LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
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Les boucliers dans les poèmes chevaleresques :
entre modèles classiques, Histoire et prophétie
Perché nello scudo d’Enea, perché nello scudo d’Achille sono poste
più tosto quelle ch’altre pitture ? Nissuna necessità si vede in ciò,
ma una certa verisimilitudine, ch’a me non par meno arte di quel che
paia la necessità a i suoi luoghi1.
L’imagination des poètes classiques comme Homère ou Virgile a souvent fait de
la surface d’un bouclier un espace métaphorique ou symbolique, à travers lequel
pouvaient se manifester des messages théogoniques, théologiques, philosophiques ou
politiques. Cet espace, le plus souvent structuré par un ensemble d’images, se présente
généralement comme le fruit d’un prodige évoquant des concepts liés à la magie, au
divin, au merveilleux ou à l’irrationnel. Alors que le bouclier d’Héraclès, décrit par le
pseudo-Hésiode sur le modèle de celui d’Achille, est construit sur sa signification
cosmique et sa fonction de médiation entre le héros et les divinités, le bouclier d’Énée,
conçu par Virgile, introduit à travers le choix des images deux éléments qui ne figurent
pas dans les précédents : la prophétie post eventum et l’ekphrasis dynastique. Ce dernier
bouclier deviendra un modèle pour les poètes du XVIe siècle.
Les différents boucliers analysés dans cette étude n’appartiennent pas tous à la
catégorie des boucliers ouvragés ; nous allons néanmoins essayer de mettre en évidence
les différentes manières de construire et de raconter leur espace, sans oublier d’éclairer
leur fonction à l’intérieur du récit. Ce qui nous intéresse ici, c’est de comprendre quel
1
TASSO Torquato, Lettere poetiche, a cura di MOLINARI Carla, Parma, Guanda, 1995, p. 381
(XXXIX, 24).
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type de message véhicule la traduction littéraire d’un espace figuré et de retrouver la
spécificité de cette compénétration entre imaginaire littéraire et imaginaire figuratif2.
L’utilisation de la prophétie post eventum et de l’ekphrasis dynastique dans les
poèmes chevaleresques du XVIe siècle constitue l’autre aspect de cette étude qui tente
de déceler les raisons structurelles de la présence de ces mécanismes narratifs à
l’intérieur d’une problématique classique centrée sur le rapport entre fiction et réalité.
Très souvent utilisée comme procédé de célébration3, la prophétie post eventum, sous
toutes ses formes et ses variantes, est aussi une modalité narrative pour réduire le
décalage temporel entre la fiction et les événements extratextuels que l’on veut relater.
Cette compression du temps permet à l’auteur de raconter des événements postérieurs à
la diégèse à travers des manifestations surnaturelles. Bien que les poètes utilisent aussi
d’autres stratégies pour évoquer des faits postérieurs au temps de la fiction narrative, le
recours à la prophétie permet de présenter ces événements sous une forme
d’inéluctabilité objective4. Ce rétrécissement spatio-temporel entre la diégèse et la
prolepse externe à la fable peut s’opérer par le biais de récits prédictifs, donc des
prophéties orales, ou au travers de visions prophétiques, que nous appellerons ici des
prophéties visuelles. Ces dernières sont, pour la plupart, des images ayant des supports
spécifiques, comme par exemple les fresques prophétiques, les pavillons historiés, les
fontaines sculptées ou encore les boucliers ouvragés5. Contrairement à ce que nous
pourrions penser, ces fausses prophéties ont un lien très étroit avec le temps de
2
En ce qui concerne les travaux critiques sur l’imaginaire littéraire et figuratif, voir ULIVI Ferruccio,
Poesia come Pittura, Bari, Adriatica Editrice, 1969 ; ULIVI F., Il visibile parlare, Caltanisetta, Sciascia,
1978 ; SAVARESE Gennaro, « Il ‘Furioso’ e le arti visive », in La Rassegna della letteratura italiana,
83, 1979, p. 28-39 ; BALDASSARRI Guido, « Ut poesis pictura. Cicli figurativi nei poemi epici e
cavallereschi », in La corte e lo spazio : Ferrara Estense, a cura di PAPAGNO Giuseppe, QUONDAM
Amedeo, Roma, Bulzoni, 1982, vol. III, p. 605-635.
3 Le discours élogieux à l’intérieur d’un poème trouve souvent son explication dans les rapports sociaux
du temps. Il est généralement extrinsèque à l’univers poétique du texte et l’auteur peut l’introduire par
conviction idéologique, par obligation ou pour des raisons d’opportunité. Le cas est différent pour des
personnages ancrés à la diégèse, comme Roger (Roland amoureux et Roland furieux) ou Renaud
(Jérusalem délivrée) strictement liés à la célébration d’une dynastie. Les citations et les références de ces
trois poèmes, indiquées par les abréviations R.a., R.f. et J.d., seront faites à partir les éditions suivantes :
BOIARDO Matteo Maria, L’inamoramento de Orlando, edizione critica a cura di TISSONI
BENVENUTI Antonia e MONTAGNANI Cristina, Milano-Napoli, R. Ricciardi Editore, 1999 ;
ARIOSTO Ludovico, Orlando Furioso, prefazione e note di CARETTI Lanfranco, Torino, Einaudi, 1985
(1966) et TASSO T., Gerusalemme liberata, a cura di VARESE Claudio e ARBIZZONI Guido, Milano,
U. Mursia, 1972.
4 De cette manière, l’Histoire est privée de tout conflit ou dialectique interne et immergée dans un univers
atemporel. Voir BALDASSARRI G., « Ut poesis pictura… », p. 632.
5 Par exemple, dans le Roland amoureux : le pavillon donné par Perodia à sa fille Fleur-de-lis (R.a., II,
XXVII, 51-61) ou la loge dans le palais de Febosilla (R.a., II, XXV, 41-56). Dans le Roland furieux : la
fontaine sculptée par Merlin (R.f., XXVI, 30-53) ; les fresques peintes par le même magicien dans le
château de Tristan (R.f., XXXIII, 5-58) ou le pavillon de Cassandre (R.f., XLVI, 77-97).
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l’Histoire et leur référent extratextuel peut nous apporter des informations précieuses
sur l’univers interprétatif du poète, sur son idéologie, voire sur l’imaginaire et la
mentalité d’une époque.
Le bouclier antique
Dans toutes les civilisations anciennes, le bouclier, arme passive par excellence,
est l’un des principaux instruments de combat à la disposition du guerrier. Toutes les
époques ont eu leurs propres boucliers, tous de nature, de forme et de dimension
différentes. Durant l’Antiquité ils étaient le plus souvent en bois cambré, couvert de
strates de peaux d’animaux séchées ― sept selon la légende6 ― solidement reliés par
une armature en métal et parfois renforcés par une plaque de bronze avec au centre une
partie saillante appelée boucle. La partie concave était pourvue d’une sangle pour le
transporter et d’une courroie pour enfiler le bras lors des combats. Les dimensions des
boucliers étaient très variées, chaque peuple, chaque armée ou chaque tribu avait des
tailles différentes. Les plus grands pouvaient pratiquement protéger le guerrier de la tête
aux pieds et être utilisés comme civière pour transporter les blessés ou les morts7. Au
sein d’une même armée, les différences d’équipements variaient selon la position
hiérarchique ; ainsi les rois ou les généraux n’étaient pas armés de la même manière que
les simples soldats. Seuls les chefs avaient un équipement très complet et très solide. En
plus de leurs cuirasses d’airain, de leurs casques de bronze et de leurs épées à double
tranchant, ils étaient munis de très grands et très lourds boucliers dont le décor relève
d’une coutume très ancienne et largement documentée.
Il ne s’agit pas ici de faire une étude sur les différentes formes d’écus disséminés
à travers les continents, ni d’étudier leur évolution ou leur abandon progressif, mais
6
Considéré comme un nombre magique, le chiffre sept, symbole de perfection et de totalité, est souvent
présent dans la construction des boucliers. Sept est le nombre de peaux de taureaux formant le bouclier
d’Ajax, sept est le nombre de cercles d’acier sur le bouclier d’Énée ; sept aussi est le nombre des strates
du bouclier de Lancelot dans l’Avarchide et de Raimondo dans la Jérusalem délivrée formé de « sette
dure cuoia di tauro » sur lequel est fixé un couvercle d’acier (J.d., XX, 86, 1-4). Toujours dans la
Jérusalem délivrée, Soliman tue Latino après avoir détruit son bouclier « fatto di sette strati di cuoio »
(J.d., IX, 38, 4).
7 En parlant du bouclier d’Ajax, fils de Télamon, Homère dit qu’il était tellement haut qu’il ressemblait à
une tour. Il avait été fabriqué par Tychios, homme habile à tailler le cuir, avec sept peaux de taureaux
bien nourris sur lesquelles il avait, en huitième lieu, étalé une plaque de bronze (VII, 219-224). Dans son
combat avec Hector, c’est la septième peau qui arrêtera le coup de javeline porté par son adversaire (VII,
244-248). Plus tard, c’est avec son bouclier qu’Ajax couvrira le corps sans vie de Patrocle pour le
protéger de la vengeance des Troyens (XVII, 136-137). HOMÈRE, Iliade, texte établi et traduit par
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simplement d’essayer de délimiter un espace réel qui devient en littérature un espace
virtuel et dans lequel, très souvent, l’imagination du poète a créé un lieu spécifique où il
a placé des éléments magiques, mythologiques ou religieux pour rappeler cet aspect de
médiation qui caractérise le bouclier.
Une reconstruction plastique du bouclier d’Achille (gravure de Nicolas Vleughels, 1668-1737)
L’exemple classique, à ce propos, est la fonction du bouclier d’Achille dans
l’Iliade et le rôle symbolique de ses images8. Ce bouclier représente la frontière entre la
MAZON Paul, CHANTRAINE Pierre, COLLART Paul et LANGUMIER René, Paris, Les Belles Lettres,
1937-38, tome II, p. 11-12 et tome III, p. 140.
8 Rappelons rapidement les circonstances de la création de ce bouclier. Instruite par les oracles, Thétis,
mère d’Achille, cherche à cacher son fils parce qu’elle sait qu’il doit périr sous les murs de Troie. D’autre
part, Calchas prédit aux princes grecs que Troie ne pourra pas être prise sans la présence d’Achille.
Ulysse se rend alors dans le lieu de retraite d’Achille et le conduit jusqu’au siège de Troie. Pour le
protéger, Thétis donne à son fils une armure impénétrable. Mais un contentieux avec Agamemnon
conduit Achille à quitter le combat et à se retirer dans sa tente. Son ami Patrocle lui emprunte ses armes
pour aller combattre, mais il sera tué et dépouillé ― « vilainement » dit Homère ― par Hector (XVII,
205). Celui-ci donne d’abord les armes aux Troyens qui les porteront en triomphe à la ville, puis il change
d’avis et revient au combat vêtu des armes immortelles d’Achille (XVII, 134-135). C’est alors qu’Achille
demande une nouvelle armure à sa mère pour retourner au combat et venger Patrocle. Poussé par Thétis,
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réalité concrète et le monde surnaturel et son rôle est de protéger le héros de ses
ennemis afin qu’il puisse achever la mission dont il est, plus ou moins consciemment,
investi. Les images de sa surface sont une représentation du monde que le héros défend
et dans lesquelles il puise sa force pour atteindre son objectif9. Au-delà de ses aspects
apotropaïques qui le lient aux personnages de la diégèse, le bouclier est aussi un espace
particulier dans lequel les images, à travers le discours poétique, s’affranchissent de leur
statisme et s’animent, souvent en dehors d’une logique rationnelle ou réaliste, sous la
lecture reconstructive du lecteur. C’est un espace ouvragé qui défie toute vraisemblance
par le nombre des images et la complexité de leur agencement. Sa reconstruction nous
apparaît alors comme un grand écran cosmique reflétant la nature et la complexité du
monde.
Le bouclier d’Énée : un modèle prophétique
Nous ne nous contenterons pas d’étudier l’aspect prodigieux qui émane de la
plume des poètes, mais notre attention se tournera aussi vers l’utilisation spéciale de cet
espace très restreint et bien délimité. Alors que le bouclier d’Héraclès décrit par le
pseudo-Hésiode10 est assimilable à celui d’Achille, Virgile introduit dans le bouclier
d’Énée plusieurs éléments nouveaux.
Héphaïstos forgera alors de nouvelles armes dont un bouclier orné de scènes très variées (XVIII, 369409). HOMÈRE, Iliade…, tome III, p. 139-140 ; p. 142 ; p. 181-182.
9 Sur le bouclier d’Achille, le forgeron divin sculpte de manière symbolique la terre, le ciel, la mer, le
soleil, la lune, les astres. Il campe deux cités, l’une en paix où l’on voit des scènes de mariages, des
danseurs, des musiciens, une place où dansent des jeunes gens et des jeunes filles, des débats judiciaires
etc., l’autre en guerre, assiégée et en train de préparer et d’accomplir une embuscade. Il y figure encore un
champ fertile avec des laboureurs, (et la terre noircie, change de couleur, pareille à une terre labourée,
bien qu’elle soit en or. Une merveille d’art dit Homère !), un domaine royal avec le roi, des hérauts
sacrifiant un gros bœuf, des femmes préparant le repas pour les ouvriers, un vignoble au moment des
vendanges, un troupeau de vaches meuglant, deux lions effroyables qui attaquent un taureau mugissant,
des bergers et des chiens cherchant à sauver le taureau, un pacage avec des brebis, des étables et à
l’extrême bord du bouclier le fleuve Océan. Ibid., tome III, p. 185-190 (XVIII, 468-605). En ce qui
concerne l’analyse du bouclier d’Achille, voir FITTSCHEN Klaus, « Der Schild des Achilleus », in
Archaeologia homerica, Gottingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1975, p. 1-28 ; STOLL SHANNON
Richard, The arms of Achilles and homeric compositional technique, Louvain, E. J. Brill, 1975 ;
CHIARINI Gioacchino, Odisseo. Il labirinto marino, Roma, Képos, 1991, p. 60-67 et BECKER Andrew
S., The shield of Achilles and the poetics of ekphrasis, London, Rowman & Littlefield, 1995.
10 Le bouclier, un poème de 480 hexamètres, fut considéré pendant longtemps comme un ouvrage
d’Hésiode et connut de nombreuses éditions entre le XVe et le XVIe siècle. Aujourd’hui on l’attribue à un
auteur anonyme du VIe siècle av. J.-C. Il raconte la défaite de Kycnos, fils d’Arès, qui, monté sur le
cheval Arion, lutta contre Héraclès et perdit la vie. Il prend son nom d’une longue description, plus de
deux cents vers, du bouclier d’Héraclès. Il s’agit d’un bouclier construit par Héphaïstos, sur le modèle de
celui d’Achille, « que jamais aucun trait n’a percé ni rompu » (v. 139-140) et incrusté d’albâtre et
d’ivoire, éclatant d’ambre et d’or, enlacé de cercles bleus et admirable à regarder pour ses figures variées.
Au centre du bouclier se dressait un dragon avec des yeux flamboyants autour duquel abondaient des
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Une reconstruction plastique du bouclier d’Héraclès
(Anne-Claude-Philippe, comte de Caylus, 1692-1765)
Les images sculptées sur sa surface sont un concentré de légendes et d’histoire
de Rome placées sur un axe temporel postérieur au temps de la fable. Il s’agit donc de
figures prophétiques ayant un rapport direct avec la mission du chef troyen : la
naissance et le triomphe de l’Empire de Rome11. À travers les images de son bouclier,
figures allégoriques effrayantes (le Tumulte, la Crainte et la Terreur), des Dieux, des Déesses, des Muses
et beaucoup de sang, des cadavres partout, Arès débout sur son char dépouillant les guerriers encore
vivants, une bataille entre des sangliers et des lions, un combat de guerriers représentés en argent avec des
armes d’or et tous semblaient vivants « grâce à l’art de l’illustre Héphaïstos » (v. 244-245). Bref, une
longue description de scènes liées à la mythologie parmi lesquelles figurait aussi Persée poursuivi par les
Gorgones et muni de son bouclier d’acier clair résonnant à grand bruit, et portant la tête de la Méduse sur
son dos sur lequel, « merveille pour les yeux », l’illustre Boiteux avait sculpté une besace d’argent d’où
pendaient des franges étincelantes d’or (v. 223-225). Voir HÉSIODE, Théogonie ; Les travaux et les
jours ; Le bouclier, texte établi et traduit par MAZON Paul, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 138-145
(v. 139-324).
11 Dans le cercle extérieur du bouclier, figuraient, entre autres, la naissance de Romulus et Rémus, la
louve qui devait les allaiter, l’enlèvement des Sabines et la guerre avec le vieux roi Tatius, la paix
décrétée grâce à l’intervention des femmes, la trahison de Mettus, sa mise à mort par Tullus. Plus loin, on
pouvait voir le roi étrusque, Porsenna, tenant le siège de la ville et enjoignant aux Romains d’accueillir à
nouveau les Tarquins, le refus de ceux-ci prêts à mourir pour défendre leur liberté pendant que Horatius
Cocles défendait le pont Sublicius et que Clélia s’échappait, à la nage, de sa captivité. On y voyait aussi
les soldats gaulois, leurs chevelures et leurs vêtements d’or, prêts à attaquer la ville et une oie aux plumes
d’argent alertant Manlius du péril imminent. À côté, et en relief, se déroulaient les danses des Saliens et
des Lupercus nus, alors que des boucliers (anciles) tombaient du ciel. Plus loin, se dressaient les demeures
du Tartare, puis Catilina attaché à un rocher craignant le châtiment des Furies. Plus loin encore, Caton, le
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Virgile introduit des éléments inexistants dans les descriptions données par ses
prédécesseurs : la prophétie visuelle et une synthèse historique liée à une ekphrasis
dynastique12. Alors que dans le bouclier d’Achille et d’Héraclès les images symboliques
ou mythologiques ont une valeur cosmique occupant l’espace sans logique apparente et
dont les limites sont celles du monde terrestre connu (l’Océan), Virgile choisit comme
représentation une synthèse historique racontée, plus que disposée, dans l’ordre
chronologique13. Le bouclier est une « traduction ciselée » de l’Histoire, figée de
manière intemporelle par l’art de Vulcain dont l’homme ne peut saisir qu’une partie14.
Le résultat est un discours « partisan et anti-homérique », comme l’appelle Guido
Baldassarri, discours qui se débarrasse d’une image neutre et englobant le monde entier
pour proposer « il passato come ‘figura’ del presente »15.
L’événement central, autour duquel étaient fondées l’iconographie prophétique
de Vulcain et la conception historique de Virgile, se trouvait au centre du bouclier où
étaient représentés une mer dorée assez agitée, des dauphins argentés et une bataille
navale. D’un côté figuraient Antoine et son « infamante épouse égyptienne »16
accompagnés d’une armée disparate et barbare, de l’autre Auguste. Sous les traits
d’Apollon, l’empereur tendait son arc vers ses ennemis en fuite, alors que la comète de
Jules César assistait d’en haut au déroulement de la bataille. De ses tempes jaillissait
Censeur, remettant des lois à des hommes pieux. VIRGILE, Énéide, texte établi et traduit par PERRET
Jacques, Paris, Les Belles Lettres, 2002 (troisième tirage), tome II, p. 143-144 (VIII, 631-671).
12 À l’origine du bouclier d’Énée encore une mère « divine » inquiète des menaces qui pèsent sur son fils.
C’est Vénus, cette fois-ci, qui s’adresse à son mari Vulcain et le supplie de fabriquer des armes pour lui.
Le dieu du feu, toujours sensible au charme et à la beauté de son infidèle épouse, accepte de satisfaire son
désir et, alors qu’il fait encore nuit, il descend du ciel pour se rendre sur l’île de Vulcano, près des côtes
siciliennes, où se trouve sa forge. Il y trouve ses forgerons Brontès, Stéropès et Pyracmon déjà au travail,
en train de polir, entre autres, le bouclier de Minerve orné de serpents et de la tête de la Gorgone. Il
ordonne que tous les travaux en cours soient abandonnés et Virgile nous décrit une forge en pleine
ébullition (VIII, 439-453). Le résultat de ce puissant et énergique travail, réalisé par les cyclopes
forgerons, sera un magnifique bouclier sur lequel Vulcain, investi du don de la prophétie, fera graver les
faits marquants de l’histoire de Rome. Le lendemain, Énée qui venait de conclure une alliance avec
Évandre et s’apprêtait à attaquer Turnus (le roi des Rutules), voit descendre du ciel, précédé de la foudre,
les armes promises par sa mère, des armes étincelantes qui rougeoient et s’entrechoquent avec un bruit de
tonnerre parmi lesquelles le bouclier presque impossible à décrire : « non enarrabile textum » (VIII, 625).
VIRGILE, Énéide…, p. 135-136 et p. 142.
13 Pour une analyse détaillée de l’ekphrasis virgilienne du bouclier, voir GRANSDEN Karl Watts, Virgil,
‘Aeneid’, book VIII, Cambridge, Cambridge University Press, 1976, p. 161-187 ; BINDER Gerhard,
Aeneas und Augustus : Interpretationem zum 8. Buch der Aeneis, Meisenheim am Glan, Hain, 1971
(Beiträge zur klassischen Philologie, 38) et le chapitre « The Shield of Aeneas », in PUTNAM Michael C.
J., Virgil’s epic designs. Ekphrasis in the ‘Aeneid’, New Haven-London, Yale University Press, 1998, p.
119-188.
14 À propos de la prescience divine et de la connaissance humaine de l’Histoire chez Virgile, voir le
chapitre « Le uates et le bouclier prophétique », in NOVARA Antoinette, Poésie virgilienne de la
mémoire : questions sur l’histoire dans l’Énéide 8, Clermont Ferrand, Adosa cop., 1986, p. 89-129.
15 BALDASSARRI G., « Ut poesis pictura… », p. 632.
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une luminosité surnaturelle, signe d’un être hors du commun envoyé des dieux pour
guider le peuple romain vers la victoire.
Une reconstruction plastique du bouclier d’Énée
(The Works of Virgil, par M. Christopher Pitt, Londres, Dodsley, 1753, p. 263)
Avec la victoire d’Actium on pouvait voir d’autres images : le triple triomphe
d’Auguste et ce même empereur en gloire recevant, sur le seuil du temple d’Apollon,
l’hommage des nations vaincues du monde entier17. Le recours à la prophétie permet à
Virgile de célébrer son prince. À l’intérieur de cet espace le poète nous présente une
synthèse iconographique de l’histoire de Rome dont il exclut une grande partie de
l’époque républicaine, afin de mieux mettre en évidence l’action des premiers Romains
16
« […] sequiturque (nefas) Aegyptia coniunx. » VIRGILE, Énéide…, p. 145 (VIII, 688).
Ibid., p. 145-146 (VIII, 704-728). Cette image d’Auguste, comme beaucoup d’autres, va alimenter le
mythe de son règne, encore présent à l’époque de la Renaissance, vu comme un retour au siècle d’or. Ce
mythe comportait l’effacement des aspects les plus controversés de l’histoire d’Auguste, comme par
exemple la période terrifiante des proscriptions avec la mort d’environ trois cents sénateurs, dont Cicéron,
et de plus de deux mille chevaliers.
17
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pour la liberté de Rome, mais surtout les prouesses d’Auguste considérées comme le
pilier du triomphe final de Rome sur le monde entier18.
Bien évidemment, il s’agit de visions prédictives par rapport à la diégèse, mais
par rapport à l’époque de l’écrivain, c’est un exemple de prophétie post eventum.
Situées dans un passé mythique, les images racontent une réalité historique par le biais
de la prophétie visuelle. À travers la description du poète, ces images semblent s’animer
comme si devant les yeux éblouis et inconscients d’Énée, un morceau d’Histoire future
prenait vie prématurément pour rappeler aux lecteurs l’heureuse époque qu’ils sont en
train de vivre. Les vers dans lesquels Virgile commente l’attitude d’Énée, qui ignore la
signification des images, sont emblématiques de l’architecture du poème19. La réalité
contemporaine de Rome est fermement ancrée dans une perspective mythologique et
acquiert, de ce fait, une signification suprême, c’est une chronique mythifiée des faits
passés et contemporains qui de cette manière se chargent d’une valeur symbolique.
Espace
et
temps
de
l’Histoire deviennent
les
structures
portantes
de la
narration/description, permettant ainsi la cohabitation sur le même plan de réalité
historique et de représentation iconographique.
Il est évident que la synthèse historique proposée par le bouclier d’Énée présente
de manière très claire les éléments idéologiques qui étaient à la base de l’ensemble du
projet : le triomphe de la gens julia et l’adventus d’Auguste sont des événements
inéluctables, puisque voulus par les dieux20. Le bouclier représente ainsi un espace
limité mais ouvert sur le temps de l’avenir : il l’anticipe et il montre son déroulement et
son inéluctabilité21. C’est une ouverture temporelle symbolisée d’abord par des images
18
Virgile ne donne pas de renseignements sur la manière dont les images centrales du bouclier sont
disposées et la narration/description fusionne différents moments de l’histoire d’Auguste, donnant ainsi
l’impression que cette souveraineté sur le monde procède de la victoire d’Actium. D’autre part, comme
cela a été souligné par la critique, il s’agit d’une vision symbolique du poète et non pas de la description
précise d’un critique d’art. En ce qui concerne les difficultés à localiser les scènes et les différentes
tentatives de reconstruire plastiquement le bouclier, voir CARTAULT Auguste, L’Art de Virgile dans
l’‘Énéide’, Paris, Les Presses Universitaires de France, 1926, p. 622-631 ; PERRET J., Virgile, l’homme
et l’œuvre, Paris, Boivin, 1952, p. 217-220 ; ROMEUF Jacques, « Le bouclier d’Énée (‘Énéide’, 8, 626731), imagination picturale et création littéraire », in Revue des Études Latines, LXII, 1985, p. 143-165.
19 « Talia per clipeum Volcani, dona parentis, / miratur rerumque ignarus imagine gaudet, / atollens
umero famamque et fata nepotum. » VIRGILE, Énéide…, p. 146 (VIII, 729-731).
20 Les trois boucliers classiques sont le fruit d’un don divin à des héros engendrés par des divinités et
donc supérieurs à la race humaine.
21 Les images sur le bouclier sont une preuve tangible de la syntonie idéologique avec le pouvoir impérial
d’un poète lié au cénacle de Mécène et fidèle au programme culturel augustéen. Toutefois, la critique
littéraire moderne est partagée sur le réel appui de Virgile à la politique et à la personne d’Auguste. Pour
un tour d’horizon sur la question, voir POMATHIOS Jean-Luc, Le pouvoir politique et sa représentation
dans l’‘Énéide’ de Virgile, Bruxelles, Latomus, 1987 ; MALEUVRE Jean-Yves, La mort de Virgile
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légendaires, censées être postérieures à la diégèse, puis par une représentation de faits
historiques. Grâce à cette forme de récit Virgile intègre l’Histoire et l’époque
contemporaine à son poème tout en conservant la cohérence du temps de la fable.
Prophétie et temps de la fable
Les figures prophétiques présentes sur le bouclier d’Énée nous permettent
d’introduire une distinction d’ordre général sur la structure des prophéties et sur les
différentes manières de les exploiter à l’intérieur d’un texte poétique. Il existe deux
différences significatives, une entre prophétie orale et prophétie visuelle, une autre entre
prophétie ouverte et prophétie fermée. Du point de vue de la position temporelle, le récit
prédictif est un genre de narration antérieure par rapport à l’histoire révélée et écrite au
futur22. Dans les poèmes classiques ou modernes, les discours prophétiques sont le plus
souvent des récits au second degré et donc intradiégétiques23. Cependant, la prophétie
orale comporte un axe temporel limité, puisqu’elle ne peut inclure l’annonce de faits qui
se sont déjà vérifiés au moment où le récit prophétique est censé se produire. Par
conséquent, l’instance narrative ne peut utiliser le récit prédictif pour parler
d’événements antérieurs à la diégèse. La prophétie visuelle peut suppléer à cette
limitation. Un espace prophétique créé à une époque précédente et lointaine du temps
de la fable constitue une variante du récit prédictif intradiégétique et permet d’élargir le
temps prophétique, même à une époque qui précède la diégèse24. Si, chez Virgile, la
prophétie visuelle comporte uniquement des événements postérieurs à la diégèse, nous
verrons par la suite que le choix de la matière narrative ― et par conséquent le
changement du temps de la fable ― permettra aux poètes du XVIe siècle d’utiliser la
prophétie visuelle pour présenter aussi, sous une lumière prophétique, des événements
qui précèdent le présent de la fable. Nous définirons cette modalité par l’oxymoron de
prophétie rétrospective.
d’après Horace et Ovide (deuxième édition revue et corr.), Paris, J. Touzot, 1999 et STROPPINI
Gianfranco, Virgile, Rome et la fin de l’histoire, Paris, Ausonia, 2001.
22 Voir GENETTE Gerard, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 229.
23 Avec des exceptions, comme par exemple le narrateur du Roland furieux inspiré par profetico lume
(R.f., III, 2, 7) ou encore le narrateur in Dell’amor di Marfisa de Danese Cattaneo inspiré
prophétiquement par la fureur divine.
24 Toutefois, un espace prophétique peut être aussi limité par sa superficie. Dans le Roland amoureux par
exemple, ne disposant pas d’un espace suffisamment grand, le maestro prophète n’a pu représenter tous
les faits et gestes de Nicolas III dans une loge (R.a., II, XXV, 53).
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
410
La deuxième différence concerne la nature ouverte ou fermée d’une prophétie à
l’intérieur des poèmes. Partons du fait que toute prophétie post eventum est construite
sur une imposture temporelle. Toutefois, alors que la prophétie fermée s’arrête à une
évocation d’événements qui se sont réellement produits et qui sont censés être connus
par un hypothétique lecteur idéal, la prophétie ouverte introduit très souvent des
éléments imaginaires, utopiques ou des attentes de nature eschatologique25. Limitons les
exemples au Roland furieux. La prophétie de Merlin annonçant à Bradamante la gloire
future des Este, dont la semence féconde onorar deve Italia e tutto il mondo (R.f., III,
16, 8) ou celle d’Andronique prédisant la réunification du monde sous un seul pasteur
(R.f., XV, 26), sont des prophéties orales ouvertes puisqu’elles contiennent des
éléments utopiques et eschatologiques. Les fresques prophétiques peintes par Merlin
(R.f., XXXIII, 5-58), ou les images dans le pavillon de Cassandre (R.f., XLVI, 77-99)
sont en revanche des prophéties visuelles fermées. D’autre part, le recours à la prophétie
(orale ou visuelle) dissimule souvent l’objectivation d’un message idéologique ou
politique. En plaçant son interprétation historique dans un cadre intradiégétique par le
biais d’une prophétie, l’auteur crée une distance entre le narrateur extradiégétique et les
faits racontés. Grâce à cette distance, l’interprétation ne sera plus le résultat d’un
jugement subjectif mais deviendra la version officielle d’une vérité absolue et définitive.
C’est dans une prophétie visuelle fermée que Virgile intègre sa philosophie de
l’Histoire qui prend une connotation d’histoire divine26. Il s’agit cependant d’une
prophétie visuelle étroitement liée à une issue eschatologique et illustrée par une
prophétie orale et ouverte prononcée par Jupiter au premier chant, puis rappelée à
plusieurs reprises par différents personnages27. Nous le verrons par la suite, la même
25
À ce type de prophétie appartiennent aussi les prophéties internes aux textes, toutefois, elles sont
ouvertes uniquement pendant le temps de la narration puisqu’elles sont strictement liées à l’évolution de
l’intrigue. Elles peuvent avoir lieu, comme celle de Cassandre ― qui ne fut pas prise au sérieux ―
proclamant la chute de Troie, ou celle de la Sibylle de Cumes annonçant à Énée les guerres dans le
Latium. Elles peuvent ne pas se produire et rester ouvertes même à la fin de l’intrigue, comme celle
d’Atlant concernant la mort prématurée de Roger dans le Roland furieux.
26 En réalité, dans l’Énéide, c’est plutôt le poids inexorable du Destin, qui, en dehors du libre arbitre des
hommes et des querelles entre les divinités, porte l’humanité vers le règne d’Auguste. Voir à ce propos
STROPPINI G., Virgile, Rome et la fin de l’histoire…, p. 1-23.
27 Pour rassurer sa fille Vénus, préoccupée par l’acharnement des dieux contre Énée, Jupiter répond en
évoquant ses descendants, les Romains : « His ego nec metas rerum nec tempora pono, / Imperium sine
fine dedi » (I, 278-279). Et il complète l’ekphrasis dynastique en annonçant que du lignage d’Énée naîtra
un jour Jules César, lequel étendra les limites de l’Empire jusqu’à l’Océan et entrera dans l'Olympe
chargé de victoires sur l'Orient. C’est alors que viendra une nouvelle époque de paix (I, 257-296). Cet âge
d’or sera identifié à celui d’Auguste, comme Anchise le révélera prophétiquement à Énée lors de sa
descente aux enfers en compagnie de la Sibylle de Cumes (VI, 752-887). Ce destin inéluctable sera
rappelé dans d’autres passages du poème, voir STROPPINI G., Virgile, Rome et la fin de l’histoire…, p.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
411
répartition narrative, entre prophétie orale et prophétie visuelle, sera présente dans
d’autres poèmes analysés dans ce travail28. Les éléments nouveaux introduits par Virgile
dans la description du bouclier d’Énée détermineront l’affirmation de son modèle au
détriment de celui des boucliers d’Achille ou d’Héraclès et constitueront une référence,
explicite ou implicite, pour l’élaboration des boucliers dans les poèmes chevaleresques
ou héroïques de la Renaissance. Ces boucliers ouvragés vont s’imposer de manière
progressive, comme un élément de plus, à l’intérieur de cette vaste récupération
archéologique inaugurée par les pratiques humanistes des XVe et XVIe siècles29.
Désormais désuets et inutiles face aux nouvelles pratiques de la guerre moderne, les
boucliers abandonnent les champs de bataille, mais très vite ils vont récupérer dans la
littérature et dans les cérémonies de parade leur pristina forma et leur fonction
symbolique et représentative30.
Boucliers médiévaux
Symboliquement le bouclier possède une valeur cosmique : il reflète la lumière
du ciel sur la terre et représente la protection divine dont bénéficie celui qui le brandit
lorsqu’il combat les forces du mal qu’incarnent ses ennemis. Luttant pour la sauvegarde
de son monde, de ses valeurs, de sa société ou de son peuple, le guerrier reçoit l’aide et
la protection des valeurs qu’il défend. Le bouclier possède donc des vertus
apotropaïques capables d’éloigner ou de détruire la menace des influences maléfiques.
Pour le chevalier croisé par exemple, la croix sur le bouclier symbolisait la Foi contre
12. Sur l’âge d’or, voir aussi VIRGILE, Géorgiques, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. 23 (liv. I, 125128) et p. 87-88 (liv. II 537-540).
28 La prolifération des prophéties à l’intérieur des poèmes du XVIe siècle garde un rapport très étroit avec
l’énorme succès connu par la littérature prophétique en concomitance avec les guerres d’Italie. Sur l’étude
de ce phénomène et sur ses implications religieuses, idéologiques et politiques, nous renvoyons aux
travaux de Jean Delumeau, Eugenio Garin, Ottavia Niccoli, Marjorie Reeves, Roberto Rusconi, François
Secret, Cesare Vasoli, Donald Weinstein, Paola Zambelli et tant d’autres, ainsi qu’aux actes du colloque
international La Prophétie comme arme de guerre des pouvoirs (XVe-XVIIe siècles), études réunies et
présentées par REDONDO Augustin, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2000.
29 Cette récupération sera parfois accompagnée d’une interprétation symbolique. Dans ses lettres de la
vieillesse, Pétrarque (Sen., VIII, 7), évoque l’épisode de Vulcain construisant les armes d’Achille et
d’Énée pour rappeler la nécessité de se forger des armes internes capables de résister aux dangers des
vices, aussi dangereux pour un homme que les Gaulois pour Rome. PÉTRARQUE, Lettres de la
Vieillesse (VIII-XI), Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 98.
30 En effet, grâce au perfectionnement des armures, les chevaliers pouvaient combattre sans les boucliers
et cet abandon progressif conduira à la création et à la diffusion de boucliers ouvragés. Sur le
déplacement des armes du chevalier des champs de bataille vers les parades ou les cérémonies princières
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
412
laquelle se brisaient les forces maléfiques ou leurs agents. Tout en combattant pour le
salut spirituel de son âme, le soldat du Christ luttait pour et sous la protection de Dieu, il
défendait sa religion et avec le reste de ses armes il s’élevait en vicaire du Christ et en
vecteur de la justice divine. La forme même du bouclier pouvait renfermer une valeur
symbolique. Le bouclier en amande des Templiers était, à leur sens, l’image du Christ
dans sa nature, à la fois divine et humaine. Il représentait aussi, par sa forme losangée,
l’union du Ciel et de la Terre : une sorte d’harmonie totale entre le monde supérieur et
le monde inférieur. De manière presque prodigieuse, la lance ou l’épée qui percutent le
bouclier sont rejetées aussi bien par les vibrations de sa matière que par la force
implicite que la représentation symbolique ou iconographique de ce monde réussit à
transmettre à son défenseur.
Il est très rare à l’époque médiévale de trouver dans la littérature d’origine
classique ou chevaleresque des descriptions de boucliers ouvragés inspirés des modèles
anciens. Les digressions des auteurs classiques à l’intérieur des espaces consacrés aux
boucliers étaient sans doute invraisemblables aux yeux d’un chrétien et de plus,
l’intervention sacrilège des dieux païens comme source de vérité poétique gênait les
consciences de l’époque. D’autre part, les sources utilisées pour la réécriture des guerres
troyennes n’étaient ni les poèmes d’Homère ni le deuxième livre de l’Énéide. Bien que
ces sources fussent très connues, on préférait se référer à deux autres ouvrages
considérés à l’époque comme les véritables récits contemporains des faits racontés : le
De bello troiano, un texte en forme de journal attribué à Dictys de Crète, compagnon du
roi Idoménée, et le De excidio Troiae, une prétendue chronique attribuée à Darès de
Phrygie, combattant troyen. Il s’agissait en réalité de deux ouvrages d’une époque plus
tardive, et il est tout à fait probable que l’une des raisons de cette préférence pour une
matière plus narrative et plus historique résidait dans le rejet de l’intervention des
divinités mythologiques païennes qui abondaient chez Homère et Virgile31. La
conséquence logique fut une marginalisation de la tradition poétique et mythologique
homérique et virgilienne ― plus fantastique et moins vraisemblable ― sur le thème de
la chute de Troie. Toutefois, le Moyen-Âge n’a ni méprisé, ni ignoré l’Antiquité et
à l’intérieur du système esthétique humaniste du classicisme, voir QUONDAM Amedeo, Cavallo e
Cavaliere. L’armatura come seconda pelle del gentiluomo moderno, Roma, Donzelli, 2003.
31 Nous avons consulté les éditions suivantes : DICTYS CRETENSIS, Ephemeridos belli trojani,
Leipzig, T. Verlagsgesellschaft, 1973 et DARETIS PHRYGII, De excidio Troiae historia, Leipzig, F.
Meister, 1873. Du premier ouvrage, il existe une version grecque du Ier ou IIe siècle apr. J.-C. et une
version latine à partir du IVe siècle. Du second, uniquement la version latine qui remonte au Ve ou VIe
siècle de notre ère.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
413
l’Énéide reste un texte très lu à cette époque32. D’une manière générale, la lecture qui en
était faite mettait essentiellement l’accent sur la profonde signification allégorique et
religieuse de l’origine de Rome, laissant de côté sa fonction idéologique originelle. Par
ailleurs, l’image médiévale d’Énée était très controversée. À celle d’un héros pieux au
service d’une mission sacrée véhiculée par Virgile s’oppose celle, plus sombre et
ambiguë, proposée par Dictys, et surtout par Darès, l’accusant d’être à l’origine de la
chute de Troie pour avoir négocié avec l’ennemi l’ouverture des portes de la ville et
avoir pu ainsi échapper à la mort.
À partir du XIIe siècle, l’intérêt pour l’Antiquité, qui n’avait jamais cessé au
cours des siècles précédents, retrouve une nouvelle vitalité à l’intérieur de plusieurs
cours princières du vieux continent. Plusieurs ouvrages fondamentaux pour la diffusion
des mythes liés à la matière classique sont composés en un temps très bref. Vers 1165,
Benoît de Sainte-Maure, poète à la cours anglo-normande, écrit le Roman de Troie, un
poème de plus de 30.000 vers, considéré comme le texte canonique de la littérature
médiévale sur le thème de Troie33. Le matériau narratif de ce roman, comme de tous
ceux qui suivront, est d’origine classique. Il s’agit d’une pratique intertextuelle
semblable à celle que Gérard Genette appelle transposition ou transformation sérieuse
pour la distinguer de celle plus ludique de la parodie ou plus satirique du
travestissement34. Toutefois, bien qu’il s’agisse d’une représentation sérieuse de
l’Antiquité, les sentiments des héros, les règles de l’amour et de la guerre, les habits et
les armes appartiennent au monde chevaleresque et courtois et ce Roman de Troie
influencera directement les auteurs de romans courtois au moins jusqu’au XIVe siècle.
Comme source d’inspiration littéraire, Benoît suit la version de Dyctis et, en ce qui
concerne la chute de Troie, il fait tomber sur Énée les soupçons de la traîtrise35. Il en est
de même pour Achille, l’autre détenteur d’un bouclier divin et immortel dans la
tradition classique, accusé lui aussi de traîtrise pour avoir tué lâchement Hector, au
moment où celui-ci avait mis de côté son bouclier pour faire un prisonnier36. Dans
32
Voir Lectures médiévales de Virgile. Actes du Colloque organisé par l’École française de Rome (Rome
25-28 octobre 1982), Rome, École française de Rome, 1985.
33 BENOÎT DE SAINTE-MAURE, Le Roman de Troie, par CONSTANS Léopold, Paris, F. Didot, 19041912, 6 vols.
34 Voir GENETTE G., Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 33 et p. 232.
35 Il faudra attendre l’humanisme pour se débarrasser de cette image et l’épique chevaleresque fera
d’Énée un modèle de héros. Sur son modèle, l’Arioste construira le personnage de Roger et le Tasse celui
de Godefroi de Bouillon.
36 « Cris et clameurs s’élèvent car Hector a battu un roi. Il voulait s’en emparer et l’arracher de force aux
siens, déjà il le tenait par la ventaille de son heaume et le tirait hors de la mêlée, sans prendre garde à se
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
414
l’œuvre de Sainte-Maure, il n’y a place ni pour Héphaïstos, ni pour ses réalisations
sacrilèges, de sorte que les boucliers présents dans son roman sont identiques à ceux
qu’utilisent les chevaliers dans les batailles, les duels, les tournois ou les joutes de
l’époque37. Ils peuvent être de très bonne facture, parfois en métal, plus ou moins
précieux, ou ornés de pierres précieuses, mais le plus souvent leur surface présente
l’emblème ou la devise du chevalier38. Plus que sur les images des boucliers, on insiste
sur la richesse des armes et des habits dignes du prestige social des chevaliers39.
De la même manière que chez Benoît de Sainte-Maure, dans le Roman d’Énéas
(environ 10.000 vers), écrit par un clerc normand vers la moitié du XIIe siècle, les
aventures du héros virgilien sont racontées à l’intérieur d’un cadre chevaleresque et le
matériau narratif classique est adapté au monde médiéval et à ses conventions
couvrir de son écu, lorsque ce scélérat qui le haïssait, je veux dire Achille, l’aperçut. » Le Roman de Troie
de Benoît de Sainte-Maure, traduction et présentation par BAUMGARTNER Emmanuelle, Paris, Union
Générale d’Éditions, 1987, p. 189. Dans l’Historia destructionis Troiae de Guido de Columnis, Hector est
tué par son adversaire au moment où il attache son écu derrière ses épaules (liv. XX). Cet ouvrage, malgré
l’affirmation de l’auteur qui dit s’inspirer de Darès, est une réécriture du Roman de Troie comme l’a
prouvé la critique. L’Historia destructionis Troiae mit fin à la suprématie de l’œuvre de Sainte-Maure
puisqu’elle connut deux éditions imprimées en langue vulgaire qui eurent un énorme succès permettant
ainsi au grand public de connaître les légendes classiques.
37 La transformation des boucliers dans la littérature est strictement liée aux transformations des armes et
à l’évolution du métier de la guerre de l’époque classique vers l’époque médiévale, avec en particulier la
naissance et le triomphe de la chevalerie et d’une nouvelle typologie du guerrier. Sur cette évolution, voir
GELLI Jacopo, Guida del raccoglitore e dell’amatore di armi antiche, Milano, Hoepli, 1900 (en
particulier p. 156-157 ; p. 242 ; p. 262-263 ; p. 275-278 ; p. 322 et p. 329) ; BLAIR Claude, European
Armour, Londres, B. T. Batsford, 1958 ; HEERS Jacques, Fêtes, jeux et joutes dans la société d’Occident
à la fin du Moyen-Âge, Paris, J. Vrin, 1971 ; BOCCIA Lionello Giorgio et BLAIR Claude, « Armes et
armures », in Antiquités et Objets d’Art, n° 6 (nov. 1990) ; BALESTRACCI Duccio, La festa in armi.
Giostre, tornei e giochi del Medioevo, Bari, Laterza, 2001 et NICOLLE David, Companion to Medieval
Arms and Armour, Woodbridge, Boydell Press, 2002.
38 Sur l’évolution des formes du bouclier entre le XIIe et le XIVe siècles, voir GAIER Claude, Armes et
combats dans l’univers médiéval, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1995, p. 129-133. Sur la signification
symbolique des couleurs, des devises ou de l’héraldique, voir ZUG TUCCI Hannelore, « Un linguaggio
feudale : l’araldica », in Storia d’Italia, I, Torino, Einaudi, 1978, p. 811-877 ; PASTOREAU Michel,
Armoiries et devises des chevaliers de la Table Ronde. Études sur l’imagination emblématique à la fin du
Moyen-Âge, Quimper, Gwéchal, 1982 ; PASTOREAU M., Couleurs, images, symboles. Études d’histoire
et d’anthropologie, Paris, Le Léopard d’or, 1989 ; FLORI Jean, Cavalieri e cavalleria nel Medioevo,
Torino, Einaudi, 1999 et SICILLE, Il blasone dei colori. Il simbolismo del colore nella cavalleria
medievale, a cura di PAPI Massimo, Rimini, Il Cerchio Iniziative editoriali, 2000. L’auteur de ce dernier
ouvrage était un héraut à la cour d’Alphonse V, roi d’Aragon.
39 Dans le poème chevaleresque La Spagna, écrit au XIVe siècle, toute la « gran baronia » qui
accompagne Charlemagne est pourvue de boucliers « lavorati con pietre fine e di perle adornati » (stance
24). La Spagna. Poema cavalleresco del secolo XIV a cura di GRADI Carlotta, Banca dati “Nuovo
Rinascimento”, http://www.NuovoRinascimento.org. Sur le monde de la chevalerie, ses valeurs et ses
pratiques, voir CARDINI Franco, Alle radici della cavalleria medievale, Firenze, La Nuova Italia, 1982 ;
CARDINI F., Guerre di Primavera. Studi sulla cavalleria e la tradizione cavalleresca, Firenze, Le
Lettere, 1992 ; CARDINI F., La culture de la guerre, Xe-XVIIIe, traduit de l’italien par LEVI Angélique,
Paris, Gallimard, 1992, p. 15-47.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
415
littéraires40. L’amour courtois et les prouesses héroïques sont ainsi au centre de la scène
dans laquelle le merveilleux virgilien laisse la « place à des merveilles d’ordre naturel,
mécanique, technique, ou à des raffinements précieux par leur richesse ou leur
ingéniosité »41. Le rôle des divinités païennes est ainsi réduit mais pas totalement
abandonné42. Par exemple, l’épisode de Vénus et de Vulcain concernant la construction
des armes est maintenu, mais la surface ouvragée du bouclier est à peine suggérée par la
phrase « avec des délicates entaillures et des reliefs de valeur »43. La prophétie, la
synthèse historique et la célébration dynastique d’Auguste ont disparu de l’espace du
bouclier44.
Le héros littéraire de l’Antiquité qui règne incontestablement sur l’époque
médiévale est Hector. Avec Charlemagne, Roland, le roi Arthur, Lancelot et Tristan, il
représente l’archétype du héros médiéval, un modèle de vertus, de courage et de
courtoisie. Avec son épée Durlanda, son destrier Galathée et son bouclier portant
« l’enseigne de sa maison », il incarne les valeurs chevaleresques de la caste
aristocratique. C’est ainsi que nous le retrouvons dans le Roman d’Hector et Hercule,
40
Le Roman d’Énéas, traduit en français moderne par THIRY STASSIN Martine, Paris, H. Champion,
1985.
41 Ibid., avant-propos, p. 8-9. Sur les rapports entre le Roman d’Énéas, les romans courtois et la chanson
de geste, voir ANGELI Giovanna, L’‘Énéas’ e i primi romanzi volgari, Milano-Napoli, Ricciardi, 1971 et
MORA-LEBRUN Francine, L’‘Énéide’ médiévale et la chanson de geste, Paris, H. Champion, 1994.
42 Sur la lecture médiévale de Virgile, voir entre autres POIRION Daniel, « De l’‘Énéide’ à l’‘Énéas’ :
mythologie et moralisation », in Cahiers de Civilisation médiévale, 19, 1976, p. 213-229 ; OLSEN
MUNK Birgen, « Virgile et la renaissance du XIIe siècle », in Lectures médiévales de Virgile…, p. 31-48
et MARCHELLO-NIZIA Christiane, « De l’‘Énéide’ à l’‘Énéas’ : les attributs du fondateur », Ibid., p.
251-266.
43 « Vulcain avait fait l’écu de la côte d’un grand poisson marin appelé « cetus » ; avant lui et après lui, il
n’en exista jamais d’aussi bon ; il était solide et léger à merveille. La targe était, par nature, toute
vermeille, sans autre teinture ; elle était luisante et si dure qu’elle n’aurait jamais pu être entamée par la
lance ou par l’épée : le fer et l’acier, qui l’auraient frappée, ne lui auraient pas fait plus de mal que le
plomb. Tout l’écu était bordé d’or, traversé au milieu de trois bandes, avec des délicates entaillures et des
reliefs de valeur (v. 4460) ; des pierres y étaient enchâssés par endroits et des émaux de prix étaient
placés entre elles ; l’umbo, au milieu du bouclier, était fait d’une topaze verte ; au-dessus, dans l’or il y
avait une escarboucle qui, la nuit, jetait une telle clarté qu’il semblait que ce fût un jour d’été ; l’anse de
l’écu était faite d’un orfrois précieux, jamais un compte ou un roi ne posséda un tel bouclier. » Nous
utilisons ici la traduction du texte proposée par Martine Thiry Stassin. Le Roman d’Énéas…, p. 69. C’est
nous qui soulignons. Cette même clarté sera présente sur la surface du bouclier d’Hector chez Boiardo,
d’Atlant chez l’Arioste et de Riccardo dans la Jérusalem conquise, mais naturellement avec des
significations différentes.
44 Toutefois, l’auteur garde le passage où Anchise montre toute sa descendance à son fils. Il dit vouloir
nommer tous ses descendants qui seront rois et empereurs. Cependant, l’ekphrasis se limite à citer cinq
personnages : Silvius, fils légendaire d’Énéas ; Silvius Énéas, quatrième de la lignée semblable à son
ancêtre par son courage et sa beauté ; Romulus, septième de la lignée, éponyme de la ville qui deviendra
« la capitale du monde », Jules César, le preux qui « surpassera tous en prouesse », et Auguste sous lequel
il régnera « une paix très stable, une grande douceur et une grande beauté, <et>le monde sera sous sa
puissance ». Le Roman d’Énéas…, p. 50-51.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
416
connu aussi sous le nom d’Enfances d’Hector45. Ce roman de plus de 2000 vers, fut
écrit en langue franco-vénitienne, probablement par un auteur italien46, et devint très
populaire en Italie à partir du XIIIe siècle. Le récit est d’abord construit autour des
prouesses d’Hector pendant sa jeunesse et plus tard autour de son triomphe sur Hercule,
symbole de la victoire de la vertu sur l’incarnation de la force à l’état pur47. Dans ce
roman, les boucliers des deux protagonistes ne sont pas ouvragés et ne portent que des
armoiries peintes : celui d’Hector, un lion doré sur un fond bleu ciel, celui d’Hercule, le
dieu de l’enfer48.
Hector était perçu, à l’instar de tous les autres personnages épiques, comme un
vrai personnage historique et, en tant que tel, il était aussi présent dans les légendes
médiévales qui liaient spirituellement les siècles chrétiens aux époques du passé49.
Hector figurait, par exemple, parmi les neuf Preux, l’une des légendes les plus
populaires du Moyen-Âge et dans laquelle les neuf paladins incarnaient la courtoisie et
la vaillance, vertus typiques de l’idéal chevaleresque, mais aussi la sagesse, la justice et
les vertus civiques50. D’autre part, une autre légende, celle-ci d’origine savante, avait
transformé un fils d’Hector, un certain Priamide Francus, en un nouvel Énée. Après la
45
Le roman d’Hector et Hercule, chant épique en octosyllabes italo-français édité par PALERMO
Joseph, Genève, Droz, 1972.
46 À propos de cette attribution les critiques sont partagés, voir entre autres l’introduction de Joseph
Palermo (p. 11-52) dans l’édition citée à la note précédente et MEYER-LUBKE Wilhelm, « Frankoitalienische Studien, III. Das Lied von Hector und Hercules », in Zeitschrift für romanische Philologie,
1887, X, p. 363-410.
47 À son tour, le mythe d’Hercule deviendra incontournable à l’époque moderne, surtout comme symbole
de virtuosité et de lutte acharnée de l’esprit contre les péchés matériels. Sur les différents aspects de ce
mythe, plus épique que chevaleresque, voir GAETA Franco, « L’avventura di Ercole », in Rinascimento,
1954, V, p. 227-260 et QUONDAM A., Cavallo e Cavaliere…, p. 115-186.
48 « En suen escu [celui d’Hector], un lïon d’or ; / Le chans, d’azur fu le color. / Ce est l’enseigne de sa
maison, / Qe porta Ylus et Laumedon […] Sor son escu [celui d’Hercule] avoit un diés, / Qi de fortece est
coroniés, / Q’estoit clamé en arabis / Alchimander, ce m’est avis, / En nostre langue, le diex d’anfer. » Le
roman d’Hector et Hercule…, p. 63 (v. 251-254) et p. 83 (v. 871-875). C’est nous qui soulignons.
49 Cette récupération des motifs classiques eut comme conséquence une métamorphose du mythe des
héros puisque les thèmes païens étaient remplacés par des thèmes chrétiens. Cette même transformation
s’opérera aussi dans les arts visuels. Les dieux et les héros de l’Antiquité devront attendre le travail des
humanistes pour récupérer leur fonction iconologique et symbolique originaire. Pour tous ces aspects,
voir les travaux fondamentaux de WARBURG Aby, La rinascita del paganesimo antico, a cura di BING
Gertrud, trad. it. di CANTIMORI Delio [1966], Firenze, La Nuova Italia, 1996 ; PANOFSKY Erwin,
Essais d’Iconologie : thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1967 (1939) ;
SEZNEC Jean, La survivance des dieux antiques : essai sur le rôle de la tradition mythologique dans
l’Humanisme et dans l’art de la Renaissance, Paris, Flammarion, 1993 (1939) ; PANOFSKI Erwin,
SAXL Fritz, La mythologie classique dans l’art médiéval, trad. de GIRARD Sylvie, Saint-Pierre de
Salerne, G. Monfort, 1980.
50 Avec Alexandre le Grand et Jules César, Hector représentait l’époque classique et était perçu plutôt
comme un primus inter pares. Dans la même légende, David, Josué et Judas Maccabée formaient la triade
hébraïque, Charlemagne, Arthur et Godefroi de Bouillon la chrétienne. Ces trois derniers deviendront les
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
417
chute de Troie, il aurait abandonné sa patrie et se serait mis en route vers l’Occident, où
il serait devenu le premier roi des Français51.
Boiardo et le bouclier magique d’Hector
C’est sûrement de cette tradition romanesque que s’est inspiré Matteo Maria
Boiardo pour construire son récit autour du bouclier d’Hector qui, dans le Roland
amoureux, devait constituer un lien entre l’époque chevaleresque et l’époque classique
mais également instaurer une sorte de légitimation iconographique du pouvoir des Este
à travers l’explication de l’origine de l’emblème de la famille ducale (R.a., III, III, 18)52.
Avec le bouclier d’Hector, Boiardo nous présente, à propos du blason de la famille
d’Este, une version différente de celle traditionnellement exploitée par les Vénitiens qui
considérait les ducs de Ferrare comme les descendants de Ganelon, le traître de
Roncevaux. Nous devons rappeler brièvement l’histoire du bouclier d’Hector telle que
l’avait esquissée Boiardo avant son développement ultérieur par l’Arioste. Deux
personnages sont étroitement liés à ce bouclier (lequel, grâce aux vertus magiques d’une
fée a pu traverser indemne de nombreux siècles) : Roger53 et Mandricard54.
détenteurs des vertus et des pouvoirs militaires dans la matière narrative des poèmes chevaleresques et
héroïques.
51 Voir SEZNEC J., La survivance des dieux antiques…, p. 22-23 et BEAUNE Colette, « L’utilisation
politique du mythe des origines troyennes en France à la fin du Moyen-Âge », in Lectures médiévales de
Virgile…, p. 331-355. Dans la Borsias de Tito Vespasiano Strozzi (1425-1505) sur la vie de Borso d’Este
on se réfère à cette légende ainsi que dans les Reali di Francia d’Andrea da Barberino. Voir Die Borsias
des Tito Strozzi. Ein Lateinisches Epos der Renaissance, Munchen, Fink, 1977 et ANDREA DA
BARBERINO, I Reali di Francia, introduzione di RONCAGLIA Aurelio, Brugherio-Milano, G. Casini,
1967. Ce dernier ouvrage constitue un trait d’union essentiel entre la matière de France et les poèmes
chevaleresques de la fin du XVe siècle, comme ceux de Pulci et de Boiardo.
52 Auparavant, Boiardo avait utilisé l’ekphrasis dynastique pour célébrer le duc d’Este et ses ascendants
par l’intermédiaire d’Atlant, lequel face au roi Agramant provoque une évocation magique annonçant le
triste destin de Roger (R.a., II, XXI, 53-61).
53 Chez Boiardo, l’histoire de Roger s’apparente à celle d’Achille chez Homère. Comme Achille, pendant
son enfance Roger avait été nourri de cervelle de lion et de tigre, et comme lui, il restera caché et éloigné
de la guerre par une volonté supérieure, jusqu’à ce qu’un personnage doté de pouvoirs surnaturels révèle
la nécessité de sa présence pour remporter la victoire. En effet, ayant perdu ses parents, Roger, lequel de
« beltate il sole avanza », se trouve, avec sa sœur, protégé par le nécromant Atlant dans un jardin
enchanté sur le mont Carena. Lorsque Agramant réunit son conseil pour déclarer la guerre à Charlemagne
et passer en France pour « agrandir la legge di Macone » (R.a., II, I, 37), un vieux barbu, enchanteur,
astrologue et voyant, le roi des Garamantes, parle de Roger comme du « megliore omo […] che al mondo
sia » (R.a., II, I, 69). Une fois retrouvé, Roger sort de sa retraite, rejoint l’armée sarrasine et peu après
naîtra son histoire d’amour avec Bradamante. Déjà Tito Vespasiano Strozzi, oncle de Boiardo, avait
introduit dans sa Borsias le personnage de Rugerus et du magicien Atlas qui éduquait le jeune dans un
endroit solitaire. Strozzi avait aussi utilisé la prophétie comme modalité narrative pour introduire une
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
418
Dans le troisième livre du Roland amoureux l’auteur raconte l’amour naissant
entre Bradamante et Roger, tous deux destinés à devenir les souches de la famille
ducale. Après avoir profité de la courtoisie de Roger qui lui propose de prendre sa place
dans le duel avec Rodomont (R.a., III, IV, 56-59), Bradamante qui, dans un premier
temps s’était enfuie, revient sur le lieu du duel regrettant son attitude et prête à
reprendre la place de ce valeureux et courtois chevalier dont l’identité lui est inconnue.
Rodomont, qui doit se mesurer au courage de Roger, décide d’abandonner le duel en
reconnaissant son infériorité (R.a., III, V, 13). Alors qu’ils se retrouvent seuls,
Bradamante force le chevalier à déclarer son identité. C’est alors que Roger commence
à parler de son ascendance remontant à la famille royale de Troie (R.a., III, V, 18)55, il
rappelle ses ancêtres mythiques, la triste histoire de ses parents et son adolescence près
du magicien Atlant qui le nourrit et l’éduqua pour faire de lui un guerrier (R.a., III, V,
34-37)56. L’intention du poète est de montrer que par l’intermédiaire de Roger, les ducs
de Ferrare sont les descendants d’Astyanax, le fils d’Hector57.
Pour construire l’origine troyenne de Roger, Boiardo reprend une tradition
différente de celle utilisée par Sénèque ou Euripide qui voulait que le fils d’Hector fût
jeté du haut des murs de Troie pour en finir avec le sang troyen. Selon Boiardo, la
tentative des Achéens d’accomplir ce pensier spietato ed inumano échouera grâce à
Andromaque, la mère d’Astyanax, qui perdra sa vie mais soustraira son fils à la cruauté
digression dynastique sur sa descendance. Voir Die Borsias…, p. 156 et l’introduction de A. Tissoni
Benvenuti à l’ouvrage de Boiardo.
54 Mandricard, roi de Tartarie, fils d’Agrican, avait décidé de passer en Occident pour venger la mort de
son père, tué par le comte Roland.
55 De cette manière la famille ducale est mise sur le même plan que la gens Iulia. Le même procédé sera
utilisé par d’autres poètes pour légitimer la création d’un mythe monarchique, et au XVIe siècle trois
dynasties en Europe ― les Habsbourg, les Valois et les Stuart ― vont revendiquer une descendance
directe de la souche impériale de Troie.
56 La généalogie de Roger utilisée par Boiardo est en grande partie formée de personnages littéraires tirés
du Fioravanti, des Reali di Francia et du premier livre de l’Aspromonte d’Andrea da Barberino. Dans ce
dernier, on parle de la fin tragique des parents supposés de Roger. Le cadre est le siège de la ville de
Reggio en Calabre tenu par Agolante et ses troupes. La fille d’Agolante, Galiziella, une valeureuse et très
belle guerrière sarrasine, s’éprend de Riccieri de Risa, fils du duc de Calabre, Rampaldo. Galiziella se
convertit au christianisme et se marie avec Riccieri, de qui elle attendra des jumeaux. Mais Riccieri
mourra tragiquement puisque son frère Beltramo le trahira par jalousie et il sera assassiné par Almonte, le
frère de Galiziella. Almonte punit aussi la lâcheté de Beltramo en le jetant dans un feu, et l’auteur ajoute :
« si dice che in quello fuoco fu gittata Galiziella ; alcuno dice che Almonte vi fece gittare un’altra femina,
e segretamente mandò Galiziella in Africa in su una nave e fella menare in prigione ». ANDREA DA
BARBERINO, L’Aspromonte, a cura di CAVALLI Luigi, Napoli, F. Rossi, 1972, p. 64-76 (I, 31-44).
Boiardo fera de Roger le fils de Galiziella (R.a., II, I, 70-71).
57 Le fils de Priam est considéré par Boiardo comme le principal défenseur de Troie, un héros qui, par son
courage, ses prouesses et sa courtoisie représente « l’excellence de la chevalerie » (R.a., III, I, 26), le plus
beau et le plus bon des chevaliers, traîtreusement tué par Achille (R.a., III, I, 27). Force, courage, beauté,
bonté et courtoisie semblent ainsi naturellement transmis à son dernier descendant, Roger.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
419
des ennemis (R.a., III, V, 21)58. Le fils d’Astyanax, un jeune garçon che rilucente e
bionde avia le chiome (R.a., III, V, 27) sera ainsi à l’origine de la famille de Roger, dont
le mariage providentiel avec Bradamante constituera l’un des noyaux thématiques qui
forment la structure portante du Roland furieux59. Le sang de la famille royale troyenne
avait été sauvé par l’astuce d’une mère. Les armes et l’emblème d’Hector, dépositaires
de la force, du courage, de la courtoisie et des autres vertus chevaleresques, seront
sauvées par le duc Énée parente prossimano du héros (R.a., III, I, 30)60. C’est
Mandricard qui les retrouvera sur son chemin.
Au premier chant du troisième livre du poème, pour échapper à un feu enchanté,
le fils d’Agrican se jette dans une fontaine et devient prisonnier de la Fata de la Fonte
(R.a., III, I, 23). La dame qui l’accueille dans ses bras lui raconte l’origine magique de
la fontaine et son lien avec les armes d’Hector61. Au cours de son voyage vers
l’occident, Énée avait été fait prisonnier par un méchant roi qui l’avait enfermé dans une
prison souterraine, probablement pour en tirer une rançon (R.a., III, I, 30)62. Sauvé par
les arts magiques de la Fata de la Fonte, Énée lui avait donné les armes d’Hector en
signe de reconnaissance et la fée les avait gardées dans un château (R.a., III, I, 31)63.
C’est maintenant à Mandricard de montrer son courage et de s’emparer de ces armes,
sans quoi la mort l’attend dans la fontaine magique, comme beaucoup d’autres
chevaliers dont le corpo è al fondo e l’anima a lo inferno (R.a., III, I, 32). Mais,
auparavant, Mandricard doit battre Gradasse, lequel del castello è campione (R.a., III, I,
58 C’est encore Roger qui raconte la suite de l’histoire à Bradamante. Sauvé par sa mère, Astyanax se
cacha d’abord dans une grotte puis débarqua en Sicile où il se maria avec la reine de Syracuse. Lui aussi
fut tué par traîtrise, mais sa femme sauvera son enfant Polidoro réussissant à s’échapper du siège que les
Grecs avaient établi autour de Messine.
59 Comme on le sait, ce mariage sera entravé par Atlant qui veut sauver Roger, destiné, selon les astres, à
mourir sept ans après sa conversion au Christianisme et son mariage avec la belle guerrière chrétienne.
60 Par son père Anchise, Énée avait des liens de parenté avec Priam, père d’Hector et roi de Troie.
61 Le rapide récit de la dame sur la guerre de Troie est une illustration évidente de la tradition
chevaleresque qui inspire l’image d’Hector chez Boiardo (R.a., III, I, 26-29). Sur le mélange de thèmes
classiques et de thèmes chevaleresques dans le poème, voir SORRENTINO Andrea, « La leggenda
troiana nell’epopea cavalleresca di Matteo Maria Boiardo », in Bulletin Italien. Annales de la Faculté de
Lettres de Bordeaux, XVII [1917], p. 22-35 et MONTAGNANI Cristina, « Fra mito e magia : le ambages
dei cavalieri boiardeschi », in Rivista di letteratura italiana, VIII, 1990, p. 261-285.
62 S’il en existe une, la source utilisée par Boiardo pour écrire cet épisode reste inconnue.
63 Ce château est un véritable bijou architectural : les murailles sont en albâtre et mesurent un quart de
mille de chaque côté, les chapiteaux des tours sont couverts de plaques dorées et le grand édifice carré
« candido tutto a pietre luminose » n’a pas d’égal au monde (R.a., III, II, 3). À l’intérieur se trouvent
toutes les armes d’Hector à l’exception de l’épée, Durandal. Cette épée tombée dans les mains de
Penthésilée, la reine des Amazones qui avait défendu la ville assiégée, deviendra par la suite l’épée de
Roland (R.a., III, I, 28).
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
420
38)64. Le duel dure cinq heures et au coucher du soleil le fils d’Agrican domine son
adversaire. Le jour suivant il entre dans le château et découvre, au milieu de la grande
cour, le bouclier d’Hector cloué à un pilier doré avec une inscription où l’on peut lire :
Se un altro Ettòr non sei, non mi toccare : / Chi me portò, non ebbe al mondo pare65.
Sur le fond bleu ciel du bouclier se détache un aigle blanc. À première vue, ce
bouclier qui nous arrive mystérieusement d’un lointain passé, ne semble avoir aucun
lien avec les modèles ouvragés du passé. Les inventions prophétiques, les
transformations merveilleuses et les images presque vivantes créées par le forgeron
boiteux ont laissé la place à un simple emblème chevaleresque. Toutefois, l’aigle blanc
garde un lien très étroit avec les fresques qui décorent les loges de la cour du château.
Ces peintures gravitent toutes autour d’un seul sujet : l’histoire de Ganymède. Les
scènes mythologiques qui racontent la vie du fils de Tros se concluent par celle où
Jupiter métamorphosé en aigle blanc enlève le jeune prince pour l’amener dans
l’Olympe. (R.a., III, II, 5-8). Selon Boiardo, c’est à l’oiseau sacré de Jupiter que la
famille royale troyenne aurait emprunté son emblème.
Ces scènes dévoilent l’origine de cette enseigne et l’espace iconographique des
loges forme une unité signifiante avec l’espace fermé du bouclier. Selon le poète, la
transformation de la couleur de l’aigle, de blanc en noir, aurait été voulue par Priam en
signe de deuil après la mort de son fils (R.a., III, II, 7). Boiardo arrive ainsi à démontrer
que la devise des Este, aigle blanc sur fond bleu, est la même que celle d’Hector avant
la traîtrise d’Achille. Par cette révision héraldique, le poète transforme le faucon de
Ganelon en aigle blanc de Priam et donne une nouvelle signification aux armoiries des
Este66. Cette transformation acquiert une valeur idéologique : l’aigle blanc était aussi la
bannière des Guelfes et s’opposait à l’aigle noir des Gibelins. L’emblème du bouclier
d’Hector affirmait indirectement que les descendants légitimes de la royauté troyenne
64
Encore stupéfait de l’aventure qu’il vient de vivre, Mandricard, réconforté par la dame de la fontaine,
est revêtu par celle-ci d’une maille de fer finement travaillée, d’une armure, d’une cotte d’arme et d’un
bouclier blanc (R.a., III, I, 35-37).
65 « Si tu n’es pas un autre Hector, ne me touche pas, celui qui me porta, n’eut pas d’égal au monde »
(R.a., III, II, 8). C’est nous qui traduisons.
66 Dans les armoiries médiévales ainsi que dans le Roman d’Hector et Hercule, le bouclier d’Hector
portait un lion sur fond bleu ciel et non pas un aigle blanc. Dans le Morgante Maggiore de Pulci, Renaud
reconnaît Ganelon de Magonze par l’enseigne du faucon qu’il porte sur son bouclier (XXII, 239, 4). Voir
aussi RAJNA Pio, Le fonti dell’‘Orlando Furioso’. Ristampa della seconda edizione 1900, accresciuta
d’inediti, Firenze, Sansoni, 1975, p. 136.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
421
étaient les défenseurs de la suprématie du pape dans la lutte pour les investitures, parmi
lesquels, depuis toujours, militaient les Este67.
Les images qui auraient pu intégrer l’espace fermé du bouclier sont donc
déplacées vers l’espace environnant des loges, mais la surface du bouclier reste encore
un espace singulier68. Il ne s’agit pas d’un espace prophétique, comme le pavillon créé
par la Sibylle de Cumes dans le même poème69, mais plutôt d’un espace enchanté qui
s’ouvre, non sur le temps de l’avenir, mais sur un monde magique. La suite de l’épisode
va nous le montrer. Ce bouclier est le sommet d’un grand espace prodigieux qui englobe
l’ensemble du château. En touchant son milieu avec la pointe de son épée, Mandricard
provoque une sorte de tremblement de terre et une transformation de l’espace
environnant (R.a., III, II, 10). Traversant une porte magiquement apparue, il va entrer
dans un autre espace où l’attendent de terribles épreuves qu’il devra affronter avant de
pouvoir s’approprier le bouclier et les autres armes d’Hector.
Ce monde magique semble se dérouler parallèlement à l’univers de la fable, avec
ses coordonnées spatio-temporelles bien spécifiques mais souvent inintelligibles. Il ne
s’agit pas d’un monde alternatif à la réalité mais d’un espace inconnu, instable et très
insidieux, dans lequel le héros doit mesurer sa valeur et mériter sa récompense.
Toutefois, cet espace semble parfois déterminer une attitude ironique, voire parodique,
de l’auteur vis-à-vis des valeurs du monde chevaleresque70. Les évidentes exagérations
présentes dans les terribles épreuves que Mandricard doit affronter dans ce monde en
continuelle transformation semblent appartenir à ce même registre. De plus, Boiardo
67
Boiardo avait déjà utilisé la prophétie visuelle fermée avec synthèse historique et ekphrasis dynastique
dans la description des loges du palais de Febosilla pour donner une interprétation guelfe et anti-impériale
des luttes entre l’Église et l’Empire au Moyen-Âge (R.a., II, XXV, 42-49) et procéder aux célébrations
(descriptio personae) de Nicolas III (R.a., II, XXV, 50-53) et d’Hercule d’Este (R.a., II, XXV, 54-56).
Sur les rapports entre le poète et la cour de Ferrare, voir Boiardo e il mondo estense nel Quattrocento.
Atti del Convegno Internazionale di studi (Scandiano, Modena, Reggio Emilia, Ferrara, 13-17 settembre
1994) a cura di ANCESCHI Giuseppe e MATARRESE Tina, Padova, Antenore, 1998.
68 Nous verrons que quelques années plus tard l’Arioste aura probablement à l’esprit cet épisode en
inventant les fresques de Merlin dans le château de Tristan.
69 Auparavant Boiardo avait déjà utilisé une autre prophétie visuelle figurant sur le pavillon tissé par la
Sibylle pour louer les Aragonais de Naples (R.a., II, XXVII, 51-61).
70 À propos du rôle de la magie chez Boiardo, voir FRANCESCHETTI Antonio, L’‘Orlando
Innamorato’ e le sue componenti tematiche e strutturali, Firenze, Olschki, 1975, p. 185-197 ;
ODDENINO Daniela, « La funzione narrativa dei giganti nei poemi cavallereschi di Pulci, Boiardo e
Ariosto », in Levia Gravia, IV, 2002, p. 67-95 et KISACKY Julia M., Magic in Boiardo and Ariosto,
New York, P. Lang, 2000, p. 33-53.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
422
écarte du bouclier tout aspect religieux en le reliant uniquement aux pouvoirs magiques
de la fée71, ce en quoi il garde des analogies avec celui de Lancelot72.
Après avoir éradiqué une énorme plante aux racines d’or et tué un serpent qui
montait la garde, Mandricard trouvera les armes à l’intérieur d’une grotte, à côté d’un
simulacre du tombeau du héros troyen73. Il s’empare de toutes les armes d’Hector, à
l’exception de l’épée, et c’est avec ce trophée prestigieux qu’il s’apprête à passer en
Occident. Chez Boiardo l’histoire du bouclier d’Hector s’arrête ici. Plus tard, l’Arioste
reprendra cette histoire dans le Roland furieux pour décrire l’arrivée du féroce
Mandricard au camp d’Agramant, toujours en quête de Roland et de Durandal, l’épée
d’Hector (R.f., XIV, 31).
L’Arioste et le bouclier sibyllin
Dans le Roland furieux, les boucliers qui ont une certaine importance dans le
dénouement de l’intrigue sont au nombre de trois : l’un magique, l’autre chevaleresque
et un troisième devenu muet avec les mutations du temps de l’Histoire74. Le premier est
71
Il n’en va pas de même pour l’oriflamme avec les fleurs de lys destiné aux futurs rois de France dans
les Reali di Francia d’Andrea Barberino, ni pour d’autres boucliers que nous verrons par la suite. En
revanche, c’est encore grâce aux pouvoirs magiques d’une fée que le bouclier « lucente » d’Énée et les
autres armes du héros feront leur apparition dans le temps de la fable du Sacripante de Ludovico Dolce.
Ces armes sont gardées par un géant, dans un autre très beau château, celui de la magicienne Erina :
« Dunque quell’arme istesse e spada e scudo ; / Che già portar soleva Enea Troiano : / L’arme medesme ;
che già fer’ a ’gnudo / Sudar con Bronte e Sterope, Vulcano, / (Non so dove trovate) io ti concludo ; / Che
qui ridur l’ha fatte di lontano ; / E fattone un Tropheo superbo e bello / Dinanzi a la gran porta del
Castello ». DOLCE Ludovico, Il primo libro di Sacripante, [colophon : Impresso in Vinegia per
Francesco Bindoni e Mapheo Pasini il Mese di Giugno l’anno MDXXXVI], fol. G ii r° (III, 120). C’est
nous qui soulignons. Plus tard, une fois le géant anéanti, les armes « di quel Troiano tanto lodato / […]
che fece Vulcano molti anni avante » seront revêtues par Sacripant lui-même. Ibid., fol. P i v° et fol. P iii
r° (VIII, 17-32).
72 Dans le Lancelot en prose, (vaste épopée arthurienne écrite au début du XIIIe siècle) le bouclier que la
Dame du Lac envoie à Guenièvre représente un chevalier et une dame séparés l’un de l’autre par une
fêlure verticale de ce même bouclier (XLII). Quand Lancelot s’unira charnellement à la reine, la fêlure
disparaîtra magiquement (LIV). Plus tard, avec l’aide du bouclier, les deux dames réussiront à ce que le
chevalier retrouve la raison qu’il avait perdue lors de sa captivité auprès de Camille (LVI). Nous avons
consulté le Roman de Lancelot du Lac, in Les Romans de la Table Ronde, par PARIS Paulin, Paris, L.
Techener, 1872, tome III, p. 342-345 et tome IV, p. 58-71. Voir aussi Lancelot. Roman du XIIIe siècle, éd.
par MICHA Alexandre, Genève, Droz, 1978-1983, 9 vol. En ce qui concerne les travaux critiques sur ce
roman, voir entre autres LOT Ferdinand, Étude sur le Lancelot en prose, Paris, Champion, 1918 et
Lancelot. Actes du Colloque des 14 et 15 janvier 1984 publiés par BUSCHINGER Danielle, Göppingen,
Kümmerle, 1984.
73 La remarquable description en vers que Boiardo fait de l’armure chevaleresque posée sur un autel
d’ivoire « bianchissimo e perfetto » semble reconstruire parfaitement la silhouette du corps absent du
héros troyen (R.a., III, II, 25-29).
74 Naturellement chaque chevalier possède un bouclier avec des armoiries, une couleur ou des règles de
l’amour courtois (R.f., XVII, 72) permettant de le distinguer. On trouve aussi parfois des indications sur
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
423
le bouclier d’Atlant dont la présence resplendit dans une longue partie du poème et qui
revêt les aspects d’une arme redoutable. Sa surface renvoie une éclatante lumière, dont
la puissance peut éblouir les adversaires et leur faire perdre connaissance. Son
apparence rappelle le bouclier miroir utilisé par Persée pour tuer Méduse75, ou celui
d’Énéas dans le roman homonyme, qui brillait d’une « telle clarté qu’il semblait que ce
fût un jour d’été »76. Ce bouclier, enchanté et infrangible, a perdu sa nature d’arme
passive pour devenir offensif, un bouclier « mortel », comme l’appelle Mélisse. Il a été
fabriqué par des démons sur commande du nécromant lui-même et il est en permanence
recouvert d’une housse de soie77.
Ce bouclier a une importance non négligeable dans les aventures de Roger et son
rejet final de la part du héros est à inscrire dans ce processus de rationalisation du
magique et de récupération de l’epos entamé par l’Arioste et mené à terme par le
Tasse78. Au cours de son voyage initiatique, Roger utilise quatre fois le bouclier (deux
fois dans l’île d’Alcine, une fois contre l’orque pour sauver Angélique, et la dernière,
tout à fait par hasard, lorsque, en combattant dans un tournoi contre d’autres chevaliers,
leur matière. Roland, par exemple, tranche un bouclier avec l’épée Balisarde bien que « cerchiato sia tutto
d’acciaro » (R.f., XLI, 75).
75 La tête de Méduse qu’Athéna porte sur son bouclier conserve intact le pouvoir terrible de la reine des
Gorgones : elle pétrifie du regard quiconque ose attaquer la déesse. Le bouclier reste généralement
recouvert, comme celui d’Atlant, et Persée l’utilisera dans de nombreuses aventures. Voir par exemple
Ovide, Les Métamorphoses, IV, 601-803 et V, 1-249. Mantegna représenta Minerve avec son bouclier
translucide dans le tableau La sagesse victorieuse des vices. Pio Rajna cite aussi un passage du Miles
Gloriosus de Plaute où le protagoniste ordonne à ses servants de faire briller son bouclier encore plus
intensément que des rayons solaires (voir RAJNA P., Le fonti dell’‘Orlando Furioso’…, p. 120-121).
Ajoutons l’épisode de l’Orto di Medusa raconté par Fleur-de-lis dans le Roland amoureux où Prasilde,
qui doit couper une branche du Tronco del Tesoro pour la rapporter à Tisbine, utilise un miroir comme
bouclier pour faire fuir Méduse horrifiée par sa propre image (R.a., I, XII, 35-40).
76 Le Roman d’Énéas…, p. 69.
77 Muni de ce bouclier et chevauchant l’hippogriffe, Atlant attaque Roger et Gradasse qui voulaient
récupérer la femme de Pinabel (R.f., II, 51-56). Cet épisode avait déjà été raconté en partie par Boiardo
(R.a., III, XXXVII, 55). Plus tard, Bradamante, instruite par Mélisse sur le danger du bouclier (R.f., III,
57, 4-8), vainc le magicien qui l’affronte équipé uniquement de son arme éblouissante et d’un livre
magique (R.f., IV, 25-28). Toutefois, la guerrière chrétienne ne pourra pas empêcher le départ forcé de
Roger enlevé par l’hippogriffe. Accroché à ses flancs et à nouveau enveloppé dans sa housse, le bouclier
sera emporté par l’animal ailé (R.f., IV, 42, 6-8).
78 Voir PARKER Patricia A., Inescapable Romance. Studies in the Poetics of a Mode, Princenton,
Princenton University Press, 1979 ; ZATTI Sergio, Il ‘Furioso’ tra epos e romanzo, Lucca, Pacini-Fazzi,
1990 ; ZATTI S., L’ombra del Tasso. Epica e romanzo nel Cinquecento, Milano, B. Mondadori, 1996.
Des réflexions très stimulantes sur cette rationalisation et sur la différence sémantique entre mirabilis,
magicus et miraculosus, in LE GOFF Jacques, « Le merveilleux dans l’Occident médiéval », in
L’Étrange et le Merveilleux dans l’Islam médiéval. Actes du colloque tenu au Collège de France à Paris
en mars 1974, publiés par ARKOUN Mohammed, Paris, Éditions J. A., 1978, p. 61-79.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
424
la housse se déchire79. Pour oublier cette victoire peu glorieuse, Roger décide alors de se
débarrasser du bouclier et de le jeter dans un puits en l’attachant à une grosse pierre.
Dans sa marche vers la conquête de la rationalité, la défaite des vices et le
triomphe de la vertu, Roger ne peut continuer à garder près de lui une arme magique qui
permet d’enfreindre les codes de la chevalerie. Il éprouve un sentiment de honte à l’idée
de se servir d’une arme qui lui donne des avantages peu loyaux dans les duels80. Il
préfère renoncer aux pouvoirs de la sorcellerie et combattre à armes égales pour devenir
un parfait chevalier et briser sa dépendance à la magie et au surnaturel. Cette démarche
traduit, nous semble-t-il, une différence évolutive par rapport aux héros classiques.
D’autres chevaliers, moins scrupuleux, se mettront, en vain, à la recherche du bouclier
magique.
Après avoir parcouru ce chemin initiatique, Roger pourra rencontrer Mandricard
et lui disputer les armes d’Hector, son lointain et valeureux ancêtre tué par traîtrise (R.f.,
XLVI, 82)81. Parmi ces armes, que l’Arioste estime être un don de Vulcain à Hector, se
trouve aussi le bouclier qui porte l’emblème de la famille ducale82. Se référant au poème
de Boiardo, le poète rappelle comment, par un prodige magique, ces armes sont
79 Dans l’île d’Alcine, en s’approchant des murailles dorées qui entourent la ville, Roger doit combattre
contre une tourbe de monstres de tout genre symbolisant les vices. À cette occasion, Roger renonce à
utiliser le bouclier d’Atlant, préférant ne pas avoir recours à la tromperie (R.f., VI, 67, 4-8). Cependant, au
moment de quitter l’île, il préfère utiliser la force magique du bouclier pour venir à bout d’un servant sans
armes, d’un chien et d’un oiseau, des adversaires peu dignes de son épée (R.f., VIII, 10). Plus tard, il
utilisera encore le bouclier contre l’armée d’Alcine lancée à sa poursuite (R.f., X, 49-50) ; pour sauver
Angélique (R.f., X, 107-110) et dans le tournoi chevaleresque (R.f., XXII, 85-87). Sur la possible origine
classique des deux premiers épisodes, voir RAJNA P., Le fonti dell’‘Orlando Furioso’…, p. 188.
80 « […] ‘Costà giù statti sepulto, / e teco stia sempre il mio obbrobrio occulto’ » (R.f., XXII, 92, 7-8).
Cet épisode rappelle celui du Tristan de la Tavola Ritonda (I, 336), qui se débarrasse des armes
enchantées gagnées dans un combat, mais évoque aussi l’attitude de Roland face à l’arquebuse de
Cimosco (R.f., XI, 21-28) pour la défense de la loyauté guerrière du monde médiéval et contre
l’introduction des armes à feu dans la guerre moderne qui avait eu comme conséquence le triomphe de
l’infanterie et la fin de la suprématie de la chevalerie. Cf. KISACKY J. M., Magic in Boiardo and
Ariosto..., p. 59-68. Sur l’influence de la guerre historique sur la guerre dans le poème, voir SCARANO
Emanuella, « Guerra favolosa e guerra storica nell’‘Orlando Furioso’ », in Studi offerti a Luigi Blasucci
dai colleghi e dagli allievi pisani, a cura di LUGNANI Lucio, SANTAGATA Marco e STUSSI Alfredo,
Lucca, M. Pacini-Fazzi, 1996, p. 497-515.
81 Au chant XXIII, Mandricard porte les armes d’Hector lorsqu’il rencontre Roland, il le met au défi de se
battre pour lui arracher l’épée « d’Ettòr, che già mill’anni è morto » (R.f., XXIII, 78). Cependant le duel
n’aura pas lieu à cause de l’arrivée de Gabrina. Par la suite, lorsque Roland devient fou, Mandricard
arrive à s’emparer de Durandal, malgré la tentative de Zerbin de l’en empêcher.
82
« Nel campo azzur l’aquila bianca avea, / che de’ Troiani fu l’insegna bella : / perché Ruggier l’origine
traea / dal fortissimo Ettòr, portava quella » (R.f., XXVI, 99, 1-4). Les armes forgées par Vulcain, dont la
forge, selon la tradition, se trouvait dans les entrailles de l’Etna ou dans l’île de Lemnos ou dans une île
des Éoliennes, étaient destinées à Achille. Nous ne savons pas quelle source utilise ici l’Arioste ; cf. aussi
R.f., XLV, 73. La tradition chrétienne médiévale identifiait Vulcain à un démon infernal et Boiardo le
décrit ainsi dans son poème : « […] alla fucina in Mongibello / Fabrica troni il demonio Vulcano » (R.a.,
I, XVI, 22).
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
425
parvenues jusqu’à l’époque de la fable (R.f., XXVI, 99-100). Lors de leur première
rencontre, Roger ordonne à Mandricard de lui remettre les armes portées, estime-t-il, de
manière abusive (R.f., XXVI, 104)83. Naturellement Mandricard refuse, mais le duel
n’aura lieu qu’au XXXe chant, où un féroce combat se déchaînera et dans lequel les
deux guerriers risqueront la mort84. Néanmoins, Roger l’emportera. Plus tard, soigné par
le roi Agramant, il recevra toutes les armes d’Hector, y compris le bouclier rond à
l’aigle blanc, mais sans l’épée Durandal, puisque le roi sarrasin l’a destinée à
Gradasse85.
L’Arioste reprend et conclut donc l’histoire du bouclier d’Hector en suivant
Boiardo et souscrivant à la légende de l’origine troyenne des Este86. Cependant, ce
bouclier, destiné à Roger, semble avoir perdu son pouvoir magique et son rôle de
médiation entre deux mondes parallèles sans pour autant intégrer des images concernant
la descendance de Roger, comme on aurait pu s’y attendre. En réalité, il s’est transformé
en un simple bouclier chevaleresque, semblable à ceux des autres personnages du
poème et destiné à donner lustre et prestige à ses propriétaires légitimes87. Toutefois, si
le bouclier d’Hector n’est pas ouvragé comme les modèles classiques, les éléments
structuraux de la célébration dynastique, de la synthèse historique et de la prophétie post
eventum qui caractérisaient le bouclier d’Énée sont réunis dans l’épisode de la grotte de
Merlin88.
83 Les deux s’étaient déjà rencontrés chez Boiardo, mais le duel avait été repoussé par l’arrivée de
Gradasse (R.a., III, VI, 40).
84 Doralice prie Mandricard d’abandonner les armes, mais son honneur, plus que la valeur symbolique de
l’emblème, l’empêche de renoncer au combat (R.f., XXX, 31-37).
85 « Lo scudo al letto e l’arme tutte quante, / Che fur di Mandricardo, il re gli appende ; / Tutte le
appende, eccetto Durindana, / Che fu lasciata al re di Sericana » (R.f., XXX, 74, 5-8).
86 Sur la complexité des rapports entre le Roland furieux et le poème de Boiardo, voir DIONISOTTI
Carlo, « Fortuna e sfortuna del Boiardo nel Cinquecento », in Il Boiardo e la critica contemporanea. Atti
del Convegno di studi su Matteo Maria Boiardo (Scandiano-Reggio Emilia, 25-27 aprile 1969), a cura di
ANCESCHI Giuseppe, Firenze, Olschki, 1970, p. 221-241 ; BRUSCAGLI Riccardo, « Ventura e
inchiesta tra Boiardo e Ariosto », in Stagioni della civiltà estense, Pisa, Nistri-Lischi, 1978, p. 87-126 ;
SANGIRARDI Giuseppe, Boiardismo ariostesco. Presenza e trattamento dell’‘Orlando innamorato’ nel
‘Furioso’, Lucca, Pacini-Fazzi, 1993.
87 Roger changera à nouveau de bouclier lors de son engagement aux côtés des Bulgares qui luttent
contre l’empereur d’Orient Constantin et son fils Léon, époux promis de Bradamante. À cette occasion
son bouclier représente une licorne blanche sur fond rouge, symbole de pureté et de passion (R.f., XLIV,
77). Puis dans son combat contre Bradamante, Roger, qui ne s’est pas fait reconnaître, endosse les armes
de Léon et porte un bouclier impérial où figure un aigle bicephale doré sur fond rouge (R.f., XLV, 69).
88
Naturellement, du point de vue de la construction formelle, l’épisode de la grotte de Merlin garde un
lien très étroit avec l’autre digression généalogique de l’Énéide lors de la descente aux Enfers du héros
(VI, 751) et aussi avec l’épisode de Brehus dans le Palamedès. Voir RAJNA P., Le fonti dell’‘Orlando
Furioso’…, p. 125-130. L’ouvrage de Rajna, publié pour la première fois en 1876, reste une référence
essentielle sur l’utilisation par l’Arioste de la matière classique, carolingienne et bretonne. Sur les
rapports du poème avec le roman chevaleresque, voir aussi DELCORNO BRANCA Daniela, L’‘Orlando
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
426
C’est en tombant dans cette grotte, où la poussent la méchanceté de Pinabel mais
aussi la volonté de la Providence, que Bradamante prend connaissance de la destinée
glorieuse de sa famille grâce à une évocation magique. Il s’agit aussi dans ce cas d’un
épisode qui, tout en étant ancré dans la fiction, n’en est pas moins lié au discours
élogieux du poète et au monde des lecteurs contemporains. Un passé et un présent, bien
connus du poète et de son public, sont racontés au futur à travers le mécanisme de la
prophétie, dans un mélange de prophétie orale et d’évocation magique assimilable à une
prophétie visuelle89. D’abord Merlin puis Mélisse, annoncent et montrent à Bradamante
une suite de générations qui détermineront la conjoncture historique à Ferrare au début
du XVIe siècle90.
La synthèse historique et la célébration dynastique dans la grotte de Merlin sont,
elles aussi, marquées par une bipartition narrative de la prophétie91. Dans un premier
temps, la volonté du ciel se manifeste à travers la voix de Merlin annonçant l’arrivée de
ducs, de marquis et d’empereurs issus de la famille d’Este et qui égaleront les règnes de
Numa Pompilius et d’Auguste (R.f., III, 16-19)92. Cette brève prophétie orale et ouverte
Furioso’ e il romanzo cavalleresco medievale, Firenze, Olschki, 1984 (1973) et VILLORESI Marco, Il
romanzo cavalleresco. Dai cicli medievali all’Ariosto, Roma, Carocci, 2000.
89 On trouve aussi d’autres espaces prophétiques avec synthèse historique et ekphrasis dynastique dans le
poème, comme par exemple les fresques sur les invasions françaises dans la péninsule italienne (R.f.,
XXXIII, 5-58) ; la fontaine de Merlin (R.f., XXVI, 30-53) ou le pavillon brodé par Cassandre et destiné à
accueillir la première nuit de noces de Bradamante et de Roger (R.f., XLVI, 77-99). Installé par Mélisse,
ce pavillon représente la naissance d’Hippolyte d’Este entouré par les Grâces et les divinités de l’Olympe,
ainsi que tous les faits marquants de sa vie.
90 En ce qui concerne une lecture post-crociana du poème, strictement liée à la problématique de la
représentation du pouvoir et de l’idéologie, voir BAILLET Roger, « L’Arioste et les princes d’Este :
poésie et politique », in Le pouvoir et la plume. Incitation, contrôle et répression dans l’Italie du XVIe
siècle, Paris, CIRRI, 1982, p. 85-95 ; FERRONI Giulio, « Lecteur ou lectrice : l’Arioste et les images du
public », in L’écrivain face à son public en France et en Italie à la Renaissance. Études réunies et
présentées par FIORATO Charles Adelin et MARGOLIN Jean Claude, Paris, Vrin, 1989, p. 321-335 ;
LARIVAILLE Paul, « Poeta, principe, pubblico dall’‘Orlando Innamorato’ all’‘Orlando Furioso’ », in La
corte di Ferrara e il suo mecenatismo, 1441-1598, Modena, Panini, 1990, p. 9-32 ; FIORATO Charles
Adelin, « La ‘gallica face’ nell’‘Orlando Furioso’ », Ibid., p. 159-176 ; PETERSEN Lene W., « Il poeta
creatore del Principe », Ibid., p. 195-211 et JOSSA Stefano, « Ariosto, Alfonso I e la rappresentazione del
potere. Nota sull’ideologia del ‘Furioso’ », in Filologia critica, XXVIII (gennaio-aprile 2003), p. 114124.
91 On trouve la même modalité narrative dans l’Avarchide, dans l’Amor di Marfisa et dans la Jérusalem
délivrée, où la description des images historiques du bouclier que le mage d’Ascalon fait à Renaud est
complétée par la prophétie de Pierre l’Ermite (J.d., XVIII, 6-8).
92 L’esprit de Merlin présente les princes de la famille d’Este comme les futurs restaurateurs d’une
époque de paix en Italie. Le magicien devient ainsi le symbole d'un espoir d’origine humaniste qui
utilisait le mythe classique du retour de l'âge d'or pour identifier une époque de paix et de stabilité
semblable à celle que le monde avait connue à ses origines. D’autre part, le narrateur lui-même avait déjà
annoncé au début du chant III un futur rayonnant jusqu’à la fin du monde et la gloire éternelle pour les
descendants des Seigneurs de Ferrare. Toutefois, l’Histoire se chargera de démentir le narrateur et Merlin
sur la partie inaccomplie d’une telle prophétie. Comme l’a suggéré Frances Yates, à l’intérieur des
principautés italiennes, on utilisait les arguments de cette rhétorique pour alimenter les projets
absolutistes des princes. Voir YATES Frances A., Astrée, le symbolisme impérial au XVe siècle, Paris,
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
427
contenant une issue utopique, est complétée par Mélisse, la magicienne qui garde la
tombe de Merlin93. Protégée par un cercle magique tracé au sol, Bradamante voit
défiler devant elle, comme si elle était face à un grand écran, une nuée de créatures
incorporelles qui, sous l’influence de la magicienne, se matérialisent et montrent à la
guerrière les visages de ses descendants. Chaque esprit prend l’apparence d’un membre
de la famille d’Este, ou d’un personnage inventé par le poète, tandis que Mélisse raconte
les prouesses qu’il accomplira de son vivant. Grâce au pouvoir de la magicienne, les
personnages préexistent avant d’être nés94. Contrairement à Énée, Bradamante est
consciente de son destin et pourra garder la mémoire visuelle de toutes les générations
de ses descendants95.
Comme chez Virgile, les dernières stances de l’ekphrasis ariostesque mettent en
évidence l’issue d’une bataille contemporaine du temps de l’Histoire ― la victoire
Belin, 1989 et CIORAN Émile, Histoire et utopie, Paris, Gallimard, 1960, p. 125-147. Sur l'âge d'or dans
la littérature italienne, voir COSTA Gustavo, La leggenda dei secoli d'oro nella letteratura italiana, Bari,
Laterza, 1972. Sur Merlin prophète et sur l’élaboration de sa légende, voir entre autres, ZUMTHOR Paul,
Merlin le Prophète. Un thème de littérature, polémique, de l’historiographie et des romans, Genève,
Slatkine, 2000 (1943) ; MARKALE Jean, Merlin l’Enchanteur ou l’éternelle quête magique, Paris, Albin
Michel, 1992 (1981) ; BRUGGER-HACKETT Silvie, Merlin in der europäischen Literatur des
Mittelalters, Stuttgart, Helfant, 1991.
93 Suivant les canons traditionnels de la structure d’une prophétie, celle, orale, de Merlin ― « una specie
di prologo », selon Rajna, (Le fonti dell’‘Orlando Furioso’…, p. 137) ― comporte la partie encore
inaccomplie et que l’on souhaitait voir se réaliser dans le futur, alors que celle de Mélisse sera
entièrement consacrée aux événements qui se sont déjà produits dans le temps de l’Histoire. En ce qui
concerne Merlin, la source d’inspiration de l’Arioste est la Historia o vita di Merlino en prose italienne,
voir RAJNA P., Le fonti dell’‘Orlando Furioso’…, p. 132. Voir aussi PIERI Paolino, Storia di Merlino,
edita da SANESI Ireneo, Bergamo, Istituto Italiano d'Arti Grafiche, 1898 et VISANI Oriana, « I testi
italiani dell’‘Historia di Merlino’ : prime osservazioni sulla tradizione », in Schede Umanistiche, I, 1994,
p. 17-61. Nous pouvons constater comment chez l’Arioste, la figure païenne de Merlin sort de son
ambiguïté médiévale pour rentrer dans une nouvelle catégorie que Philippe Walter appelle « mythologie
chrétienne ». Merlin devient alors le porte-parole de la « vérité historique », il vit dans et pour cette parole
qui est en même temps la seule essence de son être. Cf. WALTER Philippe, Merlin ou le savoir du
monde, Paris, Imago, 2000, p. 159.
94 Le récit historique de Mélisse, partiel selon son aveu par faute de temps, s’étend sur quarante stances
du chant III et se déroule suivant un ordre chronologique. La magicienne construit ainsi une épopée des
Seigneurs de Ferrare ouverte sur le temps présent de l’auteur et de son public. Toutefois, cette épopée ne
débutera qu’une fois écoulé le temps de la fable car, même si le sang troyen est censé couler dans les
veines de la famille, c’est par l’union de Roger et de Bradamante que la dynastie prendra sa véritable
origine. Leur destin, voulu par la Providence, est inéluctable mais il leur faudra l’intégralité du poème
pour vaincre tous les obstacles et pouvoir se marier.
95 Elle voit ainsi s’animer son fils, Ruggierino, beau comme sa mère et courageux comme son père,
lequel vengera la mort de Roger et recevra de Charlemagne, en récompense de sa loyauté envers
l’Empire, le domaine d’Este et de Calaon, deux châteaux de la Vénétie. Elle voit aussi Hubert, son petitfils, qui défendra les terres de « la santa Chiesa » des attaques des barbares (R.f., III, 24-25). Le discours
idéologique est clair : à travers ces deux personnages inventés, l’Arioste met en avant la légitimité du
pouvoir des Este construit sur la loyauté envers les deux plus importantes institutions du Moyen-Âge :
l’Empire et l’Église. Sur la faculté d’interprétation des digressions figuratives de la part des personnages
dans les poèmes héroïques du XVIe siècle, voir BRUSCAGLI, Riccardo, « L’ecfrasi dinastica nel poema
eroico del Rinascimento », in Ecfrasi. Modelli ed esempi fra Medioevo e Rinascimento, a cura di
VENTURI Gianni e FARNETTI Monica, Roma, Bulzoni, 2004, p. 269-292.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
428
d’Alphonse Ier à Bastia en 1511 contre les troupes de Jules II96 ― laquelle annonce la
célébration du pouvoir en place, à travers l’éloge des deux frères, Alphonse et
Hippolyte, que Mélisse compare à Castor et Pollux (R.f., III, 50)97. L’un fera revenir sur
terre Astrée et le siècle d’or, l’autre deviendra un cardinal de l’Église de Rome, sublime,
libéral et magnanime (R.f., III, 51-56)98. Mélisse, d’ailleurs, ne manque pas de rendre
hommage au poète mantouan, le présentant comme le modèle idéal de l’écrivain
courtisan (R.f., III, 56, 6-8)99. Plus tard, la magicienne reviendra à la prophétie pour
chanter les vertus des femmes illustres de la famille ducale (R.f., XIII, 58-65)100.
Le narrateur reviendra sur les victoires militaires d’Alphonse au début des XIVe et XVe chants. Bien
qu’il émette une réserve sur l’atrocité des guerres en général, cela n’implique pas un reniement de la
portée politique des victoires militaires du prince, ni de la grandeur du spectacle offert à son peuple fidèle
qui, sur la rive du fleuve, comme dans un théâtre, assiste à la destruction des bateaux ennemis. Sur les
discours éthiques, politiques ou sociaux du narrateur, voir SANTORO Mario, Ariosto e il Rinascimento,
Napoli, Liguori, 1989, p. 51-62. Sur la création d’une identité collective ferraraise autour d’Alphonse
nous nous permettons de renvoyer à D’AMICO Juan Carlos, « Le mécanisme de la prophétie dans le
Roland furieux », in Récit et Identité collective, (Cahier de la M.R.S.H., n° 20, décembre 1999), Caen,
PUC, 1999, p. 39-51.
97 Paul Larivaille parle d’une globale et profonde adhésion idéologique du poète, non seulement à la
famille d’Este mais aussi à leur politique ferraraise et italienne. Voir LARIVAILLE P., « Poeta, principe,
pubblico… », p. 19. D’autre part, comme nous dit Alberto Casadei, le poème est pensé de telle manière
que la matière chevaleresque et la matière historique et référentielle s’intègrent réciproquement l’une à
l’autre « pur nell’ovvia prevalenza della prima ». CASADEI Alberto, La strategia delle varianti. Le
correzioni storiche del terzo ‘Furioso’, Lucca, Pacini-Fazzi, 1988, p. 155. L’une des modalités narratives
de cette intégration est justement le recours à la prophétie qui peut être comparée à l’une de ces variantes
thématiques revendiquées par le narrateur quand il se compare à un musicien « ricercando ora il grave,
ora l’acuto » (R.f., VIII, 29).
98 Mélisse estompe la vision prophétique lorsqu’elle parle de l’époque contemporaine sous prétexte qu’il
fait nuit et qu’il faudrait plusieurs jours pour raconter l’histoire de la famille (R.f., III, 59). Auparavant,
elle n’oublie pas de célébrer d’autres membres de la famille ducale et, répondant à une question de
Bradamante, elle fait appel à la bonté et à la pitié d’Alphonse et d’Hippolyte afin qu’ils pardonnent, le
moment venu, Ferrante et Jules, les deux frères qui conjureront contre leur pouvoir en 1506 (R.f., III, 6062).
99 Ce modèle sera entièrement renié par saint Jean dans l’épisode de Astolphe sur la Lune où
l’Évangéliste met en garde contre le caractère illusoire de la vérité littéraire par rapport à la « vérité
historique » (R.f., XXXV, 25-26). Sur cet aspect concernant l’ambiguïté du poète et la fonction de la
poésie dans la société, voir SANTORO M., Ariosto e il Rinascimento..., p. 237-262 ; SAVARESE
Gennaro, « Lo spazio dell’impostura : Il ‘Furioso’ e la luna », in La corte e lo spazio…, vol. III, p. 717737 et ZATTI S., Il ‘Furioso’ tra epos e romanzo…, p. 142-202. En ce qui concerne les conclusions de
Sergio Zatti sur le mensonge en termes historiques de la vérité littéraire, on peut remarquer que
l’utilisation de la prophétie semble contourner le problème de la légitimité de l’écriture poétique et celui
du mensonge puisque la « vérité historique » émane d’une source divine.
100 Il est assez significatif que la vérité sur le rôle fondateur de leur mariage soit révélée à Bradamante et
non pas à Roger. D’une part, il est vrai, comme dit Riccardo Bruscagli, que Bradamante est « il maschio,
in questa fase del romanzo, ovvero il principio attivo e propulsore di un’inchiesta amorosa,
matrimoniale », de l’autre il fallait probablement compenser les révélations faites à Roger chez Boiardo.
Voir BRUSCAGLI R., « L’ecfrasi dinastica nel poema eroico… », p. 275. Sur le parcours de Bradamante
à l’intérieur du Roland furieux caractérisé par un passage progressif de l’activité à la passivité, voir
BOILLET Danielle, « La petite folie de Bradamante, dans le Roland furieux de l’Arioste », in Héroïsme
et démesure dans la littérature de la Renaissance. Les avatars de l’épopée. Actes du Colloque
International (21-23 octobre 1994) réunis et présentés par ALEXANDRE Denise, Saint-Étienne,
Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1998, p. 73-103.
96
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
429
Nous pouvons remarquer au passage que, dans le Roland furieux aussi, le
mécanisme de la prophétie donne un caractère d’inéluctabilité aux faits racontés. Alors
que l’univers de l’action humaine dans le poème est dominé par le hasard et la Fortune,
les desseins de la Providence s’imposent de manière inéluctable. Merlin, Mélisse ou
Atlant sont des êtres dotés de pouvoirs surnaturels et ont connaissance d’un avenir établi
par la volonté divine et déjà enregistré dans les astres101. C’est grâce à cette stratégie
narrative que les lecteurs contemporains retrouvent dans la réalité historique de leur
temps la preuve de la véracité d’une partie ou de toute la révélation prophétique102.
L’épisode de la grotte de Merlin a probablement eu une incidence négative sur
l’invention plus tardive d’un autre bouclier dans le Roland furieux : un riche bouclier
d’or qui fait son apparition une fois que Roger a récupéré le bouclier d’Hector (R.f.,
XXXII, 50-57). Accompagnée de trois chevaliers, Ullanie, ambassadrice de la reine
d’Islande, doit l’apporter à Charlemagne pour qu’il le remette comme trophée au plus
fort des chevaliers chrétiens103. Dans la version de 1532, il n’est rien dit de plus sur ce
bouclier qui arrive d’un pays lointain, mais dans les intentions initiales du poète il
devait être ouvragé. Sur sa surface étaient sculptés plusieurs événements antérieurs et
postérieurs à la diégèse, dont seuls quelques-uns seront, par la suite, transférés sur les
fresques de la salle du château de Tristan104. Dans les stances supprimées par l’Arioste,
c’est Ullanie elle-même qui révèle l’histoire de ce bouclier à Bradamante. Il était le seul
restant d’une série de douze boucliers tous désormais perdus et retraçant l’histoire de
101 Avec une différence par rapport à Virgile. Alors que dans l’Énéide, les divinités païennes sont porteparole du Destin et semblent pouvoir l’influencer, dans le Roland furieux le rôle moteur de l’Histoire est
en partie transféré à la Providence et les personnages dotés de pouvoirs surnaturels prennent la parole à la
place des divinités antiques mais ne peuvent infléchir son cours. La tentative d’Atlant d’empêcher le
mariage de Roger est, à cet égard, emblématique. Sur les personnages de Merlin et Atlant, magiciens et
prophètes divergents mais complémentaires, et sur leur statut de double du poète-narrateur, voir
GIANNETTI RUGGIERO Laura, « L’incanto delle parole e la magia del discorso nell’‘Orlando
Furioso’ », in Italica, II, 2001, p. 149-175 et MACPHAIL Eric, « Ariosto and the Prophetic Moment », in
Modern Languages notes, n° 116, 2001, p. 30-53.
102 La modalité narrative de la prophétie est de loin le procédé le plus utilisé pour intégrer les digressions
historiques, apologétiques ou dynastiques dans les poèmes mythologiques, chevaleresques ou héroïques.
Mises à part les œuvres analysées dans le présent travail, voici une liste non exhaustive des poèmes qui
utilisent ce procédé : le Pianto d’Aretusa de Bernardino Martirano ; le Sacripante de Ludovico Dolce ;
l’Ercole de Giraldi Cinthio ; l’Amadigi de Bernardo Tasso, la Jérusalem délivrée et la Jérusalem conquise
de son fils, le Constante de Francesco Bolognetti, l’Italie délivrée des Goths de Giangiorgio Trissino et
Firenze de Gabriello Chiabrera.
103 Les chevaliers sont le roi de Suède, de Norvège et du Danemark, tous les trois amoureux de la reine
d’Islande, laquelle promet d’épouser celui qui s’imposera dans le tournoi. L’Arioste pensait probablement
développer cet épisode d’une autre manière, mais il choisit de le laisser incomplet. Voir RAJNA P., Le
fonti dell’‘Orlando Furioso’…, p. 479-486.
104 La première stance du bouclier devait suivre l’avant-dernière du chant XXXII. En ce qui concerne les
variantes des trois rédactions du poème, voir ARIOSTO L., Orlando furioso secondo l’edizione del 1532
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
430
Rome et de l’Italie après la chute de l’Empire romain105. Selon Ullanie, la Sibylle de
Cumes avait elle-même conçu ces boucliers dans l’intention de convaincre l’empereur
Constantin de ne pas céder Rome au pape Sylvestre Ier en lui montrant tous les maux qui
allaient s’abattre sur l’Empire, sur la ville et sur l’Italie. Des figures prophétiques étaient
sculptées sur les douze boucliers et sur chacune de ces surfaces un siècle d’histoire de la
péninsule italienne était représenté. L’ensemble devait constituer une prophétie visuelle
fermée en partie rétrospective106.
L’influence de Virgile est évidente. Cette même Sibylle, qui avait accompagné
Énée dans sa descente aux Enfers, avait fait sculpter les boucliers sur l’histoire
médiévale de l’Italie par Vulcain et ses cyclopes forgerons, ceux-là mêmes qui avaient
fabriqué le bouclier du héros virgilien107. L’Arioste christianise le mythe de la Sibylle
de Cumes, comme l’avait déjà fait Boiardo, et déclenche une violente diatribe contre
l’Église de Rome, l’accusant d’avoir poussé Constantin à abandonner Rome malgré les
terrifiants avertissements présents sur les douze boucliers qui, comme par miracle,
étaient réapparus un jour à l’extérieur de Saint-Jean de Latran108. Malgré son indécision
initiale, le stolto imperador, poussé par la malignité du clergé, maintiendra son intention
de céder la ville au pape109. À l’époque des invasions barbares, au moment du sac de
Rome de 546, un seul bouclier, peut-être le plus beau dit Ullanie, fut sauvé, les autres
con le varianti delle redazioni del 1516 e del 1522, a cura di DEBENEDETTI Santorre, SEGRE Cesare,
Bologna, Commissione per i testi di lingua, 1960.
105 Entre la deuxième et la troisième rédaction, l’Arioste avait rassemblé 84 stances qui racontaient
l’origine et les figures prophétiques du bouclier. La publication de ces vers en 1546 à Venise par Giolito
de’ Ferrari était accompagnée d’un titre très précis sur le contenu des figures prophétiques : STANZE DI
M. LODOVICO ARIOSTO nelle quali seguitando al canto <trentesimo secondo> [éd. 1547] la materia
del ‘Furioso’ si descrive la roina di Roma et d’Italia da tempi di Constantino per insino alla nostra età.
Stanze nove. Pour l’analyse philologique et textuelle de ces stances, voir CASADEI Alberto, La fine degli
incanti. Vicende del poema epico-cavalleresco nel Rinascimento, Milano, Franco Angeli, 1997, p. 87112.
106 Les stances concernant le bouclier de la Sibylle ont été publiées, in ARIOSTO, Opere minori, Firenze,
Le Monnier, 1857, vol. I, p. 125-142 ; ARIOSTO L., Lirica, a cura di FATINI Giuseppe, Bari, Laterza,
1924 et récemment par CASADEI A., La fine degli incanti…, p. 155-183.
107 « Fra mille e ducent’anni ciò che debbe / patir Italia, nei dodici scudi / dipinse la Sibilla, a cui
n’increbbe, / e tutte v’adoprò l’arti e gli studi ; / e poi ch’al bel lavor dato fin ebbe, / rimesse i fuochi, i
martelli e l’incudi, / dove sudâr Vulcani e Piragmoni, / Steropi e Bronti e cent’altri demoni. » Ibid., p.
159 (XIII).
108 Ibid., p. 160 (XIV-XV). Il s’agit de la même Sibylle divine qui dans le Roland amoureux avait tissé le
pavillon historié donné par Perodia à sa fille Fleur-de-lis et que Brandimart fait dresser sur la plage avant
de défier Agramant (R.a., II, XXVII, 51-52). Pour la christianisation des Sibylles, voir MOMIGLIANO
Arnaldo, « Dalla Sibilla pagana alla Sibilla cristiana. Profezia come storia della religione », in Annali
della Scuola Normale Superiore di Pisa, 17 (1987), p. 407-428 ; LE MERRER Madeleine, « Des Sibylles
à la sapience dans la tradition médiévale », in Mélanges de l’Ecole française de Rome, 98 (1986), p. 1333 ; RAMIRES Giuseppe, « Les Additions italiennes dans l’épisode de la Sibylle de Cumes : Servius ad
Aen. VI, 37-135 », in La Sibylle. Parole et représentation, sous la direction de BOUQUET Monique et
MORZADEC Françoise, Rennes, PUR, 2004, p. 119-129.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
431
ayant été fondus pour en faire de la monnaie. Totila, cruel roi des Goths, appelé fléau de
Dieu, l’envoya dans ses terres pour montrer qu’il avait dompté la superbe Italie et
conquis, incendié et pillé Rome. Plus tard, un certain Galeotto lo Brun l’emporta en
Islande après avoir tué un roi Goth110.
Cet épisode est construit autour d’une réminiscence classique qui met en
évidence les qualités de mythologue de l’Arioste. Le poète ferrarais utilise une légende
classique racontée par Plutarque qui parle d’un bouclier rond envoyé par le dieu Mars à
Numa Pompilius, mais il en inverse la signification. Il s’agissait d’un ancile ouvragé des
deux côtés qui était tombé du ciel et les aruspices avaient prédit que Rome resterait
« reine du monde » tant qu’elle possèderait ce bouclier. En grand secret, Numa
Pompilius avait commandé à un artisan, Veturius Mamurius, onze boucliers semblables
à celui qui était tombé du ciel, et il les avait ensuite confiés à un collège de prêtres, les
Saliens111. Chez l’Arioste le mouvement est inversé, puisque sur les douze boucliers
originaux il n’en reste qu’un seul ; cependant, la prédiction qui accompagnait l’arrivée
de l’ancile sur terre est maintenue, étant donné qu’avec la perte des boucliers de la
Sibylle, Rome avait cessé d’être la « reine du monde ». De plus, tout comme la
destruction des livres sibyllins avait empêché de connaître l’avenir de Rome, chez
l’Arioste, la destruction des onze boucliers empêche de connaître une grande partie de
l’histoire future de Rome112.
Dans le récit historique qui décrit les images prophétiques du bouclier rescapé,
l’Arioste suit le modèle de Virgile, bien que sa synthèse soit beaucoup plus détaillée que
celle du bouclier d’Énée113. Malgré quelques inexactitudes historiques dans la
reconstruction, l’Arioste retrace un cadre terrifiant de l’histoire de la péninsule après le
109
CASADEI A., La fine degli incanti..., p. 160-161 (XVI-XVII).
Ibid., p. 161-162 (XIX-XX).
111 Ils étaient gardés dans la curia Sallorum sur le Palatin, et le 1er mars de chaque année ils étaient portés
en procession. Sur le bouclier d’Énée, Virgile rappelait cette légende. Voir PLUTARQUE, Vies, tome I,
(Thésée-Romulus-Lycurgue-Numa), texte établi et traduit par FLACELIÈRE Robert, CHAMBRY Émile
et JUNEAUX Marcel, Paris, Les Belles Lettres, 1957, p. 199-201 (Vie de Numa, 23). La légende est citée
aussi par Tite Live dans le premier livre de son histoire, voir TITE LIVE, Histoire romaine (liv. I-IV),
Paris, Flammarion, 1995, p. 89.
112 Les livres sibyllins, perdus dans un incendie en 83 av. J.-C., avaient été reconstitués à l’époque
d’Auguste et définitivement détruits par Stilicon en 408.
113 En effet, il s’agit d’une description historique assez large : 63 stances racontant toutes les images
sculptées sur le bouclier avec une suite ininterrompue de scènes de guerres, de violences, de pillages,
d’incendies de villes italiennes en proie à tous les peuples du Nord arrivés en Italie pour accroître leur
pouvoir. Sur le plan esthétique et stylistique, la longue séquence historique est d’une telle platitude
rythmique que le lecteur se rappelle rarement qu’Ullanie ― ou une autre instance narrative, peu importe
― est en train de commenter des images sculptées sur la surface d’un bouclier et, mis à part les deux
110
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
432
départ de Constantin114. Ce bouclier donc, contrairement à celui d’Hector, n’a plus rien
de magique ni de chevaleresque lorsque le poète se propose de l’introduire sur la scène
du poème115. Toutefois, dans la reconstruction qu’Ullanie fait des événements
représentés sur le bouclier, l’Arioste se laisse emporter par la digression historique et
commet une erreur qui contribuera probablement à faire disparaître les images du
bouclier. Contrairement à ce qu’il avait affirmé auparavant, le bouclier restant ne
raconte pas, en images, un siècle d’histoire italienne, mais bien un millénaire ! Dix
siècles d’histoire, depuis l’invasion de Radagaise et Alaric au début du Ve siècle jusqu’à
l’époque de Clément VII, l’antipape à l’origine du schisme d’Occident116.
Il aurait été facile pour l’Arioste d’éliminer cette incohérence ou de mieux
intégrer les deux fragments, si, comme le pense Alberto Casadei, ils avaient été rédigés
à deux époques différentes117. La description des douze boucliers aurait permis à
l’Arioste d’arriver à l’époque des guerres d’Italie, si tel était son projet. Toutefois, il
décida d’effacer entièrement les images de ce bouclier et avec elles la digression
historique118. Le discours historique était essentiellement centré sur les revers de la
péninsule italienne après la fin de l’Empire romain, mais il contenait aussi une violente
premiers vers de la description et la présence de quelques verbes significatifs, les renvois de type spatial
ou iconographique sont totalement absents.
114 En ce qui concerne l’époque médiévale, l’Arioste suit un schéma d’interprétation historique semblable
à celui de son prédécesseur à la cour de Ferrare.
115 De manière générale, nous pouvons dire que la façon différente d’aborder les espaces dans les
boucliers chez Boiardo et chez l’Arioste s’inscrit dans une tendance plus générale qui consiste à
transformer la matière classique en la rendant médiévale, pour le premier, et en une opération spéculaire
mais en sens inverse, pour son successeur.
116 Radagaiso vaincu par le général romain d’origine vandale Stilicon en 405 à Fiesole et Clément VII
(Robert de Genève, antipape de 1378 à 1394) qui avait organisé sa curie à Avignon. Voir GATTO
Ludovico, Storia di Roma nel Medioevo, Roma, Newton & Compton, 1999, p. 62 et p. 483.
117 Pour limiter cette incohérence A. Casadei, suivant G. Fatini, préfère diviser les 84 stances qui
composent « Per la Storia d’Italia » en deux fragments : F1 (stances 1-20) et F2 (stances 21-84). Dans F1
on raconte l’origine du bouclier, dans F2 on énumère les images sur le bouclier. Selon Casadei, F2 aurait
pu être écrit vers 1519 et destiné au bouclier de la Regina Elisa, lui aussi abandonné par l’auteur. Ce n’est
que vers la fin des années vingt, que l’Arioste aurait écrit F1 probablement avec l’intention de l’intégrer,
avec F2, dans la dernière édition du poème. Toutefois, s’il est difficile de penser que l’Arioste ait commis
une erreur si banale en composant F2 à la suite de F1, il est aussi difficile de penser qu’il ait commis la
même erreur en écrivant F1 connaissant déjà le contenu de F2. Pour expliquer cette incompatibilité
structurelle il faudrait, comme admet Casadei lui-même : « congetturare la perdita di una parte
dell’autografo dopo che questo era stato copiato da Giolito, congettura per il momento non suffragata da
nessuna prova ». CASADEI A., La fine degli incanti…, p. 104. En ce qui concerne le bouclier de la
Regina Elisa et son éventuel lien avec les Cinque Canti qui pourrait faire remonter la date de rédaction
des quatre premiers chants à l’année 1519, voir CASADEI A., Il percorso del ‘Furioso’. Ricerche intorno
alle redazioni del 1516 e del 1521, Bologna, Il Mulino, 1993, p. 181-192.
118 Les raisons avancées par P. Rajna sont tout à fait plausibles : matière disproportionnée par rapport à
l’espace du bouclier, longue énumération fastidieuse pour le lecteur. L’Arioste aurait ainsi limité le sujet
historique et élargit l’espace, avec l’invention des fresques prophétiques de Merlin au nom d’une
vraisemblance matérielle. RAJNA P., Le fonti dell’‘Orlando Furioso’…, p. 382-383. Toutefois, l’Arioste
ne se cantonne pas à limiter le discours historique, il en change aussi la matière et la perspective.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
433
attaque contre l’Église de Rome, désignée comme la vraie responsable de ces malheurs,
rejoignant par là des idées chères à Dante, Valla ou Machiavel119. Il est tout à fait
probable que l’idée d’introduire ces stances dans la dernière édition du poème soit en
relation avec le différend qui opposait Alphonse Ier à Clément VII à propos de Modène
et Reggio d’Émilie. L’effacement des images pourrait être alors, soit la conséquence
d’une autocensure suite à la nouvelle entente entre Clément VII et Charles Quint, après
le Congrès de Bologne, soit une décision prise en vue de l’imminente résolution du
différend, positive pour Ferrare, grâce à l’arbitrage de l’empereur120.
Le bouclier imagé de la Sibylle devient alors un bouclier doré et muet ; à sa
place, l'Arioste introduira finalement l’épisode des fresques dans le château de
Tristan121, dans lequel une nouvelle prophétie visuelle fermée, et encore en partie
rétrospective, prend la place de celle de la Sibylle122. Réalisées par Merlin, ces fresques
qui décorent la salle du château ne racontent pas l’histoire de Rome et de l’Italie après la
Donation de Constantin123, mais un millénaire d’histoire des rois de France depuis
l’époque de Clovis jusqu’à François Ier, avec une attention particulière aux campagnes
militaires françaises dans la péninsule italienne et un avertissement très sévère, qui se
119
L’Église de Rome s'appuyait sur l'authenticité de la Donation de Constantin pour légitimer son
pouvoir temporel sur l’Italie. Dante avait contesté sa validité en s'appuyant essentiellement sur des
arguments philosophiques et juridiques, alors que Valla l’avait réfutée en s’appuyant sur des arguments
philologiques. De son côté, Machiavel pensait que la politique des papes, à commencer par la décision de
couronner Charlemagne comme héritier de Constantin, avait toujours été de s’opposer à toute tentative
d’unifier la péninsule.
120 L’arbitrage fut publié à Bologne au début de l’année 1531, voir Laudo dato da Carlo V imperatore
nella causa vertente tra papa Clemente VII ed Alfonso duca di Ferrara, in Colonia li 24 Dicembre 1530,
in LUNIG Johann Christian, Das Teutsche Reichs-Archiv, Leipzig, F. L. Erben, 1713-1714, vol. VI, p.
713.
121 Après avoir quitté le château de Montauban, Bradamante est dépassée par le cortège d’Ullanie qui se
dirige vers le camp chrétien. Plus tard, arrivée au château de Tristan, la guerrière chrétienne devra battre
les trois rois nordiques pour mériter d’y loger. C’est à ce moment de la séquence que, lors du dîner dans
la salle du château et en compagnie d’Ullanie, elle connaîtra un millénaire d’histoire de la péninsule, une
partie déjà révolue et une grande partie encore à venir.
122 Il est aussi probable que le thème prophétique du millénium qui organise l’espace des fresques de
Merlin (R.f., XXXIII, 7, 3-4), uni à la nécessité d’arriver à raconter/représenter les événements plus
récents des guerres d’Italie, ait convaincu l’Arioste d’abandonner définitivement l’époque de Constantin
et l’invention du bouclier ouvragé, cf. CASADEI A., La strategia delle varianti…, p. 44. À propos de
l’art de « dipingere il futuro » dans lequel excelle Merlin, le narrateur rappelle (R.f., XXXIII, 3) qu’il
s’agit d’une pratique qui dans la « nostra etade è estinta » et ceci pour donner un caractère légitimement
prophétique aux peintures à travers le principe d’auctoritas, très utilisé aussi dans la littérature
prophétique. Il est significatif que dans ce changement de matière historique (les intérêts dynastiques des
rois français en Italie), l’autorité prophétique ne soit plus la Sibylle mais à nouveau Merlin.
123 Dans l’épisode d’Astolphe sur la Lune, la Donation de Constantin est symboliquement représentée
par le biais d’une montagne « ch’ebbe già buon odore, or putia forte » (R.f., XXXIV, 80, 5-8). Voir aussi
le chant XLVI (84, 1-2).
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
434
voulait prophétique, contre quiconque s’y rendrait dans un esprit de conquête124. Dans
la nouvelle perspective historique l’attaque contre l’Église est éliminée et l’auteur
procède à un glissement du temps de l’Histoire, représentée dans une orientation
interprétative plutôt pro-impériale et confirmée dans un autre lieu du poème par la
prophétie d’Andronique, elle aussi rédigée pour l’édition de 1532, sur la découverte du
nouveau monde et sur les prouesses des capitaines impériaux125.
Bien qu’il s’agisse d’une tentative avortée, l’Arioste est à notre connaissance le
premier à récupérer au XVIe siècle le modèle classique du bouclier ouvragé. L’imitation
du modèle virgilien est évidente, néanmoins l’Arioste, qui avait déjà utilisé l’ekphrasis
dynastique ailleurs dans le poème, ne se propose que de porter un jugement historique
personnel masqué sous un critère d’objectivité lié à une illumination prédictive. Il veut
ainsi donner au bouclier un caractère sacré et prophétique et probablement le destiner à
l’un des plus valeureux parmi les guerriers chrétiens. Il pourrait le réserver à Roland ou
à Charlemagne, ou bien encore, plus logiquement, à Roger, créant de la sorte un
nouveau parallèle avec le héros virgilien. Toutefois, il est clair que ce bouclier ne peut
être destiné à Roger puisque l’Arioste avait hérité de Boiardo le bouclier d’Hector, plus
chevaleresque que classique. C’est probablement pour cette raison que la prophétie
visuelle et historique de la Sibylle ne comportait aucun discours dynastique.
124 « […] s’avvien ch’a danneggiarla scenda, / per porle il giogo e farsene signore, / comprenda, dico, e
rendasi ben certo / ch’oltre a quei monti avrà il sepulcro aperto » (R.f., XXXIII, 12, 5-8). À propos des
modalités narratives introduites dans le nouvel épisode du château de Tristan, ainsi que sur l’articulation
des trois temps du poème (temps de la fable, temps de l’Histoire et temps de l’écriture), cf. FONTES
BARATTO Anna, « Le dernier ‘Furioso’ et l’actualité : temps de la fable et loi de l’histoire dans le
château de Tristan », in Les Guerres d’Italie (1494-1559) : Histoire, pratiques et représentations. Actes
du colloque international (Paris, 9, 10 et 11 décembre 1999) réunis et présentés par BOILLET Danielle et
PIÉJUS Marie-Françoise, Paris, CIRRI, 2002, p. 319-333.
125 Le poète reconstruit l’histoire des expéditions militaires françaises en Italie jusqu’au moment du siège
de Naples en 1528 décrété par Lautrec et l’arrivée de la peste par l’intervention capricieuse de Fortune qui
avait décimé les troupes françaises (R.f., XXXIII, 57). Toutefois, « intromissioni siffatte » ne sont pas
uniquement « un ripiego per ammettere nel poema roba posteriore all’azione » comme le pensait Rajna
(Le fonti dell’‘Orlando Furioso’…, p. 377), mais elles véhiculent aussi des éléments liés à l’idéologie. À
propos des modifications historiques de la dernière édition et d’une revalorisation des aspects historiques
et culturels à l’intérieur du poème, voir CASADEI A., La strategia delle varianti…, p. 21-158. L’Arioste
change la perspective historique, mais il introduit aussi un motif apologétique adressé à la famille
d’Avalos qui sera complété dans l’apologie des capitaines impériaux du XVe chant où sont célébrés le
père, le mari et le neveu de Vittoria Colonna qui « fan cara / parer la bella Italia ai gigli d’oro » (R.f., XV,
28). Nous pouvons aussi constater de quelle manière l’actualisation de la conjoncture historique est
constamment présente dans le remaniement de la dernière édition que Casadei définit « imperiale ». Ibid.,
p. 152 ; cf. aussi MORETTI Walter, « Carlo V e i suoi ‘capitani invitti’ nel ‘Furioso’ del 1532 », in
Rinascimento meridionale e altri studi in onore di Mario Santoro, Napoli, Soc. Ed. Napoletana, 1987, p.
321-331 et YATES Francis A., « Charles Quint et l'idée d'Empire », in Fêtes et Cérémonies au temps de
Charles Quint. Études réunies et présentées par JACQUOT Jean, in Les Fêtes de la Renaissance, Paris,
CNRS, 1960, vol. II, p. 57-97.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
435
L’influence de Virgile sur le dessein originaire de l’Arioste est claire, la seule
différence étant qu’aux triomphes d’Auguste, qui clôturaient dignement l’histoire de
Rome dans l’Énéide, l’Arioste opposait la longue kyrielle de calamités qui avaient suivi
la présumée donation de Constantin126. Le bouclier d’Énée était une prophétie visuelle
n’incorporant que des événements futurs, alors que la prophétie de la Sibylle permettait
à l’Arioste de représenter une partie de l’histoire de la péninsule déjà révolue par
rapport à l’époque de l’intrigue. La divergence structurelle naît uniquement de l’axe
temporel et du décalage entre le temps de la fable et le temps de l’Histoire que l’auteur
veut illustrer. Par la suite, Luigi Alamanni dans l’Avarchide, Danese Cattaneo dans
Dell’Amor di Marfisa et le Tasse dans la Jérusalem délivrée reprendront à leur compte
le modèle virgilien dans la logique d’une poétique de plus en plus mimétique au regard
des poèmes classiques127.
Par ailleurs, l’introduction d’armes ouvragées dans la littérature et dans les arts
visuels est étroitement liée à la fabrication d’armures essentiellement destinées aux
cérémonies et aux parades du XVIe siècle à une époque où le chevalier cesse d’occuper
un rôle central dans les stratégies militaires. Nous en avons ici un exemple parmi tant
d’autres avec ce bouclier de parade façonné pour Charles Quint et reprenant le modèle
classique du bouclier de Minerve128.
126
P. Rajna commente ainsi l’interprétation historique de l’Arioste : « A un romano dei tempi d’Augusto
la storia del suo paese appariva un poema : per un italiano del cinquecento era una tragedia ». RAJNA P.,
Le fonti dell’‘Orlando Furioso’…, p. 382.
127 Pour une étude de ce parcours, voir BALDASSARRI G., Il sonno di Zeus. Sperimentazione narrativa
e tradizione omerica nel poema rinascimentale, Roma, Bulzoni, 1982 ; LARIVAILLE P., Poesia e
ideologia. Lettura della Gerusalemme Liberata, Napoli, Liguori, 1987 ; ZATTI S., Il ‘Furioso’ tra epos e
romanzo…, ZATTI S., L’ombra del Tasso… ; CASADEI A., La fine degli incanti…, JOSSA S.,
Rappresentazione e scrittura. La crisi delle forme poetiche rinascimentali (1540-1560), Napoli,
Vivarium, 1996.
128 À propos du niveau de virtuosité et d’imagination atteint par l’art de l’armure italienne au XVIe siècle,
voir Parures triomphales. Le maniérisme dans l’art de l’armure italienne. Catalogue de l’exposition au
Musée d’art et d’histoire de Genève par GODOY José-Antonio et LEYDI Silvio, Milan, Éditions 5
Continents, 2003. D’autre part, littérature et art s’influençaient réciproquement dans ce domaine, voir par
exemple, L’arme e gli amori. La poesia di Ariosto, Tasso e Guarini nell’arte fiorentina del Seicento.
Catalogo della mostra di Firenze, Palazzo Pitti (21 giugno-20 ottobre 2001) Livorno, Ed. Sillabe, 2001.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
436
Rondache de cérémonie appartenant à Charles Quint
Le bouclier de Lancelot : le retour du modèle antique
Dans le Roland furieux nous trouvons deux boucliers totalement inscrits dans la
tradition des poèmes chevaleresques, mais aussi une tentative avortée d’introduire un
bouclier ouvragé dans une logique déjà liée au merveilleux chrétien, qui sera amplement
développée par le Tasse. Cette marche progressive vers l’adaptation du modèle
classique du bouclier d’abord dans les poèmes chevaleresques puis dans les poèmes
héroïques connaît un moment important avec l’Avarchide de Luigi Alamanni129. Ce
poème marque une étape importante dans le passage progressif du poème chevaleresque
vers la structure épique, non seulement pour son imitation de la fabula homérique, mais
129
Le poème d’Alamanni fut publié de façon posthume pour la première fois en 1570 à Florence par
Filippo Giunti. Toutes les citations et références de cette œuvre, précédées de l’abréviation Av., seront
faites d’après une édition du XIXe siècle, ALAMANNI Luigi, Avarchide, in Parnaso Italiano, vol VI,
Venezia, Antonelli, 1841.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
437
aussi parce que ce choix était le fruit d’un parcours interne de transformations des
modalités narratives, déjà commencé dans Girone il cortese130.
Le poème d’Alamanni fut critiqué par ses contemporains puis censuré par la
critique littéraire qui lui reprochait d’être une réécriture presque servile de l’Iliade131. En
effet, le poète florentin récupère le cycle breton, en particulier le poème en prose intitulé
Lancelot du lac132, pour l’insérer dans une intrigue qui suit presque à la lettre les
vicissitudes du siège de Troie133. Au chant XXI, Lancelot, doublure d’Achille, pleure la
disparition de son plus cher ami, Galealto, tué par Segurano. Comme le Patrocle
homérique, en perdant la vie Galealto a aussi perdu les armes empruntées à son ami.
C’est alors qu’apparaît Viviane, la Dame du lac qui, telle une nouvelle Thétis, demande
à Merlin ― le nouveau forgeron divin ― de fabriquer de nouvelles armes, dont un
bouclier ouvragé, qu’elle veut destiner à son filleul134.
Le magicien, cieco d’amor pour Viviane, a accepté de sculpter ce bouclier bien
qu’il soit encore gardé prisonnier par son aimée dans une oscura tomba. De manière
assez surprenante la narration/description de ce bouclier ne suit pas le modèle d’Homère
mais celui de Virgile. Le poète renonce au modèle cosmogonique et théogonique du
130
Dans un article consacré à Alamanni, Stefano Jossa analyse l’évolution des modalités narratives
internes à l’œuvre de l’écrivain florentin comme paradigme de la transformation des formes poétiques
survenue entre l’époque de l’Arioste et celle du Tasse. Il s’agirait d’un déplacement progressif déjà
présent à l’intérieur du Girone il cortese ― encore fondé sur l’enquête, l’aventure et l’entrelacement,
mais déjà avec un seul héros protagoniste ― et accompli dans l’Avarchide, par lequel Alamanni propose
le nouveau poème entièrement structuré sur le modèle épique classique. Voir JOSSA S., « Dal romanzo
cavalleresco al poema omerico : il Girone e l’Avarchide di Luigi Alamanni », in Italianistica, XXXI, n°1,
(gennaio/aprile 2002), p. 13-37.
131 Voir par exemple le jugement du Tasse, in TASSO T., Lettere, a cura di GUASTI Cesare, Firenze, Le
Monnier, 1853, vol. I, p. 200 (lett. LXXXII).
132 Contrairement à l’énorme production générée en Italie par le cycle carolingien, les héros du cycle
breton n’eurent pas le même succès. En ce qui concerne Lancelot, il apparaît dans la littérature italienne
dans le Tristano Riccardiano (deuxième moitié du XIIIe siècle) dans I cantari di Tristano et dans le cycle
de la Tavola Ritonda (XIVe siècle). Au XVIe siècle Niccolò degli Agostini écrit un Innamoramento di
Messer Lancillotto e Madama Ginevra (1521-1526), complété ensuite par Marco Guazzo. En 1558,
L’illustre e famosa historia di Lancillotto del Lago est publié chez Michele Tramezzino, une traduction
de l’édition française de 1553 du Lancelot du lac en prose ― qui est aussi à l’origine du poème
d’Alamanni. Sur cette production, voir Il Tristano Riccardiano a cura di HEIJKANT Marie-José, Parma,
Pratiche, 1991 ; DELCORNO BRANCA D., I romanzi italiani di Tristano e la Tavola Ritonda, Firenze,
Olschki, 1968 ; DELCORNO BRANCA D., « Tradizione italiana dei testi arturiani : note sul Lancelot »,
in Medioevo romanzo, XVII (1992), p. 215-248 et DELCORNO BRANCA D., Tristano e Lancillotto in
Italia. Studi di letteratura arturiana, Ravenna, Longo, 1998.
133 La ville assiégée par le roi Arthur, Lancelot, Tristan et les autres chevaliers de la Table Ronde est
Bourges, ancienne Avarcum ou Avaricum, d’où dérive le titre du poème.
134 Un bouclier semblable aux modèles classiques, avec cinq strates de peau « durissime » fermées par un
cercle d’acier, plus deux strates supplémentaires, l’une d’argent et l’autre d’or, capable de « regger […]
contra le prove / Delle folgori asprissime di Giove » (Av., XXI, 54, 7-8).
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
438
bouclier homérique pour recourir aux trois éléments présents chez Virgile, à savoir, la
prophétie visuelle, la synthèse historique et la célébration dynastique135.
Giulio Romano, Héphaïstos et Thétis, Mantoue, Palazzo Ducale
Au niveau de la structure, l’épisode de Lancelot garde aussi un lien étroit avec
celui de Mélisse et Bradamante, puisque Viviane rapporte à Lancelot une prophétie
orale ouverte de Merlin semblable à celle du magicien au début du IIIe chant du Roland
furieux. Encore une fois, le but recherché est de montrer au héros sa noble
135
Aspect déjà remarqué par Guido Baldassarri (« Ut poesis pictura… », p. 632) et par Riccardo
Bruscagli (« L’ecfrasi dinastica nel poema eroico… », p. 279).
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
439
descendance136. À travers la voix de Viviane, Merlin rassure Lancelot sur
l’accomplissement de sa vengeance sur Segurano et il l’invite à contempler dans le
bouclier la regia stirpe dalle stelle eletta / per alzar con la spada e col consiglio / al
quinto e sesto cielo l’aurato giglio137. Merlin annonce ainsi le destin heureux des rois de
France et en particulier de ceux qui appartiennent à la maison des Valois. Par leur
courage et leur sagesse ils monteront au ciel où ils prendront place aux côtés du
Seigneur.
La prophétie orale de Merlin sera complétée par les images du bouclier
sculptées par le divin martel dans lesquelles guarda la stirpe sua l’altero duce138.
Suivant le modèle du bouclier virgilien, Alamanni reconstruit en images une nouvelle
généalogie fictive des rois de France à travers un parcours sommaire de l’histoire
française. Il commence par Robert le Fort, un ancêtre des Capétiens, cite tous les
Roberts, les Philippes et les Louis qui ont porté la couronne royale, pour ensuite arriver
à l’époque contemporaine et chanter les louanges de François Ier et d’Henri II. Enfin, il
conclut sa digression par un hommage aux femmes de la dynastie et en particulier à
Catherine de Médicis (Av., XXI, 57-105)139. Il s’agit d’une succession chronologique de
scènes qui expédient rapidement sept siècles d’histoire de la monarchie pour concentrer
la description autour des membres de la famille royale que le poète a connus lors de son
exil140.
136 « Perch’io fei fabbricar con divina arte / Arme celesti, che virtude avranno / Sopra quante mai furo e
di beltade / Non vide a loro eguali alcuna etade. // E nel nobile scudo fei scolpire / Di Lancilotto poi la
larga prole, / Che dee di tempo in tempo riuscire / Alta e famosa, ovunque allume il sole. » (Av., XXI, 4243).
137 « […] le lignage royal choisi par les étoiles pour élever le lys doré, avec l’épée et la raison, au
cinquième et sixième ciel » (Av., XXI, 43, 6-8). C’est nous qui traduisons. Ces vers renvoient à la Divine
Comédie et à la rencontre de Dante et Cacciaguida, son trisaïeul florentin. Au XVIIIe chant du Paradis,
Cacciaguida annonce au poète qu’il se trouve dans le cinquième ciel du Paradis, le ciel de Mars, face aux
esprits qui ont combattu pour le triomphe de la foi chrétienne. Cacciaguida prononce les noms des héros,
et de cette manière Dante voit s’illuminer dans la croix de Mars les âmes de Josué, de Judas Macchabée,
de Charlemagne et de Roland, de Guillaume d’Orange et de Rainouard, de Godefroy de Bouillon et de
Robert Guiscard, tous considérés comme les plus grands défenseurs de la foi chrétienne. Plus tard, au
sixième ciel du Paradis, le ciel de Jupiter, Dante rencontre une aigle impériale miraculeuse formée des
âmes de milliers d’hommes justes et pieux. DANTE, La Divina Commedia, in Tutte le opere, Milan,
Sansoni, 1993, p. 677-686 [Paradis XVIII (28)-XX (138)].
138 « […] le fier commandant regarde son lignage » (Av., XXI, 56, 2). C’est nous qui traduisons.
139 Dans son discours apologétique, Alamanni rassemble en un seul moment les hommages aux hommes
et aux femmes de la famille des Valois, alors que chez l’Arioste, ceux adressés par Mélisse à la famille
d’Este sont séparés.
140 Vingt-deux stances pour arriver à l’époque contemporaine, même nombre pour décrire les moments
cruciaux du règne de François Ier ― de la bataille de Marignan à la rencontre avec Charles Quint en 1539
― douze stances consacrées à Henri II, sept à ses frères et sœurs et les cinq dernières à Catherine,
concitoyenne et protectrice du poète.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
440
La description ne contient pas de repères spatiaux, mais il est clair que les
images du bouclier sont structurées autour du règne de François Ier, de sa lutte contre
Charles Quint, son empio avversario, et des guerres d’Italie141. La bataille de Marignan,
dans laquelle François détient de Mars il sommo impero ; la conquête du duché de
Milan — ramené au gallico impero — et l’hommage des princes italiens qui le
reconnaissent comme leur véritable Seigneur, rappellent de près les images du cercle
central du bouclier d’Énée142. Ce roi, que le poète compare au sommo Giove, n’est pas
assoiffé de pouvoir mais s’agenouille humblement aux pieds de Léon X à Bologne, le
11 décembre 1515, et renonce à sa conquête du territoire italien143. Plus loin, la bataille
de Pavie est présentée comme l’acharnement de la Fortune et du Destin contre la
« valeur divine » de François, qui, cependant, finira par se libérer de l’empia durezza du
crudo vincitor144. Les différentes scènes sculptées par le divin marteau de Merlin nous
renvoient l’image d’un François Ier héroïque, courageux, beau, vertueux, magnanime et
nullement ambitieux. Sous son règne triomphent l’art, la justice, les lettres et la foi145.
Nous pourrions citer d’autres images visant à mettre en évidence l’hommage
qu’un républicain florentin rend à l’allié politique de toujours et à son mécène.
Cependant, ce qui nous intéresse ici, est de constater l’interprétation historique des
guerres en Italie qui découle de ces figures prophétiques. L’intervention de rois français
en Italie, Louis XII, François Ier et Henri II, n’est pas le fruit d’un dessein de conquête
territoriale mais l’action de souverains qui, au-delà de la défense des intérêts
dynastiques, sont animés par de nobles intentions. Ainsi tout comme Louis XII in pace
accorre pour pacifier la Ligurie, François Ier, pris de pitié, veut libérer l’Italie du joug de
l’oppression et, après le sac de Rome, il libère la ville du germano infedel et du crudo
ibero (Av., XXI, 84-85). Plus tard, au temps de la révolte de Sienne et des problèmes
« Ivi il saggio Merlino avea di lui [François Ier] / Più che d’ogni altro bel pinto l’impero ; / E di più
dotta man più bei colori / Adombravano iv’entro i rari onori » (Av., XXI, 70).
142 « A lui quanti han gl’italici terreni / principi illustri, e chiare libertati, / venir quei si vedean d’amor
ripieni, / Come al vero signore i servi grati » (Av., XXI, 78, 1-4).
143 « Contento sol delle sue antiche spoglie / Non vuol l’armato stuol drizzare altrove. / Poi ch’al sommo
pastor di Pietro erede / Con dovuta umiltà s’inchina al piede » (Av., XXI, 79, 5-8).
144 « Quando il fato maligno, e ’l rio destino / Della intera virtù la palma volle : / Dall’un lato apparia ’l
valor divino, / Che ’l famoso Francesco in alto estolle ; / Dall’altro l’empia ed invida Fortuna, / ch’ogni
forza, ch’avea, contr’esso aduna » (Av., XXI, 82, 3-8). Charles Quint n’est directement nommé qu’une
seule fois, lorsqu’il demande à François Ier de pouvoir traverser la France pour aller mater la révolte de
Gand en 1539 : « Di quel ch’ivi vicin sculto si vede ; / In cui vien l’avversario, il quinto Carlo, /
Disarmato e soletto a visitarlo » (Av., XXI, 89, 6-8). Cette image veut mettre en évidence la foi, la
libéralité et la courtoisie de François Ier, incapable de vengeance ou de rancune.
145 Cet hommage est présent dans de nombreux ouvrages de l’époque, notamment dans le Roland furieux
(XXVI, 34-35 et XXXIII, 52-53) et dans le Livre du Courtisan (I, 42).
141
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
441
entre Charles Quint et son gendre Octave Farnèse, Henri II rend justice à la famille
romaine et à la République siennoise à laquelle il rend sa liberté en la soustrayant au
joug espagnol146.
Stefano Jossa a montré comment le choix d’Alamanni pour le poème épique
répond aussi à la nécessité de trouver une meilleure représentation de la société
moderne. Alamanni modifie le modèle homérique l’insérant dans un cadre d’une épopée
nationale et collective, et non pas individuelle et aventureuse, où l’obéissance et la
gratitude envers son roi, la valeur politique et militaire sont les éléments idéologiques
porteurs du projet. Selon Jossa, cette transformation narrative s’accompagne d’une
nouvelle perspective historique fondée non plus sur l’homme mais sur un dessein
providentiel147. Le bouclier de Lancelot participe de cette nouvelle philosophie de
l’Histoire tout en acquérant, à l’intérieur de la diégèse, des vertus apotropaïques et un
pouvoir d’exemplum. La certitude de sa vengeance toute proche, la connaissance de la
signification des images et l’assurance que sa descendance régnera sur terre sortent
Lancelot de l’état de prostration dans lequel il était tombé après la mort de Galealto et le
poussent à revenir au combat148.
Dans cette nouvelle perspective, le choix même de la matière poétique n’est pas
anodin. Alamanni préfère s’appuyer sur le cycle breton, où l’investiture du chevalier
découle de sa valeur et de son mérite, plutôt que sur la geste carolingienne fondée sur
l’investiture féodale du pouvoir149. S’agit-il d’une réponse indirecte à une tendance déjà
présente dans la dernière édition du Roland furieux et confirmée dans différentes suites
du poème qui véhiculaient une vision du monde pro-impériale ? Il est tout à fait
probable que le choix du cycle breton soit lié à ce constat, mais aussi au rapprochement
146
« Ma il magnanimo Enrico del suo sangue / E de’ suoi gran tesori è sì cortese, / ch’ei riduce a salute il
quasi esangue / Chiaro corpo illustrissimo Farnese ; / Poi l’alma libertà, che morta langue / Pur dal
ferr’empio delle ispane offese, / Ritornar viva fa, integra e serena / Tra l’alme mura della etrusca Siena »
(Av., XXI, 99). Dans un manuscrit de la Bibliothèque Vaticane se trouve un sonnet d’auteur anonyme
(sans doute partisan des Farnèse) qui décrit un bouclier « imprevisto dal fato » sur lequel sont
représentées les défaites militaires de Charles Quint. Ce bouclier est destiné au « magno et chiaro » Henri
II, futur dompteur de l’Univers et ombre de Dieu sur terre. Voir ms. Vat. 9948, fol. 17.
147 JOSSA S., « Dal romanzo cavalleresco al poema omerico… », p. 31.
148 « E più raccresce in lui l’ardente amore, / Di tosto ritrovarsi alla battaglia » (Av., XXI, 49, 5-6). On
retrouve la même réaction chez Renaud dans la Jérusalem délivrée, lorsqu’il apprend du mage d’Ascalon
la signification des images de son bouclier (J.d., XVII, 64-65). Ces images provoquent chez lui le réveil
de ce sentiment de l’honneur qui, selon le Tasse, est une composante du patrimoine génétique de la
famille à laquelle il appartient. Un autre cycle figuratif avec une fonction d’exemplum se trouve chez
Boiardo, dans les salles du château impérial d’Agramant où est intagliata la vie légendaire d’Alexandre le
Grand (R.a., II, I, 20-30).
149 Voir JOSSA S., « Dal romanzo cavalleresco al poema omerico… », p. 34.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
442
de plus en plus fréquent entre Charles Quint et Charlemagne, alimenté par la
propagande impériale qui revendiquait pour l'empereur et roi d’Espagne une
descendance généalogique directe du fondateur du Saint-Empire romain germanique
ainsi que son rôle messianique en qualité de second Charlemagne annoncé par de
nombreuses prophéties. À travers le bouclier de Lancelot, Alamanni construit une
nouvelle généalogie fictive des rois de France en les détachant du « lignage divin du
glorieux héritier de Pépin » ― désormais transformé en lignage dégénéré ― pour les
rattacher directement aux héros de la Table Ronde (Av., XXI, 62, 1-2).
Charlemagne et le bouclier de la Rome sainte
Nous trouvons encore une prophétie visuelle sur un bouclier présent dans le
poème de Danese Cattaneo, Dell’amor di Marfisa, publié en 1562150. Il s’agit du même
bouclier que celui conçu par la Sibylle de Cumes ― muet sous la plume de l’Arioste151
― et porté par Ullanie vers le camp chrétien. Sur sa plaque, Cattaneo développe un
cycle figuratif conforme à son idéologie et à sa conception de l’Histoire. À la différence
de l’Arioste, Cattaneo recherche dans son poème un style plus épique et un cadre plus
150
À cette date Cattaneo ne publie que treize chants du poème, sur quarante prévus. Dans ce poème, qui
est une continuation tardive du cycle carolingien, l’auteur fait preuve d’une bonne capacité de
remaniement de la matière narrative et d’une assez bonne maîtrise de l’hendécasyllabe, ce qui rend
agréable la lecture du poème et explique sans doute son succès auprès de ses contemporains. Parmi ses
admirateurs se trouvait aussi le Tasse qui considérait Cattaneo comme l’un de ses maîtres. Voir à ce
propos, MAZZONI Guido, « Un maestro di Torquato Tasso », in Tra libri e carte. Studi Letterarii, Roma,
Pasqualucci, 1887, p. 89-113. Sur Danese Cattaneo, sculpteur, architecte et poète né à Carrare en 1509,
voir aussi l'article de CANGEMI Giuseppe, in Dizionario Biografico degli Italiani, Roma, Treccani,
1979, vol. XXII, p. 449-455 et ROSSI Massimiliano, La poesia scolpita. Danese Cattaneo nella Venezia
del Cinquecento, Roma, Morgana, 1995.
151 Curieusement le Tasse réservera le même sort au bouclier de Renaud, victime des mutations
idéologiques et formelles intervenues dans le passage de la Jérusalem délivrée à la Jérusalem conquise.
Le poète, une fois rompus les rapports avec le duc d’Este, éliminera l’ekphrasis dynastique de ce bouclier
et celui de Riccardo, dans la Jérusalem conquise, gardera la caractéristique de don divin mais sera
emprunté aux boucliers médiévaux des croisés. En effet, après avoir pleuré la mort de son ami Ruperto
comme Achille le fit avec Patrocle, Riccardo, accompagné de Pierre l’Ermite, atteint le sommet de la
montagne où se trouve la source divine qui lui donne le savoir eternel. C’est à cet endroit que Dieu lui
remettra le bouclier portant la croix qui est « di fede, e di giustizia usbergo ». TASSO T., Gerusalemme
conquistata, Pisa, Capurro, 1822, p. 278 (XXI, 105). Sur l’appropriation limitée et raisonnée de la part du
Tasse des éléments magiques comme boucliers ou anneaux, voir STOPPINO Eleonora, « "Onde è tassato
l’Ariosto". Appunti sulla tradizione del romanzo nella Gerusalemme liberata », in Strumenti critici, II,
2001, p. 405-431. Sur le bouclier d’Énée comme modèle chez le Tasse, voir FOLTRAN Daniela, « Sulle
orme di Virgilio. Il topos epico dello scudo istoriato e la battaglia di Azio », in Studi Tassiani, XLII
(1994), p. 79-94.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
443
historique152. Nous ne sommes plus à Paris, ville assiégée par les troupes musulmanes,
mais au siège de Pavie tenu par Charlemagne dans la guerre qui l’oppose à Didier, le
chef des Lombards. Dans ce noyau thématique qui structure le poème et détermine le
temps de la fable, l’auteur inclut le récit des tourments de Marphise, sœur de Roger,
éprise de Guidon153.
Dans le deuxième chant, Ullanie se présente au camp des Francs, devant Pavie,
munie du bouclier doré et uniquement accompagnée de deux compagnons, puisque le
roi du Danemark est mort entre-temps. La messagère, inspirée par un ange, révèle à
Charlemagne que le roi de Norvège n’est pas amoureux de la reine d’Islande et qu’il
n’est rentré dans la compétition pour le bouclier que pour provoquer la reine de Prusse,
son véritable amour. Au quatrième chant, Didier, barricadé à l’intérieur de Pavie,
demande un mois de trêve. Charlemagne le lui accorde et en profite pour se prononcer
sur le sort du bouclier. Au roi de Norvège il destine le bouclier et au roi de Suède
l’amour de la reine d’Islande. C’est alors que le bouclier est présenté aux vassaux des
deux rois (a.M., IV, 53).
Comme nous l’avons dit, Cattaneo reprend à son compte l’histoire du bouclier
de la Sibylle de Cumes, mais il explique autrement son origine et corrige, ainsi faisant,
l’erreur de l’Arioste. Il s’agit maintenant d’un seul bouclier ― et non pas de douze ―
donné par la prophétesse à la ville impériale afin de la soulager de la douleur causée par
le départ de Constantin154. L’espace central du bouclier était occupé par une
personnification de Rome. Assise sur son trône et portant les trois couronnes sur la tête,
elle était vêtue à l’antique et représentée sans aucune arme155. Autour d’elle, des images
sculptées évoquaient de manière stylisée les événements essentiels de l’histoire à venir
de la ville, ses tristes mésaventures et les héros qui la défendraient de ses ennemis.
Les faits prophétiquement évoqués sur le bouclier s’échelonnent sur l’axe
temporel : ils appartiennent tous à un passé révolu pour le lecteur mais ils peuvent être
antérieurs, contemporains ou postérieurs au temps de la fable. L’image du sac de Rome
152
Cattaneo appartient à une génération située entre l’Arioste et le Tasse, la génération qui prépare une
transition théorique vers le poème héroïque. Tout en utilisant la matière ariostesque, Dell’amor di Marfisa
présente déjà le principe de l’unité d’action, de lieu et de temps.
153 CATTANEO Danese, Dell'amor di Marfisa Venetia, F. de Franceschi, 1562. Toutes les citations et
références précédées de l’abréviation a.M. sont tirées de cette édition.
154 Le bouclier avait été ensuite emporté par les Goths au moment du sac de Rome puis gagné au cours
d’un duel par Galealto, roi d’Islande. Il est longtemps resté dans ce pays, jusqu’à ce que, à l’époque de
Charlemagne, la reine le renvoie à Charlemagne (a.M., IV, 74).
155 « Sculto havea in mezzo con gentil lavoro, / Una gran donna di viril bellezza. / Roma era questa con le
spoglie antiche, / Ma non con l’armi a lei già tanto amiche » (a.M., IV, 55).
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
444
perpétré par les Goths ― symbolisé par une jeune fille éteignant le feu qui menaçait
l’allégorie de la ville ― (a.M., IV, 55)156 ; la représentation d’Attila arrêté par Léon Ier
(a.M., IV, 59) ou celle de Charles Martel triomphant des Arabes à Poitiers (a.M., IV,
61), sont des événements antérieurs à l’univers du récit premier. La véridicité
prophétique de ces trois images s’impose aux lecteurs mais aussi aux personnages euxmêmes, lesquels étaient concernés par une autre image presque contemporaine de la
diégèse : Charlemagne défendant victorieusement la religion chrétienne contre l’attaque
de Didier (a.M., IV, 64).
Au centre du bouclier et en face de l’allégorie de Rome figure une autre femme
qui est appuyée sur une croix. Son aspect et ses habits lui donnent l’apparence d’une
religieuse, mais ses formes laissent deviner des membres de serpent157. Un chevalier
orné de la Toison d’or, couronné d’un diadème impérial et épaulé par Religion s’apprête
à l’achever puisqu’elle menace Rome de son épée et du feu158. L’inscription qui figure
aux pieds de ce mystérieux chevalier reste indéchiffrable aux yeux de tous les présents.
Seul Charlemagne peut la comprendre car il connaît les secrets du ciel159, et tel un
prophète illuminé par Dieu, il dévoile aux chevaliers du camp les arcanes du bouclier160.
Ce chevalier est Charles Quint161 envoyé sur terre par la divine Providence pour sauver
Rome de la fureur de la femme-serpent, symbole de la « pestilentielle hérésie » de
Luther162. Ainsi Cattaneo crée un parallèle autour de la défense commune de l'Église
romaine entre Charlemagne ― en guerre contre les Lombards « barbares » ― et Charles
Il s’agissait de Galla Placida (390-450), fille de Teodose Ier, capturée par les Goths d’Alaric pendant le
sac de Rome de 410 apr. J.-C. La jeune fille avait été contrainte d’épouser Ataulfe, le successeur d’Alaric.
Une légende affirmait qu’elle avait tellement supplié son mari de ne pas changer le nom de la ville que le
roi barbare avait fini par y renoncer.
157 «[...] con ferro e fuoco la minaccia / D’una croce a se stessa fa colonna, / Religiosa è d’habito e di
faccia / Ma serpentine membra ha sotto gonna » (a.M., IV, 67).
158 « Un cavalier di grato e degno aspetto / Che d’un bel vello d’or s’adorna il petto // Diadema imperial
gli orna la chioma ; / Sta la Religion sempre con esso. / E da lui l’empia Donna è vinta e doma » (a.M.,
IV, 67-68).
159 « Ma il Franco Re religioso, e giusto / Che i secreti del ciel nel petto serra, / Conobbe d’ogni imagin
dello sculto / Fatale scudo il senso a molti occulto » (a.M., IV, 70).
160 « Onde il Gallico Re che de i celesti / Corpi sapea gli influssi e i movimenti, / E forse altronde gli eran
manifesti / Gli effetti andati, futuri e i presenti, / Per far altrui queste altre historie note, / Allor udir si fece
in queste note » (a.M., IV, 75).
161 « Ha il magnanimo Heroe tai versi appresso : / Distrutta rimanea la nobil Roma, / Se ’l furor di costei
non era oppresso. / E qual altr’uomo opprimerlo o frenarlo / Potea, se non il Quinto invitto Carlo ? »
(a.M., IV, 68, 4-8).
162 « Moverà contra lui l’armi Germane, / E contra il Quinto Carlo Imperatore / Ma da l’invitto Cesare far
vane / Veggio l’imprese del suo gran furore ; / Ei, cui celeste spada favorisce, / Di lei le forze vince e
disunisce » (a.M., IV, 78).
156
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
445
Quint vainqueur des troupes protestantes de la ligue de Smalkalde163. Au centre du
bouclier la Rome sainte triomphe grâce à l’intervention de son nouveau paladin envoyé
par le ciel pour la défendre de ses ennemis ― « les insensés protestants » comme les
appelle Cattaneo. La révélation de faits qui devaient se produire sept cents ans plus tard,
vaut à Charlemagne de recevoir des mains d’Argante le bouclier d’or qui reviendra ainsi
à l’empereur de la chrétienté et à sa légitime propriétaire : la ville de Rome164.
À travers des images stylisées et quelques figures allégoriques, Cattaneo élabore
un condensé d’histoire de Rome dans lequel il affiche clairement son interprétation de
l’Histoire et son message idéologique, sans négliger le discours élogieux. Alors que
l’Arioste voulait raconter les conséquences néfastes de la Donation de Constantin pour
Rome et pour l’Italie, Cattaneo efface l’attaque du poète ferrarais contre l’Église et
change de perspective historique. Il pousse à l’extrême sa position pro-impériale tout en
célébrant la nouvelle Rome née du Concile de Trente. Pour l’auteur, Charles Quint est le
nouveau champion de la chrétienté, l’héritier de ce monde chevaleresque personnifié par
Charlemagne, et il célèbre l’histoire providentielle de la Rome chrétienne, sa nouvelle
union avec le Saint-Empire romain germanique et son triomphe final symbolisé par la
Contre-réforme. D’autre part, par l’évocation de ce bouclier, Cattaneo poursuit
l’assimilation esthétique et iconologique du modèle classique virgilien dans les poèmes
chevaleresques. Ce modèle inspirera aussi le Tasse pour forger le bouclier de Renaud
dans la Jérusalem délivrée165.
163
« Ma di Sassonia il Duca e d’Hassia il fero / Langravio, capi di sì ingiusta impresa, / Fuggiti a i Regni
lor, contra l’Impero / Nuova bellica fiamma han già raccesa. / Poi resta in guerra l’un suo prigioniero, /
L’altro in man se gli dà senza contesa. / Onde, o gran Vincitor, prostrarti a’ piedi / L’empia Heresia, la
gran Germania vedi » (a.M., IV, 79).
164 « Ma perchè l’aureo scudo è più del merto / De Carli, che d’altri huomini intagliato. / Dal Re
Norveggio a Carlo è in dono offerto / E da lui con lieto animo è accettato » (a.M., V, II).
165 Il s’agit d’un bouclier que Dieu a envoyé à Renaud, lequel vient d’effectuer un parcours initiatique
semblable à celui de Roger. Ce don divin est envoyé sur terre pour permettre au héros chrétien d’être,
après Godefroi, le principal « essecutor » de la victoire chrétienne et de la conquête de Jérusalem. C’est le
mage d’Ascalon qui, grâce à ses pouvoirs, semble animer les images du bouclier qui défilent devant
Renaud et par lesquelles le Tasse célèbre, lui aussi, la dynastie des Este. En montrant les vertus de ses
ancêtres, le mage veut inciter Renaud à suivre leur exemple. Le Tasse accepte le merveilleux chrétien tout
en recherchant, dans son poème, une stricte vraisemblance, ce qui s’explique aussi par sa forte conviction
religieuse. C’est au nom de la vraisemblance que le poète renonce à l’origine troyenne des Este. Il ne
parle ni d’Astyanax, ni du bouclier d’Hector, ni de Roger, et il fait remonter l’origine de la famille ducale
à une dynastie romaine, celle des Azii, dont Caio Azio serait le premier prince d’Este ayant vécu après la
chute de l’Empire romain. Par ce bouclier, don de la Providence, le poète célèbre la pureté de sang, valeur
intrinsèque de la noblesse, et les vertus de la maison régnante à Ferrare selon une vision aristocratique de
l’Histoire qui avait un équivalent bien enraciné dans la vie sociale de l’époque. Dans sa synthèse
historique les membres de la famille ducale apparaissent comme les champions de l’honneur italique,
prêts au sacrifice suprême, si nécessaire, pour défendre l’Italie. Dans l’ensemble, l’espace du bouclier
n’est plus un espace prophétique puisque les images représentées précèdent l’époque de la diégèse et le
Tasse n’a pas recours à la stratégie de la prophétie visuelle rétrospective. Cependant, il nous semble que
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
446
Danese Cattaneo était partisan d’une entente entre l’Église de Rome et le SaintEmpire pour le triomphe du Christianisme dans le monde. Cependant, lorsqu’il révise
son texte, l’empereur est déjà mort et l’auteur introduit alors dans ses vers une issue
eschatologique différée, également annoncée par Charlemagne. La tâche commencée
par Charles Quint sera achevée par quelqu’un de son lignage à qui il incombera de
remporter la victoire finale sur les infidèles, de conquérir l'univers et d’ouvrir une
nouvelle ère de paix sous l’égide du Christ166. Avec Cattaneo, la matière carolingienne
se fait de plus en plus catholique, pro-impériale et même impérialiste167. Cette annonce,
qui complète la prophétie visuelle et en partie rétrospective du bouclier, non seulement
intègre l’Histoire dans une logique providentielle, mais elle dévoile aussi une panacée,
voire une palingénésie, imminente. Désormais Église et le Saint-Empire semblent prêts
pour affronter, au nom du principe de la guerre juste, l’arrivée des Derniers temps et
avec elle la fin de l’Histoire168.
À travers cette stratégie narrative complémentaire, Cattaneo intègre toute
l’histoire de la Rome chrétienne dans un vaste projet providentiel et eschatologique.
C’est dans la prophétie visuelle fermée du bouclier que se réalise pleinement la
philosophie de l’Histoire propre à l’auteur, alors que c’est dans la partie orale et ouverte
de l’annonce prophétique que sont formulées ses attentes et ses convictions
idéologiques pour les temps à venir. Dans le merveilleux chrétien de Cattaneo, il n’y a
la modalité narrative est la même et que la seule différence concerne la position sur l’axe temporel du
temps de la fable par rapport à la période historique ouvragée sur le bouclier. D’autre part, bien que le
Tasse porte une attention majeure au modèle virgilien, la longue et plate énumération des événements
historiques concernant le triomphe des Este à l’époque médiévale, nous apparaît de même nature que les
stances sur l’Histoire d’Italie dans le bouclier de la Sibylle de Cumes ou que celles de Mélisse devant
Bradamante. En ce qui concerne la différence entre la description prophétique de Virgile et le
« compendio storico-letterario » du bouclier de Renaud, cf. TASSO T., Gerusalemme Liberata, a cura di
CHIAPPELLI Fredi, Milano, Rusconi, 1982 (note à XVII, 64) et FOLTRAN D., « Sulle orme di
Virgilio... », p. 83-84.
166 « Veggo un del seme tuo che l’Ottomano / Furor vinto, la terra in pace regge ; / Vedo ch'ogni mortal
per re l’honora, / E che sol Cristo il mondo tutto adora » (a.M., IV, 80).
167 C’est-à-dire avec une transformation du mythe universel de l’Empire non plus lié à son origine dans
un premier temps romaine puis germanique, selon le principe de la translatio imperii, mais comme une
nouvelle projection de la souveraineté des monarchies au-delà de leurs frontières qui se légitime
uniquement en tant que suprématie d'ordre politique et militaire.
168 L’idéologie qui est à la base de la conception des scènes sur le bouclier se manifeste aussi dans
d’autres parties du poème et trouve son apogée à la fin du Xe chant, dans une prophétie orale et ouverte,
que le narrateur dit recevoir directement de Dieu et dans laquelle on prédit une nouvelle croisade,
conduite du haut des cieux par le Christ lui-même, pour le triomphe final du Christianisme (X, 63-67).
Nous comprenons mieux pourquoi le Tasse affirmait que Cattaneo avait eu une influence décisive sur son
choix pour le poème héroïque et le thème de la croisade. D’autre part, dans la dédicace de ce poème,
Cattaneo se fait le porte-parole d’une conviction politique, largement répandue à l’époque, mais en fin de
compte illusoire : conserver l’existence et la grandeur des aristocraties locales de la péninsule sous la
protection des grandes monarchies européennes. Voir lettre dédicatoire à Alberico Cibo Malaspina,
marquis de Massa et BRUSCAGLI R., « L’ecfrasi dinastica nel poema eroico… », p. 292.
LES BOUCLIERS DANS LES POÈMES CHEVALERESQUES
447
place ni pour la magie médiévale ni pour les divinités païennes, et la Sibylle de Cumes
prophétise la vérité religieuse sur laquelle doit s’ancrer la fabula poétique. On voit déjà
apparaître chez lui ce compromis entre Histoire et poésie qui permet d’utiliser la fiction
et les miracles vraisemblables sans s’éloigner du cadre de la vérité historique. Le Tasse
n’était pas loin.
Conclusion
Le parcours à travers l’analyse des images contenues dans les boucliers nous a
permis de constater comment les différentes modifications opérées sur leur surface ont
un lien avec le devenir historique et coïncident souvent avec l’évolution des modes
littéraires. Alors que le bouclier d’Achille est construit sur sa signification cosmique et
sa fonction de médiation entre le héros et les divinités, celui d’Énée introduit deux
éléments nouveaux : l’ekphrasis dynastique et la prophétie post eventum. L’espace
fermé du bouclier représente alors le temps de l’avenir, son déroulement et son
inéluctabilité. Par la suite, l’abandon progressif de la mythologie classique et de ses
modèles aura comme conséquence la disparition des boucliers ouvragés. Dans la
littérature médiévale, même au sein des ouvrages d’origine classique, les interventions
du forgeron boiteux comme source de vérité poétique sont abandonnées, et les boucliers
deviennent de plus en plus semblables à ceux qu’utilisent les chevaliers dans les
batailles, les tournois ou les joutes de l’époque. Cette constatation est essentielle pour
comprendre l’évolution que connaîtra cet espace dans les poèmes chevaleresques ou
héroïques de l’Italie de la Renaissance.
Ainsi, dans le Roland amoureux de Boiardo, la surface du bouclier d’Hector a
perdu toute signification cosmique ou prophétique. Les images presque vivantes des
boucliers classiques laissent la place à un simple emblème chevaleresque en syntonie
avec les symboles de l’héraldique et l’univers élitiste de la chevalerie. Le bouclier
d’Hector devait constituer un lien entre l’époque chevaleresque et l’époque classique,
mais le but du poète était surtout de donner une légitimation iconographique au pouvoir
des Este en tant que descendants légitimes de la royauté troyenne. Toutefois, ce
bouclier, qui arrive mystérieusement sur la scène du poème d’un lointain passé, est la
clé pour entrer dans un espace enchanté qui s’ouvre, non sur le temps de l’avenir, mais
sur un monde magique parallèle à l’univers de la fable. Il s’agit d’un espace inconnu,
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instable et très insidieux, dans lequel le héros doit mesurer sa valeur et mériter sa
récompense.
Le bouclier d’Atlant dans le Roland Furieux garde un lien avec ce monde
parallèle et, de plus, il est une arme prodigieuse permettant d’enfreindre les codes de la
chevalerie. Son rejet final de la part de Roger est le symbole d’un renoncement aux
pouvoirs de la magie du prétendu ancêtre des Este dans sa marche vers la conquête de la
rationalité et le triomphe de sa vertu. Ce rejet, qui est à inscrire dans le processus de
rationalisation du magique entamé par l’Arioste et mené à terme par le Tasse, permettra
à Roger de s’approprier des armes d’Hector, parmi lesquelles le bouclier avec
l’emblème ducal. Pour les mêmes raisons évoquées ci-dessus, ce bouclier, hérité de
Boiardo, a perdu tout son pouvoir magique et son rôle de médiation entre deux mondes
parallèles pour se transformer en un simple bouclier chevaleresque.
Toutefois, l’apparition du modèle classique se manifeste dans un troisième
bouclier présent dans le Roland Furieux. Ce dernier, dans un premier temps ouvragé et
prophétique, deviendra par la suite sans image, et ceci en raison des modifications
apportées par l’auteur dans le temps de l’écriture. À l’origine, il est le seul rescapé de
douze boucliers conçus par la Sibylle de Cumes lesquels retraçaient en images l’histoire
de la péninsule après le départ de l’empereur Constantin vers l’Orient. Par le biais de ce
bouclier sibyllin, l’Arioste déclenche une violente diatribe contre l’Église de Rome,
désignée comme la vraie responsable des malheurs qui avaient suivi la prétendue
Donation de Constantin. Toutefois, dans la digression historique, l’Arioste s’écarte de
son projet initial, ce qui contribuera sans doute à faire disparaître les images du bouclier.
À leur place, le poète introduira l’épisode des fresques dans le château de Tristan.
Bien qu’il s’agisse d’une tentative avortée, l’Arioste est à notre connaissance le
premier poète à récupérer au XVIe siècle le modèle virgilien du bouclier ouvragé.
Cependant, alors que le bouclier d’Énée est une prophétie visuelle n’incorporant que des
événements futurs, la prophétie de la Sibylle concerne aussi une partie de l’histoire de la
péninsule déjà révolue par rapport à l’époque de l’intrigue. Mais en réalité, la
divergence structurelle naît uniquement du décalage entre le temps de la fable et le
temps de l’Histoire que l’auteur veut illustrer. À ce propos, nous avons souligné les
différences significatives qui distinguent la prophétie orale de la prophétie visuelle, et la
prophétie ouverte de la prophétie fermée. Ainsi la prophétie visuelle renfermée dans la
surface d’un bouclier constitue-t-elle une variante du récit prédictif intradiégétique et
permet-elle d’élargir le temps prophétique même à une époque qui précède la diégèse.
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L’Arioste a recours à cette stratégie narrative, que nous avons appelée prophétie
rétrospective, pour présenter sous une lumière prophétique des événements qui
précèdent le présent de la fable.
La marche vers l’adoption du modèle virgilien du bouclier dans les poèmes du
XVIe siècle connaît un moment important dans l’Avarchide de Luigi Alamanni. Ce
poème ― imitation de l’Iliade transposée à l’époque des chevaliers de la Table Ronde
― constitue une étape significative dans la transformation progressive du poème
chevaleresque en poème héroïque à structure épique. Cette nouvelle modalité narrative,
intégrée dans un cadre d’épopée collective et nationale, s’accompagne d’une
perspective historique fondée sur un dessein providentiel. Contre toute attente,
Alamanni ne suit pas le modèle cosmogonique et théogonique du bouclier homérique
pour décrire celui de Lancelot.
Les différentes scènes prophétiques sculptées par le divin marteau de Merlin
nous renvoient les images d’une nouvelle généalogie des rois de France, sans lien avec
Charlemagne mais descendants directs du héros de la Table Ronde. C’est l’occasion
aussi pour le poète florentin de chanter les louanges de ses protecteurs ― François Ier,
Catherine de Médicis et Henri II ― et de proposer sa propre conception de l’Histoire.
Le poète voit dans l’intervention des rois de France en Italie un souci de la pacifier, de
lui rendre justice et de la libérer du joug de l’oppression espagnole et non pas, comme
l’affirment ses détracteurs, un dessein de conquête territoriale. Il s’agit d’un engagement
politique bien précis de la part du poète républicain florentin, et d’ailleurs, le choix du
cycle breton pourrait être considéré comme une réponse indirecte à la dernière édition
du Roland furieux qui véhiculait une vision du monde plutôt pro-impériale.
Cette vision sera sensiblement accentuée dans le poème Dell’amor di Marfisa,
publié en 1562, dans lequel Danese Cattaneo intègre les héros du cycle carolingien dans
un cadre nettement plus historique que celui de l’Arioste. Le poète y reprend à son
compte l’histoire du bouclier ouvragé de la Sibylle de Cumes inventée par l’Arioste en
y développant un cycle figuratif conforme à son idéologie et à sa perspective historique.
Cattaneo efface l’attaque contre l’Église de Rome prononcée par l’Arioste, et à travers
des images stylisées, célèbre l’histoire providentielle de la nouvelle Rome chrétienne et
son triomphe final sur les protestants. Au centre du bouclier, l’allégorie de la Rome
sainte triomphe grâce à l’intervention de son nouveau paladin, Charles Quint, envoyé
par le ciel pour la défendre de ses ennemis. Pour l’auteur, l’empereur, vainqueur de la
pestilentielle hérésie de Luther, est le nouveau défenseur de la chrétienté, l’héritier de ce
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monde chevaleresque personnifié par Charlemagne. Cattaneo intègre toute l’histoire de
Rome dans un vaste projet providentiel, et dans son poème, la matière carolingienne se
fait de plus en plus catholique et pro-impériale, voire impérialiste.
En somme, une arme défensive, apparemment anodine sur le plan littéraire,
pouvait être utilisée par les écrivains pour faire irruption de manière subreptice dans
leurs œuvres et les graver de leurs propres empreintes. Sur l’espace fermé du bouclier,
était souvent ciselé un présent historique vu comme le résultat inéluctable d’un dessein
providentiel. Il ne s’agissait pas uniquement, comme le dit le Tasse dans un passage de
ses Lettres poétiques ― cité en exergue de cet article ― d’une exigence artistique de
verisimilitudine, mais aussi une manière pour les poètes d’objectiver un message
idéologique ou politique, de manifester leur conception de l’Histoire, ou bien de
montrer leur engagement pour la cause de leurs protecteurs. Les images sculptées
reflètent l’essence du devenir historique, et si elles célèbrent largement la gloire des
princes et des monarques en tant que véritables agents de Dieu sur terre, leurs
élaborations prophétiques n’accordent aucun espace à l’action de l’homme dans le choix
de son propre destin.