Annales fribourgeoises, vol. 77, 2015
Traduit de l’allemand
par Alexandre Dafflon
et Kathrin Utz Tremp
d’écrits – à l’exception toutefois de la grande chronique fribourgeoise de
François Rudella, rédigée dans les années 1560. L’architecture renaissante
n’a laissé des témoignages que dans la seconde moitié du XVIe siècle, soit
l’hôtel Ratzé, aujourd’hui siège du Musée d’art et d’histoire de Fribourg.
Le poids de l’activité culturelle et artistique se situe ailleurs à Fribourg et
les économistes d’aujourd’hui parleraient probablement «d’un produit
de niche réussi». Tandis que dans les régions réformées, les tableaux sont
détruits et le marché de l’art religieux s’effondre, les ateliers fribourgeois
produisent des œuvres d’art de premier rang.34
R. B.-W.
LORSQUE L’EGLISE S’EST ENGAGÉE AUX CÔTÉS DE LA RÉPUBLIQUE
L’EGLISE FRIBOURGEOISE FACE
À LA RÉVOLUTION ET AU SERMENT
CIVIQUE (1798)
BIBLIOGRAPHIE
ADAM Renaud, « Peter Falck (ca. 1468-1519) et ses livres: retour sur une passion » in
Revue Suisse d’histoire 56 (2006), pp. 253–272
BEDOUELLE Guy, DE REYFF Simone, BERTOUD Gabrielle, STENZL Jürg, « Humanismus und
Reformation » in RUFFIEUX R. (éd.), Geschichte des Kantons Freiburg, Fribourg 1981, t. 1,
pp. 301–341
BÜCHI Albert, « Glareans Schüler in Paris (1517-1522), nebst 15 ungedruckten Briefen »
in Der Geschichtsfreund: Mitteilungen des historischen Vereins Zentralschweiz 83 (1928), pp.
150–209
En 1798, en pleine tourmente révolutionnaire, l’Eglise fribourgeoise participe activement au maintien de la tranquillité et de la concorde. Un épisode
qui tend à relativiser son opposition au nouveau régime républicain.
BÜCHI Albert, « Freiburger Studenten auf auswärtigen Hochschulen » in Freiburger Geschichtsblätter 14 (1907), pp. 128–160
HEINEMANN Franz, « Geschichte des Schul- und Bildungslebens im alten Freiburg bis
zum 17. Jahrhundert » in Freiburger Geschichtsblätter 2 (1895), pp. 1–146
LEISIBACH Joseph, « Die Briefe von Peter Falck in der Collection Girard » in Freiburger
Geschichtsblätter 88 (2011), pp. 83–222
LEISIBACH Joseph, « Le premier cercle humaniste fribourgeois: autour de Pierre Falck »in
Bonae litterae. Trois siècles de culture fribourgeoise à travers les livres (XVIe-XVIIe siècles), Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg (éd.), Fribourg 1996, pp. 16–20
SAUERBORN Franz-Dieter, « Die Beziehungen des Humanisten Heinrich Loriti Glarean
(1488-1563) zu Freiburg i.Ü.: die Vermittlung Freiburger Prediger, Lehrer und Musiker
nach Freiburg i. Ü. als Glareans Beitrag zur Gegenreformation » in Zeitschrift des Breisgau-Geschichtsvereins « Schau ins Land » 107 (1988), pp. 69–85
34
34
GASSER Stephan,
SIMON-MUSCHEID
Katharina, FRETZ Alain,
Die Freiburger Skulptur
des 16. Jahrhunderts.
Herstellung, Funktion
und Auftraggeberschaft,
2 vol., Petersberg 2011.
TREMP Ernst, « Ein Freiburger “Europäer”, begraben in Rhodos: Peter Falck (um 14681519) und sein Humanistenkreis » in CLAUDIO Fedrigo, CARMEN Buchiller, HUBERT
Foerster, Fribourg sur les chemins de l’Europe, Fribourg 2000, pp. 59–65
ZIMMERMANN Joseph, « Peter Falk: ein Freiburger Staatsmann und Heerführer » Freiburger Geschichtsblätter 12 (1905), pp. 1–151
PAR DAMIEN SAVOY
Licencié en histoire moderne, Damien Savoy travaille actuellement comme assistant diplômé à l’Université de Lausanne où il a débuté une thèse sur l’Aufklärung catholique dans le canton de Fribourg.
35
Annales fribourgeoises, vol. 77, 2015
En considérant le conservatisme quasi génétique qu’on lui attribue, d’aucuns penseraient que l’Eglise catholique n’a pu jouer d’autre rôle que celui
de frein aux révolutions dans l’Europe de la fin du XVIIIe siècle; que si
elle ne s’y est parfois pas opposée frontalement, ce ne fut que dans le but
unique de sauvegarder son existence en pariant sur le choix du moindre
mal. Dans la très catholique et ultramontaine ville de Fribourg, nous nous
attendrions à retrouver, au moment de la révolution helvétique de 1798,
une Eglise sur la défensive. Une Eglise peut-être prête à quelques concessions, mais en aucun cas à une collaboration étroite avec les nouvelles autorités. Pourtant, l’attitude des hommes d’Eglise fut loin d’être foncièrement
hostile au nouveau régime. En fixant notre attention sur les débuts de la
révolution helvétique et l’épisode du serment civique – deux événements
révélateurs des dispositions du clergé à collaborer avec l’autorité civile –,
notre attention est de montrer que, dans certaines circonstances, l’Eglise
catholique s’est aussi révélée un véritable appui aux révolutions.
LA RÉPUBLIQUE HELVÉTIQUE,
L’ARTICLE 6 ET LE SERMENT CIVIQUE
1
36
Le serment civique
est contenu dans
l’article 24 de
la Constitution
helvétique
du 12 avril 1798.
Sous l’impulsion des mouvements de partisans de réformes patriotiques
et de l’action décisive des troupes françaises, les cantons suisses entrent
dans l’orbite révolutionnaire au début de l’année 1798. Sur le modèle
des nombreuses républiques sœurs instaurées par le Directoire français,
l’ancienne Confédération fait place à une république «une et indivisible»,
construite sur les principes de la Déclaration du droit de l’homme et du
citoyen. Le 12 avril 1798, la République helvétique proclame solennellement son existence en se dotant d’une Constitution unitaire qui doit
mettre fin aux particularismes cantonaux. Dans les discours des nouvelles
élites politiques, les Suisses forment désormais un peuple de frères réunis
sous un même étendard, celui des libertés individuelles et de l’égalité des
droits. Cette fraternité trouve l’une de ses principales expressions dans la
formation d’un corps de citoyens «Helvétiens» dont l’universalité constitue la source première de la souveraineté du nouvel Etat. Particularité du
contexte helvétique, l’accès à cette citoyenneté est limité par la réalisation
d’un certain nombre de conditions, dont celle de prêter le serment «de
servir sa patrie et la cause de la liberté et de l’égalité, en bon et fidèle
citoyen, avec toute l’exactitude et le zèle dont il est capable, et avec une
juste haine contre l’anarchie et la licence».1
Damien Savoy I L’Eglise fribourgeoise face à la révolution et au serment civique (1798)
Dans de nombreuses régions rurales, le serment civique – comme acte
d’instauration du nouveau régime – sera le catalyseur de fortes résistances
locales dirigées contre le pouvoir centralisateur. En refusant de prêter le
serment, Nidwald deviendra ainsi le théâtre d’une insurrection désespérée
aboutissant au massacre de plus de 300 de ses habitants.* Cet exemple
suffit à démontrer toute la détermination de la République helvétique
dans son dessein de faire prêter uniformément le serment, n’hésitant
pas au besoin à se reposer sur la rigueur de l’armée française du général
Schauenberg. Mais les résistances au serment ne seront pas seulement
motivées par les velléités villageoises pour la conservation de leurs libertés traditionnelles. Le serment civique est indéniablement teinté d’une
coloration religieuse et fera en cela naître de vives inquiétudes au sein du
clergé catholique. En reconnaissant tout d’abord implicitement la soumission aux lois, le serment civique réveillera les doutes du clergé relatifs
à l’article constitutionnel 6**; article qui – comme nous le constaterons
– sera à l’origine d’un vaste débat sur la question de la concordance entre
la Constitution et la religion catholique. C’est ensuite la crainte d’un
schisme «à la française» qui alimentera la méfiance de plusieurs clercs
catholiques. Le serment à la Constitution civile du clergé (1790) avait en
effet plongé le clergé de France dans de longues et intestines divisions –
que se passerait-il si seule une partie du clergé suisse acceptait le serment
civique? A l’orée des prestations qui se dérouleront en été 1798, ce n’est
donc rien de moins que l’unité de l’Eglise catholique d’Helvétie qui est
mise en péril. Un défi de taille pour ces hommes de Dieu qui avaient
jusqu’alors échappé aux bouleversements révolutionnaires.
* Les «Schreckenstage» de
Nidwald se sont déroulées
du 7 au 9 septembre 1798.
** «La liberté de
conscience est illimitée;
la manifestation des opinions religieuses est subordonnée aux sentiments de
la concorde et de la paix.
Tous les cultes sont
permis s’ils ne troublent
point l’ordre public et
n’affectent aucune domination ou prééminence.
La police les surveille
et a le droit de s’enquérir
des dogmes et des devoirs
qu’ils enseignent. Les
rapports d’une secte avec
une autorité étrangère
ne doivent influer ni sur
les affaires politiques, ni
sur la prospérité et les
lumières du peuple.»
L’ARTICLE 6 ET LE SERMENT CIVIQUE EN DÉBAT
Le siège épiscopal est occupé, à la veille de la révolution, par un patricien
âgé de 45 ans du nom de Jean-Baptiste d’Odet (1752-1803). Consacré
moins de deux années plus tôt, ce chanoine de Saint-Nicolas et ancien
curé d’Assens est, au moment des premières agitations, encore novice
dans l’exercice de ses fonctions. Alors que des révolutions se concrétisent
dans certaines régions (Bâle, Vaud) et que les troubles s’étendent dans le
canton de Fribourg, le nouvel évêque adresse en février 1798 une circulaire à l’ensemble de ses curés.2 C’est avant tout la mise en circulation du
projet de Constitution rédigé par le révolutionnaire bâlois Pierre Ochs
qui retient son attention. En lisant les articles relatifs à la religion et au
2
BCUF,
GK 1000/1798/1.
37
Annales fribourgeoises, vol. 77, 2015
Portait de Jean-Baptiste
Odet, évêque de Lausanne
(1796-1803). Evêché du
diocèse de Lausanne,
Genève et Fribourg.
Photo: Damien Savoy.
3
38
Réflexions
sur l’article six du Projet
de Constitution pour
la Suisse. Présentées
à Mgr de Lausanne
par G. Girard Cord[elier].
S. d. [février 1798].
BCUF, Papiers Girard,
LD 12, B-1.
serment civique, le prélat dit «éprouver les plus vives alarmes». Bien qu’il
assure «très positivement» ce projet de ne pas être officiel, il observe
dans l’article 6 des éléments «tendant à détruire la religion» et d’autres
annonçant insensiblement un «schisme». Concernant la prestation d’un
éventuel serment, l’évêque ordonne à ses clercs «d’excepter tout ce qui
sera[it] contraire à la religion» et de toujours s’adresser à lui en cas de
doutes afin de «conserver l’uniformité religieuse nécessaire». Mgr d’Odet
apparaît ainsi dans cette missive comme un prélat inquiet d’une révolution dont il ne connaît pas encore le visage, mais déterminé dans tous les
cas à préserver l’unité de son clergé.
C’est dans cet esprit que l’évêque convoque, dans le courant du mois
de février, les membres les plus influents de son diocèse, parmi lesquels
sa cour épiscopale ainsi que plusieurs professeurs du collège Saint-Michel et supérieurs de couvent. Ce petit synode nous est partiellement
connu à travers les écrits d’un jeune cordelier, alors âgé de 33 ans, le Père
Grégoire Girard. Invité par son évêque à s’exprimer sur la compatibilité
entre la religion catholique et le projet de Constitution d’Ochs, le Père
Girard se propose de rédiger un mémoire dans lequel il approfondirait
cette question. Conservé à la Bibliothèque universitaire de Fribourg3,
cet écrit nous renseigne sur les différentes opinions émises lors de cette
assemblée. Selon le cordelier, les partisans et les opposants à l’article 6
auraient été peu nombreux face à une majorité plutôt indécise. La «liberté
de conscience illimitée» assimilée à un «tolérantisme monstrueux», la
puissance temporelle accusée de s’ériger en «juge de la foi et des mœurs»,
la réduction de l’Eglise sous le nom de «secte», enfin, la limitation des
rapports avec le Saint-Siège, auraient constitué autant de dispositions
inacceptables pour les adversaires de l’article 6. Se reposant sur les Pères
de l’Eglise, le Père Girard préconise de son côté de suivre l’exemple des
premiers chrétiens qui se soumirent aux gouvernements païens, et non
celui des prêtres réfractaires français, qui auraient «fini par tout perdre en
ne voulant rien céder». Le modèle de l’Eglise primitive permet au cordelier d’apporter une solution théologique à la révolution en cours. Tout en
développant une conception éclairée d’une Eglise tournée vers l’essentiel
et la simplicité, le cordelier – en invoquant le passé mythique des origines
du christianisme – donne à son évêque une référence incontestable.
39
Damien Savoy I L’Eglise fribourgeoise face à la révolution et au serment civique (1798)
L’ENGAGEMENT DE L’EGLISE
LORS DES DÉBUTS DE LA RÉVOLUTION
Portrait du père
Grégoire Girard,
autour de 1800. Couvent
des cordeliers Fribourg.
Photo: Damien Savoy.
4
40
DAGUET 1896,
pp. 43-44.
Le 2 mars 1798, la ville de Fribourg capitule sans combattre devant l’ultimatum du général Brune. L’une des premières mesures du général français
consiste à mettre sur pied un gouvernement provisoire dont la présidence
est confiée à un membre «éclairé» de l’ancien Conseil des Deux-Cents, le
citoyen Jean Montenach. Tant pour le général français que pour l’autorité provisoire, il est essentiel que la tranquillité revienne au plus vite. Ils
cherchent ainsi à rassurer rapidement le peuple fribourgeois, parfois inquiet quant aux vues religieuses des nouveaux gouvernants; par plusieurs
proclamations, ils lui promettent le maintien et la sûreté de la religion de
ses Pères. Pour s’assurer de l’efficacité de leurs paroles, ils s’efforcent en
même temps de s’attacher le soutien de l’autorité ecclésiastique.
Bien que le mémoire du Père Girard ait suscité un vif mécontentement de
la part d’une fraction du clergé (qui l’aurait même accusé de kantisme, si
l’on en croit son disciple Daguet)4, c’est la manière de penser du cordelier
qui triomphera durant les premiers temps de la révolution. Initialement
inquiet durant les premiers troubles révolutionnaires, Mgr d’Odet – ou
plutôt Mgr Odet, la révolution ayant gommé les particules – agira comme
un prélat à la fois rassuré et rassurant après la chute effective du gouvernement patricien.
Trois jours après la chute de Fribourg, le gouvernement de Montenach
requiert déjà la collaboration de l’évêque. Il lui demande à ce propos
de transmettre dans une lettre pastorale les promesses rassurantes des
nouvelles autorités; le prélat est pareillement sollicité de ramener «le
peuple à l’ordre et à la soumission» et de réprimer les ecclésiastiques qui
se seraient permis de prêcher contre le nouveau régime.5 Sensible aux
déclarations du gouvernement provisoire, Mgr Odet répond positivement aux requêtes qui lui sont adressées et fait imprimer le lendemain
un mandement dans lequel il s’empresse de tranquilliser ses ouailles.6
Cette lettre ne suffit apparemment pas à calmer tous les esprits. Le 24
mars, déplorant les difficultés éprouvées par ses fonctionnaires dans
plusieurs paroisses, le gouvernement provisoire prie à nouveau l’évêque
de lui venir en aide.7 En utilisant une rhétorique qui n’est pas sans
rappeler le mémoire du Père Girard, Mgr Odet exhorte les fidèles de
son diocèse à la soumission aux nouvelles autorités.8 A l’image des premiers chrétiens auxquels il donne la fonction d’exemple, l’évêque leur
demande de suivre l’enseignement de saint Paul et d’être «soumis à ceux
qui sont [leurs] maîtres selon la chaire et non seulement par la crainte
et lorsqu’[ils sont] sous leurs yeux, mais par amour pour [leur] Dieu qui
[leur] ordonne d’obéir à toute autorité qui gouverne».
5
AEF, H 2.2 Manuel du
gouvernement provisoire de la commune
de Fribourg, p. 11.
6
BCUF,
GK 1000/1798/7.
7
AEF, H 2.1 Manuel du
gouvernement provisoire de la commune
de Fribourg, p. 95.
8
BCUF,
GK 1000/1798/10.
41
Annales fribourgeoises, vol. 77, 2015
Dans cette première phase révolutionnaire, l’Eglise – après avoir été déjà
préalablement tranquillisée de l’intérieur par quelques-uns de ses clercs,
à l’exemple du Père Girard – semble se laisser diligemment guider par un
gouvernement regardant le maintien de bonnes relations avec l’autorité
ecclésiastique comme l’une de ses priorités. Entre l’instauration de la
République helvétique et les débuts de l’été 1798, la collaboration entre
les autorités civiles et l’Eglise permet alors à la révolution de s’opérer dans
une relative sérénité. Fribourg ne connaît en effet aucun trouble contrerévolutionnaire sérieux à ce moment-là et le clergé, bien que surveillé de
près par les sous-préfets et les agents nationaux, ne donne lieu à presque
aucune plainte.
L’ENGAGEMENT DE L’EGLISE LORS DU SERMENT CIVIQUE
«Ce mandement nous a
sauvé» peut-on lire au dos
de l’un des mandements
épiscopaux de 2 août 1798
conservé aux archives du
diocèse. Cette notice est
signée par le secrétaire épiscopal Gottofrey. AEL, II.4
Les évêques, Mgr Odet.
Photo: Damien Savoy.
42
En juillet 1798, au moment où la question du serment civique devient
particulièrement pressante, les premières inquiétudes réapparaissent dans
le canton de Fribourg. Selon le chanoine Fontaine qui s’en plaint au
ministre des Arts et Sciences Stapfer, des prêtres français anciennement
émigrés dans les cantons catholiques alimenteraient depuis l’étranger une
propagande hostile à l’encontre du serment civique: plusieurs religieux
Damien Savoy I L’Eglise fribourgeoise face à la révolution et au serment civique (1798)
fribourgeois en seraient même «alarmés».9 Ces inquiétudes se retrouvent
également dans la correspondance d’Odet. Conformément aux directives
épiscopales données en février, le curé de la Tour-de-Trême et doyen du
décanat de Gruyère Jacques-Philippe Thorin s’adresse à son évêque pour
recevoir une marche à suivre face au serment.10 La nécessité de conserver
une uniformité d’action dans un clergé indécis pousse Mgr Odet à convoquer une nouvelle assemblée.
Le résultat de ce second synode daté du 15 juillet apparaît dans un document conservé aux archives de l’évêché de Sion.11 Après un examen minutieux des termes utilisés – notamment des concepts de liberté et d’égalité
–, les représentants du clergé fribourgeois jugent le serment civique «licite»,
d’autant plus qu’il s’adresse à un gouvernement «légitime» s’étant distingué en promettant de ne porter «aucune atteinte» à la religion catholique.
C’est donc d’un «même sentiment» qu’ils se seraient prononcés en faveur
du serment, ne serait-ce que pour éviter les maux «inévitables et incalculables» qu’occasionnerait son refus. Suivant l’avis de ses théologiens –
notamment celui du Père Girard dont la présence à ce synode nous est
attestée12 –, Mgr Odet entreprend une démarche d’envergure pour faire accepter unanimement le serment dans son diocèse. Le 2 août, il fait afficher
sur la porte de chaque église un placard patriotique dans lequel il exhorte
ses ouailles à prêter le serment à «un gouvernement qui ne manquera de
[les] rendre heureux, surtout si, à l’exemple des premiers chrétiens, [ils]
regardent comme une de [leurs] essentielles obligations celle d’être soumis
et obéissants aux Autorités qui [les] gouvernent».13
L’effet de ce mandement ne tardera pas à porter ses fruits. Le 19 août, les
prestations du serment civique se seraient déroulées dans le canton de
Fribourg «avec ordre et décence et sous le caractère d’une pleine obéissance de la loi», selon un rapport du gouvernement.14 Le Directoire ne
manque d’ailleurs pas de souligner le rôle joué par l’évêque ainsi que de
le remercier «pour tous les soins qu’il s’est donnés depuis la révolution,
pour prévenir les convulsions violentes chez le peuple de son canton».15
Signe de l’estime placée dans la personne de Jean-Baptiste Odet, le
ministre Stapfer imagine, à ce moment, confier la partie helvétique du
diocèse de Constance à cet «homme sage et digne de la confiance du
gouvernement».16 Le prélat fribourgeois reçoit également des louanges
de ses supérieurs ecclésiastiques: selon le nonce, le pape aurait jugé
«louable» sa conduite «tenue dans la circonstance embarrassante du
serment civique».17
9
ASHR, II,
N° 173/4a, p. 785.
10
AEL, II.4, Evêques
de Lausanne, J.B. Odet.
11
AES, vol. 351 Politica,
100.
12
Girard 1948, p. 47.
13
BCUF,
GK 1000/1798/4.
14
AFB, Helvétique,
vol. 534, pp. 299-321.
15
ASHR, II, N° 173/32,
p. 792, le Directoire
au préfet national du
canton de Fribourg
(13 août 1798).
16
ASHR, II, N° 173/4b,
p. 786, le ministre
des Arts et Sciences
au chanoine Fontaine
(8 août 1798 et
7 octobre 1798).
17
AFB, Helvétique,
vol. 534, p. 255,
le nonce apostolique
à Odet (copie).
43
Annales fribourgeoises, vol. 77, 2015
L’engagement de l’Eglise fribourgeoise lors du serment civique – et cela
est moins connu – ne s’est pas limité aux frontières cantonales. Des documents retrouvés aux archives de l’évêché de Sion témoignent de l’ampleur
des efforts entrepris par les religieux fribourgeois pour maintenir l’unité
du catholicisme helvétique lors de ces temps de troubles.18 Alors que
l’évêque de Sion Mgr Blatter laisse transparaître des doutes sur la question du serment civique, plusieurs ecclésiastiques parmi lesquels l’évêque
Odet, le secrétaire épiscopal Gottofrey, ou encore le chanoine Fontaine,
exhortent le prélat sédunois à œuvrer de concert avec l’Eglise fribourgeoise. C’est finalement dans cette voie que s’engagera l’évêque de Sion
qui, le 17 août, fera publier un mandement analogue à celui qu’Odet lui
avait transmis.19 La ressemblance entre les deux mandements ne laisse
d’ailleurs aucun doute sur l’influence exercée par l’Eglise fribourgeoise
sur l’Eglise valaisanne.
18
AES, vol. 351 Politica.
19
AFB, Helvétique,
vol. 534, pp. 127-128.
44
Le récit des événements que nous venons de retracer présente l’exemple
d’un canton dans lequel l’instauration du nouveau régime s’est réalisée
pacifiquement en raison, notamment, de l’efficiente collaboration entre
les autorités civiles et religieuses. Durant les premiers mois de la République helvétique, l’Eglise fribourgeoise s’est efforcée de garder une unité
d’action et de soutenir les nouvelles autorités dans leur dessein de maintenir la tranquillité et la concorde dans le canton. Les motivations qui ont
engagé les hommes d’Eglise à adopter une telle conduite sont, quant à
elles, multiples. Les divisions qui ne tarderont pas à surgir au sein du clergé fribourgeois entre, d’un côté, une fraction conservatrice et ultramontaine et, de l’autre, une fraction éclairée et réformatrice, nous permettent
de mieux appréhender les attentes des uns et des autres au moment du
serment civique. Dans l’esprit des défenseurs des droits traditionnels de
l’Eglise, la révolution helvétique – en raison de son fondement philosophique et de sa politique de sécularisation – ne pouvait être envisagée
qu’avec une méfiance légitime. La thèse du moindre mal semble ici être
la plus adaptée pour expliquer l’attitude conciliante de ces clercs, pourtant hostiles aux idées nouvelles. Mais pour les ecclésiastiques gagnés
aux idées de l’Aufklärung catholique qui fleurissaient dans les universités
allemandes, la révolution helvétique ouvrait la voie à une régénération à
la fois morale et religieuse de la société; elle permettait la réalisation de
réformes encore impensables sous l’Ancien Régime. L’espoir suscité par
la révolution a conduit certains prêtres éclairés à se rapprocher d’un gou-
Damien Savoy I L’Eglise fribourgeoise face à la révolution et au serment civique (1798)
vernement envers lequel ils avaient de nombreuses attentes. C’est en effet
précisément à ce même moment que le père Girard adresse son fameux
projet d’éducation aux autorités suprêmes de l’Helvétie, ou encore, que le
chanoine Fontaine chante les louanges de l’égalité des droits dans l’église
collégiale de Fribourg.
D. S.
BIBLIOGRAPHIE
DAGUET Alexandre, Le père Girard et son temps: histoire de la vie, des doctrines et des travaux de
l’éducateur suisse (1765-1850), Paris 1896
GIRARD Grégoire, Quelques souvenirs de ma vie avec des réflexions, Fribourg 1948
MICHAUD Marius, La contre-révolution dans le Canton de Fribourg, 1789-1815. Doctrine,
propagande et action, Fribourg 1978
SAVOY Damien, «Du soutien à l’opposition. Prises de position de l’évêque de Lausanne
Jean-Baptiste Odet sous la République helvétique (1798-1803)» in SZRKG 108 (2014),
pp. 423-438
ULDRY Jean-Pierre, Charles-Aloyse Fontaine, chanoine de Saint-Nicolas: 14 juin 1754 – 12 mai
1834, Fribourg 1965
45