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Diego Gambetta, La pègre déchiffrée. Signes et stratégies de la communication criminelle. Genève : Editions Markus Haller, 2014 (traduction Patrick Hersant). Être criminel de profession, ce n’est pas facile tous les jours. Comment les malfaiteurs font-ils pour identifier les policiers infiltrés et éviter de s’associer à eux ? Et comment font-ils pour recruter des acolytes fiables, des truands qui ne risquent pas de les truander ? Dans un milieu dont les membres risquent sans cesse d’être trahis mais ne peuvent pas recourir à la force publique, difficile de savoir à qui faire confiance. Un malfaiteur peut bien entendu se forger une réputation de brute impitoyable, afin de dissuader ses acolytes de le trahir. Mais outre que cela risque d’attirer l’attention de la police, cela peut aussi dissuader des partenaires potentiels de collaborer. Enfin, comment un malfaiteur peut-il se faire comprendre d’autres malfaiteurs ou de certaines victimes, sans toutefois se faire comprendre de la police ou sans que cette dernière puisse lui reprocher une infraction grave ? Pour répondre à ces questions, Diego Gambetta, professeur de sociologie à l’European University Institute de Florence et à l’université d’Oxford, et spécialiste de la mafia sicilienne, propose divers mécanismes dont il teste la validité empirique à partir de riches données ethnographiques, mais aussi à partir de quelques données statistiques, qui portent sur divers univers criminels : les mafias sicilienne, russe et japonaise ; les gangs des prisons anglo-saxonnes ; et des réseaux pédophiles et des groupes terroristes internationaux. Précisément, Gambetta propose une extension originale, en sociologie de la déviance, d’une théorie développée dans les années 1970 en économie et en biologie : la théorie du signal. Un signal peut être une caractéristique physique, un comportement ou un objet, qui est utilisé par un émetteur en vue de communiquer à un récepteur une information concernant une de ses caractéristiques inobservables. Par exemple, pour prouver la fiabilité de ses produits, une entreprise peut leur associer une garantie : si l’objet est défectueux, l’acheteur sera remboursé. Or, pour être crédible, un signal doit à la fois pouvoir être émis à moindre coût par les véritables porteurs de la caractéristique signalée, et être trop coûteux à émettre pour les imposteurs. Comme seule une entreprise dont les produits sont effectivement fiables peut se permettre de rembourser ses produits défectueux, la garantie constitue un signal crédible de qualité. L’intérêt et l’originalité de La pègre déchiffrée consistent à révéler l’importance majeure qu’ont les signaux et notamment les signaux de fiabilité dans les milieux criminels, ce qui permet d’expliquer divers comportements énigmatiques. Dans une première partie, Gambetta analyse des situations dans lesquelles des criminels ont intérêt à émettre des « signaux coûteux », c’est-à-dire les signaux qui transmettent des informations crédibles du fait que des imposteurs n’auraient pas intérêt à les émettre. Tout d’abord, un malfaiteur doit prouver à des associés potentiels qu’il est bien un malfaiteur, et non un policier infiltré. Quels signaux peut-il émettre ? Une stratégie courante consiste à fréquenter des bars que fréquentent surtout des malfaiteurs ; mais ces bars sont aussi fréquentés par des indicateurs de la police. Un malfaiteur peut se faire recommander par un criminel patenté ; mais ce dernier doit lui aussi s’assurer que le candidat est digne de confiance. Un signal fiable consiste, pour un malfaiteur, à prouver qu’il a fait un (long) séjour en prison ; c’est là non seulement un gage de fiabilité, mais aussi un gage de capacité à résister à un milieu impitoyable. Ainsi, Gambetta suggère que la prison pourrait être « l’école du crime » non seulement parce que, durant le séjour en prison, elle favorise les rencontres entre malfaiteurs et permet à chacun d’entre eux d’apprendre de ces rencontres, mais aussi parce que, une fois sorti de prison, elle permet aux anciens détenus d’offrir aux autres criminels une garantie qu’ils sont effectivement des malfaiteurs. Un autre signal, peut-être plus fiable encore, consiste pour un criminel à commettre un crime probatoire. C’est ainsi que s’expliquent certains rites d’initiation violents dans divers gangs ou groupes mafieux. Ensuite, un malfaiteur connu comme tel doit prouver à ses acolytes qu’il sera fiable, c’est-à-dire qu’il effectuera honnêtement le travail pour lequel il est rémunéré, et qu’il ne révélera pas les informations compromettantes dont il dispose à leur sujet. Quels signaux peut-il émettre pour inspirer confiance ? Un malfaiteur peut donner des gages d’honnêteté : donner son adresse ainsi que celle de sa femme et de ses enfants lui permet de garantir qu’il ne cherchera pas à fuir ses responsabilités, et s’engager à long terme dans le groupe criminel – par exemple, se faire tatouer sur tout le corps et le visage les insignes d’un gang, de façon à s’empêcher de retourner à la vie civile – garantit qu’il n’aura aucun intérêt à nuire à ce groupe. De façon plus inattendue, pour inspirer confiance, un malfaiteur peut exhiber son incompétence dans toute activité autre que la sienne : passer pour benêt peut apaiser les 1 craintes des acolytes d’être floués, et sembler incapable de gérer une entreprise peut apaiser les craintes d’un entrepreneur racketté par la mafia que cette dernière le spolie de son bien. Un malfaiteur peut aussi délibérément livrer des informations compromettantes sur lui-même : quelle meilleure preuve qu’il ne compte pas utiliser les informations compromettantes dont il dispose sur ses acolytes ? Pour garantir qu’il ne révélera pas l’identité des auteurs d’une infraction, un individu peut par exemple participer à cette infraction. Enfin, un détenu qui risque d’être harcelé ou violenté doit prouver à ses codétenus qu’il résiste à la douleur, si bien qu’il est inutile de le menacer physiquement pour en tirer quelque avantage. Un détenu peut bien entendu combattre et se forger, lors d’un combat violent mené en public, une réputation de dur à cuire. Gambetta propose ici une analyse fine et très novatrice du combat en prison, conçu comme un dispositif destiné, pour les détenus, à communiquer une information privée sur leur capacité de résistance à la douleur. Ainsi, exhiber ses cicatrices permet de signaler que l’on a participé (et survécu) à de nombreux combats. Mais pour ne pas être agressé, un détenu – surtout s’il est physiquement faible – peut aussi faire un usage stratégique de l’automutilation volontaire, réalisée ou dévoilée en public. En effet, l’automutilation volontaire signale, aux yeux des codétenus, sinon le déséquilibre mental, du moins l’absence de peur et la dangerosité : un individu capable de se mutiler atrocement les bras ou d’ingérer des ressorts de matelas doit être insensible aux attaques contre lui, et capable du pire sur autrui. À partir de cette modélisation, Gambetta teste plusieurs prédictions sur données empiriques. Cela dit, comme il le reconnaît volontiers, un test plus complet et robuste reste à mener. Dans une seconde partie, peut-être moins dense que la première, Gambetta analyse diverses situations dans lesquelles des criminels ont intérêt à émettre des « signaux conventionnels », c’est-àdire des signaux qui transmettent des informations en l’absence de tout lien – autre qu’arbitraire – entre le signal et ce qu’il signifie. Il arrive qu’un malfaiteur doive communiquer des informations à d’autres malfaiteurs mais à eux seuls. Pour cela, le malfaiteur doit utiliser des conventions par lesquelles, de façon arbitraire, dire ou faire X signifie Y, mais ne signifie Y que pour les initiés. Quand la convention est établie en privé (signal conventionnel), elle permet aux initiés de communiquer sans être compris des non initiés ; il s’agit là des noms de code, messages codés et autres gestes secrets utilisés par les criminels mais aussi, typiquement, par la communauté homosexuelle, du temps où elle était criminalisée (un « code bandana » permettait aux homosexuels, selon la couleur et la position du bandana qu’ils portaient, de révéler leur disponibilité pour telle ou telle pratique sexuelle). Un malfaiteur doit aussi souvent communiquer des informations à un individu sans prendre trop de risques vis-à-vis de la police. Quand la convention sur laquelle se fonde le signal émerge spontanément (signal iconique), elle permet aux individus de communiquer sans accord préalable ; un mafieux peut ainsi utiliser tel signal de menace dont il est de notoriété commune qu’il est utilisé dans le film Le parrain, ce qui lui permet de se faire très bien comprendre sans toutefois prendre de risques juridiques. Enfin, un mafieux qui souhaite apporter sa « protection » à un entrepreneur – c’est-à-dire, un mafieux qui pratique l’extorsion par l’intimidation – doit prouver qu’il est bien un mafieux, plutôt qu’un imposteur. Pour cela, la mafia a établi en son sein un code de conduite qui rend difficile et dangereux, pour un non mafieux, de se faire passer pour un mafieux. Un mafieux doit être sicilien, il ne doit jamais prononcer en public le mot mafia, et il doit pouvoir faire valoir des contacts au sein du groupe. C’est ainsi que la mafia parvient à protéger sa « marque commerciale » et sa réputation de violence et de fiabilité. À la croisée entre signaux coûteux et conventionnels se situent divers comportements, que La pègre déchiffrée permet de mieux comprendre. On sait par exemple que les yakuza coupables d’une faute se coupent le petit doigt. Mais pourquoi les yakuza fautifs (1) s’infligent-ils une douleur aiguë plutôt qu’une douleur modérée ou aucune douleur, et ce (2) en se coupant le petit doigt plutôt qu’un autre doigt ou l’oreille ? Selon l’analyse proposée par Gambetta, le fait de s’infliger une douleur aiguë constitue un signal – coûteux – de courage, qui est nécessaire pour réintégrer le groupe après la commission d’une erreur. Et le fait de se couper le petit doigt constitue un signal – conventionnel, c’est-à-dire arbitraire mais connu de tous – d’appartenance à la pègre japonaise, qui en rendant le retour à la vie civile plus difficile permet de rassurer le groupe quant au risque de défection des membres auxquels il a des reproches à faire. Les sociologues de la déviance tireront de La pègre déchiffrée une mine de prédictions intéressantes et parfois contre-intuitives, qu’il est possible – et qu’il serait désirable – de tester 2 empiriquement sur les matériaux les plus variés : les petits délinquants, les gangsters chevronnés, les délinquants en col blanc, les trafiquants internationaux, etc. Et plus généralement, on peut recommander La pègre déchiffrée aux sociologues intéressés par la théorie du signal et l’explication rationnelle des pratiques sociales et des croyances. C’est sur ce point, sans doute, que l’ouvrage de Gambetta apporte sa contribution la plus forte. De nombreux comportements d’origine apparemment non intentionnelle, ou absurdes, peuvent avec profit s’analyser comme résultant de motifs rationnels tels que l’intérêt à ne communiquer certaines informations qu’à certains individus, l’intérêt à prouver qu’on ne ment pas, l’intérêt à évaluer la fiabilité d’autrui ou ses intentions, etc. Nous avons mentionné ci-dessus l’automutilation volontaire en prison, mais les exemples sont fort nombreux, surtout si l’on admet que les criminels ne sont pas les seuls, loin de là, à user de signaux pour communiquer. Si les criminels doivent envoyer des signaux crédibles de fiabilité, les individus envoient délibérément des signaux d’appartenance, de statut, d’intention, d’innocence, etc. – sans qu’on sache toujours très bien expliquer les raisons du choix du signal. Enfin, les chercheurs auront le plaisir de lire un savoureux passage sur le système corrompu d’attribution des postes universitaires en Italie (p. 79-85). 3