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Laval théologique et philosophique
Liturgie, le travail de la paresse
Ângelo Cardita
Paresse
Article abstract
Volume 73, Number 3, October 2017
In this paper, the possibility of considering liturgy as a work of laziness is
developed from one essay of radicalization of the ritual notions of
“counterstructure” and “liminality” (V. Turner). We begin by highlighting the
fundamental aspect of François Nault’s theological reflection on laziness : the
investigation of a new modality of action. We immediately turn to the paradox
represented by the daily invitation to enter within the “today” of the divine rest
that nourishes the Christian ritual work. Then we reconsider the issue of
liturgy as work to question both the thesis that liturgy is the true paradigm of
modern work and duty (Agamben) and the perspective that makes it the core
of leisure and culture (Pieper). We finally return to the issue of laziness to offer
a ritual rereading of the dialectic that connects it to work.
URI: https://id.erudit.org/iderudit/1044563ar
DOI: https://doi.org/10.7202/1044563ar
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Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval
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0023-9054 (print)
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Cardita, Â. (2017). Liturgie, le travail de la paresse. Laval théologique et
philosophique, 73(3), 321–343. https://doi.org/10.7202/1044563ar
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Laval théologique et philosophique, 73, 3 (octobre 2017) : 321-343
LITURGIE,
LE TRAVAIL DE LA PARESSE
Ângelo Cardita
Faculté de théologie et de sciences religieuses
Université Laval, Québec
RÉSUMÉ : Dans cet article, on approfondit la possibilité de considérer la liturgie comme travail de
la paresse à partir d’un essai de radicalisation des notions rituelles de « contre-structure » et
de « liminalité » (V. Turner). On commence par mettre en évidence l’aspect fondamental de la
réflexion théologique de François Nault sur la paresse : l’enquête d’une nouvelle modalité
d’action. On se tourne tout de suite vers le paradoxe représenté par l’invitation quotidienne à
entrer dans « l’aujourd’hui » du repos divin qui nourrit le travail rituel chrétien. On continue
en reprenant la question de la liturgie comme travail pour interroger autant la thèse selon
laquelle la liturgie est le véritable paradigme du travail et du devoir modernes (Agamben) que
la perspective qui en fait le cœur du loisir et de la culture (Pieper). On revient finalement sur
l’enjeu de la paresse pour en proposer une relecture rituelle de la dialectique qui la relie au
travail.
ABSTRACT : In this paper, the possibility of considering liturgy as a work of laziness is developed
from one essay of radicalization of the ritual notions of “counterstructure” and “liminality”
(V. Turner). We begin by highlighting the fundamental aspect of François Nault’s theological
reflection on laziness : the investigation of a new modality of action. We immediately turn to
the paradox represented by the daily invitation to enter within the “today” of the divine rest
that nourishes the Christian ritual work. Then we reconsider the issue of liturgy as work to
question both the thesis that liturgy is the true paradigm of modern work and duty (Agamben)
and the perspective that makes it the core of leisure and culture (Pieper). We finally return to
the issue of laziness to offer a ritual rereading of the dialectic that connects it to work.
______________________
I
l suffit de penser à l’étymologie du mot « liturgie » pour placer celle-ci du côté de
l’agir laborieux, de l’œuvre politique, bref du travail. Le choix d’un tel terme pour
parler de la ritualité religieuse en christianisme n’est sûrement pas innocent, précisément du point de vue de cette dichotomie tacite qui oppose l’action à la passion, le
travail à la paresse, et qui nous conduit à situer toute action et tout comportement
« inutiles » du côté de la paresse, c’est-à-dire, de l’inactivité insensée et improductive. En ce sens, la liturgie chrétienne semble être la victime de son propre poison
parce que, dépourvue d’un contexte social de reconnaissance et d’appui, elle s’apparente aujourd’hui plus à un petit loisir des croyants qui résistent encore et moins à
un travail public en faveur du bien commun de la polis. La liturgie pourrait ainsi être
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ÂNGELO CARDITA
définie comme un « travail de paresseux », une occupation inutile, voire insensée1…
pour les croyants eux-mêmes, placés devant les véritables enjeux de la « nouvelle
évangélisation », du témoignage de vie, de la réédification de l’Église comme communion spirituelle après son échec comme institution religieuse. Les temps actuels
semblent plutôt des temps pour « travailler à la vigne » que des temps à perdre avec
des détails rituels irritants et compliqués. La contamination travailliste est d’une telle
ampleur qu’il faut même profiter des moments de pause rituelle pour annoncer, expliquer, participer activement, construire la communauté, grandir et progresser dans la
vie de foi. En même temps, il y a ceux en quête de spiritualité et de contemplation. Ils
abandonneraient facilement leur propre corps pour ne sauver que l’esprit. Surtout, ils
ne doivent pas être dérangés dans leur quiétude. Ainsi, la liturgie dérange autant les
« activistes » dans leur désespoir pour maintenir la barque au milieu de la tempête
que les « inactifs » qui laissent les premiers seuls à faire tout le service. Pour les
premiers, la liturgie est une occupation qu’il faut mettre au service d’une œuvre plus
grande et surtout bien plus urgente et utile : elle est un travail, mais elle sert à très peu
— en fait, en elle-même, elle ne sert à rien ; par conséquent, elle doit toujours se mettre au service de quelque chose d’utile2. Pour les seconds, la liturgie est une distraction, un service compliqué alors qu’une seule chose est véritablement nécessaire. On
la tolère seulement en tant que cadre propice à la quête spirituelle3. Ils ont choisi la
meilleure partie qui ne le leur sera pas enlevée. En tout ceci, le problème se trouve
dans l’opposition qui ne permet pas de réconcilier le travail avec la paresse sans accorder à celle-ci tout de suite une finalité, voire une utilité. C’est ainsi que les loisirs4
— qui sont souvent très laborieux et, comme la liturgie, bien inutiles — ont au moins
la respectueuse fonction de rétablir les forces, de maintenir le bien-être, de recouvrer
la santé et de contribuer à l’équilibre… dans le but de continuer à travailler. De
même, la liturgie, « source et sommet de toute activité ecclésiale » (Sacrum Concilium 10), a l’importante fonction d’exprimer la foi et de relancer les chrétiens vers
leurs tâches humaines. « À l’exemple du Christ qui mena la vie d’un artisan — lit-on
en Gaudium et Spes 43 — que les chrétiens se réjouissent plutôt de pouvoir mener
toutes leurs activités terrestres en unissant dans une synthèse vitale tous les efforts
humains, familiaux, professionnels, scientifiques, techniques, avec les valeurs religieuses, sous la souveraine ordonnance desquelles tout se trouve coordonné à la
1. C’est naturellement un reflet de la modernité capitaliste et technoscientifique, où la rationalité instrumentale et l’utilitarisme sont hypertrophiés au détriment de tout le reste.
2. La religion est ainsi jugée selon le critère de la rationalité instrumentale, mais de quoi aurait l’air une religion qui serait complètement rationalisée instrumentalement ? La religion ne peut-elle être une contestation
de cette rationalité instrumentale si envahissante depuis les temps modernes ?
3. Bel exemple de « spiritualité » désincarnée qui se fonde sur un faux dualisme et un mépris du corporel,
soupçonné d’être un poids qui alourdit l’esprit. Et pourtant la spiritualité si fine qu’on veuille ne sera jamais séparable du corps : tous les processus de pensée, de méditation, de réflexion, s’accompagnent de
processus physiologiques conscients ou non.
4. R. LEE, Religion and Leisure in America. A Study in Four Dimensions, New York, Abingdon Press, 1964 :
« Modern Western industrial civilization has a work ethic, which, of course, is a curious compound of
Puritan and bourgeois values. But when it comes to a morality or ethic of leisure, we face an alarming
vacuum » (p. 22).
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LITURGIE, LE TRAVAIL DE LA PARESSE
gloire de Dieu ». Voilà la fonction glorieuse de la liturgie, celle d’exprimer les valeurs religieuses en assumant les efforts humains dans une synthèse vitale.
Ceci dit, je peux énoncer ma thèse : « le travail de la paresse » implique la fin absolue de tout travail et non pas seulement une pause avant de reprendre les activités.
Toutefois, il reste un « travail » et, donc, il représente aussi quelque chose à faire et
non seulement à subir, quelque chose comme « le faire du non-faire » ou « le travail
du non-travail ». C’est une thèse liturgique, car le rite n’est que cette œuvre de désœuvrement. Cependant, pour arriver à une telle compréhension du rite, on doit :
— se débarrasser de toute dichotomie opposant travail, action, production, etc., à
paresse, loisir, symbolisme, ritualité, fête ;
— purifier la dialectique qui tend à intégrer la « contre-structure » rituelle dans
la « structure » sociale ou, au moins, à la penser tacitement en fonction de la
seconde.
Pour faire face à ces deux défis en liturgie, nous pouvons avoir recours à certaines perspectives développées par les études rituelles. Je pense notamment aux études de Victor Turner qui l’ont conduit du fonctionnalisme social dans lequel il avait
été formé à l’élaboration d’une vision processuelle intégrant le rite au cœur des drames sociaux en tant que moment « contre-structurel » toujours en dialectique avec la
« structure5 ». Toutefois, il ne me semble pas que l’on puisse suivre un tel chemin
sans quelque mise en garde, parce que l’on risque de concevoir encore la contrestructure rituelle en fonction de la structure sociale et, donc, de résoudre la dialectique ainsi générée à l’intérieur du paradigme du travail structurel, et cela contre le
propos de Victor Turner lui-même, mais surtout contre la propre nature anti-structurelle du travail rituel. Selon Turner, s’il est vrai que la structure requiert la contrestructure, il l’est autant que celle-ci renvoie toujours à celle-là. D’où la possibilité de
rester encore sous l’influence d’un fonctionnalisme caché, bien qu’un peu plus dynamique dans la mesure où le rite y a une place plus évidente. Peut-être la façon de faire
face à cette impasse est-elle de la mettre à l’épreuve du rite comme « travail de pa5. Victor TURNER a développé cette dialectique surtout dans son ouvrage The Ritual Process : Structure and
Anti-structure (Chicago, Aldine, 1969). Toutefois, on ne réduirait pas les contributions turneriennes à cet
aspect. Dans un premier moment, attentif au recours à des rites religieux dans un contexte de conflit, Turner élabore progressivement l’idée du « drame social », notamment dans ses ouvrages Schism and Continuity in an African Society : A Study of Ndembu Village Life (Manchester, Manchester University Press,
1957) et The Drums of Affliction : A Study of Religious Processes Among the Ndembu of Zambia (Oxford,
Clarendon Press ; London, International African Institute, 1968). On verra aussi Chihamba, the White Spirit : A Ritual Drama of the Ndembu (Manchester, Rhodes-Livingstone Institute, Manchester University
Press, 1962). Ainsi, le schéma dialectique structure/contre-structure pour lequel Turner est bien connu correspond à un second moment de sa production anthropologique. Il faut considérer encore les derniers essais
de Turner, quand il théorise sur les phénomènes « liminoïdes » dans les sociétés modernes sécularisées
ainsi que sur l’expérience et la performance, en dialogue avec le monde du théâtre mais en essayant aussi
d’entrer en dialogue avec les neurosciences. Pour cette troisième phase, on verra notamment : From Ritual
to Theatre : The Human Seriousness of Play (New York, Performing Arts Journal Publications, 1982) ainsi
que le recueil publié par sa femme Edith TURNER, On the Edge of the Bush : Anthropology as Experience
(Tucson, Ariz., University of Arizona Press, 1985). « Last but not least », pour une réception critique des
approches de Turner, il serait nécessaire encore de considérer l’influence de sa femme, Edith Turner, sur
les mêmes approches. Dans ce sens, d’Edith TURNER, on verra notamment Communitas : The Anthropology of Collective Joy (New York, Palgrave Macmillan, 2012).
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ÂNGELO CARDITA
resse » et, donc, de prendre au sérieux son caractère contre-structurel de façon radicale. Qu’est-ce qui m’amène à cette hypothèse ?
Dans divers « éloges de la paresse » (Lafargue, Malevitch, Leclercq, SaintJacques, sans oublier le classique de Sénèque sur l’oisiveté), on pressent une dialectique très particulière entre la paresse et le travail, qui est aussi très semblable au
rapport turnerien entre la contre-structure et la structure. Par exemple, dans les mots
de Malevitch, « tout ce qu’il y a de vivant tend à la paresse. D’autre part, la paresse
est l’aiguillon principal pour le travail, car c’est seulement par le travail qu’on peut
l’atteindre […]6 ». « Toute la philosophie du travail consiste à libérer la paresse, mais
tout le monde pense que le travail sert à atteindre une autre félicité. […]. Elle [la paresse] était aux origines mêmes, et par la malédiction du travail, elle doit restaurer
son nouveau paradis7 ». D’une part, d’un point de vue « structurel », le travail libère
(de) la paresse, « mère de tous les vices », mais il est aussi le moyen d’atteindre une
réalité d’ordre « contre-structurel », c’est-à-dire « une autre félicité 8 ». Le travail
(= structure) a besoin de la paresse (= contre-structure) et vice-versa, dans une dialectique constante jusqu’à la restauration du paradis de paresse. On verra comment une
dialectique pareille est présente aussi dans les propos de Lafargue. Pour le moment,
cependant, il faut ajouter seulement que l’intuition fondamentale de Malevitch consiste dans une inversion radicale des rapports : non plus un travail libérant de la paresse, ni une paresse libérant du travail, mais la paresse comme la perfection de l’être
humain, comme l’aspiration vers Dieu9.
Le « travail de la paresse » est donc, me semble-t-il, une figure proprement théologique et, vraisemblablement, il est aussi l’aspect qui permet à la théologie d’entrer
en dialogue avec les sciences humaines et sociales non seulement dans le but de voir
les angles morts de l’action rituelle mais aussi de révéler les préjugés des sciences
humaines dans leur affiliation presque religieuse à la sécularisation — non advenue,
donc idéalisée — des sociétés et des êtres humains. Il faut, toutefois, procéder de
façon ordonnée. Ainsi, (1) je commencerai par reprendre la réflexion de François
Nault dans le but de retenir l’aspect qui, à mon avis, est fondamental : l’enquête
d’une nouvelle modalité d’action. Je me tournerai tout de suite vers la liturgie chrétienne (2), notamment vers le paradoxe représenté par l’invitation quotidienne à entrer dans l’aujourd’hui du repos divin qui nourrit le travail rituel chrétien. Je pourrai
ainsi reprendre la question de la liturgie comme travail (3) pour interroger autant la
thèse selon laquelle la liturgie est le véritable paradigme du travail et du devoir modernes (Agamben) que (4) la perspective qui en fait le cœur du loisir et même de la
6. K.S. MALEVITCH, La paresse comme vérité effective de l’homme (version numérique : http://classiques.
uqac.ca/classiques/malevitch_kasimir/paresse_comm_verite_effective_homme/paresse_comm_verite_effective
_homme.html), p. 9.
7. Ibid., p. 15.
8. « Le capitalisme et le socialisme ont la même préoccupation : parvenir à la seule vérité de l’état humain, la
paresse. C’est cette vérité-là qui se cache au plus profond de l’inconscient mais, qui sait pourquoi, on ne le
reconnaît toujours pas, et nulle part il n’existe le moindre système de travail qui ait comme slogan : “la
vérité de ton effort est le chemin vers la paresse” » (ibid., p. 7).
9. Ibid., p. 10-11.
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LITURGIE, LE TRAVAIL DE LA PARESSE
culture (Pieper). Je reviendrai sur l’enjeu de la paresse (5) pour proposer une relecture rituelle, voire liminale, de la dialectique qui la relie à ce à quoi elle semble s’opposer : le travail. Mon propos est celui de radicaliser la notion de contre-structure et
de liminalité. Au cœur de la dialectique qui unit et sépare la structure du prosaïque de
la vie, la liminalité risque de se voir circonscrite à une fonction d’équilibre social et
environnemental. Victor Turner, cependant, a eu l’intuition que la liminalité serait
aussi l’expérience du permanent au sein de l’éphémère et, donc, le dépassement temporel de la temporalité, le travail dépassant tout travail ; quelque chose comme l’expérience répétée chaque jour de « l’aujourd’hui » du repos divin10.
I. LA DIVINE PARESSE
OU LA QUÊTE D’UNE AUTRE MODALITÉ D’ACTION
Les propos de François Nault ont l’apparence de la récupération d’un message
oublié, voire refoulé : le travail ne serait pas la seule vérité des textes évangéliques,
lesquels nous annonceraient aussi… la paresse11. François Nault procède alors à une
lecture audacieuse de certains textes évangéliques et aussi du Premier Testament,
notamment les récits de la Genèse et de l’Exode. Au sujet des évangiles, il souligne
comment le Christ n’aurait pas donné d’enseignements sur le travail12, mais qu’il a
plutôt recommandé « de vivre au jour le jour, sans s’inquiéter pour demain13 », de
chercher d’abord le Royaume et la justice de Dieu, un royaume imaginé par un roi
paresseux, pour des paresseux14. Dans le même sens, le récit de la création n’est plus
lu dans la perspective de la collaboration humaine avec l’œuvre divine15, mais plutôt
à la lumière du divin et paresseux « faire à moitié » laissant à d’autres la tâche de
l’achèvement. Alors, agir comme Dieu serait tout laisser incomplet ou, s’il faut faire
encore quelque chose, s’appliquer à libérer des esclaves pour la paresse16. Dans ce
sens, François Nault n’est pas loin de Malevitch ni de Lafargue. Comme l’artiste et
comme le socialiste, notre théologien désire attirer l’attention vers les dangers de la
maladie du travail ainsi que de prendre au sérieux l’idée que Dieu s’est reposé et se
repose encore après n’avoir travaillé qu’un petit peu.
Ainsi, avec Lafargue et Malevitch, François Nault est en train de soulever des
questionnements bien au-delà d’une relecture audacieuse des évangiles. En premier
10. « Every day is, in a sense, the same day, writ large or repeated » (V. TURNER, « Passages, Margins, and
Poverty : Religious Symbols of Communitas », dans Dramas, Fields, and Metaphors. Symbolic Action in
Human Society, Ithaca, London, Cornell University Press, 1974, p. 231-271, ici 239).
11. F. NAULT, L’Évangile de la paresse, Montréal, Médiaspaul, 2016.
12. Ibid., p. 22.
13. Ibid., p. 36.
14. Ibid., p. 39.
15. Ibid., p. 46.
16. Dans l’Antiquité, la possibilité d’une classe oisive reposait sur le travail ingrat d’une classe de condition
servile, et rares étaient les auteurs de cette époque qui y voyaient une quelconque injustice. Le travail était
dévalorisé à l’époque et laissé autant que possible aux esclaves. D’ailleurs quand Héron d’Alexandrie a
inventé une machine à vapeur, on a rejeté son invention en disant que c’était inutile, puisqu’on avait déjà
des esclaves pour faire les travaux de force !
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lieu, il remet en question le dogme du travail. « Idéalement, il ne faudrait pas travailler du tout17 », affirme-t-il. De plus, à mon avis, il dénonce le désespoir actuel
d’une Église adonnée à des affaires compliquées, comme Marthe (ou comme les
disciples dans la barque et même comme Jésus insomniaque). Par contre, on ira à la
vigne : « Librement. Souverainement. Par plaisir. Sans attente particulière, outre celle
liée au fait d’œuvrer à la vigne18 ». Arrêtez — ordonne le Seigneur à ses laborieux
servants, selon la relecture de notre théologien — pour entrer dans ma joie. Et François Nault de commenter : « j’aime croire que le maître de la parabole — comme
Dieu lui-même — aime les paresseux, qu’il les préfère aux agités […]. À l’inverse, je
m’inquiète beaucoup du sort des “serviteurs fidèles”19 ». Le ton ironique disparaît
quand François Nault explique finalement qu’il est question en fait d’« une certaine
conception du témoignage », une conception qui suppose l’effacement du témoin au
nom d’une autre conception où « le témoin s’engage totalement dans son témoignage20 ».
À ce moment, l’intérêt n’est plus simplement dirigé vers la paresse, mais, plus
radicalement, vers une autre modalité d’action et cela jusqu’à une métaphysique du
témoignage. Il s’agit d’un agir comme l’agir divin. Or, Dieu crée ; il ne fait pas, et
créer c’est faire la moitié du travail. « Dieu, en bon paresseux, bâcle un peu son
travail. Il en fait la moitié, et nous laisse faire le reste21 ». C’est commencer à faire et
s’arrêter pour apprécier. Entre-temps, le faire, le pouvoir humain sur la création (sur
l’animal) est limité : « Il s’agit donc pour l’homme de maîtriser l’animal sans le tuer.
Il s’agit pour l’humain de maîtriser l’animal devant lui et en lui. Pour cela, il faut que
le “faire humain” se règle sur l’agir de Dieu. Il faut que la maîtrise humaine ressemble à la maîtrise divine. Et quelle est la forme de la maîtrise divine22 ? » — Le désœuvrement, la contemplation comme achèvement de l’œuvre et non pas comme moment
disjoint, séparé, opposé. Ainsi : « Quand Jésus affirme que “son Père, jusqu’à présent, est à l’œuvre” (Jn 5,17), pourrait-il nous inviter en fait à comprendre cette œuvre comme un désœuvrement, comme une cessation du faire 23 ? » Pour François
Nault, il s’agit de l’interruption du faire au profit du croire. « Croire devient dès lors
la modalité d’un faire, qui n’a plus rien à voir avec une œuvre ou un travail24. »
Croire est donc une modulation du parler, notamment de ce parler qui pose les choses
dans la vérité d’un acte avec les propriétés inverses à celles du travail25, tel que l’on
peut confirmer en lisant au sujet de la conversation nocturne entre Jésus et Nicodème.
« Celui qui se met à la suite de Jésus est celui qui croit. Or, celui qui croit n’est pas
17.
18.
19.
20.
21.
22.
23.
24.
25.
NAULT, L’Évangile de la paresse, p. 97 ; voir aussi ibid., p. 16, 81, 93, 95.
Ibid., p. 95.
Ibid., p. 116.
Ibid., p. 140-141.
Ibid., p. 49.
Ibid., p. 51.
Ibid., p. 65.
Ibid., p. 66.
Ibid., p. 61-62 (l’auteur reprend une idée de Paul Beauchamp sans donner la référence).
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LITURGIE, LE TRAVAIL DE LA PARESSE
celui qui professe la foi, celui qui dit “je crois” ou “je suis avec toi” ou “tu es mon
maître”. Celui qui croit (vraiment) est plutôt celui qui “fait la vérité”26. »
À la lumière de cet intérêt pour une autre modalité d’action qui n’a plus rien à
voir avec un travail, le refoulement de la donnée rituelle attire beaucoup l’attention.
Le rite, ne sera-t-il pas un faire de ce genre ? Un faire où le sujet perd le statut d’acteur précisément dans l’exacte mesure de sa participation active à la même action
rituelle ? Dans le rite, le sujet ne s’engagera-t-il pas totalement dans une action qui
demeure l’action d’un autre ? Ne sera-t-il pas, donc, œuvre de désœuvrement ? Inscrits dans la tradition prophétique, les textes évangéliques semblent plutôt dénoncer
et refuser les rites. « C’est la miséricorde que je veux, non pas le sacrifice »
(Mt 12,7). Toutefois, lorsque l’on considère le contexte, on rencontre un fond reliant
quelque chose comme la paresse au temple et au culte : David et ses compagnons qui
volent les pains du temple sont comparés aux prêtres du temple dans leurs activités
pendant le Sabbat. Ne s’agira-t-il peut-être pas de sauver le Sabbat comme jour de
véritable repos… du propre Sabbat comme loi pointilleuse et irritante27 ? Or, à mon
avis, ceci implique une vision radicale du caractère liminal de la ritualité, conçue
comme « travail de la paresse ». Essayons, donc, de vérifier si la liturgie chrétienne
nous offre quelque chose de ce genre.
II. UN REPOS EN RÉSERVE
Une fois organisé, le cycle rituel de prière connu comme « office divin » ne se
met en œuvre qu’en réponse à un appel, à une invitation paradoxale. L’invitatoire de
l’office est l’ouverture de l’ensemble de prières de toute la journée et, de ce fait, il
peut être considéré comme un rite liminal. Si l’on prend au sérieux cet aspect dramaturgique d’une ouverture liminale de l’invitatoire, il donnera aussi une clé importante de compréhension de tout l’office.
Après Vatican II, on a renommé l’office comme « Liturgie des heures ». Un tel
changement de dénomination n’est pas innocent. Il souligne de façon claire le souci
de relier la prière à l’expérience du temps et, donc, de redécouvrir la dimension rituelle autant de la prière que du temps. En même temps, on s’éloigne de la notion de
devoir suggérée par le mot office, un devoir qui, mal compris, non seulement oubliait
précisément le lien entre la prière rituelle et l’expérience rituelle du temps, mais aussi
qui retombait dans des incohérences presque ridicules, au nom de l’accomplissement
du devoir. Dire l’office, c’est-à-dire lire toutes les prières de la journée un peu avant
minuit et suivre un peu après avec les prières de la journée suivante de façon à satis-
26. Ibid., p. 89. Nicodème avait dérangé Jésus dans son sommeil, mais il n’avait pas quitté les œuvres des
ténèbres. En fait, à la place de dormir, c’est-à-dire, de ne plus rien faire pour laisser l’autre agir (cf. ibid.,
p. 124, 127, 131), il est resté éveillé.
27. Et, dans le cas de la vocation de Matthieu (Mt 9,13), ne s’agit-il pas de la libération d’un travail d’oppression ? Et encore que dire du « faire mémoire » commandé par Jésus ? La paresse comme marque d’une autre modalité d’action ne permettra-t-elle de redécouvrir le rite comme « présupposé » des textes bibliques ?
327
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faire la loi et aussi à gagner deux journées libres28, était la caricature la plus commune
du devoir de prière et représentait deux incompréhensions en même temps : celle de
la liturgie en tant que ritualité et celle de la ritualité en tant qu’agir réglé et, pourtant,
moralement neutre. Vatican II a voulu remettre précisément ces deux aspects en
valeur et, de façon très significative, il abandonne le paradigme de l’office.
Le nouveau paradigme est celui de l’expérience rituelle du temps. Dans le cas de
la Liturgie des heures, une telle expérience est celle du petit cercle de la journée,
organisé selon des oppositions temporelles (jour/nuit ; matin/après-midi) transformées en des « métaphores vives » qui ouvrent vers une multiplicité de significations,
mais dont le trait principal est toujours l’opposition élémentaire, par exemple, entre la
lumière et l’obscurité ou entre le travail et le repos. Un tel jeu d’oppositions est toujours mis en relation avec la foi et, par conséquent, le matin, temps du retour de la lumière, temps de l’éveil et de la reprise des activités est aussi le temps de la résurrection : s’éveiller et revenir à la vie active sont ainsi réunis dans une seule et même expérience par la reprise de la prière matinale chaque jour. La dimension christologique
de la foi dépend moins des textes et de leur sémantique que du fait de jouer avec le
temps29. Chaque heure de prière joue avec la foi christologique d’une façon spécifique, mais selon une même dynamique : celle annoncée et mise en œuvre précisément
par l’ouverture quotidienne du cycle de prières.
« On verra bien s’ils entreront dans mon repos », jure Dieu en colère (cf. He 4,3 ;
Ps 94[95],11). L’Église, elle, invite au cycle de prière : Dominum, Deum nostrum —
venite, adoremus. L’invitatoire doit se comprendre non seulement comme l’ouverture
des offices journaliers (dimension fonctionnelle) et non seulement comme invitation
à une attitude intérieure (dimension spirituelle), mais aussi et plus radicalement
comme véritable appel à entrer dans le repos divin, c’est-à-dire à jouer, au sens de
« mettre en scène », de « dramatiser » l’éternité dans le temps, le repos au cœur des
affaires compliquées qui nous occupent (dimension liminale). Dans les chapitres 3
et 4 de la Lettre aux Hébreux, on nous explique, en effet, que Dieu « fixe de nouveau
un jour, aujourd’hui » (He 4,7), pour l’entrée dans son repos — à condition, bien sûr,
de ne pas s’endurcir le cœur et d’entendre sa voix. Et la Lettre d’expliquer : « Un
repos sabbatique reste en réserve pour le Peuple de Dieu. Car celui qui est entré dans
son repos s’est mis, lui aussi, à se reposer de son ouvrage, comme Dieu s’est reposé
du sien. Empressons-nous donc d’entrer dans ce repos, afin que le même exemple
d’indocilité n’entraîne plus personne dans la chute » (He 4,9).
« Empressons-nous d’entrer dans ce repos » ? Pouvons-nous imaginer un repos
de pressés ? De toute façon, l’office répète chaque jour cette même exhortation et
cela peut vouloir dire au moins deux choses : ou bien le culte chrétien est destiné à
28. « Le cardinal de Richelieu, occupé sans relâche par sa charge de premier ministre, consacrait, paraît-il,
deux heures un jour sur deux, entre onze heures du soir et une heure du matin, pour s’acquitter d’un seul
trait des offices des deux jours » (A.-G. MARTIMORT, « La prière des heures », dans ID., éd., L’Église en
prière, t. IV, La liturgie et le temps, Paris, Desclée, 1983, édition nouvelle, p. 194).
29. O.-M. SARR, In omni tempore (Ps 32,2). La Liturgie des heures et le temps : louange quotidienne et ouverture vers l’éternité, Rome, Pontificio Ateneo S. Anselmo, EOS, Editions of Sankt Ottilien, 2014.
328
LITURGIE, LE TRAVAIL DE LA PARESSE
l’échec (s’il a été mis en œuvre une fois pour toutes, dans les termes de la même
Lettre aux Hébreux, ses reprises n’impliqueraient-elles pas que lui manque encore
quelque chose ?) ou bien il représente effectivement une participation au repos de
Dieu, une participation laborieuse à l’éternelle et sainte paresse. La première possibilité repose sur une façon déformée de penser la répétition. La reprise du même ne
serait que l’apparaître du neuf. Alors, la répétition serait la négation de l’identité par
une différence, voire la trahison de l’événement répété. Toutefois, prise au sérieux, la
répétition est plutôt la confirmation de l’identité et, donc, toujours retour du même
dans la différence, manifestation de l’unicité dans le devenir, possibilité de faire
l’expérience du repos au cœur d’un travail ; bref, médiation30. En ce sens, la répétition est la confirmation temporelle de l’identité ainsi que de l’unicité. « Confirmation
temporelle », c’est-à-dire confirmation exposée au devenir et ouverte à l’avenir. La
répétition est confirmation de l’identité et de l’unicité en négociation avec la différence temporelle. De ce point de vue, seulement un ephapax peut véritablement être
répété. Sans la répétition, il devrait être repris en tant qu’événement dans son identité
et dans son unicité et cela implique que le premier essai avait échoué. La répétition,
par contre, est la répétition et non pas un nouvel essai. Le fait est accompli, maintenant il ne peut qu’être répété, précisément parce qu’il est unique !
Celui-ci est un argument rituel. De la même façon que les nombreux temples et
autels ne sont qu’un seul et même centre cosmique, ainsi les nombreuses actions rituelles sont toujours participation au même et seul ephapax. Sous cette lumière,
laissez-moi ouvrir un peu plus vers la liminalité.
En lisant Dt 12, on peut se demander si le lieu du repos de Dieu est la terre, le
temple ou plutôt « être dans la joie devant le Seigneur » (cf. Dt 12,12a). Cette dernière possibilité semble la seule réponse correcte du point de vue de la liminalité, laquelle peut se décrire aussi par les mots du psalmiste, « un jour dans tes parvis en
vaut plus de mille » (cf. Ps 84[83],11). On essaie de décrire ici une expérience liminale qu’un autre psaume projette sur Dieu : « […] oui, mille ans, à tes yeux, sont
comme hier, un jour qui s’en va, comme une heure de la nuit » (cf. Ps 90[89],4).
L’auteur de la Deuxième Lettre de Pierre prend appui sur une expérience similaire
quand il explique à ceux qui prétendent que les promesses de Dieu seraient en retard :
Dieu fait preuve de patience parce que pour lui un jour est comme mille (2 P 3,8-9). Il
peut, donc, maintenir ses promesses « en réserve », pour reprendre l’expression de la
Lettre aux Hébreux. En effet, ou bien les affirmations de la Lettre aux Hébreux sur le
repos en réserve découlent d’une expérience concrète de liminalité ou bien elles ne
sont que des mots vains et vides.
Entrer ou ne pas entrer dans le repos est une question de foi : ceux qui sortirent
d’Égypte n’y purent pas entrer à cause de leur incrédulité (He 3,19), mais « nous qui
sommes venus à la foi, nous entrons dans le repos » (He 4,3), c’est-à-dire nous faisons déjà l’expérience d’être devant Dieu dans la joie. La foi n’est-elle pas la « manière de posséder déjà ce que l’on espère » (He 11,1) ? Ainsi, l’invitatoire qui ouvre
30. S. KIERKEGAARD, La répétition. Essai de psychologie expérimentale, Paris, Rivages, 2003.
329
ÂNGELO CARDITA
le cycle de prière chaque jour et qui met en scène l’entrée dans le repos mis en réserve pour le peuple de Dieu n’est pas seulement une expression, une extériorisation
de la foi, mais foi en action, l’expérience anticipée du repos divin. Il s’agit, donc,
d’une expérience de liminalité et, peut-être, de la plus radicale expérience de liminalité possible, dans la mesure où il s’agit de l’expérience contre-structurelle par excellence, l’expérience d’une éternité de paresse et cela à travers le travail de la répétition
cyclique et inutile. Avant d’approfondir cet aspect liminaire du rite en lien avec la
paresse, il faut se confronter à deux perspectives : pour la première, la liturgie est le
véritable modèle du devoir moderne, alors que, pour la seconde, la liturgie est au
cœur de tout véritable loisir.
III. LE MYSTÈRE DE L’OPÉRATIVITÉ
Je viens de suggérer qu’à la suite du passage du paradigme de l’office à celui de
l’expérience rituelle du temps, la liturgie chrétienne se comprend mieux en lien avec
la bonne nouvelle de la sainte paresse qu’en rapport aux affaires compliquées des serviteurs fidèles et laborieux. J’ai aussi anticipé que cela s’explique en termes de liminalité, c’est-à-dire de pause rituelle. Or, une telle proposition se confronte directement aux thèses de Giorgio Agamben. Celui-ci s’est tourné vers la liturgie dans le
souci de faire l’archéologie de notre modernité et, notamment, de son « ontologie du
gouvernement » ainsi que de son « ontologie de l’effectualité ». La liturgie est de
nature politique. D’où les hypothèses qui guident l’enquête d’Agamben : la liturgie
représenterait le terrain d’un changement silencieux de l’ontologie par le biais de
l’action politique. Ainsi, la liturgie est en mesure de donner réponse à une question
inquiétante : pourquoi le pouvoir a-t-il besoin de la gloire31 ? C’est-à-dire, pourquoi le
pouvoir doit-il non seulement s’exercer, mais aussi se mettre en scène ? C’est que la
liturgie est le lieu où la providence devient économie et, donc, le lieu où la Trinité
immanente se transmute en Trinité économique. Ainsi, la théologie se transforme en
économie, l’ontologie se brise et l’être s’éloigne de l’agir, le pouvoir se transmute en
bureaucratie ministérielle à l’image des hiérarchies angéliques qui ne sont que la
justification a posteriori des hiérarchies sacerdotales. Bref, la liturgie accouche de la
possibilité de confondre gloire et glorification et, donc, de masquer la vacuité du
centre de toute machine de pouvoir avec telle splendeur glorieuse. Le mysterium de la
liturgie est celui du pouvoir et son ministerium se caractérise par l’effectualité. Il
s’agit, en effet, de la participation à l’action d’un autre, une action divine, accomplie
une fois pour toutes et, donc, efficace en dépit de la teneur éthique de l’agent humain.
Cette fracture au cœur de l’ontologie qui sépare l’être de l’agir pour les rendre indistincts donne place à une éthique du devoir qui remplace l’éthique de la vertu. Dorénavant, il faut non seulement obéir à la loi, mais aussi agir comme si l’on était les législateurs. Il s’agit, donc, d’une ontologie du commandement qui n’est que la marque
de la théologie de l’office, de l’opus Dei.
31. G. AGAMBEN, Homo sacer, t. 2.2, Le règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et
du gouvernement, Paris, Seuil, 2008, notamment p. 297.
330
LITURGIE, LE TRAVAIL DE LA PARESSE
Dans l’impossibilité de faire une critique exhaustive des thèses de Giorgio Agamben, je m’attarde ici sur un seul aspect. Selon Agamben, la liturgie chrétienne est un
lieu paradoxal. Elle est à l’origine de transformations importantes dans le domaine de
l’ontologie, de l’éthique et de la politique parce qu’elle est le lieu de la crise de la
propre idée chrétienne de liturgie : « […] elle se voue à répéter un acte qu’on ne peut
pas répéter32 ». À partir de là, la liturgie a commencé à se spécialiser et à définir ses
titulaires en tant qu’agents particuliers, une liturgie qui est à la fois le semel d’un sacrement efficace et mise en scène quotidie par les ministres et fidèles, bref opus operatum et opus operantis. « De cette manière, le lien entre le sujet et son action se
défait : ce qui compte, ce n’est plus l’intention droite de l’agent, mais seulement la
fonction de l’action en tant qu’opus Dei33. » Cette conséquence sur l’éthique est reliée
aussi à une transformation ontologique majeure parce que si dans le ministère quotidien se manifeste le mystère définitif du Christ, alors celui-ci est devenu liturgie. Sur
le plan ontologique, par conséquent, l’être est devenu effectualité. De même que,
dans la liturgie, l’œuvre du salut se fait effectivement présente, ainsi « dans l’effectualité, l’être est inséparable de ses effets34 ». Le transfert sur le plan politique se
donne autour de l’officium, redéfini à partir du concours d’une vision du ministère qui
deviendra aussi la « cause instrumentale » des effets de son mystère (un « effet
causal », donc ?). « Dans l’officium, ontologie et praxis deviennent indécidables : le
sacerdoce doit être ce qu’il est et il est ce qu’il doit être35. »
Que penser alors de notre prêtre lisant le bréviaire à minuit dans le but d’épargner
du temps ? — « Il est ce qu’il doit être » ; « il doit être ce qu’il est ». « La loi est contente. La piété reste dans l’inanition36 », dirait Maurice Festugière, convaincu que la
véritable piété chrétienne n’est que la liturgie. Dans notre exemple, le caractère indécidable de l’ontologie et de la praxis a donné lieu à une manière « caricaturale » et
pourtant « valide » d’accomplir le devoir, sans que, sur le plan de l’être, on ne tombe
dans « l’hypocrisie ». Ce qui est intéressant dans cet exemple, aussi par rapport aux
propositions d’Agamben, c’est que le renouveau de la liturgie en tant qu’expérience
rituelle avec l’expérience temporelle peut reconduire l’officium au domaine des vertus et, donc, de la sagesse en situation. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Très simplement, d’une part, que les ministres ne se trouvent pas toujours en état de prendre
part à la prière communautaire, et, d’autre part, que les communautés n’ont pas toutes
les mêmes possibilités de mettre en œuvre le cycle rituel de prière. Alors, accomplir
le devoir et redonner de la vie à la piété à travers la liturgie est autant question d’un
savoir-faire réconcilié avec le sens commun et la réalité que de répudier l’artificialité
des manœuvres cléricales pour satisfaire la loi. L’office divin s’est structuré au sein
32. ID., Homo sacer, t. 2.5, Opus Dei. Archéologie de l’office, Paris, Seuil, 2012, p. 26 ; voir aussi p. 34.
33. Ibid., p. 43.
34. « Alors que, dans le vocabulaire de l’ontologie classique, l’être et la substance sont considérés indépendamment des effets qu’ils peuvent produire, dans l’effectualité, l’être est inséparable de ses effets » (ibid.,
p. 63).
35. Ibid., p. 107.
36. M. FESTUGIÈRE, « La liturgie catholique. Esquisse d’une synthèse, suivie de quelques développements »,
Revue de Philosophie, 22 (1913), p. 692-886, ici p. 759.
331
ÂNGELO CARDITA
des petits ateliers de vie chrétienne que sont les monastères. Il est le fruit de la rencontre de plusieurs sortes de liminalité — une liminalité spatiale (le monastère) et une
liminalité temporelle (l’organisation de la journée) — enveloppées par la liminalité
de la foi en interaction avec une communauté liminale. On a vu s’établir alors un
christianisme à deux vitesses, parce que les communautés monastiques étaient liminales en premier lieu par rapport à d’autres réalités structurelles chrétiennes. Aujourd’hui, peut-être pour la première fois, nous avons la possibilité de travailler la liminalité de la foi par rapport à des réalités structurelles non chrétiennes. Dans ce contexte,
le danger du repli ad intra et, donc, d’arrêter la dialectique du dialogue et de l’ouverture ad extra est évident. La seule manière de répondre à ce défi est celle de redécouvrir dans la pratique la signification concrète de la liturgie comme « source et
sommet de toute activité ecclésiale » (SC 10). La raison est simple : parce que faire
l’expérience de la liturgie comme source et comme sommet de l’existence chrétienne,
c’est accepter d’y participer activement en tant que « liminalité », « communitas »,
« contre-structure », selon la signification de ces mots chez Victor Turner :
— en tant que « liminalité », c’est-à-dire, en tant qu’expérience circonscrite, séparée plus par l’investissement esthétique et symbolique que par la construction de murs institutionnels ;
— en tant que « communitas », donc, en tant qu’expérience communautaire du
propre dépassement symbolique ;
— en tant que « contre-structure » aussi, parce que le jeu dialectique avec les
différences (le « non-liturgique » et le « non-chrétien ») ne peut qu’être constitutif d’une identité ouverte.
Dans la situation actuelle, la dimension « contre-structurelle » de la foi est l’un
des aspects fondamentaux à saisir dans la pratique, ce qui exige sa radicalisation —
autant dans le sens de sa propre nature liminale que dans le sens de la dialectique
avec les réalités structurelles. L’invitatoire qui ouvre le cycle de prière quotidien concentre en lui tout ce potentiel : il crée de la liminalité dans la mesure où il recoupe et
refaçonne les temps ; il nourrit la communitas parce qu’il exige un comportement
rituel qui se concentre sur les liens ; il est, donc, contre-structurel, car il oppose à l’intérieur de la prière elle-même le travail au repos, l’inquiétude à la tranquillité : il invite à se reposer des affaires compliquées et à choisir la meilleure part, c’est-à-dire à
relativiser toute activité au nom de la seule chose nécessaire. Il ne s’agit donc pas
d’une pause avant de reprendre les travaux, mais, au contraire, de la manière rituelle
d’entrer déjà dans le repos de Dieu, d’être déjà devant Dieu occupés seulement avec
le « travail de la paresse », un travail qui ressemble plutôt à un jeu. En ce sens, il très
intéressant de confronter l’archéologie liturgique du devoir moderne de Giorgio
Agamben à son enquête sur les mécanismes de production de l’histoire37. Agamben
s’intéresse ici de la façon dont le rite et le jeu respectivement produisent de l’histoire.
Le rite se caractérise par la tendance à produire de la synchronie, alors que le jeu pro37. G. AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire, Paris, Payot, 1989,
p. 121-158 (« Le pays des jouets. Réflexion sur l’histoire et sur le jeu »).
332
LITURGIE, LE TRAVAIL DE LA PARESSE
duit plutôt de la diachronie. Il est facile de comprendre : le rite préserve la continuité
du vécu (Lévi-Strauss). De son côté, le jeu a souvent recours à la miniaturisation : le
jouet n’est qu’un artefact miniaturisé, retiré de sa sphère spécifique, religieuse ou
autre, et dont le trait principal est la conservation de la temporalité de son modèle. Le
rite structure le calendrier, alors que le jeu a la capacité de le détruire. L’important à
retenir est que, bien que procédant à l’inverse l’un de l’autre, rite et jeu forment un
seul système binaire dont le fonctionnement dépend de leur corrélation : « […] ce qui
résulte en fin de compte du jeu de ces deux tendances (ce que produit le système, autrement dit la société humaine) est dans les deux cas un écart différentiel entre diachronie et synchronie : de l’histoire, c’est-à-dire du temps humain38 ». L’histoire a
même pour objet cette opposition. Les sociétés humaines — qu’elles soient « froides » (à histoire stationnaire) ou « chaudes » (ouvertes à l’avenir) — semblent
s’adonner, par un biais ou par l’autre, au projet de l’abolition de l’histoire. Dans les
sociétés « froides », le rite se développe aux dépens du jeu, mais, dans les sociétés
« chaudes », c’est le jeu qui prend la relève. L’opposition est surtout qualitative, car
les rites montrent la tendance à devenir des jeux de même que les jeux deviennent
souvent des rites. Ainsi, à la limite, là où le rite absorberait le jeu, s’installerait le
présent éternel, et là où le jeu absorberait le rite, régnerait la diachronie absolue et infernale. D’une façon ou de l’autre, on aurait détruit le temps. Alors, pourquoi ce
projet de l’abolition de l’histoire reste-t-il un projet impossible ? Très simplement
parce qu’autant dans le rite que dans le jeu demeure toujours un résidu impossible à
éliminer : la transformation rituelle de la diachronie en synchronie laisse nécessairement un résidu diachronique et le système qui doit produire de la synchronie finit par
produire aussi de la diachronie. Ici, la donnée intéressante se trouve dans la perception de la nécessité de ces résidus pour le bon fonctionnement du système : la transmutation des signifiants diachroniques et des signifiants synchroniques et vice-versa
est comme un « dispositif de sécurité39 » qui nous attache à l’histoire. Et Agamben de
commenter :
On peut douter que soit saine une culture assez obsédée par les signifiants de son propre
passé pour les exorciser sans cesse, pour les maintenir indéfiniment en vie sous forme de
« fantômes », plutôt que de les ensevelir ; et assez terrorisée par les signifiants instables
du présent pour ne voir en eux que des fauteurs de désordre et de subversion40.
Agamben conclut que « le système binaire s’est grippé41 ». On le sait très bien.
Nos sociétés sont en train de devenir des « pays des jouets » où non seulement les
rites deviennent des jeux, mais aussi où les jeux sont travail et donc machines à profits. De plus, devenus des jeux, c’est-à-dire vidés de leurs mythes correspondants, les
rites s’exposent aujourd’hui à ces deux tendances contradictoires : d’une part, on
38. Ibid., p. 137.
39. Ibid., p. 146 ; voir aussi p. 155 : « Les adultes acceptent de se faire larves pour que les larves puissent
devenir des morts, les morts se font enfants pour que les enfants puissent devenir des hommes. Rites funéraires et rites d’initiation ont donc pour objet de transmettre la fonction signifiante, qui doit résister et durer
par-delà la naissance et la mort ».
40. Ibid., p. 156-157.
41. Ibid., p. 157.
333
ÂNGELO CARDITA
désire les garder comme des signifiants du passé, comme des « fantômes » ; d’autre
part, on aimerait que leur capacité pour signifier le présent serait plutôt « stable ».
D’où les difficultés autour de la liminalité des rites.
La référence à ce double dispositif de sécurité qui nous relie à l’histoire par la
transmutation des rites en jeux et de ceux-ci en rites a un double intérêt : d’une part,
on met ainsi en lumière l’aspect oublié par Agamben dans sa généalogie liturgique de
la modernité et du devoir, à savoir : la capacité du rite à créer de la synchronie, naturellement à travers la répétition. D’autre part, le fonctionnement binaire du système
va à la rencontre des perspectives de Turner sur le flux social dont l’équilibre se
donne aussi par la relation entre la liminalité de la « contre-structure » rituelle et
l’ordre établi de la « structure » hégémonique. Toutefois, avant de poursuive en ce
sens et lorsque le rapport avec le jeu est apparu sur notre chemin, il faut encore
soulever la question suivante : la liturgie gardera-t-elle le secret du véritable loisir ?
IV. L’ÂME DU LOISIR
Deux idées de Josef Pieper sur le rapport loisir-paresse méritent maintenant notre
attention. La première est que, du point de vue du travail utilitaire et fonctionnel, le
« loisir » (Leisure) n’est que « paresse » : « another word for laziness, idleness and
sloth42 ». La seconde est qu’une telle réduction du loisir à de la paresse se donne aussi
à la suite de sa séparation du domaine de la liturgie43.
Sans amour, le travail redevient ennuyant ; de même que la liturgie. Pour notre
auteur, le contraire de l’acédie n’est pas le travail, mais l’amour44. D’ailleurs, la paresse, dans l’ancien sens du mot, est loin d’être synonyme de loisir ; elle est plutôt la
condition intérieure qui rend le loisir impossible. La paresse est le contraire du loisir.
Celui-ci n’est possible que quand l’être humain rencontre son propre être. Le loisir
est « ouverture à la globalité45 ». Il n’existe pas en fonction du travail, mais il est d’un
ordre supérieur46. Là où l’on arrive à la contemplation du fondement invisible de la
réalité, on met en œuvre l’acte signifiant en lui-même, et la seule raison légitime pour
un jour de congé et de loisir est cette forme de reconnaissance de ce qui a du sens en
lui-même47.
L’âme du loisir se retrouve dans la célébration, c’est-à-dire, dans la liturgie, laquelle est le cœur de toute fête authentique48. Ainsi comme ne peuvent pas exister de
véritables fêtes en l’absence des dieux49, ainsi le loisir authentique est toujours un
temps réservé pour le culte, propriété divine. Une telle chose n’a pas lieu dans le
42.
43.
44.
45.
46.
47.
48.
49.
J. PIEPER, Leisure, the Basis of Culture, New York, Pantheon Books, 1964, p. 24.
Ibid., p. 48. Pieper ajoute qu’en telles conditions le travail lui-même redevient inhumain.
Ibid., p. 26.
Ibid., p. 28.
Ibid., p. 30-31.
ID., In Tune with the World. A Theory of Festivity, Chicago, Franciscan Herald Press, 1973, p. 13.
ID., Leisure, p. 44-45.
Voir aussi, ID., In Tune with the World, p. 26 et 53.
334
LITURGIE, LE TRAVAIL DE LA PARESSE
monde du « travail total ». Ici, « on arrête le travail pour le bien du travail, et la fête
est subordonnée au “travail”50 ». La liturgie, par contre, est complètement inutile,
« elle n’implique pas l’utilité, elle est en effet absolument antithétique à l’utilité51 ».
Ce gaspillage (Wastefulness) est sain, de même que le temps de fête.
Sans le bouleversement liminal, le travail s’empare de la réalité et tout se met à
son service, même le loisir, la fête et le culte. Non seulement le rite se réduit à du
jeu52, mais aussi celui-ci perd son caractère ludique pour se réduire à une pause en
vue du travail. C’est de ce point de vue que le loisir n’est que paresse, c’est-à-dire
ennui qui empêche le véritable loisir dans l’amour. Selon Pieper, le rite doit rester
rite, célébration, fête, liturgie en présence de Dieu. C’est cette présence qui la sépare
du prosaïque de l’existence et qui fait d’elle une expérience du monde sous un autre
aspect que celui de la vie du quotidien. Un autre aspect expérimenté dans un tempsespace de pur gaspillage, dépourvu de toute utilité. C’est en ce sens que la fête n’est
qu’affirmation de la réalité. « Célébrer une fête signifie : vivre, dans une occasion
spéciale et de façon exceptionnelle, l’acceptation universelle du monde comme totalité53 ». Le rite liturgique consiste essentiellement dans la même affirmation qui se
trouve au cœur de la fête : « […] toute liturgie est affirmation, non seulement de Dieu
mais aussi du monde 54 ». Il s’agit, pour Pieper, de l’affirmation de l’essence du
monde en tant que monde créé, une affirmation de l’ensemble de la réalité, dans la
joie et l’amour. Cependant, la fête réalise ses possibilités par « l’enlèvement » des
célébrants. « L’attrition constante de notre portion de substance vitale est suspendue
par ce “moment” dans lequel la réalité de l’éternité est révélée. Les êtres humains
sont balayés de l’ici et du maintenant vers la contemplation tout à fait tranquille du
fondement de l’existence ; vers la félicité, comme dans l’absorption par des yeux
bien-aimés55. » Au-delà de l’ici et du maintenant, la fête montre qu’il y a aussi « l’ailleurs » et le « jadis » et que l’existence véritablement humaine se donne dans les deux
sphères de l’immanence et de la transcendance. « L’existence, telle que l’on la connaît, donc, ne touche pas simplement le domaine de l’éternité ; elle en est entièrement
pénétrée56. » Ainsi, en réalisant ses possibilités57, la fête non seulement interrompt la
réalité, mais elle est aussi en mesure de la mettre en crise.
50. ID., Leisure, p. 47. Dans In Tune with the World, Pieper se concentre aussi sur la paradoxale possibilité
d’avoir les attributs de la fête sans avoir de la fête (cf. p. 45) inaugurée par la Révolution française.
« L’anti-fête » peut être fruit de la « falsification », de l’« artificialité », voire de la « coercition », mais elle
« ne célèbre rien » (cf. p. 52). Avec les mouvements travaillistes et les socialismes, l’anti-fête redevient
« fête du travail » et celui-ci « un congé de travail volontaire » (cf. p. 57 et 59).
51. ID., Leisure, p. 47.
52. Cf. ID., In Tune with the World, p. 8-9, où l’auteur se réfère au jeu comme simple modalité d’action.
53. Ibid., p. 23.
54. Ibid., p. 28.
55. Ibid., p. 29-30.
56. Ibid., p. 31, et aussi p. 37, où l’auteur affirme à propos du Dimanche et de la Pâque : « Si un jour spécifique doit être distingué du reste et célébré comme fête, cela ne peut se faire que comme manifestation
d’une fête perpétuelle bien qu’invisible ».
57. Pieper sait très bien que l’essence de la fête prend une forme physique seulement à travers les arts. Voir
ibid., p. 39-44.
335
ÂNGELO CARDITA
Pieper ne parle pas de liminalité, mais sa conception de la fête, du loisir et du rite
qui en est le centre et, donc la réalité instituante, rejoint la liminalité de Turner précisément à travers la considération de la « synchronie » rituelle. Cet aspect, récupéré
de Giorgio Agamben comme façon de comprendre le paradoxe d’un semel célébré
quotidie dans la liturgie, est au cœur de l’expérience de liminalité. De plus, le fonctionnement binaire du système, c’est-à-dire, de toute société humaine en train de
construire de l’histoire — en jouant avec le temps ou en ritualisant le devenir — rejoint aussi la dialectique constante qui relie les contre-structures liminales aux normes
structurées et structurantes des sociétés humaines, traditionnelles ou avancées. En
tout cela, je vois un accord qu’il faut bien saisir sans perdre les différents enjeux contextuels qui mobilisent les trois auteurs. Toutefois, la concordance autour de la puissance de créativité et de synchronie rituelles doit être soulignée. Deux aspects en
particulier doivent être retenus des réflexions de Josef Pieper. En premier lieu, sa
réaction au danger du « travail total » qui fonctionnalise et contamine le loisir, le rite
et la fête jusqu’à leur transformation en travail. Ainsi, pour Pieper, le loisir, la fête et
donc la liturgie sont le véritable antidote contre la maladie du travail en proportion
directe avec l’expérience de contemplation du fondement de l’ensemble de la réalité
sur lequel ils s’appuient58. L’autre aspect est aussi la réalité implicite du premier et
correspond à la dégradation du loisir en paresse. La distinction est la suivante : le
loisir est expérience du fondement de la réalité, affirmation du monde dans la joie et
dans l’amour. Pour cette raison, il est toujours relié à la liturgie, c’est-à-dire à la fête
pénétrée d’éternité (le rite qui produit de la synchronie). La paresse est le loisir sans
contenu, l’anti-fête, le rite réduit à un simple jeu (le rite comme modalité d’action
sans plus ou, dans les termes d’Agamben, le rite absorbé par la diachronie). Autrement dit, il y a une paresse « pleine » qui est à l’œuvre dans la synchronie rituelle et
dans la liminalité, et une paresse « vide », celle de ceux qui s’ennuient de rien faire,
sans rien faire sinon s’ennuyer. Celle-ci amène au désespoir. Celle-là pourra-t-elle
conduire à la joie ?
V. PARESSE ET LIMINALITÉ RITUELLE
Prenons l’éloge de la paresse de Lafargue. Son argument est le suivant : la classe
ouvrière s’est laissée aliéner ainsi que contaminer par le dogme et le vice du travail59 ;
ce qui conduit à la pauvreté60, voire l’esclavage61. Les uns travaillent ; les autres en
bénéficient. Ainsi, la bourgeoisie, instiguée par la consommation capitaliste 62 ,
s’adonne à la plus inutile et improductive paresse. « Donc, en se serrant le ventre, la
58. D’autant plus que si tout devient travail, on n’a plus le temps ni l’occasion de réfléchir aux finalités ultimes
du travail, encore moins de prendre le recul nécessaire pour situer le travail dans un ensemble plus vaste de
sens, et donc le travail, étant devenu autoalimenté, est frappé d’une sorte d’absurdité, même si les gens
n’ont même plus le temps de le remarquer.
59. P. LAFARGUE, Le droit à la paresse, [Paris], Mille et une nuits, 1994, p. 14, 37, 45, 57.
60. Ibid., p. 23-24.
61. Ibid., p. 31.
62. Ibid., p. 33, 47.
336
LITURGIE, LE TRAVAIL DE LA PARESSE
classe ouvrière a développé outre mesure le ventre de la bourgeoisie condamnée à la
surconsommation63 ». Il faut, alors, cultiver la « vertu de la paresse » chez la classe
ouvrière64 ; celle-ci deviendra riche à la suite d’une telle « révolution » et pourra se
venger de la bourgeoisie65.
Avant de revenir sur un tel projet de « liminalité pure », retenons quelque aspect.
Le travail en lui-même représente une aliénation, un esclavage, de même que la paresse de la bourgeoisie en est l’effet et le reflet pervers. Le travail a, donc, besoin
d’un contrepoids, de la même façon que la paresse de la bourgeoisie nécessite une
limite. Au « vice du travail », Lafargue oppose la « vertu de la paresse », dans le but
de finir avec la pauvreté et, en même temps, de détruire la classe sociale qui la provoque, la bourgeoisie. D’un point de vue rituel, il est très intéressant de remarquer
que la ritualité du travail est décrite en termes pareils aux rites de punition, surveillance et contrôle. « Ce n’est pas du travail, une tâche, c’est une torture, et on l’inflige
à des enfants de six à huit ans66. » La machine travailliste fonctionne de façon cyclique et périodique : à des périodes de surtravail se succèdent des crises industrielles
traînant après elles le chômage forcé et la misère67. À l’inverse de la synchronie rituelle et de la diachronie ludique, dans lesquelles on trouve des résidus de marque
contraire, le travail est commandé par l’idéal de la diachronie absolue : le dieu progrès68.
À la paresse improductive de la bourgeoisie correspond la paresse forcée du
prolétariat. Pourquoi ne pas distribuer le travail uniformément sur toute l’année et
réduire les heures de travail par journée ? — se demande Lafargue. « Assurés de leur
part quotidienne de travail, les ouvriers ne se jalouseront plus, ne se battront plus
pour s’arracher le travail des mains et le pain de la bouche ; alors, non épuisés de
corps et d’esprit, ils commenceront à pratiquer les vertus de la paresse69 ». En premier
lieu, tous ceux que la bourgeoisie a dispensés de l’obligation du travail (soldats, magistrats, figaristes, proxénètes…) devront retourner s’y atteler. Avec la vertu de la
paresse chez le prolétariat, commence « l’inversion liminale » de la société. Ensuite,
des lois sévères empêcheront les travailleurs de retomber dans le vice du travail. Ils
devront plutôt « violenter [leurs] goûts abstinents, et développer indéfiniment [leurs]
capacités consommatrices70 ». L’inversion liminale s’achèvera avec l’attribution de
toute sorte de métier dégoûtant aux bourgeois, d’ailleurs en consonance avec leurs
propres instincts. Ainsi, par exemple, « Lorgeril, Broglie, boucheraient les bouteilles
63.
64.
65.
66.
67.
68.
69.
70.
Ibid., p. 39 ; voir aussi p. 33, 35, 41.
Ibid., p. 28-29, 42-43.
Ibid., p. 49-50.
Ibid., p. 21 (citation de Villermé). Sur les rites de punition et de surveillance, il fallait revenir sur les recherches de Michel FOUCAULT (Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975) ce qui,
malheureusement, dépasse le propos de cet essai.
LAFARGUE, Le droit à la paresse, p. 26, 46.
Ibid., p. 18.
Ibid., p. 42-43.
Ibid., p. 48.
337
ÂNGELO CARDITA
de champagne, mais on les musellerait pour les empêcher de s’enivrer71 ». De plus,
les ouvriers et le peuple tireront dure et longue vengeance de tous les moralistes et
hypocrites :
Aux jours de grandes réjouissances populaires, où, au lieu d’avaler de la poussière comme
aux 15 août et aux 14 juillet du bourgeoisisme, les communistes et les collectivistes feront
aller les flacons, trotter les jambons et voler les gobelets, les membres de l’Académie des
sciences morales et politiques, les prêtres à la longue et courte robe de l’église économique, catholique, protestante, juive, positiviste et libre penseuse, les propagateurs du
malthusianisme et de la morale chrétienne, altruiste, indépendante ou soumise, vêtus de
jaune, tiendront la chandelle à s’en brûler les doigts et vivront en famine auprès des femmes galloises et des tables chargées de viandes, de fruits et de fleurs, et mourront de soif
auprès des tonneaux débondés. Quatre fois l’an, au changement des saisons, ainsi que les
chiens des rémouleurs, on les enfermera dans les grandes roues et pendant dix heures on
les condamnera à moudre du vent. Les avocats et les légistes subiront la même peine.
En régime de paresse, pour tuer le temps qui nous tue seconde par seconde, il y aura des
spectacles et des représentations théâtrales toujours et toujours ; c’est de l’ouvrage tout
tiré pour nos bourgeois législateurs. On les organisera par bandes courant les foires et les
villages, donnant des représentations législatives. Les généraux, en bottes à l’écuyère, la
poitrine chamarrée d’aiguillettes, de crachats, de croix de la Légion d’honneur, iront par
les rues et les places, racolant les bonnes gens. Gambetta et Cassagnac, son compère, feront le boniment de la porte. […]. Dans la taraque [baraque ?], on débutera par la Farce
électorale. […]. Puis commencera la grande pièce : Le Vol des biens de la nation. […]72.
En régime de paresse, c’est la fête, la joie, le théâtre, les banquets et les jeux, jusqu’à la folie. Il s’agit bel et bien d’une situation liminale reliée à une ritualité cyclique. « Aux jours de réjouissance populaire » et « aux changements de saison », non
seulement les positions et les rôles sociaux s’y jouent de façon inversée, dans la plus
grande agitation, mais aussi toute hiérarchisation est annulée. Plus intéressant encore : les spectacles et les pièces de théâtre mettront en scène, au cœur de cette liminalité périodique et contagieuse, le même « drame social » qu’une telle « contrestructure » se charge de critiquer et d’inverser73. « Alors, le tonnerre éclate, la terre
s’ébranle et s’entrouvre, la Fatalité historique surgit […] et de sa large main elle renverse la France capitaliste, ahurie et suante de peur74. »
Jusqu’à maintenant, Victor Turner a accompagné notre réflexion en sourdine.
Selon moi, il y a deux aspects à retenir pour bien saisir ses propositions. D’une part, il
est un anthropologue « inquiet », toujours en train de revisiter et de dynamiser ses
propres perspectives. D’autre part, ce qu’il cherche, c’est une anthropologie vivante,
une anthropologie « processuelle », une « symbolique comparée », un rapport vivant
de la façon dont des êtres humains concrets façonnent et sont façonnés par des rites,
des symboles, des croyances, des expériences vives. « La liminalité est mieux regar-
71. Ibid., p. 49.
72. Ibid., p. 50-53.
73. Pour la reprise critique de la notion de « drame social », par Turner lui-même, voir : V. TURNER, « Social
Dramas and Ritual Metaphors », dans Dramas, Fields, and Metaphors, p. 21-59.
74. LAFARGUE, Le droit à la paresse, p. 53.
338
LITURGIE, LE TRAVAIL DE LA PARESSE
dée comme processus que comme état75 », écrit-il avec sa femme Edith. La liminalité
est le cœur d’un processus rituel, dialectique, transformateur et conservateur en même
temps. Pour expliquer la liminalité, Turner a toujours fait référence au schéma tripartite de Van Gennep, ce qui est à l’origine de pas mal de confusions, parce que si Turner se réfère à Van Gennep, c’est pour rendre opérationnelle, voire processuelle, son
intuition d’une période de réclusion, de marge, de liminalité soigneusement préparée
par la séparation initiale et symboliquement sanctionnée par la réintégration finale.
En amont de ceci, on trouve le « drame social » ; en aval, le « processus rituel », tous
les deux reliés par la liminalité rituelle religieuse76. La liminalité apparaît pendant la
troisième phase du drame social, celle du « redressement » et elle sera déterminante
pour une résolution bien achevée, c’est-à-dire, la réintégration et la réconciliation. Le
processus rituel se greffe au drame social à partir du moment où il faut avoir recours
à des ressources qui dépassent le domaine de la politique et du juridique, pour entrer
dans le domaine religieux. Ici, je ne peux que résumer, mais on voit bien comment la
liminalité de Victor Turner implique une façon de mettre la ritualité au centre d’un
contexte humain complexe et en mouvement. Au moins, dans les sociétés traditionnelles, là où le rite est encore une obligation. Mais qu’est-ce qui se passe dans nos
sociétés modernes, après la révolution industrielle ?
Certains se sont maintenant habitués à voir des rites partout, sauf dans les temples
et endroits religieux. Pas les rites religieux, naturellement, mais des constructions, des
explorations et des mutations autour des identités individuelles. La recherche rituelle
est en train de devenir le simple miroir des troubles d’identité des propres chercheurs.
Victor Turner nous avait mis en garde, notamment avec la manière très nuancée dont
il a élaboré la différence entre la liminalité religieuse stricto sensu et ce qu’il nomme
les phénomènes « liminoïdes ». « Le “liminoïde” ressemble sans être identique au
“liminal”77 ». Dans nos sociétés, non seulement aucun garçon n’est obligé de se faire
circoncire sous peine de ne pas être reconnu et intégré à la société comme un homme
adulte et responsable, mais aussi personne n’est plus tenu de participer aux rites religieux, exactement de la même façon qu’il serait embarrassant d’imposer l’obligation
à nos jeunes d’aller tous les samedis soir au cinéma. Certains aiment le cinéma ;
d’autres iront plutôt à la messe, le dimanche matin. Le cinéma, le sport, le théâtre, un
concert musical, aller au musée, peindre… les « liminoïdes », eux, ils se trouvent
partout, mais aucun ne possède un caractère normatif, ni même la messe dominicale.
Ils peuvent cohabiter ; non s’imposer. L’enjeu n’est pas relié à l’identité. Au contraire, Turner sait très bien que, dans les sociétés traditionnelles, l’identité des néophytes est refaçonnée à l’intérieur de la liminalité rituelle. L’enjeu du « liminoïde » se
trouve dans la fragmentation provoquée par la révolution industrielle et qui est à
l’origine de l’opposition travail-loisir. Dans les sociétés traditionnelles, il n’existe
75. V. TURNER, E. TURNER, « Religious Celebrations », dans Celebration. Studies in Festivity and Ritual,
Washington, D.C., Smithsonian Institution Press, 1982, p. 201-219, ici p. 202.
76. Voir notamment, le schéma présenté dans l’épilogue de On the Edge of the Bush. Anthropology as Experience, Tucson, Ariz., The University of Arizona Press, 1985, p. 293.
77. V. TURNER, From Ritual to Theatre. The Human Seriousness of Play, New York, Performing Arts Journal
Publications, 1982, p. 32.
339
ÂNGELO CARDITA
rien comme une division du travail ni comme des moments de loisir. Ici, le rite est
travail, mais le travail rituel est plutôt un jeu. C’est dans nos sociétés que le loisir est
un « non-travail », voire un « anti-travail ». « On travaille dans le liminal, on joue
avec le liminoïde78 ». D’une part, le rite religieux a perdu son caractère normatif de
travail ludique (ou de jeu laborieux) auquel tous les membres du groupe, sans exception, doivent prendre part ; d’autre part, toute une panoplie d’activités artistiques,
ludiques, sportives, spirituelles, intellectuelles s’est vue investie d’une puissance très
particulière qui s’exprime dans la capacité de rassembler en communitas, dans la possibilité d’ouvrir à des expériences holistiques, dans le pouvoir de guérir intérieurement… Les drames sociaux sont remplacés par les drames de la construction de
l’identité individuelle et les processus rituels sont remplacés par la quête de moments
de spiritualité (voire, de l’expérience fournie par les résidus de liminalité présents
encore dans les liminoïdes) sans aucun lien avec la tradition et l’institution religieuses. Ceci n’est pas du rite. Ceci n’est pas de la liminalité, mais seulement ses dérivés.
On dira que je me suis éloigné, apparemment beaucoup, de mon propos. Aucunement, car le régime de la paresse souhaité par Lafargue, sans laisser d’être le témoin
d’une possibilité de ritualité liminale, en est aussi de la transformation des conditions
humaines et sociales qui ont présidé à la fragmentation du rite et à l’irruption des liminoïdes. Un tel régime de la paresse est contre-structurel à l’égard de l’hégémonie
rituelle et sociale (économique). Alors, il se réclame d’une situation d’ambiguïté et
d’indistinction censée résoudre le drame social créé par l’idéal du travail et du progrès. De plus encore, le régime de cette paresse spectaculaire et bavarde est aussi le
signe de la dégradation de la liminalité rituelle normative, autant sur le plan politique
que religieux. Les deux jours festifs mentionnés par Lafargue sont précisément le
15 août et le 14 juillet. Le processus rituel liminal s’est grippé et il reste en panne. De
ce point de vue, c’est-à-dire, du point de vue de l’opposition d’un rite liminal périodique et des liminoïdes émergents de substitution, la référence au 15 août donne certainement à penser. La dégradation du caractère liminal du rite coïncide avec la dégradation progressive des différents langages et symboles qui configurent le rite.
Quand finalement on perçoit un tel phénomène, le rite est déjà disparu et il ne reste
que son cadavre, lequel ne produit plus de la synchronie, de la liminalité ni de la communitas. Toutefois, il peut montrer encore des marques ou des possibilités de liminalité — il est devenu un liminoïde. Or, le 15 août est la fête de l’Assomption de Marie qui est une fête d’une grande portée liminale du point de vue de la paresse en tant
que contre-structure radicale. Ce jour-là, en effet, on célèbre l’entrée de l’une de nous
dans le repos de Dieu. « Majestueuse, la fille de roi est à l’intérieur en robe brochée
d’or. Parée de mille couleurs, elle est menée vers le roi » (Ps 44[45],14-15). Venite
adoremus regem regum cujus hodie ad aetherum mater virgo assumpta est caelum.
Dans le régime de paresse de Lafargue, toutefois, le 15 août est plutôt le jour de
l’ascension de la Fatalité historique qui renverse la France capitaliste, le jour de la
revanche du prolétariat sur la bourgeoisie. Ceci est véritablement paradoxal, parce
que le 15 août liturgique célèbre aussi le grand renversement de la force du bras de
78. Ibid., p. 55.
340
LITURGIE, LE TRAVAIL DE LA PARESSE
Dieu qui « jette les puissants à bas de leurs trônes » et qui « élève les humbles »
(Lc 1,52). Magnificat anima mea Dominum. La fête de l’Assomption de Marie est la
fête de la liminalité de l’Église. Si elle peut être remplacée par n’importe quel « liminoïde », c’est qu’elle n’est devenue qu’une date inscrite sur un calendrier et non plus
une expérience bouleversante en mesure de révéler l’essence de l’Église dans le visage d’une humble servante endormie en Dieu. L’Assomption est la fête du témoignage du sommeil de Marie : elle fête son sommeil. Les deux traditions, celle de
l’Orient et celle de l’Occident, trouvent dans la liminalité de cette fête la seule explication acceptable, et, surtout, la propre expérience de désœuvrement ludique (voire
liturgique) et de dépassement du travail sérieux (voire, les différentes activités ecclésiales). Autrement dit : l’expérience de la « source » dans l’expression du « sommet ». Toutefois, de cette liminalité, il ne reste que des marques qui peuvent facilement se confondre avec les résidus de diachronie du rite. Mais c’est tout ce que l’on a
maintenant.
CONCLUSION
Prendre au sérieux le fait que la liminalité de la liturgie est devenue simple
« liminoïde » est de la plus grande importance autant pour la théologie que pour les
études rituelles en sciences humaines ainsi que pour leur relation d’interdisciplinarité.
La théologie trouve ici autant un défi pratique qu’un défi théorique. Le défi pratique
est le suivant : réduite à du liminoïde, la liturgie entre en concurrence avec d’autres
liminoïdes (les arts, les sports, les loisirs). La seule façon de faire face à une telle concurrence est de travailler l’immanence du langage rituel en profondeur de façon à
arriver à son propre dépassement linguistique de l’intérieur. Ce défi pratique rejoint et
relance le défi soulevé par le Mouvement liturgique et la réforme de la liturgie de la
participation active. Le défi théorique est le suivant : toutes les affirmations théologiques « sur » Dieu, sa grâce, son être, son action, ne sont que des traces, voire des
transcriptions d’une expérience liminale « de » Dieu, de sa grâce, de son être, de son
action. Alors, de discours sur Dieu, la théologie doit se convertir en discours de Dieu,
un discours greffé à des expériences — toujours médiatisées par des paroles et des
gestes liminaux — de dialogue et de rencontre avec Dieu.
Les sciences humaines, elles, ont tendance à être aveugles à l’égard de la liminalité précisément parce que celle-ci oblige à préciser ce que l’on entend par rite à partir
des rites religieux et du processus rituel dans lequel ils apparaissent en relation avec
la dimension structurelle de la vie sociale. Il appartient à la théologie de travailler la
donnée, consciente du fait que la liminalité religieuse s’est dispersée et se trouve aujourd’hui plutôt chez les phénomènes « liminoïdes ». Autrement dit, la manière théologique de travailler la liminalité devra être celle de la récupération d’une « présupposition » dans le but de son « explicitation » ainsi que de sa « réintégration ».
Par exemple, l’ephapax en théologie semble exclure la répétition rituelle et celleci en études rituelles peut ignorer celui-là. Or, autant la tendance théologique de parler
de l’ephapax sans le greffer sur la répétition que la tendance socio-anthropologique de
se concentrer sur la répétition en dehors d’un horizon ou d’un événement, ont pour
341
ÂNGELO CARDITA
conséquence aussi bien l’incompréhension de l’ephapax (pourquoi doit-il être répété ?) que celle de la répétition (qu’est-ce que l’on répète sinon le même, l’unique ?).
Ainsi, la théologie ne fait que réduire l’expérience de la singularité de la médiation
christologique aux discours que l’on fait sur elle. Les sciences humaines, elles, tombent dans la plus grande contradiction : elles n’acceptent pas la possibilité d’un discours sur les référents rituels, attachées à l’hypothèse non vérifiée de l’erreur référentielle du rite. Celui-ci n’est qu’un mécanisme en train de produire ou de signaler
quelque chose de caché qu’il faut trouver et déterminer précisément par la recherche
socio-anthropologique. Cette même hypothèse de l’erreur référentielle donne appui
aussi aux discours sur les significations socio-anthropologiques retrouvées, lesquelles
échappent ainsi à toute vérification79. On n’a que substitué le mythe religieux par le
mythe scientifique, sans questionner l’opération implicite qui permet un tel remplacement par l’opposition de la pratique des croyants à la théorie des chercheurs80.
Sur le plan socio-anthropologique, la liminalité doit être envisagée plus comme
processus que comme qualité, mais, sur le plan théologique, elle doit être recherchée
aussi comme qualité. C’est cet ajout qui, non seulement complète le parcours méthodologique, mais aussi est en mesure d’en montrer la teneur théologique, précisément
dans le sens de la transcription narrative et conceptuelle d’une expérience première
de liminalité. Alors, la recherche processuelle en études rituelles et la recherche des
qualités liminales en théologie peuvent et doivent interagir, parce que la contrestructure liminale n’entre en relation dialectique et dynamique avec la structure sociale que comme interruption ou pause. Autrement dit, la recherche de la liminalité
comme processus répond au mouvement dialectique de la relation, alors que la recherche de la liminalité comme qualité répond à la nature interne des phénomènes
contre-structurels. Or, en ce sens, si la structure présuppose l’agitation du travail, la
contre-structure présuppose quelque chose comme « le droit à la paresse », dont la
qualité la plus haute est sûrement la synchronie, c’est-à-dire, l’éternité du repos divin.
ÉPILOGUE : IL FAUT TRAVAILLER AUX ŒUVRES DE DIEU
Le refoulement de la liminalité liturgique vient à la lumière quand François Nault
se confronte à l’affirmation de Jésus sur l’agir constant de Dieu (Jn 5,15). Sa position
79. Le véritable enjeu se trouve dans cette imperméabilité à la vérification, voire immunité épistémologique,
un enjeu qui dépend de la prise de conscience de la différence des niveaux d’explication et des limites explicatives des sciences humaines, lesquelles, comme la théologie d’ailleurs, doivent aussi rendre compte de
leurs perspectives et points de vue.
80. Heureusement, des nouvelles perspectives semblent émerger. Dans ce sens, voir : J.-P. WILLAIME, « L’approche sociologique des religions. Une réduction de son objet ou une compréhension objectivante de celuici ? », dans A. FENEUIL, éd., L’expérience religieuse. Approches empiriques, enjeux philosophiques, Paris,
Beauchesne, p. 197-216 : « […] les sciences sociales des religions ne se réduisent pas à l’étude du nonreligieux dans le religieux, elles doivent aussi intégrer les “entités invisibles” dans leur approche et ne pas
se satisfaire d’une curieuse division du travail qui laisserait Dieu à la théologie. De ce point de vue, Albert
Piette a raison de critiquer l’athéisme méthodologique pratiqué par les sciences sociales si on confond cette
posture avec l’exclusion des dieux de l’analyse. À notre sens, on pourrait parler au contraire de théisme
méthodologique à condition de préciser que l’on se situe dans le cadre d’un agnosticisme épistémologique » (p. 209).
342
LITURGIE, LE TRAVAIL DE LA PARESSE
est correcte, mais il y a là un angle mort. Avoir la foi n’est pas une question de conviction idéologique, mais de faire la vérité, tel que l’on infère de la réponse de Jésus à
Nicodème (Jn 3,21). Ainsi comme l’œuvre du Père n’est que « désœuvrement », ainsi
la foi, le faire la vérité, ne consiste qu’à s’engager totalement dans le témoignage de
telle façon qu’il soit impossible de détacher le sujet de son action. C’est correct, mais
incomplet, parce que la réponse à l’énigme du travail divin est donnée plus loin dans
le chapitre 6 de l’Évangile de Jean, quand Jésus explique à la foule : « Il faut vous
mettre à l’œuvre pour obtenir non pas cette nourriture périssable, mais la nourriture
qui demeure en vie éternelle […] » (Jn 6,27). Alors, interrogé sur le travail aux œuvres de Dieu, il répond : « […] l’œuvre de Dieu c’est de croire en celui qu’Il a
envoyé » (Jn 6,29). Et croire ici est manger la chair et boire le sang du Fils envoyé
pour demeurer en lui et pour que lui demeure avec le croyant. Si l’on accepte que le
rite est présupposé par le récit comme le « prétexte » du texte, alors la foi, faire la
vérité est très concrètement le faire rituel, le faire qui assimile celui qui fait à ce qu’il
fait, celui qui mange à ce qu’il mange.
Ainsi, celui qui croit, de même que celui qui mange du véritable pain descendu
du ciel sans payer, sans travail et sans effort, celui-là a la vie éternelle (Jn 6,47 et
50.51.54.58).
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