been successful in consolidating political activities in Armenia under the banner of the Armenian National Movement (ANM).29 The first congress of the ANM, with some 1,500 delegates, convened in Yerevan in October 1989. The Soviet Armenian government and the Armenian Communist leadership officially recognized it. This was the beginning of the erosion of Soviet power in Armenia. In early November 1989, the ANM del25 Libaridian 1988: 93. 26 Keston News Service (KNS), No. 295, 3 March 1988: 17. Vazgen’s appearance on television followed shortly after dissident Paruir Hairikyan had sent the Catholicos a telegram accusing him of betraying the people’s interest. 27 Quoted in Corley 1998: 294. Politburo minutes, 29 February 1988, Tsentr khraneniya sovremennoi dokumentatsii (TskhSD), f. 89, op. 42, d. The “experience” refers to Vazgen’s visit to Baku. He said, “I was in Baku at a reception with [Azerbaijani communist party leader Heidar] Aliev. In Baku there is an Armenian church. Two hundred thousand Armenians or more live in the city. Vazgen asked to hold a service in this church, but for 12 years he’s been waiting for an invitation, which he hasn’t received. He’s an unwelcome person, they don’t want him to turn up there.” Ibid. 28 FBIS-SOV (Armenpress), 15 July 1988: 59. 29 For an extensive discussion of this period, see MALKASIAN 1996. 288 In Search of Relevance egates visited Ejmiatsin to meet with the Catholicos. Despite Vazgen I’s earlier cautious stance, the leaders of the Movement still considered him an important national figure and a supporter of pan-Armenian causes, especially in the view of the fact that he had influence in the Diaspora through the Church’s dioceses and parishes abroad. In his welcoming address, Vazgen I assured his audience, mostly ill-informed about Church and religion: « unlike other Churches, we [the Armenian Church] are not preoccupied with inquisitions. All Armenians, whether believers or not, we consider them true children of the Armenian Church without discrimination ».30 He explained to them the place, role and position of the Church in the « long history » of the Armenian nation and positioned the Church right in the centre of national life: « The national identity of the Armenian nation, the national ethos of the Armenian people, and the national ideology of the Armenian people have been forged here at Holy Ejmiatsin … All the significant events in our history have been…. anchored on spiritual foundations, on the Christian faith, on the national literature, on a fortified culture and on the liberation of the fatherland. Let it not be assumed that in the formation of the national ideology, the Armenian Church was a follower or a conformist. No. The Armenian Church for the past seventeen centuries has been the author and the leader [in these matters]. You can be assured that our Church, headed by Ejmiatsin, is always ready to open its arms and heart before all those Armenians, before those organizations, who would be willing to think, speak and work by this spirit and by properly understood national realisation. This spirit …has preserved also our Church in the last decades, here in a Soviet country; even in the bad times of self-worship, though under isolated conditions, the Armenian Church has always kept the light of this spirit lit in Holy Ejmiatsin and in the Diaspora. » As for the Diaspora, the Catholicos declared: « It could be said, without hesitation, that the Armenian Church is the backbone of Armenian life in the Diaspora ». He then outlined three « important imperatives » for Armenia: 1) « guarantee and strengthen the country’s political security » in view of Armenia's geopolitical position; 2) reconstruct and develop the economy, especially after the earthquake; 3) create uniformity to « advance the prosperity of Armenian national culture in the fatherland. »31 On the one hand, Vazgen I cautiously avoided endorsing the political aspirations of the ANM —subordinating independence to security and democracy to national unity — on the other hand, he showed readiness to help them in their « national struggle ».32 Most importantly, as the ANM was quickly becoming the leading 30 « Address of His Holiness Vazgen to the delegates of the Armenian National Movement, »translated by H. Tchilingirian, Window View of the Armenian Church, Vol. 1, No. 2, 1990: 6. 31 Ibid 6-9. Curiously, at the conclusion of his address to the ANM, “in order to encourage the use of the Armenian language in educational and other institutions,” Vazgen donated one hundred typewriters of Armenian language “under the discretion” of ANM’s “newly elected committee.” 32 For an extensive discussion of the Church’s political stance in the Soviet period until the 289 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique political force in Armenia, Vazgen I made it very clear to the emerging new leadership that « the Church is not on any side; the Church is on all sides. »33 Thus, reiterating the Church’s place and legitimacy above and beyond the emerging national entities. When two years later Armenia became an independent State, the Catholicos was already fully behind the newly independent State and its leadership. In an appeal right before the national referendum on independence held on September 21st, Vazgen I declared: « The cry for freedom and independence is the imperative of our centuries-old history, the dictate of our nation’s consciousness and the guarantee of our future existence. The Armenian Apostolic Church anxiously and unhesitatingly looks forward to hearing our people’s historical affirmation, and to following that voice. … On the horizon of the Armenian land rises that star of independence. Blessings and glory to that radiating star and to the forever free Armenian nation.34 » Shortly after the overwhelming yes vote for independence, the Catholicos presided over the swearing in of the first democratically elected president of the newly independent Republic of Armenia and gave him his blessings. As Armenia’s independence was eclipsed by the continuing conflict and war with Azerbaijan, the Catholicos continued to speak out for an end to the hostilities in Karabakh and for the peaceful resolution of the conflict.35 In terms of his standing in Armenia and the Diaspora, while the entire Communist leadership was discredited, the Catholicos was the only national figure who still enjoyed respect and public standing. Less than three weeks before his death in 1994, Vazgen I was the first national figure who was awarded the newly created highest honour of the Armenian State, the Order of National Hero. The Church after Independence The Armenian Church has had three leaders since independence – the incumbent Catholicoses Vazgen I (1955-1994), Karekin I Sarkissian (19951999) and Karekin II Nercessian (since October 1999). Each leadership change brought its own set of issues into the Church life: from government meddling in the Church election process to the personal style of leadership mid-198o’s, see MOURADIAN 1988. 33 Op cit. “Address of His Holiness Vazgen…” 34 The Armenian Reporter (New York), 19 September 1991. 35 On several occasions, Catholicos Vazgen met Azerbaijan’s religious leader, Sheik-ul-Islam Allah-Shukur Pashazadeh, in an effort to enhance resolution of the conflict and to underline that the conflict is not religious in nature. They met in May 1988, November 1993 and April 1994. 290 In Search of Relevance and vision of each incumbent.36 Since the end of Communism in Armenia, the critical challenges facing the Church have more or less remained the same: a) the relevance of the Church to society, which includes the issues of “re-evangelization” — as Catholicos Karekin I characterized it — of the population after decades of atheism, the lack of adequately educated and trained clergymen, and the non-existence of church communities around which parish life could be organised in towns, cities and regions; b) Church-State relations and « competition » created by other religious groups; c) relations and problems with the Church in diaspora communities spread around the world. Church and Society When Armenia became independent, there were high expectations in Armenia that the Church would provide the much-needed guidance in filling the ideological and spiritual gap left behind by the failure of the Communist ideology. In 1991, as one priest described it: « The responsibility to give shape and content to this [national and spiritual] awakening, together with its present and future direction, [had] fallen on the shoulders of the Armenian clergy. »37 However, the Church in Armenia was not up for the challenge and lacked capacity. Decades of restrains under Communism had rendered the Church ill-prepared — in terms of human and material resources — to respond to the growing interest of people in religion and spirituality. « We never anticipated that the freedom of religion that was granted would create such a situation for which we were certainly not prepared », admitted Catholicos Vazgen I in 1992.38 Indeed, beyond the initial enthusiasm about religious freedom, the Armenian Church’s impact on individual religiosity in Armenia was minimal and continues to be so. Like other nations, say, in Europe, Armenians only nominally belong to the « Mother Church ». Interestingly, in the late 196o’s, the Russian writer Andrei Bitov, describing a visit to Holy Ejmiatsin, wrote: « The church was full, jam-packed, you couldn’t breathe, your neck and tiptoes ached, but there were no believers. On the right, the philharmonic [choir]. On the left, theatre [altar]. In the rear, curiosity. … The service took its normal course, yet its mystery meant nothing to anyone.39 » To a large extent, this was still the case more than two decades later. In the aftermath of the earthquake in 1988, Yuri Rost, who spent considerable time in Armenia, wrote: 36 For more extensive discussion of these issues, see Tchilingirian 1999a: 24-25. 37 MGRDTCHIAN 1991: 5. 38 TCHILINGIRIAN 1992: 7. 39 BITOV 1992: 34. 291 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique « […] faith in a world beyond the grave, in spiritual salvation, as taught by the Church, is to a great extent lost. The old churches lie empty, converted from places of worship into architectural testaments to their ancient historical culture.40 » Right after independence, the Church preoccupied itself with re-establishing its pre-Soviet status and reclaiming its legitimacy as a national institution, which, ironically, it already had. Other denominations — such as the small Catholic and Evangelical Churches — engaged in the « re-evangelization » of Armenia. The Armenian Apostolic Church, instead of copying the zeal of other Christian denominations and religious groups, chose to marginalise the competition by securing a privileged position in the law — as it is, for example, in Russia and Georgia. While multi-level transitions were (and are) taking place in the country, the Church remained on the periphery of both national and social life. For instance, over 98 percent of Armenians consider themselves Christians, but only 8 percent attend church services at least once a week.41 The effects of State-sponsored atheism in Soviet Armenia on the one hand, and the impact of secularisation and globalisation on the other hand have had crucial consequences on religiosity in general and on church practice in particular. However, these far-reaching processes were never seriously studied or addressed by the Church hierarchy. As one study in 2003 put it: « The situation in Armenia proper is still influenced by 70 years of antiChurch propaganda. For many in Armenia, a well-educated Christian is a contradiction in terms. Religious faith is seen as incompatible with reason, knowledge, science and education ».42 In a society faced with an endemic culture of corruption, socio-economic hardships and a continuing territorial conflict, the national Church was expected to provide moral, ethical and spiritual guidance. But this has hardly been the case. In fact, even on issues where the Church has traditionally had clear theological positions, such as abortion and homosexuality, the official Church has been publicly silent. It is telling that a 2003 poll of 1875 people around Armenia found that 60 percent of the respondents ‘did not know any clergy’ — of those who knew, 35 percent had positive, 20 percent negative and 43 percent neutral impressions.43 One young professional working 40 ROST 1990: 156. 41 In neighbouring Georgia it is 10 percent and Azerbaijan 6 percent. « Study of worldwide rates of religiosity, church attendance », 10 December 1997, University of Michigan, http://www. umich.edu/~newsinfo/Releases/1997/Dec97/chr121097a.html (2 September 2005). 42 Armenia 2020, ‘Church, State and Religion in Armenia’, Issue Paper prepared by Arak-29 Foundation, Yerevan, 2003: 1 (www.armenia2020.org). 43 Ibid 3. 292 In Search of Relevance in Yerevan captured the general attitude: « In Soviet times there was more respect for the clergy than now ».44 The effects of Communist legacy remain all too tangible in post-Soviet Armenia. Arguably, one of the most affected areas is theological education and training of clergymen in seminaries, which has had a long-term implication for the functioning of the Church. Throughout the Soviet decades, the seminary curriculum was deeply compromised. While subjects related to the Armenian Church life and culture were (and are) emphasised and taught by highly qualified scholars, theology was taught at rudimentary or « Sunday School » level. This low standard of theological education is due to several key reasons. First, theological scholarship was officially forbidden and later discouraged during the Communist regime. In these circumstances, it was practically impossible to train an indigenous cadre of theologians in Armenia. Priests and seminarians from Ejmiatsin were allowed to study abroad only from the mid-197o’s — including the current Catholicos — but only a handful benefited and many stayed abroad as parish priests. Second, as Church life in Soviet times was restricted to liturgical and ritual practices, the standards of clergy education were determined by the functional needs of the Church. As such, the criteria for graduation from seminary were the knowledge of the liturgical practices of the Armenian Church and some general knowledge of the Scriptures and Church history. Eventually, under Communist pressure, the Church increasingly retreated into a « cultural ministry » and came to see its primary role as the preserver of the Armenian national identity. This affected the Church's « religious mission », which was weakened with each passing decade under Soviet rule. The lack of qualified teaching staff, textbooks in Armenian for theological and Biblical subjects, adequate libraries and research resources compounded this critical problem. Although the restructuring and improvement of clergy education is a longterm process, a new development in this direction started with the establishment of a faculty of theology at Yerevan State University in 1995 — for the first time in the institution’s 84-year history. Some 50-60 students graduate from the program every year. Since the mid-199o’s there has been a gradual and steady increase in the number of students studying in Ejmiatsin, as well as in the two seminaries established in Sevan and Gumri since independence. Whereas in the late Soviet period the average at Ejmiatsin was about 40-50 students a year, in recent years the figure has reached several hundreds. This has translated into the increase in numbers of ordained priests serving in Armenia (see Appendix 2). 44 Interview in Yerevan, 4 May 2005. 293 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique The Church and the State Despite expectations that the Church would be free of State influence in non-Communist Armenia, Church-State relations have been problematic since 1991. Constitutionally the Church and State are separated, but both have attempted to exploit the other. The Church has sought the patronage of the State — especially through legislation — to fend off the challenge and competition posed by foreign missionaries and other much smaller religious groups. While this has put the State in an uneasy position vis-à-vis its human rights and international obligations, successive governments, in turn, have used the Church to boost their legitimacy and declining popularity, especially in the Diaspora. The drafting of legislation on religion, the issue of religious pluralism — or rather religious intolerance — and the State’s interference in the election of the head of the Armenian Church are some of the main areas of conflict since independence. On the eve of the election of a new Catholicos in 1995, when asked about the role of the Church in independent Armenia, President Ter Petrossian explained: « It is true that along with the restoration of Armenian statehood, the Church was relieved of its secular obligations. However, as long as a considerable number of Armenians live abroad, the Church will preserve its role of uniting the Armenian people. The activities of the Church in the nation’s spiritual and moral education should not be underestimated. » In the same interview, he openly endorsed the candidacy of Catholicos Karekin I (Sarkissian) of the Great House of Cilicia — one of the four hierarchical Sees of the Armenian Church located in Lebanon — because of his « Armenian theological and historical knowledge, diplomatic abilities and administrative skills ». Ter Petrossian explained that the Cilician Catholicos was an « undeniable authority for believers » in Armenia and the Diaspora.45 But the President and the government had another agenda in mind. The long conflict between the Catholicosate of All Armenians in Ejmiatsin and the Catholicosate of Cilicia (in Antelias, Lebanon) is a « major wound » in the history of the Armenian Church. Until 1956, Ejmiatsin and Cilicia had good relations and complemented each other’s work by sharing resources and clergy. But during the Cold War, the administrative schism in the Church took a political slant, whereby the Catholicos in Ejmiatsin became known as 'pro-Soviet' and the one in Antelias 'anti-Soviet'. By then the Catholicosate of Cilicia had come under the influence of the Armenian Revolutionary Federation — the Dashnaks — the nationalist party, which was involved in anti-Soviet politics in Lebanon in the 195o’s. In this back45 Hayastani Hanrapetutiun 8 March 1995; see also Window view of the Armenian Church, Vol. V, No. 1, 1995: 4. 294 In Search of Relevance ground, the Cilician See stepped out of its historically recognised ecclesiastical boundaries (Syria, Lebanon, Cyprus) and established counter dioceses in the United States, Iran and Greece, thus putting the « division » in the Church at the jurisdictional level. A few months before the election of the new Catholicos, in an unrelated political development, Ter Petrossian had banned the Dashnak party on dubious charges during a television appearance on December 28th, 1994. At the time the party was one of the largest opposition groups in Armenia and an influential organization in the Diaspora.46 In view of this critical situation at home and deteriorating relations with the Diaspora, the President and his close allies thought that the decades-old rift in the Armenian Church could be resolved by bringing Catholicos Karekin II of Cilicia to Ejmiatsin as « Catholicos of All Armenians ». On the opening day of the pontifical election in Ejmiatsin on April 3rd, 1995, in his address to the 400 delegates of the National Ecclesiastical Assembly, Ter Petrossian said, « I would like to put diplomatic language aside and speak with you with simple human language » : « Let us all admit that the current situation that exists in our Church — that is, her division — is a national disgrace. I do not accept any justification, any argumentation, from all those who have contributed to that division. They have no justification. I do not accept the false passions that caused the division. I do not accept the view that the Church in Ejmiatsin, which was regarded as subservient to the Kremlin or the KGB, has served our people worse than the Cilician See. Simply, the Armenian nation, as in the past, in this era as well, had turned into a pawn of the Cold War. Today, we have the opportunity — without the demands of foreign forces — for the first time, to solve our problems ourselves; to solve the greatest problem that our Church faces.47 » Without naming him, the reference to Catholicos Karekin’s candidacy was clear in his speech. Ter Petrossian’s characterisation of the qualities of Catholicos Karekin was a widely held impression, especially among the elites — although he was less known in Armenia than in the Diaspora. As expressed by Dariel Barseghian, a judge in Armenia and Chairman of National Ecclesiastical Assembly, everyone expected that the new Catholicos would « contribute to the unity of all Armenians, think about the 46 The two main charges were that members of the Dashnak Party’s leadership, the Bureau and the Armenian Central Committee, included non-Armenian citizens (i.e., diasporans with foreign citizenships) and that the party had created a clandestine cell, called Dro, which was engaging in illegal activities threatening Armenia’s national security. In January 1995, the Supreme Court of Armenia ruled that the Dashnak Party should be suspended on the grounds of the first charge, for violating the Law on Civic-Political Organizations and the Law on the Legal Status of Foreign Nationals. The court did not rule on the second charge as the criminal case was still under investigation. 47 Window view of the Armenian Church, Vol. V, No. 1, 1995: 5-6. 295 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique concerns of the Armenian nation — not only spiritual, but in other areas as well — and contribute to the establishment and straightening of independent statehood ».48 Many thought that Karekin I’s election in Ejmiatsin would bring a de facto unity in the Armenian Church and indirectly weaken the Dashnak Party. But that did not happen and could not have happened as the party was still involved in the affairs of the Catholicosate of Cilicia and continued to be influential in the Diaspora. In June 1995, Aram I (Keshishian) was elected Catholicos of the Great House of Cilicia in Antelias to succeed Karekin. Upon their elections, both catholicoses considered the Church unity a most pressing national issue and pledged their commitment for a new modus operandi. But, over a decade later, « Church unity » remains a desired outcome. Contrary to popular perception, unity in the Armenian Church is not likely to imply the merging of the Sees of Ejmiatsin and Cilicia. The Catholicosate of Cilicia has existed for over 700 years. It was established in the year 1293 when the headquarters of the Armenian Church was transferred to Sis, the capital of the Cilician Armenian kingdom (in present day Turkey). Since then, the activities and mission of the Catholicosate of Cilicia has been closely related to the Armenian communities in dispersion. After the Genocide of Armenians in the Ottoman Empire during World War I, the Catholicosate of Cilicia was re-established in Lebanon. Since then it has contributed to the development of the Diaspora by providing Armenian communities around the world with tens of clergymen, teachers, intellectuals, and community leaders. It is difficult to imagine that such a national institution will dissolve any time soon or, as some circles suggest, be demoted to a Patriarchate, as the ones in Jerusalem and Istanbul. The reactions to Karekin of Cilicia’s election as the « Catholicos of All Armenians » were mixed and at times harsh. While with the end of the Cold War the reasons for the division within the Church were no longer justified, Catholicos Karekin I of All Armenians was unable to bring full reconciliation and end the jurisdictional disputes. His « duty and desire [to see] the realisation of cooperation and unity », as he had stated on the day of his election in Ejmiatsin Cathedral, remained unfulfilled.49 Karekin I also lost influence and lustre when Ter Petrossian was forced to resign as the president of Armenia in 1998. Karekin I's 18-year service and legacy in Lebanon were virtually forgotten as the members of the Catholicosate of Cilicia viewed his move to Armenia as a « betrayal » of their historical See. It was the first time in history that a Catholicos of Cilicia had been elected Catholicos of All Armenians. His short tenure in Ejmiatsin did not allow him to leave his mark on the Church in Armenia. On his election, Karekin I had outlined four 48 Ibid 4. 49 Window view of the Armenian Church, 5, 1, 1995: 23. 296 In Search of Relevance ambitious priorities for his pontificate: the celebration of the 1700th anniversary of Christianity in Armenia in 2001; training of clergy and lay workers for the « religious revival of the nation »; « the reinterpretation » of Armenia's national and religious identity; and the financial stability of the Holy See.50 His death due to cancer before the end of the millennium meant that he could not preside over the jubilee celebrations, the preparations for which were largely carried out during his tenure. In 1995 the National Ecclesiastical Assembly had convened to elect a new Catholicos for the first time in 40 years and in an independent Armenia. The old Soviet era had ended and a new one was about to be shaped. Arguably, the election of the head of the Armenian Church was the most pan-Armenian event involving Armenia and the Diaspora. There were great expectations, excitement and vigour surrounding the election. However, in 1999, when it was time to elect a successor to Karekin I, the mood had changed: instead of excitement and enthusiasm, there were petty politicking and internal bickering. Indeed, preparations for the election of the new Catholicos went almost unnoticed by the public except for the odd press release on procedural matters.51 With the early death of Catholicos Karekin I, who was expected to lead the Church into the 21st century, a leadership vacuum emerged. There were hardly any public discussions about the election or about the essential qualities of the prospective candidates. Instead, clergymen, patrons and politicians, both in Armenia and the Diaspora, were engaged in a behind-thescenes promotion of their favoured candidates. Revealingly, two days before the election, one bishop said: « We are not going to elect the worthiest candidate, but we are going to elect the most suitable candidate ».52 One of the questions that emerged after the death of the Syria-born Karekin I was whether the next Catholicos should be a native of Armenia (“insider”) or a Diasporan (‘outsider’). The Church establishment in Armenia, with its own cronyism, preferred continuity of the « status quo » without major changes. The Diaspora, in turn, had its own few candidates and felt the ‘inside-outside’ debate was offensive. A group of archbishops — including the Patriarchs of Jerusalem and Istanbul — publicly complained that the government of President Robert Kocharian was unduly interfering in the election process. In a statement issued in New York they said: « the high echelons of the government of Armenia have arrived at a consensus in favour of one of the candidates in the upcoming election, and are employed in an effort to enthrone him 50 TCHILINGIRIAN 1996: 12-14. 51 See, for example, “Residents Indifferent about Catholicos Elections”, Asbarez-On-Line, 28 February 1995. 52 Interview in Ejmiatsin, see Hratch Tchilingirian, "Catholicossal Election Special Daily Coverage", 25 October 1999, AIM, posted on groong@usc.edu (www.groong.com). 297 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique as Catholicos ». The government supported the candidacy of Archbishop Karekin Nercessian, the Vicar of Yerevan, the largest diocese in Armenia, who had considerable support among the clergy and laity in Armenia. Indeed, in the previous election of 1995, Nercessian had received the largest number of votes on the first ballot over Catholicos Karekin of Cilicia. But, under pressure, Nercessian withdrew his candidacy on the third ballot in favour of the candidate endorsed by President Ter Petrossian. In the 1995 election, the archbishop of Yerevan was not seen as a match to Catholicos Karekin. As one Diaspora newspaper described him: « Archbishop Nercessian is a hard-working and efficient administrator, but his reputation as a demanding taskmaster has made him enemies in the ranks. Nor is he known as a particularly knowledgeable theologian or a charismatic speaker ».53 He lacked Catholicos Karekin I’s formidable intellectual background — who had authored some three dozen books — and diplomatic skills.54 But just as Ter Petrossian had secured the election of his predecessor, the Kocharian government secured Catholicos Karekin II’s election in 1999. The Armenian government, including President Kocharian, strongly denied any direct pressure in the election, but claimed every right to display interest in this most important process. Indeed, on the opening day of the National Ecclesiastical Assembly, President Kocharian's absence — unlike his predecessor — was interpreted as an expression of the government’s indignation at charges of interference. Levon Mkrtchian, Advisor to the Prime Minister on Religious Affairs, had been sent to deliver the government’s message. He explained the State’s expectations from the Church: « We are interested in seeing a strong Mother See, which will enjoy respect in society, will have irrefutable authority, will have strong clergy who will truly work with their flock. Only then can the Church provide the moral assistance, which is so needed by the population today. » Prior to his election, Archbishop Nercessian, in turn, had said that he would « pursue a policy whereby Church-State relations are defined more concretely and clearly, » as this had not been possible to implement after the country's independence. Mkrtchian, at the time the government’s appointed man for religious affairs, had confirmed that the authorities had a similar desire. « Together with the Church we should develop a document, a concor53 MERGUERIAN 1999. 54 Interestingly, in a 1995 poll in Armenia on the eve of the catholicossal election, 51.5 % of those questioned underlined that the future Catholicos “should possess diplomatic qualities” and only 25 % thought the Catholicos should not get involved in politics; 48.7 % thought that prior to his election, the Catholicos should have done “something important for the nation and be an expert of religion and theology”. See “Inhabitants of Yerevan about the Future Catholicos of All Armenians”, Noyan Tapan Highlights, 52, 8 March 1995; and “Residents Indifferent about Catholicos Elections”, Asbarez-On-Line, 28 February 1995. 298 In Search of Relevance dat, where the duties and responsibilities of our relationship are clarified. There are many European countries where such an arrangement already exists. »55 Upon his election, one of the priorities of the new Catholicos was to formalise the Church’s relationship with the State.56 Within five months of Karekin II's pontificate, on March 17th, 2000, a « Memorandum of Understanding » between the Government of Armenia and the Armenian Church was signed in Ejmiatsin, in the presence of the Catholicos, the Prime Minister and the President of the Constitutional Court of Armenia. The Catholicos explained that through this first-ever formal agreement with the Armenian State « will be fixed all the spheres of cooperation, where the Church and the State will undertake joint efforts directed to the sacred work of strengthening the Motherland and the Church, and creating a happy life for the people ». The Memorandum reiterated « the importance of the undeniable role and the significance of the Holy Armenian Apostolic Church in the further development and strengthening of the Armenian statehood. » The agreement had the « intention of better clarifying the essence of the relationship between the Republic of Armenia and the Armenian Apostolic Holy Church ». Most notable, the sides agreed to (a) further improve and develop regulations governing the relationship of the State and the Armenian Apostolic Church; (b) further clarify the problems related to Church lands and properties; (c) define « certain tax privileges » for the Church and « its traditional organizations » ; (d) clarify the Church’s role in State ceremonies and protocol ; (e) recognise « the importance of the role and significance » of the Church « in national, educational, cultural and social security, health and spiritual spheres »; (f) acknowledge the priority of the Church’s « history, dogmatic preaching and education by the State mass media and during other State activities » ; and (g) establish Armenian Church chaplaincies in the army and prisons.57 55 TCHILINGIRIAN 1999a: 24-25. 56 An unrelated national tragedy took place on 27 October 1999, the day of Karekin II's election. Immediately after the results of the voting were announced in the Cathedral of Ejmiatsin where over 400 delegates had assembled to vote, the jubilation over the election of the new Catholicos lasted only a few minutes as Karekin II interrupted his acceptance speech to announce the murder of Armenia’s Prime Minister, Speaker of the National Assembly and five MPs and officials by a group of gunmen who stormed the parliament hall. The news was brought to the Catholicos as he was addressing the delegates. The first duty of the Catholicoselect was to preside over the funeral services of the slain government leaders on Sunday, 31 October. His consecration as the 132nd Catholicos of the Armenian Church was postponed to 4 November. 57 “A Historical Day in the Mother See of Holy Etchmiadzin”, Press Release, Mother See of Holy Etchmiadzin, 17 March 2000, posted on groong@usc.edu list. 299 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique The agreement is revealing when viewed in the context of other problematic areas in Church-State relations, namely the law on religious organization and pluralism of faith in a democratic society. Immediately after independence, the Church heavily lobbied and was instrumental in the drafting of the 1991 Law on Freedom of Conscience and Religious Organizations in Armenia, in which the Armenian Church is given certain privileges and is declared the « National Church » of Armenians. (In neighbouring Georgia, too, the constitution recognises « the special role » of the Georgian Orthodox Church « in the history of Georgia and its independence from the State ».)58 According to the law, other Christian denominations and alternative religious groups in Armenia were not allowed to proselytise, a privilege granted to the Armenian Church only. Religious groups and organizations whose doctrine was not based on « historically recognized holy scriptures » were not allowed to register officially. This meant that they could not own property, publish literature, and rent places for worship and education, and were subject to other such restrictions. In 1993, a Presidential Decree further strengthened the legal position of the Armenian Church, by granting it the right to « restore and develop the spiritual life of the Armenian people ». The State’s Council on Religious Affairs (which was later disbanded as a separate entity and integrated into government administration) was directed to investigate the activities of all registered religious groups and to ban those who are involved in activities contrary to their status. In effect, the decree questioned the legitimacy of all non-Apostolic religious organizations. In June 1997 the Law on Freedom of Conscience was amended again. It reiterated the special status of the Armenian Church and its exclusive right of « proselytizing » (which is not defined in the law). The Church was given the right: « […] to freely propagate and disseminate its belief on the whole territory of the Republic of Armenia. The official enlightenment of the Armenian Apostolic Church's belief through media or mass activities can be accomplished solely after receiving an official permission from the Armenian Apostolic Church" (Article 17, 2). » The law made it more difficult for non-Apostolic denominations and religious groups to register. For instance, the minimum number of membership in a religious organization to qualify for registration was raised form 50 to 200 (Article 1, e). A human rights report in Armenia pointed out that « Even during Soviet time, when atheism was a part of State politics, only 20 people were required, and under Gorbachev’ rule in 1991, only 10 signatures would be enough [to register a religious group] », which is still the case in postSoviet Russian Federation — although, there too, the law favours the Russian 58 Gvosdev 2000; http://www.parliament.ge/LEGAL_ACTS/CONSTITUTION/consten.html (30 August 2005). 300 In Search of Relevance Orthodox Church.59 Groups applying for registration must « be free from materialism and of a purely spiritual nature, » and subscribe to doctrines based on « historically recognized holy scriptures. »60 The law also gave exclusive right to the Armenian Church « to have permanent ecclesiastics in hospitals, nursing houses, and centres for disabled people, military units and prisons, including detention centres for preliminary investigation » (Article 17, 2.8). Collaboration for Democracy, an NGO in Armenia, in an analytical report on the development of the law on religion since Armenian's independence, asserted: « It seems that [new] amendments to the law which had to eliminate the [previous] law’s shortcomings and controversies, instead made the Law more confusing than it was ».61 Although the special privileges given to the Armenian Church are controversial and widely criticized by human rights groups, Ludwig Khachadrian, the then head of the Council of Religious Affairs, explained the government’s « rationale » during an interview in 1991: « The Armenian Church is the father of the Armenian people. This father was imprisoned and stripped of his children for seventy years. Now that the father is free, others have come to adopt his orphaned children. What we need to do is give the father a chance to reclaim his children. Some of the children would want to go to other homes and some would return to their father's home. It's up to the children. But, it is only fair to give the father a chance to embrace his children, after wrongful imprisonment and persecution. … I have explained this to various denominations and religious groups who have come to Armenia. All we are saying is give the father, the Armenian Church, a chance.62 » Fourteen years have passed since then: what was considered a “chance” given to the Armenian Church has become a privilege and a right insured by the law. The Armenian State’s imprecise and, at times, contradictory laws on religion, on the one hand, and the intolerant stance of the Armenian Apostolic Church vis-à-vis other religious groups, on the other hand, have created a general confusion among both the population and the established religious groups. In late April 1995, a few weeks after the election of Catholicos Karekin I, all non-Apostolic religious groups in Armenia — including the Evangelicals, Baptists, Seventh Day Adventists, Bahais and Krishna devotees 59 "Contradictions in the Armenian Law on Freedom of Conscience and Religious Organizations", Collaboration for Democracy NGO, 4 February 2005; http://www.hra.am/old /eng/index1.php?goto=guest&id=72 (30 August 2005). 60 “Armenia Human Rights Practices, 1994”, U. S. Department of State. February 1995. “Armenia” in Country Reports on Human Rights Practices - 2000. U. S. Department of State: Bureau of Democracy, Human Rights and Labor, February 2001 http://www.state.gov/g/ drl/rls/hrrpt /2000 /eur/index.cfm?docid=672 (30 August 2005). 61 Op cit. "Contradictions in the RA Law on Freedom of Conscience…” 62 TCHILINGIRIAN 1991: 4. 301 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique — were subjected to coordinated attacks by armed groups. They caused extensive damage to properties belonging to these groups and several cases of beatings were reported. (The Roman Catholics were spared the havoc, reportedly because of Armenia’s diplomatic relations with the Vatican.) Government officials subjected the Yerevan offices of a US-based Armenian religious charity, the Armenian Missionary Association of America (AMAA), and the Evangelical Baptist Church to unlawful entry, search and seizure of property.63 International human rights groups and the US government filed an official protest with President Ter Petrossian regarding the violence committed against religious groups.64 The Interior Ministry apologized for the ‘hooligan’ actions and launched a criminal investigation, but no one was ever punished for these illegal activities. Indeed, ten days before Karekin I’s election, Pope John Paul II had told Armenia’s ambassador to the Vatican: « It is not the [Catholic] Church’s desire that it should enjoy special privileges from the Armenian Government, but that it should enjoy the freedom to act, according to the Gospel mandate. This involves the freedom to organize itself at the local and national levels in order to better meet the spiritual needs of the Catholic faithful and to be able to extend compassion and help where required. The faithful too must be free to form communities of faith and service under local Church leadership, while a just solution should be sought to the Armenian Catholic community’s existence in relation to the law on religious freedom and according to international standards.65 » The attack on the Armenian Evangelicals was a major embarrassment for the government, especially in view of the enormous humanitarian assistance that the AMAA, a respected organization in the Diaspora, and its affiliate organizations had provided to Armenia. Since then, however, relations between the government and the Evangelical community have improved. « Many government people and clergy do not understand people’s spiritual needs, » said Rev. Rene Leonian, the French-Armenian head of the Evangelical community in Yerevan. « The State should come up with fair laws. Law on religion should be clear and just. The freedom of religion and conscience must be guaranteed by the State ». He believed that the rules and regulations should be instituted through discussions with various groups who 63 See “AMAA, Evangelical Church Violated in Armenia”, Asbarez-on-Line, 8 May 1995; Lewis 2000: 259ff. 64 See, for example, “Temple of Krishna Awareness Society in Yerevan Attacked”, The Armenian Reporter International, 6 May 1995 and, on the Jehovah’s Witnesses, http://www.jw-media.org/region/europe/armenia/english/human_rights/arm_background2003.htm. 65 Pope’s English-language address on 25 March 1995 to Armenia’s new Ambassador to the Vatican, during the ceremony of presentation of his credentials. L’Observatoire Romano, 29 March 1995. 302 In Search of Relevance are affected by them and « in consultation with all religious groups in Armenia. »66 The current Church-State relations in Armenia make the so-called “nontraditional” religious groups nervous. As it stands, the law grants special privileges to the Apostolic Church only, such as the right to train teachers of religion for State schools throughout Armenia. The 1997 « Law on Freedom of Conscience and Religious Organizations » states that « within the boundaries of the procedure provided by the Law », the Armenian Church is: « […] to promote the spiritual education of the Armenian people, including in the educational institutions where the teaching of religion is permitted solely on the basis of the belief professed by the Armenian Apostolic Church and by teachers who have adequate qualification and authorization from the Armenian Apostolic Church (Article 17, 2.5). » Since independence hundreds of teachers have received special training by the Apostolic Church to teach the « Armenian brand » of religion in public schools.67 While minor attacks and scuffles with non-traditional religious groups take place occasionally in Armenia — but not on the scale of the April 1995 attacks, which seemed to be pre-planned and coordinated — the arrest and sentencing of conscientious objectors remains a problem. Since Armenia’s ascension to the Council of Europe in June 2000 and the country’s commitment to introduce alternative service, the Jehovah’s Witnesses, especially, who generally refuse to serve in the military because of their beliefs, still have problems with the State and the legal system.68 The policies and attitude of the national Church and State officials do not inspire other religious groups with confidence that their rights would be protected. Speaking to an audience at the World Council of Churches in Geneva, Karekin II rejected suggestions that the Armenian Church infringed the human rights and religious liberty of the « sects » — as he called them. On the contrary, he scolded those « who come and criticize us on the basis of their own understanding of religious liberty » and thought « sometimes the freedom of conscience was being confused with anarchy. » While admitting that he might sound harsh in his expressions he said, « If you were in my place, you would have said the same things ».69 66 Interview in Yerevan, see Tchilingirian 2000: 44-47. 67 By 1997, over 600 teachers had already been trained by the Church, 90 percent of them women. See “An interview with His Holiness Karekin I” by Rev Michael Westh, posted on groong@usc.edu, 3 November 1997. 68 For further discussion, see “Report on Armenia, CRI (2003) 36. European Commission against Racism and Intolerance. Adopted on 13 December 2002 and made public on 8 July 2003. http://www.coe.int/T/E/human_rights/Ecri/1-ECRI/2-Country-by-country_approach /Armenia/Armenia_CBC_2en.asp; Corley 2002 and Corley 2003. 69 BROWN 2001. 303 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique During the first five years of his tenure, several key issues have been high on Karekin II’s agenda: efforts to increase the number of priests serving in Armenia; the retrieval of properties that were confiscated during the Soviet period; the renovation of churches and monasteries; construction of new facilities in Ejmiatsin; and a number of charitable projects with assistance from Diaspora organizations and individuals. So far, the State has returned dozens of churches and religious properties to the Church. Many churches and monasteries have been renovated, especially for the 1700th anniversary in 2001. In July 2005, Prime Minister Andranik Margaryan and the Catholicos discussed the issue of the further transfer of monastic and Church properties to Ejmiatsin. They also discussed matters pertaining to yet more « reforms » in the Law on Freedom of Conscience and Religious Organizations.70 « The Church did the impossible, » said Karekin II reflecting on what has been accomplished in recent years. « In a very brief period we trained hundreds of teachers, established new educational and theological institutions, and sponsored youth work. » But he was also aware of the enormous work ahead: « All that we did is really nothing in view of the huge needs that still exist in the country ».71 The Church and the Diaspora Outside Armenia, the Catholicosate of All Armenians has dioceses and church communities in over 30 countries (the largest are in the Russian Federation and the United States). Not only during Soviet times, but also for centuries church communities in dispersion have been a source of human and financial wealth, prestige, power and political influence for Ejmiatsin. Furthermore, besides Ejmiatsin, which is recognised as the « pre-eminent » or the « Mother See » — three of the four Hierarchical Sees of the Armenian Church are also located in the Diaspora — Lebanon, Israel/Palestine, Turkey — with their own monastic brotherhoods, churches and dioceses. These Sees are autonomous in their internal affairs and have cordial relations with each other. Indeed, the Catholicosates of Ejmiatsin and Cilicia participate in each other’s elections through two representatives. However, since Armenia’s independence, especially, other Sees have openly challenged the extent of the « supreme authority » of the Catholicos of All Armenians — an old issue raised during the Soviet period as well. The crux of the matter is the proclaimed powers of the Catholicos of All Armenians over the other three Sees and their incumbents. While the Catholicos in Ejmiatsin is acknowledged and respected as the « Supreme Patriarch », his right to interfere in what is considered internal affairs or prerogatives of the others is a matter of debate. Historically, the nature and boundaries of the authority of the Catholicos of All Armenians 70 Arka News Agency and A1+ online, 14 July 2005. 71 BROWN 2001. 304 In Search of Relevance have never been defined, nor the extent of his jurisdiction clarified « in any clear and systematic manner ».72 In arguing against a case of interference in 1951, the Patriarch of Istanbul wrote to the Catholicos of All Armenians: « [The Hierarchical Sees of the Armenian Church] are intimately linked to each other in terms of faith, doctrine and liturgy, constituting the genuine unity of the Armenian Church, having the Mother See as its centre.... The Armenian Church’s administrative form is democratic with a decentralized system. The Mother See and the other three Sees have this form and system as the bases of their inter-relationship, without infringing the unity of the Church and [without] lessening the pre-eminence of the Mother See.73 » Externally, relations remain cooperative, but since the election of Catholicos Karekin II in 1999 the “centralisation” of authority continues to cause internal tensions in the relationship between the Church in Armenia and the Diaspora. At times, disagreements and dissatisfactions are expressed publicly. The Patriarch in Istanbul, in an interview published in 2001, said: « There are obvious tendencies [in Ejmiatsin] to marginalise the three Hierarchical Sees [in the Diaspora]. This is something that, if not prevented, could be detrimental to the Church and her constituents.… Let us admit that Holy Ejmiatsin, while being the spiritual birthplace of the Armenians, in the present realities of the Diaspora does not represent the totality of the Armenian Apostolic Orthodox Church.74 » In response to a stinging « Communiqué » issued by Ejmiatsin over the disputed diocese in Canada, the Catholicosate of Cilicia in Lebanon « rejected » the « spirit and tone » of Ejmiatsin’s Supreme Ecclesiastical Council. Antelias pointed out that, as it is a generally « accepted practice »: « the Cilician Catholicosate has always favoured conducting discussions between the two Catholicoses and responsible bodies of [the two hierarchical Sees] on issues concerning the Church and the nation through correspondence and meetings [rather than through the media, which] confuse [the public] and are often one-sided and are incomplete pronouncements.75 » In addition to the lack of formal clarity on functions and powers, there is also a clash of personalities and leadership styles. The Catholicoses in 72 In the 19th century, State-imposed church 'constitutions' were established for the Armenian Church in Tsarist Russia (1836) and the Ottoman Empire (1863) respectively. However, both constitutions have been long defunct since the end of the empires that created them. For more on this topic, see NERSOYAN 1996; and ASHJIAN 1994: 3ff. 73 « Letter of Patriarch Karekin I to Catholicos Gevorg VI ». Patriarch Karekin I Trabizontsi’s [Khachaturian] report to the Joint Session of the Religious Council and National Central Committee of the Patriarchate”, 17 November 1951, Armenian Patriarchate of Constantinople. 74 « His Beatitude Patriarch Mesrob of Istanbul and all Turkey: What’s missing is, perhaps, fuller co-operation », Haratch (Paris) 2 & 3 July 2001. 75 Hask (Antelias), April 2005: 296. 305 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Ejmiatsin and Antelias — as well as the Patriarch in Istanbul — were elected relatively young. Enthroned on centuries-old thrones while in their 4o’s, they are ambitious, but with different visions as to how the Church should be administered and led. Indeed, due to their young age at election, they are to lead the Church for a long time. Thus, their personal style and inter-relationship may have significant effect on wider Church affairs. For instance, Karekin II tends to emphasize « discipline » and « loyalty » in the Church, while Aram I of Cilicia speaks of « service » and « renewal ».76 The emphasis on strict « discipline » in the Church and among the clergy ranks — rather than, for example, the religious mission of the Church — has been a controversial aspect of Karekin II’s rule so far. In an « Open Letter » of dissatisfaction — signed by « concerned lay people and clergymen » in Armenia and published in Yerevan in March 2005 — the authors state that within the short period of his tenure, Karekin II has defrocked more priests than all his predecessors combined in the last 300 years of the Church's history.77 He has also made the subject of « discipline » — meaning obedience and loyalty to Ejmiatsin and the Catholicos of All Armenians — an important part of his discourse during « pastoral » visits to Diaspora communities. More problematic, however, is Ejmiatsin’s lack of understanding and appreciation of the complexities in Diaspora communities and differences not only between communities in different diasporas around the world, but also most critically between societies in Armenia and in dispersion. For instance, the Armenian community in the United States is much different sociologically and culturally from the communities, say, in France or Germany. Indeed, the dioceses and parishes in the US are the best organised and administered in the entire Church. There are more functioning churches and parishes in the US (around a hundred) than in Armenia itself. With 44 percent attending church services at least once a week, American Armenians attend more church services than any other community in the West.78 Lay people are actively involved in the Church life and religious matters. Unlike in Armenia and other parts of the world, important moral and social issues are passionately discussed, debated and fought over. By all standards, members of the Armenian Church in the US are more active, more educated in the Church and religious matters and more « spiritually aware » than their counterparts in Armenia or Europe.79 Yet, all this was overlooked during Catholicos Karekin II official visit to California (June 2005), one of the largest dioceses outside Armenia. For instance, at one of the welcoming ceremonies in a Fresno church, Karekin II had this to say to the congregation: 76 See, for example, Hask (Antelias) November-December 2003 and June-July 2004. 77 Chorrord Ishkhanutiun, No. 449 (online No. 609), 4 March 2005 (www.chi.am). 78 Cf. http://www.umich.edu/~newsinfo/Releases/1997/Dec97/chr121097a.html. 79 See Tchilingirian 1998: 10-13. 306 In Search of Relevance « I have come also to inform you that our spiritual life [in Armenia] is living a renaissance. Regrettably, I cannot affirm the same about the Armenian community in Fresno… I remember vividly that mere four years ago there were more people gathered in this church [to greet the Catholicos].80 » While it is not clear on what criteria Armenia is experiencing a “spiritual renaissance”, the Catholicos was clearly disappointed that fewer people had come to greet him in the church. The pattern was repeated in other places, such as during his visit to London in June 2004. Instead of taking this reality in the Diaspora as a wake up call for the Church, the Catholicos reportedly rebuked the priests and the organisers for not mobilising the people. This was not reflecting the lack of « discipline » in the Church or the lack of « loyalty » towards Ejmiatsin, but how distant the Church hierarchy is from the people. Cilician Catholicos Aram I's evaluation of the current situation in the Church captures the essence of this problem. Speaking at the graduation ceremony of the seminary in Lebanon, he said self-critically: « Look at the present picture of our life. We have many men of the cloth, but unfortunately, we have very few priests who have the calling and spiritual-intellectual capacity. We have many people in high positions, but unfortunately, we have very few exemplary leaders. We have many people who occupy thrones, but unfortunately very few who are capable of flourishing and strengthening the thrones [institutions]. The list could be very long…81 » Another simmering conflict in the relationship between the Church in Armenia and the Diaspora, especially in the US, is over the language of liturgy, which the Catholicos insists should be conducted in classical Armenian (grabar). The vast majority of the parishes in the US are made of second, third and fourth generation Armenians, who neither have any knowledge of the Armenian language nor are fluent in modern Armenian, let alone classical Armenian. Most American Armenians « are unable to fully participate in the practice of their religion », says Ara Dolarian, a professor at California State University, adding: « Though the doors of the Church are open, in reality, the doors are closed since the English speaking population does not understand the Church’s religious rites and teachings ».82 Indeed, a number of American Armenian parishes have requested that the liturgy be conducted in a language they understand, i.e. in English. But, instead of addressing this hotly debated problem, a few weeks after Karekin II's pastoral visit to California, the bishop of the Western Diocese sent an official communiqué to 80 « Address in St. Paul Armenian Church in Fresno on 11 June 2005 », see video clip at http://www.armenianchurchwd.com/vehapar/movies.htm (7 July 2005). 81 Hask (Antelias), June-July 2004: 477. 82 DOLARIAN 1993: 21. 307 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique all the priests in his diocese on the matter: « Submitting to and following the strict order and directive of His Holiness Karekin II Catholicos of All Armenians, no part of the Divine Liturgy should be conducted in English ».83 Ejmiatsin and proponents of preserving the ancient language of the liturgy generally argue that this is necessary for « unity » and « uniformity » in the Church. However, neither the Catholicos nor any official Church body has given any theological, doctrinal or canonical justification for the exclusivity of classical Armenian. In the Californian diocese, at least, sermons and biblical readings in the church are allowed to be repeated in English, but being first read in Armenian. By design and tradition, the involvement of laymen in the affairs of the Armenian Church is one of its unique features. Unlike the Roman Catholic and the Orthodox Churches of the Byzantine tradition, which have respectively monarchical and aristocratic structures, lay people actively participate in the administrative, legislative and financial affairs of the Church.84 The laity elects almost all clerical leaders in the Church, the most significant of which is the Catholicos. On the other hand, this has contributed to the politicisation of the Church and its relationship with the Diaspora especially. A long lasting division — which remains unresolved and continues to have a divisive impact on church communities in North America — is the highly politicised administrative schism between the Catholicosates of Ejmiatsin and Cilicia. As discussed earlier, as long as the Armenian Revolutionary Federation — the Dashnak Party — continues to dictate the diocesan affairs of the Cilician Catholicosate, the resolution of the decades-long dispute will not be in the hands of the Church hierarchy, but will depend on the political leaders of the communities involved. Arguably, the most critical issue facing the Armenian Church in the Diaspora and its relationship with the Church in Armenia is the changing demographics of the clergy. The Diaspora is not producing enough locally born clergy and is increasingly reliant on Ejmiatsin to supply parish priests and diocesan bishops. Neither Ejmiatsin nor the Church as a whole has seriously addressed this problem, which has a lasting impact on its mission and viability in the Diaspora. While it is politically incorrect within the Church to speak about « Armenia-born » and « Diaspora-born » priests — because it belies the rhetoric of « One People, One Nation, One Church » — it is a significant issue, at least sociologically. So far, the Church hierarchy in Armenia 83 « To All the Reverend Clergy of the Western Diocese of the Armenian Church », Archbishop Hovnan Derderian, Primate; Armenian Church of America Western Diocese, Burbank, 8 July 2005. 84 The Armenian Patriarchate of Jerusalem is the exception, where the ordained members (monks) of the St. James Brotherhood elect the Patriarch and administer the affairs of the Patriarchate without any lay involvement. 308 In Search of Relevance or the Diaspora have not even identified the problem, let alone studying its socio-ecclesiological implications. As shown in Appendix 2, since Armenia’s independence, there has been a steady decrease of the number of Diaspora Armenians who are going into the clergy as celibate priests. Only celibate priests (vardapets) are allowed to become bishops and diocesan prelates. Of the total number of priests belonging to the Brotherhood of Ejmiatsin, 72 percent are born in Armenia and 28 percent in the Diaspora. The sharp fluctuation is also caused by the fact that 46 percent of all celibate priests were ordained after 1999 – during the tenure of Karekin II – of which 92 percent are born in Armenia. As for bishops, 86 percent who were consecrated before Armenia’s independence are born in the Diaspora; since independence this number has gone down to 41 percent. Interestingly, even in the seminary of the Armenian Patriarchate of Jerusalem, which used to be an important Church centre supplying priests to Diaspora churches, 95.5 percent of the students are born in Armenia. Since Armenia’s independence, the number of recruits from Armenia studying in Jerusalem has gone up sharply, replacing students who once came mostly from the Middle East. If these trends continue, it would mean that in 20-25 years, virtually all the bishops serving in the Diaspora would be born in Armenia. Some may view this as a « positive » development: for sure, it would make Ejmiatsin’s reach and influence in the Diaspora even stronger. But the longer-term implication is that the Armenian Apostolic Church would continue to be an « immigrant Church » for decades to come rather than become a « native » Church vis-à-vis the hierarchy. It would mean gradual hayastanisation85 of the Church in the Diaspora, with all its consequent dynamics and problems. For instance, for 100 years since the first Armenian Church was consecrated in France in 1904, there have not been any French-born bishops or celibate priests in the Armenian Church. Of course, there are socio-cultural and a host of reasons that contribute to this phenomenon, such as secularisation, the discussion of which is beyond the scope of this chapter. The relevant point here is that the current demographics of the clergy in the Armenian Church is another reflection of the hierarchy’s lack of vision and isolationist « Christian mission ». Conclusion The independence of Armenia after decades under atheistic Soviet rule has brought many positive developments in the Armenian Church and generally in terms of freedom of religion and faith in Armenia. However, the Church, the State and society face many challenges: from religious tolerance and pluralism to fairness and full guarantees of rights, to addressing social 85 Hayastan = Armenia. 309 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique and moral issues in a still evolving post Soviet country. The Church hierarchy can no longer simply pontificate about the difficult issues, and complex problems of society without real engagement in the life of the people. As Aram I put it: « Today we cannot serve our people by the titles, thrones, [or] ranks we have, but with our moral character and spirit of servitude ».86 The question is which mission takes priority in the life of the Armenian Church today: the preservation of « Armenian identity » (as was the case in Soviet times) or preaching the Gospel to « all nations » (Matthew 28: 19), including the Armenians? A critical question that the Church leadership needs to address: What is the relevance of a 1700-year-old Church and religious faith to contemporary Armenians living in Armenia and outside, all around the world? Appendix 1 Religious organizations officially registered in Armenia (2004)87 Armenian Apostolic Church 29.12.00 88 Armenian Apostolic Holy Church, the Mother See of Holy Ejmiatsin Catholic Church 30.05.00 29.12.00 13.10.00 Armenian Catholic Church Mkhitarist Centre of Armenia « Mother of God » Convent, Armenian Sisters of the Immaculate Conception Russian Orthodox Church 29.12.00 29.12.00 29.12.00 18.01.01 Russian Orthodox Community – Mother of God Church, Yerevan Russian Orthodox Community – St. Nicolas Church, Gumri Russian Orthodox Community – Holy Mother of God Church, Vanadzor Russian Orthodox Community – Sts. Kirik & Elata Church, Dimitrov (Ararat Marz) 86 Hask (Antelias), November-December 2003, p. 778. 87. Based on data provided by the Armenian Government to the Council of Europe. “Second Report Submitted by Armenia Pursuant to Article 25, Paragraph 1 of the Framework convention for the Protection of National Minorities” (24 November 2004), Council of Europe, ACFC/SR/II(2004)010. Not all religious groups or communities in Armenia are registered. According to Armenian authorities, there are some groups, such as the Russian "Old Believers" and some Yezidi congregations, who do not wish to register. “Report on Armenia, CRI (2003) 36. European Commission against Racism and Intolerance. Adopted on 13 December 2002 and made public on 8 July 2003. http://www.coe.int/T/E/human_rights/Ecri/1ECRI/2-Country-by-country_approach/Armenia/ Armenia_CBC_2en.asp. 88. Date of (re-)registration. 310 In Search of Relevance Protestant/Evangelical Churches 26.10.00 13.11.00 13.11.00 13.11.00 13.11.00 13.11.00 13.11.00 29.12.00 16.08.00 04.06.03 10.07.00 30.10.00 29.12.00 30.10.00 02.06.00 29.12.00 14.11.00 13.06.00 11.07.00 12.06.00 23.07.03 02.06.03 05.10.00 10.07.00 13.11.00 29.12.00 13.11.00 Armenian Evangelical Baptist Church, Yerevan Armenian Evangelical Baptist Church, Abovyan Armenian Evangelical Baptist Church, Ararat Armenian Evangelical Baptist Church, Arevshat Armenian Evangelical Baptist Church, Shirak Armenian Evangelical Baptist Church, Stepanavan Armenian Evangelical Baptist Church, Vanadzor Armenian Evangelical Church, Yerevan Church of Christians of the Gospel Belief, Masis Church of Christians of the Gospel Belief, Shirak Church of Christians of the Gospel Belief, Vanadzor Cloister Church of Christians of the Gospel Belief Erebuni Community Pentecostal Religious Organization, Yerevan Evangelical Church, Yerevan Organization of Christians of the Gospel Belief, Yerevan Union of Armenian Evangelical Churches Union of Churches of Evangelical Baptist Christians of Armenia Bethel Church of Armenian Evangelical Baptist Christians, Yerevan Church of Armenian Brotherhood Church of Christians of the Gospel Belief, Yerevan Church of Christians of the Gospel Belief, Ararat Church of Christians of the Gospel Belief, Armavir Church of Christians of the Gospel Belief, Artashat Church of Christians of the Gospel Belief, Charentsavan Church of Christians of the Gospel Belief, Ejmiatsin city Church of Christians of the Gospel Belief, Kotayk, Gegharkunik Church of Christians of the Gospel Belief, Lori and Tavush Yezidis 14.11.00 16.08.00 Shekhi Shekhu Bakra Yezidi National Committee Yezidi (Sharfidini) Religious Organization Assyrian 15.05.03 Assyrian Religious Organization of Armenia (Holy Apostolic Assyrian Church of the East) Jewish 29.12.00 Jewish Religious Community of Armenia 311 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Other 29.12.00 20.06.00 20.06.00 27.07.00 23.05.00 19.07.00 03.07.03 13.06.00 Adventist (‘Saturday Keepers’) Church of Armenia Bahai Community of Armenia « Church of Jesus Christ of Latter Day Saints » Community of Armenia Church “Word of Life” of Armenia (Charismatic) New Apostles Church Community of Armenia « Space Mission » Religious Union of Armenia Yerevan Church of Gospel Christians (Watchman Nee Memorial Church) Pagan Order of Arordy Religious Community Religious-Charitable Organizations 13.10.00 29.12.00 29.12.00 03.03.01 29.12.00 01.01.01 29.12.00 Armenia Branch, “Agape” religious-charity of USA Armenia Branch, “Hope for Armenia” organization, France Armenia Branch, Armenian Evangelical Association Armenian Bible Society Armenian Bible Society Charitable Organization Gandzasar Theological Centre (Armenian Apostolic) Gideon Charitable Organization, Yerevan Appendix 2 This table shows the number and percentage of bishops and celibate priests (vardabets) who are members of the Monastic Brotherhood of Holy Ejmiatsin of the Catholicosate of All Armenians. Bishops Rank Born in the Diaspora Born in Armenia Total: 46 (in 2004) 70 % (32) 30 % (14) Consecrated before independence 86 % (25) 14 % (4) Consecrated since independence 41 % (7) 59 % (10) Consecrated by 88 % (29) Vazgen I, ex Vazgen I « Catholicos », (1955-1994) 33 12 % (4) Consecrated by 20 % (1) Karekin I, ex Karekin I Catholicos, Sarkissian, (1995-1999) 5 Consecrated by 55.5 % (5) Karekin II, ex Karekin II Catholicos Nercessian, (since 1999) 9 80 % (4) 312 44.5 % (4) In Search of Relevance Priests (celibate)89 Rank Born in the Diaspora Born in Armenia Total: 83 (in 2004) 28 % (23) 72 % (60) Ordained before independence 50 % (10) 50 % (10) Ordained since independence 21 % (13) 79 % (50) During the tenure of Vazgen I (1955-1994) 25 56 % (14) 44 % (11) During the tenure of Karekin I (1995-1999) 22 During the tenure of Karekin II (since 1999) 38 32 % (7)90 68 % (15) 8 % (3)91 92 % (35) References ALEXANDER Edward, “The Armenian Church in Soviet Policy”, Russian Review, 1955, Vol. 14, N. 4. 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TER-SAAKIAN Karine, “Armenia: Pagan Games”, IWPR Caucasus Reporting Service (online), 19 August 2004. 16. Les Juifs des montagnes : un groupe ethnique et confessionnel stable V.A. DMITRIEV Le Talmud de Jérusalem, «L’histoire de l’Arménie» de Favstoz Bouzand, «L’histoire des Albanais du Caucase» de Movses Kagankatvatsi1 comptent parmi les premières sources historiques à attester de la présence de Juifs dans le Caucase oriental. La formation d’un État dans cet espace caucasien et montagnard à la fois turc et slave entre les VIIIe et Xe siècles – le royaume Khazar, où le judaïsme fut durant longtemps religion officielle de la classe dirigeante turque – prouve la présence d’une communauté juive dans le Nord-Est du Caucase, établie dans les vallées de l’actuel Daghestan, de la Tchétchénie et de l’embouchure de la Volga2. Les chroniques arabes, la correspondance des ambassades européennes auprès des dirigeants turcs font également mention des Juifs du Caucase oriental. Certains auteurs, tels que le diplomate allemand A. Oleariy, le voyageur hollandais N. Vitsen, l’officier de l’armée russe I. Gerber, ont fourni de précieux renseignements sur les Juifs des montagnes dans la description qu’ils firent des peuples caucasiens à la veille de leur passage sous domination russe aux XVIIe et XVIIIe siècles3. 1 Dymchits (ed.) Gorskye Evrei : Istoriya, etnografiya, kultura, 1999, VAM, p. 32. 2 KOKOVTSEV P. Xazaro-evreiskaya perepiska v Xom veke, 1932, Léningrad. ; MINORSKIY V.F. Istoriya Shirvana i Derbenta, 1963, Moscou. ; PLETNEVA S.A. Xazary, 1986, Moscou. ; NOVOSELTSEV A.P. Xazarskoye gosoudarstvo i evo rol’ v istorii vostotchnoï Evropy i Kavkaza, 1990, Moscou. ; GOLB N., PRITSAK O., Xazaro-evreiskie dokumenty X v., 1977, Moscou. ; PETROUKHINE V. I., RAEVSKIY D.S. Otcherki istorii narodov Rossii v drevnosti i rannem srednevekov’e, 1998, Moscou, pp. 198-217. 3 MOURZAKHANOV I. I. Gorskye Evrei Annotirovannyi bibliografitcheskiy ukazatel’, Tchast I, XVIII–nactchalo XX v., 1994, Moscou, pp. 3-5, 13, 33. et MOURZAKHANOV I.I. Otcherk istorii etnografitcheskovo izutcheniya gorskix evreev (XVIII–natchalo XX v), 1994, 317 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Les légendes familiales, les chroniques villageoises, les monuments archéologiques et épigraphiques sous forme de pierres tombales datant du Moyen Age attestent de la présence d’une population juive dans les montagnes du Daghestan et dans le Nord de l’Azerbaïdjan, ce qui permet de la considérer comme l’une des plus anciennes populations du Caucase oriental. En général, les communautés juives respectaient les principes d’organisation sociale de la région : des communautés familiales et territoriales coexistaient, chacune participant à la définition des règles coutumières et comportements sociaux. Les liens ethniques avaient à cet égard moins d’importance4. Les historiens du Caucase attestent que toutes les entités politiques jusqu’à la conquête russe se distinguaient par leur caractère multiethnique. L’unité ethnique ne devint véritablement significative qu’à partir de la soviétisation, quand il fut donné à certains villages de devenir une part active de l’ensemble social et l’arène d’interactions dans la hiérarchie des communautés. De toute évidence, au cours de leur histoire, les communautés familiales juives des montagnes ont toujours été présentes dans cette hiérarchie, mais n’y pouvaient prétendre à aucun rôle dominant en raison de leurs activités certes importantes mais dépourvues de prestige et de leur positionnement social comme clientèle des communautés féodales ou rurales patriarcales. La retenue religieuse et linguistique traditionnelle, propre aux communautés familiales juives, prévalait et empêchait toute mobilité verticale dans le système hiérarchisé des communautés locales mais, parallèlement, elle rapprocha les Juifs des différents groupes, conférant ainsi au groupe un ethnos religieux à une époque où les autres communautés n’en avaient pas. Le rôle majeur joué par les Juifs dans le commerce intercommunautaire fut un facteur supplémentaire d’identification : dans la division complexe du travail, des rôles sociaux et des différentes zones du Caucase oriental, les Juifs formaient une classe d’intermédiaires entre les éleveurs des montagnes et les maraîchers et cultivateurs des plaines, entre la communauté paysanne familiale des montagnes et les artisans des villes féodales dans les vallées et contreforts du Caucase, entre le monde ascétique et fermé de la famille patriarcale et le marché, étape de la grande route de la soie. Dans l’histoire du Caucase oriental, les Juifs vivaient dans des villages des contreforts du Caucase, à la rupture de la plaine et des hauteurs5, soit dans les quartiers des villes féodales (sept quartiers connus à Derbent6, au Moyen Age, ou à Moscou, pp. 8-16. 4 Aroutiounov S. A. Kultury, traditsii i ix razvitiye i vzaïmodetsviye, The Edwin Mellen Press, Lewingston, Queenston, Lampeter, 2001. 5 KOMAROV A.V., « Narodonaseleniye Dagestanskoï oblasti » in Zapiski Kavkazskovo otdeleniya imperatorskovo Ruskovo Geografitcheskovo Obshchestva, Kn. VIII, 1873, Tbilissi, p. 25 ; IBRAGIMOV M.-R. A. « Gorskye Evrei » in Narody Dagestana, 2002, Moscou, p. 528. 6 KARAOULOV. N. A. « Svedeniya arabskix pisateleï », Sbornik materialov dlya opisaniya 318 Les Juifs des montagnes Sloboda à la sortie de Guba7, étudiée par les ethnologues). Leur rôle d’intermédiaires ne se limitait pas aux échanges commerciaux. Les Juifs prenaient une part active à l’agriculture pour la revente des produits bruts (céréales, légumes, fruits et autres cultures maraîchères) ou pour les transformer (vins) ou à l’artisanat (tannerie, céramique). Ainsi, la population était dispersée dans tous les sens du terme : géographique, économique et social. Au début du XVIIe siècle jusqu’au milieu du siècle suivant, la répartition évolua avec la prise de conscience de la notion ethnique moderne du territoire. On peut parler de deux foyers : au Nord dans les provinces des princes koumyk, dans les vallées s’étendant entre les fleuves Soulak et Terek sous domination des troupes perses et locales, il existe une trace de la présence de Juifs dans le royaume de Enderi aux environs de 16188. Mais l’essentiel de la communauté juive s’est établie au Sud, dans le territoire de Fatali khan (1758-1789) et de son successeur Sheikh Ali khan (1789-1808) dans les environs de Guba, englobant à l’époque le Sud du Daghestan et pratiquement la totalité du territoire de l’Azerbaïdjan actuel. La situation des Juifs de Guba était plutôt enviable car ils bénéficiaient de toute une série d’avantages à la différence des Juifs des royaumes koumyk. Au début du XIXe siècle, la dissémination des Juifs des montagnes s’est faite dans les contreforts du Caucase du Nord-Est entre Guba et Kura, où l’on compte 96 points de peuplement juif et 15 villages où des familles juives sont intégrées à la population musulmane. Quelques groupes s’installèrent de façon plus ou moins durable dans les hauteurs de l’Elbrouz. Les événements des XIXe et XXe siècles contribuèrent progressivement à l’évolution des peuplements juifs des montagnes. La conquête du Caucase par les troupes russes et la résistance des montagnards musulmans – connue sous le nom de « guerres du Caucase » – furent les premières raisons de ce changement. La résistance musulmane face à la conquête russe marqua le rejaillissement des persécutions antijuives et la destruction de leurs maisons. Pour se mettre à l’abri, nombre d’entre eux trouvèrent refuge dans les forts russes et autres villes fortifiées du Caucase, où étaient stationnées d’importantes garnisons du tsar. Dans le Nord Caucase, ces mouvements de populations résultèrent dans la formation de quartiers exclusivement juifs aux abords des grandes villes en expansion à l’époque telles que Bouïnaksk, Groznyi, Naltchik, etc. Au Sud, une communauté se reforma à Derbent, tandis qu’elle se restructurait et augmentait à Guba autour de Sloboda, devenant le centre de peuplement juif le plus important de tout le Caucase. Le retour des Juifs dans les villes ainsi que les bouleversements sociaux, économiques et culturels consémestnosteiy i plemen na Kavkaze, 1902, Tbilissi. 7 MILLER B. V. Taty, ix passeleniye i govory (materialy i voprosy), 1929, Bakou, p.20. 8 TCHERNIY I. « Gorskye Evrei Terskoï oblasti » in Sbornik svedeniiy o Terskoï oblasti, 1878, Vladikavkaz, pp. 309-310. 319 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique cutifs à l’intégration dans l’empire russe pesèrent sur le rôle social des Juifs dans la région. Les Juifs accédèrent à des postes de pouvoir dans le secteur du commerce et du petit artisanat, comme dans d’autres régions du Caucase, mais pas seulement. Les commerçants juifs monopolisaient les échanges avec les manufactures turques. Les Juifs de Géorgie ne furent pas concernés par ces changements étant donné qu’ils n’eurent pas à souffrir de violences particulières de la part des troupes musulmanes. En conséquence du rattachement du Caucase à l’empire russe, les Juifs ashkénazes s’affirmèrent en tant que tels, pour peser sur le secteur du commerce et aspirer à une coexistence claire avec les autres sphères confessionnelles et culturelles. La politique de la Russie envers le Caucase visait à stigmatiser les Juifs caucasiens. Le Caucase ne fut pas oublié dans «La situation des Juifs» de 1835 où ils étaient décrits comme des «diables sédentaires» ; en 1886, les Juifs des montagnes comme d’autres nationalités du Caucase furent accusés d’avoir instigué la guerre ; à partir de 1914, on cessa de respecter les quotas de Juifs des montagnes dans l’attribution des places dans les universités, les privant ainsi de tout accès à l’enseignement supérieur. En même temps, leur situation juridique restait dans le flou. Selon le recensement de 1897, 31 000 Juifs des montagnes vivaient dans le Caucase, dont 20 000 à Grozny, Derbent et Guba ; le reste étant disséminé dans des villages de montagne : 5 500 au Daghestan, 1 400 dans la région du Terek, 5 200 en Azerbaïdjan (à Bakou et Elizabethpol, futur Gandja). En 1926, ils n’étaient déjà plus que 25 866 : 15,5% dans le Nord Caucase, 44,8% au Daghestan, 39,7% en Azerbaïdjan. Environ 16% des Juifs vivaient alors à la campagne9. À partir de la fin du XIXe siècle, ce processus de dépeuplement prit de l’envergure au fur et à mesure des exodes ruraux mais aussi des destructions par le pouvoir soviétique de villages entiers au cours de la grande guerre patriotique et Seconde Guerre mondiale. Ces destructions s’accompagnèrent de déportations quasi totales en Crimée ou en Sibérie orientale et, dans le dernier quart du XXe siècle, de départs massifs vers Israël. Ces derniers motivés par le chaos social et économique qui suivit l’éclatement de l’URSS et par la montée des nationalismes dans le Caucase, ainsi que par la guerre en Tchétchénie, finirent de détruire la communauté juive de Grozny. En Azerbaïdjan, Guba est le centre de peuplement juif le plus important. Plus précisement, le village de « Krasnaya Sloboda » ou « Evreïskaya Sloboda », le bourg juif de Guba, séparé de la ville musulmane par la rivière Goudial, reste à ce jour le point de ralliement de la communauté pour tout le Caucase oriental. Au XVIIIe siècle, quand Sloboda passa sous juridiction des Khans de Guba, le bourg comptait onze quartiers, possédant chacun sa propre synagogue. Aujourd’hui, sept de ces bâtisses ont survécu, mais deux 9 Idem p. 153. 320 Les Juifs des montagnes seulement fonctionnent, l’une comme lieu de culte, l’autre comme centre social. La population se divise en cinq groupes distincts : Koulkat (Gil-Goti), Kousari, Garchaï-Gotaï (Mizrakhi), Tchapkeni (Chavkani) et Guiliaki. Chacun émergea à différents moments : il semblerait que les habitants de la mahalla de Guiliaki soient les descendants des déportés de la province perse de Guilan au XVIIIe siècle, ceux de Mizrakhi sont venus du centre de Guba au XIXe siècle et n’ont donc eu que la rivière à traverser, les autres groupes étant descendus des montagnes d’Azerbaïdjan et du Daghestan. Par le passé, les Guiliaki étaient en grande majorité marchands, tandis que les montagnards demeuraient pour la plupart attachés à l’agriculture. Certaines légendes familiales obscures des Guiliaki font entretenir à la communauté du secteur de Gataï des liens avec les Juifs d’Ukraine occidentale et les Juifs d’Espagne. Comme dans tout village de montagne, les relations entre les différents quartiers étaient tendues, ce qui renforça leur hétérogénéité10. La Sloboda juive de Guba se développa et vécut dans les années 1990 un essor économique et culturel singulier qui s’affirme par la reconstruction de maisons particulières et de nouvelles synagogues. Sloboda s’embellit ainsi de nombreuses toitures étincelantes et façades flambant neuves. Sur fond de chute du niveau de vie dans les villages azerbaïdjanais, lezgis et tats, Sloboda se distingue par l’amélioration de la qualité de vie des habitants. L’essor notable des sociétés de commerce juives de Guba s’explique par la participation de ces marchands dans la revente de produits chinois dans les villes de Russie suivant le circuit Chine-Kazakhstan-Russie-Turquie. Le 11 octobre 2001, l’inauguration en grandes pompes de la synagogue à deux étages restaurée de Kousari accueillit de nombreux invités venus spécialement de l’étranger. Au sein du complexe fonctionnent également une école talmudique et un centre d’enseignement culturel à destination des jeunes de la Sloboda juive. Auparavant, une miqvé (les bains de purification) avait été érigée et le cimetière restructuré. L’école du village assure l’enseignement de l’hébreu comme deuxième langue étrangère. Dans tout le Caucase oriental, la Sloboda juive de Guba fut le témoin de la déportation continuelle des Juifs des montagnes vers Guba et rassemble, à chaque commémoration du deuil, le 9 Av11, des Juifs des montagnes venus de l’étranger pour rendre hommage à leurs morts et accomplir les rituels. La prédominance de Guba sur les autres villages juifs ne doit pas masquer le fait 10 MILLER B.V., op. cit., p. 20. 11 Le 9 Av est l'un des cinq grands jeûnes. C'est un mois (en été) qui a vu se dérouler les catastrophes les plus grandes : - promulgation de l'interdiction d'entrée en terre d'Israël pour la génération du désert qui avait fauté de façon répétée ; - incendie du premier Temple ; - destruction de Bétar par les Romains et interdiction d'enterrer les milliers de morts ; 321 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique que les habitants de la Sloboda juive ont depuis longtemps négligé l’éducation religieuse au profit du commerce et sont visiblement restés indifférents aux activités de l’école juive du dimanche12. Dans la capitale azerbaïdjanaise de Bakou, le quartier juif se singularise par des maisons basses à balcons ornés dans la vieille ville orientale et se trouve circonscrit par deux grandes rues. Au début du XIXe siècle, le khanat de Bakou comptait 2 000 habitants, dont 26 Juifs des montagnes. Avec la croissance démographique de la ville, la proportion resta la même. Ainsi, en 1917, ils étaient 2 000 et, en 1959, 13 000 Juifs des montagnes et Juifs de Géorgie à vivre à Bakou sur un total de 29 716 Juifs13. En 1984, on annonçait le nombre de 30 000 Juifs des montagnes à Bakou. Cependant, l’immigration massive des populations européennes qui suivit renversa le rapport de force entre les communautés juives caucasiennes et européennes au profit des premières. La synagogue des Juifs des montagnes de Bakou fut reconstruite et augmentée d’un second étage, d’une école talmudique et d’une fondation de bienfaisance. En 1997, la synagogue des Juifs de Géorgie fut recréée, un grand bâtiment moderne fut construit à l’emplacement de la vieille synagogue ashkénaze à moitié enterrée. À la fin du XVIIe siècle, un gros village juif se développa dans la province de Shamakhi, Vartashen (rebaptisé Ogouz depuis 1991), où, comme dans la Sloboda juive de Guba, se rassemblèrent des groupes déportés de Perse ou de villages avoisinants. À l’époque tsariste, le nombre de Juifs dans ce village ne dépassait pas les 2 000 âmes. La particularité de ce bourg est qu’il était alors littéralement encerclé par les communautés arménienne et oudine, une minorité religieusement proche des Arméniens mais distincte linguistiquement et ethniquement. Sous le régime soviétique déjà, l’exode avait commencé vers Bakou ou Tbilissi, et le bourg ne comptait déjà plus que 1 900 habitants. En 1990, le conflit azerbaïdjano-arménien participa à la disparition des communautés chrétiennes et arméniennes et à la réduction du bourg juif à 300 individus. Pourtant, le village où fonctionne encore une synagogue, qui - la charrue est passée sur l'emplacement du second Temple, après sa destruction par le Romain Turnus Rufus ; - et de nombreuses autres catastrophes : exterminations par les Croisés, expulsion d'Angleterre en 1290, en 1306 expulsion de France par Philippe IV, décret de l'expulsion par les rois catholiques d'Espagne, décisions d'extermination des nazis dans notre génération. Pour nous, elles seront donc marquées par des commémorations de tristesse et de repentir dont les halakhotes pratiques peuvent varier d'une communauté à l'autre. Il convient de préciser que ce sont les chroniqueurs juifs de l'époque qui ont établi que les catastrophes avaient eu lieu ce jour-là pour coïncider avec la tradition du 9 Av, ce qui ne veut pas dire que jour pour jour les catastrophes se sont effectivement produites à ce moment. 12 TCHERNIY I., op. cit., p. 160. 13 TCHERNIY I., op. cit., p. 163. 322 Les Juifs des montagnes fut par le passé l’une les plus importantes du pays, a réalisé la restauration du bâtiment en 199414. Selon les données fournies par les dirigeants de ces communautés religieuses, un peu plus de 16 000 Juifs vivent à l’heure actuelle sur le territoire azerbaïdjanais, dont 700 Juifs de Géorgie et 11 000 Juifs des montagnes : 6 000 à Bakou, 3 600 à Guba, et 1 400 dispersés dans les autres districts d’Azerbaïdjan. Derbent est une ville fort ancienne, où de tout temps vécut une large communauté juive. Comme Guba, Derbent constitue un point de ralliement inévitable sur la route reliant le Proche-Orient et l’Europe orientale. Il est vraisemblable que la communauté juive tout le temps de l’existence de la ville disparut puis re-émergea à plusieurs reprises. Pendant que faisaient rage les guerres du Caucase, les Juifs demeurèrent, aux côtés des troupes russes, engagés dans la défense de Derbent contre les incursions des montagnards. La communauté attira par la suite l’intelligentsia juive du Caucase oriental et, en qualité d’avant-garde, elle apporta au Daghestan certaines innovations caractérisant encore la communauté ces dernières années. De 1835 à 1897, la population juive de Derbent passa de 472 à 2 190 pour atteindre près de 7 000 individus dans les années 1920 et dépasser les 15 000 au milieu des années 1980. Comme à Guba, les Juifs de Derbent formèrent aux XVIIIe et XIXe siècles un bourg distinct autonome. Dans les années 1930, conformément à la planification en cours, la Sloboda juive de Derbent fut restructurée et les Juifs déplacés dans la partie européenne de la ville. Dans les années 1980 et 1990, l’émigration vers Israël affaiblit sensiblement cette communauté et il est fort probable que cette érosion se poursuive et que la communauté actuelle de 5 000 âmes soit réduite à une peau de chagrin, malgré une synagogue active et la survivance des bâtiments de trois autres synagogues. Dans la capitale du Daghestan, Makhatchkala (baptisée alors Portpetrovsk par le tsar), la première communauté juive apparaît avec l’afflux de déportés du village de Tarki, plus tard mêlés à d’autres Juifs d’autres origines au Daghestan et dans le Caucase du nord. A la fin du XIXe siècle, 15 familles de Juifs des montagnes vivaient ici et ils étaient déjà 2 000 en 1926. Mais le chiffre annoncé de 15 000 Juifs recensés en 1984 a sensiblement décru dans les dernières décennies du XXe siècle. De même, la communauté juive de Bouïnaksk (au Daghestan actuel) connut un destin similaire au XIXe siècle dans la forteresse russe de Temirkhan-shura. Le quartier juif de la ville en 1858 comptait 35 foyers15. D’après le recensement de 1897, 1 200 Juifs, dominés par les Juifs des montagnes, 14 TCHERNIY I., op. cit., pp. 160-163. 15 TCHERNIY I., op. cit., p. 310. 323 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique représentaient 13% de la population totale et, par la suite, ils ne furent jamais plus nombreux que quelques centaines. En 1980, leur nombre avait légèrement augmenté avant de revenir à un équilibre autour de 250/300 individus. La communauté juive de Naltchik (ou « Colonne juive ») est relativement récente. Depuis 250 ans seulement, elle se compose de Juifs originaires de Khassavyurt, Enderi et autres villages. Depuis 1897, la population juive stagne à un millier de personnes jusque dans le milieu des années 1980 où elle s’élève à 12 000. Les Juifs des montagnes de Naltchik furent épargnés lors la Seconde Guerre mondiale, mais leur nombre diminua considérablement dans les années 1990 en raison d’une grande instabilité sociale dans tout le Caucase du Nord, avivée par le départ massif de Juifs vers Israël et la Russie. À Naltchik, les Juifs possèdent un centre culturel, une école juive et une revue. En 1993, grâce à l’aide du Conseil Suprême de la République de Kabardino-Balkarie, un nouvel édifice accueillit la synagogue. La communauté juive de Khassavyurt est l’une des plus anciennes du Caucase du Nord. Aujourd’hui, elle s’est manifestement considérablement affaiblit. Outre celles déjà citées, quelques communautés ont survécu dans des villages du Caucase du Nord-Est, comme à Algadi, Khoshmamzel, Mamratch, Khantchek-Kala, Niougdi (Miouchgiour) et Madjalis ainsi que dans des villes comme à Kaspiysk, Kizliar, Tchiryurt, Mozdok, Stavropol, Piatigorsk, Vladikavkaz. Enfin, un certain nombre de Juifs des montagnes vivent encore dans de grandes villes centrales ou provinciales de Russie ainsi que dans les républiques d’Asie centrale. L’histoire des Juifs caucasiens montre qu’ils vécurent dans une double dimension : à la fois comme part de la civilisation juive mondiale, qui pendant des siècles ne fréquenta aucune des autres composantes ethniques, et comme un des peuples caucasiens les plus anciens, nourri par la multitude des coutumes et représentations locales tout en conservant une singularité forte et ne vivant pas seulement selon les coutumes caucasiennes. En distinguant les Juifs du Caucase des autres peuples des montagnes, il faut veiller à ne pas les exclure du judaïsme. Il est possible que ceux qui proposent deux modèles de judéité (israélienne et daghestanaise – en voyant dans l’israélienne le judaïsme comme la structure centrale de la société et dans la daghestanaise, ou plus largement caucasienne, incluant les Juifs de Boukhara, de Crimée et autres Juifs orientaux, le judaïsme comme un système de valeurs superposé et égal aux croyances locales) soient proches d’une certaine vérité, bien qu’aucun d’entre eux ne soit catégorique16. Il est convenu que la tra16 Put’ Vostoka. Kulturnaya, etnitcheskaya i religioznaya identitchnost’. Mateiraly VII molodejnoï nautchnoï konferetsii po probelmam filosofii, religii, kultury Vostoka, 2004, Société Philosophique de Saint-Pétersbourg, Saint-Pétersbourg, Série « Symposium », N° 33, pp. 36-39. 324 Les Juifs des montagnes dition daghestanaise s’éloigne des règles de la Halakha, somme des règles de la pratique de vie qui découlent de la Torah et explicitées par la Michna et par le Talmud, mais il est peu probable que l’on reconnaisse tout à fait naturellement leur judaïsme comme une variante indépendante acceptable. Selon la tradition, la foi renferme un caractère privé, familial, plus élaboré selon un modèle local d’orthopraxie des relations religieuses, délaissant l’orthodoxie à la périphérie de la vie quotidienne. Comme de tout temps dans le Caucase, le judaïsme national privé permet l’appropriation des faits cultuels locaux, dès lors qu’ils ne contredisent pas les postulats fondamentaux de la foi. D’un autre côté, élever le chef de famille au rang d’autorité spirituelle ne constitue pas une preuve de ferveur, celle-ci ne dépendant pas tant de ces personnes distinguées par un titre spirituel. Aujourd’hui, la fréquentation des synagogues demeure faible et ne représente pas vraiment pour les Juifs du Caucase un moment clé, alors même qu’il s’agit d’une des normes fondamentales du judaïsme en dehors de son acception spécifique locale. Il est possible qu’il n’en fût pas toujours ainsi, si l’on considère qu’au milieu du XIXe siècle, dans les régions peuplées de Juifs des montagnes, on comptait 37 synagogues (nimaz) et autres lieux de prière ainsi que 36 écoles (noubokhounde) dont la moitié en milieu rural17. À l’époque soviétique, la fermeture des lieux de culte et la persécution systématique des croyants poussèrent le sentiment religieux à se retrancher dans l’espace privé, ce qui se solda dans les années 1970 par un système traditionnel de peuplement inchangé. Plus tard, avec la transition du début des années 1980 puis avec sa brutale intensification, le processus d’émigration des Juifs caucasiens en Israël se renversa. En effet, avant cette rupture, le phénomène ne concernait pratiquement que les Juifs de Géorgie et, dès la fin des années 1980, des quartiers juifs de Tbilissi étaient déjà littéralement vidés de leurs habitants. Le départ des Juifs caucasiens fut entre trois et quatre fois plus important que chez les Juifs installés dans les régions européennes d’Union soviétique. Si bien que, dans les années 1990, la dissémination des Juifs de Géorgie se réduisit à un seul village à l’Ouest du pays. Simultanément, au Daghestan, la communauté connut une forte dépopulation. Il se pourrait que la frontière entre ceux qui sont restés et ceux qui sont partis soit liée d’une façon ou d’une autre à leur rapport à la synagogue. Cette dernière reconquit son statut de centre de culte, ainsi que son rôle social, là où la communauté n’a pas eu à souffrir du départ massif de ses membres, ne s’affaiblit pas et revalorise ses conditions de vie. À l’heure actuelle, cette combinaison est vérifiée à Guba, où la reconstruction de deux synagogues a été entreprise grâce aux moyens de la communauté et avec l’aide d’organisations juives mondiales. La construction de la synagogue de Naltchik s’inscrit dans une large mesure dans la volonté politique des pouvoirs locaux. 17 IBRAGIMOV M.-R. A. « Gorskye Evrei » in Narody Dagestana, 2002, Moscou, p. 353. 325 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique On remarquera que dans les montagnes du Caucase oriental au XIXe siècle, au sein des communautés chrétienne, juive et musulmane, églises, synagogues ou mosquées subirent un glissement de fonction, dépassant le lieu de culte pour devenir des lieux de rassemblement d’organisations partisanes. La cour attenante des synagogues servait ainsi de forum réunissant des groupes officiellement exclusivement masculins de jeunes et moins jeunes. L’absence, encore aujourd’hui après reconstruction, de galerie réservée aux femmes témoigne indirectement de la survivance de ces liens particuliers entre les associations masculines et la synagogue. Si les femmes tiennent à fréquenter la synagogue, bien que ce ne soit pas la norme, elles prennent place dans le vestibule. Chez les Juifs de Géorgie, observés par I. Pulner en 1920, les femmes étaient admises aux prières à la synagogue sur des balcons spécifiquement aménagés d’auvents et du côté extérieur de la synagogue18. La place qu’occupe la synagogue dans la vie de la communauté témoigne de la ferveur des hommes, prenant part à la prière : tous, et de loin, ne portaient pas la kippa ou se couvraient la tête d’un mouchoir ce qui permet de penser que ceux-ci fréquentaient peu les lieux. Traditionnellement, une personne pouvait cumuler fonctions et titres divers : rabbin, 'hakham (ce terme définit un sage en Torah), cho'héte (celui qui abat l'animal selon les règles de la halakha), mohél (celui qui effectue les circoncisions), melamed (l'instituteur) et 'hazane (au départ le terme indiquait le gardien des lieux de la communauté, celui qui annonce les heures des offices et sonne du chofar ainsi que l'enseignant primaire ; il désigne actuellement celui qui anime l'office en chantant)19. Dans les villes, les rabbins passaient la plupart du temps pour des érudits, connaisseurs de la Loi et vecteurs de la science religieuse. Dans le Caucase oriental, les rabbins de Derbent prédominèrent pendant toute la période russe. Avec l’établissement d’une frontière d’État séparant Derbent de Guba et la diminution de la population juive de Derbent, le centre de l’activité religieuse se déplaça au profit de la Sloboda juive de Guba, mais cette importance resta locale et relative puisque Derbent conserva son autorité en tant que foyer de la science des textes sacrés. Les processus en cours dans le Caucase guettent d’un côté la croissance des facteurs religieux et national-religieux et de l’autre stimulent la renaissance de formes simplifiées de la culture nationale par le renforcement des liens avec les différentes organisations juives internationales. La tendance au retour des Juifs caucasiens plutôt intense dans les années post-soviétiques affecta le rôle de la synagogue. D’un côté, «grâce aux Shlikhim, émissaires envoyés 18 PULNER I. « Zametki o Koutaïskoï sinagoge » in Arxiv Rossiiyskovo etnografitcheskovo muzeya, F. 9, OP. 1, D. 6, L. 2. 19 TCHERNIY I., 1878, op. cit., p. 13 ; ANISSIMOV, 1888, p. 230 ; DYMCHITS S., op. cit., p. 207. 326 Les Juifs des montagnes d’Israël, la conjoncture dans les synagogues s’est bien améliorée» 20. Du point de vue de l’organisation des offices et du renforcement des liens au sein même de la communauté religieuse, les synagogues se transforment à ce titre en centres religieux et culturels cumulant diverses fonctions et, d’un autre côté, leur rôle en tant que lieu d’accomplissement de l’orthopraxie se renforce. Les aînés viennent prier chaque samedi pour Chabbat tandis que la jeunesse se contente de fréquenter ces bancs aux seules occasions des fêtes et cérémonies fondamentales du cycle de la vie : circoncision, bar-mitsva, mariage et nombreux sont ceux qui viennent aux funérailles (kaddish). Mais le moment le plus important reste le sacrifice des volailles et bêtes selon le rite kasher, constituant la nourriture essentielle des rites et fêtes21. Ni l’intérieur de la synagogue, ni la célébration des coutumes n’ont connu à ce jour de bouleversement fondamental. À l’exemple de la synagogue de Guba, on peut avancer que la majorité des objets de culte et de décoration, koulmos (ou yad) et rimonim (« grenadiers », ornements, souvent d'argent, que l'on pose sur les rouleaux de la Torah), sont le plus souvent des dons de privés, effectués en souvenir des parents disparus, conservés et accumulés au temple, et dont la fabrication remonte au début du XXe siècle. Ces dons en nature peuvent prendre la forme de tapis, qui constituent dans une large mesure la décoration intérieure. Certains sont très vieux et noués à la main, mais la majeure partie sont produits à la machine et donc beaucoup moins anciens. La sphère rituelle et religieuse de la culture des Juifs des montagnes présente deux aspects : les fêtes calendaires et les coutumes du cycle familial. Le cycle des fêtes religieuses juives s’est maintenu à travers les âges mais, comme par le passé, la tradition locale les a sélectionnées et a conservé leur dénomination locale : ainsi, la Pâque juive porte, elle, le nom de Nisonou (d’après le mois de Nisan dans le calendrier européen) ; le Pourim22 est rebaptisé Gomonou ; Chavouôte rebaptisé Asal’ta23 (« doux », « sucré » en tat) ; le Nouvel An Roche Hachana rebaptisé Roucho-chouné ; Hochaâna Rabba24 rebaptisé Aravo (« saule » en tat) ; Ticha be Av rebap20 DYMCHITS (ed.), 1999, op. cit., p. 216. 21 DYMCHITS (ed.), 1999, op. cit., pp. 216-219. 22 Pourim : Fête du renversement du Sort. Fête très populaire dans laquelle les Juifs retrouvent toute leur histoire ancienne et actuelle et leurs espoirs de joie de protection divine. Elle se déroule vers le mois de mars, le 14 adar. Les fidèles se rendent à la synagogue lire ou entendre le livre d'Esther, font un repas joyeux et envoient des cadeaux comestibles aux amis (michloa'h manote) et des cadeaux symboliques à deux personnes qui sont éprouvées (matanote laévionim). 23 La nuit et fête de Chavouôte : Fête juive qui célèbre la remise de la Loi à Moïse. Elle a lieu 50 jours après la Pâque. Les Juifs des montagnes la célèbrent en offrant des sucreries et friandises. 24 Hochaâna Rabba : Jour des implorations, qui marque la fin de la fête de Souccote et 327 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique tisé Soroni25 (« Jour du deuil » en tat). La fête de la majorité religieuse, la bar-mitsva, s’appelle teflin (du nom hébraïque des phylactères). À Pâques, la bénédiction des habitations, de la vaisselle et du pain selon le rite kasher et la préparation et le déroulement du grand dîner de Pâque (Seder) constituent les moments forts de la fête et les rites liés au renouveau du printemps sont en général assez importants. Les Juifs des montagnes célèbrent comme tous les peuples du Daghestan sud et d’Azerbaïdjan, mais aussi plus largement toutes les populations dans la zone d’influence iranienne, la fête de Nouvel An Novrouz, coïncidant avec le premier jour du printemps. À Guba, la Pâque juive et Novrouz sont considérées comme les deux fêtes les plus importantes de la saison. Elles partagent un autre trait commun, emprunté à la culture persane et caucasienne : les grands feux (que l’on allume aussi pour la fête d’Aravo). Parmi les peuples du Caucase, les fêtes sont souvent l’occasion de mesurer le respect des dernières générations envers les ancêtres. Pour Chavouôte, la tradition veut que l’on rende visite aux familles ayant perdu des parents au cours de l’année écoulée, bien que le sens religieux ait été totalement oublié. Le jour du 9 Av, les Juifs doivent se rendre sur la tombe de leurs parents pour honorer leur mémoire et ce n’est que depuis quelques années que le 9 Av a recouvré son sens religieux de commémoration de la destruction du Temple. Dans la légende du retour de Miriam, la mère aux sept fils, sous forme d’oiseau, se mêle la légende talmudique relative à la souffrance pour la foi et le culte caucasien de cette femme-mère, patronne protectrice de toutes les mères26. En l’honneur des parents, on allume des cierges pour Yom Kippour, fête du jour du Jugement ou Grand Pardon. Parmi les rites spécifiques à Guba, on fait tournoyer un coq au-dessus de la tête d’un homme et une poule au-dessus de la tête d’une femme. La fête de Yom Kippour est très populaire, comme celle de Roche Hachana, « tête de l'année », le Nouvel An. L’une de ses particularités, à laquelle font référence les habitants de Guba, est l’obligation de se (faire) tailler de nouveaux vêtements, mais parmi les coutumes religieuses, le rituel de claironner dans une corne, le Chofar, lors de la fête de Nouvel An est très populaire. Il s’agit d’une fête très populaire et caractéristique de la conscience ordinaire, aussi bien dans une large majorité des systèmes religieux que dans la culture moderne et areligieuse de la fête. L’installation d’une souca (une cabane) rituelle dans la cour de la synagogue et non dans les cours des maisons constitue une particularité contemporaine de la fête de Souccote (Fête des cabanes). À Guba, dans la cour de la indique que la décision finale prise par le Ciel à l’encontre des Juifs à Kippour devient exécutive. 25 Ticha be Av : Jour de la destruction du Temple, que les Juifs des montagnes commémorent en allant prier sur les tombes de leurs parents. 26 DYMCHITS (ed.), 1999, op.cit., p. 228. 328 Les Juifs des montagnes synagogue, un pavillon spécifique a été érigé à cet effet, dont la carcasse a été décorée de branches et l’intérieur de tapis. Le dernier jour de la fête, les jeunes hommes prennent part à un concours de chansons sur le destin de l’homme au cours de l’année qui s’avance. Ce qu’offrent les jeunes hommes doit être le fruit de vols comme la nourriture que les jeunes gens partageaient dans l’ancien temps au Daghestan. La joyeuse fête du Pourim connaît également un regain de popularité avec son carnaval et le pardon des offenses. À l’époque soviétique, dans le Caucase, à l’exception de la période des années 1930-1940 des persécutions actives des rites religieux, les Juifs du Caucase bénéficièrent d’une tolérance plus grande que les Juifs de la Russie européenne vis-à-vis des fêtes collectives. Pourtant, dans les années 19501970, les Juifs ne fréquentaient pas les synagogues de façon ouverte ni n’organisaient les fêtes de façon trop visible. En fin de compte, ils aboutirent à un compromis, selon lequel savants et idéologues purent proclamer officiellement le renoncement des Juifs du Caucase aux lois du judaïsme et à ses célébrations, tandis que, dans la sphère privée, voire dans les quartiers juifs ruraux ou citadins, la communauté continuait à célébrer les dates importantes du calendrier religieux. Ce compromis comportait un aspect social dans le comportement areligieux de ceux qui appartenaient au clergé ou au cercle des intellectuels. Au Daghestan et dans tout le reste du Caucase, étant donné le rôle joué par les Juifs des montagnes dans la vie sociale et politique (ils sont particulièrement présents par exemple dans le corps des enseignants, médecins, et employés administratifs), la soviétisation de leur vie quotidienne en République de Russie fut plus importante que dans l’Azerbaïdjan voisin. La vie religieuse ne connut pas de renaissance mais une alternative : Alyah, l’émigration vers Israël. Même les fêtes ne refirent leur réapparition que dans la sphère privée des foyers, comme pour le Chabbat, ou dans les synagogues pour les fêtes calendaires telles que la Pâque ou Roche Hachana, etc. Le second aspect de ce compromis est lié à l’éloignement du centre : plus la fête était loin des centres officiels (au sens social autant que géographique), plus elle conservait ses caractéristiques et son ampleur originelles, faisant moins preuve du coup de religiosité que d’appartenance à un groupe ethnique fort. Ces traits ethnographiques renferment des éléments judaïques de l’orthopraxie, coïncidant avec les signes de la culture de la fête dans le Caucase oriental, comme par exemple les feux de printemps, les rencontres entre groupes de jeunes gens et jeunes filles, jeux de fleurs et plantes. D’habitude, de tels rituels sont considérés comme des signes d’interactions toujours plus complexes entre cultures et époques luttant dans un syncrétisme religieux. Ainsi, les Juifs des montagnes au Daghestan fêtent le chagme vessal, littéralement « le feu de printemps ». Le sens de ce syncrétisme est en relation avec une autre fête, Tou Bi Chevate, nouvel an des arbres et des fruits, partagée sous différentes formes par de nombreux peuples du Caucase et chez les Juifs sous la forme de rituels célébrant les origines et correspondant au pré- 329 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique cepte biblique : « Quand tu entreras dans un nouveau pays, veille à préserver les arbres fruitiers. » La Sloboda juive de Guba est un endroit où la renaissance religieuse et festive de la vie communautaire est la plus développée, c'est-à-dire que le village a sauvegardé toutes ces années les bases de l’organisation sociale traditionnelle de la communauté des Juifs des montagnes. Mais, il convient de souligner que les fêtes religieuses collectives n’ont été célébrées au grand jour que depuis peu. C’est ainsi qu’après de nombreuses années d’oubli, la fête de Pourim, ici Gomonou, n’a repris qu’en 1997. Les chercheurs ont également découvert qu’il n’y a pas si longtemps encore, les Juifs des montagnes ignoraient tout ou presque de la fête de la ‘Hanouka, la fête des lumières27. Les données de terrain peuvent être interprétées de différentes façons. Ainsi, les habitants de Sloboda à Guba accordaient peu d’importance à cette fête, tandis que les membres de la communauté voisine de Khatchmaz, qui s’éteint aujourd’hui, la comptaient parmi les fêtes essentielles. Manifestement, le don d’une ‘hanouka, forgée par des bijoutiers israéliens et offerte à l’inauguration de la synagogue de Guba, a favorisé le rétablissement de cette fête parmi les plus populaires. Le Chabbat du samedi est un rite obligatoire pour les croyants et se célèbre à la fois dans le calendrier communautaire et au sein de la famille (on allume deux bougies pour annoncer l'entrée du chabbat, puis il est formellement interdit d'allumer toute source lumineuse jusqu'au lendemain soir). Dans la tradition du Chabbat de Guba, on n’allume pas seulement quelques cierges, mais aussi d’autres corps éclairants gras. Ce rituel, conformément aux exigences du judaïsme et de l’orthopraxie contemporaine, doit être interprété comme le critère fondamental d’une religiosité active, mais il reste impossible à quiconque de juger de sa valeur religieuse en raison de l’opacité de la sphère privée fermée à l’analyse. Les données publiées et relatives à la vie de famille au sein de la communauté juive des montagnes de Naltchik contiennent des résultats sociologiques détaillés sur la composition des familles et la comparaison descriptive des normes coutumières. Les rapports démographiques statistiques relatifs aux familles de Juifs du Caucase vivant à Naltchik dans les années 1980-1990 montrent la progression graduelle, tout au long du XXe siècle, des foyers à trois générations et la diminution des petites familles nucléaires et élargies28. Ainsi, parallèlement au processus de dépopulation de la communauté, les unités à l’intérieur du 27 'Hanoukya : la fête des lumières symbolise la victoire sur la domination culturelle. Antiochus Ephiphane voulait étendre le pouvoir grec par l'intermédiaire de l'adhésion à la culture grecque. Seuls les Juifs ont refusé. Il faut bien comprendre ce phénomène quadruple : la domination, la rébellion, la victoire, la lumière. 28 MOURZAKHANOV I. I., Sovremennaya sem’ya u gorskix Evreev Kabardino-Balkarii, 1994, Moscou, pp. 23-24. 330 Les Juifs des montagnes groupe se renforcent, redonnant toute son importance à l’institution de la famille, garante de l’ordre traditionnel. Il est dès lors difficile d’aborder le processus de croissance des familles séparément des autres facteurs. Ainsi, la tradition du mariage se maintient, avec quelques changements dans les rituels. La coutume qui interdit à l'épouse d'avoir des rapports sexuels avec son mari pendant toute la durée de ses menstruations et d’autres principes d’évitement entre différents groupes de parents a presque été totalement oubliée ; le contrat de mariage subsiste, mais sa préparation ne revient plus au rabbin ; le paiement le lendemain par le fiancé du festin de noces, l’invitation du rabbin à la maison pour célébrer l’union font partie des usages abandonnés. Le Khouppou (‘Houpa), cette tenture supportée par quatre colonnes sous laquelle se réalise la cérémonie du mariage, symbolise les cieux (car le mariage devrait se dérouler directement sous le ciel) et est apportée de la synagogue29. Certains de nos informateurs à Guba avancent qu’au début du XXe siècle, la cérémonie de mariage se déroulait sans le Khouppou et son introduction dans la tradition contemporaine est caractéristique d’un retour récent aux normes les plus strictes de la religion. Par le passé, la fête la plus importante pour les familles était celle de la circoncision au huitième jour du nouveau-né. Elle s’effectue aujourd’hui préférablement dans des cliniques mais la fête et le banquet qui suivent sont restés inchangés. Les enterrements ont conservé le même rituel, conforme aux normes religieuses. Les innovations ici résident dans le revêtement d’un costume contemporain (obligatoirement neuf) sous le linceul de deuil, dans l’absence de pleureuses professionnelles, dans l’allongement du délai pour l’érection d’une pierre tombale au-dessus de la tombe jusqu’à un an après l’enterrement, dans l’interdiction faite aux rabbins de commémorer les morts avec toute sorte d’alcool. Les cérémonies du souvenir ont lieu le 7e jour, le 30e jour puis au 11e mois suivant le décès30. Il faut noter que les coutumes funéraires, même à l’époque soviétique, furent toujours soumises à des contrôles stricts et constituent objectivement l’élément le plus constant de la culture traditionnelle. Nos observations à Guba nous ont montré l’usage très répandu de signes apparents dans la culture contemporaine de la Sloboda juive. Parmi les jeunes gens, le port de chaînes en or, avec un pendentif en forme de chope sur laquelle est gravée une étoile de David, est particulièrement populaire. On peut en déduire que ces jeunes gens participent à des groupes de commerçants qui se reconnaissent ainsi à l’étranger et se retrouvent pour des réunions amicales. Les artisans d’âge moyen peuvent se permettre d’apparaître en public avec des cravates décorées d’étoiles à six branches31. De la même 29 Idem, pp. 84-86. 30 Idem, pp. 93-96. 31 Il est à noter que certains hommes portent de tels pendentifs et cravates dans un quartier de 331 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique façon que, dans les villages musulmans dans les années 1990, la plupart des jeunes garçons de six ans et moins commencèrent à porter autour du cou des talismans sous forme de petit triangle de cuir renfermant une prière du Coran, les jeunes Juifs de Guba attachèrent à leurs vêtements des triangles de tissu renfermant des épices et agrémentés de sept pendentifs censés les protéger de manière identique contre le mauvais œil. Chaque maison juive est également protégée par une Mezouza au-dessus du pas de la porte. Toute la complexité des traits culturels des Juifs caucasiens, incluant la culture des Juifs des montagnes, est au cœur des débats scientifiques et alimente les différentes polémiques scientifiques. À l’heure actuelle, certains chercheurs parlent des représentations des Juifs des montagnes héritées de l’époque soviétique comme d’une part de l’ethnos tat multiconfessionnel (puisqu’il existe des Tats musulmans, juifs et chrétiens), d’autres affirmant que les Juifs des montagnes ont un ethnos indépendant, ayant leur propre endo-ethnonyme - Djouour, Djouourou au pluriel ou Djouourho - et des exoethnonymes - Dag-djoukhoud ou Djikliler ou Djiki au Daghestan ; Tatouadjikli tchouout en Kabardino-Balkarie ou Ibirli tatoudjik, Djout, Djoukhoud. Un troisième point de vue affirme que la naissance au sein de la communauté ethnique est importante car elle montre l’existence d’une identité différenciée : les Tats judaïques, qui font vivre le syncrétisme du judaïsme avec les traditions païennes des Caucasiens32. L’auteur de cette hypothèse avance un argument extraordinairement convaincant (le remplacement, lors des enterrements, de la prière juive pour le mort, ou Kadish, par un rituel censé protéger contre les esprits malins les fils du défunt) pour montrer que la communauté culturelle englobant la culture des Juifs des montagnes avait au début du XXe siècle une nature païenne et que le judaïsme s’en accommodait33. On ne sait pas vraiment si les Tats judaïques au début du XXe siècle se considéraient comme Juifs mais il est clair qu’à la fin du siècle les Juifs des montagnes eurent recours aux traditions et normes du judaïsme pour définir leur identité. Ce recours résulte de plusieurs facteurs parmi lesquels on citera le rétablissement de liens directs avec Israël, mais aussi la transformation de la culture locale et paysanne des Juifs des montagnes (comme d’autres cultures nationales de Russie ou d’autres pays) en culture urbaine, non construite sur des traditions locales mais sur des bases idéologiques. la ville belge d’Anvers, où se sont installés nombre de Juifs de Géorgie. 32 AVSHALOUMOVa, N. Kh. « Yazytcheskye obytchai, obryady i prazdniki u Tatov-yudaistov Dagestana », Etnografitcheskoe obozrenie, 1995, Moscou, n°3, pp. 101-107. 33 ANISSIMOV, 1888, op. cit., p. 39-40 ; AVSHALOUMOV Kh. « Le Châtiment », 1978, Moscou, p. 35 ; AVSHALOUMOVA, N. Kh., op. cit. pp. 102-104. 17. Les Yézidis du Sud Caucase, une communauté religieuse face à ses incertitudes Lucine JAPHAROVA Les Yézidis forment une minorité confessionnelle appartenant au groupe ethnique kurde. Selon des données officieuses1, leur nombre dans le monde s’élève à près d’un million de personnes dispersées entre l’Iraq du nord, la Turquie de l’est et la Syrie ; un petit nombre de Yézidis se trouve en Iran du nord et près de 200 000 d’entre eux vivent en Arménie, en Géorgie et en Russie méridionale. Dans les pays du Moyen-Orient, ils forment des communautés compactes retirées dans les régions montagneuses. Une forte concentration de Yézidis vit en Arménie (Erevan) et en Géorgie (Tbilissi) où ils représentent une majorité prépondérante par rapport aux Kurdes de confession sunnite2. Les Yézidis parlent le kurmanjî, kurde septentrional, moyen de locution de plus de la moitié des Kurdes. Séparés de leurs congénères et coupés de leurs contextes culturel et historique, ils ont réussi à conserver leur langue maternelle et ont considérablement développé leur culture écrite. Les tribus nomades kurdes, yézidies et musulmanes confondues ont arpenté les terres du Caucase du sud depuis le XIIe siècle3. 1 Il a toujours été difficile de présenter des données officielles concernant le nombre de Yézidis dans le monde. Les raisons sont multiples et varient selon le pays de leur résidenc : les persécutions physiques causant le retrait volontaire de cette communauté dans des régions difficiles d’accès des pays du Moyen-Orient, les tabous politiques de l’historiographie soviétique et la montée du nationalisme dans les nouveaux États indépendants du Caucase en sont les raisons principales. 2 En Arménie, les Yézidis habitent les régions de la circonscription d’Aragatsotn et représentent une population paysanne et citadine concentrée dans les environs des villes comme Erevan, Etchmiadzine, Dilizhane. En Géorgie, la population paysanne yézidie ne compte que 300 familles installées dans les villages de la région de Marnéouli. Près de 40 000 de leurs confrères habitent dans les villes de Tbilissi, Roustavi et Batoumi. 3 G.F. Tchursine, Azerbajdzhanskie kurdy (etnografitcheskie zametki) (Les Kurdes 333 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique La migration massive de cette communauté vers les régions sud de l’empire tsariste date des guerres russo-persanes de 1804-1813 et de 1826-1828 et notamment suite à la signature des traités de Gulist?n en 1813, de Turkoman©ay en 1828 et de celui d'Andrinople4, signé entre les empires tsariste et ottoman en 18295. Vers 1874, deux puissantes tribus yézidies, Rojekî et Sîpikî, ont atteint les territoires méridionaux de la Transcaucasie tsariste en combattant l’armée ottomane et ont fait une demande officielle de protectorat auprès des autorités locales6. Cette décision, controversée au sein de la communauté yézidie de l’époque, fut prise par des chefs tribaux en accord avec les représentants du clergé yézidi – et ce en raison des répressions physiques subies de la part de l’armée ottomane ainsi que des régiments armés des Hamidiye7. Dans la littérature kurde soviétique, nous trouvons de nombreux témoignages décrivant les conditions dans lesquelles les Yézidis quittaient leurs villages pour fuir des pogroms et les intimidations confessionnelles fréquemment suivies de persécutions physiques. Sur le chemin de l’exode, ils ont souvent partagé le même destin avec les Arméniens. De nombreux fugitifs, pris de panique, se jetaient dans l’Araxe dans l’espoir de pouvoir le traverser à la nage. Beaucoup de femmes et enfants ont péri dans les eaux du fleuve qui fut alors nommé « Les Eaux noires » (kurde, Ava resh). Ainsi, parmi les représentants de la première génération de l’intelligentsia kurde d’Arménie, l’on comptait beaucoup d’enfants sans famille, recueillis par les orphelinats. Suite à la demande de protectorat déposée auprès des autorités tsaristes, les tribus yézidies, comptant plusieurs milliers de personnes, reçurent l’ordre d’organiser leurs campements près des garnisons militaires tsaristes ; après avoir été désarmées, elles eurent l’autorisation de s’installer là définitivement. Ces tribus venues des régions de Kars, de Van, d’Erzouroum, de Bitlis et de Diyarbekir se sont implantées dans le district de Sourmanli de la province d’« Erivan ». Elles s’établirent dans des villages abandonnés soit par les Kurdes musulmans, soit par les Arméniens ou encore par les Azéris. Dans ces villages, le premier accueil était souvent assuré par quelques familles yézidies déjà sur place. d’Azerbaïdjan : notes ethnographiques), Tiflis, 1925. 4 M.S. LAZAREV et al., Istoriya Kurdistana (Histoire du Kurdistan), Moscou, 1999, 519 p. 5 Selon le recensement de 1897, près de 130 000 Kurdes yézidis et musulmans vivaient à cette époque dans le Caucase du sud. 6 T.F. ARISTOVA, Materialnaya kultura kurdov XIX – pervoj poloviny XXv. (La culture matérielle des Kurdes : du XIXe et de la première moitié du XXe siècle), Moscou : Nauka, 1990. 7 Ces régiments de cavalerie composés de tribus kurdes musulmanes étaient créés à l'exemple des cosaques russes, en 1891, sous le sultan Abdülhamid II (1876–1909) pour servir de gardes frontières. Les Hamidiyes ont participé au génocide arménien de 1894–1896 et aux persécutions dirigées contre les Yézidis à la fin du XIXe-début XXe siècle. 334 Les Yézidis du Sud Caucase Les Yézidis nouèrent les premiers contacts avec les peuples caucasiens bien avant leur installation dans la région. Ainsi, dans les années 1870, une forte communauté de Kurdes yézidis habite la région de Kars de l’empire ottoman aux côtés des montagnards caucasiens, des Géorgiens musulmans et des Arméniens. Si l’on s’en tient au recensement de 1883, la population de Kars était composée de Turcs (27%), d'Arméniens (21,5%), de Kurdes (15%), de Karakalpaks (15%), de Grecs (10,5%), de Russes (5,5%), de Turkmènes (5%), de montagnards caucasiens (0,3%), de Géorgiens musulmans, d'Assyriens, de Perses et de Gitans (0,2%)8. Déjà au XIXe siècle, les orientalistes russes s’intéressaient de près aux Yézidis et au yézidisme. Les premiers kurdologues russes furent des militaires et des diplomates en mission en Orient, comme A. Jaba, N. Ya. Marr, V. A. Gordlevskij et B. Nikitine. K. Kurdoev, dans « Le développement de la kurdologie soviétique »,9 cite F. Rostoptchine10 qui indique que les publications sur les Kurdes comptent 732 titres. La kurdologie russe et soviétique est demeurée l’une des plus exhaustives jusqu’aux années 1980. La deuxième et la plus importante immigration des Yézidis dans la région a eu lieu durant la Première Guerre mondiale. Ensuite, cette communauté fut frappée par une nouvelle vague migratoire entre 1918 et 1920 causée par l’intensification des persécutions physiques qui les força à se déplacer vers les régions méridionales de la Russie tsariste. Les Yézidis se sont installés alors dans les régions au pied de la montagne Aragats (kurde, Elegez) où, avec la population arménienne, ils fondèrent des villages mixtes11. Déjà en 1886, 1893, 1897, 1902 et 1908, des demandes individuelles ou collectives de sédentarisation avaient été adressées par des tribus kurdes aux autorités russes12 mais on a pu constater qu’un grand nombre de Kurdes se sont installés dans des villages avant même l'octroi de l’autorisation de bâtir. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, on parlait déjà de villages kurdes dans le Caucase du sud ce qui a incité les autorités locales à entamer le processus de sédentarisation des Kurdes nomades (il en fut de même pour les Grecs et les Gitans), et ce en échange de privilèges économiques. En accueillant, dans ses provinces méridionales, cette population venant de l’empire ottoman, la Russie affichait ainsi un acte politique de protectorat d’une minorité religieuse autre que chrétienne. Ce fut une période où les Kurdes suscitaient un vif 8 Voir : T.F. ARISTOVA, op. cit. 9 Razvitie sovetskoj kurdologii, Moscou, 1960. 10 Bibliografiya po kurdskoj probleme (Bibliographie relative au problème kurde), « Revolutsionnyj Vostok », n° 3–4-5, 1933. 11 Déjà, en 1926, on dénombrait 54 661 Kurdes et 14 523 Yézidis sur le territoire soviétique. 12 Voir : T.F. ARISTOVA, op. cit. 335 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique intérêt en Russie tsariste, qui menait une politique expansionniste dans le Moyen-Orient et ce depuis le règne de Pierre le Grand. Les Kurdes qui habitaient les territoires aux confins des empires russe, ottoman et perse représentaient un atout indéniable pour la diplomatie russe engagée dans un conflit de longue date avec l’empire ottoman car les régions kurdes se situaient au croisement des routes du commerce les plus importantes d’Orient, menant du Caucase vers l’Asie intérieure et l’Iran. Cet intérêt prit de l’ampleur à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle avec le développement du capitalisme en Russie. Les marchands russes faisaient un commerce important sur les terres autour du lac Ourmia et étaient aussi présents sur le territoire de l’empire ottoman. Dans la région de Bitlis, par exemple, la Russie occupait la deuxième place après l’empire austro-hongrois. Le consul russe Van Olferiev, dans un rapport décrivant les richesses naturelles de la région de Bitlis, écrivit : « Nous devons faire tout notre possible pour garder les marchés du Kurdistan qui, d’ailleurs, affichent une tendance à suivre la Russie. Il ne faut pas que ces marchés tombent sous l’influence économique de l’Allemagne. »13 La particularité de la communauté yézidie, alors en conflit ouvert avec la population musulmane de l’empire ottoman, intriguait davantage les orientalistes que les militaires tsaristes. Le repli forcé des Yézidis sur eux-mêmes et le caractère mystique et mystérieux de leur croyance ont contribué à la propagation auprès des populations musulmanes d’une idée fausse donnant un caractère sectaire et satanique à leur religion. On peut mesurer le degré de leur renfermement en énonçant leur dogme selon lequel « il faut naître Yézidi, car on ne peut pas le devenir ». Encore aujourd’hui, malgré de nombreuses publications parues dans le monde au sujet du yézidisme, nous rencontrons de fausses définitions de cette communauté : l’une d’entre elles la représente comme une secte fondée par des « adorateurs du diable ». Et, pourtant, il n’en est rien en réalité. Le caractère mystique du yézidisme et de ses concepts découle du dualisme spirituel selon lequel le monde est créé grâce aux forces de la Lumière et de la Nuit. Les Yézidis vénèrent le Soleil souvent associé à la force Divine, à Dieu-Soleil, autant que le Feu qui, selon eux, représente la source de vie sur terre et non les forces des ténèbres comme on a pu l’interpréter à tort. Le yézidisme est encore très peu étudié et les scientifiques avancent plusieurs thèses sur ses origines. L’une d’entre elles considère les Yézidis comme des descendants des disciples du Zoroastrisme ; d’après une autre thèse, cette croyance découlerait du paganisme ; d’autres affirment que cette religion a puisé aux sources du judaïsme ou lui attribuent encore un caractè13 Voir : M.S. LAZAREV, Kurdistan i kurdskaya problema : 1890–1917 (Le Kurdistan et le problème kurde : 1890–1917), Moscou, 1964, 397p. 336 Les Yézidis du Sud Caucase re syncrétique, en y trouvant des éléments des religions musulmane, chrétienne et zoroastrienne. Cependant, les thèses les plus répandues et qui divisent le monde scientifique actuel en deux courants polaires sont celles de N. Marr14 et de R. Lescot15 : le premier voyait dans le yézidisme un héritage du paganisme kurde d’avant l’islam, le second conférait des origines islamiques aux Yézidis. Après avoir vécu sous la coupe soviétique quelque peu « protectrice », les Yézidis se retrouvent aujourd’hui aux prises avec la montée du nationalisme dans les nouveaux États indépendants du Caucase. En 1989, on comptait 33 000 Kurdes en Géorgie et un peu plus de 50 000 en Arménie. Les Kurdes transcaucasiens affirment que ces chiffres ont été minorés par les autorités des républiques soviétiques afin de ne pas dépasser un certain quota autorisant les Kurdes à prétendre aux privilèges sociaux et politiques prévus par la Constitution soviétique à l'égard des peuples minoritaires. Cette communauté représentait l’un des rares peuples minoritaires du Caucase du sud qui n’ait jamais eu de référence à un État-nation. Elle a toujours été dépendante du développement des États d’accueil et du degré de nationalisme auquel elle pouvait être confrontée sans pouvoir bénéficier des avantages des programmes politiques, économiques et culturels intra-frontaliers mis en place entre les pays limitrophes que sont la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, etc. Selon le pays d’accueil, les conditions de vie des Yézidis diffèrent considérablement. Ceci n’est pas un phénomène nouveau : des disparités, faisant l’objet de tabous idéologiques et politiques de l’historiographie soviétique, dans les méthodes politiques employées par les autorités régionales se manifestaient dès les années 1930. Aussi, les mécanismes d’évolution des Yézidis différaient d’un État à l’autre. L’Arménie, reconnue depuis les années 1990 comme État mono-ethnique, avait depuis toujours à l’égard des Yézidis une approche politique bien plus personnalisée que celle appliquée en Géorgie, État multiethnique par excellence où, avant les années 1990, on comptait près de 170 ethnies. Actuellement, les Yézidis se retrouvent à nouveau sur les chemins de l’exode, ce qui a pour conséquence de les disperser et de les déplacer plus au nord, vers des peuples dont ils ne partagent ni coutumes, ni mœurs, ni destin historique – contrairement à ce que l’on retrace dans leurs relations avec les peuples du Caucase. Désormais, le problème social et politique que soulève cette vague d’émigration ne touche plus seulement les pays du Moyen-Orient mais aussi ceux du Caucase du sud. 14 N. YA. MARR, Yeshchyo o slove « celebi » (Encore à propos du mot « celebi »). Notes du Département oriental de la Société géographique russe, 1912, volume 20. 15 Roger LESCOT, Enquête sur les Yézidis de Syrie et du Djebel Sinjâr, Institut Français de Damas, 280 p, dernier tirage à la « Librairie du Liban », Beyrouth 1975. 337 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Dans les années 1950–1960, les Yézidis ont formé des îlots compacts dans toute la plaine d’Ararat, dans la région du lac Sevan, dans la ville de Dilijan et de ses alentours où ils cohabitaient avec les Arméniens et aussi les RussesMolokans. Les Yézidis entretenaient d’étroites relations avec leurs voisins arméniens et ce bien avant la Première Guerre mondiale. Des notables, comme le prêtre Pogos (Keshish Polo, Arménien), Mîrza Aga (général Andranik, Arménien), Djangîr Aga (Kurde), Usub Beg (Kurde), étaient connus et respectés par les deux peuples. Ainsi, sous le gouvernement Dashnak, entre 1918 et 1920, lors de la première république démocratique arménienne, Usub Beg fut élu député des Yézidis en Arménie. Garnik Asatrian et Archak Poladian, historiens orientalistes arméniens, dans leur article « Les Yézidis et le Yézidisme », citent S.Kananiants qui, en 1910, a écrit dans le journal « Taraz » (n°1, p.17) : « …dans l’empire ottoman et en Russie, les Yézidis sont étroitement liés avec les Arméniens et deviennent des amis proches. Nombreux sont les Yézidis qui parlent si bien l’arménien qu’il est bien difficile de ne pas les confondre avec les paysans arméniens. Le chef actuel de l’Arménie, Usub beg, étudia à l’Académie Gevorkian à Etchmiadzine du temps du Catholicos Makar et, tout comme son père Hasan aga, il est ami proche des Kananiants (famille Dro)… » Aujourd’hui, la population yézidie en Arménie est répartie entre le monde citadin et le monde rural qui ont connu une évolution assez équilibrée. Déjà dans les années 1930, on parlait des cadres kurdes qui comptaient des enseignants, des écrivains et des scientifiques. À la campagne, pour atteindre les objectifs de la politique d’intégration dans les villages monolithes kurdes, on désignait les Yézidis aux postes à responsabilité. L’État construisait des écoles où l’enseignement était assuré en kurde16. La ville avec ses infrastructures devait assurer le bon déroulement de la « campagne de lutte contre l’analphabétisme ». Si, au début du XIXe siècle, les orientalistes russes s’intéressent de près au yézidisme, afin de comprendre ses dynamiques spirituelles et de retracer son évolution depuis la source, la situation change à partir des années 1920. Soucieux du « développement de la culture matérielle » des peuples minoritaires et en particulier du développement d’une littérature écrite, les scientifiques soviétiques se sont beaucoup investis dans l’étude du folklore et le développement de la littérature écrite kurde. L’objectif était bien défini : il fallait élever le niveau social et culturel de cette population isolée dans les régions reculées des montagnes pour qu’émerge une véritable conscience politique soviétique. La méthode musclée employée par les Bolcheviques a porté « ses fruits » en réduisant considérablement l’illettrisme en seulement une décennie mais a provoqué un repli sur soi de cette communauté très attachée aux traditions 16 Au début des années 1920, on pouvait dénombrer onze écoles kurdes en milieu rural. 338 Les Yézidis du Sud Caucase ancestrales tribales. Le progrès sur le plan éducatif fut accompagné d’un sentiment de frustration – résultat des persécutions auxquelles le régime soumettait tous ceux qui manifestaient leur attachement à la religion en général. Dans les années 1920, la Nouvelle politique économique (NEP) frappait, parmi bien d’autres, les paysans et bergers yézidis en les privant du peu de biens qu’ils avaient pu sauver lors de leur départ hâtif de l’empire ottoman : dépourvus sur le plan économique, les Yézidis voyaient les Bolcheviques étêter leur hiérarchie tribale dont les dignitaires religieux faisaient partie. Ces événements ont failli bouleverser les règles de vie selon lesquelles fonctionnait la tribu yézidie – un manque douloureux car, pour un Yézidi, l’histoire de sa tribu constitue l’identité personnelle de tout un chacun : de son clan, de sa famille, de sa lignée. La peur des persécutions a elle aussi porté ses fruits : les Yézidis ne pouvaient pratiquer leur religion que dans la clandestinité. Cependant, ils ne renoncèrent jamais à leurs traditions spirituelles et continuèrent à respecter les rituels funèbres. Au fil des décennies, cette clandestinité les avait néanmoins menés à une perte considérable de la compréhension de ce patrimoine aussi bien culturel que spirituel. Ce processus fut accéléré à une époque où paysans démunis et Yézidis d’Arménie partaient à Tbilissi à la recherche de travaux saisonniers pour s’y installer progressivement avec leurs familles. À la fin des années 1920, en Géorgie, se forma une population citadine de Yézidis. Très rapidement, ces citadins ont intégré le mode de vie urbain et se sont initiés à l’apprentissage des métiers manuels – d’où la naissance, dans les années 1950-1960, d’une population yézidie ouvrière. Bien que les Yézidis de Géorgie n’aient jamais coupé les liens avec leur monde rural en Arménie, ils ont cependant beaucoup perdu de la compréhension de la pratique religieuse. Les Yézidis furent aussi victimes des répressions staliniennes. Entre 1937 et 1938, ils subissent, comme les Kurdes musulmans de Géorgie, les déportations à destination de l’Asie centrale et notamment vers le Kazakhstan. De nombreuses familles kurdes et yézidies ont péri lors du périple qui a duré près de 45 jours. Les survivants ont été débarqués dans les plaines enneigées du Kazakhstan où ils furent abandonnés pendant plusieurs jours17. Ces événements et leurs motivations n’ont pas encore donné lieu à des études approfondies. Cependant, certains historiens russes affirment que les déportations des années 1930-1940 de peuples dits « suspects » ou « punis » n’étaient rien d’autre qu’un « nettoyage ethnique » ; les autorités géorgiennes de l’époque en ont profité pour chasser les peuples qui n’étaient a priori pas 17 Nadir NADIROV, professeur de pétrochimie, membre et ancien secrétaire général de l’Académie des Sciences de la république soviétique du Kazakhstan, Une vie de Kurde en URSS, Conférence Internationale de Paris (14–15 octobre 1989) : Les Kurdes : Droits de l’Homme et identité culturelle. 339 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique concernés par la déportation au « motif des intérêts d’État »18. En Arménie, les déportations massives n’ont pas eu lieu mais de nombreux hommes de lettres, chefs politiques, anciens chefs tribaux et les représentants les plus en vue du clergé yézidi sont arrêtés et envoyés dans les camps correctionnels de Sibérie. D’après le jugement (affaire n°16) du tribunal correctionnel du NKVD de la république soviétique d’Arménie, daté du mois de mars 1939, un procès à huis clos a été mené à l’encontre de huit Kurdes, citoyens d’Arménie. Parmi eux figuraient les notables Yézidis : Cangîr-Agha, chef de la tribu des Sîpikî, l’un des principaux organisateurs du départ des Yézidis de l’empire ottoman, déporté à l’âge de 65 ans en Sibérie où il mourut quelques années plus tard ; Cerdoê Genco et Hecîê Cindî, écrivains incarcérés, sans plus d’explication, pendant plusieurs mois et finalement acquittés sans que le verdict donne la moindre précision sur le motif de leur détention. En 1944, accusés de collaboration avec les troupes d’occupation nazies, les Kurdes musulmans et yézidis, les Azéris, les Turcs, les Khemshines font alors l’objet d’une seconde vague de déportation depuis la Géorgie vers les steppes de Kazakhstan. Ainsi, les régions comme Akhalkalaki, Akhaltsikhe et Marnéouli furent entièrement « nettoyées » de toute population kurde et même la capitale Tbilissi a connu les débuts des déportations des familles yézidies. Les déportations furent momentanément interrompues à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale pour être définitivement arrêtées en 1950, suite à un décret de Staline. Les raisons de ce changement n’ont jamais fait l’objet d’une étude scientifique approfondie. Craignant l’assimilation à la population musulmane de l’Asie centrale, les familles yézidies sont revenues en Géorgie dans les années 1956-1958. Les conditions de vie des peuples minoritaires de Géorgie changent radicalement dans les années 1970 quand les autorités du pays font des efforts considérables en matière de réformes sociales. Les Yézidis bénéficient alors d’avantages sociaux qui favorisent le développement culturel et social de la communauté et la Géorgie des années 1980 acquiert ainsi une réputation de foyer culturel kurde. La situation se détériore au cours des années 1990 : les programmes de soutien au développement culturel des peuples minoritaires du pays restent enfouis au fond des tiroirs de l’État. La fin de l’année 2002 a même connu un refroidissement des relations kurdo-géorgiennes orchestré en grande partie par les journalistes de la presse écrite. En effet, dans les articles de media comme Georgian Times, Dilis gazéti (Journal du matin), Akhali taoba (Nouveau pouvoir), Kavkazskij aktsent (Accent caucasien, publié en russe), Tribouna (Tribune), Sakartvelos respublika (République géorgienne), la communauté yézidie était décrite comme hostile au peuple géorgien et, 18 N.BUGAJ, Kak izgonyalis iz Gruzii kurdy i drugie narody (Comment les Kurdes et autres peuples étaient chassés de Géorgie), « Sobodnyj Kurdistan », Moscou, n° 5, 1–31 octobre 2002. 340 Les Yézidis du Sud Caucase pour envenimer encore davantage la psychose, les journalistes associaient les Yézidis du pays aux membres du PKK (Parti des travailleurs kurdes) en choisissant pour titre de leurs articles des slogans provocateurs comme « Le PKK arrive », « Ils prétendent à la terre géorgienne », etc. La communauté yézidie s’est mobilisée en réponse à cette « chasse aux sorcières » et s’est montrée politiquement la plus active. Elle a accusé ouvertement le pouvoir d’immobilisme face aux comportements incitateurs à la haine raciale de la presse écrite géorgienne ainsi que face aux persécutions policières lancées à l’encontre de quartiers entiers de la Capitale habités par les Yézidis. Les notables yézidis ont à maintes reprises lancé des accusations à l’adresse du gouvernement d’Edouard Chevardnadze qui, d’après eux, avait laissé la situation se dégrader et les relations entre deux peuples s’envenimer. Le pouvoir était aussi tenu responsable de l’explosion d’une nouvelle vague d’émigration des Yézidis de Géorgie qui, à la fin des années 1990, n’étaient plus que 40 000. Cette situation de crise n’a néanmoins pas empêché un renouveau spirituel dans la conscience collective et a permis aux représentants du clergé yézidi de reprendre leur rôle social de guides tribaux. Ils se mobilisent aujourd’hui afin de faire face à la dispersion de leur communauté et lancent des messages d’alerte appuyés par des groupes associatifs créés grâce à des fonds privés collectés auprès de la population yézidie. Leur engagement a très rapidement intéressé des gens investis dans la vie politique. Ainsi, à la veille des dernières élections présidentielles en Géorgie, la communauté yézidie apprenait la création de plusieurs journaux kurdes dont Kaniya Sipî (Source sacrée), un journal mensuel bilingue russo-kurde édité par l’« Union des Yézidis de Géorgie », groupe associatif , en collaboration avec des partis politiques géorgiens de l’opposition. Bien souvent, le manque d’objectivité de ces associations, créées à la hâte, confond les inspirations de la diaspora avec les tendances politiques du moment et laisse transparaître les intérêts personnels à court terme de quelques activistes. Leur activité finit par discréditer le travail de sensibilisation mené auprès de la population. Demeurant politiquement encore mal forgée et désorganisée, la communauté yézidie du pays se retrouve face aux difficultés qui accentuent davantage le sentiment de frustration qui se répercute de façon appuyée sur les jeunes gens. D'un côté, le désespoir et le doute d'être un jour considérés comme des citoyens de plein droit les poussent vers les horizons incertains de l’émigration et, de l’autre, ils renoncent, chaque jour plus nombreux, à leur religion et se convertissent à la foi chrétienne. Souvent, cette tendance aboutit à un conflit de générations : les pères reprochent à leurs enfants de trahir ainsi la mémoire des ancêtres qui ont péri en défendant le yézidisme. Et les jeunes cèdent à l’envie d’assimilation car, parfaitement intégrés du point de vue linguistique et culturel, ils se sentent toujours socialement marginalisés. Ils n’ont pas connu l’époque enthousiaste des années 1970-1980 où le multiculturalisme (appelé, jadis, internationalisme) faisait la singularité 341 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique des pays comme la Géorgie et ne voient leur avenir que dans la standardisation culturelle qui se traduit par une l’adoption totale du mode de vie géorgien. Paradoxalement, sous le régime communiste, époque hostile à toute manifestation religieuse, le yézidisme a pu être mieux préservé qu’aujourd’hui où les libertés confessionnelles ont été restaurées et ont promu les renouveaux spirituels. Ainsi, à l’heure actuelle, les Yézidis sont la seule communauté religieuse de Géorgie qui n'a pas de lieu de culte. Au début des années 2000, les notables et les intellectuels yézidis ont préparé et soumis aux autorités du pays le projet de construction d’un sanctuaire qui devait être la réplique de celui de Lalich, en Iraq. Après un accord préalable, un terrain leur a été proposé et ensuite acheté aux enchères, grâce aux donations récoltées auprès des Yézidis de la Capitale. Cependant, encore aujourd’hui, la communauté attend l'autorisation de construire son sanctuaire. La tendance qui mène les jeunes Yézidis à se convertir est approuvée et, en quelque sorte, encouragée par l’Église géorgienne. Déjà, au début des années 2000, des représentants de l’Église orthodoxe se félicitaient ouvertement des quelques cas de conversion de familles yézidies. Aujourd'hui, la cible convoitée est la jeunesse entre 15 et 25 ans car, une fois convertis, ces jeunes à leur tour « recrutent » des fidèles parmi leurs aînés. Lors de mon séjour en Géorgie, en été 2005, j’ai souvent entendu les jeunes gens convertis tenir des propos suivants : « J’aimerais que tous les membres de ma famille se convertissent au christianisme pour qu’on puisse se retrouver tous ensemble au paradis. » Ce sujet est sensible pour une communauté profondément attachée aux liens familiaux encore très traditionalistes. Ces conversions très désapprouvées par les conformistes se sont accélérées au cours de la dernière décennie avec l’apparition des couples mixtes. De plus en plus souvent, des jeunes Yézidis se marient avec des Géorgiens et Arméniens ce qui était encore dans les années 1990 exceptionnel et difficilement envisageable. Contrairement à la situation en Géorgie, les Yézidis ont en Arménie plus de facilité à conserver leurs traditions spirituelles. Ces avantages découlent, comme il a déjà été dit, d’une forte concentration de la population yézidie à la campagne. Dans les régions montagneuses reculées, les Yézidis forment encore quelques villages mono-ethniques où ils organisent leur quotidien selon un mode de vie qui leur est propre. Bien que cette existence retirée soit de plus en plus troublée par des changements politiques et sociaux, les Yézidis d’Arménie y sont moins impliqués que leurs congénères de Géorgie. Sur le plan politique, les autorités arméniennes considèrent les Yézidis comme une ethnie religieuse minoritaire distincte et elles sollicitent la bienveillance politique à son égard. Malgré toutes les critiques que l’on pourrait adresser aux autorités de Erevan, il faut admettre qu’elles font un effort évident pour honorer leurs engagements et soutenir le développement culturel des minorités face à la communauté internationale. Un sanctuaire religieux 342 Les Yézidis du Sud Caucase yézidi a été construit avec l’argent récolté par la communauté au début des années 1990 dans le bourg de Shamiram de la région d’Achtaraks. Il sert de lieu de pèlerinage aux Yézidis de l’Arménie et de la Géorgie où, à la fin du mois de septembre et au début du mois d’octobre, ils fêtent Eiyda ¥îxadî, la fête religieuse célébrant le réformateur du yézidisme, le cheikh Adî (XIe-XIIe siècles). Avant l’inauguration du sanctuaire, les Yézidis du Caucase organisaient leurs rituels de sacrifice à Dieu (Xuda en kurde) dans un endroit qu’ils appelaient Ziyaret a Kaltaxçî (Sanctuaire de Kaltaxçî) qu’ils partageaient avec de jeunes Arméniens qui venaient ici pour y faire leurs vœux secrets. Depuis les années 1990, des organisations yézidies religieuses et sociopolitiques fonctionnent en Arménie : l’Union des Yézidis de l’Arménie, la Société zdîxana, le Comité national des Yézidis d’Arménie. À Erevan, on publie également des journaux comme Mésopotamie, zdîxana, Lali‚ ; la Radio des Yézidis propose également ses émissions. Ces journaux ainsi que la radio perçoivent un soutien de l’État sous forme de subventions annuelles. Bien entendu, les problèmes de cette communauté ne se résolvent pas à travers quelques manifestations singulières et les conditions de vie des Yézidis d’Arménie sont loin d’être idylliques. Depuis les années 1990, cette population quitte massivement le pays à destination de la Russie méridionale et des pays d’Occident. La politique de privatisation des terres a conduit à un appauvrissement considérable des paysans, ce qui a provoqué un nouvel exode rural. Les bergers yézidis ont perdu une grande partie de leurs troupeaux ovins alors qu’ils étaient les seuls à assurer et à maintenir les traditions de la transhumance en Arménie. Durant les mêmes années 1990, les Yézidis du pays ont vu leurs acquis socioculturels se dégrader. Certains scientifiques arméniens orientalistes et historiens mettent aujourd’hui en cause l’amitié arméno-kurde réduisant l’importance du travail accompli par les générations précédentes. Actuellement, en Arménie, la notion même du yézidisme soulève une vive polémique aussi bien parmi les Kurdes que parmi les Arméniens. Ainsi, l’intelligentsia yézidie du pays est divisée entre ceux qui renient leur appartenance à l’ethnie kurde et les autres qui ne s’en dissocient pas. Ces deux groupes antagonistes ont chacun commis des excès à un moment ou un autre. « L’Union des Yézidis d’Arménie » présente les Yézidis comme un peuple à part entière. En 2001, ses représentants ont même adressé une pétition aux autorités de Moscou où ils demandaient d’introduire dans les registres du recensement de la population la colonne mentionnant les Yézidis comme nationalité. En revanche, les Yézidis qui défendent leur identité ethnique avec celle des Kurdes se retrouvent à l’autre extrémité, ce qui les amène, par simple opposition, à minorer le sentiment religieux très prononcé de leur communauté. Dans les années 1990, cette attitude les a entraînés dans une impasse 343 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique où la population ne voulait plus les soutenir dans leurs théories jugées aussi partiales que celles de leurs opposants. Cette polémique divise aussi les cercles politiques arméniens. Ainsi, les opinons et les discours publics divergent selon le bord politique que l’on choisit. La position de l’Église arménienne reste quant à elle inchangée : les Kurdes et les Yézidis appartiennent à une même ethnie. Au mois de novembre 2002, le groupe associatif « Comité du Kurdistan » a été accueilli par le Catholicos de tous les Arméniens, Sa Sainteté Garegine II. D’après la presse arménienne, l’entretien a duré près de deux heures et des questions concernant les conditions de vie des Kurdes en Orient et en Arménie y ont été abordées. Depuis les années 1990, les hauts dignitaires yézidis de l’Iraq rendent visite à leurs fidèles en Arménie et renouent des relations amicales avec les autorités arméniennes. Ainsi, au mois de décembre 2003, le Mîr Tehesin beg, dignitaire religieux suprême des Yézidis, est arrivé en Arménie avec un programme qui comprenait des rencontres avec les fidèles, des représentants de l’Église et de différents partis politiques arméniens. Aujourd’hui, de nombreux Yézidis, qu’ils soient fidèles ordinaires ou religieux, arrivent à réaliser leur rêve de pèlerinage à Lalich. Ils s’y rendent pour y être initiés, pour s’imprégner de l’atmosphère mystique rendue volontairement mystérieuse par les générations passées et aussi pour y trouver le soutien moral et spirituel. Faible financièrement, la communauté yézidie de l’Iraq n’est pas en mesure d’apporter une aide concrète à ses congénères du Caucase. À la distance qui les sépare s’ajoutent les différences culturelles que le temps écoulé a creusé entre ces deux communautés. Spirituellement, les Yézidis du Caucase sont proches de leurs frères du Moyen-Orient mais ,du point de vue culturel, ils avouent ne pas avoir beaucoup de points communs. Alors quel avenir attend cette communauté partagée entre le présent et le passé ? La question posée risque de paraître rhétorique alors qu’elle n’a jamais été plus d’actualité qu’aujourd’hui. Pourtant, cette question épineuse tourmente les esprits de la communauté yézidie du Caucase depuis maintenant près de deux siècles. S’éloigner toujours plus des terres habitées afin de protéger sa foi ou bien rester et essayer de se protéger du monde extérieur en s’isolant ? Laquelle de ces deux solutions est la plus judicieuse ? À l’heure où la tendance de globalisation commence à gagner du terrain dans les pays aux sociétés aussi traditionalistes que celles de l’Arménie et de la Géorgie, c’est aussi aux cultures majoritaires de « tendre la main » aux petites ethnies qui n’ont d’autre issue de salut que la protection linguistique et culturelle venue de l’extérieur. En effet, le dogme selon lequel « il faut naître Yézidi car on ne le devient pas » ne suffit plus à lui seul à préserver cette confession. 18. Les Molokanes d’Azerbaïdjan : rencontre et observation d’une sous-minorité russe Adeline BRAUX Aujourd’hui, les Molokanes sont invisibles : la communauté compte à peine 10 000 âmes dans tout le Sud-Caucase, alors même qu’ils sont installés là depuis près de deux cents ans. La secte1 des « chrétiens spirituels » (doukhovnye khristianie en russe) – terme que les Molokanes préfèrent employer lorsqu’ils parlent d’euxmêmes –, apparaît dans le sud de la Russie dans la première moitié du XVIIIe siècle ; elle est considérée comme la première foi déviante de l’orthodoxie. Il ne faut cependant pas confondre les Molokanes avec les «vieux croyants » (en russe staroviery) qui, eux, refusent d’appliquer la réforme de l’Église entreprise par le patriarche Nikon dans la seconde moitié du XVIIe siècle, qui provoqua un schisme au sein de l’Église orthodoxe russe2. On a souvent comparé la Vieille Foi à la Réforme protestante qui avait touché l’Europe peu auparavant. Or, les vieux-croyants ne réclamaient pas une réforme de l’Église mais, au contraire, le maintien de ce qui faisait, selon eux, la pureté et la grandeur du rite orthodoxe. S’il y a une forme de protestantisme à trouver, il faudrait plutôt la chercher chez les Molokanes, qui représentent une frange contestataire de l’Église traditionnelle et dont un certain nombre s’est d’ailleurs tourné vers les mouvements évangéliques à la fin du XIXe siècle et au cours du XXe siècle, comme nous le verrons. 1 Nous entendons ici le terme « secte » au sens strict de « Groupe organisé de personnes qui ont la même doctrine au sein d’une religion » (définition du Petit Robert), sans lui donner l’aspect péjoratif qu’il a tendance à revêtir dans le vocabulaire moderne. 2 Parmi les mesures de cette réforme, celle des livres liturgiques et des rites, dont le but était de corriger les nombreuses erreurs qui s’étaient glissées dans certains textes religieux et rites moscovites, eut les répercussions les plus importantes. 345 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique La foi molokane3 s’est développée essentiellement parmi les paysans, quoique certains marchands s’y soient également convertis. Ilarion Pobirokhine est considéré comme le fondateur de cette secte. Dans les années 1760, dans la région de Tambov, il fait la connaissance de Simon Oukléine, un jeune tailleur itinérant et érudit qui lit la Bible et qu’il convainc de sa foi. Peu de temps après, ce dernier épouse la fille de Pobirokhine. À l’époque, il n’était pas encore question de Molokanes ou de toute autre forme de secte mais de doukhobortchestvo (combat de l’âme), c’est-à-dire d’une croyance qui place la spiritualité avant toute chose. Ce n’est que quelques années plus tard que, à la suite d’un désaccord, les deux hommes se séparent et fondent chacun leur mouvement, les doukhobores pour Pobirokhine et « chrétiens spirituels » ou molokanes pour Oukléine4. Les avis divergent quant à l’origine de ce dernier terme. Pour certains, le terme molokanie, en russe, qui a ensuite supplanté celui de doukhovnye khristianie, fut donné par les Orthodoxes non-sectateurs aux sectateurs car ceux-ci buvaient du lait (en russe moloko) les jours de jeûne, particulièrement nombreux dans l’orthodoxie. Existent également deux hypothèses toponymiques : la première liée à l’existence au sud de l’Ukraine de la rivière Molochnaïa ; la seconde liée elle aussi à une rivière, la rivière Kan, dans l’Oural. Une autre explication est à mettre en rapport avec le verbe kanut’ (« disparaître »), tombé en désuétude, mais qui a été conservé dans certaines expressions figées. Enfin, pour certains, l’origine de ce mot serait à chercher dans le premier épître, deuxième verset de saint Pierre : « Comme les nouveaux-nés, aimez le lait pur, le lait divin [c’est-à-dire la parole de Dieu], et votre salut viendra de lui.» Pour Oukléine, les Écritures saintes étaient l’unique source de la foi, de même qu’il convient d’appréhender la description d’événements historiques réels qu’elles contiennent comme des allégories inexplicables par la raison et que seul un être éclairé par Dieu peut interpréter. Le Nouveau Testament est la pierre angulaire de cette vérité. Nous ne nous attarderons pas ici sur des questions théologiques, d’autant plus que la foi molokane correspond en tous points aux canons orthodoxes traditionnels en ce qui concerne les thèmes principaux de la foi chrétienne tels que la Création, la nature divine du Christ ou la Résurrection. Le développement de cette secte fut particulièrement fulgurant, à tel point qu’elle compta jusqu’à près de 500 000 adeptes dans la première moitié du 3 KLIBANOV A.I., Istoriâ religioznovo sektanstva v Rossii (60-ye gody 19.v – 1917) [Histoire des mouvements sectateurs en Russie, des années 60 du XIXe siècle à 1917], 1965, Académie des sciences d’URSS, Moscou. 4 RADVANYI Jean, « Molokanes et Doukhobores de Transcaucasie : la fin d’un rêve impérial ? », dans Les Slaves et le Caucase, 1997, Paris, Slovo Centre d’études russes, eurasiennes et sibériennes, pp. 305-307. 346 Les Molokanes d’Azerbaïdjan XIXe siècle. Ces hérésies sont toutes apparues dans le sud de la Russie, ce qui n’est pas un hasard, puisque cette grande région agricole était essentiellement peuplée de paysans et de serfs chez qui ces sectes plus ou moins prosélytes trouvaient un terrain de recrutement favorable. Le pouvoir tsariste ne tarda pas à s’inquiéter de l’essor fulgurant de ces hérésies : Voronèje, Tambov, Stavropol, Lipetsk, Saratov, toutes les grandes villes de cette région furent touchées. La question de l’implantation des « personnes d’hérésie néfaste »5 dans les territoires de Transcaucasie fut posée pour la première fois en Conseil des ministres le 14 avril 1825. Le général Ermolov, commandant du Caucase, déclara que « ces gens, se retrouvant face aux peuples montagnards, seraient dans l’obligation de défendre leurs familles et leurs propriétés», ce qui devait décourager les sectateurs potentiels de suivre cette voie. En 1830, un décret leur interdit d’habiter certaines régions du sud de la Russie et leur alloua des terres vierges en Transcaucasie, où ils commencèrent donc à s’installer. Certains sectateurs prirent également le chemin de l’Altaï, de la Sibérie ou de l’Asie centrale mais la Transcaucasie est la région qui accueillit le plus grand nombre de ces parias, et pour cause : cette région était entièrement à défricher et à peupler (de Russes), l’éloignement de personnes potentiellement dangereuses pour l’ordre impérial permettait donc d’asseoir le pouvoir russe dans des contrées fraîchement soumises mais non centrales dans les visées impériales. Les Molokanes déplacés en Transcaucasie6 empruntèrent trois routes : un premier groupe se dirigea vers l’actuelle Géorgie, vers Tbilissi et les régions d’Akhalkalaki et Akhaltsikhe (au sud du pays), et également vers Kars, sous domination russe à l’époque ; un second groupe s’installa sur les rives du lac Sevan et dans sa région, en Arménie, dans l’ancien ouezd7 de Gandja (ville située actuellement dans l’ouest de l’Azerbaïdjan) ; tandis que le troisième groupe, le plus nombreux, prit le chemin de l’actuelle république d’Azerbaïdjan par Makhatchkala, Derbent (dans l’actuel Daghestan russe sur le bord de la Caspienne), puis Khatchmaz (nord-est de l’Azerbaïdjan actuel), avant de s’installer à environ cent kilomètres de Bakou, dans l’ouezd de Chirvan (aujourd’hui districts d’Ismayilli et de Chémakha). Les lieux choisis pour l’implantation de ces villages ne sont pas anodins : ainsi, nombre de sectateurs ont été installés dans l’ouezd de Gandja, traditionnellement une zone de tension entre Arméniens et Azéris, et qui aujourd’hui encore se trou5 C’est ainsi que furent nommés officiellement par les autorités russes les sectateurs, qui ne comptaient pas que des doukhobores et des molokanes mais également des baptistes, des adventistes et nombre d’autres sectes, en fait des mouvements dissidents des Doukhobores et des Molokanes. 6 ILIN S.E, Maâ zakavkazskaâ Rossiâ [Ma Russie transcaucasienne], 1998, Académie des sciences de Russie, Moscou. 7 Région administrative dans l’Empire tsariste. 347 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique ve non loin de la ligne de front entre les deux peuples, coincée entre les territoires azerbaïdjanais occupés par les milices arméniennes et l’armée azerbaïdjanaise. Ces tensions interethniques anciennes ont parfois dégénéré en violents affrontements armés, par exemple pendant la guerre civile qui a suivi la révolution de 1917, au cours de laquelle les Moussavatistes (nationalistes azéris) affrontèrent les Dashnaks (nationalistes arméniens), ces derniers étant alliés pour l’occasion aux villageois russes de la région qui tentaient de défendre leurs villages. De même, une partie des Molokanes de Géorgie a été installée en Djavakhétie, une région peuplée très majoritairement d’Arméniens8. Comme toutes les colonies étrangères, en particulier religieuses9, les Molokanes ont tenté de recréer sur leur terre d’exil la patrie abandonnée, ce qui se reflète dans la toponymie de leurs villages, typiquement russe (Ivanovka, Slavianka, Novosaratovka, Lermontovo, Fioletovo). Les conditions de vie y étaient particulièrement dures pour les premiers colons, à tel point que certains durent migrer plusieurs fois afin de fuir la faim, les maladies, un environnement par trop hostile ou pour trouver des terres plus fertiles. Leur arrivée dans la région eut un impact très important : en l’espace de quelques années, les terres défrichées se transformèrent en grenier à blé, à sarrasin, à avoine, tandis que les Molokanes permettaient l’entretien et le bon fonctionnement d’infrastructures indispensables à l’époque comme les relais de poste et exerçaient des professions telles que fiacres, charpentiers, menuisiers. Ils ont également introduit certaines innovations techniques, comme la charrue à quatre roues ou bien des techniques agricoles telles que l’assolement. Une fois installés, les Molokanes construisaient leurs maisons dans le style russe, en bois, en se servant parfois de matériaux trouvés sur place tels que la boue ou l’argile, et s’organisaient en communautés autarciques. Audelà de la foi molokane elle-même, l’expérience collective de cette adversité surmontée à force de travail, d’humilité et d’honnêteté joua beaucoup dans la bonne réputation dont ont toujours joui les Molokanes jusqu’à nos jours auprès des autres peuples qu’ils ont été amenés à côtoyer dans leurs « patries d’accueil ». Que reste-t-il des Molokanes en Azerbaïdjan au seuil du XXIe siècle ? Dans les quelques villages molokanes rescapés, les maisons de bois typiquement russes en plein Caucase invitent à la nostalgie. Et c’est sur ce seul mode 8 Akty, sobrannye kavkazskoj arhiografi©eskoj kommissiej, 293. zapiski o russkih pereselencah- raskol’nikah v Kaspijskoj oblasti, I. istori©eskoe izlo@enie [Actes réunis par la commission des archives du Caucase, 293 e rapport sur les colons hérétiques de l’oblast’ du Caucase], Documents d’archives sur la déportation des Molokanes et d’autres sectes en Transcaucasie, Chancellerie principale du Caucase, Tbilissi. 9 Roger BASTIDE, « Mémoire collective et sociologie du bricolage », L’année sociologique, pp. 85-86. 348 Les Molokanes d’Azerbaïdjan que les rares reportages des medias azerbaidjanais relatent la survie des témoins d’un monde en train de disparaître10. Au-delà de cette couverture médiatique trop caricaturale, les Molokanes restent peu étudiés. Nous ne disposons d’aucune statistique précise quant à leur nombre puisque, rappelonsle, les Molokanes sont des Russes ethniques. À ce titre, ils apparaissent donc comme tels dans les recensements soviétiques, et le sont encore actuellement. On ne pourra donc avancer que des estimations en fonction des maisons encore habitées dans les villages molokanes. Par exemple, à TchoukhourYourt (région de Chémakha), il reste dix familles, sur les 430 que comptait le village dans les années 197011. À la fin des années 1980, une équipe de l’Institut d’ethnologie de l’Académie des sciences d’URSS avait mené une étude sur les derniers villages de sectateurs d’Azerbaïdjan12 et avait recensé huit villages répartis dans trois zones géographiques où les Molokanes formaient encore la majorité de la population ou une part importante de celle-ci. Le tableau ci-après donne un aperçu du poids des Russes (sectateurs) dans ces villages ; les chiffres doivent toutefois être pris avec précaution : ils datent en effet de 1987 et devinrent caducs dans les années qui suivirent. Ils montrent toutefois que, déjà, les sectateurs des villages situés au nord-est de l’Azerbaïdjan étaient les plus dynamiques. La population russe dans certains villages russes en 1987 Si le flot de Molokanes qui ont quitté l’Azerbaïdjan s’est nettement accéléré depuis 1991, l’émigration vers la Russie a commencé dans les années 1960, suivant en cela la même progression que les flux migratoires des autres Russes de la République. Il ne reste actuellement dans ces villages que des personnes âgées dont les enfants sont partis en Russie, à l’exception notable du village d’Ivanovka, dont il sera question plus loin. Les unes après les autres, les maisons sont rachetées par des Bakinois fortunés, tandis que certaines demeures laissées à l’abandon ont été investies par des réfugiés chassés des territoires occupés et qui sont de toute façon une population essentiellement rurale. Certes, des projets de mise en valeur de ces villages, qui ont l’avantage d’être relativement proches de la Capitale (Alti Aghadj et Khilmilly surtout, région de Chémakha), en pleine nature alors que Bakou est en plein désert, ont vu le jour, mais aucun ne s’est concrétisé, faute de moyens13. 10 Voir les articles de Simon KASTRIOULINE dans Birja plus, hebdomadaire azerbaïdjanais russophone qui publie régulièrement des articles sur les Molokanes, par exemple dans l’édition du 10 mai 2005, p.7. 11 Lane CHRISTEL, Christian Religion in the Soviet Union, 1978, Londres, G. Allen & Unwin. 12 Russkie staro?ily Azerbajd?ana, materialy po etni@eskoj ekologii, 1990, Moscou, Académie des sciences d’URSS, Institut d’ethnographie, deux tomes. 13 Simon KASTRIOULINE, Birja plus, 6 mai 2005. 349 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Village Région population totale population russe population russe en chiffres en % Ivanovka Nord-Est 3 542 2 850 80,5 Khilmilly Nord-Est 2 126 1 242 58,4 Privolnoïe Sud-Est 3 371 1 129 33,7 Tchouhour-Yourt Nord-Est 874 787 90 Slavianka Ouest 2 142 638 29,8 Novogolovka Sud-Est 4 236 501 11,8 Novosaratovka Ouest 1 891 496 26,2 Novoivnovka Ouest 1 526 332 21,7 (Source : Russkie staro?ily Azerbajd?ana, materialy po etni?eskoj ekologii, tome 1, p.17) Nos entretiens avec des Molokanes ont tous montré l’absence de relations entre les différentes communautés. Il existe en effet plusieurs courants dans la foi molokane, nous ne citerons ici que les principaux. Le plus ancien est celui des Molokanes « constants » (postoiannye, en russe), qui ont gardé la foi telle qu’elle existait du temps de Simon Oukléine, et qu’on rencontre en Azerbaïdjan dans les villages de la région de Chémakha et à Bakou. Le second courant fondé par Popov est constitué par les Molokanes « communautaires » (obchie), dont la particularité est d’avoir un mode de vie très communautaire : ils vivent, travaillent et se nourrissent ensemble, aucun des membres n’a de biens propres. On les trouve à Bakou et à Ivanovka dont il sera question plus loin. Enfin, les Molokanes « bondissants » (priguny), qui vivent uniquement dans le village de Borissy, sur la ligne de front entre Arméniens et Azéris, et qui doivent leur nom au fondateur de ce courant, un certain Roudometkine, qui mena ses disciples le plus près possible de l’Ararat après avoir lu une prophétie selon laquelle le Christ devait ressusciter à cet endroit. Leur nom vient du fait qu’à la fin de l’office, ils chantent en faisant de petits sauts, ce qui aurait toujours cours. D’autre part, ils ont pour habitude de se réunir le samedi, tandis que les autres se réunissent le dimanche. Il est impossible de distinguer physiquement les fidèles des différents courants les uns des autres et il arrive que les fidèles eux-mêmes soient bien embarrassés s’il leur faut répondre à une question concernant les différences entre ces trois branches. 350 Les Molokanes d’Azerbaïdjan L’inexistence de liens est d’autant plus étonnante que les Molokanes ont essaimé à travers le monde et que cette diaspora, potentiellement mobilisable, pourrait être d’une grande utilité aux Molokanes d’Azerbaïdjan. D’après le portail internet Molokan news14, il subsisterait environ 150 communautés molokanes dans toute l’ex-URSS, dont 29 en Russie. Les 21 et 22 juillet derniers, l’Union des chrétiens spirituels molokanes de Russie s’est réunie en un congrès international afin de célébrer le bicentenaire de la liberté de culte octroyée par Alexandre Ier en 1805 (annulée par la suite par Nicolas Ier). Un tel rassemblement avait déjà eu lieu en 1997, dans la région de Tambov. Audelà des frontières de l’ex-URSS, on recense actuellement plus de 200 communautés dans le monde, y compris aux États-Unis et en Australie, où des Molokanes ont émigré au début du XXe siècle15. Il s’agissait essentiellement à l’époque pour les jeunes gens d’échapper à la conscription devenue obligatoire, les Molokanes étant peu portés sur la chose militaire. Des communautés molokanes existent ainsi à Los Angeles16, quoique les premiers migrants se soient installés sur des terres où il était possible de pratiquer l’agriculture : dans le centre de la Californie, en Arizona, dans l’Idaho, au Nouveau-Mexique ainsi qu’à Hawaï et au Mexique. Les fidèles qui se réunissent à Bakou tous les dimanches paraissent conscients de cette dispersion, même si les détails de cette dernière semblent leur échapper. Cette absence d’intérêt pour la mobilisation communautaire est même déplorée sur le site Molokan Homepage par un internaute américain qui regrette de ne pas réussir à rassembler les quelque trente congrégations que compte Los Angeles à elle seule. Dans un souci de regroupement des communautés de sectateurs exilés en Transcaucasie, le gouvernement russe avait lancé plusieurs programmes de retour afin qu’ils rejoignent leurs régions d’origine après 1991. On leur promettait un statut de « migrants forcés » et quelques aides en échange de leur réinstallation dans les régions de Toula et Tambov. La motivation économique n’était pas absente de ce projet, les autorités russes espérant ainsi revitaliser ces régions déshéritées aux confins des terres noires. Cet appel fut d’ailleurs entendu en Transcaucasie, et c’est ainsi que les éléments les plus dynamiques de ces communautés de sectateurs prirent le chemin du retour vers leur « patrie historique ». Malgré la formidable diversité que cette dispersion des Molokanes sur plusieurs continents a générée, il semble que l’identité molokane ne se soit 14 Molokan home page: http://gecko.gc.maricopa.edu/clubs/russian/molokan/news/ 15 Qui avaient en cela suivi l’exemple des doukhobores, ces derniers ayant émigré au Canada à la fin du XIXe siècle. Voir http://www.douhkobor.org/ 16 Une étude avait d’ailleurs été menée par un ethnologue américain parmi la communauté molokane de Los Angeles. Willard B. MOORE, Molokan Oral Tradition: Legends and Memories of an Ethnic Sect, University of California Press, 1973. 351 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique pas diluée complètement. Certes, les descendants des Molokanes installés aux États-Unis ont été largement assimilés dans le « melting pot » américain, mais certains conservent l’esprit communautaire et, en ce qui concerne par exemple le déroulement des services, les costumes, les plats traditionnels et les chants, il semblerait que les Molokanes « constants » de Los Angeles aient gardé les mêmes traditions que leurs co-disciples d’Azerbaïdjan, tout au moins les jours de « réunion »17 et de fêtes. En Azerbaïdjan, l’auteur a remarqué peu d’évolutions dans l’identité molokane. Par exemple, un jeune homme, né dans le village d’Ivanovka, dont les parents ont travaillé toute leur vie au sein de la communauté, a décidé de monter une PME à Bakou, sans pour autant quitter le village d’où son épouse est également originaire. Bien qu’il ne respecte pas par exemple les interdits alimentaires, il revendique quand même son identité molokane. Plus surprenant encore – puisque les similitudes entre foi évangélique et foi molokane sont multiples –, les phénomènes de conversion ont été très nombreux, et le sont toujours, parmi les Molokanes. Ainsi, dès la seconde moitié du XIXe siècle, des sectes évangéliques (baptistes, adventistes, pentecôtistes, sabbatthiens) apparaissent dans le sud de la Russie que nombre de Molokanes ne tarderont pas à rejoindre, attirés sans doute par la centralité de la Bible au sein de ces mouvements et par la possibilité d’échapper aux persécutions religieuses. Une seconde vague de conversion eut lieu dans les années 1930, alors que tous les mouvements religieux étaient durement frappés par les purges staliniennes, à tel point que, dans les années 1950, la foi molokane devint moribonde. Dans le village de Novoivanovka, en 1987, sur 340 sectateurs, 65% étaient des Molokanes (dont 14% de « bondissants » et 14% de « maksmisty », dissidents de la branche « constante »), 25% étaient Baptistes et 10% Sabbatthiens. Depuis 1991, le nombre de conversions a augmenté, notamment en raison d’un prosélytisme actif des mouvements évangéliques américains qui ont prospéré à Bakou18. Ainsi, une femme molokane âgée de soixante-dix ans environ et qui assiste au service au sein de la communauté molokane de Bakou expliquait à l’auteur que quatre de ses filles étaient devenues adventistes et que cela ne lui posait absolument aucun problème, pourvu que chacune trouvât son bonheur spirituel. Interrogée quelques temps après, l’une d’entre elles expliqua qu’elle avait rejoint ce mouvement au début des années 1990, après qu’une amie l’ait invitée à assister au service. Et il semble que le 17 Les Molokanes ne parlent pas de « messe » mais de « réunion ». 18 Les fidèles sont d’ailleurs d’origines fort diverses puisqu’on rencontre aussi bien des expatriés américains, des Russes, des Azéris (en général russophones) venus écouter les sermons de prosélytes (locaux ou autres) rompus aux techniques les plus modernes de la communication évangélique. Ces mouvements ne sont d’ailleurs pas sans susciter des adhésions pour le moins intéressées : qui à la recherche d’un conjoint étranger, qui désirant obtenir un visa d’études pour les États-Unis ou tout simplement pratiquer son anglais. 352 Les Molokanes d’Azerbaïdjan bouche à oreille fonctionne assez bien, la plupart des personnes rencontrées étant venues dans ces Églises par l’intermédiaire d’une connaissance. L’attachement aux traditions molokanes et, d’une façon générale, à une morale conservatrice demeure très fort parmi les Molokanes, en particulier parmi ceux qui vivent dans leur communauté, par exemple à Ivanovka. Les Molokanes restent très attachés à une « haute moralité ». Le monde moderne dans ses aspects les plus pernicieux est à leurs yeux symbolisé par la télévision : si celle-ci n’est pas forcément bannie des foyers, les parents exercent en général une censure sévère, toute scène jugée contraire aux bonnes mœurs étant éclipsée de la vue des plus jeunes. Aussi, pour les Molokanes, la Russie actuelle symbolise la décadence civique et morale : une femme de la communauté de Bakou, racontant, des larmes dans la voix, comment son fils parti en Russie y avait été assassiné pour quelques roubles, expliquait à quel point « les Russes de là-bas sont absolument sans foi aucune ». Et l’absence de foi est sans doute le péché le plus imprescriptible du point de vue d’un Molokane. Ivanovka : un kolkhoze molokane à l’heure de la mondialisation Ivanovka est un village de la région administrative d’Ismaïlly, à une centaine de kilomètres de Bakou. Légèrement en altitude car situé sur un plateau dominant les villages de la plaine, il s’agit d’un village typiquement russe, aux maisons en bois harmonieusement réparties de chaque côté des rues bétonnées et soigneusement entretenues, où les jardins sont fleuris et pourvus d’un potager. Le village d’Ivanovka a pour particularité d’abriter le dernier kolkhoze d’Azerbaïdjan, celui de Nikitine - du nom de son directeur de 1953 à 1994, héros du travail soviétique et personnage charismatique, qui en a fait ce qu’il est encore aujourd’hui -, îlot d’anachronisme en plein Caucase, dont l’entrée est encore aujourd’hui à ce jour agrémentée des symboles soviétiques. Les Russes d’Ivanovka sont des Molokanes, quoique le village compte aussi des Baptistes, apparus dans les années 1960, des Pentecôtistes et des Sabbathiens, apparus plus récemment. Les Molokanes d’Ivanovka appartiennent à la branche « communautaire » de la foi molokane et il n’est donc pas étonnant qu’ils se soient adaptés sans difficultés à la collectivisation, puisque le kolkhoze existait d’ailleurs plus ou moins avant l’arrivée du pouvoir soviétique 19. À l’heure actuelle, il est encore totalement collectivisé, à l’exception des fonctionnaires (de la poste, de l’école, de l’hôpital et de l’administration locale qui sont eux employés et rétribués par l’État) et de certains magasins 19 Sur l’adaptation des Molokanes « communautaires » au système soviétique, on pourra consulter Christel LANE, « Socio-political Accomodation and Religious Decline: The Case of Molokan Sect in Soviet Society », Comparative Studies in Society and Histories, vol.17, n°2, avril 1975, pp.221-237. 353 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique privés, qui paient un loyer à la municipalité. Un univermag, l’épicerie généraliste héritée de l’ancien régime, et une droguerie sont gérés dans le cadre du kolkhoze. Les ouvriers du kolkhoze Nikitine perçoivent un salaire d’environ quinze euros par mois pour huit heures de travail quotidien. Le reste du temps, ils sont libres de mener toute autre activité privée. Les retraites des anciens travailleurs du kolkhoze sont financées à hauteur de 50% par le fonds de pension du kolkhoze, les 50% restants sont à la charge de l’État. La direction du kolkhoze (avec le bureau du directeur, celui de sa secrétaire et le service de la comptabilité) et les autorités locales (mairie, la police et les services administratifs qui s’y rattachent) partagent un même bâtiment. Les documents internes au kolkhoze sont rédigés en russe, tandis que les documents officiels qui proviennent de l’administration azerbaïdjanaise sont rédigés en azéri et traduits en russe, si besoin est, par un employé du kolkhoze. La langue azérie est enseignée en option à l’école du village, qui ne possède qu’une section russe. Feu le président Heïdar Aliev avait autorisé le kolkhoze à continuer de fonctionner ainsi, pourvu que les lois et la constitution de la République y fussent respectées ; le kolkhoze n’a donc pas été concerné par la privatisation de l’agriculture et par les réformes de ces dernières années dans ce domaine. Du reste, les Molokanes semblent mettre un point d’honneur à respecter les lois, ce qui explique que les hommes remplissent leurs obligations militaires sans rechigner20 : Ivanovka compte même plusieurs « martyrs » tués lors de la guerre au Haut-Karabakh. Légalement, le directeur du kolkhoze n’a pas à être choisi au sein de la communauté molokane, mais c’est une tradition qui a toujours été respectée. Si les traditions perdurent, nous sommes loin à Ivanovka des images d’Épinal de communautés fermées comme les Amish de Pennsylvanie, par exemple. Ici, point de passéisme idéologique, le directeur de Nikitine roule en 4x4 avec chauffeur, possède un téléphone portable et gère ainsi son entreprise avec tous les attributs modernes de l’homme d’affaires. D’ailleurs, le nombre de voitures particulières à Ivanovka est plus important que dans n’importe quel village d’Azerbaïdjan, ce qui est un bon indicateur de la relative prospérité du village. Le kolkhoze possède une salle de spectacle immense dans la « maison de la culture », un très beau bâtiment abritant surtout un lieu de convivialité pour les jeunes du village, où on trouve par exemple des tables de billard ou des jeux d’échecs21. Tous les samedi et dimanche soirs, la « maison de la culture », dans la plus pure tradition soviétique, fait office de discothèque où 20 Les Molokanes, aux siècles précédents, refusaient la plupart du temps de porter des armes, comme nous l’avons vu précédemment. 21 Même si des manifestations culturelles y ont lieu de temps en temps, la maison de la culture d’Ivanovka semble toutefois être loin d’attirer l’« attention universelle en raison du 354 Les Molokanes d’Azerbaïdjan les jeunes du village se côtoient sans vraiment se mélanger. L’organisation et la sécurité sont gérées par des adultes du village (toutes nationalités confondues), qui se répartissent les tâches et veillent, bénévolement, au bon déroulement de la soirée. De même, chaque bâtiment communautaire (usine, mairie, maison d’hôtes, local internet) du kolkhoze est gardé à tour de rôle toute la nuit par des villageois. Le kolkhoze a connu une période florissante dans les années 1980. Ainsi, en 1987, le village comptait plus de 80% de Russes et, encore aujourd’hui, beaucoup de jeunes y travaillent qui à la laiterie, qui à la fabrique de pain, qui dans l’agriculture ou l’élevage. Leur nombre s’est récemment stabilisé : en effet, nombre de jeunes ont préféré rester et profiter de la situation relativement privilégiée du village. Certains ont fait leurs études en Russie, grâce à une bourse de la Fédération de Russie. Cette année, trois d’entre eux ont ainsi été envoyés à Perm et à Saint-Pétersbourg. Par exemple, le fils aîné de l’actuel directeur du kolkhoze a fait ses études à Kaliningrad. Détenteur d’un passeport russe, il faisait au moment de l’enquête son service militaire à la station-radar russe de Gabala, située à une trentaine de kilomètres d’Ivanovka22, où il était payé 250 000 manats (anciens) par mois (50 euros), une somme non négligeable dans un pays où le salaire mensuel moyen se situe aux alentours de 30 euros. Le village reçoit d’autres formes d’aide : par exemple, cinq ordinateurs ont été offerts par la mairie de Moscou lors de la visite du maire Iouri Loujkov en octobre 2004. D’après le conseiller auprès de l’Ambassade de la Fédération de Russie en Azerbaïdjan chargé des « compatriotes »23, les Molokanes d’Azerbaïdjan reçoivent d’autres aides encore par le biais de la communauté russe d’Azerbaïdjan24. Le directeur, ingénieur agronome de formation, n’a pas caché que la situation financière générale du kolkhoze était mauvaise : en plus des nombreuses pensions à financer, la récente augmentation du prix des semences n’a pas arrangé sa trésorerie et a provoqué une baisse de la production. Pourtant, la situation des habitants d’Ivanovka reste relativement enviable comparée à celle des villages avoisinants et, d’une façon générale, comparée à la situation qui règne dans l’agriculture du pays depuis la privatisation des terres, notamment spectre de ses activités » dont parle M. Orudjev, Conseiller du Président de la République d’Azerbaïdjan chargé des minorités, dans un article de la revue Central Asia and the Caucasus, « Azerbaijan’s Minorities Today », n°4, 2003, pp.139-144 22 Cette station-radar soviétique est l’unique installation militaire russe sur le territoire de l’Azerbaïdjan. En 2001, un accord avait été signé entre les présidents Poutine et Aliev afin de renouveler le bail. Opération extrêmement lucrative pour l’Azerbaïdjan, qui lui rapporte plusieurs millions de dollars par an, et qui permet à la Russie de surveiller une grande partie du Moyen-Orient. 23 En russe sootetchestvenniki, terme dont l’acception est assez floue et qui désigne, depuis le début des années 1990, les Russes et russophones vivant en dehors de la Fédération de Russie. 24 Entretien avec l’auteur, 30 mars 2005, Ivanovka. 355 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique grâce à la mise en commun de tous les biens nécessaires au travail et à une vie économique quasi autarcique. Ainsi, la fabrique de pain appartient au kolkhoze, ses employés sont rétribués par le kolkhoze, de même pour la laiterie, où chaque habitant peut s’approvisionner en lait et en smetana, crème fraîche épaisse. Le kolkhoze possède également 300 hectares de vignes. Il s’acquitte par ailleurs du paiement de tous les impôts auxquels les exploitations agricoles sont soumises en Azerbaïdjan, à l’exception de l’impôt sur le revenu. Outre l’aspect économique, la dimension ethnique à Ivanovka est un terrain d’étude intéressant. En 1987, le village comptait 3 624 habitants, dont 2 877 Russes (79,4% de la population totale), 585 Lesguis (16,1%)25, 94 Azéris (2,6%), 49 Arméniens (1,3%) et 19 Juifs (0,5%). Actuellement, le village compte 3 500 habitants, dont 2 400 Russes et 600 Lesguis, arrivés dans les années 1960 pour pallier un manque de main-d’œuvre, ce qui a modifié la composition ethnique du village26. Très peu d’Azéris vivent dans le village. En revanche, ils sont beaucoup plus nombreux dans les villages environnants. Il s’agit, pour la grande majorité d’entre eux, de réfugiés et déplacés internes chassés par la guerre au Nagorno Karabakh qui s’y sont installés au début des années 1990. Par ailleurs, il y avait quatre villages arméniens autour d’Ivanovka, dont les habitants ont été évacués sur ordre du secrétaire de la section locale du Parti en 1990 afin d’éviter des affrontements inter-ethniques après le début des « événements »27. Comme les autres Russes, certaines familles du village ont quitté l’Azerbaïdjan au début des années 199028, craignant notamment que le kolkhoze soit démantelé. D’après M. Kozlovtsev, le directeur du kolkhoze, il n’y a jamais eu de problèmes entre les différents groupes ethniques du village et des alentours, les Molokanes n’ont souffert d’aucune menace physique ou verbale, au contraire :« Ici, j’ai eu mon passeport en cinq minutes, c’est en Russie qu’on nous humilie. »29 M. Kozlovtsev a par ailleurs expliqué qu’il avait fait partie d’une délégation présidée par l’ancien directeur Nikitine qui s’était rendue au chef-lieu de région (Ismailly) à l’invitation du mollah. Celui-ci avait déclaré, lors de ce meeting, qu’« à Ivanovka, ce ne sont pas des Russes, ce sont des Molokanes […] N’oubliez pas que ce sont eux qui nous ont nourris en 1917 et avant ». 25 Peuple caucasique réparti essentiellement entre le sud du Daghestan, en Fédération de Russie, et le nord de la République d’Azerbaïdjan. 26 La plupart des informations sur Ivanovka ont été données à l’auteur par le directeur du kolkhoze de Nikitine, Alexeï Timofiéiévitch Kozlovtsev. Un incendie a détruit les archives du village il y a quelques années, les données démographiques sont donc plutôt rares. 27 C’est l’expression russe consacrée en Azerbaïdjan pour désigner les affrontements interethniques puis la guerre qu’a connus le pays à partir de 1988. 28 À l’heure actuelle, 10 à 12 familles sont revenues d’après le directeur du kolkhoze. 29 Entretien avec Alexeï Timofiéoévitch Kozlovtsev, 30 mars 2005, Ivanovka. 356 Les Molokanes d’Azerbaïdjan D’une façon générale, aucun des Molokanes rencontrés, contrairement aux autres Russes, n’a déclaré avoir subi quelque menace que ce soit. Cela s’explique probablement pour trois raisons. Tout d’abord, les Molokanes, même s’ils sont russes et considérés comme tels par la population allogène, ont été en contact avec les paysans azéris bien avant les Russes urbains arrivés à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Ils ont par ailleurs la réputation d’être des gens pacifiques, honnêtes et travailleurs, ce qui peut expliquer la déclaration du mollah. Ensuite, à l’exception d’Ivanovka, il s’agit d’une population âgée, féminine, éparpillée, qui n’a souvent plus de famille en Azerbaïdjan, et qui vit en dessous du seuil de pauvreté, dans une misère plus noire que le reste de la population. Or, dans les traditions azéries, le respect dû aux anciens est extrêmement important. Ainsi, nombre de personnes âgées qui assistent au service à Bakou ont expliqué qu’elles étaient très soutenues, y compris matériellement, par leurs voisins azéris. Comme chez les autres Russes de plus de 60 ans, dont aucun n’a déclaré avoir entendu ne serait-ce qu’une critique à son égard parce qu’il était russe. Les Azéris sont considérés comme un peuple « croyant, très croyant »30, ce qui est un point très positif pour les Molokanes, qui, malgré 80 ans d’athéisme officiel, n’ont rien perdu de leur foi. Enfin, la moyenne d’âge étant très élevée parmi les Molokanes, la plupart des personnes rencontrées étaient probablement déjà retraitées à la fin des années 1980, voire avant, et elles n’ont donc pas été frappées au milieu de leur vie d’adulte par la dégradation de leur situation professionnelle, comme nombre de Russes l’ont ressenti à cette époque, ce qui explique qu’elles n’en gardent pas vraiment de ressentiment. La situation des retraités russes d’Azerbaïdjan est somme toute comparable à celle des retraités d’autres nationalités : tous sont aussi pauvres et démunis les uns que les autres. D’après les données recueillies par les scientifiques de l’Institut d’ethnologie de l’Académie des sciences d’URSS mentionné plus haut, les relations inter-ethniques à Ivanovka étaient à l’époque déjà bien meilleures que dans les autres villages. Les Molokanes y formaient encore la grande majorité de la population, contrairement aux autres villages, où la crainte d’une disparition de la communauté les rendait moins tolérants, malgré l’absence de conflits ouverts dans ces villages. Ivanovka est par ailleurs resté à l’écart du mouvement de fusion des communautés villageoises azéries et russes au moment de la collectivisation et le village a donc conservé son caractère molokane et n’a pas été touché par les vagues d’émigration. Les maisons des Molokanes qui ont quitté le village restent d’ailleurs dans la communauté, qui est très réticente à laisser des personnes étrangères au village les acquérir. 30 Effectivement, si le niveau de pratique religieuse est assez faible en Azerbaïdjan, peu sont ceux qui se déclarent athées. 357 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique Cette homogénéité ethnique rend donc la question de la survie de la communauté moins vitale que dans d’autres villages, ce qui se traduit par une perception plus positive de soi et des autres nationalités vivant à Ivanovka : contrairement aux Molokanes des autres villages, ceux d’Ivanovka jugent positivement leur influence sur les autres nationalités du village et l’influence de ces dernières sur leur propre mode de vie ; de même, ils font preuve d’une plus grande tolérance et d’un plus grand respect envers leur groupe ethnique et envers les autres peuples les environnant31. L’adaptation de leur culture d’origine à un environnement étranger se fait donc plus facilement. Le déplacement effectué en Arménie a permis de vérifier ce phénomène. L’unique village molokane hors d’Erevan (sur les rives du lac Sevan) avait été déserté par ceux-ci depuis une bonne dizaine d’années, mais on constate que la communauté molokane de la Capitale, même si elle entretient des rapports tout à fait cordiaux avec le voisinage, semble vivre de façon plus autarcique encore que celle de Bakou. Au prime abord, cela peut étonner : les Molokanes de Erevan se trouvent en effet dans un environnement chrétien, donc, a priori plus proche. Mais c’est justement cette proximité qui pose problème car elle induit un risque de dissolution de l’identité, donc de disparition potentielle de la communauté et explique sans doute que les Molokanes soient plus « visibles » à Erevan qu’à Bakou. Il est vrai par ailleurs que, statistiquement, les Russes sont plus nombreux à Bakou qu’à Erevan. Mais, à Bakou, hormis le jour de Pâques (une seule femme avait revêtu l’habit traditionnel), on ne peut distinguer les Molokanes des autres Russes, sauf peutêtre les quelques hommes âgés qui portent une longue barbe. À Erevan en revanche, les Molokanes sont très facilement reconnaissables : les femmes portent des tabliers blancs et des coiffes blanches brodées. Cependant, malgré la proximité géographique entre les différents groupes ethniques à Ivanovka et dans les environs, les communautés se côtoient, travaillent ensemble, se respectent, mais se mélangent peu, à l’image des jeunes gens de la discothèque : Molokanes d’un côté, Lesguis de l’autre. Le meilleur indicateur pour évaluer le niveau de mixité est le nombre de mariages inter-ethniques et force est de constater qu’à Ivanovka, ceux-ci existent mais demeurent peu nombreux. Et la fameuse discothèque ne se prêterait d’ailleurs qu’à des unions unidirectionnelles puisque les jeunes Lesguis présents sont uniquement des garçons. En revanche, les mariages mixtes entre un ou une jeune du village parti(e) faire ses études ou son service militaire à Bakou ou en Russie, et revenant avec un ou une fiancée non-molokane ne sont plus des exceptions. Les mariages en dehors de la communauté, 31 H.M LEBEDEVa, « Socialno-psihologi©eskaâ adaptacia russkih staro@ilov v Azerbaid@ane », Russkie staro@ily Azerbajd?ana, materialy po etni©eskoj ekologii, pp.38-39. L’auteur remarque par ailleurs que la conscience par les Molokanes d’Azerbaïdjan, qui vivent dans un milieu culturellement très différent du leur, de l’influence de leur culture d’accueil sur leurs propres traditions est plus élevée que chez les Molokanes d’Arménie ou de Géorgie. 358 Les Molokanes d’Azerbaïdjan même avec des « Russes orthodoxes »32, étaient encore inexistants à Ivanovka il y a quelques années, de telles unions étant considérées comme une honte aux yeux de la communauté. En revanche, au siècle dernier, même si les mariages dans la communauté restaient souhaitables, certaines unions étaient contractées avec des Baptistes ou des Sabbatthiens. La fiancée était alors censée adopter la foi de son futur époux. Avec les Doukhobores, les mariages étaient exclus puisqu’ils ne reconnaissaient pas la Bible. Depuis une dizaine d’années, les mariages sont plus courants avec des Russes de Russie et également avec des Azéri(e)s, mais le ou la futur(e) marié(e) est tout de même prié(e), au mieux d’adopter la foi de son futur conjoint ou, du moins, de l’accepter. Le consentement des parents pour conclure une union reste indispensable, même si les mariages ne sont plus arrangés comme par le passé : le principe de base est qu’une union peut être conclue si les parents des deux enfants et les fiancés eux-mêmes ont donné leur consentement. D’une façon générale, rien ne se fait sans l’accord des « aînés » : les parents, les oncles plus âgés et le doyen de la famille. Les divorces, s’ils sont possibles, restent très mal acceptés dans la communauté : les personnes divorcées sont en effet exclues des « réunions », donc de la communauté. Chez les Molokanes, on ne parle en effet pas de messe, mais de « réunion », il n’y a pas d’églises mais des « maisons de prière » (dom molitvy en russe), qui peuvent être n’importe quel type de bâtiment aménagé ensuite à cet effet et dont la décoration est pour le moins rudimentaire : à Bakou, seul un tapis azéri - un cadeau fait à la communauté - ornait l’un des murs. La « maison de prière » est située dans une ancienne écurie depuis les années 1930, dans l’ancien quartier « Molokanka » (où il ne reste plus de Molokanes, la communauté étant dispersée dans tout Bakou). À Ivanovka, il s’agit d’un bâtiment tout à fait quelconque, qu’on ne peut distinguer comme étant un édifice religieux. La « réunion » est le moment central de la foi molokane puisque c’est de cette façon uniquement qu’on entre en communion avec Dieu. Lors de notre enquête, le service rassemblait 100 à 110 personnes le dimanche à Ivanovka et seule une petite dizaine de fidèles avait moins de soixante ans. À Bakou, la « maison de prière » était pleine le jour de Pâques mais, hormis deux jeunes filles, la moyenne d’âge de l’assistance dépassait les soixante ans. Le déroulement du service est en tout point identique à Bakou et à Ivanovka (comme il doit l’être également à Los Angeles), seule diffère légèrement la façon de chanter, plus aiguë chez les Molokanes « constants » de Bakou. La façon d’appréhender la religion au quotidien et la relation à Dieu rapproche les Molokanes des Protestants. Ainsi, dans la foi molokane, l’être 32 Nom donné par les Molokanes aux croyants de la foi orthodoxe « traditionnelle », qu’ils appellent aussi « les Russes » ou « les autres Russes ». 359 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique humain doit s’adresser à Dieu directement, sans intermédiaire. Il n’y a donc pas de clergé. Les « réunions » sont plus ou moins dirigées par un prêtre désigné par la communauté, qui laisse une grande liberté à l’assistance dans le choix des psaumes, tandis que les hommes lisent souvent chacun à leur tour des extraits des textes saints. Rien ne doit interférer dans cette relation spéciale à Dieu, d’où l’absence de croix (donc de signe de croix), d’icônes et d’églises. De façon comparable à la messe orthodoxe traditionnelle, les services sont particulièrement longs, puisqu’ils durent en moyenne de deux à trois heures. Les fidèles sont assis sur des bancs, hommes et femmes séparés, quoiqu’on puisse déroger à cette règle, et, entre chaque lecture, un chœur de fidèles chante des psaumes, tandis que le reste de l’assistance l’accompagne en chantant plus doucement. La foi molokane comporte plusieurs interdits alimentaires : il est normalement proscrit de manger du porc, du poisson sans écailles et de boire de l’alcool, mais ces interdits sont en général transgressés par la jeunesse, en tout cas en l’absence des anciens, qui se réunissent parfois plusieurs fois par jour. Ivanovka représente donc une photographie assez complète et fidèle de la foi et des traditions molokanes. Si les autres villages molokanes sont, eux, voués à l’extinction pour des raisons purement démographiques, Ivanovka est le seul village qui n’est pas menacé, du moins à court terme. En effet, même s’il est difficile de faire de la prospective, on peut affirmer que l’avenir d’Ivanovka dépendra en grande partie de sa survie économique et du maintien ou non de son statut particulier, dans une région où l’arrivée de réfugiés rend cette situation d’exception problématique, d’autant plus que les terres du kolkhoze réputées pour leur qualité attirent les convoitises. À ce propos, le président Ilham Aliev, en visite à Ivanovka le 19 août 2005, a garanti que ce statut d’exception serait maintenu et a par ailleurs annoncé la construction d’une nouvelle école, conforme aux standards européens et dotée d’une salle d’informatique. Démographiquement, les Molokanes forment encore une confortable majorité dans le village et, avec l’arrêt des départs, cela sera probablement toujours le cas dans les prochaines années. Par ailleurs, ils ont, en moyenne, plus d’enfants que les autres Russes, mais les Lesguis et les Azéris ayant une vitalité démographique plus importante, cette situation pourrait évoluer. Au-delà des aspects ethnographiques et économiques, la situation du village d’Ivanovka interroge sur le devenir d’une communauté unique dans l’espace post-soviétique. Elle montre à quel point un groupe pris dans sa globalité (les Russes d’Azerbaïdjan) et confronté à des problèmes similaires liés à l’apparition de nouveaux États tente de répondre selon des modalités différentes en fonction de son vécu dans un environnement pourtant peu ou prou identique. 19. Les Bahaïs du Caucase : b.a.-ba d’une communauté méconnue Azer JAFAROV et Bayram BALCI Le bahaïsme est sans nul doute la plus modeste des composantes culturelles et religieuses du Caucase mais néanmoins il s’épanouit de nos jours surtout en Azerbaïdjan et un peu en Géorgie. Né au milieu du XIXe siècle en Perse, aux marges des empires russe et ottoman, il ne tarde pas à trouver refuge dans le Caucase pour fuir la répression dont il est victime dans son pays d’origine. Bien que présent dans la région depuis plus de cent cinquante ans, le bahaïsme demeure encore mal connu des populations locales et fait l’objet de nombreux fantasmes. De ce fait, il nous paraît nécessaire, avant d’entrer dans le vif du sujet, d’établir un tableau synoptique de cette religion, issue de l’islam mais entretenant avec lui des relations peu faciles. Notre étude se focalisera sur l’articulation de deux phénomènes contradictoires qui affectent cette communauté depuis la fin de l’ère soviétique. D’un côté, du fait de la globalisation du religieux, elle connaît un certain renouveau, facilité par l’établissement des liens avec l’étranger. De l’autre, la confusion de plus en plus forte entre identité nationale et identité religieuse en Azerbaïdjan tend à diluer le bahaïsme dans l’islam national et officiel, tel qu’il est promu par les institutions de contrôle du religieux mises en place par l’État post-soviétique. Histoire et expansion du bahaïsme La Foi bahaïe est une religion nouvelle fondée par Mirza Husayn 'Ali (1817-1892), plus connu sous le titre de Baha’ullah (« Gloire de Dieu ») au milieu du XIXe siècle en Perse. Ainsi le mot Baha'i vient de baha (gloire, splendeur) et qualifie les disciples de Baha’ullah. Cette religion est issue d’un 361 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique autre syncrétisme, le Babisme, fondé en 1844 par Mirza 'Ali Muhammad de Chiraz, connu sous le nom de Bab, et qui proclamait la venue proche d’un nouveau prophète, messager de Dieu, « Celui que Dieu manifestera »1. Très vite, le message du Bab se répandit dans toute la Perse, provoquant de fortes oppositions de la part du clergé chiite et la répression du gouvernement perse. Le Bab fut arrêté puis, après plusieurs années d'incarcération, fut condamné à mort. Une vague de répression s’abattit sur ses fidèles dont 20 000 finirent par perdre la vie. À la suite d'une tentative manquée d'attentat contre la vie du Chah Nasiri'd-Din, perpétrée en août 1852 par deux Babis qui voulaient venger leur maître, Baha’ullah, un des premiers disciples du Bab, fut arrêté. Bien que clamant son innocence, il fut jeté dans le « trou noir », une prison célèbre de Téhéran. Selon les textes sacrés bahaïs, c'est là qu'il prit conscience de sa mission de messager divin. Relâché en janvier 1853 et exilé à Bagdad, il y prit la tête de la communauté babie et entreprit d’en raviver la foi. Inquiet, le gouvernement persan encouragea les autorités ottomanes à éloigner Baha’ullah et le nombre croissant de ses disciples des frontières de la Perse. Avant de partir pour Constantinople, Baha’ullah passa douze jours dans un jardin des environs de Bagdad et c'est là qu'il déclara à un petit nombre de Babis qu'il était le messager de Dieu dont la venue avait été prophétisée par le Bab2. C'était en avril 1863. De Constantinople, où il passa quatre mois, Baha’ullah fut transféré à Andrinople (Edirne) d'où il rendit publique sa mission au moyen de lettres, appelées Tablettes, adressées aux dirigeants de Perse, de Turquie, de Russie, de Prusse, d'Autriche, de Grande-Bretagne et de France ainsi qu'au Pape et au clergé chrétien et musulman. Une grande majorité de Babis reconnurent Baha’ullah et devinrent connus sous le nom de Bahaïs. Gêné par leur succès et l’accroissement rapide de leur communauté, le consul iranien d’Edirne demanda aux autorités ottomanes d’expulser Baha’ullah. Ce fut chose faite en 1868 puisque, sur ordre du sultan ottoman, Baha’ullah fut exilé dans une autre ville ottomane, à Saint-Jean d’Acre où il meurt en 1892. Avant de s’éteindre, Baha’ullah désigna son fils aîné, 'Abdu'l-Baha, « Serviteur de la gloire » (1844-1921), comme chef de la communauté bahaïe et interprète autorisé de ses enseignements. Non seulement 'Abdu'l-Baha administra depuis la Palestine les affaires du mouvement, mais il s'engagea 1 Pour une vision historique et scientifique du bahaïsme, Momen MOJAN, The Babi and Baha’i Religons 1844-1944 : Some Cotemporary Western Accounts, George Ronald, Oxford, 1981. Voir également le livre toujours d’actualité de Hippolyte DREYFUS, Essai sur le baha'isme : son histoire, sa portée sociale, Paris PUF 1962, 152 p. Enfin, on peut aussi se reporter à la sérieuse étude de J-D. MARTIN, The Baha’i Faith : the Emerging Global Religion, San Francisco, 1984. 2 Hippolyte DREYFUS, op. cit. 362 Les Bahaïs du Caucase activement dans la propagation de la foi, voyageant en Afrique, en Europe et en Amérique de 1910 à 1913. Il désigna par la suite son petit-fils aîné, Shoghi Effendi Rabbani (1896-1957), comme son successeur et l'interprète autorisé des enseignements de Baha’ullah3. Pendant le ministère de 'Abdu'l-Baha, des groupes bahaïs s'établirent en Afrique du nord, en Extrême-Orient, en Australie et aux États-Unis. Depuis, le mouvement s'est répandu un peut partout sur la planète avec des communautés particulièrement importantes en Afrique, en Iran, en Inde, aux ÉtatsUnis et dans certaines régions de l'Asie du Sud-Est. Son expansion dans le Caucase a commencé dès les premiers temps de sa révélation mais, avant d’analyser en détail sa progression dans l’empire russe de l’époque, présentons brièvement ses principes théologiques. Littérature sacrée et pratique religieuse La littérature sacrée bahaïe est composée de l'ensemble des textes de Baha’ullah, de leur interprétation et de leur amplification dans les Écrits de 'Abdu'l-Baha et de Shoghi Efendi4. Parmi la centaine d'ouvrages révélés par Baha’ullah, il faut en citer deux : Kitab-i-Aqdas (Le Plus-saint Livre), qui comprend ses lois, et Kitab-i-Iqan (Le Livre de la Certitude) qui expose ses enseignements essentiels sur la nature de Dieu et de la religion. Il faut aussi mentionner Les Paroles cachées, une collection de courts textes destinés à l'édification de l'âme des hommes et à la correction de leur conduite. Les Bahaïs croient que les Écrits de Baha’ullah sont inspirés et qu'ils constituent la révélation de Dieu pour cette époque5. Ils croient que Dieu s'est révélé aux hommes à travers différents prophètes au fil des siècles. Ils considèrent que les révélations faites par Krishna, Moïse, Bouddha, le Christ ou Mahomet se complètent, chacune dépassant la précédente.6 De ce postulat découle la croyance que les révélations de Baha’ullah et d'Abdul Baha dépassent, sans les contredire, les révélations antérieures de l'Ancien et du Nouveau Testaments ainsi que du Coran7. Cette nouvelle révélation, supérieure aux autres selon la foi bahaïe, serait devenue 3 Hippolyte DREYFUS, op. cit. 4 Pour une vision bahaïe du bahaïsme et sur tous les textes fondateurs de cette religion, voir deux sites très complets : http://www.religare.org/unity-mba.htm, à la date du 4 avril 2006 et également http://www.bahai.org, site international de la foi bahaïe. 5 Voir la définition qu’en donne l’Encyclopédie Britannica, disponible aussi sur : http://www.britannica.com/ebc/article-9356363?query=bahais&ct= à la date du 25 mars 2006. 6 Encyclopédie Britannica, op. cit. 7 Voir l’encyclopédie des religions de l’humanité : http://www.bahai-biblio.org/centredoc/dico/encyclopedie-religions.htm , 25 mars 2006. 363 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique nécessaire à une humanité plus mûre et plus responsable qu'aux temps anciens.8 Ils sont par ailleurs convaincus que les hommes sont à l’orée d'une nouvelle ère où ils formeront une seule nation et auront une seule religion. Cette conception évolutionniste de l'humanité est un point central de la vision sociale et religieuse bahaïe qui estime par ailleurs que « Dieu est unique et tous ses prophètes sont unis. L'humanité est une et entière ». Ils croient donc en un Dieu unique, créateur du monde, et suivent sur ces points les religions abrahamiques. Ils partagent également la même conception de l'humanité, placée par Dieu au sommet de la création. Les Bahaïs pensent l’homme comme un être essentiellement bon et capable, suivant le véritable enseignement des prophètes, de mener une vie droite. C'est le sens de cet extrait des Florilèges de Baha’ullah : « Après avoir créé le monde et tout ce qui vit et bouge ici-bas, Dieu, par l'opération directe de sa volonté souveraine et libre, a choisi de conférer à l'homme l'unique privilège et capacité de le connaître et de l'aimer. Toute la création est ordonnée à cette capacité voulue par Dieu. » 9 Les Bahaïs insistent beaucoup sur l'unité de l'humanité. Ils considèrent les divisions actuelles entre nations, races et religions comme des défauts appelés à disparaître à l'avènement de leur doctrine. C'est pourquoi, ils sont de fervents partisans des institutions des Nations-Unies, y voyant les signes précurseurs du gouvernement mondial qu'ils appellent de leurs vœux10. La doctrine des Bahaïs se trouve résumée dans ces propos de Shogi Effendi, dernier successeur de Baha’ullah : « Le but de la vie d'un Bahaï est de promouvoir l'unité de l'homme. Nos vies sont directement liées à celles de tous les êtres humains et nous ne désirons pas un salut personnel mais le salut universel. Notre but est de faire advenir une civilisation mondiale. »11 Les Bahaïs observent un strict code de conduite fondé sur leur Livre saint, Kitab I Aqdas. Les principales obligations sont la prière quotidienne et un jeûne d'un mois, en mars, avant le début de la Nouvelle année. Ils encouragent la vie spirituelle personnelle, soutenue par la méditation des textes de Baha’ullah et d'Abdul Baha. Ils récitent aussi chaque jour leurs trois prières obligatoires, tournés en direction de Saint-Jean d'Acre et de Haïfa, où se trouvent leur centre mondial et leur Conseil international de Justice. Toutes les drogues sont strictement interdites, l'alcool en particulier, et l'usage du tabac 8 Encyclopédie Britannica, op. cit. 9 Sur le Florilège, voir : http://www.religare.org/unity-mba.htm, à la date du 4 avril 2006. 10 Ainsi, cette croyance en un gouvernement universel explique l’engouement des Bahaïs pour les Nations-Unies où ils disposent de représentations permanentes dans plusieurs organismes à Genève, Nairobi et New York. 11 Toutes les œuvres de Soghi EFFENDI traduites en français se trouvent sur le site : http://www.religare.org/unity-mba.htm, à la date du 4 avril 2006. 364 Les Bahaïs du Caucase est fortement déconseillé. Le mariage jouit d'une haute considération et les relations sexuelles pré-maritales, ainsi que l'adultère, sont condamnés12. Les Bahaïs suivent un calendrier de 19 mois de 19 jours chacun, soit un total de 361 jours. Les quatre « jours qui restent » sont consacrés à des festivités. Le premier jour de chaque mois est l'occasion d'une fête qui comprend trois volets : un premier temps réservé à la prière et à la méditation des textes sacrés ; puis les participants règlent ensemble démocratiquement les questions administratives concernant leur groupe ; enfin la rencontre se termine par un repas et des divertissements. Le bahaïsme dans le Caucase : de la tolérance russe à la répression soviétique La Russie, au moment de l’avènement du bahaïsme, est déjà politiquement et militairement très présente en Iran et le long de ses frontières. Guidée par une politique impériale qui la met en concurrence avec la Couronne d’Angleterre, elle s’intéresse de très près à ce qui se passe en Iran où elle est l’une des rares puissances européennes à entretenir une représentation diplomatique permanente13. De ce fait, elle est concernée et informée de ce qui s’y passe, y compris dans le domaine des idées politico-religieuses. Les questions théologiques de l’Empire persan l’intéressent d’autant plus que, historiquement, c’est souvent le clergé chiite qui poussa le Shah à faire la guerre à la Russie, ce fut du moins le cas en 1813 et 182814. Ce vif intérêt explique la rapidité avec laquelle les Écrits de Baha’ullah ont été traduits en russe par des orientalistes de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg et de Moscou15. Ces traductions ont contribué à un véritable engouement chez certains intellectuels russes pour la foi bahaïe. La répression que subissent les premiers convertis les obligea à s’exiler dans plusieurs directions et notamment en territoire russe, dans les steppes turkmènes et dans la région de Nakhitchevan. Ainsi, Achkhabad, capitale de 12 Voir l’encyclopédie des religions de l’humanité : http://www.bahai-biblio.org/centredoc/dico/encyclopedie-religions.htm , 25 mars 2006. 13 Sur la rivalité russo-anglaise en Iran, voir George CURZON, Persia and the Persian Question, vol. 1, Longmans, 1892, London, reprinted in Frank Cass, London, 1966. Pour une version russe de ces récits, voir Andrew D. KALMYKO, Memoirs of a Russian Diplomat (Ed. Kalmykow, Alexandra), Yale University Press, New Haven and London, 1971. 14 Tadeusz SWIETOCHOWSKI, Historical Dictionary of Azerbaijan, New York, Secarcrow, 1999. 15 La première véritable traduction en russe de textes bahaïs fut l’œuvre de Aleksandr KAZEM-BEG, un savant russe d’origine iranienne, professeur d’études persanes à l’Université de Saint-Pétersbourg entre 1849 et 1860. Voir Graham HASSALL, « Notes on the Babi and Baha'i Religions in Russia and its territories », Journal of Baha’ Studies, vol. 5, n° 3, 1993, pp. 41-80. 365 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique l’actuel Turkménistan, principale ville du désert turkmène à l’époque et importante garnison russe dans la région, devient le principal foyer d’installation des exilés bahaïs. Largement étudiée par les spécialistes du bahaïsme16, cette communauté est considérée comme l’exemple type d’une société bahaïe, fondée et régie selon les Écrits de Baha’ullah. Par son ordre, sa discipline et son organisation sociale, sa vie collective solidaire, basée sur l’entraide et la convivialité, elle suscite l’admiration des autorités politiques russes de l’époque. Elle possède, et c’est exceptionnel alors, ses propres hôpitaux, ses écoles, ses ateliers de travail, ses journaux et ses centres de loisir. Égalitaristes avant l’heure, les filles sont scolarisées, conformément aux prescriptions de Baha’ullah qui insiste sur l’instruction des filles. Le temple de la communauté, Mashriqul Adhkar, est le point de rassemblement et de cristallisation du groupe. Certains intellectuels européens n’hésitent pas à la comparer aux premières sociétés chrétiennes17. Parallèlement à sa diffusion dans les provinces russes, cette nouvelle foi s’attire la curiosité et la sympathie des cercles intellectuels de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Ainsi, l’écrivaine Isabelle Grinevskaya compose en 1903 une pièce de théâtre en cinq actes qu’elle intitule « Le Bab » et où elle fait l’apologie du bahaïsme qu’elle vient d’embrasser. Mais c’est Léon Tolstoï qui a le plus fait connaître cette nouvelle religion aux lecteurs russes de son époque. Admirateur de Baha’ullah, il aurait notamment été séduit par son progressisme, la rationalité de sa pensée mais surtout par le rôle positif qu’il accorde à la femme dans la société. Les thèses varient et se contredisent quant à savoir s’il s’est converti ou non à cette religion18. Le premier contact entre le babisme (et donc le bahaïsme) et le Caucase eut lieu dans l’actuel Nakhitchevan. Dès l’annonce de l’arrivée prochaine de Baha’ullah, un groupe de disciples se forma sous la conduite de Sadiq, du village de Senend, près d’Ordubad. Le mouvement s’étendit dans tout le Nakhitchevan et la région de Zengezur. Inquiète face à ce mouvement qu’elle ne comprend pas au départ, l’armée russe, sous la conduite du général Behbudov, s’attaque à la nouvelle communauté dont on pense qu’elle dépassait les dix mille personnes. Malgré la répression, la nouvelle foi continue à progresser. À partir de 1850, des communautés restreintes se fixent à Bakou, Balakhani, Ganja, Barda et Sheki. De petits groupes s’installent même à 16 Sur la communauté bahaïe de Achkhabad, voir Moojan MOMEN, « The Baha’i Community of Ashkkhabad : it’s Social Basis and Importance in Baha’i History », in Shirin AKINER (ed.), Cultural Change and Continuity in Central Asia, London, Kegan Paul International, 1991, pp. 278-305. 17 Moojan MOMEN, « The Baha’i Community of Ashkhabad : its Social Basis and Importance in Baha’i History », op. cit. 18 Sur la liaison entre Lev Tolstoï et le bahaïsme, voir William P. COLLINS and Jasion T. JAN, « Lev Tolstoy and the Báb’ and Bahá'’ Religions : A Bibliography », The Journal of Bahá'’ Studies, vol. 3, n° 3, 1991, pp.1-10. 366 Les Bahaïs du Caucase Tbilissi, Batoumi, en Arménie et au Karabagh. Mais c’est la communauté de Bakou qui compte le plus grand nombre de fidèles, à tel point qu’en 1860 elle obtient la reconnaissance officielle des autorités. Elle a été très soutenue dans ses efforts de légalisation par Mirza Abdulkadir Ismayilzade, père du grand poète national Mikayil Mushfik. Des archives de la période russe et du NKVD montrent qu’en 1887 l’immeuble situé au 216 de la rue Mirza Agha Aliev (ancienne rue Djadirov) était le centre spirituel de la communauté bahaïe. Actuellement, des tentatives sont en cours pour que cette propriété soit rendue à la communauté bahaïe, mais la législation en vigueur ne prévoit pas de tels recours. Le succès des Bahaïs en Azerbaïdjan vient de l’importance qu’ils accordèrent dès le départ à l’éducation moderne mixte, à la tolérance et au dialogue avec les autres religions. Mais ces vues progressistes, qui allaient à l’encontre des idées religieuses dominantes de l’époque, leur ont coûté. Ainsi, le fameux akhund (chef religieux chiite) Ibrahimkhelil, apprenant que son fils s’était non seulement converti au bahaïsme mais qu’en plus il contribuait efficacement à sa diffusion, édita une fatwa le condamnant à mort. En 1901, il fut jeté dans un puits de pétrole à ciel ouvert et lapidé par la foule. Interdit de sépulture musulmane, les autorités finiront par lui attribuer un carré au cimetière de Merdekan. Malgré ce climat d‘hostilité, des grandes figures intellectuelles azerbaïdjanaises ont fréquenté, admiré, voire embrassé le bahaïsme. Parmi elles, il faut citer le grand poète Seyid Azim Shirvani (1835-1888), le fondateur de l’opéra national Uzeyir Hadjibeyov (1885-1948), sans oublier Eliekber Sabir (1862-1911) qui a vécu longtemps parmi les Bahaïs et à qui nous devons les études les plus scientifiques et les plus fiables sur la communauté. Enfin, le grand millionnaire et magnat du pétrole, mécène et philanthrope, Musa Naghiyev (1849-1919), a fait partie de la communauté bahaïe. Membre du Conseil Spirituel de Bakou, il a pu aider la communauté à mieux faire face aux agressions extérieures. Bâti sur les décombres de l’Empire russe, le régime soviétique par le biais de ses idéologues défend, à partir des années 1920, avec ferme conviction l’idée que toutes les religions sont source d’obscurantisme et d’arriération. En cela, dès qu’il a assis son contrôle sur tout le pays, le régime bolchevik déclare la guerre aux grandes religions comme l’islam ou le protestantisme. Le bahaïsme est au départ épargné car il s’agit d’une petite communauté éparpillée dans quelques villes du Caucase et d’Asie centrale. Mais, très rapidement, s’amorce un changement que Walter Kolarz explique de la manière suivante : « Islam, both in its Shiite and Sunnite form, is attacked by the communists because it is reactionary and encourages nationalist narrow-mindedness and obstructs the education and emancipation of women. Baha'iism [sic] has incurred communist displeasure for exactly the 367 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique opposite reasons. It is dangerous to Communism because of its broadmindedness, its tolerance, its international outlook, the attention it pays to women's education and its insistence on the equality of the sexes. All this contradicts the communist thesis about the backwardness of all religions. In the political sphere social reformers appear to the communists more harmful than 'reactionaries', and in the religious field an outlook which is mindful of modern social problems is thought more obnoxious than out-of-date obscurantism. This is perhaps why Baha'iism has attracted the attention of the Soviet communists to a much greater degree than might be warranted by the numerical strength of its supporters. »19 Dès 1922, les caciques du nouveau régime lancent leurs salves contre les Bahaïs par le biais des organes officiels du Parti. Immédiatement, des mesures concrètes s’ensuivirent comme la déportation de certains Bahaïs en Iran et l’exil d’autres en Sibérie. Les publications et écoles bahaïes sont interdites, au même titre que les réunions collectives, considérées comme une menace pour le socialisme. À partir des années 1930, comme ce fut le cas pour toutes autres religions, la répression s’intensifie. Certains intellectuels sont fusillés par la police stalinienne. Comme dans les autres religions, la foi et la pratique bahaïes se réfugient dans le cercle familial et privé, l’espace public étant totalement interdit à toute expression religieuse. La fin du stalinisme assouplit la politique antireligieuse mais le renouveau n’intervient que bien plus tard, avec la perestroïka qui, soufflant un vent de liberté sur toute l’Union soviétique, a permis l’établissement de liens avec des Bahaïs de l’étranger. Cette ouverture politique, avec l’indépendance des républiques où sont implantés les Bahaïs, annonce une recomposition de la communauté. La situation depuis 1990 La fin de l’ère soviétique est pour les Bahaïs synonyme de liberté de culte retrouvée. Cependant, la lutte contre les religions durant la période soviétique avait été telle que le nombre de Bahaïs à l’orée de la décennie atteignait à peine les deux mille. Quinze ans plus tard, leur nombre est sensiblement le même. De la même manière que les autres religions, le bahaïsme connaît un processus de renouveau qui résulte de la combinaison de dynamiques internes et externes. À l’intérieur du pays, les habitants extériorisent plus facilement leur foi et leur pratique religieuse, d’autant plus que le pouvoir et les autorités semblent encourager ce phénomène d’expression publique du sentiment religieux. Quant à la dynamique extérieure, elle est venue essentiellement de Turquie. On aurait pu s’attendre à ce qu’elle provienne de Russie et d’Iran où vivent d’importantes communautés bahaïes installées de longue date mais ce sont effectivement les influences turques qui ont été les plus rapides et les plus 19 Walter KOLARZ, Religion in the Soviet Union, London, Macmillan, 1961, p. 470. 368 Les Bahaïs du Caucase efficaces, sans doute du fait des très bonnes relations entre Ankara et Bakou, réunis autour du discours de la turcité et de la fraternité retrouvée. Le phénomène de conversion occupe une place considérable dans ce renouveau. Ainsi, on estime que plus de 80 % des Bahais de Bakou sont des convertis, souvent des musulmans chiites en quête de spiritualité au moment de l’écroulement de l’Union soviétique. L’arrivée de missionnaires étrangers, turcs notamment, a facilité la conversion de certaines personnes, culturellement musulmanes ou chrétiennes, au bahaïsme. Ethniquement, la plupart des Bahaïs d’Azerbaïdjan sont Azéris mais on y trouve aussi quelques Russes et Nord-Caucasiens, Lezgis notamment20. Sur le même modèle, dans les autres régions du Caucase où existent des communautés, notamment à Batoumi et au Daghestan, un certain renouveau a eu lieu également. Quant aux Bahaïs d’Arménie, la plupart ont quitté le pays dès le début des affrontements avec l’Azerbaïdjan à propos du Karabakh. Une des caractéristiques du bahaïsme tient au fait que la communauté de chaque ville se réunit, tous les ans, le 21 avril pour choisir ses neuf leaders. Pratique impossible durant la période soviétique, elle a été à nouveau appliquée dès 1991. À l’heure actuelle, neuf personnalités, ainsi choisies démocratiquement par les fidèles, détiennent le pouvoir décisionnel au sein de la communauté de Bakou. Les groupes de Ganja, de Soumgaït et de Salyan ont chacun leurs neuf représentants chargés d’administrer la vie de la communauté. Dans les autres villes, le nombre réduit de Bahaïs ne permet pas de choisir de représentants qui peuvent se rendre à Bakou pour les grandes fêtes du bahaïsme. Contrairement à d’autres religions, le bahaïsme n’accorde pas une importance centrale aux lieux de culte. La plupart du temps, les réunions et les cérémonies religieuses ont lieu dans les maisons familiales. À Bakou se trouve tout de même le siège de l’association qui sert de centre de conférences, d’école et de salle de réunion. L’éducation religieuse y est assurée par les leaders de la communauté. La littérature religieuse est souvent importée de Russie où le papier est moins cher. Tous les dix-neuf jours, la communauté se réunit en session plénière pour des prières collectives, souvent des lectures de textes sacrés, notamment les œuvres de Baha’ullah et de 'Abdu'l-Baha. La communauté de Bakou est globalement bien acceptée par les musulmans et parfaitement intégrée dans le pays et la société. Conformément à la loi, ses deux associations religieuses sont enregistrées auprès du Comité d’État pour les affaires religieuses. Elle a également deux membres qui font partie d’un Forum créé par l’État, l’Union des Organisations Religieuses Pour la Paix. Cette reconnaissance officielle de son statut permet à la communauté de pratiquer librement son culte et de vivre paisiblement sa vie religieuse. En 20 Voir http://www.bahai.az 369 Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique revanche, dans la république autonome du Nakhitchevan, où en principe les lois de la république d’Azerbaïdjan doivent s’appliquer, la petite minorité bahaïe est constamment harcelée par les autorités qui ne lui accordent aucune liberté d’association. Toutefois, les Bahaïs ne sont pas les seuls à être inquiétés pour leurs croyances religieuses. Des adeptes de sectes chrétiennes, notamment des disciples adventistes, pentecôtistes ou baptistes, sont aussi constamment menacés par les autorités de la République autonome. 370 371