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L’être, le sens et le réel Mémoire rédigé par Florian FORESTIER Sous la direction de Madame le Professeur Catherine MALABOU Université PARIS 10 Année 2004-2005 Remerciements : A Catherine Malabou pour avoir accepté de diriger ce travail, et pour avoir écrit les ouvrages qui lui ont donné matière à se poursuivre. A Alain Cugno et François-David Sebbah pour les discussions qui en ont stimulé l’écriture. A Jean-Luc Nancy pour avoir pris la peine de me répondre et m’avoir prodigué ses encouragements ; pour être à l’origine de l’oeuvre qui m’a guidé. A Julien Starck et Mathieu Aud’hui parce qu’en dépit de nos divergences, ce texte est issu d’un souci commun que de nombreux échanges ont alimenté A ma mère pour m’avoir soutenu et assisté. A mon oncle Daniel Tisseyre pour m’avoir aidé pour la mise au point du texte et sa mise en en forme informatique. Plan Introduction, P. 4. Le sens et la temporalité. P. 14. Le présent, ou « l’être au présent ». Apories. P. 25. La présence, le sens et l’origine du monde. La singularité. P. 37. Architecture de la presence 1 : Forme et perspective. P. 52. Architecture de la présence 2 : Echelles, consistances et rythmes. P. 65. Réel et engagement 1 : la question de la méthode. P. 77. Réel et engagement 2 : L’indivisible plutòt que le divisible. P. 86. Conclusion P. 94. Annexe Le « concept de Dieu ». P. 98. Retour sur la déconstruction. Le statut de la vérité. P. 102. Index. P. 106. Bibliographie. P. 108. Introduction 1. Heidegger s’est appliqué à penser cette chose insaisissable que ce qui se présente ne le fait jamais que dans ce qu’il a appelé « l’ouvert de la présence ». Ce qui est n’apparaît dans un horizon à partir duquel il devient pensable et « calculable » qu’à partir du fait d’être, lequel constitue la dimension originaire dont toutes ses variations intelligibles peuvent se dégager. En d’autres termes, toute appréhension de ce qui est en terme d’objet saisi dans la permanence instituée de ce qu’il présente, ne fait jamais qu’occulter que c’est en tant que ce qui se présente est qu’il peut entrer dans le jeu de la présence. Tout « lissage du temps » dans l’enchaînement d’une série d’objets liés les uns aux autres et désamarrés inverse le mouvement originaire de l’exister et le saisit dans l’essentialisation de ce qu’il projette plutôt que dans le geste en lequel il s’en investit. A force de s’abandonner de cette façon à l’occultation de ce qu’est la présence, on finit par établir sa vie selon des plans qui chassent abstraitement tout sens de l’effectivité de l’exister, pour le mettre au crédit d’une production elle-même suspendue et vaine. Ou alors on finit par tomber dans « l’à quoi bon », le triste résidu d’une histoire appréhendée téléologiquement à partir de sa fin dès lors que cette fin se brise, s’évanouit dans le néant ou se poursuit indéfiniment comme les pièces de Beckett. C’est exactement contre cette tendance insidieusement à l’œuvre qu’Heidegger nous prémunit : « Ce qui séjourne toujours en passant, le présent, se déploie depuis et selon le double ajointement de la présence à l’absence. Mais en tant que présent, ce qui séjourne toujours en passant, da Je-weilige, peut, précisément lui et lui seul, demeurer en son séjour, s’arrêter en son séjour.  Cité oralement par Didier Franck lors de son séminaire Heidegger et le christianisme, à Paris X et à l’ENS de Paris. Nous n’avons pas pu trouver les références précises de cette citation. » Comme l’expliquait Didier Franck dans son séminaire sur Heidegger et le christianisme, l’être est articulé, c’est-à-dire qu’on ne peut comprendre le mouvement de l’existence sans penser l’articulation selon laquelle elle accède à elle-même. L’étant est étant seulement parce qu’il est, mais il n’est qu’en cela qu’il se présente en s’instituant, en se détachant du fait brut de l’être pour se manifester comme une constance. Mais ce qui est n’est autre que ce qui se tient dans l’ouvert de la présence, et celui-ci n’est rien à son tour que le fait pour le monde articulé où se montre l’étant d’être « vraiment », en et à partir de soi-même. Tel est le « pli » de la présence : l’être est originairement un « s’accomplir de soi-même », en lequel le présent se retourne et se plie, « se charge de lui-même », bref, s’assume en tant qu’il est le présent - c'est-à-dire ouvert sur l’énigme du fait d’être. Le « qu’ » est l’objet insigne de la pensée de Heidegger. En lui, le reflux vers la présence dans l’assomption du présent n’est pas un rétrécissement de la temporalité, mais une écoute de l’articulation originaire de celle-ci Selon laquelle se joue le jeu du présent, du passé et de l’avenir. Cf. Temps et Etre, dans Questions III et IV.. Cette réserve, c’est le dépouillement du poème qui recueille la proximité de la terre, le geste du poète qui consent à l’existence et reflue vers ce que la parole prononce originairement Elle qui est la di-mension de l’être. Cf. en annexe, notre lecture de L’origine de l’oeuvre d’art. . La parole est l’espacement originel d’un jeu de tensions Qui a d’abord été pensé comme combat du monde et de la terre, puis comme le jeu des quatre, la terre, le ciel, les divins et les mortels. . En elle se joue « l’appropriation à soi de la tâche de l’être ». Pour l’entendre, la poésie se veut un toucher du silence. 2. Dans ce retrait, cette réserve, quelque chose se clôt pourtant dont Heidegger ne parle pas. On ne sait pas - et le pessimisme de Heidegger lui-même n’est guère encourageant - si le poète, en cette tenue, fait autre chose que celui qui se retire sur la plus haute dune en espérant que la mer l’épargnera. Quand nul ne sait où la mer s’arrête, on ne sait pas non plus si les derniers îlots préservés ne vont pas bientôt disparaître à leur tour, et si, dans une résistance farouche à la clôture, nous ne sommes pas déjà les proies de ce à quoi nous résistons. Peut-être la garde de l’être impose-t-elle au contraire que ses bergers rompent leur réserve et qu’ils osent à leur tour dévaler dans le tumulte de l’étant… L’existence quotidienne est quotidienne au point que son pouvoir d’érosion finit par défaire les procédés que nous avons mis en place pour rester sur le qui vive et ne pas nous laisser sédimenter dans l’atemporalité de l’habitude. Heidegger a beaucoup insisté sur ce point : le monde, ouvert pour et face à nous, est un horizon général de stabilité (de solidité et de fiabilité, en allemand Verlässlichkeit) auquel nous nous confions. L’existence ne peut être que quotidienne, parce que tout surgissement demande qu’on lui aménage un terreau. Sans ce sempiternel retour du même, sans la mise en forme que Kierkegaard nomme la vie éthique, rien : rien qu’on puisse bâtir, aucune proximité qu’on puisse préserver, aucune distance qu’on puisse accueillir. L’étranger, l’errant absolu, celui sur qui aucune temporalité n’a prise, flotte plutôt qu’il n’existe et ne vit pas plus qu’une vie hallucinée Nous ne lisons seulement le désarrois ni la quête d’un bonheur immédiat dans l’Etranger de Camus mais quelque chose d’inhumain, d’insoutenable. . Que cette fluence soit entretenue dans la culture de l’affect, l’intensification et la machination de son corps n’y change rien, bien au contraire. Qu’est-ce d’abord qu’une pure intensité ? Quelle pureté se conserverait, hors de l’immédiateté de sa manifestation autrement qu’en une fuite d’affect à affect, en ouvrant une véritable dépendance ? Une existence engloutie dans l’affect se cherche à tâtons plutôt qu’elle ne s’exalte. Elle se traverse en plein vertige et ne retient rien du paysage. Nous ne cessons d’oeuvrer dans et pour le monde, de nous engager à l’intérieur de son cercle d’échanges, serré par les échéances et les temporalités qui le gouvernent. Il y a les temporalités journalières, le temps du travail, le temps des sociétés ; il y a celui des calendriers, celui des petites choses, il y a les aménagements à l’intérieur d’espaces-temps plus réduits… Mais il y a aussi les temps biologiques, qui s’accommodent tant bien que mal aux calendarités professionnelles. Il y a les temps du projet… Il y a même la temporalité spéciale de l’inconscient, celle qui ne connaît plus la durée, l’avant, l’après, et qui n’est qu’une sédimentation anarchique à laquelle se confrontent et se ressourcent les stratégies d’individuation. Nous avons tenté de retracer ailleurs Cf. à ce sujet notre texte d’annexe, La prise du symbolique sur le vivant. , en suivant le chemin balisé par Bergson, Deleuze, Catherine Malabou ou Bernard Stiegler, comment la prise temporelle elle-même se constitue dans le rapport réciproque de ses rythmes sans qu’on puisse y déceler plus que la puissance d’une pesée. Dans L’avenir de Hegel, Catherine Malabou commence par insister sur le fait que le « concept du temps a lui-même des moments, il se différentie et donc se temporalise lui-même » L’avenir de Hegel, p. 29. , base de sa réflexion. Il faudrait insister à ce niveau sur le fait que l’existence humaine est faite de trajets et qu’elle ne consiste même qu’en cela. Plus encore que celle de « vitesses différentielles », introduite par Deleuze, l’idée de trajet fait joint entre les concepts bergsoniens et heideggériens de la temporalité et permet peut-être de réinscrire dans l’édifice heideggérien la richesse infinie des différentielles bergsoniennes. Par trajets, nous pensons à tous les enjambements, toutes les attentes, les automatismes et les habitudes qui sont une ossature obligée de l’existence. La spatialité heideggérienne explicite cet ouvert, cet aller-au-delà-de-soi du sens dans lequel le Dasein s’abandonne et se retrouve, s’engage dans un espacement qui l’outrepasse, recueille ses actions ou leur résiste. Mais elle n’est pas faite d’autre chose que de trajets. Trajets mondains, d’un point à l’autre (dans une ville que l’on redécouvre parfois à l’occasion d’un livre ou d’un film, dans sa consistance propre toujours enjambée), autant que trajets intellectuels du raisonnement … C’est peut-être en littérature que cette articulation de l’existence est la plus patente, puisque, pour qui écrit, la question de la mise en résonance du rythme d’un récit avec celui des accidents du monde qui le supportent s’impose tout de suite : précisément la question de ce qu’on retient ou supprime, de tout ce que le regard dispose ou impose. On a pu, comme les tenants du nouveau roman ou comme Ponge et ses disciples, chercher à désubjectiver et à sevrer l’écriture de ses dépôts affectifs et symboliques. Il s’agissait par là en quelque sorte de redescendre en deçà du monde constitué, dans une pure immanence abstraite de lignes, de forces et de flux - toute une machinerie cachée modelant et polarisant le langage comme une plastique. Citons par exemple Le morceau de viande Cf. Le parti pris des choses, p. 64. Ici, on renvoie aussi bien entendu à l’étude de Deleuze sur Vendredi ou la vie sauvage de Tournier, sûrement un des textes les plus clairs et les plus explicites sur la question. Cette strate primitive, explique Deleuze, c’est Spéranza telle qu’elle se dresse une fois la « structure autrui », qui organisait la profondeur du monde, résorbée à force de solitude. Dès lors, plus de chemins courbes, plus de renvois, plus d’insondables couches interprétatives : de la roche et de la terre nue, un soleil dur et vertical, un ciel géométrique. On rappellera aussi les premières pages du Livre des fuites de JMG Le Clézio : « Il y eut un jour où celui qui s’appelait Hogan marcha sur son ombre dans les rues de la ville où régnait le soleil dur. La ville était étendue sur la terre, espèce d’immense nécropole aux dalles et aux murs éblouissants, avec le quadrillage des rues, des avenues et des boulevards. Tout était prêt, on aurait pu dire, et fixe pour que les choses se passent ainsi. C’était un plan méthodique où il ne manquait rien, presque rien. », p. 14. , de Ponge. « Chaque morceau de viande est une sorte d’usine, moulins et pressoirs à sang. Tubulures, hauts fourneaux, cuves y voisinent avec les marteaux-pilons, les coussins de graisse. La vapeur y jaillit, bouillante. Des feux sombres ou clairs rougeoient. Des ruisseaux à ciel ouvert charrient des scories avec le fiel. Et tout ça refroidit lentement à la nuit, à la mort. Aussitôt, sinon la rouille, du moins d’autres réactions chimiques se produisent, qui dégagent des odeurs pestilentielles. ». Mais il y a quelque chose de factice à chercher une strate originelle qui ne serait de rien d’autre que forces et d’influx tectoniques, et c’est peut-être une écriture picaresque « des strates », un nomadisme descriptif qui a fini par accomplir au mieux ce projet de désaliénation (ce point sera développé dans le corps du mémoire). 3. Le monde humain est l’enchevêtrement d’une multiplicité immense de trajets qui s’enchâssent à différents niveaux. Ils sont ses degrés de consistance. Ce monde est une « technique de gestion de la temporalité », c’est-à-dire qu’il est non seulement un processus de prise sur le temps (ce que certains animaux supérieurs peuvent faire également) mais un processus selon lequel le « rapport à » constitutif de l’exister est avant tout rapport à lui-même et prise sur la forme de son engagement dans le monde. De cela, il ne tient que par ce qu’il laisse dans l’ombre, c’est-à-dire les axes et les béquilles qu’il ne cesse de se donner. C’est un des traits de génie de Bergson d’avoir mis à jour cette multiplicité de temporalités dispersées, greffées les unes dans les autres selon différents niveaux d’institutions, qui cohabitent selon les degrés de tension correspondants et s’expriment les unes les autres selon le frottement, la solidarité ou la contradiction de leurs exigences. Heidegger a accordé peu d’importance à cet aspect de la pensée bergsonienne qui l’a pourtant influencé par ailleurs. Quiconque cependant acquiert un double regard sur sa propre expérience se rend compte qu’elle ne tient que dans le froissement et la tension des temporalités. Même la temporalité des choses, même l’attention tournée vers l’assomption de l’habiter s’exécute selon une modulation qui orchestre ses exigences et ses degrés de fermeture. Le trajet est par essence un temps voilé, le temps du médiat et du support. Il est le temps préconstitué qui se fait vecteur du temps de la « prise existentielle ». Pour le dire autrement, le Dasein « fait sienne la non vérité Cf. Etre et Temps, Paragraphe 59.  » au sein des régularités, des jalons, des nodosités qui libèrent, dans les plages et les degrés de libertés ouverts par ce « sacrifice », le rythme singulier de son souci, ainsi délivré de l’usure de la « négociation ». Il suffit de penser au poète qui pour rester en poésie doit écrire, et qui pour écrire a besoin d’un matériel auquel il se confie, sur lequel il ne peut pas baisser les yeux, justement parce qu’il est le vecteur de son accession à la « terre ». Tous ces durcissements ont pourtant leur envers, puisque, dès lors que quelque chose les défait, ils laissent le Dasein brisé. Ils ont presque à chaque fois valeur d’institution d’un ordre. Il ne s’agit pas seulement de l’alternative du Sous-la-main et du Devant-la-main dont parle Sein und Zeit, mais du surgissement toujours inattendu de l’événement qu’aucun recueillement ne peut venir amortir. Tout peut arriver. Si nous ne cessons plus ou moins de nous tenir dans l’abandon au surgissement éventuel de l’immaîtrisable, celui-ci nous prend souvent au dépourvu. Se tenir prêt, voir venir, c’est déjà s’assurer une certaine prise. S’attendre à tout est aussi abstrait que ne s’attendre à rien – c’est finalement se nier, être un désert ou une feuille morte, c’est-à-dire s’enferrer dans la plus pernicieuse des routines. On ne peut s’attendre à tout qu’à travers un certain prisme et une certaine forme assumée qui assure justement notre capacité à adhérer à l’événement, c’est-à-dire à l’accompagner et l’accueillir comme tel. Mais alors, justement, l’événement par excellence sera toujours celui qui « frappe au dessous de la ceinture » et qui détruit la possibilité même de cette position. Se donner un sol – ce qui nous semble nécessaire – conduit au danger de voir le sol lui-même se dérober, s’effriter, s’engloutir. Dès lors insiste aussi, au deuxième degré, la nécessité de penser le mouvoir de ce sol, sa propre passibilité à la transformation, un sol du sol qui ne soit pas l’Autre de l’Autre du tournant théologique de la phénoménologie. C’est ce que Catherine Malabou a conceptualisé avec l’idée de plasticité (qu’elle résume, de façon très éclairante par la formule « susceptible de donner et de recevoir la forme Cf. Interrogée par Mark Alizart pour la revue MUL, http://mul.club.fr/mul20-2.htm. ») Cf. L’avenir de Hegel pour l’exposé technique, et La plasticité au soir de l’écriture pour le programme que ce concept amorce. , dont nous aimerions nous inspirer en proposant, toujours selon un schéma heideggérien, la conjonction d’une herméneutique et d’une axiomatique. 4. C’est au niveau de la question du sens qu’une telle question se pose puisque ce sont ses processus de formation et de stratification qui le rendent suspect et appellent, au-delà de Heidegger, à la méfiance devant ce qu’il dépose. Marx, Nietzsche et Freud ont semé le doute dans la confiance traditionnelle des philosophes en appuyant que tout ce qui est de l’ordre du sens, c’est-à-dire attestable par une reprise réflexive ou herméneutique C’est une définition sommaire dont nous contenterons pour le moment. Mais il est évident que nous ne nous en tiendrons pas là et que ce sera vers l’idée du « sens nu » de Jean-Luc Nancy que nous allons nous allons nous acheminer. , est de fait suspect. La déconstruction heideggérienne de la subjectivité – en tout cas telle qu’elle est explicitée dans les premiers moments de son oeuvre – parachève d’une certaine manière la critique kantienne. Le sujet, disait déjà Kant, ne peut en aucune manière être décrit sur le mode de la substance, c’est-à-dire comme une identité d’essence qui se maintiendrait en soi. Autrement dit, le « je » n’est pas un réceptacle étranger à ses déterminations empiriques, mais doit être pensé à la fois phénoménologiquement comme continuité et unité prescrite par l’articulation du sens interne et du sens externe et logiquement comme attribution de toute pensée à l’unité logique d’un sujet. Heidegger, poursuivant ce mouvement, a récusé toute position souveraine d’une subjectivité maîtresse de ses représentations et transparente à ses choix, pour lui substituer un mouvement selon lequel c’est le mode d’être du Dasein, d’être-le-là (autrement dit, d’étant dont le mode d’être fait qu’il y a un là qu’il est) qui l’appelle à s’assumer comme étant le là qu’il est (et où il est). Dans Kant et le problème de la métaphysique, Heidegger décrit, par sa reprise de l’imagination transcendantale, la réceptivité de soi par soi, autrement dit le mouvement par lequel, sans cesse, le soi s’approprie à lui-même comme celui pour qui il en va de l’être. En ce mouvement, il ne cesse de s’approprier lui-même comme celui qui est appelé par l’être dans la mise en œuvre de ses possibles, celui qui doit se récupérer comme étant celui qui est celui qui projette les possibles qu’il projette. A l’inverse, la déconstruction des maîtres du soupçon aborde la subjectivité comme la torsion qui plie tout sens à ses propres intérêts et prétend se donner une objectivité qu’elle falsifie en amont des critères logiques, interprétatifs ou simplement sémantiques selon lesquels elle la présente. Dès lors qu’une énonciation est pliée sur son énoncé, dès lors qu’il y a reprise, intervient une épaisseur subjective par laquelle le discours consiste, et dans cette consistance, s’aveugle. Cette épaisseur auto-interprétée ne peut, par principe, rendre compte de la position dont elle s’élève, cela en particulier parce qu’elle est astreinte à l’articulation langagière. Dès lors, toute philosophie, même celle qui se décide objectivement pour la suppression d’une subjectivité, est suspecte et c’est la stratégie même selon laquelle on philosophe qui est remise en cause. Autrement dit, même si Heidegger n’entre assurément pas dans la catégorie des penseurs dupes de l’illusion du sens (ni Kant, très certainement), il le reste encore d’une certaine manière dans le mode d’exposition de sa pensée et dans la stratégie selon laquelle il la rend opératoire. Pour les lecteurs intransigeants de Marx et Freud, seuls les faits, dès lors qu’ils sont contrôlables et qu’on peut les inscrire dans un protocole qui en expulse toute subjectivité, peuvent délivrer quelque chose du réel. Un tel programme, qui est aussi celui des sciences cognitives contemporaines, revient à une forme de machiavélisme subjectif : le soi n’y serait que l’instance de centration qui prendrait à son compte les déterminations extérieures, la fortuna, pour les réinvestir en les interprétant dans le registre du sens, aveugle à ce qui les conditionne réellement et donc à la « réalité » (nous sommes obligé de faire avec l’ambiguïté de mot) de leur insertion dans les faits. Le réel, nous rappellent ces maîtres du soupçon, n’est pas ce en quoi nous nous engageons symboliquement, qui est nécessairement construit. Il ne se mesure pas à cette aune là, n’est rien de ce que nous pouvons intégrer ou comprendre, n’est pas ce que nous avons lissé et aménagé, du moins pas dans les termes selon lesquels nous nous y abandonnons. Mais – là est toute la différence d’avec Heidegger – il n’est pas non plus rien, car si le réel n’est pas la réalité, il est toujours le réel de la réalité, scandé et déployé à travers les exigences de la réalité, avec tout ce que cela impose de ruses et de calculs. Ce que les maîtres du soupçon nous rappellent – essentiellement Marx et Freud puisque Nietzsche apporte plutôt à cela l’antidote – c’est que nous vivons dans un monde de faits et que, si on est appelé avec Heidegger à questionner « le fait qu’il y ait le fait », on ne peut en aucune manière s’y affronter sans prendre garde au « fait que précisément il y a ». Celui-ci est traité de deux manières qui toutes deux nous intéressent. D’une part, dans « l’état de fait » indubitable tel qu’il peut être mis en évidence (que les hommes souffrent, que les faits dont on parle sont des faits réels, bref, que le monde est aussi posé comme monde parce qu’il exige d’être transformé, politiquement quand on parle des sociétés, ou thérapeutiquement dans le cas des « âmes malades »). Que cette transformation à son tour exige qu’on mette à nu des processus selon lesquels les faits sont mus ou rapportés les uns aux autres. Il est important de noter que, quoi que puissent en penser certains marxistes totalisants, cette recherche est surtout pragmatique et empirique : elle est encadrée par une méthode Cf. Lire le capital, en particulier Du « Capital » à la philosophie de Marx. et ne prétend pas exhumer une strate ultime qui commanderait tout le déploiement du sens et des institutions, mais ne peut pas non plus se contenter, à la manière de Deleuze ou Castoriadis, d’une ontologie du sens qui n’y ouvre pas des fenêtres effectives et déterminées aptes à accueillir un engagement immédiat et ponctuel. On discerne d’emblée le type d’axiomatique ici pointée, et qui veut que les prescriptions d’action soient articulées à une fin et antérieures, voire indifférentes à leur reprise herméneutique. Mais il paraît à première vue difficile de concilier une indexation axiomatique au réel, qui impose parfois un aveuglement volontaire, voire l’insistance butée d’une bêtise, et la libération de la présence, par principe retirée dans la réserve. Est-il possible, par exemple, d’être à la fois Gracq et Sartre ? Il nous semble qu’une bonne partie de la philosophie française des années 70 (citons avant tout Lacan, mais aussi Deleuze, Derrida, Foucault ou peut-être Lyotard) s’est posée cette question, et que la solution qui s’impose est l’approfondissement du cadre en monde, l’enveloppement du poème au creux du récit. Confier, comme Ricoeur, la mise en mythe originelle de l’existence à l’articulation du récit, à la mise en abîme du fond celé plutôt qu’à la proximité, telle nous semble la direction à prendre. Mais Ricoeur, plus volontiers à l’écoute de Husserl que de Heidegger, a entièrement rabattu cette mise en mythe sur le registre herméneutique, restant par là dans ce que Heidegger nommerait l’oubli de l’être. Dès lors, au contraire, qu’on tente de trouver une approche heideggérienne de cette direction, c’est le thème de l’événement qui s’y libère – non pas seulement l’événement manifeste qui est un paroxysme, mais l’événementialité de tout exister en son fond, la syncope permanente qui transit son articulation et y rappelle sa singularité. Il s’agit donc d’une mise en résonance, laquelle nous semble tout à fait propre à accueillir l’exigence axiomatique. Seulement celle-ci fait du monde son cadre. Au grand récit qui approfondit le fait de l’être, seul la rigueur abstraite d’une éthique convient : éthique régulatrice qui ne cesse de destiner, à travers la mise en série de ses différentes temporalités, l’individu à la communauté, en quoi on peut comme Jean-Luc Nancy parler de singulier-pluriel. Une éthique de contrainte latérale plutôt qu’effective, une permanente injonction à l’engagement et à la décision. On retrouve aussi chez Levinas une telle impulsion, adverse aux tentations de la fatigue, qui force ceux-là même que la griffe de la mort enferme à s’ébrouer, à s’arracher à la plate éternité des somnolences. « L’engourdissement de la fatigue est bien caractéristique. Il est une impossibilité de suivre, décalage constant et croissant de l’être par rapport à ce à quoi il reste attaché, comme une main qui lâche peu à peu ce à quoi elle tient, qui lâche dans l’instant même où elle tient encore. De l’existence à l’existant, p.42.  » « L’effort s’élance de la fatigue et retombe sur elle. Ce qu’on appelle la tension de l’effort est fait de cette dualité d’élan et de fatigue. Le moment créateur de la force s’accomplit certes malgré la fatigue par un risque. Mais cette création ex nihilo en tant qu’effort doit dans son instant même triompher du désespoir et du lâcher tout de la fatigue. Ibid, p. 44.  » Par fatigue, c’est bien sûr de toutes les routines, de toutes les facilités, de toute les « mises en veilleuse », bref, de tous les relâchements de tension dont il est question. Mais cette tension n’est pas la concentration, mais bien plutôt le fait d’être « à son affaire » dans le monde, c’est-à-dire d’accueillir ce qui vient en présence, l’événement articulé, dans son initialité, sa nouveauté, son exigence inquisitrice. 5. Nous sommes donc conduit à assumer de concert : Une théorie de la forme qui ne réduise pas celle-ci à la permanence et permette d’accueillir la mise en mythe sous forme articulée et la perspective, de sorte que des passibilités d’engagements s’y ménagent d’emblée. Il ne s’agit pas tant d’une forme interprétative que de la manière dont on répond à la sollicitation du monde « en tant que » sans être absorbé par cet « en tant que », mais en faisant de lui la matrice d’ouverture à la béance de l’être. Une éthique selon laquelle cette forme elle-même est maintenue en éveil. Si la forme telle que nous l’envisageons assume le terme de plasticité, théorisé par Catherine Malabou dès L’avenir de Hegel Puis éprouvée dans Le change Heidegger et récapitulée dans son principe et son histoire par La plasticité au soir de l’écriture qui est notre principal référent à ce sujet, puisqu’il s’agit de l’ouverture d’un chantier, passer du paradigme de l’écriture à celui de la plasticité. , l’éthique y devient l’aiguillon qui anime et fait coulisser la forme, son « plasticiter ». L’éthique, c’est la théorie régulatrice des « capteurs » et des prothèses plastiques qui assurent la prise réciproque des formes. Au niveau le plus haut, elle est la respiration de la forme – sa destination vers l’altérité, et en cela, reprend la deuxième formulation de l’impératif catégorique : «Agis toujours de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais seulement comme un moyen ». A ses niveaux inférieurs, il s’agit de tous les exercices qu’on s’impose, les jalons qui coordonnent notre être-au-monde (par exemple, se passer le plus souvent possible de la première à la deuxième personne du singulier dans un récit) : de telles intrications, quoiqu’on en pense, sont agissantes, et la prise dans les institutions mondaines rythme l’accueil de la présence. D’une manière bergsonienne, ajoutons qu’il y a là aussi un processus de libération de la liberté qui s’effectue dans le travail d’aménagement de la durée. Quand vient l’événement, quand arrive le choc, nous ne sommes plus vraiment libre, puisque le rôle du sujet Et non exactement de la subjectivité à laquelle nous aurons plutôt tendance à rendre une certaine épaisseur kantienne. est plutôt celui d’assumer les changements de strates interprétatives et de recentrer le sens d’une réaction Quand vient l’action, il y a bien cette « bêtise » et cet « aveuglement » dont nous avons parlé et dont le sujet se fait le support. Aveuglement qui peut être aussi bien passivité liée à la colère que foi ou passion libératrice. . La liberté ne peut au contraire que se travailler dans la durée car la « libération de la liberté » dont on parle après Heidegger risque elle-même d’être une idée vide si sa responsabilité n’engage pas immédiatement en une factivité à laquelle on échappe pas. Si liberté n’est rien d’autre que « la liberté de l’être, c’est-à-dire l’infinie inessentialité de son être-fini, qui le livre à la singularité où il est soi  Cf. Jean-Luc Nancy, L’expérience de la liberté, p. 18. », n’est-ce pas aussi alors que « c’est ce qui est qui est vraiment, et ce qui arrive qui arrive vraiment » ? Que c’est tout ce monde là, tout ce qui s’ouvre en lui, ce dont aucune extériorité n’est possible, qui est vraiment - c’est-à-dire frappé dans toute la factivité de son étantité du fait d’être ce qui est vraiment, à chaque fois, pour de bon ? Et dès lors n’est-ce pas la pure fonction référentielle du récit qui tranche sur la garde du sens, et la liberté est-elle vraiment liberté sans une stratégie en durée qui maintient à vif le pli d’être soi en l’impliquant dans une tâche qui se réalise – cela, avec toutes les compromissions avec l’impropre, tous les entraînements Pensons à une danse. Pour pouvoir danser, un corps doit aussi s’imposer une série d’exercices répétitifs, d’échauffements, de musculation, etc. Mais ceux-ci ne valent que dès lors qu’ils sont assumés, accueillis et interprétés « dans la durée ». qui s’imposent ? En dernier lieu, c’est aussi vers une forme de réalisme que nous nous acheminons par là, puisqu’il n’est pas d’autre raison de transir le sens dans la forme que d’y manifester l’abrupt du réel. Que le sens soit, en sa fonction signitive, subordonné au réel et qu’il ne l’épuise pas, nous l’acceptons sans peine Jocelyn Benoist le montre très clairement dans son dernier ouvrage, Les limites de l’intentionnalité. et accordons qu’un tel excès ne cesse d’avoir lieu. Mais que cet excès advienne, d’une manière ou d’une autre, en creux, à la manifestation, autrement dit que l’exigence du réel se manifeste à même le sens (non comme nécessité de compléter le sens et de le porter, mais comme engagement avéré), voilà ce que nous cherchons à comprendre. Heidegger a donné les armes les plus puissantes de notre temps pour ces questions : précisément que pour que sens il y ait, il faut que « soit » en vérité ce dont le sens dessine la contrainte, et que c’est dans cette impossible assomption de l’être (assomption qui se joue hors de toute herméneutique et de tout idéalisme Il ne nous semble absolument pas tenable d’accuser Heidegger d’idéalisme quand on lit sérieusement, avec l’attention requise, des essais comme L’origine de l’oeuvre d’art. ) qu’est toute la question. Parce que la matière de notre questionnement est fugitive et diverse, il nous paraît plus cohérent pour ce travail d’adopter la forme d’une suite d’articles dont les perspectives se croisent et se chevauchent parfois. En toute rigueur, nous ne savons dans quel ordre précis il faudrait exposer les jalons de notre enquête, sachant que cette difficulté vient de son objet même. Si unité il y a, nous ne pouvons justement la donnée synthétisée comme une seule perspective organique. Pour les matières dont nous traitons, cette unité ne peut être autre chose que le résultat d’ensemble forgé par le concours d’une série d’esquisses qui prennent chacune une perspective choisie et la déploient. Pour cela, nous tentons de tirer leçon du mode d’exposition qui a été choisi par Heidegger lui-même : non plus le traité massif, dont l’unité est la faiblesse, mais une série de conférences courtes, dont la congruence amène l’unité bien plus que le lissage a posteriori. Il y aura donc presque nécessairement des recoupements, puisque certains thèmes seront à la fois rencontrés lors d’un parcours et développés pour eux-mêmes en un autre parcours. Ajoutons enfin que ces articles participent d’une perspective qui se revendique de Heidegger. Si parfois ils s’aventurent à formuler des arguments ou à proposer des types de problématiques plus proches de la philosophie analytique, ils le font « en toute naïveté », en foulant peut-être des terres mille fois foulées. C’est que ce qui peut nous paraître requis d’un point de vu phénoménologique hétérodoxe aura pu nous apparaître, à partir de cet a priori continental, d’un intérêt fondamental, même si cela peut-être tout à fait évident pour d’autres types de problématiques. Le sens et les temporalités Ce premier article est tout entier consacré à l’énigme du sens, sans que des problématiques d’auteurs plus ou moins spécifiques ne viennent s’y insérer Nous ne cachons pas que l’ouvrage de Jean-Michel Salanskis, Sens et philosophie du sens, nous a influencé à ce sujet – même si nous revendiquons une filiation plus heideggérienne que levinassienne. – même si, bien sûr, on ne manquera pas de reconnaître quelles sont les conceptions qui l’influencent. Nous cherchons ici en effet à expliciter cette question cruciale dont on se tient souvent quitte, qu’on subsume souvent derrière l’idée d’un « sens de » et qui constitue méthodologiquement un préliminaire obligé. En effet, sans le sens, ou tout du moins sans une idée appropriée du sens, nous ne savons rigoureusement pas de quoi nous parlons quand nous investissons des problématiques phénoménologiques ou existentielles. Nous prêtons ainsi le flanc aux critiques que peuvent formuler les tenants de la naturalisation ou de la logicisation des questions dont nous traitons et nous nous offrons « en pâture » aux partisans les plus durs des sciences cognitives. Tenter de nous placer immédiatement dans la dimension du sens, c’est à l’inverse nous poser avant toute autre chose la question de la spécificité philosophique, cela pour rendre plus visible le terrain sur lequel nous allons œuvrer. A. Le sens et la temporalité du temps. 1. Pour aborder l’énigme du sens, la perspective génétique et proto-phénoménologique que nous avons à mettre en oeuvre gagne à se ressourcer à des travaux anthropologiques et éthologiques qui permettent d’en circonscrire la donne. C’est donc par une lecture de l’ouvrage de Dominique Lestel, Les origines animales de la culture que nous ouvrirons ces préliminaires. Lestel place son étude sous le signe de l’individuation, emboîtant en cela le pas à Simondon ou François Jacob. La thèse forte qu’il défend Qui est aussi, d’une toute autre manière, celle de Bernard Stiegler. Cf. en complément notre texte sur La prise du symbolique sur le vivant. Cf. aussi les analyses de Deleuze dans Logique du sens, en particulier les séries XV Des singularités et XVI De la genèse statique ontologique. est que le vivant, jusqu’au niveau cellulaire, est enchâssé à la mise en forme symbolique puisqu’il se déploie toujours comme genèse, à un niveau « membranaire », de degrés de libertés et d’indétermination. Dès lors, ce sont les différentes modalités de cette mise en forme qu’il s’agit de comprendre si l’on veut esquisser une phénoménologie capable de saisir l’originalité du mode d’être humain. Si le culturel est co-originaire du naturel, quid du sens, de ce que nous appelons le sens ? Les élaborations symboliques et même les comportements interprétatifs ne sont pas propres aux êtres humains, nous dit Lestel. Tout ce qui est de l’ordre de la mise en forme médiate, bref de l’aménagement par individuation d’un rapport au milieu intègre déjà la dimension du symbolique – précisément celle de la mise en forme à partir de laquelle les adhésions primaires de cette forme au milieu s’organisent. En d’autres termes, il y a quelque chose comme un rapport « herméneutique » à soi du vivant, dont le sens est seulement un certain degré qu’il s’agit donc d’interroger en propre Le terme sens ne fait pas partie du lexique de Lestel. Nous utilisons ses analyses pour en dégager un concept. . Lestel distingue trois grands types dans les comportements animaux qui nous intéressent. Les insectes sociaux accomplissent collectivement des tâches pour lesquelles ils coopèrent selon une distinction des rôles drastiques et une élaboration complexe des procédures. Ils n’ont pas de liberté face à leurs câblages mais participent d’une structure sociale des plus spécialisée – quoi qu’on ne puisse dire exactement qu’il s’agisse d’une société puisqu’il n’y a justement la place pour aucun rôle, pour aucune individuation qui ne soit autre que collective, qu’il n’y a aucune mise en commun à gérer puisqu’il n’y a jamais de rencontre et de face à face, mais un parallélisme fonctionnel absolu à tous les niveaux (jusqu’à la reine). A l’inverse, les sociétés de chimpanzés sont « fortement sociales », puisque toute leur structure s’organise comme une économie de forces qui agissent les unes sur les autres. La plasticité individuelle et la complexité des tâches techniques qu’un individu est capable d’accomplir sont fortes, mais il n’y a jamais de structure du travail différentiée, autrement dit de structuration collective d’une tâche. L’humain enfin conjugue à la fois les tâches complexes et les médiations de l’action collective. 2. Nous n’irons pas jusqu’à nous demander précisément ce que cela peut faire d’être une chauve-souris, une fourmi ou une algue, mais ces questions sont en quelque sorte propédeutiques et nous obligent à serrer l’énigme du sens dans une série de médiations conceptuelles. A vrai dire, nous nous méfions des conceptions par trop idéalistes qui en viennent d’emblée à identifier sens et mise en forme de la perception, et finalement à réduire le réel à la construction d’un accès à lui Michel Henry a proposé la thèse la plus forte et la plus radicale à ce sujet en identifiant originairement la vie au redoublement sur soi du réel. Par conséquent l’auto-affection y est autant celle de l’extériorité absolument étrangère qu’elle n’est le soi. La vie s’étreint, est immédiatement sens d’elle-même, sans distance. Elle s’interprète secondairement, le cas échéant, mais n’est pas, contrairement à ce que dit de son côté Heidegger, herméneutique mais certitude. Elle se sait en deçà de toute objectivation parce qu’elle est cette certitude (Michel Henry dirait peut-être même que cette certitude l’est en un sens presque transitif). Il y aurait donc originairement ce rythme d’écrasement et de fuite de soi-même qu’on ne peut concevoir, et en lequel toute vie serait originairement écrasement de soi sur soi. Cette pensée séduit, mais elle ne nous aide pas – elle n’est d’ailleurs pas faite pour cela.. Méthodologiquement (et religieusement) une pensée comme celle de Michel Henry est aussi forte que radicale – mais si elle révèle une insondable énigme, elle ne nous aide guère pour en libérer une compréhension, ce qui est après tout la tâche de la philosophie. Nous nous rattachons plutôt, pour notre part, à une phénoménologie en partie naturalisée Signalons cependant d’emblée, pour que les choses soient claires, que nous ne nous rattacherons pas pour autant à une vision selon laquelle le sens n’est qu’une modulation qui traite a posteriori des données matérielles – à la manière dont l’Etat, pour Machiavel, s’empare de la fortune pour la ramener dans un systèmes de dépendance - et construit des raisons qui instituent un ordre déjà imposé par des causes. On va le voir, le sens vaut quand même mieux que ça. , accueillant à la fois les acquis modernes des sciences cognitives et prenant en compte les concepts profonds forgés par Freud et par Bergson. Dans cette optique, la perception échappe toujours en partie au sens parce qu’elle lui est première, irréductible, et ne s’y ramène que traduite et informée. On n’acceptera pas comme tel le doublet husserlien de la hylé et du noème Ou tout du moins, on verra qu’il faut compliquer leur relation, que le noème réalise et assure une implication de soi par donation de la hylé – mais qu’elle n’est pas sa mise en forme. Cf. Architecture de la présence II. . Cette information n’est toutefois pas une simple transposition sur un autre registre, car une bonne partie de tels changements se passe tout aussi vraisemblablement selon des associations réelles qui nous constituent bien plus que nous ne les constituons (ainsi, le rapport entre la pure perception de blanc et la perception de la qualité n’est pas, à notre avis, constitué par notre conscience ; par contre, elle la constitue puisque, comme qualité, elle est potentiellement Potentiellement car les processus de reconnaissance et de catégorisation peuvent exister sans conscience. N’importe quel stimulus est traduit selon un spectre et reconnu. Seulement, il n’est pas nécessairement reconnu par une conscience, et c’est par une série de traductions qu’il peut enfin aboutir à une impulsion purement instinctive ou qualitative. résistance, épaisseur, empreinte, et donc pure valeur de subjectivité). Nous parlons donc d’un processus, d’une mise en forme de soi qui se creuse effectivement à même son mouvement et se vise ou s’invagine vers soi. Autrement dit, elle institue un processus herméneutique qui impose dans son faire une clôture et une identité de la forme à un niveau incommensurable à ce qui s’y trame. Par là même, elle est un « faire signe » vers soi comme vers une unité Ici sans doute, on pourrait parler d’ipséité. Mais le mot ipséité, trop connoté, nous semblerait encore un peu réducteur. (non synthétique, mais plutôt gestuelle, dynamique, logique) et de cela, s’oppose un « à faire » comme extériorité éployée et résistante. Dès lors qu’on parle d’affect plutôt que de perception, on vise explicitement ceci : le rapport à soi d’une forme à même un flux, forme qui s’interprète et se rassemble en terme de soi. Notons toutefois qu’il ne s’agit pas du geste d’auto-attribution d’un acte, mais d’un lien immanent au geste propre de la forme qui s’attribue à soi-même dans le geste même où elle se destine. L’auto-affection est la forme générale de ce rapport que « je » suis chaque fois : ce n’est pas moi qui m’auto-affecte, mais je suis bien l’auto-affection en laquelle tout ce qui m’advient le fait comme mien (ou plus précisément, l’avoir ne m’échoit que parce l’être est appelé en lui, et que l’avoir ne se donne que comme tâche ontologiquement extérieure qui requiert son destinataire dans son être) Cf. Deleuze, Le pli.. On décrira alors le sens On aurait pu également utiliser le terme d’esprit, mais il nous paraît trop connoté. Nous préférons revenir au terme « sens » quitte à introduire par la suite des distinctions dans son usage. comme l’espacement qui ouvre l’apparaître au-delà de lui-même, le fait valoir-pour, c’est-à-dire l’implique dans un espace au sein duquel il se donne obscurci (les deux termes étant important ici, celui de la donation, en quoi l’advenir de la chose est toujours un événement, un déplacement et une mise en jeu, et celui de l’obscurcissement par lequel il est invaginé vers le monde). Quoi qu’on puisse en penser, il ne s’agit pas d’une modalité intérieure et d’une modalité extérieure, mais de deux caractérisations d’une co-originarité de l’intérieur et de l’extérieur comme simples faces actives d’un exister. La donation qualifie l’événement de la subjectivité qui ne cesse d’avenir dans le sens. L’obscurité désigne la prise de celle-ci dans un réel qui la domine. Le terme d’auto-affection, pour nous, ne désigne aucun rapport de soi à soi fermé et constituant, mais bien au contraire l’intériorité d’une extériorité, le soi de l’affection pure. Nous la pensons active, c’est-à-dire qu’elle est à la fois la pure exposition sensible en une réceptivité originaire à l‘événement d’exister, et la pure mise en jeu d’une identité en une tâche, c’est-à-dire le rassemblement de soi en une réalité à laquelle nous avons à répondre Selon une dualité très levinassienne de l’événement sensible et de l’événement de la convocation. . Le sens est geste. Geste ne veut pas dire mouvement, car le geste à l’opposé du mouvement ne s’emporte pas tout entier, mais se retient, se réserve et reflue en soi à même son envoi. Nous avons en vérité des réserves envers des pensées en apparence parentes – celle de Patocka, et sa lecture par Renaud Barbaras Cf. Surtout Le désir et la distance. - quand elles rabattent le sens sur l’intentionnalité (s’en tenant à une stricte phénoménologie) qu’elles qualifient d’autre part comme mouvement vivant lequel transirait originairement l’exister et recueillerait en amont et en aval les pôles subjectif et objectif, déposés par le mouvement. Même si nous nous sentons très proche de maintes explications données à ce sujet, une certaine insistance sur la profondeur perceptive du monde (fuite, retrait de toute apparition dans un monde qui la tient, abîme du dehors perceptif) y rabat trop explicitement le sens sur l’apparaître. Nous serions de notre côté plus « naturaliste La profondeur de la perception s’accroît d’autant quand on la rejette hors de la sphère phénoménologique, en une insécable réalité.  » concernant l’idée de mouvement, dont nous expulserions tout vitalisme. Nous insisterions sur l’enroulement sur soi du mouvement qui le constitue en geste. Très métaphoriquement Mais à ce sujet, c’est peut-être par métaphore qu’on est le plus clair. , nous dirions alors que le sens est un geste qui s’adresse, c’est-à-dire « résulte » (comme on parle de la résultante des forces en physique), mais de cela même qu’il rencontre une résistance, décentre et reconvoque ce qu’il déploie. Imaginons-le comme un danseur qui tourne en quelques pas, et dont chaque élan se nourrit de forces antagonistes, tandis que la courbe même du mouvement qui s’emporte tout entier se déforme et se transforme. Ainsi Comme l’explique Jean-Michel Salanskis dans son ouvrage Sens et philosophie du sens. , on manquera toujours le sens si on le considère seulement comme « sens de quelque chose » - si on considère son fait de sens en tant qu’il est « sens de ». L’énigme restera intacte parce que c’est à l’inverse dans le sens qu’un « comme tel » est possible, et que toute structure signitive ou expressive ne vient à la manifestation que sur fond du sens qu’elle présuppose. Le sens est originairement l’ouvert des sens multiples et de leurs rapports réciproques enveloppés dans un « aller au-delà de soi ». On peut comprendre de ce fait en quoi l’imagination a pu, autant pour Husserl Comme le pensent Rudolf Bernet (cf. Conscience et existence) et Marc Richir. que pour Heidegger être considérée comme fondatrice. C’est qu’en sa forme immanente, l’imagination est cette puissance d’ouverture et d’espacement qui « crée du vide » et ouvre le champ des rapports à soi. Elle est cette tension/réaction, cette passibilité à l’au-dehors, non seulement comme simple réceptivité, mais comme une inquiétude, une puissance d’opacité, le miroitement troublé et lunaire profilé sur un lac noir. En toute rigueur, il faudrait bien sûr mitiger cette assertion en rappelant que pour Husserl, la pure phantasia est justement caractérisée par une neutralisation de l’effectivité, et qu’elle ne se confond en rien avec la représentation d’une possibilité : elle est pour lui une pure production fictionnelle. Notons que, comme l’explique Rudolf Bernet, l’étude des phantasias est fondamentale dans la phénoménologie de Husserl puisque c’est à partir de leur caractérisation que se dégage la position caractéristique de l’épochè comme « suspension de la thèse du monde » (c’est-à-dire du rapport naturel et usager aux choses ainsi que de la « foi » dans les jugements portés sur la nature du monde). Elle pourrait donc, à première vue, remettre en cause notre thèse. Il nous semble cependant qu’en décrivant l’interruption de la « foi naturelle », Husserl n’interdit en rien l’implication et l’attribution qui sont au contraire mises en exergue : l’interruption du mouvement laisse intacte l’exigence du geste De toute manière, l’épochè n’opère que sur une élaboration conceptuelle supérieure et n’est pas décisive au niveau du sens. Quant à son impact ultérieur, disons s’emblée qu’elle libère bien « l’implication », mais qu’à la manière dont elle est posée, elle laisse encore sa raison invue : l’être en vérité de la chose (cf. L’origine de l’oeuvre d’art). . Au deuxième degré, ceci n’invalide donc en rien notre thèse puisque ces phantasias se déploient elles-mêmes sous contrainte d’une cohérence interne qui, si elle ne sort pas indemne de la confrontation avec le monde réel, est plutôt une charge de « réalisation A ce sujet, il faudrait certainement – et nos analyses ultérieures n’y pourvoient pas suffisamment non plus – décrire plus finement la relation entre le « réel », la « réalité » et l’imagination. Cela serait l’objet d’un travail à cheval sur la psychanalyse et la phénoménologie auquel nous espérons avoir l’occasion de nous consacrer.  » de la fiction elle-même Précisons. En toute rigueur, les pures phantasias sont sans aucune contrainte. Leur pouvoir est un pur pouvoir de phénoménalisation (selon Marc Richir) qui les projette comme « rien que phénomènes ». Mais la phantasia ne peut prendre corps qu’en consistant selon une cohérence instituée en un ordre et une temporalité propre, en prenant pied dans un langage, donc. Ce difficile problème est abordé en détail par Marc Richir dans sa Phénoménologie en esquisses. . Elle nous montre donc plutôt qu’on ne peut tenir simplement le « réel » en lequel le sens est engagé pour la réalité, mais qu’il est plutôt une résistance que le sens épouse en son mouvement formant et qui sculpte à la fois la réalité et l’imagination, puisque sa radicalité les contraint toutes deux. La psychanalyse a clairement montré qu’une position de réalité ne peut émerger qu’à l’encontre d’une mise en récit, ou en mythe de soi-même, ou encore d’un phantasme de soi-même, à travers lequel nous nous y engageons « en tant que quelqu’un» Dans ce cas bien sûr, la neutralité n’est plus préservée comme telle. Ou plutôt, elle est implicitement préservée puisque tout en se présentant réflexivement comme réalité, cette fiction de soi se vit en effet comme fiction sans pouvoir se rapporter effectivement à sa finitude. . Notons encore que les phantasias ainsi appréhendées se déploient seulement à même le pouvoir instituant du langage qui en articule les ordres propres et la logique Cf. Marc Richir, Ibid. . Elles relèvent donc déjà, quoique sans la distinction conséquente, des couches conscientes supérieures et ne se réduit pas aux surgeons débridés et aux tensions anxieuses qui peuvent traverser le rêve ou la petite enfance (ou sans doute, l’animal). Nous résumerons ce premier moment en liant la question du sens à celle de la temporalité. Le sens est temporalisation – par là même espacement – du temps, c’est-à-dire prise à soi de celle-ci. Il ouvre le lieu du temps, en lequel celui-ci se cherche, se trouve, s’enroule en lui-même, se perd et se retrouve. Selon cette caractérisation du sens, il ne nous semble pas être un « propre de l’homme » absolu puisque, avec plus ou moins d’intensité, cette dimension est sans doute présente chez l’animal. Il est en quelque sorte une pure herméneutique de soi, c'est-à-dire, originairement, quelque chose comme une inquiétude Nous adoptons ici encore une optique bergsonienne. Le sens passe par un retard, une indétermination qui demande d’être assumée à un niveau incommensurable d’avec les instances de différance. et un questionnement - et on peut raisonnablement penser que l’animal, par intermittences, obscurément, questionne (pas explicitement bien sûr, mais dès lors qu’il y a répercussion, genèse d’affects gratuits, non indifférence à une chose neutre). Nous allons donc devoir nous mettre en quête de la complication selon laquelle le sens est proprement un sens humain, c’est-à-dire capable de cadrer explicitement le rapport au réel qu’il est. Nous allons montrer comment le sens humain n’est pas seulement temporalisation du temps, mais temporalisation de la temporalité elle-même Pour un abord bien plus poussé et profond de cette thèse envisagée au seul niveau phénoménologique, nous ne pouvons que renvoyer à l’oeuvre magistrale de Marc Richir. Notre objectif étant plutôt de tenter de reprendre à nouveaux frais la pensée de Heidegger, nous ne poussons pas en détail l’analyse phénoménologique de la temporalité. . B. La temporalisation de la temporalité. La forme du rapport à soi Continuons donc de façon phénoménologique, et intéressons nous à ce que nous considérerons comme le premier surgeon du sens : la consistance Ce mot a été introduit par Bernard Stiegler. Nous le reprenons plus en détail dans notre article intitulé Architecture de la présence II, plus loin dans le corps du mémoire.. 1. La consistance est caractérisée par un double excès qui fait problème : excès par rapport à sa présence brute – ce en quoi elle est non adéquation à elle-même, dépassée, en tant que forme immédiate, par l’intention qui s’y heurte – mais corrélativement, et c’est peut-être le plus intéressant, excès de sa différence d’avec elle-même sur toute intention qui peut s’y rapporter et s’y heurter. Toute consistance  est traversée par des gestes, par des visées, par des structures complexes d’intentions qui le mobilisent comme partie d’un ordre plus vaste dans lequel elle intervient en tant qu’élément d’un calcul, comme pierre d’un édifice en lequel une existence détermine les résistances et les possibles de sa propre liberté. Mais il est aussi – par là même, justement – quelque chose qui exemplifie un réel imprésentable en tant que tel et ne le convoque que latéralement tout en restant par principe ouvert sur lui. La consistance, dans sa présence cette fois – mais une présence oblique, en creux, close sur elle-même – est une forme, une configuration prise comme telle, qui donne plus de réalité qu’elle n’en laisse lire de manière réflexive, qui pose de manière indubitable un cadre, une légalité, une contrainte de réel à laquelle on souscrit d’emblée, de manière non objectivée, parce qu’elle s’impose corrélativement à sa saisie comme teneur en monde. Le propre d’une consistance est toujours qu’elle dise plus que ce qu’on peut y lire, qu’elle décentre qui s’y rapporte vis-à-vis d’une position de réel dont elle pose la stabilité (ma compréhension du monde n’est pas totale, le monde est creusé, traversé, incomplet et se ressource à la fois à l’automatique et à l’assomption de cet écart auquel l’édification de symboles « officiels » donne en un sens une forme objective qui peut être réfléchie) L’homme, contrairement à l’animal qui peut à la rigueur utiliser tactiquement son environnement, mais sans jamais réfléchir son rapport à lui, déploie sa conscience en instituant une fixité. Il n’a pas seulement la perception d’un objet, ni même la conscience de sa présence, mais il se rapporte à lui sur un mode qui en établit la fixité. Il se met au diapason de ce qu’il institue comme lui étant extérieur, comme principiellement décrochable de ma présence, à partir de laquelle je me rapporte à lui. Mieux encore, je me soumets – non pas secondairement, mais selon le mode propre de la visée – à cet ordre. L’installation d’un monde me satellise dans l’appréhension que j’ai de moi-même. La construction et l’articulation des idéalités en monde (et l’autonomie de leur croissance à ce niveau) constituent celui-ci comme un dehors/dedans. A ce niveau, outre Derrida lui-même, on peut s’intéresser à l’exigeante phénoménologie de Marc Richir, et en particulier, sur ce point précis, à son très brillant article publié dans L’intentionnalité en question (édité par D. Janicaud). . Dans tous les cas, ce décentrement est le propre du sens, qui ne parvient à effectivité qu’à travers le pivot de l’idéalité (Il ne faut pas le confondre avec le face-à-face d’un sujet et d’un objet qu’on a souvent cru au principe de la phénoménologie : lorsqu’on parle de décentrer, il s’agit aussi de faire voler en éclats l’auto-position et la distance ainsi ménagée n’est pas celle d’un en face, mais celle d’un degré de liberté réciproque, ou pour le dire en termes derridiens, d’une incision qui est originairement le lieu de l’incessante relève de ce qu’elle décroche). Cette caractéristique a été plusieurs fois aperçue et thématisée, que ça soit par l’herméneutique ou par des réengagements de la phénoménologie comme celui de Jean-Luc Marion à partir d’Etant Donné. Mais dans un cas comme dans l’autre, le postulat implicite est « idéaliste », qu’il indexe le sens à son élucidation et identifie des positions normatives, ou qu’il inverse téléologiquement l’enquête phénoménologique. Or, il est peut-être plus fécond pour nous de chercher une position réaliste. Position qui n’est en vérité rien d’autre que la prise en compte du réel, que le symbolique qui s’organise par les consistances inscrit à même lui. Autrement dit, du sens de référence – même et surtout si celui-ci est opaque et brouillé – qui est inscrit dans l’élucidation réflexive et qui larve en elle quelque chose comme une nécessité sous-jacente d’action qui ne se dément jamais Cf. aussi à ce sujet notre article fourni en annexe, et en particulier notre lecture de l’Ego husserlien, page 29 du travail en question. Déjà pour Husserl, la construction logique du monde ne le rend pas seulement cohérent mais le fait tenir droit, l’ouvre comme espace solide. L’Ego est justement cette unité plus que synthétique qui s’élabore à travers les synthèses passives et actives, unité d’un wagon qui emporte avec lui, de manière stable, tout ce qu’il contient. Bien sûr, la Verlässlichkeit de Heidegger et l’unité ainsi construite ne sont pas superposables, puisque la Verlässlichkeit suppose, comme on le reverra encore plus loin, une confiance en la solidité du sens, une assomption de son risque, quand, plus rigidement (mais de manière tout aussi visionnaire) Husserl met à jour le caractère d’unité que la tâche du sens elle-même présuppose dans sa praxis. Evoquer cette détermination permet, comme on le verra encore plus loin, d’insister sur la forme syntaxique et structurelle sur la temporalité elle-même. . La consistance peut s’interpréter comme une originarité absolue du singulier/pluriel, de cette communauté, cette co-originarité du regard déterminant et de l’autre regard, co-impliqués dans la possibilité même de la détermination. La communauté est dans la singularité d’une position de monde, et inversement, selon un chiasme difficile à débrouiller ; la singularité s’excède immédiatement comme monde à la fois absolu et dérobé à lui-même, monde qui est un monde d’autres, qui se déploie en s’espaçant, en répondant, et elle s’y adresse en même temps, non pas tant comme position empirique incarnée que comme face contingente et non maîtrisée, libre de ce monde originairement peuplé A ce sujet, dans le collectif L’intentionnalité en question, dirigé par Dominique Janicaud, Marc Richir fait une description phénoménologique de ce que nous esquissons ici sommairement. Sinon, on se réfère aussi, bien entendu, à l’oeuvre de Jean-Luc Nancy, et en particulier à Etre singulier-pluriel. . En cela, ajouterons nous, le sens se distribue dans un « à faire commun ». C’est en ses nœuds – ou plus exactement dans les nœuds que permet ce croisement de communauté et de singularité – qu’une position de réel se dégage, dans le cadre des registres de discours stabilisés comme structure d’interprétation locale du symbolique. Cela est vrai en particulier dans les oppositions que le discours instaure et dont l’enjeu n’est paradoxalement rien d’autre que le réel. Ainsi comme l’a longuement décrit Kierkegaard, le sens, n’est qu’une des faces du sacrifice d’Abraham, dont l’enjeu profond est la nécessité de répondre oui ou non, indexée à une position de réel absolue, l’existence ou non d’un Dieu qui appelle Ce sera donc un pari difficile que de tenir le sens et le réel, de tenir Heidegger et Kierkegaard sans résorber abusivement le second dans le premier. . Le réel cesse d’être une inquiétude pour devenir aussi une radicalité dès lors que le sens se retourne en lui-même, c’est-à-dire dès lors que son rapport à soi se fait sur le mode de la prise. Il ne s’agit pas seulement de réflexivité, mais paradoxalement d’une mise à distance de soi-même selon les processus grammaticaux qui agencent leur rapport interne et par là leur cohésion Cf. Bernard Stiegler, La technique et le temps, Tome 2. Cf. aussi en annexe notre travail sur le symbolique pour quelques précisions. . Cette logicité « au second degré » (ce n’est plus seulement de la déduction, mais déjà la forme pure de la déduction), transcendantale, n’est pas une simple mise en forme logique, un simple cadrage des savoirs, mais l’enchâssement du langage au sens, c’est-à-dire son articulation. Il n’y a pas là, semble-t-il, incompatibilité avec la pensée de Heidegger N’a-t-il pas reconnu que Husserl seul avait libéré le terrain où sa pensée devenait possible ? . On pourrait même oser avancer que la logique moderne et mathématique n’est pas irréductiblement étrangère au questionnement de Heidegger puisqu’elle dégage justement une prise sur soi de la forme, donc, un questionnement de perspective transcendantale qui se dégage d’un « logicisme primaire ». Autant la logique primaire (aristotélicienne) et ses applications dans le raisonnement déductif simple ne fournissent qu’un simple canon lequel peut, en définitive, expulser toute signification de son usage A la question de savoir si l’animal raisonne, il est difficile de répondre, mais dès lors qu’il y a connection, association, il y a raisonnement que celui-ci soit représenté ou pas. Rien n’est d’ailleurs plus simple et moins rigoureux qu’un raisonnement logique de ce type. L’interrogation transcendantale pointe ici et ailleurs la nécessité de ce questionnement au second degré. , autant la mise en forme des canons logiques eux-mêmes est, en tant que pratique, une tâche de prise sur soi On ne parle pas exactement ici de cette pulsion à « se tenir dans l’éclaircie » et à faire face aux latences de la nuit et du chaos pour y ménager le stable, qu’Heidegger pensait propre aux présocratiques. La prise sur soi est aussi une exposition. Elle veut dire aussi, s’attendre à tout, même à l’inconcevable. Elle est aussi une manière de se mettre en abîme sur le fond de ce qui nous échappe et qui peut advenir, aux points où ma maîtrise s’institue comme potentialité d’immaîtrisable. qui libère la profondeur de la forme elle-même. Le formalisme n’est pas un verrouillage, mais une clôture dynamique de la pensée sur son possible, par laquelle elle s’interdit résolument tout « sol » et tout « fondement » et ne tient qu’en rapports coordonnés par des axiomes et sollicitant à chaque fois un engagement sous la forme d’une assomption de nécessité. 2. Il ne s’agit pas de dire que la logique ou la conscience investigatrice permettent de déployer scientifiquement une stabilité du monde par la connaissance – qui n’est pas notre objet ici – ni d’associer hâtivement un état des mathématiques à un auteur qui s’en est toujours défendu Quoi qu’on trouverait sûrement certaines qui, par leur formalisme justement, ne peuvent pas être effectuées selon un mode strictement opératoire. Elles ne demandent pas à être « comprises de l’extérieur», elles ne le peuvent pas, mais sont simplement des traductions de monde – ce que Desanti appelait les limites du système – par exemple quand il s’est agi de redéfinir la notion de continuité. Le formalisme cerne bien un « indicible de principe », isole un absolu (justement parce qu’il n’est rien) : il inscrit quelques énigmes à même le sens, mais il n’est jamais en soi garde de la présence. Autrement dit, il met bien en exergue la richesse du questionnement transcendantal, mais ne fait que libérer une visibilité pour l’énigme de la présence qui, de son côté, doit rigoureusement s’envisager hors du transcendantal lui-même. Le questionnement de Heidegger est pratique et avant tout pratique, il est celui de la pratique en tant que telle. . Nous considérons seulement que l’articulation langagière et logique, enchâssée au sens est ce qui temporalise la temporalité du temps, et en cela, rend le temps visible pour lui-même Nous verrons plus loin que ceci peut être lié au questionnement que Derrida a introduit sur l’idée de la prothéticité. Cf. aussi l’oeuvre de Richir et surtout Phénoménologie en esquisses. Notre principale inspiration est bergsonienne cependant. . En toute rigueur, il faudrait dire qu’on appelle langage ce qui temporalise la temporalité (et non l’inverse) D’une certaine manière, nous ne faisons pas plus ici que de reformuler d’une autre façon ce que Paul Ricoeur à développé avec une grande précision et une grande technicité dans son oeuvre maîtresse, Temps et Récit, et qu’il a pu résumer de façon plus succincte dans d’autres ouvrages, par exemple, Du texte à l’action, p. 14 et suivantes. Mais c’est aussi parce que nous pratiquons une philosophie du sens, donc une herméneutique, dont Paul Ricoeur a été l’un des principaux défenseurs. Que nous nous inscrivions dans la lignée de ceux qui, à sa suite, réinjectent la multiplicité des temps effectifs et de leur commerce divers avec le sens ne nous empêche pas, par exemple, de tenir aux visées heideggériennes bien plus que Ricoeur y a tenu, et de chercher à nous laisser radicalement inquiéter par la psychanalyse – comment le prônent, dans un registre très différent, François Laruelle ou Jocelyn Benoist - plutôt que de la conjoindre à la pratique philosophique. . Cette temporalité au deuxième degré est certes celle d’une condensation, d’une construction (d’une architecture) – donc d’un recouvrement – mais le fait qu’il y ait le fait – ne fait entendre son appel comminatoire qu’à même cette solidité. Ce qui sans cesse fuit et glisse questionne peut-être, mais ne répond pas, ne peut être investi de rien (dans le cas d’une ivresse avancée, le questionnement insiste toujours, mais il n’est pas repris, il file, il se dérobe). Cette idée de temporalisation de la temporalité du temps insiste sur le rapport de la forme du temps à elle-même, et par là, du vécu à sa propre assomption. On ne peut, en toute rigueur, y exclure les calendarités même si, dans l’absolu, la temporalité n’a pas de durée, étant mise en jeu de soi, et par là, dégagement des rapports de durée. Comme on vient de le voir, cette temporalité ne retrouve sa prise (ce qui se joue en elle du toucher d’un absolu) que dans les durées qui la manifestent. Le temps s’investit en soi-même : autrement dit, l’assomption d’une temporalité propre ne vient pas tant d’une destruction des temporalités impropres mais de la façon dont elles se façonnent en elles-mêmes pour recueillir dans leur déploiement le sens qui s’y dépose, à partir du geste qui l’institue, justement. Il n’y a jamais disparition de tous les temps « du monde », même dans l’amour le plus ardent, mais pliage de ceux-ci au rythme d’un temps de l’amour qui les temporalise tous. De même, si nous nous souvenons d’avantage d’une journée de randonnée en montagne que d’un mois de travail de bureau, c’est que la randonnée institue un temps spécifique, celui de l’effort et de l’épreuve, qui se clôt entièrement sur lui-même et domine tous les autres. Si le temps avec l’âge passe « plus vite », c’est peut-être parce que nous prenons nous aussi l’habitude d’exister, et qu’avec l’usure de nos rythmes nous nous engageons dans des temporalités de plus en plus vastes et lâches. Nous n’avons ni la place ici pour l’élaboration d’une taxinomie des temporalités, voire simplement d’une description détaillée de certaines d’entres-elles, les plus évocatrices. Nous avons cité l’effort et l’amour, auxquelles il faudrait ajouter l’ivresse et la folie. Deleuze a dans Logique du sens donné des indications éclairantes à ce sujet (en particulier, pour l’ivresse, dans le chapitre intitulé La porcelaine et le volcan). Pour les reprendre dans le cadre de notre description, nous pourrions simplement ajouter que l’ivresse est un dépli de la temporalité, c’est-à-dire un laisser aller du jeu des instances de solidification et de renvoi qui constituent un présent dans un tissus complexe de rapports logiques, de rapports à, d’appréhensions liées, et qu’en réduisant, d’une certaine façon, l’appareillage logique au strict minimum, elle nous ramène vers la temporalité plus univoque (en même temps plus angoissante et vertigineuse) des constitutions archaïques. Une dernière, sans doute la plus fondamentale des études qu’il s’agirait de fournir, concernerait alors le temps de l’enfance et la constitution de toutes les régularités et formes qui aménagent l’être-au-monde par après. Ce n’est enfin pas le moindre paradoxe de noter que ces temporalités rythmiques, parce qu’elles se mesurent peu ou prou à autre chose, paraissent à la fois fugitives et interminables (au sommet, on retrouverait sans doute quelque chose de l’idée spinozienne de l’éternité dans l’instant). 3. Pour conclure, on dira que ce qui se construit comme pensée selon les structures incriminées, conduit à la fois à une mise en jeu formelle du réel explicité dans sa revendication et à une mise en jeu du sens nu Ce que nous appelons le « sens nu » est ce que Jean-Luc Nancy a introduit dans Le sens du monde. à même les processus de temporalisation. Ce sens nu est ce qui du sens ne s’exprime pas selon des modalités intentionnelles et qui insiste sans cesse : dans la douleur de la fuite, dans l’aveuglement du réveil, dans la tâche d’un temps clos. Le sens nu est la nuit du réel. C’est ce qui est « blanc », le pur « fait » du sens, ce qui fait que le heurt n’est jamais clos - ce qui se nourrit de soi dans sa gratuité, ce qui est sans épaisseur, ce qui « se passe »… C’est ce recueil de l’ « il y a le sens » qui ne cesse de se jouer dans la temporalisation de la temporalité du temps, car le fait du sens n’est pas autre chose que la singularité insubstituable de mon existence dans son tremblement – cette évidence, cette certitude creusée sur l’abîme Jean-Luc Nancy a dit l’essentiel à ce sujet. Une chose sur laquelle nous aimerions insister seulement : l’inscription, l’articulation, la formation au sein de ces « blancs » du sens, ce que Nancy laisse tout à fait ouvert. « Mais il faut alors comprendre que le « concret » ne désigne pas ici la simple extériorité de la chose impénétrable ou de l’effectivité « vécu » : « concret » désigne cela dont la consistance, et la résistance, forme l’extériorité nécessaire d’un être-à, donc d’un être-selon-le-sens. », Le sens du monde, p. 24. A ce sujet, cf. concernant l’architecture, l’admirable ouvrage de Benoît Goetz, La dislocation. . Il est ce blanc d’une rupture que le suspend de toute position thétique amène. Il est la pure forme de la pulsation de l’exister, quelque soit ce qu’à un niveau interprétatif il ouvre : ce que le soupçon, l’archéologie du savoir, le rejet des réifications ne suspend pas, mais que la déconstruction à l’inverse révèle comme le clignement originaire d’être au monde Nietzsche, Freud, Marx et leurs lecteurs, les sciences cognitives et d’autres encore nous ont appris à nous méfier de tout « sens de », de tout ce qui se pose. Mais comme le déploie Jean-Luc Nancy (surtout dans Le sens du monde), cela ne fait que mettre à nu l’impulsion pure de l’exister.. Si on reprend la façon dont nous avons d’abord caractérisé le sens, on se rappellera en effet que nous avons parlé du sens comme l’ouverture de l’aller au-delà de soi. Cette définition est valable en tant qu’elle décentre le rapport habituel du sens considéré comme « sens de » et renverse la subordination du sens au dispositif intentionnel dont il est plutôt l’organicité générique. Toutefois, on a pas alors approché « ce qui du sens est le sens », ce qu’on pourrait nommer le « sens du sens », mais qu’on décrira plutôt comme le sens « de soi » - selon un geste assez henrycien, quoi que nous fixons l’originarité dans le sens, c’est-à-dire dans ce qui revendique originairement l’originarité que nous tentons de penser dans sa structure propre au lieu de la rabattre sur un autre lieu d’effectuation. Le pur tremblement du sens est l’intervalle, le décalage d’avec soi de la manifestation. L’approcher est chose délicate, et nous devons nous garder, en cette manière, de toute ambition trop constructrice qui finirait par faire mordre les dents d’une théorie sur ce qui doit rester libre. Faire venir, libérer, placer en position d’intraitable, telle doit être l’attitude de qui veut remonter au creux originel du sens Jean-Michel Salanskis a accompli a ce sujet un travail considérable en renversant toutes les interprétations traditionnelles pour montrer que le sens n’est jamais, ou quasiment, pensé à partir de lui-même, dans ce lieu où toute structure intentionnelle, toute investigation consciente et toute insistance compréhensive risque de dilapider l’étrange fumée que nous traquons. . Qu’ajouter alors ? Le sens a affaire avec l’un qui est au-delà de la totalité, l’un de l’expérience dans l’apparaître absolu de sa clôture : cet un de la manifestation qui s’englobe elle-même, qui est le tout, l’infini du champ de l’être (la manifestation est tout pour elle-même) – et qui est situé pourtant. Le dehors n’est même pas pensable. Michel Henry et Levinas ont peut-être eu le mérite de pousser cette énigme encore plus loin que Heidegger : que le fait d’apparaître de l’apparaître enveloppe pré-phénoménologiquement, antérieurement à tout retour vers soi possible, tout ce qui peut être – tout infini possible. Mieux que l’étant ou que le sensible, cette capacité d’ouverture est radicale et impensable. Nous ne parlons plus de l’éclairé mais de la lumière elle-même, qui définit plus radicalement que l’éclaircie l’espace du visible : hors de la lumière, point de visibilité. Nous passons même de l’ordre de « l’impossibilité physique » (voir hors de l’éclaircie) à celui de « l’impossibilité logique». Ce qui se manifeste est ainsi espacé et se manifeste dans l’intervalle du sens : manifestation tracée, noir sur blanc. Le sens est l’espace en tant que tel, le décalé de soi originel, l’intervalle que rien ne comble parce qu’il ouvre le jeu du mouvement. En toute rigueur, il n’est rien, il est « entre ». Mais il ne tient lui-même qu’en la prise sur soi par le geste, et ne gagne sa vivacité inquisitrice que dès lors que le langage et la grammaticalisation chorégraphie le geste. Le sens libère alors en son envers, dans la suspension, le réel. Ainsi, la temporalisation de la temporalité est le jeu singulier avec l’évidence fugitive du dépôt, la mise en résistance du nu dans la plastique des formes. C’est la façon dont le lointain murmure est chez chacun la musique qui l’enveloppe (façon dont le « c’est vrai » passe dans le « ce qui a lieu est vraiment ce qui a lieu ») Pour d’autres précisions, phénoménologiques, sur le sens (et le déplacement de problématique que nous suggérons par rapport à celle de Husserl), voir aussi notre article Architecture de la présence II, plus bas. . Le présent, ou « l’être au présent ». Apories. Nous n’en avons pas fini avec les énigmes de la temporalité. En particulier nous ne nous sommes pas encore penché sur la question du présent en tant que tel. L’idée d’une temporalité, et plus encore d’une temporalité au deuxième degré, demande qu’un lieu privilégié du temps soit pensé, à savoir le présent, sans que celui-ci ne soit ni réifié (en tant que continuité ou point limite), ni dissous dans le devenir d’un flux. Cela revient en fait à demander de quelle manière on peut tenter de comprendre (ou tout du moins de dire différemment) le fait « d’être présent », ou peut-être plus exactement « d’être au présent ». Autrement dit, en quoi réside le mode d’être privilégié de ce qui ne peut pas être soustrait au jeu de la temporalité, mais qui la retient, la soutient néanmoins ? Cette question difficile insiste avec plus de visibilité depuis que les visées déconstructives ont ôté à « l’être présent » son évidence apparente qui le rendait ininterrogeable, pour en faire l’abîme même du questionnement. Dans toute sa radicalité, la question ne se problématise pas. Il faut la poser de biais. Prenons une histoire du règne de Louis XIV, lisons. Si nous ne sommes pas d’abord historien ou curieux d’histoire selon un mode scientifique – si notre regard n’est pas d’abord technique et ne désamorce pas méthodologiquement ce qui fait question – nous la lirons comme une histoire, particulière, qui est véritablement advenue. Mais arrêtons nous un moment. Il y a quelque chose de troublant, d’inquiétant, de terrible de se dire que cette histoire en train de se faire sous nos yeux est achevée. Que les complots, les espoirs, les négociations sont enterrés. Que les amours sont morts. Bref, que ce morceau de présent arraché à son temps est en abîme sur la mort. L’intériorité du présent, l’obscur de la narration, qu’elle recueille sans véritablement l’articuler, est en béance, à la fois nécessaire et devenue anecdotique. Ce qui n’avait de sens qu’en train de se faire de soi-même apparaît comme sens mort, privé de cela seul qui l’emportait : la présence. Ce qui, dans un même mouvement, révèle la question (ce qui manque, c’est justement le présent), et son lien inextricable à la mort (cela seul qui ne se saisit pas, cela seul qui ne prend prise sur soi que révolu, achevé, dissipé est la présence du présent ; elle s’exprime de la façon suivante : ce qui n’a de sens qu’en train de se faire est dans son mouvement même toujours déjà révolu, spectacle de soi pour être ressaisi dans son absence, « pouvoir n’être plus là » du présent) Une très belle analyse de ce problème se trouve au début de l’ouvrage de Bernard Stiegler, La technique et le temps, tome 2. Bernard Stiegler fait, comme nous tentons de notre côté, de ce qui vient d’être décrit « Le » fait qui constitue l’humain par excellence, mais il insiste justement sur le caractère empirique de la mise en forme technique selon laquelle de tels processus sont possibles. La mémoire collective, la temporalité qui a prise sur elle-même, c’est aussi la technique par laquelle la culture devient la mémoire de la nature. Pour l’instant, nous sommes prêt à tout accorder à cette analyse qui nous éclaire dans nos efforts. . Posons la question encore plus brutalement. Les humains qui ont vécu il y a trois siècles ont effectivement vécu, été au présent, eu des affects, des pensées, des projets. Comment cette intériorité insondable est-elle pensable ? Quelle radicalité de pensée est-elle capable de saisir l’avoir-été présent à partir de lui-même, comme ce qui de son temps à été l’origine d’une perspective unique, aujourd’hui close comme un simple registre fermé ? Peut-on au moins l’amener au langage, tenter de l’inscrire dans un ensemble de médiations conceptuelles qui, d’abîme, lui rendent la force dynamique et créatrice d’une énigme ? Ce qu’il s’agit de réussir à poser, c’est cette apparente contradiction du présent, l’effraction de la contingence en sa nécessité Cf. la belle analyse de Catherine Malabou dans L’avenir de Hegel, p. 216 à 217. Si notre terminologie diffère, c’est simplement parce nous ne nous appuyons pas sur les mêmes références philosophiques. . A. Le temps fendu, l’énigme de la position. 1. Il nous semble que ce que nous avons décrit donne déjà une idée des distinctions qui peuvent être faites de la prise de la temporalité sur elle-même. La question brute de la présence du présent reste à poser. Il nous semble qu’aucune conception philosophique ne peut l’embrasser d’un coup. On ne fera pas mieux que de la manifester par une constatation qui reste en deçà de son élaboration conceptuelle, ou non, de tout reflux, de toute nomination, quelque soit le processus dont elle résulte. Celui dont je me souviens comme le « moi » d’il y a dix ans a été un « soi ». Louis XIV aussi a été un « soi ». Contentons nous de recueillir les indices laissés par quelques grands philosophes à ce sujet. Kant a peut-être fourni ses armes les plus affûtées à cette question. La réflexion transcendantale met l’accent sur plusieurs points cruciaux. Elle dégage de façon méthodique un dehors qui n’est ni le dehors de la substance et de la chose en soi, ni celui d’une donation immédiate, d’une évidence comme Rousseau l’entendait, mais qui est posée de par la nature de séries téléologiques. La conscience est d’abord, dit Kant, réceptivité à ses propres représentations, c’est-à-dire interprétation de cela vers quoi elle s’oriente spontanément et qu’elle catégorise donc immédiatement selon les possibilités cognitives qui sont déjà en elles. Elle « imprime » sur sa surface, selon les modalités de son prisme, la trace de formes qui ne sont pas spontanément en elle, qu’elle interprète à la fois selon ce qu’elle connaît et pose téléologiquement comme position d’une extériorité dans l’acte de la synthèse. La synthèse – que Kant décrit via une série de dispositifs trop complexes pour être exposés ici dans le détail Cf. ici Kant et les limites de la synthèse, de Jocelyn Benoist. Benoist, contre une lecture qui privilégie l’esthétique transcendantale, conteste que le schématisme puisse donner le principe général de la synthèse quand les niveaux du sensible, du schème et du concept ne représentent que les trois niveaux d’effectuation d’une synthèse dont la forme logique détermine en amont les modalités de la donation de l’objet. Cet oubli de la logique transcendantale que Jocelyn Benoist dénonce s’accompagne pour lui d’un déplacement du sens de l’esthétique transcendantale – que l’on peut recentrer sur la question du pur sensible. A première vue en effet, quelque chose échappe au jeu de l’être, permet le jeu de l’être : le fait du monde, la pure valeur de présence sans laquelle rien ne pourrait être découpé et sculpté pour l’être. C’est chose difficile à décrire, que Michel Henry également esquisse dans Incarnation : le redoublement à même soi de l’apparaître, qu’on pourrait aussi nommer la « touchabilité » du monde. Originairement, il n’y a pas « rien » mais la présence sensible – pure, parce que sans rapport à soi, exposée à soi-même – il y a d’emblée un quelque chose comme une passibilité d’être qui est le sensible, en reste de l’objectivité, et même de la scène ouverte de l’être, « opacité dans la transparence ». Pour déterminer plus précisément cet état de fait, Jocelyn Benoist décrit d’abord la différence d’avec soi du sensible, c'est-à-dire la manière dont l’objet singulier n’est donné que comme singulier d’un universel, et montre que la finitude même de la perception implique une forme de consistance extérieure de l’objet visé dans son unité (unité elle-même donnée sous la forme de l’objet transcendantal). Cette consistance spatiale et temporelle implique alors à la fois formellement l’unité de la pensée et la valeur de présence du monde à celle-ci, c'est-à-dire le pur sens factuel, à même et à travers l’objet déterminé, qui est l’autre face de sa détermination. - peut même être pensée comme « l’acte » à travers lequel un sujet pose à chaque fois un monde comme ce à quoi il a à faire, comme ce en quoi il est impliqué, comme position de réalité à laquelle, de manière plus ou moins complexe, il se soumet. Kant, par le sujet transcendantal, nomme alors la pure capacité réceptrice, la pure exposition à ses propres représentations, la valeur de présence pure et nue qui fait fond aux positions locales de synthèse, en laquelle le sujet est monde. Nous aurions tendance à trouver là les prémices de ce que nous avons appelé plus haut la pure « position de liberté », car la présence pure, l’exposition pure du sujet à la réalité de ses représentations est transversalement une indétermination, une sorte de ligne de marge Cf. aussi notre article sur Réel et engagement. L’indivisible plutôt que le divisible. . Et comme on l’a vu, cette position de liberté a cela de vertigineux, qui se dégage chez Kant Et bien avant chez Maître Eckart, cf. par exemple Alain Cugno, La blessure amoureuse. , que tout ce qui m’apparaît apparaît à travers moi, en tant que cela m’apparaît, se montre dans l’absolu d’une existence qui me fait face en tant que c’est aussi strictement à travers moi que cela est. Une position de double enveloppement, une forme de ruban de Möbius – sans qu’il soit encore besoin d’évoquer ni la chair, ni l’être, ni quelque processus que ce soit – constitue ainsi la version la plus générale, mais aussi quand on y réfléchit, la plus folle, de l’auto-affection. Elle oscille selon les interprétations entre extase et solipsisme, mais en toute rigueur, c’est surtout la vision d’un soi en béance - d’un soi qui n’est rien d’autre que la ligne de partage abstraite, le tain d’un miroir à deux faces qui pose le monde et la singularité. 2. Parallèlement, la conception kantienne de la temporalité donne déjà la forme nécessaire à penser cet abîme. On sait que Kant décrit le temps comme une forme générale, a priori, du « se rapporter à », qu’il est un horizon de logicité qui n’a de sens que comme mise en rapport selon les catégories de l’entendement. Si le temps précède transcendantalement les catégories, elles-mêmes transcendantalement premières par rapport à la table des jugements, il n’est pas en réalité posé comme tel par Kant mais déduit comme forme à partir de l’horizon général des catégories, comme l’horizon de leur fonctionnement et de leur sens. Il n’est donc rien d’autre qu’une organicité des catégories, elles mêmes déduites, l’effectivité d’une structuration. Mais il est aussi la forme du sens interne Nulle phénoménologie dans cette conception, du moins vue sous cet angle. Pensés sous l’angle de la sensibilité, temps et espace sont deux faces de la saisie d’objet, dont la valeur de présence est donnée par leur imbrication. L’espace est tout aussi originaire que le temps, car il n’est pas synthétisé à partir du temps, comme forme secondaire – cela est un des chevaux de batailles de la reprise contemporaine de Heidegger – mais co-originaire de celui-ci, co-position non synthétique des objets du monde. Nous y reviendrons beaucoup. , et, en cela ce qu’on appelle le présent - par sa valeur de présence – est le nom de la fissure du « se rapporter à », de la disharmonie, de l’incise à partir de laquelle prennent sens les différentes projections téléologiques et sensibles Cela, pour une première reprise de notre perplexité énoncée plus haut. Dans Différence et Répétition Gilles Deleuze esquisse plus précisément une interprétation en ces termes du temps kantien (p. 116 à 121, pour une analyse du temps « hors de ses gonds »). . Avançons alors que tout le dispositif kantien n’a pas pour autre but que d’expliciter formellement l’intrication originaire de nécessité et de contingence qu’est une position subjective, cela à partir de l’énigme du sujet fendu. B. Le morcellement du présent. 1. La question s’est donc formellement éclairée par la prise en compte de cette incise. Reste à savoir de quelle manière ce présent ainsi isolé, qui n’est rien d’autre au fond que la coupure du sujet transcendantal, peut d’avantage être isolé. Le transcendantal kantien se charge de déterminer ses condition de pensabilité. Il isole a priori les modalités du rapport au monde pour déterminer discursivement les niveaux, conceptuellement déduits, qu’impose la réflexion sur le « fait d’être » appréhendé dans son sens. Mais on continue à se demander comment se rapporter effectivement à ce présent. Or ce n’est pas complètement insensé que de le chercher : il y a suffisamment de situations limites, réelles (le réveil, le rapport à la mémoire, la naissance) pour que la question se pose d’une façon plus clairement « phénoménologique ». Mais il faut bien sûr aussi se garder de réintroduire de la « métaphysique » dans ce questionnement et de désigner sans prudence une quelconque instance originaire. La question « comment penser le présent » devient donc comment articuler la question du présent, de cette touche au monde que je suis. La prudence phénoménologique s’impose pour cette mise en forme, parce qu’à trop s’aventurer ici sur le sens ou le temps, nous perdrons les phénomènes quotidiens. La question se reformule alors comme suit : comment dire quelque chose du présent, le caractériser, lui trouver une étoffe positive ? La question prend alors plus précisément au sérieux l’immanence du présent à lui-même que nous avons déjà constatée, et le caractère engagé qu’il montre. Mais pour autant, une idée trop naïve de continuité risque de réintroduire quelque postulat métaphysique, quelque subreptice « confession de philosophe ». Nous croyons que l’écueil est évitable, à condition de ne pas poser une continuité subjective, mais une égalité indéfectible entre l’implication en une continuité et la subjectivité. Mais cette implication ressemble beaucoup à une duperie puisqu’elle semble n’opérer qu’a posteriori. Peut-on vraiment penser un geste originaire comme un geste de dupe ? 2. Cette question se pose d’autant plus qu’un certain nombre de paradoxes la mettent en exergue. On connaît les « puzzling cases » de Parfit, commentés par Paul Ricoeur Cf. Soi-même comme un autre. dont l’un surtout éveille la perplexité. Accepterions nous de mourir si l’on nous assure qu’un clone parfait – souvenirs et donc capacités, possibles affectuels – entrera en fonction quelques secondes après cette mort ? En vérité, le problème est compliqué par diverses questions de discontinuité (par exemple, si le clone se réveille là où ses souvenirs ne l’ont en aucune façon amené, il peut en venir à déduire qu’il est un clone) qui brisent la similitude. Mais cela mis entre parenthèses, on se posera un certain nombre de questions qui reviendront en substance à cela : de quelle forme d’effectivité créditer le sens, sachant qu’il n’est jamais que « pour lui-même », en vue d’autrui On pourra aussi se demander comment la temporalité peut naître, comment quelqu’un peut apparaître avec des souvenirs, comment l’entrée dans le temps est pensable ; le clone devra-t-il apprendre à être ce qu’il est d’office ? - et d’autres se demanderont si le clone a effectivement vécu ses souvenirs, s’il est machine singeant la vie ou vie réelle, voire s’il n’a pas effectivement vécu ses souvenirs dans un autre degré de virtualité… ? Peut-on penser le sens sans un véritable passage effectif, sans que quelque chose se joue dans sa propre immanence ? Certains – ceux qui se revendiquerons d’une déconstruction subjective totale, comme Nietzsche – répondront oui à la question de Parfit, parce qu’alors l’idée même de la mort n’est qu’une « faute de grammaire » puisque « je » ne suis rien d’autre que l’ensemble de mes « pouvoirs être », la constellations des possibles de mon corps alternativement dominés par l’une ou l’autre tendance. La question du « je » même, et plus précisément celle de l’ipséité, n’est qu’une fiction construite en vue de la persistance, une assurance instinctive d’un corps pour mobiliser ses modules cognitifs à sa survivance (quand l’assomption réelle de cette multiplicité auto-régénératrice pourrait conduire le corps à considérer juste dans sa praxis la question de sa survie comme chose accessoire alors qu’effectivement c’est elle qui mobilise en premier lieu tous les efforts qui résultent ensuite à travers les capacités cognitives dont les représentations sont originairement indexées à cela avant tout autre télos). Dans cette perspective nietzschéenne/cognitiviste, la causalité est en quelque sorte initialement inversée puisque c’est la force dominante qui s’approprie rétrospectivement le capital mnésique qu’elle précède de fait puisqu’elle le retemporalise selon une continuité alors qu’elle est effectivement sa propre origine et sa propre initiation qui ne se découvre un gouffre infini de passé que dans l’engagement de son agir, par le truchement des possibles de son corps. Qui se réveille le matin n’est pas qui s’est endormi, mais une corporalité réappropriée, un devenir dont la résultante est orientée selon une nouvelle dominance. Puisque l’unité intégratrice du corps n’est rien d’autre que sa polarisation – rien d’essentiel, par conséquent – la mort n’est rien d’autre que la mort du corps, et n’est en dernière instance la mort de personne puisque ce n’est pas « moi » (c'est-à-dire la configuration qui est moi actuellement) qui mourra, et qu’en définitive, personne ne mourra mais qu’il y aura effondrement intérieur du possible et de la temporalité. C. Une continuité phénoménologique forte : la chair. Une première lecture de l’unité du flux originaire de la conscience intime du temps Nos allusions à Husserl se mettent ici au diapason des analyses de Didier Franck. Plus loin, nous évoquerons une autre version du rapport hylé/noème, empruntée cette fois de Rudolf Bernet, qui nous satisfait d’avantage. . Certaines situations tendent à faire prévaloir l’interprétation contraire qui s’appuie elle sur l’idée de l’auto-affection. Il arrive qu’on se souvienne non pas seulement « qu’on a éprouvé un sentiment » mais « du sentiment lui-même ». Dans ce cas, la perplexité est plus grande. Peut-on parler de la conservation d’un affect « individué » - un bloc de temps conservé tel quel - ou faut-il interpréter cela comme une recomposition a posteriori à l’aide de plusieurs affects ? Cf. bien sûr Bergson, Matière et Mémoire, qui défend clairement la première option. Cf. aussi Deleuze, Le bergsonisme. Ou encore, peut-on, à l’inverse, considérer que la vie ou la chair « touche à elle-même » dans la distance temporelle même, et que l’éprouvé du passé touche à l’éprouvé du présent, autrement dit encore que le « toucher à soi » de la chair que je suis se conserve en soi-même et que je suis à la fois, à partir de mon présent, tout ce que j’ai éprouvé gravé en elle à partir de soi, comme replié sur une auto-affection absolue ? Pour cela, cf. Michel Henry, Phénoménologie matérielle, ou aussi Incarnation. 1. Dans cette perspective, Didier Franck nous est d’un grand secours, à la fois dans sa relecture de Husserl Cf. Chair et Corps dans la phénoménologie de Husserl. et dans ses réinterprétations investies dans l’élaboration d’une phénoménologie propre Cf. Nietzsche et l’ombre de dieu et surtout Dramatique des phénomènes. . Franck, comme Henry s’intéresse chez Husserl à la hylé dans son rapport au noème sensible qui l’informe, c’est-à-dire oriente téléologiquement le regard intentionnel sur la pure impression sensible pour la recevoir selon un certain angle qualitatif. Dans la pensée husserlienne, le noème semble premier dans la mesure où l’impression sensible n’est rien qui ne puisse se donner qu’enveloppé selon une forme qui résiste à son flux et ne l’accueille comme sens. Pour Husserl, on ne ressent, ne regarde, ne reçoit jamais un pur donné mais toujours déjà un donné selon un sens, un donné enveloppé dans une forme – même si cet enveloppement n’est jamais qu’une esquisse, qu’un geste d’information inachevable où l’objectivité est moins constituée qu’inscrite en projet comme distinction interne de la hylé Le passage de la hylé au noème, c’est-à-dire à l’information, pose de toute façon problème. Jean-Michel Salanskis en propose de longs commentaires, par exemple dans ses Modèles et pensées de l’action. Il y évoque ainsi le modèle « naturalisé » de Jean Petitot qui figure la traduction du vibratoire à l’information par un dispositif mathématique (et nos connaissances mathématiques ne sont pas au niveau pour que nous puissions prétendre comprendre de quoi il s’agit). . Ce qui apparaît, même comme sensible, c’est ce qui se différentie d’avec soi-même, se retourne, se montre comme « puissance propre L’expression est de nous.  ». Or, dit alors Franck Cf. Dramatique des phénomènes. cela veut bien dire qu’on ne peut distinguer le noème de la hylé comme ce qui viendrait l’animer : le noème est en réalité inscrit en elle, dans son sensible originaire – pour Franck, toute aperception, même signitive, est originairement un sentir – à même lui comme sa prise de forme, sa continuité de métamorphose, ou, dirions nous, son « se passer à soi-même ». Le lien à la temporalité est lui-même longuement explicité par Franck dans un retour très éclairant sur les La phénoménologie de la conscience intime du temps. La distinction canonique entre la temporalité objective – la temporalité intrinsèque à la région idéale visée – et la temporalité immanente du flux est très instructive dans le cas « d’objets temporels » comme la mélodie. C’est en particulier la tonalité première, le point présent de la tonalité et son articulation permanente à ses rétentions elles-mêmes liées à leurs propres rétentions qui sont ici importantes. Comme le note Franck, superficiellement (au niveau objectif, disons), la mélodie est une multiplicité de sons indifféremment visés dès lors que l’ordre d’enchaînement est respecté ; au contraire, originairement, la mélodie se déploie de façon liée par la persistance dans ses échelonnages de sons aussitôt chus à partir d’une « touche » présente laquelle lie l’impression originaire à sa rétention immédiate, elle-même visée originairement à partir de cette articulation (dans le panache de la queue de comète) et liée de la même manière à ses rétentions, et ainsi de suite. Ainsi, l’exemple des objets temporels montre que c’est dans une touche continue à soi-même qui se passe de vécu informé en vécu informé que le temps lui-même déploie sa temporalisation, rendue effective puis objective par cette seule archi-hylé. Originairement, la chair contraint un temps sans discontinuités – ce qui d’aventure peut-être rétorqué au paradoxe de Parfit. C’est dans ce passer à soi-même que se retrouve chaque fois une ipséité non résultante, secondaire mais continue, tonale : cette touche à soi me relie d’avance au futur que je serai, par là aussi à l’instant de ma mort. Le flux de conscience est originairement continu parce que tenu dans la continuité de la chair et déployé à partir d’une archi-sensibilité. De ce fait, l’évènement n’est pas ce qui « m’arrive » à la manière dont, formellement ou essentiellement, certaines philosophies du sujet isolent un noyau identique secondairement affecté. Il n’est pas non plus ce qui ouvre l’apparaître, ce à partir de quoi le sujet, secondairement, arrive (ou « s’arrive », dit Jean-Luc Marion Cf. dans Etant donné, la partie consacrée à l’adonné. Cf. aussi dans Réduction et donation, Le rien et la revendication. Les perspectives et les critiques nous paraissent importantes, mais sans toutefois remettre en cause une certaine prudence husserlienne et aussi heideggérienne. ). 2. Ce que nous allons développer ici pourra sembler redondant par rapport à nos explications données lors du premier article. Mais nous les abordons ici selon un autre angle. Il nous semble de toute manière que la question du sens, qu’on l’aborde à partir d’elle-même, de la continuité ou de la présence, est suffisamment délicate pour justifier cette redondance. a. La question est alors posée. Penser ainsi la continuité de la chair, est-ce encore introduire une substantialité, donc, une détermination métaphysique ? Ou est-ce qu’une continuité qui n’est continuité d’aucun donné effectif, mais source de la possibilité de toute appréhension de continuité en tant que telle, donc, une pure continuité dont s’originent toutes les relations empiriques ou discursives de continuité ne s’en soustrait pas. Nous le pensons. Mais accorder cette continuité à une instance, la chair, nous gène un peu. Cela semble pratiquement évident, mais il reste tout de même quelques postulations obscures : que la chair tienne une unité transcendantale du corps, cela peut sembler encore très spéculatif. Comme le montre Derrida dans son ouvrage Le toucher, Jean-Luc Nancy, une telle position se laisse encore déconstruire Cf. notre article consacré à la méthode pour nos commentaires sur l’idée d’une déconstruction. . Derrida montre comment Nancy, de son côté, ne nomme pas une instance unificatrice, ce qui le fait échapper au désir d’aboutir qui finit par enfermer toute pensée dans la cécité de sa construction. Nancy pointe, par le toucher, la problématicité même de l’énigme creusée dans le geste du questionnement. La continuité est alors continuité de la touche à soi. Mais une touche est justement une frappe, c’est-à-dire quelque chose qui a lieu selon une certaine ponctualité et qu’on ne peut isoler comme un contact. Derrida l’exprime en une formule quelque peu sibylline : « il n’y a pas le toucher ». Autrement dit, on ne dira pas ce qu’est le toucher, ni ne tentera de décrire une immanence du toucher lui-même (ce qui nous conduirait à risquer à nous borner à décrire seulement le « contact », c’est-à-dire quelque chose qui présuppose encore une factualité antécédente et nous entraîne dans une régression à l’infini). C’est à partir de l’énigme du toucher qu’il faut s’interroger : autrement dit, le toucher lui-même ne se comprend qu’au sein de la frappe de l’existence, comme la résonance à travers laquelle elle ne cesse de se relancer. Ce qu’il faut tenter de comprendre, c’est qu’il n’y pas seulement continuité discursive, auto-interprétation, mais pas non plus continuité réelle : ce qui se fait selon le sens s’espace en entrant dans la continuité, qui n’est donc rien de temporel ou d’intemporel, mais la forme même de l’espacement du sens, lequel ne passe pas mais détermine ce qui se passe par résonance. b. On ne parlera plus alors d’une évidence d’être soi – ce qui serait prendre pour argent comptant le concept d’auto-affection avancé plus haut – mais on cherchera à articuler que le présent est toujours l’implication et rassemblement en soi de ce qui s’engage comme un tout, même si ce tout n’a pas en soi son principe de cohérence, mais l’est bien plus tôt dans la motivation qui l’adresse comme présent. En toute rigueur, je ne doute pas – le « je » qui s’individue ne doute pas, même si le « je » réflexif doute de ma continuité temporelle. Je ne puis douter d’être « moi », parce qu’être soi n’est même pas, ni le fruit d’une synthèse, ni d’aucun transcendantal, mais la forme même du sens en général ; parce c’est un fait absolument originaire qui n’a strictement aucun sens parce qu’il est comme l’énigme du sens lui-même En deçà de l’être lui-même, d’une certaine façon, quoi qu’il soit assez périlleux d’avancer de telles formulations. Il est peut-être incompréhensible d’être, mais il n’est même pas du registre du comprendre d’être soi. Il n’y a plus de différence, mais une distance absolue. Mais en cette matière, il vaut peut-être mieux se contenter d’exercer un silence et une vigilance prudente, en se contentent d’indiquer la trace d’une énigme : ce que Kierkegaard a fait au mieux, semble-t-il. . Mais « être moi » n’est justement rien d’autre qu’être l’unité de ce que j’ai, l’affectivité de ce qui n’est pas immédiatement en acte en moi (et donc aveugle à son être), la suppléance de ce qui de soi-même ne se soutient plus Cf. encore une fois Le pli, de Deleuze. De plus en plus, nous nous rapportons à ces explications comme à une des contributions les plus fondamentales à la question du « soi » qui n’ai jamais été faite. Deleuze, par Leibniz, semble retrouver quelque chose que la tradition des philosophies de la subjectivité, qui suit plus souvent la ligne Descartes/Kant, a complètement laissé de côté et qui permet de reposer la question de façon tout à fait inédite. . Le soi est unité non synthétique de ce rassemblement et se pense donc seulement au niveau du sens, comme le pli de la dimension du sens, par lequel elle s’implique. Ainsi, on peut tout à fait soutenir que celui que je serai demain est bien le soi que je suis aujourd’hui, précisément parce qu’il sera demain la position originaire dont un monde se déploiera selon le sens (et dont le fait qu’il y ait moi est l’origine). Ce n’est pas la continuité transcendantale ou ultra-transcendantale d’une « chair » (quelque soit le sens qu’on lui donne – et de quelque façon qu’on s’échine à ne pas en faire « quelque chose ») mais le fait de la dimension du sens lui-même qui implique ce qu’on ne peut plus tout à fait appeler continuité, mais peut-être « irréductibilité » Il nous semble que c’est ce que Levinas avait signalé dès les années 40 dans De l’existence à l’existant, lorsqu’il a opposé le là à l’ici. Comme sa terminologie n’est pas vraiment la notre, nous ne faisons pas appel à lui ici, mais ce serait sans doute la référence la plus pertinente à convoquer à ce sujet (avec le cas échéant, le Kierkegaard de La maladie à la mort). . S’il y a continuité, c’est celle d’une retemporalisation permanente, d’une reprise, d’un réagencement logique, contextuel et affectif des données de la conscience, d’une sorte d’effondrement sur soi qui ne cesse de se reprendre en s’engageant dans de nouvelles métamorphoses. Elle est celle d’un « se passer à soi-même » (on peut presque dire que le temps « se passe le présent » au sens sportif de la passe), est donc seulement celle de l’effectivité d’un déroulement qui a été ou sera sans qu’on puisse relier deux points autrement que dans cette poursuite d’engagements. Ajoutons qu’on ne peut parler de cette irréductibilité/continuité que dans la mesure où le sens est déjà espacement, à la fois retour vers soi et ouverture en l’autre, qu’il est originairement (on ne peut le penser autrement) en prise sur lui même et donc investissement et institution de la continuité. Le fait que le « sens de » est inséparable du « sens » (on pourrait dire que le sens est « puissance de « sens de » »), n’est pas pour peu dans cette irréductibilité/continuité, qui a donc aussi une dimension logique. Nous allons voir qu’on peut tenter une lecture en ce sens des Leçons de Husserl. D. Une continuité phénoménologique impliquée. Une deuxième lecture de l’unité du flux originaire de la conscience intime du temps. 1. La postérité des Leçons a cela de curieuse qu’elle fut à la fois immense et critique puisque tout un pan de la philosophie du siècle passé s’en est inspiré en vilipendant toutefois ses insuffisances. Comme si, d’une certaine manière, Husserl avait été plus grand par ce qu’il a raté que par ce qu’il a réussi. Nous ne reviendrons ni sur la critique de Heidegger Citons juste brièvement Rudolf Bernet : « Heidegger a, par exemple, reproché à Husserl de s’être limité à un éclaircissement phénoménologique de la conscience du temps et d’avoir ignoré le temps en tant qu’accomplissement originaire de la transcendance. », in Conscience et existence, p. 252. , ni sur celle de Derrida. Rappelons simplement que dans La voix et le phénomène, Derrida reproche à Husserl d’avoir pensé cette unité à partir de l’évidence du point présent et d’avoir écrasé l’auto-affection sur elle-même de façon à ce qu’il y ait adhésion à soi de l’intuition, quand le présent nécessite au contraire qu’il y ait un degré de liberté selon lequel chaque présent se constitue comme prise de position envers un donné reçu comme pouvant se donner autrement que de la façon dont il se donne. D’ou le fait que toute auto-affection est incisée comme hétéro-auto-affection puisque ce qui s’aménage dans la présence ne peut d’abord se recevoir que dans la distance de la différance Cf. article suivant. . Nous allons présenter ici les grandes lignes d’une lecture totalement différente par rapport à une tradition que les mots de flux, de points d’origine, ont pu dérouter. Cette lecture s’est imposée à nous petit à petit, mais c’est la lecture de Marc Richir, puis l’exposé d’Alexander Schnell lors du colloque consacré aux Leçons qui nous ont permis d’y accéder. Bien évidemment, ce qui sera développé ici ne l’est que de manière conclusive par rapport aux difficultés soulevées. Nous ne prétendons pas lever les difficultés et les ambiguïtés qui subsistent, mais seulement montrer comment les problématiques que nous abordons peuvent être relevées et réinvesties sous un autre angle. Ce que nous avons dit jusqu’à maintenant commandera la présentation des questions heideggériennes classiques que nous ferons dans le prochain article. Ce que nous allons dire maintenant est un des axes selon lesquels nous tentons de les réinvestir au cours des articles suivants. 2. a. On peut penser qu’en fin de compte, l’unité du flux de la conscience intime du temps caractérise quelque chose de voisin avec ce que Heidegger avait en vue lorsqu’il parlait de la « Verlässlichkeit » des choses. Il entendait par là la manière dont chaque Dasein s’abandonne, se confie à la solidité d’un monde, et par là, à tout ce que ce monde peut cacher d’inattendu et d’immaîtrisable. Il nous semble que cette détermination de solidité est aussi présente dans les analyses husserliennes, mais que celles-ci ne se situent pas au niveau « concret » de celles de Heidegger. Ce que Husserl semble avoir tenté de comprendre, c’est que la conscience, à travers son rapport à des idéalités, la fixation de celles-ci dans des schémas collectifs, eux-mêmes relayés par des structures effectives, stabilise un monde. Ce qui est en face est en face parce qu’il demeure. Il est institué dans son indifférence au rapport selon lequel je l’envisage, comme présence possible en mon absence et en laquelle je suis pris originairement. Autrement dit, il y a à la fois une identification des objets selon la façon dont on se rapporte à eux et selon celle dont ils se relient les uns aux autres, et surtout articulation de ces objets selon des rapports logiques. Comme nous l’écrivions déjà plus haut la syntaxe et la sémantique organisent notre rapport au monde de façon à ce que tout acte conscient se manifeste comme prise de position à l’égard d’un tout que je ne maîtrise pas, mais dont j’assume l’extériorité. Ce que Heidegger désigne comme structure générale de significabilité organisée selon des « rapports a » semble déjà anticipé par Husserl qui, en y insérant la dimension logique, y ajoute cet aspect primordial de structure d’espacement qui architecture la temporalité. Il nous rappelle que c’est seulement par l’aspect logique et articulé que je fais face au monde. Comme nous l’avons déjà supposé, la réflexivité du logique, qui s’inaugure avec ce que Heidegger appelle « l’époque des conceptions du monde » libère aussi l’axiomatique dont la pratique permet la mise en branle des regards herméneutiques sur le monde, donc la mise en abîme de l’exister Cf. notre article consacré aux problèmes de la méthode pour plus de précisions à ce sujet. . b. Il nous semble que Husserl s’est appliqué à montrer comment la dimension logique est déjà intriquée à la sphère la plus originaire de la temporalisation. En effet, l’unité du flux n’est ni l’unité de cohérence des noèmes, disons des idéalités, ni la continuité immanente de la sphère réale des noèses et de la hylé. Elle constitue un troisième niveau, qui n’est pas une troisième strate (sinon d’interprétation), mais un niveau d’interprétation à partir duquel le flux doit être interrogé. Niveau selon lequel s’ajointent originairement hylé et idéalités, selon lequel une continuité, une cohérence, une circulation s’effectuent qui assurent la stabilité d’un « en face » qui se modifie toujours « de l’intérieur ». L’unité n’est pas ce qui fonde le jeu des synthèses passives et des synthèses actives Il nous semble que ce jeu lui-même doit plutôt s’expliquer, dans sa possibilité effective, selon des structures directement cognitives et physiologiques. Mais nous parlons ici de sa possibilité transcendantale, ce qui est tout autre chose. . Elle est ce jeu lui-même, cet aller et retour, cette compénétration. Il y a bien sûr plusieurs étages à distinguer, selon la méthode husserlienne. Selon la description de François David Sebbah dans L’épreuve de la limite En particulier pages 164 à 166. , on peut d’une part distinguer le niveau de l’Ego qui est l’instance interne à l’immanence de son centrement et de sa continuité, autrement dit l’instance plastique et formatrice du flux qui en informe les enchaînement et les distribue selon un mouvement incessant de reprise et de reconstitution, jamais définitivement stabilisée mais toujours en procès de cohérence. Il est autrement dit ce degré de défaillance active interne à l’immanence qui fait pendant à son extase et à son arrachement dans l’assomption et l’intelligibilisation du donné formé comme transcendance Les lectures structuralistes ou spinozistes de Husserl (Desanti) s’appliquent dès lors à minimiser ce rôle pour ne garder de l’Ego qu’une instance locale de choix ou de basculement entre les strates. Il devient une sorte de variable d’effectuation des actes catégoriaux. . Cet Ego est transcendantal parce qu’il forme une unité de la pensée à partir de laquelle celle-ci peut se lier selon ses différents moments et de réfléchir, bref, s’instituer comme raison. Mais cette unité mobilise depuis ses strates les plus primitives jusqu’aux strates les plus élaborées et ne peut se donner à partir d’un sens intime unifié. Le temps comme l’espace sont d’emblée dispersés selon des prises logiques et symboliques en multiples temporalités dont l’articulation seule donne l’unité. C’est en ce sens qu’on peut parler de l’unité telle que nous l’évoquions dans les paragraphes précédents, qui ne concerne plus l’Ego transcendantal en tant qu’instance de centration mais l’unité du flux comme instauration d’une stabilité positionnelle qui n’a plus rien de directement temporel ou spatial, quoiqu’en elle se déploient les différentes modalités de temporalités, mais qui est durcissement de l’ouverture d’un monde. Cette deuxième unité est plutôt celle d’un « véhicule » qui se déplace dans sa totalité D’où la formule de Husserl, « la terre ne se meut pas ». En toute rigueur, l’Ego absolu n’est en rapport avec rien, n’est strictement rien, sinon le champ du constituable. Mais il n’y a pas de sens à parler de solipsisme : l’Ego est trop pur pour être solipsiste. Et c’est parce qu’il n’est en rapport à rien sur le plan de sa stabilité qu’il est originairement champ transcendantal commun sur le plan des idéalités. Du point de vue strictement phénoménologique, bien des points restent à éclaircir une fois cela relevé. La nature précise de l’unité reste à éclaircir et la basculer comme nous le faisons hors du plan strictement sensible est loin de faire l’unanimité. Sans compter que la question de la prise originaire de cette unité, autrement dit de la terre qu’elle est, se pose tout autant (cf. Bernet, Ibid, p.127). Le « leib » husserlien indexe originairement la conscience sur la réalité charnelle qui donne la norme du réel, ce qui résout phénoménologiquement des problèmes ontologiques, mais semble de cela même exclure la question outre-ontologique du réel en tant que tel, du « c’est réel » qui ne se présente jamais. Ce qui ne veut surtout pas dire qu’il faut penser le réel sans rapport à la réalité charnelle husserlienne… ce qui n’aurait pas de sens et conduirait au relativisme le plus absolu. Il faudra juste s’efforcer de trouver au terme réel une détermination plus vaste encore qui englobe et justifie celle, plus locale, de réalité. , et au sein duquel un espace et un temps de déplacements articulés aux paysages traversés sont possibles. Elle est comme la position d’un cadre unitaire lequel donne consistance à l’inconsistance sans la réifier – ou plus exactement permet d’aborder la « multiplicité inconsistante L’analogie est de Marc Richir en dernière page de L’expérience du penser.  » sans la dissoudre, à partir de son domaine propre, sans sacrifier non plus la stabilité de celui-ci. La présence, le sens et l’origine du monde Cet article s’attache à décrire la spécificité de la pensée de Heidegger en ce qui concerne la présence – à savoir, une pensée de la présence prise en tant que telle et non une pensée qui construit une représentation de la présence – et peut en cela proposer quelques éclaircissements aux apories relevées par le précédent. Avec Heidegger, nous accorderons que Nietzsche décrit sans doute de façon juste l’intériorité du sens, c'est-à-dire « ce qui est selon le sens », et sa prise herméneutique sur soi-même. Nous accorderons de la même manière droit au soupçon wittgensteinien qu’a éveillé en nous l’analyse de Didier Franck Cf. Nos remarques…, sans renoncer à penser ce que l’idée de la continuité du flux de conscience impose formellement, à savoir la « continuité en elle-même ». Nous verrons que ce que Heidegger refuse de Husserl, c’est l’effectivité, la positivité selon laquelle ce dernier construit à ce niveau ses analyses, là ou justement on ne sait plus de quoi on parle, où rien n’est par principe déterminable, libérable. Autrement dit, nous verrons comment Heidegger transforme la perspective somme toute naïve d’une description du mode d’apparaître des faits Même si il n’est absolument pas dit qu’on puisse penser ça de Husserl. Cf. l’article précédent et cf. Architecture de la présence II, plus bas. en celle de l’exigence même de ceux-ci, qu’il s’agit de traiter selon une construction plutôt que de décrire par une contradictoire contorsion de son esprit. Pour plus de clarté, nous séparerons notre description en deux moments correspondants aux deux étapes de la pensée de Heidegger, avant et après la Kehre (ce qui, formellement, est arbitraire puisqu’on sait qu’elle est la solidarité, l’inséparabilité de principe des deux formes d’analyses Cf. à ce sujet Jean Grondin, Le tournant dans la pensée de Heidegger, dont c’est l’objet. ). Un troisième moment intègrera l’apport du « mot » derridien de différance pour la compréhension de l’Ereignis. Heidegger I. 1. Pour la genèse de la pensée du premier Heidegger, et ce au moins jusqu’à Etre et Temps, l’élaboration philosophique de la question de l’être n’est pas séparable d’une interrogation sur le sens, selon une manière encore très phénoménologique. Penser l’être, c’est d’abord dégager le sens d’être, ou même le sens de « être », même si très vite C’est manifeste dans le Kantbuch. , être et sens vont se chiasmer, s’arc bouter l’un à l’autre si bien qu’on parlera de sens d’être et d’être du sens, dont le va-et-vient constituera le sol architectonique mouvant d’où Heidegger redéploiera les formes kantiennes du sensible et du catégorial comme déclinaisons d’une réceptivité de soi à soi. Un article de Jean-François Courtine Sens de la question et question du sens, in Heidegger, l’énigme de l’être, coordonné par Jean-François Mattéi. retrace en détail l’histoire de cette genèse qui montre l’ancrage phénoménologique, pour ne pas dire husserlien, dont la méditation de Heidegger a tiré ses premiers aliments. Et déployer ce métabolisme sémantique à travers lequel la question de l’être à commencé par faire nœud dans le langage avant d’en retourner la problématique pour en redéployer la donne dans un système plus large n’est pas sans intérêt si l’on cherche à mettre en abîme la façon dont « l’être » a fini par imposer lui-même des renversements en ne cessant de résister à ses élaborations théoriques. Courtine rappelle l’importance de l’exergue d’Etre et Temps, un extrait du Sophiste de Platon, lequel marque la perplexité de Socrate dès lors qu’on s’avise de tenter d’appréhender discursivement et réflexivement le sens du mot « étant ». Mais c’est bien l’étantité de l’étant qui fait ici problème, le sens de l’étantité en tant qu’elle désigne l’étant envisagé dans son seul « fait d’être » indépendamment des déterminations qui sont les siennes ; c’est bien le sens du mot étant, et du même coup, le sens du mot être qui font problème alors que l’un et l’autre sont, de façon explicite et encore plus sous-jacente, omniprésents. Notons à ce sujet que Heidegger n’a pas varié à ce sujet, même si il va renoncer à établir une présentation de quelque forme que ce soit de ce sens pour substituer à celle-ci une chorégraphie destinée à mettre l’énigme en abîme, en arrière, en creux. Dans un premier temps, l’être n’a donc encore de sens que sémantique mais ce sens, indéniablement, insiste, ne serait-ce que dans la manière dont il se dérobe. Même en tenant l’être pour un simple mot, on peut déjà ébranler le postulat kantien qui veut qu’on ne puisse penser en lui autre chose qu’une détermination logique du discours – plus exactement une composante de la forme logique du discours qu’aucune visée ne peut investir puisqu’elle est mécaniquement sollicitée en tout déploiement de sens, pour Kant forcément articulé conceptuellement. Dans le cadre kantien, la surdétermination du mot « être » aurait quelque chose d’une pathologie, d’une défaillance naturelle d’un entendement dupe de son langage et de ses nœuds, ne peut-être qu’une autre forme de « Schwärmerei ». L’affolement du langage et l’emballement des significations au voisinage du mot être est symptôme d’une question plus que cruciale. C’est qu’il y a un vertige du mot être, quelque chose d’un « battement de cœur creux » dans sa platitude signifiante même : l’être se cherche, se duplique, s’enroule autour de lui-même dès qu’il est visé par quelque intentionnalité signitive. Il se rapporte à l’extériorité et retourne immédiatement vers lui, en un mouvement fou, une dialectique emballée. Le mouvement propre du langage engendre ce vertige, et l’être s’avère alors tenir en lui quelque inconcevable massivité : ce dont je dis que cela est « est », c’est indéniable, immédiat, mais en même temps gros d’une fabuleuse puissance d’ébranlement. Il y a dans le mot être une frustration qui peut aller à la torture, parce que ce n’est pas un simple cercle logique qu’il ouvre, mais une position de réel, de nécessité impénétrable de la contingence présente, qui, par lui, devient auto-référente et ouverte sur la singularité sans fond de son apparente évidence. Cela, c’est un fait qu’on ne peut pas faire complètement disparaître dans le registre du « pathos » : le retour vers « être » de la visée du sens du mot « être » indique, à l’intérieur du mouvement, quelque chose comme une solidité. Ou encore, pour résumer, la fonction « logique » du mot être dans le discours fait signe vers l’immanence factive de celui-ci, vers ce qu’il fait sans distance, le réel de son auto-effectivité immédiate Il nous semble – mais nos connaissances sont loin d’être assez solides pour défendre cette thèse – qu’il y aurait moyen d’examiner côté à côte Heidegger et Wittgenstein, cela pour armer les visées heideggérienne d’une logicité qui leur manque. Gérard Granel, lecteur de Heidegger et traducteur de Wittgenstein, fait remarquer que ce dernier fournit peut-être ce qui manque à la pensée heideggérienne pour reprendre véritablement appui sur un « sol » et parachever le renversement voulu par Heidegger. Inversement, ce dernier tente – à ses risques et péril – de s’installer à la jointure de « l’indicible » wittgensteinien. Cf. par exemple Etudes, de Granel. . Certes, tenter d’élucider cette énigme d’une façon idéaliste serait vain – et par ailleurs totalement contradictoire – mais ce n’est pas du tout la voie de Heidegger. Au contraire, Heidegger se rend bien compte que ce que disait Augustin du temps – et qu’il peut dire de l’être – n’est pas une simple contingence mais une caractéristique fondamentale, sa définition même. A savoir qu’il n’y a pas de sens à chercher à penser l’être de manière classique, parce que le verbe être participe au contraire de la pragmatique, de la performativité immédiate L’évidence d’être et d’être soi (les deux sont la même) est logique plus que phénoménologique parce qu’on agit en tant que soi selon le principe et la grammaire de l’action elle-même. Mais la construction phénoménologique du monde « plie » cette évidence sur elle-même. Heidegger réitère la réflexion de Hegel qui remarquait déjà que l’évidence logique d’être soi contredit la pensée en son cœur (cela pour la mise en marche et l’évolution interne de la pensée, selon un versant plus thétique que phénoménologique). Sur ce thème, confrontant les deux auteurs, on pourra lire l’ouvrage de Claude Bruaire, L’être et l’esprit. de toute position de parole et qu’il s’implique naturellement dans toute manière d’être On pourrait aller jusqu’à dire qu’il n’y a pas grand-chose en commun entre le mot être et le « fait d’être », qui s’indique en creux à travers ce mot de par son rôle insigne dans la logique du langage, mais qu’il s’agit avant toute autre chose de distinguer de lui en faisant travailler ce même langage. . Mais qu’il n’y ait pas de « sens de » et qu’il y ait pourtant quelque chose (indéniablement, il y a le monde), voilà qui creuse un trou sur lequel on ne peut pas seulement faire silence. Plus exactement, il faut certes faire silence au premier degré, mais au deuxième degré, il faut questionner le sens de ce silence lui-même. 2. L’interrogation première sur le sens de « être » aboutit vite à un questionnement engageant le « sens d’être », libéré de son articulation strictement sémantique sans que, pour autant, la modalité sémantique ne soit rejetée. Elle est seulement réinvestie dans un déploiement plus vaste de la question, et se reforme à partir de lui, comme une de ses modalités. Parler de « sens d’être » c’est d’abord pour Heidegger, dans une acception résolument critique envers les figures classiques de l’ontologie, engager une « herméneutique de la factivité », questionner la monstration de l’étant en tant que factif, dans sa factivité Nous employons le terme utilisé par Vezin dans sa traduction de Etre et Temps. , dans ce qui marque sa factivité. Son problème est de saisir comment ce qui se montre est appréhendé dans sa présence – non pas sa présence déterminée, instaurée dans son être à la manière d’un « en face », « en chair et en os » comme le faisait Husserl, mais sa présence prise à partir de lui-même, dans l’événement de présence une, absolue, « hic et nunc », en lequel se forme la configuration sujet/objet. Ou encore, l’événement de présence tel qu’il configure en lui l’ensemble des rapports affectifs, logiques, etc., auxquels un Dasein peut accéder et donc, poser réflexivement, dans la polarité spécifique de l’a priori de sens qu’il est effectivement (comme tâche, pourrait-on dire, comme implication pour reprendre la terminologie que nous avons introduite plus haut). Signalons simplement la manière dont, par Etre et Temps et Kant et le problème de la métaphysique, la question du sens de « être » devient question du sens d’être qui par nécessité de structure, implique déjà l’être et vise l’être du sens. C’est l’encontre du sens de « être » qui met en exergue l’énigme du sens d’être, mais avec le sens d’être, c’est en vérité une nouvelle fondation phénoménologique que cherche Heidegger. Le sens d’être devient la manifestation, à travers moi, du fait que je suis – seul le sens d’être du Dasein pouvant être effectivement interrogé – et la question posée est : « De quelle manière, à travers ce qui se présente effectivement, à travers la configuration de l’étant, donc, se peut-on comprendre cela par quoi l’étant peut se manifester comme un étant - c’est-à-dire le fait qu’il est. ». La question est bien encore tributaire du sens, et on peut légitimement dire que pour Heidegger, le sens d’être est l’être du sens, et réciproquement. L’étant est étant de par le fait de son maintien, sa permanence sous la forme déterminée d’un « en tant que », de par sa stabilité, décrochée de l’immanence de sa visée, qui fait encontre (Widerstand) et enveloppe en retour le geste de sa position. Dans le « Kantbuch », Heidegger vise alors comme le sens d’être ce par quoi l’étant est déterminable comme étant, c’est-à-dire le sens d’être, transcendentalement antérieur au sens objectif, qui n’est autre que ce sens d’encontre, de solidité – cette position d’extériorité ouverte au sens, incomplètement élucidée, dont le reflux est libération de la liberté Cf. notre introduction. . Ajoutons à ce sujet que la formule célèbre (si souvent dénaturée) de Heidegger sur le néant qui « néantise », et qui déterminerait la possibilité transcendantale de toute négation logique doit être comprise dans cet horizon. Elle parle donc bien de la possibilité transcendantale de nier, qui veut seulement dire que l’absence est co-originaire de l’apparaître en présence. Tout objet se présente donc avec - compris dans le principe même de son apparaître - l’indépendance objective, c'est-à-dire la possibilité de ne pas être ce qu’il est et où il est, et inscrit déjà en lui la passibilité d’une mise en forme logique Ce qui explique par ailleurs comment Heidegger pourra plus tard déterminer une histoire de la métaphysique. Puisque la forme de l’objectivité tient en elle, co-originairement, la possibilité d’une prise logique, il est naturelle que celle-ci ait lieu, puis se spécifie jusqu’à oblitérer la forme générale de l’objectivité sous un nouveau maillage. Telle quelle, la pensée de Heidegger « réifie » encore beaucoup et s’arroge une prise sur des processus que les sciences cognitives (ou d’autres sciences) peuvent très bien récupérer. Pour échapper à la métaphysique – qui n’est rien d’autre que la substantialisation conceptuelle d’un mixte mal analysé qui empiète sur un territoire au moins potentiellement reversable dans les positivités – il faudra de nouveaux outils moins ambigus, l’ alêthéia puis l’Ereignis. . Dans sa lecture de Kant, Heidegger associe cette originarité à l’imagination transcendantale, passivité/réceptivité, passibilité à l’au-dehors à travers laquelle se récupère l’ipséité du Dasein comme ce qui est en jeu dans le « degré de liberté » que libère le « faire encontre » de ce qui est posé. L’en face a prise comme monde, c'est-à-dire comme une ouverture qui enveloppe le « là » de sa position. Il est à la fois un « espace de souci commun » auquel le Dasein s’adresse (s’adresse lui-même, est adressé en son ipséité), et un possible dont le Dasein est a priori la matrice et l’étalon Cf. l’introduction de la Phénoménologie en esquisses de Marc Richir, ou Heidegger et le problème de l’espace, de Didier Franck. . Comme on le voit, la pierre d’angle est le double statut du monde qui est à la fois du Dasein et au-dehors, ouvert au-delà de lui en matrice infinie de mises en abîme. En ce premier moment de sa pensée, Heidegger, encore tributaire de Husserl, s’est par là donné pour tâche la compréhension de cet être soi absolu qu’il faut nécessairement posé, mais qu’on ne peut comprendre que dans la concrétude d’un engagement dans ses propres « pouvoir-êtres » qu’il est, selon la tonalité, la Stimmung qui les dispose. Maxence Caron, dans sa somme, explique avec limpidité pourquoi la conceptualité husserlienne de l’ego pur, qui est rigoureusement posé comme rien, comme non étant, est d’une certaine manière prédéterminée comme portant sur un étant. En cela, il montre que le jugement que Heidegger porte sur Husserl n’a rien de naïf ou de hâtif : en introduisant un concept révolutionnaire dans un horizon conceptuel qui en prédétermine la lecture, Husserl recouvre en quelque sorte sa propre percée qui se trouve reprise par la force des mots, des habitudes conceptuelles, de l’histoire donc, dans ce avec quoi elle rompait. La profondeur de Heidegger est surtout, à ce niveau, d’avoir compris qu’il faut renverser un horizon conceptuel et même ses modalités pour faire entendre un « nouveau son de cloche » à la pensée… d’avoir bâti une pensée dont le cœur repose sur ce qu’il s’agit de dégager, le sens d’être, plutôt que de chercher à le fonder par une stratégie vouée à l’échec Dans un climat heideggérien, on ne peut qu’être méfiant envers les surenchères phénoménologiques auxquelles s’est par exemple livré Jean-Luc Marion – mais celui-ci s’est montré suffisamment prudent pour donner à son effort un principe de lisibilité qui transforme une apparente naïveté méthodologique en audace créatrice. On peut noter que Gilles Châtelet, qui appartient de prime abord à une famille philosophique très différente, a rendu hommage à la formule de Marion « autant de réduction, autant de donation ». . Mais arrivés à ce point, nous n’avons pas encore fait tout le trajet que nous pourrions faire. Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est que le monde du Dasein en tant qu’espace ouvert de possibles existe vraiment Dans notre mémoire de maîtrise, nous écrivions : « C’est le monde en tant que monde – tout ce qui est, que cela soit présent dans mon champ de possibilisation, que cela en déborde ou que cela en soit tout simplement absent - qui vient à l’être. En tant que monde, c’est à dire non en tant qu’étant mais en tant que totalité de l’étant. Le « c’est vraiment » signifie que ce que Heidegger appelait « le reste du monde », selon lui tombé dans le « retrait » de l’être par le fait du Dasein insiste dans l’Etre au niveau plus profond de la singularité. Car celle-ci est, dans son fait même de singularité, l’effectivité conjointe du monde pensé en tant que monde, c’est à dire en lequel aucune zone, aucun étant ne peut être isolé : le monde révèle et est révélé par la singularité. ». – c’est vrai qu’il n’y a rien d’autre que cela qui s’ouvre avec cette histoire, ces évènements, ces faits là, que ce qui est là est ce qui est, mais d’abord parce que le Dasein est, n’est rien d’autre que ce qui est là On peut hélas difficilement se passer de ses formulations insistantes et répétitives si on ne veut pas perdre dès le départ le sol que nous voulons parcourir. . Heidegger II 1. Peut-être qu’on ne peut d’abord faire que rappeler le mouvement fondamental qu’indique Heidegger, toujours déjà dépassé par sa mise en abîme, par sa fixation théorique, par sa compréhension même – toujours en deçà de sa formulation, des textes qui l’introduisent, regagné contre tout le reste. Refluer vers le fait d’être ne mobilise aucun sens ni thématisation d’aucune sorte ; le retour n’est pas de simple pensée, mais antérieur à la levée de celle-ci, la tient a priori dans la nécessité d’une proximité à laquelle elle ne cesse d’échapper. La pensée de l’être enveloppe l’ensemble de son tracé qu’elle recourbe sur lui-même et noue à son origine. C’est en dernière instance une pensée sans avenir parce qu’elle n’est pas en recherche d’autre chose, ne se heurte à rien, ne regarde rien d’autre que cela d’où elle s’élève, la présence incisée, factive – présence qu’elle est aussi en tant que pensée. Mais c’est aussi résolument une pensée de l’avenir – de l’originarité regagnée avec toute sa puissance d’initiation. Il y a cela que « ce à partir de quoi » la pensée se déploie est, dans le moment même ou elle se déploie, qu’elle n’est autre chose que cela qu’elle est – qui est en même temps cela qui enveloppe sa possibilité à se montrer de façon déterminée. S’indique ici un excès d’origine, un enveloppement du trajet, du monde que la pensée esquisse par l’origine Mais le terme origine lui-même doit être gagné contre l’habitude et contre la tradition, n’a rien d’une puissance, d’une source. – par le fait même qu’elle s’élève, de rien d’autre que d’elle-même. Je suis en et à partir du là que j’ouvre et qui est moi. La formule triple, « je suis ce que je suis dans le moment ou je le suis » indique l’imbrication inextricable des trois niveaux auxquels cette analyse se place – l’un de ceux-ci étant de toute façon, contingent par rapport à toute explication. Cette pensée met en abîme le « là » en quoi elle a sens – en quoi le sens est sens – qui est virtuellement consubstantiel à ce qui se cherche en elle – qui n’a de sens que d’être en vue de sa présence. Penser l’être c’est briser, c’est interrompre dans l’acte, dans l’immanence du penser, la dispersion vague, se souvenir que penser ne prend sens que pour le temps en quoi elle s’ouvre Ce que Heidegger s’efforce d’éclaircir par l’Ereignis, par exemple dans sa conférence Temps et Etre (in Questions III et IV), quand il parle de la nécessité de penser l’appropriation réciproque du temps et de l’être. – qui est celui-là, celui en lequel l’être ouvre ce monde-ci – et réinvestir le présent dans son fait de présence en dehors duquel rien n’est, qui est le sens d’être. S’y dévoile ainsi, en quelque sorte, une façon de la présence de se prendre elle-même pour fin, de s’offrir à elle même ce qu’elle montre comme présent – de s’approprier à elle-même comme le don qu’elle est. Il y a dans la pensée de l’être une perpendicularité – rien d’autre que le fait comme fait, en tant que fait, dans sa factivité absolue, le fait qui n’est fait de rien, le fait dans son indétermination concrète et irrécusable. Ce qui, paradoxalement, ne s’explicite que de façon extrêmement abstraite, pure factivité du fait, factivité en tant que telle, là irrécusable –  « daseinité », « daseinitude ». On peut être autre chose que Thalès perdu dans la contemplation des étoiles sans être une servante thessalienne : il faut et il suffit d’être Thalès au moment où il tombe dans le puit. 2. Françoise Dastur a rappelé Lors de son intervention au colloque consacré à Heidegger, à Strasbourg, Le danger et la promesse, « Présent, présence et événement selon Heidegger ». que le tout premier Heidegger, celui des années 20, consacrait une attention soutenue à comprendre l’attente des premiers chrétiens, cette tenue dans l’imminence permanente de la venue – dans ce qu’on peut qualifier de tenue dans la passibilité à l’événement, c’est à dire à la manifestation du présent comme présence, dans ce qui est à la fois anticipation et ouverture à son propre décentrement On peut tout à fait utiliser le terme introduit par Catherine Malabou dans L’avenir de Hegel du « voir venir », sorte de tension sur ce qu’on est, ouverte de manière quasi vibratoire à l’invention de son aventure, c’est-à-dire à pivoter, à partir de la force qu’acculent les déterminations dans lesquelles on existe, autour de la pointe ultime, non-possédée, demi extérieure, de l’événement – prise plastique d’une forme sur une autre forme à partir de son esquisse, intériorisation externe des dynamiques d’une forme extérieure à laquelle un propre est prêté et décentré en retour. . Cette attitude est repensée au plus profond par le second Heidegger, avec une radicalité qui motive dans un premier temps l’abandon de la méthode phénoménologique pour une discussion de thèmes kantiens, nietzschéens et aristotéliciens, puis, petit à petit, de « l’origine parménidienne », avant de faire le saut en deçà de la pensée grecque par l’Ereignis. Par ces retours en arrière, on ne cherche rien d’autre qu’une proximité initiale du penser à lui-même, avant toute thématisation, quand ne s’instaure encore qu’un subtil écart qui prend déjà forme de philosophie sans que cette forme ne se détermine en rien. Car ce qu’on cherche à ouvrir et à libérer n’est à première vu qu’une gageure : poserait-on la bonne question qu’elle serait encore sa propre occultation. L’oubli est inhérent à la pensée de l’être qui ne se désocculte qu’à même l’occultation assumée – ce qui ne veut surtout pas dire comprise, ici on tranche le nœud gordien. Le décentrement et la rupture sont obligatoires par rapport au geste parce que nous ne parlons pas d’une philosophie comme une autre, mais de quelque chose qui serait philosophie de la factivité elle-même, qui ne crée rien mais résorbe ses formes comme des traces à même le sable, pour n’en plus laisser qu’une esquisse, une ligne d’énigme. Il faut prendre au sens fort les formules comme « l’être se pense » car on ne sait pas, en tant qu’homme cette fois, de quoi on parle. Il faut toujours y revenir mais on ne décide pas de revenir. L’être est hors de ce qu’on peut dire – ni au delà, ni quoi que ce soit, ni indicible – mais inhérent au dire lui-même, à la parole qui ménage son creux dans son ondulation. Il faudrait presque dire qu’il est logiquement décrit comme ce qui ne peut pas se dire, l’irrécupérable, ce qui ne passe pas avec soi, ne se montre pas, ce qui de l’objet reste hors de l’objet, le fait qu’il soit exactement ce qu’il est, exactitude qui outrepasse tout décollage d’avec lui-même Cf. bien sûr L’origine de l’œuvre d’art. Nous reviendrons à ces questions. . Ce n’est surtout pas de l’indicible parce que le discours n’a même pas de sens à se porter vers cela, plus, le geste du discours en tant que tel, et non seulement le discours achevé, ne peut par nature, par sens, par définition antérieure à tout dire, toute constellation, pas porter sur cela – c’est presque une convention (le langage est ce qui ne dit pas cela, il est langage en tant qu’il ne dit pas cela, parce que précisément, l’être est le dire même, die Sage). On peut alors dire, comme le fait Catherine Malabou Lors de son intervention au colloque consacré à Heidegger, à Strasbourg, Le danger et la promesse, « Heidegger, critique du capital ». que penser effectivement l’être c’est du même coup penser l’étant Dans son intervention, Catherine Malabou s’est livré à un plaidoyer pour la pensée de la « chose », et, partant, pour une réhabilitation du thème de la nature, très présent chez Heidegger en particulier pour le registre dans lequel il emprunte le plus souvent ses exemples (ruralité, paysannerie, etc.). Ce qui semble avoir posé problème, c’est de savoir précisément en quoi les exemples d’objets « préhistoriques » (selon le mot de Philippe Lacoue-Labarthe) expriment un rapport à l’être plus occulté dans les objets techniques contemporains. Il nous est apparu qu’à ce niveau, la méditation de Simondon dans son ouvrage principal Du mode d’existence des objets technique, en particulier dans son premier chapitre, peut être fort utile. Simondon montre que l’objet technique est formé de telle sorte que ses composants sont d’abords conçus et rapportés les uns aux autres, mécaniquement, selon la finalité d’un usage extérieur auquel il s’agit de parvenir en combinant en quelque sorte logiquement des fonctions qui correspondent à d’autres objets. Puis, au cour de son devenir, l’objet évolue de telle sorte qu’il s’individue et s’efface par rapport à la multiplicité des usages qui peuvent en découler. La lente accumulation des spécifications transforme petit à petit l’objet « logique » en objet « organique », dont on fluidifie et plastifie la mobilité intérieure, conçu alors comme un tout dans lequel il s’agit d’éliminer le « superflu » (entendons par là, les fonctions et mouvements nécessaires au fonctionnement d’ensemble, mais qui n’y contribuent pas directement, qui sont en quelque sorte des « collatéraux »). Peut-être pourrait-on dire alors que c’est justement cette artificialité de l’objet technique archaïque qui garde en lui sa « choséité «  parce qu’il reste un « quelque chose qui sert de… table, cruche, etc. » tandis que l’objet technique moderne, qui se résout entièrement en nature, efface de lui le « décalage » du Dasein à la nature en recomposant son monde selon une « organicité » qui prend la forme d’une nature et occulte par là le « faire face » qui fait que la nature est proprement la nature. Plutôt que de confronter Heidegger et Simondon, il peut en tout cas être fécond de les combiner comme le fait Bernard Stiegler. , deux faces indissociables – comme en équilibre l’un par rapport à l’autre – de la concrétude à même la pensée. Car ce qui ne passe pas vu du point de vue de la pensée même – dans le fait que ce qui ne se maintient pas, c’est ce qui est – c’est le là. Si, comme Heidegger le décrit dans Etre et Temps, être là, c’est être précédé par son là, précédé du même coup par le possible qu’on est dans l’horizon de sens duquel nous évoluons, la pensée de l’être comme nous l’entendons désigne exactement cela : retourner le possible sur-lui même à partir de son être-un-possible – le retourner sur son fait, sur son réel en tant que possible, c’est-à-dire sur l’initialité absolue qu’il révèle. Redécouvrir d’être, renaître à l’être, précéder son sens à partir de lui-même Pas d’existentialisme, donc. Mais toucher en le sens son réel, sur lequel il est toujours en défaut. Ce sera notre objet dans les sous parties qui suivent. . 3. Comment penser cette ouverture de présence, forcer quelque chose vers le creux de la présence en le présent ? Il est, dans ce questionnement, quelque chose qui ne peut qu’agacer – une sorte de répétition, un piétinement – et qui est en fait indispensable. C’est que ce questionnement n’existe que comme répétition, reflux, et ceux-ci ne se ressourcent a priori à aucune instance originaire ni aucune donnée que viendrait dégager une ultime réduction. Les refontes phénoménologiques, celle de Jean-Luc Marion par exemple, sont téléologiquement biaisées car Heidegger pense l’être à travers l’absolu du fait de la présence, c’est-à-dire, rien qui soit à comprendre, à disposer dans la pensée – rien que la pensée se donnerait comme objet à élucider et qu’elle mettrait à distance pour en construire un concept le plus adéquat possible, mais de cela même, poussant hors de lui cela qu’il exprime. Si on ouvre « Qu’est-ce qu’une chose ? », on lit dès la première page, en guise de préliminaire et avant qu’aucun chemin de pensée ne soit effectivement frayé : « Ce déplacement qu’est l’attitude de la pensée ne peut être pris en charge que dans un écartement violent. » Qu’est ce qu’une chose, p. 13. . Il faut bien comprendre que l’image du voilement/dévoilement, qui a succédé à l’analyse existentiale d’Etre et Temps, rompt avec la phénoménologie. Elle ne prétend pas – ce qui serait un contresens absolu – que l’être se donne dans un mouvement de voilement/dévoilement, autrement dit que le dévoilement constitue la matrice phénoménologique de l’être-au-monde, mais qu’on ne peut penser l’être et ouvrir la pensée à l’avènement de l’être qu’en y installant cette dynamique selon laquelle le sens d’être est le geste du voilement/dévoilement Cf. notre commentaire de L’origine de l’œuvre d’art fourni en annexe. . Autrement dit, l’être ne se manifeste pas – ce serait en faire un étant –, quelque soit la radicalité avec laquelle on le pense, il n’est pensable dans sa radicalité propre qu’à travers un mouvement selon laquelle la pensée s’ouvre en son geste au fait qu’elle est, à la factivité qu’elle est. Seul le complexe co-originaire être/étant se manifeste comme mondanité, ou plus justement, est la manifestation. Il n’y a pas à comprendre, encore moins à percevoir ce qu’on entend par voilement/dévoilement, et une telle mésentente reviendrait à croire que quelque chose est visé par ces mots, au delà d’eux-mêmes donc, quand ils ne décident d’une manière quasi axiomatique que du cadre matriciel à travers lequel la pensée se tord de manière à revenir sur son donné. La seule chose qui est à comprendre, c’est le tout de pensée – rien d’un esprit, le simple dont la mise en abîme requiert une prodigieuse complexité lexicale et conceptuelle C’est que la pensée est complexité. Les lecteurs contemporains de Husserl insistent beaucoup sur le fait que la position intentionnelle est une complexité préformée, une articulation d’ensemble (par là, ils insistent sur l’influence de Frege sur Husserl, cf. ainsi le collectif Husserl et Frege, les ambiguïtés de l’anti-psychologisme, dirigé par Robert Brisart, ou la présentation de Jacques English dans son Vocabulaire de Husserl). Mais si la pensée est originairement complexité et ne se simplifie qu’à partir de celle-ci, ce qui n’est pas pensé, le pur sensible ou la pure eccéité de la chose, n’est à première vue rien du tout, et on ne peut lui attribuer une valeur comme le simple. La trace de Heidegger serpente difficilement entre ces deux écueils. . Ajoutons que nous parlons de simple seulement parce que la factivité dont il est question n’est pas la pensée, mais ne se définit qu’en rapport avec elle ; c’est seulement en prenant la pensée à partir d’elle-même, dans ce qui fait le propre de l’acte de penser – nous y revenons ci-dessous – qu’on peut, par décollage interne, par une béance intérieure au penser dans son propre, donner à la factivité un sens propre à accueillir un questionnement sur l’être. Certes on en vient vite à jargonner, parcourir sans fin un cerne infini, accumuler les formules tautologiques, mais c’est à partir d’elles, en un forçage parfois aveugle, qu’on prétend redéployer la philosophie – qui n’est plus celle de personne parce qu’elle est celle du « fait » comme tel et non du « fait pensé », ni même du fait sensible « hors pensée ». Et c’est parce que cette manière d’interroger n’est pas exactement philosophique – qu’elle est par décision plus originaire que le déploiement philosophique – qu’elle déconcerte tellement. 4. On peut comprendre plus nettement la radicalité du tournant de Heidegger et la nouveauté totale de l’idée d’Ereignis. Nous tenons que l’Ereignis est le geste de retournement selon lequel se décide qu’il faut originairement tenir pour équivalents le sens et l’espacement selon lequel se spatialisent les spatialisations et se temporalisent les temporalités. C’est avec lui que Heidegger construit, d’une manière véritablement axiomatique cette fois, une pensée de la présence rigoureusement distincte de la phénoménologie. Il n’y a pas d’absolu à identifier (sinon l’absolu du fait, comme on le verra) parce qu’en son fond, le sens est ouverture, c’est-à-dire espacement et déplacement du temps, organisation, ménagement et aménagement. On comprend, si besoin est, pourquoi la question de la présence résiste à son investissement par l’auto-affection. L’Ereignis n’a plus rien à voir avec quoi que ce soit de phénoménologique, de logique, d’herméneutique au sens classique. Il n’a rien à voir avec ce qu’on peut expliquer, comprendre, où même penser : c’est justement qu’il est a priori, de façon presque axiomatique, suspension de tout ce qui fait la position philosophique en propre. Il se décide comme un pas hors de la philosophie – un pas qui ne choisit pas le réel contre le sens, comme le fait François Laruelle, mais qui décide de se placer exactement sur leur point de rencontre, là où ils sont ce qu’ils sont. Par l’Ereignis amène dans sa conférence Temps et Etre l’idée que le jeu de la temporalité doit être pensé hors d’une simple articulation du présent, du passé, du futur, même selon des modalités circulaires ou sur une multitude de niveaux. Présent, passé, futur ne sont eux-mêmes que des positions stabilisées de la temporalité en tant que telle, qui est pur espace de leur jeu. L’Ereignis, c’est le nom sous lequel est pensé l’événement originaire de l’existence, c’est-à-dire le « lieu » absolument concret en lequel « il nous faut encore resserrer le lien entre le soi et la vérité de l’être, afin de parvenir à penser le tout au sein d’un même élément, au sein d’un même élément de Mêmeté (Selbigkeit) et comme manifestation même de cette Mêmeté. Cf. Maxence Caron, Heidegger, pensée de l’être et origine de la subjectivité, p. 1454. ». Il n’est pas question de tenter ici de déployer plus avant la problématique de l’Ereignis qui investit toute la méditation de Heidegger et qu’on mutilerait certainement. Maxence Caron y consacre une section entière de son ouvrage auquel on ne peut que renvoyer à ce sujet. Insistons seulement une dernière fois sur le fait que l’Ereignis est le Nom par lequel Heidegger décide de remonter en deçà des catégories philosophiques héritées des grecs Didier Franck disait que s’il fallait donner une formule pour résumer l’oeuvre de Heidegger, il choisirait celle-ci « Penser en amont du grec. ». , pour se donner de quoi amener à la pensée les énigmes de la présence en tant que telle, telles que nous avons tenté de les faire paraître dans les paragraphes qui précèdent. C. La différance. Le Wink de l’Ereignis. 1. En cette énigme de l’Ereignis, la pensée de Derrida est très intéressante et permet de relayer l’option heideggérienne. Elle amène un déplacement léger de la problématique husserlienne vers le pôle plus global du sens en tant que tel et permet par là de réinjecter des figures plus nettement phénoménologiques dans ce qui, chez Heidegger, se « suture » à la poésie Selon l’expression d’Alain Badiou. . Derrida permet de faire cohabiter les deux radicalités symétriques en les rendant, d’une certaine façon, dépendantes l’une de l’autre. On peut dire – ce sera en tout cas notre voie – qu’elle les déconstruit toutes les deux d’une façon qui permet de les emboîter selon un mécanisme d’enchâssement profond et plastique. Expliquons nous. La question de ce que Derrida appelle le supplément originaire vient relayer celle de l’Ereignis en établissant une nouvelle architecture de la présence. Pour être plus précis, et selon une phrase de Jean-Luc Nancy Plus précisément, un débat entre Jean-Luc Nancy et Françoise Dastur lors du colloque Heidegger, le danger et la promesse, à Strasbourg. , la différance Répétons le bien: la différance n’est pas un concept phénoménologique. Les problématiques de la représentation vide, de la fixation conceptuelle de l’horizon de référence n’ont pas à intervenir, parce que le problème n’est pas la donation effective de quoi que ce soit, mais le chemin du sens dans un complexe sujet/signification/référence. Geste singulier, intra-langagier, d’un se viser soi-même, se donner à soi-même qui sous-tend l’acte intentionnel, qui est en même temps, symétriquement, un effondrement de l’objectivité – pour se préserver, parce qu’elle ne se soutient qu’en cette chute. est ce qui permet de penser le « winken » de l’Ereignis. Derrida a permis d’inaugurer une réflexion sur la prothéticité, en prenant comme modèle le signe linguistique qui est toujours « mis pour ». De la même façon, dans La voix et le phénomène, il qualifie le « pour-soi » de « mis pour-soi », non dans le sens d’une désagrégation au rythme anomique des renvois et des entre-aperceptions, comme on le croit souvent, mais précisément dans la mesure où le pour soi n’est un pour soi qu’en tant qu’il n’est pas ce qu’il présente. Autrement dit, il est en tant que singularité en défaut sur ce qu’il est ontiquement. Ce qui est se montre en tant qu’absence, consiste en soustraction de sa singularité, comme « une A ce niveau, mais c’est peut-être l’effet rétroactif de la lecture de L’être et l’événement, il nous semble que ce que dit Alain Badiou n’est pas éloigné de ce que dit Derrida, même si transposé en une autre forme d’écriture et subordonné à une autre orientation problématique.  » chose dont la singularité n’est ni l’eccéité ni la présence toujours mise en abîme, mais l’investissement en la singularité de l’existant lui-même. Derrida dégage un mouvement circulaire par lequel ce qui se montre ne le fait qu’en sa mise à distance, qu’en effacement d’une signification posée mais non présence laquelle est assumée à travers l’écart selon lequel elle consiste. En termes structuralistes, cela donne : tout apparaître, toute position d’existence est d’emblée structurée, et par là même, présence par l’absence de ce qu’elle est précisément (et vers quoi elle ne fait que secondairement retour) Cette construction est très hégélienne, comme Derrida l’a dit lui-même, mais nous ne pouvons pas en dire plus sur ce sujet, par manque de compétences. . Il ne peut y avoir d’expérience du chaos, du sans fond, de l’abîme : toute expérience se donne à elle-même par la résistance des consistances qui s’y stabilisent Cf. notre premier article. Ce qui est ensuite à étudier, c’est la nature des différentes structurations possibles, ou plus exactement des différents rapports possibles au nombre. L‘animal y a un rapport naïf, il est dans la dépendance de sa représentation structurée tandis que l’hommes revient axiomatiquement sur ses opérations et autonomise le champ des structures en un système valant selon ses rapports réciproques. A ce sujet, cf. le très intéressant ouvrage de Bernard Stiegler, La technique et le temps, en particulier le deuxième tome. Mais elle n’accède à l’effectivité qu’en tant que cette différance est précisément ce en quoi elle consiste et s’investit de l’impulsion que l’inconsistance originaire y instille. Comme chez Heidegger, la figure du chiasme est cruciale chez Derrida, juste un peu plus bouleversée. Il n’y a plus un doublet être/étant, mais quelque chose qu’on pourrait décrire comme un investissement de l’étant par l’être, par le fait même qu’il en est originairement désamarré. La différance relate ce geste incessant du don à soi du don du sens Ce que La voix et le phénomène rappelle, c’est que l’idéalité, dans la nécessité même qui la porte, se soustrait et se retire, et ne se donne dans sa nécessité que dans l’assomption de la contingence du fait de se donner en un « là » qui est celui de cette existence-ci. Et que réciproquement, le fait dans sa rugosité surgit comme origination de l’ordre même du nécessaire, puisqu’il s’ouvre sur sa propre évidence, sans distance à lui-même – irréductibilité du point de vue à tout ce qui s’y donne. Nous avons déjà plusieurs fois cité Deleuze qui a peut-être fait le plus grand et le plus admirable effort de pensée pour la compréhension de ce qu’est un point de vue. , de l’ouverture renouvelée à la surprise de ce que ce que je pose excède toujours mon vouloir et l’enveloppe dans l’extériorité anonyme. 2. L’étant se présente en ce qu’il n’est pas singulièrement. Il apparaît comme un quasi-étant en quelque sorte suspendu, insuffisant, et cette inanité l’invagine vers le geste selon lequel l’existence l’assume, c’est-à-dire l’investit rythmiquement en aval de sa dignité d’étant et en amont du fait d’être lequel s’y manifeste en creux. L’étant « suspendu » et volatile est tenu et maintenu dans l’impulsion d’une existence qui se déploie, consiste en tant que soi-même et le fait consister en un même heurt : l’être et l’étant eux-mêmes s’éclairent en miroitement, en équilibre selon la dynamique de leur chute Entendons nous. Certains (d’horizons aussi différents que Jean-Luc Marion, Alain Badiou ou Mehdi Belhaj Kacem) disent que Heidegger atteint sa plus haute grandeur quand il s’efforce de penser l’être sans l’étant. D’autres (en particulier Catherine Malabou) pensent à l’inverse que le coup de force de Heidegger permet dans le même temps de libérer l’étant authentiquement. Nous dirions que Heidegger, permettant de penser l’être, libère dans le même mouvement l’étant comme étant parce qu’il n’est plus pensé dans son étantité, mais, amené à la pensée par l’être, il est du même coup amené à l’effectivité en sa valeur d’étant. A ce sujet, les explications données par Kacem pour Badiou contre Derrida, et contre le rôle de l’étant sont justement celles que nous aurions envie de donner pour Derrida et pour le rôle de l’étant – étant entendu qu’il faut s’entendre sur ce qu’on appelle l’étant et qu’à ce sujet, personne n’est véritablement clair pour le moment. . Clair et obscur, originairement s’accompagnent : toute prise s’accompagne de la déprise selon laquelle le sens précis de la prise se dépose, autrement dit de « l’obscurcissement du sens de ce sens même » L’avantage de désamarrer le sens de la signification est de pouvoir se placer « en celui-ci », donc d’échapper à certaines apories et non-sens qui menacent d’ordinaires de telles élucidations. . En cette constellation, c’est l’engagement d’un sens toujours antécédent qui se déploie : toujours précédé par l’évidence de cela même qui m’est manifeste Pour la raison triviale – mais difficile à appréhender – que ce que je fais, je ne le comprends pas « en tant que je le fais ». Comme le rappelle Vincent Descombes dans son ouvrage Le complément du sujet, dans le chapitre XX La présence à soi, p. 172, « Le sujet d’une intention jouit d’une autorité discrétionnaire, et non pas épistémique, sur le contenu de ce qu’il veut faire. ». Mais c’est justement pour cela qu’il est le moins bien placé pour le « connaître » en terme de signification… , j’en assume l’exigence. La dilapidation, l’évanescence de la déconstruction c’est cela : non l’herméneutique du « plus à dire », du débordement, de la fuite, mais la dynamique de l’obscur, l’insistance d’une évidence trop nette qui ne cesse d’acquérir de nouvelles percussions dans un « aller et retour », ne cesse d’être appelé par soi-même comme l’angle mort du monde. C’est le dégagement du « point noir » qui mine toutes les pensées, qui traverse tous les désespoirs et défaits toutes les consistances. L’absolu du fait de l’exister (indépendamment de toute expérience cette fois), le fait que j’existe et que, par cela, aucune présentation ne peut jamais prétendre à l’intelligibilité absolue, à la clarté puisqu’elle n’est présentation qu’en tant que mienne, qu’en tant que sens dont la teneur est d’occulter ce qu’en tant que sens il est (puisque justement, il l’est) Par exemple, en propre, le discours ne veut rien dire. Derrière l’énoncé, il faut bien sûr le contexte, l’intention sous-jacente qui prend ce contexte selon un certain biais… mais il faut encore, en amont, la contextuabilité même, le fait que ce qui est dit soit dit, autrement dit, qu’il soit dit par quelqu’un, dont l’expression n’est momentanément rien d’autre que ce qu’il dit. L’enchaînement des énoncés à lui seul – même si on le considère comme lié à des enchaînements de réflexes, contraints par l’application de règles – ne suffit pas à décrire l’effectivité du discours. . Ce que cela veut dire n’est rien d’autre que cela, indubitable, et par là même, au second degré incompréhensible. Tout ce qu’on fait est une énigme parce qu’on le fait de soi-même et qu’il y a une cécité consubstantielle au faire qui ne peut en lui-même se retourner vers un fondement. La pensée a dans son propre fait son point aveugle : l’absolu de ce qu’elle soit un fait, justement. Cela résiste en elle : non comme l’ineffable, non comme une quelconque densité ontologique qu’on pourrait percer à coup de réductions, mais comme quelque chose qui ne peut absolument pas se dire, mais seulement à nouveau se faire dans la parole. Parfois, la pensée le pressent dans ses mécanismes, ou y est contrainte par les affects ; parfois quand ses mailles interprétatives sont suffisamment lâches, au moment de s’endormir, au réveil, dans une évidence fugitive et fortuite, quelque chose « cloche » pour la pensée. Son extériorité à elle-même, son espacement, sa différance ? Cette sensation d’être un fantôme rejeté hors d’elle, quand rien par principe n’en peut s’extraire. Trop insister à le dire nous conduirait à un pathos qui justement l’occulterait. On pourrait dire qu’il s’agit d’un doute absolu, mais d’un doute qui laisse toute chose en place parce qu’il estompe Dans Dieu sans l’être, Jean-Luc Marion esquissait des analyses dans ce sens. Mais il semble qu’il n’a pas poursuivit dans cette voie. le monde en totalité et ne le bouleverse ni ne le nie. Simplement ce qui permet toujours de dire : tout n’est pas là, tout n’est pas joué, tout pourrait être autrement Nous reviendrons sur cet « autrement » qui n’est plus vraiment une altérité. Derrida (comme peut-être Pascal et Kierkegaard avant lui). Il ne s’agit pas d’un autre d’un possible que je suis précisément, mais d’un autre du possible comme tel, de tous les possibles. Cela exige donc de penser plus loin que la problématique de l’ipséité. , je ne sais pas ce qui est là ou je ne suis pas. En résumé, nous voyons l’œuvre de Derrida comme une méditation exigeante et profonde de la citation de Silésius qui avait déjà fasciné Heidegger : « La rose est sans pourquoi. Elle fleurit parce qu’elle fleurit. ». Cette énigme d’une mise en acte qui ne se justifie que traversée de son propre geste, cette auto-transcendance de l’immanence (formule qui peut fournir elle aussi un bon angle d’approche de la question du sens), cette relativité absolue de l’absolu, c’est cela que Derrida a voulu pousser à bout. L’existence n’est rien de plus que son exercice, c’est-à-dire que tout ce qui y consiste, tout ce qui s’y donne est originairement « sens de soi-même », et par là ouvert sur l’indécidabilité absolue de la singularité de son avoir-lieu. Ce qui, il nous semble, va plus loin encore que la méditation de Heidegger (ou plutôt la prolonge), c’est que l’existence s’y appréhende dans l’immanence insubstituable de son « récit », autrement dit, que Derrida donne des outils pour penser « ontologiquement » l’enchaînement jusqu’au sein de la réflexion elle-même Ce qui est plus difficile à lire chez Heidegger. C’est qu’en ruinant l’effectivité d’une différence être/étant, Derrida permet paradoxalement de la pousser à son degré le plus fort et de libérer être et étant dans leur dignité respective. . 3. La présence est insistance. Elle insiste en un dernier zeste, comme l’imperceptible froissement d’un affect de papier Dont un vers de Valéry pourrait fournir l’illustration : « Ce cœur, qui se ruine à coups mystérieux/Jusqu’à ne tenir plus que de sa complaisante/Un frémissement fin de feuille, ma présence. ». Ajoutons, même si ce n’est pas notre question, qu’il y a quelque chose comme un résidu affectuel, ce froissement qui est justement le « toucher ». . La différance n’est rien d’autre que la relance du sens, que l’ouverture de l’acte sur son geste, que l’affirmation vide et originelle (bien qu’au-delà de l’activité et de la passivité, pointe de positivité qui tend et retend un mouvement de pieuvre) qui se révèle en creux des objectivations – singulière, imprésentable – l’espacement dans son simple « monder » Nous devons beaucoup pour cela au programme que fait Catherine Malabou dans La plasticité au soir de l’écriture. . La problématique de la différance dit cela aussi : que « l’à quoi bon » dont nous parlions  en introduction est impossible, et que si plat, si atonal et dévasté soit notre temps, quelque chose nous fait structurellement y insister. Somnambules, nous continuons à répondre, à chercher, à faire. Nous ne nous bornons pas à survivre. Nous sur-vivons. Nous sur-vivons encore quand nous suivons sans écarts les dispositifs d’une vie réglée, quand nous évoluons dans une ville abstraite aux rues fermées comme des boites, dans l’irréel. Notre regard questionne. Même le désastre du sens insiste pour être dit. Même quand ce n’est plus la peine et que tout paraît vide et plat, nous écrivons cette absence et très vite, la mécanique de l’écriture nous ranime à nouveau. Encore, encore… La dette de Derrida envers Heidegger est flagrante Cf. Acheminement vers la parole, page 13, « L'être humain parle. Nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu'écouter ou lire ; nous parlons même si, n'écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous abandonnons à ne rien faire ». Derrida fait seulement éclater la parole qui redevient discours, récit, prise dans ses enroulements, parole ouvrée et composée plutôt que parole qui s’évanouit. En un sens, Derrida brise l’idéalisme husserlien et en épure les restes chez Heidegger. Un exemple donné par Jocelyn Benoist dans son dernier ouvrage, Les limites de l’intentionalité, nous a paradoxalement donné une illustration de la richesse ouverte par l’idée de la différance. Benoist n’a bien évidemment pas ce point de vue : en confrontant les points de vue phénoménologiques et analytiques, il veut recadrer de manière plus précise le concept d’intentionalité pour le rendre opératoire au sein d’un système dominé par le réel dont les intentionalités ne fournissent qu’un réglage intérieur au champ d’action limité. Autrement dit, il se prononce contre la nécessité d’intentionalités constituantes en rappelant que la référence et le réel qui lui est inhérent priment sur le sens selon lequel ils sont appréhendés Idée que nous acceptons sans peine…, qui ne fournit d’une certaine manière un chemin vers elle, intrinsèquement limité et ouvert. Il donne l’exemple de deux personnes qui se seraient disputées et qui, se revoyant bien après, feraient d’abord comme si rien ne s’était passé jusqu’au moment ou l’un deux tenterait implicitement une explication : « tu n’as rien d’autre à me dire ? ». Et l’autre de répondre « Qu’entends-tu par là ? ». Benoist montre de façon convaincante que l’interrogation ne porte pas sur un sens qu’il s’agirait d’élucider comme « sens de », mais bien de l’adresse réelle de celui-ci, autrement dit, que c’est bien du réel dont il est question et non d’une soi-disant intériorité du sens. Qu’il n’y a donc pas, au sens classique, d’écoute interprétative et herméneutique dans ce genre de cas. Mais il n’en reste pas moins que la question a aussi un sens précis, ce que Benoist ne nie en aucune manière d’ailleurs. A la lecture de son ouvrage, il nous a semblé que Derrida, avec la différance, a justement introduit ce en quoi le lien entre le réel et la signification selon laquelle il se pose leur est consubstantiel. Dans les termes de Jean-Michel Salanskis Nous devons dire à ce sujet que les termes en lesquels Jean-Michel Salanskis pose ses analyses nous ont beaucoup aidé à comprendre ce à quoi nous tentions d’accéder. Si nous plaçons Heidegger et Derrida parmi les philosophies du sens, c’est peut-être par un effet rétroactif. En tout cas, cela n’enlève rien à l’importance de l’introduction d’une nouvelle terminologie en un domaine où les mots sont tout. , nous dirions que Derrida a donné un nom, une pensabilité à ce qui fait joint entre la « philosophie du « sens de » » et la « philosophie du sens ». Il ramène par là la terre fuyante de Heidegger sous nos pieds, comme une terre quotidienne. Il la rend à notre tâche et à nos concepts. Derrida et Heidegger disent-ils autre chose dans l’absolu ? La question est mal posée. En cette matière où la stratégie de parole utilisée est capitale, Derrida donne l’antidote contre les dérives sacralisantes et oraculaires du penseur de Todtnauberg. Il en dégrise ainsi la lecture et nous rend un Heidegger vierge, même de lui-même. Architecture de la présence 1 : Forme et perspective. Dans cet article, nous allons tenter d’esquisser plus nettement le réinvestissement que nous défendons, à travers des exemples confinant au domaine de l’esthétique. C’est d’abord l’énigme du paysage que nous aborderons, non seulement du paysage tel qu’il se déploie pour un regard, mais de son immanence, de sa matérialité singulière, de la façon dont il consiste en une structure inobjective qui l’approfondit à l’infini. Malgré une apparente congruence, nos analyses ne s’appuieront pas sur l’œuvre de Merleau-Ponty. Elles tireront par contre aliment de celle de Jean-Luc Nancy qui a écrit quelques uns de ses plus beaux textes sur des questions d’architectures qui avoisinent notre problématique. Peut-être insisteront nous plus que Nancy sur la question de la forme qui nous paraît capitale. A ce sujet, c’est Catherine Malabou qui nous a permis d’accéder à ce « schème herméneutique Cf. La plasticité au soir de l’écriture. Ce livre singulier n’est ni un traité philosophique, ni une œuvre littéraire, ni l’exposition d’un concept mais le signe d’une relève des problématiques de la modernité en un nouveau concept à partir desquelles elles peuvent être poursuivies et reprises dans le cours actif d’une nouvelle tâche. Ce concept n’est pas expliqué puisqu’il est présenté comme matrice, comme ce qui permet de relancer le travail d’un sens épuisé à force de déconstructions. Il est, comme celui de « sens du sens » (Nancy, Salanskis), ou celui de « Réel-en-Un » (Laruelle après Lacan, mais aussi Zizek) une ouverture pour des perspectives philosophiques post-déconstructrices et post-postmodernes.  » majeur qui sauve nos analyses du surplace et leur donne une impulsion capitale. Si les références précises à ses écrits sont rares, c’est parce que, conformément à la nature même de la plasticité qu’elle dégage, nous nous permettons de la faire varier plastiquement en nous confiant à sa capacité de rassemblement efficient, de mise en perspective, en énigme, en travail. La plasticité est elle-même un concept plastique, la forme toujours à reformer selon la prise qu’on y cherche. Puis, c’est à la littérature que nous demanderons certains éclaircissements. Dans un premier temps, nous nous confierons directement aux textes en tentant de montrer de quelle manière la parole qu’évoque Heidegger ne peut pas être pensée de façon univoque dans la simplicité d’un poème qui se veut voix du silence, mais qu’il faut y réintroduire de manière plus nette l’idée du récit tel qu’il caractérise l’unité et la clôture d’un monde. Notre perspective restera heideggérienne, mais l’œuvre de Ricœur sera notre arrière plan, même si nous ne la citerons pas explicitement. Dans un dernier moment enfin, nous tenterons de cerner la pratique de la présence telle que nous la poursuivons depuis le début en tentant de décrire ce qui fait véritablement le travail de l’écrivain dans sa pratique. Cela constituera un bon analogon pour aborder l’existence en elle-même dans l’article suivant. A. Paysage de la présence Commençons par citer deux textes célèbres que nous livrons d’abord sans commentaires. Dans un premier temps, ne les lisons pas. Ecoutons les se déployer. Laissons le rythme s’ouvrir peinture. Ces textes nus seront les meilleurs initiateurs à la matière qui nous occupe. « Voici venus les temps où vibrant sur sa tige Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ; Valse mélancolique et langoureux vertige Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ; Valse mélancolique et langoureux vertige Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir. « Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir Du passé lumineux recueille tout vestige ! Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige Tout souvenir en moi luit comme un ostensoir Baudelaire, Harmonie du soir.  » « Le ciel pendant une heure paradait tout giclé d’un bout à l’autre d’écarlate en délire, et puis le vert éclatait au milieu des arbres et montait du sol en traînées tremblantes jusqu’aux premières étoiles. Après ça le gris reprenait tout l’horizon, et puis le rouge encore, mais alors fatigué le rouge et pas pour longtemps. Ca se terminait ainsi. Toutes les couleurs retombaient en lambeaux, avachies sur la forêt comme des oripeaux après la centième. » Céline, Voyage au bout de la nuit, p. 168, folio. 1. Des deux textes transparaît clairement un libre rapport au sensible, une intériorité cachée de la représentation elle-même jouant un libre jeu, libre parce qu’inobjectivable au cœur même de l’ouvert de l’objectivité – une architecture du sensible Nous aurons l’occasion de revenir sur ce terme. Nous devons beaucoup au très remarquable ouvrage de Benoît Goetz, La dislocation, Architecture et philosophie. . Le sensible s’ouvre comme sensible pur parce qu’il résiste et décentre sa possibilisation de sens, que ce sens soit ou non neutre, son fait de miroir du monde du Dasein Ce qu’il serait dans la perspective d’Etre et Temps. - non en tant qu’il serait un autre sens, mais en tant qu’autre du sens qui le crève, à même lui. Source où le silence se crève de soi – se renouvelle du même coup comme silence – le sensible s’ouvre de soi-même, à partir du concret absolu de ce qu’il fait « toucher ». Cri d’oiseau, bruit de vent ou de rivière – tout ce qui est sensible n’est par ailleurs pas capable de « faire source ». On aura vu que les exemples que nous prenons ramènent toujours à une « nature », non seulement par les affects qu’ils évoquent (en cela, ce sont bien des machines à naître), mais surtout parce qu’il s’agit déjà d’une position structurée, d’un paysage. Ce sensible qu’est le concret n’est pas seulement sensible, ou plutôt, n’est sensible pur qu’en tant qu’il est autre encore. Une nécessité chaque fois s’y indique – ce en quoi le terme nature s’impose, et en quoi aussi les exemples tirés de la nature telle qu’on la connaît sont les plus appropriés. Cette nécessité qui n’est pas vraiment du sens est par cela extrêmement difficile à décrire : non du sens, elle contraint et épouse le sens dont les miroitements la reflètent sans qu’elle ne soit quoi que ce soit qui « appelle » ou « parle » comme telle, ni quelque chose de potentiellement à dire. Ce n’est pas une pure dispersion, une évanescente myriade, mais quelque chose de lié et d’articulé, de même que la chaîne montagneuse ondule selon une grande forme, réelle, matérielle, et muette, mais qui plisse le sens vers l’intérieur – y fait des creux irréductibles. La douceur abrupte de l’oiseau, du torrent, de la montagne – et dans certains cas, des machines – est une prise dans le sens. Il est facile pour le promeneur – bien des poètes l’ont fait – de voir dans l’anneau d’un massif montagneux l’abris qui enveloppe un réseau de sens et de paroles, anneau lui-même muet. Tout ce qui, d’un paysage, ouvre un lieu Un beau texte de Jean-Luc Nancy est à paraître sur ce thème. conduit exactement à cela que son advenir s’y trouve renvoyé sur soi-même, fermé en réceptacle d’une « profondeur Nous allons y revenir tout de suite.  » qui n’est pas un invisible, mais un filigrane sensible du lieu, un revenir à soi du lieu s’éclosant et se fermant sur l’énigme de ce qui s’y joue, rien d’autre que soi – et pour ça, plus que soi. De façon plus pragmatique, il est question de l’appréhension disposante tel qu’elle s’avance en un site tel qu’il est passible de sens, tel qu’elle le lit sans l’épeler comme un alphabet, mais plutôt comme un déjà-vu non explicite, de telle sorte qu’il se ferme en cette certitude qui tient en suspend et en sur-brillance les éléments qui s’y nouent. En sur-brillance veut dire qu’ils apparaissent chaque fois sur fond les uns des autres, en s’impliquant, en s’incurvant vers un centre de gravité qui les plie à cette forme ci. La forme n’est justement pas seulement une perspective, bien qu’elle en soit une aussi, car elle n’est pas un angle d’appréhension qui série les éléments selon un point de vue. Elle est un mode de battement par lequel le point de vue devient une « mise en perspectives », c’est-à-dire en quoi il est happé par l’unité rythmique de ce qui se donne à lui. Nous l’identifierions à un récit, mais un récit qui ne livre pas la clef de ce qu’il raconte, qui commence et s’achève au hasard, en éclaircie, comme une chandelle allumée en pleine nuit. 2. Revenons un instant sur le mot profondeur qui n’a pas toujours bonne presse. Quand on parle de profondeur, un soupçon s’élève : la profondeur confine à l’indicible, au mystique, à la prolifération fantasmatique. On y décèle l’accrétion frauduleuse de formules, l’opacité métaphorique Cf. par exemple, Jean-Marie Gleize, avril 1996, numéro 9 de Prétexte « Je dis à Arthur Rimbaud que je ne suis pas d'accord ni avec son bateau ni avec son ivresse, et pourquoi, et comment je décide de ne pas le suivre dans le mouvement du noir au bleu, du a (qui pour moi reste un a, et n'est pas un alpha) jusqu'à oméga (qui n'est qu'un o et qu'il faut faire «revenir» à sa place, avant le u) » qui n’est jamais rien d’autre qu’un dispositif de captation réifié en vision. On y lit l’essentialisation, la célébration béate, la bêtise. Vite (trop vite), on replie à son tour cette métaphoricité sur un subjectivisme de mauvais alois, et en vient à associer profondeur et quête démente pressant les affects pour y trouver matière. Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe ont répondu Cf. L’absolu littéraire. à cette vision simpliste du romantisme. Mais le soupçon demeure, sans aucun doute à raison. Et aux profondeurs, on oppose les surfaces, aux nuits étoilées, aux profondeurs des mers, le néon qui résorbe toutes les ombres, indifférencie et aplatit les perspectives. Blancheur insoutenablement prosaïque d’une cellule capitonnée… Aux tentatives de donner chair au monde, on oppose la rigueur ascétique qui, sous les ivresses trompeuses de la chair, cherchent l’os. On le cherche sous le symbolique, sous les grands trajets superficiels des villes, sous tout ce en quoi nous nous engageons, happés parfois, et qui est la projection de nos conventions et de nos illusions… confiance irrationnelle en un sol qui peut toujours venir à se dérober Et ce n’est pas forcément faire un mauvais jeu de mots que de rappeler le traumatisme du tsunami, fin 2004. Le tremblement de terre est bien par excellence l’événement souterrain, imprévisible, qui se moque de nos calendriers, de nos fêtes, de nos trêves et de nos rites. . Sous tout cela donc, on ne cherche plus rien d’autre que de grandes lignes magnétiques, des flux, des dynamiques et des champs, de simples flèches pré-individuelles Deleuze n’a pas cessé de le méditer. De quoi parlait-il d’autre, en évoquant déterritorialisations et reterritorialisations ? Et en évoquant la terre abstraite ? Assez curieusement, la post-poésie n’évoque pas beaucoup celui qui est peut-être son plus grand penseur. . Et l’on cherche ou bien la position, la cartographie impitoyable des forces, l’effacement de la « structure autrui Cf. à nouveau Deleuze, mais on peut aussi évoquer le poème de Virginie Lalucq, Fortino Samano, et ses débordements par Jean-Luc Nancy. », ou bien plus explicitement la machination, la dispersion structurée, le virus, le spin, le Trickster… Mais parlant de profondeur, nous avons cependant autre chose en vue. Aucune chair, aucun remplissement, aucune saturation, mais très précisément ce qui fait la forme, ce qui, dans la structure de significabilité qu’est le paysage, fait qu’il vibre et qu’il questionne… ce qui fait qu’en lui, les strates coulissent, qu’on peut ne serait-ce qu’envisager de remonter jusqu’aux lignes cardinales. Ce qui fait sens même et surtout là où toute surimposition de sens a été rigoureusement écartée Pour dire les choses autrement, nous souhaitons résister à une mésinterprétation trop souvent faite à propos de l’herméneutique. Elle n’est pas, comme on a tendance à le croire, la postulation d’une opacité qu’il s’agirait indéfiniment d’éclaircir (ce que Marion dit de l’oeuvre d’art), ni même la nécessité de retrouver une trace d’une intention véritable gravée dans les indices et les principes de la composition d’un quelconque « fait herméneutique » par l’exercice d’un œil averti. Evidemment, si l’herméneutique consiste seulement à vouloir faire dire quelque chose aux « choses muettes » et qu’elle se délecte de la chair des métaphores, alors on ne peut qu’abonder avec ceux qui la critiquent. Tout ce qui est gratuit, tout ce qui se fait se soi-même (c’est-à-dire la vie elle-même) en serait de facto expulsée de même que tout objet bâtard qui mobiliserait le sens de façon obvie (ainsi les montages de la poésie expérimentale ou les actions situationnistes). Fort heureusement, l’herméneutique a toujours d’abord voulu se placer dans l’immanence d’un sens pour comprendre de quelle manière, en son exercice, la vie se retourne sur elle-même et s’interprète en terme de soi, donc se travaille, s’aménage et parfois lutte avec elle-même pour le meilleur et pour le pire. . A ce titre la profondeur n’est pas vraiment à opposer à la surface, aux droites, aux cubes. Elle en est plutôt quelque chose comme une corrélation rythmique. Nous ne pouvons à ce sujet que renvoyer au très important ouvrage de Benoît Goetz, La dislocation, qui par le concept éponyme et la mobilisation alternée de Heidegger et de Le Corbusier (en apparence, deux antipodes), construit très précisément ce à quoi nous nous référons. Par le refus contemporain des cryptes et des sanctuaires, par sa méfiance envers les édifices centraux et monumentaux, l’architecture des droites et des plateformes ne fait pas qu’enfermer la vie dans des boîtes en carton en lui ôtant toute force. Elle agence ces tracés pour en faire des dynamiques créatrices ; prend au corps le plus banal et le plus quotidien et le ravive. Benoît Goetz rapporte un mot de Le Corbusier : « Il n’est pas de symbole attaché à ces formes ; ces formes provoquent des sensations catégoriques ; plus besoin d’une clef pour comprendre. Du brutal, de l’intense, du plus doux, du très fin, du très fort. » Cf. Le Corbusier, Vers une architecture, page 170. Le concept de Benoît Goetz, la dislocation, cherche à décrire la façon dont l’errance devient une sorte de position originelle qui ne cesse de disposer ses trajets et de mettre en énigme ce qu’elle parcourt, et une caisse d’intensification qui, de sa rigueur, de ses lignes droites, suscite plus de parole que des déchaînements baroques Cf. Benoît Goetz, La dislocation, p. 29. « La dislocation prend alors deux sens : c’est le jeu des lieux, entre les lieux, leurs définitions et leurs ajointements, - mais c’est aussi la dé-localisation, la mise en errance des lieux et la naissance d’espaces qui ne sont pas des lieux ». Nous ne pouvons qu’encourager à se plonger dans cet excellent ouvrage. . 3. Certains paysages Parce qu’il est le plus « parlant », mais qu’on ne s’y trompe pas. Un paysage est quelque chose de sonore, de sensible – il y a un toucher au cœur du déploiement de la vue qui percute son horizon de sens comme une cible, le déplace, le fait vivre en circulation. de montagne ou de lacs Ce à quoi le texte de Jean-Luc Nancy est consacré. forment comme une boucle, s’ouvrent comme des puits par lesquelles ils se « perspectivent » eux-mêmes en eux-mêmes, à l’infini de leur propre finitude. Il y a des possibilités innombrables de modulations de formes qui expriment toutes la même mise en béance de « l’y être Expression de Jean-Luc Nancy.  ». Forme suspendue, respiration coupée du Lac Blanc (Vosges) que décrit Nancy, du Lac Pavin, lacs semi-durs, lumières rasantes sur l’eau miroir, lacs sans profondeurs qui sont les plus beaux reflets de la noyade Ces lacs sont souvent nantis de telles légendes, ainsi, le Lac Pavin et son village englouti. . Ou d’autres fois un verrou, qui creuse une échappée à l’intérieur du paysage, dans un échelonnement de profils montagneux et de lignes cadrantes, enchaînées, implacables (effets que le verrou de Val d’Isère, qui ferme le lac artificiel ne manque pas de provoquer sur le contemplateur qui écoute). Plus parlants encore, et au plus proche de notre questionnement, certains paysages de stations de sport d’hiver. La complexité des enchevêtrements y est plus grande et l’enchâssement réciproque des strates plus évocateur. D’une part, une première circulation des pistes qui convergent les unes vers les autres et confluent en artères aux abords des stations. Plus imperceptible, le mouvement individuel des skieurs hésite entre la résonance générale des grandes topologies et le hasard des connexions qui bouleverse selon le regard la forme du domaine, axe les vallées les unes dans les autres et installe en différents replis montagneux des bassins aux dynamiques propres. Cette première strate indique une circulation de sens, à la fois directement humaine, et, disons, discursive ou technique, selon la connexion des pistes et des remontées, les rapprochements, les mises à distance, les itinéraires qui surgissent, les téléologies qui interconnectent les domaines. Une deuxième strate est celle de la résistance matérielle, des saillances effectives de la forme, lesquelles donnent corps aux mouvements superficiels « signifiants », gorges, replats, replis, vires et ombilics avec un rôle particulier pour les cols qui sont des franchissements possibles du plein ciel, et des limites de domaine qui apparaissent comme des « limites de dicibilité », surgissement de chaos, bouleversement de la cartographie, repli indifférencié des lieux l’un dans l’autre sans cheminement préalable. Le niveau ultime est celui de l’ondulation montagneuse d’ensemble qui referme les strates, boucle un monde sur lui et creuse, en répercussion, une autre énigme dans les tracés. Par son refermement, la montagne farcit d’ombre ses faces. Elle devient intotalisable, auto-cohérente – elle unifie dans la prise extérieure d’un hors sens tous les sens possibles comme monde, transforme en une seule « aventure » toutes les péripéties, aventure irracontable, mise en abîme du lieu par lui-même. B. Compositions. Le grand récit du paysage. Bien sûr, la vue seule ne suffit pas à fournir ce refermement. C’est uniquement dans la mêlée, la synesthésie, le froissement/bouillonnement que le réel traverse. Si on ne peut pas dire le bleu ou le rouge du ciel autrement qu’en le montrant, il faut amener cette bleuité dans le discours par décalque de formes, transposition, figuration. La conjonction de registres discursifs – l’affect, les qualités visibles, le mode abstrait, philosophique, l’usage du zeugma – indique dans le discours quelque chose de cette bleuité, non simplement parce qu’elle en rappelle une trace mnésique qui serait une nouvelle fois indiquée directement, mais parce qu’elle libère, dégage cette bleuité en elle-même, défait par déplacement le rôle médiateur du sens à la perception de bleu, qui, d’un coup, est ramenée en lui, y adhère pour le déplacer, pour y inscrire quelque chose comme un mouvement sédimenté, un déplacement permanent. Nous voudrions revenir ici en deux temps sur le texte littéraire, d’abord en donnant quelques indications liées à un poème précis (à titre d’exemple) puis en explicitant brièvement notre idée du récit. En cette matière quelque peu trouble, nous nous permettrons une certaine souplesse dans nos références puisque, de manière implicite, l’ontologie d’Alain Badiou nous accompagnera autant que celle de Heidegger – c’est qu’en ces eaux justement les pensées se déshabillent, et les oppositions, franches sur d’autres terrains, se muent en regards complémentaires d’un même fait. 1. Reprenons le poème de Baudelaire que nous citions déjà en exergue. « Voici venus les temps où vibrant sur sa tige Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ; Valse mélancolique et langoureux vertige Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ; Valse mélancolique et langoureux vertige Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir. « Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir Du passé lumineux recueille tout vestige ! Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir» Ce poème nous paraît un plus puissants jamais rédigés en langue française – un de ceux qui, en nous, appelle le plus de chose. Ce qui va suivre n’a pas la prétention d’être un commentaire littéraire, mais seulement une tentative de nous maintenir sur le plan de la philosophie tout en relevant, naïvement (et sans doute imparfaitement), ce qui y travaille. Les synesthésies, dans la rythmique singulière, concourent au rassemblement d’un lieu en ses esquisses de perceptions. Plutôt que de déployer, distinguer, mettre à plat, elles entraînent une convergence vers l’unité positionnelle du lieu dont « l’esprit » même insiste dans l’opacité. Le retour des plans de perceptions selon l’ordre du panthoum brise la temporalisation langagière. La répétition rythmique minéralise le fugitif, et fixe le lieu auquel on revient toujours dans l’ouverture qu’il ménage (non une éternité, mais repli de ses moments sur son événementialité même). D’autre part, le poème évoque l’homme, mais non comme un pur Dasein ou une pure position d’existence. L’anthropisation amène des éléments purement « mondains », voire sociaux et construits (outre les termes eux-mêmes, l’ostensoir, etc., on peut penser au violon qui évoque un moment de la vie concrète, au cœur qui suggère cette même simplicité quotidienne et non ontologique). Comme souvent chez Baudelaire, le poème semble construit sur la mémoire ; en cela, il rassemble une existence dans le mystère d’une position quotidienne – avec toutes les apparentes futilités qui sont avec. Enfin, la structure de nomination cohabite avec une rythmique enveloppante. Ce qui nomme ouvre le monde en histoire, en gouffre sensible, en striage de chemins. Mais c’est seulement dans la vitesse d’un pas qui interdit toute position franche, tout contact plat, tout arrêt contemplatif pour imposer au contraire une continuelle épreuve du crépuscule. Osons une métaphore : le rythme (et la forme de panthoum) fait tourner le monde à la bonne vitesse pour qu’un mouvement se stabilise en une forme sans que celle-ci ne se disloque ni ne se referme. 2. Pour développer les points soulignés, réintroduire la dimension du récit n’est pas sans intérêt. Plus précisément, c’est le thème du destinal que l’idée du récit permet de réinterroger. Là encore, il n’est pas question pour nous de faire autre chose que de donner quelques indications en nous appuyant sur un exemple. Fort heureusement, des paroles d’écrivains viennent renflouer des analyses qui doivent composer avec des concepts très fortement marqués et connotés. a. En France, le vingtième siècle n’a sûrement pas été le siècle du récit et de la narration. Les formes trop solides et trop nettes du roman balzacien ont appelé les contrecoups. Accusé de construire a priori, de dédaigner à faux des morceaux de mondes, de construire des simplifications, d’être naïvement dupes des illusions du langages, d’imposer un ordre rigide à l’invention immédiate de la parole, les grands récits ont été souvent dédaignés des philosophes. C’est Proust qui a été et est encore l’écrivain de référence de la philosophie française Merleau-Ponty, Deleuze, ou Vincent Descombes ont écrit sur lui. . Mais Proust, praticien du retour vers soi et de l’accumulation lente et progressive des choses ne raconte jamais une vie (peut-être parce qu’il ne veut pas céder à l’illusion de la continuité). C’est même là son génie : il esquisse en pointillé des existences par petits traits et couronnes d’instants. Il est tout entier pris dans de minutieuses descriptions qui font se superposer sa vie et son écriture ; cette cyclicité du temps, lui-même fait d’événements imperceptibles, n’outrepasse jamais l’analyse la plus stricte et la plus subtile. En restant dans l’immanence, en refusant les ressorts du récit, Proust impose une distance à son écriture, une extériorité en fin de compte au moins aussi manifeste que celle des conteurs. Ne se perdant jamais dans l’inintelligible intelligibilité d’un récit – d’un destin – il est contraint à un regard rationnel, clivé, qui investit le sensible et interprète l’intellectuel sans que jamais ceux-ci ne paraissent unis dans la solitude d’une existence. Ce qui fait la force immense des romans de Melville, de Dostoïevski, de Faulkner, de Malraux parfois – quoique chez lui la tentation de « mettre à plat » soit plus forte – ou de ce fabuleux roman de Rilke, Les carnets de Malte, c’est peut-être à l’inverse l’indépassable solitude de chaque être. Solitude non seulement tragique, existentialiste ou simplement humaine. Plus profondément, il s’agit de la solitude d’êtres finis, aveugles, dont les raisons dernières sont toujours irrationnelles. Ils s’avancent dans l’obscurité, à tâtons, cherchent, doutent, hésitent. Ils renvoient l’image que nous ne pouvons saisir de nous-mêmes : emportés en nous et incertains, confiés à nos actes et à nos oeuvres comme à des choses qui nous dépassent infiniment. Le roman américain a poussé très loin ce principe du personnage sur qui on lève à peine les yeux, et qu’on se contente de suivre à la trace pendant la nuit ; du roman lancé sans que nous n’y puissions rien, qui marche, impitoyablement jeté vers nulle part, et qui s’abîme dans du brouillard. Permettons nous une longue citation de l’écrivain Jean-Pierre Millecam qui sera en même temps son propre commentaire.   Proust, en somme, n'a fait que creuser le sillon du roman traditionnel, entendons le roman français dans l'état où il a été laissé par Balzac, Stendhal, Flaubert et Zola : ce type de roman finit par suivre la courbe d'une métaphysique qui lui est parallèle, courbe qui consiste à rejeter la Légende au profit de l'Histoire. Si Balzac est un poète, Flaubert cessera de l'être. Si Zola reste un poète qui se prend pour un journaliste, c'est à son corps défendant. Si Proust semble restituer son rôle à la poésie, c'est en mettant des gants, ceux de la distance et de l'analyse. Consultons en passant l'exception Hugo : semblable à Cocteau, quoique dans un registre différent, il demeure un poète qui écrit des romans. Mais c'est d'abord un poète.   Quant à Faulkner, c'est un poète du roman, de même que Virginia Woolf. L'Histoire où ils s'inscrivent, c'est d'abord l'éternité, même si, comme Virginia, ils se défendent de croire. Finalement, le virage amorcé par les anglo-saxons au cours des années vingt et trente est un retour à une tradition plus ancienne que celle qui a vu, au XIX siècle, l'apogée du roman : l'épopée, chez Faulkner, ne saurait être étrangère à l'esprit de la Bible, des Grecs, ou de Shakespeare. Quant à Virginia Woolf, il est évident qu'elle n'écrit jamais immanent, même lorsqu'elle prétend le faire. Ce qui est particulièrement neuf, chez ces grands anglo-saxons, c'est que l'épique, le lyrique soient si familiers - tandis que chez les Français, pour qu'un roman devienne lyrique, il faut en général que l'auteur passe un costume propre à gêner aux entournures à la fois l'auteur et le lecteur. http://www.uhb.fr/faulkner/wf/french/articles_french/faulkner_proust.htm.  »   b. On retrouve précisément l’idée du « déjà-là » dont Heidegger, Levinas ou Derrida ont développé la nécessité : l’antériorité du sens tel qu’il se donne comme précédent sa propre appréhension, et ne s’institue qu’à travers l’acquiescement implicite à une tradition qui l’emporte et commande son rapport à lui-même. Derrida et Levinas ont même renchéri sur ce fait en insistant sur l’originarité de l’altérité à soi-même du sens sur son investissement structuré dans la signification. Lire Faulkner, ou Melville, ou peut-être Robert Walser, c’est précisément se rendre compte que cet effet de trace est quelque chose dont les écrivains sont depuis longtemps au moins implicitement conscients, et que c’est dans l’étrange clôture de destins qu’ils mettent en scène plutôt que dans leurs saccades et leurs interruptions qu’ils la laissent travailler au mieux. La continuité d’un récit n’est pas le fil de la narration. Elle n’est même pas la cohésion d’un monde, mais son intelligibilité close. Comme le dit très explicitement l’auteur de la citation, le grand récit, devenu légende conjugue au désir de réel un lyrisme qui n’a rien de « niais et farouche » (comme l’assène peut-être un peu vite Jean-Marie Gleize) parce que ce n’est pas le son de la lyre qui étourdit comme une drogue et flatte la complaisance du lecteur et de l’écrivain, mais précisément cet effet d’emportement, en creux, qui fait que quelque chose se passe sans que quoi que ce soit ne se montre vraiment en mouvement. Il y a quelque chose qui se passe. Cet « il y a » précisément, est celui de ce qui se passe, l’espèce d’immanence/transcendance à soi de ce qui a lieu. Le récit a quelque chose d’une effectivité de l’Ereignis, ou plus précisément, ces exemples littéraires sont l’indice que l’Ereignis est peut-être le plus justement pensé comme « récit » ou comme « mise en mythe Etant entendu que le mythe n’est pas compris comme « tentative de donner une origine empirique à ce qui s’opère de la structure » (Lacan) mais comme la tentative de « faire passer » ce qui ne peut pas se dire, de faire passer le passage même, c’est-à-dire l’incompréhensible par excellence. A ce sujet, Gérard Bensussan a fait une intéressante communication lors colloque « Le danger et la promesse », « Mythe et commencement : Schelling et Heidegger ».  ». A ce titre, il y a peut-être lieu d’accorder plus d’attention à l’homme, car penser l’homme ne se confond pas nécessairement avec l’humanisme. Le « récit » est en effet aussi ce qui relance les différentes traditionnelles, locales, particulières. Plus exactement, il est ce en quoi la singularité est creusée comme telle en tant que singularité d’un étant, c’est-à-dire d’un ensemble de déterminations particulières. Il permet alors de réintroduire l’idée de l’homme, sans qu’il ne s’agisse plus d’une idée générale et régulatrice : l’homme est la forme à travers laquelle nous rencontrons la singularité. Il est le seul vrai contact à la solitude ; il est le nom de ce récit où les singularités se donnent énigmatiques. Citons Catherine Malabou : « Regardez autour de vous. Les gens d’abord et surtout. Ceux que nous aimez, ceux que vous n’aimez pas, ceux que vous n’aimez que de loin. Tous se signalent, d’une manière qui leur est propre, par un attachement sans limite à la présence du présent, par une haute résistance à la destruction. (…) Regardez autour de vous. Les gens d’abord et surtout. Ceux que vous aimez, ceux que vous n’aimez pas, ceux que vous n’aimez que de loin. Tous se signalent, d’une manière qui leur est propre, par une improvisation ontologique qui interrompt leur présence à eux-mêmes et leur permet d’inventer le style de leur dé(con)struction.  Cf. Catherine Malabou, Le change Heidegger, p. 260. » c. Autrement dit, la continuité du récit est quelque chose comme l’existence faite destin parce que le temps, plutôt qu’à être décrit, amené à la surface, y est manifesté comme rien, y est soustrait Nous aurions envie de dire que c’est le thème du récit qui permet de tenir ensemble Heidegger et Nancy d’un côté, Lacan et Badiou d’un autre. . Il est caractéristique de voir combien le récit fait refluer le temps plus loin, s’il est possible, que Heidegger ne le voulait, là ou il n’est même plus rapport mais qu’il se confond très précisément avec l’aveuglement énigmatique et la solitude de chaque existence, indépendamment de quelque rapport qu’elle noue avec quoi que ce soit. Prendre le temps à partir du récit, lui-même envisagé à travers la légende qui le traverse, c’est en expulser tout substantialisme. Par ce chemin, on peut dire résolument que le temps n’est pas. On ne dira même pas qu’il y a « le temps », mais éventuellement « qu’il y a temps », quelque chose comme une façon de lire la différence stricte entre un « ici » et un autre, la différence radicale. Cela n’est pas cela ; mais rien ne passe, rien ne se transforme, rien ne se répète qui vienne ouvrir des différences. Ici n’est pas ici. C’est tout ce que manifeste le jeu premier du récit, à partir de quoi des modulations de temporalités et de spatialités se nouent et se chevauchent. Parce qu’il n’épouse pas quelque temporalisation que ce soit, mais enveloppe une continuité en elle-même « inexistante », le récit met à jour ce réel de la différence que les conceptions courantes du temps et de l’espace, cela jusqu’à Heidegger inclus Mais pas Lacan… justement parce que Lacan part du temps logique qu’il illustre par la célèbre énigme des prisonniers. , recouvrent : ici n’est pas ici. C’est l’a priori de tout récit que chaque articulation d’un temps s’indexe à la singularité absolue de son « ici et maintenant » sans que celle-ci ne soit rien d’autre qu’une contrainte logique du réel lui-même. En cela, le récit garde intrinsèquement le sens à même son réel et interdit toute évanescence trouble dans les significations qu’il met en jeu. Dans le récit, ce qui se joue, c’est la radicalité. C. L’exemple de l’écriture vu du coté de l’écrivain. Il peut être intéressant de décrire le travail de l’écrivain, car il conjugue très bien pragmatisme et désir du réel. Il faudra cependant laisser de côté toutes les écoles et toutes les revendications, puisque avec des mots les querelles littéraires ont tôt fait de tout brouiller Sur cette question, nous renvoyons à notre commentaire de L’origine de l’oeuvre d’art. . L’écriture vient en excès, en surcroît. Elle est une vitesse trop grande, une proximité d’impressions trop grande, une évidence trop fugitive pour ne donner autre chose que des traces. Elle s’entraîne elle-même, s’emballe en une logique qui la nourrit - au risque parfois de se perdre dans l’auto-contemplation ou la complaisance. L’idée d’une écriture baignant dans l’affect, présence à son acte, sans distance, a accrédité une forme de soupçon porté sur l’inspiration : égarement subjectif, confusion du sacré païen et du saint, démission, paresse, manque de pudeur, etc.… C’est que l’inspiration a à faire avec l’aménagement de la venue d’une position nouvelle, de la profondeur d’une singularité, c’est-à-dire quelque chose qui ne s’épuise en aucune manière dans aucune description possible. La production frénétique et désordonnée n’est en quelque sorte rien d’autre qu’une tentative veine d’inventaire, une sorte de poursuite d’un sens dérobé, une écriture sans fin ni forme. Les grands tambours lyriques – tant qu’ils ne sont pas strictement maîtrisés – sont autant d’effets de saturations qui ne visent finalement à rien d’autre qu’à étouffer l’appel par leurs échos assourdissants. Les rituels, les emportements, autant de torpeurs déguisées. Mais les uns comme les autres sont, nous semble-t-il, des étapes fondamentales. Elles fournissent une matière qu’il faut encore informer, réapprofondir, c’est-à-dire rendre à l’épreuve de l’absence, de l’abrupt, de l’intraitable. A la vitesse de l’inspiration correspond la prudence du travail. Celle-ci peut aller jusqu’à la dénégation pure et simple de tout sens hors du jeu même de la littérature, et penser celle-ci comme montage et démontage. Sans aller jusqu’à ces positions excessives, le travail est la lenteur qui réinjecte toujours la raison et l’œil critique de l’intelligence. « Prenez Hugo ou Faulkner. Ils sont dans le mouvement du monde et ils l’acceptent. Flaubert, non. Flaubert, c’est l’esprit qui toujours nie, c’est le diable. Il est en dehors de son texte. C’est la mort, le point de vue de la mort. Flaubert, quand on le lit, a plutôt tendance à vous empêcher de croire en Dieu. Ce qui est aussi une très bonne chose. Sans Flaubert, je serais certainement encore plus bête que je ne le suis quand j’écris. Il est un garde-fou, pour tout écrivain à qui il dit sans cesse : « Ne va pas trop loin, si tu es lyrique, ne sois pas trop con. » » Cf. Pierre Michon, Le Nouvel Observateur, 24-30 octobre 2002 Cette prudence est indispensable. Si la tâche est celle d’une présence, elle doit aussi s’y indexer. L’écrivain accumule, photographie, accueille le flot d’une matière mais c’est pour finalement écrire sur ce rapport même. Autrement dit, le temps de l’écriture elle-même est le temps du deuxième degré – le temps où l’on écrit ce que l’inspiration décrit, l’impression de réel, le pointillisme fourmillant des esquisses et premiers jets – le temps où l’on ruse par conséquent. Dans un premier moment, le rapport est bel et bien naïf : il est rapport à un livre ou un poème qu’on veut faire, même si cette volonté est appelée par le lieu, l’amour, les circonstances, l’envie. C’est dans un deuxième temps seulement que ce que l’imagination aide à esquisser – l’histoire que je veux raconter, la femme que je veux décrire, etc. – se modifie, devient autre pour apparaître dans la vérité de sa position réelle. Autrement dit, il y a tout un deuxième processus de désubjectivation, par lequel l’écrivain remonte en deçà de son rapport aux choses qu’il veut créer, vers quelque chose comme des atmosphères et des pulsions. Le lieu, tel homme, telle femme, dans l’immanence d’un pur contact, lui-même posé par une construction qui fait consister les singularités en effaçant l’image et les réflexes qui nous guident dans notre propre rapport à eux. Peut-être que ce n’est pas encore assez de dire suggérer : il faudrait plutôt dire qu’il s’agit de « faire » plutôt que de « dire », autrement dit que l’écriture ne pose un réel qu’en le faisant, non comme un réel de l’écriture, mais à travers la stratégie de nomination qu’elle ordonne. Elle fait un lieu, un personnage, un événement. C’est pourquoi on écrit par stratégies. Dans l’écriture, le langage s’efface dans ce qu’il fait, c’est-à-dire ouvrir. Il s’efface comme langage parce qu’il joue comme tel – il acquiert, d’une certaine manière, la transparence de la conversation bien qu’il y soit amené par son seul pouvoir propre, sans but extérieur à son travail (en principe). Pour le dire vite, dans l’écriture, le langage ne doit pas être rhétorique, jamais. Cela veut dire principalement que le sens du langage ne doit pas opacifier le jeu de sens lancé par le langage pris en tant qu’oeuvre littéraire Cette définition, parce que transversale, n’exclue en rien les nouvelles formes littéraires. Là encore, rien n’est gratuit. . Les jeux de style doivent s’insérer dans une atmosphère (comme chez Stendal, dans La chartreuse de Parme, la légèreté de l’écriture veloute la légèreté des passions et l’accompagne). Pour réaliser cet effacement cependant, ce sont des techniques d’écritures qui jouent : couper les phrases en morceau, s’imposer des contraintes, s’interdire certaines formes… bref, user de béquilles parce que le réel n’insiste jamais qu’à travers de telles médiations « thérapeutiques ». Pas question de faire une phénoménologie de l’activité d’écrire. Simplement l’ériger en exemple dans ce tiraillement qui lui est propre entre vitesse excessive qu’il faut brider, et épuisement qu’il faut ranimer à la vie. Nous aimerions dire que cela revient finalement à écouter la nécessité d’un rythme propre. En tout cas, il s’agit d’un travail qui s’approfondit à la fois de l’intérieur, à travers un vécu, à travers des choses comprises (des « éclairs de compréhensions » à propos de certains mots ou de certaines formes), des expériences accumulées qui travaillent à charger les mots de tout ce qui en délivre le jeu, et de l’extérieur, par l’observation, l’écoute, la prise de notes, la prise d’informations, etc. Le plus souvent, quand on commence enfin à écrire pour de bon, cela fait longtemps que l’inspiration s’est volatilisée. Architecture de la présence 2 : Echelles, Consistances et Rythmes. Ce texte cherche de son côté à éclaircir plus explicitement la façon dont les prises de forme temporalisent l’existence en décidant du mode de son rapport à ses objets. Pour cela, nous commençons par une incursion dans le domaine de la phénoménologie, d’abord pour constater que les thèmes de la forme et du geste nous aident à comprendre à la fois comment le sens peut se nouer à la perception – c’est-à-dire comment l’existence quotidienne peut être pensée phénoménologiquement – et comment le sens peut avoir prise sur lui-même. De cela, on tentera de ressaisir les analyses heideggériennes de la temporalité en les reformulant en terme de rythmes. Cet article n’est en fin de compte qu’une variation sur l’idée, introduite par Derrida, de la prothèse que nous tentons d’utiliser. A. Echelles 1. Commençons par le niveau le plus évidement phénoménologique – et de facto, le moins existentiel. Faisons encore une fois retour vers la question du catégorial. Dans sa monumentale étude Heidegger, Pensée de l’être et origine de la subjectivité. , Maxence Caron explique on ne peut plus clairement la façon dont Heidegger s’inspire de la forme husserlienne de l’intuition catégoriale pour l’investir dans les modalités de son questionnement propre. C’est donc de lui que nous nous inspirons, même si nous allons par endroit tenter nos propres formulations. Caron part d’emblée du postulat que les chemins de pensées de Husserl et de Heidegger sont inconciliables puisqu’il s’agit pour l’un l’élucider les modes de la constitution logique du monde à partir des formes de la conscience, ce qui implique la mise entre parenthèses de ce qui anime l’autre, à savoir la mise en jeu originelle d’une ipséité jetée, avant toute possibilité de retour réflexif, à l’assomption d’un sens déjà mondain, extérieur (d’un « à faire » investissant l’ipséité dans le mouvement même où elle tente, au sein de celui-ci, de faire retours sur les étapes de la constitution de ce qui se présente pour elle). Le questionnement de Heidegger concerne la forme de cette mise en jeu originaire, mais c’est Husserl qui a donné, grâce aux concepts phénoménologiques, des outils capables d’en dégager concrètement le mode (au lieu de poser l’être comme une catégorie originelle mystérieuse et abstraite). Il réussit en effet à dégager que les vécus de conscience sont originairement formés catégorialement de sortes qu’ils ne se manifestent qu’ouverts sur le monde extérieur dont ils se présentent comme une configuration (en quoi on peut classiquement parler d’une inscription de la transcendance au sein de l’immanence) Comme nous l’avions déjà expliqué, nous prônons du strict point de vue phénoménologique une certaine naturalisation ici. . Mais cette structure présente aussitôt une difficulté puisque ce qui se présente à la conscience est bien originairement cela, ce qui est en face en tant que tel, l’arbre ou la maison et non un arbre ou une maison. « (…) l’objet avec ses formes catégoriales n’est pas simplement visé comme dans le cas d’une fonction purement symbolique des significations, mais qu’il est mis lui-même sous nos yeux, précisément dans ces formes ; en d’autres termes : que l’objet n’est pas seulement pensé, mais précisément intuitionné ou encore perçu. » Cf. Husserl, RL III, p.175-176, cité par Maxence Caron, Ibid. p. 141. L’idée d’une intuition catégorialement formée est audacieuse, mais délicate. On sait que Heidegger reprend cette thématique en la modifiant. A défaut d’une intuition catégorialité, c’est l’excès du sens sur la signification, et le pli de la mise en jeu originaire de soi qu’il introduit. La conscience n’est susceptible de s’établir qu’emportée dans le geste selon lequel l’être forme l’horizon passible des constitutions catégorielles et objectives, parce qu’elles s’inscrivent dans une mise en jeu qui forme le rapport sujet/objet, au sein d’un procès dont elles peuvent émerger parce qu’elles y sont convoquées et impliquées dans l’être, y participent par là en tant qu’elles sont, ce qui les rend passibles d’objectivation. La solution de Heidegger est géniale, mais il peut être intéressant de tenter une inflexion différente de la question posée par Husserl. 2. Cette inflexion consiste si possible à prendre le concret encore plus au sérieux que Husserl et Heidegger. Heidegger y voit toujours, d’une façon ou d’une autre, l’enveloppement dans un certain possible, un certain mode « d’être auprès » qui forme a priori les reprises réflexives que je peux en avoir parce qu’elles y sont impliquées. Husserl y voit le « là » « en chair et en os » de ce qui est. Mais sa description reste idéaliste. Et lorsqu’on s’efforce de déprendre le savoir réflexif du perceptif catégorialement informé, on risque vite d’être réduit à un vague « il y a » extérieur selon lequel ne se donnent que des configurations non réfléchies, donc des perceptions obscures et inapparentes (non pas des perceptions non informées mais des perceptions non intégrées à l’élaboration consciente, des instantanés qu’on voit sans avoir conscience qu’on les voit), ce qui d’une autre manière le rapproche à nouveau de Heidegger. Le principe d’auto-affection singulier de Husserl, selon lequel la conscience peut en droit s’auto-présenter chaque vécu dans une évidence consciente, interpose continûment un film qui finit par subordonner le réel à son sens. C’est cette construction qu’il s’agit de renverser Nous avons longtemps été en bute à cette question sans prendre conscience du lieu où elle se formule. C’est la lecture du dernier ouvrage de Jocelyn Benoist, Les limites de l’intentionalité, qui nous a permis de voir quel était le joint branlant. . On pourrait nommer plusieurs auteurs de diverses obédiences, de Wittgenstein à Michel Henry, qui de diverses manières font signe vers ce qui nous occupe. Il y aurait à s’échiner beaucoup pour distinguer les diverses positions de la radicalité, ce qui serait ou bien suspect ou bien infiniment labile et fugitif. Gardons nous de tomber dans ce piège, conservons seulement toutes ces ombres en arrière plan et revenons à l’expérience naïve. Il y a par principe dans l’analyse phénoménologique quelque chose de biaisé à vouloir rendre compte de ce qui ne s’atteste qu’en tant que la gratuité même de ce qu’aucune élaboration ne détermine. Une phénoménologie descriptive est quelque chose d’un peu contradictoire – seule une phénoménologie constructive, qui opère à l’image des sciences comme l’élaboration d’un cadre conceptuel qui permet de rendre compte de la logique de l’apparaître et d’en libérer, d’en dégager la singularité échappe à cette aporie Cf. notre article consacré aux questions de la méthode.  , mais ce n’est pas ce qui nous occupe ici. La phénoménologie a trop tendance à constituer les choses de la réalité à partir de leur sens d’appréhension, ce qui, une fois revenu à une attitude véritablement naïve, peut surprendre. Le catégorial lui-même finit par avoir l’air d’un tour de passe-passe. Promenons nous dans une rue… Autour de nous, nous voyons des maisons et pas des concepts de maisons. Nous n’appréhendons pas du tout dans ce que nous voyons le « comme tel » selon lequel la maison est constituée selon un sens qui en fait un habitat par exemple. Tout au plus, ce que nous voyons est susceptible d’être amené à la conscience comme maison – mais nous n’avons à aucun moment conscience, à quelque niveau qu’on établisse le concept de conscience, que ce qui est là, ce sont des maisons. Plus précisément, si la signification intervient dans la constitution du monde, elle ne semble pas le faire de manière originaire, comme norme constituante dont il s’agirait d’articuler catégorialement les moments ensemble. Il faut que le regard intentionnel se dirige explicitement sur l’objet pour le constituer en objet, et dans ce cas, justement, ce n’est plus un référent dont il s’agit, c’est dans le cadre de « l’en tant que maison » qu’il est investigué. Mais ce qui est là est « entre autre une maison Nous reviendrons sur ce point à propos de Derrida. Ce que la phénoménologie libère, c’est la variation du rapport, c’est-à-dire l’infinité des angles possible de ce qu’elle fait apparaître d’une certaine façon. Ce qui est vu d’une façon peut aussi l’être d’une autre.  ». C’est dans la massivité de cette singularité absolue d’un référent unique, criblé par une multitudes de plans et d’échelles objectives selon lesquelles il peut être regardé, qu’il est là présent. Autrement dit, je me promène dans cette rue là, face à ces maisons là, avec ce vécu là. Accomplissons un geste aussi bergsonien que wittgensteinien : levons les yeux. Cessons de replier la conscience investigatrice sur ce qui est là, interrompons le regard phénoménologique sur ce dont la logique d’apparaître est d’être le singulier. La nécessité, du moins comme telle, de la structure noético-noématique s’estompe et nous nous demandons de quoi nous avons parlé jusque là. Arrêtons maintenant de rapporter les choses, temporellement, les unes aux autres, de les tresser de manière utilitaire en réseau, de les comprendre, c’est-à-dire de les arracher à elle-même pour les contempler dans une fausse temporalité ; arrêtons de nous replier, hors du monde, dans le nulle part d’une spéculation Arendt demandait déjà ou on est quand on pense…. Et elle décelait chez Heidegger un manque de cette concrétude là, la concrétude effective et engagée dont il s’est toujours désintéressé. . Toutes des distinctions s’effacent, toutes les distances s’abîment, et reste seulement ce qui est là, ce qui se passe, dans la nuit lumineuse de l’immanence. 3. Mais le décrire phénoménologiquement est peut-être une erreur. Peut-on réellement parler ici d’un sens ? Ne vaudrait-il pas mieux, en cette manière, imposer le silence radical d’un indescriptible ? Accorder au dépli absolu le rôle d’une instance, n’est ce pas, déjà, réintroduire la hiérarchie sur ce qui n’en provient plus et par là le recouvrir et l’interdire. Sans compter qu’il n’est pas certain, ni qu’un tel dépli soit effectivement possible, ni qu’il puisse représenter, dans l’existence, autrement qu’une posture parmi d’autres, aussitôt abandonnée. Et si l’humain, par son langage, institue les idéalités, ces absences présentées, n’est-ce pas parce que c’est seulement en se tendant résolument au nulle part, en s’espaçant puis en négociant dans cet espace le ressac d’une temporalité intime ou l’ici singulier, le conceptuel, le projet occupent leur rôle, que la singularité est mise en branle ? Plus qu’à englober tout l’apparaître sous le sens (il y a d’abord un quelque chose qui est le cadre de différents sens d’appréhensions possibles), le projet phénoménologique a l’intérêt de penser l’articulation des lieux du sens jusqu’au réel. Une des meilleures manières de décrire ce processus est peut-être l’idée d’emboîtement « d’échelles d’appréhension », aux manifestations non congruentes, et dont l’adoption permet à chaque fois la mise en relief d’autres échelles. Ce que je « regarde », ce que je fixe constitue un cadre d’appréhension en lequel, parce que le sens alors est fixé de manière intentionnelle (voire, signitive) et stabilisé, les référents, la réalités sont ouverts à partir d’eux-mêmes, dans le libre jeu des prises et des appréhensions possibles et d’esquisses. Ils sont « en totalité », même si ils sont parcourus d’esquisses. Si je regarde une maison, je ne la regarde pas en tant que maison, ou plutôt, l’en tant que est dispersé dans ses différentes composantes. Je ne la regarde pas non plus comme l’assemblage d’une porte, d’un toit, de fenêtres… Je la regarde comme une maison. Le « comme » signifie ici que je regarde une chose « comme on regarde une maison », c'est-à-dire me plaçant dans un certain cadre, dans lequel chaque lieu d’apparaître n’est pas non plus visé isolément (un volet n’est pas vu comme un volet : ni son concept, ni même ses sens d’usages ne sont inscrits en lui) mais comme une structure organique, comme un plan de sens. Il y a là, en quelque sorte, l’institution du plan implicite selon lequel, en aller et retour, en cohésion, le sens est en ouverture sur le réel. Ce qui veut dire aussi que le sens, s’instituant sur un plan, se subordonne au réel : il ne constitue en rien la maison mais se place dans le champ selon lequel il peut appréhender ce qu’il croit être une maison comme maison. Il y a en vérité un véritable cheminement selon lequel ce qui est dans l’ombre peut passer dans la lumière, ce qui est entre-aperçu sur un autre plan de sens peut s’instituer comme nouveau plan d’appréhension. Je peux regarder un mur blanc, en quoi le blanc est réellement perçu, en tant que pure teneur informative non réfléchie. Je peux regarder le blanc du mur, en quel cas la blancheur est qualité hylétique puisque c’est en tant qu’il est blanc qu’il accapare mon attention. Je peux remarquer que le mur est blanc, en quoi, justement, le blanc n’est plus qualité hylétique puisqu’il est alors appréhendé comme concept, c’est-à-dire apportant de l’information sur l’état du monde (comme « que » ça soit blanc). Il y a sans doute une première différence à faire entre les idéalités et les autres données, puis entre les différents plans de sens qui s’y coordonnent, mais tout est articulé et structuré : pour que le regard prestataire puisse demeurer, il doit tout autant y avoir le jeu sans réserve des échelles d’appréhension que la fixation implicitement possible de celui-ci en une description. Il doit y avoir la forme du quelque chose, par laquelle l’implication soit relancée. Qu’il puisse y avoir du sens à s’arrêter sur quelque chose, c’est-à-dire, finalement, que le sens soit déjà en rapport à lui-même, donc, pris dans une forme, puisque c’est d’une certaine manière a priori, dans une sorte de rapport d’intention conceptuellement formé. Nous ne disons par là en aucune façon que le plan signitif détermine l’orientation du plan perceptif et imaginatif, mais qu’il y a prise réciproque et que l’un ne se constituerait pas sans l’autre. Remarque (importante) : Cette idée de « phénoménologie d’échelles » nous paraît avoir le mérite de Permettre de quitter la problématique husserlienne idéaliste sans abandonner les prodigieux outils qu’elle apporte. Réinterpréter à cette aune la temporalité commune dont parle Heidegger pour se demander si elle ne contient pas en elle-même un antidote contre ses effets. Amorcer un point de discussion avec des courants de pensée analytiques, puisque ce que nous proposons suggère qu’on accepte l’idée wittgensteinienne des formes de vie. Ce sont peut-être les mathématiques qui donnent la meilleure illustration. Faire des mathématiques, c’est avant tout se placer sous la légalité d’une certaine région à laquelle on obéit ipso facto. La question n’est pas du tout celle de la contrainte, de la coercition de la règle Ça n’aurait pas de sens… si on ne respecte pas les règles des échecs, on ne joue pas aux échecs. Et si on triche, on respecte tacitement les règles puisqu’on les utilise pour tricher. mais bien du fait que la règle est consubstantielle de la pratique à laquelle elle est liée. Il n’y a, au principe de cela, ni recognition – à travers laquelle on reconnaîtrait des objets comme on reconnaît une maison – ni déduction. Faire des mathématiques, c’est ce placer d’emblée en mathématiques, à l’intérieur des mathématiques, dans une certaine immanence structurelle. B. Consistances 1. Une des questions les plus importantes de Husserl concerne l’idéalité en ce qu’elle est un contenu de sens. Nous l’avons déjà vu plusieurs fois, même si nous avons contesté qu’on puisse totalement recouvrir la perception sous le sens. Le blanc peut-être vu comme blanc – et dans ce cas il n’est pas réellement aperçu – ou regardé en tant que blanc. Dans ce cas, l’information n’est pas seulement stockée en une mémoire (et éventuellement, dans l’inconsistance d’un inconscient) mais intégrée aux possibles d’une conscience et donc passible de variations lui faisant jouer d’autres rôles dans d’autres séries perceptives. Le blanc comme blanc est une consistance Répétons que nous utilisons le mot de Bernard Stiegler, qui nous satisfait pleinement. qui apparaît dans une indépendance qui permet rétroactivement une modification du mode de temporalisation à travers lequel il a été visé. Voilà le point où s’interrompt précisément toute velléité de naturalisation totale et où s’ouvre le domaine philosophique proprement dit. Le génie de Husserl est d’avoir sa vie durant cherché cette circonscription. La pointe de son pas hors du psychologisme et de l’introduction d’une pensée de l’idéalité est là : quelques soient les détermination inconscientes qui contraignent et les discours et les comportements, ceux-ci s’expriment à travers la genèse et la médiation de consistances, comme les idéalités, dont la fixation est elle-même à la fois ouverture d’un surcroît possible par rapport à l’immanence Et donc, genèse d’un décentrement puisque le travail du sens se trouve en quelque sorte déversé de l’instance subjective interprétative à l’instance idéale qui se tient « en elle-même », à la fois par sa position structurelle dans le réseau des significations et par la contrainte qu’elle impose aux comportements qui passent par ses usages. et bouleversement de la possibilisation interne d’une conscience, et par là, d’une existence dont les « chemins secrets » se trouvent à leur tour recomposés. Mettre un mot, mettre un concept, comprendre, c’est toujours fixer une consistance qui ne se défera pas, puisqu’elle insistera, au moins potentiellement, c’est-à-dire qu’elle résistera à son recouvrement. Ce qui a été compris une fois ne sera jamais complètement recouvert : même compris autrement, même oublié, même refusé, cela reste inscrit, ménagé comme « position possible », comme contrée ouverte à la variation des positions prises en le sens. Cette valeur « dense » de l’idéalité, précisément, se comprend difficilement dans le simple cadre de la phénoménologie husserlienne, qu’elle soit logique (dans ce cas, c’est l’identité de la signification à l’intérieur de la structure, c’est-à-dire la façon dont elle est abstraction pure et non abstraction de quelque chose) ou intentionnelle (puisque alors, la signification est comprise sans prise de position immanente à l’acte intentionnel). A l’inverse, elle devient très claire dès lors qu’on raisonne en terme de sens et de forme. Ce qui est délivré « une fois pour toute », ce n’est pas une signification infracassable, c’est un rapport possible ouvert en un geste. 2. L’expérience mathématique est sûrement, une nouvelle fois, ce qu’il y a de plus manifeste ici. Plus précisément, l’expérience mathématique de la compréhension. Nous ne parlons pas de la compréhension d’une démonstration, mais plus précisément de la compréhension immanente d’un certain champ telle que les opérations inférieures qui y sont possibles s’y « déclosent » et sont libérées de par la prise en compte de leur position vis-à-vis de la structure supérieure. L’élève en mathématiques est vite confronté à de semblables difficultés quand il doit saisir la nécessité intrinsèque de définitions strictes (comme celle de la limite d’une fonction) et des démonstrations en apparence inutiles qui l’accompagnent (théorème des valeurs intermédiaires, etc.) ou quand il à pour la première fois à faire avec des objets surprenants comme « l’axiome de la borne supérieure ». Plus encore quand il s’agit d’algèbre et qu’on se met à opérer à partir de structures définies comme des canevas, et non de préciser des opérations déduites de supports intuitifs. Il s’agit dès lors d’instaurer une subtile dialectique entre la concrétisation et le modèle pour y rapporter d’autres objets, qu’ils s’agissent d’objets inférieurs appréhendés sous cet angle précis ou d’objets du même ordre spécifiquement nantis d’axiomes supérieurs que l’on tente de préciser comme autant de sous-familles, parfois susceptibles de fournir à leur tour une norme. Ce qui nous intéresse, dans ce jeu, c’est la façon dont l’élargissement théorétique qu’introduit une modification de structure interprétative peut, dès lors qu’on se place à ce niveau par un acte antérieur à toute lecture effective, transmuer les causes en raisons, c’est-à-dire se libérer soi-même en s’ouvrant, par un geste d’assomption intellectuelle, à sa propre modification face à l’objet (objet qui n’est lui-même rien de simple mais un enchevêtrement de causes intriquées selon certains ordres et certaines formes, et qui déterminent plutôt des gestes de placement que des idées abstraites). Le geste d’assomption et de transposition catégoriale dont il est question ici opère des variations de points de vue, c’est-à-dire qu’il délivre précisément du visible, qu’il délivre de la liberté, qu’il insémine du jeu, de la mobilité, de la plasticité. Dans le cas précis des mathématiques, de tels gestes simplifient (paradoxalement) l’appréhension des objets incriminés, en les envisageant à un niveau selon lequel il n’est plus nécessaire d’opérer une longue remontée de causes pour démontrer des relations, mais seulement de pointer l’inhérence de certaines formes, voire, dans les cas les plus avancés, de s’immerger des structures les unes dans les autres au prix de changements de variables, de certaines mises en correspondances, de certains axiomes de transition Mais la technique du changement de variable est de son côté connue des le début d’une année de mathématiques supérieures, et le principe des changements de point de vue un des « trucs » les plus courants du travail du mathématicien. . Mais cela n’est bien évidement possible que si un geste pose une idéalité comme structure de signification orientée, autrement dit, si ce geste est en lui-même une liaison de deux plans, une manière de se-tourner-vers. Précisément, cette institution d’une liberté, dont le travail mathématique nous a fourni l’exemple, est ce qui est toujours en jeu, de manière plus ou moins appuyée, dans la genèse des consistances. Celles-ci caractérisent le processus par lequel ce qui se manifeste empiriquement se solidifie de telle sorte qu’il renvoie l’ouverture d’une prise sur soi à celui pour qui il se manifeste. A ce niveau, il faut distinguer clairement le contenu de sens tel qu’il modifie l’appréhension qu’une conscience a de ses objets, et le simple dépôt sémantique qu’un inconscient investit en dupant une conscience et qu’elle y maintient compulsivement. Ce deuxième fait n’est pas nécessairement quelque chose de négatif (ainsi, longtemps, les « séries » deleuziennes sont restées pour l’auteur de ce texte un mot vide, qui pourtant insistait, comme si un pressentiment de sens nous empêchait de nous en détacher), quoiqu’il puisse l’être aussi quand il va jusqu’à effacer les traces de son opération, mais il n’ouvrira jamais aucune position de liberté, bien au contraire. La consistance, notons le aussi, ne se forme pas tant dans les domaines ou règne encore le simple (là où l’appréhension des choses est d’emblée suffisamment libre au laisser être), mais là où la tension, l’enfermement, l’aliénation dominent. Elles sont les outils d’une lutte acharnée contre soi-même, qui se joue à travers une conscience qui tente de préserver la hauteur à laquelle elle s’éprouve face au réel. Il est assez intéressant de signaler à ce sujet que Bernard Stiegler, chez qui l’étude des rapports entre les consistances et la temporalité est primordiale, insiste sur le fait qu’elles ne sont pas seulement les idéalités par lesquelles un processus conscient se tient lui-même, mais l’ensemble des dispositifs sociaux et politiques qui délivrent du jeu, du champ… Les processus d’information, donc, et exemplairement, certaines créations virtuelles et collectives comme l’encyclopédie wikipédia… Mais aussi l’architecture bien entendu, et d’une manière plus générale, pour revenir à notre propre terminologie, tout ce qui participe de l’aménagement des trajets et des lieus, tout ce qui reconduit un rapport à soi qui prend la forme d’un travail en lequel on en vient, idéalement, à chercher soi-même à « effectuer sa tâche sous le mode de l’idéalité C’est-à-dire à « œuvrer » en limite de ses qualités, en perpétuel apprentissage de soi… L’idéalité, finalement, se rapporte très bien au travail de l’acteur. Elle est une sorte de radicalisation de la mimésis qui en vient à la retourner.  ». C. Rythmes. Habiter en poète, mais avec pragmatisme. 1. Nous arrivons une nouvelle fois à cela que l’existence est rythmée. Les échelles d’appréhension que nous avons décrites la traversent, non seulement au niveau de simples structures perceptives, mais au niveau de l’aménagement des temporalités elles-mêmes. Ces rythmes s’enchâssent et se composent. La journée de travail est une de ces phases autonomes qui se prend à la fois elle-même comme fin et s’insère dans d’autres temporalités, de l’expérience la plus minime à l’engagement le plus durable (oui je regarde quelque chose comme une maison, mais précisément, qu’est-ce que j’y vois quand je vois une maison… et ainsi de suite). Combien d’interminables journées peuvent en fin de compte composer une semaine fugitive ! L’important, ici, est précisément le frottement réciproque de ces rythmes Rappelons nous le Bergson de Matière et mémoire : tout ce qui est « pour nous » tire sa réalité de la rencontre de durées distinctes, et l’intuition est cet effort volontaire de l’esprit qui s’efforce de saisir la profondeur intérieure de son objet en lui prêtant, pour le rendre vivant, sa propre durée afin qu’il y manifeste la sienne. car les différentes formes de lissage de la présence et d’institution de rapports à ces « étants subsistants » s’intriquent et se délèguent les unes aux autres L’idée heideggérienne de « correspondre » est très importante ici. Heidegger affirmait qu’on ne peut que correspondre à une époque de l’histoire de l’être pour nous tenir à la hauteur de ses enjeux. On peut ajouter que pour cela, il faut aussi que les temporalités multiples se correspondent elles-mêmes, cela sur un mode assez bergsonien. Autrement dit, que leur genèse et leur développement ne se fassent pas sur le mode de la passivité, en décrochage les unes des autres. Par exemple, pour ne prendre que l’exemple le plus évident, celui des âges de la vie, correspondre à son âge ne veut pas dire accepter les stéréotypes sociaux qui y sont liés, mais vivre en engageant le vécu qui s’y accumule, vivre sur le mode de la métamorphose, s’appropriant activement ses déterminations plutôt que de les subir passivement. Cela conjugue très précisément l’idée heideggérienne de la « résolution à s’approprier à soi-même » et celle, à la fois bergsonienne et hégélienne, des « âges de la vie » ; donc, finalement, de repenser le Dasein comme ayant un sexe, un âge... . On en arrive à penser qu’en un sens, la technique peut être son propre remède. Dès lors qu’on accède de considérer l’idée selon laquelle il n’y a pas, à l’origine, une temporalité de l’être mais quelque chose comme un réel radical lequel ouvre des modes de temporalités divers et rapportés les uns aux autres, on peut admettre que la présence, perdue au premier degré d’appréhension, peut se retrouver au second. Lorsque chaque nuit, coupé du monde, j’affronte une solitude par la certitude du jour prochain, et qu’en ce même jour, j’affronte le tourbillon des affaires humaines avec la certitude du calme de la nuit, je ne suis pas seulement aveugle. Si j’économise un mois pour partir en voyage un autre mois, je ne suis pas seulement dupe du temps du monde – du moins pas nécessairement. En cet aménagement au contraire, il apparaît que l’être passe d’étant à étant, d’un cycle d’étant à un cycle d’étant, dans la consolidation d’efforts rendus à leur réalité de « travail » justement par cet enchevêtrement. En fin de compte, comme l’affirmait très bien Derrida, Heidegger lui-même est resté quelque peu prisonnier d’une conception présentialiste du temps, puisque le modèle selon lequel il n’a cessé de tenter d’approcher la présence est le retour vers une simplicité, le reflux, le rétrécissement de la temporalité jusqu’à l’assomption silencieuse d’un pur « se tenir là »… donc finalement d’une temporalité qui ne se recueille pas vraiment en elle-même, puisque Heidegger est obligé d’en expulser la finalité pour y aménager la présence. Comprenons bien ce que penser ainsi implique. C’est d’une certaine façon, se placer hors d’un certain pessimisme heideggérien – se placer, en ces matières, hors de l’alternative d’un pessimisme et d’un optimisme. C’est, comme le disait Derrida, renoncer à « l’espérance heideggérienne dans la langue » parce qu’il n’y a aucun sens à y investir l’espoir. L’espoir – une modalité d’espoir – retourne par principe dans le domaine universel où les choses sont connues d’en haut, par leurs concepts et par leurs noms plutôt qu’en l’immanence de leur singularité. Subrepticement, ce n’est plus le singulier, mais le dasein national, mais l’Allemagne, mais l’histoire dont il s’agit ; ces entités abstraites, qui ne vivent et ne souffrent en propre, sont créditées de ce qui est déporté. Dès lors, le présent, une nouvelle fois, n’est plus sa source, la projection et le recueil du jeu qu’il ouvre. Il ne décide plus de son temps. La temporalité des espoirs, c’est celle des améliorations, c’est celle des trajets coordonnées et aménagés, et finalement, l’assèchement vers des buts et le lissage du présent. Cet ancrage dans le singulier, dans l’homme qui est là, qui est le seul à être là doit être maintenu. On peut constater, voire déplorer : mais cette déploration ne doit jamais décentrer et dissoudre les tensions du moment vers d’autres temps. Aménager, ouvrir des sites, donner indices et consistances, cela oui : libérer les virtualités qui font des terres vers lesquelles on vogue des terres habitables, oui. Mais la tâche s’épouse à partir d’elle-même et ne déjette pas son sens, même dans la perpétration indéfinie du geste. Le vrai messianisme, si il y a, prend toute la temporalité pour objet : c’est l’espace de la vie, l’enchevêtrement de ses temps qui se creuse pour être indéfiniment son temps, pas le seul temps des villes et des horloges. La communauté qui attend n’est pas devant, à venir, mais tout autour : l’adresse messianique est une adresse au temps du temps. 2. Autrement dit, nous pensons à quelque chose qui serait une sorte de « pragmatisme de la présence », à la fois au sein d’une existence singulière et entre les existences. Articuler les temporalités exige qu’on repense, contre Heidegger, la nécessité de « prescriptions ». Il s’agit seulement de ne plus leur donner la forme normative et somme toute très kantienne qui a été celle des philosophes marxistes des années 60. On ne fait aucun impératif catégorique tout seul. Même pour réussir une révolution, il faut bien des artistes « bourgeois » dont les œuvres délivrent des existences pour le réel, il faut bien tout un ensemble de positions qu’on ne peut ni aligner ni contraindre et dont la collaboration seule produit un résultat On peut illustrer les apories du rapport au réel en évoquant le parcours de trois intellectuels du siècle, Malraux, Sartre et Aron. Pour Malraux, critique et désillusionné sur la condition humaine, agir, c’était coller au réel de manière à agir pragmatiquement sur lui à partir de ce qui était disponible (quitte à renier d’un jour à l’autre ses engagements). Idéologies n’étaient qu’axes et pivots. On ne peut pas envisager de société désaliénée et transparente quand le faux semblant et le carnaval sont le ciment de tout « être en commun ». Pour Aron, la question a toujours été celle de la justesse – mais cette justesse, finalement, ne contredisait-elle pas son objet, puisque ce rigorisme kantien niait ses propres motivations ? A quoi bon faire entendre une vérité sur le monde effectif si elle ne le transforme pas, si elle confirme ce qu’elle dénonce dans son assise ? A l’inverse, Sartre a délibérément choisi l’aveuglement parce que pour lui seul l’effet comptait. L’effet, non seulement direct, pragmatique, comme chez Malraux, mais l’effet indirect, symbolique et à long terme… mais ce au prix des plus graves compromissions. Agir sur les faits parce que la vérité n’est rien, se battre pour la vérité parce qu’elle seule fournit la norme au nom de laquelle l’existence peut être affirmée, accepter d’avoir tort pour que la vérité triomphe… trois attitudes. . Pour gagner un match, tous les joueurs jouent différemment, mais ensemble. La pragmatique poétique à laquelle nous pensons a quelque chose d’une loi morale pulvérisée et collective, dont la norme serait qu’elle s’adresse de la communauté à la communauté, et que chacun ne participe à cette universalité qu’en sa disharmonie singulière. C’est, nous semble-t-il, ce que Deleuze a introduit dans Le pli. Seulement, l’alternative imposée par Deleuze est brutale Cf. la description de Deleuze dans Le pli, p. 188 : « Mais quand la monade est prise sur des séries divergentes qui appartiennent à des mondes incompossibles, c’est bien l’autre condition qui disparaît : on dirait que la monade, à cheval sur plusieurs mondes, est maintenue à demi ouverte comme par des pinces. Dans la mesure où le monde est maintenant constitué de séries divergentes (chaosmos), ou que le coup de dés remplace le jeu du Plein, la monade ne peut plus inclure le monde entier comme dans un cercle modifiable par projection, mais s’ouvre sur une trajectoire ou une spirale en expansion qui s’éloigne de plus en plus d’un centre. ». L’intégration ou la divergence Peut-être que la brutalité de l’alternative est due à la vision deleuzienne de l’événement. Pour Deleuze, l’événement est indifférent, impénétrable. On n’a sur lui que des perspectives qui par principe ne peuvent cohérer entre elles puisqu’elles décident chacun de l’angle selon lequel l’événement est déroulé. L’ontologie deleuzienne, qui expulse l’être de toute instance pour n’en garder que des simulacres qui tous l’expriment comme angle singulier de l’être, arrive logiquement à cette idée que les série sont toujours incompossibles et que les différentielles sont inintégrables puisque tout passage à une strate supérieure du plan est changement de point de vue. En prenant le parti du sens, comme nous l’avons fait, nous nous ménageons plus de jeu. , Bach ou Boulez. A cette alternative, quitte à sembler caricatural, nous aurions envie de dire : et pourquoi pas Mozart ou Beethoven ? Pourquoi pas une série de divergences non pas unifiées dans l’horizon des compossibilités, mais encadrées par des lignes régulatrices, et qui s’entre-expriment ? Concluons. L’aménagement de la présence reste une tâche terrestre. Mais c’est une tâche qui s’accomplit comme un travail, comme une oeuvre. A l’inverse d’Hanna Arendt, il ne nous semble pas que celle-ci soit libre de toute évaluation éthique. Il y a là quelque manque subreptice, quelque résidu d’abstraction et de séparation qui insiste encore. Car travailler n’est pas se former jusqu’à devenir une figure de ses grands actes et de ses grandes paroles. Travailler c’est accomplir, et par là, se dessaisir de ce qu’on est, s’adresser sa tâche à soi-même autant qu’au reste de la communauté. C’est libérer de la liberté – délivrer. Les consistances, dont nous avons précédemment parlé, sont les jalons de cet effort sur soi-même à travers lequel on se prend, on lutte, on s’applique résolument à se faire autre. Ce que nous avons appelé le rythme de la présence ne va pas sans une forme d’adresse quelque peu kantienne, en laquelle on se laisse instruire par la nécessité des actes qu’on pose. Car la seule assomption d’une finitude fermée en un monde résolument clos, et que n’éclairent plus que des saluts, cela ne suffit pas. L’écoute, le recueil : soit. Mais plus de force investie dans le geste, aussi, d’élévation, plus d’attention portée à la dimension commune de la résonance, celle-ci qui fait battre le sol sous nos pas, qui renverse le ciel sous nos pieds, qui nous arrache de force à nos reptations Bernard Stiegler parle de réhabiliter la dimension de l’esprit exaltée par Paul Valéry. Mais à ce sujet, on pourrait aussi très nettement invoquer Kierkegaard. . La vraie terre crisse et ne nous enlise pas. Il y a bien dans le travail, idéalement, cette vocation d’infinité de la vérité dont parle Alain Badiou Une fois encore, nous ne sommes pas certain qu’il faille si résolument jouer la finitude contre l’infini et vice-versa. Alain Badiou propose une très belle axiomatique de l’infini, Jean-Luc Nancy une très belle herméneutique de la finitude. Tout notre propos est en fin de compte de constater qu’elles ne s’excluent pas et qu’à certaines conditions, elles s’éclairent.  ; il y a bien cette fidélité à sa tâche, laquelle norme à son tour toute l’architecture à travers laquelle la présence, et encore au-delà le réel, reste l’horizon auquel tout s’indexe. Réel et engagement 1 : la question de la méthode. Ce texte est méthodologique. Nous y prenons acte de la nécessité qui a été formulée plusieurs fois au cours du siècle dernier (et déjà avant, depuis Marx) d’une scientificité qui permettrait de dégager ce que des aveuglements structurels occultent. Le plus souvent, c’est contre ce qui se revendique du sens – qualifié d’idéaliste – qu’on formule cette exigence avec le plus de virulence. Il nous semble qu’entériner le renversement du « sens de » au « sens comme tel » permet de se prévaloir contre cet écueil, en ouvrant précisément l’espace qui légitime qu’on puisse – même si c’est souvent de manière biaisée – prendre sur les choses une perspective qu’on peut qualifier d’idéaliste. Jean-Luc Nancy, dans Le sens du monde, présente assez explicitement son œuvre comme une tentative de penser dans les blancs du sens, c’est-à-dire dans la tension même de son geste (ce qu’il appelle l’enchaînement), donc de répondre aux philosophes du soupçon. Mais il nous semble aussi qu’il faut pouvoir continuer à construire, à poser des déterminations pour faire de la philosophie, même pour déployer une pensée du sens : la question qui se pose est alors de comprendre comment déterminer sans réifier, interpréter sans concilier. C’est ce qu’à la suite d’une traversée des reprises contemporaines des philosophies du soupçon nous retournerons chercher à la fois chez Husserl et dans la physique contemporaine. A. Soupçons sur le sens. 1. Structurellement, attitudes où discours ne rendent pas compte de ce qu’ils disent et de ce qu’ils sont. Nous avons parlé dans un article précédent du don du sens, selon lequel on s’empare de notre cécité même pour y inscrire la singularité de notre engagement – s’appuyant pour ça sur les structures signitives et syntaxiques. Ici, nous sommes contraints de revenir sur ce point, parce que dans cette interprétation nous nous situons à un niveau structurel et phénoménologique dont nous cherchons, vaille que vaille, à rendre compte, sans nous soucier de ce qui est « effectivement » dit et écrit. Pour le dire autrement, pratiquer une forme méthodologique d’épistémologie de la lecture ou encore de deuxième regard doit pouvoir nous contraindre à demeurer phénoménologique dans l’interprétation que nous avons de ce que nous dégageons phénoménologiquement. Il s’agit donc d’en expulser radicalement tout ce qui ne ressort pas des conditions strictes selon lesquelles nous avons engagé notre discours – cela pour ne pas perdre pied devant nos propres écrits ou nous égarer dans des surenchères aux objets peu clairs. Des penseurs comme Nietzsche, Marx ou Kierkegaard nous réveillent à cela qu’en utilisant le langage – et d’une manière plus générale le symbolique – nous faisons plus qu’éveiller des significations au sens, nous disons des choses, des mots, des phrases qui veulent effectivement dire quelque chose, et ce quelle que soit la manière dont on vise leur signification ou qu’on les comprend. La valeur, disons dénotative, pragmatique, du langage interfère toujours avec le sens qu’on y ménage : d’une manière interne, d’abord, par l’enchâssement à travers les usages, les contextes, les déterminations intersubjectives qui contraignent cet usage – ce que l’herméneutique classique s’attache à élucider – mais plus intimement parce que tout geste est contraint en deçà de ce qu’il dit par les affects et les déterminismes de toute sorte. L’intention, opaque à elle-même, préserve son origine hors de ce qu’elle énonce. Le philosophe parle trop pour démontrer ce que sa nature affective et corporelle veut qu’il énonce – bien en deçà de toute compréhension – par instinct de conversation. Dès qu’il y a parole, il y a doute. Dès qu’un sens s’investit d’une signification fixe, dès qu’un mouvement se stabilise, quelque chose éveille les soupçons. Qu’est-ce qui veut en nous que nous croyions ou pensions ce que nous pensons ? D’un autre côté, l’analyse conceptuelle et logique la plus impitoyable risque fort vite de partir en amoncellement débridé de considérations éparses, et l’instauration d’un angle ou d’un principe unificateur ne nous rend pas quittes de ce que Nietzsche appelle les confessions de philosophes. 2. A ce sujet, Marx parlait d’idéologie. Pour lui, ce mot a eu deux sens qui nous intéressent tous les deux. Il l’a d’abord, dans un premier temps, opposé à réel, concret, puis à scientifique quand avec Le capital, le marxisme est devenu une science. Par exclusion, est idéologique tout ce qu’un formalisme ou qu’un processus objectivement repérable ne décrit pas strictement – toute projection de sens, quelle qu’elle soit. Autrement dit, sont écartées toutes les interprétations symboliques du monde, tout ce qui, dès lors qu’il s’énonce, construit un ordre, une hiérarchisation, une catégorisation – même involontairement. L’idée d’idéologie dénonce en quelque sorte une projection fantasmatique et socialement contrainte qui prend les atours de la neutralité mais n’est rien d’autre, en dernière instance, que l’adjuvant d’une synthèse de pulsions et de mécanismes économiques et sociaux On notera que la posture phénoménologiquement hétérodoxe que nous avons prise à propos du sens est plus apte à accueillir de telles critiques que sa version « classique ». . Même si l’on objecte que les constructions discursives – les surdéterminations symboliques – ne font que décupler l’impact ordinaire du monde, un matérialisme conséquent nie qu’un organisme d’idées puisse être autre chose qu’un étouffoir qui ne se réduise, effectivement, à quelques principes abstraits. Entre l’emprise de l’affect et le « fascisme du langage Pour reprendre l’expression de Roland Barthes.  », le philosophe n’est qu’un pantin s’il n’est pas armé d’une structure formelle stricte. Il faut s’efforcer de se défaire – ou tout du moins de se mettre à l’abris – de toute articulation d’idéologies. « Le capital prend au contraire l’exacte mesure d’une distance, d’un décalage intérieur au réel, inscrit dans sa structure, et tels qu’ils rendent leurs effets eux-mêmes illisibles, et font de l’illusion de leur lecture immédiate le dernier et le comble de leurs effets : le fétichisme.  Lire le capital, éditions quadrige, p. 8. » Le structuralisme, philosophique, anthropologique ou sociologique, le marxisme relu par Althusser décrivent précisément cela : l’horizon préformé, en lequel, selon une topologie inintégrable, sont déterminés a priori les modes, les angles et chemins du regardable et les impasses, les enjambements que la mondanité du monde suppose. Il n’y a de monde – c’est à dire de distance qui ménage une circulabilité du sens – que précontraint dans de grandes régularités hors-sens Dans son Nietzsche et l’ombre de Dieu, Didier Franck applique une analyse phénoménologiques à la pensée nietzschéenne – qui l’inquiète en retour – et décrit de façon minutieuse la genèse des catégories, le système du jugement, de l’évaluation, bref de toute la préformation que nous évoquons brièvement ici. , qui ouvrent a priori la catégorialité et enchâssent les lectures possibles dans des formes de grandes lignes inobjectivable, parce que les raccourcis, les simplifications et les ponts arbitraires sont exactement la mondanité du monde. Le monde est cet ensemble de coutures et d’enjambements, cette série de coupes sombres dans la prolifération – il est avant tout l’imposition d’angles morts, mais qu’en est-il alors de la pensée qui cherche à en parler, peut-elle avoir lieu autrement qu’en refluant sur la statistique sociologique, la modélisation ? Nous disions que le monde est libération parce qu’il indétermine des formes lesquelles se trouvent enveloppées d’altérité – donc, pouvant donner plus que ce qui s’y lit, appel d’une arborescence infinie de spécifications. L’inverse est tout aussi juste : si la praxis bénéficie de cet « ouvert » dans son aveuglement réflexif, la pensée réflexive chancelle du même coup parce qu’elle en appelle à une réalité sans insertion réelle, niée dans ses objectifs par les régularités qui sculptent en souterrain le monde « mondanisable ». Dans l’ouvert du sens, nous sommes aveugle au fermé du réel. Des mots eux-mêmes nous devons tirer la même méfiance. Ce n’est pas seulement qu’ils appartiennent aux structures ou qu’ils sont dangereusement coupés de l’expérience « phénoménale » mais qu’ils sont de toute façon opaque à la logique qui les anime parce que le discours est d’emblée un champ de forces. La structure du monde est une chose, mais sa redoutable organicité discursive en est une autre. Puissance de contrainte, le discours vit un temps à lui, selon lequel, au-delà des modalités du voir, c’est – plus dangereuse hypothèque – les capacités de rapport à soi du voir qui sont elles-mêmes occultées. Foucault s’est appliqué à le montrer : la science elle-même n’offre pas un abris sûr contre l’idéologie parce qu’en dehors de ses données purement factuelles (ses formules, ses capitaux neutres de savoir), toute mise en branle de ceux-ci, toute lecture via la science – quelque soit sa forme – est aveugle et contraint par le moule étroit et précontraint du réseau sémantique dans lequel la science a été développée. Ce que pense la science au-delà de ce qu’elle dit – ce qui va au-delà de son encyclopédie – est prisonnier de la stricte discursivité selon laquelle les modalités de cette science – les modalités de stockage, d’archivage – sont fixées en elle. B. Formalisme et scientificité. Regards sur la sociologie de Bourdieu. Tout aussi intéressant, le premier sens d’idéologie – tout ce qui est opposé à concret, réel – qui s’inscrit en porte-à-faux avec le hégélianisme, et de manière plus large, avec une conception de la vérité intégrée dans le procès du sens qu’on sent encore à l’oeuvre chez Heidegger, Derrida et Nancy quoique de façon atténuée Comme on l’a vu, Nancy et Derrida cherchent une certaine forme de naturalisation. . Dans cette désignation, une valeur « militante » est tout de suite contenue – le réel n’est pas à emprisonner dans la complexité significationnelle interne d’un domaine d’institution. A l’herméneutique conciliatrice et oecuménique s’oppose une éthique du choix – politique chez Marx – qui jette volontairement dans l’ombre tout un pan du sens. Par exemple, pour un tel militantisme, quel que soit le sens intérieur que peut déployer l’institution religieuse, celle-ci est sciemment rabattue sur l’absurdité discursive décapée de ses énoncés (miracles, résurrection, immaculée conception, etc.). Il ne cherche pas plus loin et s’applique au contraire à se désengager de toute estime – parce que si le réel (ici, le scientifiquement attestable, ce qui n’enfreint pas une stricte rationalité descriptive et scientifique) est que le discours considéré est absurde, alors ce discours est de bout en bout absurde, quels que soient les approfondissements internes qu’on puisse lui trouver, de la même façon qu’une théorie physique fausse est aussi fausse dans ses axiomes triviaux que dans son formalisme le plus poussé. La sociologie de Bourdieu reprend cet impératif de scientificité en se fixant pour norme d’épurer méthodologiquement son travail de toute supposition de sens et de ne s’en tenir qu’à la stricte présentation objectivante des faits. L’interprétation, d’une certaine manière herméneutique, n’est bien sûr pas absente de sa pensée. Elle intervient en amont, en tant qu’interprétation épistémologique du mode de mise en forme des données brutes de manière à ce que celle-ci mette en évidence une structure la plus complète possible (celle-ci n’étant à son tour rien d’autre que la forme d’un champ décrit par un certain nombre de coordonnées, lequel ne connaît aucun milieu entre la description neutre et l’engagement pragmatique). Ainsi, Bourdieu a un temps œuvré au sein de l’INSEE pour redéployer le processus de présentation des séries statistiques, non pour leur donner une cohérence, mais pour permettre en elles les rapprochements, les exercices de variations mathématiques, la mise en abîme de l’information cachée et de l’interdépendance des facteurs, dans le but d’établir un contexte, un état et non plus une dispersion pure. Pour que la scientificité de ce travail soit optimale, Bourdieu boucle son effort d’objectivation par une auto-analyse, les Méditations Pascaliennes, qui met en contexte ses mises en contexte. Jamais bien sûr et par définition, on ne peut échapper à l’aliénation puisque toute mise en ordre symbolique, même dévoilante, s’appuie sur des données antécédentes de l’habitus qui par principe se dissimulent à ce qu’elles filtrent, donc sur un autre degré d’aliénation « Le jeu se présente à celui qui est « pris » au jeu, absorbé par le jeu, comme un univers transcendant, imposant sans conditions ses fins et ses normes propres. (…). L’illusio n’est illusion ou « divertissement », on le sait, que pour qui appréhende le jeu du dehors, du point de vue du « spectateur impartial », cf. Méditations pascaliennes, cité par Michel Bitbol dans L’insoutenable proximité du réel. . Le sociologue bourdieusien ne peut que viser la transparence à l’interprétation en fournissant les topos et les clés objectives à partir desquelles sa propre aliénation peut-être corrigée par d’autres regards interprétatifs : il fournit les données empiriques et biographiques à partir desquelles l’autre regard peut décentrer ses constructions et les dégager des dons de valeurs et d’affects implicites qui les gouvernent. En particulier, Bourdieu souligne dans les Méditations Pascaliennes que le danger, dans le travail du sociologue, est toujours d’interpréter un matériau fourni essentiellement sous la forme d’enquêtes comme s’il était déjà mis en forme par un regard interprétatif ayant une exigence de scientificité et d’exactitude, ou encore de l’interpréter comme si l’enquêté avait les présupposés formels académiques selon lesquels l’enquêteur formule sa question, et qu’il y répondait en cette perspective. Pour remonter en deçà de toutes ces opacités, il y a tout un travail d’agencement et de formulation, de confrontation intérieure auquel l’enquêteur doit se livrer : non seulement parce que l’enquêté n’a vraisemblablement ni réfléchi, ni même conscience sous la même forme de ce dont il est question, mais parce qu’il s’agit d’arriver à lui faire dire de lui-même ce dont il est question, c’est-à-dire de trouver un chemin d’expression à l’intelligibilité latente qui conditionne son rapport à sa propre existence. Ce qu’il faut retenir de Bourdieu, c’est que le philosophe tout autant que les autres se comprend par rapport à ses propres mots et qu’on ne peut jamais, hors d’une action effectivement accomplie, distinguer ce qui pour lui se délivre du travail maïeutique de son langage et ce qui s’oriente selon sa force de contrainte. Moi il y a cinq ans et moi à présent, philosophe, n’avons pas le même rapport à l’expérience et le danger est bien présent de prendre pour quelque chose d’inhérent à l’expérience ce qui ne provient que de l’épaisseur d’un certain regard en deçà même du rapport effectif. C’est là, précisément, que nous nous méfions de Heidegger et de toute philosophie du sens qui n’est jamais que l’atteinte toujours relancée d’un mouvement qui excède son impulsion langagière. Formulée, cette philosophie s’éreinte en elle-même ou se délègue à la littérature – elle-même en risque de ventriloquie. Pour défaire cet embrigadement subreptice, il faut à la fois une méthode et une éthique, quelque exigence de cadrage qui tienne l’ouvert ouvert et protège la parole qui s’y affronte de sa propre compulsion. Il faut un principe de construction et des concepts. C’est là qu’une nouvelle fois la déconstruction peut nous porter, pour peu que nous ne nous y ensevelissions pas. C. Déconstruction et transcendantalisme constructif. 1. Dans l’introduction de notre mémoire de maîtrise, nous avons caractérisé la déconstruction de la façon suivante : « La déconstruction chez Derrida est ce qui ouvre la mécanique d’un système sur ce qu’il exclut pour fonctionner et sur ce que rejette et présuppose le mouvement de son auto-centrement sur des structures stables. Ce « dehors » ou «hors d’œuvre » n’est pourtant rien que le corollaire de la consistance de l’oeuvre, le point aveugle de son articulation par lequel l’intérieur est toujours sur le point de se renverser en extérieur. Autrement dit, la déconstruction met en conjonction une mécanique qui se croit vivante parce qu’elle s’aveugle dans la présence de sa fonctionnalité et un spectre qu’elle rejette, son double qui l’ouvre en indiquant la nécessité d’un autre du présent. » Une telle description nous semble encore valable, mais nous aimerions y revenir. D’une certaine manière, il nous paraît à présent que caractériser ainsi la déconstruction y instille encore à la fois trop de négativité et trop de positivité. Trop de négativité car, dans une perspective proche de celle des penseurs du soupçon, nous insistons trop sur les montages de la pensée, la façon dont elle se clôt sur les perspectives qu’elle se donne implicitement. Trop de négativité car corrélativement, si toute pensée déposée se solidifie, c’est dans la reprise ad aeternam d’un geste de dépôt et d’esquisse qui retrouve et abandonne son objet que penser s’effectue dès lors. La déconstruction derridienne serait une version linguistique de la Destruktion de Heidegger. Or Derrida a fait le pas qu’il faut pour briser les dernières charnières qui instauraient chez Heidegger une opposition trop nette entre activité et passivité - des opérateurs finalement trop fixes et une histoire de l’être quelque peu monochrome. Comme on l’a dit, le grand apport de l’idée de déconstruction est d’ouvrir la structure organisationnelle que pose une pensée pour fonctionner – c’est-à-dire la démarche selon laquelle elle se donne une question pour tâche – à son jeu. Elle rend visible la nécessité selon laquelle elle se développe, puisqu’elle reprend ce qui s’était déposé en un geste d’instauration par lequel un point de vue se laisse à la fois « déranger » par le réel (saisit selon son orientation et ses moyens discursifs une nécessité qui est celle du seul et unique réel Il nous semble, quoique cette position soit discutable, qu’on peut faire partager ce postulat hégélien à Derrida : que toute pensée est toujours pensée de l’absolu qui, par définition, n’est jamais donné mais seulement délivré selon le mode de mon rapport à moi-même, pensant à « lui ». Le réel dans ce cas ne peut par le discours se définir que comme « ce qui est réel », par une apparente tautologie. C’est qu’il n’est rien sur quoi porte le discours (et c’est pourquoi les mots d’Absolu et d’Un ont un arrière plan ontologique ambigu), mais ce que le discours est amené nécessairement à poser, revenant sur lui-même, comme « la forme même » de l’exigence conceptuelle immanente à l’activité – la décision – philosophique. tel qu’il est visé et appréhendé par l’armature conceptuelle selon laquelle cette pensée opère) et stabilise le jeu de ce dérangement par un certain nombre de changements de points de vue indexés à des créations de concepts qui en fixent les teneurs problématiques (c’est-à-dire instituent, mais en même temps recouvrent ce qui s’est dégage). Derrida systématise en quelque sorte la pratique nietzschéenne du deuxième degré. Toute décision est en même temps considérée « transversalement », eut égard à la naïveté de principe selon laquelle quelque chose se décide en elle. La déconstruction prend à la fois très au sérieux la bêtise de la pensée qui s’entête, aveugle en ses découvertes, et introduit un deuxième regard qui désamorce le sérieux que le premier regard dépose. La façon dont Derrida lit l’ouvrage de Didier Franck Chair et corps, dans Le toucher, Jean-Luc Nancy, est très éclairante. Derrida reconnaît la validité des analyses phénoménologiques et des dépassements auxquels Franck tente de parvenir, mais c’est précisément leur fixation univoque en des concepts qu’il met en cause. Derrida est un philosophe pour qui l’essentiel n’est jamais dit parce qu’il ne peut qu’être libéré de soi dans un cadre aménagé à cette intention : une pensée philosophique ne peut jamais se donner explicitement. Elle s’indique à travers une stratégie de considérations modulées comme autant de frappes obvies qui visent à un résultat effectif plutôt qu’à une réponse directe. Contrairement à Deleuze A ce sujet, Jean-Michel Salanskis, L’idée et la destination http://jmsalanskis.free.fr/IMG/html/IdeeDest.html., il ne voit pas dans ces stratégies la fixation de principes de variations a priori qui « transcendantalisent » un point de vue à la manière des idées deleuziennes (Deleuze prenait l’exemple de la formule dy/dx de la différentielle, qui nomme quelque chose qui ne correspond à rien, ni valeur singulière, ni ensemble de valeurs, mais ne fait qu’intervenir au sein d’une série d’opérations) mais la structure qu’il faut nécessairement poser et faire coulisser, pour que se libère, dans l’indéterminable de son jeu, ce à quoi elle s’affronte, à savoir l’absolu de la présence et de son fait. En ce principe, Derrida est bien un successeur de Heidegger, mais il prend plus au sérieux les difficultés même de l’idée de la présence que la pensée ne peut appréhender qu’en adoptant les stratégies retorses de la déconstruction… même si celle-ci ne sont, de l’aveu de Derrida lui-même, que les prolégomènes à une nouvelle pratique de la philosophie, apte à reparcourir ses problématiques classiques, mais avec une prudence redoublée. 2. a. Pour conclure, et forts de l’apport que constitue la prise en compte de la déconstruction, nous aimerions montrer que la phénoménologie husserlienne peut très bien constituer un cadre à travers lequel on peut, selon une forme spécifique d’interrogation transcendantale, esquiver les impasses dont il a été question et construire philosophiquement des « mises en formes problématiques » de questions qui se traitent spécifiquement dans l’ordre du sens. On se souviendra seulement que, dès Platon, ce qui est défini comme philosophie est d’abord de « bien poser des questions », autrement dit, qu’elle est une pratique réflexive qui étudie les modalités selon lesquelles une énigme s’impose sans toutefois la déterminer en tant que telle ; que pour Kant, la philosophie s’interroge spécifiquement sur les conditions d’applications de l’entendement aux objets et qu’elle constitue d’abord quelque chose comme une propédeutique selon laquelle, non plus seulement les questions, mais le cadre même dans lequel elle se posent est l’objet fondamental (autrement dit, de ne plus montrer qu’un fait pose problème, mais qu’un mot pose problème, qu’il y a légitimité à réfléchir à partir de lui) ; et enfin que Husserl est bien le successeur de Platon et de Kant sur ce point. b. Au lieu de se placer dans l’élément de la pensée, la phénoménologie husserlienne le quitte méthodologiquement pour « sauter » dans le divers au niveau de sa diversité. Plutôt que les conditions formelles qui permettent de penser l’être au monde, elle est la mise en ordre des modes effectifs selon lesquels se donnent les objets. Comme l’expliquait une très éclairante intervention d’Alexandre Schnell à l’occasion d’un colloque consacré aux Leçons de 2005 (déjà cité), elle n’est pas descriptive mais constructive. Si on veut tenir le parallèle avec la science (cela, c’est nous qui le déduisons de l’intervention de Schnell), Kant a appliqué pour sa philosophie la façon newtonienne et supposé une série de principes formels qui régissent un ensemble pris dans sa généralité, et permettent d’en élucider jusqu’aux plus humbles phénomènes et d’en calculer toutes les manifestations, au cour d’une prospection qui peut aller en droit à l’infini. Pour Kant, comme pour Newton, c’est la forme générale du « rapport à » qui est déterminée, et c’est sous un certain angle que les phénomènes sont saisis et articulés dans la légalité qui permet de les tenir pour phénomènes. On n’en détermine jamais l’essence, mais seulement le principe de variation possible et on ne se demande jamais ce qu’il est mais plutôt ce qu’il vérifie dès lors qu’il est. Il n’y a pas pour Newton de compréhension intrinsèque et logique d’une totalité de sa théorie, dont il faudrait tenir le cadre pour que les phénomènes tels qu’ils sont calculés y arrivent à intelligibilité. Au contraire, elle définit quelque chose comme un axe de vision du monde, ou plus exactement, la forme générale de toute visée du monde, qui permet d’en tirer toutes les différentielles possibles. Au contraire, la physique moderne ne peut plus faire figure d’outil de prospection : la théorie est d’abord fixation d’un paradigme au sein duquel s’enchaînent calculs, formules et théorèmes selon un ordre qui n’est plus seulement déductif. Elle rend compte bien plus qu’elle ne décrit, et se place par conséquent à un niveau plus « transcendantal », ou plus exactement transcendantal/herméneutique, puisque le calcul n’y est plus seulement un procédé encadré par des principes, mais ce qui s’en projette en droit dans une région Cf. Michel Bitbol, L’insoutenable étrangeté du réel et Mécanique quantique, une introduction philosophique. . Elle est donc essentiellement compréhensive (pas de ce qu’elle décrit qu’elle ne détermine même plus, mais de la position selon laquelle elle se donne quelque chose, d’elle-même, donc) cherche, non plus à décrire l’ensemble du monde possible, mais à rendre compte de la manière dont plier la raison aux observations, cela en tenant à la fois une cohérence interne, un champ balayé le plus vaste possible, une articulation échelonnée entre l’apparaître phénoménal et la construction théorique. Autrement dit encore, elle est plutôt théorie du rapport interne de l’observation, et c’est souvent d’avantage son élégance, la façon dont elle accepte en elle le phénomènes, dont elle libère l’intelligibilité des faits qu’on décrit (des « faits » et non plus des objets, c’est une autre grande différence) qui conduisent l’adoption de tel modèle plutôt que de tel autre (tant qu’il n’y a pas de contradiction entre les modèles concurrents et que la question de leur adoption ne détermine que celle de la recherche à venir et de ses orientations ; il est absolument clair qu’il y a toujours un noyau théorique infracassable). c. Il est intéressant de penser que la phénoménologie est de cette nature constructive, et que c’est là qu’est son apport principal. Etablir des constructions, non pour les appliquer a priori, mais pour mettre en abîme à travers elle, ce qui justement, perce dans les apories de la simple description, ce que, justement, on ne peut pas dire. En cela, elle se tient peut-être même au-delà des objections wittgensteiniennes bien connues à l’encontre de toute surestimation des capacités du langage. La réflexivité épistémologique telle que Husserl là prône dans la Krisis n’est pas une simple élucidation positive, mais une mise en perspective problématique de nos pratiques elles-mêmes. Saisir l’intrication logique de l’être en commun renvoie sûrement l’exister singulier au double regard dont l’assomption de l’être peut être libérée. La science contemporaine, lorsqu’elle fait éclater l’atomistique et le substantialisme classique, ne donne pas tant raison à Heidegger et au Gestell qu’à un kantisme radical, dans le sens où l’on ne parle plus d’aucune entité réelle mais d’un entrecroisement de nécessités que l’on fixe méthodologiquement aux points où la nécessité causale devient nécessité de Raison On attribue axiomatiquement des consistances qui engagent des interrogations herméneutiques ; Michel Bitbol montre très bien ce double aspect dans son livre L’insoutenable proximité du réel : la mécanique quantique impose des cadres qui posent une contrainte réelle qui reflue hors des pseudos-objets dissous en relations. . Si on soutient, comme nous le faisons que la compréhension est toujours gestuelle, on peut dire que l’épistémologie husserlienne, loin d’être la mise en marche d’un regard qui arraisonne, est la mise en branle problématique de toutes les positions d’existence. La radicalisation d’une attitude transcendantale à ce niveau, c’est simplement l’acceptation du fait que tout est toujours rapport transfiguré par un geste propre ; que tout est en abîme ; que l’intelligibilité de l’univers, quelque soit la façon dont on l’appréhende, se donne sur le mode de l’énigmaticité. Et peut-être même que la donne conceptuelle ou formelle de ce que l’entendement ne peut appréhender à partir de ses catégories, et qu’il doit instituer comme l’ouverture d’un nouveau possible, inquiète autant un Dasein que le recueillement dans l’union d’un lieu. Le formalisme mathématique « force » la clôture interne de l’entendement et ouvre des horizons de pensabilité autre, pour peu qu’on s’y installe (cf. Badiou, les mathématiques ouvrent par coup de force la pensée à ce qui est articulable de l’être). Les concepts que la physique moderne introduit sous le nom de Big Bang, Big Rip, etc., pour ne citer que ceux-là, les efforts qu’elle fait pour ressaisir l’homme à l’aune de ce qu’il n’appréhende pas sont une considérable invite au « non repos ». On peut très légitimement soutenir que le mysticisme, comme « non repos absolu » ou « déterritorialisation totale », ne peut plus s’installer qu’en ces concepts qui « instituent son instabilité ». Le techno-mysticisme de Maurice Dantec (pour ne citer que lui) a des sources plus profondes que la folie : il ne révèle rien d’autre que l’inquiétante étrangeté en laquelle l’humain s’institue désormais, et s’appréhende à travers sa fragilité et l’énormité inconnue de l’univers co-posé. Au-delà de ses ressors pathologiques, la théorie du complot est consubstantielle de ce qu’est devenu l’habiter humain parce que la « non maîtrise », déléguée aux processus techniques, n’est plus seulement son mode mais sa ressource essentielle. Dans son institution autonome, « la thèse du monde » (cf. article précédent) achève son processus de décentrement en affirmant désormais le non-présent dans son dire même. Le monde tel qu’il s’ouvre se module de plus en plus à partir d’une « compréhension d’éclatement », c’est-à-dire d’une compréhension de sens extériorisés en opérateurs indépendants et complexes (des valeurs, des variables, des schèmes, des objets immatériels complexes intégrateurs qui distribuent les objets usuels). Sa frappe n’est charnelle, affirmative, qu’au niveau de l’abstraction à partir d’elle-même. Autrement dit, l’effectivité du concret a basculé dans l’idéalité proprement dite – c’est-à-dire au niveau où elle se constitue en regard d’une structure dont la grammaire décide de chaque signification – ou mieux encore, sur le versant logique, mathématique de l’idéalité plutôt que de se maintenir sur son versant usager, nominal. De « l’abstration de », on s’est installé dans « l’abstraction pure Rappelons que pour Husserl, lecteur de Frege, dans les RL, la théorie de la signification était une théorie de l’abstraction pure, de l’abstraction à partir d’elle-même. Cf. aussi Stiegler, La technique et le temps.  ». Le Gestell ne « lisse » pas la présence : dans l’écart d’un monde sérié insiste la tâche de son énigme. Réel et engagement 2 : L’indivisible plutòt que le divisible. Ce dernier texte tente enfin de cerner avec plus de précision le concept de réel que nous avons abondement utilisé depuis le début de notre travail. Selon l’usage que nous en faisons, il nous est essentiellement inspiré de la catégorie lacanienne éponyme, même si nous tentons plutôt d’aller dans le sens de Lacan plutôt que de l’exposer. L’idée sous-jacente – et déjà souvent relevée – est que la définition heideggérienne de la vérité peut supporter une déportation vers l’idée d’un réel qui esquivera les impasses du réalisme traditionnel. Pour cela, nous adoptons un point de vue « simili-kantien » et tentons d’expliquer de quelle manière le choix peut occuper la place de la décision heideggérienne sans contrevenir aux réquisits de son dispositif ontologique. Le cœur de notre article sera l’idée d’une indivisibilité radicale du réel telle qu’une subversion des analyses heideggériennes de la mort permet de faire apparaître. A. Le transcendantal, le trajet et le geste. 1. Commençons par dire quelques mots d’une conception kantienne de la liberté à laquelle nous aimerions demeurer fidèle. On sait que Kant définit la liberté comme « le pouvoir de commencer absolument une série causale », mais les exemples qu’on en donne d’ordinaire (qui souvent, se ramènent à montrer qu’on peut parler de liberté dès lors qu’on peut montrer en un point qu’il y aurait eu moyen d’agir différemment et de s’engager dans une autre série) ne font pas beaucoup pour éclaircir cette définition. Ils insistent plutôt sur l’aspect formel de la pensée transcendantale en montrant de quelle manière il est nécessaire de poser une liberté dès lors qu’on se place dans l’ordre de la pensée, parce que le mode même selon lequel la pensée pose son action la détermine comme choix. Même si, en dernier recours, la liberté transcendantale n’est que l’attribution à soi-même de ses actes par l’implication inhérente à toute action du sujet transcendantal, principe de variation possible a priori, quand le sujet empirique prend au contraire consistance dans la manière dont il assume son choix dans les faits… (Elle est déduite d’une structure fondamentale du comprendre, même si, abstraitement et formellement, un sujet peut très bien se savoir déterminé par plein de choses, en particulier par la démarche scientifique ; mais le plan n’est pas le même, il est réflexif et non plus transcendantal). Or, cet aspect formel est tout autant effectif. En effet, à travers lui, Kant montre que nous ne pouvons nous comprendre que dans la sphère qui effectue cette compréhension elle-même, autrement dit la pensée, et qu’il est donc nécessaire – si on veut dire quelque chose qui soit plus qu’une spéculation – d’expliquer comment son principe est impliqué dans cette sphère. La question est en quelque sorte celle d’une mise en harmonie de la pensée avec elle-même. Son critère est, nous semble-t-il, celui d’une effectivité pratique de ce qui est désigné comme liberté : effectivité non immédiate, mais plutôt législative, qui coordonne la mise en œuvre de l’action en tant que telle, c’est-à-dire la façon dont elle se déploie comme action (et non qui la qualifie arbitrairement de plus ou moins libre). Autrement dit, le principe d’effectivité n’est pas seulement surajouté, mais intrinsèque à la définition transcendantale de la liberté (qui n’est seulement pauvrement formelle ou abstraite comme on l’entend dire parfois). Cette effectivité trouve un regain de pertinence quand on envisage la question de la pensée à travers la question phénoménologique des consistances et du réseau symbolique et intersubjectif par lequel la pensée est la pensée. Plus précisément, on peut dire que ce principe de liberté transcendantale est on ne peut plus pertinent quand, par lui, le sujet d’une pensée répond spécifiquement à ce qui se déploie depuis l’ordre de la pensée. Ouvrir, fermer une porte n’en relève que de façon dérivée. Voter oui ou non, apposer sa signature au bas d’un contrat, d’un chèque, cela en relève au premier degré. En particulier parce que le sens qu’une telle décision peut prendre pour moi (et donc ce qui peut, consciemment, inconsciemment voire physiologiquement me déterminer à signer ou non) est coupé de ce qu’elle implique. Quelle qu’en soit la raison (et même si, au fond, je ne voulais pas signer, si je me suis engagé à la légère, si je l’ai fait par simple emportement, comme les recrutés de la Guerre de Sécession), la décision est prise, la signature est apposée, les choses sont jouées. La liberté transcendantale kantienne désigne paradoxalement cette pointe que le sujet ne maîtrise pas, mais selon laquelle il s’assume ; selon laquelle il apparaît comme l’aiguillage de purs possibles. Si je m’engage dans l’armée, une série absolument nouvelle commence : moi soldat. Si je ferme une porte, en toute rigueur, il n’est pas nécessaire qu’une série s’inaugure (sauf si je ferme ma porte à quelqu’un qui meurt de faim ou si celle qui frappait était ma bien aimée venue renouer avec moi Très clairement, cette définition reste formelle. Je ne me décide que par rapport à ce que je sais – mais les tenants et aboutissants de cette décision peuvent de très loin outrepasser cela, dans un sens comme dans l’autre. En un sens, j’assume un principe de responsabilité, mais non nécessairement de culpabilité. ). Il y a donc, semble-t-il, un lien profond entre liberté et législation, puisqu’il y a toujours liberté « devant quelque chose ou quelqu’un ». La décision implique consignation d’un embranchement mais ne s’exerce qu’au niveau de la rationalité la plus pure. Ses conséquences ne dépendant pas de ce qui empiriquement peut la déterminer parce qu’elle engage dans quelque chose d’institutionnel qui justement outrepasse et modifie l’empirique : si je m’engage dans l’armée, je suis engagé dans l’armée, cela indépendamment de ce que je suis individuellement – donc, à un niveau où le déterminisme individuel ne peut plus jouer, puisque dès lors je serai « moi dans l’armée » c’est à dire astreint à un environnement qui tranche celui qui était le mien auparavant et qui recompose et les transplantant les déterminations qui me constituaient. On peut dire que la décision est, à proprement parler, ce par quoi je me délègue à la rationalité en moi, ce en quoi je laisse la rationalité prendre le pas sur ma subjectivité en répondant à un fait ou un phénomène selon un registre dont je ne maîtrise pas les tenants et les aboutissants et pour lequel je laisse le jeu des rationalités nouer ma destinée Il serait intéressant de confronter cette lecture à la pensée sartrienne de la liberté. Aux exemples que nous donnons, Sartre aurait sans doute objecté qu’on décide toujours de décider, qu’on décide ou non d’être décidé (même une fois engagé dans l’armée) puisque la liberté est le néant, c’est-à-dire en amont de tout être, ce qui excède le rapport pré-décidé que j’ai noué à ce que je suis. Je pourrais de toute façon être autre chose que ce que je suis, c’est donc que j’ai bien voulu l’être. Quelques soient les réserves que l’effectivité de cette liberté sartrienne suscite en nous, on ne saurait la prendre à la légère (ce qui est trop souvent le cas quand il s’agit de Sartre). Il faut bien qu’une adhésion antécédente à ce que je suis se noue pour que j’y sois engagé. Celui qui joue s’est d’abord, en deçà de sa conscience, choisi tel qu’il acceptera les règles du jeu. La décision face au réel serait anticipée, toujours, et non originaire… Nous sommes prêt à l’accepter, mais cela n’empêche pas qu’en jouant, en signant un engagement, je m’engage en quelque chose qui n’est pas du ressort de ma conscience mais qui contraint en deçà les modes d’adhésions aux possibles qui vont se présenter dans cette mise en œuvre. Contrairement à Sartre, nous ne parlerions pas du tout à ce sujet de processus de chosifications. La « force des choses » pour reprendre ses mots, est la force transcendantale de la communauté instituée et décollée de son immédiateté consciente. Sans compter qu’à notre sens, l’argument de Sartre a plus de force si on en fait un argument logique (faisant par là de Sartre, très paradoxalement, un philosophe quasi-analytique) : au niveau de l’effectivité, la liberté se compose au contraire comme processus à travers « l’inconscient», organise la forme à travers laquelle elle se met en demeure de répondre au réel. Il n’en reste pas moins que Sartre mérite amplement d’être remis « au goût du jour ». . On ne saurait en apparence, trouver principe de liberté plus opposé à ce qui se dégage des analyses de Heidegger (quoi que l’insistance de Derrida sur le thème de la responsabilité laisse présager une possible conciliation). Sans trop nous avancer, disons pourtant que la liberté transcendantale s’interprète très bien dans le cadre d’une pensée des trajets telle que nous l’avons déjà esquissée. On peut la lire comme la fixation automatique d’un trajet, autrement dit comme une opération de translation. Signer un papier quelconque, c’est opérer une semblable translation. Le monde humain, construisant des trajets possibles, ne cesse par la même occasion d’instituer des occasions de « sauts », c’est-à-dire de trajets qui ne s’interrompent pas et auxquels on se confie indépendamment de soi-même lorsqu’on s’y engage. Le train, l’avion, le bateau sont de telles institutions : on ne les quitte pas en marche. Nous allons y revenir un peu plus loin. Pour le moment contentons nous de noter ceci : un trajet qui ne se découpe pas, c’est un trajet pour lequel on décide devant le réel, pour lequel précisément le réel est en jeu parce que le sens n’a pas prise sur lui. Ici ou là-bas, oui ou non, civil ou militaire, vivant ou mort. 2. Rigoureusement Nous allons y revenir plus en détail quand nous évoquerons Kierkegaard. le réel n’a d’autre percussion que le choix qui traduit non la pulsation d’un monder mais en deçà une ligne de conduite ou de fidélité formelle. Et si le réel est intrinsèquement lié au choix, reste à comprendre comment le réel est ce qui « fait choisir » et que le choix détermine axiomatiquement. Alain Badiou, dès lors qu’il choisit de parler de la vérité plutôt que du réel, réhabilite l’indexation suprasensible du choix à quelque chose que la situation dans laquelle il émerge ne contient en rien : le choix est ontologiquement plus originaire que le sens de ses termes et que la richesse de ses effectuations possibilisantes. La vérité extraite de toute présentation historique, détermine par le choix la configuration de savoir par laquelle elle prend sens. C’est bien le choix, et non la valeur dont il est question : il est pour cela défini axiomatiquement, froidement, indépendamment de ses déterminations idéologiques puisqu’il augure une ligne de clivage « réelle ». Le sujet n’est alors support local du procès de savoir qu’en ce qu’il s’indexe à la valeur de vérité qu’il a choisi et axiomatiquement placée hors de toute portée, comme préalable ontologique dont il déploie par la pratique des virtualités. Mais on pourra toujours se demander à quel point une telle fidélité n’est pas d’office un fanatisme aliénant, et si, quand il est question de politique ou d’amour, l’intransigeance ne va pas contre son propre principe. Militer prend vite un sens manipulateur et l’économie contemporaine – libérale – montre bien de situations où c’est en renonçant à sa position propre qu’un individu la réalise. Un chrétien convaincu, par exemple, ne se satisfera pas d’un pluralisme moral et cherchera à amener l’incroyant vers la foi, parce qu’en son discours, elle est la vérité (autrement dit, celui qui ne l’a pas refuse à dieu toute place en lui et se place ipso facto dans l’effondrement sur soi, la mort Cf. l’intéressant commentaire de Deleuze sur les monades des damnées chez Leibniz (Le pli). Il y a là une idée tangible et non caricaturale de ce que serait l’enfer : l’âme végétative. ). D’un autre côté, suivant ce strict schéma militant, il fera de par son insistance du tort à l’image de son message et en compromettra d’avantage l’écoute. C’est donc au contraire dans une plasticité, une stratégie, une circulabilité axiomatique/herméneutique indexée sur le réel, qui trouve nombre de confirmations formelles en théorie des jeux, que la forme d’un message (ni l’esprit ni la lettre Très vite la fidélité militante risque de réaménager de l’intérieur ce à quoi elle s’indexe par ses propres contradictions pour n’être plus finalement fidèle qu’à ses projections, tournant sur soi, serpent qui se mord la queue. Les exemples historiques abondent. , ni le fait) se transmet Ce que nous avons esquissé de manière générale en première partie est tout à fait valide ici. Sinon, cf. bien sûr La plasticité au soir de l’écriture de Catherine Malabou, à qui l’on doit cet usage salutaire de la plasticité. . La forme n’est d’une certaine manière que le geste qu’on ne peut expliquer, parce que, ainsi que le disait Wittgenstein, on n’explique pas le bleu du ciel, on le montre, c’est tout. Mais le principe même de cette gestuelle veut qu’on n’impose pas le geste ni qu’on ne l’obtienne par là manipulation (il y a quelque hypocrisie à jeter quelqu’un à l’eau pour lui imposer de nager) mais qu’on le dégage, qu’on le rende possible, autrement dit qu’on institue tel style d’exercices qui permettent que le geste soit effectué le cas échéant, autrement dit qu’il soit délivré comme possible (dans le cas du chrétien, cela veut dire, « déciller » les yeux de l’incroyant, faire que « ça puisse croire en lui »). On peut décrire cette « technique gestuelle de la conversion » maintenir ouvert le principe même de la différence en se libérant pour une décision qui n’a effectivement jamais été prise (même si l’on considère ce qui chez Heidegger est décision, c’est-à-dire façon dont un possible s’interprète lui-même et s’ouvre à son effectivité), qui remonte en quelque sorte en amont du possible que je suis, non pas vers son seul « pouvoir être autre », donc vers sa contingence, mais vers un autre que moi, qui aurait pu être « moi » ou plus exactement, être le moi que je suis indépendamment de ce qu’il est. Ces expressions sont complexes, voire confuses. Elles cernent l’énigme de ce que nous avons déjà tenté de saisir dans notre mémoire de maîtrise En particulier dans la deuxième partie, Le possible et l’impossible. Nous écrivions alors : « Ce que nous appelons l’impossible ne serait alors rien d’autre que l’échec du possible à s’outrepasser lui-même : il serait le signe négatif de ce que « l’autre du possible est possible ». Ou autrement encore, il serait l’incapacité apparente de la finitude à s’assumer elle-même et la contradiction en elle d’une motion infinie contrainte à ne s’exercer qu’à travers elle : l’infinité de la finitude en tant que telle sans que rien n’ait même besoin de l’excéder. ». , qui nous reste encore opaque, mais qui nous paraît fondamental : celle de l’être un moi, selon laquelle la question n’est pas seulement qu’il faut être pour être selon la forme d’un « je », mais qu’il faut que moi je sois pour qu’il y ait. Autrement dit, que si dans la pensée, donc selon la sphère du sens, la prise du sens précède son auto-compréhension et sa mise en jeu comme un « soi », dans la sphère réelle au contraire, moi je dois être. Il y a en quelque sorte nouage réciproque, puisque la pensée finit par cerner en elle cette chose rigoureusement impensable parce qu’en toute exactitude évidente (moi, je suis, celui-là qui est moi, il est). A l’inverse d’une problématique simple de la décision, la problématique du geste a prise sur le réel dans la mesure exacte où elle me met face à ce que je ne peux pas faire, que je ne pourrais faire qu’en étant autre que moi, ou plus clairement, m’apprend une gestuelle sur laquelle je n’ai pas prise, que je ne comprends pas selon un principe herméneutique traditionnel, mais qui au contraire m’apprend. Le geste ne signale pas seulement la contingence de mon auto-compréhension : il montre une autre compréhension, c’est-à-dire quelque chose que je ne comprend rigoureusement pas, une autre origine possible, un autre moi possible. En m’apprenant le geste, on m’apprend à me surprendre, à me décentrer moi-même. La première fois que j’accomplis quelque chose que je ne savais pas faire, je suis le premier surpris de l’avoir fait : je ne savais précisément pas ce que pouvait être l’accomplissement de cette chose. Quand le Christ réinterprète les commandements, il dit précisément ceci : qu’ils ne sont pas là pour qu’on fasse selon eux, mais que l’on soit selon eux. Mais précisément, être selon le commandement, c’est ce que je ne sais à priori et par principe pas « faire ». B. L’alternative. 1. A le dire ainsi, cependant, quelque chose semble tout de même perdu, la froide pureté du choix, l’alternative comme telle – et par là, le réel. Ici, Heidegger – et Kierkegaard – nous reviennent. Par ses analyses de « l’être-pour-la-mort », relayées par Derrida, Heidegger donne un autre poids au réel. La mort est le fond ultime du possible parce que fond ou le possible chavire, accueille en lui-même son impossible co-originaire – possibilité de son impossibilité, possibilité de ne plus être, c’est-à-dire possibilité pour ce à partir de quoi l’être se donne de ne plus être, anéantissement rétroactif du possible en son principe, inscription en soi d’une négation de ce soi en tant que tel dans son être originaire, c'est-à-dire sa possibilité. C’est précisément elle qui accompagne toute projection possibilisante et divise le pouvoir être en pouvoir n’être pas, division en laquelle le temps « se passe » dans la décision de la contingence temporalisée en tant que telle de par ses propres résistances factuelles Cf. Etre et Temps, § 60. . Evidement, à décrire les choses ainsi, on peut facilement être accusé de tomber dans « l’idéologie ». Mais transférer au moins expérimentalement l’énigme de la mort dans un cadre axiomatique est riche. La mort est la seule situation face à laquelle le réel est visiblement convoqué, en particulier dès lors qu’il est une question de choix. On a beaucoup parlé de sacrifice, de suicide mais d’autres exemples sont, semble-t-il, beaucoup plus « parlants ». Ainsi le jeu, comme par exemple la roulette russe, ou, de façon encore plus nette, le jeux des portes : derrière une porte, un piège mortel, derrière l’autre, la liberté. Le choix est certes médiatisé plusieurs fois par des institutions humaines, d’abord parce que c’est en un cadre humain de possibilisation extériorisée qu’il est contraint, dans une institution symbolique, puis parce qu’il est pris dans le registre du discours (il n’y a d’alternative que dans la représentation et la distinction, donc l’abstraction catégorisante) et isolé selon un tout « événementiel » qui forme une seule séquence, enfin parce qu’il n’est rendu à lui-même que médiatement, par des formes logiques et déductives. Pour autant, il est absolument réel parce qu’il ne se divise pas Saluons la phrase de Lacan : « Le réel est absolument sans fissure » (S II, 26 janvier 1955, cité par Paul-Laurent Assoun dans son Lacan. : on choisira l’une ou l’autre des portes et le choix sera ipso facto sanctionné par la vie ou la mort (pour plus de clarté, on peut dire que tout « non choix » sera assimilé à un mauvais choix) Comme autre exemple, on peut évoquer le jeu, celui des portes au trésor. « Soit un candidat placé devant trois portes fermées. Derrière l'une d'elles il y a un trésor. Le candidat commence par se placer devant une des trois portes, puis le présentateur (qui connaît l'emplacement du trésor) ouvre une des deux portes restantes, celle qui ne cache aucun trésor. Le candidat a-t-il intérêt à changer de porte ? ».Mathématiquement, oui. Soit il a choisi une bonne porte au départ (1 chance sur trois) et alors il choisira la mauvaise, soit il a choisi une mauvaise porte et se reportera sur la bonne (2 chances sur trois). Les tests qui ont été faits entérinent ce résultat puisque les rapports statistiques tendent bien vers les probabilités calculées. Pour autant, il semble que le problème est peut-être plus compliqué encore lorsqu’on prend précisément en compte le nœud du réel et du possible. Qu’on observe, à chaque fois a posteriori, que le couple changement/gain se produit plus fréquemment que le couple changement/perte n’implique pas forcément que le candidat placé au centre de l’événement ait intérêt à tenir compte de cette probabilité. En effet, c’est bien une série dont la probabilité est ainsi testée. Autrement dit, le résultat est déjà déterminé quand le présentateur fait sa proposition. Le chemin déterminant est de toute manière celui du premier choix l’autre ne faisant que l’inverser. Si l’on écrit que le présentateur ne connaît pas l’emplacement du trésor et qu’il a ouvert par hasard une mauvaise porte, la description probabiliste doit prendre un conditionnement en compte, c’est-à-dire poser le calcul en terme de « sachant cela ». Pour autant, pour le candidat, dans l’instant où il doit faire son choix, dans le réel de cet instant, de cette situation, ce conditionnement ne change rien puisque, décrite de ce point réel, la situation est de toute façon celle-là : il y a une bonne et une mauvaise porte. Mais c’est que la probabilité n’a peut-être pas de sens quant au réel de ce choix là précis, réel – en tous les cas, que les différents angles et degrés d’information sont quelque peu déroutés quand on se borne au cas précis d’une occurrence. Mieux encore, s’instaure ici un étrange clivage puisque le candidat pensé a, selon la prescription probabiliste, intérêt au changement de porte, alors que cela n’est plus le cas pour le candidat réel.. La mort joue le rôle de révélateur et montre que la décision contingente est aussi un choix qui comme tel transit la possibilisation d’un monde bien plus encore que la décision heideggérienne Nous parlons de la décision telle qu’Heidegger en parle dans Etre et Temps. Les choses se compliquent par après, même si la lecture de l’ouvrage de Nancy, L’expérience de la liberté, montre que la problématique d’ensemble est la même puisque l’expérience ne se divise qu’en elle-même – sans jamais comparaître devant une étrangèreté totale et principielle comme le Réel ou la Loi du père lacanienne. . Ce que « j’aurais pu être » ou ce que « je serais » si j’avais à tel moment fait un autre choix décisif (dire oui au lieu de dire non à telle proposition, tel engagement) biffe principiellement ma possibilisation en ce qu’elle a de plus « intime », la « hauteur » à laquelle elle s’investit dans le monde. Par hauteur, nous ne parlons pas d’un niveau de lecture ou d’interprétation mais plutôt la distribution propre de la présence en cette expérience, le don de hauteur qu’est la pulsation du sens, par laquelle chaque Dasein assume sa gratuité, et d’un même geste, son investissement comme « don de la valeur » elle-même reprise et possibilisée dans les registres du monde (Cette hauteur, comme nous avons tenté de la décrire dans l’annexe de notre mémoire de maîtrise En évoquant essentiellement Henry, Merleau-Ponty et Nancy. est un relatif/absolu Nous parlions, de manière un peu abstraite peut-être, de «la nécessité de penser l’absolu et le relatif comme deux faces, nécessaires, mais s’applique à penser l’absolu comme la relativité du relatif, ou plutôt comme le geste de sa relativisation qui est, dans sa pure effectivité non décisoire et non subjective, effectuation comme absolue de la relativité du relatif. », mise en abîme du factuel comme événementialité « que ça a lieu ».). Si j’étais mort, précisément, il n’y aurait pas maintenant. Si n’importe quoi avait été différent, il n’y aurait pas non plus maintenant. Heidegger dirait que ces exemples sont absurdes, qu’ils reposent sur une conception biaisée et superficielle de la temporalité. Mais là n’est pas notre problème car ces exemples sont de pures fictions qui font voir à quel point le réel affole le sens. Dans l’ordre du sens, c’est dit et redit, le présent est l’effraction de la contingence en sa nécessité (voir notre second article). Ici, l’altérité ainsi mise en jeu rétablit dans ce geste la coupe sombre de l’objectif. Elle déchire complètement la temporalité et réinscrit une simultanéité logique : elle fait apparaître, derrière l’origine manquante de la décision dérobée, un choix tacite qui se réinscrit dans une arborescence. Quelle que soit la manière dont elle l’appréhende, elle ne peut s’y dérober : il est en deçà de ses possibles. Il a fallu qu’Heidegger soit philosophe, ce philosophe là pour qu’il entre dans ce long travail d’éclipse pour l’être. Le reflux, pour d’autres systèmes, fait choix : pour un Kierkegaard, Heidegger serait athée dans la mesure où il dispose le christianisme dans un site qui ne le laisse pas autonome en lui-même, mais l’indexe à un autre geste qui le réaménage. Mais ce reflux n’est pensable que devant le réel, c’est-à-dire ce qui principiellement échappe au sens. 2. Cette échappée est ce qu’il faut correctement décrire. Dire que le réel est hors sens, c’est encore ne rien dire si on ne se donne pas rigoureusement le principe de leur corps à corps. Zizek s’est expliqué à ce sujet : le réel n’est le réel de rien du tout. Il est, nous dit-il (corroborant ce que nous tentions d’esquisser plus haut) pur fait de différence – et c’est dans les apories de la mécaniques quantiques qu’il va par exemple en rechercher l’épreuve A ce sujet, cf. aussi l’ouvrage de Michel Bitbol, L’insoutenable proximité du réel. Bitbol fait, à propos du quasi-réalisme, des constatations qui ne sont pas sans rappeler celles de Zizek à propos de ces montages. A la différence qu’on sent vaguement poindre chez Zizek quelque chose comme une effectivité, encore, ce à quoi Bitbol bien sûr ne s’avance pas, puisque le quasi-réalisme est une expérimentation conceptuelle. . Toute tentative de donner de l’effectivité au réel, bien entendu, nous gêne. Le réel se cadre par des alternatives et se serre dans des concepts tels que leur réquisition mette face à l’intraitable. Je n’aurais jamais de rapport à ma mort. Toute l’expérience liée à la pensée de ma mort sera métissée de biologique et d’autre chose. Et on ne fera pas sans dégâts objet de philosophie ce que la physique investit – sous peine d’être métaphysique. Le réel de la mort, seule la pensée, seul l’exigence d’un concept le rassemble. Si ce concept affole, c’est la pensée d’abord – parce qu’elle ne se l’approprie pas alors qu’elle est la première concernée. Par concept, nous voulons dire d’un fait posé dans sa nécessité indubitable hors de toute interprétation : je vais mourir. Dire « je vais mourir » avec la radicalité qu’il faut, c’est une décision a priori qui canalise le sens, mais se pose hors de lui, un véritable principe régulateur (qu’on se souvienne de l’esclave, jugé sur le char du triomphateur et chargé de le lui répéter pour qu’il ne perde pas la tête). Les religieux l’ont dit depuis longtemps – et d’autres aussi – celui qui prend la mort vraiment au sérieux n’est pas celui qui la nie ou celui qui s’en affole, qui s’en désespère, ni même celui qui en fait le fond de tous ses actes. C’est celui qui pose implacablement ce constat  « je vais mourir » et qui reste lucidement au niveau des concepts. Je vais mourir… à partir de là tout est dit, et tout est à faire. La mort est l’exemple même du réel. Elle ne connaît pas la parole, elle ne triche pas, elle n’obéit pas à ce qu’on voudrait en dire. Elle se fiche des mots. Comme le dit Alain Cugno : « si les faits sont que la mort est disparition, alors la mort sera disparition et retour au néant, le néant serait-il radicalement impensable et même impossible » Cf. Au cœur de la raison, p. 11. . On ne fera jamais – jamais – l’expérience du réel. On ne peut faire que l’expérience en creux de ce qu’il est énigmatique « que cela soit réel ». Le sens n’est rien d’autre que le vif de cette énigmaticité. Plus elle s’y creuse, plus elle y reste libre, naissante, accomplissant sa solitude, et plus l’existence reste tournée vers l’urgence du réel qui frappe chaque chose. Conclusion : « …Il faudra descendre, travailler, se pencher pour graver et porter la table nouvelle aux vallées, la lire et la faire lire. L’écriture est l’issue comme descente hors de soi en soi du sens : métaphore-pour-autrui-en-vue-d’autrui-ici-bas, métaphore comme possibilité d’autrui ici-bas, métaphysique où l’être doit se cacher si l’on veut que l’autre apparaisse. Creusement dans l’autre, vers l’autre, où le même cherche sa veine et l’or vrai de son phénomène. Submission où il peut toujours se perdre. (…). L’écriture est le moment de cette Vallée originaire de l’autre dans l’être. Moment de la profondeur aussi comme déchéance. Instance et insistance du grave. » L’écriture et la différence, p.49. . « Entre rêver et croire qu’on rêve, quelle est la différence ? Et d’abord qui a le droit de poser cette question ? Est-ce le rêveur plongé dans l’expérience de sa nuit ou le rêveur à son réveil ? Un rêveur saurait-il d’ailleurs parler de son rêve sans se réveiller ? Saurait-il nommer le rêve en général ? Saurait-il l’analyser de façon juste et même se servir du mot « rêve » à bon escient sans interrompre et trahir, oui, trahir le sommeil ? J’imagine ici deux réponses. Celle du philosophe serait fermement « non » : on ne peut tenir un discours sérieux et responsable sur le rêve, personne ne saurait même raconter un rêve sans s’éveiller. Cette réponse négative, dont on pourrait donner mille exemples de Platon à Husserl, je crois qu’elle définit peut-être l’essence de la philosophie. Ce « non » lie la responsabilité du philosophe à l’impératif rationnel de la veille, du moi souverain, de la conscience vigilante. Qu’est-ce que la philosophie, pour le philosophe ? L’éveil et le réveil. Tout autre, mais non moins responsable, serait peut-être la réponse du poète, de l’écrivain ou de l’essayiste, du musicien, du peintre, du scénariste de théâtre ou de cinéma. Voire du psychanalyste. Ils ne diraient pas non mais oui, peut-être, parfois. Ils diraient oui, peut-être parfois. Ils acquiesceraient à l’événement, à son exceptionnelle singularité : oui, peut-être peut-on croire et avouer qu’on rêve sans se réveiller ; oui, il n’est pas impossible, parfois, de dire, en dormant, les yeux fermés ou grand ouverts, quelque chose comme une vérité du rêve, un sens et une raison du rêve qui mérite de ne pas sombrer dans la nuit du néant. » Cf. discours de Derrida à l’occasion de la remise du Prix de Frankfort, dans le Monde Diplomatique, 22 janvier 2002. « En effet, si la factualité de l’être – l’existence comme telle -, ou encore son haeccéité, l’être-le-là, l’être-qui-est-ce-là, le da-sein dans l’intensité locale et dans l’extension temporelle de sa singularité, ne peut plus pas être, en elle-même et comme telle, libérée de (ou la libération de) l’immobilité étale, anhistorique, inlocalisable, auto-positionnelle de l’Etre signifié comme principe, substance et sujet de cela qui est (bref : si l’être, de fait, ou si le fait de l’être ne peut pas être la libération de l’être lui-même, dans tous les sens de ce génitif), alors la pensée est condamnée (nous sommes condamnés) à l’épaisseur immédiate de la nuit dans laquelle non seulement toutes les vaches sont noires, mais leur rumination même et jusqu’à leur repos s’évanouissent – et nous avec elles – dans une immanence sans pli, qui n’est même pas impensable, étant a priori hors d’atteinte de toute pensée, et même d’une pensée de l’impensable. » Cf. Jean-Luc Nancy, L’expérience de la liberté, p. 14. 1. Il n’aura donc une fois de plus été question que de cela. Ce que la philosophie – jusqu’à Heidegger – manque à tous les coups. Précisément, ce qui commence au moment précis où l’on s’arrête de philosopher, où le professeur descend de sa chaire, où l’étudiant dont la ténacité s’use à la résistance du sens, dépose les armes, ferme son ordinateur et sort. Le moment, pointé par Kierkegaard, où Hegel descend de l’estrade et commence à vivre sa vie à lui. C’est alors, en général, que les idées redeviennent claires, qu’il recommence à y avoir du sens à s’être usé à écrire ; qu’on se rappelle pourquoi on a écrit et tout ce qu’en écrivant on a perdu. Mais c’est là aussi que vient ce trouble qui n’est ni une angoisse, ni une intuition, ni un affect – parce que c’est encore la conscience qui pense, purgée de ses habitudes, discrète et modeste, ne recueillant que le liseré de l’existence. Trouble d’une solitude qui n’a rien du sentiment de solitude, de l’ivresse solitaire du naufragé – des formes qui fondent jusqu’à l’os de l’expérience – mais qui, pour être simplement constative, n’en serait pas moins vertigineuse. Une solitude posée, assumée, et non à nouveau pliée au sens – même si ce sens est celui de la pure concrétude. Toucher à la solidité la plus nette et la plus énigmatique de l’existence Comme c’est le projet de Heidegger dans L’origine de l’oeuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part. Il nous semble que nous n’avons fait que tenter de déplier encore un peu plus ce pli, pour commencer à dégager ce que cet « a priori hors d’atteinte de toute pensée » aurait à nous apprendre. reste en deçà de sa pure et simple constatation. Dire « C’est moi, celui qui pense, qui suis-là, qui vais mourir. » n’est strictement pas une parole philosophique. C’est comme ça : il n’y a rien à dire. Il y a dans le « c’est moi » une teneur qui excède par principe tout dire philosophique qui cherche à en rendre compte. Seul, la nuit, seul dans une chambre, c’est une assertion des plus concrètes qu’on se fait. Je suis là, je suis seul, je suis aveugle sur ce que je suis – parce que je le suis – et je mourrai. Il n’y a rien d’autre : rien d’autre parce que ce qui est là, c’est l’enveloppe de tout ce qui peut-être. Il est vrai que c’est bien cela, juste cela. Cela fait rêve et mauvaise plaisanterie : c’est simplement vrai. Mais rien n’en rendra compte, n’ira au-delà du roc. L’abîme où s’engouffre d’abord toute philosophie est là, pour cela même impensable. Peut-être même ce dire élémentaire est, exactement par le même geste, ce par quoi la raison surgit à elle-même et se saisit comme pouvoir – la formule par quoi l’exister, mis en abîme, s’arrache à l’effroi de la nuit où tout peut arriver, ou l’angoisse et l’incertitude le disputent à la quotidienneté. Mais si puissance du rationnel et énigme de l’être s’ouvrent d’une seule solitude, celle-ci leur reste fermée parce qu’elle n’est rien d’autre qu’elle-même. Nous l’avons déjà écrit, et nous le répétons car c’est de ça qu’il est question. Chaque jour je quitte la solitude pour aller dans le monde et le considère chaque fois comme allant de soi. Dupe, j’entre sur la scène du monde humain et confonds l’outil qui me fait me voir et l’être. Dans la parole, dans l’horizon des possibles – dans le possible qu’est en quelque sorte le monde et dont la philosophie est la sonde – ne considérant jamais le sol naturel. Nous ne remarquons guère les métamorphoses que nous traversons – seuls, parlant de telle chose, en telle quête ; et celui qui tentera de dire le trouble de sa solitude échouera puisque la solitude pour l’autre n’est plus qu’un mot. Qui n’a pas tenté en vain de dire qu’il est seul, pour entendre son cri nié par sa profération ? Chaque nuit j’abandonne le jour et chaque jour j’abandonne la nuit, cela chaque fois comme par provision, en souffrance, comme en mettant au crédit de ce en quoi j’avance l’apaisement d’une gène qui n’a cessé de troubler ce que je quitte. Je passe d’un monde à l’autre – je tombe d’un monde en l’autre. Ce qui se passe quand personne ne voit plus rien, dans la solitude où tout regard s’efface, cela enveloppe l’existence comme sa matière noire. Mais que voyons nous sinon toujours nous même – qu’avons nous de cesse de ne pas voir sinon cela ? Il n’aura été question que de ce qu’avait dit Pascal et que Heidegger n’a cessé de vouloir mettre en pratique : la vraie philosophie se moque de la philosophie. Elle ne cherche pas à en produire. Elle se fait. Elle se met en demeure de faire face au réel. Pas de l’interpréter, pas nécessairement de le transformer : rester rigoureusement et radicalement dans la pensée de cette implication de ce qui « est » avant que d’être « sens pour la pensée ». Mais il est probable que Pascal aurait trouvé Heidegger encore trop classiquement philosophe, interpolant médiations et modifications terminologiques pour une nouvelle fois penser – et donc perdre le réel. Heidegger le savait, qui n’a de son propre aveu cessé de différer ce qu’il avait à dire de plus essentiel en l’entourant d’une complexe propédeutique. Mais il est resté en une continuité – quelque chose qui s’enchaîne, s’accumule en même temps qu’elle ne se dépouille. En cherchant à « ne rien vouloir dire qui puisse s’entendre », Derrida n’a pas renoncé à dire. Il n’a pas eu le courage paradoxal de Lacan, qui est de s’interrompre, d’accepter de perdre le sens, d’accepter de dire un mot pour en montrer un autre ; en persistant à expliquer, il a renoncer à montrer. C’est cette dimension de « monstration » que nous avons finalement tenté de suivre dans tout notre travail – sans avoir non plus le courage d’interrompre l’interminable analyse qu’est la philosophie depuis l’aube grecque, et de nous taire. 2. Notre travail ne s’achève donc pas par une véritable conclusion. Il débouche sur des questions qu’il a fallu élaborer. Ce que nous avons tenté de poser ne nous est pas assez « déclot » pour que nous puissions considérer qu’il y ait ici un achèvement. Annexe 1 : Le « concept de Dieu ». 1. Nous avons insisté à plusieurs reprise sur le fait que la radicalité du réel exigeait, comme encadrement de la « tâche de la présence », des concepts – qui joueraient un peu le rôle des idées problématiques de Deleuze. Nous voudrions très vite en dire quelques mots. Le concept est quelque chose qui se pose de soi hors de son sens comme ce qui en commande la motion sans jamais s’y résorber. Il s’agit donc d’une forme particulière d’idéalité, puisque son mode d’effectivité n’est plus seulement « l’herméneutique infinie » de l’idéalité, telle qu’elle décentre toute appréhension en la communauté transcendantale qu’elle présuppose Cf. l’extrêmement intéressant article de Marc Richir dans le recueil L’intentionnalité en question, dirigé par Dominique Janicaud. (décentrement des sujets autour de la chose parlée qui excède leur appréhension). Le concept est une idéalité qui se pose logiquement. Il se définit en préalable à son usage, surtout quand on parle de concepts abstraits et normatifs (la plupart des concepts philosophiques sont des concepts composés, qui s’architecturent en référence à d’autres concepts plus basiques). Le concept est quelque chose qui ne se déconstruit pas parce qu’il n’est pas intrinsèquement lié aux significations qu’il coordonne, même si il se pose à travers elle. On ne déconstruit jamais que des usages. Pour ainsi dire, on peut penser que même la déconstruction – en tout cas celle de Derrida – participe d’un processus de clarification parce que, suspendant les usages, elle ne fait pas autre chose que délivrer l’exigence propre des concepts. Espacer, déconstruire, c’est en quelque sorte refluer vers la position d’un suspend (non d’une « épochè » parce qu’on ne suspend pas la thèse du monde mais on se suspend soi-même face à la thèse du monde) – cette position fait face au choix, en cela à l’appréhension de soi-même vis-à-vis du réel. Le concept devient cette instance de décision qu’on instaure à même l’espace vide, à travers lequel on exige du pur possible de la position une forme sous la législation de laquelle on se place. Permettons nous une longue citation de Benoît Goetz : « Plus loin, Le Corbusier ajoute ceci qui est fondamental pour ce qui concerne la définition qui est la sienne de l’intervention architecturale : « Mon métier est de loger les hommes. Il était question de loger des religieux en essayant de leur donner ce dont les hommes d’aujourd’hui ont le plus besoin : le silence et la paix. Les religieux, eux, dans ce silence, placent Dieu La référence de ces propos n’est pas donnée.  ». Ce point est fondamental dans la mesure où beaucoup d’architectes ayant à construire un couvent auraient cherché à exprimer quelque chose de la vie religieuse, une « spiritualité »… immanquablement. Or, Le Corbusier ne prétend bâtir qu’un espace, qu’un silence, où les religieux eux-mêmes, et non pas lui, vont faire habiter Dieu. Il semble qu’à partir de là, une éthique de l’architecture puisse être dégagée. L’architecte n’a pas pour mission de donner à penser à ses maîtres d’ouvrage. Il doit leur donner un espace pour penser, dans les meilleures conditions, comme ils veulent, ce qu’ils veulent. Le Corbusier a construit un espace de silence et de paix. Il n’a pas édifié la maison de Dieu.  Benoît Goetz, La dislocation, page 170. » Le concept philosophique a cela de particulier qu’il prend position « une fois pour toute » sur le général (sur une manière du général, plus ou moins accentuée), de telle sorte qu’il opère parallèlement à la science tout en prenant un angle qui est exactement celui que la science ne peut et ne doit pas prendre. D’où son apparente illégitimité, et aussi ses tentatives réitérées de se montrer modeste, qui ne règlent la question qu’en apparence. Précisément, l’inspection philosophique, dans sa forme, implique l’Un – on y revient encore dans l’annexe suivante – c’est-à-dire qu’il détermine en-Un ce à quoi il se rapporte, en une inséparabilité, une invariance radicale. Ou encore, il se rapporte à lui-même autant qu’il se rapporte à son objet, et se rapporte à lui-même en se faisant son propre concept, c’est-à-dire concept reflétant exactement la radicalité de sa visée opératoire On pourra penser à l’Euthyphron de Platon. Mais le transcendantal kantien peut être vu comme une autre version de ce problème. . Posé philosophiquement, il se détermine, s’institue comme autoréflexif, mise en branle problématique de soi-même – il est concept de concept. 2. La chose religieuse est en effet le bon exemple pour poser ce problème. Il n’est peut-être que temps de cesser de considérer Dieu comme l’étant suprême de la métaphysique ou de chasser résolument les concepts hors de la pratique religieuse qu’ils occupent implicitement. Jean-Luc Marion dans sa défense d’un « Dieu sans l’être » a réveillé un débat théologique engoncé dans l’alternative entre la métaphysique (onto-théo-logie) et le ménagement du dieu par le sacré – montrant que l’un et l’autre n’épuisent en rien la pensée théologique. Une des plus intéressantes contribution de Marion à ce sujet est son analyse de la démarche des théologies négatives, dans De surcroît, dont l’apport central nous semble d’avantage dans la façon dont Marion met à jour un « pragmatisme » de la louange (où Dieu est Dieu tout simplement parce qu’il est tous les noms, donc aussi celui-là) que dans sa défense de la suressence contre la déconstruction. Une fois de plus, c’est stratégiquement que Derrida répondrait bien plus que directement philosophiquement. Dans tous les cas, dire Dieu « sans l’être » est sans doute un devoir pour la philosophie chrétienne. Mais il nous semble que le devoir est plus encore de cesser de vouloir à tout prix le penser – ce qu’elle ne cesse en fin de compte de s’échiner à faire, dans le temps même où elle répète qu’elle ne le fait pas Voilà encore une critique très « derridienne ». . Le pragmatisme de la louange est un bon axe pour surmonter cette aporie. Mais peut-être demande-t-elle aussi une réhabilitation conceptuelle. On fait peut-être un mauvais procès au concept de Dieu quand on le juge métaphysique. Le concept, en effet, ne pense pas. Dans sa pureté, il ne détermine pas « comme tel » ni « en tant que » (le conceptuel n’est pas le catégoriel), mais « en-dernière-instance ». Donner Dieu comme l’infini, c’est le donner immédiatement, conceptuellement, nécessairement, comme ce qui outrepasse tout ce que le possible peut ouvrir, c’est le donner au-delà du pensable, le donner sans aucun rapport à l’étant. On se donne l’infini, ici, actuel. On se le donne d’une manière telle qu’il n’y a rien à ajouter, puisqu’on le pose dans un cadre philosophique que le geste de position même renverse. Prendre l’infini pour l’étant suprême (ou même, penser que l’infini ne peut se poser que sous la forme de l’étant suprême), c’est encore penser l’infini à partir du fini. Se donner l’infini, comme tel, dans son infinité radicale, dans ce qu’il a d’absolu, c’est outrepasser résolument l’intelligible et s’ouvrir conceptuellement la foi, là même où je ne peux rien penser du tout parce qu’il n’y a aucun sens à penser. Espérer ce que je ne peux même pas espérer parce que je n’en ai aucune idée. M’indexer à l’exigence d’un concept qui retourne le rapport du fini et de l’infini Nous aurions tendance à lire Descartes de cette façon. N’importe quel militantisme, qui plus est, opère de cette façon, en nommant le fait dans sa « contingence illégale », irréductible à la pensée, pour s’indexer à son geste d’effraction. Dans notre terminologie, on dira que le geste se nomme lui-même. . Espérer là où il n’y a strictement rien à espérer parce que l’espérance n’est pas même de l’attente – pas même du messianisme. Evidement –faut-il le dire – une telle position conceptuelle n’a sens que dans le cadre d’une philosophie de la question religieuse, ou dans celui d’une théologie (encore qu’elle n’y est pas nécessaire), et certainement pas dans celui de la pratique quotidienne. Quelle que soient par ailleurs et la compréhension que je peux en avoir, et la Stimmung épochale selon laquelle se libèrent des modes de rapport à moi-même, la performativité immédiate de cette pratique dans son immanence radicale est en deçà de tout rapport herméneutique possible parce qu’elle n’est spécifiquement chrétienne que dans la dimension où elle s’agit immédiatement et sans distance, c'est-à-dire sur laquelle je n’ai pas prise, même comme Dasein C’est peut-être ce que Jean-Luc Marion a en vue lorsqu’il introduit le phénomène saturé de second ordre dans Etant Donné. Ce serait en tout cas cohérent avec sa culture cartésienne. . Dieu n’est pas un sens supérieur. Dieu est ouvert dans l’ouvert du sens, comme le reste, comme n’importe quelle chose qui vient à la pensée. C’est à nous de nous décider. Seulement, si nous disons oui, nous disons oui à quelque chose dont le concept décide que cela outrepasse tout. L’infini décidé dans le concept, strictement, froidement, n’est pas du tout l’étant suprême – c’est même l’inverse. Kierkegaard a médité cette proximité du concept et du réel. Et il a peut-être le plus rigoureusement montré que seule l’inversion du fini et de l’infini, que décide le concept de Dieu, pose rigoureusement la question de la singularité que moi je suis. La mort, disait Heidegger, m’approprie comme un soi, auquel seul advient, secondairement, un moi. Dieu établit la relation strictement inverse : c’est à moi qu’il parle et de cette mise en cause se révèle que je suis. C’est que l’infini de Dieu me parle dans le point noir, là où rien ne peut m’atteindre, au point où « l’insoutenable légèreté de l’être » est sommée de se décider devant l’infini lui-même, c’est-à-dire de prendre sur elle une pesanteur infinie Kierkegaard a défini le mal comme l’impossibilité d’être soi devant Dieu. (à refuser les « concepts » de l’infini, il n’est pas certain que Levinas ou Jean-Luc Marion aient pu l’établir aussi fermement que Kierkegaard). Précisément parce que l’enjeu me sature, me dépasse, il me concerne absolument : nous aurions envie de dire que chez Kierkegaard, il s’agit d’une certaine façon de se résoudre à une « hauteur infinie de l’existence » qui précisément, ne dépend plus d’aucun possible que je peux être. Et par là, me met, moi – c’est-à-dire, rien – en cause. L’exigence de Dieu n’est pas l’exigence d’un temps, dit aussi Kierkegaard Cf. Hélène Politis, « L’exigence du temps » selon Kierkegaard. . Aussi je peux venir au monde n’importe quand et dans n’importe quel monde, l’advenir de ce monde peut être aussi dévasté, absurde, déraciné qu’il est possible, le christianisme peut y être déconstruit, ou philosophiquement broyé… même si le monde ne semble aller qu’à l’abolition de l’avenir, si le messianisme ne vaut plus rien et si la présence elle-même, dans la praxis de son immanence, ne se laisse plus habiter tant elle aura été aplatie, en toute rigueur cela ne change rien à la revendication de Dieu. Elle n’est pas du monde mais elle n’est pas non plus un sens extérieur – elle n’a rien à voir du tout avec le sens. On ne la concilie à rien, parce que la conciliation n’a strictement aucun sens à ce niveau. Le poids le plus lourd… C’est ainsi que nous définirions la charge du rapport à Dieu. Mais c’est aussi comme ça que Nietzsche a défini le retour éternel. Nietzsche, mieux que Heidegger peut-être, a compris l’importance du « ce devant quoi je me décide » de la religion chrétienne et lui a cherché une alternative. Un poids plus lourd que la mort, qui n’indifférencie pas la singularité pour la révéler comme telle, mais à l’inverse, implique sa contingence, sa particularité dans la singularité Didier Franck aborde ces questions dans son Nietzsche et l’ombre et Dieu et dans sa Dramatique des phénomènes. Pas exactement dans notre optique cependant. . En fin de compte, c’est peut-être à Nietzsche et Kierkegaard qu’on peut s’intéresser, après Heidegger, dès lors qu’il s’agit de s’affronter à la question du réel. Annexe 2 : Retour sur la déconstruction. Le statut de la vérité. La question qui guide la déconstruction dans son rapport à la vérité n’est pas celle de sa relativité ou de son indécidabilité – terme dont l’ambiguïté a causé bien des incompréhensions. Derrida fait, on ne le dira jamais assez, résolument partie des philosophes qui s’interrogent sur l’importance pour l’acte philosophique de ce qu’il ne peut que manquer. Comme d’autres avant lui, il interroge la position non thétique, l’auto-interprétation de soi qui se module selon une autre conceptualité, détermine un rapport immédiatement impliqué dans l’action que la reprise et la traduction philosophique perdent nécessairement comme telle puisqu’elles ne peuvent le saisir dans son immanence spécifique. Si le mot « vérité » pose problème à la déconstruction, c’est parce qu’il projette hors du contexte interprétatif particulier où il a sens un a priori qui écrase un certain nombre de problèmes. Dans son usage théorique (et non courant), il est originairement lié à la philosophie et ne se décroche pas d’elle sans conséquences. Remarque (au sujet de l’affaire Sokal) Rigoureusement, on ne dit rien de scientifique et même de sensé quand on dit « il est vrai que 2 + 2 font 4 » Pour être exhaustif et rigoureux, ce que nous ne pouvons pas nous permettre ici, il faudrait distinguer en détail le déploiement des règles arithmétiques et la logique interne du champ de règles qui se déploie dans les mathématiques les plus élaborées qui ne ressortissent pas du tout de la même logique parce qu’elles sécrètent un champ théorique à partir duquel elles se déploient bien plus vaste et dont les interconnexions sont plus complexes. Ce champ théorique prend vraiment un aspect transcendantal et il n’est souvent praticable qu’en vertu d’opérations de natures différentes (d’où le terme de physico-mathématique, utilisé par Gilles Châtelet par exemple). La pratique n’est plus seulement, comme elle l’est pour l’arithmétique quotidienne, directement placée sous la règle car elle est d’abord rapport à elle-même – même si elle continue à se placer sous la règle en dernière instance. La forme de la nécessité reste la même, mais son assomption passe par des stratégies très différentes – un peu à la manière dont on pourrait distinguer le joueur d’échec qui ne réfléchit ses coups qu’un à un et le grand maître international qui confronte stratégies à stratégies. , parce qu’il n’y aurait aucun sens à dire, dans le système mathématique tel qu’on le développe, que cela pourrait ne pas l’être Cf. à ce sujet Jacques Bouveresse, La force de la règle. … et encore moins quand, du vrai, on passe subrepticement à la vérité dont la valeur est toujours aussi implicitement normative, éthique et en fin de compte ontologique. Alan Sokal ne dit pas d’avantage quelque chose de sensé quand il invite ironiquement les adeptes du « relativisme épistémologique » à expérimenter la « relativité sociale de loi de gravitation universelle » depuis la fenêtre de son quatorzième étage. Sa boutade ne fait que multiplier les confusions. Il confond tout d’abord l’a priori théorique d’ensemble – la communauté transcendantale de Husserl – à travers lequel s’organise le rapport « épistémologique » des acteurs scientifiques aux positivités qui sont forcément mises en forme (pas seulement selon un protocole, mais selon un cadre qui définit l’enchâssement des niveaux d’interprétations et détermine a priori les modalités des opérations selon lesquelles on se donne les positivités) en un « état » de la science, laquelle fait face à un « noyau » irréductible mais qu’elle ne peut se donner que médiatement A ce sujet, cf. évidement la Krisis de Husserl, et, pour une étude précise du cas mathématique, Les idéalités mathématiques de Desanti. . En terme husserlien, on peut dire qu’il confond la dimension du « transcendantal Rappelons juste que Husserl introduit la dimension du transcendantal dans un cadre bien précis : la capacité de la reconnaissance commune de ce qui est juste. Evidement, ça n’a guère de sens pour le seul calcul (les règles conduisent mécaniquement au résultat) mais cela pointe un problème crucial à un niveau plus élaboré. Comment reconnaissons nous qu’une démonstration est juste selon le système de règles donné. La capacité de reconnaître « qu’on ne peut pas faire autrement », de redoubler l’invention de la nécessité au fur et à mesure d’une pratique réglée par son institution universelle, tel est le problème de Husserl (cf. Rudolf Bernet, Conscience et existence, L’idéalisme husserlien). Dernièrement, la mise au point de procédures mathématiques automatiques de vérification des théorèmes (parfois informatiques) rend cette question encore plus problématique.  » (quelle que soit sa problématicité) et celle du formel. Une nouvelle fois, il ne viendrait à l’esprit de personne de contester la « vérité » d’une loi physique, qui n’a de sens qu’intégrée dans un contexte théorique, tout simplement parce qu’il n’y a aucun sens à parler de vérité à ce niveau précis. Même si on reporte la critique au niveau de la constitution du contexte théorique d’énonciation, il reste difficile de parler de relativisme. On distinguera alors encore le cadre interprétatif Interprétatif ne voulant pas dire autre chose ici que le cadre de lisibilité qui de plus en plus dans la physique contemporaine est le lieu du travail formel bien plus que l’expérience proprement dite (pour qu’on puisse faire de la physique théorique, il faut bien que la physique soit présentée de manière à avoir directement prise sur elle-même). Pour des sciences moins intrinsèquement mathématisées, l’aspect interprétatif est encore plus important, ce qui ne veut pas dire qu’on interprète des résultats positifs, mais qu’il faut les mettre en forme selon un ordre qu’ils imposent selon lequel la cohérence de leur enchaînement est la plus manifeste. que la science construit pour se donner les rapports de positivités qu’elle découvre de la manière la plus efficiente, avec le plus de « degrés de libertés », de « mises en visibilité problématiques » possible, et la prise en compte historique de ceux-ci. Par ce deuxième regard, nous voulons dire les connections originaires ou ultérieures de telle approche théorique avec telle autre, la façon dont la constitution interne d’un certain champ détermine le mode de sa connexion avec d’autres (si tel élément avait retardé le développement de tel domaine et pas de tel autre, les virtualités théoriques constituées pour les accorder auraient-elles été les mêmes ?) Ce qui revient juste à dire que la science pourrait se présenter autrement qu’elle ne se présente à une époque donnée sans que son noyau irréductible ne soit entamé. Il se serait seulement dévoilé différemment, en un autre ordre. , et enfin, la recherche des conditions (sociales, neurales, mais aussi « idéelles », quand on se demande quelles habitudes de pensées ont pu préparer le terrain à telles innovations A ce sujet, cf. Jean-Michel Salanskis, Conjuguons Heidegger avec la science, dans Pierre Wagner, Les philosophes et la science. ) qui ont favorisé la formulation de telles hypothèses à tel moment alors qu’elles auraient été inconcevables à d’autres moments, etc. De multiples précautions et réserves sont évidemment possibles, souvent nécessaires, mais l’accusation de relativisme tombe à plat. Enfin, et c’est là précisément qu’on touche au travail de Derrida, Sokal confond le réel et sa description. Précisément, personne n’est soumis à une « loi » (de la même façon que personne n’échappe à une « loi » sous prétexte qu’elle n’a pas encore été formulée). De la même façon, on peut très bien imaginer quelqu’un qui disposerait d’une connaissance parfaite des lois physiques, de leurs implications, etc., et qui, ayant toujours vécu dans une pièce, sans jamais agir pratiquement le sens des mots selon lesquels sa connaissance est bâtie, n’hésiterait pas à faire l’expérience proposée par Sokal. Autrement dit, lorsqu’on dit que celui qui saute par la fenêtre d’un quatorzième étage va s’écraser par terre, on ne dit pas une vérité. Non parce que ce n’est pas vrai, mais parce que le mot vérité est inapproprié, trop faible et connoté pour exprimer un rapport qui n’a de sens que dans le réel lui-même. Il faudrait plutôt parler de « réellité » et placer de telles propositions dans le registre de l’éthique et de la responsabilité, dans la mesure où elles ont trait au rapport de tout un chacun à sa propre praxis, y compris philosophique, et impliquent l’exigence d’être agie que celle-ci comporte à chaque fois en tant que praxis. Il est clair que cela arrivera, que celui qui sautera tombera… mais cette évidence est pratique, de même que toute conséquence scientifiquement déduite est pratique et non théoriquement assurée. Le réel est certes ce qu’ultimement la science affronte Et qui est la résistance… rien d’empirique de résiste par principe puisqu’on ne cesse de contourner les résistances locales de la nature en levant des nécessités les unes par les autres (rien d’impossible, dit-on). La résistance est la nature elle-même, pas le naturel, l’ainsi de l’étant dans l’immanence de son mouvement. , mais qu’elle ne prononce pas, tout simplement parce qu’il est « ce qui se passe », dont il n’y a de sens de parler qu’en tant qu’il se passe. La formule de Leibniz, « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien et pourquoi ainsi plutôt qu’autrement ? Jean-François Courtine a rappelé la formule dans sa totalité au cours du colloque Le danger et la promesse.  », met en exergue ce qu’on pourrait maladroitement appeler l’énigme de la « nécessité de fait » de la contingence, qui n’est autre que celle d’un « ainsi » de ce qui est. « Ainsi » qu’il faut apprendre à ne plus seulement considérer au niveau de la structure de l’apparaître (le comme tel), puisque c’est essentiellement dans sa résistance qu’il parle à la philosophie. Le réel résiste, est résistance et rien d’autre : non quelque chose qui résiste mais le fait qu’il y ait résistance d’un ainsi dont nous sommes partie prenante, et qui fait que nous sommes nous. Ce réel est ce que la philosophie se donne comme objet, mais qu’elle « contamine », autrement dit le prédétermine selon le mode de sa pensée qui ne peut se poser qu’à partir de l’être, c'est-à-dire comme ce qu’il devient possible d’une manière ou d’une autre d’amener à la parole (articulée, prédicative, ou plus finement chez Heidegger, dans sa prononciation elle-même) quand il s’en exclut a priori Ce qui « est l’être » n’est rien. On ne peut pas le penser, on ne peut rien en dire, et pourtant c’est de ça qu’il s’agit. Sans que cela entame notre admiration pour Heidegger, disons ici à nouveau qu’en excluant la sphère de l’étant pour ne penser que le fait de la présence, Heidegger se ferme à se qui, dans la détermination ontologique de l’étant, est « plus qu’ontologique », c’est-à-dire ressortit aussi du fait, mais d’une façon telle qu’elle échappe à de toute façon à une pensée de la présence. Citons un grand ouvrage qui porte au contraire sur ce pan spécifique de la pensée de l’étant, Les enjeux du mobile, de Gilles Châtelet. . Ce qu’on a appelé l’Un (que François Laruelle réintroduit de façon profonde par le terme de Réel-en-Un) a toujours désigné ce fait que ce qui est (l’expérience et le monde qu’elle construit, les positions d’existence qui lui font face, etc.) ne devrait en toute rigueur n’être appréhendé qu’en cette Unité impensable où tout est «en-Un» Cf. aussi le bel ouvrage de Jean-François Marquet, Singularité et événement.  (pour en rester à la question de l’ordre du monde, dans le fait que toutes les loi de sa structure ne le structurent pas de façon extérieure, mais qu’elles lui sont immanentes, qu’elles « sont le monde », qu’il n’y a aucune séparation dans l’effectivité). Mais corrélativement, cet Un qui est en quelque sorte l’objet naturel de la philosophie, elle ne peut le penser puisque parler de lui ne peut se faire qu’en termes ontologiques quand la logique de ce qu’il est nécessite au contraire qu’il soit vidé d’absolument toute thèse ontologique On peut (Sokal nous pardonnera) faire une analogie avec la suppression de l’éther et du « temps absolu » qu’a opérée la physique moderne. Cette suppression ne nie pas le fait que l’univers est uni, mais cette unité n’a plus le même sens. Elle ne peut être comprise que formellement, par des équivalences, mais dans le même temps, elle paraît plus forte parce qu’elle est un fait, quelque chose qui n’a plus de « cause » au sens propre, de substrat synthétique comme autrefois l’éther. , qu’il soit résolument, radicalement « hors d’être ». Cette conversion subreptice de l’Un à l’Être (à leur logos près, selon une formule de François Laruelle). La philosophie apparaît comme l’équilibre d’un discours qui se donne, par les concepts spécifiques qu’il forge, l’Un comme objet, mais qui ne peut parler que de l’être Les axiomes très spécifiques de la non-philosophie de François Laruelle lui permettent de dégager la nature du rapport à cet Un, toujours implicite sinon. . Et il nous paraît, même si cette interprétation est très personnelle puisque jamais Derrida n’a utilité les mots en question, que l’oeuvre du père de la déconstruction n’a pas cherché autre chose qu’à dégager les façons de ce jeu avant qu’il ne se détermine franchement comme philosophie, dans son « a priori » de structure. Et de là, qu’il est un des penseurs qui ont le mieux montré et que la philosophie prononce consubstantiellement des non-sens, et qu’on ne peut relever ceux-ci qu’en la maintenant « vivante », vive, multiple et labile, en construisant échafaudages sur échafaudages, non pas en dépit de tout bon sens et de toute rationalité, mais pour se maintenir au niveau où ces pratiques ont un sens et ne pas les perdre dans leur exercice. Ce qui ne préjuge d’aucune méthode, ni d’aucun angle privilégié, mais seulement d’une probité d’un type particulier (selon le double regard que nous avons évoqué dans le corps du mémoire) qui veut que la philosophie construise pour se comprendre et qu’elle ne s’arroge aucun droit qui la nie. Son orgueil est dans ses concepts – c’est là seulement qu’est sa démesure. Pour conclure sur le statut de la vérité qui en découle, et puisqu’on a admis qu’on ne confondrait pas vérité et réellité, on dira seulement que la vérité n’est en philosophie que l’horizon interne et local que toute position de pensée s’impose dans son geste. Nul relativisme en cela, puisque ce partage se fait radicalement en deçà du lieu où relativisme et objectivisme absolu auraient un sens : plus que son mode de vérité, chaque position peut déterminer un relativisme absolu ou un strict objectivisme pourvu qu’elle s’en tienne strictement pour cela sur le plan philosophique. Si l’on nous objecte qu’on perdra alors toute force et toute possibilité d’évaluer quoique ce soit, nous répondrons en premier lieu qu’en dernière instance, c’est de toute manière de rapport à la réellité impliqué dans l’horizon de vérité spécifique qui pose ipso facto sa dureté rationnelle ou non (c’est là une question d’honnêteté des individus bien plus que de valeur des philosophies dans ce qu’elles ont strictement de philosophique), et qu’on n’enfreindra de toute façon jamais la rationalité puisqu’on ne peut, sous peine de ne plus faire de philosophie du tout, s’emparer d’un mode de pensée pour lequel elle s’impose sur un mode strict de façon lâche. La philosophie qui ne fait souvent qu’occuper les trous laissés par d’autres sciences ne s’avisera certainement pas de les renverser ou de les relativiser, ni ne s’occupera d’émettre un quelconque jugement de « valeur » directeur Cf. Weber, dans Le savant et le politique. C’est nanti de son bagage scientifique, mais en tant qu’individu que le savant intervient sur la scène publique. . On comprendra alors que bien des querelles qui agitent le microcosme ont pour raison d’être l’animosité, la vulnérabilité ou la surdité des philosophes bien plus qu’un réel enjeu, qu’elles n’ont simplement aucun sens parce qu’on ne s’y entend pas – que ce sur quoi on ne veut pas céder est toujours ce qui est subjectif, auto-interprété, donc inessentiel – qu’il y a bien plus d’incompréhensions, de crispations et de morbidités qu’il n’y a de combats dont les idées sont le vrai ressort… Et peut-être pourra-t-on pour un très court instant jeter ensemble un œil sur l’essentiel. Index des noms propres Bibliographie Ouvrages de Heidegger Cités. Etre et Temps, trad. Martineau, éd. Hors commerce, Authentica, 1985. Etre et Temps, trad. François Vezin, Paris 1986, Gallimard nrf. Kant et le problème de la métaphysique, trad. Waelhens et Biemel, Paris 1953, Tel Gallimard. 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