CHAPITRE 1 : LES ADULTES MIGRANTS DANS LA DIDACTIQUE DU
FLE
Dans le contexte migratoire mondial actuel, où le nombre de migrants internationaux a
triplé en quarante ans (Wihtol de Wenden, 2013 : 4), l’apprentissage des langues donne lieu à
une diversité de contextes (Coste, 2006 : 18) et concerne un public de plus en plus large,
caractérisé par une grande hétérogénéité de parcours et de profils scolaires.
En France, plusieurs réalités migratoires se rencontrent (Poinsot & Weber, 2016) et de
nombreux adultes font l’expérience de la migration pour des raisons différentes. Certains
quittent leur pays par choix, pour poursuivre leurs études, venir y trouver un emploi ou rejoindre
un compagnon ou une compagne par exemple. D’autres, s’y installent plutôt par nécessité
socio-économique ou politique, contraints de quitter leur pays d’origine. Tous ces adultes,
comme les adultes de la population majoritaire, doivent alors travailler pour vivre, voire
survivre, et dans la plupart des cas dès leur arrivée. Ce sont généralement des personnes actives
et l’appropriation de la langue cible (ou L28) emprunte alors des chemins variés liés à leurs
pratiques (études, travail, loisirs, éducation des enfants, etc.) :
Notre condition humaine entraîne la poursuite de toutes sortes de projets, de
la simple survie à la recherche des plaisirs les plus raffinés. Au fur et à
mesure de leur élaboration et de notre engagement dans leur réalisation,
nous nous adaptons aux autres et à l’univers ambiant, en d’autres termes
nous apprenons. Après un certain temps, cet apprentissage collectif produit
des pratiques qui reflètent à la fois l’évolution de nos plans et les relations
sociales qui s’ensuivent. (Wenger, 2005 : 51)
Chaque individu dessine ainsi son propre parcours et développe une interlangue dans des
situations diverses. Comment la Didactique des Langues et des Cultures (DDLC) et en
particulier le champ du FLE ont-ils intégré cette diversité ?
En nous interrogeant d’abord sur la catégorie de l’adulte migrant, nous décrirons un
groupe social, qui loin d’être homogène, cache un nombre important de profils linguistiques
divisés par une fracture scolaire et sociale. Nous montrerons ensuite comment s’est structuré le
champ du FLE en domaines spécifiques (FLS, FOS) pour répondre à la diversité des contextes
d’appropriation et des besoins. Enfin, nous nous intéresserons au domaine professionnel de « la
formation linguistique des migrants adultes » (Adami & Leclecq, 2012 ; Beacco & al., 2017)
8
Cette L2, que l’on nommera langue cible est bien souvent une troisième ou quatrième langue que l’adulte essaie
de s’approprier.
25
en France pour voir que son émergence dans le champ du FLE fait écho à une didactique
inclusive qui prend en compte la diversité des publics et l’individu (ses acquis, ses goûts, sa
personnalité) dans sa globalité, au-delà de ses identités culturelles, pour l’accompagner à vivre
au quotidien dans une autre langue que celle de son enfance.
26
1.1 Les adultes migrants en France : diversité des parcours scolaires, des
trajectoires de vie et des relations avec la langue française
Travailleurs migrants (Blot, Mariet & Porchet, 1978), adultes migrants (Adami, 2012 ;
Lecomte, 2016), migrants adultes (Adami, 2010 ; Beacco & al. 2017), résidents étrangers
adultes (Coulbaut-Lazzarini & Bergère, 2012), adultes migrants allophones (Vadot, 2017) sont
des termes qui circulent en didactique du FLE et qui montrent une difficulté à nommer un
groupe qui, nous allons le voir, est marqué par une grande hétérogénéité. Partant de cet inconfort
terminologique, nous avons trouvé pertinent de commencer ce travail d’enquête, comme l’avait
fait Blot, Mariet et Porcher en 1978, en nous demandant « qui sont les immigrés » qui vivent
en France aujourd’hui ? Nous ferons donc un détour par la sociologie pour définir la catégorie
de l’adulte migrant qui a remplacé celle de l’immigré, et pour comprendre que derrière cette
figure sociale parfois fantasmée parfois stigmatisée9, se cache une diversité de parcours et
d’individus. Ce détour nous paraît d’autant plus nécessaire que la DDLC et la formation des
adultes placent aujourd’hui les notions de besoins et d’objectifs au centre de leur réflexion
(Berchoud, 2015).
1.1.1. Qu’est-ce qu’un « adulte migrant » ?
Le substantif « migrant » ou sa forme adjectivale, encore récents dans la langue française,
présentent des variations sémantiques (Berchoud, 2007). Le terme, emprunté à l’anglais, est
apparu pour la première fois dans un texte du Conseil de l’Europe de 1951 sous sa forme
adjectivale associée au substantif « travailleur »10.. Le phénomène migratoire semble alors
directement associé au rapport économique entre le pays de départ et le pays d’arrivée (Sayad,
1999). Aujourd’hui, le mot et l’adjectif ont remplacé les termes « émigré » et « immigré » et
ont pris un sens beaucoup plus large, tout en effaçant ce lien économique pourtant inévitable :
Le migrant, selon la définition de l’ONU, est une personne née dans un pays
et qui vit dans un autre pays pour une durée supérieure à un an, quelles qu’en
soient les raisons. C’est une catégorie générale à laquelle appartiennent
9
Guide Cimade contre les préjugés sur la migration consulté le 12.11.2018 :
https://www.lacimade.org/petitguideprejuges/petitguideprejuges.html
10
CNRTL consulté le 12.11.2018 : http://www.cnrtl.fr/definition/migrant
27
notamment les réfugiés, mais aussi les étudiants étrangers ou les travailleurs
venus d’autres pays, par exemple. (Wihtol de Wenden, 2015)11.
Toutefois les définitions et les modes de comptabilisation varient encore d’un pays à
l’autre et d’une organisation à l’autre. Même au sein de l’Union Européenne, les États ne
choisissent pas toujours les mêmes critères :
La définition du migrant international n’est souvent pas la même, certains
pays comptant par exemple les demandeurs d’asile ou les étudiants, d’autres,
non. La durée de séjour minimale varie également, allant de quelques jours
seulement en Allemagne et en Espagne à un an au Royaume-Uni et en Suède.
(Thierry, 2008 : 4)
En France, en 2008, les personnes comptabilisées comme migrantes sont les nouveaux
résidents dans le pays à l’exception des étudiants, des étrangers en situation irrégulière et des
demandeurs d’asile (ibid. : 3). Aujourd’hui, le Ministère de l’Intérieur prend en compte la
définition de l’ONU et fait la distinction entre migrant à long terme et migrant à court terme12 :
Figure 1 : Définition du « migrant », capture du site du Ministère de l’Intérieur [le 15/10/2018]
Les difficultés pour comptabiliser et comprendre les flux importants et complexes des
nouvelles migrations et transmigrations (Schiller & Basch, 1995) ne permettent pas de donner
aujourd’hui une définition stable de l’adulte migrant :
[…] la plupart des pays distinguent différentes catégories de migrants dans
leurs politiques migratoires et leurs statistiques. Les variations existantes
entre les États indiquent qu’il n’y a pas de définitions objectives de la
migration. (Site de l’Unesco)13.
11
Catherine Wihtol de Wenden dans Le Journal du CNRS, septembre 2015, consulté le 26.10.2018
https://lejournal.cnrs.fr/articles/migrant-refugie-quelles-differences
12
Site du Ministère de l’Intérieur consulté le 23.10.2018:
http://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Documentation/Definitions-et-methodologie/Glossaire
13
Site de l’Unesco consulté le 12.10.2018 :
http://www.unesco.org/new/fr/social-and-human-sciences/themes/international-migration/glossary/migrant/
28
De plus, il n’est pas rare que la personne endosse, au cours de sa période de migration,
différents profils sociaux : « la même personne peut être tour à tour sans-papiers, étudiant,
touriste, travailleur salarié, expert, demandeur d’asile, candidat au regroupement familial. »
(Wihtol de Wenden, 2013 : 11). Le lien entre le statut administratif et la catégorie n’est pas figé
; non seulement il dépend du pays de résidence mais une personne est tout à fait susceptible de
changer de statut administratif au cours de sa vie.
Nous ne devons pas non plus ignorer que cette définition très large proposée par l’ONU,
surprend parfois car elle ne renvoie pas à l’image souvent stigmatisée de l’adulte migrant qui
circule aujourd’hui au sein de la population dominante et notamment dans la presse14. En effet,
dès que l’on s’intéresse à la figure sociale telle qu’elle est véhiculée, par exemple, dans le livret
d’accompagnement du référentiel Français Langue d’Intégration (FLI), il en ressort une image
bien dévalorisante, « assignée à la différence et par ailleurs très homogénéisante », « bien peu
flatteuse » (Vadot, 2017 : 471) :
Les pays d’origine évoqués sont ainsi décrits comme moins démocratiques,
moins égalitaires et solidaires, moins protecteurs vis-à-vis des enfants et des
femmes, moins libéraux, moins respectueux des libertés et des opinions
individuelles et moins tolérants que la France. (op. cit. : 472)
Rejetant de tels a priori, et préférant considérer l’adulte migrant comme un individu plutôt
que comme un membre d’une communauté nationale à laquelle il serait d’emblée identifié, nous
nous inscrivons davantage dans la définition proposée par l’Unesco, c’est-à-dire que nous
considérons comme adulte migrant « toute personne qui vit de façon temporaire ou permanente
dans un pays dans lequel il n’est pas né et qui a acquis d’importants liens sociaux avec le
pays. »15. Ainsi, pour nous, l’adulte migrant est une catégorie extrêmement large qui inclut aussi
les étudiants étrangers vivant, même temporairement, en France, ainsi que les étrangers en
situation irrégulière et les demandeurs d’asile. Les adultes migrants sont donc toutes les
personnes nées étrangères à l’étranger et venues vivre en France à l’âge adulte, quels que soient
leur diplôme et leur catégorie socio-professionnelle. Nous modérerons toutefois cette définition
en ayant conscience qu’avoir « d’importants liens sociaux avec le pays » ne signifie pas
forcément avoir des liens sociaux interpersonnels avec des locuteurs qui véhiculent une langue
14
Site du Courrier International consulté le 10. 09. 2020 :
https://www.courrierinternational.com/magazine/2003/676-histoire-de-migrants-pourquoi-l-europe-devra-souvrir
15
Site de l’Unesco consulté le 23.10.2018 :
http://www.unesco.org/new/fr/social-and-human-sciences/themes/international-migration/glossary/migrant/
29
française conforme à la norme acceptée. Les adultes qui ont immigré sont des acteurs sociaux
qui vivent en France au moment de la formation et qui, le plus souvent, travaillent (légalement
ou illégalement) pour subvenir à leurs besoins.
En revanche, cette catégorie est loin d’être homogène, au même titre que la catégorie des
adultes sédentaires, non-migrants. Ainsi, même si nous préférons choisir une définition large,
sans prendre en compte les statuts administratifs ou juridiques, il nous semble toutefois
nécessaire de nous intéresser aux caractéristiques actuelles des adultes migrants qui vivent en
France pour comprendre que cette catégorisation générale masque aussi une grande diversité
de profils et de parcours qui complexifient la didactique du FLE.
1.1.2. Qui sont les adultes migrants en France ?
La question des publics migrants interroge depuis longtemps la didactique du Français
Langue Étrangère (Blot, Mariet & Porcher, 1978). Pour éviter d’envisager cette catégorie
comme un ensemble homogène, nous devons prendre en compte « la diversité des contextes
des migrants » (Conseil de l’Europe, 2014 : 25) et toujours considérer qu’il existe une pluralité
de contextes d’accueil, d’expériences, de connaissances linguistiques, une diversité dans la
nature de la migration (réfugiés, travailleurs, résidents de longue ou moyenne durée, conjoints
de migrants, nouveaux arrivants, etc.), dans les domaines d’utilisation de la langue du pays
d’accueil, une variété des acquis antérieurs, des formations professionnelles, des répertoires
linguistiques, ainsi qu’une pluralité de proximité de la langue de référence avec la langue cible
(alphabet latin ou non, langue à système graphique non alphabétique, langue orale).
Les données générales sur la population française, récoltées lors des divers recensements
nationaux, sont une source déclarative sur les pays de naissance et la nationalité des personnes
habitant le territoire et offrent ainsi quelques indications globales sur les profils des immigrés
qui nous permettent de mettre en perspective les discours et les stéréotypes circulant sur le sujet.
Nous nous référons donc ici aux données fournies par l’INSEE16 et à une des dernières enquêtes
réalisées en France, conjointement par l’INED et par l’INSEE entre 2008 et 2009, l’enquête
Trajectoires et Origines17 (TeO). Elle nous offre des données relativement récentes sur la
16
17
Site Internet de l’INSEE consulté le 10.09 2020 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281393#consulter
Site Internet de l’INED consulté le 10.09.2020 : https://teo.site.ined.fr/
30
diversité des adultes migrants. Cette enquête, sur la France multiculturelle, apporte des
informations sur la situation des populations liées à l’immigration, populations qui aujourd’hui,
dans le débat public, sont « l’objet d’idées reçues et de représentations stéréotypées »
(Beauchemin & Hamel, 2015 : 21).
En 2008, les 18-60 ans nés étrangers à l’étranger représentaient 3,6 millions d’individus
soit 10% de la population métropolitaine d’âge actif (op.cit. : 37). Ces personnes sont
majoritairement arrivées en France à l’âge adulte et, en 2012, l’âge moyen des immigrés était
de 45 ans.
Figure 2 : Âge des immigrants lors de leur 1re entrée en métropole, Extrait de l’enquête TeO
Ces adultes ont grandi dans divers pays, européens et extra-européens et sont inégalement
répartis sur le territoire ; l’Ile-de-France est la région qui concentre depuis longtemps la plus
grande proportion de migrants alors qu’ils sont très peu en Bretagne.
Contrairement à l’ancienne immigration, les femmes représentent plus de la moitié des
immigrés de 18-60 ans (54%) arrivés en France à l’âge adulte. Elles ont des profils très divers
souvent éloignés du puissant stéréotype des migrantes « passives » qui suivent un père ou un
conjoint (Beauchemin & Hamel, 2015 : 61). Elles viennent de moins en moins dans le cadre du
regroupement familial et de plus en plus pour poursuivre leurs études (op. cit. : 72).
31
L’enquête montre aussi une grande diversité de parcours scolaires et même si les
nouveaux arrivants sont de plus en plus diplômés, la majorité des migrants venus à l’âge adulte
n’a aucun diplôme de l’enseignement supérieur.
L’enquête présente trois types de migrations qui influent sur le niveau de diplôme : « les
immigrés arrivés enfants ou adolescents dans le système scolaire français », « les immigrés pour
études » et « les immigrés ayant fait toute leur scolarité à l’étranger » (op. cit.: 149-170). Les
migrants pour études représentent seulement 11% des migrants venus à l’âge adulte. Certains
restent vivre en France mais ils se distinguent nettement de l’ensemble des migrants et de
l’ensemble de la population par un haut niveau scolaire. Ils s’inscrivent plus souvent dans un
projet migratoire organisé et programmé (op. cit.: 162) et plus de la moitié d’entre eux ont des
parents qui sont, au minimum, titulaires du baccalauréat.
La catégorie des « immigrés ayant fait toute leur scolarité à l’étranger » regroupe des
personnes aux profils beaucoup plus variés et nous intéresse particulièrement car ce sont ces
personnes qui sont prises en charge par les acteurs de la formation linguistique des adultes
migrants (Adami, 2009a ; Vadot, 2017). Ces derniers sont loin d’être tous diplômés mais
« l’absence de diplôme n’est pas non plus synonyme d’analphabétisme ou d’illettrisme »
(Beauchemin & Hamel, 2015 : 168). Ces adultes présentent dans l’ensemble une large diversité
de profils scolaires qu’il faut situer sur un continuum allant de l’absence totale de scolarisation
(9% pour les hommes et 24% pour les femmes) à une scolarisation longue et diplômante. Deux
tiers d’entre eux venus entre 1998 et 2008, ne sont pas titulaires d’un diplôme d’enseignement
supérieur (op. cit.: 147). Il y aurait donc plus de 70 % des hommes et plus de 55 % des femmes
qui auraient suivi une scolarité relativement courte et qui ne seraient pas ou peu diplômés ; leur
profil scolaire correspondrait donc aux niveaux V et infra V du système de certification
français18. Ces personnes savent lire et écrire dans une autre langue que le français (que nous
appelons langue de référence) mais n’ont pas les mêmes pratiques de littéracie que les publics
fortement scolarisés. Leur accès à l’emploi et à la formation est donc conditionné par un faible
niveau de qualification et une aisance moindre face à l’écrit. Ainsi, sur le marché de
l’emploi, elles constituent une main-d’œuvre peu valorisée : « compte tenu des écarts de
formation, les hommes immigrés occupent davantage des emplois d’ouvriers que les hommes
de la population majoritaire (respectivement 48% et 36%) » (Beauchemin & Hamel, 2015 :
18
Site du gouvernement consulté le 23.10.2018 : http://www.vae.gouv.fr/niveau-de-qualification
32
234). Les femmes, quant à elles, « sont plus souvent des employées non qualifiées (37% contre
23%) » (op. cit. : 235).
Cette fracture scolaire et sociale renvoie à une perception différente du monde, telle
qu’elle est décrite avec beaucoup de sensibilité par Goody dans un entretien réalisé sur les bords
de l’étang de Thau en janvier 2007 :
Ici, les pêcheurs n’ont pas beaucoup de relations avec le temps de l’écrit.
C’est plutôt le temps des huîtres et des poissons. Le temps du soleil et des
saisons. Le temps de la fatigue. Ils ont leur propre temps, le temps du corps.
Il y a souvent conflit entre les deux temps. Les travailleurs manuels travaillent
peu avec l’écrit et ils ont effectivement une aversion pour l’écrit. (Goody,
2007 : 245)
Chaque individu s’inscrit donc dans un parcours de vie et des pratiques sociales
différentes que l’expérience de la migration ne change pas radicalement. Chaque adulte a des
activités quotidiennes favorites (faire les courses, cuisiner, tricoter, lire, regarder la télé,
bricoler, chanter, jardiner, faire de la mécanique, de la musique, jouer au foot, travailler, etc.)
qui contribuent de façon dynamique au développement de sa personnalité mais qui ne sont pas
toutes également valorisées dans le nouveau pays de résidence. La migration induit la pratique
de ces activités dans une autre langue, mais elle conduit aussi l’adulte vers de nouvelles
pratiques qui l’amèneront en dehors de sa zone de confort (voir le concept de Zone Proximale
de Développement proposé par Vygotsky) et qui lui demanderont davantage d’efforts cognitifs.
Un adulte qui n’a pas développé d’habitudes scolaires et dont l’usage de la lecture et de l’écrit
est essentiellement fonctionnel ne s’approprie pas la langue de la même façon qu’un adulte
grand lecteur, très autonome dans ses apprentissages. Chaque individu s’approprie cette langue,
à un rythme qui lui est propre, lors d’activités sociales en fonction de ses acquis et de ses
habitudes. Son rapport à la langue française dépend aussi de sa biographie langagière.
1.1.3. Les adultes migrants et la langue française
En France, pays officiellement monolingue et dont l’article 2 de la Constitution stipule
que « la langue de la République est le français », il existe un consensus sur le rôle essentiel
que joue l’appropriation de la langue du pays d’installation comme indice d’intégration
(Gordon, 1964 ; Cadet, Goes & Mangiante, 2010). L’enquête citée précédemment
33
(Beauchemin, Hamel, 2015) démontre pourtant, à la suite de plusieurs études menées aux ÉtatsUnis (Alba & al., 2002 ; Portes & Rumbaut, 2006), que la langue majoritaire du pays
d’installation s’impose progressivement dans le répertoire linguistique des adultes migrants au
détriment des langues de l’enfance (Beauchemin & Hamel, 2015 : 117) :
Le nouveau venu prend néanmoins conscience du fait qu’une partie
importante de « sa manière de penser habituelle », notamment ses idées
concernant le nouveau groupe, son modèle culturel et sa propre manière de
vivre, ne résiste pas à l’épreuve de l’expérience vivante et de l’interaction
sociale. (Schütz, 1944 : 24)
Sans envisager la maîtrise d’une norme idéalisée, la langue du pays d’installation devient
la langue de communication au fil de l’expérience d’immigration car « la langue est un
marqueur identitaire que les pays d’accueil demandent aux migrants de partager et d’accepter. »
(Adami, 2012 : 18). L’adulte résidant en France débute ou poursuit l’appropriation de la langue
au contact d’un milieu social (travail, amis, commerces, etc.), en élaborant une langue (appelée
aussi « interlangue », Selinker, 1972), construite non pas à partir d’un français normé mais à
partir de « sociolectes ou dialectes plus ou moins éloignés du sociolecte dominant que décrivent
les grammaires » (Noyau, 1976 : 48). L’appropriation de la langue-culture par immersion,
concomitante à l’expérience de migration, et parfois de formation, est progressive et dépend du
contexte social de l’adulte. L’immersion est généralement dite positive si le contexte social
d’appropriation véhicule une langue parlée proche des normes attendues. La langue, apprise au
contact des locuteurs, natifs ou non natifs, identifiés comme experts, permet alors une
communication au quotidien :
En termes communicationnels, les apprenants tardifs font également usage,
très tôt, de leur capacité à construire du discours fondé sur des moyens
hautement contextuels, interactionnels. (Tyne, 2012 : 33)
Les personnes peuvent donc communiquer ou accomplir des tâches domestiques ou
professionnelles car bien souvent le non verbal vient soutenir l’interaction verbale. Les
personnes évoluant dans un contexte social qui véhicule une langue éloignée du français
standard rencontreront alors davantage de difficultés d’appropriation en contexte institutionnel.
Le groupe des adultes migrants, caractérisé par une grande hétérogénéité, entretient des
rapports différents avec le français ; certains l’ont appris dans l’enfance, ou plus tard dans un
pays de la francophonie, mais d’autres ne l’avaient jamais entendu avant d’arriver en France.
34
Or, aujourd’hui l’apprentissage de la langue est lié à l’accès à l’emploi ainsi qu’à l’obtention
de la nationalité française.
La tertiarisation du travail, comme dans le cas des emplois de service à la personne,
accompagnée par la mise en place de normes qualité (type ISO 9000) imposant une écriture
collective de l’organisation des tâches (comme la tenue d’un cahier de liaison pour les aides à
domicile), implique des compétences en littératie qu’un adulte peu scolarisé ne possède pas
toujours. L’apprentissage de la langue conditionne de plus en plus l’entrée dans l’emploi et se
voit même inscrit dans le champ de la formation professionnelle tout au long de la vie par la loi
du 4 mai 200419. Les adultes, qui ne sont pas étudiants, ont la possibilité de se former dans un
but professionnel. Ils peuvent bénéficier de la « formation tout au long de la vie »20, c’est-àdire d’une « activité d’apprentissage entreprise à tout moment de la vie, dans le but d’améliorer
les connaissances, les qualifications et les compétences, dans une perspective personnelle,
civique, sociale et/ou liée à l’emploi »21. Dans ce cadre, la France se voit obligée de suivre les
recommandations de la Communauté Européenne et de proposer des formations à tous les
adultes qui le souhaitent. En 2008, un peu plus d’un tiers des adultes migrants déclarent avoir
bénéficié de ce type de formation après leurs études initiales (Beauchemin & Hamel, 2015 :
170). Par ailleurs, les adultes migrants diplômés hors Union Européenne doivent généralement
reprendre leurs études car les diplômes étrangers n’ont pas d’équivalence juridique avec les
diplômes français. Ainsi, par exemple, une pharmacienne australienne ou arménienne ne pourra
pas exercer en France. Ces personnes peuvent demander des attestations de comparabilité au
Centre ENIC-NARIC France qui n’en délivre pas pour de nombreuses professions règlementées
(aide-soignant, ambulancier, architecte, avocat, boucher, coiffeur, mécanicien, médecin,
pharmacien, etc.)22. Certains adultes devront alors faire la douloureuse expérience du
déclassement et se former à un autre emploi, souvent moins valorisé. L’apprentissage de la
langue permet alors l’entrée dans une formation diplômante, qui conditionne l’accès à cet
emploi. Chaque adulte vivra alors ces changements de façon différente, en fonction de sa
personnalité.
19
Site du Sénat consulté le 23.10.2018 : https://www.senat.fr/dossier-legislatif/pjl03-133.html
Initié par l'UNESCO dès les années 70, le concept a été ensuite définit par l'OCDE et la Commission européenne.
21
Définition de la Commission européenne. Site du MENJ consulté le 11.10.2018 :
http://eduscol.education.fr/numerique/dossier/archives/eformation/tout-au-long-de-la-vie
22
Site du CIEP/ Centre ENIC-NARIC France consulté le 23.10.2018 :
http://www.ciep.fr/enic-naric-page/verifier-si-profession-est-reglementee
20
35
L’appropriation de la langue française conditionne aussi l’acquisition de la nationalité
française. Les postulants à la naturalisation par décret de même que les déclarants à raison du
mariage doivent justifier d’une pratique de la langue française correspondant au niveau B1 oral
du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) du Conseil de l’Europe23.
Tout adulte qui réside en France, et considéré comme actif, doit donc avoir des
compétences en français pour suivre une formation professionnelle, obtenir un emploi et
éventuellement acquérir la nationalité française. En sachant que 89% des migrants n’ont pas
utilisé le français dans leur enfance (Beauchemin & Hamel, 2015 : 123), beaucoup d’entre eux
devront entrer en formation linguistique pour améliorer leurs compétences orales et écrites et/ou
s’approprier un français proche des normes attendues.
L’enquête TeO, dont les méthodes utilisées par des démographes et basées sur un mode
déclaratif peuvent être questionnées, montre tout de même que les profils linguistiques des
adultes migrants sont extrêmement variés. 11% d’entre eux déclaraient parler en français durant
l’enfance alors que 71% avaient d’autres langues dans leur répertoire linguistique. Certaines
personnes ont étudié cette langue à l’école dans leur pays d’origine, utilisant une langue écrite
normée comme référence, alors que d’autres ont découvert un français parlé avec la famille ou
les amis, prenant une langue orale locale pour modèle. D’autres adultes ont commencé à
apprendre le français lorsqu’ils sont arrivés en France, d’abord de manière informelle et ensuite
en formation : « une personne immigrée sur trois (29%) déclare qu’elle n’avait aucune
connaissance de la langue en arrivant en France » (op. cit. : 123).
Dans cette même étude, beaucoup d’adultes migrants (41%) déclarent communiquer
facilement en français et disent se sentir « à l’aise ». Il s’agit de locuteurs bien souvent
originaires de pays francophones où la langue orale parlée présente des variations linguistiques
par rapport à la norme de la population majoritaire en France (Allati A., 1995). Les locuteurs
n’adaptent pas d’emblée leurs productions au contexte métropolitain et prennent conscience des
variations une fois confrontés à la norme du français standard véhiculée par la langue écrite
(Tyne, 2012 : 43-44).
Si l’on tient compte du rapport à l’oralité dans la langue cible et du rapport à la littératie,
la catégorie des adultes migrants pourrait comptabiliser au minimum 25 types de profils
23
Site du Ministère de l’Intérieur consulté le 08.11.2018 :http://accueil-etrangers.gouv.fr/acces-a-la-nationalitefrancaise/foire-aux-questions/article/connaissance-de-la-langue
36
linguistiques allant du débutant allophone non scripteur à l’adulte expert en langue française
(un enseignant-chercheur par exemple) c’est-à-dire justifiant d’un niveau C2 sur l’échelle du
CECRL et d’un niveau 1 de qualification professionnelle. Ainsi, en croisant les six niveaux du
CECRL (A1-A2, B1-B2, C1-C2) avec les 5 niveaux de qualification (du CAP au Master)
donnant accès à la formation ou à l’emploi, nous avons un aperçu de la variété des profils des
adultes migrants scripteurs. Or aujourd’hui, il est fréquent que des adultes aux parcours
scolaires très différents suivent une même formation, en particulier dans les régions où la
population immigrée est peu nombreuse24.
Les adultes résidant en France présentent des caractéristiques linguistiques extrêmement
variées qui ne sont pas déterminées par des statuts administratifs ou juridiques et « la catégorie
générale des migrants n’est qu’une illusion d’optique » (Adami, 2012b : 83). Chaque adulte a
son parcours de vie et ses pratiques sociales qui ne correspondent pas forcément à son niveau
en langue et il nous semble urgent de prendre en compte cette diversité de façon inclusive.
Chaque individu, quel que soit sa formation antérieure, doit aujourd’hui bénéficier d’un
accompagnement linguistique qui lui donne accès à la formation et à l’emploi. Cette approche
inclusive se rapporte à la définition de l’Unesco :
L’inclusion est considérée comme un processus visant à tenir compte de la
diversité des besoins de tous les apprenants et à y répondre par une
participation croissante à l’apprentissage, aux cultures et aux collectivités,
et à réduire l’exclusion qui se manifeste dans l’éducation25.
La prise en compte de ces différences individuelles, était au cœur de l’approche
communicative dès les années 1970, et la « centration sur l’apprenant » est devenue une notion
essentielle de la didactique des langues. Les adultes migrants qui sont des adultes non natifs
résidant en France, allophones ou francophones, ont pour seule caractéristique commune
d’habiter dans le même pays. Ainsi « derrière la vision homogène des « immigrés » qu’impose
l’utilisation de la catégorie et plus encore celle de la figure sociale, se profile une grande variété
de conditions de migration, de projets, de trajectoires depuis l’arrivée » (ibid., 2015 : 59). La
catégorie « adulte migrant », en circulation dans l’enseignement-apprentissage du français en
24
C’est le cas, par exemple, des formations linguistiques organisées dans le cadre du Contrat d’Intégration
Républicaine, anciennement Contrat d’Accueil et d’Intégration ou dans le cadre de la Formation tout au long de
la vie (formation continue).
25
Unesco, Principes directeurs pour l’inclusion, 2005, p. 15 [en ligne] :
http://www.ibe.unesco.org/sites/default/files/InclusionPrincipesDirecteurs.pdf
37
France renvoie donc moins aujourd’hui à un profil d’apprenant qu’à un secteur professionnel,
qui a longtemps évolué loin de la didactique du FLE.
38
1.2 Les différents champs de l’enseignement/apprentissage du français en
France
La relation entre les acteurs du champ professionnel de la formation linguistique des
adultes migrants et les acteurs de la didactique du FLE est complexe. La mise en place par
décret, en octobre 2011, du label qualité « Français Langue d’Intégration »26 qui a suscité une
vive polémique27 et qui a été suivie par son abrogation en juillet 201828, en est une des
conséquences. Nous allons donc prendre le temps d’avoir quelques points de repère pour
envisager cette complexité dans une perspective historique.
Nous verrons d’un côté comment le champ du FLE d’abord au service de la promotion
du français dans le monde a émergé, et de l’autre, comment il s’est subdivisé en différentes
catégories pour répondre, en partie, aux diverses situations d’enseignement/apprentissage.
1.2.1. L’émergence du champ du FLE29 dans l’enseignement/apprentissage du français
La question des langues est ancienne et la didactique des langues étrangères (DDL) a
émergé dès l’Antiquité. Néanmoins l’apprentissage des langues n’est pas né avec la didactique
des langues et nous ne devons pas « oublier que le plurilinguisme est plus ancien, plus répandu,
26
Cette thèse a commencé peu après la création, par décret, du label Français langue d’intégration et la publication,
en octobre 2011, de son référentiel (Vicher et al., 2011), commandé par le Ministère de l’Intérieur de l’époque «
afin de reconnaître et de promouvoir les organismes de formation dont l'offre vise, pour des publics adultes
immigrés dont le français n'est pas la langue maternelle, l'apprentissage de la langue française ainsi que des usages,
des principes et des valeurs nécessaires à l'intégration dans la société française.» .
La création de ce label, ajoutant un nouvel acronyme dans l’enseignement/apprentissage du français en France,
nous a donc amené à réinterroger les différentes catégorisations. Ce label « qualité FLI », a répondu à la demande
de reconnaissance d’un secteur professionnel en proposant un cadre à la formation linguistique des adultes
migrants résidant en France (Adami & André, 2012). Toutefois, en inscrivant de façon dommageable la formation
dans une logique politique d’intégration (Vadot, 2017), il a ensuite été supprimé par décret après un changement
gouvernemental en juillet 2018 car « devenu inutile en raison de la prise en compte de ses critères dans les cahiers
des charges des formations linguistiques délivrées aux étrangers signataires du contrat d'intégration républicaine.
»
27
voir la revue de presse du FLI tenue par Christian Puren sur son blog, consultée le 20. 10. 2019 :
https://www.christianpuren.com/fli/ ou l’article de Claude Springer, consulté le 20.10.2019 :
https://springcloogle.blogspot.com/2011/11/la-fracture-linguistique-fli-label-et.html
28
Site Legifrance consulté le 25.10.2018 :
https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2018/7/9/INTV1733398D/jo/texte
29
« Le champ du FLE est un système, c’est-à-dire un ensemble structuré d’éléments et de relations. L’objet de la
didactique est d’une part de décrire le système, mais d’autre part aussi de le développer et donc de contribuer à sa
modification. » (Cuq & Gruca, 2005 : 23). Le concept de champ est emprunté à Pierre Bourdieu : La distinction.
Critique sociale du jugement, Minuit, 1979.
39
somme toute plus « naturel » que le monolinguisme auquel nous ont condamnés les nations
modernes » (Defays, 2003 : 11). C’est au rythme des relations internationales, de la colonisation
(et décolonisation), des mouvements de population, et en particulier de la mondialisation de
l’économie et de la culture qu’ont évolué les besoins d’apprentissage des langues et la
didactique des langues. Pour le cas de la France, pays officiellement monolingue, l’évolution
du champ du FLE, s’inscrit dans un contexte international qui a donné au pays et à sa culture
un rayonnement mondial peu commun : « le domaine s’est peu à peu structuré à cause de la
diffusion de son objet linguistique, la langue française, et par la réflexion méthodologique qui
l’a fait admettre dans les mentalités comme langue étrangère. » (Cuq & Gruca, 2005 : 13).
D’abord enseignée dans les pays européens comme langue étrangère30, la langue se diffuse
ensuite par une volonté politique forte donnant un rôle central au Ministère des Affaires
Étrangères (MAE). Les causes premières de l’émergence du FLE sont profondément liées à
l’histoire de l’expansion de la langue française dans le monde et à la création de ce vaste espace
appelée la francophonie :
C’est cette place particulière, fruit d’une diffusion historique et aujourd’hui
politiquement entretenue, qui justifie le triple statut didactique de langue
maternelle, de langue seconde et de langue étrangère qui la constitue en un
objet d’enseignement et d’apprentissage particulier. (op. cit.: 22)
Le champ du FLE, tel que le montrent Cuq et Gruca (op. cit. : 22-42), à la suite de Porcher
(1987), est un système qui regroupe de nombreux acteurs (apprenants, enseignants, chercheurs,
formateurs, éditeurs, institutions technico-politiques, organismes de formation, financeurs, etc.)
et dont la configuration évolue sans cesse. Ce champ qui s’est d’abord structuré autour de
l’enseignement du français à l’étranger (MAE31, AEFE32, Alliances et Instituts français,
BELC33, Crédif, etc.), ne s’est pas ouvert d’emblée aux acteurs de la formation linguistique des
adultes migrants, nés à l’étranger et habitant en France.
Le concept de FLE s’est d’abord construit par opposition avec celui de Langue Maternelle
(LM) ou langue première (L1) pour désigner le français enseigné dans les pays étrangers :
L’appellation « français langue étrangère » ou FLE, dominante aujourd’hui,
a totalement supplanté les expressions « Français à l’Étranger » ou
30
Une « langue de la diplomatie », « langue de l’universalité », « langue écrite, celle de la correspondance », celle
« des grands écrivains » (Porcher, 1995 : 9-10)
31
Ministère des Affaires étrangères
32
Agence pour l’enseignement du français à l’étranger
33
Bureau pour l’enseignement de la langue et de la civilisation françaises à l’étranger
40
« Français pour l’étranger », utilisée(s) à partir des années 20. En effet, à
l’époque, on n’envisageait pas d’enseigner le français en tant que langue
étrangère sur le territoire national. (Galisson & Puren, 1999 : 64).
De grandes étapes ont ensuite structuré le champ du FLE et leur rappel nous semble
nécessaire pour comprendre la situation actuelle. Il s’agit :
- de la multiplication des demandes extérieures « pour l’apprentissage d’une langue plus
utilitaire, plus proche de l’emploi concret, et donc plus éloignée des grands auteurs » (Porcher,
1995 : 11), dès la fin de la décolonisation ;
- de l’intervention du Conseil de l’Europe, dans les années 1970, par la mise en place d’un
groupe d’experts sur l’apprentissage des langues vivantes en Europe qui valorise la « centration
sur l’apprenant », mettant le concept de « public de destination » au centre de l’enseignement
(op. cit. : 15) ;
- de la légitimation du champ (op. cit. : 17) par la création de filières universitaires et de
diplômes nationaux en « didactique du français langue étrangère », en 1983, à l’initiative du
Ministre de l’Éducation Nationale, permettant ainsi la création de nombreux postes
universitaires « peu à peu absorbés dans les faits par la linguistique » (op. cit. : 18). Ces étapes
ont conduit à une sectorisation (FLE, FLS, FOS, FOU), voire à « un foisonnement
terminologique » (Cuq, 1995 : 1), sujet à polémique (Cuq, 1995 ; Goï & Huver, 2012 ;
Berchoud, 2015) et à une forte diversification universitaire (Porcher, 1995 : 20).
1.2.2. Vers une catégorisation des situations d’enseignement/apprentissage
Français Langue étrangère (FLE), Français Langue Seconde (FLS), Français Langue de
Scolarisation (FLS), Français sur Objectifs Spécifiques (FOS), Français de Spécialité, Français
Langue Professionnelle (FLP), Français sur Objectifs Universitaires (FOU), Français Langue
d’Intégration (FLI) sont des appellations qui circulent dans le champ du FLE et qui établissent
des cloisonnements alors que « la réflexion méthodologique est toujours en panne » (Berchoud,
2015 : 59) et que « la perspective plurilingue vient brouiller les démarcations » (Coste, 2006b :
20). Ces catégories sont souvent apparues par opposition les unes aux autres, délimitant des
publics de plus en plus spécifiques, et faisant émerger des sous-champs (publics spécifiques,
enseignants spécialisés, matériels pédagogiques, structures, chercheurs, éditeurs, etc.) dans le
41
champ du FLE alors que « chacun aujourd’hui perçoit qu’il y a plus que du malaise dans la
typologie. » (Coste, 2006 : 17). Interrogées par les uns (Porcher, 1976; Goï & Huver, 2012;
Berchoud, 2015), défendues par les autres (Cuq, 1995; Richer, 2008; Mangiante & Parpette,
2004, 2012; Adami & André, 2013), elles placent les notions de besoins et d’objectifs au centre
des réflexions didactiques alors que pour certains, « ce n’est pas de domaines qu’il s’agit de
changer mais de pratiques, de méthodes, de stratégies » (Porcher, 1976 : 6) pour « faire en sorte
que de plus en plus d’acteurs sociaux soient à même d’apprendre et d’utiliser plus d’une langue
« étrangère » » (Coste, 2006b : 14). Nous rendrons compte de deux catégories qui
correspondent à des situations d’enseignement différentes : le Français Langue Seconde et le
Français sur Objectifs Spécifiques, deux domaines dont pourrait relever l’action de formation
que nous avons été amenée à observer.
1.2.2.1.
Le Français Langue Seconde (FLS)
Jusque dans les années 1970, l’enseignement du français à des apprenants non natifs
relève systématiquement de la didactique du FLE « quel que soit le statut officiel de cette langue
dans la communauté où vit l’élève » (Galisson & Coste, 1976 : 198). Pourtant, une notion
commence à apparaître, celle de Français Langue Seconde, pour désigner des situations
d’apprentissage rencontrées dans des pays (ou régions) où le français a un statut ou une place
privilégiés, sans être pour autant considéré comme une L1. Ces territoires partagent
généralement un passé colonial avec la France (Cuq, 1991 : 63). Le terme FLS correspond alors
au sigle anglais English Second Language (ESL), utilisé par Morris (1945):
[…] to reflect the fact that learners in the former situations already had
numerous vernaculars and that English for them was “a vital medium of
education giving access to a broader culture, and providing and auxiliary
language for ordinary use.34 (Nayar, 1997: 11)
Le FLS correspond aux cas où le français n’est pas LM/L1 mais où son usage est
privilégié dans la vie sociale comme au Maroc ou au Sénégal par exemple :
L’expression français langue seconde a été pendant longtemps utilisée par la
plupart des auteurs comme synonyme de français langue étrangère. C’est
dans les années 1970-1980 que, progressivement, la synonymie se relâche,
34
Traduction : pour refléter le fait que les apprenants dans les situations précédentes avaient déjà de nombreuses
langues vernaculaires et que l'anglais était pour eux " un moyen d'éducation vital donnant accès à une culture plus
large et fournissant une langue auxiliaire à l'usage courant.
42
dégageant un concept passablement différent qui s’insère dans un autre
champ (flou) de synonymie avec français langue étrangère privilégiée, langue
de travail, langue d’enseignement, langue de communication nationale et
internationale, langue de culture, langue d’écriture, langue de
développement, langue de la science et de la technique, langue de
l’unification nationale, langue de l’ouverture au monde et d’autres
encore. (Ngalasso, 1992 : 27).
Dans un premier temps, le FLS est donc l’équivalent de l’ESL mais sur des territoires
différents :
Learning English became an essential part of the educational system of these
countries and, in deference to the ethnonationalist rights of the indigenous
languages, English was given the status of “second” language, although in
order of acquisition it may well have been the third or fourth35. (Nayar, 1997
: 11)
L’importance de la reconnaissance de cette catégorie, comme une sous-catégorie du FLE,
est alors défendue et progressivement acceptée même si « l’usage de la lexie reste relativement
instable » (Cuq & Gruca, 2005 : 95). Cuq & Gruca distinguent « deux types de définitions qui
prévalent aujourd’hui pour le concept de français langue seconde » (ibid.) :
-
une langue acquise chronologiquement après la L1
-
une LE qui se distingue « par ses valeurs statutaires, soit juridiquement, soit
socialement, soit les deux » (op. cit. : 96)
La première définition correspond aux apports de la Linguistique appliquée
anglosaxonne :
Applied linguists were discovering the influence of the native language on
subsequently acquired languages and were evolving the concepts of L1 and
L2 for native/first and target/second languages36 (Nayar, 1997: 11)
La seconde renvoie à la première acception du FLS, celle d’une LE avec un statut
privilégié (Vigner, 2001 : 137), dans des situations extraterritoriales : « la didactique du FLS
est née de celle du FLE, d’abord pour les pays francophones, puis pour la France elle-même »
35
Traduction : L’apprentissage de l’anglais devint une part essentielle du système éducatif de ces pays et, par
respect pour les droits ethnonationalistes des langues autochtones, l’anglais se vit accorder le statut de «seconde»
langue alors que dans l’ordre d’acquisition c’était peut-être la troisième ou la quatrième.
36
Traduction : Les chercheur.e.s en linguistique appliquée découvraient l’influence de la langue maternelle sur les
langues acquises par la suite et développaient les concepts de L1 et de L2 pour les langues natives / premières et
cibles / secondes.
43
(Chnane-Davin & Cuq, 2009 : 85). Pour Cuq, à cette situation d’enseignement correspondrait
une méthodologie propre, relevant ni de celle du FLM, ni de celle du FLE (1991 : 7). Elle se
distinguerait, comme le montre Pochard (1996) (cité dans Cuq & Davin-Chnane, 2007 : 17),
des situations que vivent les adultes migrants en France mais se rapprocherait de celle des
enfants de migrants inscrits dans le système scolaire français (Cuq & Gruca, 2005 : 96).
Par ailleurs, Ngalosso (1992) puis Goï & Huver (2012) rappellent que la validité
didactique de cette catégorie fait encore débat. Pour de nombreux chercheurs, elle pourrait
inclure les situations plurilingues des adultes non-natifs résidant en France (Besse, 1987 ; Chiss,
2006 ; Coste, 2007). Elle serait alors le pendant français de l’ESL nord-américain :
Although many of the immigrants may have already been speaking two or
three languages, second language was a convenient label for the language of
the adopted country.2 It was in this context that Finocchiaro’s (1958) seminal
book familiarized and established the term ESL in the sense in which it is now
popularly used in North America and is becoming popular in other nativespeaking countries37. (Nayar, 1997 : 11-12)
Comme pour l’ESL, les situations de migration relèveraient du FLS (ESL) et
correspondraient davantage à des situations d’appropriation dans lesquelles il existe des
possibilités d’utilisation de la langue dans l’environnement social immédiat du locuteur. Coste
(2007 : 215) considère que « le français a statut de langue seconde lorsque la langue est présente
dans l’environnement communicationnel des locuteurs et/ou qu’elle a une fonction dans la
construction des connaissances et des apprentissages ». Le FLS « comprendrait le « français
langue de scolarisation » et le « français aux adultes migrants » et il serait posé comme distinct
du FLE (Goï & Huver, 2012 : 28). Toutefois, ces catégories, envisagées d’un point de vue
méthodologique voire techniciste pour mettre en place une didactique spécifique, « sont
construites ou auraient émergé de situations historiques ou de problématiques didactiques,
indépendamment des acteurs » (op. cit.. : 29), enseignants, formateurs ou apprenants. Ainsi, si
l’on prend en compte l’expérience du locuteur-acteur, ce dernier apprend le français comme
langue seconde lorsqu’il évolue dans un environnement francophone et qu’il est en contact au
quotidien avec des « sociolectes » (Noyau, 1976 : 48) plus ou moins proches de la norme
standard écrite. Le terme « second » semble toutefois poser problème. En effet, comme
37
Traduction : Alors que de nombreux immigrants parlaient peut-être déjà deux ou trois langues, la langue seconde
était une étiquette commode pour la langue du pays d’adoption. C’est dans ce contexte que le livre phare de
Finocchiaro (1958) a familiarisé et établi le terme ESL dans le sens dans lequel il est maintenant couramment
utilisé en Amérique du Nord et devient populaire dans d’autres pays de langue maternelle.
44
beaucoup d’adultes ont déjà acquis plusieurs langues quand ils s’approprient le français en
France (c’est le cas de plusieurs adultes rencontrées sur notre terrain), il semble difficile
d’employer l’adjectif numéral qui implique un ordre mais aussi la fin d’une série :
[…] the monolingualism of the Anglo-American establishment blinds them to
the realities of multilingualism in the contemporary world and gives them a
limiting and false perspective38 (Phillipson, 1992: 23).
Comme pour l’ESL, le FLS semble une catégorie plus floue que le FLE :
EFL was semantically more transparent and less complex in that it basically
referred to a language that was foreign, whereas ESL did not necessarily
refer to a language that was second39. (Nayar, 1997 :12)
Le FLS recouvre de multiples situations d’enseignement-apprentissage de la langue, que
nous avions plus ou moins identifiées lorsque nous nous sommes intéressés à l’hétérogénéité
des profils linguistiques des adultes migrants. Le FLS est donc un sous-ensemble du FLE qui
ne doit pas être envisagé à un niveau territorial tant les cas particuliers sont nombreux. Les
tentatives de typologisation (Chnane-Davin & Cuq, 2009) sont intéressantes, mais il nous
semble préférable de concevoir l’ensemble des situations sur un continuum perméable allant du
FLE au FL de l’enfance ou langue de référence, en situant le FLS dans un entre-deux (Nayar,
1997) :
Most people are likely to agree that English in the world is a continuum with
ENL at one end and EFL at the other. According to Platt and Weber (1979),
varieties can move along the continuum; the transition from FL to SL takes
place when the language is used in everyday communication, and from SL to
native language, when the language is or can be used for all communicative
needs and when the wider speech community accepts it40. (Nayar, 1997 : 14)
Ainsi, la catégorie FLS recouvre effectivement des situations d’enseignement qui ne
ressemblent pas à la situation typique d’un enseignement de la langue à des étrangers à
l’étranger, tel que celui du français au Mexique ou au Japon (même si aujourd’hui il est tout à
38
Traduction : Le monolinguisme de l'establishment anglo-américain les aveugle aux réalités du multilinguisme
dans le monde contemporain et leur donne une perspective limitative et fausse
39
Traduction : EFL était sémantiquement plus transparent et moins complexe dans la mesure où il faisait
essentiellement référence à une langue étrangère, alors qu'ESL ne faisait pas nécessairement référence à une langue
seconde.
40
Traduction : La plupart des gens sont probablement d’accord pour dire que l’anglais dans le monde est un
continuum entre ENL à une extrémité et EFL à l’autre. Selon Platt et Weber (1979), les variétés peuvent évoluer
dans le continuum; la transition de FL à SL a lieu lorsque la langue est utilisée dans la communication quotidienne,
et de SL à la langue maternelle, lorsque la langue est ou peut être utilisée pour tous les besoins en communication
et lorsque la communauté de la parole en général l'accepte.
45
fait possible que certains apprenants aient déjà vécu une expérience de migration, en France ou
dans un pays francophone). En revanche, si l’on veut prendre en compte les spécificités des
différents apprenants, il semble vain, comme Goï et Huver l’ont montré (2012), de construire
des catégories figées sur lesquelles prendraient appui des méthodologies, des pratiques ou des
stratégies :
Du point de vue de la recherche, le questionnement des catégorisations,
indépendamment des éléments ou entités à catégoriser, devient une question
essentielle de toute recherche « diversitaire » (i.e. qui intègre la diversité et
le caractère situé des interprétations des différents acteurs de la recherche,
dont les chercheurs eux- mêmes). (Goï & Huver, 2012 : 34)
En tant que chercheuse, il nous semble important de ne pas oublier les conditions de
l’émergence de cette catégorisation pour ne pas situer d’emblée notre terrain de recherche et
nous interroger sur l’appropriation de la langue en classe, au-delà de cette sectorisation. Nous
garderons toutefois à l’esprit que l’appropriation du français par des adultes-apprenants résidant
en France est parfois classée dans la catégorie FLS et que celle-ci « renvoie à une multiplicité
de situations non réductibles aux contextes scolaires et qui peuvent impliquer les populations
adultes de nouveaux arrivants » (Chiss, 2006 : 104).
1.2.2.2.
Le Français sur Objectifs Spécifiques (FOS)
Dans cette recherche, la principale situation d’enseignement-apprentissage observée étant
une formation linguistique destinée à des aides-à-domicile, il était donc pour nous nécessaire
d’interroger la place actuelle du FOS dans le champ du FLE41.
Plusieurs chercheurs font remonter l’histoire du FOS aux années vingt et à la conception
d’un manuel de français militaire intitulé « Règlement provisoire du 7 juillet pour
l’enseignement du français aux militaires indigènes » (Abry, 2007 ; Poulot, 2011). L’armée
française a besoin de former des soldats africains (algériens, marocains, sénégalais) pour qu’ils
puissent interagir dans ce contexte spécifique d’après-guerre. Ensuite, c’est dans les années
soixante qu’apparaît « une demande communicative professionnelle, c’est-à-dire à la fois
spécifique et rapidement fonctionnelle » (Cuq & Gruca, 2005 : 359). À cette époque, le français
en tant que langue étrangère est en recul sur la scène internationale face à l’anglais et le MAE
41
Formée et expérimentée dans l’enseignement du FOS sur des terrains professionnels différents, nous avons eu
en charge en 2017-2018, dans le cadre d’un poster d’ATER en Sciences du Langage à l’Université d’AixMarseille, une UE de Master 1 intitulée « Le Français Sur Objectifs Spécifiques ».
46
cherche à diffuser la langue auprès de nouveaux publics dans plusieurs domaines (les sciences,
les techniques, le droit, l'économie, etc.). À partir de là, « la particularité de cette problématique
est en grande partie d’avoir été une série de réponses didactiques à des demandes fortes des
autorités » (ibid.). Il n’en reste pas moins que ces situations spécifiques d’enseignementapprentissage de la langue ont fait émerger un autre sous-champ dans le champ du FLE.
Lehmann (1993 : 82-91), Cuq & Gruca (2005 : 359-367) et de façon plus synthétique
Abry (2007 : 17-18) présentent l’évolution de cet enseignement du français, comme une suite
de dénominations qui évoluent avec la recherche en linguistique sur les discours spécialisés ;
l’approche lexicale du français fondamental puis du VGOS (Vocabulaire Général d’Orientation
Scientifique) laissant progressivement la place à la linguistique textuelle, puis à l’analyse du
discours (incluant l’analyse conversationnelle) qui s’intéresse de plus en plus à l’agir en
situation professionnelle (Bronckart, 2004) :
De plus en plus, on suit un « tournant actionnel » en essayant de prendre en
compte les phénomènes actionnels, c’est-à-dire les actes non langagiers qui
s’associent aux actes de langage, dans la mesure où l’on parle pour agir et
l’on parle en agissant. (Abry, 2007 : 17)
Ainsi, au français de spécialité, se succèdent le français scientifique et technique (1971)
puis le français fonctionnel (1974-1975), et enfin, dans les années 1990, le FOS, mais aussi le
Français de spécialité et le Français professionnel42. Des dénominations multiples qui
correspondent à des situations différentes, auxquelles s’adaptent les enseignants formés par
l’université à la didactique du FLE43. On parle de FOS, lorsque la formation répond à une
demande précise des financeurs, c’est-à-dire que l’enseignant-concepteur doit alors établir une
ingénierie de formation après une observation de l’environnement de travail des apprenants et
élaborer un matériel didactique à partir des données récoltées sur le terrain (enregistrements
audio ou audiovisuel de conversations, documents fournis par l’entreprise, etc.)44. On parle
plutôt de Français de Spécialité (français des affaires, français du tourisme, etc.) lorsqu’il s’agit
d’une offre de formation avec un programme et du matériel didactique élaborés en amont
(Mangiante & Parpette, 2004 : 17). L’ensemble de ces dénominations s’inscrivent dans ce sous-
42
Nous n’oublions pas le français instrumental, dans les années 1970, en Amérique latine.
A titre personnel, j’ai été formée à l’ingénierie du FOS en formation continue, par Béatrice Thauzin, à l’Institut
Français de Casablanca, après ma formation universitaire. Béatrice Thauzin est l’auteure de nombreux manuels de
FOS (Comment vont les affaires? Affaires à suivre, Objectifs Express) :
http://data.bnf.fr/12251183/beatrice_tauzin/
44
Au cours de mes expériences professionnelles, j’ai pu intervenir dans les secteurs de la téléphonie, de l’aide à
domicile, du tri et de la revalorisation des objets ainsi que dans le domaine de l’agriculture biologique.
43
47
champ du FLE, qu’on appelle aujourd’hui le FOS (Mangiante & Parpette, 2004) et qui
correspond à l’English for Specific Purposes (ESP). Les publics concernés se caractérisent par :
-
« leur très grande diversité » (Lehmann, 1993 : 7) ;
-
leur âge : « Les apprenants de FOS sont majoritairement des adultes déjà engagés
dans la vie active » (Richer, 2008 : 21) ;
-
un temps de formation assez court et des objectifs à atteindre rapidement (Lehmann,
1993 : 7 ; Mangiante & Parpette, 2004 : 6 ; Richer, 2008 : 21) ;
-
« des besoins précis en matière de capacités langagières visées » (Lehmann, 1993 :
7), « une perception claire de leurs besoins, restreints à un domaine langagier
précis » (Richer, 2008 : 21) ;
-
des besoins fonctionnels liés à « l’accès à des savoir-faire langagiers dans des
situations dûment identifiées de communication professionnelles ou académiques. »
(Cuq, 2003 : 109-110).
Si le FOS semble avoir acquis une certaine reconnaissance didactique et a pu se constituer
en sous-champ du FLE, il divise les chercheurs à propos d’une méthodologie qui serait
différente de la méthodologie du FLE. Certains considèrent qu’il s’agit d’une méthodologie
spécifique qui consiste à élaborer des programmes pour des situations ciblées (Mangiante &
Parpette, 2012). Il semblerait que la précision des objectifs et les délais limités des formations
soient des données qui « induisent une démarche méthodologique propre » (Cuq, 2003 : 110)
mais l’on se demande aussi s’il existe dans le champ du FLE un français sans objectifs
spécifiques (Richer, 2008 : 15). Richer introduit une distinction intéressante et reconnaît « le
FOS comme une didactique spécifique à part entière » (op.cit. : 16) qui ne suscite pas pour
autant une méthodologie particulière :
Le français sur objectifs spécifiques n’a pas développé de méthodologie
spécifique : il s’est moulé dans les divers courants méthodologiques qui ont
parcouru la didactique du F.L.E. (Richer, 2008 : 22)
Ainsi d’un point de vue méthodologique, le FOS se rapproche largement du FLE
(Porcher, 1976 ; Abry, 2007 : 18, Berchoud, 2015) et s’inscrit dans une approche
communicative, centrée sur l’apprenant, et la perspective actionnelle diffusée par le CECRL.
Ses objectifs fonctionnels, souvent évalués de façon informelle en contexte par l’employeurprescripteur de la formation (qui entend avoir un retour sur investissement), obligent, peut-être
48
plus que dans l’enseignement traditionnel du FLE, à une approche pragmatique visant une
communication interpersonnelle effective de l’apprenant dans un environnement spécialisé :
Dans les domaines de spécialité, le langage est souvent intimement lié à
l’action : paroles qui accompagnent l’activité comme dans le bâtiment et les
travaux publics, « parole « comme » activité, lorsque le travail est d’ordre
langagier » (Lacoste 2001 a: 33), c’est-à-dire lorsque « les actes de langage
y constituent les actes de base du travail. (Richer, 2008 : 20)
Le FOS fait en quelque sorte office de terrain didactique pionnier dans la mise en place
de la perspective actionnelle telle qu’elle est actuellement définie (Bourguignon, 2006 ; Rosen,
2010). Cette approche « communic’actionnelle » (Bourguignon, 2006 : 58), invite à une
« mobilisation de[ce]s connaissances dans l’action » (op. cit.: 65). Elle propose que l’apprenant
soit réellement considéré comme un usager de la langue :
C’est le « besoin de… » qui suscite la parole. À partir de là, comment
concevoir que l’apprentissage d’une langue ait un sens s’il est déconnecté
d’un objectif à atteindre à travers un usage de ladite langue, autrement dit à
travers une « action ». Le Cadre Européen Commun de Référence pour les
Langues est à cet égard porteur d’espoir à condition que sa lecture amène
une réflexion didactique sérieuse. (Bourguignon, 2006 : 58-59)
Cette perspective, qui vient compléter l’approche communicative, place les notions de
tâche, d’action et de projet au cœur de la réflexion méthodologique. Nous serons amenée à les
définir plus tard. Pour l’instant, nous avons vu que le FOS a su bénéficier, davantage que le
FLE, des apports des travaux menés en linguistique sur les discours de spécialité et sur l’agir
professionnel. L’analyse de l’activité en situation de travail a contribué à l’enrichissement du
FOS, permettant alors aux enseignants d’élaborer des tâches scolaires au plus près des tâches
professionnelles. Pourtant, d’un autre côté, le déploiement d’une ingénierie complexe, ne doit
pas nous faire oublier que le FOS et le FLE relèvent des mêmes méthodologies et des mêmes
approches :
C’est la confection de ces « domaines », qu’on pourrait aussi nommer chasses
gardées, qui suscite le risque d’oubli ou d’émiettement méthodologique,
autrement dit, la technocratie éducative dans les langues. (Berchoud, 2015 :
62).
Ces sous-champs doivent continuer à dialoguer car ils relèvent tous de la DDLC, un
champ de recherche qui mobilise déjà plusieurs disciplines académiques : les sciences du
langage, les sciences de l’éducation, la psychologie, la sociologie et l’anthropologie. À l’heure
49
où l’interdisciplinarité, c’est-à-dire, « les échanges et les interactions entre disciplines » (Cuq,
2003 : 138), est nécessaire en didactique des langues, l’enfermement dans des sous-champs
s’avère sclérosant. Les catégorisations permettent certes d’une certaine façon de contextualiser
les recherches mais il s’agit aujourd’hui de dépasser ce niveau de contextualisation pour aller
vers « une sociologie plus bottom up que top down, plus focalisée sur la dynamique de chaque
interaction que sur les impositions des cadres sociaux préexistants » (Coste, 2006b: 23). Dans
le prolongement de la centration sur l’apprenant, « ce qui importe ici, c’est une centration sur
l’activité de l’individu » (op. cit. : 22). C’est ce que semble apporter la perspective actionnelle
proposée par le CECRL. Ce cadre, très critiqué (Castellotti, 2017), a toutefois comme qualité
de ne pas proposer des contenus figés mais une approche dynamique dans laquelle les pratiques,
les méthodes et les stratégies « évoluent avec les technologies et leurs usages / leurs usagers,
ainsi qu’avec les apprenants eux-mêmes, de plus en plus capables d’énoncer leurs besoins »
(Berchoud, 2015 : 61). La catégorisation relève sans doute moins d’enjeux didactiques que
d’enjeux politico-économiques, c’est pourquoi, la mise en place du label FLI a suscité une
grande polémique, opposant les défenseurs d’une didactique de la diversité à un secteur
professionnel qui aimerait être davantage reconnu. Ce secteur, qui prend en charge la formation
des adultes, quels que soient les parcours scolaires, de façon empirique, depuis longtemps,
interpelle aujourd’hui la DDLC face à la diversité des publics pour une amélioration des
pratiques de formation.
50
1.3 La formation des adultes migrants et la didactique des langues
Il ne s’agit pas maintenant de décrire le secteur professionnel de la formation des adultes
migrants45 comme se sont déjà employés à le faire plusieurs chercheurs (Adami, 2012a ;
Leclercq, 2012 : 173-193 ; Gerber-Morata, 2014 : 101-121 ; Vadot, 2017 : 37-68), en
particulier aux niveaux macro et méso d’organisation de la formation46. Tout en nous appuyant
sur ces précieux travaux, nous souhaitons adopter un autre point de vue, davantage
ethnographique, et donner un aperçu des principaux dispositifs d’apprentissage de la langue
proposés aujourd’hui à tous les adultes migrants, tous statuts confondus, pour contextualiser
notre recherche avant de nous intéresser à ce qu’il se passe à l’intérieur d’une salle de formation
et à l’activité didactique, considérée comme fondamentale dans le processus d’appropriation
des langues (Cicurel, 2002b : 150).
1.3.1 Diversité des dispositifs et des structures d’enseignement
En France, l’offre de formation linguistique proposée aux adultes résidant sur le territoire
métropolitain s’avère disparate. C’est un système complexe car elle mobilise des structures et
des acteurs qui appartiennent, parfois conjointement, à plusieurs secteurs professionnels : celui
du Français Langue Étrangère, celui de l’Éducation Nationale et celui de l’action sociale. C’est
ce que nous pouvons voir ici, dans un tableau synthétique (et simplifié) réalisé à partir d’un
document de la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France
(DGLFLF) et des connaissances recueillies au cours de nos investigations sur le terrain :
45
Nous rattachons ce secteur professionnel à celui de l’action sociale, même si nous savons qu’aujourd’hui les
OF sont plutôt dans « un système de marché » et de « mise en concurrence » (Leclercq, 2012 : 187)
46
Tels qu’ils sont définis dans Le Traité des sciences et des techniques de la formation (Carré & Caspar, 2011 :
434) : le niveau méso, celui de l’intervention pédagogique, se situe entre le niveau macro du système global de
formation défini par une politique de formation, et le niveau micro, celui de la situation d’apprentissage de
l’apprenant. C’est à ce niveau micro, celui de l’activité réalisée lors de l’apprentissage, que se situe notre recherche.
51
Les principaux dispositifs
47
d’enseignement du FLE
Les structures
d’enseignement/
apprentissage
Les actions de
formation mises en
place par l’État et
les collectivités
territoriales
150 centres de langue privés,
publics ou associatifs dont
108 ayant obtenu le label
« Qualité fle »
(dont centres universitaires,
grandes écoles, écoles
d’ingénieur, chambres de
commerce)
Les OF (privés, publics ou
associatifs) répondant aux
appels d’offre (Europe, État,
collectivités territoriales,
OPCA, Pôle Emploi,
entreprises)
48
en France
Les conditions
d’admission
Encadrement
pédagogique des cours
Les niveaux du
CECRL
Détails
Être âgé de 18 ans
révolus (ou 16 ans
avec autorisation
parentale)
Enseignants diplômés
(FLE)
A1 à C2
http://www.qualitefle.fr/car
te-des-centres-labellises
https://www.immigration.i
nterieur.gouv.fr/Accueil-etaccompagnement/Apres-lecontrat-d-integrationrepublicaine-CIR/Laformation-linguistique-desetrangers-primo-arrivantsapres-le-CIR
et/ou être étudiant
Formation
linguistique dans le
cadre du Contrat
d’Intégration
Républicaine
(CIR)49
Être étranger non
ressortissant de l’UE
et avoir signé le CIR
Formateurs diplômés
(FLE ou autre)
A1 à B1 oral
Insertion socioprofessionnelle des
jeunes
Avoir entre 16 et 25
ans et être sorti du
système scolaire
Formateurs diplômés
(FLE ou autre)
Non spécifié
Formation
professionnelle
continue
Être salarié ou
demandeur d’emploi
Formateurs diplômés
(FLE ou autre)
Tous les niveaux
47
Ce tableau a été élaboré à partir d’un document de la DGLFLF mis en ligne sur le site du CEFOR, consulté le 12.11.2018 : http://formation-migrants.crefor-hn.fr/?cat=30
Nous regroupons sous cette appellation toutes les formations linguistiques qui accueillent des adultes de langue de référence (L1) étrangère et résidant en France
49
Site de l’OFII consulté le 24 juin 2020 : http://www.ofii.fr/le-contrat-d-integration-republicaine
48
52
Les « petites » associations
Les établissements scolaires
Ateliers
sociolinguistiques
(ASL)
Définies par
l’association
Bénévoles et/ou
formateurs diplômés
en FLE
Non spécifié
http://www.aslweb.fr/aslmenu/historique/
Cours de français
Définies par
l’association
Bénévoles et/ou
formateurs diplômés
en FLE
Ouvrir l’école aux
parents pour la
réussite des enfants
(type ASL)
Être parent étranger
d’un enfant scolarisé
en France
Enseignants de
l’Éducation Nationale
et formateurs de
l’Action sociale50
Non spécifié
http://www.education.gouv
.fr/pid285/bulletin_officiel.
html?cid_bo=115286
Cours Municipaux
Adultes de la
Mairie de Paris
Avoir au minimum
18 ans
Formateurs diplômés
en FLE ou enseignants
de l’EN
A1 à C1
https://cma.paris.fr/
Tableau 1 : Les principaux dispositifs d'enseignement du FLE en France
50
Bernardot, 2017 consulté le 09.11.2018 : https://www.cairn.info/revue-journal-du-droit-des-jeunes-2017-6-page-17.htm
53
Au niveau macro, l’offre de formation concerne plusieurs ministères, l’Europe, les
régions, les départements mais aussi certaines municipalités et de plus en plus les entreprises et
les organismes chargés de collecter les fonds destinés à la formation tout au long de la vie (les
Organismes Paritaires Collecteurs Agréés ou OPCA). Nous ne décrirons pas ici les
différentes actions de formation pilotées par ces divers financeurs. Ces actions varient trop
souvent en fonction des territoires et des choix politiques. Globalement, c’est à Paris et dans la
Région Ile-de-France que les offres sont les plus nombreuses. Pour des descriptions détaillées
du maillage territorial des dispositifs, nous renvoyons le lecteur vers les travaux de deux
chercheuses, qui ont pris respectivement comme exemples le territoire alsacien et l’ancienne
Région Languedoc-Roussillon (Gerber-Morata, 2014 : 101 ; Vadot, 2017 : 69).
Les financeurs pilotent une partie de la formation linguistique, en imposant aux
Organismes de Formation (OF) des conditions de sa mise en place, qui ont des conséquences
pédagogiques (Leclercq, 2012 : 184). Ils exigent que ces organismes répondent à des critères
car, en France, ces structures s’inscrivent dans un marché très libéral. Il suffit qu’une structure
déclare son activité auprès de la Dirrecte51 pour devenir un Organisme de Formation. Une
structure peut être : « toute personne physique ou morale, de droit privé ou de droit public,
enregistrée en qualité de prestataire de formation ou de prestataire sous-traitant : société,
association, établissement public, travailleur indépendant, autoentrepreneur, collectivité
territoriale... »52. Aucune condition de qualification n’est exigée pour les dirigeants. La Dirrecte
demande en revanche : « une copie du programme de la formation, prévu à l’article L. 6353-1
du Code du Travail, ainsi que la liste des personnes qui interviennent dans la réalisation de
l’action avec la mention de leurs titres et qualités, du lien entre ces titres et qualités et la
prestation réalisée conformément à l’article L. 6352-1 du Code du Travail et du lien contractuel
qui les lie à l’organisme »53. Ainsi au niveau méso, les structures dont dépendent les
enseignants/formateurs ont des statuts (public, privé, associatif) et des modèles économiques
différents ; historiquement, les centres de langue (public, privé, associatif) mettent sur le
marché des cours payants alors que les OF (public, privé, associatif), appelées « prestataires »
s’inscrivent, dans une logique de commande publique, par appels d’offre (Vandermeulen, 2012,
51
La Direccte est une administration déconcentrée de l’État, placée sous l’autorité du Préfet de région (sauf pour
l’inspection du travail). Elle relève du Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle et du
Dialogue social, ainsi que du Ministère de l’Économie et des Finances.
52
Voir le guide des OF sur le site de la Dirrecte Ile-de-France, consulté le 13.10.2018 :
http://www.prefectures-regions.gouv.fr/ile-de-france/content/download/15382/107906/file/direccteguide_des_of_v4-ok.pdf
53
Guide des OF, Dirrecte Ile-de-France, 2017 : p.10
54
250) et proposent des cours pris en charge financièrement par la communauté, comme les
« petites associations » qui fonctionnent davantage grâce à des subventions. Les limites entre
ces catégories sont toutefois très floues car une structure peut être déclarée comme association
et comme OF, être un centre de langue avec le label « qualité fle », proposer des cours payants
aux particuliers et des cours financés dans le cadre de la formation tout au long de la vie. C’est
notamment le cas de l’Alliance française Paris Ile-de-France54, par exemple.
Les décisions prises à ces deux niveaux d’organisation, macro et méso, ont des
conséquences sur l’ingénierie des formations. Le choix du public, les besoins des adultes
migrants et les objectifs de formation sont souvent pensés en dehors des lieux de formation
et/ou sans consultation des principaux intéressés (Leconte, 2016 : 11). De nombreux
référentiels ont été créés dans un but techniciste pour tenter de répondre, en amont, à des besoins
pressentis pour améliorer les pratiques de formation. La mise en place du Français Langue
d’Intégration pilotée par le Ministère de l’Intérieur a constitué une étape importante et
réinterroge la question de l’identification des besoins :
L’émergence -ou le retour sur le devant de la scène- de la notion de « besoins
» langagiers et d’apprentissage […] semble faire contrepoids aux
prescriptions institutionnelles élaborées loin des structures de formation.
(Leconte, 2016 : 11)
Les OF, dont la survie économique dépend de l’obtention de l’action de formation,
s’appliquent donc à répondre, au moins dans les discours (Vandermeulen, 2012), aux cadres
imposés par les financeurs.
Les organismes de formation doivent désormais élaborer leur offre de
formation dans un cadre institué explicitement par le financeur. (Leclercq,
2012 : 183)
Afin de réduire les coûts, les structures confient ensuite aux encadrants des groupes très
hétérogènes. En effet, Vadot note que c’est « une pratique très répandue dans les organismes
notamment du fait des exigences de l’OFII55 qui impose des entrées et des sorties permanentes
et un paiement en fonction du nombre de stagiaires, présents chaque jour » (Vadot, 2017 : 393).
Leur préoccupation principale est, après l’obtention du marché, de remplir un cahier des charges
qui exige de fournir lors des audits le livret des contenus de formation complété par le formateur
54
Site de l’Alliance française Paris Ile-de-France consulté le 12.11.2018 :
https://www.alliancefr.org/index.php/fr/qui-sommes-nous/alliance-francaise-paris-ile-de-france
55
Office français de l’immigration et de l’intégration.
55
et les feuilles de présence signées par les stagiaires (qu’ils aient assisté ou non à la formation !).
Ces conditions ont bien sûr un impact qualitatif sur l’accompagnement des adultes en formation.
Il est donc regrettable de constater que presque vingt ans après l’adoption du Cadre
Européen Commun de Référence (2001), qui va dans le sens d’une harmonisation des pratiques,
la langue est enseignée dans des structures aux statuts variés (public, privé, associatif) qui
n’offrent pas toujours les mêmes exigences en termes de qualité puisque le label « qualité fle »56
n’est attribué qu’à une petite centaine d’entre elles. Alors que depuis 2005, le CECRL est en
vigueur dans l’enseignement des langues en Europe, des dispositifs, comme les ASL ou Ouvrir
l’école aux parents pour la réussite des enfants, n’y font pas référence. Ce cadre, bien que
critiqué (Castellotti, 2017), est pourtant souvent présenté comme un document de référence
pour les principaux acteurs de la didactique du FLE que sont les enseignants/formateurs qui
accompagnent les adultes dans l’apprentissage de la langue. Il garantit une certaine
homogénéité des objectifs, des progressions et des compétences à atteindre dans les différents
niveaux, et dans toutes les langues. Surtout, il décloisonne l’apprentissage et l’usage et relie la
communication à l’action sociale (Coste, 1994 ; Puren, 2006 ; Bourguignon, 2008). Ce souci
d’harmonisation à l’échelle européenne se confronte aujourd’hui, sur le terrain, à l’histoire
nationale du « champ de la formation des adultes migrants » (Adami, 2012b : 185) et à des
choix politiques qui ont des répercussions sur le travail des enseignants/formateurs.
1.3.2 La professionnalisation des acteurs
Les acteurs de l’enseignement du français langue étrangère, recrutés aujourd’hui, sont en
majorité, des personnes diplômées en sciences du langage mention Didactique du FLE57. Ces
acteurs sont formés dans une approche interdisciplinaire à la Didactique des langues et sont
spécialistes de la langue et de son appropriation. Elles ont les compétences nécessaires pour
accompagner n’importe quel individu (enfant, adolescent, adulte) dans l’appropriation du
français comme langue étrangère, c’est-à-dire qu’elles sont capables de choisir et de concevoir,
56
Le label Qualité français langue étrangère a été créé en 2007 par décret et son attribution a été confiée au CIEP.
« Désormais, tous les centres de langue en France qui dispensent un enseignement du français à un public
d'étrangers et répondent à un ensemble de critères objectifs peuvent se voir délivrer le label Qualité français langue
étrangère. » Site du CIEP consulté le 12.11.2018 : http://www.ciep.fr/langue-francaise-evaluationcertifications/expertise/langue-francaise/label-qualite-francais-langue-etrangere
57
Il est indiqué que « Le master FLE est le plus souvent mentionné » sur le site du fle.fr consulté le 12.11.2018 :
https://www.fle.fr/Enseigner-le-FLE-Formations
56
en fonction des acquis des apprenants, des activités (exercices, jeux, tâches, projets…) qui
favoriseront cette appropriation et d’accompagner les apprenants dans leur processus de
réalisation.
Ils sont généralement appelés « professeurs », ou « enseignants » dans le champ du FLE
et « formateurs » dans celui rattaché à l’action sociale. Certaines structures continuent à confier
les cours à des professeurs des écoles, des enseignants de français de collèges ou de lycées, pas
toujours spécialisés en FLE, ou à des bénévoles, mais l’ensemble du secteur tend toutefois à se
professionnaliser (Adami & André, 2012; Leclercq, 2012; Vadot, 2017). Deux types de
structures sont aujourd’hui obligés d’employer des enseignants diplômés en FLE :
-
celles qui souhaitent obtenir le label « qualité fle » délivré par le Centre International
d’Études Pédagogiques (CIEP)
-
les OF qui veulent obtenir des actions de formation en participant au système des appels
d’offre, généralisé depuis 1995, car « au début des années 2000, les financeurs exigent
qu’un certain quota de formateurs possède la « maîtrise FLE » » (Leclercq, 2012 : 187)
C’est à partir de cette « rupture » (op ; cit. : 183), que ces organismes ont été incités à la
mise en place de cadres didactiques directement empruntés au secteur du FLE. Il s’agissait de
renouveler les pratiques, souvent empiriques dans ce secteur professionnel de la formation des
adultes qui voit le champ du FLE comme un domaine réservé aux étudiants étrangers :
Le domaine du Français Langue Étrangère (FLE), qui jusque-là concernait
essentiellement les étudiants étrangers, en France et dans le monde,
commence à intéresser les acteurs de la formation linguistique des migrants
qui voient des rapprochements possibles mais qui soulignent en même temps
que les cadres didactiques, importés tels quels, s’adaptent
difficilement. (Leclercq, 2012 : 183-184)
Plus de dix ans après la mise en place de diplômes universitaires en Français Langue
Étrangère (1983), les structures d’enseignement/apprentissage du français aux adultes migrants
se sont donc vu obligées d’employer des acteurs qualifiés qui doivent accompagner les
apprenants dans leur diversité. Ces acteurs, titulaires d’un Master FLE, encadrent aussi, comme
en témoigne cette offre d’emploi diffusée par la Mairie de Paris, des apprenants, francophones
ou allophones, peu ou pas scolarisés :
57
Figure 3 : Offre d'emploi consultée sur le site du fle.fr le 20 avril 2018
Ces changements ont entraîné l’ouverture d’un secteur professionnel aux acteurs
diplômés en didactique du FLE et un renouvellement de la recherche sur la formation des
adultes migrants, les chercheurs étant bien souvent d’anciens formateurs.
Cette professionnalisation amène aujourd’hui les OF à abandonner progressivement des
pratiques empiriques marquées par des « logiques stigmatisantes » (De Ferrari, 2008 ;
Vandermeulun, 2012 : 270) liées à la figure sociale de l’adulte migrant que nous avons déjà
58
évoquée (1.1.). Cette conception dévalorisante, a favorisé « des contenus différents, des outils
spécifiques pour les uns et pour les autres » (De Ferrari, 2008 : 4).
Dans le champ professionnel des adultes migrants, le public est souvent considéré
comme « en difficulté ». Des chercheuses se sont interrogées sur le terme employé pour
désigner les personnes en formation et constatent que « la posture la plus prégnante est (…)
celle de témoin, puis celle de patient » (Coulbault-Lazzarini & Bergère, 2012 : 5). Loin d’être
un acteur social, l’apprenant-usager en langue est donc d’emblée dans ce cas en position
d’infériorité. Ainsi on constate une surprotection de la part des formateurs dont le rôle dépasse
largement celui d’enseignant en langue (Bretegnier, 2011).
Quelques recherches menées dans des formations proposées par l’OFII, montrent que
les discours sont imprégnés par les prescriptions du CECR, allant dans le sens d’une
« harmonisation des pratiques » (Vandermeulen, 2012 : 250) alors que « les pratiques
pédagogiques restent très diversifiées » (ibid. : 254). Il existerait donc un écart important entre
le discours, bien assimilé, et les pratiques à l’intérieur de la salle de formation (Coulbault
Lazzarini & Bergère, 2012). Vadot constate que « les formateurs se replient alors sur des
supports écrits traditionnels, à l’opposé des approches communicatives et des pédagogies
actionnelles qui leur sont prônées » (Vadot, 2017 : 393). Vandermeulen (2012) distingue ainsi
deux dispositifs, au niveau méso, qui se retrouvent dans de nombreux organismes de formation :
-
Les
formations
individualisées
dans
lesquelles
« les apprenants
travaillent
individuellement et en autonomie » à partir de fiches « grammaire, orthographe,
vocabulaire et lecture », et dont la configuration, la focalisation sur l’écrit et l’aspect
formel de la langue empêchent toute mise en pratique de la perspective actionnelle dans
une approche socioconstructiviste ;
-
Les formations collectives qui, à travers l’étude des syllabus, semblent privilégier une
approche communicative. L’oral est travaillé dans des dialogues (souvent écrits) et des
jeux de rôles, et « l’évaluation des compétences se fait à travers la phase d’expression
libre » (Vandermeulen, 2012 : 267). Ces formations collectives sont typiques d’un cours
de langue.
Caractérisé par une histoire qui a longtemps rattachée la formation des adultes migrants
à la formation de base « prise en charge par des organismes de formation, le plus souvent du
secteur associatif, dans une optique humaniste ou militante. » (Leclercq, 2007 : 17),
59
l’enseignement du français, aujourd’hui, semble encore divisé entre le champ du FLE (avec ses
cadres didactiques, et ses enseignants diplômés) d’un côté, et celui de la formation linguistique
des adultes migrants, considérée parfois comme « un champ éducatif à part entière » (Adami &
André, 2012 : 277). Or, de plus en plus, les enseignants, professeurs de FLE et formateurs, ont
les mêmes qualifications et doivent s’adapter à la fois à la précarité du métier (Vadot, 2017) et
à la diversité des publics de façon générale.
60
1.4 Inclusion, appropriation et action : proposition de synthèse d’une
évolution globale de la DDLC
D’abord pris en charge par des bénévoles d’associations militantes, les « travailleurs
migrants », ont commencé dès les années 70 à intéresser la recherche (Blot, Mariet & Porcher,
1978). Les structures appartenant au champ de l’action sociale restent pourtant, pendant
longtemps, comme nous l’avons vu, éloignées du champ de la Didactique du FLE et des
Sciences du langage, et souffrent d’un manque de travaux académiques (Etienne, 2004 ;
Leclercq, 2007 ; Adami, 2009a) :
La formation linguistique des migrants adultes est un champ éducatif et
professionnel qui s’est lentement construit en France en marge des courants
de recherche qui représentent les sources théoriques potentielles les plus
proches de son domaine d’intervention. (Adami, 2012a : 9)
Ce rapprochement récent, très positif, a conduit de nombreux acteurs à revendiquer des
spécificités propres au domaine, comme l’ont fait les précurseurs du FLE (par rapport au FLM)
et tous les acteurs mobilisés dans la reconnaissance des diverses catégorisations (FLS, FOS,
FOU). Mais loin de différencier un champ de celui plus général de la didactique du FLE, les
spécificités mises en avant, semblent plutôt correspondre à une évolution globale de la
didactique des langues caractérisée aujourd’hui par :
-
une diversité grandissante des publics et des situations d’enseignement/apprentissage
-
une appropriation de la langue, entre immersion et apprentissage
-
une langue parlée, envisagée dans l’action et l’interaction
1.4.1. L’inclusion comme réponse à la diversité des publics
Aujourd’hui, la DDLC est secouée, dans son ensemble, par la notion de diversité
(Debono, Huver & Peigné, 2013). Quelle que soit la catégorie envisagée, l’augmentation des
mouvements de population d’un côté, et l’explosion des échanges interactionnels via les outils
de la distance de l’autre, amènent à penser l’appropriation des langues dans des situations
extrêmement variés. De plus en plus d’individus font l’expérience de la migration, à court ou à
long terme, pour des raisons bien différentes, qu’un enseignant de langue ne peut identifier que
61
dans une relation interpersonnelle de confiance qu’il arrive à construire parfois, dans la durée,
avec chaque apprenant, et non a priori, en se basant sur une identité administrative (nom,
prénom, âge, nationalité, statut, etc.). Chaque adulte, au-delà de l’expérience de la migration
(Schütz, 1944) est aussi confronté aux difficultés de la vie (traumatisme, deuil, maladie,
handicap, séparation, logement, manque d’argent, etc.) qui ont des conséquences sur
l’appropriation. Les apprenants entrent donc en formation avec des parcours, des rapports à la
scolarité et en particulier à la littératie qui leur sont propres et dont il faut tenir compte afin
d’offrir un accompagnement davantage inclusif, tel qu’il est recommandé par l’UNESCO58 :
Although the construct of ‘inclusion’ emerged initially in the area of special
needs education with the intent of reducing or eliminating the segregation
from mainstream classrooms of students with learning difficulties or physical
handicaps, the scope of the construct has expanded in recent years to
emphasize the importance of providing equitable educational environments
to all students59. (Cummins, 2015 : 95)
Le choix adéquat et non systématique d’activités didactiques ainsi qu’une qualité
d’étayage (Bruner, 1983 ; Bange, 1996), chaque fois adaptée à la personne, favorisent une
relation de confiance avec l’encadrant. Ainsi, tout en prenant en compte l’énorme travail de
contextualisation accompli pour distinguer une catégorie d’une autre, il semble davantage
intéressant aujourd’hui, lors de la mise en place de formation, de « réfléchir avec les personnes
la diversité des caractéristiques de leur expérience et de leur situation, pour imaginer avec elles
comment les mobiliser au mieux dans leur projet. » (Castellotti, 2017 : 95). Il s’agit
d’abandonner « une conception homogénéisante, au sein de laquelle les catégories sont
considérées comme objectives et clairement circonscrites sur la base de leur (prétendue)
homogénéité interne » (Debono, Huver, Peigné, 2013 : 1). La centration sur l’apprenant invite
à définir des besoins et surtout à proposer des activités, dans un échange permanent avec
l’individu, en fonction de ses acquis linguistiques, de ses compétences en littératie et de ses
pratiques sociales. Ses besoins ne sont pas « estimés a priori, en fonction de groupes supposés
homogènes » (Castellotti, 2017 : 95) et peuvent se modifier au cours de la formation. Nous
inscrivons donc cette recherche dans une conception diversitaire, « qui considère les catégories
comme constitutivement poreuses, relationnelles, historiquement situées et construites,
58
Site de l’UNESCO, consulté le 20.10.2017 : https://fr.unesco.org/themes/inclusion-education
Traduction : Alors que la construction de l'« inclusion » a d’abord émergé dans le domaine de l’éducation aux
besoins spéciaux pour réduire ou éliminer la ségrégation, dans des classes ordinaires, des élèves ayant des
difficultés d’apprentissage ou des handicaps physiques, la portée du concept s’est élargie au cours des dernières
années pour souligner l’importance de fournir des environnements éducatifs équitables à tous les élèves.
59
62
évolutives et donc relatives. » (Debono, Huver &Peigné, 2013 : 1). Ainsi, les catégories
« adultes migrants », ou « migrants allophones », comme la catégorie « étudiants chinois » ne
peuvent déterminer la méthodologie utilisée ou les activités proposées. L’enseignant doit au
contraire mettre à distance « le lien supposé entre nationalité et attitudes/comportements en
classe de FLE » (op. cit. : 2) au risque « d’enfermer les apprenants dans des frontières
culturelles » (op. cit. : 7) et ceci en particulier quand les adultes en formation vivent depuis
longtemps en France. Ces connaissances sociolinguistiques contextualisées sont intéressantes
si nous les envisageons dans une temporalité évolutive, en évitant tout figement (op. cit. : 2)
mais elles ne peuvent pas remplacer la rencontre qui a lieu entre l’enseignant et l’individu
apprenant :
L’appropriation (…) se réalise dans une transformation qu’on ne peut ni
prédire ni modéliser, car elle constitue une expérience éminemment
personnelle : on (se) change dans la relation à d’autres, et pas seulement aux
autres langues. (Castellotti, 2017 : 48-49)
Il s’agit alors d’appréhender la catégorisation de manière dynamique. La typologisation
des situations d’enseignement/apprentissage (FLE, FLS, FOS, FOU, FLI) et l’identification des
catégories sont des outils de la DDLC qui doivent être aujourd’hui mobilisées avec prudence
face à la diversité des expériences linguistiques et interculturelles des apprenants. Il nous
semble alors pertinent d’adopter une approche inclusive et ethnographique de la catégorisation
pour nous intéresser à la dimension localement accomplie de la rencontre sociale. Les
comportements des individus, ne seront pas analysés en fonction d’une catégorie préétablie
mais de catégories rencontrées sur notre terrain, de manière située. Dans la conception
dynamique que nous avons adoptée, les catégorisations attribuées à des personnes ou à des
groupes sont multiples et évolutives.
1.4.2. L’appropriation de la langue : entre immersion et apprentissage
Il est souvent souligné que « contrairement aux publics scolaires ou aux adultes qui
apprennent le français en tant que langue étrangère dans un pays non francophone, les adultes
migrants sont en situation d’immersion dans un milieu francophone » (Vadot, 2017 : 85-86).
La situation d’immersion semble alors de façon évidente (sauf en cas d’isolement social) une
des spécificités de ce groupe (Adami, 2012 ; Tyne, 2012) ; puisque ces adultes vivent tous sur
63
le territoire métropolitain, ils s’approprient la langue lors d’interactions quotidiennes : « la
langue n’est pas étudiée, elle est vécue » (Tyne, 2012 : 28). Ainsi, l’appropriation de la langue,
entre acquisition et apprentissage, serait caractéristique des adultes migrants :
Cette situation les différencie des publics traditionnels du FLE, par exemple,
qui sont essentiellement des apprenants qui se trouvent en situation
d’apprentissage guidé et en situation exolingue, c’est-à-dire dans un milieu
où la langue qu’ils apprennent n’est pas parlée ou n’est pas la langue
d’usage. (Adami, 2012a : 20)
L’appropriation de la langue est pourtant caractéristique de nombreuses situations
identifiées en DDLC. Ce sont même ces situations mixtes qui ont amené à distinguer, dans un
premier temps, le FLS du FLE dans les pays francophones (2.1.). La migration, en elle-même,
n’implique pas l’appropriation des normes linguistiques et, nous l’avons déjà vu, vivre dans un
pays ne signifie pas forcément avoir des interactions quotidiennes avec des locuteurs natifs
(1.2.) :
Le milieu naturel, en soi, ne détermine a priori en rien le résultat de
l’acquisition, mais la manière dont ce milieu est appréhendé en tant qu’input
par des types d’apprenants différents, et en tant que contexte d’accueil et de
participation sociale, semble cruciale dans le développement de la L2. (Tyne,
2012 : 46)
Un individu qui a très peu de relations sociales dans la langue cible aura peu d’occasions
d’apprendre en communiquant, même s’il vit depuis longtemps en France. En revanche,
nombreuses aujourd’hui sont les personnes qui peuvent s’approprier la langue, en interagissant
avec des locuteurs de cette langue, en France lors de courts séjours et/ou à distance mais aussi
à l’étranger60. Les rencontres interculturelles sont nombreuses et se prolongent malgré la
distance grâce au téléphone et surtout aux outils du Web (Skype, MSN, Facebook, WhatsApp,
Snapchat, etc.) ; les « cas mixtes d’appropriation, associant apprentissage guidé et acquisition »
(Porquier, 1994 : 168) sont relativement fréquents en DDLC. Le terme hyperonymique
« appropriation » proposée par l’équipe de Neuchâtel, offre justement l’opportunité de dépasser
la dichotomie et de ne pas séparer l’acquisition et l’apprentissage (Porquier, 1994 : 167) :
H.Besse et R.Porquier notamment (1984) puis, vingt ans plus tard,
R.Porquier et B.Py (2004) ont explicité l’intérêt d’employer ce terme pour
neutraliser la distinction opérée entre une « acquisition » supposée relever
60
Plus de 2 millions de Français vivent à l’étranger. Site du MAE consulté le 27.11.2018 :
https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/services-aux-citoyens/inscription-consulaire-registre-des-francais-etablishors-de-france/article/la-communaute-francaise-inscrite-au-registre-des-francais-etablis-hors-de
64
d’opérations présumées naturelles et inconscientes et un « apprentissage »
qui serait principalement caractérisé par des actions conscientes et
directement guidées, comme l’avait développé auparavant S. Krashen (1981)
(Castellotti, 2017 : 31-32)
Le terme interroge la relation dynamique entre l’apprenant, le contexte et la langue cible
et Porquier nous invite à situer la multiplicité des situations d’appropriation sur un continuum
allant de la situation d’ « apprentissage en milieu scolaire, sans autre contact avec la langue
étrangère que celui instauré dans l’espace institutionnel » à une situation d’ « acquisition en
milieu social unilingue d’une langue cible, sans guidage institutionnel » (Porquier, 1994 : 168).
Entre ces deux situations prototypiques assez rares (Porquier, 1994 : 168), se trouvent un
nombre important de cas mixtes, c’est-à-dire de situations dans lesquelles les individus
s’approprient la langue, à la fois en agissant dans cette langue dans des environnements
francophones, et en faisant appel à des ressources multiples :
Les expériences sociales ordinaires des apprenants- et donc les rencontres,
les échanges, les occasions de communiquer qui les constituent- sont ancrées
dans une pluralité de contextes souvent fortement discontinus, mais aussi
imbriqués entre eux, marqués par des façons de faire et de dire différentes.
(Gajo & Mondada, 2000 : 17)
L’individu est alors confronté à des variations de la langue cible et « comme l’ont montré
les études classiques sur la variation en L1 (voir les travaux de Labov, voir aussi le modèle de
A.Bell 1984), le stylistique et le social se trouvent intimement liés à la fois dans le choix des
éléments variables et au niveau de la réception-évaluation par les locuteurs (Buson, 2009) »
(Tyne, 2012 : 105). Ainsi, l’input auquel est confrontée la personne est déterminant lors de
l’appropriation mais cet input est rarement homogène car les ressources sont multiples
(locuteurs experts, natifs ou non natifs, télévision, radio, cinéma, séries, sites Internet, etc.) :
« Le processus d’appropriation de la langue dépend donc très étroitement des biographies
sociolangagières des migrants » (Adami, 2012b : 59). La distinction entre « apprenant libre »
et « apprenant guidé » (Tyne, 2012), tout comme celle entre acquisition et apprentissage, est à
envisager de façon nuancée (Trevise, 1993) car la dimension contextuelle du processus
d’appropriation est complexe (Gajo & Mondada, 2000 : 17-23, Castellotti, 2017 : 185-193) et
l’opposition entre contexte naturel et contexte guidé peut conduire paradoxalement à « une
sous-évaluation de la diversité et de la pluralité des contextes caractérisant la vie sociale des
apprenants. » (Gajo & Mondada, 2000 : 19). De façon plus générale, les notions de contexte et
d’appropriation de la langue, entre acquisition et apprentissage, sont au cœur de la
65
DDLC (Castellotti, 2017) et le traitement de la variation linguistique en classe est aujourd’hui
incontournable (Tyne, 2012 : 107). Les conséquences de l’immersion dans un « bain de
langue », au moment de la formation, renvoient à la question du rapport à la norme : quel
français enseigner aux adultes migrants et au-delà, à l’ensemble des apprenants ?
1.4.3. L’agir au centre de la DDLC : le « tournant actionnel »61
La question du rapport à la norme et de la conception de la langue est à mettre en lien
avec une question importante qui interroge à la fois la formation des adultes migrants et, audelà, la didactique du FLE et la linguistique. Il s’agit de la relation entre l’oral et l’écrit, souvent
perçue, en France, comme dichotomique (Kim, 2014 : 21). L’oral est dévalorisé, qualifié de
« relâché, spontané, informel » alors que l’écrit serait « élaboré, contrôlé, formel » (Delcambre,
2011 : 8). Cette conception influence la DDLC malgré un « tournant actionnel en analyse et en
didactique des discours » (Roulet, 2005 : 27).
Si « traditionnellement, la compétence en langue est conçue de manière holistique,
comme un ensemble d’aptitudes non différenciées » (Conseil de l’Europe, 2014 : 32)
correspondant à un niveau précis du CECRL (A1, A2, B1, B2, C1, C2), « dans la réalité, les
choses se passent différemment. Les compétences varient selon les activités et les individus,
même dans la première langue. » (op. cit. : 32). Nous l’avons vu, certains apprenants vivent
davantage dans l’oralité (en L1) et doivent faire beaucoup d’efforts pour entrer dans l’écrit (en
L2), contrairement aux adultes fortement scolarisés. Cette fracture est à envisager plutôt comme
« un ensemble d’écarts de pratiques constitutifs d’inégalités sociales » (Granjon, 2011 : 67).
C’est pourquoi, les chercheurs qui s’intéressent à la formation linguistique des migrants ont
souvent souligné que « les rapports de ces apprenants à la langue est de type oral/pratique. »
(Adami, 2018 : 90) impliquant une conduite didactique qui se rapprocherait de la méthodologie
directe du début du 19ème siècle62 : il s’agit de « savoir enseigner la langue sans nécessairement
avoir recours à l’écrit et, enfin, d’être en capacité d’accompagner l’entrée dans l’écrit qui
nécessite un travail spécifique » (Vadot, 2017 : 393). Ainsi, cette conception de la langue est
largement affirmée dans les textes : le Diplôme Initial de Langue Française (DILF) accorde
61
62
Vernant, 1997
« […] l’accent est mis sur l’acquisition de l’oral et l’étude de la prononciation… » (Cuq, 2003 : 237).
66
« une place prépondérante à la réception et à la production orale (70%) par rapport à l’écrit
(30%) » (Vandermeulen, 2012 :253) et le référentiel FLI insiste sur l’appropriation d’ « une
langue d’usage pratique », « dont la première approche est orale »63. Une large partie des
adultes (migrants et natifs) est en effet plus sensible à une approche fonctionnelle qu’à une
approche grammaticale de la langue64, même si ces deux approches peuvent être
complémentaires. Or, il est régulièrement constaté que « l’enseignement du français en tant que
langue étrangère et seconde comprend toujours et partout un fort accent grammatical et
littéraire, aux dépens de la maîtrise effective de la langue » (Suso Lopez, 2014 : 318). Un certain
nombre de recherches mettent en effet en avant une focalisation sur l’écrit et l’aspect formel du
français (Vandermeulen, 2012 ; De Ferrari, 2012 ; Suso Lopez, 2014) alors que les objectifs
sont oraux et communicationnels. Comment répond la DDLC à cette contradiction ?
La relation entre l’écrit et l’oral interroge la DDLC depuis que l’enseignement de la
langue ne passe plus par la fréquentation des grands auteurs et qu’il s’inscrit davantage dans
une approche fonctionnelle65. À la suite de Puren, Castellotti relie cette inflexion vers une
finalité communicative de l’apprentissage des langues, à un courant pédagogique de la fin du
XIXème siècle qui valorise l’action et la pratique (Castellotti, 2017 : 222). Cette tendance vers
« l’efficacité d’un « faire » » (Castellotti, 2017 : 223) correspond à une épistémologie
pragmatiste élaborée aux Etats-Unis par C. S. Peirce. Ces théories pragmatistes qui placent
l’action au centre de la connaissance vont ensuite influencer indirectement la DDLC. Ce
changement, que nous avons abordé lorsque nous nous sommes intéressés à l’histoire du FOS,
correspond à la fois à une demande extérieure et aux évolutions épistémologiques qui ont
traversé la linguistique :
C’est dans la première partie des années 1970, […], que la réflexion
didactique, après avoir été influencée par la linguistique structurale,
fortement centrée sur la « langue », comme nomenclature et comme système,
se réfère prioritairement à la pragmatique linguistique, en lui empruntant la
notion d’ « actes de parole », traduction de la notion de Speech Acts
introduite par J.R. Searle en 1969. (Castellotti, 2017 : 224)
63
Le référentiel FLI est accessible via le site de la Commission européenne, consulté le 10.09.2020 :
https://ec.europa.eu/migrant-integration/librarydoc/referentiel-fli---francais-langue-dintegration
64
Nous distinguons ici deux approches didactiques différentes; une qui consiste à faire fonctionner la langue et
une autre qui consiste à réfléchir sur le fonctionnement de la langue.
65
Nous nous appuyons sur le chapitre 8, Communication et action en DDdL de l’ouvrage récent de Véronique
Castellotti (2017) que nous avons déjà cité auparavant.
67
Le courant pragmatique a eu une grande influence sur l’enseignement/ apprentissage des
langues, en particulier par l’intermédiaire du CECRL. Ce courant prend appui sur les travaux
d’Austin, How to Do Things with Words traduit en français par Quand dire, c’est faire (Austin,
1970). La théorie des actes de langage qu’il développe a été rapidement adoptée par la
didactique des langues (Debono, 2013 : 424). Cette théorie considère « la prise de parole du
locuteur […] comme une véritable action, comparable à une action matérielle réalisée par
exemple avec la main. » (Blanchet, 1995 : 30). Dans cette approche communicative, les
documents authentiques sont plébiscités (Puren, 2006 ; Debaisieux, 2009, Adami, 2009b ;
Coulbaut-Lazzarini & Bergère, 2012 ; André & Adami, 2013), la langue est considérée comme
un « instrument de communication » (Moirand, 1974 : 5) et l’action est une action linguistique
(demander son chemin, remplir un formulaire, etc.) (Roulet, 2005). Les objectifs de
l’enseignement sont fonctionnels :
L’approche communicative, développée au cours des années 1970, relève
plus généralement d’un courant « fonctionnel », qui s’est imposé d’abord
avec la préoccupation pour l’enseignement des langues aux adultes puis s’est
généralisé comme « projet méthodologique » (Besse, 1980b : 37) dans une
perspective d’utilisation de la langue à des fins pratiques. (Castellotti, 2017 :
227)
L’approche fonctionnelle de la langue, loin d’être spécifique à la formation linguistique
des adultes migrants, a jusqu’ici largement mobilisé la DDLC. Elle semble même un fil
conducteur orientant les différentes méthodologies, approches ou perspectives dans une
direction qui ne fait pas forcément l’unanimité :
Les principes de base attachés à la méthodologie directe sont encore bien
présents dans la période actuelle, malgré l’infléchissement des orientations
européennes vers des formes d’éducation bi-plurilingue. On les retrouve en
particulier dans la constance de cet objectif « pratique » qu’on le dénomme
« fonctionnel », « communicatif » ou encore « actionnel » (Castellotti, 2017 :
223)
Castellotti parle même de « doxa praxéologique » (ibid. : 231), qui valorise « le faire » et
« l’activité », rejetant « l’être » et « le sens » au second plan66. Cette conception « appliquée »
qu’elle critique, inscrit la DDLC au carrefour de plusieurs disciplines, l’écartant peut-être des
interrogations épistémologiques qu’elle souhaiterait soulever. Cette didactique « appliquée »,
66
« On se situe alors dans une perspective (réinterprétée de façon très explicite comme éminemment et
prioritairement « praxéologique » par J.-P. Bronckart, 2011) où le faire prime sur l’être et l’activité (et son
contrôle) sur le sens » (Castellotti, 2017 : 231)
68
dans laquelle nous inscrivons cette recherche, est, en effet, à relier à la pragmatique
linguistique de façon plurielle :
L’adjectif « actionnel » utilisé dans la version française du Cadre ne renvoie
pas à une théorie particulière de l’action (Habermas ou autre). Mais on a
cherché à poser l’apprenant et l’usager d’une ou de plusieurs langues, non
seulement comme « apprenant » ou comme « communicateur », mais comme
« acteur social », dont les « actes de parole » et les « activités langagières »
prennent sens en relation à des « actions » dont la portée et la nature ne se
réduisent pas au langagier. (Coste, 2006a : 44)
Avec l’approche actionnelle (CECRL, 2001), les auteurs du CECRL (dont Coste fait
partie) invitent les acteurs de la DDLC à envisager les actes de parole et les activités langagières,
c’est -à-dire ce qui relève traditionnellement de la linguistique, de façon située, dans un contexte
dynamique c’est-à-dire un environnement perceptif plus large. Cette conception de la langue
est au carrefour d’influences théoriques diverses (interactionnisme social, Vygotsky,
Wittgenstein, « Ecole suisse ») qui, de façon convergente, modifient la didactique des
langues vers une approche actionnelle (Bourguignon, 2006) : les tâches sont de plus en plus
réalisées en groupe, favorisant les interactions entre pairs, et reliées autour d’un projet commun.
Mais le manque de clarté du CECRL au sujet des notions d’action (ou interaction) et de tâche
amène à les envisager avec beaucoup de souplesse (Chiss, 2005 : 39-41 ; Nissen, 2011) : « fautil les situer avant tout sur le plan de la communication langagière ou les inscrire dans une
conception actionnelle plus large ? » (Coste, 2006a : 42). Ces deux notions centrales de la
DDLC méritent pourtant d’être définies car « l’appropriation en classe passe par l’effectuation
de ces activités et par la compréhension de la tâche à accomplir. » (Cicurel, 2002b : 150). Leur
polysémie (Ellis, 2003 : 4-5 ; Narcy- Combes : 2005 ; Nissen, 2011 pour la notion de tâche et
Cicurel, 2001a ; Kerbrat-Orecchioni, 2004 : 28 ; Roulet, 2005 : 27 ; Filliettaz, 2007 ; Richer,
2014 : 35 ; Mondada, 2016 pour la notion d’action) entraîne la confusion et dès que l’on
s’intéresse à leur application en classe de langue, comme le fait Nissen (2011 : 5) par exemple,
on constate une prééminence de l’écrit : les tâches engagent les apprenants dans des actions
essentiellement verbales. En interrogeant la notion dans deux numéros de revue et un ouvrage
collectif récents, il relève que seul un tiers des articles et chapitres font référence à des tâches
concrètes (op. cit. : 2). Ces tâches sont essentiellement proposées à des étudiants (une tâche est
proposée à des employés de l’ONU) (op. cit. : 7) et correspondent à leurs pratiques telles que
la « réalisation d’une production écrite » ou la « rédaction d’une synthèse », par exemple (op.
cit. : 5). Peu de tâches engagent l’apprenant dans des actions « dont la portée et la nature ne se
69
réduisent pas au langagier » (Coste, 2006a : 44). Cette distinction entre les actes langagiers et
les actes non langagiers dits « praxiques » ou « instrumentaux » (Kerbrat-Orecchioni, 2004 :
28) et les tâches qui mobilisent la parole dans l’activité (déplacer une armoire) et celles qui
mobilisent la parole comme activité (écrire un mail, traduire un texte) est importante en DDLC
car :
Les actes non langagiers peuvent opérer une transformation matérielle du
monde environnant, alors que les possibilités transformatrices des AL (actes
langagiers) sont nettement plus réduites. (Kerbrat-Orecchioni, 2004 : 31).
Pourtant la notion d’action dans le domaine qui nous intéresse est le plus souvent
envisagée dans sa seule dimension langagière :
D’une manière générale, la didactique des langues, tout comme l’analyse
linguistique, n’a que relativement peu pris en compte l’action dans sa
complexité et en particulier le fait que les activités langagières, lorsqu’elles
accompagnent, commentent ou dépendent d’autres activités intervenant dans
l’action, se trouvent de facto structurées par celles-ci plus que par une forme
de cohérence (progression thématique, organisation discursive ou
conversationnelle) « interne ». (Coste, 2009 : 16)
Envisager l’action comme une transformation matérielle du monde nous semble
intéressant, en particulier lorsque la DDLC est envisagée dans une approche inclusive, telle
qu’elle est présentée plus haut. Cuisiner, jardiner, bricoler sont des actions comportant une
dimension praxéologique (Charnet, 2003 ; Roulet, 2005 : 28). Ce sont aussi des tâches qui
correspondent à la définition synthétique que propose Narcy Combes, à la suite des travaux
d’Ellis (2003) :
[…] une tâche est une activité cohérente et organisée (afin d’assurer un
repérage efficace), interactive ou non, où il y a gestion du sens, lien avec le
monde réel, objectif précis, et où le résultat pragmatique prime sur la
performance langagière. (Narcy Combes, 2005 : 167)
La définition adoptée par Coste est sensiblement identique :
La notion de tâche renvoie à une action finalisée, avec un début, un
achèvement visé, des conditions d’effectuation, des résultats constatables
(réparer une machine, remplir un formulaire, acheter un billet de train sur
Internet, jouer au loto). (Coste, 2009 : 16)
Cette recherche a pour ambition de s’intéresser à une tâche qui consiste à montrer et à
expliquer par vidéo comment réaliser une procédure instrumentale (repasser une chemise,
70
nettoyer un évier, préparer un café, etc.) choisie par l’apprenant. Ce type de procédures relèvent
à la fois de la vie professionnelle (celle des aides à domicile) et de la vie quotidienne67. L’action
est ici envisagée telle qu’elle est vécue par l’individu, à travers ce que nous percevons de lui,
sa parole, son corps, et les objets qu’il manipule même si cet individu n’invente pas le jeu de la
communication à laquelle il participe (Goffman, 1987 [1981] : 62). Cette perspective s’inspire
au départ des travaux de Aden, sur l’apprentissage par corps, le théâtre et l’empathie, relevant
de la théorie de l’enaction développée par Varela (Aden, 2017) qui considère que « les facultés
cognitives sont inextricablement liées à l’historique de ce qui est vécu, de la même manière
qu’un sentier, au préalable inexistant, apparaît en marchant » (Varela, 1996 : 111). Nous
envisagerons la tâche dans le cadre de l’anthropologie des usages filmiques (Lallier, 2008 ;
Gunthert, 2014 ; Lachance, 2013) ainsi que dans celui de l’action située (Suchman, 1987 ;
Hutchins, 1995 ; Filliettaz, 2007) et de la cognition située (Lave, 1988 ; Lave &Wenger,
1991) dans une approche multimodale (De Saint-Georges, 2008a ; Mondada, 2016) :
Ce dialogue engagé par les chercheurs de différents domaines sur
l’incarnation de la parole et du langage permettra sans doute aussi de
reconsidérer les approches didactiques de l’enseignement des langues,
secondes ou premières, qui sont souvent élaborées sur des apports théoriques
d’une acquisition langagière désincarnée, généralement centrée sur l’écrit.
(Bensalah, 2013 : 78)
Ce cadre d’analyse sera développé dans le chapitre 2.
67
« 99% des aides à domicile sont des femmes et leurs tâches professionnelles ne sont pas toujours rémunérées ;
elles ne sont pas considérées comme « professionnelles » car elles relèvent du soin ou de l’entretien du foyer »
(Avril, 2014).
71