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Annales fribourgeoises, vol. 77, 2015 Traduit de l’allemand par Alexandre Dafflon et Kathrin Utz Tremp d’écrits – à l’exception toutefois de la grande chronique fribourgeoise de François Rudella, rédigée dans les années 1560. L’architecture renaissante n’a laissé des témoignages que dans la seconde moitié du XVIe siècle, soit l’hôtel Ratzé, aujourd’hui siège du Musée d’art et d’histoire de Fribourg. Le poids de l’activité culturelle et artistique se situe ailleurs à Fribourg et les économistes d’aujourd’hui parleraient probablement «d’un produit de niche réussi». Tandis que dans les régions réformées, les tableaux sont détruits et le marché de l’art religieux s’effondre, les ateliers fribourgeois produisent des œuvres d’art de premier rang.34 R. B.-W. LORSQUE L’EGLISE S’EST ENGAGÉE AUX CÔTÉS DE LA RÉPUBLIQUE L’EGLISE FRIBOURGEOISE FACE À LA RÉVOLUTION ET AU SERMENT CIVIQUE (1798) BIBLIOGRAPHIE ADAM Renaud, « Peter Falck (ca. 1468-1519) et ses livres: retour sur une passion » in Revue Suisse d’histoire 56 (2006), pp. 253–272 BEDOUELLE Guy, DE REYFF Simone, BERTOUD Gabrielle, STENZL Jürg, « Humanismus und Reformation » in RUFFIEUX R. (éd.), Geschichte des Kantons Freiburg, Fribourg 1981, t. 1, pp. 301–341 BÜCHI Albert, « Glareans Schüler in Paris (1517-1522), nebst 15 ungedruckten Briefen » in Der Geschichtsfreund: Mitteilungen des historischen Vereins Zentralschweiz 83 (1928), pp. 150–209 En 1798, en pleine tourmente révolutionnaire, l’Eglise fribourgeoise participe activement au maintien de la tranquillité et de la concorde. Un épisode qui tend à relativiser son opposition au nouveau régime républicain. BÜCHI Albert, « Freiburger Studenten auf auswärtigen Hochschulen » in Freiburger Geschichtsblätter 14 (1907), pp. 128–160 HEINEMANN Franz, « Geschichte des Schul- und Bildungslebens im alten Freiburg bis zum 17. Jahrhundert » in Freiburger Geschichtsblätter 2 (1895), pp. 1–146 LEISIBACH Joseph, « Die Briefe von Peter Falck in der Collection Girard » in Freiburger Geschichtsblätter 88 (2011), pp. 83–222 LEISIBACH Joseph, « Le premier cercle humaniste fribourgeois: autour de Pierre Falck »in Bonae litterae. Trois siècles de culture fribourgeoise à travers les livres (XVIe-XVIIe siècles), Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg (éd.), Fribourg 1996, pp. 16–20 SAUERBORN Franz-Dieter, « Die Beziehungen des Humanisten Heinrich Loriti Glarean (1488-1563) zu Freiburg i.Ü.: die Vermittlung Freiburger Prediger, Lehrer und Musiker nach Freiburg i. Ü. als Glareans Beitrag zur Gegenreformation » in Zeitschrift des Breisgau-Geschichtsvereins « Schau ins Land » 107 (1988), pp. 69–85 34 34 GASSER Stephan, SIMON-MUSCHEID Katharina, FRETZ Alain, Die Freiburger Skulptur des 16. Jahrhunderts. Herstellung, Funktion und Auftraggeberschaft, 2 vol., Petersberg 2011. TREMP Ernst, « Ein Freiburger “Europäer”, begraben in Rhodos: Peter Falck (um 14681519) und sein Humanistenkreis » in CLAUDIO Fedrigo, CARMEN Buchiller, HUBERT Foerster, Fribourg sur les chemins de l’Europe, Fribourg 2000, pp. 59–65 ZIMMERMANN Joseph, « Peter Falk: ein Freiburger Staatsmann und Heerführer » Freiburger Geschichtsblätter 12 (1905), pp. 1–151 PAR DAMIEN SAVOY Licencié en histoire moderne, Damien Savoy travaille actuellement comme assistant diplômé à l’Université de Lausanne où il a débuté une thèse sur l’Aufklärung catholique dans le canton de Fribourg. 35 Annales fribourgeoises, vol. 77, 2015 En considérant le conservatisme quasi génétique qu’on lui attribue, d’aucuns penseraient que l’Eglise catholique n’a pu jouer d’autre rôle que celui de frein aux révolutions dans l’Europe de la fin du XVIIIe siècle; que si elle ne s’y est parfois pas opposée frontalement, ce ne fut que dans le but unique de sauvegarder son existence en pariant sur le choix du moindre mal. Dans la très catholique et ultramontaine ville de Fribourg, nous nous attendrions à retrouver, au moment de la révolution helvétique de 1798, une Eglise sur la défensive. Une Eglise peut-être prête à quelques concessions, mais en aucun cas à une collaboration étroite avec les nouvelles autorités. Pourtant, l’attitude des hommes d’Eglise fut loin d’être foncièrement hostile au nouveau régime. En fixant notre attention sur les débuts de la révolution helvétique et l’épisode du serment civique – deux événements révélateurs des dispositions du clergé à collaborer avec l’autorité civile –, notre attention est de montrer que, dans certaines circonstances, l’Eglise catholique s’est aussi révélée un véritable appui aux révolutions. LA RÉPUBLIQUE HELVÉTIQUE, L’ARTICLE 6 ET LE SERMENT CIVIQUE 1 36 Le serment civique est contenu dans l’article 24 de la Constitution helvétique du 12 avril 1798. Sous l’impulsion des mouvements de partisans de réformes patriotiques et de l’action décisive des troupes françaises, les cantons suisses entrent dans l’orbite révolutionnaire au début de l’année 1798. Sur le modèle des nombreuses républiques sœurs instaurées par le Directoire français, l’ancienne Confédération fait place à une république «une et indivisible», construite sur les principes de la Déclaration du droit de l’homme et du citoyen. Le 12 avril 1798, la République helvétique proclame solennellement son existence en se dotant d’une Constitution unitaire qui doit mettre fin aux particularismes cantonaux. Dans les discours des nouvelles élites politiques, les Suisses forment désormais un peuple de frères réunis sous un même étendard, celui des libertés individuelles et de l’égalité des droits. Cette fraternité trouve l’une de ses principales expressions dans la formation d’un corps de citoyens «Helvétiens» dont l’universalité constitue la source première de la souveraineté du nouvel Etat. Particularité du contexte helvétique, l’accès à cette citoyenneté est limité par la réalisation d’un certain nombre de conditions, dont celle de prêter le serment «de servir sa patrie et la cause de la liberté et de l’égalité, en bon et fidèle citoyen, avec toute l’exactitude et le zèle dont il est capable, et avec une juste haine contre l’anarchie et la licence».1 Damien Savoy I L’Eglise fribourgeoise face à la révolution et au serment civique (1798) Dans de nombreuses régions rurales, le serment civique – comme acte d’instauration du nouveau régime – sera le catalyseur de fortes résistances locales dirigées contre le pouvoir centralisateur. En refusant de prêter le serment, Nidwald deviendra ainsi le théâtre d’une insurrection désespérée aboutissant au massacre de plus de 300 de ses habitants.* Cet exemple suffit à démontrer toute la détermination de la République helvétique dans son dessein de faire prêter uniformément le serment, n’hésitant pas au besoin à se reposer sur la rigueur de l’armée française du général Schauenberg. Mais les résistances au serment ne seront pas seulement motivées par les velléités villageoises pour la conservation de leurs libertés traditionnelles. Le serment civique est indéniablement teinté d’une coloration religieuse et fera en cela naître de vives inquiétudes au sein du clergé catholique. En reconnaissant tout d’abord implicitement la soumission aux lois, le serment civique réveillera les doutes du clergé relatifs à l’article constitutionnel 6**; article qui – comme nous le constaterons – sera à l’origine d’un vaste débat sur la question de la concordance entre la Constitution et la religion catholique. C’est ensuite la crainte d’un schisme «à la française» qui alimentera la méfiance de plusieurs clercs catholiques. Le serment à la Constitution civile du clergé (1790) avait en effet plongé le clergé de France dans de longues et intestines divisions – que se passerait-il si seule une partie du clergé suisse acceptait le serment civique? A l’orée des prestations qui se dérouleront en été 1798, ce n’est donc rien de moins que l’unité de l’Eglise catholique d’Helvétie qui est mise en péril. Un défi de taille pour ces hommes de Dieu qui avaient jusqu’alors échappé aux bouleversements révolutionnaires. * Les «Schreckenstage» de Nidwald se sont déroulées du 7 au 9 septembre 1798. ** «La liberté de conscience est illimitée; la manifestation des opinions religieuses est subordonnée aux sentiments de la concorde et de la paix. Tous les cultes sont permis s’ils ne troublent point l’ordre public et n’affectent aucune domination ou prééminence. La police les surveille et a le droit de s’enquérir des dogmes et des devoirs qu’ils enseignent. Les rapports d’une secte avec une autorité étrangère ne doivent influer ni sur les affaires politiques, ni sur la prospérité et les lumières du peuple.» L’ARTICLE 6 ET LE SERMENT CIVIQUE EN DÉBAT Le siège épiscopal est occupé, à la veille de la révolution, par un patricien âgé de 45 ans du nom de Jean-Baptiste d’Odet (1752-1803). Consacré moins de deux années plus tôt, ce chanoine de Saint-Nicolas et ancien curé d’Assens est, au moment des premières agitations, encore novice dans l’exercice de ses fonctions. Alors que des révolutions se concrétisent dans certaines régions (Bâle, Vaud) et que les troubles s’étendent dans le canton de Fribourg, le nouvel évêque adresse en février 1798 une circulaire à l’ensemble de ses curés.2 C’est avant tout la mise en circulation du projet de Constitution rédigé par le révolutionnaire bâlois Pierre Ochs qui retient son attention. En lisant les articles relatifs à la religion et au 2 BCUF, GK 1000/1798/1. 37 Annales fribourgeoises, vol. 77, 2015 Portait de Jean-Baptiste Odet, évêque de Lausanne (1796-1803). Evêché du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg. Photo: Damien Savoy. 3 38 Réflexions sur l’article six du Projet de Constitution pour la Suisse. Présentées à Mgr de Lausanne par G. Girard Cord[elier]. S. d. [février 1798]. BCUF, Papiers Girard, LD 12, B-1. serment civique, le prélat dit «éprouver les plus vives alarmes». Bien qu’il assure «très positivement» ce projet de ne pas être officiel, il observe dans l’article 6 des éléments «tendant à détruire la religion» et d’autres annonçant insensiblement un «schisme». Concernant la prestation d’un éventuel serment, l’évêque ordonne à ses clercs «d’excepter tout ce qui sera[it] contraire à la religion» et de toujours s’adresser à lui en cas de doutes afin de «conserver l’uniformité religieuse nécessaire». Mgr d’Odet apparaît ainsi dans cette missive comme un prélat inquiet d’une révolution dont il ne connaît pas encore le visage, mais déterminé dans tous les cas à préserver l’unité de son clergé. C’est dans cet esprit que l’évêque convoque, dans le courant du mois de février, les membres les plus influents de son diocèse, parmi lesquels sa cour épiscopale ainsi que plusieurs professeurs du collège Saint-Michel et supérieurs de couvent. Ce petit synode nous est partiellement connu à travers les écrits d’un jeune cordelier, alors âgé de 33 ans, le Père Grégoire Girard. Invité par son évêque à s’exprimer sur la compatibilité entre la religion catholique et le projet de Constitution d’Ochs, le Père Girard se propose de rédiger un mémoire dans lequel il approfondirait cette question. Conservé à la Bibliothèque universitaire de Fribourg3, cet écrit nous renseigne sur les différentes opinions émises lors de cette assemblée. Selon le cordelier, les partisans et les opposants à l’article 6 auraient été peu nombreux face à une majorité plutôt indécise. La «liberté de conscience illimitée» assimilée à un «tolérantisme monstrueux», la puissance temporelle accusée de s’ériger en «juge de la foi et des mœurs», la réduction de l’Eglise sous le nom de «secte», enfin, la limitation des rapports avec le Saint-Siège, auraient constitué autant de dispositions inacceptables pour les adversaires de l’article 6. Se reposant sur les Pères de l’Eglise, le Père Girard préconise de son côté de suivre l’exemple des premiers chrétiens qui se soumirent aux gouvernements païens, et non celui des prêtres réfractaires français, qui auraient «fini par tout perdre en ne voulant rien céder». Le modèle de l’Eglise primitive permet au cordelier d’apporter une solution théologique à la révolution en cours. Tout en développant une conception éclairée d’une Eglise tournée vers l’essentiel et la simplicité, le cordelier – en invoquant le passé mythique des origines du christianisme – donne à son évêque une référence incontestable. 39 Damien Savoy I L’Eglise fribourgeoise face à la révolution et au serment civique (1798) L’ENGAGEMENT DE L’EGLISE LORS DES DÉBUTS DE LA RÉVOLUTION Portrait du père Grégoire Girard, autour de 1800. Couvent des cordeliers Fribourg. Photo: Damien Savoy. 4 40 DAGUET 1896, pp. 43-44. Le 2 mars 1798, la ville de Fribourg capitule sans combattre devant l’ultimatum du général Brune. L’une des premières mesures du général français consiste à mettre sur pied un gouvernement provisoire dont la présidence est confiée à un membre «éclairé» de l’ancien Conseil des Deux-Cents, le citoyen Jean Montenach. Tant pour le général français que pour l’autorité provisoire, il est essentiel que la tranquillité revienne au plus vite. Ils cherchent ainsi à rassurer rapidement le peuple fribourgeois, parfois inquiet quant aux vues religieuses des nouveaux gouvernants; par plusieurs proclamations, ils lui promettent le maintien et la sûreté de la religion de ses Pères. Pour s’assurer de l’efficacité de leurs paroles, ils s’efforcent en même temps de s’attacher le soutien de l’autorité ecclésiastique. Bien que le mémoire du Père Girard ait suscité un vif mécontentement de la part d’une fraction du clergé (qui l’aurait même accusé de kantisme, si l’on en croit son disciple Daguet)4, c’est la manière de penser du cordelier qui triomphera durant les premiers temps de la révolution. Initialement inquiet durant les premiers troubles révolutionnaires, Mgr d’Odet – ou plutôt Mgr Odet, la révolution ayant gommé les particules – agira comme un prélat à la fois rassuré et rassurant après la chute effective du gouvernement patricien. Trois jours après la chute de Fribourg, le gouvernement de Montenach requiert déjà la collaboration de l’évêque. Il lui demande à ce propos de transmettre dans une lettre pastorale les promesses rassurantes des nouvelles autorités; le prélat est pareillement sollicité de ramener «le peuple à l’ordre et à la soumission» et de réprimer les ecclésiastiques qui se seraient permis de prêcher contre le nouveau régime.5 Sensible aux déclarations du gouvernement provisoire, Mgr Odet répond positivement aux requêtes qui lui sont adressées et fait imprimer le lendemain un mandement dans lequel il s’empresse de tranquilliser ses ouailles.6 Cette lettre ne suffit apparemment pas à calmer tous les esprits. Le 24 mars, déplorant les difficultés éprouvées par ses fonctionnaires dans plusieurs paroisses, le gouvernement provisoire prie à nouveau l’évêque de lui venir en aide.7 En utilisant une rhétorique qui n’est pas sans rappeler le mémoire du Père Girard, Mgr Odet exhorte les fidèles de son diocèse à la soumission aux nouvelles autorités.8 A l’image des premiers chrétiens auxquels il donne la fonction d’exemple, l’évêque leur demande de suivre l’enseignement de saint Paul et d’être «soumis à ceux qui sont [leurs] maîtres selon la chaire et non seulement par la crainte et lorsqu’[ils sont] sous leurs yeux, mais par amour pour [leur] Dieu qui [leur] ordonne d’obéir à toute autorité qui gouverne». 5 AEF, H 2.2 Manuel du gouvernement provisoire de la commune de Fribourg, p. 11. 6 BCUF, GK 1000/1798/7. 7 AEF, H 2.1 Manuel du gouvernement provisoire de la commune de Fribourg, p. 95. 8 BCUF, GK 1000/1798/10. 41 Annales fribourgeoises, vol. 77, 2015 Dans cette première phase révolutionnaire, l’Eglise – après avoir été déjà préalablement tranquillisée de l’intérieur par quelques-uns de ses clercs, à l’exemple du Père Girard – semble se laisser diligemment guider par un gouvernement regardant le maintien de bonnes relations avec l’autorité ecclésiastique comme l’une de ses priorités. Entre l’instauration de la République helvétique et les débuts de l’été 1798, la collaboration entre les autorités civiles et l’Eglise permet alors à la révolution de s’opérer dans une relative sérénité. Fribourg ne connaît en effet aucun trouble contrerévolutionnaire sérieux à ce moment-là et le clergé, bien que surveillé de près par les sous-préfets et les agents nationaux, ne donne lieu à presque aucune plainte. L’ENGAGEMENT DE L’EGLISE LORS DU SERMENT CIVIQUE «Ce mandement nous a sauvé» peut-on lire au dos de l’un des mandements épiscopaux de 2 août 1798 conservé aux archives du diocèse. Cette notice est signée par le secrétaire épiscopal Gottofrey. AEL, II.4 Les évêques, Mgr Odet. Photo: Damien Savoy. 42 En juillet 1798, au moment où la question du serment civique devient particulièrement pressante, les premières inquiétudes réapparaissent dans le canton de Fribourg. Selon le chanoine Fontaine qui s’en plaint au ministre des Arts et Sciences Stapfer, des prêtres français anciennement émigrés dans les cantons catholiques alimenteraient depuis l’étranger une propagande hostile à l’encontre du serment civique: plusieurs religieux Damien Savoy I L’Eglise fribourgeoise face à la révolution et au serment civique (1798) fribourgeois en seraient même «alarmés».9 Ces inquiétudes se retrouvent également dans la correspondance d’Odet. Conformément aux directives épiscopales données en février, le curé de la Tour-de-Trême et doyen du décanat de Gruyère Jacques-Philippe Thorin s’adresse à son évêque pour recevoir une marche à suivre face au serment.10 La nécessité de conserver une uniformité d’action dans un clergé indécis pousse Mgr Odet à convoquer une nouvelle assemblée. Le résultat de ce second synode daté du 15 juillet apparaît dans un document conservé aux archives de l’évêché de Sion.11 Après un examen minutieux des termes utilisés – notamment des concepts de liberté et d’égalité –, les représentants du clergé fribourgeois jugent le serment civique «licite», d’autant plus qu’il s’adresse à un gouvernement «légitime» s’étant distingué en promettant de ne porter «aucune atteinte» à la religion catholique. C’est donc d’un «même sentiment» qu’ils se seraient prononcés en faveur du serment, ne serait-ce que pour éviter les maux «inévitables et incalculables» qu’occasionnerait son refus. Suivant l’avis de ses théologiens – notamment celui du Père Girard dont la présence à ce synode nous est attestée12 –, Mgr Odet entreprend une démarche d’envergure pour faire accepter unanimement le serment dans son diocèse. Le 2 août, il fait afficher sur la porte de chaque église un placard patriotique dans lequel il exhorte ses ouailles à prêter le serment à «un gouvernement qui ne manquera de [les] rendre heureux, surtout si, à l’exemple des premiers chrétiens, [ils] regardent comme une de [leurs] essentielles obligations celle d’être soumis et obéissants aux Autorités qui [les] gouvernent».13 L’effet de ce mandement ne tardera pas à porter ses fruits. Le 19 août, les prestations du serment civique se seraient déroulées dans le canton de Fribourg «avec ordre et décence et sous le caractère d’une pleine obéissance de la loi», selon un rapport du gouvernement.14 Le Directoire ne manque d’ailleurs pas de souligner le rôle joué par l’évêque ainsi que de le remercier «pour tous les soins qu’il s’est donnés depuis la révolution, pour prévenir les convulsions violentes chez le peuple de son canton».15 Signe de l’estime placée dans la personne de Jean-Baptiste Odet, le ministre Stapfer imagine, à ce moment, confier la partie helvétique du diocèse de Constance à cet «homme sage et digne de la confiance du gouvernement».16 Le prélat fribourgeois reçoit également des louanges de ses supérieurs ecclésiastiques: selon le nonce, le pape aurait jugé «louable» sa conduite «tenue dans la circonstance embarrassante du serment civique».17 9 ASHR, II, N° 173/4a, p. 785. 10 AEL, II.4, Evêques de Lausanne, J.B. Odet. 11 AES, vol. 351 Politica, 100. 12 Girard 1948, p. 47. 13 BCUF, GK 1000/1798/4. 14 AFB, Helvétique, vol. 534, pp. 299-321. 15 ASHR, II, N° 173/32, p. 792, le Directoire au préfet national du canton de Fribourg (13 août 1798). 16 ASHR, II, N° 173/4b, p. 786, le ministre des Arts et Sciences au chanoine Fontaine (8 août 1798 et 7 octobre 1798). 17 AFB, Helvétique, vol. 534, p. 255, le nonce apostolique à Odet (copie). 43 Annales fribourgeoises, vol. 77, 2015 L’engagement de l’Eglise fribourgeoise lors du serment civique – et cela est moins connu – ne s’est pas limité aux frontières cantonales. Des documents retrouvés aux archives de l’évêché de Sion témoignent de l’ampleur des efforts entrepris par les religieux fribourgeois pour maintenir l’unité du catholicisme helvétique lors de ces temps de troubles.18 Alors que l’évêque de Sion Mgr Blatter laisse transparaître des doutes sur la question du serment civique, plusieurs ecclésiastiques parmi lesquels l’évêque Odet, le secrétaire épiscopal Gottofrey, ou encore le chanoine Fontaine, exhortent le prélat sédunois à œuvrer de concert avec l’Eglise fribourgeoise. C’est finalement dans cette voie que s’engagera l’évêque de Sion qui, le 17 août, fera publier un mandement analogue à celui qu’Odet lui avait transmis.19 La ressemblance entre les deux mandements ne laisse d’ailleurs aucun doute sur l’influence exercée par l’Eglise fribourgeoise sur l’Eglise valaisanne. 18 AES, vol. 351 Politica. 19 AFB, Helvétique, vol. 534, pp. 127-128. 44 Le récit des événements que nous venons de retracer présente l’exemple d’un canton dans lequel l’instauration du nouveau régime s’est réalisée pacifiquement en raison, notamment, de l’efficiente collaboration entre les autorités civiles et religieuses. Durant les premiers mois de la République helvétique, l’Eglise fribourgeoise s’est efforcée de garder une unité d’action et de soutenir les nouvelles autorités dans leur dessein de maintenir la tranquillité et la concorde dans le canton. Les motivations qui ont engagé les hommes d’Eglise à adopter une telle conduite sont, quant à elles, multiples. Les divisions qui ne tarderont pas à surgir au sein du clergé fribourgeois entre, d’un côté, une fraction conservatrice et ultramontaine et, de l’autre, une fraction éclairée et réformatrice, nous permettent de mieux appréhender les attentes des uns et des autres au moment du serment civique. Dans l’esprit des défenseurs des droits traditionnels de l’Eglise, la révolution helvétique – en raison de son fondement philosophique et de sa politique de sécularisation – ne pouvait être envisagée qu’avec une méfiance légitime. La thèse du moindre mal semble ici être la plus adaptée pour expliquer l’attitude conciliante de ces clercs, pourtant hostiles aux idées nouvelles. Mais pour les ecclésiastiques gagnés aux idées de l’Aufklärung catholique qui fleurissaient dans les universités allemandes, la révolution helvétique ouvrait la voie à une régénération à la fois morale et religieuse de la société; elle permettait la réalisation de réformes encore impensables sous l’Ancien Régime. L’espoir suscité par la révolution a conduit certains prêtres éclairés à se rapprocher d’un gou- Damien Savoy I L’Eglise fribourgeoise face à la révolution et au serment civique (1798) vernement envers lequel ils avaient de nombreuses attentes. C’est en effet précisément à ce même moment que le père Girard adresse son fameux projet d’éducation aux autorités suprêmes de l’Helvétie, ou encore, que le chanoine Fontaine chante les louanges de l’égalité des droits dans l’église collégiale de Fribourg. D. S. BIBLIOGRAPHIE DAGUET Alexandre, Le père Girard et son temps: histoire de la vie, des doctrines et des travaux de l’éducateur suisse (1765-1850), Paris 1896 GIRARD Grégoire, Quelques souvenirs de ma vie avec des réflexions, Fribourg 1948 MICHAUD Marius, La contre-révolution dans le Canton de Fribourg, 1789-1815. Doctrine, propagande et action, Fribourg 1978 SAVOY Damien, «Du soutien à l’opposition. Prises de position de l’évêque de Lausanne Jean-Baptiste Odet sous la République helvétique (1798-1803)» in SZRKG 108 (2014), pp. 423-438 ULDRY Jean-Pierre, Charles-Aloyse Fontaine, chanoine de Saint-Nicolas: 14 juin 1754 – 12 mai 1834, Fribourg 1965 45