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C E N T R E D’É T U D E S C H Y P R I O T E S CAHIER 44, 2014 Dossiers Cinquantenaire de la mission française de Salamine (1964-2014), et hommage à Jean Pouilloux Quarante ans de fouilles françaises à Amathonte, École française d’Athènes (1975-2014) Actes du Symposium de Nicosie, 4-5 mai 2012 Actes de la Journée d’études, Aix-en-Provence, 14 mars 2014 Publié avec le concours de la Fondation A.G. Leventis Édition-Diffusion De Boccard 11, rue de Médicis, F-75006 Paris La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement privées à l’usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses ou les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa premier de l’article 40). © Centre d’Études Chypriotes, Paris et Édition-Diffusion de Boccard, Paris ISSN 0761-8271 ISBN 978-2-7018-0453-8 Illustration de couverture : Tête de jeune homme en calcaire, ve s. av. J.-C., Nicosie, collection G. et N. Giabra Piéridès (cf. dans ce volume Introduction du dossier Basileis et Poleis..., p. 94, fig. 1). Vignette de titre : Calathos de la Tombe I de Salamine, xie s. av. J.-C. (cf. dans ce volume M. Yon, p. 36, fig. 4b). La revue Cahiers du Centre d’Études chypriotes (abrégée CCEC) publie des contributions en allemand, anglais, français, grec, et rend compte d’ouvrages qui lui sont envoyés. Adresser les propositions d’articles au directeur de la revue (Centre Camille Jullian, Aix). Directeur de la revue : Antoine HERMARY. Comité de rédaction : Derek COUNTS, Sabine FOURRIER, Antoine HERMARY, Hartmut MATTHÄUS, Robert MERRILLEES, Marguerite YON, qui constituent aussi le Comité de lecture avec la collaboration de spécialistes extérieurs. Maquette, mise en page : Marguerite YON. Centre Camille Jullian, MMSH, Université d’Aix-Marseille – CNRS, 5 rue du Château-de-l’Horloge, B.P. 647, F-13094 Aix-en-Provence Cedex 2. ahermary@mmsh.univ-aix.fr HISOMA [Histoire et Sources des Mondes Anciens], Université Lyon 2-CNRS, Maison de l’Orient, 7 rue Raulin, F-69365 Lyon Cedex 07. sabine.fourrier@mom.fr marguerite.yon@mom.fr Cahiers du Centre d’Études Chypriotes 44, 2014 SOMMAIRE Avant-propos, par Antoine Hermary, Président du Centre ............................................ 9 IN MEMORIAM : Franz Georg MAIER (1926-2014), par Antoine Hermary ...................... 11 Dossier « Cinquantenaire des fouilles françaises de l’université de Lyon à Salamine (1964-2014) : Jean Pouilloux et l’archéologie chypriote » Introduction, par Marguerite Yon ................................................................................. 17 Vassos Karageorghis, Jean Pouilloux à Salamine de Chypre ...................................... 19 Jean Jehasse, Première mission à Salamine, 1964 ....................................................... 25 Marguerite yon, Salamine 1964-2014, un bilan ........................................................... 29 Cérémonie officielle au palais présidentiel, Nicosie, 14 mai 2015 : Discours de M. Nicos Anastiasiadès, Président de la République de Chypre ......... 45 Dossier « Quarante ans de fouilles de l’École française d’Athènes à Amathonte (1975-2014) » Introduction, par Ludovic Thély .................................................................................. 51 Ludovic Thély, La naissance de la mission ................................................................. 53 Antoine Hermary, L’apport des fouilles françaises d’Amathonte à l’archéologie chypriote ......................................................................................... 75 Actes du Symposium de Nicosie, 4-5 mai 2012 : « Basileis et Poleis sur l’île de Chypre », édités par M. Iacovou et M. Hatzopoulos Introduction, par Maria Iacovou et Miltiade Hatzopoulos, Les régimes politiques chypriotes dans leur contexte méditerranéen .................... 93 Maria Iacovou, Beyond the Athenocentric misconceptions: the Cypriote polities in their economic context ........................................................ 95 Sabine Fourrier, Rois et cités de Chypre : questions de territoires .......................... 119 6 ccec 44, 2014 Antoine Hermary, Les fonctions sacerdotales des souverains chypriotes ................. Georges Papasavvas, Warfare and the Cypriot kingdoms: Military ideology and the Cypriot monarch ........................................................... Panos Christodoulou, Les mythes fondateurs des royaumes chypriotes : le nostos de Teukros ................................................................................................ Miltiades Hatzopoulos, Cypriote kingships in context ............................................. 137 153 191 217 Actes de la Journée d’étude, Aix-en-Provence, 14 mars 2014, « Pratiques et gestes cultuels à Chypre au premier millénaire av. J.-C. », édités par A. Hermary et S. Huber Introduction, par Sandrine huber. Des espaces et des rites : pour une archéologie du culte dans les sanctuaires du monde méditerranéen ..................... Antoine hermary, Les textes antiques ont-ils créé le mythe d’une prostitution sacrée à Chypre ? ..................................................................... Eustathios Raptou, Les aménagements cultuels dans les sanctuaires de la région de Paphos et de Marion. Fouilles récentes ........................................ Sabine Fourrier, Espaces et gestes cultuels dans les sanctuaires chypriotes de l’Âge du Fer : l’exemple de Kition-Bamboula ................................................. Armelle gardeisen et Sabine Fourrier, avec la collaboration de F. Belhaoues, N. Delhopital et L. Garcia-Petit, L’oiseau et les enfants : à propos d’une pratique funéraire inédite de Kition ........................................................... Thierry petit, Les galets des rois : dépôts de galets en contexte sacrificiel au palais d’Amathonte ........................................................................................... Aurélie carbillet et isabelle tassignon, Une amphore et des marmites. Pratiques et gestes cultuels au palais d’Amathonte ............................................... Sidonie leJeune, La vaisselle cultuelle du sanctuaire de Kafizin .............................. Sandrine huber et William van andringa, Remarques conclusives ........................ 235 239 261 281 299 323 333 365 373 VARIÉTÉS Antoine hermary, The “Priest with dove” did not belong to the Paphian Goddess .. 379 Jacqueline Karageorghis, À propos du sarcophage d’Amathonte ............................ 385 Olivier callot et martine creuzy, Un denier inédit (?) d’Henri Ier roi de Chypre ... 399 Robert Merrillees, George Basil Palma, Chemist and Collector of Cypriote Antiquities in Famagusta, Cyprus, in the 20th Century A.D. ............... 401 Annie caubet, Chypre entre l’Assyrie et l’Ibérie. À propos d’une exposition ......... 431 7 sommaire COMPTES RENDUS D’OUVRAGES 1. I.A. Todd, Vasilikos Project 12: The Field Survey of the Vasilikos Valley, vol. III, Human Settlement in the Vasilikos Valley, SIMA 71:12, Uppsala, 2013 [S. Fourrier] .......... 437 2. J.M. Webb, D. Frankel, Ambelikou Aletri. Metallurgy and Pottery Production in Middle Bronze Age Cyprus, SIMA 138, Uppsala, 2013, et J.M. Webb (ed.), Structure, Measurement and Meaning. Studies on Prehistoric Cyprus in Honour of David Frankel, SIMA 143, Uppsala, 2013 [R.S. Merrillees] ........................... 439 3. V. Karageorghis, a. kanta, Pyla-Kokkinokremos. A Late 13th Century BC Fortified Settlement in Cyprus. Excavations 2010-2011, SIMA 141, Uppsala, 2014 [R.S. Merrillees] 442 4. G. Georgiou, V. Karageorghis, A Cypro-Archaic Tomb at Xylotymbou and Three Cypro-Classical Tombs at Phlasou, SIMA 140, Uppsala, 2013 [S. Fourrier] ............ 444 5. A. Hermary, J.r. mertens, The Cesnola Collection of Cypriot Art. Stone Sculpture, The Metropolitan Museum of Art, New York, 2014 [A. Satraki] ......................................... 448 6. V. Karageorghis, e. PoyiadJi-richter, s. rogge (eds.), Cypriote Antiquities in Berlin in the Focus of New Research, Berlin 2013, Münster et New York, 2014 [A. Hermary] ..... 451 7. I. Tassignon, Le « Seigneur aux lions » d’Amathonte. Étude d’iconographie et d’histoire des religions des statues trouvées sur l’agora, ÉtChypr 18, Athènes, 2013 [A. Caubet] ..... 454 8. D. christou, Ανασκαφές Κουρίου 1975-1998, Nicosie, 2013 [A. Hermary] ................... 455 9. T. FuJii, Imperial Cult and Imperial Representation in Roman Cyprus, Stuttgart, 2013 [J.-B. Cayla] ........................................................................................................................... 457 Cahiers du Centre d’Études Chypriotes 44, 2014 ACTES DE LA JOURNÉE D’ÉTUDES, Aix-en-Provence, Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme, 14 mars 2014 « PRATIQUES ET GESTES CULTUELS À CHYPRE AU PREMIER MILLÉNAIRE AV. J.-C. » Édités par A. Hermay et S. Huber Journée organisée par le Centre Camille Jullian (Aix-en-Provence), l’École française d’Athènes, le Centre d’Études chypriotes (Paris), la Fondation A.G. Leventis et l’Université de Lorraine. INTRODUCTION DES ESPACES ET DES RITES : POUR UNE ARCHÉOLOGIE DU CULTE DANS LES SANCTUAIRES DU MONDE MÉDITERRANÉEN Sandrine HUBER Cette Journée d’étude est organisée dans le cadre du programme commun aux Écoles françaises d’Athènes et de Rome « Des espaces et des rites : pour une archéologie du culte dans les sanctuaires du monde méditerranéen » 1, dont l’objectif premier est la constitution d’un réseau de savoir-faire et de compétences pour que naisse une véritable discipline de l’archéologie du culte dans les sociétés antiques (au même titre que l’archéologie funéraire par exemple). L’archéologie récente a connu des progrès considérables, sous l’impulsion notamment des chantiers préventifs nationaux, ce qui permet de travailler sur des dossiers beaucoup plus complets, beaucoup plus riches en informations et mieux cernés chronologiquement. L’archéologie des sanctuaires antiques est passée d’une archéologie dans les sanctuaires à une archéologie des sanctuaires – la nuance est grande –, d’un discours centré sur la trilogie architecture/statuaire/inscriptions à un discours multiforme sur les activités rituelles et les cérémonies 2. Ce sont désormais la topographie des lieux et les gestes 1. Ce programme commun aux Écoles françaises d’Athènes et de Rome (2012-2016) est porté par Sandrine Huber (EFA) et William Van Andringa (EFR). 2. W. Van Andringa, « The Archaeology of Ancient Sanctuaries », dans J. Rüpke, R. Raja (éd.), A Companion to Archaeology of Religion in Antiquity, Oxford, 2015, p. 29-40. 236 ccec 44, 2014 accomplis par les participants aux cultes qui se trouvent au cœur de la problématique : l’examen des cultes passe par une archéologie des gestes, une archéologie des objets et des contextes, une archéologie des intentions, en tenant compte aussi d’une archéologie de l’absence, qui permet d’approcher les actions et les individus 3. Le programme « Des espaces et des rites : pour une archéologie du culte dans les sanctuaires du monde méditerranéen » offre divers supports d’échanges (journées d’étude, ateliers, séminaires de formation doctorale, colloques), qui s’appuient sur un certain nombre d’opérations de terrain sur les littoraux méditerranéens et dans le monde celtique. La Journée d’étude chypriote est la deuxième manifestation du programme, qui a commencé avec une première journée d’étude le 26 octobre 2013 à Lyon, consacrée aux pratiques et gestes rituels à Délos, sous le titre de « Sacrifices et hécatombes à Délos ». Dans les espaces des rites analysés dans le cadre du programme commun entre les Écoles françaises d’Athènes et de Rome, le contexte funéraire occupe la part belle, dans le dossier publié ici, mais aussi dans une table ronde organisée par l’École française d’Athènes et le Centre d’Études Alexandrines du 30 octobre au 1er novembre 2014 : « Constituer la tombe, honorer les défunts en Méditerranée hellénistique et romaine ». Dans notre réseau de savoir-faire et de compétences dans l’archéologie des cultes antiques, Chypre constitue un laboratoire privilégié pour une comparaison contrastive et interculturelle, puisque diverses sociétés s’y sont côtoyées autour des royaumes chypriotes durant le Ier millénaire avant J.-C. Partant du postulat que nous vivons par nos croyances, que nos pratiques religieuses constituent un marqueur essentiel de notre identité, on peut avancer que les vestiges matériels résultant des pratiques et gestes rituels peuvent révéler l’identité d’une société ou d’un groupe d’individus, selon l’échelle du discours ; en Méditerranée, ce postulat permet – ou permettra car la réflexion n’en est qu’à ses débuts – d’estimer le degré d’influence et/ou d’acculturation d’une société ou d’un groupe. Les pratiques religieuses, l’identité religieuse résultent d’une multitude de facteurs que les questionnements récents remettent sur le métier, par la confrontation des vestiges matériels désormais documentés dans le détail avec les textes, littéraires et épigraphiques. Il s’agit désormais de caractériser les lieux de culte, de les comprendre dans leur contexte communautaire, aussi parfois dans leur contexte intercommunautaire 4. 3. M. Denti, « Pour une archéologie de l’absence. Observations sur l’analyse intellectuelle et matérielle de la céramique en contexte rituel », dans M. Denti, M. Tuffreau-Libre (éd.), La céramique dans les contextes rituels. Fouiller et comprendre les gestes des anciens, Actes de la table ronde de Rennes (16-17 juin 2010), Rennes, 2013, p. 13-23 ; aussi, dans le même volume, S. Huber, « Le cratère, l’hydrie et la cruche à haut col. Des céramiques au service des premiers rituels à Érétrie (Grèce) », p. 75-94, pl. VI-IX, spécialement p. 91, et J.-P. Morel, « Des céramiques aux “gestes”, des “gestes” aux rites. Impressions finales d’une table ronde », p. 203-213. 4. Cités phéniciennes comme cités chypriotes s’inscrivent dans un moule royal avec une conception pyramidale du pouvoir, alors que les poleis grecques se caractérisent par la mise en avant du principe du partage des pouvoirs et de la notion de communauté de citoyens, voir C. Bonnet, V. Pirenne-Delforge, « Les dieux et la cité. Représentations des divinités tutélaires entre Grèce et Phénicie », dans N. Zenzen, T. Hölscher, K. Trampedach (éd.), Aneignung und pratiques et gestes cultuels : s. huber, introduction 237 Comment distinguer aussi entre mythes et croyances partagés par plusieurs civilisations ou entre mythes et croyances spécifiques à l’une ou à l’autre de sociétés qui ont pu se côtoyer ? Quelles sont les clés de lecture, les méthodes d’approche ? Ce dossier chypriote rassemble les sept contributions présentées à l’occasion de la Journée d’étude du 14 mars 2014. Certains chercheurs font part de leurs premières réflexions sur des sites en cours de fouille, tels le sanctuaire de Yialia-Photies sur le territoire de Marion et celui de Kouklia-Lingrin tou Dhigeni sur le territoire de Paphos, ainsi que la nécropole de l’Âge du Fer de Kition au lieu-dit Pervolia ; d’autres discutent de découvertes récentes, dont celle de dépôts de galets en contexte sacrificiel au Palais d’Amathonte ; d’autres encore reprennent d’anciens dossiers, notamment celui de Kition-Bamboula et celui du sanctuaire rural de Kafizin, sous le prisme de nouveaux questionnements, pour les faire interagir, susciter des recoupements, révéler des cohérences ou, selon les cas, dégager des spécificités. Une contribution nous offre la publication minutieuse et, on peut le dire, exhaustive, d’un ensemble de dépôts rituels – quatorze dépôts de vases (treize marmites et une amphore) – dans un contexte rituel original : les fondations des magasins du Palais d’Amathonte. Les vestiges analysés dans ce dossier témoignent de formes et usages cultuels variés et variables. Ces riches analyses de vestiges matériels sont introduites par une enquête qui reprend la question de la « prostitution sacrée » à Chypre, à la lumière des textes littéraires et épigraphiques et de la documentation iconographique, et qui montre les limites du discours. Temples et monuments ont pour ainsi dire été laissés de côté durant cette Journée d’étude pour faire place aux pratiques et aux gestes cultuels à Chypre au Ier millénaire avant notre ère. Ce sont de modestes aménagements cultuels et témoignages de pratiques rituelles qui sont analysés ici, dans une perspective pluridisciplinaire, sous le prisme notamment des textes, des structures et des mobiliers mis au jour. Images peintes et sculptées, pierres à cupules, galets, dépôts de récipients dans le sol, bassins, foyers, bothroi, plaques, plateformes, banquettes, niches à offrandes, céramique, ossements animaux…, tels sont les vestiges matériels examinés par une brochette de spécialistes travaillant dans des contextes religieux sur l’île de Chypre. Pour ce qui concerne la céramique, l’attention s’est particulièrement concentrée sur la vaisselle à caractère universel sans fonction spécifique, marmites, faitouts et autres. Les dossiers analysés révèlent des pratiques dont la durée est très variable, parfois éphémère comme lors des dépôts de fondation au Palais d’Amathonte, ponctuelle et limitée à quelques années comme lors du culte rendu à la Nymphe dans le sanctuaire rural de Kafizin. Qui étaient les acteurs de ces rites ? Parfois peu de gens : à Kafizin, l’acteur principal du culte célébré à la Nymphe était un certain Onésagoras, fermier ou collecteur d’une dîme frappant la production de lin, flanqué d’une association à caractère professionnel de potiers tour à tour dédicants et/ou fabricants de vases. Abgrenzung. Wechselnde Perspektiven auf die Antithese von ‘Ost’ und ‘West’ in der griechischen Antike, Heidelberg, 2013, p. 201-218. 238 ccec 44, 2014 Ce dossier, modeste au premier regard, prend une dimension tout autre dès le moment où l’on comprend que ce sont les actes, les pratiques qui déterminent les individus, les sociétés auxquelles ils appartiennent. Il constitue un maillon non négligeable dans le programme commun aux Écoles françaises d’Athènes et de Rome « Des espaces et des rites : pour une archéologie du culte dans les sanctuaires du monde méditerranéen », annonçant deux manifestations prévues dans le même cadre en 2015 et 2016 : un colloque organisé par les deux Écoles avec la collaboration du LabEx Archimède « Archéologie et Histoire de la Méditerranée et de l’Égypte anciennes », à Rome, du 18 au 20 juin 2015 – « Quand naissent les dieux : fondation des sanctuaires antiques. Motivations, agents, lieux » – et un colloque organisé par les Écoles françaises d’Athènes et de Rome à Athènes en 2016 – « Côtoyer les dieux : l’organisation des espaces dans les sanctuaires grecs et romains ». L’organisation de la Journée d’étude à Aix-en-Provence n’est pas due au hasard, bien évidemment. Outre le fait que l’université d’Aix-Marseille et le Centre Camille Jullian jouent un rôle important dans les recherches conduites par les missions françaises sur l’île de Chypre, nous espérons avoir participé quelque peu aux réflexions sur les pratiques et gestes cultuels qui ne cessent de se développer dans la région, i. e. en Gaule du Sud – entre Celtes, Ibères et Grecs –, une région qui constitue un laboratoire intercommunautaire privilégié, comme l’île de Chypre à l’autre extrémité de la Méditerranée – entre Orientaux, Chypriotes et Grecs. Avec William Van Andringa, nous avons fait office de modérateurs tout au long de la Journée d’étude. Nous concluons ensemble le dossier (infra p. 373-377) à la lumière de nos questionnements et méthodes d’approches respectifs sur les sociétés antiques auxquelles nous sommes habitués : grecque, celte et romaine. Je tiens, avec Antoine Hermary, à remercier tous les participants à la Journée d’étude, intervenants, chercheurs et étudiants venus participer à nos débats ; de même, à exprimer notre plus sincère reconnaissance à la Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme et au Centre Camille Jullian pour leur accueil à Aix-en-Provence, au Centre Camille Jullian, à l’École française d’Athènes, au Centre d’Études chypriotes (Paris, lui-même redevable à la générosité de la Fondation Leventis) et à l’université de Lorraine pour leur appui financier ; enfin, nous exprimons notre gratitude au Centre d’Études chypriotes pour accueillir la publication des Actes de la Journée d’étude sous forme de dossier dans ce Cahier. Université de Lorraine / Hiscant-MA Cahiers du Centre d’Études Chypriotes 44, 2014 REMARQUES CONCLUSIVES Sandrine HUBER & William VAN ANDRINGA Les questionnements évoqués lors de notre Journée d’étude recoupent, on l’a déjà dit en introduction, des problématiques qui font débat sur tout le pourtour de la Méditerranée antique. Constructions identitaires, gestes rituels, espaces sacrés sont d’actualité dans la recherche sur les civilisations méditerranéennes et ont trouvé un nouveau cadre, la Méditerranée dans sa globalité, sous l’impulsion des recherches mises en œuvre au tournant du IIIe millénaire, en tête desquelles on cite naturellement celle qui fut initiée par Peregrine Horden et Nicholas Purcell 1. L’histoire des religions profite bien entendu de ce développement spatial de la réflexion, qui permet des comparaisons contrastives et interculturelles2. L’éclairage de l’archéologie, de l’archéologie du culte plus précisément dans notre propos, est essentiel dans les réflexions sur la caractérisation des cultes célébrés par les Anciens. Notre Journée d’étude est, certes, limitée aux pratiques et gestes cultuels sur l’île de Chypre, mais c’est tout un réseau de croyances et de communautés du bassin méditerranéen oriental qui est concernée. Et les travaux rassemblés dans ce dossier, la plupart en cours d’élaboration, doivent être désormais mis en perspective selon de nouveaux questionnements. Le geste a la vedette dans l’actualité de l’archéologie du culte. Reprenons à notre actif la formule « Fouiller et comprendre les gestes des Anciens », au cœur de la problématique de notre discipline et, de fait, de l’histoire des religions, empruntée au sous-titre d’un colloque récemment consacré à la céramique dans les contextes rituels 3. Lorsque l’on appréhende les gestes, on appréhende les individus, les fidèles, et donc leurs croyances 1. P. Horden, N. Purcell (éd.), The Corrupting Sea. A Study of Mediterranean History, Oxford, 2000. 2. Citons dans ce cadre le projet « Lieux de cultes : rites, espaces et limites », USR 3125/MMSH, qui proposait une enquête transversale des religions de la Méditerranée, antiques et modernes, développée sous la forme de deux colloques internationaux organisés ici-même à Aix-en-Provence, à la Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme : « (Re)fonder un lieu de culte : la délimitation des “espaces sacrés” » les 9 et 10 novembre 2011 ; « D’une religion à l’autre. La conversion des lieux de culte dans les religions du monde méditerranéen » les 10 et 11 octobre 2012. 3. M. Denti, M. Tuffreau-Libre (éd.), La céramique dans les contextes rituels. Fouiller et comprendre les gestes des anciens, Actes de la table ronde de Rennes (16-17 juin 2010), Rennes, 2013 ; voir ci-dessus l’introduction à notre dossier. 374 ccec 44, 2014 et leurs constructions identitaires. Les constructions identitaires sont elles aussi plus que jamais d’actualité dans les recherches méditerranéennes, générant des manifestations scientifiques à foison, qu’il est vain et hors cadre de citer en détail ici 4. Du côté des offrandes aussi, la réflexion a connu des progrès retentissants et les nouvelles lectures font transparaître les divers gestes de l’offrande et les constructions identitaires à leur origine 5. Les aménagements modestes – plateformes, banquettes et autres – font partie intégrante du paysage rituel et doivent être pris en compte dans le discours autant que les constructions monumentales ; ils jouent souvent d’ailleurs un rôle plus important que les monuments dans le rite et procèdent de l’instrumentum rituel. Dans ce domaine, Eustathios Raptou propose une lecture contrastive éclairante de telles structures dans deux sanctuaires du district de Paphos : Yialia-Photies sur le territoire de Marion et Kouklia-Lingrin tou Dhigeni sur le territoire de Paphos. Sabine Fourrier rassemble les données livrées par les fouilles du sanctuaire urbain de Kition-Bamboula par la mission suédoise en 1929-1930 et par la mission française entre 1976 et 1989, en structurant son analyse selon deux angles d’approche : 1) sous le prisme topographique en analysant les différents espaces, leurs limites, leurs fonctions (avait-on affaire à une inclusion ou une juxtaposition des espaces ?) ; 2) sous le prisme des gestes et des pratiques en proposant, comme Eustathios Raptou, une discussion sur les aménagements, i. e. « toutes les structures qui ne sont pas des espaces construits » : autels construits, plateformes, foyers, plaques, banquettes. Thierry Petit s’intéresse aussi à un modeste aménagement spécifique : une concentration de galets avec ossements animaux et cendres dans le palais d’Amathonte. La fonction est loin d’être claire : table d’offrande pour recevoir des restes sacrificiels, amas de pierres déposées progressivement mais à destination votive. La discussion ne peut aller plus loin que les quelques hypothèses de lecture évoquées par l’auteur. L’analyse proposée par Thierry Petit est éclairante : elle montre la nécessité de décrire les structures que l’on ne comprend pas, d’en proposer des hypothèse de lecture car ce n’est que lorsque l’on disposera d’une série de structures analogues et des données y relatives que l’on pourra avancer dans leur compréhension. Ne pas publier, ni discuter ces aménagements relèverait d’une faute de méthode grave dans notre manière d’approcher les pratiques rituelles. L’évocation d’ossements animaux, de coquilles marines, de restes carbonisés et de cendres a ponctué certaines contributions rassemblées dans ce dossier. L’importance 4. Évoquons toutefois quelques travaux marquants : R. Roure, L. Pernet (éd.), Des rites et des hommes. Les pratiques symboliques des Celtes, des Ibères et des Grecs en Provence, en Languedoc et en Catalogne, Paris, 2011 ; H. Ménard, R. Plana-Mallart (éd.), Contacts de cultures, constructions identitaires et stéréotypes dans l’espace méditerranéen antique, Montpellier, 2013, notamment la contribution de Ph. Boissinot, « De quelle identité parlons-nous, entre historiens et archéologues », p. 15-21. 5. On se contentera ici de citer la synthèse récente de I. Patera, Offrir en Grèce ancienne. Gestes et contextes, Stuttgart, 2012. pratiques et gestes cultuels : s. huber & W. van andringa, remarques conclusives 375 de ces vestiges dans la restitution des pratiques rituelles est désormais comprise. Mais relevons que ces modestes traces, tant négligées jusqu’à il y a peu, ne sont pas encore exploitées à leur juste mesure. Il a été question de restes fauniques à de nombreuses reprises au cours de la Journée d’étude ; c’est une excellente chose. Constatons toutefois que le discours s’arrête souvent à l’évocation de la présence d’ossements animaux et des espèces représentées. L’observation des restes fauniques en contextes cultuels ne doit pas s’arrêter là ; d’autres données sont essentielles à la compréhension des pratiques et des temps du rituel et doivent faire partie intégrante de la discussion : les questions de prélèvements des restes osseux (en vrac, par ensemble ou pièce à pièce), les protocoles d’échantillonnage de lots de sédiments tamisés, leur position in situ, la composition spécifique et anatomique des lots d’ossements qui peut mettre en évidence ou non des règles de sélection présentant des fréquences anormalement élevées d’une espèce animale, voire un choix de morceaux particuliers par l’absence de certaines parties anatomiques ou par une règle symbolique comme celle qui favorise des os d’épaules droites sur plusieurs sites, enfin le traitement des os : traces de découpe sur les surfaces osseuses, passage au feu (là aussi on distinguera le degré de combustion, entre grillade et crémation) ou non 6. Souvent, le raisonnement de l’historien des religions et/ou de l’archéologue s’arrête à une étape de la recherche, se référant à des publications clés, mais que l’archéologie a grandement complétées depuis. On constate que, si l’analyse archéologique progresse, on peine à appliquer une méthode d’analyse linéaire, détaillée et cohérente, depuis l’enregistrement des données sur le terrain – qui ne cessent d’augmenter avec le développement des méthodes de documentation des faits archéologiques et l’implication des archéosciences – jusqu’à la publication finale. Dès le moment où l’on est parvenu à classer les faits archéologiques – une tâche devenue délicate au vu de l’augmentation exponentielle et de la variabilité des faits archéologiques –, le discours glisse de l’analyse scientifique à une approche heuristique où l’on force l’interprétation dans un processus déductif, se contentant de relever de manière intuitive l’adhérence, pour ne pas dire l’appartenance, des données à des pratiques rituelles déjà identifiées. La tâche est rude et l’on constate, encore une fois dans ce volume, combien il est difficile de maintenir le discours sur le même plan scientifique du début à la fin. Isabelle Tassignon et Aurélie Carbillet nous offrent une publication minutieuse des dépôts de vases dans les fondations des magasins du Palais d’Amathonte. L’analyse est rigoureuse, prudente ; les auteurs décrivent les faits archéologiques de manière 6. Sur la caractérisation du sacrifice animal à partir des restes osseux, aspects méthodologiques dans P. Méniel, Manuel d’archéozoologie funéraire et sacrificielle. Âge du Fer, Gollion, 2008 ; S. Lepetz, W. Van Andringa, Le sacrifice animal en Gaule romaine. Rituels et pratiques alimentaires, Actes de la table ronde organisée les 24 et 25 octobre 2002 à Paris, Montagnac, 2008 ; également S. Huber, P. Méniel, « Pratiques sacrificielles et de commensalité à Érétrie, cité grecque de Méditerranée au viiie siècle avant notre ère », dans A. Esposito, S. Wirth (éd.), Autour du banquet. Modèles de consommation et usages sociaux, Rencontres organisées à l’université de Bourgogne (2010-2012), Dijon, 2015, p. 49-62. 376 ccec 44, 2014 exhaustive, ce qui permet une discussion développée sur les fonctions possibles de cet ensemble unique. Relevons toutefois que la thusía grecque est évoquée dans cette discussion uniquement sous le prisme de l’étude anthropologique mise en œuvre sous la direction de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant dans l’ouvrage clé La cuisine du sacrifice en pays grec paru en 1979 7, alors que quantités de données archéologiques et archéozoologiques sont venues compléter le dossier 8. Données archéologiques et archéozoologiques auxquelles s’ajoutent bien évidemment les données épigraphiques, avec la publication de nouvelles règlementations sacrées des cités grecques, qui mettent en lumière des normes religieuses et une identité civique parfois communes aux cités grecques, parfois à une cité en particulier, mais qui mettent aussi en lumière des pratiques spécifiques à telle divinité ou à tel rite. Se distingue évidemment dans ce contexte l’enquête pluridisciplinaire menée par Armelle Gardeisen et Sabine Fourrier, avec la collaboration de Fabien Belhaoues, Nathalie Delhopital et Lluis Garcia Petit, lors de la fouille et de l’étude en laboratoire des restes ostéologiques mis au jour dans la tombe 379 de la nécropole de l’Âge du Fer de Kition au lieu-dit Pervolia. L’assemblage révèle un spectre faunique varié et original, contenant des restes assignables à l’histoire récente du site, mais, surtout, un dépôt volontaire de nature exceptionnelle dans l’état actuel de nos connaissances des dépôts funéraires : une oie déposée en offrande liée aux dépouilles de deux enfants. Ce dossier permet d’insister, encore une fois, sur l’importance de l’observation – observation sur le terrain et observation en laboratoire, la seconde ne pouvant aboutir que si la première a été réalisée de manière optimale. Artéfacts et écofacts, dépôt volontaire (anthropique) et dépôt naturel (taphonomique) sont les éléments essentiels pour reconstituer les gestes, mettre en évidence leur récurrence et/ou leur spécificité selon les cas, pour aboutir à une archéologie des objets, mais surtout des contextes, autrement dit une archéologie de la présence et de l’absence, qui permet d’approcher les actions et les individus 9. Tout ceci évidemment sans oublier les gestes que seuls les textes peuvent restituer, qui ne laissent aucun vestige matériel, ni en positif, ni en négatif. Tout geste ne laisse pas de trace et tout ce discours n’est valable que si l’on exploite l’ensemble des données – textuelles, archéologiques et iconographiques – avec la rigueur scientifique qui caractérise chacune de ces disciplines. Antoine Hermary, en tête de notre dossier, montre les limites du raisonnement dans la reprise de la discussion sur la question de l’existence ou non d’une prostitution sacrée à Chypre, notamment en l’honneur d’Aphrodite. Ce rite ne transparait que dans des sources textuelles et iconographiques, on ne dispose d’aucun témoignage archéologique à ce sujet. Antoine Hermary reste prudent dans son analyse ; reprenant l’étude des textes antiques, 7. M. Detienne, J.-P. Vernant (dir.), La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, 1979. 8. Contentons-nous de citer ici par commodité G. Ekroth, J. Wallenstein (éd.), Bones, Behaviour and Belief. The Zooarchaeological Evidence as a Source for Ritual Practice in Ancient Greece and Beyond, Stockholm, 2013. 9. Voir ci-dessus les références dans notre introduction au dossier. pratiques et gestes cultuels : s. huber & W. van andringa, remarques conclusives 377 la plupart écrits par des auteurs non Chypriotes, et de documents iconographiques, il montre que c’est essentiellement leur interprétation à l’époque moderne qui a contribué à créer la notion de « prostitution sacrée » à Chypre, mais qu’il est tout à fait crédible que des femmes aient pratiqué des relations sexuelles contre une rétribution financière à l’occasion de certaines fêtes, liées ou non à des rites prénuptiaux. Le dossier est clos par une brève étude synthétique de la vaisselle cultuelle mise au jour dans le sanctuaire rural de Kafizin, proposée par Sidonie Lejeune. Ici, les perspectives diffèrent : les données concernent de nombreux vases relevant d’une riche variété de formes et d’usages, porteurs de dédicaces ; elles permettent de déduire une activité cultuelle vivante, certes éphémère, limitée à quelques années, où s’articulent piété individuelle et vie associative à caractère professionnel de potiers. Les récipients, en grand nombre certes, relèvent en majorité de la vaisselle à caractère universel sans fonction spécifique : lékanai, faitouts, bols, qui contenaient des offrandes de bouillies. Le rite est ici double : les récipients ont été d’abord offerts à la Nymphe avant d’avoir été manipulés dans un contexte rituel. La richesse du corpus céramique apparaît éclairant sur les pratiques rituelles célébrées dans la grotte de Kafizin, mais là aussi les données manquent pour aller plus avant. Même si l’état d’avancement des analyses proposées durant cette Journée d’étude est variable car il correspond à des étapes différentes de la réflexion (nouveaux questionnements sur des données anciennes, données en cours d’élaboration, sites en cours de fouille), le bilan est positif. Ce dossier témoigne des potentiels de l’exploitation de données archéologiques modestes, de ses apports à notre connaissance des pratiques et des gestes cultuels à Chypre au premier millénaire av. J.-C. et au-delà. Pour clore (momentanément) le dossier, empruntons quelques mots à Sabine Fourrier (supra, p. 297) : « La perspective choisie a permis de rassembler des observations, dont certaines font apparaître des recoupements, des cohérences […]. Le point de vue ne permet pas d’aborder toutes les questions suscitées » par les sites discutés durant la Journée d’étude. Il a pour objectif, au contraire, de (mieux) faire comprendre que l’étude précise de vestiges modestes de rituels, qui peuvent apparaître insignifiants en regard des constructions monumentales, concerne tout autant, voire parfois davantage, l’activité des lieux de culte. Université de Lorraine / Hiscant-MA Université de Lille 3 / HALMA