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OBSERVATIONS SUR LE PROLOGUE DU 'THÉÉTÈTE'

Le prologue du Théétète a, depuis longtemps, suscité beaucoup d'attention parmi les historiens du platonisme. C'est qu'il constitue sans aucun doute le texte le plus important afin de déterminer la chronologie du mathématicien Théétète. Le dialogue, tel qu'il a été transmis par les manuscrits byzantins, s'ouvre en effet sur l'évocation, par Euclide de Mégare, de la disparition prochaine du mathématicien. Celui-ci, blessé lors d'une bataille à Corinthe et atteint de dysenterie, est emporté, mourant, à Athènes. Si l'on accepte l'historicité de cette description platonicienne, l'enjeu du prologue apparaît considérable : car la détermination de la date de la bataille évoquée par Platon fournit à la fois un terminus post quem de l'écriture du prologue qui nous est parvenu, et une date précise de la mort de Théétète.

Victor Gysembergh, Andreas Schwab (Éd.) Le Travail du Savoir / Wissensbewältigung Philosophie, sciences exactes et sciences appliquées dans l’Antiquité Jochen Althoff, Sabine Föllinger, Georg Wöhrle (Hg.) Antike Naturwissenschaft und ihre Rezeption AKAN-Einzelschriften Band 10 Victor Gysembergh, Andreas Schwab (Éd.) Le Travail du Savoir / Wissensbewältigung Philosophie, sciences exactes et sciences appliquées dans l’Antiquité Wissenschaftlicher Verlag Trier Gysembergh, Victor; Schwab, Andreas (Éd.): Le Travail du Savoir / Wissensbewältigung. Philosophie, sciences exactes et sciences appliquées dans l’Antiquité / Victor Gysembergh, Andreas Schwab (Éd.).Trier : WVT Wissenschaftlicher Verlag Trier, 2015 (AKAN-Einzelschriften; Bd. 10) ISBN 978-3-86821-588-5 Umschlaggestaltung: Brigitta Disseldorf © WVT Wissenschaftlicher Verlag Trier, 2015 ISBN 978-3-86821-588-5 Alle Rechte vorbehalten Nachdruck oder Vervielfältigung nur mit ausdrücklicher Genehmigung des Verlags WVT Wissenschaftlicher Verlag Trier Bergstraße 27, 54295 Trier Postfach 4005, 54230 Trier Tel.: (0651) 41503 / 9943344, Fax: 41504 Internet: http://www.wvttrier.de E-Mail: wvt@wvttrier.de Sommaire / Inhaltsverzeichnis Avant-propos ......................................................................................................... vii Einleitung ............................................................................................................... xiii Mathématique, Médecine et Astrologie / Mathematik, Medizin und Astrologie La Recezione degli Elementi di Euclide nell’Antichità – La Tradizione Papiracea ........................................................................................ 3 Tiziano Dorandi (Paris) Observations sur le Prologue du Théétète .............................................................. 31 Thomas Auffret et Marwan Rashed (Paris) Sterngucker und Asklepios: Ärzte in astrologischen Fachtexten ........................... 49 Wolfgang Hübner (Münster) Cosmologie, Géographie et Biologie / Kosmologie, Geographie und Biologie Une cosmologie de Martianus Capella : Étude de l’entrée en matière du discours scientifique du livre VIII des Noces de Philologie et de Mercure (8, 814-816) ............................................. 77 Jean-Baptiste Guillaumin (Paris) Trois lecteurs byzantins des Chrestomathies de Strabon ....................................... 105 Didier Marcotte (Reims) Aristote et les théories pangénétiques du Ve siècle : enjeux métaphysiques d’un débat biologique ........................................................ 119 Claire Louguet (Lille) Réception et Critique de la Science / Rezeption und Kritik der Wissenschaft Senofane e lo Scetticismo antico. PHerc. 1428, fr. 12 e il contesto dossografico di DK 21 B34 ................................ 165 Christian Vassallo (Rome/Naples) Transmission et transformation de l’image de Thalès. L’usage du savoir présocratique ............................................................................. 195 Andreas Schwab (Heidelberg) a On Aristotle’s Metaphysics A 4, 985 18-21: A Platonic Interpolation from Asclepius of Tralles’ Commentary? ....................... 213 Mirjam E. Kotwick (München) Contributors ........................................................................................................... 231 Observations sur le prologue du Théétète Thomas Auffret et Marwan Rashed I Le prologue du Théétète a, depuis longtemps, suscité beaucoup d’attention parmi les historiens du platonisme. C’est qu’il constitue sans aucun doute le texte le plus important afin de déterminer la chronologie du mathématicien Théétète. Le dialogue, tel qu’il a été transmis par les manuscrits byzantins, s’ouvre en effet sur l’évocation, par Euclide de Mégare, de la disparition prochaine du mathématicien. Celui-ci, blessé lors d’une bataille à Corinthe et atteint de dysenterie, est emporté, mourant, à Athènes. Si l’on accepte l’historicité de cette description platonicienne, l’enjeu du prologue apparaît considérable : car la détermination de la date de la bataille évoquée par Platon fournit à la fois un terminus post quem de l’écriture du prologue qui nous est parvenu, et une date précise de la mort de Théétète. Notre propos, dans cette note, ne consiste nullement à revenir sur cette question de datation. Eva Sachs1 nous paraît en effet avoir établi, avec de solides arguments, qu’il convenait de situer la bataille de Corinthe évoquée par Platon en 369. Les tentatives ultérieures pour revenir à une position proche de celle jadis défendue par Eduard Zeller, qui soutenait la date de 394, ne se fondant sur aucun argument nouveau, ne remettent guère en cause ses conclusions2. Nous voudrions seulement tenter l’explication de deux détails de ce prologue, connus des érudits, mais dont l’interprétation proposée jusqu’ici a semblé insatisfaisante. Le premier concerne le diagnostic formulé par Euclide des causes réelles de la mort de Théétète : ce dernier succomberait moins à ses blessures qu’à l’épidémie de dysenterie affectant l’armée athénienne. Le second regarde la modification narratologique que Platon attribue à Euclide : l’écriture du dialogue au style direct par la suppression des marques du discours indirect. Il a paru possible de tirer de la mise en rapport de ces deux passages une leçon générale touchant la signification de ce prologue adressé par Platon à l’école mégarique. On voudrait ainsi montrer qu’Euclide se révèle coupable d’une double erreur, médicale et poétique, au regard des prescriptions platoniciennes. Dans les deux cas, cette erreur apparaît comme le signe d’une mécompréhension plus profonde concernant l’importance philosophique des travaux mathématiques de Théétète, que vient à chaque fois corriger le Timée. Ainsi interprétée, la dédicace à Euclide se doublerait d’une critique allusive qui doit être replacée dans le contexte d’un débat touchant l’héritage socratique. Elle regarde l’importance des mathématiques développées par Théétète, conçues par Platon comme un intermédiaire ontologique et épistémologique nécessaire entre sensible et intelligible, cependant négligées par l’école mégarique. 1 2 Sachs (1914), p. 22-40. Cf. dernièrement Nails (2002), p. 274-278. 32 Thomas Auffret et Marwan Rashed II Au cours de la discussion concernant la date de la bataille de Corinthe évoquée par Platon, Martin Wohlrab avait attiré l’attention des commentateurs sur l’importance d’un détail permettant, selon lui, d’appuyer la date de 394. Il s’agit de la mention de la dysenterie qui aurait affecté l’armée athénienne et à laquelle Théétète aurait, selon Euclide, en réalité succombé. Les épidémies de dysenterie durant les campagnes militaires étaient un mal connu, attesté par les historiens anciens. D’après Wohlrab, les circonstances historiques de la longue campagne de 394 s’accorderaient davantage avec la brève description d’Euclide et auraient pu favoriser le développement de cette infection dans les rangs de l’armée athénienne3. L’argument est cependant loin d’être décisif. D’abord, parce qu’il ne permet guère de trancher entre les deux dates, la circonstance pouvant tout aussi bien, comme le souligne Eva Sachs4, s’appliquer à la bataille de 369 ; ensuite, parce que le développement de la dysenterie dans l’armée ne suppose nullement que celle-ci demeure en un seul lieu, comme suffit à le montrer un texte d’Hérodote5. Relisons donc le texte du prologue. La scène se passe à Mégare, où Euclide rencontre Terpsion sur l’agora. Il vient d’accompagner, pendant quelque temps, Théétète mourant, sur le chemin de retour vers Athènes : Euclide – Je descendais vers le port, quand j’ai rencontré Théétète, qu’on ramenait du camp de Corinthe, l’emportant vers Athènes. Terpsion – Vivant ou mort ? Euclide – Vivant, mais à grand’ peine ; car il est durement atteint. Plus encore que de ses blessures, le mal dont il s’en va, c’est l’infection qui a régné parmi les troupes. Terpsion – Serait-ce la dysenterie ? Euclide – Oui. Terpsion – Quel homme allons-nous perdre, à ce que tu m’annonces ! Euclide – Un homme de tout mérite, Terpsion, puisque, tout à l’heure encore, on faisait, devant moi, force éloges de sa conduite en cette bataille6. 3 4 5 6 M. Wohlrab (1891), « Prolegomena », p. 44 : « Praeterea dysenteria, qua Theaetetum affectum esse Plato narrat, in bello Corinthiaco facile potuit fieri, quod Atheniensium milites multum per tempus eodem loco morabantur. Quod anno CCCLXVIII non factum est ». On corrigera donc M. Narcy lorsqu’il affirme, dans (19952), p. 35 : « Il ne semble pas que les commentateurs du dialogue se soient interrogé sur ce détail : la dysenterie de Théétète. On a beaucoup discuté, naturellement, de la date de la bataille, parce qu’elle nous donnerait, si nous la connaissions, celle de la mort de Théétète. (…) Mais parmi ceux qui se sont penchés sur cette question, aucun ne semble s’être demandé au cours de quelle campagne l’armée athénienne aurait été frappée d’une épidémie de dysenterie ». Sachs (1914), p. 37 n. 2 : « Non putabimus eos a. 369 totum Isthmum paucis diebus munivisse, et inter tot milia hominum coaervatorum posse morbum oriri negaveris ? » Cf. Demont (1988), p. 9-11. Platon, Théétète 142 A-B, trad. Diès : { .} α α α α Θ α υ φ Κ υ π α π υ Ἀ α .{ .} Observations sur le prologue du Théétète 33 Aucun historien ne mentionne d’épidémie ayant affecté l’armée athénienne au cours de la campagne de 394 ou lors de la bataille de 369. Ce silence contraste avec l’insistance de Platon sur ce point. Cette situation invite à y voir davantage un effet littéraire caractéristique de l’écriture platonicienne que la simple mention d’un fait historique : « la circonstance ajoutée, et peut-être, on peut le soupçonner par le silence des historiens, inventée par Platon, ne l’est certainement pas sans intention ni signification »7. Il n’est pas certain qu’il faille y voir une description de la mort « piteuse » de Théétète, indice littéraire destiné à déconsidérer d’emblée l’homme et les mathématiques qu’il pratique8 ; il n’en demeure pas moins que l’insistance sur cette circonstance est problématique. Elle doit être expliquée. Il convient tout d’abord de rappeler qu’il s’agit moins, stricto sensu, d’un « diagnostic de Platon » que d’un diagnostic attribué à Euclide par Platon dans le cadre du dialogue. Il ne s’agit pas d’un interlocuteur anodin, mais d’un important disciple de Socrate déjà évoqué aux côtés de Terpsion dans le Phédon (59c2). L’importance philosophique de ce personnage, fondateur de l’école de Mégare à qui est adressé le Théétète9, invite à étudier plus précisément cette mise en scène10. Euclide, évoquant deux causes possibles de la mort de Théétète, écarte les blessures infligées lors des combats, et privilégie la dysenterie comme cause première du décès. Ce faisant, il couvre le mathématicien d’une épitaphe peu glorieuse difficilement compatible avec l’importance fondamentale que Platon accorde, selon nous, aux travaux de Théétète. Ce diagnostic est-il, cependant, compatible avec la nosographie platonicienne ? Une telle question n’a jamais, à notre connaissance, été posée. La fin du Timée, qui expose une classification platonicienne des maladies, fournit pourtant à ce sujet des indications précieuses11. À la fin du dialogue, Timée examine successivement les deux causes possibles de la mort de Théétète envisagées par Euclide : les blessures et la dysenterie. La lecture de ce passage révèle immédiatement le caractère erroné, en contexte platonicien, υ , 7 8 9 10 11 ;{ .} ὴ α α .} α . { , π αὶ ῖ .} α · α π α α ἤ υ ὲ ὰ α αὶ π αυ α .{ .} α . { .} Κα α α π ὶ υ α; { αὶ α , αὶ α ὴ . Narcy (19952), p. 37 ; cf. p. 38 : « On aurait tort de ne pas prêter attention à la précision du diagnostic de Platon, et de lui refuser toute valeur symbolique ». Nous partageons donc les réserves émises par Demont (2013), p. 114 n. 4 ou Balansard (2012), p. 33-34. Burnet (1911), p. 59. Voir, sur l’importance d’Euclide dans le Théétète, les remarques de Campbell (18832), « Introduction », p. xxxiv-xxxviii. Nous considérons que Timée est le porte-parole de Platon dans ce dialogue ; nous nous écartons donc sur ce point de la lecture de Taylor (1928), qui développe en détail l’hypothèse de Burnet (19203), p. 305 n. 2 selon laquelle le Timée exposerait les vues d’un pythagoricien du cinquième siècle, et non une doctrine platonicienne. 34 Thomas Auffret et Marwan Rashed du diagnostic euclidien : car si les blessures apparaissent bien comme un facteur possible de décès, il n’en est pas de même, comme on va le voir, de la dysenterie. Platon distingue deux types de mort : la première, naturelle, est le terme de ce que les hommes appellent « vieillesse », et qui n’est que l’usure progressive des triangles qui constituent notre corps. La seconde résulte d’une violence soudaine et brutale envers le corps : elle est provoquée par des blessures ou certaines maladies. Quand donc il s’écoule à l’extérieur plus qu’il ne s’introduit, le corps dépérit dans sa totalité, tandis que quand c’est moins, il s’accroît. Jeune, la constitution de tout l’animal, qui possède encore, pour ses éléments, des triangles neufs, comme un navire ayant à peine quitté ses étais, les clôt certes puissamment les uns sur les autres ; mais toute sa masse compacte est encore tendre, car elle vient de naître de la moelle et a été nourrie dans du lait. Aussi, assure-t-elle, sur les triangles contenus en elle après avoir fondu du dehors, desquels sont d’aventure composées les nourritures et les boissons, parce qu’ils sont plus vieux et plus faibles que ses propres triangles, sa domination, en les taillant de ses triangles neufs ; et elle rend grand le vivant en le nourrissant de nombreux êtres semblables. Mais quand la racine que sont les triangles se relâche parce qu’ils ont mené bien des combats en un temps bien long contre bien des adversaires, ils n’ont plus la puissance de tailler à leur semblance les morceaux de nourriture qui s’introduisent, mais eux-mêmes sont aisément divisés par ce qui fond du dehors. Tout vivant, à ce stade, dépérit alors, dominé, et cette affection a pour nom « vieillesse ». Et lorsque finalement, des triangles de la moelle, les liens qui avaient été noués harmonieusement ne peuvent plus résister à l’effort, alors, distendus, ils laissent aller à leur tour les liens de l’âme, et celle-ci, délivrée d’une manière conforme à la nature, s’envole à ce moment avec plaisir. Tout ce qui s’accomplit contrairement à la nature est en effet douloureux, et tout ce qui lui est conforme est agréable. La mort aussi, donc, pour ces mêmes raisons, lorsqu’elle s’accomplit sous l’effet de maladies ou de blessures, est douloureuse et violente, tandis que celle qui, après la vieillesse, parvient à une fin conforme à la nature est la moins pénible des morts et elle s’accompagne de plus de plaisir que de souffrance12. 12 Platon, Timée, 81 B-E : α ὲ ὴ π π π ῃ, φ π , α ,α α. α ὲ α πα υ, α ὰ ὰ α υ υ α , υ ὰ ὲ ὴ α π πα , ’ υ ὲ α, υ π π ὲ π α υα , α ὲ α · ὰ ὴπ α α α α α πα α π α, α αὶ π , αυ αὶ α α ῖ π α ῖ υ α, αὶ α π α π . α ’ α α ὰ π α π π ὰ α, ὰ ὲ φ α αα π α ῖ α·φ α αυ ῖ , α ὰ ὲ π π π α , α π . , π ὶ π ὶ υ υ α , υ α , ὲ υ ῖ α α ὰ φ ὰ ὲ πα ὰ φ , ’ π φυ π α · π . αὶ α ὴ α ὰ α ὰ ὲ α ὰ υ αὶ π αυ αὶ α , ὲ ὰ ὼ πὶ α ὰ φ π α α αὶ ’ π . α ὲ α ὶ α α φ υ α π ὰ ὴ π ’ Observations sur le prologue du Théétète 35 La métaphore nautique qui assimile le corps de l’être vivant à un navire mérite d’être notée13. Elle est suggérée et facilitée, en grec, par le sens du terme α α, employé pour désigner l’endommagement d’un navire14. La vie est assimilée à une traversée en mer caractérisée par d’incessants combats navals ; la mort, brutale ou naturelle, est toujours une délivrance de l’âme qui, quittant les triangles constitutifs du corps auquel elle se trouve attachée, remonte vers les nombres, sa patrie véritable. Dans les pages suivantes, Timée développe en détail une nosographie fondée sur la théorie des humeurs 15 . Il y distingue soigneusement les maladies mortelles des affections qui ne tuent pas : la dysenterie appartient à cette dernière classe. Provoquée par un excès de bile, elle accompagne en effet le rétablissement d’un équilibre normal dans le corps, c’est-à-dire le recouvrement de la santé par le patient : Partout dans le corps où l’on dit qu’il y a une inflammation, du fait qu’il brûle et s’enflamme, c’est en raison de la bile que cela se produit. Si elle respire à l’extérieur, elle fait remonter toute sorte de tumeurs en bouillonnant, tandis que si elle reste enfermée à l’intérieur, elle produit une multitude de maladies igniconsomptives, la plus considérable quand, mélangée à du sang clair, elle soustrait la lignée des fibres à sa tâche propre, elles qui avaient été dispersées dans le sang pour qu’il participe harmonieusement de la légèreté et de l’épaisseur et qu’il ne se produise pas qu’il s’écoule hors du corps comme une substance liquide hors d’une substance poreuse, ni que, trop dense, ayant du mal à se mouvoir, il circule avec trop de peine dans les veines. Ainsi, cet état heureux, pour ces choses, les fibres le conservent par la façon dont la nature les a conçues ; lorsqu’on les recueille, même celles d’un sang mort et en train de se refroidir, tout le sang restant demeure fluide ; mais si on les y laisse, elles coagulent vite avec le froid ambiant. Les fibres ayant donc cette nature, la bile, qui est par nature du sang vieilli et qui, issue des chairs, revient à lui après s’être liquéfiée, lorsqu’au début, chaude et humide, elle lui tombe dessus, elle se coagule sous l’effet de la puissance des fibres, mais une fois coagulée et éteinte, elle suscite à l’intérieur tumulte et tremblement. Mais lorsqu’elle se répand en plus grande quantité, après s’être rendue maîtresse, par la chaleur qui l’habite, des fibres, elle les secoue, en bouillonnant, jusqu’à l’anarchie. Et si elle se révèle apte à les maîtriser jusqu’au bout, une fois parvenue en brûlant jusqu’à la lignée de la moelle, elle en détache les filins de l’âme, comme on le ferait d’un navire, et la laisse aller libre ; mais quand elle est en quantité trop exiguë et que le corps ne se laisse pas liquéfier, elle-même étant maîtrisée, soit elle est chassée sur tout le corps, soit, repoussée par les veines vers le boyau inférieur ou supérieur, chassée du corps comme l’est un banni d’une cité qui s’est révoltée, elle produit diarrhées, dysenteries et toutes les maladies de ce genre16. 13 14 15 16 Taylor (1928), p. 584-585. Hérodote, Histoires, VI, 16. Martin (1841), t. II, p. 347-361 ; Taylor (1928), p. 583-610. Platon, Timée, 85 B-86 A : α ὲ φ α α α , π α αὶ φ α, ὰ ὴ π α. α υ α ὲ απ ὴ υ α, α υ ’ πυ αυ α α α πα ῖα απ π φ α α π ὰ π ῖ, , α α α α α υ α ῖ α αυ αφ ,α π α ὲ α α, α υ π , ’ αὶ π υ αὶ ὰ αὡ α α 36 Thomas Auffret et Marwan Rashed La nosographie exposée dans le Timée indique explicitement que, dans le contexte de l’étiologie platonicienne, la dysenterie n’est pas une affection mortelle : elle accompagne au contraire le processus au cours duquel, par expulsion de la bile, le patient recouvre la santé17. Désigner par conséquent la dysenterie comme cause de la mort de Théétète, c’est formuler un diagnostic qui ne peut être recevable en contexte platonicien. Comment interpréter cette erreur attribuée par Platon à Euclide ? En assignant une cause physiologique erronée à la mort de Théétète, Euclide néglige la cause réelle de son décès : les blessures mortelles que Théétète reçut lors de la bataille de Corinthe, témoignage de son courage. Ce sont bien celles-ci – et elles seules insiste Platon à la fin du Timée – qui entrainèrent la mort d’un mathématicien dont Euclide reconnaît par ailleurs les qualités. Méconnaissant toutefois la grandeur du courage de Théétète, il s’interdit de reconnaître le caractère philosophique de ce dernier, dont le courage est l’indice. Les commentateurs ont depuis longtemps remarqué combien le portrait dressé par Socrate du jeune mathématicien formait un parallèle exact avec celui du philosophe-roi de la République 18 . On n’a pas assez souligné, cependant, combien le courage constitue, précisément, un élément essentiel de ce portrait. L’alliance de courage et de douceur qui définit naturellement le caractère de Théétète (144a 3-144b 7) n’est autre, en effet, que la vertu philosophique que doit produire la cité platonicienne19. Ignorer, comme Euclide, cette vertu, c’est donc α φ αῖ φ . α ὴ φυ υ · α αὶ α α π α υ α ῃ, α ῖ α π π α α, α ῖ α ὲ α ὰ π α υ υ π α . α ὴ ὴ α υ α α ὴφ πα α α α υῖα αὶ π α υῖα, α , ππ υ απ υ α ὰ ὴ ὴ αὶ ὰ α’ π π υ ὲ αὶ ᾳ α α υ α αὶ πα .π ’ π υ α, πα ’ α α α α ὰ α α α α α υ · αὶ ὰ ὲ α ὴ ὰ υ α α α, π απ α α υ α υ ὰ υ α ὼ π αα υ α , α ’ α ῃ ,α ὴ α ῖ α α ὰπ α π , ὰ φ ὴ υ ῖ α ὴ α α α π π υ α, α α αὶ α , φυ ὰ π υ α αὶ ὰ α α α α π α πα . Taylor (1928), p. 606 : « When the accumulation of in the blood is not so great or the constitution of the sufferer stronger, the issue of the disease may not be fatal. The attack may pass off in two ways. The morbid secretion may be carried off α ὰ π α, i.e. through the π of the skin at large (…). Or the may make its way into the bowels and be expelled thence. Attacks of dysentery and diarrhoea find their explanation in this. (…) It is clear from the context that Timaeus is not regarding dysentery and diarrhoea themselves as inflammatory disorders, but as attendant symptoms of the expulsion of an ῖα from the system ». Sachs (1914), p. 68-69. Goldschmidt (1970), p. 128-133. α πυ 17 18 19 φ υ Observations sur le prologue du Théétète 37 ignorer d’emblée le caractère philosophique dont il est potentiellement le signe. On remarquera, à l’appui de cette analyse, que jamais Euclide ne fait lui-même l’éloge du courage de Théétète : il se contente en effet de rapporter ce qu’il a entendu dire de l’attitude héroïque de Théétète pendant la bataille de Corinthe, tandis qu’il revient à Terpsion de renchérir sur cette description (142b 7–c 1). Il est remarquable que le Timée, dans une incise discrète, aille jusqu’à corriger une conséquence possible du diagnostic formulé par Euclide, suggérant que Théétète non seulement n’est pas mort de ses blessures mais a également fui l’armée. Relisons la dernière partie de la phrase : Quand elle est en quantité trop exiguë et que le corps ne se laisse pas liquéfier, ellemême étant maîtrisée, soit elle est chassée sur tout le corps, soit, repoussée par les veines vers le boyau inférieur ou supérieur, chassée du corps comme l’est un banni d’une cité qui s’est révoltée, elle produit diarrhées, dysenteries et toutes les maladies de ce genre20. Le terme φυ employé par Platon est porteur d’une ambiguïté. À première vue, il signifie « banni » ; mais le champ sémantique du terme évoquait également, à des oreilles grecques, un autre effet de sens : celui du « fugitif », souvent spécialisé en « celui qui fuit une armée », « déserteur ». Or, le diagnostic d’Euclide suggérait également que Théétète se soustrayait à ses obligations militaires en quittant l’armée, tel un déserteur21. Le Timée dissipe cette équivoque, en soulignant, par un ultime clin d’œil au lecteur attentif, la fausse piste. Dans cette perspective, le diagnostic euclidien apparaît autant comme le signe d’une méconnaissance de la nosographie platonicienne que comme celui d’une mécompréhension de l’importance philosophique des travaux de Théétète. Ainsi interprétée à la lumière du Timée, la mention de la dysenterie discrédite moins Théétète qu’elle ne suggère, par-delà la satire politique qui attribuerait à la chienlit démagogique la mort du mathématicien, une discrète mise en place de la polémique contre Euclide de Mégare inaugurée à l’orée du Théétète. Développons ce point. 20 21 Platon, Timée, 85 E-86 A : α ’ α ῃ ,α ὴ α ῖ α α ὰπ α π , ὰ φ ὴ υ ῖ α α π π υ α, ὴ α , φυ ὰ π α α α α αὶ υ α αὶ ὰ α α α α π α πα . Narcy (19952) tire explicitement cette conclusion, en cohérence avec son analyse « euclidienne » du passage : « On peut considérer que, de Théétète, Platon donne un tableau peu flatteur. Quitter l’armée, se faire porter en hâte chez lui n’est pas glorieux » (p. 38) ; et p. 35 : « Ce dont Théétète se meurt, et ce qui le fait rentrer chez lui en hâte, c’est la dysenterie. Fin piteuse pour un combattant, à tel point, semble-t-il, que Théétète préfère se soustraire aux yeux du corps des citoyens rassemblés sous les armes, aux yeux, donc, de la cité, et regagner l’espace privé de la maison ». 38 Thomas Auffret et Marwan Rashed III Le diagnostic proposé par Euclide s’avère erroné au regard de l’étiologie platonicienne. Il ne s’ensuit pas, cependant, qu’il contrevienne également aux attendus mégariques. On conçoit cependant que la question est moins médicale qu’ontologique, à l’intérieur du cadre polémique fixé par Platon dans le prologue du Théétète. La bipartition du réel caractéristique de l’ontologie de l’école de Mégare, opposant un monde intelligible conçu à la manière des Éléates au flux sensible de la génération et de la corruption, impose en effet que l’on meure en héraclitéen : c’est précisément ce que figurerait le diagnostic d’Euclide, avec sa charge symbolique. À cet égard, on a assurément raison de faire de la mort de Théétète, telle qu’elle est conçue par Euclide, une mort héraclitéenne22. On sait combien les dialogues qui jalonnent la dernière période de Platon s’attachent précisément à corriger et nuancer l’ébauche de dualisme qu’une interprétation trop rigide des dialogues antérieurs pouvait légitimement suggérer 23 . Selon notre interprétation, cette réflexion critique sur l’ontologie éléate rénovée par les socratiques de l’école de Mégare s’accompagne chez Platon d’une promotion ontologique des entités mathématiques élevées au rang d’intermédiaires. À la scission mégarique du réel en deux domaines antithétiques, s’oppose une conception platonicienne tripartite, le réalisme des objets mathématiques définis par les recherches de Théétète opérant la médiation entre l’intelligible et le sensible24. Le contraste entre ces deux ontologies est mis en scène dans le prologue. Voici, en effet, comment Euclide rapporte sa rencontre avec Théétète : Je descendais vers le port, quand j’ai rencontré Théétète, qu’on ramenait du camp de Corinthe, l’emportant vers Athènes25. L’écho de cette notation avec les premiers mots de la République ( α ὲ α ) n’est pas fortuit. Les commentateurs ont noté combien cette descente initiale vers le port du Pirée symbolisait le retour du philosophe dans la caverne du sensible, succédant à l’anabase vers l’intelligible26. Cette ascension, qui est indissociable d’un retour vers la patrie véritable d’une âme exilée dans le sensible, suppose un long détour par l’étude des sciences mathématiques, certes décrite dans les livres centraux de la République, mais également évoquée dans le Phédon par l’expression de « se22 23 24 25 26 Voir l’interprétation finale de Narcy (19952), p. 39. Robin (19682), p. 93 et p. 109. C’était, déjà, la leçon de la ligne de la République comme l’a montré Aubenque (1992). Platon, Théétète, 142 A : α αα α Θ α υ φ Κ υ π α π υἈ α . C’était la thèse d’H. Marguerite rapportée par Vidal-Naquet (1964), p. 441 n. 116. Voir aussi Burnyeat (1997), p. 5-7. On constate, soit dit en passant, que M. Burnyeat, dans cet article, ne propose aucune interprétation des premiers mots du Théétète, dialogue auquel il a pourtant consacré un long commentaire. Nous espérons que la présente note comblera ce manque. Observations sur le prologue du Théétète 39 conde navigation ». La mise en scène du Théétète symboliserait donc la descente sans médiation de l’intelligible vers le sensible caractéristique de l’école de Mégare. Au rebours de cette conception, les mathématiques de Théétète font figure de moyen terme entre celui-ci et celui-là, permettant de penser adéquatement leur liaison. L’âme s’élèverait ainsi du sensible vers l’intelligible au terme de longues études mathématiques qui la délient peu à peu de son ancrage sensible pour la ramener vers sa patrie véritable. Les mégariques, au contraire, oublieraient cette médiation. Une telle lecture apparaît confirmée par l’échange qui suit entre Euclide et Terpsion : Terpsion. – Mais comment n’est-il pas venu faire halte ici, à Mégare ? Euclide. – Il avait hâte d’être chez lui ; car j’ai eu beau le prier et conseiller, il n’a pas voulu consentir27. L’opposition topique entre Mégare et Athènes, soulignée stylistiquement, apparaît structurante au début du prologue. Elle montre combien Théétète, rapatrié mourant de ses blessures reçues lors de son engagement dans la bataille de Corinthe, est exilé en terre étrangère chez les mégariques qui n’ont pas su faire un usage philosophique de ses recherches mathématiques. Mégare, rapprochée ici du port vers lequel descendait Euclide, s’oppose à Athènes comme le sensible s’oppose à l’intelligible. Ainsi s’expliquent les échos entre ce prologue et le début du Criton, dans lequel Socrate évoque le rêve qu’il vient de faire : une femme vêtue de blanc lui est apparue, lui faisant la promesse que dans trois jours il verrait les plaines fertiles de la Phtie28. La citation homérique évoque indissociablement la mort annoncée d’Achille et le retour vers sa patrie, la Thessalie. Par-delà le rapprochement entre les figures de Théétète et de Socrate, qui constitue un motif important du Théétète, se confirme l’identité entre la patrie véritable et l’intelligible. Euclide, quant à lui, n’accompagne pas Théétète jusqu’à Athènes. Il se contente de l’escorter un moment, avant de redescendre vers le port de Mégare : indice sûr que, si Euclide a pratiqué les mathématiques, il ne l’a pas fait assez pour comprendre leur rôle d’intermédiaire, c’est-à-dire de médiation, entre intelligible et sensible. Un second passage du prologue du Théétète confirme la lecture ici proposée. 27 28 Platon, Théétète, 142 C : .Ἀὰ π α α ῖ α υ ; . Ἠπ α · π ὶ ’ αὶ υ υ , ’ ἤ . Platon, Criton, 44b 2 : voir le commentaire de ce passage dans Burnet (1924) p. 177178 ; cf. également la note à 43a 9-10, p. 175. 40 Thomas Auffret et Marwan Rashed IV Dans la mise en scène platonicienne, le Théétète, prologue mis à part, est un dialogue lu29. À Terpsion, qui l’engage à lui raconter l’entretien que Socrate lui avait lui-même rapporté, Euclide répond qu’il est incapable de le restituer par cœur, mais qu’il l’a soigneusement consigné par écrit : qu’un esclave prenne donc l’ouvrage et en fasse la lecture. Euclide s’est d’ailleurs assuré de la fidélité de son compte-rendu en interrogeant à nouveau Socrate à chaque fois que sa mémoire lui faisait défaut. C’est pourquoi il peut affirmer que presque tout l’entretien se trouve ainsi couché par écrit : Terpsion. – Mais quels étaient ces entretiens ? Pourrais-tu me les raconter ? Euclide. – Non par Zeus, au moins pas de tête, comme cela. Mais je mis alors par écrit, sitôt rentré, mes souvenirs immédiats. Plus tard, à mon loisir, j’écrivis au fur et à mesure ce qui me revenait en mémoire, et, toutes les fois que je retournais à Athènes, j’interrogeais à nouveau Socrate sur ce qui manquait à mes souvenirs et, rentré ici, je corrigeais mon travail. Si bien qu’en somme presque tout l’entretien s’est trouvé transcrit30. Euclide précise toutefois qu’il s’est autorisé, lors de la rédaction, une légère modification narratologique : Euclide. – Voici le livre, Terpsion. Toutefois j’ai mis par écrit l’entretien en telle façon que Socrate, au lieu de me le raconter comme il fit, converse directement avec ceux qui, d’après son récit, lui donnaient la réplique. C’était, disait-il, le géomètre Théodore et Théétète. J’ai voulu éviter, dans la transcription, l’embarras que produisent, en s’entremêlant aux arguments, les formules de narration (α α ) où Socrate note ses propres pensées par des « et moi j’affirmais » ou bien « et moi je dis », et les répliques de l’interlocuteur par des « il en convint » ou bien « il ne voulut point l’accorder ». Voilà pourquoi je l’ai fait, dans ma transcription, dialoguer avec eux, supprimant tout cela31. 29 30 31 Il en était de même dans l’autre version du prologue, jugée inauthentique par le commentateur anonyme, puisqu’il débutait par ces mots : « Apportes-tu, jeune homme, le dialogue qui concerne Théétète ? » (An., In Theaet. III. 28-37). L’existence d’un doublet ne permet nullement d’appuyer l’hypothèse, émise par le même commentateur et reprise par quelques modernes, qu’il existait primitivement une version du dialogue rédigée au style indirect ; cf. Diès (1924), « Notice », p. 121. Platon, Théétète, 142 D-143 A, trad. Diès mod. : ὰ ἦ α ; ὰ α, υ π α · ’ α α α ; { .} ὲ ’ α ’ ὼ π α α, ὲ α ὰ ὴ α ῃ αφ , αὶ Ἀ α φ , πα ὴ , αὶ ὼ π · π απ α . Platon, Théétète, 143b 5-c 6, trad. Diès mod. : ὲ ὴ , , υ · ὲ ὴ ὶ ὡ ῖ , ὰ , ὶ α α φ α α. φ ὲ ῃΘ αὶ Θ α . α αφ ὴ πα π α αα α π ὶα π , “ αὶ ὼ φ ” “ αὶ ὼ π ,” α π ὶ π υ “ υ φ ” “ ὡ ,” α ὡ α α ῖ α α α, ὼ ὰ α α. Observations sur le prologue du Théétète 41 Le passage amplifie stylistiquement les difficultés caractéristiques d’un discours rapporté, auxquelles doit remédier l’innovation euclidienne. Supprimant toutes les marques caractéristiques du discours indirect, Euclide a ainsi délibérément procédé à une modification de la dramaturgie des dialogues. Ce faisant, comme le souligne Jacques Brunschwig, Platon, par l’intermédiaire d’Euclide, suspend explicitement « l’interdit qu’il avait jeté dans la République sur la intégrale », caractéristique de son écriture à cette époque32. On interprète généralement cette infraction aux règles de la poétique platonicienne comme une simple commodité d’exposition dont la simplicité et l’élégance contrasteraient avec la narration complexe du Parménide33. Dans cette perspective, le gain narratologique justifierait une transgression des règles de la poétique énoncées dans la République et régissant, depuis, l’écriture des dialogues. Il est douteux, cependant, que cette modification narratologique soit aussi anodine. Soulignons à nouveau qu’elle est explicitement présentée par Platon comme une innovation personnelle d’Euclide, contre laquelle lui-même met en garde ses lecteurs : si Euclide a, de son propre chef, supprimé ces intermédiaires, le lecteur doit les avoir constamment en mémoire afin de les suppléer. La signification de l’expression α α ne se limite pas, selon nous, à une indication purement narratologique34. Cultivant l’allusion, l’écriture platonicienne joue constamment sur la connotation mathématique des termes employés et il n’est pas rare que l’analyse rhétorique d’un passage ne doive être complétée par une analyse mathématique. Un exemple, tiré d’un texte canonique du corpus platonicien (République, VI, 509 c), suffira à le montrer. Convenablement interprétée, la réplique de Glaucon s’exclamant, devant l’analogie du Bien et du soleil développée par Socrate, « par Apollon, quelle divine hyperbole ! » impose ainsi une lecture mathématique de ce dernier terme. Elle prépare à entendre comme il le convient la construction de la Ligne en extrême et moyenne raison, par la technique d’application des aires avec excès35. Essayons ici une telle méthode de lecture : on verra les trois termes constitutifs de cette expression prendre une signification mathématique susceptible d’éclairer l’allusion platonicienne. Commençons par les . Le terme appartient au vocabulaire technique de la poétique platonicienne exposée au livre III de la République. Rap32 33 34 35 Brunschwig (1974) : « En écrivant des dialogues où il s’est partout caché lui-même, Platon a-t-il mis sa pratique en contradiction avec sa théorie ? En aucune façon. Mimétiques dans leur ensemble, les Dialogues sont loin d’être taillés sur le même patron (dialogues directs, dialogues racontés – mais jamais par Platon lui-même – et transmis parfois par plusieurs intermédiaires). Il est notable qu’à l’époque de la République, Platon évite systématiquement d’user du dialogue direct, c’est-à-dire de la intégrale, et que dans le Théétète (143 b-c), il se décide à présenter sous forme directe un entretien raconté et noté par écrit, suspendant ainsi l’interdit qu’il avait jeté dans la République sur la intégrale », p. XVIII. Diès (1924), « Notice », p. 120-121. Auffret (2014), p. 261-263. On comparera, à cet égard, les deux interprétations « rhétorique » et « mathématique » proposées respectivement par Goldschmidt (1977) et Vuillemin (2001), p. 91. 42 Thomas Auffret et Marwan Rashed prochant cette analyse du prologue du Théétète, Jacques Brunschwig suggérait d’appliquer à l’œuvre platonicienne « les concepts mis en place au sujet des genres poétiques dans la République » : il en résulte une approche originale de la question de l’ésotérisme, conduisant « à supposer que ce sont les catégories de et de , telles que Platon les a définies sur l’exemple des poètes, qui lui ont servi, pour son propre usage, à penser le rapport de son œuvre écrite et de son enseignement oral »36. Cette proposition de lecture s’appuie en particulier sur deux passages fondamentaux du corpus, l’élucidation de l’essence du Bien (République, VI, 506 D-E) et de celle de l’âme (Phèdre, 246 A). Dans les deux cas, Platon soustrait en effet son lecteur à un exposé systématique qualifié de , pour lui substituer une image. Aux dialogues platoniciens, mixte de et de , s’opposerait donc l’enseignement oral qu’il réservait à l’Académie, pure dont l’objet est essentiellement mathématique. Il est possible de préciser quelque peu le contenu de cet enseignement à partir du témoignage d’Aristote. Celui-ci écrit, au livre Alpha majeur de la Métaphysique, que la spécificité de la doctrine platonicienne réside dans l’introduction d’un niveau intermédiaire entre sensibles et Formes, constitué par les êtres mathématiques : De plus, il affirme qu’à côté des sensibles et des formes, il existe un intermédiaire ( α ), les objets mathématiques, qui diffèrent d’une part des sensibles en ce qu’ils sont éternels et immobiles, d’autre part des formes en ce qu’ils sont un grand nombre d’objets semblables, tandis que chaque forme en elle-même est seulement une37. Cette particularité l’oppose à la fois à la doctrine présentée explicitement dans les dialogues et, comme le souligne Aristote, à la doctrine pythagoricienne : [Platon] affirme que les nombres sont en dehors des sensibles, tandis qu’ils affirment que les réalités mêmes sont des nombres et qu’ils ne posent pas les objets mathématiques comme des intermédiaires ( α )38. Le terme d’intermédiaire ( α ) a donc également, dans la spéculation platonicienne, un sens technique qui désigne le niveau ontologique spécifiquement dévolu aux entités mathématiques, dont l’explicitation est réservée à l’enseignement systématique professé à l’Académie ( ). Il n’est donc pas fortuit que l’allusion la plus significative à cette doctrine des intermédiaires se trouve dans le Timée39 qui corrige une seconde fois une erreur commise par Euclide dans le prologue du Théétète. Pour36 37 38 39 Brunschwig (1974), p. xviii. Aristote, Métaphysique, A, 6, 987b 14-18, trad. Duminil-Jaulin : ὲ πα ὰ ὰ α ὰ αὶ ὰ ὰ α α ὰ π α α φ α , αφ α ὲ α ΐ α αὶ α α, ’ ὰ ὲ π ’ α α α ὲ α α . Aristote, Métaphysique, A 6, 987b 27-29, trad. Duminil-Jaulin : αὶ ὲ πα ὰ ὰ α , ’ α φα α ὰ ὰ π α α, αὶ ὰ α α ὰ α α . Ross (1924), t. I, p. 168 : « There is one passage in which ὰ α α (or rather ὰ ) are recognized as a distinct class of entities, viz. Tim. 50 C ». Observations sur le prologue du Théétète 43 suivons cependant la lecture du texte d’Aristote, qui éclaire la genèse du système de Platon : Il affirme que les nombres sont en dehors des sensibles, tandis qu’ils affirment que les réalités mêmes sont des nombres et qu’ils ne posent pas les objets mathématiques comme des intermédiaires. Or poser l’un et les nombres en dehors des réalités, à la différence des Pythagoriciens, et introduire les formes, il l’a fait à cause de sa recherche sur les rapports ( ῖ ) (car ses prédécesseurs ne connaissaient pas la dialectique !) et, d’autre part, il a fait de la dyade l’autre nature parce que les nombres, à l’exception des nombres premiers, se génèrent facilement à partir d’elle comme à partir d’une matière molle40. Otto Toeplitz avait jadis suggéré de lire la référence aux comme une allusion aux recherches mathématiques de Platon sur les rapports, la précision concernant la dialectique constituant une incise entre parenthèses 41 . La charge ironique de cette parenthèse s’apparente au persiflage dont Aristote fait également preuve dans son traité De la Génération et la corruption lorsque, stigmatisant les Platoniciens, il écrit : « quant aux autres, demeurant, au terme de leurs discours ( ) pléthoriques, insoucieux de l’observation des réalités concrètes – et n’ayant jeté les yeux que sur une minorité d’entre elles – ils ont trop beau jeu dans leurs déclarations »42. Le renvoi implicite d’Aristote au Phédon dans lequel Platon, comme l’atteste le passage sur la misologie, joue constamment sur la connotation mathématique du terme, confirme semble-t-il cette interprétation. La lecture rhétorique du passage, explicitement appelée par le texte platonicien, ne constitue que la première étape de l’analyse : elle doit en effet être complétée par une lecture mathématique qui rapproche cette seconde critique envers Euclide de la première. En supprimant de façon apparemment innocente les parties intermédiaires par simple commodité d’exposition, Euclide contrevient aux règles de la poétique platonicienne qui exigent un refus de la intégrale. Cette transgression explicite des règles narratologiques énoncées par Platon souligne toutefois métaphoriquement une erreur beaucoup plus profonde : le rejet des intermédiaires ontologiques que constituent, dans le système platonicien, les êtres mathématiques décrits par Théétète et dont le Timée évoque la structure tripartite43. 40 41 42 43 Aristote, Métaphysique A 6, 987 b 27-33, trad. Duminil-Jaulin mod. : αὶ ὲ πα ὰ ὰ α , ’ α φα α ὰ ὰ π α α, αὶ ὰ α α ὰ α α . ὲ αὶ πα ὰ ὰ π α απ α , αὶ ὴ π υ α , αὶ α ὴ ὰ ὴ ὲ υ α ῖ ( ὰ π α ῖ ), π α ὴ α φ ὰ π φυ α α π α υ. Toeplitz (1929), p. 21-22. Aristote, De la Génération et la corruption, A, 2, 316a 6-10 : ’ π πα , π α α , π φα α (cf. Rashed (2005), p. 101 n. 8). Sur cette dernière, voir Rashed (2013). 44 Thomas Auffret et Marwan Rashed V Les deux allusions étudiées dans cette note ont paru constituer deux critiques voilées envers Euclide de Mégare. La première montre que si Théétète meurt, c’est qu’il succombe aux blessures qu’il a reçues au cours de son engagement dans la bataille de Corinthe. Derrière l’éloge de façade prononcé par Euclide, Platon suggère ainsi qu’il n’a pas su prendre la mesure de la vertu philosophique de Théétète. L’erreur de diagnostic commise par Euclide recouvre en réalité une mécompréhension plus fondamentale touchant l’importance philosophique des travaux mathématiques de Théétète. La seconde allusion le confirme. L’innovation dramatique dont Euclide, dans la fiction platonicienne, s’attribue la paternité réside dans la suppression des formules intermédiaires caractéristiques du discours indirect, pour des raisons de simple commodité d’exposition. Il est probable cependant que, comme dans le cas précédent, l’erreur commise par Euclide soit un indice littéraire suggérant une mécompréhension plus fondamentale. Euclide a délibérément rejeté α α . L’erreur poétique commise par Euclide vaut métaphoriquement comme le rejet de la doctrine platonicienne des intermédiaires mathématiques rapportée par Aristote et évoquée allusivement dans le Timée. De ces deux allusions, on peut tirer deux conclusions, portant l’une sur l’organisation du corpus platonicien, l’autre sur le contexte polémique de l’écriture des dialogues. Nous pouvons dorénavant expliquer de manière simple, tout d’abord, la présence si frappante de deux prologues au début du Théétète. Le premier ouvre une séquence que le jeu des allusions referme avec les dernières pages du Timée. Le second, consacré tout entier à la méthodologie de la division, annonce en revanche une séquence plus courte, le triptyque Théétète-Sophiste-Politique sans doute accompagné du Philèbe 44 . Cette structure pentadique faite d’une tétrade obvie et d’un cinquième élément plus caché est caractéristique de l’écriture platonicienne – elle est omniprésente, en particulier, dans le Timée, au point de fournir le motif de ses lignes introductives45. Au plan philosophique, Platon laisserait entendre à ses lecteurs les plus perspicaces que la question de la science ouverte dans le Théétète par une discussion avec Théétète encore adolescent ne trouve de réponse que dans la complétude de l’édi44 45 L’interprétation développée par Marguerite (1958), selon laquelle « le Théétète, le Sophiste, le Politique et le Philèbe formaient, du point de vue dramatique comme du point de vue logique, une tétralogie ayant pour sujet le problème dialectique de la définition » nous semble corroborée par les relevés stichométriques jadis effectués par A. Diès à partir de « l’editio minor de Tauchnitz, où toutes les lignes sont sensiblement égales et portent en moyenne 38 ou 39 caractères. (…) L’étendue totale du Politique est (…) de 2370 lignes ; une ligne de plus que le Philèbe (2369) », Diès (1935), « Notice », p. viii ; cf. Diès (1941), « Notice », p. ix. La longueur identique du Politique et du Philèbe est un indice sûr que le second complète le premier. Voir Mattéi (1983), p. 556 et Rashed (2013), p. 65-79. Observations sur le prologue du Théétète 45 fice mathématique présupposé par le Timée, complétude permise par les ultimes découvertes du même mathématicien quelque vingt-cinq ans plus tard46. La seconde conclusion est la suivante. Euclide fut un disciple de Socrate mentionné en compagnie de Terpsion dans le Phédon (59c2) ; se fondant sur Hermodore, Diogène Laërce (II, 106) évoque même un séjour de Platon auprès du cercle socratique réuni à Mégare autour d’Euclide. Dans ce contexte, l’évocation d’Euclide au seuil du Théétète et la discrète critique platonicienne ne seraient pas étrangères à la question de l’héritage socratique, dont l’image de la maïeutique atteste toute l’importance pour l’interprétation du dialogue47. Le prologue, tout en préparant la leçon du Timée, prolongerait et préciserait ainsi celle du Phédon. Dans le Phédon, ce monument dressé à la mémoire du maître, Platon excluait discrètement Antisthène du rang des disciples légitimes de Socrate 48 et suggérait également un dépassement de l’enseignement socratique par son étude des techniques mathématiques. Le Timée, véritable tombeau de Théétète, montre que ce dépassement s’appuie sur les travaux mathématiques de celui-ci, qui fondent la théorie platonicienne des α . Incapable d’interpréter philosophiquement les résultats de Théétète, Euclide se révèle héritier stérile de Socrate, tenant d’un rigorisme ontologique d’inspiration éléate dépassé, comme le montre également le Sophiste, par la théorie platonicienne de la division fondée sur les genres transcendantaux49, qui opère la transposition philosophique des travaux de Théétète. Bibliographie Aubenque (1992) : P. Aubenque, « De l’égalité des segments intermédiaires dans la ligne de la République », in : M.O. Goulet-Cazé, G. Madec, D. O’Brien (éd.), ΢ΟΦΙΗ΢ ΜΑΙΗΣΟΡΕ΢ « Chercheurs de sagesse ». Hommage à Jean Pépin, Paris, p. 37–44. Auffret (2014) : Th. Auffret, Mesure et juste mesure chez Platon. Thèse pour l’obtention du doctorat en philosophie de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, Paris. Balansard (2012) : A. Balansard, Enquête sur la doxographie platonicienne dans la première partie du Théétète, Sankt Augustin. Brunschwig (1974) : J. 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